Gaston Leroux

 

 

 

UN HOMME DANS LA NUIT

 

 

 

(1911)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

PROLOGUE  UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY.. 7

I. 8

II. 15

III. 20

PREMIÈRE PARTIE  L’AUBERGE ROUGE.. 29

I  LE PRINCE AGRA.. 30

II  M. MARTINET SE GRISE.. 36

III  COMME QUOI DIANE N’ATTENDAIT PLUS LE PRINCE AGRA, EN QUOI ELLE AVAIT TORT.. 43

IV  EN FAMILLE.. 46

V  LE POISSON D’AVRIL DE DIANE.. 56

VI  LES AVENTURES DE POLD.. 61

VII  SUITE DES AVENTURES DE POLD.. 69

VIII  QUELQUES ÉTATS D’ÂME.. 83

IX  OÙ LE LECTEUR COMPRENDRA QU’IL SE PRÉPARE QUELQUE CHOSE DE TRÈS GRAVE POUR LE CHAPITRE SUIVANT.. 88

X  LUI ! 94

XI  OÙ M. MARTINET FAIT TOUT CE QU’IL FAUT POUR ÊTRE TROMPÉ PAR SA FEMME   100

XII  OÙ LE PRINCE AGRA REÇOIT ET DONNE DES ORDRES. 118

XIII  UN CAVALIER SUR LA ROUTE.. 128

XIV  UNE TERRIBLE EXPLICATION.. 133

DEUXIÈME PARTIE  L’AMOUR ET LA MORT.. 144

I  OÙ NOUS REVENONS QUELQUES ANNÉES EN ARRIÈRE.. 145

II  OÙ D’ANCIENNES CONNAISSANCES SE RETROUVENT.. 153

III  UN AIMABLE CONVIVE.. 160

IV  OÙ ON VOIT RÉAPPARAÎTRE CETTE PAUVRE MADAME MARTINET.. 167

V  L’HOMME DE LA NUIT ATTAQUE.. 176

VI  AUTOUR D’UNE TABLE.. 180

VII  UN SINISTRE AMOUREUX.. 184

VIII  PREMIER AMOUR.. 193

IX  OÙ LE LECTEUR COMMENCERA À VOIR CLAIR DANS CETTE TÉNÉBREUSE AFFAIRE   202

X  COMMENT POLD SIGNE UN REÇU À L’HOMME DE LA NUIT.. 220

XI  L’HOMME DE LA NUIT S’AMUSE.. 229

XII  OÙ CETTE PAUVRE MADAME MARTINET PREND UNE GRAVE RÉSOLUTION   237

XIII  RUPTURE.. 247

XIV  KNOCK-OUT.. 252

XV  LE MÉNAGE MARTINET.. 259

XVI  DANS LEQUEL DIANE ATTEND QUELQU’UN QUI NE VIENT PAS ET VOIT VENIR QUELQU’UN QU’ELLE N’ATTENDAIT PAS. 267

XVII  DUO D’AMOUR.. 276

XVIII  CHÂTIMENT.. 283

XIX  OÙ M. MARTINET, QUI EST UN BRAVE HOMME, INTERVIENT.. 291

TROISIÈME PARTIE  LA FOLIE DU CRIME.. 296

I  CONVALESCENCE.. 297

II  OÙ L’HOMME DE LA NUIT PROPOSE UN MARCHÉ ET OÙ ADRIENNE LE REFUSE   303

III  LE TRIOMPHE DE L’AMOUR.. 307

IV  M. MARTINET PORTE LES CULOTTES. 310

V  HEURE TRAGIQUE.. 315

VI  SÉPARATION.. 319

VII  CE QUI SE PASSAIT, CETTE NUIT-LA, AUTOUR DE L’AUBERGE ROUGE.. 323

VIII  DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNE COMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGE QU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE.. 331

IX  BATAILLE PERDUE.. 344

X  OÙ IL EST DÉMONTRÉ QU’ON NE PREND NI NE SURPREND L’HOMME DE LA NUIT   348

XI  OÙ LILY DÉCLARE QU’ELLE NE SE CONSOLERA JAMAIS DE LA DISPARITION DU PRINCE AGRA.. 352

XII  SUR LA PISTE.. 357

XIII  LE BAZAR DES FIANCÉES. 362

XIV  LE CINÉMATOGRAPHE.. 365

XV  L’ULTIME FORFAIT.. 369

XVI  LE SAUVEUR.. 372

XVII  OÙ L’ON S’APERÇOIT QUE RIEN N’EST JAMAIS FINI. 375

À propos de cette édition électronique. 378

 

PROLOGUE

UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY

 

I

 

À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.

 

Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voyageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.

 

Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’années en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou les Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribus du Nebraska sortaient des « territoires réservés » pour prendre le train, c’était pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne songeaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terribles. Néanmoins, quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au « monstre de fer et de feu ».

 

Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là, les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés de dormir. À peu près tous, hommes et femmes, avaient abandonné les « sleeping car » et leurs couchettes pour les « parlors » et pour les « smoking ».

 

Mais les passerelles surtout et les terrasses s’encombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude, et l’on étouffait dans les wagons.

 

Les « passengers » étaient armés. Il y avait des revolvers à toutes les ceintures. À Omaha, les autorités avaient prévenu le chef de train qu’une attaque des Indiens avait eu lieu la nuit précédente et que, dans la lutte, trois voyageurs avaient disparu.

 

Quand on les mit au courant de l’incident, quelques étrangers qui traversaient l’Amérique en touristes jugèrent bon de séjourner à Omaha et « lâchèrent » le convoi.

 

Mais un Français continua sa route, prétendant que ces farceurs d’Américains voulaient lui « monter le coup » et que « ces histoires-là n’arrivaient que dans les romans de Jules Verne ». Il avait lu le Tour du monde en quatre-vingts jours et ne redoutait pas le sort de Passe-Partout.

 

Tout le monde était donc sur ses gardes, cette nuit-là, sur l’Union Pacific railway.

 

Le mécanicien avait reçu l’ordre d’accélérer la marche et sa machine avait bientôt atteint une vitesse de vertige.

 

La locomotive, ombre monstrueuse, trapue, énorme, hennissant et crachant de la flamme, fuyait dans le noir, trouait la nuit.

 

D’une extrémité à l’autre du train, les boys distribuaient des boissons glacées. Les porters, ou garçons de couleur, se mettaient à la disposition des passengers, de leurs moindres fantaisies, en cet hôtel roulant et confortable qu’était déjà un train américain.

 

Le convoi avait d’abord remonté les bords de la rivière Platte, franchi les stations de Summit Siding, Papillion, Elkhorn, Diamonds, Frémont, Shell Creek (le ruisseau de coquillages) ; on approchait de Columbus. L’attaque avait eu lieu entre Columbus et Silver Creek (le ruisseau d’argent).

 

Dans le dining car, vaste salle à manger dont nos wagons-restaurants ne donnent aucune idée, luxueusement meublée de dressoirs chargés de vaisselle d’étain, trois personnages s’étaient attardés : deux hommes et une jeune fille, une jolie brune au regard bleu.

 

Les deux hommes buvaient du whisky arrosé d’eau tiède et parlaient d’affaires. La jeune fille n’écoutait pas, les yeux grands ouverts sur la nuit du dehors, qu’elle regardait fuir, à travers les glaces.

 

L’un des buveurs, de haute stature et de puissante corpulence, le visage fortement coloré, disait à son voisin, un jeune homme à la figure rase, au profil de « joli garçon », aux cheveux blonds plaqués sur le front en une mèche large, à la mode anglaise :

 

– Écoutez, Charley. Je ne vous ai point dit le but de notre voyage.

 

– Vous ne devez m’en entretenir qu’à Denver.

 

– Arriverons-nous à Denver ?

 

– Qui vous fait douter ?…

 

– Nous serons attaqués cette nuit.

 

– Peut-être. Et après ?

 

– Il peut m’arriver un accident.

 

– Non.

 

– Vraiment ?

 

– Il ne vous arrivera rien du tout. Vous avez la « chance ». Du reste, sir Jonathan Smith n’a jamais douté de sa chance. Qu’avez-vous donc ? Je ne reconnais plus le « roi de l’huile ».

 

Sir Jonathan réfléchit profondément et dit :

 

– C’est vrai, je ne suis plus « moi-même ». Pour la première fois de ma vie, j’ai peur.

 

Charley ricana :

 

– Ah ! ah ! le roi de l’huile a peur… Peur de quoi ?

 

– Je ne sais pas, fit Jonathan.

 

– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vous que je vous le dise ?

 

– Dites : je ne serai pas fâché de le savoir.

 

Charley vida son verre, appela le stewart qui rapporta du whisky et s’expliqua :

 

– C’est simple. Vous êtes heureux… trop heureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vous unir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous adorez et… qui vous aime.

 

Charley fixa attentivement la jeune fille qui semblait n’avoir pas entendu.

 

– Et qui vous aime… Cet événement tient plus de place dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit si rapidement à cette fortune colossale, la fortune du roi de l’huile… Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur… Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur… Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand de pétrole et de salaisons… s’est amolli « au souffle de l’amour », comme l’on dit dans les magazines de miss Mary… Ah ! ah ! vous êtes un sentimental. Charley ricana encore :

 

– Un sentimental, vous dis-je !

 

Sir Jonathan regarda Charley et dit :

 

– Ça n’est pas possible !…

 

Charley continua :

 

– Un sentimental, vous dis-je ! Vous ne savez pas combien votre cœur est malade… Non, vous ne le savez pas… Mais je vais vous l’apprendre. Écoutez ceci : Admettons que miss Mary, après avoir dit oui, dise non !

 

Le roi de l’huile fut debout, frappa la table d’un formidable coup de poing et cria :

 

– Taisez-vous, Charley ! Vous êtes un fou !

 

Et il répéta, dans une animation extraordinaire :

 

– Vous êtes un fou ! un fou ! un fou ! Charley, très calme, l’apaisa :

 

– Ce n’est qu’une hypothèse.

 

– Oui, oui, fit Jonathan en se rasseyant, ce n’est qu’une hypothèse…

 

– Admettons donc…

 

– Non, non, n’admettons pas…

 

– Je veux bien ne pas admettre, mais vous ne saurez pas alors à quel point votre cœur est malade.

 

– Alors, admettez ; moi, je n’admets pas.

 

– Je suppose donc que miss Mary dise non après avoir dit oui. Pour qu’elle redise ce oui, vous donneriez bien toutes vos huiles et tous vos pétroles de Pennsylvanie et vos usines d’Oil City ?

 

– All right !

 

– Et si ça ne suffisait pas, vous donneriez peut-être encore vos vastes établissements de Chicago et toutes vos salaisons passées, présentes et à venir ?

 

– All right !

 

– Et si ça ne suffisait pas encore, vous abandonneriez sans doute les immenses terrains que vous venez d’acheter au pied des collines Noires et qui sont, dit-on, infiniment riches en minerai d’or ?

 

– All right !

 

– Et toute votre fortune acquise, enfin ! Et vous iriez joyeusement à la ruine, quitte à recommencer une fortune nouvelle, plutôt que de renoncer à ce joyau unique au monde et qui vaut à lui seul toutes les richesses de la terre : miss Mary !

 

Jonathan baissa la tête et fit doucement un dernier « all right ! ».

 

– Vous connaissez maintenant l’état de votre cœur, conclut Charley.

 

– Oui, tout cela est vrai. Je donnerais tout pour Mary.

 

Il prit la main de la jeune fille, la serra dans les siennes en un geste de passion.

 

– Vous voyez, Mary, ce que vous avez fait de mon vieux cœur tanné, comme dit Charley.

 

Miss Mary tourna lentement la tête vers le roi de l’huile et lui sourit.

 

– Oh ! votre sourire, Mary, votre sourire ! Il faut que vous sachiez ce que m’a fait votre sourire. Il faut que vous sachiez ce que j’étais avant votre sourire !

 

Sir Jonathan se leva et allait, sans aucun doute, se livrer à une tirade de « jeune premier », quand il se rassit soudain et, se tournant vers Charley :

 

– Avant, il faut que je vous parle business, mon bon Charley. Réglons la situation comme si l’un de nous devait être scalpé dans deux heures. Je puis mourir… disparaître…

 

– Plus bas ! interrompit Charley. Si le stewart entendait, il rirait.

 

– Je puis mourir, et il faut que vous connaissiez le but de notre voyage à Denver.

 

– Je vous écoute.

 

– Vous me disiez tout à l’heure que j’avais acheté d’immenses terrains au pied des collines Noires et qu’ils devaient être riches en minerai d’or. C’est vrai. Malheureusement, l’or est engagé dans ces minerais en parties presque invisibles. On ne peut l’en extraire qu’au prix des plus grandes difficultés. Cela tient aux sulfures qui l’entourent. Jusqu’alors, on a usé de la vapeur d’eau surchauffée, comme désulfurant, sur ce minerai, préalablement réduit en poussière, et l’on a traité ce résidu par l’amalgamation. Les résultats sont plus que médiocres. Et c’est ce qui explique le peu de valeur relative de ces terrains et le bon marché de leur vente. Mais imaginez un procédé inconnu, une invention nouvelle qui fasse rendre à ces terrains vingt fois plus d’or qu’ils n’en donnent à cette heure… Alors, c’est la fortune.

 

– Sir Jonathan, interrompit Charley, vous parlez comme un pauvre.

 

– On n’est jamais assez riche. Eh bien, ce procédé, je le possède, Charley. Et c’est pour l’expérimenter que nous nous rendons au pied des collines Noires. Vous comprenez dès lors que je ne tiens point à emporter avec moi, si je disparais, le secret de l’invention. Vous me fûtes toujours un employé fidèle, Charley, et intelligent. À Oil City, vous m’avez été du plus grand secours, et je vous dois en partie la prospérité de mes établissements. Si le sort veut que je ne puisse exploiter mes terrains aurifères avec le procédé dont je vous parle, je ne vous lègue pas les terrains, mais je vous donne le procédé. Je vous jure que c’est mieux.

 

– Et comment pourrai-je prendre connaissance de cette invention merveilleuse ?

 

– Voici. Vous laissez, à Cheyenne, l’Union Pacific railway. Vous prenez l’embranchement de l’Union Pacific railroad et vous débarquez à Denver. Allez immédiatement à l’hôtel d’Albany et demandez sir Wallace. C’est un de mes meilleurs amis. Quand vous le verrez venir à vous, prononcez immédiatement ces paroles convenues : « The queen city of the Plains ». Sir Wallace comprendra et vous livrera un pli. Je le lui ai remis à mon dernier voyage au lac Salé, ne voulant point emporter avec moi les papiers précieux qu’il contient. Ils vous appartiendront, Charley. C’est le procédé, c’est l’invention merveilleuse, comme vous disiez tout à l’heure.

 

– Merci, sir Jonathan. Mais vous n’êtes pas encore enterré, que diable ! Et si je ne dois être riche qu’au lendemain de votre mort, je suis pauvre pour longtemps. Que ne prenez-vous l’habitude d’être généreux de votre vivant ? Cette générosité après décès est profondément immorale. Elle pousse les plus vertueux à désirer secrètement qu’un accident propice leur enlève les êtres les plus chers.

 

– Vous avez de ces pensées, Charley ?

 

– Parfaitement, depuis que vous m’avez entretenu d’une fortune possible…

 

– Vous voulez plaisanter. Cela m’étonne. Vous ne plaisantez jamais. Vous êtes d’une humeur bizarre, Charley.

 

– Si je pense à votre mort, je pense aussi au désespoir que miss Mary en ressentirait, et cela m’empêche de la souhaiter.

 

– Voilà qui est bien dit, mon ami. Cette chère Mary !

 

Jonathan se tourna vers la jeune fille.

 

– À vous aussi, dit-il, j’ai pensé.

 

– Allons, allons, ne nous attendrissons pas, interrompit Charley. Je vous en prie, ne nous racontez point votre testament…

 

– C’est vrai. Je suis une vieille bête. C’est de votre faute, Mary. Jamais je n’eusse pensé à ces choses avant votre sourire, ma petite Mary. Et, maintenant que j’ai réglé le business, je veux vous parler de mon amour pour vous et vous dire ce que vous avez fait de cet animal grossier qui était le roi de l’huile.

 

Miss Mary desserra les dents.

 

– Je sais ce que je vous dois, mon bon ami, mais vous ne me devez rien. À vous entendre, on vous croirait mon obligé. Je ne le veux pas.

 

– Ma foi, voilà une belle querelle amoureuse, fit Charley, sarcastique.

 

– Oui, je veux lui dire que j’étais une sorte de monstre au physique et au moral, un être égoïste et féroce qui a fait souffrir et mourir quantité de misérables pour l’édification de sa fortune et la satisfaction de ses instincts. Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral…

 

– Mais vous êtes toujours le monstre physique, dit froidement Charley.

 

Un peu « estomaqué », le roi de l’huile se tourna vers Charley :

 

– Que signifie ceci ?

 

– Ceci signifie que, si miss Mary a modifié le monstre moral, elle a laissé son enveloppe au monstre physique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions. Il n’était point en son pouvoir de faire tomber votre ventre, que je sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.

 

Jonathan répondit tristement :

 

– Hélas ! non. Mais, puisqu’elle m’accepte ainsi, c’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas, Mary ?

 

– Je serai votre femme, dit-elle.

 

– Vous voyez bien. Mary n’a jamais menti.

 

Et le roi de l’huile eut un attendrissement. Pour se donner une contenance, il tira son couteau de sa poche, un large couteau effilé qui pouvait servir à découper les gens et les choses, à tailler les Indiens et les ongles. Il en usa pour se nettoyer les dents.

 

Et comme les observations peu flatteuses de Charley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit un petit miroir qu’il avait en réserve dans son gilet et se contempla dans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.

 

À ce moment, sir Jonathan avait en face de lui miss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteau dans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles de Mary : « Je serai votre femme… Je serai votre femme… Je serai votre… »

 

Il n’acheva pas cette dernière phrase intime. Son couteau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devint d’une pâleur mortelle…

 

Dans sa glace, il venait de voir, derrière lui, Charley dont les lèvres articulaient nettement et silencieusement, à l’adresse de miss Mary, ces trois mots : « I love you. »

 

II

 

Le train avait dépassé Columbus. Les dernières nouvelles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient point donné signe de vie depuis vingt-quatre heures. On pensait généralement qu’ils s’étaient retirés au delà de Silver Creek, aux environs de Lone Tree (l’arbre solitaire).

 

C’est ce qui se disait sur les passerelles, où l’on veillait toujours.

 

– À moins qu’ils n’aient rétrogradé jusqu’à Kearney, fit un Canadien qui prétendait connaître les coutumes des tribus de ces parages pour avoir eu déjà à repousser leur assaut.

 

– Pour moi, prétendit un Yankee, on ne les verra point avant Plum Creek.

 

– À moins qu’ils ne s’en soient allés jusqu’à Alkani, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Français sceptique qui avait lu le Tour du Monde en quatre-vingts jours.

 

– Bah ! fit le Canadien, ils ne sont point problématiques du tout.

 

– Vous les avez vus ? interrogea le Français incrédule.

 

– Mieux que je ne vous vois, attendu que la chose s’est passée de jour. Ils étaient fort laids.

 

– Je crois surtout, monsieur le Canadien, que la chose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien, vous êtes beaucoup Français et un peu « du Midi ». Nous autres gens du Nord…

 

– Vous n’allez point prétendre que Québec est en Provence ? fit le Canadien, agacé.

 

– Je le regrette, monsieur. Non, je n’irai point jusque-là.

 

J’estime qu’il y a plus de danger à traverser le boulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures du soir, qu’à se promener en express, dans le Nebraska, à deux heures du matin. Le Yankee s’approcha du Français et lui dit :

 

– Je parie avec vous.

 

– Vous pariez avec moi ?

 

– Oui, monsieur, je parie avec vous pour les Indiens. Et vous pariez pour le boulevard.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Oh ! cela m’étonnerait beaucoup d’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, au carrefour Montmartre, vous dites. Alors je ne serai pas écrasé. Et vous vous traverserez quatre fois l’État de Nebraska, sur l’Union Pacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement. Je dis. Tenez-vous ?

 

– Mais, pour tenir votre pari, mon cher monsieur, il me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de la rue du Sentier…

 

– Aoh ! je voyagerai bien pour la France, pour traverser le boulevard…

 

– Impossible, cher monsieur, impossible…

 

– Je croyais qu’impossible n’était pas un mot français. Je me trompais. Au revoir, monsieur.

 

L’Américain s’éloignait, quand il revint soudain sur ses pas et dit au Français :

 

– Voulez-vous parier pour ce voyage, tout seul ?

 

– Il y tient, fit le commerçant de la rue du Sentier. Et qu’est-ce que nous parions ?

 

– Dix mille dollars. Ça va ?

 

Le Français fit un bond :

 

– Cinquante mille francs !… J’aimerais mieux un déjeuner… Oui, parions un déjeuner. Voulez-vous ?…

 

– Un déjeuner à Tortoni ? fit l’Américain.

 

– Mais ça va vous déranger ?

 

– Non : c’est tout près.

 

– L’Océan… Il y a l’Océan…

 

– Pourquoi vous dites l’« Océan » ? Ces Français sont rigolos… Je parle de Tortoni, 107, O’Farell street, San Francisco.

 

– Je vous demande pardon : c’est que nous avons aussi, à Paris, un Tortoni.

 

– Ah ! vous nous copiez !… Ça va ?

 

– Ça va !

 

L’Américain et le Français, pour sceller le marché et rendre définitif le pari, se livraient à un shake-hand des plus vigoureux, quand leurs mains furent soudain séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d’un gros et grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant à l’arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte qui termine presque tous les convois américains.

 

Arrivé au bout de sa course, Jonathan criait sa douleur à la nuit immense de la Prairie, et les cris se perdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissait de toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, de toutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à travers l’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.

 

La nuit de ces espaces et la plainte mugissante de ce train qui semblait condamné à des courses sans but dans des plaines sans limites, étaient bien le cadre et l’accompagnement qu’il fallait à la douleur de cet homme.

 

Jonathan revoyait les lèvres de Charley, ces lèvres pâles et minces, ces lèvres imberbes qui articulaient la phrase d’amour. Car le doute n’était point permis. La voix serait sortie de cette bouche retentissante et aurait crié : « I love you ! » qu’il n’aurait pas été plus sûr de son malheur.

 

D’où venait donc qu’il n’avait point tué cet homme ? Que ne s’était-il retourné et ne l’avait-il broyé ? Où avait-il puisé cette force suprême de contenir l’effroyable colère qui s’était ruée en tout son être et le désir immédiat de vengeance qui, une seconde, avait armé son bras du couteau tombé à terre et précipitamment ressaisi ? Par quel miracle s’était-il redressé calme en apparence et dompté ? Par quel sortilège, d’une voix naturelle, leur avait-il annoncé qu’il les laissait seuls quelques instants, ayant des ordres à donner au porter pour le drawing room ?

 

Car il avait accompli cet effort surhumain et son geste banal avait ouvert et refermé la portière du car. Mais aussitôt sur la passerelle, à l’abri des regards de Charley et de Mary, ses mains étaient allées déchirer sa poitrine sous la chemise, arrachée, et un « han ! » formidable de douleur avait jailli de sa gorge contractée, et alors comme un fou, il s’était précipité dans le corridor central, il avait traversé le train dans toute sa longueur et il était venu s’abattre dans un coin de cette terrasse solitaire qui allait offrir un abri momentané à son désespoir.

 

Et, pendant que ses poings et que ses ongles labouraient et ensanglantaient son thorax velu, il se félicitait de cette courte victoire sur lui-même, car il allait savoir la vérité. Il avait bien vu les lèvres de Charley, mais il avait vu aussi celles de Mary, et ces lèvres étaient restées fermées. Il avait fixé son regard et, comme les lèvres, le regard de Mary était resté muet. Charley avait dit qu’il aimait, mais Mary n’avait pas répondu. Était-ce de la prudence ? Était-ce du dédain ?

 

Ce problème cruel, comme il le voulait résolu ! Et comme il allait le résoudre !

 

Mary ne l’avait-elle pas trompé déjà ? Était-elle sur le point de le tromper ?

 

Ce doute le faisait abominablement souffrir. Était-ce un doute ? Ne s’aveuglait-il pas en espérant encore ? Il se disait, il avait le courage de se répéter que Charley n’aurait jamais osé articuler la phrase exécrée si Mary ne lui en avait pas donné le droit !

 

Et ce silence de Mary, ce silence même n’était-il point un aveu ? Elle n’avait point répondu aux lèvres de Charley, mais elle n’avait point été surprise.

 

Et Jonathan découvrait des choses dans ce silence qui lui faisaient se cogner éperdument la tête contre les barres de fer de la terrasse.

 

Certes, elle devait être accoutumée à ces manifestations muettes de l’amour de Charley. Quand il était là, entre eux, leurs gestes devaient s’entendre ; leurs mains, derrière lui, devaient se serrer et peut-être s’étreindre.

 

Ah ! le sot ! l’incroyable imbécile qu’il avait été de croire à la pureté de Mary et à la loyauté de Charley ! Comme on s’était moqué de lui !

 

Cette Mary, cette enfant de rien, du hasard, de la misère, cette gamine loqueteuse et mendiante qu’il avait ramassée, un jour de promenade, avec sa mère, sur le pavé de Chicago. Six ans ! elle avait six ans à cette époque ! Ses beaux grands yeux clairs l’avaient séduit tout de suite, ses yeux qui imploraient. Et il avait dit à la mère et à l’enfant de le suivre. Pourquoi avait-il fait cela ? Était-ce de la pitié ? Il ignorait ce sentiment. Il n’avait jamais connu la pitié. Son cœur avait toujours été dur aux autres et à lui-même. Il n’aimait point les autres et il ne s’aimait pas. Il avait un mépris universel pour les gens et pour les choses. Oui, il avait fait cela par caprice, pour s’amuser, pour passer le temps.

 

Et son caprice avait duré. Il avait donné une place à la mère et mis l’enfant à l’école. Il exigea simplement que la petite vînt lui montrer ses yeux, tous les jours, un instant.

 

La mère était morte. La petite continua à venir, et il arriva ceci : c’est qu’il put de moins en moins se passer des yeux de cette petite. Il la prit dans ses bureaux ; il s’arrangea pour l’avoir près de lui le plus longtemps possible. Mary était douce, aimante, infiniment reconnaissante à Jonathan de ce qu’il avait fait pour sa mère et pour elle. De ses bureaux, elle passa dans sa maison et elle fut la joie de son intérieur de garçon égoïste et déjà cent fois millionnaire. Elle grandit à ses côtés, et il l’aima. Car elle était très belle, pas d’une beauté de jeune fille : elle était déjà d’une beauté altière et définitive de femme à dix-sept ans. Et ce mélange de douceur dans le caractère, de tendresse dans l’âme et de superbe et orgueilleuse beauté fit qu’un jour sir Jonathan Smith, le roi de l’huile, lui demanda sa main, en tremblant.

 

Mary, extraordinairement émue, promit à Jonathan d’être sa femme.

 

Depuis cette heure, Jonathan ne se reconnaissait plus. Comme il le disait à Charley, « il n’était plus lui-même ». Une joie inconnue l’avait transformé. Le roi de l’huile n’avait jamais aimé, et il aimait ! Et avec cette passion, avec cette violence qu’il mettait à toutes choses et qui l’avait rendu si redoutable dans les affaires.

 

Le mariage devait avoir lieu après son voyage à Denver. Mais il ne se séparait plus de Mary et l’avait emmenée avec lui.

 

– Je veux régler toutes mes affaires avant notre bonheur, disait-il à Mary. Nous aurons une grande année de joie sans mélange, une longue lune de miel que nous irons passer, comme les Parisiens, en Suisse. Charley sera là pour me remplacer.

 

Charley ! son premier, son meilleur employé. Celui en qui il avait mis toute sa confiance et qui, à cette heure, se rendait coupable de l’exécrable trahison ! Comme il avait eu tort de lui permettre l’approche quotidienne de Mary ! Qui sait, maintenant, quels liens les unissaient ?

 

Et comme, d’autre part, il avait eu raison de douter de son bonheur ! Et comme ses craintes, ses appréhensions, la terreur d’une catastrophe prochaine détruisant tout l’édifice de son amour, comme tout cela était justifié !

 

Longtemps Jonathan Smith s’abîma dans de profondes pensées… Brusquement, il se redressa et dit :

 

– Tout cela n’est peut-être point vrai ! Ces lèvres qui ont remué disaient des choses que je ne sais pas et qui n’étaient point des choses d’amour… Des lèvres qui remuent… Il est difficile de mettre des paroles sur des lèvres qui remuent…

 

III

 

Cette nuit-là et le jour qui suivit se passèrent sans incident. Point d’Indiens à l’horizon. Le convoi reprenait sa physionomie habituelle, chacun vaquant à ses occupations et à ses plaisirs et finissant par se désintéresser du spectacle des plaines succédant aux plaines.

 

On approchait du Colorado, et avant de remonter vers le Wyoming, on stationnerait à Julesbourg, ville aux environs de laquelle toute crainte de danger semblait devoir être écartée.

 

Seuls, à la terrasse de l’arrière, étendus sur deux fauteuils parallèles, Charley et Mary, muets et graves, contemplaient le soleil qui se couchait à l’occident de la Prairie.

 

On eût dit qu’il descendait à l’horizon des mers. Immense comme un océan, la Prairie avait ses vagues. C’était l’ondulation monotone de ses herbes et de ses foins. Leurs ombres venaient de très loin en lames successives et régulières, et ces lames déferlaient à la rive des rails et des ballasts avec une plainte douce sous la brise.

 

L’astre, plus bas sur l’horizon, allumait un incendie.

 

Et ce fut, à l’ouest, un embrasement soudain du ciel et de la terre.

 

Tout flamba dans une vaste apothéose.

 

Charley avait pris la main de Mary. Tous deux regardaient. Leur émotion était immense comme le spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Le couchant perdit de son éclat. Cela cessa d’être du feu et cela devint du sang : un jaillissement écarlate et formidable que la terre poussait vers les cieux, comme si elle vidait tout le sang de son cœur. Et elle entra en agonie. Ses veines, bientôt exsangues, charrièrent à l’horizon des globules moins vermeils, La vie s’en allait, et le soir glissa sur la Prairie et gagna, d’ombre en ombre, l’extrême limite des choses.

 

Le crépuscule s’éclaira encore des reflets métalliques de la rivière Platte, que le train n’avait pas quittée depuis Omaha. Large, sans profondeur, coulant à peine et stagnant presque toujours dans cette plaine en nivellement quasi géométrique, the Plater river traversait ainsi, de compagnie avec le railway, tout l’État de Nebraska.

 

Le silence de l’étendue n’était alors troublé que par les cris brefs des chiens des prairies. Quelques antilopes vinrent boire à la rivière, ombres vite évanouies à l’approche du train.

 

Mary s’aperçut que sa main était restée dans la main de Charley. Elle la retira.

 

– Nous allons rentrer, dit-elle.

 

Et elle se leva.

 

Mais Charley était près de la porte et lui interdisait le passage.

 

– Un mot encore, implora-t-il.

 

– Nous n’avons plus rien à nous dire, mon ami.

 

– Mary, Mary, écoutez-moi…

 

– Je ne veux plus vous écouter. Charley, vous voyez ce que je souffre… Ne parlons plus jamais de ces choses…

 

Elle dit plus bas :

 

– Et puis ne soyons pas imprudents.

 

– Je vous l’ai juré, Mary, il ne sait rien et il ne saura jamais rien de notre amour…

 

– Je vous dis que vous avez été imprudent. Hier, quand vos lèvres ont remué… Je crois qu’il a vu vos lèvres, Charley.

 

– Non, cela ne se peut. Vous pouvez bien me pardonner… Vous ne les verrez plus longtemps, mes lèvres…

 

Il ajouta, plus sombre :

 

– Votre pouvoir n’ira point jusqu’à me faire supporter une existence qui m’est odieuse.

 

– Mon pouvoir ira jusque-là…

 

– Combien vous êtes cruelle ! si vous saviez ma lassitude de vivre !… Hier, voyez-vous, quand il m’a parlé si mystérieusement de ce pli que je trouverais à Denver, de ce pli qui contenait, s’il mourait, lui, le secret de ma fortune… J’avais envie de lui rire insolemment à la figure, à sa face immonde de millionnaire… à la face de votre époux, Mary !

 

– Encore une fois, mon ami, ayez pitié…

 

– Écoutez, Mary. Je vous ai demandé une seconde encore, une seconde… C’est que j’ai une chose à vous dire… Oh ! une chose très grave… Vous m’entendrez bien une seconde.

 

– Je sais toutes les choses graves que vous avez à me dire, Charley, et vous me les avez dites déjà…

 

Charley se laissa tomber sur un fauteuil. Il y eut un silence.

 

– C’est vrai, dit-il.

 

– Vous voyez bien, fit-elle, qu’il faut que tout ceci se termine… Laissez-moi passer…

 

Mais elle s’arrêta d’elle-même. Un gémissement la fit se retourner.

 

– Alors, je vous quitterai à Denver, disait Charley d’une voix rauque. Vous partirez, et je ne vous verrai plus… Et vous épouserez cet homme ! Vous, la femme de Jonathan Smith ! Vous ne savez pas ce que c’est que Jonathan Smith ! si vous saviez !

 

– Vous m’avez dit qui il était, et je l’épouserai, Charley. Voilà trois mois que ces querelles me poursuivent, à toute heure du jour. Je suis effroyablement lasse…

 

– C’est un misérable ! C’est un monstre !

 

– C’est mon bienfaiteur !

 

– Votre bienfaiteur, lui ! C’est votre créancier ! Et il réclame le paiement de votre dette…

 

– Je la paierai…

 

Charley se tordait les mains :

 

– Malheureux que je suis !… Et dire qu’avec cette passion que je croyais toute-puissante, je suis incapable de vous inspirer la haine de cet homme ! Vous, pour qui il s’est montré bon, tendre et généreux, vous ne savez pas, vous ne saurez jamais ce qu’il fut pour les autres, vous ne vous doutez pas de son égoïsme et de sa cruauté !

 

– Vous m’avez dit toutes ces choses, Charley.

 

– Vous ne vous en souvenez plus.

 

– Je veux les oublier.

 

– Il en est que je ne vous ai pas dites.

 

– Taisez-vous.

 

– Je parlerai, Mary, et cependant, j’ai donné ma parole d’honneur de me taire.

 

– À qui ?

 

– À Jonathan. Mais je parlerai tout de même.

 

– Vous agissez mal, Charley.

 

– Je le sais, mais ça m’est égal de ne point tenir ma parole, voyez-vous ; est-ce que vous avez tenu la vôtre ?

 

– Oh ! Charley, est-ce que vous ignorez que je ne suis point maîtresse de ma destinée ?

 

– Ignorez-vous que je ne suis point maître de mon amour ? Je parlerai ; je veux que vous sachiez tout. Jonathan Smith a un fils, miss Mary.

 

Ils se turent un instant.

 

– Vous divaguez, Charley ; si Jonathan avait un fils, il me l’eût avoué.

 

– C’est à moi que cet aveu fut fait.

 

– Voilà qui est étrange.

 

– Oh ! vous comprendrez… Il y a dix ans, Jonathan connut une jolie fille. Elle était honnête, appartenant à une famille pauvre. Il l’enleva à sa famille ; la jolie fille lui donna un enfant, et depuis, elle est morte.

 

– Elle mourut de quoi ?

 

– De désespoir et de privations.

 

– Il l’avait abandonnée ?

 

– Oui.

 

Ces révélations semblaient produire un grand effet sur la jeune fille.

 

– Voilà l’homme, continua Charley.

 

– Qu’est devenu l’enfant ?

 

– Ce qu’il a pu durant huit années.

 

– Jonathan ne s’occupait point de son enfant ?

 

– Il m’a dit que, s’il lui avait fallu s’occuper de tous les enfants que le hasard lui avait donnés, il n’aurait pas eu le temps de s’occuper de ses affaires.

 

– Oh !…

 

– C’était peut-être une parole de fanfaronnade. Je ne puis affirmer que ce que j’ai vu.

 

– Qu’avez-vous vu ?

 

– Il y a deux ans, Jonathan me dit : « Charley, vous allez partir pour La Nouvelle-Orléans. » Et il m’avouait cette lamentable histoire d’amour dont je vous parlais tout à l’heure, il m’avouait sa paternité et l’ignorance dans laquelle il se trouvait de ce qu’était devenu son fils. J’avais mission de le rechercher et de veiller à ce que désormais il ne manquât de rien. La tâche était difficile, car la mère avait disparu et, depuis plusieurs années, nul n’avait entendu parler d’elle. Après six mois de recherches, je trouvai la piste de la malheureuse. Je suivis cette piste. Au bout, je trouvai la mère morte et l’enfant à l’agonie. L’enfant manquait de tout et succombait de misère. Je pus le sauver et, suivant les indications de Jonathan, je le plaçai dans un family house de La Nouvelle-Orléans, où il se trouve encore. Le petit a huit ans.

 

– Comment s’appelle-t-il ?

 

– On l’appelle William.

 

– Sir Jonathan continue à s’occuper de son fils ?

 

– Tous les mois, Mary, pour faire parvenir à la pension le prix de l’entretien de William. Mais cette pitié tardive vous fera-t-elle oublier la conduite criminelle de Jonathan pendant les huit premières années ?

 

– Je veux oublier tout ce qu’il y avait de mauvais dans cet homme et ne plus voir que ce que j’y découvre de bon.

 

– Prenez garde ! prenez garde ! tout cela n’est que passager ! Tout cela est factice ! Il se lassera de vous, Mary, et il brisera le jouet que vous fûtes en ses mains. La nature perverse et grossière de cet homme réapparaîtra avant qu’il soit longtemps. Cette transformation, ces remords qui l’ont fait rechercher son fils, tout cela vous est dû ! Tout cela est arrivé parce qu’il vous aimait. Quand il ne vous aimera plus, nous reverrons le véritable roi de l’huile !

 

– Aussi faut-il qu’il m’aime toujours, fit Mary, et vous voyez bien qu’il faut que je l’épouse…

 

Charley gémit encore :

 

– Souvenez-vous des vœux que nous échangeâmes, Mary, le soir de cette promenade dans le parc ; sir Jonathan faillit nous surprendre, mais vous n’aviez point perdu votre sang-froid, car vous disiez que Jonathan voulait votre bonheur et qu’il ne s’opposerait point à notre mariage. Et comme vous saviez votre influence immense sur cet homme, vous m’avez dit : « Ne parlez point de notre mariage à quiconque. C’est moi-même qui demanderai votre main, Charley, à mon ami, et mon ami ne me la refusera pas. » J’étais heureux.

 

– Votre bonheur n’avait d’égal que le mien, Charley.

 

Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ils étaient pleins de larmes.

 

– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs. Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà, il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans les ateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.

 

– C’est vrai, j’étais bien jeune. Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi. C’était de l’amour, déjà.

 

– Saviez-vous alors que vous seriez la femme de Jonathan ?

 

– Oh ! Charley ! Charley ! Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans ma petite âme d’enfant ?

 

– Et plus tard, l’avez-vous espéré ?

 

– Jamais ! je vous le jure ! Jamais ! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vous appeliez « votre » Mary et qui vous avait donné le droit de parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vous appartiendrait un jour ?… Si j’avais songé à la possibilité d’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche, j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nos promenades du soir…

 

Charley continua, d’une voix plus âpre :

 

– Alors, vous ne songiez pas à un pareil coup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathan était si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandé d’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, miss Mary !…

 

– Charley ! Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que les filles sans fortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours des maris quatre cents fois millionnaires ! Et que, lorsque l’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sans intelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaient cette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quand elles ont engagé leur cœur !

 

Mary mit sa main sur la bouche de Charley et lui dit :

 

– Mon ami, vos paroles si cruelles n’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley. Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez de richesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser !… Et songez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être à vous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui dois tout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, et que je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bien que je le lui donne…

 

Tout bas, Charley demandait pardon et baisait la main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche. Et Mary, dans une crise de désespoir, avouait :

 

– Car vous, vous aurez mon âme, toute mon âme… Charley dit très bas :

 

– Pardon !

 

– Comprenez ce que je vais souffrir et plaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que je vous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi que vous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.

 

Elle ajouta, plus bas, dans un souffle qui vint caresser le visage de Charley, toujours à genoux :

 

– De ce qui, dans mon cœur, sera toujours notre amour. Le jeune homme prit les mains de Mary, et, l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria :

 

– Mon amie, si je vous le jure, promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose que je vous aie demandée, que je vous demanderai jamais ! Je vous implore, Mary…

 

– Que voulez-vous de moi, mon pauvre Charley ?

 

– Un baiser…

 

Mary tendit son front.

 

– Non, pas ainsi, un baiser d’amour… murmura Charley.

 

Ils étaient en proie tous deux à une émotion indicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait en eux. Une ardeur inconnue les brûlait.

 

– Un baiser d’amour ? dirent les lèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.

 

– Songez aussi que ce sera le baiser d’adieu…

 

Leurs lèvres se joignirent, et ils se donnèrent ce double baiser-là.

 

Le train approchait de Julesbourg, dans un tapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’un kilomètre, jeté sur la rivière Platte.

 

Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrière eux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut sur le seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières du crépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lame d’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entre ses dents et, les poings tendus, s’avança.

 

Enivrés de leur premier baiser d’amour, les jeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, et Mary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle se renversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudain au-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Elle poussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poings de Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissa échapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membres vainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genou sur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour aller chercher le couteau.

 

Mary, qu’une épouvante sans nom affolait, continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bête blessée ; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruits et de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont de Julesbourg.

 

Quand elle vit Jonathan brandir son couteau, elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et le supplier de ne point frapper.

 

– Tuez-moi ! mais ne l’assassinez point !

 

Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit sur Charley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonation retentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avait pas eu le temps de frapper.

 

Charley, d’un bond, était debout, délivré. Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regard fou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui se mourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut un hoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux de Mary, toute proche, avaient une expression de douleur surhumaine.

 

Il poussa un rauque soupir, le dernier. Son grand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait au dehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un « han ! » d’angoisse et d’effort suprême, jeta l’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corps rebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre de la rivière Platte.

 

Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathan sur la terrasse, une minute à peine.

 

Les jeunes gens se regardèrent avec des figures d’outre-tombe.

 

Des bruits de pas se firent entendre derrière eux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.

 

Quelqu’un demanda :

 

– Qui a tiré ? Nous avons pensé à une alerte… Charley répondit, d’une voix blanche :

 

– C’est moi. J’avais cru distinguer dans le soir le galop des Indiens.

 

– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela, fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et à profiter du ralentissement du train pour attaquer.

 

– Le pont est loin maintenant. Nous ne courons plus aucun danger.

 

– Disons-leur adieu.

 

Et cinquante coups de revolver strièrent les ténèbres.

 

Le commerçant de la rue du Sentier arriva aux nouvelles :

 

– Que veut dire ce feu d’artifice ?

 

– Ce n’était pas un feu d’artifice, répliqua le Yankee. Nous repoussions l’attaque des Indiens. Yes.

 

– Alors j’ai perdu mon pari ?

 

– No. J’ai parié attaque dans le Nebraska : nous venons d’entrer dans le Colorado.

 

– Alors j’ai gagné ?

 

– No. Nous allons quitter le Colorado et rentrer dans le Nebraska.

 

– Quels farceurs ! conclut le Français. Nebraska ou Colorado, il n’y a pas plus de sauvages que dans ma boutique !

 

Le train venait d’entrer dans Julesbourg.

 

PREMIÈRE PARTIE

L’AUBERGE ROUGE

 

I

LE PRINCE AGRA

 

Une vingtaine d’années ont passé sur les événements qui précèdent.

 

Nous sommes à Paris. Le soir où nous reprenons notre récit, il y avait fête de nuit au théâtre des Variétés-Parisiennes. Voitures de maîtres et fiacres s’arrêtaient à chaque instant, débarquant des personnages de carnaval.

 

Généralement, les costumes étaient riches et les déguisements de bon goût, même lorsqu’ils avaient donné lieu à la plus extravagante fantaisie.

 

Les Variétés-Parisiennes avaient donné rendez-vous à toute une sélection du monde littéraire, artistique, politique, diplomatique, et à toute une sélection du demi-monde.

 

La scène, aussi vaste que la salle, était couverte de petites tables. Les groupes se choisirent, se sélectionnèrent, s’assirent, et l’on mangea.

 

C’était exquis, et l’on s’amusait beaucoup.

 

Au fond de la scène, à l’une des tables où la gaieté prenait des proportions inconnues encore, Diane, en travesti Louis XV qui allait merveilleusement à sa beauté mièvre, à son profil d’adolescent, Diane, célèbre par la splendeur de ses aventures, la bêtise de ses gestes et la niaiserie de sa diction quand elle eut l’orgueil de s’exhiber sur les planches d’un music-hall, Diane, bien connue pour sa « rosserie » à l’égard des amants, illustre par six mois de pudeur, désespoir d’un fils de famille à la « galette » prestigieuse, qui ne vit jamais que le pied nu de sa maîtresse, ce qui, disait-il, ne lui suffisait point, Diane disait :

 

– Écoutez, messeigneurs, ce que je vais vous lire. Ce billet m’est venu d’un inconnu et me fut remis comme je m’ennuyais, tantôt, en l’allée des Acacias. Remis n’est point le terme propre : c’est jeté, ai-je voulu dire.

 

Elle écarta les dentelles de son jabot et y chercha un papier, qu’elle déplia. Elle lut :

 

« Diane, vous ne me connaissez pas. Je ne vous connais pas davantage. Mais on dit que vous êtes belle. Réservez-moi, je vous prie, une place auprès de vous, ce soir, au souper des Variétés. Signé : prince Agra. »

 

À une table voisine, Blanche de Ligné, une jolie brune, se leva et dit à Diane en zézayant :

 

– Alors, c’est pour ce mystérieux inconnu que tu gardes si férocement cette chaise à côté de toi et que tu ne voulus point de moi à ta table ?

 

– C’est pour lui, mademoiselle.

 

– Ze croyais que tu prenais d’ordinaire plus de renseignements avant de te laisser aller aux fantaisies de ton cœur.

 

– Il ne s’agit point de cela. Je suis curieuse du procédé et désirerais savoir ce qu’il en adviendra.

 

– Peste ! ma chère, vous vous mettez bien. Prince Agra. Et pourrait-on savoir où il loge, ce prince-là ?

 

– Vous m’en demandez beaucoup trop pour aujourd’hui, ma chère. Mais, demain, il logera chez moi !

 

– Un prince ne loge nulle part quand il n’existe pas. Qui de vous, messieurs, qui de vous, mesdames, a entendu parler de ce puissant personnage ?

 

Autour de la table, on ne connaissait pas de prince ni de principauté d’Agra.

 

Raoul de Courveille interrompit la dînette qu’il s’offrait :

 

– Je parie que Lawrence, qui a tant voyagé, nous dira qui est ce prince. Je vais le chercher.

 

Il revint bientôt, tenant par la main un homme qui paraissait une cinquantaine d’années, aux yeux très doux et très tristes.

 

– Dites-nous, Lawrence, si vous connaissez le prince Agra ?

 

Lawrence répondit :

 

– Je connais, dans les Indes anglaises, une ville qui se nomme ainsi.

 

– Vous voyez bien ! s’écria Diane, joyeuse. Il existe ! Il existe ! Et il va venir ! Oh ! merci, monsieur, merci !

 

Lawrence se tourna vers la jeune femme et sourit :

 

– Je connais une ville qui s’appelle ainsi, madame, mais je ne connais point de prince portant le nom de cette ville.

 

– Il faut en prendre votre parti, ma chère, fit Josèphe. Le prince ne viendra pas, puisqu’il n’existe pas…

 

Diane, blanche de colère contenue, ne disait mot. Le nom du prince Agra fit le tour de la scène. Soudain, à la table centrale, le duc Hartmann, premier secrétaire d’ambassade d’Autriche-Hongrie, se leva et demanda :

 

– Qui donc, ici, parle du prince Agra ?

 

On fit silence. Le duc s’avança vers Diane.

 

– C’est vous, madame, qui parlez du prince Agra ?

 

– C’est moi, fit Diane, et si vous avez de ses nouvelles, vous serez le bienvenu. Connaissez-vous son écriture ?

 

– Non, madame, je ne la connais point.

 

– C’est dommage, car voici un billet signé de son nom, et je voudrais bien savoir si l’on se moque de moi.

 

– Qui vous fait croire que l’on se moque de vous ?

 

– Mais cette signature du prince Agra, que tous ignorent. Seul, monsieur que voici – et Diane désigna, du geste, Lawrence, qui était resté près d’elle –, seul, monsieur m’a donné quelque espoir en me contant qu’il y a, au fond de l’Hindoustan, une ville qui s’appelle ainsi. Mais tous ces jeunes fous, qui sont ignorants comme des cocottes, prétendent que je suis victime de quelque poisson d’avril.

 

– Ils ont tort, madame.

 

– Bravo ! s’écria Diane joyeusement. Bravo ! Asseyez-vous ici, sur cette chaise, qui lui est destinée, et entretenez-nous de lui jusqu’à ce qu’il arrive, et dites-nous s’il est beau, puisque vous l’avez vu.

 

Le duc prit place auprès de Diane.

 

– Je ne l’ai point vu.

 

– Alors ?

 

– Alors, j’ai entendu parler de lui.

 

– Il y a longtemps ?

 

Le duc avait une physionomie des plus graves. Il dit :

 

– Il y a quelques années, j’ai entendu prononcer ce nom pour la première fois, au lendemain de la mort du prince héritier.

 

– Le drame de Meyerling ?…

 

Ces derniers mots étaient prononcés par une bouche muette jusqu’alors. Au bout de la table, le comte Grékoff avait négligé de se mêler aux conversations.

 

– Parfaitement, fit le secrétaire d’ambassade, au lendemain du drame de Meyerling. Dans quelles conditions exactement ? Voilà ce que je ne saurais dire. On a raconté que le prince Agra, qui était grand ami du prince Rodolphe, avait passé une partie de la journée qui précéda le drame avec l’archiduc. On ne le vit plus en Autriche depuis. Qu’est-il devenu ? Qui le sait !…

 

Le duc Hartmann ne dit rien de plus, mais on comprenait qu’il avait encore des choses intéressantes à révéler, et qu’il ne les révélerait pas.

 

Il paraissait même regretter ses rares paroles.

 

Le comte Grékoff rompit le silence :

 

– On a dit, monsieur, que le prince Agra avait été mêlé de fort près au drame de Meyerling et qu’il y avait joué un rôle prépondérant.

 

– J’ai entendu parler de ces choses, fit le duc Hartmann, mais ce sont là racontars de cour, et je vous avoue que, pour ma part, je n’y ajouterai point foi.

 

– Nous expliquerez-vous son départ si rapide… disons le mot : sa fuite… après qu’on eut retrouvé, dans le chalet du parc, étendus sur la même couche, le prince et… sa maîtresse ?

 

– Ce ne fut peut-être qu’une coïncidence ; le prince Agra pouvait avoir affaire ailleurs.

 

– Eh ! monsieur le duc, savez-vous où gîtait cet « ailleurs » ?

 

– Nullement.

 

– Eh bien ! je vais vous le dire. Trois jours après la mort du prince, il était à Saint-Pétersbourg. Je puis vous l’affirmer ; je fréquentais aux bords de la Neva à cette époque.

 

– Alors, vous l’avez vu ? demanda Diane.

 

– Non, madame, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui.

 

– Comme le duc, alors ? Quel drôle de prince que celui-ci, dont tout le monde parle et que personne ne voit !

 

Diane ajouta :

 

– Quel âge avait le prince Agra à Saint-Pétersbourg ?

 

– Une vingtaine d’années.

 

– Pas plus ?

 

– Je ne le crois pas.

 

– Il aurait donc maintenant vingt-sept ou vingt-huit ans ?

 

– Sans doute.

 

– Et il courait déjà tant d’histoires sur son compte ? Nous les direz-vous ?

 

– Non. Elles sont trop extraordinaires… et peut-être grandies par la légende. Sachez seulement qu’à Tiflis, et depuis à Florence, le prince Agra a fait parler de lui. Sachez que partout où sa présence nous fut signalée, nous avons appris qu’il y avait eu de l’amour, des larmes et du sang…

 

Blanche de Ligné, qui avait tout entendu, demanda à Diane :

 

– Eh bien ! ma chère, est-ce qu’on est toujours aussi pressée de voir son prince ?

 

– Toujours ! fit Diane.

 

– Mais, enfin, interrogea Jacques de Varne, ce prince Agra, d’où vient-il ? Quel est-il ? De quelle nation ? À quelle humanité appartient-il ? Quelle est sa famille ?

 

– Nul ne le sait, fit le comte Grékoff. On a cherché, mais on n’a pas trouvé. Il se dit originaire des Indes anglaises, comme son nom peut le faire croire, fils d’une Grecque et d’un radjah. Quelle Grecque ? Quel radjah ? On a dit aussi qu’il ne connaissait point le chiffre de sa fortune. Il dépensait des sommes énormes. Le seul personnage qui paraissait le connaître, pour s’être trouvé par hasard dans certaines villes où le prince avait élu un rapide domicile, ce personnage était lui-même tellement mystérieux, qu’on était tenté de lui demander sa propre histoire avant de le prier de raconter celle des autres…

 

– Comment s’appelait cet homme ? demanda le duc Hartmann, très intéressé.

 

– Je ne me souviens plus. Mais il est venu à Saint-Pétersbourg quelques jours avant la mort de la princesse Nachimoff, et je lui ai parlé, un soir, à une fête qui se donnait chez le tsar. Comment se trouvait-il là ? Problème. La conversation étant venue à tomber sur le prince Agra, il me raconta quelques-unes des histoires auxquelles je faisais allusion tout à l’heure.

 

– Je crois savoir de qui vous parlez, fit le duc Hartmann. Attendez… il s’appelait, je crois, Arnoldson… Sir Arnoldson, c’est cela…

 

Le comte Grékoff, pensif, dit :

 

– On le rencontrait, du reste, fort rarement à Saint-Pétersbourg, mais toujours dans la meilleure société.

 

– Ainsi faisait-il à Vienne.

 

– Et on ne le voyait que le soir. Je ne me rappelle point l’avoir jamais rencontré dans la journée.

 

– C’est exact. Il ne se montrait qu’aux lumières, et je me souviens maintenant… oh ! je me souviens parfaitement qu’on l’avait surnommé…

 

– Le nom et le surnom de cet homme me sont indifférents, interrompit Diane. Je vous ferai remarquer, messieurs, que vous vous éloignez du sujet de la conversation. Parlez-moi du prince Agra, ne me parlez que de lui.

 

– Peste ! ma chère. Quelle chaleur ! s’écria Josèphe.

 

– Eh ! quoi ? vous ne vous intéressez point aux histoires fantastiques de mon prince ?

 

– De ton prince ! interrompit Assive. Tu pourrais dire de notre prince, puisqu’il n’appartient encore à personne et qu’il appartiendra peut-être à toutes.

 

– Vous oubliez, ma chère, que j’ai sa déclaration, laissez donc ces messieurs nous dire tout ce qu’ils savent de celui que nous attendons.

 

– Mon Dieu ! madame, dit le comte Grékoff, je croyais vous avoir raconté que cet homme était le seul qui sût quelque chose de précis sur le prince Agra. Ne le séparez point trop du prince. En Europe, ils apparaissent ensemble. Je l’ai vu à Saint-Pétersbourg, à l’époque où le prince Agra s’y trouvait, et le duc l’a vu à Vienne au moment du drame de Meyerling, alors que le prince venait de disparaître. Voilà encore bien des coïncidences ! Qui nous dit qu’elles ne se reproduiront point, et que derrière le prince Agra on ne verra pas apparaître cet individu bizarre et mystérieux, qui se fait appeler Arnoldson, mais que nous nommions tous…

 

Des cris interrompirent le comte.

 

– Silence ! silence ! criait-on à toutes les tables ; Judic va chanter !

 

II

M. MARTINET SE GRISE

 

Aïe donc !… on…

Aïe donc !… on…

Ah ! qu’il fait bon

Couper… du jonc !…

 

« Entendre » Judic couper du jonc est un plaisir toujours nouveau. On applaudit ferme, et elle céda sa place à Brasseur, qui excita les rires. Et puis le champagne coula à pleines coupes.

 

Autour des tables, on était d’une gaieté de « bon aloi ». Seul, M. Martinet se distinguait par ses plaisanteries risquées et bruyantes, quoique, dans une soirée costumée, bien des incartades soient de mise.

 

– Martinet, veux-tu te tenir tranquille ! cria Diane par-dessus les tables.

 

Celui-ci se levait, en effet. Il avait une coupe dans la main. Il fit un signe à Diane et cria, très rouge :

 

– Je bois à toute la famille !

 

– Je t’écoute, fit Diane, et se penchant vers son voisin : c’est mon beau-frère.

 

Martinet s’était relevé avec son verre et criait encore :

 

– Mesdames et messieurs, princes et princesses, artistes journalistes et littérateurs, je suis calicot et je m’en vante. Je lève mon verre à tout le commerce de la rue du Sentier !

 

– Certains travestis évoquaient des chefs d’État.

 

Une femme fit asseoir de force Martinet, et Félix Faure lui dit :

 

– Vous faites bien du bruit, monsieur !

 

– Nous sommes ici pour cela, Nicolas ! fit Martinet en se tournant vers le tsar, qui lui sourit le plus aimablement du monde.

 

Martinet ne résista pas à ce sourire.

 

– Vive la Russie ! cria-t-il.

 

Nicolas II lui dit :

 

– Vous êtes bien gentil.

 

Lawrence dit à Martinet :

 

– Monsieur, vos cris ne me gênent point, mais vous remuez beaucoup votre chaise et vous venez de me la poser sur le pied.

 

– Je vous fais mille excuses, monsieur Lawrence.

 

– Tiens, vous me connaissez donc ?

 

– J’ai cet honneur.

 

– Depuis longtemps ?

 

– Depuis l’automne dernier.

 

– Et dans quelles circonstances me connûtes-vous ? Pouvez-vous me le dire ?

 

– Oh ! monsieur Lawrence ! Il n’y a point d’indiscrétion à cela. C’est moi qui fus chargé des tapisseries qui garnissent aujourd’hui les murs de votre hôtel de l’avenue Henri-Martin. Je vous vis cent fois, mais vous ne me remarquâtes point.

 

– C’est ma femme, en effet, qui s’occupe de ces choses.

 

– Une bien digne et bien belle femme que vous avez là, monsieur Lawrence.

 

Lawrence sourit sans répondre, et Martinet reprit :

 

– Oh ! soit dit sans vous offenser, en tout bien tout honneur ! Je le dis comme je le pense.

 

– Vous êtes un brave homme, monsieur Martinet.

 

– Je connais aussi beaucoup monsieur votre fils. Il m’a rendu de nombreux services.

 

– Et lesquels, mon Dieu ? Mon fils vous a rendu des services, voilà qui m’étonne fort.

 

– Il m’a bien tapé quatre mille clous !

 

– Oui, vraiment ? Il voulait donc faire son apprentissage de tapissier ?

 

– Vous voulez rire, monsieur. M. Pold voulait s’amuser. Nous avons conservé, depuis, d’excellentes relations.

 

– Comment cela ?

 

– Chaque fois qu’il passe, avec sa « bécane », par la rue du Sentier, il vient me donner un petit bonjour. C’est un brave enfant, et grand, et bien portant, et d’une force peu ordinaire pour ses vingt ans. On lui en donnerait vingt-trois.

 

– Je vois que vous connaissez ma famille.

 

– Comment va Mlle Lily ?

 

– Ah ! ah ! Mlle Lily aussi ? Mais elle est en excellente santé, mon brave.

 

– Et toujours charmante ?

 

– Toujours, monsieur Martinet, toujours. Mais dites-moi, comment vous trouvez-vous ici ? Avez-vous donc la coutume de fréquenter acteurs et journalistes ?

 

– Que non, monsieur, et c’est bien pour cela que je suis venu. Ne les connaissant pas et étant fort curieux de ma nature, j’ai voulu les voir de près. Alors je me suis adressé à ma belle-sœur, et voilà !

 

– Comment « Et voilà » ? C’est votre belle-sœur qui vous a fait inviter ? Elle connaît donc le directeur des Variétés-Parisiennes ?

 

– Beaucoup, monsieur. Ma belle-sœur est cette jeune personne pour laquelle vous vous êtes dérangé tout à l’heure, et avec qui vous vous êtes entretenu un instant.

 

– Diane ?

 

– Si vous voulez. C’est le nom qu’elle s’est donné quand elle a mal tourné. Au fond, elle a bien fait de ne point conserver le nom d’une famille qu’elle eût déshonoré.

 

– Vous êtes dur pour votre belle-sœur, monsieur.

 

– Je l’ai été, monsieur, mais je ne le suis plus. Je lui ai, ou plutôt nous lui avons pardonné. À Paris, il faut savoir ne point être trop sévère sur le chapitre des mœurs. C’est ce que j’ai fait comprendre à ma femme, qui tenait rigueur à sa sœur de la profession qu’elle avait embrassée. Elle a cédé à mes objurgations et, depuis, nous ne nous en trouvons pas plus mal. C’est grâce à Diane que notre clientèle a augmenté dans des proportions considérables. Tout ce que je vous raconte là ne vous ennuie point, monsieur ?

 

– Eh ! non.

 

– Mais vous ne buvez pas, monsieur. Personne ne boit ici. Ces gens-là ne savent pas boire. À votre santé et à celle de votre charmante famille ! Vous ne trouvez pas que ça manque d’entrain ? J’étais venu dans l’espérance d’assister à une orgie et je crois, ma parole, que ça va être plus ennuyeux que dans le monde. Peuh ! des poseurs !

 

– Attendez la fin, monsieur Martinet.

 

– Ah ! la fin sera comme le commencement. Et puis, vous savez, rien ne m’épate plus, moi, j’ai trop voyagé.

 

Fatigué, Lawrence ne l’écoutait plus. Il cessa de lui parler. Mais M. Martinet n’en continua pas moins :

 

– Oui, j’ai beaucoup voyagé. « Tel que vous me voyez », j’ai traversé l’Amérique.

 

Lawrence se taisait toujours.

 

– Oui, l’Amérique, de l’est à l’ouest, de New York à San Francisco. J’ai passé huit jours et huit nuits sur le Pacific railway.

