Howard Phillips Lovecraft

 

 

 

LE MONSTRE SUR LE SEUIL

 

 

 

The Thing on the Doorstep, 1923

Paru dans Weird Tales, janvier 1937

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

1. 3

2. 8

3. 13

4. 18

5. 26

6. 33

7. 37

À propos de cette édition électronique. 43

 

1

 

Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère montrer par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier. D’abord on dira que je suis fou – plus fou que l’homme que j’ai tué dans sa cellule à la maison de santé d’Arkham. Plus tard, certains de mes lecteurs pèseront chaque déclaration, la rapprochant des faits connus, et se demanderont comment j’aurais pu juger autrement que je ne l’ai fait après avoir regardé en face la preuve de cette horreur : ce monstre sur le pas de la porte.

 

Jusqu’alors, moi aussi je n’ai vu que folie dans les histoires extravagantes qui m’ont poussé à agir. Aujourd’hui encore, je me demande si je n’ai pas été trompé – ou bien si je ne suis pas fou après tout. Je ne sais pas, mais d’autres ont d’étranges choses à raconter sur Edward et Asenath Derby, et même les policiers flegmatiques ne parviennent pas à expliquer cette dernière visite effroyable. Ils ont mollement essayé de fabriquer une hypothèse de plaisanterie sinistre ou de vengeance de domestiques renvoyés, tout en sachant au fond d’eux-mêmes que la vérité est infiniment plus terrible et plus incroyable.

 

J’affirme donc que je n’ai pas assassiné Edward Derby. Je dirai plutôt que je l’ai vengé, et que, ce faisant, j’ai purgé la terre d’un fléau qui aurait pu par la suite déchaîner sur le genre humain des épouvantes indicibles. Il y a de redoutables zones d’ombre au bord de nos chemins quotidiens, et parfois quelque âme damnée force la frontière. Quand cela arrive, celui qui le sait doit frapper avant de se soucier des conséquences.

 

J’ai connu Edward Pickman Derby toute sa vie. De huit ans mon cadet, il fut si précoce que nous eûmes beaucoup de choses en commun dès qu’il eut huit ans et moi seize. C’était l’écolier le plus extraordinaire que j’aie jamais connu, et il écrivait à sept ans des vers d’un caractère sombre, fantastique, presque morbide qui stupéfiaient les professeurs autour de lui. Peut-être son éducation privée, sa vie recluse et choyée furent-elles pour quelque chose dans son précoce épanouissement. Enfant unique, il avait une fragilité organique dont s’alarmaient ses parents, qui l’adoraient et le retenaient d’autant plus étroitement près d’eux. On ne le laissait jamais sortir sans sa nurse et il avait rarement l’occasion de jouer librement avec d’autres enfants. Tout cela favorisa certainement chez le jeune garçon une vie intérieure singulière et secrète, où l’imagination lui ouvrait la seule route vers la liberté.

 

Quoi qu’il en soit, sa culture juvénile était prodigieuse et bizarre ; ses écrits nés sans effort me fascinaient malgré notre différence d’âge. J’avais à cette époque un penchant pour l’art d’inspiration plus ou moins grotesque, et je découvris chez ce jeune enfant une rare affinité d’esprit. Il y avait sans aucun doute, à l’arrière-plan de notre amour commun des ombres et des merveilles, l’antique cité, dégradée et subtilement redoutable, où nous vivions : Arkham, vouée aux sorcières, hantée de légendes, dont les toits à deux pentes, blottis et affaissés, et les balustrades effritées de l’époque géorgienne méditaient hors du temps au bord du Miskatonic au sombre murmure.

 

Le temps passa, je m’orientai vers l’architecture et renonçai à mon projet d’illustrer un recueil de poèmes démoniaques d’Edward, mais notre camaraderie n’en fut en rien affectée. L’étrange génie du jeune Derby s’épanouit remarquablement, et dans sa dix-huitième année son recueil de poèmes cauchemardesques fit vraiment sensation quand il parut sous le titre Azathoth et autres horreurs. Il entretenait une correspondance suivie avec le fameux poète baudelairien Justin Geoffrey, qui écrivit Le Peuple du Monolithe, et mourut en hurlant dans une maison de fous, en 1926, après sa visite d’un village hongrois de sinistre renommée.

 

En matière d’indépendance et de vie pratique, Derby avait en revanche un retard considérable du fait de son existence choyée. Sa santé s’était améliorée, mais ses habitudes de dépendance puérile étaient encouragées par des parents exagérément protecteurs, de sorte que jamais il ne voyageait seul, ne prenait de décisions personnelles ni n’assumait de responsabilités. Il apparut très tôt qu’il ne serait pas de taille à se battre en affaires ou sur le plan professionnel, mais la fortune familiale était assez solide pour que cela ne fût pas dramatique. Parvenu à l’âge d’homme, il gardait un air faussement enfantin. Blond aux yeux bleus, il avait le teint frais d’un enfant, et la moustache qu’il essayait de faire pousser ne se discernait qu’à peine. Sa voix était douce et claire, et son existence dorlotée et inactive lui donnait une rondeur juvénile plutôt que le ventre naissant d’une maturité précoce. Il était de bonne taille avec un beau visage qui en eût fait un grand séducteur si sa timidité ne l’avait retenu dans les études livresques et l’isolement.

 

Ses parents l’emmenaient chaque été à l’étranger, et il assimila très vite les aspects superficiels de la pensée et les formes d’expression européennes. Son talent, dans la ligne de Poe, tourna de plus en plus au style décadent, une autre sensibilité et d’autres aspirations artistiques commencèrent à s’éveiller en lui. Nous avions à cette époque de grandes discussions. J’avais fait mes études à Harvard, puis dans un bureau d’architecte à Boston, je m’étais marié et j’étais enfin revenu à Arkham pour y exercer ma profession, installé dans la demeure familiale de Saltonstall Street depuis que mon père vivait en Floride pour sa santé. Edward venait presque chaque soir, si bien qu’à mes yeux il faisait partie de la maison. Il avait une manière personnelle de sonner ou de frapper qui devint un véritable signal codé et, le dîner fini, je guettais les sons familiers : trois coups brefs, suivis de deux encore après une pause. Plus rarement j’allais chez lui et regardais avec envie les livres mystérieux de sa bibliothèque qui grandissait sans cesse.

 

Derby étudia à l’université de Miskatonic à Arkham, car ses parents ne lui auraient pas permis de vivre en pension loin d’eux. Il y entra à seize ans et termina ses études trois ans plus tard, s’étant spécialisé en littérature anglaise et française, mais obtenant les meilleures notes en tout sauf en mathématiques et en sciences. Il fréquenta fort peu les autres étudiants, non sans envier la société « hardie » ou « bohème » dont il singeait le langage superficiellement « spirituel » et l’absurde affectation d’ironie, tout en souhaitant avoir l’audace d’adopter la même conduite douteuse.

 

En revanche, il devint un fervent de la tradition magique occulte, qui faisait et fait encore la réputation de la bibliothèque de Miskatonic. Toujours occupé, apparemment, d’imaginaire et de bizarre, il approfondit alors les véritables énigmes et alphabets secrets légués par un passé fabuleux pour guider ou dérouter la postérité. Il lut entre autres le terrible Livre d’Eibon, le Unaussprechlichen Kulten de von Juntz et le Necronomicon interdit de l’Arabe fou Abdul Alhazred, sans toutefois le dire à ses parents. Il avait vingt ans quand naquit mon fils – mon unique enfant – et parut heureux que je donne son nom au nouveau venu : Edward Derby Upton.

 

À vingt-cinq ans, Edward Derby était prodigieusement cultivé et assez connu comme poète et « fantaisiste », bien que le manque de contacts et de responsabilités ait ralenti son essor littéraire et gâté ses œuvres d’un défaut d’originalité et d’un abus d’érudition. J’étais peut-être son ami le plus intime – trouvant en lui une mine inépuisable de spéculations passionnantes, tandis qu’il se liait à mes conseils sur tous les sujets dont il ne voulait pas parler à ses parents. Il restait célibataire – plus par timidité, inertie et sujétion familiale que par inclination – et n’avait de rapports sociaux que très limités et de pure forme. Lorsque la guerre survint, son état de santé comme son caractère timoré le retinrent au logis. J’entrai à l’école d’officiers de Plattsburg, mais je n’eus pas l’occasion de partir outre-mer.

