Jules Mary

 

 

 

LA REVANCHE DE ROGER-LA-HONTE

 

 

 

TOME II

 

 

 

Édition J. Rouff 1887 – 1889

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Troisième épisode. 4

CHAPITRE XLIII. 5

CHAPITRE XLIV.. 14

CHAPITRE XLV.. 29

CHAPITRE XLVI. 49

CHAPITRE XLVII. 54

CHAPITRE XLVIII. 78

CHAPITRE XLIX.. 88

CHAPITRE L.. 107

CHAPITRE LI. 127

CHAPITRE LII. 148

CHAPITRE LIII. 158

CHAPITRE LIV.. 166

CHAPITRE LV.. 176

CHAPITRE LVI. 196

CHAPITRE LVII. 207

CHAPITRE LVIII. 231

CHAPITRE LIX.. 240

CHAPITRE LX.. 271

CHAPITRE LXI. 291

CHAPITRE LXII. 320

CHAPITRE LXIII. 330

Quatrième épisode. 340

CHAPITRE LXIV.. 341

CHAPITRE LXV.. 354

CHAPITRE LXVI. 363

CHAPITRE LXVII. 376

CHAPITRE LXVIII. 396

CHAPITRE LXIX.. 403

CHAPITRE LXX.. 412

CHAPITRE LXXI. 428

CHAPITRE LXXII. 433

CHAPITRE LXXIII. 469

CHAPITRE LXXIV.. 475

CHAPITRE LXXV.. 500

CHAPITRE LXXVI. 506

CHAPITRE LXXVII. 513

CHAPITRE LXXVIII. 524

CHAPITRE LXXIX.. 536

CHAPITRE LXXX.. 563

CHAPITRE LXXXI. 590

CHAPITRE LXXXII. 599

CHAPITRE LXXXIII. 605

CHAPITRE LXXXIV.. 624

CHAPITRE LXXXV.. 650

CHAPITRE LXXXVI. 660

ÉPILOGUE.. 667

À propos de cette édition électronique. 669

 

Troisième épisode

CHAPITRE XLIII

 

– À samedi, avait dit Laroque à Luversan.

 

C’était seulement le soir de ce jour qu’il attendait Luversan. Il s’était excusé de l’heure étrange – neuf heures – qu’il avait donné à ce rendez-vous en lui disant qu’il serait pris toute la journée par quelques visites à des amis de Versailles et qu’il ne rentrerait à Ville-d’Avray qu’à la nuit tombante.

 

La mère Dondaine lui servit à dîner – il la congédia quand la table fut desservie et se mit à sa fenêtre, attendant l’arrivée du boursier.

 

Celui-ci ne se fit pas attendre.

 

À neuf heures, il descendit à la gare, du train de Paris.

 

Nous le suivrons, cet homme, qui se trouvait ainsi, après douze ans, refaire le trajet qu’il avait fait une fois pour commettre un crime horrible, non expié.

 

Il était très agité, en mettant le pied sur le quai. Instinctivement, il jeta un coup d’œil sur ceux qui descendaient comme lui. Par hasard, il ne vit personne de connaissance.

 

Il respira. Il se sentait soulagé ! Pourquoi ? Il ne savait. Il aimait mieux être seul sans doute. Il ne voulait pas être vu. Il se rappelait les dernières paroles de William Farney :

 

– La rue de Paris !… Tout au bout… La maison Larouette…

 

Ah ! comme il savait où elle était, cette rue !… Et comme il la voyait, cette maison… là-bas… isolée dans les arbres.

 

De la sueur lui coulait du front.

 

Il ne demanda pas son chemin… Il le connaissait, ce chemin…

 

Il eût vécu mille ans qu’il s’en serait souvenu.

 

Il alla très vite d’abord, en croyant que l’énergie physique abattrait son émotion, aurait raison de sa faiblesse. Mais, quand il approcha, il fut obligé de s’arrêter, de s’appuyer contre un mur, et il resta là longtemps, sans souffle, les tempes battant avec une force inouïe. Enfin, il fallait se décider. Il se remit en marche. Aux arbres qui entouraient la maison, il s’arrêta encore.

 

Laroque l’avait vu, dans la nuit, et comme ses yeux peu à peu s’étaient habitués à l’obscurité, il avait surpris les hésitations étranges de Luversan… et il avait remarqué qu’à différentes reprises, il s’était essuyé le front…

 

Lorsque Luversan sonna, Roger descendit et, ouvrant la porte :

 

– Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas encore de domestiques… C’est une vieille femme, la mère Dondaine, qui fait mon ménage… en attendant que je trouve une cuisinière et un valet de chambre…

 

Et il tendit la main à Luversan.

 

Une lampe, suspendue dans l’antichambre où ils étaient, les éclairait. Laroque put voir combien le misérable était pâle et bouleversé. Luversan prit en tremblant la main qu’on lui tendait ; mais quand Roger prononça le nom bizarre et caractéristique de la mère Dondaine, il tressaillit si violemment que le faux Américain demanda :

 

– Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrant ?

 

C’est que Larouette l’avait eu aussi autrefois à son service, cette mère Dondaine ; on le lui avait dit lorsqu’il avait préparé son crime…

 

William Farney vivait isolé, comme jadis Larouette…

 

Quelle étrange ressemblance dans les deux situations, et comme tout cela était bien fait pour le bouleverser !…

 

– Non, j’ai marché vite, voilà tout ! balbutia-t-il.

 

Laroque monta l’escalier, le précédant.

 

– Je vous montre le chemin, dit-il. Excusez-moi, n’est-ce pas, de la simplicité avec laquelle je vous reçois… Je suis un vieux garçon et, par-dessus le marché, américain. Qui dit américain dit original… Et qui dit vieux garçon dit vieux maniaque… Est-ce bien cela ?

 

Luversan esquissa un sourire… mais il ne put faire qu’une grimace… ses terreurs n’avaient point cessé…

 

Cette épouvante était plus forte que toutes ses résolutions, que l’appel suprême qu’il faisait à son énergie !…

 

Quand il entra dans la chambre que nous avons décrite, la chambre de Laroque, il eut un geste de recul… d’horreur… Il revoyait tout ce qu’il avait déjà vu… la table au milieu… et, là-bas, le bureau-secrétaire. Larouette seul manquait !… Fasciné, terrifié, il restait là, la bouche entrouverte, la respiration oppressée.

 

– Il paraît, d’après la mère Dondaine, que Larouette a été attaqué par-derrière lorsqu’il était assis à ce secrétaire que vous voyez là-bas contre le mur. Il a été surpris et n’a pu se défendre… La table était renversée et le cadavre à l’endroit où vous êtes, tenez, lorsque la mère Dondaine est entrée le matin pour faire le ménage…

 

Luversan se retira brusquement comme s’il avait marché sur un fer rouge.

 

Machinalement, il regarda, à ses pieds, le plancher : il croyait voir du sang – et même l’hallucination fut si intense et complète qu’il bégaya, montrant les planches auprès de la table :

 

– Du sang !… du sang !…

 

– Non ! fit Laroque en riant. Il n’y en a point… J’ai regardé… Je le regrette pour ma part… C’est la mère Dondaine, avec ses manies de propreté, qui a lavé la place. Mais asseyez-vous donc, mon cher Luversan, vous restez là, debout et vous paraissez gêné… Est-ce le logis ?

 

Le boursier retrouva un peu son sang-froid.

 

– Non, dit-il, pourtant, j’avoue que je suis un peu ému…

 

– Pourquoi ? L’histoire de Larouette peut-être ?

 

– Oh ! le pouvez-vous croire ?… Je ne suis pas timide… Si vous me voyez ému, c’est que, de ce que vous allez me dire, dépend ma fortune, la réalisation d’espérances longtemps caressées, déçues toujours faute… du nerf de la guerre.

 

William Farney s’était assis à son secrétaire. Il se gratta le front, en se tournant vers Luversan :

 

– Oui, c’est une bonne affaire, je le sais bien, c’est une très bonne affaire… Et je suis très chagriné, croyez-le bien, on ne peut plus chagriné !…

 

– Quoi ! vous refusez ?…

 

– Non, je n’ai pas dit cela… Je ne refuse pas absolument !… Non… même j’étais sur le point d’accepter… Il nous faut, n’est-ce pas, un million… Eh bien, la preuve que j’étais sur le point d’accepter, c’est que, hier, je suis allé à Paris pour le chercher ce million… J’en ai une partie ici, en excellentes valeurs… mais, tout en m’adressant à mes banquiers, qui sont en même temps mes amis – et qui n’ignorent pas que je suis fort expérimenté en affaires financières – je n’ai pu leur cacher, grâce à leurs instances, à quel emploi je destinais l’importante somme que je retirais de leur coffre-fort. Ils m’ont bel et bien convaincu que je faisais, en m’associant dans une entreprise de cette nature, la plus grande sottise.

 

La proie échappait à Luversan. Le misérable essaya de la rattraper, et, rejetant tout remords, toute terreur de se retrouver solliciteur, dans cette maison où il avait triomphé revolver en main, la nuit du 24 juillet 1872, il eut recours aux artifices de son bagout d’escroc.

 

– Ces banquiers dont vous me parlez, s’écria-t-il, doivent avoir quelque affaire aléatoire à vous proposer et c’est la raison qui les pousse à vous mettre en défiance au sujet d’une combinaison que je les mets au défi de démolir par des arguments sérieux. J’aurais voulu me trouver là quand ils vous ont tenu ce beau langage. Je leur aurais dit : « Mais, intrigants que vous êtes, vous… »

 

– Ce n’eût pas été poli, observa Farney avec un sourire caustique.

 

– De la politesse avec les banquiers ! On dit que les manieurs d’argent sont retors en Amérique, mais ce sont des dupes, à côté de nos princes, petits ou grands, de la finance. Prenons un exemple récent : ne croyez-vous, pas, comme moi, que ce Terrenoire, chez qui nous nous sommes rencontrés, en soirée japonaise, rue de Chanaleilles, s’est volé lui-même avec la complicité de son caissier ?… Cela se découvrira certainement à l’enquête. Mais, revenons à vos banquiers, dont je ne vous demande pas les noms.

 

– Monsieur de Terrenoire est étranger à ces conseils, se hâta de dire le faux Américain.

 

– Ah ! fit Luversan avec un soupir rassuré.

 

Et Laroque pensait : « Pour que cet homme me parle ainsi de l’assassinat de Brignolet, pour qu’il m’affirme la culpabilité de mon pauvre Guerrier, il faut qu’il en sache long sur ce crime ! »

 

– Et qu’auriez-vous dit, à mes banquiers ? demanda-t-il. Achevez.

 

– Qu’une loi n’a pas d’effet rétroactif et que si, d’un jour à l’autre, il plaisait à nos gouvernants, par un caprice de législateurs, de supprimer notre industrie, ils nous devraient des compensations, comme aux gens dont on exproprie les biens par raison d’utilité publique.

 

– Vous m’en direz tant ! s’écria Farney, feignant d’être convaincu. Il y a là trois à quatre cent mille francs que je vous destinais… Oui, je vous le jure… Demain, après-demain, j’aurais bien trouvé le reste… ou je vous aurais donné les chèques…

 

Luversan restait les yeux rivés à ce secrétaire…, à cet amas de billets, d’actions, d’obligations… une fortune… Et de nouveau, sur son front, de grosses gouttes de sueur perlaient… ses mains s’avançaient avidement, et il avait beaucoup de peine à les retenir.

 

Laroque l’observait froidement.

 

Ce soir-là, Roger, malgré les prières, et les supplications de Luversan, ne voulut pas s’engager définitivement. Il continua d’hésiter, puis, fléchissant à la fin :

 

– Eh bien, je vous donne rendez-vous lundi à la même heure… Le matin, j’aurai vu mes amis.

 

Luversan fit un geste de désespoir et de découragement.

 

– Oui, vous voulez dire qu’ils ne pourront que répéter leurs conseils…

 

– Peut-être bien. Enfin, je pèserai leurs raisons… Je verrai… Ayez bon courage…

 

– À lundi ! fit Luversan, un peu remis.

 

De la fenêtre, Laroque le regardait s’en aller chancelant.

 

« C’est lui, se disait-il. Après cette émotion, cette horreur, je n’en puis plus douter. Lundi, il se trahira. »

 

Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, il fit passer une dépêche à Luversan, à Paris.

 

Le télégramme disait : « Impossible. Tous mes regrets. Ne venez pas au rendez-vous, ce serait inutile. Vous ne m’y trouveriez pas. »

 

Et, en remettant la dépêche, Laroque se disait encore :

 

« Si je me suis trompé, Luversan ne viendra pas… Si Luversan est l’assassin de Larouette, le sang attire le sang, il viendra. »

 

Il prit le train de Paris et courut chez Tristot et Pivolot.

 

– J’aurai besoin de vous, demain, leur annonça-t-il.

 

– Pourquoi pas aujourd’hui même ? Avez-vous du nouveau ?

 

– Et vous ?

 

– Parlez d’abord.

 

– Non, je vous écoute.

 

– Il y a, dit Tristot, que nous tenions l’oiseau et que…

 

– L’oiseau a disparu, acheva Pivolot.

 

– Vous le prendrez au gîte, la nuit, comme tous les carnassiers.

 

– Nous en acceptons l’augure. Serait-ce cette nuit même ?

 

– Non. Mais inutile de m’interroger ; je ne vous dirai rien. Demain soir, vous saurez tout.

 

– Demain soir ? répétèrent en chœur les deux policiers.

 

– Oui. Tenez-vous ici en permanence. Je vous apporterai de quoi surprendre le commissaire Lacroix et le juge d’instruction de Lignerolles.

 

– Vous savez bien que la magistrature ne s’émeut pas si facilement.

 

– Excepté quand on lui met le nez dans ses erreurs.

 

– Nous apporterez-vous l’assassin de Larouette et l’assassin de Brignolet ?

 

– Peut-être. À demain, vers deux heures de l’après-midi.

 

CHAPITRE XLIV

 

Mais Laroque avait trop présumé de ses forces. Depuis bientôt cinq jours qu’il vivait séparé de sa fille, tout entier aux souvenirs du passé et à la poursuite du but suprême, une fièvre intense s’était emparée de lui. Tout autre à sa place fût tombé, anéanti par l’excès du mal. Roger ne prenait pas le temps de s’écouter. Si, par hasard, il se fût regardé dans la glace, il eût été effrayé du changement qui s’était fait dans ses traits. Les battements précipités de son cœur, il les attribuait à l’émotion due à ces longues conférences avec le misérable dont il aurait pu, la veille, arracher les aveux par la force.

 

Toutefois, en reprenant le train pour Maison-Blanche, il fut pris d’une telle faiblesse générale qu’il s’affala, à demi évanoui, dans son compartiment. Un heureux hasard lui avait donné pour unique compagnon de voyage un médecin de Sceaux, le docteur Lagache, qui se rendait tout justement à Méridon, sur l’appel de Raymond, pour donner ses soins à Mme de Noirville, atteinte d’une anémie chronique.

 

– Vous souffrez, Monsieur ! demanda le docteur à Roger.

 

– Oh ! oui, murmura celui-ci.

 

– Je suis médecin. Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

 

– Volontiers, Monsieur. Je ne veux pas être malade, je n’en ai pas le temps. Ce serait épouvantable.

 

– Depuis combien de temps souffrez-vous ? demanda le médecin.

 

– Mais… je ne sais… depuis aujourd’hui.

 

– En arrivant chez vous mettez-vous au lit. La soirée ne se passera pas sans que je vienne prendre de vos nouvelles, en sortant de Méridon.

 

– Madame de Noirville serait-elle en danger ? demanda Roger.

 

– Je ne sais encore. Vous la connaissez ?

 

– Un peu.

 

Il dit ces deux mots en poussant un soupir. Déjà, le délire s’emparait de lui.

 

– Docteur, s’écria-t-il, sauvez-moi !…

 

– Mais vous n’êtes pas en danger, vous, Monsieur. Un traitement énergique peut vous remettre debout en deux ou trois semaines tout au plus.

 

– Vous dites ?

 

– Quinze jours… tout au moins.

 

– Alors, je suis perdu !

 

Le docteur avait reconnu les symptômes de la fièvre typhoïde.

 

– Ce ne sera rien, vous dis-je.

 

À la station de Saint-Rémy, le docteur, aidé des employés, porta le voyageur dans sa voiture. Suzanne se montra vaillante ; elle renferma sa douleur en elle-même, fit promettre au médecin d’accourir sans retard au chevet du malade.

 

Vingt minutes après, Roger Laroque revenait à lui, étendu sur son lit ; Suzanne le veillait. Les tempes lui battaient un peu moins fort. Il y avait accalmie dans la fièvre.

 

– Chère enfant ! dit-il.

 

Mais, aussitôt, le souvenir lui revint.

 

– Si tu savais ! s’écria-t-il en pleurant. J’ai rendez-vous, demain, avec… avec l’assassin de Larouette.

 

Suzanne crut qu’il délirait de nouveau. Elle l’embrassa.

 

– Calme-toi, père. Le médecin va venir… tout à l’heure. Il m’a juré que ce n’était qu’une indisposition.

 

– Mais je suis calme, très calme. Je me sens même beaucoup mieux. Donne-moi à boire !

 

– Non, père. Le médecin l’a défendu.

 

– À boire, te dis-je. Mais j’ai du feu dans la gorge. À boire !

 

Elle lui tendit une tasse de tisane chaude.

 

– Pas cela ! s’écria-t-il.

 

Et, se jetant à bas du lit, il courut prendre, sur une cheminée, une carafe pleine d’eau, la vida presque d’un trait, malgré les supplications de Suzanne.

 

La fraîcheur de l’eau l’avait soulagé pour un instant. Il chargea Suzanne de guetter l’arrivée du docteur.

 

– Oui, père.

 

Elle se retira sans lui demander aucune explication. Un instant après, elle revenait s’asseoir au chevet de son père qui, les yeux fixés sur la pendule, attendait avec anxiété la venue du médecin.

 

Enfin, une voiture s’arrêta devant la grille. Un coup de sonnette retentit.

 

Roger renouvela ses instructions à Suzanne.

 

– Descends tout de suite, et dis-lui qu’il fasse un miracle.

 

Suzanne se hâta de lui obéir.

 

Les yeux du malade flamboyaient.

 

C’était bien le docteur Lagache.

 

– Mon père, lui dit Suzanne, m’a chargée de vous supplier de le mettre en état de sortir demain. Mon père est bien mal, n’est-ce pas ? Ne me cachez rien, Monsieur. Je serai forte.

 

– Mademoiselle, répondit le docteur, je ne saurais, en mon âme et conscience, me prononcer aujourd’hui. Il est certain que votre père est atteint d’une fièvre qui exigera de longs soins. La forte constitution du malade en viendra à bout très probablement. Mais où nous procurer de la glace immédiatement ?

 

– Nous avons ici une glacière.

 

– Qu’on se hâte, Mademoiselle. Il est incroyable que votre père ait pu aller et venir aujourd’hui.

 

Le docteur Lagache entra dans la chambre du malade.

 

Après un examen minutieux des symptômes, il ne douta plus de l’existence d’une fièvre typhoïde ; mais, conservant un visage impassible, il ne laissa percer aucune de ses inquiétudes.

 

– Eh bien ? demanda Roger avec anxiété.

 

– Je ne puis encore me prononcer.

 

– Serai-je sur pied demain ?

 

– Peut-être. Cela dépendra du succès de la médication énergique dont je vais faire usage.

 

James, valet de chambre amené de New York par Roger, apporta la glace. Les compresses furent apprêtées immédiatement, enroulées autour de la tête du patient qui en éprouva un grand soulagement.

 

– Allons, dit-il, je me sens mieux. Demain, à huit heures, je serai à Ville…

 

Il n’acheva pas, ferma les yeux et essaya de dormir. Le docteur se retira en promettant de revenir le lendemain. La nuit fut relativement calme. Suzanne put dormir deux heures dans un fauteuil. James veillait, prêt à accourir au premier signal. Ils avaient pris soin de fermer les rideaux des fenêtres ; mais le matin, quand les voitures des maraîchers revenant de Paris commencèrent à rouler lourdement sur la route, Roger demanda quelle heure il était.

 

– Cinq heures, répondit Suzanne.

 

– À dix heures, déclara le malade avec assurance, je me lève, je m’habille, je déjeune légèrement et je pars.

 

Il referma les yeux, forçant le sommeil, faisant provision de repos.

 

À dix heures, il était debout, s’habillant avec l’aide de James.

 

Suzanne avait épuisé sans succès ses supplications. Le visage inondé de larmes, elle attendait la fin de cette tentative désespérée. Ce ne fut pas long. Soudain, le père s’affaissa dans les bras du fidèle James. C’en est fait de Roger Laroque. Adieu la vengeance, adieu la réhabilitation !

 

Il s’étend dans un fauteuil, se prend la tête dans les mains, réfléchit. Il congédie James, appelle Suzanne auprès de lui. Il ne délire plus, il est en possession de toutes ses facultés.

 

– Mon enfant, dit-il, d’une voix calme, il est exact que ce soir même, j’aurais été à même de prouver à mes juges qu’ils ont frappé un innocent. Écoute-moi, et surtout ne doute pas un seul instant de l’exactitude de mon récit.

 

Lentement, sans exaltation, il raconte à Suzanne, comment grâce à la mémoire prodigieuse de son voisin, le père Cuvellier, ancien agent de police, il a retrouvé Mathias Zuberi dans Luversan, retrouvé Luversan lui-même par l’escroc d’Andrimaud ; dans quelles circonstances il s’est lié avec son ancien sosie au point de l’appeler « mon cher ami ».

 

– Mais, mon père, c’était encore risquer votre vie.

 

– Non. Je ne te dis pas tout. Cela m’épuiserait ; je vais me recoucher. Qu’il te suffise de savoir que toutes mes précautions sont prises, que l’assassin tombera dans un piège comme on n’en a jamais vu. Il sera pris le poignard à la main, levé sur moi.

 

– Sur vous ! Mais…

 

– Tranquillise-toi… Je serai cuirassé.

 

Mais Roger a épuisé ses forces en faisant ce récit. Il sent la fièvre le dominer. Le délire lui monte au cerveau.

 

Roger appelle James qui l’aide à se déshabiller, le couche et lui enveloppe de nouveau la tête dans des compresses glacées. Dès qu’il se sent un peu plus calme, il redemande Suzanne.

 

– Mon enfant, dit-il, puis-je compter absolument sur ta discrétion, quoi qu’on tente pour te faire parler ?

 

– Oui, père.

 

– Je vois qu’il me faudra de longs jours pour chasser cette abominable fièvre qui m’étreint. D’ici là, tu auras peut-être des assauts à subir de la part de gens intéressés à connaître un secret dont j’ai fait la sottise de leur toucher un mot avant-hier. Je veux parler des braves Tristot et Pivolot. Certainement, ils croient à mon innocence, mais ils mettront leur gloire à trouver par eux-mêmes un coupable contre qui planent de graves présomptions au sujet de l’assassinat de Brignolet. Ils viendront pour savoir. Ils épieront mon délire.

 

– Faudra-t-il les éconduire ?

 

– Non. Ce serait imprudent. Il ne faut se fier qu’a demi à tout homme que l’esprit de police gouverne. Ferme ma porte aux curieux. Et maintenant, agissons.

 

Sur l’ordre de son père, Suzanne apporta une petite table de travail, une plume, de l’encre, du papier.

 

– Écris, dit Laroque.

 

Et il lui dicta cette dépêche à adresser à Luversan, chez d’Andrimaud, rue de Rivoli :

 

« Mon cher ami,

 

« Je suis rentré très malade, et le docteur Lagache, de Sceaux, qui me soigne, craint que j’en aie pour près d’un mois. Dès que je serai remis, je vous préviendrai, et deux jours après, je vous verserai la somme en question. Mes amis sont revenus sur leur première appréciation de notre affaire financière. Ils la trouvent très bonne, après les explications que je leur ai données, d’après vos idées personnelles.

 

« Votre bien dévoué,

 

« WILLIAM FARNEY.

 

« À Maison-Blanche, près Chevreuse. »

 

La main de Suzanne tremblait en écrivant ces lignes.

 

Signer « votre bien dévoué » à un homme dont le crime, resté impuni, est retombé sur votre tête et vous a mis au nombre des réprouvés, lui paraissait un sacrifice au-dessus des forces humaines.

 

Roger Laroque le faisait, ce sacrifice. Pour attirer le scélérat dans le piège, il l’eût embrassé au besoin.

 

Il importait maintenant de prévenir Tristot et Pivolot, ce qu’il fit par la dépêche suivante :

 

« Très malade. Projet remis après guérison. Rien ne presse.

 

« À vous,

 

« WILLIAM FARNEY. »

 

Il fallait aussi se précautionner contre un bavardage d’Andrimaud, et Roger dicta cette lettre destinée à renforcer la discrétion de ce maître escroc :

 

« Cher monsieur,

 

« Je suis tombé subitement malade en rentrant chez moi, ce qui retarde mes projets. Si vous avez besoin de deux mille francs, venez les prendre ici. À mon défaut, ma fille vous les remettra.

 

« Comme l’affaire en question prendra plus de temps que je ne pensais, je me considère comme étant votre débiteur de cinq mille francs, si vous voulez bien ne pas perdre de vue Luversan, dont j’ai besoin pour une combinaison avantageuse à laquelle j’espère vous intéresser, malgré lui.

 

« Tout à vous,

 

« WILLIAM FARNEY. »

 

– Ma lettre est à deux fins, observa Roger. Si d’Andrimaud vend la mèche, Luversan ne pourra que se réjouir. Luversan croira simplement que je tiens à lui, à ses combinaisons financières, au point de le faire surveiller par son alter ego. Mais d’Andrimaud ne parlera pas. Il aurait trop peur de perdre une gratification si facile à gagner.

 

Suzanne était effrayée de l’effort prodigieux que faisait son père pour parer aux dangers créés par cette maladie si inopportune.

 

– Reposez-vous, père. Vous allez vous tuer.

 

– Je me reposerai quand j’aurai fini. Il me reste à régler une formalité pour le cas où je viendrais à… à mourir… sans avoir eu la joie d’être réhabilité, de t’avoir rendu un nom honoré. Écris.

 

Il dicta ce qui suit :

 

« Monsieur le Procureur de la République,

 

« L’assassin de Larouette est un sieur Luversan que vous découvrirez facilement en faisant surveiller le sieur d’Andrimaud, directeur du Sauveteur des Capitalistes, rue de Rivoli. Ces deux hommes se voient tous les jours.

 

« Ce Luversan n’est autre qu’un certain Mathias Zuberi que j’arrêtai, comme espion prussien, place du Martroi, à Orléans, quelques jours après la bataille de Coulmiers. Ce misérable, déguisé en paysan, avait fait tomber ma compagnie dans une embuscade, à la ferme des Mazures, près de la forêt de Marchenoir… Fait prisonnier par les Allemands, je pus m’échapper pendant la nuit, et j’eus la bonne fortune de le retrouver et le reconnaître, malgré son nouveau déguisement. On devait le fusiller le lendemain, mais il parvint à desceller un barreau de son cachot et disparut après avoir gravé sur la muraille ces lignes menaçantes :

 

« Au sous-officier de cavalerie qui m’a fait arrêter et qui a failli me faire exécuter…

 

« À charge de revanche !

 

« MATHIAS ZUBÉRI. »

 

« Comment cet homme parvint-il à savoir, par la suite, que j’avais remboursé une forte somme à Larouette ? Comment, après avoir assassiné ce dernier, sacrifia-t-il une bonne partie de son butin en faisant rentrer mes billets de banque dans ma caisse, pièces à conviction qui devaient me perdre ? c’est ce que je ne puis dire. Cet homme se trouvait sans doute en relations avec une personne qui, le lendemain du crime, me remboursa cent mille francs en billets, parmi lesquels on glissa ceux qui m’ont perdu. Le nom de cette personne, nul ne le connaîtra jamais. Pas plus aujourd’hui qu’en 1872, je ne dirai rien à cet égard. L’honneur me défend de parler.

 

« Je termine en désignant également Luversan comme étant l’assassin de Brignolet. À cet égard, MM. Tristot et Pivolot ont en main de quoi vous édifier. Je pardonne à mes juges.

 

« ROGER LAROQUE. »

 

Le malade fit mettre cette déclaration sous enveloppe cachetée à la cire, pria Suzanne de la cacher sous une feuille du parquet dont il avait fait un compartiment secret et où se trouvaient déjà divers papiers, notamment des lettres de sa femme et des Bénardit.

 

– Et maintenant, dit-il, je puis mourir.

 

– Vous vivrez, père. Il serait impossible que Dieu nous abandonnât au moment où votre cause est sur le point de triompher.

 

Suzanne fit atteler la voiture et partit à Saint-Rémy pour assurer elle-même le départ des lettres et de la dépêche.

 

À son retour, le malade était en plein délire.

 

La vue de Suzanne eut le don d’apaiser l’accès, et quand le docteur Lagache arriva, il n’eut pas à constater de complications dangereuses.

 

Même Roger put soutenir avec lui une conversation à peu près suivie.

 

– Vous avez vu madame de Noirville ? lui demanda-t-il.

 

– Oui. Elle est bien faible. Je lui ai recommandé de l’exercice. Elle sortira tous les jours et même, ayant appris de moi que vous étiez malade, elle se propose de venir vous voir dès que vous entrerez en convalescence, ce qui ne sera pas long, j’espère.

 

– Elle viendra ! s’écria Roger, terrifié. Ici !

 

Le docteur regretta son indiscrétion.

 

– Si vous ne tenez pas à la voir, dit-il, je m’en charge. Je lui dirai que votre état de santé ne vous permet pas de recevoir de visites.

 

– Oh ! oui, Monsieur, qu’elle ne vienne pas !

 

– C’est entendu, Monsieur.

 

C’était le commencement d’une nouvelle crise de délire. Le docteur se retira après avoir fait renouveler les compresses glacées et prescrit une nouvelle ordonnance.

 

À partir de ce moment, la fièvre typhoïde suivit son cours normal. Vingt fois, on crut le malade perdu. Il eut même une syncope qui dura cinq heures, durant lesquelles Suzanne le pleura comme mort ; puis la respiration, suspendue subitement, reprit peu à peu. Les joues, dont le sang s’était retiré, se colorèrent vaguement d’une teinte rose et la vie recommença.

 

Roger l’avait prévu : Tristot et Pivolot, furieux de ne retrouver nulle part la piste de Luversan, qui ne sortait plus que la nuit depuis son aventure d’hôtel garni, venaient tous les jours demander des nouvelles du malade.

 

Ils épiaient sa résurrection, convaincus maintenant qu’ils étaient que leur « bonhomme », comme ils disaient entre eux, en savait très long.

 

Mais, invariablement, tout en se montrant très aimable envers les visiteurs, Suzanne les retenait au salon.

 

– Je vous en prie, Messieurs, leur disait-elle, de la patience. Dans quelques jours, mon père sera en état de vous écouter. En ce moment, la moindre émotion peut le tuer.

 

Un autre visiteur se présentait de temps en temps : d’Andrimaud. Il emportait chaque fois un billet de cinq cents francs à valoir pour ses frais de surveillance de Luversan, dont lui seul connaissait la retraite et à qui il était chargé de porter des nouvelles du malade.

 

Une autre visite plus agréable à Suzanne : celle du garde Petit-Louis, homme discret par excellence. Tous les deux jours, Raymond l’envoyait prendre des nouvelles du malade et en même temps de Suzanne. Certes, la jeune fille ne l’oubliait pas ; mais elle était tout entière à son père. Pour le soigner, ses forces s’étaient décuplées. Elle ne sentait pas la fatigue.

 

– Elle est vaillante, disait le garde à Raymond. Mais gare à la réaction, quand son père sera rétabli… S’il se rétablit.

 

Un après-midi que Suzanne était au chevet de son père, Tristot et Pivolot attendaient au salon les nouvelles quotidiennes. Soudain, la porte s’ouvre. Un troisième visiteur entre. C’était d’Andrimaud. Il attend son tour, comme les autres, et au domestique qui lui dit :

 

– Monsieur va plus mal ; je ne crois pas que Mademoiselle puisse recevoir.

 

Il répond :

 

– Ce n’est pas votre affaire. Annoncez-moi.

 

L’escroc tire un journal de sa poche et baisse le nez. Mais les deux policiers l’ont vu et ont échangé un regard d’intelligence. Cette figure ne leur est pas inconnue. Dans tous les cas, ce n’est pas la tête d’un honnête homme.

 

De son côté, d’Andrimaud s’est demandé dans quel couloir de juge d’instruction il a bien pu apercevoir les silhouettes de ces messieurs. Et soudain la mémoire lui revient. Lors de sa grosse affaire d’escroquerie, il entendit chuchoter des agents de la Sûreté au sujet de deux entêtés policiers amateurs qu’ils se désignaient sournoisement à la porte de leur chef chez qui on venait d’amener le futur propriétaire du Sauveteur.

 

Et, pendant ce colloque, d’Andrimaud avait dévisagé les deux hommes afin de pouvoir les reconnaître au besoin. Comme il ne tenait nullement à être filé par ces messieurs, au sortir de chez l’Américain, il décampa lestement.

 

– Que pensez-vous ? demanda Tristot à Pivolot.

 

– Et vous ? riposta Pivolot à Tristot.

 

Tous deux convinrent qu’ils cherchaient dans leur mémoire un nom à mettre sur le visage de l’homme très bien mis devant qui le hasard, ce serviteur intermittent de la police, les avait placés.

 

Mais ils eurent beau secouer leurs souvenirs, ils ne trouvèrent rien.

 

– Que pensez-vous ? réitéra Tristot à Pivolot.

 

– Je pense qu’il faudra nous rendre demain au dépôt. Vous voudrez bien chercher dans les photographies des prisonniers libérés si vous n’apercevez pas une tête dans le genre de celle dont les yeux perçants nous dévisageaient tout à l’heure.

 

– Je chercherai, monsieur Tristot, et vous ?

 

– Je chercherai aussi, monsieur Pivolot. Nous aurons peut-être vingt mille photographies à examiner, et cela…

 

– Prend du temps…

 

Le docteur Lagache descendait de la chambre à coucher. Il était chargé par Suzanne de renseigner les visiteurs.

 

– Messieurs, leur dit-il, votre ami subit en ce moment une crise d’où dépend la vie ou la mort. S’il est vivant demain matin, je réponds de le sauver.

 

– Et combien de temps durera la convalescence ?

 

– Un mois, peut-être plus.

 

Les policiers ne purent retenir un geste de désespoir. Ils se retirèrent, consternés.

 

CHAPITRE XLV

 

Les deux situations semblables qui se reproduisaient dans la famille Margival et dans la famille Terrenoire devaient donner lieu à deux dénouements tragiques.

 

On a déjà vu quelles scènes cruelles avaient fait chèrement expier à M. de Terrenoire sa position irrégulière à l’égard de Marie-Louise ; aimant cette fille à l’adoration, il se voyait accusé d’être son amant.

 

On a vu aussi par quelles angoisses avait passé Mussidan qui se trouvait, vis-à-vis de M. de Terrenoire, dans la situation de celui-ci vis-à-vis de Margival – puisqu’il était le père de Diane qu’il aimait, à laquelle, sans trahir, perdre ou déshonorer la mère, il ne pouvait avouer sa paternité.

 

Les souffrances des deux hommes étaient égales.

 

Mussidan était jaloux. Le regret de la trahison commise, venu trop tard pour remédier à une faute irréparable, puisque Andréa était la femme de M. de Terrenoire, avait développé chez lui le sentiment de la paternité à l’égal d’une sorte de folie ou de maladie. Enfermé dans le cercle inextricable du secret à garder, il vivait pour ainsi dire de son cœur et de ses larmes. Jaloux de Terrenoire, pendant longtemps, il n’avait pu rien faire pour le bonheur de Diane – au contraire du banquier, qui, par une préoccupation constante, avait doucement conduit Marie-Louise à l’aisance et au bonheur dans l’amour. Souvent, lorsqu’il assistait aux manifestations de l’affection ardente que Diane portait à son père, il avait peine à se contenir et se sentait envahi par le furieux désir de crier bien haut à cet homme qui lui volait les baisers de sa fille :

 

– Mais tu n’es pas son père !… Va-t’en !… Tu n’as aucun droit à ses caresses !… C’est moi qu’elle doit aimer !… ce n’est pas toi !…

 

Diane avait surpris l’entretien de Mussidan avec sa mère, le surlendemain du vol de la banque : elle avait surpris la joie fiévreuse de Mussidan qui se félicitait de pouvoir rendre enfin à Diane un service qui allait la sauver du déshonneur et de la misère, et la forcer à lui vouer, à lui, une éternelle reconnaissance. De la reconnaissance, et aussi de l’amour, peut-être !…

 

Pendant les jours qui suivirent, Mussidan et Andréa la surveillèrent, cherchant à surprendre, sur cette physionomie indéchiffrable, ce qui se passait dans l’âme murée de la jeune fille. Mais il leur fut impossible d’y rien lire. Diane se tenait sur ses gardes. Elle voyait Mussidan tous les jours, tantôt seul avec Terrenoire, tantôt seul avec Andréa. La moindre imprudence pouvait la trahir.

 

Et Terrenoire, comme à plaisir, élargissait la secrète et mortelle blessure de la jeune fille. Il lui répétait, en souriant, profitant toujours pour revenir sur ce sujet de la présence de Mussidan :

 

– Écoute-moi, ma fille, ma Diane chérie… Tu as pour moi un peu d’affection, n’est-ce pas ?

 

– Beaucoup, mon père, répondit-elle avec tendresse.

 

– Eh bien, je te prie de reporter un peu de ta tendresse sur mon ami Mussidan, que tu connais, que tu vois et qui t’aime depuis ton enfance.

 

– Mais je l’aime ! disait-elle en tremblant, en baissant les yeux devant le regard scrutateur de Mussidan.

 

– Je n’en doute pas… Je voudrais cependant que tu l’aimasses davantage… Sans lui, vois-tu, à cette heure, nous vivrions misérables… et comme la fille pâtit toujours du déshonneur de son père, tu vivrais déshonorée…

 

– Mon père !

 

– On ne sait ni qui vit ni qui meurt… et personne n’est mort pour avoir pris trop de précautions… Promets-moi, dis-je, si je n’étais plus là, de considérer Mussidan comme ton père, de le traiter, dans ton jeune cœur, à l’égal de celui que tu auras perdu. Comme cela, vois-tu, quand tu m’auras fait cette promesse, je serai plus tranquille.

 

Diane avait l’âme broyée ! Que dire ? que faire ? sinon dissimuler toujours ! Elle promit tout ce qu’on voulut.

 

– Je sais, fit-elle, avec un suprême effort, le grand sacrifice que monsieur de Mussidan s’est imposé… Ma mère, le jour même, m’a tout appris… et monsieur de Mussidan n’ignore pas que je lui ai voué, et que je lui garderai toute ma vie une reconnaissance éternelle !…

 

Et elle détourna les yeux.

 

– Comme tu dis cela ! fit Terrenoire, surpris et considérant tour à tour Mussidan et sa fille. Comme tu dis cela ! On dirait que cela te coûte !…

 

Et s’adressant à Mussidan qui était là, gêné, souffrant de tortures sans nom :

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce qu’il y a une querelle entre toi et ma fille ?

 

Mussidan alla prendre la main de Diane.

 

– Ai-je fait quelque chose qui vous ait fâchée ? dit-il.

 

Elle eut la force de sourire.

 

– Mon père se crée des imaginations ! dit-elle.

 

– À la bonne heure ! dit Terrenoire, voilà comme j’aime à t’entendre parler !… Savez-vous que j’ai eu peur, un instant ?… Je croyais que vous étiez en brouille !…

 

Il les laissa seuls…

 

Il y eut un moment de silence entre Mussidan et Diane. Tous les deux avaient mille choses sur le cœur et n’osaient les dire. Diane se leva et, saluant légèrement Mussidan, se dirigea vers la porte. Elle allait sortir, quand Mussidan se précipita vers elle, lui mit la main sur le bras et la retint. Il avait l’air suppliant.

 

– Que désirez-vous ? fit-elle.

 

Elle tremblait. Elle avait peur.

 

– Je voudrais vous parler…

 

Elle se laissa retomber sur une chaise, défaillante. Et elle murmura :

 

– Mon Dieu ! que va-t-il me dire ?

 

– Votre père avait deviné juste tout à l’heure, Diane. Il est évident que vous n’êtes plus pour moi ce que vous étiez auparavant…

 

– Vous vous trompez ! dit-elle glacée.

 

– Je ne me trompe pas. J’ai trop d’affection pour vous pour ne pas deviner ce qui se passe dans votre cœur. Ce qui me frappe surtout, dans votre changement de conduite à mon égard, c’est qu’il s’est produit justement après le service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre père…

 

– En vérité, Monsieur, j’ignorais que j’étais, de votre part, l’objet d’une pareille surveillance.

 

– Ne jouez pas sur les mots, Diane. Il ne peut être question de surveillance de vous à moi. Si ma pensée se reporte constamment à ce que vous dites, à ce que vous faites, c’est mieux qu’à un sentiment de curiosité qu’il faut l’attribuer.

 

– Monsieur, l’expression d’un sentiment aussi vif, alors que ni mon père, ni ma mère ne sont là pour l’entendre, me semble déplacée, et je ne sais si je dois rester plus longtemps…

 

Elle faisait de nouveau mine de sortir. Mais Mussidan gardait la porte avec l’intention évidente de ne point la laisser sortir. Que voulait-il ? Elle le devinait, elle était sur ses gardes.

 

– Puisque vous avez toujours autant d’affection pour moi que par le passé, dit Mussidan, veuillez me permettre de vous embrasser sur le front comme vous me permettiez autrefois de vous embrasser…

 

Elle recula ; son visage était empreint d’horreur.

 

– Non, non ! bégaya-t-elle.

 

– Vous le voyez, dit Mussidan très pâle.

 

Mais déjà Diane était maîtresse de son émotion. Déjà sur son visage, il y avait un sourire.

 

– Je suis folle, dit-elle, je ne suis qu’une enfant… Pourquoi vous refuserais-je aujourd’hui ce que je vous ai accordé tant de fois ?… Pourquoi, vous-même, demandez-vous une permission dont vous vous êtes fort bien passé jusqu’alors ?

 

Il s’approcha d’elle doucement, sans la quitter des yeux. Et, ayant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, sur son front, il mit un baiser. On eût dit qu’il venait de la brûler avec un fer rouge. Elle poussa un cri sourd et se recula, défaillante. Mussidan la regardait avec épouvante.

 

Il ne la retint plus, quand elle se dirigea vers la porte, toute chancelante et sans forces.

 

Le supplice de Mussidan augmenta les jours suivants. Diane ne se départait pas de son attitude froide, réservée, presque méprisante à l’égard de Mussidan. Or, un soir qu’elle était seule au salon, Mussidan entra soudain et alla, sans prononcer un mot, s’asseoir près de la jeune fille. Elle fit un signe pour le saluer.

 

– Diane, lui dit-il d’une voix douce, j’ai longtemps hésité à croire que vous connaissiez le secret qui me lie à votre mère, à vous-même… Votre conduite envers moi, votre refus de me répondre franchement, l’attitude que j’ai remarquée en vous, tout me prouve que ce secret, vous l’avez surpris le jour où vous avez mis sur le compte d’un malaise inexplicable la faiblesse qui vous faisait toute pâle et toute tremblante devant votre mère et devant moi… De l’entretien que je vais avoir avec vous dépendra ma vie ou ma mort, car je ne peux plus vivre ainsi. Cela seul peut-être – cette détermination d’en finir excuse mes paroles, car il faut être audacieux pour aborder un pareil sujet avec une jeune fille – et Dieu sait que je ne vous eusse jamais parlé de rien si je n’avais été sûr que notre secret vous est connu. Une autre considération, aussi, m’a engagé à ne pas me taire plus longtemps. Rien, dans tout ce que je dirai, comme rien dans tout ce qui est fait, ne peut atteindre à vos yeux l’honneur de votre mère.

 

Diane eut un mouvement, voulut reculer son fauteuil, et son regard alla frapper droit le regard de Mussidan.

 

– Votre mère reste digne de votre respect. C’est à moi que reviennent et la faute et le déshonneur ; moi seul ai été coupable, car j’ai été lâche !

 

– Je n’ai jamais soupçonné ma mère, dit-elle froidement. Je veux bien vous dire que je comprends vos paroles, que, malgré moi, en effet – puisqu’il faut l’avouer – j’ai surpris votre secret.

 

– Je vous ai dit que ce que j’avais à demander était pour moi une question de vie ou de mort !

 

– Quoi donc ? dit-elle sans aucun trouble.

 

– Je ne puis vivre avec votre haine, avec votre mépris.

 

– Je ne vous hais ni ne vous méprise… je vous plains…

 

– Vous me haïssez, ne niez pas ! Et c’est horrible de découvrir un pareil sentiment chez une fille à laquelle on est enchaîné par des liens aussi étroits que les nôtres.

 

– Monsieur, mesurez vos paroles, n’oubliez pas qu’on peut nous entendre.

 

– Qu’on m’entende donc !… Je vous aime, Diane, comme je ne croyais pas qu’il fût possible d’aimer…

 

Il s’arrêta, passa longuement la main sur son front.

 

– Je vous aime, Diane, je ne pourrais vivre sans vous. J’ai besoin de votre amitié, de votre sourire, de votre tendresse. Ah ! c’est beaucoup, tout ce que je réclame ! Mais votre cœur est-il si fermé que vous n’ayez pas un peu de pitié pour ce que j’ai souffert ?… Ah ! s’il m’était possible de vous dire quels ont été mes remords !… quand vous verrez que je ne mens pas et que je me repens, vous serez heureuse de ne m’avoir pas désespéré ! Vous ne répondez pas, Diane, vous détournez les yeux ?…

 

Elle dit, hochant la tête :

 

– Je pense à mon père !

 

Mussidan crispa les poings. Après un moment de silence, domptant son trouble :

 

– Du reste, Diane, je ne sortirai d’ici qu’avec la certitude, qu’avec la promesse que vous me pardonnerez, que vous essayerez de ne point me mépriser… ou sinon…

 

– Sinon ? dit-elle fièrement, relevant la tête, croyant que cette dernière parole était un défi.

 

Il tira de sa poche un revolver chargé.

 

– Sinon, c’est bien simple, je me brûle la cervelle ici, devant vous, à vos pieds !…

 

Elle allait répondre, quand tout à coup un léger bruit, qui se fit derrière eux, leur fit retourner la tête ; et tous les deux ensemble poussèrent un grand cri d’épouvante et d’horreur. Terrenoire était là, qui venait d’entrer et écoutait… Avait-il entendu ? Telle fut leur première pensée, telle fut leur crainte…

 

Terrenoire paraissait en proie à une vive émotion ; une pâleur profonde était répandue sur son visage ; il fit quelques pas vers Mussidan et Diane, puis chancela, comme si tout à coup les forces lui avaient manqué.

 

– Mon père ! dit Diane, tentée de se précipiter à ses pieds.

 

Il fit un geste pour lui indiquer de reprendre sa place. Puis, d’une voix faible, s’adressant tantôt à Mussidan, tantôt à la jeune fille :

 

– J’étais là, dans le salon voisin – dit-il en balbutiant, tant son trouble était grand – ; j’ai entendu quelques-unes de vos paroles… ce n’est pas ma faute… mais je ne le regrette pas… cependant je n’ai pas compris certaines choses… et je voudrais vous interroger… Cela répond bien à des soupçons que j’avais depuis longtemps ; je souhaite m’être trompé.

 

Diane et Mussidan se regardèrent. Une même espérance naissait pour eux tout à coup. Terrenoire, s’il avait entendu, n’avait pas tout compris ; alors, il était possible peut-être de tout lui cacher encore.

 

Ah ! ce regard de l’homme et de la jeune fille, que de choses il disait ! Il disait : il faut que Terrenoire, à tout prix, ignore le secret de la naissance de Diane ! Il le faut, parce que ce serait une inutile et abominable cruauté que de briser ainsi, de gaieté de cœur, la vie de cet homme !… Il disait aussi : il faut que Terrenoire ignore tout à cause de sa femme qu’il aime et respecte – en laquelle il a toujours eu confiance et qu’il n’a jamais soupçonnée. Il faut sauver Mme de Terrenoire !

 

Ainsi, ces deux êtres, Mussidan et Diane, dont l’un était digne de pitié, dont l’autre était innocent, allaient se sacrifier pour une femme qui, à la même heure où s’accomplissait le sacrifice, se jetait dans les bras de Luversan pour le payer et le remercier de son crime.

 

– Tout ce que tu as entendu, mon cher ami, pouvait être dit devant toi. Je suis prêt à t’expliquer les choses que tu as entendues et que tu n’as pas comprises. Si tu avais des soupçons, tu as eu tort de ne point me les faire connaître. Je t’aurais épargné peut-être quelques inquiétudes. En tout cas, je t’aurais empêché sans doute des mauvaises pensées.

 

Terrenoire ne parut pas prêter attention à ces paroles. Son front ne se dérida point, son visage resta blême.

 

– Ainsi, dit-il, il y a entre vous un secret ? Quel est donc ce secret, s’il vous plaît ?

 

Ni l’un ni l’autre ne répondit.

 

– Il faut que ce soit bien grave, reprit Terrenoire, pour que vous craigniez ainsi de me prendre pour confident… Puisque ma fille garde le silence, Mussidan, je fais appel à ton honneur… J’ai le droit de savoir, j’ai le droit d’ordonner… Parmi les paroles que j’ai entendues, j’ai retenu ceci, que tu me trompes depuis longtemps avec Diane… Ma fille est donc ta maîtresse ?

 

– Tais-toi ! fit Mussidan avec violence.

 

– Ah ! c’est infâme, murmura Diane.

 

– Quel est, dès lors, votre secret ?… J’ai entendu encore que Mussidan disait à ma fille : « Je vous aime, je ne pourrais vivre sans vous ! » Est-ce vrai ?… Est-ce vrai aussi que, quelques instants auparavant, il avait avoué cet amour en termes plus passionnés encore : « Je vous aime, Diane, disait-il, comme je ne croyais pas qu’il me fût possible d’aimer ! »

 

Mussidan adressa à Diane un regard par lequel il implorait à l’avance son pardon pour ce qu’il allait dire :

 

– C’est vrai, j’ai dit cela, je ne puis le nier.

 

– Tu aimes ma fille ?…

 

– Je l’aime !…

 

– Depuis longtemps ?…

 

– Depuis que je la vois belle, douce, digne d’être aimée…

 

– Pourquoi ne me le disais-tu pas ?

 

– Je n’osais !

 

– Tu n’ignores pas que Diane est fiancée à monsieur de Vaunoise, et que leur mariage, bien qu’il ne soit pas publié encore, n’en est pas moins chose convenue entre eux… S’il a été retardé, c’est à cause du vol de la banque et des affaires de Bourse où notre maison s’est trouvée mêlée…

 

– Je ne l’ignore pas…

 

– Qu’espérais-tu donc, en aimant Diane ?

 

– Rien.

 

– Tu mens. On espère, quand on est aussi pressant que tu l’étais tout à l’heure. On espère, quand on trouve dans son cœur – ou dans son imagination – des paroles aussi ardentes. On espère – et c’est une espérance inavouable que l’on n’ose confier à un ami, à un père !…

 

Mussidan frissonnait.

 

Ce que disait Terrenoire était assez clair. Il l’accusait d’avoir voulu séduire sa fille.

 

– Diane, fit Terrenoire, puisque Mussidan ne veut pas parler, c’est toi que j’interroge. J’ai eu jusqu’aujourd’hui confiance en ta franchise. Depuis combien de temps es-tu la maîtresse de cet homme ?

 

Elle éclata en sanglots nerveux. Elle, la maîtresse de Mussidan, de son père !

 

C’était la même souffrance aiguë que celle qu’avait éprouvée Terrenoire lorsqu’on l’avait accusé d’être l’amant de Marie-Louise, sa fille !

 

– N’insulte pas ta fille, Terrenoire. Chacune de tes paroles est une cruauté dont tu te repentiras et dont tu lui demanderas pardon. Ne l’insulte pas. Je serais obligé de la défendre contre toi.

 

– C’est déjà trop qu’elle ait besoin d’être défendue ! Si je me trompe, si ma fille n’est pas ta maîtresse, pourquoi parlais-tu de remords tout à l’heure ?… Car tu as dit : « Ah ! s’il m’était possible de vous dire quels ont été mes remords ! Quand vous verrez que je ne mens pas et que je me repens, vous serez heureuse de ne m’avoir pas désespéré ! » Que signifie ce remords ? D’où viennent ces repentirs ? On n’a ni l’un ni l’autre lorsqu’on n’est pas coupable !…

 

– Mais c’est moi qui parlais…

 

– Mais c’est toi que j’interroge.

 

– Eh bien ! ne te l’ai-je pas dit : J’aime ta fille !… C’est cet amour-là que j’acceptais comme une faute, et voilà pourquoi je te le dérobais.

 

Mais Terrenoire secoua la tête.

 

– Je ne te crois pas. Il y a ici un secret que vous essayez de me cacher. Il faut que je le sache… Je le saurai, avant de vous quitter. Vous n’osez me regarder, parce que vous me craignez ! Oh ! je vois trop bien que vous êtes coupables tous deux et que vous êtes devant moi comme devant un juge.

 

– Terrenoire, que crois-tu donc ?

 

– Si tu avais aimé véritablement ma fille, depuis longtemps, tu m’eusses choisi pour confident… Qui t’empêchait de me la demander en mariage ?… Il y a six mois à peine qu’elle connaît monsieur de Vaunoise.

 

– Diane ne m’aime pas…

 

– Oui, j’ai entendu aussi que tu lui reproches de te haïr. Pourquoi donc te haïrait-elle ? Que lui as-tu fait pour cela ?

 

Terrenoire essuya son front mouillé de sueur.

 

– Ah ! quel soupçon ! quel soupçon ! murmura-t-il.

 

Et, s’approchant plus près encore de Mussidan :

 

– Tu étais jaloux – tu l’as avoué – de l’amour que ma fille avait pour moi !… C’était un sentiment étrange ! Je ne me le suis jamais bien expliqué. Maintenant, je n’ose comprendre. Et je me rappelle, oui, je me rappelle… Au moment de mon mariage, tu connaissais la famille de ma femme… tu connaissais ma femme, qui était ton amie d’enfance !… ton amie !… Il y avait entre vous une certaine intimité, je l’appris par des amis qui fréquentaient la maison. Je n’y pris point garde, parce que j’étais confiant. Du reste, on n’avait rien remarqué de suspect, seulement, tu disparus tout à coup, puis Andréa se maria… avec moi ! Maintenant que je rapproche ces différents faits, je les trouve étranges.

 

À mesure qu’il parlait, Mussidan reprenait un peu de présence d’esprit. L’étrangeté de la situation tragique dans laquelle il se débattait lui redonnait du courage et du sang-froid.

 

Et il venait de prendre un parti désespéré. Il continua avec tant de calme apparent que Terrenoire fut un peu surpris et que Diane elle-même releva la tête pour écouter ce qu’il allait dire.

 

– L’injure que tu as faite à ta fille, l’injure que tu me fais à moi-même nous a étonnés tous les deux à ce point que nous n’avons pas eu la force de nous défendre… Ta fille ne peut que pleurer. Moi, je suis profondément affecté de tes soupçons. Cependant, il faut en finir avec ce jeu cruel…

 

Il parlait d’une voix de plus en plus ferme :

 

– Lorsque je me suis aperçu que j’aimais ta fille, j’ai juré que jamais personne ne le saurait, pas même toi ! J’ai plus de quarante ans : ta fille n’a pas vingt ans. Je ne pouvais songer à elle ; puis je me disais que si je laissais voir cet amour, tu pourrais croire que c’est en payement des services que j’ai rendus, de la fortune que tu me dois, que je te demande Diane, en t’obligeant à me sacrifier la jeunesse de ta fille. J’ai juré qu’elle-même ne saurait rien, parce que j’étais épouvanté à la seule pensée qu’elle pourrait croire aussi de ma part à un pareil calcul. Cependant je ne me suis pas tenu parole, puisque j’ai été faible. Je lui ai avoué que je l’aimais.

 

Et comme Diane le regardait avec horreur, incertaine si ce qu’il disait était vrai… croyant presque à cet amour infâme, il se hâta d’ajouter :

 

– Je l’aime et l’entoure d’un respect profond. C’est une idole pour moi que ta fille. Qu’aucune mauvaise pensée ne te vienne à l’esprit. Je l’aime, avec tout ce qu’il y a de plus saint dans l’amour. Lorsque je parlais de honte, tout à l’heure, de remords, et de repentir aussi… je voulais faire allusion à cette crainte que j’avais de voir ma pensée mal comprise, et mon amour méconnu. Il ne s’agissait pas d’autre chose, et si, Terrenoire, tu avais tout entendu, si tu étais arrivé quelques minutes plus tôt, tu aurais surpris, comme le reste, cette partie de notre conversation. Tu peux invoquer, toi-même, le témoignage de ta fille.

 

– Est-ce vrai, Diane ? dit Terrenoire dont le visage sembla s’éclairer et dont le cœur oppressé semblait se dilater un peu.

 

– C’est vrai, mon père ! dit Diane, mentant pour répondre au mensonge de Mussidan.

 

– Ainsi, tu n’étais pas offensée par cet amour ?

 

– Non, mon père. Comment aurais-je pu l’être ? Votre ami ne m’a jamais parlé qu’avec la plus respectueuse déférence.

 

– Ce que je ne comprends pas, dit le banquier à Mussidan, ce sont tes scrupules à mon égard. Il fallait, ainsi que je le disais tout à l’heure, me la demander en mariage.

 

– Il faut un jeune homme à cet enfant. Du reste, elle n’eût pas consenti, sans doute. N’est-ce pas, Diane ?

 

Diane fit un signe de tête. Elle n’avait pas la force de parler. Il lui eût été impossible de supporter le poids de cette conversation pénible.

 

Terrenoire redevenait sombre et considérait Mussidan avec une persistance singulière.

 

Mussidan voyait avec terreur que sa conviction était loin d’être faite, que ses soupçons renaissaient, plus forts qu’auparavant. Heureusement son énergie grandissait avec le péril.

 

– Cette histoire est habilement débitée, dit le banquier, mais elle ne fait pas honneur à ton invention, Mussidan. Tu essayes de te sauver d’une situation difficile…

 

– Je n’invente rien, mon ami, et je te prie de me croire lorsque je t’affirme que je n’aurais pas de plus grand bonheur que celui d’être le mari de ta fille…

 

Il était horriblement pâle en parlant ainsi.

 

Diane elle-même avait frémi. Tout son corps tremblait.

 

Mussidan continuait :

 

– C’est un rêve que j’ai souvent caressé. Et il m’a rendu bien malheureux, parce que plus j’y songeais et plus je me rendais compte des infranchissables obstacles qui me séparaient de Diane.

 

– Eh bien ! fit Terrenoire, peut-être ces obstacles ne sont-ils pas aussi grands que tu te l’es figuré.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Diane… je ne crois pas que ton amour pour M. de Vaunoise soit une passion bien profonde. C’est une camaraderie plutôt qu’une affection plus vive… Tu connais Mussidan ; tu sais ce qu’il vaut, de quel cœur il est doué ; tu viens de l’entendre et tu connais également la grandeur de son amour… Il est impossible que tu n’en sois pas touchée… Veux-tu vivre désormais avec la pensée que tu seras la femme de Mussidan ?…

 

– Moi ? que dites-vous, mon père ! fit la jeune fille, qui ne retint pas un cri d’horreur.

 

– Réponds-moi !…

 

Derrière Terrenoire, Mussidan, les poings sur le dossier d’un fauteuil, se maintenait debout avec peine.

 

Diane vit qu’il allait se trahir. Il fallait gagner du temps, continuer de jouer cette odieuse et épouvantable comédie !

 

– Je ne puis changer ainsi en si peu de temps, fit-elle. Que dirai-je à monsieur de Vaunoise ? Qu’aurait-il le droit de penser ? Certes l’amour de monsieur Mussidan m’émeut… me flatte. Il le sait… Cependant, jamais je n’avais cru qu’il faudrait me prononcer aussi vite…

 

Elle mit les mains sur ses yeux et s’étreignit la tête entre ses doigts crispés. Elle se calma presque aussitôt.

 

– Je ne veux pas forcer ton cœur, dit Terrenoire, et Mussidan, j’en suis sûr, ne voudrait pas accepter un pareil sacrifice.

 

– Certes, dit Mussidan. Malheureusement, je crains fort de n’être pas agréé par elle… Cela fait mon désespoir.

 

Terrenoire semblait apaisé et avait repris confiance. Tous ses soupçons paraissaient envolés.

 

– Patience, dit-il à l’oreille de Mussidan – Diane ne les regardait pas – il faut que tu l’aimes bien, – puisque tout à l’heure tu la menaçais de te tuer si elle ne répondait pas à ton amour !… Je parlerai pour toi. Patience !…

 

Mussidan devint encore plus pâle.

 

– Je te laisse donc avec elle, dit-il…, mais tu vois comme elle est émue, la pauvre enfant !… Ne lui parle plus de moi !… Tâche de la distraire ; demain, les jours suivants, il sera temps de revenir sur ce sujet…

 

Plusieurs jours se passèrent. Terrenoire, suivant le conseil de Mussidan, ne fit aucune allusion à Diane. Celle-ci avait repris sa physionomie habituelle. Quand elle revit Mussidan, elle lui dit :

 

– Que devons-nous faire ?… Je ne sais plus… je deviens folle !… En tout cela, c’est vous qui êtes coupable !… Ce serait à vous de nous sauver… Vous ne trouvez rien ?… Iriez-vous donc jusqu’au bout… et consentiriez-vous vraiment à ce mariage infâme d’un père… d’un père avec sa fille ?

 

Lui, sombre, fiévreux :

 

– Diane, vous avez compris que Terrenoire n’était pas loin de soupçonner votre mère… Un mot, une imprudence peut la perdre… Me conseillez-vous de tout raconter à Terrenoire, de lui causer cette atroce souffrance en déshonorant votre mère ?…

 

– Puis-je vous donner un semblable conseil ?

 

– Une fois les soupçons éveillés chez Terrenoire, il finira par tout apprendre, soyez-en certaine !… Puis, n’eût-il qu’un doute, ce doute ferait le malheur de sa vie !… sans cesse, il se demanderait si vous êtes sa fille !… Quel supplice pour cet homme ! plus affreux peut-être que l’affreuse vérité ! C’en était fait si je n’avais pas avoué cet amour pour vous que j’ai feint de ressentir… Ah ! je pouvais vous laisser voir mon âme et je ne mentais pas en disant que je vous aimais. Seulement, il s’est mépris sur la nature de mon affection !…

 

– Enfin, désormais, que ferez-vous ? Que lui direz-vous ?

 

– Eh ! le sais-je moi-même ?… S’est-il jamais trouvé au monde une situation plus tragique que la nôtre… et croyez-vous qu’il soit possible de la dénouer, cette situation, sinon par des moyens surhumains ?

 

– Mon Dieu… à quoi songez-vous donc ?

 

– Courbez la tête sous le sort aveugle qui vous frappe, mon enfant. Ayez confiance dans la parole d’un homme qui mourra pour vous s’il le faut, pour votre mère et pour Terrenoire lui-même dont il s’agit de sauvegarder le bonheur.

 

– Lorsque mon mère m’interrogera, que dois-je répondre ?…

 

– Dans la certitude que vous sauvez votre père et votre mère, vous puiserez le courage de répondre que si vous ne m’aimez pas encore, vous êtes prête cependant à unir votre vie à la mienne !…

 

– Grand Dieu !…

 

Elle joignit les mains. Sa terreur était si grande, son désespoir, son horreur si visibles que Mussidan ne put retenir ses larmes.

 

Deux jours après, Terrenoire demandait à Diane :

 

– As-tu réfléchi, mon enfant ?

 

Elle répondit affirmativement, d’un geste machinal de la tête.

 

Et comme il la pressait, voulant s’assurer qu’elle ne mentait pas et que ce n’était pas un sacrifice qu’elle s’imposait pour obéir à son père, elle dit :

 

– Je suis prête, mon père.

 

– Jure-moi, mon enfant, qu’en te mariant à Mussidan je ne fais rien contre ta volonté !

 

– Ne me croyez-vous pas, mon père ?

 

– Jure-le-moi, mon enfant. Certes, je te crois. J’ai cependant besoin de ce serment pour n’avoir point de remords.

 

Elle eut une seconde d’hésitation. Une seconde ! Son père ne s’en aperçut même pas. Et elle jura, la pauvrette, en pensant à sa mère, en regardant son père, pour lequel elle se dévouait !

 

CHAPITRE XLVI

 

À Méridon, le docteur Lagache n’avait pas tardé à s’apercevoir que le dépérissement dont Mme de Noirville était atteinte, provenait surtout du moral. À chacune de ses visites, elle ne manquait jamais de lui demander des nouvelles de son client de Maison-Blanche. Le docteur, qui savait la répugnance de William Farney à recevoir la visite de la châtelaine de Méridon, répondait invariablement :

 

– Monsieur Farney va mieux, mais il a besoin des plus grands ménagements. Je recommande surtout à mademoiselle Suzanne, sa fille dévouée, de ne pas le faire parler, de lui éviter toute secousse, toute émotion, toute fatigue de tête.

 

Cependant, l’Américain entra en convalescence et le docteur ne put cacher plus longtemps la situation véritable. Pourquoi eût-il menti ? Il ignorait la nature des relations qui s’étaient établies entre ses clients. Leurs affaires n’étaient pas siennes. Si William Farney ne voulait pas recevoir Mme de Noirville, il n’avait qu’à la consigner à sa porte. Il annonça donc une guérison qui lui faisait honneur.

 

Le docteur croyait d’ailleurs avoir trouvé le mot de l’énigme : Raymond s’était trahi devant lui à force de lui demander des détails sur le malade et surtout sur la santé de Mlle Suzanne qui s’épuisait à soigner son père jour et nuit. « Le jeune avocat, pensa-t-il, aime la charmante enfant. Il paraît être digne d’elle, mais le riche Américain ne veut pas d’un gendre sans dollars. »

 

Sous l’influence d’un traitement énergique, les forces étaient revenues à Mme de Noirville. Cette amélioration ne la trompa point. Elle se sentait minée par le remords qui ne pardonne jamais. Elle appelait sa fin de tous ses vœux, mais avant de s’éteindre, elle voulait faire une nouvelle démarche auprès de William Farney pour assurer le bonheur de son Raymond. Quant à Pierre, elle ne s’en préoccupait plus : le pauvre garçon renonçait à la lutte ; sous peu de jours, il partirait, comme il l’avait annoncé à sa mère, avec des explorateurs chargés d’une mission scientifique en Océanie. On le prenait à titre d’auxiliaire. Ses dépenses seraient presque nulles.

 

Pierre n’en voulait plus à Raymond. Dans sa bonne et franche nature, il le plaignait même. Les deux frères évitaient toute conversation sur un sujet qui les touchait si profondément au cœur.

 

Cependant, un beau matin, lorsque Mme de Noirville eut dit à ses fils : « Je crois qu’il serait convenable d’aller prendre des nouvelles de monsieur Farney », Raymond et Pierre trouvèrent l’idée excellente. Tous trois se firent conduire en voiture à Maison-Blanche.

 

Le convalescent ne s’attendait guère à cette visite et ne put l’éviter. Étendu sur un fauteuil, au jardin, il demandait au soleil la réparation de ses forces. Le pauvre homme n’était plus que l’ombre de lui-même.

 

En revoyant la femme de Lucien, Roger devint encore plus pâle. Elle lui tendit la main et il eut le courage de la prendre. Il détourna les yeux de l’infâme créature dont la complicité avec Luversan ne faisait plus aucun doute, et dit à Suzanne :

 

– Conduis Madame et Messieurs au salon. Je vous rejoindrai tout à l’heure… si je puis.

 

Il s’excusa sur sa grande faiblesse. En réalité, il avait hâte d’éloigner de lui la veuve de Lucien de Noirville. Un instant après, il se faisait remonter par James dans sa chambre à coucher.

 

Suzanne était doublement heureuse ; son père était sauvé et elle voyait que Raymond ne l’oubliait pas.

 

La conversation roula sur William Farney. Suzanne retraça toutes les péripéties d’une crise qui, pendant un mois passé, avait failli, à plusieurs reprises, emporter le cher malade.

 

Mme de Noirville se garda, dans une première visite, de faire aucune allusion au refus de Suzanne. Le prétexte de la maladie lui suffisait pour renouer des relations de voisinage avec l’Américain ; plus tard, elle verrait. Une idée l’inquiétait néanmoins ; que ferait le malade quand il serait tout à fait rétabli ?

 

– Monsieur votre père, dit-elle à Suzanne, ne songerait-il pas à retourner dans son pays ?

 

Répondre franchement, c’eût été désespérer Raymond. Suzanne, en fille avisée, s’en garda bien.

 

– J’ignore, répondit-elle, quels sont les projets de père. Le médecin lui a d’ailleurs interdit d’en faire aucun. Pauvre père ! Il ne sera pas en état d’aller et venir avant de longs jours encore, et cependant !…

 

Elle n’acheva pas. Elle en avait déjà trop dit.

 

À ce moment, James entra et informa la jeune fille que son maître, sans être plus malade, se sentait trop faible pour venir au salon, et qu’il reposait dans sa chambre.

 

– Au revoir, Mademoiselle, dit Mme de Noirville. Nous vous laissons à votre père qui réclame vos soins. C’est vous qui l’avez sauvé. Votre présence, votre amour filial, votre dévouement de tous les instants, ont fait plus que la science, pourtant si éclairée, du docteur Lagache.

 

Raymond s’en était tenu aux propos banals, mais ses regards parlaient avec une éloquence dont Mlle Farney ne perdait pas un mot. Dans cette courte visite, ils s’étaient renouvelé leurs aveux.

 

Quant à Pierre, il restait en contemplation devant un petit tableau simplement encadré et qui lui rappelait un souvenir à la fois doux et cruel : c’était l’esquisse que Suzanne avait faite aux ruines de l’abbaye des Vaux-de-Cernay. Il ne pouvait en détacher ses yeux.

 

– Allons ! Pierre, lui dit sa mère, fais tes adieux, grand voyageur.

 

– Mademoiselle, dit-il, permettez à un homme qui va partir pour une exploration en pays étranger, loin, bien loin d’ici, de vous présenter ses souhaits de bonheur et de prospérité. Je ne sais si je vous reverrai jamais, mais je conserverai le souvenir de notre première rencontre que vient de me rappeler cette charmante esquisse.

 

Suzanne comprit-elle la pensée secrète du jeune homme ? Elle rougit et échangea avec Raymond un regard qui signifiait : « Pauvre garçon ! » Puis elle décrocha le tableau et le tendant à Pierre :

 

– Puisque cette esquisse vous plaît, dit-elle, permettez-moi de vous l’offrir.

 

Le frère de Raymond n’hésita pas. Il accepta le souvenir qu’il devait emporter avec lui dans son long voyage.

 

– Merci, Mademoiselle, dit-il d’une voix étranglée par l’émotion.

 

Et Mme de Noirville se retira avec ses fils en priant Suzanne de lui amener son père dès qu’il serait rétabli.

 

La jeune fille remonta aussitôt auprès de son père. Elle était rayonnante. Le convalescent évita toute parole qui aurait pu troubler la joie de l’enfant. Mais il se disait à part lui :

 

– Tant que cette femme, qui sort d’ici, vivra, la fille de Roger Laroque, même réhabilité, ne pourra jamais être la femme d’un Noirville.

 

CHAPITRE XLVII

 

Tant qu’il n’avait pas connu la résolution définitive de Diane, Terrenoire n’avait parlé à personne de l’union projetée entre Mussidan et sa fille.

 

Dès que Diane eut accepté Mussidan, il n’y avait plus de raison pour lui de cacher ce projet. Il l’annonça à sa femme, à brûle-pourpoint.

 

– Je ne vous ai point confié, dit-il, un revirement qui s’est opéré dans l’esprit de ma fille.

 

– Un revirement ? fit Andréa, étonnée. À quel propos ?

 

– À propos de son fiancé, monsieur de Vaunoise.

 

– Diane ne l’aime plus ?

 

– Elle garde pour lui une certaine affection ; mais, tout compte fait, elle s’est aperçue que de cette affection à l’amour, il y avait loin…

 

– Quelle histoire est-ce là ?

 

– C’est la vérité.

 

– Et Diane a repris sa parole ?

 

– Depuis deux jours.

 

– Et elle me cachait cela, l’hypocrite, je la gronderai… Que s’est-il donc passé entre eux ?

 

– Ah ! je l’ignore. Diane vous le dira…

 

– Il faut qu’elle aime autre part…

 

– De cela, je n’ai pas le moindre doute…

 

– Vous savez ? Et qui aime-t-elle ?… En cachette ?…

 

– D’abord, celui qu’elle aime et qu’elle aimera – mais qui l’aime, lui, profondément – n’est plus de la première jeunesse…

 

– Oh ! oh ! qu’entendez-vous par là ?

 

– Quarante ans passés.

 

– Vingt ans de plus que ma fille, c’est beaucoup. N’importe, ces unions-là sont souvent les meilleures. J’espère qu’il est distingué, riche, du meilleur monde ?

 

– Il est tout cela. Du meilleur monde, très distingué et très riche. Vous le connaissez beaucoup.

 

– En un mot, c’est ?…

 

– Devinez !…

 

Andréa, surprise, cita quelques noms :

 

– Vous en êtes loin ! disait chaque fois le banquier.

 

– Qui donc, s’il vous plaît ?

 

Il y eut un léger silence. Après quoi :

 

– Mussidan ! fit le banquier.

 

Mme de Terrenoire, blême, épouvantée, se leva…

 

– Vous avez dit Mussidan ? Vous voulez rire ?

 

Sa voix était rauque. Sa gorge se desséchait. Elle essayait vainement d’avaler sa salive.

 

– Qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? Qu’y a-t-il dans cette nouvelle qui puisse vous causer autant d’émotion ?

 

Tous ses soupçons revenaient.

 

Andréa, terrifiée, ne voyait, n’entendait rien. Elle répétait machinalement :

 

– Mussidan à Diane ! Mussidan à Diane !…

 

– Encore une fois, répétait Terrenoire gravement, d’où vient votre étonnement ? Vous me feriez croire, si vous gardiez plus longtemps le silence, que vous connaissez sur Mussidan des détails qui le rendent indignes de notre fille ?

 

Enfin, surmontant son émotion, essayant de parler :

 

– Cette nouvelle est si surprenante… elle est si soudaine, surtout, que vous m’en voyez toute décontenancée… Vous venez m’apprendre tout à coup… que le mariage est rompu… que M. de Vaunoise n’est plus aimé… et que c’est Mussidan… lui… qui est le fiancé… Et vous voulez que j’écoute cette surprenante nouvelle d’un air calme, sans donner le moindre signe d’émotion ?… À quoi, vous-même, songez-vous donc ?

 

– C’est vrai, dit Terrenoire, vous avez raison, Andréa… J’oubliais que je ne vous avais pas prévenue de ce brusque changement.

 

– Je le regrette, mon ami, car peut-être aurais-je élevé quelques objections à ce mariage.

 

– Lesquelles ?

 

– Monsieur de Mussidan n’est plus un jeune homme.

 

– Il a quarante ans… Il est loin d’être un vieillard et peut encore passer pour un homme jeune. Il pourrait accuser trente-cinq ans.

 

– Êtes-vous bien sûr qu’il aime… notre fille ? Elle allait se trahir… elle allait dire : sa fille !

 

– Je le crois, car j’ai surpris une scène d’amour entre eux…

 

Une scène d’amour entre Mussidan et Diane… c’est-à-dire entre le père et la fille… c’est-à-dire l’inceste !… Allons ! c’était folie !… Terrenoire était dupe !…

 

Mais, pour l’avoir trompé, il fallait que Mussidan et Diane, qui paraissaient être complices, eussent de bien graves raisons !… Lesquelles ? C’était cela qu’il lui importait de savoir.

 

– Vous n’avez pas d’autres motifs ? fit Terrenoire.

 

– Comment se faisait-il que monsieur Mussidan se soit déclaré ainsi brusquement, lui qui jamais, bien qu’il vînt ici presque tous les jours, n’avait fait la moindre allusion à ce sentiment, lui qui paraissait aimer Diane, en effet, mais, semblait-il, d’une toute autre affection que celle d’un mari ?…

 

M. de Terrenoire lui dit qu’il avait interrogé Mussidan et lui redit les réponses de celui-ci ; quelles avaient été ses hésitations, ses craintes, comment surtout il avait tremblé d’être soupçonné de calcul…

 

Et, entendant son mari ainsi parler, Mme de Terrenoire murmurait :

 

– C’est étrange ! Quel mystère cache une pareille conduite ? Si dépravée qu’elle fût, elle se révoltait, dans sa maternité.

 

– C’est impossible…, dit-elle tout haut… c’est impossible… ce mariage ne peut se faire !…

 

– Pourquoi ? répétait Terrenoire.

 

– Que dirait le monde ? que penserait-il ?

 

– Que nous importe ce qu’il dirait, ce qu’il penserait ! Est-ce que Mussidan n’est pas notre ami ? N’est-ce pas à lui que nous devons tout, la fortune, même l’honneur ? Car il nous a sauvé l’honneur en ces derniers temps… Le monde trouvera cette union toute naturelle et il aura raison…

 

Andréa essayait de secouer ce cauchemar…

 

« C’est une épreuve assurément… De quoi se doute-t-il ? Aurait-il découvert quelque chose et soupçonnerait-il que Diane n’est pas sa fille ? »

 

Et tout à coup, changeant de ton :

 

– Après tout, dit-elle, s’il est vrai que monsieur de Mussidan ne déplaît pas à Diane, c’est un excellent parti pour elle !… Je n’y ferai point d’opposition pour ma part… Je sais ce que nous devons à monsieur de Mussidan… Êtes-vous certain de ne pas aller contre la volonté secrète de Diane en la donnant à votre ami ?

 

– Diane m’a juré qu’elle ne se sacrifiait pas !

 

– Alors, c’est dit, mariez-les !

 

Là, comme avec Mussidan et Diane, si Terrenoire avait tout d’abord conçu quelque soupçon, finalement l’attitude de sa femme le lui avait enlevé.

 

Elle avait écrit à Mussidan :

 

« Mon mari vient de me parler. Vous devinez ce qu’il m’a appris… L’horrible chose !… J’ai besoin de vous voir. »

 

Mussidan arriva presque aussitôt. Terrenoire était à la banque. Ils ne craignaient donc pas d’être surpris. En l’abordant, Mussidan dit, tout de suite :

 

– Je voulais venir. Je n’attendais que l’occasion de vous voir en secret et de causer avec vous librement.

 

Mussidan – brièvement – lui raconta ce qui s’était passé. Au fur et à mesure qu’il avançait dans son récit, Mme de Terrenoire pâlissait.

 

– Je suis perdue ! murmura-t-elle. Que peuvent faire deux ou trois jours de répit ?… Ma perte est certaine. Cela ne peut que la retarder…

 

– Ne comprenez-vous pas, Andréa, que l’odieuse comédie que nous jouons depuis quelques jours, nous la jouons pour vous sauver ?

 

– Qu’importe ! Il faudra tout dire…

 

– Non ! dit Mussidan d’une voix ferme. Je ne le veux pas. Terrenoire est heureux. Il aime sa fille. Il vous aime. Pourquoi lui dire qu’il a eu tort de mettre sa confiance en vous, de se reposer sur vous du soin de garder son honneur ?…

 

– Enfin ! dit Andréa, comptez-vous donc mettre votre projet à exécution ?

 

– Il le faut. Je l’ai dit. Trouvez-vous dans votre imagination, vous, le moyen de sortir de ce danger ?

 

– Est-ce que j’ai le courage même de chercher ?

 

– Vous voyez bien. Moi seul puis penser…

 

– Mais ce mariage est infâme !…

 

– Oh ! la cérémonie seule aura lieu… Ce qu’il y a d’infâme en elle, disparaît à mes yeux sous l’intention qui l’a amenée… Puis, personne autre que moi ne sera sacrifié, en tout cela…, acheva-t-il d’une voix sourde.

 

– Que voulez-vous dire ?…

 

Il parut n’avoir point entendu, car il ne répondit pas.

 

– Et Diane ?… que dit-elle ?… Avez-vous compris sa pensée ?

 

– Diane consent. Elle sait tout. Et elle consent…

 

« Elle sait qu’elle est victime de son affection pour Terrenoire… et j’ai su lui inspirer assez de confiance, malgré mon indignité, pour qu’elle attende patiemment l’heure de la délivrance.

 

– Vous voulez mourir ?

 

– Vous le saurez plus tard, mais soyez certaine que si je me suicidais dès aujourd’hui, les soupçons reviendraient à Terrenoire plus nombreux et plus pressants qu’auparavant. Tandis qu’après… Laissez-moi faire !… Il s’agit de vous, il s’agit de lui !… Ma vie est peu de chose… Je la mène inutilement depuis des années. Je donne ma vie de gaieté de cœur, pour la vie d’un honnête homme… et j’espère que Diane, à laquelle le plus étrange des hasards va donner mon nom, ne le portera pas longtemps !…

 

Et Mussidan s’enfuit, pour éviter d’autres questions – pour échapper à d’autres attaques…

 

M. de Vaunoise, le fiancé de Diane, n’avait pas accepté sans se récrier, sans se plaindre, sans éclater en reproches, la nouvelle résolution prise par M. de Terrenoire. Il s’était réclamé de la probité du banquier et lui avait demandé des explications.

 

– Mon cher enfant, dit Terrenoire, les femmes sont versatiles. Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser, mais à ma fille. C’est elle seule qui a changé, ce n’est pas moi. Je vais l’appeler, vous lui parlerez. Vous verrez, par vous-même, que vous ne pouvez m’accuser, et, s’il est quelqu’un de coupable, c’est vous, mon cher enfant, qui n’avez pas su conserver un cœur qui ne demandait pas mieux que de se donner à vous.

 

Il fit appeler Diane, et quand il l’entendit, il s’en alla, pour la laisser seule avec M. de Vaunoise. C’était la première fois que les deux jeunes gens se voyaient, en tête à tête, depuis leur rupture. Diane avait évité soigneusement une entrevue de ce genre, qui eût été pénible en l’état de son cœur – et quand elle vit M. de Vaunoise, elle recula, avec le geste instinctif de s’enfuir.

 

– C’est d’après le conseil de votre père que je suis ici, Mademoiselle, dit Vaunoise avec tristesse. Cependant, si ma présence vous est désagréable, je ne resterai pas plus longtemps… Veuillez me pardonner…

 

– Demeurez ! dit-elle avec fermeté. Il est bon, il est nécessaire que nous ayons un entretien.

 

– Mademoiselle, dit Vaunoise, je viens, il n’y a qu’un instant, de prier votre père de m’apprendre ce qui m’avait fait démériter à ses yeux comme aux vôtres.

 

– Et que vous a-t-il dit ?

 

– Il m’a répondu que, seule, vous étiez juge de vous-même, et maîtresse de vos actions… C’était donc à vous que je devais m’adresser.

 

– Ne m’accusez pas, Monsieur.

 

– Eh ! à qui donc m’en prendrais-je, si ce n’est à vous ?… J’avais votre parole, votre aveu, vos serments d’amour… et, tout à coup, brusquement, j’apprends qu’au mépris de la foi jurée vous êtes à un autre… Pardonnez-moi mon agitation, Mademoiselle, mais je vous aime trop, hélas ! pour considérer avec calme votre inexplicable conduite. Et je vous supplie, s’il y a un autre malentendu entre nous, de m’en instruire bien vite… afin que je le fasse cesser.

 

Elle secoua la tête.

 

– Il n’y a pas de malentendu !…

 

– Alors, vous avez cessé de m’aimer ?…

 

Elle l’aimait, cet homme !… Pouvait-elle lui dire le contraire ? Tout son être s’y refusait !… Elle avait assez souffert depuis quelques jours… Elle ne voulait pas s’infliger cette nouvelle souffrance !…

 

– Vous m’aimez, monsieur de Vaunoise ?

 

– Si je vous aime, Diane ! dit-il avec élan.

 

Elle alla vers lui, prit ses mains qu’elle mit dans les siennes et garda en les serrant doucement, faisant passer un frisson dans les veines du jeune homme.

 

– Si je vous priais de ne plus m’interroger !… Si je vous avouais, en vous suppliant de l’oublier, que je vous aime toujours… toujours, entendez-vous ?… Plus que jamais !… Si je vous disais qu’un grand malheur plane sur cette maison qui vous a reçu et où l’on vous considérait comme si vous en faisiez partie ?… Si j’ajoutais que ce malheur effroyable ! – mon mariage avec monsieur de Mussidan – mon mariage seul – peut l’écarter ?…

 

– Diane ! Que me dites-vous là ?

 

– La vérité, mon ami.

 

– Vous avez commencé votre confidence. Achevez-la !…

 

– Je ne le peux. C’est pour nous tous ici, un secret de vie ou de mort !… Et jugez combien je vous aime en vous révélant que ce secret existe !…

 

– Mon Dieu ! Que se passe-t-il donc ?

 

Elle défaillit. Il la soutint dans ses bras. Elle se remit…

 

– Il faut, mon ami, que, sur votre honneur, vous me promettiez de ne répéter à âme qui vive un mot de ce que vous venez d’entendre.

 

– Mais, Diane, je peux savoir pourquoi vous vous sacrifiez…

 

– Vous ne le saurez jamais !…

 

– Si quelque malheur vous menace, ne puis-je l’écarter ?

 

– Vous ne le pouvez.

 

– Mussidan est très riche. Le bruit a couru que la banque Terrenoire était embarrassée. On a dit ensuite que ce bruit était faux : peut-être était-il vrai ? Alors, ce mariage avec Mussidan n’aurait-il pas pour objet…

 

– Vous vous trompez, mon ami… Mon père me sacrifierait en ce cas ?… Le penser, c’est lui faire injure… Puis, si c’était là le secret dont je parle, je ne vous le cacherais pas.

 

Interdit, M. de Vaunoise réfléchissait.

 

– Quoi donc ? murmurait-il, quoi donc ?

 

– N’essayez pas de savoir, ami, n’essayez pas… Dites-vous seulement que je vous aime… et que… malgré tout… malgré ce qui peut m’arriver… peut-être je ne suis pas entièrement perdue pour vous.

 

– Vous avez mon serment, Diane !… J’ai confiance en vous !

 

Et, après une hésitation, il reprit :

 

– Voulez-vous me permettre encore une question ?

 

– Parlez, mon ami.

 

– Monsieur de Mussidan est un homme d’honneur… Que n’allez-vous le trouver ? Que n’allez-vous lui répéter ce que vous venez de me dire ?…Il est incapable de vouloir vous prendre malgré votre volonté… Sans que vous ayez besoin, plus qu’à moi, de lui confier votre secret, il vous comprendra peut-être et vous rendra votre liberté… Alors…

 

– N’achevez pas, ami… et n’insistez pas, de grâce…

 

– Tout cela est étrange ! dit M. de Vaunoise.

 

– Vous doutez ?

 

– Non. Je le répète : vous avez mon serment, Diane. Quoi qu’il arrive, jamais il ne sortira de ma bouche la moindre allusion à ce que vous m’avez dit… Jamais !

 

– Merci, mon ami, merci, fit-elle, troublée.

 

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

 

Il réunit dans les siennes les deux mains de la jeune fille et les meurtrit d’ardents baisers.

 

– Adieu, donc, Diane, dit-il, singulièrement ému lui-même. Adieu, puisque je vous perds !…

 

– Ayez confiance en Dieu, mon ami, et croyez en mon amour. Vous serez fort !

 

Elle lui jeta, de la main, un dernier adieu et s’en alla.

 

M. de Vaunoise resta quelques minutes accablé. Puis, tout à coup, il se ressouvint de ce que lui avait dit M. de Terrenoire et il se rendit auprès de lui.

 

En le voyant, en remarquant son visage défait, le banquier n’eut pas de peine à comprendre ce qui s’était passé.

 

– Eh bien ! dit-il, est-ce ma faute ? Vous ai-je menti ?

 

– Non, Monsieur, vous aviez raison, hélas !

 

– Que vous a dit Diane ?

 

– Elle a été froide, elle a été indifférente… Enfin, on aurait dit que la cruelle prenait plaisir à me désespérer…

 

– Pauvre garçon ! murmura Terrenoire.

 

– Je l’aime toujours, Monsieur, dit de Vaunoise… et je l’aimerai, ne l’oubliez pas, quand même…

 

– Vous êtes jeune, vous oublierez !

 

– Jamais !

 

Quand il fut parti, Terrenoire respira plus librement.

 

– Puisqu’il en est ainsi, songeons à ce mariage !… Morbleu !… je ferai bien les choses ! Je veux qu’on en parle, à Paris !

 

Et, en effet, on en parla à Paris.

 

En vain Diane essayait-elle de convaincre son père que plus modeste serait la cérémonie, plus grand serait son bonheur, M. de Terrenoire ne voulut rien entendre.

 

En vain, Mme de Terrenoire elle-même essaya-t-elle d’élever quelques observations. Aux premiers mots qu’elle prononça, son mari parut surpris.

 

– Eh quoi ! dit-il, vous qui aimez le monde, les fêtes, tout ce qui brille… vous qui êtes reine partout où vous passez, vous me demandez de marier ma fille comme si je devais cacher à tout le monde ce mariage !… Non, non, je suis trop heureux… Et puis, je désire que chacun voie combien ma fille est jolie…

 

Mme de Terrenoire, affaissée, n’osait répondre, dans la crainte de se trahir. Mais son supplice était effroyable. Entre elle et Diane, pas un mot n’était prononcé.

 

Un jour seulement, Mme de Terrenoire, qui avait cru surprendre des larmes dans les yeux de sa fille – larmes qui échappaient à Diane malgré son courage et sa volonté – fut un moment vaincue et se précipita à ses genoux :

 

– Diane, Diane, me pardonnes-tu ?

 

– Je n’ai rien à vous pardonner, ma mère. Je ne suis pas votre juge. Relevez-vous, je vous en prie !…

 

Mme de Terrenoire l’écoutait, blême. Elle n’avait pas la force de se relever. Une étreinte nerveuse lui broyait le cœur. Elle étouffait. Elle avait peur de mourir !

 

– Diane, tu ne m’aimes plus ?… Je ne possède plus ton cœur !…

 

– Je vous plains, ma mère !… Mais je vous supplie de ne pas me demander ce qui se passe en moi… Je n’y vois point clair moi-même et je ne saurais vous répondre.

 

Et pour mettre fin à cette pénible scène, elle était sortie.

 

Pour la mère et la fille, le ménage était un enfer. Chacun devait sourire devant Terrenoire. Et Mussidan, Mussidan surtout, devait paraître gai… Et il l’était peut-être, plus que les autres, parce que seul il entrevoyait, seul il connaissait la fin !… Chaque heure du jour apportait avec elle un supplice nouveau.

 

Quand le mariage fut connu, les amis, les connaissances de la famille Terrenoire, ceux même qui n’avaient eu avec elle que des rapports très rares, mais qui avaient quelque intérêt à ce qu’on ne perdît pas leur souvenir, affluèrent rue de Chanaleilles.

 

Combien cruelles étaient les félicitations que recevait Mme de Terrenoire ! Ce qui lui rendait un peu de force, ce qui augmentait son énergie quand elle se sentait défaillir, c’était la confiance et la gaieté de Terrenoire. Il continuait de ne se douter de rien.

 

Pour le contrat, les amis avaient été invités. C’était pour Diane, le premier chapitre du sacrifice.

 

Mussidan et Diane se mariaient sous le régime de la communauté de biens, et Mussidan avait voulu que fût inséré au contrat un article par lequel, en cas de mort d’un des époux, sans enfants – sans enfants !… – la fortune du mort appartiendrait au survivant. Elle signa ; son écriture était illisible.

 

À la mairie, quelques jours après, quand elle fut obligée de mettre sa signature au bas de l’acte qui la faisait désormais la femme de son père, quand elle eut accompli, sublime sacrifice filial, d’un trait de plume cette iniquité infâme, elle fut prise d’un tremblement si violent que son père le remarqua.

 

– Qu’as-tu, chère enfant ? dit-il. Serais-tu indisposée ?

 

Mussidan, plus pâle qu’elle peut-être, s’était penché vers elle et doucement avait murmuré à son oreille à voix basse :

 

– Courage ! prudence ! tout le monde a les yeux sur vous !

 

Elle allait se trouver faible. Elle se redressa. Et d’un pas raide, elle sortit, fermant les yeux, se laissant conduire, n’entendant et ne voyant plus rien !… Une seule chose luisait pour elle, comme une flamme rouge, dans ces abominables ténèbres : elle était la femme de son père.

 

Afin d’abréger le supplice de la pauvre enfant, Mussidan avait manifesté le désir que la cérémonie nuptiale eût lieu à l’église le même jour que le mariage à la mairie. Après quelques objections fondées plutôt sur les usages d’un certain monde que sur des raisons sérieuses, M. de Terrenoire y avait consenti. Il avait pris l’avis d’Andréa. Mais Andréa était-elle capable d’avoir une autre opinion que celle de Mussidan ? N’avait-elle pas compris, du premier coup, la pensée qui faisait agir celui-ci ?…

 

À l’église, Diane, assise à son prie-Dieu, put s’abîmer dans son rêve.

 

Toute sa vie de jeune fille, vie d’insouciance, de calme et de bonheur, repassa devant ses yeux troublés, depuis ses années de pension jusqu’au jour où, ayant rencontré M. de Vaunoise, elle s’était mise à l’aimer…

 

Quelle était pâle, la vierge, sous son voile blanc de mariée !… Elle essayait vainement de prier. Son livre d’heures restait entre ses doigts, toujours ouvert à la même page ; elle n’y jetait même pas les yeux ; elle sentait, sur ses épaules, peser les lourds regards de toute cette foule brillante et joyeuse convoquée par son père. Ah ! comme cette joie lui faisait mal !… Comme elle souffrait !…

 

Jusqu’au prêtre, cruelle ironie, qui vint lui parler de ses devoirs d’épouse, de ses devoirs de mère ! Jusqu’au prêtre qui, chastement, lui fit l’image du bonheur vrai de sa vie de femme : le bonheur d’être mère, et lui retraça les devoirs, les obligations de la maternité !…

 

Elle écoutait, la tête baissée. Et Mussidan écoutait aussi ; ses dents claquaient, il était secoué de tremblements… Son âme seule réagissait contre la faiblesse de son corps.

 

La cérémonie enfin se termina. Il était temps. Diane et Mussidan, lui-même, étaient à bout de forces. Ils allaient se trahir.

 

Les époux et les parents entrèrent à la sacristie.

 

Alors commença le défilé de tous ceux qui avaient assisté à la messe de mariage et venaient serrer la main, soit à Terrenoire, à Andréa ou à Diane, soit à Mussidan.

 

Pendant plus d’une demi-heure, Mussidan et Diane, debout côte à côte dans la sacristie, subirent ce nouveau supplice : c’était le dernier, heureusement. Ce fut alors seulement que, comme on se trouvait tout près d’eux, on remarqua leur pâleur, leur air de fatigue, toute cette étrange attitude. Ceux qui étaient les amis de Mussidan mirent cette émotion sur le compte de son bonheur.

 

Les ennemis ou les indifférents échangèrent des réflexions, espérant découvrir quelque mystère ou quelque intrigue. Les jeunes filles disaient, les unes :

 

– Comme Diane est belle, sous ses blanches parures de mariée !

 

Les autres :

 

– Comme elle est pâle ! On dirait qu’elle est malade et qu’elle souffre. Ne voyez-vous pas son air penché ? Comme elle courbe la tête ! Ne dirait-on pas qu’elle porte sa couronne de fleurs d’oranger comme un fardeau trop lourd ?…

 

C’était vrai. Elle avait à peine le courage de répondre à ses amies les plus intimes, à celles qu’elle chérissait le plus ; elle avait à peine l’énergie de leur ébaucher un sourire.

 

Enfin, quelqu’un – c’était une femme – dit :

 

– Elle a l’air d’être mariée contre sa volonté.

 

On remarqua, alors, combien ils étaient gênés l’un à l’égard de l’autre, évitant de se rencontrer seuls, et manœuvrant toujours pour qu’il y eût une personne en tiers avec eux…

 

Le même manège recommença chez Terrenoire, où il y avait un lunch pour quelques amis et des parents venus de province.

 

On vit aussi combien Mme de Terrenoire était pâle et changée : elle avait maigri ; sa peau avait pris une couleur jaune qui indiquait une fatigue générale de l’esprit et du corps. La vie semblait s’être concentrée dans ses yeux noirs, où flamboyaient d’insoutenables lueurs. En quelques jours – ces derniers jours de tortures aiguës et mortelles – ses cheveux avaient blanchi !

 

Terrenoire seul, aveuglé par cette hypocrisie généreuse de Mussidan et de Diane, ne voyait et ne soupçonnait rien.

 

Le soir arriva. Tous les préparatifs étaient faits pour le départ de Mussidan et de sa femme. Mussidan emmenait Diane en Italie. Il avait loué un wagon-salon ; de telle sorte qu’il était seul avec sa femme.

 

Diane avait mis une toilette de voyage de couleur sombre, si sombre qu’on eût dit qu’elle portait, dès ce jour-là, le deuil de son bonheur et de sa chasteté d’âme. Mussidan la comprenait et l’imitait. Ce lien nouveau qui unissait cet homme et cette jeune femme, ce père et cette fille, était si extraordinaire, qu’ils rêvaient tous les deux une fin tragique pour y échapper, le briser au plus tôt.

 

Heureusement, ils étaient libres, à présent ! Ils n’étaient plus obligés à cette horrible contrainte dont le joug leur pesait depuis un mois ! Le cœur de Mussidan était gonflé de sanglots, et rien ne les retenait plus. Les yeux de Diane débordaient de larmes, et personne ne l’empêchait plus de pleurer, elle pleura.

 

Cela lui faisait du bien, la soulageait de pouvoir s’épancher ainsi ; elle pleura longtemps, longtemps. Et Mussidan, la tête baissée, pleurait aussi.

 

Cette nuit, en ce wagon à demi éclairé, était lugubre. Tout à coup, Mussidan se leva, fit en chancelant quelques pas vers Diane. Celle-ci fut prise d’une inexprimable horreur. Mais Mussidan s’arrêta… retourna sur ses pas. Il essuya son front, tout ruisselant de sueur, et s’assit…

 

Et des heures se passèrent encore.

 

Maintenant, Diane avait cessé de pleurer. Elle priait, machinalement. De nouveau Mussidan s’était levé. Il avait compris que le murmure de Diane n’était qu’une invocation à Dieu.

 

– Priez pour moi, Diane…, dit-il.

 

Et, avec une supplication suprême à laquelle elle ne pouvait qu’obéir, il ajouta, du même ton grave :

 

– Priez pour moi, je vais mourir…

 

Elle tressaillit.

 

Elle était assise, elle se laissa glisser à genoux. Et elle pria tout haut. Mussidan l’écoutait, les mains jointes. Il ne paraissait plus aussi pâle maintenant. Un peu de sang colorait ses joues, ses yeux n’avaient plus le même éclat fiévreux. Il semblait, chose bizarre, sous l’empire de je ne sais quelle impression, avoir repris un peu de calme.

 

Quand elle eut fini de prier, Mussidan retourna au vasistas resté entrouvert… Il ouvrit la portière. Puis là, toujours penché, il attendit. Qu’attendait-il ?… Debout, pareille à une statue, tant son immobilité était grande, malgré les oscillations du train, Diane tenait les mains sur les yeux pour ne plus rien voir !…

 

Mussidan aperçut tout à coup un point rouge si petit qu’il ressemblait, à cette distance, à un de ces vers luisants qui rayonnent, par les soirs d’été, comme des diamants, dans les touffes d’herbe.

 

Seulement, de seconde en seconde, le point rouge grossissait, grossissait, semblant se rapprocher, et se rapprochant en effet. On entendait déjà le formidable bruit d’un train qui arrivait et allait croiser celui où se trouvait Mussidan… Encore quelques secondes et il allait être là !…

 

Mussidan vint à Diane.

 

– Ma fille, dit-il, je vais mourir… Me pardonnez-vous ?

 

Elle conserva une main sur ses yeux, étendit l’autre vers l’homme, et dit :

 

– Je vous pardonne !

 

Alors, Mussidan alla pousser la portière, qui s’ouvrit toute grande.

 

Quand la locomotive ne fut plus qu’à quelques mètres, il se laissa glisser et tomba de son long, le corps étendu sur le rail, les bras en croix. Tout le train passa sur lui, faisant de ce pauvre corps un amas de chairs sanglantes et d’entrailles immondes.

 

Dans les deux trains qui s’éloignaient, personne ne se douta de ce drame. Mais dans le wagon une femme venait de s’évanouir en murmurant :

 

– Pardonnez-lui et pardonnez-moi, mon Dieu, comme je lui ai pardonné.

 

À Lyon, quand le train s’arrêta, des employés de la gare remarquèrent la portière entrouverte.

 

On monta dans le wagon-salon et l’on vit Diane étendue sur le tapis, toujours sans connaissance. On devina un drame…

 

On la descendit et on la transporta à la gare, où un médecin, que l’on se hâta d’aller réveiller, put la rappeler à elle.

 

Le train était reparti.

 

Quand elle reprit connaissance, elle fut longtemps sans se rendre compte de l’endroit où elle se trouvait.

 

– Où suis-je donc, dit-elle, et que s’est-il passé ?

 

Le médecin le lui expliqua doucement, avec mille précautions.

 

– Vous êtes dans un des salons de la gare de Lyon, dit-il ; tout à l’heure, quand est arrivé en gare le train de Paris, on a remarqué une portière ouverte, on est monté, et l’on vous a trouvée gisant évanouie…

 

– Ah ! je me rappelle !

 

Et elle ajouta, plus bas, se parlant à elle-même : « L’horrible cauchemar !… »

 

– Un accident serait-il arrivé ? demanda le chef de gare.

 

– Un accident… oui… épouvantable…

 

– Parlez ! Instruisez-nous !…

 

– Mon mari s’est penché à la portière… Celle-ci n’était pas fermée, et sous son poids elle s’est ouverte… Il est tombé… et à ce moment passait un train… Après, je ne sais plus !

 

– Ah ! c’est horrible, murmura-t-on.

 

Diane était, après cet effort, retombée dans sa syncope.

 

Son portefeuille, resté sur la voie, entre les deux rails, à peu près intact, avait indiqué son nom. On le télégraphia sur-le-champ à Paris, où la nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre.

 

Terrenoire fut averti aussitôt.

 

Diane avait été conduite dans un hôtel de la place Bellecour, où elle était en proie à une fièvre ardente. Elle n’avait plus recouvré connaissance depuis les quelques mots qu’elle avait prononcés.

 

Ce fut là, dans cet hôtel, que la retrouva Terrenoire. Il s’installa à son chevet et la veilla nuit et jour.

 

Heureusement et grâce aussi à des soins empressés, la fièvre cérébrale que le docteur redoutait ne se déclara point. Diane était sauvée, mais elle était plongée dans un abattement profond.

 

Quand elle fut assez forte pour entreprendre le voyage, son père l’emmena à Paris… Il n’avait pas encore osé l’interroger sur la mort de Mussidan, craignant de renouveler sa peine… Ce fut Diane elle-même qui lui en parla la première.

 

N’était-elle pas obligée d’achever la tâche commencée par Mussidan et d’éloigner tout soupçon de la pensée de Terrenoire ? Elle y réussit.

 

Terrenoire crut sa fille. Il crut que la mort de Mussidan était due à une imprudence. Diane dut dissimuler jusqu’au bout. Mme de Terrenoire, seule, savait la vérité !… Mais entre elle et sa fille il n’y eut pas un mot sur ce sujet, pas une allusion !

 

On parla longtemps, dans le monde fréquenté par Mussidan, de cette fin tragique. Puis ce fut de cela comme de toute chose : on finit par n’y plus penser.

 

– Diane est jeune, dit-on, elle oubliera.

 

Elle ne devait jamais oublier, cependant… et l’amour de M. de Vaunoise ne devait jamais effacer de son front le pli creusé, en cette effroyable nuit.

 

Elle demanda à son père la permission de se retirer dans un couvent pour y passer le temps de son deuil.

 

Quelque douleur que pût lui causer une aussi longue privation de son enfant bien-aimée, Terrenoire approuva cette résolution.

 

CHAPITRE XLVIII

 

Jean Guerrier était toujours en prison.

 

Les divers incidents qui venaient de se passer avaient empêché M. de Terrenoire de s’occuper de lui ; mais il ne l’avait pas oublié, cependant, et il plaignait le pauvre garçon, de l’innocence duquel il était de plus en plus convaincu, il le plaignait, disons-nous, avec d’autant plus de raison qu’il devinait la cruelle souffrance de cette âme torturée par la jalousie. Une dernière parole de Margival lui revenait sans cesse à l’esprit :

 

« Il y a une question de justice qui prime toutes les autres. Les preuves morales relevées contre Guerrier sont telles que, si elles n’existaient pas, il se pourrait que Guerrier vît s’évanouir toutes les autres charges. S’il est en votre pouvoir d’anéantir ces preuves morales en expliquant l’intimité qui vous est reprochée avec Marie-Louise, vous ne devez pas hésiter… »

 

« Il a raison, le vieux Margival », se disait Terrenoire en repassant dans son esprit les phases compliquées du drame qui avait commencé au meurtre de Brignolet.

 

Il n’hésita pas plus longtemps. Il écrivit à M. de Lignerolles une lettre dans laquelle il priait le juge de lui accorder un rendez-vous ayant à lui faire, disait-il, une confidence de la plus haute gravité.

 

M. de Lignerolles lui répondit aussitôt en le priant de passer le lendemain, dès le matin, à son cabinet.

 

Terrenoire fut exact. Le magistrat l’attendait ; il lui adressa un regard curieux lorsqu’il entra, accueillit froidement son salut et lui désigna un siège d’un geste.

 

– Vous avez à me parler, Monsieur ?

 

– Je suis décidé à vous confier un secret que j’ai hésité à révéler jusqu’aujourd’hui…

 

– Il s’agit du vol de votre caisse et du meurtre de Brignolet, sans doute ?

 

– Oui.

 

– En ce cas, parlez, je vous écoute… Une observation, pourtant : le secret auquel vous faites allusion, ne le connaissiez-vous donc point lorsque vous êtes venu dans mon cabinet, il y a quelque temps, pour la première fois ?

 

– Je vous demande pardon.

 

– S’il est aussi grave, s’il peut avoir des conséquences aussi grandes que celles que vous semblez prévoir, pourquoi avez-vous tant tardé à m’en entretenir ?

 

– Vous connaîtrez, quand vous saurez tout, les raisons qui m’ont fait hésiter.

 

– Parlez donc, je ne vous interromprai plus.

 

Alors, non sans trembler à tous ces douloureux souvenirs qu’il était forcé d’évoquer, Terrenoire raconta ses jeunes amours avec Blanche Warner, la grossesse de sa maîtresse, son duel, sa blessure, et comment il était resté sans donner de ses nouvelles, comment Blanche s’était mariée, le croyant mort, avec Margival, auquel elle avait donné une fille, qui n’était pas l’enfant de son mari, mais bien celui de Terrenoire : Marie-Louise !

 

Au fur et à mesure qu’il parlait avec cet accent pathétique qu’il est impossible de feindre, M. de Lignerolles l’écoutait avec autant de curiosité que de surprise.

 

Quand Terrenoire eut fini – et il lui avait été possible de deviner, sur le visage du juge, l’effet de ses paroles – il ajouta :

 

– En vous faisant cet aveu pénible, c’est à l’homme avant tout que je me suis adressé. C’est une confession que j’ai faite, et je vous demande le secret, comme je le demanderais à un confesseur… Vous devez comprendre à présent les raisons qui m’ont forcé au silence, alors que Guerrier et Margival m’accusaient de relations coupables avec Marie-Louise, sans savoir que Marie-Louise est ma fille !

 

À ce moment, M. de Lignerolles ne put retenir un geste d’attention. Il s’attendait, sans doute, à quelque allusion qu’il eût comprise, car il prêta, à ce qu’allait dire le banquier, une oreille attentive… mais il fut trompé… Terrenoire s’interrompit.

 

Alors le magistrat :

 

– Vous avez eu tort, Monsieur, dit-il, de ne pas me faire connaître la vérité dès le premier jour…

 

– Il n’est pas trop tard, heureusement, puisque votre instruction n’est pas terminée, et puisque le dossier n’est pas renvoyé à la chambre des mises en accusation.

 

– Vous savez que la justice ne peut se contenter de quelques paroles… elle demande autre chose… Moi, personnellement, monsieur de Terrenoire, je vous crois lorsque vous me dites que vous êtes le père de Marie-Louise… mais le magistrat exige autre chose…

 

– Des preuves, n’est-ce pas ? fit tristement Terrenoire.

 

– Des preuves, oui. Des preuves de vos relations avec la mère de Marie-Louise, de cette Blanche Warner dont vous m’avez parlé…

 

– J’y avais pensé, Monsieur, et ce n’est pas sans un serrement de cœur que je vous les livre… Les voici…

 

M. de Lignerolles tendit la main avec empressement.

 

– Ce sont, fit le banquier, les lettres d’amour de Blanche, que j’avais toujours conservées comme de précieuses reliques, car elles me rappellent les plus heureux et les plus doux moments de ma jeunesse. Elles étaient, chez moi, cachées à tous, dans le secret le plus profond… et je m’enfermais souvent, dans les premières années qui suivirent mon retour à Paris, pour les relire…

 

Le magistrat prit le paquet de lettres et les parcourut. Elles disaient tout, ces lettres, en effet.

 

Le juge d’instruction connaissait maintenant tous les incidents qui avaient suivi : le mariage de Blanche Warner avec Margival, l’inventeur ; la naissance de Marie-Louise ; la mort malheureuse de Blanche, enlevée quelques jours après par une péritonite aiguë ; la mort de Warner, qui n’avait pu survivre à sa fille.

 

L’accent de sincérité que Terrenoire avait mis à ce récit, sa profonde douleur en se ressouvenant de ces amours jeunes et fraîches qui avaient été le seul vrai moment de bonheur de sa jeunesse, tout cela avait frappé M. de Lignerolles, qui n’avait pas cessé d’étudier attentivement le banquier pendant qu’il parlait. Il n’eut pas, même une seconde, le soupçon qu’on le trompait.

 

– Je vous crois, Monsieur, dit-il, et je vous prie de me pardonner, si je vous ai demandé des preuves.

 

M. de Terrenoire s’inclina.

 

Le juge reprit :

 

– Seulement, il ne suffit pas de m’avoir fait cette confidence… il faut aussi que Jean Guerrier sache tout. Je souhaite que vous le trouviez aussi bien disposé que moi à vous entendre… Il est très irrité contre vous… C’est à vous qu’il reproche ce qui lui arrive, son malheur, son accusation, à vous, à sa femme et à son beau-père.

 

– Hélas !

 

– Êtes-vous résolu à lui parler ?

 

– Ne le faut-il pas ? N’est-ce pas nécessaire ?

 

– Absolument, non pour moi, mais à cause de vous. Il se peut que la justice, trouvant désormais insuffisants certains indices que n’appuient plus les preuves morales, rende la liberté à Jean Guerrier. Elle le fera sans lui donner d’explications… Elle ne lui en doit pas… mais Jean Guerrier se retrouvera dès lors en face de vous, avec la même jalousie… et, s’il ne connaît pas votre secret, qu’adviendra-t-il ?

 

– Je lui dirai tout ; Guerrier est un homme, il ne peut s’offenser de ce qu’il entendra… Mon histoire n’enlève rien à l’honorabilité de Margival… elle n’enlève rien non plus à la chasteté et aux vertus de Marie-Louise… il ne pourra qu’en aimer sa femme davantage, en découvrant combien injustement il la soupçonnait !

 

Et, après un moment de silence :

 

– Plaise à Dieu que je ne rencontre pas de résistance chez Marie-Louise et chez Margival… À eux je ne puis rien dire… Je ne puis déshonorer la mère aux yeux de ma fille, je ne puis enlever à Margival le respect de sa femme morte… Dieu m’inspirera…

 

– Il faut conquérir Guerrier… Guerrier vous aidera…

 

– Veuillez le faire venir.

 

– À l’instant, et je le préparerai à vous écouter… Peut-être même, si je le vois bien disposé et calme, lui dirai-je tout moi-même ! Entrez dans ce cabinet. Je vous appellerai quand le moment me semblera propice.

 

– Merci, monsieur de Lignerolles.

 

Jean Guerrier fut amené quelques instants après. Il était hâve et maigre ; on lisait sur sa physionomie tout ce qu’il souffrait, depuis qu’on le tenait emprisonné, de rage et d’impuissance de se sentir ainsi désarmé devant ceux qui s’étaient joués de lui et l’avaient conduit là.

 

Il ne rêvait que vengeance contre Terrenoire, contre Margival et contre Marie-Louise.

 

Après les premiers interrogatoires, Guerrier avait été écroué à Mazas, procédure qui a lieu régulièrement ; mais, depuis quelques jours, un incident très grave étant survenu dans l’enquête – la découverte de Mme de Terrenoire dans une maison meublée de la rue Saint Jacques – le juge, voulant avoir Guerrier sous la main, l’avait fait réintégrer au dépôt.

 

Quand il entra dans le cabinet de M. de Lignerolles, il baissa légèrement la tête pour saluer.

 

– Jean Guerrier, veuillez vous asseoir, fit le juge doucement.

 

Et comme le malheureux ne pouvait s’empêcher de tressaillir, étonné de ce ton auquel il était loin d’être habitué :

 

– J’ai une grave communication à vous faire.

 

– Grave ?

 

– Écoutez-moi et veuillez ne pas m’interrompre.

 

Alors, M. de Lignerolles reprit, de point en point, le récit fait un instant auparavant par Terrenoire, n’omettant aucun détail, glissant avec une habileté qui dénotait une extrême facilité de parole sur les renseignements qui pouvaient jeter, dans le cœur de Guerrier, un peu de rancune contre la mère de Marie-Louise, appuyant, au contraire, sur tous ceux qui pouvaient faire comprendre, excuser, sinon justifier, sa faute…

 

Quand l’aveu fut fait, la confidence complète, Guerrier se leva brusquement, les mains au front, un flot de sang au visage, bégayant dans son affreux trouble :

 

– Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible… Ne voyez-vous pas que c’est une histoire, inventée par eux, par Terrenoire, par Margival, par Marie-Louise elle-même… les infâmes !

 

Mais le juge avait les preuves. Il avait gardé les lettres de Blanche Warner. Il les montra.

 

– Vous n’avez pas, dit-il, plus de raisons que moi, de vous montrer incrédule… Eh bien, moi j’ai cru !

 

Il y eut un moment de silence entre eux.

 

Ils se regardaient ; le juge souriait.

 

– Lisez ! dit-il. Plus tôt vous saurez… plus vite vous serez heureux.

 

Guerrier s’essuya les yeux.

 

– Je vous demande pardon, dit-il, égaré, il faut que j’attende un peu. Je ne vois plus clair…

 

Maintenant, de rouge qu’il était tout à l’heure, il était devenu mortellement pâle… et il tremblait violemment… Il approcha de très près les lettres et finit par les déchiffrer. Il resta longtemps ainsi, les yeux fixés sur ces lignes, qu’il parcourait fiévreusement. Quand il eut fini, il les rendit à M. de Lignerolles. Il ne parlait point, il réfléchissait. Un à un, tous ses doutes s’en allaient. Une immense quiétude entrait en lui et il se sentait revivre, comme sauvé d’un danger de mort.

 

M. de Lignerolles épiait ses pensées sur sa physionomie. Il lisait là comme en un livre ouvert.

 

– Monsieur de Terrenoire est ici, dit-il.

 

– Puis-je le voir ?

 

– À l’instant, si vous le désirez !

 

– Oui, tout de suite…

 

M. de Terrenoire écoutait. Il avait entendu, sans doute, car il entra aussitôt. Il ouvrit ses bras en pleurant. Et Guerrier s’y laissa tomber. Il pleurait, lui aussi.

 

– Malheureux enfant !… dit le banquier, malheureux enfant ! De quoi donc m’avais-tu soupçonné ? De quoi donc me croyais-tu capable ?

 

– Pardon ! fit Guerrier, j’étais fou.

 

– Non. Et je pardonne.

 

Ils se tournèrent alors, inquiets, vers le juge. C’était de lui que dépendait la mise en liberté de Guerrier. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il faire ?

 

Il comprit leur inquiétude et leur hâte de savoir ce qu’il pensait ; il avait pris tout à coup un air grave.

 

– Monsieur Guerrier, dit-il, je vais signer une ordonnance de non-lieu et vous remettre en liberté…

 

Guerrier eut un geste de joie…

 

– Cette liberté, vous la devez aussi bien à la déclaration que monsieur de Terrenoire s’est enfin résigné à nous apporter qu’à des découvertes que viennent de faire certains de mes agents… et qui semblent éclairer le crime du boulevard Haussmann d’une lumière toute nouvelle.

 

– Connaîtrait-on enfin le vrai coupable ? demanda vivement M. de Terrenoire.

 

– Nous ne le connaissons pas encore, dit le juge, mais il est probable que la piste que nous suivons cette fois est la bonne, et que nous arriverons par elle à la vérité.

 

– Si je puis vous être bon à quelque chose… si je puis vous donner quelques renseignements ?… dit le banquier.

 

M. de Lignerolles fut quelque temps sans répondre.

 

– Vous le pourrez, dit-il, et il est probable que dans cinq ou six jours je serai obligé de vous prier de passer à mon cabinet, à moins que je n’envoie chez vous des agents qui vous instruiront de ce qu’il faut que vous sachiez.

 

– Vous me dites cela d’un ton étrange !