 

M. Martinet se retourna vers Lawrence et fut étonné du regard qu’il rencontra.

 

– Cela vous étonne, dit-il, que j’aie tant voyagé que cela ! À me voir, on me dirait un petit-bourgeois, bien tranquille, un calicot qui n’a jamais quitté son magasin. Eh bien ! « tel que vous me voyez », il paraît que j’ai couru les plus grands dangers. J’ai failli être mangé par les sauvages.

 

Lawrence demanda d’une voix calme :

 

– Il y a longtemps, monsieur, que vous êtes allé en Amérique ?

 

– Mon Dieu ! cela ne date pas d’hier. J’avais une vingtaine d’années de moins à cette époque ; j’étais svelte et élégant. Depuis, j’ai pris du ventre et quelques cheveux blancs. Je vais sur mes quarante-cinq ans, monsieur. Je ne regrette point les années passées, parce que je les ai bien employées, et que mon petit commerce de tapissier marchand de meubles est fort prospère.

 

Il vida sa coupe.

 

Lawrence semblait s’intéresser maintenant au verbiage de M. Martinet.

 

– Il y a une vingtaine d’années, dites-vous, que vous êtes allé en Amérique, et vous avez failli être mangé par les sauvages… Que voulez-vous dire par là ?

 

– Oh ! une histoire… Des farceurs prétendaient que notre train serait attaqué par les Peaux-Rouges. Je ne les ai pas crus, et j’ai bien fait. Pas plus de Peaux-Rouges que sur la main. Mais, en revanche…

 

– En revanche ?… interrogea Lawrence.

 

Martinet s’arrêtait à nouveau. Il dit après une pause :

 

– Est-ce que ça vous intéresse vraiment ce que je vous raconte là ? Si je vous embête, monsieur Lawrence, il faut le dire, vous savez. Moi, je n’aime pas raser mon monde. Ça n’est pas mon état.

 

– Mais non, mais non. En revanche ?…

 

– J’suis marchand de meubles, je n’suis pas perruquier.

 

– Je vous écoute, mon ami.

 

– Quel sale métier !

 

– Marchand de meubles ?

 

– Non, perruquier.

 

– Vous buvez trop, monsieur Martinet, vous aurez mal aux cheveux en vous réveillant cet après-midi, et Mme Martinet vous grondera. Mais, revenons au point où nous avons laissé la conversation.

 

– Ah ! oui, en revanche, il y a eu un fameux drame dans le train. Mais, là, un fameux ! Du reste, vous en avez entendu parler.

 

– Moi ?

 

– Mon Dieu ! oui, comme les autres. Ça a fait assez de bruit dans le monde. Voyons, vous ne vous rappelez pas ?… Mais qu’est-ce que vous avez, monsieur Lawrence ? Comme vous voilà pâle !

 

– Pâle ?

 

– Mais oui, mais oui. Êtes-vous malade ?

 

– Pas le moins du monde, répondit Lawrence d’une voix ferme. Je suis toujours pâle, moi. Je n’en pourrais dire autant de vous, monsieur Martinet, car votre nez est flamboyant, ce soir. Cela tient sans doute à votre façon si généreuse de boire. Cela ne vous permet plus d’apprécier les couleurs. Vous me voyez trop pâle parce que vous êtes trop ivre, monsieur Martinet.

 

– Je me tiens encore bien sur mes jambes, monsieur Lawrence.

 

Et Martinet se leva pour prouver son dire. En effet, il ne bascula point et exagéra la raideur de sa tenue :

 

– Ah ! ah ! je suis encore solide.

 

Il se rassit.

 

– Je vous parlais donc de ce drame, monsieur Lawrence. Ce fut un assassinat, un horrible assassinat. Cela s’est passé non loin de Julesbourg.

 

Lawrence, soit qu’il fût distrait, soit pour tout autre cause, brisa son verre.

 

– Eh ! là ! C’est moi qui suis saoul, et c’est vous qui cassez la vaisselle ! s’écria Martinet. Ma parole, vous me paraissez tout drôle. Votre main tremble… Auriez-vous la fièvre ?

 

Lawrence dit :

 

– Vous rêvez tout haut, monsieur Martinet. Allez rejoindre Mme Martinet : il est temps. Dans une demi-heure, il serait trop tard.

 

– Bah ! Mme Martinet est absente. Elle ne rentrera à Paris que dans quelques jours. J’ai bien le temps de vous raconter la mort du roi de l’huile !

 

– C’est inutile ; je la connais, en effet. Tous les journaux en ont parlé.

 

– Parfaitement. On avait cru d’abord à un accident, et c’est ainsi qu’on avait expliqué, dès le lendemain matin, la disparition de sir Jonathan Smith. Mais une enquête plus approfondie, des traces de sang sur la terrasse d’arrière, où il s’était tenu une partie de la nuit, et, plus tard, trois semaines plus tard, la découverte de son cadavre dans la rivière Platte, son cadavre horriblement défiguré et la nuque trouée d’une balle de revolver, tout cela prouva clair comme le jour qu’on était en face d’un assassinat.

 

– Rappelez-moi donc un fait, dit Lawrence. Les coupables ?… Les coupables ont été arrêtés, n’est-ce pas ?

 

– Que non point, déclara M. Martinet. Quelques heures après que l’on se fut aperçu de la disparition du roi de l’huile, on découvrit celle de deux jeunes gens qui l’accompagnaient. Ils avaient fui ensemble. Enfin, plusieurs semaines après le crime, on apprit que la jeune fille était la fiancée du roi de l’huile, et l’on en conclut que l’on se trouvait en face d’un drame de l’amour. On ne retrouva jamais ni la fiancée ni son amant, et tout cela est bien oublié, bien vieux. Ça fit beaucoup de bruit à l’époque, à cause de la fortune du roi de l’huile, voilà tout. Parlons d’autre chose, hein ? Ça n’est pas gai, ce que nous racontons là.

 

– Cette fortune, à qui donc est-elle revenue ?

 

– L’héritier ? Un domestique de la victime. Celle-ci n’avait pas de parents et avait fait un testament qui donnait tous les millions à un fidèle serviteur. En voilà un qui n’a pas dû s’embêter après la mort de son maître ?

 

– Et qu’a-t-il fait de la fortune, l’héritier ?

 

– Il l’a entièrement réalisée et a quitté Chicago. Depuis, il n’a plus donné de ses nouvelles. Tout est mystérieux dans cette affaire-là. Moi, je ne serais pas éloigné de croire que l’héritier a été pour quelque chose dans l’assassinat. En France, il suffit qu’on tue quelqu’un qui a du bien pour que la justice arrête celui qui en profite. Il en résulte rarement des erreurs.

 

– Une dernière question, monsieur Martinet. Vous avez vu celui que l’on croit être l’assassin, ce jeune homme qui, disiez-vous, était l’amant de la fiancée du roi de l’huile ?

 

M. Martinet ne put répondre tout de suite. La fanfare de Trépigny-les-Chaussettes, installée dans les fauteuils de balcon, venait d’éclater de tous ses cuivres. Des torrents de cacophonie descendaient du balcon sur la scène, emplissaient de bourdonnements douloureux les oreilles des invités. C’était le signal qui mettait fin au souper. Tout le monde se leva ; on se dirigea vers la rampe, où un large escalier avait été disposé, qui permettait de descendre directement de la scène dans la salle. Un instant, la musique infernale se tut. M. Martinet dit à Lawrence :

 

– Si je l’ai vu ! Ah ! monsieur, je l’ai vu comme je vous vois ! Partout où je le rencontrerais, je le reconnaîtrais immédiatement. Il était, tenez… il était… soit dit sans vous offenser – et M. Martinet mit sa main sur son cœur – il était un peu dans votre genre, seulement plus petit. Et puis, au lieu d’être brun comme vous, il était blond.

 

III

COMME QUOI DIANE N’ATTENDAIT PLUS LE PRINCE AGRA, EN QUOI ELLE AVAIT TORT

 

Tous se bousculaient, se poussaient vers l’escalier. La fanfare avait repris sa cacophonie. Dans le désordre de cette sortie de table, Lawrence se trouva, sans qu’il sût comment et sans qu’il eût rien fait pour cela, à côté de Diane, qui lui prit le bras. Il regarda cette jolie femme et ne lui parla pas, ne lui sourit pas. Ses yeux grands ouverts semblaient ne point voir. On le sentait entièrement pris par une pensée profonde qui l’absorbait, qui le jetait hors des choses et des gens qui l’entouraient.

 

Diane l’entraîna et il se laissa faire. Il descendit avec elle dans la salle. Elle le conduisit dans l’obscurité d’un couloir, poussa une porte. Ils entrèrent dans une loge. Diane referma la porte derrière eux.

 

Ils n’étaient pas assis que déjà Diane pleurait. Ces pleurs de femme tirèrent Lawrence de son rêve. Il ne s’étonna point de se trouver là avec cette femme en larmes.

 

– Il ne viendra plus ! C’est bien fini maintenant. Au fond, tout au fond, je me moque du prince, et ce qui m’ennuie, c’est qu’on se moque de moi, Vous les avez entendues, les bonnes petites amies ?

 

– Bah ! madame, tout ceci n’a pas d’importance. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela, à moi qui ne vous connais point ?

 

– Parce que vous ne me le demandez pas. J’aime qu’on ne me fasse point la cour, et avouez que je vous suis parfaitement indifférente.

 

– Mon Dieu ! oui, madame.

 

– Vous êtes adorable et si triste ! si triste. Je me suis dit : « Tiens, voilà un homme qui a des ennuis : je vais aller lui conter les miens. » Maintenant que c’est fait, j’écoute les vôtres.

 

– C’est charmant, dit Lawrence. Vous mettez tout de suite les gens à… votre aise. Je n’ai pas des ennuis, madame : j’ai de l’ennui.

 

– Et de quoi, monsieur ?

 

– De me trouver ici. C’est pourquoi je m’en vais.

 

– Mais vous êtes insolent… Comme c’est drôle !

 

– Non, madame. Ce n’est point votre compagnie qui me fait fuir, mais celle de tous ces masques, qui font trop de bruit et me donnent mal à la tête.

 

Diane ne répondit point.

 

Lawrence l’examinait curieusement, semblant la regarder pour la première fois, lui découvrait de la beauté. La voyant silencieuse :

 

– Vous pensez encore au prince ?

 

– Plus que jamais ! Vous n’avez pas réussi à me le faire oublier, vous savez ! Tenez, voulez-vous m’arranger la dentelle de mon jabot, que j’ai un peu froissée.

 

Pour cette opération, Diane avait déboutonné le haut de son gilet. Les doigts de Lawrence frôlèrent une peau de courtisane. Il rougit.

 

– Non… Vous rougissez ! Ah ! on voit bien que vous n’avez pas l’habitude des femmes, vous ! Connaissez pas la noce, hein ? la haute noce ! Vous voilà troublé comme un collégien. Qui aurait dit cela à vous voir si dédaigneux tout à l’heure, avec vos paroles d’orgueil ? Je connais cela, mon petit. On est timide avec les femmes. Eh bien ! en avez-vous fini avec ce jabot ? Vos doigts tremblent.

 

– N’abusez point, madame, de mon innocence, fit Lawrence en souriant. C’est vrai, je suis un chaste.

 

– Dites donc, ce sera terrible, vous, quand vous aurez fini d’être chaste.

 

Diane le regarda longuement :

 

– Savez-vous que vous êtes très bien, mon cher, et que le costume d’Hamlet vous sied à merveille ? Il est bien le cadre qu’il faut à votre pâleur et à votre ennui. Mais venez donc vous distraire dans quinze jours chez moi, venez voir mes « tableaux vivants ».

 

Lawrence se récria :

 

– Oh ! madame, ne me débauchez pas ! Je suis couché tous les soirs à dix heures.

 

Diane mit ses bras au cou de Lawrence :

 

– Acceptez… C’est dit, n’est-ce pas ?

 

Lawrence rougit encore.

 

– J’irai, madame, puisque tel est votre bon plaisir.

 

Il eut un geste résolu, s’arrêta à la contemplation de Diane, se rejeta dans la foule qui obstruait l’entrée du foyer. Il se traça un rapide chemin dans cette foule, arriva à un escalier, le descendit, prit son pardessus au vestiaire et gagna la porte de sortie sur le boulevard.

 

Il était si occupé par la pensée qu’il avait de fuir, et de fuir immédiatement, qu’il ne prêta nulle attention au bruit qui se faisait autour de lui, au mouvement très prononcé des groupes poussés par la curiosité vers un nouvel arrivant.

 

Et Lawrence était déjà sur le trottoir au moment où, sur le seuil du foyer, la voix du directeur des Variétés-Parisiennes se faisait entendre :

 

– Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter mon hôte, le prince Agra !

 

IV

EN FAMILLE

 

Il pouvait être trois heures du matin. La nuit était magnifique. Lawrence, sur le trottoir, regarda le ciel, d’un azur sombre, cloué d’étoiles.

 

Quelques fiacres et voitures de maître stationnaient en face des Variétés-Parisiennes.

 

– Bah ! dit-il, je vais faire un bout de route à pied.

 

Il releva le col de son pardessus, s’enveloppa la tête d’une fourrure, car il soufflait une petite bise glacée. Il alluma un cigare et s’en fut, claquant de la semelle, le long du boulevard désert.

 

Tout en marchant, il monologuait :

 

– Dix minutes de plus là-dedans et je devenais amoureux. Ce n’eût pas été drôle.

 

Et il ajouta :

 

– Elle est bigrement jolie, mais ce n’est qu’une grue !

 

Il se remémorait les incidents de la nuit.

 

– « Vous êtes un chaste !… » C’est vrai que je suis un chaste. Je n’ai jamais fait la noce. Le peu que j’en ai vu ne me tente point. Ah ! cette Diane, elle me prenait ! Sont-elles dangereuses !… On ne m’y repincera plus. Je ne veux plus me laisser entraîner dans un tel milieu…

 

Sa pensée changea de cours, alla vers le foyer où tendaient ses pas.

 

Il murmura :

 

– Chère Adrienne !…

 

Un peu plus loin, il revenait à Diane. Il ne put s’empêcher de sourire à son idée.

 

– J’eusse été cette nuit, si j’avais voulu, peut-être, le beau-frère de Martinet !

 

Il avait prononcé ce nom tout haut :

 

– Martinet !

 

Et il s’arrêta soudain, répéta machinalement :

 

– Martinet !

 

Il ne souriait plus. Sa face était grave. Il resta ainsi quelques minutes sur le trottoir, songeant à Martinet. La conclusion de son recueillement fut celle-ci :

 

– C’est un imbécile !

 

Et il reprit son chemin.

 

Un fiacre passait, Lawrence le héla.

 

Avenue Henri-Martin, le fiacre s’arrêta devant un hôtel dont les vastes proportions se devinaient dans la nuit. Un petit parc entourait l’hôtel. La grille d’entrée s’ouvrit. On attendait Lawrence. Celui-ci, descendu de voiture, n’eût pas plus tôt passé le seuil qu’une forme noire se détachait des ténèbres et lui sautait au cou.

 

– Bonsoir, p’pa !

 

– Allons, Pold ! veux-tu bien te tenir tranquille, vilain diable ?

 

– Vous me recevez comme un chien dans un jeu de croquet, p’pa.

 

– Et toi, tu m’accueilles comme un dogue.

 

– Maman et Lily vous attendent. Elles allaient monter se coucher. Elles ne tiennent plus de fatigue.

 

– Et toi, tu n’as pas sommeil ?

 

– Oh ! moi, non. Je viens de me lever.

 

– Comment cela ? Tu n’as pas accompagné ta mère et ta sœur chez les de Tiercœuil ?

 

– Oh ! moi, vous savez, p’pa, ces affaires-là, moi, ça m’ennuie. J’pars à bécane à six heures. Il n’y avait pas plan.

 

– Quelles vilaines expressions tu as, Pold !

 

– Ah ! pour sûr ! J’ai pas été élevé aux Oiseaux !

 

Un domestique les attendait sur le perron. Ils entrèrent dans une salle à manger.

 

– Le voilà, p’pa ! cria Pold.

 

– Enfin ! répondirent joyeusement deux voix féminines.

 

Une jeune fille vint à Lawrence. Elle paraissait bien ses dix-sept printemps ; de taille moyenne et admirablement prise en sa toilette, très simple, de mousseline blanche. Elle était blonde, d’un blond rayonnant et doré. Son teint était d’une pâleur et d’une aristocratie sans égales, son profil droit était un peu sévère, mais cette sévérité était immédiatement rachetée par la douceur infinie du regard.

 

Lily tendit son front à Lawrence, qui y déposa un baiser.

 

– Père, père, vous arrivez bien tard. Je vais vous gronder.

 

– C’est moi qui te gronderai, méchante enfant, de veiller encore. Adrienne, vous êtes coupable. Lily devrait être au lit depuis longtemps. Et vous aussi, et Pold, et moi-même, et tout le monde. Oui, tout le monde devrait dormir.

 

– Pardonnez-nous, mon ami. Vous savez que ces veilles ne sont guère dans mes habitudes. Nous sommes restés pour le cotillon chez les de Tiercœuil, dans l’espoir que notre rentrée ici coïnciderait avec la vôtre. Sommes-nous si coupables ?

 

Lawrence s’avança vers celle qui venait de prononcer ces paroles et déposa un baiser dans ses cheveux.

 

– Bonne Adrienne… dit-il.

 

Cette femme avait peut-être quarante ans, mais elle en accusait trente-cinq à peine, et on sentait qu’elle les aurait longtemps encore, ces trente-cinq ans-là. On la prévoyait d’une beauté durable.

 

C’était une brune aux yeux bleus, des yeux d’une beauté rare et mystérieuse, des yeux qui attiraient, et qui avaient certainement donné le vertige d’amour aux imprudents qui les avaient trop regardés. On eût dit que les yeux bleus de la mère avaient encore toute la pureté apparue dans les yeux bleus de sa fille. Ils avaient la tristesse en plus. Oui, ces yeux admirables étaient tristes et on les devinait tristes depuis des années et des années, et l’on se disait que cette même tristesse, on l’avait déjà vue dans d’autres yeux. Alors, on se tournait vers Lawrence et l’on trouvait, on rencontrait la même expression vague et indéfinie de regrets lointains pour des choses accomplies et disparues depuis des époques reculées…

 

Pold enlevait le pardessus de son père, qui parut dans le pourpoint noir d’Hamlet.

 

– Oh ! vous êtes beau ! dit Lily.

 

Et elle pria tout de suite son père de leur raconter sa soirée.

 

– Il y avait des amis ? Vous avez rencontré quelqu’un de nos « connaissances » là-bas ?

 

– Oui. J’ai rencontré un grand ami de Pold.

 

– Ah ! bah ! fit Pold. Et qui ça, sans indiscrétion ?

 

– M. Martinet.

 

– Tiens ! Il était là-bas ! Il ne se refuse plus rien depuis qu’il a une belle-sœur qui…

 

– Pold ! interrompit Lawrence avec un froncement de sourcils.

 

– Ah ! oui, j’allais commettre une gaffe, dit-il en regardant sa sœur. Ah ! bien, les jeunes filles pourraient aller se coucher tout de même.

 

Lily se leva :

 

– C’est ce que je fais, Pold.

 

Lawrence ajouta :

 

– Et Pold va te suivre. Allez vous reposer, mes enfants. Quant à M. Martinet, je voudrais le savoir moins l’ami de Pold. Ce n’est pas une fréquentation, ça, Martinet. Où es-tu allé chercher Martinet ? Quel amour t’a pris pour Martinet ?

 

– Ah ! vous savez que j’ai tapé des clous avec lui…

 

– Oui, je sais tout cela. Mais tu n’as pas envie de te faire tapissier : laisse donc cet homme désormais tranquille dans sa rue du Sentier et cesse tes visites. C’est entendu, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! papa, c’est un si bon zig ! Il est rigolo comme tout et pas méchant.

 

– Tu me promets de ne plus le revoir ou, tout au moins, de ne plus le rechercher ?

 

Pold se gratta le sommet de la tête.

 

– Je vous le promets, fit-il.

 

Lily vint embrasser son père.

 

Les jeunes gens regagnèrent leurs chambres. Lawrence et Adrienne restèrent seuls. Lawrence rapporta quelques potins parisiens à sa femme, qui ne s’attarda pas.

 

Quelques minutes plus tard, Adrienne entrait dans la chambre de Lily.

 

La jeune fille reposait déjà. Ses paupières closes s’entr’ouvrirent au bruit que fit Adrienne.

 

– Que voulez-vous, mère ? demanda-t-elle.

 

La mère ne répondit point. Elle s’assit proche le lit virginal, en la chambre tendue de satinette blanche qu’éclairait une fleur électrique, perdue parmi d’autres fleurs artificielles jetées en couronne autour d’une psyché.

 

Lily répéta :

 

– Que veux-tu, mère ?

 

Et elle sembla se rendormir.

 

Adrienne considéra cette tête adorable roulée dans la vague blonde des cheveux. Elle la souleva amoureusement de l’oreiller de dentelles, et quand elle eut ainsi son enfant à elle, elle dit :

 

– Est-il vrai que tu dors, Lily ?

 

Lily enveloppa le cou d’Adrienne de ses bras blancs.

 

– Je sais que je suis ta joie, mère, ton bonheur, ton grand bonheur…

 

Elle fit un effort et ajouta :

 

– Et aussi ta consolation. Adrienne regarda anxieusement Lily.

 

– Ma consolation ? Oh ! ma chérie, tu crois donc que j’ai besoin d’être consolée ?

 

– Oui. Vous avez besoin que je sois là. C’est moi qui vous fais sourire quelquefois. Sans moi, vous seriez triste, triste, triste, et papa aussi serait triste, toujours.

 

– Dis-moi toute ta pensée, Lily…

 

– Ma mère, vous avez un chagrin immense que je ne sais pas, mais que je voudrais savoir.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour vous en guérir. Pardonnez-moi de vous dire cela, mère, mais vous êtes malheureuse. Oh ! malheureuse !

 

– Une mère n’est point malheureuse, Lily, quand elle a une fille comme toi.

 

– Et un mari comme papa, je le sais. Et, cependant, vous êtes malheureuse.

 

– Qui t’a dit cela, Lily ?

 

– Personne. Je l’ai vu.

 

– Qu’as-tu vu, mon enfant ? C’est la première fois que tu me tiens un pareil langage.

 

– J’ai vu que vous pleuriez souvent, et que mon père essayait vainement de vous consoler.

 

– Je ne pleure jamais, ma fille.

 

– Oh ! si, vous pleurez. Vous pleurez dans votre oratoire ! Vous ne pouvez vous mettre à genoux sans pleurer ! Je vous ai surprise sans le vouloir, mère. Pardonnez-moi. Et puis votre regard semble toujours tourné vers quelque chose que vous n’oubliez jamais… Quoi ? Je voudrais savoir quoi. Je voudrais pouvoir éloigner de vous cette chose qui vous hante.

 

Adrienne prit la tête de son enfant, déposa des baisers sur ses paupières, la mère et la fille ne dirent plus rien. Elles restèrent longtemps ainsi. Lily s’endormit doucement, Adrienne contempla son sommeil, des larmes lourdes et silencieuses tombèrent sur la tête de l’enfant.

 

.................................

 

Pold, qui s’était couché de bonne heure et qui s’était relevé quand sa mère et sa sœur étaient rentrées à l’hôtel, vers trois heures du matin, Pold, remonté dans sa chambre, ne dormait pas. Il arpentait la pièce à grands pas et regardait de temps en temps le cadran de la pendule, dont les aiguilles marquaient quatre heures et demie.

 

– Je n’ai pas osé le demander à p’pa, disait-il tout haut. Quel prétexte pour le lui demander ? Mais je suis sûr qu’elle y était. Parbleu ! Martinet me l’a dit, qu’elle s’y trouverait. Il le sait, lui, Martinet. Il sait tout, ce sacré Martinet. Et puis, est-ce qu’il y a vraiment une fête parisienne sans Diane ?…

 

Il marcha quelque temps encore par la chambre, puis il s’arrêta en face d’un bureau, s’assit dans un fauteuil, ouvrit, avec une clef, un tiroir et en sortit un paquet de photographies.

 

Pold, de son nom de baptême Léopold, était un brave garçon, d’une santé prospère, très « calé » dans tous les sports, d’une vigueur et d’une adresse peu ordinaires, très ignorant de tout ce qui ne touchait point au cyclisme, à l’équitation, au canotage, à la chasse, au cricket, au football et autres exercices. En revanche, il avait découragé tous ses professeurs et bâclé ses classes. Il donnait pour excuse à son ignorance et à sa paresse pour l’étude les déplacements continuels, les voyages sans nombre de la famille, qui n’était installée à Paris que depuis trois ans. Il affectait des « airs d’homme » et prétendait que la vie n’avait plus rien à lui apprendre.

 

C’était surtout un impulsif. Les désirs qui lui naissaient devaient être contentés sur-le-champ. Il ne s’adressait point, pour atteindre son but, quel qu’il fût, à un parent ou à un ami. Il ne comptait que sur lui et agissait sans prendre conseil de personne. Il ne discutait pas avec ses fantaisies, qui lui paraissaient toujours naturelles.

 

Ce qu’il n’avouait point, c’était qu’il fût un sentimental. Sous ses dehors d’homme fort et que rien n’étonnait dans la vie, sous ses extravagances et ses vantardises, il essayait vainement de cacher une sentimentalité excessive.

 

Ainsi, à cette heure où nous le trouvons dans sa chambre, toute sa pensée est occupée par Diane. Pold n’a pas un « béguin » platonique pour Diane. Il l’aime de loin, mais il l’aime. Il est prêt à tout pour le lui prouver. Pourquoi Diane ? Parce qu’il fallait qu’il aimât quelqu’un, parce que son cœur avait besoin d’occupation.

 

Et il avait cherché. Un jour, il avait vu Diane, aux Folies, sur la scène. En sortant de l’établissement, il se disait : « C’est bien simple, j’adore cette femme. » Au fond, il n’adorait rien du tout. Mais à force de se le répéter, il le crut ; à force de se trouver sur le passage de Diane, il en devint réellement très amoureux ; à force de regarder, à la vitrine des papetiers de la rue de Rivoli, les photographies de Diane, de les acheter et de se perdre dans une nouvelle contemplation à domicile, il en devint fou.

 

Il la contempla prenant son bain, sortant de son tub, se mettant au lit. Il la vit en toilette de soirée, en toilette de ville, en peignoir et sans peignoir. Il la considéra dans ses poses les plus plastiques.

 

Finalement, il se leva après avoir déposé un baiser chaleureux sur l’un des portraits et s’en fut vers la pendule.

 

– Zut ! dit-il, je ne vais pas me recoucher. Je n’ai plus qu’une heure et demie à attendre pour aller au rendez-vous des copains. Mais je n’attendrai pas. Je sors tout de suite. En route !

 

Il alla à la fenêtre, souleva le rideau et déclara que « c’était dégoûtant, que le jour ne se lèverait jamais ».

 

– Et puis, de la nuit, je m’en fiche ! affirma-t-il.

 

Il passa un costume de cycliste, mais ne se chaussa point. Il marcha « sur ses chaussettes », les souliers dans les mains. Il ouvrit la porte de sa chambre avec précaution, arriva sur un palier, descendit des marches, tout cela dans la plus grande obscurité. Pold ne devait pas en être à sa première expédition nocturne.

 

Il arriva dans le vestibule, tâta le mur de la main, prit des clefs à un clou. Il ouvrit la porte du perron qui donnait sur le parc. Là, sur les marches du perron, il se chaussa. Puis il fut dans le parc ; il arriva à la grille. Avec son trousseau de clefs, il ouvrit cette grille. Quand elle fut ouverte, il s’en alla vers une maisonnette, qui était celle du concierge. Il frappa à la fenêtre. Il refrappa. La fenêtre s’ouvrit.

 

Une voix enrouée dit :

 

– C’est encore vous, monsieur Pold. Vous n’êtes vraiment pas raisonnable. Votre papa finira par tout savoir, et il me mettra à la porte…

 

– P’pa ne saura rien, si vous ne lui dites rien, père Jules.

 

– Qu’est-ce que vous voulez encore ?

 

– Parbleu ! ma bicyclette !

 

Par la porte de la maison, le père Jules passa la bicyclette.

 

– Prenez vite. Il fait un froid de loup. Je vais attraper des rhumatismes…

 

– Et voilà les clefs. Vous les remettrez dans le vestibule. Bonne nuit, père Jules. Mes amitiés à votre chaste épouse.

 

Le clair de lune illuminait ces quartiers déserts. Pold se mit à pédaler avec ardeur. Pas un passant, pas une voiture. Il s’amusait. Il s’offrait une course de vitesse. Il n’était point pressé, cependant. Il avait rendez-vous à six heures avec des camarades à l’autre bout de Paris, place d’Italie.

 

Il avait dépassé la place Victor-Hugo et approchait de la rue de Villejust, quand il aperçut, au loin, du côté de la place de l’Étoile, une lumière qui approchait. Il entendit le trot des chevaux. Il ralentit son allure. La voiture passa.

 

Pold ne put retenir une exclamation :

 

– Tiens ! le cocher de Diane !

 

Et il continua sa route plus lentement.

 

– Elle vient des Variétés-Parisiennes, se dit-il. C’est Diane qui rentre chez elle…

 

Et, tout d’un coup, d’un mouvement presque instinctif, il fit demi-tour, suivit la voiture à quelques mètres.

 

Il considérait le coupé :

 

– Elle est là-dedans ! Elle est peut-être seule là-dedans !

 

Des idées saugrenues lui montaient au cerveau. Il songeait à des déclarations possibles, à des surprises. Si cette femme était bien seule dans cette voiture, est-ce que l’occasion de lui parler ne s’offrait pas d’elle-même ? Laisserait-il échapper cette occasion ?

 

Il était plein d’audace et de timidité. Il ne savait à quoi se résoudre. Cependant, il continuait à pédaler quand même.

 

La voiture remontait l’avenue Victor Hugo. Elle la remonta jusqu’aux fortifications.

 

Soudain, au moment où le coupé approchait de la Muette, Pold, sur sa bicyclette, le dépassa en pédalant de toutes ses forces. Il prit ainsi une grande avance, déboucha sur le boulevard Suchet et redescendit, entra de la même allure dans l’avenue Raphaël.

 

Le jeune homme n’hésitait plus. Il avait un but. Il s’était décidé à quelque chose.

 

Vers la bifurcation de cette avenue Raphaël et de l’avenue Prudhon, il s’arrêta. Il descendit de machine et longea, sur la gauche, un mur. Le mur était haut, et la crête en était garnie de tessons de bouteille. Il fit le tour par l’avenue Prudhon.

 

Là, le mur devenait grille : de hautes barres de fer terminées en pointe de lance et qui semblaient impossibles à franchir.

 

Pold regarda à travers cette grille. La lune éclairait un vaste jardin où apparaissaient, ombres compactes, quelques bouquets d’arbres. Derrière ces arbres, on distinguait les murs blancs d’une villa.

 

Pold marchait toujours, tenant à la main sa bicyclette. Il dépassa les murs blancs de la villa, derrière laquelle se trouvait un autre jardin. Là, plus de grille, mais un nouveau mur. Celui-ci était beaucoup moins haut que le mur qui s’étendait sur l’avenue Raphaël. Au sommet, on distinguait encore des tessons de bouteille.

 

Pold passa devant une petite porte et s’arrêta. Il tâta le mur.

 

– Ce doit être ici, dit-il.

 

Sa main se promenait sur le mur. Pold ne put retenir une exclamation :

 

– Ah ! je l’ai !

 

Et sa main tira du mur une brique.

 

Rien ne faisait prévoir que Pold connût le jardin et la villa, mais il était évident qu’il connaissait le mur.

 

Le jeune homme n’avait peut-être pas encore pénétré dans la propriété, mais certainement il avait dû envisager la possibilité de sauter par-dessus le mur, et il avait étudié ce mur. Il posa la brique par terre, mit sa bicyclette au coin de la petite porte, plaça un pied dans l’excavation qu’il avait faite en retirant la brique, l’enleva, posa l’autre pied sur la selle de sa bicyclette. Sa tête dépassa ainsi la crête du mur.

 

Au-dessus de la porte, il y avait une large corniche. Les coudes du jeune homme s’appuyaient sur cette corniche. Il se souleva sur les coudes, se maintint sur un seul et sa main alla chercher la crête. Il tâtonna, puis secoua un tesson, qui céda. Il avait deux points d’appui suffisants : la corniche et la crête. Il était debout sur le mur quelques secondes plus tard. Sa silhouette se dressa dans la nuit claire, puis Pold plia sur les jarrets et sauta.

 

Il s’étala assez brutalement. Il fut presque aussitôt relevé, mais ne put retenir un cri de douleur. Il se pencha et constata qu’un tesson de bouteille lui avait déchiré un mollet, qu’il saignait abondamment et que son bas et sa culotte étaient en lambeaux.

 

Il banda le mollet blessé avec son mouchoir, puis il s’orienta.

 

Il avait devant lui deux arbres, deux marronniers superbes, dont les hautes branches atteignaient à la hauteur des fenêtres du deuxième étage de la villa. Les arbres étaient à quelques mètres de la maison.

 

Pold se dirigea vers les arbres, s’approcha de la villa et regarda deux fenêtres restées ouvertes au premier étage.

 

– C’est ici sa chambre et son cabinet de toilette, se dit-il.

 

Il était, en effet, suffisamment renseigné par un reporter qui, huit jours auparavant, dans une interview, avait décrit le home de Diane, interview qui avait fait le tour de la presse demi-mondaine.

 

Pold regarda encore les fenêtres et les arbres. Puis il se décida, enveloppa un tronc de ses bras vigoureux et grimpa.

 

Il atteignit la première branche, puis se hissa jusqu’à une fourche d’où il pouvait plonger son regard dans les deux trous noirs des fenêtres restées ouvertes.

 

Il s’installa et attendit. L’ombre des branches le cachait. La clarté de la lune ne venait pas jusqu’à lui.

 

V

LE POISSON D’AVRIL DE DIANE

 

– Le prince Agra !

 

Ces mots magiques avaient volé de bouche en bouche jusqu’aux coins les plus reculés du théâtre.

 

L’histoire du billet jeté dans la voiture de Diane, le rendez-vous, l’attente vaine de la demi-mondaine, son espoir et son désespoir, on savait tout cela et l’on s’en amusait beaucoup.

 

Diane s’était avancée toute pâle. Il était devant elle. Il apparaissait sur le seuil, beau comme un jeune dieu.

 

Sur son torse flottait une tunique lourde tissée de fils de soie et d’or. Il avait de larges pantalons à l’orientale. De ses épaules tombait un manteau d’une impériale richesse.

 

Autour du prince, on avait fait d’abord le plus religieux silence. Mais, peu à peu, un murmure montait, grandissait, gagnait les couloirs, un murmure d’admiration. Diane avait les mains jointes.

 

Le prince se dirigeait vers elle. Il semblait la connaître. Il lui tendit la main.

 

– Madame, dit-il, me pardonnez-vous d’arriver si tard ?

 

– Vous êtes le maître, dit-elle.

 

– Que voilà un vilain mot, madame ! Je veux être votre ami.

 

Ils sortirent du foyer.

 

Comme ils descendaient l’escalier de pierre qui conduit au vestibule du rez-de-chaussée, ils entendirent des cris. Une dizaine de personnes se penchaient au-dessus du garde-fou et se donnaient de rapides explications, dont on ne saisissait point le sens.

 

Le prince entraîna Diane de ce côté. Lui aussi se pencha sur la rampe, et voici ce qu’il vit :

 

Un homme était suspendu de ses deux mains crispées à cette rampe, ses pieds ballottaient dans le vide. S’il tombait, il pouvait se blesser. Il avait trois mètres à sauter et ne s’y résolvait point.

 

Cet homme était Martinet. Très ivre, il avait enfin quitté le buffet, s’était répandu dans les couloirs, criant, d’une voix mal assurée : « L’orgie ! l’orgie ! je veux voir l’orgie !… Qu’est-ce qui m’a fichu des donzelles qui sont plus honnêtes que des femmes du monde et qui se tiennent ici comme dans une réception ouverte chez Turrel ?… On les pince, elles vous flanquent des gifles !… J’aime mieux rentrer chez moi. »

 

Ayant pris cette bonne résolution, il la voulut mettre à exécution tout de suite. Comme il était pressé de rentrer, il descendit un peu vite les premières marches de l’escalier et « s’étala ».

 

– Sale escalier ! dit-il, il est trop raide…

 

Et, après réflexion, il ajouta :

 

– Y a pas à dire, il est plus raide que moi.

 

Il se releva tant bien que mal et recommença la descente. À la seconde marche, il chancelait et s’allongeait encore.

 

– Oh ! là ! là ! fit-il. Si on a jamais vu un escalier pareil !

 

Il contempla, d’un œil morne, les murs qui semblaient valser lugubrement.

 

Il se releva encore, s’agrippa à la rampe de pierre et déclara :

 

– C’est vraiment pas étonnant si je me fiche par terre ! C’est un escalier tournant ! Ça tourne ! Ça tourne ! J’aurais plus vite fait de le dégringoler sur la rampe, leur escalier !

 

Et il se mit en mesure de le dégringoler. Il enjamba. Il fut à cheval sur le garde-fou, assez large. Il s’allongea sur la pierre. Ce faisant, il riait. Il avait un petit rire nerveux, un gloussement. Et il se laissa filer. Mais il dévia tout de suite.

 

Pour son malheur, il dévia en dehors. Ses jambes emportèrent le reste. Il tomba. Cela le dégrisa soudain. Devant l’imminence du danger, il recouvra ses esprits, s’efforça de se retenir, parvint à se crisper, des mains, à la rampe. Puis, sans un mot, n’ayant plus la force de crier, il attendit.

 

On l’avait vu dans sa position critique. On accourut à son secours. Mais les gens ne savaient pas comment le tirer de là. Certains se penchèrent, hésitèrent à le prendre au poignet, craignant d’occasionner, définitivement, sa chute. C’était, au moins, une jambe cassée.

 

C’est alors que le prince et Diane arrivèrent. Le prince écarta le groupe affolé, se pencha, prit dans sa main le poignet de Martinet et, développant une force insoupçonnée, le tira à lui.

 

Martinet vint. Ce fut d’abord son bras, puis sa tête, puis son torse. Et le prince, l’ayant saisi alors sous les aisselles, l’enleva, le déposa sur les marches, sans effort.

 

Comme on applaudissait, le prince continua son chemin. Diane était très heureuse que son beau-frère s’en fût tiré à pareil compte, mais très vexée qu’il se fût mis dans une telle posture. Elle ne voulait point laisser paraître aux yeux du prince qu’elle portait un intérêt quelconque à ce pochard.

 

Le directeur des Variétés-Parisiennes se trouvant à côté du jeune compagnon de Diane, celui-ci lui dit :

 

– Monsieur, conduisez donc Martinet à un cocher qui le ramènera chez lui.

 

– Mais j’ignore son adresse, fit le directeur.

 

– Je vais vous la dire : 25 bis, rue du Sentier.

 

Le directeur s’éloigna.

 

– Vous connaissez l’adresse de… cet homme ? demanda Diane, stupéfaite.

 

– Oui, répondit négligemment le prince. Je m’intéresse à votre beau-frère.

 

Diane rougit et ne dit plus rien.

 

Ils étaient dans le vestibule. On y avait élevé une sorte de cabine de toile éclairée à l’électricité et dans laquelle des groupes se faisaient photographier.

 

– Je voudrais avoir un portrait de vous, madame, dit le prince en conduisant la jeune femme à cette cabine.

 

Diane alla prendre position dans la cabine.

 

Elle vit passer le directeur, avec Martinet, celui-ci se défendant, ne voulant pas s’en aller.

 

Le directeur resta sourd aux plaintes de Martinet, descendit celui-ci sur le trottoir, héla un fiacre, mit l’homme dedans et donna l’adresse au cocher.

 

La voiture n’avait pas fait dix mètres que la tête de Martinet passait à la portière.

 

– Eh ! bourgeois ! criait Martinet au cocher, arrête-toi au troquet du coin. À cette heure, il doit être… « rouvert » !

 

– Y en a qui ferment jamais !… répliqua le cocher. On y va, mon frangin !…

 

Il était cinq heures quand le prince Agra et Diane quittèrent les Variétés-Parisiennes. Diane n’avait plus de volonté, plus de caprices, plus de désirs… Au bras du prince, elle se laissait mener, elle s’abandonnait.

 

Après la séance de photographie dans la cabine de toile, elle redevint la chose du prince. Elle ne montrait même plus d’orgueil ; sa joie ne lui venait plus de son triomphe, de l’envie des autres ; elle s’annihilait dans le bonheur immense d’avoir ce jeune homme à elle, à côté d’elle. Diane marchait dans un rêve…

 

– Cette voiture est la vôtre, madame, disait Agra. Elle vous conduira chez vous. Il faut nous quitter.

 

– Que votre volonté soit faite, répondit Diane. Mais, dites-moi, quand aurai-je la grande joie de vous revoir ?

 

– Chez vous, madame, à vos « tableaux vivants », dans quinze jours.

 

Quelqu’un ferma la portière. Le carrosse reprit sa route, suivi de sa cavalerie, et Diane resta sur la place à le voir s’éloigner, descendre l’avenue de la Grande-Armée, disparaître…

 

Elle se tourna enfin vers son cocher, qui, sur le siège du coupé, attendait.

 

– Jean, dit-elle, qui donc vous avait donné l’ordre de venir m’attendre ici ? Je vous attendais à la sortie des Variétés-Parisiennes, comme il était convenu. Vous n’y étiez point, et heureusement pour moi que j’eus l’équipage du prince…

 

Jean répondit :

 

– Qui m’a donné cet ordre ? Mais c’est vous, madame !

 

– Moi ? Et comment l’entendez-vous, Jean ?

 

– Je n’ai fait qu’exécuter les instructions que vous m’avez envoyées dans cette lettre, fit Jean en lui tendant un papier qu’il sortit de sa houppelande.

 

– Une lettre de moi ? Quand l’avez-vous reçue ?

 

– Cette nuit, à deux heures, madame. On m’a même réveillé pour me la remettre.

 

Diane prit le papier et l’approcha de la lanterne. Elle lut :

 

« Soyez cette nuit, à cinq heures, au coin de l’avenue Friedland et de la rue de Tilsit, avec le coupé. Vous verrez, à cinq heures et demie, arriver un équipage qui se rangera près de l’Arc de Triomphe. Vous rejoindrez cet équipage.

 

« Diane. »

 

– Cela tient du prodige s’écria Diane après avoir lu. Voilà bien une lettre de moi et voilà bien ma signature ! Et, cependant, je n’ai point écrit et je n’ai point signé !

 

– Regardez, madame, reprit le cocher. Ce n’est point seulement votre écriture et votre signature…

 

– Oui, oui, continua Diane, c’est encore mon chiffre…

 

– Et votre papier…

 

– Et mon papier…

 

Diane releva la tête et regarda encore du côté de l’avenue de la Grande-Armée…

 

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, prise d’une véritable terreur, que veut dire tout ceci ?…

 

Elle monta dans son coupé et cria :

 

– Et, maintenant, avenue Raphaël !…

 

VI

LES AVENTURES DE POLD

 

Quand le carrosse du prince, quelques minutes auparavant, s’était arrêté à l’Arc de Triomphe, Diane avait demandé :

 

– Que nous arrive-t-il ?

 

– Oh ! rien, madame, avait fait le prince, il nous arrive simplement qu’il faut nous quitter.

 

Diane releva sa tête qu’elle avait posée sur l’épaule du prince. Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Quitter celui qu’elle considérait déjà comme son royal amant… Le quitter, et pourquoi ?

 

Depuis leur départ des Variétés, aucune parole n’avait été échangée entre eux, aucune. Diane s’était réfugiée en lui. Depuis qu’il lui était apparu, la splendeur de cette apparition et les divers événements qui avaient suivi l’avaient plongée dans une admiration et dans un trouble inconnus. Il lui était apparu adorable et redoutable !

 

Aussi, quand il lui avait dit : Il faut nous quitter !… elle avait été douloureusement surprise, mais elle n’avait point protesté.

 

Mais quand elle fut toute seule dans son coupé, elle se dit : « Je l’aime et il ne m’aime pas. »

 

Il se passait en elle des choses inconnues qu’elle ne s’expliquait point.

 

Le coupé s’arrêta. On était avenue Raphaël. La grille du jardin fut ouverte. Le coupé pénétra dans le jardin, vint au perron de la villa. Cinq minutes plus tard, Diane était dans sa chambre.

 

Une soubrette vint à elle. Elle la renvoya.

 

– Je veux être seule, dit-elle. Allez vous coucher.

 

Comme la soubrette se retirait, celle-ci ne put retenir un cri. Diane, en effet, venait d’entr’ouvrir son manteau.

 

– Oh ! ce collier, madame, ce collier !

 

Diane fut mauvaise :

 

– Allez-vous-en, Jenny ! Allez-vous-en !

 

– Madame !… Le collier de madame !…

 

Les yeux de Diane exprimèrent tant de fureur que Jenny disparut.

 

Diane, restée seule, souleva le collier.

 

– Oui, c’est un présent royal, dit-elle… Il m’a donné son collier… mais c’est lui que je veux ! C’est lui !

 

Elle déposa le collier dans une cassette et vint tomber dans un fauteuil.

 

Elle considéra, par les fenêtres ouvertes, la nuit. Elle resta longtemps ainsi puis, le froid l’ayant gagnée, elle se leva et passa dans son cabinet de toilette.

 

Là aussi, les fenêtres étaient larges ouvertes, ainsi que tous les soirs. C’était une règle d’hygiène qu’elle s’était imposée.

 

Elle ferma les fenêtres du cabinet de toilette. Les carreaux étaient traversés d’une tringle où glissaient des rideaux.

 

Mais, au-dessus de cette tringle, le regard pouvait pénétrer.

 

Et quelqu’un voyait.

 

Nous avons laissé Pold à cheval sur une grosse branche de marronnier.

 

Il avait entendu le bruit de la voiture sur l’avenue Raphaël.

 

– C’est elle ! avait-il dit.

 

Et ses yeux n’avaient plus quitté les trous noirs des fenêtres.

 

Les fenêtres s’étaient soudain illuminées d’une clarté électrique.

 

Il avait assisté à la scène, très courte, entre Diane et sa femme de chambre. Il n’en avait pas perdu un mot, pas un geste.

 

La soubrette était partie, et Diane venait de passer dans l’autre pièce, dont elle avait fermé les fenêtres.

 

Mais, comme nous l’avons dit, on pouvait tout voir au-dessus des tringles. Pold assista, dans le cabinet de toilette, au commencement du déshabillé de Diane.

 

Ce qu’il vit eut sans doute le don de l’intéresser, car il ne put retenir des exclamations qui traduisaient son enthousiasme.

 

Pold n’y tint plus. Il descendit de sa branche. Il reprit le tronc du marronnier dans ses bras et se laissa glisser.

 

Il fut par terre. Il s’en alla jusqu’au pied du mur. Si les fenêtres du cabinet de toilette étaient fermées, celles de la chambre n’étaient pas encore closes. Il les regarda. Il mesura du regard la distance qui les séparait du sol.

 

Il étudia le mur. Ce mur était garni d’un treillage qui soutenait une vigne. Un arbre de vigne montait le long de ce treillage.

 

Pold n’hésita pas. Il tenta l’escalade du treillage en s’aidant de la vigne.

 

Cette première tentative fut vaine. Il retomba au pied du mur. Pold regarda encore, d’une façon désespérée, les fenêtres.

 

Il comprenait qu’il n’avait pas une minute à perdre.

 

Dans quelques instants, les fenêtres de la chambre se fermeraient comme celles du cabinet de toilette.

 

Et, alors, tout était perdu pour lui. Il ne pouvait espérer que Diane ouvrirait une fenêtre s’il frappait aux carreaux. Diane, certainement, appellerait ses gens.

 

La situation était critique. Elle était presque désespérée. Et, cependant, il songeait qu’il n’avait pas tant fait pour rester en chemin. Le plus dur de son aventure restait à accomplir. Mais encore ne l’avait-il tentée que pour tout essayer afin de la mener à bonne fin.

 

Il ne raisonnait plus. Ce n’était plus un enfant. Ce n’était pas un homme. C’était un animal poussé par son instinct et auquel l’instinct fixait un but.

 

Il grimpa. Il s’arracha les mains, il se brisa les poignets entre le treillage et le mur. Il s’accrocha comme il put, il accomplit des prodiges d’équilibre : il faillit retomber dix fois au pied du mur, il eut la chance de rencontrer des clous où ses pieds se posèrent désespérément.

 

Il cassa une branche de la vigne et se rattrapa à une autre. Au moment, enfin, où il croyait que ses efforts n’allaient point aboutir, à la seconde précise et définitive où il allait renoncer à l’escalade et se laisser retomber au pied du mur, où sa chute pouvait être dangereuse, il saisit, d’un effort suprême, l’appui-main de la fenêtre. Il était sauvé.

 

Il resta sur la fenêtre, debout, face à l’intérieur de la chambre et, simplement, croisa les bras.

 

La chambre était éblouissante de clarté dorée. Tout y semblait en or : la lumière, les murs, les meubles, les divans, les coussins, les tapis et le lit. Un lit très bas et très large, qui paraissait une bête immense accroupie, allongée, étendant ses pattes aux griffes d’or comme des membres las.

 

Les lèvres de l’impassible Pold laissèrent échapper ces mots :

 

– Mâtin ! c’est rien chouette ici !

 

Puis il se tut ; il attendit. Derrière lui, le jour commençait à poindre.

 

Dans le cabinet de toilette, Diane venait de passer un peignoir tout en fanfreluches, et en dentelles.

 

Elle était dans un état de nervosité bien facile à comprendre après les événements d’une telle nuit.

 

Son amour lui était venu dans des conditions, dans un cadre accompagné d’incidents si exceptionnels qu’il lui en restait une sorte de terreur.

 

Le mystère dont s’entourait le prince et la toute-puissance dont il semblait disposer, sa richesse prodigieuse le mettaient, à ses yeux, en dehors de tout ce qu’elle avait appris des hommes jusqu’à ce jour.

 

Or, il y avait des minutes où elle se réjouissait que rien de définitif ne se fût passé entre elle et cet homme, car elle sentait bien qu’elle lui livrerait son âme, qu’elle la lui vendrait, elle qui n’avait jamais vendu que son corps… et il y avait des minutes, au contraire, où une grande exaspération lui venait de ce que cet homme ne l’eût point prise déjà…

 

Ce sentiment finit par la dominer, par l’envahir tout entière.

 

– Je veux être à lui ! se criait-elle. Je veux être sa chose ! Et elle considérait avec horreur la possibilité qu’il fût à une autre…

 

Quand elle poussa la porte de son cabinet de toilette pour entrer dans sa chambre, ses nerfs étaient tendus, exaspérés, surexcités effroyablement…

 

Pold la vit venir. Il resta sur sa fenêtre, toujours debout, toujours les bras croisés. Il ne fit pas un mouvement, n’eut pas une parole.

 

Diane alla à un guéridon, laissa tomber quelques bagues dans une coupe de saxe, quelques bracelets.

 

Elle dit tout haut :

 

– Il faut que je ferme les fenêtres.

 

Pold sentit bien que le moment était solennel et que cette minute allait décider de quelque chose de très grave. Il fut très étonné de n’en point ressentir le trouble intense qu’il redoutait. Un calme suprême lui était venu de la gravité de la situation.

 

Diane s’avança vers la fenêtre où était Pold.

 

Elle fut près de la fenêtre ; elle leva la tête.

 

Elle ouvrit la bouche, prête à pousser un hurlement de terreur. Mais sa bouche ne laissa échapper aucun son.

 

Diane n’avait plus la force de crier.

 

Elle recula jusqu’à la muraille ; puis, acculée contre la cloison, le masque tragique, elle considéra Pold, qui descendait.

 

Il était fait comme un voleur. Ses vêtements couverts de terre étaient déchirés, pendaient en loques. Sa figure et ses mains étaient ensanglantées.

 

– Diane, dit-il, Diane – permettez-moi, madame, de vous donner ce nom si doux, que je répète depuis des jours et des nuits –, Diane, ne vous épouvantez point ainsi et remettez-vous.

 

Diane ne se remettait pas du tout.

 

– Laissez cette mine effrayée…

 

Soudain la jeune femme bondit jusqu’à un bouton de sonnette et allongea fébrilement le bras.

 

Pold lui avait déjà pris ce bras.

 

– Et, surtout, Diane, laissez la sonnette tranquille. Diane, je ne vous veux point de mal. Diane, je vous aime.

 

Diane put parler enfin. Elle dit, toute tremblante :

 

– Ah ! vous m’aimez ?

 

– Plus que tout au monde, madame.

 

– Eh bien, puisque vous m’aimez, allez-vous-en !

 

– M’en aller ? s’écria Pold.

 

La jeune femme eut la crainte d’avoir froissé ce sinistre visiteur, à la disposition duquel elle se trouvait tout entière. Elle reprit d’une voix plus douce :

 

– Enfin, monsieur, que voulez-vous de moi ?… Surtout, surtout, ne me faites pas de mal…

 

– Moi, vous faire du mal ? Y songez-vous ? J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je vous aime, madame.

 

Diane commençait à se remettre.

 

– Étrange amoureux…

 

–… que celui qui entre par la fenêtre à cinq heures du matin. Il fut un temps, madame, où ils en descendaient toujours à cette heure-là…

 

– Ce temps est passé.

 

– Parce que le temps des vrais amoureux n’est plus, Diane. Or, moi, je suis un amant de ces temps anciens et j’ai conservé les procédés de l’époque…

 

Pold s’avança vers Diane. Il étendit le bras.

 

– Ne m’approchez pas ! Ne m’approchez pas !

 

– Je vous fais donc horreur ?

 

– Oh ! oui. Regardez-vous dans cette glace.

 

– Non, madame, car si je me regardais dans cette glace, vous appuieriez sur ce bouton.

 

– Je vous donne ma parole que je ne bougerai pas.

 

– Je vous crois, fit chevaleresquement Pold.

 

Et il se regarda dans la glace. Il n’avait pas plus tôt tourné le dos que Diane s’était livrée à une nouvelle tentative du côté de la sonnette.

 

Pold l’avait vue et était arrivé encore à temps pour l’empêcher de prévenir ses gens.

 

– Croyez donc à la parole des femmes ! dit-il. Oh ! Diane, Diane, vous m’enlevez toutes mes illusions.

 

Dans le mouvement rapide qu’elle avait fait, Diane avait laissé s’entr’ouvrir son peignoir. Une manche du peignoir glissa, et Pold vit une épaule nue. Il fit :

 

– Oh !

 

Diane eut peur du regard qu’il lui lança. Elle voulut rattraper son peignoir, s’en couvrir complètement, mais, dans un geste malheureux, elle découvrit l’autre épaule.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! disait Pold, qui la dévorait des yeux et dont l’admiration, naturellement, avait doublé.

 

Et il ne fut point brutal.

 

Brutal, il l’avait été jusqu’alors. Il avait subi cette nécessité. Il avait joué au matamore. Il fallait faire peur à cette femme avant de s’en faire aimer. Lui faire peur avait été facile ; s’en faire aimer était une tâche beaucoup plus ardue. Pold n’hésita pas à l’entreprendre. Il n’était pas dans son rôle, tout à l’heure, quand il se conduisait cyniquement en bandit de grand chemin. Maintenant qu’il s’agissait d’amour, il allait être sincère.

 

Il tomba à ses genoux. Il entoura Diane de ses bras. Il lui dit :

 

– Je ne suis pas un voleur. Je suis un jeune homme de bonne famille. Je serai riche un jour, je vous donnerai toute ma fortune. On m’appelle Pold. Je ne suis point méchant. Je ne suis qu’un pauvre petit potache amoureux. Si vous avez eu peur de moi, c’est que je me suis présenté par la fenêtre. Votre porte ne se serait point ouverte devant moi. C’est aussi que mes vêtements sont déchirés, que je suis sale et laid et que je suis plein de sang. Je me suis arraché les mains et le visage, je me suis brisé les poignets et je me suis ensanglanté les jambes – j’ai une grande plaie à la jambe –, tout cela pour vous voir de plus près, pour vous parler, Diane, pour vous dire que je vous aimerai toujours…

 

Pold sentait que Diane voulait se dégager. Entre ses bras, il lui serra plus étroitement les jambes. Elle fut prise comme dans un étau. Il la regardait de bas en haut, suppliant, avec l’air humble d’un chien qu’on va battre.

 

– Oh ! oui, j’ai voulu vous voir autrement qu’en photographie…

 

Et comme Diane ne put s’empêcher de sourire :

 

– Pourquoi souriez-vous ? Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Je vous ai dit que je n’étais qu’un pauvre petit potache… Vous ne savez pas, vous, vous ne saurez jamais le mal que vous faites aux petits potaches avec vos photographies. Ils les considèrent longtemps à la vitrine des papetiers, ils font des économies et ils les achètent, et ils les cachent, et, chaque fois qu’ils le peuvent, ils s’abîment dans la contemplation de vos photographies… Ils finissent par vous aimer… Pourquoi nous avoir montré votre corps avec tant d’impudeur ? Pourquoi ne nous avoir rien caché de vos dessous, de vos toilettes intimes, rien de votre beauté et de tout ce qui pare votre beauté et vous fait plus belle encore, si vous voulez qu’on ne vous aime pas ? Diane, le petit potache en a assez de vos photographies ! C’est vous qu’il aura ! Plus de carton, Diane, plus d’images… Je veux de la chair, Diane, votre chair si douce, si douce…

 

Diane n’avait plus peur du tout. Diane, maintenant, s’amusait comme une petite folle et goûtait presque l’aventure. Elle ne souriait plus ; elle riait. Elle riait haut et fort ; elle ne se retenait plus ; elle se tordait de rire. Elle avait eu une telle peur qu’elle pensait qu’elle ne rirait jamais assez. Et elle s’en donnait, s’en donnait. Elle était secouée d’un tel rire qu’elle ne put l’arrêter quand elle le voulut. La crise de nerfs que tous les événements de cette nuit rendaient probable se passa en une crise de rire. Elle se renversa sur son lit pour rire encore.

 

Pold, debout maintenant, regardait ce corps de femme, frêle et joli, que secouait le spasme du rire.

 

Mais, quelques minutes plus tard, Diane ne riait plus.

 

VII

SUITE DES AVENTURES DE POLD

 

Pold reprenait bientôt le chemin par lequel il était venu ; il descendit par la fenêtre et passa par-dessus le mur. Il faisait petit jour. Le quartier était encore désert. Il retrouva sa bicyclette et roula avec rapidité du côté de l’avenue Henri-Martin. Arrivé à l’hôtel, il vit, derrière la grille, le concierge qui venait de se lever.

 

– Vite, cria-t-il, ouvrez-moi !

 

Le concierge lui ouvrit. Pold jeta sa bicyclette entre les jambes du brave homme ahuri, et en quelques sauts fut dans l’hôtel. Il grimpa à sa chambre. Dix minutes plus tard, il en descendait, nettoyé, dans un costume propre. Il s’était remis entièrement à neuf. Il reprit sa machine avec une ardeur nouvelle et repartit.

 

Il descendit l’avenue Henri-Martin, traversa la place du Trocadéro, descendit jusqu’au cours la Reine et pédala le long des quais. Il faisait grand jour maintenant. Par la place de la Concorde et la rue Royale, il parvint aux grands boulevards, traversa la place de l’Opéra, continua sa route par le boulevard des Capucines, le boulevard des Italiens et le boulevard Poissonnière.

 

Au coin de ce dernier boulevard et de la rue du Sentier, il s’arrêta et descendit de bécane. Puis, après réflexion, il revint un peu sur ses pas et enfila la rue Saint-Fiacre.

 

– J’entrerai par derrière, se disait-il. J’ai plus de chance de voir Martinet tout seul, dans son magasin. Si je tombe encore sur sa femme, je suis flambé. C’est une course inutile… car, enfin, il faut que je le décide, ce brave Martinet. Lui, il ne demanderait pas mieux, mais sa femme ne veut entendre parler de rien. Je sens bien que c’est sa femme qui s’oppose à ce qu’il contente ma fantaisie.

 

« … Ma fantaisie ! Ce n’est plus ma fantaisie maintenant ! Il me faut cet appartement, ce petit rez-de-chaussée que je rêve et que mes moyens ne peuvent me procurer encore. Il faut que Martinet me fasse cette avance… Il faut qu’il me meuble quelque chose de très gentil, « à l’œil ». Bah ! il sait bien que je le lui paierai. Papa a de la galette. Et puis, sur mes trois cents francs de pension par mois, je lui en abandonnerai cent. Il me le faut, surtout maintenant. Je ne puis recevoir Diane à l’hôtel. J’espère la revoir souvent, je suis sûr qu’elle m’aime. Oui, il me faut un nid, un petit nid. »

 

Et il se mit à siffler joyeusement au souvenir de Diane.

 

– À la hussarde ! dit-il, à la hussarde… les femmes, voilà comme il faut les prendre.

 

Il était arrivé au coin de la rue des Jeûneurs. Il tourna sur sa gauche et, avant d’arriver au coin de la rue du Sentier, il s’arrêta devant une porte cochère qui était entrebâillée.

 

– Eh ! du courage ! puisque tout me réussit ! Puisque Diane ne me résiste pas, pourquoi Martinet me résisterait-il ? Je saurai bien trouver des accents qui le convaincront.

 

Il poussa la porte, entra dans un vaste couloir qui donnait sur une cour. Dans ce couloir, il y avait un ruisseau, et dans ce ruisseau il y avait un gendarme.

 

Oui, un gendarme ! Pold n’en pouvait croire ses yeux. Il s’approcha, regarda encore, se pencha. C’était bien un gendarme… un gendarme en grand uniforme. Son bicorne, gansé d’argent, avait roulé à quelques pas. Son sabre était à moitié sorti du fourreau. Le représentant de la force publique était étendu de tout son long dans le ruisseau, à plat ventre, les bras en corbeille. Sa tête reposait sur ses bras. Heureusement, il y avait fort peu d’eau dans ce ruisseau : un petit filet, un rien, une douce humidité.

 

– Eh ! là ! monsieur le gendarme ! cria Pold, on vous a donc assassiné ? Un malandrin vous a fait quelque mauvais coup ? M’entendez-vous, monsieur le gendarme ?

 

Pold écouta.

 

– Il me semble qu’il a dit quelque chose, fit-il.

 

Il se pencha encore. Une douce musique, régulière et rythmée, montait du gendarme.

 

– Ma parole, il ronfle ! s’exclama le jeune homme.