 

Ainsi les années passèrent. Edward avait trente-quatre ans quand sa mère mourut, et il resta prostré pendant des mois, frappé d’étranges troubles psychologiques. Son père l’emmena néanmoins en Europe, et il réussit à guérir sans garder de traces visibles. Il sembla par la suite en proie à une sorte de gaieté absurde, comme s’il avait en partie échappé à quelque esclavage insoupçonné, il se mit à fréquenter, malgré son âge, le groupe le plus « avancé » de l’université, et assista à des excès d’une extrême licence – il dut un jour, cédant à un chantage, payer une forte somme (qu’il m’emprunta) pour cacher à son père sa complicité dans une affaire louche. Certaines rumeurs très bizarres circulaient au sujet de la bande extravagante de Miskatonic. On parla même de magie noire et d’événements absolument incroyables.

 

2

 

Edward avait trente-huit ans quand il fit la connaissance d’Asenath Waite. Elle avait, je pense, dans les vingt-trois ans à l’époque, et suivait à Miskatonic un cours de métaphysique médiévale. La fille d’un de mes amis l’avait déjà rencontrée à la Hall School de Kingsport, préférant l’éviter à cause de sa réputation singulière. Elle était brune, plutôt petite et très belle malgré des yeux protubérants ; mais quelque chose dans son expression éloignait les personnes impressionnables. Néanmoins, c’étaient surtout ses origines et sa conversation qui poussaient la moyenne des gens à la fuir. C’était une Waite d’Innsmouth, et de sombres légendes s’accumulaient depuis des générations sur cette ville croulante, à moitié déserte, et ses habitants. On parle de marchés abominables conclus vers 1850, et d’un apport insolite « pas tout à fait humain » dans les vieilles familles de l’ancien port de pêche en déclin – des légendes comme seuls les Yankees d’autrefois savent en imaginer et en répéter avec toute leur épouvante.

 

Le cas d’Asenath s’aggravait du fait qu’elle était la fille d’Ephraïm Waite – enfant tardive d’une épouse inconnue qui ne se montrait que voilée. Ephraïm vivait dans une demeure délabrée de Washington Street et ceux qui l’avaient vue (les gens d’Arkham évitaient autant que possible d’aller à Innsmouth) affirmaient que les fenêtres du grenier étaient toujours condamnées et que des bruits étranges venaient parfois de l’intérieur à la tombée de la nuit. Le vieil homme passait pour avoir fait en son temps de prodigieuses études de magie, et pouvoir à son gré déchaîner ou calmer des tempêtes en mer. Je l’avais aperçu une ou deux fois dans ma jeunesse quand il venait à Arkham consulter des ouvrages interdits à la bibliothèque de l’université, et j’avais détesté son visage saturnien de rapace, avec son fouillis de barbe gris fer. Il était mort fou – dans des circonstances assez suspectes – juste avant que sa fille (dont il faisait par testament une pupille nominale du principal) n’entre à Hall School, mais elle avait été son élève, d’une avidité maladive, et lui ressemblait parfois diaboliquement.

 

L’ami dont la fille avait été la condisciple d’Asenath Waite raconta beaucoup de choses singulières quand on apprit les relations qu’Edward avait avec elle. Asenath, au collège, se donnait pour une sorte de magicienne, et semblait en effet capable d’accomplir quelques prodiges tout à fait déconcertants. Elle prétendait pouvoir déclencher des orages, bien que son apparent succès fût généralement attribué à un don mystérieux de prémonition. Tous les animaux lui témoignaient une antipathie marquée, et elle faisait hurler n’importe quel chien par certains gestes de sa main droite. Elle affichait parfois un langage et des connaissances étonnants et très choquants chez une jeune fille, ou effrayait ses camarades par des œillades et des clins d’œil équivoques, paraissant tirer de sa présente situation une ironie savoureuse et obscène.

 

Plus exceptionnels pourtant étaient les exemples indiscutables de son influence sur les autres. Elle avait un pouvoir hypnotique extraordinaire. En regardant fixement une de ses compagnes, elle donnait souvent à celle-ci l’impression d’un échange de personnalités – comme si le sujet, momentanément placé dans le corps de la magicienne, pouvait voir à l’autre bout de la pièce son propre corps, dont les yeux saillants brûlaient d’une flamme étrange. Asenath faisait souvent des déclarations fracassantes sur la nature de la conscience et son indépendance à l’égard de la structure physique – ou du moins des processus vitaux de cette structure. Elle enrageait pourtant de n’être pas un homme car elle croyait qu’un cerveau mâle possédait certains pouvoirs cosmiques, rares et très étendus. Avec un cerveau d’homme, disait-elle, il lui serait possible non seulement d’égaler mais de surpasser son père dans la maîtrise de forces inconnues.

 

Edward rencontra Asenath à une réunion de l’intelligentsia dans une des chambres d’étudiants, et quand il vint me voir, le lendemain, il fut incapable de me parler d’autre chose. Il l’avait trouvée tout occupée des intérêts et du savoir qui le passionnaient lui-même et, qui plus est, sa beauté l’avait fasciné. Je n’avais jamais vu la jeune femme et ne me rappelais que vaguement les allusions fortuites à son sujet, mais je savais qui elle était. Il semblait assez regrettable que Derby en fût à ce point bouleversé ; mais je ne fis rien pour le décourager, car une opposition ne peut que nourrir cette sorte d’engouement. Il n’avait pas, dit-il, parlé d’elle à son père.

 

Au cours des semaines suivantes, il ne fut guère question que d’Asenath dans les propos du jeune Derby. D’autres à présent remarquaient les amours automnales d’Edward, tout en convenant qu’il ne paraissait pas son âge et qu’il n’était en aucune façon mal assorti à sa bizarre idole. Malgré son indolence et son égocentrisme complaisant, il n’avait que peu d’embonpoint et son visage était exempt de rides. Asenath, en revanche, portait avant l’âge la patte-d’oie, qui trahit le constant exercice d’une intense volonté.

 

Vers cette époque, Edward m’amena la jeune fille, et je vis tout de suite que son intérêt pour elle n’était pas sans réciproque. Elle le regardait continuellement, presque comme une proie, et je compris que leur intimité serait indissoluble. J’eus peu après la visite du vieux Mr Derby, que j’avais toujours admiré et respecté. Ayant appris la nouvelle amitié de son fils, il avait arraché au « gamin » toute la vérité. Edward avait l’intention d’épouser Asenath, et il avait même cherché des maisons en banlieue. Sachant que j’avais toujours sur son fils une grande influence, le père se demandait si je pourrais l’aider à rompre un si fâcheux projet ; mais j’exprimai à contrecœur mes doutes. Le problème cette fois n’était pas la faiblesse d’Edward mais la puissante volonté de la femme. L’éternel enfant avait transféré sa dépendance de l’image parentale à une autre, nouvelle et plus forte, et l’on n’y pouvait rien.

 

Le mariage fut célébré un mois après par un juge de paix, selon le vœu de la future épouse. Sur mon conseil, Mr Derby n’y fit aucune objection et lui, ma femme, mon fils et moi assistâmes à la brève cérémonie, dont les autres invités étaient les jeunes fous du collège. Asenath avait acheté à la campagne, au bout de High Street, la vieille maison Crowninshield, et ils se proposaient de s’y installer après un court déplacement à Innsmouth, d’où l’on devait ramener trois domestiques, des livres et du mobilier. Si Asenath s’installait à Arkham au lieu de rentrer définitivement chez elle, c’était moins sans doute pour Edward et son père que par un désir personnel de se rapprocher du collège, de sa bibliothèque et de sa bande de « sophistiqués ».

 

Quand Edward vint me voir après la lune de miel, je le trouvai quelque peu changé. Asenath l’avait fait renoncer à son embryon de moustache, mais il y avait plus que cela. Il semblait plus grave et plus pensif, sa moue habituelle d’enfant indocile avait fait place à un air de vraie tristesse ou presque. J’étais perplexe, ne sachant si ce changement me plaisait ou non. Certes, il paraissait maintenant plus normalement adulte qu’auparavant. Peut-être le mariage était-il une bonne chose – le changement de dépendance ne pouvait-il être un passage de véritable neutralité avant de mener enfin à une autonomie responsable ? Il vint seul, car Asenath était très occupée. Elle avait rapporté quantité de livres et de matériel d’Innsmouth (Derby frissonna en prononçant ce nom), et achevait la restauration de la maison et du domaine de Crowninshield.

 

La demeure où elle était née – dans cette ville – était plutôt inquiétante, mais il y avait vu certains objets qui lui avaient appris des choses surprenantes. Depuis qu’Asenath le conseillait, il progressait rapidement dans les sciences ésotériques. Elle proposait parfois des expériences très audacieuses et décisives – il ne se sentait pas le droit de les décrire – mais il avait confiance en ses pouvoirs et ses intentions. Les trois domestiques étaient très bizarres : un couple incroyablement âgé qui avait servi le vieil Ephraïm et, de temps à autre, parlait à mots couverts de lui et de la défunte mère d’Asenath, plus une jeune servante basanée aux traits manifestement anormaux, et qui dégageait une perpétuelle odeur de poisson.

