Matthew Gregory Lewis

 

 

 

LE MOINE

 

 

 

(1796)
Traduction Léon de Wailly

 

 

 

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Table des matières

 

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR.. 4

PRÉFACE DE L’AUTEUR.. 5

I. 6

II. 22

III. 48

IV.. 65

V.. 91

VI. 100

VII. 114

VIII. 127

IX.. 137

X.. 151

XI. 168

XII. 182

NOTICE BIOGRAPHIQUE.. 193

À propos de cette édition électronique. Erreur ! Signet non défini.

 

 

Somnia terrores magicos, miracula,

sagae nocturnos lemures, portentaque… [Horace]

 

Songes, terreurs magiques, miracles,

magiciennes, spectres nocturnes et

présages menaçants.

 

Imitation d’Horace Ep. 20-L 1

 

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

La première idée de ce roman m’a été suggérée par l’histoire de Santon Barsisa, relatée dans le Guardian. – La Nonne sanglante est une tradition à laquelle on continue d’ajouter foi dans plusieurs parties de l’Allemagne ; et j’ai ouï dire que les ruines du Château de Lauestein, où elle est censée revenir, se voient encore sur les confins de la Thuringe. – Le Roi des eaux, de la troisième à la douzième stance, est un fragment d’une ballade danoise ; – et celle de Belerma et Durandarte est traduite de quelques strophes qui se trouvent dans un recueil de vieille poésie espagnole, lequel contient aussi la chanson populaire de Gayferos et Melesindra, dont il est parlé dans Don Quichotte. – Voilà ma confession pleine et entière des plagiats dont je me sais coupable ; mais je ne doute pas qu’on n’en puisse découvrir bien d’autres dont, en ce moment, je n’ai pas le moindre soupçon.

PRÉFACE DE L’AUTEUR

Il me semble, ô livre vain et sans jugement ! que je te vois lancer un regard de désir là où les réputations s’acquièrent et se perdent dans la fameuse rue appelée Pater-Noster. Furieux que ta précieuse olla podrida soit ensevelie dans un portefeuille oublié, tu dédaignes la serrure et la clef prudentes, et tu aspires à te voir, bien relié et doré, figurer aux vitres de Stockdale, de Hookham ou de Debrett. Va donc, et passe cette borne dangereuse d’où jamais livre ne peut revenir ; et quand tu te trouveras condamné, méprisé, négligé, blâmé et critiqué, injurié de tous les lecteurs de ta chute (si tant est que tu en aies un seul), tu déploreras amèrement ta folie, et tu soupireras après moi, mon logis et le repos.

 

Maintenant, faisant l’office de magicien, voici la destinée future que je te prophétise : dès que ta nouveauté sera passée, et que tu ne seras plus jeune et neuf, jetées dans quelque sombre et sale coin, moisies et toutes couvertes de toiles d’araignée, tes feuilles seront la proie des vers ; ou bien, envoyées chez l’épicier, et condamnées à subir les brocards du public, elles garniront le coffre ou envelopperont la chandelle.

 

Mais dans le cas où tu obtiendrais l’approbation et où quelqu’un, par une transition naturelle, serait tenté de t’interroger sur moi et sur ma condition, apprends au questionneur que je suis un homme ni très pauvre, ni très riche ; de passions fortes, d’un caractère pétulant, d’une tournure sans grâce et d’une taille de nain ; peu approuvé, n’approuvant guère ; extrême dans la haine et dans l’amour ; abhorrant tous ceux qui me déplaisent, adorant ceux pour qui je me prends de fantaisie ; jamais long à former un jugement, et la plupart du temps jugeant mal ; solide en amitié, mais croyant toujours les autres traîtres et trompeurs, et pensant que dans l’ère présente l’amitié est une pure chimère ; plus emporté qu’aucune créature vivante ; orgueilleux, entêté et rancuneux ; mais cependant, pour ceux qui me témoignent de l’affection, prêt à aller à travers feu et fumée.

 

Si encore on te demandait : « Je vous prie, quel peut être l’âge de l’auteur ? » tes fautes, à coup sûr, l’indiqueront : j’ai à peine vu ma vingtième année, qui, cher lecteur, sur ma parole, arriva lorsque George III occupait le trône d’Angleterre.

 

À présent donc, poursuis ta course aventureuse ; allez, mes délices… cher livre, adieu !

 

La Haye, 28 octobre 1794.

 

M. G. L.

 

I

Il y avait à peine cinq minutes que la cloche du couvent sonnait, et déjà la foule se pressait dans l’église des Capucins. N’allez pas croire que cette affluence eût la dévotion pour cause, ou la soif de s’instruire. L’auditoire assemblé dans l’église des Capucins y était attiré par des raisons diverses, mais toutes étrangères au motif ostensible. Les femmes venaient pour se montrer, les hommes pour voir les femmes : ceux-ci par curiosité d’entendre un si fameux prédicateur ; ceux-là faute de meilleure distraction avant l’heure de la comédie ; d’autres encore, parce qu’on leur avait assuré qu’il n’était pas possible de trouver des places dans l’église ; enfin la moitié de Madrid était venue dans l’espoir d’y rencontrer l’autre. Les seules personnes qui eussent réellement envie d’entendre le sermon étaient quelques dévotes surannées, et une demi-douzaine de prédicateurs rivaux, bien déterminés à le critiquer et à le tourner en ridicule.

 

Quoi qu’il en soit, il est certain du moins que jamais l’église des Capucins n’avait reçu une plus nombreuse assemblée. Tous les coins étaient remplis, tous les sièges étaient occupés ; même les statues qui décoraient les longues galeries avaient été mises à contribution. Aussi, malgré toute leur diligence, nos deux nouvelles venues, en entrant dans l’église, eurent beau regarder alentour : pas une place.

 

Néanmoins la vieille continua d’avancer. En vain des exclamations de mécontentement s’élevaient contre elle de tout côté ; en vain on l’apostrophait avec – « Je vous assure, señora, qu’il n’y a plus de place ici. » – « Je vous prie, señora, de ne pas me pousser si rudement. » – « Señora, vous ne pouvez passer par ici. Mon Dieu ! comment peut-on être si sans-gêne ! » la vieille était obstinée, et elle allait toujours. À force de persévérance, et grâce à deux bras musculeux, elle s’ouvrit un passage au travers de la foule et parvint à se pousser au beau milieu de l’église, à une très petite distance de la chaire. Sa compagne l’avait suivie timidement et en silence, ne faisant que profiter de ses efforts.

 

– Sainte Vierge ! s’écria la vieille d’un air désappointé, tout en cherchant de l’œil autour d’elle ; Sainte Vierge ! quelle chaleur ! quelle foule ! qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois qu’il faudra nous en retourner : il n’y a pas l’ombre d’un siège vacant, et je ne vois personne d’assez obligeant pour nous offrir le sien.

 

Cette insinuation peu équivoque éveilla l’attention de deux cavaliers qui occupaient des tabourets à droite, et avaient le dos appuyé contre la septième colonne à compter de la chaire. Tous deux étaient jeunes et richement vêtus. À cet appel fait à leur politesse par une voix de femme, ils suspendirent leur conversation pour regarder qui parlait. La vieille avait relevé son voile pour faciliter ses recherches dans la cathédrale. Ses cheveux étaient roux, et elle louchait. Les cavaliers se retournèrent et reprirent leur conversation.

 

– De grâce, repartit la compagne de la vieille, de grâce, Léonella, retournons tout de suite chez nous ; la chaleur est excessive, et je meurs de peur au milieu de cette foule.

 

Ces paroles avaient été prononcées avec une douceur sans égale. Les cavaliers interrompirent de nouveau leur entretien ; mais, cette fois, ils ne se contentèrent pas de regarder : tous deux se levèrent involontairement de leurs sièges, et se tournèrent vers celle qui venait de parler.

 

C’était une personne dont la tournure élégante et délicate inspira aux jeunes gens la plus vive curiosité de voir sa figure. Ils n’eurent pas cette satisfaction. Ses traits étaient cachés par un voile épais ; mais sa lutte avec la foule l’avait suffisamment dérangée pour découvrir un cou qui aurait pu rivaliser de beauté avec celui de la Vénus de Médicis. Il était d’une blancheur éblouissante, et encore embelli par de longs flots de cheveux blonds qui descendaient en boucles jusqu’à sa ceinture. Sa taille était légère et aérienne comme celle d’une hamadryade. Son sein était soigneusement voilé. Sa robe était blanche, nouée d’une ceinture bleue, et laissait tout juste apercevoir un petit pied mignon et des mieux faits. Un chapelet à gros grains pendait à son bras, et son visage était couvert d’un voile d’épaisse gaze noire. Telle était la femme à laquelle le plus jeune des cavaliers offrit son siège, ce qui força l’autre de faire la même politesse à la vieille dame.

 

Celle-ci accepta l’offre avec de grandes démonstrations de reconnaissance, mais sans faire beaucoup de façons ; la jeune suivit son exemple, mais ne fit pour tout compliment qu’une révérence simple et gracieuse. Don Lorenzo (tel était le nom du cavalier dont elle avait accepté le siège) se mit près d’elle ; mais il avait apparemment dit quelques paroles à l’oreille de son ami, qui comprit à demi-mot, et tâcha de faire oublier à la vieille son aimable pupille.

 

– Vous êtes sans doute arrivée depuis peu à Madrid ? dit Lorenzo à sa charmante voisine, tant d’attraits n’auraient pu rester longtemps inaperçus ; et si ce n’était pas aujourd’hui votre première apparition, la jalousie des femmes et l’adoration des hommes vous auraient fait remarquer.

 

Il s’arrêta dans l’espoir d’une réponse. Comme sa phrase n’en exigeait pas absolument, la dame n’ouvrit point les lèvres : après quelques instants, il reprit :

 

– Ai-je tort de supposer que vous êtes étrangère à Madrid ?

 

La dame hésita ; et enfin, d’une voix si basse qu’elle était à peine intelligible, elle fit un effort et répondit : « Non, señor. »

 

– Votre intention est-elle d’y rester quelque temps ?

 

– Oui, señor.

 

– Je m’estimerais heureux, s’il était en mon pouvoir de contribuer à vous rendre le séjour agréable. Je suis bien connu à Madrid, et ma famille n’est pas sans crédit à la cour. Si je puis vous être de quelque utilité, disposez de moi ; ce sera me faire honneur et plaisir. – « Assurément, se dit-il, elle ne peut pas répondre à cela par un monosyllabe : cette fois il faut qu’elle me dise quelque chose. »

 

Lorenzo se trompait : la dame salua de la tête pour toute réponse.

 

Pour le coup, il avait reconnu que sa voisine n’aimait guère à causer ; mais ce silence provenait-il d’orgueil, de réserve, de timidité ou de bêtise, c’est ce qu’il ne pouvait encore décider.

 

Après une pause de quelques minutes : « C’est sans doute parce que vous êtes étrangère, dit-il, et encore peu au fait de nos usages, que vous continuez à porter votre voile ? Permettez-moi de vous le retirer. »

 

En même temps, il avançait sa main vers la gaze ; la dame l’arrêta.

 

– Je n’ôte jamais mon voile en public, señor.

 

– Et où est le mal, je vous prie ? interrompit sa compagne, non sans aigreur. Ne voyez-vous pas que toutes les autres dames ont quitté le leur, par respect pour le saint lieu où nous sommes ? J’ai déjà moi-même ôté le mien ; et certes, si j’expose mes traits à tous les regards, vous n’avez aucune raison de prendre ainsi l’alarme.

 

– Chère tante, ce n’est pas l’usage en Murcie.

 

– En Murcie, vraiment ! Sainte Barbara ! Qu’importe ? Vous êtes toujours à me rappeler cette infâme province. C’est l’usage à Madrid, c’est là tout ce qui doit nous occuper. Je vous prie donc d’ôter votre voile à l’instant même.

 

La nièce se tut, mais elle ne mit plus d’obstacle aux tentatives de Lorenzo, qui, fort de l’approbation de la tante, se hâta d’écarter la gaze. Quelle tête de séraphin se présenta à son admiration ! Cependant elle était plus séduisante que belle ; le charme était moins dans la régularité du visage que dans la douceur et la sensibilité de la physionomie. À les détailler, ses traits, pour la plupart, étaient loin d’être parfaits ; mais l’ensemble était adorable. Sa peau, quoique blanche, n’était pas sans quelques taches ; ses yeux n’étaient pas très grands, ni ses paupières remarquablement longues. Mais aussi ses lèvres avaient toute la fraîcheur de la rose ; son cou, sa main, son bras étaient admirables de proportion ; ses paisibles yeux bleus avaient toute la douceur du ciel, et leur cristal étincelait de tout l’éclat des diamants. Elle paraissait âgée d’à peine quinze ans. Un malin sourire qui se jouait sur ses lèvres annonçait en elle une vivacité qu’une timidité excessive comprimait encore. Ses regards étaient pleins d’un embarras modeste, et chaque fois qu’ils rencontraient par hasard ceux de Lorenzo, elle les baissait aussitôt ; ses joues se couvraient de rougeur, et elle se mettait à dire son chapelet.

 

Lorenzo la contemplait avec un mélange de surprise et d’admiration. Mais la tante jugea nécessaire de faire l’apologie de la mauvaise honte d’Antonia.

 

– C’est une enfant, dit-elle, qui n’a rien vu du monde. Elle a été élevée dans un vieux château en Murcie, sans autre société que celle de sa mère, qui, Dieu lui fasse paix, la bonne âme ! n’a pas plus de bon sens qu’il n’en faut pour porter sa soupe à sa bouche ; et pourtant c’est ma propre sœur, ma sœur de père et de mère !

 

– Et elle a si peu de bon sens ! dit don Christoval avec un étonnement simulé. Voilà qui est extraordinaire !

 

– N’est-ce pas, señor, que c’est étrange ? Mais c’est un fait, et malgré cela, voyez le bonheur de certaines gens ! Un jeune gentilhomme, d’une des premières familles, ne se mit-il pas en tête qu’Elvire avait des prétentions à la beauté ! Quant à des prétentions, le fait est qu’elle n’en manquait pas ; mais, quant à la beauté ! – si j’avais pris pour m’embellir la moitié autant de peine. – Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Comme je vous le disais, señor, un jeune homme tomba amoureux d’elle, et l’épousa à l’insu de son père. Leur union resta secrète près de trois ans ; mais enfin la nouvelle en vint aux oreilles du vieux marquis, lequel, comme vous pouvez bien le supposer, n’en fut pas très charmé. Il prit la poste et se rendit en toute hâte à Cordoue, résolu de s’emparer d’Elvire et de l’envoyer n’importe où, pourvu qu’il n’en entendît plus parler. Bienheureux saint Paul ! comme il tempêta quand il vit qu’elle lui avait échappé, qu’elle avait rejoint son mari, et qu’ils s’étaient embarqués pour les Indes ! Il jura contre nous tous, comme s’il eût été possédé du malin esprit ; il fit jeter mon père en prison, mon père, le cordonnier le plus honnête et le plus laborieux qui fût à Cordoue ; et à son départ, il eut la cruauté de nous prendre le petit garçon de ma sœur, alors à peine âgé de deux ans, et que, dans la précipitation de la fuite, elle avait été obligée de laisser derrière elle. Je présume que le pauvre petit misérable fut cruellement traité par lui, car, peu de mois après, nous reçûmes la nouvelle de sa mort.

 

– C’était, señora, un terrible homme que ce vieillard.

 

– Horrible ! et si totalement dénué de goût ! Le croiriez-vous, señor ? quand je m’efforçai de l’apaiser, il me traita de maudite sorcière, et il souhaita que, pour punir le comte, ma sœur devînt aussi laide que moi ! Laide ! en vérité ! il est adorable !

 

– On n’est pas plus ridicule ! s’écria don Christoval. Sans aucun doute le comte eût été trop heureux de pouvoir échanger une sœur contre l’autre.

 

– Oh ! Jésus ! señor, vous êtes réellement trop poli ! Néanmoins, je suis enchantée, ma foi, que le comte ait été d’un autre avis. Elvire a fait là une si brillante affaire ! Après être restée à bouillir et à rôtir aux Indes pendant treize longues années, son mari meurt, et elle revient en Espagne, sans un toit pour abriter sa tête, sans argent pour s’en procurer. Antonia, que voici, était toute petite alors, et c’était le seul enfant qui lui restât. Elle trouva son beau-père remarié ; il était toujours furieux contre le comte, et sa seconde femme lui avait donné un fils qui, à ce qu’on dit, est un fort beau jeune homme. Le vieux marquis refusa de voir ma sœur et son enfant ; mais il lui fit savoir que, sous condition de ne jamais entendre parler d’elle, il lui assignerait une petite pension, et lui permettrait de vivre dans un vieux château qu’il possédait en Murcie. Ce château avait été l’habitation favorite de son fils aîné ; mais, depuis que ce fils s’était enfui d’Espagne, le vieux marquis ne pouvait plus souffrir cette résidence, et la laissait tomber en ruine. Ma sœur accepta la proposition ; elle se retira en Murcie, et elle y est restée jusqu’au mois dernier.

 

– Et quel motif l’amène à Madrid ? s’informa don Lorenzo, qui admirait trop la jeune Antonia pour ne pas prendre un vif intérêt au récit de la vieille bavarde.

 

– Hélas ! señor, son beau-père vient de mourir, et l’intendant du domaine de Murcie a refusé de lui payer plus longtemps sa pension. Elle vient à Madrid dans l’intention de supplier le nouvel héritier de la lui continuer ; mais je crois qu’elle aurait bien pu s’épargner cette peine. Vous autres jeunes seigneurs, vous savez toujours que faire de votre argent, et vous êtes rarement disposés à vous en priver pour de vieilles femmes. J’avais conseillé à ma sœur d’envoyer Antonia avec sa pétition : mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle est si obstinée ! L’enfant a un joli minois, et peut-être bien qu’elle aurait obtenu beaucoup.

 

– Ah ! señora ! interrompit don Christoval prenant un air passionné, s’il faut un joli minois, pourquoi votre sœur n’a-t-elle pas recours à vous ?

 

– Oh ! Jésus ! señor, je vous jure que je suis tout accablée de vos galanteries. Mais je connais trop bien le danger de pareilles commissions, pour me mettre à la merci d’un jeune gentilhomme.

 

– Oh ! pour cela, señora, je n’en doute nullement. Mais, permettez-moi de vous le demander, vous avez donc de l’aversion pour le mariage ?

 

– Voilà une question un peu personnelle. Je ne puis pourtant m’empêcher d’avouer que s’il se présentait un aimable cavalier…

 

Ici elle voulut lancer à don Christoval un regard tendre et significatif ; mais comme malheureusement elle louchait abominablement, l’œillade tomba sur Lorenzo qui prit le compliment pour lui, et y répondit par un profond salut.

 

– Puis-je vous demander, dit-il, le nom du marquis ?

 

– Le marquis de Las Cisternas.

 

– Je le connais intimement. Il n’est point à Madrid pour le moment, mais on l’attend de jour en jour. C’est le meilleur des hommes, et si l’aimable Antonia veut me permettre d’être son avocat auprès de lui, je me flatte d’être en état de lui faire gagner sa cause.

 

Antonia leva ses yeux bleus, et le remercia silencieusement de cette offre par un sourire d’une douceur inexprimable. La satisfaction de Léonella fut beaucoup plus bruyante.

 

– Oh ! señor ! s’écria-t-elle, toute notre famille vous en aura les plus grandes obligations ! J’accepte votre offre avec toute la reconnaissance possible, et je vous rends mille grâces de votre générosité. Antonia, pourquoi ne parlez-vous pas, ma chère ? Monsieur vous dit toutes sortes de choses civiles.

 

– Ma chère tante, je sens que…

 

– Fi donc ! ma nièce, que de fois je vous ai dit qu’il ne fallait jamais interrompre une personne qui parle ! Quand m’avez-vous vue faire une pareille chose ? Sont-ce là vos manières de Murcie ? Mais je vous prie, señor, continua-t-elle en s’adressant à don Christoval, apprenez-moi pourquoi il y a tant de monde aujourd’hui dans la cathédrale.

 

– Est-il possible que vous ignoriez qu’Ambrosio, le prieur de ce monastère, prononce ici un sermon tous les jeudis ? Madrid entier retentit de ses louanges. Il n’a encore prêché que trois fois ; mais tous ceux qui l’ont entendu sont tellement ravis de son éloquence, qu’il est aussi difficile de se procurer des places à l’église qu’à la première représentation d’une nouvelle comédie.

 

– Hélas ! señor, jusqu’à hier je n’avais pas eu le bonheur de voir Madrid ; et à Cordoue nous sommes si peu informés de ce qui se passe dans le reste du monde, que jamais le nom d’Ambrosio n’a été prononcé dans ses murs.

 

– Vous le trouverez ici dans toutes les bouches. Ce moine semble avoir fasciné tous les habitants ; et n’ayant point même assisté à ses sermons, je suis étonné de l’enthousiasme qu’il excite. Jeune et vieux, homme et femme, c’est une adoration générale et sans exemple. Nos grands l’accablent de présents ; leurs femmes refusent tout autre confesseur, et il est connu par toute la ville sous le nom de l’homme de Dieu.

 

– Je ne vous demande pas, señor, s’il est de noble origine ?

 

– On l’ignore jusqu’à présent. Le dernier prieur des capucins le trouva, encore enfant, à la porte du monastère ; toutes les recherches que l’on a faites pour découvrir qui l’avait laissé là ont été inutiles, et lui-même n’a pu donner aucun indice sur ses parents. Il a été élevé dans le couvent, et il y est resté depuis. Il a montré de bonne heure un goût décidé pour l’étude et pour la retraite, et aussitôt qu’il a été en âge, il a prononcé ses vœux. Personne ne s’est jamais présenté pour le réclamer, ou pour éclaircir le mystère qui couvre sa naissance ; et les moines, qui y trouvent leur compte à cause de la vogue qu’il procure à leur maison, n’ont pas hésité à publier que c’est un présent que leur a fait la Vierge. En vérité, la singulière austérité de sa vie prête quelque appui à cette version. Il est maintenant âgé de trente ans, et chacune de ses heures s’est passée dans l’étude, dans un isolement absolu du monde, et dans la mortification de la chair. Avant d’être nommé supérieur de sa communauté, il y a de cela trois semaines, il n’était jamais sorti des murs du couvent ; même à présent il ne les quitte que le jeudi, lorsqu’il vient dans cette cathédrale prononcer un sermon qui attire tout Madrid. Il passe pour observer si strictement son vœu de chasteté, qu’il ne sait pas en quoi consiste la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Aussi les gens du peuple le regardent comme un saint.

 

– Un saint pour cela ? dit Antonia. Alors je suis donc une sainte ?

 

– Bienheureuse Barbara, s’écria Léonella, quelle question ! fi donc, petite fille, fi donc ! ce ne sont pas là des sujets convenables pour de jeunes personnes. Vous ne devriez pas avoir l’air de vous souvenir qu’il existe sur la terre rien de semblable à un homme.

 

L’ignorance d’Antonia aurait été bientôt dissipée par la leçon de sa tante ; mais heureusement un murmure général dans l’église annonça l’arrivée du prédicateur.

 

C’était un homme d’un port noble et d’un aspect imposant. Sa taille était haute, et sa figure remarquablement belle ; il avait un nez aquilin, de grands yeux noirs et étincelants, et d’épais sourcils qui se touchaient presque ; son teint était d’un brun foncé, mais transparent ; l’étude et les veilles avaient entièrement décoloré ses joues ; la tranquillité régnait sur son front sans rides ; et le contentement exprimé dans chacun de ses traits annonçait une âme exempte de soucis comme de crimes. Il salua humblement l’assemblée ; pourtant, même alors, il y avait dans sa physionomie et dans sa contenance une certaine sévérité qui imposait généralement, et peu de regards étaient capables de soutenir le feu des siens. Tel était Ambrosio, prieur des capucins, et surnommé l’Homme de Dieu.

 

Antonia, qui le considérait avidement, sentit son cœur troublé d’un plaisir inconnu, et dont elle chercha vainement à se rendre compte. Elle attendait avec impatience que le sermon commençât ; et lorsque enfin le moine parla, le son de sa voix sembla la pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Quoique aucun des assistants n’éprouvât d’aussi violentes sensations que la jeune Antonia, ils écoutaient tous avec intérêt et émotion.

 

« Dans » le langage nerveux, clair et simple, le moine développa les beautés de la religion. Il donna de certains passages des saintes écritures une explication qui entraîna la conviction générale. Sa voix, distincte à la fois et grave, sembla chargée de toutes les menaces de la tempête, lorsqu’il déclama contre les vices de l’humanité et décrivit les châtiments qui les attendaient dans la vie future. Chacun des auditeurs fit un retour sur ses offenses passées, et trembla ; mais lorsque Ambrosio, changeant de thème, célébra les mérites d’une conscience sans tache, le glorieux avenir promis aux âmes exemptes de reproches, et la récompense qui lui était réservée dans les régions de la gloire infinie, les assistants sentirent peu à peu se relever leurs esprits abattus.

 

Le sermon était fort étendu ; cependant, lorsqu’il fut terminé, les auditeurs regrettèrent qu’il n’eût pas duré plus longtemps. Quoique le moine eût cessé de parler, un silence d’admiration régnait encore dans l’église. À la fin, le charme s’étant dissipé par degrés, l’enthousiasme se manifesta hautement. Ambrosio descendait de la chaire : on l’entoura, on le combla de bénédictions, on tomba à ses pieds, on baisa le bord de sa robe. Il passa lentement, les mains dévotement croisées sur sa poitrine, jusqu’à la porte qui donnait dans la chapelle du couvent, et où ses moines attendaient son retour. L’humilité était sur tous ses traits : était-elle aussi dans son cœur ?

 

Antonia le suivit des yeux avec anxiété.

 

Il lui sembla, quand la porte se referma sur lui, qu’elle venait de perdre quelque chose d’essentiel à son bonheur ; une larme roula en silence sur sa joue.

 

– Il est séparé du monde ! se dit-elle ; peut-être ne le verrai-je plus !

 

Comme elle essuyait cette larme, Lorenzo remarqua son mouvement.

 

– Êtes-vous contente de notre prédicateur ? dit-il ; ou pensez-vous que Madrid élève trop haut son talent ?

 

Le cœur d’Antonia était si plein d’admiration pour le moine, qu’elle saisit avidemment l’occasion de parler de lui : d’ailleurs, ne considérant plus Lorenzo précisément comme un étranger, elle se sentait moins embarrassée par son extrême timidité.

 

– Oh ! il dépasse de beaucoup mon attente, répondit-elle ; jusqu’ici, je n’avais aucune idée du pouvoir de l’éloquence ; mais tandis qu’il parlait, sa voix m’a inspiré tant d’intérêt, tant d’estime, je dirais presque tant d’affection pour lui, que je suis moi-même étonnée de la vivacité de mes sentiments.

 

Lorenzo sourit de la force de ces expressions.

 

– Vous êtes jeune, et vous débutez dans la vie, dit-il ; votre cœur, neuf au monde, et plein de chaleur et de sensibilité, reçoit avidement ses premières impressions ; sans artifice vous-même, vous ne soupçonnez pas les autres d’imposture ; et, voyant le monde à travers le prisme de votre innocence et de votre sincérité, vous vous imaginez que tout ce qui vous entoure mérite votre confiance et votre estime. Quel malheur que de si riantes visions doivent bientôt se dissiper !

 

– Hélas ! señor, répondit Antonia, les infortunes de mes parents ne m’ont déjà fourni que trop d’exemples attristants de la perfidie du monde ! mais assurément cette fois la chaleur de la sympathie ne peut m’avoir trompée.

 

– Cette fois, je reconnais que non. La réputation d’Ambrosio est tout à fait sans reproche ; et un homme qui a passé toute sa vie entre les murs d’un couvent ne peut avoir trouvé l’occasion de mal faire, quand même son penchant l’y pousserait. Mais à présent que les devoirs de sa position vont l’obliger d’entrer de temps à autre dans le monde, et le jeter sur la voie de la tentation, c’est à présent qu’il aura à montrer sa vertu dans tout son éclat. L’épreuve est dangereuse ; il est précisément à cette époque de la vie où les passions sont les plus violentes, les plus indomptées, les plus despotiques. Sa réputation le désignera aux séductions comme une victime illustre ; la nouveauté ajoutera ses charmes aux entraînements du plaisir ; et les talents mêmes dont la nature l’a doué contribueront à sa ruine, en lui facilitant les moyens de satisfaire ses désirs. Bien peu de gens reviendraient vainqueurs d’une lutte si périlleuse.

 

– Oh ! si restreint qu’en soit le nombre, Ambrosio en sera certainement.

 

– Je n’en doute pas non plus : sous tous les rapports, il fait exception parmi les hommes, et l’envie chercherait en vain une tache sur sa réputation.

 

– Vous me ravissez, señor, en me donnant cette assurance ! elle m’encourage à m’abandonner à la prévention favorable qu’il m’inspire, et vous ne savez pas quelle peine j’aurais eue à réprimer ce sentiment ! Ah ! très chère tante, engagez ma mère à le choisir pour notre confesseur.

 

– Moi, l’y engager ! répliqua Léonella ; je vous promets que je n’en ferai rien. Je ne l’aime pas du tout, votre Ambrosio ; il a une mine sévère qui m’a fait trembler de la tête aux pieds.

 

– Vous avez raison, señora, repartit don Christoval ; trop de sévérité est, dit-on, le seul défaut d’Ambrosio. Exempt lui-même des humaines faiblesses, il n’est point assez indulgent pour celles des autres. Mais la foule est presque dissipée : voulez-vous nous permettre de vous accompagner jusqu’à votre demeure ?

 

– Ô Jésus ! señor, s’écria Léonella, feignant de rougir, je ne voudrais pas le souffrir pour tout au monde ! Si je rentrais escortée d’un si galant cavalier, ma sœur est si scrupuleuse, qu’elle me ferait de la morale pendant une heure ; ce serait à n’en pas voir la fin. D’ailleurs, je préfère que vous différiez quelque peu vos propositions.

 

– Mes propositions ? Je vous proteste, señora…

 

– Oh ! señor, je ne doute pas de votre impatience ni de la sincérité de vos protestations ; mais réellement j’ai besoin d’un peu de répit ; ce ne serait point agir avec toute la délicatesse dont je me pique, que d’accepter votre main à première vue.

 

– Accepter ma main !

 

– Oh ! cher señor, ne me pressez pas davantage, si vous m’aimez. Je considérerai votre obéissance comme une preuve de votre affection. Vous recevrez demain de mes nouvelles : adieu donc. Mais, cavaliers, ne puis-je vous demander vos noms ?

 

– Mon ami est le comte d’Ossorio ; moi, je suis Lorenzo de Médina.

 

– Il suffit. Eh bien ! don Lorenzo, je ferai part à ma sœur de votre offre obligeante, et je vous instruirai sans retard de sa réponse. Où puis-je vous l’adresser ?

 

– On peut toujours me trouver au palais Médina.

 

– Vous aurez de mes nouvelles ; vous pouvez y compter. Adieu, cavaliers. Señor comte, modérez, je vous en conjure, l’excessive ardeur de votre passion. Cependant, pour vous prouver que je ne m’en offense point, et pour vous empêcher de vous abandonner au désespoir, recevez cette marque de mon affection.

 

En disant cela, elle lui tendit une main sèche et ridée, que son amoureux supposé baisa de si mauvaise grâce et d’un air de contrainte si évident, que Lorenzo eut peine à retenir son envie de rire. Léonella alors se hâta de quitter l’église : l’aimable Antonia la suivit en silence ; mais quand elle atteignit le portail elle se tourna involontairement, et ses yeux se reportèrent sur Lorenzo. Il la salua en signe d’adieu : elle rendit la politesse, et se retira précipitamment.

 

– Eh bien ! Lorenzo, dit don Christoval aussitôt qu’ils furent seuls, vous m’avez procuré une aimable intrigue ! Pour favoriser vos projets sur Antonia, je fais obligeamment quelques honnêtetés insignifiantes à sa tante, et en une heure, me voilà à la veille d’un mariage ! Comment me récompenserez-vous de tout ce que j’ai souffert pour vous ?

 

– Je confesse, mon pauvre comte, répliqua Lorenzo, que votre service n’a pas été sans danger. Pourtant, je vous prierai probablement de ne pas renoncer si tôt à vos amours.

 

– Je conclus de cette demande que la petite Antonia a fait quelque impression sur vous.

 

– Je ne puis vous exprimer à quel point elle m’a charmé. Depuis la mort de mon père, mon oncle, le duc de Médina, m’a témoigné son désir de me voir marié ; jusqu’ici j’ai fermé l’oreille à toutes ses suggestions, et j’ai refusé de les comprendre ; mais ce que j’ai vu ce soir…

 

– Eh bien ! qu’avez-vous vu ce soir ? Sérieusement, don Lorenzo, vous n’êtes pas assez fou pour songer à faire votre femme de la petite fille du cordonnier le plus honnête et le plus laborieux de Cordoue ?

 

– Vous oubliez qu’elle est aussi la petite-fille de feu le marquis de Las Cisternas ; mais, sans discuter la naissance et les titres, je puis vous assurer que je n’ai jamais vu de femme aussi intéressante qu’Antonia.

 

– C’est fort possible ; mais vous ne pouvez pas avoir l’intention de l’épouser ?

 

– Pourquoi non, mon cher comte ? J’aurai assez de fortune pour nous deux, et vous savez que mon oncle est sans préjugés sur cet article. D’après ce que je sais de Raymond de Las Cisternas, je suis certain qu’il reconnaîtra sans difficulté Antonia pour sa nièce. Je serais un misérable si je songeais à la séduire.

 

– Je vous rends les armes ! Si nous allions à la Comédie ?

 

– Cela m’est impossible. Je ne suis arrivé que d’hier soir à Madrid, et je n’ai pas encore vu ma sœur. Vous savez que son couvent est dans cette rue, et je m’y rendais lorsque j’ai été détourné par la curiosité de savoir la cause de l’affluence qui se portait vers l’église.

 

– Votre sœur est dans un couvent, dites-vous ? Oh ! c’est vrai, je l’avais oublié. Et comment va doña Agnès ? Je m’étonne, don Lorenzo, que vous ayez pu penser à claquemurer dans un cloître une si charmante fille ?

 

– Moi, don Christoval ? Pouvez-vous me soupçonner d’une telle barbarie ? Vous savez que c’est de son propre gré qu’elle a pris le voile, et que des circonstances particulières lui ont fait désirer de se retirer du monde. J’ai usé de tous les moyens qui étaient en mon pouvoir pour la détourner de cette résolution.

 

– Vous ne vous en êtes pas trouvé plus mal : il me semble, Lorenzo, que vous avez dû considérablement gagner à cette perte ; si j’ai bonne mémoire, doña Agnès avait pour sa part dix mille piastres, dont la moitié a dû revenir à votre seigneurie.

 

– Comment, comte ? dit Lorenzo irrité. Vous supposez que l’ignoble désir de me rendre maître de sa fortune a pu…

 

– Admirable ! courage, don Lorenzo ! le voilà tout en feu ! Dieu veuille qu’Antonia calme ce bouillant caractère, ou certainement nous nous couperons la gorge avant la fin du mois ! Modérez cette disposition inflammable, et rappelez-vous que toutes les fois qu’il sera nécessaire que je fasse la cour à votre vieille coquine, vous pouvez compter sur moi.

 

Il dit, et s’élança hors de la cathédrale.

 

Lorenzo se leva, et se prépara à tourner ses pas vers le couvent de sa sœur. Il approchait du portail, lorsque son attention fut attirée par une ombre qu’il vit se mouvoir sur la muraille opposée. Il se hâta de regarder alentour, et bientôt il découvrit un homme enveloppé dans un manteau, et qui semblait examiner soigneusement si ses actions étaient observées. Il est peu de personnes qui sachent résister aux tentations de la curiosité ; l’inconnu semblait fort désireux de cacher ce qu’il venait faire dans la cathédrale, et ce fut précisément ce qui donna à Lorenzo l’envie de savoir ce que ce pouvait être.

 

L’ombre projetée par la colonne dérobait sa présence à l’étranger, qui continua de s’avancer avec précaution. À la fin, il tira une lettre de son manteau, et la plaça vite au-dessous d’une statue colossale de saint François ; puis, se retirant précipitamment, il s’enfonça dans une partie de l’église très éloignée de celle où était l’image du saint.

 

– C’est cela ! se dit Lorenzo ; quelque folle affaire d’amour. Je crois que je ferais aussi bien de partir, car je n’y peux rien.

 

La vérité est que jusqu’alors il ne lui était pas venu en tête qu’il y pût rien faire ; mais c’était une petite excuse qu’il croyait devoir se présenter à lui-même pour se justifier d’avoir cédé à sa curiosité. Comme il descendait les marches qui conduisent à la rue, un cavalier le heurta avec une violence telle, qu’ils faillirent l’un et l’autre être renversés du coup. Lorenzo mit la main à son épée.

 

– Ah çà ! dit-il, que signifie cette brutalité ?

 

– Ah ! est-ce vous, Médina ? reprit le nouveau venu, que Lorenzo à sa voix reconnut pour don Christoval. Vous êtes le plus heureux des mortels de n’avoir pas quitté l’église avant mon retour. Dedans, dedans ! mon cher garçon ! elles seront ici dans une minute !

 

– Qui est-ce qui sera ici ?

 

– La vieille poule avec tous ses jolis petits poussins ; entrons, vous dis-je.

 

Lorenzo le suivit dans la cathédrale et ils se cachèrent derrière la statue de saint François.

 

– Eh bien ! dit notre héros, puis-je prendre la liberté de demander ce que veulent dire cet empressement et ces transports ?

 

– Oh ! Lorenzo, nous allons avoir un si merveilleux coup d’œil ! L’abbesse de Sainte-Claire et toute sa suite de nonnes arrivent ici. Il faut que vous sachiez que le pieux père Ambrosio (le Seigneur l’en récompense !) ne consent sous aucun prétexte à dépasser l’enceinte de son abbaye. Comme il est absolument nécessaire que tout couvent à la mode l’ait pour confesseur, les nonnes, en conséquence, sont obligées de lui rendre visite à son monastère. Or, l’abbesse de Sainte-Claire, pour échapper à tous les regards impurs, tels que les vôtres et ceux de votre humble serviteur, juge à propos d’attendre la brune pour mener à la confession son troupeau béni : elle va être introduite dans la chapelle de l’abbaye par cette porte particulière. La portière de Sainte-Claire, qui est une digne vieille âme, et une amie intime à moi, vient de m’assurer qu’elles seraient ici dans un instant. Voilà des nouvelles pour vous, mauvais sujet !

 

– La vérité est, Christoval, que nous ne verrons rien ; les nonnes sont toujours voilées.

 

– Non ! non ! je suis mieux au fait. Quand elles entrent dans un lieu consacré, elles ôtent toujours leur voile, par respect pour le saint auquel il est dédié.

 

À peine Christoval avait cessé de parler, que l’abbesse de Sainte-Claire parut, suivie d’une longue file de nonnes. Chacune, en entrant dans l’église, retira son voile : la supérieure croisa ses mains sur sa poitrine, et fit une profonde révérence lorsqu’elle passa devant la statue de saint François, patron de cette cathédrale. Les nonnes imitèrent son exemple, et se remirent en marche sans avoir satisfait la curiosité de Lorenzo. Il commençait presque à désespérer d’éclaircir ce mystère, lorsque, en saluant saint François, une d’elles laissa tomber son rosaire. Au moment où elle se baissa pour le ramasser, la lumière frappait en plein sur son visage ; elle retira adroitement la lettre qui était au-dessous de la statue, elle la mit dans son sein, et s’empressa de reprendre son rang dans la file.

 

– Agnès ! par le ciel ! s’écria Lorenzo.

 

– Quoi ! votre sœur ? Diavolo ! je prévois que votre curiosité coûtera cher à quelqu’un.

 

– Oui, il me le paiera cher, sans délai.

 

La pieuse procession était entrée dans le monastère, et la porte s’était refermée sur elle. L’inconnu quitta aussitôt sa cachette, et se hâta de sortir de l’église ; mais avant d’effectuer son projet, il aperçut Médina qui était placé sur son passage. L’étranger recula promptement, et abaissa son chapeau sur ses yeux.

 

– N’essayez pas de m’échapper ! s’écria Lorenzo ; je saurai qui vous êtes, et ce que contient cette lettre.

 

– Cette lettre ! répéta l’inconnu. Et quel droit avez-vous de me faire cette question ?

 

– Un droit dont je rougis maintenant ; mais vous n’en avez aucun de m’interroger. Ou répondez en détail à mes demandes, ou que votre épée réponde pour vous.

 

– Ce dernier mode sera le plus court ! répliqua l’autre tirant sa rapière. Allons, seigneur bravo ! je suis prêt.

 

Brûlant de rage, Lorenzo fondit sur lui, et déjà les antagonistes avaient échangé plusieurs passes avant que Christoval, qui en ce moment avait plus de raison qu’aucun d’eux, eût pu se jeter entre leurs armes.

 

– Arrêtez ! arrêtez ! Médina ! s’écria-t-il ; songez aux conséquences de verser du sang dans un lieu consacré.

 

L’étranger aussitôt abaissa son épée.

 

– Médina ! s’écria-t-il. Grand Dieu ! est-il possible ! Lorenzo, avez-vous tout à fait oublié Raymond de Las Cisternas ?

 

Chaque instant augmentait l’étonnement de Lorenzo. Raymond s’avança vers lui ; mais avec un regard méfiant, Lorenzo retira sa main que l’autre s’apprêtait à prendre.

 

– Vous, en ces lieux, marquis ? Que veut dire tout ceci ? Vous engagé dans une correspondance clandestine avec ma sœur, dont l’affection…

 

– M’a toujours été et m’est encore acquise. Mais l’endroit n’est pas convenable pour une explication. Accompagnez-moi à mon hôtel, et vous saurez tout. Qui est avec vous ?

 

– Quelqu’un que vous avez déjà vu, je pense, repartit don Christoval ; mais non à l’église vraisemblablement.

 

– Le comte d’Ossorio ?

 

– Précisément, marquis.

 

– Je n’ai aucune objection à vous confier mon secret, car je suis sûr que je puis compter sur votre silence.

 

– Alors vous avez de moi meilleure opinion que je n’en ai moi-même, et je vous demande la permission d’éviter cette confidence. Allez de votre côté, et j’irai du mien. Marquis, où vous trouve-t-on ?

 

– Comme de coutume, à l’hôtel de Las Cisternas ; mais rappelez-vous que je suis incognito, et que, si vous désirez me voir, vous devez demander Alphonso d’Alvarada.

 

– Bon ! bon ! Adieu, cavaliers, dit don Christoval ; et il partit à l’instant même.

 

– Vous, marquis ! dit Lorenzo avec l’accent de la surprise ; vous, Alphonso d’Alvarada !

 

– Moi-même, Lorenzo ; mais à moins que vous n’ayez jamais su mon histoire par votre sœur, j’ai à vous raconter bien des choses qui vous étonneront. Suivez-moi donc à mon hôtel sans délai.

 

En ce moment le portier des Capucins entra dans la cathédrale afin d’en fermer les portes pour la nuit. Les deux gentilshommes se retirèrent immédiatement, et se rendirent en toute hâte au palais de Las Cisternas.

 

 

– Eh bien, Antonia, dit la tante aussitôt qu’elle eut quitté l’église, que pensez-vous de nos galants ? Réellement don Lorenzo paraît être un bon et obligeant jeune homme : il a fait quelque attention à vous, et personne ne sait ce qui peut en advenir. Mais quant à don Christoval, je vous proteste que c’est un phénix de politesse. Si galant ! Si bien élevé ! Si spirituel et si tendre ! Ah ! si jamais homme peut me décider à rompre le vœu que j’ai fait de ne point me marier, ce sera ce don Christoval.

 

Antonia avait observé de quel air don Christoval avait baisé cette main ; mais comme elle en avait tiré des conclusions quelque peu différentes de celles de sa tante, elle eut la prudence de se taire. Comme c’est le seul exemple connu qu’une femme ait jamais tenu sa langue, on l’a jugé digne d’être cité ici.

 

La vieille dame continua de parler à Antonia sur le même ton, jusqu’à ce qu’elles eussent gagné la rue où était leur logement. Là une foule assemblée devant leur porte ne leur permit pas d’en approcher. Antonia aperçut au milieu une femme d’une taille extraordinaire qui tournait, tournait sur elle-même, en faisant toutes sortes de gestes extravagants. Son costume se composait de morceaux de soie et de toile de diverses couleurs, arrangés d’une manière fantastique, mais qui n’était pas entièrement dénuée de goût. Sa tête était couverte d’une espèce de turban, orné de feuilles de vigne et de fleurs des champs. Elle avait l’air d’être toute brûlée par le soleil, et son teint était olivâtre ; son regard était farouche et étrange ; et dans sa main elle portait une longue baguette noire, avec laquelle, par intervalles, elle traçait sur la terre quantité de figures singulières, autour desquelles elle dansait dans toutes les attitudes bizarres de la folie et du délire. Tout à coup elle interrompit sa danse, tourna trois fois sur elle-même avec rapidité, et après une pause d’un moment, elle chanta une ballade de magie.

 

– Chère tante, dit Antonia quand l’étrangère eut fini, n’est-ce pas une folle ?

 

– Une folle ? Non pas ma fille ; c’est seulement une réprouvée. C’est une bohémienne, espèce d’aventurière, dont la seule occupation est de courir le pays, en disant des mensonges, et en escamotant honnêtement l’argent de ceux qui l’approchent. Fi d’une telle vermine ! si j’étais roi d’Espagne, toutes celles qui ne seraient pas sorties de mes états dans un délai de trois semaines, je les ferais brûler vives.

 

Ces paroles furent prononcées si haut, qu’elles parvinrent aux oreilles de la bohémienne. Elle perça immédiatement la foule, et s’avança vers les deux dames. Elle les salua trois fois à la manière orientale, puis elle s’adressa à Antonia.

 

– Dame, gentille Dame ! sachez que je puis vous apprendre votre future destinée ; donnez votre main, et ne craignez rien ; dame, gentille dame ! écoutez !

 

– Très chère tante ! dit Antonia, accordez-le-moi pour cette fois ! laissez-moi entendre ma bonne aventure !

 

– Sottise, enfant ! elle ne vous dira que des faussetés.

 

– C’est égal, laissez-moi du moins entendre ce qu’elle a à dire ; je vous en prie, ma chère tante, faites-moi ce plaisir.

 

– Bien, bien ! Antonia, puisque vous l’avez si fort à cœur. Ici, bonne femme ; voyez nos mains à toutes deux. Voici de l’argent pour vous, et maintenant, tirez-moi mon horoscope.

 

À ces mots, elle ôta son gant, et lui tendit sa main : la bohémienne y fixa les yeux un moment, puis elle fit cette réponse :

 

– Votre horoscope ? Vous êtes à présent si vieille, ma brave dame, qu’il est déjà tout tiré : cependant, pour votre argent, je vais tout de suite vous donner un avis. Surpris de votre vanité puérile, vos amis vous taxent tous de démence, et gémissent de vous voir user d’artifice pour attraper le cœur de quelque jeune amant. Croyez-moi, dame, vous avez beau faire, vous n’en avez pas moins cinquante et un ans, et les hommes s’éprennent rarement d’amour pour deux yeux gris qui louchent. Suivez donc mes conseils ; laissez de côté votre rouge et vos mouches, la luxure et l’orgueil, et distribuez aux pauvres l’argent que vous dépensez en toilette inutile. Pensez à votre créateur et non aux amants ; pensez à vos fautes passées et non à l’avenir ; pensez que la faux du temps moissonnera promptement le peu de cheveux roux qui ornent votre front.

 

L’auditoire éclatait de rire pendant le discours de la bohémienne. Léonella faillit étouffer de colère, et accabla la maligne donneuse d’avis des plus amers reproches. La prophétesse basanée l’écouta quelque temps avec un sourire dédaigneux ; enfin elle fit une courte réponse, et puis elle se tourna vers Antonia.

 

– Paix, dame ! ce que j’ai dit est vrai ; et maintenant à vous, mon aimable fille : donnez-moi votre main, et laissez-moi voir votre sort futur, et le décret du ciel.

 

À l’exemple de Léonella, Antonia retira son gant et présenta sa blanche main à la bohémienne, qui, l’ayant contemplée quelque temps avec une expression de pitié et d’étonnement, prononça son oracle en ces termes :

 

– Jésus ! quelle main vois-je là ! Chaste et douce, jeune et belle, accomplie de corps et d’esprit, vous feriez le bonheur de quelque honnête homme ; mais, hélas ! cette ligne me découvre que la destruction plane sur vous : un homme libertin et un démon rusé travailleront de concert à vous perdre ; et, chassée de la terre par les chagrins, bientôt votre âme prendra son vol vers les cieux. Cependant, pour différer vos souffrances, retenez bien ce que je dis. Quand vous verrez quelqu’un de plus vertueux qu’il n’appartient à l’homme de l’être, quelqu’un qui, exempt de crimes, n’aura point pitié des faiblesses de son prochain, rappelez-vous les paroles de la bohémienne : quoiqu’il paraisse bon et aimable, de belles apparences cachent souvent des cœurs gonflés de luxure et d’orgueil.

 

Charmante fille, je vous quitte les larmes aux yeux ! Que ma prédiction ne vous afflige pas : courbez plutôt une tête soumise ; attendez avec calme le malheur qui vous menace, et espérez le bonheur éternel dans un monde meilleur que celui-ci.

 

Ayant dit, la bohémienne tourna de nouveau trois fois sur elle-même, et quitta la rue en courant avec des gestes frénétiques.

 

II

Reconduit par les moines jusqu’à la porte de sa cellule, le prieur les congédia en homme convaincu de sa supériorité, d’un air où l’apparence de l’humilité luttait contre la réalité de l’orgueil.

 

Il ne fut pas plus tôt seul, qu’il se livra sans contrainte aux enivrements de sa vanité ; en se rappelant l’enthousiasme que son sermon avait excité, son cœur s’enfla de joie, et son imagination lui présenta de splendides visions d’agrandissement.

 

– Quel autre que moi, pensait-il, a subi l’épreuve de la jeunesse, et n’a pas une seule tache sur la conscience ? Quel autre a dompté de violentes passions, un tempérament impétueux, et s’est soumis, dès l’aube de la vie, à une réclusion volontaire ? Je cherche en vain un tel homme ; je ne connais que moi qui sois capable d’une telle résolution. La religion ne peut pas se vanter d’un autre Ambrosio ! Maintenant que me reste-t-il à faire ? rien, que de veiller aussi soigneusement sur la conduite de mes frères que j’ai veillé sur la mienne. Mais quoi ! ne puis-je être détourné de ces sentiers que j’ai suivis jusqu’ici sans m’égarer un instant ? Ne suis-je pas un homme, et comme tel, de nature fragile, et enclin à l’erreur ? Il faut à présent que j’abandonne la solitude de ma retraite ; les plus nobles et les plus belles dames de Madrid se présentent continuellement au monastère, et ne veulent pas d’autre confesseur ; je dois habituer mes yeux à des objets de tentation, et m’exposer aux tentations des sens. Si, dans ce monde où je suis forcé d’entrer, je rencontrais une femme adorable – adorable comme vous – belle madone !…

 

En parlant, il fixa les yeux sur un portrait de la Vierge, qui était suspendu en face de lui : ce portrait, depuis deux ans, était pour lui l’objet d’un culte de plus en plus fervent. Il s’arrêta, et le contempla avec ravissement.

 

– Que cette figure est belle ! poursuivit-il, après un silence de quelques minutes ; que la pose de cette tête est gracieuse ! quelle douceur, et pourtant quelle majesté dans ces yeux divins ! Comme sa joue repose mollement sur sa main ! la rose peut-elle rivaliser avec cette joue ? le lis a-t-il la blancheur de cette main ? Oh ! s’il existait une telle créature, et qu’elle n’existât que pour moi ! S’il m’était permis de rouler sur mes doigts ces boucles dorées, et de presser sur mes lèvres les trésors de ce sein de neige ! Dieu de bonté, résisterais-je alors à la tentation ? Est-ce que je ne troquerais pas contre un seul embrassement le prix de trente années de souffrance ? n’abandonnerais-je pas… Insensé que je suis ! où me laissé-je entraîner par l’admiration de ce tableau ? Arrière, idées impures ! souvenons-nous que la femme est à jamais perdue pour moi. Jamais il n’a existé de mortelle aussi parfaite que cette peinture ; et quand même il en existerait, l’épreuve pourrait être trop forte pour une vertu ordinaire ; mais Ambrosio est à l’abri de la tentation. La tentation, ai-je dit ? pour moi, ce n’en serait point une. Ce qui me charme, considéré comme un être idéal et supérieur, me dégoûterait, devenu femme et souillé de toutes les imperfections de la nature mortelle. Sois sans crainte, Ambrosio !

 

Sa rêverie fut interrompue par trois coups légers à la porte de sa cellule. Le prieur avait peine à s’éveiller de son délire.

 

On frappa de nouveau.

 

– Qui est là ? dit enfin Ambrosio.

 

– Ce n’est que Rosario, répondit une voix douce.

 

– Entrez ! entrez, mon fils.

 

La porte s’ouvrit aussitôt, et Rosario parut, une petite corbeille à la main. Rosario était un jeune novice, qui devait prononcer ses vœux dans trois mois. Ce jeune homme s’enveloppait d’une sorte de mystère qui le rendait à la fois un objet d’intérêt et de curiosité. Son aversion pour la société, sa profonde mélancolie, sa rigoureuse observation des devoirs de son ordre, et son éloignement volontaire du monde, toutes ces dispositions, si rares à son âge, attiraient l’attention de la communauté. Il semblait craindre d’être reconnu, et personne n’avait jamais vu son visage. Sa tête était toujours enfermée dans son capuchon ; cependant, ce que l’on voyait par hasard de ses traits paraissait beau et noble. Rosario était le seul nom sous lequel il fût connu dans le monastère. Nul ne savait d’où il venait, et lorsqu’on le questionnait sur ce sujet, il gardait un profond silence. Un étranger, dont le riche habit et l’équipage magnifique trahissaient le rang distingué, avait engagé les moines à recevoir le novice, et il avait déposé la somme nécessaire. Le jour suivant il était revenu avec Rosario, et depuis cette époque on n’avait plus entendu parler de lui.

 

Le jeune homme avait soigneusement évité la compagnie des moines : il répondait à leurs civilités avec douceur, mais avec réserve, et laissait voir une inclination marquée pour la solitude. Le supérieur était seul excepté de cette règle générale. Rosario avait pour lui un respect qui approchait de l’idolâtrie ; il recherchait sa société avec l’assiduité la plus attentive, et saisissait avidement tous les moyens d’obtenir ses bonnes grâces. Lorsqu’il était avec le prieur, son cœur semblait à l’aise, et un air de gaieté se répandait sur son maintien et sur ses paroles. Ambrosio, de son côté, ne se sentait pas moins attiré vers ce jeune homme ; pour lui seul, il mettait de côté sa sévérité habituelle. Quand il lui parlait, il prenait insensiblement un ton plus indulgent que d’ordinaire, et nulle voix ne retentissait si douce à son oreille que celle de Rosario. Il reconnaissait les attentions du novice en lui enseignant différentes sciences ; celui-ci recevait ses leçons avec docilité : chaque jour Ambrosio était charmé davantage de la vivacité de son esprit, de la simplicité de ses manières et de la rectitude de son cœur ; en un mot, il l’aimait avec toute l’affection d’un père. Il ne pouvait parfois s’empêcher d’éprouver un désir secret de voir la figure de son élève ; mais sa loi d’abstinence s’étendait jusqu’à la curiosité, et l’empêchait de communiquer son désir.

 

– Père, excusez mon indiscrétion, dit Rosario, tout en plaçant sa corbeille sur la table ; je viens à vous en suppliant. J’ai appris qu’un de mes chers amis est dangereusement malade, et je viens vous demander de prier pour son rétablissement. Si le ciel l’accorde à des prières, assurément ce sera aux vôtres.

 

– Vous savez, mon fils, que vous pouvez disposer entièrement de moi. Quel est le nom de votre ami ?

 

– Vincentio della Ronda.

 

– Il suffit, je ne l’oublierai pas dans mes oraisons, et puisse mon intervention trouver notre trois fois bienheureux saint François favorable ! Qu’avez-vous dans votre corbeille, Rosario ?

 

– Quelques fleurs, révérend père, de celles que j’ai observé que vous préfériez. Voulez-vous me permettre de les arranger dans votre chambre ?

 

– Vos attentions me charment, mon fils.

 

Tandis que Rosario répartissait le contenu de sa corbeille dans de petits vases placés pour cet usage dans diverses parties de la cellule, le prieur continua ainsi la conversation.

 

– Je ne vous ai pas vu à l’église ce soir, Rosario.

 

– Cependant j’y étais, mon père ; je suis trop reconnaissant de votre protection pour perdre une occasion d’être témoin de votre triomphe.

 

– Hélas ! Rosario, j’ai bien peu de droits à ce triomphe : le saint a parlé par ma bouche, c’est à lui qu’appartient tout le mérite. Il paraît donc que vous avez été content de mon sermon ?

 

– Content, dites-vous ? Oh ! vous vous êtes surpassé ! Jamais je n’ai entendu une telle éloquence… excepté un jour.

 

Ici le novice laissa échapper un soupir.

 

– Quel était ce jour ? demanda le prieur.

 

– Celui où notre ancien supérieur, s’étant trouvé subitement indisposé, vous l’avez remplacé dans la chaire.

 

– Je m’en souviens : il y a de cela plus de deux ans. Et étiez-vous présent ? Je ne vous connaissais pas à cette époque, Rosario.

 

– Il est vrai, mon père ; et plût à Dieu que je fusse mort avant d’avoir vu ce jour ! quelles souffrances, quels chagrins j’aurais évités !

 

– Des souffrances à votre âge, Rosario !

 

– Oui, mon père ; des souffrances qui, si elles vous étaient connues, exciteraient également votre courroux et votre compassion ! des souffrances qui font tout à la fois le tourment et le plaisir de mon existence ! Toutefois, dans cette retraite, mon cœur est tranquille, n’étaient les tortures de l’appréhension.

 

J’ai abandonné le monde et ses joies pour toujours ; rien ne me reste à présent, rien à présent n’a plus pour moi de charmes, que votre amitié, que votre affection ; si je perds cela, oh ! si je perds cela, craignez tout de mon désespoir !

 

– Vous appréhendez la perte de mon amitié ? En quoi ma conduite a-t-elle justifié cette crainte ? Connaissez-moi mieux, Rosario, et jugez-moi digne de votre confiance. Quelles sont vos souffrances ?

 

– Vous me haïriez pour mon aveu ! vous me chasseriez de votre présence avec mépris.

 

– Mon fils, je vous demande instamment, je vous conjure…

 

– Par pitié, ne me faites plus de question ! je ne le dois pas, je ne l’ose pas. Écoutez ! la cloche sonne vêpres ! Mon père, votre bénédiction, et je vous quitte.

 

À ces mots, il se jeta à genoux et reçut la bénédiction qu’il avait demandée. Puis, pressant la main du prieur sur ses lèvres, il se leva de terre, et sortit précipitamment. Bientôt après, Ambrosio, plein d’étonnement de la conduite singulière de ce jeune homme, descendit pour assister aux vêpres, qui se célébraient dans une petite chapelle dépendante du monastère.

 

Les vêpres dites, les moines se retirèrent dans leurs cellules respectives. Le prieur resta seul dans la chapelle pour recevoir les nonnes de Sainte-Claire. Il n’y avait pas longtemps qu’il était dans le confessionnal, lorsque l’abbesse parut ; chacune des nonnes fut entendue à son tour, tandis que les autres attendaient avec l’abbesse dans la sacristie. Ambrosio écouta attentivement les confessions, fit maintes exhortations, enjoignit des pénitences proportionnées aux péchés ; et pendant quelque temps tout se passa comme d’ordinaire, jusqu’à ce qu’enfin une des nonnes, remarquable par la noblesse de son air et par l’élégance de sa démarche, laissât par mégarde tomber une lettre de son sein. Elle se retirait sans s’apercevoir de sa perte, Ambrosio supposa que cette lettre était celle d’un de ses parents, et la ramassa dans l’intention de la lui rendre.

 

– Attendez, ma fille, dit-il, vous avez laissé tomber…

 

En ce moment, le papier étant déjà ouvert, son œil involontairement lut les premiers mots. Il recula de surprise. La nonne, à sa voix, avait retourné la tête ; elle aperçut la lettre dans sa main, et poussant un cri de terreur, elle s’élança pour la reprendre.

 

– Arrêtez ! dit le moine, d’un ton sévère ; ma fille, je dois lire cette lettre.

 

– Alors, je suis perdue ! s’écria-t-elle, en joignant ses mains d’un air égaré.

 

Aussitôt son visage se décolora ; elle trembla d’agitation, et fut obligée d’entourer de ses bras un des piliers de la chapelle pour s’empêcher de tomber à terre. Le prieur, cependant, lisait les lignes suivantes : « Tout est prêt pour votre fuite, ma chère Agnès ! Demain à minuit, j’espère vous trouver à la porte du jardin : je m’en suis procuré la clef et peu d’heures suffiront pour vous mettre en lieu sûr. Qu’aucun scrupule malentendu ne vous pousse à rejeter ce moyen infaillible de vous sauver ainsi que l’innocente créature que vous portez dans votre sein. Rappelez-vous que vous aviez promis d’être à moi longtemps avant de vous engager à l’Église, que votre état ne pourra bientôt plus échapper aux regards inquisitifs de vos compagnes, et que la fuite est la seule manière d’éviter les effets de leur ressentiment malveillant. Adieu, mon Agnès ! ma chère femme ! ne manquez pas d’être à minuit à la porte du jardin. »

 

Aussitôt qu’il eut fini, Ambrosio fixa un œil sévère et courroucé sur l’imprudente.

 

– Cette lettre doit être remise à l’abbesse, dit-il.

 

Ces mots résonnèrent comme la foudre aux oreilles de la nonne ; elle ne s’éveilla de sa torpeur que pour sentir les dangers de sa situation. Elle le suivit à la hâte, et le retint par sa robe.

 

– Arrêtez ! oh ! arrêtez ! cria-t-elle, avec l’accent du désespoir ; et elle s’était jetée aux pieds du moine, et elle les baignait de larmes. – Mon père, ayez pitié de ma jeunesse ; regardez d’un œil indulgent la faiblesse d’une femme, et daignez cacher ma faute ! Le reste de ma vie sera employé à expier ce seul péché, et votre indulgence ramènera une âme au ciel !

 

– Incroyable espérance ! Quoi ! le couvent de Sainte-Claire deviendra-t-il l’asile des prostituées ? laisserai-je l’église du Christ nourrir dans son sein la débauche et l’opprobre ? Indigne malheureuse ! une telle indulgence me rendrait votre complice. Laissez-moi, ne me retenez pas plus longtemps. Où est la dame abbesse ? ajouta-t-il, élevant la voix.

 

– Arrêtez ! mon père, arrêtez ! écoutez-moi un seul instant ! ne m’accusez pas d’impureté, et ne pensez pas que j’aie été égarée par l’ardeur des sens. Longtemps avant que je ne prisse le voile, Raymond était maître de mon cœur ; il m’avait inspiré la plus pure, la plus irréprochable passion, et il était sur le point de devenir mon légitime époux ; une horrible aventure et la traîtrise d’une de mes parentes nous ont séparés l’un et l’autre. Je l’ai cru à jamais perdu pour moi, et de désespoir je me suis jetée dans un couvent. Le hasard nous a rapprochés ; je n’ai pu me refuser le triste plaisir de mêler mes larmes aux siennes ; nous nous sommes donné rendez-vous dans les jardins de Sainte-Claire, et, dans un moment d’oubli, j’ai violé mes vœux de chasteté. Bientôt je serai mère. Respectable Ambrosio, prenez pitié de moi ; prenez pitié de l’innocente créature dont l’existence est attachée à la mienne. Nous sommes perdues toutes deux si vous découvrez mon imprudence à la supérieure.

 

– Votre audace me confond ! Moi, cacher votre crime… moi, que vous avez abusé par une fausse confession ! Non, ma fille, non, je veux vous rendre un service plus essentiel ; je veux vous racheter de la perdition, en dépit de vous-même. La pénitence et la mortification laveront votre offense, et la sévérité vous ramènera de force dans les voies de la sainteté. Holà ! mère sainte Agathe !

 

– Mon père ! par tout ce qui vous est sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vous conjure…

 

– Laissez-moi ! je ne vous écouterai pas. Où est la supérieure ? Mère sainte Agathe, où êtes-vous ?

 

La porte de la sacristie s’ouvrit, et l’abbesse, suivie de ses nonnes, entra dans la chapelle.

 

– Cruel ! cruel ! s’écria Agnès, lâchant prise.

 

Éperdue, elle se jeta par terre, se frappant le sein et déchirant son voile dans tout le délire du désespoir. Les nonnes contemplaient avec étonnement cette scène. Le prieur présenta le fatal papier à la supérieure, l’informa de la manière dont il l’avait trouvé, et ajouta que c’était à elle de décider quel châtiment la coupable méritait.

 

À la lecture de cette lettre, les traits de l’abbesse s’enflammèrent de courroux. Quoi ! un tel crime commis dans son couvent, et à la connaissance d’Ambrosio, de l’idole de Madrid, de l’homme à qui elle avait le plus à cœur de donner une opinion favorable de la régularité, de l’austérité de sa maison ! aucune parole ne suffisait à exprimer sa fureur.

 

– Qu’on l’emporte au couvent ! dit-elle enfin à quelques-unes de ses religieuses.

 

Deux des plus vieilles, s’approchant d’Agnès, la relevèrent de force, et se disposèrent à l’emmener hors de la chapelle.

 

– Quoi ! s’écria-t-elle soudain en s’arrachant de leurs mains avec des gestes de démence, tout espoir est-il donc perdu ? me conduisez-vous déjà au supplice ! Où es-tu, Raymond ? Oh ! sauve-moi ! sauve-moi ! Puis, jetant sur le prieur un regard frénétique :

 

– Écoutez-moi ! poursuivit-elle, homme au cœur dur ! écoutez-moi, orgueilleux, impitoyable, cruel ! vous auriez pu me sauver, vous auriez pu me rendre au bonheur et à la vertu, mais vous ne l’avez pas voulu ; vous êtes le destructeur de mon âme, vous êtes mon assassin, et sur vous tombe la malédiction de ma mort et de celle de mon enfant à naître ! Fier de votre vertu encore inébranlée, vous avez dédaigné les prières du repentir ; mais Dieu sera miséricordieux, si vous ne l’êtes pas. Et où est le mérite de votre vertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous vaincues ? Lâche ! vous avez fui la séduction, vous ne l’avez pas combattue. Mais le jour de l’épreuve arrivera : oh ! alors, quand vous céderez à la violence des passions, quand vous sentirez que l’homme est faible, et sujet à errer ; lorsque, en frissonnant, vous jetterez l’œil en arrière sur vos crimes, et que vous solliciterez, avec effroi, la miséricorde de Dieu ! Oh ! dans ce moment terrible, pensez à moi !

 

Ambrosio n’avait pas écouté ces reproches sans émotion. Une secrète angoisse au cœur l’avertissait qu’il avait traité cette infortunée avec trop de dureté. Il retint donc la supérieure, et se hasarda à prononcer quelques paroles en faveur de la coupable.

 

– La violence de son désespoir, dit-il, prouve qu’au moins le vice ne lui est pas familier. Peut-être en la traitant avec un peu moins de sévérité, et en mitigeant jusqu’à un certain point la punition ordinaire…

 

– La mitiger, mon père ! interrompit la dame abbesse : ne croyez pas que je le fasse. Les lois de notre ordre sont strictes et sévères ; elles sont tombées depuis longtemps en désuétude ; mais le crime d’Agnès me démontre la nécessité de les faire revivre.

 

À ces mots, elle sortit rapidement de la chapelle.

 

– J’ai fait mon devoir, se dit Ambrosio.

 

Toutefois il ne se sentit pas entièrement rassuré par cette réflexion. Pour dissiper les idées pénibles que cette scène avait éveillées en lui, au sortir de la chapelle, il descendit dans le jardin du couvent. Il n’y en avait pas dans tout Madrid de plus beau ni de mieux tenu : il était dessiné avec un goût exquis ; les fleurs les plus rares l’ornaient en profusion, et, quoique artistement disposées, elles semblaient plantées des mains de la nature. Des fontaines jaillissant de bassins de marbre blanc rafraîchissaient l’air d’une perpétuelle rosée, et les murs étaient tapissés de jasmins, de vignes et de chèvrefeuilles. L’heure ajoutait en ce moment à la beauté du spectacle : la pleine lune, voguant dans un ciel bleu et sans nuages, versait sur les arbres une lueur tremblante, et les eaux des fontaines étincelaient sous ses rayons d’argent.

 

Au sein de ce petit bois s’élevait une grotte rustique faite à l’imitation d’un ermitage. Les murs étaient construits de racines d’arbres, et les interstices remplis de mousse et de lierre ; des bancs de gazon étaient placés de chaque côté, et une cascade naturelle tombait du rocher situé au-dessus. Enseveli dans ses pensées, le moine approcha de ce lieu ; le calme universel s’était communiqué à son âme, et une tranquillité voluptueuse y répandait sa langueur.

 

Il avait atteint l’ermitage et il y entrait pour se reposer, lorsqu’il s’arrêta en le voyant déjà occupé.

 

– Un homme était étendu sur un des bancs, dans une posture mélancolique. Le moine s’avança et reconnut Rosario ; il le contempla en silence et sans entrer. Au bout de quelques minutes, le jeune homme leva ses yeux.

 

– Oui, dit-il avec un soupir profond et plaintif, je sens tout le bonheur de ta situation, toute la misère de la mienne ! Que je serais heureux si je pouvais voir comme toi les hommes avec dégoût, si je pouvais m’ensevelir pour toujours dans quelque impénétrable solitude, et oublier que le monde contient des êtres qui méritent d’être aimés ! Ô Dieu ! oh ! quelle bénédiction pour moi que la misanthropie !

 

– C’est là une étrange pensée, Rosario, dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.

 

– Vous ici, révérend père ! s’écria le novice.

 

Aussitôt, se levant tout confus, il abaissa vite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s’assit sur le banc et obligea le jeune homme de s’y placer près de lui.

 

– Il ne faut pas caresser cette disposition à la mélancolie, dit-il. D’où vient que vous envisagez sous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentiments le plus odieux ? Lors de notre denier entretien, vous parliez d’un ton différent ? Mon amitié vous est-elle donc devenue si peu précieuse ? Si vous n’aviez jamais vu les murs de ce couvent, vous ne m’auriez jamais vu ? Est-ce là vraiment votre idée ?

 

– Que ne vous ai-je jamais vu ! répéta le jeune novice, se levant et serrant avec frénésie la main du moine. Vous ! vous ! plût à Dieu qu’avant de vous rencontrer, un éclair m’eût brûlé les yeux ! plût à Dieu que je ne vous revisse jamais, et que je pusse oublier que je vous ai jamais vu !

 

À ces mots, il s’élança hors de la grotte. Ambrosio resta dans sa première attitude, réfléchissant sur la conduite inexplicable du jeune homme. Il était tenté de croire à un dérangement d’esprit ; cependant la conduite habituelle de Rosario, la liaison de ses idées et le calme de son maintien jusqu’au moment où il avait quitté la grotte semblaient démentir cette conjecture. Au bout de quelques minutes, il revint. Il se rassit sur le banc : il appuya sa joue sur une main, et de l’autre il essuya les larmes qui, par intervalles, coulaient le long de ses yeux.

 

Le moine le regardait avec compassion, et s’abstint d’interrompre ses méditations. Tous deux gardèrent quelque temps un profond silence. Le rossignol s’était perché sur un oranger devant la porte de l’ermitage, et soupirait les plus mélancoliques de ses accents mélodieux. Rosario releva la tête, et l’écouta avec attention.

 

– C’est ainsi, dit-il avec un profond soupir, c’est ainsi qu’au dernier mois de sa vie infortunée, ma sœur aimait à écouter le rossignol. Pauvre Mathilde ! elle dort dans la tombe, et son cœur brisé ne bat plus d’amour.

 

– Vous aviez une sœur ?

 

– Vous dites vrai. J’avais une sœur. Hélas, je n’en ai plus. Elle a succombé à ses chagrins, au printemps de la vie.

 

– Quels étaient ces chagrins ?

 

– Ils n’exciteront pas votre pitié. Vous ne connaissez pas le pouvoir de ces irrésistibles, de ces funestes sentiments dont son cœur fut la proie. Mon père, un amour malheureux, une passion pour un être doué de toutes les vertus, pour un homme, ou plutôt pour un dieu, a empoisonné son existence. Noble aspect, réputation intacte, talents variés, sagesse solide, merveilleuse, parfaite : le cœur le moins sensible se serait enflammé.

 

– Puisque son amour était si bien placé, pourquoi lui était-il défendu d’espérer le succès de ses vœux ?

 

– Mon père, avant de la connaître, Julien avait déjà engagé sa foi à une fiancée toute belle, toute céleste ! Cependant ma sœur l’aimait toujours, et pour l’amour de l’époux, elle adorait la femme. Un matin, elle trouva moyen de s’échapper de la maison de notre père : vêtue d’humbles habits, elle se présenta comme domestique à l’épouse de son bien-aimé, et elle fut acceptée. Depuis lors, elle le voyait à tout instant ; elle s’efforça de s’insinuer dans ses bonnes grâces : elle y réussit. Ses prévenances attirèrent l’attention de Julien : les cœurs vertueux sont toujours reconnaissants, et il distingua Mathilde entre ses compagnes.

 

– Et vos parents ne firent-ils point de recherches ? Se soumirent-ils avec résignation à leur perte, et n’essayèrent-ils point de retrouver leur fille fugitive ?

 

– Avant qu’ils n’y parvinssent, elle se découvrit elle-même. Son amour était trop violent pour rester caché ; toutefois elle n’enviait pas la possession de Julien, elle n’ambitionnait qu’une place dans son cœur. Dans un moment d’oubli, elle confessa son affection. Mais qu’obtint-elle en retour ? Épris de sa femme, et croyant qu’un regard de pitié accordé à une autre serait un vol qu’il lui ferait, il chassa Mathilde de sa présence : il lui défendit de jamais reparaître devant lui. Sa sévérité brisa ce faible cœur ; elle retourna chez mon père, et peu de mois après on la mit au tombeau.

 

– Malheureuse fille ! assurément son destin fut trop rigoureux, et Julien trop cruel.

