Herman Melville

BENITO CERENO

1855

 

En l’an 1799, le capitaine Amasa Delano, de Duxbury, Massachusetts, commandant un navire marchand de fort tonnage équipé pour la chasse au phoque et le trafic général, mouillait avec une cargaison de prix dans le port de Santa Maria, petite île désertique et inhabitée, vers l’extrémité méridionale de la longue côte du Chili. Il avait touché là pour faire le plein d’eau.

Le second jour, peu après l’aube, comme il reposait sur sa couchette, son second vint l’informer qu’une voile étrangère entrait dans la baie. À cette époque, les navires n’étaient pas aussi nombreux qu’à présent dans ces eaux. Il se leva, s’habilla et monta sur le pont.

C’était un matin particulier à cette côte. Tout était calme et muet ; tout était gris. La mer, bien qu’ondulée de longs arpents de houle, paraissait figée, et sa surface était lisse comme du plomb fondu refroidi et durci dans le moule du fondeur. Le ciel semblait un manteau gris. Des essaims gris d’oiseaux inquiets, folâtrant avec les essaims gris de vapeurs inquiètes auxquelles ils se mêlaient, effleuraient les eaux d’un vol bas et capricieux, comme les hirondelles rasent les prairies avant l’orage. Ombres présentes, présageant des ombres plus profondes à venir.

À la surprise du capitaine Delano, l’étranger, observé à la lorgnette, n’arborait aucunes couleurs, bien que ce fût la coutume, parmi les paisibles marins de toutes nations, de pavoiser en entrant dans un port, quelque désert que fussent ses rivages et quand bien même un seul navire y mouillât. À considérer la solitude de ce lieu sans lois et la sorte d’histoires que l’on associait alors à ces mers, la surprise du capitaine Delano eût peut-être augmenté jusqu’au malaise si l’homme n’avait été d’un naturel singulièrement bon et confiant, peu enclin à prendre l’alarme – sauf après des incitations extraordinaires et répétées – lorsque ladite alarme impliquait une accusation de malignité contre son prochain. Quant à savoir, étant donné ce dont l’humanité est capable, si un tel trait révèle, outre un cœur bienveillant, une perception intellectuelle particulièrement rapide et pénétrante, nous abandonnerons cela au jugement des sages.

Mais quels que soient les soupçons qui auraient pu naître de prime abord à la vue de l’étranger, sans doute se seraient-ils dissipés dans l’esprit de n’importe quel marin, lorsque ce dernier aurait observé que le navire, en entrant dans le port, tirait trop près de la terre pour sa propre sécurité, vu la présence d’un récif immergé tout proche de sa proue. Ce fait semblait prouver qu’il était étranger en vérité, non seulement au phoquier, mais encore à l’île, et par conséquent ne pouvait être un flibustier familier de cet océan. Le capitaine Delano continua à l’observer avec un vif intérêt, encore que cet examen fût rendu assez malaisé par les vapeurs qui enveloppaient en partie sa coque et à travers lesquelles ruisselait de façon quelque peu équivoque la lumière lointaine du falot matinal de la cabine ; fort semblable en cela au soleil – surgissant en demi-lune au bord de l’horizon et entrant apparemment dans le port en compagnie de l’étrange navire – soleil qui, voilé par les mêmes nuages bas et rampants, luisait comme l’œil sinistre d’une intrigante de Lima épiant la Plaza à travers l’ouverture indienne de sa noire saya-y-manta.

Que le regard fût ou non trompé par les vapeurs, plus on observait l’étranger, plus ses manœuvres semblaient singulières. Il parut bientôt difficile de décider s’il avait vraiment l’intention d’entrer dans le port, quel était son but ou l’objet de ses tentatives. Le vent, qui s’était levé un peu pendant la nuit, soufflait à présent de la façon la plus légère et la plus capricieuse, et par là augmentait encore l’incertitude apparente des mouvements du navire.

Soupçonnant enfin que celui-ci pouvait être en détresse, le capitaine Delano fit mettre à l’eau sa chaloupe et, malgré l’opposition prudente de son second, se prépara à monter à bord du navire pour le piloter tout au moins dans le port. La nuit précédente, un groupe de matelots s’en étaient allés à bonne distance pêcher aux abords de quelques rocs détachés hors de vue du phoquier : ils étaient revenus, non sans un fructueux butin, une heure ou deux avant l’aube. Présumant que l’étranger avait été longtemps retenu en eau profonde, le bon capitaine mit plusieurs paniers de poisson dans le canot en guise de présent, et partit. Comme il estimait en péril le navire qui continuait à naviguer trop près du récif sous-marin, il pressa ses hommes, afin d’avertir en toute hâte les passagers de leur situation. Mais, avant que le canot n’eût approché, le vent avait tourné et, quelque léger qu’il fût, repoussé le vaisseau loin du récif en déchirant partiellement les vapeurs qui l’environnaient.

Observé de plus près, le navire, lorsqu’on put le voir distinctement juché au faîte de la houle couleur de plomb, avec les lambeaux de brume qui l’enveloppaient çà et là de leurs haillons, apparut comme un monastère blanchi à la chaux, après une tempête, sur quelque sombre escarpement des Pyrénées. Ce n’était point toutefois une ressemblance purement imaginaire qui incitait le capitaine Delano à croire qu’il avait devant lui rien moins qu’un chargement de moines : il semblait vraiment dans l’éloignement brumeux que de noirs capuchons regardassent en foule par-dessus les pavois, et par instants l’on distinguait confusément à travers les sabords ouverts d’autres silhouettes sombres et mouvantes pareilles à des Frères Noirs arpentant leurs cloîtres.

De plus près encore, cet aspect changea, et le véritable caractère du vaisseau apparut nettement : un navire marchand espagnol de première classe, transportant d’un port colonial à l’autre de précieuses marchandises et notamment des esclaves noirs ; un très grand et, pour son temps, très beau vaisseau, comme l’on en rencontrait alors parfois sur cet océan, que ce fussent des navires sur lesquels avaient été jadis transportés les trésors d’Acapulco ou des frégates retraitées de la flotte du roi d’Espagne qui, comme des palais italiens déchus, gardaient encore, malgré le déclin de leurs maîtres, des marques de leur état premier.

Comme la chaloupe s’approchait de plus en plus, on put voir que l’aspect de terre de pipe présenté par l’étranger était dû à la malpropreté et à la négligence. Ses espars, ses cordages et une grande partie de ses pavois, depuis longtemps déshabitués de la racle, du goudron et de la brosse, avaient revêtu une apparence laineuse. Il semblait que sa quille eût été construite, sa membrure ajustée et lui-même lancé dans la Vallée des Ossements Desséchés d’Ézéchiel.

Malgré les fonctions que le navire exerçait présentement, sa forme générale et son gréement paraissaient n’avoir subi aucune altération essentielle depuis le belliqueux dessin à la Froissart qu’il avait originellement reçu. On ne lui voyait cependant aucuns canons.

Les hunes étaient vastes et gréées de ce qui avait été jadis une voilure octogonale, toute entière à présent en lamentable condition. Ces hunes étaient suspendues dans les airs comme trois volières ruinées, et dans l’une d’elles on voyait, perché sur une enfléchure, un blanc dormant : étrange oiseau qui doit son nom à son caractère somnambule et léthargique et qu’en mer on attrape fréquemment à la main. Délabré et vermoulu, le gaillard d’avant semblait quelque ancienne tourelle depuis longtemps prise d’assaut, puis abandonnée à la ruine. Vers l’arrière, deux galeries aux balustrades recouvertes çà et là de ces mousses marines sèches et pareilles à l’amadou, partaient de la cabine de parade inoccupée dont les ouvertures, condamnées malgré la douceur du temps, étaient hermétiquement closes et calfatées ; ces balcons déserts surplombaient la mer comme ils eussent fait le Grand Canal de Venise. Mais le principal vestige de grandeur passée était l’ample ovale de la pièce de poupe en forme d’écusson où s’entrelaçaient les armes gravées de la Castille et du Léon, entourées de médaillons représentant des groupes mythologiques et symboliques, en haut et au centre desquels un noir satyre masqué foulait du pied le cou prostré d’une forme tordue, elle-même masquée.

Il était malaisé de savoir si le navire avait une figure de proue ou seulement un simple éperon, à cause des toiles qui enveloppaient cette région, soit pour la protéger pendant le temps qu’on employait à la refourbir, soit pour cacher décemment sa ruine. Grossièrement peinte ou tracée à la craie, comme par boutade, de la main d’un matelot, on voyait sur la face antérieure d’une sorte de piédestal qui saillait au-dessous de la toile, la phrase : Seguid vuestro jefe (Suivez votre chef) ; et non loin, sur les pavois de poulaine ternis, apparaissait en majestueuses capitales jadis dorées le nom du navire : San Dominick, dont chaque lettre était corrodée par les traînées de rouille qui avaient ruisselé des chevilles de cuivre, et sur lequel, telles des herbes funéraires, de sombres festons d’algues visqueuses se balançaient çà et là chaque fois que la coque roulait d’un roulement de corbillard.

Lorsque la chaloupe eut été enfin arrimée par le travers du passavant, sa quille, séparée encore de la coque par quelques pouces, crissa aigrement comme sur un récif de corail sous-marin : c’était une énorme saillie de balanes agglomérées qui adhéraient sous l’eau aux flancs du navire ainsi qu’une verrue, témoignage des brises capricieuses et des longs calmes qui avaient retenu l’étranger quelque part dans ces mers.

Montant à bord, le visiteur se trouva aussitôt entouré d’une foule vociférante de blancs et de noirs, parmi lesquels les derniers excédaient le nombre des premiers dans une proportion inattendue, bien que ce navire étranger fût consacré à la traite. Cependant, dans un seul langage et d’une seule voix, tous se mirent à débiter un commun récit de souffrances, les négresses, qui ne laissaient pas d’être fort nombreuses, surpassant les autres par leur douloureuse véhémence. Le scorbut, accompagné d’une fièvre, les avait cruellement décimés, emportant particulièrement les Espagnols. Au large du Cap Horn, ils avaient échappé de justesse au naufrage ; puis, pendant de longs jours, ils étaient demeurés immobiles, sans vent. Il ne leur restait que très peu de provisions ; presque plus d’eau ; leurs lèvres, en ce moment même, étaient desséchées.

Tandis que le capitaine Delano servait ainsi de point de mire à toutes ces langues volubiles, il inspectait du regard avec une égale vivacité les visages et les objets qui l’entouraient.

Chaque fois que l’on aborde en mer un navire vaste et populeux, et surtout un navire étranger, pourvu par exemple d’un équipage de Lascars ou de Manillais, l’impression ressentie est, à certain égard, différente de celle qu’on éprouve en entrant dans une maison étrangère, aux habitants étrangers, sur une terre étrangère. La maison comme le navire, l’un de ses murs et de ses volets, l’autre de ses hauts pavois semblables à des remparts, jusqu’au dernier moment dérobent au regard leur organisation intérieure ; mais le cas du navire offre en outre cette particularité : le spectacle vivant qu’il recèle, à l’instant soudain qu’il est révélé, produit en quelque sorte, par contraste avec l’océan vide qui l’environne, l’effet d’un enchantement. Le navire paraît irréel ; ces costumes, ces gestes et ces visages étrangers semblent n’être qu’un mirage fantomatique surgi des profondeurs qui reprendront bientôt ce qu’elles ont livré.

Peut-être fut-ce une influence semblable à celle que l’on a tenté de décrire, qui, dans l’esprit du capitaine Delano, exagéra ce qu’un sobre examen eût pu trouver d’inusité à ce spectacle ; particulièrement les silhouettes remarquables de quatre nègres grisonnants, aux chefs pareils à de noires cimes de saules parsemées de cuscute, et qui offraient un contraste vénérable avec le tumulte qu’ils dominaient, couchés comme des sphinx, l’un sur le bossoir de tribord, l’autre sur celui de bâbord, et les deux derniers face à face sur les pavois au-dessus des porte-haubans. Ils tenaient chacun à la main de vieux bouts de filin non commis qu’ils déchiquetaient avec une sorte de satisfaction stoïque pour faire de l’étoupe, celle-ci s’amoncelant à leur côté en petits tas. Ils accompagnaient leur tâche d’un chant continu, bas et monotone ; bourdonnant et ululant comme des cornemuseurs grisonnants jouant une marche funèbre.

Le gaillard d’arrière supportait une dunette vaste et haute à l’avant de laquelle, élevés comme les étoupiers à quelque huit pieds au-dessus de la foule et espacés à intervalles réguliers, s’alignaient, jambes croisées, six autres noirs ; chacun tenant une hachette rouillée qu’il était occupé à fourbir comme un marmiton à l’aide d’un morceau de brique et d’un chiffon ; cependant qu’entre eux gisaient de petits amas de hachettes dont les tranchants rouillés, tournés vers le haut, attendaient semblable traitement. Tandis qu’occasionnellement les quatre étoupiers s’adressaient brièvement à quelque membre ou à quelques membres de la foule d’en dessous, les six polisseurs de hachettes ne parlaient à quiconque et n’échangeaient aucun murmure, mais vaquaient silencieusement à leur tâche, sauf à certains intervalles où, selon cette complaisance particulière du nègre à unir l’industrie et le passe-temps, ils entre-choquaient deux à deux leurs hachettes comme des cymbales, avec un vacarme barbare. Tous les six, contrairement à la généralité, avaient l’apparence brute d’Africains non frelatés.

Mais ce premier regard compréhensif qui enveloppa les dix formes ainsi que d’autres groupes moins remarquables, ne resta qu’un instant sur elles ; impatient du brouhaha de voix, le visiteur se détourna afin de chercher l’homme qui pouvait bien commander le navire.

Cependant, soit qu’il ne répugnât point à laisser la nature s’exprimer elle-même par la voix de son équipage souffrant, soit qu’il désespérât de la refréner pour l’instant, le capitaine espagnol, un homme distingué, réservé et assez jeune comme il apparaissait aux yeux d’un étranger, vêtu avec une richesse singulière, mais portant visiblement les traces de soucis, d’inquiétudes et d’insomnies récentes, se tenait passivement à l’écart, appuyé au grand mât, jetant tantôt un coup d’œil morne et sans vie sur ses hommes en proie à l’excitation, tantôt un regard malheureux vers son visiteur. Auprès de lui se tenait un noir de faible stature, qui levait de temps à autre vers l’Espagnol, comme un chien de berger, un visage rude où se mêlaient également le chagrin et l’affection.

Se frayant un passage à travers la foule, l’Américain s’avança vers l’Espagnol, l’assura de sa sympathie et s’offrit à lui porter secours dans la mesure de ses moyens. À quoi l’Espagnol ne répondit pour le présent que par de graves et cérémonieux remerciements, l’humeur saturnine de la maladie assombrissant son formalisme national.

Mais sans perdre de temps en simples compliments, le capitaine Delano retourna au passavant et fit hisser les paniers de poisson ; puis, comme le vent soufflait encore légèrement, en sorte qu’il ne fallait point compter que le navire pût être amené au mouillage avant que quelques heures au moins ne se fussent écoulées, il ordonna à ses hommes de retourner au phoquier et d’en ramener autant d’eau que la chaloupe en pouvait porter, ainsi que le pain frais dont le cuisinier disposerait, tout ce qui restait de citrouilles à bord, une caisse de sucre et une douzaine de ses propres bouteilles de cidre.

Quelques minutes après le départ du canot, le vent tomba complètement, à l’ennui de tous, et la marée changeante se mit à entraîner irrésistiblement le navire vers le large. Présumant toutefois que cette situation ne durerait pas longtemps, le capitaine Delano s’efforça de ranimer l’espoir des étrangers, non sans éprouver une vive satisfaction à pouvoir converser assez librement dans leur langue natale – grâce à ses fréquents voyages le long de la côte espagnole – avec des gens en semblable condition.

Une fois seul avec eux, il ne tarda pas à observer certaines choses qui tendaient à confirmer ses impressions premières ; mais sa surprise se perdit dans la pitié qu’il éprouva pour les Espagnols aussi bien que pour les noirs, les uns et les autres évidemment affaiblis par le manque d’eau et de vivres. Des souffrances prolongées semblaient avoir mis en lumière les moins bonnes caractéristiques naturelles des nègres tout en entamant du même coup l’autorité des Espagnols sur eux ; mais, étant donné les circonstances, cet état de choses eût été à prévoir : dans les armées, les flottes, les villes ou les familles – dans la nature elle-même – rien ne relâche plus le bon ordre que la misère. Cependant le capitaine Delano ne laissait pas de penser que si Benito Cereno avait montré plus d’énergie, le dérèglement n’eût point atteint la présente passe. Mais la débilité du capitaine espagnol, qu’elle fût constitutionnelle ou provoquée par les épreuves qu’il avait subies, qu’elle fût corporelle ou mentale, était trop apparente pour passer inaperçue. En proie à un fixe découragement, comme si, longtemps moqué par l’espérance, il ne voulait plus s’y abandonner alors même qu’elle avait cessé d’être une moquerie, la perspective de mouiller à l’ancre l’après-midi ou le soir au plus tard, avec de l’eau en profusion pour ses hommes et un capitaine fraternel en guise de conseiller et d’ami, ne semblait point lui redonner du cœur dans une mesure perceptible. Son esprit paraissait accablé, sinon atteint plus sérieusement encore. Enfermé dans ces murailles de chêne, astreint à une morne routine de commandement dont l’immutabilité l’accablait, il se mouvait lentement comme un abbé hypocondriaque, parfois s’arrêtant soudain, tressaillant ou regardant fixement devant lui, mordant sa lèvre, mordant son ongle, rougissant, pâlissant, tourmentant sa barbe ou offrant encore d’autres symptômes d’un esprit absent et lunatique. Cet esprit disloqué était logé, comme on l’a laissé entendre, dans une charpente également disloquée. Il était assez grand, sans avoir jamais été robuste, semblait-il, et les souffrances nerveuses l’avaient réduit à présent à un état presque squelettique. Une tendance à quelque affection pulmonaire paraissait s’être récemment confirmée. Il avait la voix d’un homme aux poumons à demi rongés, une voix rauque et étouffée, un murmure voilé. Tandis qu’il allait ainsi d’un pas chancelant, on ne s’étonnait point de voir son serviteur particulier le suivre craintivement. Parfois le nègre donnait le bras à son maître, parfois il sortait pour lui son mouchoir de sa poche ; accomplissant ces services ou d’autres de même sorte avec ce zèle affectionné qui donne un caractère filial ou fraternel à des actes purement domestiques et qui a conféré au nègre la réputation de faire le plus agréable serviteur privé du monde ; un serviteur avec qui le maître n’a pas besoin d’entretenir des rapports de stricte supériorité, mais qu’il peut traiter avec une confiance familière ; moins un serviteur qu’un compagnon dévoué.

Remarquant l’indocilité bruyante des noirs en général, aussi bien que l’incapacité maussade dont les blancs semblaient faire preuve, ce ne fut pas sans une satisfaction compatissante que le capitaine Delano observa la constance et la bonne conduite de Babo.

Mais la bonne conduite de Babo, comme la mauvaise conduite des autres, ne semblait point arracher le demi-dément Don Benito à sa nuageuse langueur. Non point que l’impression produite par l’Espagnol sur l’esprit de son visiteur fût précisément telle. Le capitaine Delano ne remarqua pour le présent le trouble particulier de l’Espagnol que comme un trait saillant de l’affliction générale du navire. Il ne manqua point cependant d’être fort affecté par une attitude qu’il lui fallait bien considérer pour l’heure comme l’indifférence sans aménité de Don Benito à son égard. Les manières de l’Espagnol trahissaient en outre une sorte d’aigreur dédaigneuse et sombre qu’il ne semblait faire aucun effort pour cacher. Mais l’Américain, dans sa charité, mit cela au compte des effets harassants de la maladie, car il avait noté dans des circonstances antérieures que des souffrances physiques prolongées semblent effacer chez certaines natures tout instinct social d’amabilité ; comme si, réduites elles-mêmes au pain noir, elles trouvaient juste que quiconque les approchait fût indirectement contraint, par quelque manquement ou quelque affront, à partager leur lot.

Mais bientôt le capitaine Delano se persuada que, malgré toute l’indulgence qu’il avait déployée dès l’abord en jugeant l’Espagnol, il ne s’était peut-être point, après tout, montré suffisamment charitable. Au fond, c’était la réserve de Don Benito qui lui déplaisait ; or il faisait preuve de cette même réserve à l’égard de quiconque, hormis son serviteur privé. Quant aux rapports réglementaires qui, selon l’usage marin, lui étaient faits à heures fixes par quelque subordonné (blanc, mulâtre ou noir), c’était à peine s’il avait la patience de les écouter sans trahir une aversion méprisante. Ses manières, en de telles occasions, ressemblaient par leur hauteur à celles dont fit sans doute usage son impérial compatriote Charles-Quint, avant d’abandonner le trône pour vivre en anachorète.

Ce dégoût splénétique de sa position se faisait jour dans presque toutes les fonctions qui en participaient. Aussi fier que morose, il ne condescendait à aucun mandat personnel. Toutes les fois que des ordres spéciaux étaient nécessaires, il en déléguait la délivrance à son serviteur privé qui, à son tour, les transférait à leur destination ultime par le truchement de courriers alertes, mousses espagnols ou petits esclaves qui, comme des pages ou des poissons-pilotes, évoluaient continuellement à portée de la voix autour de Don Benito. En sorte qu’à voir la façon nonchalante dont cet invalide errait de-ci de là, apathique et muet, aucun terrien n’eût pu imaginer qu’il était investi d’un pouvoir dictatorial au delà duquel, en mer, il n’est point de recours humain.

L’Espagnol semblait donc, dans sa réserve, être la victime involontaire d’un désordre mental. Mais, en réalité, sa réserve pouvait, dans une certaine mesure, procéder d’un dessein. S’il en était ainsi, on voyait chez Don Benito portée morbidement à son comble cette prudence consciencieuse mais glacée, plus ou moins adoptée par tous les commandants de grands navires et qui, excepté dans des circonstances exceptionnelles, oblitère toute manifestation d’autorité aussi bien que toute trace de sociabilité ; transformant l’homme en un bloc de bois, ou plutôt en un canon chargé qui, s’il n’est point fait appel à son tonnerre, n’a rien à dire.

À considérer l’homme dans cette lumière, on ne voyait plus qu’un signe naturel de l’habitude perverse provoquée par l’exercice prolongé d’une si dure contrainte sur lui-même dans le fait que, malgré la présente condition de son navire, l’Espagnol persistait à garder une attitude inoffensive sans doute – ou même appropriée – sur un vaisseau bien équipé, comme le San Dominick pouvait l’avoir été au début de son voyage, mais à présent rien moins que judicieuse. Peut-être l’Espagnol pensait-il qu’il en est des capitaines comme des dieux : la réserve, en toutes circonstances, devant être leur lot. Peut-être encore, et plus vraisemblablement, cette attitude de domination sommeillante n’était-elle qu’un effort pour déguiser une faiblesse consciente – l’effet non d’une prudence profonde, mais d’un creux stratagème. Quoi qu’il en fût, que les manières de Don Benito fussent ou non voulues, plus le capitaine Delano remarquait la réserve dont elles étaient empreintes, moins il ressentait de gêne lorsqu’il se voyait lui-même l’objet d’une de ses manifestations particulières.

Au demeurant le capitaine n’était point seul à retenir ses pensées. Accoutumé à l’ordre tranquille qui régnait parmi l’équipage du phoquier, cette confortable famille, la confusion bruyante offerte par la tribu douloureuse du San Dominick appelait sans cesse son regard. Il observa plusieurs infractions graves non seulement à la discipline, mais à la décence. Ces infractions, le capitaine Delano les attribua surtout à l’absence de ces officiers subordonnés auxquels est confiée, en même temps que d’autres fonctions plus hautes, ce qu’on peut appeler la police départementale d’un navire populeux. À vrai dire, les vieux étoupiers semblaient jouer parfois le rôle de gendarmes aux dépens des noirs, leurs compatriotes ; mais, s’ils réussissaient occasionnellement à calmer les querelles légères qui s’élevaient de temps en temps entre deux hommes, ils ne pouvaient presque rien pour rétablir la tranquillité générale. La condition du San Dominick était celle d’un vaisseau transatlantique chargé d’émigrants ; dans la multitude de ce fret vivant, il se trouve sans doute quelques individus aussi peu turbulents que des caisses ou des ballots, mais les remontrances amicales qu’ils présentent à leurs plus rudes compagnons ne sont point aussi efficaces que la poigne sans tendresse du second. Il manquait au San Dominick ce que possède le vaisseau d’émigrants : des officiers supérieurs rigides. Or, on n’apercevait même pas sur ses ponts un quatrième lieutenant.

Le visiteur se sentit curieux de connaître par le menu les circonstances malheureuses qui avaient provoqué un tel absentéisme, avec toutes les conséquences qu’il comportait ; car, s’il s’était fait quelque idée du voyage d’après les plaintes qui l’avaient accueilli dès le premier instant, il ne saisissait encore clairement aucune de ses péripéties. La meilleure relation allait sans doute lui en être donnée par le capitaine. Pourtant le visiteur hésita d’abord à l’interroger, de crainte de s’attirer quelque hautaine rebuffade. Enfin, rassemblant son courage, il accosta Don Benito, renouvelant l’expression de son bienveillant intérêt et ajoutant que s’il connaissait l’histoire des infortunes du navire, il serait peut-être mieux à même de les soulager. Don Benito lui ferait-il la faveur de les relater entièrement ?

Don Benito tressaillit ; puis, comme un somnambule soudain interrompu dans son sommeil, il regarda son visiteur d’un air absent et finit par baisser les yeux vers le pont. Il maintint cette posture si longtemps que le capitaine Delano, presque aussi déconcerté, et involontairement presque aussi grossier, se détourna brusquement et s’en fut à la rencontre d’un des matelots espagnols pour obtenir l’information désirée. Mais il avait à peine fait cinq pas qu’avec une sorte d’empressement Don Benito l’invitait à revenir, déplorant sa distraction momentanée et se déclarant prêt à le satisfaire.