 

3

 

Au cours des deux années suivantes, je vis de moins en moins Derby. Une quinzaine passait quelquefois sans que résonne à la porte le signal familier, trois coups puis deux, et quand il venait – ou si j’allais chez lui, ce qui devenait de plus en plus rare –, il évitait d’aborder les sujets brûlants. Il était devenu très réservé à propos des recherches occultes qu’il décrivait et discutait à fond d’habitude, et préférait ne pas parler de sa femme. Elle avait terriblement vieilli depuis leur mariage jusqu’à paraître, curieusement, la plus âgée des deux. Son visage exprimait une résolution farouche, et elle inspirait tout entière une vague et indéfinissable répulsion. Ma femme et mon fils le remarquèrent comme moi, et nous cessâmes peu à peu de la voir – ce dont elle fut grandement soulagée, Edward le reconnut dans un de ses moments de muflerie puérile. De temps à autre, les Derby faisaient de longs voyages, en Europe officiellement, bien qu’Edward fît allusion parfois à des destinations mystérieuses.

 

C’est au bout d’un an que les gens commencèrent à parler de changement chez Edward Derby. Des propos en l’air car ce changement était purement psychologique ; mais on relevait des détails intéressants. Ici et là, semblait-il, on observait chez lui des expressions ou des comportements incompatibles avec sa mollesse naturelle. Par exemple, alors qu’autrefois il ne savait pas conduire, on le voyait parfois maintenant rentrer ou sortir à toute allure par la vieille entrée de Crowninshield, au volant de la puissante Packard d’Asenath, conduisant de main de maître et affrontant les embouteillages avec une habileté et une décision tout à fait étrangères à ses habitudes. Dans ces cas-là il semblait toujours partir en voyage ou en revenir – quel voyage, nul ne le savait –, avec toutefois une prédilection particulière pour la route d’Innsmouth.

 

Curieusement, la métamorphose ne paraissait pas vraiment sympathique. On disait qu’il ressemblait alors trop à sa femme, ou au vieil Ephraïm Waite lui-même – ou peut-être ces moments donnaient-ils l’impression d’être anormaux parce qu’ils étaient rares. Parfois, quelques heures après être parti ainsi, il revenait nonchalamment étendu sur le siège arrière de la voiture tandis qu’un chauffeur ou un mécanicien manifestement payé pour cela conduisait à sa place. En outre, son attitude dans la rue – quand il faisait la tournée, de plus en plus réduite, de ses relations (y compris ses visites chez moi) – se caractérisait le plus souvent par son irrésolution d’autrefois dont la puérilité irresponsable était plus marquée encore que par le passé. Tandis que le visage d’Asenath vieillissait, celui d’Edward – en dehors de ces moments exceptionnels – se détendait en une sorte d’excessive immaturité, sauf quand y passait la trace fugitive d’une tristesse ou d’une compréhension nouvelles. C’était très déconcertant. Cependant, les Derby quittèrent presque complètement le cercle « avancé » du collège – non pas, disait-on, qu’ils en soient dégoûtés eux-mêmes, mais parce que quelque chose dans leurs études actuelles choquait jusqu’aux plus endurcis des autres décadents.

 

La troisième année de son mariage, Edward commença à me confier franchement son mécontentement et une certaine crainte. Il me donna à entendre que les choses « allaient trop loin », et tint des propos obscurs sur le besoin de « sauvegarder son identité ». Au début, je ne relevai pas ces allusions, mais, à la longue, je finis par l’interroger prudemment, car je me rappelai ce qu’avait dit la fille de mon ami à propos de l’influence hypnotique d’Asenath sur les autres filles de l’école – ces expériences où des étudiantes, se croyant dans son corps, se voyaient elles-mêmes à l’autre bout de la pièce. Il parut à la fois inquiet et reconnaissant de mes questions, et marmonna qu’il aurait un jour un entretien sérieux avec moi.

 

Vers cette époque, le vieux Mr Derby mourut, ce dont, par la suite, je ne pus que me réjouir. Edward fut très affecté mais pas du tout désorienté. Il voyait très peu son père depuis son mariage, car Asenath avait concentré sur elle tout ce qu’il pouvait éprouver d’attachement familial. On le jugea sans cœur après ce deuil – surtout depuis qu’il affectait de plus en plus de désinvolture et d’assurance en voiture. Il souhaita alors retourner dans la vieille demeure des Derby, mais Asenath tint à rester à la maison Crowninshield, où elle avait maintenant ses habitudes.

 

Peu de temps après, ma femme apprit une chose étrange d’une de ses amies – une des rares personnes qui n’avaient pas abandonné les Derby. Allant voir le couple, et parvenue au bout de High Street, elle avait vu une voiture surgir de l’allée, avec au volant un Edward étonnamment sûr de lui et presque sarcastique. Ayant sonné, elle apprit de la jeune servante repoussante qu’Asenath était absente elle aussi ; mais par hasard elle avait en partant jeté un coup d’œil sur la maison. Et à l’une des fenêtres de la bibliothèque d’Edward, elle avait aperçu un visage aussitôt dérobé – un visage dont l’expression de chagrin, de défaite et de regret désespéré était indiciblement poignante. C’était, chose incroyable étant donné son habituelle allure dominatrice, celui d’Asenath ; la visiteuse aurait pourtant juré qu’à cet instant c’étaient les yeux tristes, brouillés, du pauvre Edward qui l’habitaient.

 

Les visites d’Edward se firent désormais un peu plus fréquentes et ses allusions, parfois, se précisèrent. Ce qu’il disait était incroyable, même dans cet Arkham séculaire et hanté de légendes ; mais il me jetait son ténébreux savoir avec tant de sincérité et de conviction que je craignis pour sa raison. Il évoquait de terribles assemblées dans des lieux solitaires, des ruines cyclopéennes au cœur des forêts du Maine, sous lesquelles de larges escaliers menaient aux abîmes de nocturnes secrets, d’angles complexes qui conduisaient à travers des murs invisibles en d’autres régions de l’espace et du temps, et de hideux échanges de personnalité qui permettaient l’exploration de lieux interdits et lointains, sur d’autres planètes, dans un continuum spatio-temporel différent.

 

Parfois, à l’appui de certaines assertions extravagantes, il me montrait des objets qui me stupéfiaient – de couleurs insaisissables et de structure déconcertante, ne ressemblant à rien de connu sur terre, dont les courbes et les surfaces ne répondaient à aucun dessein concevable ni n’obéissaient à aucune géométrie intelligible. Ces choses, disait-il, venaient « d’ailleurs » ; et sa femme savait se les procurer. Quelquefois – mais toujours en chuchotements terrifiés et obscurs – il émettait des suppositions à propos du vieil Ephraïm Waite, qu’il avait vu de temps à autre, jadis, à la bibliothèque du collège. Ces vagues intuitions n’étaient jamais explicites mais semblaient graviter autour de quelque doute particulièrement atroce, à savoir si oui ou non le vieux magicien était bien mort – autant spirituellement que physiquement.

 

Il arrivait à Derby d’interrompre brusquement ses révélations, et je me demandais si Asenath n’aurait pas pu deviner à distance ses propos et le couper par un genre inconnu de mesmérisme télépathique – un de ces pouvoirs qu’elle avait révélés à l’école. Elle se doutait certainement qu’il me faisait des confidences, car, au fil des semaines, elle essaya de mettre fin à ses visites avec des mots et des regards d’une puissance inexplicable. Il lui était très difficile de venir me voir, car bien qu’il prétendît se rendre ailleurs, une force invisible venait généralement entraver ses mouvements ou lui faire oublier momentanément sa destination. Il venait d’habitude quand Asenath était partie – « partie dans son propre corps », comme il le dit bizarrement un jour. Elle s’en apercevait toujours plus tard – les domestiques épiant les allées et venues de son mari – mais, manifestement, elle jugeait maladroit de réagir avec violence.

 

4

 

Derby était marié depuis plus de trois ans quand, un jour d’août, je reçus ce télégramme du Maine. Il y avait deux mois que je ne l’avais vu, mais j’avais appris qu’il était « en voyage d’affaires ». Asenath était censée l’accompagner, quoique des commères vigilantes aient affirmé qu’il y avait quelqu’un en haut dans la maison, derrière les fenêtres aux doubles rideaux tirés. Elles avaient observé les achats faits par les domestiques. Et maintenant le shérif de Chesuncook me télégraphiait au sujet d’un fou crotté qui, sorti de la forêt en proie à un furieux délire, réclamait à grands cris ma protection. C’était Edward – il avait juste été capable de se rappeler son nom et puis le mien et mon adresse.