 

Alors, il le poussa du genou et des mains et le retourna, lui disant :

 

– Ce n’est pas un lit pour un gendarme qu’un ruisseau ; si vos supérieurs hiérarchiques vous voyaient, cela pourrait nuire à votre avancement.

 

Et d’un dernier effort il retourna le gendarme.

 

– Pourquoi me réveilles-tu, Marguerite ? demanda le gendarme.

 

– Ah ! bien ! c’est Martinet ! cria Pold. En voilà une bonne histoire. Je vous ferai condamner pour port illégal d’uniforme, monsieur Martinet, et pour ivresse sur la voie publique.

 

Martinet, en grognant, s’était relevé sur son coude.

 

– Port illégal d’uniforme ? Port illégal d’uniforme ?

 

Il regardait Pold, il regardait les murs, la cour, la porte cochère, il ne comprenait pas…

 

Enfin, il se regarda lui-même et se mit à rire, d’un gros rire d’homme bien saoul.

 

– Ah ! oui ! parfaitement, mon p’tit, je me souviens de tout maintenant. Voulez-vous que je vous dise une chose, monsieur Pold ?

 

Et il s’assit dans le ruisseau.

 

– Mâtin ! il a plu cette nuit, s’interrompit-il, les pavés sont mouillés.

 

– Dites, Martinet, dites…

 

– Eh bien, je suis saoul !…

 

– Je le vois bien.

 

– Mais saoul comme on n’est pas saoul, saoul comme la Pologne ! Vive la Pologne, monsieur ! Saoul comme M. Floquet ! Nom de nom de nom de nom ! que je suis saoul…

 

– Et où vous êtes-vous saoulé ainsi ?

 

– Dans les caboulots et aux Variétés-Parisiennes, où j’inaugurais ce superbe costume d’artilleur…

 

– De gendarme…

 

– D’artilleur…

 

– Mettons d’« artilleur », si ça peut vous faire plaisir.

 

– Après tout, ce n’est peut-être qu’un habit de gendarme… Moi, mon p’tit, j’m’en f… comme dirait Mesureur… C’est « kif-kif bourrico… » comme dirait mon oncle.

 

– Votre oncle ?

 

– Oui, Alphonse Allais.

 

– Alphonse Allais est votre oncle ?

 

– Non, mon neveu.

 

– Tu es aussi saoul que tu le dis, Martinet, conclut Pold.

 

Martinet cracha, recracha et fit :

 

– Zut !

 

Et il se mit à rire.

 

– Martinet, vous ne rirez pas tout à l’heure. Martinet, il va arriver une catastrophe !

 

– À cause ?

 

– Monsieur Martinet, vous oubliez Marguerite.

 

– Marguerite ? Eh bien ! Marguerite, c’est ma femme ! Et puis après ?

 

– Qu’est-ce que dira Marguerite quand elle va voir son petit homme dans un pareil état ?

 

– Eh ben ! mon vieux cornichon, elle dira peau de balle et balai de crin ! Voilà ce qu’elle dira, Marguerite ! Bonsoir.

 

Et il se mit en mesure de continuer son somme interrompu.

 

– Vous seriez tout de même mieux dans votre lit, monsieur Martinet. À cette heure, Marguerite doit avoir quitté la couche conjugale. Vous aurez moins à redouter de sa colère.

 

– Je ne crains point ma femme, monsieur Pold, grogna Martinet.

 

– Euh ! euh !

 

– Je ne la crains point parce qu’elle n’est point là.

 

– Ah ! je m’explique l’audace que vous eûtes de vous saouler. Puisqu’elle n’est point là, un peu de courage, mon ami, et rentrons. Laissez-moi vous soulever.

 

Il le souleva. Martinet se cala sur Pold et ils firent quelques pas.

 

– Et où donc est Mme Martinet ?

 

– Au diable !…

 

– Quand en revient-elle ?

 

– Dans deux ou trois jours.

 

Et Martinet, levant la jambe autant que son état le lui permettait, se mit à « gueuler » :

 

Quand ell’n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

 

Ils avançaient vers la cour ; ils allaient sortir du corridor. Et Martinet, de plus en plus joyeux à l’idée que sa femme était absente, reprenait haut :

 

Quand ell’n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

 

Comme ils débouchaient dans la cour, Martinet resta la jambe en l’air, la bouche ouverte, et Pold dut le prendre à bras-le-corps pour qu’il ne s’écroulât point sur le pavé, assommé.

 

Mme Martinet était là. Elle était très bien là, quoi qu’en pût dire son mari. Elle se montrait dans l’encadrement de la fenêtre du premier étage, au dessus du magasin. Elle avait le sourcil froncé et l’air mauvais. Elle regarda venir le groupe, et son œil rencontra les yeux de Martinet, qui en fut foudroyé. Mais elle ne dit mot. Elle se réservait sans doute.

 

Martinet n’avançait plus. Pold l’entendait murmurer d’une voix expirante :

 

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qui va arriver maintenant.

 

Et il ajouta, plus bas encore :

 

– Eh ben, mon vieux cornichon, te v’là propre !

 

Enfin, Mme Martinet voulut bien descendre de sa grandeur et de sa chambre. On la vit bientôt sur la porte du magasin, qu’elle avait ouverte.

 

– Faites-le entrer, dit-elle le plus simplement et le plus dignement du monde à Pold.

 

– Je ne peux pas, dit Pold.

 

– Vous ne pouvez pas ?

 

– Non : il ne remue plus.

 

Martinet dit à Pold, d’une voix de plus en plus éteinte :

 

– Dis-lui, mon p’tit, dis-lui que, si elle crie… je m’en vas mourir !…

 

Pold fit la commission.

 

– Il me prie de vous dire, madame, que si vous le grondez trop fort, vous serez sûrement la cause de son trépas !

 

– Très bi.. en !… Très bi.. en ! approuva Martinet.

 

Mme Martinet s’avança.

 

– Assez de cette ignoble comédie ! dit-elle. Les ouvriers vont arriver, monsieur Martinet ; j’espère que vous n’allez point leur donner le spectacle de votre honte et de votre déshonneur dans ce costume de carnaval !

 

– Oh ! non ! pour sûr !

 

– Voulez-vous me suivre ?

 

– Oh ! oui… J’vas essayer.

 

Ils finirent par le faire entrer dans le magasin, qu’encombraient les meubles les plus disparates.

 

– Et, maintenant, dans ma chambre.

 

Ils entreprirent la montée d’un étroit escalier qui conduisait au premier étage. Mme Martinet tirait, Pold poussait. Dix minutes après, ils avaient jeté Martinet, tout habillé, sur un lit.

 

Alors, la femme commença :

 

– Si ce n’est pas honteux de rentrer à des heures pareilles ! Il profite de mon absence pour s’adonner aux pires débauches, pour découcher, pour s’enivrer avec des filles !

 

Elle voulut continuer sur ce crescendo, car elle était fort en colère. Elle était rentrée dans la nuit et avait attendu son mari jusqu’au jour. Aussi se promettait-elle de lui dire, d’un coup, « tout ce qu’elle avait sur le cœur ». Malheureusement, les ronflements sonores de Martinet au fond de l’alcôve l’interrompirent si brutalement qu’elle en resta bouche bée.

 

Pold, voyant comment tournaient les choses, se dit que ce ne devenait pas drôle et qu’il n’avait qu’à se sauver. Il gagna hypocritement l’escalier. Mais il fut arrêté par madame Martinet, qui se tournait soudain vers lui pour lui crier :

 

– Et vous aussi, monsieur Pold ! Vous aussi, vous l’encouragez, vous l’entraînez, vous un jeune homme si bien élevé !… Si votre papa savait ça !

 

– Moi ? fit Pold avec innocence. Moi, madame ? Vous me calomniez étrangement. J’ai rencontré votre mari dans le ruisseau et je vous l’amène. Voilà l’unique faute dont je suis coupable.

 

– C’est bien vrai, ce que vous dites là ?

 

– C’est bien vrai !

 

– Comment vous trouviez-vous dans le quartier ? Venez ici, un peu, monsieur Pold, ne vous sauvez pas ainsi. Vous semblez toujours avoir peur de moi… Vous voyez bien que j’ai du chagrin. Le misérable me le paiera. Quand il sera à jeun, je vous jure qu’il passera un mauvais quart d’heure… Mais approchez-vous… tenez, prenez ce siège.

 

Elle lui montra un fauteuil à côté d’elle.

 

Il s’assit. Il la regarda et il dut constater qu’elle était jolie au milieu de ses larmes. Ce ne fut, du reste, qu’une simple constatation. Il ne se sentit point poussé vers elle, il débordait d’un bonheur tel qu’il eût voulu le crier à tous les passants. Malheureusement, il sentait bien qu’il devait à sa folle maîtresse un peu de discrétion.

 

Il regardait donc Mme Martinet et il se disait qu’elle n’était certes pas aussi belle que Diane, quoique fort appétissante, et qu’elle ne ressemblait en rien à sa sœur.

 

Marguerite paraissait une trentaine d’années. Elle était plutôt grassouillette, sans exagération. Ce léger embonpoint ne nuisait pas à sa beauté de brune, aux larges yeux noirs, à la physionomie avenante de « bonne personne ». Elle ne montrait un caractère détestable que pour M. Martinet. Pour les autres, elle était plutôt aimable tout en restant fort rigide sur le chapitre des bonnes mœurs, du moins jusqu’à ce jour. On ne lui connaissait pas encore d’intrigues.

 

– M. Martinet vous rend donc bien malheureuse ? demanda Pold, aimablement.

 

Car le but de sa visite lui était revenu à l’esprit en songeant à Diane, et il se disait qu’il ferait peut-être bien de profiter du désarroi de Mme Martinet et de son amabilité présente pour lui « soutirer » le petit rez-de-chaussée que Martinet n’osait lui promettre.

 

– Malheureuse ? Oh ! plus que vous ne sauriez croire, dit Marguerite en essuyant ses larmes.

 

– Cependant, il est ordinairement travailleur et ne se grise que de temps à autre, entre amis, tous les mois…

 

– Toutes les semaines, interrompit Marguerite.

 

– Ah ! il a l’ivresse hebdomadaire ?

 

– Hélas !

 

– Il ne rentre point, toutes les semaines, dans l’état où je l’ai vu ce matin ?

 

– Il ne manquerait plus que cela ! Non… Il est simplement plus guilleret que les autres jours ; car il est toujours guilleret, mon mari. Cela lui vient des plaisirs de la table, qu’il apprécie trop et qui lui donnent cet air réjoui qui en a fait votre ami tout de suite, monsieur Pold.

 

– Comment ? vous reprochez à votre mari toute la gaieté que son excellente nature apporte dans votre ménage ?

 

– Je lui reproche de trop s’adonner aux plaisirs de la table…

 

Il n’apprécie même que ceux-là…

 

– je ne vous comprends pas, dit Pold.

 

– Et moi, fit Marguerite, moi, je me comprends bien…

 

Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’elle devint écarlate.

 

Pold la fixa. Il remarqua cette rougeur, son trouble.

 

Il fit : « Ah ! »

 

Et puis : « Oh ! »

 

Il y eut un silence.

 

Pold s’approcha de Marguerite et lui prit la main. Cette main ne se retira point de la sienne.

 

Le jeune homme hocha la tête.

 

– Pauvre petite femme ! dit-il.

 

Martinet ronflait toujours. Marguerite devint plus rouge encore.

 

– C’est ce qui vous faisait cet air triste quand nous étions si gais ?

 

Marguerite ne répondit pas.

 

– Alors, ce n’était pas contre moi que vous étiez méchante ?

 

– Certes.

 

– Et moi qui croyais que vous ne vouliez pas me souffrir.

 

– Oh ! monsieur Pold, qu’est-ce que vous me dites là ?

 

– Et, cependant, je me rappelle fort bien que, plusieurs fois, vous m’avez été particulièrement désagréable…

 

– Quelle erreur ! En quelles circonstances ?

 

– Vous savez bien, à propos de ce petit rez-de-chaussée que je demandai à votre mari de me meubler et de me tapisser… Vous vous êtes opposée…

 

– Certainement.

 

– Vous ne vouliez donc point m’être agréable par là ?

 

– Je ne voulais point vous savoir un appartement de garçon, dans lequel vous eussiez amené des créatures…

 

Pold passa galamment un bras autour de la taille de Marguerite et lui dit dans l’oreille :

 

– Vous étiez donc jalouse ?

 

– Que dites-vous là ? s’écria Mme Martinet en se dégageant… Je voulais simplement m’opposer à une mauvaise action. Il n’est point bon qu’à votre âge vous ayez une… garçonnière.

 

– Et, maintenant, vous me refuseriez encore ce que je vous demande ? Vous vous opposeriez encore à ce que Martinet me créât ce petit intérieur qui serait bien à moi en attendant qu’il fût…

 

–… qu’il fût à toutes celles que votre fantaisie et vos caprices y feront passer… Ah ! ces jeunes gens ! S’ils savaient ! Mais non… vous êtes tous les mêmes : vous n’appréciez que les amours de passage, vous ne comprenez pas ce qu’il peut y avoir de bon, dans un amour qui serait du dévouement plus encore que de l’amour… Mais qu’est-ce que je dis ? Je deviens folle… monsieur Pold, oubliez toutes les sottises qui viennent de m’échapper…

 

Pold se résolut à embrasser Mme Martinet dans le cou. Elle se défendit :

 

– Oh ! monsieur Pold ! monsieur Pold ! ce n’est pas bien, ce que vous faites là… Si Martinet se réveillait !

 

– Il se réveillera dans vingt-quatre heures.

 

Et il voulut lui donner un second baiser, mais elle se défendit.

 

– Alors, c’est entendu ? demanda Pold.

 

– Qu’est-ce qui est entendu ?

 

– L’appartement !

 

– Ah ! vous y revenez !… Non ! non ! ce n’est pas entendu !…

 

Et elle murmura :

 

– Je n’ai pas confiance en vous… Oh !… vous êtes si jeune !

 

– Si jeune ! J’ai vingt ans, et il y a des gars de vingt-cinq ans qui ne me valent point. Vous refusez ?

 

– Je refuse.

 

Pold la lâcha, furieux. Il jouait une comédie inutile depuis un quart d’heure.

 

Elle vit tout son mécontentement.

 

– Ah ! mon Dieu ! je vous ai fâché tout à fait ?

 

– Tout à fait !

 

Et il se disposait à partir.

 

– Vous vous en allez comme ça ?

 

– Comme ça ? Comment voulez-vous que je m’en aille ?

 

– Écoutez ! fit-elle tout à coup. On monte… Ce doit être le commis.

 

Elle le cacha derrière un rideau.

 

– C’est inutile que l’on sache que vous êtes resté si longtemps dans cette chambre… Attendez.

 

On frappa. Quelqu’un entra. C’était le commis, en effet. Il jeta un regard sournois dans la pièce et dit :

 

– Madame, il y a, en bas, un commissionnaire qui demande monsieur.

 

– Qu’est-ce qu’il veut ?

 

– Il dit qu’il a quelque chose à remettre à monsieur ou, en son absence, à madame.

 

– Qu’il vous remette sa commission à vous.

 

– Non, il faut qu’elle soit remise en mains propres.

 

– C’est bien, je descends.

 

Mais elle réfléchit que Pold pourrait filer si elle descendait, et elle ne voulait pas le laisser partir si mécontent. Elle cria au commis, qui était déjà dans l’escalier :

 

– Faites monter !

 

Un commissionnaire se présenta.

 

– C’est vous, madame Martinet ? dit-il.

 

– C’est moi.

 

– Votre mari n’est pas là ?

 

Elle montra Martinet, dans l’alcôve :

 

– Il dort. Je ne veux pas le réveiller.

 

– Pour sûr qu’il dort ! fit le commissionnaire. Il dort et puis il ronfle ! On l’entend ! Dites donc ! ça doit vous gêner quelquefois, ma petite dame ?

 

Impatientée, Marguerite réclamait la commission.

 

– Voilà ! Voilà ! fit l’homme.

 

Et il sortit une grande enveloppe cachetée de rouge.

 

– Seulement, continua-t-il, il faut me donner un reçu…

 

– Un reçu ?

 

– Oui. Il faut me signer ça :

 

« Reçu du commissionnaire 156 une lettre cachetée, dans la matinée du 2 avril 189.. »

 

– C’est bizarre… Et qui est-ce qui vous a remis cette lettre ?

 

– J’sais pas.

 

– Comment ? vous ne savez pas ?

 

– Non. On m’a payé pour ne pas le savoir.

 

Marguerite avait signé.

 

– Enfin, vous avez votre lettre, j’ai mon reçu… Bonsoir la compagnie !

 

Et il disparut.

 

Pold quitta sa cachette et examina l’enveloppe avec Marguerite.

 

– Voilà bien des mystères, dit-elle. Je ne connais point cette écriture.

 

Elle prit une paire de ciseaux et coupa le bord de l’enveloppe. Elle en tira une épaisse feuille de papier qu’elle déplia.

 

Trois billets de banque s’en échappèrent.

 

– Trois mille francs ! s’écria Pold.

 

Marguerite lisait déjà la lettre. Elle poussa une exclamation :

 

– Ah ! voilà qui est extraordinaire ! Lisez, monsieur Pold ! lisez !

 

Pold lut tout haut :

 

« Je prie M. Martinet de consacrer ces trois mille francs que je lui envoie à meubler et tapisser convenablement un rez-de-chaussée de garçon ou tel appartement que M. Pold Lawrence lui désignera. Je suis l’ami de M. Pold Lawrence sans qu’il s’en doute. Je désire conserver l’anonymat jusqu’au moment où il sera en mesure de me rembourser cette simple avance. Alors, je me ferai connaître. M. Pold Lawrence peut donc accepter sans scrupules ces trois mille francs qui, je le répète, ne sont qu’un prêt. Prière de lui communiquer cette lettre. »

 

– Elle n’est signée d’aucune initiale, d’aucun signe, dit-il.

 

Marguerite et Pold se regardèrent.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? fit Marguerite.

 

– Cela veut dire, madame, que, quoi que vous fassiez, j’aurai mon appartement maintenant. Voilà ce que je vois de plus clair dans cette histoire.

 

– Alors, vous allez accepter ces trois mille francs qui vous viennent d’un inconnu ?

 

– Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse si je ne les accepte pas ? Et puis c’est une avance. Je les lui rendrai, ses trois mille francs, à cet ami délicat qui ne veut pas se faire connaître. Vous me demandez si j’accepte ?… Ah ! je vous jure que j’accepte !

 

Et Pold se mit à esquisser un pas de danse, tant il était enchanté de la tournure que prenaient les choses. Marguerite s’était laissée tomber sur une chaise :

 

– Voyons, monsieur Pold, cherchons !

 

– Rien du tout !

 

– Vous n’avez aucun doute sur la personne qui a pu écrire cette lettre ? Parmi vos amis, cherchez !

 

– La lettre dit que c’est un ami que je ne connais pas. Pourquoi chercher ? Et puis cet homme désire rester inconnu : c’est son affaire. C’est même très délicat, ce qu’il fait là. Je lui en ferai mon compliment… quand il me le permettra.

 

– Attendez, reprit Marguerite. Cet homme est peut-être une femme.

 

Pold réfléchit et dit :

 

– Après tout, c’est bien possible !

 

Et il frisa une moustache imaginaire. Rien ne l’étonnait plus. Ça pouvait être une femme « qui l’aimait dans l’ombre ».

 

– Et vous acceptez ce présent d’une femme ?

 

– Pourquoi pas ? puisque ce n’est qu’un prêt. Je suis un garçon d’honneur. Je lui revaudrai cela !

 

– Ah ! monsieur Pold ! murmura Marguerite. Voilà une aventure qui me semble bien invraisemblable !

 

– Les billets sont fort vraisemblables !

 

– Avez-vous jamais parlé de ce rez-de-chaussée à d’autres personnes qu’à mon mari et à moi ?

 

– À aucune ! Et vous ?…

 

– Non ! Non !… Maintenant, mon mari a peut-être bavardé… Quant à moi… écoutez donc… Oui, j’en ai touché quelques mots à Joe…

 

– Qui, Joe ?

 

– Vous connaissez bien l’auberge Rouge ? Votre papa a une villa de ce côté… la villa des Volubilis.

 

– Voilà trois ans que nous passons l’été dans cette villa. L’auberge Rouge !… J’en ai entendu parler, je l’ai même vue une fois, à travers les arbres, au fond du bois de Misère, n’est-ce pas ?

 

– Oui, à côté de Montry. Eh bien, j’ai couché deux nuits de suite à l’auberge Rouge. Une commande très importante et des travaux m’avaient appelée dans le pays, et, l’auberge Rouge se trouvant la plus proche de toutes les auberges, j’y ai élu domicile pendant quarante-huit heures, avec deux ouvriers de mon mari. J’en arrive.

 

– Tout cela ne me dit pas qui est Joe.

 

– Joe ? Eh bien, c’est le patron de l’auberge Rouge. Il m’a demandé si je connaissais le propriétaire de la villa des Volubilis, et je fus ainsi amenée à parler – oh ! tout à fait en l’air – de votre papa et de vous-même. Je lui dis que mon mari vous connaissait de façon presque intime, que vous étiez un bon petit garnement et que vous pensiez déjà à faire vos farces, à meubler un appartement, etc, etc. Enfin, des choses sans importance et qu’il ne semblait pas même écouter…

 

– Joe ne me connaît pas, je ne le connais pas, vous parliez de cela parce qu’il fallait parler de quelque chose. Fausse piste, madame Martinet !

 

– C’est mon avis.

 

– Ne cherchons plus ! Tiens ! Qu’est ceci, dans l’angle supérieur de la lettre, à droite ?

 

Marguerite regarda.

 

– Oui, il y a quelque chose : on dirait un chiffre, un tout petit chiffre.

 

– Ce sont des lettres, mais combien minuscules ! dit Pold. Je lis maintenant. Ah ! nous n’en savons pas davantage. Lisez-vous ce qu’il y a là ?

 

– Non.

 

– Eh bien, il y a du latin. Je ne suis pas fort en latin, mais je comprends encore ça. Il y a trois lettres qui font nox !

 

– Qu’est-ce que ça veut dire, nox ?

 

– Ça veut dire « la nuit » !

 

Sur ces mots, Pold jeta un grand salut à Mme Martinet et dégringola l’escalier.

 

Remonté à bicyclette, il s’en fut au bois de Vincennes.

 

– Il y a longtemps que les camarades m’ont lâché, dit-il, mais ça m’est bien égal !…

 

Il se livra à une course folle pendant toute la matinée. Une joie immense l’emplissait. Il criait aux échos du bois : « Diane ! Diane ! » Il songeait qu’il était aimé de Diane, de Mme Martinet et d’une princesse inconnue qui lui envoyait des cadeaux. C’était trop pour une fois. Il était plein d’orgueil et il faisait des acrobaties sur sa bicyclette.

 

Un instant, cependant, il interrompit ses exercices pour se dire :

 

– Trois billets de mille francs ! Je ne vais pas avoir quelque chose d’extraordinaire pour ce prix-là. Pendant qu’elle y était, ma princesse eût dû m’en envoyer six.

 

VIII

QUELQUES ÉTATS D’ÂME

 

Lily, sur les indications d’Adrienne, cherchait dans les tiroirs d’une commode Louis XVI une broche à laquelle sa mère tenait beaucoup. Elle avait vainement exploré les coffrets où cette broche était ordinairement placée parmi d’autres bijoux. Elle s’étonnait de ne la point trouver. Adrienne commençait elle-même à montrer quelque inquiétude.

 

– Tu sais si j’y tiens, à cette broche, ma Lily. Ce fut le premier bijou que m’offrit ton père…

 

– Où peut-elle se trouver, ma mère ? Où l’avez-vous « rangée » ? demandait Lily cherchant toujours.

 

Soudain, Adrienne se rappela. Elle tendit une clef à Lily.

 

– Je me souviens maintenant ! Dans le coffret de cèdre, dans le dernier tiroir à droite.

 

Lily prit la clef et ouvrit le coffret. Elle trouva, en effet, la broche et se disposait à la remettre à sa mère quand elle poussa un cri d’étonnement.

 

Adrienne se retourna vers Lily. La jeune fille avait la broche dans une main et une photographie dans l’autre.

 

– Mère, fit-elle, vous ne m’avez jamais montré cette photographie ! C’est vous ! quand vous étiez très jeune ! Ah ! comme vous étiez jolie !

 

Adrienne était déjà auprès de sa fille et lui avait arraché la photographie des mains. Mais Lily demandait :

 

– Que signifie cette dédicace, mère ? cette dédicace en anglais : « À Charley, sa petite amie » ?

 

Adrienne semblait envahie d’un trouble inexprimable. Une pâleur mortelle se répandit sur ses traits décomposés. Elle se retourna pour que sa fille ne la vît point et remit la photographie dans le coffret, qu’elle referma soigneusement. Alors, elle put dire d’un ton qui s’efforçait d’être naturel :

 

– Ce fut un de mes amis d’enfance, Lily. Mais il a disparu depuis très longtemps. On n’a plus entendu parler de lui, jamais, jamais !…

 

– Charley ! fit Lily. Mère, je me souviens maintenant…

 

– Tu te souviens ! Tu te souviens de quoi ? demanda Adrienne d’une voix étranglée.

 

– Je me souviens qu’une fois vous avez dit ce mot : « Charley ! » il y a quelques années au Siam devant mon père, et que cela parut lui causer beaucoup de peine, car il montra une grande agitation.

 

– Oui, fit sourdement Adrienne, ton père a beaucoup connu Charley… Mais il ne faut plus prononcer jamais ce nom-là… il ne faut plus évoquer ce souvenir… jamais ! jamais !

 

– Jamais, ma mère, répondit Lily, soudain grave.

 

.................................

 

Au fumoir, dans son fauteuil, Pold se répétait :

 

– « Zut ! » « Zut ! » Elle m’écrit : « Zut ! » Et moi qui étais si heureux quand le père Jules m’a remis cette lettre, sa lettre. Je reconnaissais son parfum. C’était la première lettre d’elle ! Elle s’apitoyait donc enfin ! Elle se rappelait que j’existais !… Oui, mais pour m’écrire : « Zut ! »

 

Et il revécut la semaine qu’il venait de passer.

 

Son bonheur d’avoir possédé Diane s’était changé bientôt en un désespoir sombre, car il voulait la posséder encore, et ce fut en vain.

 

Dès le lendemain, il avait écrit une lettre délirante à Diane pour lui dire qu’il l’aimerait toute sa vie, qu’il lui appartenait jusqu’à la mort, et même jusque dans l’éternité. Toutes les niaiseries, toutes les sentimentalités que lui inspirait son amour d’adolescent, il les mit dans cette lettre. Il lui demandait un rendez-vous, affirmant qu’il mourrait s’il restait vingt-quatre heures sans la voir.

 

En même temps, il s’était entendu avec Martinet pour l’ameublement d’un petit rez-de-chaussée de garçon, dans le quartier de l’Europe. Il avait raconté au tapissier ce qui s’était passé pendant qu’il cuvait son ivresse, moins, bien entendu, les déclarations de tendresse de Mme Martinet.

 

Le tapissier avait déclaré qu’on ne lui ferait jamais avaler de pareilles sornettes, mais que ce n’était pas son affaire et que, du moment que les billets de mille étaient là et que sa femme n’y voyait pas d’inconvénient, il n’avait plus qu’à accomplir sa besogne. Et il s’était mis au travail pour Pold, qu’il commençait à chérir de tout son cœur, lâchant des commandes importantes.

 

Mme Martinet avait revu Pold, une fois, au magasin, mais elle ne lui avait pas adressé la parole, ce qui lui valut une scène de son mari. Celui-ci lui déclara qu’il ne tolérerait pas qu’elle montrât une animosité plus prolongée envers un jeune homme de famille qui voulait bien l’honorer de son amitié.

 

Pold attendait toujours la réponse de Diane. Cette réponse ne vint pas. Il en fut stupéfait. Il attendit deux jours, trois jours. Rien. Il erra autour de l’hôtel de l’avenue Raphaël. Il n’aperçut point Diane. Il osa se risquer à aller sonner à sa porte. Il fut grossièrement éconduit par un larbin.

 

– Madame n’est pas là, lui déclara-t-on.

 

– Je sais qu’elle y est.

 

– Elle n’y est pas pour vous !

 

Et on lui avait claqué la porte sur le nez. Il s’était retrouvé sur l’avenue, dans un désarroi indescriptible. Il poussait des cris de rage.

 

– La misérable ! La misérable ! Elle me fait chasser ! Et je croyais qu’elle m’aimait !

 

Il se donnait des coups de poing sur la tête.

 

– Je l’aurai de force ! de force ! comme l’autre jour ! Je me ferai plutôt tuer, mais je la veux ! Je reprendrai le même chemin…

 

Et il s’avança du côté du mur qu’il avait déjà escaladé. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en apercevant, au-dessus de ce mur, une haute grille qu’on venait d’y poser !

 

Il fit : « Oh ! »

 

Et il resta atterré.

 

– Elle ne veut plus de moi ! C’est fini ! Elle ne veut plus de moi !

 

Et il s’en était retourné effroyablement triste.

 

Non, elle ne voulait plus de lui. La scène d’amour de l’autre nuit avait été pour elle une surprise, comme la scène de terreur qui l’avait précédée. Elle ne s’était pas donnée. Elle s’était laissé prendre. Mais, aussitôt qu’elle se fut reconquise, elle comprit l’imprudence qu’elle venait de commettre en ne se défendant pas, et elle avait renvoyé tout de suite Pold, très vite, tremblant qu’il ne fût aperçu.

 

– Si le prince savait cela ! se disait-elle.

 

Or le prince le sut, puisque, dès l’après-midi même, elle reçut une lettre dans laquelle il lui disait :

 

 

« Madame,

 

« Je vous serais reconnaissant de faire poser immédiatement une grille au-dessus du mur de votre jardin. Et surtout ne revoyez jamais plus, ne recevez jamais plus le jeune fou auquel vous avez permis si facilement, ce matin, de vous prouver son amour.

 

« Mettez cela, madame, sur le compte de la jalousie. »

 

 

C’était signé « Agra ».

 

L’étonnement de Diane de ce que le prince fût si vite et si bien renseigné n’égala point sa rage. Elle maudit son aventure et proféra mille malédictions à l’adresse de celui qui avait failli être la cause d’une catastrophe. C’en eût été une qu’une rupture avec le prince, car, bien qu’aucun contrat ne fût intervenu entre eux, Diane considérait qu’elle lui appartenait tout entière depuis le don du collier.

 

– Heureusement, il me pardonne ! se disait-elle. Il est aussi magnanime qu’il est beau. Il ne connaît point les rancunes des autres hommes…

 

Et il grandit encore dans son esprit et dans son cœur.

 

Quant à Pold, elle le chassa de son souvenir comme elle devait le faire chasser de son seuil. Si le prince n’avait rien su, elle lui eût peut-être pardonné, elle lui eût peut-être montré, un jour, de la pitié… Maintenant, Pold n’existait plus pour Diane, et, comme elle reçut une lettre dernière dans laquelle il lui annonçait des résolutions extrêmes, des actes de folie, où il lui servait le « coup du suicide » elle lui jeta à la poste ce mot : « Zut ! »

 

Pold, dans le fumoir, mâchonnait son cigare, songeant toujours à ce « Zut ! » qui tuait sa dernière espérance. À l’autre coin de la pièce, son père, et Raoul de Courveille tenaient conversation. Pold écouta. Raoul de Courveille disait :

 

– Nous y allons. C’est le 15. Je suis chargé par Diane de vous rappeler qu’elle vous a invité et qu’elle compte absolument sur vous. Vous n’avez pas vu le prince. Ce sera une occasion de faire connaissance avec lui. Vous savez que les « tableaux vivants » de Diane sont très courus. Cette fois, on s’arrache les invitations, non à cause des tableaux, mais à cause du prince. Il faut venir.

 

Lawrence hésita encore.

 

– Êtes-vous sûr que le prince y sera ? demanda-t-il.

 

– Absolument sûr. C’est là qu’il doit faire sa seconde apparition. Ne lâchez pas une occasion pareille.

 

La curiosité l’emporta.

 

– C’est bien, décida Lawrence, j’irai…

 

Pold avait jeté son cigare :

 

– Le 15 ! Papa y va ! Eh bien, moi aussi, j’irai ! Seulement, si papa y va pour le prince, moi, j’irai pour Diane !…

 

Il se gratta l’oreille :

 

– Y aller ! Mais comment ? On va certainement me fiche à la porte… Bah ! je trouverai bien !… Demain, j’irai demander conseil à Martinet.

 

IX

OÙ LE LECTEUR COMPRENDRA QU’IL SE PRÉPARE QUELQUE CHOSE DE TRÈS GRAVE POUR LE CHAPITRE SUIVANT

 

Avril était d’une douceur admirable. Les jardins de Diane étaient tout en fleurs. Elle résolut que la fête serait donnée, en partie, dans les jardins. On dînerait sous les arbres, on danserait sur les pelouses et l’on n’entrerait dans le grand hall de l’hôtel qu’à l’heure des « tableaux vivants », spectacle qui devait mettre un terme à toutes les réjouissances.

 

Tout le « high life » voulut être de la fête.

 

Martinet fut particulièrement chargé de la scène, du grand hall, des décors et des changements de décors.

 

Ce jour-là, on devait admirer Diane et plusieurs de ses compagnes de fête, dans des costumes aussi légers que suggestifs.

 

C’étaient ses derniers « tableaux vivants » de la saison. Elle offrait quatre spectacles par an. Le monde de la grande fête avait particulièrement goûté cette nouvelle mode, qui lui permettait d’apprécier et de comparer les formes plus ou moins impeccables des plus fameuses pécheresses.

 

Il y avait déjà du monde dans les jardins. Une heure plus tard, un coupé de style très simple vint se joindre à la file des voitures. Le prince Agra en descendit. Il fut tout de suite mêlé au groupe de Diane. Celle-ci demandait au prince des histoires sur l’Inde et les Indiens.

 

Le prince lui disait qu’il avait quitté l’Hindoustan très jeune, à douze ans. Mais il se souvenait de ce merveilleux pays comme s’il l’eût habité la veille.

 

– Vous descendez d’une race très ancienne ? demanda Diane.

 

– Oh ! très ancienne, madame. Par les radjapoudras, ces seigneurs qui ne subirent jamais aucun joug étranger, je descends du radjah de Sédussia, dont la capitale était Usépour. Or, vous savez de quel prince descend le radjah de Sédussia ?

 

– Je vous avouerai, fit Diane, que je l’ignore totalement.

 

– Le radjah de Sédussia descend de Porus, qui eut maille à partir avec Alexandre de Macédoine.

 

– Une chose me stupéfie, prince : c’est que vous ayez si peu, vous qui descendez d’une race si ancienne de l’Inde, l’air indien, et que votre physionomie ne rappelle en rien votre origine.

 

– Madame, je ressemble à ma mère. Je suis le portrait vivant de ma mère. Or ma mère était une Grecque de Thessalie dont le radjah, mon père, fit sa femme.

 

Pendant que l’on dînait et que se tenaient ces propos, des ouvriers, dans le grand hall, sous la direction de Martinet, procédaient aux dernières installations pour le spectacle.

 

Martinet était sur la scène et disait à l’un de ses ouvriers, qu’habillaient une blouse et un pantalon blancs et que coiffait une casquette noire :

 

– Eh bien, vous amusez-vous un p’tit peu ?

 

– Beaucoup, Martinet, beaucoup !

 

– Croyez-vous que votre père vous reconnaîtra ?

 

– J’espère bien que non. Du reste, il est venu ici tout à l’heure, avec M. de Courveille, pendant que vous étiez occupé à disposer la tenture de la grande porte du fond. Il a fait le tour du hall, et je n’étais pas plus fier que cela. Je me disais : « Tiens-toi bien, mon vieux Pold, et qu’on ne te reconnaisse pas, ou il y aura du grabuge ! » Et, à l’idée qu’il pouvait me reconnaître dans ce travestissement, je ne me trouvais pas précisément à mon aise. Qu’est-ce qui va arriver ! m’écriai-je intérieurement. Heureusement, il n’est rien arrivé du tout, parce qu’il ne m’a pas reconnu.

 

– Il n’a eu aucun doute ? demanda Martinet.

 

– Aucun. Et, cependant, il examinait de près ce que faisaient les ouvriers, et il se tint trois minutes derrière moi. J’étais dans un état ! Je cachais mon émotion en essayant le rideau, en le levant et en le baissant bien des fois. Je vous assure qu’il marche bien le rideau, et que vous pouvez en toute sécurité me préposer à son maniement.

 

– Allons, tant mieux ! C’est tout de même « farce » ce que nous faisons là, et vous avez un fichu toupet ! C’est ce qui me plaît en vous et ce qui fait que je m’intéresse à vos entreprises. Mais tout ceci ne m’explique pas pourquoi vous avez voulu venir.

 

– Je tenais à voir le prince Agra, dont on parle en ce moment. Voilà tout !

 

– Quel drôle de petit bonhomme ! Et vous ne l’avez pas vu, le prince Agra ?

 

– Non. Mais je pourrai le contempler à mon aise, ce soir, pendant que je tirerai le rideau, quand il sera dans la salle.

 

– Si ça peut faire votre bonheur ! Moi, j’en ai tant vu, de princes, que celui-là, pas plus que les autres, ne me dit plus rien. Croyez-moi si vous le voulez, mais, à Versailles, j’ai serré la main du tsar… Alors, vous comprenez, rien ne m’épate plus !

 

– Laissons le tsar tranquille, fit Pold, et parlons de choses sérieuses. La rue de Moscou ? Mon appartement de la rue de Moscou ?

 

– Elle va bien, la rue de Moscou.

 

– Quand tout sera-t-il prêt ? Hâtez-vous, Martinet, je voudrais être dans mes meubles, déjà !

 

– Écoutez. Je vais vous dire une chose qui vous fera plaisir.

 

– Il n’y en a qu’une qui puisse me faire plaisir, c’est celle-ci : Dites-moi : « Pold, demain vous serez chez vous ! »

 

– Eh bien, je vous dis : « Pold, demain vous serez chez vous. »

 

– Vrai de vrai ?

 

– Vrai de vrai.

 

– Ah ! Martinet, t’es un brave type !

 

Et Pold sauta sur les mains de Martinet, qu’il serra avec effusion.

 

– Ça me console de bien des peines, dit-il.

 

– Desquelles, monsieur Pold ? Je vois bien que vous en avez. Si je puis faire quelque chose pour vous…

 

– Ça, ça me regarde. Il n’y a rien à faire, Martinet. J’essaierai de me consoler moi-même. Je connais le moyen.

 

L’œil de Pold brilla.

 

– De l’audace ! cria-t-il, de l’audace ! encore de l’audace !

 

– Vous parlez comme Robespierre, fit Martinet, qui connaissait approximativement son histoire.

 

– Monsieur Martinet, vous êtes un âne ! Mais voilà du monde. Hop ! au rideau ! Ayons l’air de travailler.

 

Le dîner terminé, on se leva. Diane donna le signal. Elle fit entendre à ses amies qu’il était temps de gagner les loges.

 

– Allons nous préparer, fit-elle.

 

Tout le monde était debout. Derrière le prince se glissa Jean, le cocher de Diane, qui, ce soir-là, doublait le maître d’hôtel.

 

Il prononça ces mots à voix basse :

 

– Sur la scène du grand hall. Au rideau.

 

Le prince semblait n’avoir pas entendu.

 

– M’accompagnez-vous, prince ? demanda Diane.

 

– Si tel est votre désir… répondit-il.

 

Et il lui donna le bras. Ils s’éloignèrent.

 

Sur les estrades, les musiciens se firent entendre. On allait danser, dans la douceur du soir.

 

– Quelle soirée exquise et quel printemps ! s’exclama Raoul de Courveille, à côté de Lawrence.

 

– Aussi, vais-je quitter Paris bientôt.

 

– Vous ?

 

– Moi. Nous allons partir pour notre maison des champs. J’y vais installer ma famille. Mes affaires me feront revenir souvent à Paris ; mais ma femme et ma fille et mon fils vont rester là-bas jusqu’à l’automne.

 

– Et où c’est-il, là-bas ?

 

– Mais là où il était l’année dernière : au bois de Misère, à Montry, un pays charmant, une vraie campagne. Vous viendrez nous y voir. Dans quinze jours, nous aurons abandonné l’avenue Henri-Martin.

 

Ils s’enfoncèrent sous les arbres en devisant de la soirée, du prince et de Diane, pour laquelle Lawrence semblait montrer de l’enthousiasme.

 

Le prince, Diane et ces demoiselles des « tableaux vivants » étaient entrés dans le grand hall. Ils le traversèrent, ils montèrent sur la scène. Pold n’avait d’yeux que pour Diane.

 

« Comme elle est belle ! » se disait-il.

 

Il eût voulu pouvoir crier à tous que cette femme lui avait appartenu, qu’elle lui appartiendrait encore. Il souffrait de la voir se pencher sur l’épaule de son cavalier.

 

« C’est lui ! » continuait en aparté Pold. « C’est lui ! c’est le prince Agra ! »

 

Et il commençait à haïr le prince Agra.

 

Quand tout le monde fut sur la scène, Diane dit :

 

– Permettez-moi de passer devant vous, mesdames ; je vais vous désigner vos loges.

 

Elle quitta le bras du prince.

 

– Celle qui a parlé, c’est ma belle-sœur, fit Martinet à Pold.

 

– Je le sais bien !

 

– Comment le savez-vous ? Où l’avez-vous vue ?

 

– Dans des photographies… Silence !

 

Diane disparut par une porte du fond. Les jeunes femmes la suivirent. Le prince était le dernier. Il resta seul, un instant, sur la scène.

 

– Épatant ! disait Martinet. Épatant !

 

– Qu’est-ce qu’il y a d’épatant ? demanda Pold.

 

– Mais vous ! On dirait que vous avez porté ce costume toute votre vie ! Ah ! je comprends que votre père ne vous ait pas reconnu. Votre mère elle-même…

 

Martinet fut interrompu par le prince Agra, qui s’approchait lentement. Il s’arrêta devant Pold et lui dit :

 

– Eh ! quoi ! monsieur Léopold Lawrence, vous voilà tapissier maintenant ! Si votre père vous voyait dans cet accoutrement, croyez-vous qu’il rirait ?

 

Et le prince, faisant demi-tour, disparut.

 

Pold et Martinet restaient ahuris et suffoqués. Ils ne trouvaient rien à dire, ils ne pouvaient rien dire.

 

Une soubrette qui vint vers eux les sortit, au bout de dix minutes, de leur extase.

 

– Madame vous prie de monter, dit la domestique à Pold.

 

– Moi ? eut à peine la force de demander Pold.

 

– Vous-même.

 

Autant que Pold, Martinet était atterré. Il se demandait anxieusement ce qu’il allait advenir de cette aventure et redoutait, connaissant le caractère de Diane, les conséquences de la supercherie à laquelle il s’était prêté.

 

Pold suivit la soubrette.

 

X

LUI !

 

Diane était montée dans sa chambre, suivie du prince. Celui-ci fit comprendre à la jeune femme qu’il lui fallait éloigner la soubrette.

 

– Mais il faut que je m’habille, prince !

 

Agra fronça les sourcils. La soubrette fut mise à la porte sur-le-champ.

 

Ils restèrent seuls. Diane alla vers le prince et lui prit les mains.

 

– Tout ce que vous voulez, dit-elle… Je suis votre esclave. Ordonnez, mon maître, et vous serez obéi…

 

Elle se glissa, infiniment câline, sur la poitrine du jeune homme. Ses bras firent un collier au prince. Elle voulut courber sa belle tête vers ses lèvres.

 

Agra dénoua, sans effort, les bras qui l’enlaçaient, écarta Diane, lui montra un siège, et dit :

 

– Madame, dans cette chambre, une heure à peine après m’avoir quitté, l’autre soir, il y avait là quelqu’un…

 

Elle se leva, effrayée du ton que prenait Agra, de sa parole glacée. Elle joignit les mains.

 

– Oh ! prince, fit-elle, vous qui savez tout, vous pour qui il n’est point de mystère, ignorez-vous que ce jeune homme m’a surprise, qu’il s’est introduit chez moi par escalade, et qu’il m’a imposé son amour par l’épouvante ?

 

– Madame, j’ai cru cela. Mais je fus un sot. Car si votre défaite a été telle que vous le dites, vous avez dû le chasser ensuite, votre… amoureux malgré vous !

 

– Oh ! certes !

 

– Et si vous l’avez chassé, vous l’avez fait de telle sorte qu’il ne lui prît plus l’envie de revenir ?

 

– Pouvez-vous en douter ?

 

– Et cependant, madame, il est revenu !

 

– Jamais ! jamais ! Je vous le jure ! Jamais ! protesta Diane avec une force croissante.

 

Le prince s’assit et joua négligemment avec le gland d’un fauteuil.

 

– Moi qui sais tout, dit-il, je sais que cet adolescent est revenu. Il est si bien revenu, qu’il est là, à cette heure, dans votre hôtel. Oui, madame.

 

– Mais cela est impossible ! Prince ! prince ! on vous a trompé !

 

Le prince répliqua, plus froid que jamais :

 

– Vous oubliez qu’on ne peut pas me tromper.

 

Diane se mit à ses genoux :

 

– Écoutez, prince, vous me dites qu’il est là, mais je vous jure que je n’en sais rien. Je vous jure que je n’ai rien fait pour qu’il fût là ! Je vous jure que ce gamin n’a jamais existé pour moi, que je l’ignore, qu’à peine je sais son prénom : Pold, que je ne l’ai jamais aimé et que je le hais ! Je le hais de ce qu’il écarte vos lèvres de mes lèvres !

 

Elle roula sa jolie tête sur les genoux de son idole et pleura, car elle se donnait, et le prince ne la prenait pas. Il était toujours aussi calme, aussi maître de lui.

 

– Je vous dis, madame, que ce jeune homme, votre amant, est dans votre hôtel.

 

Elle se releva, se tordit les poignets et cria :

 

– Eh bien ! s’il est là, prince, dites-moi où il est, car vous seul le savez ! Dites-le-moi, que je le chasse ! que je le fasse déchirer par mes chiens !

 

– Sonnez votre femme de chambre, fit Agra.

 

Fébrile, elle sonna. La soubrette accourut.

 

– Jenny, écoutez bien ce que vous dira le prince, et exécutez de point en point ses ordres.

 

– Mademoiselle, vous allez descendre sur la scène : vous y trouverez un jeune ouvrier en blouse blanche et casquette noire. Vous le prierez de vous suivre et vous le conduirez ici.

 

– Et faites vite ! s’écria Diane.

 

La soubrette avait disparu.

 

– Ah ! il se déguise, maintenant qu’il ne peut plus entrer chez moi en escaladant les murs ! Je vous promets que je vais lui faire passer le goût des travestissements !

 

Le prince ne répondit pas. Elle se tut, elle aussi, regardant la porte d’un air sombre. Cette porte s’ouvrit.

 

Pold fut enfin sur le seuil, la casquette à la main, se demandant s’il devait entrer. Une émotion indescriptible s’emparait de tout son être en regardant cette chambre où il s’était introduit une première fois d’une manière si romanesque et dans laquelle il revenait en des circonstances plus étranges encore.

 

– Entrez ! cria Diane.

 

Elle alla claquer la porte derrière lui. Il la regarda. Il eut peur de ses yeux, qui lui jetaient de la haine. Il recula. Il eut la terreur de ce qui allait lui arriver. Il se trouva à côté du prince et le contempla d’un air hagard. Il ne pouvait prononcer une parole. Le calme suprême du prince le remit un peu. Il se tourna vers Diane de nouveau.

 

– Que faites-vous ici ? cria-t-elle. Qui vous a introduit ici ? Pourquoi êtes-vous ici ? Je vous avais chassé ! Chassé et jeté à ma porte ! Chassé comme un voleur ! Car vous êtes un voleur ! Vous avez volé ici quelques minutes de plaisir ! Vous aviez escaladé mon mur, la nuit ! Je pouvais vous tuer ! Je devais vous tuer !

 

Sa parole était saccadée, sa voix rauque.

 

– Oui, vous tuer comme un chien ! Pourquoi êtes-vous revenu ?

 

Il répondit très bas :

 

– Parce que je vous aime…

 

Ces paroles d’humilité et de détresse ne la calmèrent point, au contraire…

 

– Vous m’aimez ! Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Est-ce que cela me regarde, moi, si vous m’aimez ? Est-ce que je vous aime, moi ?…

 

Il se fit plus humble encore :

 

– Madame, vous ne m’aimez pas. Je suis horriblement malheureux parce que vous ne m’aimez pas. Je crois même que vous me haïssez maintenant !… Mais j’avais espéré que vous m’aimeriez… L’espoir est une chose qui n’est point défendue…

 

Reprenant un peu de sang-froid, voyant qu’elle le laissait parler, il eut le courage d’ajouter :

 

– Après ce qui s’est passé entre nous, cette nuit que je n’oublierai jamais…

 

Car il n’était pas fâché de montrer au tiers qui l’écoutait qu’une minute avait existé où Diane s’était apprivoisée. Elle se jeta sur lui, la main haute, pour le gifler :

 

– Ah ! misérable ! Tu oses parler de cette nuit !…

 

Devant les coups prêts à venir, Pold avait soudain changé d’attitude. Il n’allait pas se laisser piétiner ainsi. Son orgueil finissait par se révolter sous les outrages que cette femme lui jetait à la face, devant cet homme… cet homme impassible, qui était sans doute la cause de tout son malheur…

 

Il avait retenu au vol la main de Diane. Sa joue n’en fut pas effleurée.

 

– Ah ! ne me touchez pas, madame ! s’écria-t-il. Ne me touchez pas !… Assez d’outrages, assez d’injures ! Je m’en vais ! Je vous aimais, je vous aime peut-être encore… mais ne craignez rien… je ne vous le dirai plus…

 

Diane le laissa se diriger lentement vers la porte.

 

– Et que je ne te revoie plus jamais, tu entends ? jamais plus, gamin !

 

Pold se retourna, très flagellé de l’épithète devant l’autre. Il regarda fixement Diane, eut une moue dédaigneuse et dit :

 

– Madame préfère sans doute les vieillards ?

 

Il avait dit cela d’une façon si drôle que la colère de Diane, par un bizarre phénomène de ses nerfs, tomba du coup.

 

– Ah ! le sale gosse ! fit-elle simplement.

 

Et elle ne put s’empêcher de rire.

 

Ce rire fut plus douloureux à Pold que la colère de tout à l’heure.

 

Il vit que le prince aussi souriait. On se moquait de lui. Il revint vers Diane.

 

– Rien n’empêchera, madame, dit-il, que ce sale gosse vous ait aimée… et rien ne dit qu’il ne vous aimera pas encore !

 

Diane, maintenant, riait, riait.

 

– Ah ! bah ! Et quand ? Et quand ?

 

Elle continuait à rire.

 

Il résolut d’être de la dernière insolence :

 

– Quand je pourrai payer vos nuits, madame !

 

Diane se roulait :

 

– Il veut me payer mes nuits ! Il veut me payer mes nuits !

 

Elle s’avança, les yeux pleins des larmes de son rire :

 

– Mais tu ne sais pas, petit malheureux, ce qu’elles coûtent, mes nuits ?

 

– Dites-le.

 

– Eh bien ! pour toi, cette nuit-là tu entends ? cette nuit, ça ne coûtera que vingt francs… Les as-tu ?

 

Et elle repartit, avec son fou rire :

 

– Il ne les a pas ! Il ne les a pas !

 

De fait, il ne les avait pas. Il était écarlate de honte. Il s’enfuit, dégringola l’escalier, arriva sur la scène, courut à Martinet, l’emmena.

 

– Viens ! lui disait-il. Viens ! Je t’expliquerai tout. Mais fuyons ! Oh ! fuyons !

 

Martinet ne voulut pas abandonner Pold. Ils quittèrent précipitamment l’hôtel ensemble et sautèrent dans un fiacre.

 

– Où allons-nous ? demanda Martinet.

 

– Où tu voudras ! Où tu voudras !

 

Alors, Martinet se pencha à la portière et dit au cocher : « Rue de Moscou ! Et vite ! »

 

Le fiacre s’enfonça rapidement dans la nuit.

 

Diane, quand elle fut seule avec le prince, lui demanda pardon de la scène ridicule à laquelle il avait assisté.

 

– Je suis honteuse, dit-elle.

 

Le prince lui sourit, déposa un baiser sur son front et la quitta.

 

– Habillez-vous, lui recommanda-t-il. Je vous ai retardée.

 

Il descendit. Il alla sur les pelouses. On dansait. Une grande gaieté régnait partout. Il considéra les couples qui valsaient sur le gazon. Les lampes électriques faisaient des carrés de clarté et de vastes coins d’ombre. Il était tout triste. Il s’appuya contre un arbre. Une immense mélancolie lui fit courber la tête.

 

– Ceux-là sont joyeux, dit-il, et il se mit à marcher en rêvant…

 

L’heure du spectacle était venue. Les musiques s’étaient tues. Les groupes s’étaient dirigés vers l’hôtel. Tous les invités emplirent bientôt le grand hall. On se casa comme on put, sur les chaises, sur les banquettes. On monta sur les bancs qui faisaient le tour de la grande salle. Il y en avait encore sur les marches de l’escalier qui conduisait à la porte du fond, une vaste porte que masquait une draperie.

 

Le rideau du théâtre était baissé.

 

Tout le monde parlait, riait, caquetait. On faisait la cour aux femmes, et les femmes se laissaient faire la cour.

 

Soudain, trois coups sourds furent frappés sur la scène. Toute la salle fut plongée dans l’obscurité et le rideau se leva.

 

Vénus, c’était Diane. Une Vénus trop peu femme, trop androgyne, aux flancs étroits.

 

Elle eut cependant tous les suffrages car elle était belle, attirante et avait la grâce. Sa nudité en maillot émouvait.

 

Autour d’elle, quelques demi-déesses, en des poses pleines de nonchaloir, reposaient.

 

Elles souriaient d’une façon stupide. Elles avaient l’air bête des oies. Elles aussi regardaient le prince, mais le prince ne les vit pas.

 

Il y eut des rires dans la salle, car on détaillait le spectacle. On y découvrait des beautés et on y trouvait des tares.

 

On laissa retomber le rideau. Les applaudissements le firent remonter. Il retomba.

 

Soudain, des exclamations venant du hall attirèrent l’attention. Tous les yeux contemplaient la bizarre apparition qui surgissait à la porte du fond, dont la tenture était soulevée au sommet de l’escalier qui conduisait au grand hall…

 

Alors, deux voix clamèrent, celles du comte Grékoff et du prince Hartmann :

 

– L’Homme de la Nuit !

 

XI

OÙ M. MARTINET FAIT TOUT CE QU’IL FAUT POUR ÊTRE TROMPÉ PAR SA FEMME

 

À l’heure où les invités commençaient à arriver chez Diane, c’est-à-dire vers cinq heures et demie du soir, un homme débarquait à la gare de l’Est et descendait le boulevard de Strasbourg. Cet homme attirait l’attention de ceux qui le trouvaient sur leur chemin. Les regards curieux le suivaient, les gens stationnaient pour le mieux voir passer.

 

Cet homme était un noir, mais un noir géant. Il avait une carrure des plus puissantes. Ses muscles saillaient sous son léger vêtement de toile blanche. Un pantalon de drap gris retenu à la taille par une ceinture de cuir, d’énormes chaussures jaunes, un immense panama sur ses cheveux « crêpés » complétaient son accoutrement. Il portait à la main un long bâton, qui lui servait de canne.

 

Il marchait à grands pas réguliers, en ligne droite, sans s’occuper des petits rassemblements de trottoir, qui se dissipaient à son approche, pour se reformer derrière lui.

 

Il s’arrêta à une fontaine Wallace, remplit le gobelet quatre fois, le vida quatre fois. Il eut ainsi l’occasion de montrer une denture formidable.

 

Il reprit son chemin. Il semblait connaître Paris. Au coin du boulevard de Sébastopol et des grands boulevards, il tourna à droite sans hésitation et remonta vers la porte Saint-Denis. Il stationna sous cette porte. Il ne s’y trouvait point depuis cinq minutes qu’il fut abordé par un tout jeune homme, habillé d’une livrée sombre.

 

Celui-ci lui tendit un pli, sans mot dire, et s’en fut.

 

Le géant décacheta le pli et lut :

 

 

« La passion du petit pour cette Diane me gêne beaucoup. Du moins en ce moment. L’occuper par ailleurs tout de suite. Agis suivant instructions antérieures, que je confirme.

 

Nox. »

 

 

L’homme arracha le pli, en fit des morceaux, qu’il jeta au vent, et continua sa route par le boulevard Poissonnière. Il descendit jusqu’à la rue du Sentier, qu’il prit.

 

Il entra dans le magasin de Martinet. Un ouvrier lui demanda ce qu’il désirait, en le dévisageant d’un œil effrayé.

 

– Parler à Mme Martinet, dit le noir. C’est pour affaire.

 

L’ouvrier s’éloigna et revint au bout d’une minute.

 

– Venez, dit-il, Mme Martinet est dans son bureau.

 

Ils se dirigèrent vers le bureau, qui était au fond du magasin.

 

À ce moment, le commis que nous avons vu dans un précédent chapitre traversa la pièce, passa derrière le noir et dit à mi-voix, de façon à ne pas être entendu de l’ouvrier qui marchait à quelques pas en avant :

 

– Tout est terminé rue de Moscou. J’ai les clefs.

 

Le noir fut introduit dans le bureau. Mme Martinet, en souriant, vint à lui, lui tendit la main.

 

– Bonjour, monsieur Joe, dit-elle ; qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ?… Hé ! ne me serrez pas si fort ! Vous me faites mal…

 

– Ah ! fit le noir, c’est que vous êtes une brave femme, vous, et que l’on a du plaisir à vous dire bonjour.

 

– Oui, mon ami ; mais votre amitié est dangereuse pour mes phalanges…

 

Et elle se frotta les doigts.

 

Joe s’assit.

 

– Oui, une vraie brave femme, continua-t-il… Je suis un peu ours, moi. Et c’est bien comme un ours que je vis, là-bas, au fond de mon bois. Tout aubergiste que je suis, je ne vois guère de monde : des ouvriers, quelquefois, qui cassent une croûte, boivent un coup et s’en vont. Je ne leur cause même pas. Je ne suis pas liant. C’est tout juste si je réponds à mes rares clients, quand ils m’interrogent. Mais vous ! Ah ! vous m’avez plu tout de suite. Et puis vous avez été une bonne fortune pour l’auberge Rouge, car, chose qui vous paraîtra extraordinaire, ma clientèle, depuis quelques jours, augmente. Elle commence même à être d’un niveau plus élevé, ma clientèle.

 

– Tant mieux, monsieur Joe ! Tant mieux !… Alors, depuis mon départ, vous avez eu beaucoup de voyageurs ?

 

– Beaucoup, c’est trop dire. J’en ai eu deux.

 

– Ça n’est pas énorme.

 

– Vous trouvez ? Je suis quelquefois un mois sans voir personne. Or, le premier client, devinez qui ce fut ?

 

– Je le connais ?

 

– Mais oui… C’était Harris, le maître d’hôtel de sir Arnoldson.

 

– Ah ! bah ! Il venait donc voir si tout était prêt à la villa et si j’avais tout installé selon ses recommandations ? Est-il content de la maison Martinet ?

 

– C’est justement pour cela que je viens vous trouver. Mais n’anticipons pas. Il est arrivé un soir, il a couché chez moi. Le lendemain matin, il me dit : « Joe, je vais à la villa des Pavots.

 

« – La villa des Pavots, lui demandai-je, qu’est-ce que c’est ? Je ne connais que celle des Volubilis dans la région, et une autre villa qui lui est voisine, mais qui n’est plus baptisée depuis longtemps.

 

« – C’est bien cela, me répliqua-t-il. Cette villa, sir Arnoldson, son propriétaire, mon maître, vient justement de la baptiser. Elle s’appellera désormais la villa des Pavots.

 

« – Mais il n’y a pas de pavots fis-je observer.

 

« – Il y en aura, continua-t-il, si tu veux en planter, Joe. Je te propose d’être le jardinier de sir Arnoldson.

 

« – Eh ! Je ne demande pas mieux, répliquai-je, mais je ne veux pas quitter mon auberge.

 

« – Tu garderas ton auberge. Tu prendras un domestique qui te remplacera quand tu ne seras pas là. Et puis il vient si peu de monde à ton auberge, que tu pourras même te passer de domestique. Tu jardineras à tes heures de loisir, qui sont nombreuses. Tu t’arrangeras comme tu le voudras. Ça te va-t-il ? »

 

« Vous comprenez, madame, que j’ai accepté tout de suite. Me voilà donc le jardinier de sir Arnoldson, qui doit venir s’installer, entre parenthèses, dans les derniers jours d’avril. »

 

– Ah ! il va donc se faire voir ! interrompit Mme Martinet. Moi, je n’ai eu affaire qu’à son maître d’hôtel, et je ne le connais pas.

 

– Vous aurez l’occasion de le voir, et je vais vous dire le but de ma visite. Le maître d’hôtel alla donc visiter la villa et me pria de le suivre. Il passa l’inspection de tout. Il semblait fort content, et nous revenions ensemble, quand il me dit :

 

« – C’est fort bien ! Et Mme Martinet est une femme intelligente. Je lui ferai mes compliments. Mais il faudra qu’elle change entièrement les tentures et les tapisseries du cabinet de travail de mon maître. »

 

– Le cabinet bleu ? demanda Mme Martinet.

 

– Oui, le cabinet bleu.

 

– Et pourquoi ? Il n’est donc pas bien ainsi ?

 

– Non. M. Harris m’a dit que son maître ne pouvait souffrir cette couleur.

 

– Eh bien ! comment le veut-il ?

 

– Il le veut rouge.

 

– C’est bizarre ! fit Mme Martinet. M. Harris m’avait cependant bien dit qu’il le désirait bleu.

 

– Eh bien ! il se sera trompé. Car, maintenant, il le veut rouge. Et, comme au courant de la conversation, je disais à M. Harris que j’allais être dans la nécessité de faire, cette semaine, un petit voyage à Paris, il m’a prié de venir vous avertir de ces changements nécessaires, puisque, maintenant, je suis de la maison de son maître.

 

– Qu’il soit fait selon sa volonté ! dit Mme Martinet. Je n’aurais garde de m’y opposer. Et pour quand le veut-il, son cabinet rouge ?