Pendant la plus grande partie du récit, les deux capitaines se tinrent à l’arrière du pont principal, lieu privilégié dont nul ne s’approcha, hormis le serviteur. « Voici à présent cent quatre-vingt-dix jours, commença l’Espagnol dans son murmure voilé, que ce navire bien pourvu en officiers et en hommes, et transportant plusieurs passagers de cabine – quelque cinquante Espagnols en tout – partit de Buenos-Ayres à destination de Lima avec un chargement varié, thé du Paraguay et autres marchandises de cette sorte, ainsi que (et il désigna du doigt l’avant) ce lot de nègres qui ne sont plus à présent que cent cinquante, comme vous le voyez, mais qui comptaient alors trois cents âmes. Au large du Cap Horn, nous essuyâmes de lourdes tempêtes. Une nuit, en un instant, trois de mes meilleurs officiers et quinze matelots disparurent avec la grande vergue, l’espar craquant sous eux dans les suspentes comme ils s’efforçaient d’abattre à coups de leviers la voile glacée. Pour alléger la coque, les plus lourds sacs de maté furent jetés à la mer ainsi que la plupart des réservoirs d’eau qui étaient alors amarrés sur le pont. Et cette dernière nécessité, jointe aux détentions prolongées que nous subîmes par la suite, devait s’avérer comme la source de nos plus grandes souffrances. Lorsque… »

Ici, il eut un soudain accès de toux, provoqué sans doute par sa détresse d’esprit. Son serviteur le soutint et tirant un cordial de sa poche, le porta à ses lèvres. Don Benito se ranima quelque peu. Mais redoutant de le laisser sans appui tant qu’il n’avait pas complètement repris ses forces, le noir entoura du bras la taille de son maître, tout en tenant les yeux fixés sur son visage comme pour épier le premier signe de complet rétablissement ou de rechute.

L’Espagnol reprit, mais à mots obscurs et entrecoupés, ainsi qu’un homme dans un rêve.

« Oh ! mon Dieu ! plutôt que de passer par où j’ai passé, j’eusse accueilli avec joie les plus terribles tempêtes ; mais… »

Sa toux revint avec une violence accrue ; quand elle s’apaisa, il tomba lourdement sur son serviteur, les lèvres rougies et les yeux clos.

« Il délire en pensant à la peste qui a suivi les tempêtes, » soupira plaintivement le serviteur ; « mon pauvre, pauvre maître ! » dit-il en faisant d’une main un geste de désespoir et en essuyant de l’autre la bouche de Don Benito. » Mais prenez patience, Señor, » ajouta-t-il en se tournant vers le capitaine Delano, « ces accès ne durent pas longtemps ; maître sera bientôt lui-même ».

Don Benito, se ranimant, continua ; mais comme cette portion du récit fut délivrée d’une façon fort hachée, nous n’en donnerons ici que la substance.

Le navire avait été ballotté pendant de longs jours dans la tempête au large du Cap, quand le scorbut s’était déclaré, emportant en foule les noirs et les blancs. Lorsqu’il eut enfin gagné le Pacifique, ses espars et ses voiles étaient si endommagés et si imparfaitement manœuvrés par les matelots survivants, à présent invalides pour la plupart, qu’incapable de poursuivre sa route vers le nord au plus près du vent, qui était très violent, le navire ingouvernable avait été pendant des jours et des nuits poussé vers le nord-ouest, où la brise l’avait abandonné soudain, en des eaux inconnues, à des calmes suffocants. L’absence des réservoirs d’eau se montrait à présent aussi fatale à la vie que leur présence avait été menaçante. Provoquée, ou du moins aggravée, par une ration d’eau plus que chiche, une fièvre maligne suivit le scorbut ; elle fit de si bonne besogne dans l’excessive chaleur du calme prolongé, qu’elle balaya, comme par vagues, des familles entières d’Africains et proportionnellement un nombre plus considérable encore d’Espagnols, emportant par une malheureuse fatalité tous les officiers du bord. Aussi, dans les bons vents d’ouest qui se trouvèrent suivre le calme, les voiles déjà déchirées que l’on devait, au fur et à mesure des besoins, laisser pendre sans les serrer, avaient-elles été graduellement réduites à leur présente condition de loques. Afin de trouver des remplaçants à ses matelots perdus aussi bien que des provisions d’eau et des voiles, le capitaine avait saisi la première occasion pour mettre le cap sur Baldivia, le port civilisé le plus méridional du Chili et de l’Amérique du Sud ; mais quand il s’était approché de la côte, le gros temps ne lui avait pas même permis d’apercevoir le port. Depuis lors, presque sans équipage, presque sans toile et presque sans eau, donnant par intervalles de nouveaux morts à la mer, le San Dominick avait été ballotté par des vents contraires, entraîné par des courants ou peu à peu recouvert d’algues dans les calmes plats. Comme un homme perdu dans les bois, il était plus d’une fois revenu sur ses propres traces.

« Mais à travers ces calamités, » reprit d’un ton voilé Don Benito en se retournant péniblement dans la demi-étreinte de son serviteur, « j’ai à remercier ces nègres que vous voyez, car s’ils peuvent paraître indociles à vos yeux inexpérimentés, ils se sont en vérité conduits avec moins de turbulence que leur propriétaire même ne l’eût cru possible en de telles circonstances ».

Ici il tomba de nouveau en faiblesse. De nouveau son esprit s’égara : mais il se ressaisit et continua d’une façon moins obscure :

« Oui, leur propriétaire avait bien raison de m’assurer qu’aucunes entraves n’étaient nécessaires avec ses noirs ; en sorte que, non seulement ces nègres sont toujours demeurés sur le pont selon l’usage du pays – et non pas jetés à fond de cale comme on fait dans les guinéens – mais encore dès le début ils ont été libres d’errer à leur guise dans certaines limites données. »

Une fois de plus la faiblesse revint – il délira ; puis, se ressaisissant, il poursuivit :

« Mais c’est à Babo qu’après Dieu je dois ma propre conservation, et c’est à lui surtout que revient le mérite d’avoir apaisé ses frères plus ignorants chaque fois qu’ils étaient tentés de murmurer ».

« Ah ! Maître, » soupira le noir en baissant la tête, « ne parle pas de moi ; Babo n’est rien ; Babo n’a fait que son devoir. »

« Fidèle garçon ! » s’écria le capitaine Delano. « Don Benito, je vous envie un tel ami ; car je ne puis l’appeler un esclave ».

Tandis que maître et serviteur se tenaient devant lui, le noir soutenant le blanc, le capitaine Delano ne laissa pas d’être sensible à la beauté d’une relation qui offrait un tel spectacle de fidélité de la part de l’un et de confiance de la part de l’autre. Le contraste des costumes, en marquant leurs positions respectives, rendait la scène plus frappante encore. L’Espagnol portait une ample jaquette chilienne de velours sombre ; des culottes et des bas garnis de boucles d’argent au genou et au coup-de-pied ; un sombrero de feutre fin à haute calotte ; une mince épée à monture d’argent suspendue à la ceinture, accessoire presque invariable, et plus utile qu’ornemental, de l’habillement d’un gentilhomme de l’Amérique du Sud à pareille heure. Excepté lorsque ses contorsions nerveuses y portaient occasionnellement le désarroi, il y avait dans sa mise une certaine recherche qui s’opposait curieusement au déplaisant désordre qui régnait alentour, particulièrement dans le chaotique ghetto entièrement occupé par les noirs devant le grand mât.

Le serviteur portait seulement de larges pantalons qui, pour leur rudesse et leur rapiéçage, semblaient avoir été taillés dans quelque vieux morceau de hunier ; ils étaient propres et liés à la ceinture par un bout de filin non commis qui faisait ressembler le nègre, avec cet air déprécatoire et composé qu’il prenait parfois, à quelque frère mendiant de Saint-François.

Encore qu’inadéquate au temps et au lieu, du moins selon le jugement tout d’une pièce de l’Américain, et quoiqu’il parût étrange qu’elle eût survécu à tous ses malheurs, la toilette de Don Benito n’outrepassait peut-être pas le style vestimentaire alors en usage parmi les Sud-Américains de sa classe.

Bien qu’il fût parti de Buenos-Ayres pour le présent voyage, il s’était déclaré natif et résidant du Chili, dont les habitants n’avaient point universellement adopté la veste et les pantalons jadis plébéiens, se contentant de faire subir une modification seyante à leur costume local qui ne le cédait en pittoresque à nul autre au monde. Cependant, étant donné la piteuse histoire du voyage et la pâleur de l’Espagnol, il semblait y avoir dans son appareil vestimentaire quelque chose de si incongru qu’il évoquait l’image d’un courtisan invalide chancelant dans les rues de Londres au temps de la peste.

La partie du récit qui peut-être excita le plus d’intérêt aussi bien qu’une certaine surprise, vu les latitudes, fut la relation des longs calmes, et plus particulièrement de la dérive si prolongée du navire. Tout en se gardant, bien entendu, de communiquer cette opinion, l’Américain mit naturellement ces détentions, tout au moins partiellement, au compte de manœuvres maladroites et d’une navigation défectueuse. Observant les petites mains jaunes de Don Benito, il en inféra aisément que le jeune capitaine n’avait point donné ses ordres à l’écubier, mais à la fenêtre de sa cabine, et s’il en était ainsi, pourquoi s’étonner de l’incompétence d’un homme en qui s’unissaient la jeunesse, la maladie et l’aristocratie ? Telle fut sa conclusion démocratique.

Cependant, la compassion l’emportant sur la critique, le capitaine Delano, après avoir entendu de bout en bout son histoire et l’avoir assuré à nouveau de sa sympathie, non seulement s’engagea, comme il l’avait fait dès l’abord, à pourvoir aux besoins immédiats de Don Benito et de ses gens, mais encore promit de l’aider à se procurer une provision d’eau abondante et permanente, ainsi que des voiles et du gréement ; en outre, bien que cela dût le gêner considérablement, il lui offrit trois de ses meilleurs matelots pour exercer provisoirement les fonctions d’officiers de pont ; afin que le navire pût se diriger sans délai sur Concepcion, où il se radouberait complètement avant de gagner Lima, son lieu de destination.

Une telle générosité ne fut pas sans effet, même sur l’invalide. Son visage s’illumina ; frémissant et fiévreux, il rencontra le regard honnête de son visiteur. Il parut comblé de gratitude.

« Cette excitation est mauvaise pour maître, » murmura le serviteur qui lui prit le bras et l’attira doucement à l’écart en lui adressant quelques paroles d’apaisement.

Lorsque Don Benito revint, l’Américain observa avec chagrin que son espérance, comme l’embrasement soudain de sa joue, n’était que fièvre passagère.

Bientôt, regardant d’un air morne vers la poupe, l’hôte invita son visiteur à l’y accompagner pour profiter de la moindre brise qui pourrait venir à souffler.

Pendant le récit, le capitaine Delano avait une fois ou deux tressailli aux coups de cymbale des fourbisseurs de hachettes, en s’étonnant qu’une telle interruption fût tolérée, surtout dans cette partie du navire et aux oreilles d’un invalide ; comme en outre l’aspect des hachettes n’était pas particulièrement plaisant, et comme celui de leurs manieurs l’était moins encore, ce ne fut pas, à dire vrai, sans quelque secrète répugnance, ni même peut-être sans un léger frisson, que le capitaine Delano acquiesça avec une complaisance apparente à l’invitation de son hôte. Et cela d’autant plus que, par un souci d’étiquette inopportun et capricieux, Don Benito, avec des saluts castillans, insista solennellement pour que son hôte le précédât sur l’échelle qui menait à la plate-forme où, de chaque côté de la dernière marche, étaient assis quatre porteurs d’armes et sentinelles, deux d’entre eux appartenant à la redoutable rangée. Le capitaine Delano s’avança parmi eux d’un pas mal assuré, et, au moment de les laisser derrière lui, comme un homme qui passe par les baguettes, il sentit ses mollets se raidir d’appréhension.

Mais lorsqu’il regarda autour de lui et vit la rangée tout entière, pareille à une file de joueurs d’orgue de barbarie, toujours absorbée dans sa tâche avec une sorte d’attention stupide qui excluait toute autre préoccupation, il ne put que sourire de sa récente alarme.

À cet instant, comme il se tenait auprès de Don Benito et plongeait son regard sur les ponts en dessous, il fut frappé par l’un des cas d’insubordination déjà mentionnés. Trois garçons noirs et deux mousses espagnols, assis ensemble sur les hachettes, étaient occupés à gratter une grossière gamelle de bois dans laquelle avait cuit quelque maigre pitance. Soudain l’un des noirs, rendu furieux par une parole d’un de ses compagnons blancs, saisit un couteau et, bien que rappelé à l’ordre par un étoupier, frappa le jeune gars à la tête, lui faisant une estafilade d’où le sang jaillit.

Stupéfait, le capitaine Delano demanda ce que signifiait semblable agression. À quoi le pâle Benito répondit en murmurant vaguement que le noir avait fait cela simplement en manière de jeu.

« Un jeu joliment sérieux, en vérité, » reprit le capitaine Delano. « Si pareille chose se produisait à bord du Bachelor’s Delight, le châtiment suivrait instantanément. »

À ces mots, l’Espagnol tourna vers l’Américain l’un de ses regards soudains, fixes et à demi fous ; puis, retombant dans sa torpeur, il répondit : « Sans doute, sans doute, Señor. »

Ce malheureux, pensa le capitaine Delano, est-il donc l’un de ces capitaines de paille que j’ai connus, et qui avaient pour politique de fermer les yeux sur ce qu’ils ne pouvaient réprimer ? Je ne connais pas de spectacle plus triste que celui d’un commandant qui n’en a guère que le nom.

« Il me semble, Don Benito, » dit-il alors en jetant un coup d’œil sur l’étoupier qui avait cherché à séparer les deux garçons, « que vous auriez profit à tenir occupés tous vos noirs, spécialement les jeunes, fût-ce à des besognes inutiles, et quoi qu’il arrive au navire. Même avec ma petite bande, je trouve cette méthode indispensable. Une fois j’ai maintenu mon équipage sur le gaillard d’arrière sous prétexte de battre les nattes de ma cabine, alors que depuis trois jours je croyais mon navire – nattes, hommes et le reste – voué à une perte rapide, car nous étions pris dans une violente tempête et nous ne pouvions que nous laisser dériver misérablement. »

« Sans doute, sans doute, » murmura Don Benito.

« Mais, » continua le capitaine Delano en regardant de nouveau les étoupiers, puis les fourbisseurs de hachettes voisins, « je vois que vous tenez tout au moins quelques-uns de vos hommes occupés. »

« Oui, » fut encore la vague réponse.

« Ces vieux nègres, là-bas, qui agitent leurs poings du haut de leurs chaires, » continua le capitaine Delano en désignant les étoupiers, « paraissent jouer le rôle de maîtres d’école à l’égard du reste, bien que leurs remontrances soient parfois peu écoutées. Sont-ce des volontaires, Don Benito, ou bien est-ce vous qui les avez nommés bergers de votre troupeau de noirs moutons ? »

« Quelques postes qu’ils occupent, c’est moi qui les leur ai assignés, » répliqua l’Espagnol d’un ton aigre, comme s’il soupçonnait une intention satirique blessante.

« Et les autres, ces sorciers Achanti, » reprit le capitaine Delano, en regardant d’un œil quelque peu inquiet les fourbisseurs de hachettes brandir l’acier qui maintenant brillait par endroits, « ils semblent employés à curieuse besogne, Don Benito ? »

« Dans les tempêtes que nous avons rencontrées, » répondit l’Espagnol, « les marchandises qui n’ont pas été jetées par-dessus bord furent gravement endommagées par l’eau de mer. Depuis que le calme est survenu, je fais monter chaque jour plusieurs caisses de couteaux et de hachettes pour les nettoyer et les remettre en état ».

« Prudente idée, Don Benito. Vous êtes partiellement possesseur du navire et de la cargaison, je présume ; mais non des esclaves, peut-être ? »

« Je suis possesseur de tout ce que vous voyez, » répondit impatiemment Don Benito, « excepté la plus grande partie des noirs qui appartenaient à mon défunt ami, Alexandre Aranda. »

En mentionnant ce nom, il parut brisé de douleur, ses genoux tremblèrent, et son serviteur le soutint.

Pensant deviner la cause d’une émotion si extraordinaire, le capitaine Delano dit après une pause, pour confirmer sa supposition : « Et, puis-je vous demander, Don Benito, – puisque, voici un moment, vous parliez de quelques passagers de cabine – si l’ami dont la perte vous afflige tant accompagnait ses noirs au début du voyage ? »

« Oui. »

« Mais il mourut de la fièvre. »

« Il mourut de la fièvre… Oh ! Que ne puis-je… »

Frissonnant de nouveau, l’Espagnol s’arrêta.

« Pardonnez-moi, » dit lentement le capitaine Delano, mais je crois savoir, d’après une expérience semblable, ce qui rend votre chagrin plus poignant. J’ai eu jadis l’infortune de perdre en mer un ami très cher, mon propre frère, alors subrécargue. Assuré du bien-être de son âme, j’aurais supporté virilement sa disparition ; mais voir cet œil honnête, cette honnête main – qui avaient tous deux si souvent rencontré les miens – et ce cœur chaleureux, tout cela jeté aux requins, comme on jette des déchets aux chiens ! Ce fut alors que je fis le vœu de ne jamais avoir pour compagnon de voyage un homme que j’aimais, sans m’être pourvu à son insu de tout ce qu’il fallait, en cas de fatalité, pour embaumer sa dépouille mortelle afin de pouvoir ensuite l’enterrer sur le rivage. Si les restes de votre ami se trouvaient à présent à bord de ce navire, Don Benito, la mention de son nom ne vous affecterait pas si étrangement. »

« À bord de ce navire ? » répéta l’Espagnol. Puis, avec des gestes d’horreur qui semblaient écarter quelque spectre, il tomba évanoui dans les bras tendus de son serviteur qui parut implorer silencieusement le capitaine Delano de ne point revenir sur un thème si indiciblement douloureux pour son maître.

Ce pauvre homme, pensa l’Américain peiné, est victime de cette triste superstition qui associe les spectres au corps humains désertés, comme les fantômes aux maisons abandonnées. Combien nous sommes différents ! La simple suggestion de ce qui, dans un cas semblable, m’eût procuré une satisfaction solennelle, terrifie l’Espagnol au point de lui faire perdre ses sens. Pauvre Alexandro Aranda ! Que diriez-vous si vous voyiez votre ami – le même qui, jadis, lorsqu’il vous laissait derrière lui, eût tant souhaité vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant – transporté à présent de terreur à la seule pensée que vous pourriez être auprès de lui.

À ce moment, comme avec un morne glas funèbre dont le son trahissait une fêlure, la cloche du gaillard d’avant, frappée par l’un des étoupiers grisonnants annonçait dix heures à travers le calme de plomb, l’attention du capitaine Delano fut attirée par la silhouette mouvante d’un gigantesque noir qui émergeait du gros de la foule pour s’avancer vers la dunette. Il portait au cou un collier de fer d’où pendait une chaîne enroulée trois fois autour de son corps et dont les derniers maillons étaient cadenassés à une large bande de fer qui lui servait de ceinture.

« Atufal marche comme un muet, » murmura le serviteur.

Le noir monta les degrés de la dunette, et, comme un fier prisonnier appelé à recevoir sa sentence, se tint avec une muette fermeté devant Don Benito, à présent remis de son attaque.

Dès l’instant qu’il l’avait aperçu, Don Benito avait tressailli, et une ombre de ressentiment s’était étendue sur son visage ; comme se souvenant tout à coup d’une vaine colère, il serra ses lèvres blanches.

C’est là quelque mutin obstiné, pensa le capitaine Delano qui ne laissait pas d’observer avec admiration la formidable stature du nègre.

« Vois, il attend ta question, maître, » dit le serviteur.

Sur quoi Don Benito, détournant nerveusement son regard comme pour éluder par anticipation quelque réponse rebelle, parla ainsi d’une voix troublée :

« Atufal, me demanderas-tu pardon à présent ? »

Le noir resta silencieux.

« Encore, maître, » murmura le serviteur en jetant à son compatriote un regard d’amer reproche. « Encore, maître ; il finira bien par se soumettre à maître. »

« Réponds », dit Don Benito, en détournant toujours les yeux, » dis seulement le mot pardon, et tes chaînes te seront enlevées ».

Alors le noir, levant lentement les deux bras, les laissa retomber inertes, en faisant retentir ses fers et en courbant la tête ; comme pour dire :

« Non, je suis satisfait. »

« Va, » dit Don Benito, avec une émotion contenue et secrète.

Aussi délibérément qu’il était venu, le noir obéit.

« Excusez-moi, Don Benito, » dit le capitaine Delano, « mais cette scène me surprend ; que signifie-t-elle, je vous prie ? »

« Elle signifie que ce nègre seul, de toute la bande, m’a donné un sujet particulier d’offense. Je l’ai mis aux fers ; j’ai… »

Ici il s’arrêta en portant la main à la tête, comme s’il avait un vertige ou comme si ses souvenirs s’embrouillaient soudain, mais le regard bienveillant de son serviteur sembla le rassurer, et il continua :

« Je ne pouvais fouetter un tel colosse. Mais je lui ai signifié de me demander pardon. Il ne l’a point encore fait. Sur mon ordre, il comparaît devant moi toutes les deux heures. »

« Et depuis combien de temps cela dure-t-il ? »

« Depuis quelque soixante jours. »

« Mais, à tout autre égard, il se montre obéissant ? Et respectueux ? »

« Oui. »

« Sur ma conscience, » s’écria impulsivement le capitaine Delano, il faut que cet homme soit animé d’un esprit royal. »

« Peut-être y a-t-il quelque droit, » répondit amèrement Don Benito ; « il prétend qu’il était roi dans son pays. »

« Oui, » dit le serviteur, glissant son mot, « ces fentes aux oreilles d’Atufal ont jadis porté des pendeloques d’or ; mais le pauvre Babo n’était qu’un esclave dans son pays ; Babo était esclave d’homme noir et le voilà maintenant esclave d’homme blanc. »

Quelque peu ennuyé par ces irruptions familières dans la conversation, le capitaine Delano se tourna d’un air étonné vers le serviteur, puis jeta à son maître un regard d’interrogation ; mais, comme s’ils eussent été depuis longtemps accoutumés à ces petits vices de forme, ni l’un ni l’autre ne parurent le comprendre.

« Quelle fut, je vous prie, l’offense d’Atufal, Don Benito ? » demanda le capitaine Delano ; « si ce n’est rien de très sérieux, laissez-moi vous donner un conseil simpliste : en considération de sa docilité générale aussi bien que par un respect naturel pour sa fierté, levez sa punition. »

« Non, non, maître ne fera jamais cela, » murmura le serviteur comme pour lui-même, « le fier Atufal doit d’abord demander pardon à maître. L’esclave porte le cadenas, mais maître porte la clef. »

Son attention ainsi éveillée, le capitaine Delano remarqua alors pour la première fois une clef suspendue au cou de Don Benito par un mince cordon de soie. Devinant aussitôt, aux syllabes chuchotées par le serviteur, quel était l’emploi de la clef, il sourit et dit : « Ainsi donc, Don Benito, un cadenas et une clef ; des symboles significatifs, en vérité. »

Se mordant les lèvres, Don Benito défaillit.

Le capitaine Delano, que sa simplicité native rendait incapable de satire ou d’ironie, avait laissé tomber cette remarque en guise d’allusion plaisante à la façon singulière dont l’Espagnol marquait son autorité sur le noir ; cependant, l’hypocondriaque parut la prendre comme une réflexion malicieuse sur son impuissance avouée à briser, du moins par sommations verbales, l’inébranlable volonté de l’esclave. Déplorant cette fausse interprétation, mais désespérant de la corriger, le capitaine Delano abandonna le sujet ; mais trouvant son compagnon de plus en plus réservé, et comme occupé encore à digérer lentement le prétendu affront mentionné plus haut, peu à peu l’Américain devint lui aussi moins loquace, oppressé qu’il était, en dépit de lui-même, par la rancune secrète que l’Espagnol semblait nourrir contre lui dans sa susceptibilité morbide. Cependant le bon marin, étant d’un caractère tout opposé, se garda pour sa part de témoigner aussi bien que d’éprouver le moindre ressentiment, et s’il resta silencieux, ne le fut que par contagion.

À ce moment l’Espagnol, assisté par son serviteur, s’écarta assez impoliment du capitaine Delano ; procédé qui eût pu passer pour l’effet d’une mauvaise humeur capricieuse, si maître et esclave, s’attardant au détour de la claire-voie surélevée, ne s’étaient mis à chuchoter à voix basse. Cela ne laissait pas d’être déplaisant. Bien plus : l’expression changeante de l’Espagnol, parfois empreinte d’une sorte de majesté valétudinaire, paraissait à présent rien que moins digne ; cependant que la familiarité ancillaire du serviteur perdait son charme originel de fidélité naïve.

Dans son embarras, le visiteur tourna son visage de l’autre côté du navire. Ce faisant, son regard vint à tomber sur un jeune matelot espagnol qui, une glène de cordage à la main, montait du pont vers le premier capelage du gréement d’artimon. Peut-être l’homme eût-il échappé à son attention si, tout en grimpant sur l’une des vergues, il n’avait avec une sorte d’insistance dérobée tenu les yeux fixés sur le capitaine Delano, pour les diriger ensuite, comme par un entraînement naturel, sur les deux chuchoteurs.