 

Chesuncook se trouve à la lisière des forêts les plus sauvages, les plus profondes et les moins explorées du Maine ; il me fallut une journée entière de voyage fébrile et cahotant, sous la menace de paysages fantastiques, pour y parvenir en voiture. Je trouvai Derby dans une cellule de la « ferme communale », oscillant entre la frénésie et l’abattement. Il me reconnut aussitôt, et se mit à débiter à mon intention un torrent de paroles insensées et à demi incohérentes.

 

« Dan… Pour l’amour de Dieu ! La fosse aux shoggoths ! Au bas des six mille marches… L’abomination des abominations… Je n’ai jamais voulu qu’elle m’emmène, et c’est là que je me suis retrouvé… Iê ! Shub-Niggurath !… La forme s’est élevée au-dessus de l’autel, et ils étaient cinq cents à hurler… La Chose encapuchonnée bêlait : « Kamog ! Kamog ! » – c’était le nom secret du vieil Ephraïm à l’Assemblée… Et j’étais là, où elle avait promis de ne pas m’emmener… Une minute plus tôt j’étais enfermé dans la bibliothèque, et je me retrouvais là où elle était partie avec mon corps – dans ce lieu de suprême blasphème, l’enfer impie où commence le royaume ténébreux et où le veilleur garde la porte… J’ai vu un shoggoth – il changeait de forme… Je ne peux pas le supporter… Je ne le supporterai plus… Je la tuerai si jamais elle m’y envoie encore… Je tuerai cet être… elle, lui, ça… Je tuerai cela ! Je le tuerai de mes propres mains ! »

 

Il me fallut une heure pour le calmer, mais il finit par s’apaiser. Le lendemain, je lui achetai au village des vêtements convenables puis repartis avec lui pour Arkham. Sa fureur hystérique était passée, et il se montrait plutôt silencieux, bien qu’il commençât à grommeler obscurément pour lui-même quand la voiture traversa Augusta – comme si la vue d’une ville éveillait des souvenirs déplaisants. Il était clair qu’il n’avait pas envie de rentrer chez lui, et étant donné les fantasmes extravagants qu’il semblait entretenir à propos de sa femme – fantasmes sans doute nés d’une véritable épreuve hypnotique à laquelle il avait été soumis –, je pensai qu’en effet cela valait mieux. Je décidai de l’héberger moi-même pour un temps ; peu importent les désagréments que cela pourrait entraîner avec Asenath. Plus tard, je l’aiderais à obtenir le divorce, car à n’en pas douter, il y avait dans ce mariage un climat mental qui en faisait pour lui un suicide. Quand nous nous retrouvâmes en rase campagne, les marmonnements de Derby s’éteignirent et je le laissai baisser la tête et s’assoupir sur son siège près de moi tandis que je conduisais.

 

Au crépuscule, pendant que nous traversions Portland, le murmure recommença, plus distinct qu’auparavant, et, prêtant l’oreille, je saisis un flot d’insanités au sujet d’Asenath. L’ascendant qu’elle avait pris sur les nerfs d’Edward était évident, car il avait tissé autour d’elle tout un réseau d’hallucinations. La crise actuelle, marmonnait-il furtivement, n’était qu’un épisode dans une longue série. Elle s’emparait de lui et un jour, il le savait, elle ne le lâcherait plus. Même maintenant, elle ne le quittait sans doute que lorsqu’elle y était obligée, parce qu’elle ne pouvait pas le retenir longtemps à chaque fois. Elle empruntait sans cesse son corps pour aller en des lieux sans nom célébrer des rites innommables, le laissant dans son corps à elle, enfermé à clé à l’étage – mais quand elle devait lâcher prise, il réintégrait soudain son corps à lui, dans quelque endroit affreux, loin de tout et peut-être inconnu. Il arrivait qu’elle le reprenne alors ou bien elle n’y parvenait pas. Il échouait souvent n’importe où dans l’état où je l’avais découvert… Il lui fallait de temps à autre chercher son chemin à des distances effrayantes de chez lui et trouver quelqu’un pour conduire la voiture après l’avoir récupérée.

 

Le pire, c’est que cette possession durait de plus en plus longtemps. Elle voulait être un homme – pour être pleinement humaine ; voilà pourquoi elle s’emparait de lui. Elle avait deviné chez cet homme l’amalgame d’un cerveau exceptionnel et d’une volonté faible. Un jour, elle l’éliminerait complètement et disparaîtrait avec son corps d’homme – pour devenir un grand magicien comme son père, l’abandonnant, lui, dans cette enveloppe féminine qui n’était pas même tout à fait humaine. Oui, il savait maintenant ce qu’était le sang d’Innsmouth. Il y avait eu commerce avec des monstres venus de la mer – c’était atroce… Le vieil Ephraïm avait connu le secret et, devenant vieux, il avait fait une chose hideuse pour rester vivant… Il voulait vivre éternellement… Asenath réussirait – elle avait déjà fait ses preuves avec succès.

 

Tandis que Derby poursuivait son murmure, je me tournai vers lui pour le regarder de près, et je vérifiai le changement que j’avais observé plus tôt. Paradoxalement il semblait en meilleure forme que d’habitude – plus ferme, plus normalement développé, sans trace de la mollesse maladive due à son existence indolente. On eût dit qu’il avait été réellement actif et bien entraîné pour la première fois dans sa vie choyée, et j’en conclus que l’énergie d’Asenath avait dû le pousser dans des circuits peu communs d’activité et de vigilance. Mais, pour l’instant, son esprit était en triste état ; car il marmottait d’incroyables extravagances à propos de sa femme, de magie noire, du vieil Ephraïm, et de certaine révélation qui me convaincrait moi-même. Il répétait des noms que je reconnaissais pour avoir feuilleté autrefois les livres interdits, et par instants me faisait frémir suivant le fil d’une logique mythologique – d’une cohérence convaincante – qui courait à travers sa divagation. Il s’arrêtait maintes et maintes fois, comme pour reprendre courage avant quelque ultime et terrible dévoilement.

 

« Dan, Dan, ne te rappelles-tu pas – ses yeux farouches et sa barbe en broussaille qui n’a jamais blanchi ? Un jour il m’a foudroyé du regard et je ne l’ai jamais oublié. Maintenant elle me jette le même regard. Et je sais pourquoi ! Il avait trouvé cela dans le Necronomicon : la formule. Je n’ose pas encore te dire la page, mais quand je le ferai, tu pourras lire et tu comprendras. Tu sauras alors ce qui m’a englouti. Toujours, toujours, toujours – d’un corps à un corps, à un autre – il entend ne jamais mourir. La flamme de la vie – il sait rompre l’enchaînement – peut frémir encore quelque temps même lorsque le corps est mort. Je vais te donner des indices et tu devineras peut-être. Écoute, Dan, sais-tu pourquoi ma femme se donne tant de mal avec cette absurde écriture renversée ? As-tu jamais vu un manuscrit du vieil Ephraïm ? Veux-tu savoir pourquoi j’ai frissonné en voyant des notes rapides griffonnées par Asenath ?

 

« Asenath… une telle personne existe-t-elle vraiment ? Pourquoi a-t-on eu l’idée qu’il y avait du poison dans l’estomac du vieil Ephraïm ? Pourquoi les Gilman parlent-ils à voix basse des cris étranges qu’il a poussés – ceux d’un enfant terrifié – quand il est devenu fou et qu’Asenath l’a enfermé dans la mansarde capitonnée où avait été… l’autre ? Était-ce l’âme du vieil Ephraïm qui était enfermée ? Qui avait enfermé qui ? Pourquoi avait-il cherché pendant des mois un être très intelligent à la volonté faible ? Pourquoi enrageait-il que sa fille ne soit pas un fils ? Dis-moi, Daniel Upton, quel échange diabolique a été perpétré dans cette maison de l’horreur où ce monstre impie tenait à sa merci son enfant confiante, docile, à demi humaine ? Ne l’a-t-il pas rendu permanent – comme elle veut enfin le faire avec moi ? Dis-moi pourquoi ce monstre qui se dit Asenath écrit différemment quand elle ne se surveille pas, si bien qu’on ne peut distinguer son écriture de celle de… »

 

C’est alors que cela arriva. Dans son délire, la voix de Derby s’était élevée dans les suraigus, quand brusquement elle fut coupée comme si un déclic venait de jouer. Je songeai à d’autres circonstances où, chez moi, ses confidences s’étaient tout à coup interrompues – j’avais eu alors la vague idée qu’une mystérieuse onde télépathique de la force mentale d’Asenath intervenait pour le faire taire. Ce qui se passait maintenant était absolument différent et, je le sentais, infiniment horrible. Le visage tout proche se convulsa un instant jusqu’à être méconnaissable tandis qu’un frisson parcourait tout le corps comme si les os, les organes, les muscles, les nerfs et les glandes se rajustaient en une attitude, un équilibre de tensions et une personnalité radicalement différents.