 

– Ah ! vous avez du temps devant vous ! Il m’a seulement chargé de vous dire de vous procurer dès maintenant tout ce qu’il vous faut pour transformer en rouge ce qui est en bleu. Il vous avertira quand le moment sera venu de vous transporter là-bas.

 

– Mais s’il attend trop, sir Arnoldson sera là, et je le gênerai.

 

– Il m’a dit que ça ne le gênerait en rien, et que vous pourriez travailler à votre aise au cabinet de son maître, même quand la villa sera habitée, attendu que si ce monsieur a un cabinet de travail il n’y met cependant jamais les pieds.

 

– Quelles drôles de gens ! s’exclama Mme Martinet.

 

– C’est mon avis, fit Joe en se levant. Car, puisqu’il ne va jamais dans son cabinet de travail, qu’est-ce que cela peut lui faire que la couleur en soit rouge ou bleue ?

 

Et Joe sourit, découvrant le clavier de sa denture.

 

– Enfin, j’ai fait ma commission, et je vais avoir l’honneur de vous saluer, termina-t-il en se levant lentement.

 

– Mais permettez-moi de vous offrir quelque chose, monsieur Joe.

 

– Oh ! rien du tout, madame. Je viens de boire tout à l’heure quatre grands verres d’eau claire qui m’ont désaltéré à ma suffisance.

 

– Un petit cognac ? insista, par politesse, Mme Martinet.

 

À son grand étonnement, Joe se rassit.

 

– C’est la seule chose que je ne refuse jamais, dit-il.

 

Joe but à petites lampées le verre de cognac qu’on lui servit. Négligemment, il dit :

 

– Vous en savez maintenant aussi long que moi sur mon premier client…

 

– C’est vrai, reprit Mme Martinet, mais vous m’avez dit que vous en eûtes un second…

 

Joe fit :

 

– Oh ! celui-là est beaucoup moins intéressant. Mais je vous quitte, madame Martinet, je ne veux pas abuser de vos instants.

 

– Vous n’abusez pas… Et cet autre client, est-ce que je le connais ?

 

– Je crois que oui.

 

– Comment, vous croyez ?

 

– Est-ce que vous ne m’avez pas dit que c’était votre maison qui avait été chargée de l’aménagement à Paris de l’hôtel de M. Lawrence ? Je crois même me rappeler que vous m’avez raconté que votre mari était resté en relations suivies avec M. Lawrence fils. C’est bien cela ?

 

– Mon Dieu, oui, mais je ne vois pas…

 

– Attendez. Êtes-vous allée quelquefois à l’hôtel Lawrence ?

 

– Certainement, au moment de l’installation.

 

– Vous y avez vu le père Jules ?

 

– Le concierge ?

 

– Oui, le concierge. Eh bien ! c’est le père Jules qui fut mon second client. Il venait, lui aussi, constater que la villa des Volubilis était prête à recevoir ses hôtes.

 

– Ah ! ils s’en vont à la campagne ?

 

– À la fin du mois, comme les maîtres de la villa des Pavots.

 

Il y eut un silence. Puis Joe reprit :

 

– Le père Jules m’a même dit que le séjour de la campagne ferait grand bien à son jeune maître, M. Pold, vous savez ? ce petit garnement dont vous me parliez l’autre jour.

 

– Et pourquoi ? demanda Mme Martinet, soudain très intéressée.

 

– Pourquoi ? Parce que ce jeune homme, paraît-il, se dérange beaucoup depuis quelque temps. Il rentre très tard et quelquefois ne rentre pas du tout. C’est du moins ce que m’a dit ce bavard de concierge. Et vous savez qu’il ne faut jamais ajouter foi à des histoires de concierge, même quand ce concierge est un homme…

 

– Ah ! Il se dérange ? Il court ?

 

– Avec des filles ! Oui, madame. Avec des cocottes, avec de grandes cocottes !

 

– Je m’en doutais ! fit douloureusement Mme Martinet.

 

– Le père Jules en sait long sur son compte. Il est même peiné de voir ce qui se passe, car il l’aime beaucoup, M. Pold. Il me disait : « Quel malheur que personne n’ait d’influence sur ce jeune cerveau pour l’empêcher de faire des bêtises ! Tout cela finira mal. Des nuits dehors ! Où peut-il les passer ? » Moi, je me disais : « Peut-être bien qu’il les passe dans ce petit appartement de garçon qu’il demandait à M. Martinet et que M. Martinet aura fini par lui accorder… » Mais je me grondais d’avoir eu une si mauvaise pensée. M. Martinet était trop raisonnable pour céder à ce jeune homme sur une chose aussi grave.

 

– Hélas ! cria Mme Martinet, c’est fait ! Ah ! vous ne savez pas ?

 

– Je ne sais rien.

 

Elle lui raconta avec volubilité l’histoire mystérieuse des trois mille francs.

 

– C’est incroyable ! inouï ! faisait Joe le plus naïvement du monde… Alors, maintenant, il a une… garçonnière, comme on dit ici ?

 

– Oui, une garçonnière. Mon mari devait lui en livrer les clefs cet après-midi s’il le voyait. Mais je ne pense pas qu’il l’ait vu, car il est trop occupé, aujourd’hui, chez ma sœur…

 

– Eh bien, moi, fit Joe en clignant malicieusement des yeux, je sais bien avec qui il l’inaugurera, sa garçonnière, du moins si les histoires du père Jules sont exactes.

 

– Avec qui ? demanda anxieusement Mme Martinet.

 

– Avec sa maîtresse.

 

– Qui, sa maîtresse ?

 

– Une grande cocotte ! Une femme connue de tout Paris ! Je lis quelquefois les journaux et j’y vois souvent son nom.

 

– Mais qui ?

 

– Ah ! vous en avez entendu certainement parler, vous aussi ! Elle s’appelle… attendez… un nom de chienne…

 

– Un nom de chienne ?

 

– Oui. Elle s’appelle Diane ! C’est cela…

 

Mme Martinet s’était levée brusquement : elle était cramoisie. Elle frappa la table de son petit poing.

 

– Ah ! la gueuse ! cria-t-elle.

 

– Mais on dirait que vous n’êtes pas contente, madame Martinet… Vous la connaissez donc ?

 

– Si je la connais ? C’est ma sœur !

 

– Ah ! bien ! en voilà une histoire ! fit le noir en se levant… Je regrette bien d’avoir tant bavardé… mais moi, vous savez, je reste des mois sans parler. Alors, quand ça me prend…

 

Et il rit de toute sa bouche. Il paraissait bon enfant avec ses grosses joues de bébé noir.

 

Il alla vers la porte, se retourna une dernière fois :

 

– Je vous demande bien pardon de vous avoir causé de la peine, madame Martinet. Tout ça, c’est la faute au père Jules, qui est trop bavard. Ah ! il a la langue bien pendue ! Mais s’il savait que cette femme, cette Diane, est votre sœur, et s’il savait que vous recevez chez vous aussi souvent M. Pold, il n’aurait certainement point de repos qu’il ne vous eût priée de sauver le jeune homme de cette mauvaise fréquentation… Enfin, tout ça, c’est son affaire et la vôtre. Au revoir, madame Martinet, bien au revoir…

 

– Au revoir, monsieur Joe.

 

Elle le laissa partir, ne s’occupant plus de lui, toute à sa pensée.

 

Le nègre traversa le magasin. Cette fois, ce fut le commis qui l’accompagna.

 

– Passons par cette cour, dit Joe tout haut. Elle donne certainement sur la rue des Jeûneurs, et j’y ai affaire.

 

Ils passèrent par la cour. Sous le porche, Joe et le commis eurent une rapide conversation, puis le nègre s’éloigna. Il descendit vers la rue Montmartre, remonta vers les boulevards et, revenant sur ses pas, reprit le chemin de la gare de l’Est.

 

Joe rentrait à l’auberge Rouge.

 

Restée seule dans son bureau, Mme Martinet nourrissait contre sa sœur les plus noires pensées. Elle avait cru jusqu’alors éprouver simplement une très grande sympathie pour Pold.

 

La franchise de ses allures, ses airs de « casse-cou », sa gaieté continuelle, sa bonne santé l’avaient séduite. Elle n’avait pas voulu se l’avouer tout d’abord ; elle avait même lutté contre ce sentiment de tendresse qui la surprenait. Elle avait marqué volontairement de la mauvaise humeur devant Pold, alors qu’elle était dans l’enchantement de sa présence et de ses espiègleries. Mais il avait bien fallu qu’elle s’avouât que cette affection grandissait. L’indifférence que Martinet montrait pour sa femme, maintenant que le tapissier ne songeait plus qu’à ses travaux et aux joies culinaires, avait fait faire quelque chemin à l’affection de Mme Martinet pour Pold.

 

– L’amour, disait couramment Martinet à sa femme, nous n’avons pas le temps d’y songer. C’est un objet de luxe que nous nous paierons quand nous serons retirés des affaires…

 

Mme Martinet trouvait qu’il serait trop tard alors. Mais il esquivait l’argument.

 

Ces théories pouvaient être goûtées de M. Martinet, qui, à quarante-cinq ans, ne brûlait déjà plus des feux de la jeunesse. Mais Mme Martinet, qui avouait trente ans et n’en n’avait guère plus, les trouvait détestables. Une bonne éducation, dans une modeste famille bourgeoise, avait sauvé jusqu’alors l’honneur de Martinet. Les frasques de sa sœur, enlevée de bonne heure par un officier, et, depuis, horizontale de haute volée, n’avaient fait que la rendre plus sévère sur le chapitre des mœurs. Mais peu à peu, toutes ces barrières qui garantissaient la fidélité conjugale tombaient, et les résolutions vertueuses de cette dame fléchissaient devant ce qu’elle appelait une « bonne affection ».

 

Cette affection, c’était de l’amour ! Les révélations de Joe le lui prouvaient bien par le mal qu’elle en ressentait. Elle aimait Pold !

 

Mme Martinet avait pris son mouchoir de fine batiste, car elle était très coquette de son linge, et le déchirait de toutes ses petites dents qui étaient admirables.

 

Elle marchait à pas pressés dans son bureau, retombait sur un fauteuil, s’asseyait à un pupitre, fermait avec bruit le grand livre, ouvrait le livre de caisse, brisait une plume, renversait du sable dans l’encrier, pleurait, remâchait ce qui restait de son mouchoir et poussait de gros soupirs.

 

Elle se disait :

 

– Oui, je l’aime ! Mais ce n’est pas bien de l’aimer ! Le matin où il est venu, reconduisant ce monstre de Martinet, je lui ai permis trop de privautés. Il m’a embrassée et je m’en suis défendue. Quand on est monté dans la chambre, je l’ai caché comme si j’avais mal agi… J’ai été coupable, mais je m’étais promis de ne plus recommencer ces imprudences et de le fuir quand il viendrait ici ! Ai-je tenu ma promesse ? Non ! Et, aujourd’hui, je m’aperçois que la nouvelle de son amour pour une autre femme me déchire le cœur.

 

Elle se releva d’un bond, en criant :

 

– Et c’est elle ! Elle qui me le prend ! Quand j’étais toute petite, elle était plus petite encore que moi, et c’est elle qui prenait tous mes jouets… Elle me prenait aussi toute l’affection de mes parents. Elle continue maintenant à me prendre tout ce qui me tient au cœur, à me voler ! n’aurait-elle pas pu me laisser mon Pold… elle qui en a tant et autant qu’elle veut ?… Que va-t-elle en faire ? Comment va-t-il sortir de ses mains ? Elle va me le débaucher, lui qui était si gentil et si naïf, malgré son air de n’avoir peur de rien… Qu’est-ce que je voulais ? Qu’est-ce que je demandais ? L’avoir simplement, de temps en temps, à côté de moi… Je l’aimais sans qu’il le sût… Il l’aurait deviné un jour… Le matin où il m’a embrassée, il s’en doutait bien un peu…

 

Enfin, elle prit une grande résolution :

 

– Mais je le lui arracherai ! Je ne veux pas qu’il continue à aimer cette femme ! Ah ! mais non !

 

Et elle répéta :

 

– Ah ! mais non ! Ah ! mais non ! Ah ! mais non !

 

Elle cherchait un moyen de reprendre Pold, moyen qu’elle ne trouvait du reste pas.

 

– Et ils vont s’aimer ! s’aimer dans cette garçonnière que nous lui avons meublée, que nous lui avons créée ! Mes mains ont travaillé à cette besogne ! Comment faire ? Comment faire ?

 

Elle en était là de ses tristes réflexions, quand on frappa à la porte du bureau ; elle cria d’entrer.

 

C’était le commis. Il portait un trousseau de clefs toutes neuves à la main. Il les tendit à Mme Martinet.

 

– Je vous demande pardon de vous déranger, madame, mais voici les clefs qu’on vient d’apporter.

 

– Quelles clefs ?

 

– Comment, quelles clefs ? Mais celles que vous m’avez commandées !

 

– Je vous ai commandé des clefs ? Et pour quelles serrures ?

 

– Mais pour les serrures de l’appartement de la rue de Moscou.

 

– Mais on les a apportées ce matin, ces clefs ! Vous me les avez données vous-même… Je les ai remises à mon mari qui doit les remettre à M. Pold…

 

– On a apporté le premier trousseau ce matin. Mais vous m’en aviez commandé deux, et voici le deuxième que l’on vient de terminer.

 

– Moi, je vous en avais commandé deux ?

 

– J’ai cru le comprendre, madame, mais je me serai sans doute trompé.

 

– Après tout, c’est bien possible, déclara Mme Martinet. Passez-moi ces clefs, je les remettrai moi-même à M. Pold.

 

Et elle prit les clefs. Le commis salua et disparut.

 

Mme Martinet regarda les clefs et dit :

 

– Voici des clefs qui pourront m’être utiles.

 

Là-dessus, elle se plongea dans de profondes réflexions. Elle en sortit à huit heures du soir pour aller se mettre à table. Elle dîna seule. Il était entendu que Martinet ne rentrerait ni pour dîner ni pour se coucher. La fête chez Diane devait se terminer si tard que Mme Martinet avait été la première à conseiller à son mari de passer la nuit chez sa belle-sœur, comme celle-ci l’en priait. Pendant qu’elle dînait, le plus strictement du monde, elle entendit des coups de marteau. Elle se demanda qui pouvait bien travailler encore à cette heure. Les ouvriers et les employés quittaient le magasin à six heures et demie. Elle sonna la bonne.

 

– On travaille encore dans le magasin ? interrogea-t-elle.

 

– Oui, madame. C’est Victor, le commis, qui prétend qu’il a quelque chose à terminer ce soir.

 

– Faites-le venir.

 

La bonne alla chercher le commis.

 

– À quoi travaillez-vous à cette heure, Victor ?

 

– Je termine la planche de la cheminée pour la chambre de la rue de Moscou. M. Martinet m’a bien fait promettre que je l’aurais finie ce soir. Il m’a dit qu’elle devrait être déjà en place, là-bas.

 

– Vous en avez encore pour longtemps ?

 

– Pour dix minutes. Je cloue l’étoffe dessus. C’est presque une chose faite. Madame, il me vient une idée… Si on portait la planche ce soir, tout serait prêt demain, quand M. Pold entrerait chez lui.

 

– Terminez vite votre travail et laissez la planche. Je verrai ce qu’il y aura à faire.

 

– Bien, madame. Bonsoir, madame.

 

Mme Martinet prit à peine le temps de finir son repas. Elle monta dans sa chambre et s’habilla. Elle y mit de la coquetterie. Elle sortit une robe de foulard qui la moulait admirablement et faisait valoir ses formes grassouillettes.

 

Quand elle fut habillée, elle descendit, envoya sa bonne se coucher, prit la planche qui était dans le magasin, sortit, ferma son magasin et héla un fiacre.

 

Elle donna au cocher l’adresse de la rue de Moscou et s’installa dans le fiacre avec sa planche.

 

– Si Martinet l’a vu cet après-midi, se disait-elle, il lui aura remis les clefs. Il trouvera sûrement un prétexte pour descendre dans Paris ce soir. Il voudra voir sa garçonnière, dont nous lui avons défendu l’entrée jusqu’à ce jour, pour lui causer une heureuse surprise. S’il est déjà là, je sonne. J’explique ma visite avec ma planche. Et alors je l’interroge. Je le confesse. Je veux qu’il me dise tout. Je veux savoir à quoi m’en tenir… Je souffre trop… S’il n’est pas là, j’entre tout de même, avec mes clefs, et je lui écris une longue lettre lui demandant des explications… un rendez-vous. Je lui laisserai cette lettre sur le guéridon… Ce sera la première chose qu’il verra, en entrant, demain, dans sa chambre… Je m’arrangerai pour que Martinet, qui sera très fatigué de sa nuit, ne voie point le petit demain.

 

Ainsi s’agitaient les pensées dans le cerveau en ébullition de Mme Martinet.

 

La voiture s’arrêta. On était rue de Moscou. Dix heures venaient de sonner. La porte de l’immeuble où se trouvait la garçonnière était légèrement entrebâillée. Mme Martinet se glissa dans le vestibule avec sa planche. Personne dans la loge. Elle traversa le vestibule, une cour, se trouva sous une voûte et sonna à une porte, sur sa droite.

 

Elle connaissait les aîtres pour être venue dans cet appartement trois ou quatre fois…

 

Aucun bruit ne se fit entendre, aucun pas.

 

– Il n’y a personne, se dit-elle.

 

Et elle ouvrit la porte avec les clefs que lui avait remises le commis. Elle referma la porte sur elle, se trouva dans l’obscurité et se mit en mesure de craquer une allumette. Mais à ce moment, elle perçut des bruits de pas dans la cour et une conversation assez animée. Les pas s’arrêtèrent à la porte du logement dans lequel elle se trouvait. Elle reconnut la voix de Pold.

 

– C’est lui ! Il n’est pas seul ! Il est peut-être avec elle !

 

Elle se rejeta dans la cuisine qui donnait sur le couloir. Une clef grinça dans la serrure. Elle écouta anxieusement. Elle distingua la voix de son mari.

 

– Martinet avec Pold ? Qu’est-il donc arrivé ?

 

Ils étaient entrés. Martinet guidait Pold vers la salle à manger. Quand ils se furent éloignés, elle sortit de la cuisine, ouvrit doucement la porte du vestibule, la referma et se retrouva sous la voûte avec sa planche. Alors, elle sonna.

 

Au bout d’un instant, Martinet vint ouvrir.

 

– Toi ! dit-il. Qu’est-ce qui t’amène ?

 

Mais sa femme le prit de haut.

 

– Tu me permettras de m’étonner d’abord, fit-elle. Je te croyais chez Diane.

 

– Entre, je t’expliquerai… Ah ! tu as la planche…

 

– Oui, j’ai la planche. Comme je m’ennuyais ce soir, je me suis habillée pour sortir. La planche était prête, je l’apporte. N’était-ce point ton désir qu’elle fût là, dès ce soir ?

 

– Tu es un ange. Viens.

 

Il la fit entrer dans la salle à manger. Sur un divan, elle vit, dans son costume d’ouvrier, Pold étendu, très pâle, « les traits bouleversés »…

 

– Qu’y a-t-il ? Pold est malade ? s’écria-t-elle.

 

– Ah ! c’est vous ! madame Martinet, fit Pold d’une voix triste.

 

– Vous paraissez souffrant ? Pourquoi ce costume, monsieur Pold ? Que vous est-il arrivé ? Puis-je quelque chose pour vous ?

 

– Bien sûr, fit naïvement Martinet, bien sûr que tu peux quelque chose pour lui. Il a de la peine, console-le. Conseille-lui de se remettre un peu. Ce sont des peines de cœur qu’il a, ce pauvre gosse. Dis-lui qu’il ne s’en tourmente pas. Bah ! « une femme de perdue, dix de retrouvées ! »

 

– Ah ! c’est à cause d’une femme ?

 

– Je te le dis.

 

– Et tu veux que je le console ?

 

– Faut bien. Dis-lui de bonnes paroles. Que sais-je, moi ? On ne peut pas le laisser dans cet état-là. Il fait pitié à voir. Mais tu es toujours comme un crin avec lui !… C’est comme avec moi, du reste.

 

– C’est pour cette femme qu’il s’est déguisé de la sorte ?

 

– Je te le dis. Et si tu savais quelle femme ! Ta sœur !

 

À la suite de cette déclaration, il y eut un profond silence entre les trois personnes.

 

– Alors, c’est Diane… finit par dire Mme Martinet.

 

– Probable, puisque c’est ta sœur. Je ne te connais que celle-là.

 

– Tu l’avais emmené chez Diane ?

 

– Oui, Marguerite. Tu as deviné.

 

– Tu l’avais fait passer pour un de tes ouvriers ?

 

– Tu es pleine de perspicacité.

 

– Et tu savais ce que tu faisais ? Tu savais qu’il aimait Diane ? qu’il en était fou ? interrogea plus activement Marguerite, dont la colère grondait.

 

– Non, tu patauges. Je ne savais rien de tout cela. Je l’ai appris depuis. Pold m’a dit : « Je voudrais voir le prince Agra », et je l’ai cru ; mais il mentait. Je l’ai introduit, on l’a reconnu, ça a fait une histoire ! Ah ! ma chère Marguerite, une histoire !

 

« Diane était dans une rage ! Elle voulait battre le petit. »

 

– Elle ne l’aime donc pas ? interrogea anxieusement Mme Martinet.

 

– Paraît. Pour le moment, du moins. Car il y a des jours, ou plutôt des nuits… C’est Pold qui m’a conté ça. Mais, hier, elle n’était pas en train. Elle avait son prince. Elle lui a fait comprendre qu’il était de trop.

 

– Tout cela n’est pas sérieux, fit Mme Martinet, gravement. M. Pold ne devrait plus songer à cette femme. Il ne devrait plus la revoir… Vous l’aimez donc bien, monsieur Pold ?

 

– Ah ! je ne sais plus maintenant si c’est de l’amour ou de la haine…

 

– Ce n’est pas tout ça, dit le tapissier. Avez-vous vu votre garçonnière ? Vous qui la désiriez tant, l’avez-vous regardée ?

 

– Je la désirais pour elle, dit Pold.

 

– Allons donc ! Elle servira tout de même. N’est-ce pas, madame Martinet ?

 

– Monsieur Martinet, répondit Marguerite, je vous trouve profondément inconvenant. Votre langage n’est point celui d’un honnête homme. Vous devez engager M. Pold à se conduire autrement qu’il ne le fait. Et, quant à moi, je ne regretterai jamais trop que nous ayons cédé à son caprice relativement à ce rez-de-chaussée s’il doit en faire le mauvais usage que vous lui conseillez. Ce n’est pas à son âge qu’il est permis d’avoir des idées aussi légères.

 

– Et quand les aura-t-il s’il ne les a à son âge ? s’exclama Martinet.

 

– Il est évident qu’il aurait tort d’attendre d’avoir le vôtre, fit amèrement Marguerite.

 

– Pold n’est pas une jeune fille. Tu n’as pas l’air de te douter qu’il est un homme depuis longtemps. Tiens ! tu es trop bête, ma femme ! Si tu n’étais pas une sotte, tu prendrais Pold par le bras et tu lui ferais visiter l’appartement pendant que je vais préparer un petit souper qui nous remettra de nos émotions.

 

Pold regardait Marguerite depuis un instant. Il se leva, lui prit le bras et dit :

 

– Allons !

 

Ils sortirent de la salle, laissèrent Martinet tout seul.

 

Dès le couloir, Pold embrassait Mme Martinet dans le cou. Il se consolait. Il voulait se consoler.

 

Mme Martinet le supplia, à voix basse, de « rester tranquille ».

 

– Vous n’allez pas recommencer vos bêtises de l’autre jour ?

 

– Si vous ne voulez pas me consoler, je le dirai à Martinet.

 

– Ne riez pas. Soyez sage.

 

Il lui avait pris la taille.

 

– Le premier devoir de la femme est l’obéissance à son mari, dit-il.

 

– Oh ! fit Mme Martinet. Moi qui croyais que vous étiez son ami !… Je vous en prie. Si vous ne cessez, je m’en vais. Je me sauve…

 

Il la laissa.

 

Elle était extraordinairement émue.

 

Ils visitèrent. Le cabinet de travail d’abord, un amour de bureau. Tout était d’une fraîcheur exquise, d’une clarté merveilleuse. Des meubles anglais laqués de blanc avec des filets vert Véronèse qui se répétaient partout : aux portes, aux corniches, aux lambris. Tentures d’étoffes Liberty.

 

Dans la chambre, Pold prit les mains de Marguerite et risqua une déclaration.

 

– Taisez-vous, fit-elle. Vous allez mentir. Je sais que vous ne m’aimez pas.

 

– Vous n’en savez rien, et je n’en sais rien moi-même. Mais quelque chose me dit que nous nous aimerons, que nous sommes faits pour nous comprendre…

 

Il voulut l’embrasser encore. Mais elle l’entraîna dans la salle à manger.

 

– Je suis joyeux ! J’ai tout oublié ! cria-t-il à Martinet.

 

– Tant mieux ! fit-il. Marguerite vous a fait entendre raison ?

 

– Oui. Je ne songe plus maintenant qu’à me réjouir de ce que je vois ici. Mes compliments, Martinet.

 

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, mangeons !

 

Et il désigna, de la main, la table où les couverts étaient mis. Quelques terrines, deux pâtés, deux bouteilles de champagne. Ce menu parut appétissant à Pold.

 

– Mangeons ! Madame, voulez-vous me faire l’honneur de prendre place à mes côtés ? dit-il d’une voix solennelle.

 

– Va donc ! insista Martinet. Ah ! moi, je ne suis pas jaloux ! Je connais Marguerite… une vertu !

 

Il vida sa coupe.

 

– N’est-ce pas, Marguerite ?

 

– Tais-toi, fit-elle, et bois moins…

 

– C’est que je suis pressé !

 

– Pourquoi ?

 

– Il faut que je retourne tout de suite avenue Raphaël.

 

– Tu vas rester ici.

 

– Impossible. J’ai laissé tout en plan là-bas. On doit se demander ce que je suis devenu. Diane va être furieuse. Elle aura appris que je ne suis pas étranger au travestissement de Pold. Je vais en avoir une scène !

 

– C’est une raison pour ne pas nous quitter.

 

– La scène, ça m’est égal. J’ai mon matériel à surveiller et les ouvriers ne doivent plus savoir où donner de la tête…

 

– Attends à demain.

 

– Impossible !

 

– Tu es ridicule, dit Marguerite, qui n’envisageait pas sans effroi le moment où elle resterait seule avec Pold.

 

Elle commençait à avoir des remords.

 

– Tu vas me laisser seule avec M. Pold ?

 

– Mais oui. Vous finirez de souper gentiment.

 

– Ce n’est pas convenable.

 

– Allons donc ! Pold est un ami ! N’est-ce pas, Pold ?

 

– L’ami le plus cher, acquiesça celui-ci.

 

– Tu vois bien ! Ne fais pas la sotte ! As-tu peur qu’il te manque de respect ?

 

Et il se mit à rire.

 

– Moi, tu sais, je connais les femmes. Tu ne me tromperas jamais !

 

Il le disait comme il le croyait.

 

– Tu dis des bêtises ! Si tu t’en vas, je m’en vais !

 

– Alors, je me fâche ! A-t-on jamais vu une pareille pimbêche ! s’écria-t-il. Madame fait des manières !… Madame ne peut pas sortir sans son mari !… Madame est stupide !…

 

– Martinet !…

 

– Marguerite !…

 

– Tu peux bien rester avec nous !…

 

– Zut !

 

Et, se tournant vers Pold :

 

– Est-ce que ma femme vous gêne ? demanda Martinet.

 

– Oh ! nullement !

 

– Sa compagnie ne vous est pas désagréable ?

 

– Au contraire.

 

– Alors, tu vois, laisse-moi manger et partir. Il dévora une tranche de pâté.

 

Mme Martinet, cramoisie, penchait maintenant sa tête dans son assiette et ne soufflait mot.

 

Entre deux bouchées, Martinet demandait à Pold :

 

– Alors, vous avez tout vu ? Vous êtes content ?

 

– Enchanté !

 

– La chambre ?

 

– Superbe !

 

– Et le lit ?

 

– Il me plaît.

 

– Avez-vous remarqué la courtepointe ?

 

– Non.

 

– Vous avez eu tort. C’est l’ouvrage de Mme Martinet. Elle y a mis tous ses soins.

 

– Vraiment ?

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Elle l’a soignée comme pour elle !

 

Pold faillit s’étrangler avec un os de volaille, et Mme Martinet, de plus en plus cramoisie, toussa. Il y eut un silence.

 

Martinet se leva et jeta sa serviette :

 

– J’ai fini ! Au revoir, les agneaux !

 

Sa femme fit une dernière tentative :

 

– Comme tu as tort de te donner tant de peine pour Diane !

 

– N’insiste pas ! Tu ferais croire à M. Pold que tu t’ennuies en sa compagnie. Finissez tranquillement de souper, prends un sapin et rentre. Moi, je ne sais si je pourrai rentrer cette nuit… Cela dépend de ce qui m’attend là-bas…

 

Sur le seuil de la salle, il se retourna :

 

– Amusez-vous bien !

 

Quand M. Martinet fut parti, sa femme et Pold allèrent voir la courtepointe.

 

XII

OÙ LE PRINCE AGRA REÇOIT ET DONNE DES ORDRES

 

Revenons chez Diane.

 

Celui que le comte Grékoff et le duc Hartmann venaient de saluer de cette appellation bizarre : « L’Homme de la nuit » se tenait, immobile, au sommet de l’escalier du grand hall.

 

Tous les yeux étaient tournés vers sa silhouette sombre et mystérieuse. Il était couvert, du col aux pieds, d’un large manteau noir. Les ailes de ce manteau, une sorte de macfarlane, dissimulaient ses bras qu’il avait croisés sur sa large poitrine. Cet être était d’une amplitude d’épaules peu ordinaire. La tête était puissante ; un chapeau noir, un chapeau mou aux bords rabattus, le coiffait. L’homme se découvrit, d’un geste lent. La tête apparut chenue, et sur sa face, horriblement pâle, il y avait les deux disques de ses lunettes. Comme l’avaient dépeint ceux qui, dans les circonstances que nous avons dites, l’avaient entrevu, cet être donnait bien la sensation de quelque oiseau monstrueux des ténèbres.

 

Tous les yeux étaient fixés sur lui. On se demandait quelle pouvait être cette apparition, ce qu’elle signifiait. On se demandait ce que cet homme faisait là et ce qu’il voulait.

 

Et il descendit les degrés de l’escalier. Il s’avança dans la salle et chacun lui fit place.

 

Le prince Agra s’était levé et le regardait venir.

 

Diane, comme tout le monde, fixait anxieusement l’hôte inattendu.

 

Il fut bientôt auprès du prince. Il lui tendit la main. Le prince la prit.

 

– Présentez-moi, prince, commanda l’homme.

 

Le prince, toujours fort calme, le présenta à l’assemblée :

 

– Sir Arnoldson, mon ami.

 

Diane prit la parole :

 

– Puisque vous êtes l’ami du prince, soyez le bienvenu chez moi, monsieur.

 

– Madame, fit sir Arnoldson, je bénis le ciel qui m’a conduit dans une aussi brillante assemblée.

 

Mais des voix d’hommes couvrirent la sienne. Le comte Grékoff et le duc Hartmann s’entretenaient près d’eux :

 

– C’est donc vrai, disait l’un, que partout où paraît le prince, des drames ne sont pas loin. Il paraît qu’à travers le monde, on ne peut les compter.

 

Diane les regardait un peu affolée ; quand elle se retourna vers Arnoldson, il avait disparu. Sa fuite paraissait aussi étrange que son apparition.

 

– Où donc est passé cet homme ? Par quelle trappe s’est-il évanoui ? demandait de Courveille à Lawrence.

 

– Je ne sais, fit Lawrence, mais il est venu près de nous. J’ai senti, une seconde, son regard peser sur moi. Oui, certes, un étrange individu ! Ses yeux me paraissaient « flamber » derrière ses lunettes…

 

– Et vous, prince, vous vous éloignez ?… demanda Diane.

 

– Je reviendrai près de vous, madame, dans un instant.

 

– Vous me le jurez ? fit la jeune femme, anxieusement.

 

– Je ne jure jamais, madame, répondit Agra en s’éloignant.

 

Il retraversa le hall, où il y avait foule encore, monta l’escalier, s’en fut dans une serre.

 

Cette serre était à peine éclairée et déserte. Il entra dans un coin d’ombre, s’accota à un palmier, croisa les bras et attendit.

 

Une voix se fit entendre près de lui. Il ne put s’empêcher de tressaillir.

 

– Ah ! vous étiez déjà là, sir Arnoldson ?

 

Et il distingua, dans un coin où l’ombre était plus compacte encore, sir Arnoldson, qui se balançait doucement sur un rocking-chair.

 

– Oui, mon ami, fit l’homme. J’étais là et je considérais votre mélancolie. Prince Agra, voilà que votre impassibilité se change en tristesse. Que veut dire ceci ?

 

Le prince Agra ne répondit point.

 

– Vous ne m’entendez pas, prince Agra ?

 

– Si, monsieur, je vous entends.

 

– Alors répondez-moi.

 

Le prince s’approcha d’Arnoldson et lui dit :

 

– Je répondrai, monsieur, à votre question par une autre question.

 

– Parlez.

 

Le prince reprit :

 

– Quand donc direz-vous : « Assez !… Assez de sang !… Assez de drames !… Assez de catastrophes !… » Quand donc mettrez-vous un terme à tout ceci, monsieur ?

 

Le balancement du rocking-chair s’arrêta. Sir Arnoldson dit :

 

– Votre question est bien indiscrète, prince Agra ! Et, cependant, j’y répondrai, mais pas aujourd’hui…

 

– Et quand cela, monsieur ?

 

L’homme se leva :

 

– Dans la nuit du 1er mai, mon prince !

 

– Et où ?

 

– À l’auberge Rouge !… Je puis compter que vous y serez ?

 

– J’y serai, acquiesça Agra.

 

– En attendant, vous savez ce qui vous reste à faire ici ?

 

– Je le sais.

 

– Eh bien, faites.

 

Sir Arnoldson tendit la main au prince.

 

– Au revoir… William !… dit-il.

 

– Au revoir…

 

– À l’auberge Rouge !… réitéra avec force sir Arnoldson.

 

– À l’auberge Rouge !…

 

Et l’Homme de la nuit se perdit dans les ténèbres.

 

Le prince Agra revint sur ses pas. Il se retrouva dans le hall. On dansait.

 

Le prince Agra croisa Lawrence.

 

– Monsieur Lawrence ! fit-il.

 

Lawrence salua le prince. Il dit :

 

– Mais je croyais, monsieur, qu’on avait oublié de nous présenter…

 

– La maîtresse de céans n’en a pas eu l’occasion, mais elle m’a parlé de vous dans des termes tels que je crois bien qu’elle vous considère comme le meilleur de ses amis.

 

– C’est impossible, monsieur. Je ne la connais que depuis fort peu de temps, et nous n’eûmes ensemble que de courts propos, fort décousus.

 

– Que vous dirai-je de plus ? Il est probable que ces propos – si décousus fussent-ils – lui ont été agréables, puisqu’elle en a conservé un si charmant souvenir… Vous ne pourriez me renseigner sur l’endroit où j’aurais le plus de chances de la rencontrer ? fit, en terminant, le prince Agra, qui semblait déjà penser à autre chose et n’attacher aucune importance aux précédentes paroles échangées.

 

– Diane ! répondit de Courveille, qui survint. Vous désirez savoir où elle est ? Elle vient de monter dans son boudoir.

 

Le prince remercia et s’en alla.

 

– Mais qu’as-tu donc ? demanda de Courveille à Lawrence. Te voilà tout pensif.

 

– Moi, Raoul ? Mais, rien mon ami, rien du tout. Je t’affirme…

 

– Des idées noires ? Encore ? demanda Raoul.

 

– Non, mon ami, fit Lawrence avec un triste sourire. Des idées roses ! Elles sont roses !…

 

– Mes compliments. Ça ne t’arrive pas si souvent. Ohé ! ohé !

 

Et de Courveille entraîna Lawrence vers le buffet.

 

Le prince pénétrait quelques minutes plus tard dans le boudoir où se tenait Diane. Elle alla vers lui et, impatiente :

 

– Dites-moi que vous m’aimez un peu, fit-elle.

 

Il ne dit point cela, mais :

 

– Savez-vous, madame, le nom du jeune homme qui reçut une si douce hospitalité chez vous ?

 

Diane ne comprenait point qu’il revînt sur ce sujet. Elle lui dit, négligente :

 

– Je crois qu’il m’a raconté qu’il s’appelait Pold… Il m’avait dit de lui écrire sous ce nom à un bureau de poste restante. Pierre… Pold ou Jacques… que voulez-vous que cela me fasse ?

 

– Pold… Et puis après ?

 

– Sais pas.

 

– Je le sais. Il s’appelle Pold Lawrence.

 

Diane ouvrit de grands yeux étonnés :

 

– Pold Lawrence ? Mais alors, c’est le fils de Lawrence ?

 

– Parfaitement. Et vous savez que le père est sur le point d’éprouver pour vous les mêmes sentiments que le fils.

 

Diane partit d’un franc rire :

 

– Ah ! bien, le père ou le fils ! J’ai chassé le fils, vous plaît-il que je chasse le père ?…

 

Agra répondit :

 

– Non !

 

Puis il se leva, alluma à une bougie une cigarette d’Orient et répéta, en regardant vaguement monter vers le plafond la fumée odorante :

 

– Non !

 

Et il ajouta, pendant que Diane le considérait, essayant de le comprendre :

 

– Il me plaît, au contraire, qu’il reste.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que si je réprouve l’amour du fils pour Diane, je ne défends pas à Diane d’être aimée du père !

 

Diane se leva :

 

– Mais, prince, vous parlez par énigmes ! Je vous demande si vous m’aimez un peu… et vous répondez en me conseillant d’en aimer un autre !…

 

Elle se laissa retomber sur le divan. Elle tendit les mains vers lui :

 

– Ne me faites pas souffrir ainsi !… Ne jouez pas avec moi de façon si cruelle…

 

– Je ne joue jamais…

 

Diane se prit la tête dans les mains, et, rageusement, fit :

 

– Alors, dites ! dites ! Que voulez-vous de moi ?

 

– Peu de chose… Que vous soyez aimable pour un de vos invités… pour Lawrence.

 

– Et c’est tout ce que vous désirez de moi ?…

 

Le prince Agra eut un sourire plein de mystère :

 

– Vous trouvez que ce n’est pas suffisant ?

 

Diane le regardait. Le prince lui faisait peur, maintenant. Elle cria :

 

– Est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je sais ? Je ne suis qu’une pauvre femme qui essaie de vous comprendre et qui ne vous comprend pas !

 

– N’essayez pas de me comprendre.

 

– Alors, quoi ?

 

– Obéissez-moi, Diane, c’est tout ce que je vous demande.

 

– Quels sont vos ordres ?

 

– Pour la troisième fois, je vous le dis, Diane : il faut que Lawrence vous aime !

 

Elle bondit, fut auprès de lui, ses mains allèrent chercher ses épaules, elle le pencha vers lui et lui dit avec un incroyable accent de passion :

 

– Écoute ! écoute ! Demande-moi tout ce que tu voudras ! Tout ! Mais ne me demande pas d’en aimer un autre que toi !… Pas cela !…

 

Elle voulut prendre ses lèvres, mais il l’éloigna encore, la fit asseoir sur le divan, se plaça près d’elle, retint sa main dans la sienne, et, très doucement, lui demanda :

 

– Vous m’aimez donc, Diane ?

 

– Si je vous aime ! puisque j’ai l’horrible malheur que vous en doutiez encore, mettez-moi à l’épreuve, ordonnez…

 

Il l’interrompit et, de la même voix douce :

 

– Le jour où nous serons l’un à l’autre, Diane…

 

– Ce jour-là, s’écria-t-elle douloureusement, ce jour-là je ne sais plus si je dois l’espérer, car je l’attends depuis longtemps déjà, et peut-être ne luira-t-il jamais !

 

– Il luira, Diane.

 

– Si ce que vous dites est vrai, prince, je n’oserai point demander au ciel de donner à ce jour-là un lendemain ! Mais la mort seule pourra me délivrer de l’immense douleur de vous perdre après avoir eu la joie immense de vous posséder. Qu’importe ? Je bénirai la morte, puisque j’aurai, dans vos bras, chéri la vie !…

 

Et les yeux de Diane se remplirent de larmes. Le prince reprit, après un court silence :

 

– Vous m’aimez donc assez pour mourir s’il fallait mourir pour moi, Diane ?

 

– Oui, fit Diane, d’un accent farouche. Je vous aimerai jusque dans la mort.

 

Le prince dit :

 

– C’est bien !

 

Il se leva, parcourut à pas lents le boudoir, pendant que Diane, allongée sur le divan, tamponnait de son minuscule mouchoir, quelques larmes.

 

Agra, sans arrêter sa marche monotone, dit :

 

– Mais il faut m’obéir aveuglément. Avant que d’être votre amant, je vous l’avoue aujourd’hui, Diane, il faut que je sois votre maître.

 

Diane baissa la tête sous la rude parole d’Agra. Celui-ci continua, sur un ton de plus en plus dur :

 

– Je ne vous ordonne pas d’aimer Lawrence ! Entendez-moi bien. Mais je veux… je veux que Lawrence vous aime ! Comment vous y prendrez-vous ? C’est votre affaire ! Le bruit est venu jusqu’à moi que vous aviez affolé un amant, pendant des mois, sans lui avoir rien accordé… Ce n’est donc qu’une seconde expérience à tenter. Mais celle-ci, je la veux complète, je la veux absolue. Il me faut, Diane… comprenez bien ce qu’il me faut… il me faut un homme à vos pieds, un homme qui souffre comme vous souffririez vous-même si je vous disais à cette heure : « Je m’en vais, Diane, et vous ne me reverrez plus ! »

 

Diane cria :

 

– Ah ! le malheureux !

 

– Oui, n’est-ce pas ? fit Agra. Le malheureux qui souffrirait ainsi ! Eh bien, cet homme qui vous aimera assez pour ne plus vivre que par vous et pour vous, cet homme que votre amour aura suffisamment détaché des choses de ce monde pour qu’il ne songe plus à sa femme et pour qu’il oublie ses enfants…

 

Diane se cacha la tête dans les mains.

 

–… Cet homme, il faut que ce soit Lawrence !…

 

Agra se tut un instant. Il reprit bientôt, d’une voix éclatante :

 

– Et ne me demandez pas pourquoi !… N’essayez pas de chercher le mobile de mes actions… ne bâtissez pas d’inutiles hypothèses… Que vous importe la raison de ces choses ?… Il faut qu’elles soient !… Ne dites point que j’ai à exercer une vengeance… Un homme comme moi ne se venge point ! Mais dites-vous plutôt, si vous avez besoin de vous expliquer des choses inexplicables, que je suis peut-être le formidable instrument de la justice divine !…

 

Il alla vers Diane, lui prit brutalement les deux mains et, dardant sur elle deux yeux de flamme, il dit :

 

– Ma volonté sera faite, n’est-ce pas ?

 

Diane répondit, très bas :

 

– Oui.

 

Et elle releva la tête ; elle regardait Agra, dont le visage avait soudain repris la sérénité qu’elle lui connaissait. Elle se leva et lui dit :

 

– Oui, mais donnez-moi vos lèvres.

 

Agra ne les lui refusa point. Diane eut le baiser qu’elle demandait. Mais elle disait presque aussitôt, pleine d’effroi :

 

– Ah ! vos lèvres ! Comme vos lèvres sont glacées !

 

Agra répliqua :

 

– Songez à Lawrence.

 

Et il gagna la porte. Il s’arrêta sur le seuil.

 

– Je songerai à Lawrence, répondit-elle.

 

– Tout de suite, insista-t-il : les heures qui s’écoulent me sont précieuses !

 

– Tout de suite.

 

Il la salua d’un sourire et disparut. Il n’était pas plus tôt parti qu’elle répétait, en se tordant les bras :

 

– Oui, je songerai à Lawrence ! Ah ! le malheureux !

 

Le prince était descendu dans le jardin. Un maître d’hôtel vint à lui et lui jeta un manteau sur les épaules.

 

– Faut-il faire avancer votre voiture, monseigneur ?

 

– Faites, Jean. Mais, dites-moi, M. Lawrence est-il encore ici ?

 

– Il vient de quitter M. de Courveille à l’instant et se dispose à partir… Tenez, le voici qui se dirige justement de ce côté.

 

– Laissez-nous.

 

Jean s’éloigna. Le prince salua Lawrence.

 

– Bonne nuit, monsieur, fit-il. Vous partez aussi ?

 

– N’est-il point l’heure de rentrer chez soi, prince ?

 

– C’est mon avis. Je viens de saluer Diane et je me sauve…

 

– Diane ! reprit Lawrence. Je ne puis vraisemblablement m’en aller sans la remercier de ses gracieusetés… Où la trouverai-je ?

 

– Chez elle, monsieur, dans son boudoir.

 

Le prince salua et monta dans sa voiture, qui partit au grand trot. Lawrence monta chez Diane…

 

.................................

 

Il en redescendait une heure plus tard. Il paraissait si profondément préoccupé qu’il ne répondit point aux questions qui lui furent posées par son cocher.

 

Celui-ci, après avoir refermé la portière sur son maître, fit prendre à son cheval le chemin de l’avenue Henri-Martin. La grille de l’hôtel fut ouverte par le concierge, le père Jules, qui attendait, une lanterne à la main.

 

Il referma la grille en bougonnant :

 

– Trois heures du matin ! Nom de nom ! on se dérange dans la maison !

 

Le père Jules paraissait un brave homme, fort dévoué à ses maîtres.

 

Il rentra dans sa maisonnette, en ferma soigneusement la porte, posa sa lanterne sur une table, prit une feuille de papier à lettre et une enveloppe, s’assit et écrivit, sur la feuille de papier à lettre d’abord :

 

« Le patron est rentré à l’hôtel à trois heures du matin. Quant au petit, on ne l’a pas vu de la journée. Probable qu’il ne rentrera pas de la nuit. Je ne l’attends plus. »

 

Il plia la feuille, la mit dans l’enveloppe, et, sur l’enveloppe, il écrivit ces mots :

 

Monsieur Joe, patron de l’auberge Rouge

Bois de Misère (près Montry)

Par Crécy-en-Brie

 

Il cacheta le tout, mit la missive dans sa poche et, content de lui, s’en fut se coucher.

 

XIII

UN CAVALIER SUR LA ROUTE

 

Il était environ neuf heures du soir, et la nuit était fort obscure, quand une voiture, traînée par deux chevaux, sortit du petit bourg de Coupdevrou, sur la route qui va de Paris à Coulommiers en passant par Villiers-sur-Morin.

 

Elle prit cette dernière direction. Sur le siège, on pouvait distinguer, à la lueur des lanternes, deux personnages : l’un, fort imposant, le cocher ; à côté de lui, un jeune homme qui remuait pour les deux, bavardait et gesticulait, se levait et s’amusait à faire claquer bruyamment un fouet.

 

Le cocher marquait de la mauvaise humeur.

 

– Tenez-vous tranquille, je vous en prie, monsieur Pold, disait le cocher. Vous allez effrayer mes bêtes.

 

– Tes bêtes ! s’exclamait Pold, tes bêtes ! Elles me connaissent mieux que toi !

 

Et Pold refit claquer son fouet.

 

Quand il fut fatigué de cet exercice, il posa le fouet et se mit à siffler.

 

Quand il eut fini de siffler, il dit :

 

– Il fait rien noir !

 

Et puis :

 

– Il fait rien chaud !

 

La chaleur était, en effet, accablante. Une lourde chaleur d’orage pesait sur cette nuit de printemps.

 

On était au 1er mai et la journée avait été radieuse. Au crépuscule, le ciel s’était mis à rouler de lourds nuages, chargés de pluie et que l’on sentait prêts à crever.

 

– On a bien fait de fermer le landau, fit Pold. Il va y avoir de la sauce tout à l’heure. Tu devrais presser tes biques, respectable serviteur !

 

– Nous arriverons avant l’orage, espérons-le.

 

– Aux premières gouttes, je « me carapatte » à l’intérieur, dit Pold. Est-ce qu’on en a encore pour longtemps ?

 

– Trois quarts d’heure… Nous serons au bois de Misère vers dix heures.

 

– C’est que je commence à m’embêter, tu sais !

 

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu à bicyclette ?

 

– Ma bicyclette, il y a un omnibus dessus !

 

– Il vous est arrivé un accident, monsieur Pold ?

 

– Oui, au coin de la rue du Sentier et des grands boulevards. Je sortais de chez une femme qui m’adore et je pensais à une femme qui ne m’aime pas. Vlan ! Madeleine-Bastille m’a passé dessus.

 

– Et vous n’avez rien eu ?

 

– Non, mon vieux, rien du tout. Au moment de la chute, j’ai attrapé un harnais, une crinière, et, hop ! j’étais à cheval quand tout le monde me croyait déjà sous les roues ! Eh bien, mon vieux, tu sais, j’en ai fait, une descente triomphale du boulevard Montmartre ! On aurait dit l’entrée d’Henri IV à Paris.

 

– Vous me racontez des histoires, monsieur Pold !

 

Pold se retourna :

 

– Des histoires ?… Il pleut : je te lâche !

 

Pold sauta sur la route sans attendre l’arrêt du landau, ouvrit en courant la portière et vint tomber sur les genoux de Lily, qui poussa des cris.

 

Pold referma vivement la portière, se retourna vers sa sœur et la fit taire en l’embrassant.

 

– Là ! t’es calmée, maintenant.

 

– Tu finiras par te tuer, fit dans l’ombre une voix qui était celle de Mme Lawrence. Ton père devrait te gronder sérieusement.

 

– Papa, il me gronde tout le temps.

 

– Ça ne sert à rien, déclara Lawrence. Toutes mes observations sont inutiles.

 

– Alors, pourquoi m’en faites-vous, p’pa ?

 

– Pold, tu es insupportable. Tais-toi.

 

– J’dis rien.

 

Il s’était glissé sur la banquette de devant, près de Lily.

 

Lily dit très bas à ses parents :

 

– Comme vous êtes tristes ! Comme vous êtes sombres ! Et papa !… Quel silence depuis Paris…

 

Adrienne embrassa Lily.

 

– Eh ! là ! fit Pold. On s’embrasse… Douces effusions de famille…

 

À ce moment, un éclair stria les ténèbres, et, presque aussitôt, un formidable coup de tonnerre retentit.

 

Les chevaux se cabrèrent, se dressèrent sur les sabots de derrière et retombèrent si malheureusement qu’ils brisèrent le timon et les harnais. Le cocher jura, sacra, descendit de son siège, duquel il avait failli être projeté, et vint contempler d’un œil furieux, à la lueur des lanternes, ses chevaux, étendus au milieu de la route. Pold sautait déjà du landau et s’exclamait :

 

– Ah ! bien ! en voilà de la belle ouvrage !

 

Il s’amusait beaucoup.

 

Adrienne, Lily, Lawrence, tous effrayés descendirent également et entourèrent le triste équipage.

 

– Nous voilà dans une jolie situation, constata Lawrence.

 

De larges gouttes tombaient, précédant l’averse furieuse que tout le monde prévoyait.

 

Aucun secours à attendre de l’extérieur. La route traversait des champs déserts.

 

Pold joignit ses efforts à ceux du cocher pour relever les chevaux. Mais ils étaient empêtrés de telle sorte qu’il leur fut presque impossible de les faire remuer.

 

Lawrence, lui aussi, essaya de remettre les animaux sur pied. Ce fut en vain.

 

– Nous voilà propres ! Nous voilà propres ! répétait Pold.

 

– Gagnons Dainville à pied, fit Lawrence.

 

Mais la pluie se mit alors à tomber plus dru. La proposition devenait impossible à suivre.

 

Ce fut alors qu’un second éclair vint illuminer le paysage. Le coup de tonnerre survint immédiatement.

 

Les voyageurs en furent secoués. Lily, épouvantée, se réfugia dans la voiture.

 

Mais à la lueur de cet éclair, Pold découvrit un nouvel arrivant.

 

– Un cavalier sur la route ! s’écria-t-il.

 

La nuit était redevenue plus obscure. Cependant, suivant les indications de Pold, les voyageurs perçurent une ombre qui venait à eux et les rejoignait, venant de Paris.

 

L’ombre grandit. C’était bien un cavalier qui arrivait au galop. Il fut près de la voiture. À la lueur des lanternes, on essaya de le dévisager, mais il était couvert si hermétiquement de son manteau et d’un capuchon, qu’il était impossible de distinguer ses traits. Il arrêta court son cheval, sauta en bas de sa monture avec une grande légèreté et se dirigea vers l’équipage en détresse, sans plus s’occuper de l’animal.

 

Pold courut à la bête et voulut la prendre aux rênes. Mais le cheval ne l’attendit point, et, au moment où Pold avançait la main, il fit un bond de côté et disparut dans la nuit, à un galop vertigineux.

 

– Votre cheval ! votre cheval ! cria Pold à l’étranger, qui ne lui répondit point, qui ne sembla même pas l’avoir entendu.

 

L’étranger s’était déjà mis à la besogne. Il se pencha vers l’attelage, se redressa, secouant les bêtes, et, sans aucune aide, sans un cri, d’un effort prodigieux, il les dressa sur les sabots de devant. Les chevaux furent debout tout de suite.

 

Ceux qui assistaient à cette scène n’en pouvaient croire leurs yeux.

 

Sans plus prêter attention aux gens qui l’entouraient, l’étranger s’occupait maintenant des harnais. Il arrachait, brisait, attachait. Il dit :

 

– Une corde !

 

Le cocher lui tendit la corde demandée. L’étranger en usa avec une telle adresse que les chevaux, vaille que vaille, se trouvèrent à nouveau en mesure de traîner le landau.

 

Lawrence et sa femme allèrent à l’inconnu et voulurent le remercier. Pold répétait :

 

– Mais votre monture, monsieur ! Votre monture !… Elle est loin maintenant !… C’est pas un cheval : c’est un lièvre !…

 

L’homme ne répondit point. Mais il porta quelque chose à ses lèvres, et un coup de sifflet étrangement modulé retentit dans la campagne.

 

On entendit bientôt le galop d’un cheval. La bête arriva fumante, et stoppa à deux pas de l’inconnu, qui bondit en selle, salua de la tête et disparut, mystérieux cavalier sur la route.

 

Tout le monde était stupéfait. Lawrence, Adrienne, Pold en oubliaient de se mettre à l’abri de la pluie.

 

Pold frappa d’une large claque le ventre du cocher, qui suffoquait d’admiration.

 

– Le vieux serviteur est épaté ! s’écria-t-il.

 

Sur ce, toute la famille remonta dans la voiture, qui repartit au petit trot.

 

Quant au cavalier, il était déjà loin. Il avait dépassé Dainville. Les éclairs, qui se succédaient maintenant avec rapidité, lui firent voir une croix.

 

Cette croix sembla lui indiquer le chemin. Il découvrit un petit sentier qui allait rejoindre la route de Picardie. Il le prit. Le cavalier avait à sa droite la rivière du Grand-Morin. Le cheval reprit le galop. La pluie avait redoublé. Malgré la montée très rude, le cheval n’avait pas ralenti son allure.

 

L’inconnu était entré dans le bois depuis un quart d’heure environ quand sa monture s’arrêta devant une masure que l’on distinguait à peine dans la nuit. Des arbres en cachaient la façade. Le cavalier sauta à terre et frappa à la porte.

 

La porte s’ouvrit. Dans le cadre de lumière que fit cette porte en s’ouvrant apparut la haute stature de Joe.

 

Joe s’inclina profondément.

 

– Bonsoir, monseigneur ! fit-il, et soyez le bienvenu à l’auberge Rouge !

 

XIV

UNE TERRIBLE EXPLICATION

 

Le voyageur entra et laissa tomber son manteau aux mains de Joe. Ce voyageur, c’était le prince Agra.

 

– Occupe-toi de Kali, dit-il à Joe.

 

Joe sortit et conduisit le cheval dans une sorte de grange. Il fut quelques minutes absent. Quand il revint, le prince Agra était installé au coin de l’âtre, et paraissait plongé dans des réflexions profondes.

 

Joe n’eut garde de l’en tirer.

 

Un quart d’heure ainsi s’écoula. Le prince promenait vaguement son regard sur les murs de cette étrange bâtisse.

 

Ils étaient décrépits, mangés d’humidité.

 

Le plafond était bas, mais magnifique avec ses poutres énormes, enfumées par la fumée de l’âtre.

 

Un bahut dans un coin ; une table massive en chêne au centre de la pièce. Au-dessus de la cheminée, pendu au mur, un fusil qui paraissait en excellent état.

 

Joe devait braconner.

 

Telle qu’elle était, Joe se montrait très fier de son auberge. Il l’entretenait en propreté absolue et tenait à ce que ses chambres, qui étaient au nombre de trois, au premier étage, fussent toujours prêtes à recevoir décemment le voyageur égaré dans ces parages.

 

Nous savons que cette aubaine lui arrivait peu souvent, car l’hospitalité de Joe ne pouvait être que tout à fait primitive, soit que l’aspect de cette auberge, isolée au fond des bois, ne lui « revînt pas ». L’aspect était, en effet, quelque peu sinistre. L’auberge Rouge semblait s’être embusquée derrière les arbres du bois de Misère pour faire un mauvais coup.

 

Et puis cette auberge avait un nom qui faisait penser tout de suite à des drames où le sang coule à flots : l’auberge Rouge !

 

Ce nom lui venait évidemment de ce que ses murs, à l’extérieur, étaient badigeonnés de rouge. Cette auberge, qui était rouge, avait encore ceci contre elle : d’être gardée par un homme, qui était noir. Cette opposition de couleurs, que l’on rencontre rarement dans les auberges, ne paraissait guère naturelle, et il fallait la belle naïveté et la grande bonne foi de Mme Martinet pour accepter ou demander l’hospitalité dans des conditions pareilles.

 

Mais revenons au prince, qui n’était pas sorti de ses réflexions. Il regardait le feu et paraissait fort occupé par la combustion d’une puissante bûche qui tenait tout le foyer.

 

Soudain, la porte qui faisait communiquer la grande pièce du rez-de-chaussée avec l’escalier conduisant au premier étage s’ouvrit. Un homme en redingote noire, qui paraissait une cinquantaine d’années, entra, alla jusqu’au prince Agra, le salua fort respectueusement, et dit :

 

– Monseigneur veut-il me suivre ?

 

Le prince se leva.

 

– Je te suis, Harrison, dit-il.

 

Ils laissèrent Joe dans sa pièce, montèrent les marches vermoulues d’un étroit escalier. Arrivés au premier étage, Harrison poussa une porte et s’effaça. Agra entra. Il était dans une chambre dont la fenêtre était grande ouverte sur l’orage du dehors. Le prince, sans s’occuper des personnages qui se trouvaient dans cette pièce, alla contempler l’orage.

 

Il assista à un spectacle admirable, en même temps que se faisait entendre un vacarme d’enfer.

 

Le prince se retourna. Il vit de dos, écrivant à une petite table placée contre le mur, un homme. Appuyé contre le mur, un colosse au teint de cuivre, les bras croisés, regardait l’homme qui écrivait, semblant veiller sur lui.

 

Derrière celui-ci, Harrison attendait.

 

Quand l’homme eut fini d’écrire, il tendit un pli à Harrison, qui salua et disparut. Puis l’homme fit, avec ses doigts, quelques signes au colosse, qui répondit par le même langage. Le colosse était sourd-muet. Il quitta la chambre. L’homme se retourna.

 

C’était l’Homme de la nuit.

 

Sir Arnoldson avait toujours sur les épaules son inséparable macfarlane. Il avait encore au coin des lèvres ce sourire sarcastique, diabolique et mystérieux qu’on avait remarqué à la soirée chez Diane et qui, pas plus que son manteau ni que ses lunettes, ne devait jamais le quitter.

 

Il montra une chaise au prince et dit :

 

– Asseyez-vous, mon cher William ; nous avons à causer.

 

Puis il alla lui-même à la fenêtre et la ferma.

 

– Cet orage fait beaucoup de bruit, dit-il.

 

Le prince s’était assis. L’Homme de la nuit resta debout. Il commença :

 

– Vous m’avez posé des questions, l’autre soir, chez Diane, auxquelles je vous ai promis de répondre ici…

 

Agra l’interrompit :

 

– J’ai assez versé de sang. Ne me répondez pas que l’œuvre que vous poursuivez, cette œuvre des ténèbres à laquelle vous m’avez associé, n’est point accomplie. Cette œuvre, monsieur, achevez-la tout seul. Je me sépare de vous !…

 

Pendant que le prince prononçait ces paroles, la physionomie de sir Arnoldson prenait une expression terrifiante. Ah ! certes, il ne souriait plus ! Ses traits bouleversés accusaient une rage inexprimable. Il brandit ses deux poings au-dessus de sa tête, et, dans un geste de colère et de menace, il cria :

 

– C’est vous, prince Agra, c’est vous qui osez parler ainsi ?

 

Le prince, de plus en plus calme et d’une voix de plus en plus ferme, dit :

 

– C’est moi !

 

– Oublies-tu, malheureux, que tu es dans ma main ?

 

– Je ne suis plus dans vos mains, monsieur !

 

– Et depuis quand ?

 

– Depuis que j’ai résolu de me remettre entre les mains de Dieu !

 

Arnoldson hurla :

 

– Dieu ! Tu n’y crois pas ! Tu ne crois pas en Dieu !

 

Agra fit :

 

– C’est vrai, monsieur ! Il a dépendu de vous que je ne crusse pas en Dieu ! Je ne crois à rien ! à rien ! Mais il est de pauvre gens qui vivent retirés du monde et qui croient en ce Dieu que je ne connais pas. Je leur demanderai de me le faire connaître. La porte de leur retraite s’ouvrira prochainement devant moi et se refermera sur moi à jamais ! Le prince Agra a vécu ! Il vous abandonnera tous les millions que vous lui avez si généreusement donnés ; il vous laissera toutes les richesses dont vous l’avez comblé lors de son court voyage ici-bas. Écoutez-moi bien et retenez ceci, qui est définitif, qui est la suprême parole et qui me délie de vous : Dans quelques jours, il y aura un moine de plus sur la terre !

 

Arnoldson savait que le prince Agra ne revenait jamais sur une parole dite, sur une résolution prise. Il parcourut, affolé, la petite chambre, battant l’air de ses longs bras et poussant des cris inarticulés.