 

Et Terrenoire était un peu pâle.

 

– Ne m’interrogez pas, je ne pourrais vous répondre.

 

Le banquier secoua l’inquiétude qui venait de naître en son esprit et demanda s’il pouvait emmener Guerrier.

 

– Oui, fit le juge, je vais donner des ordres à cet effet.

 

Et, quelques minutes après, Guerrier, appuyé sur le bras de Terrenoire, sortait, en chancelant, du cabinet du juge et descendait sur le boulevard, où il était obligé de s’arrêter tout à coup, en proie à une émotion très vive, presque à de la faiblesse, comme s’il avait été ébloui, au sortir d’une longue nuit, par les rayons aveuglants du soleil.

 

CHAPITRE XLIX

 

Le commissaire de police qui, dans l’hôtel borgne de la rue Saint-Jacques, avait procédé à la descente de garnis, n’avait pas gardé pour lui la découverte qu’il y avait faite. Le matin même, dès qu’il fut à son bureau, et, avant toute autre occupation, il rédigea un rapport très étendu où fut relaté l’incident avec les détails les plus infimes et les plus minutieux. Il y disait dans quelles circonstances la descente s’était faite, et comment avait été surprise Mme de Terrenoire. Il donnait aussi le signalement de son amant, « lequel avait déclaré se nommer Pierre Laugevin ».

 

On comprend l’émoi que causa ce rapport dans les bureaux du chef de la police de sûreté, où il fut transmis confidentiellement, après avoir été décacheté par le chef du cabinet du préfet.

 

Le chef de la Sûreté alla conférer immédiatement avec M. de Lignerolles, qui ne fut pas moins surpris. Mais toutes ces surprises et tous ces émois ne donnaient pas la clé de l’intrigue, et, comme le disait familièrement le chef, tout cela menaçait de devenir la bouteille à l’encre.

 

L’agent Chambille, que l’on mit au courant, ne put donner non plus d’éclaircissements. Chambille avait haussé les épaules :

 

– Est-ce que madame de Terrenoire ne peut avoir d’amant, dit-il, sans être accusée pour cela de complicité dans le meurtre du gardien de la caisse de son mari ?

 

Ce qu’il disait avait un semblant de raison. Mais le chef n’était pas convaincu. Son instinct le poussait, malgré lui, à se mêler de cette intrigue d’amour, comme leur instinct de policiers avait poussé Tristot et Pivolot à se mêler des amours de la jolie Mme Brignolet.

 

Ce fut à eux, justement, que pensa le chef, en cette conjoncture.

 

Il ne les avait pas vus depuis longtemps.

 

Les deux compères poursuivaient patiemment leur enquête. Ils attendaient des renseignements complets, une conviction, une certitude, avant de livrer à la police le secret de leurs investigations et de leurs découvertes.

 

Le chef les fit appeler. Il leur recommanda de ne pas perdre une minute, et d’accourir à la Préfecture, toute affaire cessante.

 

– Il paraît que c’est sérieux, dit Tristot à Pivolot.

 

– Sans doute qu’il y a du nouveau.

 

– Pourvu que Chambille n’ait pas eu la main heureuse et ne soit pas arrivé bon premier…

 

– Allons donc, est-ce que c’est possible ? D’abord, vous saurez, monsieur Tristot, que le mieux informé en cette affaire, c’est encore le père Laroque, qui est tout à fait rétabli et qui nous va donner du fil à retordre, car il entend bien chasser tout seul son gibier.

 

Ils sortirent, arrêtèrent un fiacre et se firent conduire à la préfecture de police où ils se firent annoncer au chef de la Sûreté. On les introduisit aussitôt.

 

Le chef les attendait avec une certaine impatience et ne put retenir, malgré tout son flegme, une exclamation de plaisir quand il les aperçut. Il s’enferma aussitôt avec eux et défendit sa porte.

 

Tristot avait cligné de l’œil à Pivolot. Pivolot avait répondu à Tristot par le même geste. Ils étaient radieux et ne déguisaient pas leur contentement. Le chef avait besoin d’eux ! Donc il reconnaissait, par ce fait même, leur supériorité, leur astuce, leur vigilance ; donc, il était plus que probable que l’on voyait à la Préfecture que l’on avait fait fausse route, et que Chambille s’était trompé… Chambille, leur adversaire, leur bête noire !

 

– Vous occupez-vous toujours de l’affaire Brignolet ? demanda le chef, abordant franchement la question.

 

– De plus en plus.

 

– Où en êtes-vous ?

 

– Heu ! heu ! c’est un écheveau bien embrouillé…

 

– Ce qui veut dire ?…

 

– Que nous ne savons pas grand-chose, jusqu’à présent.

 

– Quelle piste suivez-vous ?

 

Tristot et Pivolot hésitèrent à répondre. Ils avaient toutes sortes de raisons pour ne point parler de Luversan, tant qu’ils ne seraient pas sûrs de sa culpabilité. Pivolot répondit donc évasivement :

 

– Nous sommes persuadés de l’innocence de Jean Guerrier. Nous partons de là pour donner un sens à tous les renseignements, à tous les indices que nous recueillons.

 

– Vous ne voulez rien me dire de plus précis ?…

 

– Nous ne le pouvons… Ce serait nous enlever notre liberté… Si nous nous trompons, nous tenons à ce que vous ignoriez les moyens que nous avons employés et que vous n’approuveriez peut-être pas… Si nous réussissons, c’est vous qui en aurez gloire et profit, et alors peu vous importe par quels procédés plus ou moins réguliers nous serons arrivés au but !

 

– J’ai confiance en vous. Gardez donc pour vous ce que vous avez découvert. Je suis certain que vous me direz tout lorsqu’il en sera temps.

 

– Soyez-en convaincu, Monsieur.

 

– Moi, de mon côté, puisque je suis appelé à bénéficier moralement de vos services, je ne veux rien vous cacher et je vous communiquerai un renseignement de la plus haute importance, que vous utiliserez, je n’en doute pas…

 

« Ah ! ah ! nous y voici », sembla dire à Tristot le regard expressif de Pivolot.

 

– Dans une descente de garnis, opérée rue Saint-Jacques, au-dessus du concert, le commissaire de police du quartier a pincé madame de Terrenoire avec son amant, un personnage équivoque…

 

– C’était bien madame de Terrenoire ?

 

– C’était elle.

 

Cette fois, Tristot et Pivolot ne songeaient plus à se faire des signes. Ils se regardaient, les yeux écarquillés, avec les marques de la plus complète stupéfaction.

 

– Diable ! diable ! fit Tristot après un silence, qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Et, tout à coup, frappé d’une idée subite :

 

– Le commissaire de police n’a pas commis, je suppose, l’imprudence de laisser partir l’amant sans exiger son nom !

 

– Parbleu ! fit le chef, n’était-ce pas l’enfance de l’art ?…

 

– C’eût été, en effet, pousser la discrétion trop loin ; les commissaires de police de Paris sont tous gens instruits, bien élevés et prudents. Mais il faut arrêter la discrétion là ou la police commence, fit Tristot.

 

– Et le nom de l’amant ? demanda Pivolot, qui n’abandonnait pas son idée.

 

– Pierre Laugevin !…

 

Tristot et Pivolot firent un geste de désappointement. Ils s’étaient, sans doute, attendus à un autre nom que celui-là.

 

– Au moins, le commissaire de police ne s’en est pas rapporté à cette simple indication… Il a pris le signalement ?

 

– Il l’a pris.

 

– Pouvons-nous le connaître ?

 

– Le voici.

 

Le chef tendit une note à Tristot, qui la lut et la remit ensuite à Pivolot, qui en prit également connaissance.

 

Puis les deux compères gardèrent un moment de silence. Mais à tous deux leurs yeux brillaient et à tous deux il y avait le même pli sur leur front.

 

Le chef de la Sûreté les observait : « Évidemment, ils savent quelque chose ! » pensa-t-il.

 

Ce qu’ils venaient de découvrir, ce qui avait pour eux une importance énorme, c’est que le signalement de Pierre Laugevin se rapportait, trait pour trait, au signalement de Luversan !

 

On conçoit leur émotion et leur curiosité.

 

– Qu’a fait ensuite le commissaire de police ? interrogea Tristot.

 

– Rien de plus. Il s’est assuré que la femme ne mentait pas et était bien madame de Terrenoire ; elle habite un hôtel rue de Chanaleilles et son mari est bien le banquier dont le garçon de caisse a été assassiné… Quant à Pierre Laugevin, il a laissé partir sa maîtresse et il est resté dans sa chambre. C’est rue Saint-Jacques qu’il demeure…

 

– Depuis longtemps ?

 

– Non. J’ai fait prendre ce matin le relevé du garni. Il porte que Laugevin n’habitait là que depuis quelques jours. Il est certain qu’il a un autre domicile. Pourquoi cache-t-il ses amours dans un hôtel de dernière catégorie ? Voilà ce qui est bizarre et ce qu’il importe d’approfondir.

 

Tristot eut un petit tressaillement qui fut répercuté par les nerfs de Pivolot.

 

– Monsieur le chef de la Sûreté aurait-il quelques doutes ?

 

Le chef eut un sourire ironique.

 

– En police, vous êtes trop fins pour l’ignorer, il faut approfondir, surtout les choses les plus indifférentes.

 

Tristot et Pivolot échangèrent leurs pensées dans un coup d’œil ; on sait qu’ils se comprenaient ainsi.

 

Puis Pivolot prit la parole :

 

– Franchise pour franchise et confidence pour confidence, Monsieur, dit-il. Nous allons vous faire part de nos doutes. Nous vous prions, toutefois, auparavant, de ne point nous faire d’observations sur notre manière de mener une enquête… et, lorsque vous saurez tout, de ne confier à personne autre qu’à nous, surtout à Chambille, le soin de mener à bien ce que nous avons entrepris…

 

Le chef connaissait, sans doute de longue date, la profonde antipathie des deux compères pour le gros Chambille, car il se mit à rire et répondit aussitôt :

 

– C’est une affaire entendue, pour ce qui concerne Chambille. Quant à contrecarrer vos plans, vous avez, j’espère, assez de confiance en moi pour ne pas me faire l’injure d’exiger autre chose que ma promesse…

 

Le chef mêlait habilement la bonhomie à la flatterie. Du reste, un peu rude, il passait pour être très franc.

 

Pivolot – c’était lui, généralement, qui prenait la parole dans les circonstances graves – tira de sa poche un carnet, sur lequel il mettait, au jour le jour, ses impressions et ses notes, le consulta pendant quelques minutes et releva la tête.

 

– Le signalement de Pierre Laugevin répond exactement à celui d’un homme que nous recherchons, que nous avons filé, qui nous semble suspect.…, ou du moins dont la conduite ne nous paraît pas très claire dans cette affaire de vol et d’assassinat…

 

– Il s’appelle ?

 

– Luversan.

 

Le chef de la Sûreté parut consulter sa mémoire, mais ce nom, sans doute, ne lui disait rien, car il fit signe à Pivolot de poursuivre.

 

– Nous savions déjà que ce Luversan avait des relations avec les Terrenoire ; mais nous ne pouvions soupçonner qu’il fût l’amant de la femme du banquier.

 

– Mais vous aviez quelque raison de filer et de surveiller ce Luversan ?… Qu’est-ce donc qui vous avait fait naître des doutes sur la possibilité de sa participation au meurtre de Brignolet ?

 

– En prenant des renseignements sur Béjaud, que tout semblait accuser au premier abord, nous avons été amenés à en prendre sur la victime elle-même, sur Brignolet. Ils n’étaient pas aussi satisfaisants que ceux que nous avons recueillis sur son camarade.

 

Le chef eut un geste qui indiqua toute l’attention qu’il apportait aux paroles de Pivolot.

 

– Non pas que Brignolet eût une mauvaise conduite ; mais sa femme, qui est fort coquette, le forçait à certaines dépenses qui l’obligeaient à faire des dettes. Que ne peut pas sur un homme faible une jolie femme, bête, entêtée et sans scrupules !

 

– Et madame Brignolet était tout cela ?

 

– Peut-être quelque chose de plus encore. Du moins, c’est ainsi que nous l’avons jugée dans l’entrevue que nous avons eue avec elle.

 

– Qu’est-il résulté de cette entrevue ?

 

– Rien, en fait. Cependant nous en sommes sortis avec la conviction que nous étions dans la bonne voie, que nous suivions la bonne piste, et que c’était la justice, c’est-à-dire vous, ou plutôt Chambille, qui faisait fausse route…

 

– Instruisez-moi. Je ne demande pas mieux que de partager votre conviction.

 

– Madame Brignolet avait certes, en elle, tout ce qu’il fallait pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire une fort jolie cocotte. C’est ainsi que nous avons appris qu’elle était la maîtresse de ce Luversan, lequel je dois le dire, s’apprêtait, à cet instant, à se débarrasser d’elle. Madame Brignolet était jalouse, et nous l’avons, quelque temps après, trouvée furieuse d’être ainsi abandonnée. C’était là d’excellentes dispositions pour nous avouer tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle ne se fit pas longtemps prier. Voyez, chef, comme tout se lie : madame Brignolet nous apprit qu’elle était, depuis deux ou trois semaines, la maîtresse de Luversan ; que ce Luversan avait commencé par lui jeter dans la tête des idées de coquetterie ; qu’il s’était lié avec son mari ; elle nous dit qu’elle avait fait de son ménage un enfer pour ce pauvre diable, auquel elle réclamait sans cesse de l’argent… de l’argent… et encore de l’argent, malgré ses protestations et son impuissance ; elle nous dit aussi qu’enfin, un beau jour, Brignolet lui avait annoncé, poussé à bout par d’incessantes demandes, qu’il allait entrer, avec Luversan, dans une affaire qui lui rapporterait beaucoup d’or. Il ne voulut pas s’expliquer davantage, mais répondit seulement, à une question que lui faisait sa femme : « Demain, tu seras riche ! »

 

Pivolot fit silence, comme les acteurs qui prennent un temps, avant de lancer un mot à effet :

 

– Or, acheva-t-il, c’est le lendemain de ce jour, justement, que Brignolet a été assassiné près de la caisse…

 

– En effet, voilà qui est singulier ! murmura le chef.

 

– D’autre part, continua Pivolot avec un sourire, dans lequel il triompha, Mme Brignolet nous avait parlé d’une maîtresse du grand monde qu’elle soupçonnait à son amant… Elle avait surpris une fois une lettre qu’elle allait lire, quand elle lui fut arrachée par Luversan ; mais Mme Brignolet avait eu le temps de lire la signature qui portait le nom d’« Andréa ».

 

Le chef fit un sursaut.

 

– C’est le prénom de madame de Terrenoire, dit-il.

 

– Bravo ! Voilà qui nous prouve – avec le signalement pris par le commissaire de police – que ce Pierre Laugevin et ce Luversan ne font qu’un seul et même personnage. Je m’en doutais…

 

– Tout cela est, en effet, très intéressant, dit le chef, et ces détails semblent se rapporter, chez cet homme, à un plan de conduite ; mais ce plan, nous ne le connaissons pas. En tout cela, rien ne m’indique la participation au crime…

 

– C’est vrai. Il nous manque encore un peu de lumière pour éclairer ces détails… mais, patience ! la lumière viendra.

 

– Est-ce tout ce que vous avez découvert ?

 

– Non. Pendant deux ou trois jours, nous n’avons pas cessé de filer Luversan. Il nous a promené d’hôtel en hôtel, changeant de demeure comme à plaisir… voulant dépister sans doute des gens intéressés à le découvrir… Même il a feint de partir pour la province et il a expédié ses malles à Blois.

 

– Elles doivent y être encore ?

 

– Elles y sont toujours, et elles y resteront longtemps, car Luversan ne doit pas avoir l’intention de quitter Paris. Nous avons étudié sa vie. Elle est très décousue, mais régulière, pourtant, dans son désordre. Il joue beaucoup.

 

– Ah ! ah ! Et il joue gros jeu ? fit le chef.

 

– Très gros jeu. Nous allons citer un exemple. Il a joué contre un jeune homme très riche, nommé de Luvigny, qui demeure rue de Londres, garçon fort bien apparenté ; il a perdu, une nuit, une somme assez ronde.

 

– Combien ?

 

– Quatre-vingt-dix mille francs !

 

– Et il n’a pas pu payer ?

 

– Pardonnez-moi. Les quatre-vingt-dix mille francs ont été payés dans les vingt-quatre heures obligatoires.

 

– Voilà qui est étrange. Et vous dites que ce Luversan vit en garni ?

 

– Hélas ! nous n’en savons plus rien !

 

– Comment ?

 

– Luversan, qui vivait effectivement en garni il y a six semaines environ, nous a échappé.

 

– Ah ! ah !

 

– Déjà, reprit Pivolot, Luversan prenait, il y a six semaines, de grandes précautions pour se cacher. C’est justement ce qui nous avait frappés, monsieur Tristot et moi, ce qui avait éveillé notre attention en nous engageant à le surveiller de près…

 

– Luversan a dû gagner de l’argent dans un autre cercle pendant l’intervalle de vingt-quatre heures dont vous parliez tout à l’heure ?

 

– Il n’est allé nulle part.

 

– Vous en êtes sûrs ?

 

– Nous ne l’avons pas quitté !

 

– Alors, il est riche…

 

– Quand j’affirme qu’il n’est allé nulle part, j’entends qu’il n’a pas remis les pieds dans un cercle, mais il a fait des visites… Il est retourné rue Antoine-Dubois, au Quartier latin, et là s’est habillé… Il avait une voiture de place qui l’a conduit rue de Chanaleilles…

 

– Chez monsieur de Terrenoire ?

 

– Justement.

 

– Et c’est en sortant de chez monsieur de Terrenoire…

 

– Vous avez deviné… C’est en sortant de chez le banquier que Luversan s’est rendu chez monsieur de Luvigny et l’a payé intégralement.

 

– Comment connaissez-vous ce détail ?

 

– Parbleu ! fit M. Pivolot en riant, je suis allé trouver bonnement monsieur de Luvigny, je l’ai questionné ; il a répondu, avec assez de complaisance, aux questions que je lui adressais… Il avait encore, dans un portefeuille, les quatre-vingt-dix mille francs de Luversan… il me les a montrés…

 

– Avez-vous pris des renseignements à ce sujet ?

 

– Pas encore. Chaque chose vient en son temps. Ce que je sais, par exemple, c’est que Luversan n’est pas allé à la banque ; ce que je sais encore, c’est qu’au moment où Luversan est entré à l’hôtel de la rue de Chanaleilles, monsieur de Terrenoire était absent et n’y est pas venu pendant que notre homme s’y trouvait.

 

– Il avait peut-être de l’argent rue Antoine-Dubois.

 

– Je l’ignore. Toujours est-il que j’ai usé de prudence. Profitant des excellentes dispositions dans lesquelles je voyais monsieur de Luvigny, je l’ai prié de ne pas disposer de la somme que venait de lui apporter Luversan, et à laquelle il me parut qu’il avait déjà une destination…

 

– Dans quel but avez vous fait cette demande ?

 

Pivolot hésita avant de répondre.

 

– Ma foi, dit-il, j’ai agi d’instinct, sans trop savoir, mais je suis persuadé pourtant, que cela nous servira.

 

– De quoi se composait la somme ? De valeurs, de billets de banque, ou d’un chèque ?

 

– De billets.

 

– Et vous êtes sûr que ce monsieur de Luvigny les aura gardés ?

 

– J’en suis sûr ! J’ai sa parole… Il s’est même relativement gêné pour conserver cette grosse somme sans y toucher. Hier encore, il m’a renouvelé sa promesse en m’accordant un délai de huit jours.

 

– Est-ce tout ce que vous avez à m’apprendre ? demanda le chef de la Sûreté.

 

– Non, ce n’est pas tout.

 

– Je vais résumer déjà ce que vous m’avez dit, ou du moins en tirer les conclusions rationnelles… Vous soupçonnez Luversan d’avoir assassiné Brignolet et volé la caisse de monsieur de Terrenoire.

 

– Oui, nous le soupçonnons.

 

– Béjaud, selon vous, n’était pas son complice ?

 

– Il ne l’était pas. Et cependant, Luversan en avait un. Cela lui était nécessaire. Il ne pouvait entrer dans la banque sans clé… car la serrure n’a pas été forcée… Il lui fallait un complice aussi pour l’aider à plonger Béjaud et Jean Guerrier dans ce sommeil bizarre dont ni le vol ni le meurtre ne les ont tirés… Il lui fallait un complice, peut-être deux, pour le renseigner sur le contenu de la caisse… Il lui fallait un complice, enfin, pour l’aider dans chacun des moindres actes de ce drame.

 

– Et ce complice ?

 

– Je vais bien vous étonner en vous disant que tout nous porte à croire, monsieur Tristot et moi, que c’est Brignolet.

 

– La victime ?…

 

– Elle-même !

 

– Ce n’est pas vraisemblable.

 

– Peu importe, si cela est la vérité.

 

– Mais une pareille supposition doit reposer sur des raisonnements serrés…

 

– Ces raisonnements, nous les avons faits, Monsieur, croyez-le bien !… Pourquoi Luversan a-t-il recherché madame Brignolet ? Est-ce pour en faire sa maîtresse ? Pour cela, soit, mais aussi pour influer sur l’esprit de Brignolet. Cela est si vrai, que le crime commis, Luversan s’est débarrassé de sa maîtresse, trop commune et vulgaire pour lui, et, avec sa jalousie, trop encombrante. Cela vous paraît-il probable ?

 

– Continuez !

 

– Pourquoi Luversan a-t-il eu la bizarre idée de faire la connaissance du mari, alors qu’il était l’amant de la femme ? Cela lui était, avouez-le, bien inutile !… Ce n’était qu’un désagrément de plus dans cette intimité et il aurait pu s’en dispenser.

 

– Je le reconnais comme vous.

 

– Il avait intérêt à se lier avec Brignolet et sa femme, à cause de la position du mari à la banque Terrenoire. C’est par lui qu’il a obtenu les renseignements qu’il désirait. Et comme il n’était pas sûr d’attirer à lui Béjaud, comme, d’autre part, il le craignait, comme Béjaud pouvait être un empêchement pour son projet, il avait besoin de Brignolet pour écarter Béjaud.

 

– Comment cela ?

 

– Ce n’est pas naturellement que Béjaud s’est endormi. Lui et Brignolet fréquentaient le comptoir du marchand de vin Cornélius, dit Lupin, rue de La Rochefoucauld. C’est là qu’ils déjeunaient ou qu’ils dînaient quelquefois. Or, Cornélius, dit Lupin, m’a raconté que, le soir même du meurtre, Béjaud avait trouvé un goût étrangement amer au vin que Brignolet venait de verser dans son verre.

 

– En a-t-il fait la réflexion ?

 

– Assurément. Cornélius a goûté le vin, tiré du même litre, Brignolet a versé un second verre, du même vin, mais Béjaud n’a plus rien senti… Un second verre de narcotique était inutile ; le premier suffisait.

 

– Cela expliquerait jusqu’à un certain point le sommeil léthargique du gardien de caisse ; mais avez-vous trouvé quelque explication au sommeil non moins extraordinaire de Guerrier ?

 

– Certes, et des plus romanesques, vous allez voir.

 

« Dans l’après-midi, Guerrier, qui a, paraît-il, la mauvaise habitude de trop fumer, avait fait renouveler sa provision de cigares, qu’il se procurait, par l’intermédiaire d’un garçon de restaurant. Pendant cette nuit, le caissier a essayé ces nouveaux cigares apportés par Brignolet. Et c’est après avoir tenté vainement d’en fumer cinq ou six, qu’il s’est endormi. Monsieur Chambille et monsieur Lacroix ont négligé, lors de leur première enquête, de ramasser ces bouts de cigare. Monsieur Tristot et moi, qui ne négligeons rien, nous nous en sommes emparé.

 

– Dans quel but ? À quoi pouvaient-ils vous servir ?…

 

– J’ai fumé un de ces cigares abandonnés par Jean Guerrier. Il me serait difficile de vous dire à quelle idée j’obéissais. Cependant, je n’eus pas à me repentir de m’être laissé aller à cette excentricité. Après quelques bouffées, je sentis tout à coup que je m’endormais ; j’essayai de combattre ce sommeil qu’aucune fatigue de la journée n’excusait. Peine perdue… C’était comme une main de fer abattue sur ma tête, qui me fermait les paupières. Je ne résistai plus ! Combien de temps je dormis, c’est mon ami qui pourrait vous le dire… C’est lui qui me réveilla, non sans effort, car il me crut mort ou peu s’en faut, pendant quelques minutes !… Quand j’eus repris entièrement connaissance, je compris vite que mon sommeil avait été causé par une sorte d’ivresse engendrée par la fumée du cigare. J’ai un ami, le docteur Corpitel, très fort chimiste. J’eus recours à lui, en cette circonstance. Il analysa les cigares que je lui apportai.

 

– Et il trouva du narcotique ? fit le chef intrigué.

 

– Oui, à haute dose… Ces cigares avaient été imprégnés d’une composition obtenue avec le chanvre indien et de l’extrait de daturah. C’est le daturah qui les rendait exécrables.

 

– Ainsi, Brignolet, complice de Luversan, aurait endormi Béjaud et Jean Guerrier ?

 

– Je le crois !

 

– C’est une habile intrigue que celle-là, et il fallait une perspicacité comme la vôtre, Messieurs, pour se débrouiller au milieu d’un pareil écheveau… Tout cela est habilement arrangé, commenté, expliqué… Je n’ai qu’une objection à faire…

 

– Nous sollicitons vos observations, et nous serons heureux, soyez-en convaincu, de les mettre à profit.

 

M. Pivolot avait dit cela d’un air très sérieux. Il voulait plaire au chef, bien que, au fond, il se souciât peu de son opinion, ayant la sienne toute faite et ne voulant pas en démordre.

 

– Vous avez agi, je le vois, dit le chef de la Sûreté, en partant de cette hypothèse que Luversan était le coupable et Guerrier était innocent…

 

– C’est cela.

 

– Il est encore facile de faire d’autres suppositions… Luversan peut être un aventurier jouant auprès de madame de Terrenoire le rôle des de Grieux auprès de Manon Lescaut et n’hésitant pas trop à se servir de la cassette particulière de sa maîtresse pour payer ses dettes de jeu…

 

– Je crois, Monsieur, dit Pivolot avec fermeté et en relevant sur le chef ses yeux intelligents, je crois que la vérité est de notre côté.

 

– La preuve… une preuve devant laquelle il faudra s’incliner, me l’apportez-vous ?

 

– Non.

 

– Croyez-vous l’obtenir bientôt ?

 

– Je l’ignore. Je suis trop prudent pour affirmer et promettre, sans être sûr de tenir. Je ferai mon possible, c’est tout de que je puis dire… et même plus que le possible…

 

– Revenez me voir quand vous aurez appris autre chose. Et que ce que je vous ai dit ne vous décourage pas.

 

– N’ayez pas cette crainte, Monsieur, répliqua Pivolot avec une légère pointe d’ironie.

 

Le chef de la Sûreté s’était levé.

 

Pivolot et Tristot comprirent que le moment était venu de se retirer.

 

Ils saluèrent et prirent congé du chef.

 

CHAPITRE L

 

Pivolot n’avait pas trompé Tristot en lui disant que le père Laroque en savait plus à lui tout seul que la police officieuse et officielle sur la retraite de Luversan.

 

Un beau matin, le père de Suzanne débarqua chez eux, le visage rayonnant. Il relevait à peine de convalescence et sa maigreur était telle que, sans ses affreuses cicatrices et sa longue barbe blanche, on n’aurait eu peine à reconnaître en lui l’opulent William Farney.

 

– Êtes-vous prêts, mes enfants ? demanda-t-il aux deux policiers sans prendre le temps de leur dire bonjour.

 

– Cela dépend, répondirent-ils en chœur.

 

– Il s’agit de Luversan.

 

– Eh bien ?

 

– Tenez-vous prêts demain à me suivre. Je vous conduirai dans une maison où vous trouverez Luversan en train de vaquer à ses occupations ordinaires.

 

– Ah ! ah ! fit Tristot, à qui Pivolot lança un coup d’œil de blâme.

 

Ce dernier se prit la tête dans les mains et réfléchit une demi-minute. Les deux autres l’observaient.

 

– Je ne doute pas, dit enfin Pivolot, du succès de votre campagne personnelle, campagne qui a commencé avant votre maladie ; mais prenez garde : en voulant vous réhabiliter, vous risquez de perdre votre jeune ami Jean Guerrier.

 

– Expliquez-vous ! s’écria Roger.

 

Tristot crut devoir prendre la parole à son tour.

 

– Monsieur Laroque, dit-il. Mon ami et moi, nous avons à cœur de prouver l’innocence de Guerrier.

 

– Moi aussi !

 

– Nous n’en doutons pas ; mais, si nous arrêtions dès demain Luversan comme étant le véritable auteur du crime de Ville-d’Avray, serions-nous en mesure de prouver qu’il est également l’assassin de Brignolet ?

 

Roger se calma aussitôt.

 

– Vous avez raison, dit-il ; mais quand l’aurez-vous, cette preuve ?

 

– Dès demain, peut-être. Cela ne saurait tarder plus de deux ou trois jours. Êtes-vous sûr de retrouver Luversan ?

 

– Quand je voudrai.

 

– Alors, accordez-nous ce court délai dans l’intérêt d’une cause qui nous est aussi chère que la vôtre.

 

– Vous avez dit vrai. Y a-t-il indiscrétion à vous demander des détails sur votre entreprise ?

 

Tristot consulta du regard Pivolot. Ils s’accordèrent instantanément pour refuser tout renseignement à Roger Laroque.

 

– C’est bien, dit celui-ci. Je viendrai tous les jours ici pour prendre vos ordres. Tâchons de nous entendre pour en finir avant la fin de la semaine.

 

Il se retira, désappointé et résigné tout à la fois. Puisqu’il fallait attendre, il attendrait. Quel était le secret des policiers amateurs ?

 

Bien avant le meurtre de Brignolet, la situation pécuniaire de Mme de Terrenoire n’avait pas été sans lui causer des discussions avec son mari.

 

Ignorant, comme il avait toujours été, des débordements de sa femme, le banquier, depuis son mariage, n’avait jamais eu de graves reproches à lui adresser ; mais Andréa était très coquette et dépensière.

 

Terrenoire, dont les affaires étaient prospères, et qui était puissamment aidé par Mussidan, dont l’immense fortune foncière poussait la sienne, avait desserré volontiers, et de plus en plus tous les jours, les cordons de sa bourse. Il arriva toutefois un moment où les dépenses devinrent si exorbitantes que Terrenoire eut peur et fut obligé d’intervenir. Il demanda une fois pour toutes à sa femme de lui fixer un budget, en la priant, après l’avoir établi le plus large possible, de ne le point dépasser.

 

– Je gagne beaucoup d’argent, ma chérie, mais cet argent va et vient, paraît et disparaît. Je suis obligé, si je veux réussir, d’être en même temps audacieux et prudent. C’est la première fois que je parle chiffres avec vous. Je veux que ce soit la dernière. Quelle somme vous faut-il par an ?

 

Andréa avait souri, elle aussi. Mentalement, elle fit un calcul.

 

– Soit, dit-elle, parlons chiffres et parlons ménage. C’est la première fois que cela nous arrive, que ce soit la dernière. J’ai des dentelles, des bijoux… que vous vous chargerez de renouveler quand il le faudra. Je ne parlerai donc que des dépenses courantes… Est-ce bien cela ?

 

– Justement.

 

Andréa fit la nomenclature de ses dépenses pour sa couturière, sa modiste, son cordonnier, sa ganterie, ses bas, rubans, bibelots, parfumerie, fleurs, coiffures ; le blanchissage, le teinturier, pour la lingerie de soie.

 

Terrenoire, toujours souriant, avait tiré son petit carnet de bourse, et crayonnait les chiffres, au fur et à mesure qu’ils tombaient de la jolie bouche sensuelle de Mme de Terrenoire.

 

Quand elle eut fini :

 

– C’est bien tout ?

 

– Je le crois.

 

– Avec cela, vous n’aurez plus besoin de rien ?

 

– De rien, je l’affirme.

 

– Bon.

 

Terrenoire additionna rapidement.

 

– Vous croyez que cela est suffisant ?

 

– J’en suis sûre.

 

Il lui tendit les mains ; elle avança son front ; il y mit un baiser et la garda un instant appuyée contre sa poitrine.

 

– Maintenant, dit-il, que cette grave affaire est terminée, j’espère bien qu’il ne sera plus jamais question de ces vilaines choses entre nous deux, Madame ?

 

– Jamais, dit-elle.

 

Et, en effet, pendant des années, il n’en fut plus question.

 

À mesure qu’elle atteignit, puis dépassa la trentaine, à mesure qu’elle voyait fuir les attraits de la jeunesse, elle cherchait l’équivalent pour elle dans les artifices de la toilette. Après s’être trouvée au large dans son budget, la jolie femme se trouva à l’étroit. Elle souffrit quelque temps, puis s’en plaignit à son mari.

 

Celui-ci fronça le sourcil et ne lui vint pas en aide.

 

Elle fit des dettes ; la première fois, Terrenoire les paya et fit quelques remontrances paternelles à sa femme. La seconde fois, il paya encore, mais il lui dit :

 

– Ma chère enfant, ma fortune n’est pas assez solide pour me permettre des dépenses aussi exagérées. Je dois songer à Diane, à notre fille. Ne m’obligez pas, je vous en supplie, à des mesures extrêmes.

 

Des mesures extrêmes ? Lesquelles ? Une séparation, peut-être ? Elle frémissait à cette pensée.

 

Pendant quelque temps, elle fut donc sur ses gardes. Et Terrenoire, n’entendant plus parler de dettes, crut que ses remontrances avaient produit leur effet.

 

Il n’en était rien, pourtant.

 

La conversion de Mme de Terrenoire dura quelques mois, au bout desquels elle retomba dans les mêmes caprices coûteux. Les dettes s’accumulèrent.

 

Les créanciers attendirent longtemps, très longtemps même, puis finirent par trouver étranges les tergiversations constantes de Mme de Terrenoire, par s’inquiéter de ses remises de payement, et par s’impatienter. Humblement d’abord, avec mille précautions, ils protestèrent. Ils ne voulaient qu’être payés et tremblaient de s’aliéner une aussi riche et aussi fructueuse cliente. Leurs prières ne réussissant pas, il fallut bien qu’ils en vinssent aux menaces.

 

L’un deux prévint Mme de Terrenoire qu’il irait trouver son mari, auquel il dévoilerait la situation s’il n’était pas payé dans les trois jours qui suivraient. Les trois jours passèrent : il ne fut pas payé, et il allait exécuter sa menace, quand une lettre de Mme de Terrenoire vint le supplier – comme dernier retard – d’attendre jusqu’au lendemain.

 

Le créancier impitoyable qui la poursuivait ainsi avait cependant gagné avec elle presque une fortune. C’était Kleper-Turner, le couturier à la mode.

 

Quand, le lendemain, Kleper-Turner se présenta rue de Chanaleilles avec sa facture, pour être payé, il n’alla pas jusqu’à Mme de Terrenoire. Il apprit en bas que la banque Terrenoire avait été volée de plus d’un million et qu’un gardien avait été assassiné.

 

Kleper-Turner fit la grimace, mais il se retira sans esclandre. Il attendrait quelques jours avant de se présenter rue de Chanaleilles.

 

M. Kleper-Turner se disposait un matin à sortir, et, sur la liste de ses courses, il avait inscrit la rue de Chanaleilles, quand on introduisit dans son cabinet deux personnages longs, maigres, ayant assez l’allure de deux magistrats, et ayant entre eux un certain air de ressemblance.

 

Les deux cartes qu’un domestique en livrée avait remises à M. Kleper-Turner portaient l’une le nom de Tristot, l’autre le nom de Pivolot.

 

C’étaient nos deux amis. En effet. Leur visite au couturier à la mode avait lieu le lendemain même du jour où ils avaient demandé à Laroque un délai pour l’arrestation de Luversan.

 

– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, messieurs ? demanda poliment le tailleur.

 

– Monsieur, dit Pivolot, nous sommes agents d’affaires, nous nous chargeons de recouvrements, d’achats de créances, de recherches de débiteurs disparus.

 

– Je ne vois pas en quoi vous pouvez m’être utiles. J’ai surtout, vous le savez, une clientèle de femmes du monde, très riches et payant presque toutes très bien. Par conséquent…

 

– Vous dites, monsieur Kleper-Turner, que vos clientes vous payent presque toutes. Il y a donc des exceptions ?

 

– Il y en a, en effet.

 

– Sont-elles nombreuses ?

 

– Non, fort heureusement. Mais c’est le secret de mes affaires que vous demandez là ? fit Kleper-Turner avec inquiétude.

 

– Pardonnez-nous donc. Nous irons droit au fait. Parmi les exceptions dont vous parliez, c’est-à-dire parmi les clientes qui ne vous paient pas très régulièrement, n’en est-il pas une qui se nomme madame de Terrenoire ?

 

M. Kleper-Turner fronça les sourcils et prit un air mécontent :

 

– Je n’ai pas l’habitude de raconter mes affaires à tout le monde, Monsieur, et je ne suis pas disposé, mais pas du tout, à vous faire connaître, à vous que je n’ai jamais vus, des détails que je ne confie à personne, dans l’intérêt de mes clientes.

 

– C’est très bien, monsieur Kleper-Turner, fit Pivolot, imperturbable, c’est très bien ; ces sentiments ainsi exprimés prouvent un caractère droit et une discrétion qui doit être, après celle d’habile coupeur, la première vertu de votre métier.

 

Il allait peut-être répondre vertement quand Pivolot ajouta :

 

– Si madame de Terrenoire vous devait quelque somme, si forte que fût cette somme, mon ami et moi serions prêts à vous la rembourser intégralement, sur-le-champ.

 

M. Kleper-Turner fit un soubresaut.

 

– Quel intérêt avez-vous ?

 

– Ne nous interrogez pas. Nous offrons. Acceptez-vous ?

 

– Si je cède sa créance, elle l’apprendra et me marquera son mécontentement.

 

– Donc, vous refusez ?

 

– Je refuse. Madame de Terrenoire se vengerait, en allant se fournir ailleurs. Voilà ce que j’y gagnerais.

 

– Jouons cartes sur table… Combien vous doit-elle ? Asseyez-vous, monsieur Kleper-Turner. Ne vous impatientez pas. Nous appartenons ou à peu près, mon ami, monsieur Tristot, et moi, à la préfecture de police…

 

– Qu’est-ce que cela me fait ?

 

– Rien, pour le moment. Beaucoup peut-être tout à l’heure.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Patience. Madame de Terrenoire est donc votre débitrice ? Puisque vous refusez de me dire de quelle somme vous êtes son créancier, je suis obligé de faire des suppositions. Je suppose donc qu’elle vous doit… Mettons une somme ronde… cinquante mille francs. Je vous offrais tout à l’heure de me substituer à votre place et de vous rembourser intégralement. Je vous offre maintenant davantage…

 

– Quoi donc ? fit le juif avec curiosité.

 

– Soixante mille francs de cette créance.

 

M. Kleper-Turner eut une seconde d’hésitation.

 

– Non, dit-il, j’y perdrais – tout bien considéré – j’aime mieux conserver la clientèle de madame de Terrenoire.

 

– Soixante-dix mille ! fit Pivolot, très calme.

 

M. Kleper-Turner eut un nouveau tressaillement ; ses narines enflèrent et le bout de sa langue alla rafraîchir ses lèvres minces et pâles ; il parut faire un violent effort sur lui-même pour répondre :

 

– Non, encore une fois, n’insistez pas. Je ne puis à aucun prix vous abandonner cette créance.

 

– Quatre-vingt mille francs…, dit Pivolot.

 

– J’ai dit à aucun prix.

 

– Quatre-vingt-dix…

 

– Non.

 

Et M. Kleper-Turner ferma les yeux pour échapper, sans doute, à la tentation de gagner d’un seul mot, et d’un seul trait de plume, soixante mille francs.

 

Après ce dernier chiffre, Pivolot garda quelques instants le silence. Il ne paraissait pas trop décontenancé et il s’attendait peut-être à ce que le couturier ne lâcherait pas aisément ses droits sur sa riche cliente.

 

Il s’était levé, en débattant ce prix. Il se rassit en transportant sa chaise auprès de M. Kleper-Turner. Il le touchait presque. Le couturier parut inquiet.

 

– Je vous ai dit, monsieur Kleper, que nous étions de la Préfecture. C’est vous dire que nous ne sommes pas venus chez vous sans prendre nos précautions. Vous l’avez deviné – le plus bête l’aurait fait à votre place – que nous avions un intérêt énorme à devenir propriétaires de la créance sur madame de Terrenoire. Vous pouviez accepter mes propositions et vous avez eu tort de refuser, car vous avez perdu l’occasion de faire un joli bénéfice.

 

– Je ne le regrette pas.

 

– C’est ce que nous allons voir. Je vous prie, monsieur Kleper-Turner – notez bien que je ne vous prie plus de la même manière – de me céder la créance pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pour la somme même que vous doit madame de Terrenoire, sans un sou de plus.

 

M. Kleper-Turner eut un haussement d’épaules.

 

– Vous voulez rire, dit-il.

 

– Pas le moins du monde.

 

– Cessons ce babillage, je vous le conseille. Mon temps est précieux et je ne le peux perdre en futilités.

 

– Le nôtre ne l’est pas moins et ce que vous traitez de futilités a une grande importance pour nous. Puisque vous avez l’esprit borné au point de ne pas nous comprendre à demi-mot, je vais être plus explicite. Vous êtes allemand, monsieur Kleper-Turner…

 

– Pas du tout, fit l’homme, comme offensé, c’est un mensonge, je suis alsacien.

 

– Naturellement. Tous les Allemands prétendent qu’ils sont alsaciens, c’est-à-dire français, pour être bien reçus chez nous. Vous n’en êtes pas moins allemand et, de plus prussien. Nous savons d’où vous venez et qui vous êtes. Inutile de nier ; car pour vous mettre les preuves en mains, nous vous conduirons, si bon nous semble, jusqu’au cabinet du préfet de police, où vous apprendrez, sans doute avec surprise et surtout avec indignation que vous faites depuis dix ans de l’espionnage pour le compte de monsieur de Bismarck.

 

– Moi ! fit M. Kleper-Turner très pâle. Moi ? Bonté de Dieu, qui a pu vous dire pareil mensonge ?

 

– Ce doit être un mensonge, et vous en êtes assurément incapable. Regardez cependant comme les plus honnêtes gens peuvent être calomniés, fit M. Pivolot goguenard.

 

– Oui, c’est une calomnie, une infâme calomnie.

 

– Voilà qui est entendu, monsieur Kleper. Vous êtes blanc comme neige. Vous êtes alsacien et vous aimez la France, ce qui ne vous a pas empêché d’être sous-officier de uhlans pendant la guerre. C’était pour mieux servir la France, sans doute, que vous combattiez contre elle ?…

 

M. Kleper était hébété.

 

– Je vous assure, répétait-il, je vous assure…

 

Pivolot ne le laissa pas continuer.

 

– Voici donc ce que je vous propose… Êtes-vous prêt à m’écouter plus attentivement que tout à l’heure ?

 

– Je suis à votre service, dit Kleper-Turner, humblement, mais je vous assure que je ne suis pas…

 

– Vous me céderez à l’instant la créance sur madame de Terrenoire… À combien se monte-t-elle ?

 

– À trente mille francs seulement.

 

– Vous consentez ?

 

Le couturier hésitait, se mordait les lèvres, était blême de colère.

 

– Je vous préviens que si vous n’acceptez pas, dit Pivolot, je ferai prendre un arrêté d’expulsion contre vous et vous forcerai de repasser la frontière.

 

M. Kleper-Turner fit une dernière grimace.

 

– Au moins, dit-il, si je vous laisse cette créance pour le prix qu’elle vaut, c’est-à-dire pour trente mille francs, croyez bien que je le fais pour vous être agréable.

 

Quand les deux compères furent seuls, ils se mirent à rire.

 

– Difficile à la détente, ce bonhomme ! Et si nous n’avions pas eu, sur son compte, les jolis petits renseignements que nous a donnés le chef du cabinet du préfet, nous aurions échoué. Il n’eût jamais abandonné ses droits.

 

– Voilà trente mille francs bien aventurés, monsieur Pivolot.

 

– Hé ! monsieur Tristot, nous serons remboursés, comptez-y. J’ai acheté ce matin, chez des orfèvres, des marchands de bibelots et autres fournisseurs de madame de Terrenoire différentes créances en souffrance depuis fort longtemps. Le tout monte à la somme assez rondelette de soixante-dix-huit mille francs. Il paraît que madame de Terrenoire est à court d’argent. Malgré son budget qui doit être assez large pour lui permettre de se passer bien des fantaisies, elle a fait des dettes.

 

– Terrenoire, sans être riche, fait d’excellentes affaires. Tout lui réussit. Si sa femme lui avoue cette dette, s’il paye, nous aurons perdu notre temps.

 

– C’est vrai, mais cela est peu probable. J’ai le pressentiment qu’elle ne dira rien à son mari et qu’elle payera.

 

– Nous le saurons bientôt.

 

– Oui, car je compte bien me rendre rue de Chanaleilles cet après-midi… Mais d’abord, allons déjeuner.

 

Après avoir déjeuné, les deux amis se rendirent en voiture rue de Chanaleilles et firent passer leurs cartes à Mme de Terrenoire. On leur répondit que Mme de Terrenoire n’était pas chez elle. Ils insistèrent. On leur répondit qu’elle était très souffrante et ne recevait pas, en les priant de revenir un autre jour ou d’écrire quel était le but de leur visite.

 

Ils renvoyèrent leurs cartes, sur lesquelles ils s’étaient contentés d’écrire : « De la part de monsieur Kleper-Turner. » On les introduisit sur-le-champ.

 

Or, à cette heure, pendant que Terrenoire était le plus occupé à sa maison de banque, quelqu’un tenait compagnie à Andréa : Luversan. Luversan, qui ne se savait pas surveillé de si près, mais qui, depuis la descente de police, avait la prescience d’un danger imminent, était venu pour en finir avec cette existence de fugitif. Aimait-il sincèrement sa maîtresse ? Oui et non. Il avait surtout peur d’une indiscrétion de la malheureuse. Découverte, arrêtée, Andréa, il n’en doutait pas, ne résisterait pas à ses remords : elle parlerait.

 

Quel était le plan de Luversan ? On s’en doute : s’emparer par ruse ou par violence du million de William Farney, enlever Andréa, et s’enfuir avec elle dans un pays où les malfaiteurs vivent à l’abri de l’extradition.

 

Luversan venait, après force supplications et protestations d’amour éternel, d’obtenir d’Andréa la promesse de le suivre, lorsque la femme de chambre annonça l’arrivée de Tristot et Pivolot.

 

Le nom de Kleper-Turner les tranquillisa – car, devinant partout des dangers, ils avaient peur – mais Luversan, qui avait laissé seule Andréa, s’arrangea de façon à voir les deux visiteurs sans être aperçu par eux ; il tressaillit ; il lui sembla que ces deux figures maigres, fines, rusées, ne lui étaient pas inconnues. Il rentra précipitamment au salon, s’élança vers Mme de Terrenoire, et lui dit :

 

– Prenez garde, soyez prudente !…

 

Étonnée, Mme de Terrenoire n’eut pas le temps de lui demander des explications ; Luversan s’était jeté derrière un haut paravent, dans le fond du salon, où il resta, n’ayant pas le temps de sortir ; et Tristot et Pivolot entrèrent. Ils saluèrent poliment, Andréa leur répondit à peine.

 

Elle laissa debout les deux hommes et les examina attentivement, d’un œil anxieux.

 

– Vous êtes chez Kleper ? demanda-t-elle. C’est bizarre, je ne vous connais pas… Il y a peu de temps, sans doute ?

 

– Pardonnez-nous, Madame, nous ne sommes ni l’un ni l’autre employés chez monsieur Kleper-Turner.

 

– Qui êtes-vous donc ?

 

– Nous sommes tout simplement des agents d’affaires.

 

– Et qu’ai-je à faire avec vous s’il vous plaît ? demanda Mme de Terrenoire, dont l’orgueil s’éveillait.

 

– Mon Dieu, c’est pour une affaire bien simple que nous avons le déplaisir de déranger madame.

 

– Et quelle est cette affaire ?

 

– Un petit recouvrement.

 

– Oh ! je comprends… Monsieur Kleper-Turner s’est fatigué d’attendre ; monsieur Kleper a perdu confiance…

 

– J’avoue qu’il ne s’est pas décidé sans peine.

 

– Et il vous a vendu…

 

– La créance de trente mille francs qu’il avait sur vous.

 

– Et, sans doute, il l’a dépréciée ?

 

– Au contraire, nous lui en avons offert plus de quatre-vingt mille francs ; il ne la cédait pas, il préférait votre clientèle.

 

– Et de quel moyen vous êtes-vous servi ? demanda Mme de Terrenoire, méprisante, mais peu rassurée.

 

– Monsieur Kleper-Turner, en outre de son métier, fait un peu d’espionnage pour le compte du gouvernement allemand. Nous l’avons menacé de le faire expulser.

 

– Quel intérêt avez-vous donc à posséder cette créance ?…

 

– Aucun autre intérêt que celui d’arrondir la somme que vous nous devez déjà et qui se monte à environ soixante-dix-huit mille francs… compte rond… Nous négligeons les centimes.

 

Imperturbable, M. Pivolot continua :

 

– Et c’est cette petite somme que nous venons vous prier, Madame, de vouloir bien nous rembourser.

 

– Sur-le-champ ?

 

– Sans doute. Les affaires sont difficiles. L’argent est rare et rentre difficilement. Nous sommes à découvert, et nous avons besoin de tous nos fonds.

 

– Je n’ai pas d’argent.

 

– Vous en trouverez…

 

– Si je ne le peux ?

 

– Nous le regretterons, assurément, mais nous ne sortirons pas d’ici sans avoir été payés.

 

– Asseyez-vous donc et restez.

 

– Et, comme notre temps est précieux et nous est compté, nous avons le nouveau regret de vous prévenir que, si dans une demi-heure…

 

M. Pivolot tira sa montre, gravement.

 

– Il est quatre heures juste. Donc, à quatre heures et demie, si nous ne sommes pas intégralement payés…

 

– Que ferez-vous ?

 

– J’irai trouver monsieur de Terrenoire, votre mari, je lui raconterai quelle est la situation et j’espère qu’il fera droit à notre demande.

 

Mme de Terrenoire était devenue pâle. Elle considérait, effarée, ces deux hommes qui restaient calmes, railleurs, devant elle, et ne perdaient pas un de ses gestes.

 

Pivolot profita de l’émotion où il voyait Mme de Terrenoire pour accentuer sa menace.

 

– Je ne suppose pas, dit-il, que monsieur de Terrenoire laisserait en souffrance une pareille dette sans la payer. Je suis convaincu également que si vous faisiez une tentative auprès de lui, cette tentative serait couronnée de succès.

 

– Songez que mon mari peut ignorer cette dette… que votre réclamation peut produire entre nous un effet déplorable.

 

– Nous ne pouvons, hélas ! Madame, entrer dans ces considérations.

 

La façon dont répondait Pivolot prouvait à Mme de Terrenoire qu’elle n’avait rien à attendre de leur indulgence.

 

Elle se dirigea vers son boudoir : dans un secrétaire dont elle avait seule la clé, se trouvait la somme volée par Luversan dans la caisse de son mari.

 

Sur le point de sortir, elle s’arrêta. Si elle laissait Pivolot et Tristot au salon, n’allaient-ils pas découvrir Luversan ? Et s’ils le découvraient, que penseraient-ils ?

 

Elle passa dans le salon qu’avaient traversé les compères en entrant et leur fit signe de la suivre. Ils obéirent. Alors, elle les pria d’attendre, ressortit, prit, sans dire un mot, Luversan par la main et l’entraîna silencieusement dans son boudoir. Luversan se laissa conduire. Il avait compris.

 

Seulement cette ruse fut inutile : au moment où disparaissaient l’amant et la maîtresse, Pivolot, qui avait eu soin d’oublier son chapeau, revenait, les apercevait, et si peu de temps qu’il lui fût donné de voir Luversan, le reconnaissait quand même.

 

« Allons, allons, tout va bien », pensa-t-il en s’esquivant.

 

Lui n’avait pas été vu.

 

« Le père Laroque, se dit-il encore, doit avoir l’adresse du citoyen. C’est pour cela qu’il fait tant le malin. »

 

Un quart d’heure après, Mme de Terrenoire revenait à eux. Elle tendit un paquet de billets de banque à Pivolot, qui le prit, compta lestement, mais soigneusement, soixante-dix-huit mille francs en billets de mille francs et s’inclina pour remercier en souriant.

 

– Je vais maintenant vous remettre une quittance en règle et les pièces qui constituaient mon droit sur vous.

 

Cela prit encore quelques minutes. Enfin, ils partirent.

 

Luversan entra. Il était horriblement pâle.

 

– Je suis sûr que ce sont deux agents de police, dit-il. Nous sommes perdus. Soyez persuadée que ce n’est pas sans une grave raison et pour obéir à un plan, qu’ils ont racheté ces créances et sont venus vous forcer de payer en vous influençant par la menace de tout révéler à votre mari !

 

Elle ne répondit pas. Elle aussi, avait eu la même pensée et partageait la même épouvante. Elle fut envahie tout à coup par la fièvre et se sentit prise de frissons convulsifs.

 

En vain, il essayait de la rassurer.

 

– Nous nous trompons peut-être, disait-il, peut-être est-ce une véritable réclamation d’argent, sans parti pris et ne cachant point de piège. Peut-être, nous effrayons-nous à tort. Calmez-vous, Andréa, calmez-vous, je vous en supplie, je ne puis vous voir ainsi sans être troublé moi-même.

 

– Partons tout de suite, disait-elle. Je ne prendrai même pas le temps d’embrasser ma fille pour la dernière fois. Partons.

 

– Pas aujourd’hui. Demain soir. Je veux que nous soyons assez riches pour mener une existence toute de jouissances matérielles, loin, bien loin d’ici. Il me reste à régler une affaire d’où dépend ma destinée.

 

Et Luversan sortit sans se douter qu’il serait filé par les deux policiers amateurs.

 

CHAPITRE LI

 

Le même jour, M. de Lignerolles, que les explications de Terrenoire semblaient avoir convaincu de l’innocence de Guerrier, mettait ce dernier en liberté. Toutefois, dès le soir même, le juge le fit avertir que cette libération n’était que provisoire. De nouveaux doutes avaient sans doute surgi dans son esprit.

 

L’inculpé avait hâte d’embrasser Marie-Louise, de serrer la main à Margival. Il les aborda franchement, repentant, les suppliant d’oublier les accusations qu’il avait portées contre eux.

 

Ils étaient trop heureux de le revoir pour ne pas oublier les mauvais jours ; Margival seul l’interrogea à part.

 

Le vieux voulait savoir de quelle façon s’était formée, dans l’esprit de Jean Guerrier, la conviction que M. de Terrenoire n’était pas coupable de ce qu’il lui avait reproché.

 

Guerrier n’eut pas de peine à faire entrer dans l’âme de Margival la plus parfaite certitude qu’il avait de l’innocence de M. de Terrenoire.

 

Il lui rappela, pour y arriver, les nombreuses preuves d’affection qu’il lui avait données, à lui, Margival, alors même que Marie-Louise n’était qu’une fillette, une enfant, et que M. de Terrenoire ne pouvait même songer à faire d’elle, même plus tard, sa maîtresse.

 

Et c’était bien avant, aussi, que Guerrier eût fait la connaissance de Marie-Louise, qu’il avait éprouvé déjà les effets de la générosité du banquier.

 

Guerrier parlait avec chaleur et fit partager à Margival sa conviction.

 

– Monsieur de Terrenoire a été peut-être imprudent, dit-il, dans la manifestation des sentiments de sympathie que nous lui avons inspirés, mais il a dû souffrir beaucoup en voyant comment et de quelle odieuse façon nous traduisions cette sympathie.

 

– Allons le voir ensemble, dit Margival, et la réconciliation sera complète.

 

Marie-Louise les accompagna.

 

Ce fut elle seule – sa fille – que vit le pauvre homme en cette occasion, elle seule dont il s’occupa, avant tout.

 

– Vous seule, ma chère enfant, dit-il, vous saviez que ni vous ni moi n’étions coupables et que nous n’avions jamais eu la moindre mauvaise pensée. Nous avons eu beaucoup de peine à nous faire croire, continua-t-il avec un sourire triste, du moins rien n’a pu altérer l’affection que nous avions l’un pour l’autre, car je ne faisais pas de différence, dans mon cœur, entre ma fille et vous…

 

Il l’embrassa sur le front en pleurant. Ils étaient très émus.

 

– J’espère, dit Terrenoire, que Margival et vous, Guerrier, vous allez reprendre chez moi vos anciennes fonctions. Ce sera la meilleure des réponses à toutes les calomnies, et votre justification entière.

 

– C’est juste, dit Guerrier. Je suis à votre disposition.

 

– Et vous, Margival ?

 

– Je n’ai plus de raisons pour vous refuser, mon ami.

 

Le lendemain donc, Guerrier et Margival reprenaient possession de leur poste à la banque du boulevard Haussmann.

 

Et Guerrier y était à peine installé qu’un commissionnaire lui apportait un billet ainsi conçu : « Je t’attends en bas dans une voiture. » Il reconnut l’écriture de Roger Laroque. Il descendit rapidement l’escalier et se précipita dans la voiture.

 

Roger le reçut les bras ouverts.

 

Après la première accolade, son jeune ami regarda de tous côtés dans la rue avec frayeur. Ayant aperçu Tristot et Pivolot, il se rejeta en arrière, disant :

 

– Nous sommes perdus. On nous file.

 

– Je le sais bien, et c’est pourquoi nous sommes sauvés.

 

– Comment ?

 

– Tu viens de voir nos amis Tristot et Pivolot, n’est-ce pas ?

 

– Oui. Êtes-vous sûr qu’ils sont nos amis ? Je ne me fierai jamais à un homme de police.

 

– Ceux-là sont des anges ! Ils n’ont pas la beauté séraphique, loin de là, mais ils sont bons comme du bon pain, et comme ils ne doutent ni de mon innocence, ni de la tienne, tu peux te fier à eux. Au surplus, ils vont nous rejoindre dans un instant.

 

Et Roger ordonna au cocher de les conduire au pas sur le boulevard. Tristot et Pivolot suivaient.

 

– J’ai appris par ces deux policiers qui venaient me voir à Mazas, dit Guerrier, tout ce que vous avez souffert pendant votre maladie. Et mademoiselle Suzanne, comment va-t-elle ?

 

– Bien, et c’est un miracle : la pauvre enfant n’a pour ainsi dire pris aucun repos durant un mois.

 

De cette phrase, Guerrier n’avait retenu que le début.

 

– Auriez-vous réussi dans vos recherches ? demanda-t-il avec anxiété.

 

– Oui.

 

– Vous connaissez l’assassin de Larouette ?

 

– Je le connais.

 

– Et vous ne l’avez pas arrêté ?

 

– Pas encore.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je l’arrêterai demain.

 

– Et la raison de ce retard ?

 

– Toi.

 

– Moi ?

 

– Oui, toi. Ces policiers, dont tu te défies à tort, ont, très probablement, trouvé la bonne piste. Je connais l’assassin de Larouette ; eux connaissent l’assassin de Brignolet. Conclusion : tu leur dois plus que la vie.

 

Guerrier s’inclina.

 

Mais pourquoi Tristot et Pivolot les suivaient-ils ?

 

Il le demanda à Laroque, qui lui répondit :

 

– Ces messieurs attendent la fin de nos confidences. Après quoi, sur un signe de ton vieux et ancien patron, ils viendront nous rejoindre. Ils ont à te demander un renseignement de la plus haute importance pour leur enquête.

 

– Appelez-les tout de suite, cher monsieur Laroque.

 

– Farney, ne t’en déplaise ; je reprendrai mon nom de Laroque quand je pourrai le porter avec honneur. Quant à toi, l’avenir te réserve une surprise à laquelle tu ne t’attends guère.

 

– L’avenir ?… Pourquoi me faire attendre cette révélation ? Parlez, je vous en supplie !

 

– Tu le veux ?

 

– Oui.

 

– Tu seras discret.

 

– Comment pouvez-vous en douter ?

 

– Eh bien, l’assassin de Brignolet ne serait autre que l’assassin de Larouette.

 

Et sans laisser à Guerrier le temps de manifester par des paroles la stupéfaction qui se manifestait sur son visage, il fit signe aux policiers de les rejoindre.

 

Tristot et Pivolot intimèrent au cocher l’ordre d’arrêter. Ils ouvrirent chacun une portière du véhicule, et, en deux temps furent assis en face des deux amis qui leur rendirent leur salut.

 

– Merci, Messieurs, dit Guerrier. Je sais tout !

 

– Si vous savez tout, dit Pivolot, approuvé par Tristot, vous répondrez à chacune de nos questions. Il y va de votre salut. Mais auparavant, rendons-nous à la banque Terrenoire. Là, vous trouverez sans doute des pièces à conviction qui nous sont nécessaires.

 

Guerrier se conforma à ce désir.

 

En entrant dans les bureaux de la banque, Tristot dit à Laroque :

 

– Vous connaissez l’adresse de Luversan ; nous aussi.

 

Roger pâlit.

 

– Vous n’allez pas le faire arrêter avant moi ? s’écria-t-il.

 

– Non, vous avez notre promesse. Il sera toutefois nécessaire de nous concerter demain. En attendant, c’est votre ami Guerrier qui va vous fournir les preuves de la culpabilité.

 

– Croyez, Messieurs, que je ne ferai rien contre Luversan sans avoir votre approbation, et que vous serez, l’un mon bras droit, l’autre mon bras gauche. Et maintenant, faites ici ce que vous avez à faire.

 

Pivolot, promenant son regard de tous les côtés, demanda à Guerrier :

 

– Nous sommes bien seuls ?

 

Guerrier alla fermer les doubles portes qui communiquaient avec les bureaux voisins.

 

– Nous sommes chez nous, dit-il.

 

– C’est que nous avons à parler de choses délicates. Et, d’abord, allons au plus pressé. Dans le million volé se trouvaient, n’est-ce pas, des valeurs et des billets de banque ?

 

– Et même de l’or.

 

– Plus de valeurs que de billets ?

 

– Au contraire, il y avait plus de sept à huit cent mille francs en billets de la Banque de France.

 

– Avez-vous conservé et voudriez-vous me communiquer les numéros des valeurs et de ces billets ?

 

– Pour les valeurs, ce sera facile…

 

– Ce sont surtout les billets qui m’intéressent.

 

– Je puis vous donner les numéros d’une certaine partie d’entre eux ; je les retrouverai par les lettres des banques correspondantes de la nôtre, desquelles nous avions reçu la veille et l’avant-veille des sommes assez fortes. Ces sommes, je les avais enfermées dans le coffre-fort et elles ont été volées avec d’autres. Ce renseignement vous suffit-il ?

 

– Je suis bien obligé de m’en contenter.

 

Jean Guerrier, pendant un quart d’heure, s’occupa de rechercher les numéros et les retrouva ainsi qu’il l’avait dit.

 

À l’empressement avec lequel Pivolot les glissa dans son portefeuille, il était aisé de deviner qu’ils étaient pour lui d’une importance extrême. Au moment où Pivolot, Tristot suivi de Laroque, allaient prendre congé de lui, et où Guerrier les remerciait de l’aide qu’ils lui avaient apportée, Pivolot vint à ce dernier et lui dit à voix basse :

 

– Vous rappelez-vous, Monsieur, la conversation que nous avons eue ensemble alors que vous étiez au dépôt ?

 

– Je me la rappelle… dans son ensemble…

 

– Je vais vous citer un détail. Vous nous avez dit, répondant à l’une de nos questions : « Je ne me connais qu’une ennemie, madame de Terrenoire… »

 

– Je me souviens, en effet.

 

– Eh bien, Monsieur, madame de Terrenoire n’a pas oublié l’affront que vous lui avez fait en refusant de répondre à son amour.

 

Jean Guerrier pâlit et balbutia :

 

– Ainsi, vous croyez… que madame de Terrenoire est complice… du crime… que c’est elle… ou par son conseil… ou c’est sur ses instigations… que ce crime aurait été commis ?

 

Pivolot hocha la tête. Il ne répondit pas, et, quand il sortit, il laissa Jean Guerrier tout tremblant, épouvanté de cette révélation.

 

Tristot et Pivolot se séparèrent de Laroque, qui leur dit :

 

– À demain matin, Messieurs.

 

Ils étaient, quelques minutes après, rue de Londres, chez Luvigny.

 

Luvigny n’était pas libre et les fit attendre. Pivolot et Tristot s’y résignèrent mais ne perdirent pas leur temps. Pivolot tira de sa poche les soixante-dix-huit mille francs payés par Andréa. Il en passa la moitié à Tristot.

 

Ils les étalèrent sur un guéridon et la liste des numéros remise par Guerrier ayant été placée devant eux, ils contrôlèrent les billets de banque en s’assurant s’ils répondaient à ces numéros.

 

Il y avait déjà un quart d’heure qu’ils se livraient à cet exercice quand un valet de chambre entra. Il s’arrêta stupéfait, bouche béante, en voyant les deux étranges visiteurs se livrer à cette besogne. Pivolot et Tristot l’avaient entendu et se retournèrent.

 

– Monsieur de Luvigny est libre ?

 

– Libre… oui…, fit le domestique les yeux écarquillés.

 

– Nous vous suivons.

 

Ils ramassèrent les billets de banque prestement, et en les rangeant :

 

– Qu’est-ce que vous avez découvert ? dit Pivolot.

 

– J’ai déjà retrouvé vingt billets correspondants à ceux qui ont été volés dans la caisse. Et vous, Monsieur ?

 

– Et moi, dix-huit. Nous ne nous étions pas trompés. Madame de Terrenoire est bien complice. Nous allons voir maintenant de quoi nous pouvons accuser Luversan.

 

Luvigny les attendait. Ils entrèrent.

 

– Que désirez-vous ? dit-il.

 

– Avez-vous conservé, Monsieur, les quatre-vingt-dix mille francs que vous avez gagnés à Luversan, un soir, au Cercle ?

 

– Les voici.

 

Luvigny alla ouvrir son secrétaire et, d’un tiroir secret, tira un portefeuille gonflé, qu’il jeta sur la table.

 

– Que faut-il que j’en fasse à présent ? M’en donnez-vous la libre disposition ?

 

– Encore quelques jours de patience, Monsieur. Vous aurez rendu à la justice un signalé service, et nous devons vous remercier tout d’abord de votre complaisance.

 

Luvigny s’inclina d’un air assez indifférent.

 

– Permettez-nous de vous importuner un quart d’heure en nous livrant à un travail de contrôle auquel vous pouvez assister.

 

Luvigny s’assit et alluma une cigarette.

 

Tristot et Pivolot recommencèrent leur besogne, pointant d’un coup de crayon, sur leur liste les numéros qui correspondaient aux billets remis par M. de Luvigny. Leur travail réussissait, sans doute, car ils avaient la figure épanouie. Un large sourire ouvrait leurs lèvres : et, de temps en temps, à chaque coup de crayon, ils s’envoyaient un coup d’œil expressif.

 

Quand ils eurent fini, ils se levèrent. Pivolot remit le portefeuille et les billets à Luvigny.

 

– Je vous prie de nouveau, Monsieur, de vouloir bien ne pas disposer de cette somme avant que nous vous l’ayons permis – pardonnez-moi d’user de cette expression. J’espère que vous nous ferez cette promesse avec autant de complaisance que la première.

 

– Vous avez ma parole, dit Luvigny. Ainsi, cette somme qui est ici a été volée ?

 

Il avait un geste de dégoût en prononçant ces mots, et ses doigts s’essuyaient les uns contre les autres, comme s’il avait craint de garder une souillure, après avoir touché les billets de banque.

 

– Volée, oui, Monsieur, dit Pivolot. Et le vol a été commis dans des circonstances tout à fait dramatiques…

 

– Par ce… Luversan ? C’est son nom, je crois ?

 

– Nous ne pouvons vous en dire davantage…

 

Et après une hésitation, Pivolot ajouta :

 

– Nous sommes persuadés, cependant, que si vous rencontrez quelque jour cet homme en face de vous, dans un cercle, vous refuserez de faire sa partie…

 

Luvigny resta un peu interdit. Il avait jusque-là marqué beaucoup de froideur aux deux compères ; il les considéra avec plus d’attention et de bienveillance… Leurs allures n’étaient en rien celles des agents de police ; ils étaient polis et réservés, s’exprimaient en termes choisis, enfin, avaient presque l’air de gens du monde. Il leur tendit la main spontanément.

 

– Vous savez, leur dit-il, que je ne considère pas du tout cette somme comme m’appartenant, bien qu’elle ait été loyalement gagnée au jeu. Je vous l’abandonne.

 

– J’accepte, Monsieur. Cette résolution ne m’étonne pas de la part d’un galant homme. Je vais vous donner un reçu que nous signerons, mon ami et moi, et nous vous rendrons compte de la façon dont nous aurons disposé de cette somme. En attendant, elle restera en dépôt, à la préfecture de police.

 

Les trois hommes se saluèrent et Tristot et Pivolot prirent congé.

 

Munis d’indications aussi précieuses, les deux compères étaient sûrs de confondre le criminel que Roger devait leur livrer le lendemain.

 

Luversan pouvait, avec son complice, cacher le reste du million volé, les soixante-dix-huit mille francs payés par Mme de Terrenoire et les quatre-vingt-dix mille francs confiés aux policiers par Luvigny, le tout en billets de banque provenant antérieurement de la caisse de Jean Guerrier, suffiraient à fixer le jury. C’est décidément chose utile que de relever les numéros des billets qui vous passent par les mains.

 

Le lendemain matin, Luversan recevait de William Farney la lettre suivante :

 

« Cher Monsieur,

 

« C’est une fatalité, je vais toucher aujourd’hui même à Paris le million que je destinais à notre affaire, mais je dois, à mon regret, le garder pour une opération tout à fait sûre qu’on m’offre dans mon pays.

 

« J’aurais mauvaise grâce à ne pas vous donner de vive voix toutes les explications qu’on doit à un honnête homme et je vous convie, à ce dessein, à déjeuner après-demain matin à ma villa de Ville-d’Avray, où je couche ce soir. Ne croyez pas à un nouveau refus de ma part. Personne ne m’a influencé, je vous le jure, et pour vous le prouver, je veux bien m’engager dès demain à faire votre affaire dans six mois.

 

« Tout vôtre.

 

« WILLIAM FARNEY. »

 

– Ah ! il fera mon affaire dans six mois, s’écria Luversan. Moi, je lui ferai la sienne ce soir, et demain, ma chère Andréa, vous, dont je crains les indiscrétions, vous filerez sans plus tarder en ma compagnie.

 

Il resta seul jusqu’au soir. Il rêvait. Et sa physionomie était sinistre.

 

Vers dix heures du soir, il sortit, après avoir caché dans sa poche un couteau-poignard, qu’il détacha d’une panoplie.

 

Il suivit les petites rues pour se rendre à la gare Saint-Lazare. Il ne fit aucune fâcheuse rencontre.

 

Dans le train non plus, personne de connaissance.

 

À Ville-d’Avray, il rôda aux alentours de l’étang, attendant que la nuit fût plus avancée. Il tressaillait à toute minute, secoué par les frissons d’une fièvre intense.

 

Devant la pâle clarté de la lune, en cette nuit sereine, ayant au bout de la ruelle la vague et sombre silhouette de la maison où dormait William Farney, il dit presque haut :

 

– Comme il y a douze ans !

 

Il se retourna, comme si un autre avait parlé, épouvanté par le timbre étrange et profond de sa voix.

 

Il s’avança lentement, courbé le long des haies jusqu’au coin de la rue Montelais. De là, en avançant la tête, il apercevait les fenêtres de la maison de William Farney… Les fenêtres étaient ouvertes… Un peu de lumière les éclairait. Farney était donc là, mais il n’était pas couché !…

 

Voilà pourquoi il hésitait. Courbé, la tête rasant presque le sol, il arriva à la porte… Elle n’était fermée qu’au guichet.

 

– Comme il y a douze ans ! murmura-t-il encore.

 

Les planches ne craquèrent point quand il monta les marches de l’escalier. Et il fut à la porte de la chambre de Farney sans avoir fait plus de bruit que s’il avait été un fantôme…

 

William – comme l’avait deviné le bandit – était chez lui, en ce moment. Il tournait le dos à la porte d’entrée… Il était à son bureau, la tête penchée sur le bras… et, dans les tiroirs entrouverts, Luversan aperçut des liasses de billets de banque : le million convoité.

 

L’Américain, très occupé, n’entendit pas que la porte s’ouvrait… Il resta le dos courbé, présentant une large place au couteau de l’assassin… Il dormait, assoupi par la chaleur d’orage, par le calme de la nuit.

 

Luversan tira doucement de la poche intérieure de sa redingote son couteau-poignard tout ouvert.

 

Il avait cinq ou six pas à faire, pas plus. Et, par une bizarre illusion de perspective, cela lui semblait long, long à ne plus finir… Au deuxième pas, il s’arrêta, serrant plus fort dans une contraction à le briser, le manche du poignard… Il avait cru voir Farney remuer… Il fit encore deux pas…

 

Cette fois, l’effroyable voyage était terminé. Alors, brusquement, serrant les dents, il leva le poignard de toute la hauteur de son bras. Une seconde, le poignard resta en l’air, puis il s’abaissa et disparut dans le dos de l’homme qui était là. L’homme ne poussa même pas un soupir et resta sans bouger ; les bras seulement retombèrent inertes.

 

Alors, Luversan, ivre, fou, dans un épouvantable accès de fureur, dans un paroxysme de rage, releva son couteau vingt fois, et vingt fois le couteau disparut dans le dos. Il frappait… Il frappait toujours… Son bras se levait, s’abaissait comme une machine… Et quand il fut fatigué de frapper, il s’arrêta, retira le couteau et, froidement, voulut l’essuyer.

 

Alors, soudain, il eut un cri d’atroce terreur. Littéralement ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il n’y avait pas une goutte de sang sur le poignard. Il se crut le jouet d’un rêve. Sous ses coups répétés, sous ses attaques de bête fauve, l’homme qu’il avait frappé avait roulé sous ses pieds. Le brouillard rouge qui aveuglait ses yeux l’empêchait de le voir. Il se pencha sur lui, de très près. Mais il ne se releva pas. Il sentit tout à coup, sur son épaule une pesanteur énorme. Il se tourna…

 

Cinq hommes étaient debout derrière lui, froids, sans émotion apparente, simplement un peu pâles. Celui qui appuyait la main sur l’épaule du misérable était cet homme même qu’il avait cru assassiner… William Farney… et sa main, il l’appuyait doucement. À peine effleurait-il l’épaule. Voilà ce que Luversan, dans sa terreur, qui centuplait les sensations, avait pris pour l’engrenage brutal, mortel d’une machine.

 

Les autres étaient M. Lacroix et M. de Lignerolles, plus loin, derrière eux, Tristot et Pivolot.

 

Luversan bégaya :

 

– Je suis perdu… je suis perdu !…

 

Il n’eut même pas un mouvement pour se relever.

 

– Luversan, dit William Farney, qui n’avait plus son accent anglais, à cette heure-là, une seule chose pourrait vous sauver de la vengeance des lois – de la mort – votre aveu !…

 

– Qu’ai-je besoin d’avouer ? Ce que vous avez vu suffit.

 

– Il ne s’agit pas du crime que vous avez voulu commettre sur moi… Il s’agit d’un autre…

 

– Un autre ?… Je ne vous comprends pas.

 

– Vous me comprenez trop bien, au contraire. Cette maison vous rappelle de terribles souvenirs. Ce n’est pas la première fois que vous y venez. Vous y êtes venu un soir, par une nuit belle comme cette nuit. Vous êtes monté en rampant par cet escalier, et vous êtes entré, sans qu’on vous entendît, dans cette chambre où nous sommes, il y a douze ans !…

 

Attiré vers Laroque par une sorte de magnétisme surnaturel, Luversan se soulevait sur les mains, les yeux effroyablement ouverts, si bouleversé par ce qu’il entendait qu’il faisait peur.

 

– Il y a douze ans ! il y a douze ans ! murmura-t-il. Qui donc êtes-vous ?

 

– Avouez votre crime… Voici monsieur de Lignerolles, juge d’instruction, et monsieur Lacroix, magistrat comme lui, qui vous écoutent… Avouez, si vous voulez que plus tard on ait pitié de vous…

 

– Qui êtes-vous ?… Je veux savoir… Vous ! vous !

 

– Souvenez-vous d’un homme que vous haïssiez jadis, que vous avez commencé à haïr alors que vous vous appeliez Mathias Zuberi, que vous étiez espion au service de l’armée allemande… un homme qui n’a fait que son devoir en vous livrant à la loi martiale, mais qui, de ce fait, a encouru votre haine et excité chez vous un désir de vengeance… Rappelez-vous cet homme auquel vous ressembliez si étrangement, à cette époque…

 

– Laroque !… Laroque !… dit-il hagard, reculant en se traînant.

 

– C’est moi ! moi que vous avez déshonoré, moi qui ai expié votre crime, moi qu’on appelle Roger-la-Honte ! moi qui me suis évadé et qui n’ai qu’une pensée depuis mon évasion : prouver mon innocence !

 

– Roger Laroque ! Roger Laroque ! Après douze ans !

 

Il était resté couché près du mannequin.

 

L’assassin de Larouette, c’était cet homme, on lisait son aveu dans sa terreur même. Blême, les yeux enfoncés et plus noirs, il avait le visage tordu par des contractions nerveuses. Tous ses membres étaient agités de violentes convulsions. Oui, son épouvante criait son aveu… Pourtant Laroque eût voulu un mot, le mot qu’il attendait, le mot qui, prononcé devant ces magistrats – ses anciens juges – lui eût fait relever le front, eût rendu de la sérénité à son âme, un peu de bonheur à sa vie…

 

Sous sa main, Luversan venait de rencontrer le poignard, échappé, tout à l’heure, au moment de sa première surprise ! Il le saisit. Tristot vit le mouvement et se précipita. Mais il était trop tard. Il ne put que retirer l’arme que le misérable s’était enfoncée dans la poitrine jusqu’à la garde. Le sang bouillonna en sortant de la blessure horrible. Luversan resta étendu de son long.

 

– Mort ! murmura Roger avec un geste de désespoir.

 

– Il respire ! fit M. de Lignerolles, on pourra peut-être le sauver !

 

Luversan essaya aussi de se soulever, mais retomba.

 

Ses lèvres s’agitèrent.

 

– Parlez ! parlez ! fit M. de Lignerolles, au nom de Dieu !

 

Penché sur le moribond, ne respirant plus, aussi pâle que l’homme qui allait mourir, Laroque attendait, haletant.

 

Luversan fit un effort.

 

– C’est moi qui ai tué Larouette… je l’avoue… Laroque est innocent. Mais je ne suis pas… pas seul… coupable…

 

Il s’arrêta, cracha du sang, ses yeux se tournèrent.

 

– Complice… complice ! dit-il.

 

Il eut un hoquet et fut pris de syncope.

 

Pivolot s’agenouilla, le tâta :

 

– Cet homme achèvera-t-il sa pensée ? dit le policier. Monsieur Tristot, ajouta-t-il, courez chercher un médecin.

 

Tristot partit.

 

M. de Lignerolles prit les deux mains de Roger Laroque.

 

– Monsieur, déclara-t-il avec une sincère émotion, j’ai été autrefois un de ceux qui n’ont pas voulu croire à votre innocence et qui vous ont fait condamner… Me pardonnerez-vous jamais ?

 

– Je vous pardonne, monsieur de Lignerolles.

 

– J’ai été un de ceux-là, moi aussi, dit humblement Lacroix.

 

– Tout est oublié, monsieur Lacroix.

 

– Et maintenant, dit le juge, nous avons fait le mal, c’est à nous de le réparer.

 

– Je ne demande que l’honneur, monsieur de Lignerolles. Encore s’il ne s’agissait que de moi ! Ma pauvre fille ! Mon pauvre Jean !

 

– Ne vous inquiétez pas de Guerrier, assura Pivolot. Cette semaine nous aurons en main toutes les preuves de son innocence.

 

Par un heureux hasard, un médecin de Versailles, le docteur Vandeuil, passait la soirée dans une villa du voisinage. Tristot, à qui on l’avait désigné, l’amena tout de suite. On étendit Luversan sur un lit improvisé. Le docteur opéra un premier pansement. Il déclara que l’état du blessé était très grave, mais non désespéré. Il consentit à passer la nuit dans l’ancienne maison Larouette, où Luversan, qui n’avait pas repris connaissance, fut confié à la garde vigilante de deux policiers. On convint de garder le secret sur cette arrestation extraordinaire. Les magistrats redoutaient la presse, qui ne manquerait pas de commenter l’erreur judiciaire.

 

Roger partit à Maison-Blanche. Ses anciens juges l’accompagnèrent à Paris et lui renouvelèrent, avant de se séparer de lui, leurs témoignages de repentir.

 

CHAPITRE LII

 

Depuis l’affreuse découverte de la complicité de sa mère dans le crime de Ville-d’Avray, Raymond n’avait fait, à part sa visite en famille à Maison-Blanche, aucune tentative pour revoir Suzanne. L’infortuné comprenait que le fils de Julia de Noirville ne pouvait épouser la fille de Roger Laroque.

 

Il quittait souvent Paris pour revenir à Méridon, où sa mère le rappelait, et où il pouvait avoir, par son ami le garde, des nouvelles de la bien-aimée.

 

Un matin que, poussé peut-être par un pressentiment, il était allé tuer le temps près des ruines de l’abbaye des Vaux-de-Cernay, quel ne fut pas son étonnement d’apercevoir Suzanne en train de prendre le croquis de la brèche faite dans les ruines l’année précédente par l’écroulement du mur dont les débris avaient failli la tuer. Il voulut rebrousser chemin ; mais elle l’aperçut et l’appela.

 

– Je vous attendais, dit-elle. Je savais que vous étiez à Méridon et j’étais certaine que vous viendriez vous promener par ici.

 

– Vous ne vous étiez pas trompée. C’est ma promenade favorite. Vous m’attendiez ?

 

– Oui. J’ai à vous faire part de graves événements. Rassurez-vous, ces événements ne peuvent que consolider notre bonheur.

 

Leur bonheur ! Raymond soupira. Elle poursuivit :

 

– Mais d’abord, mon ami, n’avez-vous rien à me dire ?

 

– Rien, dit-il, d’une voix mal assurée. Elle battit des mains.

 

– Eh bien ! consolez-vous, dit-elle. Tout est pour le mieux.

 

Il frémit. Que savait-elle, de son côté ?

 

– Oui, mon père, sans rien me dire, cherchait aussi, lui, et activement… Hier, en rentrant d’une absence de plusieurs jours, il m’a tout raconté… Le coupable… l’assassin de Larouette… est connu…

 

– Connu, dites-vous ?

 

– Oui. Et il a avoué… Et il a tenté de se tuer… de se faire justice… Son aveu, qui n’eût point suffi, si mon père avait été seul à l’entendre, a été fait devant plusieurs témoins, et parmi ces témoins se trouvaient deux magistrats…

 

Et comme Raymond restait sans parler, elle lui dit ce qu’elle savait, elle lui fit l’histoire de l’arrestation de Luversan et de sa tentative de suicide. Il eut un violent soubresaut, lorsqu’elle rapporta les paroles du bandit : « Je suis coupable… mais je ne suis pas seul coupable… J’ai un complice ! »

 

– Vous le voyez, mon ami, acheva Suzanne, tout est pour le mieux. Maintenant, mon père peut être fier de sa vie, et moi je puis être fière de mon père… car la révision du procès ne peut se faire attendre…

 

Il avait la tête basse. Il ne trouvait pas un mot à dire. Le malheureux pensait à ce complice que, par bonheur, Luversan, dans son agonie, n’aurait peut-être pas le temps de nommer avant de mourir.

 

– Maintenant, plus d’obstacles entre nous, Raymond ! Nous pouvons avouer notre amour ! Nous sommes libres de nous aimer… et je vous aime, Raymond, oh ! je vous aime tant… si vous saviez… plus que je ne l’ai jamais laissé voir.

 

Lui ne répondait pas. Ses yeux la fuyaient. Son cœur était gros. Il aurait désiré être seul pour pleurer. Il était infiniment désolé et troublé.

 

Elle, toute à son amour, ne remarquait pas cette attitude.

 

– Oh ! mon pauvre Raymond, disait-elle, vous avez cru que je ne vous aimais pas !… Et vous l’avez cru longtemps… Et je souffrais plus que vous de vous tenir rigueur !… Quand je vous rencontrais et que je passais auprès de vous sans vous adresser la parole, me contentant d’un salut bien froid et bien cérémonieux, comme j’étais triste après ! que de fois j’ai pleuré, en me disant que je vous avais rendu triste aussi !

 

Tout à coup, ses joues se couvrirent d’une vive rougeur.

 

– Raymond, dit-elle, vous rappelez-vous ce jour où vous m’avez surprise endormie près de mon chevalet, contre les roches de granit de la vallée ? Eh bien, je ne dormais pas, Raymond… C’est à ce moment-là que j’ai compris que vous m’aimiez… Moi je vous laissais faire. Cela était si doux d’être regardée ainsi… Je ne savais pas encore que je vous aimais… C’est après, seulement, que je le compris.

 

– Chère bien-aimée ! murmura-t-il, emporté par cette tendresse.

 

– Hier, mon père me l’a dit : « Tu peux maintenant aimer Raymond, puisqu’il est digne de toi et qu’il t’aime. Considérez-vous comme fiancés !… » Raymond, mon père a tant souffert, voulez-vous, avant d’aller à Méridon, venir à Maison-Blanche ? Il sera si heureux de nous serrer dans ses bras… tous les deux…

 

– Suzanne !…

 

– Vous acceptez ?… Oh ! que vous êtes bon !…

 

– Suzanne, écoutez-moi…

 

Mais elle ne l’écoutait pas.

 

– Et ce qui le rendra plus heureux que tout, ce qui augmentera son affection pour vous, c’est que nous lui dirons, à mon pauvre père, que jamais, depuis que vous savez la vérité, jamais vous n’avez cru un moment qu’il fût coupable. Alors, plus d’arrière-pensée pour lui, lorsqu’il partagera notre vie dans quelque temps.

 

Sa joie débordait. Lui restait pensif et morne.

 

– Courons, courons vite au château… Ensuite, nous irons apprendre la bonne nouvelle à votre mère que j’aime déjà… Courons !…

 

Sa mère !… Il tressaillit, retira son bras.

 

– Mon Dieu, fit-elle, Raymond qu’avez-vous ?

 

Il ne répondit rien.

 

– Je me trompe ? Regardez-moi donc bien. Vous n’osez !

 

– Suzanne, je vous assure…

 

– Ne mentez pas. Jamais, je ne vous ai vu ainsi… Que s’est-il passé pendant notre séparation, mon ami ? Vous craignez de me prendre pour confidente ? Vous avez si peu confiance en moi ? M’aimez-vous encore ?

 

– Oh ! Suzanne, plus que ma vie, plus que tout…

 

– Raymond, je vous ai prié de venir à Maison-Blanche afin que mon père pût vous serrer dans ses bras.

 

Il secoua la tête.

 

– Je ne puis aller voir votre père, Suzanne… au moins tout de suite, mais j’irai bientôt… Permettez-moi, tout d’abord d’aller embrasser ma mère que je n’ai pas encore vue ce matin et qui a été tous ces temps-ci un peu souffrante.

 

– Je vous accompagnerai donc, dit-elle, soupçonneuse, voulant connaître la vérité à tout prix, nous reviendrons à Maison-Blanche avec votre mère, et, en chemin, nous lui raconterons cette triste affaire de Ville-d’Avray que nous n’avons plus de raison de lui cacher, désormais.

 

Il fit un brusque mouvement de frayeur.

 

– Non, Suzanne, je resterai auprès de ma mère toute la journée. Et, comme je suis obligé de repartir ce soir même pour Paris – une affaire importante y exigeant ma présence pour demain – je ne verrai monsieur Laroque que plus tard.

 

– Raymond, dit-elle d’un ton ferme, je veux savoir la vérité, dût-il m’en coûter le bonheur de toute ma vie !

 

– Je vous en supplie, Suzanne, ne m’interrogez pas.

 

– Vous voyez bien !… Il y a quelque chose !

 

– Hélas !

 

– Parlez… je veux savoir…

 

– Notre mariage est impossible… Suzanne…

 

Elle reçut le coup sans faiblir. Depuis qu’elle pensait à un malheur, c’était bien à celui-là qu’elle s’attendait.

 

– Pourquoi ?

 

– Je ne puis le dire… ou plutôt, j’ai réfléchi depuis quelque temps Suzanne… Vous rappelez-vous un mot qui vous a échappé un jour chez le garde Petit-Louis, lorsque vous avez cru à une comédie préparée par Catherine… Vous avez dit que l’un des fils de la fermière de Méridon ne ferait pas une sotte affaire s’il prenait pour femme la fille de William Farney.

 

– Oh ! Raymond, ce propos, vous me l’aviez pardonné. Et voilà que vous me le reprochez de nouveau.

 

– Je vous l’ai pardonné, Suzanne, et je ne vous le reproche pas, mais il revient, malgré tout à mon esprit… J’ai réfléchi, depuis quelque temps, Suzanne, je suis très pauvre, ma confiance en moi, en l’avenir, peut être de l’orgueil et ne pas se justifier… Je puis rester un avocat obscur… Avec son grand talent, mon père est mort pauvre… Et je ne veux pas que l’on m’accuse d’avoir fait un mariage d’intérêt…

 

Il s’arrêta. Elle ne l’avait pas interrompu.

 

Quand elle vit qu’il ne disait plus rien et attendait sa réponse, elle lui prit les deux mains et les serra dans les siennes de toutes ses forces.

 

– Raymond, dit-elle, gravement et lentement, vous mentez encore. Il y a autre chose que vous me cachez. Comment voulez-vous que je mette votre refus inexplicable d’aujourd’hui sur le compte de pareils scrupules ? Ne serais-je pas votre femme, si j’avais alors consenti ?

 

– C’eût été un grand malheur !

 

– Un grand malheur, dites-vous… Raymond, vous m’effrayez… Raymond, vous m’avez trompée… vous avez été le jouet de votre imagination en vous persuadant que vous m’aimiez… Vous ne m’avez jamais aimée…

 

– Suzanne, je vous le jure, je vous aime…

 

– Comment vous croirais-je ?

 

– Je vous jure… oui, je vous jure, Suzanne qu’en parlant de votre fortune, j’ai dit la vérité.

 

Elle le regarda avec une fixité singulière. Sous son regard limpide et droit, il se sentait troublé. Il craignait de n’avoir pas assez d’énergie pour dissimuler encore.

 

– Ainsi, dit-elle, c’est la vérité… vraie ?

 

– Oui.

 

– Vous le jurez ?

 

– Je vous le jure !

 

– Ma fortune est le seul obstacle à notre mariage, à notre bonheur ?

 

– Le seul.

 

– Eh bien, tranquillisez-vous, mon ami, dit-elle avec une sorte de dédain. Rien n’est plus facile que de faire disparaître cet obstacle.

 

– Comment ?

 

– En Amérique, il est une coutume que vous ignorez peut-être. Les jeunes filles se marient sans dot… Les parents, si riches qu’ils soient, ne sont pas tenus d’enrichir leur fille. Mon père suivra la coutume américaine. Votre fierté ne sera donc pas blessée.

 

Un orage de la saison dernière avait déraciné un chêne dont les branches s’étaient trouvées arrêtées dans les branches d’un autre chêne voisin. Le tronc formait un siège adouci par la mousse qui tout de suite avait poussé là.

 

Elle s’y assit, l’attira de force auprès d’elle. Il se laissa tomber presque à genoux, mais détournant toujours les yeux et n’osant la regarder.

 

Dans ses deux petites mains dégantées, elle serrait étroitement sa main, ses doigts s’entrelaçant aux doigts du jeune homme, voulant à toute force vaincre son obstination, lui communiquer son épouvante de l’avenir ; s’il persistait, le ramener à elle en augmentant ses regrets, s’il était possible encore.

 

Il aurait bien voulu fuir, se sentant éperdu sous cette caresse ardente, les yeux troublés, le cœur douloureusement serré.

 

– Raymond, je vous en supplie…

 

C’est à peine s’il eut la force de murmurer, d’une voix éteinte :

 

– Laissez-moi, Suzanne, adieu, il le faut…

 

– Raymond, dit-elle, aussi à voix basse, comme l’appelant dans une langueur d’amour… Raymond, je vous aime tant !

 

Il eut dans une contraction de la gorge un spasme de douleur horrible, insupportable. Mais par-dessus ces atroces angoisses, l’énergie surnageait.

 

– Adieu… Plus tard… Si vous saviez…

 

Elle portait à ses lèvres la main de Raymond et l’embrassait comme les mères embrassent doigt par doigt, les mains des enfants tout petits, et si fraîches et humides que fussent ces lèvres qui prononçaient de si douces et enivrantes paroles, Raymond sentait des brûlures qui lui faisaient mal… sa tête flottait dans une ivresse, ses yeux ne voyaient plus… et les paroles de Suzanne n’arrivaient à son oreille que comme venant de loin…

 

Et tout à coup, s’arrachant aux caresses de la jeune fille, il se mit à courir de toutes ses forces, gagnant la bordure de la forêt, pour s’éloigner d’elle, craignant de succomber à son amour, à ses prières si tendres et si douces.

 

Il ne s’arrêta point sur la lisière et s’élança dans la campagne. Elle s’était levée, elle aussi, interdite, ne comprenant pas, tout d’abord… Ce ne fut que lorsqu’il disparut qu’elle vit qu’il la fuyait… Elle s’élança.

 

Déjà, il était loin, courant toujours entre les moissons, dans les prés et les blés de la campagne, courant sans s’arrêter, comme un fou…

 

Elle tendit vers lui, d’un mouvement instinctif, ses mains suppliantes, et par deux fois appela :

 

– Raymond ! Où vas-tu, Raymond ?

 

Mais il était trop loin pour l’entendre.

 

Et quand elle ne le vit plus, pour ainsi dire évanoui derrière les arbres qui entouraient Méridon, elle sentit en elle un vide énorme, comme s’il avait emporté avec lui sa vie, son âme, son souffle, avec son bonheur. Et elle tomba sur la mousse, les bras en croix.

 

Quand elle se releva, elle reprit en trébuchant, les deux mains sur le front, le chemin de Maison-Blanche.

 

CHAPITRE LIII

 

Ce jour-là, Laroque avait été prévenu par une dépêche de Pivolot que Luversan était toujours entre la vie et la mort et qu’il ne parlait plus. Peu lui importait. Il redoutait des aveux complets. Si Luversan allait nommer sa complice.

 

Suzanne avait été malade, mais son père, croyant à une indisposition sans conséquence, ne s’en était pas autrement inquiété. Et il était parti pour Paris, où il voulait avoir un entretien avec M. de Lignerolles, le juge d’instruction.

 

Il trouva le magistrat au Palais, dans son cabinet. On le fit entrer aussitôt qu’il eut passé sa carte.

 

M. de Lignerolles se leva vivement, en le voyant entrer, vint à sa rencontre et lui tendit les mains. Puis il avança un siège.

 

Subitement, et après cette première effusion, le visage du juge avait changé, s’était assombri, et ce fut avec une sorte de tristesse qu’il le regarda, silencieusement.

 

Laroque ne s’aperçut de rien tout d’abord : il était confiant. L’avenir enfin, après tant de déboires, ne lui sourirait-il pas ?… La justice s’était trompée à son égard et l’avait déshonoré, il allait demander à la justice de réparer le mal qu’elle avait fait – ce qui lui serait facile, sans doute – et de lui rendre l’honneur.

 

« N’était-ce pas tout simple ? se disait-il. La justice est souveraine et toute-puissante. Elle s’est affaiblie, puisqu’elle s’est trompée. Elle regagnera ce qu’elle a perdu, en reconnaissant son erreur. »

 

Il n’avait pas la moindre inquiétude, et aucun doute, depuis l’arrestation de Luversan, ne lui était venu. Ce fut donc en souriant qu’il interrogea M. de Lignerolles :

 

– Vous comprenez mon impatience d’en finir, dit-il, car, depuis de longues années, j’ai subi trop de hontes, et quiconque les abrégera, ces hontes, ne fût-ce que d’un jour ou même d’une heure, pourra prétendre à ma vive reconnaissance. Voilà pourquoi je n’ai point tardé à venir vous trouver, monsieur de Lignerolles.

 

M. de Lignerolles se taisait.

 

La tristesse de son visage s’accentuait. Cependant Laroque était si éloigné de croire à un nouveau malheur qu’il ne s’apercevait de rien.

 

Il y eut un long silence, puis :

 

– Pardonnez-moi, monsieur Laroque, dit le juge à la fin, et écoutez-moi. Surtout ne vous désespérez pas et restez courageux. Vous voulez votre réhabilitation, entière, complète, et la révision de votre procès ?

 

– Oui. N’est-ce pas trop juste ?

 

– Certes, de toute justice.

 

– Eh bien ?

 

– Cette réhabilitation est peut-être impossible… Luversan agonise.

 

Laroque se pencha, croyant avoir mal entendu.

 

Le juge répéta avec une tristesse croissante :

 

– Impossible, si Luversan succombe sans avoir avoué devant la cour d’assises.

 

– Vous n’y pensez pas, monsieur de Lignerolles ? Rappelez-vous ce qui s’est passé… On m’accuse d’un assassinat… Je suis condamné… Pendant douze années, je suis le forçat Laroque – Roger-la-Honte – puis l’assassin est découvert. Il essaye de se faire justice, il va mourir, soit, mais il a avoué, devant des témoins qui sont des magistrats. Luversan peut mourir, maintenant. Que m’importe ! Vous oubliez…

 

– Je n’ai rien oublié.

 

– Et vous dites que la réhabilitation est impossible, s’il meurt ? Il y a une cause à cette impossibilité ?

 

– La loi !…

 

– La loi ! Allons donc ! Vous voulez rire… La loi me condamne injustement à une peine infamante… et la loi, plus tard, ne pourra reconnaître son injustice ?

 

– C’est la vérité. Lorsque j’ai vu Luversan se poignarder sous nos yeux, je compris qu’il nous échapperait en quelque sorte, malgré son aveu. Pourtant, doutant encore, espérant que le texte précis de la loi n’était pas présent à ma mémoire, je me suis renseigné. Tout en déplorant cette nouvelle et effroyable injustice, ils ont été unanimes dans leurs réponses. La loi est précise ; maintenant, je ne doute plus.

 

Laroque tomba, écrasé, sur une chaise.

 

– Mais ce serait monstrueux, monstrueux ! balbutiait-il.

 

Et après un silence que le juge n’osait interrompre, comprenant trop bien quelles devaient être les angoisses du pauvre homme :

 

– Cette loi, dit Laroque, d’une voix rauque, cette loi, je veux la connaître… je le veux… tout de suite…

 

Et pendant que le magistrat allongeait le bras vers un code, Laroque baissa la tête très bas, très bas, comme s’il allait écouter de nouveau sa condamnation.

 

M. de Lignerolles parla longtemps, et ses explications tombaient sur le cœur de Laroque comme autant de brûlures.

 

Quand il eut terminé, le pauvre homme s’écria :

 

– Ah ! monsieur de Lignerolles, monsieur de Lignerolles, la loi est coupable… soit… mais la loi est une chose inerte et je ne puis m’en prendre à elle… mais vous, le magistrat, vous êtes plus coupable encore… parce que ce qui arrive est votre faute. La loi met entre vos mains tous les moyens, tout le pouvoir possible pour éclairer votre conviction. Vous êtes coupable de vous être trompé… On ne joue pas ainsi avec l’honneur et le cœur d’un homme. Je vous criais, à genoux, et pleurant, mon innocence… Il fallait me croire !

 

Il s’exaltait en parlant… Ses gestes étaient brusques… Ses paroles étaient pleines de colère et d’amertume. Il se débattait dans une situation sans issue, le pauvre homme… et il souffrait ce qu’il avait souffert une fois, jadis, quand tout le monde le croyait coupable et qu’il voyait, pour ainsi dire, la honte se rétrécir autour de lui, comme une haute et infranchissable muraille, au-delà de laquelle jamais il ne lui serait plus permis de regarder !…

 

Le juge se taisait toujours, le front un peu rouge sous les reproches qui l’accablaient. Qu’eût-il dit à cet homme ? Et M. de Lignerolles baissait la tête…

 

Roger Laroque reprit :

 

– Lorsque j’ai combiné, contre Luversan, le plan qui a si complètement réussi, lorsque, ayant surexcité son âpreté au gain par la vue des richesses que j’étalais sous ses yeux et que je mettais presque à sa disposition par la facilité que je lui offrais de s’en emparer, je convoquai à la suprême entrevue que j’avais avec ce misérable, non seulement Tristot et Pivolot, mais aussi monsieur Lacroix ; je pensai à vous aussitôt. Je pouvais m’adresser à n’importe quel magistrat qui ne m’eût point refusé, dans cette circonstance. Je pensai à vous. C’est vous que je suis allé trouver, parce que je voulais vous donner l’occasion de réparer le mal que vous aviez fait ; parce que je me disais : « L’âme de cet homme n’est pas tranquille. Il achèvera sa vie dans le remords d’avoir fait condamner un innocent, s’il n’emploie pas ses forces à faire réhabiliter le condamné. » Et aujourd’hui, vous me dites : « La loi est ainsi, elle vous considérera toujours comme un coupable, c’est-à-dire comme un assassin. Pourtant, vous êtes innocent, je le sais, moi, néanmoins je ne puis rien pour vous. Passez votre chemin !… » C’est une dérision, monsieur de Lignerolles, et l’on appelle cela la justice !…

 

– Laroque, la douleur vous égare. Attendez au moins que Luversan soit mort. Dans tous les cas, vous obtiendrez votre grâce…

 

– Ma grâce… ne comprenez-vous pas que c’est, en quelque sorte, un second déshonneur ?… Ma grâce complète, ma condamnation… Je ne la demanderai pas…

 

– Vous la demanderez, monsieur Laroque, il le faut ; autrement vous ne seriez pas libre. Entre deux maux, il faut choisir le moindre…

 

– Je retournerai en Amérique… et je tâcherai d’oublier la France…

 

– Vous ne l’oublierez pas. On n’oublie pas la France, quand bien même on serait victime de ses lois, et frappé par elles injustement. Vous demanderez votre grâce et vous l’obtiendrez.

 

– Et je porterai toujours ce nom exécré de Laroque !

 

– Non, vous obtiendrez le droit d’en changer. Puis, si vous n’arrivez point, de par les lois, à la réhabilitation effective que vous aviez rêvée, vous aurez une réhabilitation morale ; car, malgré nos précautions, les journaux s’entretiennent déjà de votre affaire… Je ferai en sorte que les dramatiques détails de la mort de Luversan soient connus… Il y aura, n’en doutez pas, en votre faveur un mouvement de sympathie…

 

– Que m’importe ! C’est l’honneur qu’il me faut… Quand les journaux auront assez parlé de moi, ils passeront à autre chose. Je serai vite oublié. Le temps marchera. Ceux qui viendront ne se rappelleront pas les articles de journaux, et comme rien de précis, de légal, ne sera resté, ils ne se rappelleront que de Roger-la-Honte, sans se souvenir de Roger l’Innocent…

 

– Laroque n’existera plus. Vous aurez changé de nom.

 

Le pauvre homme soupira.

 

– Il le faudra bien, dit-il, mais ce n’est pas là ce que j’avais rêvé.

 

– Toute espérance de réhabilitation n’est peut-être pas perdue, dit le juge d’instruction, même si Luversan meurt.

 

Laroque releva les yeux ; il eut un geste de joie…

 

– Comment ! dit-il, serait-ce possible ?… Qu’entrevoyez-vous ?

 

– Vous rappelez-vous les aveux de Luversan ?

 

– Oui, le misérable a avoué qu’il est l’assassin de Larouette.

 

– Et ce n’est pas tout. Il a parlé d’un complice. Mais la mort le prendra peut-être avant qu’il l’ait nommé… ce complice !

 

– C’est vrai.

 

– Eh bien, voilà notre dernier espoir, notre dernière ressource : si nous découvrons ce complice, si nous l’arrêtons, si nous le faisons condamner, nous retombons dans la première des conditions prévues par la loi. La révision de votre procès est certaine.

 

Laroque hocha la tête.

 

– Oui, évidemment. Mais ce complice, où se cache-t-il ?

 

Ces derniers mots, Laroque les prononça faiblement. La complice, il ne la devinait que trop. Jamais il ne livrerait à la justice la mère de Raymond.

 

– Ce seraient de nouvelles angoisses ! ajouta-t-il. Et, si vous saviez, monsieur de Lignerolles, combien je suis fatigué, combien j’ai besoin de repos, comme je voudrais, désormais, non pas me laisser vivre, mais me laisser doucement mourir !… Je suis jeune encore, et pourtant je suis si vieux !…

 

– De l’énergie, Laroque !

 

– Je suis découragé…

 

– Puisqu’il le faut… pour votre fille !

 

Il garda longtemps la tête baissée. Il avait les bras ballants. Debout, il rêvait. Toute sa vie, si remplie d’amertume, passait devant ses yeux attristés.

 

– J’essayerai, dit-il. Mais je ne crois plus à rien.

 

Et saluant M. de Lignerolles, il le quitta pour courir à Ville-d’Avray. Le juge resta longtemps à réfléchir, puis tout haut :

 

– En dehors de ce complice, il y a un autre coupable… la Loi !…

 

CHAPITRE LIV

 

Tristot et Pivolot s’étaient bien gardés de faire connaître en détail à Laroque les preuves qu’ils avaient de la culpabilité de Luversan dans le meurtre de Brignolet et de la complicité de Mme de Terrenoire, comme receleuse et peut-être comme inspiratrice du crime. Ayant à cœur d’obtenir en faveur de Guerrier une ordonnance de non-lieu définitive, ils avaient redouté que Laroque ne se montrât par trop indulgent pour la femme du banquier qui l’avait obligé autrefois, dans une circonstance critique.

 

Le complice de Luversan eût mérité le châtiment suprême. Les deux policiers lui réservaient une fin terrible.

 

La veille du drame qui s’était déroulé à Ville-d’Avray, Tristot et Pivolot s’étaient présentés l’après-midi chez Mme de Terrenoire. Ils étaient certains de la trouver seule.

 

L’étrange femme ne vivait plus depuis qu’elle connaissait les terreurs de son complice. Chaque coup de sonnette la faisait tressaillir.

 

Quelques jours auparavant, Andréa songeait encore à la fuite… avec son amant. Mais maintenant, elle avait peur… peur de cet homme sinistre. Sa nature cauteleuse et lâche la rendait incapable de chercher un refuge dans la mort. Elle attendait son sort tout en nourrissant un secret espoir d’impunité.

 

La fuite imminente de Luversan, qu’elle se refuserait à suivre, la délivrerait d’un joug… dont elle voyait toute l’horreur. Mais l’assassin de Brignolet la dénoncerait-il s’il était arrêté ? Voilà ce qu’elle se demandait avec angoisse.

 

Et ces deux hommes sinistres qui l’avaient forcée à leur vendre la créance Kleper-Turner, savaient-ils réellement quelque chose ? Elle n’en pouvait plus douter. À force de tourner et retourner dans sa tête ce problème, Andréa en était venue à comprendre le but des acheteurs : pour avoir en main des billets de banque provenant de la caisse Terrenoire, ces hommes n’avaient pas reculé devant un sacrifice énorme.

 

Et elle était tombée dans ce piège enfantin, et maintenant la police avait une pièce à conviction contre la complice du fugitif. Elle se disait aussi que la fuite de Luversan n’empêcherait pas le procès de ce criminel, qui serait jugé par contumace. Alors, le juge d’instruction la convoquerait, l’arrêterait peut-être, pour lui demander compte du recel des billets de banque volés par l’assassin.

 

Que répondrait-elle aux questions du magistrat ? Elle se forgeait vingt systèmes de défense dont l’absurdité ne tardait pas à lui apparaître. Fuir toute seule ? Elle n’y songeait plus. Sa fille, Diane, rentrée auprès d’elle, se montrait douce et prévenante. La pauvre enfant attribuait la tristesse de sa mère à la mort de Mussidan, et elle avait pardonné, elle était redevenue comme autrefois une fille aimante, Diane aussi avait besoin de consolations.

 

Et pour cette enfant, déjà si éprouvée, Andréa n’avait pas le courage d’en finir avec une existence vouée désormais à l’infamie. Et chaque matin, comme le condamné à mort qui attend à son réveil la visite du bourreau, elle sortait d’affreux cauchemars pour rentrer dans une réalité plus terrible encore que les hallucinations du remords. Aussi, lorsqu’on lui annonça que Tristot et Pivolot insistaient pour lui parler tout de suite, tout son sang lui reflua au cœur. La sueur froide inonda son front.

 

– C’est bien, dit-elle à sa femme de chambre. J’y vais. Priez ces messieurs de m’attendre au salon.

 

Auparavant, elle prit dans le tiroir secret une liasse de valeurs dans l’intention de les brûler.

 

Soudain, la porte s’ouvrit. Bravant la consigne, Tristot et Pivolot pénétraient dans le boudoir d’Andréa. Mme de Terrenoire s’évanouit.

 

– Monsieur Tristot, dit Pivolot, veuillez faire diligence et aller prévenir monsieur de Terrenoire et monsieur Guerrier d’apporter avec lui tous les renseignements relatifs au vol du million.

 

M. Tristot comprit sans doute la pensée de son compère, car il ne fit aucune réflexion. Il partit aussitôt. Son collègue et ami entra dans le cabinet de toilette et y mouilla une serviette dont il frotta les tempes, le visage, les mains de Mme de Terrenoire.

 

Andréa ne tarda pas à revenir à elle. Et, en se voyant près de cet homme, en voyant les valeurs étalées devant elle, elle eut un cri d’épouvante, se leva, fit quelques pas en chancelant, et alla s’abattre dans un coin, à genoux, défaillante, sans forces. Pivolot ne dit pas un seul mot. Une demi-heure se passa ainsi, en cet étrange silence.

 

Tristot n’avait pas trouvé M. de Terrenoire à la banque, d’où on l’avait renvoyé à la Bourse. Ce fut là qu’il rencontra enfin le banquier.

 

Il l’aborda au moment où il le vit seul.

 

– Monsieur, dit-il, deux mots. J’ai à vous parler d’une affaire de la plus haute importance.

 

Terrenoire dévisagea Tristot et, ne se rappelant pas l’avoir vu :

 

– Il me semble que je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

 

– En effet. Et mieux eût valu pour vous ne jamais faire connaissance avec moi.

 

– De quoi s’agit-il ?…

 

– Du meurtre de Brignolet et du vol de la banque…

 

– Avez-vous découvert le coupable ? Serait-ce ce Luversan dont les journaux parlent ?

 

– L’un des deux coupables, oui, Monsieur ! c’est pour que vous vous trouviez en sa présence que je viens vous chercher.

 

– Je vous suis ! dit le banquier, sans soupçon. Montez dans ma voiture. Si vous le permettez, j’irai d’abord, à cinq minutes d’ici, reprendre ma fille chez son oncle où elle a déjeuné.

 

– Nous n’en avons pas le temps, dit Tristot en montant dans le coupé. C’est à votre domicile que nous irons d’abord.

 

Le banquier s’assit auprès de lui, intrigué, inquiet. Quelques minutes après, ils étaient rue de Chanaleilles.

 

À peine entré dans le salon, Tristot appuya la main sur le bras de Terrenoire, et d’une voix grave :

 

– Vous avez besoin de tout votre courage, Monsieur, vous aurez tout à l’heure à supporter une douleur terrible !…

 

Terrenoire ne comprit pas, mais il eut cependant un frémissement d’épouvante.

 

– Monsieur, dit enfin Tristot, pardonnez-moi de vous avoir conduit jusqu’ici et veuillez excuser ce qu’il y a de mystérieux dans ma conduite. Mon devoir, hélas ! est de vous révéler un terrible secret… Patienter davantage serait impossible ; vous pourriez vous trouver aux prises avec un déshonneur public, être livré à un scandale abominable.

 

– Mon Dieu, que se passe-t-il donc ?… Et d’abord, qui êtes-vous ?

 

– Je suis agent de police. Depuis le vol de votre caisse et le meurtre de Brignolet, je suis à la piste du voleur et du meurtrier…

 

– Serait-ce vous, par hasard, qui avez fait arrêter Guerrier ?

 

– C’est moi, au contraire, qui avec un collègue, ai beaucoup contribué à le faire mettre en liberté. Le meurtrier et le voleur que nous recherchions, ce n’était point votre caissier, que nous avons jugé innocent, dès le premier jour, mais ce Luversan dont les journaux parlent au sujet du crime de Ville-d’Avray ; mais il n’était pas seul.

 

– Le complice ?

 

– Une femme, et c’est ici surtout que commence la partie la plus douloureuse de la confidence que j’ai à vous faire. Luversan avait une maîtresse, et c’est avec cette femme qu’il a conçu, mûri et exécuté son crime.

 

– Vous en êtes sûr… dites-vous ?

 

– Nous vous représenterons la plupart des valeurs qui ont été volées dans votre caisse : déjà, grâce aux numéros qui nous ont été remis par votre caissier, nous avons découvert un grand nombre de billets de banque, lesquels sortaient tous des mains de Luversan et de sa maîtresse.

 

– Et cette femme, je la connais ?

 

– Hélas !

 

– Pourquoi semblez-vous si ému ?

 

Tristot gardait le silence, n’osant aller jusqu’au bout de sa terrible révélation.

 

– Pourquoi vous taisez-vous ? Vous me parliez tout à l’heure d’un grand chagrin ? D’où peut-il venir ?… De quelle femme est-il donc ici question ? Est-ce de la femme de mon caissier, qu’on sait que j’aime comme ma fille ?

 

– Non, il ne s’agit point d’elle.

 

– Est-ce de… est-ce de ma fille ? Mais non, c’est une horrible supposition ! Cela n’a pas le sens commun.

 

– Ce n’est pas votre fille… et il faudra même que votre fille ignore, s’il est possible, le fatal secret.

 

– Mais quoi donc ? grand Dieu ! Quoi donc ?

 

Tout à coup, il devint pâle…

 

La pensée de sa femme avait surgi soudain à son esprit. Est-ce d’elle qu’on parlait ? Telle fut son émotion qu’il flageola.

 

Tristot se précipita vers lui, le soutint dans ses bras et le fit asseoir dans un fauteuil.

 

– Celle dont nous parlons, dit-il, est ici, dans cette chambre… Vous n’avez qu’à ouvrir cette porte et vous la verrez.

 

Terrenoire se leva et se dirigea vers la porte. Au moment d’ouvrir, il se retint. Il avait peur !… C’était un doute horrible qu’il venait de concevoir… Et pourtant, au moment d’acquérir une certitude, il aimait mieux douter encore… Blême, furieux, il essuyait machinalement, du bout du doigt, des gouttes de sueur froide qui lui coulaient sur le front.

 

Ce fut d’un pas rapide, pareil à celui qu’on prête aux fantômes, qu’il se dirigea vers la porte. Il la poussa d’un coup brusque. Et quand elle fut ainsi grande ouverte, quand il eut vu, tout au fond, une femme affaissée, demi-folle, dans un coin du cabinet, au lieu d’entrer, il recula, étendant les deux bras en avant comme pour se défendre, comme pour écarter un affreux spectacle.

 

– Ma femme !… ma femme !…

 

Elle ne l’avait pas vu, elle ne l’avait pas entendu.

 

Les agents se taisaient, en le regardant, pris de pitié pour la terrible souffrance de cet honnête homme.

 

Pivolot s’approcha et lui prit la main :

 

– Monsieur, dit-il, croyez bien que ce n’est pas pour le seul plaisir de produire un effet mélodramatique que nous vous avons montré votre femme en flagrant délit de complicité de crime avec Luversan, l’assassin de Brignolet, le voleur de votre caisse… Toutefois, nous sommes obligés de saisir à titre provisoire cette liasse de billets de banque et de valeurs qui constituent des pièces de conviction.

 

– Alors, Messieurs, s’écria le banquier, pourquoi m’avoir prévenu si vous étiez résolus à me perdre ? Pourquoi emporter cet argent qui, d’ailleurs, m’appartient ?

 

– Sur ce dernier point, dit Tristot, rassurez-vous. Le tout vous sera rendu en temps utile, à l’exception de soixante-dix-huit mille francs de billets de banque que madame de Terrenoire nous a remis, il y a quelques jours, pour solder une créance.

 

– Quelle créance ?

 

– Peu vous importe ! Madame de Terrenoire devait la somme. Nous avions racheté la créance. Notre but était d’avoir en main des billets de banque provenant du vol accompli par l’assassin de Brignolet.

 

– Et vous êtes arrivés à votre but. Fort bien. Mais ne comprenez-vous pas, Messieurs, que l’arrestation de ma femme, receleuse, sa condamnation, c’est ma mort ? C’est le déshonneur d’une famille honorable. Or, Messieurs, j’ai une fille sur laquelle ce déshonneur retombera directement. Vous voyez bien que c’est ma propre condamnation, que vous m’avez tué en me révélant ma honte. Je ne comprends pas votre démarche.

 

Les deux policiers se hâtèrent de s’expliquer.