 

– Le pensez-vous, mon père ? s’écria vivement le novice, pensez-vous qu’il fut trop cruel ?

 

– Sans aucun doute, et je la plains bien sincèrement.

 

– Vous la plaignez ? Vous la plaignez ? Oh ! mon père ! mon père ! alors plaignez-moi.

 

Le prieur fit un mouvement ; mais après une courte pause, Rosario ajouta d’une voix troublée :

 

– Oui, plaignez-moi, car mes souffrances sont encore plus grandes. Ma sœur avait un ami, un ami véritable, qui compatissait à la violence de ses sentiments, et ne lui reprochait pas son impuissance à les maîtriser. Et moi ! – moi, je n’ai pas d’ami ! le vaste univers ne contient pas un cœur qui veuille participer aux souffrances du mien.

 

En prononçant ces paroles, il avait sangloté : le prieur en fut ému. Il prit la main de Rosario, et la serra avec tendresse.

 

– Vous n’avez pas d’ami, dites-vous ! Qui suis-je donc ? Pourquoi ne pas vous fier à moi, et que pouvez-vous craindre ? Ma sévérité ? En ai-je jamais usé avec vous ? La dignité de mon habit ? Rosario, je mets de côté le moine, et vous invite à ne me considérer que comme votre ami, comme votre père. Je puis bien prendre ce titre, car jamais père ne veilla sur son enfant avec plus de tendresse que je n’ai fait sur vous. Du moment où je vous ai vu, j’ai éprouvé des sentiments jusqu’alors inconnus à mon cœur. J’ai trouvé dans votre société un charme qu’aucune autre n’avait pour moi, et lorsque j’ai observé l’étendue de votre esprit et de vos connaissances, je m’en suis réjoui, comme un père se réjouit des progrès de son fils. Bannissez donc vos craintes. Ouvrez-vous à moi : parlez, Rosario, et dites que vous avez confiance en moi.

 

– Arrêtez ! interrompit le novice. Jurez que, quel que soit mon secret, vous ne m’obligerez pas de quitter le monastère avant que mon noviciat soit expiré ?

 

– Je le promets sur ma foi ; et comme je vous garderai ma parole, que le Christ garde la sienne au genre humain !

 

– Sachez donc… Oh ! combien je tremble de prononcer ce nom ! écoutez-moi avec commisération, vénérable Ambrosio ! fouillez dans votre cœur, ramassez-y les moindres parcelles d’humaine faiblesse, afin d’apprendre à compatir à la mienne ? Mon père ! continua-t-il en se jetant au pied du moine, dont il pressait avec transport les mains sur ses lèvres, tandis que l’agitation pour un moment étouffait ses paroles ; mon père, continua-t-il d’une voix défaillante, je suis une femme !

 

À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Le faux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence la décision du juge. D’une part l’étonnement, de l’autre, l’appréhension les enchaînèrent pour quelques minutes dans la même attitude, comme s’ils avaient été touchés par la baguette d’un magicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta la grotte, et s’enfuit précipitamment vers le couvent. Son mouvement n’échappa pas à la suppliante. Elle se releva, s’élança après lui, le rejoignit et lui barra le passage en lui embrassant les genoux. Ambrosio essaya en vain de se dégager de cette étreinte.

 

– Ne me fuyez pas ! cria-t-elle, ne m’abandonnez pas à l’impulsion de mon désespoir ! écoutez la justification de mon imprudence. L’histoire de ma sœur est la mienne ! Je suis Mathilde, vous êtes celui qu’elle aime !

 

Si la surprise d’Ambrosio fut grande au premier de ces aveux, elle passa au second toutes les bornes. Stupéfait, interdit et irrésolu, il se trouva incapable de prononcer une syllabe, et resta muet à regarder Mathilde. Elle en profita pour continuer son explication en ces termes :

 

– Ne pensez pas, Ambrosio, que je vienne dérober vos affections à votre fiancée. Non, croyez-moi : la religion est seule digne de vous, et il s’en faut que Mathilde veuille vous détourner des sentiers de la vertu. Ce que je sens pour vous n’est point un amour impur ; je soupire après la possession de votre cœur, et je ne convoite pas celle de votre personne. Daignez écouter ma défense : peu d’instants vous convaincront que cette sainte retraite n’est point souillée par ma présence, et que vous pouvez m’accorder votre compassion sans enfreindre vos vœux.

 

Elle s’assit. Ambrosio, sachant à peine ce qu’il faisait, suivit son exemple, et elle reprit :

 

– Je suis d’une famille distinguée, mon père était chef de la noble maison de Villanegas ; il mourut quand je n’étais encore qu’une enfant, et il me laissa seule héritière de ses biens immenses. Jeune et riche, je fus recherchée en mariage par les plus nobles jeunes gens de Madrid ; mais aucun ne réussit à gagner mon affection. J’avais été élevée sous la surveillance d’un oncle, qui joignait au plus solide jugement l’érudition la plus étendue. Sous ses soins, mon intelligence acquit plus de force et plus de justesse qu’il n’appartient ordinairement à mon sexe : l’habileté de mon précepteur étant secondée par ma curiosité naturelle. Tout en travaillant à élargir la sphère de mes connaissances, mon tuteur ne négligeait pas de m’inculquer tous les principes de la morale. Il m’enseignait à contempler avec adoration les purs et les vertueux ; et malheur à moi ! je ne lui ai que trop obéi !

 

Dans de telles dispositions, jugez si je pouvais voir avec un autre sentiment que le dégoût les vices, la dissipation et l’ignorance qui déshonorent notre jeunesse espagnole. Je rejetais chaque offre avec dédain, mon cœur resta sans maître, jusqu’à ce que le hasard me conduisît dans la cathédrale des Capucins. Oh ! sûrement, ce jour-là, mon ange gardien sommeilla, négligeant sa tâche. Ce fut alors que je vous vis pour la première fois : vous remplaciez le supérieur, qui était malade. Vous n’avez pu oublier le vif enthousiasme qu’excita votre sermon. Oh ! comme j’étais attentive à vos paroles ! comme votre éloquence m’enlevait à la terre ! j’osais à peine respirer, craignant de perdre une syllabe, et tandis que vous parliez, il me semblait qu’une auréole de gloire luisait autour de votre tête, et que votre visage resplendissait de la majesté d’un dieu. Je sortis de l’église brûlante d’admiration. À dater de cet instant, vous devîntes l’idole de mon cœur, l’objet incessant de mes méditations. Je pris des informations sur vous ; les récits qu’on me fit de votre genre de vie, de votre savoir, de votre piété, de votre abnégation, rivèrent les chaînes dont m’avait chargée votre éloquence. Je sentais qu’il n’existait plus désormais de vide dans mon cœur, que j’avais enfin trouvé l’homme que je cherchais. Dans l’espérance de vous entendre encore, chaque jour je visitais la cathédrale ; vous restiez renfermé dans les murs du couvent, et toujours je me retirais triste et désappointée. La nuit m’était plus propice, car alors vous m’apparaissiez dans mes rêves ; vous me juriez une éternelle amitié ; vous me guidiez dans les voies de la vertu, et vous m’aidiez à supporter les tourments de la vie. Mais le matin chassait ces douces visions ; je m’éveillais et me retrouvais séparée de vous par des barrières qui semblaient insurmontables. Le temps ne fit qu’accroître la force de ma passion : je devins triste et découragée ; j’évitai la société, et ma santé déclina de jour en jour. Enfin, incapable d’exister plus longtemps dans cet état de torture, je me décidai à prendre le déguisement sous lequel vous me voyez. Mon artifice a réussi, j’ai été reçue dans le couvent, et je suis parvenue à gagner votre estime.

 

Je me serais trouvée complètement heureuse, si mon repos n’eût été troublé par la crainte d’être découverte. Le plaisir de votre société était empoisonné par l’idée que bientôt j’en serais privée, et mon cœur battait avec de tels transports lorsque j’obtenais de vous quelque marque d’amitié, que je sentais que je ne survivrais pas à sa perte. Je résolus donc de ne point laisser au hasard la découverte de mon sexe, de vous confesser tout sans réserve, et de me jeter dans les bras de votre miséricorde et de votre indulgence. Ah ! Ambrosio, me suis-je trompée ? Serez-vous moins généreux que je ne pensais ? Je ne veux pas le supposer. Vous ne réduirez pas une infortunée au désespoir ; j’aurai toujours la permission de vous voir, de causer avec vous, de vous adorer ! vos vertus seront mon modèle dans la vie ; et, quand nous expirerons, nos corps reposeront dans le même tombeau.

 

Elle se tut. Tandis qu’elle parlait, mille sentiments opposés se combattaient dans le sein d’Ambrosio. Étonnement de la singularité de cette aventure, confusion d’une déclaration si brusque, ressentiment de l’audace qu’elle avait eue d’entrer au couvent, conscience de la sévérité qui devait dicter sa réponse : tels étaient les sentiments dont il se rendait compte ; mais il en était d’autres encore qu’il ne remarqua pas. Il ne remarqua pas que sa vanité était flattée des éloges donnés à son éloquence et à sa vertu ; qu’il en éprouvait un secret plaisir à penser qu’une femme jeune, et qui paraissait jolie, ait pour lui abandonné le monde, et sacrifié toute autre passion à celle qu’il avait inspirée. Il remarqua moins encore que son cœur battait de désir, tandis que sa main était doucement pressée par les doigts de Mathilde.

 

Par degrés il se remit de son trouble ; ses idées se rallièrent un peu, et aussitôt il comprit l’extrême inconvenance de tolérer que Mathilde restât au couvent après cet aveu de son sexe. Il prit un air austère, et retira sa main.

 

– Comment, madame ! dit-il, pouvez-vous sérieusement espérer l’autorisation de rester parmi nous ! Quand même je consentirais à cette demande, quel bien en retireriez-vous ? pensez-vous que je puisse jamais répondre à une affection qui…

 

– Non, mon père, non ! je ne compte pas vous inspirer un amour comme le mien : je ne demande que la liberté d’être auprès de vous.

 

– Mais songez, madame, songez un seul instant, à l’inconvenance qu’il y aurait pour moi à receler une femme dans le couvent, et une femme qui avoue m’aimer ; et je ne veux pas m’exposer à une si dangereuse tentation.

 

– Une tentation, dites-vous ? oubliez que je suis une femme, et la tentation n’existera plus ; ne voyez en moi qu’un ami, un infortuné dont le bonheur, dont la vie dépend de votre protection. Ne craignez pas que jamais je rappelle à votre souvenir que l’amour le plus impétueux, le plus excessif m’a poussée à déguiser mon sexe ; ne craignez pas qu’entraînée par des désirs contraires à vos vœux et à mon propre honneur, j’entreprenne de vous détourner de la voie de la rectitude. Non, Ambrosio ! Apprenez à me mieux connaître : je vous aime pour vos vertus ; perdez-les, et avec elles vous perdrez mon affection. Je vous regarde comme un saint ; prouvez-moi que vous n’êtes rien de plus qu’un homme, et je vous quitte avec dégoût. Est-ce donc de moi que vous redoutez la tentation ? de moi, en qui des plaisirs enivrants du monde n’ont excité que mépris ? de moi, dont l’attachement ne se fonde que sur l’idée que vous êtes exempt de la fragilité humaine ? Oh ! repoussez ces injurieuses appréhensions ! Ambrosio ! cher Ambrosio ! ne me chassez pas de votre présence ; souvenez-vous de votre promesse, et autorisez-moi à rester.

 

– Impossible, Mathilde. Votre intérêt me commande de vous refuser, car si je tremble, c’est pour vous et non pas pour moi. Après avoir vaincu l’effervescence impétueuse de la jeunesse, après avoir passé trente ans dans la mortification et la pénitence, je pourrais en toute sûreté vous permettre de rester ici, sans craindre que vous m’inspiriez aucun sentiment plus vif que la compassion ; mais, pour vous-même, ce séjour dans le couvent ne peut produire que de funestes conséquences. Vous interpréterez mal chacune de mes paroles et de mes actions ; vous saisirez avidement chaque circonstance qui vous encouragera à espérer un retour d’affection ; insensiblement vos passions deviendront plus fortes que votre raison, et loin que ma présence les réprime, chaque moment que nous passerons ensemble ne servira qu’à les irriter. Je sens que le devoir m’oblige de vous traiter avec rigueur ; je dois rejeter votre prière et dissiper toute ombre d’espérance qui entretiendrait des sentiments si pernicieux à votre repos. Mathilde, vous partirez d’ici demain.

 

– Demain, Ambrosio ? demain ? oh ! ce n’est pas là ce que vous voulez dire ! vous n’avez pas résolu de me pousser au désespoir ! vous n’aurez pas la cruauté…

 

– Vous avez entendu ma décision, obéissez. Les lois de notre ordre interdisent votre séjour ici. Il faut partir ; je vous plains, mais je ne puis rien de plus.

 

Il prononça ces paroles d’une voix faible et tremblante ; puis, se levant de son siège, il allait s’acheminer vers le monastère : Mathilde poussa un grand cri, et le retint.

 

– Arrêtez un seul moment, Ambrosio ! écoutez un seul mot !

 

– Je n’ose pas : laissez-moi ; vous connaissez ma détermination.

 

– Mais un seul mot ! rien qu’un seul, et ce sera fait !

 

– Laissez-moi ; vos prières sont vaines, il faudra partir demain.

 

– Allez donc, barbare ! mais cette ressource me reste !

 

Aussitôt elle tira un poignard ; elle déchira sa robe et plaça la pointe de l’arme sur sa poitrine.

 

– Mon père, je ne sortirai pas vivante de ces murs.

 

– Arrêtez ! arrêtez, Mathilde ! que faites-vous ?

 

– Vous êtes déterminé, et moi aussi. Aussitôt que vous me quitterez, je me plonge ce poignard dans le cœur.

 

– Grand saint François ! Mathilde, avez-vous votre raison ? Savez-vous les conséquences de votre action ? Savez-vous que le suicide est le plus grand des crimes ? que vous perdez votre âme ? que vous renoncez à tout salut ? que vous vous préparez des tourments éternels ?

 

– Peu m’importe, peu m’importe, répliqua-t-elle avec véhémence ; ou votre main me guidera au paradis, ou la mienne va me vouer à l’enfer. Parlez-moi, Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que je resterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire mon sang.

 

À ces mots, elle leva le bras et fit le geste de se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur les mouvements de son arme. Son habit entrouvert laissait voir sa poitrine à demi nue ; la pointe du fer posait sur son sein gauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, qui l’éclairaient en plein, permettaient au prieur d’en observer la blancheur éblouissante ; son œil se promena avec une avidité insatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu’alors inconnue remplit son cœur d’un mélange d’anxiété et de volupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ; le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénés emportaient son imagination.

 

– Arrêtez, cria-t-il d’une voix défaillante, je ne résiste plus ! restez donc, enchanteresse ! restez pour ma destruction !

 

Il dit, et, quittant la place, il s’élança vers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue, incapable d’agir et de penser.

 

Il fut quelque temps sans pouvoir mettre de l’ordre dans ses idées. La scène où il venait de figurer avait éveillé dans son âme tant de sentiments divers, qu’il était hors d’état de décider lequel prédominait. Il était incertain sur la conduite qu’il devait tenir avec l’ennemie de son repos ; sa conscience lui disait que la prudence, la religion et les convenances lui imposaient l’obligation de la renvoyer du couvent ; mais, d’un autre côté, des raisons si puissantes la retenaient, qu’il n’était que trop porté à consentir qu’elle restât. Il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de la déclaration de Mathilde, et de la pensée que, sans le vouloir, il avait triomphé d’un cœur qui avait résisté aux attaques des plus nobles cavaliers de l’Espagne. La manière dont il avait gagné cette affection était aussi très satisfaisante pour sa vanité. Il se rappelait toutes les heures si heureuses qu’il avait passées dans la société de Rosario, et il craignait pour son cœur le vide que cette séparation y laisserait. En outre, il considérait que, riche comme elle était, la bienveillance de Mathilde pouvait être extrêmement avantageuse au couvent.

 

– Et que risqué-je, se dit-il, à lui permettre d’y rester ? Ne puis-je sans péril ajouter foi à ses assurances ? Ne me sera-t-il pas facile d’oublier son sexe et de continuer à ne voir en elle que mon ami et mon élève ? Certainement son amour est aussi pur qu’elle le dépeint ; s’il avait pris sa source dans les désirs des sens, l’aurait-elle si longtemps renfermé dans son sein ? n’aurait-elle pas employé quelque moyen de le satisfaire ? Elle a fait tout le contraire ; elle s’est efforcée de me cacher son sexe, et c’est la crainte d’être découverte, ce sont mes instances qui seules lui ont arraché son secret.

 

Alarmé des sentiments auxquels il s’abandonnait, il eut recours à la prière ; il se leva de son lit, s’agenouilla devant sa belle madone, et la supplia de l’aider à étouffer ses coupables émotions ; puis il se recoucha et s’endormit.

 

Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant son sommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que les objets les plus voluptueux. Dans son rêve Mathilde était devant lui, il revoyait sa gorge nue ; elle lui répétait ses protestations d’amour éternel ; elle lui entourait le cou de ses bras, et le couvrait de ses baisers ; il les rendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et… la vision s’évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l’image de sa madone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ; il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luire avec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres contre celles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figure s’animait, sortait de la toile, l’embrassait tendrement, et ses sens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Telles étaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant son sommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui les images les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruait dans des joies qui jusqu’alors lui avaient été inconnues.

 

Il se jeta à bas de son lit, plein de confusion au souvenir de ses songes ; il n’était guère moins honteux lorsqu’il réfléchissait aux raisons qui, le soir précédent, l’avaient engagé à permettre que Mathilde demeurât. Le nuage qui avait obscurci son jugement venait de se dissiper ; il frémit quand il vit ses arguments dans leur vrai jour, et qu’il reconnut avoir été l’esclave de la flatterie, de la convoitise et de l’amour-propre. Si, dans une heure de conversation, Mathilde avait produit sur ses sentiments un changement si remarquable, que n’avait-il pas à craindre si elle restait au monastère ? Frappé du danger qu’il courait, et sorti du rêve de sa confiance, il résolut d’insister sur le départ immédiat de Mathilde. Il commençait à sentir qu’il n’était point à l’épreuve de la tentation, et que, lors même qu’elle saurait se maintenir dans les bornes de la chasteté, il était hors d’état de lutter contre les passions dont il s’était cru exempt.

 

– Agnès ! Agnès ! s’écria-t-il en réfléchissant à tous ces embarras, j’éprouve déjà l’effet de ta malédiction.

 

Il quitta sa cellule, décidé à renvoyer le faux Rosario. Il parut à matines, mais ses pensées étaient absentes, et il n’y apporta que peu d’attention ; son cœur et sa tête étaient également remplis d’objets mondains, et il pria sans dévotion. Le service fini, il descendit au jardin et dirigea ses pas vers le même lieu où, le soir précédent, il avait fait cette découverte embarrassante ; il ne doutait pas que Mathilde ne l’y vînt retrouver. Il ne se trompait pas : elle entra bientôt dans l’ermitage, et aborda le moine d’un air timide. Après quelques minutes pendant lesquelles ils gardèrent tous deux le silence, elle parut vouloir parler ; mais le prieur, qui dans l’intervalle avait rassemblé toute sa résolution, se hâta de l’interrompre ; sans bien en connaître le degré d’influence, il craignait la mélodieuse séduction de cette voix.

 

– Asseyez-vous près de moi, Mathilde, dit-il, prenant un air de fermeté qu’il évita avec soin de mélanger d’aucune rigueur ; écoutez-moi patiemment, et croyez que dans ce que je vais vous dire je suis plutôt guidé par votre intérêt que par le mien ; croyez que je ressens pour vous la plus tendre amitié, la plus sincère compassion, et que vous ne pouvez pas éprouver un chagrin plus vif que celui que j’ai à vous déclarer que nous ne devons plus nous revoir.

 

– Ambrosio ! cria-t-elle d’une voix qui exprimait à la fois la surprise et la douleur.

 

– Calmez-vous, mon ami ! mon Rosario ! laissez-moi vous appeler encore de ce nom qui m’est si cher. Notre séparation est inévitable ; je rougis d’avouer à quel point elle m’affecte, mais elle doit avoir lieu ; je me sens incapable de vous traiter avec indifférence, et cette conviction même m’oblige d’insister sur votre départ. Mathilde, vous ne devez pas rester ici plus longtemps. Songez au danger d’être découverte, à l’opprobre où me plongerait un tel événement ; songez que mon honneur et ma réputation sont en jeu, et que la paix de mon âme dépend de votre consentement. Jusqu’ici mon cœur est libre, je me séparerai de vous avec regret, mais non avec désespoir ; restez, et peu de semaines suffiront pour sacrifier mon bonheur à vos charmes. Vous êtes trop attrayante, trop séduisante ! Je vous aimerais, je vous adorerais ; mon sein deviendrait la proie des désirs que l’honneur et ma profession m’interdisent d’écouter. Si je leur résistais, l’impétuosité de ces désirs non assouvis m’entraînerait à la folie ; si je cédais à la tentation, j’immolerais à un instant de plaisirs criminels ma réputation dans ce monde et mon salut dans l’autre. C’est vous vers qui j’accours pour me défendre contre moi-même. Répondez-moi, Mathilde, quelle est votre décision ?

 

Elle se taisait.

 

– Ne parlerez-vous pas, Mathilde ? ne me direz-vous pas quel est votre choix ?

 

– Cruel ! cruel ! s’écria-t-elle en se tordant les mains de douleur, vous savez trop bien que vous ne me laissez pas le choix ; vous savez trop bien que je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre !

 

– Je ne m’étais pas trompé ; la générosité de Mathilde égale mon attente.

 

– Oui, je prouverai la sincérité de ma tendresse en me soumettant à un arrêt qui me déchire le cœur. Reprenez votre parole ; je quitterai le monastère aujourd’hui même. J’ai une parente qui est supérieure d’un couvent dans l’Estramadure, c’est près d’elle que j’irai et que je me séparerai du monde pour toujours. Mais dites-moi, mon père, vos vœux me suivront-ils dans ma solitude ?

 

– Ah ! Mathilde, j’ai peur de ne penser que trop souvent à vous pour mon repos !

 

– Je n’ai donc plus rien à désirer, si ce n’est de nous retrouver ensemble dans le ciel. Adieu, mon ami, mon Ambrosio ! Et pourtant, ce me semble, ce serait une consolation pour moi d’emporter quelque gage de votre affection.

 

– Que vous donnerai-je ?

 

– La moindre chose – peu importe – une de ces fleurs suffira. (Elle désignait un buisson de roses planté à la porte de la grotte.) Je la cacherai dans mon sein, et quand je serai morte, les moines la trouveront séchée sur mon cœur.

 

Le moine était hors d’état de répondre ; d’un pas lent, et l’âme accablée d’affliction, il sortit de l’ermitage. Il s’approcha du buisson et s’y arrêta pour cueillir une rose ; soudain, il poussa un cri perçant, revint précipitamment sur ses pas, et laissa tomber de sa main la fleur qu’il tenait déjà. Mathilde, qui l’avait entendu, vola à lui avec empressement.

 

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle. Répondez-moi, au nom du ciel ! qu’est-il arrivé ?

 

– Je suis mort, répliqua-t-il d’une voix faible : caché parmi les roses… un serpent…

 

La douleur de sa blessure devint si vive, qu’il ne put la supporter : ses sens l’abandonnèrent, et il tomba inanimé dans les bras de Mathilde.

 

Celle-ci se frappait le sein, et, n’osant pas quitter Ambrosio, elle appelait à grands cris les moines à son secours. À la fin elle réussit. Alarmés de ses cris, plusieurs frères accoururent, et le supérieur fut rapporté au couvent. On le mit au lit, et le moine qui faisait office de chirurgien de la communauté se mit en devoir d’examiner la blessure. La main d’Ambrosio, cependant, avait enflé d’une manière extraordinaire ; les remèdes qui lui avaient été administrés lui avaient rendu la vie, il est vrai, mais non la connaissance : il était en proie à toutes les horreurs du délire. Sa bouche écumait, et quatre moines, des plus forts, suffisaient à peine à le retenir dans son lit.

 

Le père Pablos (c’était le nom du chirurgien) se hâta d’examiner la main blessée. Les moines entouraient le lit, attendant sa décision avec anxiété ; parmi eux, le faux Rosario ne paraissait pas le moins touché de ce malheur : il contemplait le malade avec une angoisse inexprimable, et les gémissements qui, à tout moment, s’échappaient de son sein trahissaient assez la violence de son affliction.

 

Le père Pablos sonda la blessure. Lorsqu’il retira sa lancette, la pointe en était teinte d’une couleur verdâtre. Il secoua tristement la tête, et quitta le chevet du lit.

 

– C’est ce que je craignais, dit-il, il n’y a pas d’espoir.

 

– Pas d’espoir, dites-vous ? s’écrièrent les moines tout d’une voix ; pas d’espoir !

 

– À la soudaineté de l’effet, je soupçonnais que le prieur avait dû être piqué par un mille-pieds[1] ; le venin que vous voyez sur ma lancette confirme cette idée. Il ne peut pas vivre trois jours.

 

– Et ne peut-on trouver aucun remède ? demanda Rosario.

 

– Pour le sauver, il faudrait extraire le poison, et le moyen de l’extraire est encore un secret pour moi. Tout ce que je puis faire, c’est d’appliquer des herbes sur la blessure pour en diminuer la douleur ; le malade reprendra connaissance ; mais le venin corrompra toute la masse de son sang, et dans trois jours il n’existera plus…

 

Cette décision remplit tous les cœurs d’une excessive affliction. Pablos, comme il l’avait promis, pensa la plaie, et se retira, suivi de ses compagnons. Rosario seul resta dans la cellule, le supérieur, à sa prière instante, ayant été confié à ses soins. Ambrosio, dont les forces avaient été épuisées par la violence de ses convulsions, venait de tomber dans un profond sommeil. Il était tellement accablé de fatigue, qu’il donnait à peine signe de vie. Il était encore dans cet état, lorsque les moines revinrent s’informer si quelque changement avait eu lieu. Pablos défit l’appareil, plutôt par curiosité que dans l’espérance de découvrir aucun symptôme favorable. Quel fut son étonnement de trouver que l’inflammation avait totalement cessé ! Il sonda la plaie ; sa lancette en sortit nette et pure, on ne voyait aucune trace du venin ; et n’était que l’orifice en était encore visible, Pablos aurait douté que la blessure eût jamais existé.

 

Il donna cette nouvelle à ses frères : leur joie n’eut d’égale que leur surprise. Toutefois cette dernière impression céda bientôt à une explication de cet événement toute conforme à leurs idées. Ils furent parfaitement convaincus que leur supérieur était un saint, et pensèrent qu’il était tout naturel que saint François eût opéré un miracle en sa faveur. Cette opinion fut adoptée unanimement. Ils la proclamèrent si bruyamment, et crièrent « Au miracle ! au miracle ! » avec tant de ferveur, qu’ils interrompirent le sommeil d’Ambrosio.

 

Pablos lui donna une médecine fortifiante, et lui conseilla de garder le lit encore deux jours. Puis il se retira, après avoir recommandé à son malade de ne pas s’épuiser à parler, mais de tâcher de prendre quelque repos. Les autres moines suivirent son exemple, et le prieur et Rosario furent laissés sans témoins.

 

Pendant quelques minutes, Ambrosio considéra sa garde-malade avec un mélange de plaisir et d’appréhension.

 

– Et vous êtes encore ici, Mathilde ? dit enfin le prieur ; n’êtes-vous pas satisfaite d’avoir été si près de causer ma ruine, qu’un miracle seul a pu me sauver du tombeau ? Ah ! sans doute le ciel a envoyé ce serpent pour punir…

 

Mathilde l’interrompit en lui mettant sa main devant les lèvres d’un air d’enjouement.

 

– Chut ! mon père, chut ! il ne faut pas parler.

 

– Celui qui a fait cette recommandation ne savait pas tout ce que j’ai d’intéressant à dire.

 

– Mais moi, je le sais, et pourtant je renouvelle positivement son ordre. Je suis chargée de vous garder, et vous ne devez pas me désobéir.

 

– Vous êtes gaie, Mathilde !

 

– Je puis bien l’être ; je viens d’éprouver un plaisir tel que je n’en avais jamais eu de ma vie.

 

– Quel est ce plaisir ?

 

– C’est ce que je dois cacher à tout le monde, mais surtout à vous.

 

– Mais surtout à moi ? Non, non, je vous prie, Mathilde…

 

– Chut ! mon père, chut ! il ne faut pas parler. Mais comme vous ne paraissez pas avoir envie de dormir, voulez-vous que j’essaie de vous amuser avec ma harpe ?

 

– Comment ? Vous savez la musique ?

 

– Oh ! je suis un triste talent. Cependant, comme le silence vous est prescrit pendant quarante-huit heures, peut-être vous distrairai-je, quand vous serez fatigué de vos réflexions. Je vais chercher ma harpe.

 

Elle revint bientôt.

 

– Maintenant, mon père, que vous chanterai-je ? Voulez-vous entendre la ballade en l’honneur du vaillant Durandarte qui périt à la fameuse bataille de Roncevaux ?

 

– Ce que vous voudrez, Mathilde.

 

– Oh ! ne m’appelez pas Mathilde ! appelez-moi Rosario, appelez-moi votre ami. Voilà les noms que j’aime à voir sortir de vos lèvres. À présent, écoutez.

 

Elle accorda sa harpe, puis elle préluda quelques moments avec un goût exquis, et qui prouvait un talent consommé. L’air qu’elle joua était doux et plaintif. Ambrosio, en l’écoutant, sentit son malaise se dissiper, et une mélancolie pleine de charme se répandit dans son âme. Soudain Mathilde changea de mouvement : d’une main hardie et rapide, elle frappa quelques accords bruyants et belliqueux, puis elle chanta sur un air à la fois simple et mélodieux, Durandarte et Belerma.

 

Tandis qu’elle chantait, Ambrosio écoutait avec délices : jamais il n’avait ouï une voix plus harmonieuse ; et il s’étonnait que des sons si célestes pussent être produits par d’autres que des anges. Mais tout en abandonnant son oreille à l’ivresse, un seul regard le convainquit qu’il ne devait point y exposer ses yeux. La chanteuse se tenait à une petite distance du lit ; son attitude, en se penchant sur sa harpe, était aisée et gracieuse : son capuchon, retombé en arrière plus que de coutume, laissait voir deux lèvres de corail, fraîches, mûres, fondantes, et un menton dans les fossettes duquel semblaient se tapir des milliers d’amours. La longue manche de sa robe aurait traîné sur les cordes de l’instrument ; pour prévenir cet inconvénient, elle l’avait relevée au-dessus du coude ; et de la sorte se trouvait découvert un bras de proportions exquises, et dont la peau délicate aurait rivalisé de blancheur avec la neige. Ambrosio n’osa la regarder qu’une fois ; mais ce regard suffit pour lui démontrer tout le danger de la présence de ce séduisant objet. Il ferma les yeux, mais il s’efforçait en vain de la bannir de sa pensée. Elle était toujours là devant lui, parée de tous les charmes que pouvait créer un cerveau échauffé ; toutes les beautés qu’il avait vues paraissaient embellies ; et celles qui étaient restées cachées, l’imagination les lui représentait sous des couleurs brûlantes ; cependant, ses vœux et la nécessité de les garder étaient encore présents à sa mémoire. Il luttait contre le désir, et frissonnait en voyant la profondeur de l’abîme ouvert devant lui.

 

Mathilde cessa de chanter. Redoutant l’influence de ses charmes, Ambrosio restait les yeux fermés et priait, implorant l’assistance de saint François dans cette dangereuse épreuve ! Mathilde crut qu’il dormait : elle quitta son siège, s’approcha doucement du lit, et resta quelques minutes à le contempler attentivement.

 

– Il dort ! dit-elle enfin à voix basse ; mais le prieur l’entendait parfaitement. Maintenant je puis donc le regarder sans crime ; je puis mêler mon haleine à la sienne ; je puis me livrer à mon extase, sans qu’il me soupçonne d’impureté et de tromperie. Oh ! vous, mon saint, mon idole ! vous qui tenez dans mon cœur la première place après Dieu, encore deux jours, et ce cœur vous sera dévoilé. Si vous pouviez savoir ce que j’ai ressenti quand j’ai vu votre agonie ! si vous pouviez savoir combien vos souffrances ont accru encore ma tendresse pour vous ! mais le temps viendra où vous serez convaincu de la pureté et du désintéressement de ma passion. Alors vous aurez pitié de moi, et vous supporterez tout entier le poids de ces chagrins.

 

À ces mots, des sanglots étouffèrent sa voix ; elle était penchée sur Ambrosio ; une de ses larmes lui tomba sur la joue.

 

Le prieur resta en apparence enseveli dans ce repos que chaque nouvelle minute le rendait plus incapable de goûter. La chaleur brûlante de cette larme s’était communiquée à son cœur.

 

– Quelle affection ! quelle pureté ! se dit-il intérieurement. Ah ! si mon sein est si accessible à la pitié, que serait-il donc agité par l’amour !

 

Mathilde quitta de nouveau son siège, et se retira à quelque distance du lit. Ambrosio se hasarda à ouvrir les yeux, et à les porter craintivement sur elle. Elle n’avait point la figure tournée vers lui ; elle avait la tête appuyée sur sa harpe, dans une pose mélancolique, et elle considérait le portrait suspendu en face du lit.

 

– Heureuse, heureuse image ! (c’est ainsi qu’elle s’adressait à la belle madone) ; c’est à vous qu’il offre ses prières ; c’est vous qu’il contemple avec admiration. Je pensais que vous auriez allégé mes peines ; vous n’avez servi qu’à les aggraver ; vous m’avez fait sentir que, si je l’avais connu avant qu’il ne prononçât ses vœux, Ambrosio et le bonheur auraient pu être à moi. Avec quel plaisir il regarde cette peinture ; avec quelle ferveur il adresse ses prières à cette image insensible ! Ah ! ses sentiments ne peuvent-ils être inspirés secrètement par quelque bon génie propice à mon amour ? n’est-ce pas l’instinct naturel de l’homme qui l’avertit ? Taisons-nous ! vaines espérances ! n’encourageons pas une idée qui ôte de son éclat à la vertu d’Ambrosio. C’est la religion, et non la beauté, qui attire son admiration ; ce n’est pas devant la femme, c’est devant la divinité qu’il s’agenouille. Ah ! s’il pouvait m’adresser la moins tendre des expressions qu’il prodigue à cette madone !

 

Le prieur ne perdit pas une syllabe de ce discours : involontairement il leva sa tête de l’oreiller.

 

– Mathilde ! dit-il d’une voix troublée, oh ! ma Mathilde !

 

À cette voix, elle tressaillit et se tourna vers lui. La soudaineté de son mouvement fit tomber son capuchon en arrière, et son visage se découvrit aux yeux avides du moine. Comme il fut stupéfait de voir l’exacte ressemblance de sa madone adorée ! la même exquise proportion de traits, la même profusion de cheveux dorés, les mêmes lèvres de rose, les mêmes yeux célestes, la même majesté de maintien ! Poussant une exclamation de surprise, il retomba sur son oreiller, incertain s’il avait devant lui une mortelle ou une divinité.

 

Mathilde semblait pénétrée de confusion. Elle restait immobile à sa place, et appuyée sur son instrument. Ses yeux étaient baissés vers la terre, et ses belles joues couvertes de rougeur. En revenant à elle, son premier mouvement fut de cacher ses traits ; puis, d’une voix chancelante et troublée, elle s’aventura à adresser au moins ces mots :

 

– Le hasard vous a rendu maître d’un secret que je n’aurais jamais révélé que sur mon lit de mort. Oui, Ambrosio, dans Mathilde de Villanegas vous voyez l’original de votre bien-aimée madone. Peu après que cette malheureuse passion eut pris naissance dans mon cœur, je formai le dessein de vous faire parvenir mon portrait. Le nombre de mes admirateurs m’avait persuadée que je possédais quelque beauté, et je brûlais de savoir l’effet qu’elle produirait sur vous. Je me fis peindre par Martin Galuppi, un Vénitien célèbre qui, à cette époque, résidait à Madrid. La ressemblance fut frappante ; j’envoyai le portrait au couvent des capucins comme s’il était à vendre, et le juif qui l’apporta était un de mes émissaires. Vous en fîtes l’acquisition : jugez de mon ravissement, quand je sus que vous l’aviez contemplé avec bonheur, ou plutôt avec adoration ; que vous l’aviez suspendu dans votre cellule, et que vous n’adressiez plus vos supplications à aucun autre saint ! Chaque jour je vous ai entendu faire l’éloge de mon portrait ; j’ai été témoin des transports que sa beauté excitait en vous : cependant je me suis abstenue d’user contre votre vertu des armes que vous m’aviez fournies vous-même ; je vous ai caché ces traits que vous aimiez sans le savoir ; je n’ai pas cherché à allumer vos désirs en découvrant mes charmes, et à me rendre maîtresse de votre cœur par l’entremise de vos sens : attirer votre attention par ma studieuse observance des devoirs religieux, me faire chérir de vous en vous prouvant que mon âme était vertueuse et mon attachement sincère, tel a été mon seul but. J’ai réussi ; je suis devenue votre compagnon et votre ami ; j’ai dérobé mon sexe à votre connaissance ; et si vous ne m’aviez pressée de révéler mon secret, si je n’avais été tourmentée de la crainte d’être découverte, vous ne m’auriez jamais connue que pour Rosario. Êtes-vous toujours résolu à me chasser ? Le peu d’heures de vie qui me restent encore, ne puis-je les passer en votre présence ? Oh ! parlez, Ambrosio, et dites-moi que je puis rester.

 

– Mathilde, songez à votre position ; songez aux conséquences de votre séjour ici ; notre séparation est indispensable ; nous devons nous dire adieu.

 

– Mais pas aujourd’hui, mon père ! Oh ! par pitié, pas aujourd’hui.

 

– Vous me pressez trop vivement ; mais je ne puis résister à ce ton suppliant. Puisque vous insistez, je cède à votre prière, je consens à vous laisser un délai suffisant pour préparer un peu les frères à votre départ ; restez encore deux jours ; mais le troisième… (il soupira malgré lui) souvenez-vous que le troisième, il faudra nous quitter pour jamais !

 

Elle lui saisit les mains et les pressa contre ses lèvres.

 

– Le troisième, s’écria-t-elle d’un air égaré et solennel, vous avez raison, mon père, vous avez raison ! le troisième, il faudra nous quitter pour jamais !

 

En prononçant ces paroles, elle avait dans les yeux une expression effrayante, qui pénétra d’horreur l’âme du moine. Elle lui baisa de nouveau la main, et sortit rapidement de la chambre.

 

Le moine réfléchit qu’il y avait infiniment plus de mérite à vaincre la tentation qu’à l’éviter ; il pensa qu’il devait plutôt se réjouir de l’occasion qui lui était offerte de prouver la fermeté de sa vertu. Saint Antoine avait bien résisté à toutes les séductions de la volupté, pourquoi n’y résisterait-il pas ? D’ailleurs saint Antoine était tenté par le diable, qui mettait en jeu toutes les ruses de l’enfer pour exciter ses passions, tandis qu’Ambrosio n’avait à redouter qu’une simple mortelle, craintive et pudique, qui n’appréhendait pas moins que lui de le voir succomber.

 

Ambrosio avait encore à apprendre que, pour un cœur qui n’en a pas l’expérience, le vice est toujours plus dangereux lorsqu’il se cache derrière le masque de la vertu.

 

Il se trouva si parfaitement rétabli que, lorsque le père Pablos revint le soir, il lui demanda à quitter la chambre le lendemain ; cette permission lui fut accordée. Le prieur dormit bien : mais les songes de la nuit précédente se renouvelèrent, et les sensations voluptueuses furent encore plus intenses et plus exquises. Les mêmes visions excitantes flottaient devant ses yeux : Mathilde, dans tout l’éclat de sa beauté, chaude, tendre, lascive, le pressait contre son cœur, et lui prodiguait les plus ardentes caresses. Il les rendait avec non moins d’ardeur, et déjà il était sur le point de satisfaire ses désirs, lorsque la forme infidèle disparut et le laissa en proie à toutes les horreurs de la honte et du désappointement.

 

Le matin se levait. Fatigué, harassé, épuisé par ces songes provocants, il n’était pas disposé à quitter son lit : il se dispensa de se rendre à matines ; c’était la première fois de sa vie qu’il y avait manqué. Il se leva tard ; de tout le jour, il n’eut aucune occasion de parler à Mathilde sans témoins : sa cellule était remplie de moines, empressés de lui témoigner la part qu’ils avaient prise à sa maladie.

 

Après dîner, le prieur dirigea ses pas vers l’ermitage. De l’œil il avait fait signe à Mathilde de l’accompagner ; elle obéit, et l’y suivit en silence. Ils entrèrent dans la grotte et s’assirent. Tous deux semblaient répugner à commencer l’entretien, et souffrir du même embarras.

 

Les efforts de Mathilde pour être gaie étaient trop évidents. Son esprit languissait sous le poids de son anxiété, et quand elle parlait, sa voix était faible et basse : elle paraissait impatiente de mettre fin à une conversation qui la gênait, et, se plaignant d’être souffrante, elle demanda à Ambrosio la permission de retourner au couvent. Il la reconduisit jusqu’à la porte de sa cellule, et, arrivés là, il s’arrêta pour lui annoncer qu’il consentait à ce qu’elle continuât de partager sa solitude, aussi longtemps qu’elle le trouverait agréable.

 

Elle ne donna aucune marque de plaisir en recevant cette nouvelle, quoique, le jour précédent, elle eût si instamment sollicité cette permission.

 

– Hélas ! mon père, dit-elle en secouant tristement la tête, votre bonté vient trop tard ; mon sort est fixé ; nous devons nous séparer pour jamais. Croyez pourtant que je suis reconnaissante de votre générosité, de votre compassion pour une infortunée qui n’y a que trop peu de droits.

 

Elle porta son mouchoir à ses yeux ; son capuchon n’était qu’à moitié tiré sur sa figure. Ambrosio remarqua qu’elle était pâle, que ses yeux étaient creux et battus.

 

– Bonté divine ! s’écria-t-il, vous êtes très malade, Mathilde ; je vais vous envoyer le père Pablos.

 

– Non, non ; je suis malade, il est vrai ; mais il ne peut pas me guérir. Adieu, mon père ! souvenez-vous de moi dans vos prières demain, quand je me souviendrai de vous dans le ciel.

 

Elle entra dans sa cellule, et en ferma la porte.

 

Le prieur, sans perdre un instant, lui envoya le médecin, dont il attendit impatiemment le rapport ; mais le père Pablos revint bientôt, et annonça que sa démarche avait été sans résultat. Rosario refusait de l’admettre, et avait positivement rejeté ses offres d’assistance. Le malaise que cette réponse causa à Ambrosio ne fut pas médiocre ; cependant il résolut de laisser, cette nuit, Mathilde en faire à sa tête ; mais si son état n’était pas amélioré le lendemain matin, alors il insisterait pour qu’elle consultât le père Pablos.

 

Il ne se sentait pas disposé à dormir. Il pensa à la beauté et à la tendresse de Mathilde, aux plaisirs qu’il aurait partagés avec elle, s’il n’avait pas été retenu dans les chaînes monastiques. Il réfléchit que, n’étant point alimenté par l’espoir, l’amour qu’elle avait pour lui ne pouvait pas longtemps subsister ; que sans doute elle parviendrait à éteindre sa passion, et chercherait le bonheur dans les bras d’un homme plus heureux. Il frémit en songeant au vide que cette perte lui laisserait au cœur ; il jeta un regard de dégoût sur la monotonie de sa vie de couvent, et se tourna avec un soupir vers ce monde dont il était séparé à tout jamais. Telles étaient les réflexions qu’interrompit un coup bruyant frappé à sa porte. La cloche de l’église venait de sonner deux heures. Inquiet de savoir ce qu’on lui voulait, le prieur se hâta d’ouvrir sa cellule et un frère lai entra, le trouble et l’agitation dans les yeux.

 

– Hâtez-vous, révérend père ! dit-il. Venez chez le jeune Rosario ; il demande instamment à vous voir ; il est à l’article de la mort.

 

– Juste Dieu ! où est le père Pablos ?

 

– Le père Pablos l’a vu, mais son art n’y peut rien. Il soupçonne le jeune homme d’être empoisonné.

 

– Empoisonné ! Oh ! l’infortuné ! voilà ce que je redoutais !

 

Il dit, et vola vers la cellule du novice. Plusieurs moines étaient déjà dans la chambre, le père Pablos parmi eux, tenant une médecine en main, et s’efforçant de décider Rosario à la prendre. Les autres étaient occupés à admirer les traits divins du malade, qu’ils voyaient en ce moment pour la première fois. Elle paraissait plus charmante que jamais ; elle n’était plus ni pâle ni languissante ; un vif éclat était répandu sur ses joues, ses yeux brillaient d’une joie sereine, et sa physionomie exprimait la confiance et la résignation.

 

– Oh ! ne me tourmentez plus ! disait-elle à Pablos, lorsque le prieur, terrifié, entra dans la cellule. Mon mal est bien au-dessus de toute votre science, et je ne désire pas d’en guérir. Puis, apercevant Ambrosio : Ah ! c’est lui ! s’écria-t-elle ; je le revois encore avant que nous nous séparions pour jamais ! laissez-moi, mes frères ; j’ai bien des choses à dire en particulier à ce saint homme !

 

Les moines se retirèrent immédiatement, et Mathilde et le prieur restèrent ensemble.

 

– Qu’avez-vous fait, imprudente ? s’écria ce dernier aussitôt qu’ils furent seuls : dites-moi, mes soupçons sont-ils justes ? Est-il vrai que je doive vous perdre ? Votre bras a-t-il été l’instrument de votre destruction ?

 

Elle sourit, et lui serra la main.

 

– En quoi ai-je été imprudente, mon père ? J’ai sacrifié un caillou et sauvé un diamant. Ma mort conserve une vie précieuse au monde, et qui m’est plus chère que la mienne. Oui, mon père, je suis empoisonnée ; mais sachez que ce poison a circulé auparavant dans vos veines.

 

– Mathilde !

 

– Ce que je vous dis, j’avais résolu de ne vous le découvrir qu’au lit de mort : le moment est arrivé. Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise en danger, par la morsure d’un mille-pieds. Le médecin vous abandonnait, déclarant ignorer le moyen d’extraire le venin ; j’en connaissais un, moi, et je n’ai pas hésité à l’employer. On m’avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j’ai défait l’appareil de votre main, j’ai baisé la plaie, et de mes lèvres sucé le poison. L’effet a été plus prompt que je n’avais cru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et je serai dans un meilleur monde.

 

– Dieu tout-puissant ! s’écria le prieur ; et il tomba sur le lit, presque sans vie. Au bout de quelques minutes, il se releva subitement et regarda Mathilde avec tout l’égarement du désespoir.

 

– Et vous vous êtes sacrifiée à moi ? Vous mourez, vous mourez pour sauver Ambrosio ! et n’y a-t-il donc pas de remède, Mathilde ? et n’y a-t-il donc pas d’espoir ? Parlez-moi, oh ! parlez-moi ! dites-moi qu’il existe encore quelque ressource ?

 

– Rassurez-vous, mon unique ami ! oui, j’ai encore une ressource, mais une ressource que je n’ose employer ; elle est dangereuse, elle est terrible ! ce serait acheter trop cher la vie… à moins qu’il ne me fût permis de vivre pour vous.

 

– Eh bien ! vivez pour moi, Mathilde, pour moi et pour la reconnaissance !

 

Il lui saisit la main, et la porta avec transport à ses lèvres.

 

– Rappelez-vous nos derniers entretiens, je consens à tout. Rappelez-vous de quelles vives couleurs vous avez peint l’union des âmes, que la nôtre réalise ces idées. Oublions les distinctions de sexe, méprisons les préjugés du monde, et ne voyons, l’un dans l’autre, qu’un frère et un ami. Vivez donc, Mathilde, oh ! vivez pour moi !

 

– Ambrosio, cela ne se peut ; quand je l’ai cru, je vous ai abusé, et moi-même avec vous. Il faut que je meure à présent, ou dans les lentes tortures d’un désir non assouvi.

 

– Ô stupéfaction ! Mathilde ! est-ce bien vous qui me parlez ?

 

Il fit un mouvement pour quitter son siège. Elle poussa un grand cri, et s’élançant à moitié hors du lit, elle jeta ses bras autour du moine pour le retenir.

 

– Oh ! ne me quittez pas ! écoutez mes erreurs avec pitié ; dans peu d’heures je ne serai plus : encore un peu, et je serai délivrée de cette honteuse passion.

 

– Malheureuse ! que puis-je vous dire ? je ne puis… je ne dois pas… mais vivez, Mathilde ! oh ! vivez !

 

– Vous ne réfléchissez pas à ce que vous demandez. Quoi ! vivre pour me plonger dans l’infamie ? pour devenir un agent de l’enfer ? pour consommer votre destruction et la mienne ? Touchez ce cœur, mon père.

 

Elle lui prit la main. Confus, embarrassé et fasciné, il ne fit point de résistance, et sentit son cœur battre sous sa main.

 

– Sentez ce cœur, mon père ! il est encore le siège de l’honneur, de la candeur, de la chasteté ; s’il bat demain, il tombera en proie aux plus noirs forfaits. Oh ! laissez-moi donc mourir aujourd’hui ! laissez-moi mourir tandis que je mérite encore les larmes des hommes vertueux. C’est ainsi que je veux expirer ! (Elle posa sa tête sur l’épaule du moine, et de ses cheveux dorés elle lui couvrait la poitrine.)

 

Il faisait nuit, tout était silence alentour ; la faible lueur d’une lampe solitaire tombait sur Mathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre et mystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n’épiait les amants ; rien ne s’entendait que les accents mélodieux de Mathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l’âge ; il voyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé la vie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduite aux portes du tombeau. Il s’assit sur le lit, sa main était toujours sur le sein de Mathilde dont la tête reposait voluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s’étonner qu’il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa ses lèvres sur celles qui les cherchaient :

 

– Ambrosio ! oh ! mon Ambrosio ! soupira-t-elle.

 

– À toi, à toi pour jamais ! murmura le moine ; et il expira sur son sein.

 

III

Le marquis et Lorenzo arrivèrent enfin à l’hôtel de Las Cisternas.

 

– Excusez-moi, seigneur, dit Lorenzo d’un air de réserve, si je réponds avec quelque froideur aux égards que vous me témoignez. L’honneur d’une sœur est compromis dans cette affaire. J’espère que vous ne différerez pas l’éclaircissement que vous m’avez promis.

 

– Auparavant, donnez-moi votre parole que vous m’écouterez patiemment et avec indulgence.

 

– J’aime trop ma sœur pour la juger rigoureusement ; et jusqu’à ce jour je n’ai pas eu d’ami qui me fût plus cher que vous. J’avouerai de plus, que le pouvoir que vous avez de m’obliger dans une affaire qui me tient fort au cœur, me fait désirer ardemment que vous soyez toujours digne de mon estime.

 

– Lorenzo, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de me procurer l’occasion d’être utile au frère d’Agnès.

 

– Prouvez-moi que je puis accepter vos services sans déshonneur, et il n’est personne au monde à qui j’aime mieux avoir obligation.

 

– Probablement vous avez entendu votre sœur parler d’Alphonso d’Alvarada ?

 

– Jamais. Encore enfant, elle a été confiée aux soins de sa tante qui avait épousé un gentilhomme allemand. Il n’y a que deux ans qu’elle a quitté leur château pour revenir en Espagne, lorsqu’elle s’est déterminée à renoncer au monde.

 

– Bon Dieu ! Lorenzo, vous saviez son intention, et vous n’avez fait aucun effort pour l’en dissuader !

 

– Marquis, vous me faites injure : la nouvelle que j’en reçus à Naples m’affligea extrêmement, et je me hâtai de revenir à Madrid dans le dessein exprès d’empêcher ce sacrifice. À mon arrivée, je volai au couvent de Sainte-Claire, qu’Agnès avait choisi pour faire son noviciat. Je demandai à voir ma sœur. Figurez-vous ma surprise : elle refusa de me recevoir ; elle déclarait positivement qu’appréhendant mon influence sur son esprit, elle ne voulait pas s’exposer à une entrevue avec moi avant la veille du jour où elle devait prendre le voile. Je suppliai les nonnes ; j’insistai pour voir Agnès, et je n’hésitai pas à les soupçonner hautement de la retenir loin de moi contre son gré. Pour se disculper de cette imputation de violence, l’abbesse m’apporta quelques lignes, écrites évidemment de la main de ma sœur, et où elle confirmait le premier message. Tous mes efforts subséquents pour obtenir un moment de conversation avec elle furent aussi inutiles. Elle était inflexible, et je n’eus la permission de la voir que le jour qui précéda celui où elle allait entrer au cloître pour ne plus le quitter. Cette entrevue eut lieu en présence de nos principaux parents. C’était pour la première fois depuis son enfance que je la voyais, et ce fut une scène des plus attendrissantes : elle se jeta dans mes bras, m’embrassa, et pleura amèrement. Par tous les arguments possibles, par les larmes, par les prières ; à deux genoux, je m’efforçai de lui faire abandonner sa résolution. Je lui représentai tout ce qu’avait de pénible la vie monastique ; je dépeignis à son imagination tous les plaisirs qu’elle allait quitter et je la conjurai de me révéler ce qui occasionnait son dégoût pour le monde. À cette dernière question, elle devint pâle, et ses larmes coulèrent encore plus abondamment. Elle me supplia de ne point insister sur cette question : qu’il me suffit de savoir que sa détermination était prise, et qu’un couvent était le seul lieu où elle pouvait maintenant espérer de la tranquillité. Elle persévéra dans son dessein et prononça ses vœux. Je l’allai voir souvent à la grille, et chaque moment que je passai avec elle me fit éprouver plus de chagrin de sa perte. Peu de temps après, je fus obligé de quitter Madrid ; je ne suis revenu que hier au soir, et depuis je n’ai pas eu le temps d’aller au couvent de Sainte-Claire.

 

– Ainsi, avant de l’entendre de ma bouche, le nom d’Alphonso d’Alvarada vous était inconnu ?

 

– Pardonnez-moi ; ma tante m’a écrit qu’un aventurier de ce nom avait trouvé moyen de s’introduire dans le château de Lindenberg, qu’il s’était insinué dans les bonnes grâces de ma sœur, et qu’elle avait même consenti à s’enfuir avec lui. Mais avant que ce plan ne fût exécuté, le cavalier apprit que les terres qu’il croyait être les propriétés d’Agnès, à Saint-Domingue, m’appartenaient à moi. Cette découverte le fit changer d’idée : il disparut le jour où l’enlèvement devait avoir lieu, et Agnès, au désespoir de sa perfidie et de sa bassesse, prit le parti de se renfermer dans un couvent. Ma tante ajoutait que, comme cet aventurier s’était donné pour être un de mes amis, elle désirait savoir s’il m’était connu. Je répondis que non. Je ne me doutais guère alors qu’Alphonso d’Alvarada et le marquis de Las Cisternas étaient une seule et même personne : le portrait qu’on me faisait du premier n’avait aucun rapport avec ce que je savais du second.

 

– En cela je reconnais facilement le caractère perfide de doña Rodolpha. Chaque mot de ce récit porte le cachet de sa méchanceté, de sa fausseté, du talent qu’elle a de noircir ceux à qui elle veut nuire. Pardonnez-moi, Médina, de parler si librement de votre parente. Le mal qu’elle m’a fait autorise mon ressentiment, et quand vous aurez entendu mon histoire, vous serez convaincu que mes expressions n’ont point été trop sévères.

 

Il commença alors son récit de la manière suivante.

 

HISTOIRE DE DON RAYMOND,

 

MARQUIS DE LAS CISTERNAS

 

En quittant Salamanque où vous restâtes à l’université une année après moi, comme je l’ai su depuis, je commençai immédiatement le cours de mes voyages. Mon père fournit généreusement à mes dépenses ; mais il me recommanda de cacher mon rang et de ne me présenter partout que comme un simple gentilhomme. Cette idée lui avait été suggérée par son ami le duc de Villa Hermosa, un seigneur dont l’habileté et la connaissance du monde m’ont toujours inspiré la plus profonde vénération : « Croyez-moi, mon cher Raymond, me dit-il, vous recueillerez plus tard le fruit de cet abaissement temporaire. Il est vrai que, comme comte de Las Cisternas, vous seriez reçu les bras ouverts, et que votre vanité de jeune homme serait satisfaite des attentions qui pleuvraient sur vous de tout côté. Maintenant, c’est de vous-même que presque tout va dépendre ; vous avez d’excellentes recommandations, mais ce sera votre affaire de vous les rendre utiles ; il faudra faire des frais pour plaire, il faudra vous étudier à obtenir l’approbation des personnes à qui vous serez présenté. Celles qui auraient recherché l’amitié du comte de Las Cisternas n’auront aucun intérêt à découvrir le mérite ou à supporter patiemment les défauts d’Alphonso d’Alvarada ; en conséquence, lorsque vous vous verrez réellement goûté, vous pourrez sans crainte l’attribuer à vos bonnes qualités et non à votre rang, et la distinction dont vous serez l’objet sera infiniment plus flatteuse. »

 

Je suivis le conseil du duc, et bientôt la sagesse m’en fut démontrée. Je quittai l’Espagne, sous le nom de don Alphonso d’Alvarada, et suivi d’un seul domestique d’une fidélité éprouvée. Paris fut mon premier séjour. Pendant quelque temps j’en fus enchanté, comme en effet doit l’être tout jeune homme, riche, et avide de plaisir. Cependant, toute sa gaieté me laissait un vide au cœur. Je devins las de dissipation ; je m’aperçus que les gens au milieu desquels je vivais, et dont l’extérieur était si poli, si séduisant, étaient au fond frivoles, insensibles et peu sincères.

 

Je tournai mes pas vers l’Allemagne ; mon intention était de visiter les principales cours. Avant cette excursion, je voulais m’arrêter quelque peu à Strasbourg. Comme je descendais de ma chaise, à Lunéville, pour prendre quelques rafraîchissements, je remarquai un brillant équipage, suivi de quatre domestiques vêtus d’une riche livrée, et qui était arrêté à la porte du Lion d’Argent. Bientôt après, en regardant par la croisée, je vis une dame d’un extérieur plein de noblesse, et accompagnée de deux femmes de chambre, monter dans le carrosse, qui partit immédiatement.

 

Je demandai à l’hôte quelle était cette dame.

 

– Une baronne allemande, monsieur, de haut rang et d’une grande fortune ; elle vient de rendre visite à la duchesse de Longueville, à ce que m’ont dit ses gens. Elle va à Strasbourg, où elle trouvera son mari, et de là ils retourneront ensemble à leur château en Allemagne.

 

Je me remis en chemin, voulant arriver le soir même à Strasbourg. Mais ma chaise s’étant brisée, mon espoir fut trompé. L’accident m’était arrivé au milieu d’une épaisse forêt, et je n’étais pas peu embarrassé de trouver le moyen de continuer ma route. On était au cœur de l’hiver ; déjà la nuit tombait, et Strasbourg, qui était la ville la plus proche, était encore éloigné de plusieurs lieues. Il me parut que si je ne voulais pas passer la nuit dans la forêt, je n’avais pas d’autre parti à prendre que de monter sur le cheval de mon domestique et de gagner ainsi Strasbourg ; expédient qui, dans cette saison, était loin d’être agréable.

 

Par bonheur, à ce que je pensais, il s’offrit une occasion de passer la nuit plus agréablement que je ne m’y attendais. Lorsque j’exprimai l’intention d’aller seul jusqu’à Strasbourg, le postillon secoua la tête d’un air de désapprobation.

 

– Si je ne me trompe, dit-il, nous sommes tout au plus à cinq minutes de marche de la cabane de mon vieil ami Baptiste : c’est un bûcheron et un très honnête garçon ; je ne doute pas qu’il ne vous donne asile avec plaisir pour cette nuit. Pendant ce temps-là, je puis prendre le cheval de selle, aller à Strasbourg, et revenir avec les ouvriers qu’il faudra pour réparer la voiture au point du jour.

 

– Et, au nom du ciel, dis-je, comment avez-vous pu nous laisser si longtemps en suspens ! pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt de cette cabane ?

 

Nous nous mîmes en marche : les chevaux réussirent, non sans peine, à traîner derrière nous la voiture brisée ; mon domestique avait presque perdu la parole, et je commençais moi-même à sentir les effets du froid, lorsque nous atteignîmes le but tant désiré. C’était une maison petite, mais propre. En m’approchant, je me réjouis d’apercevoir à travers la fenêtre la clarté d’un bon feu. Notre conducteur frappa à la porte ; il se passa quelque temps avant qu’on répondît ; les gens de l’intérieur semblaient incertains s’ils devaient nous recevoir.

 

– Allons, allons, ami Baptiste, cria le postillon impatienté ; que faites-vous ? dormez-vous ? ou refuserez-vous de loger cette nuit un gentilhomme dont la chaise vient de se briser dans la forêt ?

 

– Ah ! est-ce vous, brave Claude ? répliqua une voix d’homme. Attendez un instant, on va vous ouvrir.

 

Bientôt les verrous se tirèrent, la porte s’ouvrit, et un homme se présenta, une lampe à la main ; il fit au guide une réception cordiale, et, s’adressant à moi :

 

– Entrez, monsieur, entrez, et soyez bien venu. Excusez-moi de ne pas vous avoir reçu d’abord ; mais il y a tant de vauriens par ici, que, sauf votre respect, je vous ai pris pour un d’eux.

 

Tout en parlant, il nous introduisit dans la chambre où j’avais remarqué le feu, et il me fit asseoir dans un bon fauteuil placé au coin de la cheminée. Une femme, que je supposai être celle de mon hôte, se leva de son siège à mon entrée, et me reçut en me faisant une légère et froide révérence. Les manières de son mari étaient aussi prévenantes que les siennes étaient rudes et repoussantes.

 

– Je voudrais pouvoir vous loger plus convenablement, monsieur, dit-il, mais nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir beaucoup de place dans cette chaumière. Pourtant nous ferons en sorte de vous donner une chambre pour vous et une pour votre domestique. Il faudra vous contenter d’une maigre chère ; mais ce que nous avons, croyez que nous vous l’offrons de bon cœur.

 

La femme jeta brusquement son ouvrage sur la table, avec une mauvaise humeur visible. Sa physionomie m’avait déplu de prime abord ; cependant, après tout, ses traits étaient beaux incontestablement, mais elle était jeune et maigre. Chacun de ses regards et de ses gestes exprimait le mécontentement et l’impatience, et les réponses qu’elle faisait à Baptiste lorsqu’il lui reprochait en riant son air bougon étaient aigres, brèves et piquantes. Enfin, à première vue, je conçus pour elle autant de répugnance que je me sentis bien disposé en faveur de son mari, dont l’extérieur était fait pour inspirer l’estime et la confiance. Sa physionomie, à lui, était ouverte, franche, amicale ; ses manières avaient l’honnête simplicité de celles des paysans sans en avoir la grossièreté ; ses joues étaient larges, pleines et rubicondes, et par l’ampleur de sa carrure il semblait faire amende honorable pour la maigreur de sa femme. Aux rides de son front, je lui donnai soixante ans ; mais il portait bien son âge et avait l’air dispos et vigoureux ; la femme ne pouvait pas avoir plus de trente ans, mais comme activité de corps et d’esprit, elle était infiniment plus vieille que son mari.

 

Le postillon alla mettre ses chevaux dans l’écurie du bûcheron ; Baptiste le suivit jusqu’à la porte, et regardait dehors avec inquiétude.

 

– Il fait un vent âpre et cuisant, dit-il ; je ne comprends pas ce qui peut retenir mes garçons si tard ! Monsieur, je vous montrerai deux des plus beaux gars qui aient jamais chaussé soulier de cuir. L’aîné a vingt-trois ans, le second est d’un an plus jeune. À cinquante milles de Strasbourg, il n’y a pas leurs pareils pour la raison, le courage et l’activité.

 

Marguerite, pendant ce temps-là, était occupée à mettre la nappe.

 

– Êtes-vous inquiète aussi ? lui dis-je.

 

– Moi, non, répondit-elle d’un air revêche. Ce ne sont pas mes fils.

 

– Allons, allons, Marguerite ! dit le mari, ne te fâche pas contre monsieur ; sa question est toute simple ; si tu n’avais pas l’air de si méchante humeur, il ne t’aurait jamais crue assez vieille pour avoir un fils de vingt-trois ans ; mais vois comme ton mauvais caractère te vieillit ! Allons, allons, Marguerite ! déridons-nous un peu ; si tu n’as pas d’enfants aussi âgés, tu en auras dans quelque vingt ans d’ici, et j’espère que nous vivrons assez pour les voir tout pareils à Jacques et à Robert.

 

Marguerite joignit les mains avec emportement.

 

– Dieu m’en préserve ! dit-elle, Dieu m’en préserve ! Si je le croyais, je les étranglerais de mes propres mains.

 

Elle quitta précipitamment la chambre et monta l’escalier.

 

Je ne pus m’empêcher de témoigner au bûcheron combien je le plaignais d’être enchaîné pour la vie à une compagne d’un caractère si difficile.

 

– Ah ! seigneur ! monsieur, chacun a sa part de souffrance, et Marguerite est la mienne. D’ailleurs, après tout, elle est maussade et non méchante : le pis est que son affection pour deux enfants qu’elle a eus d’un premier mari lui fait jouer le rôle de marâtre avec les deux miens.

 

Nous causions de la sorte, lorsque notre conversation fut interrompue par un grand cri qui venait de la forêt.

 

– Ce sont mes fils, j’espère ! dit le bûcheron, et il courut ouvrir la porte.

 

Le cri fut répété. Nous distinguâmes un bruit de chevaux, et bientôt après un carrosse, suivi de plusieurs cavaliers, s’arrêta à la porte de la cabane. Un d’eux demanda à quelle distance ils étaient encore de Strasbourg ; comme c’était à moi qu’il s’adressait, je lui répondis qu’ils en étaient à tant de lieues, le nombre que m’avait dit Claude ; sur quoi une grêle d’imprécations tomba sur les postillons qui s’étaient égarés. Les personnes qui étaient dans la voiture avaient été prévenues de la distance, et aussi que les chevaux étaient fatigués à ne pouvoir aller plus loin. Une dame, qui paraissait être la maîtresse, montra beaucoup de chagrin à cette nouvelle ; mais comme il n’y avait pas de remède, un des domestiques s’enquit du bûcheron s’il pouvait les loger cette nuit.

 

Il parut fort embarrassé, et répondit que non, ajoutant qu’un gentilhomme espagnol et son valet étaient déjà en possession des seules pièces disponibles de la maison. À ces mots, la galanterie de ma nation ne me permit pas de garder un logement dont une femme avait besoin. Je signifiai sur-le-champ au bûcheron que je transférais mon droit à cette dame. Il fit quelques objections, mais j’en triomphai ; et courant à la voiture, j’en ouvris la portière, et j’aidai la dame à descendre. Je la reconnus immédiatement pour la même personne que j’avais vue à l’auberge de Lunéville. Je saisis une occasion de demander à un de ses domestiques quel était son nom.

 

– La baronne Lindenberg, fut la réponse.

 

Il était impossible de ne pas remarquer combien l’accueil fait par l’hôte à ces nouveaux venus était différent de celui qu’il m’avait fait à moi-même. Sa répugnance à les recevoir se lisait visiblement sur sa physionomie, et il eut de la peine à prendre sur lui de dire à la dame qu’elle était bienvenue. Je l’introduisis dans la maison, et la fis asseoir dans le fauteuil que je venais de quitter. Elle me remercia fort gracieusement, et me fit mille excuses de l’incommodité qu’elle me causait. Tout à coup la mine du bûcheron s’éclaircit.

 

– Enfin j’ai tout arrangé ! dit-il, en l’interrompant. Je puis, madame, vous loger, vous et votre suite, sans que vous soyez dans la nécessité de rendre monsieur victime de sa politesse. Nous avons deux pièces disponibles, une pour madame, l’autre pour vous, monsieur ; ma femme cédera la sienne aux deux femmes de chambre : quant aux domestiques, il faudra qu’ils se contentent de passer la nuit dans une grange, qui est à quelques pas de la maison ; ils y auront un grand feu, et un aussi bon souper que nous trouverons moyen de leur donner.

 

Après quelques mots de reconnaissance de la dame, et quelques difficultés que je fis de priver Marguerite de son lit, l’arrangement fut accepté. Comme la chambre était petite, la baronne renvoya immédiatement ses domestiques mâles. Baptiste était sur le point de les conduire à la grange dont il avait parlé, lorsque deux jeunes gens parurent à la porte de la cabane.

 

– Enfer et furies ! s’écria le premier, en reculant ; Robert, la maison est pleine d’étrangers !

 

– Ah ! voici mes fils ! s’écria notre hôte. Eh bien ! Jacques ! Robert ! où courez-vous ? garçons, il y a encore assez de place pour vous.

 

Sur cette assurance, les jeunes gens revinrent. Le père les présenta à la baronne et à moi. Après quoi, il se retira avec nos domestiques, tandis que, à leur requête, Marguerite menait les deux femmes de chambre à la pièce destinée à leur maîtresse.

 

Les deux nouveaux venus étaient grands, forts, bien faits ; ils avaient les traits durs et le teint tout hâlé. Ils nous firent leurs compliments en peu de mots, et traitèrent Claude, qui venait d’entrer, en ancienne connaissance. Puis ils se débarrassèrent de leurs manteaux, ôtèrent un ceinturon de cuir, où pendait un long coutelas, et chacun d’eux tira de sa ceinture une paire de pistolets qu’il posa sur une tablette.

 

– Vous marchez bien armés, dis-je.

 

– Il est vrai, monsieur, répliqua Robert. Nous avons quitté Strasbourg tard ce soir, et il est nécessaire de prendre des précautions quand on passe de nuit cette forêt ; elle ne jouit pas d’une bonne réputation, je vous assure.

 

– Comment ! dit la baronne, y a-t-il des voleurs par ici ?

 

– On le dit, madame : pour ma part, j’ai traversé le bois à toute heure, et jamais je n’en ai rencontré un.

 

Marguerite revint. Ses beaux-fils l’attirèrent à l’autre bout de la chambre, et lui parlèrent bas quelques minutes. Aux regards qu’elle jetait vers nous, par intervalles, je conjecturai qu’ils s’informaient de ce que nous venions faire dans la cabane.

 

La baronne, cependant, exprimait ses craintes que son mari ne fût bien inquiet d’elle. Claude la tira d’embarras : il lui apprit qu’il était obligé d’aller cette nuit à Strasbourg ; et si elle voulait le charger d’une lettre, elle pouvait compter qu’il la remettrait fidèlement.

 

– Et d’où vient, dis-je, que vous n’avez aucune crainte de rencontrer ces voleurs ?

 

– Hélas ! monsieur, un pauvre homme, qui a une nombreuse famille, ne doit pas perdre un profit certain parce qu’il s’y joint un peu de danger ; et peut-être monseigneur le baron me donnera une bagatelle pour ma peine ; d’ailleurs, je n’ai rien à perdre que ma vie, et elle ne vaut pas la peine d’être prise par les voleurs.

 

Je trouvai le raisonnement mauvais, et je l’engageai à attendre jusqu’au matin ; mais comme la baronne ne me secondait point, je fus forcé de céder.

 

La dame déclara qu’elle était très fatiguée du voyage. Elle s’adressa donc à Marguerite, la priant de la mener à sa chambre, où elle désirait prendre une demi-heure de repos. Une des femmes de chambre fut aussitôt appelée ; elle parut avec une lumière, et la baronne la suivit en haut. Le couvert devait se mettre dans la pièce où j’étais, et Marguerite me donna bientôt à entendre que je la gênais. L’avis était trop clair pour ne pas être aisément compris : je demandai donc à un des jeunes gens de me conduire à la chambre où je devais coucher, et où je pourrais rester jusqu’à ce que le souper fût prêt.

 

– Quelle chambre est-ce, mère ? dit Robert.

 

– Celle qui est tendue de vert, répondit-elle ; je viens de prendre la peine de la préparer, et j’ai mis des draps blancs au lit ; si monsieur s’amuse à se vautrer dessus, il pourra bien le refaire à ma place.

 

– Vous êtes de mauvaise humeur, mère ; mais ce n’est pas une nouveauté. Ayez la bonté de me suivre, monsieur.

 

Il ouvrit la porte, et s’élança vers un escalier étroit.

 

– Vous n’avez pas de lumière, dit Marguerite ; est-ce votre cou ou celui de monsieur que vous avez envie de rompre ?

 

Elle vint entre nous, et mit une chandelle dans la main de Robert, qui, l’ayant reçue, commença à monter l’escalier. Jacques était occupé à mettre la nappe, et me tournait le dos. Marguerite profita du moment où nous n’étions pas observés ; elle me saisit la main, et la serra fortement.

 

– Regardez les draps, dit-elle, en passant près de moi ; et aussitôt elle reprit sa première occupation.

 

Étonné de la brusquerie de son geste, je restai comme pétrifié. La voix de Robert, qui m’invitait à le suivre, me rappela à moi-même. Je montai l’escalier. Mon guide m’introduisit dans une chambre, où un excellent feu de bois flambait dans la cheminée. Il mit la lumière sur la table, s’informa si j’avais d’autres ordres à donner, et, ayant su que non, il me laissa. Vous pouvez bien penser que dès l’instant où je me trouvai seul, je suivis le conseil de Marguerite. Je me hâtai de prendre la chandelle, je m’approchai du lit, et je défis la couverture. Quelle fut ma stupéfaction, mon horreur, en voyant les draps rouges de sang !

 

En ce moment, mille idées confuses me traversèrent l’esprit. Les voleurs qui infestaient le bois, l’exclamation de Marguerite au sujet de ses enfants, les armes et l’apparence des deux jeunes gens, et les différentes anecdotes que j’avais entendues raconter sur l’intelligence secrète qui existe fréquemment entre les bandits et les postillons ; toutes ces circonstances furent autant de lueurs qui me remplirent de doute et d’appréhension. Tout m’était devenu sujet de soupçon : je m’approchai avec précaution de la fenêtre, laissée ouverte, en dépit du froid, pour aérer la chambre qui était restée longtemps inoccupée. Je me hasardai à regarder au dehors. La clarté de la lune me permit de distinguer un homme que je reconnus sans peine pour mon hôte. Il marchait vite, puis s’arrêtait et paraissait écouter. Il frappait du pied, et se battait la poitrine avec ses bras comme pour se garantir de la rigueur de la saison ; au moindre bruit, il tressaillait, et regardait autour de lui avec anxiété.