 

À quoi au juste tenait le comble de l’horreur, je suis incapable de le dire ; mais il déferla sur moi une telle vague de nausée et de répulsion – une impression si glaçante et pétrifiante d’inconnu et de monstrueux – que mes mains sur le volant devinrent molles et mal assurées. Celui qui était près de moi semblait moins un ami de toujours que quelque intrus effroyable de l’espace intersidéral – la coalition maudite et détestable de forces cosmiques aussi mystérieuses que maléfiques.

 

Ma défaillance ne dura qu’un moment, mais presque aussitôt mon compagnon s’empara du volant et m’obligea à changer de place avec lui. La nuit était tombée et les lumières de Portland loin derrière nous, de sorte que je distinguais mal ses traits. L’éclat de ses yeux, pourtant, était extraordinaire ; et je compris qu’il devait être alors dans cet état de bizarre surexcitation – si différent de son moi ordinaire – que tant de gens avaient remarqué. Il paraissait étrange et incroyable que l’indolent Edward Derby – incapable de s’affirmer, et qui n’avait jamais appris à conduire – me donne des ordres et prenne le volant de ma propre voiture ; c’est cependant ce qui s’était produit. Il ne dit rien pendant un certain temps, et, dans mon inexplicable aversion, j’en fus heureux.

 

Aux lumières de Biddeford et Saco, je vis ses lèvres serrées et frémis de son regard flamboyant. Les gens avaient raison : il ressemblait diablement à sa femme et au vieil Ephraïm quand il était de cette humeur. Je ne m’étonnais pas de son caractère détestable car il avait alors, assurément, quelque chose de surnaturel et de diabolique, et cet air sinistre me frappait d’autant plus que j’avais entendu ses furieux délires. En dépit de ma familiarité de toujours avec Edward Pickman Derby, cet homme était un étranger. Un intrus surgi du noir abîme.

 

Il garda le silence jusqu’à ce que nous arrivions sur un bout de route obscur, et sa voix me sembla celle d’un inconnu. Profonde, plus ferme et plus tranchante que je ne l’avais jamais connue ; son accent et son intonation étaient complètement différents – tout en évoquant dans ma mémoire un souvenir vague, lointain et plutôt inquiétant que je ne réussissais pas à situer. C’était, pensai-je, la trace d’une très profonde et réelle ironie dans le timbre – non pas la pseudo-ironie absurdement désinvolte des petits « sophistiqués » que Derby affectait d’habitude, mais une chose menaçante, fondamentale, pénétrante et éventuellement malfaisante. Je fus surpris de ce sang-froid, suivant de si près la litanie de ses murmures affolés.

 

« J’espère que tu oublieras cette crise, Upton, dit-il, tu connais ma nervosité, et je pense que tu l’excuseras. Je te suis très reconnaissant, bien sûr, de me ramener chez moi.

 

« Il faut oublier aussi toutes les folies que j’ai pu dire à propos de ma femme – et de tout en général. C’est le résultat d’un travail excessif dans un domaine comme le mien. Ma philosophie est pleine de concepts bizarres et une intelligence surmenée fabrique en imagination toutes sortes d’applications concrètes. Je vais me reposer dès maintenant – tu ne me verras sans doute pas pendant un certain temps, sans avoir à en blâmer Asenath.

 

« Ce voyage était un peu étrange, mais en réalité c’est très simple. Il y a des vestiges indiens dans les forêts du Nord – pierres dressées, etc. – qui ont une grande importance dans le folklore, et avec Asenath nous suivons la question. C’était une recherche ardue, et j’ai dû perdre la tête. J’enverrai quelqu’un chercher la voiture quand je serai rentré. Un mois de détente me remettra sur pied. »

 

Je ne me rappelle pas exactement quelle part je pris à la conversation car l’étrangeté déconcertante de mon voisin m’occupait tout entier. Mon impression d’indéfinissable horreur cosmique grandissait d’une minute à l’autre, jusqu’au désir frénétique d’arriver au terme du voyage. Derby ne m’offrit pas de me rendre le volant, et je fus heureux de voir passer très vite Portsmouth et Newburyport.

 

Au croisement où la grand-route s’enfonce à l’intérieur des terres, évitant Innsmouth, je redoutai un peu que mon chauffeur ne prît la route sinistre du littoral qui traverse ce port maudit. Il ne le fit pas néanmoins, et fila, par Rowley et Ipswich, jusqu’à notre destination. Nous arrivâmes à Arkham avant minuit, et la vieille maison Crowninshield était encore éclairée. Derby descendit de voiture en me répétant hâtivement sa gratitude, et je rentrai seul chez moi avec un singulier soulagement. Ce trajet avait été terrible – d’autant plus terrible que je n’aurais pas su dire exactement pourquoi – et je ne regrettais pas que Derby prévoie une longue absence où il se passerait de ma compagnie.

 

5

 

Beaucoup de rumeurs coururent pendant les deux mois suivants. Les gens disaient qu’on voyait de plus en plus Derby dans sa nouvelle humeur active, et qu’Asenath n’était presque jamais là pour ses rares visiteurs. Je ne reçus qu’une visite d’Edward, venu en coup de vent avec la voiture d’Asenath – dûment récupérée là où il l’avait laissée dans le Maine – chercher des livres qu’il m’avait prêtés. Il était dans ses récentes dispositions, et ne resta que le temps de quelques vagues politesses. Il n’avait alors manifestement rien à discuter avec moi – et je remarquai qu’il ne prit même pas la peine en sonnant d’utiliser le vieux code, trois coups puis deux. De cette soirée en voiture, il me restait une vague mais très intense horreur que je ne pouvais expliquer, si bien que son prompt départ fut un véritable soulagement.

 

À la mi-septembre, Derby s’absenta une semaine, et certains étudiants du groupe « avancé » firent allusion d’un air entendu à une rencontre avec un célèbre chef de culte, récemment expulsé d’Angleterre, qui avait établi son quartier général à New York. Pour ma part, je ne pouvais chasser de mon esprit cette étrange randonnée du Maine. La métamorphose dont j’avais été le témoin m’avait profondément impressionné, et je me surprenais sans cesse à y chercher une explication – ainsi qu’à l’horreur extrême qu’elle m’avait inspirée.

 

Mais le plus surprenant c’étaient les bruits de sanglots que, paraît-il, on entendait dans la vieille maison Crowninshield. La voix semblait féminine et certains des plus jeunes croyaient reconnaître celle d’Asenath. Elle se faisait rarement entendre, et donnait parfois l’impression d’être étouffée de force. On parla d’une enquête, qui fut abandonnée quand Asenath se montra dans les rues et bavarda d’un ton alerte avec quantité de ses relations – s’excusant de ses récentes absences et parlant incidemment de la dépression nerveuse et de l’hystérie d’une invitée de Boston. On n’avait jamais vu l’invitée, mais la présence d’Asenath coupa court à tout. Puis quelqu’un compliqua les choses en murmurant qu’une fois ou deux les sanglots venaient d’une voix d’homme.

 

Un soir de la mi-octobre, j’entendis la sonnerie familière, trois coups puis deux, à la porte d’entrée. Ayant répondu moi-même, je trouvai Edward sur le seuil et me rendis compte immédiatement que sa personnalité était l’ancienne, celle que je n’avais pas rencontrée depuis le jour de son délire pendant le terrible retour de Chesuncook. Son visage était animé d’émotions contradictoires parmi lesquelles la crainte et le triomphe semblaient se partager l’empire, et il jeta un regard furtif par-dessus son épaule quand je refermai la porte derrière lui.

 

Me suivant d’un pas indécis dans le bureau, il me demanda du whisky pour se calmer les nerfs. Je me gardai de le questionner, attendant qu’il fût disposé à aborder ce qu’il voulait dire. Il se décida enfin à s’expliquer d’une voix étouffée.

 

« Asenath est partie, Dan. Nous avons eu hier soir une longue conversation, en l’absence des domestiques, et je lui ai fait promettre de ne plus s’attaquer à moi. Naturellement, j’avais certaines… certaines défenses occultes dont je ne t’ai jamais parlé. Elle a été obligée de céder, mais elle était folle de rage. Elle a plié bagage direction New York – filé juste à temps pour attraper le train de Boston à 8 h 20. Je suppose que les gens vont bavarder, mais je n’y peux rien. Inutile de raconter qu’il y a eu dispute, dis simplement qu’elle est partie pour un long voyage d’étude.