 

– En dehors des preuves que nous venons de vous indiquer, nous en possédons d’autres tout aussi concluantes. L’assassin sera arrêté avant quarante-huit heures. Il niera énergiquement jusqu’au bout et sera condamné quand même. Peut-être n’aurons-nous pas besoin de produire à la cour d’assises les billets de banque et les valeurs qui nous viennent de votre femme. En ce cas, nous vous les rendrons, et personne ne connaîtra jamais la receleuse. Dans tous les cas, il serait de toute prudence de vous mettre à l’abri, à l’étranger, jusqu’à la fin du procès. Des agents dépendant de la préfecture de police ne vous donneraient pas un tel conseil ; mais nous, Monsieur, nous ne dépendons de personne. Nous ne voulons qu’une chose, mais celle-là, nous la voulons absolument : faire éclater l’innocence de Jean Guerrier.

 

– Il a été remis en liberté…

 

– Provisoire. Bientôt, tout le monde l’accuserait de ce crime, si le véritable auteur du meurtre et du vol n’était pas découvert. Ce n’est pas tout : l’assassin de Brignolet a commis autrefois un autre crime pour lequel un innocent a été condamné. Cet innocent existe encore. Nous voulons le faire réhabiliter. Ainsi que vous le voyez, notre tâche consiste à prévenir une nouvelle erreur judiciaire et à en réparer une ancienne. Mais avant de nous séparer, ajouta Pivolot, nous devons vous donner un reçu des sommes que nous emportons. Ce reçu est préparé. Le voici. Veuillez le contrôler…

 

Le banquier lui coupa la parole.

 

– Eh ! Monsieur, dit-il, vous ne voyez donc pas que mon cœur éclate à la vue de cette malheureuse dont le silence est un aveu accablant. Vous me demandez de m’occuper de comptabilité en un pareil moment. Emportez tout ce que vous voudrez. J’ai autre chose à faire ici que de songer à mes intérêts matériels. J’ai à faire justice !

 

Andréa se jeta à ses pieds.

 

– Tuez-moi ! s’écria-t-elle. Tuez-moi tout de suite. Moi, je n’ai pas eu le courage d’en finir.

 

M. de Terrenoire leva le bras ; Tristot le retint.

 

– Et votre fille ? lui dit-il. Laissez cette femme à ses remords. Elle n’en a pas pour longtemps. Quant à vous, Monsieur, soyez convaincu que nous ferons tout ce qui est possible de faire pour vous épargner un déshonneur public.

 

Le banquier sentit que Tristot parlait en toute sincérité.

 

– Vous avez bien fait de me rappeler ma fille, lui dit-il. Je vous remercie. Quant à quitter Paris, je ne puis en ce moment. J’ai un devoir à remplir ici avant de songer à la fuite, ou… à la mort. Avant deux mois, ce devoir aura été rempli. En aurais-je le temps ?

 

– Oui, Monsieur. L’instruction des deux crimes commis par Luversan durera au moins six mois. Je vous le répète, tout me porte à croire qu’il n’avouera jamais et que, par conséquent, la justice n’aura pas à se prononcer sur le recel.

 

Le banquier, après avoir enfermé Andréa à clé, reconduisit les deux policiers et sortit avec eux. Tristot et Pivolot s’éloignèrent précipitamment après l’avoir salué. Ils avaient hâte de placer dans leur coffre-fort la fortune dont ils s’étaient érigés les dépositaires au nom de la sécurité publique. M. de Terrenoire remonta en voiture et se fit conduire, rue de Choiseul, chez son frère, où il devait reprendre Diane.

 

CHAPITRE LV

 

Après le suicide de Mussidan, Diane s’était, avec la permission de son père, retirée dans un couvent.

 

La pauvre enfant, si rieuse autrefois, si vivante n’avait guère de vocation pour le cloître, et si elle avait pris cette résolution désespérée, c’est qu’elle ne pouvait se faire à l’idée de se retrouver entre un père dont les témoignages d’affection lui semblaient des caresses volées, et une mère qui rougissait devant elle. Au cloître, elle vivait séparée de Robert de Vaunoise. Il le fallait. Comment pourrait-elle jamais divulguer au loyal jeune homme le secret de l’odieux mariage ! Et elle ne doutait pas qu’il ne vînt le lui demander, ce secret !

 

Ce fut dans un couvent de Tarbes qu’elle se retira… Son père avait choisi cette ville de préférence à toute autre, pour deux raisons : le climat du Midi conviendrait à Diane qui, depuis plusieurs mois, avait perdu ses belles couleurs et tournait à l’anémie. D’autre part, elle ne serait pas loin de son vieil oncle, M. Ludovic de Terrenoire, ancien colonel, retiré à Pau avec sa femme, depuis la perte de son fils unique, enlevé à l’affection des siens, à l’âge de vingt ans, par une maladie de cœur.

 

De la sorte, Diane ne serait pas trop isolée. La colonelle, qui l’adorait, irait la voir fréquemment, et, d’accord en cela avec le père, s’efforcerait de la ramener au monde.

 

C’était à Pau, pendant les vacances, que Diane avait connu Robert de Vaunoise. Ce jeune homme appartenait à une famille honorable, mais peu fortunée. Son père, magistrat à Paris, s’était lié avec le colonel à Salies-de-Béarn, où ces deux vieillards venaient chaque année soigner leurs rhumatismes.

 

Bien que très en froid avec son frère, à qui il reprochait de s’être jeté dans les finances au lieu de suivre la carrière des armes, Ludovic de Terrenoire, averti de l’amour de Robert de Vaunoise pour Diane, n’avait pas hésité à recommander ce jeune homme à son frère. « Le fils de mon ami, lui écrivit-il, est déjà un architecte distingué. Il aura à Pau, d’ici quelques années, une très belle situation ; mais si ses ressources lui permettaient d’exploiter son art à Paris, il s’y conquerrait rapidement une place distinguée. Ma femme et moi, nous laisserons à Diane notre petite fortune. Je pense, d’ailleurs, que tu peux doter Diane avantageusement. De son côté, Robert possède, du chef de sa mère, cinq à six mille livres de rente. Les deux époux ne seront donc pas trop malheureux. Il n’y a pas besoin d’être millionnaire quand on s’aime. »

 

Le banquier ne voulut pas tout d’abord faire part de la nouvelle à sa femme.

 

Il attendait d’avoir recueilli sur l’amoureux des renseignements complémentaires.

 

Le colonel lui facilita l’occasion de rencontrer Robert de Vaunoise dans une maison tierce, à Paris, où l’architecte s’était rendu avec le secret espoir d’y revoir Diane.

 

Robert plut à première vue au père de l’adorée. Le banquier l’invita à venir aux réunions musicales intimes qu’il donnait dans son hôtel de la rue de Chanaleilles. Tout était convenu entre les deux pères, lors de la grande soirée japonaise dont nous avons décrit les splendeurs, et où M. de Terrenoire se décida enfin à faire part à sa femme du double projet de mariage concernant Diane et Marie-Louise.

 

Cette nuit-là, Andréa était trop préoccupée de sa vengeance contre Guerrier pour s’émouvoir d’une décision qui allait la priver de Diane. Mussidan seul se sentit mordu au cœur par la jalousie en entendant son associé décider du sort de « sa fille ».

 

On n’a pas oublié les terribles circonstances qui obligèrent la jeune fille à manquer à la foi promise et à épouser Mussidan.

 

Avant d’entrer au couvent, elle eut à supporter un terrible interrogatoire de la part du colonel à qui son étrange mariage et l’accident non moins étrange où Mussidan avait trouvé la mort avaient donné à réfléchir. Elle ne lui répondit que par des larmes. Le vieillard renonça à obtenir d’elle, au moins pour l’instant, la justification de sa conduite.

 

– Diane est une folle ou une victime, dit-il à sa femme, quand la colonelle revint de Tarbes où elle avait conduit la désespérée.

 

Quant à renouer des relations avec les Vaunoise, il n’y fallait plus songer. En effet, M. Ludovic de Terrenoire avait reçu du magistrat la lettre suivante :

 

« Monsieur le colonel,

 

« J’ai trop de respect pour la loyauté de votre caractère, trop de confiance en la pureté de vos intentions, pour croire que vous avez approuvé le mariage significatif de votre nièce avec le capitaliste dont votre frère ne pouvait se passer à la suite de l’assassinat suivi de vol commis dans ses bureaux.

 

« Quelle que soit l’admiration qu’on puisse éprouver à l’égard d’une jeune fille qui se sacrifie à la fortune de son père, on ne saurait s’empêcher de reconnaître qu’une telle action a des conséquences irrémédiables. Jamais je n’admettrai qu’une raison purement matérielle, la raison d’argent, ait pu changer ainsi le cœur d’une fiancée.

 

« Pardonnez-moi, monsieur le colonel, de vous exprimer, en toute sincérité, mon opinion sur cette triste affaire. Et si je vous dis : adieu, croyez bien que c’est moi qui suis le plus privé d’interrompre un commerce d’amitié qui m’était si cher.

 

« Il le faut… pour votre nièce… pour mon fils.

 

« Votre ami quand même,

 

« DE VAUNOISE. »

 

Le père de Robert croyait que Diane s’était sacrifiée à la question d’argent ! Et il ne se gênait pas pour l’écrire à son vieil ami. Et son vieil ami partageait jusqu’à nouvel ordre cette manière de voir.

 

Seule la bonne tante n’était pas d’un avis aussi catégorique. En femme intelligente, expérimentée, réfléchie, elle sentait qu’il y avait autre chose que ce vilain argent dans ce mystère. Mais elle n’en parlait jamais à son mari, de peur de réveiller le chat qui dort. Quand il pensait à cet abominable mariage, le colonel pestait et jurait. Il allait même jusqu’à traiter son frère de « financier », expression qui, dans sa bouche, équivalait à la qualification d’homme intéressé, rapace, capable de tout vendre pour remplir sa caisse.

 

La colonelle se rendait à Tarbes deux fois par semaine. C’était pour l’apprentie recluse une grande joie que d’embrasser sa tante qui, sans avoir l’air d’y toucher, lui donnait des nouvelles de tout le monde, Robert compris.

 

Au trouble que le seul prononcé de ce nom : Robert, suscitait dans le cœur de Diane, la colonelle vit bien que la foi désirée, attendue, n’était point encore descendue du ciel. Sous l’influence du calme, d’un admirable climat où on a le privilège de respirer tout à la fois l’air pur de la montagne, les brises de la mer et le souffle embaumé de la vallée, Diane se sentait renaître. Elle redevenait la jeune fille enviée dont le visage gracieux et avenant était resté gravé dans la mémoire de Robert. Elle s’étonnait elle-même de se surprendre souriant à des riens, murmurant les doux chants de son enfance, ne pensant à Dieu que quand elle lui adressait les trop longues et trop fréquentes prières voulues par le règlement de la communauté.

 

Un mois ne s’était pas passé que la bonne tante disait à Diane :

 

– Tu n’as pas la vocation, mon enfant. Inutile de t’entêter à rester ici. Reviens chez nous, où tu seras bien. Ton père ne s’y opposera pas et j’arriverai certainement à obtenir de lui qu’il te confie à notre garde. Ta mère est trop occupée de ses plaisirs, vois-tu, pour élever une belle jeune… fille comme toi. Et puis, vois-tu, mon enfant, il ne faut jamais désespérer de l’avenir. En attendant, avoue que tu n’as pas la vocation.

 

Un silence éloquent fut toute la réponse de Diane. Elle n’avait pas la vocation.

 

Le soir même, au grand désappointement de la supérieure, Diane quittait le couvent.

 

Quant à M. Ludovic de Terrenoire, il était si ravi du retour de sa nièce, qu’il la reçut à bras ouverts et lui épargna toutes nouvelles questions désobligeantes.

 

Comment Robert de Vaunoise apprit-il tout aussitôt la libération de la recluse ? Nous n’oserions pas dire que la colonelle y fût pour quelque chose, mais nous avons des raisons de croire qu’elle commit directement ou indirectement cette indiscrétion.

 

Le surlendemain, comme la tante et la nièce s’étaient rendues en promenade au ravissant village de Bizanos, le hasard voulut (était-ce bien le hasard ?) que Robert vînt à passer sur leur chemin, et à se trouver face à face avec Diane, dont la colonelle, occupée à faire un bouquet le long des haies, s’était écartée.

 

Le jeune homme évita tout détour.

 

– On me défend de penser à vous, Diane. Approuvez-vous cette défense ?

 

– Oui, répondit-elle, d’une voix qu’elle essayait en vain d’affermir.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je vous ai trahi.

 

– Il le fallait et je vous pardonne. Vous aviez à sauver votre père de la ruine, de la banqueroute peut-être.

 

Lui aussi, il croyait à la raison d’argent !

 

– Allez, ajouta-t-il, j’ai tout compris. Votre sacrifice consommé, vous n’avez pas eu le courage, une fois seule avec cet homme qui se croyait assez riche pour vous acheter, de lui sourire, de répondre à son abominable amour. Et cet homme a découvert soudainement qu’il avait commis une lâcheté inutile, qu’il ne vous posséderait jamais, et, dans une lueur de clairvoyance tardive, il s’est tué. C’est ce qu’il aurait dû faire le jour où il osait proposer à votre père cet infâme marché. Vous ne répondez pas, vous n’avez rien à répondre… J’ai bien dit la vérité.

 

Diane baissait la tête, le visage caché sous le long voile noir des veuves.

 

– Je vous en prie, fit-elle, épargnez-moi… Vous ne savez pas… vous ne saurez jamais… Il y a des choses si affreuses qu’on ne peut les dire à personne, pas même à celui à qui on voudrait pouvoir tout dire. Non, ce n’est pas l’argent… Vous connaissez mal mon père… Quant à moi, jamais je ne bénéficierai de la fortune de mon mari. Adieu, Robert.

 

Et elle courut rejoindre sa tante, que Robert salua respectueusement au passage.

 

Ce n’était pas l’argent ? Alors, qu’était-ce donc ? Comment Robert aurait-il pu deviner ce drame intime ? Après avoir essayé de toutes les inductions, il reconnut que tant que Diane ne parlerait pas, il ne saurait rien. Et avec la confiance des amoureux, il en vint à se consoler, se disant : « Elle m’aime, que m’importe le reste ? Quand elle sera ma femme, elle s’expliquera, et, j’en suis bien sûr, elle n’aura pas à rougir de son explication. »

 

Robert comptait sur le temps, ce grand guérisseur d’infortunes. Il ne formait pas de plan, mais il agissait avec la logique de sa franchise. C’est ainsi qu’il n’avait pas hésité à renouveler ses aveux à Diane, devinant bien quelles devaient être les appréhensions de la sacrifiée. L’innocente enfant ne les avait-elle pas renouvelés elle-même, ses aveux, en trahissant sa pensée secrète ?

 

Adieu, avait-elle dit, sur un ton qui signifiait : Au revoir.

 

Le soir de sa rencontre avec Diane, Robert rentra transformé chez son père. Ce désespéré de la veille semblait radieux.

 

M. de Vaunoise s’imagina qu’il prenait son parti. Il se réjouit d’avoir, lui aussi, sacrifié une vieille amitié par amour paternel. Mais, quelques jours après, le magistrat dut en rabattre : Diane, rappelée soudainement par son père, était repartie pour Paris, et depuis ce moment Robert ne parlait plus, ne souriait plus, se laissait aller à la plus noire des mélancolies.

 

Et pourtant le jeune architecte aurait dû avoir mille raisons de se montrer joyeux. Ne justifiait-il pas tous les éloges que le colonel avait faits de lui à son frère ? Robert, recherché par les notabilités de la colonie étrangère, était déjà chargé d’importants travaux artistiques. Tout autre se fût enivré d’une telle réussite. Robert travaillait beaucoup, mais plutôt pour chasser le chagrin que pour donner un aliment à ses belles facultés d’artiste.

 

Pensait-il donc toujours à Diane ? M. de Vaunoise ne put en douter en recevant de Robert, parti à son tour pour Paris, la lettre suivante :

 

« Mon cher père,

 

« Vous allez être bien surpris et bien peiné, en apprenant que je quitte un pays où j’avais rencontré dans ma carrière tant de sympathies. Je sais que je perds très probablement l’occasion de faire ma fortune, mais je n’ai pu résister au désir que j’ai de me conquérir une situation dans la vraie ville des lumières. C’est à Paris seulement qu’un artiste peut se perfectionner et devenir quelqu’un.

 

Votre fils qui vous demande pardon, et vous embrasse tendrement.

 

« ROBERT. »

 

Le magistrat ne fut pas dupe. C’était à Paris seulement que son fils pouvait revoir Diane. Quant aux lumières sur lesquelles cet artiste ambitieux de devenir quelqu’un prétendait avoir recours, M. de Vaunoise savait bien qu’elles émanaient de deux yeux charmants cachés sous un voile de veuve. Qu’en adviendrait-il ? Le vieillard s’en rapporta à la Providence.

 

Robert prit le parti de s’en référer au colonel, dont il avait pu apprécier le bon sens et la fermeté de décision. Bien que, pour ne pas froisser son père, il eût cessé, à Pau, de rendre visite au retraité depuis la fameuse lettre de rupture, il ne doutait pas que l’oncle de Diane ne lui conservât toute son estime et toute son amitié.

 

Le surlendemain, le colonel recevait la lettre suivante :

 

« Mon cher colonel,

 

« Certain que vous ne m’avez pas gardé rancune de mon apparente froideur et que vous ne vous faites aucune illusion sur le but de mon départ pour Paris, je viens, comme j’aimais à le faire autrefois, vous demander conseil.

 

« Il ne s’agit plus de connaître les motifs secrets qui ont fait agir ma fiancée. Je les saurai un jour, ces motifs, si… et quand je les saurai, je regretterai certainement d’avoir douté un instant d’une affection dont Diane m’a donné une nouvelle preuve, il y a quelques jours à peine.

 

« Que faire ? À qui parler ? Je suis parti de Pau en formant mille résolutions, fort belles en théorie, mais bien difficiles à accomplir. On peut m’accuser d’être un ambitieux vulgaire, de courir après une fortune. Toutes les apparences, il est vrai, seront contre moi ; le monde est si méchant ! Mais que m’importe l’opinion de ce qu’on est convenu d’appeler le monde ! En dehors des affections sincères, je fais peu de cas des indifférents, toujours prêts à négliger leurs affaires pour s’occuper de celles des autres. Ce qui me préoccupe, c’est d’obtenir l’assentiment des parents de Diane, c’est de déterminer Diane elle-même à quitter au plus vite ses vêtements de deuil qu’elle n’a pas mérités. La mort de ce Mussidan cache un mystère de famille dont ma fiancée a été la victime. Nous nous imaginions qu’il y avait là-dessous une fort vilaine question d’argent. Eh bien, non ! il y a autre chose. Quoi ? Je ne veux pas le savoir ! J’ai la foi en Diane et cela me suffit.

 

« Et voilà pourquoi, mon cher colonel, je viens vous demander conseil, vous promettant de suivre de point en point vos sages avis. Vous aimez Diane, vous aviez préparé notre union, vous êtes étranger aux motifs secrets de la rupture, vous seul pouvez nous sauver.

 

« Veuillez agréer, mon cher colonel, l’expression de mon amitié respectueuse et dévouée.

 

« ROBERT DE VAUNOISE. »

 

M. Ludovic de Terrenoire n’était pas homme à répondre par lettre à des questions aussi graves. Il se contenta d’adresser à Robert la dépêche suivante, fort éloquente dans son laconisme :

 

« Viendrai réinstaller à Paris la semaine prochaine et vous préviendrai de mon arrivée. Bon courage. »

 

Le jour béni arriva ; le colonel, à peine installé rue de Choiseul où il s’était fait meubler un confortable pied-à-terre, invita son protégé à déjeuner. Robert fut reçu par les deux vieillards avec la même affabilité qu’autrefois. Que d’heureux moments il avait passés ainsi à Pau, alors que Diane illuminait de sa présence l’intérieur un peu monotone de ces braves gens qu’un deuil irréparable avait achevé de vieillir !

 

Durant le repas, on se garda bien de mettre la conversation sur ce terrain brûlant. Mais après le café, la colonelle s’empressa de les laisser seuls, et tout aussitôt M. Ludovic de Terrenoire dispensa son convive de commencer l’attaque, en lui disant à brûle-pourpoint :

 

– Eh bien ! Qu’est-ce que vous savez, vous ?

 

Robert ne s’attendait pas à une invitation aussi subite dans le domaine du secret.

 

– Mais…, balbutia-t-il, je ne sais rien.

 

– Bah ! Vous savez toujours ce que Diane vous a dit.

 

Robert comprit un peu tard qu’il avait commis une indiscrétion. On devrait toujours tremper sa plume sept fois dans l’encrier avant d’écrire une lettre compromettante. Il fallait s’exécuter : Robert répéta mot à mot la conversation qu’il avait eue avec Diane, à Bizanos.

 

L’oncle l’écouta attentivement. Quand Robert eut cessé de parler, le vieillard alluma sa pipe et, comme s’il oubliait la présence du principal intéressé, il se renferma dans une méditation durant laquelle l’architecte eut le temps de fumer trois cigarettes.

 

– C’est étrange…, conclut enfin le colonel. Ma foi, j’y perds le peu de latin que j’ai conservé de mes études scolaires. Cependant, il me semble que la première chose à élucider, c’est ce diable de secret.

 

Robert n’était pas de cet avis.

 

– Eh bien ! non, mon cher colonel, et je vais vous le prouver. Mussidan s’est fait justice.

 

– Et il a fort bien fait, déclara le retraité. Au surplus, ce citoyen, que j’ai eu l’occasion de voir deux ou trois fois dans ma vie à leur satanée boutique d’argent, ne m’inspirait qu’une confiance relative. C’est lui qui, grâce à ses capitaux, a poussé mon frère dans la funeste voie de la Finance, alors que nous ne comptions pas encore un spéculateur parmi les Terrenoire, depuis le neuvième siècle jusqu’à ce jour. Il y a un autre mystère, dont vous faites abstraction, et qui me préoccupe, moi : cet assassinat suivi de vol… une vilaine affaire, mon cher ami, où le nom de Terrenoire reviendra trop souvent sur le tapis, lors du procès. En apprenant la sinistre nouvelle, je me suis écrié : « Mon frère est ruiné ! » Je me trompais, j’avais compté sans l’associé, monsieur de Mussidan.

 

Robert eut un frisson. Le colonel voulait-il dire par là que l’auteur du crime et du vol fût celui dont Diane portait encore le nom ? Mais peu lui importait. Il était venu pour parler de Diane et non de l’assassin de Brignolet.

 

– Mon cher colonel, dit-il, je crois que nous n’avons rien à gagner à vouloir approfondir une question qui, au fond, est maintenant indépendante de celle qui nous occupe.

 

Le colonel eut un léger mouvement d’impatience.

 

– Pardon, fit-il. Je ne suis pas venu seulement à Paris pour vous. Comptez sur mon dévouement, mais n’espérez point que je me désintéresse d’un mystère où pourrait sombrer l’honneur de notre famille et par conséquent de la vôtre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai vu mon frère hier, qu’il m’a demandé de vos nouvelles avec beaucoup d’intérêt, et qu’à mon avis il serait très heureux de vous voir faire les premiers pas.

 

– J’irai, dit Robert, avec une inquiétude visible.

 

Robert se sépara du colonel avec l’intention formelle de voir, le jour même, le père de Diane. Il se rendit directement à la maison de banque. M. de Terrenoire, à qui il fit passer sa carte, travaillait avec Margival et Jean Guerrier.

 

Le banquier expédia rapidement sa besogne, congédia ses employés, et donna l’ordre d’introduire le visiteur.

 

– Excusez-moi, dit ce dernier en entrant, d’être venu vous déranger jusque dans vos bureaux. Mais l’entretien, que nous devons avoir ensemble, exige le plus grand secret.

 

M. de Terrenoire s’inclina en désignant un siège à l’architecte.

 

– Monsieur, dit-il, mon intention n’est nullement de récriminer sur le passé. J’ai pu croire un instant que votre fille, éblouie par la fortune de l’homme dont elle porte le nom, désireuse de vous complaire, avait oublié et trahi ses serments. Il y a certainement, dans la décision si subite et si imprévue que vous avez prise contre moi, un mystère, une fatalité…

 

M. de Terrenoire, qui avait pâli, l’arrêta sur ce dernier mot.

 

– Pardonnez-moi, monsieur de Vaunoise, je n’ai pris, quant à moi, aucune décision contre vous. Ma fille a agi en pleine liberté.

 

Le père de Diane parlait-il sincèrement ? Son ton l’indiquait, mais Robert ne pouvait pourtant pas accepter cette protestation.

 

– Je dois vous croire, dit-il au banquier, mais alors, le mystère devient encore plus impénétrable. Je vous jure que Diane n’a jamais aimé monsieur de Mussidan, et que, par conséquent, elle n’a pu l’épouser qu’en se sacrifiant. Tenez ! j’arriverais bien à vous le prouver, si vous consentiez à me relater de point en point toutes les circonstances qui ont précédé le mariage.

 

M. de Terrenoire devint blême.

 

– Mais, s’écria-t-il, c’est un interrogatoire, que vous me faites subir.

 

– Je n’ai point cette prétention.

 

– Je vous répète que je me suis gardé d’influer sur l’esprit de ma fille, que j’ai même pris votre défense. Il m’a fallu céder à Diane qui s’est trouvée très honorée de la demande en mariage de mon associé.

 

Cette appréciation froissait toutes les susceptibilités du jeune homme.

 

– Et vous croyez aussi, s’écria-t-il, que votre associé a été victime d’un accident ?

 

– Je le crois. C’est d’ailleurs l’avis du médecin qui a été chargé de l’examen légal.

 

– Eh bien ! moi, je crois que votre associé s’est fait justice. Il a reconnu trop tard qu’il avait commis une lâcheté.

 

M. de Terrenoire se leva, et d’un ton sec :

 

– Enfin, Monsieur, pourriez-vous me dire le but de votre visite ?

 

Robert sentit qu’il était allé trop loin.

 

– Excusez-moi, monsieur de Terrenoire, vous aimez votre fille, toute votre ambition est de la voir heureuse. Diane est redevenue libre. Elle m’avait aimé, elle m’aimait encore, elle m’aime !

 

M. de Terrenoire se rassit. Une telle affirmation l’étonnait un peu.

 

– Que ma fille vous ait aimé, je n’en doute pas, Monsieur, mais ce sentiment n’a pas duré aussi longtemps que vous l’auriez désiré, puisqu’elle a accepté la main de monsieur de Mussidan. Sur quoi vous basez-vous ?

 

Robert de Vaunoise n’hésita pas à raconter au père, comme il l’avait fait à l’oncle, sa conversation avec Diane. Restait le point délicat : la question d’argent.

 

– Si Diane, dit-il, consentait à m’accorder de nouveau sa main, je serais le plus heureux des hommes, mais à deux conditions : 1° qu’elle ne bénéficiera pas de la fortune laissée par votre associé ; 2° que vous ne lui donnerez pas de dot. Sur le premier point, je suis rassuré, Diane m’a déclaré elle-même qu’elle entendait ne jamais bénéficier des millions de M. de Mussidan.

 

Une grande stupéfaction se peignit sur les traits du banquier.

 

– Diane, s’écria-t-il, vous a fait cette déclaration ?

 

Était-ce de l’étonnement joué ? Le banquier n’éprouvait-il pas plutôt une amère déception ? Robert ne savait que penser.

 

– Diane me l’a déclaré, répéta-t-il.

 

– Puisque vous avez vu ma fille, dit-il, vous avez toute liberté de vous adresser directement à elle. Diane est libre de ses actions. Et de même que j’ai accepté une première fois une alliance qui me paraissait des plus honorables, je l’accepterai de nouveau si vous tombez d’accord avec ma fille. Je vous demanderai toutefois, deux ou trois jours de répit.

 

Robert ne releva pas ce dernier mot, qu’il attribua au désappointement du banquier. Il se retira, fort ennuyé du compte rendu qu’il aurait à faire au colonel.

 

Le soir même, le banquier, profitant de l’absence d’Andréa, interrogea sa fille.

 

– Tu as revu Robert ?

 

Elle baissa les yeux sans répondre.

 

– Tu l’as revu, répéta-t-il. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

 

Elle ne répondit toujours point.

 

– Robert, continua-t-il, m’a tout raconté. Il t’aime toujours. Il m’a redemandé ta main… d’accord avec toi, paraît-il.

 

La jeune veuve se décida à parler.

 

– Il n’y a aucun accord entre nous, dit-elle, j’ai eu tort de lui laisser voir le fond de ma pensée. Je ne saurais plus être sa femme. J’entrerai définitivement en religion le mois prochain. Je vois bien qu’il le faut.

 

– À ton âge ! Es-tu sûre d’avoir la foi ? Et d’abord, tu as déclaré à Robert que tu l’aimais ; c’est un sentiment qui concorde mal avec une aussi grave résolution. Réfléchis avant d’agir.

 

Tout en lui donnant ces sages conseils, M. de Terrenoire examinait attentivement sa fille. Il fit une étrange découverte : le regard de l’enfant, autrefois si doux, si franchement heureux, était devenu sombre et désespéré. M. de Terrenoire le connaissait, ce regard. C’était le regard de Mussidan.

 

– Pourrais-tu m’expliquer, demanda-t-il à Diane, pour quel motif tu as déclaré à Robert que tu ne voulais en aucune façon profiter de la fortune laissée par ton mari ?

 

Avec une grande présence d’esprit, elle répondit :

 

– Je n’ai pas besoin de fortune pour entrer dans un couvent.

 

– Mauvaise raison. Tu ne dis pas la vérité. D’abord, tu n’entreras pas dans un couvent, attendu que ce n’est pas ta place. Il faudrait renoncer à tous les biens de la terre, et si tu es prête à renoncer à la fortune, je sais que tu n’as pas encore sacrifié ton amour. Tu n’as jamais cessé d’aimer Robert. Pourquoi donc as-tu épousé Mussidan ?

 

Elle ne pouvait se sauver, sauver sa mère, qu’en recourant à la raison d’argent, la seule en laquelle tout le monde avait foi.

 

– Monsieur de Mussidan m’aimait, dit-elle. Je savais qu’il vous avait sauvé de la ruine après la catastrophe. J’ai considéré qu’il était de mon devoir de ne pas repousser sa demande.

 

Elle avait su prendre un tel accent de sincérité que son père la crut encore.

 

Il la pressa contre son cœur.

 

– Pauvre enfant, disait-il, tu t’es sacrifiée pour moi. Avant d’entrer de nouveau au couvent, je t’ordonne de réfléchir deux ou trois mois encore. Monsieur de Vaunoise me paraît décidé à te redemander ta main. C’est un garçon délicat ; il ne voudrait pas qu’on l’accusât de rechercher la fortune dans le mariage. Là est peut-être le plus grand obstacle à votre union. Quant à moi, à qui vous paraissez peu songer, je ne voudrais pas non plus passer aux yeux du monde pour m’être garanti l’association de mon pauvre ami par un mariage dont j’aurais été l’inspirateur. Tu me feras le plaisir de soumettre en temps utile mes observations à monsieur de Vaunoise. Vous ne voudriez pas, j’espère, vous faire une réputation de désintéressement à mes dépens.

 

Diane était enchantée de la tournure que prenait l’affaire, mais elle ne voyait pas comment jamais les choses pourraient s’arranger et la solution du couvent lui paraissait la meilleure… jusqu’à nouvel ordre.

 

Diane promit à son père de réfléchir encore deux mois. Excellente façon de gagner du temps.

 

En faisant part à Andréa de la résolution de sa fille, le banquier essaya vainement de pénétrer le fond de la pensée de cette femme astucieuse et dissimulée. Elle joua l’étonnement et poussa la comédie jusqu’à plaisanter les scrupules des deux anciens fiancés qui, déclarait-elle, n’étaient pas de leur siècle.

 

M. de Terrenoire eut à subir le lendemain un nouvel assaut au sujet de la question de Mussidan.

 

S’étant rendu chez son frère, qu’il chargea d’informer Robert de la détermination de Diane, le colonel s’écria :

 

– Voilà de braves enfants. Ils ne veulent pas de l’argent de ton prétendu ami, monsieur de Mussidan, de ce personnage sinistre qui attristait la maison et qui, je te l’avais dit bien des fois, devait te porter malheur. Ils ont bien raison et je les approuve des deux mains. Tu avais la fortune, ou tout au moins une situation aisée, tu as voulu l’opulence et tu t’es fourré jusqu’au cou dans les combinaisons d’argent. Tu as réussi et tu n’es pas heureux. Voici maintenant que la justice est obligée de mettre le nez dans tes affaires. C’est agréable pour les Terrenoire !

 

Le banquier se récria. Est-ce que c’était sa faute si un malfaiteur inconnu avait assassiné un de ses garçons de recette et vidé la caisse de la banque ?

 

Le colonel fut impitoyable.

 

– Eh bien ! puisque tu avais été volé, répliqua-t-il, il fallait subir valeureusement les conséquences de ce vol. Tu n’aurais jamais dû recourir à la bourse de ce Mussidan, qui ne s’est exécuté que pour te rançonner ensuite dans ce que tu as de plus cher. Diane ne serait pas aujourd’hui obligée de chercher un refuge au couvent pour échapper à une situation plus difficile à résoudre que tu ne le crois. Elle serait la femme de Robert.

 

Le banquier se fâcha tout rouge malgré la déférence qu’il devait à son frère aîné. Comme il l’avait fait à Robert de Vaunoise, il jura qu’il n’était pour rien dans ce mariage qu’on lui reprochait comme une mauvaise action.

 

– Alors, c’est ta femme ! s’écria le colonel. Du reste, rien ne m’étonne de la part de ma belle-sœur, dont les besoins de luxe guident toute la conduite. Ce n’est pas elle qui se désintéresserait des millions de Monsieur. Bref, je ne suis pas tranquille. Il s’est passé dans ta maison, quelque chose de fort suspect.

 

Cette sortie du colonel bouleversa de nouveau l’esprit de M. de Terrenoire, mais Diane, qui se tenait sur la défensive, sut encore dissiper les doutes de son père. Andréa ne se montra pas moins habile, et bientôt, le banquier, absorbé par ses travaux, heureux de la mise en liberté de Guerrier, partagea sa vie entre ses deux filles : Diane et Marie-Louise, passant alternativement ses soirées chez lui et chez Margival.

 

Cette quiétude ne devait pas durer. On a vu plus haut par quel coup de foudre M. de Terrenoire apprit à la fois le nom de l’assassin de Brignolet, qui n’était autre que l’amant de sa femme, et la complicité d’Andréa comme receleuse du vol.

 

Quel parti allait-il prendre ? Quel châtiment réservait-il à cette grande coupable ?

 

CHAPITRE LVI

 

Au sortir du cabinet du juge d’instruction, Roger Laroque s’était fait conduire en toute hâte à Ville-d’Avray. Allait-il trouver un nouveau cadavre dans la maison de Larouette ?

 

Luversan mort, c’était la ruine de toutes ses espérances. Roger Laroque aurait lutté vainement jusqu’au bout de ses forces pour obtenir sa réhabilitation. Luversan mort, il ne restait plus à Roger-la-Honte qu’à demander sa grâce. Roger ne voulait pas se sauver en perdant la mère de Raymond.

 

Si Luversan avait nommé Andréa, c’était encore perdre, par un déshonneur immérité, le banquier qui, sans le connaître, lui avait prêté autrefois une grosse somme d’argent pour lui épargner la faillite.

 

Et soudain un espoir revint à l’homme qui maintenant pouvait rejeter ce nom d’emprunt, William Farney, puisque, d’après l’aveu même de M. de Lignerolles, la presse parisienne entreprenait déjà une campagne en faveur de sa réhabilitation. Si Luversan vivait encore ? Si, avant d’expirer, le remords pouvait avoir raison de lui ? Si Roger Laroque obtenait de ce scélérat un aveu écrit ? Cinq mots suffiraient : J’ai assassiné Larouette et Brignolet.

 

Avec une telle preuve, la justice serait mal venue à se retrancher derrière des formalités de jugement dont aucun esprit sensé ne saurait admettre la valeur, même juridique.

 

Un seul homme pouvait obtenir cet aveu écrit : Roger Laroque.

 

Arrivé à Sèvres, où il prit une voiture pour Ville-d’Avray, Roger constata que M. de Lignerolles lui avait dit la vérité. Oui, la presse prenait en main son affaire et vigoureusement. De nombreux camelots criaient par les rues les feuilles publiques en annonçant : Le crime de Ville-d’Avray ! Une erreur judiciaire ! Agonie de l’assassin dans la maison de la victime ! Détails complets !

 

Roger acheta l’un de ces journaux et lut l’article suivant qui s’étalait en première page avec un titre en gros caractères :

 

« Nous avons raconté avec les détails les plus circonstanciés l’arrestation si extraordinaire de Luversan, l’assassin de Larouette dans la maison même où, la nuit du 24 juillet 1872, il accomplit son épouvantable forfait.

 

« On ne saurait trop admirer l’énergie déployée par M. Roger Laroque pour réparer lui-même l’erreur judiciaire dont il a été victime.

 

« Alors que la police et la justice, confiantes dans la cause jugée, avaient cru pouvoir se désintéresser des doutes que cette cause célèbre laissait dans l’esprit du public, M. Laroque, évadé du bagne, se refaisait une fortune en Amérique, sous le nom de William Farney.

 

« Grâce à son intelligence, il acquérait ainsi la seule puissance avec laquelle un homme énergique puisse arriver au but : L’OR.

 

« Et s’il l’avait désirée, cette fortune, ce n’était point pour se procurer les vaines jouissances du luxe. Cet honnête homme n’avait d’autre ambition que de rentrer en France et d’y dépenser, s’il le fallait, jusqu’à son dernier dollar, pour trouver l’assassin de Larouette.

 

« Si M. Roger Laroque n’a pas été reconnu, c’est grâce à un acte d’héroïsme accompli en Amérique où il a sauvé une jeune fille dans un incendie en traversant les flammes. On crut qu’il ne survivrait pas à ses affreuses brûlures ; pendant trois mois, il fut entre la vie et la mort. Il guérit enfin, mais il était défiguré.

 

« Tout autre eût éprouvé une véritable angoisse en se voyant défiguré ; lui, au contraire, s’en réjouit ; il était sûr maintenant qu’il passerait pour un étranger dans sa patrie.

 

« Et maintenant, il reste à la justice à faire son devoir. Une prompte réhabilitation rendra à M. Roger Laroque l’honneur qu’un jugement inique lui a ravi, mais elle ne saurait effacer de l’esprit du vieillard le souvenir des tortures qu’il a endurées. »

 

Suivaient des détails très étendus sur l’agonie de Luversan, dont le dénouement fatal ne pouvait être retardé par la science des médecins.

 

Roger Laroque s’étonna de ce que la presse fût déjà au courant des renseignements confidentiels qu’il avait donnés aux juges. Mais peu lui importait. Il avait l’opinion publique pour lui, c’était le principal. Arriverait-il à temps pour obtenir les aveux de Luversan ?

 

Comme il approchait de la maison Larouette, il entendit de grandes rumeurs au milieu desquelles dominaient les cris : « À mort ! à mort ! »

 

Il courut comme un fou jusqu’à la maison fatale. Et c’était maintenant lui, la victime, qui allait essayer, s’il en était temps encore, de sauver l’assassin. La porte était barricadée à l’intérieur. Aux fenêtres, deux hommes courageux, Tristot et Pivolot, parlementaient avec la foule, espérant l’adoucir par des paroles jusqu’à l’arrivée des gendarmes.

 

Déjà, la porte volait en éclats, et les lyncheurs allaient entrer dans la place, lorsqu’un vieillard s’écria :

 

– Arrêtez, Messieurs, je suis Roger Laroque. S’il appartient à quelqu’un de faire justice, c’est à moi, moi seul. !

 

Le nom de Roger Laroque passa de bouche en bouche. Un grand silence se fit. Chacun voulait voir la victime de l’erreur judiciaire.

 

Roger, devant qui tous se découvraient, s’ouvrit un passage dans la foule, et, se plaçant devant la porte brisée, prononça d’une voix ferme ces paroles :

 

– Messieurs, je vous en supplie, respectez les derniers moments du misérable qui agonise ici. Vous voulez le tuer. Moi, j’ai besoin qu’il vive. Vous me plaignez, vous voulez ma réhabilitation. Eh bien, sachez-le, c’est mon juge lui-même qui me l’a dit : je ne serai pas réhabilité, je ne puis pas l’être, la loi me le défend, si Luversan meurt, si un nouveau jugement condamnant le véritable assassin de Larouette ne contredit pas le premier jugement qui m’a condamné aux travaux forcés à perpétuité.

 

Des applaudissements couvrirent ces derniers mots. Ceux qui avaient entendu le vieillard se retirèrent paisiblement, mais d’autres arrivaient, voulaient voir et dans l’ignorance de ce qui venait de se passer, criaient à leur tour : « À mort ! à mort ! »

 

Roger dut répéter à cinq reprises son allocution à la foule sans cesse renouvelée. Il sentait les forces lui manquer, lorsque les gendarmes de plusieurs brigades des environs arrivèrent enfin.

 

La force brutale fit plus que la raison. En moins de cinq minutes, la villa maudite fut dégagée. Roger, assis auprès du docteur Vandeuil, examinait le criminel. Immobile sur sa couche, les yeux fixes, le misérable avait peur et ce sentiment dominait ses souffrances physiques.

 

Plus clairvoyant que le médecin, Roger en conclut qu’une amélioration sensible s’était déclarée dans l’état du blessé. Du moment que Luversan était en proie à la frayeur, c’est qu’il espérait encore en la vie, que les ombres de la mort s’étaient dissipées soudainement autour de lui, qu’il se raccrochait à l’existence.

 

Cependant, le commissaire ne savait à quel parti s’arrêter.

 

Laroque eut une inspiration de génie. Puisqu’on ne pouvait encore faire transporter Luversan dans un hôpital, on ne s’en tirerait que par une bonne ruse de guerre. On ferait amener une voiture, on simulerait le départ du blessé, et, protégé par les gendarmes, le convoi, précédé du commissaire qui aurait soin de ceindre son écharpe, irait jusqu’à la gare de Sèvres, d’où on ferait semblant de diriger sur Paris, dans un wagon spécial, le criminel.

 

Cette idée parut lumineuse aux magistrats ainsi qu’à MM. Pivolot et Tristot. Ce dernier s’offrit à remplacer le moribond, aux risques de se voir écharper par la foule si le convoi venait à être coupé. Pivolot l’approuva tout en lui recommandant la prudence.

 

Cinq minutes après, les milliers de curieux répandus autour de la maison Larouette, aperçurent un homme qu’on descendait inerte, les bras ballants, la tête renversée en arrière, du perron de la villa Larouette et qu’on hissait dans un fiacre avec les plus grandes précautions.

 

Tristot, étendu au fond de la voiture, ne pouvait s’empêcher de rire sous cape en jouant ainsi, lui, sans peur ni reproche, le rôle de criminel protégé par la force armée. Un moment il ne riait plus. Des gens féroces avaient réussi à s’approcher de la voiture. Une grosse pierre, brisant une des glaces, pénétra à l’intérieur et frappa au front le faux Luversan. M. Tristot en fut quitte pour une légère contusion. Les gendarmes refoulèrent les agresseurs. Des gardiens de la paix, accourus à leur tour, leur prêtèrent main-forte.

 

On arriva sans encombre à la gare de Sèvres, et Tristot, qui continuait admirablement sa comédie sinistre, fut monté à force de bras dans un wagon de première classe. Quand la locomotive siffla et que le train se mit en mouvement, une immense clameur retentit au-dehors et au-dedans de la gare :

 

– À mort l’assassin ! À mort !

 

À Ville-d’Avray, cinq gendarmes étaient restés pour garder la maison. Ils ne se donnaient pas la peine de refouler les curieux que la mère Dondaine reconduisait habilement en leur disant :

 

– L’assassin a été emmené à Paris. Courez vite à la gare de Sèvres. Vous le verrez peut-être encore.

 

La soirée fut tranquille, grâce au préfet de police qui avait eu la précaution de prévenir la presse du transport de Luversan à l’hôpital Beaujon. Les journaux du soir furent unanimes à insérer cette nouvelle « authentique ».

 

Le docteur Vandeuil s’était retiré un peu plus rassuré sur l’état du sujet.

 

Une fois seul avec Pivolot, dont la surveillance ne se relâchait pas d’une semelle, Roger se décida à profiter tout de suite de la demi-résurrection de Luversan. Mais il ne pouvait rien tenter en présence d’un tiers.

 

– Monsieur Pivolot, dit-il, permettez-moi de parler un instant, tout seul, au blessé.

 

– À quoi bon, monsieur Laroque ? Il n’est pas en état de vous entendre. S’il l’était d’ailleurs, il ferait semblant de ne pas vous avoir entendu.

 

– Laissez-moi essayer, je vous en supplie. Si cet homme meurt, et l’agonie peut le ressaisir d’un instant à l’autre, je ne serai jamais qu’un gracié.

 

– Je le veux bien, consentit le policier, mais prenez garde de vous emporter et de provoquer une nouvelle crise qui l’emporte en quelques instants. Hâtez-vous. Le docteur Vandeuil va revenir et nous aurons tout à l’heure une nouvelle consultation des médecins délégués par le parquet.

 

Roger Laroque pénétra dans la chambre où Luversan, toujours immobile, les yeux fixes, le visage exsangue, retenait sa vie prête à lui échapper. L’assassin ne parut pas avoir remarqué l’entrée de sa victime. Toutefois, il ferma les yeux. Laroque ne se laissa point prendre à ce sommeil improvisé.

 

– Luversan, dit-il, c’est moi, Roger Laroque, que vous avez fait condamner à votre place aux travaux forcés à perpétuité.

 

Luversan ne rouvrit pas les yeux, mais les mouvements fébriles de sa physionomie indiquaient qu’il avait entendu.

 

– Luversan, reprit l’ancien forçat, c’est moi, Roger Laroque, qui, tout à l’heure, vous ai épargné une fin épouvantable. La foule voulait se faire à la fois votre juge et votre bourreau.

 

Luversan se décida enfin à entrouvrir les yeux. Son regard faux et éteint rencontra le regard droit et plein de feu de l’homme dont il avait comploté la condamnation à mort.

 

Mais Roger, concentrant tous les efforts de sa volonté, le fixa, et d’une voix sourde :

 

– Luversan, si vous échappez au jugement des hommes, vous ne sauriez échapper à celui de l’inflexible. Repentez-vous et, croyez-moi, le meilleur témoignage du repentir, c’est la réparation du mal. Avouez vos crimes, avouez que vous êtes l’assassin de Larouette, que vous êtes l’assassin de Brignolet.

 

Au dernier mot, Luversan fut pris d’un tremblement de tous ses membres. La sueur froide lui coulait du front.

 

– Qui vous a dit cela ? murmura-t-il. C’est un mensonge ! C’est un mensonge !

 

Il se redressa sur son lit, l’écume aux lèvres, tout frémissant. Il ressemblait à une bête fauve qui, blessée à mort par le chasseur, darde sur lui des yeux furieux et fait en vain un dernier effort pour écharper son ennemi avant de mourir.

 

– Luversan, reprit Roger, qui ne croyait pas à tant d’insensibilité et qui tenait encore le criminel sous son regard magnétique, avouez vos crimes, avouez-les par écrit avant de mourir, et à l’angoisse de l’inconnu succédera en vous la paix du devoir accompli.

 

Il lui tendit un feuillet de papier blanc et un crayon.

 

– Essayez d’écrire. Vous le pouvez, si vous voulez.

 

– Non !

 

Et le misérable, retrouvant des forces devant le danger, s’écria :

 

– Je n’ai pas tué Brignolet. C’est Guerrier qui a fait le coup.

 

En présence d’une telle perversité, Roger comprit enfin qu’il était inutile d’insister. Il s’emportait à son tour, le pauvre Laroque ! Il sentait gronder en lui cette colère qui tout à l’heure animait une foule pourtant étrangère au drame. Des lueurs rouges passaient devant ses yeux. Il lui prenait un désir fou d’étrangler ce brigand qui lui avait fait tant de mal et qui, par ses révélations sur ses complices, sur Julia de Noirville, pouvait briser l’existence de deux innocents : Suzanne et Raymond.

 

Pivolot entra à temps dans la chambre du blessé pour prévenir un nouveau drame.

 

– Monsieur Laroque, dit-il, j’ai tout entendu. N’insistez pas auprès de ce scélérat qui appartient au bourreau.

 

Ces paroles, loin d’épouvanter Luversan, le rassuraient sur le présent. Si on lui faisait un épouvantail de l’échafaud, c’est qu’on ne croyait plus à sa mort imminente. Il remettait à plus tard le soin de songer, s’il le fallait, à son salut. En attendant, il songeait à se tirer de ce mauvais pas par la fuite. Le mieux étant de continuer à passer pour un moribond, il poussa soudain un grand cri, porta la main droite à sa blessure et s’écria :

 

– Vous me tuez ! Laissez-moi !

 

Pivolot entraîna Roger dans la pièce voisine et referma la porte derrière lui.

 

– Vous n’êtes pas raisonnable, monsieur Laroque, lui dit-il tout bas. Vous voyez bien que Luversan va en réchapper. Laissez couler le temps. Avant trois semaines, l’inculpé sortira d’ici pour aller passer quinze jours dans un hôpital où nous le garderons à vue, je ne vous dis que ça ! Dès qu’il sera mûr pour l’instruction, Tristot et moi, nous nous chargerons de lui mettre le nez dans sa limonade. Ce n’est pas tout, il y a un complice dans cette affaire. Vous l’avez deviné, ce complice, c’est une femme…

 

– Madame de Terrenoire ?…

 

– Elle-même.

 

– Pauvre homme !

 

– De qui parlez-vous ?

 

– De monsieur de Terrenoire…

 

– Qui vous a rendu un grand service d’argent autrefois, et à qui vous voudriez à votre tour épargner le déshonneur que lui vaudrait la condamnation de sa femme comme receleuse, et qui sait ? comme inspiratrice du crime. Eh bien, ne vous alarmez pas, monsieur de Terrenoire est prévenu, il sait tout. Il sait aussi que nous ferons tout ce qu’il est humainement possible de faire pour que sa femme ne soit même pas appelée en témoignage.

 

Pivolot ne remarqua pas que Roger avait pâli soudainement. L’ancien amant de Julia avait peur de se réhabiliter aux dépens du bonheur de sa fille. Il se contenterait de sa grâce, plutôt que de perdre Julia.

 

Vers quatre heures du soir eut lieu la consultation des deux médecins délégués par le parquet. Le docteur Vandeuil y figurait pour la forme. Bien qu’il eût soigné le blessé dès le début, les docteurs de Paris n’accordèrent que fort peu d’attention à son avis. Le plus âgé des médecins commis par le parquet déclara franc et net que Luversan était parfaitement transportable en prenant les précautions élémentaires. L’autre, qui avait besoin de la protection du premier, se rangea tout aussitôt à cette opinion.

 

Le docteur Vandeuil protesta, et comme on voulait passer outre, exigea qu’on dressât un procès-verbal de la consultation.

 

– Je ne veux pas, dit-il avec énergie, prendre sur moi, même avec vous, une telle responsabilité.

 

Et on décida qu’il valait mieux laisser mourir Luversan à Ville-d’Avray plutôt que de hâter sa fin en le ramenant, selon le désir du parquet de la Seine, dans un hospice de la capitale.

 

Il va sans dire que Luversan ne fut pas consulté. Le misérable écoutait avec une joie dissimulée cette discussion. La vérité était que, malgré son état de faiblesse et ses souffrances, il espérait vivre.

 

Au fond, le docteur Vandeuil ne se trompait pas : la moindre secousse pouvait tuer son illustre malade. Mais ce dont il ne se doutait pas, ce qu’aucun médecin si expérimenté fût-il n’aurait pu croire, c’était qu’au bout de quinze jours, le malade pourrait déjà préparer le plan d’une des plus audacieuses évasions dont les annales de la police aient fait mention.

 

CHAPITRE LVII

 

Quand, au retour de Ville-d’Avray, Laroque rentra le soir à Maison-Blanche, il trouva Suzanne au lit, avec une grosse fièvre. Il fit venir le docteur Lagache qui resta longtemps près d’elle et ne se prononça pas. Il la vit très agitée et, connaissant sa nature nerveuse, il redoutait des complications. Laroque fut alarmé.

 

– Un grand trouble moral, une très forte émotion…, disait le médecin… voilà ce que je soupçonne…

 

Laroque pensait à la joie de sa fille quand il lui avait dit, quelques jours auparavant, que l’assassin de Larouette était connu, arrêté.

 

– C’est cela, disait-il, ce ne peut-être que cela… C’est ma faute… j’aurais dû prendre des précautions.

 

Et au docteur avec inquiétude :

 

– Mais vous ne voyez là aucun symptôme inquiétant ?

 

– Non… du moins aujourd’hui… je l’espère… je n’ose rien affirmer… Je reviendrai demain…

 

Et il partit en répétant : « De la prudence ! De la prudence ! »

 

Laroque passa la nuit auprès du lit de sa fille. Seulement, elle semblait abattue par une tristesse morne. En vain, son père essayait-il de la distraire, par un gai visage, par des tendresses inventives, par de gais propos, elle n’avait pas l’air de comprendre. Elle répondait à peine.

 

– Qu’as-tu, chère enfant ? demandait Laroque.

 

– Je suis malade, père, et triste, oh ! triste à mourir !…

 

– Mais qu’est-ce qui t’a rendue malade ? Mais pourquoi es-tu triste ?

 

Elle ne répondit pas tout de suite, puis :

 

– Parce que je suis malade, disait-elle.

 

Elle ne trompait pas son père. Longuement il la regardait, en silence, et, n’osant plus rien dire, il soupirait.

 

La fièvre redoubla les jours suivants, et le délire revint. Enfin, la maladie se déclara très intense : c’était encore la fièvre typhoïde. Laroque ne vivait plus.

 

– Rassurez-moi, je vous en prie, disait-il au médecin.

 

Celui-ci ne le pouvait. Il faisait preuve du plus grand dévouement. C’était tout ce qu’il devait, alors. Plus tard, quand la maladie aurait suivi son cours, on verrait. Pour l’instant, il était impossible de l’enrayer.

 

– La vie de cette enfant a dû être troublée, disait-il.

 

Il interrogeait Laroque du regard, désirant être renseigné. Et Laroque croyant dire la vérité :

 

– Oui ! une grande joie… Une joie inespérée !…

 

Le médecin doutait… Il croyait plutôt à quelque grande douleur. Il insistait :

 

– Mademoiselle Suzanne n’a pas éprouvé de contrariété ?

 

– Non. Aucune. J’obéissais à tous ses caprices.

 

– Aimait-elle ?

 

– Elle aime et elle est aimée. Elle se mariera bientôt.

 

Le docteur Lagache ne paraissait pas convaincu, malgré tout. Laroque ne quittait plus la chambre de sa fille. Ce qu’il ignorait, il l’apprit pendant un accès de délire de l’enfant, car elle avait le délire presque toutes les nuits, presque tous les jours.

 

Une nuit, elle parla… par phrases entrecoupées… heurtées… mais qui avaient un sens, pourtant. Il sut que Raymond ne voulait plus d’elle… Raymond connaissait son passé. Suzanne lui avait tout dit. Il sut que Suzanne lui avait confié les dramatiques événements qui avaient amené l’arrestation de Luversan… Il sut, enfin, que Suzanne était abandonnée, sans espoir, elle qui avait mis sa vie dans cet amour… elle qui, certes, ne devait aimer qu’une fois, et devait mourir d’être repoussée. Il apprit tout.

 

« Voilà pourquoi elle était triste, se dit le malheureux père, voilà ce qui l’a rendue malade… Voilà de quoi elle se meurt !… »

 

Il fit atteler et courut à Méridon. Il avait l’espoir d’y rencontrer Raymond. Il voulait avoir une explication avec lui.

 

C’était un dimanche ; Raymond était arrivé la veille au soir. Il se trouvait avec son frère et sa mère à la ferme, quand la voiture de Laroque entra dans la cour. À sa figure bouleversée, Raymond comprit que Laroque savait tout, et un pressentiment – inspiré par son amour –, lui dit que Suzanne était malade.

 

Il aurait voulu fuir ce père en qui il devinait une terrible douleur, mais Laroque s’approcha de lui sur-le-champ, comme s’il avait lu cette pensée dans ses yeux, et à voix basse :

 

– Il faut que je vous parle sans témoin…

 

Une demi-heure après, ils se promenaient tous deux, seuls, dans l’allée de grands arbres qui précède Méridon. Longtemps ils restèrent l’un auprès de l’autre, marchant à petits pas oppressés et silencieux.

 

Ce fut Raymond qui, réunissant tout son courage, prit la parole :

 

– Vous avez voulu me parler, monsieur Laroque ?

 

– Oui, Monsieur. Ma fille est très gravement malade. Elle a la fièvre et le délire. Dans son délire, elle a laissé échapper des mots qui m’ont révélé… d’abord qu’elle vous avait appris mon innocence et ma réhabilitation prochaine, enfin que vous ne vouliez plus d’elle, alors que vous l’aimiez et que vous aviez demandé sa main… Tout cela est-il vrai, Monsieur ?

 

– Oui. Je sais que, malgré votre condamnation, vous êtes le plus loyal et le plus honnête homme du monde, je sais que vous avez été profondément malheureux.

 

– Ma fille vous aime, monsieur de Noirville, et elle est malade aujourd’hui, parce qu’elle vous aime. En souvenir de l’amitié qui nous unissait votre père et moi, voulez-vous me dire pourquoi vous la désespérez ? D’où vient votre brusque changement ? Quelles inexplicables raisons vous conduisent ?… Enfin, la vérité, Monsieur.

 

Raymond resta longtemps sans parler.

 

– Vous me demandez, Monsieur – dit-il avec une infinie tristesse –, quelles sont les raisons de ma conduite… Il en est deux… L’une de ces raisons, la plus puissante, je ne vous la révélerai jamais, n’y comptez pas, ne m’interrogez pas. L’autre, du reste, vous suffira.

 

– L’autre ? disait Laroque, le cœur serré.

 

– Il y a un mois, quand je sollicitais la main de Suzanne, je ne savais pas ce que j’ai appris depuis…

 

– Quoi donc ? ma condamnation ?… Suzanne vous a tout dit… Et cela n’a pas changé vos projets…

 

– Ce n’est pas cela… ce que j’ignorais, alors, – ce que je sais aujourd’hui, c’est que vous avez été…

 

– Un forçat ?

 

– Un forçat ! Cela vous fait presque honneur puisque vous êtes innocent !

 

– Alors, que voulez-vous dire ?

 

– Vous avez été l’amant de ma… mère !

 

Roger tressaillit violemment… Une pâleur mortelle se répandit sur son visage… il ferma les yeux et baissa la tête très bas.

 

– Vous invoquiez l’amitié qui existait entre mon père et vous… Cette amitié, mon père en a été victime… Il en est mort… Et il est mort de la révélation de son déshonneur… Le nierez-vous ?…

 

– C’est vrai ! balbutia le malheureux.

 

– Insisterez-vous encore, monsieur Laroque ?

 

– Non. Certes, votre mère et moi, nous avons été coupables, jadis, mais j’en ai été atrocement puni… Vous le savez… Un mot de votre mère aurait pu me sauver… Ce mot, elle ne l’a pas dit… Un mot de moi pouvait la déshonorer, et m’arracher, moi, au bagne – je ne l’ai pas dit –, j’ai préféré condamner à la honte éternelle ma femme, ma fille, moi-même… J’ai donc payé suffisamment ma faute… Mais, je vous le demande, monsieur de Noirville, est-il juste de punir ma fille d’une faute commise par son père… et si chèrement expiée par lui ?… En dehors de nous, de nos souvenirs, de nos tristesses, de nos rancunes même, si vous voulez, il n’y a plus qu’une jeune fille malade, qui mourra si vous ne lui venez en aide. Et c’est pour elle que je vous supplie…

 

Mais Raymond secouait la tête :

 

– Non, non, c’est impossible.

 

– Vous ne l’aimiez guère, cette enfant !

 

– Ah ! Dieu ! fit-il dans l’explosion d’un désespoir violent…

 

– Je vous ai montré que nos situations se valaient, par la même somme de malheurs arrivés à chacune de nos deux familles par la faute de l’autre… Ce n’est donc pas cette première raison, tout à l’heure invoquée, qui motive votre refus… Vous avez parlé d’une autre… que vous taisiez… C’est celle-là, j’en suis sûr, qui vous guide. Me la ferez-vous connaître ?

 

– Jamais !

 

– Cette raison n’existe pas, dit Laroque avec fermeté.

 

– Je vous le jure.

 

– Vous mentez !

 

– Monsieur Laroque…, dit-il blême… je suis bien malheureux… Vous voyez que je souffre, épargnez-moi… un peu de pitié.

 

– De la pitié, en avez-vous pour moi qui vous supplie, pour ma fille, belle, jeune, innocente, et que vous tuez ?… De vous, d’elle et moi, qui est à plaindre ?

 

– Laissez-moi, n’insistez pas…

 

– Soit, dit Laroque, – je retourne à Maison-Blanche… et si ma fille peut m’écouter et me comprendre, je lui dirai ce que je vous ai demandé et ce que vous m’avez répondu.

 

Raymond eut un sanglot sourd, sans larmes.

 

– Faites, dit-il… peut-être que cela vaut mieux…

 

Ils revinrent à Méridon sans plus rien ajouter. À la ferme, Raymond s’esquiva et Laroque ne le vit pas, quand il prit congé de Julia et de Pierre.

 

À Julia qui, ne lisant plus depuis longtemps les journaux, ignorait l’arrestation de Luversan, il ne dit qu’un mot :

 

– Raymond et Suzanne s’aiment… Raymond a rendu sa parole à Suzanne sans vouloir s’expliquer… et Suzanne se meurt… Sauvez-la, vous, Madame.

 

Et il s’était enfui, fouettant son cheval, parce qu’il sentait que des larmes lui venaient, et qu’il ne voulait pas qu’on le vît pleurer.

 

Tout d’abord, Julia resta songeuse. Que s’était-il passé ? Pourquoi Raymond, qui l’aimait tant, refusait-il maintenant cette jeune fille ? Elle résolut d’interroger son fils.

 

Justement, ayant vu partir Laroque, il entrait chez elle, pâle et les sourcils froncés. Il alla s’asseoir près de la fenêtre, prit un livre et fit semblant de lire. Il vit que sa mère le regardait, et soupirait. Son cœur se serra. Il eut une sorte d’étouffement et mit la tête à la fenêtre ouverte pour respirer plus facilement. Il prévoyait que quelque chose de très grave allait se passer entre sa mère et lui – et il avait peur !

 

Le soir était venu ; dans les arbres voletaient les oiseaux qui cherchaient à se percher pour la nuit. Les troupeaux rentraient à la ferme. La soirée était calme. Le soleil se couchait au bout de l’horizon et le ciel flamboyait de lueurs rouges.

 

Raymond regardait, mais sans voir. Il tressaillit. Une main très douce s’était posée sur son épaule. Il se retourna. Sa mère était derrière lui, et le regardait avec tristesse.

 

– Tu es triste et préoccupé, Raymond. Qu’as-tu donc ?…

 

Une explication avec sa mère l’effrayait si fort, qu’il essaya de mentir, mais sans oser lever les yeux sur elle :

 

– Non, vous vous trompez, ma mère, je ne suis pas triste, et rien ne me préoccupe…

 

– Bien vrai ?

 

– Je vous l’assure…

 

– Je croyais, cependant, que c’était un peu pour toi que monsieur William Farney était venu aujourd’hui. Me suis-je trompée ?

 

– Assurément.

 

– De telle sorte qu’il n’a pas été question de Suzanne entre vous ?

 

– Non. Qu’eussions-nous dit ?

 

Elle soupira.

 

– Mon pauvre Raymond, comme tu prends de peine à mentir !

 

Il tressaillit. Elle le devinait donc ?

 

– Monsieur Farney m’a dit en partant que tu avais repris ta parole à Suzanne et que tu ne voulais plus entendre parler d’elle… Tu ne réponds pas… C’est donc vrai ?

 

Il baissa la tête deux fois en signe affirmatif.

 

– Pourquoi cette décision soudaine et inexplicable de ta part ?

 

– Ne m’interrogez pas, ma mère.

 

– Au contraire, je veux t’interroger. C’est mon droit, c’est mon devoir…

 

– Je ne vous répondrai pas…

 

– Mon fils, il le faut… je te l’ordonne. Réfléchis combien ce silence est cruel et insultant pour Suzanne… Qu’as-tu à lui reprocher, à cette enfant, si douce, si chaste ?

 

– Oh ! à elle… à elle, rien, je te le jure !…

 

– À elle, dis-tu ? Et à qui donc, alors ? à son père ?…

 

– À son père non plus, le malheureux !

 

– Alors, je ne comprends plus… Pourquoi ce mystère ?… Parle, je l’exige… Est-ce à moi que tu as des reproches à faire… à moi ta mère qui t’ai tant aimé ?

 

Elle avait prononcé ces dernières paroles en tremblant. Je ne sais quel vague pressentiment s’était levé du fond de son cœur… Les souvenirs du passé n’étaient point morts en elle. Elle se savait horriblement coupable… Et si, quelque jour, le passé revivait ? S’il se dressait devant elle ? Quel horrible rêve !

 

– Quels reproches aurais-je à vous adresser ? dit-il en détournant la tête.

 

– Que penser ? Que croire ?

 

– Vous désirez tout savoir, ma mère ? dit-il.

 

– Si je le désire ! Tu vois, il y a quelque chose !…

 

Il eut une suprême hésitation qui dura une seconde à peine, puis fermant les yeux :

 

– Il y a un très grave secret dans la vie de monsieur Farney.

 

– Un secret ?… Et tu le connais ?…

 

– Je le connais… Et d’abord, ma mère, je puis vous le dire, car le père de Suzanne n’a plus à s’en cacher maintenant, ce nom de Farney n’est pas le sien… Ce nom de Farney en cache un autre que vous n’ignorez pas et qui a été déshonoré…

 

– Déshonoré, dis-tu ? Mon Dieu, que m’apprends-tu là ?

 

Elle était debout. Elle tomba sur une chaise assommée.

 

– Son nom… son véritable nom ? fit-elle d’une voix éteinte.

 

– Roger Laroque… l’ami de mon père.

 

Elle l’avait deviné, avant qu’il l’eût dit. Pourtant un vague espoir restait dans le fond de son cœur. Cet espoir s’écroulait. Une sueur froide envahit son front. Ses yeux s’obscurcirent. Un frisson très chaud monta, ensuite, de ses talons à sa nuque, et elle laissa pencher sur sa poitrine sa tête sans force.

 

– Le châtiment ! murmura-t-elle, le châtiment !

 

Pourtant Julia ne s’évanouit pas. Ce ne fut qu’un éblouissement.

 

– En effet, dit-elle – sa voix ressemblait à un souffle – en effet, je me souviens… Ce Roger Laroque… Ce malheureux !… Il avait assassiné pour voler !…

 

Et si bas, que son fils entendit confusément.

 

– Et c’est en le défendant que ton père est mort…

 

Raymond se retourna lentement et regarda sa mère dans les yeux.

 

– Vous comprenez que le mariage est impossible ?

 

– Oui, oui, mon fils, je le comprends… la fille d’un forçat… Tu ne peux y songer.

 

– N’est-ce pas ? fit-il d’un ton singulier.

 

Elle respirait. Il ne savait rien… rien de plus que ce secret… alors c’était peu… Elle fut soudain tranquillisée… De très longs soupirs s’échappaient de son sein… et elle sentait une sorte de bien-être qui l’envahissait, dont elle était pleine… Elle s’était vue si près d’une effroyable catastrophe…

 

– Mon pauvre fils, dit-elle, mon pauvre enfant !…

 

Mais Raymond reprenait :

 

– Roger Laroque a été condamné… mais le croyez-vous donc coupable ?

 

– Certes, dit-elle… ton père, lui-même, a payé de sa vie les efforts qu’il a faits pour convaincre les juges de son innocence. Du reste, tu l’ignores ? Roger Laroque a avoué, à la fin de l’audience…

 

Raymond reprenait sans quitter Julia de son regard ardent, auquel elle essayait vainement d’échapper :

 

– Je répète ma question, ma mère, croyez-vous que cet homme soit coupable ?…

 

– Ce que tu me demandes est étrange… J’ai répondu…

 

– Eh bien, moi, je vous le dis, il est innocent !…

 

– Qu’en sais-tu ? Il te l’a dit ?… Tous les forçats, cela est connu, disent la même chose.

 

Il se leva brusquement et fit, à grands pas, deux ou trois fois le tour de la chambre. Tout à coup, il porta ses deux poings à son front, avec un geste d’insensé… Le dernier mot de Julia lui amena sur les lèvres une parole cruelle…

 

– Ah ! ma mère, ma mère, prenez garde, vous blasphémez !

 

– Mon fils, tu souffres !… Je te plains de toute mon âme.

 

– Je n’ai que faire de votre pitié, dit-il durement.

 

– Raymond !… Je te pardonne…

 

– Je n’ai que faire de votre pardon !

 

– Grand Dieu !

 

– Roger Laroque est innocent… Ce n’est donc pas l’ignominie du forçat qui m’empêche d’épouser sa fille…

 

– Comment peux-tu prouver ainsi son innocence ?

 

– Une femme a joué dans toute cette affaire un rôle funeste… Entendez-vous, ma mère ?

 

La mère coupable fut reprise d’un tremblement violent. Elle bégaya, se laissant maintenant conduire sans se défendre :

 

– J’entends, oui, mon fils.

 

– Une femme que Laroque n’a voulu ni trahir, ni livrer, alors qu’en la livrant il aurait pu se sauver…

 

– Lucien m’en a dit quelques mots autrefois. C’est un roman. Je n’y ai pas cru.

 

– C’est la vérité, pourtant. Cette femme était sa maîtresse. Il lui avait prêté de l’argent. Elle est allée le lui rendre, la veille même du jour de son arrestation… le lendemain de l’assassinat de Larouette…

 

– Comme tu es bien renseigné ! dit-elle d’une voix sourde.

 

– Et ce que je devine – ce que Laroque ne sait pas peut-être, le pauvre homme ! – c’est que l’argent provenant du meurtre, du vol, a dû servir à ce remboursement… Je devine une vengeance…

 

– Raconte-moi donc tout ! dit-elle presque morte.

 

– Laroque avait quitté sa maîtresse… Elle s’en vengeait…

 

– De telle sorte que, l’assassin, ce serait cette femme…

 

– Non, mais un complice…

 

– Et ce complice, tu le connais aussi, sans doute ?

 

– Laroque l’a découvert, après tant d’années de recherches !

 

– Et il l’a livré à la justice ?

 

En parlant de la même voix rauque et inintelligible, elle s’épongeait fréquemment le front avec son mouchoir. Les bandeaux de ses cheveux gris s’étaient dérangés, et la sueur mortelle d’angoisse les avait plaqués sur le front.

 

– Il allait le faire… lorsque le misérable a retardé son châtiment en se poignardant. On espère le sauver.

 

– Et… a-t-il avoué ?… a-t-il nommé cette odieuse femme dont tu parles ?…

 

– Non… par bonheur pour elle !…

 

– Ah ! dit-elle en s’affaissant – tant ses nerfs étaient tendus depuis quelques minutes… Et l’assassin, tu connais également son nom ?

 

– C’était un triporteur de la Bourse, un Levantin, appelé Mathias Zuberi…

 

Le regard de Julia n’exprima que de la surprise… et involontairement elle considéra son fils.

 

– Oh ! dit celui-ci, il avait encore un autre nom…

 

– Lequel ?

 

– Luversan !

 

– Luversan ?… Ce nom ne me frappe point… n’éveille aucun de mes souvenirs… Il n’a pas dû être prononcé aux débats ?

 

– Je ne le crois pas, en effet… pourtant cet homme a influé sur les débats car c’est lui qui a dû en amener le dénouement tragique… Il se vengeait de Laroque, lui aussi, comme la femme, sa complice… Mon père n’est pas mort de sa plaidoirie pour sauver Laroque. Il est mort de la lecture d’une lettre qu’on lui a apportée après la reprise de l’audience…

 

– Une lettre ?… Oui, en effet, on m’a conté… mais personne ne m’en a parlé comme toi et n’y a surtout attaché autant d’importance… Que contenait-elle donc ?

 

– Une révélation qui a tué mon père !

 

– Et cette révélation ? Qu’était-ce donc ?

 

Raymond eut un sourire terrible.

 

– Oh ! presque rien, dit-il, presque rien, vraiment !… Luversan écrivait à mon père quelle avait été l’intervention de cette femme dans le meurtre de Larouette…

 

– Il disait son nom !

 

– Il lui écrivait que Laroque ne lui avait pas menti, lorsqu’il prétendait se sacrifier à l’honneur d’une femme… Il lui écrivait, enfin, qu’à lui Noirville moins qu’à tout autre, Laroque devait dire la vérité… Parce que la… femme… dont il s’agissait, la femme qui se vengeait, la femme qui avait remboursé les cent mille francs… la femme qui avait eu Roger Laroque pour amant…

 

– C’était… Dis-le…

 

– Eh ! pardieu, ne comprenez-vous pas ?…

 

– Non, pardonne-moi ; je ne comprends pas… Je suis déjà vieille vois-tu, je n’ai plus ma pauvre tête à moi… Je la connais donc ? C’était donc une amie de Lucien ?

 

– C’était – cette femme –, c’était Julia de Noirville, vous ma mère… Vous ! Entendez-vous ?…

 

– Si j’entends ? si j’entends ?… Mais oui, c’est moi, affirmait la lettre. Quelle singulière histoire !… roman, te dis-je, roman… Si ce n’était pas si triste, si terrible, puisqu’il y a eu mort d’homme, je rirais, tiens, oui, vraiment je rirais !

 

– Ainsi, vous niez ?

 

– Oserais-tu croire cela de moi, ta mère ?… Mais c’est une atroce calomnie. Et tu as cru cela, toi, tout de suite, sans te dire que c’était tout simplement odieux et absurde ?… Ainsi on peut te dire de ta mère ce qu’on voudra, et tu ajouteras foi aux racontars ?…

 

– Hélas ! hélas ! murmura Raymond.

 

– Et tu ne dis rien ! tu restes là sans bouger, au lieu de me demander pardon ?… Au lieu de pleurer toutes tes larmes ?… Oui, tu es un ingrat et un mauvais fils, Raymond… Car tu ne peux rien me reprocher, non… J’ai toujours eu pour toi une tendresse infinie… Je me soumettais à tous tes caprices d’enfant… Je t’ai toute ma vie adoré !… et voilà comme tu me récompenses, moi, qui n’ai été coupable qu’en t’aimant trop, en te donnant même, en plus de l’affection que je te devais, une partie de celle que je devais à mon autre fils.

 

On entendit près de la porte de la chambre, celle qui communiquait avec le petit salon de famille, un soupir profond, comme un sanglot… Raymond et Julia l’entendirent, mais Raymond crut que c’était sa mère qui soupirait… Julia crut que c’était son fils… Et ni l’un ni l’autre ne tourna la tête.

 

Raymond, comme elle se taisait, répéta :

 

– Ainsi, vous niez, ma mère ?

 

« Mon Dieu, que faire ? que lui dire ?… Je me sens folle… je voudrais mourir… mais mourir avec la conviction qu’il me croit innocente… autrement ce serait horrible… Que dire ? »

 

Raymond fouilla dans son portefeuille, en tira une lettre dont le papier avait jauni, – celle qu’il avait trouvée dans la robe d’avocat de son père.

 

Il la tendit ouverte à Julia.

 

– Lisez, dit-il.

 

– Ah ! c’est la lettre… dont tu parles ?…

 

Et elle lut, difficilement, parce que des choses troubles brouillaient ses yeux, qu’elle frottait du doigt, de temps à autre, elle lut cette lettre dénonciatrice qui avait tué son mari.

 

Elle termina les dernières lignes, puis recommença cette lecture, plutôt parce qu’elle craignait, en relevant les yeux, de rencontrer le regard de son fils, que parce qu’elle n’avait pas saisi le sens de cette accusation.

 

– Vous avez lu ? demanda froidement le jeune homme.

 

– Oh ! mon pauvre enfant, moi, ta mère !

 

Et tremblante, éperdue :

 

– Il faut que je te le dise… Rien de tout cela n’est vrai… Il y a une vengeance d’homme, non de femme… Cet homme m’avait fait la cour…

 

– Qui, Laroque ?

 

– Non, l’autre… celui qui est l’assassin, dis-tu.

 

– Luversan ?

 

« Vous prétendiez tout à l’heure ne pas le connaître ?

 

– Je mentais. Il m’avait avoué qu’il m’aimait… Il était violent, brutal… capable de tout… Je le repoussai. Je ne voulus rien entendre à ses protestations passionnées… alors, il jura qu’il se vengerait de moi… de mon mari… Et tu vois qu’il a tenu parole, puisque ton pauvre père en est mort – mort en me croyant coupable…

 

– Mensonge ! Mensonge !

 

– Raymond, je te jure que je te dis la vérité…

 

– Croyez-vous que mon père se fût arrêté à une simple et basse dénonciation ? S’il avait cru à une calomnie infâme, il eût déchiré cette lettre et eût continué de plaider…

 

– À quelles folles imaginations, obéis-tu, mon fils ? Reviens à toi, c’est affreux tout ce que tu dis là !…

 

– Déjà, mon père avait eu des doutes… ses notes me sont restées… De graves entretiens avaient eu lieu entre lui et Laroque dans la prison… Et après chacun de ces rendez-vous, mon père écrivait sur les feuilles de son carnet, que j’ai retrouvées au dossier : « Quelle est cette femme, et pourquoi, à moi son avocat, son frère d’armes et son ami, Roger ne veut-il pas la nommer ? »

 

– C’est faux, te dis-je, c’est faux, et tu blasphèmes en accusant ta mère… ta mère, y penses-tu ? mon fils.

 

Raymond fut un moment silencieux.

 

– Ce n’est pas tout ! murmura-t-il. Vous rappelez-vous qu’un jour, il y a quelques semaines, je vous apportai une photographie ?… Le portrait d’un homme jeune encore que vous me dites avoir été victime de je ne sais plus quel accident, le lendemain de son mariage ?

 

– Non, dit-elle, je ne me rappelle pas.

 

Il précisa :

 

– Derrière la photographie, écrites de votre main, il y avait trois dates…

 

Elle se couvrit le visage de ses mains.

 

– La première date était celle du 28 juillet 1872… c’était aussi la date de l’assassinat de Larouette, à Ville-d’Avray… la seconde, le 30 juillet : c’était le jour de l’arrestation de Roger Laroque, dans ses ateliers de la rue Saint-Maur. La troisième, le 14 août… C’était aussi la date de la comparution de Laroque en cour d’assises et de sa condamnation aux travaux forcés… Vous m’avez dit, vous, ma mère, que ces dates se rapportaient à la catastrophe qui enleva je ne sais plus lequel de nos amis ou parents… C’était un mensonge… la photographie était celle de Laroque.

 

– Qu’en sais-tu ? bégaya-t-elle, éperdue, sentant tout crouler autour d’elle.

 

– Je m’en suis assuré…

 

– Laroque est défiguré… Il est méconnaissable…

 

– J’ai eu entre les mains une autre de ses photographies. C’est lui. M’expliquerez-vous pourquoi vous avez écrit ces trois dates, comme on inscrirait une honte sur le front d’un homme ?… Pour assouvir complètement votre vengeance ?… Et vous aviez frappé ce portrait d’un coup de poignard au cœur !…

 

Elle s’abandonnait. Elle se sentit perdue. Elle n’eut plus la force de résister, ni de mentir encore. Elle tomba à genoux, puis s’écroula sur le plancher, ses cheveux gris dénoués l’entourant de leurs ondes épaisses. Et elle se roulait, au milieu de sanglots sourds, sans larmes.

 

– Mon fils, mon fils, ne me maudis pas… pardonne-moi… tu es au seuil de la vie… tu ne t’es pas trompé… toute la vérité, tu la connais… c’est vrai… j’ai fait cela, ce que tu as dit… pardon, ne me maudis pas… de toi, ce serait horrible, bien plus que de tout autre… je t’aime tant… je t’ai tant aimé…

 

Raymond restait sombre.

 

– Mon fils, je sais bien que je suis coupable, que ce que j’ai fait est horrible, je ne veux pas m’excuser… Je le voudrais que tu ne le comprendrais pas… Tu es froid, tu n’as pas de passions… Tu es maître de toi et tu ne peux t’expliquer certains entraînements ; mais les femmes, vois-tu, ce n’est pas la même chose, elles sont faibles, elles ont besoin d’être protégées… elles sont nerveuses et maladives… Mais je ne sais pourquoi je te dis tout cela… tu ne m’écoutes pas… Oh ! mon fils, si je suis coupable, j’avoue tout… tout ce que tu veux… que désires-tu que je fasse ?… J’avoue et je suis à tes genoux et je t’embrasse les mains… ne me maudis pas !… Roger a été doublement innocent… et je me suis vengée cruellement, je le dis, je dois le dire… Oh ! mon fils, regarde comme mon front est rouge… comme j’ai honte… n’as-tu pas pitié ?

 

– Elle avoue…, murmurait Raymond. Elle avoue… Plus de doute !… Moi qui espérais encore, au fond du cœur…

 

Elle le comprit.

 

– Oui, tu doutais, n’est-ce pas ? Tu ne pouvais t’imaginer !… Ah ! ce secret me pesait bien sur le cœur, va !… Et c’est parce qu’il m’était si pénible que j’ai passé tant d’années à pleurer… Que veux-tu que je fasse ?… Comment veux-tu que je répare ma faute ? Comment veux-tu que j’expie mon crime ?

 

Il ne répondit pas.

 

N’avait-elle pas expié, depuis douze ans, dans les larmes et le remords ?

 

Sa faute envers Lucien était irréparable, puisque Lucien était mort. Et Roger ? Comment réparer le crime, comment effacer de sa vie ces douze années de honte ?

 

– Oh ! mon fils, mon Raymond… bientôt tu ne m’auras plus auprès de toi… Car je sens bien que je n’en ai pas pour longtemps à vivre…

 

– Et moi, moi, je voudrais être mort ! dit-il.

 

– Et ton mariage, Raymond…

 

– Vous comprenez qu’il est impossible…

 

– Impossible ! Et par ma faute !… Et tu l’aimes, cette enfant ?

 

– Si je l’aime ! ! ! dit-il avec une sorte d’extase.

 

Et il eut tout de suite, à cette évocation, des larmes aux yeux.

 

– Tu l’aimes ! et je fais ton malheur ! et rien, rien ne pourrait te la donner désormais, cette jeune fille ?

 

– Rien. Puis-je épouser la fille de Roger-la-Honte, quand ma mère a été la maîtresse de son père, – quand ma mère a déshonoré ce pauvre homme par une abominable vengeance ?…

 

 

Elle se roulait par terre, en proie à un désespoir effrayant. Tout à coup elle resta immobile. Elle était évanouie !… Raymond la releva, la mit dans un fauteuil, la fit revenir à elle. Puis, quand il vit qu’elle rouvrait les yeux, il se retira sans lui adresser un regard.

 

Et il erra toute la nuit dans la campagne.

 

Il était sorti par la porte qui donnait sur la cour. S’il était entré au salon, il se fût heurté du pied à un grand corps étendu en travers de la porte… C’était Pierre, évanoui lui aussi, et qui avait tout entendu, – tout, de cet effroyable secret !

 

CHAPITRE LVIII

 

M. de Terrenoire, entraîné hors de chez lui par Tristot et Pivolot, après leurs révélations sur la complicité d’Andréa dans l’affaire Brignolet, ne songea qu’à Diane qui avait passé la journée chez le colonel et qu’il devait reprendre vers les cinq heures pour la ramener à sa mère. Il voulait arracher la pauvre enfant à l’épouvantable tempête qui s’abattait sur sa maison.

 

À la colère succéda bientôt en lui un profond abattement. Enfin, un flot de larmes jaillit de ses yeux et il se sentit soulagé. Et le malheureux père de Diane, pensant à son déshonneur, se demandait comment une femme qu’il avait prise sans fortune et élevée à son rang, pour laquelle il avait eu toutes les prévenances, était tombée à ce point de dégradation. Maîtresse d’un Luversan ? Complice d’un Luversan ! Dans son désespoir, il enviait le sort de Mussidan.

 

Mais soudain, voici qu’à la pensée de son ancien associé, tous ses soupçons lui reviennent. Si Andréa a pu tomber dans les bras d’un Luversan, que faut-il croire de ses réponses au sujet de l’amour de Mussidan pour Diane ? N’a-t-elle pas encore joué à ce moment une infâme comédie ? Ah ! s’il en est ainsi, Mussidan a bien fait de se tuer. Il a évité le châtiment dû à son abominable trahison. L’infâme méritait tous les supplices. Mais alors Diane est fille de l’adultère. Diane le sait. Elle le savait déjà, elle avait dû l’apprendre soudainement, et surprise avec Mussidan qui lui reprochait sa froideur, qui la suppliait de lui pardonner, de lui garder son affection, l’infortunée s’était sacrifiée à ce hideux mariage pour sauver sa mère.

 

Maintenant, M. de Terrenoire s’expliquait l’attitude énigmatique du sombre personnage que son frère haïssait d’instinct ; les soins dont il entourait Diane, les mille attentions qu’il avait pour elle.

 

Il ne doutait plus. Son déshonneur avait commencé avec son mariage. Andréa ne consentit à l’épouser que pour masquer sa faute. Mais alors, pourquoi Mussidan l’abandonna-t-il pour revenir si longtemps après et se prendre d’amour paternel vis-à-vis d’une enfant dont il aurait pu faire sa fille légitime ? Sur ce dernier point, M. de Terrenoire renonçait à comprendre.

 

Dans tous les cas, il trouverait bien les moyens de se procurer la preuve de la trahison de Mussidan. Par qui ? Par sa fille !

 

Ce désespéré n’hésiterait pas à interroger l’innocente enfant, à lui torturer le cœur. Et il le ferait tout à l’heure, dès qu’il serait seul avec Diane.

 

Dans sa hâte d’éclaircir le mystère de son déshonneur, il réussit à se composer une physionomie à peu près calme et se fit conduire, rue de Choiseul, chez son frère. Le colonel, étendu dans sa chaise longue, souffrait d’une nouvelle crise de ses rhumatismes.

 

– Tu as bien fait de venir, dit-il au banquier. J’endure un véritable martyre. Mon médecin m’avait bien dit que le climat de Paris ne me réussirait pas.

 

Et le vieux soldat prenant les mains de Diane qui, depuis deux heures, se tenait auprès de lui, ajouta :

 

– C’est pour toi, ma belle enfant, que je suis venu affronter les frimas de ce maudit tas de pierres qu’on appelle Paris. C’est pour que tu ne fasses pas la bêtise de te cloîtrer par désespoir d’amour que j’ai voulu veiller de près sur ton sort. Eh bien, j’y renonce. Les choses iront comme elles pourront. Je m’en retourne au bon soleil de Pau.

 

La colonelle approuva son mari, mais elle qui, d’ordinaire, prenait rarement la parole dans les grandes occasions ne craignit pas d’aller de l’avant, certaine d’avoir l’approbation de son seigneur et maître.

 

– Mon cher beau-frère, dit-elle au banquier, vous savez comme nous aimons Diane. C’est moi qui ai réussi à lui faire renoncer à un dessein funeste, à l’arracher de ce couvent de Bayonne où sa jeunesse et sa beauté se seraient perdues dans des prières inutiles. Celui ou celle qui n’a rien à se reprocher n’a pas besoin de demander pardon à Dieu. Diane est la pureté même. Laissez-nous l’emmener à Pau. Confiez-nous-la encore quelques mois et nous vous la ramènerons complètement guérie de ses idées de conversion.

 

Si le banquier ne se sentait plus pour Diane l’amour d’un père, il était trop bon, trop logique, pour la rendre responsable de sa naissance. Aussi, accepta-t-il avec empressement une proposition qui lui permettait de commencer le châtiment d’Andréa en séparant l’enfant de la mère.

 

– Quand partez-vous ? leur demanda-t-il.

 

– Le plus tôt possible, répondit le colonel, ravi de l’initiative que sa femme avait prise.

 

– Demain soir, si tu veux…

 

– Si je veux ! mais cela dépend de toi, non pas, du temps dont tu auras besoin pour décider ma belle-sœur à nous céder Diane pour quelques mois.

 

– Oh ! ce ne sera pas long ! fit le banquier d’un ton étrange.

 

Le colonel, qui avait à peine regardé son frère, remarqua l’intonation. Oubliant un instant ses souffrances, il leva les yeux sur lui.

 

– Mais qu’as-tu donc ? Que t’est-il arrivé aujourd’hui ? Tu as le visage bouleversé.

 

M. de Terrenoire reprit aussitôt son sang-froid.

 

– Un peu de fatigue, dit-il naturellement. Le travail commande. J’ai passé la nuit sur les chiffres.

 

– Un joli travail ! ne put s’empêcher d’observer le vieux soldat. Pour un homme dont les ancêtres ont servi leur pays non avec la plume, mais avec l’épée. Enfin !…

 

Il pria Diane de s’apprêter tout de suite.

 

– Mon cher oncle, dit-elle en embrassant le colonel, et vous, ma chère tante, je ne saurais trop vous témoigner de reconnaissance pour tout ce que vous avez fait et tout ce que vous voulez faire pour moi, mais il y a quelqu’un qui, en ce moment, a besoin de votre nièce. C’est ma pauvre mère, dont la santé est très ébranlée et qu’un rien attriste. Elle ne me laissera point partir et d’ailleurs, en la quittant, en retournant à Pau, je faillirais au devoir filial.

 

– Ta mère ? dit le banquier qui, s’oubliant encore, laissa percer la menace sous une apparente condescendance aux désirs de son frère, ta mère consentira !… Je t’en réponds.

 

Diane n’en doutait plus ; il était arrivé quelque chose. Le cœur lui battait violemment ; mais elle prit congé de ses bons parents sans rien laisser percer de son trouble. Elle monta avec son père dans le coupé et attendit que la scène, prévue par elle, éclatât.

 

M. de Terrenoire ne prononça pas une parole. Il se fit conduire à sa maison de banque, dont les bureaux étaient fermés. Il prit la clé chez le concierge et pénétra dans son petit salon de réception. Diane s’assit, résolue à supporter vaillamment l’attaque. Le banquier resta debout.

 

– Diane, dit-il d’un ton sec, je sais tout.

 

Elle pâlit légèrement, puis levant sur son père des yeux où se reflétait l’innocence du cœur, l’abnégation d’une résignée :

 

– Que savez-vous ? Qu’ai-je fait de mal ? En quoi vous ai-je déplu mon père ?

 

– Il ne s’agit pas de vous, dit-il avec pitié. Il s’agit de votre mère ! Je sais tout, vous entendez ? Tout !

 

– Ma mère ! Oh ! ma mère est incapable de vous avoir fait de la peine !

 

– Incapable de me faire de la peine ! s’écria-t-il en riant d’un rire strident, d’un rire de fou. Ah ! Ah ! Ah !

 

Diane surmonta sa frayeur et, prenant un air digne, se dirigea vers la porte.

 

– Ne blasphémez pas, dit-elle. Quoi que vous pensiez de ma mère, vous n’avez pas le droit de le dire à sa fille !

 

Il lui barra brutalement le chemin.

 

– Ta mère n’a pas été seulement une épouse adultère, c’est la plus infâme des créatures ! Tu souhaitais le couvent, Diane. Tu avais raison. Au couvent, les filles des mères qui ont trahi la foi jurée et transformé le foyer conjugal en un lupanar ! Au couvent, les filles des mères qui se sont souillées de tous les vices et de tous les crimes ! Au couvent !

 

Elle crut qu’il devenait fou, et, sans souci du danger, se jeta au cou de son père et lui dit à travers ses sanglots :

 

– Ne parle plus ainsi. Des méchants te l’auront calomniée, ma pauvre mère, et tu les as crus ! C’est horrible !…

 

Autrefois, un baiser de Diane suffisait à faire rentrer le calme dans l’esprit de son père. Maintenant, ce baiser le brûle comme un fer rouge.

 

Le malheureux se dégage de l’étreinte de sa fille, la repousse. Diane va tomber sur un fauteuil. Sa tête porte avec violence contre le bois du meuble. Diane s’évanouit.

 

Son père, la voyant toute blanche et inanimée, revient à la raison. « La pauvre enfant, se dit-il, ne sait rien ! Je suis un lâche ! »

 

L’évanouissement de Diane ne dura que quelques minutes qui parurent un siècle au mari d’Andréa.

 

Dès qu’elle se ranima :

 

– Pardon ! lui dit-il. Pardon ! Demain, tu partiras avec ton oncle et ta tante et tu n’auras plus à subir mes colères. Crois que je suis un pauvre fou et oublie tout ce que je t’ai dit.

 

Quelques instants après, ils rentraient à l’hôtel. M. de Terrenoire pénétra dans la chambre d’Andréa, dont il referma la porte à clé. La criminelle, allongée sur son lit, avait les yeux ouverts et pourtant semblait dormir. Près de sa main, sur un coussin brodé d’or, se trouvait un petit flacon bouché à l’émeri.

 

M. de Terrenoire crut d’abord qu’Andréa s’était empoisonnée. Il prit froidement le flacon, l’examina et lut sur l’étiquette ce mot : MORPHINE.

 

Il comprenait maintenant l’étrangeté du regard de l’hallucinée. La maîtresse et complice de Luversan avait cherché l’oubli momentané dans le poison qui enivre. Son bras nu, relevé au-dessus de sa tête, se détachait en une courbe gracieuse sur le satin clair ; de nombreuses traces de piqûres s’y voyaient nettement.

 

– Votre fille part demain, lui dit M. de Terrenoire. Vous ne la reverrez plus. Ayez le courage de ne rien laisser paraître devant elle de vos remords, si vous en avez, de votre ignominie et surtout de vos craintes. Il faut, autant qu’il sera en notre pouvoir, épargner à Diane la connaissance de vos crimes.

 

Mais elle ne le voyait, ni ne l’entendait. Elle flottait dans les rêves de la morphine. Elle souriait à son mari, comme si son mari n’était pas l’homme qui savait. Entre elle et cet homme, des rêves radieux passaient comme autant de tableaux enchanteurs.

 

M. de Terrenoire se laissa aller un instant à admirer celle qui avait été sa femme ; puis, honteux de cette faiblesse, il sortit de ce boudoir habité par les chimères, et revint auprès de sa fille.

 

– Ta mère est souffrante, dit-il à Diane. Elle désire rester seule. Elle va s’endormir. Tu lui feras tes adieux demain matin. Active tes préparatifs de départ, nous dînerons ensemble et tu me feras le plaisir de passer la nuit chez ton oncle, où j’irai te prendre de très bonne heure pour que nous en finissions.

 

Diane eut un frisson.

 

– Mais…, hasarda-t-elle, je voudrais embrasser maman ce soir.

 

– C’est inutile. Elle dort, te dis-je. Elle a besoin de repos.

 

Diane n’insista pas.

 

Dès huit heures du matin, le banquier venait la reprendre pour les adieux.

 

La jeune veuve, abandonnée de tous les siens, se sentit bien seule dans la vie, mais elle pensa à Robert et il lui sembla que l’amour de son ancien fiancé lui tiendrait lieu de toutes les affections perdues.

 

Réveillée du lourd sommeil de la morphine, arrachée de l’extase, rejetée dans la vie réelle où elle entrevoyait au bout le châtiment, les longs jours silencieux de la prison centrale, Andréa commençait l’expiation. M. de Terrenoire lui avait dicté sa conduite.

 

– Vous ne laisserez rien voir sur votre visage. Vous sourirez à l’enfant qui s’en va et que vous ne reverrez plus jamais !… jamais ! ! !

 

Et pas un muscle du visage de la mère ne tressaillit, et elle sourit comme tous les matins quand Diane venait l’embrasser à son réveil. Aux questions de l’enfant qui partait, et qu’elle ne reverrait plus jamais, jamais, elle répondit :

 

– Je suis très heureuse, Diane, que mon beau-frère et ma belle-sœur aient la bonne inspiration de te ramener à Pau, où le soleil des Pyrénées fera plus pour le retour de ta santé, pour l’oubli d’un passé lugubre, que les témoignages de mon amour maternel.

 

Elle serra Diane contre son cœur, réprima les sanglots prêts à éclater, renfonça ses larmes et sourit encore.

 

– Au revoir, mère. Écris-moi souvent.

 

– Au revoir, Diane… Adieu, murmura-t-elle.

 

Seule l’enfant pleurait.

 

Diane devina que son père exerçait une horrible vengeance. Elle se promit de tout tenter pour sauver sa mère.

 

Le colonel invoqua ses rhumatismes pour se dispenser de venir faire ses adieux à sa belle-sœur. Il avait décidé qu’on partirait dès le matin et qu’on s’arrêterait quelques heures à Tours, où un ancien compagnon d’armes viendrait lui serrer la main à la gare.

 

Le banquier les accompagna jusqu’au train, laissant Andréa à son désespoir.

 

CHAPITRE LIX

 

Or, ce matin-là, Célestin Damour se demandait comment un détenu libéré après une année pleine passée dans une prison de la capitale pourrait le mieux employer sa première sortie.

 

Célestin Damour, orphelin de père et de mère, âgé de dix-sept ans, avait été recueilli, après la mort de son père, par un petit patron cartonnier. Cet estimable commerçant, établi non loin de la porte Saint-Denis, se garda bien de lui apprendre l’art de rapprocher, au moyen de colles variées, des morceaux de carton découpés à la cisaille. Il lui fit faire toutes ses courses, balayer l’atelier, laver la vaisselle, pousser la voiture à bras surchargée de frais cartonnages qu’il lui recommandait « comme la prunelle de ses yeux ».

 

Pas d’appointements. Pour toute nourriture, un morceau de pain sec le matin, des légumes sans bœuf à midi, la soupe le soir, à manger sur le pouce, à la cuisine, avec le chien. Pour tout coucher, une paillasse au fond d’un cabinet de débarras, sans autres couvertures, été comme hiver, qu’une pile de sacs percés à jour et où le chat de la maison aimait à se gratter les puces.

 

Célestin Damour, pris de fringale, un soir de Mardi-Gras, alors que retentissaient, autour de lui, les joyeux appels de plaisir sonnés par les trompes, ne résista pas à la tentation d’escamoter un gigot à l’étal d’une boucherie du faubourg Saint-Antoine.

 

Donc, Célestin Damour s’empara du gigot, qu’il fourra sous sa blouse, ne fut aperçu de personne et, pressant le pas, se mit à l’abri des importuns. Ce n’est pas tout que de posséder un gigot, même au péril de sa liberté, il faut le faire cuire. Il arriva ainsi aux fortifications, l’estomac criant après le gigot qui ne pouvait pourtant pas répondre, tout cru, à son appel.

 

Soudain, il se voit entouré par une bande de jeunes rôdeurs dont le plus grand porte sur son dos une besace aux flancs de laquelle se modèlent vaguement des formes de bouteilles.

 

– Tiens ! lui dit le gavroche à la besace, tu m’as l’air d’avoir sous le bras quelque chose avec de quoi on pourrait se caler les joues ? Ne serait-ce pas un gigot, par hasard ?

 

– Eh bien oui, c’est un gigot, fit-il. Mais ça ne vous regarde pas. Au large !

 

Le chef de la bande se contenta de lui rire au nez.

 

– Faut pas crier si fort, quand on a peur des gendarmes, dit-il. Si tu as un gigot, nous, nous avons du bon vin, du cacheté, et de la charcuterie. En se fouillant dans toutes les poches, on arrivera bien à trouver de quoi se payer un pain de six livres. Quant au feu, à la salle à manger et à la chambre à coucher, nous nous en chargeons.

 

Célestin comprit. Les cinq polissons qui en voulaient à son gigot, étaient comme lui, de petits voleurs, à cette différence près que lui avait très faim et que les autres ne pensaient qu’à faire bombance. Il les suivit à cause du feu. Seulement, il ne voulut pas se séparer de son gigot dont le chef prétendait s’emparer.

 

En chemin, ils avaient acheté un gros pain. Le chef s’arrêta enfin à la porte d’une cahute. Il frappa cinq coups et aboya. La porte s’ouvrit. Un vieux déguenillé parut sur le seuil. Il était hâve, décharné et puait l’alcool.

 

– Ah ! c’est vous, mes enfants, dit-il, vous arrivez bien. J’ai soif.

 

Ils entrèrent tous les six. Le vieux tira une bouteille de la besace, la déboucha et se versa un plein verre de cacheté.

 

– À votre santé, dit-il. À ta santé, monsieur de la Tire.

 

Ainsi était surnommé le chef de cette bande de voleurs.

 

– Merci, répondit-il.

 

M. de la Tire alluma du feu dans un fourneau de terre, ustensile qui, avec un mauvais lit de sangle, une chaise et un grand coffre en bois, formait tout le mobilier du locataire.

 

Voyant pétiller la braise, Célestin consentit enfin à lâcher le gigot que le chef mit en casserole avec de la graisse de porc.

 

– En attendant que ça cuise, proposa M. de la Tire, si nous prenions un acompte.

 

On étala sur le coffre renversé tout ce que contenait la besace, à savoir : trois harengs saurs, une boîte de sardines, six oranges, deux poignées de figues, un morceau de salé et une paire de bottines d’homme.

 

– Qui a pris les bottines ? c’est toi, Grain de poivre ?

 

Un avorton de huit à dix ans répondit :

 

– C’est moi qu’a pris les bottines.

 

Célestin mangea de tout et surtout du gigot. C’en était fait de lui. Il avait goûté sans permission au bien du prochain. Il appartenait maintenant à la justice et quand celle-là vous tient, c’est pour toujours.

 

Célestin Damour, véritable étourneau, crut qu’il suffisait de prendre un gigot quand on en avait envie. Il en prit encore quelques-uns et se fit prendre à son tour. On l’envoya dans une sorte de colonie pénitentiaire dirigée par un particulier qui avait eu l’ingénieuse idée d’acheter une île inculte, d’y établir des baraquements et de demander à l’assistance publique de lui confier des enfants moralement abandonnés qu’il instruirait, nourrirait et ferait revenir au bien.

 

Sauvé de la correctionnelle, grâce à l’indulgence de ses juges, mais n’ayant été réclamé par personne, Célestin était donc enfin assisté par ses semblables. Par malheur, le directeur de la colonie valait le cartonnier dont le pauvre enfant avait déserté l’atelier. Ce philanthrope faisait défricher son île par ses pensionnaires, les nourrissait de promesses, et les laissait rouer de coups par ses gardes-chiourme quand ils se permettaient de réclamer du beurre dans les haricots.

 

Le petit Damour qui avait appris à nager en Seine, aux bains à quatre sous, s’échappa de l’île et trouva le moyen de revenir à Paris sans faire de dettes. Il y vécut de toutes sortes de métiers qu’il inventait, suivant les saisons et les besoins de la clientèle. Lorsque les inventions ne rendaient pas, il attrapait de-ci de-là un gigot, à moins que ce ne fût une paire de bottines.

 

Bref, il en était à sa quatrième incarcération quand le directeur de la prison le fit comparaître devant lui.

 

– Damour, lui dit-il, êtes-vous dans l’intention de revenir au bien ?

 

– Au bien ! s’écria le gavroche. On ne m’a jamais dit ce que c’était. Je ne connais encore que le bien d’autrui. Ce n’est pas de celui-là dont vous voulez me parler sans doute, monsieur le directeur.

 

Le directeur se pinça les lèvres, haussa les épaules de pitié.

 

– Heureusement, s’écria-t-il, qu’il y a encore des Saints Vincent de Paul !

 

– Saint Vincent de Paul ? fit Célestin. Connu ! c’est celui-là qui recueillait les orphelins dont les auteurs s’étaient dérobés.

 

– Célestin, le saint Vincent de Paul dont je vous parle est une dame.

 

Le gavroche ouvrit des yeux énormes.

 

– Une dame patronnesse, continua le fonctionnaire.

 

– Comprends pas.

 

– Une dame qui patronne les malheureux, particulièrement les jeunes prisonniers sans famille et repentants. Êtes-vous un prisonnier repentant ?

 

– Ça dépend.

 

– Des restrictions ! Prenez garde, Célestin.

 

Le gavroche ouvrait en vain toutes les portes de son intelligence. Rien n’entrait.

 

– Parlez-moi du français ordinaire, monsieur le directeur, supplia-t-il, et je comprendrai. Du français de la rue.

 

Le fonctionnaire s’exécuta.

 

– C’est bien simple. Il existe une société de bienfaisance, composée de dames riches, qui se sont donné pour mission de veiller sur les jeunes détenus abandonnés et repentants, de les assister au besoin pendant leur détention et de leur procurer de l’ouvrage après leur libération.

 

– Bravo ! fit le gavroche. Voilà ce qui s’appelle une société convenable.

 

Dans l’après-midi, Célestin fut mandé au parloir. Une dame tout habillée de soie et qui sentait bon, lui parla morale, religion, vertu et travail. Il approuva tout et accepta sans rougir la belle pièce de quarante sous que lui offrait la déléguée pour améliorer son ordinaire. Avec deux francs, on peut en « griller » des cigarettes.

 

La déléguée n’était autre qu’Andréa de Terrenoire. Elle faisait partie de diverses sociétés de bienfaisance et ne dédaignait pas les honneurs de la délégation.

 

Célestin Damour touchant au bienheureux moment de sa libération, se demandait comment il pourrait le mieux employer sa première journée de liberté.

 

Les formalités de la levée d’écrou furent enfin remplies, et Célestin, devant qui les portes verrouillées s’ouvrirent toutes grandes, put gagner la rue. La rue ! c’était son idéal, la rue !

 

Comme il humait délicieusement l’air chargé des vapeurs du ruisseau ! Il n’avait pas fais trois cents mètres qu’il s’arrêtait en extase devant une échoppe où une marchande de pommes de terre frites retournait sa marchandise dans la graisse crépitante.

 

– Donnez-m’en pour quatre sous, dit-il.

 

Et, fièrement, il déposa d’avance, dans la main de la marchande, ses vingt centimes. Elle lui fit bonne mesure, en un cornet de papier jaune dont elle saupoudra le contenu d’une pincée de sel.

 

– Eh ! la mère vous n’avez pas besoin d’un commis pour tenir vos écritures ?

 

– Avez-vous des références ? répondit la marchande qui avait bonne langue et aimait à plaisanter avec ses clients de passage.

 

– Comprends pas.

 

– Des références, vous ne connaissez pas ça ? C’est des bons renseignements sur votre compte, des certificats de bonne conduite, de probité, signés et paraphés par les patrons chez qui vous avez travaillé !

 

Célestin s’éloigna tout attristé !

 

Les pommes de terre frites dans la rue ont l’avantage de soulager la faim et de procurer la soif. Célestin entra chez un marchand de vin et se fit servir un litre. Pas d’économies ! On verrait après. Une large rasade raviva l’appétit, et Célestin demanda du pain et du fromage.

 

– Il y a de quoi ! dit-il en faisant sonner dans son gousset deux pièces de cent sous gagnées loyalement en prison à monter ces petites locomotives-joujoux.

 

Le repas terminé, Célestin commanda un café qu’il sirota en fumant des cigarettes. Il se souvenait des bonnes paroles de sa visiteuse, se les répétait comme ces douces mélodies gravées dans la mémoire et qu’on arrive à chanter en dedans aux heures de tristesse.

 

« Vous aurez bientôt payé votre dette à la société, lui avait-elle dit. Prenez dès maintenant la ferme résolution de vivre en honnête homme et vous retrouverez la paix du cœur. Si vous continuez à mériter de bonnes notes par votre obéissance et votre ardeur au travail, il me sera possible de vous recommander, lors de votre libération, à un industriel qui emploie de nombreux journaliers. »

 

Et elle n’est pas revenue, la dame ! Pourquoi ? Serait-elle tombée malade ? L’esprit des gamins de Paris est toujours en travail. Célestin a son idée. Il règle ses consommations et, d’un pas rapide, s’en retourne vers la prison d’où il sort.

 

En face du sombre monument, à l’encoignure d’une rue, se tenait constamment un vieux commissionnaire médaillé. Célestin s’arrêta devant l’humble travailleur de la rue, posa le pied droit sur la sellette à cirer les bottes, et montrant ses souliers éculés :

 

– Allez-y ! mon petit père.

 

Le commissionnaire s’exécuta. Quand il eut fini, Célestin lui mit dans la main la pièce de deux sous réglementaire, puis l’invita à prendre « quelque chose sur le zinc »… Le bonhomme acceptait toujours. Tous deux entrèrent au débit du coin.

 

– Que prenez-vous ? dit Célestin.

 

– Oh ! du vin…

 

Célestin commanda une chopine. À la seconde « trinquette », le gavroche ouvrit le feu par cette question :

 

– Le voisinage d’une prison doit être bon pour un commissionnaire ?

 

– Comme ça !…

 

– Il n’y a pas que des souliers à cirer…

 

– Sans doute.

 

– Les visiteurs, parents ou amis des prisonniers, vous confient souvent des commissions délicates.

 

– Pas assez souvent.

 

– D’aucuns vous chargent bien d’acheter régulièrement quelques bricoles à se mettre sous la dent.

 

– Bien sûr. Malheureusement, les affaires ne vont pas et ceux qui voudraient bien, ne le peuvent pas.

 

– Et les nouvelles à prendre et à rapporter aux familles ?

 

– Oui, oui, mais pas comme au bon temps jadis. Le monde est pané[1], et puis, le monde, il devient égoïste.

 

Célestin Damour touchait au but.

 

– Des gens charitables, y en a encore, observa-t-il.

 

– Oh, pour si peu !…

 

– Et la dame patronnesse qui vient ici visiter les prisonniers sans famille et sans amis ? Vous n’allez pas me dire qu’elle n’est pas charitable, celle-là !

 

– Non, je ne dirai pas cela, répondit franchement le médaillé. Je serais un ingrat si je le disais, à preuve qu’elle ne m’a jamais donné moins de dix sous pour lui ouvrir la portière de sa voiture. Sans son cocher, qui est bavard comme une pie, je n’aurais jamais su qui elle était et ce qu’elle venait faire à la prison.

 

Célestin était sur le point de triompher.

 

– Je me suis laissé dire que c’était la femme d’un banquier, dit-il en trinquant pour le coup de la fin.

 

– On ne vous a pas menti. Que même le cocher m’a dit le nom de son maître qu’est effectivement un riche banquier, un noble qui s’appelle… attendez !… oh ! un nom pourtant bien facile à retenir… parbleu, les journaux en ont assez parlé par rapport à l’assassinat d’un de ses garçons de recette… ah ! j’y suis ! de Terrenoire, oui, c’est bien ça, elle s’appelle madame de Terrenoire, une belle femme, mais qui a l’air triste, triste… Aussi c’est une drôle d’idée de soulager les prisonniers quand il y a tant d’honnêtes gens en liberté qui auraient besoin qu’on les ravitaille.

 

Célestin Damour en savait assez. Il serra la main au bonhomme, le quitta dans la rue, puis, rentrant au débit, demanda à consulter le Bottin. Ce précieux dictionnaire de toutes les adresses contenait, à la rubrique Banquiers, le renseignement suivant : De Terrenoire, boulevard Haussmann, 48.

 

Là il obtint sans peine l’adresse de la rue de Chanaleilles, reprit sa course et arriva un peu essoufflé à destination.

 

La vue du somptueux hôtel Terrenoire le refroidit sensiblement. On ne devait pas entrer là-dedans comme dans du beurre.

 

Après avoir réfléchi cinq minutes, Célestin entra de nouveau dans un débit de vin où il demanda « un rhum et de quoi écrire ». Il avala facilement le contenu du petit verre ; mais il ne lui fallut pas moins d’une demi-heure pour écrire la lettre suivante dont nous avons rectifié l’orthographe :

 

« Madame la comtesse.

 

« Je suis Célestin Damour, le jeune prisonnier orphelin à qui vous avez eu la bonté de vous intéresser. J’ai été libéré ce matin et je viens vous rappeler vos bonnes promesses.

 

« Si j’avais le bonheur d’être placé par vous, madame la comtesse, je mettrais toute mon ambition à vous faire honneur.

 

« Votre très humble, et très reconnaissant serviteur,

 

« CÉLESTIN DAMOUR. »

 

Il plia, mit sous enveloppe, inscrivit l’adresse, cacheta, régla le petit verre dont il huma les dernières gouttes, fit claquer sa langue, craquer ses doigts et se rendit à l’hôtel Terrenoire.

 

– Portez ça à votre maîtresse, dit-il avec un grand air au domestique galonné.

 

Ce dernier le toisa d’importance, vit les souliers, fit une grimace significative, appela un de ses collègues, le chargea de la commission et, barrant le passage au mistoufier :

 

– Attendez ! lui dit-il, on va vous répondre.

 

Andréa se trouvait seule depuis le départ de son mari avec Diane, quand sa femme de chambre lui remit la lettre de Célestin Damour. Elle lut, tressaillit, essuya ses larmes, et s’écria :

 

– C’est peut-être le salut.

 

Et la dame patronnesse donna l’ordre qu’on introduisît le visiteur au salon.

 

Célestin Damour retira sa casquette en entrant, esquissa un salut, et, invité à s’asseoir, se posa au bord d’une chaise, très embarrassé de sa personne, les yeux fixés sur un luxueux tapis d’Aubusson, plus honteux de ses souliers éculés que de son audacieuse démarche.

 

– Vous avez bien fait de venir, mon enfant, dit la dame patronnesse. Célestin releva les yeux et regarda curieusement celle qui l’appelait « mon enfant ».

 

– Je connais votre histoire, continua-t-elle. Je sais combien vous avez été malheureux depuis que vous êtes au monde. C’est la misère qui vous a poussé au vol.

 

– Et un peu la fainéantise, interrompit le libéré.

 

– C’est surtout la misère, reprit-elle. Vous m’avez l’air d’un garçon décidé, intelligent, souple…

 

– Oui, oui, je suis ce qu’on appelle un dégourdi.

 

– Si l’on vous confiait une tâche sérieuse, lucrative surtout ; si, au bout de vos efforts, vous étiez certain de trouver la fortune, votre prétendue fainéantise se transformerait en une ardeur infatigable au travail, j’en suis convaincue.

 

– Pour sûr, alors ! s’écria Célestin qui pressentait une aubaine sous ces compliments démesurés.

 

Andréa tira de sa poche un carnet, l’ouvrit et en sortit un billet de cinq cents francs, qu’elle tendit au libéré.

 

Célestin eut un éblouissement. Cinq cents francs !

 

– Prenez, mais prenez donc ! lui dit Andréa. Cette somme vous est nécessaire pour accomplir la mission dont je vais vous charger.

 

Une mission ? Rien que ça ! Célestin prit possession du billet. Puis il demanda en quoi consistait la mission.

 

– D’abord, lui demanda Andréa, êtes-vous discret, Célestin ?

 

– Comme un poisson, quand mon intérêt me le commande.

 

– Voulez-vous gagner cinq mille francs ?

 

– Inutile de demander à un homme qui sort de prison s’il veut gagner cinq mille francs !

 

– Obéirez-vous aveuglément à mes ordres ?

 

– Je me ferais crever les yeux au besoin.

 

– Et si jamais quelqu’un vous demande de lui rendre compte de ce que vous avez fait pour moi, seriez-vous de force à ne rien dire qui puisse me compromettre ?

 

Diable ! Diable ! Cela devenait inquiétant. Hanté par des idées d’honnêteté, de retour au bien, Célestin aurait bien voulu être dispensé d’accomplir des besognes compromettantes. Tout ça lui paraissait fort louche, à Célestin. Allait-il rendre le billet de cinq cents francs et s’en retourner à la rue, sans autre viatique que le restant de sa masse, avec la perspective des nuits passées sous les ponts ou dans les carrières d’Amérique.

 

– Vous le jurez ?

 

– Rien, s’écria-t-il. Je ne dirai rien, la tête sous le couperet de la guillotine. Je le jure ! fit Célestin Damour en levant le bras droit.

 

– Attendez un instant.

 

Andréa se mit à son secrétaire, et toute tremblante, craignant au moindre bruit de voir rentrer l’homme dont elle redoutait la vengeance inexorable, elle écrivit fébrilement quelques lignes, mit le pli sous enveloppe, le cacheta à la cire et le tendit à son protégé.

 

– Prenez ceci, lui dit-elle, et portez-le à destination.

 

Célestin fit remarquer qu’il n’y avait pas d’adresse inscrite sur l’enveloppe.

 

– Oh ! c’est si facile !… Écoutez-moi bien.

 

Célestin fourra le pli dans sa poche de côté, près du fafiot, et ouvrit ses oreilles toutes grandes.

 

– Il s’agit, dit-elle, de faire parvenir ce billet à un criminel qui est arrêté, a tenté de se tuer en se poignardant et se trouve entre la vie et la mort, sous la surveillance de la police, dans une maison de Ville-d’Avray, la villa Larouette, près de Sèvres.

 

Un criminel ! La mission devenait tout à fait compromettante.

 

– Savez-vous, Madame, fit observer Célestin, que je risque les galères ?

 

– Pour avoir porté une lettre ?

 

– On peut m’accuser de complicité dans le crime commis par votre homme. Vous m’interdisez de vous nommer si je suis pris ; mais ce serait ma perte.

 

– Vous direz qu’un inconnu vous a accosté dans la rue et vous a chargé de porter la lettre. On sera bien forcé de vous relâcher quand on verra que vous n’êtes pour rien dans le crime, et vous aurez les cinq mille francs à vous, bien à vous.

 

– Quand faudra-t-il venir les palper ?

 

– Quand vous aurez remis la lettre et que vous m’aurez rapporté la réponse.

 

La réponse ? Ça se corsait !

 

– Allons ! je vous donnerai mille francs de plus, reprit Andréa, sans préjudice de ce que vous pourrez gagner par la suite, à mon service. Acceptez-vous ? répondez vite.

 

– J’accepte, fit Célestin.