 

– Que le diable l’emporte ! dit-il enfin avec une extrême impatience ; qu’est-ce qu’il peut faire ?

 

En ce moment j’entendis des pas qui s’approchaient ; Baptiste alla vers le son : il joignit un homme qu’à sa petite taille et au cor suspendu à son cou, je reconnus pour n’être ni plus ni moins que mon fidèle Claude que je supposais déjà en route pour Strasbourg.

 

– Puisque, disait Baptiste, tu as part égale dans toutes nos prises, ton propre intérêt est d’y mettre toute l’activité possible. Ce serait une honte de laisser échapper un tel butin. Tu dis que cet Espagnol est riche ?

 

– Son domestique s’est vanté à l’auberge que les effets qui étaient dans leur chaise valaient plus de dix mille pistoles.

 

Oh ! comme je maudis l’imprudente vanité de Stéphano !

 

– Et on m’a dit, continua le postillon, que cette baronne porte avec elle une cassette de bijoux d’une immense valeur.

 

– Cela peut être, mais j’aimerais autant qu’elle ne fût pas venue. L’Espagnol était une proie certaine ; mes garçons et moi nous serions facilement venus à bout de lui et de son domestique, et nous aurions partagé entre nous quatre les dix mille pistoles ; à présent, il faut admettre la bande au partage, et encore toute la couvée peut nous échapper. Si nos amis sont déjà allés prendre leurs différents postes avant que tu n’arrives à la caverne, tout sera perdu ; la suite de la dame est trop nombreuse pour que nous puissions être les plus forts. À moins que nos associés n’arrivent à temps, il faudra que nous laissions partir demain ces voyageurs comme ils sont venus.

 

– C’est diablement malheureux que mes camarades qui menaient le carrosse soient précisément ceux qui ne font pas partie de la troupe ! mais ne crains rien, ami Baptiste, en une heure je serai à la caverne ; il n’est encore que dix heures, et, à minuit, tu peux compter sur l’arrivée de la bande.

 

– Je tâcherai de tenir tout paisible jusqu’à l’arrivée de nos amis.

 

– Dis à Robert que j’ai pris son cheval ; le mien a cassé sa bride et s’est sauvé dans les bois. Quel est le mot d’ordre ?

 

– La récompense du courage.

 

– Il suffit. Je cours à la caverne.

 

– Et moi je rejoins mes hôtes, de peur que mon absence ne fasse naître quelques soupçons. Adieu, et de l’activité.

 

Vous pouvez vous figurer ce que je dus éprouver pendant cette conversation, dont je ne perdis pas une seule syllabe. Je savais que la résistance serait vaine ; j’étais sans armes et seul contre trois. Toutefois, je résolus du moins de vendre ma vie aussi cher que possible. En descendant, je trouvai le couvert mis pour six personnes. La baronne était assise au coin du feu, Marguerite occupée à assaisonner une salade, et ses beaux-fils causaient ensemble à voix basse à l’autre bout de la pièce.

 

D’un coup d’œil, je prévins Marguerite que son avis n’avait pas été perdu. Comme je la trouvais différente à présent ! ce qui m’avait paru d’abord humeur sombre et maussade, n’était plus que dégoût de ses compagnons, et compassion de mon danger. Je voyais en elle ma seule ressource.

 

J’essayai de distraire mon attention des périls qui m’environnaient en causant de différents sujets avec la baronne. Je parlai de l’Allemagne, et de l’intention où j’étais de la parcourir immédiatement : Dieu sait si en ce moment je croyais la voir jamais. Elle me répondit avec beaucoup d’aisance et de politesse, m’assura que le plaisir d’avoir fait connaissance avec moi compensait amplement un retard dans son voyage, et elle m’invita avec instance à m’arrêter quelque temps au château de Lindenberg. Comme elle disait cela, les jeunes gens échangèrent un malicieux sourire, qui signifiait qu’elle serait heureuse si elle arrivait elle-même jusqu’à ce château. Ce mouvement ne m’échappa point ; mais je cachai l’émotion qu’il excita dans mon sein. Je continuai de causer avec la dame ; mais mes paroles étaient si souvent incohérentes, que, comme elle me l’a dit depuis, elle commença à craindre que je ne fusse pas dans mon bon sens. Je calculais les moyens de quitter la cabane, d’arriver jusqu’à la grange, et d’informer les domestiques des desseins de notre hôte. Je fus bientôt convaincu de l’impossibilité d’une telle tentative. Jacques et Robert épiaient chacun de mes gestes d’un œil attentif, et je fus obligé de renoncer à mon idée.

 

Je frissonnai malgré moi quand Baptiste rentra dans la salle. Il fit beaucoup d’excuses de son absence, mais « il avait été retenu par des affaires impossibles à remettre ». Puis il demanda la permission que sa famille soupât à la même table que nous ; liberté que, sans cela, le respect lui interdirait de prendre. J’étais forcé de dissimuler, et de recevoir avec un semblant de reconnaissance les fausses civilités de celui qui tenait le poignard levé sur mon sein.

 

La permission que notre hôte demandait fut accordée sans peine. Nous nous mîmes à table ; la baronne et moi occupions un des côtés ; les fils étaient en face de nous, le dos à la porte. Baptiste prit place à côté de la baronne au haut bout, et la chaise à côté de la sienne fut laissée pour sa femme. Elle entra bientôt, et posa devant nous un simple, mais bon repas de paysan. Notre homme crut devoir s’excuser de cette maigre chère.

 

– Allons, allons, monsieur, égayez-vous ! dit-il ; vous ne paraissez pas tout à fait remis de votre fatigue. Pour remonter vos esprits, que dites-vous d’un verre d’un excellent vieux vin qui m’a été laissé par mon père ? Dieu garde son âme, il est dans un meilleur monde !

 

Marguerite revint bientôt avec une bouteille cachetée de cire jaune. Elle la posa sur la table, et rendit la clef à son mari. Je soupçonnai que cette boisson ne nous était pas offerte sans dessein, et j’épiai les mouvements de Marguerite avec inquiétude. Elle était occupée à rincer quelques petits gobelets de corne ; quand elle les plaça devant son mari, elle vit que j’avais l’œil fixé sur elle ; et dans un moment où elle crut ne pas être observée des brigands, elle me fit signe de la tête de ne point goûter de cette liqueur.

 

Pendant ce temps-là, notre hôte avait débouché la bouteille, et remplissant deux des gobelets, il les offrit à la dame et à moi. Elle fit d’abord quelques difficultés, mais les instances de Baptiste étaient si pressantes, qu’elle fut obligée d’accepter. Craignant d’éveiller les soupçons, je n’hésitai pas à prendre le gobelet qui m’était présenté : à l’odeur et à la couleur, je vis que c’était du vin de Champagne ; mais quelques grains de poudre qui flottaient à la surface me convainquirent qu’il n’était pas sans mélange. Cependant, je n’osai pas exprimer ma répugnance à le boire ; je le portai à mes lèvres et fis semblant de l’avaler ; puis tout à coup quittant ma chaise, je courus en toute hâte à un vase plein d’eau placé à quelque distance, et où Marguerite avait rincé les gobelets, et feignant de cracher le vin avec dégoût, je profitai de l’occasion pour le vider dans le vase sans être aperçu.

 

Les brigands parurent alarmés de mon action. Jacques se leva à demi de sa chaise, porta la main à sa poitrine, et je découvris le manche d’un poignard. Je revins tranquillement à mon siège, et j’eus l’air de ne pas avoir remarqué leur trouble.

 

– Vous n’avez pas rencontré mon goût, honnête ami, dis-je en m’adressant à Baptiste : je n’ai jamais pu boire de vin de Champagne sans qu’il m’incommodât violemment. Je viens d’en avaler plusieurs gorgées avant d’en reconnaître la nature, et j’ai bien peur de payer cher cette imprudence.

 

Baptiste et Jacques échangèrent des regards d’incrédulité.

 

– Peut-être, dit Robert, l’odeur vous en est désagréable ?

 

Il quitta sa chaise, et ôta mon gobelet ; je remarquai qu’il examinait s’il était à peu près vide.

 

– Il doit avoir bu suffisamment, dit-il tout bas en se rasseyant.

 

Marguerite paraissait craindre que je n’eusse goûté de cette liqueur : je la rassurai d’un coup d’œil.

 

J’attendais avec anxiété les effets que le breuvage produirait sur la dame. Je ne doutais pas que les grains de poudre que j’y avais observés ne fussent du poison, et je déplorais l’impossibilité où j’avais été de la prévenir du danger. Mais peu de minutes s’étaient écoulées lorsque je vis ses yeux s’appesantir ; sa tête s’affaissa sur son épaule, et elle tomba dans un profond sommeil. Je feignis de ne pas m’en apercevoir, et je continuai ma conversation avec Baptiste, d’un air aussi gai que possible. Mais lui, il ne me répondait plus sans se contraindre. Je ne savais comment dissiper la méfiance qu’évidemment les brigands avaient de moi. Dans ce nouveau dilemme, l’humanité de Marguerite m’assista encore. Elle passa derrière la chaise de ses beaux-fils, s’arrêta un moment en face de moi, ferma les yeux et pencha la tête sur l’épaule. Ce signe aussitôt me tira d’incertitude ; il me disait d’imiter la baronne, et de faire comme si la liqueur avait eu sur moi son plein effet. J’en profitai, et, dans peu d’instants j’eus parfaitement l’air d’être plongé dans le sommeil.

 

– Bon, s’écria Baptiste, lorsque je me renversai sur ma chaise, enfin il dort ! je commençais à croire qu’il avait flairé notre projet, et que nous serions forcés de le dépêcher à tout événement.

 

– Et pourquoi ne pas le dépêcher à tout événement ? demanda le féroce Jacques ; pourquoi lui laisser la possibilité de trahir notre secret ? Marguerite, donne-moi un de mes pistolets, un doigt sur la détente, et tout sera dit.

 

– Et supposé, repartit le père, supposé que nos amis n’arrivent pas ce soir, nous ferons une jolie figure demain matin quand les domestiques le demanderont ! Non, non, Jacques, il faut attendre nos camarades ; avec eux nous sommes assez forts pour dépêcher les valets aussi bien que les maîtres, et le butin est à nous. Si Claude ne trouve pas la troupe, il faut nous résigner, et laisser la proie nous glisser entre les doigts.

 

– Bon, mon père, répondit Jacques, si vous m’aviez cru, tout serait fini à l’heure qu’il est. Enfin ! Claude est parti : il est trop tard maintenant pour y songer ; il faut attendre patiemment l’arrivée de la bande, et si les voyageurs nous échappent cette nuit, il ne faudra pas manquer de les attendre demain sur la route.

 

– Bien dit ! bien dit ! répliqua Baptiste. Marguerite, avez-vous donné la boisson assoupissante aux femmes de chambre ?

 

Elle répondit affirmativement.

 

En cet instant j’entendis des pas de chevaux.

 

– Ouvrez ! ouvrez ! crièrent plusieurs voix en dehors de la cabane.

 

Robert se hâta d’ouvrir la porte de la cabane.

 

– Mais d’abord, dit Jacques en prenant ses armes, d’abord laissez-moi dépêcher ces dormeurs.

 

– Non, non, non ! repartit le père : allez à la grange où l’on a besoin de vous ; j’aurai soin de ceux-ci et des femmes d’en haut.

 

Jacques obéit, et suivit son frère. Ils eurent l’air de causer quelques minutes avec les nouveaux venus ; après quoi j’entendis les voleurs mettre pied à terre, et, autant que je pus conjecturer, diriger leurs pas vers la grange.

 

– Voilà qui est sagement fait, marmotta Baptiste ; ils sont descendus de cheval, afin de tomber à l’improviste sur les étrangers. Bien ! bien ! et maintenant à la besogne.

 

Je l’entendis s’approcher d’un petit buffet qui était situé dans une partie éloignée de la salle, et l’ouvrir. En ce moment, je me sentis remuer doucement.

 

– À présent ! à présent ! murmura Marguerite.

 

J’ouvris les yeux. Baptiste me tournait le dos. Il n’y avait dans la chambre que Marguerite et la dame endormie. Le scélérat avait pris un poignard dans le buffet, et il semblait en examiner le tranchant. J’avais négligé de me munir d’armes mais je compris que c’était ma seule chance de salut, et je résolus de ne pas perdre l’occasion. Je m’élançai de mon siège, tombai subitement sur Baptiste, et lui serrant le cou de mes deux mains, je l’empêchai de pousser un seul cri. Vous pouvez vous rappeler que j’étais connu à Salamanque pour la vigueur de mon bras. Elle me rendit ici un service essentiel. Surpris, terrifié et suffoqué, le scélérat n’était nullement de force à lutter contre moi. Je le terrassai ; je le serrai plus fort que jamais ; et tandis que je le tenais immobile sur le plancher, Marguerite, lui arrachant le poignard de la main, le lui plongea à plusieurs reprises dans le cœur jusqu’à ce qu’il expirât. Cet acte horrible, mais nécessaire, ne fut pas plus tôt accompli, que Marguerite me dit de la suivre.

 

– La fuite est notre seul refuge, me dit-elle, vite ! vite ! partons !

 

Je n’hésitai pas à lui obéir ; mais ne voulant pas laisser la baronne victime de la vengeance des voleurs, je la pris dans mes bras, encore assoupie, et je me hâtai de suivre Marguerite. Les chevaux des brigands étaient attachés près de la porte ; ma conductrice sauta sur l’un d’eux, j’imitai son exemple ; je mis la baronne devant moi, et je piquai des deux. Notre seul espoir était d’atteindre Strasbourg, qui était beaucoup plus près que n’avait dit le perfide Claude. Marguerite connaissait bien la route et galopait devant moi. Nous fûmes obligés de passer à côté de la grange où les brigands assassinaient nos domestiques. La porte était ouverte ; nous distinguâmes les cris des mourants et les imprécations des meurtriers. Ce que j’éprouvai en ce moment est impossible à décrire.

 

Déjà le clocher de Strasbourg était en vue, quand nous entendîmes les voleurs qui nous poursuivaient. Marguerite regarda en arrière, et les vit qui descendaient une petite colline peu éloignée. C’était en vain que nous pressions nos chevaux : le bruit se rapprochait à chaque moment.

 

Nous redoublâmes d’efforts, et bientôt nous distinguâmes une troupe nombreuse de cavaliers qui venaient vers nous à toute bride. Ils étaient sur le point de nous dépasser.

 

– Arrêtez ! arrêtez ! cria Marguerite ; sauvez-nous ! pour l’amour de Dieu, sauvez-nous !

 

Le premier, qui paraissait servir de guide, arrêta court son cheval.

 

– C’est elle ! c’est elle ! s’écria-t-il en sautant à terre. Arrêtez, seigneur, arrêtez ! ils sont sains et saufs ! c’est ma mère !

 

Au même moment Marguerite se jeta à bas de son cheval, prit l’étranger dans ses bras et le couvrit de baisers. Les autres cavaliers s’étaient arrêtés.

 

– La baronne Lindenberg ? demanda l’un d’eux avec anxiété. Où est-elle ? N’est-elle pas avec vous ?

 

Il resta immobile en la voyant étendue sans connaissance dans mes bras. Il me la prit promptement ; l’assoupissement profond où elle était plongée le fit trembler d’abord pour sa vie ; mais le battement de son cœur le rassura bientôt.

 

– Dieu soit loué ! dit-il ; elle leur a échappé !

 

J’interrompis sa joie en lui montrant les brigands qui continuaient d’approcher. Je n’eus pas plus tôt parlé que la plus grande partie de la troupe, qui paraissait principalement composée de soldats, courut à leur rencontre. Les scélérats n’attendirent pas leur attaque. S’apercevant du danger, ils tournèrent bride et s’enfuirent dans le bois, où ils furent poursuivis par nos libérateurs. L’étranger, cependant, que je devinai être le baron Lindenberg, après m’avoir remercié du soin que j’avais pris de sa femme, nous proposa de retourner en toute hâte à la ville. La baronne, sur qui les effets du breuvage n’avaient pas cessé d’opérer, fut placée devant lui ; Marguerite et son fils remontèrent sur leurs chevaux ; les domestiques du baron nous suivirent, et nous arrivâmes bientôt à l’auberge où il avait pris un appartement.

 

C’était l’Aigle d’Autriche, où mon banquier, qu’avant de quitter Paris j’avais prévenu de mon intention de visiter Strasbourg, m’avait fait préparer un logement. Je me réjouis de cette circonstance. Elle me procura l’occasion de cultiver la connaissance du baron, que je prévis devoir m’être utile en Allemagne. Aussitôt arrivés, la baronne fut mise au lit. On fit venir un médecin qui ordonna une potion propre à détruire l’effet du narcotique, et après qu’elle l’eut prise, elle fut confiée aux soins de l’hôtesse. Le baron alors s’adressa à moi, et me pria de lui raconter les particularités de cette aventure. Je satisfis sur l’heure à sa demande ; car, en peine sur le sort de Stéphano, que j’avais été forcé d’abandonner à la cruauté des bandits, il m’eût été impossible de dormir avant d’avoir de ses nouvelles. J’appris trop tôt que mon fidèle domestique avait péri. Les soldats qui avaient poursuivi les brigands revinrent tandis que j’étais occupé à raconter mon aventure au baron. Par eux, je sus que les voleurs avaient été atteints. Le crime et le vrai courage sont incompatibles : ils s’étaient jetés aux pieds de leurs adversaires, ils s’étaient rendus sans coup férir, avaient découvert leur retraite, trahi le signal au moyen duquel on s’emparerait du reste de la troupe ; bref, ils avaient donné toutes les preuves possibles de lâcheté et de bassesse. De cette manière, toute la bande, composée d’environ soixante personnes, avait été prise, garrottée et conduite à Strasbourg. Quelques-uns des soldats avaient couru à la cabane, ayant pour guide un des bandits. Leur première visite avait été à la funeste grange, où ils avaient eu le bonheur de retrouver deux des valets du baron encore en vie, quoique bien dangereusement blessés. Le reste avait expiré sous les coups des voleurs, et de ce nombre était mon pauvre Stéphano.

 

Alarmés de notre évasion, les voleurs, dans leur empressement de nous atteindre, avaient négligé de visiter la cabane : les soldats trouvèrent donc les deux femmes de chambre saines et sauves, et ensevelies dans le même sommeil de mort qui pesait sur leur maîtresse. On ne découvrit personne autre dans la cabane, si ce n’est un enfant qui n’avait pas plus de quatre ans, et que les soldats emmenèrent. Nous nous épuisions en conjectures sur la naissance de ce petit infortuné, lorsque Marguerite s’élança dans la chambre avec l’enfant dans ses bras. Elle tomba aux pieds de l’officier qui nous faisait ce rapport, et le bénit mille fois d’avoir sauvé son fils.

 

Après les premiers transports de la tendresse maternelle, je la priai de nous expliquer comment elle avait été unie à un homme dont les principes semblaient en si complet désaccord avec les siens. Elle baissa les yeux, et essuya quelques larmes.

 

– Messieurs, dit-elle après un instant de silence, j’ai une faveur à vous demander. Vous avez le droit de savoir à qui vous rendez service : je ne veux donc pas me refuser à une confession qui me couvre de honte ; mais permettez-moi de l’abréger autant que possible.

 

Je suis née à Strasbourg de parents respectables. Un misérable s’est rendu maître de mon affection, et pour le suivre j’ai quitté la maison de mon père. Mais bien que mes passions l’aient emporté sur ma vertu, je ne me suis pas dégradée jusqu’à la corruption, qui est le lot trop ordinaire des femmes entraînées à un premier faux pas. J’aimais mon séducteur, je l’aimais tendrement ! je lui fus fidèle.

 

Il était de noble naissance, mais il avait dissipé son patrimoine. Ses parents le regardaient comme une honte pour leur nom, et l’avaient tout à fait repoussé. Ses excès attirèrent sur lui l’indignation de la police : il fut obligé de fuir de Strasbourg, et il ne vit d’autre ressource que de s’unir aux bandits qui infestaient la forêt voisine, et dont la troupe était principalement composée de jeunes gens de famille placés dans la même catégorie que lui. J’étais déterminée à ne pas l’abandonner. Je le suivis à la caverne des brigands, et partageai avec lui la misère inséparable d’une vie de pillage. Mais, quoique je susse que notre existence ne se soutenait que par le vol, il savait que mes sentiments n’étaient point assez dépravés pour envisager l’assassinat sans horreur. Il supposait, et avec raison, que j’aurais fui avec exécration les embrassements d’un meurtrier. Ce ne fut qu’après la mort de mon séducteur, que je découvris que ses mains s’étaient souillées du sang de l’innocence.

 

Ma douleur fut inexprimable. Aussitôt que la violence en fut diminuée, je résolus de retourner à Strasbourg, de me jeter avec mes deux enfants aux pieds de mon père, et d’implorer sa clémence, quoique j’eusse bien peu d’espoir de l’attendrir. Quelle fut ma consternation quand j’appris qu’une fois dans le secret de la retraite des bandits, on n’avait plus la permission de quitter leur troupe ; qu’il fallait renoncer à l’espoir de rentrer jamais dans la société, et consentir sur-le-champ à accepter l’un d’entre eux pour mari ! Mes prières et mes remontrances furent vaines. Ils tirèrent au sort à qui m’aurait ; je devins la propriété de l’infâme Baptiste. Un voleur, qui jadis avait été moine, accomplit pour nous une cérémonie plus burlesque que religieuse ; mes enfants et moi nous fûmes remis aux mains de mon nouveau mari, et il nous emmena immédiatement chez lui.

 

Mes enfants étaient au pouvoir de Baptiste, et il avait juré que si j’essayais de m’échapper, ils le lui paieraient sur leur tête. J’avais eu trop de preuves de sa barbarie pour douter qu’il ne remplît son serment à la lettre. Baptiste prenait plaisir à m’ouvrir les yeux sur les cruautés de sa profession, et s’efforçait de me familiariser avec le sang et le carnage.

 

Telle était ma situation quand don Alphonso fut conduit à la cabane par son perfide postillon. Par les ordres de Baptiste, je montai faire le lit de l’étranger : j’y mis les draps dans lesquels un voyageur avait été assassiné quelques nuits auparavant, et qui étaient encore tachés de sang ; j’espérais que ces taches n’échapperaient pas à l’attention de notre hôte, et qu’elles le mettraient sur la voie des desseins de mon traître de mari. Cette précaution ne fut pas la seule. Mon fils Théodore était malade au lit : je me glissai dans sa chambre sans être vue par mon tyran ; je lui communiquai mon projet, dans lequel il entra avec ardeur. Il se leva malgré sa maladie et s’habilla en toute hâte. J’attachai un des draps autour de ses bras et je le descendis par la fenêtre ; il courut à l’écurie, prit le cheval de Claude et galopa vers Strasbourg. Aussitôt arrivé, il implora l’assistance des magistrats ; son récit passa de bouche en bouche, et parvint enfin à la connaissance de monseigneur le baron. Inquiet de sa femme, qu’il savait devoir être sur la route ce soir-là, l’idée lui vint qu’elle pouvait être au pouvoir des voleurs. Il accompagna Théodore, qui guidait les soldats vers la cabane, et il arriva juste à temps.

 

Ici j’interrompis Marguerite, et je lui demandai pourquoi on m’avait présenté une potion assoupissante. Elle répondit que Baptiste me supposait des armes, et voulait me mettre hors d’état de faire résistance.

 

Le baron alors pria Marguerite de lui faire connaître quels étaient ses projets ; je me joignis à lui, protestant de mon empressement à prouver ma reconnaissance à celle qui venait de sauver mes jours.

 

– Dégoûtée d’un monde où je n’ai rencontré que des malheurs, répliqua-t-elle, mon seul désir est de me retirer dans un couvent. Mais d’abord je dois m’occuper de mes enfants. J’apprends que ma mère n’est plus… vraisemblablement poussée avant l’âge au tombeau par ma fuite. Mon père vit encore ; ce n’est point un homme dur. Peut-être, messieurs, en dépit de mon ingratitude et de mon imprudence, votre intercession le décidera à me pardonner et à prendre soin de ses infortunés petits-fils.

 

Le baron et moi nous assurâmes Marguerite que nous n’épargnerions rien pour obtenir sa grâce, et que, lors même que son père serait inflexible, elle ne devait avoir aucune crainte sur le sort de ses enfants ; je m’engageai à me charger de Théodore, et le baron promit de prendre le cadet sous sa protection.

 

La baronne, lorsqu’elle revint à elle et qu’elle sut les dangers dont je l’avais sauvée, ne mit pas de bornes à l’expression de sa gratitude ; son mari se joignit à elle avec tant de chaleur pour me prier de les accompagner à leur château en Bavière, qu’il me fut impossible de résister à leurs instances. Pendant une semaine que je passai à Strasbourg, les intérêts de Marguerite ne furent point oubliés. Dans notre visite à son père, nous réussîmes aussi complètement que nous pouvions le désirer. Mais aucun raisonnement ne put faire renoncer Théodore au plan que j’avais d’abord tracé pour lui. Il s’était sincèrement attaché à moi pendant mon séjour à Strasbourg, et quand je fus sur le point d’en partir, il me supplia en pleurant de le prendre à mon service ; il exposa tous ses petits talents sous les couleurs les plus favorables, et s’efforça de me convaincre qu’il me serait infiniment utile en route. Je ne me souciais guère de me charger d’un garçon d’à peine treize ans, qui ne serait qu’un embarras pour moi ; cependant, je ne pus résister aux prières d’un enfant si affectionné, et qui réellement possédait mille qualités estimables. Il décida, non sans peine, ses parents à lui permettre de me suivre, et, une fois leur consentement obtenu, il fut décoré du titre de mon page. Après une semaine passée à Strasbourg, Théodore et moi nous partîmes pour la Bavière, en compagnie du baron et de sa femme. Ces derniers, ainsi que moi, avaient forcé Marguerite à accepter des cadeaux de prix pour elle-même et pour son plus jeune fils. En la quittant, je lui promis positivement de lui rendre Théodore au bout d’une année.

 

Je vous ai conté tout au long cette aventure, Lorenzo, afin de vous faire juge de la foi qu’il faut ajouter aux assertions de votre tante.

 

IV

CONTINUATION DE L’HISTOIRE DE DON RAYMOND

 

Mon voyage fut extrêmement agréable : le baron était homme de sens, mais peu au fait du monde. Il avait passé une grande partie de sa vie sans sortir de ses terres, et par conséquent ses manières étaient loin d’être recherchées ; mais il était cordial, enjoué et affectueux. Ses attentions pour moi étaient telles que je les pouvais désirer, et j’avais toute raison d’être satisfait de sa conduite. Sa passion dominante était la chasse, qu’il en était venu à considérer comme une sérieuse occupation. Je me trouvais être un chasseur passable ; peu après mon arrivée à Lindenberg, je donnai quelques preuves de mon adresse. Le baron aussitôt me nota comme un homme de génie, et me voua une éternelle amitié.

 

Cette amitié m’était devenue précieuse. Au château de Lindenberg, je vis, pour la première fois, votre sœur, la charmante Agnès. Pour moi, dont le cœur était inoccupé et qui souffrais de ce vide, la voir et l’aimer furent la même chose. Je trouvais dans Agnès tout ce qui pouvait captiver ma tendresse. Elle avait alors à peine seize ans ; sa taille, légère et élégante, était déjà formée ; elle possédait plusieurs talents en perfection, principalement la musique et le dessin : son caractère était gai, ouvert et égal ; et la gracieuse simplicité de sa toilette et de ses manières contrastait avantageusement avec l’art et la coquetterie étudiée des dames parisiennes que je venais de quitter.

 

Je fis maintes questions sur elle à la baronne.

 

– C’est ma nièce, répondit cette dame. Vous ne savez pas encore, don Alphonso, que je suis votre compatriote. Je suis sœur du duc de Médina Céli. Agnès est fille de mon second frère, don Gaston ; elle a été destinée au couvent dès le berceau, et elle prendra bientôt le voile à Madrid.

 

Ici Lorenzo interrompit le marquis par une exclamation de surprise.

 

– Destinée au couvent dès le berceau ! dit-il : par le ciel ! voilà le premier mot que j’entends d’un tel projet.

 

– Je le crois, mon cher Lorenzo, répondit don Raymond. Vous ne serez pas moins surpris quand je vous raconterai quelques particularités sur votre famille qui vous sont encore inconnues et que je tiens de la bouche même d’Agnès.

 

Il reprit alors son récit en ces termes :

 

– Vous ne pouvez ignorer que vos parents étaient malheureusement esclaves de la plus grossière superstition : quand ce faible était mis en jeu, tout autre sentiment, toute autre passion cédait. Étant grosse d’Agnès, votre mère fut prise d’une dangereuse maladie, et abandonnée des médecins. Dans cet état, doña Inesilla fit vœu, au cas qu’elle revînt à la santé, que l’enfant qui vivait dans son sein serait consacré, si c’était une fille, à sainte Claire, si c’était un garçon, à saint Benoît. Ses prières furent exaucées. Elle fut délivrée de son mal ; Agnès vint au monde vivante, et fut destinée aussitôt au service de sainte Claire.

 

Don Gaston s’associa sans difficulté au vœu de sa femme ; mais connaissant les opinions du duc, son frère, au sujet de la vie monastique, il fut convenu qu’on lui cacherait avec soin l’avenir que l’on réservait à votre sœur. Pour mieux garder le secret, il fut décidé qu’Agnès accompagnerait sa tante, doña Rodolpha, en Allemagne, où cette dame était sur le point de suivre le baron Lindenberg qu’elle venait d’épouser. À son arrivée dans ce domaine, la jeune Agnès fut mise dans un couvent, situé à peu de milles du château. Les nonnes auxquelles son éducation fut confiée remplirent leur tâche avec exactitude ; elles en firent une personne accomplie, et s’efforcèrent de lui inspirer du goût pour la retraite et pour les plaisirs tranquilles du cloître. Mais un secret instinct fit comprendre à la jeune recluse qu’elle n’était pas née pour la solitude.

 

Elle n’était pas assez rusée pour cacher longtemps sa répugnance : don Gaston en fut instruit. Craignant, Lorenzo, que votre affection pour elle n’entravât ses projets, et que vous ne missiez obstacle au malheur de votre sœur, il résolut de vous cacher toute l’affaire aussi bien qu’au duc, jusqu’à ce que le sacrifice fût consommé. La prise de voile fut fixée à l’époque où vous seriez en voyage, et en attendant on ne fit pas mention du fatal vœu de doña Inesilla. Votre sœur ne put obtenir de savoir votre adresse. Toutes vos lettres étaient lues avant de lui être remises, et on en effaçait les passages qui paraissaient de nature à entretenir son goût pour le monde ; ses réponses lui étaient dictées, soit par sa tante, soit par la dame Cunégonde, sa gouvernante. Je tiens ces détails en partie d’Agnès, en partie de la baronne elle-même.

 

Je me déterminai sur-le-champ à arracher cette charmante fille à un sort si contraire à ses inclinations, et si peu conforme à son mérite. Je m’efforçai de m’insinuer dans ses bonnes grâces ; je me vantai de mon amitié, et de mon intimité avec vous. Elle m’écoutait avec avidité, elle semblait dévorer mes paroles quand je faisais votre éloge, et ses yeux me remerciaient de mon affection pour son frère. Ma cour assidue gagna enfin son cœur, et je parvins, non sans difficulté, à lui faire avouer qu’elle m’aimait ; mais lorsque je lui proposai de quitter le château de Lindenberg, elle rejeta formellement cette idée.

 

– Soyez généreux, Alphonso, dit-elle, vous êtes maître de mon cœur, n’abusez pas du don que je vous ai fait. Au lieu de me pousser à une action qui me couvrirait de honte, tâchez plutôt de gagner l’affection de ceux dont je dépends. Essayez donc votre influence sur mes tuteurs. S’ils consentent à notre union, ma main est à vous. D’après ce que vous me dites de mon frère, je ne puis douter que vous n’obteniez son approbation, et lorsqu’ils verront l’impossibilité d’exécuter leur projet, j’espère que mes parents excuseront ma désobéissance.

 

Ma principale batterie fut dirigée contre la baronne ; il était aisé de remarquer que sa parole faisait la loi dans le château ; son mari avait pour elle la plus entière déférence, et la considérait comme un être supérieur. Elle avait environ quarante ans ; elle avait été une beauté dans sa jeunesse, mais ses nombreux attraits étaient de ceux qui soutiennent mal le choc des ans ; pourtant elle en conservait encore certaines traces. Son jugement était solide et sain, lorsqu’il n’était point obscurci par les préjugés. L’amie la plus chaude, l’ennemie la plus implacable, telle était la baronne Lindenberg.

 

Je travaillais sans relâche à lui plaire : hélas ! je n’y réussis que trop. Elle paraissait flattée de mes prévenances, et me traitait avec une distinction toute particulière. Une de mes occupations journalières était de lui faire des lectures pendant des heures entières. Elle finit par me témoigner une partialité si marquée, qu’Agnès me conseilla de saisir la première occasion de déclarer à sa tante notre passion mutuelle.

 

Un soir, j’étais seul avec doña Rodolpha dans son appartement. Comme l’amour était en général le sujet de nos lectures, Agnès n’avait jamais la permission d’y assister. J’étais en train de me féliciter d’avoir fini les amours de Tristan et de la reine Iseult…

 

– Oh ! les infortunés ! s’écria la baronne : qu’en dites-vous, seigneur ? croyez-vous qu’il y ait un homme capable d’éprouver un attachement aussi désintéressé et aussi sincère ?

 

– Je n’en doute pas, répondis-je ; mon propre cœur m’en donne la certitude. Ah ! doña Rodolpha, si je pouvais vous confesser le nom de celle que j’aime, sans encourir votre ressentiment…

 

Elle m’interrompit.

 

– Et si je vous épargnais cet aveu ? Si je convenais que l’objet de vos désirs ne m’est pas inconnu ? Si je vous disais que celle que vous aimez vous paie de retour, et qu’elle déplore aussi sincèrement que vous-même le vœu fatal qui la sépare de vous ?

 

– Ah ! doña Rodolpha ! m’écriai-je, en tombant à genoux et en pressant sa main sur mes lèvres, vous avez découvert mon secret ? Quelle est votre décision ? dois-je désespérer, ou puis-je compter sur votre bienveillance ?

 

Elle ne retira pas la main que je tenais, mais elle se détourna, et de l’autre se couvrit la figure.

 

– Comment puis-je vous la refuser ? répliqua-t-elle. Ah ! don Alphonso, il y a longtemps que j’ai remarqué à qui s’adressaient vos soins, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je remarque l’impression qu’ils ont faite sur mon cœur. Je succombe à la violence de ma passion, et j’avoue que je vous adore ! Fierté, crainte, honneur, respect de moi-même, mes serments au baron, tout est vaincu, je sacrifie tout à mon amour, et il me semble que c’est encore trop peu payer la possession de votre cœur.

 

Je restai quelque temps muet, je ne savais que répondre à sa déclaration ; je ne pus que me résoudre à la détromper sans délai, et à lui cacher pour le moment le nom de ma maîtresse. Elle n’avait pas plus tôt avoué sa passion, que les transports qui se lisaient sur mes traits avaient fait place à la consternation et à l’embarras ; je laissai aller ma main, et je me relevai.

 

– Que signifie ce silence ? dit-elle d’une voix tremblante ; où est cette joie à laquelle je devais m’attendre ?

 

– Pardonnez-moi, señora, répondis-je, si la nécessité me force à paraître manquer pour vous d’égards et de reconnaissance. L’honneur m’oblige de vous déclarer que vous avez pris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que les prévenances de l’amitié. Ce dernier sentiment est celui que j’ai désiré inspirer à votre cœur ; en nourrir un plus ardent, c’est ce que m’interdisent et le respect que je vous porte, et ma gratitude pour le généreux accueil du baron. Peut-être ces motifs n’auraient pas suffi à me garantir de vos attraits, si mon affection n’avait déjà appartenu à une autre. Vous avez, señora, des charmes faits pour captiver le plus insensible ; il n’est pas de cœur libre qui pût leur résister ; il est heureux pour moi que le mien ne soit plus en ma possession, car j’aurais eu à me reprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité.

 

La baronne pâlit à cette déclaration imprévue. Enfin, revenant de sa surprise, la consternation fit place à la rage, et le sang reflua vers ses joues avec violence.

 

– Infâme ! s’écria-t-elle ; monstre de fourberie ! c’est ainsi que tu reçois l’aveu de mon amour ? C’est ainsi que… mais non, non ! cela ne peut être ! cela ne sera pas ! Alphonso, voyez-moi à vos pieds ! Soyez témoin de mon désespoir ! Jetez un regard de pitié sur une femme qui vous aime d’une affection sincère !

 

Je tâchai de la relever.

 

– Pour l’amour de Dieu, señora, modérez ces transports ; ils nous déshonorent tous les deux.

 

Je me disposais à quitter l’appartement : la baronne me retint tout à coup par le bras.

 

– Et quelle est cette heureuse rivale ? dit-elle d’un ton menaçant. Qui est-elle ? répondez-moi à l’instant. N’espérez pas la soustraire à ma vengeance ! Je vous entourerai d’espions. Chaque pas, chaque regard sera surveillé ; vos yeux me découvriront ma rivale : je la connaîtrai, et alors, tremblez, Alphonso, tremblez pour elle et pour vous !

 

Elle palpita, gémit, et enfin tomba sans connaissance ; je la soutins dans mes bras et la plaçai sur un sofa. Puis, courant à la porte, j’appelai ses femmes, je la confiai à leurs soins, et je profitai de l’occasion pour m’échapper.

 

Agité et confus au-delà de toute expression, je dirigeai mes pas vers le jardin. Comme je passais près d’une salle basse, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, je vis, par la porte qui était entrouverte, Agnès assise à une table : elle était occupée à dessiner, et plusieurs esquisses inachevées étaient éparses autour d’elle.

 

– Oh ! ce n’est que vous ? dit-elle, en levant la tête : vous n’êtes pas un étranger, et je continuerai mon occupation sans cérémonie. Prenez un siège et asseyez-vous à côté de moi.

 

J’obéis, et je me mis près de la table. Sans savoir ce que je faisais, et tout occupé de la scène qui venait de se passer, je pris quelques dessins et j’y jetai les yeux : un des sujets me frappa par sa singularité. Il représentait la grande salle du château de Lindenberg. Une porte, qui conduisait à un étroit escalier, était ouverte à demi. Sur le premier plan paraissait un groupe de figures placées dans les attitudes les plus grotesques ; la terreur était peinte sur toutes les physionomies. Celui-ci était à genoux, les yeux levés au ciel et priant dévotement ; celui-là s’enfuyait à quatre pattes. Quelques-uns cachaient leur visage dans leur manteau ou dans le sein de leurs compagnons ; quelques autres s’étaient réfugiés sous une table, où l’on voyait les débris d’un festin ; tandis que d’autres, la bouche béante et les yeux grands ouverts, montraient du doigt une figure qui paraissait avoir occasionné ce désordre. C’était une femme d’une taille surnaturelle, et portant l’habit d’un ordre religieux. Son visage était voilé ; à son bras pendait un chapelet ; sa robe était çà et là tachée de gouttes de sang qui coulaient d’une blessure qu’elle avait au sein. D’une main elle tenait une lampe, de l’autre un grand couteau ; et elle avait l’air de s’avancer vers les portes en fer de la salle.

 

– Que signifie cela, Agnès ? lui dis-je ; est-ce un sujet de votre invention ?

 

Elle regarda le dessin.

 

– Oh ! non, répondit-elle ; c’est l’invention d’une tête plus forte que la mienne. Mais est-il possible que vous ayez demeuré trois mois entiers à Lindenberg sans avoir entendu parler de la nonne sanglante ?

 

– Vous êtes la première personne à qui j’aie entendu prononcer son nom. Je vous prie, quelle est cette dame ?

 

– Je voudrais bien vous dire sa vie ; malheureusement ce n’est que depuis sa mort qu’on a connu son existence. C’est alors pour la première fois qu’elle a jugé nécessaire de faire du bruit dans le monde, et, dans cette intention, elle s’est permis de s’emparer du château de Lindenberg. Comme elle a bon goût, elle s’est logée dans la plus belle pièce de la maison, et, une fois installée là, elle s’est amusée à faire danser les tables et les chaises au beau milieu de la nuit. Peut-être avait-elle des insomnies ; mais ceci, je n’ai pas été à même de le vérifier. Suivant la tradition, ce divertissement a commencé il y a environ cent ans ; il était accompagné de cris, de hurlements, de gémissements, de jurements, et de beaucoup d’autres agréables bruits de même espèce ; mais, bien qu’une pièce particulière fût plus spécialement honorée de ses visites, elle ne s’y renfermait pas tout à fait ; de temps en temps elle s’aventurait dans les vieilles galeries, elle allait et venait dans les vastes salles, ou parfois, s’arrêtant aux portes des chambres, elle y pleurait et se lamentait au grand effroi de leurs habitants.

 

– N’a-t-elle jamais parlé à ceux qui l’ont rencontrée ? dis-je.

 

– Non, les échantillons qu’elle donnait la nuit de son talent de conversation n’étaient certes pas faits pour tenter. Quelquefois, le château retentissait de serments et d’imprécations ; un moment après, elle répétait un Pater noster ; tantôt elle hurlait les plus horribles blasphèmes, tantôt elle chantait De profundis aussi méthodiquement que si elle était encore au chœur. Le château devint presque inhabitable, et le propriétaire fut si effrayé de ces réjouissances nocturnes, qu’un beau matin on le trouva mort dans son lit. Mais le baron suivant se montra trop fin pour elle : il fit son entrée escorté d’un célèbre exorciseur, qui ne craignit pas de s’enfermer toute une nuit dans la chambre où elle revenait. Là, il paraît qu’il eut un rude combat à soutenir contre elle avant d’obtenir la promesse qu’elle se tiendrait tranquille. Elle avait de l’entêtement, mais lui encore plus, et enfin elle consentit à laisser les habitants du château dormir leur pleine nuit. De quelque temps après on n’entendit plus parler d’elle. Mais au bout de cinq ans, l’exorciseur mourut, et la nonne se hasarda à reparaître. Le baron est pleinement persuadé que le 5 mai de chaque cinquième année, aussitôt que l’horloge sonne une heure, la porte de la pièce adoptée par elle s’ouvre (observez que cette pièce a été condamnée depuis près d’un siècle) ; alors le fantôme s’avance avec sa lampe et son poignard ; il descend l’escalier de la tour de l’est, et traverse la grande salle. Cette nuit-là, le portier laisse toujours les portes du château ouvertes, par respect pour l’apparition.

 

– Et vous croyez cela, Agnès ?

 

– Pouvez-vous me faire une semblable question ? Non, non, Alphonso ! j’ai trop à déplorer l’influence de la superstition pour m’en rendre victime moi-même ; cependant je ne dois pas avouer mon incrédulité à la baronne. Quant à dame Cunégonde, ma gouvernante, elle proteste qu’il y a quinze ans, elle a vu le spectre de ses deux yeux. Elle m’a raconté un soir comment elle et plusieurs autres domestiques, étant à souper, avaient été terrifiés par l’apparition de la nonne sanglante. C’est d’après ce récit que j’ai fait cette esquisse et vous pouvez bien penser que Cunégonde n’y a pas été oubliée. La voici ! Je n’oublierai jamais combien elle était en colère et comme elle était laide lorsqu’elle m’a grondée d’avoir fait d’elle un portrait si ressemblant.

 

En dépit de la tristesse qui m’accablait, je ne pus m’empêcher de sourire de l’imagination enjouée d’Agnès : elle avait parfaitement attrapé la ressemblance de dame Cunégonde, mais elle avait tellement exagéré chaque défaut, et rendu chaque trait si irrésistiblement risible, que je conçus facilement la colère de la duègne.

 

– La figure est admirable, ma chère Agnès ! je ne vous savais pas si habile à saisir le ridicule.

 

– Attendez un moment, répliqua-t-elle ; je vais vous montrer une figure encore plus ridicule que celle de dame Cunégonde. Si elle vous plaît, vous pouvez en disposer comme bon vous semblera.

 

Elle se leva, alla à une armoire placée à une petite distance, et prit dans un tiroir une petite boîte qu’elle ouvrit et me présenta.

 

– Connaissez-vous l’original de ce portrait ? dit-elle, en souriant.

 

C’était le sien.

 

Ravi de ce présent, je pressai avec transport son image sur mes lèvres ; je me jetai à ses pieds, et lui exprimai ma reconnaissance dans les termes les plus brûlants et les plus passionnés. Elle m’écouta avec complaisance, et m’assura qu’elle partageait mes sentiments, quand tout à coup elle poussa un grand cri, dégagea la main que je tenais, et s’enfuit de la chambre par la porte qui donnait sur le jardin. Stupéfait de ce brusque départ, je me relevai promptement. Quelle fut ma confusion de voir la baronne debout près de moi, brûlant de jalousie, et presque suffoquée de rage !

 

Elle arriva à la porte de la chambre précisément au moment où Agnès me donnait son portrait. Elle m’entendit jurer un amour éternel à sa rivale, aux pieds de qui j’étais.

 

– Mes soupçons étaient donc justes ! dit-elle ; la coquetterie de ma nièce a triomphé, et c’est à elle que je suis sacrifiée ! Sous un rapport, du moins, je suis heureuse ; je ne serai pas seule à pleurer de regrets. Vous aussi, vous saurez ce que c’est que d’aimer sans espoir ! Votre maîtresse restera prisonnière dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle échange ce château contre le cloître. Pour prévenir de votre part tout obstacle à cet événement désiré, je dois vous annoncer, don Alphonso, que votre présence ici ne peut plus être agréable ni au baron ni à moi. Ce n’est pas pour dire des extravagances à ma nièce que vos parents vous ont envoyé en Allemagne : vous avez à voyager, et je serais au regret d’entraver plus longtemps un si parfait dessein. Adieu, seigneur ; souvenez-vous que demain matin nous nous voyons pour la dernière fois.

 

Après la déclaration formelle de la maîtresse du château, il m’était impossible de faire un plus long séjour à Lindenberg. Le lendemain donc j’annonçai mon départ immédiat. Le baron assura qu’il avait une peine sincère, et me fit de si chaudes protestations que j’entrepris de la mettre dans nos intérêts. Mais à peine eus-je nommé Agnès qu’il m’arrêta court, et me dit qu’il ne lui était pas possible d’intervenir dans cette affaire. La baronne exerçait sur son mari une autorité despotique, et je vis facilement qu’elle l’avait prévenu contre ce mariage. Agnès ne parut pas. Je demandai la permission de prendre congé d’elle, mais ma prière fut rejetée. Je fus obligé de partir sans la voir.

 

Au moment où je le quittais, le baron me prit affectueusement la main, et m’assura que, dès que sa nièce serait partie, je pourrais considérer sa maison comme la mienne.

 

– Adieu, don Alphonso ! dit la baronne, et elle me tendit la main.

 

Je la pris, et voulus la porter à mes lèvres : elle m’en empêcha. Son mari était à l’autre bout de la chambre, et ne pouvait entendre.

 

– Prenez garde à vous ! continua-t-elle ; mon amour est devenu de la haine. Je ne répondis pas, et je me hâtai de quitter le château.

 

Je n’avais pour toute suite qu’un Français que j’avais pris à Strasbourg pour remplacer Stéphano, et mon petit page dont je vous ai déjà parlé. Par sa fidélité, son intelligence et son bon naturel, Théodore m’était déjà cher ; mais il se préparait à me rendre un service qui me le fit considérer comme un ange gardien. À peine étions-nous à un demi-mille du château, qu’il approcha son cheval à la portière de ma chaise.

 

– Prenez courage, señor ! Tandis que vous étiez avec le baron, j’ai épié le moment où dame Cunégonde était en bas, et j’ai monté dans la chambre qui est au-dessus de celle de doña Agnès. J’ai chanté aussi haut que j’ai pu un petit air allemand qui lui est bien connu, dans l’espoir qu’elle se rappellerait ma voix. Je ne me suis pas trompé, car bientôt j’ai entendu la croisée s’ouvrir. Je me suis hâté de laisser tomber une corde dont je m’étais pourvu. Lorsque j’ai entendu la fenêtre se refermer, j’ai tiré à moi la corde, et j’y ai trouvé ce papier attaché.

 

Il me présenta alors un petit billet à mon adresse.

 

Cachez-vous pendant quinze jours dans quelque village des environs. Ma tante croira que vous avez quitté Lindenberg, et me rendra la liberté. – Je serai dans le pavillon de l’ouest, le 30, à minuit. Ne manquez pas d’y venir, et nous y pourrons concerter nos plans pour l’avenir. Adieu.

 

Agnès

 

À la lecture de ces lignes, ma joie dépassa toutes les bornes, et je n’en mis point non plus aux expressions de reconnaissance que je prodiguai à Théodore. J’admirai également son jugement, sa pénétration, son adresse et sa fidélité. Il avait beaucoup d’acquis pour son âge, et joignait les avantages d’une physionomie vive et d’un extérieur qui prévenait pour lui à une intelligence parfaite et à un excellent cœur. Il a maintenant quinze ans, il est toujours à mon service.

 

Je suivis les instructions d’Agnès, je gagnai Munich ; là je laissai ma chaise aux soins de Lucas, mon domestique français, et je revins à cheval à un petit village situé à environ quatre milles du château de Lindenberg. En arrivant, je fis au maître de l’auberge où j’étais descendu un conte qui l’empêcha de s’étonner de la durée de mon séjour dans sa maison. Je n’avais avec moi que Théodore : nous nous étions déguisés tous deux, et comme nous vivions fort retirés, on ne nous soupçonna pas d’être autres que nous ne paraissions. Les quinze jours s’écoulèrent de la sorte. Dans l’intervalle, j’eus l’agréable certitude qu’Agnès avait été remise en liberté. Elle traversa le village avec dame Cunégonde ; sa santé et son humeur semblaient également bonnes.

 

La nuit si longtemps attendue, si longtemps désirée, arriva. Elle était calme, et la lune était dans son plein. Aussitôt que l’horloge sonna onze heures, je courus au rendez-vous, tant j’avais peur d’arriver trop tard. Théodore s’était muni d’une échelle ; j’escaladai sans difficulté le mur du jardin ; le page me suivit, et retira l’échelle après nous. Je me postai dans le pavillon de l’ouest, et j’attendis impatiemment l’arrivée d’Agnès. Chaque brise qui soufflait, chaque feuille qui tombait, je les prenais pour son pas, et je m’élançais à sa rencontre. Enfin l’horloge du château sonna minuit. Un autre quart d’heure s’écoula, et j’entendis le pas léger de ma maîtresse qui s’approchait du pavillon avec précaution. J’exprimais ma joie de la voir, lorsqu’elle m’interrompit en ces termes :

 

– Nous n’avons pas de temps à perdre, Alphonso : les moments sont précieux ; car bien que je ne sois plus prisonnière, Cunégonde surveille tous mes pas. Un exprès de mon père vient d’arriver ; il faut que je parte immédiatement pour Madrid, et c’est avec difficulté que j’ai obtenu un délai d’une semaine. La superstition de mes parents, soutenue par les représentations de ma cruelle tante, ne me laisse aucune espérance d’émouvoir leur compassion. Dans cette perplexité, j’ai résolu de me confier à votre honneur. Écoutez maintenant de quelle manière je compte effectuer mon évasion :

 

« Nous sommes au 30 avril. Dans cinq jours on s’attend à voir l’apparition de la nonne. Lors de ma dernière visite au couvent, je me suis pourvue d’un costume propre à ce rôle. Une amie que j’y ai laissée, et à qui je n’ai pas fait scrupule de confier mon secret, m’a procuré sans hésiter un habit de religieuse. Ayez une voiture prête, et qu’elle stationne à peu de distance de la grande porte du château. Dès que l’horloge sonnera une heure, je quitterai ma chambre, dans les habits que l’on suppose être ceux du fantôme. Qui que ce soit qui me rencontre, il sera trop effrayé pour s’opposer à ma fuite : je gagnerai facilement la porte, et me mettrai sous votre protection.

 

Le ton dont elle prononça ces mots était si touchant que je ne pus m’empêcher d’être profondément affecté. Je me repentais aussi de n’avoir pas pris la précaution de faire venir une chaise de poste dans le village : j’aurais pu enlever Agnès cette nuit même. L’entreprise maintenant était impraticable. Je fus donc obligé d’entrer dans son plan.

 

Agnès inclinait tristement sa tête sur mon épaule, et à la clarté de la lune je vis des larmes couler sur sa joue. Je tâchai de dissiper sa mélancolie, et l’encourageai à envisager notre avenir de bonheur. Je protestai dans les termes les plus solennels que sa vertu et son innocence seraient en sûreté sous ma garde, et que tant que l’église ne me l’aurait pas donnée pour femme légitime, son honneur serait aussi sacré pour moi que celui d’une sœur. Je lui dis que mon premier soin serait de vous trouver, Lorenzo, et de vous faire approuver notre union ; et je continuais à parler sur ce ton, lorsqu’un bruit qui venait du dehors m’alarma. Soudain la porte du pavillon s’ouvrit, et Cunégonde parut devant nous.

 

– À merveille ! dit Cunégonde d’une voie aigre de fureur, tandis qu’Agnès poussait un grand cri ; par sainte Barbara ! jeune dame, voilà une excellente invention ! vous devez contrefaire la nonne sanglante, vraiment ? quelle incrédulité ! Sur ma foi, j’ai bonne envie de vous laisser suivre votre plan : quand le vrai fantôme vous rencontrera, je vous garantis que vous serez dans un joli état ! Mais, pour cette fois du moins, je déjouerai vos coupables desseins. La noble dame sera instruite de toute l’affaire, et Agnès doit réserver son rôle de spectre pour une autre occasion. Adieu, señor ; – et vous, seigneur fantôme, permettez-moi d’avoir l’honneur de vous reconduire à votre appartement.

 

Elle s’approcha du sofa, où sa tremblante pupille était assise ; elle la prit par la main et s’apprêtait à l’emmener du pavillon.

 

Je la retins, et, à force de prières, de cajoleries, de promesses et de flatteries, j’essayai de la mettre dans mes intérêts ; mais, voyant que tout ce que je pouvais dire ne servait à rien, je renonçai à mes vains efforts.

 

– Ne vous en prenez qu’à votre obstination, dis-je. Il me reste un moyen de nous sauver, Agnès et moi, et je n’hésiterai pas à l’employer.

 

Effrayée de cette menace, elle voulut sortir du pavillon ; mais je la saisis par la taille et la retins de force. Au même instant, Théodore, qui l’avait suivie dans la chambre, ferma la porte, et l’empêcha de s’échapper. Je pris le voile d’Agnès : j’en enveloppai la tête de la duègne, qui jetait des cris si perçants que, malgré notre éloignement du château, je tremblais qu’ils ne fussent entendus. Enfin, je réussis à la bâillonner si complètement, qu’elle ne put proférer un seul son. Théodore et moi, non sans peine, nous parvînmes ensuite à lui lier les mains et les pieds avec nos mouchoirs, et j’engageai Agnès à regagner sa chambre en toute diligence. Je lui promis qu’il n’arriverait aucun mal à Cunégonde ; je lui recommandai de se rappeler que, le 5 mai, j’attendrais à la grande porte du château, et lui fis de tendres adieux. Tremblante et mal à l’aise, elle eut à peine la force de me répéter qu’elle acquiesçait à ce plan, et elle s’enfuit chez elle, pleine de désordre et de confusion.

 

– Théodore, cependant, m’aidait à enlever notre proie surannée. Nous la hissâmes par-dessus le mur, je la mis sur mon cheval, devant moi, et je galopai avec elle loin du château de Lindenberg. Elle fut cahotée et secouée au point de n’avoir tout au plus l’air que d’une momie vivante. Nous entrâmes dans la rue où l’auberge était située, et, tandis que le page frappait, j’attendis à quelque distance. L’hôte ouvrit la porte. Je descendis de cheval avec Cunégonde dans mes bras, j’enfilai l’escalier, gagnai ma chambre sans être vu, et, ouvrant un vaste cabinet, je la serrai dedans, et le fermai à clef. L’aubergiste et Théodore parurent bientôt avec des lumières : le premier exprima sa surprise de me voir rentrer si tard, mais ne fit point de questions indiscrètes.

 

Aussitôt je rendis visite à ma prisonnière. Hors d’état de parler ou de remuer, elle exprima sa fureur par ses regards ; et, excepté pour ses repas, je n’osai jamais la délier ni lui ôter son bâillon. En ces instants, même, je tenais sur elle une épée nue, lui protestant que, si elle poussait le moindre cri, je la lui plongerais dans le cœur. Dès qu’elle avait fini de manger, je lui remettais le bâillon. Je sentais bien que le procédé était cruel, et que la nécessité seule où nous nous trouvions pouvait le justifier. Quant à Théodore, il n’en avait pas le moindre scrupule ; la captivité de Cunégonde l’amusait infiniment.

 

Ainsi se passèrent les cinq jours durant lesquels j’eus à préparer tout ce qui était nécessaire à mon entreprise. – En quittant Agnès, mon premier soin avait été de dépêcher à Munich un paysan avec une lettre pour Lucas, dans laquelle je lui ordonnais d’avoir soin qu’une voiture attelée de quatre chevaux arrivât à dix heures du soir, le 5 mai, au village de Rosenwald. Il obéit ponctuellement à mes instructions : l’équipage arriva à l’instant marqué. À mesure qu’approchait l’heure de l’enlèvement de sa maîtresse, la rage de Cunégonde augmentait. Je crois vraiment que le dépit et la colère l’auraient tuée si je n’avais pas découvert, par bonheur, le faible qu’elle avait pour l’eau-de-vie de cerises. Elle s’enivrait régulièrement une fois le jour, par manière de passe-temps.

 

Le 5 mai arriva. Avant que l’horloge sonnât minuit, je me rendis au lieu de l’action ; Théodore me suivait à cheval. Je cachai la voiture dans une vaste caverne de la montagne, au sommet de laquelle était situé le château. La nuit était calme et belle ; les rayons de la lune tombaient sur les vieilles tours du château, et répandaient sur leurs créneaux une lueur argentée. Soudain j’entendis des chants affaiblis nous arriver dans le silence de la nuit.

 

– Quelle peut être la cause de ce bruit. Théodore ?

 

– Un étranger de distinction, répondit-il, a passé aujourd’hui par le village, se rendant au château : c’est, dit-on, le père de doña Agnès. Sans doute le baron donne une fête pour célébrer son arrivée.

 

L’horloge du château annonça minuit. À ce signal, la famille avait coutume de se mettre au lit. Peu après, j’aperçus des lumières aller et venir de différents côtés dans le château : j’en conclus que la compagnie se séparait. J’entendis tirer les verrous des portes massives ; à la lumière qui était dans sa main, je reconnus Conrad, le vieux portier ; il ouvrit les deux battants de la grande porte et se retira. Les lumières du château disparurent successivement, et enfin le bâtiment tout entier fut enveloppé de ténèbres.

 

J’approchai du château et me hasardai à en faire le tour : une faible lueur brillait encore dans la chambre d’Agnès. Je regardai cette lueur avec joie. Mes yeux ne l’avaient point encore quittée, lorsque je vis une figure à la croisée, et le rideau fut soigneusement tiré pour cacher la lampe qui brûlait. Convaincu par cette observation qu’Agnès n’avait point abandonné notre plan, je retournai à mon poste le cœur léger.

 

La demi-heure sonna. Les trois quarts sonnèrent ! Enfin le coup désiré se fit entendre, l’horloge frappa une heure, et l’écho du manoir répéta le son bruyant et solennel. Je levai les regards vers la fenêtre de la chambre mystérieuse… À peine cinq minutes s’étaient écoulées, la lumière que j’attendais parut. J’étais tout près de la tour. La fenêtre n’était pas tellement éloignée de terre que je ne m’imaginasse voir une figure de femme, une lampe en main, se mouvoir avec lenteur le long de la chambre. Bientôt la lumière s’évanouit, et tout rentra dans l’obscurité.

 

Des clartés fugitives se montraient aux fenêtres de l’escalier à mesure que l’aimable fantôme passait devant. Je suivis la lumière à travers la grande salle ; elle en sortit, et enfin je vis Agnès passer la porte principale. Elle était habillée exactement comme elle avait décrit le spectre. Un chapelet pendait à son bras ; sa tête était enveloppée d’un long voile blanc ; sa robe de nonne était tachée de sang, et elle avait eu soin de se munir d’une lampe et d’un poignard. Elle s’avança vers le lieu où je me tenais. Je volai à sa rencontre, et la pris dans mes bras.

 

– Agnès ! dis-je en la pressant contre mon cœur, Agnès ! Agnès ! tu es à moi ! Agnès ! Agnès ! je suis à toi ! Tant que mon sang coulera dans mes veines, tu es à moi ! je suis à toi ! À toi mon corps ! à toi mon âme.

 

Effrayée, hors d’haleine, elle ne pouvait parler. Elle laissa tomber sa lampe et son poignard, et s’affaissa sur mon sein en silence. Je la soulevai dans mes bras et la portai à la voiture. Théodore devait rester derrière, afin de relâcher dame Cunégonde. Il était chargé aussi d’une lettre pour la baronne, où j’expliquais toute l’affaire, et où je la suppliais d’intervenir pour obtenir le consentement de don Gaston à mon mariage avec sa fille. Je lui découvrais mon véritable nom.

 

Je montai dans la voiture, où Agnès était déjà. Théodore ferma la portière, et les postillons partirent. D’abord je fus charmé de la rapidité de notre course ; mais dès que nous ne fûmes plus en danger d’être poursuivis, je les appelai et leur ordonnai de ralentir le pas. Ils essayèrent en vain de m’obéir : les chevaux méconnaissaient le frein, et continuaient de courir avec une vitesse étonnante. Les postillons redoublèrent d’efforts pour les arrêter ; mais à force de ruades et de soubresauts, les chevaux ne furent pas longs à se délivrer de cette contrainte. J’entendis de grands cris : les postillons avaient été précipités à terre. Aussitôt d’épais nuages obscurcirent le ciel ; les vents mugissaient autour de nous, les éclairs jaillissaient, et le tonnerre grondait à faire trembler. Jamais je n’ai vu orage si effrayant.

 

Ma compagne, cependant, restait sans mouvement dans mes bras. Vraiment alarmé de toute l’étendue du danger, je tâchais en vain de la rappeler à elle, lorsqu’un horrible craquement m’annonça qu’ici notre course se terminait de la manière la plus désagréable. La voiture était en pièces. En tombant, ma tempe avait frappé contre un caillou. La douleur de la blessure, la violence du choc et mes craintes pour la sûreté d’Agnès s’unissaient pour m’accabler, je perdis connaissance et restai comme mort sur la terre.

 

Je dus demeurer assez longtemps dans cet état, car, lorsque j’ouvris les yeux, il faisait grand jour. Des paysans m’entouraient, et paraissaient discuter entre eux s’il était possible que j’en revinsse. Je parlais assez bien allemand : aussitôt que je pus articuler un son, je m’informai d’Agnès. Quelles furent ma surprise et ma douleur lorsque les paysans m’assurèrent qu’ils n’avaient vu personne qui ressemblât au signalement que je leur donnais. Ils me racontèrent que, se rendant à leur travail journalier, ils avaient été alarmés de voir les débris de ma voiture et d’entendre les gémissements d’un cheval, le seul des quatre qui restât vivant ; les trois autres étaient étendus morts à mon côté. Je n’avais près de moi personne quand ils arrivèrent, et ils avaient perdu bien du temps avant de parvenir à me rendre à la vie. Inquiet au-delà de toute expression sur le sort de ma compagne, je suppliai ces paysans de se disperser à sa recherche. Je leur décrivis son costume, et promis d’immenses récompenses à celui qui m’en donnerait quelques nouvelles. Quant à moi, il m’était impossible de m’associer à leurs perquisitions : dans ma chute, je m’étais enfoncé deux côtes, mon bras droit démis pendait sans mouvement à mon côté, et le gauche était si cruellement endommagé, que je n’espérais pas en pouvoir jamais recouvrer l’usage.

 

– Les paysans consentirent à ma demande ; ils me laissèrent tous, à l’exception de quatre qui firent une litière de branchages et s’apprêtèrent à me porter à la ville voisine. Je m’enquis de son nom : j’appris que c’était Ratisbonne, et je pus à peine me persuader que j’eusse fait tant de chemin en une nuit. Je dis aux villageois qu’à une heure du matin j’avais passé par le village de Rosenwald. Ils secouèrent la tête d’un air pensif, et se firent signe l’un à l’autre qu’assurément j’avais le délire. On fit venir un chirurgien, qui me remit le bras avec succès ; puis il examina mes autres blessures, et me dit de n’avoir aucune appréhension de leurs suites ; mais il m’ordonna de me tenir tranquille, et de me préparer à une cure ennuyeuse et pénible. Je lui répondis que pour espérer que je fusse tranquille, il fallait d’abord tâcher de me procurer des nouvelles d’une dame qui avait quitté Rosenwald avec moi la nuit précédente.

 

– Notre malade n’est pas tout à fait dans son bons sens, entendis-je qu’il disait à voix basse : c’est la conséquence naturelle de sa chute ; mais cela se passera bientôt.

 

Mon air égaré et frénétique confirma les assistants dans l’idée que j’étais en délire. N’ayant point trouvé de vestiges de la dame, ils la crurent un être créé par mon cerveau échauffé.

 

Les jours s’écoulaient : point de nouvelles d’Agnès. L’anxiété de la crainte fit place au découragement. Sur l’ordre du chirurgien, je pris une potion calmante, et dès que la nuit vint, les personnes qui me gardaient se retirèrent et me laissèrent reposer.

 

Je l’essayai en vain. Je tremblais sans savoir pourquoi ; des gouttes froides me coulaient du front et mes cheveux se hérissaient de frayeur. Tout à coup j’entendis des pas lents et lourds monter l’escalier. Involontairement je me mis sur mon séant et je tirai le rideau du lit. La porte s’ouvrit avec violence ; une figure entra, et s’approcha de mon lit d’un pas solennel et mesuré. Tremblant de crainte, j’examinai ce visiteur nocturne. Dieu tout-puissant ! c’était la nonne sanglante ! c’était la compagne que j’avais perdue ! Son visage était toujours voilé, mais elle n’avait plus ni lampe ni poignard. Elle releva lentement son voile. Quel spectacle s’offrit à mes yeux stupéfaits ! j’avais devant moi un cadavre animé. Elle avait la mine longue et hagarde ; il n’y avait de sang ni dans ses joues ni dans ses lèvres ; la pâleur de la mort était répandue sur ses traits ; et ses prunelles, fixées obstinément sur moi, étaient ternes et creuses. Enfin, d’une voix sourde et sépulcrale, elle prononça les paroles suivantes :

 

– Raymond ! Raymond ! tu es à moi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! Tant que le sang coulera dans tes veines, je suis à toi ! tu es à moi ! À moi ton corps ! à moi ton âme !

 

Je ne pouvais plus respirer d’épouvante en l’entendant répéter mes propres expressions. L’apparition s’assit en face de moi, au pied du lit, et resta muette. Ses yeux étaient constamment fixés sur les miens. Elle saisit de ses doigts glacés ma main qui pendait sans vie sur la couverture, et, pressant ses froides lèvres sur les miennes, elle redit encore : « Raymond ! Raymond ! tu es à moi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! » etc.

 

Alors elle quitta ma main, sortit de la chambre à pas lents, et la porte se referma sur elle.

 

La chambre voisine n’était séparée de la mienne que par une mince cloison ; elle était occupée par l’hôte et sa femme ; il fut éveillé par mon gémissement, et entra en toute hâte chez moi ; l’hôtesse ne tarda pas à l’y suivre. Ils eurent quelque peine à me faire revenir de mon évanouissement, et ils envoyèrent aussitôt chercher le chirurgien, qui arriva en diligence. Il déclara que ma fièvre s’était beaucoup accrue, et que si je continuais à éprouver une si violente agitation, il n’oserait pas répondre de ma vie. Quelques remèdes qu’il me donna calmèrent un peu mes esprits. Je tombai dans une espèce d’assoupissement vers le point du jour, mais des rêves effrayants m’empêchèrent de retirer aucun bénéfice de mon repos.

 

La scène se répéta chaque nuit. Loin de m’accoutumer au fantôme, chaque visite nouvelle m’inspirait une plus grande horreur. Son image me poursuivait sans cesse, et je devins la proie d’une continuelle mélancolie. L’agitation constante de mon esprit retardait naturellement le rétablissement de ma santé. Plusieurs mois s’écoulèrent avant que je fusse en état de quitter le lit ; et lorsque enfin je passai sur un sofa, j’étais si faible, si abattu, si amaigri, que je ne pouvais pas traverser la chambre sans assistance.

 

Vous pouvez être surpris que pendant tout ce temps je ne me sois pas procuré des nouvelles de votre sœur. Théodore, qui à grand-peine avait découvert ma demeure, m’avait rassuré sur elle ; en même temps il m’avait convaincu que toutes tentatives pour la tirer de captivité seraient inutiles tant que je ne serais pas en état de retourner en Espagne. Les particularités de l’aventure d’Agnès que je vais vous relater, je les tiens en partie de Théodore et en partie d’elle-même.

 

La nuit fatale où son enlèvement devait avoir lieu, un contretemps ne lui avait pas permis de quitter sa chambre à l’instant convenu. À la fin elle se hasarda à entrer dans la pièce du revenant ; elle descendit l’escalier qui conduisait à la salle, trouva les portes ouvertes ainsi qu’elle s’y attendait, et quitta le château sans avoir été vue. Quel fut son étonnement de ne pas me trouver prêt à la recevoir ! Elle examina la caverne, parcourut chaque allée du bois voisin et passa deux heures entières dans cette vaine perquisition. Elle ne découvrait aucune trace ni de moi ni de la voiture. Alarmée et désappointée, sa seule ressource était de rentrer au château avant que la baronne ne remarquât son absence ; mais alors elle se trouva dans un nouvel embarras : l’horloge avait déjà frappé deux coups, l’heure consacrée au fantôme était passée, et la soigneuse portière avait fermé la grande porte. Après bien des irrésolutions, elle s’aventura à frapper doucement. Par bonheur pour elle, Conrad était encore éveillé : il entendit le bruit, et se leva en grommelant d’être de nouveau dérangé. Il n’eut pas plus tôt ouvert un des battants et vu l’apparition supposée qui attendait derrière, qu’il jeta un grand cri et tomba sur ses genoux. Agnès profita de son effroi ; elle se glissa à côté de lui, vola chez elle, et s’étant dépouillée de son appareil de spectre, elle se mit au lit, essayant en vain de se rendre compte de ma disparition.

 

Théodore, cependant, ayant vu ma voiture partir avec la fausse Agnès, s’en était retourné tout joyeux au village… Le lendemain matin, il délivra Cunégonde et l’accompagna au château. Il y trouva le baron, sa femme et don Gaston qui discutaient la relation du portier. Ils s’accordaient tous trois à admettre l’existence des spectres, mais le dernier soutenait que frapper pour qu’on lui ouvrît, c’était de la part d’un fantôme un procédé jusqu’ici sans exemple et complètement incompatible avec la nature immatérielle d’un esprit. Leur discussion n’était point terminée lorsque le page parut avec Cunégonde et éclaircit le mystère. En entendant sa déposition, tout le monde tomba d’accord que l’Agnès que Théodore avait vue monter dans ma voiture devait être la nonne sanglante, et que le fantôme qui avait épouvanté Conrad n’était autre que la fille de don Gaston.

 

Après le premier instant de surprise que causa cette découverte, la baronne résolut d’en profiter pour décider sa nièce à prendre le voile. Craignant que l’offre d’un si avantageux établissement ne fît renoncer don Gaston à son dessein, elle supprima ma lettre, et continua de me représenter comme un aventurier pauvre et inconnu. Mon rang resta ignoré de tous au château, excepté de la baronne. Don Gaston ayant approuvé le projet de sa sœur, Agnès fut appelée à comparaître devant eux. On l’accusa d’avoir médité une évasion, on l’obligea de tout avouer, et elle fut étonnée de la douceur avec laquelle on reçut cet aveu ; mais quelle fut son affliction lorsqu’on lui annonça que c’était par ma faute que son plan avait échoué ! Cunégonde, stylée par la baronne, dit qu’en la relâchant je l’avais chargée d’informer sa maîtresse que notre liaison en resterait là, que toute l’affaire avait été occasionnée par un faux rapport, et qu’il ne me convenait en aucune manière, dans ma position, d’épouser une femme sans fortune ni espérances.

 

Ce qui confirma bien plus encore l’idée que j’étais un imposteur, ce fut l’arrivée d’une lettre de vous, dans laquelle vous déclariez que vous ne connaissiez personne du nom d’Alphonso d’Alvarada. Ces preuves apparentes de ma perfidie, appuyées des insinuations artificieuses de sa tante, de la flatterie de Cunégonde, et des menaces et de la colère de son père, triomphèrent entièrement de la répugnance de votre sœur pour le couvent. Elle passa au château de Lindenberg un autre mois, et puis elle accompagna don Gaston en Espagne. Théodore fut remis alors en liberté. Il s’empressa d’aller à Munich, où j’avais promis de lui donner de mes nouvelles ; mais apprenant de Lucas que je n’y étais point arrivé, il poursuivit ses recherches avec une infatigable persévérance, et enfin réussit à me rejoindre à Ratisbonne.

 

J’étais tellement changé qu’il eut peine à reconnaître mes traits ; la douleur imprimée sur les siens témoignait suffisamment le vif intérêt qu’il prenait à moi. La société de cet aimable enfant, que j’avais toujours considéré plutôt comme un compagnon que comme un domestique, était ma seule consolation. Sa conversation était gaie et pourtant sensée, et ses observations étaient fines et piquantes.

 

Un soir, Théodore s’amusait à regarder par la fenêtre une bataille entre deux postillons qui se querellaient dans la cour.

 

– Ah ! ah !, s’écria-t-il tout à coup, voici le grand Mogol !

 

– Qui ? lui dis-je.

 

– Oh ! rien : un homme qui m’a tenu un étrange propos à Munich.

 

– À quel sujet ?

 

– À présent que vous m’y faites songer, señor, c’était une espèce de message pour vous ; mais vraiment il ne valait pas la peine qu’on s’en acquittât. Pour ma part, je crois que cet homme est fou. Quand je vins vous chercher à Munich je le trouvai logé au Roi des Romains, et l’aubergiste me conta de singulières choses de lui. À son accent, on le suppose étranger, mais de quel pays, personne ne peut le dire. Il avait l’air de ne pas connaître une âme dans la ville ; il parlait très rapidement, et jamais on ne le voyait sourire. Il n’avait ni domestiques, ni bagage ; mais sa bourse paraissait amplement garnie, et il faisait beaucoup de bien. Selon les uns, c’était un astrologue arabe ; selon d’autres, c’était un charlatan en voyage ; et plusieurs déclaraient que c’était le docteur Faust, que le diable avait renvoyé en Allemagne. Pourtant, l’aubergiste m’a dit qu’il avait les meilleures raisons de croire que c’était le grand Mogol gardant l’incognito.