 

Au-dehors, la tempête atteignait son paroxysme.

 

Arnoldson vint au prince Agra, lui saisit les deux épaules et cria :

 

– Ah ! William ! William ! Tu ris de moi ! Dis-moi que tu ris de moi et que tu ne vas pas me quitter.

 

– Je vais vous quitter !

 

– Immédiatement ?

 

– Immédiatement !

 

– Je n’ai plus à compter sur toi ?

 

– Non, monsieur !

 

– Pas même pendant un mois encore ?

 

– Pas même.

 

– Pendant quinze jours ! Tu entends ? quinze jours ! Je t’en supplie ! Je t’en conjure ! William ! Veux-tu que je me mette à tes genoux ? Dis-moi, mon William ! mon cher William ! dis-moi que je puis encore compter sur toi ! Pendant quinze jours ! Ah ! fais que le prince Agra vive quinze jours encore !

 

– Le prince Agra est mort !

 

Arnoldson courut à la fenêtre, l’ouvrit d’un geste furibond et cria à la nuit, cria à l’orage, cria aux éléments déchaînés :

 

– Malédiction ! Malédiction !

 

La colère de cet homme était prodigieuse.

 

Il passa fébrilement ses mains osseuses sur son front où perlait la sueur. Il parvint momentanément à se calmer. La tempête du dehors diminua, perdit de sa furie en même temps que diminuait la tempête de son cœur.

 

Il revint à Agra. Il semblait avoir pris un grand parti.

 

– Mais quelle est donc la cause de tels événements ? demanda-t-il ?

 

– J’en ai assez !… J’en ai assez d’être votre instrument ! Cela m’est venu à Barcelone… oui, cela a commencé en Espagne… Le dégoût m’est venu… a gagné mon cœur, qu’avait déjà gagné la pitié à laquelle je le croyais inaccessible… Vous savez, à propos de cette pauvre gitane qui était tombée amoureuse de moi et qui en mourut. Je commençais à douter de cette prétendue œuvre de justice que nous accomplissions sur la terre et qui semait notre route de tant de cadavres. Vous savez bien que, dernièrement encore, il m’a fallu votre parole que Lawrence avait assassiné l’un de vos amis le plus chers pour que je prisse la part active que vous m’aviez désignée dans cette affaire, que vous terminerez tout seul…

 

– Tout seul ? demanda encore Arnoldson.

 

– Tout seul.

 

Arnoldson se croisa les bras et laissa Agra continuer.

 

– Oui, vous avez dû voir que je devenais curieux, que je ne marchais plus en aveugle, que je n’étais plus votre docile instrument. Jusqu’alors, j’avais foi en vous. Ce qui arrivait devait arriver. Je passais où vous me disiez de passer, et il en résultait des drames que vous aviez su prévoir…

 

« Mais voilà qu’un jour moi, qui vous devais tout ! moi, qui vous considérais comme le bienfaiteur tout-puissant, auquel je devais reconnaissance éternelle et obéissance absolue, moi qui avais passé avec vous ce contrat terrible que je « n’aurais pas à vous demander raison de nos actions » !… voilà qu’un jour j’ai douté de votre œuvre, qui ressemblait trop à une œuvre de vengeance pour être une œuvre de justice !

 

– Justice ou non, vengeance ou non, que t’importait ceci, prince Agra ? Le contrat qui nous lie ne te permettait même pas de te le demander ! Je croyais avoir assez versé de scepticisme dans ton cœur pour qu’une pareille question ne pût t’arrêter une seconde sur notre route !

 

– Vous voyez bien que non, monsieur, et plus que vous j’en suis étonné. Je m’arrête donc et vous laisse continuer tout seul, d’abord parce que je doute de vous, ensuite parce que je suis fatigué ! Oh ! je suis las ! plein d’une immense lassitude de vivre !… Je suis las de vous venger, monsieur !… Et contre qui ? Contre tous ! Vous semblez avoir déclaré la guerre au genre humain. Vous semblez surtout poursuivre de votre haine implacable… l’amour ! Ah ! monsieur, que de cœurs nous avons torturés ! Vous ne pouviez rencontrer sur votre chemin un couple heureux sans que votre main brisât le lien de bonheur qui unissait les amants ! Par nous, combien d’amants sont descendus au tombeau !

 

Le prince Agra se leva et s’écria :

 

– Arnoldson ! Arnoldson ! que t’a donc fait l’amour pour haïr ainsi l’amour ?

 

Arnoldson répondit, glacial :

 

– Imprudent, qui veux me quitter et qui me demandes ce que m’a fait l’amour !…

 

– Oui ! Que vous a-t-il fait pour que votre haine exigeât tant de victimes ? Je fus la première de ces victimes, monsieur ! moi, qui n’ai jamais aimé ; moi, qui n’aimerai jamais ; moi, votre élève, en qui vous avez tué l’amour !

 

– Certes, fit Arnoldson, j’avais cru faire de toi un merveilleux élève ! Pour l’œuvre que j’avais à accomplir ici-bas, et que tu qualifieras comme il te plaira, peu m’importe, pour accomplir cette œuvre, j’avais besoin d’un instrument unique : je te forgeai !…

 

– J’avais dix ans, monsieur, fit Agra, quand j’eus le malheur de vous connaître.

 

– Quand vous avez eu ce malheur, vous étiez à ce point désespéré que vous songiez à mourir. Oui, vous aviez déjà songé au suicide à dix ans ! Et si vous n’avez point exécuté votre sinistre projet, c’est que vous aviez jugé que la mort venait assez vite à vous pour qu’il fût inutile que vous fissiez un pas vers elle !

 

– C’est vrai, monsieur, j’allais mourir. Et vous m’avez sauvé. J’allais mourir de misère sur cette paillasse de la taverne de Boston où m’avaient jeté quelques matelots pitoyables. C’est là que vous êtes venu me recueillir, c’est là que vous m’avez adopté. Ah ! certes, vous m’avez montré de la tendresse ! Comme vous prîtes soin de moi ! Je vous considérais comme un père, je vous aimais comme un père ! Moi qui ne connus jamais le mien, moi dont la mère se détournait en pleurant, quand je lui parlais de mon père !… Et puis, si jeune, j’avais déjà tant souffert… Ah ! monsieur, vous venez ici de me rappeler mon histoire… je ne l’ai pas oubliée ! J’ai toujours le souvenir de ces premières années que je passai, errant de ville en ville avec ma mère. Croyez-vous qu’elle s’effacera jamais de ma mémoire, l’heure maudite qui me la prit, expirante de misère ! Puis, dans le malheur de ma vie, je vis une trêve. Par quel concours de circonstances suis-je conduit par un inconnu dans un family house de La Nouvelle-Orléans ? Mystère ! Cette trêve, du reste, est de courte durée. J’avais huit ans quand la pension qui m’était servie à La Nouvelle-Orléans, et qui me venait d’une main ignorée, me fit défaut tout d’un coup. Quelques mois plus tard, ceux qui avaient charge de moi, ne recevant plus d’argent, me traitèrent de telle sorte, que je pris la fuite ! Deux ans, je luttai. Je fis des commissions, je portai des fardeaux ! J’allai de la campagne à la ville et de la ville au port ! J’eus, de temps en temps, un morceau de pain ! Enfin, je tombai d’épuisement. La dernière station de cet effroyable calvaire fut Boston, où vous me rencontrâtes sur votre route !

 

« Et vous m’avez sauvé ! Vous avez sauvé mon corps, monsieur ! Mais mon âme ! Mon âme ! Qu’avez-vous fait de mon âme ? Vous, mon maître, qu’avez-vous fait de moi ? »

 

L’Homme de la nuit interrompit Agra.

 

– Ce que j’ai fait de vous, fit-il d’une voix solennelle, je vais vous le dire : Vous étiez pauvre ; je vous ai fait assez riche pour, s’il vous en prenait fantaisie, acheter un royaume ! Vous étiez ignorant ; je vous donnai les premiers professeurs du monde et j’ouvris votre intelligence à toutes les sciences, à tous les arts. Je vous fis connaître les nations, et l’on vous apprit leur langage. Vous étiez faible, incapable de vous défendre contre les hommes ; je voulus, pour que vous les puissiez vaincre en toutes circonstances, que vous fussiez puissant contre eux par le corps et par l’esprit. Votre corps fut soumis à un entraînement de tous les jours et connut tous les exercices ; votre esprit subit une gymnastique spéciale. Je vous appris la ruse des hommes, leur hypocrisie, leur bassesse, leur méchanceté. Je vous appris à les haïr ! Je vous fis toucher de près, par des exemples sans nombre, l’ignominie de la vie des hommes ! Je vous ai gardé contre tous les préjugés qui vous auraient fait la victime des hommes. Et surtout, Agra, j’ai gardé votre cœur contre l’Ennemie éternelle. Je l’ai à jamais fermé à la Femme. J’ai voulu qu’aucune femme n’habitât votre cœur ! Ah ! oui, Agra, j’ai tué l’amour en vous ! Quoi que vous fassiez maintenant, vous n’aimerez pas, c’est-à-dire vous ne souffrirez pas ! Vous ne serez pas susceptible de certaines tortures qui déchirent le cœur plus affreusement encore que les tenailles rougies aux creusets des bourreaux n’ont jadis déchiqueté les chairs. J’ai fait cela ! J’ai fait cela ! Je vous ai montré tant d’épouses parjures, tant d’amantes infidèles, tant d’honnêtes femmes prostituées, tant de fiancées impures que vous ne croirez jamais à la parole menteuse des femmes !

 

– C’est vrai, dit tout bas le prince Agra, jamais une femme n’a fait battre mon cœur !

 

– Voilà, reprit avec force Arnoldson, voilà ce que j’ai fait de vous ! J’ai fait de vous cet être tout-puissant, ce merveilleux instrument dont j’avais besoin pour l’œuvre que je poursuis et qui touche à son terme. Et c’est à l’heure où cette œuvre va s’accomplir, œuvre de justice, entendez-vous, prince ? c’est à cette heure que l’instrument me fait défaut. C’est à ce moment suprême qu’ayant un peu le droit de compter sur votre reconnaissance, j’apprends que vous m’abandonnez ! Eh bien ! non ! non ! vous ne m’abandonnerez pas ! Je vous jure, par le Dieu entre les mains duquel vous vouliez vous réfugier, je vous jure que dans un instant vous serez à mes pieds et que vous me demanderez pardon de votre révolte, prince Agra !

 

Le prince regardait avec étonnement cette transformation soudaine d’Arnoldson.

 

D’ordinaire, il le voyait ironique et toujours prêt au sarcasme. Et voilà qu’il se dressait devant lui, le geste superbe, la parole éclatante, l’aspect prophétique.

 

– Parlez, monsieur, dit-il.

 

– Oui, continua l’Homme de la nuit. Le moment est venu que je parle ! Prince Agra, prince Agra, écoute de toute ton attention, écoute ! Tu vas savoir le secret de ta vie, ô mon prince, ce secret dont je conservais le mystère pour ne te le dévoiler qu’à l’heure des suprêmes résolutions !… Et cette heure a sonné… Écoute, car je vais te parler de ton père…

 

– Mon père ! s’écria le prince Agra… Mais vous m’avez dit maintes fois que vous ne le connaissiez point… et, pour avoir une famille, il me fallut inventer cette fable du radjah et de la Thessalienne.

 

– Je te dis que je vais te parler de ton père !… Et ne mets pas en doute, une seconde, mes paroles, car j’ai toutes les preuves de ce que je vais te dire !… Et si tu doutes encore, malheureux, malgré ces preuves, interroge alors Harrison, fais signe à ce colosse qui est derrière cette porte et qui, nuit et jour, veille sur moi ; interroge Joe lui-même ; interroge-les, car ils savent et je les délierai de leur serment !… Et si tu doutes encore, alors, oh ! alors, j’irai tout de suite à ceux que j’accuse et, devant toi, je leur dévoilerai mon regard, ce regard qu’ils reconnaîtront, Agra, et qui les fera mourir d’épouvante. Mais alors tu me croiras !

 

– Parlez, parlez, monsieur, fit précipitamment le prince, je vous écoute et je vous crois !

 

– Agra, ton père était un homme colossalement riche. Il s’appelait Jonathan Smith et on l’appelait le roi de l’huile ! Il commit une faute en aimant ta mère, mais une faute qu’il voulut réparer sur-le-champ, dès qu’il apprit qu’elle était enceinte. Il voulut l’épouser. Mais quelqu’un veillait qui avait intérêt à ce que ce mariage n’eût point lieu. Ton père avait un jour recueilli dans les rues de Chicago une petite fille, une enfant qui l’avait séduit par sa grâce et sa beauté. Il avait également recueilli la mère. Or, cette femme, dès qu’elle vit l’engouement de Jonathan Smith pour sa fille, conçut les plus grandes ambitions. Elle songea que, quelques années plus tard, son enfant serait d’âge à se marier et que son bienfaiteur, qui était jeune encore, pourrait l’épouser. Ce fut justement cette femme que, dans l’ignorance de ses desseins, ton père choisit comme intermédiaire entre ta mère et lui. Elle s’arrangea de telle façon que jamais une lettre de ta mère ne parvînt à Jonathan et qu’il ne revît plus celle qui lui avait donné un fils, mais que les machinations de la mendiante de Chicago avaient irrémédiablement éloignée de lui !

 

« Il arriva ce que cette femme avait prévu, mais ce qu’elle ne vit pas, car elle mourut avant que sa fille fût fiancée au roi de l’huile. Oui, ton père, ayant vainement recherché partout les traces de ta mère, et désespérant de les jamais retrouver, s’était laissé prendre aux manœuvres de la fille de la mendiante, de miss Mary !

 

« Or, écoute ce qu’il advint. Cette miss Mary, dont ton père était fou, n’aimait pas Jonathan Smith. Ton père la croyait pure. Elle aimait un jeune homme, Charley, un employé de Jonathan. Ce Charley, le roi de l’huile, après la mort de la mendiante, l’avait chargé de continuer ses recherches. C’est cet homme qui finit par te découvrir et qui te plaça dans une maison de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne dit rien de sa découverte à Jonathan. Il avait intérêt à t’avoir sous la main dans le but de t’éloigner toujours du roi de l’huile. Il voulut que toute la fortune de celui-ci allât à celle qu’il aimait, à miss Mary. Tous deux nourrissaient certainement contre Jonathan des desseins criminels. La suite, hélas ! le prouva… »

 

Arnoldson s’arrêta un instant et regarda le prince Agra. Le prince, effroyablement pâle, écoutait avec religion la parole persuasive d’Arnoldson, persuasive même dans cette partie du récit relative aux manœuvres de la mendiante et de Lawrence et que nos lecteurs savent fausses, mais qui était destinée à expliquer vis-à-vis du fils l’abandon du père.

 

– Continuez, monsieur ! continuez ! supplia le prince Agra.

 

– Je termine, prince Agra, par une question : Que ferais-tu si tu apprenais que ton père, victime, comme ta mère, de Charley et de Mary, avait été assassiné par eux ?

 

– Assassiné ! s’écria Agra.

 

– Assassiné impunément, en chemin de fer, sur l’Union Pacific railway, et précipité du haut du pont de Julesbourg dans le gouffre de la rivière Platte ! Assassiné de la main même de cette jeune fille qu’il adorait et dont il allait faire sa femme, avec la complicité de son amant ! Prince Agra, que ferais-tu ?

 

Les yeux d’Agra flamboyaient :

 

– Vous me le demandez !

 

Et le prince eut un geste de terrible menace.

 

– Tu le vengerais, n’est-ce pas ? Eh bien, William, s’écria Arnoldson, levant les bras au ciel, puisque tu veux venger ton père, venge-moi !…

 

Agra se précipita vers Arnoldson. Il lui demanda, la voix rauque :

 

– Vous ? vous ?… mon père ?

 

– Ton père, te dis-je. Je suis Jonathan Smith, qui a survécu à ses blessures. Je suis le roi de l’huile, qui revient déformé, estropié par les coups de ses ennemis, mais qui revient plus puissant que jamais ! Je suis l’Homme de la nuit, enfin, qui t’a élevé pour que tu accomplisses un jour l’œuvre de justice et de châtiment !… Que vas-tu faire, mon fils ?

 

Le prince Agra étendit la main et prononça lentement ce serment :

 

– Sur la tête de ma mère, morte dans mes bras par la faute de vos ennemis, je jure de la venger, je jure de vous venger, mon père !

 

– Vous avez souffert, dit-il. Mais ils souffriront ! Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?

 

– Pour que le châtiment soit plus terrible. Vois-tu, mon fils, je veux que Charley et Mary, qui se sont mariés, me croyant mort, soient maudits jusque dans leurs enfants, punis jusque dans leurs enfants. Ils ont un fils et une fille. Le fils vient d’atteindre l’âge d’homme ; la jeune fille est ravissante. Au lieu de deux cœurs, mon fils, nous allons en broyer quatre !

 

Maintenant, l’Homme de la nuit riait d’une effrayante façon.

 

– Ah ! il y a des hommes qui tuent, qui se vengent en tuant ! Les insensés ! La mort, n’est-ce pas le repos ? La vie, c’est le martyre ! D’autres s’attaquent à la chair, se vengent sur la chair ! Les imbéciles ! Les tortures du cœur sont autrement terribles !

 

Et il ajouta :

 

– J’en sais quelque chose.

 

Il alla à la fenêtre et l’ouvrit à nouveau.

 

– J’étouffe, dit-il.

 

Le tonnerre était lointain déjà.

 

Agra dit :

 

– Mon père, vous allez me faire connaître qui sont Charley et Mary et vous allez me faire connaître leurs enfants.

 

– Tu les connais, William, et tu as déjà commencé à me venger.

 

– Qui sont-ils, mon père ?

 

L’Homme de la nuit allait répondre quand un grand bruit se fit entendre au-dehors. Il pencha la tête et regarda dans les ténèbres.

 

Il distingua, sur la route qui passait à une cinquantaine de mètres de l’auberge Rouge, une voiture qui était arrêtée et dont le cocher fouettait vivement les chevaux. La route, étroite, montait, assez rapide. L’orage et la pluie y avaient creusé de profondes fondrières. Il semblait que tout l’équipage dût à jamais y rester. Les chevaux refusèrent de donner de nouveaux efforts. La portière de la voiture s’ouvrit, et, à la lueur de la lanterne, sir Arnoldson vit quatre personnages qui descendaient de cette voiture et se dirigeaient rapidement vers l’auberge, dont les fenêtres, éclairées, avaient dû attirer l’attention des voyageurs.

 

Ils arrivèrent à la porte et frappèrent. La porte s’ouvrit, et tout le groupe fut vivement éclairé.

 

L’Homme de la nuit poussa une exclamation.

 

– Le ciel est avec nous ! s’écria-t-il. Prince Agra, vous avez raison de croire en Dieu ! C’est Dieu qui nous les envoie cette nuit. Vous me demandez qui furent mes assassins ! Regardez !

 

À son tour, le prince se pencha à la fenêtre et reconnut le dernier voyageur qui entrait dans l’auberge Rouge.

 

– Lawrence ! fit-il. Vos dernières paroles me l’avaient fait prévoir. Ah ! mon père, vous faites bien de dire que j’ai commencé à vous venger !

 

– Ce n’est rien à côté de ce qui te reste à faire, mon fils !

 

DEUXIÈME PARTIE

L’AMOUR ET LA MORT

 

I

OÙ NOUS REVENONS QUELQUES ANNÉES EN ARRIÈRE

 

Ainsi, Jonathan Smith vivait toujours. Le roi de l’huile avait échappé par miracle à la mort ! Ce n’était pas un cadavre que Charley avait jeté par-dessus le pont de Julesbourg. Jonathan respirait encore ! L’une des piles de ce pont repose sur un étroit îlot, et c’est sur cet îlot, parmi les grands joncs qui poussent aux bords de la rivière Platte, que le roi de l’huile vint échouer.

 

Combien de temps resta-t-il sans connaissance ? Quand il ouvrit les yeux, d’étranges visages le fixaient. C’étaient des têtes aux teintes de cuivre, tatouées et empennées. Certaines avaient de larges anneaux passés dans les narines, ou encore des bâtonnets. Certaines portaient d’immenses plumes multicolores dressées sur leur longue chevelure. Tous ces gens bizarres étaient vêtus d’étoffes éclatantes jetées sur les épaules ; les poitrines étaient nues, badigeonnées au minium et tatouées comme les visages. Ils étaient armés de longs fusils et portaient des ceintures qui recelaient les munitions. La plupart s’entretenaient dans un langage incompréhensible pour un homme civilisé. Certains affectaient de parler anglais ou tout au moins de « sortir » les quelques mots, les quelques phrases qu’ils connaissaient de cette langue.

 

Le roi de l’huile comprit qu’il était aux mains d’une tribu de Peaux-Rouges. Il était le prisonnier des Delawares !

 

On se rappelle que ceux-ci traversaient alors le Nebraska, en pirates, s’attaquant aux Blancs chaque fois que l’occasion en était jugée bonne, et pillant. Ils s’attaquaient même alors aux convois, aux trains en marche, et trois voyageurs, le jour qui précéda l’arrivée du roi de l’huile, de Charley et de Mary dans le Nebraska, avaient ainsi disparu.

 

C’était dans l’une de ces expéditions qu’un groupe de Delawares, qui avaient eu l’audace de se rapprocher, à la tombée de la nuit, de Julesbourg, et qui avaient campé aux rives de la rivière Platte, aux environs du pont, couchés et cachés dans les roseaux et derrière quelques bouquets d’arbres, avaient découvert le corps, fort endommagé, du roi de l’huile. Ils l’avaient aperçu de la rive dès l’aurore. Jonathan Smith avait donc passé la nuit dans les joncs de son îlot. Deux pirogues allèrent à lui et le ramenèrent au camp.

 

Le médecin des Delawares, en lequel ils avaient toute confiance, n’était point de leur race. C’était un noir géant, qui paraissait fort versé dans l’art de guérir le plus simplement du monde les maux les plus récalcitrants. Ce noir était originaire de la Louisiane où il avait servi longtemps dans une famille française. L’esprit des aventures le poussa à quitter la Louisiane.

 

Il s’en fut tout seul, par les bois, montant vers le Nord. C’est là qu’il rencontra pour la première fois quelques échantillons des naturels qui faisaient, à cette époque encore, l’ornement de la jeune Amérique. Ces Peaux-Rouges, les derniers qui fussent restés dans les Florides, lui parurent tellement supérieurs, par la politesse qu’ils lui montrèrent et les égards dont ils l’entourèrent, aux planteurs qu’il venait de quitter qu’il résolut de vivre avec eux. Et c’est alors qu’il se découvrit des aptitudes spéciales pour la médecine. Quelques plantes bien choisies, de bizarres incantations et quelques bouteilles de gin constituaient une science médicale à laquelle les Peaux-Rouges ne purent pas résister.

 

La renommée de Joe, docteur pour Peaux-Rouges, se répandit de tribu en tribu. C’est ainsi que nous trouvons Joe, à l’heure qui nous occupe, définitivement établi chez les Delawares, en plein Nebraska. Ce fut Joe qui soigna Jonathan. Le malheureux n’avait point besoin des soins de Joe pour rester estropié toute sa vie. Il avait été fort malmené dans sa chute et, sans rendre un compte exact des opérations qu’il eut à subir, dans des appareils plus que primitifs, nous nous bornerons à constater la transformation de cet être grand, fort et corpulent qu’était le roi de l’huile en cet individu ample d’épaules, quasi bossu, d’attitude et de marche fantasques, que fut celui que l’on appela plus tard l’Homme de la nuit, lequel, aussitôt qu’il le put, cacha la déformation de son corps et la déviation de ses membres sous ce macfarlane qui ne le quittait jamais.

 

Quant à la balle dont l’avait gratiné miss Mary et qui était entrée dans les chairs du cou, déterminant une syncope, elle y resta. Joe essaya, il est vrai, de délivrer Jonathan de son projectile, mais ayant constaté que les instruments dont il se servait pour cette délicate besogne ne réussissaient, au lieu de tirer la balle au-dehors, qu’à l’enfoncer plus profondément au-dedans, il y renonça. Une large cicatrice resta à la nuque du patient, cicatrice due beaucoup moins au passage de la balle qu’à celui des instruments du docteur.

 

Quoi qu’il en fût de la science de Joe et de ses opérations, Jonathan prit tout de suite en grande amitié ce géant noir qui lui témoignait tant de zèle et l’entourait de tant de soins.

 

Un autre personnage aussi ne quittait guère le prisonnier, car Jonathan se considérait avec juste raison comme le prisonnier des Delawares. Celui-là était aussi grand, aussi fort que Joe. C’est cette égale puissance qui les avait réunis en une solide affection autant que l’infirmité dont ce colosse souffrait – car il était sourd-muet – et dont le guérit en partie le docteur Joe, puisque celui-ci enseigna à celui-là à exprimer sa pensée et à comprendre celle des autres, grâce à des signes fort ingénieux. Dans leur langage imagé, les Delawares appelaient ce formidable Peau-Rouge « l’Aigle », sans doute à cause de son regard qui semblait très dur et qui était infiniment puissant.

 

La nature paraissait avoir voulu remplacer ce qu’elle avait enlevé à cet homme du côté du tympan et des cordes vocales par la force dont elle avait doué sa prunelle.

 

Joe et l’Aigle tenaient donc compagnie à Jonathan, qui souffrait beaucoup moins des blessures de son corps que de celles de son cœur. La trahison de miss Mary lui était autrement douloureuse que les soins inexpérimentés de Joe et de l’Aigle. Une rage inexprimable, une soif inextinguible de vengeance, d’effroyable vengeance, le jetaient des heures entières dans un silence farouche. Sa pensée, toujours hantée du crime de Mary, qui l’avait voulu tuer pour sauver son amant, sa pensée agitait des projets de terrible revanche. Elle inventait des supplices.

 

C’est à cette heure-là qu’ayant jugé par lui-même combien les souffrances de l’âme sont supérieures à celles de la chair, il résolut de châtier « par l’âme ». Il avait été frappé dans son amour : il frapperait les autres dans leur amour ! Ah ! l’amour ! De quelle haine il allait le poursuivre ! Ce qui faisait monter sa colère au paroxysme était cette considération qu’il n’avait pu être aimé, qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, qu’il ne le serait jamais ! Il songeait, avec furie, qu’avec son immense fortune, les centaines de millions qui constituaient sa fortune, il n’avait pu acheter une minute de l’amour d’une femme ! Il avait acheté la femme, mais point son amour !

 

Il se décida. Ce fut une résolution soudaine, un serment terrible, qu’il se fit à lui-même de ne plus vivre que pour la haine de l’amour. En attendant qu’il se vengeât sur Mary et sur Charley – car il était décidé à attendre longtemps pour se venger davantage – il se vengerait sur les autres, il exercerait sa vengeance, il aiguiserait les instruments de sa vengeance sur l’amour des autres ! Cela lui permettrait, plus tard, beaucoup plus tard, de frapper à coup sûr. Et cela lui donnerait la patience d’attendre !

 

Et d’abord, il fallait qu’on le crût mort. Il fallait que Charley et Mary vécussent en toute tranquillité et l’oubliassent complètement… Le hasard le servit.

 

Un des prisonniers des Delawares, qui était justement l’un des voyageurs disparus dans l’attaque d’un des derniers convois, voulut, un soir, s’échapper du camp et n’hésita pas à tuer une sentinelle qui gênait son projet. Il fut surpris, dans sa fuite, par un Peau-Rouge qui le tua d’un coup de carabine.

 

Jonathan expliqua à Joe qu’il lui fallait ce cadavre. Il y avait eu entre Joe et Jonathan de longues conversations. Jonathan promit une récompense splendide à Joe si celui-ci exécutait ses ordres. Joe acquiesça à ces offres. Le cadavre fut défiguré. On l’habilla des vêtements du roi de l’huile ; on lui mit les papiers du roi de l’huile dans les poches et l’on alla porter ce cadavre dans les joncs de la rivière Platte, où il fut découvert quelques jours plus tard. Alors se répandit dans le monde entier la nouvelle de la mort du roi de l’huile, dont on doutait encore, malgré la disparition soudaine de Charley et de Mary qui avait fait croire à un drame intime.

 

Un mois plus tard, les Delawares quittèrent le camp volant qu’ils avaient établi sur la rivière, non loin de Julesbourg, et retournèrent chez eux, emmenant Jonathan dans une sorte de carriole, car il n’était pas encore tout à fait remis de ses blessures.

 

Déjà, avant cette époque, Joe s’était absenté du camp sur les prières de Jonathan et n’y était revenu que quelques jours plus tard. Ce fut à ce moment que des hommes de loi trouvèrent dans un secrétaire du bureau de la maison de campagne que Jonathan possédait sur les bords du lac Michigan un testament fort régulier qui laissait tous les biens du roi de l’huile, de par sa volonté, à celui qu’il appelait dans ce testament son « plus fidèle serviteur », à M. Harrison, qui, jusqu’à ce jour, avait occupé dans la maison de Jonathan le rôle de majordome et n’avait pas encore eu le temps de donner beaucoup de preuves de son dévouement, puisqu’il n’avait guère que vingt-deux ans, mais qui, en revanche, avait donné à Jonathan Smith la preuve absolue de son honnêteté en des circonstances où il lui aurait été loisible de s’approprier des sommes considérables.

 

On s’étonna beaucoup et l’on parla longtemps de ce legs extraordinaire, auquel nul ne s’attendait. Mais, comme le roi de l’huile n’avait pas de parents et que le testament était régulier, il fallut bien en passer par la volonté du testateur.

 

La vérité était que tout s’était fait par l’entremise de Joe, auquel Jonathan avait raconté ses terribles aventures, en lui promettant de se l’attacher pour la vie s’il voulait servir ses projets. Jonathan avait jugé Joe fort intelligent, et celui-ci ne manqua pas de lui rendre bientôt les plus signalés services. C’est ainsi que, sur ses indications, il substitua au testament qui était dans le secrétaire de Jonathan, testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un autre testament olographe, antidaté, naturellement, que lui remit au camp Jonathan et qui donnait toute la fortune à Harrison.

 

Quelques jours après, Joe s’éloignait du petit village qui constituait la capitale des Delawares dans les territoires réservés et où l’on avait transporté Jonathan Smith. Quand il revint, il avait avec lui Harrison. Celui-ci vint à Jonathan lui jurer une fidélité absolue. Il savait par Joe toute l’histoire, tout le crime. Déjà il haïssait Charley de ce qu’il avait plus que lui encore la confiance de Jonathan. À lui aussi la vengeance serait douce, disait-il.

 

– Si tu m’obéis, je te récompenserai, lui dit Jonathan, comme jamais serviteur n’a été récompensé en ce monde. Si tu me trahis, la mort est sur toi. Toute la fortune du roi de l’huile est à toi, mais tu n’y toucheras point. Sinon, Joe, l’Aigle et moi nous saurons te châtier. Tu as un an pour tout liquider, pour tout vendre, tout emporter. Joe ne te quittera pas. Moi, j’irai m’établir avec l’Aigle sur les bords du lac Érié, d’où je te surveillerai, prêt à te découvrir, prêt à me montrer, prêt, au besoin, à retarder ma vengeance sur Charley pour l’exercer d’abord sur toi !

 

Harrison l’avait interrompu.

 

– Monsieur, lui dit-il, si vous doutiez de moi, pourquoi m’avez-vous fait venir ? Que ferai-je de votre fortune si, du jour où je la fais mienne et où je veux réellement en user, vous apparaissez et vous prouvez que vous êtes vivant et, par conséquent, que votre testament n’est pas encore exécutoire ? Croyez-moi, monsieur, si, pour les autres, je suis l’héritier du roi de l’huile, pour vous je ne suis que votre serviteur.

 

Les choses ainsi réglées, et Jonathan s’étant définitivement remis sur pied, on songea au départ. D’innombrables caisses arrivèrent pendant huit jours au camp des Delawares.

 

Ces caisses renfermaient des trésors de passementeries, des bijoux, des colliers, des bracelets en grande quantité. Puis vinrent d’innombrables litres de liqueur, de l’alcool à enivrer tous les Delawares et tous les Osages, leurs voisins de l’État de Kansas. C’était la rançon du roi de l’huile.

 

En revanche, Jonathan Smith emportait aux Delawares ces deux géants, cette force précieuse : Joe, le noir et l’Aigle, le Peau-Rouge. Depuis qu’un heureux hasard, à la suite de sa terrible aventure du railway, l’avait fait tomber – tomber est bien le mot – au milieu des Delawares, il n’avait pas eu un instant à se plaindre de leur hospitalité forcée.

 

Jonathan, Harrison, Joe et l’Aigle s’en allèrent sur les rives du lac Érié. Le roi de l’huile s’installa à Érié même avec l’Aigle ; Harrison et Joe partirent pour Chicago. Comme les établissements du roi de l’huile se trouvaient mi-partie à Chicago, mi-partie à Oil City, et qu’Érié est entre les deux villes, ils avaient maintes occasions de rendre visite à Jonathan.

 

Celui-ci avait, naturellement, changé de nom et se faisait appeler sir Arnoldson. Il se procura même, à ce nom, tous les papiers qui peuvent constituer une identité.

 

Un an, ainsi, il resta sur les bords de ce lac, méditant sa vengeance. Il ne quitta Érié qu’à de rares occasions, quand il lui semblait bon d’aller surprendre Harrison et Joe à Oil City. Joe lui était de plus en plus dévoué. Harrison restait l’employé fidèle qu’il avait toujours été. Et celui que nous appellerons désormais Arnoldson se rendait bien compte, quand il se trouvait à Oil City ou même à Chicago, que, pour tous, Jonathan Smith était mort. De fait, il était, même pour les personnages qui l’avaient le plus fréquenté, méconnaissable. Déjà, il avait caché son regard sous des lunettes noires, car ce regard était toujours resté le regard du roi de l’huile, et les moins prévenus, s’ils eussent surpris ce regard, se fussent écriés : « Voici Jonathan Smith ! »

 

La liquidation touchait à son terme. Toutes les opérations se faisaient sous le contrôle d’Arnoldson et sur ses indications précises. Quand toute cette immense fortune fut entre les mains d’Harrison et tint en d’innombrables carnets de chèques sur les banques les plus riches du monde entier, Harrison peu à peu transmit à Arnoldson ce qui en fait et en droit n’avait jamais cessé de lui appartenir. Comme nous l’avons dit, en effet, il lui suffisait de se montrer et de dire : « Je suis Jonathan Smith », pour que toute cette fortune échappât à Harrison, en supposant que celui-ci voulût se l’approprier.

 

Arnoldson, quand tout fut terminé, voulut récompenser Harrison et lui proposa cinq millions. Harrison les accepta ; mais, quand Arnoldson lui dit qu’il pouvait s’éloigner de lui, qu’il reconquérait toute sa liberté et qu’il ne lui demandait plus que le secret le plus absolu sur son existence, Harrison dit : « Je reste ! »

 

Et c’est alors qu’il lui fit l’aveu que lui aussi avait aimé miss Mary d’un amour que nul au monde n’avait soupçonné et que sa plus douce joie serait de joindre sa vengeance à celle de Jonathan.

 

– Il te suffira de servir la mienne ! fit Arnoldson. Tu attendras tant que je te dirai d’attendre. Tu n’agiras que lorsque je te dirai d’agir.

 

– Je vous le jure, maître.

 

Alors, Arnoldson se souvint de son fils. Il emmena ses serviteurs à La Nouvelle-Orléans. Joe s’en fut frapper à la porte de la family house et apprit que le petit William s’était échappé depuis deux mois, mais qu’on l’avait vu errant sur le port. Il en retrouva la trace. Il remonta derrière lui la rive du Mississippi et le rejoignit à Little Rock. Là, il reçut l’ordre de ne plus le perdre de vue mais de le laisser abandonné à lui-même et de ne le secourir en quoi que ce fût.

 

Arnoldson, ayant réussi du côté de son fils, songea alors à savoir où avaient pu se réfugier Charley et Mary. Il partit avec Harrison et l’Aigle pour le Colorado. Arrivé à Denver, il alla demander à l’hôtel d’Albany Mr Wallace. Celui-ci ne reconnut point Jonathan Smith. Arnoldson prononça ces mots : The queen city of the plains. Mr Wallace lui répondit : « Monsieur, je devais remettre à la personne qui m’aborderait ainsi un pli qui me fut jadis confié par le roi de l’huile. Or vous êtes le second qui venez me trouver avec cette phrase. Je n’ai plus le pli. Le premier fut un jeune homme blond qui ne fit que passer à l’hôtel d’Albany quelques jours avant que le bruit de la mort de mon malheureux ami ne se fût répandu jusqu’à nous. J’ai souvent songé à cette visite, qui me parut louche en de telles circonstances, et je donnai le signalement du voyageur à la police, qui ne le retrouva naturellement pas. »

 

Ce disant, Mr Wallace salua Arnoldson. Quand il releva la tête, il fut stupéfait de voir qu’Arnoldson était déjà loin.

 

– Bizarre individu ! fit-il.

 

Et il se remit à ses affaires.

 

Arnoldson savait tout ce qu’il désirait savoir. Charley était venu chercher le secret de l’ingénieur. Il le retrouverait quand il lui plairait. Car Charley, avec une invention pareille dans les mains, ne manquerait point de tenter la fortune.

 

Alors, Arnoldson revint à La Nouvelle-Orléans, où il resta de longs mois. Joe venait l’y voir souvent et lui donnait des nouvelles de son fils, qu’il lui dépeignait dans la misère la plus extrême. Arnoldson, alors, riait d’un rire sinistre et disait à Harrison qui le suppliait de venir en aide au petit :

 

– Attendons, mon cher, attendons. Plus il tombera, plus je l’élèverai, et plus il me sera reconnaissant.

 

Quelquefois, Harrison questionnait Arnoldson sur ses projets de vengeance. Alors, très sombre, le roi de l’huile disait :

 

– Tu verras… Tu verras… Je te ferai assister à quelque chose de vraiment bien. Mais il te faut de la patience… beaucoup de patience… Des années… Dix années peut-être !… Que sais-je ?… Vingt années !…

 

– Vous attendrez trop longtemps… Votre vengeance vous échappera…

 

– Pauvre fou !… J’attendrai qu’ils aient perdu même mon souvenir… J’attendrai qu’ils soient riches et pleins de quiétude. J’attendrai qu’ils aient des enfants, de beaux enfants, Harrison, de beaux enfants…

 

Et Arnoldson riait atrocement.

 

– J’attendrai aussi que je ne l’aime plus… car mon cœur est encore plein de mon amour, vois-tu… et je ne veux pas avoir d’hésitation à l’heure du châtiment… Il faut savoir attendre… Si tu es las déjà, va-t’en !…

 

Mais Harrison restait. Il avait donné sa parole au roi de l’huile et il était ainsi fait qu’il ne la reprendrait jamais.

 

Quand Arnoldson se décida à sauver son fils, il n’était vraiment que temps. William n’eût pu résister encore à quelques semaines de misère. La constitution du petit, qui était d’une robustesse peu commune, prit bientôt le dessus, et William fut debout et bien portant un mois à peine après qu’Arnoldson l’eut ramassé sur la paillasse de la taverne de Boston.

 

Dire la reconnaissance de l’enfant et l’amour qu’il voua à celui qui le traitait alors comme le plus chéri des fils serait impossible.

 

Ce fut alors qu’Arnoldson passa avec William ce qu’il appelait son contrat. Il lui promit tout ce qu’il lui donna plus tard, à la condition que le petit obéît en tout et toujours, et qu’il se montrât son élève soumis. Arnoldson apparaissait à William comme un dieu bienfaisant. Il se donna à ce dieu sans hésitation.

 

Immédiatement commença l’éducation spéciale dont il fut déjà parlé et qui fit de William l’être unique qu’avait rêvé Arnoldson. On voyagea beaucoup, toujours avec Joe et l’Aigle et les professeurs du moment. On restait deux ans dans une contrée, et, William s’étant familiarisé avec la langue de cette contrée, on passait à une autre. Arnoldson parcourut ainsi la terre, certain qu’il retrouverait, un jour, Charley et Mary exploitant l’invention qu’ils tenaient de Mr Wallace. Et, en effet, il les retrouva finalement au Siam, où ils vivaient sous les noms de M. et Mme Lawrence, se faisant passer pour des Français d’origine anglaise. Ils avaient, à cette époque, deux enfants, et semblaient en train de faire fortune avec l’exploitation du minerai d’or.

 

Ce fut Harrison qui fut chargé de contrôler tous ces renseignements, et, quand il en eut reconnu l’exactitude, Arnoldson déclara qu’il fallait bien se garder de troubler Charley et Mary dans leurs travaux. Il ne voulut point les voir et fit tout pour les éviter. Enfin, s’étant assuré que, s’ils quittaient le pays, il en serait tout de suite averti, il revint en Europe.

 

Arnoldson, quand il ne s’occupait pas de son fils, s’occupait de sa fortune. Au bout de vingt ans, cette fortune, tant par les opérations heureuses auxquelles il se livra que par l’amoncellement des capitaux et des intérêts, avait dépassé de beaucoup le milliard.

 

Arnoldson était l’un des maîtres de la terre. C’est alors qu’il produisit son œuvre, ce prince Agra, auquel il venait d’acheter des terrains immenses dans les Indes anglaises, et dont l’apparition devait causer tant de drames dans les sociétés du vieux monde.

 

Enfin, trois années avant l’époque où se passent les événements qui nous occupent, Lawrence, sa femme et ses enfants étaient venus s’installer à Paris. Joe fut chargé de les surveiller et d’organiser autour d’eux cette surveillance, pendant qu’Arnoldson préparait tout pour une vengeance qu’il avait annoncée très proche.

 

Joe avait donc, depuis trois ans, acquis, à deux pas de la villa de Lawrence, l’auberge Rouge, dans laquelle nous avons vu entrer cette famille dont l’Homme de la nuit avait juré la perte !

 

II

OÙ D’ANCIENNES CONNAISSANCES SE RETROUVENT

 

Lawrence et sa femme, Lily et Pold s’étaient « engouffrés » dans l’auberge Rouge.

 

Pold alla tout de suite à l’âtre et s’écria :

 

– Mais elle est très bien, cette auberge-là ! très bien ! Elle n’existerait pas qu’il faudrait l’inventer !

 

Tous les voyageurs se pressaient autour du foyer. Ils étaient trempés « jusqu’aux os », et chacun présentait ses vêtements à la flamme avec une satisfaction visible.

 

L’équipage avait, en effet, subi de multiples aventures depuis qu’il avait été tiré de son premier embarras par le cavalier mystérieux qui était apparu sur la route.

 

Les voyageurs s’étaient d’abord arrêtés à Dainville, dans l’intention d’y chercher un refuge pour la nuit ; mais, la porte de l’unique auberge du village étant restée hermétiquement close, malgré les coups dont on la cribla, il avait bien fallu se décider à remonter dans le landau et à tenter, coûte que coûte, d’atteindre le bois de Misère et la villa des Volubilis.

 

La voiture était à mi-route de Dainville et de Villiers quand l’orage éclata dans toute sa force. Les chevaux refusèrent d’avancer. Les hommes durent descendre et, prenant les guides, conduire les bêtes, épouvantées. Ce n’est qu’au prix de mille efforts que l’on arriva en face de l’auberge Rouge, dont les fenêtres, éclairées, apparaissaient, à travers les arbres, comme le phare d’un port de salut, vers lequel les voyageurs se précipitèrent avec un enthousiasme facile à comprendre.

 

Pold, se chauffant toujours, cria :

 

– Garçon !

 

Aucun « garçon » ne se présentant, il jeta autour de lui un regard qui finit par rencontrer le noir géant, lequel avait paisiblement refermé la porte de son établissement et contemplait en silence les clients inattendus que l’orage lui amenait.

 

– Tiens ! un noir ! fit Pold.

 

Il ne broncha pas.

 

Joe continuait à le regarder sans répondre.

 

– Je vais lui parler « petit nègre », reprit Pold.

 

À ce moment, un dernier coup de tonnerre éclata sur le bois de Misère. Pold montra, d’un doigt, le plafond et demanda :

 

– Ti dis à li si paratonnerre.

 

Joe répondit :

 

– Non, monsieur, il n’y a pas de paratonnerre à l’auberge Rouge. Mais l’orage s’éloigne. Vous ne courez plus aucun danger, et, si vous ne pouvez continuer cette nuit votre chemin, je serai heureux de vous offrir l’hospitalité.

 

Le cocher entra alors et déclara qu’il était dans l’impossibilité la plus absolue d’aller plus loin. Les chemins étaient impraticables, et il fallait renoncer à l’espoir d’atteindre, cette nuit-là, la villa des Volubilis.

 

Il fut décidé tout de suite qu’on passerait la nuit à l’auberge Rouge, et l’on ordonna au cocher de mettre ses chevaux « à l’abri ».

 

Pold revint au nègre.

 

– Moussé, dit-il, ti donné lit à mé ?

 

– J’ai deux chambres à votre disposition, répondit Joe. J’en ai bien une troisième, mais elle est déjà prise par des voyageurs.

 

– Ti pas menti ? fit Pold, continuant à s’entretenir dans une langue qui faisait la joie de Lily, cependant que Lawrence et Adrienne, qui semblaient fort absorbés par les flammes du foyer auquel ils se séchaient, ne souriaient même pas.

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, fit Joe. Des voyageurs en détresse, comme vous, occupent cette troisième chambre.

 

Lawrence mit trêve à la plaisanterie.

 

– Nous passerons la nuit ici, monsieur, fit-il à Joe. Nous avons faim. Si vous pouvez nous donner la moindre des choses, vous nous rendrez grand service. En attendant, je vous prierai de nous conduire à nos chambres.

 

Joe s’inclina :

 

– Veuillez me suivre, monsieur.

 

Joe montra les chambres. Lily laissa dans l’une d’elles son père et sa mère.

 

Lawrence alla tout de suite à Adrienne.

 

– Mon amie, fit-il, comme vous êtes pâle ! Vous souffrez ?

 

– Vous avez donc remarqué que je souffrais ?…

 

– Certes ! Mais je sais que vous ne voulez point que je fasse allusion à ces souffrances… Quand je vous vois si triste, Adrienne, vous m’avez défendu de vous parler de votre tristesse.

 

– Et cependant, quand j’étais triste, je vous trouvais toujours près de moi pour me consoler…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

Adrienne fit, avec effort :

 

– Je veux dire que, depuis quinze jours, vous n’êtes plus le même, mon ami… Je ne vous reconnais plus…

 

– Moi ? s’écria Lawrence.

 

– Vous !… Mon ami, les femmes ne se trompent point à ces choses… croyez-moi… Vous me délaissez… votre pensée est loin de moi !

 

– C’est la première fois que vous me parlez ainsi !

 

– C’est la première fois que vous m’en donnez l’occasion, Maxime…

 

Lawrence prit les mains de sa femme et lui dit :

 

– Mon amie, depuis quelques jours, votre caractère devient plus sombre… Des choses que je croyais oubliées depuis longtemps semblent revenir vous hanter… Il faut chasser ces noires pensées… Il faut dormir jusqu’à demain, Adrienne, demain vous sourirez.

 

Et Lawrence fit un pas, se dirigeant vers la porte, prêt à se retirer.

 

Sa femme l’avait retenu déjà par le bras, d’un geste fébrile :

 

– Ne me quittez pas ! Ne me quittez pas ! Ah ! pour rien au monde, ne me laissez pas toute seule, Charley !

 

À ce dernier mot, prononcé par Adrienne d’une voix suppliante, Lawrence s’arrêta et devint d’une pâleur extrême. Il dit, très bas :

 

– Pourquoi… pourquoi avez-vous prononcé ce nom-là ?

 

Précipitamment, Adrienne répondit, le retenant toujours :

 

– Ah ! pourquoi ? Vous me demandez pourquoi je vous supplie de ne point me laisser seule ? Vous avez donc oublié ?… Ah ! la mémoire des hommes !… Oublié que c’est aujourd’hui… la nuit !… oui, la nuit !… le 1er mai !… la nuit du 1er mai, Charley !…

 

Elle joignit les mains :

 

– La nuit anniversaire !… Et j’ai peur !… Oh ! j’ai peur !…

 

Lawrence était tombé sur un siège. Il y eut un long silence. Lawrence se leva enfin et, secouant tristement la tête :

 

– Assez de vaines paroles et d’inutiles regrets, Adrienne… Faut-il donc que chaque année, à la même date, les mêmes remords viennent vous torturer !

 

Il reprit d’une voix légèrement exaspérée :

 

– Au bout de vingt ans, est-il admissible que vous songiez encore à ces choses ?…

 

– Malheureux ! avec quelle tranquillité tu parles de mon crime !

 

– Oui, l’apaisement s’est fait en moi ; en toi aussi, Adrienne, et il ne t’en reste plus qu’une irrémédiable tristesse qui m’a gagné moi-même. Il faut que revienne l’anniversaire de cette nuit de sang pour que ces souvenirs terribles t’assiègent encore et t’affolent… Mon amie, il faut oublier même l’anniversaire…

 

Adrienne, la voix rauque, déclara :

 

– Jamais je n’oublierai que je l’ai tué !… Comment veux-tu que j’oublie cela ?…

 

Et elle ajouta avec des pleurs :

 

– Car je l’ai tué ! Oui, il est mort de ma main ! C’est moi, c’est moi qui ai tiré ! Lui qui m’aimait tant ! tant ! Lui qui nous avais sauvées, ma mère et moi. Car je n’étais qu’une misérable petite fille et il m’avait élevée jusqu’à lui ! Il me donnait tout ce qu’il avait, il faisait de moi sa femme ! Il m’adorait ! Comme il m’adorait !

 

Elle continuait à se plaindre ainsi, c’était un cri monotone d’éternelle désolation.

 

Lawrence se taisait. Il savait qu’il devait se taire et qu’elle ne cesserait sa plainte que lorsqu’elle n’aurait plus la force de la continuer.

 

Elle disait encore :

 

– Il a su de quelle main il mourait ! Il a su que je l’avais frappé ! Tu le sais bien… Avant de mourir, il me fixa de ses yeux agrandis où je lisais toute l’horreur de mon crime… Quelle douleur dans ces yeux-là !… J’y lus un désespoir infini… Mon image était ces yeux mourants… Et toi, toi ! tu l’as pris, tu l’as jeté dans le fleuve… Qu’avons-nous fait ? Quel crime est le nôtre, Charley !

 

Elle se tordit les bras :

 

– Quel crime est le nôtre !… Pourquoi avons-nous fait cela ?… Pourquoi ? Pourquoi ?

 

Lawrence releva Adrienne, et dit tout bas :

 

– Mary ! Mary ! parce qu’il te fallait choisir entre sa mort ou la mienne ! Tu m’as sauvé, Mary ! Sans toi, je succombais sous ses coups ! Ah !… voilà que tu as le remords de m’avoir sauvé !…

 

– Charley !… Tu te rappelles notre farouche amour !… Nous l’avons payé si cher, si cher ! Moi, surtout, je l’ai acheté d’un prix si formidable que j’y tiens, à mon amour !

 

Elle ajouta d’un accent sauvage qui fit frissonner Lawrence :

 

– Oui, Charley, nous sommes liés par mon crime. Ne l’oublie jamais !

 

Elle n’avait plus sa voix plaintive de tout à l’heure. Sa parole avait un accent de menace qui jeta Lawrence dans le plus grand trouble, car il ne lui connaissait pas encore cet accent-là.

 

Il écarta de lui, très doucement, Adrienne.

 

– Douterais-tu de moi ? demanda-t-il.

 

Elle cria :

 

– Non ! Charley, je ne veux pas douter ! Ce serait trop affreux ! vois-tu. C’est vrai. Oui, je rêve, je m’imagine des choses impossibles… Je vais te dire ce que j’avais pensé, car c’est très grave… J’avais cru…

 

Mais elle s’arrêta, et reprit, essuyant quelques larmes :

 

– J’avais cru, lorsque je te voyais seul, si absorbé et si loin de moi, j’avais cru que tu pensais à une autre femme.

 

Lawrence devint blême. Il dit, troublé, et sur un ton qu’il essayait vainement de rendre ferme :

 

– Je te jure, Adrienne…

 

– Ne jure pas, fit-elle en essayant de sourire et en lui mettant la main sur la bouche. J’étais folle, et j’ai foi en toi…

 

Et, tout à fait calmée, elle ajouta :

 

– Nous nous aimons… Nous sommes heureux… Tu ne sais pas que notre bonheur, par moments, m’inspire de la crainte… Je me dis : Est-il possible que rien ne vienne le troubler ?…

 

– Qui redoutons-nous ?

 

Elle dit, redevenue très grave :

 

– Je ne sais. Mais il est des heures où ce bonheur continu m’effraie… Nous nous aimons, nous avons de grands enfants qui nous chérissent, nous sommes riches…

 

Elle se tut. Puis :

 

– Et si nous sommes riches, c’est encore à lui que nous le devons… à l’invention qu’il te donna avant de mourir… Charley ! combien de fois je t’ai dit que nous n’aurions jamais dû toucher à ce pli qui recelait le secret de l’invention, à ce pli qui nous fut livré par sa mort !… Je te l’avais défendu ! Tu as agi en dehors de moi, malgré moi ! Nous conduire de la sorte, c’était encore un crime, Charley !

 

Lawrence fit solennellement :

 

– Oui, Mary, ce fut un crime ! Le mien, celui-là !… Tu l’as tué, je l’ai volé !…

 

Ils se turent encore. L’orage était tout à fait apaisé. Un grand silence planait sur le bois de Misère. La lune montait dans un ciel d’un azur sombre mais pur, sans un nuage, cloué d’étoiles.

 

Et soudain Adrienne se dressa dans un rayon de lune et dit, avec épouvante :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu !… s’il n’était pas mort !

 

Lawrence lui prit le bras :

 

– Tais-toi ! Jonathan Smith est mort ! Charley est mort ! Mary est morte !… Et qu’ils ne ressuscitent plus jamais !…

 

On frappa alors à la porte. Joe la poussa et dit :

 

– Le souper est prêt. Si monsieur et madame veulent descendre… Les jeunes gens les attendent en bas.

 

Adrienne et Lawrence suivirent Joe.

 

Quand ils furent dans la salle du bas, se disposant à s’asseoir à table, où Lily et Pold avaient pris place, Joe dit à Lawrence :

 

– Cela vous déplairait-il, monsieur, d’admettre à cette table un voyageur qui, comme vous, fut surpris par l’orage et n’a point soupé ?

 

– Nullement, fit Lawrence.

 

– Va donc chercher ton hôte, s’exclama Pold, et vite, car j’ai une faim d’enfer, tavernier du diable !

 

Il n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles que la porte donnant sur l’escalier s’ouvrit, et l’Homme de la nuit entra.

 

III

UN AIMABLE CONVIVE

 

Lawrence regarda venir à lui, avec une stupéfaction non dissimulée, cet homme dont l’apparition soudaine chez Diane avait tant intrigué tous les invités.

 

– Dieu ! ce qu’il est laid ! fit Pold tout bas à Lily.

 

Lily dit :

 

– Moi, il me fait peur !

 

Adrienne constatait avec étonnement que son mari paraissait déjà connaître l’étrange individu qui le saluait en ce moment.

 

– Sir Arnoldson, je crois ? demanda Lawrence.

 

– Lui-même, monsieur, lui-même, qui vous remercie de vouloir bien l’accueillir à votre table et qui vous serait reconnaissant de le présenter à votre charmante famille.

 

Et Arnoldson s’inclina de nouveau.

 

Se tournant vers Adrienne, Lawrence dit :

 

– J’ai eu l’occasion de rencontrer monsieur, dans la société, de Paris. Comme il nous a été présenté, à mes amis et à moi d’une façon un peu… collective, j’ai retenu son nom, mais je doute qu’il m’ait remarqué.

 

Pendant qu’il parlait, l’Homme de la nuit ne regarda pas Adrienne. Il dit :

 

– Pardon, monsieur Lawrence, pardon. Je vous ai remarqué et avant cette présentation, je connaissais déjà votre nom.

 

– Et comment cela, monsieur ?

 

– Je ne pouvais vraisemblablement pas ignorer le nom de mon voisin de campagne.

 

– Votre voisin de campagne ?

 

– Eh ! oui, cher monsieur. Eh ! oui, je suis votre voisin de campagne, et nous étions destinés tôt ou tard à nous connaître. C’est moi qui me suis rendu acquéreur de cette propriété qui touche à la villa des Volubilis et que je vais habiter pas plus tard que demain… Aussi, quand Joe, l’aubergiste, et qui sera mon jardinier, m’a dit tout à l’heure que mes voisins lui demandaient l’hospitalité, vous comprenez avec quelle joie j’ai saisi une pareille occasion de venir vous saluer.

 

Ce disant l’Homme de la nuit se dandinait d’un pied sur l’autre et souriait d’un air béat.

 

Lawrence fit :

 

– Tout s’explique.

 

L’Homme de la nuit repartit, avec un rire bizarre qui attira l’attention d’Adrienne.

 

– Mais oui, cher monsieur, tout s’explique !… Tout s’explique !…

 

Lawrence procédait aux présentations, selon que les personnes s’offraient à son regard :

 

– Mes enfants : Pold et Lily.

 

Il arriva ainsi à Adrienne, qui était alors derrière lui et qu’il avait presque entièrement cachée, en se levant, à Arnoldson.

 

Du reste, l’Homme de la nuit ne l’avait pas encore regardée, n’avait pas encore osé la regarder !

 

Son rire, son attitude d’indifférence et de calme cachaient une anxiété profonde.

 

Ainsi, il allait se retrouver devant cette femme par laquelle il avait tant souffert, en face de cette Mary qu’il avait adorée et dont il s’était cru aimé pour la vie !

 

Mais, hélas ! s’il était dans une anxiété telle, c’est qu’à l’heure où il allait la revoir il en était à redouter encore l’amour d’autrefois pour la haine d’aujourd’hui. Et il se demandait lequel de ces deux sentiments allait définitivement l’emporter sur l’autre.

 

– Ma femme, dit Lawrence, tourné vers Adrienne.

 

L’Homme de la nuit leva les yeux sur elle. Il s’appuya à une chaise et cacha immédiatement le trouble terrible où il se trouvait dans un salut profond et lent. Quand il releva la tête, son émotion semblait vaincue et il avait à nouveau son coin de rire aux lèvres.

 

Sur la prière de Lawrence, il s’assit à côté d’Adrienne, qui retint à grand-peine un mouvement de répulsion au voisinage de cet homme, pour lequel elle sentait naître en elle une puissante antipathie. Il se glissa donc près d’elle en silence. Il lui eût été impossible alors de prononcer un mot.

 

Les passions les plus contradictoires agitaient son être.

 

Adrienne ! Mary ! Qu’elle était belle encore !

 

Elle était loin de paraître ses trente-sept ans. Elle était de ces femmes auxquelles on accorde pendant dix ans la trentaine. Elle était la femme, dans toute la splendeur de ses formes.

 

Cependant que les convives se partageaient le modeste repas servi par Joe, repas de viandes fumées et de conserves, l’Homme de la nuit regardait Adrienne. Derrière ses lunettes noires, ses yeux fixaient cette femme qu’il haïssait de toutes ses forces et… qu’il aimait de toute son âme.

 

Quand, par hasard, son regard errait sur les autres personnages que l’orage avait jetés d’une façon si imprévue autour de la table de l’auberge Rouge, il n’éprouvait à les voir nulle émotion ; pas même de la colère. Leur sort, qu’il avait fixé, l’était si définitivement que ces gens ne semblaient plus l’intéresser. Il les avait condamnés. Il savait par quels supplices intermédiaires il les ferait passer avant l’expiation finale.

 

Aussi, laissant Lawrence, Pold et Lily, revenait-il toujours à Adrienne. Pour elle aussi, il avait cru pouvoir, de longue main, préparer sa vengeance, et voilà qu’un événement auquel il n’avait pas songé dérangeait ses plans. L’insensé, qui avait pensé n’avoir plus pour cette femme que de la haine et qui découvrait, tout à coup, qu’il l’aimait encore ! La seule vision de la jeune fille d’autrefois transformée, en beauté, en la femme d’à présent lui révélait cette chose qu’après vingt ans il eût cru impossible ! L’Homme de la nuit aimait cette femme ! Malgré le crime !

 

Et il se rapprocha d’elle en souriant, et de quel sourire ! D’un mouvement lent, la regardant toujours et souriant toujours, il s’approchait.

 

Elle surprit ce mouvement, et Adrienne se détourna, ne pouvant dissimuler l’aversion qu’elle ressentait pour l’Homme de la nuit.

 

Alors, une colère furieuse, une rage monstrueuse déchira l’âme d’Arnoldson. Et, pour cacher, pour dissimuler à tous les sentiments abominables qui l’agitaient, il souriait toujours !

 

Mais, en lui-même, il y eut soudain une grande joie, une allégresse infernale. Il avait trouvé ! Il aimait Adrienne et il la haïssait. Or, ne venait-elle point d’exprimer, d’un geste de recul, toute l’horreur qu’il lui inspirait. Ah ! sa vengeance, il la tenait enfin. Que pouvait-il inventer de plus horrible que de la châtier de son amour, à lui ? Il lui infligerait le pire des supplices : son amour ; et, de la voir se débattre sous l’étreinte de cet infâme amour, la haine qui était toujours en lui y trouverait également son compte !

 

L’Homme de la nuit, ayant arrêté ces choses, dit :

 

– Madame, excusez-moi de vous regarder ainsi, mais il me semble vous avoir déjà rencontrée quelque part…

 

Adrienne répondit, avec effort :

 

– Cela m’étonnerait beaucoup, monsieur, car je sors fort rarement, et l’on ne me voit guère dans le monde.

 

– Aussi n’est-ce point là que je vous vis, madame. Si mes souvenirs sont exacts, cette rencontre daterait déjà de quelques années.

 

– À cette époque, nous n’étions pas encore en France, monsieur.

 

– Eh ! mais c’est bien cela ! s’exclama l’Homme de la nuit. Je vous ai vue, madame, en Asie, et cette heureuse rencontre eut lieu au Siam !

 

– Au Siam ! firent à la fois Lawrence et sa femme. Au Siam ! Nous étions bien au Siam !

 

– Mais… je ne me rappelle pas… dit Lawrence.

 

– Pardon, pardon ! vous confondez, monsieur, interrompit l’Homme de la nuit. Il n’est pas étonnant que vous ne vous rappeliez point une rencontre que je n’eus pas avec vous. J’ai dit : « avec madame. »

 

– C’est curieux ! Et dans quelles circonstances ? demanda Adrienne.