Sa propre attention ainsi appelée à nouveau de ce côté, le capitaine Delano tressaillit légèrement. Quelque chose dans les manières de Don Benito, à ce moment précis, semblait révéler que l’Américain avait été, au moins partiellement, le sujet de la consultation qui se poursuivait à l’écart, conjecture aussi peu agréable pour le visiteur que peu flatteuse pour l’hôte.

Les singulières alternances de courtoisie et de mauvaise éducation qu’il remarquait chez le capitaine espagnol ne pouvaient donner lieu qu’à deux hypothèses : innocente folie ou maligne imposture.

Mais la première idée, bien qu’elle eût pu venir naturellement à l’esprit d’un observateur indifférent, et bien qu’à certains égards elle n’eût pas été entièrement étrangère au capitaine Delano, se trouvait virtuellement écartée depuis qu’il commençait à considérer la conduite de l’étranger sous le jour d’un affront intentionnel. Pourtant, s’il n’était pas fou, que penser ? Dans les circonstances présentes, un gentilhomme, ou même n’importe quel rustre jouerait-il le rôle que son hôte jouait actuellement ? L’homme était un imposteur. Quelque aventurier de basse naissance paradant comme un grand seigneur de l’océan, mais si ignorant des exigences de la plus élémentaire bienséance qu’il se trahissait par le manque de formes inouï dont il faisait preuve. Cet appareil cérémonieux qu’il déployait à d’autres instants semblait aussi bien caractéristique d’un homme qui joue un rôle au-dessus de son niveau réel. Benito Cereno – Don Benito Cereno – un nom ronflant. Un nom en outre qui, à cette époque, n’était point inconnu des subrécargues et des capitaines de vaisseau habitués à trafiquer le long du continent espagnol, car il appartenait à l’une des familles de négociants les plus entreprenantes et les plus étendues de toutes ces provinces ; une famille dont plusieurs membres avaient des titres ; sortes de Rothschild castillans avec un frère ou un cousin noble dans chaque grande ville commerçante de l’Amérique du Sud. Le prétendu Don Benito était jeune, il avait peut-être vingt-neuf ou trente ans. Assumer un poste de cadet errant dans les affaires maritimes d’une telle famille, pouvait-on imaginer meilleur subterfuge pour un jeune coquin de talent et d’esprit ? Mais l’Espagnol était pâle et invalide. Qu’importait ! On avait vu des roués assez habiles pour simuler une maladie mortelle. Dire que sous cette apparence de faiblesse infantile, la plus sauvage énergie se pouvait dissimuler ! Dire que ces velours de l’Espagnol n’étaient peut-être que le couvert de ses griffes !

Ces images ne vinrent point d’une suite de pensées ; elles ne jaillirent pas du dedans, mais du dehors, et se répandirent tout à coup comme la gelée blanche ; mais pour s’évanouir aussitôt que le bon naturel du capitaine Delano regagna comme un doux soleil son méridien.

Jetant à nouveau les yeux sur Don Benito – dont le profil, visible au-dessus de la claire-voie, était à présent tourné vers lui – le capitaine Delano fut frappé de la netteté et de la délicatesse des traits, affinés encore par l’amenuisement dû à la maladie, aussi bien qu’ennoblis par la barbe. Les soupçons s’évanouirent. C’était là le véritable rejeton d’un véritable hidalgo Cereno.

Soulagé par ces pensées et d’autres plus heureuses, le visiteur, fredonnant légèrement, se mit à arpenter la dunette d’un pas indifférent, afin de ne point trahir à Don Benito ses soupçons d’incivilité, voire de duplicité ; car les faits ne manqueraient pas de montrer le caractère illusoire de sa défiance, encore que les circonstances qui l’avaient provoquée demeurassent inexpliquées pour le présent. Mais une fois ce petit mystère éclairci, le capitaine Delano pensa qu’il pourrait éprouver un extrême regret d’avoir permis à Don Benito de pénétrer les conjectures peu charitables auxquelles il s’était livré. Bref, il préférait pour un temps laisser le bénéfice du doute à l’Espagnol.

Celui-ci cependant, le visage assombri et contracté, et toujours soutenu par son serviteur, s’avança vers le capitaine Delano. Avec un embarras encore accru et non sans donner une sorte d’intonation singulière et intrigante à son murmure voilé, il engagea la conversation suivante :

« Señor, puis-je vous demander depuis combien de temps vous mouillez auprès de cette île ? »

« Oh ! Depuis un jour ou deux, Don Benito. »

« Et quel est le dernier port où vous ayez touché ? »

« Canton. »

« Et là, Señor, vous avez échangé vos peaux de phoque contre du thé et des soies ? C’est bien ce que vous avez dit, je crois ? »

« Oui. Des soies surtout. »

« Et la différence, vous l’avez reçue en espèces, sans doute ? »

Le capitaine Delano, donnant quelques signes d’agitation, répondit :

« Oui ; j’ai reçu de l’argent ; mais non point en très grande quantité. »

« Ah !… Bien. Puis-je vous demander combien d’hommes vous avez à bord, Señor ? »

Le capitaine Delano tressaillit légèrement, mais répondit :

« Environ vingt-cinq, en tout. »

« Et à présent, Señor, tous à bord, je suppose ? »

« Tous à bord, Don Benito, » répondit le capitaine avec satisfaction.

« Et ils seront tous à bord cette nuit, Señor ? »

À cette dernière question, qui venait couronner une enquête si insistante, le capitaine Delano n’eût pu se retenir pour rien au monde de dévisager fort sérieusement le questionneur. Mais celui-ci, au lieu de soutenir son regard, baissa les yeux vers le pont avec toutes les marques d’une confusion craintive ; présentant un contraste piteux avec son serviteur qui, à ce moment même, s’agenouillait à ses pieds pour ajuster une boucle d’argent, mais dont les yeux, lorsqu’il eut achevé sa tâche, se tournèrent avec une humble curiosité vers le visage incliné de son maître.

L’Espagnol, toujours avec un susurrement suspect, répéta sa question :

« Et… et ils seront à bord cette nuit, Señor ? »

« Oui, autant que je sache, » répondit le capitaine Delano. « Mais non, » reprit-il avec une intrépide sincérité, « quelques-uns parlent de s’en aller pêcher de nouveau vers minuit. »

« Vos canots vont généralement… vont plus ou moins armés, je présume, Señor ? »

« Oh ! Une pièce de six ou deux pour parer à l’imprévu, » lui fut-il répondu avec une crâne indifférence « et un petit stock de mousquets, de harpons et de coutelas. »

Tout en répondant ainsi, le capitaine Delano regarda Don Benito, mais celui-ci avait les yeux détournés. Changeant de sujet avec une brusquerie maladroite, il fit une allusion maussade au calme, puis, sans s’excuser, se retira une fois de plus avec son serviteur vers les pavois opposés, où le chuchotement reprit.

À cet instant, et avant que le capitaine Delano eût eu le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer, il vit le jeune matelot espagnol déjà mentionné descendre du gréement. Comme il se penchait en avant pour sauter sur le pont, sa blouse – ou sa chemise – de grosse laine, ample, flottante et abondamment tachée de goudron, s’ouvrit très bas sur la poitrine, révélant un sous-vêtement souillé qui semblait être fait de la toile la plus fine, bordé au cou d’un étroit ruban bleu fané et usé. Cependant, le regard du jeune matelot se fixant de nouveau sur les chuchoteurs, le capitaine Delano y crut discerner une signification cachée, comme si de silencieux signes franc-maçonniques avaient été à cet instant échangés.

Cet incident attira une fois de plus son propre regard sur Don Benito, et, comme devant, il fut amené à conclure qu’il formait lui-même le sujet de la conférence. Il s’arrêta. Le bruit des hachettes fourbies vint à ses oreilles. Il jeta de nouveau à la dérobée un rapide regard sur les deux hommes. Ils avaient l’air de conspirateurs. Après le récent questionnaire et l’incident du jeune matelot, ces circonstances provoquèrent un tel retour de défiance involontaire que le caractère particulièrement spontané de l’Américain ne le put supporter. Prenant un air de gaieté enjouée, il traversa le pont à la rencontre des deux hommes, disant : « Ah ! Don Benito, vous semblez accorder à ce noir une grande place dans votre confiance ; en fait, c’est une manière de conseiller privé. »

Sur quoi le serviteur leva les yeux avec un ricanement bonhomme, mais le maître tressaillit, comme sous l’atteinte d’une morsure venimeuse. Quelques instants s’écoulèrent avant que l’Espagnol se fût suffisamment ressaisi pour répondre ; ce qu’il fit enfin avec une froide contrainte, disant : « Oui, Señor, j’ai confiance en Babo. »

Ici Babo, changeant son ricanement de pure gaieté animale en un sourire intelligent, regarda son maître non sans gratitude.

Voyant que l’Espagnol gardait une réserve silencieuse, comme s’il laissait entendre, volontairement ou non, que la proximité de son hôte était à cet instant gênante, le capitaine Delano, ne voulant point paraître incivil même à l’incivilité, fit quelque remarque banale et s’en fut ; tournant et retournant dans son esprit le mystérieux comportement de Don Benito Cereno.

Il était descendu de la dunette et, absorbé dans ses pensées, passait près d’une sombre écoutille qui menait à l’entrepont, quand il y perçut un mouvement et regarda pour voir ce qui bougeait. Au même instant une étincelle brilla dans l’ombre de l’écoutille, et il vit l’un des matelots espagnols, qui rôdait par là, porter rapidement la main à sa poitrine sous sa chemise comme pour cacher quelque chose. Avant que l’homme eût pu reconnaître avec certitude l’identité du passant, il disparut en bas. Mais le capitaine Delano l’avait vu assez clairement pour se convaincre que c’était le même jeune matelot déjà remarqué dans le gréement.

Qu’était-ce donc qui avait ainsi étincelé ? pensa-t-il. Ce n’était ni une lampe, ni une allumette, ni une braise ardente. Se pouvait-il que ce fût un bijou ? Mais depuis quand les marins portaient-ils des bijoux… ou du linge bordé de soie ? Avait-il fouillé dans les coffres des passagers défunts ? Mais s’il en était ainsi, il ne s’aviserait guère de porter un article volé à bord du navire. Ah ! Ah ! Si vraiment j’ai vu, voici un instant, ce garçon suspect échanger un signe secret avec son capitaine, si seulement je pouvais être certain que dans mon trouble, mes sens ne me trompent pas, alors…

Ici, passant d’un motif de soupçon à l’autre, son esprit revint à la teneur des étranges questions qui lui avaient été posées au sujet de son navire.

Par une curieuse coïncidence, à mesure qu’il se rappelait chacune des questions, ces noirs sorciers d’Achanti se mirent à jouer des hachettes, comme pour accompagner d’un sinistre commentaire les pensées de l’étranger blanc. Assailli par ces énigmes et ces mauvais présages, il eût été pour ainsi dire contre nature que le cœur le moins défiant ne livrât point accueil à quelques méchants soupçons.

Observant que le navire aux voiles enchantées, devenu la proie d’un courant, dérivait irrésistiblement vers le large avec une rapidité croissante ; et remarquant que le phoquier était masqué à présent par un promontoire, le solide marin se mit à trembler sous l’influence de pensées qu’il osait à peine s’avouer à lui-même. Par-dessus tout, Don Benito commença à lui inspirer une terreur spectrale. Et pourtant, lorsqu’il se redressa, dilata sa poitrine, s’affermit sur ses jambes et considéra froidement la question, – à quoi se réduisaient tous ces fantômes ?

Si l’Espagnol nourrissait quelque dessein sinistre, ce ne devait pas être tant à l’égard de lui-même (le capitaine Delano) que de son navire (le Bachelor’s Delight). Or le fait que la dérive entraînait à présent un navire loin de l’autre, au lieu de favoriser ce dessein supposé, lui était, pour le moment du moins, contraire. Assurément tout soupçon qui renfermait de telles contradictions devait être illusoire. En outre, n’était-il pas absurde de penser d’un vaisseau en détresse – d’un vaisseau que la maladie avait presque entièrement privé de son équipage – d’un vaisseau dont les occupants mouraient de soif – n’était-il pas mille fois absurde de croire qu’un tel bâtiment pouvait être un pirate, ou que son commandant, pour lui-même aussi bien que pour ses hommes, désirait autre chose que d’être promptement secouru et restauré ? Mais pourtant, la détresse générale, et la soif en particulier, ne pouvaient-elles être simulées ? Et cet équipage espagnol, dont on prétendait qu’il avait presque entièrement péri, ne pouvait-il être intact et caché à ce moment même dans la cale ? En implorant d’une voix navrante un verre d’eau fraîche, des démons à forme humaine avaient pénétré dans des habitations isolées, ne se retirant qu’après avoir commis un acte ténébreux. Et chez les pirates malais, c’était chose usuelle que d’attirer des navires à leur suite dans leurs retraites traîtresses, ou, en pleine mer, de tromper les occupants d’un vaisseau ennemi par le spectacle de ponts, clairsemés ou vides sous lesquels se cachaient une centaine de lances et des bras jaunes prêts à les lancer à travers les paillets. Non que le capitaine Delano eût accordé plein crédit à pareils faits lorsqu’il les avait entendu conter, mais à présent ces histoires lui revenaient à l’esprit. La destination actuelle du navire était le mouillage. Là, il serait à côté de son propre vaisseau. Une fois dans ce voisinage, le San Dominick ne pourrait-il, comme un volcan endormi, libérer soudain des énergies à présent cachées ?

Il se rappela l’attitude de l’Espagnol racontant son histoire, ses suspens, ses faux-fuyants ténébreux : c’étaient là précisément les manières d’un homme qui invente son récit au fur et à mesure pour des fins coupables. Cependant, si l’histoire n’était pas vraie, quelle était la vérité ? L’Espagnol avait-il pris possession du navire d’une façon illégale ? Mais dans un grand nombre de détails, particulièrement ceux qui avaient trait aux circonstances les plus calamiteuses, – comme la disparition fatale des matelots, les louvoyages prolongés qui en avaient été la conséquence, les souffrances endurées pendant les calmes persistants, et celles que la soif provoquait encore présentement –, sur tous ces points et sur d’autres encore le récit de Don Benito avait corroboré non seulement les exclamations plaintives de la multitude indiscriminée, noirs et blancs, mais encore – ce qu’il semblait impossible de contrefaire – l’expression même, le jeu de chaque trait humain observés par le capitaine Delano. Si l’histoire de Don Benito était d’un bout à l’autre une invention, il n’y avait pas une âme à bord – jusqu’à la plus jeune négresse – qu’il n’eût soigneusement dressée et qui ne trempât dans le complot : déduction invraisemblable. Et pourtant, s’il y avait quelque raison de mettre en doute la véracité du capitaine espagnol, cette déduction était légitime.

Bref, à peine l’esprit de l’honnête marin s’ouvrait-il à une inquiétude que, par une réaction spontanée du bon sens, il la rejetait aussitôt. Il finit par rire de ces pressentiments et de l’étrange navire qui par son apparence semblait en quelque sorte les favoriser ; par rire aussi de l’aspect bizarre des noirs, particulièrement de ces vieux rémouleurs d’Achanti et de ces étoupiers semblables à de vieilles tricoteuses clouées au lit ; et il alla presque jusqu’à rire du sombre Espagnol lui-même, ce lutin fantomatique qui était au centre de tout.

Pour le reste, tout ce qui semblait sérieusement énigmatique, son bon naturel l’attribua au fait que le pauvre invalide savait à peine ce qu’il faisait, tantôt assombri par de noires vapeurs, tantôt posant au hasard des questions sans signification et sans objet. Évidemment, l’homme n’était pas en état pour le présent d’avoir la charge du navire. Sous quelque bienveillant prétexte, le capitaine Delano devrait lui retirer le commandement et envoyer le San Dominick à Concepcion sous les ordres de son second, homme de confiance et bon navigateur : plan qui ne se montrerait pas moins salutaire à Don Benito qu’au navire, car – délivré de toute anxiété et restant confiné dans sa cabine – le malade, diligemment soigné par son serviteur, aurait probablement avant la fin de la traversée recouvré dans une certaine mesure sa santé, et du même coup son autorité.

Ainsi roulaient les pensées de l’Américain. Elles étaient rassurantes. Il y avait une différence entre l’idée de Don Benito décidant ténébreusement du sort du capitaine Delano et celle du capitaine Delano réglant d’une main légère le sort de Don Benito. Néanmoins, ce ne fut pas sans quelque soulagement que le bon marin aperçut au loin sa chaloupe, dont l’absence avait été prolongée par sa détention inattendue aux côtés du phoquier et, pendant le voyage de retour, par l’éloignement progressif du but.

La tache mouvante fut observée par les noirs. Leurs cris attirèrent l’attention de Don Benito qui, avec un retour de courtoisie, s’approcha du capitaine Delano en exprimant sa satisfaction de voir arriver des provisions, quelque restreintes et provisoires qu’elles fussent.

Le capitaine Delano répondit ; mais ce faisant, son attention fut attirée par quelque chose qui se passait sur le pont au dessous : parmi la foule qui grimpait sur les pavois opposés au rivage en observant anxieusement l’approche du bateau, deux noirs, selon toute apparence incommodés accidentellement par l’un des matelots, éclatèrent en d’horribles imprécations à son adresse et, comme il faisait mine de protester, le précipitèrent sur le pont et le trépignèrent, malgré les cris impérieux des deux étoupiers.

« Don Benito, » dit vivement le capitaine Delano, » voyez-vous ce qui se passe là ? Regardez ! »

Mais, repris par sa toux, l’Espagnol chancela en portant les deux mains à son visage, et parut sur le point de défaillir. Le capitaine Delano allait lui porter secours, mais déjà le serviteur, plus alerte, soutenait son maître d’une main et de l’autre lui administrait un cordial. Don Benito ayant repris ses forces, le noir retira son appui et s’écarta de quelques pas, tout en demeurant fidèlement à portée d’un simple murmure. Une telle marque de discrétion effaça entièrement aux yeux du visiteur l’impropriété dont les conciliabules incivils mentionnés plus haut eussent pu faire accuser le serviteur ; prouvant en outre que, si ce dernier était à blâmer, c’était sans doute plutôt par la faute de son maître que par la sienne propre, puisqu’une fois laissé à lui-même il se conduisait si bien.

Son regard ainsi détourné d’une scène de désordre au profit du spectacle plus plaisant qui s’offrait à lui, le capitaine Delano ne put s’empêcher de féliciter à nouveau Don Benito de posséder un serviteur qui, pour se mettre peut-être un peu trop en avant de temps à autre, ne devait pas moins être d’un prix inestimable aux yeux d’un homme dans la situation de l’invalide.

« Dites-moi, Don Benito, » ajouta-t-il avec un sourire, « j’aimerais que votre homme fût à moi, Qu’en demanderez-vous ? Cinquante doublons feraient-ils l’affaire ? »

« Maître ne se séparerait pas de Babo pour mille doublons, » murmura le noir qui avait entendu l’offre, la prenait au sérieux, et, avec la singulière vanité d’un esclave fidèle apprécié par son maître, montrait son dédain pour l’évaluation dérisoire dont il était l’objet de la part d’un étranger. Mais Don Benito, encore incomplètement remis de sa crise et de nouveau interrompu par sa toux, n’émit qu’une réponse indistincte.

Bientôt sa détresse physique devint si grande et parut affecter son esprit de telle sorte, que le serviteur, comme pour cacher ce triste spectacle, conduisit doucement son maître en bas.

Laissé à lui-même, l’Américain, pour tromper le temps avant l’arrivée de son bateau, eût volontiers accosté l’un des matelots espagnols qui s’offraient à sa vue ; mais se souvenant d’une parole de Don Benito touchant leur mauvaise conduite, il s’en abstint, en bon capitaine de vaisseau qui répugne à voir des matelots faire preuve de lâcheté ou d’infidélité.

Tandis qu’habité par ces pensées il dirigeait son regard à l’avant sur cette poignée de matelots, il lui sembla tout à coup que l’un d’eux lui retournait son regard avec une intention particulière. Il se frotta les yeux et regarda encore, mais pour voir la même chose. Sous une nouvelle forme, plus obscure que les précédentes, les anciens soupçons revinrent ; toutefois, en l’absence de Don Benito, moins chargés d’alarme qu’auparavant. En dépit du rapport peu favorable dont les matelots avaient été l’objet, le capitaine Delano résolut d’accoster incontinent l’un d’eux. Descendant de la dunette, il se fraya un passage à travers les noirs, son mouvement provoquant de la part des étoupiers un cri bizarre auquel les nègres obéirent : ils se jetèrent de côté pour lui faire place ; mais, comme s’ils eussent été curieux de reconnaître la cause de cette visite délibérée à leur ghetto, ils se refermèrent sans trop de désordre derrière l’étranger blanc et le suivirent. Sa marche ainsi proclamée comme par des hérauts montés, et sous l’escorte d’une garde d’honneur cafre, le capitaine Delano, prenant un air enjoué et détaché, continua à avancer, non sans lancer de temps en temps une parole plaisante aux nègres et surveiller attentivement du regard les visages blancs çà et là disséminés parmi les noirs comme des pions blancs aventureusement engagés dans les rangs de l’adversaire.

Comme il se demandait lequel d’entre eux choisir pour son dessein particulier, il remarqua par hasard un matelot assis sur le pont et occupé à goudronner l’estrope d’une grosse poulie, tandis qu’un cercle de noirs accroupis autour de lui considéraient ses gestes d’un œil inquisiteur.

L’humble besogne de l’homme contrastait avec quelque chose de supérieur dans sa personne. Sa main, noircie par des plongeons répétés dans le pot de goudron qu’un nègre tenait devant lui, ne semblait pas s’allier naturellement à son visage, lequel eût été très beau sans son expression hagarde. Cette expression était-elle celle d’un criminel, il semblait difficile d’en décider ; car, de même que la chaleur et le froid intenses, bien que dissemblables, produisent des sensations semblables, de même l’innocence et le crime, lorsqu’ils s’associent accidentellement avec la souffrance mentale, n’usent que d’un sceau pour imprimer une empreinte visible : celui du ravage.

Non point toutefois que cette réflexion vint à l’esprit du capitaine Delano, quelque charitable qu’il fût ; il lui vint une autre idée ! Observant que cette expression si étrangement hagarde allait de pair avec un œil sombre détourné comme dans le trouble ou la honte, et unissant assez illogiquement dans sa tête ses propres soupçons au sujet de l’équipage à la mauvaise opinion avouée par leur capitaine, il fut insensiblement gagné par certaines notions générales qui dissociaient la souffrance et l’abattement de la vertu, pour les relier invariablement au vice.

S’il se passe vraiment quelque chose de vilain à bord de ce navire, pensa le capitaine Delano, il est sûr que cet homme y a trempé la main comme il la trempe à présent dans le goudron. Je ne tiens pas à l’aborder. Je parlerai plutôt à cet autre, ce vieux Jack assis là sur le guindeau.

Il s’avança vers un vieux loup de mer barcelonais aux joues tannées et ravagées, aux favoris épais comme des buissons d’épines, affublé de culottes rouges en lambeaux et d’un bonnet de nuit souillé. Assis entre deux Africains somnolents, ce matelot, comme son jeune camarade, était penché sur un bout de corde – il épissait un câble – cependant que les deux noirs somnolents accomplissaient la fonction subalterne de tenir pour lui les extrémités des filins.

Dès qu’il vit le capitaine Delano s’approcher, l’homme pencha la tête plus bas qu’il n’était nécessaire pour vaquer à sa besogne. On eût dit qu’il désirait qu’on le crut absorbé dans sa tâche avec un zèle peu commun. Interpellé, il leva les yeux, mais avec une expression furtive et défiante bien singulière sur son visage battu des vents, comme un ours grizzli qui, au lieu de gronder et de mordre, se fût mis à minauder et à prendre des airs patelins. Il se vit poser plusieurs questions au sujet du voyage – des questions se référant à dessein à certains passages du récit de Don Benito, et non corroborées précédemment par les cris impulsifs qui avaient accueilli le visiteur lorsqu’il était monté à bord. Le matelot répondit brièvement aux questions, confirmant tout ce qu’il restait à confirmer de l’histoire. Les nègres qui entouraient le guindeau se joignirent à lui, mais à mesure qu’ils devenaient bavards, le vieux marin tombait peu à peu dans le silence, et finalement son mutisme complet et son expression morose montrèrent qu’il ne se souciait pas de répondre à d’autres questions, bien que ses airs d’ours ne laissassent pas d’être mitigés par ses mines patelines. Désespérant d’avoir un libre entretien avec un tel centaure, le capitaine Delano chercha des yeux autour de lui une silhouette plus engageante, mais n’envoyant aucune, enjoignit plaisamment aux noirs de lui faire place ; sur quoi, parmi des ricanements et des grimaces variés, il regagna la dunette, en éprouvant d’abord, sans trop savoir pourquoi, un léger sentiment de malaise, mais dans l’ensemble avec un renouvellement de confiance en Benito Cereno.

Il est clair, pensa-t-il, que ce vieux loup de mer à favoris trahit sa mauvaise conscience. Sans doute, quand il m’a venu venir, craignait-il qu’averti par le capitaine de l’inconduite générale de l’équipage, je ne lui fisse une semonce, et voilà pourquoi il a baissé la tête. Et pourtant… et pourtant, maintenant que j’y pense, ce même vieux grison, si je ne me trompe, était l’un de ceux qui semblaient me regarder avec tant d’insistance il y a un instant. Ah ! ces courants vous tournent la tête presque aussi facilement qu’ils tournent le navire. Mais voici un spectacle plaisant et comme ensoleillé ; un spectacle bien humain.

Son attention avait été attirée vers une négresse endormie, à demi visible à travers la dentelle du gréement, ses jeunes membres nonchalamment étendus sous le vent des pavois, comme une biche à l’ombre d’un roc ombreux. Son faon, tout éveillé, se traînait pour saisir les seins voilés, son petit corps noir, entièrement nu, à demi soulevé du pont et jeté en travers du corps de sa mère, ses mains, comme deux pattes, s’agrippant à elle, sa bouche et son nez fouillant en vain pour atteindre au but, tout cela avec une manière de grognement mécontent qui se mêlait au ronflement placide de la négresse.