 

– Mais ce propos étrange, Théodore ?

 

– C’est vrai, j’avais presque oublié le propos. En vérité, quant à cela, ce n’aurait pas été une grande perte si je l’avais oublié tout à fait. Sachez donc, señor, qu’au moment où je questionnais l’aubergiste sur vous, l’étranger vint à passer ; il s’arrêta, et me regarda fixement : « Jeune homme, dit-il, d’une voix solennelle, celui que vous cherchez a trouvé ce qu’il voudrait bien perdre. Ma main seule peut tarir le sang. Dites à votre maître de penser à moi quand l’horloge sonnera une heure. »

 

– Cours le chercher, mon enfant ! prie-le de m’accorder un moment d’entretien.

 

Théodore se hâta de m’obéir. Peu de temps s’était écoulé lorsqu’il reparut et introduisit dans ma chambre l’hôte que j’attendais. C’était un homme d’un extérieur majestueux. Sa physionomie était fortement accentuée, et ses yeux étaient grands, noirs et étincelants ; mais il y avait dans son regard quelque chose qui, dès que je le vis, m’inspira une crainte, pour ne pas dire une horreur secrète. Il était habillé simplement, ses cheveux étaient sans poudre, et un bandeau de velours noir, qui ceignait son front, ajoutait encore au sombre de ses traits. Son visage portait les marques d’une profonde mélancolie, son pas était lent et son maintien grave, auguste et solennel.

 

Le page se retira.

 

– Je sais votre affaire, dit-il, sans me donner le temps de parler. J’ai le pouvoir de vous délivrer de votre visiteur nocturne ; mais cela ne peut pas être avant dimanche. À l’heure où commence le jour du repos, les esprits des ténèbres ont moins d’influence sur les mortels. Après samedi, la nonne ne vous visitera plus.

 

– Ne puis-je vous demander, lui dis-je, par quel moyen vous êtes en possession d’un secret que j’ai soigneusement caché à tout le monde ?

 

– Comment puis-je ignorer vos souffrances, quand j’en vois la cause en ce moment à côté de vous ?

 

Je tressaillis. L’étranger continua :

 

– Quoi qu’elle ne soit visible pour vous qu’une heure sur vingt-quatre, elle ne vous quitte ni jour ni nuit ; et elle ne vous quittera que lorsque vous aurez fait droit à sa requête.

 

– Et quelle est cette requête ?

 

– C’est à elle de vous l’expliquer ; je l’ignore. Attendez patiemment la nuit de samedi : alors tout s’éclaircira.

 

Il cita des gens qui avaient cessé d’exister depuis plusieurs siècles, et qu’il paraissait avoir connus personnellement. Je ne pouvais pas nommer un pays si éloigné qu’il ne l’eût visité, et je ne me lassais pas d’admirer l’étendue et la variété de son instruction. Je lui fis la remarque qu’il devait avoir eu un plaisir infini à tant voyager. Il secoua tristement la tête.

 

– Personne, répondit-il, n’est à même de connaître la misère de mon lot ! Le destin m’oblige d’être constamment en mouvement ; il ne m’est pas permis de passer plus de deux semaines dans le même endroit. Je n’ai pas d’amis dans le monde, et cet état d’agitation perpétuelle m’empêche d’en avoir. Je voudrais bien déposer le fardeau de ma déplorable existence, car j’envie ceux qui jouissent du repos de la tombe ; mais la mort m’échappe et fuit mes embrassements. En vain, je me jette au-devant du danger : je plonge dans l’océan, et les vagues me rejettent avec horreur sur le rivage ; je m’élance dans le feu, et les flammes reculent à mon approche ; je m’expose à la fureur des brigands, et leurs armes s’émoussent et se brisent sur mon sein ; le tigre affamé tremble à ma vue, et l’alligator s’enfuit devant un monstre plus affreux que lui. Dieu m’a scellé de son sceau, et toutes ses créatures respectent cette marque fatale. Je suis condamné à inspirer la terreur et l’aversion à tous ceux qui me voient ; déjà vous sentez l’influence du charme, et d’instants en instants vous la sentirez davantage.

 

À ces mots il partit, me laissant stupéfait du tour mystérieux de ses manières et de sa conversation. Sa promesse que je serais bientôt délivré des visites du fantôme produisit un bon effet sur ma constitution. Théodore, que je traitais plutôt comme un fils adoptif que comme un domestique, fut surpris à son tour de me voir meilleure mine.

 

La nuit tant souhaitée arriva. Minuit venait de sonner quand il entra dans ma chambre ; dans sa main était un petit coffre qu’il posa près du poêle. Il me salua sans parler : je lui rendis le compliment en observant le même silence. Alors il ouvrit le coffre. Le premier objet qu’il en sortit fut un petit crucifix de bois. Il se mit à genoux, le contempla avec tristesse, puis leva les yeux vers le ciel : il avait l’air de prier avec ferveur. Enfin il courba respectueusement la tête, baisa le crucifix trois fois, et quitta son humble posture. Ensuite il tira du coffre un gobelet couvert ; dedans était une liqueur qui avait l’air d’être du sang : il aspergea le plancher, et, y trempant un des bouts du crucifix, il traça un cercle au milieu de la chambre ; tout autour il plaça diverses reliques, des crânes, des ossements, etc. Je remarquai qu’il les disposait tous en forme de croix. Enfin il prit une grande Bible, et me fit signe de le suivre dans le cercle ; j’obéis.

 

– Ayez soin de ne pas proférer une syllabe ! dit tout bas l’étranger ; ne sortez pas du cercle, et, dans votre intérêt, ne vous avisez pas de me regarder au visage !

 

Tenant le crucifix d’une main et de l’autre la Bible, il paraissait lire avec une profonde attention. L’horloge sonna une heure : j’entendis comme à l’ordinaire les pas de la nonne dans l’escalier ; mais je ne fus pas saisi de mon frisson accoutumé ; j’attendis son approche avec confiance. Elle entra dans la chambre, vint près du cercle et s’arrêta. – L’étranger marmotta quelques mots inintelligibles pour moi. Alors, relevant sa tête de dessus le livre et étendant le crucifix vers le fantôme, il dit d’un ton distinct et solennel :

 

– Béatrix ! Béatrix ! Béatrix !

 

– Que veux-tu ? bégaya l’apparition d’une voix creuse.

 

– Quelle cause trouble ton sommeil ? pourquoi persécuter et torturer ce jeune homme ? Que faut-il pour rendre le repos à ton esprit inquiet ?

 

– Je n’ose le dire ! Je ne dois pas le dire ! Je voudrais bien pouvoir reposer dans ma tombe, mais des ordres sévères me forcent de prolonger ma pénitence !

 

– Connais-tu ce sang ? sais-tu dans les veines de qui il coula ? Béatrix ! Béatrix ! en son nom je te somme de me répondre !

 

– Je n’ose pas désobéir à mes maîtres.

 

– Oses-tu me désobéir ?

 

Il parlait d’un ton impérieux, et il ôta son bandeau noir. En dépit de sa défense, la curiosité ne me permit pas de tenir les yeux baissés : je les levai, et je vis sur son front une croix de feu. Je ne puis m’expliquer l’horreur dont cette vue me pénétra, mais je n’ai jamais rien senti de pareil. Si l’exorciseur ne m’avait pris la main, je serais tombé hors du cercle.

 

Quand je revins à moi, je m’aperçus que la croix de feu avait produit un effet non moins violent sur la nonne ; sa contenance exprimait la vénération et l’horreur, et ses membres de fantôme s’entrechoquaient de crainte.

 

– Oui ! dit-elle enfin, je tremble à ce signe ! je le respecte ! je vous obéis ! Sachez donc que mes os sont encore sans sépulture ; ils pourrissent dans l’obscurité du trou de Lindenberg. Nul autre que ce jeune homme n’a le droit de les déposer au tombeau. Ses lèvres m’ont cédé son corps et son âme : jamais je ne lui rendrai sa promesse, jamais il ne connaîtra plus une nuit exempte de terreur, à moins qu’il ne s’engage à recueillir mes os qui tombent en poudre, et à les déposer dans le caveau de famille de son château d’Andalousie. Alors, que trente messes soient dites pour le repos de mon âme, et je ne troublerai plus ce monde. À présent, laissez-moi partir : ces flammes sont dévorantes !

 

Il abaissa lentement la main qui tenait le crucifix, et que jusqu’alors il avait dirigé sur elle. L’apparition courba la tête, et sa forme s’évanouit dans l’air. L’exorciseur me fit sortir du cercle. Il replaça la Bible, etc., dans le coffre, puis il s’adressa à moi, qui me tenais près de lui, muet de stupeur.

 

– Don Raymond, vous avez entendu à quelles conditions le repos vous est promis : c’est à vous de les remplir à la lettre. Pour moi, il ne me reste qu’à dissiper l’obscurité qui est encore répandue sur l’histoire du spectre, et qu’à vous apprendre que, de son vivant, Béatrix portait le nom de Las Cisternas ; c’était la grand-tante de votre grand-père. Étant votre parente, vous devez du respect à ses cendres, quoique l’énormité de ses crimes soit faite pour exciter votre aversion. Quant à la nature de ces crimes, personne plus que moi n’est capable de vous l’expliquer : j’ai connu personnellement le saint homme qui mit fin à ses désordres nocturnes dans le château de Lindenberg, et je tiens ce récit de sa propre bouche.

 

Béatrix de Las Cisternas prit le voile de fort bonne heure, non de son propre choix, mais sur l’ordre exprès de ses parents. – Elle était trop jeune alors pour regretter les plaisirs dont ses vœux la privaient ; mais dès que son tempérament chaud et voluptueux commença à se développer, elle s’abandonna librement à l’entraînement de ses passions, et saisit la première occasion de les satisfaire. Cette occasion se présenta enfin, après maint obstacle qui n’avait fait qu’ajouter à la véhémence de ses désirs. Elle parvint à s’évader du couvent, et s’enfuit en Allemagne avec le baron de Lindenberg. Elle vécut plusieurs mois dans le château de son amant, en concubinage avoué. Toute la Bavière fut scandalisée de sa conduite impudente et déréglée. Ses fêtes rivalisaient de luxe avec celles de Cléopâtre, et Lindenberg devint le théâtre de la débauche la plus effrénée. Non contente d’étaler l’incontinence d’une prostituée, elle fit profession d’athéisme : elle ne perdit pas une occasion de se moquer de ses vœux monastiques et de tourner en ridicule les cérémonies les plus sacrées de la religion.

 

Avec un caractère si dépravé, elle ne pouvait longtemps borner son affection à un seul objet. Peu après son arrivée au château, le frère cadet du baron attira son attention par ses traits fortement prononcés, par sa taille gigantesque et par ses membres athlétiques. Elle n’était pas d’humeur à dissimuler longtemps ses inclinations ; mais elle trouva dans Othon de Lindenberg son égal en dépravation. Il répondit à sa passion tout juste assez pour l’accroître ; et quand il l’eut montée au point désiré, il exigea pour prix de son amour l’assassinat de son frère. La malheureuse acquiesça à cette horrible convention ; une nuit fut choisie pour faire le coup. Othon, qui résidait dans un petit domaine à peu de milles du château, promit qu’à une heure du matin il l’attendrait au trou de Lindenberg, qu’il amènerait avec lui une troupe d’amis sûrs à l’aide desquels il ne doutait pas d’être en état de se rendre maître du château, enfin que son premier soin serait de l’épouser.

 

La nuit fatale arriva. Le baron dormait dans les bras de sa perfide maîtresse, quand l’horloge du château sonna une heure. Béatrix tira un poignard de dessous son oreiller, et le plongea dans le cœur de son amant. Le baron ne poussa qu’un gémissement effrayant, et expira. La meurtrière se hâta de quitter le lit, prit une lampe d’une main et de l’autre le sanglant poignard, et dirigea sa course vers la caverne. Elle trouva Othon qui l’attendait. Il la reçut et écouta son récit avec transport. Impatient de cacher la part qu’il avait dans le meurtre, et de se délivrer d’une femme dont le violent et atroce caractère le faisait trembler avec raison pour sa propre sûreté, il avait résolu de briser son coupable instrument. S’élançant tout à coup sur elle, il lui arracha le poignard de la main ; il le lui plongea au sein, encore tout fumant du sang de son frère, et lui ôta la vie à coups redoublés.

 

Othon succéda à la baronne de Lindenberg. Le meurtre ne fut attribué qu’à la nonne qui avait disparu. Mais si son crime ne fut pas puni des hommes, la justice de Dieu ne le laissa point jouir en paix de ses honneurs tachés de sang. Les os de Béatrix étant restés sans sépulture dans la caverne, son âme errante continua d’habiter le château. Revêtue de ses habits religieux, en mémoire de ses vœux enfreints, armée du poignard qui avait bu le sang de son amant, et tenant la lampe qui avait guidé ses pas fugitifs, chaque nuit elle était debout devant le lit d’Othon. Le spectre, en rôdant le long des galeries, proférait un mélange incohérent de prières et de blasphèmes. Othon n’eut pas la force de soutenir le choc de cette vision épouvantable. Ses alarmes à la fin devinrent si intolérables, que son cœur se brisa, et qu’un matin, dans son lit, on le trouva entièrement privé de chaleur et de mouvement. Les os de Béatrix continuaient d’être privés de sépulture, et son ombre continua de hanter le château.

 

Les domaines de Lindenberg échurent à un parent éloigné. Le nouveau baron appela un célèbre exorciseur. Ce saint homme réussit à forcer la nonne à un repos temporaire ; mais, quoiqu’elle lui eût révélé son histoire, il n’avait pas la permission de la répéter, ni de faire transporter le squelette en terre sainte. Ce devoir vous était réservé ; et jusqu’à votre venue l’ombre était condamnée à errer dans le château et à déplorer le crime qu’elle y avait commis. Toutefois, l’exorciseur la contraignit au silence tout le temps qu’il vécut. Pendant cet intervalle la chambre où elle revenait fut fermée, et la nonne demeura invisible. Quand il fut mort, ce qui arriva cinq ans après, elle reparut, mais seulement une fois tous les cinq ans, le même jour et à la même heure où elle avait plongé son couteau dans le cœur de son amant endormi.

 

Elle était condamnée à souffrir pendant un siècle. Cette période est révolue ; il ne reste plus qu’à déposer au tombeau les cendres de Béatrix. J’ai servi à vous délivrer du spectre qui vous torturait. Jeune homme, adieu ! puisse l’ombre de votre parente jouir dans la tombe de ce repos que la vengeance du Tout-Puissant m’a interdit pour toujours !

 

– Arrêtez un seul moment encore ! dis-je. Vous avez satisfait ma curiosité par rapport au spectre, mais vous m’en laissez dévoré d’une bien plus grande par rapport à vous. Daignez m’apprendre à qui je suis redevable de si réelles obligations.

 

Il consentit à me tout éclaircir, à condition que je remettrais cette explication au jour suivant ; je fus obligé d’accéder à sa demande, et il me quitta. Le lendemain matin, mon premier soin fut de m’enquérir du mystérieux étranger ; figurez-vous mon désappointement quand j’appris qu’il était déjà parti de Ratisbonne !

 

Ici Lorenzo interrompit la narration de son ami.

 

– Comment ! dit-il, vous n’avez jamais découvert qui c’était ? vous n’avez pas même fait de conjecture ?

 

– Pardonnez-moi, répliqua le marquis : quand je racontai cette aventure à mon oncle, le cardinal-duc, il me dit qu’il n’avait aucun doute que cet homme étrange ne fût le personnage célèbre connu universellement sous le nom du juif errant. La défense qui lui est faite de passer plus de quatorze jours dans le même lieu, la croix de feu empreinte sur son front, l’effet qu’elle produit sur ceux qui la regardent, et plusieurs autres circonstances, donnent à cette supposition le caractère de la vérité.

 

À dater de cette époque, ma santé se rétablit avec une rapidité qui étonna mes médecins. – La nonne sanglante ne parut plus, et je fus bientôt en état de partir pour Lindenberg. Le baron me reçut à bras ouverts. Je lui confiai la suite de mon aventure, et il ne fut pas peu charmé d’apprendre que sa demeure ne serait pas troublée plus longtemps des visites quinquennales du fantôme. Je remarquai avec chagrin que l’absence n’avait pas affaibli l’impudente passion de doña Rodolpha.

 

Le squelette de Béatrix fut trouvé à l’endroit qu’elle avait désigné. Comme c’était tout ce que j’étais venu chercher à Lindenberg, je me hâtai de quitter les domaines du baron, pressé que j’étais également d’accomplir les obsèques de la nonne assassinée et d’échapper aux importunités d’une femme que je détestais.

 

J’arrivai sans accident dans mon pays natal, et je me rendis immédiatement au château de mon père en Andalousie. Les restes de Béatrix furent déposés dans le caveau de notre famille, je fis célébrer toutes les cérémonies requises et dire le nombre de messes qu’elle avait réclamées. Rien ne m’empêchait plus d’employer tous mes efforts à découvrir la retraite d’Agnès. Je m’enquis de sa famille : j’appris qu’avant que sa fille pût atteindre Madrid, doña Inesilla était morte. Vous, mon cher Lorenzo, on vous disait en voyage, mais où, je ne pus le savoir ; votre père était dans une province éloignée, en visite chez le duc de Médina ; et quant à Agnès, personne ne pouvait ou ne voulait m’instruire de ce qu’elle était devenue.

 

Il y a environ huit mois, je revenais à mon hôtel, l’humeur mélancolique, après avoir passé la soirée au spectacle. La nuit était sombre, et j’étais sans suite. Je ne m’aperçus que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre que lorsque, au détour d’une rue déserte, ils m’attaquèrent tous à la fois avec une furie extrême. Je reculai de quelques pas, je tirai l’épée et jetai mon manteau sur mon bras gauche ; l’obscurité de la nuit me favorisait. Pour la plupart, les coups des assassins, étant portés au hasard, ne réussirent pas à m’atteindre ; enfin je fus assez heureux pour étendre à mes pieds un de mes adversaires ; mais avant cela j’avais déjà reçu tant de blessures et j’étais pressé si chaudement, que ma perte aurait été inévitable si le cliquetis des épées n’eût attiré un cavalier à mon aide. Il courut vers moi l’épée nue ; plusieurs domestiques le suivaient avec des torches : son arrivée rendit le combat égal. Pourtant les spadassins ne voulurent abandonner leur dessein que lorsque les valets furent sur le point de nous rejoindre. Alors ils s’enfuirent, et nous les perdîmes dans l’obscurité.

 

L’étranger s’adressa à moi avec politesse, et s’informa si j’étais blessé. Affaibli par la perte de mon sang, je pus à peine le remercier de son assistance opportune et le prier de me faire porter par quelques-uns de ses gens à l’hôtel de Las Cisternas. Je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom qu’il se donna pour une connaissance de mon père, et déclara qu’il ne permettrait pas que je fusse transporté à une telle distance avant qu’on eût examiné mes blessures. Il ajouta que sa maison était tout près de là.

 

Mon libérateur ordonna qu’on fît venir sans délai le chirurgien de sa famille ; on obéit à ses ordres. Je fus placé sur un sofa dans un somptueux appartement, et mes blessures, ayant été examinées, furent déclarées fort légères. Néanmoins, l’étranger me pressa tellement de prendre un lit dans sa maison que je consentis à rester où j’étais.

 

– Je m’estime heureux, dit-il, d’avoir été à même de vous rendre ce petit service, et j’aurai une obligation éternelle à ma fille de m’avoir retenu si longtemps au couvent de Sainte-Claire. J’ai toujours eu une haute estime pour le marquis de Las Cisternas, quoique les circonstances ne nous aient pas permis de nous lier autant que je l’aurais désiré, et je me réjouis de trouver une occasion de faire connaissance avec son fils. Je suis certain que mon frère, chez qui vous êtes, sera désolé de ne s’être pas trouvé à Madrid pour vous recevoir lui-même ; mais, en l’absence du duc, je suis le maître de la maison, et je puis vous assurer, en son nom, que tout ce que contient l’hôtel de Médina est parfaitement à votre disposition.

 

– Figurez-vous ma surprise, Lorenzo, quand je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston de Médina. Elle ne pouvait être égalée que par ma secrète satisfaction de savoir qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. Je ne souffris pas que mon chagrin de cette nouvelle prît racine dans mon esprit ; je me flattais de l’idée que le crédit de mon oncle à la cour de Rome écarterait cet obstacle, et que j’obtiendrais sans difficulté pour ma maîtresse la révocation de ses vœux.

 

Un domestique, en ce moment, entra dans la chambre, et m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnait quelques signes de vie. Don Gaston vint me presser de questionner l’assassin en sa présence ; mais j’avais deux raisons de ne pas me soucier de satisfaire sa curiosité : la première, c’est que, soupçonnant d’où venait le coup, il me répugnait de dévoiler aux yeux de don Gaston le crime d’une sœur ; la seconde était ma crainte d’être reconnu pour Alphonso d’Alvarada. Avouer ma passion pour sa fille et entreprendre de le faire entrer dans mes projets, d’après ce que je savais du caractère de don Gaston, c’eût été une démarche imprudente. Je lui donnai à entendre que, comme cette affaire m’avait tout l’air de concerner une dame dont le nom pourrait bien échapper à l’assassin, il était nécessaire que j’interrogeasse cet homme en particulier. La délicatesse de don Gaston ne lui permit pas d’insister, et le spadassin fut transporté à mon hôtel.

 

Le lendemain matin, je pris congé de mon hôte, qui devait retourner vers le duc le même jour. Mes blessures étaient peu de chose. Le chirurgien qui avait sondé celles du spadassin les déclara mortelles : en effet, le malheureux eut à peine le temps de confesser qu’il avait été poussé à m’assassiner par la vindicative doña Rodolpha.

 

Mes pensées n’eurent plus d’autre objet que de me procurer une entrevue avec mon adorable nonne. Théodore assiégea le jardinier de Sainte-Claire de tant de cadeaux et de promesses que le vieillard fut mis entièrement dans mes intérêts, et il fut arrêté que je serais introduit dans le couvent en me faisant passer pour son aide. Déguisé sous des habits grossiers, et un de mes yeux couvert d’un noir emplâtre, je fus présenté à la dame abbesse, qui daigna approuver le choix du jardinier. J’entrai immédiatement en fonction. Le matin du quatrième jour, j’entendis la voix d’Agnès. Je reculai avec précaution, et me cachai derrière un tronc d’arbre.

 

L’abbesse avança, et s’assit avec Agnès sur un banc à peu de distance. Elle lui dit que pleurer la perte d’un amant, dans sa situation, était un crime ; mais que pleurer celle d’un perfide était le comble de la folie et de l’absurdité. Agnès répondit si bas que je ne pus distinguer ses paroles, mais son ton était celui de la douceur et de la soumission. La conversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune pensionnaire qui informa la supérieure qu’on l’attendait au parloir. La vieille dame se leva, baisa la joue d’Agnès et se retira. La nouvelle venue resta. Agnès lui parla beaucoup à la louange de quelqu’un, je ne pus deviner qui ; mais son interlocutrice avait l’air d’être enchantée et de s’intéresser fort à l’entretien. Agnès lui montra plusieurs lettres : l’autre les parcourut avec un plaisir évident, obtint la permission de les copier, et se retira dans ce dessein, à ma grande satisfaction.

 

Elle ne fut pas plus tôt hors de vue que je quittai ma cachette. Agnès leva la tête à mon approche, et me reconnut du premier coup d’œil, en dépit de mon déguisement. Elle se leva précipitamment de son siège avec une exclamation de surprise et essaya de s’enfuir ; mais je la suivis, je la retins et la suppliai de m’entendre. Persuadée de ma fausseté, elle refusa de m’écouter et m’ordonna positivement de quitter le jardin. Ce fut alors mon tour de refuser. Je protestai que, quelque dangereuses que puissent être les conséquences, je ne la laisserais pas qu’elle n’eût entendu ma justification.

 

Mes prières, mes arguments et mes serments de ne la point quitter qu’elle n’eût promis de m’écouter, joints à sa frayeur que les nonnes ne me vissent avec elle, à sa curiosité naturelle et à l’affection qu’elle sentait toujours pour moi malgré mon prétendu abandon, prévalurent enfin. Elle me dit que m’accorder ma demande en ce moment était impossible ; mais elle s’engagea à être dans le même lieu à onze heures du soir, et à avoir avec moi un dernier entretien.

 

Je fis part de mon succès à mon allié, le vieux jardinier : il m’indiqua une cachette où je pourrais rester jusqu’à la nuit sans crainte d’être découvert. Je m’y retirai à l’heure où j’aurais dû partir avec mon maître supposé, et j’attendis impatiemment l’instant du rendez-vous. Le froid de la nuit me fut favorable, car il retint les autres nonnes dans leurs cellules. Agnès seule fut insensible à l’inclémence de l’air, et avant onze heures elle me rejoignit au lieu témoin de notre première entrevue. Ne redoutant pas d’interruption, je lui racontai la cause véritable de ma disparition lors de ce fatal 5 mai.

 

Elle avoua l’injustice de ses soupçons et se blâma d’avoir pris le voile par désespoir de mon ingratitude.

 

– Mais à présent il est trop tard pour se repentir ! ajouta-t-elle ; le dé est jeté, j’ai prononcé mes vœux, et je me suis consacrée au service du ciel. Je sens combien je suis peu faite pour le couvent. Mon dégoût de la vie monastique croît chaque jour ; l’ennui et le mécontentement sont mes compagnons assidus, et je ne vous cacherai pas que la passion que j’ai éprouvée précédemment pour quelqu’un qui était si près d’être mon mari n’est pas encore éteinte dans mon sein : mais il faut fuir ! une barrière insurmontable nous sépare l’un de l’autre, et de ce côté du tombeau nous ne devons plus nous revoir.

 

Je m’efforçai de lui prouver que notre union n’était pas si impossible qu’elle semblait le penser ; je lui vantai l’influence du cardinal-duc de Lerme à la cour de Rome ; je l’assurai que j’obtiendrais aisément la révocation de ses vœux ; et je ne mis pas en doute que don Gaston n’entrât dans mes vues lorsqu’il reconnaîtrait mon nom réel et mon long attachement. Agnès répliqua que, pour obtenir une telle espérance il fallait que je connusse bien peu son père. Généreux et bon sous tout autre rapport, la superstition faisait seule une tache sur son caractère ; sur ce chapitre il était inflexible.

 

– Mais, interrompis-je, en supposant qu’il désapprouvât notre union, laissez-le dans l’ignorance de mes démarches jusqu’à ce que je vous aie délivrée de la prison où vous êtes retenue. Une fois ma femme, vous n’êtes plus dans sa dépendance.

 

– Don Raymond, repartit Agnès d’une voix ferme et résolue, j’aime mon père : ce n’est que dans cette seule circonstance qu’il m’a traitée durement ; mais sa tendresse est devenue nécessaire à mon existence. Si je quittais le couvent, il ne me pardonnerait jamais, et je ne puis m’empêcher de frémir à l’idée qu’il me maudirait au lit de mort. D’ailleurs je sens moi-même que mes vœux me lient. J’ai contracté un engagement volontaire avec le ciel : je ne puis le rompre sans crime.

 

Nous étions encore à discuter ce sujet, lorsque la cloche du couvent appela les nonnes à matines. Agnès fut obligée de s’y rendre ; mais elle ne me quitta pas sans que je lui eusse fait promettre que, la nuit suivante, elle serait au même endroit à la même heure. Ces entrevues continuèrent sans interruption pendant quelques semaines. Dans un moment d’oubli, l’honneur d’Agnès fut sacrifié à ma passion. Après les premiers transports de la passion, Agnès, revenue à elle, s’arracha de mes bras avec horreur. Elle m’appela séducteur infâme, m’accabla des plus amers reproches, et se frappa le sein dans tout l’égarement du délire. Honteux de mon imprudence, je savais à peine que dire pour m’excuser. Je m’efforçai de la consoler ; je me jetai à ses pieds et j’implorai son pardon. Elle me retira sa main, que j’avais prise et que je voulais presser sur mes lèvres.

 

– Ne me touchez pas ! cria-t-elle avec une violence qui m’effraya. Monstre de perfidie et d’ingratitude, combien j’ai été trompée sur vous ! Je vous regardais comme mon ami, mon protecteur ; je me mettais entre vos mains avec confiance, et, comptant sur votre honneur, je pensais que le mien ne courait aucun risque : et c’est vous, vous que j’adorais, qui me couvrez d’infamie !

 

Elle s’élança du banc où elle était assise. J’essayai de la retenir, mais elle se dégagea avec violence et se réfugia dans le couvent.

 

Agnès persista à ne vouloir plus me voir ni me donner de ses nouvelles. Environ quinze jours après, une maladie violente dont mon père fut pris m’obligea de partir pour l’Andalousie. Je fis diligence, et, comme je supposais, je trouvais le marquis à l’article de la mort. Quoique, dès les premiers symptômes, son mal eût été déclaré mortel, il languit plusieurs mois : pendant tout ce temps mes devoirs de garde-malade, et l’ordre à mettre dans ses affaires après son décès, ne me permirent pas de quitter l’Andalousie. Il y a quatre jours, je suis revenu à Madrid, et, en arrivant à mon hôtel, j’y ai trouvé cette lettre qui m’attendait.

 

Ici le marquis prit dans le tiroir d’un secrétaire un papier plié qu’il présenta à Lorenzo. Celui-ci l’ouvrit et reconnut la main de sa sœur. Elle écrivait ce qui suit :

 

Dans quel abîme de misère vous m’avez plongée ! Raymond, vous me forcez de devenir aussi criminelle que vous. J’avais résolu de ne plus vous voir, de vous oublier s’il m’était possible ; sinon, de ne penser à vous qu’avec haine. Un être, pour qui je sens déjà une tendresse de mère, me sollicite de pardonner à mon séducteur et de réclamer de son amour un moyen de salut. Raymond, votre enfant vit dans mon sein. Je tremble à l’idée de la vengeance de l’abbesse ; je tremble beaucoup pour moi, mais plus encore pour l’innocente créature dont l’existence dépend de la mienne. Nous sommes perdus tous deux si mon état se découvre. Conseillez-moi donc ce que je dois faire, mais ne cherchez point à me voir. Le jardinier qui se charge de vous remettre ceci est renvoyé, et nous n’avons rien à espérer de ce côté : l’homme qui le remplace est d’une fidélité incorruptible. Le meilleur moyen de me faire parvenir votre réponse est de la cacher sous la grande statue de saint François, qui est dans la cathédrale des Capucins ; tous les jeudis j’y vais à confesse, et je trouverai facilement l’occasion de prendre votre lettre. J’ai pris ma résolution. Obtenez la révocation de mes vœux : je suis prête à fuir avec vous. Écrivez-moi, ô mon époux ! dites-moi que l’absence n’a pas affaibli votre amour ! dites-moi que vous soustrairez à la mort l’enfant qui va naître et sa mère infortunée ! Je vis dans toute l’agonie de la terreur ; chaque œil qui se fixe sur moi semble lire mon secret et ma honte ; et vous êtes cause de ces angoisses ! Oh ! quand mon cœur commença à vous aimer, qu’il soupçonnait peu que vous lui feriez éprouver de telles tortures.

 

Agnès

 

Ayant lu cette lettre, Lorenzo la rendit en silence. Le marquis la remit dans son secrétaire et continua :

 

– Quand Gaston me découvrit la retraite de sa fille, je n’avais pas mis en doute qu’elle serait disposée à quitter le couvent. J’avais donc confié toute l’affaire au cardinal-duc de Lerme, qui s’était immédiatement occupé d’obtenir la bulle nécessaire. Par bonheur j’avais depuis négligé d’arrêter ses démarches. Dernièrement une lettre de lui m’a annoncé qu’il s’attendait de jour en jour à recevoir l’ordre de la cour de Rome. Le cardinal ajoutait que je devais trouver quelque moyen de retirer Agnès du couvent à l’insu de la supérieure. Il ne doutait pas que cette dernière ne fût fort irritée que sa communauté perdît une personne d’un si haut rang, et qu’elle ne considérât la renonciation d’Agnès comme une insulte pour sa maison. Cédant à cette considération, je résolus d’enlever ma maîtresse, et de la cacher dans les terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de la bulle. Il approuva mon dessein, et se déclara prêt à donner asile à la fugitive. Alors je fis arrêter secrètement le nouveau jardinier de Sainte-Claire, et je l’enfermai dans mon hôtel. Par ce moyen je devins maître de la clef de la porte du jardin, et je n’eus plus rien à faire qu’à préparer Agnès à son évasion. Je l’ai fait par la lettre que vous m’avez vu déposer ce soir ; je lui ai dit que je serais prêt à la recevoir demain à minuit, que je m’étais procuré la clef du jardin, et qu’elle pouvait compter sur une prompte délivrance.

 

Lorenzo, vous avez entendu tout entier le long récit que j’avais à vous faire. Je n’ai rien à dire pour mon excuse, si ce n’est que mes intentions à l’égard de votre sœur n’ont pas cessé d’être des plus honorables, que cela a toujours été et que c’est encore mon projet d’en faire ma femme.

 

V

Lorenzo, avant de pouvoir se décider sur ce qu’il devait répondre, resta quelque temps à réfléchir. Enfin il rompit le silence :

 

– Raymond, dit-il en lui prenant la main, les lois strictes de l’honneur devraient m’obliger à laver dans votre sang la tache que vous avez faite à mon nom ; mais les circonstances où vous vous êtes trouvé me défendent de vous considérer comme un ennemi. La tentation était trop grande pour y résister. C’est la superstition de mes parents qui a causé ces malheurs, et ils sont plus coupables que vous et Agnès. Vous ne pouvez pas revenir sur le passé, mais vous pouvez encore le réparer en épousant ma sœur. J’ai pour Agnès l’affection la plus vraie, et il n’est personne à qui je voulusse la donner plus volontiers qu’à vous. Je vous accompagnerai demain soir, et je la mènerai moi-même à la maison du cardinal. Ma présence sera la sanction de sa conduite.

 

Le marquis le remercia en termes qui ne sentaient nullement l’ingratitude. Lorenzo alors lui apprit qu’il n’avait plus rien à craindre de l’inimitié de doña Rodolpha. Il y avait cinq mois que, dans un accès de colère, elle s’était rompu un vaisseau, et qu’elle avait expiré au bout de quelques heures. Puis il en vint à s’occuper des intérêts d’Antonia. Le marquis fut fort surpris d’entendre parler de cette nouvelle parente. Son père avait gardé jusqu’au tombeau sa haine contre Elvire, et n’avait jamais laissé soupçonner qu’il sût ce qu’était devenue la veuve de son fils aîné. Don Raymond dit à son ami qu’il n’était point dans l’erreur en le supposant prêt à reconnaître sa belle-sœur et son aimable nièce. Les préparatifs de l’enlèvement ne lui permettraient pas de les visiter le lendemain ; mais en attendant, il le chargea de les assurer de son amitié, et de fournir de sa part à Elvire toutes les sommes dont elle pourrait avoir besoin. Le jeune homme promit de le faire dès que leur demeure lui serait connue. Puis il prit congé de son futur beau-frère et retourna au palais de Médina.

 

Le premier soin de Lorenzo fut de demander ses lettres. Il en trouva plusieurs qui l’attendaient ; mais celle qu’il cherchait n’était point du nombre. Léonella n’avait pu lui écrire ce soir-là, mais son impatience de s’assurer du cœur de don Christoval, sur lequel elle se flattait d’avoir fait une impression assez profonde, ne lui permit pas de passer encore un jour sans l’informer où il la trouverait. À son retour de l’église des Capucins, elle avait raconté à sa sœur avec transport toutes les attentions qu’un beau cavalier avait eues pour elle, et comme quoi son compagnon s’était chargé de plaider la cause d’Antonia auprès du marquis de Las Cisternas. Elvire reçut cette confidence avec des sensations bien différentes. Elle blâma sa sœur d’avoir eu l’imprudence de conter son histoire à un inconnu et exprima la crainte que cette démarche inconsidérée n’indisposât le marquis contre elle ; mais la plus vive de ses appréhensions restait cachée dans son sein. Elle avait observé avec inquiétude que sa fille était devenue toute rouge au nom de Lorenzo. La timide Antonia n’avait pas osé le prononcer ; sans savoir pourquoi, elle s’était sentie embarrassée quand il avait été question de lui, et elle avait essayé d’amener la conversation sur Ambrosio. Elvire remarqua les émotions de ce jeune cœur : en conséquence, elle insista pour que Léonella manquât de parole aux cavaliers.

 

Mais cette résolution, Léonella était déterminée à ne la point suivre : elle la jugeait dictée par l’envie et par la crainte qu’avait sa sœur de la voir s’élever au-dessus d’elle. Sans en rien dire à personne, elle fit en sorte d’envoyer à Lorenzo le billet suivant, qui lui fut remis à son réveil.

 

Sans doute, señor don Lorenzo, vous m’avez fréquemment accusée d’ingratitude ; mais, sur ma parole de vierge, je vous jure qu’il n’a pas été en mon pouvoir de m’acquitter hier de ma promesse. Je ne sais en quels termes vous instruire de l’étrange accueil fait par ma sœur à l’aimable désir que vous avez de lui rendre visite. C’est une femme bizarre, qui a beaucoup de bonnes qualités ; mais elle est jalouse de moi, ce qui lui met souvent en tête les idées les plus inconcevables. Lorsqu’elle a su que votre ami avait eu quelques attentions pour moi, elle m’a absolument défendu de vous faire connaître notre demeure. Un profond sentiment de reconnaissance pour vos obligeantes offres de services et – l’avouerai-je ? – le désir de revoir le trop aimable don Christoval ne me permettent pas d’obéir à ces injonctions. Nous logeons dans la rue San-Iago, à quatre portes du palais d’Albornos, et presque en face du barbier Miguel Coello. Demandez doña Elvire Dalfa, car, par respect pour l’ordre de son beau-père, ma sœur continue de porter son nom de fille. À huit heures, ce soir, vous serez sûr de nous trouver. Si vous voyez le comte d’Ossorio, dites-lui, je rougis de le déclarer, – dites-lui que sa présence ne sera que trop agréable à la tendre

 

Léonella

 

La dernière phrase était écrite en encre rouge, pour exprimer les rougeurs de sa joue, lorsqu’elle commettait cet outrage envers sa pudeur virginale.

 

Lorenzo n’eut pas plus tôt achevé de lire ce billet qu’il se mit en quête de don Christoval. N’ayant pas réussi à le trouver de toute la journée, il se rendit seul chez doña Elvire, au grand désappointement de Léonella. Le domestique auquel il avait donné son nom ayant déjà dit qu’on était au logis, Elvire n’eut aucune excuse pour refuser sa visite ; mais elle ne consentit qu’avec beaucoup de répugnance à la recevoir.

 

À son entrée, il trouva Elvire couchée sur un sofa ; Antonia était assise devant son métier à broder, et Léonella, en habit de bergère, tenait la Diane de Montemayor. Quoique Elvire fût mère d’Antonia, Lorenzo s’attendait à trouver en elle la digne sœur de Léonella. Un seul coup d’œil suffit pour le détromper. Il vit une femme dont les traits, quoique altérés par le temps et par le chagrin, conservaient encore les traces d’une beauté remarquable ; une dignité sérieuse régnait sur sa physionomie, mais elle était tempérée par une grâce et un charme qui la rendaient vraiment enchanteresse. Lorenzo pensa qu’elle avait dû dans sa jeunesse ressembler à sa fille, et il excusa volontiers l’imprudence du défunt comte de Las Cisternas.

 

Antonia le reçut avec une simple révérence, et continua son ouvrage ; ses joues étaient pourpres, et elle essayait de cacher son émotion en se penchant sur son métier. Sa tante aussi voulut jouer la pudeur : elle affecta de rougir et de trembler, et elle attendit, les yeux baissés, le compliment de don Christoval ; mais, au bout de quelque temps, ne le voyant point approcher, elle risqua un regard dans la chambre, et fut mortifiée d’apercevoir que Médina était seul. Léonella, contrariée et mécontente, se leva de son siège et se retira furieuse dans son appartement.

 

Lorenzo rendit compte à Elvire de l’entretien qu’il avait eu sur elle avec le marquis ; il l’assura que Raymond était disposé à la reconnaître pour la veuve de son frère, et se dit chargé par lui de le suppléer jusqu’à ce que celui-ci pût venir leur rendre ses devoirs en personne. Cette nouvelle soulagea Elvire d’un grand poids. Elle avait trouvé un protecteur qui tiendrait lieu de père à sa fille, dont la destinée future lui avait donné de si vives appréhensions. Lorsqu’en se levant pour partir il sollicita la permission de s’informer quelquefois de leurs nouvelles, son empressement poli, la reconnaissance de ses services et le respect dû à son ami le marquis interdirent le refus. Il fallut bien consentir à le recevoir ; il promit de ne point abuser de leurs bontés et quitta la maison.

 

Antonia était restée seule avec sa mère : elles gardèrent quelque temps le silence. Toutes deux désiraient de parler du même sujet ; mais aucune ne savait comment l’amener. Enfin Elvire commença la conversation.

 

– C’est un charmant jeune homme, Antonia ; il me plaît beaucoup. Est-il resté longtemps près de vous dans la cathédrale ?

 

– Il ne m’a pas quittée d’un seul moment tant que j’ai été dans l’église ; il m’a donné son siège, et il a été très obligeant et très prévenant.

 

– Vraiment ! Pourquoi donc ne m’en avez-vous pas parlé ?

 

Antonia rougissait mais elle restait silencieuse.

 

– Peut-être le jugez-vous moins favorablement que moi. À mon avis, sa tournure est agréable, sa conversation sensée et ses manières engageantes ; mais il peut vous avoir fait une autre impression : vous pouvez le trouver déplaisant et…

 

– Déplaisant ? Oh ! chère mère, comment serait-ce possible ? Je serais bien ingrate si je n’étais pas sensible aux bontés qu’il a eues pour moi, et bien aveugle si son mérite m’avait échappé.

 

– Pourquoi donc n’avoir pas dit une parole à la louange de ce phénix de Madrid ? pourquoi me cacher sa société qui vous fait tant de plaisir ?

 

– Vraiment, je ne sais pas ; vous m’adressez une question que je ne puis résoudre moi-même. Pourtant, si je n’ai pas parlé de lui, ce n’est pas que pour cela j’y aie moins pensé.

 

– Je le crois. Mais vous dirais-je pourquoi vous avez manqué de courage ? C’est que, accoutumée à me confier vos plus secrètes pensées, vous ne saviez comment les cacher et cependant vous n’osiez pas avouer que votre cœur nourrissait un sentiment qui ne pouvait pas avoir mon approbation. Venez ici, mon enfant.

 

Antonia quitta sa broderie, se jeta à genoux près du sofa, et cacha sa tête dans le sein de sa mère.

 

– N’ayez pas peur, ma chère fille ! regardez-moi autant comme votre amie que comme votre mère, et n’appréhendez aucun reproche de moi. J’ai lu les émotions de votre cœur ; vous êtes encore peu habile à les dissimuler, et elles n’ont pu échapper à mon œil attentif. Ce Lorenzo est dangereux pour votre repos ; il a déjà fait impression sur vous. Il m’est facile d’apercevoir, il est vrai, que votre affection est payée de retour ; mais quelles peuvent être les conséquences de cet attachement ? Vous êtes pauvre et sans amis, mon Antonia ; Lorenzo est l’héritier du duc de Médina Celi. Quand ses intentions seraient honorables, son oncle ne consentira jamais à votre union, et, sans ce consentement, vous n’aurez pas le mien.

 

Antonia lui baisa la main, et promit entière obéissance. Alors Elvire continua :

 

– Pour prévenir les progrès de votre passion, il sera utile d’empêcher les visites de Lorenzo. Le service qu’il m’a rendu ne me permet pas de les lui interdire formellement ; mais, à moins que je ne juge trop favorablement son caractère, il les discontinuera sans s’offenser si je lui confesse mes raisons et que je me fie entièrement à sa générosité.

 

Antonia fit si souvent le vœu de ne plus penser à Lorenzo que, tant que le sommeil ne ferma pas ses yeux, elle ne pensa à rien autre chose.

 

Tandis que ceci se passait chez Elvire, Lorenzo se hâtait de rejoindre le marquis. Tout était prêt pour le second enlèvement d’Agnès, et à minuit les deux amis étaient avec un carrosse à quatre chevaux près du jardin du couvent. Don Raymond tira sa clef, et ouvrit la porte. Ils entrèrent, et attendirent quelque temps dans l’espoir de l’arrivée d’Agnès. À la fin le marquis s’impatienta. Commençant à craindre que sa seconde tentative ne réussît pas mieux que la première, il proposa de reconnaître le couvent. Les amis s’en approchèrent : tout était sombre et paisible. La supérieure tenait à ce que cette histoire restât secrète, de peur que le crime d’un de ses membres ne couvrît de honte toute la communauté, ou que l’intervention d’une famille puissante n’arrêtât les vengeances dont elle menaçait sa victime. Elle eut donc soin de ne donner à l’amant d’Agnès aucun motif de supposer que son dessein eût été découvert et que sa maîtresse fût sur le point d’être punie. La même raison lui fit rejeter l’idée d’arrêter dans le jardin ce séducteur inconnu : une telle démarche causerait beaucoup de désordre, et il ne serait bruit dans Madrid que de la honte de son couvent. Elle se contenta d’enfermer Agnès étroitement ; quant à l’amant, elle le laissa libre de suivre son projet. Le résultat fut celui qu’elle prévoyait : le marquis et Lorenzo attendirent vainement jusqu’au jour ; puis ils se retirèrent sans bruit, alarmés de voir leur plan échouer et incapables d’en deviner la cause.

 

Le lendemain matin, Lorenzo alla au couvent et demanda à voir sa sœur. L’abbesse se présenta à la grille la tristesse sur le visage. Elle lui apprit que depuis plusieurs jours Agnès avait paru fort agitée, qu’en vain les nonnes l’avaient pressée de dire ce qu’elle avait, de s’adresser à leur tendresse si elle avait besoin d’avis et de consolations : elle s’était obstinée à taire la cause de ses chagrins ; mais, dans la soirée du jeudi, l’effet en avait été si violent qu’elle était tombée malade et qu’à présent elle était retenue au lit. Lorenzo n’en crut pas une syllabe : il insista pour voir sa sœur ; si elle était hors d’état de venir à la grille, il demanderait à être admis dans sa cellule. L’abbesse fit le signe de la croix ; elle fut choquée de l’idée que l’œil profane d’un homme pénétrerait l’intérieur de la sainte maison et témoigna son étonnement que Lorenzo pût avoir une telle pensée. Elle lui dit que sa demande ne pouvait lui être accordée, mais que, s’il revenait le jour suivant, elle espérait que sa bien-aimée sœur serait suffisamment rétablie pour venir à la grille du parloir. Sur cette réponse, Lorenzo fut obligé de se retirer, mécontent et tremblant pour la sûreté de sa sœur.

 

Il revint de très bonne heure le lendemain. « Agnès était plus mal ; le médecin avait déclaré qu’elle était en danger : il lui était recommandé de rester tranquille, et il était tout à fait impossible qu’elle reçût la visite de son frère. »

 

Lorenzo éclata à cette réponse ; mais que faire ? Il s’emporta, il supplia, il menaça ; il essaya de tous les moyens pour obtenir de voir Agnès. Ses efforts furent aussi infructueux que ceux du jour précédent, et il retourna désespéré vers le marquis. De son côté, ce dernier n’avait rien épargné pour découvrir ce qui avait fait manquer leur complot. Don Christoval, à qui l’affaire fut confiée, entreprit de tirer les vers du nez de la vieille portière de Sainte-Claire, avec qui il avait fait connaissance ; mais elle était trop bien sur ses gardes, et il n’apprit rien d’elle.

 

Le marquis reçut une lettre du cardinal-duc de Lerme : elle renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès de ses vœux, et la rendait à ses parents. Ce papier important fixa ses amis sur la marche qu’ils avaient à suivre. Il fut résolu que Lorenzo le porterait sans délai à la supérieure.

 

Soulagé de l’inquiétude que lui avait causée sa sœur, et ranimé par l’espoir de la rendre bientôt à la liberté, il pouvait donner quelques instants à l’amour et à Antonia. Il se rendit chez Elvire, à l’heure de sa première visite. Elle avait ordonné qu’on le reçût. Dès qu’il fut annoncé, Antonia se retira avec sa tante, et lorsqu’il entra dans la chambre, il n’y trouva que la maîtresse de maison. Sans perdre de temps, elle alla au fait, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa fille.

 

– Ne croyez pas que je sois ingrate, don Lorenzo, ni que j’oublie l’importance des services que vous m’avez rendus près du marquis. Je sens le poids de mes obligations, et rien sous le soleil ne pourrait me décider à la demande que j’ai à faire ; rien, excepté l’intérêt de mon enfant, de ma bien-aimée Antonia. Ma santé décline ; Dieu seul sait le peu de temps qui me reste avant d’être appelée devant son trône. Ma fille sera laissée sans parents, et, si elle perdait la protection de la famille Cisternas, sans amis. Votre présence m’effraie : je crains qu’elle n’inspire à ma fille des sentiments qui peuvent répandre de l’amertume sur le reste de sa vie, ou qu’elle ne l’encourage à nourrir des espérances injustifiables et frivoles. Tout ce que je puis, c’est de me confier à votre générosité et de vous supplier d’épargner le cœur inquiet d’une mère qui ne vit que pour sa fille. L’intérêt d’Antonia m’oblige de vous prier de cesser vos visites.

 

– Votre franchise me charme, répliqua Lorenzo ; vous verrez que l’opinion favorable que vous avez de moi ne vous a point trompée ; j’espère pourtant que les raisons que j’ai à alléguer vous décideront à retirer une demande à laquelle je n’obéirais pas sans une extrême répugnance. J’aime votre fille, je l’aime sincèrement ; je ne souhaite pas de plus grand bonheur que de lui inspirer les mêmes sentiments, et de recevoir sa main à l’autel. Il est vrai que je ne suis pas riche moi-même, et que mon père à sa mort m’a laissé peu de chose ; mais j’ai des espérances qui justifient ma prétention à obtenir la fille du comte de Las Cisternas.

 

Il allait continuer ; Elvire l’interrompit.

 

– Ah ! don Lorenzo, ce titre pompeux vous fait perdre de vue la bassesse de mon origine. Vous oubliez que j’ai passé quatorze ans en Espagne, désavouée par la famille de mon mari, et vivant d’une pension à peine suffisante pour l’entretien et l’éducation de ma fille. Ma pension ayant été discontinuée à la mort de mon beau-père, j’allais être réduite à l’indigence lorsque ma sœur apprit ma situation. Malgré ses faiblesses, elle possède un cœur chaud, généreux et affectionné : elle m’aida du peu de fortune que mon père lui avait laissée ; elle me persuada de venir à Madrid, et nous a soutenues ma fille et moi depuis notre départ de Murcie. Ne considérez donc pas Antonia comme descendue du comte de Las Cisternas ; considérez-la comme une pauvre orpheline sans protection, comme la petite-fille de l’artisan Torribio Dalfa, comme la pensionnaire nécessiteuse de la fille de cet artisan. Je crois vos intentions honorables ; mais comme il n’y a pas d’espoir que votre oncle approuve cette union, je prévois que les conséquences de votre attachement seraient funestes au repos de mon enfant.

 

– Pardonnez-moi, señora ; vous êtes mal informée si vous supposez que le duc de Médina ressemble au commun des hommes. Ses sentiments sont généreux et désintéressés ; il m’aime, et je n’ai aucune raison de craindre qu’il s’oppose à ce mariage lorsqu’il verra que mon bonheur en dépend. Mais en supposant même qu’il refusât sa sanction, qu’ai-je à craindre ? Mes parents ne sont plus ; je suis maître de ma petite fortune ; elle suffira pour soutenir votre fille, et j’échangerai contre sa main le duché de Médina sans un soupir de regret.

 

– Vous êtes jeune et ardent ; je ne m’étonne pas de vos idées. Mais l’expérience m’a appris à mes dépens que le malheur accompagne les alliances inégales. Instruite par cette expérience, je veux préserver ma fille des maux que j’ai soufferts. Sans l’aveu de votre oncle, jamais, tant que je vivrai, elle ne sera à vous. Certainement il désapprouvera cette union ; son pouvoir est immense, et je n’exposerai pas Antonia à sa colère et à ses persécutions.

 

– Ses persécutions ! il est facile de les éviter ! Au pis aller, il ne s’agit que de quitter l’Espagne. Ma fortune est facile à réaliser.

 

– Ah ! jeune homme, c’est l’illusion d’un cœur amoureux et romanesque. Mon mari et deux petits enfants sont enterrés à Cuba ; rien n’a pu sauver ma jeune Antonia que mon prompt retour en Espagne. Ah ! don Lorenzo, si vous pouviez comprendre ce que j’ai senti pendant mon absence ! Si vous saviez combien j’ai regretté amèrement tout ce que j’avais laissé en arrière, et combien m’était cher le seul nom de l’Espagne ! Je portais envie aux vents qui soufflaient vers ses bords.

 

Elvire s’arrêta. Sa voix tremblait, et elle se couvrit le visage de son mouchoir. Après un court silence, elle se leva et poursuivit.

 

– Je n’ai plus rien à vous dire, seigneur, reprit-elle ; je me suis confiée à votre honneur, et vous me prouverez, j’en suis certaine, que je n’ai pas eu de vous une idée trop favorable.

 

– Mais une seule question, señora, et je vous laisse : si le duc de Médina approuve mon amour, puis-je espérer que mes vœux ne seront plus rejetés de vous et de la belle Antonia ?

 

– Je serai franche avec vous, don Lorenzo : malgré le peu de probabilité qu’une telle union ait jamais lieu, je crains qu’elle ne soit désirée trop ardemment par ma fille. Le marquis de Las Cisternas m’est totalement inconnu ; il se mariera : sa femme peut voir Antonia d’un mauvais œil, et la priver de son unique ami. Si le duc, votre oncle, donne son consentement, vous pouvez compter sur le mien et sur celui de ma fille ; mais sans cela, n’espérez pas le nôtre. Si vos parents vous autorisent à la rechercher en mariage, ma porte à l’instant est ouverte ; s’ils vous refusent leur sanction, contentez-vous de mon estime et de ma reconnaissance, mais souvenez-vous que nous ne devons plus nous revoir.

 

Lorenzo promit à contrecœur de se soumettre à ce décret : mais il ajouta qu’il espérait bientôt obtenir le consentement qui devait lui donner le droit de renouveler ses visites.

 

Lorenzo se leva pour prendre congé. Elvire, au départ, lui tendit sa main, qu’il baisa respectueusement ; et après avoir dit qu’il espérait bientôt avoir d’Antonia la même faveur, il retourna à son hôtel. La dame fut parfaitement satisfaite de la conversation qu’ils venaient d’avoir ; elle envisagea avec complaisance la perspective d’un tel parti ; mais la prudence lui fit cacher à sa fille les espérances flatteuses qu’elle commençait elle-même à se hasarder d’entretenir.

 

À peine il faisait jour que déjà Lorenzo était au couvent, muni du mandat nécessaire. Les nonnes étaient à matines ; il attendit avec impatience que le service fût achevé, et enfin l’abbesse parut à la grille du parloir. Il demanda Agnès ; la vieille dame répondit d’un air triste que l’état de la chère enfant devenait d’heure en heure plus dangereux, que les médecins désespéraient de sa vie ; mais qu’ils avaient déclaré que la seule chance de salut était de la laisser en repos, et de ne pas permettre de l’approcher à ceux dont la présence devait l’agiter. Lorenzo ne crut pas un mot de tout cela, pas plus qu’il n’ajouta foi aux expressions de douleur et d’affection dont cette réponse était entrelardée. Pour en finir, il mit la bulle du pape aux mains de la supérieure et insista pour que, malade ou en santé, sa sœur lui fût remise sans délai.

 

L’abbesse reçut le papier d’un air d’humilité ; mais son œil n’en eut pas plus tôt aperçu le contenu, que le ressentiment se joua de tous les efforts de l’hypocrisie. La rougeur lui monta au visage, et elle lança sur Lorenzo un regard de rage et de menace.

 

– Cet ordre est positif, dit-elle, d’un ton de colère qu’elle essayait en vain de déguiser : je voudrais de tout mon cœur y obéir, mais cela n’est plus en mon pouvoir.

 

Lorenzo l’interrompit par une exclamation de surprise.

 

– Je vous répète, señor, qu’il m’est tout à fait impossible d’obéir à cet ordre. Par égard pour les sentiments d’un frère, je voulais vous communiquer par degrés la triste nouvelle, et vous préparer à l’entendre avec courage ; ceci rompt toutes mes mesures. Cet ordre m’enjoint de vous rendre Agnès sans délai : je suis donc obligée de vous informer, sans circonlocution, que vendredi dernier elle est morte.

 

Lorenzo recula d’horreur et pâlit. Un moment de réflexion le convainquit que cette assertion était fausse, et le rendit à lui-même.

 

– Vous me trompez, dit-il avec emportement : il n’y a que cinq minutes, vous m’assuriez qu’elle était encore en vie, quoique bien malade. Produisez-la à l’instant même ; je veux la voir, je dois la voir : tous vos efforts pour la retenir seront inutiles.

 

– Vous vous oubliez, señor : vous devez du respect à mon âge aussi bien qu’à ma profession. Votre sœur n’est plus. Si d’abord je vous ai caché sa mort, c’était dans la crainte qu’un événement si inattendu ne produisît sur vous un effet trop violent : en vérité, je suis bien mal payée de mon attention. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à la garder ? connaître son désir de quitter notre société est une raison suffisante pour moi de désirer son départ et de la regarder comme indigne du nom de sœur de Sainte-Claire : mais elle a trompé mon affection d’une manière encore plus coupable. Ses crimes ont été grands ; et quand vous saurez la cause de sa mort, à coup sûr, don Lorenzo, vous vous féliciterez que cette malheureuse n’existe plus. Elle est tombée malade jeudi dernier après avoir été à confesse dans la chapelle des Capucins : sa maladie était accompagnée d’étranges symptômes ; mais elle persistait à en taire la cause. Grâce à la Vierge nous étions trop ignorantes pour la deviner. Jugez donc de notre consternation, de notre horreur, lorsqu’elle est accouchée le lendemain d’un enfant mort-né, qu’elle a immédiatement suivi dans la tombe. Eh quoi ! seigneur, votre visage n’exprime aucune surprise, aucune indignation ! Est-il possible ? l’infamie de votre sœur vous était connue, et vous lui conserviez votre affection ? En ce cas, vous n’aviez pas besoin de ma pitié.

 

Elle baisa un petit crucifix qui pendait à sa ceinture ; puis elle se leva, et quitta le parloir.

 

Lorenzo se retira aussi, pénétré d’affliction : mais celle de don Raymond, à cette nouvelle, alla jusqu’à la folie : il ne voulait pas se persuader qu’Agnès était réellement morte, et il s’obstinait à soutenir qu’on la retenait dans les murs de Sainte-Claire. Aucun raisonnement ne put lui faire abandonner l’espoir de la retrouver. Chaque jour il inventait de nouveaux plans, mais sans succès.

 

De son côté, Médina renonça à l’idée de jamais revoir sa sœur, mais il la croyait victime de quelque menée coupable. Dans cette persuasion, il encouragea les recherches de don Raymond, déterminé, s’il faisait la moindre découverte qui autorisât ses soupçons, à tirer vengeance rigoureuse de l’insensible abbesse.

 

Deux longs mois se passèrent ainsi. On n’apprenait rien de nouveau sur Agnès. Le marquis était le seul qui ne la crût pas morte. Lorenzo résolut de faire sa confidence à son oncle : il avait déjà laissé entrevoir son intention de se marier ; elle avait été accueillie aussi favorablement qu’il pouvait l’espérer, et il n’eut aucun doute du succès de sa démarche.

 

VI

Les premiers transports étaient passés ; les désirs d’Ambrosio étaient assouvis. Le plaisir avait fui, remplacé par la honte. Confus et épouvanté de sa faiblesse, le moine s’arracha des bras de Mathilde ; son parjure se présentait devant lui : il réfléchissait à l’acte qu’il venait de commettre, et tremblait aux conséquences d’une découverte ; il envisageait l’avenir avec horreur ; son cœur était découragé, envahi par la satiété et le dégoût ; il évitait les yeux de sa complice. Un sombre silence régnait, pendant lequel tous deux paraissaient en proie à de pénibles pensées.

 

Mathilde fut la première à le rompre. Elle prit doucement la main du moine, et la pressa sur ses lèvres brûlantes.

 

– Ambrosio ! murmura-t-elle d’une voix tendre et tremblante.

 

Le prieur tressaillit à ce son : il tourna les yeux sur Mathilde ; elle avait les siens remplis de larmes ; sa joue était couverte de rougeurs, et ses regards suppliants semblaient lui demander grâce.

 

– Femme dangereuse ! dit-il, dans quel abîme de misère vous m’avez plongé ! Si l’on découvre votre sexe, mon honneur, ma vie elle-même devront payer quelques instants de plaisir. Insensé que je suis de m’être lié à vos séductions !

 

– À moi ces reproches, Ambrosio ? à moi qui ai renoncé pour vous aux plaisirs du monde, au luxe à la richesse, à la délicatesse de mon sexe, à mes amis, à ma fortune, à ma réputation ? Qu’avez-vous perdu que j’aie conservé ? n’ai-je pas partagé votre crime ? n’avez-vous pas partagé mon plaisir ? Crime, ai-je dit ? en quoi consiste le nôtre, si ce n’est dans l’opinion d’un monde sans jugement ? Que ce monde l’ignore, et nos joies deviennent divines et irréprochables. Vos vœux de célibat étaient contre nature ; l’homme n’a pas été créé pour un tel état, et si l’amour était un crime, Dieu ne l’aurait pas fait si doux et si irrésistible. Bannissez donc ces nuages de votre front, mon Ambrosio ; goûtez librement ces voluptés, sans lesquelles la vie est un don méprisable. Cessez de me reprocher de vous avoir appris ce que c’est que le bonheur, et sentez un transport égal à celui de la femme qui vous adore !

 

Comme elle parlait, ses yeux étaient remplis d’une langueur délicieuse ; son sein palpitait. Elle entrelaça autour de lui ses bras voluptueux ; elle l’attira vers elle, et colla ses lèvres sur celles de son amant. Les désirs d’Ambrosio se rallumèrent ; le dé était jeté ; ses vœux étaient déjà rompus ; il avait déjà commis le crime : à quoi bon s’abstenir d’en savourer le fruit ? Il la serra contre son sein avec un redoublement d’ardeur. Dégagé de tout sentiment de honte, il lâcha la bride à ses appétits immodérés, tandis que la belle impudique mettait en pratique toutes les inventions de la débauche, tous les raffinements de l’art du plaisir qui pouvaient accroître le prix de sa possession et rendre plus exquis les transports du moine. Ambrosio goûtait des délices jusqu’alors inconnues. La nuit s’envola rapide, et le matin rougit de le voir encore étroitement serré dans les bras de Mathilde.

 

Ivre de plaisir, le moine quitta la couche luxurieuse de la sirène ; il n’était plus honteux de son incontinence, il ne redoutait plus la vengeance du ciel offensé. Sa seule crainte était que la mort ne le privât des jouissances pour lesquelles un long jeûne n’avait fait qu’aiguiser son appétit. Mathilde était toujours sous l’influence du poison, et le moine voluptueux tremblait moins de perdre en elle son sauveur que sa concubine. Privé d’elle, il ne lui serait pas facile de trouver une autre maîtresse avec qui il pût se livrer si pleinement et si sûrement à ses passions ; il la pressa donc instamment d’user des moyens de salut qu’elle avait déclaré être en sa possession.

 

– Oui ! repartit Mathilde, puisque vous m’avez fait sentir le prix de la vie, j’emploierai tout pour sauver la mienne. Aucun danger ne m’effraiera. J’envisagerai hardiment et sans frissonner les suites terribles de mon action ; en me sacrifiant, je ne croirai pas acheter trop cher votre possession, et je me souviendrai qu’un instant passé entre vos bras dans ce monde peut bien compenser un siècle de punition dans l’autre. Mais avant que je prenne ce parti, Ambrosio, prêtez-moi le serment solennel de ne jamais chercher à connaître les moyens auxquels j’aurai recours pour me sauver.

 

Il se lia par le vœu le plus formel.

 

– Je vous remercie, mon bien-aimé. Cette précaution est nécessaire ; car, sans le savoir, vous êtes sous le joug des préjugés vulgaires. L’œuvre dont j’ai à m’occuper cette nuit pourrait vous surprendre par son étrangeté, et me rabaisser dans votre opinion. Dites-moi, avez-vous la clef de la petite porte du jardin, celle qui regarde le couchant ?

 

– La porte qui donne sur le lieu de sépulture qui nous est commun avec les sœurs de Sainte-Claire ? Je n’en ai pas la clef, mais il m’est facile de me la procurer.

 

– Tout ce que vous avez à faire, c’est de m’introduire dans le cimetière à minuit ; de veiller tandis que je descendrai dans les caveaux de Sainte-Claire, de peur que quelque œil curieux n’observe mes actions ; de m’y laisser seule une heure, et je réponds de cette vie que je consacre à vos plaisirs. Pour prévenir tout soupçon, ne venez pas me voir pendant le jour. Souvenez-vous de la clef, et que je vous attends avant minuit. Écoutez ! J’entends des pas qui s’approchent ! laissez-moi : je vais faire semblant de dormir.

 

Le moine obéit, et quitta la cellule ; il ouvrait la porte lorsque le père Pablos parut.

 

– Je viens, dit celui-ci, savoir des nouvelles de mon jeune malade.

 

– Chut ! répondit Ambrosio, mettant un doigt sur sa lèvre ; parlez bas ; je viens de le voir : il est tombé dans un profond sommeil, qui, assurément, lui fera du bien. Ne le dérangez pas en ce moment, car il désire se reposer.

 

Le père Pablos obéit, et, entendant la cloche sonner, accompagna le prieur à matines. Ambrosio se sentit embarrassé en entrant dans la chapelle. Le péché était pour lui une chose nouvelle, et il s’imagina que tous les yeux pouvaient lire sur son visage ses méfaits de la nuit. Il essaya de prier ; la piété n’échauffait plus son sein ; ses pensées insensiblement le ramenaient aux charmes secrets de Mathilde. Mais ce qu’il avait perdu en pureté de cœur, il le remplaça par sa sainteté extérieure. Pour mieux couvrir son péché, il redoubla de semblants de vertu, et jamais il ne parut plus dévot que depuis qu’il avait violé ses engagements. Ainsi, sans y penser, il ajoutait l’hypocrisie au parjure et à l’incontinence.

 

Les matines terminées, Ambrosio se retira dans sa cellule. Les plaisirs qu’il venait de goûter pour la première fois avaient laissé leur impression dans son esprit ; son cerveau était en désordre, et présentait un chaos confus de remords, de volupté, d’inquiétude et de crainte. La conscience lui peignit sous des couleurs repoussantes son parjure et sa faiblesse ; la crainte grossit à ses yeux les horreurs du châtiment, et il se vit déjà dans les cachots de l’inquisition.

 

À ces idées tourmentantes succédaient celle de la beauté de Mathilde, celles de ces leçons délicieuses qui, une fois apprises, ne se peuvent plus oublier. Ce seul coup d’œil le réconciliait avec lui-même : les plaisirs de la nuit dernière ne lui semblaient point achetés trop cher par le sacrifice de l’innocence et de l’honneur ; leur souvenir suffisait pour remplir son âme d’extase : il maudissait sa folle vanité qui l’avait poussé à dissiper dans l’obscurité la fleur de sa vie, et l’avait tenu dans l’ignorance des jouissances que procurent l’amour et les femmes.

 

Soumis aux ordres de Mathilde, il n’alla point de tout le jour la voir dans sa cellule. Le père Pablos annonça, au réfectoire, que Rosario avait enfin consenti à suivre son ordonnance, mais que le remède n’avait pas produit le moindre effet, et que vraisemblablement aucune puissance humaine ne parviendrait à le sauver. Le prieur se rangea à cet avis, et affecta de déplorer la fin prématurée d’un jeune homme qui donnait de si belles espérances.

 

La nuit arriva. Ambrosio avait pris soin de se faire remettre par le portier la clef de la petite porte qui donnait sur le cimetière. Lorsque tout fut silencieux dans le monastère, il sortit de sa cellule et courut à celle de Mathilde. Elle avait quitté son lit, et s’était habillée avant qu’il n’arrivât.

 

– Je vous attendais avec impatience, dit-elle ; ma vie dépend de ce moment. Avez-vous la clef ?

 

– Oui.

 

– Allons vite au jardin ; nous n’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi.

 

Elle prit sur la table un petit panier couvert. Le portant d’une main et de l’autre tenant la lampe qui brûlait sur la cheminée, elle se hâta de sortir de la cellule. Ambrosio la suivit. Tous deux gardaient un profond silence. Elle marcha d’un pas rapide mais circonspect, traversa les cloîtres et gagna le côté occidental du jardin. Elle donna la lampe à Ambrosio ; puis, lui prenant la clef, elle ouvrit la petite porte et entra dans le cimetière. C’était un carré vaste et spacieux, planté d’ifs : une moitié appartenait au couvent ; l’autre était la propriété des sœurs de Sainte-Claire, et était couvert d’un toit de pierre ; la division était marquée par une grille de fer, dont le guichet généralement n’était pas fermé à clef.

 

C’est là que Mathilde dirigea ses pas : elle ouvrit le guichet et chercha la porte qui conduisait aux caveaux souterrains où reposaient les os blanchissants des religieuses de Sainte-Claire. La nuit était entièrement sombre ; on ne voyait ni lune ni étoiles ; heureusement il n’y avait pas un souffle de vent, et le moine portait la lampe en pleine sécurité : à l’aide de sa clarté, la porte du sépulcre fut bientôt découverte ; elle se perdait dans le creux d’un mur, et était presque entièrement recouverte par d’épaisses touffes de lierre ; trois marches de pierre grossièrement taillée y conduisaient et Mathilde était sur le point de descendre lorsqu’elle recula.

 

– Il y a quelqu’un dans les caveaux, dit-elle tout bas au moine ; cachez-vous jusqu’à ce qu’on soit passé.

 

Elle se réfugia derrière un grand et magnifique tombeau, érigé en l’honneur de la fondatrice du couvent ; Ambrosio suivit cet exemple, cachant avec soin sa lampe dont la lueur les aurait trahis. Peu d’instants s’étaient écoulés lorsqu’on poussa la porte qui menait aux souterrains. Des rayons de lumière se projetèrent sur l’escalier, et permirent aux deux témoins cachés de voir deux femmes vêtues d’habits religieux, et qui paraissaient engagées dans une conversation animée. Le prieur n’eut aucune difficulté à reconnaître dans la première l’abbesse de Sainte-Claire, et une des nonnes plus âgées dans sa compagne.

 

– Tout est préparé, dit l’abbesse : son sort sera décidé demain ; tous ses pleurs et ses soupirs ne serviront de rien. Non ! depuis vingt-cinq ans que je suis supérieure de ce couvent, jamais je n’ai vu de trait plus infâme !

 

– Vous devez vous attendre à bien de l’opposition, répliqua l’autre d’une voix plus douce : Agnès a beaucoup d’amies dans le couvent, et la mère Sainte-Ursule en particulier épousera sa cause très chaudement. En vérité, elle mérite d’avoir des amies, et je voudrais pouvoir vous faire prendre en considération sa jeunesse et ce que sa situation a de particulier. Elle paraît touchée de sa faute ; l’excès de sa douleur prouve son repentir ; et je suis convaincue que c’est la contrition plus que la crainte du châtiment qui fait couler ses larmes. Vénérable mère, si vous consentiez à mitiger la rigueur de votre sentence, si vous daigniez oublier cette première transgression, je m’offrirais pour caution de sa conduite future.

 

– L’oublier, dites-vous ? mère Camille, vous m’étonnez ! Quoi ! après m’avoir déshonorée aux yeux de l’idole de Madrid, de l’homme même à qui je désirerais le plus de donner une idée de la régularité de ma discipline ! Comme j’ai dû paraître méprisable au révérend prieur ! Non, ma mère, non ! je ne puis pardonner cet outrage ; je ne puis mieux convaincre Ambrosio de mon horreur pour de tels crimes, qu’en punissant celui d’Agnès avec toute la rigueur qu’admettent nos sévères lois. Cessez donc vos supplications, elles seront toutes inutiles ; ma résolution est prise : demain Agnès sera un terrible exemple de ma justice et de mon ressentiment.

 

La mère Camille ne semblait pas abandonner la partie, mais en ce moment la voix des nonnes cessa de pouvoir s’entendre. L’abbesse ouvrit la porte qui communiquait avec la chapelle Sainte-Claire, et étant entrée avec sa compagne, elle la referma sur elles.

 

Mathilde alors demanda quelle était cette Agnès contre qui l’abbesse était si courroucée, et quel rapport elle avait avec Ambrosio. Il raconta l’aventure, et ajouta que, comme ses idées depuis lors avaient subi une complète révolution, il ressentait beaucoup de pitié pour cette infortunée.

 

– J’ai dessein, dit-il, de demander demain une audience à la supérieure, et d’user de tous les moyens possibles pour qu’elle adoucisse sa sentence.

 

– Prenez-y garde, interrompit Mathilde ; ce changement subit d’idée peut exciter sa surprise, et donner naissance à des soupçons que nous avons le plus grand intérêt à éviter. Redoublez plutôt d’austérité extérieure, et fulminez des menaces contre les erreurs d’autrui pour mieux dissimuler les vôtres. Abandonnez la nonne à sa destinée : votre intervention serait dangereuse, et son imprudence mérite d’être punie ; elle n’est pas digne de goûter les plaisirs de l’amour, puisqu’elle n’a pas l’esprit de les cacher. Mais à discuter ces intérêts frivoles, je perds des instants qui sont précieux : la nuit fuit à grands pas, et j’ai beaucoup à faire avant l’aurore. Les nonnes se sont retirées : nous sommes en sûreté. Donnez-moi la lampe, Ambrosio ; je dois descendre seule dans ces souterrains : attendez ici, et si quelqu’un s’approche, avertissez-moi par un cri ; mais si vous tenez à la vie, ne vous avisez pas de me suivre, vous tomberiez victime de votre imprudente curiosité.