 

« Elle va probablement s’installer avec un de ses horribles groupes de fanatiques. J’espère qu’elle ira au diable et que j’obtiendrai le divorce – en tout cas, je lui ai fait promettre de garder ses distances et de me laisser tranquille. C’était atroce, Dan : elle me volait mon corps, m’en chassait, me gardait prisonnier. Je me soumettais, feignant de la laisser faire, mais il fallait rester sur mes gardes. Je réussissais à m’organiser à condition de faire attention, car elle ne pouvait pas lire entièrement le détail de mes pensées. Tout ce qu’elle déchiffrait de mes projets, c’était une sorte d’humeur rebelle – et elle m’a toujours cru désarmé. Jamais cru capable de triompher d’elle… mais je connaissais une ou deux formules qui ont agi. »

 

Derby regarda par-dessus son épaule et reprit un peu de whisky.

 

« J’ai congédié ces maudits domestiques, ce matin, quand ils sont revenus. Ils ont menacé et posé des questions, mais ils sont partis. Ils sont de son espèce – des gens d’Innsmouth – et ont toujours été avec elle comme cul et chemise. J’espère qu’ils me laisseront tranquille. Je n’ai pas aimé le rire qu’ils ont eu en partant. Il faut que je retrouve autant que possible les vieux serviteurs de papa. Je vais retourner chez moi à présent.

 

« Tu dois me croire fou, Dan, mais l’histoire d’Arkham devrait te rappeler des choses qui confirment ce que je t’ai dit – et ce que je vais te dire. Tu as assisté aussi à l’une de ces métamorphoses dans ta voiture, après que je t’ai parlé d’Asenath, ce jour-là, au retour du Maine. Au moment où elle m’a pris – chassé de mon corps. La dernière chose que je me rappelle de ce voyage, c’est que j’essayais de t’expliquer ce qu’est ce démon femelle. Alors elle m’a pris et en un clin d’œil je me suis retrouvé à la maison – dans la bibliothèque où ces maudits domestiques m’avaient enfermé à clé – et, dans le corps de cette diablesse… qui n’est même pas humaine… Tu sais, c’est sûrement elle que tu as dû ramener… ce loup dévorant dans mon corps… Tu as dû sentir la différence ! »

 

Je frissonnai quand il se tut. Certes, j’avais senti la différence – mais pouvais-je accepter une explication aussi insensée ? Cependant, mon visiteur, égaré, délirait encore davantage.

 

« Il fallait que je me délivre, il le fallait, Dan ! Elle m’aurait eu pour de bon à la Toussaint – ils font un sabbat là-bas, au-delà de Chesuncook, et le sacrifice aurait confirmé la chose. Elle m’aurait eu pour de bon… Elle aurait été moi, et j’aurais été elle… pour toujours… trop tard… Mon corps serait devenu le sien pour de bon… Elle aurait été un homme, et pleinement humaine comme elle le voulait… Je suppose qu’elle se serait débarrassée de moi – en tuant son ancien corps, avec moi dedans, que le diable l’emporte, exactement comme elle l’avait déjà fait… exactement comme elle, il ou ça l’avait déjà fait… »

 

Le visage d’Edward était affreusement convulsé, et il le pencha exagérément près du mien tandis que sa voix devenait un murmure.

 

« Il faut que tu saches ce que je voulais dire dans la voiture : qu’elle n’est pas du tout Asenath, mais réellement le vieil Ephraïm lui-même. Je m’en doutais il y a un an et demi, et je le sais maintenant. Son écriture le prouve quand elle ne se surveille pas – elle griffonne parfois une note d’une écriture semblable à celle des manuscrits de son père, trait pour trait – et parfois elle dit des choses que seul pourrait dire un vieil homme comme Ephraïm. Il a changé de forme avec elle quand il a senti venir la mort – il n’avait trouvé qu’elle dont le cerveau lui convînt, avec une volonté assez faible –, il s’est emparé de son corps pour toujours comme elle voulait le faire du mien, puis a empoisonné le vieux corps dans lequel il l’avait mise. N’as-tu pas vu cent fois l’âme du vieil Ephraïm flamboyer dans les yeux de cette diablesse… et dans les miens quand elle maîtrise mon corps ? »

 

Le murmure s’était fait haletant, et il s’arrêta pour respirer. Je ne répondis pas, et quand il reprit la parole, sa voix était plus normale. Voilà, me dis-je, un cas pour l’asile, mais ce n’est pas moi qui l’y enverrai. Maintenant qu’il est libéré d’Asenath, le temps fera peut-être son œuvre. Je sentais qu’il ne voudrait jamais plus se mêler d’occultisme morbide.

 

« Je t’en dirai davantage plus tard – à présent j’ai besoin d’un long repos. Je te parlerai des horreurs interdites qu’elle m’a fait pénétrer – des horreurs séculaires qui suppurent encore aujourd’hui dans des coins perdus, entretenues par quelques prêtres monstrueux. Il y a des gens qui savent sur l’univers des secrets que nul ne devrait connaître, et qui sont capables de choses que nul ne devrait pouvoir faire. J’y étais plongé jusqu’au cou, mais c’est fini. À présent, je brûlerais ce maudit Necronomicon et tout le reste si j’étais bibliothécaire à Miskatonic.

 

« Mais elle n’a plus prise sur moi. Il faut que je quitte le plus tôt possible cette maison détestable, et que je me retrouve chez moi. Tu pourras m’aider, je le sais, si j’en ai besoin. Ces domestiques diaboliques, tu comprends… et si les gens posaient trop de questions à propos d’Asenath. Je ne peux pas leur donner son adresse… Et puis, certains groupes de chercheurs – certains cultes, tu vois – risqueraient de se méprendre sur notre rupture… Quelques-uns ont des idées et des méthodes rudement bizarres. Je sais que tu ne m’abandonneras pas s’il arrive quelque chose – même si je dois t’apprendre bien des choses qui te choqueront. »

 

J’invitai Edward à rester coucher cette nuit-là dans une des chambres d’amis, et le matin il paraissait plus calme. Nous envisageâmes diverses possibilités pour préparer son retour dans la demeure des Derby, et j’espérais qu’il le ferait sans tarder. Il ne vint pas le lendemain soir, mais je le vis souvent au cours des semaines suivantes. Nous parlions le moins possible de sujets bizarres et déplaisants, mais plutôt de la remise à neuf de la maison Derby, et des voyages qu’Edward promettait de faire avec mon fils et moi l’été suivant.

 

D’Asenath, il ne fut presque pas question, car je sentais qu’il y avait là un problème particulièrement inquiétant. Les commérages, bien sûr, ne manquaient pas, mais ce n’était pas une nouveauté avec le singulier ménage de la vieille maison Crowninshield. Ce qui me déplut, c’est ce que laissa entendre le banquier des Derby, fâcheusement en veine de confidences, au Club Miskatonic – à propos de chèques qu’Edward envoyait régulièrement à des nommés Moses et Abigail Sargent et à une certaine Eunice Babson, à Innsmouth. Cela voulait dire que ces domestiques au visage répugnant lui extorquaient une sorte de tribut – et pourtant il ne m’en avait pas parlé.

 

Je souhaitais que vienne l’été – et les vacances de mon fils à Harvard – pour que nous emmenions Edward en Europe. Je m’aperçus bientôt qu’il ne se remettait pas aussi vite que je l’avais espéré ; il y avait quelque chose d’un peu hystérique dans ses rares accès de gaieté, alors que ses crises de peur et de dépression devenaient de plus en plus fréquentes. Bien que la vieille maison des Derby fût prête en décembre, il retardait sans cesse le déménagement. Ce domaine de Crowninshield, qu’il haïssait et semblait craindre, il n’en était pas moins curieusement esclave. Il ne pouvait se décider à le dépouiller, et inventait toutes sortes d’excuses pour reculer l’exécution. Quand je le lui fis remarquer, il en parut inexplicablement terrifié. Le vieux maître d’hôtel de son père – qui était là avec d’autres anciens domestiques de la famille – me dit un jour sa surprise et son inquiétude de voir parfois Edward rôder dans toute la maison et particulièrement à la cave. Je me demandai si Asenath avait écrit des lettres alarmantes, mais le maître d’hôtel m’assura qu’aucun courrier n’était arrivé venant d’elle.

 

6

 

C’est aux environs de Noël que Derby s’effondra un soir qu’il était chez moi. J’orientais la conversation vers les voyages de l’été suivant quand soudain il poussa un cri et bondit de son siège avec un air de bouleversant et incontrôlable effroi – une terreur cosmique et une répugnance telles que seuls les gouffres infernaux du cauchemar peuvent en inspirer à un esprit sensé.