 

– La chose s’est passée un soir, à Bangkok, sur la rive du Meinam. Vous étiez seule, madame, et vous rentriez, sans doute, chez vous. Le hasard voulut que la route que je suivais se croisât avec la vôtre. Deux Chinois ivres s’approchèrent de vous et vous tinrent de tels propos que je vous entendis crier, car ils avaient joint bientôt le geste à la parole.

 

« Leur attaque se précisa, et vous vous débattiez, quand j’accourus et les mis en fuite de quelques coups de revolver. Vous étiez fort émotionnée. »

 

– Mais cette histoire est parfaitement exacte ! s’écria Lawrence. Et je me rappelle, en effet, tous les détails de l’événement, que ma femme me narra à son retour.

 

– Eh bien, monsieur, l’homme qui rendit ce léger service à mon aimable voisine, je vous le présente : c’est moi !…

 

– Vous ! fit Adrienne… J’avais cru, dans la nuit, distinguer une autre silhouette que la vôtre…

 

– La nuit, fit Arnoldson en souriant, la nuit, madame, tous les chats sont gris… C’était moi !

 

– Alors, monsieur, déclara Lawrence, nous vous remercions. Je n’oublierai point ce service, et veuillez me considérer comme votre ami. Mais, vraiment, que la Providence a des combinaisons bizarres ! Au Siam, nous n’avons pu retrouver l’homme qui prit la défense de ma femme, et il nous faut un orage à Villiers-sur-Morin pour que nous puissions enfin le remercier dans un coin du bois de Misère !

 

Arnoldson s’inclina :

 

– Je bénis l’orage, monsieur. Non point parce qu’il me donne l’occasion de vous faire le récit d’un bien petit exploit, que la modestie m’ordonnerait de taire, mais parce que, grâce à lui, j’espère que des relations amicales s’établiront entre nous.

 

Il se tourna vers Pold et Lily et dit, en riant de son affreux sourire :

 

– Vous avez des enfants ! De bien beaux enfants ! Or moi, vous savez, je les adore, les enfants !… Je les adore…

 

– Nous serons heureux de vous recevoir à la villa des Volubilis…

 

– Et moi, monsieur, si vous voulez accepter de temps en temps l’hospitalité à la villa des Pavots (c’est ainsi que j’ai nommé ma nouvelle propriété), vous me verrez le plus heureux des hommes !

 

Lawrence s’inclina. Adrienne ne soufflait mot.

 

– Et puis, continua l’Homme de la nuit, je crois que nous aurons souvent l’occasion de parler d’affaires. Vous vous occupez beaucoup de mines d’or. Voyez comme cela se rencontre encore : ma fortune, à moi, est à moitié basée sur les mines d’or. Il n’y a rien d’étonnant à cette rencontre d’intérêts, et c’est certainement ce qui nous amena jadis, vous et moi, au Siam.

 

– Oui, monsieur, acquiesça Lawrence. Mais, me trouvant suffisamment riche, j’ai dit adieu aux affaires, et il ne me reste de mes relations avec le minerai d’or que de nombreuses actions des mines du Mékong.

 

– Parfaitement. C’est un détail que j’ai appris en Bourse, et c’est justement de ces actions que je désirais vous entretenir. J’ai le projet de vous les acheter, et peut-être arriverons-nous à nous entendre… Mais quittons ceci : nous aurons bien le temps de revenir sur cette question…

 

Le souper touchait à sa fin. Adrienne s’étant levée, tout le monde se leva. Lily, vaguement, somnolait.

 

Arnoldson prit congé de la famille. Il s’inclina et, soudain, au moment où il saluait Adrienne, il lui saisit la main, que celle-ci lui tendait comme à regret, et, sur cette main, il posa ses lèvres. Ce fut un baiser dont Adrienne devait longtemps garder la sensation, un baiser qui se posa sur sa chair et qui l’aspira comme eût fait une ventouse. Très pâle, elle retira sa main de la bouche de cet homme.

 

Arnoldson s’était relevé et paraissait fort content de lui. Il fit, en se dandinant :

 

– Voyez-vous, madame, il n’y a encore que les vieillards pour être galants ! Aujourd’hui, les jeunes gens ne savent plus embrasser la main des jolies femmes.

 

Et il s’en alla avec un petit rire métallique.

 

Une demi-heure plus tard, si tous les voyageurs amenés par l’orage à l’auberge Rouge ne dormaient pas, tous étaient couchés.

 

En revanche, ceux qui les avaient précédés dans cette sinistre demeure et qui s’y trouvaient réunis de par la volonté d’Arnoldson tenaient conciliabule dans la chambre de celui-ci.

 

Dans cette chambre se trouvaient réunis Arnoldson, le prince Agra, Joe et Harrison.

 

À la porte, l’Aigle veillait.

 

Joe et Harrison, depuis un quart d’heure au moins, parlaient, et l’on ne savait si Arnoldson les écoutait, tant il semblait rester indifférent à leurs propositions et à leurs projets.

 

Quant au prince Agra, il était à la fenêtre et regardait les étoiles.

 

Joe disait :

 

– Maître ! maître ! ils sont tous là sous ta main. Étends-là, et pas un n’échappera. C’est la Providence qui te les donne. Tu peux en faire ce que tu voudras. Nous avons attendu vingt ans cette heure-là. L’occasion est unique. Frappe !…

 

– Qu’allez-vous faire de vos assassins, monsieur ?

 

Arnoldson se décida enfin à parler :

 

– J’ai tant attendu que je me jugerais un pauvre homme si je cédais à la tentation de me venger ce soir… Que vaut la vengeance brève, la minute de satisfaction sauvage que j’éprouverais à les voir périr de ma main, à côté de ce que je leur ai préparé ?… Et puis, vous le savez, jamais de violence… À quoi bon ? Ma puissance morale sur mes ennemis est telle qu’ils se chargent de faire ma besogne et qu’ils mettent à me venger eux-mêmes sur eux-mêmes une telle ardeur que cela vous fera vraiment plaisir à voir…

 

« Et, maintenant, messieurs, allez, commanda Arnoldson à Harrison et à Joe, allez et n’attendez plus de l’Homme de la nuit que des ordres !… »

 

Arnoldson, resté seul avec Agra, se tourna vers lui :

 

– Quant à vous, prince, écoutez-moi. Il est une enfant, belle, aussi pure que la madone. Son corps est un lys. Je vous donne Lily, la fille de Lawrence !

 

– Je la prendrai, père, répondit-il, en regardant les étoiles…

 

IV

OÙ ON VOIT RÉAPPARAÎTRE CETTE PAUVRE MADAME MARTINET

 

Quelques jours se sont écoulés depuis cette nuit où tant d’événements se passèrent à l’auberge Rouge.

 

Nous nous retrouvons au bois de Misère par un gai soleil de printemps.

 

Parmi la vie et la joie de ces choses, un jeune homme s’en vient, le visage sombre et le cœur triste. Il va lentement par le sentier.

 

Car Pold n’a plus d’allégresse ni de belle humeur que devant les autres. Encore feint-il cette exubérance, qui lui fut jadis si naturelle, pour tromper les autres et pour se tromper lui-même. Oui, Pold veut s’étourdir et ne plus songer au mal qui le ronge et qui lui parle si haut dans sa solitude. Il dit mille folies, fait le gamin, excite les rires et se fait réprimander ; mais, au fond, il souffre comme un homme.

 

Car il a Diane dans la peau. Il n’a point cessé de songer à cette femme. Au contraire, sa passion s’est augmentée de tous ses dédains et rien n’a pu lui faire oublier l’exquise créature qu’il tint dans ses bras une nuit d’audace où il eut le droit de se croire aimé !

 

Rien ! Pas même Mme Martinet, qui, cependant, fut si bonne et qui, sur sa prière, essaya de le consoler. Elle n’y est pas parvenue.

 

Mais Pold n’est plus seul dans ce sentier. Voici venir vers lui, là-bas, une femme.

 

Et cette femme, ce n’est point Diane, mais bien Mme Martinet.

 

Il la regarde. Il la reconnaît. Oui, c’est bien elle. C’est bien sa jolie démarche, un peu lente.

 

Mme Martinet aperçoit Pold et le reconnaît. Elle s’arrête, suffoquée, puis elle porte la main à son cœur, qui bat, qui bat…

 

Pold aussi a reconnu Mme Martinet. Il a dit :

 

– Tiens ! voilà Marguerite !

 

Et il a ajouté :

 

– Flûte !

 

Et il s’est avancé vers Mme Martinet. Ils vont l’un vers l’autre, à petits pas. Très rouge Mme Martinet dit :

 

– Bonjour, monsieur Pold ! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, et ce m’est une douce surprise.

 

Pold fait le gracieux :

 

– Et à moi, madame Martinet, et à moi ! Si vous croyez que ça ne me fait pas plaisir…

 

Il prit la taille de Mme Martinet et lui dit :

 

– Marguerite, ma petite Marguerite, tu veux bien que je t’embrasse ?

 

Marguerite ne demandait que cela. Mais, par un étrange esprit de contradiction qu’ont les femmes, et que seules elles pourraient expliquer, elle répondit :

 

– Monsieur Pold, je ne vous le permets pas, parce que vous ne le méritez pas.

 

– Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! qui me procure tant de sévérité ? s’écria Pold.

 

Et il embrassa Marguerite, qui ne se défendit pas.

 

Pold, considérant qu’il avait accompli son devoir, prit le bras de Mme Martinet et l’accompagna sagement dans le sentier, revenant avec elle sur ses pas.

 

Mme Martinet poussa un gros soupir et remit d’aplomb son chignon et son chapeau canotier, que Pold avait un peu dérangés en l’embrassant.

 

– Où allez-vous ainsi, Marguerite ?

 

– Mais je me rends chez M. Arnoldson. Il désire changer les meubles et les tentures d’un cabinet de travail. J’y dois même rester plusieurs jours avec les ouvriers.

 

Elle regarda Pold du coin de l’œil :

 

– Cela ne vous déplaît point que je reste ici plusieurs jours ?

 

– Que non pas, Marguerite ! Voilà une étrange question.

 

– C’est que vous êtes si drôle avec moi ! À Paris, je comptais vous voir tous les jours depuis… depuis… depuis la garçonnière. Et je ne vous voyais que tous les deux jours. Enfin, vous êtes parti pour la campagne, et je n’ai pas eu de vos nouvelles. Je suis une petite femme bien malheureuse !

 

Marguerite fit la moue.

 

– Voyons, Marguerite, voyons ! Comme vous êtes romanesque ! On peut bien s’aimer sans faire de folies ! Et puis il faut être prudente… dans votre situation.

 

– S’il est permis qu’un jeune homme de votre âge parle avec tant de circonspection ! C’est vrai qu’une femme dans ma situation a des devoirs ! Mais, petit monstre que vous êtes, Et c’est bien cela que je vous reproche ! C’est vous qui me les avez fait oublier, mes devoirs ! Et c’est bien cela que je vous reproche ! M’avoir fait commettre une telle faute… dont…

 

Mme Martinet, arrivée à cette partie de sa période, semblait fort embarrassée.

 

–… dont… fit Pold.

 

–… dont je profite si peu, finit par lâcher Mme Martinet, en devenant écarlate.

 

Pold ne put s’empêcher de rire.

 

– Voyez-vous cela ? disait-il, voyez-vous cela ?

 

Pold se montra plus aimable. Ils s’en allèrent tous deux très proches l’un de l’autre par le sentier qui tournait brusquement. Ils disparurent. Des exclamations de colère retentirent.

 

– Sa photographie !… Tu la portes sur ton cœur ! Ah ! monstre !… Tiens, la voilà, sa photographie !…

 

Et, soudain, au milieu du sentier, réapparut Mme Martinet, qui, dans un état de rage inexprimable, arrachait une photographie dont elle jetait les morceaux au nez de Pold, qui courait derrière elle.

 

Elle se mit à courir plus fort, criant toujours :

 

– Le monstre !… Assez ! Laissez-moi ! Je ne veux plus vous voir !…

 

Et elle courait… elle courait…

 

Pold considérait encore d’un air lugubre les débris de la photographie, quand, par un chemin latéral, Lily vint à lui, et dit à son frère :

 

– Mon pauvre Pold, toi aussi tu me parais dans la désolation. Veux-tu te confier à moi ?

 

– Mon chagrin ne regarde pas les petites sœurs, fit Pold, plutôt désagréable.

 

La jeune fille le laissa aller et continua son chemin.

 

Elle descendit le long du ruisseau, vers un endroit qu’elle connaissait bien. Il y avait toujours eu là de grosses pierres, grâce auxquelles on pouvait atteindre sans accident l’autre rive, ce qui permettait de remonter le coteau opposé. Elle fut étonnée. Les trois pierres énormes n’étaient plus là. L’orage les avait roulées plus loin. La traversée du ruisseau devenait impossible.

 

Lily était embarrassée, quand une apparition sur l’autre rive la surprit.

 

Un jeune homme était là. Elle leva vers lui son regard si pur. Lily n’avait jamais rien vu de plus beau que ce promeneur.

 

Elle contemplait inconsciemment ce visage aux traits si doux et si tristes, ces yeux clairs qui s’attachaient sur elle…

 

Il était vêtu de blanc. Il la salua, lui sourit et dit :

 

– Vous ne pouvez, mademoiselle, traverser ce ruisseau, les pierres de l’an dernier ne sont plus là.

 

Il alla aux pierres, souleva la plus lourde et l’apporta à la place qu’elle occupait autrefois dans le ruisseau. Il fit de même d’une autre pierre, puis d’une autre.

 

Lily ne disait mot et le regardait toujours. Il y avait entre les pierres un assez large espace. L’inconnu alla au centre de ce pont improvisé et tendit la main à la jeune fille. Quand elle sentit ce contact, l’émotion qui la gagnait depuis quelques instants devint intense. Son pied glissa, mais le jeune homme la retint par la taille. Une seconde qu’elle n’oublierait pas.

 

Elle se retourna vers l’étranger, leurs regards se croisèrent encore. Il saluait maintenant et remontait la pente abrupte du coteau. Arrivé au sommet, il se retourna, lui adressa un dernier salut et disparut.

 

Dans l’après-midi, Pold retourna au bois et fit une longue sieste sous les arbres. Il était encore plongé dans une vague somnolence quand un bruit de voix le réveilla tout à fait. Il fut tout surpris de reconnaître la voix de M. Martinet. Cette voix faisait beaucoup de bruit.

 

– Qu’est-ce qu’il y a encore eu ? Qu’est-ce qu’il y a encore eu ? criait la voix.

 

Et une autre, qui était celle de l’épouse de M. Martinet, répondait, très calme :

 

– Mais rien du tout, mon ami, il n’y a rien eu du tout, je t’assure !

 

– Si, si, reprenait plus fortement encore M. Martinet. Je suis persuadé qu’il y a encore eu quelque chose. La façon dont tu m’as dit : « J’ai vu M. Pold ce matin en arrivant ici » me prouve qu’il s’est passé quelque chose. Enfin, tu viens de me dire : « Je te prie de me laisser tranquille avec ce gamin-là : il ne m’intéresse plus. » Eh bien, tout cela n’est pas clair !… Moi, il m’intéresse. Tu entends ? C’est mon ami !… Je suis sûr que tu auras encore voulu lui faire de la morale… le ramener dans le droit chemin, comme tu dis, et, comme il s’en fiche, de la morale, et qu’il fait bien, vous vous êtes fâchés ! Hein ! c’est bien cela ? Avoue, Marguerite.

 

Marguerite n’avouait pas.

 

– Au lieu de me faire des scènes stupides, tu aurais mieux fait de rester à Paris, disait-elle.

 

– Eh ! tu sais bien que ce n’est pas pour toi que je suis venu !

 

– Tu es insolent, Martinet.

 

– Eh ! nom de nom de nom ! tu l’as bien mérité ! Je suis venu pour demander un acompte à M. Arnoldson. J’ai une facture demain et j’ai besoin d’argent comptant. J’avais oublié de te le dire. Mais, mon argent reçu, je file. Je ne veux pas rester une seconde de plus avec une femme qui fait passablement sa pimbêche.

 

– Martinet !

 

– Eh bien, quoi ?

 

– Tu as dit : « pimbêche » ?

 

– Et je le répète.

 

– Martinet, tu commences à m’échauffer les oreilles !…

 

– Eh ! tu me mets aussi hors de moi ! Je n’ai qu’un ami, un brave petit ami, et tu ne peux pas le voir en peinture. C’est agaçant à la fin ! Et j’en ai assez ! Tu entends ? Si tu es mal avec Pold, je veux que tu fasses la paix !

 

– Jamais !

 

– Ah ! s’écria triomphalement Martinet. Tu vois bien que vous étiez fâchés !

 

Mme Martinet était horriblement vexée de s’être trahie avec tant de naïveté.

 

– Je disais donc, continua Martinet, qui ne lâchait pas facilement sa pensée et qui était têtu comme un âne, je disais donc que tu ferais la paix avec M. Pold, et cela dès la première fois que tu le rencontrerais.

 

Mme Martinet articula très nettement :

 

– Je… ne… la… ferai pas !

 

– Tu la feras !

 

– Non !

 

– Si !

 

– Non !

 

– Tu ne la feras pas ? Tu ne la feras pas ?

 

– Non, je ne la ferai pas !

 

Martinet était furieux.

 

– Chipie ! s’écria-t-il.

 

– Tu as dit ? tu as dit ? demanda Mme Martinet sur un ton dont le diapason avait atteint celui de son mari.

 

– J’ai dit : « Chipie ! » hurla Martinet, au comble de l’exaspération.

 

On entendit claquer le bruit sonore d’une gifle. Mme Martinet venait de gifler M. Martinet.

 

Pold, qui avait goûté une joie extrême à ce dialogue, se leva et apparut sur le sentier pour voir M. Martinet, qui se tenait la joue, cependant que Mme Martinet lui disait, très digne :

 

– Cela vous apprendra, monsieur Martinet, à traiter votre femme de chipie !

 

Martinet, fort piteux et se tenant toujours la joue, ne put retenir un sourire d’allégresse à la vue de Pold. Mais, comme il souriait à cause de Pold et pleurnichait à cause de sa femme, il en résultait la plus cocasse des grimaces.

 

Marguerite et Pold ne purent résister à pareil spectacle et pouffèrent de rire.

 

– Vous voyez, fit Martinet, qui était le plus brave homme de la terre et dont le cœur d’or n’avait jamais connu la rancune, vous voyez, monsieur Pold, comme elle m’arrange !… Elle me gifle et ensuite rit de moi !… Et tous ces malheurs arrivent à cause de vous ! Mais je remercierais le ciel de cette gifle et je serais heureux d’en recevoir une autre si toutes ces gifles doivent être l’occasion d’une réconciliation entre vous !

 

Il lâcha sa joue, qui le brûlait, car Mme Martinet était forte et avait le poignet solide. Il prit la main de sa femme et la mit dans celle de Pold.

 

– Là ! dit-il, voilà qui est fait ! Et, maintenant, embrassez-vous !

 

Marguerite et Pold riaient sous cape, mais ne s’embrassaient pas.

 

– Embrassez-vous ! s’écria à nouveau Martinet, d’une voix de tonnerre.

 

Pold déposa un baiser sur la joue de Mme Martinet, et celle-ci lui dit tout bas, sur un ton qui pardonnait, ce simple mot :

 

– Méchant !

 

Ils revinrent tous les trois, bras dessus, bras dessous. Au moment de se quitter, Marguerite put glisser à l’oreille de Pold, sans que Martinet l’entendît :

 

– Ce soir, à onze heures, à la porte de derrière des Volubilis. Je vous conduirai aux Pavots.

 

Pold fit un signe d’acceptation. Au fond, si son âme souffrait, il n’était point mécontent de distraire la peine de son âme avec la joie de son corps. C’était un garçon fort intelligent.

 

À onze heures exactement, il était au rendez-vous. Tout le monde dormait aux Volubilis.

 

Dans la nuit, il y eut un « psst ! »

 

Pold fit : « Psst ! »

 

– Pold ?

 

– Marguerite ?

 

L’ombre de Marguerite rejoignit bientôt l’ombre de Pold, et les deux ombres s’en allèrent de compagnie vers l’ombre de la villa des Pavots, qui n’était distante que d’une centaine de mètres.

 

C’était une nuit sans lune.

 

Arrivés à la porte du jardin des Pavots, Mme Martinet la poussa, fit entrer Pold, referma la porte à clef, mit la clef dans sa poche, puis elle guida son petit ami dans les allées.

 

Derrière eux, ils ne virent pas une ombre qui se détachait du mur.

 

Cette ombre gagna avec mille précautions le principal corps de bâtiment de la villa, où elle pénétra par une petite porte. Avant de disparaître, l’ombre, qui avait des mains, puisqu’elle se les frotta d’un geste de contentement, et qui avait une voix, dit :

 

– Cela va ! cela va !… Pauvre M. Martinet !…

 

L’ombre était celle de sir Arnoldson.

 

Mais revenons à Pold et à Marguerite, qui avaient fait le tour de la villa. Soudain, ils s’arrêtèrent. Mme Martinet mit une main sur le bras de Pold et son autre main sur sa bouche. Ce double geste signifiait évidemment qu’il fallait s’arrêter et qu’il fallait se taire.

 

Une large baie était ouverte au rez-de-chaussée de la villa. Une lampe agonisante était placée sur le guéridon d’un salon. Cette lampe, avant de mourir, éclaira d’une lueur dernière le prince Agra, qui était assis au fond de la pièce, devant un orgue.

 

Et, soudain, vers la nuit, par la croisée entr’ouverte, des sons d’une tristesse infinie et d’une émotion surhumaine montèrent…

 

Ni Pold, ni Marguerite, ni personne au monde n’eût pu donner un nom à la divine harmonie. Nulle oreille humaine n’avait entendu de tels accords. Cela semblait la lamentation d’une âme à l’agonie, un cri formidable et doux de détresse et de désespérance.

 

Sous la main d’Agra, le clavier exhalait sa plainte sublime, et la nuit tout entière en tressaillit.

 

Puis quelques notes encore chantèrent.

 

Et tout se tut.

 

Marguerite et Pold ne bougeaient pas. Ils attendaient encore. Le prince Agra vint à la fenêtre, s’y accouda et rêva. Les amoureux étaient dans une anxiété extrême et conservaient l’immobilité la plus absolue. Enfin, Agra ferma la haute fenêtre.

 

Pold dit à Marguerite :

 

– C’est le prince Agra. Je l’ai reconnu. Il va nous arriver malheur. Je ferais mieux de m’en aller.

 

– Il te fait donc bien peur ? demanda Marguerite, un peu vexée de l’attitude hésitante de son Pold.

 

– Peur ?… Eh bien, oui ! il me fait peur ! Et il n’y a qu’un homme qui puisse me faire peur. Je tombe vraiment mal : c’est celui-là.

 

– Je ne vous savais pas si enfant… glissa sournoisement Marguerite.

 

Pold se révolta immédiatement :

 

– Ah ! tu crois que je suis un gosse ?

 

– Dame !

 

Pold, surmontant la crainte d’Agra, entraîna vivement Marguerite. Ils arrivèrent à l’angle du mur de clôture, où s’élevait un pavillon. C’est là que Mme Martinet avait élu domicile. Elle y introduisit Pold, qui n’en sortit qu’à quatre heures du matin.

 

V

L’HOMME DE LA NUIT ATTAQUE

 

Suivant les indications et les ordres de l’Homme de la nuit, Harrison était revenu à Paris.

 

Le jour même où Lily avait rencontré dans le bois le jeune homme qui avait produit tant d’impression sur elle, Harrison avait eu, dans un cabaret du quartier des Champs-Élysées, deux longues entrevues : la première avec le cocher de Diane, la seconde avec le concierge de Lawrence, le père Jules, qui, du reste, se disposait à aller rejoindre ses maîtres, aux Volubilis.

 

Après ces entrevues, il rédigea un long rapport, qu’il expédia à l’auberge Rouge, à l’adresse de Joe ; puis, comme le soir tombait, il se dirigea vers le quartier de l’Europe.

 

Il entra sous la voûte d’une maison de la rue de Moscou où nous avons introduit nos lecteurs dans la première partie de ce récit. Cette maison, on s’en souvient, avait été le théâtre du déshonneur de Mme Martinet et de sa première chute dans les bras de Pold. Là était, au rez-de-chaussée, sur la cour, la garçonnière du jeune homme.

 

Harrison entra donc dans cette maison et frappa à la fenêtre du concierge. Cette fenêtre s’ouvrit, et une tête y fut immédiatement encadrée.

 

– Salut, monsieur Harrison, fit la tête. Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

– Il n’y aura pas de lune cette nuit, fit Harrison. Et il s’en alla.

 

Il descendit jusqu’au coin de la rue d’Amsterdam et, là, monta dans un fiacre qui reçut l’ordre de stationner. Cinq minutes plus tard, la même tête qui était apparue à la fenêtre de la loge de la rue de Moscou apparaissait à la portière du fiacre où se trouvait Harrison.

 

– Eh bien ? fit ce dernier.

 

– Il n’y en a plus qu’un, dit le concierge, qui ne veuille pas déloger. Les autres sont partis.

 

– Et que veut-il, ce locataire récalcitrant ?

 

– Oh ! c’est bien simple, répondit le concierge : il réclame une indemnité double.

 

– Je te l’apporterai demain, et il s’en ira le jour suivant. C’est entendu ?

 

– Je l’espère.

 

– Les locataires ont-ils fait des réflexions avant de partir ?

 

– Oui, que le précédent propriétaire leur demandait de l’argent pour qu’ils restent. Et celui-ci leur en donne pour qu’ils s’en aillent. Dans quarante-huit heures, la maison sera déserte. Il n’y aura plus que moi dans ma loge et M. Pold dans sa garçonnière, s’il lui prend fantaisie d’y venir.

 

– C’est parfait. Rappelle-toi les ordres : Que chaque appartement ait l’air habité ; des paillassons aux portes et des rideaux aux fenêtres.

 

– Comptez sur moi.

 

– À demain, pour l’indemnité.

 

– À demain. Le concierge prit congé, remonta la rue de Moscou, et Harrison donna au cocher l’adresse des Folies. Sur les murs du théâtre, le nom de Diane s’étalait en lettres immenses sur des affiches démesurées. On annonçait comme prochaine une représentation exceptionnelle où Diane apparaîtrait dans un jeu fort compliqué de lumières dans une danse de feu dont elle avait, disait-on, seule le secret. Ce secret, ses petites amies prétendaient que c’était le prince Agra qui le lui avait livré, car il ne faisait plus de doute pour personne, maintenant, que le prince était son amant. Cette opinion était corroborée par quelques visites et d’innombrables cadeaux. Harrison alla donc aux Folies, eut une conversation avec le directeur, vit la loge que l’on préparait pour Diane, quitta les Folies, se fit conduire à la gare de l’Est, et, dans la nuit, revint aux Pavots.

 

Il était onze heures quand il y arriva. Il demanda à Joe, qui s’y trouvait, de le conduire immédiatement à Arnoldson. Mais Joe lui répondit :

 

– Il faut attendre. Arnoldson n’est pas encore rentré.

 

– Où est-il ?

 

– À la villa des Volubilis.

 

– À cette heure ? Mais Lawrence est parti ce soir même pour Paris… Diane l’attendait.

 

– Parfaitement, et le patron est resté seul là-bas, en tête à tête avec Mme Lawrence, fit Joe. M’est avis qu’il y aura beaucoup de nouveau d’ici quelques jours. Et voulez-vous que je vous dise, monsieur Harrison ?

 

– Dites, Joe, dites…

 

– Je crois bien que le patron commence l’attaque ce soir.

 

– C’est possible, fit Harrison d’un air rêveur.

 

– Dites donc, elle est encore bougrement jolie, madame Lawrence…

 

– Joe, allez vous coucher, mon ami…

 

Et Harrison se disposa à rentrer dans la villa.

 

– Oui, jolie, très jolie ! fit-il.

 

Il poussa un soupir :

 

– Aussi ! je l’ai beaucoup aimée…

 

Il croyait Joe déjà loin. Mais Joe l’avait entendu.

 

– Oui, oui, vous l’avez aimée. Mais vous ne l’aimez plus ? demanda le noir en riant.

 

– Je te dis d’aller te coucher, Joe, fit Harrison avec colère.

 

– Parce que si vous vous permettiez d’aimer encore cette femme-là, monsieur Harrison, continua Joe en riant toujours, vous ne pèseriez pas lourd dans la main du patron !

 

– Oui, déclara Harrison, devenu très pâle, je sais ce que je risque et… je ne l’aime plus !…

 

– Croyez-vous que, si vous vous montriez à elle sans cette fausse perruque, qui vous déguise, et sans ce visage que vous faites quand vous venez ici de jour, elle vous reconnaîtrait ?

 

– Je crois que ce sont là des précautions inutiles, dit Harrison, car les années m’ont bien changé. Mais ces précautions m’ont été ordonnées par sir Arnoldson, et j’obéis. Sir Arnoldson est mon maître, conclut Harrison avec solennité, et je lui ai juré obéissance. Quoi qu’il arrive et quoi qu’il fasse, je ne violerai point mon serment.

 

Et il quitta Joe.

 

Joe, resté seul, fit, songeur :

 

– J’étais fou ! Harrison ne nous trahira pas…

 

Harrison n’était pas plus tôt entré dans la villa qu’il rencontrait l’Homme de la nuit.

 

Car sir Arnoldson avait quitté les Volubilis à dix heures du soir et, pendant que Joe le croyait en tête à tête avec Mme Lawrence, il errait par le bois de Misère, en proie à une émotion profonde.

 

À onze heures, il revenait vers la villa, quand il perçut les ombres de Mme Martinet et de Pold. Il entra sans bruit dans le jardin des Pavots et, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, il laissa passer devant lui, en se dissimulant le long du mur, les deux amoureux.

 

Il y eut ce soir-là, à la villa des Pavots, une longue conférence entre l’Homme de la nuit et Harrison.

 

VI

AUTOUR D’UNE TABLE

 

Que s’était-il passé entre Arnoldson et Mme Lawrence ? Celle-ci avait continué à ressentir pour l’Homme de la nuit la répulsion éprouvée dès les premières heures. Mais vainement avait-elle supplié Lawrence de tout faire pour ne point le recevoir aux Volubilis.

 

Maxime, en effet, lui imposa la présence de cet homme à diverses reprises.

 

Des relations s’étaient établies entre eux, assez étroites : des relations d’affaires.

 

Maxime avait eu, ces temps derniers, de pressants besoins d’argent. Il lui fallut même des sommes considérables. Arnoldson lui proposa à nouveau l’achat de ses actions du Mékong. Ce fut chose faite en partie et sans préjudice apparent pour Lawrence.

 

La reconnaissance des services rendus voulut que Lawrence invitât Arnoldson aux Volubilis.

 

Il y vint dîner une première fois et se montra de la dernière galanterie envers Adrienne.

 

Il se crut autorisé à inviter lui-même Lawrence et sa famille aux Pavots. Mais cette tentative n’eut point de suite, car Adrienne se déclara trop souffrante pour sortir de chez elle.

 

Ceci fut dit d’un tel ton qu’il n’y avait point à y revenir.

 

Enfin, ce jour-là, qui devait compter dans la destinée de tous les héros de cette histoire, l’Homme de la nuit avait été invité pour la seconde fois aux Volubilis.

 

Lawrence devait partir pour Paris immédiatement après le dîner.

 

Depuis qu’il était arrivé à la campagne, Lawrence marquait un esprit bizarre. Il était plus taciturne que jamais, errait par les plaines et par les bois, s’enfermait des heures entières dans sa chambre, écrivait de longues lettres, qu’il allait porter lui-même à Villiers.

 

Tous les matins, il était levé dès la première heure, et sa promenade était toujours la même. Il croisait inévitablement le facteur qui montait vers Montry.

 

– Rien pour moi ? demandait Lawrence.

 

– Rien, monsieur Lawrence, répondait le facteur.

 

Et Lawrence s’en retournait tout triste, plus triste que jamais.

 

Enfin, ce matin-là, il reçut un mot de Diane, un mot qui lui ordonnait de venir à Paris. Elle l’attendait dans la soirée. Elle voulait le voir, lui parler.

 

Ce lui fut une grande joie. Il se montra d’une gaieté extrême, et c’est le sourire sur les lèvres qu’il annonça à Adrienne son proche départ.

 

– Mais sir Arnoldson vient dîner ce soir, dit Adrienne.

 

– Aussi dînerai-je. Je ne partirai pour Esbly qu’après le repas.

 

– Je vous prierai même, mon ami, insista Adrienne, de ne partir que lorsqu’il sera parti lui-même.

 

Ce fut l’occasion de courtes observations de Lawrence, qui ne comprenait pas, disait-il, l’attitude de sa femme pour un homme qui était fort laid, certainement, mais qui s’efforçait de leur être agréable…

 

Quand vint l’heure du dîner, Arnoldson se présenta, plus souriant encore que les jours précédents et débordant de compliments pour Adrienne, Lily, plein d’amabilité pour les convives, qui ressentaient une gêne et un embarras croissants en face de cet hôte extraordinaire.

 

On ne savait point s’il parlait jamais sérieusement ou s’il se livrait à des facéties, qu’on hésitait à relever, tant elles étaient dites sérieusement.

 

Arnoldson était à la droite d’Adrienne. Il ne manquait point une occasion de la toucher, de la frôler. Adrienne, très pâle, fixait Lawrence, qui, perdu dans un rêve heureux, ne s’apercevait de rien.

 

Lily était muette. Lily avait en elle une vision. Non point la vision du matin, de ce jeune homme qui lui avait été si secourable dans la traversée du ruisseau… Mais une autre vision avait effacé celle-là. Quelques minutes avant le repas, Lily était dans sa chambre. Cette chambre avait une fenêtre qui donnait sur la campagne, sur la plaine de Montry, terminée par le coteau derrière lequel est Dainville.

 

C’était l’heure où le soleil, derrière le coteau, se couchait. Une heure de paix et de calme infinis. L’horizon était écarlate. Les quelques nuages qui couraient au ciel se teignaient de pourpre et d’or. Vers le sommet du coteau que bordait le ruban de la route, apparut un cavalier.

 

Tout blanc, sur un coursier d’une immaculée blancheur, dans la gloire et le triomphe du soleil couchant, il apparut. Ce ne fut qu’une vision très rapide. Il passa. Il grandit sur l’horizon, vint surgir au sommet du coteau, statue équestre d’une beauté inoubliable, puis cheval et cavalier disparurent.

 

Mais, avant qu’il s’en allât, Lily, qui était restée à sa fenêtre et qui avait reconnu dans le cavalier du soir le jeune homme du matin, avait cru voir que le cavalier avait fait un geste vers elle, qu’il lui envoyait un baiser. La cloche du dîner la rappela à la réalité des choses.

 

Mais elle n’oubliait pas. Mais elle portait en elle la vision du cavalier blanc, d’un blanc presque doré dans la douceur du soir.

 

Aussi, rien de ce qui se faisait autour d’elle n’existait. Elle n’entendait point ce qui se disait…

 

Cependant elle perçut ces mots, que prononçait Arnoldson :

 

– C’est un individu d’une originalité excessive. Il reste des jours entiers sans adresser la parole à âme qui vive. Des heures, il reste devant un orgue, et fait une musique que je ne comprends pas… que nul ne comprend… Et puis, tout d’un coup, il appelle un serviteur qui lui amène son cheval blanc, son Kali, comme il l’appelle. Il saute dessus… et il part… Vers quelles régions ? Pour quelles rives part-il ? On ne le sait… Qui comprendra jamais le prince Agra ?

 

Et Lily, maintenant, ne perdait pas une parole d’Arnoldson.

 

Il continuait :

 

– Oui, madame, cet être étrange qu’est mon ami est mon hôte. Mais il l’est d’une façon si singulière que j’en doute parfois… Il lui prend la fantaisie de ne point me saluer et de ne point me connaître… Il semble avoir la haine des hommes et abhorre la société… Je lui dirais : « Il y a aux Volubilis des amis qui voudraient vous être présentés », qu’il ne me répondrait même pas. Comprenez-vous cela, madame ?

 

Et Arnoldson conclut :

 

– C’est une nature exceptionnelle !

 

Puis l’heure du départ de Lawrence était arrivée. Il se leva.

 

– Je vous laisse, dit-il. Pour rien au monde je ne voudrais manquer mon train ce soir : de puissants intérêts m’appellent à Paris.

 

– Lesquels ? demanda encore Adrienne.

 

– Je te les dirai plus tard, ma chérie.

 

Et il avait déposé un baiser sur le front d’Adrienne, un baiser dont elle sentit toute l’indifférence. Il fit, avant de sortir :

 

– Je vous laisse… Au revoir, sir Arnoldson. Tenez quelque peu compagnie à ma femme et faites-lui comprendre qu’il est des heures où les affaires doivent faire oublier les devoirs de l’hospitalité.

 

Il serra la main d’Arnoldson et s’en alla.

 

Pold, qui songeait déjà à Mme Martinet, quitta bientôt la table. Lily le suivit.

 

L’Homme de la nuit et Adrienne restèrent en face l’un de l’autre.

 

VII

UN SINISTRE AMOUREUX

Il était neuf heures et demie environ. Le dîner avait eu lieu au fond du jardin, sous une sorte de kiosque dont les murs disparaissaient sous les plantes grimpantes.

 

Par la porte entr’ouverte, la nuit entrait, toute parfumée de la respiration des fleurs.

 

Pas un bruit ne partait du jardin, pas un bruit ne venait de la villa.

 

Arnoldson et Adrienne étaient seuls, parfaitement seuls.

 

Ce silence, ce calme absolu, cette paix de toutes choses semblaient fortement impressionner Mme Lawrence, qui, soudain, prit peur de la solitude dans laquelle on l’avait laissée en face de cet homme.

 

Car Arnoldson lui faisait peur. Elle se leva, bien que son hôte touchât encore aux fruits du dessert.

 

Elle dit :

 

– Monsieur, si vous le voulez, nous rentrerons à la villa… Lily nous fera un peu de musique… Rentrons, monsieur ; je sens que le froid de la nuit pourrait nous gagner, dans ce kiosque ouvert à tous les vents, à tous les courants d’air…

 

– Le froid, madame ? fit Arnoldson fort tranquillement, et sans se déranger le moins du monde, le froid ? Mais nous n’avons pas encore eu de nuit aussi chaude…

 

– Il n’empêche que les courants d’air… hasarda Adrienne, fort intriguée de l’attitude d’Arnoldson, qui ne se levait pas, bien qu’elle eût déjà quitté son siège.

 

– Ah ! ah ! les courants d’air !… Eh ! madame, vous voulez rire ? Eh bien ! rions…

 

Et, avec son infernal sourire, Arnoldson montra d’un geste lent les bougies allumées sur la table.

 

– Regardez cette cire qui brûle, madame. Contemplez cette flamme, immobile et droite, et dites-moi s’il y a des courants d’air…

 

Adrienne tressaillit à ce langage inattendu. Elle ne comprenait point l’obstination de cet homme, et elle en était épouvantée. Elle avait envie de fuir. Elle repartit d’une voix tremblante d’anxiété :

 

– Alors, monsieur, vous ne voulez pas me reconduire à la villa ?… Excusez-moi, mais j’ai des ordres à donner pour demain…

 

Et elle se dirigea vers la porte.

 

Un geste de l’Homme de la nuit l’arrêta.

 

Elle attendit. Que voulait-il d’elle ?

 

Maintenant, Arnoldson avait pris un abricot, qu’il piqua de sa fourchette d’argent, et il regardait cet abricot au bout de cette fourchette.

 

– Des abricots en cette saison, madame ? Vous avez des abricots superbes.

 

– Oui. Ils viennent de Grenade. Un ami…

 

– Un ami qui vous les a envoyés ? Un ami ?… Dites-moi, madame, fit Arnoldson en coupant l’abricot, dites-moi, vous avez beaucoup d’amis ?

 

– Mais, monsieur… fit Adrienne, qui n’osait plus s’en aller et qui se demandait où cet homme voulait en venir, vous me posez des questions…

 

–… qui vous paraissent stupides, n’est-ce pas ? Non, elles ne sont pas stupides… Je désirais savoir si vous avez beaucoup d’amis, parce que je voulais vous faire entendre qu’en ce cas vous pourriez réunir le dévouement de tous ces amis-là… et que ce dévouement collectif ne pourrait atteindre à la hauteur du mien.

 

Cela dit, Arnoldson se leva, se mit entre la porte et Adrienne et salua :

 

– Voilà ce que je voulais vous faire entendre, chère madame. Je suis bien ambigu, bien contourné, prétentieux peut-être dans mes compliments. Je ne sais point faire de compliments… Mais quelque forme qu’ils revêtent, ils sont toujours sincères, madame, oh ! très sincères…

 

– Eh bien ! monsieur, si vous êtes mon ami, comme vous le dites, comme vous me l’affirmez… laissez-moi passer, je vous en prie… laissez-moi partir…

 

– Vous êtes donc bien pressée ?

 

– Oui. J’ai des ordres précis à donner… Je vous l’ai déjà dit, monsieur, je trouve votre insistance étrange… et votre politesse… est presque de… l’impolitesse…

 

Arnoldson se croisa les bras et ne répondit point à cette fin de phrase. Il se contenta de dire, fort calme :

 

– Cela tombe bien mal, chère madame, bien mal en vérité !… Vous êtes pressée, je ne le suis point. Vous avez des ordres à donner, les miens sont donnés !…

 

– Monsieur, si vous ne me laissez passer sur-le-champ, j’appelle… je crie…

 

– Vous n’appellerez ni ne crierez…

 

– Et qui m’en empêchera ?

 

– Moi !

 

– La violence ?

 

– Jamais, madame, jamais ! Je vous dirai simplement ceci : « J’ai des choses fort intéressantes à vous raconter qui vous intéressent, vous et vos enfants… Si vous ne m’écoutez pas, ils seront frappés dans leur fortune, et vous… dans votre cœur… » N’est-ce pas, madame, que vous m’écoutez ?…

 

Et il désigna d’un geste impératif un siège à Adrienne. Celle-ci, courbée maintenant sous la terreur que lui inspiraient les paroles de l’Homme de la nuit, obéit et s’assit.

 

Arnoldson vint prendre place à ses côtés.

 

– Je savais bien que nous finirions par nous entendre !

 

– Parlez, monsieur ! Parlez vite ! Qu’avez-vous voulu dire ?

 

– Oh ! ceci, uniquement ceci : c’est que M. Lawrence est en train de se ruiner, de ruiner sa femme et de ruiner ses enfants pour une maîtresse qu’il adore !…

 

Adrienne fut debout, et d’une voix éclatante :

 

– C’est faux, monsieur ! Vous mentez ! Vous mentez affreusement ! Vous calomniez mon mari ! Vous êtes un misérable !…

 

Arnoldson sourit :

 

– J’ai des preuves, madame…

 

– Des preuves ?

 

– Des preuves indéniables…

 

Et il rit encore…

 

– De belles et bonnes preuves… je les ai…

 

Adrienne se laissa retomber sur sa chaise. Son front brûlait ; elle porta ses mains désespérément à son front. Elle était horriblement pâle.

 

– Oh ! dit-elle d’un accent indéfinissable. Oh !… vous avez des preuves !… Montrez-les-moi…

 

– Je vais vous les montrer, madame, elles sont là ! là ! là ! fit Arnoldson en se frappant la poitrine. Vous voyez comme elles gonflent les poches de ma redingote, mes preuves !… Maintenant que vous êtes sage et que vous m’écoutez gentiment, nous allons, si vous le voulez bien, commencer par le commencement…

 

Adrienne plongea son visage dans ses mains.

 

– Pardon, fit Arnoldson, pardon. Je veux voir votre visage…

 

– Et pourquoi, demanda la malheureuse, voulez-vous voir mon visage ? Pour y lire toute la douleur que me font éprouver vos paroles ?…

 

– Est-ce qu’on sait, madame ? Mais je serais bien cruel en vérité !… Non, ce n’est pas cela… Je veux voir votre visage parce qu’il me plaît, voilà tout.

 

Et il lui prit les mains et découvrit cette face douloureuse…

 

– Oui, continua-t-il, lentement, j’aime votre visage… plus que vous ne le croyez, madame. Vous êtes si belle ! Quel est l’homme qui ne l’aimerait pas, votre visage ? Et c’est parce que je vous… aime… – oh ! madame… en tout bien tout honneur… à mon âge !… – et que je m’intéresse par sympathie à tout ce qui vous touche, que je suis venu vous avertir du malheur qui était suspendu sur votre tête… et qu’il est temps peut-être encore… d’atténuer… Oui, je me suis dit : « Cette pauvre Mme Lawrence, elle si belle, si bonne, si confiante !… Elle ne sait pas ce que c’est que le mal, me disais-je, et ne le soupçonne pas ! Elle n’a sûrement jamais fait de mal de sa vie… pas même, eh ! eh !… pas même à une mouche ! Eh bien ! je lui apprendrai ce que c’est que le mal… Cela la fera souffrir… mais cela lui rendra service… Eh ! eh ! elle m’en voudra d’abord, mais elle m’en sera certainement reconnaissante ensuite… » N’est-ce pas, madame, que vous m’en serez reconnaissante ? réclama Arnoldson.

 

– Oui, monsieur. Mais parlez… parlez… Vous voyez bien que je souffre…

 

– Ah ! comme vous êtes pressée !… Pour une pauvre petite fois que nous nous trouvons ensemble et que nous pouvons dire des choses intéressantes en dehors des importuns… Voyons ! Je disais donc que vous m’en seriez reconnaissante… Vous me permettrez, par exemple, de venir vous voir de temps en temps, de vivre plus souvent à côté de vous, dans votre atmosphère, si douce… et puis vous ne retirerez peut-être pas votre main aussi précipitamment que vous l’avez fait, l’autre soir, à l’auberge Rouge, quand je vous l’embrassais le plus chevaleresquement du monde…

 

Arnoldson voulut, pour donner une conclusion à son préambule, prendre la main d’Adrienne, mais celle-ci la retira avec horreur.

 

– Ah ! monsieur, s’écria-t-elle… Je vous haïssais déjà, mais, maintenant, je vous méprise et je vous maudis… Je comprends les dessous infâmes de votre dénonciation… Faites-la, s’il vous plaît… Elle m’intéresse trop, elle intéresse trop mes enfants pour que je la repousse, mais n’attendez jamais de moi la moindre… la moindre faveur, pas même, vous m’entendez, pas même vos lèvres sur ma main, en échange de votre épouvantable besogne.

 

Arnoldson fit, en secouant la tête d’un petit air entendu :

 

– Eh ! voilà de nobles accents ! Ce M. Lawrence, a-t-il de la chance d’être aimé d’une femme aussi parfaite que vous ! Ah ! l’insensé, qui ne se doute pas de son bonheur !… Alors, vous croyez que je n’ai rien à attendre de vous, madame ?… Ça, c’est une opinion ; moi, j’en ai peut-être une autre… En tout cas, c’est votre devoir de me parler ainsi… et moi, c’est le mien de vous dévoiler les vilenies de votre époux… Je commence…

 

Il continua à parler, regardant toujours Adrienne et semblant se délecter dans une joie abominable à la souffrance qu’elle ne pouvait s’empêcher de manifester.

 

– Vous avez certainement remarqué, madame, que votre mari n’était plus le même à votre égard, mais plus le même du tout, du tout ! Ni à votre égard, du reste, ni à celui des autres… Il est distrait, parle peu, ne s’occupe guère de vous et ne s’intéresse plus au verbiage de ses enfants.

 

– Oui, monsieur, je me suis aperçue de ces choses.

 

– Et vous n’en avez point soupçonné la cause ?

 

– Rien, dans la vie de mon mari, ne pouvait me faire croire qu’il ne m’aimerait plus un jour, qu’il cesserait d’aimer ses enfants. J’expliquais son attitude des jours derniers par l’ennui des affaires, car je sais qu’il joue dans les mines d’or et qu’il a des sommes considérables engagées…

 

– Eh bien ! il ne s’agissait point simplement de sa fortune, madame : il s’agissait de son cœur.

 

– Et qui donc me l’a volé ? réclama âprement Adrienne.

 

– Qui donc ? Ah ! madame, une bien petite personne en vérité, et il est vraiment malheureux de voir préférée à une femme comme vous, une cocotte qui a tous les vices.

 

– Une cocotte !… Mais alors, monsieur, vous voulez vous moquer de moi ?… Il s’agit là, sans doute, de quelque frasque dont je ne le croyais, certes, pas capable, mais qui n’a aucune importance…

 

– Elle est la plus dangereuse des femmes, madame. Il y a six ans, deux hommes se sont suicidés pour cette cocotte. Depuis, d’autres se sont ruinés. Pour elle, votre mari se ruine, et il se suicidera peut-être.

 

– Son nom ?

 

– Elle s’appelle Diane, et tout Paris la connaît.

 

– Cette Diane qui monta sur les planches des Folies, et qui eut quelques succès dans les music-halls ?

 

– Elle-même. Elle monta sur les planches et va y remonter. Les Folies commenceront ce spectacle dans quelques jours.

 

Adrienne se taisait maintenant. Elle souffrait tant qu’elle n’avait plus la force de protester. Elle sentait que quelque chose d’irrémédiable se passait. Chaque mot de l’Homme de la nuit la frappait au cœur.

 

Arnoldson se rendait parfaitement compte de l’état d’âme d’Adrienne. Il lisait sur sa face toute l’horreur que lui inspirait l’acte de Lawrence, cette chose redoutable et imprévue : son amour pour une autre.

 

– Ils se sont vus, je crois, pour la première fois, dans une fête aux Variétés-Parisiennes, continua-t-il. C’est du moins là qu’ils se sont parlé pour la première fois. Votre mari fut frappé de la beauté de cette fille, mais ce n’est que plus tard, dans une soirée chez Diane où il fut invité, qu’il commença à l’aimer. Était-ce de l’amour ? Faut-il donner le nom d’amour à une passion inavouable, à un irraisonné entraînement des sens dont il fut soudain la victime quand il fut entré dans la presque intimité de Diane ?…

 

« Car votre rivale, madame – cette fille est votre rivale – lui ouvrit son intimité.

 

« Pour lui, elle se montra charmante et usa de toutes les séductions. Était-ce là le résultat d’une grande sympathie pour M. Lawrence ? Voilà ce que je ne sais pas, ce que nul ne sait, ce que personne peut-être ne saura jamais.

 

« L’âme de cette fille, si tant est qu’elle ait une âme, est quelque chose d’insondable et d’incompréhensible. On l’a vue marquer de l’amitié pour des gens qu’elle haïssait et prouver de la haine pour d’autres qu’elle adorait.

 

« Quoi qu’il en soit, il devint son esclave, sa chose… »

 

Adrienne leva sur l’Homme de la nuit des yeux d’une douleur telle qu’il s’arrêta. Mais on ne savait s’il se complaisait dans la vision de ce regard douloureux ou s’il regrettait d’être la cause, le messager de tant de malheurs.

 

La première hypothèse devait être la vraie, car il reprit son récit, frappant encore, portant des coups plus décisifs à la pauvre Adrienne.

 

– Oui, madame, reprit-il, il fut sa chose. Il l’est encore… Quand il est près d’elle, il ne voit qu’elle et, quand il s’en est éloigné, il y pense… Par quels moyens Diane est-elle arrivée à s’emparer ainsi de votre mari ? Mais à cette heure il est bien à elle, tout à elle…

 

– Quelle ignominie ! murmura Adrienne.

 

– Quelle ignominie, en effet. Rien n’a pu l’arrêter sur cette pente : ni le respect de sa femme, ni l’amour de ses enfants. Cette fille a creusé pour cet homme un gouffre où il ensevelit d’une main légère et criminelle votre fortune à tous !…

 

Arnoldson ajouta, avec son sourire sinistre :

 

– Cette fortune si honnêtement, si durement gagnée… cette fortune… qui… qui ne devait rien à personne !… N’est-ce pas, madame, qu’elle ne devait rien à personne, votre fortune ?

 

Adrienne répondit, d’une voix qui n’était qu’un souffle :

 

– À personne…

 

– Eh bien, chère madame… que Lawrence continue quelques mois encore… et elle devra quelque chose, votre fortune…

 

– À qui ?

 

– À moi…

 

– À vous ?… Vous toujours !… J’avais raison, monsieur, de vous redouter, d’éprouver à vos côtés une terreur que je ne m’expliquais pas… Je vous jugeais un être dangereux et perfide… Comme je vous jugeais bien !…

 

– Moi ? fit l’Homme de la nuit. Moi ? un être dangereux et perfide ?… Je ne tiens qu’à rendre service à mes amis. M. Lawrence voulut bien se dire mon ami… Il me demanda service, et je me suis mis à sa disposition. Vous êtes bien ingrate !

 

– Monsieur, je vous en supplie, épargnez-moi le supplice de votre raillerie, et dites-moi tout ce que vous savez !… Tout… Vous paraissez fort bien renseigné.

 

– Très renseigné…

 

– Que vous me faites souffrir !…

 

– Vraiment ! vous souffrez ?… vous souffrez ?… Beaucoup, n’est-ce pas ?… Cette vallée est bien la vallée de misère…

 

Et, plus sinistre, il fit un mot affreux :

 

– La vallée du bois de Misère…

 

– Comment, monsieur, notre fortune vous devra-t-elle quelque chose ?

 

– J’ai aidé votre mari dans des opérations sur les mines d’or, qui furent malheureuses. Il avait besoin, ce cher M. Lawrence, de gagner beaucoup d’argent. C’était pour cette femme… Elle avait des fantaisies, des lubies, des caprices…

 

– Il a joué en Bourse ?

 

– Oui, madame, sur les mines d’or, et d’après une indication. Or – voyez comme la fatalité s’est abattue sur mon pauvre ami – il s’est trouvé que ses indications, qui étaient bonnes, furent mauvaises… Très mauvaises ! Il a perdu ! Et comme, malgré ses pertes, il a contenté les fantaisies dont je vous parlais tout à l’heure, voilà mon ami Lawrence dans un bien triste état !

 

– Il vous doit de l’argent, monsieur ?

 

– Un peu… Mais ceci est affaire entre lui et moi… Nous réglerons la question d’argent. Vous, vous n’avez qu’à régler la question… la question amour…

 

Plus pâle qu’une morte, Adrienne se dressa devant l’Homme de la nuit.

 

– Si ce que vous dites est vrai, monsieur, je suis la plus malheureuse des femmes ! Je ne reverrai pas mon mari de ma vie, ou, si j’ai le malheur de le voir, ce sera pour le chasser, loin de sa femme, de ses enfants et pour le maudire !… Mais, monsieur, votre conduite à vous me paraît tellement ignoble, votre façon d’être me dénote de tels instincts et de tels désirs, vous me paraissez si vil et si répugnant que je me demande si tout ce que vous m’avez appris ce soir n’est pas le résultat d’une odieuse machination, d’affreux mensonges ! Voilà, monsieur, que je me reproche de vous avoir écouté, d’avoir, un instant, pu penser qu’un homme comme vous était susceptible de dire d’autres choses que d’infâmes et calomnieuses choses !

 

Avec un geste tragique elle cria :

 

– Vous mentez !…

 

Arnoldson sourit encore :

 

– Non, madame, je ne mens pas…

 

– Vous mentez, monsieur ! Car, si vous ne mentiez pas, au lieu de toutes ces paroles, au lieu de tout ce verbiage… vous m’eussiez déjà montré les preuves dont vous me parliez tout à l’heure, ces preuves que vous n’avez pas !… Allons ! vos preuves, monsieur ! vos preuves !

 

– Que les femmes sont impatientes, madame ! Ces preuves, je vous les montrerai…

 

– Ce soir ! Tout de suite ! Je les veux ! Quelles sont-elles ?

 

– Ce sont des lettres de votre mari à cette Diane. Elles vous éclaireront, croyez-moi, et vous ne douterez plus…

 

– J’attends !

 

Arnoldson ouvrit sa redingote et dit :

 

– Voyez, madame, comme il est des heures où l’on est distrait… Je croyais avoir ces preuves sur moi… Je ne les ai pas…

 

– Vous voyez bien que vous mentez !… Misérable !

 

– Madame, je suis peut-être un misérable, mais je ne mens pas. Écoutez-moi. Ces lettres, je ne les ai pas. Si je vous ai parlé de preuves, c’est que je voulais que vous m’écoutiez… Vous m’eussiez chassé déjà si je ne vous avais pas parlé de mes preuves… Mais je vous les apporterai… Je ne vous les ai pas apportées ce soir parce qu’il m’a plu de ne point le faire… Je ne fais que ce qu’il me plaît… Oui, madame, et il me plaît que vous attendiez ces preuves. Et vous les attendrez…

 

Arnoldson, à son tour, se leva. Il dit, d’une voix terrible :

 

– Oui, vous les attendrez en pleurant ! Vous les attendrez à genoux ! Vous les attendrez en priant !… Et vous les aurez, madame !… Dans quelques jours, mettons dans une semaine, une semaine d’atroce angoisse pour vous, une semaine que vous passerez en songeant que votre mari est auprès de cette femme et que vous n’existez plus pour lui… dans une semaine je vous les apporterai !…

 

« Le soir où je vous les apporterai, madame, il faudra que vous soyez préparée à me recevoir seule : vous m’entendez ?… toute seule ! Nous aurons tant de choses à nous dire !… Vous aurez tant de choses à écouter ! Un long entretien, madame, entre nous s’impose, un entretien auprès duquel celui d’aujourd’hui ne saurait être qu’une légère causerie sans importance.

 

« La veille de ce jour-là, vous entendrez prononcer cette phrase… Retenez cette phrase :

 

« Il n’y aura pas de lune cette nuit ! Le lendemain je serai près de vous, dans la villa des Volubilis, avec les preuves, avec les lettres ! »

 

Arnoldson, ayant dit ces mots, s’en alla. Il s’en alla après un dernier regard sur cette femme, qui s’appuyait, mourante, aux murs.

 

Quand il fut parti, elle resta ainsi, toute droite contre le mur. Il semblait qu’il n’y eût plus de vie en elle.

 

Quand elle reprit ses sens, elle s’en alla, chancelante, vers la villa, s’en fut d’une allure fantomatique dans sa chambre, où elle tomba, comme l’avait prédit Arnoldson, à genoux.

 

VIII

PREMIER AMOUR

 

Le jour qui suivit, à l’heure du crépuscule, Lily était à sa fenêtre, à la fenêtre de cette chambre d’où l’on voyait le soleil se coucher derrière le coteau de Montry.

 

Elle était fort émue, d’une émotion toute nouvelle pour elle, à la fois pénible et délicieuse. Elle se sentait oppressée du désir ardent de voir apparaître, comme la veille, le blanc cavalier au sommet du coteau. Elle avait la crainte qu’il ne vînt pas.

 

Le soleil venait de disparaître, n’était plus qu’une mince ligne rouge à l’horizon.

 

Et le cavalier ne venait pas.

 

Lily espérait encore, attendait encore. Chaque seconde qui s’écoulait faisait sa peine plus grande, quand, sur la route, au même endroit où elle l’avait vu la veille, le prince Agra s’en vint vers Lily.

 

Il n’arriva pas au sommet du coteau avec la fougue de la veille. Il grandit, à l’horizon, sur son coursier. Il était une grande ombre sur l’immensité violette de la nuit très proche. Et cette ombre équestre s’arrêta. Ce ne fut pas la vision rapide de la veille. De longues minutes, au contraire, s’écoulèrent quand cette ombre se fut arrêtée en face de la fenêtre où s’encadrait la fine silhouette de Lily.

 

Le jeune homme, comme il l’avait fait déjà le jour précédent, lui jeta un baiser.

 

Ce fut un baiser qui lui vint à travers l’espace qui les séparait. Le geste du cavalier, grandi, élargi par le jeu des ombres au crépuscule, sembla l’atteindre. Lily en défaillait.

 

Alors, elle le lui rendit. Elle ne comprenait pas ce qui se passait en elle.

 

Presque aussitôt le mystérieux cavalier n’était plus là. La campagne en même temps devint encore plus sombre.

 

Lily s’accouda à la fenêtre et rêva longtemps, puis un murmure la fit se diriger vers la chambre de sa mère.

 

Mme Lawrence, depuis la veille, était au lit. Elle n’adressait que de rares paroles aux personnes qui la venaient visiter. Elle s’entretint même fort peu avec ses enfants, auxquels elle commanda de ne point faire venir de médecin.

 

– Ce ne sera rien, disait-elle. Demain, je serai debout.

 

Mais le lendemain, elle ne se leva pas, car elle était encore très faible, et la fièvre qui la dévorait depuis ses premières heures de lit n’avait guère diminué.

 

Effrayé, Pold, malgré les recommandations de sa mère, écrivit à Lawrence, à Paris.

 

Mais, quand vint le soir, Adrienne, qui se sentait mieux, put se lever. L’état de son esprit s’était amélioré comme l’état de son corps.

 

Elle espérait. Après le désespoir dont elle avait été saisie à la suite de son entrevue avec l’Homme de la nuit, un doute avait grandi en elle, ce doute qu’elle avait déjà exprimé devant Arnoldson et que celui-ci avait fait disparaître momentanément en lui criant : « J’ai les preuves et je vous les apporterai !… »

 

Bientôt même, Adrienne, prenant ses désirs pour la réalité, se dit que les dernières paroles d’Arnoldson n’étaient, après tout, qu’une défaite. Il aurait ainsi masqué piteusement sa fuite et sa déconvenue, voyant que ses dénonciations et ses calomnies n’avaient pas produit auprès d’elle l’effet qu’il en espérait…

 

Adrienne n’avait pas oublié la phrase redoutable qui devait lui annoncer la production des preuves de l’adultère de son mari pour le lendemain du jour où elle serait prononcée, et, ce jour-là, elle devait préparer à l’Homme de la nuit une longue entrevue qui serait définitive entre eux.

 

Elle ne croyait plus maintenant à cette entrevue fatale ; elle était certaine qu’Arnoldson s’était joué d’elle et que jamais cette phrase ne retentirait à ses oreilles : « Il n’y aura pas de lune cette nuit ! »

 

Aussi était-elle presque gaie, d’une gaieté un peu factice, quand, le soir venu, elle s’assit à la table où ses enfants seuls avaient déjeuné le matin même.

 

– On a mis un couvert de trop, remarqua-t-elle.

 

– Mais point du tout, mère, fit Pold. C’est le couvert de papa.

 

– De ton père ? Mais il est à Paris !

 

– Il doit être maintenant sur la route d’Esbly et il sera ici dans quelques instants…

 

– Comment cela ?