 

À ces mots, elle s’avança vers le sépulcre, tenant toujours la lampe d’une main et son petit panier de l’autre ; elle toucha la porte qui cria lentement sur ses gonds rouillés, et lui offrit un étroit escalier tournant, de marbre noir : elle descendit ; Ambrosio resta en haut, suivant de l’œil les faibles rayons de la lampe qui s’éloignaient graduellement ; ils disparurent, et il se trouva dans une complète obscurité.

 

Laissé à lui-même, il ne put songer sans surprise au changement subit qui s’était opéré dans le caractère et les sentiments de Mathilde. Il y a peu de jours, elle paraissait la plus douce personne de son sexe, soumise à tout ce qu’il voulait, et le regardant comme un être supérieur. Maintenant elle avait pris dans les manières et le langage une sorte de courage et de virilité bien peu propres à plaire. Son ton n’était plus insinuant, mais impérieux. Il ne se trouvait pas en état de lutter d’arguments avec elle, et se voyait forcé de reconnaître l’infériorité de son jugement. Elle l’étonnait à chaque instant par de nouvelles preuves de force d’esprit ; mais ce qu’elle gagnait dans l’opinion de l’homme, elle le perdait, et au-delà, dans l’affection de l’amant. Il regrettait Rosario, le tendre, le doux, le docile Rosario ; il était peiné de voir Mathilde dédaigner les vertus de son sexe, et lorsqu’il se rappelait ce qu’elle avait dit de la nonne condamnée, il ne pouvait s’empêcher de le trouver cruel et indigne d’une femme. Néanmoins, tout en la blâmant de son insensibilité, il reconnaissait la justesse de ses observations ; et quoiqu’il eût sincèrement pitié d’Agnès, il renonça à l’idée d’intervenir en sa faveur.

 

Près d’une heure s’était écoulée depuis que Mathilde était descendue dans les souterrains, et elle ne revenait pas. La curiosité d’Ambrosio était vivement excitée. Il s’approcha de l’escalier – il écouta – tout se taisait, sauf à de certains intervalles où il saisissait le son de la voix de Mathilde roulant dans ce labyrinthe de passages, et répété par l’écho des voûtes sépulcrales ; elle était à une trop grande distance pour qu’il pût distinguer ses paroles, et avant d’arriver jusqu’à lui, elles se confondaient en un sourd murmure. Il brûlait de pénétrer ce mystère ; il résolut de désobéir à ses ordres, et de la suivre dans le souterrain : il avança jusqu’à l’escalier, et déjà il en avait descendu quelques marches lorsque le courage lui manqua ; il se rappela les menaces de Mathilde, et son sein se remplit d’une terreur secrète et inexplicable : il remonta les degrés, reprit sa première position, et attendit impatiemment la fin de cette aventure.

 

Tout à coup il ressentit un choc violent : la terre trembla ; les colonnes qui soutenaient la voûte furent si fortement ébranlées, qu’à chaque instant elle semblait prête à l’écraser, et aussitôt il entendit un épouvantable coup de tonnerre : après quoi, ses yeux se fixant sur l’escalier, il vit une brillante colonne de lumière courir le long des souterrains ; il ne la vit qu’un moment : dès qu’elle eut disparu, tout redevint calme et obscur ; d’épaisses ténèbres l’entourèrent de nouveau, et le silence de la nuit ne fut interrompu que par le bruit des ailes de la chauve-souris qui volait lentement près de lui.

 

Chaque instant augmentait l’étonnement d’Ambrosio. Au bout d’une autre heure, la même lumière reparut, et se perdit de nouveau et aussi subitement : elle était accompagnée d’une musique douce mais solennelle, qui s’élevait du fond des voûtes, et qui pénétra le moine de bonheur et d’effroi. Il n’y avait pas longtemps qu’elle avait cessé, lorsqu’il entendit sur l’escalier le pas de Mathilde ; elle revenait du souterrain : la joie la plus vive animait ses beaux traits.

 

– N’avez-vous rien vu ? demanda-t-elle.

 

– J’ai vu deux fois une colonne de lumière briller sur l’escalier.

 

– Rien de plus ?

 

– Rien.

 

– Le matin est sur le point de paraître : retirons-nous au couvent, de peur que la clarté du jour ne nous trahisse.

 

D’un pas léger elle sortit du cimetière ; elle regagna sa cellule, toujours suivie du curieux prieur ; elle ferma la porte, et se débarrassa de sa lampe et de son panier.

 

– J’ai réussi ! s’écria-t-elle, en se jetant dans les bras d’Ambrosio ; j’ai réussi au-delà de mes plus chères espérances ! je vivrai, je vivrai pour vous ! La démarche que je frémissais de faire sera pour moi une source de joies inexprimables ! Oh ! si j’osais vous les faire partager ! oh ! s’il m’était permis de vous associer à mon pouvoir, de vous élever autant au-dessus de votre sexe qu’un seul acte hardi m’a élevée au-dessus du mien !

 

– Et qui vous en empêche, Mathilde ? interrompit le moine ; pourquoi me faire un secret de ce qui s’est passé dans le souterrain ? me croyez-vous indigne de votre confiance ? Mathilde, je douterai de la vérité de votre affection tant que vous aurez des joies auxquelles il me sera interdit de prendre part.

 

– Vos reproches sont injustes ; l’obligation où je suis de vous cacher mon bonheur m’afflige sincèrement : mais je ne suis point à blâmer ; la faute n’en est point à moi, mais à vous, mon Ambrosio. Je vois encore trop le moine en vous ; votre esprit est esclave des préjugés de l’éducation, et la superstition pourrait vous faire trembler à l’idée de ce que l’expérience m’a appris à apprécier. L’heure n’est pas venue de vous révéler un secret de cette importance ; mais la force de votre jugement et la curiosité que je me réjouis de voir étinceler dans vos yeux me font espérer qu’un jour vous mériterez ma confiance : jusqu’à cette époque, modérez votre impatience.

 

Tous les excès luxurieux de la nuit précédente se renouvelèrent, et les amants ne se séparèrent que lorsque la cloche sonna matines. Les mêmes plaisirs se répétèrent souvent. Les moines se réjouissaient de la guérison inespérée du faux Rosario, et aucun d’eux ne soupçonnait son véritable sexe. Le prieur était possesseur tranquille de sa maîtresse, et, se voyant à l’abri de soupçon, il s’abandonnait à ses passions en pleine sécurité. La honte et les remords ne le tourmentaient plus ; un fréquent usage lui avait rendu ce péché familier, et son sein devint à l’épreuve des aiguillons de la conscience. Mathilde l’encourageait dans ces sentiments ; mais elle s’aperçut bientôt qu’elle l’avait rassasié par la liberté illimitée de ses caresses : avec l’habitude, ses charmes cessèrent d’inspirer les mêmes désirs qu’auparavant ; le délire de la passion calmé, il eut le loisir de remarquer les moindres imperfections, et où il n’en existait pas, la satiété en inventait. Le moine avait été gorgé de voluptés ; une semaine était à peine écoulée qu’il fut las de sa maîtresse : la chaleur de son tempérament lui faisait encore chercher dans les bras de Mathilde la satisfaction de ses désirs ; mais dès que son emportement était apaisé, il la quittait avec dégoût, et son humeur, naturellement inconstante, lui faisait souhaiter le changement avec impatience.

 

La possession, qui blase l’homme, ne fait qu’accroître l’affection des femmes : chaque jour Mathilde s’attachait davantage au moine ; depuis qu’elle lui avait accordé ses faveurs il lui était plus cher que jamais, et elle lui savait gré des plaisirs qu’ils avaient également partagés. Malheureusement, à mesure que sa passion devenait plus ardente, celle d’Ambrosio devenait plus froide ; la tendresse qu’elle lui témoignait excitait son dégoût, et l’excès même n’en servait qu’à éteindre la flamme qui déjà brûlait si faible dans son sein. Mathilde ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que sa société lui était de jour en jour moins agréable : il était inattentif quand elle parlait ; ses talents si parfaits de musicienne n’avaient plus le pouvoir de l’amuser ; ou s’il daignait en faire l’éloge, ses compliments étaient froids et évidemment forcés ; il ne la regardait plus avec tendresse, et n’applaudissait plus à ses paroles avec la partialité d’un amant. Mathilde le remarqua, et redoubla d’efforts pour réveiller en lui les sentiments d’autrefois. Pouvait-elle réussir ? il considérait comme une importunité la peine qu’elle prenait pour lui plaire, et il se sentait repoussé par les moyens mêmes qu’elle employait pour le ramener. Toutefois leur commerce illicite continuait toujours.

 

Il n’était nullement dans sa nature d’être timide ; mais l’influence de son éducation avait été si forte, que la crainte avait fini par faire partie de son caractère. Il perdit ses parents tout jeune encore : il tomba au pouvoir d’un collatéral qui, n’ayant pas d’autre désir que de ne plus entendre parler de lui, le donna en garde à son ami, le dernier supérieur des Capucins. Le prieur, en vrai moine, fit tous ses efforts pour persuader à l’enfant que le bonheur n’existait pas hors des murs d’un couvent : il réussit pleinement ; Ambrosio n’eut pas d’autre ambition que d’être admis dans l’ordre de saint François. Ses directeurs réprimèrent soigneusement en lui les vertus dont la grandeur et le désintéressement convenaient mal au cloître. Au lieu d’une bienveillance universelle, il adopta une égoïste partialité pour son propre établissement : on lui enseigna à considérer la compassion pour les erreurs d’autrui comme le plus noir des crimes ; la noble franchise de son caractère fit place à une servile humilité. Pour briser son courage naturel, les moines terrifièrent sa jeune âme, en lui mettant devant les yeux toutes les horreurs inventées par la superstition : ils lui peignirent les tourments des damnés sous les couleurs les plus sombres, les plus effrayantes, les plus bizarres, et le menacèrent d’une éternelle perdition à la plus légère faute. Pourtant, en dépit de la peine qu’on avait prise pour le pervertir, ses bonnes qualités naturelles perçaient parfois les ténèbres dont on les avait si soigneusement enveloppées : dans ces occasions, la lutte entre son caractère réel et son caractère acquis était frappante et incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient pas ses dispositions originelles : il prononçait contre les coupables les plus sévères sentences, que l’instant d’après la compassion l’engageait à mitiger ; il formait les plus audacieuses entreprises, que la crainte des suites l’obligeait bientôt à abandonner : son génie inné dardait une brillante lumière sur les sujets les plus obscurs, et presque aussitôt sa superstition le replongeait dans des ombres plus profondes que celles dont il venait de les tirer.

 

La retraite monastique lui avait été jusqu’alors favorable, car elle ne lui donnait pas lieu de découvrir ses mauvaises qualités. La supériorité de ses talents l’élevait trop au-dessus de ses compagnons pour lui permettre d’être jaloux d’eux ; sa piété exemplaire, son éloquence persuasive, ses manières agréables lui avaient concilié l’estime universelle, et par conséquent il n’avait point d’injures à venger ; son ambition était justifiée par son mérite reconnu, et son orgueil n’était considéré que comme une juste confiance en ses forces.

 

Il ne voyait pas l’autre sexe, encore moins causait-il avec lui : il ignorait les plaisirs que les femmes peuvent procurer ; et s’il lisait dans le cours de ses études que « les hommes avaient le cœur tendre », il souriait et se demandait comment.

 

Un régime frugal, des veilles fréquentes et de sévères pénitences amortirent et continrent pour un temps la chaleur naturelle de sa constitution : mais aussitôt que l’occasion se présenta, aussitôt qu’il entrevit un rayon de joies auxquelles il était resté étranger, les barrières de la religion furent trop faibles pour résister au torrent impétueux de ses désirs ; tous les obstacles cédèrent à la force de son tempérament, ardent, sanguin et voluptueux à l’excès. Jusqu’ici ses autres passions dormaient encore ; mais elles n’avaient besoin que d’être une fois éveillées pour se développer avec une violence aussi grande, aussi irrésistible.

 

Il avait été choisi pour confesseur par les principales familles de Madrid, et l’on n’était point à la mode si l’on avait des pénitences imposées par un autre qu’Ambrosio. La porte du monastère était encombrée de carrosses du matin au soir, et les plus nobles et les plus belles dames de Madrid confessaient au prieur leurs secrètes peccadilles. Les yeux du moine luxurieux dévoraient leurs charmes, et si les pénitentes avaient consulté ces interprètes, il n’aurait pas eu besoin d’un autre moyen pour exprimer ses désirs ; par malheur, elles étaient si fortement persuadées de sa continence, que la possibilité qu’il eût d’indécentes pensées n’entra jamais dans leur esprit. La chaleur du climat, c’est un fait connu, n’agit pas médiocrement sur la constitution des dames espagnoles ; mais les plus dévergondées auraient regardé comme moins difficile d’inspirer une passion à la statue de marbre de saint François qu’au cœur froid et rigide de l’immaculé Ambrosio.

 

De son côté, le moine n’était guère au fait de la dépravation du monde ; il ne se doutait pas que bien peu de ses pénitentes auraient repoussé ses vœux : et même, eût-il été mieux instruit, le danger d’une telle entreprise lui eût fermé la bouche. Il sentait qu’un secret aussi étrange et aussi important que celui de sa fragilité ne serait point aisément gardé par une femme, et il tremblait même que Mathilde ne le trahît. Sa réputation lui était beaucoup trop chère pour qu’il ne vît pas le danger de se mettre à la merci de quelque étourdie vaniteuse ; et comme les beautés de Madrid ne parlaient qu’à ses sens sans toucher son cœur, il les oubliait, dès qu’il ne les voyait plus. Le risque d’être découvert, la crainte d’un refus, la perte de sa réputation, toutes ces considérations l’avertissaient d’étouffer ses désirs ; et quoiqu’il n’éprouvât plus pour elle qu’une parfaite indifférence, il était forcé de s’en tenir à Mathilde.

 

Un matin, l’affluence des pénitentes était plus grande que de coutume : il fut retenu fort tard dans le confessionnal ; enfin la foule ayant été expédiée, il se préparait à quitter la chapelle, lorsque deux femmes entrèrent et s’approchèrent de lui avec humilité ; elles relevèrent leurs voiles, et la plus jeune le pria de vouloir bien les entendre un moment. La mélodie de sa voix, de cette voix que jamais un homme n’entendit sans intérêt, fixa sur-le-champ l’attention d’Ambrosio. Il s’arrêta. La solliciteuse semblait accablée de douleur : ses joues étaient pâles, ses yeux obscurcis de larmes, et ses cheveux tombaient en désordre sur sa figure et sur son sein ; cependant sa physionomie était si douce, si innocente, si céleste, qu’elle aurait charmé un cœur moins impressionnable que celui qui palpitait dans la poitrine du prieur. Il l’écouta parler en ces termes :

 

– Révérend père, vous voyez une infortunée menacée de la perte de sa plus chère, presque de sa seule amie ! Ma mère, mon excellente mère, gît sur son lit de douleur : une maladie soudaine et terrible l’a prise cette nuit, et les progrès ont été si rapides que les médecins désespèrent de sa vie. L’aide des hommes me manque : il ne me reste qu’à implorer la miséricorde divine.

 

J’ai encore une faveur à solliciter ; nous sommes étrangères à Madrid ; ma mère a besoin d’un confesseur, et ne sait à qui s’adresser. On nous dit que vous ne quittez jamais le monastère, et ma pauvre mère, hélas ! est incapable d’y venir : si vous aviez la bonté, révérend père, de nous désigner une personne dont les sages et pieuses consolations puissent adoucir les angoisses de ma mère au lit de mort, ce serait rendre un service mémorable à des cœurs qui ne sont point ingrats.

 

Le moine promit de lui envoyer un confesseur le soir même, et lui demanda son adresse. L’autre dame lui présenta une carte où cette adresse était écrite ; puis elle se retira avec la belle solliciteuse qui, avant son départ, combla de bénédictions le bon prieur. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle fût hors de la chapelle. Alors il examina la carte, et il lut les mots suivants :

 

Doña Elvire Dalfa, rue de San-Iago, à quatre portes du palais d’Albornos.

 

La suppliante n’était autre qu’Antonia et Léonella était sa compagne. Cette dernière n’avait pas consenti sans difficulté à accompagner sa nièce au couvent : Ambrosio lui imposait tellement, qu’elle tremblait rien qu’à le voir.

 

Le moine entra dans sa cellule, où l’image d’Antonia le poursuivit. Il sentit mille émotions nouvelles s’élever dans son cœur, et il n’osait en approfondir la cause ; elles différaient totalement de celles que lui avait inspirées Mathilde lorsqu’elle lui avait révélé son sexe et son amour. Antonia n’avait point excité en lui d’idées sensuelles ; aucun désir voluptueux ne portait le désordre dans son sein, et son imagination brûlante ne lui peignait point les charmes que la pudeur avait tenus voilés. Au contraire, une douce et délicieuse mélancolie s’épanchait dans son âme, et il ne l’aurait pas échangée contre les plus vifs transports de joie.

 

– Heureux ! s’écria-t-il dans son enthousiasme romanesque, heureux l’homme qui doit posséder le cœur de cette charmante fille ! quelle délicatesse de traits ! quelle élégance de formes ! quelle ravissante innocence dans ses yeux craintifs ! et quelle différence avec l’expression lascive, avec le feu luxurieux, qui brillent dans ceux de Mathilde ! Oh ! plus doux doit être un baiser dérobé à ses lèvres de rose que toutes les brutales faveurs dont l’autre est si prodigue. Mathilde me gorge de jouissances, jusqu’à m’en lasser ; elle m’impose ses caresses ; elle singe la courtisane et se glorifie de sa prostitution. Quel dégoût ! Si elle savait le charme inexprimable de la pudeur, comme il captive irrésistiblement le cœur de l’homme, comme il l’enchaîne au trône de la beauté, jamais elle ne l’aurait répudiée. Quel prix paierait trop cher l’affection de cette adorable fille ? Que ne donnerais-je pas pour être relevé de mes vœux, pour qu’il me fût permis de lui déclarer mon amour à la face de la terre et du ciel !

 

Tandis que son imagination forgeait ces idées, il marchait d’un air égaré dans sa cellule ; ses yeux regardaient sans voir ; sa tête était inclinée sur son épaule : une larme roula sur sa joue, à la pensée que cette vision de bonheur ne se réaliserait jamais pour lui.

 

Il parcourut sa chambre à grands pas. Puis s’arrêtant, son œil tomba sur le portrait de sa madone, naguère si admirée. Il l’arracha du mur avec indignation ; il le jeta à terre et le repoussa du pied.

 

– Prostituée !

 

Infortunée Mathilde ! son amant oubliait que c’était pour lui seul qu’elle avait forfait à la vertu, et il ne la méprisait que pour avoir été trop aimé d’elle.

 

Il se jeta sur une chaise placée près de la table ; il vit la carte qui portait l’adresse d’Elvire ; il la prit, et elle le fit souvenir de sa promesse au sujet d’un confesseur. Il ne lui était pas difficile de sortir du couvent sans être remarqué : la tête enveloppée de son capuchon, il espérait ne pas être reconnu en passant dans les rues ; ces précautions prises, et le secret recommandé à la famille d’Elvire, Madrid, sans aucun doute, ne soupçonnerait jamais qu’il eût manqué à son vœu de ne pas voir les murs extérieurs du monastère. À l’heure donc où les Espagnols font généralement la sieste, il se hasarda à sortir du couvent par une porte particulière, dont il avait la clef ; le capuchon de sa robe était rabattu sur son visage. Les rues, à cause de la chaleur, étaient presque désertes : le moine rencontra peu de gens, trouva la rue de San-Iago, et arriva sans accident à la porte de doña Elvire. Il sonna : on lui ouvrit et on l’introduisit dans une chambre d’en haut.

 

Ce fut là qu’il courait le plus grand risque d’être découvert. Si Léonella avait été au logis, elle l’aurait reconnu sur-le-champ. Ses dispositions communicatives ne lui auraient pas permis de rester en repos jusqu’à ce que tout Madrid eût été instruit qu’Ambrosio était sorti du monastère pour venir voir sa sœur. Le hasard se montra l’ami du moine. Léonella, à son retour, avait trouvé une lettre qui l’informait de la mort d’un cousin, lequel lui laissait ainsi qu’à Elvire le peu qu’il possédait. Pour s’assurer de ce legs, elle avait été obligée de partir pour Cordoue sans perdre un instant. Léonella, en partant, protesta que rien ne pourrait lui faire oublier le perfide don Christoval. En ceci, heureusement, elle se méprenait : un honnête jeune homme de Cordoue, qui était garçon apothicaire, trouva que la fortune qu’elle avait suffirait pour le mettre à même de tenir une jolie petite boutique à son tour ; dans cette idée, il se déclara son adorateur. Léonella n’était pas inflexible ; l’ardeur de ses soupirs lui alla au cœur, et bientôt elle consentit à le rendre le plus heureux des hommes.

 

Ambrosio avait été conduit dans la pièce qui précédait celle où reposait Elvire. La domestique qui l’avait introduit le laissa seul pour aller l’annoncer à sa maîtresse. Antonia, qui était au chevet de sa mère, vint aussitôt le trouver.

 

– Pardonnez-moi, mon père, dit-elle en s’avançant vers lui, quand, le reconnaissant, elle s’arrêta soudain et poussa un cri de joie. Est-il possible ? continua-t-elle, mes yeux ne me trompent-ils point ? le digne Ambrosio a-t-il renoncé à sa résolution, pour adoucir les angoisses de la meilleure des femmes ?

 

À ces mots, elle ouvrit la porte de la chambre, présenta à sa mère son illustre visiteur, et, ayant placé un fauteuil à côté du lit, elle passa dans une autre pièce.

 

Elvire fut extrêmement heureuse de cette visite. La haute idée qu’elle s’était faite du prieur d’après le bruit général se trouva de beaucoup surpassée. Ambrosio, doué par la nature des moyens de plaire, n’en négligea aucun en causant avec la mère d’Antonia. Plein d’une éloquence persuasive, il calma chaque crainte et dissipa chaque scrupule : il la fit réfléchir à la miséricorde infinie de son juge ; il dépouilla la mort de ses dards et de ses terreurs, et enseigna à la mourante à envisager sans effroi l’abîme de l’éternité. Elvire était tout attentive et toute ravie ; les exhortations du moine ramenaient peu à peu la confiance et la consolation dans son âme : elle s’ouvrit à lui sans hésiter. Il avait déjà calmé ses appréhensions relativement à la vie future, et maintenant il apaisa les inquiétudes que lui donnait celle-ci. Elle tremblait pour Antonia ; elle n’avait personne aux soins de qui la recommander, excepté le marquis de Las Cisternas et sa sœur Léonella : la protection de l’un était fort incertaine, et quant à l’autre, quoiqu’elle aimât sa nièce, Léonella était trop irréfléchie et trop vaine pour ne pas être hors d’état de diriger une fille si jeune et si inexpérimentée. Le moine ne sut pas plus tôt la cause de ses alarmes, qu’il l’engagea à se tranquilliser ; il ne doutait pas qu’il ne pût procurer à Antonia un refuge assuré dans la maison d’une de ses pénitentes, la marquise de Villa-Franca : c’était une dame d’une vertu reconnue, et remarquable par la régularité de ses principes et par l’étendue de sa charité. Si quelque accident les privait de cette ressource, il s’engageait à faire admettre Antonia dans un couvent respectable, c’est-à-dire en qualité de pensionnaire libre ; car Elvire avait déclaré qu’elle n’approuvait point la vie monastique, et le moine, soit ingénument, soit par complaisance, était convenu que sa répugnance n’était point dénuée de fondement.

 

Ces preuves d’intérêt gagnèrent complètement le cœur d’Elvire. Elle épuisa, pour le remercier, toutes les expressions que la reconnaissance put lui fournir, et assura qu’à présent elle descendrait tranquillement au tombeau. Ambrosio se leva pour prendre congé ; il promit de revenir le lendemain à la même heure, mais demanda que ses visites fussent tenues secrètes.

 

– Je ne veux pas, dit-il, que l’on sache cette infraction à une règle que je me suis imposée par nécessité. Si je n’avais pas pris la résolution de ne point sortir du couvent, excepté dans des circonstances pareilles à celle qui m’a conduit à votre porte, je serais fréquemment appelé par des motifs insignifiants : la curiosité, le désœuvrement, le caprice usurperaient ce temps que je passe au lit du malade à consoler le pénitent qui expire et à purger d’épines le passage à l’éternité.

 

Elvire loua également sa prudence et sa compassion, promettant de cacher soigneusement l’honneur de ses visites. Le moine alors lui donna sa bénédiction et sortit de la chambre.

 

Dans l’antichambre il trouva Antonia ; il ne put se refuser le plaisir de passer quelques instants avec elle. Il lui dit de prendre courage ; sa mère paraissait tranquille et reposée, et il espérait qu’elle pourrait se rétablir. Il demanda quel était le médecin qui la soignait, et promit de lui envoyer celui du couvent qui était un des plus habiles de Madrid. Puis il fit un pompeux éloge d’Elvire, vanta sa pureté et sa force d’âme, et déclara qu’elle lui avait inspiré une estime et une vénération profondes. Le cœur innocent d’Antonia s’enflait de reconnaissance, et la joie dansait dans ses yeux où une larme brillait encore. Elle répondit avec timidité, mais sans arrière-pensée : elle ne craignit pas de lui raconter tous ses petits chagrins, toutes ses petites inquiétudes ; elle le remercia de sa bonté avec toute la chaleur ingénue que la bienveillance allume dans les cœurs jeunes et innocents. Avec quelles délices Ambrosio écoutait les témoignages de sa gratitude naïve ! La grâce naturelle de ses manières, la douceur sans égale de sa voix, sa modeste vivacité, son élégance sans apprêt, sa physionomie expressive et ses yeux intelligents s’unissaient pour le pénétrer de plaisirs et d’admiration, tandis que la solidité et la justesse de ses remarques tiraient un nouveau charme de la simplicité et du naturel de son langage.

 

Ambrosio fut enfin obligé de s’arracher à cet entretien qui n’avait que trop d’attraits pour lui. Il renouvela ses vœux à Antonia, répéta qu’il ne fallait pas qu’on sût ses visites, et elle lui promit le secret. Alors il quitta la maison, tandis que l’innocente enchanteresse retournait vers sa mère sans se douter du mal qu’avait fait sa beauté. Il lui tardait de connaître l’opinion d’Elvire sur l’homme qu’elle avait tant vanté, et elle fut enchantée de voir que l’enthousiasme de sa mère égalait, s’il ne surpassait même, le sien.

 

– Même avant qu’il parlât, dit Elvire, j’étais prévenue en sa faveur. Sa voix pleine et sonore m’a frappée particulièrement ; mais certainement, Antonia, je l’avais déjà entendue : elle a paru parfaitement familière à mon oreille. Ou j’aurai connu le prieur autrefois, ou sa voix a une ressemblance étonnante avec quelque autre que j’ai souvent écoutée ; elle avait certaines inflexions qui m’allaient au cœur et me faisaient éprouver des sensations si singulières que je cherche vainement à m’en rendre compte.

 

– Ma très chère mère, sa voix a produit le même effet sur moi ; et pourtant il est certain qu’aucune de nous ne l’a entendue avant d’arriver à Madrid. Ce que nous attribuons à son organe vient réellement, je suppose, de ses manières agréables qui nous empêchent de le considérer comme un étranger. Je ne sais pourquoi, mais je me sens plus à mon aise en causant avec lui que cela ne m’est ordinaire avec les gens qui me sont inconnus.

 

– Dites-moi, Antonia, pourquoi est-il impossible que j’aie vu le prieur auparavant ?

 

– Parce que depuis son entrée au couvent il n’en a jamais dépassé les murs ; il vient de me dire que, dans son ignorance des rues, il avait eu de la difficulté à trouver celle de San-Iago, quoique si près du couvent.

 

– Cela se peut ; mais je puis l’avoir vu avant qu’il ne s’y retirât : pour en pouvoir sortir, il a bien fallu qu’il commençât par y entrer.

 

– Sainte Vierge ! ce que vous dites est très juste. Oh ! mais ne pourrait-il pas être né dans le monastère ?

 

Elvire sourit.

 

– Attendez ! attendez ! la mémoire me revient. On l’y a mis tout enfant ; le peuple dit qu’il est tombé du ciel, et que les Capucins l’ont reçu en présent de la Sainte Vierge !

 

– C’est fort aimable à elle. Ainsi il est tombé du ciel, Antonia ? Quelle chute terrible il a dû faire !

 

– Bien des gens ne croient pas à cette histoire ; et je suppose, chère mère, que je dois vous ranger au nombre des incrédules. Quoi qu’il en soit de la vérité de cette version ou de toute autre, tout le monde au moins convient que lorsque les moines ont pris soin de lui, il ne pouvait pas parler : vous ne pouvez donc avoir entendu sa voix avant son entrée au monastère, puisque à cette époque il n’avait pas de voix du tout.

 

– Sur ma parole, Antonia, voilà un raisonnement très serré ; vos conclusions sont incontestables. Je ne vous soupçonnais pas tant de logique.

 

– Ah ! vous vous moquez de moi ; mais tant mieux. Je suis ravie de vous voir en belle humeur ; en outre, vous paraissez tranquille et plus à l’aise, et j’espère que vous n’aurez plus de convulsions. Oh ! j’étais sûre que la visite du prieur vous ferait du bien.

 

– Elle m’en a fait réellement, mon enfant ; il m’a calmé l’esprit sur plusieurs points qui m’agitaient.

 

VII

Ambrosio revint au couvent sans avoir été découvert, et l’esprit plein des plus séduisantes images. Il s’aveuglait obstinément sur le danger de s’exposer aux charmes d’Antonia : il ne songeait qu’au plaisir qu’il avait eu à se trouver avec elle, et se réjouissait à l’idée de jouir encore de ce plaisir. Il ne manqua pas de profiter de l’indisposition de la mère pour voir la fille tous les jours. D’abord il borna ses vœux à inspirer de l’amitié à Antonia ; mais il ne fut pas plus tôt convaincu qu’elle éprouvait ce sentiment dans toute son étendue, que son but devint plus décidé, et que ses attentions prirent une couleur plus vive. L’innocente familiarité dont elle usait avec lui encourageait ses désirs. Avec le temps, la pudique jeune fille ne lui inspira plus la même crainte respectueuse : il admirait toujours sa modestie, mais il n’en était que plus impatient de la priver de cette qualité qui formait son principal charme. La chaleur de la passion et la pénétration naturelle dont il était abondamment pourvu pour son propre malheur et pour celui d’Antonia suppléèrent à son ignorance des artifices de la séduction. Il discerna aisément les émotions favorables à ses desseins, et saisit avidement tous les moyens de verser la corruption dans le cœur d’Antonia. Ceci ne fut pas chose facile. Une extrême ingénuité empêchait qu’elle aperçût le but auquel tendaient les insinuations du moine ; mais les principes excellents qu’elle devait aux soins d’Elvire, la justesse et la solidité de son jugement, et un sentiment inné du devoir, lui faisaient comprendre que les maximes du prieur n’étaient pas irréprochables. Souvent, d’un simple mot elle renversait tout l’amas de ses sophismes, et lui faisait sentir comme ils sont faibles devant la vertu et la vérité. Alors, il se réfugiait dans son éloquence ; il l’écrasait d’un torrent de paradoxes philosophiques, que, faute de les comprendre, elle ne pouvait réfuter ; et de la sorte, s’il ne la convainquait pas de la justesse de ses raisonnements, du moins il l’empêchait d’en découvrir la fausseté. Il remarqua qu’elle avait de jour en jour plus de déférence pour son jugement, et il ne douta pas qu’avec le temps il ne l’amenât au point désiré.

 

Mathilde avait repris le rôle du paisible et de l’intéressant Rosario : elle ne le taxait point d’ingratitude ; mais ses yeux se remplissaient involontairement de larmes, et la douce mélancolie de sa physionomie et de sa voix proférait des plaintes biens plus touchantes qu’aucune parole n’aurait pu faire. Ambrosio n’était pas insensible à cette douleur ; mais, incapable d’en écarter la cause, il s’abstenait de montrer qu’elle l’affectât. Convaincu par la conduite de Mathilde qu’il n’avait pas de vengeance à craindre, il continua de la négliger, et d’éviter sa société.

 

Un soir qu’il avait trouvé Elvire presque entièrement rétablie, il se retira de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Ne voyant point Antonia dans la chambre qui servait d’entrée, il osa la chercher jusque dans la sienne. Cette pièce n’était séparée de celle de sa mère que par un cabinet où couchait généralement Flora, la femme de chambre.

 

Antonia était assise sur un sofa, le dos tourné vers la porte, et lisait attentivement ; elle ne remarqua son approche que lorsqu’il fut assis près d’elle. Elle tressaillit, et l’accueillit d’un air satisfait ; puis se levant, elle voulut le mener au salon ; mais Ambrosio, lui prenant la main, l’obligea, avec une douce violence, de se remettre à sa place. Elle y consentit sans difficulté : elle ne savait pas qu’il y eût plus d’inconvenance à causer avec lui dans une pièce plutôt que dans une autre.

 

Il examina le livre qu’elle avait lu et posé sur la table : c’était la Bible.

 

– Comment ! se dit-il, elle lit la Bible et elle est encore si innocente !

 

Mais, après un plus ample examen, il reconnut qu’Elvire avait fait exactement la même réflexion. Cette mère prudente, tout en admirant les beautés des saintes Écritures, était convaincue que, si l’on n’en retranchait rien, c’était la lecture la moins convenable qu’on pût permettre à une jeune personne. Nombre de récits n’y tendent qu’à exciter des idées qui sont fort déplacées dans le cœur d’une femme : chaque chose est appelée simplement et crûment par son nom, et les annales d’un mauvais lieu ne fourniraient pas un plus grand choix d’expressions indécentes. Voilà pourtant le livre dont on recommande l’étude aux jeunes femmes, qu’on met dans la main des enfants, hors d’état d’y comprendre guère plus que ces passages qu’ils feraient mieux d’ignorer ; le livre qui trop souvent enseigne les premières leçons du vice, et donne l’alarme aux passions encore endormies. Elvire en était persuadée. Elle avait donc pris deux résolutions au sujet de la Bible : la première était qu’Antonia ne la lirait que lorsqu’elle serait d’âge à en sentir les beautés et à en apprécier la morale : la seconde fut de la copier de sa propre main et d’en changer ou supprimer tous les passages inconvenants. Ambrosio s’aperçut de sa méprise, et remit le livre sur la table.

 

Antonia parla de la santé de sa mère avec toute la joie enthousiaste d’un jeune cœur.

 

– J’admire votre tendresse filiale, dit le prieur ; elle prouve la sensibilité de votre excellent caractère, elle promet un trésor à celui que le ciel destine à obtenir votre affection. Le cœur qui est si susceptible d’attachement pour une mère, que ne sentira-t-il pas pour un amant ? et peut-être même que ne sent-il pas déjà ? Dites-moi, ma charmante fille, savez-vous ce que c’est que d’aimer ? Répondez-moi avec sincérité : oubliez mon habit, et ne voyez en moi qu’un ami !

 

– Ce que c’est que d’aimer ? dit-elle, en répétant la question. Oh ! oui, sans doute ; j’ai aimé beaucoup, beaucoup de gens.

 

– Ce n’est pas là ce que j’entends. L’amour dont je parle ne peut être éprouvé que pour une seule personne. N’avez-vous jamais vu d’homme que vous auriez désiré pour mari ?

 

– Non, vraiment !

 

Ce n’était pas la vérité, mais elle mentait sans le savoir : elle ne connaissait pas la nature de ses sentiments pour Lorenzo ; et ne l’ayant pas vu depuis la première visite qu’il avait rendue à sa mère, chaque jour affaiblissait l’impression qu’il lui avait faite : d’ailleurs, elle ne pensait à un mari qu’avec l’effroi d’une vierge, et elle n’hésita pas à répondre négativement à la demande du moine.

 

– Et n’avez-vous pas grande envie de voir cet homme, Antonia ? ne sentez-vous point dans votre cœur un vide que vous voudriez remplir ? ne soupirez-vous point de l’absence de quelqu’un qui vous est cher, sans pourtant savoir qui c’est ? ne remarquez-vous pas que ce qui vous plaisait autrefois n’a plus de charmes pour vous ? que des milliers de nouveaux désirs, de nouvelles idées, de sensations nouvelles sont nés dans votre sein, et que vous les éprouvez sans pouvoir les décrire ?

 

– Mon père, vous m’étonnez ! quel est cet amour dont vous parlez ? je n’en connais pas la nature, et, si je l’éprouvais, pourquoi le cacherais-je ?

 

– N’avez-vous jamais, Antonia, rencontré d’homme qu’il vous semblait avoir longtemps cherché, quoique vous ne l’eussiez jamais vu auparavant ? un étranger dont la figure était familière à vos yeux ? dont la voix vous calmait, vous plaisait, vous pénétrait au fond de l’âme ? dont la présence était un bonheur et l’absence un chagrin ? avec qui votre cœur avait l’air de s’épanouir, et dans le sein duquel, avec une confiance sans réserve, vous épanchiez les soucis du vôtre ?

 

– Certainement : je l’ai éprouvé la première fois que je vous ai vu.

 

– Moi, Antonia ? s’écria-t-il, les yeux étincelants de joie et d’impatience, et lui saisissant la main qu’il pressa avec transport sur ses lèvres. Moi, Antonia ? vous avez éprouvé ces sentiments pour moi ?

 

– Et même plus vifs que vous ne les avez décrits. Du premier instant où je vous ai vu, je me suis sentie si charmée, si intéressée ! j’attendais avec tant d’anxiété le son de votre voix ! et quand je l’entendis, elle me parut si douce ! elle me parlait un langage jusqu’alors si inconnu ! il me semblait qu’elle me disait une foule de choses que je désirais d’entendre ! Il me semblait que j’étais connue de vous depuis longtemps, que j’avais droit à votre amitié, à vos avis, à votre protection ; j’ai pleuré quand vous êtes parti, et j’ai soupiré après le jour qui devait vous rendre à ma vue.

 

– Antonia ! ma charmante Antonia ! s’écria le moine, et il la pressa contre son sein. Puis-je en croire mes sens ? Répétez-le-moi, ma chère fille !

 

– Oui, en vérité : excepté ma mère, personne au monde ne m’est plus cher que vous.

 

À cet aveu ingénu, Ambrosio ne se posséda plus : éperdu de désirs, il la serra dans ses bras, toute rouge et toute tremblante. Antonia sentit deux lèvres avides se coller sur les siennes, et aspirer sa pure et délicieuse haleine, une main hardie violer les trésors de son sein, et le moine enfermé dans ses membres délicats et faiblissants. Surprise, alarmée et confuse d’une telle action, la stupeur lui ôta d’abord toute possibilité de résistance. Enfin, se remettant, elle essaya d’échapper aux embrassements du moine.

 

– Mon père !… Ambrosio ! cria-t-elle ; laissez-moi, pour l’amour de Dieu !

 

Mais le moine licencieux ne tint pas compte de ses prières : il persista dans son dessein, et se mit en devoir de prendre encore de plus grandes libertés. Antonia priait, pleurait et se débattait : épouvantée à l’excès, bien que sans savoir de quoi, elle employa tout ce qu’elle avait de force à le repousser, et elle était sur le point de crier au secours, lorsque soudain la porte s’ouvrit. Ambrosio eut juste assez de présence d’esprit pour s’apercevoir du danger. Il quitta à regret sa proie, et se releva précipitamment du sofa. Antonia poussa une exclamation de joie, vola sur la porte et se trouva dans les bras de sa mère.

 

Alarmée de quelques discours du prieur qu’Antonia avait innocemment répétés, Elvire avait résolu de vérifier ses soupçons. Elle avait vu assez le monde pour ne pas se laisser imposer par la réputation de vertu du moine ; elle se souvenait de certaines circonstances, peu importantes en elles-mêmes, mais qui, réunies, semblaient autoriser ses craintes. Ces visites fréquentes, bornées, autant qu’elle pouvait voir, à leur seule famille ; l’émotion qu’il laissait paraître dès qu’elle parlait d’Antonia ; la pensée qu’il était dans toute la force et dans toute l’ardeur de l’âge ; et, par-dessus tout, cette pernicieuse philosophie révélée par sa fille, et qui était si peu d’accord avec le langage qu’il tenait en sa présence : toutes ces circonstances lui inspiraient des doutes sur la pureté de l’amitié d’Ambrosio. En conséquence, elle avait résolu de tâcher de le surprendre la première fois qu’il serait seul avec Antonia : son plan venait de réussir. Cependant elle jugea que ce ne serait pas chose facile que de démasquer l’imposteur : le public était trop prévenu en sa faveur ; et elle-même ayant peu d’amis, elle crut dangereux de se faire un ennemi si puissant. Elle feignit donc de ne point remarquer combien il était agité ; elle s’assit tranquillement sur le sofa, donna une raison quelconque pour avoir quitté inopinément sa chambre, et causa de divers sujets avec un air d’aisance et de sécurité.

 

Rassuré par cette conduite, le moine commença à se remettre. Il s’efforça de répondre à Elvire sans paraître embarrassé : mais il était encore trop novice dans l’art de la dissimulation, et il sentit qu’il devait avoir l’air gauche et confus. Il abrégea donc l’entretien et se leva pour partir. Mais quel fut son déplaisir lorsqu’en prenant congé, Elvire lui dit en termes polis qu’étant à présent tout à fait guérie, elle croirait commettre une injustice si elle privait de le voir d’autres personnes qui pourraient en avoir plus besoin qu’elle !

 

Ambrosio se préparait à faire une objection lorsqu’un regard expressif d’Elvire l’arrêta court. Il n’osa pas insister pour être reçu, car ce regard lui démontrait qu’il était découvert ; il se soumit sans répliquer, se hâta de prendre congé, et se retira au couvent, le cœur rempli de rage et de honte, d’amertume et de désappointement.

 

Antonia se sentit l’esprit soulagé par le départ du prieur ; cependant elle ne put s’empêcher d’être affligée de ce qu’elle ne devait plus le revoir. Elvire en eut aussi un chagrin secret ; elle avait eu trop de plaisir à le croire leur ami pour ne pas regretter d’être forcée de changer d’opinion. Mais elle était trop habituée à la fausseté des amitiés du monde pour se préoccuper longtemps de ce regret. Elle essaya de faire comprendre à sa fille le danger qu’elle avait couru ; mais le sujet demandait à être traité avec précaution, de peur qu’en écartant le bandeau de l’ignorance, le voile de l’innocence ne fût déchiré. Tout ce qu’elle fit donc, ce fut d’avertir Antonia d’être sur ses gardes, et de lui ordonner, dans le cas où le prieur persisterait à venir, de ne jamais le recevoir seul : injonction à laquelle Antonia promit de se conformer.

 

De retour dans sa cellule, Ambrosio en ferma la porte après lui, et se jeta désespéré sur son lit. Aiguillonné de désirs, en proie au désappointement, honteux d’avoir été découvert, et craignant d’être publiquement démasqué, son sein était le théâtre de la plus horrible confusion. Privé de la présence d’Antonia, il n’avait plus d’espoir de satisfaire cette passion qui maintenant faisait partie de son existence ; il tremblait d’effroi à la vue du précipice ouvert devant lui, et de colère en pensant que, sans Elvire, il aurait possédé l’objet de ses désirs. Avec les plus terribles imprécations, il fit vœu de se venger d’elle : il jura d’avoir Antonia quoi qu’il en dût coûter.

 

Il était encore sous l’influence du déchaînement de ses passions lorsqu’on heurta un léger coup à la porte de sa cellule. Il tira le verrou ; la porte s’ouvrit, et Mathilde parut.

 

– Je suis occupé, s’empressa-t-il de dire d’un ton dur ; laissez-moi.

 

Mathilde n’en tint pas compte ; elle referma la porte, et avança vers lui d’un air doux et suppliant.

 

– Pardonnez-moi, Ambrosio, dit-elle ; dans votre intérêt même je ne dois pas vous obéir. Ne craignez aucune plainte de moi ; je ne viens pas vous reprocher votre ingratitude ; et puisque votre amour ne peut plus m’appartenir je vous demande la seconde place, celle de confidente et d’amie. Nous ne pouvons pas forcer nos inclinations : le peu de beauté que vous m’avez trouvé s’est évanoui avec la nouveauté ; et si elle ne peut plus exciter vos désirs, c’est ma faute et non la vôtre. Mais pourquoi persister à m’éviter ? pourquoi tant d’anxiété à fuir ma présence ? Vous avez des chagrins, et vous ne me permettez pas de les partager ; vous avez des contrariétés, et vous n’acceptez pas mes consolations ; vous avez des désirs et vous m’empêchez de seconder vos desseins. C’est de cela que je me plains, et non de votre indifférence. J’ai renoncé aux droits de maîtresse ; mais rien ne me fera renoncer à ceux d’amie.

 

– Généreuse Mathilde ! répliqua-t-il en lui prenant la main, combien vous vous élevez au-dessus des faiblesses de votre sexe ! Oui, j’accepte votre offre : j’ai besoin d’un conseiller, d’un confident ; j’en trouve toutes les qualités réunies en vous : mais seconder mes desseins… ah ! Mathilde ! ce n’est point en votre pouvoir !

 

– Ce n’est au pouvoir d’aucun autre que de moi, Ambrosio ; votre secret n’en est pas un pour moi : j’ai observé d’un œil attentif chacun de vos pas, chacune de vos actions ; vous aimez.

 

– Mathilde !

 

– Pourquoi me le cacher ? Ne craignez pas la jalousie mesquine où s’abaissent la plupart des femmes : mon âme dédaigne une si méprisable passion. Vous aimez, Ambrosio ; Antonia Dalfa est l’objet de votre flamme : je connais chaque détail de votre passion, chaque conversation m’a été répétée ; je suis instruite de votre tentative sur la personne d’Antonia, de votre désappointement et de votre renvoi de la maison d’Elvire. Vous désespérez maintenant de posséder votre maîtresse ; mais je viens raviver vos espérances, et vous indiquer le chemin du succès.

 

– Du succès ? Oh ! impossible !

 

– À ceux qui osent, rien n’est impossible. Comptez sur moi, et vous pouvez encore être heureux. Le moment est venu, Ambrosio, où l’intérêt de votre bonheur et de votre tranquillité me force à vous révéler une partie de mon histoire, que vous ignorez encore. Écoutez, et ne m’interrompez pas. Si ma confession vous révolte, rappelez-vous qu’en la faisant, mon seul but est de satisfaire vos vœux, et de rendre à votre cœur la paix qu’il a perdue. Je vous ai déjà dit que mon tuteur était un homme d’un savoir peu commun ; il prit la peine de m’initier à ce savoir dès l’enfance. Parmi les sciences diverses que la curiosité l’avait induit à explorer, il n’avait pas négligé celle qui est regardée par la plupart des gens comme impie, et par beaucoup d’autres comme chimérique : je parle des arts relatifs au monde des esprits. Ses profondes recherches des causes et des effets, son infatigable application à l’étude de la philosophie naturelle, sa connaissance profonde et illimitée des propriétés et vertus de chaque pierre précieuse qui enrichit l’abîme, de chaque herbe que la terre produit, lui procura enfin la récompense qu’il avait si longtemps, si ardemment recherchée. Sa curiosité fut pleinement satisfaite, le but de son ambition entièrement atteint ; il dictait la loi aux éléments ; il pouvait renverser l’ordre de la nature ; ses yeux lisaient les décrets de l’avenir, et les esprits infernaux étaient dociles à sa voix. Pourquoi reculer loin de moi ? je comprends ce regard scrutateur : vos soupçons sont vrais, quoique vos terreurs ne soient pas fondées. Mon tuteur ne m’a pas caché la plus précieuse de ses découvertes ; cependant, si je ne vous avais pas vu, je n’aurais jamais fait usage de mon pouvoir. Comme vous, je frémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formais une idée terrible du danger d’évoquer un démon. Pour sauver cette vie dont votre amour m’avait enseigné le prix, j’ai eu recours aux moyens que je tremblais d’employer. Vous rappelez-vous cette nuit que j’ai passée dans les caveaux de Sainte-Claire ? C’est alors qu’environnée de corps en dissolution, j’osai accomplir ces rites mystérieux qui appelèrent à mon aide un ange déchu. Jugez quelle dut être ma joie quand je découvris que mes terreurs étaient imaginaires ; je vis le démon obéir à mes ordres ; je le vis trembler devant moi, et je reconnus qu’au lieu de vendre mon âme à un maître, mon courage m’avait acheté un esclave.

 

– Téméraire Mathilde ! qu’avez-vous fait ? Vous vous êtes condamnée à la perdition éternelle ; vous avez troqué contre un pouvoir momentané l’éternel bonheur. Si c’est de la magie que dépend la satisfaction de mes désirs, je renonce absolument à votre aide ; les conséquences en sont trop horribles. J’adore Antonia, mais je ne suis point assez aveuglé par mes sens pour sacrifier à sa possession mon existence dans ce monde et dans l’autre.

 

– Ridicules préjugés ! Oh ! rougissez, Ambrosio, rougissez d’être assujetti à leur empire. Où est le risque d’accepter mes offres ? quel motif aurais-je de vous donner ce conseil, si ce n’était le désir de vous rendre au bonheur et au repos ? S’il existe du danger, il tombera sur moi ; c’est moi qui convoquerai le ministère des esprits : à moi seule sera le crime, et à vous le profit ; mais il n’y a nul danger. L’ennemi du genre humain est mon esclave, et non mon souverain. N’y a-t-il aucune différence entre donner et recevoir des lois, entre servir et commander ? Éveillez-vous de vos rêves frivoles, Ambrosio ! rejetez loin de vous ces terreurs si peu faites pour une âme telle que la vôtre ; laissez-les au commun des hommes, et osez être heureux ! Accompagnez-moi cette nuit aux caveaux de Sainte-Claire ; soyez-y témoin de mes enchantements, et Antonia est à vous.

 

– L’obtenir par de tels moyens ! je ne le puis, ni ne le veux. Cessez donc de vouloir me persuader, car je n’ose employer le ministère de l’enfer.

 

– Vous n’osez ? comme vous m’avez trompée ! Cet esprit que j’estimais si grand, si courageux, se montre infirme, puéril et rampant, – esclave des erreurs du vulgaire, et plus faible que celui d’une femme.

 

– Quoi ! connaissant le danger, m’exposerai-je volontairement aux artifices du séducteur ? renoncerai-je à tout espoir de salut ? mes yeux rechercheront-ils un spectacle qui, je le sais, doit les aveugler ? Non, non, Mathilde, je ne ferai point alliance avec l’ennemi de Dieu.

 

– Êtes-vous donc l’ami de Dieu en ce moment ? n’avez-vous pas rompu vos engagements avec lui, renoncé à son service ? ne vous êtes-vous pas abandonné à l’entraînement de vos passions ? ne complotez-vous pas la perte de l’innocence, la ruine d’une créature qu’il a formée sur le modèle des anges ? Quelle aide invoquerez-vous, si ce n’est celle des démons, pour accomplir ce louable dessein ? Les séraphins le protégeront-ils ? Conduiront-ils Antonia dans vos bras ? Leur ministère sanctionnera-t-il vos plaisirs illicites ? Ô absurdité ! Mais je ne m’abuse pas, Ambrosio ! ce n’est pas la vertu qui vous fait rejeter mon offre ; vous voudriez l’accepter, mais vous n’osez pas ; ce n’est pas le crime qui retient votre bras, c’est le châtiment ; ce n’est pas le respect de Dieu qui vous arrête, c’est l’effroi de sa vengeance ! vous voudriez bien l’offenser en secret, mais vous tremblez de vous déclarer son ennemi. Honte à l’âme pusillanime qui n’a pas le courage d’être ami sûr ou ennemi déclaré !

 

– Envisager le crime avec horreur, Mathilde, est en soi-même un mérite : sous ce rapport, je me fais gloire de m’avouer pusillanime. Quoique mes passions m’aient fait manquer à ses lois, je sens toujours dans mon cœur l’amour inné de la vertu. Mais il vous convient mal de m’accuser de parjure, vous qui, la première, m’avez fait violer mes vœux, vous qui, la première, avez éveillé mes vices endormis, m’avez fait sentir le poids des chaînes de la religion, et m’avez convaincu que le crime avait ses plaisirs. Mais si mes principes ont cédé à la force de mon tempérament, il me reste suffisamment de grâce pour frémir à l’idée de la sorcellerie, et pour éviter un forfait si monstrueux, si impardonnable ?

 

– Impardonnable, dites-vous ? Que signifie donc votre éloge continuel de la miséricorde infinie du Tout-Puissant ? Y a-t-il donc mis récemment des bornes ? Ne reçoit-il plus le pécheur avec joie ? Vous lui faites injure, Ambrosio. Vous aurez toujours, vous, le temps de vous repentir, et lui, la bonté de pardonner. Procurez-lui une glorieuse occasion d’exercer cette bonté : plus grand sera le mérite de son pardon. Finissez-en avec ces scrupules d’enfant ; laissez-vous persuader pour votre bien, et suivez-moi au cimetière.

 

– Oh ! cessez, Mathilde ! ce ton railleur, ce langage audacieux et impie sont affreux dans toutes les bouches, mais surtout dans celle d’une femme. Laissons cet entretien, qui n’excite pas d’autres sentiments que l’horreur et le dégoût. Je ne vous suivrai pas au cimetière, et je n’accepterai pas les services de vos agents infernaux. Antonia sera à moi, mais à moi par des moyens humains.

 

– Alors elle ne sera jamais à vous ! Vous êtes banni de sa présence ; sa mère a ouvert les yeux sur vos desseins, et maintenant elle est en garde contre eux. Bien plus, Antonia en aime un autre : un jeune homme d’un mérite distingué possède son cœur ; et si vous n’intervenez, dans peu de jours il sera son époux. Je tiens cette nouvelle de mes invisibles serviteurs, auxquels j’ai eu recours dès que j’ai remarqué votre indifférence. Ils ont épié toutes vos actions ; ils m’ont redit tout ce qui s’est passé chez Elvire, ils m’ont inspiré l’idée de favoriser vos projets. Leurs rapports ont été ma seule consolation. Vous aviez beau éviter ma présence, toutes vos démarches m’étaient connues ; que dis-je ? j’étais toujours, jusqu’à un certain point, avec vous, grâce à ce don si précieux.

 

À ces mots, elle tira de dessous son habit un miroir d’acier poli, dont les bords étaient couverts de différents caractères étranges et inconnus.

 

– Dans tous mes chagrins, dans tous mes regrets, de votre froideur, j’ai été préservée du désespoir par la vertu de ce talisman. En prononçant certaines paroles, on y voit paraître la personne à qui on pense. Ainsi, quoique je fusse exilée de votre présence, vous, Ambrosio, vous étiez toujours présent pour moi.

 

La curiosité du moine fut fortement excitée.

 

– Ce que vous racontez est incroyable ! Mathilde, ne vous jouez-vous pas de ma crédulité ?

 

– Jugez par vos yeux.

 

Elle lui mit le miroir dans la main. La curiosité poussa Ambrosio à le prendre, et l’amour à désirer qu’Antonia parût. Mathilde prononça les paroles magiques. Aussitôt une épaisse fumée s’éleva des caractères tracés sur les bords, et se répandit sur toute la surface ; bientôt elle se dispersa peu à peu. Il se présenta aux yeux du moine un mélange confus de couleurs et d’images qui se rangèrent enfin d’elles-mêmes à leur place, et il vit en miniature les traits charmants d’Antonia.

 

Le lieu de la scène était un petit cabinet attenant à la chambre où elle couchait. Elle se déshabillait pour se mettre au bain ; ses longues tresses de cheveux étaient déjà relevées. L’amoureux moine eut pleine liberté de contempler les voluptueux contours et les admirables proportions de ses membres. Elle se dépouilla du dernier vêtement, et s’approchant du bain préparé pour elle, elle mit son pied dans l’eau : le froid la saisit, et elle le retira. Quoiqu’elle ne se doutât pas qu’on l’observait, un sentiment naturel de pudeur la portait à voiler ses charmes, et elle se tenait hésitante, au bord de la baignoire, dans l’attitude de la Vénus de Médicis. En ce moment un linot apprivoisé vola vers elle, plongea la tête entre ses seins, et les becqueta en jouant. Antonia, qui souriait, essaya en vain de se délivrer de l’oiseau ; il lui fallut lever les mains pour le chasser de son délicieux asile. Ambrosio n’en put supporter davantage : ses désirs s’étaient tournés en frénésie.

 

– Je cède ! cria-t-il en jetant violemment le miroir à terre : Mathilde, je vous suis ! faites de moi ce que vous voulez !

 

Elle n’attendit pas qu’il réitérât ce consentement. Il était déjà minuit. Elle vola à sa cellule, et revint bientôt avec son petit panier et la clef du cimetière, qui était restée en sa possession depuis sa première visite aux caveaux. Elle ne donna point au moine le temps de la réflexion.

 

– Venez ! dit-elle, et elle lui prit la main ; suivez-moi, et soyez témoin des effets de votre résolution.

 

À ces mots, elle l’entraîna précipitamment. Ils passèrent dans le lieu de sépulture sans être vus, ouvrirent la porte du sépulcre, et se trouvèrent à l’entrée de l’escalier souterrain. Jusqu’alors la clarté de la lune avait guidé leurs pas, mais à présent cette ressource leur manquait. Mathilde avait négligé de se pourvoir d’une lampe. Sans cesser de tenir la main d’Ambrosio, elle descendit les degrés de marbre ; mais l’obscurité profonde qui les enveloppait les obligeait de marcher avec lenteur et précaution.

 

– Vous tremblez ! dit Mathilde à son compagnon ; ne craignez rien, nous sommes près du but.

 

Ils atteignirent le bas de l’escalier, et continuèrent d’avancer à tâtons le long des murs. À un détour, ils aperçurent tout à coup dans le lointain une pâle lumière, vers laquelle ils dirigèrent leurs pas : c’était celle d’une petite lampe sépulcrale qui brûlait incessamment devant la statue de sainte Claire ; elle jetait une sombre et lugubre lueur sur les colonnes massives qui supportaient la voûte, mais elle était trop faible pour dissiper les épaisses ténèbres où les caveaux étaient ensevelis.

 

Mathilde prit la lampe.

 

– Attendez-moi ! dit-elle au prieur ; je reviens dans un instant.

 

À ces mots, elle s’enfonça dans un des passages qui s’étendaient dans différentes directions et formaient une sorte de labyrinthe. Ambrosio resta seul. L’obscurité la plus profonde l’entourait, et encourageait les doutes qui commençaient à renaître dans son sein. Il avait été entraîné par un moment de délire. La honte de trahir ces terreurs en présence de Mathilde l’avait poussé à les combattre ; mais à présent qu’il était abandonné à lui-même, elles reprenaient leur premier ascendant. Il tremblait à l’idée de la scène dont il allait être témoin ; il ne savait pas jusqu’à quel point les illusions de la magie pouvaient faire effet sur son esprit : elles pouvaient le pousser à quelque action qui, une fois commise, rendrait irréparable la rupture entre le ciel et lui. Dans cet effrayant dilemme, il aurait voulu implorer l’assistance de Dieu, mais il sentait avoir perdu tout droit à une telle protection : il serait retourné avec joie au couvent, mais il avait passé sous tant de voûtes et par tant de détours qu’il ne fallait pas songer à essayer de regagner l’escalier. Son sort était décidé ; il n’y avait aucune possibilité de s’échapper. Il combattit donc ses appréhensions, et appela à son secours tous les arguments qui pouvaient le mettre en état de soutenir courageusement cette épreuve : il réfléchit qu’Antonia serait le prix de son audace ; il s’enflamma l’imagination en énumérant les charmes de sa maîtresse ; il se persuada qu’il aurait toujours, comme avait dit Mathilde, le temps de se repentir ; et que, puisqu’il n’avait recours qu’à elle et non aux démons, le crime de sorcellerie ne pourrait lui être imputé. Il avait lu beaucoup d’ouvrages sur cette matière ; il se dit que tant qu’il n’aurait pas renoncé à son salut dans un acte formel signé de sa main, Satan n’aurait aucun pouvoir sur lui : or, il était bien déterminé à ne jamais souscrire un tel acte, quelque menace qu’on lui fît ou quelque avantage qu’on lui présentât.

 

Telles étaient ses méditations en attendant Mathilde. Elles furent interrompues par un sourd murmure, qui ne paraissait pas venir de loin. Il tressaillit. Il écouta. Quelques minutes passèrent en silence, après quoi le murmure recommença : c’était comme le gémissement d’une personne souffrante. Dans toute autre position, cette circonstance n’aurait fait qu’exciter son attention et sa curiosité ; en ce moment, sa sensation dominante fut la terreur : son imagination, entièrement préoccupée des idées de sorcellerie et d’esprits, se figura que quelque âme en peine rôdait près de lui ; ou bien que Mathilde avait été victime de sa présomption, et périssait sous les griffes cruelles des démons. Le bruit ne paraissait pas approcher, mais continuait de s’entendre par intervalles ; quelques fois, il devenait plus distinct – sans doute lorsque les souffrances de la personne qui gémissait devenaient plus aiguës et plus intolérables. De temps à autre, Ambrosio crut discerner des accents, et une fois entre autres il fut presque convaincu d’avoir entendu une voix défaillante s’écrier : « Dieu ! ô Dieu ! pas d’espoir ! pas de secours ! »

 

De plus profonds gémissements suivirent ces paroles ; puis elles s’évanouirent par degrés, et le silence universel régna de nouveau.

 

– Que signifie cela ? pensa le moine effaré.

 

En ce moment une idée qui lui traversa l’esprit le pétrifia presque d’horreur ; il frémit, et eut peur de lui-même.

 

– Serait-ce possible ! soupira-t-il involontairement ; serait-ce bien possible ! oh ! quel monstre je suis !

 

Il résolut d’éclaircir ses doutes, et de réparer sa faute, s’il n’était pas déjà trop tard. Mais ses sentiments généreux et compatissants furent bientôt mis en fuite par le retour de Mathilde. Il oublia l’infortunée qui gémissait, et ne se souvint que du danger et de l’embarras de sa propre situation. La lumière de la lampe qui revenait dora les murs, et en peu d’instants Mathilde fut près de lui. Elle avait quitté son habit religieux ; elle était vêtue d’une longue robe noire, où étaient tracés en broderie d’or quantité de caractères inconnus : cette robe était attachée par une ceinture de pierres précieuses dans laquelle était passé un poignard ; son cou et ses bras étaient nus ; elle portait à la main une baguette d’or ; ses cheveux étaient épars, et flottaient en désordre sur ses épaules ; ses yeux étincelants avaient une expression terrible, et tout en elle était fait pour inspirer la crainte et l’admiration.

 

– Suivez-moi ! dit-elle au moine d’une voix lente et solennelle ; tout est prêt !

 

Il sentit ses membres trembler en lui obéissant. Elle le guida à travers divers étroits passages ; et de chaque côté, comme ils avançaient, la clarté de la lampe ne montrait que les objets les plus révoltants : des crânes, des ossements, des tombes et des statues dont les yeux semblaient à leur approche flamboyer d’horreur et de surprise. Enfin ils parvinrent à un vaste souterrain dont l’œil cherchait vainement à discerner la hauteur : une profonde obscurité planait sur l’espace ; des vapeurs humides glacèrent le cœur du moine, et il écouta tristement le vent qui hurlait sous les voûtes solitaires. Ici Mathilde s’arrêta ; elle se tourna vers Ambrosio, dont les joues et les lèvres étaient pâles de frayeur. D’un regard de mépris et de colère, elle lui reprocha sa pusillanimité ; mais elle ne parla pas. Elle posa la lampe à terre près du panier, elle fit signe à Ambrosio de garder le silence, et commença les rites mystérieux. Elle traça un cercle autour de lui, et un autre autour d’elle ; puis prenant une petite fiole dans le panier, elle en répandit quelques gouttes sur la terre devant elle ; elle se courba sur la place, marmotta quelques phrases inintelligibles ; et immédiatement il s’éleva du sol une flamme pâle et sulfureuse, qui s’accrut par degrés, et finit par étendre ses flots sur toute la surface, à l’exception des cercles où se tenaient Mathilde et le moine ; ensuite la flamme gagna les énormes colonnes de pierre brute, glissa le long de la voûte et changea le souterrain en une immense salle toute couverte d’un feu bleuâtre et tremblant : il ne donnait aucune chaleur ; au contraire, le froid extrême du lieu semblait augmenter à chaque instant. Mathilde continua ses incantations. Par intervalles, elle tirait du panier divers objets, dont la nature et le nom, pour la plupart, étaient inconnus au prieur ; mais dans le peu qu’il en distingua, il remarqua particulièrement trois doigts humains et un agnus-Dei qu’elle mit en pièces. Elle les jeta dans les flammes qui brûlaient devant elle et ils furent consumés aussitôt.

 

Le moine la regardait avec anxiété. Tout à coup elle poussa un cri long et perçant ; elle fut saisie d’un accès de délire ; elle s’arracha les cheveux, se frappa le sein, fit les gestes les plus frénétiques, et, tirant le poignard de sa ceinture, elle se le plongea dans le bras gauche : le sang jaillit en abondance ; elle se tint sur le bord de ce cercle, prenant soin qu’il tombât en dehors. Les flammes se retiraient de l’endroit où le sang coulait. Une masse de nuages sombres s’éleva lentement de la terre ensanglantée, et monta graduellement jusqu’à ce qu’elle atteignît la voûte de la caverne ; en même temps un coup de tonnerre se fit entendre, l’écho résonna effroyablement dans les passages souterrains, et la terre trembla sous les pieds de l’enchanteresse.

 

Ce fut alors qu’Ambrosio se repentit de sa témérité. L’étrangeté solennelle du charme l’avait préparé à quelque chose de bizarre et d’horrible : il attendit avec effroi l’apparition de l’esprit dont la venue était annoncée par la foudre et le tremblement de terre ; il regarda d’un œil égaré autour de lui, persuadé que la vue de cette vision redoutable allait le rendre fou ; un frisson glaçait son corps, et il tomba sur un genou, hors d’état de se soutenir.

 

– Il vient ! s’écria Mathilde avec un accent joyeux.

 

Ambrosio tressaillit, et attendit le démon avec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant de gronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Au même instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beau que n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeune homme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable de taille et de visage ; il était entièrement nu ; une étoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deux ailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeau de feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de sa tête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat bien supérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets de diamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenait dans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corps jetait une splendeur éblouissante ; il était environné de nuages, couleur de rose, et au moment où il parut, une brise rafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchanté d’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contempla l’esprit avec délices et étonnement ; mais toute son admiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon une expression farouche et sur ses traits une mélancolie mystérieuse qui trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreur secrète.

 

La musique cessa. Mathilde s’adressa à l’esprit ; elle lui parlait une langue inintelligible pour le moine, et la réponse fut faite dans la même langue. Elle paraissait insister sur un point que le démon ne voulait pas accorder. Il lançait fréquemment sur Ambrosio des regards de colère, et à chaque fois celui-ci sentait son cœur défaillir. Mathilde eut l’air de s’irriter ; elle parlait d’un ton élevé et impérieux, et ses gestes annonçaient qu’elle le menaçait de sa vengeance. Ses menaces eurent l’effet désiré ; l’esprit tomba à genoux, et d’un air soumis lui présenta la branche de myrte. Elle ne l’eut pas plus tôt reçue que la musique recommença : un nuage épais s’étendit sur la vision ; les flammes bleues disparurent ; et une complète obscurité régna dans la caverne. Le prieur ne bougea pas de sa place ; ses facultés étaient toutes enchaînées par le plaisir, l’anxiété et la surprise. Enfin les ténèbres se dispersèrent, et il aperçut Mathilde près de lui dans son habit religieux, et le myrte à la main. Il ne restait aucune trace de l’incantation, et les caveaux n’étaient éclairés que des faibles rayons de la lampe sépulcrale.

 

– J’ai réussi, dit Mathilde, quoique avec plus de difficulté que je n’en attendais. Lucifer, que j’ai évoqué à mon aide, refusait d’abord d’obéir à mes ordres : pour l’y forcer, il m’a fallu avoir recours à mes charmes les plus puissants. Ils ont produit leur effet ; mais j’ai pris l’engagement de ne plus réclamer jamais son ministère en votre faveur. Songez donc à bien employer une occasion qui ne se représentera plus ; désormais mon art magique ne vous sera d’aucune utilité ; vous ne pourrez espérer de secours surnaturel qu’en invoquant vous-même les démons, et en acceptant les conditions de leurs services. C’est ce que vous ne ferez jamais : vous manquez d’énergie pour les contraindre à l’obéissance ; et à moins que vous ne leur payiez le prix fixé par eux, ils ne vous serviront pas volontairement. Pour cette fois seulement, ils consentent à vous obéir ; je vous fournis les moyens de posséder votre maîtresse ; ayez soin de les mettre à profit. Recevez ce myrte étincelant : tant que vous l’aurez en main, toutes les portes s’ouvriront devant vous. Il vous donnera accès la nuit prochaine dans la chambre d’Antonia : alors soufflez trois fois sur le myrte, appelez-la par son nom et placez-le sous son oreiller ; à l’instant, un sommeil de mort s’emparera d’elle, et lui ôtera le pouvoir de vous résister. Ce sommeil la tiendra jusqu’au point du jour. En cet état, vous pouvez satisfaire vos désirs sans risquer d’être découvert, puisque, au moment où le jour dissipera les effets de l’enchantement, Antonia s’apercevra de la perte de son honneur mais sans savoir qui le lui a ravi. Soyez donc heureux, mon Ambrosio, et que ce service vous prouve le désintéressement et la pureté de mon amitié. La nuit doit être près d’expirer : retournons au couvent, de peur que notre absence n’excite la surprise.

 

Le prieur reçut le talisman avec une reconnaissance muette. Ses idées étaient trop troublées par les aventures de la nuit pour lui permettre d’exprimer hautement ses remerciements, ou même de sentir encore toute la valeur de ce présent. Mathilde ramassa la lampe et le panier, et conduisit son compagnon hors du mystérieux souterrain. Elle remit la lampe à son ancienne place, et continua sa route dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle atteignît le pied de l’escalier. Les premiers rayons du soleil levant qui y pénétraient les aidèrent à le monter ; Mathilde et le prieur se hâtèrent de sortir du sépulcre, et ils en refermèrent la porte, et regagnèrent bientôt le cloître occidental du monastère ; personne ne les rencontra, et ils se retirèrent, sans avoir été vus, à leur cellule respective.

 

La confusion de l’esprit d’Ambrosio commença à s’apaiser. Il se réjouit de l’heureuse issue de son aventure, et, songeant à la vertu du myrte, il considéra Antonia comme déjà en son pouvoir ; l’imagination lui retraçait les appas secrets que lui avait dévoilés le miroir enchanté et il attendit avec impatience l’arrivée de la nuit.

 

VIII

Toutes les recherches du marquis de Las Cisternas avaient été vaines. Agnès était à jamais perdue pour lui. Le désespoir produisit un si violent effet sur sa constitution, qu’il en résulta une longue et dangereuse maladie : il ne put donc rendre visite à Elvire, comme il en avait l’intention ; et dans l’ignorance où elle était de la cause de cette négligence, elle n’était pas médiocrement tourmentée. Lorenzo avait été empêché par la mort de sa sœur de faire part à son oncle de ses desseins sur Antonia. Les ordres d’Elvire lui interdisaient de se présenter devant elle sans le consentement du duc, et comme elle n’entendait plus parler de lui ni de ses propositions, elle conjecturait, ou qu’il avait rencontré un meilleur parti, ou qu’il lui avait été prescrit de renoncer à ses vues. Chaque jour la rendait plus inquiète sur la destinée d’Antonia ; cependant, tant qu’elle conserva la protection du prieur, elle supporta avec courage la perte des espérances qu’elle avait fondées sur Lorenzo et sur le marquis. Cette ressource à présent lui manquait : elle était convaincue que la ruine de sa fille avait été méditée par Ambrosio ; et lorsqu’elle réfléchissait que sa mort laisserait Antonia sans ami et sans soutien dans un monde si bas, si perfide et si dépravé, son cœur se gonflait d’amertume et de crainte.

 

La maladie de don Raymond paraissait faire des progrès ; Lorenzo était constamment à son chevet, et le soignait avec une tendresse vraiment fraternelle. Le marquis avait conçu une affection si profonde pour sa maîtresse défunte, que personne ne croyait qu’il pût survivre à cette perte ; il aurait succombé à son chagrin, sans la persuasion qu’elle vivait encore, et qu’elle avait besoin de son assistance. Quoique convaincus du contraire, les gens qui l’entouraient l’encourageaient dans une croyance qui faisait sa seule consolation.

 

Théodore était le seul qui s’efforçât de réaliser les chimères de son maître. Il était éternellement occupé à faire des combinaisons pour entrer dans le couvent, ou du moins pour obtenir des nonnes quelques nouvelles d’Agnès. Il était devenu un vrai Protée, et changeait de forme tous les jours ; mais toutes ses métamorphoses avaient fort peu de résultat : il revenait régulièrement au palais de Las Cisternas sans aucun renseignement qui pût confirmer les espérances de son maître. Un jour il imagina de se déguiser en mendiant ; il se mit un emplâtre sur l’œil gauche, prit en main sa guitare, et se plaça à la porte du couvent. Il se mêla à une troupe de mendiants qui s’assemblaient chaque jour à la porte de Sainte-Claire pour recevoir la soupe que les nonnes avaient coutume de leur distribuer à midi. Ils étaient tous munis de pots ou d’écuelles pour l’emporter ; mais Théodore, qui n’avait pas d’ustensile de cette espèce, demanda la permission de manger sa portion à la porte du couvent : on y consentit sans difficulté. Sa douce voix et sa figure avenante, en dépit de son emplâtre, gagnèrent le cœur de la bonne vieille portière, qui, aidée d’une sœur laie, était occupée à donner à chacun sa part. Elle engagea Théodore à attendre que les autres fussent partis, et lui promit de faire droit à sa requête. Le jeune homme ne demandait pas mieux, car ce n’était pas pour manger la soupe qu’il se présentait au couvent. Il remercia la portière de la permission, s’éloigna de la porte, et s’asseyant sur une grande pierre, il s’amusa à accorder sa guitare pendant qu’on servait les mendiants.