 

« Mon cerveau ! Mon cerveau ! Mon Dieu, Dan – ça tire – de là-bas – ça cogne – ça griffe – cette diablesse – même maintenant – Ephraïm – Kamog ! Kamog ! – la fosse aux shoggoths – Iê ! Shub-Niggurath ! Le Bouc aux Mille Chevreaux !…

 

« La flamme – la flamme… au-delà du corps, au-delà de la vie… dans la terre… Ô mon Dieu !… »

 

Je le ramenai à son fauteuil et lui versai un peu de vin dans la gorge tandis que sa frénésie sombrait dans une morne apathie. Il ne résista pas mais continua à remuer les lèvres comme s’il parlait tout seul. Je me rendis bientôt compte qu’il essayait de me dire quelque chose et je tendis l’oreille vers sa bouche pour saisir ses faibles paroles.

 

« … toujours, toujours… elle essaie… J’aurais dû m’en douter… Rien ne peut arrêter cette force ; ni la distance, ni la magie, ni la mort… Ça vient, ça vient, surtout la nuit… Je ne peux pas partir… C’est horrible… Ô mon Dieu, Dan, si tu savais seulement comme moi à quel point c’est horrible… »

 

Quand il s’affaissa, hébété, je l’installai sur des oreillers et le laissai s’abandonner à un sommeil normal. Je n’appelai pas de médecin, car je savais ce qu’on dirait de sa santé mentale, et je voulais, si possible, donner encore une chance à la nature. Il s’éveilla à minuit, et je le menai coucher au premier étage, mais le matin il était parti. Il avait quitté silencieusement la maison – et son maître d’hôtel, que j’appelai au téléphone, me dit qu’il était chez lui, arpentant fébrilement la bibliothèque.

 

Dès lors, la personnalité d’Edward se désintégra rapidement. Il ne venait plus chez moi mais j’allais le voir chaque jour. Il était toujours assis dans sa bibliothèque, les yeux dans le vide, avec une attitude bizarre d’écoute. Il parlait quelquefois raisonnablement, mais toujours de choses banales. Toute allusion à son état, à des projets d’avenir ou à Asenath le jetait dans la frénésie. Son maître d’hôtel disait qu’il avait la nuit des crises effrayantes et qu’alors il pourrait se blesser.

 

J’eus un long entretien avec son médecin, son banquier et son notaire, et finalement je le fis examiner par le docteur et deux spécialistes de ses collègues. Il fut pris dès les premières questions de spasmes violents et navrants – si bien que le soir même une voiture fermée emmena à la maison de santé d’Arkham son pauvre corps convulsé. Je devins son tuteur et lui rendis visite deux fois par semaine – les larmes aux yeux en entendant ses cris farouches, ses murmures terrifiés, et la répétition atroce, incessante, des mêmes phrases : « Il fallait que je le fasse – il fallait que je le fasse… Il m’aura ce monstre… Il m’aura… en bas… en bas dans les ténèbres… Mère, mère ! Dan ! Sauve-moi… sauve-moi… »

 

Y avait-il un espoir de guérison, nul ne pouvait le dire ; mais je m’efforçai d’être optimiste. Edward devait avoir un foyer s’il s’en tirait, je transférai donc son personnel dans la demeure des Derby, qu’il choisirait certainement lorsqu’il aurait retrouvé la raison. Quant au domaine de Crowninshield, avec ses aménagements compliqués et ses collections d’objets absolument inexplicables, je ne savais qu’en faire, et le laissai momentanément en l’état – en priant la femme de chambre des Derby d’aller y faire le ménage des pièces principales une fois par semaine, et le préposé au chauffage d’y faire du feu ce jour-là.

 

Le cauchemar final survint avant la Chandeleur – précédé, cruelle ironie, par un faux rayon d’espoir. Un matin de la fin janvier, on me téléphona de la maison de santé qu’Edward avait subitement retrouvé la raison. Le fil de sa mémoire, disait-on, était gravement altéré ; mais la santé mentale elle-même était certaine. Il devrait naturellement rester quelque temps en observation, mais on ne pouvait guère douter du résultat. Si tout allait bien, il serait sûrement libre au bout d’une semaine.

 

Je partis en toute hâte, débordant de joie, mais je restai confondu quand une infirmière m’introduisit dans la chambre d’Edward. Le malade se leva pour m’accueillir, me tendit la main avec un sourire poli ; mais je m’aperçus immédiatement qu’il était possédé de cette personnalité curieusement dynamisée qui semblait si étrangère à sa vraie nature – la personnalité efficace dont j’avais ressenti confusément l’horreur, et dont Edward affirmait qu’elle était l’âme envahissante de sa femme. C’étaient le même regard flamboyant – celui d’Asenath et du vieil Ephraïm –, les mêmes lèvres serrées ; et quand il parlait, je percevais dans sa voix la même ironie méchante et pénétrante – la profonde ironie si évocatrice du mal en puissance. C’était la personne qui conduisait ma voiture dans la nuit cinq mois plus tôt – celle que je n’avais pas revue depuis la brève apparition où le visiteur avait oublié la sonnerie codée d’autrefois et suscité en moi ces confuses terreurs – et il m’inspirait à présent le même sentiment obscur d’étrangeté impie et d’indicible hideur cosmique.

 

Il me parla de bonne grâce des dispositions prévues pour sa sortie – et je ne pus qu’acquiescer, en dépit de certaines lacunes frappantes dans ses souvenirs récents. Je pressentais je ne sais quoi de terrible, d’inexplicablement faux et anormal. Il y avait là des horreurs qui m’échappaient. Cette personne était sensée, mais était-ce bien l’Edward Derby que j’avais connu ? Sinon, c’était qui, ou quoi – et où était Edward ? Fallait-il libérer celui-là ou l’enfermer… ou devait-on l’éliminer de la surface du globe ? Il y avait dans tout ce que disait cette créature une nuance d’atroce sarcasme – le regard, tel celui d’Asenath, conférait une note de dérision particulière, déconcertante à certains mots concernant « la proche liberté obtenue grâce à une réclusion particulièrement étroite ». Je dus me conduire comme un lourdaud et je fus heureux de me retirer.

 

Toute la journée et le lendemain, je me torturai l’esprit avec ce problème. Que s’était-il passé ? Quelle sorte d’intelligence observait par ces yeux étrangers dans le visage d’Edward ? Je n’avais rien en tête que cette énigme obscurément effrayante, et renonçai à tout effort pour accomplir mon travail habituel. Le matin du second jour, l’hôpital téléphona pour dire que le malade rétabli était dans le même état, et vers le soir je faillis avoir une crise de nerfs – ce que, j’en conviens, d’autres pourront considérer comme une explication de ma vision ultérieure. Je n’ai rien à dire sur ce point si ce n’est qu’aucune folie de ma part ne saurait suffire à expliquer tous les faits.

 

7

 

Ce fut dans la nuit – après cette seconde soirée – que l’horreur suprême, absolue, fondit sur moi, accablant mon esprit d’une panique intense et poignante dont il ne pourra jamais se délivrer. Cela commença par un appel téléphonique juste avant minuit. J’étais le seul debout et, un peu somnolent, je pris la communication en bas dans la bibliothèque. Il n’y avait, apparemment, personne sur la ligne et j’allais raccrocher avant de monter me coucher quand il me sembla percevoir un faible son à l’autre bout du fil. Était-ce l’effort de quelqu’un qui avait de gros problèmes d’élocution ? Prêtant l’oreille, j’entendis comme un bruit de bulles semi-liquide : « glub… glub… glub », qui rappelait curieusement un mot inarticulé, incompréhensible, et des syllabes séparées. Je demandai : « Qui est à l’appareil ? » mais la seule réponse fut « glub-glub… glub-glub ». Je ne pouvais que supposer un bruit mécanique ; mais pensant qu’il s’agissait d’un appareil en dérangement qui pouvait peut-être recevoir mais non émettre, j’ajoutai : « Je ne vous entends pas. Il vaut mieux raccrocher et demander les renseignements. » J’entendis immédiatement raccrocher à l’autre bout du fil.

 

C’était, dis-je, juste avant minuit. Quand par la suite on localisa l’appel, on découvrit qu’il venait de la vieille maison Crowninshield ; pourtant il s’était bien passé la moitié d’une semaine depuis le jour où la femme de chambre y avait travaillé. J’évoquerai seulement ce que l’on trouva dans cette maison : une réserve tout au fond de la cave mise sens dessus dessous, des traces de pas, de la saleté, la garde-robe hâtivement pillée, des empreintes déconcertantes sur le téléphone, la papeterie et le bureau bizarrement utilisés, et une détestable puanteur qui imprégnait tout. Les pauvres imbéciles de la police, fiers de leurs petites théories, sont toujours à la recherche de ces sinistres domestiques congédiés – qui ont disparu de la circulation au milieu du scandale actuel. Ils parlent d’une vengeance macabre pour ce qui s’est passé et prétendent que j’y étais visé parce que j’étais le meilleur ami et le conseiller d’Edward.