 

– Je lui avais écrit, mère, que vous étiez très souffrante. Ne doutez point qu’il vienne…

 

Adrienne embrassa tendrement son fils. Elle voulut attendre, pour commencer le repas, l’arrivée de son mari. Elle attendit une demi-heure, une heure.

 

Lawrence n’arrivait pas.

 

– Il aura manqué le train, fit Pold.

 

Mais, dans la soirée, Lawrence ne vint pas.

 

– C’est étonnant ! Je n’y comprends rien ! s’exclamait Pold.

 

Adrienne songeait.

 

– Ses affaires l’ont retenu. Il va nous arriver demain.

 

Mais le lendemain se passa comme la soirée de la veille et Lawrence ne vint pas. Adrienne était reprise de soupçons et, naturellement, selon l’ordre régulier de ces sortes de sentiments, les soupçons se changèrent à nouveau en certitude.

 

Lawrence la trompait. Son mari était coupable. Arnoldson n’avait dit que l’exacte vérité !

 

Enfin, on reçut une lettre, une courte lettre, dans laquelle Lawrence disait l’impossibilité en laquelle il se trouvait de quitter en ce moment Paris et ses affaires, à moins que sa présence ne fût rendue absolument nécessaire à Montry… Il pensait qu’il n’en était pas ainsi et qu’Adrienne allait certainement mieux…

 

Cette lettre fit le plus grand mal à Adrienne.

 

Elle prouvait une indifférence soudaine à laquelle Lawrence ne l’avait pas préparée. En d’autres temps, à la première nouvelle d’une maladie de sa femme, si bénigne fût-elle, il serait accouru et n’aurait voulu la quitter que complètement rassuré.

 

Que les temps étaient changés ! Comment se pouvait-il qu’une pareille transformation se fût accomplie en quelques jours ?

 

Elle voulait savoir et elle craignait de savoir… Elle ne se sentait pas, à cette heure, la décision nécessaire pour agir. Elle résolut d’attendre la fin de cette semaine, comme le lui avait ordonné l’Homme de la nuit…

 

Et elle attendit, en effet, dans les larmes, des larmes qu’elle cachait soigneusement à ses enfants.

 

.................................

 

Ce soir-là, Pold se livra à son escapade coutumière dans le petit pavillon qu’habitait Mme Martinet, au fond du jardin des pavots, chez Arnoldson.

 

Mme Martinet, qui avait revêtu un léger peignoir pour reconduire Pold jusqu’à la porte du pavillon, lui dit :

 

– Je suis bien coupable !

 

– Ça, oui ! fit Pold. Ça, oui ! Pour être coupable, tu l’es ! Mais il n’y a là rien qui doive t’étonner, car voilà déjà quelque temps que tu es coupable…

 

– Je me fais tous les jours mille reproches. Non point tant à cause de mes devoirs oubliés envers ce pauvre M. Martinet…

 

– Ah ! s’écria Pold, en voilà un qui doit avoir de la veine au jeu !

 

– Il ne joue jamais.

 

– Tu devrais lui dire d’aller aux courses. Tu lui dois bien cette réparation-là… Au revoir, Marguerite ; il faut que je rentre…

 

– Eh ! mon Dieu ! comme tu es pressé ! Ce n’est pas encore le jour…

 

– Ce n’est pas l’alouette !… chantonna Pold.

 

– Je ne t’ai pas dit pourquoi je me fais mille reproches. C’est que j’ai une peur affreuse de ce que tu peux penser de moi… Comment me juges-tu, mon Pold ? Réponds-moi bien franchement… Comme…

 

– Allez ! vas-y !

 

– Comment, « vas-y ! »

 

– Mais oui, marche… Mais marche donc ! Comme…

 

– Je ne te comprends pas…

 

– Je parie sur la tête de Martinet que tu vas me dire : « Comme tu dois me mépriser maintenant ! »

 

– Eh bien, cela t’étonne ?

 

– Là ! ça y est ! Qu’est-ce que je disais !

 

– C’est d’une honnête femme, monsieur, ces scrupules.

 

– C’est d’une petite-bourgeoise, madame, déclama Pold, qui haussait les épaules. Comment, madame ? comment ? vous ne pouvez avoir un pauvre petit amant sans lui demander s’il vous méprise ? Ah ! madame Martinet, vous êtes bien de la rue du Sentier !

 

Marguerite était horriblement vexée.

 

– J’aime mieux être une bourgeoise de la rue du Sentier qu’une cocotte de l’avenue Raphaël ! s’écria-t-elle en fermant ses petits poings.

 

Pold fit, en riant :

 

– Ah ! la méchante ! Ah ! la vilaine qui insulte sa sœur !…

 

– Vous ne la méprisez pas, celle-là ?

 

– Je ne la méprise pas…

 

– Vous l’aimez ?

 

– Je l’adore !…

 

– Vous dites ? demanda Mme Martinet, suffoquée.

 

– Je dis : « Je l’adore ! »

 

– Vous l’adorez ?… Oh !…

 

Et Marguerite se précipita sur Pold qu’elle griffa au visage.

 

– Bas les pattes, fit Pold. Tu sais, Marguerite, la moutarde commence à me monter au nez !…

 

– Ah ! tu l’adores !… Tu l’adores !… Eh bien, et moi ?…

 

Pold poussa la porte, se jeta dans le jardin et lui lança cette dernière réplique :

 

– Toi ?… Tu me rases !

 

Mme Martinet en eut la respiration coupée. Elle alla se recoucher et donna, jusqu’au jour, libre cours à son indignation.

 

Aussitôt dans le jardin, Pold se dirigea vers la petite porte du mur de clôture qui donnait sur la campagne, du côté de la villa des Volubilis.

 

Il faisait fort nuit. Pold marchait avec précaution.

 

Au moment où il se croyait sorti déjà des Pavots, sur le seuil même de cette porte, il sentit tout à coup une main qui se posait sur son épaule.

 

Il fit un bond et poussa un cri.

 

Mais la main ne l’avait pas lâché, et l’ombre à laquelle appartenait cette main semblait fort menaçante.

 

– Monsieur Pold Lawrence, dit l’ombre, veuillez m’écouter un instant, s’il vous plaît.

 

– L’Homme de la nuit ! s’écria Pold. Vous êtes le bien nommé, monsieur Arnoldson. Et que voulez-vous de moi à cette heure ?

 

– Que vous m’expliquiez votre présence dans ma demeure.

 

– Croyez-vous, monsieur, que je sois venu vous voler ?

 

– Eh ! que non pas… Mais, si ce n’est pas pour voler que vous venez de nuit chez moi, pourquoi est-ce donc faire, monsieur Pold ?

 

– Ne le devinez-vous point ?

 

– Non pas.

 

– Vous n’êtes guère perspicace. Quand un monsieur viole une propriété, saute des murs et passe des seuils défendus, c’est sûrement un voleur ou un amoureux. N’étant point un voleur, je suis un amoureux.

 

– Pas possible ! Vous aimez quelqu’un chez moi ?

 

– C’est tout à fait possible ! Que voulez-vous, je suis assez gobé des femmes ! fit Pold avec un petit ton d’extrême fatuité.

 

– Et qui donc aimez-vous chez moi ?

 

– Oh ! cela, c’est un secret, un secret que rien au monde ne pourrait m’arracher, monsieur. Quand il s’agit de l’honneur d’une femme, ou plutôt, en la circonstance, de son déshonneur, je suis plus discret que la tombe !

 

– Mais il n’y a que Mme Martinet chez moi… C’est donc Mme Martinet que vous aimez ?

 

– Libre à vous, monsieur, de tirer de la présence de Mme Martinet chez vous et de l’absence de toute autre femme la conclusion qu’il vous plaira, mais moi je ne vous aiderai point dans votre raisonnement…

 

– Vous êtes un garçon fort réservé.

 

– Oui, monsieur…

 

– La réputation de Mme Martinet n’aura pas à souffrir avec vous.

 

– En admettant qu’elle ait déjà couru ce risque, monsieur, vous pouvez être certain qu’elle ne le courra plus. Et si vous adoptez cette hypothèse que j’ai aimé Mme Martinet, vous pouvez accueillir cette certitude que je ne l’aimerai plus…

 

– Je vous comprends. Vous êtes volage, jeune homme, et vous en aimez une autre.

 

– Monsieur, vous avez deviné.

 

– Plus que vous ne le pensez, peut-être, fit Arnoldson.

 

– Et qu’avez-vous encore deviné ?

 

– Le nom de celle que vous aimez.

 

– Dites…

 

– Diane !

 

– C’est vraiment merveilleux ! Et qui vous a si bien renseigné ?

 

– Mais Diane elle-même. Vous savez qu’elle reçoit de temps à autre le prince Agra, et il m’arrive d’accompagner mon prince chez son amie.

 

– Ah ! vous voyez Diane ? demanda Pold, tout à fait intéressé. Est-elle toujours aussi belle ?

 

Maintenant, Pold et l’Homme de la nuit se promenaient dans la campagne, côte à côte, comme de vieux amis.

 

– Elle est plus belle encore !

 

– Elle vous a dit du mal de moi, n’est-ce pas, monsieur ?

 

– Mais pas le moins du monde. Elle vous garde, au contraire, un charmant souvenir, et elle m’a raconté votre audacieuse entreprise avec presque de la joie.

 

– Ah ! puissiez-vous dire vrai, monsieur ! Je serais tout prêt à la recommencer.

 

– Vraiment ?

 

– Je vous le dis.

 

– Eh bien, et Mme Martinet ?

 

– Puisqu’il n’y a plus rien à vous cacher, sachez donc qu’elle est embêtante comme tout !

 

– Ces bourgeoises sont bien désagréables.

 

– À qui le dites-vous ? Je ne la reverrai de ma vie… Mais, dites-moi, comment se fait-il que Diane, qui m’avait si rudement chassé de chez elle la seconde fois que j’y vins, comment se fait-il qu’elle ait ainsi changé de ton ?

 

– Oh ! c’est bien simple !

 

– Mais encore ?…

 

– À ce moment, elle aimait le prince Agra ; aujourd’hui, elle en est lasse déjà. Vous savez qu’on ne peut compter sur des sentiments bien suivis de la part de ces dames.

 

– J’en sais quelque chose…

 

– Eh bien, elle ne porte plus le prince Agra dans son cœur, et je crois bien qu’il y a là une place à prendre.

 

– Monsieur ! vous me parlez comme un véritable ami.

 

– Vous savez que je suis celui de votre père, et il me plaît d’être le vôtre.

 

– Et le prince ?

 

– Bah ! il a autre chose à faire que d’être jaloux !

 

– Monsieur ! je voudrais la revoir…

 

– C’est bien la chose la plus facile du monde.

 

– Dites, monsieur, dites ! Je suis sur des charbons ardents !

 

– Demain, elle se montre sur la scène des Folies, dans une nouvelle création. Tout Paris sera là.

 

Pold cria, joyeux :

 

– Et moi aussi, j’y serai !… Au premier rang !

 

– Non point ! jeune homme. Au dernier !… Il ne faut pas la compromettre… Et puis qui vous dit qu’il n’y aurait point d’amis de votre père dans la salle, ou même votre père lui-même, qui est en ce moment à Paris ?… Il faut vous dissimuler : c’est plus sage.

 

– Monsieur, je suivrai vos conseils.

 

– Si vous suivez mes conseils, jeune homme, vous ne vous en repentirez point, et peut-être vous conduirai-je saluer Diane dans sa loge…

 

– Vous, vous feriez cela ?

 

– Mais oui.

 

– Tenez, monsieur, on vous a appelé l’Homme de la nuit ! Moi, je vous nomme l’Ange des ténèbres !

 

Mais Arnoldson disparaissait déjà dans l’ombre.

 

– À demain, aux Folies ! jeta-t-il encore à Pold.

 

– À demain ! s’écria Pold, et vive l’amour !

 

Sur ces mots, il s’en fut se coucher.

 

IX

OÙ LE LECTEUR COMMENCERA À VOIR CLAIR DANS CETTE TÉNÉBREUSE AFFAIRE

 

Arnoldson, qui n’en était pas à un mensonge près, avait donc dit à Pold, dans un but que l’on comprendra bientôt, que Diane n’aimait plus le prince Agra.

 

C’était bien la chose la plus fausse du monde, et, depuis un mois environ que Diane avait juré obéissance au prince, son amour avait atteint les extrêmes limites de la plus violente passion.

 

Et, cependant, le prince, s’il s’était montré chez Diane et avec Diane à plusieurs reprises, le prince n’était point son amant !

 

Son pouvoir sur cette femme était tel qu’il avait pu se refuser si longtemps sans avoir à craindre une révolte finale qui l’eût déliée de lui.

 

Sa générosité, mieux que cela : sa folle somptuosité tenait Diane en haleine. Enfin, à cette heure, tout Paris parlait du palais grandiose que le prince faisait élever avenue du Bois-de-Boulogne à celle que tous croyaient sa maîtresse.

 

Une armée d’ouvriers y travaillait nuit et jour.

 

– Patience ! disait-il à Diane, patience ! Je veux que nous ayons là une demeure digne de nos amours…

 

Et quand Diane était trop lasse, trop fatiguée d’attendre et qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui dire son supplice, en le priant avec des larmes d’y mettre fin, Agra disait :

 

– J’ai fait un vœu, Diane. Je poursuis une œuvre, une grande œuvre de réparation et de justice. Nous ne serons point l’un à l’autre avant qu’elle ne soit accomplie…

 

– Et vous m’y avez associée, disait-elle, très grave. Certes, j’obéis en aveugle ; je ne sais où je vais, j’ignore la raison de mes actes… Ce doit être bien terrible, ce que vous avez entrepris, prince Agra, bien terrible, si j’en juge par ce que je vois.

 

– Que voyez-vous ?

 

– Je vois Lawrence…

 

– Certes, dit-il, d’une parole glacée, je suis content de vous, Diane… et vous avez fait de Lawrence une misérable chose…

 

– Si misérable ! insista-t-elle. Si misérable ! si vous saviez !

 

– Il faudra montrer cela à Arnoldson, fit Agra.

 

– Quoi donc ?

 

– Mais la misère de cet homme…

 

– Et pourquoi à Arnoldson ?

 

– Parce qu’il aime ce genre de spectacle, madame, et que tout ce qui m’intéresse le touche.

 

– Prince, dites à Arnoldson d’être dans ma loge, le soir de la première aux Folies, à dix heures. Vraiment, fit-elle avec un sourire lamentable, s’il se réjouit de la souffrance des hommes, il passera quelques minutes divines…

 

Car elle avait suivi férocement le programme que lui avait inspiré Agra. Lawrence n’était plus qu’un pauvre être à ses pieds. Elle fut sans pitié, et tout ce qu’une femme peut avoir en elle ou imaginer d’artifices, de mensonge, d’impudeur et de coquetterie, elle en usa avec une science infinie du cœur des hommes et de ses faiblesses, de ses fatales défaillances, tour à tour se donnant, puis se reprenant au moment où on allait la prendre, où le malheureux espérait qu’il allait enfin réaliser le rêve de sa chair, se faisant désirer d’une furieuse ardeur et fermant sa porte soudain, alors qu’elle venait à peine de l’entr’ouvrir.

 

Et le malheureux pleurait de rage, râlait d’amour, parlait de tuerie et de suicide. Mas il ne tuait ni ne se suicidait, et se soumettait, au contraire, et se ruinait en cadeaux inutiles.

 

Car il crut que cette femme se donnerait à lui pour de l’argent, et il compromit sérieusement sa fortune, celle de sa femme et de ses enfants.

 

Arnoldson n’avait que trop dit la vérité à la malheureuse Adrienne.

 

Ce jeu ne cessait pas. Plus les jours s’écoulaient et plus Diane se montrait cruelle. Elle agissait maintenant non seulement par obéissance à Agra, mais par haine de Lawrence. Elle lui avait une inimitié mortelle de ce qu’il s’était placé entre elle et Agra et le considérait comme la cause du retard que le prince mettait à leur bonheur.

 

Nous voici donc le soir de cette représentation aux Folies où Diane, qui avait toujours l’amour de la scène et qui n’avait pu vaincre ses instincts de cabotinage, allait s’exhiber dans la danse du feu.

 

Le Tout-Paris des premières était là, et des loges avaient été louées fort cher par des amis de Diane qui voulaient lui faire un triomphe.

 

Une avant-scène avait été retenue pour le prince Agra, mais cette avant-scène restait vide.

 

Il était dix heures du soir, et Diane se trouvait dans sa loge. Elle s’était livrée à la camériste et procédait aux premiers détails de sa toilette de scène quand on frappa à la porte.

 

– Qui est là ? cria Diane sans se retourner.

 

– Arnoldson.

 

– Allez ouvrir, Jenny.

 

Jenny ouvrit à Arnoldson. Celui-ci vint saluer Diane, qui sans lui dire un mot de bienvenue, lui désigna, au fond de la loge, une tenture qui retombait sur une petite porte communiquant avec une sorte de cabinet de débarras.

 

Arnoldson alla se dissimuler dans ce cabinet. Pas un mot n’avait été échangé entre eux.

 

Dix minutes s’écoulèrent. Diane s’était fardée et maquillée selon le rite, quand on frappa de nouveau à la porte de sa loge.

 

Lawrence entra. Il déposa son chapeau sur un guéridon, vint baiser la main de Diane, qui lui dit : « Bonsoir, mon ami » et s’assit.

 

– Je vous demande pardon de ne point vous avoir reçu ce matin, fit Diane : j’avais une migraine atroce.

 

– Et hier soir, Diane, demanda Lawrence, aviez-vous votre migraine ?

 

– Non, mais j’étais de si méchante humeur que je ne voulus point vous la faire supporter.

 

– J’aime mieux vous voir souffrir et je préfère supporter votre mauvaise humeur que de ne point vous voir, Diane, vous le savez.

 

– Mon cher Maxime, on n’a jamais le dernier mot avec vous. Même quand vous avez raison, si vous m’aimez réellement, vous devriez bien accepter d’avoir tort.

 

– Je suis le plus malheureux des hommes, Diane, vous me dédaignez.

 

– Quelle erreur est la vôtre, cher ami ! Si j’étais une de ces femmes qui se donnent avec la rapidité que vous semblez souhaiter, vous seriez le premier à le regretter… Les hommes sont bien étranges…

 

– Voilà un mois que je vous prouve ma fidélité et que vous me donnez des espérances que vous ne réalisez jamais.

 

– Cela viendra, cela viendra…

 

– J’en doute…

 

– Alors, que faites-vous ici ?

 

Lawrence dit, d’une voix suppliante :

 

– J’attends que vous soyez meilleure. Je ne puis supposer une seconde que vous m’ayez supporté si longtemps si ce n’est que pour me repousser à jamais !… Pourquoi avez-vous fait tout ce qu’il faut pour que je vous aime, Diane, si vous voulez éternellement me refuser votre amour ?

 

Diane avait croisé les jambes sous son peignoir ; elle fit sauter de l’un de ses petits pieds son soulier et dit :

 

– Nous ne nous adorerons que mieux plus tard. Je te mets à l’épreuve, mon chéri, pour te récompenser selon ton mérite et ta patience…

 

Et comme son pied, nu dans le bas de soie noire, s’agitait nerveusement, Lawrence fut à genoux, lui prit ce pied entre ses deux mains et le baisa.

 

– Relève-toi, grand fou, et va te cacher derrière le paravent. Je vais passer mon maillot.

 

La soubrette, en effet, était là, tendant le maillot.

 

Lawrence disparut derrière le paravent.

 

Quand il eut le droit de revenir, Diane était debout, droite et cambrée dans son maillot, la poitrine découverte. Toute sa grâce était dévoilée aux yeux troubles de Lawrence. Elle s’exhibait orgueilleusement dans sa pleine puissance, sachant que Maxime en serait affolé.

 

Une odeur de femme, des parfums compliqués de femme à sa toilette emplissaient l’étroite loge.

 

Comme la soubrette sortait, envoyée en commission, Lawrence s’approcha vivement de Diane, tendant les bras vers elle. Mais celle-ci l’arrêta d’un geste.

 

– Halte-là ! monsieur, fit-elle, halte-là ! Vous voilà bien émotionné !

 

– Diane ! supplia Lawrence.

 

– Eh bien, quoi, Diane ? fit la jeune femme… Tu es ridicule, mon cher… Tu as tout le temps l’air d’une bête fauve…

 

Lawrence tomba dans une désolation effroyable, qu’il ne dissimulait pas. Véritable loque, il se mit à geindre :

 

– Tu me permets de te voir et tu ne me permets pas de te toucher. Tu me promets toutes les joies et tu ne me les donnes jamais… Et cependant, Diane… Écoute ce que je vais te dire et ne souris pas de ce sourire qui me rend fou… Cependant, j’ai tout fait de ce que tu m’as ordonné… J’ai eu de la patience quand tu m’en as demandé. J’ai remis à une heure plus propice mon bonheur quand tu m’en as prié… Le désir que tu voulus exprimer, je le contentai sur-le-champ… Non, non ! Diane ! je ne reculai devant rien ! Ma fortune, je l’ai compromise !…

 

– C’est le tort que tu as eu, mon cher ! fit Diane, très froidement, en se bichonnant le nez d’une houppette tirée d’une boîte de poudre de riz.

 

– Évidemment, tu ne m’as rien demandé.

 

– Alors ?

 

– Alors, ton attitude était incompréhensible, et tu te montrais vis-à-vis de moi de mœurs si sévères que j’eus le droit de me dire que…

 

– Que ?…

 

– Que tu ne serais pas insensible à des présents !

 

– Ah ! le pauvre chéri !

 

Et Diane haussa, d’un geste charmant, ses blanches épaules. Lawrence marchait de long en large dans la loge, d’un pas rageur.

 

– Si je ne t’avais pas aimé, mon chéri, je t’aurais cédé tout de suite… Je ne veux pas que tu puisses songer une seconde que je ne t’aime pas… Voyons, raisonne un peu, si, cependant, l’état dans lequel je te mets te permet de raisonner encore… Le prince Agra est à mes pieds… Il est jeune, et il est beau, et il est mille fois plus riche que toi… Alors… alors, pourquoi aurais-je jeté les yeux sur toi si je ne t’aimais pas ?… Songe à cela !

 

– C’est bien ce que je me dis, et c’est bien là ta force… et c’est bien aussi ce qui fait que je ne te comprends pas…

 

– Je veux te faire souffrir, je veux savoir ce que je puis exiger de toi… je veux essayer mon pouvoir sur toi… Quand tu auras mérité mon amour…

 

– Qu’arrivera-t-il ?

 

– Diane sera à toi…

 

– Je ne le sais pas, j’en doute… J’en doute et je reste !

 

Lawrence avait des larmes dans les yeux. Il dit :

 

– Diane ! Si tu savais ce que j’ai fait pour toi, ce que je n’ai pas hésité à faire ! Qu’importe ma fortune ! Mais il est des choses plus sérieuses que ma fortune, plus importantes, et qui n’ont rien pesé dans ma main quand il s’est agi de contenter ta fantaisie. Je t’ai tout donné, tout accordé ! Écoute-moi ! Écoute-moi !

 

Lawrence, de plus en plus stupide, avait pris les pieds de Diane et déposait sur ces pieds des baisers précipités.

 

– Écoute-moi ! J’ai une femme, que j’aimais comme nul homme au monde n’aima une femme !… Eh bien !… cette femme – et je commets un crime, ici, en te parlant d’elle – cette femme est souffrante, très malade… sa vie, peut-être, est en danger, et je ne suis pas à côté d’elle, parce que je suis à côté de toi ! J’ai un fils. Ce fils m’a écrit que sa mère m’attendait, que l’état de sa santé était alarmant… et qu’il fallait quitter Paris sur-le-champ… Or je n’ai pas quitté Paris, je néglige l’avertissement de mon fils, je fuis le chevet de ma femme et je suis aux Folies !… aux Folies !… Pourquoi ? mon Dieu ! Pourquoi ?… Pour un sourire de toi ! Et tu ne souris pas !…

 

Lawrence continuait à se plaindre de Diane, et Diane à se montrer indifférente. Rien de ce que disait Maxime ne semblait l’émouvoir, et, bientôt, celui-ci, après avoir montré tant de faiblesse et tant de soumission, ne put s’empêcher de laisser échapper des paroles de colère et de révolte.

 

Oui, maintenant, sa voix grondait et menaçait.

 

Lawrence s’écria :

 

– Vous vous jouez de moi, Diane ! Mais prenez garde, car vous m’avez rendu fou, et cette folie pourrait vous devenir fatale…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

Lawrence, dans une grande exaspération, continua :

 

– Ah ! insensée qui ne comprends pas qu’on n’accule point un homme à l’amour ou à la mort sans risquer pour soi-même cette mort quand on refuse l’amour !

 

Diane éclata d’un long rire :

 

– Ah ! mon cher, vous êtes délicieux !… Vous êtes délicieusement ridicule !

 

Et drapant sur ses épaules l’étoffe multicolore dont elle devait envelopper sa danse, elle fit :

 

– Allons, monsieur, vous parlez comme à l’Ambigu, et nous sommes aux Folies !

 

Lawrence s’essuya le front d’un geste fébrile.

 

– Oui, je suis stupide, dit-il d’une voix brisée… Il y a si longtemps que vous m’avez mis à l’épreuve… un long mois… Mais je suis fou, je m’égare… moi, vous faire du mal, vous tuer ? ne croyez pas cela !

 

Lawrence supplia, la face douloureuse :

 

– Donnez-moi vos lèvres.

 

Diane fit une moue et eut un geste agacé :

 

– Ah ! ça ! non, par exemple ! Vous voulez donc me démaquiller ?

 

Lawrence chancela. Il porta les mains à son front.

 

– Ah ! fit-il d’une voix sourde… madame, comme vous savez faire souffrir les hommes !…

 

Jenny entrait. Diane lui dit d’ouvrir à Lawrence la porte de la loge. Celui-ci s’en alla en se heurtant aux meubles comme un homme ivre.

 

Quand il fut parti, Arnoldson sortit de sa cachette. Un sourire effrayant illuminait cette figure horriblement joyeuse.

 

– Cela n’est pas mal, fit-il, ma petite Diane.

 

D’un geste familier, il frotta ses longues mains osseuses.

 

– Mais nous aurons mieux ! beaucoup mieux !… Dites-moi donc, madame, les lettres de Lawrence…

 

– Le prince, avec qui j’ai eu un long entretien hier, m’a priée de les mettre de côté et de vous les donner si vous me les demandiez… Qu’en ferez-vous ? Je n’ose, je ne veux pas y penser… Mais, puisque le prince veut qu’il en soit ainsi, je vous les donnerai, monsieur…

 

Diane avait dit cela d’une voix basse et désigna du doigt Jenny.

 

– Ah ! votre soubrette, madame ? fit tout haut l’Homme de la nuit. Mais Jenny vous est d’autant plus fidèle, à vous qu’elle m’est entièrement dévouée, à moi… N’est-ce pas, Jenny ?

 

– C’est vrai, madame…

 

– Eh ! quoi ? mes domestiques ?… interrogea anxieusement Diane.

 

– Vos domestiques, madame, sont d’abord les nôtres. Ne craignez rien : nous achetons les gens assez cher pour ne point craindre la concurrence.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit Diane… De telle sorte que je ne puis faire un pas, une démarche, prononcer une parole sans que tout cela soit su de vous ?…

 

– J’ai l’honneur de vous en prévenir, madame…

 

Diane paraissait épouvantée.

 

– Calmez-vous, lui dit Arnoldson avec son hideux sourire. Tout ceci se terminera bien pour vous…

 

Diane, tremblante, demanda :

 

– Alors, les lettres…

 

– Vous les garderez !

 

– Elle ne vous serviront donc pas ?

 

– Mais certainement, madame, elles me serviront. J’en ai même un besoin urgent.

 

– Aussi je vous les offre…

 

– Mais je n’en veux pas.

 

– Je ne comprends plus.

 

– Croyez-moi, madame, dans toute cette histoire, il vaut mieux que vous ne compreniez pas… Écoutez-moi donc… Voici ce que vous allez faire.

 

– Qu’est-ce encore, grands dieux ?

 

– La chose la plus simple. Ces lettres sont dans le tiroir d’un secrétaire de votre chambre ?

 

– Oui, monsieur. Comment savez-vous cela ?

 

– C’est Jenny qui me l’a dit. N’est-ce pas, Jenny ?

 

Jenny approuva d’un signe de tête.

 

– Je chasserai Jenny !

 

– Vous ne la chasserez pas, car, si vous la remplaciez, vous ne changeriez rien à la situation particulière dans laquelle vous a mise votre liaison avec Agra. On obéit au prince, et le prince ne veut pas que vous chassiez Jenny.

 

– Continuez, monsieur. Ces lettres sont dans mon secrétaire… Eh bien ?

 

– Eh bien, vous les y laisserez ! Seulement…

 

– Seulement ?

 

– Seulement, ce secrétaire a une clef. Vous allez me la donner.

 

– Oui, monsieur.

 

– D’autre part, Jenny va me donner la clef de la petite porte qui donne sur l’avenue Prud’hon et grâce à laquelle elle peut introduire dans votre hôtel, presque tous les soirs, son amant, un jeune homme qui est apprenti tapissier dans une maison de la rue du Sentier et qui répond au doux nom de Victor.

 

– C’est vrai, Jenny ? s’écria Diane.

 

– C’est vrai, madame, fit Jenny en baissant pudiquement les paupières.

 

– Donnez votre clef, fit Diane.

 

Jenny tendit la clef.

 

– Victor en sera quitte pour revenir une autre fois ou pour faire une autre clef, dit Arnoldson.

 

– Victor ne devait pas venir ce soir, monsieur, car il sait que nous rentrerons très tard.

 

– Oui, madame, fit Arnoldson, vous ne rentrerez pas avant deux heures ou trois heures du matin chez vous.

 

– Et pourquoi ?

 

– Je crois que le prince Agra vous mènera souper ce soir, au sortir des Folies.

 

– Ah ! si vous pouviez dire vrai !

 

– Je vous le promets.

 

– Merci, monsieur. Voici la clef de mon secrétaire. Et faites selon votre bon plaisir.

 

Arnoldson, qui avait déjà pris des mains de Jenny la clef de la petite porte, prit des mains de Diane la clef de son secrétaire.

 

– C’est tout de même bizarre, conclut Diane, que vous réclamiez la clef de la petite porte d’un hôtel quand vous pouvez y entrer par la grande à toute heure du jour et de la nuit, et la clef d’un secrétaire pour y prendre des lettres que je ne mets aucune difficulté à vous livrer.

 

– Madame, dit Arnoldson sur un dernier salut, la vie n’est faite que de contradictions…

 

Il allait partir, quand il sembla se raviser.

 

– Dites donc, madame, j’ai quelqu’un à vous présenter ce soir.

 

– Qui donc ?

 

– Oh ! quelqu’un que vous connaissez très bien… Un jeune homme qui viendra vous féliciter après votre succès… disons le mot : votre triomphe, tout à l’heure.

 

– Mais son nom ?

 

– Il s’appelle Pold, et c’est presque un enfant.

 

Diane s’écria :

 

– Pold Lawrence ! mais c’est le fils du malheureux que vous m’avez donné à torturer… Oui, une nuit, j’aimai cet enfant… C’est un brave enfant que le prince me fit chasser… pour son bonheur… car, lorsque je vois ce qu’il est advenu du père, je n’ose pas me demander ce qu’il adviendrait du fils. Enfin, que voulez-vous de lui ?

 

– De lui ? Rien madame. Mais, de vous, nous voulons que vous le receviez comme un de vos amis, qu’il fut, et comme un brave enfant qu’il est, dites-vous vous-même.

 

– Vos sentiments ou, du moins, ceux du prince à cet égard sont donc bien changés ?

 

– Il paraît.

 

Diane se leva, effrayée :

 

– Vous n’allez pas me demander de martyriser le fils comme je martyrise le père… Oh ! cela, ce serait trop affreux !

 

– Non, madame. Dites-lui quelques bonnes paroles ce soir… Et ce sera tout, madame… tout… Ce sera bien suffisant.

 

Sur ces mots, Arnoldson quitta la loge et descendit dans la salle.

 

Là, on attendait avec impatience le « numéro » de la danse du feu.

 

Et, cependant, il y avait bien d’autres numéros intéressants.

 

Pold, selon les recommandations d’Arnoldson, s’était dissimulé derrière une colonne du promenoir, et de là, au milieu des groupes qui se pressaient autour de lui, il assista au spectacle de la scène et à celui de la salle.

 

C’est ainsi qu’il vit son père, assis entre de Courveille et Grékoff.

 

Pold applaudissait, quand une voix, dont le timbre connu le fit se retourner sur-le-champ, lui dit :

 

– Je vois, jeune homme, que vous vous enthousiasmez facilement.

 

Pold reconnut l’Homme de la nuit, qui était parvenu à se glisser jusqu’à lui.

 

– Mais, monsieur, fit Pold, je serais bien exigeant si je n’applaudissais Jim, et la boxe est un sport qui me plaît.

 

– C’est sans doute cette sorte de spectacle qui vous a fait quitter aussi précipitamment la villa du bois de Misère ? demanda Arnoldson d’un ton mielleux.

 

– Bah ! monsieur, vous savez bien que non ! Avez-vous déjà oublié ce que vous m’avez promis ?

 

– Et quoi donc, jeune homme ?

 

– Mais de me conduire chez Diane après la danse du feu…

 

– Oui-da ! Nous en reparlerons tout à l’heure. En attendant, jeune homme, regardez !

 

Le théâtre venait d’être plongé dans l’obscurité la plus profonde.

 

Puis, dans une lueur éclatante, au sein de flammes rouges dont elle semblait être le foyer et qui semblaient rayonner de son corps, Diane apparut.

 

Elle dansa en agitant des voiles dont la couleur changeait à chaque instant.

 

Elle glissait plutôt qu’elle ne dansait, et la même lueur mouvante la suivait partout.

 

La grâce de sa danse semblait avoir vaincu le mystère du feu, qui se prêtait maintenant à tous ses caprices et qui lui faisait une robe mille fois plus subtile et plus idéale que les tissus rares dont elle voilait à peine sa silhouette.

 

Ce fut un triomphe sans précédent pour Diane. Des ténèbres de la salle, les bravos montèrent. Et, malgré sa fatigue, elle dut danser encore. Cette fatigue se traduisait alors en langueur, et cette langueur fut encore une des formes de son triomphe.

 

Quand, enfin, Diane put se retirer et quand la lumière revint à flots éblouir les spectateurs, Arnoldson fixait Pold, qui était en extase, la bouche ouverte et les yeux humides.

 

– Ah ! monsieur, dit-il, monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Diane ! Tout de suite, tout de suite ! Je veux lui porter mon admiration. Je ne saurais attendre. Pourquoi m’avoir fait venir et me l’avoir montrée si je ne puis approcher d’elle ?

 

Arnoldson sourit :

 

– Tout beau, jeune homme ! Vous voyez que tout le monde vous regarde et vous écoute, et que l’on sourit…

 

Pold se tourna vers ceux qui l’entouraient.

 

– Ah ! vraiment, l’on sourit ! s’écria-t-il en fermant ses poings solides.

 

Il paraissait si décidé à renfoncer les sourires qu’il ne trouva plus autour de lui que des visages fort graves.

 

– Suivez-moi, fit Arnoldson.

 

– Enfin ! s’écria Pold, joyeux.

 

Et il ne lâcha pas Arnoldson d’une semelle.

 

Ils suivirent la courbe du promenoir et, sur la gauche de la scène, se firent ouvrir une petite porte sur le seuil de laquelle veillait un huissier en habit noir dont le col s’ornait d’une chaînette d’argent.

 

Arnoldson dit quelques mots à l’huissier en lui montrant du doigt Lawrence, debout dans une loge.

 

– Entendu, monsieur, fit l’huissier. Cette porte est condamnée.

 

Pold entra alors avec Arnoldson dans les coulisses des Folies.

 

Il ouvrit de grands yeux sur le spectacle, tout neuf pour lui, des coulisses et qu’il jugeait beaucoup plus intéressant que celui de la scène.

 

Une foule de petites femmes, légèrement vêtues de maillots et de gazes, babillaient à voix basse en attendant le moment de leur entrée. Elles étaient fardées à l’impossible et exhalaient des parfums violents.

 

L’une d’elles prit le menton de Pold. Le jeune homme rougit.

 

Il ne trouvait rien à dire.

 

– Comme il fait chaud ! hasarda-t-il.

 

Ce fut un éclat de rire chez les figurantes et les danseuses.

 

Mais Pold fuyait déjà, très honteux, derrière Arnoldson, qui grimpait un étroit escalier conduisant aux loges du premier étage.

 

Enfin, une dernière porte s’ouvrit. Ils étaient chez Diane. Celle-ci, enveloppée d’un chaud peignoir, étendue sur un étroit divan, laissant pendre négligemment ses jambes où collait encore le maillot de soie, recevait les compliments du directeur et des amis de la direction.

 

Deux immenses corbeilles de fleurs attestaient son succès.

 

Arnoldson lui montra, en souriant, Pold.

 

Pold s’avança, ému à un point que l’on ne saurait dire.

 

Diane, très aimable, lui tendit languissamment la main.

 

– Bonsoir, mon vieux Pold, lui dit-elle affectueusement. Qu’est-ce qui vous prend de venir me voir ?

 

– Madame… fit Pold.

 

Mais, il ne put rien ajouter, tant son émotion était profonde. Sa voix s’étranglait. Il suffoquait.

 

– Vous savez que nous sommes de vieux amis !

 

– Oh ! oui, madame !

 

Et Pold lui embrassa la main avec une passion qui amena sur les lèvres de Diane un adorable sourire.

 

Diane, tout d’un coup, fut debout :

 

– Laissez-moi tous ! cria-t-elle. Laissez-moi tous ! Je vous remercie… mais il faut que je me change ! Jenny, chasse ces messieurs et qu’on n’entre plus…

 

Arnoldson se pencha à l’oreille de Diane :

 

– Le prince vous prendra à la sortie.

 

Diane fut joyeuse.

 

– Oh ! merci ! fit-elle.

 

On sortit. Arnoldson entraîna Pold dans les couloirs et le fit sortir par le derrière des Folies, sur la rue de Trévise.

 

– Vous me paraissez content, jeune homme, dit Arnoldson.

 

– Ah ! oui, monsieur, éclata Pold, très content ! Elle ne m’en veut plus ! Elle a été si bonne, ce soir, pour moi !

 

– Monsieur Pold, vous voilà bien emballé !

 

– Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?… Vous qui me l’avez fait voir, vous me la ferez voir encore, n’est-ce pas ?

 

– Je vous le promets.

 

– Quand ? s’écria Pold. Quand ? Ce soir peut-être ?

 

Arnoldson était au coin de la rue de Trévise et de la cité Bergère. Il montra à Pold une voiture qui attendait là.

 

– Montez dans cette voiture, mon jeune ami, car nous avons des choses intéressantes à nous dire.

 

Pold monta dans la voiture, et Arnoldson l’y suivit, après avoir jeté au cocher :

 

– Au coin de l’avenue Prudhon !

 

Dans la voiture, Pold demanda à Arnoldson ce qu’ils allaient faire avenue Prudhon :

 

– Est-ce que vous me conduisez déjà chez Diane ?

 

L’Homme de la nuit ne répondit point à cette question.

 

Il fit :

 

– Jeune homme, est-ce que tout ce qui se passe ne vous semble pas quelque peu bizarre ?

 

– En quoi donc, monsieur ? J’aime Diane, je désire la revoir ; vous la connaissez et vous me facilitez une entrevue avec elle, parce que vous désirez me faire plaisir.

 

– Et vous ne vous demandez point pourquoi je veux vous faire plaisir ?

 

– Non : cela me semble, au contraire, fort naturel.

 

– Vous êtes d’une naïveté que n’excuse même pas votre âge, jeune homme, fit Arnoldson en riant. Je ne tiens pas à me faire à vos yeux meilleur que je ne le suis. Si je vous propose de vous rendre le service que vous me demandez, c’est que j’ai besoin de vous.

 

Pold en parut tout étonné :

 

– Besoin de moi ?

 

– Mais oui, mon petit Pold, mais oui. On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

 

– Je suis plus grand que vous, monsieur, remarqua Pold.

 

– Oui, mais plus petit que le prince Agra.

 

– Le prince Agra a besoin de moi ?

 

– Certainement.

 

– Et pouvez-vous m’expliquer pourquoi le prince Agra a besoin de moi ?

 

– Nous ne sommes ici que pour cela, jeune homme.

 

– Allez, monsieur. Je suis fort impatient.

 

– Voici. Le prince n’aime plus Diane.

 

– Tant mieux ! Et, pour peu que Diane n’aime plus le prince, voilà tout de suite mes actions qui montent, et cela m’expliquerait peut-être pourquoi, tantôt, elle me fut aimable alors qu’il y a un mois elle me fut si cruelle.

 

– Vous tirerez, après mon discours, qui ne sera pas long, toutes les conclusions que vous voudrez. Mais, pour Dieu ! jeune homme, écoutez-moi !

 

– Je ne dis plus un mot. Mais je suis bien content, monsieur, bien content…

 

– Vous avez dû remarquer que la loge du prince est restée vide ce soir et qu’il fut le seul des amis de Diane à ne pas assister à son triomphe. Diane en est particulièrement affligée, ou plutôt vexée, car il ne saurait plus être question de grands sentiments entre eux. Il y a un froid.

 

– Ah ! ah ! Il y a un froid ?

 

– Parfaitement, et je dois même ajouter que la rupture sera proche.

 

– Bon, ça !

 

– Très proche.

 

– All right !

 

– Il n’y a qu’une chose qui retienne le prince.

 

– Et quoi donc ?

 

– Ses lettres.

 

– Ses lettres ?

 

– Oui. Il a écrit, au cours de cette liaison, à Diane des lettres fort compromettantes, qu’il voudrait avoir à tout prix. Mais Diane sait la valeur de ces lettres, et, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, elle fait chanter le prince.

 

– Pas possible !

 

– Ah ! vous ne connaissez guère les femmes… N’écrivez jamais, jeune homme…

 

– Trop tard !

 

– Vous avez déjà écrit ? Bah ! vous, ça n’a aucune importance. Mais le prince Agra, c’est grave ! Et les prétentions de Diane, qui sait le prince fort riche, sont exorbitantes.

 

– Tout cela ne m’explique pas en quoi le prince peut avoir besoin de moi.

 

– Patience ! les lettres, il veut les reprendre et, trouvant qu’il a suffisamment subi le chantage de sa maîtresse, il veut les reprendre en les faisant voler.

 

– Oh ! oh ! voilà un gros mot !

 

– Un gros mot, en effet. Car, de vol, il ne saurait y en avoir.

 

« Les lettres appartiennent au prince. C’est une bonne action que de les lui remettre et de les soustraire à des mains que nous pouvons, en la circonstance, qualifier de criminelles. »

 

– Vous êtes bien dur, monsieur, pour d’aussi jolies mains.

 

– Soyez franc. N’êtes-vous point de mon avis ? Et ne jugez-vous point la conduite de Diane fort condamnable ?

 

– Oh ! certes !

 

– C’est une conduite qui pourrait la mener loin, et il y a des lois en France qui condamnent ces choses.

 

– À quoi elle s’expose, tout de même ! fit Pold, d’un air entendu.

 

– Si elle n’avait plus les lettres, elle ne s’exposerait plus à rien.

 

– C’est assez logique.

 

– C’est donc un service à lui rendre que de lui reprendre les lettres.

 

– Ceci me paraît bien déduit.

 

– Aussi le prince a songé à vous.

 

– Pour reprendre les lettres ? s’écria Pold.

 

– Mais oui.

 

– Et comment veut-il que je les reprenne puisque je ne sais où elles sont et que je n’ai point le droit de pénétrer dans son hôtel ?

 

– Je vous dirai cela tout à l’heure. Auparavant, je tiens à vous déclarer que le prince vous en sera fort reconnaissant. En même temps que vous servirez Diane, vous le servirez, lui aussi. Aussi m’a-t-il chargé de vous remettre dix mille francs aussitôt que vous m’aurez remis les lettres.

 

– Mais… c’est un rêve ! s’écria Pold. Et comment avez-vous songé à moi ?

 

– C’est bien la chose encore la plus simple du monde. Diane nous a conté votre escapade nocturne chez elle et la façon dont vous avez pénétré dans sa chambre en vous aidant de l’arbre de vigne qui monte le long du mur. Or, les lettres sont dans son secrétaire, et le secrétaire est dans sa chambre.

 

– Je vous arrête, monsieur. Lors de cette expédition, je passai par-dessus le mur. Or il y a maintenant une grille par-dessus ce mur, qui ne permet plus l’escalade.

 

– J’ai là une clef de la petite porte, que j’ai fait faire par un serrurier de mes amis.

 

– Cela, en effet, simplifierait la besogne. Mais le secrétaire aussi a une clef.

 

– Oui, mais j’ai fait faire une clef de ce secrétaire avec une empreinte de la serrure sur un cachet de cire.

 

– Vous êtes fort ingénieux. Malheureusement, cela ne servira de rien. Je veux bien escalader les murs de Diane pour de l’amour, pas pour de l’argent. Dites au prince, puisque vous avez les clefs, qu’il fasse les choses lui-même.

 

– Le prince ne peut plus remettre les pieds chez Diane. Quant à grimper le long de la vigne, il n’a point l’agilité de vingt ans. Si vous étiez raisonnable, vous n’hésiteriez pas une seconde à accepter des propositions qui nous servent tous et qui servent celle que vous aimez à un point que vous ne soupçonnez pas. Si nous n’avons pas ces lettres demain, nous déposons une plainte au parquet.

 

– Oh ! oh !

 

– Oui. Et vous pouvez sauver Diane d’elle-même. Pour cela, que faut-il ? Grimper à un mur et recevoir dix mille francs !

 

– Dix mille francs, c’est un chiffre !

 

– Et savez-vous ce que vous pourriez en faire, de ces dix mille francs ? Comme Diane sera libérée du prince, qui n’attend pour partir que ces lettres, elle serait toute disposée à vous être propice si vous lui offriez un joli petit voyage de quelques jours, où vous l’aimeriez tant qu’elle en oublierait toutes ses peines. Quant à moi, qui ai beaucoup d’influence sur elle, je me charge de l’y décider.

 

– Vous feriez cela ?

 

– Je vous le jure.

 

Il y eut un silence.

 

– Hésitez-vous encore ? demanda l’Homme de la nuit. Nous voici arrivés. Et il faut vous presser. Il s’agit de la sécurité de Diane et de votre bonheur ! Dites oui ou non !

 

Pold hésitait encore, très perplexe.

 

La voiture était arrivée au 4 de l’avenue Prudhon et stationnait. L’Homme de la nuit ouvrit la portière.

 

– Allons ! si vous n’êtes pas dans la chambre de Diane ce soir, je serai au parquet demain !

 

Pold fit un grand geste.

 

– J’accepte, dit-il.

 

L’Homme de la nuit lui donna ses dernières recommandations.

 

– Faites vite. Il n’y a personne dans la villa, Apportez-moi les lettres au bois de Misère, demain, à la villa des Pavots, où je vous attendrai.

 

Il fit descendre Pold, lui donna deux clefs, referma la portière, et la voiture s’éloigna au grand trot, laissant le jeune homme sur le trottoir, dans l’obscurité la plus profonde.

 

X

COMMENT POLD SIGNE UN REÇU
À L’HOMME DE LA NUIT

 

Adrienne avait repris quelque espoir. Une nouvelle lettre de son mari, plus affectueuse et lui annonçant sa proche arrivée, lui mit un peu de baume au cœur. D’autre part, les jours s’écoulaient. Arnoldson ne donnait pas signe de vie. On ne le rencontrait même point dans le pays.

 

Adrienne se disait qu’il avait fui après ses honteuses tentatives et ses dangereuses calomnies, et elle espérait bien qu’elle ne le reverrait jamais plus.

 

Le lendemain du jour où nous avons assisté à la représentation des Folies, Adrienne se promenait un peu moins angoissée, dans une allée du bois qui paraissait désert. Il était environ cinq heures du soir. Elle était seule.

 

Elle s’égara quelque peu dans le bois, puis elle se retrouva sur la route qui venait d’Esbly et montait, sous les arbres, jusqu’à la villa des Volubilis.

 

Adrienne s’attarda un peu sur cette route. Elle nourrissait le secret espoir que Lawrence arriverait ce soir-là et qu’elle serait la première à le voir et à lui souhaiter la bienvenue.

 

Son espoir sembla se réaliser, car elle vit poindre sur le sentier une silhouette. Elle pensa que Lawrence, dans un but de promenade, était venu à pied de la gare d’Esbly. Elle s’avança donc vers cette silhouette, qu’elle reconnut bientôt parfaitement.

 

C’était Pold !

 

Celui-ci avait quitté les Volubilis en donnant une vague explication à sa mère et en promettant de n’être pas plus de quarante-huit heures absent.

 

Adrienne se disait qu’elle allait avoir certainement des nouvelles du père.

 

Pold avait salué, de loin, joyeusement, sa mère, et celle-ci avait précipité sa marche.

 

Adrienne et Pold étaient en face de l’auberge Rouge.

 

Or, sur le seuil de cette auberge se tenait le noir qui en était à la fois le propriétaire, le patron et le domestique, qualités auxquelles il avait joint dernièrement celle de jardinier d’Arnoldson.

 

Joe était là et considérait les effusions auxquelles se livraient en toute sincérité Adrienne et son fils.

 

– Tu as des nouvelles de ton père, mon enfant ? demandait Adrienne.

 

– Nullement, mère. Je ne l’ai point vu, mentit effrontément Pold, qui avait fort bien distingué son père dans la loge des Folies. Je ne viens pas de Paris, continua-t-il, mais d’Asnières, 0ù l’un de mes bons amis m’avait convié à une superbe partie de football.

 

La mère flairait bien quelque mensonge et quelque farce de jeunesse. Elle passa outre, indulgente.

 

– C’est que ton père m’avait écrit qu’il allait arriver, et je l’attends presque ce soir.

 

Elle ajouta, pendant que Pold lui offrait son bras :

 

– Je serais heureuse de vous avoir tous autour de moi.

 

– Maman chérie ! fit Pold.

 

La maman chérie avait, comme nous l’avons dit, pris le bras de Pold. Sa main heurta quelque chose de dur qui gonflait le veston de Pold.

 

– Qu’est-ce que tu as donc dans tes poches, mon Pold, qui gonfle ainsi ton veston ? demanda Adrienne.

 

Pold devint cramoisi et dit :

 

– Oh ! rien… Ce sont des journaux de sport qui m’intéressent. Je m’en débarrasserai à la maison…

 

Et, ce disant, bien que la chose parût impossible, Pold rougit plus encore. Adrienne s’en aperçut et ne put s’empêcher de sourire.

 

– Ah ! Pold, vous ne dites pas la vérité, ce qui est fort vilain. Mais gardez, monsieur, vos secrets ; je ne veux pas les connaître.

 

Pold balbutiait :

 

– Mais non, m’man, je ne mens pas… Je t’assure que je ne mens pas…

 

À ce moment, ils aperçurent Joe sur la porte de l’auberge Rouge. Joe riait de toute sa dentition formidable…

 

Pold et Adrienne lui firent un signe de tête. Adrienne, se souvenant qu’il avait été fort aimable le soir où ils lui demandèrent l’hospitalité, voulut ne point passer sans lui adresser la parole.

 

Et, comme elle ne savait que dire, elle sortit la phrase consacrée des débuts de conversation quand il ne pleut pas.

 

– Il fait un temps superbe, M. Joe, dit-elle.

 

– Superbe ! madame, répéta Joe… superbe ! Mais, certainement, il n’y aura pas de lune cette nuit !

 

Ce fut un coup terrible qu’elle reçut en plein cœur. Elle chancela, s’appuyant à Pold pour ne point tomber. Elle était d’une pâleur mortelle, et Pold crut qu’elle allait s’évanouir.

 

– Qu’as-tu, mère ? s’écria-t-il.

 

Et, la prenant dans ses jeunes bras vigoureux, il voulut la porter jusqu’à l’auberge Rouge. Mais elle se défendit et dit, d’une voix rauque :

 

– Non ! Non ! Jamais ! Pas dans cette maison, pas chez cet homme !

 

Pold insistait. En attendant qu’elle fût remise de son trouble passager, Adrienne ferait bien d’accepter une station à l’auberge Rouge.

 

Elle répondit une dernière fois : « Non ! » de telle sorte et sur un tel ton qu’il n’osa plus lui en parler.

 

Joe était resté sur le seuil et souriait toujours, paraissant ne rien comprendre à ce qui se passait à quelques pas de là, sous ses yeux.

 

– Du reste, dit Adrienne, en s’appuyant à Pold et en faisant quelques pas, me voilà à peu près remise. Ce ne sera rien. Rentrons vite, mon fils.

 

Ainsi elle avait bien entendu la phrase fatale, le fameux avertissement qui devait lui annoncer la visite de l’Homme de la nuit pour le jour suivant. Et, cette fois, il avait la preuve ! Il apportait les lettres ! Comment se serait-il risqué sans cela ?… Il n’y aura pas de lune cette nuit ! Ah ! cette phrase bizarre et stupide, prononcée par un homme dévoué à Arnoldson, qui ne signifiait rien pour les autres, ce qu’elle disait de choses pour elle ! ce qu’elle annonçait de désastres ! ce qu’elle précédait de catastrophes !

 

Et Adrienne, sur le sentier, sentait ses forces qui l’abandonnaient. Elle arriva à la villa plutôt portée que soutenue par son fils.

 

Ils n’avaient pas plus tôt franchi la grille de la villa que d’un bouquet d’arbres sortait Harrison.

 

Il regarda longuement Adrienne, qui traversait le jardin, toujours au bras de son fils.

 

Harrison laissa échapper un profond soupir ; il reprit, quand Adrienne eut disparu, le chemin de la villa des Pavots.

 

Il marchait lentement et paraissait en proie à une émotion intense.

 

– La malheureuse ! disait-il.

 

Il n’était point arrivé au seuil de la demeure de l’Homme de la nuit qu’il était rejoint par Pold, lequel lui demanda, avec un tremblement dans la voix :

 

– M. Arnoldson est ici, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur Pold Lawrence, répondit Harrison, il est ici et il vous attend, car il m’a prévenu de vous faire entrer immédiatement aussitôt que vous vous présenteriez.

 

– Eh bien, me voilà ! fit Pold.

 

– Entrez donc, monsieur.

 

Harrison s’effaça devant Pold. Il lui désigna le perron de la villa et l’introduisit dans une sorte de cabinet où, derrière une table, Arnoldson, penché sur des papiers, semblait se livrer à une besogne qui l’intéressait fort.

 

L’Homme de la nuit leva les yeux vers Pold.

 

– Ah ! c’est vous, mon petit ami, fit-il. C’est bien l’heure à laquelle je vous attendais. J’ai calculé l’heure du départ des trains et celle de leur arrivée et je pensais bien que je vous verrais ce soir. Ah ! voyez-vous, c’est que l’affaire est importante et nous occupe beaucoup, le prince Agra et moi : le prince Agra parce qu’il y va de sa personne et d’une partie de sa fortune, et moi parce qu’il est mon ami. Dites-moi, vous avez réussi ?

 

– Mais oui, monsieur, fit Pold, j’ai réussi et je vous apporte les lettres.

 

– Je craignais une dernière hésitation de votre part.

 

– J’ai, en effet, hésité, monsieur. Mais je me suis dit que j’agissais pour Diane et qu’elle ne manquerait point de m’en marquer de la reconnaissance plus tard, quand elle serait en mesure d’apprécier le service que je voulais lui rendre et que je lui ai rendu. Dans la chambre, j’étais fort ému, je ne vous le cache pas. Mais l’amour de Diane m’a encore donné du courage, et la perspective que vous aviez fait luire à mes yeux qu’elle en serait plus tôt à moi si je brisais ainsi les derniers liens qui l’attachaient au prince m’a tout à fait décidé.

 

– Vous avez agi sagement, mon ami.

 

– Aussi je vous apporte les lettres, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, fit Pold ; les voici.

 

Et il tira de la poche de son veston le paquet de lettres qui était enfermé dans un pli cacheté.

 

L’Homme de la nuit avançait la main vers le paquet de lettres que lui tendait Pold et allait se l’approprier quand le jeune homme, semblant se raviser, reprit le paquet et dit :

 

– Pardon, monsieur, mais… vous n’avez pas oublié ce que vous m’avez promis ?

 

– Les dix mille francs ? demanda l’Homme de la nuit.

 

– Non, monsieur, l’engagement que vous avez pris de me faire revoir Diane, et même de me procurer un voyage avec elle.

 

Arnoldson sourit :

 

– Oui, jeune homme, je me souviens de ces choses. N’ayez crainte : vous aurez le voyage. Mais, pour avoir le voyage, il vous faut de l’argent, et j’ai l’argent.

 

Cela dit, Arnoldson sortit son portefeuille et, de ce portefeuille, il tira dix mille francs qu’il étala avec ostentation sur son bureau et qu’il compta lentement.

 

– Écoutez-moi, monsieur, fit Pold. Ce que j’ai fait là, je ne dirai pas que je le regrette, puisque, en le faisant, j’ai rendu service à Diane. Mais peu m’importe que vous me donniez dix mille francs si je ne puis les dépenser avec Diane.

 

– C’est entendu, mon petit ami, c’est entendu.

 

– Car je ne voudrais pas que vous puissiez croire un instant que c’est l’appât du gain qui m’a fait agir. Sachez donc une fois pour toutes, monsieur, que, si j’ai pris en considération les propositions assez scabreuses que vous m’avez faites, c’est par amour de Diane et pour rien autre chose. J’ai donc votre parole, monsieur, que je verrai Diane d’ici peu.

 

– D’ici très peu de temps, jeune homme, fit Arnoldson.

 

– C’est vrai, monsieur ?

 

– Je vous en donne ma parole. Voici ce que vous allez faire : Vous resterez à la villa des Volubilis jusqu’à demain. Demain, quand sonneront six heures, vous partirez. Vous saurez bien trouver un prétexte ?

 

– Oh ! oui, monsieur !

 

– Vous partirez donc et vous vous dirigerez vers Esbly.

 

– C’est entendu.

 

– Vous prendrez le train là, et vous vous rendrez dans votre garçonnière.

 

– Dans ma garçonnière ?

 

– D’où vient cet étonnement ? Vous n’avez donc pas de garçonnière ?

 

– J’en ai une, oui, monsieur. Mais d’où vient que je vous vois si bien renseigné ?

 

Arnoldson sourit encore :

 

– C’est Mme Martinet qui a parlé jadis de ces choses à Joe, et, comme Joe est mon jardinier, il m’a dit, en vous voyant : « Ah ! voilà le jeune homme qui a une garçonnière. »

 

– Et vous savez où elle se trouve ?

 

– Sans doute… Rue de Moscou.

 

– Je vous admire, monsieur. Jamais je n’aurais cru que vous fussiez si bien renseigné.

 

– Je le suis, ne craignez rien, et quand je promets quelque chose, je m’arrange de telle sorte que je le tiens toujours. Comment voulez-vous que j’amène Diane dans votre garçonnière si je ne sais où elle se trouve ?

 

Pold ne put retenir un cri d’allégresse :

 

– Vous amènerez Diane dans ma garçonnière ?

 

– Mais oui, jeune homme. Nous avons intérêt à ce que Diane oublie le prince Agra, et c’est encore plus pour nous que pour vous que vos vœux seront comblés.

 

– Oh ! monsieur !

 

– Que dites-vous ?

 

– Je dis : « Oh ! monsieur ! »

 

– Quand vous aurez Diane dans votre garçonnière, vous saurez bien la décider à vous suivre et à passer avec vous une lune de miel qui nous arrangera tous. C’est encore un prétexte à trouver, auprès de vos parents, pour que vous puissiez vous absenter pendant quelque temps.

 

– Ceci ne m’occupe point, monsieur.

 

– Vous l’avez trouvé, ce prétexte ?

 

– Je n’aurais garde. Je ne le chercherai même point. Je dirai ce qui me passera par la tête. On me croira ou l’on ne me croira pas. Mais jamais je ne manquerai l’occasion que vous m’offrez de redevenir l’ami de Diane, moi qui l’ai été si peu.

 

Pold semblait très enthousiaste et tout à fait « emballé ». Il avait laissé les lettres sur la table.

 

– Voici vos lettres, dit-il. C’est le seul paquet qui se trouvait dans le secrétaire.

 

– Merci, jeune homme ! C’est bien cela, et voici vos dix mille francs.

 

Arnoldson tendit les billets de banque, et Pold les prit. Arnoldson se mit à écrire.

 

– Je puis me retirer, monsieur ? demanda Pold.

 

– Une seconde, mon enfant, une seconde, dit Arnoldson en continuant à écrire.

 

– Vous avez encore quelque chose à me dire ?

 

– Sans doute.

 

– Et quoi donc, monsieur ?

 

– Attendez, je vous prie, que j’aie fini de libeller ce reçu.

 

– Quel reçu ?

 

– Mais un reçu de dix mille francs.

 

– À quoi bon ? Vous voulez que je vous signe un reçu ?

 

– Sans doute.

 

– Je ne comprends pas. Vous avez vos lettres, et moi j’ai votre argent et votre promesse. N’est-ce point suffisant ?

 

– Je vais vous faire comprendre. Ces dix mille francs, ce n’ai pas moi qui vous les donne.

 

– Et qui donc, monsieur ? demanda Pold, étonné.

 

– Et pour qui donc avez-vous travaillé ? Est-ce pour moi ou pour le prince Agra ?

 

– C’est pour le prince Agra.

 

– Alors, pourquoi voulez-vous que ce soit moi qui vous donne les dix mille francs ?

 

– C’est juste ! Ces dix mille francs sont donc au prince Agra ?

 

– Vous l’avez dit. Et, en les acceptant, vous lui rendrez encore service, puisqu’ils vous serviront à éloigner Diane de lui.

 

– Et il veut un reçu ?

 

– Non pas lui, mais moi.

 

– Vous ?

 

– Il faut bien que je justifie de ces dix mille francs vis-à-vis de lui. Aussi je vous demande de signer ce billet, qui est ainsi libellé : « Reçu de M. Arnoldson dix mille francs pour les lettres soustraites dans le secrétaire de Diane. »

 

Pold, d’un geste décidé, signa.

 

– Vous voyez, monsieur, que je n’y mets aucune difficulté.

 

– C’est trop naturel.