 

Aussitôt que la foule fut partie, Théodore fut appelé à la porte et invité à entrer. Il obéit avec un extrême empressement ; mais il affecta un grand respect en passant le seuil consacré, et feignit d’être fort intimidé par la présence des révérendes dames. Sa prétendue timidité flattait la vanité des nonnes, qui entreprirent de le rassurer. La portière l’emmena dans son petit parloir : la sœur laie cependant était allée à la cuisine, d’où elle revint bientôt avec une double portion de soupe de meilleure qualité que celle qu’on donnait aux mendiants. Il répondit à ces attentions par de vifs témoignages de reconnaissance, et une quantité de bénédictions pour ses bienfaitrices. Pendant qu’il mangeait, les nonnes admiraient la délicatesse de ses traits, la beauté de ses cheveux, et le charme et la grâce qui accompagnaient tous ses gestes. Elles conclurent leur conférence en décidant que ce serait rendre au ciel un vrai service que de prier l’abbesse d’intercéder auprès d’Ambrosio pour qu’il admît le mendiant dans l’ordre des capucins.

 

Ce point arrêté, la portière, qui était un personnage d’une grande influence dans le couvent, se rendit en toute hâte à la cellule de la supérieure. Là elle fit une si brûlante énumération des qualités de Théodore, que la vieille dame fut curieuse de le voir : la portière fut donc chargée de le mener à la grille du parloir. Dans l’intervalle, le mendiant supposé sondait la sœur laie sur le sort d’Agnès ; mais sa déposition ne fit que confirmer les assertions de la supérieure. Agnès était tombée malade en revenant de confesse ; depuis elle n’avait pas quitté le lit, et la sœur avait assisté en personne à l’enterrement : elle attestait même avoir vu le corps mort, et avoir aidé de ses mains à le déposer dans la bière. Ce récit découragea Théodore : mais, ayant poussé aussi loin l’aventure, il résolut d’en voir la fin.

 

La portière revint et lui ordonna de la suivre. Il obéit, et fut conduit au parloir ; la dame abbesse était déjà derrière la grille. Elle était entourée des nonnes, qui s’étaient attroupées, curieuses d’une scène qui leur promettait quelque distraction. Théodore les salua avec un profond respect, et sa présence eut le pouvoir de dérider, un moment, même le front sévère de la supérieure. Elle lui fit plusieurs questions sur sa famille, sur sa religion, et sur les causes qui l’avaient réduit à la mendicité. Ses réponses à cet interrogatoire furent parfaitement satisfaisantes et parfaitement fausses. Elle lui demanda alors ce qu’il pensait de la vie monastique ; il en parla en termes pleins d’estime et de vénération : sur quoi elle lui dit qu’il n’était pas impossible d’obtenir qu’il fût admis dans un ordre religieux. L’abbesse quitta le parloir.

 

Les nonnes, qui par respect pour la supérieure étaient restées jusqu’alors silencieuses, se pressèrent contre la grille, et assaillirent le jeune homme d’une foule de demandes. Il les avait déjà examinées toutes avec attention. Hélas ! Agnès n’était point parmi elles. Les nonnes demandèrent s’il savait la musique. Il répliqua avec modestie que ça n’était point à lui à prononcer sur son mérite ; mais il réclama la permission de les prendre pour juge. On y consentit sans peine.

 

– Mais au moins, dit la vieille portière, ayez soin de ne rien chanter de profane.

 

– Comptez sur ma prudence, repartit Théodore ; vous allez apprendre, par l’aventure d’une demoiselle qui s’éprit subitement d’un chevalier inconnu, combien il est dangereux pour de jeunes femmes de s’abandonner à leurs passions.

 

– Mais l’aventure est-elle vraie ? demanda la portière.

 

– À la lettre. Elle arriva en Danemark, et l’héroïne en était réputée si jolie qu’on ne la connaissait que sous le nom de la jolie fille.

 

– En Danemark, dites-vous ? marmotta une vieille nonne : ne sont-ils pas tous noirs en Danemark ?

 

– Nullement, révérendes dames ; ils sont vert-pois tendre, avec des cheveux et des favoris couleur de flamme.

 

– Mère de Dieu ! vert-pois ! s’écria sœur Hélène : oh ! c’est impossible !

 

– Impossible ! dit la portière avec un regard de mépris et de triomphe : pas du tout, quand j’étais jeune femme, je me souviens d’en avoir vu plusieurs.

 

Théodore accorda son instrument. Il avait lu l’histoire d’un roi d’Angleterre, dont un ménestrel avait découvert la prison, et il espérait que le même stratagème lui ferait découvrir Agnès, si elle était dans le couvent. Il choisit une ballade qu’elle lui avait apprise elle-même au château de Lindenberg : peut-être le son parviendrait-il jusqu’à elle, et répondrait-elle à quelqu’une des stances. Sa guitare était d’accord, et il en joua et il chanta.

 

Les nonnes étaient charmées de la douceur de sa voix et de l’habileté avec laquelle il jouait de son instrument ; mais quelque agréables qu’eussent été ces applaudissements en tout autre moment, ils étaient maintenant sans prix pour Théodore ; son artifice n’avait pas réussi. En vain il s’arrêtait entre les stances ; aucune voix ne lui répondait, et il perdait l’espoir d’égaler Blondel.

 

La cloche du couvent avertit les nonnes qu’il était temps de se rendre au réfectoire. Elles furent obligées de quitter la grille : elles remercièrent le jeune homme du plaisir que sa musique leur avait fait, et lui recommandèrent de revenir le lendemain. Il le promit. Les nonnes, pour lui donner plus d’envie de tenir sa parole, lui dirent qu’il pourrait toujours compter sur le couvent pour sa subsistance, et chacune d’elles lui fit un petit cadeau : l’une lui donna une boîte de confitures, l’autre un agnus-Dei ; plusieurs lui apportèrent des reliques de saints, des figures de cire et des croix consacrées ; et d’autres lui offrirent de ces petits objets où les religieuses excellent, tels que la broderie, les fleurs artificielles, la dentelle et les ouvrages d’aiguille. Après avoir reçu ces dons avec des témoignages de respect et de reconnaissance, il fit observer que, n’ayant point de corbeille, il ne savait comment les emporter. Plusieurs des nonnes, se hâtaient d’aller en chercher une, lorsqu’elles furent arrêtées par le retour d’une femme âgée, que Théodore n’avait point encore remarquée. Sa douce physionomie et son air vénérable prévenaient sur-le-champ en sa faveur.

 

– Ah ! dit la portière, voici la mère Sainte-Ursule avec une corbeille.

La nonne s’approcha de la grille, et présenta la corbeille à Théodore : elle était de saule, doublée de satin bleu, et sur les quatre faces étaient peintes des scènes tirées de la légende de sainte Geneviève.

 

– Voici mon cadeau, dit-elle, en le lui mettant dans la main : bon jeune homme, ne le dédaignez pas. Quoique la valeur en semble insignifiante, il a maintes vertus cachées.

 

Elle accompagna ces paroles d’un regard expressif, qui ne fut pas perdu pour Théodore. En recevant ce présent, il s’approcha de la grille autant que possible.

 

– Agnès ! murmura-t-elle d’une voix à peine intelligible.

 

Théodore, néanmoins, en saisit le son. Il conclut que la corbeille contenait quelque mystère, et son cœur battit d’impatience et de joie. En ce moment, la supérieure revint. Son air était sombre et mécontent, et elle paraissait plus sévère que jamais.

 

– Mère Sainte-Ursule, j’ai à vous parler en particulier.

 

La nonne changea de couleur, et fut évidemment déconcertée.

 

– À moi ? répliqua-t-elle d’une voix défaillante.

 

La supérieure lui fit signe de venir et se retira. La mère Sainte-Ursule obéit. Bientôt, la cloche du réfectoire sonna une seconde fois, les nonnes quittèrent la grille, et Théodore resta libre d’emporter son butin. Ravi d’avoir enfin quelque nouvelle à donner au marquis, il vola plutôt qu’il ne courut à l’hôtel de Las Cisternas. En peu de minutes il fut près du lit de son maître, la corbeille en main. Lorenzo était dans la chambre, s’efforçant de consoler son ami d’un malheur que lui-même il ne sentait que trop cruellement. Théodore raconta son aventure, et l’espoir qu’avait fait naître le cadeau de la mère Sainte-Ursule. Le marquis se dressa sur son séant : le feu qui, depuis la mort d’Agnès, s’était éteint dans sa poitrine se ranima, et ses yeux étincelèrent d’anxiété. Les émotions que trahissait la physionomie de Lorenzo n’étaient guère plus faibles, et il attendait la solution de ce mystère avec une impatience inexplicable. Raymond prit la corbeille des mains de son page ; il en vida le contenu sur son lit, et examina tout avec une attention minutieuse. Il espérait trouver une lettre au fond ; rien de semblable n’apparut : on recommença les perquisitions, mais sans plus de succès. Enfin, don Raymond remarqua qu’un des coins de la doublure de satin bleu était décousu ; il l’arracha promptement, et en tira un petit morceau de papier, qui n’était ni plié, ni cacheté. Il était adressé au marquis de Las Cisternas, et contenait ce qui suit :

 

Ayant reconnu votre page, je me hasarde à vous envoyer ce peu de lignes. Procurez-vous auprès du cardinal-duc l’ordre de m’arrêter ainsi que la supérieure ; mais que cet ordre ne s’exécute que vendredi à minuit. C’est la fête de sainte Claire ; il y aura une procession de nonnes à la lueur des torches, et je serai du nombre. Prenez garde qu’on ne sache votre intention : au moindre mot qui éveillerait les soupçons de la supérieure, vous n’entendriez plus parler de moi. Soyez prudent, si vous chérissez la mémoire d’Agnès et si vous désirez punir ses assassins. Ce que j’ai à vous dire glacera votre sang d’horreur !

 

Sainte-Ursule

 

Le marquis n’eut pas plus tôt lu ce billet qu’il retomba sur son oreiller, sans connaissance ni mouvement. L’espoir, qui l’avait aidé à supporter l’existence, lui manquait ; et ces lignes lui prouvaient trop clairement qu’Agnès n’était plus. Le coup fut moins violent pour Lorenzo, dont l’idée avait toujours été que sa sœur avait péri par quelque moyen criminel. Il était nécessaire de se procurer l’ordre d’arrêter l’abbesse de Sainte-Claire. Dans ce but, ayant confié Raymond aux soins des meilleurs médecins de Madrid, il quitta l’hôtel de Las Cisternas, et dirigea sa course vers le palais du cardinal-duc.

 

Son désappointement fut extrême lorsqu’il apprit que des affaires d’État avaient obligé le cardinal à partir pour une province éloignée. Il n’y avait que cinq jours jusqu’à vendredi ; mais en voyageant jour et nuit, il espéra revenir à temps pour le pèlerinage de Sainte-Claire : il y réussit. Il trouva le cardinal-duc, et lui exposa le crime présumé de l’abbesse, ainsi que les effets violents qu’il avait produits sur don Raymond. Il ne pouvait employer d’argument plus puissant que ce dernier. De tous ses neveux, le marquis était le seul auquel le cardinal-duc fût sincèrement attaché : c’était une adoration véritable, et à ses yeux l’abbesse ne pouvait pas avoir commis de plus grand crime que d’avoir mis en danger la vie du marquis. Aussi, il accorda sans difficulté le mandat d’arrêt ; il donna en outre à Lorenzo une lettre pour le principal officier de l’inquisition, par laquelle il lui recommandait de veiller à l’exécution du mandat. Muni de ces papiers, Médina se hâta de revenir à Madrid, où il arriva le vendredi quelques heures avant la nuit. Il trouva le marquis un peu mieux, mais si faible, si épuisé, qu’il ne pouvait parler ou remuer sans de grands efforts. Ayant passé une heure près de lui, Lorenzo le quitta pour communiquer son projet à son oncle, et aussi pour remettre à don Ramirez de Mello la lettre du cardinal. Le premier fut pétrifié d’horreur en apprenant le sort de sa malheureuse nièce ; il encouragea Lorenzo à punir les assassins, et s’engagea à l’accompagner la nuit au couvent de Sainte-Claire. Don Ramirez promit le plus ferme appui, et choisit une bande d’archers sûrs pour prévenir l’opposition de la populace.

 

Mais tandis que Lorenzo était impatient de démasquer l’hypocrite religieuse, il ne se doutait pas des chagrins qu’un autre hypocrite, un autre religieux lui préparait. Aidé des agents infernaux de Mathilde, Ambrosio avait résolu la ruine de l’innocente Antonia. Le moment qui devait être si funeste pour elle arriva : elle avait pris congé de sa mère pour la nuit ; en l’embrassant, elle avait éprouvé un découragement qui ne lui était pas ordinaire. Elle la quitta, revint aussitôt, tomba dans ses bras maternels, et baigna ses joues de larmes ; elle se sentait mal à l’aise, et un secret pressentiment l’assurait qu’elles ne devaient plus se revoir. Elvire le remarqua, et essaya de dissiper en riant ces préjugés puérils ; elle la gronda doucement d’encourager cette tristesse sans fondement, et l’avertit du danger d’entretenir de pareilles idées.

 

À toutes ses remontrances, elle ne recevait pas d’autre réponse que :

 

– Ma mère ! chère mère ! oh ! mon Dieu ! que je voudrais être au matin !

 

L’inquiétude d’Elvire au sujet de sa fille était un grand obstacle à son parfait rétablissement, et elle souffrait encore des suites de sa dangereuse maladie. Ce soir-là elle était plus mal qu’à l’ordinaire, et s’était mise au lit avant son heure accoutumée. Antonia se retira de chez sa mère avec regret, et jusqu’à ce que la porte fût fermée, elle fixa les yeux sur elle avec une expression mélancolique. Elle entra dans sa propre chambre : son cœur était rempli d’amertume ; il lui semblait que tout son avenir était gâté, et que le monde ne contenait rien qui valût la peine de vivre. Elle tomba sur une chaise, appuya sa tête sur son bras, et regarda le plancher sans le voir, tandis que les plus tristes images flottaient devant son imagination. Elle était dans cet état d’insensibilité, lorsqu’elle en fut tirée par une douce musique qui se jouait sous sa fenêtre : elle se leva, s’approcha de la croisée et l’ouvrit pour mieux entendre. Ayant jeté son voile sur sa figure, elle se hasarda à regarder dehors. À la clarté de la lune, elle aperçut en bas plusieurs hommes tenant en main des guitares et des luths ; et à une petite distance d’eux s’en tenait un autre enveloppé dans son manteau, et dont la taille et l’apparence avaient une forte ressemblance avec celles de Lorenzo. Elle ne se trompait pas dans cette conjecture : c’était effectivement Lorenzo lui-même qui, lié par sa promesse de ne pas se présenter à Antonia sans le consentement de son oncle, tâchait de temps en temps, par des sérénades, de convaincre sa maîtresse que son attachement durait toujours. Son stratagème n’eut pas l’effet désiré : Antonia était loin de supposer que cette musique nocturne fût un compliment qu’on lui destinât ; elle était trop modeste pour se croire digne de telles attentions : et, présumant qu’elles étaient adressées à quelque dame voisine, elle s’affligea de voir qu’elles l’étaient par Lorenzo.

 

L’air que l’on jouait était plaintif et mélodieux ; il s’accordait avec l’état d’âme d’Antonia, et elle l’écouta avec plaisir.

 

La musique cessa, les exécutants se dispersèrent, et le calme régna dans la rue. Selon son habitude, Antonia se recommanda à sainte Rosalie, dit ses prières de tous les soirs, et se mit au lit. Le sommeil ne tarda pas à venir, et à la délivrer de ses terreurs et de son inquiétude.

 

Il était près de deux heures lorsque le moine luxurieux se hasarda à diriger ses pas vers la demeure d’Antonia. Il a déjà été dit que le monastère n’était pas loin de la rue de San-Iago. Ambrosio parvint jusqu’à la maison sans être vu. Là il s’arrêta, et hésita un moment. Il réfléchit à l’énormité du crime, aux conséquences s’il était découvert, et à la probabilité, après ce qui s’était passé, qu’Elvire le soupçonnât d’être l’auteur du viol. D’un autre côté, il se disait que ce ne serait que des soupçons, qu’on ne pourrait produire aucune preuve du crime ; qu’il paraîtrait impossible que la violence eût été commise sans qu’Antonia sût quand, où et par qui ; enfin, il regardait sa réputation comme trop fermement établie pour être ébranlée par les accusations isolées de deux inconnues. Ce dernier argument était entièrement faux ; il ne savait pas combien est incertain le vent de la faveur populaire, et qu’un moment suffit pour faire aujourd’hui exécrer du monde celui qui hier en était l’idole. Le résultat de la délibération du moine fut qu’il poursuivrait son entreprise. Il franchit les marches qui menaient à la maison. Il n’eut pas plus tôt touché la porte avec le myrte d’argent, qu’elle s’ouvrit et lui donna un libre accès : il entra, et la porte se referma d’elle-même après lui.

 

Guidé par la lueur de la lune, il monta l’escalier avec lenteur et précaution. À tout moment il regardait autour de lui, inquiet et craintif : il voyait un espion dans chaque ombre, et entendait une voix dans chaque murmure de la brise nocturne. La conscience de l’attentat qu’il allait consommer épouvantait son cœur et le rendait plus timide que celui d’une femme. Cependant il continua : il atteignit la porte de la chambre d’Antonia ; il s’arrêta et écouta. Tout était paisible au-dedans : ce silence absolu le convainquit que sa victime reposait, et il se hasarda à lever le loquet. La porte était verrouillée et résista à ses efforts ; mais elle ne fut pas plus tôt touchée par le talisman, que le verrou se tira : le ravisseur entra et se trouva dans la chambre où l’innocente fille dormait sans se douter qu’un si dangereux visiteur fût près de sa couche ; la porte se referma derrière lui, et le verrou revint de lui-même à sa place.

 

Ambrosio avança avec prudence, il prit soin que pas une planche ne criât sous son pied, et il retint son haleine en approchant du lit. Sa première attention fut d’accomplir la cérémonie magique, ainsi que Mathilde le lui avait prescrit : il souffla trois fois sur le myrte d’argent en prononçant le nom d’Antonia, et le mit sous l’oreiller. Les effets qu’il en avait obtenus ne lui permettaient pas de douter que le talisman ne réussît à prolonger le sommeil de celle qu’il allait posséder. À peine l’enchantement fut-il terminé qu’il la considéra comme absolument en son pouvoir, et ses yeux étincelèrent de désirs et d’impatience. Alors il jeta un regard sur la belle endormie ; une simple lampe, qui brûlait devant la statue de sainte Rosalie, répandait une faible lueur dans la chambre, et permettait d’examiner tous les charmes de l’aimable objet qui était devant lui. La chaleur du temps l’avait obligée à rejeter une partie des couvertures ; celles qui la cachaient encore, l’insolente main d’Ambrosio se hâta de les écarter ; elle avait la joue appuyée sur un bras d’ivoire, l’autre reposait sur le bord du lit avec une gracieuse indolence ; quelques tresses s’étaient échappées de la mousseline qui enfermait sa chevelure, et tombaient en désordre sur son sein, que soulevait une lente et régulière respiration. La chaleur avait semé sur sa joue des couleurs plus vives qu’à l’ordinaire ; un sourire d’une douceur inexprimable se jouait autour de ses lèvres de corail, d’où par intervalles s’échappait un faible soupir ou des mots inarticulés ; un air d’innocence et de candeur enchanteresse ; et il y avait dans sa nudité même une sorte de décence qui ajoutait de nouveaux aiguillons aux désirs du moine luxurieux.

 

Il resta quelque temps à dévorer des yeux ces charmes, qui bientôt allaient être la proie de ses passions déréglées. Une bouche entrouverte semblait solliciter un baiser ; il se pencha dessus, unit ses lèvres aux lèvres d’Antonia, et en aspira avec transport l’haleine parfumée : ce plaisir fugitif accrut son ardeur pour de plus vives jouissances. Ses désirs étaient montés à cette frénésie dont les brutes sont agitées ; il résolut de n’en plus retarder l’accomplissement d’un seul instant, et d’une main impatiente il se mit à arracher les vêtements qui l’empêchaient d’assouvir sa fureur.

 

– Bonté divine ! s’écria une voix derrière lui : ne me trompé-je point ? n’est-ce point une illusion ?

 

La terreur, la confusion et le désappointement accompagnèrent ces mots, quand ils frappèrent l’oreille d’Ambrosio ; il tressaillit et se retourna : Elvire était debout à la porte de la chambre et contemplait le moine avec des regards de surprise et d’exécration.

 

Un songe effrayant lui avait représenté Antonia auprès d’un précipice ; elle l’avait vue tremblante sur le bord : chaque instant semblait menacer de sa chute, et elle l’entendait crier : « Sauvez-moi, ma mère ! sauvez-moi ! encore un moment, et il sera trop tard. » Elvire s’était éveillée d’épouvante : la vision avait fait sur son esprit une trop forte impression pour lui permettre de reposer sans s’être assurée de la sûreté de sa fille ; elle avait quitté précipitamment le lit, avait passé une robe, et, traversant le cabinet où dormait la femme de chambre, elle était arrivée chez Antonia juste à temps pour la sauver des embrassements de son ravisseur.

 

Pétrifiés tous deux, l’un de honte, l’autre de stupeur, Elvire et le moine semblaient changés en statue ; ils restaient en silence à se regarder l’un l’autre : la dame fut la première à se remettre.

 

– Ce n’est point un rêve ! s’écria-t-elle ; c’est réellement Ambrosio qui est devant moi : l’homme que Madrid estime un saint, c’est lui que je trouve à cette heure près du lit de ma malheureuse enfant ! Monstre d’hypocrisie ! je soupçonnais déjà vos desseins, mais je retenais l’accusation par pitié de la fragilité humaine ; maintenant le silence serait criminel : toute la ville va être instruite de votre incontinence ; je vous démasquerai, misérable ! et j’apprendrai à l’Église quelle vipère elle réchauffe dans son sein.

 

Pâle et confus, le coupable interdit restait tremblant devant elle ; il aurait bien voulu atténuer sa faute, mais il ne trouvait rien qui pût le justifier ; il ne lui venait à la bouche que des phrases sans suite, que des excuses qui se contredisaient l’une l’autre. Elvire était trop justement irritée pour accorder le pardon qu’il demandait : elle protesta qu’elle allait éveiller le voisinage, et faire de lui un exemple pour tous les hypocrites à venir. Alors, courant au lit, elle cria à Antonia de s’éveiller ; et voyant que la voix n’avait point d’effet, elle lui prit le bras, et la releva de dessus l’oreiller. Le charme opérait trop puissamment, Antonia resta insensible ; et quand sa mère la laissa aller, elle retomba sur l’oreiller.

 

– Ce sommeil n’est pas naturel ! s’écria Elvire étonnée, et dont l’indignation croissait d’instant en instant ; il y a là-dessous quelque mystère : mais tremblez, hypocrite ! votre scélératesse sera bientôt démasquée. Au secours ! au secours ! cria-t-elle ; venez ici ! Flora ! Flora !

 

– Écoutez-moi un seul instant, Madame ! s’écria le moine, rappelé à lui par l’urgence du danger. Par tout ce qu’il y a de saint et de sacré, je jure que l’honneur de votre fille est intact. Pardonnez mon offense ! épargnez-moi la honte d’être découvert, et permettez-moi de regagner librement le couvent ; accordez-moi cette grâce, par pitié ! Je vous promets non seulement qu’Antonia n’aura plus rien à craindre de moi à l’avenir, mais encore que le reste de ma vie prouvera…

 

Elvire l’interrompit brusquement :

 

– Qu’Antonia n’aura rien à craindre ? j’y veillerai. Vous ne tromperez pas plus longtemps la confiance des mères ; votre iniquité sera dévoilée à tous les yeux ; Madrid entier frémira de votre perfidie, de votre hypocrisie, de votre incontinence. Allons donc ; ici Flora ! Flora !

 

Tandis qu’elle parlait, le souvenir d’Agnès frappa l’esprit du moine : c’est ainsi qu’elle avait imploré sa pitié, et c’est ainsi qu’il avait rejeté sa prière ! C’était maintenant son tour de souffrir, et il ne put s’empêcher de reconnaître que sa punition était juste. Elvire, cependant, continuait d’appeler Flora à son aide ; mais sa voix était tellement étouffée par l’indignation, que la domestique, qui était ensevelie dans un profond sommeil, était insensible à tous ses cris. Elvire n’osait pas aller vers le cabinet où dormait Flora, de peur que le moine n’en profitât pour s’échapper : c’était effectivement son intention ; il se flattait que, s’il pouvait gagner le monastère sans avoir été vu par d’autres que par Elvire, ce seul témoignage ne suffirait pas pour ruiner une réputation aussi bien établie que l’était la sienne à Madrid. Dans cette idée, il ramassa les vêtements dont il s’était déjà dépouillé et courut vers la porte ; Elvire vit son dessein, elle le suivit ; et, avant qu’il pût tirer le verrou, elle le saisit par le bras et l’arrêta.

 

– N’essayez pas de fuir ! dit-elle ; vous ne quitterez pas cette chambre sans que votre crime ait eu des témoins.

 

Ambrosio essaya en vain de se dégager. Elvire ne lâchait pas prise et redoublait ses cris pour avoir du secours. Le danger du moine devenait plus pressant ; il s’attendait d’instant en instant à voir le peuple accourir à ses cris, et, poussé à la démence par l’approche de sa perte, il adopta une résolution désespérée et sauvage. Se retournant tout à coup, d’une main il serra Elvire à la gorge pour arrêter les clameurs qu’elle poussait, et, de l’autre, la terrassant avec violence, il la traîna vers le lit. Troublée de cette attaque inattendue, elle eut à peine la possibilité d’essayer de lutter contre son étreinte ; le moine, arrachant l’oreiller de dessous la tête de la fille, en couvrit la figure de la mère ; et lui appuyant de toute sa vigueur son genou sur la poitrine, il tâcha de lui ôter la vie. Il n’y réussit que trop bien : la victime, dont la force naturelle était accrue par l’excès de son angoisse, se débattit longtemps pour lui échapper, mais en vain ; le moine, le genou toujours appuyé sur son sein, contempla sans pitié le tremblement convulsif de ses membres, et soutint avec une fermeté inhumaine le spectacle de ces déchirements du corps et de l’âme près de se séparer. Enfin, l’agonie se termina ; Elvire cessa de disputer sa vie. Le moine retira l’oreiller, et la regarda : son visage était couvert d’une noirceur effrayante ; ses membres ne remuaient plus ; le sang était gelé dans ses veines ; son cœur avait cessé de battre, et ses mains étaient raides et glacées : cette noble et majestueuse femme n’était plus qu’un cadavre – froid, insensible et révoltant.

 

Cet acte horrible ne fut pas plus tôt consommé, que le prieur sentit l’énormité de son crime. Une sueur froide coula sur tout son corps ; ses yeux se fermèrent ; il chancela et s’affaissa sur une chaise, presque aussi privé de vie que l’infortunée qui gisait à ses pieds. Il fut tiré de cet état par la nécessité de fuir et par le danger d’être trouvé dans la chambre d’Antonia ; il n’avait aucun désir de recueillir le fruit de son forfait : Antonia ne lui inspirait plus que de la répugnance ; un froid mortel avait remplacé l’ardeur qui lui brûlait le sein ; il ne s’offrait plus à son esprit que des idées de mort et de crime, de honte présente et de châtiment futur. Agité par le remords et la crainte, il se prépara à fuir ; toutefois sa terreur ne dominait point assez ses souvenirs pour l’empêcher de prendre les précautions nécessaires à sa sûreté : il remit l’oreiller sur le lit, ramassa ses vêtements, et, le funeste talisman à la main, il dirigea vers la porte ses pas mal assurés. Éperdu de frayeur, il s’imaginait qu’une légion de fantômes empêchaient sa fuite ; à chaque détour il croyait voir le corps défiguré qui lui barrait le passage, et il fut longtemps avant de parvenir jusqu’à la porte. Le myrte enchanté produisit son premier effet : la porte s’ouvrit, et il se hâta de descendre l’escalier. Il rentra sans être vu au monastère ; et s’étant renfermé dans sa cellule, il abandonna son âme aux tortures d’un impuissant remords et aux terreurs d’un péril imminent.

 

IX

Le temps, néanmoins, affaiblit considérablement les impressions ; une journée se passa, une autre la suivit, et aucun soupçon ne tombait sur lui. L’impunité le réconcilia avec sa faute : il commença à reprendre courage ; et, à mesure que sa frayeur d’être découvert se dissipait, il était moins attentif aux reproches du remords. Mathilde faisait des efforts pour apaiser ses alarmes. À la première nouvelle de la mort d’Elvire, elle avait paru très affectée et avait déploré avec lui la malheureuse catastrophe de son aventure ; mais quand elle vit que son agitation était un peu calmée, et qu’il était mieux disposé à l’écouter, elle en vint à parler de son crime en termes plus doux, et à lui persuader qu’il n’était point aussi coupable qu’il paraissait le croire. Elle lui représenta qu’il n’avait fait qu’user des droits que la nature accorde à chacun, le droit de légitime défense ; qu’il fallait qu’Elvire ou lui pérît, et que par son inflexible détermination de le perdre, elle avait prononcé sur elle-même un juste arrêt : elle ajouta que, puisqu’il s’était rendu suspect à Elvire, il devait s’estimer heureux que la mort eût fermé les lèvres de cette femme ; car, sans la catastrophe qui venait d’avoir lieu, elle aurait probablement divulgué ses soupçons et produit les plus fâcheuses conséquences. Il s’était donc délivré d’une ennemie à qui ses erreurs étaient assez connues pour qu’elle fût dangereuse, et qui était le plus grand obstacle à ses dessins sur Antonia. – Ces desseins, elle l’encouragea à ne point les abandonner ; elle l’assura que, n’étant plus protégée par l’œil vigilant de sa mère, la fille devenait une conquête facile ; et, à force de louer et d’énumérer les charmes d’Antonia, elle tâcha de rallumer les désirs du moine. Ses efforts ne réussirent que trop bien. Comme si les forfaits où sa passion l’avait entraîné n’eussent fait que la rendre plus violente, il brûlait plus que jamais de posséder Antonia ; ayant réussi à cacher un premier crime, il comptait sur le même succès pour le suivant. Il était sourd aux murmures de sa conscience, et résolu de satisfaire ses désirs à tout prix : il n’attendait qu’une occasion de renouveler sa tentative ; mais cette occasion, il n’était plus possible de la faire naître par le même moyen. Dans les premiers transports du désespoir, il avait brisé en mille pièces le myrte enchanté ; Mathilde lui dit formellement qu’il ne devait plus s’attendre à l’aide des puissances infernales, s’il ne consentait à souscrire aux conditions qui lui seraient imposées. Ambrosio était déterminé à ne le point faire ; il se persuadait que, si coupable qu’il pût être, tant qu’il conserverait ses droits à la rédemption, il ne devait point désespérer du pardon. Il refusa donc positivement de former aucun engagement, aucun pacte avec les démons, et Mathilde, le trouvant obstiné sur ce point, s’abstint de le presser davantage : elle appliqua son imagination à découvrir un moyen de mettre Antonia au pouvoir du prieur, et ce moyen ne fut pas long à se présenter.

 

Tandis qu’on méditait ainsi sa ruine, la malheureuse fille souffrait cruellement de la perte de sa mère. Tous les matins, au réveil, son premier soin était d’entrer dans la chambre d’Elvire ; le jour qui suivit la funeste visite d’Ambrosio, elle s’éveilla plus tard qu’à l’ordinaire : elle en fut avertie par l’horloge du couvent : elle se hâta de sortir du lit, de jeter sur elle quelques vêtements, et elle allait s’informer comment sa mère avait passé la nuit, lorsque son pied heurta quelque chose qui lui barrait le passage. Elle regarda à terre. Quelle fut son horreur en reconnaissant la figure livide d’Elvire ! elle poussa un cri perçant, et se précipita sur le plancher ; elle serra contre son sein ce corps inanimé, y sentit le froid de la mort, et avec un mouvement de dégoût dont elle ne fut pas maîtresse, elle le laissa tomber de ses bras. Le cri avait alarmé Flora, qui était accourue au secours : le spectacle qu’elle vit la pénétra d’horreur ; mais ses clameurs furent plus fortes que celles d’Antonia : elle fit retentir la maison de ses lamentations, tandis que sa maîtresse, presque suffoquée par la douleur, n’en pouvait donner d’autres marques que des sanglots et des gémissements. Les cris de Flora parvinrent bientôt aux oreilles de l’hôtesse, dont la terreur et la surprise furent excessives en apprenant la cause de ce bruit. On fit venir à l’instant un médecin ; mais au premier aspect du corps, il déclara qu’il n’était pas au pouvoir de l’art de rappeler Elvire à la vie ; il se mit donc à donner ses soins à Antonia qui en ce moment en avait grand besoin. On la porta au lit tandis que l’hôtesse s’occupait de donner des ordres pour l’enterrement d’Elvire. Dame Jacinthe était une bonne femme, simple, charitable, généreuse et dévote ; mais elle avait la tête faible, et elle était misérablement esclave de la crainte et de la superstition ; elle frissonnait à l’idée de passer la nuit dans la même maison qu’un cadavre ; elle était convaincue que l’ombre d’Elvire lui apparaîtrait, et non moins certaine qu’une telle visite la tuerait de frayeur : dans cette conviction elle résolut de passer la nuit chez une voisine, et insista pour que les funérailles eussent lieu le lendemain. Le cimetière de Sainte-Claire étant le plus près, on décida qu’Elvire y serait enterrée. Dame Jacinthe se chargea de tous les frais ; elle ne savait pas au juste quelle était la position pécuniaire d’Antonia, mais elle la croyait fort modeste à juger d’après l’économie avec laquelle avait vécu ce ménage : elle n’avait donc guère d’espoir d’être remboursée de ses avances ; mais cette considération ne l’empêcha pas de prendre soin que la cérémonie fût convenable, ni d’avoir tous les égards possibles pour la malheureuse Antonia.

 

Personne ne meurt de pur chagrin : Antonia en fut la preuve. Aidée de sa jeunesse et d’une saine constitution, elle surmonta la maladie que lui avait causée la mort de sa mère ; mais il ne fut pas aussi aisé de guérir le malaise de son âme : ses yeux étaient constamment remplis de larmes ; la moindre chose l’affectait et elle nourrissait évidemment dans son sein une mélancolie profonde et enracinée. La plus légère mention d’Elvire, la circonstance la plus ordinaire qui lui rappelait sa mère bien-aimée, suffisaient pour la jeter dans une grave agitation. Combien son chagrin se serait accru, si elle avait su l’agonie qui avait terminé l’existence de sa mère ! mais personne n’en avait le plus petit soupçon.

 

Dans le fait, la situation d’Antonia ne laissait pas que d’être embarrassante et pénible : elle était seule dans une ville de plaisir et de dépense ; elle était mal pourvue d’argent, et plus mal encore d’amis. Sa tante Léonella était toujours à Cordoue, et elle ne savait pas son adresse ; elle n’avait point de nouvelles du marquis de Las Cisternas : quant à Lorenzo, elle avait depuis longtemps l’idée qu’elle lui était devenue indifférente. Elle ne savait à qui s’adresser dans cette position difficile : elle aurait désiré consulter Ambrosio, mais elle se rappelait que sa mère lui avait ordonné de le fuir autant que possible, et la dernière conversation qu’elles avaient eue toutes les deux à ce sujet l’avait suffisamment éclairée sur les desseins du prieur pour la mettre en garde contre lui à l’avenir.

 

Enfin elle résolut de recourir aux avis et à la protection du marquis de Las Cisternas qui était son plus proche parent. Elle lui écrivit pour lui exposer brièvement sa déplorable situation ; elle le conjura d’avoir pitié de la fille d’un frère, de lui continuer la pension d’Elvire, et de l’autoriser à se retirer au vieux château de Murcie qui jusqu’alors lui avait servi de retraite. Ayant cacheté sa lettre, elle la remit à la fidèle Flora, qui aussitôt partit pour remplir la commission. Mais Antonia était née sous une malheureuse étoile : si elle s’était adressée au marquis un jour plus tôt, reçue comme une nièce, et mise à la tête de sa maison, elle aurait échappé à toutes les infortunes qui la menaçaient encore. Raymond avait toujours eu l’intention d’exécuter ce plan : mais d’abord, l’espérance de faire sa proposition à Elvire par la bouche d’Agnès, et ensuite la douleur d’avoir perdu sa maîtresse, ainsi que la cruelle maladie qui l’avait retenu quelque temps au lit, lui avait fait différer de jour en jour de donner asile dans sa maison à la veuve de son frère. Il avait chargé Lorenzo de veiller à ce qu’elle ne manquât pas d’argent ; mais Elvire, qui ne voulait point avoir d’obligations à ce gentilhomme, l’avait assuré qu’elle n’avait besoin pour le moment d’aucune assistance pécuniaire. Le marquis donc ne s’était pas imaginé qu’un léger retard la pût mettre dans l’embarras, et la détresse et les angoisses de son âme pouvaient bien excuser sa négligence.

 

S’il avait su que la mort de sa mère eût laissé Antonia sans amis et sans protection, assurément il aurait pris les mesures nécessaires pour la préserver de tout danger ; mais elle n’était pas destinée à tant de bonheur. La veille du jour où elle avait envoyé sa lettre au palais de Las Cisternas, Lorenzo était parti de Madrid. Le marquis, convaincu qu’Agnès n’existait plus, était dans les premiers paroxysmes du désespoir : il avait le délire ; et comme sa vie était en danger, on ne laissait personne l’approcher. On apprit à Flora qu’il était hors d’état de lire une lettre, et que probablement son sort serait décidé dans peu d’heures. C’est avec cette réponse peu satisfaisante qu’il lui fallut revenir vers sa maîtresse, qui se trouva plongée dans de plus grandes difficultés que jamais.

 

On lui remit une lettre, adressée à Elvire : elle reconnut l’écriture de Léonella, et, l’ouvrant avec joie, elle y trouva un récit détaillé des aventures de sa tante à Cordoue. Elle informait sa sœur qu’elle avait recueilli son héritage, perdu son cœur et reçu en échange celui du plus aimable des apothicaires passés, présents et futurs ; elle ajoutait qu’elle serait à Madrid le mardi soir, et se proposait d’avoir le plaisir de lui présenter en forme son caro sposo. Antonia, attendit donc avec impatience le mardi soir.

 

Il arriva. Antonia écoutait avec anxiété les voitures qui passaient dans la rue : pas une ne s’arrêtait ; il se faisait tard et Léonella ne paraissait pas. Antonia résolut de ne point se coucher que sa tante ne fût arrivée ; et en dépit de toutes ses remontrances, dame Jacinthe et Flora s’obstinèrent à faire comme elle. Les heures s’écoulèrent lentement et péniblement.

 

Comme elle allait et venait nonchalamment dans la chambre, ses yeux tombèrent sur la porte qui conduisait à la chambre qu’avait occupée sa mère : elle se souvint que la petite bibliothèque d’Elvire était là, et qu’elle y trouverait peut-être un livre qui l’amuserait jusqu’à l’arrivée de Léonella. Elle prit donc son flambeau sur la table, traversa le petit cabinet et entra dans la pièce voisine. La vue de cette chambre lui rappela mille idées pénibles : c’était la première fois qu’elle y entrait depuis la mort de sa mère ; le silence absolu qui y régnait, le lit dégarni de son coucher, le foyer triste où était une lampe éteinte, et sur la fenêtre quelques plantes qui se mouraient, négligées depuis la perte d’Elvire, pénétrèrent Antonia d’un respect mélancolique : l’obscurité de la nuit favorisait cette sensation. Elle posa sa lampe sur la table et se laissa tomber dans un grand fauteuil où elle avait vu sa mère assise mille et mille fois ; elle ne devait plus l’y revoir : des pleurs coulèrent malgré elle sur sa joue, et elle s’abandonna à une tristesse que chaque instant rendait plus profonde.

 

Tout à coup elle crut entendre pousser près d’elle un faible soupir : cette idée la rejeta dans sa première faiblesse. Elle était déjà debout et sur le point de prendre sa lampe sur la table, le bruit surnaturel l’arrêta : elle retira sa main, et s’appuya sur le dos du fauteuil ; elle écouta avec anxiété, mais elle n’entendit plus rien.

 

– Bon Dieu ! se dit-elle, que pouvait être ce bruit ? Me suis-je trompée, ou l’ai-je réellement entendu ?

 

Ses réflexions furent interrompues par une voix à peine distincte qui venait de la porte : c’était comme si quelqu’un parlait bas ; la frayeur d’Antonia s’accrut : cependant elle savait le verrou mis, et cette pensée la rassura un peu. Bientôt le loquet fut levé doucement, et la porte fut poussée avec précaution en arrière et en avant. L’excès de la terreur rendit à Antonia la force qui lui manquait ; elle quitta vite sa place et se dirigea vers la porte du cabinet d’où elle pouvait gagner promptement la pièce où elle s’attendait à trouver Flora et dame Jacinthe ; mais à peine avait-elle atteint le milieu de la chambre que le loquet fut levé une seconde fois. Un mouvement involontaire lui fit tourner la tête : lentement et par degrés la porte tourna sur ses gonds, et debout, sur le seuil, elle vit une grande figure maigre, enveloppée dans un blanc linceul qui la couvrait de la tête aux pieds.

 

Cette vision enchaîna ses pas ; elle resta comme pétrifiée au milieu de la chambre. L’étrangère, à pas mesurés et solennels, s’approcha de la table ; le flambeau mourant jetait sur elle une flamme bleue et mélancolique. Au-dessus de la table était accrochée une petite pendule ; l’aiguille marquait trois heures : la figure s’arrêta en face de la pendule ; elle leva le bras droit, montra l’heure, en fixant les yeux sur Antonia qui, immobile et silencieuse, attendait la fin de cette scène.

 

La figure resta quelques instants dans cette posture. La pendule sonna ; quand le son eut cessé, l’étrangère fit quelques pas de plus vers Antonia.

 

– Encore trois jours, dit une voix faible, creuse et sépulcrale ; encore trois jours, et nous nous reverrons.

 

Antonia frémit à ces paroles.

 

– Nous nous reverrons ! dit-elle enfin avec difficulté ; où nous reverrons-nous ? qui reverrai-je ?

 

La figure désigna la terre d’une main, et de l’autre leva le linge qui couvrait sa tête.

 

– Dieu tout-puissant ! ma mère !

 

Antonia poussa un cri et tomba sans vie sur le plancher.

 

Dame Jacinthe, qui travaillait dans une chambre voisine, entendit ce cri ; Flora venait de descendre chercher de l’huile pour en remettre dans la lampe qui les éclairait ; Jacinthe courut donc seule au secours d’Antonia, et grande fut sa surprise de la trouver étendue sur le plancher. Elle la prit, l’emporta dans sa chambre et la plaça sur le lit, toujours sans connaissance ; alors elle lui baigna les tempes, lui frotta les mains, et employa tous les moyens possibles pour la faire revenir. Elle y réussit avec peine. Antonia ouvrit les yeux et regarda autour d’elle d’un air égaré.

 

– Où est-elle ? cria-t-elle d’une voix tremblante : est-elle partie ? suis-je en sûreté ? parlez-moi ! tranquillisez-moi ! oh ! parlez-moi, pour l’amour de Dieu !

 

– En sûreté ! contre qui, mon enfant ? répondit Jacinthe étonnée ; que craignez-vous ? de qui avez-vous peur ?

 

– Dans trois jours ! elle m’a dit que nous nous reverrions dans trois jours ! je le lui ai entendu dire ! je l’ai vue, Jacinthe, je l’ai vue il n’y a qu’un instant !

 

Elle se jeta dans les bras de Jacinthe.

 

– Vous l’avez vue ?… vu qui ?

 

– L’ombre de ma mère !

 

– Jésus-Christ ! s’écria Jacinthe ; et s’éloignant précipitamment du lit, elle laissa Antonia retomber sur l’oreiller et s’enfuit consternée hors de la chambre.

 

Comme elle descendait en toute hâte, elle rencontra Flora qui remontait.

 

– Allez près de votre maîtresse, dit-elle ; il se passe de belles choses ! Oh ! je suis la plus infortunée des femmes ! ma maison est remplie de revenants et de cadavres ; et je puis dire pourtant que personne n’aime moins que moi une telle compagnie. Mais doña Antonia a besoin de vous, Flora ; suivez votre chemin et laissez-moi continuer le mien.

 

À ces mots, elle courut à la porte de la rue, qu’elle ouvrit ; et sans se donner le temps de mettre un voile, elle se rendit en toute diligence au couvent des Capucins. Pendant ce temps, Flora, surprise et alarmée de la consternation de Jacinthe, s’était empressée d’entrer chez sa maîtresse. Elle la trouva étendue sur le lit, sans mouvement ; elle usa, pour la ranimer, des mêmes moyens qu’avait déjà employés Jacinthe ; mais voyant qu’Antonia ne revenait d’un accès que pour tomber dans un autre, elle envoya vite chercher un médecin. En attendant qu’il vînt, elle la déshabilla et la mit au lit.

 

Sans faire attention à l’orage, éperdue de frayeur, Jacinthe courait dans les rues, et ne s’arrêta que devant la porte du couvent ; elle carillonna de toutes ses forces, et dès que le portier parut, elle demanda à parler au supérieur. Ambrosio était à conférer avec Mathilde sur le moyen de se procurer accès auprès d’Antonia. La cause de la mort d’Elvire restant inconnue, il était convaincu que les crimes ne sont pas aussi promptement suivis du châtiment que les moines ses maîtres le lui avaient enseigné et que jusqu’alors il l’avait cru lui-même. Cette persuasion lui fit résoudre la perte d’Antonia, pour qui les dangers et les difficultés ne faisaient qu’accroître sa passion. Le prieur avait déjà fait une tentative pour être admis près d’elle ; mais Flora l’avait refusé de manière à lui prouver que tous ses efforts futurs seraient inutiles. Elvire avait confié ses soupçons à cette fidèle domestique : elle lui avait recommandé de ne jamais laisser Ambrosio seul avec sa fille, et d’empêcher, s’il est possible, qu’ils ne se rencontrassent. Flora avait promis d’obéir, et avait exécuté cet ordre à la lettre. Un frère lai entra dans la cellule du prieur, et l’informa qu’une femme qui se nommait Jacinthe Zuniga demandait audience pour quelques minutes.

 

Ambrosio n’était aucunement disposé à recevoir cette visite ; il refusa positivement, et ordonna au frère lai de dire à l’étrangère de revenir le lendemain. Mathilde l’interrompit…

 

– Voyez cette femme, dit-elle à voix basse ; j’ai mes raisons.

 

Le prieur lui obéit, et annonça qu’il allait se rendre au parloir immédiatement : le frère lai se retira avec cette réponse. Aussitôt qu’ils furent seuls, Ambrosio demanda à Mathilde pourquoi elle désirait qu’il vît cette Jacinthe.

 

– C’est l’hôtesse d’Antonia, repartit Mathilde ; il est possible qu’elle vous soit utile : examinons-la et sachons ce qui l’amène ici.

 

Ils allèrent ensemble au parloir, où déjà Jacinthe attendait le prieur. Dès qu’elle le vit entrer au parloir, elle tomba à genoux et commença son histoire en ces termes :

 

– Oh ! révérend père ! quel accident ! quelle aventure ! je ne sais quel parti prendre ; et si vous ne venez pas à mon secours, assurément j’en deviendrai folle. Certes, il n’y a jamais eu de femme plus malheureuse que moi ! tout ce qui était en mon pouvoir pour me préserver d’une telle abomination, je l’ai fait, et pourtant cela n’a pas suffi. À quoi sert d’avoir dit mon chapelet quatre fois par jour, et d’avoir observé tous les jeûnes prescrits par le calendrier ? À quoi sert d’avoir fait trois pèlerinages à Saint-Jacques-de-Compostelle, et d’avoir payé autant d’indulgences du pape qu’il en faudrait pour racheter la punition de Caïn ? Rien ne me réussit ; tout va de travers, et Dieu seul sait si jamais rien ira droit. Ainsi vous voyez, sainte personne, sans votre assistance je suis ruinée et perdue à jamais. Je serai forcée de quitter ma maison : personne n’en voudra quand on saura, et je me trouverai dans une telle situation. Misérable que je suis ! que faire ? que devenir ?

 

Elle pleura amèrement, se tordit les mains, et implora l’avis du prieur.

 

– En vérité, bonne femme, répondit-il, il me sera difficile de vous soulager sans savoir ce que vous avez. Vous oubliez de me dire ce qui est arrivé, et ce que vous voulez.

 

– Que je meure, s’écria Jacinthe, si votre sainte personne n’a pas raison. Voici donc le fait en deux mots : une de mes locataires est morte dernièrement ; une brave femme, je dois le dire, autant que je la connais, et cela ne date pas de loin : elle me tenait trop à distance ; car, en vérité, elle était toujours montée sur ses grands chevaux ; et lorsque je m’avisais de lui parler, elle avait un regard à elle qui m’a toujours fait un drôle d’effet : Dieu me pardonne de parler ainsi.

 

Ici la patience échappa à Ambrosio. Curieux de savoir une aventure qui paraissait concerner Antonia, il était comme fou, à force d’écouter les divagations de cette vieille babillarde. Il l’interrompit, et protesta que si elle ne racontait pas son histoire et n’en finissait pas sur-le-champ, il allait quitter le parloir et la laisser se tirer toute seule d’embarras. Cette menace eut l’effet désiré. Jacinthe exposa son affaire en aussi peu de mots qu’elle put ; mais son récit fut toujours si prolixe qu’Ambrosio eut besoin de toute sa patience pour l’entendre jusqu’à la fin.

 

– Si bien donc, votre révérence, dit-elle, après avoir relaté la mort et l’enterrement d’Elvire dans tous leurs détails, si bien donc, votre révérence, qu’en entendant le cri, je jetai mon ouvrage, et courus à la chambre de doña Antonia. N’y trouvant personne, je passai dans la suivante ; mais je dois avouer que j’avais un peu peur d’y entrer, car c’était la chambre à coucher de doña Elvire. Cependant j’entrai, et ma foi la jeune personne était étendue tout de son long sur le plancher, froide comme une pierre, et blanche comme un drap. Je fus bien surprise, comme votre sainte personne peut le supposer ; mais, bon Dieu ! comme je tremblai quand je vis un grand fantôme dont la tête touchait au plafond. C’était bien le visage de doña Elvire ; mais il lui sortait de la bouche des nuages de feu ; ses bras étaient chargés de lourdes chaînes qui faisaient un bruit lugubre, et chacun des cheveux de sa tête était un serpent aussi gros que mon bras. À sa vue, je ne laissai pas que d’être effrayée, et je me mis à dire mon Ave Maria ; mais le fantôme m’interrompant, poussa trois longs gémissements, et hurla d’une voix terrible : « Oh ! cette aile de poulet ! c’est à cause d’elle que souffre ma pauvre âme ! » À peine avait-il parlé que la terre s’ouvrit, le spectre s’abîma, j’entendis un coup de tonnerre, et la chambre se remplit d’une odeur de soufre.

 

Ambrosio refusa de croire à cet étrange récit.

 

– Doña Antonia a-t-elle vu aussi le fantôme ? dit-il.

 

– Tout comme je vous vois, révérend père.

 

Ambrosio resta un moment sans parler : c’était une occasion de s’introduire chez Antonia, mais il hésitait à en user ; la réputation dont il jouissait à Madrid lui était chère encore, et depuis qu’il avait perdu la réalité de la vertu, l’apparence semblait lui en être devenue plus précieuse. Il sentait qu’enfreindre publiquement la règle qu’il s’était faite de ne jamais quitter l’enceinte du couvent, ce serait déroger beaucoup à son austérité supposée. Dans ses visites à Elvire, il avait toujours pris soin de cacher ses traits aux domestiques : à l’exception de la dame, de sa fille et de la fidèle Flora, il n’était connu dans la maison que sous le nom de père Jérôme. S’il accédait à la requête de Jacinthe, et l’accompagnait chez elle, il savait que la violation de cette règle ne resterait pas secrète. Cependant le désir de voir Antonia l’emporta ; un regard expressif de Mathilde le confirma dans ce dessein.

 

– Bonne femme, dit-il à Jacinthe, ce que vous me contez est si extraordinaire que j’ai peine à vous croire ; toutefois je consens à ce que vous me demandez. Demain, après matines, vous pouvez m’attendre chez vous, je verrai alors ce que je puis faire ; et si cela est en mon pouvoir, je vous délivrerai de ces visites importunes. Retournez donc à votre maison, et que la paix soit avec vous !

 

– Ma maison ! s’écria Jacinthe ; retourner à ma maison ! non, sur ma foi ! Si ce n’est sous votre protection, je n’y remettrai pas le pied pour l’amour de Dieu, révérend père ! venez tout de suite avec moi : tant que la maison ne sera pas purifiée, je n’aurai pas de repos, ni la pauvre jeune demoiselle non plus. La chère fille ! elle est dans un piteux état : je l’ai laissée dans de violentes convulsions, et je doute qu’elle revienne de son effroi.

 

Le prieur tressaillit, et se hâta de l’interrompre.

 

– Des convulsions, dites-vous ? Antonia a des convulsions ! Conduisez-moi, bonne femme, je vous suis à l’instant même.

 

Jacinthe insista pour qu’il ne partît pas sans s’être muni d’un vase d’eau bénite ; il y consentit. Se croyant en sûreté sous cette protection, quand elle serait attaquée par une légion de revenants, la vieille fit au moine une foule de remerciements, et ils partirent pour la rue San-Iago.

 

Le spectre avait fait une si forte impression sur Antonia, que, les deux ou trois premières heures, le médecin déclara sa vie en danger. Enfin le retour moins fréquent des accès le fit changer d’opinion ; il dit que la seule chose nécessaire était qu’elle restât tranquille, et il ordonna une médecine qui devait calmer ses nerfs et lui procurer le repos dont elle avait en ce moment grand besoin. La vue d’Ambrosio, qui parut avec Jacinthe auprès de son lit, contribua efficacement à apaiser le trouble de son esprit. Elvire ne s’était point assez expliquée sur la nature des desseins du prieur pour faire comprendre à une fille aussi peu au fait du monde tout le danger de se lier avec lui. En ce moment où, pénétrée d’horreur par la scène qui venait de se passer, et redoutant d’arrêter sa pensée sur la prédiction du fantôme, elle avait besoin de tous les secours de l’amitié et de la religion, Antonia regarda le prieur d’un œil doublement partial. La prévention favorable qu’il lui avait inspirée à première vue existait toujours ; elle croyait, sans savoir pourquoi, que sa présence serait pour elle une sauvegarde contre le danger, l’insulte ou l’infortune. Elle le remercia vivement de sa visite et lui raconta l’aventure dont elle avait été si gravement alarmée.

 

Le prieur tâcha de la rassurer et de la convaincre que le tout n’était qu’une illusion de son imagination échauffée. L’isolement dans lequel elle avait passé la soirée, l’obscurité de la nuit, le livre qu’elle lisait, et la chambre où elle se tenait, tout était de nature à lui mettre une telle vision devant les yeux. Il tourna en ridicule la croyance aux revenants, et donna de fortes preuves de la fausseté de pareilles idées. Cet entretien rendit à Antonia de la tranquillité et du courage, mais sans la convaincre. Elle ne pouvait pas croire que le spectre ne fût que la création de son imagination. Ambrosio l’engagea à ne point entretenir de semblables pensées ; puis il quitta la chambre, après avoir promis de renouveler sa visite le lendemain. Antonia reçut cette assurance avec toutes les marques possibles de joie ; mais le moine s’aperçut aisément qu’il n’était pas aussi bien vu de la domestique. Flora obéissait aux ordres d’Elvire avec la plus scrupuleuse fidélité ; elle observait d’un œil inquiet tout ce qui semblait porter le moindre préjudice à sa maîtresse, à qui elle était attachée depuis bien des années. Elle était née à Cuba, elle avait suivi Elvire en Espagne, et avait pour Antonia l’affection d’une mère.

 

Il était grand jour quand il revint au monastère. Son premier soin fut de faire part à sa confidente de ce qui s’était passé. Antonia lui inspirait une passion trop sincère pour qu’il eût pu entendre sans être ému la prédiction de sa mort prochaine, et il frémissait à l’idée de perdre un objet qui lui était si cher. Sur ce point Mathilde le rassura : elle confirma les arguments dont lui-même s’était déjà servi ; elle soutint qu’Antonia avait été abusée par les illusions de son cerveau, par la tristesse qui l’accablait alors, et par la pente naturelle de son esprit vers la superstition et le merveilleux. Quant au récit de Jacinthe, il se réfutait de lui-même par son absurdité. Ayant triomphé des appréhensions du moine, Mathilde continua ainsi :

 

– La prédiction n’est pas plus vraie que le fantôme ; mais il faut avoir soin, Ambrosio, de la réaliser. Antonia dans trois jours doit, en effet, être morte pour le monde ; mais elle doit vivre pour vous : sa maladie actuelle et l’idée qu’elle s’est mise en tête favoriseront un plan que j’ai longtemps médité, mais qui était inexécutable si vous ne vous procuriez pas accès chez elle. Antonia sera à vous, non pas pour une nuit, mais pour toujours : toute la vigilance de sa duègne ne servira de rien : vous jouirez en pleine liberté des charmes de votre maîtresse. C’est aujourd’hui même qu’il faut nous mettre à l’œuvre, car nous n’avons pas de temps à perdre. Le neveu du duc de Médina Celi se dispose à demander Antonia en mariage : dans peu de jours elle sera conduite au palais de son parent, le marquis de Las Cisternas, et là elle sera à l’abri de vos tentatives ; c’est ce que je viens d’apprendre pendant votre absence par mes espions, sans cesse occupés à m’apporter les renseignements qui peuvent vous être utiles. Maintenant écoutez-moi : il existe une liqueur extraite de certaines herbes, que peu de gens connaissent, laquelle donne à qui la boit l’apparence exacte de la mort ; il faut en faire prendre à Antonia : vous trouverez facilement le moyen d’en verser quelques gouttes dans sa médecine ; l’effet sera de la jeter pour une heure dans de violentes convulsions, après quoi son sang peu à peu cessera de circuler et son cœur de battre ; une pâleur mortelle couvrira ses traits, et à tous les yeux elle ne sera plus qu’un cadavre. Elle n’a point d’amis près d’elle : vous pouvez, sans être suspect, vous charger de présider à ses funérailles, et la faire enterrer dans les caveaux de Sainte-Claire. Leur solitude et la facilité de leur accès les rendent favorables à vos desseins. Donnez à Antonia ce soir le breuvage soporifique : quarante-huit heure après qu’elle l’aura bu, la vie renaîtra dans son sein ; alors elle sera absolument en votre pouvoir ; elle reconnaîtra que toute résistance est inutile, et la nécessité la poussera à vous recevoir dans ses bras.

 

– Antonia sera en mon pouvoir ! s’écria le moine. Mathilde, vous me transportez ! Enfin donc, je connaîtrai le bonheur, et ce bonheur je le devrai à Mathilde, je le devrai à l’amitié ! Je serrerai Antonia dans mes bras, loin de tout œil indiscret, loin du supplice des importuns ! J’exhalerai mon âme sur son sein : je donnerai à son jeune cœur les premières leçons du plaisir, et je m’enivrerai à loisir de la possession de tous ses charmes ! Oh ! Mathilde, comment vous exprimer ma reconnaissance ?

 

– En profitant de mes conseils, Ambrosio. Je ne vis que pour vous servir ; votre intérêt et votre bonheur sont les miens : que votre personne soit à Antonia ; mais votre amitié, mais votre cœur, je réclame mes droits sur eux. Mes seuls plaisirs maintenant sont de contribuer aux vôtres. Que mes efforts vous procurent les jouissances que vous désirez, et je me croirai amplement payée de ma peine. Mais ne perdons pas de temps ; la liqueur dont je vous parle ne se trouve que dans le laboratoire de Sainte-Claire : allez trouver l’abbesse, demandez-lui à y entrer ; elle ne vous le refusera pas. Au bout de la grande salle est un cabinet rempli de liquides de différentes couleurs et qualités ; la bouteille en question est seule, sur la troisième tablette à gauche ; elle contient une liqueur verdâtre : remplissez-en une fiole sans qu’on vous voie et Antonia est à vous.

 

Le moine n’hésita pas à adopter ce plan infâme. Ses désirs, qui n’étaient déjà que trop fougueux, avaient acquis une vigueur nouvelle à la vue d’Antonia. Assis près de son lit, le hasard lui avait dévoilé des charmes inaperçus jusqu’alors : il les trouva plus parfaits que son ardente imagination ne les lui avait dépeints. Parfois un bras blanc et poli se montrait en arrangeant l’oreiller ; parfois un mouvement soudain découvrait une partie d’un sein arrondi : mais partout où s’offrait un nouveau charme, là se fixait l’œil luxurieux du moine ; à peine était-il assez maître de lui pour cacher sa convoitise à Antonia et à la vigilante duègne.

 

Aussitôt après matines, il se rendit au couvent de Sainte-Claire : son arrivée jeta toutes les sœurs dans la stupéfaction. L’abbesse fut sensible à l’honneur qu’il leur faisait de leur accorder sa première visite, et elle lui témoigna, par toutes les attentions possibles, combien elles en étaient reconnaissantes. Tout en causant, le prieur parvint enfin au laboratoire : il trouva le cabinet ; la bouteille était à sa place indiquée par Mathilde, et il profita d’un instant favorable pour remplir sans être vu sa fiole de la liqueur soporifique.

 

Il attendit jusqu’au soir avant de prendre le chemin du logement d’Antonia. Jacinthe le reçut avec transport, et le supplia de ne point oublier la promesse qu’il lui avait faite de passer la nuit dans la chambre du revenant. Il réitéra sa promesse ; il trouva Antonia assez bien, mais toujours préoccupée de la prédiction de l’ombre. Flora ne bougea pas du lit de sa maîtresse, et par des symptômes plus marqués encore que la nuit précédente, témoigna son mécontentement de la présence du prieur. Cependant Ambrosio feignit de ne point les remarquer. Pendant qu’il causait avec Antonia, le médecin arriva. Il faisait presque sombre ; on demanda des lumières, et Flora fut forcée de descendre en chercher. Comme elle laissait un tiers dans la chambre, et qu’elle ne comptait s’absenter que peu de minutes, elle crut pouvoir sans risque quitter son poste. Elle ne fut pas plus tôt dehors, qu’Ambrosio se dirigea vers la table où était la médecine d’Antonia, et qui était située dans l’embrasure de la croisée. Le médecin, assis dans un fauteuil, et occupé à questionner sa malade, ne faisait aucune attention aux mouvements du moine. Ambrosio saisit l’occasion ; il tira la fiole, et en versa quelques gouttes dans la médecine ; puis il se hâta de s’éloigner de la table, et de revenir à sa place. Quand Flora reparut avec des lumières, tout semblait être exactement comme elle l’avait laissé.

 

Le médecin annonça qu’Antonia pourrait quitter la chambre le lendemain en toute sûreté ; il lui recommanda de suivre l’ordonnance qui, la nuit d’avant, lui avait procuré un sommeil rafraîchissant. Flora répondit que la potion était toute prête sur la table : il engagea la malade à la boire sans délai, et il se retira. Flora versa la médecine dans une tasse, et la présenta à sa maîtresse. En ce moment le courage manqua à Ambrosio. Mathilde ne pouvait-elle pas l’avoir trompé ? Si la jalousie l’avait poussée à faire périr sa rivale, et à substituer un poison au narcotique ! Ce soupçon lui parut si fondé, qu’il fut sur le point d’empêcher Antonia d’avaler la médecine. Mais sa résolution fut prise trop tard ; la tasse était déjà vidée et rendue à Flora ; il n’y avait plus de ressource. Ambrosio ne put qu’attendre le moment qui devait décider de la vie ou de la mort de sa maîtresse, de son bonheur ou de son désespoir.

 

Craignant d’exciter la méfiance en restant, ou de se trahir par son agitation, il prit congé de sa victime, et sortit de la chambre. Antonia lui fit un adieu moins affectueux que la nuit précédente. Flora lui avait représenté que recevoir les visites du prieur, c’était désobéir aux ordres de sa mère ; elle avait décrit l’émotion qu’il n’avait pu cacher en entrant dans la chambre, et le feu qui étincelait dans ses yeux lorsqu’il les fixait sur Antonia : ces remarques avaient échappé à celle-ci, mais non à la domestique, qui, expliquant les desseins du prieur et leurs conséquences probables en termes beaucoup plus clairs que ceux d’Elvire, quoique moins délicats, avait réussi à alarmer sa jeune maîtresse et à lui persuader de le traiter plus froidement qu’elle n’avait fait jusqu’ici. L’idée d’obéir aux volontés de sa mère détermina tout à coup Antonia. Quoique peinée de perdre la société du prieur, elle prit assez sur elle pour le recevoir avec un certain degré de réserve et de froideur ; elle lui témoigna des égards et de la reconnaissance pour ses visites précédentes, mais sans l’inviter à les renouveler à l’avenir. Il n’était plus de l’intérêt du moine de demander à être admis, et il prit congé d’elle comme s’il n’avait pas l’intention de revenir. Pleinement convaincue que les relations qu’elle redoutait étaient terminées, Flora fut si frappée de ne lui voir faire aucune instance, qu’elle commença à douter de la justesse de ses soupçons. En l’éclairant sur l’escalier, elle le remercia d’avoir fait des efforts pour déraciner de l’esprit d’Antonia les terreurs superstitieuses de la prédiction du spectre. Elle ajouta que, comme il semblait prendre intérêt à la santé de la malade, s’il advenait quelque changement dans sa position, elle aurait soin de le lui faire savoir. Le moine, en répondant, éleva à dessein la voix, dans l’espoir que Jacinthe l’entendrait ; il réussit. Au moment où il arrivait au bas de l’escalier avec sa conductrice, la propriétaire ne manqua pas de faire son apparition.

 

– J’espère que vous ne vous en allez pas, révérend père ? s’écria-t-elle ; ne m’avez-vous pas promis de passer la nuit dans la chambre du revenant ? Jésus-Christ ! on me laissera seule avec lui ? Je vais, je suppose, être mise en pièces par les revenants, et les lutins, et les diables, et Dieu sait qui ! Au nom du ciel, sainte personne, ne me laissez pas dans une si déplorable condition !

 

Ambrosio attendait et désirait cette demande : mais il feignit d’élever des objections, et de ne pas se soucier de tenir sa parole. Il dit à Jacinthe que le fantôme n’existait que dans son cerveau, et qu’il était ridicule à elle et inutile d’insister pour qu’il passât la nuit dans sa maison. Jacinthe était obstinée ; il n’y eut pas moyen de la convaincre, et elle le pressa si fort de ne la point laisser en proie au diable, qu’il finit par céder. Ce semblant de résistance n’en imposa point à Flora, qui était méfiante de sa nature. Elle soupçonna le prieur de jouer un rôle fort opposé à son inclination, et de ne pas demander mieux que de rester où il était ; elle alla même jusqu’à croire que Jacinthe était dans ses intérêts, et la pauvre vieille fut aussitôt tenue pour n’être rien de plus qu’une entremetteuse. Tout en s’applaudissant d’avoir pénétré ce complot tramé contre l’honneur de sa maîtresse, elle résolut en secret de le faire avorter.

 

– Ainsi donc, dit-elle au prieur avec un regard moitié ironique, moitié indigné, ainsi donc votre intention est de rester ici cette nuit ? Faites-le, au nom du ciel ! personne ne s’y opposera ; veillez pour guetter l’arrivée du fantôme ; je veillerai aussi, et le Seigneur veuille que je ne voie rien de pire qu’un fantôme !

 

L’avis était suffisamment clair, et Ambrosio en comprit le sens ; mais au lieu de montrer qu’il s’apercevait des soupçons de la duègne, il lui répondit avec douceur qu’il approuvait ses précautions, et l’engagea à persévérer dans son intention. Quant à cela, elle l’assura qu’il y pouvait compter. Jacinthe alors le conduisit à la chambre où le fantôme avait apparu, et Flora retourna chez sa maîtresse.

 

Jacinthe ouvrit d’une main tremblante la porte de la chambre du revenant ; elle y risqua un coup d’œil, mais les trésors de l’Inde ne l’auraient pas décidée à en franchir le seuil. Elle donna le flambeau au moine, lui souhaita bonne chance, et se hâta de s’en aller. Ambrosio entra ; il ferma la porte au verrou, posa sa lumière sur la table et s’assit dans la chaise qui, la nuit d’avant, avait reçu Antonia. En dépit des assurances de Mathilde, que le spectre était un pur effet de l’imagination, son esprit éprouvait une certaine horreur mystérieuse. Il essaya en vain de s’y soustraire : le silence de la nuit, l’histoire de l’apparition, la chambre garnie de sombres boiseries de chêne, le souvenir qu’elle réveillait en lui d’Elvire assassinée, et l’incertitude où il était sur la nature des gouttes qu’il avait fait prendre à Antonia, tout lui rendait pénible sa situation actuelle. Mais il pensait moins au spectre qu’au poison : s’il avait tué le seul objet qui lui fît chérir la vie, si la prédiction du fantôme se réalisait, si Antonia n’existait plus au bout de trois jours, et qu’il fût la malheureuse cause de sa mort !… cette supposition était trop affreuse pour s’y arrêter. Il chassa ces effrayantes images, et aussi souvent elles se représentèrent devant lui. Mathilde l’avait prévenu que les effets du narcotique seraient prompts : il écouta avec crainte, mais avec impatience, s’attendant à quelque bruit dans la pièce adjacente ; tout restait silencieux ; il en conclut que les gouttes n’avaient pas commencé à opérer. Il jouait gros jeu : un moment suffisait pour décider de sa misère ou de son bonheur. Mathilde lui avait enseigné le moyen de s’assurer que la vie n’était pas éteinte pour toujours : de cet essai dépendaient toutes ses espérances ; à chaque instant son impatience redoublait, ses terreurs devenaient plus fortes, son anxiété plus vive. Incapable de supporter cet état d’incertitude, il essaya d’y faire diversion en substituant à ses pensées celles des autres. Les livres, ainsi qu’on l’a déjà dit, étaient rangés sur des tablettes près de la table : elle était exactement en face du lit, placé dans une alcôve près de la porte du cabinet. Ambrosio prit un volume, et s’assit à la table ; mais son esprit errait loin des pages qu’il avait sous les yeux.

 

La porte du cabinet s’ouvrit tout à coup, et Jacinthe entra pâle et hors d’haleine.

 

– Oh ! mon père ! mon père ! cria-t-elle d’une voix presque étouffée par la terreur ; que faire ? que faire ? voilà de bel ouvrage ! rien que des malheurs ! rien que des morts et des mourants ! oh ! je deviendrai folle ! je deviendrai folle !

 

– Parlez ! parlez ! s’écrièrent ensemble Flora et le moine. Qu’est-il arrivé ? qu’y a-t-il ?

 

– Oh ! je vais encore avoir un cadavre dans ma maison ! il faut que quelque sorcière ait jeté un sort sur moi et sur tout ce qui m’entoure ! Pauvre doña Antonia ! la voilà prise des convulsions qui ont tué sa mère ! Le revenant lui a dit vrai ! je suis sûre que le revenant lui a dit vrai !

 

Flora courut, ou plutôt vola à la chambre de sa maîtresse : Ambrosio la suivit, le cœur tremblant d’espoir et de crainte. Ils trouvèrent Antonia dans l’état que Jacinthe avait décrit, torturée par d’affreuses convulsions, dont ils s’efforcèrent en vain de la tirer. Le moine dépêcha Jacinthe au couvent en toute diligence, et la chargea de ramener le père Pablos sans perdre un moment.

 

– J’y vais, répondit Jacinthe, et je lui dirai de venir ; mais quant à le ramener, c’est ce que je ne ferai pas.

 

Cette détermination prise, elle partit pour le monastère, et transmit au père Pablos les ordres du prieur.

 

Le père Pablos n’eut pas plus tôt vu Antonia qu’il la déclara sans ressource. Les convulsions durèrent une heure ; pendant tout ce temps ses angoisses furent plus faibles que celles dont les gémissements torturaient le cœur du moine : chacune de ses souffrances lui enfonçait un poignard dans le sein, et il se maudit mille fois d’avoir adopté un projet si barbare.

 

L’heure étant expirée, les accès peu à peu devinrent moins fréquents, et Antonia fut moins agitée. Elle sentit que sa fin approchait et que rien ne pouvait la sauver.

 

– Digne Ambrosio, dit-elle d’une voix faible, en pressant la main du prieur sur ses lèvres, je suis libre à présent de vous exprimer combien mon cœur est reconnaissant de vos attentions et de vos bontés ; je suis au lit de la mort, encore une heure, et je ne serai plus ; je puis donc avouer sans réserve qu’il m’était très pénible de renoncer à vous voir ; mais c’était la volonté d’une mère, et je n’osais pas désobéir. Je meurs sans répugnance : peu de personnes regretteront que je les quitte… il en est peu que je regrette de quitter : dans ce petit nombre, il n’en est point que je regrette plus que vous ; mais nous nous retrouverons, Ambrosio ! un jour, nous nous retrouverons dans le ciel ; là, notre amitié recommencera, et ma mère la verra avec plaisir.

 

Elle s’arrêta. Le prieur frémit lorsqu’elle parla d’Elvire, Antonia attribua son émotion à la pitié qu’elle lui inspirait.

 

– Je vous afflige, mon père, continua-t-elle ; ah ! ne soupirez pas de ma mort. Je n’ai aucun crime à me reprocher, aucun du moins que je connaisse, et je rends sans crainte mon âme à celui de qui je l’ai reçue. Je n’ai que peu de demandes à faire ; laissez-moi espérer qu’elles me seront accordées : qu’on dise une grand-messe pour le repos de mon âme, et une pour ma bien-aimée mère, non que je doute qu’elle dorme en paix dans sa tombe ; je suis persuadée à présent que ma raison était égarée, et la fausseté de la prédiction du fantôme suffit pour prouver mon erreur. Quand je serai morte, qu’on fasse savoir au marquis de Las Cisternas que la malheureuse famille de son frère ne l’importunera pas plus longtemps. Mais le désappointement me rend injuste ; on dit qu’il est malade, et peut-être, s’il l’avait pu, son intention était-elle de me protéger. Dites-lui seulement, mon père, que je suis morte, et que, s’il a quelques torts envers moi, je les lui pardonne du fond du cœur.

 

Après cela, je n’ai plus à vous demander que vos prières. Promettez-moi de ne point oublier mes recommandations, et je quitterai la vie sans chagrin ni regrets.