 

Crétins ! S’imaginent-ils que ces singes incultes auraient pu contrefaire cette écriture ? S’imaginent-ils donc qu’ils ont pu amener ce qui est arrivé ensuite ? Sont-ils aveugles aux changements dans ce corps qui était celui d’Edward ? Quant à moi, je crois maintenant tout ce que m’a dit Edward Derby. Il y a des horreurs, aux frontières de la vie, que nous ne soupçonnons pas, et de temps à autre, la funeste curiosité d’un homme les met à portée de nous nuire. Ephraïm – Asenath – les a appelées et elles ont englouti Edward comme elles menacent de m’engloutir.

 

Puis-je être sûr d’être hors de danger ? Ces puissances survivent à la mort du corps matériel. Le lendemain – dans l’après-midi, quand, sorti de mon accablement, je fus capable de marcher et de parler de façon suivie – je suis allé à l’asile et je l’ai tué pour le bien d’Edward et du monde, mais puis-je avoir quelque certitude tant qu’il n’est pas incinéré ? Ils gardent le corps pour de ridicules autopsies par différents médecins – mais je soutiens qu’il doit être incinéré. Il faut incinérer celui qui n’était pas Edward Derby quand j’ai tiré sur lui. Sinon je deviendrai fou, car je peux être le suivant. Mais ma volonté n’est pas sans défense – et je ne la laisserai pas miner par les terreurs qui, je le sais, bouillonnent autour d’elle. Une seule vie – Ephraïm, Asenath, Edward – qui maintenant ? Je ne veux pas être chassé de mon corps… Je ne veux pas changer d’âme avec cette dépouille trouée de balles à l’asile !

 

Mais je vais essayer de raconter de façon cohérente l’ultime horreur. Je n’insisterai pas sur ce que la police passa obstinément sous silence – les récits à propos d’une créature rabougrie, grotesque et malodorante que rencontrèrent au moins trois passants dans High Street peu avant deux heures du matin, et la nature des empreintes de pas isolées à certains endroits. Je dirai seulement qu’il allait être deux heures quand je fus réveillé par la sonnette et le heurtoir de l’entrée – sonnette et heurtoir maniés tous deux alternativement et maladroitement en une sorte de désespoir sans force, chacun essayant de respecter le vieux code d’Edward des trois coups puis deux.

 

Tiré d’un sommeil profond, mon esprit se trouva jeté dans le trouble. Derby à ma porte – et se rappelant le vieux code ! Cette nouvelle personnalité ne s’en était pas souvenue… Edward était-il brusquement revenu à son état normal ? Pourquoi venait-il avec cette évidente insistance et cette hâte ? L’avait-on libéré plus tôt que prévu, ou s’était-il échappé ? Peut-être, me dis-je en enfilant une robe de chambre et en dévalant l’escalier, le retour à son propre moi a-t-il déchaîné délire et violence, remettant en question sa sortie et le poussant en un élan désespéré vers la liberté. Quoi qu’il en soit, il était redevenu mon cher vieil Edward, et j’allais l’aider !

 

Lorsque j’ouvris la porte sur l’obscurité de la voûte d’ormes, une bouffée de vent insupportablement fétide faillit me faire tomber à la renverse. Pris d’une violente nausée, j’eus d’abord du mal à distinguer sur les marches la silhouette naine et voûtée. L’appel était d’Edward, mais quelle était cette infecte et misérable caricature ? Où Edward avait-il si vite disparu ? Il sonnait encore une seconde avant que la porte ne s’ouvre.

 

Le visiteur portait un des manteaux d’Edward – dont le bas touchait presque terre, et les manches, pourtant retroussées, couvraient les mains. Il avait sur la tête un chapeau mou rabattu sur les yeux, tandis qu’un foulard de soie noire dissimulait le visage. Comme j’avançais vers lui d’un pas assuré, il émit un son semi-liquide comme j’en avais entendu au téléphone : « glub… glub… » et me tendit une grande feuille de papier, couverte d’une écriture serrée, et piquée au bout d’un long crayon. Entêté par la mortelle et inexplicable puanteur, je saisis ce papier et tentai de le lire à la lumière de l’entrée.

 

À n’en pas douter, il était de la main d’Edward. Mais pourquoi avait-il écrit alors qu’il était assez près pour sonner – et pourquoi cette écriture si maladroite, grossière et tremblante ? Je ne pus rien déchiffrer dans la pénombre incertaine, et comme je reculais quelque peu à l’intérieur du vestibule, l’espèce de nain suivit d’un pas lourd mais en s’arrêtant au seuil de la maison. L’odeur du singulier messager était vraiment effroyable, et j’espérai (ce me fut épargné, Dieu merci !) que ma femme n’allait pas se réveiller et devoir l’affronter.

 

Puis, tandis que je lisais la lettre, je sentis mes genoux se dérober sous moi et tout devint noir. Quand je revins à moi, j’étais étendu sur le sol, tenant toujours le maudit papier dans ma main paralysée de terreur. Voici ce qu’il disait :

 

« Dan, va à la maison de santé et tue ce monstre. Détruis-le. Ce n’est plus Edward Derby. Elle m’a eu – c’est Asenath – et elle est morte depuis trois mois et demi. Je mentais quand j’ai dit qu’elle était partie. Je l’ai tuée. Il le fallait. C’est arrivé tout d’un coup, mais nous étions seuls et j’étais dans mon vrai corps. J’ai avisé un chandelier et je lui ai fracassé la tête avec. Elle m’aurait eu pour de bon à la Toussaint.

 

« Je l’ai enterrée dans la dernière réserve au fond de la cave, sous de vieilles caisses, et j’ai fait disparaître toutes les traces. Les domestiques se sont doutés de quelque chose le lendemain matin, mais ils détiennent de tels secrets qu’ils n’ont rien osé dire à la police. Je les ai congédiés, mais Dieu sait ce qu’ils feront – eux et les autres fanatiques.

 

« Pendant quelque temps, j’ai cru que tout irait bien, puis j’ai senti ce tiraillement au cerveau. Je savais ce que c’était – j’aurais dû m’en souvenir. Une âme comme la sienne – ou celle d’Ephraïm – n’est qu’à demi détachée, et continue à vivre après la mort tant que dure le corps. Elle s’emparait de moi – me faisait changer de corps avec elle –, capturant mon corps et m’enfermant dans son cadavre à elle, enterré à la cave.

 

« Je savais ce qui allait se passer – c’est pourquoi j’ai craqué et il a fallu me mettre à l’asile. Alors c’est arrivé : je me suis retrouvé étouffant dans le noir – dans la carcasse pourrissante d’Asenath, en bas à la cave, sous les caisses, où je l’avais mise. Et je savais qu’à la maison de santé, elle devait être dans mon corps – pour toujours, car la Toussaint était passée, et le sacrifice opérait même en son absence –, avec toute sa raison, et prête à être relâchée, telle une menace sur le monde. Poussé par la force du désespoir, j’ai réussi en dépit de tout à me sortir de là.

 

« Je suis trop près de la fin pour pouvoir parler – j’ai été incapable de téléphoner – mais je peux encore écrire. Je m’arrangerai d’une manière ou d’une autre pour te porter ce dernier message, ultime mise en garde. Tue ce démon, si tu tiens à la paix et au bien-être du monde. Veille à ce qu’il soit incinéré. Sinon il revivra sans fin, passant à jamais d’un corps à un autre, et je ne saurais te dire ce qu’il fera. Garde-toi de la magie noire, Dan, c’est l’affaire du diable. Adieu – tu as été un véritable ami. Raconte aux policiers ce qu’ils voudront bien croire – et je suis terriblement désolé de te mettre tout cela sur les bras. Je serai bientôt en paix – car cette loque ne tiendra pas longtemps. J’espère que tu pourras me lire. Et tue ce monstre – tue-le.

 

« À toi – ED. »

 

Je ne lus que plus tard la dernière partie de cette lettre, car je m’étais évanoui à la fin du troisième paragraphe. Je m’évanouis de nouveau quand je vis et sentis la masse informe étalée sur le seuil où l’air chaud l’avait atteinte. Il n’y aurait plus jamais pour le messager ni mouvement ni conscience.

 

Le maître d’hôtel, plus endurci que moi, ne s’évanouit pas en voyant le matin ce qui l’attendait dans le hall. Mais il téléphona à la police. Quand elle arriva, on m’avait porté en haut sur mon lit, mais le… reste était toujours là où il s’était effondré dans la nuit. Les hommes se bouchèrent le nez avec leurs mouchoirs.

 

Ce qu’ils découvrirent finalement à l’intérieur des vêtements disparates d’Edward, ce fut une horreur quasi déliquescente. Il y avait aussi des ossements – et un crâne défoncé. Des analyses dentaires permirent d’identifier formellement ce crâne comme celui d’Asenath.

 

 

 

 

 

 


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Décembre 2008

 

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