La vigueur peu commune de l’enfant éveilla enfin la mère. Elle sursauta et vit au loin le capitaine Delano. Mais, sans paraître éprouver aucune honte d’avoir été surprise dans une telle attitude, elle s’empara de l’enfant d’un air ravi, et le couvrit de baisers avec des transports maternels.

Voici la nature à nu : une tendresse, un amour purs, pensa le capitaine Delano charmé.

Cet incident l’amena à observer plus particulièrement les autres négresses. Leurs manières lui firent la meilleure impression ; comme la plupart des femmes non civilisées, elles semblaient unir une constitution robuste à un cœur délicat, également prêtes à mourir pour leurs enfants ou à combattre pour eux. Naturelles comme des léopards, aimantes comme des colombes. Ah ! pensa le capitaine Delano, peut-être certaines de ces femmes sont-elles de celles que Mungo Park vit en Afrique et dont il donna une si noble description.

Ce spectacle naturel diminua insensiblement sa défiance et son malaise. Enfin, il chercha des yeux sa chaloupe et constata ses progrès : elle était encore à bonne distance. Il se retourna alors pour voir si Don Benito avait reparu ; mais il n’en était rien.

Pour changer la scène aussi bien que pour se donner l’agrément d’observer l’approche du bateau, il franchit les porte-haubans et monta jusqu’à la galerie de tribord. Ces balcons d’apparence vénitienne mentionnés plus haut, formaient des retraites coupées du pont. Comme son pied foulait les mousses marines demi-humides, demi-sèches qui tapissaient l’endroit, comme sa joue recevait l’évent d’un souffle de brise isolé, fantomatique risée sans héraut ni escorte ; comme son regard tombait sur la rangée de petits contre-sabords ronds, tous fermés d’une rondelle de cuivre ainsi que les yeux d’un mort dans le cercueil, et sur la porte de la cabine, anciennement reliée à la galerie (où jadis s’étaient ouverts également les contre-sabords), mais à présent calfatée et assujettie aussi fermement qu’un couvercle de sarcophage à la paroi, au seuil et aux montants goudronnés d’une sombre couleur pourpre ; comme il songeait au temps où dans cette cabine et sur ce balcon d’apparat avaient retenti les voix des officiers du roi d’Espagne, et où les filles des vice-rois de Lima s’étaient accoudées, peut-être à l’endroit même où il se tenait maintenant ; comme ces images et d’autres encore flottaient dans son esprit ainsi que la risée dans l’air calme, il sentit monter en lui cette rêveuse inquiétude qu’un homme seul dans la prairie se prend à éprouver devant le repos de midi.

Il s’appuya à la balustrade ouvragée, tournant de nouveau son regard vers la chaloupe ; mais ses yeux tombèrent sur le ruban d’herbes marines qui traînait le long de la ligne de flottaison du navire, aussi rigide qu’une bordure de plate-bande, et sur les parterres d’algues dont les larges ovales ou les croissants flottaient çà et là, séparés par de longues allées solennelles qui traversaient des terrasses houleuses et s’incurvaient comme pour mener à des grottes cachées. Dominant tout cela, la balustrade où s’appuyait son bras, par endroits maculée de poix et par endroits rehaussée de mousses, semblait être le vestige carbonisé de quelque kiosque dans un parc magnifique depuis longtemps délaissé.

À vouloir rompre un charme, il se trouvait de nouveau ensorcelé. Bien qu’il voguât sur la vaste mer, il lui semblait être quelque part très loin à l’intérieur des terres ; prisonnier dans un château abandonné d’où son regard découvrait des terres vides, des routes vagues que nulle voiture, nul passant ne venaient animer.

Mais ces enchantements se dissipèrent quelque peu quand son regard tomba sur les porte-haubans corrodés. De style ancien, avec leurs maillons, leurs manilles et leurs clavettes massives et rouillées, ils paraissaient mieux appropriés encore à la présente fonction du navire qu’à celle pour laquelle il avait sans doute été construit.

À cet instant, il lui sembla voir bouger quelque chose près des chaînes. Il se frotta les yeux et regarda fixement. Dans la forêt d’agrès qui les environnaient, il aperçut, caché derrière un grand hauban comme un Indien aux aguets derrière un noyer d’Amérique, un matelot espagnol avec un épissoir à la main. L’homme fit une sorte de geste imparfait dans la direction du balcon, puis aussitôt, comme alarmé par un bruit de pas sur le pont, disparut dans les profondeurs de la forêt de chanvre ainsi qu’un braconnier.

Que voulait dire ceci ? L’homme avait essayé de lui communiquer quelque chose, à l’insu de chacun, même de son capitaine. Le secret était-il de quelque manière défavorable à Don Benito ? Ses soupçons premiers allaient-ils être vérifiés ? Ou bien, dans son humeur inquiète, prenait-il pour un geste significatif ce qui n’avait été de la part de l’homme qu’un mouvement tout involontaire requis par sa besogne ?

Non sans trouble, il chercha de nouveau sa chaloupe du regard, mais pour la trouver momentanément cachée par un éperon rocheux de l’île. Comme il se penchait en avant avec quelque vivacité, guettant l’instant où la proue se montrerait à nouveau, la balustrade céda sous lui comme du charbon de bois. S’il n’eût saisi un cordage qui se trouvait à sa portée, il fût tombé à la mer. Le craquement, bien que faible, et la chute, bien que sourde, des fragments pourris, devaient avoir été entendus. Il leva les yeux. L’un des vieux étoupiers qui de son perchoir avait gagné un bout-dehors, le considérait d’en haut avec une sobre curiosité, cependant qu’au-dessous du vieux nègre et invisible à ses yeux, apparaissait de nouveau le matelot espagnol qui, d’un sabord, aventurait un coup d’œil inquisiteur comme un renard à l’orifice de sa tanière. Quelque chose dans l’expression de l’homme suggéra tout à coup au capitaine Delano l’idée insensée que l’indisposition alléguée par Don Benito en se retirant en bas n’était qu’un prétexte ; qu’il était en train d’y mûrir quelque complot dont le matelot avait eu vent et contre lequel il cherchait à mettre en garde l’étranger, par gratitude peut-être pour une bonne parole que l’Américain avait prononcée en montant à bord. Était-ce en prévision d’une intervention de cette sorte que Don Benito avait précédemment jeté sur ses matelots un jour défavorable, tout en célébrant les louanges des nègres, alors qu’en vérité les premiers semblaient aussi dociles que les autres se montraient turbulents ? Les blancs, en outre, étaient par nature les plus pénétrants. Un homme hanté de quelque méchant dessein ne devait-il pas être porté à louanger une stupidité aveugle à sa dépravation et à dénigrer une intelligence trop perspicace pour ne la pénétrer point ? Peut-être. Mais si les blancs avaient connaissance de forfaits secrets à la charge de Don Benito, celui-ci était donc de connivence avec les noirs ? Non, ils paraissaient trop stupides ; en outre, avait-on jamais entendu parler d’un blanc assez renégat pour se liguer contre sa propre race avec des nègres ? Ces énigmes lui rappelaient des perplexités antérieures. Perdu dans leurs lacs, le capitaine Delano, qui avait à présent regagné le pont, arpentait les planches d’un pas inquiet, lorsqu’il remarqua un nouveau visage, celui d’un vieux marin assis, jambes croisées, auprès de la grande écoutille. Sa peau était plissée de rides comme la poche vide d’un pélican, ses cheveux givrés, son maintien grave et composé. Il avait les mains pleines de cordages dont il faisait un grand nœud, et plusieurs noirs l’entouraient, qui mouillaient obligeamment les filins ici et là selon les exigences de l’opération.

Le capitaine Delano traversa le pont dans la direction du matelot et se tint devant lui en silence, le regard fixé sur le nœud, son esprit passant, par une transition assez naturelle, de l’enchevêtrement de ses pensées à celui du chanvre. Il n’avait jamais vu nœud si embrouillé sur un navire américain, ni en vérité sur aucun autre. Il semblait que ce fût une combinaison de demi-nœud bridé, de chaise de calfat, d’agui, de gueule de raie et de cul de porc double.

Enfin, impuissant à saisir la signification d’un tel nœud, le capitaine Delano interpella le noueur :

« Que nouez-vous là, mon brave ? »

« Le nœud, » répondit brièvement le matelot, sans lever les yeux.

« Je le vois bien ; mais pour quel usage ? »

« Pour qu’un autre le défasse, » murmura le vieillard qui se remit à jouer des doigts, le nœud étant presque achevé.

Soudain, comme le capitaine Delano l’observait, il lui tendit le nœud et dit dans un anglais haché – le premier qu’il entendît sur le navire – quelque chose comme : « Défaites, coupez, vite. » Cela fut dit tout bas, mais d’une façon si rapide et si condensée que les longs mots espagnols qui avaient précédé et qui suivirent eurent pour effet de couvrir presque entièrement les brèves syllabes anglaises.

Pendant quelques instants, un nœud dans la main et un nœud dans la tête, le capitaine Delano demeura muet ; tandis que le vieillard, sans plus s’occuper de lui, se penchait sur d’autres cordages. Cependant, il entendit un léger bruit et, se retournant, se trouva en présence du nègre enchaîné, Atufal, qui se tenait tranquillement derrière lui. Presque aussitôt le vieux matelot se leva en marmottant et, suivi de ses auxiliaires noirs, s’en alla vers l’avant du navire où il disparut dans la foule.

Un nègre d’un certain âge, avec une robe de petit enfant, une tête poivre et sel et un air de fondé-de-pouvoirs s’avança alors vers le capitaine Delano. Dans un espagnol tolérable et après un clin d’œil entendu et bonasse, il l’informa que le vieux faiseur de nœuds était simple d’esprit, mais inoffensif, et qu’il jouait souvent ses vieux tours. Le nègre conclut en lui demandant le nœud, car assurément l’étranger n’en avait que faire. Il lui fut tendu distraitement. Le nègre le reçut avec une sorte de salut et, tournant le dos, se mit à fouiner dans les lacs comme un agent des douanes en quête de dentelles de contrebande. Bientôt, avec un mot africain, il lança le nœud par-dessus bord.

Tout ceci est décidément bien étrange, pensa le capitaine Delano avec un émoi qui tenait de la nausée ; mais, comme un homme en proie aux premiers effets du mal de mer, il tenta de s’en débarrasser en niant ses symptômes. Une fois de plus il chercha des yeux sa chaloupe et constata avec plaisir qu’ayant laissé l’éperon rocheux derrière elle, elle était de nouveau en vue.

Non seulement cette apparition allégea dès l’abord son malaise, mais encore, faisant preuve d’une efficacité inattendue, elle le dissipa complètement. La vue moins distante de cette chaloupe si bien connue dont les contours, non plus brouillés par la brume, étaient clairement distincts, en sorte que son individualité apparaissait aussi nettement que celle d’un être humain ; cette chaloupe, le Rover pour lui donner son nom, qui, bien qu’à présent en d’étranges mers, avait été souvent halée sur la plage où s’élevait la maison du capitaine Delano et transportée jusqu’au seuil même de la porte devant laquelle on la voyait couchée comme un chien de Terre-Neuve ; la vue de cette chaloupe si familière évoqua mille associations rassurantes qui, par contraste avec ses soupçons antérieurs, l’emplirent d’une confiance insouciante, et même l’incitèrent à se reprocher à demi sérieusement sa défiance antérieure.

« Comment, moi, Amasa Delano, Jack de la Plage, comme on m’appelait quand j’étais gosse, moi, Amasa qui, le cartable à la main, barbottais le long de la grève en route pour l’école, – une école ménagée dans un vieux ponton, – moi, le petit Jack de la Plage qui m’en allais aux mûres avec le cousin Nat et les autres, je serais assassiné ici au bout du monde par un horrible Espagnol à bord d’un bateau-pirate hanté ? – Trop absurde pour qu’on s’y arrête ! Qui voudrait assassiner Amasa Delano ? Sa conscience est nette. Il y a Quelqu’un là-haut. Fi, fi, Jack de la Plage. Tu es un enfant, en vérité ; un enfant de la seconde enfance, mon vieux ; tu commences à divaguer et à radoter, j’en ai peur. »

Comme il s’avançait d’un cœur et d’un pied légers vers l’arrière, il fut accosté par le serviteur de Don Benito dont l’expression plaisante répondait aux sentiments présents du capitaine ; le nègre l’informa que son maître, remis de son accès de toux, présentait ses compliments à son bon hôte Don Amasa et qu’il aurait bientôt le plaisir de le rejoindre.

Eh ! bien, voyez-vous cela ? pensa le capitaine Delano en arpentant la poupe. Quel âne j’étais ! Ce bon gentilhomme qui m’envoie ses compliments, voici dix minutes je le voyais, une lanterne sourde à la main, tourner une vieille meule dans la cale en aiguisant une hachette à mon intention. Allons, allons, ces calmes prolongés ont une influence morbide sur l’esprit, comme je l’ai souvent entendu dire sans trop y croire. Ah ! (il observait sa chaloupe) voici ce bon chien de Rover, avec un os blanc dans la gueule. Mais c’est un bien gros os pour lui, il me semble… Quoi ? Le voilà pris dans les remous du ressac qui l’entraîne pour l’instant en sens contraire ? Patience.

Il était alors environ midi, bien qu’à la teinte grise de toutes choses, on eût dit toucher au soir.

L’accalmie se confirma. Au loin, en dehors de l’influence terrestre, l’océan grisâtre semblait alourdi de plomb et prostré, sa carrière finie, son âme en allée, défunt. Mais le courant de terre où le navire était engagé, grossit, l’entraînant en silence de plus en plus loin vers les eaux figées du large.

Cependant le capitaine Delano, qui connaissait ces latitudes, ne perdait pas l’espoir de voir une brise, et même une fraîche et belle brise, se lever d’un moment à l’autre : en dépit des perspectives présentes, il se flattait hardiment de mouiller le San Dominick en lieu sûr avant la nuit. La distance perdue n’était rien, car avec un bon vent le navire regagnerait à la voile en dix minutes plus de soixante minutes de dérive. Tantôt tourné vers Rover qu’il voyait aux prises avec la barre, tantôt guettant l’approche de Don Benito, il continua à marcher de long en large sur la poupe.

Peu à peu le retard de chaloupe lui inspira quelque ennui ; ce sentiment se mua bientôt en malaise ; et finalement, son regard tombant continuellement, comme d’une loge dans un parterre, parmi l’étrange foule qui grouillait devant lui et au-dessous de lui, il vint à reconnaître le visage – à présent empreint d’indifférence – du matelot espagnol qui avait paru lui faire signe dans les porte-haubans de misaine, et ses anciennes inquiétudes le reprirent.

Ah ! pensa-t-il – assez sérieusement –, c’est comme la fièvre : parce que l’accès est passé, il ne s’ensuit pas qu’il ne doive revenir.

Bien qu’il eût honte de la rechute, il ne parvint pas à l’éviter entièrement ; et, faisant appel à toute sa confiance naturelle, il en vint insensiblement à un compromis.

Oui, c’est là un étrange navire ; une étrange histoire aussi, et d’étranges passagers. Mais… rien de plus.

Pour empêcher son esprit de vagabonder jusqu’à l’arrivée de la chaloupe, il tenta de l’occuper en tournant et en retournant d’une façon purement spéculative quelques-unes des moindres particularités du capitaine et de l’équipage. Entre autres, quatre faits singuliers lui revinrent en mémoire.

D’abord, l’affaire du mousse espagnol assailli à coups de couteau par l’esclave ; et cela au vu de Don Benito. En second lieu, le noir Atufal tyranniquement traité par Don Benito, à la manière d’un taureau du Nil qu’un enfant mènerait par un anneau passé dans les narines. Troisièmement, le matelot piétiné par les deux nègres, insolence qui avait passé sans l’ombre d’une réprimande. Quatrièmement, la rampante soumission dont faisaient preuve à l’égard de leur maître les éléments subalternes du navire, pour la plupart des noirs, comme s’ils craignaient de provoquer pour la moindre inadvertance son déplaisir despotique.

Ces différents faits, rapprochés les uns des autres, semblaient quelque peu contradictoires. Mais qu’en déduire, pensa le capitaine Delano en jetant un coup d’œil sur la chaloupe qui gagnait à présent du terrain, qu’en déduire ? Eh ! bien, ce Don Benito est un commandant fort capricieux. Mais ce n’est pas le premier de cette sorte que je rencontre, bien que je doive avouer qu’il l’emporte sur tous les autres. D’ailleurs ces Espagnols – continua-t-il en poursuivant ses rêveries – sont une drôle de nation ! le mot même d’Espagnol rend un curieux son de conspirateur, un son à la Guy Fawkes. Et pourtant, dans l’ensemble, les Espagnols sont assurément d’aussi braves gens que quiconque à Duxbury, Massachusetts. Ah ! bon ! Voici enfin Rover.

Tandis que la chaloupe et sa cargaison bienvenue touchaient au flanc du navire, les étoupiers, avec des gestes vénérables, s’efforçaient de contenir les noirs qui, à la vue des trois barils d’eau à ceintures de fer couchés au fond de l’embarcation et des citrouilles racornies empilées à l’avant, se penchaient par-dessus les pavois dans une exultation désordonnée.

Don Benito parut alors avec son serviteur, le tumulte hâtant peut-être sa venue. Le capitaine Delano lui demanda la permission de distribuer l’eau lui-même, afin que tous eussent la même part et qu’ils ne se fissent point de mal en buvant avec excès. Mais cette offre si sensée et si pleine d’égard pour Don Benito fut reçue avec une sorte d’impatience, comme si ce dernier, sachant que l’énergie d’un chef lui faisait défaut et nourrissant la vraie jalousie de la faiblesse, ressentait toute intervention comme une offense. C’est ainsi, du moins, qu’en jugea le capitaine Delano.

Un instant après, comme l’on hissait les barils à bord, dans leur précipitation quelques-uns des nègres bousculèrent accidentellement le capitaine Delano qui se tenait sur le passavant ; sans prendre garde à Don Benito, celui-ci, cédant à l’impulsion du moment, ordonna aux noirs de reculer sur un ton d’autorité bienveillante ; recourant, pour renforcer ses paroles, à un geste mi-enjoué, mi-menaçant. Instantanément les noirs s’arrêtèrent à l’endroit précis où ils se trouvaient, chaque nègre et chaque négresse se figeant dans la posture même où le mot l’avait surpris – et demeurant ainsi pendant quelques secondes – tandis qu’une syllabe inconnue courait d’un homme à l’autre entre les étoupiers juchés sur leur perchoir, comme entre les postes successifs d’un télégraphe. L’attention du capitaine Delano était absorbée par cette scène, lorsque les polisseurs de hachettes se levèrent soudain à demi, et Don Benito poussa un cri rapide.

Pensant être massacré au signal de l’Espagnol, le capitaine Delano allait bondir dans sa chaloupe, lorsque les étoupiers, sautant au milieu de la foule avec de vives exclamations, firent reculer noirs et blancs et les exhortèrent en substance avec des gestes amicaux, familiers, presque enjoués, à ne point faire les sots. Simultanément, les polisseurs de hachettes reprirent tranquillement leurs sièges, comme autant de tailleurs ; et l’on recommença aussitôt à hisser les barils comme si rien ne s’était passé, noirs et blancs chantant au palan.

Le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur Don Benito. Lorsqu’il vit l’invalide au corps chétif reprendre peu à peu ses sens dans les bras du serviteur où son agitation l’avait encore jeté, il ne put que s’étonner de la panique qui s’était tout à coup emparée de lui : ce commandant qui, comme on venait de le voir, perdait tout empire sur lui-même pour un incident aussi légitime et aussi banal, comment avait-il pu le croire sur le point de perpétrer son assassinat avec une énergique iniquité ?

Les barils une fois sur le pont, le capitaine Delano reçut un certain nombre de jarres et de timbales des mains de l’un des aides du commis aux vivres qui, au nom de Don Benito, le pria de distribuer l’eau comme il l’avait proposé. Il s’exécuta, faisant preuve d’une impartialité républicaine à l’endroit de cet élément républicain qui cherche toujours un niveau égal, et servant le plus jeune des noirs tout aussi bien que le plus âgé des blancs ; hormis toutefois le pauvre Don Benito dont la condition, sinon le rang, exigeait une ration supplémentaire. C’est à lui en premier lieu que le capitaine Delano offrit le liquide en quantité abondante ; mais quelque désir qu’il pût avoir de cette eau fraîche, Don Benito n’en avala pas une goutte qu’il ne se fût incliné gravement et à plusieurs reprises devant son visiteur : échange de courtoisies que les Africains épris de parade approuvèrent en claquant des mains.

Deux des citrouilles les moins racornies furent réservées pour la table du commandant, et le reste haché sur l’heure pour le régal de tous. Quant au pain tendre, au sucre et au cidre bouché, le capitaine Delano les eût donnés seulement aux Espagnols et surtout à Don Benito, mais ce dernier s’y refusa avec un désintéressement qui, de sa part, plut grandement à l’Américain ; des portions furent donc distribuées à la ronde aux blancs comme aux noirs ; excepté une bouteille de cidre qui, sur les instances de Babo, fut mise de côté pour son maître.

On peut observer ici que, cette fois comme la précédente, l’Américain n’avait pas permis à ses hommes de monter à bord, afin de ne point ajouter à la confusion qui régnait sur les ponts.

Ne laissant pas d’être influencé par la bonne humeur générale et oubliant pour le présent toute autre pensée que de bienveillance, le capitaine Delano, auquel de récents symptômes faisaient escompter une brise dans l’espace d’une heure ou deux, renvoya la chaloupe au phoquier avec l’ordre que tous les hommes s’employassent à transporter les barils à la source pour les y remplir. Il fit en outre mander à son second de se garder de toute inquiétude si, contre sa propre attente, le navire n’était pas mouillé à l’ancre au coucher du soleil, car en prévision de la pleine lune il demeurait à bord afin d’être prêt à jouer le rôle de pilote au cas où le vent viendrait tôt ou tard à souffler.

Comme les deux capitaines observaient ensemble le départ de la chaloupe – cependant que le serviteur frottait en silence une tache qu’il venait de remarquer sur la manche de velours de son maître – l’Américain exprima son regret que le San Dominick n’eût point de canots, ou tout au moins point d’autre canot que la vieille carcasse inutilisable de la chaloupe. Aussi déjetée qu’un squelette de chameau perdu dans le désert et presque aussi blanchie, elle gisait par le travers, retournée à la façon d’un pot, mais relevée légèrement d’un côté et formant ainsi un antre souterrain où l’on apercevait des groupes familiaux de nègres, – surtout des femmes et de petits enfants, – accroupis sur de vieilles paillasses ou perchés sur les sièges élevés du sombre dôme, comme un cercle de chauves-souris réfugiées dans quelque grotte accueillante ; des gosses de trois ou quatre ans, tout nus, garçons ou filles, s’élançant hors de la caverne ou s’y engouffrant, comme de noirs essaims.

« Si vous aviez trois ou quatre chaloupes, Don Benito, » dit le capitaine Delano, « je crois qu’en poussant aux avirons vos nègres pourraient aider quelque peu les choses. Avez-vous quitté le port sans chaloupes, Don Benito ? »

« Elles ont été emportées dans les tempêtes, Señor. »

« Mauvais, cela. Et vous avez perdu en même temps beaucoup d’hommes. Des chaloupes et des hommes. Ce durent être de bien rudes tempêtes, Don Benito. »

« Plus rudes qu’il ne se peut exprimer, » répondit l’Espagnol en frissonnant.

« Dites-moi, Don Benito, » continua son compagnon avec un intérêt accru, « dites-moi, ces tempêtes vous ont-elles assailli dès que vous eûtes doublé le Cap Horn ? »

« Le Cap Horn ? – Qui a parlé du Cap Horn ? »

« Mais vous-même, en me décrivant votre voyage, » répondit le capitaine Delano, fort étonné de voir l’Espagnol avaler, comme on dit, ses propres paroles, encore qu’il parût toujours en train d’avaler son propre cœur. « Vous-même, Don Benito, avez parlé du Cap Horn, » répéta-t-il avec insistance.

L’Espagnol se détourna et, se penchant en avant, garda quelque temps l’attitude d’un homme qui se prépare à échanger par un plongeon l’élément aérien pour l’élément aqueux.

À cet instant un mousse blanc passa rapidement auprès d’eux dans l’exercice régulier de sa fonction, qui consistait à se rendre à l’avant au poste d’équipage pour frapper sur la grande cloche du navire la dernière demi-heure écoulée selon la pendule de la cabine.

« Maître, » dit le serviteur, cessant de frotter la manche de l’habit, et s’adressant à l’Espagnol perdu dans sa rêverie avec la timidité craintive d’un homme chargé d’un devoir et qui prévoit que son exécution importunera la personne même par laquelle et pour le bénéfice de laquelle il a été instauré, « maître m’a dit de lui rappeler toujours, à une minute près, quand l’heure était venue de le raser, sans se soucier de l’endroit où il se trouvait, ni de ce qu’il pouvait faire. Miguel est allé frapper la demie de l’après-midi. C’est l’heure, maître. Maître viendra-t-il dans le cuddy ? »

« Ah !… Oui, » répondit l’Espagnol en tressaillant, comme s’il retombait de son rêve dans la réalité ; puis, se tournant vers le capitaine Delano, il l’assura que leur conversation reprendrait peu après.