 

Ambrosio s’engagea à faire ce qu’elle désirait, et se mit à lui donner l’absolution. Chaque moment annonçait l’approche de la mort d’Antonia. La vue se perdit, le cœur battit plus lentement, les doigts se roidirent et devinrent froids, et à deux heures du matin elle expira sans un gémissement. Aussitôt que le souffle eut abandonné son corps, le père Pablos partit, profondément affecté de cette scène douloureuse. De son côté, Flora s’abandonna à l’affliction la plus immodérée. Des idées bien différentes occupaient Ambrosio ; il cherchait le pouls dont le battement, à ce qu’avait assuré Mathilde, devait prouver que la mort d’Antonia n’était que momentanée. Il le trouva… il le pressa… il le sentit palpiter sous son doigt, et son cœur fut rempli d’ivresse. Toutefois, il cacha soigneusement la satisfaction qu’il avait du succès de son plan : il prit un air triste, et, s’adressant à Flora, il l’invita à ne point se laisser aller à un chagrin inutile ; ses larmes étaient trop sincères pour lui permettre d’écouter ses conseils, et elle continua de pleurer abondamment. Le prieur se retira, après avoir promis de donner lui-même des ordres pour l’enterrement, qui, par considération pour Jacinthe, à ce qu’il prétendit, aurait lieu le plus tôt possible. Plongée dans la douleur de la perte de sa chère maîtresse, Flora fit à peine attention à ce qu’il disait. Ambrosio se hâta de commander l’enterrement. Il obtint de l’abbesse la permission de faire déposer le cadavre dans les caveaux de Sainte-Claire ; et le vendredi matin, toutes les cérémonies convenables ayant été accomplies, le corps d’Antonia fut mis dans la tombe. Le même jour, Léonella arrivait à Madrid, dans l’intention de présenter à sa sœur son jeune mari ; diverses circonstances l’avaient obligée de retarder son voyage du mardi au vendredi, et elle n’avait pas eu d’occasion de faire savoir à Elvire ce changement de projet. Comme son cœur était vraiment affectionné, et qu’elle avait toujours porté un intérêt sincère à sa sœur et à sa nièce, sa douleur, en apprenant leur subite et déplorable fin, fut égale à sa surprise. Ambrosio l’envoya instruire du legs d’Antonia. Il promit, sur sa demande, que, dès que les petites dettes d’Elvire seraient acquittées, il lui transmettrait ce qui resterait d’argent. Cette affaire réglée, rien ne retenait plus Léonella à Madrid, et elle retourna à Cordoue en toute diligence.

 

X

Uniquement occupé de livrer à la justice les assassins de sa sœur, Lorenzo ne se doutait guère de tout ce que ses intérêts souffraient d’un autre côté. Il ne revint à Madrid que le soir du jour où Antonia avait été enterrée. Signifier au grand inquisiteur l’ordre du cardinal-duc (formalité indispensable lorsqu’il s’agissait d’arrêter publiquement un membre de l’Église), communiquer son projet à son oncle et à don Ramirez, et assembler une troupe suffisante pour prévenir toute résistance, c’était de quoi l’occuper pleinement pendant le peu d’heures qui lui restaient jusqu’à minuit. Il n’eut donc pas le temps de savoir des nouvelles de sa maîtresse, et il ignorait complètement la mort de la mère et de la fille.

 

Le marquis n’était nullement hors de danger ; son délire avait cessé ; mais il lui restait un tel épuisement, que les médecins évitaient de se prononcer sur ce qui pouvait en résulter. Quant à Raymond lui-même, son souhait le plus ardent était de rejoindre Agnès au tombeau. Il espérait apprendre au même instant qu’Agnès était vengée et lui-même perdu sans retour.

 

Suivi des vœux les plus fervents de Raymond, Lorenzo était à la porte de Sainte-Claire une grande heure avant le temps indiqué par la mère Sainte-Ursule. Il était accompagné de son oncle, de don Ramirez de Mello, et d’une troupe d’archers choisis.

 

Les nonnes étaient occupées à accomplir les cérémonies instituées en l’honneur de sainte Claire, et auxquelles jamais aucun profane n’était admis. Les fenêtres de la chapelle étaient illuminées ; du dehors on entendait l’orgue, accompagné d’un chœur de femmes, enfler sa voix grave et pleine dans le silence de la nuit. Le chœur s’éteignit, et fut remplacé par un solo mélodieux, chanté par celle qui devait remplir dans la procession le rôle de sainte Claire. Pour cet emploi, on choisissait toujours la plus belle fille de Madrid, et celle sur qui la préférence tombait la regardait comme l’honneur le plus insigne. Attentif à la musique, dont les sons dans l’éloignement ne semblaient que plus doux, l’auditoire était absorbé dans une profonde attention. Un silence général régnait dans la foule, et tous les cœurs étaient remplis de respect pour la religion ; tous, excepté celui de Lorenzo, sachant que parmi celles qui chantaient avec tant de douceur les louanges de leur Dieu il en était qui, sous le manteau de la dévotion, cachaient les crimes les plus noirs, leurs hymnes ne lui inspiraient que de l’horreur pour leur hypocrisie. Il avait depuis longtemps observé avec blâme et mépris la superstition qui dominait les habitants de Madrid ; son bon sens lui avait indiqué les artifices des moines et l’absurdité grossière de leurs miracles, de leurs légendes et de leurs reliques supposées. Il rougissait de voir ses compatriotes dupes d’une déception si ridicule, et ne souhaitait qu’une occasion de les affranchir des entraves où les tenaient les moines : cette occasion, si longtemps et si vivement désirée, s’offrait enfin à lui ; il résolut de ne pas la laisser échapper, mais d’exposer aux yeux du peuple un tableau effrayant de l’énormité des abus qui se commettaient fréquemment dans les monastères, et de l’injustice qu’il y avait à honorer indistinctement tous ceux qui portaient un habit religieux ; il lui tardait de démasquer les hypocrites, et de prouver à ses compatriotes qu’un saint extérieur ne cache pas toujours un cœur vertueux.

 

Le service dura jusqu’à minuit. Lorsque l’horloge du couvent se fit entendre, la musique cessa, les voix expirèrent, et bientôt les lumières disparurent des fenêtres de la chapelle.

 

Le couvent des Capucins n’était séparé de celui de Sainte-Claire que par le jardin et le cimetière. Les moines avaient été invités au pèlerinage. Ils arrivèrent, marchant deux à deux, des torches allumées à la main, et chantant des hymnes en l’honneur de sainte Claire. Le père Pablos était à leur tête, le prieur s’étant excusé d’y aller. Le peuple fit place au saint cortège, et les moines se mirent en rangs de chaque côté de l’entrée. Peu de minutes suffirent pour disposer la procession en ordre : après quoi les portes du couvent s’ouvrirent, et de nouveau le chœur des femmes retentit à pleine voix.

 

D’abord parut une troupe de chantres ; dès qu’ils eurent passé, les moines se mirent en marche deux par deux, et suivirent à pas lents et mesurés ; puis vinrent les novices : ils ne portaient point de cierges, comme les profès ; mais ils s’avançaient les yeux baissés, et semblaient occupés à dire leurs chapelets. À ceux-ci succéda une jeune et charmante fille, qui représentait sainte Lucie : elle tenait un bassin d’or, dans lequel étaient deux yeux ; les siens étaient couverts d’un bandeau de velours, et elle était conduite par une autre nonne dans le costume d’un ange. Elle était suivie de sainte Catherine, une palme dans une main et une épée flamboyante dans l’autre : celle-ci était vêtue de blanc, et son front était orné d’un diadème étincelant. Après parut sainte Geneviève, entourée de quantité de diablotins qui, prenant des attitudes grotesques, la tirant par sa robe, et jouant autour d’elle avec des gestes bouffons, tâchaient de distraire son attention du livre où ses yeux étaient constamment fixés ; ces joyeux démons amusaient fort les spectateurs, qui témoignaient leur plaisir par de fréquents éclats de rire. L’abbesse avait eu soin de choisir une nonne dont l’humeur fût naturellement sérieuse et grave ; elle eut lieu d’être satisfaite de son choix : les singeries des diablotins ne produisaient pas le moindre effet, et sainte Geneviève s’avançait sans déranger un seul des muscles de sa face.

 

Chacune des saintes était séparée de l’autre par une troupe de chanteuse, célébrant ses louanges dans leurs hymnes, mais la déclarant bien inférieure à sainte Claire, patronne spéciale du couvent. Après elles, parut une longue file de nonnes, portant, comme les chanteuses, chacune un cierge allumé ; puis vinrent les reliques de sainte Claire, enfermées dans des vases également précieux par la matière et par le travail ; mais elles n’attirèrent pas l’attention de Lorenzo : la nonne qui portait le cœur l’occupa entièrement. D’après la description de Théodore, il ne douta point que ce ne fût la mère Sainte-Ursule ; elle avait l’air de regarder autour d’elle avec anxiété. Comme il était en avant de la haie devant laquelle passait la procession, elle l’aperçut ; un mouvement de joie colora sa joue, jusqu’alors très pâle : elle se tourna vivement vers sa compagne : « Nous sommes sauvées, l’entendit-il dire tout bas, voilà son frère ».

 

Le cœur maintenant à l’aise, Lorenzo regarda avec tranquillité le reste de la cérémonie. Il en vit paraître le plus bel ornement : c’était une espèce de trône, enrichi de pierreries et éblouissant de lumières ; il roulait sur des roues cachées, et était mené par de jolis enfants, habillés en séraphins ; le haut en était couvert de nuées d’argent, sur lesquelles reposait la plus belle personne qu’on eût jamais vue ; c’était la jeune fille qui représentait sainte Claire : ses vêtements étaient d’un prix inestimable, et autour de sa tête une couronne de diamants formait une auréole artificielle ; mais tous ces ornements cédaient à l’éclat de ses yeux.

 

À mesure qu’elle avançait, un murmure de contentement courait dans la foule. Lorenzo lui-même reconnut en secret qu’il n’avait jamais vu de beauté plus parfaite ; et si son cœur n’avait appartenu à Antonia, il l’aurait offert en sacrifice à cette fille enchanteresse ; mais, dans l’état où était son cœur, il ne la considéra que comme une belle statue : elle n’obtint pas de lui d’autre tribut qu’une froide admiration, et quand elle eut passé, il n’y pensa plus.

 

– Qui est-elle ? demanda un des voisins de Lorenzo.

 

– C’est une beauté que vous avez dû entendre vanter souvent ; son nom est Virginie de Villa-Franca ; elle est pensionnaire du couvent de Sainte-Claire, parente de l’abbesse ; et on l’a choisie, avec raison, comme l’ornement de la procession.

 

Le trône était suivi de l’abbesse elle-même : elle marchait à la tête du reste des nonnes d’un air dévot et recueilli, et fermait la procession. Elle s’avançait lentement, ses yeux étaient levés au ciel ; son visage, calme et tranquille, semblait étranger à toutes les choses de ce monde, et aucun de ses traits ne trahissait l’orgueil secret qu’elle avait d’étaler la pompe et l’opulence de son couvent. Elle passa, accompagnée des prières et des bénédictions de la populace : mais quelles furent la surprise et la confusion générales, quand don Ramirez, sortant de la foule, la réclama comme sa prisonnière.

 

Un instant, la supérieure resta muette et immobile de stupéfaction ; mais elle ne se fut pas plus tôt remise, qu’elle cria au sacrilège, à l’impiété, et invita le peuple à sauver une fille de l’Église. Les assistants s’empressaient d’obéir, lorsque don Ramirez, protégé par sa troupe contre leur fureur, leur commanda de s’arrêter, les menaçant des plus rigoureuses vengeances de l’inquisition. À ce nom redouté, tous les bras tombèrent, toutes les épées rentrèrent dans le fourreau ; l’abbesse elle-même devint pâle et trembla : le silence général lui prouva qu’elle n’avait d’espoir que dans son innocence, et, d’une voix défaillante, elle pria don Ramirez de lui apprendre le crime dont elle était accusée.

 

– Vous le saurez en temps et lieu, répondit-il ; mais d’abord je dois m’assurer de la mère Sainte-Ursule.

 

– De la mère Sainte-Ursule ? répéta faiblement l’abbesse.

 

En ce moment, elle jeta les yeux autour d’elle, et vit Lorenzo et le duc qui avaient suivi don Ramirez.

 

– Ah ! Grand Dieu ! cria-t-elle en frappant des mains d’un air frénétique ; je suis trahie.

 

– Trahie ? répliqua Sainte-Ursule qui arrivait, conduite par des archers, et suivie de la nonne, sa compagne dans la procession ; non pas trahie, mais découverte. Reconnaissez en moi votre accusatrice ; vous ne savez pas comme je suis au fait de votre crime. Señor, continua-t-elle, se tournant vers Ramirez, je me remets moi-même entre vos mains. J’accuse l’abbesse de Sainte-Claire d’assassinat et je réponds sur ma vie de la justice de l’accusation.

 

Un cri de surprise fut poussé par tous les assistants, et on demanda de tout côté une explication. Les nonnes craintives, épouvantées du désordre et du bruit, s’étaient dispersées et enfuies par divers chemins : les unes avaient regagné le couvent, d’autres s’étaient réfugiées chez leurs parents ; et plusieurs, ne songeant qu’au danger présent, et qu’à échapper au tumulte, couraient par les rues, errant sans savoir où. La charmante Virginie avait été une des premières à fuir. Afin de mieux voir et de mieux entendre, le peuple demanda que Sainte-Ursule parlât du haut du trône vacant. La nonne obéit : elle monta sur le char splendide, et s’adressa en ces termes à la multitude qui l’entourait :

 

– Quelque étrange et messéante que puisse paraître ma conduite de femme et de religieuse, la nécessité la justifiera pleinement. Un secret, un horrible secret pèse de tout son poids sur mon âme : je n’aurai pas de repos que je ne l’aie révélé au monde, et que je n’aie apaisé le sang innocent qui crie vengeance du tombeau. J’ai eu beaucoup à oser pour me procurer cette occasion de soulager ma conscience : si j’avais échoué dans ma tentative de dévoiler ce crime, si la supérieure avait eu soupçon que ce mystère me fût connu, ma perte était inévitable. Les anges, qui veillent incessamment sur ceux qui méritent leur faveur, ont empêché que je ne fusse découverte. Il m’est permis à présent de faire un récit dont les détails glaceront d’horreur toute âme honnête : c’est mon devoir de déchirer le voile de l’hypocrisie, et de montrer aux parents abusés le danger auquel est exposée la femme qui tombe sous l’empire d’un tyran monastique.

 

Parmi les religieuses de Sainte-Claire, nulle n’était plus aimable, nulle n’était plus douce qu’Agnès de Médina : je la connaissais bien ; elle me confiait tous les secrets de son cœur ; j’étais son amie, sa confidente ; je l’aimais d’une affection sincère, et je n’étais pas la seule qui lui fût attachée : sa piété vraie, son empressement à obliger et ses dispositions angéliques, faisaient d’elle la favorite de tout ce qu’il y avait d’estimable dans le couvent ; l’abbesse elle-même, fière, soupçonneuse et malveillante, ne pouvait refuser à Agnès le tribut d’approbation qu’elle n’accordait à personne autre. Nous avons tous des défauts, hélas ! Agnès avait ses faiblesses : elle viola les lois de son ordre, et encourut la haine invétérée de l’implacable supérieure. Les règles de Sainte-Claire sont sévères : mais, surannées et négligées, plusieurs depuis de longues années sont tombées dans l’oubli, ou ont été remplacées d’un commun accord par de plus douces punitions : la peine attachée au crime d’Agnès était la plus cruelle, la plus inhumaine. Cette loi depuis longtemps était désapprouvée ; hélas ! elle existait pourtant, et la vindicative abbesse résolut de la faire revivre : cette loi ordonnait que la coupable serait plongée dans un cachot particulier, destiné expressément à cacher pour toujours au monde la victime de la cruauté et la tyrannie superstitieuses. Dans cette redoutable demeure, elle était condamnée à un isolement perpétuel, privée de toute société, et crue morte par ceux que l’affection aurait pu pousser à tenter de la sauver. C’est ainsi qu’elle devait languir le reste de ses jours, sans autre nourriture que du pain et de l’eau, et sans autre consolation que la liberté de verser des larmes.

 

L’indignation soulevée par cette révélation fut si violente, qu’elle interrompit pour quelques moments le récit de Sainte-Ursule. Quand le désordre eut cessé, et que le silence régna de nouveau dans l’assemblée, elle continua son discours, pendant lequel, à chaque mot, le visage de la supérieure trahissait une terreur croissante.

 

– On convoqua en conseil les douze nonnes les plus âgées : j’étais du nombre. L’abbesse peignit de couleurs exagérées la faute d’Agnès, et ne se fit pas scrupule de proposer la remise en vigueur de cette loi tombée en désuétude. Il faut le dire à la honte de notre sexe : soit que la volonté de la supérieure fût souveraine dans le couvent, soit que de vivre sans avenir dans la solitude et les privations leur endurcît le cœur et leur aigrît le caractère, cette proposition barbare fut approuvée par neuf voix sur douze. Je n’étais pas une des neuf. J’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre des vertus d’Agnès, et je l’aimais et la plaignais profondément. Les mères Berthe et Cornélie se joignirent à moi : nous fîmes la plus forte opposition possible, et la supérieure se vit obligée de changer de plan. Quoiqu’elle eût pour elle la majorité, elle craignit de rompre ouvertement avec nous : elle savait qu’appuyées par la famille Médina, nous serions de trop redoutables adversaires, et elle savait aussi que sa perte serait certaine, si Agnès, après avoir été emprisonnée et supposée morte, venait à être découverte : elle renonça donc à son dessein, quoique avec beaucoup de répugnance ; elle demanda quelques jours pour songer à un genre de punition qui pût être approuvé de toute la communauté, et elle promit de convoquer le même conseil dès qu’elle aurait pris une résolution. Deux jours se passèrent : le soir du troisième, on annonça qu’Agnès serait interrogée le lendemain, et que, suivant sa conduite en cette occasion, sa peine serait augmentée ou mitigée.

 

La nuit qui précéda l’interrogatoire, je me glissai dans la cellule d’Agnès à l’heure où je supposais les autres religieuses ensevelies dans le sommeil ; je la consolai de mon mieux : je lui dis de prendre courage, de compter sur l’appui de ses amies, et je convins avec elle de certains signes par lesquels je pourrais l’avertir de répondre affirmativement ou négativement aux questions de la supérieure. Sachant que son ennemie chercherait à la troubler, à l’embarrasser et à l’intimider, je craignais qu’on ne lui surprît quelque aveu préjudiciable à ses intérêts. Comme je tenais à ce que ma visite fût secrète, je ne restai que peu de temps avec Agnès. Je l’engageai à ne pas se laisser abattre : je mêlai mes larmes à celles qui coulaient sur sa joue, je l’embrassai tendrement, et j’étais sur le point de me retirer, quand j’entendis des pas qui s’avançaient vers la cellule. Je reculai. Un rideau qui voilait un grand crucifix m’offrit une retraite, et je me hâtai de me mettre derrière. La porte s’ouvrit. L’abbesse entra, suivie de quatre autres nonnes. Elles s’approchèrent du lit d’Agnès ; la supérieure lui reprocha ses erreurs dans les termes les plus amers, lui dit qu’elle était un déshonneur pour le couvent, qu’il fallait délivrer la terre d’un tel monstre, et lui commanda de boire le contenu du gobelet que lui présentait une des nonnes. Soupçonnant les funestes propriétés de cette liqueur, et tremblante de se voir au bord de l’éternité, la malheureuse fille s’efforça d’exciter la pitié de la supérieure par les prières les plus touchantes ; elle demanda la vie dans des termes qui auraient attendri le cœur d’un démon ; elle promit de se soumettre patiemment à toutes les punitions, à l’opprobre, à l’emprisonnement et à la torture, pourvu qu’on la laissât vivre, oh ! seulement un mois de vie, ou une semaine, ou un jour ! Son impitoyable ennemie écouta ses plaintes sans être émue : elle lui dit que d’abord elle avait eu l’intention de lui faire grâce de la vie, et que si elle avait changé d’idée, c’était l’opposition de ses amies qui en était cause ; elle continua d’insister pour qu’Agnès avalât le poison, l’invitant à ne plus se recommander qu’à la miséricorde de Dieu, et l’assurant que dans une heure elle serait au nombre des morts. Voyant qu’il était inutile d’implorer cette femme insensible, Agnès essaya de se jeter hors du lit et d’appeler au secours : elle espérait, si elle ne pouvait pas échapper au sort dont on la menaçait, avoir au moins des témoins de la violence qu’on commettait sur elle. L’abbesse devina son dessein : elle la saisit avec force par le bras, et la rejeta sur son oreiller ; en même temps, tirant un poignard, et le lui mettant sur le sein, elle affirma que si Agnès poussait un seul cri, ou hésitait un seul moment à boire le poison, elle lui percerait le cœur sur-le-champ. Déjà à demi morte de peur, l’infortunée ne put résister davantage. La nonne s’approcha avec le fatal gobelet ; l’abbesse la força de la prendre et d’en avaler le contenu. Elle but, et l’acte horrible fut accompli. Les nonnes alors s’assirent autour du lit : elles répondirent à ses gémissements par des reproches, elle interrompirent par des sarcasmes les prières dans lesquelles elle recommandait à la miséricorde divine son âme prête à partir ; elles la menacèrent de la vengeance du ciel et de la damnation éternelle ; lui dirent de désespérer du pardon, et jonchèrent d’épines encore plus aiguës l’oreiller douloureux de la mort. Telles furent les souffrances de cette jeune infortunée, jusqu’au moment où la destinée la délivra de la malice de ses bourreaux. Elle expira entre l’horreur du passé et la crainte de l’avenir, et son agonie dut amplement assouvir la haine et la vengeance de ses ennemis. Aussitôt que leur victime eut cessé de respirer, l’abbesse se retira, et fut suivie de ses complices.

 

Ce fut alors que je sortis de ma cachette. Je n’avais pas osé secourir ma malheureuse amie, sachant bien que, sans la sauver, je n’aurais fait qu’attirer sur moi le même sort. Interdite et terrifiée au-delà de toute expression par cette scène affreuse j’avais à peine la force de regagner ma cellule. Quand j’eus atteint la porte de celle d’Agnès, je me hasardai à jeter un regard vers le lit où était étendu inanimé ce corps naguère si plein de grâce et de charme. Je dis une prière pour le repos de son âme, et fis vœu de venger sa mort par la honte et le châtiment de ses assassins. Après bien des peines et des dangers, j’ai tenu mon serment. Égarée par l’excès de ma douleur, il m’échappa à l’enterrement des paroles imprudentes qui alarmèrent la conscience coupable de l’abbesse. Toutes mes actions furent observées, tous mes pas furent suivis ; je fus constamment entourée des espions de la supérieure. Il se passa longtemps avant que je pusse trouver le moyen de donner avis de mon secret aux parents de la malheureuse fille. On avait répandu le bruit qu’elle était morte subitement : cette version fut crue par tous ses amis, non seulement dans Madrid, mais encore dans l’intérieur du couvent. Le poison n’avait point laissé de traces sur son corps : personne ne soupçonnait la véritable cause de sa mort, et cette cause resta inconnue à tout le monde, excepté à ses assassins et à moi.

 

Je n’ai plus rien à dire : quant à ce que j’ai dit, j’en réponds sur ma vie. Je répète que l’abbesse est une meurtrière ; qu’elle a ôté du monde, et peut-être du ciel, une infortunée dont la faute était légère et pardonnable ; qu’elle a abusé du pouvoir confié à ses mains, et qu’elle a agi en tyran, en barbare et en hypocrite. J’accuse aussi les quatre nonnes, Violante, Camille, Alix et Marianne, comme ses complices et également criminelles.

 

Ici Sainte-Ursule termina son récit. Il avait excité de tous côtés l’horreur et la surprise ; mais quand elle raconta le meurtre inhumain d’Agnès, l’indignation de la foule se manifesta si bruyamment, qu’il fut à peine possible d’entendre la fin du discours. Le désordre croissait d’instant en instant. Enfin, une multitude de voix s’écrièrent qu’il fallait qu’on livrât l’abbesse à leur fureur. Don Ramirez refusa positivement d’y consentir. Lorenzo lui-même rappela au peuple qu’elle n’avait subi aucun jugement, et l’engagea à laisser à l’inquisition le soin de la punir. Toutes les représentations furent superflues : le trouble devenait plus violent et la populace plus exaspérée. En vain Ramirez essaya d’emmener sa prisonnière hors de la foule : de quelque côté qu’il se tournât, un attroupement lui barrait le passage, et réclamait l’abbesse à grands cris. Ramirez ordonna aux archers de s’ouvrir un chemin ; pressés par la foule, il leur fut impossible de tirer l’épée. Il menaça la multitude de la vengeance de l’inquisition ; mais dans cet instant de frénésie populaire, ce nom redouté lui-même avait perdu son effet. Quoique le regret de la mort de sa sœur lui inspirât une profonde horreur pour l’abbesse, Lorenzo ne put s’empêcher d’avoir pitié d’une femme dans cette position terrible ; mais en dépit de tous ses efforts et de ceux du duc, de don Ramirez et des archers, le peuple continua de pousser en avant : il se fraya un passage à travers les gardes qui protégeaient la victime, il l’arracha de cet asile, et se mit en devoir d’en tirer une prompte et cruelle justice. Éperdue de terreur, et sachant à peine ce qu’elle disait, la malheureuse femme criait implorant un moment de répit : elle protestait qu’elle était innocente de la mort d’Agnès, et qu’elle pouvait se laver de tout soupçon jusqu’à la plus entière évidence. Les mutins, tout entiers au désir d’assouvir leur vengeance barbare, refusèrent de l’écouter, lui prodiguèrent tous les genres d’insultes, l’accablèrent de boue et d’ordures, et l’appelèrent des noms les plus odieux : ils se l’arrachèrent les uns aux autres, et chaque nouveau bourreau était plus atroce que le précédent. Ils étouffèrent sous leurs hurlements et leurs imprécations ses cris suppliants, et la traînèrent par les rues, en la frappant, en la foulant du pied, en la soumettant à tous les actes de cruauté que peuvent inventer la haine et la fureur vindicative. Enfin un caillou, lancé par une main adroite, la frappa en plein à la tempe ; elle tomba par terre, baignée dans son sang, et en peu de minutes termina sa misérable existence. Quoiqu’elle ne sentît plus leurs insultes, les mutins continuèrent d’exercer sur son corps inanimé leur rage impuissante, de la battre, de la fouler aux pieds et de sévir contre lui jusqu’à ce qu’il devînt une masse de chair informe, hideuse, et dégoûtante.

 

Hors d’état d’empêcher ces actes révoltants, Lorenzo et ses amis les avaient vus avec la plus grande horreur ; mais ils furent tirés de leur inaction forcée par la nouvelle que l’on attaquait le couvent de Sainte-Claire. La populace échauffée, confondant l’innocent avec le coupable, avait résolu de sacrifier à sa rage toutes les religieuses de cet ordre, et de ne pas laisser de leur maison une pierre sur l’autre. Alarmés à ce récit, ils coururent au couvent, décidés à le défendre s’il était possible, ou du moins à en sauver les habitantes de la furie des mutins. La plupart des nonnes avaient pris la fuite ; mais quelques-unes étaient restées ; leur situation était vraiment dangereuse. Cependant, grâce à la précaution qu’elles avaient prise de barricader les portes intérieures, Lorenzo espéra contenir le peuple jusqu’à ce que don Ramirez revînt avec des forces suffisantes.

 

Entraîné par les premiers désordres à plusieurs rues de distance du couvent, il n’y parvint pas tout de suite. Quand il y arriva, la foule alentour était si considérable qu’il ne put approcher des portes. La populace cependant assiégeait le bâtiment avec rage et persévérance : elle battait les murs en brèche, jetait aux fenêtres des torches enflammées, et jurait qu’au point du jour pas une nonne de Sainte-Claire ne serait en vie. Lorenzo venait précisément de réussir à se frayer un chemin à travers la foule, lorsqu’une des portes fut forcée. Les mutins se répandirent dans l’intérieur du bâtiment, où ils exercèrent leur vengeance sur tout ce qui se trouva sur leur passage. Ils mirent en pièce le mobilier, déchirèrent les tableaux, détruisirent les reliques, et par haine de la servante perdirent tout respect pour la sainte. Les uns s’occupaient à chercher les nonnes, d’autres à démolir des parties du couvent, et d’autres à mettre le feu aux tableaux et au riche mobilier qu’il contenait. Ces derniers produisirent le plus réel dégât : en effet, les conséquences de leur action furent plus soudaines qu’eux-mêmes ne l’avaient attendu ou désiré. Les flammes, qui s’élevaient de ces monceaux en feu, atteignirent un côté du bâtiment qui était vieux et sec, et l’incendie gagna rapidement de chambre en chambre : les murs furent bientôt ébranlés par l’élément dévorant ; les colonnes cédèrent, le toit tomba sur les mutins et en écrasa plusieurs sous ses débris. On n’entendait que des cris et des gémissements. Le couvent était enveloppé de flammes, et le tout présentait une scène de dévastation et d’horreur.

 

Lorenzo était désolé d’avoir été la cause, quoique innocente, de cet effrayant désordre : il entreprit de réparer sa faute en protégeant les malheureuses habitantes du couvent. Il pénétra avec les assaillants, et s’efforça de réprimer leur fureur victorieuse, jusqu’à ce que le progrès soudain et alarmant des flammes l’obligeât à songer à sa propre sûreté. Le peuple se précipita dehors avec autant de violence qu’il en avait mis à entrer ; mais ses flots s’engorgeant aux issues, et le feu gagnant rapidement, beaucoup périrent avant d’avoir le temps de s’échapper. La bonne fortune de Lorenzo le conduisit à une petite porte, dans une galerie retirée de la chapelle. Le verrou en avait été retiré ; il l’ouvrit, et se trouva au pied des caveaux de Sainte-Claire.

 

Il s’arrêta pour respirer. Le duc et quelques hommes de sa suite l’avaient accompagné, et se trouvaient ainsi en sûreté pour le présent. Ils tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire pour s’échapper de cette confusion ; mais leur délibération fut fréquemment interrompue par la vue des masses de feu qui sortaient des murs épais du couvent, par le bruit des voûtes pesantes qui tombaient en débris, ou par les cris confondus des nonnes et des assaillants, ou étouffés dans la foule, ou périssant dans les flammes, ou écrasés sous le poids du bâtiment qui s’écroulait.

 

Lorenzo demanda où le guichet conduisait : on répondit au jardin des Capucins, et il fut résolu qu’on chercherait une issue de ce côté. Le duc, en conséquence, leva le loquet et passa dans le cimetière attenant. Les gardes le suivirent pêle-mêle. Lorenzo, qui se trouvait le dernier, allait aussi quitter la colonnade, lorsqu’il vit la porte des caveaux s’ouvrir doucement. Quelqu’un regarda au dehors, mais en apercevant des étrangers, poussa un cri perçant, recula et descendit précipitamment l’escalier de marbre.

 

– Que veut dire cela ? s’écria Lorenzo. Il y a là-dessous quelque mystère. Suivez-moi sans délai !

 

À ces mots, il s’élança dans le caveau, et poursuivit la personne qui continuait de fuir devant lui. Le duc ne savait pas la cause de cette exclamation ; mais lui supposant de bonnes raisons, il le suivit sans hésiter ; les autres firent de même, et toute la troupe arriva bientôt au bas des degrés. La porte d’en haut étant restée ouverte, les flammes voisines jetaient assez de lumière pour permettre à Lorenzo d’entrevoir la personne qui courait par les longs passages et sous les voûtes éloignées ; mais à un détour tout à coup ce secours lui manqua ; il resta plongé dans les ténèbres, et ne put distinguer l’objet de leur poursuite qu’au faible son des pas du fugitif. Ils furent donc forcés d’avancer avec précaution ; autant qu’ils pouvaient juger, le fugitif aussi paraissait avoir ralenti sa course, car ils entendaient ses pas se suivre à de longs intervalles. À la fin, ils s’égarèrent dans ce labyrinthe de galeries et se dispersèrent dans diverses directions. Emporté par l’ardeur d’éclaircir ce mystère, et poussé par un mouvement secret et inexplicable, Lorenzo ne remarqua cette circonstance que lorsqu’il se trouva dans un isolement complet. Le bruit des pas avait cessé, tout était silencieux, et il n’avait aucun fil pour se guider vers la personne qui fuyait ; il s’arrêta pour réfléchir sur le moyen le plus propre à faciliter sa poursuite ; il était persuadé que ce n’était point un motif ordinaire qui pouvait la conduire dans ce lieu lugubre à une pareille heure : le cri qu’il avait entendu lui avait paru un cri de terreur, et il était convaincu que cet événement cachait un mystère. Après plusieurs minutes d’hésitation, il continua de marcher à tâtons le long des murs. Il y avait déjà quelque temps qu’il avançait ainsi lentement, lorsqu’il aperçut une lueur qui brillait à distance : guidé par elle et tirant l’épée, il dirigea ses pas vers l’endroit d’où la lumière paraissait sortir.

 

Elle venait d’une lampe qui brûlait devant la statue de sainte Claire ; devant se tenaient plusieurs femmes : leurs vêtements blancs flottaient agités par le vent qui grondait sous les voûtes. Curieux de savoir ce qui les avait rassemblées dans ce lieu de tristesse, Lorenzo s’approcha avec circonspection. Les étrangères avaient l’air d’être engagées dans une conversation fort animée ; elles n’entendirent pas Lorenzo, et il avança assez près pour entendre distinctement leurs voix.

 

– Je vous jure, continua celle qui parlait quand il arriva, et que les autres écoutaient avec une grande attention, je vous jure que je les ai vus de mes yeux. J’ai vite descendu l’escalier, ils m’ont poursuivie, et j’ai eu bien de la peine à éviter de tomber dans leurs mains ; sans la lampe, je ne vous aurais jamais trouvées.

 

– Et que viennent-ils faire ici ? dit une autre d’une voix tremblante ; croyez-vous qu’ils nous cherchent ?

 

– Dieu veuille que mes craintes soient fausses, répliqua la première ; mais je présume que ce sont des assassins ! S’ils nous découvrent, nous sommes perdues ! quant à moi, mon sort est certain, ma parenté avec l’abbesse sera un crime suffisant pour me condamner, et quoique jusqu’à présent ces caveaux m’aient été une retraite…

 

Comme elle parlait, son œil, en se levant, rencontra Lorenzo, qui n’avait pas cessé d’avancer doucement.

 

– Les assassins ! cria-t-elle.

 

Elle s’élança du piédestal de la statue où elle était assise, et essaya de s’échapper. Ses compagnes, au même instant, jetèrent un cri d’effroi. Lorenzo avait saisi le bras de la fugitive ; épouvantée, au désespoir, elle tomba à genoux devant lui.

 

– Épargnez-moi ! s’écria-t-elle ; pour l’amour du Christ, épargnez-moi ! je suis innocente, en vérité, je le suis.

 

Sa voix était presque étouffée par la frayeur. Les rayons de la lampe donnant en plein sur son visage qui était sans voile, Lorenzo reconnut la belle Virginie de Villa-Franca. Il s’empressa de la relever et de la rassurer. Il lui promit de la protéger contre les assaillants, lui protesta qu’on ignorait où elle était cachée, et qu’il la défendrait jusqu’à la dernière goutte de son sang. Pendant cette conversation, les nonnes avaient pris différentes attitudes : l’une était à genoux et invoquait le ciel ; l’autre se cachait la figure dans le sein de sa voisine : plusieurs, immobiles de crainte, écoutaient l’assassin supposé ; tandis que d’autres embrassaient la statue de sainte Claire, et imploraient sa protection avec des cris frénétiques. Quand elles s’aperçurent de leur méprise, elles entourèrent Lorenzo, et lui prodiguèrent les bénédictions par douzaines. Il apprit qu’en entendant les menaces du peuple, et épouvantées des cruautés que, du haut des tours du couvent, elles avaient vu exercer contre la supérieure, plusieurs des pensionnaires et des nonnes s’étaient réfugiées dans les caveaux. Au nombre des premières était la charmante Virginie. Proche parente de l’abbesse, elle avait plus de raisons que toute autre de redouter les assaillants, et elle supplia Lorenzo de ne point l’abandonner à leur rage. Ses compagnes, dont la plupart étaient des filles de noble maison, lui firent la même prière, qu’il accueillit avec empressement : il s’engagea à ne les point quitter qu’il ne les eût remises toutes saines et sauves à leurs parents ; mais il leur recommanda de ne point quitter encore les caveaux de quelque temps et d’attendre que la fureur populaire fût un peu calmée, et que l’arrivée de la force militaire eût dispersé la multitude.

 

– Plût à Dieu, s’écria Virginie, que je fusse déjà en sûreté dans les bras de ma mère ! Comment dites-vous, señor ? serons-nous longtemps avant de pouvoir sortir d’ici ? chaque moment que j’y passe me met à la torture.

 

– Vous en sortirez bientôt, j’espère ; dit-il ; mais jusqu’à ce que vous puissiez le faire sans danger, ces caveaux seront pour vous un impénétrable asile ; vous n’y courez aucun risque, et je vous conseille de rester tranquilles encore deux ou trois heures.

 

– Deux ou trois heures ! s’écria sœur Hélène : si j’y reste encore une heure, je mourrai de peur ! pour tout l’or du monde je ne consentirais pas à subir ce que j’ai déjà souffert depuis que je suis ici. Sainte Vierge ! être dans ce lieu lugubre au milieu de la nuit, environnée des cadavres de mes compagnes défuntes, et m’attendant à tout instant à être mise en pièces par leurs ombres qui rôdent autour de moi, et se plaignent et gémissent avec des accents funèbres qui me glacent le sang… Jésus-Christ ! c’en est assez pour me rendre folle.

 

– Pardonnez-moi, repartit Lorenzo, si je m’étonne que, menacée de malheurs réels, vous puissiez vous occuper de dangers imaginaires : les terreurs sont puériles et sans fondement ; combattez-les, sainte sœur : j’ai promis de vous protéger contre les assaillants, mais c’est à vous-même à vous défendre des attaques de la superstition. Croire aux revenants est ridicule à l’excès, et si vous continuez de céder à ces craintes chimériques…

 

– Chimériques ! s’écrièrent toutes les nonnes à la fois : mais nous l’avons entendu nous-mêmes, señor ! chacune de nous l’a entendu ! cela s’est répété souvent, et chaque fois le son était plus sombre et plus lugubre. Vous ne nous persuaderez pas que nous nous sommes toutes trompées. Non, certes ; non, non ; si le bruit n’avait existé que dans l’imagination…

 

– Écoutez ! écoutez ! interrompit Virginie, avec l’accent de la terreur ; Dieu nous garde ! le voilà encore !

 

Les nonnes joignirent les mains, et tombèrent à genoux. Lorenzo regarda avec inquiétude, et tout près de céder aux craintes qui s’étaient emparées des femmes. Le silence était profond : il examina le caveau, mais il ne vit rien. Il se disposait à parler aux nonnes et à les railler de leurs puériles frayeurs, lorsque son attention fut éveillée par un sourd et long gémissement.

 

– Qu’est-ce que cela ? cria-t-il étonné.

 

– Voilà, señor ! dit Hélène. À présent vous devez être convaincu ! vous avez entendu le bruit vous-même ! jugez si nos terreurs sont imaginaires ; depuis que nous sommes ici, ce gémissement s’est répété presque toutes les cinq minutes. C’est sans doute quelque âme en peine qui réclame nos prières pour sortir du purgatoire : mais aucune de nous n’a osé lui demander ce qu’elle veut. Quant à moi, si je voyais une apparition, la frayeur, j’en suis certaine, me tuerait sur place.

 

Comme elle parlait, on entendit un second gémissement plus distinct ; les nonnes firent le signe de la croix, et s’empressèrent de réciter leurs prières contre les mauvais esprits. Lorenzo écouta attentivement ; il alla jusqu’à croire distinguer une voix qui parlait en se plaignant, mais l’éloignement en rendait les sons confus. Le bruit semblait venir du milieu du petit caveau où il était avec les nonnes et auquel une multitude de passages qui y venaient aboutir de tout côté donnaient la forme d’une étoile. La curiosité de Lorenzo, toujours éveillée, le rendait impatient d’éclaircir ce mystère. Il demanda qu’on gardât le silence ; les nonnes obéirent : tout se tut jusqu’à ce que le calme général fût de nouveau troublé par le même gémissement qui se renouvela plusieurs fois de suite. Lorenzo, qui suivait la direction du son, remarqua qu’il était plus distinct auprès de la châsse de sainte Claire.

 

– Le bruit part d’ici, dit-il : quelle est cette statue ?

 

Hélène, à qui s’adressait cette question, resta un moment sans répondre. Tout à coup elle joignit les mains.

 

– Oui ! cria-t-elle, cela doit être. Je sais d’où viennent ces gémissements.

 

Les nonnes l’entourèrent et la conjurèrent de s’expliquer. Elle répliqua gravement que de temps immémorial la statue avait la réputation d’opérer des miracles. Elle en inféra que la sainte était affligée de l’incendie du couvent qu’elle protégeait, et qu’elle exprimait sa douleur par des lamentations distinctes. N’ayant pas la même foi dans les miracles de la sainte, Lorenzo ne trouva pas la solution du problème aussi satisfaisante qu’elle parut aux nonnes, qui l’acceptèrent sans balancer. Sur un point, il est vrai, il était d’accord avec Hélène ; il soupçonnait que les gémissements sortaient de la statue : plus il écoutait, plus il se confirmait dans cette idée. Il s’en approcha dans le dessein de l’examiner plus attentivement ; mais lorsqu’elles virent son intention, les nonnes le supplièrent, au nom du ciel, d’y renoncer, car, s’il touchait à la statue, sa mort était inévitable.

 

– Et en quoi consiste le danger ? dit-il.

 

– Mère de Dieu ! en quoi ? repartit Hélène, toujours empressée de raconter une aventure miraculeuse. Si vous aviez seulement entendu la centième partie des merveilleuses histoires que la supérieure nous racontait à ce sujet ! elle nous a assuré mainte et mainte fois que si nous osions seulement y poser un doigt, nous courrions les plus grands risques. Entre autres choses, elle nous a dit qu’un voleur étant entré la nuit dans ces caveaux remarqua le rubis qui est là, et dont le prix est inestimable. Le voyez-vous, señor ? il brille au troisième doigt de la main dans laquelle elle tient une couronne d’épines. Naturellement le bijou excita la cupidité de ce misérable. Il résolut de s’en emparer. Dans ce dessein, il monta sur le piédestal ; pour s’appuyer, il saisit le bras droit de la sainte et étendit le sien vers la bague ; quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit la statue lever sur lui une main menaçante et lui annoncer sa damnation éternelle ! Pénétré d’effroi et de consternation, il se désista de sa tentative, et se disposa à quitter le caveau ; mais cet espoir aussi fut déçu : la fuite lui fut interdite, il lui fut impossible de dégager sa main qui était appuyée sur le bras droit de la sainte ; il eut beau faire des efforts, il resta attaché à la statue, jusqu’à ce que l’angoisse insupportable qui lui versait du feu dans les veines le forçât de crier au secours. Le caveau se remplit de spectateurs ; le scélérat avoua son sacrilège, et pour le délivrer il fallut séparer sa main de son corps : elle est restée depuis attachée à la statue. Le voleur se fit ermite, et mena désormais une vie exemplaire ; mais l’arrêt de la sainte ne s’en est pas moins exécuté ; et la tradition dit qu’il continue de hanter ce caveau et d’implorer le pardon de sainte Claire par ses plaintes et ses lamentations. Maintenant, j’y pense, celles que nous venons d’entendre pourraient fort bien avoir été poussées par l’ombre de ce pécheur ; mais ceci, je ne le garantis pas. Tout ce que je puis dire, c’est que depuis lors personne n’a osé toucher la statue ; n’ayez donc pas cette folle témérité, bon señor ; pour l’amour du ciel, abandonnez ce dessein, et ne vous exposez pas sans nécessité à une mort certaine.

 

N’étant pas convaincu que sa mort serait aussi certaine qu’Hélène paraissait le croire, Lorenzo persista dans sa résolution. Les nonnes s’efforcèrent de l’en détourner dans les termes les plus touchants, et lui montrèrent même la main du voleur, qui, en effet, se voyait encore sur le bras de la statue. Cette preuve, s’imaginaient-elles, devaient le persuader. Il s’en fallait de beaucoup et elles furent grandement scandalisées lorsqu’il manifesta le soupçon que ces doigts secs et ridés avaient été mis là par l’ordre de l’abbesse. En dépit de leurs prières et de leurs menaces, il approcha de la statue. Il sauta par-dessus la grille de fer qui la protégeait, et la sainte subit un examen minutieux. Elle lui avait paru d’abord être de pierre ; mais une plus ample inspection lui prouva qu’elle n’était que de bois peint. Il la secoua et essaya de la remuer ; mais elle avait l’air de faire partie de sa base. Il l’examina encore dans tous les sens ; mais aucun fil ne le conduisit à la solution de ce mystère, solution dont les nonnes étaient devenues aussi avides que lui, depuis qu’elles l’avaient vu toucher impunément la statue. Il s’arrêta et écouta : les gémissements se renouvelaient par intervalles, et il était convaincu d’en être le plus près possible. Il rêvait à ce singulier événement, et parcourait la statue avec des yeux scrutateurs : tout à coup ils s’arrêtèrent sur la main desséchée ; il fut frappé de l’idée qu’une défense si particulière de toucher le bras de la statue n’avait pas été faite sans motif ; il remonta sur le piédestal : il examina l’objet de son attention, et découvrit un petit bouton de fer caché entre l’épaule de la sainte et ce que l’on supposait avoir été la main du voleur. Cette découverte le ravit : il mit les doigts sur le bouton, et le pressa avec force : aussitôt un bruit sourd se fit entendre dans la statue comme une chaîne tendue qui se détacherait. Effrayées de ce bruit, les timides nonnes reculèrent, se préparant à fuir à la première apparence de danger ; mais tout redevenant calme et silencieux, elles se rassemblèrent de nouveau autour de Lorenzo, et le regardèrent agir, pleines d’anxiété.

 

Voyant qu’il n’était rien résulté de sa découverte, il descendit. Quant il retira sa main, la sainte trembla, et les spectatrices furent reprises d’effroi, croyant que la statue s’animait. Les idées de Lorenzo étaient toutes différentes ; il comprit aisément que le bruit qu’il avait entendu venait de ce qu’il avait lâché une chaîne qui attachait la statue au piédestal ; il essaya de nouveau de la remuer, et il y réussit sans de grands efforts : il la posa à terre, et remarqua que ce piédestal était creux et que l’entrée en était fermée par une lourde grille de fer.

 

La curiosité devint si générale, que les sœurs oublièrent leurs dangers réels et imaginaires. Lorenzo se mit à soulever la grille, et les nonnes l’aidèrent de toutes leurs forces ; ils en vinrent à bout sans beaucoup de peine. Alors il s’offrit à eux un abîme profond, dont l’œil cherchait en vain de percer l’épaisse obscurité. Les rayons de la lampe étaient trop faibles pour être d’un grand secours ; on ne distinguait qu’une suite de degrés rudes et informes qui s’enfonçaient dans le gouffre béant, et se perdaient bientôt dans les ténèbres. On n’entendait plus de gémissements ; mais personne ne doutait qu’ils ne fussent sortis de cette fosse. En se penchant dessus, Lorenzo s’imagina distinguer quelque chose qui brillait dans l’ombre ; il regarda attentivement, et fut convaincu qu’il voyait une petite lueur qui se montrait et disparaissait tour à tour. Il le dit aux nonnes, et elles la virent aussi ; mais lorsqu’il annonça son intention de descendre dans le trou, elles se réunirent pour s’opposer à cette résolution. Toutes leurs remontrances ne purent la changer. Pas une d’elles n’eut le courage de l’accompagner, et il ne pouvait songer à les priver de la lampe. Seul donc, et dans les ténèbres, il se disposa à tenter l’aventure, tandis que les nonnes se contentaient de dire des prières pour son succès et sa sûreté.

 

Les marches étaient si étroites et si raboteuses, que les descendre c’était comme marcher sur la pente d’un précipice. L’obscurité qui l’environnait ôtait toute sûreté à son pied ; il était obligé d’avancer avec une grande précaution, de peur de manquer les marches et de tomber dans le gouffre : il en fut bien près plusieurs fois. Cependant il atteignit la terre ferme plus tôt qu’il ne s’y attendait ; il reconnut que les ténèbres épaisses et les brouillards impénétrables qui régnaient dans le souterrain le lui avaient fait croire beaucoup plus profond qu’il ne se trouvait l’être : il parvint sans accident au bas de l’escalier, s’arrêta et chercha la lueur qui avait attiré son attention. Il la chercha en vain ; tout était sombre. Il écouta si l’on gémissait ; mais son oreille ne distingua d’autre son que le murmure lointain des nonnes qui au-dessus répétaient leurs Ave Maria. Il resta incertain de quel côté diriger ses pas. À tout événement, il résolut d’aller en avant : il le fit, mais lentement, craignant de s’éloigner de l’objet de ses recherches au lieu de s’en approcher. Les gémissements annonçaient une personne souffrante ou du moins affligée, et il espérait pouvoir la soulager. Enfin des sons plaintifs et peu éloignés se firent entendre : joyeux, il tourna ses pas de leur côté ; à mesure qu’il avançait, ils devinrent plus distincts, et bientôt il revit la lueur que lui avait cachée jusqu’alors l’angle d’un mur peu élevé.

 

Elle venait d’une petite lampe posée sur un tas de pierres, et dont les rayons languissants et lugubres servaient plutôt à montrer qu’à dissiper les horreurs d’un cachot droit et sombre, construit dans une partie du souterrain : elle faisait voir aussi plusieurs autres enfoncements semblables, mais dont la profondeur se perdait dans l’obscurité. La lumière jouait froidement sur les murailles humides dont la surface moisie la reflétait à peine ; une brume épaisse et malsaine enveloppait d’un nuage la voûte du cachot. En avançant, Lorenzo sentit un froid perçant circuler dans ses veines ; mais les plaintes fréquentes l’engagèrent à poursuivre. Il se tourna de leur côté, et à la faible lueur de la lampe, il vit dans un coin de ce séjour odieux une créature étendue sur un lit de paille, et si misérable, si amaigrie, si pâle, qu’il ne sut si c’était une femme. Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux épars tombaient en désordre sur sa figure et la cachaient presque entièrement ; un bras décharné pendait négligemment sur une couverture en lambeaux qui entourait ses membres convulsés et grelottants ; l’autre était replié autour d’un petit paquet qu’elle serrait contre son sein ; un grand rosaire était près d’elle ; en face, un crucifix sur lequel elle tenait fixés ses yeux creux, et à son côté, un panier et une petite cruche de terre.

 

Lorenzo s’arrêta : il était pétrifié d’horreur ; il regardait cette misérable créature avec répugnance et pitié. Il trembla à ce spectacle : il sentit le cœur lui manquer ; ses forces l’abandonnèrent, et ses membres furent incapables de soutenir le poids de son corps. Il fut obligé de s’appuyer contre le petit mur qui était près de lui, sans pouvoir avancer ni parler à cette infortunée : elle jeta les yeux vers l’escalier ; le mur cachait Lorenzo et elle ne le vit point.

 

– Personne ne vient ! murmura-t-elle enfin.

 

Sa voix était creuse et râlait : elle soupira amèrement.

 

– Personne ne vient ! répéta-t-elle ; non ! on m’a oubliée ! on ne viendra plus !

 

Elle s’arrêta un instant ; puis elle continua tristement :

 

– Deux jours ! deux longs jours, et pas de nourriture ! et pas d’espoir, pas de consolation ! insensée ! comment puis-je désirer de prolonger une vie si misérable !…

 

Elle se tut. Elle grelotta, et ramena la couverture sur ses épaules nues.

 

Elle regardait le paquet qu’elle tenait contre son sein. Elle se pencha dessus, et le baisa : puis elle détourna brusquement la tête, et frissonna de dégoût.

 

– Il était si beau ! il aurait été si charmant, si semblable à lui ! Je l’ai perdu pour jamais ! Comme il a changé en peu de jours ! je ne le reconnaîtrais pas moi-même.

 

Lorenzo, en écoutant ces tristes accents, se sentit encore plus péniblement affecté. Le premier aspect d’une telle infortune avait porté à son cœur un coup douloureux ; mais, remis de cette impression, il s’avança vers la captive : elle entendit ses pas, et, poussant un cri de joie, elle laissa tomber le rosaire.

 

– Oui ! oui ! oui ! s’écria-t-elle, quelqu’un vient !

 

Elle essaya de se lever, mais elle n’en eut pas la force ; elle retomba sur son lit de paille, et Lorenzo entendit un bruit de chaînes pesantes.

 

Se soulevant de terre et s’appuyant sur ses mains, elle regardait avidement l’étranger.

 

– Grand Dieu !… n’est-ce pas une illusion ?… un homme ? Parbleu ! qui êtes-vous ? qui vous amène ? venez-vous me sauver, me rendre à la liberté, à la vie, à la lumière ? Oh ! parlez, parlez vite, ne me laissez pas concevoir une espérance dont la perte me tuera.

 

– Calmez-vous, répondit Lorenzo, d’une voix douce et compatissante ; la cruelle abbesse dont vous vous plaignez a déjà subi la peine de ses crimes : vous n’avez plus rien à craindre d’elle. Dans quelques minutes vous allez être rendue à la liberté et aux embrassements de vos parents, dont vous avez été séparée ; vous pouvez compter sur ma protection. Donnez-moi la main et n’ayez pas peur : laissez-moi vous conduire en un lieu où vous puissiez recevoir les soins qu’exige votre état de faiblesse.

 

– Oh ! oui ! oui ! dit la prisonnière avec un cri de joie. Il y a donc un Dieu, un Dieu juste ! Ô bonheur ! ô bonheur ! je vais respirer l’air pur, et revoir la clarté resplendissante du soleil ! Je vais avec vous, étranger ! Mais il faut que ceci vienne avec moi, ajouta-t-elle en désignant le petit paquet qu’elle tenait toujours serré contre sa poitrine ; je ne puis m’en séparer ; je veux l’emporter : il prouvera au monde combien sont terribles ces demeures que l’on nomme si faussement religieuses.

 

Comme Lorenzo se baissait, la lueur de la lampe frappa en plein sur son visage.

 

– Dieu tout-puissant ! s’écria-t-elle, est-ce possible !… cet air ! ces traits !… Oh ! oui, c’est, c’est…

 

Elle étendit les bras pour les jeter autour de lui mais son corps trop frêle fut hors d’état de soutenir les émotions qui agitaient son cœur. Elle s’évanouit, et retomba sur le lit de paille.

 

Lorenzo fut surpris de cette dernière exclamation. Il crut avoir déjà entendu des accents pareils à ceux de cette voix creuse ; mais où ? Il vit que, dans une situation si dangereuse, les secours immédiats de la médecine étaient absolument nécessaires, et il se hâta de l’emporter du cachot.

 

Peu d’instants après, Don Ramirez, aussi bien que le duc, parurent suivis de gens portant des torches : ils l’avaient cherché dans les caveaux pour lui apprendre que la foule était dispersée et l’émeute entièrement finie. Lorenzo raconta brièvement son aventure dans le souterrain, et expliqua combien l’inconnue avait besoin des secours de la médecine. Il pria le duc de se charger d’elle, ainsi que des nonnes et des pensionnaires.

 

– Quant à moi, dit-il, d’autres soins demandent mon attention. Tandis qu’avec la moitié des archers vous conduirez ces dames à leurs demeures respectives, je désire que vous me laissiez l’autre. Je veux examiner ce souterrain et visiter les recoins les plus secrets du sépulcre. Je n’aurai de repos que lorsque je serai certain que la malheureuse victime que voici est la seule que la superstition ait emprisonné sous ces voûtes.

 

Le duc applaudit à son intention. Don Ramirez offrit de l’assister dans cette perquisition, et sa proposition fut acceptée avec reconnaissance. Les nonnes, ayant fait leurs remerciements à Lorenzo, se confièrent aux soins de son oncle, qui les emmena hors des caveaux. Virginie demanda que l’inconnue lui fût donnée en garde, et promit de faire savoir à Lorenzo quand elle serait suffisamment rétablie pour recevoir sa visite. À vrai dire, elle fit cette promesse plutôt pour elle-même que pour Lorenzo ou la captive : elle n’avait pas vu sa courtoisie, sa douceur, son intrépidité sans une vive émotion ; elle désirait ardemment de conserver des relations avec lui ; et aux sentiments de pitié que lui inspirait la prisonnière, s’ajoutait l’espoir que les soins qu’elle prenait de cette infortunée la relèveraient d’un cran dans l’estime de son sauveur. Elle n’avait pas lieu de se mettre en peine à ce sujet : la bonté dont elle avait fait preuve et le tendre intérêt qu’elle avait montré à la malade lui avaient conquis une place éminente dans les bonnes grâces de Lorenzo. Il la considérait comme un ange descendu du ciel au secours de l’innocence affligée, et son cœur n’aurait pu résister à tant d’attraits, s’il n’avait pas été retenu par le souvenir d’Antonia.

 

La prisonnière délivrée était toujours privée de l’usage de ses sens, et ne donnait d’autres signes de vie que quelques gémissements. On la portait sur une espèce de litière. Virginie, qui était constamment auprès, craignait qu’épuisée par une longue abstinence et ébranlée par ce passage subit des fers et des ténèbres à la liberté et à la lumière, elle ne pût soutenir ce choc. Lorenzo et don Ramirez étaient restés dans les caveaux. Après avoir délibéré sur ce qu’ils devaient faire, il fut arrêté que, pour ne pas perdre de temps, les archers se diviseraient en deux corps : qu’avec l’un, don Ramirez examinerait le souterrain, tandis que Lorenzo, avec l’autre, pénétrerait au fond des caveaux. Cet arrangement fait, et sa suite s’étant munie de torches, don Ramirez s’avança vers le souterrain. Il en avait déjà descendu quelques marches, quand il entendit des gens qui accouraient de l’intérieur du sépulcre. Étonné, il remonta précipitamment.

 

– Entendez-vous des pas ? dit Lorenzo. Allons au-devant ; c’est de ce côté qu’ils paraissent venir.

 

En ce moment, un cri perçant lui fit hâter le pas.

 

– Au secours ! au secours ! pour l’amour de Dieu ! criait une voix, dont l’accent mélodieux pénétra d’effroi le cœur de Lorenzo.

 

Il vola vers le cri avec la rapidité de l’éclair, et fut suivi par don Ramirez avec une vitesse égale.

 

XI

Ambrosio était certain que les moines et les nonnes seraient à la procession, et il n’avait pas à craindre d’être interrompu.

 

Sûr de n’être pas découvert, il ne reculait pas devant l’idée d’employer la violence ; ou s’il éprouvait quelque répugnance à le faire, elle ne venait pas d’un motif de honte ou de compassion, mais de l’amour sincère et ardent qu’il ressentait pour Antonia, et du désir de ne devoir ses faveurs qu’à elle-même.

 

Les moines quittèrent le couvent à minuit. Mathilde était parmi les chantres, et conduisait le chant. Ambrosio fut laissé à lui-même et libre de suivre ses inclinations. Convaincu qu’il n’était resté personne qui pût épier ses mouvements ou troubler ses plaisirs, il se hâta de gagner les galeries de l’ouest. Le cœur palpitant d’espoir et aussi d’anxiété, il traversa le jardin, ouvrit la porte qui donnait sur le cimetière, et en peu de minutes fut devant les caveaux. Il ouvrit la porte avec précaution, comme s’il craignait d’être entendu. Il s’enfonça dans les longs passages dont Mathilde lui avait enseigné les détours, et parvint au caveau particulier qui contenait sa maîtresse endormie.

 

À côté de trois cadavres en putréfaction était la belle endormie. Un rouge vif, avant-coureur de la vie renaissante, était déjà répandu sur ses joues ; et enveloppée comme elle était dans un linceul et couchée sur sa bière, elle avait l’air de sourire aux objets funèbres qui l’entouraient.

 

Il l’emporta, toujours immobile, de la tombe ; il s’assit sur un banc de pierre, et la soutenant dans ses bras, il épia avec impatience les symptômes de la vie renaissante. C’est à peine s’il était assez maître de ses transports pour attendre qu’elle ne fût plus insensible. L’ardeur naturelle de ses désirs s’était accrue par les difficultés qu’ils avaient rencontrées, ainsi que par une longue abstinence : car, depuis qu’il avait abdiqué tout droit à son amour, Mathilde l’avait exilé pour toujours de ses bras.

 

Sevré tout à coup des plaisirs dont l’habitude lui avait fait un besoin absolu, le moine sentit vivement cette privation. Naturellement porté à assouvir ses sens, dans la pleine vigueur de la virilité et de la chaleur du sang, il avait laissé prendre un ascendant tel à son tempérament, que sa concupiscence allait jusqu’à la folie.

 

Peu à peu il sentit la chaleur ranimer le sein qui reposait contre le sien. De nouveau, le cœur battit, le sang circula plus rapide, et les lèvres remuèrent. Enfin, elle ouvrit les yeux. Voyant qu’elle était pleinement revenue à l’existence, il la serra avec transport contre lui, et imprima un long baiser sur ses lèvres. La soudaineté de cette action suffit pour dissiper les fumées qui obscurcissaient la raison d’Antonia. Elle se leva précipitamment, et jeta autour d’elle un regard éperdu. Les objets étranges qui se présentaient à sa vue de tout côté contribuaient à confondre ses idées. Elle porta la main à sa tête, comme pour rasseoir son imagination en désordre.

 

– Où suis-je ? dit-elle brusquement. Comment suis-je venue ici ? Où est ma mère ? je croyais l’avoir vue ? Oh ! un rêve affreux m’a dit… Mais où suis-je ? Laissez-moi partir ! je ne puis rester ici.

 

Elle essayait de se lever, mais le moine l’en empêcha.

 

– Calmez-vous, charmante Antonia ! répondit-il ; ne reconnaissez-vous pas votre ami Ambrosio ?

 

– Ambrosio ? mon ami ? Oh ! oui, oui, je me le rappelle… Mais pourquoi suis-je ici ? qui m’y a amenée ? pourquoi êtes-vous avec moi ?… Oh ! Flora m’a recommandé de prendre garde… Il n’y a ici que des cercueils, des tombes, des squelettes ! ce lieu m’effraie ! bon Ambrosio, emmenez-moi.

 

– Pourquoi ces terreurs, Antonia ? répartit le prieur, la serrant contre lui, et couvrant son sein de baisers, qu’elle s’efforçait en vain d’éviter ; que craignez-vous de moi, de quelqu’un qui vous adore ?

 

En parlant ainsi, il renouvelait ses embrassements, et se permettait les plus indécentes libertés. Malgré toute son ignorance, Antonia comprit le danger ; elle s’arracha aux bras du prieur, et n’ayant pour tout vêtement que son linceul, elle s’enferma dedans.

 

– Laissez-moi, mon père ! cria-t-elle, sa vertueuse indignation tempérée par l’effroi de son isolement.

 

Le ton résolu dont elle parlait ne laissa pas que d’étonner le moine, mais ne produisit pas sur lui d’autre effet que la surprise. Il lui prit la main, la força de se rasseoir sur ses genoux, et la regardant d’un œil luxurieux, il lui répondit :

 

– Remettez-vous Antonia. La résistance est inutile, et je ne veux pas vous déguiser plus longtemps ma passion. On vous croit morte : le monde est à jamais perdu pour vous, seul je vous possède ici ; vous êtes entièrement en mon pouvoir : les désirs qui me brûlent, il faut que je les satisfasse, ou que je meure. Mais je voudrais ne devoir mon bonheur qu’à vous, ma charmante fille ! mon adorable Antonia ! Laissez-moi vous enseigner les jouissances que vous ignorez encore, vous apprendre à sentir dans mes bras les plaisirs que je vais goûter dans les vôtres.

 

De moment en moment, la passion du moine devenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Elle lutta pour se dégager ; ses efforts furent sans succès, et, voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secours à grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, et les objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part, étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient le prieur ; ses caresses mêmes l’éprouvaient par leur fureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste, cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirs du moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Sans faire attention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peu maître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé son forfait et le déshonneur d’Antonia.

 

À peine eut-il accompli son dessein, qu’il eut horreur de lui-même et des moyens qu’il avait employés. L’excès même de son ardeur luxurieuse contribuait maintenant à lui inspirer du dégoût, et une voix secrète lui disait combien était bas et inhumain le crime qu’il venait de commettre. Celle qui naguère était l’objet de son adoration n’excitait plus dans son cœur d’autre sentiment que l’aversion et la rage. Il s’était détourné, et si ses yeux se reportaient sur elle involontairement, ce n’était que pour rencontrer des regards de haine. L’infortunée s’était évanouie avant que son déshonneur fût consommé : elle ne revint à la vie que pour sentir son malheur. Elle resta étendue sur la terre dans un muet désespoir ; les larmes se succédaient lentement sur ses joues, et de fréquents sanglots gonflaient sa poitrine. Accablée de chagrin, elle demeura quelque temps dans cet état de torpeur ; enfin elle se leva avec difficulté, et traînant vers la porte ses pas affaiblis, elle se disposa à quitter le caveau.

 

Le son des pas tira le moine de sa sombre apathie. Il poursuivit la victime de sa brutalité, et l’eut bientôt rejointe. Il la saisit par le bras, et la repoussa violemment dans le caveau.

 

– Que voulez-vous de plus ? dit-elle timidement ; ma ruine n’est-elle pas complète ? Laissez-moi retourner chez moi, et pleurer en liberté ma honte et ma misère.

 

– Retourner chez vous ! répéta le moine, avec une ironie amère et dédaigneuse ; puis tout à coup, les yeux flamboyants de colère : Quoi ! afin que vous me dénonciez au monde ! afin que vous me proclamiez un hypocrite, un ravisseur, un traître, un monstre de cruauté, de libertinage et d’ingratitude ! Malheureuse fille, vous devez rester ici avec moi ! ici, parmi ces tombes solitaires, ces images funèbres, ces corps hideux, putréfiés. Ici vous resterez, et vous serez témoin de mes souffrances ; vous verrez ce que c’est que d’être en proie aux horreurs du désespoir, et de rendre le dernier soupir dans le blasphème et les imprécations !…

 

En prononçant ces paroles d’une voix tonnante, il serrait avec violence le bras d’Antonia, et frappait la terre dans le délire de la rage.

 

Lui croyant le cerveau dérangé, Antonia épouvantée tomba à genoux ; elle leva les mains vers lui, et sa voix expira presque sans pouvoir rendre un son.

 

– Grâce ! grâce ! murmura-t-elle avec peine.

 

– Silence ! cria le prieur éperdu et il la jeta à terre.

 

Il la quitta, et parcourut le caveau d’un air sauvage et égaré. Ses yeux roulaient d’une manière effrayante ; Antonia tremblait lorsqu’elle les rencontrait ; il paraissait méditer quelque chose d’horrible, et elle perdit tout espoir de sortir vivante de ces tombeaux : pourtant cette idée était injuste. Au milieu de l’horreur et du dégoût auxquels son âme était en proie, la pitié pour sa victime tenait encore une place ; la fougue de sa passion une fois calmée, il aurait donné des mondes, s’il en avait eu, pour lui rendre l’innocence dont sa concupiscence l’avait privée ; des désirs qui l’avaient poussé au crime, pas une trace ne restait dans son sein ; tout l’or de l’Inde ne l’aurait pas décidé à essayer de la posséder encore ; tout son être semblait se révolter à cette idée, et il aurait bien voulu effacer de sa mémoire la scène qui venait de se passer. À mesure que diminuait sa sombre fureur, sa compassion pour Antonia augmentait ; il s’arrêta, et aurait voulu lui adresser quelques consolations ; mais il ne sut d’où les tirer, et il resta à la regarder dans une morne stupeur. Il se décida à la laisser passer pour morte, et à la retenir captive dans cette sombre prison ; il se proposait de venir tous les soirs lui apporter des aliments, lui témoigner son repentir, et confondre leurs larmes. D’une voix entrecoupée, mais aussi douce qu’il put la rendre, détournant les yeux et se faisant à peine entendre, il essaya de la consoler d’un malheur qui ne pouvait plus se réparer. Il protesta de son repentir sincère, et de la joie qu’il aurait de racheter par autant de gouttes de sang chacune des larmes qu’il lui avait fait répandre. Misérable et désespérée, Antonia l’écoutait avec une douleur silencieuse ; mais lorsqu’il lui annonça qu’elle serait retenue dans le caveau, dans cet affreux séjour auquel la mort même était préférable, elle se réveilla soudain de son insensibilité. Elle retomba à genoux ; elle demanda grâce dans les termes les plus pathétiques et les plus pressants : elle promit, s’il voulait la rendre à la liberté, de cacher au monde les outrages qu’elle avait subis ; de donner à sa réapparition tous les motifs qu’il jugerait convenables ; et afin que le plus petit soupçon ne tombât pas sur lui, elle offrit de quitter immédiatement Madrid. Ses instances furent assez fortes pour faire une grande impression sur le prieur. Il réfléchit que comme elle n’excitait plus en lui de désirs, il n’avait plus d’intérêt à la tenir cachée comme il en avait d’abord eu l’intention : que c’était ajouter de nouveaux malheurs à tous ceux qu’elle avait déjà soufferts ; et que si elle était fidèle à ses promesses, qu’elle fût en prison ou en liberté, d’aucune manière il n’avait personnellement rien à craindre pour sa vie ni pour sa réputation. D’un autre côté, il tremblait qu’Antonia, dans son affliction, ne manquât sans le vouloir à son engagement, ou que son extrême simplicité et son ignorance de la ruse ne permissent à quelqu’un plus adroit de surprendre son secret. Quelques fondées que fussent ses craintes, la compassion et un désir sincère de réparer sa faute autant que possible le sollicitèrent d’accéder aux prières de la suppliante. La difficulté de colorer le retour imprévu d’Antonia à la vie, après sa mort supposée et son enterrement public, était le seul point qui le tînt irrésolu. Il pesait dans son esprit les moyens d’écarter cet obstacle, lorsqu’il entendit des pas précipités. La porte du caveau s’ouvrit, et Mathilde accourut, évidemment pleine de trouble et d’effroi.

 

En voyant entrer un étranger, Antonia poussa un cri de joie : mais l’espoir d’être secourue par lui fut bientôt dissipé. Le novice supposé n’exprima pas la moindre surprise de trouver une femme seule avec le prieur, dans un lieu si étrange et à une heure si avancée et s’adressa à lui sans perdre un moment.

 

– Que faut-il faire, Ambrosio ? nous sommes perdus si on ne trouve pas un moyen de repousser l’émeute. Ambrosio, le couvent de Sainte-Claire est en feu ; l’abbesse est tombée victime de la fureur de la populace ; déjà le monastère est menacé d’un destin semblable. Alarmés des cris du peuple, les moines vous cherchent de tout côté ; ils s’imaginent que votre autorité seule suffira pour calmer ce désordre ; personne ne sait ce que vous êtes devenu, et votre absence excite partout de l’étonnement et le désespoir. J’ai profité de la confusion, et j’accours vous avertir du danger.

 

– Le remède est facile, répondit le prieur, je retourne à ma cellule : une raison quelconque expliquera mon absence.

 

– Impossible ! répartit Mathilde : le souterrain est rempli d’archers ; Lorenzo de Médina et plusieurs officiers de l’inquisition parcourent les caveaux et occupent chaque passage ; vous serez arrêté dans votre fuite ; on vous demandera quels motifs vous avez d’être si tard dans le souterrain ; on trouvera Antonia et vous êtes à jamais perdu.

 

– Lorenzo de Médina ? des officiers de l’inquisition ? que viennent-ils faire ? est-ce moi qu’ils cherchent ? suis-je donc suspecté ? Oh ! parlez, Mathilde ! répondez-moi par pitié !

 

– Ils ne pensent pas encore à vous, mais je crains qu’ils n’y pensent avant peu. Votre seule chance de leur échapper réside dans la difficulté d’explorer ce caveau ; la porte est artistement dissimulée ; il est possible qu’ils ne la voient pas et que nous puissions rester cachés jusqu’à ce que les perquisitions soient finies…

 

– Mais Antonia… si les inquisiteurs approchent et qu’on entende ses cris…

 

– Voici le moyen d’éviter ce danger ! interrompit Mathilde.

 

En même temps elle tira un poignard, et s’élança sur sa proie.

 

– Arrêtez ! arrêtez ! cria Ambrosio, lui saisissant la main, et lui arrachant l’arme déjà levée. Que voulez-vous faire, cruelle ? l’infortunée n’a déjà que trop souffert, grâce à vos pernicieux conseils ! Plût à Dieu que je ne les eusse jamais suivis ! plût à Dieu que je n’eusse jamais vu votre visage !

 

Mathilde lui jeta un regard de mépris.

 

– C’est absurde ! s’écria-t-elle d’un air de colère et de dignité qui imposa au prieur. Après lui avoir dérobé tout ce qui la lui rendait chère, pouvez-vous craindre de la priver d’une vie misérable ? Mais c’est bien ! qu’elle vive pour vous convaincre de votre folie ; je vous abandonne à votre mauvais destin ! je répudie notre alliance ! celui qui tremble de commettre un crime si insignifiant ne mérite pas ma protection. Écoutez ! Écoutez ! Ambrosio, n’entendez-vous pas les archers ? ils viennent, et votre perte est inévitable.

 

En ce moment, le prieur entendit un bruit lointain de voix. Il courut à la porte, du secret de laquelle dépendait son salut, et que Mathilde avait négligé de fermer. Avant d’y parvenir, il vit Antonia tout à coup se glisser près de lui, franchir la porte, et voler vers le bruit avec la rapidité d’une flèche. Elle avait écouté attentivement Mathilde ; elle avait entendu nommer Lorenzo, et s’était résolu à tout risquer pour se réfugier sous cette protection. La porte était ouverte. Les sons lui prouvaient que les archers ne pouvaient pas être à une grande distance. Elle rassembla le peu de force qui lui restait, dépassa le moine avant qu’il remarquât son projet, et se dirigea promptement vers les voix. Revenu de sa première surprise, le prieur ne manqua pas de la poursuivre. Tous ses muscles tendus, vainement Antonia redoublait de vitesse. À chaque moment, l’ennemi gagnait sur elle du terrain : elle entendit ses pas derrière elle, elle sentit sur le cou la chaleur de son haleine. Il l’atteignit ; il enfonça les mains dans les boucles de ses cheveux flottants, et essaya de l’entraîner dans le caveau. Antonia résista de toute sa force ; elle entoura de ses bras un des piliers qui supportaient la voûte, et appela au secours à grands cris. En vain le prieur s’efforçait de lui imposer silence.

 

– Au secours ! continuait-elle de crier ; au secours ! au secours pour l’amour de Dieu !