 

– Pour la réponse, ne vous présentez pas ici à l’improviste. Tous les jours, à trois heures de l’après-midi, je serai à cette fenêtre et je regarderai si vous passez dans la rue. Si j’agite un mouchoir blanc, c’est que vous pourrez monter ; sinon, vous attendrez mon signal.

 

– Compris. Donc, c’est à Ville-d’Avray, villa Larouette ? Et comment se nomme le particulier ?

 

– Luversan.

 

– Connais pas.

 

Célestin oubliait que depuis une longue année, aucun journal ne lui avait passé sous les yeux. Or, quand il n’était pas en prison, il ne manquait jamais un seul jour de lire la gazette, dût-il l’escamoter à l’étalage d’un kiosque, ce qui, pour lui, était l’enfance de l’art.

 

– Allez, lui dit la dame patronnesse, et n’oubliez pas votre serment.

 

Elle le reconduisit jusqu’à la porte avec son plus gracieux sourire.

 

Célestin sortit radieux à cause du fafiot ; ennuyé, à cause de la mission. Il croyait rêver. Un faux pas qu’il fit dans la rue le rappela à la réalité. La semelle de son soulier gauche venait de le lâcher de plusieurs crans. Impossible d’aller plus loin. Célestin héla un fiacre.

 

– Au bazar d’Amsterdam, dit-il au cocher.

 

C’était là qu’il s’était fait prendre en flagrant délit de vol d’une douzaine de chaussettes.

 

Il n’aurait garde d’y changer le fafiot. Avec le reste de sa masse, il se paierait des « croquenots » de deux francs quatre-vingt-quinze, réglerait le cocher ; puis il ferait de la monnaie au guichet de la gare Saint-Lazare en prenant son billet pour Sèvres.

 

Tout marcha à souhait, si ce n’est que l’employé préposé à la délivrance des tickets jeta un coup d’œil soupçonneux sur la façon du pauvre diable qui se trouvait en possession d’une somme si peu en rapport avec sa mise.

 

« Suis-je bête ! se dit Célestin. J’aurais dû me payer un complet. Pourvu qu’on ne me file pas. » (Il songeait à la lettre cachetée. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir d’écrit là-dedans ?)

 

Arrivé à Sèvres, Célestin commença par y déjeuner confortablement, histoire de se donner des idées.

 

Il n’avait eu garde d’entrer dans un restaurant confortable. Il s’offrait un bifteck saignant chez le « mastroquet ». C’était l’heure du déjeuner. La salle se trouvait pleine de maçons aux blouses tachetées de plâtre frais, valeureuse équipe de travailleurs occupés à construire une maison dans le voisinage.

 

Célestin s’était assis au bout d’une table. Les maçons causaient bruyamment des choses du métier. L’un deux, qui parcourait un journal, poussa une exclamation de colère.

 

– Qu’est-ce qu’il y a de cassé ? lui demanda un camarade.

 

– Oh ! rien ! C’est encore le bandit de Ville-d’Avray.

 

– Eh bien ?

 

– Paraît qu’il va mieux à Beaujon où on le dorlote. Si la police nous avait laissé faire l’autre jour, l’affaire serait dans le sac. Voilà un gaillard qui va coûter cher au budget.

 

– Paraît qu’il ne s’appelle pas Luversan, dit un troisième.

 

– On ne saura jamais son vrai nom !

 

Luversan ! Célestin n’avait pas perdu un mot de la conversation. Ça se compliquait. Sa mission devenait tout à fait délicate. Il ne s’agissait plus de faire parvenir la lettre dans une villa de Ville-d’Avray, mais dans une salle d’hôpital où le criminel devait être gardé à vue par des agents. Les six mille francs à gagner devenaient tout à fait problématiques.

 

Le journal que l’un des ouvriers venait de commenter appartenait au débit. Célestin, resté seul, s’en empara et lut avidement l’article intitulé : Le crime de Ville-d’Avray.

 

« L’un de nos reporters s’est vainement présenté à trois reprises à l’hôpital Beaujon pour avoir des nouvelles de l’assassin. Nous avons dû nous contenter pour aujourd’hui du bulletin de santé que le service de la Sûreté a bien voulu communiquer à la presse et qui est ainsi conçu : Légère amélioration générale. La fièvre tend à diminuer.

 

« Il paraîtrait cependant que le trop fameux Luversan serait fortement soupçonné d’être l’auteur du crime du boulevard Haussmann. De graves présomptions pèseraient sur lui à ce sujet.

 

« Qui sait si, sans l’arrestation aussi extraordinaire qu’imprévue, M. Jean Guerrier n’aurait pas subi le sort de M. Roger Laroque, son ancien patron de la rue Saint-Maur.

 

« À demain, de nouveaux détails. »

 

Célestin Damour trouva toute cette histoire bien compliquée. Il en retint toutefois un détail important : Luversan, auteur d’un premier crime à Ville-d’Avray, en aurait commis un second boulevard Haussmann.

 

Boulevard Haussmann, banque Terrenoire. La lumière se faisait dans l’esprit du protégé de Mme de Terrenoire. Diable ! Diable ! Cette femme-là devait en savoir long sur le crime.

 

Célestin ignorait qu’Andréa, tout près de sa perte, traquée par la police, par son mari, n’avait plus à compter que sur le hasard pour se sauver, et il se disait tout franc et tout net : « La particulière me croit joliment canaille. Elle n’a pas douté un seul instant que pour six mille francs, je ne sois capable d’aider à la fuite d’un criminel. »

 

Célestin Damour n’était pas homme à parlementer indéfiniment avec sa conscience. L’occasion s’offrait de gagner une somme qui lui semblait énorme, à lui, le récidiviste de la rue, le happeur de bibelots aux étalages, il tâcherait d’en profiter.

 

De Sèvres à Ville-d’Avray, il n’y a que le temps de faire sa digestion. Célestin profitant du beau temps, se mit en route. Il verrait la villa Larouette, prendrait quelques renseignements aux environs, et, s’il fallait s’introduire à Beaujon, dès le lendemain, il aurait soin tout d’abord d’enterrer son argent dans un coin bien retiré du bois.

 

– C’est égal, se disait-il en « grillant » une cigarette au pied d’un arbre, la patronne n’est guère renseignée sur son criminel.

 

Une pensée bizarre le fit rire aux éclats : Luversan devait être soigné à Beaujon, dans la salle des blessés ; donc, pour arriver jusqu’à lui, il suffirait de se faire écraser par une voiture. Un tel expédient, auquel ne se résoudrait jamais Célestin, même pour un million, excitait son hilarité.

 

Arrivé à Ville-d’Avray, le mandataire d’Andréa entra dans le premier cabaret venu, pour se rafraîchir et surtout pour se renseigner. Pas un client au cabaret où Célestin s’offrait une canette de bière. Le débitant rinçait des verres, pendant que sa femme, immobilisée au comptoir par un embonpoint exagéré, reprisait une paire de chaussettes.

 

Il fallait pourtant demander l’adresse exacte de la villa Larouette et s’enquérir des crimes de Luversan. Mais la physionomie renfrognée du cabaretier décourageait d’avance les questions.

 

Célestin attendit et fit bien. Le patron descendit à la cave et tout aussitôt la patronne, cherchant l’occasion de délier sa langue, dit en regardant au-dehors :

 

– Une belle journée ! On est heureux de respirer l’air des bois.

 

– Ma foi, oui, fit Célestin. J’en ai profité pour venir voir la villa Larouette.

 

– Qu’est-ce que vous auriez voulu voir à la villa Larouette ? lui demanda-t-elle.

 

– La chambre du crime.

 

– Il y a quelqu’un qui pourrait bien vous la faire voir, s’il voulait, la chambre du crime, c’est la mère Dondaine.

 

– La mère Dondaine ? connais pas.

 

– C’est la domestique de ce pauvre monsieur Laroque.

 

– La victime ? Je croyais qu’elle s’appelait Larouette.

 

– Ah ! c’est comme ça que vous êtes renseigné ! fit-elle en haussant les épaules. Vous confondez Larouette avec Laroque ; mais vous ne lisez donc pas les journaux !

 

– Jamais ! C’est des cancaniers.

 

– Je vais vous conter l’affaire du commencement jusqu’à la fin.

 

Célestin l’écouta avec une patience, une attention dont elle se montra enchantée.

 

– À la bonne heure ! dit-elle en terminant, on a du plaisir à causer avec vous. Vous n’interrompez pas les gens à tout bout de champ, comme il y en a tant.

 

L’histoire de Roger-la-Honte avait profondément ému le récidiviste. Travailler contre cet infortuné lui paraissait une action tout à fait infâme.

 

– Et ce crime du boulevard Haussmann dont les journaux parlent ce matin et où Luversan aurait trempé, vous ne m’en dites rien ?

 

– Par la raison que je n’en sais pas le premier mot.

 

– Vous ne lisez donc pas les journaux ? demanda à son tour Célestin.

 

– Si, mais quand mon mari est de mauvaise humeur, ce qui lui arrive plus souvent qu’à son tour, il allume sa pipe avec mon journal.

 

Célestin raconta le peu qu’il savait sur ce nouveau crime pour lequel un innocent avait été déjà arrêté. Puis il demanda où demeurait la mère Dondaine.

 

– À la villa Larouette, répondit-elle. C’est elle qui en a la garde. Mais vous perdriez votre temps. Paraîtrait qu’un Anglais lui a offert cent francs avant-hier pour avoir la permission de visiter la baraque. Elle a refusé.

 

– Vous la connaissez intimement ?

 

– Nous sommes du même pays. Seulement, vous savez, elle a vingt ans de plus que moi.

 

– Ah ! vous êtes deux payses. De quel pays ?

 

– La Ferté-Milon.

 

Célestin prolongeait la conversation. En apprendrait-il davantage ? Il ne l’espérait guère.

 

– C’est loin de Paris ?

 

– Non. Dans l’Aisne, à deux lieues de Villers-Cotterêts.

 

– Ah ! ah ! fit Célestin sur un ton dont la bavarde, tout entière à ses souvenirs, ne remarqua pas la singularité.

 

Elle aurait continué très volontiers à causer toute seule, si son mari, remontant de la cave, ne s’était écrié :

 

– Tu n’as pas fini de dévider ton chapelet ! En voilà une maladie de bavarder avec le premier venu sans savoir pourquoi ni qu’est-ce.

 

Le premier venu ! Célestin n’était pas homme à laisser passer cette injure.

 

– Le premier venu vous vaut bien, s’écria-t-il, quand il paie comptant. Réglez-vous.

 

Et il poussa un louis de vingt francs sur la table. Après avoir empoché sa monnaie, Célestin se dirigea vers la villa Larouette.

 

Comme il regardait par le trou de la serrure, il vit à quelques pas de lui deux messieurs tout de noir habillés qui, assis sur un banc, semblaient perdus dans leurs réflexions.

 

« Tiens ! Tiens ! se dit Célestin. La villa n’est pas tout à fait abandonnée. Quels sont ces deux particuliers. On dirait de la rousse. » Retenant son souffle, il écouta.

 

– M’est avis, monsieur Tristot, dit l’un des hommes noirs, que notre homme est sauvé.

 

– C’est aussi mon avis, monsieur Pivolot, répondit l’autre. Hein ! l’avons-nous assez roulée, la presse. Tous les reporters sans exception ont annoncé que Luversan avait été transporté à Beaujon. Pas un d’eux ne sait que l’assassin a mangé son premier potage aujourd’hui.

 

– Je partage votre manière de voir, monsieur Tristot ; mais n’oubliez pas que nous ne sommes ici que de simples volontaires au service de la justice. Le juge ne nous demandera pas notre sentiment. Déjà il voulait nous faire remplacer ici par des agents du service officiel. Sans l’insistance du père Laroque, on nous aurait mis au rancard.

 

– Laissez faire, monsieur Pivolot, nous aurons notre revanche avec l’affaire Brignolet. Les juges ne se doutent guère des preuves que nous possédons. Laissons-les gaffer jusqu’à ce que l’assassin soit en état de passer à l’instruction… Alors seulement, nous les produirons, nos preuves. En attendant, nous ferions bien de remonter là-haut et d’envoyer la mère Dondaine aux provisions. Le père Laroque vient dîner ici ce soir. N’avez-vous pas remarqué qu’il a peur de nous ?

 

– Si. Il craint que nous ne fourrions le nez dans l’affaire Larouette. Il voudrait que le prisonnier avoue, mais sans nommer la complice !

 

– Parbleu ! Il y a beau jour qu’il la connaît, la complice.

 

– Ne la nommez pas, monsieur Tristot. Les murs ont des oreilles. Rentrons.

 

Les deux hommes noirs s’éloignèrent lentement. Célestin respira à pleins poumons, regarda de tous côtés si personne ne l’observait, longea le mur et se posta à cent mètres plus loin.

 

La porte s’ouvre. Une vieille femme apparaît, traînant la jambe gauche, le dos voûté. De temps à autre, elle s’appuie au mur pour assurer son équilibre. Quant à distinguer, tout là-bas, le gaillard qui s’en va, les mains dans les poches, elle ne le saurait, même avec ses lunettes.

 

Deux heures plus tard, l’homme de confiance de Mme de Terrenoire, prenait, à la gare du Nord, l’express de Soissons. L’idée de faire peau neuve en Amérique lui avait enlevé tous ses scrupules. Il allait de l’avant, écornait bravement son billet de cinq cents, prêt à le manger tout entier en frais généraux pour arriver au but. Tant que le criminel à qui il avait une lettre à remettre et une réponse à demander mangerait des potages dans la villa Larouette, on pourrait arriver jusqu’à lui, mais à la Santé, prison fermée aux curieux, bernique ! Il n’y fallait pas songer.

 

Dans le court trajet qui conduit de Villers-Cotterêts à La Ferté, Célestin trouva encore l’occasion d’en apprendre autant et plus qu’il ne lui en fallait. Ce fut un vieux jardinier du pays qui se chargea de ce soin.

 

– La mère Dondaine, dit-il, je l’ai connue qu’elle était encore jolie fille et bonne à marier. Même je lui fis un brin de cour. La mère Dondaine (qu’on a tort d’appeler « la mère », attendu qu’elle est encore mademoiselle Dondaine) a son frère qui tient un petit débit de vin et d’épicerie, rue de Meaux, presque au bout, à droite. Son neveu, Isidore, qui est jardinier, un jardinier à la manque, comme on les fabrique maintenant, habite avec papa et maman. C’est des braves gens qui n’ont qu’un tort, celui de n’avoir jamais pu mettre un sou de côté par rapport au peu d’affaires qu’ils font dans un pays où il n’y a que de pauvres ouvriers agricoles habitués à vivre de peu et à supporter vaillamment leur misère.

 

Célestin descendit à La Ferté à huit heures du soir et n’eut pas de peine à trouver les Dondaine, rue de Meaux.

 

Pas un chat dans le débit où quelques rares bouteilles aux trois quarts vides et grises de poussière traînaient sur une planche au-dessus du comptoir. Le visiteur frappa du pied. Un homme âgé d’environ cinquante ans accourut d’une pièce voisine.

 

– Vous êtes le patron ? demanda le Parisien.

 

– Oui, pour vous servir.

 

– Y a-t-il moyen de manger une omelette au lard et de vous donner des nouvelles de la tante ?

 

À ces derniers mots, la physionomie du bonhomme perdit son caractère de méfiance.

 

– Ah ! vous avez vu ma sœur ! Y a si longtemps, bon Dieu, que je l’ons point vue. Comment qu’c’est qu’al’va ?

 

– Bien, à part les jambes, la gauche surtout. La vue baisse aussi. Et puis vous savez, ça lui a fait de l’émotion, à cette pauvre femme, l’arrestation de Luversan. Je la voyais tous les jours. Mes parents habitent Ville-d’Avray. Vous savez, votre sœur, elle a toujours sa loupe, à l’angle du sourcil droit.

 

– Eh la mère ! cria-t-il à sa femme, viens donc un peu. V’là un gars d’Paris qui nous apportions pourtant des nouvelles d’Ursule.

 

La mère s’amena tout doucement, suivie d’Isidore qui dardait de petits yeux en vrille sur le voyageur.

 

– Comme ça, fit la mère, vous avez vu ma belle-sœur ?

 

Célestin, dévisagé par toute la famille, faisait bonne contenance. Dans cette comédie sinistre, il réservait sa poudre. Mais le moment était arrivé de faire feu de toutes pièces.

 

– Coquin d’Isidore ! dit-il au neveu en lui tapant familièrement sur le ventre.

 

Le jardinier devint très rouge. Cette familiarité lui déplaisait visiblement.

 

– Coquin d’Isidore, répéta le voyageur. C’est lui qui aura le gâteau.

 

– Queu gâteau donc ? demanda le père.

 

– Eh ! Les économies d’Ursule. Ah ! vous pouvez vous en vanter d’en avoir, une bonne tante. Elle me parle tous les jours de vous. Quatorze mille francs d’économies !

 

– Quatorze mille francs ! s’écrièrent en duo les époux Dondaine. Et comment qu’al va ?

 

– Oh ben, si ça n’est qu’l’âge, elle ira core ben longtemps.

 

– Un an tout au plus, déclara Célestin. J’ai consulté le médecin de la maison qui est celui de ma famille.

 

– C’est-y qu’vous avez vu le testament ? demanda Isidore.

 

– Comme je vous vois.

 

Cette nouvelle lui valut une invitation à souper et à coucher.

 

Après le repas, Isidore le mena visiter les ruines du château qu’éclairait un superbe clair de lune. De temps à autre, le jeune jardinier répétait cette question : « C’est-y ben sûr qu’t’as vu l’testament ? » Et Célestin répondait : « Comme je te vois, mon fieux. »

 

À son retour, il trouva son lit dressé dans la salle à manger. Le père Dondaine l’attendait pour trinquer une dernière fois.

 

– Ouf ! fit le récidiviste quand il fut débarrassé de la famille d’Ursule.

 

Qu’était-il venu faire chez ces braves gens ?

 

Célestin inspecta tous les meubles. Dans le tiroir d’un antique bahut, il découvrit des papiers de famille, l’acte de naissance d’Isidore, diverses épreuves photographiques, les états de service militaire du père Dondaine, et quantité de lettres intimes.

 

– Voilà mon affaire, dit-il en empochant les papiers d’état civil d’Isidore et une photographie du frère d’Ursule. Avec ces pièces-là, je tiens mes six mille balles.

 

Il se coucha et s’endormit du sommeil d’un homme qui fait des châteaux en Amérique.

 

Le soir même, de retour à Ville-d’Avray, il venait sonner à la grande porte de la villa Larouette ; mais il avait eu soin de dépouiller ses vêtements pour une blouse bleue et de s’acheter une casquette neuve. Sa défroque était soigneusement roulée en un paquet qui lui donnait l’air d’un voyageur décidé à rester quelque temps hors de chez lui.

 

La mère Dondaine avait ordre de ne pas ouvrir aux visiteurs. Néanmoins, elle regarda par la fenêtre du premier étage.

 

– Il n’y a personne, dit-elle.

 

– C’est moi que j’suis Isidore, ma bonne tante, répondit-il.

 

– Isidore !…

 

Elle courut chercher ses lunettes, les assujettit sur son nez, et, contemplant le fils de son frère, lui recommanda le silence.

 

– Fais le tour de la maison, lui dit-elle d’une voix câline, et attends-moi à la porte de derrière, tu m’entends, Isidore ?

 

Célestin ne se le fit pas répéter deux fois. Tout marchait à souhait. Il contourna la villa et s’arrêta à la petite porte à laquelle il avait entendu causer la veille MM. Tristot et Pivolot. Ursule vint ouvrir d’un air mystérieux. Célestin l’embrassa sur sa loupe.

 

– J’vous apportons d’bonnes nouvelles de La Ferté. Le père et la mère m’envoyons à Paris pour que j’me placions à Vitry, dans quèque pépinière, j’irons d’main m’proposer en service.

 

Ursule lui trouvait un drôle d’air, à son neveu.

 

– Comme tu es pâle, mon garçon, observa-t-elle. On ne dirait jamais que tu arrives de chez nous.

 

– J’sortons d’avoir la fièvre thyphorique ; mais ça va bien maintenant, j’vous apportons la photographie d’papa. Tenez, la v’là.

 

En avant les preuves ! Célestin tira le portrait du père et l’acte de naissance d’Isidore qu’il déplia du même coup.

 

– Dix-sept ans, ma bonne tante. J’marchons sur mes dix-sept ans.

 

– Ça ne me rajeunit pas, fit-elle.

 

Elle jeta un coup d’œil sur le papier officiel et embrassa la photographie de son frère.

 

– As-tu dîné, Isidore ?

 

– Non, ma tante, mais si quèqu’fois ça vous dérangeait ?…

 

– Tu vas dîner avec moi ; mais faut pas qu’on te voie. Tu sais pourquoi ?

 

– J’savons rien.

 

– Nous avons ici un grand criminel, l’assassin de monsieur Larouette.

 

– J’croyais qu’les journaux avaient dit qu’il était transporté à l’hospice ?…

 

– Il est ici… Oh, il n’en mène pas encore large. Tout de même, la police a l’œil sur lui, et j’ai ordre de ne laisser entrer personne.

 

– J’m’en allons, ma bonne tante, j’m’en allons…

 

– Mais non, viens avec moi. Tu vas monter dans ma chambre par l’escalier du jardin et tu m’attendras. C’est compris, Isidore ?

 

– C’est compris.

 

– Suis-moi.

 

Elle le conduisit à sa chambre.

 

– Prends patience, Isidore. Dans une petite heure, je remonterai avec la soupe. Repose-toi en attendant.

 

Célestin était dans la place. Mais que d’obstacles il lui restait à surmonter avant d’arriver à Luversan !

 

Bientôt la vieille Ursule revint avec la soupe, le fricot, une bouteille de vin et deux couverts.

 

– Mon service est fini, dit-elle tout bas. Le bandit a mangé son potage et dort. Il va mieux.

 

Le repas fut des plus touchants. Ursule ne tarissait pas en compliments sur son frère.

 

– Il a eu bien du mal dans sa vie, dit-elle, et il ne m’a jamais rien demandé. Aussi c’est à toi que je léguerai tout mon bien avec l’usufruit à tes père et mère. Va, tu as une bonne tante, Isidore.

 

– Oh oui ! faisait le jeune scélérat en feignant d’essuyer une larme.

 

La conversation se prolongea à voix basse jusqu’à neuf heures du soir. Célestin déclara qu’il était bien fatigué et qu’il irait coucher à l’hôtel.

 

– Non pas ! déclara Ursule. Je vas te tirer un matelas par terre. Tu serais un mauvais jardinier si tu ne savais pas coucher à la dure.

 

– Ça va ! répondit Isidore.

 

Il l’aida à préparer sa couchette et se jeta dessus tout habillé. Elle étendit sur lui une bonne couverture de laine, puis elle éteignit la bougie et se coucha à son tour, rompue des fatigues de la journée.

 

Un quart d’heure après, elle ronflait, et Célestin debout à la fenêtre, attendait la nuit pour profiter de la superbe occasion qui s’offrait à lui.

 

CHAPITRE LX

 

Une profonde amitié régnait entre Diane et Marie-Louise.

 

– Nous n’aurons jamais de secrets l’une pour l’autre aimaient-elles à se dire à l’âge où les pensées ne font encore qu’effleurer les choses sérieuses de la vie.

 

Quelle tristesse pour Marie-Louise quand elle apprit l’affreuse nouvelle : Diane refusait d’épouser l’homme à qui elle avait promis sa foi. Interrogée par son amie, Diane pleura à chaudes larmes, mais refusa d’expliquer les motifs de son apparente inconstance.

 

– Ne me demandez rien, disait-elle. Dieu seul connaît mon secret.

 

Marie-Louise l’aimait trop pour insister. Le jour de son mariage, tout le monde remarqua qu’un nuage de tristesse flottait sur sa physionomie.

 

La jeune épouse de Jean Guerrier était heureuse, mais quelque chose manquait à sa félicité. Elle savait que Diane cachait, derrière un sourire de commande, le chagrin qui ne pardonne jamais.

 

Jean Guerrier reçut à ce sujet les confidences de sa jeune femme. Il n’était pas de ces égoïstes qui, rapportant tout à eux, s’offusquent d’un sentiment étranger à leur personnalité.

 

Marie-Louise n’en doutait pas : Diane aimait toujours Robert de Vaunoise et ce brave garçon n’avait en aucune façon démérité de sa fiancée.

 

Ce fut pour Marie-Louise, pour le vieux Margival, une affreuse déception quand M. de Terrenoire se décida enfin à leur faire part du prochain mariage de Diane avec l’associé, le sombre Mussidan, le riche capitaliste qui venait de sauver d’une catastrophe la maison de banque.

 

Marie-Louise s’écria :

 

– Diane est folle ou on lui force la main.

 

– Diane a toute sa raison, répondit froidement le banquier, et je n’admets pas que vous, Marie-Louise, qui me connaissez bien, vous m’accusiez de forcer la main à mon enfant.

 

Marie-Louise baissa la tête. Pourquoi Diane se sacrifiait-elle ? Pour la première fois, Marie-Louise douta de la parole du bienfaiteur de son père. Il mentait, M. de Terrenoire, quand il disait que la fiancée de Mussidan préférait cet homme à Robert.

 

En apprenant, dès le lendemain du jour maudit, la fin terrible de l’associé, elle se dit que le misérable s’était fait justice. Elle ne crut pas à l’accident, mais au suicide, et elle se réjouit d’un événement qui rendait toute sa liberté à son amie.

 

M. de Terrenoire s’en aperçut dès le premier jour. Vainement il essaya, après sa réconciliation avec Margival, de regagner le terrain perdu par un redoublement de tendresse. Marie-Louise trouvait cent prétextes pour ne jamais rester seule avec lui. Une fois cependant, comme il lui reprochait sa froideur et qu’il lui en demandait le motif : « Vous le savez bien », lui répondit-elle. Et rompant tout de suite l’entretien, elle parla de choses indifférentes, jusqu’à l’arrivée de Margival qui, lui, dans sa confiance aveugle ne se doutait de rien.

 

Quand Diane revint à Paris, Marie-Louise, transportée de joie, la supplia de venir la voir souvent. Mais la jeune veuve lui répondit :

 

– Non, je n’attristerai pas de ma présence votre bonheur. Tu ne pourrais pas t’empêcher de me demander mon secret, et ce serait pour moi le plus cruel des supplices. Je viendrai te faire mes adieux avant de prononcer mes vœux et je passerai ma vie à prier pour toi.

 

– Tu aimes Robert, et Robert doit t’aimer encore. Pourquoi désespérer ?

 

– Tu le vois, répliqua Diane, tu me questionnes encore et tu sais bien que je ne puis te répondre.

 

Diane était repartie à Pau sans faire ses adieux à Marie-Louise. L’amie pleura de ce manque d’égards, puis elle se consola en se disant : « Allons ! ce n’est pas encore cette fois-ci qu’elle quittera définitivement le monde. »

 

Deux jours après, Marie-Louise recevait de Diane, par l’intermédiaire d’une amie commune, une lettre confidentielle qui la remplit de terreur :

 

« Ma chère Marie-Louise,

 

« Pas un mot à ton mari, à ton père, à personne ! Je ne vis plus !… Mais comment te dire cela ? Il le faut bien. Ma mère est en danger… Oui, j’en suis sûre. En danger auprès de mon père qui a tout appris. Tiens-toi au courant de ce qui se passe chez moi. Donne-moi des nouvelles de ma mère, et, s’il le faut, rappelle-moi par dépêche, j’accourrai.

 

« Ton amie,

 

« DIANE. »

 

Tout appris ? Ah ! Marie-Louise savait bien qu’un affreux mystère planait sur la famille de son amie. Pour que Diane se fût décidée à lui écrire des choses qui n’auraient pu sortir de sa bouche, il fallait que le danger pressât. Quel danger ? Elle ne chercha pas à approfondir le mystère.

 

Diane lui confiait une mission : sauver sa mère. Marie-Louise congédia la messagère, et sortit pour courir chez Mme de Terrenoire.

 

Comme elle descendait l’escalier, des pas bien connus retentirent à l’étage au-dessous. Marie-Louise s’arrêta. Jean Guerrier rentrait avec M. de Terrenoire. Tous deux causaient à voix basse.

 

– Il faut que vous le décidiez, dit le banquier.

 

– J’y réfléchirai, répondit Jean. C’est bien délicat…

 

– Vous y arriverez par Marie-Louise.

 

– C’est encore plus délicat…

 

Avec une décision, une promptitude dont les femmes sont seules capables, Marie-Louise rentra chez elle sans faire de bruit, et se cacha dans un cabinet de débarras.

 

Aussi, pourquoi son nom se trouvait-il mêlé à ce secret, d’où dépendait peut-être celui de la mère de Diane ? S’il ne s’était agi que d’elle-même, elle n’aurait pas employé un semblable moyen. Il le fallait !

 

Guerrier avait une double clé de l’appartement.

 

– Tiens ! dit-il en entrant, Marie-Louise est sortie. Je l’avais pourtant prévenue que je reviendrais déjeuner.

 

Il alla à la cuisine interroger la domestique. Celle-ci ignorait que sa maîtresse fût sortie.

 

Les deux hommes s’installèrent au salon en attendant le retour de Marie-Louise qui, de sa place, put entendre toute leur conversation.

 

– Oui, mon cher Guerrier, dit le banquier, j’ai offert ce matin à Margival la direction de ma maison de banque pendant le long voyage que je vais entreprendre. Il a refusé, prétextant qu’il ne se sentait pas de force à endosser cette responsabilité. Il ne me restait plus qu’à compter sur vous. Puisque vous refusez, à votre tour, que voulez-vous que je devienne ?

 

Après un silence pénible, Guerrier répondit :

 

– Mon beau-père a bien fait de refuser.

 

– Pourquoi ?

 

– Je vais vous le dire, monsieur de Terrenoire. Mon beau-père, qui est la modestie même, s’est retranché derrière sa prétendue infériorité. Voulez-vous mon sentiment ? C’est son instinct d’honnête homme qui le pousse à décliner des bienfaits dont il n’a que trop usé.

 

– Oh ! Jean, vous êtes dur pour moi. Ce n’est pas seulement de la dureté, c’est de l’ingratitude.

 

– Je vous dois tout, c’est vrai, monsieur de Terrenoire. Mais je ne puis oublier la raison de vos bienfaits. Si Marie-Louise n’était pas votre fille, vous n’auriez jamais songé à lui choisir un mari et à la doter. Il a fallu cette abominable enquête judiciaire pour vous forcer à me confier ce secret. Au premier moment, j’étais si heureux de l’innocence de ma pauvre femme que je n’ai même pas songé à la fausseté de notre situation. Depuis, j’ai réfléchi. Ce serait une bassesse de ma part si je continuais à profiter de vos largesses, si je poussais mon beau-père à se déshonorer à son insu en acceptant la fortune des mains d’un homme qui l’a, disons le mot, indignement trompé.

 

– Jean !…

 

Le voile se déchirait. Marie-Louise, atterrée, comprenait maintenant l’infâme motif pour lequel le bienfaiteur de son père avait tant tardé à se disculper devant Guerrier. Elle était la sœur de Diane, la sœur adultérine !

 

Mais l’autre mystère, celui de la maison Terrenoire, allait-elle l’apprendre aussi ? Marie-Louise, prête à défaillir, rassembla ses forces. Elle espérait tout savoir.

 

– Et pourquoi voulez-vous quitter la France ? demanda Jean.

 

– Il le faut.

 

– J’ai lieu de m’étonner de cette résolution au moment où le procès de Luversan va s’ouvrir. Vous serez certainement appelé en témoignage.

 

– Tranquillisez-vous à cet égard. Les juges auront contre l’assassin toutes les preuves nécessaires. Mon témoignage leur serait donc inutile.

 

– Cependant… on parle d’un complice… Le connaîtriez-vous donc, ce complice ?

 

M. de Terrenoire eut une hésitation singulière.

 

– Comment voulez-vous, dit-il enfin, que j’en sache si long.

 

– Vous en savez toujours plus long que moi puisque vous me parlez de preuves parvenues à votre connaissance et dont le juge d’instruction n’a pas daigné me parler.

 

– J’ai vu Tristot et Pivolot. Ils m’ont affirmé que la culpabilité de Luversan ne faisait plus un doute. Mais, ajouta le banquier sur un ton mal assuré, ils ne m’ont donné aucun détail.

 

– Et qui vous dit que ces preuves, recueillies par les deux agents, n’exigent pas la confirmation de votre témoignage.

 

– Non, vous dis-je.

 

– Allons, vous en savez plus long que vous ne voulez bien le dire. Partez, puisqu’il le faut, mais ne comptez ni sur mon beau-père, ni sur moi, pour diriger votre maison.

 

– Pas même pendant un mois ?

 

– Un mois ?… Eh bien, si… je ne puis vous abandonner aussi précipitamment. D’ailleurs, il me faut bien tout un mois pour déterminer mon beau-père à quitter la banque sans éveiller ses soupçons.

 

– Et que ferez-vous, mon ami ?

 

– Tranquillisez-vous… Nous ne sommes pas embarrassés. Monsieur Laroque nous emmènera en Amérique, après le procès.

 

– En Amérique ! Mais c’est affreux. Alors, vous voulez me séparer de Marie-Louise ?…

 

– Tant que mon beau-père vivra. Après, nous verrons.

 

– Jean, vous êtes impitoyable !…

 

– Non, je suis logique. Je ne saurais me prêter plus longtemps au maintien d’une situation indigne de monsieur Margival, indigne de vous-même.

 

Marie-Louise entendit un sanglot étouffé. M. de Terrenoire s’abandonnait à l’excès de sa douleur.

 

– Si vous saviez ! Jean, s’écria-t-il. Si vous saviez !

 

Un « ah ! » déchirant s’échappa de sa poitrine.

 

– Adieu ! Jean, fit-il, adieu ! Vous ne me reverrez peut-être jamais !

 

– N’oubliez pas, dit Guerrier, que vous avez une autre fille. Diane a bien mérité d’être heureuse. Ce serait un crime que de la laisser s’étioler dans un cloître par désespoir d’amour.

 

Le banquier ne répondit pas.

 

– Adieu ! fit-il encore.

 

Et il sortit précipitamment.

 

Aussitôt, Marie-Louise entendit Jean s’écrier :

 

– Ah ! je savais bien que cette femme était la complice de Luversan ! La malheureuse ! Il la tuera !

 

C’en était trop. Marie-Louise s’affaissa inanimée. Jean n’entendit pas le bruit de sa chute. Il sortit à son tour, décidé qu’il était à voir tout de suite Roger Laroque pour l’avertir.

 

Quand Marie-Louise revint à elle, les allées et venues de la domestique lui firent comprendre que la maison était vide. Elle quitta sa cachette, gagna l’escalier sans être vue et se rendit en toute hâte à l’hôtel Terrenoire.

 

Il était trois heures de l’après-midi. Avant d’entrer, Marie-Louise jeta un coup d’œil sur les fenêtres de cette demeure princière. Au premier étage, entre les épais rideaux tirés de côté, un visage pâle lui apparut. C’était Andréa. Les yeux étincelants de Mme de Terrenoire cherchaient quelqu’un dans la rue. Elle aperçut Marie-Louise et essaya de lui sourire, mais ses lèvres serrées se contractèrent nerveusement.

 

La visiteuse fut reçue avec une aménité à laquelle Mme de Terrenoire ne l’avait pas habituée.

 

– Enfin, dit Andréa, voici donc une amie.

 

– Oui, une amie qui ne vous demande aucune explication qui ne veut rien savoir. Sauvez-vous ! Il y va de votre vie. Diane m’a écrit. Elle soupçonnait pour vous des dangers dont j’ai eu la certitude tout à l’heure.

 

– Vous avez vu mon mari ?

 

– Je ne sais rien, vous dis-je. Un hasard m’a permis d’entendre une conversation que monsieur de Terrenoire a eue avec Jean…

 

– Et vous prétendez ne rien savoir !…

 

– Rien de précis. Le peu que j’ai entendu a suffi pour légitimer les sombres pressentiments de votre fille. Il ne faut pas que vous restiez une minute de plus ici. Votre vie est en danger.

 

Pour toute réponse, Andréa éclata de rire.

 

Ce rire saccadé, sec, aigu, sinistre, fit peur à Marie-Louise.

 

– Attendez ! s’écria Mme de Terrenoire.

 

Elle entrouvrit de nouveau les rideaux et inspecta la rue.

 

– Il ne viendra pas ! murmura-t-elle. Je suis perdue !

 

Qu’attendait-elle ? Celui qu’elle guettait ainsi n’était autre que le jeune et ingénieux Célestin Damour.

 

– Partons ! dit Marie-Louise. Nous trouverons bien un refuge où vous pourrez échapper à tous les dangers qui vous menacent et revoir votre fille. Je vous jure que personne au monde, pas même mon mari, ne connaîtra, quoi qu’il arrive, votre retraite.

 

– Écrivez à Diane, répondit froidement Andréa, que ses craintes sont mal fondées, je ne cours aucun danger. Vous êtes folles toutes les deux, avec vos chimères !

 

– N’essayez pas de m’abuser, j’en ai assez entendu pour savoir à quoi m’en tenir. Faut-il donc préciser ! Vous êtes compromise dans le crime pour lequel mon pauvre Jean a été indignement torturé !

 

Andréa recula, terrifiée.

 

– C’est une infamie ! s’écria-t-elle. Je ne suis pour rien dans ce crime, et la preuve, c’est que je ne veux pas me sauver. Je n’ai rien à craindre de la justice !

 

– Pas encore peut-être. Mais vous avez tout à craindre de votre mari.

 

– Lui !

 

Elle courut à la fenêtre, chercha vainement Célestin sur le pavé de la rue, et se retournant vers la visiteuse :

 

– Monsieur de Terrenoire ne peut rien contre moi, dit-elle d’un air triomphant. Quant aux soupçons infâmes dont vous venez de me parler, l’avenir vous en prouvera l’inanité. Je n’ai pas à me sauver. Je ne me sauverai pas. Il n’y a que les coupables qui se sauvent !

 

Marie-Louise fit un dernier effort.

 

– Admettons que votre mari se trompe. Vous n’en avez pas moins tout à redouter de lui.

 

– Il n’oserait pas ! fit ironiquement Andréa.

 

Marie-Louise se retira le cœur serré. Elle entra dans un bureau de poste et écrivit à Diane la lettre suivante :

 

« Chère amie,

 

« Je viens de voir ta mère. Elle se porte bien. Tes pressentiments ne sont fondés sur rien.

 

« Profite du beau climat des Pyrénées et surtout ne désespère point de l’avenir. Tout s’arrangera.

 

« Je t’écrirai ces jours-ci.

 

« Ton amie,

 

« MARIE-LOUISE. »

 

En signant cette lettre rassurante l’amie de Diane n’en était pas moins envahie par de mortelles inquiétudes. Elle connaissait l’énergie de M. de Terrenoire. Cet homme était capable de tuer Andréa et de se tuer ensuite. Elle le plaignait, ce malheureux, et elle plaignait encore plus Margival si abominablement trompé, déshonoré.

 

Comme elle l’avait chéri cet homme, dont Margival ne lui parlait qu’avec respect. Il fallut tous ces sinistres événements pour la détacher de lui. Et maintenant, sachant qu’il était en danger, qu’il avait tout à craindre de son désespoir, elle comprenait qu’il lui tenait au cœur par un lien secret. Elle courut à la maison de banque.

 

M. de Terrenoire retiré dans son bureau avec Margival, le mettait au courant de toutes les affaires en instance.

 

À l’entrée de Marie-Louise, les deux hommes s’avancèrent. Margival l’embrassa tendrement.

 

– Quelle bonne surprise ! dit-il, Jean sort d’ici. Il est inquiet de toi. Pourquoi n’es-tu pas rentrée déjeuner ?

 

Elle avait son excuse.

 

– Parce que, dit-elle, je me suis mise en retard en faisant des emplettes dont Diane m’avait chargée et qui pressaient.

 

M. de Terrenoire lui avait tendu la main, et cette fois, elle ne s’était pas détournée.

 

Elle s’assit pour les laisser travailler et fit semblant de lire un journal.

 

Quelques instants après, Margival quittait le bureau pour aller donner des ordres aux employés.

 

– Monsieur, dit-elle à Terrenoire, j’ai à vous parler.

 

Sa voix tremblait et des larmes perlaient à ses yeux.

 

– De quoi s’agit-il, ma chère enfant ?

 

– De vous et de madame de Terrenoire.

 

Il faillit tomber à la renverse.

 

– Quoi qu’il arrive, dit-elle précipitamment, jurez-moi que madame de Terrenoire est en sûreté chez vous, et que vous n’attenterez pas à vos jours.

 

– Tu m’en demandes trop, Marie.

 

Il la tutoyait, comme autrefois.

 

– Jurez-le-moi.

 

– Jure-moi alors que tu ne feras rien contre moi, que tu empêcheras ton mari de m’éloigner de la maison ?

 

Margival venait de rentrer. Du regard le banquier répéta sa question à Marie.

 

Elle baissa la tête en signe d’assentiment.

 

Un bonheur ineffable se peignit sur les traits de M. de Terrenoire.

 

– Je m’en vais, papa, dit-elle à Margival. Tu dînes avec nous ce soir ?

 

– Oui, chère enfant. Et vous, demanda-t-il au banquier, ne viendrez-vous pas nous tenir compagnie ?

 

– Je pars ce soir, répondit-il ; mais, selon mes prévisions d’aujourd’hui, j’espère revenir plus tôt que je ne pensais.

 

M. de Terrenoire remarqua la confusion qui se peignit sur les traits de Marie-Louise. La jeune femme les laissa à leurs travaux.

 

« Saurait-elle quelque chose ? » se demanda le banquier avec angoisse.

 

Quand il eut donné à Margival et à Guerrier les explications nécessaires pour la gestion de la maison durant son absence, il rentra à son hôtel et pénétra dans le boudoir de sa femme. Andréa, nonchalamment étendue sur une chaise longue, n’avait pas eu recours à la morphine pour sortir de la réalité. Elle attendait de pied ferme les événements.

 

– Que me voulez-vous encore ? lui demanda-t-elle.

 

– Nous partons ce soir !

 

– Où ?

 

– En Espagne.

 

– Un beau pays, dit-elle. J’ai toujours eu dessein de le visiter, mais, cette année, je tiens à rester à Paris.

 

M. de Terrenoire, se demandait si cette créature était folle de le braver ainsi. Ah ! Marie-Louise avait eu une bonne inspiration de lui faire jurer qu’il contiendrait sa vengeance et qu’il n’attenterait pas à ses jours. Des lueurs rouges passaient devant ses yeux. Sans Marie-Louise, il étranglait cette femme qui osait persifler ; qui, au lieu de baisser la tête, prenait une attitude hautaine et dardait sur lui des regards de défi.

 

– Vous partirez ce soir avec moi, répéta-t-il.

 

– Je ne partirai pas !

 

– Vous partirez ! Vous me dispenserez d’employer la force.

 

– Osez-le donc.

 

Il leva ses deux bras au-dessus de sa tête et, les mains crispées :

 

– Ah ! ne me défiez pas !…

 

– Vous auriez tort de me tuer, dit-elle froidement. Ce serait dommage pour votre Marie-Louise et… pour monsieur Margival.

 

De stupeur, il se laissa tomber dans un fauteuil.

 

Andréa savait tout ! Comment ? Par qui ? Elle tenait son secret ! Elle avait cette arme contre lui !

 

Andréa le fixait, sondant ses pensées les plus intimes. Elle triomphait.

 

– Que savez-vous ? demanda-t-il enfin.

 

– Tout.

 

– Expliquez-vous !

 

– J’ai eu besoin de dix mille francs… Je ne les avais pas, je vous les ai pris.

 

Ce fut un trait de lumière pour le banquier. Il avait commis l’imprudence de laisser traîner un portefeuille contenant les lettres de Blanche Warner.

 

– Mes lettres ! s’écria-t-il. Je veux mes lettres !

 

– Vos lettres ? vous voulez dire celles de Blanche Warner ? Je ne les ai plus. Elles sont en bonnes mains.

 

Il se leva terrifié. En bonnes mains ? Les avait-elle adressées à Margival ? Il blêmit de fureur, mais que pouvait-il contre l’abominable créature qui lui jetait à la face ses vérités ? L’expiation commençait pour lui. Mieux valait continuer à parlementer.

 

– Pourquoi refusez-vous de partir ce soir ?

 

– Parce que ma présence est nécessaire à Paris.

 

– Nécessaire à quoi ?

 

– À mon salut.

 

– Mais on peut venir vous arrêter d’un instant à l’autre. Je suis même étonné que vous soyez encore en liberté.

 

– Vous savez bien que vos agents m’épargnent. On espère que Luversan ne parlera pas. D’abord, sachez-le bien, je ne suis point complice de l’assassinat. J’ignorais les projets du misérable.

 

– Mensonges ! Vous m’avez fait voler pour vous sauver avec votre amant et mener avec lui une vie luxueuse à l’étranger. Ceux que vous appelez : « mes agents » ne vous ont pas laissé le temps de mettre les valeurs à l’abri des recherches. Le lendemain de leur perquisition, votre amant était arrêté par sa première victime, Roger Laroque. Vous êtes complice du crime et la justice vous demandera compte de l’assassinat de Brignolet.

 

Elle se redressa à son tour, et d’une voix éclatante :

 

– Vous me parlez comme un juge d’instruction. Pourtant, j’ai dit la vérité.

 

– Admettons-le. Vous n’en êtes pas moins perdue. Tout vous conseille de partir ce soir. Il vous faudra prendre des précautions. Vous serez suivie.

 

– Mais non, vous dis-je ! Puisque vos agents ne m’ont pas encore dénoncée. J’ai le temps. Luversan peut mourir en emportant son secret. S’il ne meurt pas, j’ai encore espoir qu’il taira mon nom à ses juges.

 

– Vous comptez sans les perquisitions qu’on a dû faire à son domicile. On y aura sans doute trouvé des lettres de vous.

 

Elle se mit à trembler à cette idée.

 

Elle n’avait pas songé à ses lettres.

 

– Vous voyez bien, conclut-il, qu’il faut partir tout de suite.

 

Elle passa la main sur son front brûlant.

 

– Le domicile de Luversan ? fit-elle. Personne ne le connaît.

 

– Si, vous !

 

– Non.

 

– Ah ! vous mentez encore.

 

– Si je le connaissais, j’y serais déjà partie chercher mes lettres. Vous voyez bien qu’il faut que je reste à Paris. Laissez-moi agir. Dans trois jours, je serai fixée. Vous m’emmènerez où vous voudrez. Pourquoi avez-vous choisi l’Espagne ?

 

– Parce qu’il y a en Espagne des couvents dont les portes ne se rouvrent jamais pour celles qui y sont entrées.

 

– Jamais ! répéta-t-elle avec effroi. Et ma fille ? Comment expliquerez-vous mon absence, si vous la mariez avec celui qu’elle aime ?

 

– Par une expatriation ou par une disparition. Dans le premier cas, c’est que vous n’aurez rien à craindre de la justice. Dans le second cas, inutile de discuter. La famille de Vaunoise ne consentira jamais au mariage de Robert avec la fille de la complice de Luversan.

 

– C’est bien, dit-elle. Partez le premier. Attendez-moi à Bayonne. J’y serai dans quatre jours à l’hôtel de la Dorade, sous le nom de madame Maignan. Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Le couvent ne m’effraie point.

 

Il réfléchit un instant.

 

– Me rendez-vous les lettres ?

 

– Oui, lorsque Diane sera mariée et que vous m’aurez permis de l’embrasser une dernière fois.

 

– Vous aimez donc votre fille ?

 

– Vous aimez bien la vôtre !

 

– Diane n’est donc pas ma fille ?

 

– Si je vous dis qu’elle est votre fille, vous ne me croirez pas. À votre fantaisie !

 

Il reçut le coup sans sourciller.

 

– Et quelles mesures prenez-vous pour… votre salut ?

 

– Ceci me regarde.

 

– Ne craignez-vous point de vous compromettre davantage ? Vous avez la promesse de Tristot et Pivolot. Vous feriez mieux de vous en tenir là. Il importe d’ailleurs que Jean Guerrier soit entièrement disculpé, que Roger Laroque obtienne sa réhabilitation.

 

Elle haussa les épaules.

 

– Je comprends que l’honneur de l’époux de Marie-Louise vous tienne tant à cœur ; quand à ce monsieur Laroque, vous ne le connaissez pas, ni moi non plus.

 

Il soupçonna la terrible vérité.

 

– Essaieriez-vous de faire évader Luversan ?

 

– Vous êtes fou ! Puisqu’il se meurt…

 

– Faciliter son évasion serait un crime de plus, le plus abominable de tous…

 

– À cause de Jean Guerrier ?

 

– Certes !

 

– Tranquillisez-vous. Je n’ai point ce pouvoir. Allez rejoindre Diane à Pau. Dans quatre jours, je serai à Bayonne, n’essayez pas de savoir ce que je tente pour… mon salut… pour notre salut ; car de mon déshonneur dépend le vôtre.

 

Il se sentait désarmé contre elle. Il la laissa à ses desseins ténébreux et partit le soir même à Pau.

 

CHAPITRE LXI

 

La mission de Célestin Damour avait-elle réussi ? Reprenons les faits où nous les avons laissés. Ursule ronflait. Penché à la fenêtre, Célestin Damour était fort perplexe. Comment ferait-il parvenir au criminel qui reposait au-dessous de lui le billet de la banquière ? Agirait-il d’après un plan tracé d’avance ? S’abandonnerait-il au hasard des circonstances ?

 

« Baste ! On verra, se dit Célestin. C’est égal, je suis un riche idiot : j’aurais dû acheter une corde et tout ce qu’il faut pour écrire. »

 

Il cherche à tâtons sur tous les meubles dans l’espoir peu vraisemblable de rencontrer sous ses mains un crayon. Force lui est bien d’ouvrir les tiroirs.

 

Patatra ! Il heurte du coude un verre placé imprudemment au bord de la table et le fait tomber. Au bruit de la casse, Ursule se réveille.

 

– C’est toi, Isidore ?… Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-elle sans concevoir, dans sa bonne âme crédule, le moindre soupçon.

 

– Un crayon et du papier, répondit-il effrontément.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour écrire le nom et l’adresse du patron chez qui je dois aller ce matin à Vitry.

 

Ursule, qui ne connaît que son travail, est tout attendrie des préoccupations d’Isidore.

 

– C’est bien, mon garçon, dit-elle. Mais ne parle pas si fort, on pourrait t’entendre au-dessous, et dame ! Ça ne marcherait pas comme sur des roulettes. Tu trouveras du papier à lettres et un crayon dans le tiroir du bas de la commode à droite. Bonsoir, Isidore. Dors bien.

 

– Bonsoir, ma tante. J’tenons l’crayon. En deux temps, c’est fait, et j’vous laissons la paix.

 

Cinq minutes après, le sommeil des justes a refermé les yeux d’Ursule.

 

À défaut de mieux, Célestin tord ses draps de lit, les noue au bout l’un de l’autre, en attache solidement l’une des extrémités à la barre d’appui de la fenêtre, et laissant retomber au-dehors cette échelle de toile, constate que, grâce au peu d’élévation de la villa Larouette, il ne risquera pas de se casser le cou dans le jardin au sortir de chez Luversan – s’il parvient à en sortir et à remonter chez Ursule.

 

Préalablement, il a retiré ses « croquenots » achetés au bazar d’Amsterdam, et les a accrochés, ainsi que le paquet renfermant ses effets de ville, au bout de l’échelle pour les reprendre au besoin. Afin de ne pas s’embrouiller dans les « chevaux de file », il a épinglé à sa blouse la lettre de la banquière et serré crayon et papier blanc dans sa poche droite. Quant à son boursicot, qu’il avait eu d’abord l’intention de cacher au pied d’un arbre, il se l’était passé autour du corps, dans une ceinture hygiénique.

 

Célestin Damour, part par la fenêtre d’Ursule, la bonne tante aux ronflements non moins sonores que rassurants. Il descend doucement… doucement… à la force des poignets. À hauteur de la fenêtre du criminel, il s’arrête. Il a bien pris ses précautions, ayant eu soin d’opérer sa descente du côté où les rideaux tirés masquent le jour au blessé. Il pose un pied sur le rebord de la corniche, reprend haleine, écoute. Il ne craint rien du dehors, mais dans un instant il va falloir entrer. Voilà le « chiendent ».

 

Luversan dort-il ? Faudra bien le réveiller, le monsieur à la banquière. Et les agents, où sont-ils ? Dans une pièce à côté, a dit la mère Dondaine. Mais on ne peut s’attarder en vaines réflexions entre ciel et terre. Célestin s’accroupit doucement sur le rebord de la fenêtre, empoigne la barre d’appui et exécute un « rétablissement » des poignets.

 

Il n’est pas encore dans la place, mais appuyé sur les mains, il peut faire l’inspection des locaux. Ô sublime concours de l’imprévu ! La chambre est délicatement éclairée par une veilleuse et Célestin, sondant tous les coins, a maintenant la certitude que le blessé est seul, tout à fait seul, et qu’il tourne le dos à la fenêtre.

 

Dans la chambre voisine, par la porte restée ouverte, il aperçoit une jambe démesurément allongée devant un pied de fauteuil. Célestin en conclut que le policier préposé à la surveillance du blessé pendant la nuit a cédé au sommeil.

 

Damour se laisse glisser tout doucement dans la place, pose les mains sur le parquet, rampe jusque sous le lit du blessé et s’y blottit.

 

Il était temps. La jambe de l’agent endormi vient de se replier comme mue par un ressort. Un éternuement suit. C’est M. Pivolot qui se réveille. M. Pivolot a cédé un instant à la nature : il a dormi. Donc, M. Pivolot s’est éveillé en éternuant.

 

– Maudite fenêtre, murmure-t-il.

 

Il bâille, se détire, regarde Tristot qui dort à poings fermés, envie le sort de ceux que rien n’enrhume, se lève et vient faire son inspection. Ah ! s’il avait eu l’idée de regarder sous le lit ! Mais il faudrait être un brin sorcier pour avoir cette idée.

 

– À boire, demande le blessé.

 

Le son de cette voix éteinte fait tressaillir Célestin. « Diable ! se dit-il. Voilà mon bonhomme qui n’aura jamais la force de lire le billet de la banquière et surtout de m’écrire la réponse. »

 

Pivolot, suivant l’ordonnance du médecin, a versé du liquide dans une cuillère et l’a fait absorber à son prisonnier. C’est un excellent infirmier que Pivolot.

 

– Avez-vous besoin d’autre chose, mon ami ? demande-t-il à Luversan.

 

– J’ai soif, répète ce dernier.

 

– Tout à l’heure, vingt minutes après votre potion. Mais, dites-moi, mon ami, ne trouvez-vous pas que l’air est plus frais cette nuit que d’habitude ! Si vous alliez vous enrhumer ?

 

Qui ne dit mot consent. Pivolot ferme la fenêtre et va se rallonger dans la pièce voisine sur son fauteuil.

 

Luversan n’a pas protesté. Encore moins Célestin Damour, qui se demande avec terreur comment il sortira de sa cachette. Étendu sous le lit il regarde anxieusement la jambe du policier, la suit dans ses moindres contractions et la voyant enfin inerte, conclut qu’il est temps d’en finir. Il passe dans la ruelle sans faire le moindre bruit, se dresse le long du mur, et légèrement appuie l’index sur l’épaule du blessé auquel il dit à l’oreille :

 

– N’ayez pas peur, c’est un ami.

 

Luversan retourne la tête. Le prisonnier est un de ces hommes que rien n’étonne et qui sont toujours en possession de leur sang-froid. Ses yeux perçants ont découvert l’étrange personnage qui se présente ainsi, sans aucune recommandation.

 

Il se retourne lentement, fait face à son ami.

 

Toujours penché à l’oreille du blessé, Célestin le rassure en lui disant :

 

– Je viens de la part de Mme de Terrenoire.

 

Et il lui explique l’objet de sa visite. Il lui montre que la lettre est bien cachetée, mouille de sa salive les bords de l’enveloppe, en retire ainsi le pli sans faire craquer le papier, tend le billet au prisonnier qui essaye vainement de le lire.

 

– Attendez, lui dit Célestin. Je vais vous donner de la lumière.

 

Avec son ongle, il frotte discrètement le phosphore d’une allumette, l’enflamme, soulève le drap du blessé et sous cet abri improvisé, lui facilite la lecture du billet, dont il prend lui-même connaissance, histoire d’être édifié sur le but exact d’une entreprise aussi dangereuse. Ce n’est pas long à lire. La banquière s’exprimait ainsi :

 

« Je vous envoie un garçon intelligent, sur qui vous pouvez compter. Agissez vite : Tristot et Pivolot ont entre leurs mains les billets de banque payés à Luvigny et tout le reste de la somme qu’ils ont trouvée chez moi. Ils ne produiront ces preuves que si vous n’avouez pas. »

 

– Merci, murmure le blessé.

 

L’allumette s’était éteinte.

 

– Ce n’est pas tout, lui dit aussi bas que possible Célestin, il me faut une réponse.

 

Célestin lui passe quand même du papier, le crayon d’Ursule et une enveloppe.

 

– Du courage ! dit-il ! Il me faut au moins un reçu. Sans quoi madame ne croira pas que je vous ai vu. Quand on a été à l’école, on écrit très bien sans y voir clair.

 

Luversan obéit. Il trace quelques lignes, signe et prie son ami de mettre lui-même le pli sous enveloppe.

 

– J’ai une seconde lettre à écrire. Vous la porterez à son adresse et me ferez parvenir ce qu’on vous aura donné pour moi.

 

Célestin se gratte l’oreille.

 

– Alors, faudra revenir ?

 

– Mais oui, demain, à la même heure.

 

– Par le même chemin ?

 

– Comme vous voudrez.

 

– Et cela me rapportera ?

 

– Cinq mille francs, sans compter ce que vous gagnerez par la suite à mon service.

 

Au service d’un assassin ! Il n’y tient pas du tout, Célestin Damour. Il tend à Luversan une nouvelle feuille de papier et le précieux crayon d’Ursule. Cette fois, le blessé y met le temps. Il ne lui faut pas moins de cinq minutes pour écrire sa seconde lettre et tracer l’adresse sur l’enveloppe. Célestin cachette la missive, met le tout dans sa poche.

 

– Et maintenant, dit-il, faites moi ouvrir la fenêtre.

 

– J’y pensais.

 

Le messager se reglisse sous le lit. Luversan reprend sa première position et tousse péniblement. La jambe de Pivolot se replie soudain. L’agent éternue sans réveiller M. Tristot. Il se lève, regarde la pendule et constate avec dépit qu’il est en retard de cinq minutes pour donner à boire au blessé. Lentement, méthodiquement, il va remplir une tasse de tisane chauffée à la flamme d’une lampe à essence et la présente au malade qui boit avec avidité.

 

– Merci, fait Luversan.

 

Et il ajoute, non sans malice :

 

– J’étouffe.

 

– Ah ! vous étouffez ?…

 

– De l’air !

 

– Alors, vous désirez que j’ouvre la fenêtre ?…

 

– Toute grande.

 

– Toute grande, mais… il fait un froid de loup.

 

– J’étouffe.

 

– Je vais ouvrir la fenêtre, un seul battant suffit, comme tout à l’heure, croyez-moi.

 

Célestin respire. Si l’agent l’ouvrait toute grande, la fenêtre, il découvrirait fatalement l’échelle de toile !

 

Pivolot n’a rouvert qu’un battant. Il n’a pas vu l’échelle. Du reste, la nuit continue à se faire complice du mauvais coup qui se prépare. Elle en a fait bien d’autres, la nuit !

 

– Merci, dit Luversan, en prenant une forte bouffée d’air.

 

– Bonsoir, mon ami, maintenant vous n’avez plus besoin de rien. À cinq heures sonnant, je viendrai vous donner votre potion. Sapristi, qu’il fait froid !

 

Pivolot empoigne une couverture de voyage accrochée à une patère, se l’enroule autour du corps, et passant dans l’autre pièce, s’étend tout de son long sur son fauteuil.

 

Cinq minutes après, Célestin déguerpissait par la fenêtre avec la légèreté d’un fantôme, remontait à la force des bras chez Ursule, béatement endormie, reprenait son échelle et, la décrochant, s’en faisait un excellent drap. Il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des coquins qui espèrent réussir dans leur œuvre ténébreuse.

 

Il ronflait encore lorsque sa « tante » le secoua aussi vigoureusement que son grand âge le lui permettait.

 

– Isidore ! Isidore ! il est temps de te lever si tu veux arriver à l’heure chez ton nouveau patron.

 

Célestin se frotta les yeux, aperçut la tasse de chocolat fumant que lui présentait Ursule sur une soucoupe garnie de deux énormes tartines bien beurrées, remercia et déjeuna de l’appétit d’un homme qui s’est livré aux agréments de la gymnastique en plein air.

 

La tante attendit qu’il eût tout absorbé pour lui poser une question.

 

– Ah çà, Isidore, dit-elle enfin, pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?

 

Question embarrassante. Célestin s’en tira par une repartie qui ne fut pas très goûtée d’Ursule.

 

– Dame ! ma tante, j’pouvions pas nous douter qu’vous nous laisseriez en héritage votre galette.

 

– Quelle galette ?

 

– Vos économies, quoi !

 

Le gamin de Paris s’était trahi.

 

Elle fit une moue significative.

 

– Je savais que ton père est intéressé, dit-elle, mais je ne le croyais pas à ce point, ni toi non plus. J’espère que tu viendras plus souvent et mon frère aussi.

 

– Oui, ma tante. Que même j’pourrions ben revenir ce soir, si je n’me plaisons pas à Vitry.

 

– Ce soir ? Non, pas ce soir.

 

– Oh ! pour si peu. C’est que, voyez-vous, ma tante, si je m’accordons pas à Vitry, je l’verrons ben avant l’bout d’la première journée de travail. Alors, je r’filons cheux nous, mais auparavant, j’voulons vous embrasser et vous donner des nouvelles.

 

– Ça va. Ce soir, j’irai voir à la petite porte si tu y es.

 

– Merci, bonne tante.

 

Ursule s’assura si ces messieurs n’avaient pas besoin d’elle et Célestin fit un bout de toilette. Bientôt, elle fut de retour.

 

– File, mon gars, tu n’as que le temps. On attend les juges d’un moment à l’autre pour un interrogatoire. Monsieur Laroque y sera, ainsi que son ancien caissier, monsieur Guerrier…

 

Oh ! le bain chauffait à la villa Larouette. Célestin embrassa derechef la tante sur sa loupe et fila par l’allée couverte, son petit paquet sous le bras.

 

Il était à peine sorti et longeait paisiblement l’allée qu’il se croisait avec un vieillard au visage tout sillonné d’affreuses cicatrices. Le vieillard regarda sévèrement le récidiviste qui perdit de son assurance.

 

Avant de tourner l’allée, Célestin jeta un coup d’œil en arrière. Cela avait été plus fort que lui. Le vieillard s’était arrêté devant la porte de la villa Larouette, il observait le passant suspect.

 

Célestin fila tout de bon. Il n’osait courir, mais pressait le pas, avait hâte d’échapper à ce regard inquisiteur. Arrivé à Sèvres, il se dit après mûre réflexion :

 

« Ce vieux-là doit être le père Laroque. »

 

Et il rougit de servir les intérêts d’une bande de misérables qui, pour se sauver, laisseraient encore dans le pétrin deux innocents. Sale besogne !

 

À cette heure matinale, peu de voyageurs se trouvaient dans le train de Paris. Célestin s’installa dans un wagon vide et commença l’inspection des lettres fermées sur lesquelles il comptait pour se constituer une malhonnête aisance.

 

L’une des enveloppes portait « Mme de Terrenoire » ; l’autre : « M. d’Andrimaud, rue de Rivoli, 104 ». Bien que tracée d’une main tremblante, dans la nuit, l’écriture de Luversan se lisait facilement.

 

À Paris, Célestin courut au plus pressé. Il se rendit de suite chez d’Andrimaud. Un petit groom en superbe livrée répondit d’un ton hautain à l’arrivant :

 

– Repassez à une heure précise, avant l’ouverture de la Bourse.

 

Célestin calcula qu’il aurait le temps de se trouver à trois heures, rue de Chanaleilles. Il n’insista pas et s’en fut déjeuner.

 

À une heure précise, il était reçu par d’Andrimaud qui adorait les blouses bleues sous lesquelles on trouve parfois de gros sacs d’écus dont maint prétendu bourgeois se contenterait pour ses vieux jours. Mais en constatant la jeunesse du paysan, il fit une grimace de déception.

 

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-il sèchement.

 

– Je ne veux rien, répondit le messager. C’est au contraire vous qui attendez quelque chose de votre serviteur.

 

Ce langage énigmatique déplut fort au directeur du Sauveteur des Capitalistes.

 

– Expliquez-vous ! fit-il d’un ton péremptoire. Je n’attends rien de vous, déclara-t-il. Je ne vous connais même pas.

 

– Vous apprendrez à me connaître. Voici une lettre qu’on m’a chargé de vous porter et je vous déclare qu’il était plus difficile de prendre livraison du billet qu’un abonnement à votre Sauveteur.

 

Célestin lui remit la lettre. Le financier examina l’enveloppe avec défiance, la retourna, la flaira, et finalement la décacheta. D’Andrimaud lut ce qui suit :

 

« Allez rue Poliveau numéro 13, et présentez-vous de la part de M. Morand qui a loué pour deux mois la chambre numéro 26 de l’hôtel garni. Vous trouverez une petite valise tout en haut d’un placard d’autant moins exposé aux visites des indiscrets qu’il n’est pas fermé à clé. Remettez cette valise au porteur de ce mot. En échange, ce jeune homme vous donnera une enveloppe fermée dont il ne connaît pas le contenu. Vous y trouverez une somme de dix mille francs. Vous en remettrez secrètement cinq mille sous pli à mon profit et garderez les cinq mille autres pour vous. Nous nous reverrons bientôt. Le porteur de ce mot me rapportera ce pli avec la valise. »

 

Un étonnement prodigieux se peignit sur la physionomie de d’Andrimaud.

 

– Vous venez de Ville-d’Avray ? demanda-t-il au messager.

 

– Parfaitement.

 

– Vous avez vu… monsieur Luversan ?

 

– J’ai vu Luversan.

 

– Sans témoins ?

 

– Sans témoins.

 

– Ce n’est pas possible.

 

– Je l’avoue, mais l’impossible, ça me connaît.

 

D’Andrimaud relut le billet de son ancien associé. Il n’y avait pas à discuter : c’était bien l’écriture de Luversan.

 

– Vous connaissez depuis longtemps monsieur Luversan ? demanda-t-il au messager.

 

– Depuis cette nuit.

 

– Et comment êtes-vous parvenu jusqu’à lui sans témoins ?

 

– Par la fenêtre.

 

– Ah bah !

 

– Ah bah ! si vous voulez ; mais je n’ai pas de temps à perdre. J’ai d’autres commissions à faire pour monsieur Luversan, si vous n’avez rien à me dire de plus, permettez-moi de me carapater.

 

D’Andrimaud lui montra cérémonieusement un des fauteuils de cuir qui garnissaient son bureau.

 

– Asseyez-vous, je vais réfléchir.

 

– Je vous accorde cinq minutes, pas davantage.

 

Le directeur du Sauveteur des Capitalistes lui tourna le dos et alla tambouriner à la fenêtre. C’était sans doute sa façon de réfléchir.

 

Les cinq minutes étaient écoulées.

 

– Eh bien ? fit Célestin.

 

Le financier se retourna comme un automate discipliné.

 

– Revenez à quatre heures, dit-il.

 

– Parfait… C’est tout ce que vous payez ?

 

D’Andrimaud tira péniblement une pièce de cent sous de son gousset et la lui tendit.

 

– Je n’accepte pas l’aumône, dit Célestin qui lui tourna le dos et disparut en s’écriant : « À tout à l’heure. »

 

Il se fit conduire en fiacre, rue de Chanaleilles, en face de l’hôtel Terrenoire. À sa fenêtre, se tenait Andréa qui lui envoya le signal convenu.

 

Les domestiques, stylés d’avance par la patronne, s’inclinèrent devant lui. Il revit le grand salon éblouissant, la splendide banquière dont les yeux brillaient comme des escarboucles.

 

Il ne prit pas le temps de saluer.

 

– Voilà ! dit-il en tendant la lettre.

 

Andréa déplia fiévreusement le billet où Luversan s’était contenté de donner cet ordre :

 

« Remettez sous enveloppe fermée, dix mille francs au porteur de ce mot, à cette adresse : « M. d’Andrimaud, rue de Rivoli, 104 ». Je vous verrai bientôt. Que le messager ne sache pas ce qu’il porte. »

 

Dix mille francs ! On sait comment Andréa les trouva dans le portefeuille de son mari en même temps que les lettres de Blanche Warner. Quant aux six mille francs promis à Célestin en cas de réussite, elle les avait en réserve et elle les lui donna de grand cœur. Le récidiviste les accepta comme argent bien gagné ! Il prit la lettre fermée à l’adresse de M. d’Andrimaud sans se douter qu’elle contenait une petite fortune et se chargea bien volontiers de la porter à destination.

 

Célestin, suffisamment lesté, croyait pouvoir se retirer, mais la banquière réclama des détails complets sur sa visite à Luversan.

 

Au récit des moyens étonnants auxquels il avait eu recours, elle s’extasia.

 

– Le blessé, dit-elle, vous attend cette nuit ? N’allez pas lui faire faux bond. Il vous a promis cinq mille francs pour votre course, moi j’augmenterai la somme, et je vous attends demain à la même heure.

 

Elle appelait ce tour de force : une course ! Pas gênée, la banquière.

 

– À demain, répondit-il en s’éclipsant.

 

Six mille francs, c’est énorme pour un prisonnier qui sort de geôle avec deux pièces de cent sous. « Avec les cinq mille francs promis par Luversan, se dit-il, je serai au large, et vogue la galère ! »

 

À quatre heures, il était de retour chez d’Andrimaud qui revenait de la rue Poliveau où il avait eu toutes les chances. Le patron de l’hôtel se trouvait absent.

 

– Ma clé ? avait demandé le financier au garçon de service.

 

Et comme cet employé le dévisageait :

 

– Vous ne me reconnaissez pas ? lui dit-il. Je suis monsieur Morand. J’arrive de voyage.

 

Sans ajouter un mot, il détacha du clou la précieuse clé et monta.

 

Le garçon, qui avait à peine aperçu Luversan, laissa passer d’Andrimaud qui trouva la petite valise dans sa cachette, s’en empara, et partit aussitôt, après avoir raccroché la clé dans le bureau de l’hôtel.

 

Il n’eut rien de plus pressé que d’ouvrir la valise dont il examina le contenu en fiacre. Il y trouva des papiers d’identité à différents noms, un paquet de lettres écrites en allemand, diverses petites fioles non étiquetées et contenant des liquides suspects, un poignard, un revolver chargé et enfin deux petites liasses soigneusement enveloppées, ficelées, cachetées et portant l’une, comme suscription : Lettres de Julia ; l’autre : Lettres d’Andréa.

 

« Tiens ! se dit d’Andrimaud, le gaillard aurait aimé assez une Julia et une Andréa pour conserver leur correspondance. Voilà qui me surprend. Il doit y avoir là-dessous quelque mystère. »

 

Cette correspondance le tentait. Il y devinait les éléments de quelque chantage productif. Il brûlait du désir de connaître la prose de Mmes Julia et Andréa. Mais l’arrivée de Célestin qui s’était fait annoncer par le groom lui rappela qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il remit tous les objets dans la valise qu’il referma à clé et donna l’ordre d’introduire le blousard.

 

– Voilà ! lui dit le récidiviste en lui remettant la lettre de madame de Terrenoire.

 

Le dos tourné au messager, d’Andrimaud décacheta la missive qui ne contenait aucun mot d’écrit, mais d’où s’échappèrent dix billets de mille francs que le financier fourra dans sa poche de côté.

 

– Qui vous a remis cette lettre ? demanda-t-il à Célestin.

 

– Ça, c’est mon affaire. Faites votre exercice : moi, je fais le mien.

 

D’Andrimaud fut tenté de garder les dix mille francs et de mettre le messager à la porte ; mais tant que Luversan n’aurait pas rendu son âme au diable, le financier devait redouter ses révélations. Il se résigna donc à glisser sous enveloppe cinq beaux billets de mille francs et à se contenter des cinq autres billets.

 

– Vous porterez cette réponse à monsieur Luversan, dit-il à Célestin, et vous lui ferez passer cette valise.

 

Il lui remit la lettre cachetée à la cire et lui tendit la valise. Célestin prit les deux objets.

 

– Et la clé ? demanda-t-il, vous ne me donnez pas la clé ?

 

– Je ne l’ai pas.

 

– Au fait, ça m’est bien égal ! Alors, c’est bien tout ce que j’ai à porter là-bas ?

 

– C’est tout.

 

– Et si le prisonnier n’était plus à Ville-d’Avray, si on l’avait transporté à la Santé comme il en est question.

 

– Vous iriez à la Santé.

 

– Votre serviteur ! On ne va pas à la Santé comme on va à Ville-d’Avray. Pour y entrer, il faut s’y faire mettre et on n’en sort pas de sitôt. Si je rate mon coup, je vous rapporterai la lettre et la valise.

 

À ce moment, la porte du bureau s’ouvrit doucement, et le joli groom, casquette galonnée en main, annonça :

 

– Monsieur, il y a un monsieur Roger Laroque qui veut vous parler tout de suite.

 

D’Andrimaud tressaillit.

 

– C’est très bien. Priez monsieur Laroque d’attendre une seconde.

 

Dès qu’ils furent seuls, Célestin demanda :

 

– Est-ce qu’en me retirant, je passerai devant monsieur Laroque ?

 

– Sans doute.

 

– Évitez-moi cette corvée.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le père Laroque m’a aperçu ce matin comme je venais de sortir de la villa Larouette et qu’il pourrait me reconnaître.

 

– Après ?

 

– Après, ça ferait du gâchis, pour moi, pour vous, pour Luversan et pour d’autres.

 

– C’est juste, entrez dans mon lavabo et attendez que je vous délivre.

 

Le récidiviste avait acquis dans la solitude de la prison, une finesse extraordinaire du sens de l’ouïe. Il colla son oreille à la porte et put entendre, sans en perdre un seul mot, toute la conversation des deux hommes.

 

– Monsieur, dit Roger, je viens encore vous offrir de gagner de l’argent à mon service.

 

– Bien volontiers, monsieur Laroque.

 

– Connaissez-vous la dernière adresse de Luversan ?

 

– Non, répondit-il.

 

– Est-ce bien sûr ? Vous n’avez rien à craindre de moi. Je vous donne ma parole qu’en aucun cas, nul ne saura jamais que j’ai eu recours à vous. Répondez-moi donc bien franchement. Oui ou non, la dernière demeure de Luversan vous est-elle connue ?

 

– Non, mais je pourrais peut-être arriver à la découvrir.

 

– À la bonne heure ! Ce n’est pas tout. Il faudra quand même pénétrer dans ce domicile et y prendre, avant la justice, tous les papiers qui peuvent intéresser le procès, notamment des lettres sur lesquelles je compte pour établir mon innocence. Ce sont des lettres de femme. Je vous les paierai vingt mille francs.

 

– Monsieur Laroque, dit-il au vieillard, revenez dans une heure, j’aurai peut-être les lettres que vous désirez.

 

– Bien, et je vous remettrai les vingt mille francs.

 

D’Andrimaud regagna précipitamment son bureau et ouvrit la porte du lavabo.

 

À peine entré, il poussa un formidable juron. Le blousard s’était échappé en cassant un carreau donnant sur l’escalier de service.

 

On devine l’idée non moins ingénieuse que pratique qui avait inspiré la fugue de Célestin Damour. Les papiers de Luversan, si papiers il y avait, devaient se trouver dans la valise confiée à ses soins. Le récidiviste se proposa immédiatement de vérifier le fait sans le concours d’Andrimaud à qui il soufflerait les vingt mille francs promis par le père Laroque. Vingt mille francs ! De quoi vivre largement en attendant la réussite.

 

Célestin, que d’Andrimaud rechercha vainement, n’eut pas besoin de recourir à un serrurier pour ouvrir la valise. Tranquillement installé dans un fiacre, il vint à bout de la serrure avec un simple crochet, selon un procédé qui lui avait été enseigné en prison par un jeune cambrioleur.

 

En sentant sous sa main le froid du revolver et du poignard, Célestin se prit à trembler. Que voulait-il faire de ces armes, le criminel de la banquière ? Encore quelque mauvais coup. Confisqués, le revolver et le poignard. Célestin ne voulait pas se rendre complice d’un nouveau crime de l’assassin de Larouette et de Brignolet.

 

Quant aux fioles non étiquetées, il ne vit aucun inconvénient à les porter à domicile. Si le blessé y trouvait de quoi s’empoisonner et échapper ainsi au châtiment suprême, l’enquête serait close, ce dont personne ne se plaindrait.

 

Restaient les papiers. Oh ! oh ! lettres de Julia, lettres d’Andréa. Il y en avait pour vingt mille francs au bas mot. Confisquées, les lettres ! Et pour leur laisser toute leur valeur vis-à-vis du père Laroque, Célestin se promit de respecter les enveloppes, les cachets, la ficelle. Tout ce que ces dames avaient pu écrire à Luversan lui importait fort peu. Seuls, les vingt mille francs l’intéressaient. En six semaines, le père Laroque s’exécuterait. Il referma la valise aussi facilement qu’il l’avait ouverte.

 

À neuf heures du soir, débarrassé des armes compromettantes qu’il avait cachées dans le bois au pied d’un arbre, avec les papiers du blessé, il attendait Ursule devant la petite porte de la villa Larouette. La tante d’Isidore se montra ponctuelle au rendez-vous.

 

– Tu ne t’es donc pas accordé avec ton patron, Isidore ? lui demanda-t-elle.

 

– Ne m’en parlez pas, ma tante. Il avait la prétention d’me prendre à condition sans être nourri, ni blanchi. J’m’en r’tournons demain matin à La Ferté.

 

Ursule l’installa comme la veille dans sa chambre.

 

– As-tu soupé, mon fieux ?

 

– Oui, ma tante.

 

– Ben vrai ?

 

– Ben vrai. Je n’demandons qu’à dormir.

 

Il avait hâte d’en finir avec le brigand. Mais Ursule avait préparé pour son Isidore du thé qu’elle lui servit avec une assiettée de gâteaux secs. Il fallut bien collationner jusqu’à dix heures du soir.

 

– Nous avons eu du nouveau, ce matin, lui dit-elle tout bas. Les médecins étaient d’accord pour autoriser le juge à interroger notre scélérat. Paraît qu’ils lui ont sauvé la vie tout de même et qu’on va pouvoir le transporter demain à la Santé. Donc, ce matin à dix heures, les juges sont venus. Ce pauvre monsieur Laroque était là depuis le point du jour. Tu penses s’il se fait vieux, s’il a hâte que ça finisse, lui qui était obligé de se cacher sous un faux nom. Quand on pense à tout ce qu’il a souffert, ça fait frémir, ça été d’abord le jugement en cour d’assises, la condamnation aux travaux forcés à perpétuité, le bagne avec tous les vrais assassins, empoisonneurs, incendiaires, pour uniques compagnons, puis l’évasion. Il s’est sauvé dans une barque par une nuit d’orage. Bien sûr que Dieu le protégeait ; de gros navires se sont brisés sur la côte ; sa barque a flotté au large, et quand le soleil est revenu, l’évadé a trouvé un refuge à bord d’un navire qui l’a porté en Amérique.

 

Célestin ouvrait de grands yeux à ce simple récit fait par la bonne femme, d’après ce qu’elle avait lu dans les journaux, d’après le peu que ces messieurs Tristot et Pivolot avaient bien voulu lui dire. Vrai, ces péripéties, ces malheurs arrivés à un honnête homme, ça lui gonflait son cœur desséché par l’égoïsme des prisons, par l’habitude de ne considérer son prochain que comme une proie difficile à prendre, à cause des gendarmes.

 

– En Amérique, continua Ursule, monsieur Laroque travaille, travaille tant, qu’il devient riche. Il est obligé de laisser son nom, le nom de ses pères, tous des honnêtes gens, pour emprunter celui d’un Américain dont il a sauvé la fille dans un incendie. Si tu voyais son visage. Un homme qui était si beau, étant jeune ; il est maintenant tout couvert d’affreuses brûlures qu’il s’est faites en traversant les flammes pour arracher à la mort un enfant.

 

Elle devenait éloquente, la bonne Ursule.

 

– Tes yeux se remplissent de larmes, dit-elle en observant le faux Isidore. Ça prouve que tu as du cœur. Aussi, je suis bien heureuse d’avoir fait des économies dont tu profiteras.

 

Ces témoignages d’affection achèvent la honte de Célestin qui pleure tout de bon.

 

– Continuez, ma tante, continuez. Qu’est-il arrivé ce matin ?

 

– Oh ! rien de bon pour monsieur Laroque. Les juges ont eu beau retourner sur le gril l’assassin, ce misérable n’a rien voulu avouer. Il nie tout et dit qu’il ne parlera que devant le jury. Je suis entrée pour mon service dans la chambre où on l’interrogeait au moment où monsieur Laroque s’écriait : « Vous êtes perdu, à quoi vous sert de nier ? Ne m’avez-vous pas assez fait souffrir ? Ne voulez-vous donc pas aider à ma réhabilitation ? Si quelque chose peut attirer sur vous la pitié du jury, ou, à défaut de cette pitié, celle du chef de l’État qui commuera votre peine, ce sera d’avoir rempli votre devoir envers celui que vous avez laissé appeler Roger-la-Honte. » Eh bien, ces paroles qui auraient ému le plus grand criminel des temps passés et futurs, Luversan les a écoutées sans un frémissement. « Vous me fatiguez inutilement, a-t-il dit. Laissez-moi mourir tranquille. » Les médecins se sont opposés à la continuation de l’interrogatoire, mais ils disent que le blessé est beaucoup mieux et qu’il joue la comédie de l’agonie… Ce pauvre, ce bon monsieur Laroque, que j’ai connu si heureux du temps de feu sa digne épouse qui est morte de chagrin, oui morte de chagrin, aussi vrai, Isidore, que tu es bien digne de porter le nom honorable de Dondaine, ce pauvre monsieur Laroque se brûlerait la cervelle s’il n’était pas réhabilité !

 

– Ah ! y s’brûlerait la cervelle ? C’est-y ben sûr, ma tante, qu’y s’la brûlerait, la cervelle ?

 

– Il a assez d’énergie pour ça.

 

Célestin, tout rêveur, tout décontenancé but une gorgée de rhum. Cela lui rendit des forces. Il se coucha en disant : « Après tout, j’ai confisqué le poignard, le revolver. Luversan ne peut pas faire du mal avec ce qui reste dans sa valise. Quant aux lettres, puisqu’elles sont si utiles au père Laroque, il les aura bientôt. Pour aujourd’hui n’oublions pas que j’ai encore cinq mille francs à gagner. Mais où notre homme les prendra-t-il ces cinq mille francs ? Bah ! dans le portefeuille de la banquière à qui il m’enverra porter un petit papier. »

 

À une heure, il recommençait sa descente par la fenêtre et parvenait à se blottir aussi heureusement que la nuit précédente sous le lit du blessé.

 

Luversan prit la lettre et la valise qu’il glissa entre ses deux matelas du côté de la ruelle. Puis, se penchant à l’oreille du messager :

 

– Reprenez la lettre, lui dit-il, elle contient les cinq mille francs promis.

 

Ainsi, Célestin, avait eu la sottise d’apporter lui-même la galette, comme il disait élégamment. Quand, avec mille précautions, il eut réussi à ouvrir l’enveloppe sans produire le moindre froissement de papier, et à palper les cinq billets de banque :

 

« Imbécile ! pensa-t-il. Je pouvais m’éviter la corvée et être payé quand même. »

 

– Vous n’avez plus besoin de moi ? dit-il à Luversan.

 

– Non. Adieu.

 

C’était au tour de M. Tristot de veiller dans la chambre voisine. À bout de forces, les deux policiers s’étaient endormis tout de bon et ronflaient comme des tuyaux d’orgue.

 

Célestin, cette fois, ne remonta pas chez sa tante. Il se laissa glisser jusqu’en bas et regagna dans les bois, sa cachette où il prit seulement les lettres. Le revolver et le poignard ne pouvaient qu’aggraver sa situation. Il les enterra de son mieux.

 

Il repartit à Paris à pied sans encombre et attendit avec impatience les journaux du soir pour avoir des nouvelles de Ville-d’Avray.

 

Dès trois heures de l’après-midi, une volée de camelots hurlaient à s’égosiller ce titre bien fait pour engager le passant à mettre la main à la poche : « L’ÉVASION DE LUVERSAN ».

 

Célestin frissonna de la tête aux pieds. Il croyait avoir joué un bon tour au protégé de la banquière en soulageant de sa valise toutes les armes offensives et défensives, et voici maintenant qu’il devenait le complice du criminel pour avoir favorisé sa fuite.

 

Un limier de la Sûreté qui aurait vu Célestin lire en pleine rue le récit de cette évasion inouïe, l’eût certainement suivi pour s’assurer de son identité et savoir ce qui l’émotionnait tant dans l’affaire de Ville-d’Avray. Ce récit était ainsi conçu :

 

« Nous n’avons pas fini avec le trop fameux Luversan.

 

« On croyait que l’assassin de Larouette n’avait jamais, depuis sa tentative de suicide, quitté Ville-d’Avray, où il vient de jouer un tour aux deux agents chargés de le garder à vue.

 

« Ce matin, Mme Dondaine, vieille domestique au service de M. Roger Laroque, étant descendue à son heure habituelle de la chambre qu’elle occupait au-dessus de celle de l’assassin, constata que toutes les portes étaient ouvertes.

 

« Luversan ne reposait plus sur son lit de douleur. Avec une énergie qui tient du prodige, le blessé avait réussi à gagner la campagne et sans doute à rentrer à Paris, où les criminels recherchés se perdent comme une aiguille dans une botte de foin.

 

« Qu’étaient devenus les deux agents ?

 

« Ils dormaient ! Ils dormaient comme des sourds !

 

« Mme Dondaine eut beau les secouer, ils ne se réveillaient pas. Il ne fallut pas moins d’une heure d’efforts pour les réveiller.

 

« Interrogés par le commissaire de police de Sèvres, ils n’ont pu fournir aucun renseignement utile. Voici le résumé de leur déclaration :

 

« Vers deux heures du matin, le prisonnier s’est mis tout à coup à pousser des cris de douleur, prétendant éprouver de vives souffrances internes. Ils lui firent prendre un calmant et bientôt Luversan parut s’endormir, tout à fait soulagé. Auparavant, il avait demandé qu’on lui fermât sa fenêtre restée entrouverte par ordre des médecins. Les agents avaient accédé à son désir, et comme la fermeture de la fenêtre achevait de les rassurer sur le bouclage du prisonnier, ils crurent pouvoir sommeiller une petite heure. Avant de s’étendre sur leur fauteuil respectif, ils prirent la goutte.

 

« Peu d’instants après, ils s’endormaient.

 

« C’est tout ce qu’ils purent déclarer au magistrat.

 

« Le chef de la Sûreté n’a pas tardé à les rejoindre. Ce magistrat, convaincu de l’existence d’un complice de Luversan, a interrogé Mme Dondaine, qui s’est coupée dans ses réponses. Menacée d’une arrestation immédiate, la pauvre vieille, dont M. Roger Laroque répond comme de lui-même, a fini par raconter une histoire tellement extraordinaire qu’on s’est demandé un instant si elle n’était pas devenue folle.

 

« Elle déclare avoir reçu secrètement avant-hier la visite de son neveu, Isidore Dondaine, domicilié chez ses parents à La Ferté-Milon (Aisne). Ce jeune homme, ouvrier jardinier, se rendait à Vitry pour se faire embaucher dans une pépinière. La tante, à qui les agents avaient défendu de laisser pénétrer aucun étranger dans la villa, l’introduisit à leur insu dans sa chambre, lui donna à souper et, par bonté d’âme, lui improvisa un lit de camp pour le dispenser des frais d’hôtel. Il revint hier soir, à neuf heures et reçut la même hospitalité.

 

« Or, ce matin, Mme Dondaine a constaté que son neveu avait filé par la fenêtre en s’aidant d’un drap de lit transformé en échelle de toile. Or, rien n’empêchait cet étrange fugitif de faire station à la fenêtre ouverte de Luversan et de l’aider dans sa fuite.

 

« Le plus curieux de l’affaire, c’est qu’Isidore Dondaine n’a aucun rapport avec l’audacieux visiteur introduit dans la place par la domestique de M. Laroque. Elle n’avait jamais vu son neveu, et s’est laissé prendre au piège.

 

« En effet, une dépêche envoyée à La Ferté-Milon par le chef de la Sûreté à l’appariteur de cette commune a été suivie de la réponse suivante, parvenue quai de l’Horloge à deux heures :

 

« Isidore Dondaine n’est pas venu à Paris. Est victime d’un imposteur inconnu qui lui a volé ses papiers de famille.

 

« La chambre de Mme Dondaine a été visitée minutieusement. L’examen du drap qu’elle avait décroché de la fenêtre et remis en place a permis de retrouver les traces de son enroulement et de sa tension sous le poids du faux Isidore qui a dû partir avec Luversan, lui fournir une voiture et le ramener à Paris.

 

« La fuite de l’assassin de Larouette peut retarder, sinon empêcher à tout jamais la réhabilitation de M. Roger Laroque. »

 

Célestin ne douta pas que son signalement ne fût donné par le père Laroque qui l’avait aperçu la veille à Ville-d’Avray, près de la petite porte de la villa ; par la marchande de vin, amie et payse d’Ursule ; par les époux Dondaine et enfin par Isidore.

 

Il résolut de gagner Le Havre le jour même et de s’embarquer par le premier paquebot. Ses idées de commerce lui semblaient absurdes maintenant qu’il se sentait des billets de mille dans la poche.

 

Il commença par s’acheter une modeste tenue de voyage, afin de ne pas attirer l’œil, bourra sa valise de linge demi-fin, et s’en fut tout tranquillement en troisième classe du train omnibus au chef-lieu de la Seine-Inférieure.

 

Trois jours après, il faisait viser ses papiers d’identité par l’autorité locale, et, pour ne pas éveiller les soupçons, s’embauchait dans une équipe d’ouvriers recrutés par un industriel de Buenos Aires.

 

CHAPITRE LXII

 

La veille de son évasion, Luversan, tout entier à l’espoir de rattraper sa liberté, se sentit renaître. Grâce à sa robuste constitution, il avait échappé à la mort. Maintenant, il voulait guérir, et ce vouloir, poussé à son paroxysme, valait mieux pour le rétablissement du blessé que les drogues dont sa table de nuit était encombrée.

 

En deux phrases bien claires, Andréa l’avait mis au courant de la situation. Les preuves de son second crime se trouvaient en possession de Tristot et de Pivolot ; il fallait les leur arracher à tout prix, reprendre du même coup la fortune volée dans la caisse de M. de Terrenoire, et fuir avec Andréa.

 

Luversan demanda un verre de champagne, et les médecins, fidèles aux doctrines de la Faculté qui prône les vertus du vin mousseux pour les sujets en passe de tourner du mauvais côté, accédèrent à son désir.

 

Un grand pot de lait superfin fut mis à la disposition du malade qui le vida dans son après-midi, sans préjudice d’un second verre de champagne.

 

Tant et si bien que Luversan se sentait presque gaillard sur le soir, respirant moins péniblement et sentant que la cicatrisation de sa blessure serait l’affaire de quelques jours à peine.

 

De là à décamper de la villa avec la facilité du mystérieux messager qu’Andréa lui avait envoyé, et ce la nuit suivante, il y avait à franchir un monde de difficultés insurmontables. Mais les impossibilités, Luversan ne s’en inquiétait pas encore.

 

Enfin, la villa Larouette s’enveloppa des ombres d’une nuit opaque. Tristot et Pivolot, écrasés de fatigue, luttèrent vainement contre le sommeil.

 

À cet instant propice pour Luversan, Célestin opéra sa descente de chez Ursule Dondaine.

 

– Adieu ! lui dit tout bas le blessé après l’avoir payé.

 

Luversan tenait sa valise.

 

Pour l’ouvrir, il avait pris ses précautions en s’emparant d’une paire de ciseaux oubliés sur la table de nuit par la mère Dondaine. Luversan creva le cuir et plongea sa main dans l’ouverture béante. Il faillit pousser un cri de rage en constatant que le revolver, le poignard et les lettres manquaient. « Canaille d’Andrimaud ! pensa-t-il. Tu me le paieras ! »

 

Il ne restait au fond de la valise que les fioles enveloppées dans une ignoble loque dont Célestin s’était servi pour faire le poids. Luversan palpa chacune d’elles. Il rit silencieusement en serrant dans sa main gauche un petit flacon bouché à l’émeri. « Je les tiens ! » murmura-t-il.

 

Il prêta l’oreille. Tristot et Pivolot ronflaient encore. Doucement, il sortit de son lit, s’avança dans la chambre des dormeurs qu’éclairait vaguement la lueur de la veilleuse, prit un carafon de cognac qui se trouvait sur la table, le déboucha, en but une large gorgée et le remplaça par le liquide contenu dans son petit flacon. Cela fait, il alla se recoucher. C’est alors qu’il se mit à proférer des plaintes qui réveillèrent les deux agents qui accoururent à son chevet.

 

– Je souffre ! dit Luversan en simulant des douleurs internes. Quand il se fut calmé, il cligna des yeux en signe d’assoupissement, réclama la fermeture de la fenêtre et parut s’endormir tout à fait.

 

– Voulez-vous mon opinion ? demanda Tristot à Pivolot.

 

– Allez-y.

 

– Eh bien, l’inculpé est ivre.

 

– Je t’en ficherai, moi, du champagne ! déclara Tristot, qui, sans songer que son acte répondait mal à ses paroles, alla se verser du cognac dans la chambre voisine.

 

Pivolot le rejoignit.

 

– On ne trinque donc pas ce matin ? demanda-t-il à Tristot, qui se hâta de le servir. À votre santé !

 

– À la vôtre.

 

Chacun vida son verre d’un seul trait.

 

– L’abominable drogue ! déclara Tristot.

 

– Abominable, en effet, approuva l’autre.

 

Ce fut le dernier effort d’esprit de M. Pivolot. Il s’endormit tout aussitôt pour ne se réveiller que le lendemain : de même l’honorable M. Tristot.

 

Luversan, maître du terrain, n’avait plus rien à craindre que de lui-même. Il se leva, réussit par un effort suprême de la volonté à s’habiller, puis il passa dans la pièce voisine où les agents dormaient d’un sommeil de plomb.

 

Ils étaient à la discrétion de l’assassin. Luversan les contempla avec un sourire ironique. Pour l’instant, il triomphait. « Agissons, se dit-il, et vite ! » Il retourna les poches de Tristot qui, renversé sur son fauteuil, ressemblait à s’y méprendre à une poupée de cire comme on en voit au musée Grévin. En dehors de sa tabatière en argent, d’une paire de lunettes dorées, d’un foulard à carreaux rouges et bleus et d’un revolver, l’agent n’était porteur d’aucun papier pouvant intéresser le fugitif. Luversan prit le revolver.

 

Dans les poches de Pivolot, il trouva cent vingt-huit francs quatre-vingt-cinq centimes dont il s’empara. Cela le tirait d’un grand embarras. Sans un sou, l’homme le plus résolu est réduit à l’impuissance.

 

Mais ce n’était ni de l’argent, ni des armes qu’il cherchait. Il lui fallait, à tout prix, connaître la demeure de ces deux hommes, l’appartement où ils tenaient en réserve les pièces à conviction du crime du boulevard Haussmann, à savoir : les billets de banque repris à Luvigny et les valeurs dont Andréa s’était laissé déposséder.

 

Luversan tressaillit d’aise en découvrant un portefeuille dans la poche de Pivolot. Avec quelle joie féroce il déplia ce portefeuille, certain qu’il était d’y trouver au moins des renseignements précis sur le dormeur. Il ne se trompait pas. D’un des compartiments, il tira des cartes de visite ainsi conçues :

 

Cherchez

et vous trouverez

 

TRISTOT ET PIVOLOT

Volontaires de la Sûreté

 

RUE DE DOUAI, 22

 

« Ah ! ils demeurent ensemble, murmura Luversan. Cela va m’épargner des pertes de temps. “Cherchez et vous trouverez !” Il y a du bon dans cette vieille devise. J’ai cherché, Messieurs, et j’ai trouvé. »

 

Les autres compartiments du portefeuille ne contenaient que des papiers sans importance.

 

« Ces gens-là, se dit le Levantin, ne doivent pas demeurer à l’hôtel garni. Conséquemment, ils ont leur clé sur eux. »

 

Il refouilla Tristot avec la méthode d’investigation recommandée par Edgar Poe, commençant par les poches du pantalon pour finir aux goussets du gilet.

 

« Je cherche, dit-il au dormeur, et… je trouve ! » conclut-il en retirant deux clés d’une poche secrète placée sous le revers droit de la redingote.

 

Et Tristot ne se réveilla pas.

 

– Bonne nuit, Messieurs ! dit Luversan en prenant sa valise et en descendant l’escalier. Bien que volontaires de la Sûreté, c’est bien involontairement que vous manquez le coche. Bonne nuit !

 

Luversan marchait d’un pas alerte, il avait hâte de regagner Paris. Une circonstance favorable lui fit gagner du temps et ménager ses forces. Grande-Rue de Sèvres, un fiacre vint à passer, s’arrêtant devant une porte. Deux voyageurs descendirent du véhicule et réglèrent le cocher, qui retourna vers Paris.

 

Luversan allait devant, très doucement, attendant que les voyageurs fussent rentrés chez eux. Le cocher flaira un client et ralentit l’allure de son cheval.

 

– Vous êtes libre ? lui demanda le Levantin.

 

– Cela dépend.

 

– Où remisez-vous ?

 

– À Grenelle.

 

– Parfait. Conduisez-moi jusqu’à votre dépôt. Vous aurez un bon pourboire.

 

Enchanté de l’aubaine, le cocher rentra bon train dans sa bonne ville de Paris. À Grenelle, Luversan prit un autre fiacre et se fit conduire rue de Douai. Il était cinq heures du matin.

 

En face du n° 22 où habitaient Tristot et Pivolot se trouvait un débit de vin dont le patron était occupé à ouvrir ses volets. Luversan entra dans cet établissement et demanda un verre de chartreuse. Le débitant l’examina tout en le servant. Le voyant si pâle qu’on eût dit un mort relevé de sa couche funèbre, il le prit pour un joueur qui s’était fait décaver par des fripons dans quelque tripot clandestin.

 

– Vous connaissez messieurs Tristot et Pivolot ? lui demanda Luversan.

 

– Comme on connaît ses bonnes pratiques. Ce n’est pas que ces messieurs consomment beaucoup sur le zinc, mais ils savent que j’ai du beaujolais comme on n’en trouve nulle part et ils en usent suivant leur droit. Des clients qui paient toujours comptant, sans rechigner. Et des malins !

 

– Oui, on les dit très forts.

 

– Je vous crois. Ce sont eux qui ont arrêté Luversan.

 

– Luversan ?

 

– Oui, Luversan, l’assassin de Ville-d’Avray, quoi ! Si vous avez besoin de leurs services, si on vous a joué quelque mauvais tour, si votre femme vous trompe et que vous ne sachiez pas avec qui, si vous aviez commis l’imprudence d’étaler des billets de mille devant des philosophes qui se sont empressés de vous les rafler, vous ne sauriez mieux faire que de vous adresser à Tristot et à Pivolot, les deux font la paire.

 

– Ils demeurent près d’ici, je crois ?…

 

– En face, vous voyez d’ici les fenêtres.

 

Luversan savait ce qu’il voulait, il paya sa consommation et sortit.

 

Dans la rue il constata avec joie que la porte du n° 22 venait de s’ouvrir pour donner passage à la marchande de lait. Rapidement, il se glissa, par la porte entrouverte, dans l’allée de la maison où habitaient MM. Tristot et Pivolot, volontaires de la Sûreté.

 

Sur le palier, Luversan s’arrêta, deux portes se trouvaient devant lui. Il hésita un instant. « Suis-je bête, pensa-t-il. C’est à droite qu’il faut entrer. Il y a une serrure de sûreté. » Ce jeu de mots le fit sourire. Il ouvrit de deux tours de main les serrures, pénétra dans la place et commença par explorer toutes les chambres pour s’assurer si la femme de chambre ne gardait pas l’appartement.

 

Personne.

 

D’autre part, Luversan appréhendait de se heurter à quelque coffre-fort inexpugnable. Mais Tristot et Pivolot étaient en retard avec le siècle. Pas le plus petit coffre-fort à leur domicile. En revanche, Luversan eut beau faire sauter les tiroirs de tous les meubles, il ne trouva pas ce qu’il cherchait.

 

Soudain, il entend la porte d’entrée s’ouvrir. Il n’a que le temps de se baisser derrière un fauteuil du cabinet et de s’armer du revolver de Pivolot.

 

– Au voleur ! crie une voix chevrotante.

 

Il s’élance en avant, saisit à la gorge la pauvre vieille mère Chalumet, femme de ménage des deux amis, et lui braquant son arme sur la tempe :

 

– Un mot de plus et vous êtes morte !

 

Mais son instinct d’honnête femme a raison de sa terreur. Elle se laissera égorger plutôt que de trahir ses bons maîtres.

 

– Où est la cachette ?

 

– Je ne sais pas.

 

Il brandit son arme, mais, au moment de commettre ce nouveau crime, le Levantin en reconnaît l’inutilité ! Une idée infernale surgit dans son esprit.

 

Luversan s’était familiarisé avec une science nouvelle : l’hypnotisme. C’était pour lui un jeu que d’endormir par la fascination les êtres plus faibles que lui et de les forcer à obéir à ses suggestions. Son regard se riva sur celui de la vieille domestique. Il ne proféra plus une menace, mais concentrant toute la puissance de sa volonté, il obtint bientôt la réalisation du phénomène.

 

– Vous sentez de l’engourdissement, de la torpeur, lui dit-il ; les bras et les jambes sont immobiles ; voici de la chaleur dans les paupières ; vous n’avez plus de volonté, vos yeux restent fermés, le sommeil vient.

 

Il leva les bras du sujet. Ils restèrent en l’air, semblables à des barres fixes. C’était le sommeil cataleptique ! La vieille était au pouvoir de l’endormeur.

 

– Levez-vous, lui commanda-t-il.

 

Elle se redressa et demeura roide comme une statue. Elle gardait les yeux fermés, la tête penchée vers l’homme à qui elle était obligée d’obéir.

 

– Montrez-moi la cachette de vos maîtres, commanda-t-il d’une voix sifflante.

 

Elle traversa lentement le cabinet, passa dans la chambre à coucher, et frappa du pied sur une lame de parquet. Luversan examina cette lame et vit qu’elle était fixée au plancher par deux vis soigneusement dissimulées. Avec son couteau, il retira les deux vis. Il mit tant d’action à cette besogne qu’il oublia la femme de ménage. La vieille s’était réveillée. Elle valait le chevalier d’Assas, la mère Chalumet.

 

– Au voleur ! cria-t-elle héroïquement, à l’assassin !

 

Les bandits qui réussissent ont trop souvent comme complice le stupide hasard. À ce moment, une troupe de musiciens italiens exécutait, à grand renfort de crin-crins accompagnés par deux harpes, une des chatoyantes mélodies écloses sous le beau ciel de Naples. Tous ceux des locataires qui auraient pu entendre l’appel de la vieille se grisaient aux fenêtres de la cour à l’audition de ce concert en plein courant d’air.

 

Luversan, qui venait de saisir sous la lame du parquet un épais portefeuille, le lâcha pour s’élancer de nouveau sur la malheureuse. Eut-il pitié d’elle ? Il se contenta de lui remettre le bâillon et de l’attacher au pied du lit. Puis il reprit le portefeuille, l’ouvrit et poussa un rugissement de joie.

 

– Cherchez et vous trouverez ! s’écria-t-il. J’ai trouvé !

 

Il sortit, descendit l’escalier et se croisant au premier étage avec le concierge :

 

– Pardon ! lui dit-il.

 

– Cette excuse arrêta la question sur les lèvres du vigilant gardien. Comment se défier d’un homme bien mis et qui connaît à ce point les convenances !

 

Arrivé au carrefour de Châteaudun, Luversan héla un fiacre. Il tomba épuisé sur la banquette.

 

– Rue de Chanaleilles ! dit-il au cocher.

 

CHAPITRE LXIII

 

À Ville-d’Avray, Pivolot et Tristot entièrement remis de leurs émotions avisèrent au plus pressé. Comme l’avait pensé Luversan, la disparition de leurs clés leur criait assez quel était le but du fugitif. Il commencerait par pénétrer chez eux et par s’emparer des billets de banque et valeurs repris à Luvigny et à Mme de Terrenoire. Oh ! cette femme, c’était elle assurément qui avait organisé à prix d’or, l’évasion de son amant. Et ils avaient eu la sottise de la ménager quand ils la tenaient sous leurs griffes !

 

Les deux vieux amis partirent pour Paris, après les aveux d’Ursule. Préalablement, et pour la satisfaction de leur conscience, ils avaient prévenu par dépêche le procureur de la République et le chef de la Sûreté.

 

– Eh bien, monsieur Pivolot, dit Tristot dans la voiture qui les ramenait de la gare Saint-Lazare à la rue de Douai, m’est avis que nous avons eu notre Waterloo ce matin.

 

– Peut-être, monsieur Tristot. Il faudrait que Luversan ait découvert votre cachette. Or, je me demande si, dans l’état où il était à son départ, il n’a pas échoué en chemin. Vous ne me ferez pas croire qu’un homme qui a le poumon perforé puisse monter et descendre les escaliers, enlever des fardeaux, et décrocher des lames de parquet.

 

– Certes, monsieur Pivolot, mais ce qu’on ne peut faire par soi-même, on en charge un complice. Or, du moment que madame de Terrenoire est dans l’affaire, ce n’est pas l’argent qui leur manque, et avec de l’argent, on soulève très facilement des lames de parquet.

 

Ils étaient arrivés rue de Douai, devant la porte du n° 22. Pas le plus petit rassemblement. Le concierge accueillit ses locataires avec un sourire béat.

 

– Il n’est venu personne ?

 

– Personne. Ah si !… La mère Chalumet.

 

– Elle est encore là-haut ?

 

– Ma foi, je ne l’ai pas vue redescendre.

 

– En êtes-vous sûr, demanda Pivolot, que personne ne peut entrer ni sortir de la maison sans que vous le voyiez ?

 

– Certainement.

 

Tristot et Pivolot gravirent rapidement les étages et frappèrent à la porte.

 

Pas de réponse.

 

– Nous aurions dû commencer par le commencement, observa Tristot. Il fallait amener le serrurier.

 

– Je vais le chercher.

 

Luversan avait pris la précaution de refermer les serrures à double tour. Il ne fallut pas moins d’un grand quart d’heure pour venir à bout de celle de sûreté.

 

La mise à sac de la première pièce ne leur laissa aucun doute sur le passage de Luversan ou de son complice dans l’appartement. L’assassin avait-il trouvé la cachette ? Ils s’élancèrent dans la chambre à coucher. La mère Chalumet pendait, évanouie, bâillonnée, au pied du lit, les poignets solidement attachés à une colonnette. Sans cette syncope, elle aurait péri, étouffée. Ses maîtres s’empressèrent de la délivrer. Ils avaient hâte de connaître par elle le signalement de l’agresseur.

 

Le Waterloo était complet. À la place de la cachette, un trou béant, vide. Les locataires perdaient en même temps que la fortune de M. de Terrenoire, toutes les valeurs, environ trois cent mille francs. Ils étaient ruinés et déshonorés.

 

La mère Chalumet se ranima enfin. En apercevant ses maîtres, le souvenir de l’horrible scène lui revient tout à coup, et elle s’écrie :

 

– Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi !

 

– Remettez-vous, lui dit Tristot. Vous répondrez tout à l’heure.

 

Ils lui font prendre un cordial. Peu à peu, les couleurs reparaissent à ses joues fripées comme un vieux parchemin.

 

Interrogée, elle raconte le drame d’un bout à l’autre, sans omettre un détail. C’est bien Luversan qui est venu, Luversan lui-même.

 

– Je ne pouvais pas lui indiquer la cachette, balbutie la vieille domestique, puisque je ne la connaissais pas.

 

– Alors, pourquoi en parlez-vous ? fait observer Tristot. C’est même heureux pour vous que vous l’ayez connue, la cachette. Sans quoi, l’assassin vous aurait égorgée.

 

Elle avoua qu’elle avait commis l’indiscrétion, mais jura sur les cendres de son fils, Ernest-Victor Chalumet, mort au champ d’honneur, qu’elle était innocente.

 

– À partir du moment où le brigand, dit-elle, m’a saisie par les cheveux en brandissant son couteau au-dessus de ma tête, je ne me souviens plus de rien.

 

Prenant soin de ne rien déranger au désordre de l’appartement, ils se rendirent en toute hâte rue de Chanaleilles.

 

Espéraient-ils retrouver Mme de Terrenoire dans son hôtel ? C’eût été fou de leur part ; mais au moins leur fallait-il tâcher de savoir si Luversan était venu chez sa maîtresse. Car ils n’en doutaient plus : l’homme qui avait arraché, à la femme de ménage, le secret de la cachette, cet homme-là n’était autre que Luversan.

 

Et cela tenait du prodige que Luversan fût encore de ce monde après un tel effort. Qui sait ? Ils le trouveraient peut-être râlant à l’hôtel Terrenoire dernière étape de sa fuite.

 

Les domestiques du banquier édifièrent de suite les agents. « Monsieur était parti en voyage depuis plusieurs jours ; quant à Madame, elle venait de sortir avec un vieillard à longue barbe blanche et à lunettes bleues. On ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. »

 

Les agents se dispensèrent d’entrer et d’attendre. Le vieillard, ils l’auraient parié, c’était Luversan.

 

Tous deux se firent conduire à la Sûreté. Devant la porte du chef, ils trouvèrent l’inspecteur Chambille qui triomphait.

 

– Eh bien, Messieurs, leur dit-il sans pitié, vous n’avez pas voulu de mon concours pour garder le prisonnier et vous voilà roulés. Dites-moi, quand vous avez bu le cognac, cette nuit, vous ne lui avez donc pas trouvé un goût particulier ? Vrai, si j’ai jamais besoin d’un dégustateur, ce n’est pas vous que j’irai chercher.

 

Le chef fut plus clément que son subalterne. Lorsque les deux volontaires de la Sûreté lui eurent fait leur confession entière, à savoir qu’ils possédaient encore la veille les preuves de la culpabilité de Luversan dans le crime du boulevard Haussmann, que ces preuves, l’assassin venait de les reprendre chez eux avec la fortune de M. de Terrenoire et leur sienne propre, le fonctionnaire ne put que les plaindre.

 

– Courez vite, leur dit-il, former opposition à la vente de vos titres. Avez-vous les numéros de ceux volés dans la caisse de monsieur de Terrenoire ?

 

– Nous n’avons rien, dit Tristot. Nos listes se trouvaient dans le portefeuille.

 

Le chef de la Sûreté prit le signalement de la fugitive ; mais il trouva très étrange que M. de Terrenoire eût disparu le premier.

 

Jean Guerrier pouvait seul expliquer le motif du voyage de son patron. Le chef de la Sûreté l’envoya chercher en toute hâte par Chambille. Le caissier, très intrigué, répondit franchement aux questions du magistrat.

 

– Quant au but du voyage et à la direction prise par monsieur de Terrenoire, dit-il, je n’en sais pas le premier mot.

 

Sa voix tremblait légèrement. Au fond, il supposait que le mari d’Andréa ferait tout au monde pour empêcher l’arrestation de sa femme. Il les croyait partis tous deux à l’étranger.

 

– Monsieur Guerrier, lui dit sèchement le chef de la Sûreté, rappelez-vous que votre mise en liberté n’est que provisoire. Si vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, mon devoir sera d’engager le juge d’instruction à vous faire arrêter de nouveau.

 

– J’ai dit tout ce que je savais, répliqua Jean.

 

– Pardon ! vous ne nous avez jamais fait connaître qu’une femme se trouvait mêlée au crime.

 

– Une femme ? quelle femme ?

 

– Inutile de dissimuler plus longtemps, surtout devant messieurs Tristot et Pivolot, à qui vous aviez confié ce secret et qui, pour vous complaire, pour complaire à monsieur Laroque, ont poursuivi leur enquête personnelle en dehors de la justice et se sont bien gardés de nous révéler la complicité de madame de Terrenoire que vous vouliez épargner à cause de son mari. C’est une lourde faute dont vous êtes les premiers punis. Savez-vous la grosse nouvelle de ce matin, monsieur Guerrier, la nouvelle que tout Paris saura dans deux heures par les journaux ?

 

– Au nom du ciel, parlez !

 

– Luversan est en fuite !

 

En fuite, un homme si grièvement blessé ? Ce n’était pas possible ! Jean crut qu’on lui tendait un piège pour le forcer à parler. Mais les deux agents lui confirmèrent la nouvelle, si étonnante qu’elle fût. Jean Guerrier éclata en sanglots.

 

– Mon pauvre patron ! Mon pauvre et cher monsieur Laroque !

 

– Dites aussi : « Mon pauvre Guerrier ! » s’écria le chef de la Sûreté. En l’absence des preuves que ces deux messieurs se sont laissé voler par l’assassin, votre affaire devient plus obscure que jamais, et quand bien même nous vous laisserions en liberté définitive, vous n’empêcheriez jamais les mauvaises langues d’aller bon train. Il se trouvera des gens pour répéter en tous lieux que votre affaire n’est pas claire.

 

Il parlait d’or, le chef de la Sûreté, et Jean Guerrier, transporté d’indignation contre l’abominable femme qui venait de s’enfuir avec son complice, répéta tout ce qu’il avait dit dans sa cellule de Mazas aux deux policiers. Mais quand il vit sa déposition prise tout entière en notes par le magistrat, il songea au désespoir qu’en éprouveraient Margival, Diane, Marie-Louise elle-même et enfin son malheureux patron.

 

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il au chef de la Sûreté.

 

– Mon devoir. Des dépêches seront envoyées tout à l’heure dans toutes les directions pour répandre le signalement des fugitifs. Je ferai mieux, si toutefois le juge d’instruction me le permet. Je communiquerai ce signalement à la presse. Les journaux ont leur bon et leur mauvais côté. Si parfois, dans leurs appréciations, ils dépassent la mesure du licite, ils nous ont souvent aidés grâce à leur immense publicité, à découvrir des criminels. Le public averti par des articles qui le passionnent se met de la partie. Tout personnage suspect est surveillé par quelqu’un qui a plus d’esprit que le meilleur des policiers. Ce quelqu’un n’est autre que monsieur Tout-le-Monde.

 

À ce moment, Chambille annonça que Roger Laroque arrivait de Ville-d’Avray et demandait à être reçu le plus tôt possible par le chef de la Sûreté.

 

– Priez-le d’entrer de suite, dit ce dernier.

 

L’affreuse nouvelle avait déjà produit ses ravages sur la physionomie du père de Suzanne. Il entra précipitamment. Il allait exhaler sa douleur, son indignation, lorsqu’il aperçut Jean Guerrier.

 

– Nous sommes perdus ! s’écria-t-il en tombant dans ses bras.

 

Les deux amis restèrent un instant silencieux. Puis ce fut Tristot qui prit le premier la parole. Il eut ce courage, le bon M. Tristot. Il se dévouait pour l’excellent M. Pivolot dont il connaissait la timidité.

 

– Ne nous accusez pas de négligence, monsieur Laroque, dit-il. Nous sommes victimes d’une combinaison infernale.

 

L’entrée de Chambille qui n’attendait jamais le coup de sonnette du maître en cas d’urgence empêcha Laroque de répondre.

 

– Une dépêche, dit l’inspecteur.

 

– Donnez. Vous n’entrerez plus que si je vous appelle.

 

Chambille brûlait du désir d’en savoir davantage, mais il s’empressa d’obtempérer à l’ordre du patron. Il sortit et s’installa devant la porte, en vrai chien de garde, prêt à barrer le passage au ministre de la Justice en personne. C’était la réponse de l’appariteur de La Ferté-Milon. Une partie du mystère s’expliquait. Le chef de la Sûreté en conclut que la Terrenoire, renseignée exactement sur la mère Dondaine avait soudoyé quelque jeune récidiviste pour pénétrer dans la place en trompant la vieille domestique.

 

– Ce qui est fort, très fort, dit le magistrat, c’est de s’être présenté préalablement chez les Dondaine de La Ferté et de leur avoir volé leurs papiers d’identité. La mère Dondaine ne pouvait pas faire autrement que de tomber dans le piège. Elle adore d’autant plus son neveu Isidore qu’elle ne l’a jamais vu. C’est toujours comme ça.

 

Roger n’avait pas encore adressé la parole aux volontaires de la Sûreté. La glace se rompit quand il sut que ces braves gens étaient ruinés par le vol dont ils venaient d’être victimes. Mis au courant de la fuite de Mme de Terrenoire, il trembla à la pensée du déshonneur qui allait s’abattre sur le mari et sur la fille. Le projet de communication d’une note à la presse lui parut prématuré.

 

– Cette femme, dit-il, n’ira pas loin avec son amant. Je suis convaincu qu’il l’assassinera en route pour s’en débarrasser.

 

– Votre idée est assez juste, déclara le chef. Mais alors le scandale n’en sera pas moins grand.

 

– Je vous en prie, attendez encore un jour et surtout que le reportage parisien ne sache pas un mot de l’affaire.

 

– Ceci n’est guère en mon pouvoir. Quant à différer la communication, je dois prendre l’avis préalable du juge d’instruction et je vais le trouver sur-le-champ. Attendez-moi.