« Si maître veut causer avec Don Amasa, » dit le serviteur, « pourquoi Don Amasa ne viendrait-il pas s’asseoir dans le cuddy près de maître ? Maître parlera et Don Amasa écoutera, pendant que Babo jouera du savon et du rasoir. »

« Oui », dit le capitaine Delano à qui ce plan sociable ne déplut point. « Oui, Don Benito, si vous n’avez rien contre, je vous accompagnerai. »

« Qu’il en soit ainsi, Señor. »

Comme les trois hommes se dirigeaient vers l’arrière, l’Américain ne put s’empêcher de penser que la ponctualité peu commune avec laquelle son hôte se faisait raser au milieu du jour était encore un étrange exemple de son caractère capricieux. Mais il lui vint alors à l’esprit que l’anxieuse fidélité du serviteur n’était point étrangère à cette affaire, d’autant plus que l’interruption sauvait opportunément son maître de l’accès mélancolique où il avait été sur le point de tomber.

L’endroit que l’on appelait le cuddy était une claire cabine de pont ménagée dans la poupe et formait une sorte d’attique au-dessus de la grande cabine proprement dite. Les quartiers des officiers l’avaient naguère occupée en partie, mais depuis leur mort les cloisons avaient été abattues et tout l’espace intérieur converti en une pièce unique : un hall marin spacieux et aéré ; par l’absence de beaux meubles et le pittoresque désordre d’objets hétéroclites, ce cuddy ressemblait au vaste hall encombré de quelque gentilhomme campagnard célibataire et excentrique qui accroche à des andouillers de daim sa veste de chasse et sa blague à tabac, et range sa canne à pêche, ses pincettes et son bâton pêle-mêle dans le même coin.

La ressemblance était accrue, sinon originellement suggérée, par des échappées sur la mer environnante ; car, sous un certain aspect, la campagne et l’océan semblent cousins germains.

Le plancher du cuddy était recouvert d’une natte. Au mur, quatre ou cinq vieux mousquets reposaient dans des rainures horizontales qui couraient le long des poutres. Une vieille table à pieds griffus, assujettie au pont et portant un missel fatigué, était surmontée d’un méchant petit crucifix fixé à la cloison. Sous la table, quelques coutelas tordus et un harpon ébréché gisaient parmi de vieux cordages mélancoliques pareils à des cordelières de frères mendiants. On remarquait encore deux canapés en jonc de malacca, allongés, anguleux, noircis par l’âge et aussi rébarbatifs d’apparence que des chevalets d’inquisiteur, ainsi qu’un grand fauteuil difforme et qui, avec son grossier appui-tête de barbier mû par une vis, semblait quelque grotesque engin de torture du moyen âge. Dans un coin, un étui à pavillon laissait voir un amas d’étamines colorées, les unes roulées, les autres à demi déployées, d’autres encore tombées à terre. En face, se dressait un encombrant lavabo en acajou noir d’un seul bloc, que son piédestal faisait ressembler à des fonts baptismaux, flanqué d’une étagère contenant des peignes, des brosses et d’autres accessoires de toilette.

Un hamac de rafia teint, déchiré, se balançait auprès : ses couvertures étaient en désordre et son oreiller aussi ridé qu’un front soucieux, comme si on y eût dormi d’un sommeil inquiet alternativement visité de tristes pensées et de mauvais rêves.

La face opposée du cuddy, qui surplombait l’arrière du navire, était percée de trois ouvertures : hublots et sabords, selon qu’y pouvaient apparaître des visages d’hommes ou des canons. On n’y voyait à présent ni hommes ni canons, bien que d’énormes anneaux à vis et d’autres ferrures rouillées de la charpente évoquassent des pièces de vingt-quatre.

En entrant, le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur le hamac et dit : « Vous dormez ici, Don Benito ? »

« Oui, Señor, depuis que le temps est au calme. »

« Cette pièce a l’air d’une sorte de dortoir, de salon, de voilerie, d’armurerie, de chapelle et de cabinet de travail tout ensemble, Don Benito, » ajouta le capitaine Delano en regardant autour de lui.

« Oui, Señor ; les événements ne m’ont guère permis de mettre beaucoup d’ordre dans mes arrangements. »

Ici le serviteur, une serviette sur le bras, indiqua d’un geste qu’il attendait le bon plaisir de son maître Don Benito signifiant qu’il était prêt, Babo le fit asseoir dans le fauteuil de malacca, attira en face un canapé pour la commodité de l’hôte, puis commença les opérations en rejetant en arrière le col de son maître et en dénouant sa cravate.

Il y a quelque chose chez le nègre qui le qualifie particulièrement pour le rôle de domestique personnel. La plupart des nègres sont des valets et des coiffeurs nés ; ils jouent du peigne et de la brosse aussi naturellement que des castagnettes et les manient apparemment avec une satisfaction presque égale. Ils apportent aussi à l’exercice de ces fonctions un tact plein de douceur et une extraordinaire vivacité ondoyante et silencieuse non dénuée de grâce, singulièrement agréable à observer et plus agréable encore à subir. Enfin, par-dessus tout, ils ont le grand don de la bonne humeur. En l’occurrence, il ne s’agissait point de rires ou de grimaces qui eussent été déplacés, mais d’un certain enjouement aisé où concouraient harmonieusement chaque regard et chaque geste, comme si Dieu eût accordé le nègre tout entier à quelque plaisant diapason.

Si l’on ajoute à cela cette docilité qui naît du contentement d’un esprit borné et sans aspirations, et cette faculté d’aveugle attachement qui est parfois le propre des individus dont la position d’inférieurs ne prête point à discussion, on comprendra aisément pourquoi ces hypocondriaques de Johnson et de Byron – le cas de cet autre hypocondriaque, Benito Cereno, n’étant peut-être pas très différent du leur – se prirent d’affection, à l’exclusion presque totale de la race blanche, pour leurs domestiques nègres Barber et Fletcher. Mais s’il y a quelque chose chez le nègre qui désarme les esprits cyniques ou morbidement amers, quelles complaisances n’éveillera-t-il pas, s’il apparaît sous son aspect le plus favorable à un homme bienveillant ? Or, lorsque les circonstances extérieures le laissaient à l’aise, le capitaine Delano ajoutait à la bienveillance la familiarité et l’humour. Chez lui, assis à sa porte, il avait souvent pris un vif plaisir à observer quelque homme de couleur, quelque homme libre, à sa besogne ou à son jeu. Si, au cours d’une traversée, il se trouvait avoir un matelot noir, il était invariablement sur un pied de bavardage et de semi-plaisanterie avec lui. En fait, comme la plupart des hommes doués d’un cœur gai et généreux, le capitaine Delano s’attachait aux nègres non par philanthropie, mais par nature, comme d’autres aux chiens de Terre-Neuve.

Jusqu’alors cette tendance s’était vu réprimer par les circonstances dans lesquelles il avait trouvé le San Dominick. Mais dans le cuddy, soulagé de son précédent malaise et, pour diverses raisons, d’humeur plus sociable qu’il ne l’avait encore été ce jour-là, à la vue de ce serviteur nègre si débonnaire avec son maître et qui, la serviette sur le bras, exerçait une fonction aussi familière que celle de barbier, tout son ancien faible pour les noirs lui revint.

Entre autres choses, il s’amusa de cet amour africain pour les couleurs vives et les belles apparences, dont le nègre offrit un exemple singulier en prenant dans l’étui à pavillons une pièce d’étamine de toutes les nuances, qu’il plissa abondamment sous le menton de son maître en guise de tablier.

Les Espagnols ont une façon de se raser qui diffère légèrement de celle des autres nations. Ils font usage d’une cuvette, spécialement dénommée cuvette de barbier : évidée d’un côté, elle reçoit exactement le menton qui demeure appuyé contre elle pendant le savonnage ; lequel s’effectue non à l’aide d’un blaireau, mais par le moyen du savon trempé dans l’eau de la cuvette et frotté contre le visage.

Dans le cas présent, on eut recours, faute de mieux, à l’eau de mer, la lèvre supérieure et le bas de la gorge étant seuls savonnés, afin de respecter la barbe cultivée.

Ces préliminaires étant quelque peu nouveaux pour le capitaine Delano, il les observa curieusement, en sorte qu’aucune conversation ne prit place, Don Benito ne paraissant pas disposé pour le présent à la renouer.

Déposant sa cuvette, le nègre chercha parmi les rasoirs comme pour choisir le plus affilé, et l’ayant trouvé, aviva encore son tranchant en le passant d’un geste expert sur la peau ferme, douce et huileuse de sa paume ouverte ; il fit alors le geste de commencer, mais s’arrêta un instant à mi-chemin, tenant d’une main le rasoir levé, et de l’autre jouant professionnellement parmi le savon qui moussait sur le cou maigre de l’Espagnol. La vue de l’acier si brillant et si proche ne laissa pas Don Benito insensible : il frissonna nerveusement, sa lividité habituelle accrue par le savon dont la blancheur était également avivée par le corps noir de suie qui contrastait avec elle. Toute la scène avait quelque chose de singulier, au moins pour le capitaine Delano qui, à considérer la posture des deux hommes, ne put chasser l’idée saugrenue qu’il voyait dans le noir un bourreau et dans le blanc un homme au billot. Mais c’était là un de ces fantasmes capricieux qui apparaissent et s’évanouissent en un clin d’œil, et dont l’esprit le mieux réglé ne saurait sans doute se garder.

Cependant l’Espagnol avait, dans son agitation, desserré quelque peu l’étamine qui l’enveloppait, et un large pan se déroula comme un rideau par-dessus le bras du fauteuil pour tomber sur le sol, révélant dans une profusion de bandes armoriales et de champs colorés – noir, bleu et jaune – un château sur champ rouge sang en diagonale avec un lion rampant sur champ blanc.

« Le château et le lion, » s’écria le capitaine Delano ; « mais, Don Benito, c’est le pavillon espagnol dont vous vous servez là ! Il est heureux que ce soit moi, et non le roi, qui voie ceci, » ajouta-t-il avec un sourire, « mais (et il se tourna vers le noir) c’est tout un, je suppose, pourvu que les couleurs soient gaies, » remarque plaisante qui ne manqua pas de divertir le nègre.

« Allons, maître, » dit-il en réajustant le pavillon et en renversant doucement la tête de Don Benito sur l’appui du fauteuil, « allons, maître. » Et l’acier brilla près de la gorge.

De nouveau Don Benito frissonna faiblement.

« Il ne faut pas trembler comme ça, maître. Voyez, Don Amasa, maître tremble toujours quand je le rase. Et pourtant, maître sait que je ne l’ai jamais coupé, bien que cela pourrait m’arriver un de ces jours, si maître tremble ainsi. Allons, maître, » reprit-il. « Et maintenant, Don Amasa, si vous voulez bien recommencer à parler de la tempête et de tout ça, maître pourra écouter, et de temps en temps maître pourra répondre. »

« Ah ! oui, ces tempêtes, » dit le capitaine Delano ; « mais plus je pense à votre traversée, Don Benito, plus je m’étonne, non pas des tempêtes, quelque terribles qu’elles aient dû être, mais de l’intervalle désastreux qui les suivit. Car, selon votre récit, il vous a fallu plus de deux mois pour aller du Cap Horn à Santa-Maria, une distance que j’ai moi-même couverte en quelques jours avec un bon vent. Il est vrai que vous avez connu des accalmies, de longues accalmies ; mais c’est chose pour le moins inusitée que de se voir ainsi immobiliser pendant deux mois. Ma foi, Don Benito, si tout autre que vous m’avait fait semblable récit, j’eusse été à demi tenté de ne pas le croire. »

Ici le visage de l’Espagnol prit une expression involontaire, toute semblable à celle qu’il avait eue sur le pont un instant auparavant et, soit tressaillement de sa part, soit coup de roulis soudain de la coque dans le calme, soit maladresse momentanée du serviteur, à ce moment précis le sang parut sous le rasoir et des gouttes tachèrent la mousse crémeuse qui couvrait la gorge ; immédiatement le barbier noir ramena l’acier à lui, et gardant son attitude professionnelle, face à Don Benito et dos tourné au capitaine Delano, il tint en l’air le rasoir ruisselant en disant d’un ton mi-plaisant, mi-chagrin : « Vois, maître, tu as tellement tremblé : c’est le premier sang de Babo. »

Nulle épée dégainée devant James Ier d’Angleterre, nul assassinat perpétré en présence de ce timide roi n’eussent imprimé sur son visage plus de terreur que n’en montrait à présent celui de Don Benito.

Pauvre homme, pensa le capitaine Delano, il est si nerveux qu’il ne peut même endurer le spectacle d’une coupure de rasoir ; cet homme défait, malade, comment ai-je pu imaginer qu’il voulait verser tout mon sang, alors qu’il ne peut supporter de voir couler une petite goutte du sien propre ? En vérité, Amasa Delano, tu n’es pas dans ton assiette aujourd’hui. Tu feras mieux de n’en point parler quand tu seras rentré chez toi, chimérique Amasa. A-t-il donc la mine d’un assassin ? Plutôt celle d’un homme qui va lui-même être dépêché. Allons, l’expérience de ce jour me sera une bonne leçon.

Tandis que ces idées couraient dans la tête de l’honnête marin, le serviteur avait saisi la serviette qui reposait sur son bras et disait à Don Benito : « Veux-tu répondre à Don Amasa, maître, pendant que je débarrasse le rasoir de ces vilaines taches et que je le repasse à nouveau. »

Comme il prononçait ces paroles, l’expression de son visage à demi détourné, visible à la fois pour l’Espagnol et pour l’Américain, semblait suggérer qu’en incitant son maître à continuer la conversation, il souhaitait détourner opportunément son attention du fâcheux incident qui venait de survenir. Heureux, semblait-il, de profiter du répit qui lui était offert, Don Benito reprit son récit ; il informa le capitaine Delano que non seulement les calmes avaient été d’une durée exceptionnelle, mais que le navire était tombé sur des courants contraires, et relata d’autres circonstances, dont certaines n’étaient que la répétition de déclarations antérieures, pour expliquer comment il avait pu se faire que la traversée du Cap Horn à Santa Maria eût été d’une longueur si excessive, tout en entremêlant de temps en temps ses paroles de louanges moins modérées que devant pour la bonne conduite générale des nègres.

Ces détails ne furent point donnés consécutivement, le serviteur jouant de temps à autre du rasoir ; et ainsi, dans les intervalles de la toilette, récit et panégyrique se poursuivirent d’une façon particulièrement hachée.

Aux yeux du capitaine Delano dont l’imagination recommençait à battre la campagne, il y avait quelque chose de si creux dans les manières de l’Espagnol et dans le silence du serviteur qui apparaissait comme leur commentaire mystérieux, qu’il lui vint tout à coup à l’esprit que maître et domestique, pour quelque dessein inconnu, étaient en train de jouer en parole et en acte – oui, jusqu’au tremblement qui agitait les membres de Don Benito – une farce à son intention. Le soupçon de complicité ne manquait point, d’ailleurs, d’un support apparent : les conférences à voix basse déjà mentionnées. Mais alors, quel pouvait bien être l’objet de cette farce de barbier qu’on lui présentait ? Enfin, regardant cette idée comme un rêve absurde que l’aspect théâtral de Don Benito dans son drapeau d’Arlequin lui avait peut-être insensiblement suggéré, le capitaine Delano se hâta de la chasser.

La barbe faite, le serviteur s’arma d’une petite bouteille d’eau de senteur, versant quelques gouttes sur la tête de son maître et frottant si diligemment que la violence de l’exercice contracta les muscles de son visage d’une façon singulière.

Il se saisit alors du peigne, des ciseaux et de la brosse, qu’il promena tout autour de la tête, lissant une boucle, coupant un poil de favori séditieux, donnant un mouvement gracieux à la mèche du front et posant ici et là quelques touches impromptues qui dénotaient la main d’un maître ; Don Benito cependant supportait tout cela avec la résignation dont chacun fait preuve dans les mains d’un barbier, ou, tout au moins, beaucoup moins impatiemment qu’il n’avait enduré le rasoir ; il était à présent si pâle et si rigide que le nègre avait l’air d’un sculpteur nubien achevant le buste d’un blanc.

Tout étant enfin terminé, le nègre enleva l’étendard d’Espagne, le roula et le serra dans l’étui à pavillons ; puis il souffla sa chaude haleine sur les cheveux qui avaient pu se loger dans le cou de son maître ; réajusta col et cravate ; et chassa un bout de charpie du revers de velours ; après quoi, il recula de quelques pas et, s’arrêtant avec une expression de complaisance discrète, le serviteur considéra quelque temps son maître comme une créature formée, du moins quant à la toilette, par ses mains expertes.

Le capitaine Delano le complimenta plaisamment sur son œuvre tout en congratulant Don Benito.

Mais ni les eaux parfumées, ni le shampooing, ni les témoignages de fidélité ou d’amabilité qu’il recevait, ne déridèrent l’Espagnol qui retomba dans sa tristesse taciturne et resta sur son siège. À cette vue, le capitaine Delano, jugeant sa présence indésirable, se retira sous prétexte de constater si, comme il l’avait prédit, on pouvait voir quelques symptômes de brise.

Il marcha vers le grand mât et demeura un instant immobile, réfléchissant à la scène dont il venait d’être témoin non sans nourrir quelques soupçons indéfinis, quand il entendit du bruit auprès du cuddy. Il se retourna et vit le nègre, portant sa main à sa joue. Le capitaine Delano s’avança vers lui et s’aperçut que la joue saignait. Il était sur le point de lui en demander la cause, quand le soliloque plaintif du nègre l’instruisit :

« Ah ! Quand donc maître sera-t-il guéri de sa maladie ? C’est la maladie qui le rend méchant et le fait traiter Babo ainsi ; couper Babo avec le rasoir parce que Babo, seulement par accident, a fait à maître une seule petite égratignure, et ça pour la première fois depuis tant de jours ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et il portait sa main à son visage.

Est-ce possible ? pensa le capitaine Delano. Était-ce donc pour passer son dépit espagnol en privé contre son pauvre ami, que Don Benito m’a incité par son air taciturne à me retirer ? Ah ! Cet esclavage fait naître de vilaines passions chez l’homme. Pauvre garçon !

Il était sur le point de dire quelques mots de sympathie au nègre, quand celui-ci regagna le cuddy avec une timide répugnance.

Bientôt maître et serviteur apparurent à nouveau, le premier appuyé sur le second comme si rien ne s’était passé.

Ce n’est qu’une querelle d’amoureux, après tout, pensa le capitaine Delano.

Il accosta Don Benito, et tous deux cheminèrent de conserve. Ils avaient à peine fait quelques pas que le steward – un grand mulâtre à l’air de rajah, accoutré à la manière orientale d’un turban en pagode formé de trois ou quatre mouchoirs de Madras enroulés autour de sa tête – s’approchant avec un salaam, annonça que le déjeuner était servi dans la cabine.

Les deux capitaines se mirent en marche, précédés par le mulâtre qui se retournait tout en avançant avec des sourires et des saluts continuels pour les introduire finalement dans la cabine, ce déploiement d’élégance soulignant l’insignifiance du petit Babo à tête nue qui, conscient semblait-il de son infériorité, observait du coin de l’œil le gracieux steward. Mais le capitaine Delano imputa en partie cette attention jalouse au sentiment particulier que l’Africain pur sang éprouve à l’égard des sang-mêlés. Quant au steward, ses manières, si elles n’annonçaient point beaucoup de dignité ou de respect de soi-même, montraient du moins son extrême désir de plaire ; ce qui est doublement méritoire par son caractère chrétien et chesterfieldien tout ensemble.

Le capitaine Delano remarqua avec intérêt que, si le teint du noir était hybride, ses traits étaient européens ; classiquement européens.

« Don Benito, » murmura-t-il, « je suis heureux de voir ce chambellan à la verge d’or ; il réfute une vilaine remarque qui me fut faite une fois par un planteur de la Barbade : selon lui, quand un mulâtre a un visage d’Européen régulier » il faut s’en méfier ; c’est un démon. Mais voyez, votre steward a des traits plus réguliers que ceux du roi George d’Angleterre, et pourtant le voilà qui hoche la tête, qui salue, qui sourit ; un roi en vérité – le roi des bons cœurs et des garçons polis. Et quelle agréable voix il a, n’est-il pas vrai ? »

« Assurément, Señor. »

« Mais, dites-moi, ne s’est-il pas toujours conduit depuis que vous le connaissez comme un brave et digne garçon ? » demanda le capitaine Delano en s’arrêtant, tandis que le steward disparaissait dans la cabine avec une génuflexion finale ; « pour la raison que je viens de mentionner, je serais curieux de le savoir. »

« Francesco est un brave homme, » répondit assez nonchalamment Don Benito, en juge flegmatique qui ne veut ni critiquer ni louer outre mesure.

« Ah ! Je le pensais bien. Car il serait étrange en vérité et peu flatteur pour nous autres peaux-blanches, qu’un peu de notre sang mêlé à celui des Africains, au lieu d’améliorer la qualité de ce dernier, eût le triste effet de verser du vitriol dans le bouillon noir ; améliorant sa nuance, peut-être, mais non pas sa salubrité. »

« Sans doute, sans doute, Señor, mais » et il jeta un coup d’œil sur Babo, « pour ne point parler des nègres, j’ai entendu appliquer la remarque de votre planteur aux mélanges de sang espagnol et indien dans nos province ». D’ailleurs je ne sais rien de la question, » ajouta-t-il négligemment.

Là-dessus, ils entrèrent dans la cabine.

Le déjeuner était naturellement frugal : un peu du poisson frais et des citrouilles du capitaine Delano, du biscuit et du bœuf salé, la bouteille de cidre que l’on avait réservée, et la dernière bouteille de vin des Canaries du San Dominick.

Quand ils entrèrent, Francesco, avec l’aide de deux ou trois noirs, s’affairait autour de la table pour y porter les dernières touches. À la vue de leur maître, ils se retirèrent, Francesco avec un salut souriant ; sans condescendre à le remarquer, l’Espagnol déclara à son compagnon avec une délicatesse blasée qu’il n’aimait point à s’entourer de serviteurs superflus.

Sans autres convives, hôte et invité s’assirent aux deux bouts de la table comme un ménage sans enfants, Don Benito indiquant de la main sa place au capitaine Delano et, faible comme il était, insistant pour que ce gentleman s’assît avant lui.

Le nègre plaça une carpette sous les pieds de Don Benito et un coussin dans son dos, puis se posta non derrière la chaise de son maître, mais derrière celle du capitaine Delano. Celui-ci en éprouva d’abord quelque surprise, mais il apparut bientôt qu’en prenant cette position, le noir restait encore fidèle à son maître, car en lui faisant face il était mieux à même de prévenir ses moindres désirs.

« Vous avez là un serviteur d’une intelligence peu commune, Don Benito, » chuchota le capitaine Delano à travers la table.

« Vous dites vrai, Señor. »

Pendant le repas, l’invité revint encore sur certaines parties du récit de Don Benito, requérant ici et là quelques détails. Il demanda comment il avait pu se faire que le scorbut et la fièvre eussent produit une telle hécatombe parmi les blancs, alors qu’ils avaient épargné la moitié des noirs. Comme si cette question évoquait aux yeux de l’Espagnol toute la scène de l’épidémie et lui rappelait douloureusement qu’il se trouvait seul dans une cabine où naguère il était entouré d’un si grand nombre d’amis et d’officiers, sa main trembla, son visage devint livide, des mots entrecoupés lui échappèrent ; mais aussitôt, aux souvenirs raisonnables du passé se substitua une terreur insensée du présent. Ses yeux pleins d’effroi regardèrent fixement dans le vide ; car ils n’avaient rien devant eux, sinon la main du serviteur qui poussait vers son maître le vin des Canaries. Quelques gorgées le restaurèrent enfin partiellement. Il allégua vaguement les différences de constitution qui permettaient à certaines races d’offrir à la maladie plus de résistance que les autres. C’était là une idée nouvelle pour son compagnon.

Cependant le capitaine Delano, voulant entretenir son hôte de questions pécuniaires touchant les affaires qu’il avait entreprises pour lui, notamment (puisqu’il devait des comptes stricts à ses armateurs) en ce qui concernait la voilure de rechange et d’autres articles de cette sorte, et préférant naturellement régler de telles affaires en privé, vint à désirer que le serviteur se retirât, car il ne doutait pas que Don Benito pût se passer pour un instant de ses soins. Il patienta néanmoins quelque temps, persuadé que Don Benito, à mesure que la conversation progresserait, sentirait de lui-même l’opportunité de cette mesure.

Mais il attendit en pure perte. Enfin, rencontrant le regard de son hôte, le capitaine Delano fit un léger signe du pouce dans la direction du noir en murmurant : « Don Benito, pardonnez-moi, mais je me vois empêché de traiter librement le sujet dont je veux vous entretenir. »

Là-dessus, l’Espagnol changea de contenance ; sans doute, pensa l’Américain, parce qu’il ressentait l’allusion comme une sorte de réflexion critique sur son serviteur. Après un moment de pause, il assura son visiteur qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce que le noir demeurât avec eux : depuis qu’il avait perdu ses officiers, il avait fait de Babo (dont la fonction originelle, comme il apparut à présent, était celle de capitaine des esclaves) non seulement son serviteur et son compagnon continuel, mais encore son confident en toutes choses.

Il n’y avait plus rien à dire après cela ; bien qu’en vérité le capitaine Delano éprouvât une légère pointe d’irritation à se voir ainsi débouté d’un souhait si minime par un homme auquel il se proposait de rendre de si importants services. Allons, il faut mettre cela sur le compte de la dépression, pensa-t-il ; et remplissant son verre, il se mit à parler affaires.

Le prix des voiles et d’autres objets fut fixé. Mais au cours de cet entretien, l’Américain observa que si son offre d’assistance avait été reçue avec un empressement fébrile, à présent qu’elle se réduisait à une transaction commerciale, elle n’éveillait plus qu’une indifférence apathique. Don Benito, en fait, semblait se résoudre à entendre ces détails par respect pour la bienséance, et non en homme conscient du bénéfice considérable qu’ils représentaient pour lui-même et pour son voyage.