 

Accélérés par ses cris, on entendit les pas se rapprocher. Le prieur s’attendait à tout moment à voir arriver les inquisiteurs. Antonia résistait toujours, et il la força au silence par le moyen le plus horrible et le plus inhumain. Il avait encore le poignard de Mathilde : sans se donner un instant de réflexion, il le leva et le plongea deux fois dans le sein d’Antonia ! elle poussa un cri, et tomba. Le moine essaya de l’emporter, mais elle tenait toujours le pilier fortement embrassé. En ce moment, la lumière des torches qui approchaient brilla sur les murs. Craignant d’être découvert, Ambrosio fut forcé d’abandonner sa victime, et il s’enfuit au caveau où il avait laissé Mathilde.

 

Ce ne fut pas sans être vu. Don Ramirez, qui se trouva arriver le premier, aperçu par terre une femme baignée de sang, et un homme qui s’enfuyait et dont le trouble indiquait que c’était le meurtrier. Aussitôt il le poursuivit avec une partie des archers, tandis que les autres restaient avec Lorenzo pour protéger l’étrangère blessée. Ils la soulevèrent, et la soutinrent dans leurs bras. Elle s’était évanouie de douleur ; mais bientôt elle donna des signes de vie : elle ouvrit les yeux, et en relevant la tête, rejeta en arrière la forêt de cheveux blonds qui jusque-là avaient caché son visage.

 

– Dieu tout-puissant ! c’est Antonia.

 

Telle fut l’exclamation de Lorenzo, et, l’arrachant des bras des gardes, il la prit dans les siens.

 

Quoique dirigé par une main incertaine, le poignard n’avait que trop bien atteint le but de son maître. Les blessures étaient mortelles, et Antonia sentait qu’elle n’en reviendrait pas ; cependant, le peu d’instants qui lui restaient furent des instants de bonheur.

 

Elle était couchée, la tête appuyée sur le sein de Lorenzo, et ses lèvres lui murmurant encore de douces paroles de consolation. Elle fut interrompue par l’horloge du couvent qui, dans le lointain, sonna l’heure. Aussitôt les yeux d’Antonia étincelèrent d’un éclat céleste ; tout son corps parut reprendre de la vie ; elle se releva dans les bras de son amant.

 

– Trois heures ! s’écria-t-elle. Ma mère, je viens !

 

Elle joignit les mains et tomba morte. Lorenzo, désespéré, se jeta près d’elle. Il s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine et refusa de se séparer du cadavre. Enfin, ses forces étant épuisées, il se laissa emmener hors du caveau et transporter au palais de Médina, presque aussi inanimé que l’infortunée Antonia.

 

Ambrosio, cependant, quoique suivi de près, avait réussi à regagner le caveau. La porte était déjà refermée lorsque don Ramirez arriva, et beaucoup de temps s’écoula avant que la retraite du fugitif fût découverte. Mais rien ne résiste à la persévérance. Tout artistement dissimulée qu’elle était, la porte ne put échapper à la vigilance des archers. Ils la forcèrent et entrèrent dans le caveau, au grand effroi d’Ambrosio et de sa compagne. La confusion du moine, ses efforts pour se cacher, sa fuite rapide et ses vêtements tachés de sang, ne permettaient pas de douter qu’il ne fût le meurtrier d’Antonia. Mais quand il fut reconnu pour l’immaculé Ambrosio « l’homme de Dieu », l’idole de Madrid, les facultés des spectateurs furent enchaînées par la surprise, et ils purent à peine se persuader que ce qu’ils voyaient n’était point une vision. Le prieur n’essaya point de se disculper, mais garda un morne silence. On se saisit de lui et on le garrotta ; la même précaution fut prise avec Mathilde. Son capuchon ayant été écarté, la délicatesse de ses traits et la profusion de ses cheveux dorés trahirent son sexe, et cet incident excita une nouvelle stupéfaction. Le poignard aussi fut trouvé dans la tombe, où le moine l’avait jeté ; et après une exacte perquisition dans le souterrain, les deux coupables furent conduits dans les prisons de l’inquisition.

 

Les effets trouvés dans les cellules du prieur et de Mathilde furent saisis et portés à l’inquisition pour servir de pièces à conviction. À cela près, tout demeura comme par le passé, et l’ordre et la tranquillité se rétablirent dans Madrid. Aveuglée par le ressentiment, la populace avait immolé chaque nonne qui lui était tombée sous la main : celles qui avaient échappé le devaient entièrement à la prudence et à la modération du duc de Médina. Elles le sentaient bien, et en gardaient à ce seigneur toute la reconnaissance qu’il méritait.

 

Alarmé de l’émeute, et tremblant pour la sûreté de sa fille, le seul enfant qu’il eût, le marquis avait volé au couvent de Sainte-Claire, et était encore occupé à la chercher. On envoya de tout côté des messagers pour lui apprendre qu’il la trouverait saine et sauve à son hôtel, et pour l’inviter à s’y rendre immédiatement. Son absence laissa à Virginie la liberté de donner toute son attention à sa protégée ; et quoique fort troublée elle-même des aventures de la nuit, aucune insistance ne put la déterminer à quitter le lit de la malade. Celle-ci, dont la constitution avait été ébranlée par le besoin et la douleur, fut quelque temps avant de recouvrer l’usage de ses sens. Elle eut une grande difficulté à avaler les remèdes qui lui furent ordonnés ; mais cet obstacle écarté, elle triompha aisément de sa maladie, qui ne provenait que de faiblesse. Les soins dont elle était l’objet, la nourriture saine dont elle avait été longtemps privée, et la joie d’être rendue à la liberté, à la société, et, elle osait l’espérer, à l’amour, tout se réunit pour accélérer son rétablissement. Du premier instant qu’elles s’étaient connues, sa triste position, ses souffrances presque incomparables, lui avaient valu l’affection de son aimable hôtesse. Virginie sentait pour elle le plus vif intérêt : mais quel ravissement elle éprouva lorsque, suffisamment rétablie pour raconter son histoire, la nonne captive se trouva être la sœur de Lorenzo.

 

Cette victime de la cruauté monastique n’était autre, en effet, que l’infortunée Agnès. Virginie l’avait bien connue au couvent ; mais sa maigreur, ses traits altérés par le chagrin, le bruit de sa mort généralement accrédité, ses cheveux grandis et emmêlés qui pendaient en désordre sur sa figure et son sein, l’avaient d’abord rendue méconnaissable. L’abbesse avait mis tout en œuvre pour décider Virginie à prendre le voile ; car l’héritière de Villa-Franca n’était point une acquisition à dédaigner ; ses démonstrations de tendresse, et ses prévenances continuelles avaient réussi à en donner sérieusement la pensée à sa jeune parente. Mieux instruite des dégoûts et des ennuis de la vie monastique, Agnès avait pénétré le dessein de la supérieure. Elle avait tremblé pour l’innocente fille, et entrepris de lui faire voir son erreur. Elle lui avait dépeint sous leur vrai jour les nombreux inconvénients attachés à un couvent, la contrainte perpétuelle, les basses jalousies, les intrigues mesquines, la cour servile et la flatterie grossière exigées par la supérieure. Puis elle avait engagé Virginie à réfléchir à la brillante perspective qui se présentait devant elle. L’idole de ses parents, l’admiration de Madrid, douée par la nature et l’éducation de toutes les perfections du corps et de l’esprit, elle pouvait prétendre à l’établissement le plus fortuné. Ses richesses lui fourniraient les moyens de pratiquer dans toute leur étendue la charité et la bienveillance, ces vertus qui lui étaient si chères ; et en restant dans le monde elle serait à même de découvrir des objets dignes de sa protection, ce qui ne pouvait se faire dans la retraite d’un couvent.

 

Ses conseils avaient détourné Virginie de toute idée de prendre le voile ; mais un autre argument dont Agnès n’avait point fait usage eut sur elle plus de poids que tout le reste ensemble : elle avait aperçu Lorenzo quand il était venu voir sa sœur à la grille ; il lui avait plu, et tous les entretiens qu’elle avait avec Agnès se terminaient en général par des questions sur son frère. Celle-ci, qui adorait Lorenzo, ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion d’entonner ses louanges ; elle parlait de lui avec transport, et pour convaincre de la justesse de ses idées, de la culture de son esprit et de l’élégance de ses expressions, elle montrait de temps en temps les lettres qu’elle recevait de lui. Agnès remarqua bientôt que par ces confidences elle avait fait sur le cœur de sa jeune amie une impression qu’elle avait été loin de vouloir produire, mais qu’elle fut vraiment heureuse d’observer ; elle ne pouvait pas souhaiter pour son frère un parti plus avantageux : héritière de Villa-Franca, vertueuse, affectionnée, belle et accomplie, Virginie semblait faite pour le rendre heureux. Elle sonda son frère à ce sujet, quoique sans mentionner le nom ni les particularités.

 

Il l’assura dans ses réponses que son cœur et sa main étaient entièrement libres, et elle en conclut qu’elle pouvait, sans danger, aller de l’avant. Elle s’étudia donc à développer la passion naissante de son amie ; Lorenzo devint le sujet constant de ses entretiens ; et l’avidité avec laquelle on l’écoutait, les fréquents soupirs qu’on laissait échapper, et l’empressement qu’on mettait à chaque digression à ramener la conversation sur le sujet dont elle s’était écartée, suffirent pour convaincre Agnès que les soins de son frère seraient loin d’être désagréables. Elle se hasarda enfin à parler au duc de ses désirs. Quoique Virginie lui fût personnellement inconnue, il savait assez qui elle était pour la juger digne de la main de son neveu. Il fut donc convenu entre l’oncle et la nièce qu’elle insinuerait cette idée à Lorenzo, et elle attendait qu’il revînt à Madrid pour lui proposer d’épouser son amie. Les malheureux événements qui eurent lieu dans l’intervalle l’empêchèrent d’exécuter son dessein. Virginie la pleura sincèrement et comme compagne et comme la seule personne à qui elle pût parler de Lorenzo : son cœur continua en secret d’être la proie de sa passion, et elle s’était presque déterminée à avouer ses sentiments à sa mère, lorsque le hasard lui en représenta l’objet ; en le voyant si près d’elle, si poli, si sensible, si intrépide, elle avait senti s’accroître l’ardeur de son affection. Quand elle vit que son amie, que sa conseillère lui était rendue, elle la regarda comme un présent du ciel ; elle osa nourrir l’espérance d’être unie à Lorenzo, et résolut d’user sur lui de l’influence de sa sœur.

 

Supposant qu’avant de mourir Agnès avait pu faire sa proposition, le duc avait mis sur le compte de Virginie toutes les idées de mariage de son neveu : en conséquence, il leur avait fait le plus favorable accueil. De retour à son hôtel, le récit de la mort d’Antonia et de la conduite de Lorenzo en cette occasion lui fit voir sa méprise. Il déplora ces malheurs ; mais la pauvre fille se trouvant mise de côté, il compta sur la réussite de son plan. Il est vrai que la situation de Lorenzo le disposait mal à des fiançailles. Ses espérances déçues au moment où il s’attendait à les réaliser, l’avaient cruellement affecté. Le duc le trouva malade au lit ; on avait de sérieuses inquiétudes pour sa vie : mais son oncle ne les partagea pas. Son avis était et il n’avait pas tort, que « des hommes sont morts, et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas d’amour ». Il se flattait donc que, toute profonde que pouvait être l’impression faite sur le cœur de son neveu, le temps et Virginie sauraient l’effacer. Il courut chez le jeune affligé et tâcha de le consoler : il compatit à sa douleur, mais l’exhorta à résister à l’envahissement du désespoir. Il convint qu’il était impossible de ne pas être ébranlé d’un choc si épouvantable, et de le blâmer d’y être sensible ; mais il le conjura de ne point se consumer en regrets superflus, de lutter plutôt contre la douleur et de conserver la vie, sinon pour lui-même, au moins pour ceux qui lui étaient tendrement attachés. Tout en travaillant ainsi à faire oublier à Lorenzo la perte d’Antonia, le duc faisait une cour assidue à Virginie, et saisissait toutes les occasions de servir auprès d’elle les intérêts de son neveu.

 

Il est facile de présumer qu’Agnès ne fut pas longtemps sans demander des nouvelles de don Raymond. Elle fut peinée d’apprendre la triste situation où le chagrin l’avait réduit ; cependant elle ne put s’empêcher de triompher secrètement, en songeant que sa maladie prouvait la sincérité de l’amour. Le duc se chargea lui-même d’annoncer au malade le bonheur qui l’attendait. Quoique pour le préparer à un tel événement, il n’eût négligé aucune précaution à ce passage soudain du désespoir au bonheur, les transports de Raymond furent si violents qu’ils faillirent lui être funestes. Une fois cet accès passé, la tranquillité d’esprit, la certitude d’être heureux, et par-dessus tout la présence d’Agnès qui, dès qu’elle fut guérie, grâce à Virginie et à la marquise, était accourue soigner son amant, le mirent bientôt en état de surmonter les effets de cette affreuse maladie. Le repos de l’âme se communiqua au corps, et il se rétablit avec une rapidité qui causa une surprise générale.

 

Il n’en était pas de même de Lorenzo. La mort d’Antonia, accompagnée de si terribles circonstances, était un poids bien lourd sur son esprit. Ce n’était plus qu’une ombre ; rien ne pouvait le distraire : c’est avec peine qu’on le décidait à prendre suffisamment de nourriture pour se soutenir, et on craignait une phtisie. La société d’Agnès était sa seule consolation. Quoique le hasard ne leur eût guère permis d’être ensemble, il avait pour elle une sincère amitié. Voyant combien elle lui était nécessaire, elle quittait rarement sa chambre ; elle écoutait ses plaintes avec une infatigable attention, et elle le calmait à force de douceur et de compassion. Elle habitait toujours le palais de Villa-Franca, dont les maîtres la traitaient avec une affection marquée. Le duc avait déclaré au marquis ses désirs au sujet de Virginie. Le parti était irréprochable ; Lorenzo était héritier des biens immenses de son oncle, et se distinguait par l’agrément de sa personne, l’étendue de son savoir, et la sagesse de sa conduite. Ajoutez à cela que la marquise avait découvert combien sa fille était favorablement disposée pour lui.

 

En conséquence, la proposition du duc fut acceptée sans délai : toutes les précautions furent prises pour que Lorenzo vît sa future avec les sentiments qu’elle méritait si bien d’inspirer. Dans ses visites à son frère, Agnès était souvent accompagnée de la marquise ; et aussitôt qu’il put quitter le lit, Virginie, sous sa protection maternelle, eut quelquefois la permission de lui exprimer les vœux qu’elle faisait pour sa guérison. Elle s’en acquittait avec tant de délicatesse, la manière dont elle parlait d’Antonia était si tendre et si touchante, et lorsqu’elle déplorait la triste destinée de sa rivale, ses yeux brillants étaient si beaux au travers des larmes, que Lorenzo ne pouvait la voir ni l’écouter sans émotion. Chaque jour la société de Virginie semblait lui faire un plaisir nouveau, et il parlait d’elle avec plus d’admiration : ses parents aussi bien que l’intéressée le remarquaient ; mais ils gardaient prudemment leurs observations pour eux ; aucun mot ne leur échappait, qui pût faire soupçonner leur dessein. Ils restaient fidèles à leur plan de conduite, et laissaient le temps mûrir et transformer en un plus vif sentiment l’amitié que Lorenzo éprouvait déjà pour elle.

 

Les visites de Virginie cependant devenaient plus fréquentes ; et enfin il n’y eut plus guère de jour dont elle ne passât une partie près de lui. Peu à peu il recouvra ses forces, mais les progrès de sa convalescence étaient lents et douteux. Un soir, il sembla être moins abattu qu’à l’ordinaire : Agnès et son amant, le duc, Virginie et ses parents, étaient assis autour de lui ; pour la première fois, il pria sa sœur de lui apprendre comment elle avait échappé aux effets du poison que Sainte-Ursule lui avait vu boire. Craignant de lui rappeler des scènes dans lesquelles Antonia avait péri, elle lui avait jusqu’alors caché l’histoire de ses souffrances. Maintenant qu’il amenait lui-même l’entretien sur ce sujet, elle pensa que peut-être le récit de ses malheurs pourrait le détourner de la contemplation de ceux qui l’occupaient trop constamment, et elle acquiesça sur-le-champ à la demande qu’il faisait. Le reste de la compagnie avait déjà entendu son histoire : mais l’intérêt que tous les assistants portaient à l’héroïne les rendait désireux de l’entendre de nouveau. Toute la société se joignant donc à Lorenzo, Agnès obéit. Elle raconta d’abord la découverte qui avait eu lieu dans la chapelle du couvent, le ressentiment de la supérieure, et la scène nocturne dont Sainte-Ursule avait été secrètement témoin. Quoique la nonne eût déjà décrit ce dernier événement, Agnès le raconta plus en détail. Après quoi elle continua son récit de la manière suivante :

 

FIN DE L’HISTOIRE D’AGNÈS DE MÉDINA

 

Ma mort supposée fut précédée de la plus affreuse agonie. Ces moments, que je croyais être mes derniers, étaient rendus plus amers par les assurances de l’abbesse que je ne pouvais échapper à la damnation. Quand je revins à la vie, mon âme était encore sous l’impression de ces terribles idées, je regardais avec crainte alentour, m’attendant à voir les ministres de la vengeance divine.

 

Une grande heure s’écoula avant que je fusse en état d’examiner les objets environnants ; quand je le fis, quelle terreur remplit mon sein ! Je me trouvai étendue sur une espèce de lit d’osier ; il avait six poignées, qui avaient dû servir aux nonnes à me porter au tombeau ; j’étais couverte d’un drap ; quelques fleurs fanées étaient éparses sur moi : d’un côté était un petit crucifix de bois ; de l’autre, un rosaire à gros grains ; quatre murs bas et étroits m’emprisonnaient ; le haut était fermé aussi d’une petite grille par où passait le peu d’air qui circulait dans ce misérable endroit. Une faible lueur qui m’arrivait à travers les barreaux me permettait de distinguer les horreurs dont j’étais entourée ; une odeur infecte et malsaine me suffoquait. Remarquant que la grille n’était point fermée, je pensai qu’il ne serait pas impossible de m’échapper. Comme je me levais dans ce dessein, ma main se posa sur quelque chose de doux ; je le pris et l’approchai de la lumière. Dieu tout-puissant, quel fut mon dégoût ! ma consternation ! en dépit de sa putréfaction et des vers qui la rongeaient, j’aperçus une tête humaine, et reconnus les traits d’une nonne qui était morte quelques mois auparavant, je la jetai loin de moi, et tombai presque sans vie sur ma bière.

 

Quand la force me revint, cette circonstance et l’idée d’être au milieu des cadavres hideux de mes compagnes accrurent mes désirs de m’évader de mon affreuse prison. Je me redressai vers la lumière ; la grille était à ma portée, je la soulevai sans peine : probablement on l’avait laissée ouverte pour faciliter ma fuite. En m’aidant de l’irrégularité des murs, dont certaines pierres dépassaient les autres, je parvins à les escalader, et à sortir de ma prison. Je me trouvai dans un caveau assez spacieux ; plusieurs tombeaux, extérieurement semblables à celui dont je venais de m’échapper, étaient rangés sur les côtés, et paraissaient considérablement enfoncés dans la terre.

 

Je devinai sur-le-champ que l’abbesse s’était méprise sur la nature de la liqueur qu’elle m’avait forcée de boire, et qu’au lieu de poison elle m’avait administré un puissant narcotique. Je tâchai de nouveau d’ouvrir la porte, mais elle résista à tous mes efforts. Je rassemblai tout ce que j’avais de voix, et criai au secours. J’étais trop loin de toute oreille. Aucune voix amie ne répondit à la mienne. Ma longue privation de nourriture commença à me tourmenter. Les tortures de la faim étaient les plus douloureuses et les plus insupportables ; et elles semblaient augmenter à chaque heure qui passait sur ma tête. Souvent je fus sur le point de me frapper la tempe à l’angle de quelque monument, de me faire jaillir la cervelle, et de terminer ainsi tous mes maux ; mais le souvenir de mon enfant triomphait de ma résolution ; j’avais peur d’une action qui mettait en danger sa vie autant que la mienne : alors j’exhalais ma douleur en lamentations et en cris de rage : et de nouveau retombant en faiblesse, je m’asseyais silencieuse et morne sur le piédestal de la statue de sainte Claire, les bras croisés, et abandonnée à un sombre désespoir. Soudain une tombe voisine frappa mes regards ; sur elle était un panier que je n’avais pas encore remarqué. Je me levai : J’y courus aussi vite que mon corps épuisé me le permit. Avec quel empressement je saisis le panier, lorsque je vis qu’il contenait un pain grossier et une bouteille d’eau.

 

Je me jetai avec avidité sur ces humbles aliments. Selon toute apparence, ils étaient dans le caveau depuis plusieurs jours. Le pain était dur et l’eau corrompue ; mais jamais nourriture ne me parut si délicieuse. Quand les exigences de la faim furent satisfaites, je me mis à faire des conjectures sur cette nouvelle particularité. Je me demandai si c’était pour moi que le panier avait été mis là.

 

Je penchais à croire que les desseins de la supérieure sur ma vie avaient été découverts par quelqu’une des religieuses qui avaient pris parti pour moi ; qu’elle avait réussi à substituer un narcotique au poison ; qu’elle m’avait apporté de la nourriture pour me soutenir, jusqu’à ce qu’elle pût effectuer ma délivrance et qu’elle s’occupait de faire savoir mon danger à mes parents, et de leur indiquer le moyen de me tirer de prison.

 

Mes méditations furent interrompues par un bruit de pas. Avec un plaisir indicible, j’entendis la clef tourner dans la serrure ; persuadée que je touchais à ma délivrance, je volai vers la porte avec un cri de joie. Elle s’ouvrit ; mais toutes mes espérances de fuite s’évanouirent, quand parut l’abbesse, suivie des quatre mêmes nonnes qui avaient été témoins de ma mort supposée. Elles portaient des torches à la main, et me regardèrent dans un silence effrayant.

 

Je reculai de terreur. L’abbesse descendit dans le caveau ainsi que ses compagnes, elle prit le siège que je venais de quitter : la porte fut refermée, et les nonnes se rangèrent derrière leur supérieure ; elle me fit signe d’avancer. Épouvantée de son aspect sévère, j’avais à peine la force d’obéir. Je tombai à genoux, je joignis les mains, et les lui tendis suppliantes, sans être en état d’articuler une syllabe.

 

Elle me regarda d’un œil courroucé.

 

– Vois-je une pénitente ou une criminelle ? dit-elle enfin : est-ce le remords du crime ou la crainte du châtiment qui lève ces mains vers moi ? ces pleurs reconnaissent-ils la justice de la sentence, ou ne font-ils que solliciter l’adoucissement de la peine ? De ces motifs, je le crains bien, c’est le dernier !

 

Elle s’arrêta, mais elle tenait toujours ses yeux fixés sur moi.

 

– Prenez courage, continua-t-elle, je ne désire pas votre mort, mais votre repentir ; le breuvage que je vous ai administré n’était pas un poison, mais un narcotique. Mon intention en vous trompant a été de vous faire ressentir les tortures d’une conscience coupable, qui se voit surprise par la mort avant l’expiation de ses crimes. Vous avez souffert ces tortures ; je vous ai familiarisée avec l’amertume de la mort, et j’espère que vos angoisses momentanées deviendront pour vous un bien éternel.

 

Cet exorde m’annonçait quelque chose de terrible ; je tremblais, et je voulais parler pour désarmer son courroux ; mais un geste de l’abbesse m’imposa silence. Elle poursuivit :

 

– Quoiqu’elles soient négligées à tort depuis de longues années et combattues maintenant par plusieurs de nos sœurs égarées (que le ciel convertisse !), c’est mon intention de faire revivre les lois de notre ordre dans toute leur force. Celle contre l’incontinence est sévère, mais pas plus que ne l’exige une si monstrueuse offense. Écoutez donc la sentence de Sainte-Claire : – Sous ces caveaux il existe des prisons destinées à recevoir des criminelles telles que vous : l’entrée en est habilement cachée, et celle qu’on y enferme doit renoncer à tout espoir de liberté : c’est là que vous allez être conduite. On vous apportera des aliments, mais non suffisamment pour satisfaire votre appétit ; vous en aurez seulement assez pour maintenir l’âme dans le corps, et ils seront de la qualité la plus simple et la plus grossière. Tels sont les ordres de Sainte-Claire ; soumettez-vous-y sans murmure. Suivez-moi !

 

On m’emporta dans l’escalier et on me fit entrer de force dans une des cellules qui garnissaient les côtés du souterrain. Mon sang se glaça à la vue de ce lugubre séjour ; les vapeurs froides suspendues en l’air, les murs verts d’humidité, le lit de paille si dur, si délaissé, les fers destinés à m’enchaîner pour jamais à ma prison, et les reptiles de toute espèce que je vis regagner leurs trous à mesure que la torche approchait d’eux, me frappèrent l’âme de terreurs presque trop violentes pour être supportées. Folle de désespoir, je m’arrachai des mains qui me tenaient ; je me jetai à genoux devant l’abbesse, et j’implorai sa pitié dans les termes les plus passionnés et les plus frénétiques : « Si ce n’est pas sur moi, dis-je, jetez du moins un regard de pitié sur l’être innocent dont la vie est attachée à la mienne ! »

 

L’abbesse recula brusquement, et me força de lâcher sa robe, comme si mon attouchement eût été contagieux.

 

– Quoi ! s’écria-t-elle d’un air exaspéré : quoi ! osez-vous plaider pour le produit de votre honte ? faut-il laisser vivre une créature conçue dans un péché monstrueux ? Femme abandonnée, ne m’en parlez plus ! il vaut mieux pour le malheureux périr que de vivre : engendré dans le parjure, dans l’incontinence, dans la souillure, il ne peut manquer d’être un prodige de vice. Entends-moi, fille coupable ! n’attends de moi aucune pitié, ni pour toi, ni pour ton avorton ; prie plutôt que la mort te saisisse avant de le mettre au jour ; ou s’il doit voir la lumière, que ses yeux se referment aussitôt pour jamais. Personne ne t’assistera dans les douleurs de l’enfantement : mets toi-même au monde ton rejeton, nourris-le toi-même, soigne-le toi-même, enterre-le toi-même, et Dieu veuille que ce soit bientôt, afin que tu ne tires pas de consolation du fruit de ton iniquité.

 

Cette torture d’esprit et les scènes épouvantables où j’avais joué un rôle avancèrent le terme de ma grossesse. Dans la solitude et la misère, abandonnée de tous, sans les secours de l’art, sans les encouragements de l’amitié, avec des douleurs qui auraient touché le cœur le plus dur, je fus délivrée de mon déplorable fardeau. L’enfant était venu vivant au monde ; mais je ne savais qu’en faire, ni par quels moyens lui conserver l’existence. Je ne pouvais que le baigner de mes larmes, le réchauffer dans mon sein, et prier pour son salut. Je fus bientôt privée de cette triste occupation : le manque de soins convenables, l’ignorance de mes devoirs de mère, le froid perçant du cachot, et l’air malsain que respiraient ses poumons, terminèrent la courte et pénible existence de mon pauvre petit. Il expira peu d’heures après sa naissance, et j’assistai à sa mort dans des angoisses impossibles à décrire. Il devint bientôt un amas de putréfaction, et pour tout œil un objet d’horreur et de dégoût, pour tout œil excepté pour celui d’une mère. Vainement cette image de la mort repoussait en moi les instincts de la nature ; je luttai contre cette répugnance et j’en triomphai : je persistai à tenir mon enfant contre mon sein, à le pleurer, à l’aimer, à l’adorer ! Que d’heures j’ai passées sur mon lit de douleur à contempler ce qui avait été mon fils ! Je tâchais de retrouver ses traits sous la corruption livide qui les cachait. Tout le temps de mon emprisonnement, cette triste occupation fut mon seul plaisir, et je n’y aurais pas renoncé pour tout l’univers ; j’étais résignée à mon sort, et déjà j’attendais l’instant de ma mort, quand mon ange gardien… quand mon bien-aimé frère arriva à temps pour me sauver.

 

Ici Agnès cessa de parler, et le marquis lui répondit en termes également sincères et affectionnés. Lorenzo exprima sa satisfaction de se voir à la veille d’une si étroite alliance avec un homme pour qui il avait toujours eu la plus haute estime. La bulle du pape avait pleinement relevé Agnès de ses engagements religieux ; le mariage fut donc célébré aussitôt que les apprêts nécessaires eurent été terminés : car le marquis désirait que la cérémonie eût lieu avec tout l’éclat et toute la publicité possibles. La noce faite, et après avoir reçu les compliments de Madrid, la mariée partit avec don Raymond pour leur château en Andalousie. Lorenzo les accompagna, ainsi que la marquise de Villa-Franca et son aimable fille. Il n’est pas besoin de dire que Théodore fut de la partie, et il serait impossible de décrire la joie qu’il eut du mariage de son maître. Le marquis, avant son départ, pour réparer un peu ses négligences précédentes, avait fait prendre des informations au sujet d’Elvire. Apprenant que sa fille et elle avaient reçu plusieurs services de Léonella et de Jacinthe, il témoigna de son respect pour la mémoire de sa belle-sœur en leur faisant à toutes deux de beaux présents ; Lorenzo suivit son exemple. Léonella fut extrêmement flattée des attentions de seigneurs si distingués, et Jacinthe bénit l’heure où sa maison avait été ensorcelée.

 

De son côté, Agnès ne manqua pas de récompenser ses amies de couvent. La digne mère Sainte-Ursule, à qui elle devait la liberté, fut nommée, à sa demande, surintendante des dames de charité : c’était une des meilleures et des plus opulentes sociétés de l’Espagne. Berthe et Cornélie, ne voulant pas quitter leur amie, furent appelées aux principaux emplois du même établissement. Quant aux nonnes qui avaient aidé l’abbesse à persécuter Agnès… Camille, retenue au lit par la maladie, avait péri dans les flammes qui avaient consumé le couvent de Sainte-Claire ; Marianne, Alix et Violante, ainsi que deux autres, étaient tombées victimes de la rage populaire ; les trois autres qui, dans le conseil, avaient appuyé la sentence de la supérieure furent sévèrement réprimandées, et exilées dans des maisons religieuses de provinces obscures et éloignées : elles y languirent quelques années, honteuses de leur faiblesse, et évitées de leurs compagnes avec aversion et mépris.

 

La fidélité de Flora ne resta pas non plus sans récompense. Consultée sur ses désirs, elle dit être impatiente de revoir son pays natal ; en conséquence, on lui procura les moyens de s’embarquer pour Cuba, où elle arriva en sûreté, comblée des présents de Raymond et de Lorenzo.

 

Les dettes de la reconnaissance acquittées, Agnès fut libre de poursuivre l’exécution de son plan favori. Logés dans la même maison, Lorenzo et Virginie étaient perpétuellement ensemble ; plus il la voyait, plus il était convaincu de son mérite. De son côté, elle se mettait en frais pour plaire, et il lui était impossible de ne pas réussir. Lorenzo contemplait avec admiration sa beauté, ses manières élégantes, ses innombrables talents, et son humeur si douce. Il était aussi très flatté du penchant qu’elle avait pour lui, et qu’elle ne savait pas cacher. Toutefois, ces sentiments n’avaient point chez lui l’ardeur qui caractérisait son amour pour Antonia : l’image de cette charmante et malheureuse fille vivait toujours dans son cœur, et se jouait des efforts que faisait Virginie pour l’en chasser ; mais, quand le duc proposa une alliance qu’il désirait si vivement, son neveu n’en rejeta point l’offre.

 

XII

Le lendemain de la mort d’Antonia, tout Madrid fut dans l’étonnement et la consternation. Un archer, témoin de l’aventure des tombeaux, avait indiscrètement raconté les détails du meurtre : il en avait aussi nommé l’auteur. Cette nouvelle excita parmi les dévotes une confusion sans exemple : la plupart refusèrent d’y croire, et vinrent elles-mêmes au monastère pour s’assurer du fait. Tenant à éviter la honte que la conduite coupable de leur supérieur faisait rejaillir sur toute la communauté, les moines assurèrent les curieuses qu’une indisposition empêchait seule Ambrosio de les recevoir comme à l’ordinaire : leurs efforts furent sans succès. La même excuse se répétant de jour en jour, le récit de l’archer s’accrédita peu à peu. Les partisans du prieur l’abandonnèrent : pas un d’eux ne douta de la culpabilité, et ceux qui d’abord l’avaient prôné avec le plus d’ardeur mirent le plus d’emportement à le condamner.

 

Il ne pouvait espérer de tromper ses juges ; les preuves de sa culpabilité étaient trop fortes : sa présence dans le cimetière à une heure si avancée, son trouble en se voyant découvert, le poignard que, dans un premier moment d’effroi, il avait avoué avoir été caché par lui, et le sang qui avait jailli de la blessure d’Antonia sur son habit, le désignaient suffisamment comme l’assassin. Il attendait dans les transes le jour de l’interrogatoire. Il était sans consolation dans sa détresse ; la religion ne pouvait lui inspirer du courage. S’il lisait les livres de morale qu’on avait mis dans ses mains, il n’y voyait que l’énormité de ses fautes ; s’il essayait de prier, il se rappelait qu’il ne méritait pas la protection du ciel, et croyait ses crimes trop monstrueux pour ne pas surpasser même la bonté infinie de Dieu. Frémissant du passé, tourmenté du présent, et redoutant l’avenir, ainsi s’écoulèrent le peu de jours qui précédèrent celui qui était marqué pour son jugement.

 

Ce jour arriva. À neuf heures du matin, la porte de sa prison s’ouvrit, et son geôlier entrant, lui commanda de venir ; il obéit en tremblant. Il fut conduit dans une vaste salle, tendue de drap noir. À une table étaient assis trois hommes à l’air grave et sévère, vêtus de noir aussi. Un d’eux était le grand inquisiteur, que l’importance de la cause avait déterminé à l’instruire lui-même. À une table plus basse, et à une petite distance, était assis le secrétaire, ayant devant lui tout ce qui était nécessaire pour écrire. Ambrosio fut invité à avancer et à prendre place à l’autre bout de la table ; en jetant un coup d’œil à terre, il aperçut divers outils de fer épars sur le plancher. La forme lui en était inconnue, mais sa frayeur lui suggéra aussitôt que c’étaient des instruments de torture. Il pâlit et eut peine à s’empêcher de tomber.

 

Il régnait un profond silence, excepté quand les inquisiteurs se parlaient mystérieusement à voix basse. Près d’une heure se passa, dont chaque seconde rendait les craintes d’Ambrosio plus poignantes. Enfin, une petite porte en face de celle par où il était entré grinça pesamment sur ses gonds ; un officier parut, et fut immédiatement suivi de la belle Mathilde. Elle avait les cheveux en désordre sur la figure : ses joues étaient pâles, et ses yeux creux et enfoncés. Elle jeta sur Ambrosio un regard triste : il y répondit par un coup d’œil d’aversion et de reproche. On la fit placer en face de lui. Une cloche sonna trois fois : c’était le signal de l’ouverture de l’audience ; et les inquisiteurs entrèrent en fonctions.

 

Déterminés à lui faire confesser non seulement les crimes qu’il avait commis, mais ceux aussi dont il était innocent, les inquisiteurs commencèrent leur interrogatoire. Quoiqu’il redoutât la torture comme il redoutait la mort qui devait le livrer aux tourments éternels, le prieur protesta de son innocence d’une voix hardie et résolue. Mathilde suivit son exemple, mais trembla de peur en parlant. Après l’avoir vainement exhorté à avouer, les inquisiteurs commandèrent que le moine fût mis à la question. L’ordre fut immédiatement exécuté. Ambrosio souffrit les plus atroces supplices que la cruauté humaine ait jamais inventés. Cependant la mort est si effrayante quand le crime l’accompagne, qu’il eut assez d’énergie pour persister dans son désaveu : en conséquence, on redoubla ses angoisses ; et on ne le laissa que lorsque, s’étant trouvé mal de douleur, l’insensibilité l’eut soustrait aux mains de ses bourreaux.

 

Mathilde, ensuite, fut appliquée à la torture ; mais épouvantée à la vue des souffrances du prieur, son courage l’abandonna entièrement : elle tomba à genoux et convint de son commerce avec les esprits infernaux, et d’avoir vu le moine assassiner Antonia ; mais quant au crime de sorcellerie, elle se déclara seule criminelle : Ambrosio en était parfaitement innocent. Cette dernière assertion n’obtint aucun crédit. Le prieur reprit connaissance à temps pour entendre l’aveu de sa complice ; mais il était trop affaibli par ce qu’il avait déjà souffert pour être capable en ce moment de subir de nouveaux traitements. On le renvoya à son cachot, non sans l’avoir prévenu que dès qu’il serait suffisamment rétabli, il devait se préparer à un second interrogatoire. Les inquisiteurs espéraient qu’il serait alors moins endurci et moins obstiné. On annonça à Mathilde qu’elle expierait son crime dans le feu au prochain autodafé. Ses pleurs et ses supplications n’obtinrent aucun adoucissement à sa sentence, et elle fut entraînée de force hors de la salle d’audience.

 

Rentré dans sa prison, Ambrosio trouva les souffrances de son corps bien plus supportables que celles de son esprit. Les membres disloqués, les ongles arrachés de ses mains et de ses pieds, et ses doigts écrasés et brisés par la pression des étaux, n’étaient rien comme angoisse, comparés à l’agitation de son âme et à la violence de ses terreurs. Il voyait que, coupable ou innocent, ses juges étaient décidés à le condamner. Le souvenir de ce que sa dénégation lui avait déjà coûté, et l’effrayante perspective d’être appliqué de nouveau à la question, l’engageaient presque à confesser ses crimes. Puis les conséquences de son aveu lui passaient devant les yeux et le rejetaient dans l’irrésolution. Sa mort était inévitable, et la mort la plus affreuse. Il avait entendu la condamnation de Mathilde, et ne doutait pas qu’on ne lui en réservait une semblable. Il frémissait à l’approche de l’autodafé, à l’idée de périr dans les flammes et de n’échapper à d’intolérables tourments que pour en subir d’autres plus aigus et éternels ! Il portait avec effroi l’œil de sa pensée au-delà de la tombe ; et il ne pouvait se dissimuler les justes raisons qu’il avait de redouter la vengeance du ciel. Perdu dans ce labyrinthe de terreurs, il aurait bien voulu se réfugier dans les ténèbres de l’athéisme ; il aurait bien voulu nier l’immortalité de l’âme, se persuader que ses yeux une fois fermés ne se rouvriraient plus et que le même instant anéantirait son âme et son corps : cette ressource même lui fut refusée. Pour lui permettre de s’aveugler sur la fausseté de cette croyance, son savoir était trop étendu, son jugement trop solide et trop juste. Il ne pouvait s’empêcher de sentir l’existence d’un Dieu. Il redoutait l’approche du sommeil ; fatigués de larmes et de veilles, ses yeux ne furent pas plus tôt fermés que les effrayantes visions dont son esprit avait été poursuivi tout le jour parurent se réaliser. Il se trouva dans des royaumes sulfureux et dans des cavernes brûlantes, entouré de démons chargés d’être ses bourreaux, et qui le soumirent à une diversité de tortures toutes plus affreuses l’une que l’autre. Au milieu de ces horribles scènes, erraient les fantômes d’Elvire et de sa fille ; elles lui reprochaient leur mort, racontaient ses crimes aux démons, et les pressaient de lui infliger des tourments d’une cruauté encore plus raffinée.

 

Le jour de son second interrogatoire approchait ; on l’avait forcé d’avaler des cordiaux, dont les propriétés devaient lui rendre des forces et le mettre en état de soutenir plus longtemps la question. La nuit qui précéda ce jour redouté, la peur du lendemain ne lui permit pas de dormir : ses terreurs étaient si violentes qu’elles annulaient presque ses facultés mentales. Il était assis, comme un homme hébété, près d’une table sur laquelle brûlait sa sombre lampe ; abruti par le désespoir il résista quelques heures, incapable de parler, de se mouvoir et même de réfléchir.

 

– Regarde, Ambrosio ! dit une voix dont l’accent lui était bien connu.

 

Le moine tressaillit, et leva ses yeux mélancoliques. Mathilde était devant lui : elle avait quitté son costume religieux ; elle portait un habit de femme à la fois élégant et splendide. Sa robe était tout étincelante de diamants, et ses cheveux étaient enfermés dans une couronne de roses ; sa main droite tenait un petit livre : une vive expression de plaisir brillait sur son visage… pourtant il s’y mêlait une farouche et impérieuse majesté qui inspira de la crainte au moine, et réprima jusqu’à un certain point la joie de la voir.

 

– Restez encore un instant, Mathilde ! Vous commandez aux démons infernaux ; vous pouvez forcer les portes de cette prison ; vous pouvez me délivrer des chaînes qui m’accablent : sauvez-moi, je vous en conjure, et emmenez-moi de ce redoutable séjour !

 

– Vous demandez la seule faveur qu’il ne soit pas en ma puissance d’accorder : il m’est interdit de secourir un homme d’Église et un serviteur de Dieu. Renoncez à ces titres, et disposez de moi.

 

– Je ne veux pas vendre mon âme à la perdition.

 

– Persistez dans votre entêtement jusqu’à ce que vous soyez sur le bûcher : alors vous vous repentirez de votre erreur, et vous soupirerez après votre évasion dont le moment sera passé. Je vous quitte… cependant avant que l’heure de votre mort n’arrive, en cas que la sagesse vous éclaire, écoutez les moyens de réparer votre faute présente. Je vous laisse ce livre ; lisez au rebours les quatre premières lignes de la septième page : l’esprit que vous avez déjà vu vous apparaîtra à l’instant. Si vous êtes sensé, nous nous reverrons ; sinon, adieu pour toujours !

 

Elle laissa tomber le livre à terre ; un nuage de flamme bleu l’enveloppa : elle fit signe de la main à Ambrosio, et disparut. La lueur momentanée que le feu avait répandue dans le cachot, en se dissipant soudainement, semblait en avoir augmenté l’obscurité naturelle. La lampe solitaire donnait à peine assez de lumière pour guider le moine à une chaise ; il s’y jeta, croisa les bras, et, appuyant sa tête sur la table, il s’abîma dans des réflexions pleines de perplexité et de désordre.

 

Il était encore dans cette attitude lorsque la porte de la prison, en s’ouvrant, le tira de sa stupeur. Il fut sommé de paraître devant le grand inquisiteur. Il se leva, et suivit son geôlier d’un pas pénible. On le conduisit dans la même salle, en présence des mêmes juges, et on lui demanda de nouveau s’il voulait avouer ; il répondit comme auparavant, que n’ayant point commis de crimes, il n’en avait point à reconnaître. Mais quand les exécuteurs se préparèrent à le mettre à la question ; quand il vit les instruments de torture et qu’il se rappela les supplices qu’on lui avait infligés, la résolution lui manqua entièrement ; oubliant les conséquences, et ne songeant qu’à échapper aux terreurs du moment présent, il fit une ample confession : il révéla chaque particularité de ses crimes, et avoua non seulement tous ceux qui étaient à sa charge, mais ceux mêmes dont il n’avait point été soupçonné. Interrogé sur la fuite de Mathilde, qui avait excité beaucoup de surprise, il convint qu’elle s’était vendue à Satan, et qu’elle était redevable de son évasion à la sorcellerie. Il continua d’assurer les juges que, pour sa part, il n’avait jamais fait de pacte avec les esprits infernaux ; mais la menace de la torture le força de se déclarer sorcier et hérétique, et tout ce qu’il plut aux inquisiteurs de lui attribuer. En conséquence de cet aveu, sa sentence fut immédiatement prononcée. On lui ordonna de se préparer à périr dans l’autodafé qui devait se célébrer à minuit le soir même ; on avait choisi cette heure dans l’idée que, l’horreur des flammes étant augmentée par l’obscurité de la nuit, l’exécution ferait un plus grand effet sur l’esprit du peuple.

 

Ambrosio, plus mort que vif, fut laissé seul dans son cachot : le moment où ce terrible arrêt fut prononcé avait presque été celui de sa mort. Il envisagea le lendemain avec désespoir, et ses terreurs redoublèrent à l’approche de minuit. Par instants il était enseveli dans un morne silence ; dans d’autres il se livrait à tout le délire de la rage : il tordait ses mains, et maudissait l’heure où il était venu à la lumière. Dans un de ces instants son œil s’arrêta sur le don mystérieux de Mathilde ; ses transports furieux se suspendirent aussitôt : il regarda fixement le livre, le ramassa ; mais soudain il le jeta loin de lui avec horreur. Il parcourut rapidement son cachot… puis il s’arrêta, et reporta ses yeux sur l’endroit où le livre était tombé ; il réfléchit du moins que c’était une ressource contre le destin qu’il redoutait. Il se baissa et le ramassa une seconde fois. Il resta quelque temps tremblant et irrésolu ; il brûlait d’essayer le charme, mais il en craignait les suites. Le souvenir de sa sentence fixa enfin son indécision. Il ouvrit le volume ; mais son agitation était si grande, que d’abord il chercha en vain la page indiquée par Mathilde. Honteux de lui-même, il rappela tout son courage. Il tourna la septième page : il commença à la lire à haute voix ; mais ses yeux se détournaient fréquemment du livre, et erraient autour de lui, cherchant l’esprit qu’il désirait et redoutait de voir. Pourtant il persista dans son dessein, et d’une voix mal assurée, et souvent interrompue, il parvint à finir les quatre premières lignes de la septième page.

 

Elles étaient écrites dans une langue dont la signification lui était totalement inconnue. À peine eut-il prononcé le dernier mot, que les effets du charme se firent sentir. On entendit un grand coup de tonnerre ; la prison fut ébranlée jusque dans ses fondements ; un éclair brilla dans le cachot, et l’instant d’après, porté sur un tourbillon de vapeurs sulfureuses, Lucifer reparut devant lui. Mais il ne vint plus tel qu’il était, lorsque, évoqué par Mathilde, il avait emprunté la forme d’un séraphin pour tromper Ambrosio : il se montra dans toute sa laideur qui est devenue son partage depuis sa chute du ciel ; ses membres brûlés portaient encore les marques de la foudre du Tout-Puissant ; une teinte basanée assombrissait son corps gigantesque ; ses mains et ses pieds étaient armés de longues griffes ; ses yeux étincelaient d’une fureur qui aurait frappé d’épouvante le cœur le plus brave ; sur ses vastes épaules battaient deux énormes ailes noires, et ses cheveux étaient remplacés par des serpents vivants qui s’entortillaient autour de son front avec d’horribles sifflements ; d’une main il tenait un rouleau de parchemin, et de l’autre une plume de fer : l’éclair brillait toujours autour de lui, et le tonnerre, à coups répétés, semblait annoncer la dissolution de la nature.

 

Épouvanté d’une apparition si différente de celle qu’il avait attendue, Ambrosio, privé de la parole, resta à contempler le démon. Le tonnerre avait cessé de gronder ; un silence absolu régnait dans le cachot.

 

– Pourquoi me mande-t-on ici ? dit le démon d’une voix enrouée par les brouillards sulfureux.

 

À ces sons, la nature parut trembler ; le sol fut ébranlé par une violente secousse, accompagnée d’un nouveau coup de tonnerre, plus fort et plus effrayant que le premier.

 

Ambrosio fut longtemps sans pouvoir répondre à la demande du démon.

 

– Je suis condamné à mort, dit-il d’une voix faible, et son sang coulant froid dans ses veines tandis qu’il contemplait son terrible interlocuteur ; sauvez-moi, emportez-moi d’ici !

 

– Le prix de mes services me sera-t-il payé ? Oses-tu embrasser ma cause ? seras-tu à moi, corps et âme ? es-tu prêt à renier celui qui t’a fait, et celui qui est mort pour toi ? Réponds seulement « oui ! » et Lucifer est ton esclave.

 

– Ne vous contentez-vous pas d’un moindre prix ? rien ne peut-il vous satisfaire que ma perte éternelle ? Esprit, vous me demandez trop. Cependant, retirez-moi de ce cachot ; soyez mon serviteur pendant une heure, et je serai le vôtre pendant mille ans : cette offre ne suffit-elle pas ?

 

– Non ; il faut que j’aie ton âme, que je l’aie à moi, à moi pour toujours.

 

– Insatiable démon ! Je ne veux pas me condamner à des tourments sans fin ; je ne veux pas renoncer à l’espoir d’obtenir un jour mon pardon.

 

– Tu ne veux pas ? Sur quelles chimères reposent donc tes espérances ? Mortel à courte vue ! pauvre misérable ! n’es-tu pas criminel ! n’es-tu pas infâme aux yeux des hommes et des anges ? des péchés si énormes peuvent-ils s’excuser ? espères-tu m’échapper ? Ton sort est déjà fixé : l’Éternel t’a abandonné ; tu es marqué comme moi dans le livre du destin, et tu seras à moi.

 

– Démon, c’est faux. La miséricorde du Tout-Puissant est infinie, et sa clémence va au-devant du repentir. Mes crimes sont monstrueux, mais je ne veux pas désespérer du pardon ; peut-être, quand ils auront reçu le châtiment qu’ils méritent…

 

– Le châtiment ? Le purgatoire est-il destiné à des coupables tels que toi ? espères-tu que tes offenses seront rachetées par des prières de radoteurs superstitieux et de moines fainéants ? Ambrosio ! sois sage. Tu dois être à moi ; tu es condamné aux flammes, mais tu peux les éviter pour l’instant. Signe ce parchemin ; je t’emporterai d’ici, et tu pourras passer le reste de tes années dans le bonheur et la liberté. Jouis de ton existence ; savoure tous les plaisirs auxquels les sens peuvent t’entraîner ; mais du moment où ton âme quitte ton corps, souviens-toi que tu m’appartiens, et que je ne me laisserai pas frustrer de mon droit.

 

Le moine se taisait, mais ses regards annonçaient que les paroles du tentateur n’étaient pas perdues : il songeait avec horreur aux conditions proposées. D’un autre côté, il croyait être voué à la damnation et, refusant l’assistance du démon, ne faire que hâter des tortures inévitables. L’esprit vit que sa résolution était ébranlée ; il redoubla d’instances, et s’efforça de fixer l’indécision du prieur : il peignit des couleurs les plus terribles les angoisses de la mort, et il excita si puissamment les craintes et le désespoir d’Ambrosio, qu’il le décida à recevoir le parchemin. Alors, avec la plume de fer qu’il tenait, il piqua la veine de la main gauche du moine ; elle pénétra profondément, et se remplit de sang aussitôt : cependant Ambrosio ne ressentit aucune douleur. La plume fut mise dans sa main tremblante : le malheureux posa le parchemin sur la table qui était devant lui, et se prépara à le signer. Tout à coup sa main s’arrêta : il se retira précipitamment et jeta la plume sur la table.

 

– Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il. Puis se tournant vers le démon d’un air désespéré : Laissez-moi ! va-t’en ! je ne veux pas signer le parchemin.

 

– Insensé ! s’écria le démon désappointé et lançant des regards furieux qui pénétrèrent d’horreur l’âme du moine ; c’est ainsi qu’on me joue ! Va donc ! subis ton agonie, expire dans les tortures, et apprends à connaître l’étendue de la miséricorde de l’Éternel ! mais prends garde de te rire encore de moi ! ne m’appelle plus que tu ne sois décidé à accepter mes offres ; évoque-moi une fois pour me seconder les mains vides, et ces griffes te déchireront en mille pièces. Parle ; encore une fois veux-tu signer ce parchemin ?

 

– Je ne veux pas. Laisse-moi ! Va-t’en !

 

Aussitôt on entendit le tonnerre gronder horriblement : de nouveau la terre trembla avec violence ; le cachot retentit de cris perçants, et le démon s’enfuit en proférant des blasphèmes et des imprécations.

 

D’abord, le moine se réjouit d’avoir résisté aux artifices du séducteur et d’avoir triomphé de l’ennemi du genre humain ; mais quand l’heure du supplice approcha, son premier effroi se réveilla dans son cœur ; leur interruption momentanée semblait leur avoir donné une force nouvelle : plus le temps avançait, plus il redoutait de paraître devant le trône de Dieu ; il frémissait de penser qu’il était si près de tomber dans l’éternité – si près de se présenter aux yeux de son Créateur, qu’il avait si gravement offensé. L’horloge annonça minuit. C’était le signal pour être mené au bûcher. Le premier coup qu’il entendit arrêta son sang dans ses veines ; il lui sembla que la mort et la torture murmuraient dans chacun des coups suivants. Il s’attendit à voir les archers entrer dans la prison et quand l’horloge cessa de sonner, il saisit le volume magique dans un accès de désespoir : il l’ouvrit, chercha à la hâte la septième page, et comme s’il craignait de se laisser le temps de penser, il parcourut rapidement les lignes fatales. Accompagné des terreurs précédentes, Lucifer reparut devant le moine tremblant.

 

– Tu m’as appelé, dit le démon ; es-tu résolu à être sage ? veux-tu accepter mes conditions ? tu les connais déjà. Renonce à tes droits au salut, cède-moi ton âme, et je t’emporte à l’instant de ce cachot. Il est encore temps : décide-toi, ou il sera trop tard. Veux-tu signer ce parchemin ?

 

– Il le faut… le destin m’y force… j’accepte vos conditions.

 

– Signe le parchemin, repartit le démon d’un ton triomphant.

 

Le contrat et la plume sanglante étaient restés sur la table ; Ambrosio s’en approcha. Il se disposa à signer son nom. Un moment de réflexion le fit hésiter.

 

– Écoute ! cria le tentateur : on vient ! fais vite ; signe le parchemin, et je t’emporte à l’instant d’ici.

 

En effet, on entendit venir les archers chargés de conduire Ambrosio au bûcher ; ce bruit encouragea le moine dans sa résolution.

 

– Quel est le sens de cet écrit ? dit-il.

 

– Il me donne ton âme pour toujours sans réserve.

 

– Que dois-je recevoir en échange ?

 

– Ma protection et ton évasion du cachot. Signe-le et à l’instant je t’emporte.

 

Ambrosio prit la plume ; il la posa sur le parchemin. De nouveau le courage lui manqua ; il se sentit au cœur une angoisse d’épouvante, et il rejeta la plume sur la table.

 

– Être pusillanime ! s’écria le démon exaspéré ; c’est assez d’enfantillage ! signe sur-le-champ cet écrit, ou je te sacrifie à ma fureur.

 

En ce moment on tira le verrou de la porte extérieure ; le prisonnier entendit le bruit des chaînes ; la barre pesante tomba : les archers étaient sur le point d’entrer. Poussé à la frénésie par l’urgence du danger, reculant devant la mort, terrifié des menaces du démon, et ne voyant pas d’autre moyen d’échapper à sa perte, le malheureux céda. Il signa le fatal contrat, et le mit aussitôt dans les mains du mauvais esprit, dont les yeux, en recevant ce don, étincelèrent d’une joie maligne.

 

– Prenez-le ! dit l’homme abandonné de Dieu. Maintenant sauvez-moi ! arrachez-moi d’ici !

 

– Arrête ! renonces-tu librement et absolument à ton Créateur et à son fils.

 

– Oui ! oui !

 

– Me cèdes-tu ton âme pour toujours ?

 

– Pour toujours !

 

– Sans réserve ni subterfuge ? sans appel futur à la divine merci ?

 

La dernière chaîne tomba de la porte de la prison. On entendit la clef tourner dans la serrure ; déjà la porte de fer grinçait pesamment sur ses gonds rouillés…

 

– Je suis à vous pour toujours, et irrévocablement ! cria le moine, éperdu d’effroi. J’abandonne tous mes droits au salut ; je ne reconnais de pouvoir que le vôtre. Écoutez ! écoutez ! on vient ! Oh ! sauvez-moi ! emportez-moi !

 

– Je triomphe ! tu es à moi sans retour, et je remplis ma promesse.

 

Pendant qu’il parlait, la porte s’ouvrit : aussitôt le démon saisit un des bras d’Ambrosio, étendit ses larges ailes et s’élança avec lui dans les airs ; la voûte s’entrouvrit pour les laisser passer, et se referma quand ils eurent quitté le cachot.

 

Le geôlier, cependant, était dans un extrême étonnement de la disparition de son prisonnier. Quoique ni lui ni les archers ne fussent entrés à temps pour être témoins de l’évasion du moine, une odeur de soufre répandue dans la prison leur apprit assez à qui il devait sa délivrance. Ils se hâtèrent d’aller faire leur rapport au grand inquisiteur. Le bruit qu’un sorcier avait été emporté par le diable courut bientôt dans Madrid, et pendant quelques jours ce fut le sujet de toutes les conversations de la ville ; peu à peu on cessa de s’en entretenir : d’autres aventures plus nouvelles s’emparèrent de l’attention générale, et Ambrosio fut bientôt aussi oublié que s’il n’avait jamais existé. Pendant ce temps le moine, porté par son guide infernal, traversait l’air avec la rapidité d’une flèche, et en peu d’instants il se trouva sur le bord du précipice le plus escarpé de la Sierra Morena.

 

Quoique soustrait à l’inquisition, Ambrosio était insensible aux douceurs de la liberté. Le pacte qui le damnait pesait cruellement sur son esprit, et les scènes où il avait joué le rôle principal lui avaient laissé de telles impressions que son cœur était en proie à l’anarchie et à la confusion. Les objets qui étaient maintenant devant ses yeux, et que la pleine lune voguant à travers les nuages lui permettait d’examiner, étaient peu propres à lui inspirer le calme dont il avait si grand besoin. Le désordre de son imagination était accru par l’aspect sauvage des lieux environnants : c’étaient de sombres cavernes et des rocs à pic qui s’élevaient l’un sur l’autre et divisaient les nuées au passage ; éparses çà et là, des touffes isolées d’arbres aux branches inextricables, dans lesquelles, rauque et lugubre, soupirait le vent de la nuit ; le cri perçant des aigles de montagne qui avaient bâti leur aire dans ces solitudes désertes ; le bruit étourdissant des torrents qui, gonflés par les pluies récentes, se jetaient avec violence dans d’affreux précipices ; et les eaux sombres d’une rivière silencieuse et indolente qui réfléchissait faiblement les rayons de la lune et baignait la base du rocher où se tenait Ambrosio. Le prieur jeta autour de lui un regard de terreur ; son conducteur infernal était toujours à son côté, et le contemplait d’un œil de malice, de triomphe et de mépris.

 

– Où m’avez-vous conduit ? dit enfin le moine d’une voix creuse et tremblante : pourquoi me déposer dans ces tristes lieux ? Retirez-m’en promptement ! portez-moi à Mathilde !

 

L’esprit ne répondit point, mais continua de le considérer en silence. Ambrosio ne put soutenir ses regards : il détourna les yeux tandis que le démon parlait ainsi :

 

– Je le tiens donc en mon pouvoir, ce modèle de piété ! cet être sans reproche ! ce mortel qui mettait ses chétives vertus au niveau de celles des anges ! Il est à moi ! irrévocablement, éternellement à moi ! Compagnons de mes souffrances ! habitants de l’enfer ! comme vous serez heureux de mon présent !

 

Il s’arrêta, puis s’adressa au moine…

 

– Te porter à Mathilde ! continua-t-il, répétant les paroles d’Ambrosio. Malheureux ! tu seras bientôt avec elle ! tu mérites bien d’être près d’elle, car l’enfer ne compte pas de mécréant plus coupable que toi. Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu as versé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péri par tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c’est ta sœur ! cette Elvire que tu as assassinée t’a donné la naissance ! Tremble, infâme hypocrite ! parricide inhumain ! ravisseur incestueux ! tremble de l’étendue de tes offenses ! Et c’est toi qui te croyais à l’épreuve de la tentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d’erreur et de vice ! L’orgueil est-il donc une vertu ? l’inhumanité n’est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t’ai depuis longtemps marqué comme ma proie : j’ai épié les mouvements de ton cœur ; j’ai vu que tu étais vertueux par vanité, non par principe, et j’ai saisi le moment propre à la séduction. J’ai observé ton aveugle idolâtrie pour le portrait de la madone : j’ai commandé à un esprit inférieur, mais rusé, de prendre une forme semblable, et tu as cédé avec empressement aux caresses de Mathilde ; ton orgueil a été sensible à sa flatterie ; ta luxure ne demandait qu’une occasion pour éclater ; tu as couru aveuglément au piège, et tu ne t’es pas fait scrupule de commettre un crime que tu blâmais dans une autre avec une impitoyable rigueur. C’est moi qui ai mis Mathilde sur ton chemin ; c’est moi qui t’ai procuré accès dans la chambre d’Antonia ; c’est moi qui t’ai fait donner le poignard qui a percé le sein de ta sœur ; et c’est moi qui dans un songe ai averti Elvire de tes desseins, et par là, t’empêchant de profiter du sommeil de sa fille, t’ai forcé d’ajouter le viol ainsi que l’inceste à la liste de tes crimes. Écoute, écoute, Ambrosio ! si tu avais résisté une minute de plus, tu sauvais ton corps et ton âme : les gardes que tu as entendus à la porte de la prison venaient te signifier ta grâce ; mais j’avais déjà triomphé ; mon plan avait déjà réussi. C’est à peine si je pouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tu es à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à mon pouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ; voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toute miséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu as follement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètes m’échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tu comptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyais ton artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais de tromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûle de jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant ces montagnes.

 

Pendant le discours du démon, Ambrosio était resté frappé d’épouvante et de stupeur. Ces derniers mots le réveillèrent.

 

– Je ne quitterai pas vivant ces montagnes ? s’écria-t-il. Perfide, que voulez-vous dire ? avez-vous oublié votre marché ?

 

L’esprit répondit avec un sourire malin :

 

– Notre marché ? n’en ai-je pas rempli ma part ? Qu’ai-je promis de plus que de te tirer de prison ? ne l’ai-je pas fait ? n’es-tu pas à l’abri de l’inquisition ? à l’abri de tous, excepté de moi ? Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoi n’as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ? tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont trop tardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n’as pas beaucoup d’heures à vivre.

 

L’effet de cette sentence fut terrible sur le malheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mains vers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint.

 

– Quoi ! cria-t-il, en lui lançant un regard furieux, oses-tu encore implorer la miséricorde de l’Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encore l’hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon ! voilà comme je m’assure de ma proie…

 

À ces mots, enfonçant ses griffes dans la tonsure du moine il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Les cavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démon continua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteur effrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, la tête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’un roc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que, broyé et déchiré, il s’arrêta sur les bords de la rivière. La vie n’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vain de se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrent leur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Le soleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlants donnaient aplomb sur la tête du pécheur expirant. Des milliers d’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang qui coulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force de les chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leurs dards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et lui infligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures. Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becs crochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente le tourmentait ; il entendait le murmure de la rivière qui coulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traîner jusque-là. Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage en blasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, mais redoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plus grands supplices, le criminel languit six misérables jours. Le septième, il s’éleva une violente tempête ; les vents en fureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel était tantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluie tombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flots débordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ; et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre du moine infortuné.

 

 

Dame hautaine, pourquoi vous être reculée quand cette pauvre créature fragile s’est approchée de vous ? ses erreurs avaient-elles empoisonné l’air ? son haleine en passant avait-elle souillé votre pureté ? Ah ! madame, éclaircissez ce front insultant ; étouffez le reproche prêt à sortir de vos lèvres dédaigneuses : ne blessez pas une âme qui saigne déjà ! elle a souffert, elle souffre encore : son air est gai, mais son cœur est brisé ; sa parure brille, mais son sein gémit.

 

Madame, être indulgente pour la conduite d’autrui n’est pas une vertu moindre que d’être sévère pour la vôtre.

 

NOTICE BIOGRAPHIQUE

L’auteur du Moine, Matthew Gregory Lewis, né en 1773, était fils unique de Matthew Lewis, qui occupa longtemps le poste élevé et lucratif de secrétaire suppléant au ministère de la guerre, et de miss Sewell, dont la famille possédait des biens considérables à la Jamaïque. Au sortir de l’école de Westminster, son père l’envoya dans une université d’Allemagne pour apprendre la langue du pays. Le diable, à cette époque, était fort honoré dans la littérature allemande : notre auteur apprenti se prosterna, comme tout le monde, devant le pied fourchu, et lui voua, dès lors, un culte dont il ne s’est point départi.

 

Le Moine fut la première et la plus riche de ses offrandes. Lorsqu’il le composa, il n’avait guère plus de vingt ans, comme il nous l’apprend lui-même dans une préface en vers qu’on trouvera traduite ci-après. Ce roman, à son apparition, fit sensation de plus d’une manière ; car, tandis que le public, d’accord avec les connaisseurs, applaudissait à l’intérêt puissant de la composition et à la sombre vigueur du coloris, une des sociétés protectrices de la morale, alarmée de la vivacité de certains détails, alarmée peut-être aussi d’un passage sur le danger de mettre la Bible complète aux mains de jeunes filles, menaçait l’auteur d’un procès, et le procureur-général avait même commencé devant la cour du banc du roi à réaliser cette menace.

 

Ne se souciant pas d’accepter la lutte inégale que Byron plus tard devait soutenir à ses risque et péril, Lewis laissa les défenseurs officieux de la morale s’évertuer à retirer de la circulation les preuves de son méfait, et, dégoûté sans doute par ces tracasseries, il tourna ses vues vers la politique, et vint peu de temps après représenter au parlement le bourg de Hindon. Mais la politique n’était point son fait : ni la nature ni l’éducation ne l’avaient doué de cet aplomb qui est la base indispensable de toute éloquence ; et, après avoir joué aux communes un rôle parfaitement obscur, il rentra dans la carrière des lettres, où désormais le retinrent de nombreux et brillants succès.

 

Le Moine, qui, par l’ampleur des proportions et par le peu de fini des détails, tient plus de la décoration que du tableau, annonçait surtout un talent dramatique. En effet, ce fut par le théâtre que Lewis fit sa rentrée et la réussite éclatante de son Castle spectre (le Spectre du Château) justifia pleinement sa tentative. Deux débuts si heureux dans deux genres plus différents qu’ils ne paraissent l’être, lui indiquaient clairement les routes à suivre : il partagea son temps entre le roman et le drame, et, dans l’un comme dans l’autre, il resta fidèle à ses premières amours pour le terrible et le merveilleux. On peut le voir aux titres seuls de ses ouvrages, dont on trouvera la liste à la fin de cette notice.

 

Il n’était âgé que de trente-neuf ans, et il avait encore devant lui un long avenir littéraire, lorsque la mort de son père le laissa possesseur de riches plantations dans les Indes occidentales. Malgré la fougue de sa jeune imagination et les reproches qu’elle lui avait valus, Lewis était, dans sa conduite, un homme tout aussi vertueux que ses accusateurs.

 

Ce n’est pas qu’il fût exempt de faiblesses. Il était extrêmement petit, d’une taille de nain, il le dit lui-même ; et peut-être cette exiguïté physique n’avait pas été sans influence sur le moral : il était resté un peu enfant gâté. Byron, qui, à la vérité, n’est pas toujours l’indulgence même, le taxe d’un esprit de contradiction qui le rendait très fatigant. Walter Scott, avec plus de bienveillance et de bonhomie, lui reproche pourtant de citer continuellement des noms de ducs et de duchesses, et s’étonne de cette manie bourgeoise dans un homme de mérite, dans un homme qui, toute sa vie, avait fréquenté la bonne société et même la Fashion.

 

« Mais, ajoute-t-il, avons-nous beaucoup d’amis qui n’aient que des ridicules ? Lewis était une des meilleures créatures qui aient existé. Son père et sa mère vivaient séparés, et le vieux Lewis, qui avait alloué à Matthew une pension assez forte, la réduisit de moitié lorsqu’il sut que celui-ci la partageait avec sa mère ; mais Matthew restreignit en proportion ses dépenses personnelles, et, tel qu’il était, son revenu fut employé comme auparavant. Il faisait beaucoup de bien à la dérobée. »

 

Dans cet héritage, où d’autres n’auraient vu qu’un accroissement de bien-être et de jouissances, il trouva des devoirs à remplir. Il était devenu maître de plusieurs centaines d’esclaves : comment étaient-ils traités ? Son cœur s’attendrit ; sa conscience s’alarma. Il ne voulut pas se rendre complice par sa négligence de toutes les atrocités qui pouvaient êtres commises en son nom. C’était un long voyage, un climat malsain ; mais l’humanité lui prescrivait de partir : il partit, donnant un bel exemple et bien peu suivi à tous les propriétaires absents de l’Irlande et autres lieux.

 

Après un séjour suffisant pour tout voir de l’œil du maître, et après une réforme aussi complète que possible des abus, il revint en Angleterre. Mais ses ordres pouvaient n’avoir pas été ponctuellement exécutés : il alla de nouveau l’année suivante à la Jamaïque.

 

Ce fut en 1818, au retour de son second voyage qui avait fort altéré sa santé, qu’il mourut sur mer au moment où il traversait le golfe de la Floride. Mais que les sectateurs de l’Absentéisme ne se fassent pas de cette mort un argument pour justifier leur égoïsme ; car, à ce qu’il paraît, ce n’est point le climat, c’est une idée fausse qui a tué Lewis. Contre tout avis, il persista à prendre chaque jour de l’émétique pour se préserver du mal de mer. C’était deviner l’homéopathie. Or, sans vouloir dénigrer ce système médical, nous le croyons destiné à faire plus de victimes, nous ne disons pas que la philanthropie, mais que l’humanité.

 

Sous le titre de Journal d’un Propriétaire de l’Inde Occidentale, Lewis a écrit une relation intéressante de son voyage à la Jamaïque ; et cette relation, qui est restée quinze ans sans être publiée, contient de curieux et rassurants détails sur la position des nègres, constate le bien et le mal avec impartialité, et abonde en idées excellentes, assaisonnées d’un enjouement spirituel.

 

Mais, quel que soit le mérite de cette publication posthume, qu’on loue volontiers en Angleterre aux dépens de son aînée, quel qu’ait été le succès des divers autres ouvrages de Lewis, Le Moine est resté son titre populaire ; il est même devenu son prénom, Monk Lewis (le Moine Lewis). L’enfant, chose bizarre, se trouve être le parrain de son père ; et ce baptême, la postérité l’a déjà confirmé. Lewis sera toujours Monk Lewis, non pas seulement parce que le public, lorsqu’il a classé un écrivain, se donne rarement la peine de réviser ses arrêts, mais parce que, après nombre d’imitations plus ou moins illustres et plus ou moins flagrantes, Le Moine est resté aux premiers rangs de l’école satanique, grâce à la terreur grandiose de l’ensemble, à la peinture énergique des passions, et en particulier à la conception du rôle habilement gradué de Mathilde, ce démon séduisant, dont la mission est de corrompre le prieur.

 

Les ouvrages de mérite n’ont que trop souvent de la peine à percer : ne les laissons point retomber dans l’oubli. Le troupeau des imitateurs, en venant puiser aux sources, les trouble et les comble de graviers : il est juste, il est utile, au point de vue de l’histoire littéraire, de les déblayer de temps en temps, et de les remettre en lumière. Toutefois, ce sentiment de justice aurait cédé à la crainte de reproduire un livre immoral ; mais, malgré les anathèmes lancés contre lui, Le Moine ne nous a pas paru tel. Outre que l’intention générale en est irréprochable – ce qui ne nous aurait pas suffi, car nous ne sommes pas de ceux qui croient que le but final justifie tous les écarts du voyage – dans les détails mêmes nous n’avons rien vu qui méritât l’accusation d’immoralité. Il est difficile qu’un auteur de vingt ans soit en état de se rendre coupable d’un délit aussi grave. Qualités et défauts, tout manque de profondeur à cet âge. Le Moine, il est vrai, contient des passages un peu vifs ; mais autre chose est d’éveiller les sens, ou de corrompre le cœur.

 

Où en serait la littérature de tous les temps et de tous les pays si, dans le même ouvrage, le discernement des lecteurs ne consentait pas à faire la part du bon et du mauvais ? Le temps où l’on brûlait les livres est passé ; mais il ne faut pas non plus qu’on les étouffe. Le talent ne court pas tellement les rues, même à Londres, qu’on doive tolérer ces holocaustes offerts par le Cant sur les autels de la morale. Tous les honnêtes gens en France s’accordent à déplorer le cynisme de ces dernières années ; mais, par peur du cynisme, ils ne se jetteront pas dans les bras de l’hypocrisie. Si l’un est d’un exemple plus dangereux, l’autre a quelque chose de lâche qui répugne encore davantage. Pourquoi opter ? pourquoi détruire tout une moisson pour quelques mauvaises herbes ? Certaines fautes contre le goût, contre la décence, ne constituent pas un livre immoral. Qu’on interdise ces sortes de lectures aux jeunes filles ; mais il est impossible que les hommes faits n’aient pas une bibliothèque qui ne soit pas celle des enfants.

 

Il a déjà paru deux traductions du Moine : la première, intitulée Le Jacobin Espagnol (Paris, Favre, an VI, 4 vol. in-18) ; la seconde, sous son vrai titre (Paris, Maradau, an X, même format). Nous ne connaissons que cette dernière, que la France Littéraire de Quérand attribue à MM. Deschamps, Després, Benoit et Lamare ; elle passe pour être la meilleure, et elle a eu plusieurs éditions. Elle est faite dans le système de dédaigneuse inexactitude et de fausse dignité de style qui prévalait alors : les capucins sont transformés en dominicains, les veilleuses en lampes antiques, etc.

 

C’est la faute du temps plus que celle des auteurs. Mais aujourd’hui que la paix a émancipé les traducteurs en éclairant le public, l’inexactitude serait sans excuse : les traducteurs sont des interprètes et non des juges ; ils ne doivent plus l’oublier. On s’occupe beaucoup, et avec raison, en ce moment des questions de propriété littéraire : mais c’est aussi bien intellectuellement que pécuniairement parlant qu’un ouvrage est la propriété de son auteur ; et de toutes les contrefaçons, celle qui lui sera le plus antipathique, ce sera toujours une traduction infidèle.

 

Pénétré de cette idée, nous nous sommes astreint à la fidélité la plus rigoureuse. Notre intention a été qu’un Anglais et un Français, ne sachant l’un et l’autre que leur langue maternelle, pussent s’entendre sur les défauts comme sur les beautés de l’original. Nous ne pouvions, du reste, choisir un ouvrage plus propre à mettre en évidence tous nos scrupules à cet égard ; car le style du Moine est d’une négligence et d’une diffusion qui pouvaient autoriser bien des licences : mais ces défauts ne l’ont point empêché d’obtenir dans le principe un immense succès, et nous avons persisté à nous abstenir de toutes corrections.

 

Léon de Wailly

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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[1] Le mille-pieds passe pour être originaire de Cuba et avoir été apporté de cette île en Espagne par le vaisseau de Christophe Colomb.