 

M. de Lignerolles, vilipendé par les journaux au sujet de son rôle dans l’erreur judiciaire dont Roger Laroque avait été victime, détestait la presse. Il décida qu’on se contenterait des moyens à la portée de la justice. Des dépêches furent envoyées à toutes les gares importantes et dans tous les ports de mer. On y donnait le signalement de Luversan et celui d’une femme qui l’accompagnait dans sa fuite. Roger Laroque promit une récompense de cinquante mille francs aux agents qui arrêteraient Luversan.

 

– Quant à vous, Messieurs, dit-il à Tristot et Pivolot, si vous prenez votre revanche et que les valeurs emportées par l’assassin ne vous soient pas rendues, si, en un mot, vous retrouvez Luversan les mains vides, je vous rembourserai largement ce que vous avez perdu à mon service.

 

– Merci, dit Tristot : mais qui dédommagera monsieur de Terrenoire de la grosse somme qu’il perd par notre faute ?

 

– Moi, s’écria Roger Laroque.

 

Quatrième épisode

CHAPITRE LXIV

 

Deux jours après l’évasion de Luversan, Raymond recevait de Laroque ce billet laconique dont chaque mot lui perça le cœur.

 

« Elle vous demande. Ne la reverrez-vous pas, une fois, une minute, avant qu’elle meure ? »

 

Raymond se mit la main sur les yeux et sanglota.

 

– Ma mère a déshonoré Laroque, a fait mourir sa femme. Moi, je tue sa fille !… Je suis donc d’une famille maudite, faite pour le malheur de cet homme.

 

Cependant, il partit, malgré la certitude qu’il avait des tortures au-devant desquelles il courait. Pouvait-il ne pas revoir cette enfant innocente de tout ?… Pouvait-il, s’il est vrai qu’elle se mourait, ne pas essayer de lui rendre le courage.

 

– Elle se meurt, disait-il… Est-ce possible ?… se peut-il vraiment ?… Elle que j’ai vue, il y a quelques jours, si gaie, si bien portante et, après avoir tant souffert, si pleine de confiance dans l’avenir !… Elle se meurt par ma faute !… et je l’aime… Mon Dieu, dans la part que vous faites de nos joies et de nos peines, que vous êtes injuste !

 

Il arriva vers deux heures à Maison-Blanche. De loin, il avait aperçu, ruisselants sous le soleil, les toits d’ardoise de Méridon, mais il avait détourné les yeux… c’était fini !… Jamais il n’y retrouverait le calme de son enfance !…

 

Laroque l’attendait, guettait son arrivée, Raymond n’eut pas de peine à remarquer combien il était pâle et abattu ; ses yeux étrangement cernés ; il était presque méconnaissable ; on eût dit qu’une fatigue énorme s’était abattue sur lui, tant il était courbé.

 

– Je n’espérais pas que vous viendriez, dit-il… Elle est très mal… Votre présence ne peut que lui faire du bien… Monsieur de Noirville, je vous ai interrogé l’autre jour pour savoir ce qui vous faisait refuser ma fille. Vous ne m’avez pas dit. Depuis, je l’ai appris.

 

Raymond fit un brusque mouvement de stupeur.

 

– Oui, je l’ai appris. Par pitié pour moi, vous me l’aviez caché sans doute. Vous saviez déjà, alors que je l’ignorais encore, moi, que la révision de mon procès n’aurait pas lieu, que ma réhabilitation ne serait pas possible, que j’achèverais ma vie avec la honte de cette condamnation !…

 

Raymond le regardait sans comprendre. Laroque, d’une voix sourde, fit le récit de son entrevue avec M. de Lignerolles. Puis il raconta tout ce qu’il savait sur la fuite de Luversan.

 

Raymond écoutait, n’osait pas l’interrompre, et peu à peu, au fur et à mesure que Laroque parlait, son cœur s’emplissait d’une atroce angoisse, de l’horreur de la situation où il se trouvait !…

 

Il écoutait Laroque disant :

 

– La honte pour moi toujours ! Car ma grâce, c’est encore de la honte, puisque c’est la confirmation de ma condamnation !… Un seul espoir me reste, bien vague… qui ne sera jamais réalisé, peut-être… Ce complice dont Luversan a parlé ; ce complice mystérieux si je le découvrais, si je le traînais avec le souvenir sanglant de son crime, devant les tribunaux, si je le faisais condamner, lui coupable, comme je l’ai été, moi innocent, ce serait l’honneur, ce serait la possibilité de faire réviser mon procès ! La loi est précise ! Ah ! ce complice, où le trouver ?

 

Parlant ainsi, Laroque se mentait à lui-même. Il la connaissait, la complice, mais jamais il ne la livrerait.

 

« Ce complice, se disait Raymond, je suis seul à le connaître… C’est ma mère !… Vais-je donc le dire à cet homme ! Que faire ?… Où est mon devoir ?… Dois-je d’un mot envoyer ma mère au bagne ?… Elle !… Ce serait horrible, répugnant, abominable… C’est un acte auquel je ne puis songer !… Et, d’autre part, laisser ce pauvre homme achever sa vie dans l’ignominie de sa condamnation, ne pas les tirer d’un mot, lui et sa fille, de leur déshonneur immérité, ce serait une infamie !… Que faire ?… »

 

Et il se débattait dans cette lutte intérieure, sentant que sa vie ne résisterait pas longtemps à un pareil combat !

 

Laroque avait achevé son récit et s’était remis à la fenêtre. Il semblait très attentif à ce qui se passait au-dehors, mais il ne voyait rien. Il était tout à sa tristesse, à son désespoir. Ils restèrent silencieux : mais tout à coup Laroque se retourne encore, et, d’une voix très calme, – un calme affecté, sans doute :

 

– Rassurez-vous, Monsieur, dit-il, je ne vous parlerai plus de ce mariage. Il n’est pas réalisable, je le comprends. Ce que je vous demande seulement, aujourd’hui, c’est d’adoucir les dernières heures de ma fille…

 

« Comme il me parle avec tendresse, pensa-t-il, et pourtant comme il doit me haïr !… »

 

Un quart d’heure après, Laroque monta dans la chambre de sa fille. Elle venait de se réveiller. Il redescendit.

 

– Suivez-moi, dit-il à Raymond. Peut-être vous reconnaîtra-t-elle… Moi, depuis deux jours, elle ne sait plus qui je suis… Elle oublie que je suis son père et m’appelle de votre nom.

 

Il marcha devant le jeune homme. Laroque ouvrit doucement la porte de la chambre de sa fille, avançant timidement, bien qu’elle fût éveillée. Il fit signe à Raymond d’attendre sur le seuil. Ils avaient fait bien peu de bruit, et pourtant elle les avait entendus. Suzanne s’était dressée sur son lit, le regard dirigé vers la porte. Elle ne fit pas attention à son père quand il entra, quand il lui dit :

 

– Ma fille, ma chère Suzanne, tu as dormi, comment te trouves-tu ?… Mieux, n’est-ce pas ?

 

Elle répondit par un geste lent de son bras vers la porte. Un sourire ineffable erra sur ses lèvres.

 

– Raymond ! murmura-t-elle.

 

Elle ne pouvait voir Raymond, et cependant elle l’avait deviné tout près d’elle, – là, derrière cette porte.

 

Il entra, sous le coup d’une émotion intraduisible. Il entra, la vit ainsi, pâlie, amaigrie, les traits tirés, les yeux brillants, presque sanglants, tant le visage était blanc Elle retomba sur l’oreiller, la main pendante hors du lit. Il prit cette main, appuya ses lèvres, la couvrit de baisers, ne répétant qu’un nom dans ses sanglots :

 

 

– Suzanne ! Suzanne ! Suzanne !

 

Elle ferma les yeux et parut brusquement endormie ou évanouie. Elle n’était ni l’un ni l’autre, car sa main, doucement, pressait la main de Raymond.

 

– Suzanne, murmura-t-il, me pardonnerez-vous de vous faire autant souffrir ?

 

Comprit-elle ? Évidemment, elle savait qu’il était là, mais ce qu’il disait arrivait-il jusqu’à son intelligence ?

 

Il demeura longtemps auprès d’elle ; de temps à autre, elle paraissait sortir de sa torpeur et disait alors :

 

– Raymond ! vous êtes là, Raymond ?

 

Puis elle s’endormit.

 

– Ne partez pas, dit Roger. Dès qu’elle va se réveiller, elle vous demandera. Que lui dire, si vous êtes loin ?

 

– Je reviendrai, dit-il, ce soir…

 

– Vous me le promettez ?

 

– Je vous le jure…

 

– Je puis le dire à Suzanne ?

 

– Je vous en prie.

 

Et il s’en alla par la campagne, désolé et plein d’angoisse.

 

Le soir vint, il reprit la direction de Maison-Blanche. En chemin, il rencontra deux hommes d’allure bizarre, à la physionomie éveillée, rusée, maigres tous deux, l’œil vif et pénétrant. Comme ils étaient dans l’avenue qui conduisait au château, Raymond devina facilement qu’ils sortaient de Maison-Blanche.

 

Il reconnut en eux les étranges visiteurs qui l’avaient tant inquiété à Méridon. Une grave inquiétude l’envahit. Son pressentiment ne le trompait pas. Les deux promeneurs qui, venant de Maison-Blanche, s’en retournaient vers la gare, étaient bien Tristot et Pivolot.

 

Complètement évincés de l’enquête par le chef de la Sûreté, ils n’en avaient pas moins à cœur de prendre une revanche éclatante. On leur interdisait de rechercher la piste de Mme de Terrenoire sur laquelle la police comptait pour retrouver Luversan. Le chef de la Sûreté s’était contenté de leur dire :

 

– Laissez-nous faire et ne nous mettez plus des bâtons dans les roues. Si, avec tous nos moyens d’action, nous échouons, croyez-vous réussir, maintenant que vous voilà pour ainsi dire sans ressources ?

 

Tristot et Pivolot n’étaient pas hommes à se morfondre dans l’inaction. Après de vaines recherches pour ressaisir la piste d’Andréa, ils se retournèrent du côté de l’affaire Larouette. Certains que Luversan ne se laisserait pas reprendre vivant, ils espéraient arriver quand même à la réhabilitation de Roger Laroque par la découverte du premier ou plutôt de la première complice de ce bandit.

 

En relisant attentivement le procès de Versailles, tous deux s’étaient convaincus que Roger la connaissait, cette complice, mais qu’il se taisait comme autrefois. Et ils en étaient venus à se dire : « La femme qui a rendu, au moment psychologique, les cent mille francs que Laroque lui avait prêtés, doit être madame de Noirville. Voilà ce qui explique la mort tragique de Lucien de Noirville. L’avocat savait tout et il a défendu quand même l’accusé. C’était sublime ; mais le pauvre homme n’a pu aller jusqu’au bout d’une tâche au-dessus des forces humaines. »

 

Ils raisonnaient fort bien, Tristot et Pivolot. Toutefois, ils doutaient encore de leurs inductions. Accepter de défendre un ami qui vous a pris votre femme, qui vous a déshonoré, c’était, à leur avis, pousser un peu loin le dévouement à l’amitié. Et cependant, plus ils réfléchissaient, plus cette invraisemblable défense s’imposait à leur conviction. Décidés à tâter de nouveau ce terrain brûlant, ils avaient dépisté Chambille qui les faisait surveiller par ses agents et ils s’étaient rendus à Méridon.

 

On se souvient de leur première entrevue avec Julia. La présence de Raymond pendant cette courte visite avait paralysé leurs moyens. Le jeune homme, très étonné de cette démarche, s’était montré impatient, irrité. Il ne laissa pas le temps de répondre à sa mère et tout, dans ses paroles, comme dans son attitude, interdit aux policiers d’insister.

 

Enfin à cette question adressée directement par Pivolot à Mme de Noirville : « Pourriez-vous me dire, Madame, à Tristot et à moi, ce qu’est devenu un certain Luversan qui, à l’époque, fréquentait, je crois, votre maison ? », Julia avait pâli, tremblé, mais, rassemblant tout son sang-froid avait répondu : « Ce nom m’est tout à fait inconnu. »

 

Et Raymond s’était levé pour congédier les deux compères.

 

À leur seconde visite, Tristot et Pivolot eurent l’heureuse fortune de trouver Mme de Noirville seule. Très ferrés sur la disposition des locaux, ils avaient traversé la cour de la ferme sans demander aux domestiques de les annoncer et étaient entrés tout droit au salon. Julia reposait sur sa chaise longue. Elle reconnut aussitôt les agents. Le cœur lui battit à rompre. Une vive rougeur colora ses pommettes, puis elle devint pâle comme une morte, et ce fut d’une voix éteinte qu’elle dit :

 

– Que voulez-vous encore, Messieurs ?

 

– Pardonnez-nous, Madame, dit Tristot, notre insistance. Nous vous avons dit, il y a quelque temps, pour expliquer le but de notre première démarche, que, selon nous, l’assassin du boulevard Haussmann n’était autre que celui de Ville-d’Avray. Nos soupçons se portaient alors sur monsieur Jean Guerrier dont l’innocence a été reconnue depuis lors. Nous vous avons également parlé d’un certain Luversan que monsieur votre mari a peut-être fréquenté.

 

– Je vous ai répondu, interrompit Julia, que ce nom m’était tout à fait inconnu.

 

Elle se raidissait contre le danger. Elle sentait le gouffre que les agents s’apprêtaient à découvrir devant elle.

 

– En effet, Madame, dit Tristot, et nous n’avons pas insisté. Dans tous les cas, l’événement a prouvé que nos soupçons sur Luversan étaient fondés. Si, après avoir arrêté l’assassin à Ville-d’Avray même où monsieur Laroque, travesti en Américain, l’attira si ingénieusement, nous avions su le garder jusqu’à sa guérison, s’il n’avait pris la fuite, se jouant ainsi tout à la fois de la police et de la faculté de médecine, nous serions à la veille d’assister à la solennelle réhabilitation de Roger Laroque. C’est une besogne à recommencer et nous voilà obligés de refaire notre enquête d’un bout à l’autre.

 

– C’était bien inutile à mon égard, Messieurs, puisque je n’ai jamais connu, fort heureusement, ce Luversan.

 

– Oui, mais vous avez peut-être connu un sieur Mathias Zuberi ?

 

– Pas davantage.

 

– Cependant parmi les pièces du dossier figure une lettre que vous auriez adressée à Mathias Zuberi.

 

Le moyen de Tristot était, disons-le, très canaille, mais ingénieux.

 

– Qui est ce Mathias Zuberi ? demanda Julia.

 

– Il n’est autre que Luversan.

 

Elle voulut dire qu’elle ne connaissait pas plus Zuberi que Luversan, mais l’angoisse lui étreignit le cœur, la parole expira sur ses lèvres et elle tomba en syncope.

 

Pivolot salua, prit par la main Tristot et l’entraîna au-dehors.

 

– Nous en savons assez, dit-il, elle a fait le coup.

 

– Oui, mais comment le prouver ?

 

– Il nous faut du temps.

 

Sur la route, ils en causaient encore quand ils se croisèrent avec Raymond. Tristot reconnut le jeune avocat.

 

– Pauvre petit ! murmura-t-il, s’il se doutait de ce que nous tramons contre sa mère.

 

– Que comptez-vous faire ? demanda Pivolot.

 

– Avertir le procureur de la République. Une perquisition me paraît indiquée. Les femmes ont la manie de garder les lettres qui peuvent les compromettre. On trouverait peut-être ici un joli pot aux roses.

 

– Dans tous les cas, observa Pivolot, il ne faut pas compter sur monsieur Laroque pour nous seconder. Il respecte trop la mémoire de son ami et défenseur…

 

– Sublime défenseur !

 

– Sublime, mais idiot. Le père Laroque, dis-je, respecte trop la mémoire de Lucien de Noirville pour faire appeler sa veuve au banc des accusés, à la cour d’assises.

 

Ils se gardèrent bien de passer à Maison-Blanche et rentrèrent à Paris, fort perplexes au sujet des graves soupçons qui pesaient sur la femme Noirville. Tous deux reconnurent, après réflexion, qu’ils s’exposeraient à un échec auprès du procureur de la République, s’ils n’apportaient pas de preuves décisives contre cette femme.

 

Ils passèrent une partie de la nuit à se tracer un nouveau plan de campagne.

 

Quant à Raymond que la rencontre des deux agents avait frappé d’épouvante, il était rentré en toute hâte à la ferme. Il trouva Pierre occupé à faire revenir sa mère de son évanouissement.

 

Elle avait rouvert les yeux et, en apercevant son fils, elle s’était écriée, à demi folle :

 

– Où sont ces hommes ?

 

Puis elle s’était évanouie de nouveau. Pierre ignorait la mystérieuse visite des agents. Il croyait sa mère atteinte d’aliénation mentale.

 

Raymond envoya chercher le médecin. Une fois seul avec la malade, il lui mouilla les tempes avec de l’eau fraîche, lui fit respirer des sels. Elle se ranima enfin. La présence de son fils préféré la calma. Il ne lui posa aucune question, la laissa reprendre ses sens. Bientôt, elle regarda autour d’elle avec terreur, puis saisissant la main de Raymond :

 

– Ils sont revenus, dit-elle.

 

– Je le sais.

 

– Ah ! tu les as vus, tu leur as parlé.

 

– Non, je les ai rencontrés.

 

Elle n’avait plus que lui à qui se confier. Raymond connaissait son crime. Lui seul pouvait lui donner un conseil, la guider dans cette terrible épreuve. Elle lui raconta tout.

 

Raymond réfléchit longtemps. Ce qu’il souffrait de calculer ainsi le danger que courait sa mère, sa mère coupable d’un crime, est impossible à exprimer. Il rougissait de honte et en même temps il tendait tous les ressorts de son intelligence pour détourner de sa maison le déshonneur prêt à y entrer derrière la justice.

 

– Rassurez-vous, dit-il enfin. C’est un piège qu’on vous a tendu.

 

Elle respira longuement.

 

– Quoi qu’il en soit, reprit-il, il serait prudent de quitter cette maison.

 

– À quoi bon, Raymond ? Il n’y a plus de place pour moi sur cette terre, et d’ailleurs, mes forces ne me permettent plus d’aller bien loin. C’est la vie qu’il faut quitter.

 

Elle songeait au suicide et il ne la défendait pas contre ce sombre projet.

 

Il se taisait.

 

Après un instant de silence qui leur parut un siècle, elle se leva pour essayer ses forces, fit quelques pas et retomba sur un fauteuil.

 

Il l’aida à remonter dans sa chambre. Elle se coucha en proie à une fièvre violente.

 

– Tu vois bien, lui dit-elle, que je ne saurais aller bien loin. Pourvu que la mort arrive avant eux !

 

CHAPITRE LXV

 

À trois reprises, Laroque était retourné chez d’Andrimaud, dans l’espoir qu’il le mettrait en possession des papiers de Luversan. Le directeur du Sauveteur des Capitalistes, toujours absent, avait fini par disparaître, abandonnant à leurs regrets tardifs six employés à cautionnements et son joli groom.

 

En réalité d’Andrimaud, qui craignait la vengeance de Luversan, s’était hâté de rassembler tous les capitaux arrachés aux gogos par la réclame et de filer à Londres où, sous un faux nom, il aimait à mener la grande vie. La cité des brouillards convient fort aux émigrés de l’escroquerie.

 

Laroque en vint à se dire que le financier s’était vanté auprès de lui en laissant croire qu’il connaissait la dernière adresse de Luversan. Pour les avoir, les précieux papiers, parmi lesquels il trouverait peut-être des lettres de Julia, le millionnaire aurait sacrifié la moitié de sa fortune. Non pas qu’il voulût s’en faire une arme de réhabilitation. Peu lui importait son honneur, s’il fallait l’obtenir au prix du déshonneur de Raymond et de la mort de Suzanne. Ces lettres, il les voulait, pour les anéantir, et prouver ainsi son abnégation au fils de Lucien de Noirville. Un tel sacrifice lui vaudrait sans doute le pardon de la grande faute, de l’unique faute d’une existence honorable entre toutes.

 

D’autre part, Laroque tremblait à l’idée que Tristot et Pivolot, dans leur violent désir de prendre une revanche, recherchaient cette complice dont la découverte pouvait amener la révision de son procès. Il se souvenait de leur promesse : « Nous ne connaîtrons jamais par l’assassin de Ville-d’Avray, lui avait dit Pivolot, son complice, mais nous ne devons pas renoncer à le trouver par nous-mêmes. Tristot et moi, nous croyons être à cet égard sur une bonne piste. Nous vous en causerons prochainement et vous ne serez pas peu surpris. »

 

C’était évidemment de Mme de Noirville qu’ils voulaient parler. Rien ne l’étonnait de la perspicacité des deux compères. Il les savait capables de toutes les ruses pour arriver au but. Quant à leur demander de cesser l’enquête, il ne fallait pas y songer, après l’échec qu’ils venaient d’éprouver. La personnalité de Roger Laroque ne comptait plus pour eux. Ils avaient tout un passé glorieux à défendre. Ils ne voulaient pas rester sur leur Waterloo.

 

Le docteur Lagache venait tous les jours voir Suzanne dont les forces diminuaient rapidement. Un matin, il dit à Laroque :

 

– J’ai de mauvaises nouvelles de Méridon à vous annoncer. Madame de Noirville est bien près de sa fin. Je l’ai trouvée hier soir au plus bas. Elle délirait, et, chose étrange ! dans ses hallucinations, elle croit vous voir à son chevet. L’esprit de la pauvre femme a été fort ébranlé autrefois par le procès de Versailles et je ne suis pas étonné que ce souvenir l’ait minée peu à peu. Vous feriez bien d’aller la voir.

 

– J’irai.

 

Dans le regard du médecin, Roger découvrit une arrière-pensée. Le docteur devait en savoir plus long qu’il ne le laissait voir.

 

– Madame de Noirville n’aurait-elle pas, demanda Laroque, éprouvé une violente émotion dans ces derniers temps ?

 

– Si. Son fils Pierre est venu me chercher, il y a trois jours. Elle avait été prise d’une syncope suivie de graves troubles cérébraux. Je suis resté l’après-midi auprès d’elle et ma conviction est qu’elle avait dû recevoir ce jour-là une visite pénible.

 

– La visite de deux personnes, n’est-ce pas ?

 

– Je ne sais pas. Son fils Raymond s’appliquait à la calmer en lui témoignant toute sa tendresse. Elle répétait : « Ils reviendront ! » ; puis elle vous appelait et disait : « Pardon, Roger ! Pardon ! » Je n’en sais pas plus long. Et d’ailleurs, s’il m’était permis de comprendre le sens exact de ces paroles, je devrais me taire, en vertu du secret professionnel auquel notre art nous oblige. Allez voir madame de Noirville, mon cher monsieur Laroque. Allez la voir au plus tôt. Cette visite ne sera peut-être pas perdue pour votre cause. J’en ai le pressentiment.

 

Le docteur, craignant d’être obligé de s’expliquer, se retira sur ces derniers mots.

 

« Brave homme ! se dit Laroque, il prend à cœur ma réhabilitation et trahit son devoir en ma faveur. »

 

Il savait maintenant que Tristot et Pivolot agissaient sous main, qu’ils étaient venus à Méridon, qu’ils avaient eu l’audace d’interroger Julia. La malheureuse s’était-elle trahie ? Laroque fut tenté d’aller l’interroger à son tour. Mais la pensée que Raymond assisterait à cette confrontation in extremis le découragea de se rendre à Méridon.

 

Et, dans sa tendre sollicitude pour Raymond et Suzanne, il en arrivait à souhaiter la mort de Julia. « Qu’elle emporte avec elle, dans la tombe, mon espoir de réhabilitation, pensait-il, mais que son fils soit heureux avec ma fille ! »

 

Comme il se disposait à se rendre à Paris pour savoir si le chef de la Sûreté avait du nouveau, James lui annonça la visite d’un inconnu vêtu en ouvrier.

 

Laroque descendit au salon. Il se trouva en présence d’un grand et vigoureux jeune homme dont la physionomie respirait l’honnêteté et la franchise.

 

– Que désirez-vous, Monsieur ? lui demanda-t-il.

 

– Parler à monsieur Roger Laroque.

 

– C’est moi.

 

– Parfait. J’ai à vous remettre un petit paquet en échange duquel vous me donnerez, paraît-il, vingt mille francs.

 

– Vous venez de la part de monsieur d’Andrimaud ?

 

– D’Andrimaud ? Connais pas !

 

– Vous l’avez sur vous, ce paquet ?

 

– Oui, Monsieur.

 

– De qui le tenez-vous ?

 

– Oh çà, Monsieur, c’est toute une histoire, un vrai conte des Mille et Une Nuits.

 

– Expliquez-vous ! qui êtes-vous d’abord ?

 

– Je m’appelle Joseph Perruchet, orphelin de père et de mère, menuisier de mon état, et, de plus, amoureux de Catherine Barbareau.

 

– Peu m’importe ! Donnez-moi ce que vous avez à me remettre, et, si c’est ce que je pense, vous toucherez de suite les vingt mille francs promis.

 

– Oh ! Monsieur, ce serait deux fois plus qu’il ne m’en faut pour épouser Catherine, dont les parents ferblantiers établis, Monsieur, ont repoussé ma demande en mariage sous prétexte que je suis sans père, ni mère et… sans argent. Voici le paquet, Monsieur. Vous voyez que j’ai confiance.

 

Joseph Perruchet remit à Laroque une liasse de papiers tout tachés, fripés et maculés comme par un long séjour dans l’eau.

 

– Faites pas attention aux avaries, dit-il. Vous êtes témoin qu’on n’a pas touché à la ficelle et que les cachets de cire sont intacts. Faut vous dire que j’ai fait naufrage, que je m’en suis tiré à la force des bras et que le bonhomme, qui m’a remis ce paquet entre deux vagues hautes comme des montagnes, a bu son dernier coup une seconde après.

 

Mais Laroque ne l’écoutait plus. Il avait coupé la ficelle, fait sauter les cachets, et découvert intactes, deux liasses, étiquetées l’une : Lettres de Julia ; l’autre : Lettres d’Andréa.

 

Il parcourut les premières lettres et pâlit affreusement. La culpabilité de Julia, son épouvantable association avec Mathias Zuberi pour se venger de l’amant qui la délaissait, toute cette ténébreuse machination lui était prouvée. Et par qui ? par la complice de l’assassin de Larouette.

 

– Comment s’appelait l’individu qui vous a remis ces papiers ? demanda-t-il au menuisier.

 

– Oh ! un drôle de nom : Célestin Damour.

 

– Ne pourriez-vous me donner son signalement ?

 

– Mais si. C’était un pauvre diable de « malingreux », tout voûté et pâlot. L’œil gris et malicieux. Une dégaine de gamin de Paris comme on en voit le soir, à la sortie des théâtres, ramasser les bouts de cigares et fermer les portières des fiacres.

 

– C’est bien cela ! s’écria Roger.

 

Il avait reconnu le faux Isidore dépeint par la mère Dondaine. Il se rappelait parfaitement l’avoir aperçu, la veille de sa fuite, dans l’allée sur laquelle s’ouvrait, au fond du jardin, la porte de la villa Larouette.

 

– Et vous ne le connaissez pas, monsieur Perruchet ?

 

– À peine. Nous nous sommes embarqués ensemble, il y a huit jours, au Havre, à cinq heures du soir. La tempête nous a pris, vers minuit, en pleine mer. Nous nous étions fait embaucher, comme ouvriers, par une agence d’émigration de l’Amérique du Sud. Le petit Damour était cartonnier de son état. Il fuyait Paris où l’amour ne le rattachait pas. Tandis que moi, Monsieur, je m’expatriais pour tâcher d’oublier Catherine.

 

– Eh bien, vous l’épouserez, votre Catherine !

 

Laroque avait tiré de son coffre-fort vingt billets de mille francs qu’il tendait au menuisier.

 

Joseph Perruchet devint très rouge. Au lieu d’avancer la main, il recula de trois pas.

 

– Pardon, monsieur Laroque, on n’achète pas vingt mille francs un paquet de lettres sans avoir un motif.

 

– Ne vous inquiétez pas du motif et prenez la somme.

 

– Pardon, monsieur Laroque, mais… c’est que je ne voudrais pas me… comment vous dire cela sans vous blesser… me compromettre.

 

– Vous compromettre ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ?

 

– Je parle à monsieur Roger Laroque…

 

– Victime d’une erreur judiciaire.

 

– Oui, je sais… J’ai lu ça dans les journaux, mais c’est égal, il n’entre pas dans mon esprit qu’un paquet de lettres ait une valeur de vingt mille francs, à moins que…

 

Le menuisier n’osait achever sa pensée. Laroque s’en chargea.

 

– À moins que, dit-il, ce paquet ne contienne quelque chose de compromettant pour celui qui l’achète. C’est là votre idée ?

 

– Un peu… oui… c’est ça.

 

– Me croyez-vous innocent ?

 

– Oui… d’après les journaux. Mais je ne m’y fie pas, moi, aux journaux.

 

Roger ne put s’empêcher d’admirer cet ouvrier qui, sans ressources et, de plus, amoureux d’une jeune fille qu’on lui refusait à cause de sa pauvreté, hésitait à accepter une petite fortune sans connaître le motif de la générosité du donateur.

 

– Vos scrupules vous font honneur, lui dit-il. Puisque vous avez lu les journaux, vous devez connaître tous les détails de mon procès. Vous savez que j’ai toujours refusé de révéler à mes juges le nom de la personne qui m’a remboursé une somme de cent mille francs le lendemain du crime de Ville-d’Avray ?

 

– Je sais cela. Je parie que la personne en question c’était une femme.

 

– Oui.

 

– Une femme mariée, hein ?

 

– Il n’est que trop vrai. Eh bien, ce que vous me rapportez là ce sont les lettres de cette femme à son complice.

 

– Bravo ! Et vous allez les montrer à vos juges ?

 

– Jamais ! Cette femme existe encore. Je pourrais me sauver en la perdant, mais je préférerais retourner au bagne, plutôt que de déshonorer le nom qu’elle porte.

 

– Le nom d’un ami, n’est-ce pas ? C’est égal, vous êtes bien puni, monsieur Laroque d’avoir marché dans les plates-bandes du voisin. Mais ce sont des affaires qui ne me regardent pas. Jurez-moi qu’en acceptant ces vingt mille francs, je ne fais rien de contraire à l’honneur.

 

– Je vous le jure !

 

– Eh bien, j’accepte… pour Catherine.

 

Il se décida à prendre la liasse de billets de banque. Ce fut d’une main tremblante qu’il les serra dans son portefeuille.

 

– Et vous, jurez-moi, dit Roger Laroque, que vous ne révélerez jamais à personne le secret de notre entrevue ?

 

– Je vous le jure ! À personne, pas même à Catherine.

 

Joseph Perruchet tendit la main à son bienfaiteur.

 

– Je n’aurais pas dû hésiter, dit-il en se retirant. L’honnêteté est inscrite sur votre front.

 

Une fois seul, Roger examina les lettres d’Andréa. Elles étaient conçues dans un style dont l’exaltation confinait à la folie. L’ascendant que le Levantin avait sur sa maîtresse lui parut inexplicable. Il n’approfondit pas davantage ce mystère.

 

« Je remettrai ces lettres à monsieur de Terrenoire, se dit-il, si toutefois Guerrier est mis hors de cause et que son innocence ne fasse plus aucun doute. Ce sera la meilleure manière de lui prouver ma reconnaissance pour le service qu’il m’a rendu autrefois. »

 

Quant aux lettres de Julia, il les serra précieusement dans son portefeuille.

 

– Elles seront, dit-il, la rançon de Suzanne.

 

CHAPITRE LXVI

 

M. de Terrenoire avait attendu vainement Andréa, toute une semaine, à Bayonne.

 

Il retourna à Paris par l’express et se fit conduire à son hôtel de la rue de Chanaleilles. Comme la voiture s’arrêtait devant la façade, le concierge sortit pour ouvrir la portière du fiacre. L’air consterné de ce fidèle domestique frappa son maître.

 

– Qu’est-il arrivé ? demanda ce dernier.

 

– Fuyez, Monsieur. La police occupe l’hôtel depuis cinq jours.

 

M. de Terrenoire reçut le coup sans faiblir.

 

– C’est bien, dit-il. Faites votre service et ne vous occupez pas du reste. Dites au cocher d’atteler le coupé.

 

Il pénétra bravement chez lui. Dans l’antichambre se tenaient l’inspecteur Chambille et deux de ses collègues. Le policier salua obséquieusement.

 

– Pardon, Monsieur, vous êtes monsieur de Terrenoire ?

 

– Oui. Que voulez-vous de moi ?

 

– Pardon, Monsieur, mais… je suis inspecteur de la Sûreté, et j’ai ordre de monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires, de vous prier de venir à son cabinet pour affaire qui vous concerne.

 

– J’irai demain matin.

 

– Pardon, Monsieur, c’est… qu’il faudrait venir de suite.

 

– Il faudrait !… D’abord, de quel droit vous êtes-vous installé chez moi ?

 

– Sur l’ordre du juge d’instruction qui a tout pouvoir en matière criminelle. Croyez bien, Monsieur, que je suis aux regrets d’être obligé de… Montez dans votre voiture. Je prendrai place à côté de vous, tandis que mes hommes resteront ici.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Monsieur Lacroix vous le dira.

 

Il n’y avait pas à résister. Le banquier demanda à interroger ses domestiques avant de partir.

 

– Vous pouvez le faire, dit Chambille, mais en ma présence.

 

– Alors, je suis donc arrêté ?

 

– Oui et non. Voici le mandat de comparution. Monsieur Lacroix vous relâchera de suite, oh ! je n’en doute pas.

 

– Partons. J’ai hâte d’en finir avec ces humiliations.

 

Il sortit et s’élança dans son coupé, suivi de Chambille qui s’assit modestement sur la banquette de devant. Durant le trajet, l’agent ne prononça pas une parole et évita de tourner la tête du côté de son prisonnier.

 

M. de Terrenoire ne cessait de penser :

 

« Si mon pauvre frère me voyait dans cette horrible situation, il en mourrait de honte ! »

 

M. Lacroix reçut le banquier avec la plus grande déférence.

 

– De la franchise de vos réponses, dit-il, dépend votre liberté. D’abord, pouvez-vous me dire où s’est réfugiée madame de Terrenoire ?

 

Réfugiée ! La police connaissait donc la culpabilité d’Andréa ? Le banquier pâlit légèrement, mais avec le sang-froid que les gens du monde savent déployer dans les suprêmes occasions, il répondit :

 

– Madame de Terrenoire et moi, nous devions faire un voyage d’agrément en Espagne. Je suis parti le premier pour régler des affaires d’intérêt que j’avais à Bayonne. Madame de Terrenoire devait me rejoindre. Je l’ai attendue vainement, et, pris d’une inquiétude que vous devez comprendre, je suis revenu ce matin à Paris. Qu’est-il donc arrivé en mon absence pour que vous me disiez que madame de Terrenoire se serait réfugiée quelque part ?

 

– Il y a, répliqua froidement le magistrat, que madame de Terrenoire est inculpée de complicité dans le crime du boulevard Haussmann.

 

Le banquier joua, avec un talent consommé, la comédie ou plutôt le drame de l’homme à qui on apprend tout à coup un épouvantable malheur.

 

– Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il. Prouvez-moi ce que vous me dites. Prouvez-le-moi !

 

– Le juge d’instruction le prouvera en temps utile à la chambre des mises en accusation qui ordonnera le renvoi de l’inculpée devant la cour d’assises. Pouvez-vous me fournir l’emploi de votre temps depuis votre départ de Paris ?

 

– Oui, Monsieur.

 

M. de Terrenoire exhiba la facture de l’hôtel où il avait séjourné à Bayonne.

 

– Fort bien, dit M. Lacroix après avoir constaté que la date de cette facture concordait bien avec la déclaration du banquier, mais vous pouvez néanmoins éclairer la justice.

 

– En quoi ?

 

– Vous en savez plus long que vous ne voulez bien le dire.

 

– Moi ?

 

– Vous ! Inutile de dissimuler.

 

– Monsieur !…

 

– Oh ! je comprends la légitimité de votre discrétion. Votre but est de retarder le plus longtemps possible le retentissement qu’aura cette lugubre affaire. Je m’explique : Tristot et Pivolot, honteux d’avoir été si bien joués par l’assassin, nous ont avoué les coupables ménagements qu’ils ont eus, d’accord avec vous, pour madame de Terrenoire. J’en conclus que votre voyage n’a eu d’autre motif que de mettre la criminelle en sûreté dans un de ces couvents d’Espagne où les secrets sont bien gardés, quand la recluse y fait le sacrifice d’une grosse somme d’argent. Quoi qu’il vous en coûte, votre devoir est de nous révéler la retraite de madame de Terrenoire. Songez, Monsieur, que si nous ne retrouvons pas Luversan, l’innocence de Jean Guerrier ne sera jamais prouvée. Certes, votre caissier sera mis hors de cause, mais qui empêchera la calomnie d’insinuer qu’il n’est pas étranger à l’assassinat de Brignolet et au vol. Il se formera des légendes à ce sujet. Avouez que vous savez tout.

 

Accablé par ce raisonnement, M. de Terrenoire redevint lui-même et ce fut sur le ton de la plus sincère franchise qu’il répondit :

 

– Eh bien, oui, je savais tout. Oui encore, mon plan était de faire entrer l’infâme dans un couvent d’Espagne. Mais elle s’est bien gardée de me rejoindre à Bayonne.

 

M. Lacroix se prit à sourire de la naïveté apparente du banquier.

 

– Pourquoi, demanda-t-il, ne l’avez vous pas forcée à vous accompagner ?

 

– Elle m’a demandé un délai.

 

– Dans quel but ?

 

Le banquier reprit son rôle que la révélation du magistrat l’avait forcé à abandonner un instant.

 

– J’espérais qu’elle aurait le courage de se faire justice elle-même. Chaque jour, je croyais trouver dans les journaux la nouvelle de son suicide. J’appris ainsi la fuite incroyable de Luversan et, n’y tenant plus, je revins à Paris.

 

M. Lacroix enregistra cette déclaration, puis d’un ton glacial qui en eût imposé à tout autre homme :

 

– Pourriez-vous nous dire où est présentement madame votre fille ?

 

Tout d’abord, M. de Terrenoire ne se rendit pas compte du mobile de la question ; puis, comprenant enfin, il trembla à l’idée que le commissaire aux délégations judiciaires demandait où se trouvait la fille dans l’espoir d’y prendre la mère.

 

– Madame veuve Mussidan, répondit-il, est chez mon frère, le colonel de Terrenoire, à Pau.

 

En faisant cette réponse, il calcula qu’il aurait le temps d’envoyer une dépêche à Diane, pour l’inviter à revenir auprès de lui.

 

Le magistrat se leva et lui rendit sa liberté par ces simples mots :

 

– C’est tout ce que j’avais à vous demander, Monsieur.

 

Au sortir du Palais de justice, M. de Terrenoire se dirigea vers le bureau du télégraphe situé dans les dépendances du tribunal de commerce. Mais il s’aperçut presque aussitôt qu’un agent maladroit le suivait de près, et il n’osa donner suite à son projet. Il sauta dans un fiacre vide et donna l’ordre au cocher de le conduire à la Bourse.

 

Malgré la rapidité de sa stratégie, il se vit dépisté presque aussitôt. L’agent avait fait comme lui et filait en voiture. « Après tout, se dit le banquier, il est bien peu probable que l’infâme aille retrouver sa fille. Elle doit être partie avec son complice. »

 

Il renonça à envoyer une dépêche à Diane dont la présence à Paris l’aurait d’ailleurs exaspéré : il ne voyait plus en elle que la fille de Mussidan. Diane lui devenait indifférente, sinon odieuse.

 

Un seul être le rattachait à la vie : Marie-Louise. Encore redoutait-il une nouvelle catastrophe qui le séparerait à jamais de sa fille. Ces lettres de Blanche Warner découvertes par Andréa, qu’étaient-elles devenues ? La fugitive n’avait-elle pas déjà livré à Margival le secret de la naissance de Marie-Louise ?

 

M. de Terrenoire affronta le danger. Il se rendit chez Guerrier, espérant y trouver seule Marie-Louise. Ce fut la jeune femme qui le reçut.

 

– Vous ! s’écria-t-elle. Déjà ! Où est madame de Terrenoire ?

 

Il voulut l’embrasser au front. Elle se dégagea.

 

– Diane m’a écrit, dit-elle. Si elle ne reçoit pas de nouvelles de sa mère, elle est décidée à revenir.

 

– Elle n’en recevra plus.

 

Marie-Louise se leva, épouvantée.

 

– Que voulez-vous dire, Monsieur ?

 

– Madame de Terrenoire a disparu.

 

– Disparue ! fit-elle toute tremblante. Et… vous… ne savez pas où elle est ?

 

– Non.

 

– Dites-vous bien vrai ?

 

De quoi donc le croyait-elle capable ?

 

– Marie-Louise, ma fille chérie, dit-il, je vous jure…

 

– Je vous défends de m’appeler votre fille, s’écria-t-elle. Qu’avez-vous ? Vous m’aviez juré de pardonner à la mère de Diane.

 

– Elle a disparu, te dis-je. Je te le jure sur la tombe de ta mère.

 

– Ne me parlez jamais de ma pauvre mère. Quant à moi, je ne reconnais pour père que l’homme qui m’a élevée, qui m’a enseigné le bien, que je puis regarder sans rougir et qui n’a vécu que pour assurer mon bonheur. Je suis la fille de Margival.

 

C’en était trop. Une telle succession d’épreuves poignantes aurait raison d’un cœur de roche. M. de Terrenoire s’affaissa écrasé. Des larmes brûlantes coulaient de ses yeux ; des hoquets convulsifs soulevaient sa poitrine.

 

Marie-Louise eut pitié de cet homme qui avait été si bon pour elle. Elle ne se sentait que trop enchaînée à lui par un lien naturel. Elle aurait voulu ne pas lui laisser voir cette affection profonde qui, loin de lui sembler douce, la remplissait de honte. Elle s’était résolue à ne pas se faire la complice d’une tromperie constante vis-à-vis de Margival. Sa froideur de commande fondit devant le désespoir qu’elle avait causé. Elle oublia un instant les promesses violentes qu’elle s’était faites de rester uniquement la fille de Margival. Elle vint se mettre à genoux devant son « père ».

 

– Pardon ! lui dit-elle.

 

Il l’embrassa au front comme il en avait l’habitude et, comprenant enfin ce qui se passait dans cette âme pétrie de délicatesse et d’honneur :

 

– Pardon ! murmura-t-il à son tour. Je t’épargnerai à l’avenir de me rappeler à l’ordre… Je saurai m’appliquer à n’être auprès de toi qu’un vieil ami. Je te préserverai de ma tendresse… Enfin, je viendrai le moins souvent possible… Tu ne me chasses pas, dis-moi – pour tout à fait.

 

Elle se releva sans répondre.

 

– Tu veux que je parte ? demanda-t-il.

 

– Je n’ai pas dit cela, mais je vous en prie, à cause de mon… père, soyez prudent. Ne me forcez plus à rougir… ni devant lui… ni en son absence.

 

Un coup de sonnette retentit. C’était Margival et Guerrier qui rentraient.

 

Le premier témoigna une grande joie du retour de son bienfaiteur.

 

– Vous allez reprendre la direction de la banque, lui dit-il. Moi, j’y perds mon latin, et, faut-il l’avouer, Jean pense à autre chose. Son affaire le préoccupe. La fuite de Luversan lui a porté un coup terrible.

 

Le banquier déclara qu’il était incapable de s’occuper d’affaires. Avant de se retirer, malgré les instances de Margival qui voulait le retenir à dîner, il fit signe à Guerrier de le suivre. Tous deux montèrent en voiture afin de pouvoir causer plus librement.

 

M. de Terrenoire avait parfaitement vu l’agent maladroit qui continuait à le filer.

 

– Je sors de chez monsieur Lacroix, dit-il à Guerrier. Il croyait que je pouvais lui donner des renseignements sur madame de Terrenoire.

 

– Ah ! fit Jean d’un ton qui signifiait : « Moi aussi, je le croyais. »

 

– Eh bien, non, je ne sais rien, je vous le jure, à vous, Guerrier, certain que vous ne me donnerez pas un démenti. L’infâme est en fuite. On l’arrêtera, si ce n’est déjà fait. Faut-il donc pour vous sauver, mon pauvre Jean, pour dissiper tous les doutes à votre égard, que le nom de Terrenoire soit livré en pâture à la foule !

 

– Dieu m’est témoin, répliqua Guerrier, que je n’ai rien fait contre madame de Terrenoire. Et, pourtant, dès le lendemain de mon arrestation, j’aurais pu dire à monsieur de Lignerolles : « Une femme me hait parce que je l’ai dédaignée. Une femme a juré ma perte. C’est elle qui a armé le bras de l’assassin. C’est elle qui a ourdi l’exécrable machination dont je suis victime. Interrogez cette femme, et…

 

– Assez ! s’écria le banquier. Mais la vie de cette femme n’est donc que crimes, mensonges et trahison ! Ah ! c’est affreux ! Et vous l’avez épargnée ! Et nous l’épargnons tous, tandis qu’elle court les grands chemins avec son dernier amant !

 

– Le secret a été bien gardé jusqu’à présent, grâce à messieurs de Lignerolles et Lacroix, grâce au chef de la Sûreté. Nous n’avons plus qu’un espoir, c’est qu’on retrouve Luversan et qu’on saisisse sur lui les billets et les valeurs qui prouvent sa culpabilité dans le crime du boulevard Haussmann. Quant au crime de Ville-d’Avray, il ne saurait le nier, après sa tentative de suicide. Nous parviendrons peut-être à écarter du procès madame de Terrenoire.

 

– Jamais ! À moins qu’elle ne se tue. Elle est trop lâche pour se tuer.

 

M. de Terrenoire se résigna à rentrer dans son hôtel et prit congé de Guerrier. Il y reçut le soir même une dépêche ainsi conçue :

 

« Venez me voir à Maison-Blanche. J’ai du nouveau.

 

« ROGER LAROQUE. »

 

Dans son impatience de savoir ce que le signataire pouvait avoir à lui révéler, le banquier, dépistant sous un déguisement l’auxiliaire de Chambille, sortit de nuit, loua un cheval au manège le plus proche et partit à fond de train chez Roger Laroque. Il arriva à l’aube du jour, ne craignit pas de sonner à plusieurs reprises, et dit à James qui, tout ébahi, vint lui ouvrir :

 

– Dès que votre maître sera éveillé, prévenez-le que monsieur de Terrenoire s’est rendu tout de suite à son appel.

 

– Monsieur Laroque pourra vous recevoir tout de suite, dit-il. Il veille sa fille qui est bien malade. Le médecin sort d’ici.

 

James fit entrer le banquier au salon. Un instant après, Roger Laroque descendait le rejoindre. Il était très pâle, une inquiétude mortelle se lisait dans ses yeux.

 

– Ma fille est en danger de mort, Monsieur. Notre entretien sera court.

 

– Voulez-vous que je me retire tout de suite ?

 

– Non. Vous allez vous reposer ici. Mon domestique vous conduira à votre chambre. Comment êtes-vous donc venu ?

 

– À cheval. J’ai attaché l’animal à la grille de votre villa.

 

– James le remisera à l’écurie. Mais venons au fait. Vous m’avez rendu, Monsieur, autrefois, un très grand service d’argent par l’intermédiaire de mon caissier, Jean Guerrier, qui est le vôtre. Je vous ai remboursé récemment, mais je vous dois de la reconnaissance. Je tiens à m’acquitter entièrement envers vous. Un étrange hasard a fait tomber entre mes mains des lettres dont la divulgation en cours d’assises serait atroce pour vous. Les voici. Brûlez-les tout de suite sans les lire. Ce sont des billets adressés par votre femme à Luversan.

 

Roger tendit au banquier la liasse des lettres d’Andréa.

 

Un grand feu allumé par James flambait dans la cheminée.

 

M. de Terrenoire jeta un coup d’œil sur l’une des lettres, et, pris d’un mouvement de dégoût, lança le tout dans le foyer.

 

– Vous avez bien fait, lui dit Laroque. Je vais vous envoyer James.

 

Il tendit sa main loyale au banquier qui la lui serra chaleureusement.

 

– Merci, dit M. de Terrenoire, et puissiez-vous sauver votre chère enfant !

 

Roger secoua la tête en signe de doute. Puis il remonta auprès de Suzanne.

 

Seul dans le grand salon, le banquier regardait avec horreur se consumer cet amas de lettres dont les cendres se rayaient de lueurs fantastiques, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. Roger apparut, plus pâle encore que tout à l’heure.

 

– Monsieur de Terrenoire, dit-il, vous pouvez encore me rendre un grand service.

 

– Parlez, Monsieur, je suis prêt à tenter l’impossible pour vous témoigner à mon tour ma reconnaissance.

 

– Vous m’obligerez d’aller tout de suite jusqu’à Méridon, une ferme où demeure, avec ses deux fils, madame de Noirville, la femme de l’avocat qui fut à la fois mon ami et mon défenseur. Vous direz de ma part à monsieur Raymond de Noirville que Suzanne est très mal. Il reviendra ici avec vous j’en suis sûr. Mon domestique vous accompagnera. Dans un instant, il sera prêt à monter à cheval. Vous consentez ?

 

– Comptez sur moi, monsieur Laroque.

 

CHAPITRE LXVII

 

À Méridon, comme à Maison-Blanche, les événements dramatiques se précipitaient. De même que Roger Laroque redoutait une issue fatale de la maladie de langueur dont Suzanne était atteinte ; de même les fils de Noirville s’attendaient d’un instant à l’autre à voir succomber leur mère.

 

L’âme de Julia, bourrelée de remords, achevait de briser sa frêle enveloppe. L’agonie commença le jour où Raymond s’érigea devant sa mère en juge d’instruction et lui prouva sa complicité dans le crime de Ville-d’Avray.

 

Ce jour-là, on s’en souvient, Pierre se trouvait au salon au moment des aveux de la coupable. Comme il revenait des champs, et qu’il n’avait pas vu Raymond, il se disposait à entrer dans la chambre, en reconnaissant la voix de l’avocat, lorsque le son même de cette voix et les paroles brèves qui s’échangeaient l’avaient tenu sur le seuil. Et, de la première à la dernière parole, il avait tout entendu.

 

Il ne savait rien auparavant, il ne se doutait de rien. Et voilà que, coup sur coup, en quelques minutes, il apprenait des secrets terribles ! Et, d’abord, l’amour de Suzanne pour son frère…

 

La démarche de Mme de Noirville était restée secrète, Pierre n’avait jamais su que sa mère avait demandé pour Raymond la jeune fille en mariage.

 

Puis le crime de Julia… et la condamnation de Farney, dont les journaux avaient le véritable nom !…

 

Au premier moment, il eut envie de se montrer, de frapper à cette porte derrière laquelle se disaient des choses abominables ; une force mystérieuse retint son bras. Il aurait voulu crier aussi, dire : « Taisez-vous ! Je suis là ! Je puis entendre ! J’aime mieux tout ignorer ! » Mais les mots qu’il prononçait dans le fond de son âme ne sortirent point de sa gorge. Ses pieds étaient comme cloués. Il resta.

 

Mais c’était trop d’émotion ; tout autre, moins robuste, en fût mort, peut-être ; lui sentit qu’il fléchissait, que ses genoux se dérobaient, que ses yeux ne voyaient plus ; il sentit qu’il s’en allait dans un vide énorme, où il étendait les bras pour se retenir, en vain, et il s’abattit sans connaissance sur le plancher. Personne ne le vit ; personne ne le secourut. Pendant une heure, il fut sans mouvement, sans vie. Enfin, il rouvrit les yeux, se souleva et réussit à sortir. La nuit était venue.

 

Un peu de vent s’était levé et courbait les cimes des marronniers, des peupliers et des acacias. Il se promena aux alentours de la ferme, laissant son front nu aux caresses de l’air frais, afin de ressaisir son sang-froid.

 

Sa souffrance était si grande qu’il n’essayait même pas de l’analyser. Son âme était morte. Peut-être même ne souffrait-il pas alors, vraiment, tant la prostration était complète. De tout ce qu’il avait entendu, deux choses surnageaient… Suzanne aimait Raymond… Sa mère était complice d’un meurtre…

 

Lui aussi aimait cette douce et jolie enfant, lui aussi l’aimait d’un ardent amour depuis un an, depuis qu’il l’avait vue dans les ruines de l’abbaye, son cœur était rempli de son image. Il n’est pas rare de rencontrer dans ces fortes organisations physiques des timidités excessives. Pierre était un timide.

 

Il s’était nourri de son cœur, pour ainsi dire, devinant bien que Suzanne ne serait pas à lui. Quand il la voyait près de lui dans les champs, il la suivait d’un long regard attendri, et, sur son front intelligent et sérieux, passait alors une profonde tristesse. Jamais elle ne soupçonna cet amour. Souvent elle lui parlait. Il répondait en tremblant, se troublant, rougissant, parfois même, à des questions très simples, ne trouvant rien à dire. Et Suzanne ne comprenait pas. Le pouvait-elle, puisqu’elle-même avait le cœur rempli de la pensée de Raymond ?

 

Il avait toujours vécu avec l’idée de la supériorité de son frère. Tout petit, il avait vu Raymond préféré par Julia. Cela l’avait replié sur lui-même. Il soupirait seulement, quelquefois ; Suzanne ayant à choisir entre les deux frères avait préféré Raymond. Cela était naturel, cela devait arriver. Jaloux, il ne pouvait l’être. Mais malheureux, il le fut !

 

Arrêté le soir, par la nuit, au milieu des champs, il se disait que la vie n’avait point de but, qu’elle était brisée dans sa fleur, qu’elle se traînerait désormais misérable et lourde, sans consolation, auprès de lui, d’une affection partagée, de ces affections qui rendent les souvenirs moins pénibles et jettent un voile sur le passé. Et il secouait la tête…

 

Au milieu de ses tortures morales, la jalousie était si loin de son cœur, qu’il s’attendrissait sur Raymond, le sachant malheureux comme lui… Puis, oubliant Raymond, s’oubliant soi-même, il pensait à son père – déshonoré et trompé !… À sa mère, si coupable… À sa mère auteur de tout le mal !… et encore à Suzanne, qui s’étiolait là-bas, à Maison-Blanche, ignorant que le crime de la mère empêchait le fils de l’épouser…

 

Et c’était une situation sans issue possible, une situation qui ne pouvait qu’aboutir à la mort de Suzanne, au désespoir, peut-être à la mort de Raymond. « Est-ce juste ? », se disait-il.

 

Quand il rentra à la ferme, il courut tout de suite à sa chambre pour s’y enfermer, sans frapper chez sa mère, sans souhaiter une bonne nuit à celle-ci, comme il le faisait tous les soirs.

 

Mais en entrant chez lui, il s’arrêta soudain. Sa mère était là, qui semblait l’attendre. Elle se leva péniblement et vint à sa rencontre. Jamais elle ne venait ainsi chez lui. Que désirait-elle ? Pourquoi était-elle là ?

 

– Comme tu as tardé, Pierre ! dit-elle. Où étais-tu donc ? Je commençais à être inquiète…

 

Il regarda la pendule, il était à peine neuf heures. Il montra l’heure d’un geste silencieux.

 

– Neuf heures, c’est vrai… Voilà qui est curieux… Je croyais qu’il était bien plus tard.

 

Elle parlait d’une voix brève, saccadée, prononçant à peine les mots. Elle avait l’air d’une folle.

 

– Sais-tu où est Raymond ?

 

– Je ne l’ai pas vu.

 

– Oh ! c’est étrange…

 

– Pourquoi ? J’ignorais même qu’il fût à Méridon. Serait-il déjà reparti ? Était-il si pressé ?

 

Elle ne répondit rien. Elle s’assit. La chambre était faiblement éclairée par une bougie sur la cheminée. La fenêtre était mal fermée et s’ouvrit, poussée par une rafale, Pierre la referma. La flamme, un instant, dansa et faillit s’éteindre.

 

– Il ne reviendra plus, murmura-t-elle. Je ne le reverrai jamais, c’est fini… Allons, autant mourir !

 

Elle baissa la tête, silencieuse un moment, puis :

 

– Mon Pierre, dit-elle – effrayée de l’abandon de son fils chéri et ressentant tout à coup comme un âpre besoin de douces et tendres paroles – tu parais triste ?

 

– Non, ma mère, je suis comme tous les jours. Vous le savez, je ne suis jamais bien gai…

 

– Oui, mon pauvre Pierre, je te devine… cet amour, n’est-ce pas, te tient au cœur ?…

 

– Toujours, mère.

 

– Et tu n’as pas perdu l’espérance ?

 

– Oh ! mère, je n’espère plus depuis longtemps.

 

– Mon pauvre Pierre, me pardonneras-tu ?

 

– Qu’ai-je donc à vous pardonner ? dit-il avec effort.

 

– Je n’ai peut-être pas été, de tout temps, pour toi, ce que j’aurais dû être…

 

– Mais si, ma mère, je vous ai toujours trouvée pleine d’affection pour moi.

 

– C’est que toi-même tu étais trop bon. Tu ne veux pas le dire, mais va, je m’en rends compte, à présent. Non, je n’ai pas été pour toi très bonne… Je ne t’ai pas aimé autant qu’il eût été de mon devoir.

 

– Ma mère !…

 

– Et c’est de cela que je te demande pardon… mon fils… c’est cela que je voudrais que, toi, tu me pardonnes… aujourd’hui surtout, mon fils…

 

– Aujourd’hui, ma mère, pourquoi ?

 

– Parce que je me sens très fatiguée, très malade et qu’il me semble que je n’en ai pas pour longtemps à vivre… Alors, je ne voudrais pas mourir, si, comme je le crains, cela doit arriver bientôt avec la crainte de laisser dans ton cœur le regret de n’avoir pas été aimé par ta mère.

 

– Pourquoi ces craintes et ces tristes pressentiments ? Vous sentez-vous vraiment malade ? En ce cas, il faut mander le médecin. Une saison aux eaux, quelques semaines à la mer, si vous êtes fatiguée, vous guériront.

 

– Non, j’aime mieux ne pas quitter Méridon… Je ne veux pas me priver de votre chère présence… Raymond… peut-être… me suivrait à la mer, mais toi, tes travaux te retiennent ici… et je veux te voir… et je ne veux plus m’éloigner de toi…

 

– Il faut chasser ces idées funèbres, ma mère. Vous n’êtes pas malade. Jamais, au contraire, vous ne vous êtes mieux portée !

 

– Jamais…, murmura-t-elle en hochant la tête.

 

Et, tout à coup, revenant à sa première idée :

 

– Tu me pardonnes, n’est-ce pas, mon enfant ?

 

– Encore une fois, ma mère…

 

– Oh ! il faut que tu me le dises, il le faut, si tu m’aimes un peu.

 

– Je n’ai rien à vous pardonner, moi.

 

– Ah ! tu refuses ? tu me gardes rancune ? Tu es jaloux… tu t’es aperçu que Raymond avait eu dans mon cœur une place plus grande que la tienne ?… Tu m’en veux ?… Mais, aujourd’hui, je vous aime tous les deux avec une égale force et c’est pour que le passé soit oublié que je réclame ton pardon…

 

– Je ne suis pas et je n’ai jamais été jaloux. J’ai toujours été heureux de votre tendresse…

 

– Et, puisque je te dis, moi, puisque je m’en accuse, puisque je me reconnais coupable ! Comme tu hésites, mon fils, à rendre ta mère un peu plus heureuse !… S’il m’arrivait cette nuit, demain, bientôt – je me sens si vieille –, une catastrophe ?… Si j’étais emportée ?… Ne te repentirais-tu pas d’avoir refusé ce mot, cette seule et bonne parole que je te demande, que j’implore de mon fils ?

 

Il détourna la tête et prononça froidement :

 

– Je vous pardonne donc, ma mère, puisque vous le voulez !

 

Elle le regarda longtemps, infiniment désolée et désespérée. Ses mains se tendirent vers lui dans un mouvement instinctif. Elle avait la sensation de la solitude complète. Elle comprenait, sans deviner pourtant, que celui-là savait tout comme l’autre, que le cœur de Pierre lui échappait comme lui échappait le cœur de Raymond. Elle poussa un soupir profond, déchirant.

 

– Ils le veulent tous les deux, murmura-t-elle. Tous les deux, ils me condamnent, les malheureux !

 

Et, résolue à mourir pour échapper aux tortures de la vie, car elle ne prévoyait plus que tortures à présent, elle fit quelques pas, pour s’éloigner. Sur le seuil, elle s’arrêta, les mains cramponnées à un fauteuil. Elle se retourna vers son fils.

 

– Tu m’as appelée ?… fit-elle. Tu as quelque chose à me dire…

 

Il fit signe que non de la tête.

 

– Excuse-moi, lui dit-elle, je croyais avoir entendu que tu me parlais… je m’en vais… je m’en vais, mon enfant, puisque tu ne me retiens pas…

 

Elle le regardait toujours, guettant la moindre faiblesse. S’il avait fléchi, elle se serait jetée dans ses bras ; elle avait soif d’une bonne parole de cet enfant ; elle avait soif des baisers, des caresses de ce fils, le seul qui lui restât, le seul à qui elle pût s’adresser dans la désespérance de son âme. Mais ce qu’elle attendit ne vint pas. Pierre avait baissé les yeux. Ses paupières voilaient son regard. Il ne fit pas un signe.

 

Elle sortit alors, à peine pouvant se tenir debout. Elle rentra chez elle, et, sans allumer sa lumière, elle se dirigea à tâtons vers le lit et s’y jeta tout habillée. Elle resta immobile, les mains croisées sur la poitrine. Quiconque eût pénétré dans sa chambre, la sachant là, eût été convaincu qu’elle reposait.

 

Elle ne dormait pas, cependant, le sommeil la fuyait ; elle avait les yeux grands ouverts… Elle ne pleurait pas. Elle rêvait au passé, au présent… à sa terrible douleur, si méritée, à l’expiation suprême qui était venue. Après tant d’années !… Elle essayait de n’y pas croire !… Elle s’était tant repentie, avait tant prié… Elle s’était imaginé que l’heure du châtiment ne sonnerait pas… qu’elle vieillirait, se repentant toujours et toujours triste au souvenir funèbre du drame d’autrefois, mais qu’elle finirait ses jours auprès de ses fils, après les avoir vus heureux dans une nouvelle famille : c’était tout ce qu’elle demandait ; c’eût été le suprême bonheur : c’était cela qu’elle n’obtiendrait pas.

 

C’était fini. Ses fils l’abandonnaient. Le premier lui gardait rancune du peu d’affection qu’il avait reçu. Ayant passé sa jeunesse replié sur lui-même, et gardant l’expansion de ses tendresses, il était devenu froid et dur.

 

– C’est ma faute ! disait-elle, s’étreignant la poitrine… mauvaise mère, mère coupable !…

 

L’autre, le plus aimé, avait horreur d’elle à cause de son crime.

 

– Dieu juste, votre vengeance différée n’en est que plus cruelle !

 

Le crépuscule du matin la trouva dans son lit, rêvant toujours. Elle entendit les bruits de la ferme, les domestiques qui se levaient, les étables que l’on ouvrait, les troupeaux qui sortaient pour aller aux pâturages, les chevaux que l’on attelait aux voitures, aux herses, aux charrues, les cris des chiens joyeux, les criailleries des poules, des pintades, des canards et des oies, et le coup de clairon des coqs.

 

Elle entendit la voix de Pierre donnant ses ordres. Elle écouta, se soulevant, penchant la tête hors du lit. Elle se disait : « Sans doute, il se repent… il aura pensé à moi tout la nuit… il aura mal dormi… sa voix tremble… »

 

Mais non, la voix était grave et sonore, comme d’habitude.

 

« Il va venir, se dit la pauvre femme, écouter à ma porte si je suis réveillée, comme il fait tous les matins… »

 

Mais les minutes s’écoulèrent ; ce ne fut plus que de très loin qu’arrivèrent les bêlements des moutons, les mugissements des vaches, les aboiements des chiens qui les dirigeaient, les cris des bouviers et des bergers ; les roues cessèrent de grincer dans les ornières ; le soleil était levé ; il ne restait plus à la ferme que les femmes de basse-cour.

 

Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. Un homme, rêveur, était debout, près de l’avenue. Il avait les yeux fixés vaguement sur la campagne, vers Maison-Blanche, et il n’entendait pas une des filles de ferme qui le prévenait que la clavelée s’était déclarée dans les troupeaux d’une métairie voisine, et que déjà vingt moutons étaient morts. Ce que voyant, la fille s’éloigna.

 

L’homme, c’était Pierre, Julia le voyait.

 

« À quoi pense-t-il ? se demandait-elle. À Suzanne, peut-être. »

 

Tout à coup, Pierre rentra à la ferme.

 

« Il va me voir, il va tourner les yeux de mon côté… Il ne peut faire autrement… Et il me sourira… Du moins, il me fera quelque signe d’amitié… »

 

Machinalement, en effet, les yeux du jeune homme se dirigèrent du côté de la fenêtre ; Pierre tressaillit en voyant là cette pâle figure de spectre, et baissa les yeux aussitôt. Mais il passa. Il n’y eut ni un signe d’amitié, ni un sourire. Alors elle revint à son lit, folle de douleur, s’y roula dans des convulsions, la tête cachée dans les oreillers.

 

Vers midi, elle descendit, croyant trouver son fils dans la salle à manger.

 

Pierre était resté dans les champs.

 

« Il va revenir, se dit-elle, il faut bien qu’il déjeune !… »

 

Elle l’attendit, vainement. Elle ne mangea pas non plus, et retourna se mettre au lit.

 

Le soir, seulement, elle le revit : ses yeux imploraient de lui un sourire, une parole de tendresse.

 

Il fut silencieux…

 

– Pourquoi, dit-elle, depuis hier, n’es-tu plus avec moi comme par le passé ? Que t’ai-je fait ? Est-ce parce que j’ai reconnu que j’avais eu tort de ne point t’aimer autant que Raymond que tu me tiens rigueur ? Oublie donc ce qui a été dit et redeviens ce que tu étais pour moi…

 

Il ne répondit rien.

 

– Qui t’en empêche ? fit-elle, douloureusement. Ai-je donc fait quelque chose de mal en demandant ton pardon ? Mon Pierre, si tu savais comme j’ai besoin que tu m’aimes un peu… un peu !…

 

Il restait sombre.

 

« Ainsi, se dit-elle, pas un mot d’affection ?… »

 

– Je ne puis, dit-il, d’une voix sourde.

 

– Tu ne le peux, avec ta mère !…

 

– C’est plus fort que moi !…

 

– Pierre, tu m’insultes…

 

– Hélas ! ma mère… n’exigez plus de moi, je vous en supplie, des choses qui sont au-dessus de mes forces… L’autre soir, il faut que vous le sachiez, j’ai entendu – oh ! je vous le jure, malgré moi – tout votre entretien avec Raymond… J’ai entendu, ma mère… toute l’horrible vérité… Comprenez-vous ?

 

– Ah ! fit-elle, simplement… Ah ! tu as entendu…

 

Elle dit cela avec une sorte d’indifférence… c’était trop, à la fin, pour elle… Elle ne savait plus bien ce qu’elle faisait… sa pauvre tête déménageait…

 

Elle se mit à rire, tout à coup, d’un rire sec, affreux.

 

Il eut peur et laissa échapper un grand cri.

 

– Ma mère ! ma mère !

 

– Ta mère ! oui, ta mère ! dit-elle en branlant la tête.

 

Et elle riait, elle riait toujours.

 

Alors, il se sentit pris d’une immense pitié, d’un profond désespoir. Son cœur serré le faisait étouffer.

 

Elle cessa de rire ; sa tête, lourdement, retomba sur sa poitrine, les mains ballantes de chaque côté du fauteuil.

 

– Grand Dieu !… dit-il avec une terrible crainte.

 

Il croyait qu’elle était morte, qu’elle avait passé ainsi, brusquement dans l’excès même de sa souffrance. Mais il l’entendit qui respirait. Elle s’était endormie d’un coup, d’un sommeil étrange.

 

Il voulut la réveiller. Elle ne remua point. Alors il la prit dans ses bras et la porta dans son lit.

 

Vers deux heures du matin, elle fit un mouvement, ouvrit les yeux, regarda son fils, ne le reconnut pas et se rendormit. C’était une sorte de sommeil cataleptique. Tous les ressorts de la vie semblaient brisés chez elle. Elle dormit ainsi trente heures de suite.

 

Le docteur Lagache était venu, l’avait longuement examinée.

 

– Rien de grave, avait-il dit… Une extrême faiblesse… Il faudra beaucoup de calme, des distractions… un régime reconstituant… Mais, pour le moment, rien à craindre.

 

Enfin elle sortit de cette léthargie. Pendant deux ou trois heures encore, ses yeux restèrent hagards ; elle ne reprit pas connaissance tout de suite. Ce fut seulement dans le courant de la troisième journée qu’elle reconnut Pierre et l’appela par son nom…

 

Puis elle chercha dans la chambre, comme si elle se fût attendue à trouver, là aussi, un autre, le fils chéri…

 

– Raymond ? dit-elle.

 

– Raymond ne sait pas que vous êtes souffrante.

 

– Tu ne lui as pas écrit ?

 

– Non.

 

– Préviens-le, mon fils, afin qu’il vienne… Je sens que je m’en vais et je ne voudrais point partir sans le revoir.

 

Il obéit, traça quelques mots à la hâte, sortit et envoya un domestique à cheval jusqu’à Limours.

 

Le télégramme portait cette seule phrase :

 

« Notre mère est au plus mal et te demande. »

 

Il voulut, la voyant calme, la laisser seule, mais elle le retint d’un geste :

 

– Reste, dit-elle, je ne suis pas rassasiée de te voir !…

 

Quand Raymond vint, Julia avait de nouveau perdu connaissance. Raymond ne pouvait savoir que maintenant Pierre n’ignorait rien de son secret.

 

– Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il.

 

– Il y a deux jours, fit Pierre, évasivement. Elle s’est tout à coup trouvée très mal. Des idées de mort lui passaient par la tête. Elle semblait profondément découragée, profondément triste aussi…

 

« Il y a deux jours ! » pensait Raymond.

 

– Oui, le soir où tu es venu… Le soir où tu as eu avec elle… la conversation que tu sais…

 

Raymond tressaillit et regarda son frère.

 

– Elle t’a dit ?… interrogea-t-il, tout tremblant…

 

– Elle ne m’a rien dit, j’ai tout entendu.

 

– Tout ?

 

– Oui.

 

Des larmes jaillirent des yeux de Raymond, pressées, brûlantes et il ne faisait aucun effort pour les retenir.

 

Pierre, lui, avait les yeux secs. Il était triste, mais il ne savait pas pleurer.

 

Tout à coup, il tendit les bras à son frère, oubliant tout pour ne plus se souvenir que de la tristesse commune.

 

Raymond tomba dans ses bras.

 

– Mon pauvre Pierre, dit-il.

 

– Mon pauvre Raymond !…

 

Et Pierre embrassait Raymond sur le front, comme il eût fait d’un enfant.

 

– J’aurais voulu que tu ne connusses rien de cette effroyable honte.

 

– Tu avais tort.

 

– Pourquoi ? Ne devais-je pas t’épargner une honte inutile ?

 

– Non. C’était mon droit, comme le tien, de tout connaître.

 

– Et elle ! fit Raymond.

 

Il n’osait prononcer le nom de sa mère.

 

– Tout à l’heure, elle dormait… maintenant je ne sais plus…

 

– Elle m’a demandé ?

 

– Avec insistance…

 

– Allons auprès d’elle.

 

Ils montèrent dans la chambre de Julia. Elle était encore plongée dans cet état comateux dont elle ne sortait guère depuis trois jours. Elle n’entendit pas ses deux fils. Ils s’agenouillèrent près du lit. Enfin, elle se réveilla. Ils se levèrent, s’approchèrent. Chacun d’eux lui prit une main.

 

Comme si elle ne sentait ni ne remarquait rien, ses yeux restèrent fixés devant elle. Raymond et Pierre baisaient ses mains amaigries et jaunes. Elle ne tournait pas la tête vers eux. Et cela dura assez longtemps. Puis, la vie sembla renaître en elle ; ses doigts raidis remuèrent. Elle regarda ses fils.

 

– Raymond ! murmura-t-elle, mon Raymond bien-aimé…

 

La première pensée avait été pour lui, la première parole aussi. Sans doute, elle le comprit, malgré sa détresse, sans doute elle s’en repentit, car elle ajouta aussitôt :

 

– Pierre !… mon Pierre chéri !… Que vous êtes bons !…

 

Elle était si faible que ce peu de paroles parut la suffoquer. Elle respira péniblement.

 

– Je cours chercher le médecin, dit Pierre.

 

– Non, ne te dérange pas, le médecin est inutile. C’est fini.

 

Quand elle eut repris un peu de souffle :

 

– Je ne veux pas m’en aller… ainsi… avec votre haine… avec votre rancune… Il faut que vous me pardonniez, mes enfants, le voulez-vous ? Malgré tout ce que je vous ai fait !… Je sais bien que c’est pénible, mais vous aurez pitié, n’est-ce pas, d’une femme qui va mourir… Et soyez sûrs mes enfants, que j’ai expié chèrement ce que j’ai fait… Aurez-vous le courage de me laisser partir sans un mot de pardon ?…

 

– Oh ! mère, mère !

 

– Vous pleurez ? dois-je croire que vous me pardonnerez ?

 

– Nous vous pardonnons, mère.

 

Elle dit faiblement :

 

– Merci, oh ! merci ! mes chers enfants…

 

Ils restaient à genoux, le front appuyé contre le lit, priant comme si elle était déjà morte. Pour son malheur, elle ne succomba pas après le double pardon de ses fils.

 

Le docteur Lagache qu’on était allé chercher malgré sa défense, déploya toute sa science, tout son dévouement pour la sauver de cette crise.

 

Julia, mue par une pensée secrète, se reprit à vouloir vivre. Il ne lui suffirait plus de l’indulgence de ses enfants. Elle ne voulait pas mourir sans avoir obtenu le pardon de Roger Laroque qu’elle avait tant fait souffrir. Au bout de deux jours, elle reprit un peu de force, et ce fut ainsi que Tristot et Pivolot purent la soumettre à une nouvelle et douloureuse épreuve.

 

À partir de ce moment, elle retomba dans son atonie, et la nuit même où Roger envoyait M. de Terrenoire chercher Raymond, Julia agonisait auprès de ses fils. Ce fut alors que, se sentant perdue, elle n’hésita pas à leur révéler l’unique espoir qui l’avait un instant rattachée à l’existence.

 

– Il faut qu’il vienne, dit-elle, il le faut… sans cela… je ne mourrai pas tranquille… Je ne veux pas mourir sans l’avoir revu… sans qu’il m’ait parlé…

 

– Ma mère, dit Raymond, l’un de nous va aller chercher monsieur Laroque.

 

Il était cinq heures du matin. Raymond venait de faire seller son cheval, lorsque deux cavaliers entrèrent dans la cour de la ferme. C’était M. de Terrenoire accompagné de James.

 

– Est-ce à monsieur Raymond de Noirville que j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-il au jeune homme.

 

– Oui, Monsieur.

 

– Je viens de la part de monsieur Roger Laroque vous supplier de venir tout de suite. Sa fille est en danger.

 

Raymond sentit la terre se dérober sous lui ; mais rassemblant tout son courage :

 

– Je vous suis, Monsieur, répondit-il. Permettez-moi d’aller embrasser une dernière fois ma mère qui, elle aussi, se meurt.

 

Il remonta auprès de l’agonisante. Julia venait de tomber dans l’état comateux. Elle eut un léger tressaillement sous le baiser de son fils.

 

– Tu le ramèneras ? dit Pierre à son frère.

 

– Non.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que Suzanne…

 

– Suzanne ? oh, mon Dieu !

 

– Suzanne se meurt !

 

– Du courage ! dit Pierre à Raymond.

 

Le docteur Lagache qui reposait depuis à peine une heure dans la pièce voisine entra à ce moment.

 

Il examina la mourante, écouta les battements de son cœur…

 

– Eh bien ? lui demanda Raymond avec anxiété.

 

– Rassurez-vous… pour l’instant, dit le médecin. La vie n’est pas encore suspendue. Elle se manifestera de nouveau dans quelques heures, mais alors… ce sera la fin. Vous sortez ?

 

– Oui, ma mère m’a demandé à voir monsieur Laroque. Je vais le chercher.

 

– Il ne pourra pas venir.

 

– Je le sais. Sa fille…

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Monsieur Laroque vient d’envoyer un de ses amis me chercher. Alors, docteur, vous croyez que Suzanne est perdue ?

 

– Oui, à moins d’un miracle.

 

– Que Dieu seul pourrait produire ?

 

– Je n’ai pas dit cela.

 

– Ce miracle serait-il au pouvoir de votre science ?

 

– Non ; mais il y a quelque chose de supérieur à la science.

 

– Quoi donc ? Faites-le-moi connaître et j’irai le chercher au bout du monde.

 

– Il n’est pas nécessaire d’aller si loin, Suzanne peut être sauvée…

 

– Par qui ?

 

– Par l’amour. Courez, jeune homme, courez à Maison-Blanche. Moi, je veille sur votre mère.

 

CHAPITRE LXVIII

 

À Maison-Blanche, Laroque attendait anxieusement l’arrivée de Raymond. Après trois heures qui lui parurent un siècle, il entendit enfin dans le lointain le bruit du galop de plusieurs chevaux lancés à fond de train.

 

– Ce sont eux ! s’écria-t-il.

 

Il descendit sur la route et poussa une exclamation de triomphe en apercevant les trois cavaliers accourir dans un tourbillon de poussière.

 

Raymond mit pied à terre et suivit immédiatement Roger au salon.

 

M. de Terrenoire avait pris discrètement congé de son hôte et était reparti à Paris.

 

– Monsieur de Noirville, dit Laroque, vous savez pourquoi je vous ai envoyé chercher ?

 

– Le docteur Lagache m’a tout dit. Il croit néanmoins que vous exagérez la situation. D’après lui, mademoiselle Suzanne ne serait pas en danger immédiat.

 

– Il ne vous aurait pas dit cela s’il avait vu ma fille il y a une heure à peine. Suzanne a failli s’éteindre entre mes bras. Je ne voulais pas que vous la retrouviez morte.

 

– Vous avez bien fait de m’appeler, monsieur Laroque ; mais il faut que je reparte à l’instant même. Ma mère se meurt.

 

Laroque savait par le docteur Lagache que Julia était dans un état alarmant ; mais il ne croyait pas à un dénouement aussi proche.

 

– N’en dites rien à Suzanne, recommanda-t-il au jeune homme. La moindre émotion peut la tuer. Suivez-moi.

 

Il le conduisit auprès de sa fille qui essaya, mais en vain, de se soulever sur son lit. Elle lui tendit sa main amaigrie et blanche comme de la cire.

 

– Qu’il y a longtemps que je ne vous ai vu ! lui dit-elle.

 

– Deux jours à peine, Suzanne. Je suis arrivé hier soir de Paris où une affaire des plus urgentes me force à repartir ce matin. C’est ce qui vous explique ma visite matinale.

 

Elle eut un bon sourire de reconnaissance. Ah ! le docteur Lagache ne se trompait pas en disant à Raymond que l’amour seul pouvait arracher des griffes de la mort la frêle créature.

 

Les deux jeunes gens restèrent cinq minutes silencieux, la main dans la main. Soudain Raymond, qui s’oubliait dans cette extase, pensa à celle dont la première parole, à son retour à la vie, serait pour lui, le fils bien-aimé, puis pour celui dont elle attendait le pardon suprême.

 

– Pardonnez-moi de me séparer de vous, dit-il en se levant. Un devoir auquel je ne saurais faillir m’appelle hors d’ici.

 

– Il faut obéir au devoir, murmura-t-elle. Vous reviendrez ?…

 

– Demain, promit-il.

 

Il la baisa au front et elle laissa échapper la sinistre appréhension de son esprit :

 

– Nous ne nous reverrons peut-être plus…

 

– Si, Suzanne. Vous allez mieux, vous êtes sauvée. Voulez-vous permettre à votre père de m’accompagner jusqu’à la gare ?

 

– Mais certainement. Père ne m’a pas quittée depuis deux jours. Cela lui fera du bien de sortir.

 

Laroque, très intrigué, sortit le premier après avoir embrassé sa fille. Raymond le suivit au salon dont il referma la porte.

 

– Vous avez à me parler ? dit le vieillard. Moi aussi !

 

– Allons, nous converserons en chemin. Je suis venu à votre appel, monsieur Laroque. Il faut que vous répondiez au mien. Je vous ai dit que ma mère se mourait. Votre messager est venu me chercher à Méridon au moment où je me préparais à accourir ici. Ma mère veut vous voir avant de mourir. Je vous en supplie, accordez-lui cette dernière consolation, puissions-nous arriver à temps !

 

– Je ne puis abandonner ma fille.

 

– Suzanne est sauvée.

 

– Pas encore. Elle ne sera sauvée que lorsque vous m’aurez, vous aussi, pardonné.

 

Raymond se taisait. Il pensait à son père, ce martyr dont Roger Laroque avait broyé le cœur.

 

– Vous gardez le silence, monsieur de Noirville, dit le vieillard. Vous me demandez de la pitié pour votre mère et vous n’en avez pas pour moi, pour Suzanne. Tenez ! Je vais vous dire la vraie raison qui vous a fait reprendre votre parole à mon enfant. Je ne m’en doutais que trop, mais la preuve me manquait.

 

– Quelle preuve ? demanda Raymond avec inquiétude.

 

– Votre mère… votre mère… monsieur de Noirville.

 

Et il lui tendit les lettres de Julia à Mathias Zuberi.

 

Raymond eut le courage de les parcourir, ces lettres. Quelques-unes étaient insignifiantes et se rapportaient à des affaires que seul Luversan pouvait comprendre ; mais d’autres étaient plus intéressantes : elles étaient de ce complice dont avait parlé Luversan au moment de mourir ; de fréquentes allusions à Roger Laroque y étaient faites ; la plupart avaient précédé le meurtre de Larouette, n’en parlaient pas, et ne mentionnaient seulement contre le mécanicien que des projets de vengeance, – deux qui avaient été écrites après l’assassinat témoignaient de l’horreur que cet assassinat avait inspirée, mais acceptaient le fait accompli. Une enfin, écrite après la condamnation de Laroque, et datée, celle-là, ne contenait que ces mots : « Je suis vengée… Je suis heureuse… Merci, après tout ! ! ! »

 

Aucune n’était signée. Toutes portaient comme signature, un J.

 

– Vous savez tout ! s’écria Raymond en laissant tomber de ses mains la sinistre correspondance.

 

Et de nouveau, entre eux deux, ce fut un silence profond.

 

– Je suis las de ma honte, entendez-vous, monsieur de Noirville ? fatigué de mon infamie… J’ai soif d’un peu d’honneur et de considération… Puisque le hasard m’a fait connaître le complice de Luversan, je puis être réhabilité.

 

– Grâce pour ma mère, Monsieur, je vous en supplie… Pitié pour elle ! elle s’est tant repentie !…

 

– Je ne le crois pas. Si elle s’était repentie, il y avait une façon bien simple de réparer le mal…

 

– On lui avait dit que vous étiez mort…

 

– Et cela l’avait rassurée, n’est-ce pas ?

 

– Elle se meurt, Monsieur… ayez pitié !

 

– Pitié ?… N’a-t-elle pas tué ma femme ?… Pitié d’elle ? Pourquoi ? A-t-elle eu pitié de moi ?

 

Et il marchait dans la chambre à grandes enjambées. Une fièvre intense animait son visage, ses gestes étaient brusques et saccadés. Il parlait à Raymond sans le regarder. Il n’osait pas !…

 

– Je vous en prie au nom de votre fille, au nom de Suzanne !…

 

Il eut un mouvement de colère et de douleur.

 

– Ma fille ! dit-il.

 

Tout à coup il s’approcha de Raymond, lui appuya la main sur l’épaule et le considéra longuement avec une fixité étrange.

 

– Si je le veux, si je parle, si je me sers de ces lettres, je suis réhabilité. C’est bien votre conviction ?…

 

 

Il ne laissa pas à Raymond le temps de répondre. Il ramassa le paquet de lettres et le jeta au feu. Raymond, qui le voyait, n’avait pas la force de parler, de le remercier, et se contentait de joindre les mains.

 

– Monsieur de Noirville, dit Laroque d’une voix grave, je viens de vous sacrifier la révision de mon procès, mon honneur… c’est-à-dire ce qui, vous le savez, depuis longtemps, m’était plus cher que la vie… Vous avez de la répulsion à devenir mon gendre… En échange de ce que je viens de faire… je vous demande de me sacrifier votre répulsion…

 

Raymond ne répondit rien, mais des larmes jaillirent de ses yeux. Il s’inclina, prit les deux mains de Laroque et les appuya contre son front brûlant.

 

– Demain, vous verrez Suzanne, dit Roger. Demain, vous lui direz ce que vous avez à lui dire. Vous la sauverez. Et maintenant, partons pour Méridon !

 

CHAPITRE LXIX

 

Comme l’avait prévu le docteur Lagache, Julia sortit de l’état comateux et reprit pleine possession de ses sens. La crise finale commençait. L’agonisante se roula dans son lit, en proie à des convulsions. Et le désespoir restait, chez elle, se manifestant par une idée fixe :

 

– Il ne viendra pas… Il ne veut pas pardonner !… Pierre, je t’en prie… Pierre, si tu m’aimes, sors, va dans la cour… Regarde au loin s’ils ne viennent pas… Vite, vite… mon Pierre… je ne vois plus déjà… C’est la mort… et je veux, si lui refuse, qu’au moins Raymond soit ici avec toi.

 

Et Pierre obéissait. Il sortait, allait jusqu’au bout de l’avenue et regardait au loin dans la campagne, interrogeant l’horizon, – du côté où Laroque et Raymond devaient apparaître… Mais rien, rien ; il ne voyait que des laboureurs ou des faucheurs, épars dans les récoltes et les guérets.

 

Il rentrait, se hâtant. Il trouvait sa mère presque debout dans son lit.

 

– Eh bien ? disait-elle dans un hoquet funèbre.

 

– Pas encore.

 

– Ils ne reviendront pas, te dis-je !…

 

– Mère, Raymond est parti il y a deux heures à peine…

 

– Cours encore… mon fils, mon fils chéri, si tu les aperçois, fais-leur signe de se hâter. Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !

 

Et Pierre continuait d’obéir. Quand il rentra pour la seconde fois, n’ayant rien vu encore, il mentit à sa mère. C’est que, aussi, l’agonie se précipitait. Et cette angoisse terrible, il fallait l’adoucir – mais par un pieux mensonge.

 

– Mère ! mère ! je les ai vus… ils viennent…

 

Elle n’avait plus la force de parler… pourtant elle comprenait encore, car ses doigts serrèrent faiblement la main de son fils, et son regard morne, déjà vitreux, se fixa désespérément sur la porte d’entrée.

 

Les secondes, longues comme des siècles, s’écoulaient. Qui dira l’effroyable désespoir de cette âme de moribonde, aux prises avec l’épouvante du néant, de l’inconnu, de la mort ? Elle eut une dernière convulsion.

 

– Pierre ! Raymond ! dit-elle, Raymond !

 

Son regard chercha le fils chéri, puis il s’éteignit.

 

La porte s’ouvrit. Deux hommes se précipitèrent dans la chambre… Il était trop tard. Julia venait de mourir.

 

Les trois hommes s’agenouillèrent. Laroque s’était découvert en entrant. Son regard restait obstinément attaché à la figure de la morte. Cette figure, en cet instant, semblait convulsée et gardait même, alors que la vie s’était retirée, le reflet du désespoir qui avait attristé sa dernière heure, – le désespoir de n’avoir pas obtenu le pardon de celui dont elle avait brisé l’honneur, – le désespoir aussi de mourir en n’ayant auprès d’elle qu’un seul de ses fils, le moins aimé !

 

– Monsieur Laroque, dit Raymond, mon frère et moi, nous avons pardonné à notre mère ; vous êtes arrivé trop tard pour qu’elle entendît votre pardon. Mais son âme est peut-être encore auprès de nous… Si vous n’avez point de haine dans le cœur, si cette mort lamentable a effacé toute répulsion chez vous… dites à ma mère que vous lui pardonnerez.

 

– Je lui ai pardonné ! dit Laroque. Je lui ai pardonné du jour où je vous ai supplié d’être, quand même et malgré tout, mon fils.

 

Raymond se releva, se pencha vers le cadavre et l’embrassa longuement sur le front déjà froid…

 

– Mère, dit Raymond à voix haute, il vous a pardonné.

 

Et doucement, pieusement, il lui ferma les yeux. Alors la figure de la morte sembla se rasséréner, les traits se détendirent, les lèvres se rapprochèrent. Elle parut plus calme, – avec un grand air de tristesse seulement, – mais sans plus de souffrance, comme si vraiment de l’autre côté de la vie elle avait entendu cette voix de pitié qui effaçait le passé…

 

Laroque laissa les fils de Julia à leur douleur et repartit pour Maison-Blanche. Raymond lui avait tendu franchement la main. Dans un élan de reconnaissance pour le sacrifice qu’il venait d’accomplir en pardonnant à l’auteur de son martyre, il lui avait dit :

 

– Merci, monsieur Laroque. Retournez près de Suzanne et… à demain.

 

Après le départ de Roger, les deux jeunes gens disposèrent la chambre mortuaire pour la veillée funèbre. Puis ils procédèrent à l’examen des papiers de leur mère. Ce lugubre inventaire, qui est le prélude de tous les deuils de famille, n’exigea pas moins de trois heures.

 

Ils conservèrent pieusement les lettres de leur père et jetèrent au feu les papiers qui leur parurent insignifiants. Ce qu’ils craignaient par-dessus tout, c’était de découvrir quelque document rappelant un passé odieux.

 

Ils croyaient avoir tout vu, lorsqu’ils trouvèrent au fond d’un tiroir une volumineuse correspondance. La plupart de ces lettres émanaient des anciennes amies du couvent où la défunte avait passé une partie de sa jeunesse.

 

Pierre en abandonna l’examen à Raymond. Il s’assit auprès du lit. Le pauvre garçon songeait à sa prochaine expatriation. Il devait partir la semaine suivante, avec M. Savorgnan de Brazza, chargé d’explorer le Congo. Reverrait-il jamais Suzanne ! Il se consolait à la pensée qu’elle serait heureuse avec son frère.

 

Mais pourquoi Raymond lisait-il d’un bout à l’autre ces lettres de jeunes filles dont les innocents propos eussent paru indifférents à tout autre ? C’est qu’il y retrouvait, par la futilité même du babillage, le caractère que sa mère avait à cette époque lointaine. Les amies de Juliette la considéraient déjà comme un oracle dans les questions de mode, de soirées parisiennes, de villégiature et leur correspondance roulait tout entière sur ces mondanités, comme on dit aujourd’hui.

 

Quelle différence entre la femme toujours triste et austère qui venait de s’éteindre, désespérée, et la jeune fille d’alors ! Mais aussi, il était facile à prévoir que cette jeune fille, élevée dans le luxe, n’ayant d’autre ambition que d’éblouir le monde, ne pourrait rendre heureux l’homme de travail et de devoir qui devait lui donner son nom.

 

Une seule des amies de Julia lui parlait sans cesse raison. Aussi leur liaison dura-t-elle quelques mois à peine. La rupture s’était faite par une dernière lettre ainsi conçue :

 

« Ma chère Julia,

 

« Je t’avais ouvert mon cœur à la suite des tristes circonstances qui ont causé la ruine de ma famille et m’ont privée de dot. Deux partis s’offraient à moi : je pouvais accepter de devenir la femme d’un homme riche que je n’aime pas et qui, depuis deux ans, me poursuit de son amour ; j’ai préféré accorder ma main à celui dont je t’ai si souvent parlé. Mon Paul n’a pas de fortune. Entré dans l’Administration, il y a cinq ans tout au plus, il faudra bien du temps avant qu’il ne s’y fasse une position digne de ses capacités. Mais je l’aiderai de tout mon pouvoir à attendre jusque-là. Je donnerai des leçons de musique. À nous deux, nous joindrons les deux bouts.

 

« Or, au lieu d’applaudir à ce mariage qui se fera dans huit jours et me rendra la plus heureuse des femmes, tu n’as trouvé que des railleries à m’adresser. Tu m’as dépeint sous les couleurs les plus noires l’existence à laquelle, selon ton expression, la pauvreté me condamnera. Mais ce qui est horrible, et ce que je ne te pardonnerai jamais, c’est de m’avoir conseillé de trahir mon serment.

 

« Je terminerai en te donnant à mon tour un conseil. Prends garde de tomber toi-même dans le piège que tu me tendais. Tu es belle et tu ne le sais que trop. Tu ne comprends le bonheur qu’avec l’opulence. Très bien, si tu trouves dans ton monde l’homme capable de te rendre heureuse à ta manière ; mais crois-moi, ne fais pas de cette condition l’idéal de ta vie. L’exemple de mon père qu’une malheureuse spéculation a ruiné de fond en comble te prouve qu’il ne faut jamais compter sur la fortune pour être heureuse indéfiniment. Il y a un idéal qui vaut mieux que l’argent ; c’est l’amour.

 

« Adieu,

 

« PAULINE. »

 

Au-dessous de la signature, Julia s’était consolée de l’adieu de Pauline en écrivant au crayon ces mots qui la dépeignaient sous son véritable jour :

 

« Bravo pour la dernière phrase ! Tous mes vœux pour Paul et Pauline ! »

 

Raymond jeta au feu avec les autres, cette lettre que sa mère avait oublié de détruire ou bien qu’elle gardait pour la relire et en constater, par son exemple, la moralité.

 

Au moment de fermer le tiroir, un médaillon que la défunte portait souvent lui tomba sous la main. Il eut l’idée de l’ouvrir.

 

Étrange contradiction ! Mystère du cœur féminin ! Ce médaillon contenait deux lettres : la première lettre du fiancé, signée : Lucien de Noirville ; la dernière lettre de l’amant, signée : Roger Laroque.

 

Raymond embrassa en pleurant le court billet où son père s’excusait presque d’oser prétendre à la main d’une personne aussi accomplie. Ah ! comme Lucien aimait Julia et comme il méritait d’être aimé.

 

Ce fut en tremblant que Raymond prit connaissance de la lettre de… l’amant. Il redoutait d’y trouver l’oubli du pardon qu’il venait d’accorder, en échange du sien au père de Suzanne. Roger s’exprimait ainsi :

 

« Madame,

 

« Je vous ai dit les motifs qui ont dicté ma conduite à votre égard. Vous avez paru les comprendre, et dans un élan de repentir, vous avez consenti à notre séparation. Vous m’autorisiez à fréquenter une maison où m’attire la plus profonde amitié. Je croyais à votre sincérité ; mais bientôt, sortant de la réserve que les circonstances nous commandent, vous n’avez cessé de me rappeler un passé dont je rougis.

 

« Croyez-le bien, Madame, si j’avais connu votre mari, si j’avais, à cette époque, été son ami, comme je le suis devenu sur le champ de bataille, nous n’aurions pas à rougir de nous trouver en sa présence.

 

« Puisque le langage de la raison et de la loyauté ne peuvent toucher votre cœur je cesserai de venir chez Lucien.

 

« Oubliez-moi, Madame. Nous avons tous deux de graves devoirs à accomplir. Vos fils promettent de devenir des hommes dignes de leur père. C’est sur eux que vous devez reporter toutes vos affections.

 

« Là, seulement, est le bonheur que je souhaite ardemment pour vous comme pour moi.

 

« ROGER. »

 

Raymond la relut plusieurs fois cette lettre où la faute du père de Suzanne était rachetée par le remords. Comment un tel langage n’avait-il pu toucher le cœur de l’épouse coupable ?

 

Raymond jeta la lettre au feu et tourna ses regards vers la morte. Le visage de Julia s’était complètement rasséréné. L’âme, meurtrie par les passions, déchirée par les chagrins, avait, en quittant le corps, imprimé aux traits de la délivrée l’expression de la paix éternelle du néant.

 

Raymond se reprocha de juger devant son lit de mort celle dont les caresses maternelles l’avaient tant de fois consolé.

 

Les deux frères veillaient silencieusement dans la chambre mortuaire lorsqu’un domestique de la ferme vint les prévenir que quatre messieurs, arrivés en voiture, demandaient à leur parler.

 

– Congédiez-les ! ordonna Pierre.

 

Raymond retint d’un geste le domestique. Il passa dans la chambre voisine où, d’une fenêtre, il pouvait examiner les visiteurs. Il tressaillit d’effroi en reconnaissant Tristot et Pivolot accompagnés de deux autres personnages vêtus de noir. Rapidement, il descendit pour faire face au danger nouveau qui menaçait sa maison.

 

L’un des quatre visiteurs se détacha du groupe.

 

– Monsieur, dit-il à Raymond, je suis monsieur de Lignerolles, monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires, m’accompagne avec deux agents. Ne vous inquiétez pas, je viens faire ici une simple perquisition dans l’espoir de trouver, parmi les papiers de monsieur votre père ou… de madame votre mère, quelque pièce utile à mon enquête sur le crime de Ville-d’Avray.

 

Raymond pouvait l’arrêter d’un mot. Il lui suffisait de dire : « Ma mère est morte ce matin » ; il laissa aller le magistrat jusqu’au bout de son préambule.

 

– Certains indices, relevés au cours de nos investigations, continua M. de Lignerolles, nous autorisant à penser que Luversan aurait été, sous un faux nom, en relation… d’affaires… autrefois… avec monsieur votre père, et nous espérons en trouver la preuve dans la correspondance laissée par ce dernier.

 

– Vous ne trouverez rien, absolument rien, dit enfin Raymond. À la mort de mon père, tous ses papiers, à part quelques lettres d’un caractère tout intime, ont été brûlés. Quant à la correspondance laissée par ma mère qui a succombé ce matin à une longue et douloureuse maladie, je l’ai détruite moi-même, il y a à peine une heure, et je n’y ai rien trouvé qui fût de nature à éclairer la justice sur le point qui vous occupe.

 

M. de Lignerolles demeura interdit. Il balbutia quelques paroles d’excuse, salua et se retira en faisant signe à M. Lacroix et aux agents de le suivre.

 

« Cette démarche, pensa Raymond, n’est que le commencement d’une enquête qui peut aboutir à une catastrophe pour mon bonheur. Pauvre Suzanne ! »

 

Les obsèques de Julia de Noirville eurent lieu le lendemain. Roger Laroque s’excusa par lettre de ne pouvoir y assister, à cause de Suzanne.

 

CHAPITRE LXX

 

Nanti du portefeuille de Tristot et Pivolot, Luversan s’était fait conduire en voiture rue de Chanaleilles. Comme il approchait de l’hôtel Terrenoire, la pensée lui vint qu’une souricière pouvait y être établie et qu’il ne saurait manquer d’y tomber. Il ouvrit sa valise et en tira un petit sac.

 

– Ah ! ah ! fit-il en ricanant, ce coquin de d’Andrimaud m’a pris mon revolver ; mais il a oublié de me voler ceci.

 

En même temps, il vidait le sac qui contenait une perruque blanche des plus fines et une barbe de même couleur.

 

« Avec cela, pensa-t-il, je n’ai pas besoin de me faire raser. »

 

Et, rapidement, il se transforma en vieillard. Il eut soin de descendre à cinquante mètres de l’hôtel pour en observer les alentours. Le cocher qu’il paya en lui donnant un bon pourboire se contenta de lui dire :

 

– Mon bourgeois a rudement vieilli dans ma voiture.

 

La discrétion professionnelle interdisait à l’automédon d’ajouter un mot de plus. Il fouetta son cheval et lui fit prendre le petit trot sans se douter qu’il venait de conduire un grand criminel.

 

Le dos courbé, marchant à pas comptés, ayant tout l’aspect d’un octogénaire, Luversan inspecta la rue. « Rien de suspect au-dehors, se dit-il, mais si j’entre dans la place, je n’en sortirai peut-être plus que pour prendre le chemin de l’échafaud. » Il hésita encore quelques instants, et remettant sa destinée au hasard, il pénétra dans l’hôtel.

 

– Madame de Terrenoire est-elle ici ? demanda-t-il au suisse, en ayant soin de déguiser sa voix.

 

– Oui, Monsieur.

 

– Annoncez-lui monsieur Laugevin.

 

À l’annonce de ce nom, Andréa donna l’ordre de faire entrer le visiteur. « C’est lui ! pensa-t-elle. » Mais en apercevant le faux vieillard, elle recula d’effroi. Elle crut à un nouveau piège de la police.

 

Dès que la porte se fut refermée sur le domestique, Luversan, reprenant sa voix naturelle, s’écria :

 

– Ne me reconnais-tu donc pas Andréa ?

 

Disant ces mots, il fixa sur elle ses regards acérés.

 

– Nous n’avons pas une minute à perdre, ajouta-t-il. Dans un instant la police sera ici. Rassemble ce que tu as de plus précieux et suis-moi.

 

Andréa recula jusqu’au fond du vaste salon.

 

– Jamais ! s’écria-t-elle.

 

Mais déjà il l’avait rejointe et saisie par les bras.

 

– Il faut me suivre. Tu ne m’as pas aidé à reconquérir ma liberté pour me laisser partir tout seul à l’étranger. Nous sommes rivés l’un à l’autre, entends-tu bien.

 

Luversan avait trop présumé de ses forces. Il s’affaissa sur le tapis, aux pieds de sa complice. Andréa, affolée, ferma à clé toutes les portes du salon.

 

– Je ne mourrai pas ici, râla le misérable ; mais je n’ai pas devant moi dix heures d’existence, si tu m’abandonnes. Je t’en supplie, Andréa… Un peu de pitié !

 

Il s’était redressé en s’accrochant aux meubles. Puis il avait porté à ses lèvres la fiole contenant le secret de longue vie. Il n’en restait plus que quelques gouttes qu’il absorba avidement.

 

– Me voici régénéré, dit-il d’une voix forte. Oh ! pour quelques heures à peine ! Maintenant ma vie dépend de toi.

 

Il avait retiré sa perruque et sa fausse barbe. Andréa retrouva en lui l’homme qu’elle aimait encore d’un amour étrange, conçu dans le crime et développé à travers les visions de la morphine.

 

– Est-ce de l’argent qu’il te faut, lui dit-elle. Je n’en ai plus ; mais je possède encore des bibelots dont tu peux faire de l’or, je vais te les donner.

 

– Ce n’est pas de l’or qui me rendra la vie.

 

Il tira de sa valise le vaste portefeuille volé dans la cachette de Tristot et Pivolot.

 

– Nous avons là-dedans, les billets de banque, s’écria-t-il, donnés en paiement à Luvigny, les billets et valeurs que les policiers sont venus saisir ici, et jusqu’à leur fortune personnelle. Ça leur apprendra à se mêler de ce qui ne les regarde pas. Je suis disposé à leur rendre leurs titres, mais à une condition, c’est qu’ils cesseront de s’occuper de nos affaires. Donc, nous possédons un million. Mais à quoi sert d’être riche pour mourir ? Sans toi, Andréa, je suis un homme mort. Sans moi, Andréa, que deviendras-tu ? Il faut que tu me caches dans un asile sûr, que tu trouves un médecin discret pour me soigner. Dès que je serai guéri, nous partirons ensemble. Je sais un pays où la police française ne nous découvrira jamais.

 

– Comment as-tu fait, lui demanda-t-elle, pour avoir la force d’arriver jusqu’ici ?

 

Il lui expliqua rapidement les vertus du secret de longue vie. Puis, montrant le flacon :

 

– Je l’ai vidé jusqu’à la dernière goutte et je me sens régénéré. Mais avant deux heures d’ici, tout au plus, l’effet de cet élixir merveilleux dont, par malheur, je ne connais pas la composition, aura cessé. Hâte-toi de me conduire dans un asile où je puisse recevoir des soins immédiats. Fuyons, fuyons tous deux, et nous compterons encore de beaux jours. Nous devons vivre et mourir ensemble.

 

Il la dominait de toute la puissance de sa volonté.

 

– Je consens, dit-elle. Ton pacte, je l’accepte. Tu l’as dit : nous devons vivre et mourir ensemble ; mais prends garde si jamais tu viens à manquer à ta promesse. Tu prétends que tu m’aimes. À combien de femmes, avant moi, as-tu fait de pareils serments ? Serait-ce encore pour posséder une femme que tu as commis le crime de Ville-d’Avray dont tu ne m’as jamais parlé ?

 

– Non, répondit-il. Je te le jure !

 

– Cependant, il me semble qu’une femme a été mêlée à cette affaire. Le malheureux Laroque n’a jamais voulu dire de qui il tenait les billets de banque retrouvés dans sa caisse le lendemain du crime. Oh ! je connais maintenant dans tous ses détails le procès de Versailles que les journaux ont réédité, commenté sous toutes ses faces. La personne qui a rendu à Roger Laroque cent mille francs était une femme, une femme que tu connaissais. Réponds !

 

– Oui, je la connaissais.

 

– Comme moi, cette femme t’avait confié le soin de sa vengeance.

 

– C’est vrai. Elle haïssait Laroque, mais encore moins que moi. Cet homme a voulu me faire fusiller pendant la guerre de 1870. Je me suis associé à sa maîtresse pour le perdre, voilà tout.

 

– Et tu n’as jamais revu cette femme ?

 

– Jamais !

 

– Mais pourquoi Laroque voulait-il te faire fusiller ?

 

– Comme espion.

 

– Alors, tu espionnais pour le compte des Allemands ?

 

– Oui.

 

Elle eut un mouvement de dégoût.

 

– Je ne suis pas français, reprit-il, et j’aurais espionné tout aussi bien pour tes compatriotes que pour leurs ennemis. Je t’aimais, que t’importe le reste ! Tiens-moi compte de ma franchise en faveur de mon amour. Oui, je t’aime, et je n’ai jamais aimé que toi, et je te jure que tu n’auras jamais à te repentir de m’avoir sauvé.

 

Elle voulut se défendre de ses caresses : mais il l’avait saisie par les bras et embrassée longuement sur la bouche.

 

Andréa, vaincu, se pâma. Elle appartenait à l’assassin dont elle avait armé le bras. À son tour, la peur la prenait d’être arrêtée au moment de fuir avec le seul être dont l’amour la rattachait à la vie, à l’idée de liberté. Vite elle rassembla ses bijoux les plus précieux, pendant que Luversan se transformait en vieillard. Tous deux quittèrent l’hôtel sans être inquiétés. Ils marchèrent pendant dix minutes avant de prendre une voiture.

 

– Rue de Maubeuge, 24 bis, dit Andréa au cocher.

 

– Où me conduis-tu ? demanda Luversan.

 

– Dans un asile sûr. Donne moi deux mille francs.

 

– Pour payer le propriétaire de l’asile, n’est-ce pas ? Prends la valise et tout ce qu’elle contient. À l’heure actuelle, c’est toi qui diriges notre destinée. Tant qu’on peut acheter le silence, on est sûr d’en avoir à discrétion. Mais si dès le début, le silence se dérobe devant l’or, rappelle-toi ceci : il n’est pas de fortune qui puisse l’enchaîner. Es-tu sûr de la personne à qui tu vas demander un asile pour un grand criminel. Songe à quoi elle s’expose en me cachant. Cette personne est-elle ambitieuse des jouissances qu’on peut se procurer avec de l’or ?

 

– Laisse-moi faire. Nous n’avons plus que cet espoir. Si j’échoue, nous sommes perdus. Mais j’ai la conviction de réussir.

 

Le fiacre les arrêta devant une pharmacie dont la vitrine ressemblait à celles de toutes les officines du même genre. Toutefois, sur l’une des glaces, on lisait cette annonce tracée en lettres d’or.

 

CONSULTATIONS GRATUITES

 

De 9 heures à 11 heures du matin

 

par le docteur Vignol,

 

spécialiste pour les maladies des voies respiratoires

 

Au-dessus de la vitrine s’étalait le nom du titulaire de la pharmacie : Claudinet.

 

– Je reviens dans dix minutes, dit Andréa en descendant de voiture.

 

Auparavant, elle avait eu soin de prendre deux billets de mille francs dans la valise. Elle donna l’ordre au cocher de stationner quelques maisons plus loin ; puis elle entra dans la boutique.

 

– Je voudrais parler au docteur Vignol, dit-elle au vieux préparateur Machillard, en déguisant le son de sa voix.

 

– Il est à sa consultation ; mais si Madame veut bien prendre la peine d’attendre, je vais le prévenir et il expédiera rapidement la clientèle.

 

– Je suis pressée, dit Andréa, et… je paierai ce qu’il faudra.

 

– Madame veut-elle bien me donner l’adresse du malade, le docteur s’y rendra aussitôt après sa consultation.

 

Andréa tira de son porte-monnaie une pièce qu’elle glissa dans la main de Machillard et tout bas :

 

– Faites-moi entrer de suite dans le cabinet du docteur.

 

Il disparut dans l’arrière-boutique et revint un instant après.

 

– Suivez-moi, Madame. Le docteur vous attend.

 

Il ouvrit la porte du cabinet de Vignol, se courba obséquieusement en introduisant la visiteuse ; puis il retourna à son comptoir.

 

Le docteur Pierre Vignol n’avait nullement le type de ces spécialistes obscurs qui, faute de clientèle, faute de cabinet monté, opèrent entre boutique et cour dans des pharmacies la plupart du temps mal achalandées.

 

Grand, bel homme, très soigné de sa personne, les cheveux noirs, le teint mat, le front bas, proéminent aux arcades sourcilières, les yeux d’un bleu trouble et voilé par d’épais sourcils, le regard doux, mais fuyant, le menton relevé, les lèvres épaisses et d’un rouge vif, il présentait tous les signes qui révèlent une volonté de fer doublée d’une ambition effrénée.

 

Prévenu par Machillard de l’insistance de la dame voilée :

 

– Est-elle bien mise ? lui avait-il demandé.

 

– Magnifiquement !

 

– Faites entrer.

 

Le docteur désigna un fauteuil à Andréa, s’assit en face d’elle et d’une voix toute pleine d’aménité :

 

– Vous souffrez de la poitrine ? lui demanda-t-il.

 

Pour toute réponse, Andréa souleva son voile.

 

– Vous ! s’écria Vignol. Vous ici !

 

– Oui, moi ! J’ai un grand service à vous demander.

 

– Parlez ! Je n’ai rien à vous refuser. Je n’oublierai jamais les bontés que votre mari a eues pour moi. Je sais l’affection que vous portez à ma mère. Demandez, et s’il est en mon pouvoir de vous être utile, ce dont je m’étonnerais assurément, comptez sur mon dévouement.

 

Mme de Terrenoire lui tendit une main qu’il serra avec dévotion.

 

– Merci, docteur.

 

– Je m’intéresse à un malheureux que vous ne connaissez pas. Cet homme a tenté de se tuer, il y a quelques jours, en se portant un coup de poignard au côté gauche. Il est en danger de mort. Voulez-vous le soigner ?

 

– Pourquoi m’y refuserais-je ? C’est mon devoir de soigner les malades qui m’accordent leur confiance. Donnez-moi l’adresse de votre… protégé, et j’y cours.

 

– Mon protégé n’a pas de domicile.

 

Le docteur essaya vainement de comprendre.

 

– Imaginez, cher docteur, reprit Andréa, que mon protégé, comme vous dites, soit un conspirateur recherché par la police. Dans ce cas, il ne peut aller à l’hôpital sans courir le risque de s’y faire arrêter. Vous me direz qu’il peut prendre logement n’importe où et s’y faire soigner. Qui lui répondra de la discrétion du médecin ?

 

Andréa alla droit au but.

 

– Docteur, dit-elle, je sais que vous êtes pauvre et que vous faites ici un métier qui vous répugne.

 

– En effet. Je suis tout bonnement le pourvoyeur de ce gueux de Claudinet qui est bien le plus franc coquin que la terre ait porté.

 

– Vous aspirez à devenir votre maître et à mettre à profit les belles facultés dont la nature vous a doué. Combien vous faudra-t-il pour vous établir dignement ?

 

Vignol leva les bras au ciel.

 

– Beaucoup trop, dit-il. N’en parlons plus. Il ne s’agit pas seulement aujourd’hui de m’acheter quelques meubles et de louer un second étage dans une maison propre. Cela m’aurait suffi il y a deux mois.

 

– Et maintenant ?

 

– Maintenant, je suis amoureux… amoureux fou.

 

– Combien vous faudra-t-il ?

 

– Cinquante mille francs.

 

– Vous les aurez.

 

À cette affirmation, Vignol devint pourpre.

 

– Qui me les donnera ? dit-il.

 

– Moi.

 

– Qu’avez-vous donc d’inouï, d’impossible, d’épouvantable à me demander ?

 

– De soigner un malade sans savoir son nom et le motif de sa tentative de suicide.

 

– Oh ! vous n’avez pas que cela à me demander.

 

– De soigner ce malade chez vous.

 

– Chez moi ! Mais je n’ai pas de chez moi, vous le savez bien. Je demeure chez ma pauvre mère, au cinquième étage, rue des Abbesses.

 

– Vous louerez de suite un appartement et j’y ferai transporter mon malade. Voici deux mille francs pour les premières dépenses. Avez-vous un appartement en vue ?

 

Vignol prit les billets de banque. Il était très ému. Il sentait bien que cette femme l’entraînait à commettre un acte qui ferait de lui le complice de quelque mystérieuse machination. Mais ces trois mots : Cinquante mille francs, résonnaient encore à son oreille.

 

– J’ai un appartement en vue, dit-il.

 

– Où ?

 

– Rue de Moscou.

 

– Cet appartement est libre ?

 

– Il l’était encore hier.

 

– Connaissez-vous un tapissier qui puisse vous monter de suite une chambre à coucher ?

 

– Oui ; mais qu’entendez-vous par : de suite ?

 

– Il faut que la chambre soit prête dans une heure au plus tard.

 

– C’est impossible.

 

– Avec de l’argent, rien n’est impossible. Le principal est d’installer un bon lit. Il est dix heures ; à onze heures précises, le malade sonnera à votre porte. Vous le recevrez. Il prendra possession de sa chambre et nul ne saura qu’il est chez vous, pas même votre mère. Faites l’impossible. Quel numéro, rue de Moscou ?

 

– 66, au premier étage. Mais votre malade ne pourra jamais monter l’escalier, s’il est grièvement blessé.

 

– Il le montera quand même. Je l’accompagnerai ; car il me faut aussi une chambre dans votre appartement.

 

– À vous ? Mais… votre mari ?

 

– Il me cherche.

 

– Et il ne faut pas qu’il vous trouve ?

 

– Comme vous dites.

 

Le docteur crut, cette fois, avoir la clé du mystère. « L’amant de cette femme, pensa-t-il, aura fait des bêtises. Il s’agit de les cacher tous les deux. J’aime mieux ça que ce que j’avais supposé. » Il promit que tout serait prêt à l’heure dite.

 

Andréa alla retrouver Luversan et donna l’ordre au cocher de les conduire au petit pas, rue de Moscou. Les secousses produites par les cahots de la voiture sur le pavé ravivaient peu à peu les souffrances du blessé. Il pâlissait de plus en plus et devait ménager ses paroles.

 

Andréa fit arrêter la voiture, rue de Moscou, du côté des numéros impairs, de façon à pouvoir surveiller les allées et venues du 66. Bientôt, elle vit arriver une charrette à bras contenant un lit, quelques fauteuils, une table et des chaises.

 

À onze heures précises, Luversan, s’appuyant sur le bras d’Andréa, gravissait l’escalier. Il était à bout de force. Il dut rassembler toute son énergie pour ne pas tomber durant cette courte ascension.

 

Andréa n’eut pas besoin d’appuyer sur le timbre de la porte d’entrée. Le docteur les attendait ; il ouvrit. Luversan fit deux pas en avant, puis il s’affaissa inanimé dans les bras du médecin qui le transporta sur le lit, le déshabilla avec mille précautions, puis examina la blessure dont l’appareil était défait.

 

– Cet homme, dit-il, peut mourir ici. Il faudra bien alors déclarer son nom.

 

– Il ne mourra pas ici ! Vous le sauverez !

 

– Merci pour le compliment. Par malheur, serais-je le premier de nos Esculapes, de ceux qui ne donnent pas un coup de lancette à domicile sans recevoir des billets de mille, je ne réponds nullement de sauver ce malheureux.

 

– Essayez.

 

– Très bien ; mais s’il meurt, comment voulez-vous que je tienne ma promesse de vous garder le secret ?

 

– Nous en causerons tout à l’heure. Occupez-vous du malade.

 

Andréa alla s’asseoir près de la fenêtre déjà garnie de doubles rideaux.

 

Vignol replaça l’appareil de la blessure et glissa goutte à goutte, entre les lèvres de son client, une cuillerée d’un cordial dont il s’était muni.

 

Luversan rouvrit les yeux. Il eut un moment d’effroi en se voyant couché dans un lit. Les événements de la nuit et de la journée lui semblèrent un long rêve dont il sortait. Mais bientôt il eut conscience que tous ces événements si extraordinaires, si invraisemblables, si bien du domaine du songe, étaient réels.

 

– Andréa ? murmura-t-il.

 

Elle s’approcha à son appel.

 

La mémoire revint tout entière au misérable. Il se rappela aussi qu’il avait un rôle à jouer et se hâta de remercier son médecin.

 

Vignol commença à se rassurer un peu sur les suites de ce pacte conclu entre lui et Mme de Terrenoire. Il appuya l’oreille contre la poitrine du malade, écouta longuement le râle de sa respiration haletante, essaya d’établir un diagnostic certain.

 

– Le poumon droit, dit-il, est complètement sain ; mais le gauche, ah ! vous l’avez bien arrangé. C’est miracle que vous ayez pu supporter la fatigue et le grand air. Pour l’instant, je ne vois qu’un remède : l’immobilité absolue, le silence. Nous verrons dans deux jours.