Bientôt ses manières devinrent plus réservées encore. Tout effort pour l’entraîner dans une conversation sociable demeura vain. Rongé par son humeur splénétique, il restait là à tortiller sa barbe, tandis que la main du serviteur, muette comme celle qui écrivit sur la muraille, poussait doucement, mais sans succès, le vin des Canaries.

Le déjeuner terminé, ils s’assirent sur le hourdi matelassé, le serviteur plaçant un oreiller derrière son maître. Le calme prolongé avait altéré l’atmosphère. Don Benito soupira lourdement, comme pour retrouver sa respiration.

« Pourquoi ne pas regagner le cuddy ? » dit le capitaine Delano. « Il y a plus d’air là-bas. » Mais l’hôte demeura immobile et silencieux.

Cependant son serviteur s’agenouilla devant lui avec un large éventail de plumes. Et Francesco, entrant sur la pointe des pieds, tendit une petite coupe d’eau aromatique au nègre qui en frotta par intervalles le front de son maître, lissant les cheveux sur les tempes comme une nourrice fait ceux d’un enfant. Il ne disait mot, mais fixait son regard sur les yeux de son maître, comme pour apporter quelque soulagement à l’esprit en détresse de Don Benito par le spectacle silencieux de la fidélité.

Présentement, la cloche du navire sonna deux heures ; à travers les fenêtres de la cabine, on vit la mer se rider légèrement ; et cela dans la direction souhaitée.

« Enfin, » s’écria le capitaine Delano. « Que vous disais-je, Don Benito ? Regardez ! »

Il avait sauté sur ses pieds en parlant avec une vive animation, dans le dessein de sortir son compagnon de sa torpeur. Mais, bien que le rideau cramoisi de la fenêtre de poupe battît à ce moment contre sa joue pâle, Don Benito parut accueillir la brise moins volontiers encore que le calme.

Pauvre garçon, pensa le capitaine Delano, une amère expérience lui a appris qu’un souffle ne fait pas plus le vent qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais pour une fois il se trompe. Je le lui prouverai en pilotant son navire dans le port.

Avec une allusion discrète à la condition débile de son hôte, il le pressa de rester tranquillement où il était, tandis que lui-même prendrait avec plaisir à sa charge le soin de tirer du vent le meilleur parti possible.

En regagnant le pont, le capitaine Delano tressaillit au spectacle inattendu d’Atufal, dont la silhouette monumentale était fixée sur le seuil comme l’un de ces portiers de marbre noir qui gardent le porche des tombes égyptiennes.

Mais cette fois, le tressaillement fut peut-être purement physique. À la personne d’Atufal qui offrait un singulier exemple de docilité jusque dans l’obstination maussade, vint s’opposer celles des polisseurs de hachettes dans l’exercice patient de leur industrie ; les deux spectacles montrant néanmoins que, malgré tout le relâchement dont l’autorité générale de Don Benito avait pu souffrir, chaque fois qu’il lui plaisait d’en faire usage, il n’était point d’homme, si sauvage ou si colossal fût-il, qui ne dût plus ou moins s’incliner devant lui.

Saisissant un porte-voix suspendu aux pavois, le capitaine Delano s’avança librement vers l’extrémité avant de la poupe, délivrant ses ordres dans son meilleur espagnol. Les rares matelots et les nombreux nègres, tous également ravis, se mirent docilement en devoir de conduire le navire au port.

Tandis qu’il donnait quelques directions sur la façon de hisser une bonnette, le capitaine Delano entendit tout à coup une voix répéter fidèlement ses ordres. Il se retourna et vit Babo qui jouait à présent, sous l’autorité du pilote, son rôle originel de capitaine des esclaves. Cette assistance se montra précieuse. Les voiles en lambeaux et les vergues gauchies reprirent bientôt leur assiette. Et point de bras ni de drisse qui ne fussent maniés aux chants joyeux des nègres pleins d’ardeur.

Braves gars, pensa le capitaine Delano, avec un peu d’entraînement ils feraient de bons marins. Voyez, les femmes même se mettent à tirer et à chanter, elles aussi. Il y a là sans doute quelques-unes de ces négresses Achanti qui font de si merveilleux soldats, à ce qu’on dit. Mais qui est à la barre ? Il me faut là un bras exercé.

Il alla voir.

Le San Dominick gouvernait avec une lourde barre flanquée de grandes poulies horizontales. Devant chacune d’elles se tenait un subordonné noir, et entre eux, au poste de commande, un matelot espagnol dont le visage montrait qu’il prenait dûment sa part de l’espérance et de la confiance générale en la venue de la brise.

Il s’avéra le même homme qui s’était conduit d’une façon si suspecte sur le guindeau.

« Ah ! C’est toi, mon brave, » s’écria le capitaine Delano. « Eh ! bien, plus de coups d’œil en coulisse à présent ; regarde droit et tiens le navire de même. Tu connais ton affaire, j’espère ? Et tu veux entrer au port, n’est-ce pas ? »

« Si, Señor, » répondit l’homme avec un petit rire intérieur, en manœuvrant la barre d’une main ferme. Sur quoi, à l’insu de l’Américain, les deux noirs observèrent le matelot du coin de l’œil.

Assuré que tout allait bien à la barre, le pilote se dirigea vers le gaillard d’avant pour voir comment les choses se passaient par là.

Le navire avait maintenant assez d’erre pour affronter le courant. Avec l’approche du soir, la brise allait certainement fraîchir.

Ayant fait tout ce qu’il fallait pour le présent, le capitaine Delano acheva de donner ses ordres aux matelots et se tourna vers l’arrière pour aller rendre compte de l’état des choses à Don Benito dans la cabine ; peut-être aussi cet empressement à le rejoindre ne laissait-il pas d’être accru par l’espoir de dérober quelques instants d’entretien privé avec l’Espagnol, tandis que son serviteur était occupé sur le pont.

Sous la poupe étaient ménagés de chaque côté deux passages menant à la cabine ; l’un situé plus à l’avant que l’autre et formant en conséquence un couloir plus long. Après s’être assuré que le serviteur était encore sur le pont, le capitaine Delano s’engouffra dans la plus proche ouverture – la dernière mentionnée – toujours gardée par Atufal, et marcha d’un pas rapide jusqu’au seuil de la cabine devant laquelle il s’arrêta un instant pour se remettre de sa précipitation. Puis, les paroles qu’il voulait prononcer déjà sur ses lèvres, il entra. Comme il s’avançait vers l’Espagnol assis sur le hourdi, il entendit un autre pas qui semblait réglé sur le sien. Par la porte opposée, un plateau à la main, le serviteur s’avançait également.

« Que Dieu confonde ce fidèle serviteur, » pensa le capitaine Delano ; « quelle agaçante coïncidence ! »

Peut-être l’agacement se fût-il transformé en un sentiment différent, sans la confiance inspirée par la brise entraînante. Mais, quoi qu’il en fût, il sentit un léger pincement au cœur en associant involontairement Babo et Atufal.

« Don Benito, » dit-il, « je vous apporte de bonnes nouvelles ; la brise se maintiendra et soufflera de plus en plus fort. À propos, votre pendule géante, Atufal, est là dehors. Par votre ordre, naturellement ? »

Don Benito sursauta, comme s’il eût été atteint par quelque brocard doucereusement satirique et si adroitement délivré sous le couvert de la politesse qu’il n’offrait aucune prise à la repartie.

On dirait un écorché vif, pensa le capitaine Delano ; où peut-on le toucher sans le faire tressaillir ?

Le serviteur, s’empressant auprès de son maître, arrangea un coussin ; rappelé à la civilité, l’Espagnol répondit avec raideur : « Vous dites vrai. L’esclave se tient là où vous l’avez vu sur mon ordre, qui est de prendre son poste et d’attendre ma venue si à l’heure dite je me trouve dans la cabine. »

« Ah ! Pardonnez-moi, mais c’est là traiter le pauvre garçon comme un ex-roi désavoué. Ah ! Don Benito, » ajouta-t-il en souriant, « malgré toute la licence que vous autorisez à certains égards, je crains qu’au fond vous ne soyez un maître impitoyable. »

De nouveau Don Benito sursauta ; et cette fois, comme le bon marin le pensa, sous l’effet d’un vrai remords de conscience.

La conversation se fit alors plus contrainte. C’est en vain que le capitaine Delano appela l’attention de son hôte sur le mouvement perceptible de la quille qui fendait doucement la mer ; le regard terne, Don Benito répondait en peu de mots, avec réserve.

Cependant, le vent qui n’avait cessé de grossir et de souffler dans la direction du port, entraînait rapidement le San Dominick. Comme il doublait un promontoire, le phoquier apparut au loin.

Le capitaine Delano avait à présent regagné le pont. Il y demeura un moment afin de modifier la route du navire et de passer ainsi à bonne distance du récif, puis il redescendit en bas pour quelques instants.

Cette fois, je redonnerai du cœur à mon pauvre ami, pensa-t-il.

« De mieux en mieux, Don Benito, » s’écria-t-il en entrant d’un air allègre ; « vous verrez bientôt la fin de vos soucis, du moins pour quelque temps. Car, vous le savez, lorsque après un long et triste voyage, l’ancre tombe dans le port, il semble que le cœur du capitaine soit soulagé d’un poids immense. Nous filons fameusement, Don Benito. Mon navire est en vue. Regardez par ce sabord ; le voici, tout paré ! Le Bachelor’s Delight, mon bon ami. Ah ! comme ce vent vous ravigote ! Tenez, il faut que vous preniez une tasse de café avec moi ce soir. Mon vieux maître-coq vous fera un vrai café de sultan. Qu’en dites-vous, Don Benito, viendrez-vous ? »

Tout d’abord, l’Espagnol leva fiévreusement les yeux et jeta un regard nostalgique vers le phoquier, tandis que le serviteur observait son visage avec une muette sollicitude. Tout à coup il reprit son ancienne froideur et, retombant sur ses coussins, garda le silence.

« Vous ne répondez pas. Allons, vous avez été mon hôte toute la journée ; voudriez-vous que l’hospitalité restât toujours du même côté ? »

« Je ne puis aller à votre bord, » répondit-il.

« Quoi ? Cela ne vous fatiguera pas. Les navires mouilleront aussi près que possible, sauf à se balancer librement. Vous n’aurez guère qu’à passer d’un pont à l’autre. Allons, allons, il ne faut pas me refuser cela. »

« Je ne puis aller à votre bord, » répondit Don Benito sur un ton de répugnance décisive.

C’était tout juste s’il gardait un dernier semblant de courtoisie ; avec une sorte de rigidité cadavérique, mordant au vif ses ongles minces, il regardait, dévisageait presque son hôte, comme impatient d’une présence qui l’empêchait de s’abandonner entièrement à son accès morbide. Cependant le bruit des eaux partagées, entrant par les fenêtres avec un glouglou de plus en plus joyeux, semblait lui reprocher son humeur splénétique et lui dire que la nature ne s’en souciait mie, quand bien même il en deviendrait fou, car à qui la faute, s’il vous plaît ?

Mais à présent sa dépression était au pire, comme le bon vent était au mieux.

Il y avait maintenant chez, cet homme quelque chose qui outrepassait de telle sorte le manque d’aménité ou l’aigreur dont il avait pu faire preuve jusqu’alors que, malgré toute son indulgence naturelle, son hôte ne put le supporter plus longtemps. Incapable de s’expliquer un tel comportement et jugeant que la maladie jointe à l’excentricité, quelque extrêmes qu’elles fussent, ne formaient point une excuse adéquate, bien assuré en outre que rien dans sa propre conduite ne pouvait justifier pareil manquement, la fierté du capitaine Delano commença à s’éveiller. Il devint lui-même réservé. Mais l’Espagnol parut n’en avoir cure. Sur quoi, le quittant, le capitaine Delano monta une fois de plus sur le pont.

Le navire était à présent à moins de deux milles du phoquier, et l’on voyait la baleinière lancée sur cet intervalle marin.

Pour être bref, les deux vaisseaux, grâce à l’habileté du pilote, voisinèrent bientôt au mouillage.

 

Avant de regagner son propre vaisseau, le capitaine Delano avait eu l’intention de communiquer à Don Benito des détails pratiques concernant les services qu’il se proposait de lui rendre. Mais, voyant ce qu’il en était, et peu désireux de s’exposer à de nouvelles rebuffades, il résolut, puisque le San Dominick était mouillé à présent en lieu sûr, de quitter immédiatement son bord, sans faire plus d’allusions à l’hospitalité ou aux affaires. Ajournant pour un temps indéterminé ses plans ultérieurs, il réglerait ses actes futurs sur les circonstances futures. Sa baleinière était prête à le recevoir, mais son hôte s’attardait encore en bas. Eh ! bien, pensa le capitaine Delano, s’il n’a guère d’éducation, raison de plus pour que j’en fasse preuve. Il descendit à la cabine pour lui faire des adieux cérémonieux et peut-être tacitement réprobateurs. Mais à sa grande satisfaction, Don Benito, comme s’il commençait à ressentir le poids de la froideur polie que son hôte maltraité lui témoignait par représailles, se leva avec l’aide de son serviteur et, saisissant la main du capitaine Delano, resta debout, tremblant, trop agité pour parler. Cependant, le bon augure qu’on eût pu tirer de ce geste fut tout à coup anéanti car, retombant dans sa réserve avec une mine plus lugubre encore que devant, le regard à demi détourné, il reprit à nouveau sa place sur les coussins. Rappelant de même toute sa froideur, le capitaine Delano s’inclina et se retira.

Il était à peine à mi-chemin du corridor étroit, sombre comme un tunnel, qui menait de la cabine aux escaliers, quand un bruit pareil au tintement qui annonce une exécution dans quelque cour de prison, vint retentir à son oreille. C’était l’écho de la cloche fêlée du bord qui sonnait l’heure, lugubrement répercutée dans ce caveau souterrain. Instantanément, par une fatalité irrésistible, son esprit, répondant au mauvais présage, accueillit un essaim de soupçons superstitieux. Il s’arrêta. En images infiniment plus rapides que ces phrases, toutes ses défiances antérieures se déroulèrent dans sa tête avec leurs plus menus détails.

Jusqu’alors son naturel crédule et bienveillant avait été trop prêt à dissiper par des excuses de raisonnables craintes. Pour quoi l’Espagnol, parfois exagérément pointilleux, négligeait-il à présent, au mépris de la plus élémentaire courtoisie, de reconduire son hôte au bastingage ? Son indisposition le lui interdisait-elle ? L’indisposition ne l’avait point empêché de faire des efforts plus pénibles au cours de la journée. La façon équivoque dont il venait de se conduire revint à l’esprit du capitaine : il s’était levé, avait saisi la main de son visiteur, fait un geste vers son chapeau, puis, en un instant, tout avait sombré dans un mutisme morne et sinistre. Fallait-il croire que, dans un bref accès de pitié, il s’était repenti au moment final de quelque complot inique, pour y revenir ensuite sans remords ? Son dernier regard avait semblé lancer au capitaine Delano un ultime adieu, navrant mais résigné. Pourquoi décliner l’invitation de se rendre ce soir à bord du phoquier ? L’Espagnol était-il moins endurci que le Juif qui ne s’abstint pas de souper à la table de celui qu’il avait l’intention de trahir la même nuit ? Que signifiaient les énigmes et les contradictions qui s’étaient succédé tout le long du jour, si elles n’avaient pour objet de mystifier avant de frapper quelque coup furtif ? Atufal, prétendu mutin, mais aussi ombre ponctuelle, était à ce moment même en faction derrière la porte. Il semblait qu’il fût une sentinelle, et plus encore. Qui donc, de son propre aveu, l’avait posté là ? Le nègre était-il aux aguets ?

L’Espagnol derrière, sa créature devant : il courut involontairement vers la lumière.

Un instant après, mâchoire et poings serrés, il passait devant Atufal et se trouvait, sans armes, à l’air libre. Lorsqu’il vit son navire bien arrimé se balancer paisiblement sur son ancre presque à portée de voix d’un appel ordinaire ; lorsqu’il vit sa bonne chaloupe aux visages familiers s’élever et s’abaisser sur les vagues courtes aux côtés du San Dominick ; lorsque, regardant autour de lui sur le pont, il vit les étoupiers jouer toujours activement des doigts, lorsqu’il entendit le sifflement sourd et nourri et le bourdonnement industrieux des polisseurs de hachettes toujours penchés sur leur besogne interminable ; lorsqu’il vit l’aspect bénin de la nature prenant son innocent repos du soir et le soleil voilé brillant au campement tranquille de l’ouest comme la douce lumière de la tente d’Abraham ; lorsque son œil et son oreille charmés saisirent toutes ces choses en même temps que la silhouette enchaînée du nègre, la mâchoire et la main crispées se détendirent. Une fois de plus il sourit aux fantômes qui l’avaient moqué, et il éprouva une pointe de remords à la pensée qu’en leur livrant accueil pour un moment, il avait implicitement trahi un doute presque athéiste à l’endroit de la vigilante Providence divine.

Il y eut quelques minutes de délai au cours desquelles la chaloupe fut gaffée jusqu’à la coupée. Pendant cet intervalle, une sorte de satisfaction attristée envahit le capitaine Delano à l’idée des bons offices qu’il avait rendus ce jour-là à un étranger. Ah ! pensa-t-il, après de bonnes actions et quelque ingrat que puisse se montrer le bénéficiaire, votre conscience, elle, ne reste pas indifférente.

Cependant, il s’apprêta à descendre dans la chaloupe, le visage tourné vers le pont, et son pied pressa le premier barreau de l’échelle. Au même instant, il entendit appeler courtoisement son nom ; et, à son agréable surprise, vit Don Benito s’avancer avec un air d’énergie inaccoutumée, comme si au dernier moment il avait voulu faire amende honorable pour son récent manque de courtoisie. Avec une amabilité instinctive, le capitaine Delano, retirant son pied, se tourna vers l’Espagnol et s’avança également à sa rencontre. À cette vue, la précipitation nerveuse de Don Benito s’accrut, mais son énergie vitale venant à le trahir, son serviteur, afin de mieux le soutenir, plaça la main de son maître sur son épaule nue et l’y maintint doucement, en faisant de son corps une sorte de béquille.

Quand les deux capitaines se rencontrèrent, l’Espagnol saisit à nouveau avec ferveur la main de l’Américain tout en le regardant gravement dans les yeux, mais, comme auparavant, trop épuisé pour parler.

Je lui ai fait tort, pensa le capitaine Delano avec quelque regret ; sa froideur apparente m’a trompé ; en aucun cas il n’a eu l’intention de m’offenser.

Cependant, comme s’il craignait que la scène, en se prolongeant, ne fût une trop grande fatigue pour son maître, le serviteur parut anxieux de la terminer. Jouant toujours son rôle de béquille et marchant entre les deux capitaines, il s’avança avec eux vers la coupée ; tandis que Don Benito, qui semblait ému de contrition, refusait de lâcher la main du capitaine Delano et la retenait dans la sienne, en travers du corps du noir.

Ils se trouvèrent bientôt auprès du bastingage, leurs yeux plongeant dans la chaloupe dont l’équipage levait vers eux leurs regards curieux. Attendant avec quelque embarras que l’Espagnol eût desserré son étreinte, le capitaine Delano leva le pied pour enjamber le seuil de la coupée ouverte ; mais Don Benito retenait toujours sa main. Il finit pourtant par lui dire d’une voix agitée : « Je ne puis aller plus loin ; je dois ici vous dire adieu. Adieu, mon cher, cher Don Amasa. Allez… allez ! » Ici, il libéra brusquement sa main. « Allez, et que Dieu vous garde mieux que moi, mon excellent ami. »

Ne laissant pas d’être touché, le capitaine Delano allait s’attarder encore, mais, rencontrant le regard discrètement admonitoire du serviteur, il prit congé hâtivement et descendit dans sa chaloupe, poursuivi par les adieux continuels de Don Benito qui semblait enraciné au bord de la coupée.

S’asseyant à l’arrière, le capitaine Delano, après un dernier salut, donna le signal du départ. L’équipage mit les avirons debout. Le brigadier repoussa la chaloupe à une distance suffisante pour que les avirons pussent retomber dans l’eau de toute leur longueur. Dès que cette manœuvre fut achevée, Don Benito bondit par-dessus les pavois et tomba aux pieds du capitaine Delano, tout en jetant des appels vers son navire, mais d’un ton si frénétique que personne dans la chaloupe ne put le comprendre. Cependant trois matelots espagnols, qui semblaient ne point partager cette incompréhension, se jetèrent à la mer de trois endroits divers et éloignés du navire, et nagèrent après leur capitaine, comme pour le secourir.

L’officier de chaloupe, stupéfait, demanda vivement ce que cela signifiait. À quoi le capitaine Delano, avec un sourire dédaigneux à l’adresse de l’inexplicable Benito Cereno, répondit que pour sa part il n’en savait rien et n’en avait cure ; mais il semblait que l’Espagnol se fût mis en tête de donner à ses gens l’impression que la chaloupe cherchait à le ravir. « Ou bien… poussez, il y va de votre vie ! » cria-t-il éperdument, sursautant au vacarme soudain qui retentissait sur le navire, toujours dominé cependant par le tocsin des polisseurs de hachettes ; et saisissant à la gorge Don Benito, il ajouta : « Ce pirate complote notre meurtre ! » Ici, vérifiant apparemment ces mots, le serviteur, une dague à la main, monta sur le bastingage et sauta, comme pour assister son maître jusqu’à la fin dans sa fidélité désespérée ; tandis que, pour aider, semblait-il, le noir, les trois matelots espagnols s’efforçaient d’escalader la proue encombrée. Cependant, toute l’armée des nègres, comme enflammés à la vue de leur capitaine en danger, suspendaient aux pavois leur avalanche de suie.

Tout ceci, ainsi que ce qui avait précédé et ce qui suivit, se déroula avec une telle rapidité que passé, présent et futur semblèrent ne faire qu’un.

Voyant venir le nègre, le capitaine Delano avait rejeté l’Espagnol de côté, presque immédiatement après l’avoir saisi, et, changeant de position par un geste de recul inconscient, avait lancé les bras en l’air de façon à s’emparer du serviteur dans sa chute ; ce qu’il fit si promptement que le noir, dont la dague se trouvait dirigée vers le cœur du capitaine Delano, parut avoir visé ce but en sautant. Mais l’arme fut arrachée et l’assaillant jeté au fond de la chaloupe dont les avirons, maintenant dégagés, poussaient rapidement au large.

En cette conjoncture, la main gauche du capitaine Delano empoigna de nouveau Don Benito à demi affaissé, sans prendre garde à sa condition défaillante, tandis que son pied droit maintenait à terre le nègre prostré, que son bras droit pressait sur le dernier aviron pour ajouter à la vitesse et que son regard tendu en avant encourageait les hommes à faire tout ce qu’ils pouvaient.

Mais alors, l’officier de la chaloupe qui avait réussi à repousser l’assaut des matelots espagnols et qui, le visage tourné vers l’arrière, poussait sur l’aviron du brigadier, appela tout à coup l’attention du capitaine Delano sur le manège du noir ; tandis qu’un rameur portugais lui criait d’écouter ce que disait l’Espagnol.

Jetant un coup d’œil à ses pieds, le capitaine Delano vit la main libre du serviteur armée d’une seconde dague – que sa petitesse lui avait permis de dissimuler dans sa ceinture de laine – dont il menaçait le cœur de son maître en se redressant au fond du bateau par une reptation serpentine, avec une expression livide et vengeresse qui trahissait le dessein central de son âme ; cependant que l’Espagnol, à demi suffoqué, cherchait vainement à l’éviter, en prononçant des mots étouffés intelligibles au seul Portugais.

À ce moment un éclair révélateur traversa l’esprit longtemps obscurci du capitaine Delano, illuminant d’une clarté toute nouvelle le mystérieux comportement de Benito Cereno, ainsi que chacun des incidents énigmatiques de la journée et tout le voyage passé du San Dominick. Il rabattit la main de Babo, mais son cœur le frappa plus durement encore. Avec une pitié infinie, il délivra Don Benito de sa propre étreinte. Ce n’était point le capitaine Delano, mais Don Benito que le noir, en sautant dans la chaloupe, avait voulu poignarder.

Les deux mains du noir furent saisies, tandis que le capitaine Delano, regardant le San Dominick avec des yeux désormais dessillés, voyait les nègres, non plus en proie au désordre, au tumulte, à l’inquiétude frénétique qu’avait paru leur inspirer Don Benito, mais le masque arraché, brandissant des hachettes et des coutelas dans leur féroce révolte de pirates. Pareils à de noirs derviches en délire, les six Achanti dansaient sur la poupe. Empêchés par leurs ennemis de sauter dans l’eau, les mousses espagnols gagnaient à la hâte les plus hautes vergues ; quant aux quelques matelots moins alertes et qui n’étaient point déjà à la mer, on les apercevait sur le pont aux prises avec les noirs dans une mêlée désespérée.

Cependant le capitaine Delano, hélant son propre vaisseau, ordonna d’ouvrir les sabords et de sortir les canons. Mais à ce moment le câble du San Dominick ayant été coupé, le coup de fouet de la corde entraîna le linceul de toile qui enveloppait l’étrave, révélant soudain, comme la coque blanchie tournait vers le large, la mort pour figure de proue, sous forme d’un squelette humain ; crayeux commentaire aux mots inscrits à la craie en dessous : « Suivez votre chef. »

À cette vue, Don Benito, se couvrant le visage, gémit : « C’est lui, Aranda ! Mon ami assassiné et privé de sépulture ! »

En atteignant le phoquier, le capitaine Delano cria qu’on lui lançât des cordes, lia le nègre qui n’offrit point de résistance, et le fit hisser sur le pont. Il se préparait à aider Don Benito, maintenant presque inanimé, à gravir la paroi du navire, mais celui-ci, exsangue comme il était, refusa de bouger ou de se laisser mouvoir avant que le nègre n’eût été descendu dans la cale loin du regard. Assuré que la chose était faite, il ne recula plus devant la montée.