 

Vignol passa dans la chambre voisine et fit signe à Andréa de le suivre.

 

Puis il referma la porte.

 

– J’ai un peu d’espoir de le sauver, dit-il ; mais s’il allait tout à fait mal, je me verrais obligé, pour ma sûreté personnelle, de le faire transporter d’urgence dans un hôpital. En ce cas, puis-je être assuré qu’il ne dira jamais d’où il vient ?

 

– Certainement. Il me semble d’ailleurs que vous vous inquiétez mal à propos. S’il mourait ici, vous avez une excuse toute naturelle. Vous diriez : « Un inconnu est venu me demander de le soigner chez moi ; j’ai accepté, comme c’était mon droit. » Pour le reste, vous vous retrancherez derrière le secret professionnel.

 

Elle tira de sa poche un élégant portefeuille et en tira dix-huit billets de mille qu’elle compta un à un sur le marbre de la cheminée.

 

– Prenez ceci, dit-elle. Cela fait, quoiqu’il arrive, vingt mille francs que vous aurez reçus de moi. Encore supporterai-je tous les frais accessoires. Faites meubler à la hâte, d’ici à ce soir, deux autres pièces, une pour vous, une pour moi et annoncez par dépêche à votre mère que vous êtes parti en voyage. C’est moi qui servirai de garde-malade, préparerai les tisanes et les repas. Je ne veux d’aucune aide. Le complément de la somme vous sera servi par moi après la guérison, avant notre départ.

 

Le docteur, que cette petite fortune comblait de joie, installa Mme de Terrenoire au chevet du malade et sortit pour hâter l’aménagement provisoire.

 

Andréa s’était enfermée à clé dans la chambre où elle veillait son complice.

 

Vers quatre heures de l’après-midi, comme le docteur Vignol sortait d’un bureau de télégraphe d’où il avait envoyé à sa mère une dépêche explicative de son absence, cette annonce hurlée par un camelot l’arracha à ses préoccupations : Demandez l’évasion de Luversan Le crime de Ville-d’Avray.

 

Il acheta le journal et lut l’article d’un bout à l’autre. Ce passage : « avec une énergie qui tient du prodige, le blessé avait réussi à gagner la campagne et sans doute à rentrer à Paris » le frappa d’épouvante. Il le rapprocha de la phrase que Mme de Terrenoire lui avait répétée à plusieurs reprises quand il s’étonnait des précautions dont elle s’entourait pour cacher son protégé : « Vous ne me comprendrez que trop tôt. » Il n’en doutait plus : c’était l’assassin de Larouette qui se cachait chez lui, avec… Mme de Terrenoire, sa complice, peut-être !

 

Et le docteur Vignol songea à cet autre crime mystérieux : l’assassinat de Brignolet. Une induction terrible lui traversa le cerveau.

 

– Le crime commis à la banque Terrenoire, conclut-il, est l’œuvre de Luversan. L’assassin n’a volé le mari que pour s’enfuir avec la femme.

 

Ainsi donc, les billets de banque que Vignol venait de recevoir provenaient du butin de Luversan.

 

– Oh ! oh ! fit le docteur. C’est grave, très grave !

 

CHAPITRE LXXI

 

La mère du docteur Pierre Vignol témoignait à Mme de Terrenoire une grande affection. Veuve d’un petit cultivateur de Oinville, près Meulan, elle avait été sa nourrice et la garda jusqu’à l’âge de six ans.

 

Andréa, dont la mère était morte en lui donnant le jour, fut mise dans un couvent aristocratique de Seine-et-Oise. Aux grandes vacances, son père, Hector de Francion agioteur à la Bourse, ne manquait pas de lui faire admirer pendant deux ou trois jours les merveilles de Paris, puis la ramenait à sa nourrice chez qui elle passa ainsi le meilleur temps de sa vie. Quand Andréa eut quatorze ans, elle déclara à son père qu’elle ne retournerait pas au couvent.

 

– Veux-tu t’en aller à Oinville avec ta nourrice ?

 

– Non ! fit-elle. Je veux rester à Paris.

 

– Et pour quoi faire ?

 

– Pour que tu me mènes au spectacle, en soirée, partout où l’on s’amuse.

 

Viveur par excellence, Hector de Francion trouva la réponse délicieuse et fit venir Mme Vignol.

 

Son emploi consistait à conduire Andréa au cours de musique, au cours de danse, au cours de récitation, chez le couturier, la modiste, le pâtissier, à la promenade, partout où l’on s’amuse. Il n’y avait rien de trop beau pour elle. Singulier père que ce Francion ! Il oublia sa fille en nourrice six années durant, au couvent, huit autres années ; puis il se prit d’un beau zèle et se dévoua jusqu’à la produire lui-même dans les soirées du grand monde où elle éclipsait par sa beauté étrange et captivante toutes les jeunes filles.

 

Il se trouvait alors à l’apogée de sa veine d’agioteur. Ses différences stupéfiaient le monde de la Bourse qui de rien ne s’étonne. On l’appelait le favori de la fortune. Un coup d’audace lui rapporta deux millions. Il s’écria :

 

– J’ai quatre cent mille livres de rente et je donnerai un million de dot à ma fille.

 

Mais le joueur heureux qui n’a pas le courage de tourner le dos à la fortune en l’invitant à chercher un autre favori, devient bientôt le jouet de la capricieuse. Hector de Francion ne cherchait dans le jeu que ses poignantes émotions. Il devait succomber, comme tant d’autres. Un matin, il se réveilla ruiné. Le malheureux n’eut pas le courage d’envisager froidement la situation et se fit sauter la cervelle.

 

La maman Vignol le trouva étendu mort dans son cabinet de travail. Aux cris de la nourrice, Andréa accourut. Devant le cadavre ensanglanté, la jeune fille n’eut pas un mot de regret pour le père qui l’avait tant gâtée.

 

– Je suis perdue ! s’écria-t-elle. Il ne m’épousera pas.

 

– Malheureuse ! lui dit la nourrice. J’étais sûr qu’il t’avait séduite.

 

Les obsèques du suicidé eurent lieu le surlendemain. Parmi les amis qui accompagnèrent au lieu de repos cette nouvelle victime de la fortune, se trouvait un jeune homme, bien connu lui-même à la Bourse pour sa veine persistante. Il s’appelait Grégoire de Mussidan et était l’intime du défunt.

 

On le disait fiancé à Andréa, et l’on s’étonnait du retard apporté au mariage. En réalité, Mussidan, ancien compagnon de débauches de Francion, n’aurait jamais osé lui demander la main de sa fille. Aimait-il assez Andréa pour l’épouser ? Ne la jugeait-il pas telle qu’elle était : légère, capricieuse, sensuelle, toute au plaisir, incapable d’un sentiment profond ?

 

Mais elle ? Mussidan lui avait plu par son élégance correcte, par l’expression passionnée de ses yeux sombres.

 

Plus son père, ambitieux pour elle d’un mariage princier, s’efforçait de déconsidérer à ses yeux cet ami de plaisir, plus elle se laissait aller à un sentiment dont la nature instinctive l’empêchait de calculer les conséquences.

 

En homme expérimenté, Mussidan comprit l’impression qu’il produisait sur la jeune fille. Il eut l’infamie d’en profiter. Voulut-il ainsi forcer la main à de Francion dans l’espoir de joindre à sa fortune personnelle, sagement réalisée, le million de dot promis à Andréa ?

 

La disparition du séducteur après la mort tragique du grand joueur le ferait croire.

 

Un conseil de famille fut rassemblé. La succession réalisée produisit, toutes dettes payées, deux cent mille francs à l’orpheline. Andréa de Francion pouvait encore espérer un bon parti : mais elle n’avait pas le temps de choisir. Elle était enceinte.

 

Elle n’attendit pas la fin de son deuil pour épouser M. de Terrenoire, ami de Mussidan dont il devint plus tard l’obligé, lorsque ce dernier, revenu d’un long voyage, retrouva sa fille, Diane, et regretta amèrement, la voyant si belle, si intelligente, si parfaite, de l’avoir laissé prendre par un autre.

 

Mme Vignol retourna dans son village où, grâce aux subsides secrets de Mme de Terrenoire, elle put élever son Pierre dont l’intelligence éveillée dès le plus jeune âge faisait l’étonnement de tous.

 

Jamais Andréa ne l’engagea à venir la voir à Paris. Dans son excessive prudence, elle évitait toute rencontre entre M. de Terrenoire et la femme qui connaissait sa faute.

 

Néanmoins, lorsque Pierre, ayant remporté son diplôme de médecin, eut besoin d’un protecteur, Andréa sut intéresser son mari au fils de la nourrice. Le jeune docteur ambitionnait les honneurs et les profits de la célébrité à Paris où sa mère vint le rejoindre.

 

Andréa revit de temps à autre sa nourrice dont les témoignages d’affection lui rappelaient les doux souvenirs de son enfance.

 

La veille du départ de M. de Terrenoire pour Bayonne, Andréa s’était rendue chez la maman Vignol.

 

– Nourrice, lui avait-elle dit en pleurant, embrasse-moi une dernière fois. Je suis perdue, irrémédiablement perdue. Si tu ne me revois pas d’ici à huit jours, c’est que je serai morte. Alors, tu me rendras un dernier service : tu porteras cette lettre à son adresse.

 

La nourrice lut le libellé de l’enveloppe ainsi conçu :

 

M. MARGIVAL

 

Administrateur de la banque

 

Terrenoire et Cie,

 

Boulevard Malesherbes (Paris)

 

Cette enveloppe contenait les lettres de Blanche Warner à son amant, Terrenoire ; de Blanche Warner, mère de Marie-Louise. La bonne nourrice, tout entière aux terreurs que son Andréa lui causait en lui parlant de sa mort prochaine, prit la lettre, la cacha, et dit simplement :

 

– J’espère bien ne pas avoir à faire ta commission, ma charmante. Tu seras donc toujours, une petite folle.

 

Andréa ne lui laissa pas le temps de la questionner, l’embrassa, et sortit sans que la bonne femme pût s’opposer à son départ. Elle était sûre de sa vengeance. Contre l’ennemi Terrenoire, Margival devenait son otage.

 

CHAPITRE LXXII

 

Après la cérémonie religieuse des obsèques de Julia, le corps avait été transporté au cimetière Montparnasse dans le caveau où repose Lucien de Noirville.

 

Raymond et Pierre rentrèrent à Méridon. Ils n’éprouvaient pas cette douleur infinie qu’on ressent après avoir conduit au lieu du repos l’être qui vous a le plus aimé et pour lequel tout homme de cœur nourrit une affection sans bornes. Ils étaient en proie à ce sombre chagrin qui suit la perte de la plus chère des illusions.

 

Arrivés à la ferme, chacun d’eux se retira dans sa chambre.

 

Raymond songeait à la promesse qu’il avait faite à Roger Laroque. Il hésitait à la tenir, cette promesse. Une question l’obsédait ; son père eût-il approuvé le mariage projeté ? L’amour pour Suzanne et le respect filial se combattaient en lui.

 

Raymond s’était étendu sur un canapé pour prendre un peu de repos. Bientôt, vaincu par la fatigue, il s’endormit. À ce moment douloureux de sa vie, Raymond rêva de son père.

 

Étrange rêve ! Le jeune homme revenait d’assister à l’inhumation de sa mère ; mais au lieu de rentrer à Méridon, comme il venait de le faire dans la réalité, il se dirigeait vers la demeure où il habitait autrefois avec ses parents. Un vieillard, que ses infirmités retenaient sur une chaise longue, l’attendait. Ce vieillard, c’était son père, son père encore vivant. Et tous deux confondirent leurs larmes. Puis le vieillard parla ainsi :

 

– Je lui pardonne, comme il lui a pardonné. Elle a racheté sa faute par son repentir. Et maintenant, je pardonne à l’autre. Ne sois pas plus dur que ton père pour Roger Laroque. Sauve Suzanne et sois heureux.

 

Réveillé sur ce dernier mot, Raymond le considéra comme un ordre. Les songes heureux sont faciles à interpréter. On n’a pas besoin d’un Joseph pour en trouver la clé. Raymond partit à Maison-Blanche, où, confiant dans sa parole, Roger Laroque l’attendait.

 

Un mieux sensible s’était déclaré dans l’état de Suzanne.

 

Raymond s’installe à son chevet, et Roger laisse les deux enfants à leurs confidences.

 

– Je vous ai fait bien de la peine, Suzanne, dit Raymond. Me le pardonnez-vous ?

 

Elle souriait un instant auparavant et voici déjà que son front se rembrunit.

 

– Pourquoi me rappeler une scène douloureuse ! dit-elle. Je m’efforçais de n’y plus penser, je n’y pensais plus du tout, j’étais heureuse de vous savoir près de moi, et c’est vous qui me faites souvenir que notre bonheur est impossible.

 

– Suzanne, je vous aime encore plus qu’au premier jour et si vous voulez m’accorder votre main, vous ferez de moi le plus heureux des hommes.

 

Elle se redressa, étonnée, inquiète, et, les yeux brillants de fièvre :

 

– Ne me le demandez pas. Ce secret ne m’appartient plus. Qu’il vous suffise de savoir que votre père est toujours consentant à notre mariage.

 

– Raymond, puisque vous m’aimez, vous ne devez pas avoir de secrets pour votre fiancée. Dites-moi pourquoi vous avez été si cruel ?

 

Il cherchait un motif et ne le trouvait pas.

 

Elle insista et se fâcha presque.

 

Soudain, il lui vint une inspiration ; puisque son frère était décidé à partir à l’étranger, Raymond n’hésita pas à le mettre en cause ; Pierre ne le saurait jamais. Et quand bien même il viendrait à l’apprendre, il avait l’âme trop grande pour ne point pardonner cette innocente supercherie.

 

– Suzanne, dit Raymond, vous rappelez-vous votre première promenade à l’abbaye des Vaux-de-Cernay, alors que, poussée par la soif, vous étiez descendue vous agenouiller au bord de la source de Saint-Thibaud ?

 

– Oui, je me souviens.

 

– Qui avez-vous rencontré ce jour-là ?

 

– Votre frère.

 

– Quelques jours après, un mur de l’abbaye s’écroula près de vous. Une pierre vous atteignit au front. Qui est accouru à votre secours ?

 

– Un jeune homme qui me souriait et dont la voix me parut douce comme celle d’un ange.

 

– Ce jeune homme, qui vous implore aujourd’hui, vous aimait déjà, avait le pressentiment que cette rencontre déciderait de sa destinée. Eh bien, ce même pressentiment, un autre l’avait eu avant moi, et cet autre, c’était mon frère. Oui, Pierre vous aime, et c’est parce qu’il vous aime, qu’il veut s’expatrier. Avant huit jours, il aura quitté la France. Il partira, chargé d’une mission périlleuse en Afrique.

 

– Il ne faut pas le laisser partir.

 

– Sa décision est irrévocable. Il va chercher là-bas la gloire et l’oubli.

 

– Pauvre garçon !…

 

– Lorsque j’ai connu son secret, j’ai craint, en hâtant notre mariage, d’exalter le désespoir de mon pauvre frère. Il m’a deviné à son tour, et c’est lui qui s’est sacrifié.

 

La jeune fille dont le cœur est épris, ne demande qu’à croire. Suzanne, radieuse, tendit la main à son fiancé.

 

– Puisque tel est le motif de votre conduite, Raymond, je vous pardonne et… je consens, si toutefois mon père est d’accord avec vous.

 

Roger Laroque rentra à ce moment.

 

– Père, lui dit-elle, Raymond m’a fait connaître les raisons de sa conduite à notre égard.

 

Roger pâlit affreusement. Il interrogea des yeux Raymond qui le rassura d’un signe d’intelligence.

 

– Et après ? demanda le père.

 

– J’approuve ces raisons, qui, dit-elle, prouvent son bon cœur, et si tu le permets, je lui accorde ma main.

 

– Si je le permets ! s’écria Roger. Mais vous savez bien, mes enfants, que votre bonheur à tous deux est maintenant la seule chose qui me rattache à la vie. J’étais bien fou de ne songer qu’à ma réhabilitation. Si je vous avais compris plut tôt, il y a beau jour que ce mariage serait fait.

 

À partir du lendemain, Raymond vint chaque jour voir Suzanne dont le rétablissement fut rapide. En apprenant la mort de Mme de Noirville, elle pleura, comme si le deuil qui frappait Raymond l’atteignait également. Ce dernier revint un soir avec un grand chagrin au cœur : son frère était parti pour l’Afrique en lui laissant ce mot :

 

« Cher Raymond,

 

« Je m’en vais loin, bien loin d’elle. Soyez heureux ; vous le méritez. Oubliez-moi.

 

« Ton frère qui t’embrasse et qui te dit adieu.

 

« PIERRE DE NOIRVILLE. »

 

Voyant Raymond si triste, Suzanne crut à un nouveau malheur.

 

Il lui montra la lettre de l’explorateur, et elle demeura convaincue que son fiancé lui avait avoué le vrai motif de leur dernière rupture. Elle manifesta de la compassion pour l’infortuné qui, le désespoir au cœur, partait chercher l’oubli à des milliers de lieues de sa patrie.

 

......................

 

Les bans du mariage de Raymond de Noirville avec Suzanne Laroque étaient publiés. Une semaine tout au plus les séparait du grand jour, lorsque Roger, qui ne prenait même plus la peine de se rendre chez le chef de la Sûreté pour avoir des nouvelles des recherches de la police, reçut une convocation d’urgence du juge d’instruction. Il se garda bien d’en informer les amoureux et se rendit tout de suite au Palais de justice.

 

M. de Lignerolles le reçut avec aménité.

 

– Il y a du nouveau, lui dit-il, et j’ai tenu à vous en faire part. Ne croyez pas que j’abandonne l’instruction. Tant que je serai à ce poste, le dossier Luversan ne sera jamais classé.

 

Très intrigué, Roger demanda tout d’abord à connaître les faits, mais le juge le pria de vouloir bien patienter.

 

Au fond de la pièce, se trouvait un panneau bibliothèque chargé de livres de jurisprudence. M. de Lignerolles y plaça à l’angle obscur un fauteuil où Roger prit place derrière un paravent de façon à pouvoir assister à toute la scène sans être vu des prévenus et témoins. Il lui recommanda de ne faire aucune démonstration.

 

M. de Lignerolles s’installa à son bureau et sonna.

 

– Faites entrer monsieur Martellier.

 

Bientôt parut ce jeune employé de la banque Terrenoire avec qui Jean Guerrier s’était lié. Pour ne pas témoigner contre lui au sujet de la faveur suspecte que l’époux de Marie-Louise avait trouvée auprès de M. de Terrenoire, Martellier donna sa démission avant les poursuites.

 

– Vos nom, prénoms, âge, profession et demeure ? lui demanda M. de Lignerolles.

 

– Paul Martellier, vingt-huit ans, employé de caisse, rue Poccard, 52, à Levallois-Perret.

 

– Vous reconnaissez avoir adressé à monsieur le procureur de la République la présente lettre dénonçant certains faits de nature à éclairer la justice sur le crime du boulevard Haussmann ?

 

– Oui Monsieur, c’est moi.

 

– Quel mobile vous a poussé à faire ces révélations ?

 

– L’amitié, Monsieur, l’amitié que je porte à Jean Guerrier sur qui j’ai eu le tort de concevoir des soupçons injurieux. J’entends me réhabiliter à ses yeux, mais je n’irai lui demander sa poignée de main que lorsque je lui aurai prouvé mon dévouement.

 

– C’est bien. Racontez-moi avec la plus grande exactitude ce dont vous avez été témoin. Asseyez-vous.

 

Il s’assit carrément, et d’un ton à la fois ferme et familier, fit la déposition suivante :

 

– Il y a eu hier deux mois, jour pour jour, je travaillais au bureau de la caisse. Mon chef recevait le public à son guichet. Soudain, le froufrou d’une robe de soie me fait relever la tête. J’aperçois une dame vêtue de deuil et fort élégante. Je ne pouvais distinguer ses traits cachés par un voile noir très épais, mais l’harmonie de ses proportions, l’aisance de ses manières, tout dans sa démarche, me rappelait une jolie femme que j’avais vue de temps à autre traverser les bureaux de mon ancienne maison de banque. Elle parla et le son de sa voix ne me laissa plus aucun doute : c’était madame de Terrenoire. Elle déposa contre un carnet de chèques, quatre-vingt mille francs à la caisse. Le chef, examinant sa signature, avait répété son nom à haute voix. Quant à moi, tout en faisant semblant de continuer mes additions, je me tins aux écoutes. Madame de Terrenoire était accompagnée d’un jeune homme de mine sombre et inquiète. Elle le désigna au caissier, disant :

 

– Dans deux mois, à pareille date, Monsieur viendra toucher la somme et vous présentera le chèque. Rappelez-vous-en, et ne faites aucune difficulté pour payer. – Parfaitement, répondit le caissier. Du reste, Madame, votre signature suffit. Ayez l’obligeance de nous la donner à part afin que nous puissions contrôler le chèque quand il nous sera présenté.

 

« Madame de Terrenoire se retira, suivie de son mystérieux compagnon. La déclaration de Martellier commençait à intéresser Roger Laroque. « Je trouvai fort étrange, continua Martellier, que madame de Terrenoire déposât, au profit d’un tiers, une aussi grosse somme dans une autre banque que celle de son mari. Mon Dieu ! Sans l’assassinat de ce pauvre Brignolet qui était bien la meilleure bête que j’eusse jamais connue, je n’aurais pas attaché autant d’importance à la chose. Mais j’y pense toujours, à ce diable de crime, et, faut-il vous le dire, mon opinion est que Luversan, qui vous a brûlé si gentiment la politesse, n’est pas étranger au coup que…

 

– Contentez-vous, interrompit le juge, de déposer sur les faits connus de vous.

 

– Et de conserver pour moi mes appréciations. Compris. J’abrège : je me gardai d’exprimer mon étonnement au caissier pour qui le secret professionnel est chose sacrée et je me livrai pendant plusieurs jours à de profondes méditations sur le cas de mon ancienne patronne. Bref, je me tins ce raisonnement subtil : si madame de Terrenoire a un amant, qui sait si cet heureux coquin n’a point participé directement ou indirectement au crime du boulevard Haussmann ; dans tous les cas, il serait bon que la justice fût prévenue de cet incident ; il appartient aux magistrats instructeurs d’en apprécier le plus ou moins d’importance. C’est pourquoi je me suis cru autorisé à dénoncer les faits à monsieur le procureur de la République, et comme j’ai horreur des lettres anonymes, j’ai signé ma déclaration du nom honorable de Martellier.

 

– Et hier, quand le compagnon de madame de Terrenoire s’est présenté tout seul, les deux mois écoulés, pour toucher les quatre-vingt mille francs sur présentation du chèque, qu’avez-vous observé ?

 

– Que deux agents de la Sûreté surveillaient depuis le matin le hall, espérant y reconnaître le bonhomme dont j’avais donné un signalement précis à monsieur le procureur de la République. Le caissier leur demanda ce qu’ils faisaient là et ils durent exhiber leurs cartes. Je m’amusai de les voir croquer le signalement du particulier de madame de Terrenoire. Enfin, ce particulier se présenta au guichet, passa son chèque au caissier qui, après avoir comparé les signatures, dit « c’est bien » et paya les quatre-vingt mille francs. L’inconnu empocha avec une jubilation qui se peignit dans toute sa personne. Quand je le vis sortir, quand je vis les agents disparaître à sa suite, je me dis : « Toi, mon bonhomme, tu es filé. » Je ne me trompais pas, puisque me voilà ici pour témoigner.

 

M. de Lignerolles relut tout haut la déposition de Martellier et l’invita à la signer.

 

– Vous pouvez vous retirer, lui dit-il ensuite. Martellier salua, mais, avant de gagner la porte :

 

– Puis-je savoir, demanda-t-il, si mon initiative vous a été utile ? Je serais désolé d’avoir causé de la peine à de braves gens dont les affaires particulières ne me regardent pas.

 

– Je ne puis que vous féliciter d’avoir obéi à votre conscience. À bientôt, monsieur Martellier.

 

L’ancien camarade de Jean Guerrier salua de nouveau et sortit fort peu rassuré sur les suites de sa lettre dénonciatrice. Il regrettait maintenant d’avoir fait du zèle. « Pourvu, se dit-il en sortant du cabinet du juge, que cet imbécile n’aille pas casser du sucre auprès du mari. Aïe ! quelle tuile ! » Il se rassura en apercevant dans le couloir le particulier de la Terrenoire. Son bonhomme, gardé à vue par les deux inspecteurs aux triomphantes moustaches, venait d’être amené du dépôt sur le banc des témoins.

 

Le prévenu paraissait atterré. Martellier se félicita enfin d’avoir écrit au procureur de la République et se réjouit à la pensée que Jean Guerrier lui pardonnerait bientôt ses injustes soupçons d’autrefois.

 

Cependant, M. de Lignerolles avait délivré Laroque de sa cachette.

 

– Tout cela est fort intéressant, lui dit ce dernier : mais tenez-vous madame de Terrenoire ?

 

– Hélas ! non, et je vous avouerai maintenant que j’ai peu d’espoir de la découvrir avant longtemps. Elle a de l’avance sur nos limiers.

 

– À propos de limiers, demanda Laroque, que deviennent messieurs Tristot et Pivolot ? je ne les vois plus, je n’en entends plus parler.

 

– Ils courent après leur fortune perdue.

 

– Pauvres gens…

 

– Et pour vous parler franc, ces messieurs ne vont plus vous voir parce qu’ils n’ont plus confiance en vous.

 

– Me croiraient-ils de nouveau coupable ?

 

– Oh ! non ! Mais ils disent que vous en savez long, plus long que vous ne voulez bien le dire, au sujet de… la complice de Luversan dans le crime de Ville-d’Avray, et que si vous aviez voulu vous décider à parler, ils seraient arrivés depuis longtemps à retrouver leur évadé.

 

Roger Laroque ne répondit même pas. La mort de Julia ne pouvait rien changer à sa résolution. Jamais il ne dénoncerait la mère de Raymond.

 

Revenant à la question du moment :

 

– La déposition de monsieur Martellier, dit-il n’est sans doute qu’un prologue ; je suis prêt à entendre la suite.

 

– J’allais vous le demander. Ayez la bonté de reprendre votre place derrière le paravent.

 

Peu d’instants après, un grand jeune homme pâle, mais dont le regard et l’expression de la bouche exprimaient l’orgueil et la sécheresse du cœur, était introduit dans le cabinet du juge.

 

– Vos nom, prénoms, âge et profession ? lui demanda M. de Lignerolles.

 

– Pierre Vignol, âgé de vingt-cinq ans, docteur en médecine, rue de Moscou.

 

– Bien. Asseyez-vous. Vous vous êtes rendu, il y a deux mois passés, au Crédit des Deux-Mondes, en compagnie d’une dame voilée ?

 

– Oui, Monsieur.

 

– Quelle est cette dame ?

 

– Vous le savez. Pourquoi me le demandez-vous ?

 

– Vous reconnaissez alors que cette dame est madame de Terrenoire. Quels sont les motifs qui ont pu déterminer madame de Terrenoire à disposer en votre faveur d’une somme de quatre-vingt mille francs qu’elle a placée, vous présent, au Crédit des Deux-Mondes, sous la condition que vous toucheriez ces fonds, deux mois après, jour pour jour ?

 

– Je ne puis le dire. Je n’ai pas à le dire.

 

– Vous persistez dans votre refus ?

 

– Absolument.

 

M. de Lignerolles appuya sur un timbre. L’huissier entra.

 

– Introduisez les époux Martin.

 

Ces témoins n’étaient autres que les concierges de l’immeuble loué et meublé en hâte, rue de Moscou, par le docteur Vignol.

 

Interrogé, le mari commença la déclaration suivante :

 

– Monsieur le juge, tout ce que je puis vous dire, c’est que le docteur est un homme très comme il faut et comme il en faudrait davantage. J’étouffais depuis vingt ans, ma femme pourra vous l’affirmer, et maintenant grâce aux pilules du docteur, je respire tout aussi bien que vous, monsieur le juge.

 

M. de Lignerolles l’avait laissé dire dans l’espoir qu’il finirait par où il aurait dû commencer.

 

– Assez ! s’écria-t-il. Il ne s’agit pas de votre guérison. Il s’agit d’éclairer la justice sur certains points qui l’intéressent. Contentez-vous de répondre à mes questions. Le docteur Vignol n’a-t-il pas logé une ou plusieurs personnes chez lui ?

 

– C’est au docteur qu’il faut demander ça puisqu’il est là. Moi, je ne me mêle jamais des affaires de mes locataires.

 

– Sortez ! ordonna le juge. Vous attendrez ma décision dans le couloir.

 

Martin terrifié, se retira, l’oreille basse. Sa femme prit place à son tour sur la sellette.

 

Le juge eut recourt à une vieille ruse de guerre qui réussit toujours avec les faibles : l’intimidation.

 

– Si vous ne répondez pas franchement, lui dit-il, je me verrai obligé de décerner contre vous et votre mari un mandat d’arrêt.

 

Elle se mit à trembler de tous ses membres.

 

L’interrogatoire commença.

 

– Depuis combien de temps le docteur Vignol demeure-t-il dans votre maison ?

 

– Depuis deux mois environ.

 

– N’a-t-on pas transporté un malade dans son appartement.

 

– Oui, monsieur le juge, un blessé.

 

M. de Lignerolles ne put réprimer un tressaillement. Ce blessé ne pouvait être que Luversan. On allait donc enfin retrouver la trace du fugitif.

 

Roger Laroque était très ému. Au lieu de se réjouir, comme il l’eût fait en pareil cas quelques jours auparavant, il redoutait maintenant l’arrestation immédiate du bandit. Tout son espoir consistait à voir ses deux enfants mariés, à les emmener en Amérique, à assurer leur bonheur. Cela fait, il reviendrait seul à Paris et poursuivrait son enquête.

 

– Un blessé, répéta le juge. Ce blessé a dû être transporté le jour même de l’emménagement.

 

– Oh ! non, monsieur le juge, l’accident n’est arrivé qu’un mois après, si cela n’est plus.

 

– L’accident ! Quel accident ?

 

Non ! jamais majestueux visage de juge ne témoigna une telle stupéfaction.

 

– Un mois après, répéta-t-il. Vous êtes bien sûre, femme Martin ?

 

– Tout à fait sûre. C’était la Sainte-Thérèse, et comme ma sœur aînée s’appelle Thérèse, vous comprenez, monsieur le juge, que la coïncidence s’est gravée dans ma mémoire.

 

– Votre blessé était un grand brun, n’est-ce pas ?

 

– Non, Monsieur, un petit rouge.

 

Pour le coup, cela devenait une véritable mystification. Que Luversan se fût teint en rouge, rien de plus naturel de la part de ce malfaiteur. Ne commença-t-il pas par se transformer en vieillard ce matin-là ; l’enquête en avait donné la preuve. Mais ces métamorphoses ne pouvaient aller jusqu’à modifier la taille de l’individu, en faire d’un grand brun un petit rouge.

 

Malgré la gravité de l’affaire, Laroque se permit de sourire derrière son paravent. M. de Lignerolles était littéralement déconfit.

 

– Enfin, me direz-vous, femme Martin, s’écria-t-il, comment l’accident est arrivé !

 

– Monsieur le juge ne me l’avait pas encore demandé.

 

– Je vous le demande ! hurla M. de Lignerolles en frappant du poing sur son bureau.

 

– Voilà, monsieur le juge. Il était trois heures de l’après-midi. Je venais de reconduire le facteur jusqu’au bout du couloir. J’allais retourner dans ma loge, lorsque j’entendis crier au secours. Les passants couraient comme des fous dans la rue. C’était le cheval d’une voiture de remise qui s’était emballé, jetant son cocher par terre au premier choc et continuant sa course à toute vitesse. Le petit homme rouge accourt droit sur l’animal, se jette à ses naseaux, mais il avait mal calculé son élan. Il glisse de côté, tombe sous les roues de la voiture. On le lève, une jambe brisée, écrasée, en lambeaux, et on le transporte chez le pharmacien. Tout justement, le docteur Vignol arrive au même instant. Je lui conte l’affaire. Il va visiter le blessé chez le pharmacien qui ne parlait rien moins que de lui couper la jambe.

 

Le juge invita alors le docteur à narrer lui-même cette étrange histoire d’accident.

 

– J’y consens, Monsieur, fit Pierre Vignol sur un ton de dignité exagérée, mais je ne vois pas en quoi ce récit peut servir à votre instruction. J’aurais voulu savoir tout d’abord le motif de mon arrestation.

 

– Ce motif, monsieur Vignol, vous devez l’avoir deviné.

 

– En aucune façon.

 

– Vraiment !… Nous en parlerons tout à l’heure. En attendant, veuillez me faire connaître les circonstances dans lesquelles vous avez été appelé à donner vos soins au blessé ?

 

Pierre Vignol s’exécuta. Il parla du bout des lèvres, d’un ton ironique.

 

– Comme ma concierge a l’honneur de vous le dire, la victime de l’accident de voiture qui vous intéresse à un si haut point avait été transportée dans une pharmacie. J’y cours et je trouve, installé auprès du malade, un individu qui, interpellé par moi, me répond : « Je suis médecin et je suis arrivé avant vous. » Je pouvais me retirer, mais comme le malade perdait des flots de sang, je m’offris à assister mon confrère pour les ligatures. Ce dernier repoussa ma demande et, sans souci d’effrayer la victime, s’écria : « C’est bien inutile. L’amputation est nécessaire. Vous allez m’aider à maintenir le patient. » J’examinai les plaies et je fus d’avis qu’on pouvait essayer de sauver le membre compromis. Mon confrère me traita d’ignorant. Déjà, il tirait sa trousse et prenait des airs de bourreau, quand le principal intéressé en cette affaire délicate, je veux dire la victime, se permit de revenir de son évanouissement et de protester, par des cris énergiques contre tout attentat envers son individu. Il avait entendu mes derniers mots. « Je vous en supplie, disait-il, sauvez-moi de ce boucher. » Je déclarai avec toute mon énergie que je prenais la responsabilité du sauvetage et je fis sur-le-champ les ligatures.

 

M. de Lignerolles avait beau étudier tous les jeux de physionomie du déclarant, il n’y trouvait que l’expression de la vérité.

 

Cette histoire vulgaire d’accident aurait certainement impatienté Laroque dans sa cachette sans le talent de mise en scène du jeune docteur.

 

– Bref, continua Vignol, je persuadai le malade de se faire soigner à mon domicile où il pouvait être transporté en moins de cinq minutes. Un mois après, c’est-à-dire avant-hier, il sortait de chez moi complètement guéri. Je lui ai sauvé la vie ; car son tempérament affaibli par de longs voyages et des fatigues surhumaines ne lui aurait point permis de supporter l’amputation. Et pourtant, Monsieur, ajouta le docteur Vignol sur un ton de conviction incontestable, s’il y a quelqu’un qui aime à tailler dans le vif, c’est moi.

 

– Et comment se nomme ce monsieur ? demanda le juge.

 

– Charles Boizard.

 

– Où demeure-t-il ?

 

– Je n’en sais rien, monsieur Boizard, qui est fort à son aise, est parti en me donnant cinq mille francs pour mes honoraires. Je n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander son adresse.

 

– Vraiment !… Et pendant son séjour dans votre appartement, personne n’est venu le voir, ce monsieur Boizard ?

 

– Personne.

 

– Vous conviendrez que c’est surprenant. Un blessé en danger de mort fait prévenir ses parents, ses amis. Le vôtre n’a donc ni père, ni mère, ni frère, ni personne qui s’intéresse à lui.

 

– Apparemment. Mais où voulez-vous en venir ? Quel intérêt pouvez-vous attacher à ma déclaration ? Vous tenez à en savoir davantage ? C’est bien simple. Je vois ici un appareil téléphonique. Tout justement le pharmacien de la rue de Moscou est également un abonné de la Compagnie des téléphones. Il ne quitte jamais son officine. Vous pouvez l’interroger tout de suite.

 

En somme, l’idée du docteur Vignol était pratique. M. de Lignerolles l’adopta avec docilité.

 

– Le juge demanda le pharmacien de la rue de Moscou, n° 42 et le dialogue suivant s’échangea entre la pharmacie et le cabinet du juge.

 

– Que voulez-vous ?

 

– Vous êtes bien monsieur Vincent, pharmacien, rue de Moscou ?

 

– Oui, Monsieur. À qui ai-je l’honneur de parler ?

 

– À monsieur de Lignerolles, juge d’instruction, répondit le juge. Veuillez me dire d’après vos registres, la date exacte du jour où vous avez reçu dans votre officine la victime d’un accident de voiture survenu rue de Moscou même.

 

Après un court silence, nécessaire à la recherche demandée, le pharmacien donna des explications qui confirmèrent de point en point la déclaration du docteur Vignol.

 

Il n’y avait plus à en douter : l’accident s’était produit un mois après la fuite de Luversan, et la victime n’était pas comme ce scélérat en fuite, un grand brun, mais un petit rouge.

 

– Merci ! dit le juge au pharmacien.

 

Il replaça les récepteurs.

 

Le docteur avait entendu les questions et comprenait le but de ce colloque : M. de Lignerolles cherchait son Luversan. Le juge avait bien retrouvé la trace de Mme de Terrenoire, par les quatre-vingt mille francs déposés au Crédit des Deux-Mondes, mais c’était tout. Il lui restait à découvrir la retraite de cette femme et de son complice.

 

– Ainsi donc, dit M. de Lignerolles au prévenu, vous ne voulez pas me dire les motifs de la libéralité princière de madame de Terrenoire à votre égard ?

 

– Il me serait bien facile d’alléguer, monsieur le juge d’instruction, répondit Pierre Vignol, que cette somme de quatre-vingt mille francs n’est qu’un dépôt confié à mes soins. Un malade peut avoir confiance en son médecin non seulement au point de vue du savoir, mais encore à celui de la probité. Eh bien, je n’allègue quoi que ce soit, je n’ai rien à dire, je garde mon secret, comme c’est mon droit, et je compte bien sortir d’ici en citoyen libre d’un pays libre.

 

– C’est ce que nous verrons tout à l’heure, répliqua le juge. Je vais vous dire pourquoi vous ne voulez pas me répondre. Le matin du jour où, quittant le modeste logement que vous occupiez avec votre mère, rue des Abbesses vous vous êtes improvisé un cabinet et un appartement convenablement meublés, rue de Moscou ; ce matin-là, un malfaiteur redoutable, inculpé de deux assassinats, s’était échappé d’une villa de la banlieue, où la justice le tenait consigné jusqu’à guérison d’une blessure qu’il s’était faite en tentant de se tuer pour s’éviter le châtiment suprême.

 

Le docteur affecta de rire au nez de la justice.

 

– Vous voulez parler du fameux Luversan, dit-il. Ah ! c’est trop fort.

 

– Je vous ferai remarquer, observa froidement le magistrat, que c’est vous qui le nommez.

 

– Pardon, après vous, Monsieur. En me rappelant l’évasion déjà célèbre de la matinée où il m’a plu d’improviser, comme vous dites, un cabinet rue de Moscou, vous ne pouviez faire allusion qu’à Luversan. Ce jour-là, les journaux n’ont relaté qu’une seule évasion. Par conséquent, vous avez nommé avant moi le criminel dont il s’agit, ce qu’il fallait démontrer.

 

M. de Lignerolles prit son air le plus imposant.

 

– Nous verrons bien, docteur Vignol, répliqua-t-il, si cette démonstration suffira à vous disculper à la cour d’assises. En attendant, je vous retiens comme inculpé de complicité dans le crime du boulevard Haussmann.

 

Le docteur blêmit.

 

– Mais je le connaissais à peine, ce crime, s’écria-t-il. Lors de mon installation, rue de Moscou, on ne parlait que de Luversan. Les camelots hurlaient ce nom dans les rues de Paris, et assassinaient à leur tour les passants. Sachez, monsieur le juge d’instruction, que je ne lis jamais les journaux pour les faits divers. Eh bien, ce jour-là, j’ai acheté le premier journal venu pour connaître les détails de cette évasion miraculeuse.

 

Pendant que le greffier, de sa plume rapide, enregistrait la réponse, le juge réfléchissait.

 

– Docteur, dit-il enfin, je suis porté à croire que vous êtes étranger au crime pour lequel je vous arrête, mais je vous considère comme coupable d’un délit des plus graves.

 

– Lequel ?

 

– Quelqu’un a dû vous mettre en rapport avec le fugitif. Vous vous êtes chargé de recueillir ce dernier et de le soigner en échange d’une fortune. Vous avez accepté cet abominable marché.

 

Le docteur interrompit le juge par une audacieuse apostrophe :

 

– Et quand bien même cela serait ! Admettons qu’on soit venu me trouver et qu’on m’ait dit : il y a un blessé qui vous appelle, qui ne veut être soigné que par vous. Dans ce cas, aurais-je eu le droit, moi médecin, de refuser mes soins à un sujet en danger de mort ? Quelle que soit l’indignité de ce sujet, j’aurais été obligé, par les lois qui régissent la profession de médecin, d’essayer de le sauver. Quant à le dénoncer, jamais ! Le secret professionnel nous interdit ces délations.

 

– Le secret professionnel, dit M. de Lignerolles, ne se vend pas quatre-vingt mille francs.

 

– Mais qui vous prouve que la somme touchée par moi au Crédit des Deux-Mondes et que vous avez saisie sans aucun droit, m’appartienne ? S’il en était ainsi, je ne serais point le seul inculpé dans cette affaire. Vous ne me ferez pas croire que madame de Terrenoire, la bienfaitrice de ma mère, a trempé dans l’assassinat d’un garçon de recettes. Jusqu’à présent, d’ailleurs, les journaux n’y ont fait aucune allusion.

 

Trop parler nuit. Le docteur s’enferrait.

 

– Vous me disiez tout à l’heure, observa le juge avec finesse, que vous ne lisiez jamais les journaux au point de vue des faits divers. Il faut croire, docteur, que le crime du boulevard Haussmann vous intéresse tout particulièrement pour que vous les ayez suivis jour par jour au point de pouvoir affirmer que la presse n’a pas encore fait mention de madame de Terrenoire.

 

Pierre Vignol se troubla ; mais se remettant aussitôt :

 

– Tirez de mes réponses toutes les inductions qu’il vous plaira, dit-il. Quant à moi, je me retranche absolument derrière le secret professionnel.

 

Sous le regard acéré de cet homme qui se croyait bien fort et qui tout à l’heure tomberait en faiblesse, le magistrat demeura impassible.

 

– Le malheureux Laroque, conclut le docteur, avait comme moi touché un argent mystérieux ; mais, fort heureusement, mon cas n’est pas identique au sien et vous ne sauriez maintenir à mon égard votre inculpation d’assassinat. Les billets que j’ai touchés au Crédit des Deux-Mondes ne proviennent pas de la caisse d’une victime de Luversan !

 

– C’est ce qui vous trompe, docteur. Une partie des billets de mille francs saisis sur vous se trouvaient dans la caisse de Jean Guerrier, à la banque Terrenoire, la nuit où Brignolet a été assassiné.

 

Atteint au défaut de la cuirasse par ce coup droit, l’inculpé baissa la tête.

 

– Mais répondez, répondez donc ! s’écria M. de Lignerolles. Votre silence est un aveu.

 

– Vous êtes sûr, balbutia l’inculpé, que la banque Terrenoire a été en possession d’une partie des billets que j’ai touchés hier ?

 

– Tout à fait sûr.

 

– La preuve ?

 

M. de Lignerolles tira du volumineux dossier de l’affaire, deux listes et les présenta au docteur Vignol.

 

– L’une de ces listes, dit-il, est celle que monsieur Margival a fournie dès le lendemain du crime à monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires. L’autre a été dressée par un employé du Crédit des Deux-Mondes, monsieur Martellier, au moment même où madame de Terrenoire venait de déposer en votre présence ses quatre-vingt mille francs. Elle est timbrée et datée. Or, voyez : les numéros de soixante des billets déposés par la titulaire du chèque de quatre-vingt mille francs, se trouvent sur la liste Margival. L’évidence est complète. Les deux tiers de la somme saisie sur vous proviennent du second crime de Luversan. Je vous arrête comme complice de ce crime.

 

Trop tard, le docteur Vignol regretta ses dénégations et l’insolence de son attitude…

 

– Eh bien… oui…, avoua enfin le docteur Vignol, j’ai caché, j’ai soigné Luversan, je l’ai guéri et madame de Terrenoire m’a payé princièrement mes honoraires. Ce que je vous dis là, je suis prêt à le répéter à la cour d’assises. Mais vous me rendrez d’abord ma liberté, n’est-ce pas ? Vous aurez pitié de ma vieille mère qui en mourrait, si elle savait !… Avant de vous montrer trop sévère à mon égard, il faut que vous appreniez par où j’ai passé, dans quelle misère, dans quelle abjection, cette femme Terrenoire m’a trouvé quand elle m’a, à moi, le déshérité, proposé la fortune en échange d’une concession à l’honneur. Écoutez-moi jusqu’au bout, et je vous le répète, si vous me trouvez indigne de toute indulgence, songez à ma vieille mère.

 

Le docteur ne cacha rien de la triste vérité. Il raconta comment il avait accepté tout d’abord de soigner un inconnu qu’il installa sur-le-champ, rue de Moscou, puis comment, quelques heures après, un journal crié sur la voie publique lui apprit l’évasion de Luversan et l’éclaira en même temps sur l’identité de son malade. Il prétendit que Mme de Terrenoire à qui il refusait sa complicité l’avait tenté par l’offre d’une fortune.

 

– J’ai eu la faiblesse, dit-il, de succomber à une tentation que la misère explique sans la justifier. Je le paie bien cher, en ce moment ; mais croyez, monsieur le juge d’instruction, que, quelle que soit, au point de vue de la morale pure, ma responsabilité dans la fuite du coupable, il n’y a pas un jury en France qui me condamnerait pour avoir voulu me retrancher derrière le secret professionnel.

 

– C’est ce qui vous trompe. Que Luversan, guéri par vous, commette un nouveau crime, voulez-vous me dire qui lui aura redonné la force de faire le mal ? Vous pouvez encore réparer votre faute en disant où se cachent Luversan et sa complice.

 

Le docteur s’écria :

 

– Est-ce que je le sais ! Luversan et madame de Terrenoire sont partis de chez moi et vous pensez bien que je ne les ai point suivis.

 

– Quand ont-ils quitté votre appartement ?

 

– Il y a huit jours.

 

– Et vous n’avez aucune idée de la direction qu’ils ont prise ?

 

– Aucune.

 

– Alors, je suis obligé de vous envoyer à Mazas.

 

– Et moi, répliqua le docteur, si vous êtes obligé de m’envoyer à Mazas, je me verrai dans l’obligation d’en finir avec l’existence.

 

– On vous fera garder à vue.

 

Pierre Vignol sourit avec mépris.

 

– J’ai assez étudié, dit-il, les secrets de la vie et de la mort, pour déjouer les policiers qui me surveilleront. Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit, je vous le jure sur l’honneur !

 

– C’est votre dernier mot ?

 

– Je voudrais pouvoir vous dire non. J’ai tout dit.

 

M. de Lignerolles appuya trois fois sur un timbre. À ce signal, les deux agents de la Sûreté furent introduits dans le cabinet du juge par le garçon de bureau.

 

– Conduisez le prévenu à la Sûreté, commanda le juge aux agents, et surtout qu’on ne le perde pas de vue un instant.

 

M. de Lignerolles fit signe aux agents d’agir sans plus de retard. Toute résistance eût été inutile. Le docteur se laissa passer au poignet le lien vulgairement appelé cabriolet, et tête basse, il traversa entre les deux inspecteurs les couloirs du Palais de justice qui aboutissaient alors au bureau du chef de la Sûreté.

 

On le fit entrer dans la pièce attenante à ce bureau et les deux inspecteurs s’y enfermèrent avec lui.

 

Le docteur se reprit à espérer. Du moment que M. de Lignerolles ne l’envoyait pas à Mazas, l’arrestation ne devait pas être encore définitive.

 

Cependant, le juge d’instruction demandait à Roger Laroque ce qu’il pensait de l’interrogatoire et des aveux du médecin.

 

– Mon avis, répondit Roger, est que ce jeune homme vous a dit, à peu de choses près, toute la vérité. Le malheureux ne vaut pas cher, bien certainement ; mais il a pour excuse cette épidémie morale qui, de nos jours, fait tant de victimes : la soif de l’or. Luversan n’a pas eu grand-peine à triompher de ses scrupules.

 

– Et vous croyez que cet homme ne connaît point la retraite des fugitifs.

 

– J’en suis convaincu.

 

– Peut-être aurions-nous pu, dit le juge d’instruction, en savoir davantage sur madame de Terrenoire par madame Vignol, sa nourrice. J’ai hésité, soit à faire une perquisition au domicile de la mère du docteur, soit à la convoquer à mon bureau. Il m’a semblé préférable d’établir une surveillance rue des Abbesses, aux alentours de la maison où elle habite. La Terrenoire, qui aime beaucoup sa nourrice, se fera peut-être prendre en lui venant demander asile.

 

– J’en doute.

 

– J’ai chargé aussi Tristot et Pivolot de suivre madame Vignol si elle sortait. Vous me direz qu’il y a peu de chances pour que madame de Terrenoire ait donné l’adresse de sa retraite à sa nourrice ; mais en matière de police tout est à supposer, même l’impossible.

 

– Et monsieur de Terrenoire ? demanda Laroque. Qu’en faites-vous ?

 

– On le surveille aussi. Le pauvre homme n’est d’ailleurs occupé que de sa fille. Madame veuve de Mussidan, vous devez le savoir, se remarie cette semaine à Pau.

 

– C’est la première nouvelle. Et qui épouse-t-elle ?

 

– Monsieur de Vaunoise, son premier fiancé.

 

– Très bien. Ces deux jeunes gens auront bien mérité leur bonheur. Mais comment ce mariage peut-il se faire en l’absence de madame de Terrenoire ?

 

– La fugitive, répondit M. de Lignerolles, a conservé encore quelques bons sentiments. Accompagnée de deux témoins, dont l’un était la veuve Vignol, elle s’est rendue chez un notaire de Paris où elle a fait dresser un acte par lequel elle déclare approuver pleinement et entièrement le mariage de sa fille avec monsieur de Vaunoise.

 

– C’est étrange !

 

La conversation fut interrompue par l’entrée discrète de l’huissier qui annonça MM. Tristot et Pivolot.

 

– Très bien, dit le juge. Vous ferez entrer ces messieurs quand je vous sonnerai.

 

L’huissier s’étant retiré, M. de Lignerolles pria pour la troisième fois Roger Laroque de reprendre son poste d’observation.

 

Une minute après, il appuya sur son timbre et les deux policiers ruinés par Luversan furent introduits.

 

Tristot acceptait en philosophe sa situation d’ex-rentier. M. Pivolot, lui, ne pouvait encore s’y faire. Le pauvre homme avait vieilli de dix ans en deux mois.

 

– Comment va ? leur demanda le juge qui les traitait toujours sur un pied d’égalité.

 

– Mal, fit Pivolot.

 

– Bien, répondit Tristot.

 

C’était la première fois que le magistrat les voyait en désaccord.

 

Il se garda bien de le constater.

 

– Quelles nouvelles m’apportez-vous ?

 

– Parlez, monsieur Pivolot, lui dit son vieil ami. Cela vous distraira de vos préoccupations.

 

– Tristot et moi, dit Pivolot, nous nous étions partagé ce matin la besogne. Pendant qu’il filait monsieur de Terrenoire, moi, je guettais la mère Vignol. Eh bien, voilà : la mère Vignol, qui ne sort pour ainsi dire jamais, s’est mise ce matin sur son trente et un et a descendu ses cinq étages. L’apercevant sur le pas de sa porte en train de parler du temps qu’il faisait avec sa concierge, je me dis : « Toi, ma vieille, tu t’en vas en visite chez des gens chic. » La pauvre femme n’y voit guère plus loin que le bout de son nez. Je n’ai pas eu de peine à la suivre, comme vous pensez. Elle gagne le boulevard Rochechouart, attrape la rue Pigalle, descend à la Trinité, prend la Chaussée-d’Antin, et tourne à droite, au boulevard Haussmann.

 

Cela devenait intéressant. M. de Lignerolles échangea un coup d’œil avec Tristot. Pivolot continua ainsi :

 

– Je me disais à part moi : la mère Vignol irait-elle par hasard à la banque Terrenoire, et pour quoi faire ? Diable ! Diable ! Je ne me trompais pas : la mère Vignol s’arrête devant la banque, tire de sa poche une grande enveloppe toute gonflée de papiers, la regarde sans se douter qu’un curieux – le curieux, c’était votre serviteur – lit en même temps qu’elle l’adresse du destinataire qui était M. Margival, administrateur de la banque Terrenoire, et au-dessus, à droite, souligné d’un trait énergique, ce simple mot : personnelle.

 

– Et après ? demanda M. de Lignerolles.

 

– Après, la mère Vignol est entrée dans les bureaux de la banque, sa lettre à la main. Je l’ai attendue sous une porte cochère, presque en face. J’étais si bien grimé qu’aucun employé de la maison Terrenoire et Cie n’aurait pu me reconnaître. La mère Vignol n’a pas traîné dans la baraque. Elle est ressortie presque immédiatement sans sa lettre et a repris cahin-caha son pas de tortue. La mère Vignol n’avait pas fait deux cents pas qu’un grand vieillard accourt derrière elle, me bouscule au passage, arrête la bonne femme et lui dit d’une voix étranglée par l’émotion : « C’est vous qui m’avez porté cette lettre ? » En même temps, il lui montrait l’enveloppe qui m’avait tant intrigué. « Vous êtes monsieur Margival ? demanda-t-elle. – Oui. – C’est une commission dont m’a chargée madame de Terrenoire. » Margival s’écrie : « Elle ! Ah ! la misérable ! » Et il retourne à la banque, laissant la vieille tout interdite sur le trottoir. Elle défaillait la pauvre femme, si bien que, pris de pitié, je l’ai soutenue quelques instants. Après quoi, elle est rentrée tout droit chez elle, rue des Abbesses.

 

M. Pivolot avait terminé son récit.

 

– Et vous ? demanda M. de Lignerolles à Tristot, qu’avez-vous fait ce matin ?

 

– J’ai suivi monsieur de Terrenoire qui, après une courte visite à sa maison de banque, deux heures avant l’arrivée de madame Vignol, s’est rendu en voiture chez divers bijoutiers où il a fait des acquisitions. C’était pour sa fille, sans doute. En sortant d’une boutique, il a rencontré un ami à qui je l’ai entendu dire : « Je pars ce soir pour Pau. Ma fille s’y remarie dans huit jours. » Il ne rentre plus jamais à son hôtel de la rue de Chanaleilles, sans doute à cause des tristes souvenirs que cette superbe habitation lui rappelle. Il vit à l’auberge, comme un voyageur. Je l’ai lâché au café Anglais où il a déjeuné tout seul. Ma conviction est qu’il part ce soir pour les Pyrénées. Si monsieur le juge d’instruction veut que j’aille jusqu’à Pau, il faudra qu’il me paie mon voyage.

 

– Je m’entendrai à cet égard avec le chef de la Sûreté, répondit le juge. Revenez dans une demi-heure au plus tard.

 

Les policiers partis, Roger, consulté par le juge, fut d’avis que ce serait inutile de convoquer Mme Vignol. Elle ne dirait rien qui pût compromettre Mme de Terrenoire. Oubliant et Suzanne et Raymond, repris par des idées de vengeance et de réhabilitation, il donna le conseil de mettre le docteur Pierre Vignol en liberté provisoire et de le faire suivre.

 

– Si sa mère, dit-il, sait où est madame de Terrenoire, elle la fera prévenir par son fils du résultat de sa mission.

 

– Excellente idée, déclara le magistrat. En attendant, je vais faire appeler tout de suite monsieur Margival. C’est un honnête homme dans toute l’acception du mot. Il me dira certainement pour quel motif madame de Terrenoire lui a écrit. Voulez-vous revenir ici dans une heure ? Je vous ferai assister à l’interrogatoire.

 

À son retour au Palais de justice, Margival, qu’un agent était allé chercher en voiture, se trouvait déjà dans le cabinet du juge.

 

Roger se fit annoncer à M. de Lignerolles qui le demanda aussitôt. Quand il entra, l’interrogatoire du vieillard allait commencer. Le magistrat présenta Roger à Margival. Ce dernier s’inclina sans dire un mot. Une grande souffrance morale se lisait sur les traits du père de Marie-Louise.

 

– Vous pouvez répondre à mes questions devant monsieur Laroque, lui dit M. de Lignerolles.

 

– Mais enfin, Messieurs, que me voulez-vous ? demanda le vieillard avec une impatience marquée.

 

Le juge ne savait trop comment révéler à cet honnête homme les procédés peu délicats employés par Pivolot pour surveiller les démarches de la veuve Vignol. Après une hésitation qui parut fort pénible à Margival et même à Roger Laroque, M. de Lignerolles se décida enfin à user du pouvoir discrétionnaire dont les juges d’instruction sont investis dans l’intérêt de la sûreté publique.

 

– Monsieur, dit-il, j’ai cru devoir, pour les raisons que vous connaissez, faire établir une surveillance autour de la maison de banque de monsieur de Terrenoire, votre patron. Or, ce matin, l’un de mes agents a été témoin d’un fait vraiment extraordinaire qui s’est passé, boulevard Haussmann, à cent mètres tout au plus de votre établissement financier.

 

Le vieillard devint très pâle. Ses lèvres se contractèrent.

 

– Vous savez de quel fait je veux parler, continua le juge. Dispensez-moi de préciser. De deux choses l’une : ou il s’agit d’un événement de la vie privée sans aucun intérêt pour l’instruction concernant le crime dont nous recherchons l’auteur ; ou bien cet événement peu ordinaire, si j’en suis informé dans les moindres détails, me facilitera ma tâche.

 

M. de Lignerolles s’arrêta là. Il attendait que Margival voulût bien répondre au sous-entendu de son raisonnement. Le vieillard ne savait pas mentir. Faire l’ignorant, nier le fait révélé au juge par un agent bien informé, cela était au-dessous de lui. Il répondit franchement :

 

– Mon Dieu, Monsieur, vous faites sans doute allusion à la lettre qu’une dame âgée…

 

– Madame Vignol…

 

– C’est cela, madame Vignol m’a en effet remis une lettre, une lettre importante… non pour votre enquête, mais pour…

 

Le vieillard, en proie à une vive douleur, ne put retenir un sanglot étouffé.

 

– Je vous en prie, Messieurs, dit-il en s’affaissant sur un fauteuil, dispensez-moi de préciser. La lettre ou plutôt les lettres que madame Vignol m’a apportées et dont la pauvre femme ignore le contenu, me regardent seul, et rien au monde ne pourrait me forcer à vous révéler les faits dont j’emporterai prochainement le secret dans la tombe. Regardez-moi, Messieurs, ne devinez-vous pas, à l’expression de mon visage, que ces lettres m’ont frappé à mort ? De quel droit, me faites-vous surveiller ? Croyez-vous donc que je sois pour quelque chose dans l’épouvantable crime soumis à votre instruction, monsieur de Lignerolles ?

 

– Non, se hâta de dire le magistrat, je ne crois pas cela, je ne le croirai jamais.

 

– Alors, que voulez-vous de moi ?

 

– Vous allez le savoir. Ces lettres vous ont été envoyées par madame de Terrenoire qui a employé à cet effet, comme messagère inconsciente, la veuve Vignol. Vous n’ignorez pas que madame de Terrenoire a disparu ?

 

– Ah ! vous êtes bien informé, dit le vieillard. Oui, ces lettres, ces lettres maudites, je les dois à… la complaisance… Ah !… c’est affreux ! de madame de Terrenoire. Et après ? Je sais cela.

 

– Connaissez-vous aussi les raisons qui ont forcé cette malheureuse à quitter son mari, sa fille ?

 

– Non, monsieur. Vous pensez bien que monsieur de Terrenoire n’a pas à me les dire, ces raisons, en admettant qu’il les connaisse.

 

– Enfin, monsieur Margival, s’écria le juge, vous devez bien savoir où s’est réfugiée madame de Terrenoire, puisqu’elle vous a écrit.

 

– Elle ne m’a pas écrit, répliqua Margival, elle n’aurait jamais eu cette audace. Elle m’a simplement transmis des documents que la fatalité a fait tomber entre ses mains et dont la lecture m’a…

 

Suffoqué par sa douleur, le vieillard perdit connaissance.

 

– Je vous en prie, monsieur de Lignerolles, dit à son tour Roger, mettez fin à la torture de ce malheureux. Je pressens qu’il est victime d’une abominable machination. Il ne saurait être utile à votre enquête ; il ne sait rien de plus que ce qu’il vous a dit au point de vue du refuge de madame de Terrenoire.

 

Mais déjà le vieillard revenait à lui. M. de Lignerolles se hâta de lui rendre sa liberté.

 

– Surtout, lui recommanda-t-il, pas un mot de notre entretien à monsieur de Terrenoire.

 

– Lui ! Il part ce soir pour les Pyrénées.

 

– Vous le reverrez sans doute au mariage de sa fille.

 

– Certainement et j’aurai autre chose à faire que de lui parler du Palais de justice.

 

Il prononça ces derniers mots sur un ton où grondait la vengeance.

 

Tristot et Pivolot se firent annoncer aussitôt après son départ. Voulant les éviter, Roger avait repris sa place derrière le paravent.

 

M. de Lignerolles les mit au courant de tous les détails de l’incident Vignol.

 

– Je mettrai cet homme en liberté à cinq heures du soir. Trouvez-vous dans la cour du dépôt et suivez-moi cet homme jour et nuit. Revenez ici à quatre heures, je vous remettrai la photographie du docteur.

 

– La photographie ne nous suffira pas, observa Pivolot. Il nous manque le nerf de la guerre.

 

– On ne fait rien sans argent, surtout en matière de police, dit à son tour Tristot.

 

Vraiment le juge était bien étourdi de ne pas se souvenir que ces deux messieurs avaient été totalement ruinés par Luversan.

 

Roger Laroque s’amusait de l’embarras du juge d’instruction.

 

– Combien vous faudra-t-il pour filer le docteur Vignol ? demanda le magistrat à Tristot.

 

– Je ne sais pas, répondit celui-ci. Demandez à Pivolot.

 

M. de Lignerolles se tourna vers ce dernier.

 

– Combien ? répéta-t-il.

 

– Je ne sais pas, fit à son tour Pivolot. Demandez-le à Tristot.

 

Cela devenait embarrassant.

 

– Causons peu et causons bien, dit enfin Tristot. Ne croyez-vous pas que le docteur aura plus d’une bonne raison pour quitter Paris dès qu’il sera remis en liberté ?

 

– Cela se pourrait bien, répondit le juge.

 

Les deux policiers firent un grand geste qui signifiait : « Nous ne sommes pas au bout de notre peine ; il en faudra de l’argent ! »

 

Et le juge se grattait toujours l’oreille. Dans cette situation, force lui serait bien de se priver du concours de Tristot et Pivolot.

 

À ce moment, Roger Laroque, sortit de derrière son paravent. Pour se donner une contenance, il avait pris un livre dans la bibliothèque et le tenait ouvert.

 

– Merci, dit-il à M. de Lignerolles. J’ai trouvé les renseignements que je désirais.

 

Il tendit la main aux deux policiers, puis, tirant de sa poche un portefeuille rempli de billets de banque :

 

– Mes enfants, leur dit-il, je vous défends de vous adresser à d’autres qu’à moi pour les frais de vos enquêtes. Voici cinq mille francs. Avec cette somme, vous pouvez aller encore assez loin. Mais il faut compter sur l’imprévu. Voici encore cinq mille francs. Est-ce assez ?

 

– C’est trop, dirent Tristot et Pivolot, sans refuser toutefois les dix beaux billets de mille qu’ils se partagèrent séance tenante.

 

CHAPITRE LXXIII

 

Le chef de la Sûreté était fort embarrassé du docteur Vignol. Il n’osait l’interroger sans en avoir reçu l’ordre du juge d’instruction qui, au reçu de la lettre dénonciatrice de Martellier, avait fait surveiller par des agents sûrs les abords du Crédit des Deux-Mondes, ordonné l’arrestation du docteur dès qu’il viendra toucher le chèque de quatre-vingt mille francs, et conduit lui-même toute l’enquête de cet incident si imprévu.

 

Au bout d’une demi-heure, le chef de la Sûreté, obligé de partir en expédition, se débarrassa du prisonnier en l’envoyant au dépôt pour y être mesuré et photographié.

 

Les deux inspecteurs conduisirent le docteur au bureau du service d’identification des inculpés nouvellement arrêtés. Le docteur se soumit sans résistance, mais un grand découragement s’empara de lui. Il se voyait pris dans l’étau de la justice. Il sombrait dans ce gouffre sans fond.

 

Fatigué d’attendre la décision de son juge, le docteur écrivit fébrilement au crayon le billet suivant à M. de Lignerolles :

 

« Vous avez reçu ma déposition. Je ne nie pas les faits qui me sont reprochés et j’en subirai les conséquences.

 

« Je vous en supplie, ne me détenez pas inutilement. Laissez-moi rassurer ma mère qui ne sait rien, ne saura jamais rien.

 

« S’il vous faut une caution, je sais où la trouver. Je vous l’apporterai sous trois jours et je vous donne ma parole d’honneur de me présenter à toutes vos convocations. »

 

Il mit le billet sous enveloppe et obtint d’un agent qu’il le porterait de suite à M. de Lignerolles.

 

En lisant ce pli, le magistrat fut frappé de la confiance avec laquelle le docteur promettait caution. Avec une logique un peu trop facile, il se dit que Mme de Terrenoire pouvait seule fournir la somme. Il ne douta plus de la prochaine revanche de Tristot et Pivolot qui, en filant le docteur avec leur habileté accoutumée, ne pouvaient manquer de retrouver la femme du banquier et peut-être Luversan.

 

Un instant après, il faisait ramener l’inculpé dans son cabinet.

 

– Je fixe la caution à vingt mille francs, dit-il. N’essayez pas de fuir. Je vous retrouverai toujours. Restez correct vis-à-vis de la justice si vous voulez mériter son indulgence.

 

Le visage du prévenu s’illumina de joie. Libre ! Il allait être libre !

 

– Je tiendrai ma parole, dit-il d’un ton ferme. Ma caution de vingt mille francs sera prête, sous trois jours, au plus tard.

 

– Très bien. On va vous reconduire au dépôt pour la levée de l’écrou, et vous serez libéré de suite… à titre provisoire, bien entendu.

 

Les deux agents firent repasser le docteur par ces mêmes couloirs où il n’osait lever les yeux de peur d’apercevoir une figure de connaissance.

 

Rentré au dépôt, il en sortit à quatre heures et demie, seul, libre ! Quai de l’Horloge, il s’arrêta pour voir s’il était suivi. Personne ne l’observait. D’un pas rapide, il gagna le Pont-Neuf où il prit au passage l’omnibus Halles-aux-vins-Pigalle et rentra rue des Abbesses, chez sa mère, qu’il trouva tout en larmes.

 

– Qu’as-tu, mère ? lui demanda-t-il.

 

– Un gros chagrin, mon Pierre.

 

– Qu’est-il arrivé ? dis-le-moi, vite, je pars en voyage dans une heure. Je vais en Normandie.

 

– Quoi faire ?

 

– Je t’ai parlé d’un malade, monsieur Boizard, qui avait été victime d’un accident de voiture, rue de Moscou, le mois dernier et que j’ai soigné à domicile.

 

– Oui. Eh bien ?

 

– J’ai guéri monsieur Boizard. Sans moi, un charlatan lui coupait la jambe.

 

– C’est vrai. Mais où veux-tu en venir ?

 

– Il me faut de l’argent pour monter un cabinet de consultations. Monsieur Boizard qui est riche, m’en prêtera.

 

– Le crois-tu ?

 

– J’en suis sûr. Monsieur Boizard n’est pas pour moi un étranger. Je lui ai sauvé la vie et je compte sur sa générosité, sa reconnaissance et surtout sa fortune.

 

– Ce monsieur ne devait-il pas t’écrire aussitôt arrivé au pays ?

 

– Oui. Il me l’avait formellement promis.

 

– L’a-t-il fait ?

 

– Il ne l’a pas fait.

 

– Quand monsieur Boizard a-t-il quitté Paris ?

 

– Il y a huit jours. Je l’ai accompagné justement à la gare.

 

– Calcule un peu. Il a eu largement le temps de t’écrire. Tu vois un ami où il n’y a qu’un client. Chacun sait que le malade promet monts et merveilles à son médecin. Tu vas t’aliéner ce monsieur en lui demandant de l’argent.

 

Ce raisonnement de femme expérimentée ébranla la confiance de Pierre.

 

– C’est pourtant vrai, dit-il, il me prouve son ingratitude en ne m’écrivant pas. Je n’aurais pas cru cela de lui.

 

– N’y va pas. Mon pressentiment me dit qu’il ne t’arrivera rien de bon là-bas.

 

Pierre réfléchit un instant.

 

– J’y vais, dit-il enfin. Je veux en avoir le cœur net. Le silence de cet homme m’inquiète et m’intrigue tout à la fois. J’aurais juré que monsieur Boizard m’écrirait le lendemain de son arrivée.

 

– Donne-moi son adresse précise. Que je puisse t’envoyer une dépêche s’il m’arrivait du nouveau.

 

– Mais il ne peut rien t’arriver ! Tu vas rester bien tranquille ici.

 

– Est-ce que je sais ! Je suis si inquiète d’Andréa. Toi-même, tu me fais beaucoup de peine depuis quelque temps. Une mère n’est pas facile à tromper. Tu me caches quelque chose. Tu n’es plus le même à mon égard. Tu m’as laissée bien seule pendant deux mois ! C’est l’ambition qui te tourmente. L’ambition n’est pas toujours bonne conseillère.

 

Le docteur Vignol n’aimait pas les reproches.

 

– Tu veux l’adresse de monsieur Boizard, dit-il. La voici. Il inscrivit au dos d’une des cartes les indications suivantes :

 

CHARLES BOIZARD

 

propriétaire

 

Château des Mouettes, près Auderville (Manche.)

 

Puis il passa dans sa chambre où il prit dans une cachette deux billets de mille francs sur les cinq mille provenant de la générosité de M. Boizard. Sa valise fut bientôt faite.

 

– Tu vois, dit-il à sa mère en lui montrant le peu de linge qu’il emportait, je n’ai pas l’intention de visiter le pays en touriste, ni de m’attarder chez mon amphitryon.

 

Elle le pria de s’asseoir un instant. Il obéit avec contrainte.

 

– Tu vas me faire une promesse, dit-elle. J’ai la mort dans l’âme. À mon âge on a tant besoin de tranquillité. Tu m’écriras, aussitôt arrivé, n’est-ce pas ?

 

– C’est inutile. Je verrai monsieur Boizard immédiatement. Il m’obligera ou il ne m’obligera pas. Dans l’un ou l’autre cas, je reviens à Paris par le train le plus proche.

 

– Eh bien ! jure-moi de m’envoyer une dépêche si tu devais t’attarder, ne fût-ce qu’une seule journée.

 

– Je te le jure.

 

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

 

Le docteur Vignol se fit conduire en fiacre à la gare Saint-Lazare où, après avoir dîné dans un restaurant du voisinage, il prit le train de Cherbourg, à huit heures du soir.

 

Arrivé à 6 h 19 du matin, il lui restait encore cinq lieues à faire en voiture pour arriver au château des Mouettes, dans les dépendances de la commune d’Auderville.

 

CHAPITRE LXXIV

 

Près d’Auderville, à trois kilomètres de la mer, existe en pleins champs un amas de ruines que les marins de La Hague ont baptisé du nom de château des Mouettes. S’il faut en croire le vieil Yver d’Auderville, fils et petit-fils de bergers, berger lui-même, historiographe distingué de son arrondissement, mais en paroles seulement, il vous dira, d’après des récits authentiques transmis de père en fils dans sa famille :

 

« Les Boizard étaient autrefois de riches et entreprenants manufacturiers du Cotentin. Ils faisaient le bonheur du pays et trouvaient le moyen d’être toujours d’accord avec leurs seigneurs.

 

« Les Boizard eurent le tort, vers 1530, de trouver que le pape avait mal fait d’excommunier le moine allemand Luther, comme hérétique.

 

« Les Boizard se convertirent à la foi calviniste, furent persécutés et eurent l’honneur d’avoir un des membres les plus éminents de leur lignée, Gabriel-Joseph Boizard, massacré à la Saint-Barthélémy, au son du tocsin de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

« Les Boizard ne retrouvèrent la paix que sous le règne d’Henri IV qui, revenant à la véritable tradition française, inaugura le règne de cette tolérance, si vainement prêchée par L’Hospital, en accordant aux protestants, par l’édit de Nantes, la liberté de conscience, le droit d’exercer leur culte, pour les seigneurs hauts-justiciers dans leurs châteaux, avec permission d’admettre aux sermons religieux la famille de leurs vassaux. »

 

Bien que ne sachant ni lire, ni écrire, le berger Yver vous prouvera encore, avec force détails d’une précision absolue, que l’édit de Nantes, révoqué par Louis XIV, causa la perte de bien des braves gens, et non des plus bêtes, dans notre beau pays de France ; que, notamment, les Boizard, mis en demeure de renier leur foi, préférèrent quitter le Cotentin et chercher une patrie plus hospitalière aux travailleurs.

 

« Sachant que leurs biens seraient confisqués, affirme-t-il, les Boizard résolurent de détruire leur château plutôt que d’en faire cadeau à un gouvernement qui enlevait aux prétendus hérétiques jusqu’à leur état civil et déclarait illégitimes les enfants issus de leurs mariages.

 

« Durant la nuit du 24 octobre de la même année, les habitants des communes environnantes furent avertis que le feu était aux quatre coins du château. Ils accoururent pour porter secours, mais chacun s’en retourna bientôt chez soi en apprenant par un lettré de l’endroit que les Boizard avaient placé devant la façade de leur demeure un écriteau ainsi conçu :

 

DÉFENSE DE JETER DE L’EAU SUR LE FEU

 

Les propriétaires sont en sûreté et souhaitent un meilleur sort

 

à leurs amis, ouvriers et connaissances.

 

Le bonhomme Yver termine ainsi son petit discours, toujours le même.

 

« Les Boizard étaient en train, pendant la flambée de leur château, d’émigrer en barque chez les Anglais. De la grande île, ils passèrent en Hollande où ils firent des affaires d’or. Après la Révolution française, il ne restait plus qu’un Boizard qui, ambitieux de restaurer le château de ses pères, en racheta les ruines à vil prix. Il fit commencer de suite les travaux de restauration. On releva d’abord les bâtiments de la ferme attenante au château, mais le propriétaire, rappelé dans la Guyane hollandaise où il avait laissé sa femme malade, ne reparut pas. Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait. Cependant, les gardiens de la ferme et des ruines ont, depuis ce moment, reçu de père en fils leurs appointements par l’intermédiaire du notaire, ce qui permet de croire que cette belle race de huguenots n’est pas près de finir et qu’un jour viendra où elle reprendra à La Hague le rang qui lui convient. »

 

Or, quatre jours après le départ du docteur Vignol pour Auderville, deux hommes, vêtus d’un vieux complet de commissionnaire, en velours marron, s’escrimaient sur la grande route, devant une ferme isolée à l’extrémité sud de la commune, l’un à faire tourner, au moyen d’un patin, la roue d’une meule, l’autre à repasser des couteaux au frottement de cette meule. Il était environ trois heures de l’après-midi. Ces travailleurs en plein vent ne mettaient guère d’action à leur ouvrage. De temps à autre, ils sondaient des yeux l’horizon.

 

– Eh bien, monsieur Pivolot, dit l’un, ne trouvez-vous pas qu’il serait temps de rendre compte de notre nouvelle déception à monsieur de Lignerolles ?

 

– Non, monsieur Tristot. Je persiste à croire que le docteur, entré il y a trois jours, sous mes yeux, au château des Mouettes, n’en est pas ressorti.

 

– Puissiez-vous avoir raison ! répliqua Tristot. Le fait est qu’un voyageur ne peut pas prendre d’autre chemin que cette route, qu’il vienne à cheval, en voiture ou à pied, pour reprendre le train à Cherbourg. Attention ! Voici la patache. J’entends les grelots.

 

Les deux compères s’étaient installés dans le fossé de la route, à un point où la montée est assez rude pour obliger le conducteur d’une diligence à mettre au pas ses animaux.

 

La voiture passa lentement près d’eux. Ils eurent tout le temps nécessaire à leur inspection.

 

– Pas encore ! firent-ils en poussant un énorme soupir.

 

– Pourvu dit Tristot, que le docteur n’ait pas fait comme les Boizard du siècle de Louis XIV dont le vieil Yver nous a si bien raconté l’histoire.

 

– Non, monsieur Tristot, non ! Le vent de la mer ne permettrait pas au docteur de faire, dans un simple « esquif », comme on disait au bon temps jadis, la traversée de la Manche. Attention ! voici notre homme.

 

L’homme de M. Pivolot n’était autre que le berger Yver, qui, suivi de son troupeau, s’avançait gravement.

 

Les policiers se remirent à l’ouvrage.

 

Le vieux Normand s’arrêta devant eux.

 

– Et mon couteau ? leur demanda-t-il.

 

– Le voici, dit Pivolot. Méfiez-vous ; nous en avons fait un vrai rasoir. Le berger examina la lame, parut satisfait, et demanda ce qu’il devait.

 

– Deux sous, répondit Pivolot.

 

– À ce métier-là, dit-il, vous ne ferez point fortune par ici. Cependant, si vous avez des rentes…

 

– Des rentes ! répliqua Pivolot. C’est pas dans notre métier qu’on en attrape jamais. Heureusement que nous avons plusieurs cordes à notre arc.

 

– J’en avions doutance, dit le paysan qui, grâce à sa prodigieuse mémoire, maniait tout aussi bien le jargon de La Hague que le beau parler des citadins.

 

Et il ajouta :

 

– Vous n’êtes point ici pour enfiler des perles. Pas vrai ?

 

Les deux policiers se consultèrent du regard, ainsi qu’ils en avaient l’habitude dans les grandes occasions. Ils savaient aussi se parler par des gestes dont aucun traducteur n’aurait pu saisir le sens. Tristot ouvrit sa tabatière et la présenta à Pivolot. Cela signifiait : « Faut-il prendre cet homme pour confident ? » Pivolot prisa bruyamment, ce qui voulait dire : « Vous pouvez prendre cet homme pour confident. »

 

– Mon père Yver, dit Tristot au berger, rentrez votre troupeau à la ferme et revenez ici le plus tôt possible. Nous avons besoin de toute votre intelligence, dont plus d’un savant archi-décoré se contenterait ; de tout votre flair, dont les limiers patentés de la préfecture de police seraient jaloux.

 

– Quelle mauvaise action allez-vous me proposer ? répliqua le vieux Normand.

 

– Regardez-nous bien en face, dit Pivolot. Avons-nous l’air de malhonnêtes gens ?

 

– Non, mais vous devez être de fiers malins.

 

– Malins n’est pas malicieux, encore moins méchants. Nous combattons l’esprit du mal ; nous ne l’assistons jamais.

 

– Vous en êtes, quoi !

 

– Nous en sommes ! avouèrent franchement les deux policiers. Mais nous en sommes sans en être, tout comme les francs-tireurs étaient soldats sans appartenir à l’armée.

 

Les derniers moutons se poussaient sous le porche de la grande entrée de la ferme, lorsque Pivolot crut devoir interpeller Tristot.

 

– Vous vous êtes emballé, mon ami.

 

– Et vous, mon cher. Il ne tenait qu’à vous de ne pas allonger votre pouce et votre index dans ma tabatière.

 

– Ça, c’est vrai. N’empêche que vous vous êtes emballé le premier et que vous m’avez entraîné dans votre emballage. Nous voilà à la merci d’un vieux madré qui n’aurait qu’un mot à dire dans le pays pour nous faire jeter à la mer comme de simples gabelous.

 

– Yver nous servira.

 

– J’en doute.

 

– Et moi, j’en mettrais la tête de Luversan à couper.

 

Déjà le vieux berger revenait gaillardement vers les deux faux rémouleurs. Il explora du regard la grande route et ne voyant rien de suspect, se croisa les bras.

 

– Que voulez-vous de moi ? leur demanda-t-il.

 

– À propos du retour inespéré du dernier des Boizard, dit Tristot, vous nous avez raconté l’histoire vraiment extraordinaire de cette ancienne famille.

 

– Oui, fit le berger, et je n’ai rien dit qui ne soit la vérité. Les Yver n’ont pas de bibliothèque, mais ce qu’ils savent est écrit en lettres ineffaçables dans leur mémoire.

 

– Je n’en doute pas. Vous estimez les Boizard et vous ne voudriez pas qu’il arrivât du mal au dernier survivant de leur race ?

 

– Ah, mais non ! s’écria le Normand.

 

Tristot se passa la main dans les cheveux, ce qui voulait dire à Pivolot : « Vous voyez bien que j’ai raison de me confier à ce vieux berger. » Pivolot se frotta le nez, ce qui signifiait : « Attention à la suite. »

 

– Eh bien, dit le premier, nous croyons, mon ami et moi, que le dernier des Boizard est en très mauvaises mains et que, s’il est aussi riche qu’on le prétend, il court le risque de se faire administrer quelque mauvaise drogue.

 

– Par qui ? demanda Yver.

 

– Par son médecin.

 

– Vous me la chantez belle ! répliqua le vieux berger. Il n’y a pas de médecin qui vienne au château des Mouettes. Notre vieux docteur d’Auderville, monsieur Martineau est au lit depuis huit jours et je vous réponds qu’il est incapable d’empoisonner le dernier des Boizard.

 

– Vous n’êtes pas au courant, mon brave Yver, dit Pivolot, monsieur Boizard a reçu la visite, non du docteur Martineau, mais d’un médecin de Paris qui s’est installé au château, ou plutôt à la ferme, il y a trois jours.

 

– Oh ! çà, je le saurais bien, si c’était vrai.

 

– Nous le savons, nous autres !

 

– À preuve ?

 

– À preuve que nous avons vu entrer le docteur en question à la ferme et qu’il n’en est pas encore sorti.

 

– Et vous vous méfiez du médecin ?

 

– Abrégeons, mon vieil Yver. Abrégeons. Le docteur qui est chez monsieur Boizard a été arrêté la semaine dernière à Paris pour avoir favorisé la fuite d’un grand criminel dont il a touché quatre-vingt mille francs que la justice a saisis. On l’a laissé en liberté dans l’espoir de le retrouver un jour ou l’autre en compagnie de ce malfaiteur. Nous l’avons filé de Paris jusqu’ici, et comme nous voyons que cela pourrait tourner mal pour monsieur Boizard, nous sentons la nécessité d’agir.

 

– Quel âge a votre médecin ? demanda le berger.

 

– Vingt-six ans.

 

– C’est bien jeune pour empoisonner son monde. Comment monsieur Boizard, qui est si riche, a-t-il pu se confier aux soins d’un débutant ?

 

– Ce débutant a eu la chance de se trouver là au moment où votre compatriote a eu la jambe cassée dans la rue par les roues d’une voiture dont le cheval s’était emporté. Pour prix de sa guérison, monsieur Boizard lui a donné cinq mille francs. Le docteur, que ce cadeau magnifique a mis en appétit, voudrait sans doute une plus grosse part du gâteau, sinon le gâteau tout entier. Or, il est permis de tout penser de la part d’un homme qui a reçu quatre-vingt mille francs d’un criminel en fuite.

 

– En effet, dit Yver. Allez, marchez, que faut-il faire ?

 

– Avez-vous vos entrées au château des Mouettes ?

 

– Oui et non. Je connais les gardiens, le père Mazurier et sa digne femme, mais je ne connais pas monsieur Boizard.

 

– Voyez les Mazurier et tâchez de savoir si le docteur Vignol, vous entendez bien : Vignol, est parti.

 

– C’est tout ?

 

– C’est tout pour aujourd’hui. Nous vous attendrons à l’auberge du Cheval-Blanc où nous logeons.

 

– J’y serai dans une heure ou deux.

 

Le vieil Yver se dirigea d’un pas rapide vers le château des Mouettes. Tout justement, la mère Mazurier, aussi bavarde que son mari était taciturne, se trouvait sur le pas de sa porte.

 

– Bonsoir, madame Mazurier.

 

– Bonsoir, mon grand Noël.

 

Tous deux étaient à peu près du même âge. Ils s’étaient bousculés autrefois ensemble dans les dunes quand ils allaient à la pêche aux équilles. Ils n’avaient guère de secrets l’un pour l’autre.

 

– Dis donc, Léonie, lui demanda le vieux Noël, c’est-y vrai qu’ton maître étions malade.

 

– Not’maître. J’l’avons à peine aperçu trois ou quatre fois depuis qu’il est rentré. Mais pour sûr qu’y n’est pas plus malade qu’toi et qu’moi.

 

– Alors, répliqua Noël, pourquoi monsieur Boizard a-t-il fait venir un médecin de Paris ?

 

– Fait venir ! C’est bien le médecin qui est venu seul. Mazurier était au potager quand un grand jeune homme, arrivé par la diligence, est entré ici et m’a priée de faire passer sa carte à notre maître. J’ai été chercher Mazurier qui sait lire et a lu la carte tout en la portant à la salle à manger où monsieur Boizard prenait le café au lait avec sa femme. Pour te dire vrai, mon Noël, la visite du docteur n’a pas paru, à ce que m’a rapporté mon homme, faire plaisir à notre maître. Monsieur Boizard a pris la carte, est devenu tout pâle, et a dit : « J’y vais », Mazurier est sorti derrière notre maître qui l’a arrêté sur le palier et lui a dit : « Faites entrer ce monsieur dans la tourelle. »

 

– À l’entrée des ruines. Et après ?

 

– Après, nous ne savons plus rien ou pas grand-chose. Le médecin est parti le matin même.

 

– Par la diligence ?

 

– Non, notre maître a dû le conduire lui-même dans sa voiture jusqu’à Cherbourg.

 

– Tu les as vus partir ?

 

– Non, ni Mazurier non plus.

 

– Qui conduisait la voiture ?

 

– Notre maître en personne.

 

– C’est Mazurier qui a attelé le cheval ?

 

– Oui, mais c’est notre maître qui a amené la voiture à la tourelle en suivant le mur de la ferme, jusqu’à la poterne qui n’avait jamais été ouverte depuis des années et des années.

 

– Mazurier ne l’a pas aidé ?

 

– Non. Notre maître lui a dit qu’il n’avait pas besoin de lui. Mais pourquoi me demandes-tu tout ça, mon Noël. Comme tu deviens curieux, en vieillissant !

 

Le vieux jardinier-concierge du château des Mouettes fronça le sourcil en les apercevant. Toutefois, comme à son ordinaire, il tendit la main à Noël et l’invita à entrer dans leur petit pavillon pour boire un coup de cidre.

 

– Ça n’est pas de refus, dit le berger enchanté de mettre les pieds dans la place.

 

– Entre vite, recommanda Mazurier. Le patron ne veut pas que nous recevions de visites.

 

Quand ils furent attablés et qu’ils eurent vidé silencieusement leurs verres :

 

– On prétend dans le pays, dit Mazurier à Noël, que tu es malin. Je voudrais bien en avoir la preuve.

 

– Faudrait une occasion, répondit le berger.

 

Mazurier ordonna à sa femme, par un geste énergique, d’aller voir dans une autre pièce si elle n’avait pas quelque chose à ranger. Elle obéit, par la force de l’habitude.

 

– Écoutez, mon père Noël, dit Mazurier à voix basse. Je voudrais savoir si une chose dont j’ai vent est vraie.

 

– Demande, mon père Mazurier, et tu seras servi, si possible.

 

– J’ai vent que not’maître va tout faire vendre ici.

 

– Déjà ?

 

– Oh ! ce n’est pas un Boizard comme les autres. Il ressemble autant à un Normand qu’un Espagnol ressemble à un Anglais. Depuis qu’il est ici, il n’est sorti qu’une fois, pour reconduire tout seul à Cherbourg un médecin de Paris qui était venu lui rendre visite.

 

– Tu voudrais savoir si ton maître veut vendre oui ou non ?

 

– C’est ça. Nous avons une bonne place, pas grand-chose à faire, et ça nous peinerait de la perdre. Est-ce que le petit clerc de notaire d’Auderville n’est pas un brin ton neveu ?

 

– C’est mon neveu tout de bon, s’il te plaît.

 

– Il te dira bien ça, ton neveu, si on doit vendre la ferme.

 

– Oui, mais c’est une grosse indiscrétion.

 

– Nous ferons un bon déjeuner, pas vrai ?

 

– Va pour le déjeuner. Si je consens, c’est plutôt pour ta femme que pour toi.

 

– Oui, oui, je sais que tu en as tenu autrefois pour ma femme ; mais quand tu es revenu du service, tu as trouvé l’oiselle en cage.

 

– Avec un merle qui savait mieux siffler que moi. Eh bien, c’est vrai, père Mazurier, on peut se dire ces choses-là à nos âges. Ça ne tire plus à conséquence. J’irai voir mon neveu tout à l’heure et je te rapporterai le renseignement demain.

 

– Pourquoi pas ce soir ?

 

– Je n’aurai pas le temps. J’ai affaire en ville.

 

– Où ?

 

– À l’hôtel du Cheval-Blanc. J’y serai dans deux heures. Si tu veux venir m’y rejoindre, tu seras sûr de m’y trouver.

 

– J’irai.

 

Le vieil Yver rentra en hâte à Auderville.

 

Il débaucha son neveu à l’étude du notaire et l’emmena vider un pichet de cidre dans une taverne.

 

Paul Yver était un de ces gamins de quinze ans qui, entrés, au sortir de l’école primaire dans le notariat, vous ont de grands airs de tabellions en herbe.

 

Quand le berger eut, après mille protestations de tendresse, exprimé le désir de connaître si le château des Mouettes allait être vendu par son propriétaire, Paul secoua la tête en petit monsieur fort embarrassé, puis il laissa échapper de sa bouche ces deux mots que son patron, M. Martineau, prononçait plus de cent fois par jour :

 

– C’est grave… C’est grave.

 

– Eh ! je le sais bien, fit l’oncle. Aussi devrais-tu renvoyer à tous les diables tout autre que moi qui te ferait la même question.

 

– C’est grave, répéta le jeune clerc.

 

– Je n’en disconviens pas, mais rappelle-toi toutes les gâteries dont je t’ai comblé quand tu n’étais pas plus haut que Pataud, mon chien de garde. Il n’y avait rien de trop beau, de trop bon pour toi.

 

– Je vais vous dire ce qui en est, mon oncle, parce que c’est vous. Oui, le château des Mouettes sera mis en vente : mais le propriétaire, monsieur Boizard, demande qu’on n’en souffle mot à personne. Je ne le saurais pas moi-même si le patron, qui est sourd, ne l’avait crié ce matin à sa femme. Le patron ne demande pas mieux qu’on vende, attendu qu’il a son bénéfice : mais ça lui semble louche que monsieur Boizard soit venu tout exprès en Normandie pour cette opération.

 

– Pourquoi ? c’est bien naturel qu’un propriétaire se dérange quand il s’agit de la vente de son domaine.

 

– Le patron criait à sa femme ce matin : « Je n’aime pas qu’on me presse de cette façon-là. Ce Boizard, qui ne rend visite à personne, qui arrive tout juste pour me dire : “Voici mes papiers de famille, mes titres de propriété, vendez mes biens et que ça ne traîne pas”, ne m’a pas l’air très catholique. Il a dû faire quelque banqueroute à l’étranger, et il a peur que ses créanciers ne mettent la main sur la ferme et ses dépendances. C’est grave. C’est très grave. »

 

L’oncle remercia le neveu, et après avoir payé le pichet, malgré les protestations du jeune clerc qui faisait semblant d’ouvrir son porte-monnaie, il se rendit à l’hôtel du Cheval-Blanc où l’attendaient Tristot et Pivolot.

 

Les policiers s’enfermèrent avec lui dans leur chambre.

 

– Vous perdez votre temps, Messieurs, leur dit le berger. Il y a beau jour que l’oiseau est déniché.

 

– Quel oiseau ?

 

– Votre docteur Vignol, quoi ! Il a été reçu par monsieur Boizard le matin de son arrivée. Une heure après, monsieur Boizard le reconduisait lui-même dans sa voiture, à Cherbourg.

 

– Qui vous a dit cela ?

 

– Le concierge du château des Mouettes.

 

– Il les a vus partir ?

 

– Non, mais c’est tout comme.

 

Et le vieux berger raconta les choses telles que le père Mazurier les lui avait expliquées.

 

– Eh bien moi, dit Tristot après avoir offert à Pivolot une prise de tabac que ce dernier accepta, je vous dis que ce matin-là, il n’est passé aucune voiture de maître sur la route de Cherbourg.

 

– Monsieur Boizard aura peut-être conduit le docteur Vignol dans une autre direction.

 

– Dans ce cas, il l’aurait ramené au château.

 

– À moins, toutefois, observa Pivolot, qu’il ne l’ait aidé, par reconnaissance, à se cacher chez des pêcheurs qui, moyennant une bonne somme, se chargeraient de le passer en Angleterre.

 

L’ancien marin haussa les épaules.

 

– Que d’histoires ! fit-il. Monsieur Boizard ne connaît personne ici, bien que tout le monde s’occupe de lui depuis son retour. Il ne saurait donc proposer au premier venu un semblable marché sans risquer très gros. Quand bien même il aurait réussi à trouver un passeur, je vous garantis que le vent qui souffle depuis tantôt huit jours ne permettrait pas au plus hardi marin de faire la traversée de la Manche.

 

– Alors, c’est grave, déclara Tristot.

 

– Tiens ! fit Yver, voilà que vous parlez comme mon neveu Paul.

 

Au même instant, l’aubergiste frappa à la porte des deux fameux rémouleurs.

 

– Eh ! père Yver, cria-t-il, il y a en bas le père Mazurier qui vous demande.

 

– Faites-le monter, répondit le vieux berger.

 

Rapidement, il garantit aux deux compères la discrétion et l’intelligence du gardien du château des Mouettes. Tristot et Pivolot firent une grimace. Ils se disaient qu’un secret gardé par quatre personnes risque fort d’être éventé. Mais il n’y avait plus à reculer.

 

Mazurier entra sans demander la permission. En apercevant le berger en compagnie de ces deux hommes déguisés en ouvriers, il parut tout interloqué.

 

– Mon père Mazurier, dit Yver, je puis te parler carrément devant ces messieurs. Ils s’intéressent encore plus que toi à ton affaire. Tu sauras pourquoi tout à l’heure.

 

– Ça sera-t-il vendu ? demanda le gardien du château des Mouettes.

 

– Ça sera vendu.

 

– Tonnerre !

 

Pivolot jugea le moment opportun pour tirer de sa valise une bouteille de vieux cognac.

 

– Allez nous chercher des verres, demanda-t-il au berger. Nous causerons mieux après avoir bu de ce réconfortant. Vous m’en direz des nouvelles.

 

Tout bas ou haut Normand est sensible aux bons procédés. Yver eut bientôt fait de descendre et de remonter l’escalier. D’abord, il n’aurait pas voulu qu’on fît parler Mazurier sans être là.

 

Ils s’assirent autour d’une table boiteuse. Pivolot remplit les quatre verres. On trinqua, on but, puis on fit claquer sa langue.

 

– C’est du fameux ! déclara l’ancien marin.

 

– Un velours ! approuva l’autre.

 

Yver fit un geste solennel pour indiquer qu’il allait parler.

 

– Je t’écoute, dit Mazurier.

 

– Eh bien, voilà. Ces messieurs ne sont pas des rémouleurs, comme on pourrait le croire quand on les voit repasser des couteaux à la meule sur la route de Cherbourg. Ce sont, devine un peu… Bah ! tu n’es pas sorcier… Ce sont… des agents de police.

 

Mazurier ne broncha pas.

 

– Ils ont filé depuis Paris jusqu’ici le docteur Vignol qui, paraît-il, a fait un mauvais coup et qu’on laisse en liberté dans l’espoir de le repincer en compagnie de son complice. Leur opinion est que ce jeune médecin n’a fait le voyage que pour extorquer de l’argent à ton maître.

 

– C’est affaire à lui et à mon maître, déclara Mazurier. Mon maître n’est plus mon maître, puisqu’il vend les Mouettes, ce qui nous mettra sur la paille, ma femme et moi.

 

– Tranquillisez-vous ! s’écria Tristot. Si vous perdez votre place, je vous en retrouverai une. Je connais du monde influent à Paris.

 

Mazurier dévisagea son interlocuteur et lui trouva l’air de ces rares honnêtes gens qui ne promettent pas plus qu’ils ne peuvent tenir.

 

– Pourquoi, Monsieur s’intéresserait-il à moi ? demanda-t-il.

 

– À cause du service signalé que vous allez me rendre. Mon opinion est que le docteur Vignol n’a pas quitté le château, que votre maître le cache, et que le matin du jour où ce jeune médecin a débarqué chez vous, monsieur Boizard a simulé un départ pour vous faire croire qu’il reconduisait son visiteur à Cherbourg. Cette complaisance pourrait être fatale à votre maître.

 

– Comprends-tu, mon père Mazurier ? dit Yver. Selon ces deux messieurs qui s’y connaissent, le docteur serait capable de tout. Il ne faut pas laisser faire un mauvais coup dans ta propriété.

 

– Pour ça non ! s’écria Mazurier. Au surplus, rien ne m’étonnerait de la part de mes maîtres qui sont des cachotiers, comme jamais vous n’en avez vu de pareils. Je n’ai aperçu Madame que trois fois. C’est une assez belle femme, mais pour sûr, elle doit traîner avec elle un gros chagrin. Elle a les yeux rouges d’une créature qui pleure plus souvent qu’à son tour. Quant à Monsieur, ce grand brun…

 

À ces mots de grand brun, les deux policiers sautèrent sur leur chaise comme s’ils avaient reçu une décharge électrique.

 

– Un grand brun ! s’écrièrent-ils.

 

– Mais oui, répondit Mazurier. Un grand brun qui vous a un regard à vous donner froid dans le dos.

 

On juge de l’émotion éprouvée par les deux policiers en apprenant que le propriétaire du château des Mouettes n’était pas un petit homme rouge, mais un grand brun.

 

Et cette femme dont l’homme brun aux regards féroces était accompagné, cette femme encore belle et que le chagrin, ou plutôt le remords, étreignait dans la solitude du château des Mouettes, les deux policiers la devinèrent.

 

Tristot et Pivolot touchaient-ils enfin au triomphe ? Allaient-ils faire un coup triple, arrêter dans leur tanière Luversan, Andréa de Terrenoire et le docteur Vignol ?

 

Les deux bas Normands attendaient une question qui ne venait pas. Trop fins pour trahir leur pensée secrète, eux aussi avaient tressailli en entendant leur exclamation : « Un grand brun ! »

 

Mazurier surtout. Le vieux gardien des Mouettes n’admettait pas que le dernier des Boizard vendît cette propriété entretenue avec un soin religieux par ses ascendants. Et il comprenait fort bien que la stupéfaction des deux Parisiens à la piste du docteur Vignol, provenait du signalement qu’il avait donné de son maître.

 

C’était le cas ou jamais de la part de Tristot d’offrir une prise à Pivolot. Pour la troisième fois de la journée, Pivolot prisa énergiquement. Ils y allaient de leur reste.

 

Tristot raconta toute l’affaire, depuis A jusqu’à Z aux paysans. Très clairement, il relata le crime du boulevard Haussmann, l’arrestation de Jean Guerrier, les bévues de la police, leur enquête particulière sur la femme Brignolet, et enfin la découverte du coupable qu’ils avaient espéré arrêter eux-mêmes et qui leur avait échappé.

 

Arrivé à ce point de son récit, il abandonna l’affaire Brignolet pour parler de l’autre crime : l’assassinat de Larouette à Ville-d’Avray. Le vieil Yver n’en savait pas un traître mot, mais Mazurier, qui lisait régulièrement Le Petit Journal, interrompit le narrateur en s’écriant :

 

– L’histoire de Roger Laroque ! je la sais par cœur.

 

Le berger se fâcha contre l’interrupteur.

 

– Allez-y, dit-il à Tristot. Moi, je ne sais pas lire le journal et je n’ai pas de domestique pour me faire la lecture.

 

Tristot résuma l’erreur judiciaire dont Roger Laroque avait été victime, puis il dépeignit l’arrestation si extraordinaire de Luversan dans la maison même où le Levantin avait accompli son premier crime.

 

– Eh bien, dit-il en s’adressant au gardien du château des Mouettes, ce que vous ne savez pas, Monsieur, c’est que Luversan, de son vrai nom, Mathias Zuberi, n’est autre que l’assassin de Brignolet.

 

Et il expliqua comment Pivolot et lui étaient arrivés, à force de persévérance, de patience, d’énergie à en avoir la preuve. Puis il fallut avouer leur défaite, l’évasion inouïe du criminel, sa nouvelle disparition, le vol dont ils avaient été victimes à leur tour, et enfin l’inanité de leurs recherches pendant deux mois.

 

– Nous avons perdu la confiance de la police et de la justice, s’écria-t-il. On ne prenait même pas la peine de nous tenir au courant d’une nouvelle piste fournie par un particulier au juge d’instruction.

 

Tristot retraça le rôle joué dans ces derniers temps par Martellier et enfin l’arrestation du docteur Vignol que le juge, après un interrogatoire infructueux, remit en liberté pour le faire filer à sa sortie du dépôt de la préfecture de police.

 

– Où allait le docteur, dit-il, quand il prit le train de Cherbourg ? chez monsieur Boizard ou chez Luversan ? C’est ce qu’il faut que nous sachions avant de prévenir la gendarmerie. Pour moi, il n’y a pas de doute : Monsieur Boizard qui, d’après le signalement fourni par des témoins irrécusables, est petit de taille et rouge de cheveux, a été soigné par le docteur Vignol à la suite de son accident de voiture et lui a donné cinq mille francs d’honoraires. Qu’est-il devenu ? Pourquoi ce descendant d’une des plus vieilles familles du Cotentin est-il remplacé dans son château par un grand brun accompagné d’une femme vêtue de noir ? Je n’ose pas dire ce que je pense. Je devine un épouvantable drame !…

 

Les deux paysans se redressèrent, pâles, terrifiés. L’indignation et la fureur éclataient sur leurs francs visages.

 

– Moi, dit Mazurier, je n’irai point par quatre chemins. Nous n’avons pas besoin des gendarmes pour régler le compte du bandit qui a volé les papiers de mon maître…

 

– Et qui, ajouta Yver, l’a peut-être assassiné !

 

– S’il a fait le coup, s’écria Mazurier, je veux l’étrangler de mes propres mains. Ah ! je savais bien qu’un vrai Boizard n’aurait jamais l’ignominie de vendre le château de ses pères.

 

– Je vous prie, supplia Pivolot, laissez-moi, ainsi que mon collègue, décider du moment où il nous faudra agir. Il y a un troisième personnage auquel vous ne pensez plus. Qu’est-il devenu, celui-là ?

 

– Le docteur Vignol ! firent les paysans.

 

– Oui, le docteur Vignol. Que s’est-il passé dans la tourelle où l’homme brun qui a pris la place de l’homme rouge l’a reçu à son arrivée au château des Mouettes.

 

Les deux bas Normands, frappés d’horreur, s’en rapportèrent à l’expérience et à la sagesse des deux messieurs de Paris. On convint que Mazurier donnerait à Yver et aux policiers l’hospitalité pour la nuit dans son petit pavillon.

 

Tristot et Pivolot tenaient avant tout à observer les allées et venues de la ferme, à s’assurer de l’identité des prétendus propriétaires du domaine. Ils attendirent que la nuit fût profonde pour s’installer tous les quatre dans le grenier du pavillon d’où, par une fenêtre que masquaient des plantes grimpantes, ils dominaient la façade de la ferme et la grande allée conduisant à la tourelle par le verger et le potager. Mazurier, possesseur de deux fusils, en avait donné un à Yver. Ces messieurs de Paris étaient munis de leurs revolvers.

 

Soudain, alors que l’aube naissante enveloppait de sa pâle clarté les restes calcinés de ce qui fut autrefois la riche demeure des proscrits du Roi-Soleil, une porte de la ferme s’ouvrit doucement et un homme, tenant à la main une lanterne sourde, sortit à pas comptés.

 

– Attention ! fit Tristot à voix basse. Il faut que je sache où va cet homme.

 

Il s’était fait expliquer les dispositions des lieux et avait même dressé un plan minutieux de la ferme et de ses dépendances.

 

– C’est lui ! fit Mazurier. C’est l’homme brun. Je le reconnais à sa démarche.

 

Ils retenaient leur haleine, anxieux, derrière le rideau de lierre qui les aurait masqués en plein jour. Mazurier ne s’était point trompé. Une minute après, ils percevaient, malgré les clameurs de la rafale, le bruit strident du frottement du fer contre le fer.

 

– Il est entré dans la tourelle ! dit le gardien du château des Mouettes.

 

– J’y vais, déclara Tristot.

 

– Nous aussi ! firent les paysans.

 

– Gardez-vous-en, répliqua Pivolot. Mon collaborateur a la spécialité de marcher la nuit avec la discrétion du chat. Laissez-le faire : il nous rapportera tout à l’heure des renseignements complémentaires sur l’affaire qui nous oblige à veiller en ce moment.

 

En prévision de son rôle, Tristot avait emprisonné ses pieds dans d’épais chaussons sous lesquels le sable des allées glisserait sans produire aucun craquement. Il descendit rapidement l’escalier et passa dans le jardin par une fenêtre entrouverte à dessein.

 

Il rampa jusqu’à la tourelle avec la souplesse d’un Peau-Rouge, et au risque de se trouver nez à nez avec le sinistre noctambule, s’approcha de la porte que ce dernier n’avait pas refermée sur lui. Point de lumière dans la première pièce. Aucun bruit à l’intérieur.

 

Revolver en main, Tristot se glissa par l’entrebâillement de la porte. Un silence de tombeau régnait dans la tourelle. Par où avait pu passer l’homme brun ? Cette tourelle, dont le toit était effondré depuis le grand siècle, ne contenait que deux salles sinon habitables, au moins accessibles. L’homme brun n’était pas dans la première salle.

 

Avec sa connaissance approfondie des locaux dont il avait dressé le plan sur les indications très précises de Mazurier, Tristot arriva en vingt pas à la porte de séparation des deux pièces. Cette porte était fermée. Tristot colla son oreille contre l’épais bois de chêne. Aucun bruit n’annonçait la présence d’un être humain dans la tourelle.

 

Le policier se demanda si l’homme brun, immobile dans cette obscurité profonde, n’allait pas se jeter sur lui et le frapper traîtreusement. Peu accessible à la peur, il jugea néanmoins qu’il était prudent de rétrograder. Il repassa par l’entrebâillement de la porte et alla se blottir derrière un rideau de jeunes sapins en face la tourelle.

 

Quelques minutes après, un bruit de pas se fit entendre. La clé grinça de nouveau dans la serrure et quelqu’un passa devant Tristot. L’homme brun s’avançait, éclairé par les lueurs blafardes de l’aube.

 

Quand il fut rentré à la ferme, Tristot regagna en rampant le pavillon de Mazurier. Remonté au grenier où l’attendaient les trois autres avec une inquiétude mortelle :

 

– C’est lui ! dit-il sur un ton de triomphe.

 

– Qui, lui ? demandèrent les paysans.

 

– Luversan !

 

– Ah !

 

Au même moment, une fenêtre de la ferme s’ouvrit. À cette fenêtre apparut une femme qui, penchée au-dehors, explorait du regard les profondeurs de l’allée conduisant à la tourelle.

 

– Regardez ! fit Pivolot qui venait de tirer de sa poche une lorgnette et la braquait sur l’inconnue.

 

Et se reculant presque aussitôt en arrière :

 

– C’est elle ! dit-il avec le même accent de triomphe que son collègue.

 

– Qui elle ? demandèrent encore les paysans.

 

– Andréa de Terrenoire, répondit Pivolot. Nous les tenons !

 

CHAPITRE LXXV

 

Donc Margival savait tout. Il les avait lues d’un bout à l’autre, ces lettres par lesquelles Blanche Warner exposait à son amant, de Terrenoire, l’affreuse situation où la mettait son absence, son abandon. Marie-Louise n’était point sa fille. Marie-Louise était la fille de l’homme dont il avait reçu les bienfaits, à qui il devait son relèvement matériel.

 

Quelle honte ! Blanche Warner n’avait accepté de devenir sa femme que pour cacher sa faute. Enceinte des œuvres de son séducteur, Blanche Warner n’avait pas craint d’écouter la parole d’amour d’un honnête homme qui l’aimait, qui l’estimait, qui croyait trouver en elle le bonheur de toute sa vie.

 

Et lui, Margival, si confiant, si bon qu’il ne soupçonna même pas la vérité quand le juge d’instruction demanda au banquier les motifs de ses libéralités envers Marie-Louise, il sentait pour la première fois qu’on pouvait haïr un homme après l’avoir vénéré, haïr jusqu’à la mort.

 

Chose étrange ! Son amour pour Marie-Louise ne reçut aucune atteinte de l’épouvantable révélation. Il ne rendait pas responsable de la faute l’enfant qui avait grandi auprès de lui, et qui, par sa gentillesse, sa grâce, son affection toute pleine de reconnaissance, le consolait d’un passé douloureux.

 

Le vieillard courut comme un fou retrouver ses enfants. Jean Guerrier et sa femme l’attendaient depuis une heure. On servit le déjeuner. Margival prit sa place à table, entre Marie et Jean. Il sourit comme d’habitude à leurs gais propos, mais Guerrier ayant amené la conversation sur le patron qui partait le soir même pour les Pyrénées, il ne put retenir le cri de son cœur :

 

– Ne me parlez plus de cet homme !

 

Jean et sa femme se regardèrent, épouvantés. Margival, absorbé par ses préoccupations, ne devina pas qu’ils savaient déjà tout, avant lui.

 

– Vous avez des griefs contre monsieur de Terrenoire ? demanda Jean avec angoisse.

 

Margival ne répondit pas.

 

– Irez-vous au moins à Pau cette semaine pour assister au mariage de mademoiselle Diane avec monsieur de Vaunoise ? Le patron compte absolument sur vous.

 

Même silence.

 

– Vous n’irez pas à Pau ?

 

– J’irai ! fit Margival sur un ton sinistre.

 

Il repoussa son assiette en disant :

 

– Je n’ai pas faim.

 

Marie-Louise se mit à pleurer.

 

– Père ! Père ! disait-elle entre ses sanglots, qu’est-il arrivé ?

 

Il se pencha vers elle, l’embrassa tendrement.

 

– Ne me demandez rien, mes enfants, rien ! Quant à toi, Marie, tu seras toujours, quoi qu’il arrive, ma fille chérie.

 

Ils respectèrent son ordre. Jusqu’à la fin du déjeuner, il ne fut plus question de M. de Terrenoire.

 

Le lendemain, Margival partait pour les Pyrénées. Il fut accueilli avec la plus grande aménité par le colonel. Le banquier lui tendit la main et il eut le courage de répondre à sa cordiale étreinte.

 

Margival était résolu à dissimuler jusqu’à ce que le moment fût venu de régler son compte avec l’infâme. Il ne voulait pas troubler le bonheur de ces deux enfants que tant d’épreuves avaient séparés jusqu’alors. Il savait combien Marie-Louise aimait Diane, et cette idée suffisait à contenir en lui la vengeance prête à se déchaîner.

 

Le soir même du mariage, Robert et Diane partirent en Espagne. Ils avaient promis de revenir à Pau avant de retourner à Paris et de s’y fixer. Le banquier et Margival prirent congé du colonel et de sa digne compagne.

 

Margival eut encore assez de force de caractère pour se contraindre pendant le retour à Paris. Il s’était dit, à force de raisonner sa douloureuse situation, qu’un éclat ne servirait à rien. Sur le moment, alors qu’il tenait en main ces maudites lettres, il aurait pu, n’écoutant que les conseils de la vengeance, tuer l’infâme, ou bien le provoquer en duel. Maintenant, il était résolu à le châtier d’une façon plus terrible.

 

– Où pourrai-je vous écrire ? lui demanda-t-il à leur arrivée.

 

– Mais… pourquoi ?… Je viendrai déjeuner chez vous demain.

 

– Non, ne venez pas.

 

– Pourquoi ?

 

– Je vous le dirai dans ma lettre.

 

– Mais…

 

– N’insistez pas, vous dis-je !

 

M. de Terrenoire devint blême.

 

Il soupçonnait la pensée secrète de l’honnête homme qui lui interdisait sa porte.

 

– Votre adresse ? insista Margival en élevant la voix. Je sais que vous ne rentrez plus guère à votre hôtel de la rue de Chanaleilles.

 

– Eh bien, j’y reviens aujourd’hui même, répondit enfin le banquier, et j’attends votre lettre, ce soir.

 

– C’est bien.

 

Margival lui tourna le dos et s’éloigna d’un pas ferme.

 

Le soir même, le banquier, rentré dans ce somptueux hôtel qui lui rappelait des souvenirs si poignants, reçut du père de Marie-Louise la lettre suivante :

 

« Monsieur,

 

« Vous êtes un infâme. Je sais tout. J’ai lu les lettres de Blanche Warner. Je sais que Marie-Louise n’est pas ma fille.

 

« C’est une horrible désillusion et j’en serais mort après vous avoir tué, si Marie-Louise, qui ne vous est rien, entendez-vous, rien ! n’était pas tout pour moi.

 

« Je vous ai jugé et condamné. Je vous interdis de revoir jamais ma fille.

 

« Quant à moi, méprisant les bienfaits dont vous m’avez indignement comblé, je vous donne ma démission de directeur de votre maison de banque. Mon gendre et moi, nous estimons qu’il ne saurait plus y avoir rien de commun entre vous et nous !

 

« MARGIVAL. »

 

Le lendemain matin, un inspecteur de police se présentait à dix heures à l’hôtel Terrenoire et priait le valet de chambre de remettre à son maître sa carte :

 

CHAMBILLE

 

Avenue des Champs-Élysées

 

– Monsieur de Terrenoire n’est pas encore descendu de sa chambre à coucher et il n’aime pas à ce qu’on le dérange.

 

– Portez, vous dis-je !

 

– Mais…

 

– Portez ! au nom de la loi.

 

L’invocation de la loi eut un succès complet. Le domestique s’inclina respectueusement et monta à la chambre de son maître. Bientôt, il revint tout effaré.

 

– Je ne sais ce que cela veut dire, fit-il, mais…

 

– Mais quoi ? vous devriez bien savoir que la loi n’a jamais le temps d’attendre.

 

– Que voulez-vous que j’y fasse ! s’écria le domestique. Mon maître s’est enfermé à clé dans sa chambre. J’ai eu beau frapper, il n’a pas répondu.

 

– Diable ! Sapristi ! Est-ce qu’il nous aurait joué le tour de se faire sauter le « bourrichon », ton maître ? Montre-moi le chemin.

 

Amené devant la porte de la chambre à coucher, Chambille cogna d’abord discrètement, puis plus fort, puis à grands coups de poing, même à coups de pied.

 

– Mais, Monsieur, fit observer doucement le domestique, vous allez tout casser.

 

– Imbécile ! cria Chambille, tu ne comprends donc pas que ton maître est mort ! Va me chercher le commissaire de police, nous n’avons pas le droit d’opérer sans ce magistrat.

 

Le valet de chambre fit atteler le coupé, revêtit à la hâte sa plus belle livrée, prit place dans l’intérieur du véhicule et dit au cocher d’un ton solennel :

 

– Chez le commissaire de police.

 

L’inspecteur Chambille ne s’était malheureusement pas trompé. M. de Terrenoire gisait sur le parquet, le crâne fracassé. Il s’était fait sauter la cervelle d’un coup de revolver.

 

CHAPITRE LXXVI

 

Contrairement aux prévisions de Joseph Perruchet, Célestin Damour était encore de ce monde au moment où Tristot et Pivolot, assistés de deux bas Normands, se disposaient à arrêter Luversan et ses complices.

 

Un matin, une de ces jeunes et infatigables pêcheuses de la Manche – Marie Cahue – ayant jeté, du haut d’une roche élevée, un coup d’œil investigateur sur la plage, aperçut un point rouge sur un fond blanc. De la main gauche posée gracieusement au-dessus des yeux, elle s’abrita de la réverbération de la lumière et put distinguer avec plus de netteté la chose étrange qui avait frappé ses regards.

 

– C’est un noyé ! s’écria-t-elle.

 

Aussitôt, une dizaine de ses camarades, occupées à remplir leur hotte de bêtes monstrueuses, se redressèrent pour voir le noyé.

 

– Là ! fit-elle. Courons. Il n’est peut-être pas mort.

 

Et toutes abandonnèrent la besogne, toutes se précipitèrent au secours de Célestin dont la ceinture rouge éclatait aux feux du soleil sur la blancheur de la chemise neuve qu’il s’était payée le matin même de son embarquement, avec l’argent de la « banquière ».

 

On décida que Marie, la plus agile, irait à Pénitot chercher le médecin pendant que les autres veilleraient le cadavre à tour de rôle.

 

Trois quarts d’heure après, Marie revenait sur la plage avec le docteur Durieu, un vieux médecin à demi rentier qui, depuis vingt-cinq ans, exerçait tant bien que mal de Jobourg à Diélette et de Diélette à Jobourg.

 

Le praticien constata que l’inconnu respirait encore.

 

– Il faudrait un brancard, dit-il.

 

Marie s’écria :

 

– Le père Cahue en a un !

 

Et Marie prit sa course vers Diélette. Elle arriva tout essoufflée à la cabane du père Cahue et s’écria :

 

– Papa ! papa ! Un noyé ! Il respire encore et le docteur Durieu demande le brancard. Je vais voir si mon cousin Georges est chez lui, afin qu’il vous aide.