La chaloupe fut immédiatement renvoyée, afin de recueillir les trois matelots à la mer. Cependant les canons étaient prêts, mais le San Dominick ayant quelque peu dérivé vers la poupe du phoquier, seule la dernière pièce de l’arrière put être pointée. On tira six fois, dans l’espoir d’estropier le navire fugitif en abattant ses vergues, mais avec le seul effet d’atteindre quelques cordages sans conséquence. Bientôt le navire fut hors de portée des canons : il gouvernait droit vers le large, les noirs pressés en foule autour du beaupré tantôt poussant des clameurs insultantes à l’adresse des blancs, tantôt saluant de leurs bras levés l’étendue de l’océan assombri – corbeaux croassants échappés à la main de l’oiseleur.

Le premier mouvement fut de filer les câbles et de donner la chasse. Mais, après réflexion, il parut plus prometteur de poursuivre avec la chaloupe et la yole.

Le capitaine Delano demanda alors à Don Benito de quelles armes à feu disposait le San Dominick ; il lui fut répondu qu’elles étaient toutes hors d’usage parce qu’au début de la mutinerie un passager de cabine, mort depuis, avait secrètement faussé la platine des quelques mousquets du bord. Don Benito cependant rassembla le reste de ses forces pour supplier l’Américain de ne point livrer la chasse, que ce fût avec le navire lui-même ou avec la chaloupe ; car les nègres s’étaient déjà révélés comme de tels desperados, qu’en cas d’assaut le massacre total des blancs serait inévitable. Mais, considérant que cet avertissement venait d’un esprit accablé par le malheur, l’Américain ne renonça point à son dessein.

Les chaloupes furent parées et armées. Vingt-cinq hommes y prirent place sur l’ordre du capitaine Delano. Il se disposait à y descendre lui-même, lorsque Don Benito saisit son bras.

« Quoi ! Avez-vous sauvé ma vie, Señor, pour aller à présent gaspiller la vôtre ? »

Les officiers, en considération de leurs intérêts, de ceux du voyage, et des obligations qu’ils avaient à l’égard des armateurs, élevèrent également de fortes objections contre le départ de leur commandant. Après avoir pesé un moment leurs remontrances, le capitaine Delano se sentit obligé de rester ; il mit à la tête de l’expédition son second, homme athlétique et résolu qui avait servi à bord d’un corsaire et, chuchotaient ses ennemis, à bord d’un navire de pirates. Pour encourager les matelots, on leur dit que le capitaine espagnol considérait son vaisseau comme perdu ; que vaisseau et chargement (celui-ci comprenant de l’or et de l’argent) valaient plus de dix mille doublons. Qu’ils le prissent, et ils auraient une bonne part du butin. Les matelots répondirent par des acclamations.

Il s’en fallait de peu que les fugitifs n’eussent gagné le large. Il faisait presque nuit ; mais la lune se levait. Après des efforts violents et prolongés, les chaloupes parvinrent à se rapprocher du navire et les assaillants, restant sur leurs avirons, s’arrêtèrent à une distance convenable pour décharger leurs mousquets. N’ayant point de balles à retourner, les nègres répondirent par des hurlements. Mais à la seconde volée, ils lancèrent leurs hachettes à la mode indienne. L’une d’elles trancha les doigts d’un matelot. Une autre atteignit l’avant de la baleinière, coupa le câble et se ficha dans le plat-bord comme une cognée de bûcheron. L’officier l’arracha, frémissante, à son logement, et la renvoya. Le gantelet relancé s’enfonça dans la galerie arrière brisée du navire où il demeura.

Devant la réception trop chaleureuse des nègres, les blancs gardèrent une distance plus respectueuse. Évoluant à présent juste hors de portée des hachettes, ils cherchèrent, en vue de la mêlée prochaine, à inciter les noirs à se séparer des armes qui pouvaient être les plus meurtrières dans un corps à corps, en les lançant sottement contre un but trop éloigné, dans la mer. S’avisant bientôt du stratagème, les nègres s’arrêtèrent, mais déjà un grand nombre d’entre eux durent remplacer leurs hachettes perdues par des anspects ; échange qui se montra finalement favorable aux assaillants, comme ils l’avaient escompté.

Cependant le navire poussé par un bon vent fendait toujours les eaux, tandis que les chaloupes, alternativement, se laissaient distancer, puis revenaient à force de rames pour décharger de nouvelles volées.

Le feu était surtout dirigé vers l’arrière où la plupart des nègres à présent se pressaient. Pourtant l’objectif n’était pas de tuer ou de blesser les nègres, mais bien de les capturer avec le navire. Il fallait donc recourir à l’abordage, ce qui ne pouvait se faire avec les chaloupes tant que le San Dominick maintiendrait son allure.

Le second eut alors une idée. Observant que les mousses espagnols étaient toujours dans les hunes, aussi haut qu’ils pouvaient atteindre, il leur cria de descendre jusqu’aux vergues et de couper les voiles. Ce qui fut fait. Vers le même temps, pour des raisons qui furent révélées par la suite, deux Espagnols en habit de marin qui s’exposaient ostensiblement furent tués, non par des volées de balles, mais par des coups délibérément visés ; et, comme il apparut plus tard, le noir Atufal et l’Espagnol à la barre furent également tués par l’une des décharges générales. Le navire, ayant perdu ses voiles et ses chefs, échappa entièrement au contrôle des nègres.

Il se mit à tourner lourdement dans le vent avec ses mâts grinçants, sa proue venant lentement s’offrir aux regards des matelots, son squelette étincelant au clair de lune horizontal et jetant sur l’eau une ombre gigantesque striée de côtes. Le bras étendu du fantôme semblait faire signe aux blancs de le venger.

« Suivez votre chef ! » cria le second ; et, des deux côtés à la fois, les chaloupes abordèrent le navire. Harpons et coutelas croisèrent hachettes et anspects. Entassées sur le canot couché par le travers, les négresses entonnèrent un chant plaintif dont l’acier entrechoqué formait le refrain.

Pendant un temps, l’attaque demeura indécise ; les nègres se resserrant pour la repousser ; les matelots à demi refoulés, encore incapables de prendre pied sur le navire, combattant comme des troupiers en selle, une jambe jetée de côté par-dessus les pavois, l’autre au dehors, et jouant du coutelas comme d’un fouet de charretier. Mais en vain. Ils allaient avoir le dessous lorsque, se ralliant comme un seul homme en un groupe compact, avec un grand cri ils sautèrent à bord où, mêlés aux noirs, ils se séparèrent à nouveau malgré eux. Le temps de quelques respirations, il y eut un bruit vague, étouffé, intérieur, comme d’espadons se ruant ici et là, sous l’eau, parmi des bancs de noires anguilles. Bientôt, se regroupant, et rejoints par les matelots espagnols, les blancs revinrent à la surface, entraînant irrésistiblement les nègres vers l’arrière. Une barricade de barils et de sacs courait d’un bord à l’autre devant le grand mât : là, les nègres firent volte-face. Malgré leur mépris pour toute paix ou trêve, ils eussent été bien contents de souffler ; mais, les marins infatigables franchirent la barrière et reprirent aussitôt le corps à corps. Épuisés, les noirs combattaient maintenant en désespérés. Comme des loups, leurs langues rouges pendaient hors de leurs bouches sombres. Mais les pâles matelots avaient les dents serrées ; pas un mot ne fut prononcé ; et au bout de cinq minutes le navire fut pris.

Près de vingt nègres avaient été tués. Indépendamment de ceux que les balles avaient atteints, un grand nombre présentaient des blessures – dues pour la plupart aux harpons à long fer – assez semblables à celles que les faux des Highlanders infligèrent aux Anglais à Preston Pass. L’autre camp ne comptait point de morts, mais plusieurs blessés, quelques-uns grièvement, y compris le second. Les nègres survivants furent provisoirement ligotés, et le navire remorqué dans le port où il se balança de nouveau sur son ancre.

Il suffira de dire – en passant sous silence les incidents et les mesures qui suivirent – qu’après deux jours de radoub, les deux navires voguèrent de conserve vers Concepcion du Chili, d’où ils partirent pour Lima du Pérou ; et là, devant les tribunaux du vice-roi, toute l’affaire fut instruite dès le début.

Bien qu’au milieu de la traversée l’infortuné Espagnol, délivré de toute contrainte, eût semblé recouvrer la santé et le libre exercice de sa volonté, pourtant, conformément à ses prévisions, peu avant d’arriver à Lima, il retomba dans son état antérieur et devint bientôt si faible qu’il fallut le porter à terre à bras d’hommes. Apprenant son histoire et sa condition, l’une des nombreuses institutions religieuses de la Cité des Rois lui ouvrit un refuge hospitalier où médecins et prêtres lui prodiguèrent leurs soins, un membre de l’ordre s’offrant à jouer auprès de lui, la nuit comme le jour, le rôle de gardien particulier et de consolateur.

Les extraits suivants, traduits d’après l’un des documents officiels espagnols, jetteront, nous l’espérons, quelque lumière sur le récit précédent ; ils révéleront tout d’abord de quel port le San Dominick était parti et quelle avait été la véritable histoire de son voyage jusqu’au temps de son escale à l’île de Santa Maria.

Mais, avant de donner les extraits, il siérait peut-être de les faire précéder d’une remarque.

Le document, choisi parmi beaucoup d’autres pour une traduction partielle, contient la déposition de Benito Cereno, la première reçue par le tribunal. Certaines de ses révélations furent, à ce stade du procès, considérées comme douteuses pour des raisons à la fois savantes et naturelles. Le tribunal inclina à croire que le déposant ne laissait pas d’avoir l’esprit troublé par les récents événements et qu’il imaginait dans son délire des choses qui n’avaient jamais pu se passer. Mais les dépositions subséquentes des matelots survivants, appuyant les révélations de leur capitaine dans plusieurs de leurs détails les plus étranges, conférèrent crédit du même coup à tout le reste. En sorte que le tribunal, dans sa décision finale, fonda ses sentences capitales sur des déclarations qu’il eût jugé de son devoir de rejeter si elles n’avaient reçu confirmation.

*

* *

Je soussigné, Don José de Abos et Padilla, notaire de Sa Majesté pour le Revenu Royal, et greffier de cette province, et notaire public de la Sainte Croisade de cet évêché, etc.

Certifie et déclare, conformément aux exigences de la loi, que dans la cause criminelle intentée le vingt-quatre du mois de septembre de l’année dix-sept-cent-quatre-vingt-dix-neuf contre les nègres Sénégalais du vaisseau le San Dominick, la déclaration suivante a été faite par devers moi.

Déclaration du premier témoin, Don Benito Cereno.

Les mêmes jour, mois et année ; Son Excellence le docteur Juan Martinez de Rozas, Conseiller de l’Audience Royale de ce Royaume et connaissant des lois de cette Intendance, a ordonné au capitaine du vaisseau le San Dominick, Don Benito Cereno, de comparaître devant lui ; ce qu’il fit dans sa litière, assisté du moine Infelez ; lequel Don Benito Cereno, en présence de Don José de Abos et Padilla, Notaire Public de la Sainte Croisade, prêta serment par le nom de Dieu, Notre Seigneur, et par un signe de croix ; sous la foi duquel il promit de dire la vérité sur tout ce qu’il savait et sur tout ce qu’on lui demanderait ; – et étant interrogé conformément à la teneur de l’acte initial du procès, il dit, que le vingtième du mois de mai dernier, il quitta avec son navire le port de Valparaiso à destination de Callao ; transportant à son bord des produits du pays et cent soixante noirs des deux sexes, qui appartenaient pour la plupart à Don Alexandro Aranda, gentilhomme, de la cité de Mendoza ; que l’équipage du navire se composait de trente-six hommes, en outre des personnes qui s’étaient embarquées en qualité de passagers ; que les nègres étaient notamment les suivants :

(Ici, dans l’original, suit une liste de quelque cinquante noms, descriptions et âges, établis d’après certains documents d’Aranda recouvrés, et aussi d’après les souvenirs du déposant ; nous en donnerons seulement quelques extraits.)

Un noir de dix-huit ou dix-neuf ans environ, nommé José : c’est là l’homme qui exerçait les fonctions de serviteur auprès de son maître, Don Alexandro, et qui, l’ayant servi depuis quatre ou cinq ans, parle bien l’espagnol ; … un mulâtre, nommé Francesco, stewart des officiers, doué d’une prestance et d’une voix agréables, ayant chanté dans les églises de Valparaiso, natif de la province de Buenos-Ayres, âgé d’environ trente-cinq ans… Un beau nègre, nommé Dago, qui avait été pendant de longues années fossoyeur chez les Espagnols, âgé de quarante-six ans… Quatre vieux nègres, natifs d’Afrique, âgés de soixante à soixante-dix ans, mais sains de corps, calfats de profession, et portant les noms suivants : – le premier s’appelait Mûri, et il fut tué (ainsi que son fils nommé Diamelo) ; le second, Nacta ; le troisième, Yola, tué de même ; le quatrième, Chofan ; et six nègres adultes, âgés de trente à quarante-cinq ans, tous non policés, et nés parmi les Achanti : Martinqui, Yan, Lecbe, Mapenda, Yambaio, Akim ; quatre d’entre eux furent tués ; … un puissant nègre, nommé Atufal, qui était censé avoir été chef en Afrique, et que ses propriétaires prisaient hautement… Et un petit nègre du Sénégal, depuis quelques années seulement parmi les Espagnols, âgé de trente ans environ, et du nom de Babo ; … qu’il ne se souvient pas du nom des autres, mais que, escomptant toujours trouver le reste des papiers de Don Alexandre, il pourra alors dresser la liste complète de tous les noirs, et la remettre à la cour ; … et trente-neuf femmes et enfants de tout âge.

(Après le catalogue, la déposition se poursuit en ces termes :)

… Que tous les nègres dormaient sur le pont, comme il est coutumier dans la traite, et ne portaient point de fers, le propriétaire, son ami Aranda, lui ayant dit qu’ils étaient tous dociles ; … que le septième jour après avoir quitté le port, à trois heures du matin, tous les Espagnols étant endormis sauf les deux officiers de quart, le maître d’équipage Juan Robles, le maître charpentier Juan Bautista Gayete, l’homme de barre et son aide, les nègres se révoltèrent soudainement, blessèrent grièvement le maître d’équipage et le maître charpentier, et tuèrent successivement dix-huit des hommes qui dormaient sur le pont, les uns à coups d’anspect et de hachette, les autres en les jetant vivants par-dessus bord après les avoir liés ; que des Espagnols qui se trouvaient sur le pont, ils laissèrent environ sept matelots vivants et liés pour la manœuvre du navire, auxquels il convient d’ajouter trois ou quatre hommes qui se cachèrent et restèrent également en vie. Que, bien que les nègres se fussent au cours de la révolte rendus maîtres de l’écoutille, six ou sept hommes dangereusement atteints l’empruntèrent pour se rendre au poste des blessés, sans aucun empêchement de leur part ; que le second, et une autre personne dont il ne se rappelle point le nom, tentèrent de monter par l’écoutille, mais qu’ayant été blessés aussitôt, ils furent obligés de regagner la cabine ; que le déposant résolut à l’aube de monter jusqu’au dôme, où se trouvaient le nègre Babo, meneur de la mutinerie, et Atufal, son assistant ; qu’il leur parla, les exhortant à cesser de commettre de telles atrocités, et leur demandant en même temps ce qu’ils voulaient et ce qu’ils avaient l’intention de faire, ajoutant qu’il était prêt à obéir à leurs ordres ; que malgré ceci, ils jetèrent en sa présence par-dessus bord trois hommes vivants et liés ; qu’ils dirent au déposant de monter sur le pont, en l’assurant qu’ils ne le tueraient point ; qu’il le fit ; que le nègre Babo lui demanda s’il se trouvait dans ces mers quelque pays noir où ils pussent être transportés ; qu’il répondit : non ; que le nègre Babo lui ordonna ensuite de les mener au Sénégal ou aux îles voisines de Saint-Nicolas ; qu’il répondit que la chose était impossible vu la grande distance, la nécessité de doubler le Cap Horn, la mauvaise condition du vaisseau, le manque de provisions, de voiles et d’eau ; mais que le nègre Babo lui répliqua qu’il devrait les y conduire en tout cas ; qu’ils agiraient en tous points conformément aux instructions du déposant sur les rations d’eau et de vivres ; qu’après une longue conférence, étant absolument contraint de les satisfaire, car ils menaçaient de tuer tous les blancs si on ne les menait point au Sénégal, le déposant leur dit que la première chose nécessaire au voyage était l’eau ; qu’ils gagneraient d’abord le rivage pour s’en procurer, et qu’ensuite ils poursuivraient leur route ; que le nègre Babo acquiesça ; que le déposant mit le cap sur les ports intermédiaires, dans l’espoir de rencontrer quelque vaisseau espagnol ou étranger qui les pût sauver ; qu’au bout de dix ou onze jours ils arrivèrent en vue de terre, et continuèrent leur course en longeant la côte dans le voisinage de Nasca ; que le déposant observa alors des signes d’agitation et de rébellion chez les nègres, parce qu’il différait de faire le plein d’eau ; que le nègre Babo ayant exigé avec des menaces que ceci fût fait sans faute le jour suivant, il lui dit qu’il voyait clairement que le rivage était escarpé, et qu’il ne trouvait point les rivières désignées sur la carte, avec d’autres raisons adaptées aux circonstances ; que le mieux serait d’aller à l’île déserte de Santa Maria, où ils trouveraient aisément de l’eau et des vivres, comme faisaient les étrangers ; que le déposant n’alla point à Pisco, qui était proche, ni à tout autre port de la côte, parce que le nègre Babo lui avait signifié à plusieurs reprises qu’il tuerait tous les blancs s’il apercevait une cité, un village ou un établissement quelconque sur les rivages vers lesquels ils vogueraient ; qu’ayant déterminé de gagner l’île de Santa Maria, comme le déposant l’avait projeté, afin de tenter soit de rencontrer pendant la traversée ou dans l’île elle-même un vaisseau qui pût les secourir, soit de s’en échapper en canot et d’atteindre la côte voisine d’Arruco, pour adopter les mesures nécessaires, il changea immédiatement de route et gouverna sur l’île ; que les nègres Babo et Atufal tenaient des conférences journalières, disputant s’il était nécessaire pour leur retour au Sénégal de tuer tous les Espagnols, et particulièrement le déposant ; que huit jours après avoir quitté la côte de Nasca, le déposant étant de quart aux premières heures de l’aube, et peu après que les nègres eussent tenu conseil, le nègre Babo vint trouver le déposant pour lui dire qu’il avait résolu de tuer son maître, Don Alexandro Aranda, parce qu’autrement lui et ses compagnons ne seraient point assurés de leur liberté, et aussi parce qu’il entendait maintenir les marins dans la sujétion en les avertissant du chemin qu’on leur ferait prendre si quelqu’un d’entre eux lui résistait ; qu’enfin cet avertissement ne pouvait être mieux donné que par la mort de Don Alexandro ; que le déposant ne comprit point alors – et qu’il n’eût pu comprendre – ce que signifiait cette dernière phrase, sinon que la mort de Don Alexandro était projetée ; que le nègre Babo proposa ensuite au déposant d’appeler le second, Raneds, qui dormait dans la cabine, avant que le meurtre ne fût perpétré, de crainte que cet homme, qui était bon marin, ne fût tué avec Don Alexandro et les autres ; que le déposant, qui était l’ami de jeunesse de Don Alexandro, pria et conjura, mais en vain ; que le nègre Babo lui répondit que la chose était inévitable, et que tous les Espagnols risqueraient la mort s’ils essayaient de frustrer sa volonté sur ce point ou sur tout autre ; qu’en présence de ce dilemme, le déposant appela le second, Raneds, qui fut contraint de rester à l’écart, et qu’immédiatement le nègre Babo ordonna à l’Achanti Martinqui et à l’Achanti Lecbe d’aller commettre le meurtre ; que les deux hommes, armés de hachettes, descendirent à la couchette de Don Alexandro ; qu’ils le traînèrent sur le pont, ensanglanté et encore vivant ; qu’ils allaient le jeter dans cet état par-dessus bord, lorsque le nègre Babo les arrêta, leur ordonnant d’achever le meurtre sur le pont devant lui ; ce qui fut fait ; que sur ses directions, le corps fut transporté en bas, à l’avant ; que le déposant ne le vit plus pendant trois jours ; … que Don Alonzo Sidonia, vieillard résidant depuis longtemps à Valparaiso et récemment appointé à un poste civil au Pérou, ce pourquoi il s’était embarqué sur le San Dominick, dormait alors sur la couchette opposée à celle de Don Alexandre ; qu’éveillé par ses cris saisissants et voyant les nègres armés de hachettes sanglantes, il se jeta à la mer par une fenêtre proche, et se noya, sans qu’il fût possible au déposant de l’assister ou de le ramener à bord ; … que, peu de temps après avoir tué Aranda, ils amenèrent sur le pont son cousin germain, Don Francisco Masa, de Mendoza, et le jeune Don Joaquin, Marques de Aramboalaza, récemment venu d’Espagne, ainsi que son serviteur espagnol Ponce et les trois jeunes secrétaires d’Aranda, José Mozairi, Lorenzo Bargas et Hermenegildo Gandix, tous de Cadix ; qu’à Don Joaquin et à Hermenegildo Gandix le nègre Babo laissa la vie pour des motifs qui apparaîtront postérieurement ; mais que Don Francisco Masa, José Mozairi, Lorenzo Bargas et le serviteur Ponce, ainsi que le maître d’équipage Juan Robles, ses seconds Manuel Viscaya et Roderigo Hurta, et quatre marins, furent sur son ordre jetés vivants à la mer, bien qu’ils ne fissent point de résistance et qu’ils ne demandassent rien sinon d’être épargnés ; que le maître d’équipage, Juan Robles, qui savait nager, resta le plus longtemps sur l’eau, faisant des actes de contrition et, dans les dernières paroles qu’il prononça, chargeant le déposant de faire dire la messe pour son âme à Notre-Dame du Secours ; … que, durant les trois jours qui suivirent, le déposant, ne sachant ce qu’il était advenu des restes de Don Alexandro, demanda fréquemment au nègre Babo où ils se trouvaient, le suppliant s’ils étaient encore à bord, d’ordonner qu’ils fussent conservés afin de les enterrer sur le rivage ; que le nègre Babo ne répondit rien jusqu’au troisième jour ; mais qu’à l’aube du quatrième, comme le déposant montait sur le pont, le nègre Babo lui montra un squelette qu’il avait substitué à la figure de proue du navire, l’image de Christophe Colomb par qui fut découvert le Nouveau Monde ; que le nègre Babo lui demanda quel était ce squelette, et si, à voir sa blancheur, il ne croyait pas que ce fût celui d’un blanc ; qu’il se couvrit le visage, et que le nègre Babo, s’approchant tout contre lui, prononça des paroles à cet effet : « Sois fidèle aux noirs d’ici jusqu’au Sénégal, ou ton âme suivra ton chef comme ton corps le suit à présent, » avec un geste vers la proue ; … que le même matin le nègre Babo mena successivement chacun des Espagnols à l’avant, lui demandant quel était ce squelette et si, à voir sa blancheur, il ne croyait pas que ce fût celui d’un blanc ; que chacun des Espagnols se couvrit le visage ; qu’à chacun le nègre Babo répéta les paroles qu’il avait adressées d’abord au déposant ; … qu’ils (les Espagnols) étant alors rassemblés à l’arrière, le nègre Babo les harangua, disant qu’il avait achevé à présent ce qu’il voulait faire, que le déposant (en qualité de pilote des nègres) pouvait poursuivre sa route, l’avertissant lui et tous les autres, qu’ils suivraient, âme et corps, le chemin de Don Alexandro s’il les voyait (les Espagnols) parler ou comploter contre eux (les nègres), menace qui fut répétée chaque jour ; qu’avant les événements qui viennent d’être mentionnés, ils avaient ligoté le cuisinier pour le jeter par-dessus bord, à cause de quelque parole qu’ils lui avaient entendu prononcer, mais que finalement le nègre Babo lui laissa la vie sauve à la requête du déposant ; que quelques jours plus tard, le déposant, afin de ne rien omettre pour protéger la vie du reste des blancs, exhorta les nègres à la paix et à la tranquillité ; qu’il consentit en outre à dresser un papier, signé par le déposant et par les marins qui savaient écrire, ainsi que par le nègre Babo en son nom propre et aux noms de tous les noirs, dans lequel le déposant s’engageait, sous la condition qu’ils cessassent de tuer les blancs, à les transporter au Sénégal et à leur céder formellement navire et cargaison, – dispositions qui les satisfirent et les tranquillisèrent temporairement ;… mais que le lendemain, afin de prévenir plus sûrement toute évasion des blancs, le nègre Babo ordonna de détruire tous les canots à l’exception de la chaloupe, qui n’était plus navigable, et d’un cutter en bonne condition qu’il savait devoir être nécessaire pour transporter les barils d’eau, et qu’il fit descendre dans la cale.

(Suivent diverses circonstances du voyage mouvementé et prolongé qu’ils entreprirent alors, ainsi que les incidents d’une désastreuse accalmie ; de cette partie de la relation est extrait le présent passage) :

… Que le cinquième jour de l’accalmie, tous les hommes du bord souffrant grandement de la chaleur et du manque d’eau, et cinq d’entre eux étant morts dans des accès de démence, les nègres devinrent irritables ; que Raneds qui maniait un compas ayant fait à l’adresse du déposant un geste accidentel qui leur parut suspect, bien qu’il fût inoffensif, ils le tuèrent ; mais qu’ils le regrettèrent ensuite, le second étant avec le déposant le seul pilote qui restât à bord.