 

– C’est bon ! On y va tout de suite ! Tu trouveras Georges à la taverne. Marie expliqua l’affaire à son cousin qui courut chercher son oncle et tous deux, suivis de Marie, se hâtèrent d’apporter au docteur Durieu leur brancard. Les trois hommes soulevèrent avec mille précautions le blessé et l’étendirent sur la couchette portative.

 

– Voulez-vous qu’on le transporte chez vous, père Cahue ? demanda le médecin au pêcheur. Votre maison est la plus proche d’ici et il importe d’éviter des secousses au blessé. Ce doit être un émigrant dont le vaisseau aura fait naufrage cette nuit.

 

– Nous ne sommes pas riches, répondit Cahue, mais nous n’avons jamais refusé l’hospitalité à un malheureux digne d’intérêt.

 

Marie reprit sa hotte à demi pleine d’équilles et rentra avec eux à Diélette. Célestin, qui avait une fracture du bras droit et une épaule démise, fut soigné chez les Cahue. Quand il fut rétabli, le jeune Parisien déclara au père Cahue qu’il serait bien content de trouver à travailler dans la région.

 

– Je voudrais trouver de l’ouvrage dans un château, dit-il. Je sais soigner un cheval et même conduire une voiture. Seulement, voilà, je n’ai point de références, comme disait l’autre. Je n’ai jamais été domestique et on ne voudra peut-être de moi nulle part.

 

– Avec la recommandation du père Cahue, s’écria le trop confiant marin, on ne vous demandera pas midi à quatorze heures. Patience ! Nous vous trouverons cela.

 

Quelques jours après, Cahue disait à Célestin :

 

– Je viens d’en apprendre une fameuse. Les Boizard sont revenus.

 

– Qui ça, les Boizard ?

 

– C’est vrai. J’oubliais que vous ne connaissiez pas l’histoire du château des Mouettes.

 

– Il y a donc un château des Mouettes ?

 

– Pas bien loin d’ici.

 

Le pêcheur lui résuma l’histoire des Boizard depuis le seizième siècle jusqu’à la Révolution française.

 

– Si vous voulez des détails précis, dit-il, adressez-vous au père Yver, un berger d’Auderville qui sait tout ça par cœur. À votre place, voici ce que je ferais : j’irais trouver monsieur Boizard et je lui conterais mon histoire. Si c’est un brave homme, comme l’étaient ses ancêtres, il vous prendra à son service. Comme cela, nous resterons voisins. J’en ai parlé au maire de Pénitot qui, sur ma recommandation, veut bien vous donner la sienne. Il m’a écrit ce billet avec lequel vous pourrez vous présenter au château des Mouettes.

 

Il lui tendit une enveloppe contenant la carte du maire de Pénitot. Au dos de cette carte il y avait écrit : « Je recommande à M. Boizard, le porteur de ce mot, dont l’honorabilité m’est garantie par une personne en qui j’ai confiance. »

 

Poussé par la fatalité, le malheureux prit le chemin d’Auderville. À huit heures du matin, il franchissait la porte du pavillon occupé par les Mazurier à l’entrée de la ferme du château des Mouettes.

 

– Qui demandez-vous ? lui demanda le bonhomme.

 

– Je voudrais parler à monsieur Boizard.

 

Et il tendit le mot de recommandation que le père Cahue avait obtenu de la complaisance du maire en faveur de son protégé. Mazurier prit la lettre et dit :

 

– Comment vous appelez-vous ?

 

– Célestin Damour.

 

– Attendez un instant.

 

Le bonhomme remonta aussitôt dans son grenier où Tristot, Pivolot et le berger Yver demeuraient en embuscade. Il leur expliqua la démarche du jeune homme inconnu. Tristot dit :

 

– Nous pouvons tirer parti de l’incident.

 

– Je comprends votre idée, approuva Pivolot. Si Luversan embauche le jeune homme, il le chargera sans doute de commissions secrètes qui nous permettront de compléter notre enquête.

 

– Mais quelle enquête ! s’écria Yver. Comment ! Vous les tenez, et vous ne les arrêtez pas de suite ! La gendarmerie devrait être déjà sur pied.

 

– Patience ! fit Pivolot. Nous vous demandons d’attendre la tombée du jour pour agir. D’ici là, nous aurons peut-être des nouvelles du docteur Vignol. Comme je vous l’ai recommandé, apportez-nous, monsieur Mazurier, la correspondance du faux Boizard s’il en vient. Et maintenant annoncez à votre maître la visite de Célestin Damour.

 

Mazurier s’exécuta en bougonnant. Il avait emprunté à Pivolot son revolver pour pénétrer dans le repaire. De la main gauche, il tenait cette arme cachée sous sa blouse, tout en présentant à Luversan la lettre du visiteur. Le Levantin, assis auprès d’Andréa qui tournait le dos à la lumière, était occupé à lire les journaux de Paris.

 

– Faites entrer.

 

Mazurier sortit, referma la porte et prêta l’oreille une seconde sur le palier. Le vieux renard, qui avait l’ouïe très fine pour son âge, entendit le bandit faire la recommandation à la grande femme en noir :

 

– Si ce garçon sait conduire un cheval, tu le retiendras et lui donneras de bons gages. J’ai besoin de quelqu’un qui observe le pays.

 

Tout en faisant signe de loin à Célestin de venir, Mazurier ne pouvait s’empêcher d’admirer la patience et le flair des policiers de Paris. « Évidemment, se disait-il, si on doit savoir quelque chose de plus, ce sera par le nouveau domestique. »

 

Et Mazurier, tout en refermant la porte derrière lui, entendit avec stupéfaction ces deux exclamations :

 

– Ah ! la banquière ! dit Célestin.

 

– Vous ! s’écria la femme en noir.

 

Un instant après, Tristot et Pivolot étaient prévenus. Ce dernier triompha bruyamment.

 

– Hein ! dit-il, avons-nous eu assez bon nez d’attendre ! Savez-vous, monsieur Tristot, qui je viens de reconnaître dans la personne du postulant ?

 

– Ma foi, non !

 

– Je viens de reconnaître quelqu’un que je n’ai jamais vu et qui nous a joué à tous deux ce qu’on peut appeler un sale tour durant notre dernière veillée à Ville-d’Avray.

 

– Le faux neveu d’Ursule ! s’écria Tristot.

 

– Oui, le faux Isidore Dondaine.

 

– Pas possible !

 

– Le signalement nous en a été donné, s’il vous en souvient, par le père Laroque qui avait remarqué le gars, la veille au matin dans l’allée longeant l’arrière de la villa Larouette. Grâce à ma bonne lorgnette, j’ai bien vu tout à l’heure le jeune homme. C’est lui, c’est bien lui ! Mais voyez, monsieur Tristot, cet amour de Damour sort de la ferme.

 

Il tendit sa lorgnette à Tristot qui, après avoir examiné Célestin, dit à son tour :

 

– Le pèlerin répond, ma foi, au signalement donné par le père Laroque. Surveillez-le, monsieur Mazurier, mais n’essayez point de le faire jaser. Le gars nous en remontrerait à tous. Il doit être venu pour faire « chanter » Luversan, et il ne s’attendait pas à retrouver madame de Terrenoire sur la côte de la Manche.

 

Mazurier redescendit dans la cour où sa femme l’avait devancé pour répondre au nouveau domestique. Il la renvoya en lui ordonnant de ne pas quitter sa chambre de la journée, puis sur la demande de Célestin, qui lui déclina sa qualité de cocher au service de monsieur Boizard, il montra à son nouveau collègue l’écurie de la ferme.

 

CHAPITRE LXXVII

 

– Ah ! la banquière ! s’était écrié Célestin Damour en reconnaissant Mme de Terrenoire.

 

Et, de son côté, Andréa avait poussé cette exclamation :

 

– Vous !

 

– Oui, moi, je ne m’attendais guère à avoir l’honneur de vous rencontrer aussi loin de la rue de Chanaleilles.

 

– Plus bas ! Que voulez-vous de moi ?

 

– Eh ! mais, rien du tout. Alors, vous croyez, Madame, que je suis venu tout exprès au château des Mouettes pour me rappeler à votre bon souvenir ? Tenez ! Voulez-vous savoir mon opinion ? Eh bien, je donnerais de bon cœur la moitié du reste de ma vie pour ne vous avoir jamais connue. Ah ! il m’a bien profité, votre argent. Parlons-en ! Sans votre argent je n’aurais jamais eu l’idée de quitter le plancher des vaches, comme ils disent ici, et l’Océan ne m’aurait pas rejeté en capilotade sur la grève.

 

– Plus bas ! répéta Andréa terrifiée.

 

Et elle ajouta sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre bienveillant :

 

– Alors, vous avez fait naufrage, mon ami ?

 

– Je vous crois ! le corps a suivi l’âme. Il y a des gens qui sont voués à la tempête, aux cataclysmes. Moi, je marche de dégringolade en dégringolade.

 

– Et vous en êtes déjà réduit à vous chercher une place ?

 

– Oui, une place dans ce département, et pas ailleurs.

 

– Plus bas ! supplia Andréa. Ne vous désolez pas, Célestin. Je suis ici chez un parent qui a besoin d’un domestique.

 

– Parfait.

 

– Il y a une condition, toutefois.

 

– Nous la remplirons. Quand on entre en condition, c’est pour la remplir.

 

– Savez-vous conduire un cheval attelé ?

 

– Attelé ou non attelé, ça me connaît. Si j’avais su me conduire aussi bien moi-même, je ne serais pas ici.

 

– Où donc avez-vous appris ce métier ?

 

– Au hasard de la rue. Il m’est arrivé plus de vingt fois de m’improviser cocher de fiacre en remplacement du titulaire qui, le gourmand ! avait abandonné sa rosse pour aller dîner à la gargote.

 

– Savez-vous panser un cheval ?

 

– Ça, c’est encore plus facile. Je me chargerais plutôt de peigner un cheval qu’un nègre.

 

– Eh bien, je vous prends comme cocher. À une condition…

 

– Encore !

 

– Que vous ne vous enivriez pas. L’ivresse fait souvent dire tout haut ce qu’on n’ose penser tout bas.

 

– À qui recommandez-vous cela ! Ah ! vous m’avez mis dans de beaux draps !

 

– Patience ! je referai votre fortune et plus tôt que vous ne sauriez le croire. Allez vous entendre avec le régisseur, monsieur Mazurier, qui vous a amené ici.

 

Célestin s’inclina et sortit.

 

Ce fut à ce moment que Pivolot, jouant de la lorgnette, le reconnut comme étant le faux Isidore Dondaine.

 

De la pièce contiguë à la salle à manger, Luversan avait tout entendu.

 

– Voilà qui est bien étrange, dit-il à Andréa. Faut-il croire à un simple hasard ? Ce jeune homme ne viendrait-il pas ici pour nous livrer ?

 

– Comment aurait-il appris que tu te caches ici sous le nom de Boizard ? Ah ! ce nom ! Il m’épouvante ! Tu ne veux pas me l’avouer, mais ce ne peut être qu’au prix d’un nouveau crime que tu as pris à ce malheureux tous ses papiers, tous ses titres de propriété.

 

Luversan blêmit.

 

– Et quand cela serait ! dit-il sourdement : une fois qu’on a mis la main dans le sang, un crime de plus ou de moins ne compte plus.

 

– Alors, c’est donc vrai… tu l’as tué ! Oh ! je sens la folie envahir mon cerveau.

 

Luversan lui jeta un regard féroce.

 

– Trêve de questions, dit-il, ce Boizard, auquel tu t’intéresses tant, est reparti en Amérique.

 

– Je voudrais te croire, mais je ne le puis, monsieur Boizard était décidé à rentrer dans son pays, à s’y établir définitivement. Il nous le disait sans cesse, rue de Moscou, chez le docteur Vignol. Pourquoi aurait-il changé d’idée ? Qu’en as-tu fait en arrivant à Cherbourg ?

 

Luversan fut pris d’un accès de fureur. Il saisit sa complice par les poignets et les lui serrant à la faire crier :

 

– Quand on a pris pour amant un assassin, dit-il les dents serrées, on ne joue pas avec lui à la vertu, aux remords. Prends garde, si tu tiens à la vie !

 

Elle se dégagea d’un mouvement brusque.

 

– Tu me menaces ! fit-elle. Tu penses déjà à te débarrasser de moi ! Tu oublies que je t’ai sauvé de l’échafaud et que, pour te suivre, j’ai tout sacrifié ! Et bien, tue-moi, si tu l’oses !

 

Elle sortait de sa prudence et ce fut d’une voix vibrante qu’elle répéta :

 

– Tue-moi ! mais tue-moi donc, Mathias Zuberi !

 

La conscience du danger qu’il courait rendit à Luversan tout son sang-froid. Il s’avança souriant vers Andréa et ses regards magnétiques se rivèrent aux siens. L’empire qu’il exerçait sur cette créature sans force comme sans volonté était tel qu’Andréa lui demanda pardon.

 

– Je t’en supplie, lui dit-elle, fuyons ce château funèbre où la nuit j’entends les gémissements des morts se confondre avec ceux de l’Océan déchaîné.

 

– Nous partirons cette nuit, dit-il, quand j’aurai mis en lieu sûr le trésor des Boizard.

 

– Tu l’as trouvé ?

 

– Cette nuit, dans le souterrain qui conduit aux mines. J’ai découvert de plus un passage communiquant avec la tourelle. L’enfer est pour nous. La vente de ce misérable domaine m’importe peu maintenant. Rentre dans ta chambre. Je vais chercher le jeune homme et me concerter avec lui.

 

Un instant après il ramenait Célestin dans la salle à manger.

 

– Jouons franc jeu, lui dit-il. Vous êtes Célestin Damour et je suis Luversan.

 

– C’est exact, à part que Célestin Damour vaut un peu mieux que Luversan. Qu’en pensez-vous, Mathias Zuberi ?

 

– Je vois, répliqua le bandit, que vous lisez les journaux avec soin. Rectifions : je suis Mathias Zuberi et vous êtes Célestin Damour. Tous deux, nous avons un culte, celui de l’or.

 

– Je vous comprends, interrompit Célestin. Vous êtes, mon cher Mathias, pour les moyens radicaux. Vous ne fouillez pas dans la poche d’autrui, vous faites mieux, vous supprimez autrui, et vous vous mettez en son lieu et place. C’est ainsi, sans doute, que vous avez agi vis-à-vis d’un certain Boizard dont on m’a dit beaucoup de bien dans le pays.

 

Le Levantin n’aimait pas les discours. C’était un homme d’action.

 

– Assez de phrases ! dit-il. Vous m’avez déjà servi et l’on vous a bien payé. Maintenant, je vous offre mieux que quelques misérables billets de mille francs. Je vous promets la fortune, si vous voulez me servir encore.

 

– La fortune ! soupira Célestin. Je sais où elle est, oh ! pas loin d’ici ! mais ce n’est pas pour moi.

 

Luversan crut qu’il faisait allusion au trésor des Boizard, et il demanda avec terreur :

 

– On sait que les Boizard ont caché de l’or dans ces ruines ?

 

À l’idée d’un nouveau crime dont, en favorisant la fuite de Luversan, il était le complice indirect, Célestin avait la sueur froide.

 

Le Levantin répéta sa question.

 

– Non, répondit Damour. On sait que monsieur Boizard est riche, mais personne n’a évalué sa fortune devant moi.

 

– Vous connaissez bien le pays ?

 

– Moi, pas du tout ! J’ai été recueilli, il y a deux mois, par une famille de pêcheurs, à la Diélette. Je les ai quittés ce matin pour venir demander un emploi à monsieur Boizard… à ce pauvre monsieur Boizard.

 

Luversan demeura un instant silencieux, perdu dans ses réflexions.

 

– Célestin, dit-il enfin, nous partons cette nuit pour l’Angleterre.

 

– Cette nuit ? Par quel moyen ?

 

– Pouvez-vous me procurer une barque solide ? Vos pêcheurs doivent en avoir une.

 

– Ils possédaient un bateau de pêche. La mer le leur a pris.

 

– Ils ont bien une barque pour manœuvrer le long de la côte.

 

– Oui, mais une coquille de noix avec laquelle vous ne traverseriez pas la Manche.

 

– Bah ! Le vent s’est apaisé. La mer nous obéira. Je me charge de tout. Savez-vous ramer ?

 

– Comme un canotier de la Marne.

 

– Parfait ! Cette nuit, la marée sera dans son plein vers onze heures. Il faut que tu m’aides à enlever la barque dans laquelle nous filerons tous les trois en bonne compagnie.

 

– Quelle compagnie ?

 

– Deux tout petits barils dans lesquels nous aurons mis toute notre fortune : trois millions ! Comme de juste, tu en auras le tiers.

 

Un million ! Avec quelle joie, quelle ivresse, le libéré de Mazas aurait accueilli, au sortir de prison, la proposition du bandit. Ce million venait trop tard.

 

Luversan demeura étonné de ne voir briller dans les yeux du gamin de Paris aucun éclair de convoitise. Cette froideur le mit en défiance.

 

– Voyons ! dit-il, réponds. Cela te plaît-il d’être millionnaire ?

 

« Millionnaire ? À quoi sert d’être millionnaire ? »

 

Ce n’était plus la fortune qu’il fallait à Célestin Damour, mais l’oubli du passé, l’absolution de ses fautes, l’irréalisable. À la question du Levantin, il répondit avec un enthousiasme savamment calculé :

 

– Mais comment donc, Monseigneur ! Millionnaire, je veux être, et millionnaire je serai.

 

– Fort bien. En ce cas, viens voir ton million !

 

Il prit le soin de fermer les portes à double tour. Puis il ouvrit un vaste bahut, qui, dans le côté obscur de la salle, remplissait tout le panneau du haut en bas. Avec l’aide de Célestin, il retira les trois premières planches, et entra dans l’intérieur du meuble dont la planche du dessous était mobile.

 

– Viens te placer près de moi, dit-il au jeune Damour.

 

Célestin hésita un instant. « Après tout, pensa-t-il, s’il me tue, ça sera plus tôt fini, mais il n’a pas intérêt à ma disparition. Allons-y. » Il entra à son tour dans le bahut, disant :

 

– Mais ça m’a tout l’air d’un ascenseur, ce truc-là.

 

– Tu l’as deviné, jeune homme.

 

Luversan pressa un bouton habilement dissimulé dans le fond du meuble, contre le mur, et le plancher descendit lentement, entraînant les deux hommes dans le souterrain. Quand la plate-forme toucha la terre, Luversan alluma une lanterne sourde dont il s’était muni et ordonna à son compagnon de le suivre. Ils marchèrent durant cinq minutes dans une galerie solidement voûtée. Arrivé à un détour, Luversan s’arrêta devant une brèche qui paraissait avoir été faite tout récemment dans le mur pour démasquer une porte en fer. Là, Célestin vit le bandit coller l’oreille contre cette porte, écouter et devenir d’une pâleur cadavérique.

 

– Vous n’entendez rien ?

 

– Rien ! fit Célestin épouvanté.

 

– Moi, j’entends !

 

Le bandit s’éloigna précipitamment. Il trébuchait comme un homme ivre. Tous deux s’avancèrent ainsi, sous la voûte de la tortueuse galerie dix minutes encore.

 

– C’est ici ! dit enfin Luversan.

 

Une nouvelle brèche, également récente, avait démasqué dans le mur une porte semblable à celle où le bandit avait écouté tout à l’heure des bruits qu’il était le seul à entendre. Il poussa la porte dont la serrure avait été démontée par lui la nuit précédente. Tous deux entrèrent dans un étroit caveau. Luversan prit une bêche placée dans un coin et creusa le sol. Il mit à découvert trois grands vases de fonte trop lourds pour être remués par deux hommes. Le Parisien fut pris d’un frisson convulsif. Convaincu que Luversan avait assassiné le dernier des Boizard pour lui voler son nom et ses trésors, il frémissait à l’idée de toucher ce butin sanglant.

 

– Tu as peur ? dit le Levantin. Imbécile !

 

Et puisant à pleines mains dans l’un des vases, il montra à Célestin deux poignées de pièces d’or.

 

– Il y en a comme cela, s’écria-t-il, pour trois millions, dont un pour toi, si tu veux m’aider à les sortir d’ici et à partir en barque en Angleterre.

 

– En barque ! Pourquoi ne prenez-vous pas tout simplement le train ?

 

– Parce que j’ai des raisons de me méfier de la police. J’ai reçu à la ferme une visite imprévue qui peut avoir pour moi les plus graves conséquences.

 

– Et par où sortirons-nous ?

 

– Par la tourelle devant laquelle tu as passé en venant à la ferme. Du reste, ceci est mon affaire et non la tienne.

 

Célestin oublia d’accueillir avec joie la déclaration du bandit.

 

« Cette fois, se disait-il, je suis pris dans le laminoir. L’assassinat du maître de céans me met hors la loi. »

 

Il suivit Luversan dans la tortueuse galerie. De grosses larmes brûlantes coulaient de ses yeux. Avant de mourir, il voulait livrer lui-même Luversan à la justice, assurer la réhabilitation de Roger Laroque. Il lui semblait qu’en déchargeant sa conscience de ce fardeau, il obtiendrait tout au moins de son juge suprême le bénéfice des circonstances atténuantes.

 

CHAPITRE LXXVIII

 

À la ferme, un événement des plus dramatiques venait de se passer. Pendant que Mazurier, remonté à l’observatoire des policiers, leur faisait part, ainsi qu’au vieux berger, des dernières nouvelles, une voiture dont, à cette distance de la route, ils n’auraient pu percevoir le roulement s’arrêta devant la porte de la ferme.

 

Une dame âgée descendit du véhicule avec l’aide du cocher. Le désespoir, l’angoisse, se voyaient sur son visage. Elle entra chez les Mazurier et s’affaissa sur une chaise de la première pièce. Léonie Mazurier accourut de la pièce voisine. L’inconnue se leva et salua.

 

– Vous êtes, demanda-t-elle, au service de monsieur Boizard ?

 

– Oui, Madame. Asseyez-vous.

 

– Monsieur Boizard est-il chez lui ?

 

– Oui, répondit Léonie, à qui son mari n’avait encore rien révélé pour lui épargner des émotions inutiles.

 

Cette affirmation parut soulager l’inconnue qui demanda à voir tout de suite le propriétaire du château.

 

Léonie, ne pouvant prendre aucune décision sans son mari, répondit :

 

– Monsieur Boizard est sorti, mais il va rentrer dans un instant. Vous pouvez l’attendre ici ?

 

– Attendre ! Attendre encore ! soupira l’inconnue. Madame Boizard est-elle ici ?

 

– Elle n’a voulu recevoir aucune visite depuis son arrivée. Plusieurs dames du pays tenaient à lui souhaiter la bienvenue. Elle a refusé de les accueillir et m’a donné l’ordre de ne laisser entrer personne à la ferme sans le consentement de son mari.

 

– C’est étrange ! bien étrange ! fit l’inconnue.

 

« Au fait, reprit-elle, pourquoi ne m’adresserais-je pas à vous tout d’abord, avant de parler à monsieur Boizard. J’ai un fils, un seul, il m’a quittée, il y a plusieurs jours, en me promettant de m’envoyer une dépêche aussitôt arrivé à destination. Il devait se rendre ici, dans l’espoir que monsieur Boizard, qu’il a soigné et guéri, l’aiderait à se tirer d’un embarras d’argent.

 

Désireuse d’abréger les tortures de cette malheureuse femme, Léonie s’empressa de lui demander le nom de son fils.

 

– Pierre Vignol, répondit-elle.

 

– Tranquillisez-vous, Madame, votre fils est venu ici. Monsieur Boizard l’a reçu et l’a reconduit lui-même en voiture à Cherbourg.

 

– Quel jour ?

 

– Le matin même de son arrivée.

 

– Mais alors, pourquoi Pierre ne m’a-t-il pas écrit ? Il n’aura pas réussi dans sa démarche. Je redoute tout de son désespoir.

 

À ce moment, Léonie entendit les pas lourds de Mazurier qui descendait l’escalier.

 

– Voici mon mari qui revient, dit-elle. Il va vous présenter tout de suite à monsieur Boizard.

 

Soudain, Mme Vignol poussa un cri déchirant.

 

– Elle ! ici ! C’est elle qui m’a enlevé mon fils !

 

Par la fenêtre garnie de rideaux de mousseline à demi relevés, la veuve venait d’apercevoir en face le pâle visage d’Andréa qui, restée dans la pièce voisine de la salle à manger, au rez-de-chaussée, attendait le retour de Luversan et jetait des regards inquiets sur la cour de la ferme.

 

La surprise, l’émotion, la joie rendirent à la mère de Pierre Vignol toute son énergie et toute sa force.

 

– Andréa ! c’est moi, c’est ta nourrice ! Ouvre, mon enfant.

 

Là-haut, Pivolot, lorgnette en main, s’écria :

 

– La mère Vignol ! Ah ! mes enfants, ça se corse. Mais, croyez-moi laissons-les patauger dans leur mare. Nous les y pêcherons tous ensemble d’un seul coup de filet.

 

Cependant, Andréa avait ouvert la fenêtre. La veuve l’embrassait avec effusion, disant :

 

– Il est ici, n’est-ce pas ? Tu me l’as pris. C’est mal, mais je te pardonne.

 

Andréa ne comprit pas tout d’abord. Soudain, la lumière se fit dans son esprit.

 

– C’est ton fils que tu me demandes ? dit-elle à sa nourrice. Il n’est pas venu ici.

 

– Tu mens ! Ta concierge m’a menti. Pierre est venu et c’est toi qui le caches.

 

Telle était l’exaltation des deux femmes qu’elles ne s’aperçurent pas que le vieux Mazurier les observait dans un angle de la cour.

 

– Que t’a dit la concierge ? demanda Andréa.

 

La veuve lui répéta mot pour mot les explications de Léonie. En apprenant que Pierre Vignol était réellement venu au château des Mouettes et y avait été reçu par Luversan, Andréa ne put réprimer ce cri :

 

– Il l’a tué ! s’il te voit, il te tuera. Fuyons !

 

C’en était fait de la raison d’Andréa. Elle enjamba la balustrade de la fenêtre, sauta dans la cour et chercha à entraîner hors de la ferme sa nourrice. Mais la veuve, dont la douleur décuplait les forces, s’accrocha à la robe d’Andréa et l’obligea à revenir sur ses pas.

 

– Mon fils ! criait-elle. Je veux mon fils !

 

Devant cette scène tragique, le père Mazurier ne se sentit pas le courage de rester plus longtemps dans l’attente et l’inaction. Il tira de sa poche son revolver et, s’avançant vers le palier de la salle à manger :

 

– Rendez-vous ou je vous tue sur place ! cria-t-il à Luversan.

 

Il essaya d’ouvrir la porte, vit qu’elle était fermée de l’intérieur à double tour, essaya vainement de l’enfoncer et appela tout son monde à la rescousse.

 

– Eh ! là-haut, disait-il, descendez. Le loup est pris, gare aux fenêtres. Tirez dessus, s’il prend le large.

 

Dans la cour, Andréa, tout à fait folle, dansait, riait, chantait. La mère de Pierre Vignol ne savait que répéter ces mots : « Mon fils ! » En voyant accourir trois autres individus armés, elle perdit connaissance et s’affaissa sur le sol.

 

Par une fatale coïncidence, Luversan et Célestin remontaient du souterrain au moment où Mazurier frappait avec violence à la porte du palier et faisait ses sommations.

 

– Nous sommes perdus ! dit le Levantin. Vite en besogne, s’il est encore temps !

 

Il remit en place les planches du bahut, fit entrer Célestin sous la dernière, à plat ventre, se coula de même auprès de lui, referma de l’intérieur la porte du meuble, poussa le ressort. Aussitôt redescendu dans la galerie, Luversan fit remonter l’ascenseur et dit :

 

– Avant qu’ils n’aient trouvé cette machine, nous aurons peut-être pu déménager d’ici avec nos millions.

 

Dans la galerie, sous une grosse pierre, il prit une énorme clé qu’il introduisit dans la serrure. Le grincement du fer retentit lugubrement. À peine la porte fut-elle ouverte qu’une odeur cadavérique se dégagea de l’intérieur du caveau. Célestin faillit tomber à la renverse.

 

– On ne peut s’étonner de rien, dit-il, mais on ne peut pourtant pas échapper à l’asphyxie dans ces conditions-là.

 

– Patience ! cela va se dissiper et nous entrerons.

 

Au bout de deux ou trois minutes, les gaz méphitiques diminuèrent d’intensité. Luversan s’engagea le premier dans le caveau. Célestin l’y suivit. Spectacle terrifiant : le sol, en terre battue, s’était soulevé contre la muraille, mettant à découvert le haut du cadavre d’un jeune homme dont on ne voyait que le visage convulsé et les bras crispés.

 

– Si tu tiens à ta chienne de vie, lui dit Luversan, tais-toi. Nous sommes ici sous la tourelle et, là-haut, des oreilles fines comme celles de ces maudits policiers dont j’ai reconnu la voix, pourraient entendre ton cri de chouette étranglée dans son nid. J’ai besoin d’un aide qui ait du sang-froid, qui ne se trouve pas mal à la vue d’un cadavre. Aide-moi à cacher celui-ci.

 

Célestin recula près de la porte.

 

– Non !… Non !… disait-il.

 

Luversan repoussa la terre par-dessus le cadavre et la piétina avec rage. Puis, pour détruire les empreintes de ses bottines, il fit rouler à plusieurs reprises l’un des barils sur le sol en appuyant fortement.

 

Célestin tressaillit d’horreur en voyant le bandit renouveler ces précautions à un autre point du caveau où se voyaient également les empreintes de ses pas. « Il y a ici deux cadavres », se dit-il.

 

Luversan, revolver en main, lui enjoignit de pousser l’un des barils dans la galerie. Lui-même partit en avant avec l’autre baril.

 

Arrivé au second caveau, le bandit joua de la bêche, et dès qu’un des vases remplis d’or leur apparut, il ordonna à son jeune complice d’y puiser le précieux métal et d’en remplir son baril. En manipulant sans aucun enthousiasme l’or de la famille Boizard, Célestin se traçait un plan de campagne.

 

Quand ils eurent achevé de remplir les barils, Luversan, toujours armé de son revolver, sortit du caveau et fit signe à Célestin de le suivre. Arrivé au fond de la galerie, près des piliers supportant le haut bâtiment des ruines, Luversan s’arrêta et invita son compagnon à transporter ces matériaux un peu plus loin.

 

Cette besogne ne leur prit pas moins d’un quart d’heure durant lequel le Levantin écoutait avec inquiétude si l’ennemi n’arrivait pas du fond de la galerie. Après quoi, Luversan fouilla le sol à grands coups de bêche et mit à découvert une trappe en fer munie d’un anneau. Il souleva la lourde plaque et descendit dans les profondeurs par un escalier également en fer. Célestin fit comme lui. En quinze échelons, ils se trouvèrent dans une autre galerie plus étroite que la première, mais conduisant en ligne droite dans la direction du nord-ouest. Soudain, Luversan s’arrêta et penchant sa lanterne sur la droite, fit voir à Célestin une ouverture latérale que ce dernier n’avait pas remarquée.

 

– Si nous avions été poursuivis, dit-il, nous n’aurions plus eu qu’une ressource : précipiter les barils dans cet ancien puits qui mesure plus de soixante mètres de profondeur et où personne n’aurait l’idée d’aller chercher un trésor.

 

Ce disant, le Levantin, penché au-dessus du puits, sa lanterne à la main, en faisait un nouvel examen.

 

Prompt comme l’éclair, Célestin, profitant d’une occasion si favorable pour en finir avec le bandit, lui porta un violent coup de tête dans le dos. Luversan tomba en avant et bascula. Aussi souple qu’un tigre, il parvint à s’arc-bouter dans l’étroit orifice et, se retournant d’un coup de reins, tenta de s’accrocher au rebord extérieur du puits. Mais Célestin ne perdit pas de temps. Il repoussa le misérable qui, forcé de lâcher prise, tomba dans l’abîme en poussant une dernière imprécation.

 

– Soixante mètres de profondeur ! cria Célestin ; c’est toi qui l’as dit. Si tu en réchappes, oh ! alors, il faudra renoncer à se débarrasser de ta personne.

 

Comme il s’éloignait du puits, en marchant à tâtons du côté de la caverne, une détonation retentit. C’était Luversan, qui, du fond du gouffre, tirait un coup de revolver. La balle frappa le haut de la voûte, et rebondissant par ricochets, contusionna légèrement Célestin à l’épaule.

 

– Bien tiré ! fit le gamin de Paris.

 

Par prudence, il s’avança de quelques pas et attendit la suite. Au bout de deux minutes, n’entendant aucune nouvelle détonation : « Allons ! se dit-il, si le gaillard n’était pas un peu fracassé, il aurait déchargé son revolver coup sur coup. C’était le dernier sifflement de la vipère ; morte la bête, morte le venin, comme disait Sancho Pança. C’est le père Laroque qui va être content ! Il l’a bien mérité, le pauvre vieux. » Et, malgré l’obscurité profonde, il parvint à regagner la caverne.

 

Pour la première fois de sa vie, Luversan n’avait pas menti : sortir de cet antre naturel, en se glissant entre les racines, dans le creux d’un chêne deux fois centenaire était chose assez simple pour un individu habitué aux difficultés de l’existence. Dans le bois, Célestin marcha au hasard, prêt à se livrer au premier gendarme venu.

 

Il réussit à gagner la campagne, et enfin les hautes falaises qui, entre Auderville et Omonville, forment une sorte de dos-d’âne, du haut duquel on aperçoit la mer de toutes parts. Là, épuisé de fatigue, il s’arrêta. C’était miracle qu’il n’eût rencontré âme qui vive sur la route.

 

Au bord de la falaise, il trouva un abri naturel dans une anfractuosité de roche et s’y blottit. Il songea à la vie tranquille. Hélas ! personne ne pouvait venir au secours de ce désespéré qui avait sombré dans l’abîme du crime.

 

La mer s’était retirée. Au lever du jour, la nuit porte conseil, il s’assit sur une roche en saillie, et tira de son portefeuille un crayon, du papier et une enveloppe. Prévenir Roger Laroque, tel était son devoir. Il écrivit la lettre suivante :

 

« Monsieur,

 

« Vous ne me connaissez pas, et pourtant je vous ai fait beaucoup de mal. C’est moi qui me suis présenté à la villa Larouette, en prenant le nom d’Isidore Dondaine, le neveu de votre servante. Cette brave femme m’a donné l’hospitalité la nuit à l’insu des agents de police qui gardaient le prisonnier.

 

« J’étais pauvre, à bout de ressources, je sortais de prison, et comme personne n’aurait voulu me donner du travail, comme je n’étais pas assez courageux pour lutter contre la misère, j’avais accepté, moyennant une grosse somme, de favoriser l’évasion de Luversan. J’avais neuf chances sur dix d’échouer ; la fatalité a voulu que je réussisse malgré les agents, malgré les dangers d’une entreprise au-dessus de mes forces.

 

« Décidé à partir en Amérique, je m’embarquai sur le Veloce, en port du Havre. J’avais caché dans ma ceinture le bénéfice de mon exécrable action, et j’étais parvenu à me faire embaucher par une agence d’émigration qui envoie des colons et des ouvriers à Buenos Aires. Le Veloce quitta le port par un temps calme, vers dix heures du soir. Quatre heures après, une tempête se déclara soudain et notre navire complètement désemparé par les coups de vent, coula à pic.

 

« Je m’étais accroché à une épave, mais bientôt je lâchai prise. Une vague énorme m’emporta et me rejeta sur la plage, entre Pénitot et la Diélette. J’eus le malheur de survivre à mes blessures. Des pêcheurs, les Cahue, me recueillirent dans leur cabane, me firent soigner par le docteur Durieu.

 

« Complètement guéri, l’idée me vint de rester dans cette contrée où, pour la première fois de ma vie, j’avais trouvé des amis. On me conseilla d’aller demander du travail à un propriétaire d’Auderville, M. Boizard qui, après avoir vécu à l’étranger, revenait, disait-on, se fixer à son château.

 

« Je me rendis à Auderville où je fus reçu au château par une femme. Jugez de ma stupéfaction en reconnaissant dans la fausse Mme Boizard, Mme de Terrenoire, complice de Luversan. J’avais connu cette femme au parloir d’une prison où elle venait visiter, comme dame patronnesse, les détenus orphelins. J’avais eu la fatale idée, lors de ma libération, d’aller lui demander à son hôtel de la rue de Chanaleilles, de s’occuper de moi.

 

Elle cherchait quelqu’un pour sauver son amant : elle me trouva. J’acceptai l’horrible pacte, et grisé par l’espoir d’une fortune, je le remplis jusqu’au bout, sans en calculer les conséquences. J’aurais dû me dire que Luversan libre chercherait de nouvelles ressources dans l’assassinat et le vol, que je deviendrais complice de ses crimes.

 

« Une fois en présence de la Terrenoire, je lui dissimulai l’horreur qu’elle m’inspirait. Elle m’engagea comme domestique du château en me promettant de faire ma fortune. Quelques instants après, Luversan me dictait lui-même ses conditions. Je dissimulai encore.

 

« Le bandit crut avoir trouvé en moi l’aide dont il avait besoin. Il me fit descendre avec lui, par une trappe cachée, sous le grand bahut de la salle à manger, dans les souterrains de la ferme. Il me montra dans un caveau le trésor de la famille Boizard : trois millions, disait-il, en pièces d’or, en bijoux et pierres précieuses.

 

« Je lui promis, sur sa demande, de lui procurer une barque pour passer ces richesses en Angleterre où il voulait s’enfuir la nuit même avec moi. Il redoutait d’être arrêté d’un instant à l’autre, à cause d’une visite qu’il avait reçue récemment. Nous fîmes nos conventions et nous remontâmes dans la ferme. À ce moment, on frappait à la porte de la salle à manger et on criait à Luversan de se rendre.

 

« Nous redescendîmes précipitamment dans le souterrain. Luversan me fit entrer dans un caveau pour y prendre les instruments nécessaires au transport du butin. Là, je vis un épouvantable spectacle. Dans ce caveau, Luversan a enterré encore vivante, l’une de ses nouvelles victimes, un jeune homme dont le haut du cadavre sortait de terre. Le bandit a, sous mes yeux, refait sa fosse en piétinant dessus. Tout me porte à croire que vous trouverez un second cadavre dans ce caveau.

 

« Quant au bandit, sachant bien qu’il me tuerait dès qu’il n’aurait plus besoin de moi, je l’ai précipité dans un ancien puits situé au fond d’un deuxième souterrain dont vous trouverez l’entrée près des piliers du haut bâtiment des ruines.

 

« J’ai gagné la campagne par la dernière issue qui donne dans une grotte, au-dessous d’un bois.

 

« Quand on trouvera cette lettre dans mon portefeuille, j’aurai cessé de vivre.

 

« Pardonnez-moi, Monsieur, tout le mal que je vous ai fait.

 

« CÉLESTIN DAMOUR. »

 

Célestin mit la lettre sous enveloppe et inscrivit l’adresse suivante : « M. le Procureur de la République à Cherbourg, pour remettre à M. Roger Laroque. »

 

Il retira de son portefeuille ses papiers et ses billets de banque qu’il déchira et dont il jeta les débris au vent. Il y mit la lettre, retira sa jaquette, la déposa sur le sable, et posa par-dessus le portefeuille maintenu par une lourde pierre. Il était certain que les pêcheurs d’équilles ne tarderaient pas à trouver ces objets en venant au travail.

 

Cela fait, d’un pas rapide, il longea les hautes falaises. Après deux heures de marche, il gagna une chaîne de rochers qui s’avancent en ligne droite jusque dans la mer. Arrivé au bout de ces récifs, il jeta un dernier coup d’œil tout autour de lui et, les bras en avant, se laissa couler au fond de l’eau.

 

Célestin savait qu’en cet endroit la mer ne rend jamais sa proie. Les pêcheurs lui avaient montré le gouffre en disant : « Malheur à celui qui aurait l’idée de se baigner ici ! La pieuvre le saisirait avec ses tentacules et, après lui avoir sucé le sang de son corps, ne rendrait à terre qu’un hideux squelette. »

 

CHAPITRE LXXIX

 

Après l’émouvant interrogatoire du docteur Vignol par M. de Lignerolles, juge d’instruction, le magistrat croyait bien que le jeune homme s’était enrichi grâce aux quatre-vingt mille francs d’honoraires payés en un chèque, par Mme de Terrenoire, pour soins donnés à Luversan. Aussi, fut-il très étonné en apprenant que le seul blessé vu par les témoins dans le cabinet du docteur, rue de Moscou, était un individu dont le signalement différait de celui de Mathias Zuberi.

 

Il n’y avait pas à en douter : un autre malade, victime d’un accident de voiture, Charles Boizard, avait été transporté dans le nouvel appartement du docteur, un mois après la fuite du bandit de Ville-d’Avray. Le témoignage du pharmacien qui donna les premiers soins à M. Boizard, la date du procès-verbal de l’accident, tout prouvait qu’à cet égard le docteur ne mentait pas.

 

Il importait à l’enquête de retrouver ce Boizard qui pouvait donner des renseignements sur les faits observés par lui pendant son séjour chez le docteur. Ce dernier se garda bien de révéler l’adresse de son généreux client. Il voulait se le ménager dans l’espoir qu’il lui viendrait en aide.

 

Ce fut pour éclaircir ce mystère que, sur le conseil des policiers, approuvés en cela par Roger Laroque, le juge décida la mise en liberté provisoire de l’inculpé. Tristot et Pivolot se chargeaient de filer le docteur. C’était la seule façon de retrouver, soit Luversan et sa complice, soit Boizard. Dans sa détresse, le docteur recourrait certainement à la bourse de ces disparus… si vraiment il savait leurs adresses.

 

M. de Lignerolles attendit avec impatience la première dépêche des policiers. Ceux-ci n’osèrent se servir du télégraphe par crainte d’une indiscrétion. Le juge reçut tardivement la lettre suivante :

 

« Monsieur le juge d’instruction,

 

« Charles Boizard existe réellement et c’est chez lui, au château des Mouettes, sur le territoire d’Auderville (Manche), que le docteur s’est rendu. Le docteur n’a pas encore quitté ce château, mais il ne saurait reprendre la route de Cherbourg sans que nous le sachions. Nous nous attendons d’un moment à l’autre à lui refaire la conduite jusqu’à Paris.

 

« Vos tout dévoués,

 

« TRISTOT et PIVOLOT. »

 

Nous connaissons le but de la démarche suprême faite par le docteur Vignol au château des Mouettes. Il n’avait plus que cette ressource, et malgré les observations de sa mère que hantaient de sombres pressentiments, il n’hésita pas à se mettre en route pour Auderville, sans se douter que les limiers au service de Roger Laroque le suivaient pas à pas.

 

Le malheureux ne fut pas reçu par Charles Boizard, mais par Luversan. Comment Mathias Zuberi était-il parvenu à prendre l’identité du dernier descendant de la famille Boizard ?

 

Le Levantin, déjà guéri de son affreuse blessure, n’attendait plus, pour gagner l’étranger, que le rétablissement complet de ses forces, quand Charles Boizard fut transporté dans la chambre voisine de la sienne.

 

Tout est sujet d’inquiétude pour un criminel qui se cache.

 

Informé par Andréa des circonstances de l’accident, Luversan résolut de savoir quel était son voisin. Il songeait déjà à extorquer des papiers pour voyager avec plus de sûreté. Suivant en tous points les conseils de son amant, Andréa s’offrit au docteur pour servir de garde-malade au blessé. Pierre Vignol n’osait introduire aucun étranger dans son appartement. Il accepta d’autant cette proposition qu’il espérait être débarrassé incessamment de ses hôtes dangereux et toucher la somme promise.

 

Pour s’assurer des alibis, il se montrait un peu partout dans Paris et laissait la plupart du temps son appartement sous la garde de Mme de Terrenoire. Celle-ci s’était donnée auprès de Boizard comme étant la sœur du médecin.

 

Le blessé se montra plein de reconnaissance pour les soins dont elle l’entourait. Il subit, comme tant d’autres avant lui, la fascination des charmes de cette dangereuse créature.

 

Un jour, Luversan qui, de sa chambre, pouvait, en appuyant l’oreille contre la muraille, entendre tout ce qui se disait dans la pièce voisine, surprit la conversation suivante :

 

– Alors, disait Boizard, vous êtes la sœur aînée du docteur ?

 

– Oui, répondit Andréa.

 

– Vous allez me trouver bien curieux, mais vos vêtements de deuil m’intriguent. Vous êtes veuve, sans doute ?

 

– Oui, répondit-elle encore.

 

– Moi aussi, je suis veuf, dit le blessé. Je n’ai point d’enfants, de sorte que ma mort n’aurait affligé que quelques rares amis. Quant à mes héritiers, un tel événement, loin de les attrister, leur aurait valu une joyeuse surprise. Je vous sais tant de gré de votre dévouement à mon égard et vous m’inspirez une telle confiance que vous seule connaîtrez l’événement merveilleux qui m’amène en France, pays de mes ancêtres, et où je n’étais jamais venu.

 

Très intrigué, Luversan ne perdit pas un mot du récit de Charles Boizard.

 

– Notre famille, continua ce dernier, est originaire de la basse Normandie. Mon trisaïeul, qui avait adopté la foi calviniste, fut obligé de quitter la France, lors de la révocation de l’édit de Nantes. C’était un riche industriel du littoral. Avant de s’enfuir pour échapper aux persécutions réservées à ses coreligionnaires, il incendia son château, mais soudain, il repartit à la Guyane où nous possédons une importante plantation ; il venait d’apprendre que sa grand-mère était dangereusement malade. C’est dans ce pays que j’ai été élevé, et si je parle couramment le français, c’est parce que mon père a toujours eu le soin d’avoir des domestiques de cette nationalité. Or, il y a environ trois mois, en compulsant une bible qui a appartenu à mon trisaïeul, lequel est mort subitement peu de jours après son émigration en Hollande, je découvris un papier caché sous la couverture du livre.

 

Ce récit devenait de plus en plus intéressant et Mathias Zuberi retenait sa respiration pour mieux entendre.

 

– Ce papier, continua Boizard, n’est autre que le testament de mon trisaïeul. Il indique la présence d’un trésor dans les souterrains du château, trésor qu’il n’avait pas voulu emporter et qu’il espérait pouvoir reprendre lorsque cesseraient les persécutions contre les prétendus hérétiques. Au bas du testament, il avait tracé lui-même un plan des souterrains en indiquant, au moyen d’une croix, l’emplacement du caveau où sont cachées ces richesses qui se composent de bijoux, de pierres précieuses et d’une forte somme en pièces d’or.

 

Charles Boizard ajouta, d’un ton qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments à l’égard d’Andréa :

 

– Vous voyez que, si jamais je me remarie, ma femme ne risquera pas de finir ses jours dans la pauvreté. En plus du trésor laissé par mon trisaïeul et que mon grand-père a eu, sans s’en douter, l’excellente idée de racheter, ma plantation de la Guyane hollandaise ne me vaut pas moins de cent mille francs par an de bénéfices.

 

Si Andréa avait pu voir à ce moment les lueurs sinistres qui passaient dans les yeux de Luversan, elle aurait certainement deviné l’exécrable forfait déjà prémédité par le Levantin. Il ne s’agissait plus seulement, pour Mathias Zuberi, de s’emparer des papiers d’identité de Charles Boizard, mais de lui voler le trésor du château des Mouettes. En revenant visiter ses malades, le docteur Vignol soupçonna, à certaines questions de l’Américain, les tendres projets qu’il nourrissait à l’égard d’Andréa. Pierre résolut de mettre fin à cette situation.

 

– Vous êtes complètement guéri, dit-il à Luversan, et je ne comprends pas pourquoi vous vous attardez plus longtemps ici.

 

Le bandit lui demanda deux jours de répit. Pierre dut en passer par cette exigence. N’était-il pas à la merci de cet homme !

 

Le lendemain, profitant de ce qu’Andréa était sortie, Luversan pénétra soudain dans la chambre de Boizard. Ce dernier, à peu près guéri, se tenait étendu sur une chaise longue. Il poussa un cri d’étonnement, presque de frayeur.

 

– Ne vous alarmez pas, dit Luversan, je suis votre voisin de chambre. Moi aussi j’ai reçu les bons soins du docteur Vignol à qui je dois la vie. Blessé dans un duel pour une affaire d’honneur qu’il importe de ne divulguer à qui que ce soit, j’ai été transporté ici, il y aura bientôt trois mois.

 

Le bandit mentait à dessein sur la date.

 

– La personne qui vous a servi, comme moi, de garde-malade, déclara-t-il, n’est pas la sœur du docteur, mais la mienne.

 

L’Américain parut consterné de cette révélation.

 

– Pourquoi m’a-t-elle trompé ? demanda-t-il.

 

– Elle ne pouvait pas vous dire la vérité. Il était de son devoir de vous cacher son nom et le mien. Nous appartenons tous deux à une famille d’un rang élevé. Nos parents nous croient en voyage. Ils ignorent et ils ignoreront toujours le duel qui a failli causer ma mort.

 

Charles Boizard examina avec défiance son mystérieux visiteur.

 

– Si votre aventure, fit-il, doit rester secrète, pourquoi m’en parler ?

 

Luversan, qui savait jouer toutes les comédies, le prit sur un ton de grande bienveillance.

 

– Je vais être franc, monsieur Boizard, dit-il. Vous aimez ma sœur et je sais par ses confidences la sympathie qu’elle vous porte.

 

L’homme qui aime d’amour se laisse facilement abuser. Charles Boizard tendit la main à Luversan comme à un ami et le remercia du fond du cœur.

 

– Nous quittons Paris, ma sœur et moi dès demain, annonça-t-il. Le docteur me recommande de passer un mois au bord de la mer. J’ai l’intention de me rendre à Cherbourg. Me permettez-vous d’aller visiter à votre château d’Auderville ?

 

– Vous savez tout, dit Boizard, et je vois que madame votre sœur n’a point de secret pour vous. Je ne vous permets pas de venir à mon château, je vous l’ordonne.

 

– Il me reste à vous demander, dit Luversan sur un grand ton de mystère, de ne pas dire un mot de notre entretien au docteur Vignol. Ce jeune médecin ne sait pas qui je suis, et il importe qu’il perde ma trace. Nous nous comprenons, n’est-ce pas, Monsieur ?

 

Comme il prononçait ces derniers mots, un bruit de pas résonna dans l’escalier.

 

– Voici le docteur, dit Luversan, je rentre chez moi. Comme vous devez le penser, Monsieur, ma sœur ignore cette démarche.

 

– Soyez tranquille, dit Boizard, je ne lui en parlerai pas.

 

Luversan retourna dans sa chambre où le docteur le trouva occupé à lire un journal. Ce fut ce jour-là que l’Américain remit à Vignol cinq mille francs pour ses honoraires.

 

– Je ne saurais trop vous remercier, lui dit-il, pour les bons soins que vous m’avez donnés et je ne me considère pas comme étant quitte à votre égard en vous remettant cette somme. J’avais les moyens de me faire soigner par un prince de la science ; il m’en aurait coûté tout au moins cinq mille francs, et je n’aurais pas été mieux traité. Il est donc bien juste que vous bénéficiez de la circonstance. J’estime que vous avez devant vous un grand avenir, cher docteur, mais je connais les difficultés qu’on peut rencontrer à votre âge dans l’exercice d’une profession libérale. Si jamais vous aviez besoin de moi, n’hésitez pas à m’écrire. Faites mieux, venez me trouver à mon château d’Auderville, près du cap de La Hague. C’est là que je me rendrai dans deux jours. J’y achèverai ma convalescence.

 

De sa chambre, Luversan avait tout entendu. « Pourvu, pensa-t-il, qu’il ne prenne pas au docteur l’idée d’accompagner son client jusqu’à destination. »

 

Andréa entra à ce moment. Il lui ordonna de ne faire que de courtes apparitions auprès de l’Américain et surtout d’éviter ses questions.

 

S’était-elle prise d’une réelle sympathie pour l’honnête homme dont elle devinait les sentiments à son égard ? Toujours est-il qu’elle s’inquiétait des mystérieux projets de Luversan. Connaissant la cupidité du Levantin, elle ne lui avait point répété les confidences de Boizard sur l’existence probable d’un trésor au château des Mouettes. Elle ne se doutait point que le bandit se tenait aux écoutes de tout ce qui se disait dans la pièce voisine.

 

Prise d’inquiétude, elle se permit quelques observations.

 

– À quoi bon nous occuper de monsieur Boizard, dit-elle à son amant, il ne saurait nous être d’aucune utilité, à nous qui sommes obligés de fuir le plus loin possible.

 

– Ne t’inquiète de rien et laisse-moi faire. L’Américain m’as-tu dit, est propriétaire d’une riche plantation à la Guyane hollandaise ? il pourrait nous donner des lettres de recommandation qui nous seraient utiles dans ce pays. Il ne me déplairait pas de revoir l’Amérique du Sud.

 

– Comme tu voudras, fit-elle, mais je t’en supplie, partons le plus tôt possible.

 

– Notre voyage offre plus de difficultés que tu ne le crois. Ton signalement, ainsi que le mien, a été envoyé par le parquet de la Seine, à toutes les gares des chemins de fer, à tous les ports d’embarquement. Même étant bien grimés, nous risquons d’être reconnus au départ par les nombreux policiers, qui, certainement, ont étudié nos photographies ; car j’ai été photographié à mon insu, je n’en doute pas, à Ville-d’Avray, et d’autre part on a dû saisir plusieurs de tes portraits à l’hôtel de la rue de Chanaleilles. L’arrivée de ce Boizard ici est pour nous un coup de fortune. Il faut savoir profiter de l’occasion.

 

Il dressa une liste des vêtements et objets nécessaires à leur voyage et l’invita à en faire l’acquisition immédiate. Andréa sortit, le visage caché sous son épais voile noir.

 

Quand le docteur fut parti, Luversan alla cogner à la porte de l’Américain.

 

– Entrez, lui dit ce dernier qui essayait ses forces en allant et venant dans sa chambre, appuyé sur une canne.

 

Il pria son mystérieux visiteur de s’asseoir.

 

– Je vois avec plaisir, dit Mathias Zuberi, que vous vous exercez en vue du départ. Je crois toutefois que nous serons arrivés à Cherbourg avant vous. Pour vous donner une preuve de la confiance que vous m’inspirez, veuillez prendre connaissance de cette lettre.

 

Il lui tendit un pli qu’il avait écrit de sa main le matin même et qui était ainsi conçu :

 

« Mon cher frère,

 

« Je ne comprends rien à votre silence. Vous devriez venir me rejoindre à Constantinople où j’ai pris possession de mon poste de consul. Avant de quitter Paris, je me suis rendu à votre hôtel ; vous n’y étiez plus depuis quinze jours. Les explications que vous me donniez dans votre dernière lettre sont tout à fait insuffisantes. Notre sœur devait rester auprès de moi, et vous m’aviez promis de me l’amener. Je sais que depuis son veuvage, elle est plongée dans un noir chagrin. Un changement de climat lui serait très favorable, et je compte que vous ne retarderez pas plus longtemps la réalisation de nos projets.

 

« Votre frère qui vous embrasse tendrement tous les deux et qui ne saurait comprendre par quelle fantaisie vous avez pris logement à Paris, rue de Moscou, chez le docteur Vignol.

 

« LOUIS DE BEAULIEU. »

 

Charles Boizard pâlit en relisant pour la seconde fois cette lettre qui le désespérait.

 

– Alors, dit-il, vous êtes monsieur de Beaulieu, frère du consul de France à Constantinople ?

 

– Oui, et je suis moi-même attaché d’ambassade à la légation française du Brésil. Mais je renonce à toute dignité et j’ai pris la décision formelle de vivre de mes rentes dans notre beau pays de France. Le docteur Vignol connaît mon nom, mais dans son ignorance des choses de notre monde, il ne se doute nullement à qui il a eu affaire.

 

Après quelques secondes d’hésitation, l’Américain interrogea le prétendu diplomate sur le point qui l’intéressait le plus.

 

– Madame votre sœur aurait-elle l’intention de quitter la France ?

 

– Je ne le crois pas. Dans tous les cas, elle m’accompagnera à Cherbourg et y restera le temps nécessaire à mon complet rétablissement.

 

– Et vous partez… quand ?

 

– Demain soir.

 

– Eh bien, je pars avec vous.

 

– C’est impossible.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le docteur Vignol aura à cœur de vous accompagner et que je ne veux pas qu’il connaisse le lieu de notre retraite.

 

– Vous n’êtes pourtant pas un conspirateur !…

 

– Certes non, mais j’ai des ennemis acharnés à ma perte, et le duel où j’ai failli succomber n’est pour ainsi dire que le prélude du drame dans lequel je suis engagé.

 

– Vous prendrez sans doute le train de huit heures du soir, demanda-t-il et vous n’arriverez pas à Cherbourg avant six heures du matin ? Qui nous empêcherait de partir en train spécial ? Si vous le permettez, je prendrai ces frais à mon compte. Quant au docteur Vignol, ne vous en inquiétez pas. Je vous donne rendez-vous demain à sept heures du soir à la gare Saint-Lazare. J’y viendrai seul en voiture et je vous attendrai devant la gare de départ.

 

– C’est convenu.

 

Ils causèrent de choses et d’autres jusqu’au retour d’Andréa qui demeura stupéfaite en les voyant ensemble.

 

– Chère sœur, dit Luversan à sa maîtresse sans lui donner le temps d’articuler une parole. Monsieur Boizard tient absolument à partir à Cherbourg en même temps que nous. Tu y consens, n’est-ce pas ?

 

– Oui, dit-elle en s’efforçant vainement de cacher son épouvante.

 

Luversan rentra dans sa chambre pour examiner les acquisitions. Aussitôt l’Américain saisit les mains d’Andréa et, les lui pressant avec tendresse :

 

– Vous êtes bonne, dit-il, et… je vous aime !

 

Le soir même, Luversan annonça au docteur Vignol qu’il partirait le lendemain.

 

Avant de quitter définitivement leur retraite de la rue de Moscou, Andréa remit au docteur le précieux chèque.

 

– Quoi qu’il arrive, lui assura-t-elle, soyez certain qu’on ne saura jamais le rôle que vous avez joué ici. Adieu, et merci. Vous avez maintenant de quoi vivre, vous et votre mère. Adieu, vous n’entendrez plus jamais parler de nous.

 

Il était six heures du soir, Mathias Zuberi avait encore une heure devant lui pour se trouver à la gare Saint-Lazare, ainsi qu’il en était convenu avec l’Américain.

 

Dès qu’Andréa fut montée dans la voiture, il ordonna au cocher de les conduire à la gare du Nord. Arrivés à cette gare, ils prirent un autre fiacre et cette fois se firent conduire à la gare Saint-Lazare.

 

À sept heures cinq minutes, Luversan vit un fiacre s’arrêter auprès du sien. Un voyageur en descendit péniblement. C’était Charles Boizard. Déjà l’Américain leur tendait les mains.

 

– Me voici tout de même, leur dit-il. J’ai attendu le retour du docteur, et ma foi, comme il n’arrivait pas et que je me sentais de bonnes jambes, je suis parti en lui laissant un petit mot d’excuse. J’avais justement reçu une dépêche du directeur de ma plantation, et je l’ai laissée en évidence sur la table pour prouver au docteur que mes affaires m’obligeaient de le quitter aujourd’hui même. Nous prenons un train spécial, n’est-ce pas ?

 

Luversan le fit monter dans sa voiture et pour ne pas rester dans un endroit aussi bien surveillé par la police :

 

– Place de la Madeleine, dit-il au cocher.

 

– Nous perdons un temps précieux, fit observer l’Américain.

 

Luversan lui répliqua qu’il serait bien inutile de faire une aussi grosse dépense. L’Américain se rendit à contrecœur à cette raison.

 

À huit heures moins dix, Andréa alla prendre au guichet de la gare leurs trois billets. Luversan retarda le plus possible la traversée des salles d’attente, et il ne se sentit soulagé qu’une fois installé avec ses compagnons dans un wagon de première classe où il n’y avait pas d’autres voyageurs. Le train s’éloigna enfin.

 

Arrivés en gare de Cherbourg, Luversan dit tout bas à l’Américain :

 

– Permettez-moi d’installer ma sœur à l’hôtel, et si vous le trouvez bon, je vous accompagnerai jusqu’à Auderville. Pour vous éviter toute fatigue, je louerai moi-même un bon cheval et une voiture. Attendez-moi ici, je reviens dans un quart d’heure tout au plus.

 

À l’hôtel, il inscrivit ces noms sur le registre : « M. et Mme Boizard », et il indiqua comme dernier domicile : « Paris, venant de la Guyane hollandaise » puis il conduisit Andréa à sa chambre.

 

En descendant, il dit à l’hôtelier :

 

– Je vais voir à mon château d’Auderville s’il y a encore quelques pièces habitables. Je reviendrai prendre ce soir ma femme ou bien je resterai ici jusqu’à ce que les réparations nécessaires aient été faites.

 

L’hôtelier ouvrait des yeux étonnés et curieux.

 

– Monsieur, se permit-il de dire, est monsieur Boizard ? Oh ! j’ai entendu souvent parler du château des Mouettes. Monsieur revient de loin ?

 

Luversan lui coupa la parole pour lui demander où il pourrait trouver un bon cheval et un cabriolet.

 

– Ici même, monsieur Boizard, répondit l’hôtelier. Je vous préviens que les chemins ne sont pas toujours bons, mais j’ai la prétention que vous serez conduit par un des meilleurs cochers de la Manche.

 

– Faites atteler et dispensez-moi du cocher. Je conduirai moi-même. Vous pouvez être assuré qu’il n’arrivera pas d’accident à votre cheval. Combien vaut votre bête ?

 

– Quinze cents francs au bas mot.

 

– En voici deux mille, pour vous garantir, mais j’espère bien revenir sans avoir subi la plus petite avarie.

 

Dans ces conditions, il ne restait plus à l’hôtelier qu’à faire atteler.

 

Luversan monta dans le cabriolet, et rien qu’à la façon avec laquelle il sortit de la cour, l’hôtelier dut reconnaître que le propriétaire du château des Mouettes savait conduire un cheval.

 

Devant la porte, Luversan arrêta.

 

– Avez-vous une gourde ? demanda-t-il.

 

– Mais oui, monsieur Boizard, tout à votre service. Que faut-il mettre dans la gourde ? Nous avons du Calvados comme on n’en boit que dans la Manche.

 

– Soit. Mais faites vite.

 

Deux minutes après, Luversan nanti de la gourde, fouettait son cheval et lui faisait prendre le grand trot. Bientôt, il mit l’animal au pas, et, tournant dans une petite rue déserte, arrêta de nouveau. Il déboucha la gourde, en versa sur le pavé le quart du contenu, posa le récipient entre ses jambes et tira de sa poche un flacon bouché à l’émeri.

 

Un passant qui l’aurait vu, les mains gantées, déboucher le flacon avec mille précautions, prenant soin de le tenir bien droit et le plus loin possible de son visage, se serait dit : « Voilà un homme qui prépare quelque abominable mélange. »

 

Quand Luversan eut terminé la première partie de sa délicate opération, il reprit de la main gauche la gourde débouchée, et, les bras étendus, la tête à demi tournée de côté, il versa lentement le contenu du flacon dans le Calvados si vanté par l’hôtelier. Il jeta ensuite le flacon, ou plutôt le laissa tomber du bout des doigts dans le ruisseau. Puis il reboucha la gourde avec le gobelet à vis et la remit dans la poche de son paletot. Personne ne l’avait vu.

 

Trois minutes après, il retrouvait l’Américain à la gare et l’aidait à monter auprès de lui dans son cabriolet.

 

– Vous avez été bien long, monsieur de Beaulieu ! lui dit ce dernier.

 

– Ne m’en parlez pas. J’ai bien trouvé cheval et voiture, mais quand j’ai vu qu’on nous livrait à la merci d’un cocher incapable de conduire, j’ai renvoyé l’homme au bout de deux cents mètres, et j’ai gardé la bête. Ne vous alarmez point, j’ai conduit des chevaux peu domptés dans toutes les parties du monde. De plus, je sais m’orienter. Mon hôtelier m’a remis une carte de l’arrondissement. Elle me suffira pour arriver par le plus court chemin à votre château des Mouettes.

 

Boizard se montra ravi de visiter ainsi les coins pittoresques du voisinage de son domaine.

 

– Le beau pays ! répétait à chaque instant l’Américain, et qu’il fera bon d’y vivre tranquille, estimé pour les bienfaits qu’une grande fortune permet de répandre autour de soi, heureux de son intérieur, sans souci des vulgaires ambitions humaines.

 

En prononçant ces derniers mots, il pressa significativement le bras de son compagnon.

 

Luversan arrêta à un point où sur sa droite le bois s’épaississait dans un dédale inextricable de ronces.

 

– Si nous descendions un instant ? dit-il.

 

– Volontiers.

 

Le Levantin l’aida à mettre pied à terre.

 

Ils attachèrent le cheval à un jeune bouleau, allumèrent chacun une cigarette, et s’enfoncèrent par un petit sentier dans le taillis. Au bout d’une cinquantaine de pas, Boizard, déjà fatigué, demanda à s’asseoir sur la mousse qui tapissait les racines d’un vieux chêne depuis longtemps dégarni de feuillage et dont le tronc, complètement creux, éclatait de tous côtés sous un lierre presque aussi âgé que lui.

 

– Si nous buvions un coup de calvados ? demanda Luversan à Boizard.

 

– Volontiers, dit celui-ci en riant. J’ai entendu vanter ce liquide corrosif par des marins normands, mais je n’en ai jamais bu.

 

Luversan dévissa le gobelet qui bouchait la gourde.

 

– À la bonne heure ! fit Boizard. Vous êtes homme de précaution, monsieur de Beaulieu.

 

– En effet, répliqua d’un ton sinistre l’assassin de Larouette et de Brignolet.

 

Il remplit le gobelet à moitié. L’Américain ne remarqua point que les mains de son compagnon tremblaient. Il ne vit pas que le visage de ce misérable était devenu livide.

 

À Luversan qui lui tendait le gobelet :

 

– Après vous, dit-il.

 

– Je n’en ferai rien.

 

– À votre santé.

 

Charles Boizard porta rapidement le gobelet à ses lèvres et le vida d’un trait. L’assassin poussa un cri d’épouvante en voyant que sa victime ne tombait pas foudroyée.

 

– Dieu que c’est mauvais ! fit Boizard, on ne m’y repincera plus, au calvados !… Mais qu’avez-vous donc à me dévisager ainsi ?… Ah !… le gredin !… Il m’a empoisonné ! ! !

 

La victime avait deviné le crime sur la figure de l’assassin.

 

Charles Boizard se redressa, marcha droit sur Luversan qui reculait, reculait toujours, attendant que le poison eût fait son œuvre. Au bout de quinze pas, Charles Boizard chancela, battit l’air de ses bras, et devant ce radieux paysage où il espérait mener une existence patriarcale, il rendit le dernier soupir en tombant la face contre terre.

 

Luversan, la sueur froide au front, saisit le cadavre par les pieds et le traîna dans le fourré. Il fouilla minutieusement les vêtements de sa victime, lui prit son portefeuille, son porte-monnaie, sa montre. Il ne lui laissa aucun objet capable d’aider à la reconstitution de l’identité du mort. Cela fait, il poussa le corps dans un fossé et le recouvrit de feuilles mortes. Quant à la gourde, il la brisa d’un coup de talon et en enterra les débris.

 

Avant de se remettre en route, il prit connaissance de toutes les pièces renfermées dans le portefeuille. Le papier trouvé par Charles Boizard sous la couverture d’une bible ayant appartenu à son trisaïeul était jauni par le temps et d’une écriture difficile à déchiffrer. Il ne fallut pas moins d’une demi-heure au Levantin pour arriver à le lire d’un bout à l’autre.

 

Quand il en eut bien compris le sens, il ne fut pas peu surpris de découvrir que l’endroit où il se trouvait faisait partie du bois indiqué sur le plan comme étant l’issue extérieure des souterrains du château. Il examina le vieux chêne et demeura persuadé que la cavité du tronc donnait accès à la grotte décrite par le premier propriétaire de la bible.

 

Il restait à savoir si, lors de la reconstruction de la ferme, le grand-père de Charles Boizard n’avait pas retrouvé le souterrain et les caveaux.

 

« Avec un tel plan, tracé de main de maître, se dit l’assassin en serrant le précieux document dans un compartiment du portefeuille, j’arriverai bien jusqu’aux vases qui contiennent cette immense fortune. Seulement, il faudra jouer de la pioche, et avec cet outil-là, un homme seul ne fait pas grand ouvrage en une nuit. »

 

Une pièce précieuse pour lui, c’était une lettre adressée d’Auderville à Charles Boizard, en Guyane, par le notaire Martineau. Elle était ainsi conçue :

 

« Monsieur Boizard,

 

« Je m’empresse de vous accuser réception des dix mille francs que vous m’avez envoyés ce matin, tant pour payer les douze cents francs d’appointements alloués aux époux Mazurier, gardiens de la ferme et du château que pour faire face aux dépenses de l’entretien du domaine ainsi qu’aux diverses contributions qui lui afférent.

 

« Comme je vous le disais dans ma lettre de l’année dernière, les ruines tiennent encore bon, malgré les vents d’Ouest qui les ont battues avec violence au printemps et à l’automne.

 

« Suivant le désir que vous m’avez exprimé, j’ai profité de ce qu’un architecte de mes amis, très apprécié au Havre, est venu passer ses vacances chez moi, pour lui demander à quel prix il se chargerait de reconstruire le château. Je lui ai soumis le magnifique dessin qui vous vient de votre bisaïeul et qui représente le domaine tel qu’il était avant l’incendie. D’après cet architecte, il ne vous en coûterait pas moins d’un million pour opérer cette reconstruction.

 

« Le curage d’une partie du terrain sera indispensable. En effet, à l’endroit où se trouvait ordinairement une nappe d’eau alimentant le puits du château, existe aujourd’hui un ru souterrain qui a pris de l’importance dans ces dernières années. Il sera possible de détourner le cours de ce ru et d’utiliser par conséquent une grande partie des anciennes fondations ; sans quoi la dépense ne se monterait pas à moins de douze cent mille francs.

 

« Je me suis permis d’annoncer à plusieurs personnes que vous projetiez de prendre votre retraite à Auderville. Toutes m’ont répondu que ce serait un bonheur pour le pays où le nom des Boizard est resté populaire depuis près de trois siècles. Les nombreuses familles de pêcheurs, si éprouvées, il y a cinq ans par un ouragan qui a brisé plusieurs barques à l’entrée du port de Pénitot n’ont pas oublié le secours que vous leur avez envoyé. Puis-je annoncer à ces braves gens que leur bienfaiteur ne tardera pas à venir s’installer au pays ?

 

« Agréez, monsieur Boizard, l’expression de mes sentiments distingués.

 

« MARTINEAU. »

 

Grâce à cette lettre, Luversan était assuré de lever tous les doutes auprès de l’officier ministériel.

 

Il trouva d’ailleurs dans le portefeuille les pièces d’identité et les titres de propriété de sa victime, tant dans l’arrondissement de Cherbourg qu’en Amérique. Quant à l’écriture de Charles Boizard, le Levantin était sûr de pouvoir l’imiter en deux ou trois jours d’étude ; il avait commis bien d’autres faux à travers le monde.

 

Dix minutes après, il arrêtait son cheval dans la grande rue, devant les panonceaux de maître Martineau, notaire.

 

Avec une parfaite aisance, l’homme qui venait de laisser derrière lui caché dans un bois sous un lit de feuilles, un cadavre accusateur, se présenta à l’honorable officier ministériel et, après un court entretien, il demanda au notaire de bien vouloir l’accompagner jusqu’aux Mouettes, afin de s’y faire reconnaître par ses gens.

 

– J’ai hâte, dit le coquin, de jeter un coup d’œil sur la propriété. J’y déjeunerai sommairement et je repartirai chercher de suite madame Boizard à Cherbourg où elle m’attend avec impatience.

 

Maître Martineau se fit un plaisir de conduire son client au château. Il prit place dans le cabriolet, à gauche de Luversan.

 

Les époux Mazurier étaient en train de déjeuner quand le notaire, qui était descendu le premier de la voiture, leur dit d’ouvrir la porte charretière.

 

– Attention ! fit-il, c’est le patron.

 

Le vieux Normand ne comprenait pas ; encore moins sa femme.

 

– C’est le patron, répéta maître Martineau. C’est monsieur Charles Boizard, quoi !

 

– Pas possible ! s’écrièrent les gardiens des Mouettes.

 

Mazurier s’empressa d’ouvrir la porte charretière et retira son bonnet de laine pour saluer le patron qui faisait son entrée. Luversan ne le regarda même point. Il ne prit seulement pas la peine de demander de leurs nouvelles à ces vigilants gardiens du domaine des Boizard. S’adressant au notaire :

 

– Visitons, dit-il, visitons de suite.

 

Maître Martineau invita Mazurier à les guider dans la ferme. Luversan ne fit que traverser les pièces du rez-de-chaussée et de l’étage supérieur. Il n’adressa pas un compliment aux Normands pour la bonne tenue et la propreté de la maison. Le verger, le potager, le grand pré situé derrière la ferme, et enfin les abords des ruines, tout fut visité en moins de dix minutes.

 

Cette tournée terminée, le « patron » entra enfin dans le petit pavillon réservé aux Mazurier, salua à peine Léonie, demanda du pain, du fromage, et un verre de cidre. Il mangea debout, rapidement. Quand il eut fini, il remonta dans le cabriolet. Avant de repartir, il pria le notaire de lui louer de suite un bon cheval et une voiture fermée.

 

– Surtout, dit-il, fournissez-moi un animal capable de faire une longue course sans se fatiguer.

 

Arrivé à Cherbourg, Luversan trouva Andréa dans un état de prostration complète. Elle n’avait rien pris de la journée, ce qui excita, non la pitié de son amant, mais sa colère.

 

– Tu veux donc, s’écria-t-il, attirer sur nous l’attention de la police par tes airs désespérés, tes allures de fugitive ? Déjà l’hôtelier m’a demandé d’un air mystérieux si tu n’étais pas malade. On a trop parlé de nous ici depuis ce matin. Hâtons-nous de filer ! Si tu n’as pas le courage de sourire aux indifférents, cache-toi sous ton voile. Allons, en route !

 

Il prit la valise et descendit le premier. Elle le suivit machinalement.

 

L’aubergiste avait mis un autre cheval à la disposition du voyageur, mais cette fois, avec un cocher. Ils partirent en calèche et se firent conduire tout droit aux Mouettes où ils arrivèrent à la tombée du jour. Là, le faux Boizard congédia le cocher avec un bon pourboire.

 

Ils trouvèrent le souper servi dans la salle à manger.

 

– C’est bien, dit Luversan aux Mazurier. Apportez tous les plats et allez vous reposer. Nous n’avons besoin de personne.

 

Après le repas auquel Andréa, toujours silencieuse, ne toucha que du bout des dents, Luversan la conduisit à la chambre à coucher, l’engagea à prendre du repos, s’installa dans le fauteuil et s’assoupit.

 

À son réveil, vers minuit, il constata avec plaisir qu’Andréa dormait d’un profond sommeil, sortit après l’avoir enfermée à clé, descendit à la salle à manger en s’éclairant d’une lanterne, et, après s’être assuré par une visite minutieuse des locaux que personne n’épiait ses mouvements, il relut attentivement le mémoire du trisaïeul de Charles Boizard. Il importait avant tout au bandit de retrouver la trappe donnant accès au souterrain.

 

Luversan n’eut pas de peine à se rendre compte que, d’après le plan, cette trappe devait exister sous le grand bahut qui occupait tout le fond de la salle. Il ouvrit ce bahut, en retira les planches du bas, et trouva facilement le ressort qui mettait la machine en mouvement. Il descendit ainsi, sur la plateforme mobile, dans le souterrain.

 

Grâce au précieux plan, qu’il ne cessait de consulter, il prit ses mesures et marqua le long du mur de la voûte la place probable des deux caveaux dont l’un devait se trouver sous la tourelle et dont l’autre contenait le trésor. Il s’était muni d’une pioche qu’il avait trouvée dans la serre.

 

Sans perdre une minute, il attaqua le deuxième caveau. À cette profondeur, il était certain que personne ne pouvait entendre du dehors le choc de l’outil contre la pierre.

 

Quelques jours plus tard, Luversan était maître du trésor des Boizard et des issues des souterrains quand le vieux Mazurier lui présenta dans la salle à manger la carte du docteur Vignol. « Lui ! pensa le Levantin ; c’est l’enfer qui l’envoie ici. » Il alla retrouver le visiteur dans la tourelle à peine éclairée par une étroite fenêtre et où il s’était fait meubler à la hâte un cabinet de travail dont le sol, en terre battue, était masqué par une simple natte.

 

Avant de quitter la salle à manger, Luversan s’était muni d’un énorme couteau à découper qu’il tenait caché dans sa poche extérieure de côté.

 

Malgré l’obscurité, le docteur Vignol reconnut de suite l’assassin de Larouette et de Brignolet. Il ne put retenir un cri d’épouvante.

 

– Misérable ! Que faites-vous ici ?

 

Luversan caressa de la main droite le manche de son couteau. Pourtant, il s’assit à quelque distance du docteur et lui demanda sur le ton d’un bandit qui parle à un autre bandit :

 

– Et vous, Pierre Vignol, que venez-vous faire ici ?

 

Le docteur était comme hypnotisé par les regards fixes du bandit.

 

– Vous ne me répondez pas, dit ce dernier. Eh bien, moi je vais le faire pour vous. Vous devez en savoir tout aussi long que votre serviteur sur le château des Mouettes ; car si quelqu’un, avant moi, avait la confiance de monsieur Boizard, c’était son médecin. Parlons franchement, sans détour comme des gens qui se connaissent de vieille date et savent ce qu’ils valent l’un comme l’autre. Vous vous attendiez à trouver ici, au lieu de Luversan, un particulier, d’humeur plus accommodante. Possédant déjà la confiance de ce particulier vous n’auriez pas eu grand-peine à devenir son ami le plus intime. C’eût été l’affaire d’une quinzaine de jours. Bref, vous auriez fait ce qu’un autre a fait avant vous.

 

Pierre Vignol n’osait comprendre ; cependant, l’épouvantable réalité se dressait devant lui.

 

Il essaya de dissimuler son horreur.

 

– Vous avez fait cela ? lui dit-il.

 

– Oui ! voulez-vous cent mille francs pour vous taire ? Aussi bien, je suis bon prince ; je pourrais ne rien vous donner du tout, attendu que vous ne sauriez parler sans vous perdre vous-même, ça va pour cent mille francs ?

 

Le docteur ne put soutenir plus longtemps cette comédie sinistre. Comme Andréa de Terrenoire, il sentait la folie envahir son cerveau.

 

– Assassin ! s’écria-t-il, monstre ! Tu es mon mauvais génie ! Tu vas périr !

 

Il se jeta sur Luversan et comptant sur sa vigueur de paysan que la vie de Paris n’avait pu altérer, il le saisit à la gorge avec la résolution de l’étrangler.

 

Il aurait certainement réussi dans cette entreprise contre un homme épuisé tant par les suites de sa blessure que par les efforts inouïs qu’il avait faits les nuits précédentes pour se rendre maître du trésor ; mais le Levantin, jouant du couteau avec l’adresse qu’on lui connaît, le frappa par-derrière. Les mains de Pierre Vignol lâchèrent le cou du misérable qui déjà suffoquait. Il tomba sans proférer une plainte, la face contre terre.

 

– Cela t’apprendra, dit Mathias Zuberi, à vouloir faire de la vertu avec un confrère.

 

L’assassin creusa le sol, au milieu même de la salle, mit à découvert une trappe qu’il souleva, et précipita le corps dans le caveau. Après quoi, il retourna la natte ensanglantée, se lava les mains, et sans émotion apparente, alla donner l’ordre à Mazurier d’atteler la voiture et de la lui amener sur la route, devant la poterne. Ainsi il put faire croire à son départ pour Cherbourg en compagnie du visiteur.

 

La nuit précédente, le bandit, sortant des souterrains par la grotte et passant par le chêne creux, était allé chercher dans le fossé où il l’avait caché le cadavre de Charles Boizard. Au moyen d’une poulie improvisée, il était parvenu à hisser sa victime jusqu’à la cavité de l’arbre et à le descendre dans le souterrain.

 

Célestin ne se trompait pas en affirmant qu’il devait y avoir deux cadavres dans le caveau situé sous la tourelle. À côté de Charles Boizard reposait Pierre Vignol qui, malgré son horrible blessure, était revenu un instant à la vie, avait eu la force de rejeter la terre dont il était recouvert, et avait expiré sur sa fosse où l’assassin l’enfouit de nouveau en présence de Célestin Damour épouvanté.

 

CHAPITRE LXXX

 

Au moment où par la faute de Mazurier, trop prompt à l’action, Luversan s’enfuyait par la galerie souterraine, Tristot et Pivolot étaient descendus de leur observatoire, en compagnie du berger Yver, pour faire le siège de la salle à manger.

 

La porte en vieux chêne d’une solidité à toute épreuve avait résisté aux efforts de Mazurier ; mais les agents plus pratiques n’hésitèrent pas, au risque d’être fusillés à bout portant, à enfoncer les fenêtres et à sauter dans la place.

 

– Ils ont déguerpi par la cheminée ! s’écria Pivolot, pendant que Tristot ouvrait les portes du grand bahut et s’écriait :

 

– Tonnerre ! J’espérais bien les trouver là-dedans ! Où ont-ils bien pu disparaître ?

 

Puis tous deux allèrent retrouver Mazurier qui se tenait à l’affût dans la cour.

 

– Nous perdons un temps précieux ! s’écria le vieux Normand. Si vous aviez suivi ce matin mon conseil, tout cela ne serait pas arrivé. Nos gendarmes ne sont pas si bêtes que vous le croyez.

 

Cette observation, ou plutôt cette critique exaspéra Pivolot.

 

– Eh bien, moi, déclara-t-il, je reste convaincu que les gendarmes ne nous serviraient pas à grand-chose, et je ne suis pas disposé à leur laisser l’honneur de la prise. Luversan est ici, pas ailleurs qu’ici ; l’autre également. Fussent-ils acrobates de profession, ils n’auraient pas eu le temps matériel de s’éclipser. D’où je conclus que la maison est à double fond. Vous devez bien savoir, père Mazurier, s’il y a des souterrains dans le château des Mouettes ?

 

– Pour sûr qu’il y en a, répondit le Normand, mais personne ne les a jamais vus.

 

– Alors, observa Tristot, comment savez-vous qu’il y en a ?

 

– On l’a toujours dit ici, de père en fils. Il n’y a pas de fumée sans feu Dans tous les cas, ajouta-t-il, s’il y a des souterrains ils doivent conduire quelque part, et si les brigands savent où ils conduisent, faudrait voir un peu à prévenir la gendarmerie qui fera tambouriner la chose. Tout le pays sera sur pied en un clin d’œil et je défie nos coquins d’aller jusqu’à Cherbourg sans être pris. Pas de danger qu’ils filent du côté de l’Océan ; ils ne trouveraient pas un pêcheur pour leur prêter sa barque. Sans compter que le vent qui souffle depuis huit jours ne leur permettrait pas de tenter la traversée de la Manche.

 

Les observations du paysan étaient concluantes.

 

– Allez prévenir les gendarmes, lui dit enfin Tristot que Pivolot approuva du geste. Nous autres, nous allons tâcher de trouver l’entrée des souterrains.

 

Le Normand déposa son fusil dans la cour, et courut à la gendarmerie.

 

– Voulez-vous mon avis, monsieur Tristot, dit Pivolot : les souterrains ont deux issues, une ici, dans cette salle à manger ; l’autre, dans la tourelle. Et je prouve : si le docteur est venu se faire prendre à la toile d’araignée tendue par le bandit, nous le retrouverons mort ou vif dans cette fameuse tourelle. Mais je n’ose quitter la place et vous m’obligerez d’y terminer ensemble nos recherches. Partageons-nous la besogne. Examinons les murs et le sol de cette pièce.

 

Pivolot prit un morceau de charbon dans l’âtre et s’en servit pour tracer une ligne qui séparait la salle à manger en deux parties presque égales. Il se réserva la section où se trouvait le grand bahut.

 

Chacun d’eux se mit aussitôt à la besogne, frappant le sol pour en découvrir, à la sonorité, les endroits pouvant cacher une cavité. De même, ils examinèrent les murs, du haut en bas.

 

Il ne leur vint pas de suite l’idée de déplacer l’énorme bahut dont la planche du bas, solidement maintenue en dessous par des crochets que Luversan avait eu soin de remettre au moment de la descente, fut vainement ébranlée par eux. Ils achevaient ces premières investigations quand les gendarmes arrivèrent, suivis d’une cinquantaine de paysans armés des outils de jardinage les plus variés.

 

Sur le conseil de Tristot, le brigadier donna l’ordre à quatre vigoureux paysans de démolir le plancher de la salle à manger.

 

De leur côté, ils résolurent d’explorer immédiatement la tourelle où Luversan avait reçu le docteur Vignol. Ils ne voulurent accepter le concours de personne pour ces recherches.

 

Tristot avait montré au brigadier les instructions écrites du juge d’instruction de Paris. Aux yeux des gendarmes, il passait pour être le chef de la Sûreté en personne.

 

Tous deux, seuls dans la tourelle, ils commencèrent silencieusement leur examen. Soudain, Pivolot poussa un cri de triomphe.

 

– Je vois du nouveau, dit-il à son confrère.

 

En même temps, il désignait du doigt une traînée de taches rougeâtres sur la natte qui recouvrait le sol. Tristot se pencha à son tour.

 

– C’est, ma foi, vrai, fit-il, il y a du sang ici.

 

Ils reconnurent que la natte en était imbibée.

 

– À nous deux ! commanda Tristot ; retournons la natte.

 

Ils rangèrent de côté les meubles qui encombraient le milieu de la pièce et mirent la natte sens dessus dessous. Ils furent saisis d’horreur à la vue de l’énorme tache de sang. Il n’y avait plus à en douter : Luversan avait tué un homme dans la tourelle. Il ne restait plus qu’à trouver le cadavre.

 

Tous deux se mirent à bêcher le sol avec une vigueur dont on ne les aurait jamais crus capables. Au bout d’un quart d’heure, ils avaient mis la trappe à découvert. Tristot, muni d’une lanterne, se pencha dans le trou béant, mais il ne put rien distinguer.

 

– Ce doit être profond, dit-il. Le cadavre du docteur a été précipité par cette ouverture, mais l’assassin n’a pas suivi le même chemin ; ce qui prouve qu’il y a là-dessous une communication avec le souterrain.

 

– Seriez-vous capable, dit Pivolot, de descendre dans cette oubliette au moyen d’une corde ?

 

– Et vous, monsieur Pivolot, le pourriez-vous ? Nous n’avons plus vingt ans tous les deux. Il y a longtemps que nous sommes brouillés avec la gymnastique.

 

Ils se penchèrent de nouveau au-dessus de l’ouverture, mais une odeur pestilentielle les fit reculer. Tous deux la connaissaient, cette odeur cadavérique qu’ils avaient flairée maintes fois durant leur longue carrière de policiers du crime.

 

– Soyons raisonnables, dit Pivolot. Nous avons trouvé le cadavre, n’est-ce pas ? Il ne nous appartient pas de le remonter à la lumière du jour.

 

Comme ils allaient faire part de cette importante découverte au brigadier, celui-ci ne leur laissa pas le temps de parler.

 

– Venez voir, leur dit-il, nous tenons l’entrée de la caverne.

 

Les policiers le suivirent dans la salle à manger. Les démolisseurs avaient fouillé le sol de fond en comble, jusque sous le grand bahut qui se trouvait rejeté à moitié démoli, au milieu de la pièce. Seulement dans l’ardeur du travail, ils avaient brisé la plate-forme dont les débris devenaient un obstacle pour les envahisseurs du sous-sol.

 

– Parfait ! approuva Tristot, vous êtes en bon chemin. Nous aussi ! Je vous prie de croire que nous n’avons pas perdu notre temps.

 

– Est-ce que par hasard vous tiendriez l’assassin ? demanda le brigadier.

 

– Pas encore, malheureusement.

 

– Et vous chantez déjà victoire ! se permit de répliquer le représentant de la police locale.

 

En somme, le brigadier avait raison. Ces messieurs de Paris durent le reconnaître. C’était très beau d’avoir trouvé la victime, mais, pendant ce temps-là, l’assassin prenait le large.

 

– Vous feriez bien, dit Tristot au brigadier de commencer des battues dans la campagne. Ces souterrains peuvent conduire fort loin, attendu que la propriété s’étend sur près d’une demi-lieue à l’est, et qu’elle comprend un bois où nos deux fuyards peuvent trouver un abri momentané. Mais venez voir, à votre tour.

 

Les policiers conduisirent le brigadier à la tourelle et le mirent au courant de leurs découvertes. Les odeurs méphitiques avaient envahi le rez-de-chaussée. Le brigadier alla chercher une longue corde à laquelle il attacha une pierre pour sonder la profondeur du sous-sol, puis il courut donner à ses hommes les ordres nécessaires pour faire commencer tout de suite les battues.

 

Gendarmes et paysans se partagèrent le terrain, et bientôt les environs furent explorés en tous sens. Des chasseurs lancèrent leurs chiens dans le petit bois de la propriété, mais il était déjà trop tard : pendant qu’on s’acharnait à rechercher les fugitifs autour du château des Mouettes, Célestin, sorti du bois depuis une demi-heure, avait la chance inouïe, en remontant au nord, de gagner les falaises où personne n’aurait l’idée d’aller le chercher.

 

À la ferme, les démolisseurs redoublaient d’activité. Il leur fallut plus d’une heure de travail pour déblayer la cavité conduisant au souterrain par la salle à manger. Là encore comme à la tourelle, la profondeur était de quinze mètres. Tristot et Pivolot descendirent les premiers.

 

Tristot s’aperçut tout de suite que la courbe les menait dans la direction de la tourelle et, apercevant enfin la porte de fer que Luversan avait eu soin de refermer à clé :

 

– Le docteur Vignol est là, dit-il, mais ne nous arrêtons pas et tâchons de trouver tout de suite l’autre issue du souterrain.

 

Ils découvrirent, près du pilier du haut bâtiment des ruines, l’entrée de la deuxième galerie dont le passage était obstrué par les barils qui contenaient le trésor des Boizard.

 

– Oh ! oh ! fit Tristot ; on était occupé à déménager quand nous sommes arrivés.

 

Et, sans prendre l’avis des deux autres, il brisa d’un coup de pioche le fond d’un des barils d’où sortit, à la stupéfaction des explorateurs, un flot de pièces d’or.

 

– Tout s’explique ! s’écria Pivolot. Luversan savait qu’il y avait un trésor ici, et c’est pourquoi il y est venu au lieu et place du propriétaire de ces jaunets.

 

Il prit une pièce et l’examina à la lueur de sa lanterne.

 

– Fichtre ! c’est un Louis XIV, et ces pièces-là, c’est comme le vin, ça se bonifie en cave.

 

Il passa par-dessus les barils et poussa de l’avant. Les autres en firent autant. Mais Pivolot s’arrêta tout à coup. Il venait d’apercevoir l’orifice du puits. Pour en mesurer la profondeur, il y jeta une pierre.

 

Il compta dix secondes avant d’entendre le clapotement de l’eau déplacée par la pierre.

 

– Le diable lui-même, dit-il, se refuserait à passer par là. En route, mes enfants.

 

Au fond de cette deuxième galerie, ils trouvèrent, accrochée à la voûte, l’échelle de fer que Célestin n’avait même pas pris la peine d’enlever. Là, le gendarme déclara tout net qu’il entendait passer le premier et il gravit les quinze échelons.

 

Ces messieurs de Paris le rejoignirent presque aussitôt. Tous trois levèrent leur lanterne le plus haut possible, et s’écartant les uns des autres, poussèrent un triple soupir de déception, en faisant le tour de l’énorme tronc de chêne à demi déraciné qui occupait le centre de la grotte.

 

« Allons ! pensa Pivolot qui regrettait toujours amèrement sa fortune envolée, ce n’est pas nous qui aurons l’honneur de la capture ! » Il frappa de sa pioche le vieux chêne qui sonna le creux.

 

– Une famille vivrait à l’aise là-dedans, observa le brigadier. Le colosse m’a tout l’air d’avoir été vidé par la main du temps.

 

Le brigadier, qui faisait des vers à ses moments de loisir, aimait à parler par métaphores.

 

– Bien dit, et sagement pensé, approuva Tristot. Si l’intérieur de ce tronc peut constituer un logement dont se contenteraient les vagabonds, il doit y avoir une porte. Examinons de plus près ces gigantesques racines. Ah ! voici un endroit par où on doit pouvoir passer.

 

Il allait s’engager entre deux griffes des racines lorsque le brigadier le repoussa doucement, disant :

 

– C’est à moi à vous précéder dans le sentier de l’honneur. Je vous dirai tout à l’heure s’il y a beaucoup de toiles d’araignées là-dedans.

 

Cette fois, il fut obligé de remettre son revolver en place et se faufila comme un serpent dans l’intérieur du tronc. Les deux autres, qui le suivaient de très près, l’entendirent s’écrier :

 

– Il y a une échelle et j’aperçois une vague lueur au-dessus de ma tête, mes enfants ; attendez-moi au salon. Je serais désolé, si je manquais mon coup, de vous tomber sur la tête. Je pèse deux cent dix livres, sans mes bottes.

 

Malgré cet avertissement qui partait d’un bon cœur de gendarme, Tristot, suivi de Pivolot, arriva derrière le brigadier en haut de l’échelle, point qui se trouvait situé à dix mètres au-dessus du niveau du sol boisé.

 

– Une surprise ! leur cria le brigadier, les fugitifs sont descendus dans le bois au moyen d’une corde qu’ils ont oublié de couper. Si je parviens à en faire autant, malgré mon poids, vous ne risquez rien, vous autres. Ça y est ! ajouta-t-il en mettant pied à terre.

 

– Ça y est ! répétèrent l’un après l’autre les policiers.

 

À ce moment, des paysans embusqués dans le bois accoururent au bruit. La vue de l’uniforme du brigadier les remplit de stupéfaction. Ils se demandaient comment ces trois hommes avaient pu arriver dans le fourré sans être aperçus.

 

Tristot les mit au courant de leur odyssée du souterrain et de leur ascension par le chêne.

 

Plusieurs de ces braves gens s’embusquèrent autour de l’arbre pour saisir au passage les fugitifs s’ils venaient à prendre le même chemin que la police. Le brigadier et les Parisiens revinrent en toute hâte à Auderville d’où ils télégraphièrent au procureur de la République à Cherbourg pour lui donner des renseignements complets sur leurs recherches ainsi que le signalement de Luversan et de son complice. De la sorte, ils étaient certains que toute la police de l’arrondissement serait sur pied ; les fugitifs ne pourraient monter dans aucune voiture publique et encore moins en chemin de fer sans être immédiatement arrêtés.

 

Cependant, les policiers voyaient avec désespoir s’écouler les heures sans qu’on pût trouver la piste des fugitifs. Vainement, ils avaient exploré à nouveau les souterrains dans l’espoir de trouver une troisième issue.

 

– Nous avons peut-être eu tort, dit Tristot, de ne pas descendre dans le puits.

 

– C’est aussi mon avis, déclara le brigadier ; mais la chose n’est pas commode. Cependant, elle n’est pas impossible.

 

Ils trouvèrent à grand-peine les cordages nécessaires à l’entreprise.

 

On établit une poulie solide à l’orifice du puits et on accrocha à l’extrémité de la corde une grande manne dans laquelle Pivolot réclama l’honneur de s’installer.

 

– J’y consens, s’écria son confrère, mais sous la réserve que vous me permettrez de partager cet honneur. Le péril n’est d’ailleurs pas excessif : ce n’est point l’air qui manque là-dedans. Voyez plutôt : la flamme de notre lanterne est tirée en tous sens, ce qui nous prouve qu’il existe, soit au fond du puits, soit dans les parois, une ouverture communiquant avec l’extérieur.

 

– Ce qui vous prouve aussi, ajouta le brigadier, que vous n’aurez nul besoin d’arriver au fond, attendu que les fugitifs ne possédaient pas l’outillage nécessaire à cette descente. Vous devez trouver l’issue en question à quelques mètres de l’orifice tout au plus. Là encore, il y aura peut-être des pruneaux à recevoir ; c’est mon affaire et non la vôtre.

 

Les Parisiens tinrent bon et le représentant de la police locale dut s’incliner devant leur volonté. Il consentit et alla chercher la corde. Peu d’instants après, il revenait avec trois solides gars dont le concours était nécessaire pour le succès de l’entreprise. La descente se fit très lentement, de façon à permettre aux explorateurs d’examiner à loisir les parois du puits.

 

– Eh bien ? demandait à tout instant le brigadier, vous ne voyez rien ?

 

– Rien, répondaient d’une voix triste ces messieurs de Paris.

 

Quand le fond de la manne atteignit, au bout de cinq minutes, la nappe d’eau :

 

– Arrêtez ! crièrent enfin les policiers.

 

– Que voyez-vous ? réitéra le brigadier.

 

– Tout à l’heure ! lui fut-il répondu.

 

Tristot et Pivolot, le dos tourné, élevèrent chacun leur lanterne, et inspectèrent le gouffre.

 

– Tiens ! firent-ils tous deux à la fois.

 

Tristot parla le premier, bien qu’il fût très curieux de connaître la cause de l’interjection lancée par son confrère.

 

– Il y a, dit-il, une ouverture toute naturelle au fond de ce puits. Ce n’est pas une source que nous venons de toucher, mais un véritable cours d’eau, un ru. La cavité doit être toutefois très profonde au-dessous de nous. Ah ! ah ! L’eau est joliment bourbeuse ; d’où je conclus qu’elle a été fortement secouée, oh ! mais très fortement, avant notre visite.

 

Il s’interrompit pour crier au brigadier et à ses hommes :

 

– Hé ! là-haut, tenez bon, nous avons de l’eau jusqu’à mi-jambe : ça suffit.

 

Et Tristot, s’adressant enfin à son compagnon, lui demanda :

 

– Et vous ? qu’avez-vous vu de remarquable ?

 

– Une chose bien extraordinaire : il y a, de mon côté, au-dessus de la nappe d’eau, une cavité au fond de laquelle je vois très distinctement devinez quoi, monsieur Tristot ?…

 

– J’ai les pieds à la glace, et vous me faites bouillir !

 

– Penchez-vous un peu en dehors de la manne pour me faire contrepoids ; je vais allonger le bras et tâcher de saisir ce que je vois. Cela me paraît si étrange que je me demande si je n’ai pas la berlue.

 

Tristot obéit tout en maugréant. Pivolot, au risque de prendre un bain forcé, se courba de telle sorte qu’il faillit perdre l’équilibre.

 

– Impossible d’y arriver ! s’écria-t-il en reprenant la position verticale.

 

Dans ce mouvement, un peu trop vite exécuté, Tristot éprouva une telle secousse qu’il fit le plongeon.

 

– Tonnerre de Dieu ! C’était la première fois que Tristot jurait avec cette énergie.

 

Pivolot sentit la sueur froide lui couler le long du dos. Il n’eut plus qu’une pensée ; sauver son meilleur ami, son seul ami.

 

Là-haut, le brigadier hurlait :

 

– Mais qu’est-ce que vous faites donc ?

 

Pivolot commanda :

 

– Descendez-nous de cinquante centimètres !… Là… Assez !…

 

L’eau lui venait jusqu’au menton. Dans cette position, il pouvait suivre du regard le cours du ru qu’éclairait la lumière du jour à peu de distance du puits. Il eut la satisfaction d’apercevoir son bon ami Tristot assis sur une grosse pierre, au beau milieu des ruines du château des Mouettes.

 

– Qu’y a-t-il de nouveau ? lui cria-t-il.

 

Tristot, crotté comme un barbet, s’approcha tout grelottant de la brèche et, se mettant à plat ventre dans la vase, demeura stupéfait en voyant la tête de son ami émerger dans l’eau.

 

– Vous êtes fou ! lui dit-il. Si les autres lâchaient la corde, ce panier comme dirait le brigadier, deviendrait votre cercueil. Un mot, cependant ! Avez-vous au moins réussi à attraper l’objet de votre convoitise ?

 

– Pas encore.

 

Pivolot enjoignit au brigadier de le remonter de cinquante centimètres. La manœuvre s’exécuta tout de suite, mais avec une sage lenteur.

 

Ce que Pivolot avait vu, c’était un portefeuille. Il supposa que l’objet avait été posé là à dessein pour y être retrouvé en temps utile. Pivolot s’en empara, non sans peine.

 

Le cœur lui battait très fort, à ce bon M. Pivolot. Car, enfin, si ce portefeuille était celui de Luversan, on pouvait espérer y retrouver quelques documents précieux à plus d’un titre, notamment certaines valeurs avantageusement cotées à la Bourse et qui constituaient l’unique avoir des deux amis.

 

À cette pensée qu’il allait peut-être rentrer en possession de son bien, Pivolot remerciait déjà la Providence. Mais une autre idée le troubla profondément : si pressé qu’il fût d’ouvrir le portefeuille et d’en examiner le contenu, il lui déplaisait fort de mettre le brigadier de gendarmerie au courant d’une découverte aussi importante.

 

Et, dans sa hâte d’être édifié au sujet de son magot, il se dit que le chemin suivi par Tristot pour sortir du puits était encore le plus pratique. Aussitôt dit, aussitôt fait. Pivolot qui a serré le précieux portefeuille dans sa poche, pique une tête dans le ru, ayant soin de crier au brigadier :

 

– Vous pouvez remonter la manne, nous n’en avons plus besoin.

 

Un instant après, les deux amis, assis philosophiquement côte à côte sur un des antiques débris du château des Mouettes, commençaient l’inventaire des documents renfermés dans le portefeuille.

 

Sans perdre une seconde, le brigadier tira ferme sur la corde en recommandant à ses aides d’en faire autant. Mais la manne, débarrassée des policiers, remonta avec une vitesse qu’il eût été difficile de prévoir, et les quatre hommes tombèrent à la renverse. Aucun d’eux n’avait lâché la corde.

 

– Plus doucement ! fit le brigadier en se relevant. Décidément, ça ne pèse pas lourd, deux Parisiens.

 

Mais il n’eut pas de peine à reconnaître que la légèreté du panier présentait quelque chose d’anormal. Il fit arrêter la manœuvre et se pencha au-dessus du gouffre.

 

– On ne voit plus leurs lanternes ! fit-il avec effroi. Qu’est-ce que cela signifie ?…

 

Il ne pouvait croire à un accident, puisque l’un des explorateurs venait de lui crier de remonter la manne. Dans sa hâte de savoir la vérité il recommença à tirer ferme sur la corde, mouvement qui fut imité par les trois Normands.

 

À la vue du panier vide, ces braves gens se regardèrent les uns les autres, dans l’espoir que l’un d’eux y comprendrait quelque chose. Les gars partirent d’un franc éclat de rire, mais le brigadier conservait son air sérieux des « grands jours. Avec la méfiance naturelle qui caractérise le gendarme, il murmura entre ses dents :

 

– Est-ce que par hasard, ils seraient de la bande ?…

 

Dans cette pensée, il se reprochait amèrement de n’avoir pas mis le grappin sur Tristot et Pivolot qui se seraient expliqués ensuite avec le juge d’instruction.

 

– Avez-vous du nerf ? demanda-t-il à ses aides. Seriez-vous capables de me descendre tout doucement à vous trois au fond de ce trou à malices ?

 

Les gars protestèrent de leur dévouement et de leurs biceps.

 

Sans plus de façons, le brigadier prit place dans la manne en ayant soin de s’accrocher des deux mains à la corde pour ne point crever le fond du panier.

 

– Surtout, recommanda-t-il à ses hommes, pas un mot, pas un cri ! Je saurai bien vous avertir si j’ai besoin de vous. Je vous sifflerai quand il faudra m’arrêter.

 

La descente s’opéra dans toutes les conditions de sécurité désirables. Arrivé au fond, le brigadier reconnut à son tour, l’existence du ru. Force lui fut bien de donner un coup de sifflet quand il se sentit de l’eau jusqu’en haut des bottes. Mais il le fit avec tant de modération, tant de prudence, que l’avertissement se perdit en hauteur sans être répercuté dans les ruines du château des Mouettes.

 

Le brave représentant de la police locale se disposait à quitter son panier pour voir ce qui se passait aux environs quand il entendit une voix déjà bien connue de lui, s’écrier :

 

– Nous sommes sauvés !

 

C’était ce bon M. Pivolot qui venait de retrouver sa fortune, ainsi que celle de ce brave M. Tristot, dans le portefeuille de Luversan.

 

L’exclamation fut suivie d’un bruit de papiers froissés avec nervosité. Tristot contrôlait de visu l’assertion de son confrère et ami.

 

– C’est vrai, c’est pourtant vrai, approuvait-il ; nous sommes sauvés.

 

N’y avait-il pas de quoi mettre la puce à l’oreille à un brigadier de gendarmerie ? Le nôtre s’assura si son revolver d’ordonnance était en état de fonctionner. « Voilà, se dit-il en armant son formidable joujou, qui vous empêcherait, mes gaillards, d’aller plus loin. »

 

Il aurait commis l’imprudence de se montrer aux Parisiens, si Pivolot n’avait commencé un petit discours où éclatait enfin la jubilation de rentrer dans ses fonds.

 

– Vous avez été toujours un peu sceptique, monsieur Tristot, dit-il. Quand je vous parlais de la Providence, vous hochiez la tête, en signe de doute. Entre nous soit dit, vous vous laissez aller un peu trop au courant de la libre pensée. Vous avez la conviction que celui qui voit tout, qui entend tout, et qui peut tout, n’a jamais perdu une minute de son Éternité pour s’occuper de la créature humaine. Eh bien, moi, humble atome soumis aux décrets de la Providence, je crois en elle. C’est grâce à son initiative, à sa protection toute-puissante, que nous avons eu l’idée de descendre dans ce puits au fond duquel elle avait pris la peine de déposer le portefeuille. Je vous avouerai franchement qu’à mon âge, il m’eût été pénible de reprendre un collier de misère pour gagner le reste de ma vie. Enfin, nous voici rentrés en possession de nos quinze mille livres de rente ! Ce n’est pas malheureux.

 

Le brigadier ne comprenait plus, mais plus du tout : ça lui paraissait de plus en plus louche. Avant d’agir, il écouta la réponse de Tristot.

 

Elle ne se fit pas attendre.

 

– Je ne vous ai jamais empêché, dit Tristot à Pivolot, de croire et même de pratiquer, mais enfin, mon bon ami, si votre Providence a pris la peine de nous rapporter au château des Mouettes les économies de nos père et mère, ce qui est charmant de sa part, expliquez-moi pourquoi elle s’était donné le mal de nous priver de cette source légitime de revenus ? Car enfin, pour s’enrichir aux dépens d’autrui, Luversan aurait bien pu choisir des victimes plus opulentes que nous. S’il nous a dépouillés de notre fortune, c’est parce qu’il était écrit dans le livre de la destinée qu’il nous volerait. Il nous rembourse aujourd’hui, en vertu de cette même loi de fatalité ! Je ne vois dans cette affaire rien qui puisse être mis à l’actif de votre Providence.

 

– Vous êtes ingrat ! s’écria Pivolot. Sitôt rentré à Paris, je ferai brûler dix cierges à Saint-Roch.

 

– Il est toujours utile de faire marcher le commerce, même celui du suif. Une question cependant : comment admettrez-vous que la Providence emploie, pour l’exécution de ses décrets, des mains aussi indignes que celles de Mathias Zuberi ?

 

Pivolot ne répondit pas, par mépris, sans doute, ou peut-être faute d’arguments écrasants.

 

La lumière s’était faite enfin dans l’esprit du brigadier. Ces cinq mots : « Quinze mille livres de rentes » lui donnaient une haute opinion des deux policiers venus de Paris jusque dans le Cotentin à la poursuite de Luversan. Il connaissait dans tous ses détails l’histoire de Roger Laroque, ainsi que celle de Jean Guerrier, et il était tout fier de participer à cette chasse à l’homme en compagnie de deux rentiers. Sans plus d’hésitation, il sortit du panier au risque de souiller de boue son uniforme, et tout en pataugeant dans la vase, il cria aux gars normands :

 

– Ne bougez plus, là-haut, je vais faire un petit tour.

 

Un instant après, il apparaissait aux yeux stupéfaits des deux policiers.

 

– Ce n’est pas gentil, leur dit-il en faisant résonner formidablement ses bottes sur une pierre de taille datant du grand siècle, voilà que vous opérez sans moi. Qu’y a-t-il donc de si surprenant dans ce portefeuille ?

 

– Oh ! pas grand-chose, répondit Tristot.

 

– Mais encore ?

 

– Une bagatelle de deux millions environ, tant en billets de banque qu’en titres divers.

 

Deux millions ! Le brigadier en chancela et un nuage doré lui passa devant les yeux.

 

– Deux millions, répéta Pivolot, sur lesquels il nous revient dûment et légalement la bagatelle de six cent mille francs qui nous avaient été volés par le faux Boizard.

 

– Et le reste ? demanda avec une curiosité émue le brigadier.

 

– Le reste appartient aux héritiers de monsieur de Terrenoire ; mais vous ne savez peut-être pas de qui nous voulons parler ?

 

Le brigadier répliqua avec orgueil :

 

– Je lis tous les jours le journal, surtout les faits divers. Je sais par cœur le signalement de tous les malfaiteurs en fuite. C’est vous dire que je connais l’affaire Brignolet depuis A jusqu’à Z. Monsieur de Terrenoire était le patron de Brignolet ; il s’est suicidé récemment dans son hôtel de la rue de Chanaleilles. Quant à sa femme, elle avait disparu le mois précédent, et depuis, on n’en a plus eu de nouvelles.

 

Tristot sourit malicieusement.

 

– Puisque vous lisez les journaux, observa-t-il, vous devez connaître le signalement de madame de Terrenoire, signalement que toute la presse a reproduit d’après une communication du service de sûreté.

 

– Parfaitement. C’est une femme de haute taille, très brune, aux traits réguliers, aux cheveux abondants, et qui, paraît-il, ne sort jamais que voilée.

 

– Très bien, mon brigadier. Et sur ce signalement, vous vous croyez de force à reconnaître cette femme, si elle vient à passer devant vous ?

 

– Pour sûr ! mais il faudrait un grand hasard pour qu’elle vienne à Auderville.

 

– Eh bien, s’écria Tristot, ce hasard s’est produit. Madame de Terrenoire n’est autre que la folle que nous venons d’expédier à l’asile de Cherbourg.

 

Le brigadier se pinça les lèvres de dépit.

 

Tristot ne voulut pas abuser de son triomphe.

 

– Voyez-vous, mon brigadier, dit-il, il n’y a rien qui ressemble à un signalement. Dans une société bien policée, ajouta-t-il, tout individu mâle ou femelle devrait être tenu de se faire photographier au moins tous les cinq ans et d’envoyer son portrait à la mairie centrale pour y être classé d’après le système Bertillon[2]. Cette obligation donnerait à réfléchir aux malhonnêtes gens. Mais nous bavardons comme des propriétaires, au lieu d’agir. Luversan et son complice se sont peut-être cachés dans ces ruines. Il faudrait y organiser une battue en règle.

 

Le brigadier fit observer qu’on n’avait besoin d’aucune aide pour faire cette battue et tous trois, revolver au poing, explorèrent les décombres. Il ne leur fallut pas moins d’une demi-heure, même en se partageant la besogne, pour reconnaître que ce séjour de dévastation ne recelait pas un être humain. Obligés de marcher sur les débris où le pied trouvait difficilement son aplomb, de franchir obstacle sur obstacle, ils revinrent harassés de fatigue au bord du ru. Là, les trois hommes s’assirent sur la pierre où ils avaient terminé l’inventaire du portefeuille. Tristot tira de ce précieux objet un parchemin qu’il relut attentivement. C’était le plan légué à sa postérité dans une bible par le trisaïeul de Charles Boizard. Ils examinèrent ce plan, se rendirent compte de la position exacte des souterrains et durent reconnaître qu’il n’existait pas d’autres issues que celles par où ils avaient passé. D’où il fallait conclure que Luversan et son complice étaient descendus dans le puits. En inspectant le terrain fangeux, le brigadier s’écria soudain :

 

– Quelqu’un a passé par ici.

 

Les Parisiens avaient beau écarquiller les yeux, ils ne voyaient aucune trace de pas. Le brigadier les railla poliment sur leur manque de coup d’œil.

 

– Nous autres, bons gendarmes, dit-il, nous sommes habitués à reconnaître les vestiges du pied humain sur le sol. Quelqu’un a passé par ici, mais il a eu soin en se retirant d’effacer les traces de son passage au fur et à mesure qu’il s’avançait. Il lui a suffi de remuer avec une branche d’arbre le terrain fangeux. Seulement, cette délicate opération n’a pas parfaitement été exécutée faute de temps, et tenez ! ne voyez-vous pas, de-ci, de-là, l’empreinte d’un talon de bottine ? S’il n’y avait pas tant de feuilles mortes sous nos pieds, nous pourrions suivre facilement la piste. Essayons toutefois.

 

Ils longèrent à pas comptés le cours du ru, mais ils durent s’arrêter à un endroit où l’eau s’engouffrait dans les profondeurs des ruines par un canal souterrain très étroit et inaccessible. Ils revinrent encore à la base du puits.

 

Pivolot fit une remarque importante.

 

– La ferme, dit-il, se trouvait autrefois à la même hauteur que le faîte du château. Elle en domine aujourd’hui les ruines. Pour que les fugitifs aient pu regagner le souterrain par une issue qu’ils auraient découverte, il faudrait que cette issue existât au long de la hauteur à pic qui surplombe cet amas de décombres. Or, vous le voyez, il n’est pas possible de monter par là sans être vu et il n’y a pas trace d’ouverture. D’autre part, j’ai constaté que la galerie, solidement maçonnée, n’a pas une seule fissure.

 

– Et moi, j’estime, dit le brigadier, qu’en cherchant bien, on doit trouver dans ces ruines mêmes un autre souterrain. Les vieilles gens du pays vous diront toutes que le château des Mouettes correspondait secrètement avec un autre château qui était situé à une demi-lieue, et dont il ne reste plus de vestige. Le souterrain aurait été bouché, il y a plus de cent ans. Qui sait si Luversan ne l’aura pas retrouvé. Dans tous les cas, il ne saurait en sortir sans se faire prendre.

 

Ils décidèrent de rentrer à la ferme en faisant le grand tour.

 

À leur arrivée, ils trouvèrent dans la cour une foule de paysans qui, au lieu de continuer leurs recherches dans les bois d’alentour, étaient venus voir s’il y avait du nouveau. Quant aux trois gars requis par le brigadier pour la descente dans le puits, ils s’étaient entêtés à rester sur place, attendant les ordres d’en bas. Grand fut leur étonnement lorsque leur chef vint par la galerie les relever de leur faction.

 

Le parquet de Cherbourg n’arriva que très tard dans la soirée. Le procureur de la République était venu en personne, accompagné d’un substitut et d’un juge d’instruction.

 

On fit sortir de la ferme les nombreux curieux et curieuses qui l’encombraient. On ferma toutes les portes, et, sur les indications des policiers, on procéda, dans le caveau situé sous la tourelle, à l’exhumation de la victime. Préalablement, on avait dû établir un courant d’air pour chasser les odeurs méphitiques.

 

Un médecin de Cherbourg constata que la victime avait été frappée d’un coup de couteau dans le dos, mais que cette blessure, horrible à voir, n’avait pas causé la mort immédiate. Les mains crispées de Pierre Vignol portaient les traces des efforts qu’il avait fait pour sortir de sa fosse. Ses ongles remplis de terre s’étaient déchirés dans cette lutte suprême.

 

L’identité de la victime fut établie de suite, grâce à des papiers trouvés dans ses poches.

 

Les magistrats instructeurs allaient se retirer quand Tristot se permit de prendre la parole.

 

– Pardon, fit-il, nous avons trouvé le corps d’une des victimes, mais il nous reste à découvrir le cadavre de M. Charles Boizard.

 

– Il n’est guère probable, dit le juge d’instruction, que le crime ait été accompli ici. D’après le témoignage de maître Martineau que nous avons vu tout à l’heure, Luversan est arrivé seul à Auderville.

 

– Il n’en coûterait pas beaucoup, continua Tristot, de recommencer des fouilles dans ce caveau.

 

Le juge accéda au désir du policier et les gars requis pour la circonstance recommencèrent à jouer de la bêche. Ce fut un triomphe pour les Parisiens quand les travailleurs eurent mis à découvert un second cadavre, celui d’un homme petit de taille, trapu, les cheveux et la barbe rouges. Tristot assura qu’on était en présence des restes de Charles Boizard, et, pour le prouver, il exhiba une lettre de M. de Lignerolles où le signalement du malheureux propriétaire du château des Mouettes se trouvait reproduit.

 

– Nous avons d’ailleurs, dit-il, la certitude de pouvoir le faire reconnaître par les témoins de Paris, notamment le pharmacien de la rue de Moscou chez qui on l’a transporté il y a environ sept semaines à la suite d’un accident de voiture dont il avait été victime.

 

Le juge d’instruction comprit que les deux compères en savaient très long sur les préliminaires du drame et il les invita à passer à son bureau le lendemain matin.

 

Les cadavres furent remontés dans la cour de la ferme. On les déposa sur des civières que des paysans de bonne volonté se chargèrent d’amener à Cherbourg où la double autopsie serait faite.

 

Tristot et Pivolot se remirent en campagne aussitôt avec le brigadier qui ne voulait plus les quitter, mais ils eurent beau s’embusquer la nuit dans les ruines, fouiller de fond en comble le petit bois où aboutissait le souterrain, ils ne purent découvrir la piste des fugitifs. Il en fut de même des gendarmes et des nombreux paysans qui parcouraient la campagne en tous sens.