… Qu’omettant d’autres événements, qui se produisirent journellement, et qui ne feraient qu’évoquer vainement des infortunes et des conflits passés, après soixante-treize jours de navigation, comptés depuis le départ de Nasca, pendant lesquels ils endurèrent les calmes déjà mentionnés et firent usage d’une ration d’eau très réduite, ils arrivèrent enfin à l’île de Santa Maria le dix-septième jour du mois d’août, vers six heures de l’après-midi, heure à laquelle ils jetèrent l’ancre tout près du navire américain, le Bachelor’s Delight, qui mouillait dans la même baie sous le commandement du généreux capitaine Amasa Delano ; mais qu’à six heures du matin ils s’étaient déjà trouvés en vue du port, et que les nègres s’étaient montrés inquiets dès l’instant qu’ils avaient aperçu le navire, ne s’attendant point à trouver quelqu’un dans les parages ; que le nègre Babo les apaisa, les assurant qu’il n’y avait rien à craindre ; qu’il ordonna sur-le-champ de couvrir la figure de proue d’une toile, comme si elle eût été en réparation, et de mettre quelque ordre sur les ponts ; que le nègre Babo et le nègre Atufal tinrent conseil un moment ; que le nègre Atufal était d’avis de s’éloigner, mais que le nègre Babo s’y refusa et décida de lui-même de la conduite à tenir ; qu’il s’en fut enfin trouver le déposant, lui proposant de dire et de faire tout ce que le déposant déclare avoir dit et fait en présence du capitaine américain ; … que le nègre Babo l’avertit que, s’il s’écartait en aucune façon de ses instructions, prononçait une seule parole ou se permettait un seul regard qui pût laisser deviner le moins du monde les événements passés ou la situation présente, il le tuerait instantanément, – lui montrant une dague qu’il tenait cachée et lui certifiant que ladite dague serait aussi alerte que son œil ; que le nègre Babo exposa alors le plan à tous ses compagnons, et qu’il leur plut ; qu’afin de mieux déguiser la vérité, le nègre Babo imagina un grand nombre d’expédients, dont certains unissaient le souci de la défense à celui de la tromperie ; que de ce nombre était le stratagème des six Achanti susnommés qui agissaient comme ses bravos ; qu’il les posta au bord de la poupe, comme pour nettoyer des hachettes (contenues dans des caisses qui faisaient partie du chargement), mais en réalité pour s’en servir et les distribuer le cas échéant s’il venait à prononcer un certain mot, qu’il leur indiqua ; qu’un autre expédient fut de présenter Atufal, son principal auxiliaire, enchaîné, mais de telle sorte que les chaînes pussent être rejetées en un moment ; que dans les moindres détails il informa le déposant du rôle qu’il devait jouer à propos de chaque expédient, et des propos qu’il devait tenir à chaque occasion, le menaçant toujours d’une mort instantanée s’il s’en écartait aucunement : que, sachant qu’un grand nombre de nègres ne manqueraient pas d’être turbulents, le nègre Babo chargea les quatre nègres âgés qui étaient calfats, de maintenir l’ordre sur les ponts autant qu’ils le pourraient ; qu’à mainte et mainte reprise il harangua les Espagnols et ses compagnons, les informant de son plan, de ses expédients, et de l’histoire fictive que le déposant devait raconter, afin qu’aucun d’eux ne s’en écartât ; que ces dispositions furent prises et mûries pendant les deux ou trois heures qui s’écoulèrent entre l’instant qu’ils aperçurent le navire pour la première fois et l’arrivée à bord du capitaine Amasa Delano ; que celle-ci eut lieu vers sept heures et demie du matin, le capitaine Amasa Delano arrivant dans sa chaloupe, et tous le recevant avec joie ; que le déposant joua le rôle de propriétaire principal et de libre capitaine du navire dans la mesure où il se put contraindre ; qu’il déclara au capitaine Delano, lorsqu’il fut invité à le faire, qu’il venait de Buenos-Ayres et qu’il se rendait à Lima avec trois cents nègres ; qu’au large du Cap Horn, et dans une épidémie subséquente, un grand nombre de nègres étaient morts ; que, pour des causes similaires, tous les officiers et la plus grande partie de l’équipage étaient morts également.

(La déposition se poursuit ainsi, relatant en détails l’histoire fictive dictée au déposant par Babo, et imposée au capitaine Delano par l’intermédiaire du déposant ; donnant compte en outre des offres amicales du capitaine Delano, ainsi que d’autres incidents, tout cela étant omis ici. Après l’étrange récit imaginaire, la déposition continue :)

… Que le généreux capitaine Amasa Delano resta à bord tout le jour et ne quitta le navire au mouillage qu’à six heures du soir, le déposant ne cessant de l’entretenir de ses prétendues infortunes selon les instructions mentionnées plus haut, et sans qu’il eût été en son pouvoir de dire le moindre mot ou de risquer la moindre suggestion pour le mettre au fait du véritable état de choses ; car le nègre Babo, en jouant le rôle d’un serviteur zélé avec toute la soumission qui convient à un humble esclave, ne quittait pas le déposant un instant, afin d’observer ses gestes et ses paroles, le nègre Babo sachant fort bien l’espagnol ; qu’en outre, d’autres nègres, qui savaient également l’espagnol, restaient dans son voisinage pour le guetter continuellement ; … qu’une fois, comme le déposant conversait sur le pont avec Amasa Delano, le nègre Babo lui fit signe secrètement d’aller avec lui à l’écart, l’initiative du geste semblant venir du déposant ; qu’ils se retirèrent en effet, et que le nègre Babo lui proposa alors d’obtenir d’Amasa Delano toutes les précisions possibles au sujet du navire, de l’équipage et des armes ; que le déposant lui demanda « Pourquoi ? » ; que le nègre Babo lui répondit qu’il le pouvait imaginer ; qu’affligé par la perspective du danger qui menaçait le généreux capitaine Amasa Delano, le déposant refusa d’abord de lui poser les questions désirées et mit tout en œuvre pour inciter le nègre Babo à renoncer à ce nouveau dessein ; que le nègre Babo montra la pointe de sa dague ; qu’après avoir obtenu les informations, le nègre Babo l’attira de nouveau à l’écart, lui déclarant que dans la nuit il (le déposant) se trouverait commander deux vaisseaux au lieu d’un, car la plus grande partie de l’équipage de l’Américain serait alors à la pêche, et les six Achanti prendraient aisément le navire à eux seuls ; qu’avant l’arrivée à bord d’Amasa Delano, il n’avait été fait aucune allusion à la capture du navire américain ; que le déposant était impuissant à contrecarrer ce projet ; … qu’à certains égards sa mémoire est confuse et qu’il ne peut se rappeler distinctement chaque incident ; … qu’aussitôt après avoir jeté l’ancre à six heures du soir, comme il a été déclaré plus haut, le capitaine américain prit congé pour regagner son propre vaisseau ; qu’obéissant à une impulsion soudaine que le déposant croit devoir à Dieu et à ses anges, après avoir dit adieu au capitaine Delano, il le suivit jusqu’à la coupée où il demeura, sous prétexte de prendre congé, jusqu’à ce qu’Amasa Delano eût pris place dans sa chaloupe ; qu’à l’instant où elle poussait au large, le déposant sauta de la coupée et tomba dans la chaloupe, il ne sait comment, sous la sauvegarde de Dieu ; que…

(Ici, dans l’original, suit la relation de ce qui se passa au moment de l’évasion, de la façon dont le San Dominick fut repris, et du voyage jusqu’à la côte ; avec un grand nombre d’expressions d’« éternelle gratitude » envers le « généreux capitaine Amasa Delano » La déposition procède alors à quelques remarques récapitulatives et au dénombrement partiel des nègres, en déterminant le rôle individuel qu’ils avaient joué dans les événements passés, afin d’établir, selon les instructions de la Cour, les données sur lesquelles fonder le prononcé des sentences criminelles. De cette partie sont extraits les passages suivants :)

… Qu’il croit que tous les nègres, sans avoir eu connaissance dès l’abord du projet de révolte, l’approuvèrent quand il eut été accompli… Que le nègre José, âgé de dix-huit ans, et au service personnel de Don Alexandro, fut celui qui informa le nègre Babo de l’état de choses qui régnait dans la cabine avant la révolte ; que ceci peut être inféré du fait que, les nuits précédentes, il quittait sa couchette, laquelle se trouvait dans la cabine située au-dessous de celle de son maître, pour monter sur le pont et rejoindre le meneur et ses acolytes ; qu’il eut en outre des entretiens secrets avec le nègre Babo, entretiens au cours desquels il fut surpris plusieurs fois par le second ; qu’une nuit le second le renvoya à deux reprises ; … que ce même nègre José, sans agir sur l’ordre du nègre Babo comme le firent Lecbe et Martinqui, poignarda son maître Don Alexandro, alors qu’on le traînait à demi mort sur le pont ; … que le stewart mulâtre Francesco faisait partie du premier groupe de rebelles, qu’il fut en toutes choses la créature et l’outil du nègre Babo ; que, pour faire sa cour, il proposa au nègre Babo, juste avant le repas dans la cabine, d’empoisonner un plat à l’intention du généreux capitaine Amasa Delano ; que ce fait est connu, parce que les nègres l’ont rapporté mais que le nègre Babo, ayant d’autres desseins, le défendit à Francesco ; … que l’Achanti Lecbe était l’un des pires caractères ; que le jour où le navire fut repris, il participa à sa défense en brandissant une hachette dans chaque main, et blessa à la poitrine le second d’Amasa Delano quand celui-ci s’efforça de monter à bord ; que tout le monde savait cela ; qu’en présence du déposant, Lecbe frappa d’une hachette Don Francisco Masa, tout en l’entraînant, sur les ordres du nègre Babo, pour le jeter vivant par-dessus bord ; qu’il avait en outre trempé dans le meurtre de Don Alexandro Aranda et d’autres passagers de cabine ; qu’en raison de la fureur avec laquelle les Achanti combattirent lors de l’engagement avec la chaloupe, Lecbe et Yan furent les seuls survivants ; que Yan était aussi pervers que Lecbe ; que ce fut lui qui, sur les ordres de Babo, mais de son plein gré, prépara le squelette de Don Alexandro d’une manière que les nègres dévoilèrent dans la suite au déposant, mais que lui-même, aussi longtemps qu’il sera en possession de sa raison, se refusera à divulguer ; que ce furent Yan et Lecbe qui, la nuit, pendant une accalmie, rivèrent le squelette à la proue ; que cela aussi lui fut dit par les nègres ; que ce fut le nègre Babo qui traça l’inscription au-dessous du squelette ; que le nègre Babo fut le meneur de la sédition du commencement jusqu’à la fin ; qu’il ordonna chaque meurtre, et qu’il fut comme le gouvernail et la quille de la révolte ; qu’Atufal fut son lieutenant en tout ; mais qu’Atufal ne commit point de meurtre de sa propre main ; et non plus le nègre Babo ; … qu’Atufal fut tué d’un coup de mousquet dans le combat avec les chaloupes, avant l’abordage ; … que les négresses, toutes majeures, avaient connaissance de la révolte, et qu’elles se montrèrent satisfaites de la mort de leur maître, Don Alexandre ; que, si les nègres ne les en avaient empêchées, elles eussent torturé à mort, au lieu de tuer simplement, les Espagnols exécutés sur les ordres du nègre Babo ; que les négresses usèrent de toute leur influence pour que le déposant fût mis à mort ; que pendant les différents meurtres, elles chantaient des chansons et dansaient – non pas gaiement, mais solennellement ; et qu’avant l’engagement avec les chaloupes aussi bien que durant l’action, elles chantèrent aux nègres des chants mélancoliques, et que ce ton mélancolique était plus excitant que tout autre eût pu l’être, et voulu tel ; que tout ceci est supposé vrai, parce que les nègres l’ont dit.

Que des trente-six hommes de l’équipage – à l’exclusion des passagers (tous morts à présent) dont le déposant avait connaissance – six seulement survécurent en outre de quatre garçons de cabine et mousses qui n’étaient pas inclus dans l’équipage ; … que les nègres cassèrent le bras d’un des garçons de cabine et qu’ils le frappèrent à coups de hachette.

(Viennent alors un certain nombre de révélations ayant trait à des périodes diverses. D’où les extraits suivants :)

Que, pendant la présence du capitaine Amasa Delano à bord, plusieurs tentatives furent faites par les matelots, et notamment par Hermenegildo Gandix, pour lui suggérer le véritable état de choses ; mais que ces tentatives furent infructueuses en raison du danger mortel qu’elles comportaient, et surtout en raison des expédients qui venaient contredire le véritable état de choses, ainsi que de la générosité et de la piété du capitaine Delano, incapable de sonder une telle méchanceté ; … que Luys Galgo, un matelot âgé de soixante ans environ et appartenant anciennement à la flotte royale, fut l’un de ceux qui essayèrent de fournir des indices au capitaine Amasa Delano ; mais que son intention ayant été soupçonnée, sinon découverte, il fut entraîné à l’écart sous un prétexte quelconque, amené dans la cale et assassiné. Que ceci fut rapporté dans la suite par les nègres ; … que l’un des mousses nourrissant quelques espoirs d’évasion inspirés par la présence du capitaine Amasa Delano, laissa imprudemment tomber un mot qui trahissait son attente, lequel mot étant entendu et compris par un esclave avec lequel il partageait son repas, ce dernier le frappa à la tête de son couteau, lui infligeant une mauvaise blessure dont le garçon est pourtant en train de se remettre ; que de même, peu après que le navire eut été amené au mouillage, l’un des matelots qui était à la barre se mit dans un mauvais cas en trahissant inconsciemment par sa contenance un espoir provoqué par la raison déjà mentionnée ; mais que ce matelot, grâce à la prudence dont il fit preuve ensuite, s’en tira indemne ; … que ces déclarations ont pour but de montrer à la Cour que depuis le commencement jusqu’à la fin de la révolte, il fut impossible au déposant et à ses hommes d’agir autrement qu’ils ne firent ; … que le troisième commis, Hermenegildo Gandix, qui d’abord avait été forcé de vivre parmi les matelots, portant leur habit et apparaissant à tous égards comme l’un d’eux ; que ledit Gandix fut tué par une balle de mousquet tirée par erreur de l’une des chaloupes américaines avant l’abordage ; car, montant dans sa frayeur jusqu’au gréement de misaine, il avait crié aux chaloupes : « N’abordez pas, » de crainte que les nègres ne le tuassent à leur approche ; que ceci induisant les Américains à croire qu’il favorisait de quelque manière la cause des nègres, ils tirèrent sur lui à deux reprises, en sorte qu’il tomba, blessé, du gréement et se noya dans la mer ; … que le jeune Don Joaquin, Marques de Aramboalaza, de même qu’Hermenegildo Gandix, le troisième commis, fut abaissé à la fonction et à l’apparence extérieure d’un commun matelot ; qu’en une certaine occasion, comme Don Joaquin montrait quelque répugnance, le nègre Babo ordonna à l’Achanti Lecbe de prendre du goudron, de le chauffer et de le verser sur les mains de Don Joaquin ; … que Don Joaquin fut tué par le fait d’une autre méprise des Américains, méprise d’ailleurs impossible à éviter, car à l’approche des chaloupes, Don Joaquin fut forcé par les nègres d’apparaître sur les pavois avec une hachette attachée à sa main de telle sorte qu’elle eût le tranchant à l’extérieur et parût brandie ; sur quoi, vu les armes à la main dans une attitude douteuse, il fut pris pour un matelot renégat et tué ; … que sur la personne de Don Joaquin fut trouvé un bijou qui, comme le prouvent les papiers découverts, était destiné à la châsse de Notre-Dame de la Miséricorde à Lima ; offrande votive préparée à l’avance et gardée depuis lors, par laquelle il voulait attester sa gratitude, en débarquant au Pérou, sa destination dernière, pour l’heureuse conclusion de tout le voyage accompli depuis son départ d’Espagne ; … que le bijou, ainsi que les autres effets du défunt Don Joaquin, est en la garde des frères de l’Hospital de Sacerdotes, attendant la décision de l’honorable Cour ; … qu’en conséquence de l’état du déposant, aussi bien que de la hâte avec laquelle les chaloupes étaient parties à l’attaque, les Américains ne furent pas avertis du fait que parmi l’équipage apparent se trouvaient un passager et l’un des commis déguisés par le nègre Babo ; … qu’en outre des nègres tués au cours de l’action, quelques-uns le furent après la capture et le mouillage, pendant la nuit, alors qu’ils étaient enchaînés aux anneaux du pont ; que ces meurtres furent exécutés par les matelots avant qu’il ne fût possible de les en empêcher. Qu’aussitôt qu’il en eut été informé, le capitaine Amasa Delano usa de toute son autorité, et en particulier jeta à terre de sa propre main Martinez Gola qui, ayant trouvé un rasoir dans la poche d’une vieille jaquette qui lui appartenait, mais qui se trouvait à présent sur le dos d’un des nègres enchaînés, visait avec ledit rasoir la gorge du nègre ; que le noble capitaine Amasa Delano arracha également de la main de Bartholomé Barlo une dague dissimulée au temps du massacre des blancs, et dont il poignardait un nègre enchaîné qui, le même jour, avec l’assistance d’un autre nègre, l’avait jeté à terre et trépigné ; … que de tous les événements qui se sont produits pendant la longue période durant laquelle le navire était aux mains du nègre Babo, il ne peut ici rendre compte ; mais qu’il a donné la substance de tout ce qu’il se rappelle présentement, et qu’il a parlé véridiquement selon le serment prêté ; déclaration qu’il confirma et ratifia après qu’on lui en eut fait lecture.

Il déclara qu’il était âgé de vingt-neuf ans, et brisé de corps et d’esprit ; que, lorsqu’il aurait été définitivement renvoyé par la cour, il ne s’en retournerait point chez lui au Chili, mais entrerait au monastère du Mont Agonia ; sur quoi il signa ainsi que Son Excellence, fit le signe de la croix, et partit comme il était venu, sur sa litière, avec le moine Infelez, pour se rendre à l’Hospital de Sacerdotes.

BENITO CERENO.

DOCTOR ROZAS.

Si la déposition de Benito Cereno a pu servir de clef pour forcer les rouages compliqués qui l’avaient précédée, comme un caveau dont le vantail est soudain rejeté, la coque du San Dominick est à présent ouverte.

Jusqu’ici la nature de ce récit a non seulement rendu inévitables les enchevêtrements du début, mais encore exigé qu’un grand nombre de choses, au lieu d’être narrées dans l’ordre où elles s’étaient passées, fussent rétrospectivement ou irrégulièrement présentées ; ce dernier cas est celui des passages suivants, qui concluront la relation.

Au cours du long et paisible voyage vers Lima, il y eut, comme on l’a déjà mentionné, une période pendant laquelle Don Benito recouvra quelque peu sa santé ou, du moins en partie, sa tranquillité. Avant la rechute marquée qui vint ensuite, les deux capitaines eurent maintes conversations cordiales, leur fraternelle absence de réserve contrastant singulièrement avec les anciennes réticences.

L’Espagnol répétait sans cesse combien il lui avait été pénible de jouer le rôle imposé par Babo.

« Ah, mon cher Don Amasa, » dit une fois Don Benito « en ces instants où vous me trouviez si morose et si ingrat – où même, comme vous l’admettez à présent, vous pensiez presque que je complotais votre assassinat – en ces instants, mon cœur était glacé ; je ne pouvais vous regarder lorsque je songeais à la menace qui, à bord de ce navire aussi bien que du vôtre, était suspendue au-dessus de mon cher bienfaiteur. Et aussi vrai que Dieu existe, Don Amasa, je ne sais si le seul souci de ma propre sécurité m’eût donné le nerf de sauter dans votre chaloupe, n’eût été la pensée que si vous regagniez votre navire en gardant votre ignorance, vous, mon meilleur ami, et tous ceux qui vous entouraient, surpris cette nuit dans vos hamacs, ne vous seriez plus jamais éveillés en ce monde. Songez comme vous avez arpenté ce pont, comme vous vous êtes assis dans cette cabine, alors que chaque pouce de terrain était miné sous vous ainsi qu’un rayon de miel. Si j’avais hasardé la moindre suggestion, fait le moindre pas dans le sens de l’éclaircissement, la mort, une mort explosive – et la vôtre comme la mienne – eût terminé la scène.

« C’est vrai, c’est vrai, » s’écria le capitaine Delano en sursautant. « Vous avez sauvé ma vie, Don Benito, plus que je n’ai sauvé la vôtre ; et vous l’avez sauvée à mon insu et contre ma volonté. »

« Non, mon ami, » reprit l’Espagnol, courtois jusqu’en matière de religion ; « Dieu a charmé votre vie, mais vous avez sauvé la mienne. Quand je pense à certaines choses que vous fîtes – vos sourires et vos chuchotements, vos gestes et votre mimique téméraire ! Pour moins que cela, ils ont assassiné mon second, Raneds ; mais le Prince du Ciel vous guidait sûrement à travers toutes les embuscades. »

« Oui, tout est l’œuvre de la Providence, je le sais ; mais j’étais ce matin-là d’une humeur particulièrement plaisante, et le spectacle de tant de souffrances – plus apparentes que réelles – ajoutèrent à mon bon naturel la compassion et la charité, les entrelaçant fort heureusement toutes trois. S’il en eût été autrement, il n’est pas douteux, comme vous le laissez entendre, que certaines de mes interventions auprès des noirs se fussent terminées assez malencontreusement. En outre, les sentiments dont je parlais me permirent de surmonter ma défiance momentanée en des circonstances où plus de pénétration m’eût coûté la vie sans sauver celle d’autrui. Ce n’est qu’à la fin que mes soupçons l’emportèrent, et vous savez combien ils étaient alors loin du but. »

« Bien loin, en vérité, » dit tristement Don Benito. « Vous aviez passé avec moi tout le jour, me parlant, me regardant, marchant avec moi, assis près de moi, mangeant et buvant avec moi ; et pourtant, votre dernier geste fut d’empoigner comme un scélérat non seulement un innocent, mais le plus pitoyable de tous les hommes. Tant les expédients et les machinations malignes parviennent à en imposer ; tant les meilleurs des hommes peuvent errer en jugeant la conduite d’autrui, si les réalités profondes de sa condition lui sont inconnues. Mais vous étiez forcé de juger ainsi, et vous avez été détrompé à temps. Plût à Dieu qu’il en fût toujours de même, et avec tous les hommes. »

« Je crois vous comprendre ; vous généralisez, Don Benito, et de façon assez lugubre. Mais le passé est passé ; pourquoi moraliser à son endroit ? Oubliez-le. Voyez, ce brillant soleil a tout oublié, et la mer bleue, et le ciel bleu ; ils ont tourné de nouvelles pages. »

« C’est qu’ils n’ont pas de mémoire, » répondit-il avec abattement ; « c’est qu’ils ne sont pas humains. »

Mais ces souffles d’alizés qui éventent doucement votre joue, Don Benito, ne viennent-ils pas vers vous avec l’apaisement d’une caresse humaine ? Ce sont des amis chaleureux, des amis constants que les alizés. »

« Leur constance ne fait que me pousser vers ma tombe, Señor, » fut la réponse prophétique.

« Vous êtes sauvé, Don Benito, » s’écria le capitaine Delano, de plus en plus surpris et peiné ; « vous êtes sauvé ; qu’est-ce donc qui a jeté une telle ombre sur vous ? »

« Le nègre. »

Il y eut un silence, pendant lequel l’hypocondre s’enveloppa lentement et inconsciemment de son manteau comme d’un linceul.

Ils ne conversèrent point davantage ce jour-là.

Mais si parfois la mélancolie de l’Espagnol finissait par tomber dans le mutisme lorsqu’on abordait des sujets comme le précédent, il en était d’autres à propos desquels il ne parlait jamais et retrouvait toutes ses anciennes réserves. Passons sur le pire et, par souci de clarté, citons seulement quelques exemples : l’habit si recherché et si coûteux qu’il portait le jour où se déroulèrent les événements relatés, il ne l’avait pas endossé de son plein gré ; et pour l’épée à monture d’argent, symbole apparent de pouvoir despotique, ce n’était en vérité qu’un fantôme d’épée. Le fourreau, artificiellement raidi, était vide.

Quant au noir – dont le cerveau, non le corps, avait imaginé et conduit le complot de révolte – sa frêle charpente, disproportionnée à son contenu, avait aussitôt cédé, dans la chaloupe, à la force musculaire supérieure qui l’étreignait. Voyant que tout était fini, il n’émit pas un son, et ne put y être forcé. Son expression semblait dire : puisque je ne puis agir, je ne parlerai point. Mis aux fers dans la cale avec les autres, il fut transporté à Lima. Pendant la traversée, Don Benito n’alla pas lui rendre visite. Ni alors, ni dans la suite, il ne consentit à le regarder. Devant le tribunal, il refusa. Pressé par les juges, il défaillit. Sur le seul témoignage des matelots reposa l’identité légale de Babo. Et cependant, comme on l’a vu, l’Espagnol faisait occasionnellement allusion au nègre ; mais porter son regard sur lui, il ne le voulait ou ne le pouvait pas.

Quelques mois plus tard, traîné vers le gibet à la queue d’une mule, le noir connut une fin silencieuse. Le corps fut réduit en cendres ; mais pendant de longs jours, la tête, cette ruche de subtilité, fixée sur une perche dans la Plaza, soutint, indomptée, le regard des blancs ; les yeux tournés, par delà la Plaza, vers l’église Saint-Bartholomé dans les caveaux de laquelle dormaient alors, comme à présent, les os recouvrés d’Aranda ; et, par delà le Pont Rimac, vers le monastère du Mont Agonia où, trois mois après avoir été congédié par la cour, Benito Cereno, porté sur la bière, suivit vraiment son chef.

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Juillet 2011

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Jean-Michel, Coolmicro.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.