 

À l’aube du jour, cent personnes, la plupart armées de fourches, se tenaient à l’affût aux abords de toutes les routes et chemins vicinaux. Malheureusement, il régnait un brouillard intense qui rendait toutes les recherches impossibles. On ne voyait rien à cinq pas devant soi. Vers midi, les bonnes gens se découragèrent, et chacun rentra chez soi pour manger la soupe.

 

Tristot et Pivolot avaient dû quitter la partie pour se rendre à Cherbourg. Ils y conféraient depuis environ deux heures avec le juge d’instruction lorsque l’huissier entra, disant qu’un pêcheur de Diélette avait une importante communication à faire.

 

Le juge donna l’ordre d’introduire ce témoin qui n’était autre que le père Cahue. Le bonhomme apportait la lettre laissée par Célestin Damour sur la plage de la Diélette. Il avait l’air très embarrassé et encore plus ému. L’affaire du château des Mouettes était déjà connue de tout le Cotentin.

 

Le pêcheur ne doutait pas que la lettre trouvée par Marie et ses compagnes en allant à la pêche, n’eût rapport à cet épouvantable drame. Sans demander la permission, Cahue s’assit dans l’espoir d’apprendre du nouveau. Le juge prit connaissance de la confession de Célestin, puis il passa la lettre aux Parisiens.

 

On se souvient que Célestin avait terminé ainsi sa lettre : « Quant au bandit, sachant bien qu’il me tuerait quand il n’aurait plus besoin de moi, je l’ai précipité dans un ancien puits situé au fond d’un deuxième souterrain dont vous trouverez l’entrée près des piliers du haut bâtiment des ruines. »

 

La chose paraissait réellement prodigieuse et peu croyable, vu la profondeur du puits. Cependant, on lit tous les jours dans les nouvelles diverses publiées par les journaux le récit de faits presque aussi extraordinaires. Tel qui s’est jeté dans son puits pour en finir avec les désagréments de la vie en est retiré sain et sauf après un plongeon inoffensif. Luversan pouvait avoir eu la chance de tomber dans le ru sans se briser contre les parois du puits et les pierres bordant la cuvette du fond. Les policiers avaient d’ailleurs constaté, ainsi que le brigadier, qu’il existait à cet endroit une sorte d’entonnoir très profond.

 

– C’est égal, remarqua Tristot, il n’y a de la chance que pour les coquins.

 

– Et pour les honnêtes gens aussi, répliqua Pivolot, puisque la chute de Luversan nous a permis de rentrer en possession de notre bien. Je suis bien convaincu qu’il est tombé la tête en bas, et que son portefeuille, glissant de sa poche, est venu se loger dans la crevasse où nous l’avons trouvé.

 

– Se loger providentiellement ! ajouta Tristot.

 

Cahue fut interrogé. Il raconta tout ce qu’il savait sur le naufragé, et termina ainsi :

 

– Je ne pouvais pas soupçonner que ce garçon-là avait de si mauvaises connaissances. Dans tous les cas, tant qu’il est resté chez moi, il n’a rien fait de mal ; même qu’il s’est montré très délicat. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession.

 

– Croyez-vous sérieusement, demanda Tristot au pêcheur, que ce jeune homme se soit jeté à la mer ?

 

– Ça ne m’étonnerait pas, répondit Cahue. Le Parisien riait tout le temps et nous faisait bien rire aussi, mais on voyait qu’au fond, il était tout chose, tout triste. Il devait avoir des remords. Moi, j’aurais dû écouter le conseil de mon neveu qui me disait : « Méfie-toi de cet avorton, il serait bien embarrassé de dire d’où viennent ses billets de mille francs. »

 

Tristot demanda au juge la permission de prendre copie de la lettre afin d’en donner communication à Roger Laroque. Ce qui lui fut accordé.

 

Il achevait cette copie quand l’huissier annonça une visite à laquelle les policiers étaient loin de s’attendre. C’était M. de Lignerolles qui arrivait de Paris avec Roger Laroque. La veille au soir une dépêche lui avait été adressée de Cherbourg au sujet des graves événements de la matinée.

 

Roger serra la main des policiers et fut mis au courant de leur funèbre découverte.

 

L’après-midi, le parquet se transporta à l’asile où avait été transportée Andréa de Terrenoire. L’infâme maîtresse de Mussidan et de Luversan venait d’expirer à la suite d’un accès de folie furieuse.

 

Diane qui se trouvait à Paris avec son mari fut avertie par dépêche télégraphique.

 

En dehors des deux policiers, du brigadier et des deux magistrats chargés de l’instruction, nul ne connaissait le vrai nom de la morte. Le secret fut si bien gardé que le nom de Terrenoire ne fut pas livré à la curiosité publique.

 

Robert de Vaunoise fit transporter les restes de la criminelle à Paris où elle fut inhumée au cimetière du Nord dans le caveau de la famille, à côté de l’homme dont elle avait souillé le nom. Deux jeunes femmes suivirent le convoi : Diane et Marie-Louise.

 

CHAPITRE LXXXI

 

Est-il un sort plus doux, plus digne d’envie, que celui du cheval dont toute l’occupation consiste à paître en liberté l’herbage de la prairie, de galoper à travers les herbes jaunissantes, de chercher l’ombre des grands chênes de la haie et de frotter son poil inculte à l’étrille naturelle fournie par le tronc rugueux des vieux pommiers ?

 

C’est un plaisir pour les touristes qui viennent passer la belle saison sur la côte normande que d’assister aux ébats des jeunes chevaux dans les prés verdoyants. Le regard du connaisseur s’arrête de préférence sur tel animal dont l’harmonie des proportions fait présager un bel avenir de coureur.

 

Là, le fier troupeau n’a même pas à obéir aux caprices du berger. Chacun circule à sa fantaisie, trotte ou galope pour le plaisir de trotter ou de galoper, hennit à pleins poumons, traverse son domaine d’une seule haleine en tous sens, ne connaît encore de l’existence que le bonheur d’être au monde sans dépendre de personne.

 

Là, le troupeau se sentira en sûreté jusqu’au jour maudit, où son propriétaire viendra l’en arracher pour l’envoyer à l’écurie. En attendant, il est heureux comme l’enfant à qui rien ne manque et qui n’a pas encore entendu résonner à son oreille la voix grave du magister.

 

Ce n’était certainement point pour contempler un troupeau de quadrupèdes en liberté que Malmenade, natif de l’Ariège et dompteur de profession, avait franchi, le matin du jour où les gens d’Auderville sondaient vainement le brouillard pour y trouver Luversan, la clôture d’un pré où paissaient et gîtaient vingt-quatre beaux chevaux.

 

Bientôt, malgré l’épaisseur de la brume, il distingua vaguement les silhouettes des chevaux qui, serrés les uns contre les autres, les oreilles dressées, la crinière au vent, sentaient l’approche de l’ennemi.

 

Malmenade s’arrêta et tirant de sa poche une forte corde qu’il avait arrangée en lasso, s’élança sur le troupeau. Toute la compagnie se dispersa subitement, lançant des ruades dans l’inconnu.

 

Le dompteur obliqua de façon à se porter à la rencontre des fugitifs. Cette manœuvre n’était pas sans prêter à un grave danger. En effet, Malmenade faillit être atteint par le tourbillon des animaux. Il ne perdit point son sang-froid, et lança le lasso à la tête d’un retardataire. Le cheval pris à la gorge par le nœud coulant ne se rendit pas à discrétion. Il fallut au dompteur toute son énergie et sa force herculéenne pour ne point lâcher prise. Enfin, la bête à demi étranglée s’abattit.

 

Malmenade s’arma d’une courte masse de fer accrochée à sa ceinture. Déjà sa main se levait pour frapper au front le noble animal, lorsqu’une voix cria derrière lui :

 

– Ne faites pas cela ! Je vous achète ce cheval, bien qu’il ne soit pas à vous.

 

Malmenade se retourna et se vit en présence d’un homme de haute taille, très brun, vêtu d’une blouse bleue souillée de boue, coiffé d’une casquette.

 

– Je vous achète ce cheval à la condition que vous me disiez ce que vous voulez faire de ce quadrupède.

 

– Et vous, à quoi vous servira-t-il ?

 

– À voyager.

 

Tous deux maintenaient le cheval étendu sur le sol. Ils se parlaient nez à nez.

 

– Parbleu ! fit le dompteur, vous m’avez tout l’air d’un particulier qui voudrait être à cent lieues d’ici, mais qui n’ose entrer dans une gare par crainte des gendarmes.

 

– Vous l’avez deviné, mon ami. Ne seriez-vous point dans le même cas ?

 

– Pas précisément. J’aime à voyager, mais par petites journées, sans jamais me presser. Arrivons au fait. Vous êtes prenant et je suis donneur. Combien m’offrez-vous ?

 

– Cinq cents francs.

 

– C’est sérieux ?

 

L’homme brun tira d’un petit carnet un large billet de banque qu’il déplia d’une seule main tout en pesant de l’autre main sur la tête du cheval.

 

– J’ajouterai, dit-il, un billet de cent si vous me dites le but de votre chasse de ce matin.

 

– C’est bien simple : je voulais tuer cet animal pour le faire manger par mes bêtes. Je m’appelle Malmenade ; je suis le premier dompteur de l’univers, mais le plus pauvre de ma corporation. J’ai toujours manqué de capitaux pour acheter la matière première. Après une série de représentations peu fructueuses à Cherbourg, je suis venu me reposer, il y a trois semaines, à Beaumont. J’avais attrapé une entorse en sautant par-dessus Brutus, mon lion favori. Vous comprenez, les frais de médecin, l’inactivité, l’appétit de mon clown et de mon Paillasse, la voracité de mes acteurs, tout a contribué à me mettre sur la paille. Voilà, payez-moi et allez au diable si ça peut vous faire plaisir.

 

L’homme brun lâcha ses billets et le dompteur allait s’éloigner dans le brouillard, lorsque Luversan (car c’était lui) l’arrêta d’un mot :

 

– Vous manquez de capitaux ; moi, j’en ai.

 

– Tant mieux pour vous !

 

– J’en ai… à votre disposition.

 

– Comment ! vous voudriez vous associer avec un dompteur. Il faut la vocation, moun cer.

 

– Diou vivan ! répliqua le Levantin qui connaissait tous les patois y compris celui des Pyrénées, vous serez moun sauveur.

 

Le dompteur se croisa les bras et fixa ses yeux d’acier sur ceux de son interlocuteur.

 

– Té, fit-il, sais-tu bien, moun cer, que tu as le regard plus méchant que celui de Brutus. Si tu ne me connais pas, moi, je te connais. Tu as fait assez de bruit depuis hier. Dis-moi, pitchou, tu viens du château des Mouettes où tu as fait de vilaines choses, de très vilaines choses ?

 

– Oui ! je viens du château des Mouettes.

 

– Et tu as le gâteau dans ta poche !

 

– Non, mais j’ai de quoi ne pas mourir de faim tout de suite. Le gâteau il est là-haut ; si tu veux, nous irons le chercher tous les deusses dans quelques jours. Nous partagerons.

 

– Combien ?

 

– Deux millions !

 

Malmenade fut dompté aussitôt par ce chiffre fantastique.

 

– Il s’agit de te cacher, n’est-ce pas, moun cer ? Eh bien, je te cacherai, et si bien, que je défie toute leur police de te trouver dans ma roulante.

 

Luversan lui tendit une main que l’autre serra vigoureusement.

 

– À la vie, à la mort ! s’écria le Levantin. Lâchons cet animal dont le transport à ta ménagerie serait très périlleux pour nous. Je te redonnerai de l’argent pour aller chez le boucher. Es-tu capable de me ramener à travers champs jusqu’à ton campement ? Les chemins sont mauvais pour moi. Je l’ai échappé belle trois fois ce matin. Sans le brouillard, j’étais frit.

 

Ils défirent le lasso et rendirent la liberté au cheval que tout le troupeau appelait au loin en hennissant. Puis ils se mirent en route. Malmenade n’avait pas besoin de séjourner longtemps dans un pays pour en connaître les détours. La raison en était bien simple : le dompteur ne négligeait aucune occasion de s’emparer du bien d’autrui, surtout quand ce bien était mangeable par ses fauves.

 

Nombre de bergers accourus de leur parc pour assister à ses représentations ne se doutaient guère que la bonne humeur et la docilité de Brutus, le lion favori du Pyrénéen, provenaient d’un bon déjeuner fait à leurs dépens. C’était rare en effet qu’il ne manquât point à l’appel quelques moutons, quelques chevaux, indomptés ou non, et diverses volailles dans un canton où avait passé Aristide Médéric Malmenade, présentement âgé de cinquante-deux ans, veuf, père, ou du moins se disant tel, de la ravissante Agnès, préposée à la garde du boa constrictor et au développement de toute la longueur de cet engourdi devant un public enthousiaste.

 

Chez cet homme extraordinaire qu’aucun philosophe ne serait parvenu à rendre aussi souple que ses acteurs à quatre pattes, tous les sens rivalisaient d’activité. Il voyait aussi bien la nuit que le jour, il entendait venir d’une lieue la diligence, il savait déguster les bons vins de tous crus et de toutes nationalités, il flairait l’ennemi à cinq cents pas, et sa main nerveuse passait alternativement de la bourrade à la caresse sur le poil soyeux de Tibère, un tigre dont il se méfiait.

 

Luversan, marchant à pas comptés, sans faire craquer le sol sous ses pieds, suivait son guide, comme un Européen égaré au pays des lacs se confierait à l’astuce d’un Huron qui voudrait bien le conduire à destination.

 

Malmenade s’arrêta à plusieurs reprises. Il tendait l’oreille et montrait à son compagnon la direction qu’il serait dangereux de prendre. Le dompteur entendait des bruits qui n’arrivaient pas au tympan du Levantin.

 

– Ils sont là, disait-il tout bas en voulant parler des paysans embusqués aux alentours dans l’espoir de s’emparer de l’assassin de Charles Boizard et du docteur Vignol.

 

Et brusquement, il faisait un saut de côté, si léger qu’on eût dit Tibère en personne retombant sur ses pattes, les griffes rentrées.

 

Comme il approchait de sa roulante, Malmenade s’arrêta pour donner le mot d’ordre à son sinistre commanditaire.

 

– Nous touchons le but, dit-il, mais il faut se méfier de mon associé, le chevalier de la Saute. Nous nous sommes associés pour cette tournée en Normandie. Ah ! sa troupe ne l’embarrasse jamais pour la nourriture, l’heureux gaillard. Avec un sou de foie plus ou moins avarié, il gave tout son personnel.

 

– C’est un dompteur de chats ?

 

– Non pas. Le chat est encore un animal trop gros pour ses talents de spécialiste. Il a apprivoisé tout un bataillon de ces perfides insectes, leur fait traîner de petits chariots auxquels ils les attelle par un simple cheveu et ne leur accorde une nourriture abondante et variée que lorsqu’ils ont obéi à tous les caprices de sa fantaisie tyrannique. Méfiez-vous du chevalier. Parce qu’il est le contraire de vous et de votre serviteur ; c’est-à-dire un honnête homme. Allons ! suivez-moi, et surtout, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, n’ayez pas peur, je réponds de tout.

 

Au bout de cent mètres, Luversan entrevit dans le brouillard une extrémité de la roulante. Du reste, si la ménagerie restait encore invisible pour lui, elle se faisait entendre bruyamment. Brutus et ses deux compagnons non favoris poussaient de sourds rugissements. C’était leur manière de rappeler au patron l’heure du déjeuner. Tibère faisait écho en sournois.

 

Le Levantin fit un pas en arrière. Il connaissait un peu les fauves pour les avoir fréquentés en Afrique, mais une terreur lui était venue : ce dompteur peu scrupuleux n’était-il point capable de lui faire remplacer, pour le repas de ses bêtes, le cheval qui avait motivé son excursion matinale à travers le brouillard ?

 

À cette idée, le misérable sentit la sueur froide lui couler le long du dos.

 

Malmenade lisait aussi bien dans l’œil de l’homme que dans celui des autres carnassiers. Il comprit le scrupule de son commanditaire.

 

– Êtes-vous bête, cher ami, lui dit-il en imitant le ton mielleux du Levantin. Croyez-vous que j’aurais la sottise de faire manger la poule aux œufs d’or. Soyez tranquille : avant huit jours, j’espère bien que nous ferons une petite excursion dans les souterrains du château des Mouettes. Alors, c’est bien vrai, vous avez trouvé le trésor des Boizard ?

 

– Oui, mais celui-là, la justice a mis la main dessus… J’ai fait mieux. J’ai laissé là-bas un autre trésor que j’avais déjà en portefeuille.

 

– Je sais : le million de la banque Terrenoire. Oh ! je suis au courant J’ai lu ça, comme tout le monde, dans le pitchou journal.

 

– Vous y êtes.

 

– Et où l’avez-vous caché, le million de la banque Terrenoire ?

 

Luversan se contenta de hausser les épaules.

 

– Bien répondu ! fit Malmenade. Vous ne voudriez pas vous passer de moi pour reprendre votre butin, mais vous voudriez encore moins que je me passe de vous. Venez, je vais vous introduire dans mes appartements secrets. Vous y demeurerez en paix jusqu’à ce que je sois revenu de chez le boucher. À propos, ne m’avez-vous pas dit que vous régaleriez mes bêtes à vos frais ? Oui, n’est-ce pas ? Je vous présenterai la note ce soir.

 

– Quand vous voudrez !

 

Il tira de sa poche une clé, ouvrit une des portes vermoulues de la boiserie qui disparaissait sous des peintures rutilantes et y poussa doucement son homme. La porte se referma. Il était dans une des cages de la ménagerie.

 

– Imbécile ! fit le dompteur. Il n’y a personne. Asseyez-vous dans le fauteuil.

 

Un peu de lumière filtrait entre les interstices des planches de ce réduit qui sentait le fauve à plein nez. Luversan distingua effectivement un fauteuil Voltaire placé devant une petite table surchargée de papiers et qui devait servir de secrétaire au dompteur. C’était l’unique ameublement de ce singulier cabinet de travail.

 

Dans le compartiment voisin, Brutus se frottait l’échine contre les barreaux de fer de sa cage, derrière la séparation où se voyait une porte-guichet que Luversan n’aurait pas soulevée pour les trésors du monde entier. Le Levantin se laissa choir sur le fauteuil. Il commençait à désespérer.

 

CHAPITRE LXXXII

 

Comme le supposaient les policiers, Luversan avait eu la chance inouïe d’échapper à la mort dans le puits où Célestin Damour l’avait précipité.

 

La profondeur de la nappe d’eau courante et l’épaisseur de la couche de vase qui garnissait le fond dans l’entonnoir naturel, amortirent la chute du bandit. Il se dégagea aussitôt, tira de sa poche son revolver renfermé dans un étui et envoya une balle à Célestin. Il regretta immédiatement cet emploi inutile de sa poudre et songea à fuir au plus vite.

 

Machinalement, il porta la main à la poche intérieure de côté où devait se trouver le portefeuille contenant l’argent et les titres volés dans la caisse de Jean Guerrier ainsi que la fortune de Tristot et Pivolot. Ce portefeuille avait disparu. Certain de l’avoir eu en sa possession avant sa terrible chute, Luversan pensa qu’il avait glissé de sa poche. Vainement il fouilla la vase pour le retrouver.

 

Pendant cette recherche, les secondes lui parurent des siècles. Par où fuir ? De la hauteur, les gendarmes ne pouvaient manquer de l’apercevoir s’il se hasardait dans les ruines. Il se voyait perdu et cependant il s’attardait encore au fond du puits, plongeant dans la vase, la bouleversant de ses mains avides.

 

Soudain, il découvrit, contre la paroi opposée à la brèche par laquelle Tristot avait gagné le premier les ruines, un anneau scellé dans une pierre, à environ cinquante centimètres sous l’eau. Il tira de toutes ses forces sur cet anneau, sentit la pierre remuer. C’était peut-être une issue secrète donnant sur un autre souterrain. La peur le fit redoubler d’énergie. La pierre céda et il put l’amener à lui. L’eau s’engouffra dans le trou béant et son niveau ne tarda pas à s’abaisser.

 

Luversan constata que la pierre s’emboîtait dans une rainure et qu’elle était munie d’un second anneau à la face opposée au premier. Un homme pouvait passer par l’ouverture. Luversan s’y glissa les pieds en avant, sans lâcher la pierre. L’espoir lui revint quand, ayant enflammé une allumette, il se vit dans un souterrain. « Charles Boizard, se dit-il, ne connaissait pas cette issue. » Il marcha longtemps sans trouver le bout du souterrain. Tout à coup, un peu d’air lui arriva aux poumons et rafraîchit ses tempes baignées de sueur.

 

Le bruit d’un seau violemment remué et battant contre une muraille parvint à ses oreilles. Il comprit qu’il était près d’un nouveau puits dépendant d’une maison habitée et où quelqu’un était occupé à tirer de l’eau. Trois pas de plus, et il fût tombé dans ce puits dont le second orifice se trouvait au beau milieu de la galerie souterraine. Luversan s’en approcha et put toucher la corde.

 

Là-haut, tout en redescendant le seau, une jeune fille chantait cette ronde de l’ancien temps. Après avoir tiré trois seaux d’eau, la jeune fille s’éloigna, toujours chantant.

 

Luversan s’assit au bord du puits sur la terre humide. Il entendit pendant trois grandes heures la jeune fille rincer du linge. De temps à autre elle revenait puiser de l’eau. Puis ce fut le père qui rentra. Sa voix retentit furieusement.

 

– Comment Jeannette ? La soupe n’est pas encore servie ! À quoi passes-tu donc ton temps ! Je t’avais promis de te conduire chez les dompteurs, à Beaumont : tu n’iras pas. D’abord, nous avons d’autres chiens à fouetter que de perdre notre temps et notre argent en billevesées. Il y a des assassins qui se promènent en liberté dans la région.

 

– Des assassins ? oh ! mon Dieu !

 

– Deux assassins, dont l’un a tué le châtelain des Mouettes et lui a volé ses papiers. Le gredin s’était installé aux Mouettes sous le nom de Charles Boizard. Il paraît que c’est le même qui a assassiné autrefois un usurier, à Ville-d’Avray, crime qu’on avait mis sur le dos d’un honnête homme Roger Laroque. Tout le monde sait ça.

 

– Oh ! mon Dieu ! s’ils allaient venir ici quand tu n’y es pas !

 

– Tu vas me faire le plaisir d’aller chez ta tante. Les assassins peuvent venir ici ; ils ne trouveront rien à voler. Fais-moi une grillade de porc ; ça suffira.

 

Ainsi donc, la maison allait être abandonnée après le déjeuner de ces pauvres gens. Luversan le savait et il ne manquerait pas d’en profiter.

 

Il attendit trois quarts d’heure avant d’agir. Le bruit des portes fermées avec soin par le père de Jeannette acheva de le rassurer et tirant sur la chaîne, il en éprouva d’abord la solidité. Les anneaux tinrent bon, ainsi que la poulie. Alors il se hasarda à faire, à la force du poignet, la pénible ascension et atteignit la margelle sur laquelle il s’assit, épuisé.

 

Quand il eut repris haleine, il regarda où il se trouvait. Le puits était situé dans une cour étroite donnant sur l’habitation et sur un verger clos de planches avec porte fermée au loquet. Luversan tourna autour de la maison. La faim lui talonnait l’estomac.

 

Grâce à un carreau cassé de la fenêtre du rez-de-chaussée, il put facilement, en passant son bras à l’intérieur, tourner l’espagnolette. Luversan pénétra dans la place. Il se trouvait dans l’humble chaumière d’un cantonnier. Il ouvrit tous les placards. Au fond de l’un d’eux, il trouva de vieilles croûtes de pain réservées sans doute aux animaux domestiques. Il s’en fit un régal et, de plus, en remplit ses poches. Puis il chercha et trouva le cellier. Il se versa une forte rasade de cidre. Par précaution, il en remplit une bouteille qui alla rejoindre les croûtes au fond de sa poche.

 

Dans un tonneau, il découvrit un fort quartier de porc. Cette fois, il n’hésita pas à pratiquer une entaille en plein lard et il apaisa sa faim comme il avait étanché sa soif. Cela fait, il inspecta soigneusement la maison. Il ne s’empara que d’une vieille blouse bleue hors de service, d’un pantalon de toile et d’une casquette mise au rebut. Il fit un paquet de ces hardes.

 

Le grenier, éclairé par une fenêtre donnant sur la campagne, était rempli de fourrage. Luversan redescendit fermer la fenêtre, s’assura que tout était en ordre et alla s’étendre au fond sur l’entrecroisement des bottes de foin.

 

Luversan sommeillait lorsqu’il entendit revenir le cantonnier avec sa fille.

 

Il colla son oreille contre le plancher.

 

– Oui, c’est comme ça, disait le Normand, les scélérats nous ont fait trotter en pure perte. C’est à n’y rien comprendre. Paraît qu’on a fouillé toute la ferme pour le roi de Prusse ! Et cependant, ils ne peuvent avoir fait beaucoup de chemin. Sans quoi, on les aurait vus, que diable ! Quant à moi, j’en ai assez, et je me couche.

 

Bientôt la maison du cantonnier fut plongée dans le silence.

 

Vers quatre heures du matin, Luversan se glissa pieds nus jusqu’à la fenêtre qu’il réussit à ouvrir sans faire le moindre bruit.

 

Un haut noyer allongeait ses branches jusque par-dessus le toit de l’humble habitation.

 

Il régnait un de ces brouillards intenses, un de ces brouillards comme il en fait sur la côte normande à l’automne. Luversan résolut de profiter de ce manteau naturel pour faire du chemin. N’avait-il pas la carte détaillée de tout le Cotentin et de plus, ne possédait-il pas, attachée comme breloque à sa chaîne de montre, une boussole avec laquelle il était certain de ne pas perdre le nord ?

 

Il résolut de gagner la voie ferrée entre Cherbourg et Sottevast. Si, près de la gare de Couville il réussissait, à la faveur du brouillard, à monter dans un train en marche, il réussirait tout au moins à sortir du terrain le plus dangereux pour lui. Les brumes ne se dissiperaient certainement pas avant onze heures du matin, ce qui lui permettrait de descendre aux environs de Caen. Arrivé là, il n’aurait plus à craindre la surveillance locale. Il pourrait se remettre en route par le moyen le moins acrobatique, c’est-à-dire en prenant son ticket à l’une de ces gares campagnardes.

 

Luversan se passa, par-dessus ses habits souillés de boue, la blouse et le pantalon bleu du cantonnier, et coiffé de la vieille casquette de son hôte, descendit lestement dans le pré à la force du poignet, passant d’une branche à l’autre du noyer, puis se laissant glisser le long du tronc poli de ce complice inconscient.

 

Les yeux fixés sur sa boussole, il obliqua vers l’est. Le brouillard était si épais que le fugitif y voyait à peine à ses pieds.

 

L’étoile du bandit ne l’abandonna pas encore. Elle le conduisit sur le territoire de Beaumont, gros bourg où l’on arrive, en partant de Cherbourg, par une route qui suit, pour ainsi dire, le bord septentrional de La Hague après des alternatives de montées et de descentes jusqu’à une hauteur de deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

 

Soudain, au beau milieu d’un grand pré, il s’arrêta, stupéfait, en apercevant un grand diable d’homme, habillé de velours marron, et qui tenait de chaque main une longue corde garnie d’une boule de plomb à chaque extrémité.

 

Il était arrivé à trois pas de ce mystérieux personnage sans avoir été entendu de lui.

 

Dans le lointain, retentissait le galop effréné d’une troupe de chevaux en fuite.

 

« Tiens ! se dit-il, voilà un gaillard qui m’a tout l’air de chasser non les bipèdes de mon espèce, mais les quadrupèdes dont on peut tirer un bon prix sur le marché. Ce doit être un confrère. Ma foi ! Il ne tient pas trop mal le lasso. Je parierais qu’il a chassé le buffle dans l’Amérique du Sud. »

 

Sans bouger de place, l’homme attendait patiemment le passage de la troupe chevaline pour jeter le lasso. C’était le dompteur Malmenade qui venait chercher les éléments d’un copieux repas pour ses bêtes et pour sa cuisine personnelle.

 

CHAPITRE LXXXIII

 

Le mariage de Suzanne Laroque avec Raymond de Noirville fut célébré en l’église de Chevreuse quelques jours après les dramatiques événements du château des Mouettes.

 

 

Dès le matin, une foule nombreuse accourue des villages voisins s’était groupée devant le porche pour voir la jolie mariée et surtout pour approcher le héros du jour, le fameux Roger Laroque, victime de l’erreur judiciaire dont tous les journaux avaient parlé.

 

Chacun remarqua que le père de la mariée semblait triste et préoccupé au lieu de se réjouir du bonheur de sa fille.

 

– Le pauvre homme, disaient tout bas les curieux, souffre de n’être pas encore réhabilité. Ça lui fait de la peine de savoir que son nom est encore entaché par un jugement inique.

 

La cérémonie se passa sans incidents.

 

Après la messe, un punch rassembla à Maison-Blanche les rares parents et amis des deux lignées. Il va sans dire que Jean Guerrier, Marie-Louise et l’austère Margival s’y trouvaient. Ce dernier, sans que personne en sût les motifs, avait vieilli de dix ans. La blessure de ses illusions perdues lui saignait encore au cœur. Telle était sa bonté qu’il regrettait de s’être montré impitoyable pour le séducteur de Blanche Warner. Dans le passé si lointain des amours de M. de Terrenoire avec celle qui devait abriter plus tard sa honte derrière le nom de Margival, le père de Marie-Louise devinait des circonstances atténuantes. Il se reprochait de n’avoir pas demandé à l’homme que, sans le prévoir, il avait condamné à mort, des explications complètes. Peut-être, après avoir entendu le coupable, aurait-il montré, vis-à-vis de lui, plus de magnanimité.

 

Le soir même, Roger revenu à Paris avec ses enfants, les accompagna à la gare de Lyon. Suzanne et Raymond embrassèrent une dernière fois leur père et partirent pour l’Italie où ils devaient passer l’hiver. Au moment de cette séparation, Roger refoula les larmes qui lui montaient aux yeux.

 

– Je suis bien heureux, dit-il, bien heureux…

 

Suzanne le crut et, se suspendant à son cou, lui dit tout bas :

 

– Sois tranquille, petit père, nous reviendrons bientôt et nous ne nous quitterons plus… jamais.

 

Un instant après, il se retrouvait seul sur le pavé de Paris. Il entra dans un café et relut pour la troisième fois une lettre qu’il avait reçue le matin même de Tristot et dont il s’était bien gardé de faire part à ses enfants.

 

Persuadé que Luversan resterait dans le pays pour tâcher de rattraper les deux millions qu’il avait laissé tomber dans le puits des souterrains, le parquet de Cherbourg conservait le secret le plus absolu sur les recherches. La lettre adressée par Tristot à Roger était ainsi conçue :

 

« Cher monsieur Laroque,

 

« Nous jouons décidément de malheur. Je vous avais dit dans ma dernière lettre qu’une surveillance de jour et de nuit était organisée dans les ruines du château des Mouettes.

 

« La nuit dernière, nous étions embusqués, Pivolot et moi, au fond du puits, lorsque soudain, nous entendîmes à nos pieds un bruit étrange. Penchés tous deux sur la nappe d’eau qu’un brouillard épais, passant par la brèche, masquait à nos yeux, nous ne tardâmes pas à nous rendre compte qu’il se faisait un travail souterrain au-dessous du ru.

 

« Nous avions eu le tort de ne pas faire draguer le fond du puits dont nous nous étions contentés de sonder la vase. Il y avait là un passage par où Luversan s’était éclipsé le matin de notre arrivée au château des Mouettes et par où il revenait de nuit avec l’espoir de rentrer dans ses fonds. Bientôt, en effet, le bruit d’une pierre qu’on déplace brusquement se fit entendre, l’eau s’engouffra par un trou sur le pan de la muraille, le niveau baissa, et du trou surgit une tête d’homme.

 

« Au milieu de l’obscurité opaque, nous retenions notre respiration, et, armés chacun d’un revolver, nous attendions avec anxiété que l’homme fût entièrement sorti par l’issue secrète.

 

« Il était à peine debout que nous lui criâmes : « Halte ! vous êtes mort ». Nous l’avions saisi vigoureusement à la gorge et les canons de nos armes s’appuyaient sur ses tempes. L’homme ne bougea pas.

 

« Deux gendarmes accourus des ruines où, cachés dans les ronces, ils veillaient au grain, accoururent nous prêter main-forte. L’homme se laissa arrêter sans résistance.

 

« En même temps, ayant allumé nos lanternes, nous nous aperçûmes que le trou, par où l’eau s’échappait, avait été rebouché de l’intérieur et que le ru reprenait son niveau. Ce n’était pas Luversan que nous tenions, mais un complice : le dompteur Malmenade dont je vous ai également parlé. Interrogé, cet individu refusa de répondre.

 

« Sans perdre un instant, nous explorâmes le fond du puits et ayant trouvé l’anneau de la pierre mobile, nous tirâmes dessus de toutes nos forces et nous réussîmes à l’arracher.

 

« Pendant que les gendarmes maintenaient le prisonnier, nous nous engageâmes dans le souterrain. Telle fut notre précipitation que nous ne songeâmes même pas à refermer l’issue par laquelle l’eau s’écoulait assez rapidement.

 

« Chacun de nous s’était muni d’une lanterne. Nous courions à toutes jambes. Au loin retentissaient les pas précipités du fugitif. Si nous avions pu l’apercevoir, nous n’aurions pas hésité à tirer sur lui : mais il avait de l’avance, et ce maudit souterrain n’en finissait pas.

 

« Bientôt, nous n’entendîmes plus que le bruit de notre course précipitée. Nous arrivâmes tout haletants au bord d’un puits où nous faillîmes tomber.

 

« Au-dessus de notre tête, on criait : « Au voleur ! à l’assassin ! » Nous appelâmes de toute la force de nos poumons. Une voix d’homme nous interpella : « Qui êtes-vous ? – La police. – Vous arrivez trop tard. Votre homme vient de se sauver par le grenier. – Aidez-nous à remonter. Descendez le seau. »

 

« L’homme ne nous obéit qu’après nous avoir fait perdre dix minutes durant lesquelles l’assassin se mettait provisoirement en lieu sûr.

 

« Nous fûmes remontés un à un, non sans peine. Nous nous trouvions chez un brave cantonnier dont l’honnêteté et la bonne foi ne sauraient être soupçonnées. Il ignorait l’existence du souterrain dans son modeste domaine.

 

« Quant à poursuivre Luversan par un brouillard d’une telle opacité, il n’y fallait point songer.

 

« Nous courûmes à Beaumont et dans les villages environnants. Bientôt le tocsin fut sonné par toute la campagne. Les paysans armés parcoururent les champs avec la même ardeur qu’au premier jour. Ce fut peine perdue.

 

« Or, d’après le témoignage d’un ivrogne que nous avons trouvé endormi l’après-midi sur un remblai de la voie ferrée, entre Martinvast et Couville, un homme répondant au signalement de Luversan aurait sauté le matin sur le marchepied d’un train en marche. Si le fait est exact, Luversan se sera glissé dans un compartiment rempli de marchandises et aura pu arriver jusqu’à Caen. En ce cas, tout nous porte à croire qu’il aura repris le train de Paris à une station intermédiaire.

 

« J’ai envoyé une dépêche au service de sûreté. Nous resterons encore deux jours dans le pays par acquit de conscience. Après quoi, nous reviendrons à Paris.

 

« Il nous reste à vous annoncer la découverte du cadavre de Célestin Damour. Le malheureux a été la proie des pieuvres qui l’ont rejeté après l’avoir réduit à l’état de squelette. Nous l’avons fait inhumer au cimetière de la Diélette.

 

« À bientôt.

 

« Votre tout dévoué,

 

« TRISTOT. »

 

Maintenant que Suzanne était mariée, que rien ne pouvait plus la séparer de Raymond, Roger Laroque se reprenait à espérer en sa réhabilitation. Il se sentait rempli d’une ardeur nouvelle pour recommencer cette chasse à l’homme où Tristot et Pivolot eux-mêmes avaient trouvé leur maître.

 

Il s’en voulait d’avoir redouté les révélations que le misérable aurait pu faire sur la complicité de Julia. Comment supposer que l’assassin ferait des aveux ! Non, arrêté, mis à la torture des questions incessantes et des témoignages indiscutables, condamné même, jamais Luversan ne dénoncerait sa complice d’autrefois ! Telles étaient les réflexions que se faisait Roger Laroque.

 

Il passa la nuit chez Guerrier qui, ainsi que Margival, avait quitté la banque Terrenoire et devait en monter une autre grâce aux fonds de son bienfaiteur.

 

Le lendemain, il eut la douleur de voir encore son nom traîné dans tous les journaux avec des détails complets sur les assassinats de Charles Boizard et du docteur Pierre Vignol. Un reporter « actif » avait eu l’ingénieuse idée d’aller rue des Abbesses, demander des renseignements à la veuve Vignol sur son fils. La pauvre femme, qui ignorait encore son malheur, tomba à la renverse. Quand elle revint à elle, elle était folle, folle comme l’avait été Andréa. On dut l’interner à Sainte-Anne. D’après l’« actif » reporter, elle n’y devait point passer la nuit.

 

Roger retourna à Maison-Blanche dans l’espoir d’une nouvelle lettre de Tristot. Personne ne lui avait écrit. En revanche, il trouva sur son bureau une carte de visite que le fidèle James y avait déposée. Quelle ne fut pas sa surprise en lisant sur cette carte le nom d’Andrimaud, cet escroc qui l’avait si bien servi pour attirer Luversan dans le piège de Ville-d’Avray. Naturellement, l’adresse manquait.

 

– Quand monsieur d’Andrimaud est-il venu ? demanda Roger à James.

 

– Hier matin, comme vous veniez de partir à Chevreuse avec les mariés.

 

– Savait-il la nouvelle ?

 

– Non, Monsieur.

 

– Et vous ne lui avez rien dit ?

 

– Ma foi si, Monsieur. Il prétendait avoir quelque chose de très pressé et de très important à vous dire, et alors…

 

– Alors, vous lui avez fait connaître que ma fille se mariait ?

 

– Oui, Monsieur, et il a dû courir à Chevreuse pour vous parler.

 

– Je ne l’ai point vu. C’est étrange ! À l’avenir, soyez plus discret. Je ne vous croyais pas si bavard, James.

 

– J’ai cru faire pour le mieux, Monsieur.

 

James allait renouveler ses excuses quand, ayant jeté un coup d’œil dans le jardin, il s’écria :

 

– Le voici, Monsieur.

 

C’était bien d’Andrimaud qui, habillé à la dernière mode, ganté de frais, suivait l’allée conduisant de la grille au perron du château.

 

Que venait encore faire à Maison-Blanche l’ancien directeur du Sauveteur des Capitalistes ? Roger contint en lui-même le dégoût que ce personnage lui inspirait. Il reçut le visiteur avec une certaine affabilité, espérant encore l’utiliser pour ses recherches.

 

– Eh bien, monsieur d’Andrimaud, lui dit-il, nous avons donc fait de mauvaises affaires ?

 

– Comment le savez-vous, monsieur Farney ?

 

À ce nom de Farney, Roger eut un soubresaut.

 

– Appelez-moi Laroque, je vous prie ; je suis redevenu français.

 

– Comment avez-vous appris ma déconfiture, monsieur Laroque ?

 

– Par les journaux d’abord.

 

– Les journaux me font vraiment trop d’honneur. Comme si mes affaires particulières pouvaient intéresser le grand public !

 

– En dehors du grand public, continua imperturbablement Roger, j’ai eu l’occasion de voir par moi-même, rue de Rivoli, devant la porte de l’ex-Sauveur des Capitalistes, un petit public de… Comment dirais-je ? de gogos qui n’étaient pas du tout satisfaits de la façon dont vous aviez sauvé les capitaux.

 

– Ah ! vous étiez là. Mes clients sont des imbéciles. S’il ne leur avait pas pris la fantaisie de me réclamer leur argent tout d’un coup, sans me donner mes huit jours, je l’aurais décuplé. J’étais en pleine veine quand ils m’ont ruiné en se mettant eux-mêmes sur la paille.

 

Le cynisme de son interlocuteur commençait à impatienter Roger.

 

– Enfin, que voulez-vous de moi ? lui demanda-t-il d’un ton sec.

 

D’Andrimaud répondit sans vergogne :

 

– Vous emprunter une petite somme que je destine à une opération des plus fructueuses. Si vous consentez et que je réussisse, je remonterai à la Bourse sur mon grand cheval de bataille, je rembourserai mes créanciers et mes créanciers seront les premiers à me rapporter de l’argent.

 

– N’êtes-vous point poursuivi par le parquet ?

 

– Hélas, oui !

 

– N’avez-vous pas été condamné plusieurs fois ?

 

– Une toute petite fois : deux ans de prison.

 

– Et vous voulez que je vous prête de l’argent, à vous, joueur effréné, récidiviste incorrigible. Ce n’est pas possible, monsieur d’Andrimaud !

 

L’escroc se leva majestueusement et fit quelques pas vers la porte. Mais il se ravisa aussitôt et se retournant, le chapeau à la main.

 

– Prêtez-moi dix mille francs, monsieur Laroque, dit-il, vous ne vous en repentirez pas. Je puis encore vous servir…

 

Il avait appuyé sur ces derniers mots avec un air de sincérité qui intrigua beaucoup Roger.

 

Le financier avait-il deviné la pensée secrète de la victime de Luversan ? Savait-il quelque chose sur ce dernier ?

 

Laroque le pria de s’asseoir, ce que d’Andrimaud s’empressa de faire.

 

– En quoi pouvez-vous encore me servir ?

 

– Dame ! C’est plutôt à vous qu’à moi de le dire. Il vous a été permis d’éprouver ma discrétion, mon dévouement à votre personne.

 

Roger dut reconnaître que le chevalier d’industrie l’avait aidé en « conscience » à attirer Luversan dans le piège de Ville-d’Avray.

 

– Si je vous confiais, lui dit-il, la mission de retrouver Luversan, auriez-vous chance de réussir ?

 

– Peut-être…

 

– Croyez-vous qu’il soit revenu à Paris ?

 

– C’est probable.

 

– Vous en savez peut-être plus long que vous ne le voulez dire ?

 

D’Andrimaud ne rougissait plus depuis longtemps. Il conserva un visage impassible, impénétrable.

 

– Je ne sais rien, répondit-il. Ah si ! je sais que j’ai besoin d’argent et qu’il me serait bien difficile, sans subsides, de faire des recherches en plein Paris, alors que les limiers de la Préfecture de police sont à mes trousses.

 

Roger alla à son secrétaire, un superbe meuble en bois de chêne défendu par une simple serrure de sûreté. Avant d’abaisser la porte, il jeta un coup d’œil sur le solliciteur. Les yeux de l’escroc brillèrent de tous les feux de la convoitise.

 

Roger tira du meuble un billet de mille francs qu’il tendit à Andrimaud. Ce dernier le prit en faisant une grimace de déception.

 

– Merci, dit-il, mais avec une si petite somme, je ne puis rien faire.

 

– C’est un simple acompte, mon cher monsieur. Mettons que je vous redoive neuf mille francs. Je vous les donnerai quand vous les aurez gagnés. Apportez-moi une piste et vous ne regretterez pas votre peine.

 

D’Andrimaud leva ses grands bras au plafond.

 

– Une piste ! fit-il, c’est facile à dire, Paris est grand et je ne suis pas son prophète.

 

– Essayez.

 

– Je veux bien ; mais au fait, combien me donneriez-vous, si je le retrouvais, votre Luversan ?

 

Les soupçons de Roger se confirmaient de plus en plus : d’Andrimaud savait quelque chose.

 

– Cinquante mille francs, dit-il.

 

– Ce n’est pas assez… Vous êtes riche, monsieur Farney… pardon ! monsieur Laroque, vous êtes riche.

 

– Je m’en tiens à mon chiffre.

 

D’Andrimaud parut réfléchir, comme s’il s’agissait d’un marché honorable. Mais au lieu de répondre directement, il changea de conversation.

 

– N’en parlons plus, dit-il. Avant de vous quitter, je tiens à vous complimenter au sujet de votre gendre. C’est un beau garçon qui porte sur le visage tous les signes de l’énergie et de la loyauté.

 

Les escrocs ont toujours à la bouche les grands mots des qualités qui leur manquent.

 

– Je vous remercie pour mon gendre, fit Roger avec un sourire contraint.

 

– C’est un Noirville, n’est-ce pas ?

 

À quoi tendait cette étrange question ?

 

– Mon gendre, est, en effet, monsieur de Noirville, dit Roger.

 

– Le fils de l’avocat qui vous a défendu au procès de Versailles et qui est mort subitement en pleine audience ?

 

Roger pâlit. Par qui le misérable savait-il ce détail ?

 

– Oui, répondit-il encore, c’est le fils de mon ancien compagnon d’armes, Lucien de Noirville.

 

– Dont la femme est encore vivante ?…

 

Roger ne répondit pas.

 

– Je suis convaincu, monsieur Laroque, que votre fille sera la plus heureuse des épouses. À l’honneur de vous revoir. Si, par hasard, j’apprenais quelque chose d’intéressant, je m’empresserais d’accourir. J’avais pensé toutefois que votre réhabilitation valait plus de cinquante mille francs.

 

Il saluait et s’apprêtait à franchir la porte quand Roger le rappela à son tour.

 

– Restez, monsieur d’Andrimaud. Nous déjeunerons ensemble et vous partirez ensuite.

 

Cette invitation subite parut flatter l’escroc qui conçut l’espérance d’attendrir son homme au dessert.

 

– J’accepte, fit-il.

 

Roger sonna James et l’invita à servir le plus tôt possible.

 

– En attendant, dit-il à d’Andrimaud, vous prendrez bien quelque chose, un apéritif ?

 

– Volontiers.

 

James s’empressa d’apporter les rafraîchissements demandés.

 

– Permettez-moi, dit Roger à l’escroc en lui tendant un excellent cigare, de terminer mon courrier. Les journaux du matin sont sur la table.

 

– Très bien, je vais les parcourir.

 

Laroque s’assit devant son secrétaire.

 

Il écrivit la lettre suivante :

 

« Mon cher monsieur Cuvellier,

 

« Je viens vous demander un immense service. Pour une fois, une seule fois, sortez de votre retraite, et aidez-moi dans une recherche de laquelle mon honneur dépend. C’est grâce à vous que j’ai pu retrouver Luversan. Vous m’avez conseillé d’aller voir un monsieur d’Andrimaud qui avait fait deux ans de Poissy pour tripotages concernant les valeurs à dots.

 

« Comme vous le pensiez, ce d’Andrimaud était lié intimement avec Luversan, et par le premier j’ai pu arriver jusqu’au second. Par malheur, le bandit a réussi à s’échapper.

 

« Or, j’ai reçu tout à l’heure la visite de d’Andrimaud qui, recherché par la police sous inculpation d’escroquerie, se trouve sans ressources et est venu me demander de le secourir. J’ai un intérêt capital à ce que cet homme ne soit pas arrêté et à connaître l’endroit où il est présentement réfugié.

 

J’ai eu soin de le retenir à déjeuner. D’ici à une heure, une heure et demie au plus, cet homme quittera Maison-Blanche. Je le ferai conduire en voiture à la gare de Saint-Rémi. Il s’agirait de le suivre toute la journée jusqu’à ce que vous sachiez où il loge. Je n’ai besoin que de cette indication. Ne marchandez pas sur les frais qui vous seront remboursés amplement.

 

« Que vous réussissiez ou non, je m’engage à verser à la caisse d’épargne un billet de mille francs au profit de votre petit-fils.

 

« Attendez d’Andrimaud à la gare Saint-Rémi. Comme il sera accompagné par James, vous êtes certain de ne pas vous tromper de personne.

 

« Merci d’avance et à votre service de tout cœur quand vous aurez besoin de moi.

 

« ROGER LAROQUE. »

 

Cette lettre terminée et mise sous enveloppe, Roger sortit un instant et chargea James de la porter de suite à son adresse. La réponse devait être faite par oui ou non. Tout en servant à table, le fidèle James la transmettrait à son maître par un signe de tête.

 

Roger rentra au salon au moment où d’Andrimaud s’écriait en brandissant un journal :

 

– Mais, c’est épouvantable !

 

L’escroc n’entendit même pas revenir son amphitryon à qui il tournait le dos. Roger s’arrêta net.

 

– C’est affreux, fit encore d’Andrimaud. Si j’avais su tout ça plus tôt…

 

Soudain, il aperçut Laroque dans une glace et devint livide.

 

– Eh bien, lui dit Roger, êtes-vous disposé à déjeuner ? Le couvert est servi. Passons dans la salle à manger. Je vous montre le chemin.

 

Il traversa le salon sans qu’un muscle de son visage trahît l’étonnement profond que venait de lui causer l’exclamation de son hôte.

 

L’escroc, qui venait de lire tous les détails du double crime commis par Luversan au château des Mouettes, suivit Laroque sans en souffler un mot.

 

« Toi ! pensa ce dernier, tu en sais long ! Pourvu que le père Cuvellier consente à te filer. »

 

D’Andrimaud avait repris son masque impassible. Assis en face de Laroque, il n’avait pas encore soufflé mot lorsque James apporta le premier service. Le domestique triomphait.

 

– Oui ! fit-il à son maître par un simple signe de tête.

 

Le père Cuvellier consentait !

 

Durant le repas, d’Andrimaud fit part à Roger de diverses combinaisons financières de son invention. Grâce aux loisirs de la prison, il avait eu le temps de voir le fort et le faible de bien des choses. Il ne lui manquait que le nerf de la guerre. Il ne comprenait que les affaires en grand et c’est pourquoi jusqu’alors, il n’avait pas réussi… Ah ! s’il pouvait être compris d’un capitaliste sérieux ! En deux ans, il se chargeait de drainer des millions et encore des millions à la Bourse.

 

Roger supporta le verbiage du chevalier d’industrie. Il attendait la conclusion. Entre la poire et le fromage, d’Andrimaud, allumé par les fumées d’un Chambertin indiscutable, reprit son aplomb.

 

– Alors, dit-il, c’est cinquante mille francs que me vaudrait la prise de Luversan ?

 

– Oui.

 

– Je me mets en campagne dès aujourd’hui. Par malheur, il me manque le principal.

 

– Pardon, je viens de vous remettre mille francs.

 

– Ils sont déjà employés.

 

Roger ne put s’empêcher de rire.

 

– Je ne vois pas, dit-il, à quoi vous auriez pu les dépenser ici.

 

– Je m’explique : toute ma garde-robe, mon linge et jusqu’aux dossiers les plus importants des combinaisons financières, dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir sont détenus à Londres par un hôtelier exigeant. Quelle mauvaise idée j’aie eue d’aller revoir les Anglais ! Le brouillard m’a toujours porté la guigne noire.

 

– Vous avez joué, avouez-le.

 

– Eh oui ! répondit impudemment l’escroc. J’ai joué et je jouerai toute ma vie, tant que la veine ne m’aura pas mis dans les mains les quatre ou cinq cent mille francs qui me seraient nécessaires pour fonder quelque chose de durable. Pas de maison sans fondations ! Des parvenus enrichis dans le commerce ont l’effronterie de soutenir qu’ils sont arrivés en sabots à Paris et qu’ils ont amassé sou à sou le premier billet de mille nécessaire à la base de leur fortune. Blagueurs ! Ils ne vous avoueront jamais leurs tours de passe-passe, leurs platitudes, leurs vilenies. Tous, vous m’entendez, tous, ils ont pris soin de remplir de billets de banque leurs galoches avant de se jeter dans la mêlée industrielle. L’un a épousé une fille de mauvaise vie pour lui rafler ses économies. Un autre a vendu sa femme à son patron afin de s’élever à la dignité d’associé. La plupart ont ruiné leur commanditaire en s’enrichissant de ses dépouilles. C’est la lutte pour la vie ! Moi, je n’aurais ni cette bassesse ni cette patience. D’abord, je suis horriblement dépensier. Le luxe c’est mon élément. J’aime à être servi au doigt et à l’œil et je suis un raffiné en toutes choses. Pour moi, cinquante francs par jour, c’est la misère. Aussi bien, cher monsieur Laroque, si vous voulez que je m’occupe sérieusement de retrouver votre bandit, un billet de mille supplémentaire ne ferait pas mal dans mon paysage.

 

– Qu’à cela ne tienne ! je vais vous le remettre à l’instant.

 

Après le café et les liqueurs, Roger passa dans le salon et rouvrit son secrétaire.

 

– Voici cinquante louis, dit-il à l’escroc en lui comptant la somme en pièces d’or.

 

D’un coup d’œil d’expert, d’Andrimaud avait évalué approximativement les liasses de valeurs que contenait le secrétaire. « Le million y est ! se dit-il. Sans compter les titres des propriétés que ce nabab possède en Amérique. »

 

Ils sortirent dans la cour et trouvèrent le coupé attelé. D’Andrimaud y prit place.

 

– À bientôt, dit-il à Roger au moment où la voiture franchissait la grille.

 

Rentré chez lui, Laroque se plongea dans une profonde méditation. Il restait convaincu que d’Andrimaud connaissait la retraite de Luversan ; mais un détail l’inquiétait : pourquoi l’escroc lui avait-il fait préciser l’état civil de Raymond de Noirville ? Derrière les questions du misérable, il avait senti une menace de chantage. Et qui le dirigeait, ce chantage ? Luversan, Luversan lui-même ! Luversan seul possédait le secret de la morte. Il devait avoir appris par d’Andrimaud le mariage de Suzanne. Ce ne pouvait être que lui qui avait chargé l’escroc d’avoir des renseignements précis sur Raymond de Noirville.

 

Telles étaient les déductions de Roger Laroque.

 

CHAPITRE LXXXIV

 

Le père Cuvellier était occupé à faire réciter ses leçons à son petit-fils quand James lui apporta la lettre de Roger Laroque. La lecture des premières lignes fit sur lui une impression défavorable. Il faillit ne pas aller jusqu’au bout.

 

– Non ! marmottait-il entre ses dents, mille fois non ! J’ai assez payé de ma personne, j’ai bien mérité de me reposer.

 

Il retira ses lunettes dorées, en essuya les verres, et par pure politesse, acheva de prendre connaissance de la supplique. Le mot de la fin amena un sourire sur ses lèvres : Roger promettait un billet de mille francs, non pas à lui, l’ex-fonctionnaire jaloux d’une tranquillité durement achetée pendant quarante ans de loyaux services, mais au bambin qui faisait toute sa joie, toute la consolation de sa vieillesse.

 

La délicatesse du procédé le touchait profondément.

 

Il embrassa son petit-fils et dit à James :

 

– Monsieur Laroque peut compter sur moi.

 

Le domestique parti, Cuvellier rassembla ses souvenirs. Il lui importait avant tout de se rappeler si d’Andrimaud l’avait vu assez souvent autrefois pour le reconnaître. Bientôt il se rassura : l’escroc ne s’était jamais trouvé là quand la police avait fait une descente dans les tripots qu’il fréquentait. Tous les détails restés dans la mémoire de l’ancien brigadier sur cet individu provenaient de rapports fournis par des indicateurs sur les joueurs les plus en vue.

 

À force de se creuser la cervelle, il retrouva la note caractéristique de ce tripotier par excellence : d’Andrimaud était une sorte d’entraîneur, de courtier de maison de jeu ; il avait la spécialité d’attirer autour des tapis verts de nouveaux clients pour remplacer les malheureux décavés dont les Grecs et la cagnotte avaient épuisé toutes les ressources.

 

Malgré ses soixante-cinq ans, le père Cuvellier jouissait encore d’une excellente santé. N’était sa vue qui baissait, il se félicitait chaque jour de grignoter au budget de la caisse des retraites.

 

Il envoya son petit-fils passer la journée et au besoin la nuit chez un voisin ; puis il procéda avec un soin minutieux à sa toilette. D’une longue boîte qu’il n’ouvrait que les jours de grande fête, il tira une superbe redingote saupoudrée de poivre destinée à chasser les mites et la revêtit soigneusement. D’un carton à chapeaux, il enleva un gibus étonnant de conservation et se l’entra sur la tête jusqu’aux sourcils.

 

Paletot sous le bras, parapluie à la main, Cuvellier, se rendant à la gare de Saint-Rémi avait toutes les apparences d’un brave petit rentier de province qui prend le temps comme il vient et a renoncé à se faire de la bile. Il s’installa dans une salle d’attente. Par la fenêtre donnant sur la route, il guettait l’arrivée du coupé de Roger Laroque.

 

Bientôt, les grands favoris rouges de James lui apparurent dans le lointain. D’Andrimaud s’était mis en retard à Maison-Blanche. Le domestique qui avait reçu l’ordre d’arriver quand même, fouettait vigoureusement son cheval.

 

L’escroc descendit juste à temps pour prendre le train. Fidèle à ses principes sur le luxe, il ne voyageait qu’en première classe. Comme il venait de s’installer dans un compartiment où il n’y avait personne, un vieillard sauta sur le marchepied, et s’assit en face de lui.

 

– Pardon, Monsieur, fit Cuvellier.

 

Cela fut dit si bonnassement que d’Andrimaud n’aurait pu jamais soupçonner l’ancien limier de police dans la personne du petit vieux qui prêtait à rire par ses yeux clignotants sous ses lunettes dorées et son menton en galoche toujours en mouvement.

 

Le train se mit en marche. Peu d’instants après, Cuvellier tira d’un étui une pipe en écume de mer, qu’il bourra à même la blague, et se penchant vers son compagnon.

 

– La fumée de tabac vous incommode-t-elle, Monsieur ? lui demanda-t-il.

 

– Pas du tout.

 

D’Andrimaud s’accouda à la portière. Sa physionomie exprimait une grave préoccupation.

 

Cuvellier alluma sa pipe.

 

– Vous allez me trouver un peu importun, dit-il à l’escroc. J’ai un petit renseignement à vous demander, si toutefois vous connaissez ce pays.

 

D’Andrimaud étonné, légèrement inquiet, sortit de sa rêverie.

 

– Vous dites, Monsieur ?

 

– Connaissez-vous Chevreuse et ses environs ?

 

– Pourquoi ?

 

– Je viens de passer la matinée à la recherche d’une petite maison de campagne pour m’y installer. Tout est loué. Est-ce donc impossible de trouver une bicoque vacante ?

 

Le principe du chevalier d’industrie est de s’accrocher au nouveau venu qui a le malheur d’entrer en conversation avec lui. Son premier soin est de s’assurer par d’habiles questions détournées si le causeur a l’étoffe d’un gogo, si par la suite, il ne sera point possible de voir la couleur de son argent.

 

D’Andrimaud répondit au petit vieux :

 

– Je ne pourrais vous indiquer aucune maison à louer pour l’instant dans la vallée de l’Yvette, mais j’ai des amis auprès desquels il me serait facile de me renseigner. Quand reviendrez-vous par ici ?

 

– Je n’en sais trop rien. Je suis arrivé hier du Poitou où j’ai fait un petit héritage. Oh ! pas grand-chose : une soixantaine de mille francs qui, joints à mes petites rentes personnelles, me permettront de vivre sur un assez bon pied, d’autant plus que je suis veuf et sans enfants. Je vais commencer par visiter ce grand Paris que j’ai vu hier pour la première fois.

 

– Vraiment ! pour la première fois ?

 

– Mes affaires me retenaient en province. Et puis, je suis casanier de ma nature. Si mon frère qui, lui, n’a jamais quitté Paris, ne m’avait supplié d’y venir, je serais mort sans avoir vu la capitale. Mon frère habite boulevard d’Enfer. Je lui ai écrit que je consentais à m’installer auprès de lui, et voici pourquoi j’ai choisi de préférence la ligne de Sceaux.

 

– Que ne cherchez-vous un logement à Bourg-la-Reine ? Vous n’auriez que trois stations à franchir.

 

– Parce que je veux me mettre à l’abri des odeurs de Paris.

 

– C’est vrai : j’oubliais qu’en province on a le préjugé des odeurs de Paris. Ah ! Monsieur, quelle erreur ! Moi qui vous parle, je ne respire librement qu’à Paris.

 

Cuvellier se moucha bruyamment avec un énorme foulard de couleur.

 

– Je vois, dit-il, que vous êtes un vrai Parisien !

 

– Oui, Monsieur, un Parisien de Paris. Je m’en flatte.

 

Le petit vieux se pencha vers son compagnon et lui tapant familièrement l’épaule :

 

– Vous devez connaître les endroits où l’on s’amuse ?…

 

Attaqué de front, d’Andrimaud fit un mouvement de recul. Il examina avec attention ce singulier questionneur, et ne doutant plus qu’il avait affaire à un novice en cheveux blancs :

 

– Oui, répondit-il, je connais les endroits où l’on s’amuse… quand on a de l’argent.

 

– Rayons les femmes. Toutefois la vue n’en coûte rien, et je me suis laissé dire qu’il existait à Paris de nombreuses brasseries où les ouvrières de l’alimentation ne sont pas désagréables à regarder.

 

– Tiens ! Tiens !…

 

– J’aimerais aussi tâter de la cuisine de vos restaurants à la mode. Où me conseillez-vous de dîner, ce soir ?

 

– Cela dépend du quartier.

 

– Le quartier m’importe peu. J’ai tout mon temps. À propos, quelle est la pièce en vogue ? J’aime assez la musique, mais je préfère le rire.

 

– On a repris La Cagnotte au Palais-Royal. C’est à mourir de rire.

 

– Et où soupe-t-on en sortant du théâtre ?

 

– Ah ! vous voulez souper !… Et après ?

 

– Après… je n’ose vous le dire !… À mon âge…

 

– Je croyais avoir rayé les femmes de votre programme.

 

– Les femmes ? Pas toutes ! Il y en a une, une seule, qu’on peut fréquenter à mon âge sans compromettre sa colonne vertébrale.

 

– Laquelle ?

 

– Eh ! Pallas ! La dame de pique.

 

– Pas possible ! Vous êtes joueur ?

 

– Comme le roi de trèfle ! Dans mon pays, nous faisions tous les soirs au cercle, un domino acharné.

 

– Connaissez-vous la roulette ?

 

– La roulette de Monaco ?

 

– Seriez-vous allé à Monte-Carlo ?

 

– Deux fois, pas davantage.

 

– Et vous avez gagné ?

 

– Oui, Monsieur, j’ai gagné.

 

– Veinard ! Combien ?

 

– J’ai risqué cent francs et j’ai fait trente-cinq francs de bénéfice.

 

– Bravo !

 

On reconnaîtra que le père Cuvellier jouait admirablement la simplicité. C’est un piège auquel les d’Andrimaud se laisseront toujours prendre.

 

Il suffisait d’ailleurs de parler de la dame de pique à l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes pour lui faire oublier toutes ses préoccupations.

 

– Donc, mon cher Monsieur, dit-il au petit vieux tout frétillant, vous désirez faire ce soir un bon dîner, voir de jolies femmes, assister à un curieux spectacle, souper et enfin jouir des faveurs de Pallas. Je puis vous procurer tout cela dans un seul et même local.

 

– Je suis votre homme.

 

– Très bien ! En ce cas, laissez-moi vous guider et vous ne regretterez pas votre temps.

 

Arrivés à Paris, d’Andrimaud fit monter son élève en fiacre et prit place à côté de lui. Il le conduisit au Quartier latin dans une de ces brasseries des environs de la Sorbonne où les nombreux étudiants qui ont du temps à perdre viennent jeter leur gourme, afin de se préparer, par la mort de toute illusion, à la dignité de père de famille.

 

Le père Cuvellier y fut immédiatement l’objet de toutes les sympathies de ces dames que l’ancien brigadier de police appelait des « ouvrières de l’alimentation ».

 

Dans cet établissement, qui comprend un long rez-de-chaussée, dont les fenêtres donnent sur une rue étroite et sombre, le gaz brûle depuis onze heures du matin jusqu’à deux heures de la nuit. Des fresques, sorties de la palette d’un jeune rapin que les lauriers de Willette empêchaient de dormir, y alternent avec des glaces entourées de feuillages artificiels. Les plafonds surmontés de sept étages habités par de modestes travailleurs sont supportés par des colonnes de fer poli comme un miroir. Le plancher est fait d’une mosaïque étincelante. Cela s’appelle : La Brasserie des Tropiques. Le fait est qu’il y règne en toute saison une chaleur tropicale.

 

Deux négresses assez bien prises de forme font le service avec des créoles nonchalantes et lascives. L’une de ces Vénus au chocolat attira les deux nouveaux venus à une table abritée des reflets de la lumière. Elle poussa la conscience de son devoir professionnel jusqu’à s’asseoir sur les genoux du père Cuvellier à qui elle glissa cette motion dans le tuyau de l’oreille :

 

– Tu payes une chartreuse ?

 

L’ancien brigadier de police avait bonne envie de se défaire de cette chenille qui s’était emparée de ses lunettes dorées et prétendait qu’il ressemblait à son oncle, ancien greffier de la justice de paix. Mais il tenait trop à rester dans son rôle de rentier en goguette pour montrer ses dents aiguës d’ancien limier. Il prenait, vis-à-vis de l’impudente, des petits airs coquins qui faisaient rire aux larmes, l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes. Bref, il paya toutes les chartreuses qu’on voulut.

 

Vers six heures du soir, d’Andrimaud, cicérone accompli des plaisirs parisiens, avertit le néophyte qu’il était temps de partir.

 

– Ne nous attardons pas aux délices de Capoue, dit-il, avant d’avoir remporté notre bataille de Cannes. Pallas nous attend chez Lucullus.

 

Enchanté au fond de lâcher la créole, pour laquelle il se sentait venir petit à petit un faible dont il rougissait, le père Cuvellier lui reprit ses lunettes dorées qu’elle voulait garder comme souvenir et leva la séance.

 

Dehors, ils retrouvèrent leur cocher à qui d’Andrimaud avait envoyé six bocks au compte de son compagnon. Le petit vieux s’installa sur la banquette du fond. L’escroc s’assit auprès de lui.

 

– Rue Caumartin, dit-il au cocher.

 

Le cheval fila bon train. Cuvellier se laissait faire. Il ne demandait même pas où on le conduisait. Très énervé par la séance de La Brasserie des Tropiques, il ferma les yeux et fit semblant de sommeiller.

 

En lui-même il se disait :

 

« Le coquin finira bien par rentrer quelque part pour passer la nuit. Le jeu le tient sous ses griffes ; il ne se couchera pas avant d’avoir perdu son dernier écu. Où me mène-t-il ? Rue Caumartin ? Il y a toujours eu des tripots par là. Pourvu qu’il ne m’amène pas chez la vieille Sapho. C’est qu’elle me connaît la gaillarde ! Bah ! Il y aura peut-être moyen de s’entendre avec elle. »

 

Le fiacre s’arrêta rue Caumartin devant un immeuble d’apparence respectable.

 

« Sapristi ! fit en lui-même l’ancien brigadier, nous allons chez Sapho ! Comment faire ? »

 

Il paya le cocher, oublia à dessein son parapluie dans la voiture, et rejoignit aussitôt l’escroc qui déjà gravissait les premières marches de l’escalier.

 

– Deux étages à monter, fit d’Andrimaud. Deux petits étages.

 

Arrivé sur le premier palier, Cuvellier s’écria :

 

– Diable ! J’ai oublié mon parapluie dans le fiacre. Excusez-moi, je remonte à l’instant.

 

L’autre partit d’un éclat de rire. « Ces provinciaux, pensait-il, ça n’hésite pas à gaspiller un louis dans une brasserie de femmes et ça court comme un lièvre pour rattraper un vieux rifflard oublié dans un sapin. »

 

Il attendit trois minutes, en maugréant et ne voyant pas revenir le petit vieux, redescendit dans la rue. Plus de fiacre ! Plus de provincial.

 

– Ah çà ! s’écria-t-il, m’aurait-il joué le tour ?

 

Il inspecta les rues adjacentes sans découvrir son homme. À bout de patience, il courut tout droit chez Sapho.

 

Le père Cuvellier venait d’exécuter une habile manœuvre. Léger comme au bon temps de sa jeunesse, quand il voltigeait en Algérie au troisième chasseurs d’Afrique, il avait fait du chemin en cinq minutes. Il connaissait rue de Provence un petit café où les clients, servis par de simples ouvriers de l’alimentation, peuvent expédier leur courrier en toute tranquillité. C’est là qu’il écrivit la lettre suivante :

 

« Ma chère Sapho,

 

« Vous n’avez pas oublié votre bon ami, le papa Cuvellier, à qui vous fournissiez régulièrement chaque jour, rue de Jérusalem, un petit rapport sur les événements de la nuit. La ponctualité, la discrétion, le tact dont vous faisiez preuve, vous ont valu toutes les bienveillances de la police et je vois avec plaisir que votre industrie continue comme par le passé.

 

« Je viens vous demander un grand service. Tout à l’heure, un sieur d’Andrimaud, que j’ai mission de surveiller, me présentera à vous. Il me prend pour un provincial désireux d’expérimenter par lui-même les voluptés de la capitale. Ayez soin de ne pas me reconnaître, et si par hasard il se trouve parmi vos clientes, deux ou trois vieilles gardes qui ont eu l’occasion de voir ma figure dans une descente de police, licenciez-les immédiatement.

 

« Je compte sur vous et saurai vous recommander en haut lieu quand il en sera besoin.

 

« Votre tout dévoué,

 

« Cuvellier, qui attend la réponse au café. »

 

Le signataire mit le pli sous enveloppe à cette adresse : « Mme la vicomtesse de Langerville, rue Caumartin, numéro 10. »

 

Un commissionnaire requis de suite se chargea de porter ce billet. Au bout de cinq minutes, il rapportait une enveloppe sentant le musc à plein nez et contenant la carte de la vicomtesse avec ces trois lignes écrites au crayon : « Mais comment donc, mon cher Cuvellier ! Entièrement à vos ordres ! »

 

Lancée jadis par un vicomte de Langerville, mort sans postérité, Sapho, de son vrai nom Victoire Landinet, fille d’une concierge du quartier Bréda, avait gaspillé le patrimoine de ce gentilhomme, mais conservé précieusement son titre. Un sculpteur dont le vicomte fut le Mécène, baptisa Victoire du glorieux nom de Sapho. Après avoir eu chevaux, voitures, hôtel à la ville et à la campagne, elle s’était réveillée un vilain matin complètement ruinée par son cinquième amant de cœur. Du camp des dupes, elle passa dans celui des dupeurs. Depuis de longues années déjà, Sapho donnait à jouer dans son appartement de la rue Caumartin, au second étage, et tenait à l’étage au-dessus quatre chambres meublées à l’usage des clients et clientes qui, attardés devant le tapis vert de la roulette, ne se sentaient plus la force de rentrer à domicile.

 

De fait, son salon constituait une souricière pour la police qui y tolérait des séances intermittentes de roulette, sous la réserve que la vicomtesse lui fournirait des renseignements sur le ramassis d’escrocs, de filous et de rastaquouères dont elle exploitait les vices.

 

Si d’Andrimaud, recherché par le parquet de la Seine, n’avait pas encore été dénoncé par elle, c’est qu’elle le ménageait comme étant son plus fin racoleur. Quand le financier était à la côte, il ne se passait pas de semaine qu’il n’amenât chez Sapho un nouveau ponte à la bourse bien garnie.

 

Néanmoins, la vicomtesse était trop fine mouche pour ne point lâcher son courtier au premier appel de l’autorité. En recevant la lettre de Cuvellier qu’elle croyait mort et enterré depuis dix ans, elle s’était dit que l’affaire devait être grave pour que le retraité rentrât dans la lice où il avait accompli jadis de si brillants exploits.

 

Elle surveillait en personne à la cuisine les apprêts de l’excellent dîner qui précédait quotidiennement la partie de roulette quand le commissionnaire lui apporta le mystérieux pli. En femme expérimentée, elle prit sa décision sur-le-champ, écrivit son adhésion au coin de sa carte de visite, et l’affaire bâclée, inspecta le salon où les premiers arrivés des deux sexes se prélassaient dans des fauteuils de formes élégantes et commodes.

 

D’Andrimaud envoyait au plafond la fumée d’un londrès et semblait perdu dans ses méditations. Non loin de lui, une vieille garde fumait la cigarette.

 

Sapho tapa familièrement l’escroc à l’épaule.

 

– Comment ça va, caro mio ?

 

– Bien ! fit-il en sursautant comme s’il sortait d’un rêve.

 

– Vous dînez avec nous ?

 

– Oui, cara nostra.

 

– Et après ?

 

– Après, je tâcherai de faire sauter votre banque.

 

– Vous en êtes bien capable !…

 

Ils devisèrent ainsi quelques minutes.

 

La vieille garde les regardait avec les yeux indifférents d’une vache qui regarde passer un train de chemin de fer. Sapho ne savait comment faire pour se débarrasser d’elle. Elle se décida enfin à la prendre à part.

 

– Dis-moi, ma bonne Pulchérie, avez-vous jamais assisté à une descente de police ?

 

– Ne m’en parlez pas, Sapho. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule. Il y avait dans le temps au service des jeux un satané brigadier qui m’en a fait voir de toutes les couleurs. Une nuit, chez la grande Ursule, ce diable d’homme m’a saisi trois cent cinquante francs en pièces de cent sous à la roulette, ça m’a fait une belle nuit, comme vous voyez.

 

– Comment l’appeliez-vous ?

 

– Attendez, Ca, Cuva… Non, Cuvellier. C’est bien ça, Cuvellier. Ah ! le brigand !

 

– Eh bien, ma chère Pulchérie, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rentrer chez vous ce soir.

 

– Vous n’avez donc plus la permission de faire jouer ?

 

– Non, et j’ai bonne envie de m’abstenir cette nuit. J’ai vu rôder des agents dans la rue.

 

Pulchérie jeta précipitamment sa cigarette, et sans en demander davantage, fila au vestiaire. Un instant après, elle dégringolait l’escalier avec le petit panier garni de pièces de cent sous dont elle se munissait chaque jour pour faire son jeu.

 

Sapho eut soin de recommander au garçon d’antichambre de ne laisser entrer personne sans qu’elle fût prévenue.

 

On allait se mettre à table quand Cuvellier sonna.

 

– Monsieur d’Andrimaud ? demanda-t-il au garçon.

 

Ce dernier commença par avertir la patronne. Sapho eu le bon esprit de ne pas quitter la table.

 

– D’Andrimaud, dit-elle au racoleur, il y a à l’antichambre un petit vieux qui se réclame de vous.

 

– Je sais ce que c’est, répondit l’escroc d’un air important. Il alla au-devant de son néophyte.

 

– Que vous est-il donc arrivé ? Votre parapluie aurait-il des bottes de sept lieues.

 

– Figurez-vous, mon cher ami, dit Cuvellier, que j’ai couru après un fiacre, croyant que c’était le nôtre. Pas du tout ! Je m’étais trompé de véhicule. J’allais revenir sur mes pas, quand une petite femme, gentille comme un amour, m’aborde et me dit : « Vous n’iriez pas si vite si vous couriez à un rendez-vous. » J’ai trouvé le mot spirituel et ça m’a entraîné à faire un cadeau à l’amour de petite femme. J’en ai profité pour visiter les magasins du Printemps et me voilà.

 

– Bravo ! Entrez, on vous attend. Le dîner est servi. Il y a une place libre à côté de la mienne.

 

– Serai-je auprès d’une jolie femme ?

 

– Oui, scélérat !

 

Cuvellier fut présenté à Sapho. On eût juré qu’elle le voyait pour la première fois. Il s’assit entre d’Andrimaud et une sémillante Bretonne, maîtresse du croupier de la roulette.

 

Durant le repas, il n’eut d’attentions que pour sa voisine, à la grande joie de d’Andrimaud qui pouffait de rire en faisant des signes d’intelligence à Sapho.

 

« Pallas nous attend chez Lucullus », avait dit l’escroc au petit vieux. La séance commença effectivement par un petit bac de famille, préliminaire de la grande partie. Mais dès que les vrais joueurs, ceux qui n’ont jamais le temps de dîner, eurent fait leur entrée, chacun réclama la roulette et Pallas fut remisée instantanément.

 

Le croupier apporta au centre de la grande table le terrible cylindre avec son disque et sa bille fatale. Les plus agiles s’assirent autour du tapis vert, sans aucun souci de galanterie, même à l’égard des jeunes gardes. Les autres se rangèrent debout derrière ces privilégiés.

 

Dans sa précipitation à s’emparer d’un siège, d’Andrimaud avait oublié son compagnon qui en profita pour attirer Sapho dans un coin du salon.

 

– Où niche-t-il, votre paroissien ?

 

– D’Andrimaud ?

 

– Oui, parbleu ! Où couche-t-il ?

 

Sapho hésita un instant. Elle avait peur de se compromettre.

 

Cuvellier devina son embarras.

 

– Je parie qu’il a élu domicile dans une de vos chambres meublées.

 

– Oh ! provisoirement.

 

– Croyez-vous qu’il couchera là-haut ce soir ?

 

– Certainement ; il va se faire décaver, et il ira cuver sa déveine entre deux draps. C’est son habitude.

 

– Parfait. Je sors. S’il demande après moi, vous lui direz que je suis parti furieux de ce qu’il m’a oublié.

 

– C’est entendu.

 

– Vous serez discrète ?

 

– Comme une momie. Est-ce tout ce que vous avez à me demander ?

 

– Non.

 

– Allez-y, mon petit père. C’est égal, faut-il que vous soyez dur à cuire ! Vrai, vous avez rajeuni…

 

– J’habite la campagne, ma chère. Le bon air, la tranquillité, un peu de jardinage et l’oubli des soucis, voilà le lait des vieillards. Mais revenons au fait : il faudrait me garder ma chambre pour cette nuit à côté de celle de votre paroissien.

 

– C’est fait !

 

– Montrez-moi les chambres… Ah ! me sera-t-il possible de voir de ma chambre ce qui se passera chez le voisin ?

 

– Parbleu ! Vous n’aurez qu’à décrocher la glace qui est au-dessus de la cheminée. Derrière, vous trouverez un panneau de bois percé de petits trous par lequel vous verrez tout ce que fera d’Andrimaud. Seulement, c’est bien inutile ; d’Andrimaud se couchera après souper, vers deux heures du matin, et il dormira.

 

– Tout seul ?

 

– Dame ! Puisqu’il aura tout perdu ?

 

– En êtes-vous bien sûre ?

 

– La roulette se chargera de lui vider ses poches.

 

– Ah ! Sapho ! Et vous n’êtes pas millionnaire ?

 

– Ne m’en parlez pas : je me suis encore fait voler cinquante mille francs le mois dernier par un garçon coiffeur !

 

– Toujours la même !

 

– Bah ! je les rattraperai.

 

– Les cinquante mille francs, mais le garçon coiffeur ?

 

– Il est revenu avant-hier de Monaco où il s’est fait décaver.

 

– Et vous l’avez repris ?

 

– Non ; il a vieilli de vingt ans.

 

Elle monta avec lui au troisième étage et lui désigna les deux chambres.

 

Après quoi ils se séparèrent aussi bons amis que par le passé.

 

Cuvellier avait eu la précaution de prendre la clé de la chambre qu’il s’était réservée.

 

« Enfin ! se dit le retraité en s’installant dans le fiacre à destination de la gare Saint-Lazare, je vais donc pouvoir rentrer chez moi ce soir, monsieur Laroque m’aurait offert mille francs à moi, Cuvellier, je n’aurais pas bougé d’une semelle, mais du moment que c’était pour mon petit-fils… »

 

Le fait est qu’il n’avait pas trop mal travaillé, le père Cuvellier. On lui demandait l’adresse d’un récidiviste qui avait tout intérêt à cacher son domicile à cause d’un petit compte à régler avec dame Justice, créancière fort exigeante vis-à-vis de ses débiteurs non apparentés aux gros bonnets du char de l’État ; il la possédait, cette adresse, et de plus, par une inspiration qu’un policier ordinaire, travaillant à la journée aurait trouvée exagérée, il s’était assuré pour une nuit, sans bourse délier, la possession de la chambre voisine de celle de d’Andrimaud avec une vue sur les faits et gestes de ce gouffre d’argent.

 

Cuvellier arriva à Maison-Blanche vers dix heures. Roger l’attendait.

 

L’ancien brigadier lui rendit ses comptes et reçut des félicitations qui lui rappelèrent les beaux jours d’autrefois quand, au retour d’une expédition heureuse, son officier de paix lui disait à l’instar du grand Napoléon parlant à ses vieilles barbiches : « Cuvellier, je suis content de vous. »

 

Roger empocha fiévreusement la clé qui allait lui ouvrir le tiroir aux secrets de son convive du matin. Déjà, il avait ordonné à James d’atteler pour le conduire au dernier train, lorsque Cuvellier le pria de lui fournir tout ce qu’il fallait pour écrire.

 

– Il faut prévoir les embargos, dit le petit vieux. Sapho ne vous connaît pas ; elle pourrait vous barrer le passage.

 

Et il écrivit ce petit mot qui serait au besoin un talisman pour son possesseur :

 

« Ma chère Sapho,

 

« J’ai remis la clé au porteur de ce billet. Facilitez-lui la tâche. C’est un personnage plus influent que je ne saurais vous le dire. Si jamais vous aviez besoin d’un appui sérieux, vous le trouveriez en lui. En ce cas, il vous suffirait de m’écrire à mon ermitage.

 

« Conservez précieusement ma carte ci-jointe.

 

« Votre dévoué,

 

« C……… R »

 

– Avec ça, dit le retraité, vous ne risquez pas de revenir bredouille. Seulement, j’ai bien peur, comme me l’a fait observer Sapho, que vous ne perdiez votre nuit à écouter les ronflements d’un décavé en proie aux cauchemars de la déveine.

 

– Merci quand même ! répliqua Roger. Bonsoir, monsieur Cuvellier. N’oubliez pas d’embrasser votre petit-fils pour moi. Puisse le premier billet de mille francs que vous lui avez gagné ce soir être l’origine de sa fortune !

 

Le policier salua, très ému, et rentra dans sa maisonnette. Il n’eut garde d’aller réveiller son « fiston » qui dormait chez le voisin. Il s’endormit ce soir-là du sommeil d’un policier qui a rempli sa tâche ; mais comme les rêves ne se commandent pas, ses esprits excités par les bons vins de Sapho reprirent le chemin de la Brasserie des Tropiques où la voluptueuse créole de tantôt lui tint compagnie toute la nuit.

 

En descendant de voiture à la gare de Saint-Rémi, Roger fit cette recommandation au fidèle James :

 

– Maison-Blanche va rester cette nuit à votre garde. Ayez soin de conserver un fusil chargé près de votre lit. J’ai lu dans les journaux que les dévaliseurs de villas opéraient dans cette région.

 

James prononça un yes énergique et repartit à la maison au grand trot de son cheval.

 

À minuit et demi, Roger gravissait rapidement l’escalier de Sapho. Il arriva au troisième étage sans rencontrer personne, et comme il s’était fait préciser les dispositions des chambres meublées, il n’eut pas de peine à trouver la sienne.

 

Bien vite il s’enferma dans ce local où régnait une odeur de parfums laissée par les jeunes gardes au service des rares heureux de la roulette. Son premier soin fut de décrocher la glace au-dessus de la cheminée et de s’assurer si, par les trous ménagés dans la boiserie, il pourrait pénétrer du regard chez d’Andrimaud. L’épreuve fut des plus douteuses, vu l’obscurité qui régnait dans les deux pièces.

 

Roger n’avait plus d’autre parti à prendre que de patienter jusqu’au moment où l’escroc se déciderait à regagner son gîte. Il s’assit dans un fauteuil et médita sur sa difficultueuse entreprise.

 

Bientôt les rumeurs de la roulette arrivèrent jusqu’à lui. Le jeu devait être terriblement acharné. Parfois, des discussions s’élevaient entre pontes et les voix aiguës des vieilles gardes dominaient le tumulte.

 

– Silence, Messieurs et dames, hurlait le croupier. Faites vos jeux… les jeux sont faits ?… Rien ne va plus.

 

Et pendant que la bille opérait sa rotation, le calme le plus parfait régnait chez Sapho. Mais à peine l’arrêt du sort était-il annoncé par l’organe clair et impitoyable du chef de la partie, que Roger percevait nettement le cliquetis de l’or balayé par les râteaux, et les confuses imprécations des condamnés sans appel.

 

« Les malheureux ! » pensait Laroque. Autrefois, lui aussi, négociant intègre, mais cruellement éprouvé, menacé de la faillite, par suite du remboursement immédiat qu’il avait dû faire à l’impitoyable Larouette, ne s’était-il pas laissé aller à affronter le péril du jeu ? Le sort qui se plaît d’habitude à frapper rigoureusement les mieux intentionnés, l’avait épargné, favorisé même, Roger s’en était tiré sain et sauf, mais il n’oublierait jamais les terribles émotions de cette nuit fatale, et jusqu’à son dernier jour, il déplorerait cette faiblesse.

 

Soudain, au milieu d’un nouveau tumulte qui se produit chez Sapho, Roger reconnaît la voix de d’Andrimaud.

 

– C’est un vol manifeste ! criait l’escroc. La roulette est maquillée. La bille s’arrête à la volonté du croupier dans la rouge ou dans la noire, suivant que l’une ou l’autre couleur est plus ou moins chargée par les pontes. Il y a un mécanisme secret. Je le connais. C’est le coup de la pointe d’aiguille qui sort imperceptiblement au milieu du trou et chasse la bille prête à s’y arrêter. On a pu faire cela au Mexique, mais à Paris, jamais ! J’ai perdu deux mille francs, Sapho va me les rendre, sinon je cours chercher la police.

 

Roger s’étend sur le parquet pour mieux entendre. Une voix perçante comme un coup de sifflet de locomotive rive le clou de d’Andrimaud.

 

– Allez donc chercher la police, lui répond la vieille Sapho, allez-y, monsieur l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes !

 

Et comme l’escroc, terrifié par cette apostrophe, reste coi, l’aventurière ajoute :

 

– Vous feriez mieux d’aller vous coucher. Si vous n’aviez pas bu autant d’absinthe aujourd’hui, vous n’oseriez pas calomnier de la sorte une maison aussi honorable que la mienne. C’est abominable !

 

Un silence relatif se fait. Puis le croupier reprend imperturbablement sa litanie :

 

– Faites vos jeux, Messieurs et dames… Les jeux sont faits ?… Rien ne va plus.

 

Peu d’instants après, Roger entend s’ouvrir la porte du tripot. Quelqu’un va sortir. D’Andrimaud peut-être ?

 

Qui sait si Sapho mentant à sa promesse, ne lui a pas refusé l’hospitalité en raison de la scène qu’il vient de faire dans son « honorable » maison ?

 

Roger entrouvre sa porte et prête l’oreille. C’est d’Andrimaud. L’escroc parlemente avec le garçon d’antichambre.

 

– Tu vas me flanquer cent sous immédiatement, lui dit-il, d’un ton impératif.

 

– Mais, monsieur d’Andrimaud, répond le domestique, vous me devez déjà quatre-vingts francs de pièces de cent sous et je n’ai pas le moyen de prêter à fonds perdus. Avant de risquer vos deux mille francs, vous auriez dû commencer par me rembourser mes quatre-vingts francs. J’ai femme et enfants, moi, et…

 

– Imbécile ! réplique le quémandeur. Tu sais bien que si j’avais gagné au lieu de perdre, je t’aurais flanqué un beau billet de cent francs.

 

– C’est possible, mais…

 

– Allons ! Pas de geignardises. Une « roue de derrière » ? D’abord, je te rembourserai peut-être tout à l’heure. Je prends un fiacre et je vais chercher de l’argent.

 

Le domestique finit par se laisser toucher et lui donna cinq francs. Au lieu de remonter chez lui, d’Andrimaud dégringola deux étages avec la fureur d’un joueur qui a perdu et qui est décidé à trouver de l’argent n’importe où pour recommencer la lutte.

 

Roger n’avait pas le temps matériel de le rejoindre sans s’exposer à être reconnu de lui. Il rentra dans sa chambre et ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue.

 

Arrêté au milieu de la chaussée, d’Andrimaud regardait de tous côtés. Soudain un homme, qui se tenait caché sous une porte cochère, surgit et s’avança droit sur le décavé. D’Andrimaud fait un geste de surprise. Il recule d’abord, puis il finit par tendre la main au survenant.

 

Protégé par les persiennes entrouvertes, Roger reste témoin de leur colloque dont il tâche de saisir le sens d’après les gestes des deux individus. Ces derniers se rapprochent d’un bec de gaz.

 

Roger se penche, au risque de trahir sa présence. C’est qu’il croit avoir reconnu, dans la personne du compagnon de l’escroc, qui ?… Ah ! il voudrait en être sûr, mais ses yeux, fatigués par l’âge et aussi par les larmes versées en secret durant tant d’années, n’ont plus cette sûreté dont il s’enorgueillissait autrefois.

 

Les deux hommes viennent de s’arrêter et les rayons de la lumière tombent en plein sur leur visage. Plus de doute ! C’est Luversan ! Luversan avec d’Andrimaud !

 

Ah ! Roger ne s’était pas trompé le matin en écoutant les étranges questions du chevalier d’industrie sur le mariage de Suzanne. D’Andrimaud avait revu Luversan, et l’assassin de Larouette était sans doute en train de se renseigner sur la filiation de Raymond de Noirville.

 

Les misérables ! Ils complotaient ensemble quelque ténébreuse machination pour bâillonner Roger Laroque et lui tirer une grosse somme d’argent en échange de leur silence sur la complicité de Julia de Noirville, mère de Raymond, dans le crime de Ville-d’Avray.

 

Que faire ? Descendre, crier à l’assassin, ameuter la foule, tenir Luversan en respect sous le canon d’un revolver ? Roger en aurait-il le courage ?

 

Plus que jamais, sachant ses enfants heureux, il redoutait les aveux du bandit. Et cependant, pouvait-il le laisser en liberté ? N’avait-il pas le devoir de livrer au bourreau le scélérat qui venait encore de se souiller d’un double assassinat au château des Mouettes ?

 

C’eût été lâche de sa part d’hésiter plus longtemps, dans un intérêt personnel, à accomplir une œuvre de sûreté publique. Il descendit précipitamment l’escalier. Comme il atteignait le vestibule, la porte de la rue s’ouvrit subitement et une horde d’individus vêtus de noir s’élança dans la maison.

 

Roger failli être renversé par ce flot humain. Il essaya de crier au secours. Ses agresseurs ne lui en laissèrent pas le temps. Ils lui mirent la main sur la bouche et le poussèrent dans la loge du concierge. Là, on voulut bien lui permettre de respirer.

 

Ces hommes que, dans son émotion, il avait pris pour des bandits, n’étaient autres que des agents de police venus sous la conduite d’un officier de paix, pour faire une descente dans la souricière de Sapho.

 

– Pas un mot, lui dit ce fonctionnaire qui lui expliqua brièvement le but de son invasion. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Habitez-vous cette maison ?

 

– Je suis Roger Laroque, répondit le malheureux père de Suzanne, et vous venez de me faire manquer l’arrestation de Luversan.

 

Il s’expliqua à son tour. L’officier de paix, convaincu, s’élança dans la rue. Il était trop tard. D’Andrimaud et Luversan, témoins de l’arrivée de la police, s’étaient éclipsés. Encore une fois, l’assassin de Larouette se perdait dans le grand Paris.

 

CHAPITRE LXXXV

 

Le monde des honnêtes gens qui, fort heureusement, compose encore les neuf dixièmes de l’humanité civilisée, croit volontiers que la passion du jeu conduit au vol et le vol à l’assassinat. Si vraiment le jeu avait des conséquences aussi funestes, les chambres correctionnelles et les cours d’assises ne suffiraient pas à la besogne. Il faudrait centupler les prisons et doter chaque arrondissement d’une guillotine fixe avec bourreau à demeure.

 

On a joué, on joue et on jouera de l’argent tant que l’espèce humaine connaîtra le pouvoir de ce métal précieux. Or, entre le joueur qui pousse la délicatesse jusqu’à se faire sauter la cervelle faute de pouvoir payer une dette « d’honneur » et le sacrifiant toujours prêt à faire un mauvais coup en vue de se dédommager de sa déveine, il y a place pour une série de braves gens d’un commerce agréable et nullement dangereux.

 

Néanmoins, le vieux dicton si défavorable aux disciples de Pallas, reste vrai à l’égard de certaines exceptions monstrueuses : témoins Pranzini et Prado, joueurs invétérés.

 

C’est ainsi que d’Andrimaud, simple escroc jusqu’alors, prudent côtoyeur du code pénal, parasite insatiable de M. Gogo, n’hésita pas à écouter d’une oreille complaisante les sinistres propositions de Luversan.

 

Revenu à Paris par un nouveau coup d’audace, le bandit avait d’abord conçu le projet de faire expier au financier sa trahison à son égard. Il connaissait à fond les habitudes de d’Andrimaud et savait où le retrouver à coup sûr. Après réflexion, il résolut, avant de se venger, d’utiliser le misérable si faire se pouvait.

 

Luversan, qui s’était rendu méconnaissable par un habile déguisement, alla d’abord rue de Rivoli à l’ancien Sauveteur des Capitalistes. Il apprit par le concierge la débâcle de d’Andrimaud et il se dit aussitôt qu’il retrouverait chez Sapho l’incorrigible joueur.

 

Il alla se poster le soir aux abords du tripot de la vicomtesse, aperçut son homme et découvrit, sinon par ses habits toujours flambants neufs, du moins sur sa physionomie consternée, les ravages d’une insondable décavation. Il n’hésita pas à l’aborder.

 

– Comment allez-vous, cher ? lui dit-il.

 

D’Andrimaud, paralysé par la peur, ne pouvait articuler une parole. Luversan le mit à l’aise en le prenant sous le bras et en lui disant :

 

– Voulez-vous vingt-cinq louis pour tenter la veine ce soir ? Si vous gagnez, nous partagerons le bénéfice. Si vous perdez, nous serons quittes. Ça va ?

 

Pour son malheur, d’Andrimaud n’avait pas un sou vaillant en poche et il n’aurait su pour l’instant où s’en procurer.

 

– Ça va, répondit-il.

 

Il était pris dans l’engrenage.

 

– Allez, je vous attendrai au café Jeannel, rue de la Chaussée-d’Antin.

 

– C’est entendu.

 

– Ne lésinez pas, ajouta Luversan en lui remettant un billet de cinq cents francs. Vous pouvez régler cette affaire en une demi-heure.

 

L’escroc se précipita chez Sapho. Luversan, qui se défiait de lui, resta en faction sous une porte cochère à cent mètres de là. Il voulait s’assurer si d’Andrimaud ne ressortirait pas pour le trahir de nouveau. Au bout de vingt minutes, il le vit reparaître l’oreille basse. « Bien ! se dit-il. Il a perdu ; je le tiens. »

 

Le décavé passa devant lui sans le voir, tellement il était préoccupé. Luversan le suivit et constata avec satisfaction qu’il prenait le chemin du café Jeannel. Toutefois, comme d’Andrimaud pouvait traverser la Chaussée-d’Antin et se rendre au commissariat de police de la rue de Provence, il se tint encore à distance. L’escroc alla tout droit au café convenu. Il y avait encore à craindre qu’il n’eût fait porter une dépêche à qui de droit avant de quitter la roulette.

 

Luversan laissa moisir une bonne demi-heure son homme devant un mazagran. N’ayant rien vu de suspect dans les allées et venues des consommateurs, il se décida à le rejoindre.

 

Le bandit s’était transformé en un Anglais du meilleur ton. De grands favoris rouges encadraient sa figure teintée de rose, et l’éclat de ses yeux noirs s’éteignait derrière des lunettes bleutées.

 

Il paya le mazagran et entraîna d’Andrimaud au-dehors.

 

– Si nous allions faire un tour aux Champs-Élysées ? lui dit-il.

 

– Tout ce que vous voudrez ! fit d’Andrimaud profondément découragé.

 

Ils montèrent en fiacre et se firent conduire à l’Arc de triomphe. En chemin, Luversan attaqua la grosse question.

 

– Vous êtes, mon cher d’Andrimaud, un homme intelligent, très intelligent, mais vous n’arriverez jamais à rien. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il vous faudrait, à vous, financier de génie, la forte somme.

 

Il connaissait le défaut de la cuirasse du chevalier d’industrie et c’est par cette brèche qu’il devait l’entraîner à sa perte.

 

– La forte somme, ajouta-t-il, nous pouvons nous la procurer.

 

– Par un crime ? Jamais !

 

– Je le sais. Aussi, je vous demande simplement le concours de votre intelligence.

 

– Parlez !

 

– Pas aujourd’hui. Que diriez-vous si d’ici à quinze jours, je vous mettais un million dans la main ?

 

Un million ! Ce mot magique électrisa d’Andrinaud.

 

– Que faut-il faire ? demanda-t-il.

 

– Aller chez Roger Laroque et savoir s’il est en ce moment à Maison-Blanche.

 

– C’est tout ?

 

– Oui, pour l’instant. Je ne vous défends pas d’emprunter de l’argent au bonhomme. Il est bon pour un ou deux mille francs ; mais quand même vous m’amèneriez à lui, pieds et poings liés, ne croyez pas qu’il ferait votre fortune. Tandis que moi, j’aurai prochainement un million à vous offrir.

 

– Les belles promesses, ça me connaît, maître Luversan, répliqua d’Andrimaud. C’est des faits qu’il me faut. Où prendrez-vous ce million ?

 

– Chez Roger Laroque.

 

– À Maison-Blanche ?

 

– Non. En Amérique.

 

D’Andrimaud demeura stupéfait.

 

– Oui, en Amérique, répéta le bandit. Il ne s’agit plus que d’emprunter pour quelques heures les titres de propriété de Roger Laroque. Avec ces pièces, je me charge de fabriquer les faux nécessaires à la réalisation du clan que j’ai conçu. Il nous sera peut-être nécessaire de partir à New York. À propos, Laroque a dû vous écrire il y a quelques mois. Avez-vous conservé ses lettres ?

 

– Oui, j’en ai deux.

 

– Très bien. Cela me suffira pour contrefaire son écriture. Allez demain chez Roger. Que nous sachions d’abord s’il y a moyen de pénétrer de nuit à Maison-Blanche. Connaissez-vous le « bocal » ?

 

– J’y suis allé plusieurs fois.

 

Luversan se fit donner les détails les plus précis sur les dispositions du salon. En apprenant l’existence du secrétaire d’où Roger avait tiré les deux mille francs, il s’écria :

 

– C’est dans ce bureau que nous trouverons notre affaire.

 

– Nous ! répliqua l’autre. Ne comptez pas sur moi.

 

– Bah ! Vous me donnerez bien un petit coup de main. Avant d’être à la paye, il faut avoir été à la peine.

 

D’Andrimaud ne doutait pas que le bandit ne fût capable de réussir dans son entreprise. Amorcé par le million en expectative, il consentit à tout.

 

Le lendemain matin, Luversan l’accompagna à la gare de Sceaux où il attendit son retour en prenant les mêmes précautions que la veille.

 

On sait que l’escroc ne trouva pas Laroque chez lui, mais qu’il apprit par James le mariage de Suzanne à Chevreuse. De cette ville, il retourna à Saint-Rémi après avoir vu les mariés ; puis il reprit le premier train.

 

À Paris, il attendit près d’une heure Luversan au rendez-vous convenu. Celui-ci, qui le guettait de loin, se rassura enfin et le rejoignit.

 

D’Andrimaud lui rendit compte de sa démarche infructueuse.

 

La nouvelle du mariage de Suzanne avec un M. de Noirville intrigua vivement Luversan. Sans rien laisser paraître de son émotion, il se disait que Roger ne s’acharnerait plus à sa perte dès qu’il aurait été menacé d’une révélation sur la complicité de Julia dans le crime de Ville-d’Avray.

 

– Vous êtes entré à l’église ? demanda-t-il à d’Andrimaud.

 

– Oui.

 

– Avez-vous vu la mère du marié ?

 

– Ma foi, je n’ai même pas songé à m’en enquérir. J’ai demandé quelques renseignements au premier venu et je suis reparti.

 

Il était à supposer que Roger Laroque ne resterait pas seul à Maison-Blanche après le départ de sa fille. Aussi Luversan chargea-t-il l’escroc d’y retourner dès le lendemain et de se faire préciser par Laroque lui-même la filiation de l’époux de Suzanne.

 

On sait comment d’Andrimaud s’acquitta de cette seconde démarche. À plusieurs reprises, durant la conversation qu’il eut avec Roger, il faillit s’écrier : « Je tiens l’assassin de Larouette ! Donnez-moi cent mille francs et je vous le livrerai aujourd’hui même. » Mais il fut retenu par l’appât du million et aussi par l’idée qu’il serait de force à se tailler la part du lion dans le butin de son complice. Il ne s’aperçut pas qu’il s’était trahi par ses questions sur le mari de Suzanne.

 

Il était à mille lieues de penser que Roger Laroque avait sous la main un policier de la force du père Cuvellier pour le suivre toute une après-midi dans Paris et se faire inviter à dîner par lui chez Sapho.

 

D’Andrimaud ne devait retrouver son complice que le soir, rue Caumartin, devant les fenêtres du tripot. Il fut enchanté de se lier en wagon avec un inconnu qui l’aiderait à tuer le temps et dont il espérait par la suite tirer quelques plumes.

 

La fièvre du jeu s’empara de lui dès qu’il eut mis les pieds dans le salon de la vicomtesse. S’il eût gagné, il aurait continué à jouer toute la nuit oubliant Luversan, Laroque, la police, le monde entier. Mais quand il se vit sans un sou, quand il lui fallut tendre la main à un garçon de vestiaire pour lui emprunter une obole, le misérable n’hésita plus à prendre une part active dans la nouvelle combinaison de Luversan. C’est ainsi qu’en justifiant le proverbe cité plus haut, de joueur il était devenu escroc pour arriver sans transition au vol avec effraction et peut-être à l’assassinat.

 

Luversan l’attendait depuis deux grandes heures sous une porte cochère lorsque la déveine le chassa hors du tripot.

 

– Eh bien, lui reprocha le bandit, vous êtes encore gentil, vous, de me laisser me morfondre ici. Je parie que Laroque vous a baillé un ou deux billets de mille et que vous venez de les jeter en pâture à l’insatiable Sapho.

 

D’Andrimaud répondit par un geste désespéré.

 

Le bandit souriait mystérieusement.

 

– Êtes-vous décidé à agir ? demanda-t-il à l’escroc.

 

Ce dernier répondit par un « oui » énergique.

 

– Laroque est-il chez lui ?

 

– Je le crains.

 

– Les dispositions de Maison-Blanche sont-elles bien conformes aux renseignements que vous m’avez donnés ?

 

– Absolument.

 

– En ce cas, il n’y a plus à hésiter. Nous partons cette nuit pour Maison-Blanche.

 

– Par quel moyen ?

 

– Je sais où trouver deux bons chevaux.

 

– Mais si Laroque est chez lui ?

 

– Peu nous importe. Nous escaladerons la grille et nous pénétrerons dans le salon en cassant un carreau de la fenêtre. Cette besogne me connaît. Je suis outillé en conséquence.

 

– Comment ouvrirez-vous le secrétaire ?

 

– Avec une fausse clé. À défaut de clé, on jouera du crochet. Savez-vous jouer du crochet ?

 

– Oh ! pas du tout.

 

– Je me charge d’entrer là-dedans avec la discrétion d’une ombre de trépassé qui revient visiter la nuit les pénates où elle a trimé autrefois. Mon crochet ne laissera pas de trace. Nous prendrons ce qu’il nous faut et nous aurons soin de le rapporter la nuit suivante.

 

– Nous prendrons ?… Vous voulez donc que je pénètre aussi dans la place ?

 

– Non, vous ferez le guet.

 

– Et si Laroque qui couche au-dessus se réveille ? Si les domestiques nous entendent ?

 

– Vous m’avertirez par un coup de sifflet.

 

– Et ?…

 

– Et nous verrons ce que nous aurons à faire. J’ai, sans compter le mien, un revolver à votre service.

 

Tout en causant très bas, ils s’étaient rapprochés d’un bec de gaz.

 

Ce fut à ce moment que Roger Laroque, posté dans une chambre du troisième étage, reconnut Luversan et que, prenant une résolution énergique, il descendit pour l’arrêter.

 

Les deux complices venaient d’apercevoir une troupe d’individus suspects qui défilaient sur le trottoir opposé.

 

Avec l’instinct du malfaiteur de profession, ils avaient reconnu la police. Ils se gardèrent bien d’accélérer le pas. Mais quand le dernier des agents eut passé sous la porte de Sapho, ils filèrent assez rapidement par le boulevard Haussmann, traversèrent la place de l’Opéra et se perdirent dans la cohue qui jour et nuit sillonne le boulevard des Italiens.

 

CHAPITRE LXXXVI

 

Roger Laroque avait dit au fidèle James : « Je vous laisse seul à Maison-Blanche, tenez-vous sur vos gardes ; ayez soin de conserver à votre portée un fusil chargé. »

 

Le patron exagérait un peu la solitude de son valet de chambre. En dehors de son Yankee intelligent et toujours éveillé, il y avait M. Plantureau, estimable cocher de bonne maison. Mais ce dernier qui habitait une chambre située au-dessus de l’écurie, s’y enfermait chaque nuit à double tour pour pouvoir y dormir à poings fermés sans être sujet aux cauchemars.

 

Plantureau jouissait d’un appétit et d’un sommeil qui avaient le don d’exaspérer le pauvre James, en proie à une gastrite et à une insomnie chroniques.

 

Pour être sûr de se lever à l’heure du premier repas de ses deux chevaux, le cocher s’était fait fabriquer à Genève un réveille-matin d’une précision et d’un tapage exceptionnels. Il l’accrochait dans la ruelle de son lit, à hauteur de l’oreille gauche. À cinq heures en été, à six heures en hiver, dès que l’effroyable sonnerie battait son plein, Plantureau, arraché douloureusement à un sommeil voisin du néant, se jetait en bas de sa couche. L’appétit naissant achevait de secouer ses esprits engourdis, et comme la veille, il vaquait à son travail, faisait quatre repas, buvait ses trois litres sans qu’il y parût, et se replongeait, après le souper, dans la douce quiétude qui accompagne la digestion.

 

Roger n’avait donc pas eu tout à fait tort de commander à James la prudence.

 

Il y avait encore la cuisinière, Mlle Sidonie. Celle-là s’enfermait également à clé dans sa chambre. Rendue à moitié folle par la lecture des faits divers du journal quotidien, elle aurait, en cas d’invasion de Maison-Blanche par les cambrioleurs, laissé égorger toute la maisonnée plutôt que de crier au secours.

 

Quant au chien de garde, Turc, respectable bouledogue, la somnolence de Plantureau qui lui donnait trop à manger et avec qui il était intime, l’avait gagné peu à peu. Il n’aboyait plus guère qu’en rêvant. Toujours à l’attache, la pauvre bête n’avait que deux objectifs en ce monde : la pâtée et la niche.

 

Aussi bien cette nuit-là, par un beau clair de lune, le fidèle James était-il enchanté d’avoir un excellent prétexte pour veiller en buvant force petits verres de rhum et en fumant force cigarettes, dans sa chambre voisine de celle de Sidonie. De sa fenêtre, dont il avait laissé les persiennes entrouvertes, il dominait la grande allée conduisant de la grille d’entrée au perron de la façade.

 

Parfaitement convaincu d’ailleurs qu’il n’aurait affaire à aucun briseur de portes – James ne lisait jamais les journaux –, il profitait de l’absence de son maître pour chasser les rares lapins qui, sortant d’un petit bois enclavé dans le parc du domaine, se permettaient de venir souper de nuit sur la pelouse.

 

Ce grand éveillé d’Américain attendait l’occasion de fusiller le premier rongeur dont il apercevrait les oreilles tremblotantes. Excellente farce à faire à Mlle Sidonie qu’il convaincrait le lendemain d’avoir rêvé bataille.

 

Vers trois heures du matin, James engourdi par l’alcool, commençait à s’assoupir, lorsque soudain, il crut entendre au loin le galop d’un ou deux chevaux. « Tiens ! se dit-il ; est-ce que le patron reviendrait de nuit ? Il prit une lorgnette marine que son premier maître, capitaine de vaisseau en retraite, lui avait donnée pour faire la traversée de l’Océan au service de William Farney. À cinq cents mètres de distance, il vit distinctement deux individus qui arrivaient à cheval, droit sur Maison-Blanche. Ils ne tardèrent pas à prendre le petit trot, puis ils s’arrêtèrent et attachèrent leurs montures à un arbre.

 

James était doué d’une vue et d’une sûreté de coup d’œil qui lui avaient valu d’absorber maintes bouteilles d’ale pariées à coup sûr. Il reconnut d’Andrimaud à sa tournure. Quant à l’autre, le plus grand, il pensait bien ne l’avoir jamais vu.

 

Un gros nuage qui s’était approché lentement du fond de l’horizon plongea tout le paysage dans une obscurité opaque.

 

James arma son deux-coups et descendit au salon. « Si ces gens-là, s’était-il dit, viennent pour le secrétaire, ils trouveront à qui parler. »

 

James n’était pas homme à parlementer avec des briseurs de portes. Il avait lynché dans sa jeunesse un malfaiteur pris sur le fait aux environs de San Francisco, et il s’en vantait comme d’un exploit qui honore un citoyen de la libre Amérique.

 

À l’affût devant le précieux meuble confié à sa garde, le Yankee attendit.

 

Il se pouvait que d’Andrimaud fût venu à Maison-Blanche, pour affaire pressée, et qu’il sonnât. En ce cas, James remonterait à son observatoire et, usant d’un porte-voix, autre cadeau de son premier maître, il se contenterait d’avertir les visiteurs que le patron n’était pas là. Son instinct lui disait que ces gens-là ne sonneraient pas.

 

Au bout d’une demi-heure, il entendit un faible aboiement. C’était Turc qui avait dû percevoir un bruit insolite, et qui, furieux d’être dérangé dans sa digestion, manifestait entre deux sommes son impatience légitime.

 

« Turc a failli se fâcher, pensa James. C’est grave. Et dire que Plantureau, qui est un colosse, ronfle en ce moment à côté de son réveille-matin. »

 

James se rassura en se disant qu’il n’aurait affaire qu’à deux hommes. Il avait bourré de cartouches supplémentaires la poche droite de son veston ; mais il espérait bien que deux coups de fusil suffiraient à la tâche.

 

James ne s’était pas trompé. C’était au bien du patron qu’on en voulait. Déjà l’un des volets avait été ouvert. Le Yankee entendit le bruit sec que fait un diamant sur la vitre. Une main légère passa du dehors et tourna l’espagnolette. Juste à ce moment, la lune, se glissant entre deux nuages, illumina soudain la campagne. Un coup de feu retentit, suivi d’un cri de rage et de détresse. James venait de tirer sur Luversan qui, atteint au ventre, se roulait par terre dans d’affreuses souffrances.

 

Le Yankee s’élança dans le jardin. D’Andrimaud qui courait à toutes jambes vers la grille s’arrêta net, cloué par la terreur, en se voyant couché en joue. L’escroc crut bon d’user du subterfuge employé par la plupart des êtres animés qui se sentent dans la main d’un plus fort qu’eux. Il ne fit pas le mort, mais il se jeta à genoux et indiqua, par une mimique expressive son désir de se rendre à discrétion.

 

– C’est ça, criait James sans désarmer. Reste à genoux. Fais ta prière. Ta dernière minute est venue. Recommande ton âme à Dieu !

 

D’Andrimaud crut peut-être à une mauvaise plaisanterie de la part du vainqueur.

 

– Je vais compter jusqu’à cinquante, cria encore James, le temps de te réconcilier avec le Créateur. Après quoi, je tire !

 

Et il articula nettement : « Un… deux… trois… » jusqu’à cinquante. Un second coup de feu retentit. D’Andrimaud tomba foudroyé.

 

James se retourna. Le premier blessé gisait inanimé au bord de la fenêtre. Près de sa main droite se trouvait un revolver dont il s’était armé par un dernier effort de sa volonté.

 

Le Yankee, tout entier à la joie légitime d’un domestique qui a bien défendu la propriété de son maître, alla réveiller Plantureau à grands coups de crosse de fusil dans sa porte.

 

– Je viens de tuer deux voleurs, lui cria-t-il. Gardez la maison pendant que j’irai prévenir la gendarmerie.

 

Il ne fallut pas moins de cinq minutes pour faire entrer toutes ces péripéties dans l’intellect du cocher. Quant à Mlle Sidonie, elle poussait des cris affreux dans sa chambre, mais elle se refusa à ouvrir à ses deux collègues. Turc réclamait sa pâtée par de joyeux aboiements.

 

Les gendarmes, avertis par James, accoururent. L’appariteur de Chevreuse, prévenu également, eut l’idée de requérir le vétérinaire, un M. Duplessis, fort entendu dans sa partie. Arrivé à Maison-Blanche, ce dernier constata que d’Andrimaud jouissait du repos éternel, mais que Luversan vivait encore.

 

– Cet homme, dit-il, expirera d’ici sept ou huit heures au plus. On le ranimera, si on peut, quand la justice sera venue.

 

James se proposa pour envoyer une dépêche de Saint-Rémi à Sceaux. De cette façon, le parquet de Paris serait avisé dès l’aube.

 

Les gendarmes voulaient s’en tenir à la police locale ; mais Duplessis, qui avait suivi dans tous ses détails les enquêtes concernant le crime de Ville-d’Avray et le double assassinat du château des Mouettes, insista pour que le Yankee partît à cheval à Saint-Rémi.

 

James, autorisé à partir, fut bientôt en selle. À Saint-Rémi, il réveilla le chef de la gare, lui conta l’affaire. Le télégramme commença à manœuvrer. Bref, à huit heures du matin, le commissaire de police de Sceaux, le chef de la Sûreté et M. de Lignerolles arrivèrent par train spécial et se firent conduire à Maison-Blanche. Ils avaient amené avec eux le fameux docteur B…, médecin légiste.

 

À la vue de Luversan, toujours inanimé, M. de Lignerolles ne put retenir un cri de désappointement.

 

« Je n’aurai point, pensait-il, la satisfaction de réparer l’erreur judiciaire que j’ai commise, il y a seize ans, au préjudice de Roger Laroque. L’assassin de Larouette mourra sans avoir avoué ses crimes. »

 

Cependant, le docteur B… usait de toutes les ressources de la science pour rappeler le blessé à la vie.

 

Une heure se passa en efforts infructueux.

 

Soudain, la porte du salon s’ouvrit. Un homme parut sur le seuil. Il était horriblement pâle. C’était Roger Laroque.

 

– Je suis arrivé trop tard, dit-il à M. de Lignerolles.

 

Derrière lui se tenaient immobiles Tristot et Pivolot qu’il avait trouvés chez eux et qui étaient revenus de Cherbourg la veille.

 

– Attention ! fit le docteur B… le blessé se ranime… Peut-être pourra-t-il parler.

 

Luversan ouvrit les yeux. Ses regards s’arrêtèrent sur chacun des assistants. Quand il eut compris ce qu’on attendait de lui, un éclair de haine féroce passa dans ses yeux.

 

– Oui, dit-il, c’est moi qui… ai assassiné Larouette, mais… j’avais un complice, et… je tiens… à vous le nommer… ce complice… c’est… c’est…

 

Le greffier, installé au bureau, écrivait les aveux du mourant.

 

Roger Laroque voulut s’écrier : « Tais-toi, bandit, je te défends de nommer Julia de Noirville, mère de Raymond qui vient d’épouser ma fille ! » Il n’en eut pas besoin.

 

Brisé par ce dernier effort, Luversan poussa un sourd gémissement. Un peu de sang lui vint aux lèvres. L’assassin de Larouette, de Charles Boizard et du docteur Vignol venait de rendre le dernier soupir.

 

ÉPILOGUE

 

Trois mois après, Raymond et Suzanne revinrent d’Italie.

 

Le matin même était arrivée une lettre d’Afrique, envoyée par Pierre. Cette lettre fit pleurer Raymond. De tristes pressentiments l’assaillaient.

 

Or, le jour même de son mariage, à peu près à l’heure où Raymond avait conduit Suzanne à l’autel, toute blanche dans sa parure de mariée, Pierre se mourait de la fièvre, dans les solitudes désolées de l’enfer noir. Quand il se sentit atteint, il refusa de se soigner, acceptant comme une délivrance cette mort qu’il était venu chercher là et qu’il avait appelée de toutes ses espérances. Grâce à sa vigueur, il se débattit contre le mal pendant quelque temps.

 

Le cinquième mois, il rendit l’âme, souriant, là-bas, bien loin, sous le ciel torride, à l’image chaste de Suzanne, une dernière fois entrevue. Et ce qu’il dit, en mourant, parut résumer sa vie entière.

 

– Suzanne, Raymond, je vous ai bien aimés !

 

À New York, où leur père les avait emmenés, Raymond et Suzanne, délicieusement émus, ne pensaient plus qu’à eux-mêmes, oubliaient le reste du monde pour ne vivre que de leur amour.

 

Et Roger-la-Honte, – le sacrifié, – les considérait d’un regard attendri, ne regrettant plus rien, ne souhaitant plus rien, puisqu’il voyait là deux heureux.

 

La mort de Pierre ne fut connue qu’un an après. Cette nouvelle surprit Suzanne en couches ; elle venait de mettre au monde un garçon. Celui-ci reçut le nom de Pierre. Ainsi la vie se perpétue et se renouvelle sans cesse.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Septembre 2008

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Christian, Jean-Marc, FlorentT, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Pané : terme populaire pour « misérable » (Littré).

[2] Alphonse Bertillon (1853-1914). Criminologue, il créa en 1879 un système d’identification des criminels, l’anthropométrie ou « bertillonnage », qu’il appliqua lui-même à partir de 1882 comme chef du service de l’Identité judiciaire de la Préfecture de police.