 

– Je n’y mets aucune difficulté, car, au besoin, ce reçu ne pourrait me desservir qu’auprès de Diane, à laquelle vous aurez l’occasion d’apprendre que je lui ai soustrait les lettres du prince Agra. Or, ceci m’est parfaitement indifférent, car je suis bien décidé, dès que je verrai Diane, à lui dire moi-même le nom de son voleur. Quand elle saura quelles étaient vos intentions, et le danger qu’elle courait, et les motifs qui m’ont fait agir, j’espère bien qu’elle me pardonnera.

 

– Je le crois aussi, fit Arnoldson.

 

– Et si elle ne me pardonne pas, continua Pold avec un certain accent de fierté, j’aurai encore ma conscience pour moi !

 

– Ce vous sera évidemment une consolation. Mais vous n’en aurez pas besoin.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’elle vous pardonnera.

 

– Puissiez-vous dire vrai, monsieur ! J’aime Diane de toute mon âme.

 

Pold serra dans les poches de son veston les dix mille francs, et Arnoldson prit le reçu.

 

Puis l’Homme de la nuit se leva et accompagna Pold jusqu’à la porte de son cabinet.

 

– Au revoir, monsieur Pold, dit-il, et ayez foi en moi. Vous vous rappelez mes paroles ?

 

– Je serai demain soir dans ma garçonnière de la rue de Moscou !

 

– Si vous n’y êtes pas, Diane y sera.

 

Pold se retourna une dernière fois vers Arnoldson :

 

– J’ai fait tout ce que vous m’avez ordonné pour ce rendez-vous, monsieur. Croyez bien que je n’y manquerai pas.

 

Pold s’éloigna, et Arnoldson rentra chez lui.

 

Le jeune homme n’eut pas plus tôt quitté la villa des Pavots qu’il s’assit, tout pensif, dans l’herbe. Des pensées assez incohérentes l’occupaient.

 

Maintenant qu’il avait livré les lettres et qu’il avait les dix mille francs, il regrettait presque sa conduite. Il se disait :

 

– Ce n’est pas honnête, ce que j’ai fait là.

 

Puis il expliquait vis-à-vis de lui-même son cambriolage :

 

– Si je n’avais montré de la décision, Diane était perdue !

 

Mais, au fond, il n’était pas bien convaincu et n’était qu’à moitié dupe des raisons qu’il s’énumérait pour se rendre une tranquillité d’esprit qui le fuyait.

 

Il se leva d’un bond.

 

– Ma seule excuse, s’écria-t-il, c’est de tout dire à Diane ! Et je le lui dirai demain !

 

Il se donna une forte claque sur la cuisse :

 

– Bah ! j’ai fait une folie, mais c’est de mon âge !

 

Et il rentra précipitamment aux Volubilis.

 

XI

L’HOMME DE LA NUIT S’AMUSE

 

Entièrement vêtue de noir, Adrienne attendait l’Homme. Horriblement pâle, elle avait une face d’angoisse. Cependant, elle en paraissait plus belle encore.

 

Déjà courbée sous la destinée que lui faisait Arnoldson, s’avouant vaincue à l’avance et n’ayant plus rien à tenter pour empêcher l’écroulement, très proche, de tout ce qui avait constitué jusqu’à ce jour son bonheur et sa foi, elle avait en elle quelque chose de fatal et d’immuable qui faisait peur.

 

Elle avait suivi les instructions de l’Homme. Elle avait vidé la maison de ses hôtes. Elle savait Pold à Villiers, où il était allé louer une bicyclette, disait-il, pour une longue promenade qu’il voulait faire le soir même, car il se proposait de rejoindre des amis qui l’attendaient à Crécy. Pold eût pu partir sans explications : elle ne lui en eût pas demandé.

 

Lily, se disant souffrante, s’était retirée dans sa chambre, où elle rêvait, en réalité, à l’amour du prince Agra et à la disparition du cavalier blanc, qui ne lui était pas apparu, au crépuscule, depuis deux jours.

 

Adrienne était donc seule, toute seule, en attendant Arnoldson.

 

Dehors la chaleur accablante de l’après-midi semblait avoir endormi toutes choses.

 

Les persiennes du salon où se tenait Adrienne étaient à demi closes. Un demi-jour régnait dans la pièce.

 

Adrienne était debout depuis longtemps, et, sans un mouvement, fixait entre les persiennes, qui ne se rejoignaient pas, la grille du jardin.

 

Par cette grille, il devait entrer. Elle regardait le seuil, qu’allait franchir ce messager de catastrophes.

 

Elle savait qu’il viendrait. Elle n’avait plus de doute. Elle avait cette sensation que tout était consommé.

 

Et il vint. Il arriva lentement par l’allée verte, sous les feuillages.

 

Elle vit son atroce image, cette silhouette de monstrueux oiseau de nuit. Il venait en balançant sans hâte les ailes de son manteau. Sur sa face blême, elle vit les deux trous noirs de ses lunettes, les deux trous effrayants où se cachaient ses yeux.

 

Et il poussa la grille, et il franchit le seuil comme s’il fût entré chez lui.

 

Alors, alors, elle vit qu’il souriait. Il souriait en la regardant. Il l’avait devinée entre les persiennes.

 

Adrienne semblait hypnotisée par ce sourire. Une terreur folle s’empara d’elle. Plus que jamais celui qu’elle avait entendu appeler l’Homme de la nuit et qui lui avait toujours inspiré une grande répulsion, plus que jamais il lui apparut non point seulement comme un sinistre amoureux qui ne reculerait devant aucune infamie pour arriver à ses fins, mais comme un être inexplicable, redouté et mystérieux, qui semblait ne faire le mal que pour le mal et pour l’atroce joie qu’il paraissait y prendre.

 

Arnoldson gravit rapidement le perron, ouvrit une porte qu’il claqua derrière lui, fut dans le salon, devant Adrienne, croisa les bras et dit :

 

– Vous m’attendiez… me voilà !

 

D’un coup d’œil qui enveloppa Adrienne, il vit ce que son œuvre, depuis quelques jours, avait fait de cette femme.

 

Et il fut satisfait.

 

Son sourire s’élargit encore. Il goûtait une jouissance suprême à voir Adrienne si misérable malgré l’orgueil qui la dressait, devant lui, dans une attitude de défi et de lutte.

 

Il s’inclina encore :

 

– Je vous avais promis les lettres : je vous les apporte, madame.

 

Et il jeta sur un guéridon le paquet de lettres que lui avait apporté Pold.

 

Adrienne n’avait pas la force de prononcer un mot. Elle s’avança d’un pas automatique vers le guéridon où gisaient les lettres et allait mettre la main sur le paquet quand Arnoldson fut devant elle et l’empêcha de mettre son projet à exécution.

 

Adrienne leva sur l’Homme de la nuit un fier regard où il y avait plus de dédain que de colère.

 

Arnoldson prit immédiatement la parole.

 

– Madame, fit-il, avant de vous livrer les preuves de la trahison de votre mari, permettez-moi de vous donner quelques explications.

 

– Je n’en ai que faire, dit Adrienne d’une voix glaciale.

 

– Qu’en savez-vous, puisque vous ne les soupçonnez même pas ? répliqua l’Homme de la nuit.

 

– Donnez-moi les lettres, monsieur. Toute parole entre vous et moi est superflue.

 

– Croyez-vous ? fit l’Homme de la nuit. Croyez-vous ? Moi, je suis sûr du contraire, et puisque vous ne me donnez pas la parole, je vais avoir le désespoir de la prendre.

 

Ceci dit, sans qu’il y fût invité, Arnoldson s’installa confortablement dans un fauteuil, et, les yeux sur la fière Adrienne, il commença :

 

– Madame, vous sembliez avoir deviné l’objet de ma conduite, dans notre dernière entrevue, quand vous me laissiez à entendre que je n’aurais à tirer aucun bénéfice de ma dénonciation. Vous étiez dans le vrai, madame, et votre perspicacité n’était point en défaut. Le secret de mon attitude, de mon ardeur à vous prouver l’infamie de votre époux réside tout entier dans ces trois mots : « Je vous aime ! »

 

Adrienne recula. Tant de cynisme dépassait tout ce qu’elle pouvait imaginer, tout ce qu’elle croyait avoir à redouter de cet homme.

 

– Qu’est-ce donc, monsieur, demanda-t-elle presque en tremblant, qu’est-ce donc que cette inqualifiable passion qui vous possède et que vous appelez l’amour, et au nom de laquelle vous me faites subir tous les martyres et toutes les tortures ? Si c’est cela votre amour, monsieur, si c’est ainsi que vous m’aimez, laissez-moi donc implorer votre haine ; haïssez-moi, haïssez-moi, au nom du ciel !

 

Arnoldson subit l’indignation d’Adrienne sans broncher. Il avait toujours le même air fort dégagé et souriant. Il poussa un léger soupir et dit :

 

– Oui, madame, c’est ainsi. Je vous aime. Vous vous étonnerez peut-être que mon amour se manifeste sous un jour tel que je n’aie plus à espérer de vous que de la répulsion. J’y comptais, madame, j’y comptais. Vous pensez bien que ce n’est pas avec mon physique que je pouvais attendre de vous autre chose que le sentiment que je vous inspire à cette heure et qui ne m’est guère favorable. Je suis vieux, madame, et je suis laid, mal fait et contrefait. Me voyez-vous aimable, empressé, joli cœur, avec des allures, autour de vous, de jeune premier ? Non, vous ne me voyez pas ainsi ou, alors, vous m’estimeriez le dernier des imbéciles. Au contraire, je suis fort intelligent et je le prouve. Ne pouvant vous avoir par la grâce de ma personne, je vous aurai par la terreur qu’elle vous inspire !

 

Adrienne voulut protester. Elle jeta ses deux bras devant cet homme, comme pour l’éloigner d’elle à jamais.

 

Pour ne pas tomber, elle s’appuya au mur, contre lequel elle s’était réfugiée.

 

– J’en ai décidé ainsi, madame. Songez à une chose : c’est que je n’ai jamais été aimé. Je ne puis espérer l’être jamais ! Je suis riche, madame, à un point que vous ne sauriez croire. Malgré toutes mes richesses, je n’ai jamais pu prendre un cœur de femme : aussi l’expérience est-elle faite et ne la tenterai-je plus. Mais, si je n’ai pas son cœur, c’est son corps qui sera à moi ! Oui, madame, son corps. Je veux que la femme que j’aurai élue – et vous l’êtes, madame – je veux qu’elle se donne à moi malgré toute l’horreur que je puis lui inspirer, malgré la haine qu’elle peut nourrir pour ma misérable personne… Et vous serez à moi… Oui, vous serez à moi !

 

Adrienne fut superbe dans la colère terrible qui la posséda soudain.

 

– Fuyez, monsieur ! s’écria-t-elle. Fuyez ! Si vous ne voulez que j’appelle mes domestiques pour vous chasser, fuyez !… Emportez vos lettres, vos mensonges, vos vaines déclarations, votre amour et ma haine, mais fuyez !

 

Arnoldson ne se leva même pas.

 

– Vos domestiques, madame ? Ils m’appartiennent, J’ai tout acheté, ici-bas, de ce qui m’intéresse et peut m’être utile. Vous êtes à ma disposition, croyez-le bien, et ne me forcez point à vous le prouver plus tôt que je ne l’ai décidé moi-même. Calmez-vous donc et écoutez-moi dans le plus religieux des silences. Je vais vous lire les lettres de votre mari à cette Diane, et vous verrez qu’elles méritent toute votre attention.

 

– Mais, enfin, monsieur, quand vous m’aurez lu ces lettres, demanda encore Adrienne, qu’espérez-vous ? Croyez-vous que le désespoir dans lequel elles me plongeront vous profitera ? Et, de ce que mon mari m’aura trahie, déduirez-vous que je doive un jour vous appartenir ?… Ah ! vous êtes un criminel et un fou !

 

– Non, madame, je ne déduis point cela. Je vais simplement, d’abord, vous détacher de votre mari, et croyez bien que la besogne va m’être facile. Ensuite, pour ce qui me concerne, ne vous en préoccupez pas, ajouta l’Homme de la nuit, avec un nouveau rire. J’en fais mon affaire.

 

– Mais, enfin, qui donc êtes-vous, monsieur, s’écria Adrienne avec épouvante, pour apparaître ainsi dans ma vie et pour m’avoir choisie, moi qui ne vous connaissais pas il y a quelques semaines encore, pour votre victime ?

 

Arnoldson dit :

 

– Je suis, madame, celui qui vous veut et qui vous aura !

 

Arnoldson prit les lettres et dit :

 

– Madame, prêtez-moi une oreille attentive ; cela en vaut la peine, je vous assure.

 

Et il commença.

 

Il prit la première lettre, celle que Lawrence adressait à Diane au lendemain du jour où elle le reçut chez elle et lui fit un si favorable accueil, après la représentation des tableaux vivants.

 

Cette lettre montrait un commencement de passion et implorait Diane, lui demandait un rendez-vous prochain. Lawrence affirmait qu’il avait à dire à Diane des choses fort curieuses et du plus haut intérêt.

 

Comme cette lettre restait sans réponse et comme les deux suivantes avaient le même sort, il en résultait que les trois missives que lut Arnoldson étaient écrites d’un style qui se faisait de plus en plus « amoureux » et qu’exaltait la passion naissante d’un homme pour une femme qui semblait le négliger, qui paraissait même l’ignorer tout à fait.

 

Puis ce furent d’autres lettres, d’un détail plus précis, des lettres qui disaient l’état d’âme de Lawrence vis-à-vis de cette femme et qui lui demandaient d’être plus propice à l’avenir.

 

Puis toute l’histoire de l’amour de Lawrence pour Diane se déroula… Les amabilités, les privautés même de la jeune femme pour le mari d’Adrienne furent relatées, et il y avait des détails tels qu’Adrienne, en écoutant cette lecture, ne pouvait retenir de temps à autre des exclamations qui traduisaient toute son indignation et l’étonnement profond en lequel elle était plongée.

 

Et, cependant, dès que l’Homme de la nuit s’était assis, accoudé au guéridon, et avait pris les lettres, Adrienne était résolue à ne point lui donner la joie du spectacle de sa douleur ; mais c’est en vain qu’elle s’était cuirassée.

 

Bientôt, Lawrence, par la passion qu’il mettait dans son langage et par l’ardent désir qu’il avouait presque cyniquement de Diane, se révélait à la malheureuse Adrienne sous un jour qu’elle n’avait jamais connu.

 

Lawrence la suppliait de mettre un terme à l’épreuve que Diane lui avait imposée.

 

Et il énumérait les folies qu’il avait commises, sa fortune qu’il n’avait pas hésité à compromettre. Finalement, il arrivait à parler de sa femme en des termes tels qu’Adrienne se laissa tomber sur un fauteuil, avec un sanglot qu’elle ne put retenir plus longtemps.

 

Lawrence, en effet, se rendait parfaitement compte de l’indignité de sa conduite et prenait une joie diabolique à l’étaler. Il décrivait avec des détails malsains l’abominable maladie morale qui l’avait gagné à s’approcher de Diane et à s’éloigner de sa femme.

 

Et il ne se révoltait point. Et il ne maudissait point cette femme. Mais il réclamait le prix de tant de bassesses.

 

Et, s’il ne s’expliquait pas plus clairement, il était visible que cet homme n’hésitait plus à sacrifier sa femme et ses enfants à l’abominable passion qui s’était emparée de lui.

 

Tant de bassesse, de vilenie et de bestialité stupéfièrent la malheureuse femme à un point que, bientôt, elle ne trouva plus un mot pour protester, une exclamation pour s’indigner.

 

Elle semblait, dans son fauteuil, comme morte.

 

L’Homme de la nuit se glissa vers elle. Elle ne le vit point venir. Elle ne le sentit point à ses côtés.

 

Arnoldson avait goûté à la douleur de cette femme une joie infernale, qu’il n’avait point cachée. Et maintenant, la sentant vaincue, il était près d’elle ; il la croyait sans résistance et sans force contre tant de malheurs et il eut l’audace de passer son bras autour de la taille souple de cette femme.

 

Sous ses lunettes, ses yeux flamboyaient. Une passion inavouable brûlait l’Homme. Il regardait Adrienne, qui, malgré tous ses malheurs, lui apparaissait encore majestueusement belle. Plus elle souffrait, plus elle lui semblait désirable. Et il la voulait. Et il se fût damné – s’il ne l’avait été déjà – pour l’avoir.

 

Elle ne le sentait pas. Elle ne le voyait pas. Il dit :

 

– Tu es belle ! Adrienne, je n’ai jamais aimé que toi ! Adrienne, tu souffres parce que tu me repousses ! Mais ne me repousse plus et tu seras heureuse ! M’entends-tu, Adrienne ?

 

L’Homme de la nuit attirait Adrienne à lui. La présence de cette femme l’affolait. De la sentir si proche de lui, prête sans doute à ne plus lui résister, pensait-il, tant les événements semblaient avoir annihilé en elle la volonté, il montrait plus d’audace. Il avait la conscience qu’elle lui appartenait. Il parlait déjà en maître. Et la pression de son bras se fit plus victorieuse.

 

Mais Adrienne se réveilla soudain du rêve affreux en lequel elle était plongée. Elle vit l’Homme. Elle sentit son bras. Elle essuya son souffle.

 

Et elle fut debout. Comme il approchait ses lèvres immondes de ses lèvres, elle le repoussa de toute la force de ses bras. Et, comme il la prenait encore et comme il la voulait à lui, alors elle le frappa.

 

Son poing alla violemment heurter le front de cet homme, et elle cria :

 

– Misérable !

 

Et elle le frappa à nouveau. Son poing battait cette face, qui se détournait, pendant qu’Arnoldson, dans un accès de passion terrible, pressait encore cette femme sur sa poitrine, avec des gestes d’homme ivre.

 

Enfin, il la lâcha. Sa bouche saignait. Arnoldson tira lentement de sa poche son mouchoir, et il épongea sa lèvre.

 

Il dit :

 

– Oui, je suis fou ! je suis fou de vous ! Écoutez, Adrienne. J’ai tout fait pour que vous fussiez à moi. J’ai tout prévu. Les pires désastres sont suspendus au-dessus de votre tête et de celle de votre mari et de celles de vos enfants… Eh bien, je renonce… écoutez-moi, Adrienne, écoutez-moi !… je renonce à tous ces désastres, à toutes ces catastrophes… que j’ai préparés de longue main, si vous cessez de me frapper… si vous écoutez, si vous daignez écouter la passion qui me dévore… cette passion qui m’a fait l’être misérable et criminel que je suis. Réfléchissez, Adrienne !

 

Mais elle était bien loin de lui. Elle lui criait :

 

– Assez ! assez !… Vous ne pouvez plus rien contre moi !… Et les maux dont vous me menacez ne sont rien à côté de ceux que vous m’avez causés !…

 

– Vous croyez, madame ?

 

Arnoldson avait reconquis son calme. Très tranquille maintenant, il essuyait encore sa lèvre, qui continuait à saigner.

 

– Eh ! vous croyez ! madame !… Eh bien, non ! je vous dis que votre malheur actuel est une douce chose à côté de ce que l’Homme de la nuit vous réserve !

 

Et il rit sinistrement.

 

– Que pouvez-vous de plus contre moi, monsieur, que ce que vous avez fait ? J’avais un mari : vous me l’enlevez ! J’avais une fortune : vous me la prenez !…

 

Arnoldson remit sur sa tête le chapeau qu’il avait déposé sur le guéridon.

 

– Vous oubliez vos enfants, madame ! fit Arnoldson.

 

Et, après un profond salut qu’il servait à son ordinaire, il ouvrit la porte et disparut.

 

Adrienne, l’œil hagard, regardait la porte qui s’était refermée sur lui.

 

– Mes enfants ! dit-elle. Mes enfants !

 

Elle passa une main fébrile sur son front.

 

– Que veut-il dire avec mes enfants ?

 

Mais elle vit les lettres que l’Homme de la nuit avait laissées sur le guéridon et elle se plongea dans une lecture qui lui fit à nouveau verser des larmes de rage…

 

XII

OÙ CETTE PAUVRE MADAME MARTINET PREND UNE GRAVE RÉSOLUTION

 

Mme Martinet avait, à plusieurs reprises, manifesté l’intention de quitter le bois de Misère et la villa des Pavots. Elle trouvait que sa présence y devenait inutile, surtout depuis que Pold négligeait de venir lui tenir compagnie quand les « ombres de la nuit » s’étendaient sur la campagne.

 

Après l’avoir vainement attendu deux soirs de suite, elle s’avoua qu’elle était abandonnée. Elle en conçut un chagrin sans bornes et songea à rentrer à Paris, où son mari et ses affaires de la rue du Sentier la réclamaient impérieusement.

 

Déjà, Martinet, lui avait écrit, la menaçant de la venir chercher si elle ne se résolvait pas à réintégrer le domicile conjugal.

 

Mais, à chaque tentative de départ, Arnoldson trouvait un prétexte pour la retenir, et c’est ainsi que, par un bizarre effet de son caractère, ce matin même d’une journée qui marquera dans l’histoire de ce drame et où nous avons vu l’Homme de la nuit avoir cette scène terrible avec Adrienne, Arnoldson, disons-nous, avait déclaré à Mme Martinet qu’il revenait à sa première idée, qui était de remettre en bleu le cabinet qu’il avait fait transformer en rouge.

 

Mme Martinet avait alors répliqué que sa présence n’était plus nécessaire et que ses ouvriers sauraient parfaitement accomplir un travail auquel ils s’étaient déjà livrés une première fois. Ce raisonnement parut assez logique, et Arnoldson n’insista pas ; mais, comme Mme Martinet faisait ses paquets, elle reçut un mot qui était signé Joe et qui la priait de passer, à six heures moins un quart, à son auberge. Joe la prévenait qu’il était résolu à faire faire d’importants travaux à l’auberge Rouge et qu’il ne reculerait point devant des frais assez considérables pour donner à son hôtellerie un petit cachet d’élégance qui, jusqu’à ce jour, lui avait fait complètement défaut.

 

– Allons ! se résigna Mme Martinet, je resterai donc aujourd’hui encore !

 

– Madame Martinet, lui dit Arnoldson, faites selon votre bon plaisir. Vous êtes ici comme chez vous. Restez, partez ; je serai toujours heureux de vous faire plaisir.

 

Mme Martinet, en attendant six heures moins un quart, cette heure que Joe lui avait fixée pour son entrevue, s’en alla promener fort tristement par les sentiers de Dainville.

 

Elle était vaguement hantée du désir de revoir son Pold et espérait, tout au fond de son cœur, que le hasard le lui ferait rencontrer.

 

Et cette pauvre Mme Martinet était si bonne, son âme de brave petite femme qui trompait son mari était si pleine d’indulgence pour les frasques de son jeune amant qu’elle lui eût certainement encore pardonné ses dures paroles de l’autre soir et son absence prolongée si l’occasion s’en était présentée.

 

Elle ne se présenta point, cette occasion tant espérée. Et, plus triste, plus désolée que jamais, Mme Martinet s’en vint au bois de Misère et prit le chemin de l’auberge Rouge.

 

Elle poussait de gros soupirs et atteignit fort lamentablement le seuil de l’auberge Rouge.

 

La porte en était fermée. Elle heurta et Joe vint ouvrir.

 

– Tiens, bonsoir, madame Martinet.

 

– Ah ! Je vous dérange peut-être, monsieur Joe ?

 

– Eh ! que me dites-vous là ? Nous sommes ici en pays de connaissance.

 

– Bonsoir, madame Martinet, bonsoir.

 

– Eh ! mais c’est le père Jules !

 

– Lui-même ! ma chère madame ! Je passais par là en fumant ma bouffarde, et l’ami Joe m’a prié de venir prendre un petit verre.

 

Joe s’avança, gracieux :

 

– Vous nous ferez bien de l’honneur en trinquant avec nous.

 

– Ah ! monsieur Joe, je n’ai point soif et ne désire rien. Vous êtes trop aimable, en vérité.

 

Joe pria Mme Martinet de s’asseoir, voulut en faire autant, mais auparavant, la fin de la journée s’annonçant superbe, il ouvrit la porte et les fenêtres qui avaient une vue sur la route.

 

En écoutant les papotages de Joe et les potins du père Jules, Mme Martinet regardait la route. Soudain, elle bondit de sa chaise et se précipita vers la porte.

 

Joe et le père Jules la suivirent avec la même précipitation.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demandèrent-ils.

 

Ils eurent bientôt l’explication de cette émotion subite. Mme Martinet criait :

 

– Monsieur Pold !

 

Et elle agitait fébrilement son mouchoir dans la direction d’un jeune cycliste qui pédalait avec ardeur sur la route.

 

– Monsieur Pold ! continuait-elle à crier.

 

Mais, soit qu’il allât trop vite pour entendre, soit qu’il ne voulût point entendre, M. Pold, redoublant de vigueur et de vitesse, passa en face de l’auberge sans regarder Mme Martinet.

 

Il était passé qu’elle criait encore :

 

– Monsieur Pold ! Monsieur Pold !

 

Enfin, au moment où il allait disparaître au carrefour de la route, « M. Pold » se retourna sur sa selle et fit, de la main, à Mme Martinet, un signe d’adieu.

 

– Oh ! dit-elle, il m’avait vue et il m’avait entendue ! Et il est passé devant moi comme devant une étrangère !

 

Elle en était horriblement vexée et, maintenant, elle ressentait moins de regret d’avoir perdu ce garçon que de ressentiment de se voir traiter par lui avec tant de sans-gêne.

 

Mme Martinet était cramoisie de colère.

 

– Qui est-ce qui peut me l’avoir changé ainsi ? se demandait-elle.

 

À cette muette question, le père Jules se chargea soudain de répondre :

 

– Ah ! c’est, en effet, M. Pold, dit-il. Il va rejoindre sa maîtresse.

 

Mme Martinet poussa un cri :

 

– Sa maîtresse !

 

Elle crut qu’elle allait s’évanouir.

 

Mais ces commencements d’évanouissement n’avaient, chez elle, jamais de suites. Cela tenait à l’excellent état de sa santé.

 

– Que voulez-vous dire, père Jules, avec la maîtresse de M, Pold ? Ce jeune homme a donc des maîtresses ?

 

– Je ne sais pas s’il a des maîtresses, fit le père Jules, mais je sais qu’il a une maîtresse.

 

– Et laquelle, grands dieux ?

 

– Une maîtresse avec laquelle il va passer la nuit à Paris. Oui, madame, c’est un petit dévergondé. Ainsi il est allé la rejoindre hier, ainsi va-t-il la rejoindre aujourd’hui, ainsi la verra-t-il demain.

 

– Mais son nom ? demanda anxieusement Mme Martinet.

 

– Ah ! son nom ! son nom !

 

Joe intervint :

 

– Tu peux tout dire, mon vieux ! Mme Martinet en sait aussi long que toi et moi là-dessus.

 

– Et comment cela ? interrogea madame Martinet, écarlate.

 

– Mais oui, fit Joe, mais oui… Rappelez-vous les confidences que je vous ai faites, un jour, dans votre magasin de la rue du Sentier.

 

Mme Martinet cria rageusement :

 

– Diane ! ! !

 

Joe approuva de la tête et le père Jules fit :

 

– Diane, parfaitement, Diane. Ah ! elle le perdra, pour sûr… Une tempête s’était déchaînée dans l’âme, ordinairement sans haine, de Mme Martinet. Elle se sentait soudain capable de commettre un crime pour châtier sa sœur de continuer à lui voler son Pold.

 

– Oh ! ça ne se passera pas comme ça ! ne put-elle s’empêcher de s’exclamer.

 

Joe et le père Jules eurent un regard et un sourire d’intelligence.

 

– Tout ça, fit Joe, tout ça, madame Martinet, c’est bien de votre faute.

 

– De ma faute ? Et comment l’entendez-vous ? De ma faute, s’il aime cette Diane, cette femme qui le perdra, après en avoir perdu tant d’autres ?

 

– Oui, madame, continua Joe d’un air entendu, de votre faute.

 

– Expliquez-vous, de grâce…

 

– M. Pold était votre ami, disiez-vous. Si vous aviez eu réellement de l’amitié pour lui, vous l’eussiez empêché de tomber si bas.

 

– En quoi faisant ?

 

– Mais en faisant votre devoir.

 

– Et en quoi, je vous prie, consistait mon devoir ?

 

– Mais en racontant tout à sa famille. Croyez-vous que ce ne serait pas un service à lui rendre que de dire à son père : « Monsieur, votre fils est dans un bien mauvais chemin ; je crois qu’il est temps de l’en faire sortir, et cela vous appartient. Comme je suis son amie, et qu’il est l’ami de mon mari, je crois de mon devoir de vous avertir. Dans quelques jours, dans un mois peut-être, il serait trop tard. »

 

– J’aurais dénoncé Pold à M. Lawrence ?

 

– Sans doute. On ne peut le laisser décemment aux mains de cette femme. Je sais, continua Joe, je sais que c’est votre sœur…

 

– Ah ! ma sœur ou non, c’est une misérable…

 

– Et ce n’est point cela qui vous arrêtera, n’est-ce pas madame ?

 

– Au contraire !

 

Le père Jules prit à son tour la parole :

 

– Ah ! madame, quelle reconnaissance le petit vous aurait plus tard, et combien nous serions heureux, nous, les vieux serviteurs de la famille, que vous prissiez une pareille initiative ! Nous avons bien pensé à une lettre anonyme… Mais, outre que cela est lâche, on ne prend point toujours en considération une lettre anonyme. Ayez donc ce courage, madame. Et écrivez à M. Lawrence que son fils a des rendez-vous la nuit avec cette Diane, dans un rez-de-chaussée de la rue de Moscou.

 

Mme Martinet fut debout :

 

– Ils se voient rue de Moscou ?

 

– Oui, madame.

 

– Ils s’aiment dans ce rez-de-chaussée ?

 

– Oui, madame.

 

Joe fit :

 

– Dans ce rez-de-chaussée que vous lui avez meublé et tapissé…

 

– De mes propres mains, reprit douloureusement madame Martinet. Oui, de mes propres mains !

 

– Vous fûtes bien imprudente, dit Joe. Vous qui étiez d’un âge raisonnable et qui saviez à quoi sont exposés les jeunes gens, vous eussiez dû vous opposer à cette fantaisie. C’est une lourde faute, madame, que vous avez commise là. Et cette faute, vous ne pouvez la racheter qu’en disant tout au père, lequel mettra un frein à tant de débordements.

 

Mme Martinet trouvait les arguments de Joe fort justes. La haine que lui inspirait Diane et la jalousie qui lui déchirait le cœur la portaient à agréer les conseils de Joe et du père Jules. Elle regrettait amèrement la part qu’elle avait prise dans l’établissement de cette garçonnière où elle avait été si heureuse et où une autre avait déjà pris sa place.

 

– Il n’est que temps ! disait le père Jules. Ah ! le petit chenapan ! Il la recevait déjà rue de Moscou avant votre arrivée à la campagne.

 

– Pas possible ! fit Mme Martinet.

 

– Oui, madame, très possible ! Un jour sur deux, il avait rendez-vous avec elle !

 

– Ah ! le scélérat ! s’écria-t-elle.

 

Et elle songeait qu’à cette époque elle avait elle-même rendez-vous avec lui tous les deux jours. L’autre jour était donc pour Diane. Elle était exaspérée.

 

– Du papier ! s’écria-t-elle. Du papier !

 

– Et de l’encre, fit Joe en apportant ce que Mme Martinet demandait si rageusement. Voilà du papier et de l’encre : tout ce qu’il faut pour écrire, ma chère madame.

 

Mme Martinet se mit donc en mesure de dénoncer la conduite de Pold à Lawrence. Il ne faut pas oublier que la pauvre femme ignorait totalement les amours de Lawrence et de Diane et qu’elle ne pouvait se douter une seconde de la gravité extrême de son acte et des drames dont il pouvait être la cause.

 

Quant à Joe et au père Jules, ils étaient dans une grande jubilation. Le but que leur avait assigné Arnoldson était atteint. C’est ainsi qu’ils avaient dit à Mme Martinet que Pold se rendait depuis plusieurs soirs dans sa garçonnière de la rue de Moscou pour y recevoir Diane : or nous savons que Pold n’y avait pas remis les pieds, et qu’il ne s’y rendait ce soir-là que sur la promesse ferme que lui avait faite Arnoldson d’y amener la fameuse demi-mondaine.

 

Pold avait suivi de point en point les indications de l’Homme de la nuit, et il était revenu de Villiers aux Volubilis pour n’en partir qu’à six heures du soir. Pold, après s’être assuré auprès des domestiques qu’on n’était point venu le demander dans l’après-midi, sauta sur sa bécane et se dirigea vers la gare d’Esbly.

 

On lui avait dit que sa mère était dans ses appartements, toujours un peu souffrante, et qu’elle avait prié qu’on ne la dérangeât point. Il ignorait donc totalement qu’il eût pu se passer quelque chose entre Arnoldson et sa mère.

 

À six heures donc, il passa devant l’auberge Rouge avec la rapidité que nous savons et dit adieu sans gêne à Mme Martinet. Arnoldson, avec sa psychologie diabolique, avait prévu cet événement. Il savait que Pold descendrait la côte à six heures. Il y envoya, grâce au mot de Joe, Mme Martinet vers six heures moins le quart, il avait escompté qu’elle verrait Pold, et que celui-ci, pressé, ne s’arrêterait point à son appel.

 

C’était là un excellent point de départ pour le travail auquel il voulait livrer Mme Martinet, et qu’il avait confié aux deux compères Jules et Joe. Il lui fallait une dénonciation de Mme Martinet.

 

Arnoldson avait eu dans l’après-midi son dramatique entretien avec Adrienne et lui avait abandonné les lettres livrées la veille par Pold.

 

À six heures, Pold partait pour Esbly.

 

À six heures et quart, Mme Martinet écrivait ceci, sous l’œil bienveillant de Joe et du père Jules :

 

« Monsieur,

 

« Je crois de mon devoir de vous avertir de la conduite de votre fils et des dangers qu’il court, livré à la plus terrible des femmes.

 

« Votre fils est un brave petit garçon que mon mari a l’occasion de voir de temps à autre, qu’il aime beaucoup. Quant à la femme, je suis mieux que quiconque à même de la connaître, puisque c’est ma sœur.

 

« C’est donc par intérêt pour votre fils et par crainte de cette femme que je me permets d’éveiller votre attention et de faire appel à votre autorité de père.

 

« M. Pold a de nombreux rendez-vous avec celle que j’ai la honte d’appeler ma sœur, à Paris, rue de Moscou, n°… Ce soir même, il vient de quitter les Volubilis pour aller se jeter dans les bras de Diane.

 

« Car ma sœur est cette Diane dont parle tout Paris et qui causa tant de scandales qu’on ne les compte plus.

 

« Agréez, monsieur Lawrence, etc… »

 

Et Mme Martinet signa de son nom d’épouse et donna son adresse, rue du Sentier.

 

Le père Jules opinait du chef. Mme Martinet avait mis sa missive dans une enveloppe. Elle voulut écrire l’adresse.

 

– Nous allons envoyer cela à Paris, n’est-ce pas ? fit-elle.

 

– Non point, non point ! Pourquoi à Paris ? demanda le père Jules.

 

– Mais puisque M. Lawrence s’y trouve à cette heure…

 

– Vous vous trompez, madame Martinet… M. Lawrence n’est plus à Paris.

 

– Cependant, il n’est pas non plus aux Volubilis.

 

– Il n’est ni à Paris ni aux Volubilis. Il a quitté tantôt l’un et il se dirige en ce moment vers l’autre. Il sera ici ce soir même.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– C’est lui-même qui me l’a dit. J’étais dernièrement encore moi-même à Paris, et il m’a annoncé le jour et l’heure de son arrivée aux Volubilis.

 

– Vraiment ?

 

– Vraiment. Il ne saurait même tarder. Tenez, si vous en doutez, dit le père Jules en jetant un regard vers la route, vous n’avez qu’à le voir qui s’avance là-bas, au carrefour. Il sera ici dans cinq minutes.

 

– C’est pourtant vrai ! s’écria Mme Martinet, qui venait de reconnaître Lawrence.

 

– Si vous le désirez, fit le père Jules, je me charge de lui remettre cette lettre.

 

– Vous êtes bien aimable, mais attendez qu’il soit rentré chez lui.

 

Et Mme Martinet remit la lettre au père Jules.

 

Lawrence arrivait en face de l’auberge Rouge. Il passa sans regarder de ce côté. Il paraissait tout pensif et fort préoccupé.

 

Quand il se fut éloigné quelque peu, le père Jules dit à Mme Martinet :

 

– Au revoir, madame Martinet. J’emboîte le pas à mon patron. Il aura votre lettre dans dix minutes.

 

Il salua et quitta Mme Martinet et Joe.

 

Celle-ci n’avait pas de cœur aux affaires. Et, comme Joe commençait, pour détourner le cours de ses idées noires, à l’entretenir du désir où il était d’apporter quelque transformation à l’ameublement de son hôtellerie. Mme Martinet fit :

 

– Un autre jour, monsieur Joe, un autre jour. Je crois bien que je partirai demain pour Paris. Le séjour du bois de Misère m’est devenu odieux. Vous viendrez me voir rue du Sentier, et nous nous entendrons.

 

Soudain, Mme Martinet se leva et s’exclama :

 

– Il ne va pas lui faire de mal, surtout ?

 

– Qui ? demanda Joe.

 

– Mais son père ! Mon Dieu, s’il allait lui faire du mal, à M. Pold !

 

Joe eut un bon sourire.

 

– Il l’aime trop, madame Martinet ! fit-il.

 

La pauvre femme se tamponna les yeux et partit précipitamment pour le pavillon des Pavots.

 

Le père Jules avait donc suivi Lawrence. Le père Jules savait que Lawrence viendrait ce soir-là au bois de Misère, non point parce que celui-ci le lui avait dit, mais parce qu’Arnoldson le lui avait appris en lui dictant ses dernières instructions.

 

Arnoldson, lui, était absolument certain de l’arrivée de Lawrence. Il avait fait le nécessaire pour cela. Il l’avait appelé lui-même en lui envoyant une lettre fort impérative dans laquelle il lui disait qu’un entretien entre eux deux s’imposait relativement aux affaires qu’ils avaient en cours. Arnoldson affirmait que s’il ne le voyait point, le soir même, aux Pavots, où il l’attendait, il y allait pour lui, Lawrence, de sommes considérables.

 

Cette lettre fut remise à Lawrence, à Paris, par un homme à la dévotion d’Arnoldson et dans des conditions telles qu’il ne pouvait prendre que le train qui le descendait à Esbly à l’heure fixée par l’Homme de la nuit pour la réussite de sa combinaison.

 

Une voiture avait conduit Lawrence d’Esbly jusqu’au bas de la montée du bois de Misère. Pendant ce trajet, il était plongé dans des réflexions tellement profondes, qu’il ne vit point un cycliste qui le croisait avec la rapidité de l’éclair. C’était Pold, lequel, lui, reconnut son père et n’eut garde d’attirer son attention.

 

Mais le cocher, qui était un cocher d’une voiture de louage, avait vu Pold. Et, comme il connaissait à peu près tous les étrangers qui venaient l’été dans le pays, il se retourna vers Lawrence et lui dit :

 

– Mais, monsieur, c’est-i pas vot’fils qui s’trotte là-bas à bicyclette ?

 

Lawrence regarda et dit :

 

– C’est lui, en effet !

 

Pold était déjà fort loin ; il ne l’appela pas.

 

– Il s’amuse, dit-il. Une petite promenade… Il va sans doute rejoindre des amis.

 

Et Lawrence se replongea dans le mutisme le plus complet.

 

Avant d’aller aux Pavots, il lui parut impossible de ne point faire tout d’abord une courte visite aux Volubilis, où il irait saluer sa femme et constater par lui-même que la santé d’Adrienne n’était point aussi ébranlée que Pold le lui avait écrit.

 

Il franchit donc la grille des Volubilis. Le père Jules le suivait toujours.

 

Lawrence entra dans la villa, et le père Jules dans sa loge.

 

XIII

RUPTURE

 

Adrienne avait, d’un geste fiévreux, ramassé toutes les lettres de Lawrence sur le guéridon du salon et les avait emportées chez elle, dans sa chambre.

 

Décidée à ne plus voir personne, elle s’était étendue sur un divan, repassant dans sa mémoire tous les événements qui s’étaient déroulés entre elle et Arnoldson depuis qu’elle l’avait rencontré à l’auberge Rouge.

 

Mais elle revenait toujours aux lettres et en relisait quelques passages. Alors, elle oubliait la scélératesse d’Arnoldson pour ne plus songer qu’à la vilenie de l’autre, et sa haine pour le premier faisait bientôt place à la rage qui grandissait en elle contre le second.

 

Elle resta ainsi de longues heures. Elle entendit frapper vers la fin de l’après-midi.

 

– Qui est là ? demanda-t-elle.

 

La porte s’ouvrit en silence. Une ombre restait sur le seuil. Adrienne poussa un cri. C’était Lawrence !

 

– Toi ? Toi ici ?

 

Lawrence s’avança, avec un sourire contraint, jusqu’au milieu de la chambre.

 

– Mais oui, fit-il, c’est moi ! Qu’y a-t-il donc de si étonnant à cela ? J’ai voulu avoir des nouvelles de ta santé et je suis venu les chercher moi-même.

 

– Tu t’y es pris tard ! dit Adrienne d’une voix saccadée.

 

– Mon Dieu ! tu m’en veux à cause de cela, Adrienne ? Tu as bien tort. Si tu savais le travail auquel il m’a fallu me livrer à Paris et le peu de temps qu’il m’a laissé, tu me pardonnerais facilement ce retard…

 

Il leva les yeux sur sa femme et la regarda bien en face, chose qu’il n’avait pas osé faire jusqu’alors.

 

Adrienne retenait à grand’peine les éclats de sa colère. Elle laissait parler son mari ; elle le laissait se perdre dans des explications inépuisables. Et son mépris pour celui qu’elle avait tant aimé en augmentait encore…

 

Elle reprit un peu de calme.

 

– Vous mentez ! dit-elle.

 

Lawrence, alors, s’aperçut du trouble étrange qui semblait s’être emparé de sa femme.

 

Et il perdit tout de suite de sa belle assurance, car il sentit bien qu’il avait quelque chose à redouter.

 

Mais quoi ?

 

… Est-ce que… par hasard… elle savait ?… Est-ce qu’elle se doutait ? Pourquoi l’accusait-elle de mensonge ?

 

– Moi ? Je mens ? fit-il… Mais, ma pauvre Adrienne, que vous prend-il donc ? Je ne vous comprends pas…

 

Adrienne l’écrasa de son terrible regard :

 

– Vous ne comprenez pas, monsieur, mais vous allez comprendre…

 

Son geste lui indiqua, sur un meuble, les lettres éparses.

 

– Lisez ! fit-elle.

 

Lawrence se précipita et jeta un rapide coup d’œil sur les lettres. Il les reconnut. Un flot de sang lui monta au cerveau. Ces lettres… ah ! ces lettres… comment étaient-elles là ? Quel était l’être infâme qui les avait apportées là ?

 

Il se retourna, hagard.

 

Mais Adrienne était déjà sur lui ; elle le prenait aux épaules, elle le faisait reculer d’une poussée rude. Ses paroles de haine sifflaient :

 

– Tu comprends maintenant ? Misérable menteur et misérable lâche que tu es !

 

Elle eut un rire affreux :

 

– Ah ! tu étais occupé ! Tout ton temps, ton précieux temps était pris à Paris ! Tu n’avais pas une minute à perdre avec ta femme ! Il te fallait tes journées et tes nuits pour ta maîtresse… ces journées et ces nuits que tu n’as point passées dans ses bras, car elle t’a repoussé, car elle s’est jouée de toi.

 

« Je les ai lues, tes lettres ! Toutes ! Elles m’on fait assister à des jolies choses et m’ont fait découvrir en toi un joli monsieur ! »

 

Elle rit encore atrocement :

 

– Ah ! je voudrais te dire des choses ! Mais j’ai trop de choses à te dire ! Sache simplement que je te méprise, et va-t’en !

 

Lawrence, éperdu, la regardait. Il ne l’avait jamais vue si belle que dans cette colère qui la transfigurait, dans le désordre de cette toilette de chambre qui voilait à peine des formes admirables.

 

Il comprit, d’un coup, tout ce qu’il allait perdre et l’horreur de sa conduite.

 

D’une voix humble, il dit :

 

– Songe aux enfants…

 

– Tu n’as plus le droit de parler de nos enfants ! Y songeais-tu, toi, quand tu jetais aux quatre vents de la fantaisie de cette femme leur fortune ?…

 

Adrienne alla à la porte, et il vit qu’elle allait partir. Alors, il se rua sur elle. Il lui interdit le seuil de cette porte et il cria :

 

– Ah ! Mary ! Mary ! souviens-toi de Charley !

 

La physionomie d’Adrienne, qui, jusqu’alors, avait exprimé la colère et la haine, se transforma soudain. Cette pâle figure sembla devenir de marbre. Ce cri : « Mary », sembla l’avoir glacée.

 

Elle le lâcha, lui jeta encore ces mots :

 

– Tu oses, dit-elle (et ces paroles avaient maintenant la monotonie triste et fatale des sentences des juges). Pauvre insensé. Elle avait acheté ton amour en tuant… et tu as pu l’oublier… Nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre, Lawrence.

 

Il sentit que la tristesse de ces dernières paroles ne les rendait que plus irrémédiables.

 

Il ne lui interdisait plus le seuil de la porte. Elle ne s’en irait pas, car il allait s’en aller. À pas lents, il se dirigea vers cette porte.

 

Avant de disparaître, il dit :

 

– Au moins, madame, m’apprendrez-vous quel fut celui qui m’a perdu ? Qui donc vous a si bien instruite de cet amour maudit qui sera la cause de ma ruine ? Me le direz-vous ?

 

– Celui-là, répondit Adrienne, est un infâme qui, en échange de vos lettres, monsieur, a voulu m’insulter de son amour.

 

Lawrence se retourna, la figure bouleversée.

 

– Son nom ! s’écria-t-il.

 

– Vous ne l’avez point déjà deviné ?

 

Lawrence dit tristement :

 

– Je ne sais rien ! Je ne vois rien ! Je ne devine rien ! Mais son nom, madame ! Je veux que vous me donniez son nom !

 

– Que ferez-vous quand vous aurez ce nom, monsieur ?

 

– Quand j’aurai le nom de cet homme, dit Lawrence, je le tuerai !

 

– Tuez donc Arnoldson, dit froidement Adrienne.

 

– Arnoldson ! L’Homme de la nuit ! ! !

 

Lawrence, effroyablement pâle, sans ajouter un mot, quitta la chambre d’un pas fantomatique.

 

Il s’en fut dans la bibliothèque, se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir, en tira un revolver, constata qu’il était chargé et le mit dans la poche du pardessus qu’il n’avait pas quitté depuis Paris.

 

Puis il quitta la villa, traversa le jardin, franchit la grille.

 

Il prit le chemin de la villa des Pavots. Mais il n’avait point fait vingt pas qu’il dut se retourner, car quelqu’un, derrière lui, l’appelait.

 

Il se retourna, le sourcil mauvais.

 

C’était le père Jules.

 

– Que voulez-vous ? fit-il.

 

– Vous remettre ceci, monsieur.

 

– Qu’est-ce que ceci ? demanda Lawrence en regardant un pli que lui tendait le père Jules.

 

– C’est une lettre que Mme Martinet m’a prié de vous remettre. Elle disait que c’était fort pressé et tenait à ce qu’elle fût remise ce soir même.

 

– Qui ça, Mme Martinet ?

 

– Une dame qui se trouve en ce moment chez M. Arnoldson et dont le mari est tapissier rue du Sentier.

 

Lawrence se souvint et tendit la main. Il prit le pli. Lawrence décacheta la lettre, d’un geste fébrile.

 

– Pardon, monsieur… continua le père Jules.

 

– Qu’est-ce encore ?

 

– Il y a ceci.

 

Et le concierge tendit une clef.

 

– Que voulez-vous que je fasse de cette clef ?

 

– C’est elle qui me l’a donnée, en me disant qu’elle vous serait utile et que la lettre qu’elle me remettait vous ferait comprendre son utilité.

 

– Donnez !

 

Après avoir pris la lettre, il prit la clef. Le père Jules s’éloigna.

 

XIV

KNOCK-OUT

 

Lawrence, ayant ouvert la lettre de Mme Martinet, la lut.

 

Il la relut.

 

Ce qu’il y avait dans cette lettre lui paraissait tellement impossible, improbable, effrayant qu’il ne pouvait le croire. Il resta devant cette lettre désemparé, étourdi comme s’il avait reçu de quelque boxeur émérite un coup de poing en pleine poitrine.

 

Puis, s’étant ressaisi, il pesa tous les termes de cette lettre et ne put qu’être frappé de la précision des détails. Cette dénonciation n’avait rien de vague et ne ressemblait en rien à quelque méchanceté de lettre anonyme. Une madame Martinet lui apprenait que son fils était aimé de Diane, lui disait où ils avaient leurs rendez-vous et prenait le soin de lui faire remettre la clef de l’appartement où ces jeunes gens se rencontraient, pour qu’il pût juger par lui-même.

 

Et son rival heureux était son fils ! Quand il l’avait croisé sur la route, quand il l’avait vu fuir – car il fuyait – Pold se rendait certainement au rendez-vous de Diane.

 

Momentanément, il oublia Adrienne pour ne songer qu’à la trahison de Diane. Il se vit berné, bafoué, ridiculisé… par son fils.

 

De temps en temps, il s’arrêtait pour contempler la clef, qu’il avait conservée dans sa main.

 

Puis, il repartait sur la route des Pavots, se dirigeant vers la villa d’Arnoldson.

 

La passion de meurtre qui l’avait saisi à un moment donné s’était légèrement calmée. Ces deux catastrophes fondant sur lui avaient divisé sa volonté, et si sa haine pour Arnoldson n’avait pas diminué, le désir qu’il avait d’élucider vite la seconde affaire lui enlevait la résolution d’en terminer immédiatement d’une façon tragique avec la première.

 

Il arriva donc chez Arnoldson sans avoir rien résolu.

 

Dans le jardin, il trouva, au milieu du sentier, le jardinier.

 

Joe lui dit :

 

– Ah ! vous voilà, monsieur Lawrence. Vous désirez voir M. Arnoldson ?

 

Et Joe s’appuyait sur sa bêche, dodelinant de la tête d’un petit air béat.

 

– Oui, fit Lawrence, impatienté, je veux voir ton maître.

 

– C’est chose facile, fit Joe. Si vous voulez me suivre…

 

Lawrence suivit Joe.

 

Et Joe poussa la porte du vestibule en ajoutant :

 

– C’est derrière cette porte que vous le trouverez. Il est dans son cabinet.

 

Lawrence voulut ouvrir la porte, mais Joe l’arrêta :

 

– Pardon, monsieur Lawrence ! Pardon !

 

– Quoi ? demanda Lawrence d’un air mauvais. Joe prenait la basque du pardessus de Lawrence.

 

– Votre pardessus, dit-il. Il faut retirer votre pardessus. Mon maître ne saurait supporter qu’on entre chez lui avec un pardessus. C’est une manie qu’il a prise en Russie.

 

Ce disant, Joe retirait déjà le pardessus de Lawrence, qui se laissait faire, oubliant que dans la poche de ce vêtement il avait glissé un revolver.

 

– Oui, continuait Joe, en Russie, toute personne qui conserverait son pardessus serait considérée comme…

 

– Finissons-en, coupa Lawrence.

 

– Voilà, monsieur, voilà ! Cela a un avantage dans ce pays de nihilistes : c’est qu’on ne peut entrer chez les gens avec des bombes dans ses poches sans qu’on s’en aperçoive tout de suite.

 

Cette dernière parole rappela le revolver à Lawrence. Il regarda Joe d’une façon singulière.

 

– Entrez, dit Joe.

 

Lawrence entra.

 

Quand il eut refermé la porte, Joe plongea sa vaste main dans la poche du pardessus et en tira le revolver.

 

Il le regarda d’un air fort sérieux.

 

– Il est d’un bon calibre, fit Joe.

 

Puis il replongea tranquillement l’arme dans la poche où il l’avait prise.

 

Et il resta derrière la porte.

 

Lawrence, aussitôt entré, vit, en face de lui, Arnoldson, derrière le bureau.

 

Mais, cette fois, à côté de lui, il y avait un colosse. C’était l’Aigle, qui semblait veiller sur son maître. Il fixait d’un œil perçant le visiteur.

 

Quand il aperçut Arnoldson, le premier mouvement de Lawrence fut de se précipiter sur le misérable et de le gifler. Mais il fut détourné de ce dessein par le coup d’œil de l’Aigle et il comprit que toute tentative d’agression brutale, dans de pareilles conditions, était devenue tout à fait impossible.

 

Il s’avança jusqu’au bureau. Arnoldson, maintenant, le regardait :

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Lawrence !

 

– Oui, c’est moi ! fit Lawrence, d’une voix brève. Avant de venir chez vous, j’ai passé chez moi. Je reviens des Volubilis, et vous devez penser, monsieur, que j’ai des choses pressées à vous dire. Mais je voudrais vous dire ces choses en particulier. Éloignez, je vous prie, votre domestique.

 

– Ce serait peine inutile, fit Arnoldson en souriant : cet homme ne saurait nous gêner.

 

– Il ne vous gêne pas, mais il me gêne, moi. Cela doit vous suffire.

 

– Vous avez tort, dit Arnoldson. Vous êtes même injuste. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez : cet homme ne répétera jamais vos paroles.

 

– J’en doute.

 

– Pourquoi doutez-vous ? Il est sourd-muet ! déclara Arnoldson en épanouissant son sourire. N’insistez pas, monsieur Lawrence. L’Aigle restera près de moi.

 

– Je comprends, monsieur, s’écria violemment Lawrence. Vous avez peur !

 

– Peur ? Et de quoi ? Et de qui ?

 

– De moi ! vous dis-je, de moi ! Je vous apprends que j’ai passé par les Volubilis : cela ne signifie-t-il rien pour vous ?

 

– Mais vous parlez un langage incompréhensible !

 

– Trêve d’hypocrisies, monsieur. J’ai vu ma femme, j’ai vu les lettres, et je sais qui les lui a remises !

 

Arnoldson prit un air contrarié :

 

– Vraiment ? Elle vous a dit tout cela ? Mon Dieu ! comme c’est contrariant.

 

Lawrence considéra avec stupéfaction cet homme qui lui servait tranquillement une pareille phrase au moment où il devait s’attendre à un acte de terrible vengeance de la part de celui qu’il avait offensé.

 

Arnoldson, sans regarder Lawrence, continuait :

 

– Oh ! contrariant, très contrariant ! J’avais prié Mme Lawrence de ne point vous entretenir de cet enfantillage…

 

Lawrence écumait :

 

– J’étais venu pour te châtier comme tu le mérites, vieillard infâme ! Et si tu ne t’étais entouré de tes serviteurs, qui te protègent et qui me désarment avant de m’introduire près de toi, ce serait déjà chose faite !

 

Arnoldson reprenait, dodelinant de la tête :

 

– Je me doutais bien que, si votre femme vous racontait ce qui s’est passé entre elle et moi, vous seriez tout prêt à vous livrer à quelque excentricité. Aussi ai-je pris mes précautions…

 

Lawrence avait croisé les bras et fixait sur Arnoldson un regard d’une rage inexprimable.

 

– Ainsi, c’est vous qui lui avez porté ces lettres ? fit-il.

 

– Mon Dieu, oui, c’est moi ! Et je me suis laissé aller, je l’avoue et je m’en excuse, à un langage peu convenable avec votre femme, mon cher Lawrence. J’étais fou ! Elle est si jolie, encore, votre femme, que tout le monde – excepté vous, bien entendu – comprendrait ma conduite. Depuis longtemps, sa beauté m’avait frappé. Mon cher Lawrence, je n’ai pas été gâté, dans la vie, par les femmes. Que j’aie eu le rêve, vers la fin de ma misérable existence, de me… rapprocher d’une créature aussi parfaite que Mme Lawrence, mon crime est-il si grand ?… Si vous saviez comment les choses se sont passées, peut-être vous décideriez-vous à me montrer un visage moins terrible.

 

Lawrence se domptant, d’un dernier effort, écouta :

 

– Jamais, mon cher monsieur Lawrence, jamais je n’eusse pensé à faire une déclaration à votre femme si je ne lui avais porté ces lettres, qui étaient une occasion évidente de la détacher de son mari et pouvaient la rapprocher d’un éventuel amant. Mais, pour lui porter ces lettres, il fallait les avoir. Or, écoutez ce qu’il advint. On me les apporta.

 

– Qui ? s’écria Lawrence.

 

– Ah ! qui ? Vous ne le sauriez jamais si je ne vous le disais pas. C’est évidemment quelqu’un qui avait intérêt à vous éloigner, qui espérait qu’à la suite de la livraison de ces lettres entre les mains de votre femme il en résulterait quelque chose qui vous éloignerait de Diane. Croyez-moi, c’est de ce côté qu’il vous faut chercher. On a moins songé à vous perdre dans l’esprit de votre femme qu’à vous rendre désormais impossible toute relation avec Diane.

 

« D’un côté, le jeune homme… »

 

– C’était un jeune homme ? demanda Lawrence, qui devint d’une pâleur de cire.

 

– Ai-je dit : « un jeune homme » ?… Eh bien, oui, c’était un jeune homme. Ce jeune homme donc avait besoin d’argent. Il savait que j’étais riche. Il s’était aperçu, disons, de mon penchant pour Mme Lawrence et pensa que j’achèterais les lettres. Il avait puissamment raisonné. Je les lui payai dix mille francs.

 

– Le nom de ce jeune homme ? demanda Lawrence d’une voix tellement effrayante que le sourire éternel qui errait aux lèvres de l’Homme de la nuit disparut.

 

– Ce jeune homme, fit solennellement Arnoldson, ce jeune homme qui a des calculs de vieillard, qui vous a volé votre maîtresse, monsieur, et qui, pour la conserver, me vend dix mille francs des lettres qu’il sait destinées à être remises à votre femme, ce jeune homme, c’est votre fils !

 

Et l’Homme de la nuit se leva.

 

– C’est Pold Lawrence ! acheva-t-il.

 

Le malheureux Lawrence attendait le coup. La conversation, depuis quelques instants, avait pris une tournure telle qu’il avait prévu que quelque chose de formidable allait s’abattre sur lui, quelque chose qui devait être plus terrible encore que la colère d’Adrienne, plus terrible que la révélation qui lui était venue de la lettre de Mme Martinet.

 

Un vague pressentiment lui disait qu’une corrélation étroite devait exister entre cette lettre et ce qu’il allait apprendre.

 

Et, bien qu’il s’y attendît, il fléchit sous le coup.

 

De fait, Lawrence pensa qu’il allait mourir. Il tomba comme une masse sur un fauteuil.

 

Des minutes de silence s’écoulèrent.

 

L’Homme de la nuit, les mains sur son bureau, courbé vers Lawrence, vers cette pauvre chose vaincue… regardait.

 

Et son sourire reparut, l’effroyable sourire de la victoire.

 

Lawrence fit un effort suprême pour se lever et y parvint. Il s’appuyait aux meubles pour ne pas tomber.

 

Il arriva ainsi en face d’Arnoldson. Il ouvrit la bouche et sa bouche laissa échapper des sons inintelligibles. Que voulait-il ? que demandait-il ? qu’exigeait-il encore ?

 

L’Homme de la nuit lui tendait une feuille sur laquelle on avait tracé quelques lignes.

 

Lawrence prit cette feuille et parvint à lire :

 

« Reçu de M. Arnoldson dix mille francs pour les lettres soustraites dans le secrétaire de Diane. »

 

Et c’était signé Pold !

 

Lawrence, d’une main fiévreuse, froissa le papier, qu’il enfouit dans sa poche. Puis, il se dirigea vers la porte.

 

Et il quitta Arnoldson pendant que celui-ci le poursuivait de ces paroles :

 

– Vraiment, tout ceci est arrivé parce que vous l’avez voulu. Je vous avais demandé pour affaires ! Pourquoi n’avoir pas parlé affaires ? Je vous aurais appris que notre dernière liquidation en Bourse se liquide par cent mille francs que vous me devez encore, et cela pour n’avoir point voulu suivre le conseil que je vous donnais de lâcher les mines d’or et de suivre, en garçon bien sage, les pronostics de mon ami Fried, le bulletinier-financier bien connu…

 

Lawrence descendit par le bois de Misère vers Esbly.

 

Dans la poche de son pardessus[1], il caressait la crosse de son revolver. Quelle effroyable résolution venait-il de prendre ? Vers quel but marchait-il ?

 

Et il faisait sa marche plus précipitée encore. Il courait vers Villiers, où il trouverait une voiture qui le conduirait en une demi-heure à Esbly. Une heure plus tard, il descendrait à Paris… Et alors… les voir… les surprendre… et tuer ! la tuer, elle, cette bête immonde et malfaisante.

 

La nuit tombait. Quand il atteignit la route de Picardie, il croisa un homme qui remontait vers le bois de Misère. Cet homme resta sur la route à le regarder. Et Lawrence disparaissait au tournant du chemin que l’homme regardait encore.

 

– Mon Dieu ! se dit le passant, où va-t-il ? il marche comme un fou. Il a une tête effrayante… C’est sans doute cette Diane qui le retourne ainsi… Pourquoi aussi se fourre-t-il dans ses griffes ? Est-ce raisonnable, un homme de son âge… avec ma belle-sœur. Ils veulent tous faire partie de ma famille… curieux… je dois être sympathique.

 

En monologuant, l’homme avait repris son chemin : « Vite, Marguerite ne m’attend pas »…

 

XV

LE MÉNAGE MARTINET

 

Car cet homme n’était autre que M. Martinet, lequel s’ennuyait à Paris de l’absence de sa femme et qui mettait à exécution la menace qu’il lui avait faite de la venir chercher.

 

Quand il arriva aux Pavots, il rencontra sur le seuil Arnoldson, qui se disposait à monter dans un coupé stationnant à quelques pas de là.

 

– Vous voilà, fit Arnoldson, vous voilà, monsieur Martinet !

 

Et Arnoldson parlait sur un ton de sensible contrariété.

 

– Mais oui, monsieur. Je viens chercher ma femme.

 

– Mme Martinet ? Mais elle est très bien ici… Et elle a beaucoup d’ouvrage en perspective…

 

– C’est que j’ai besoin d’elle à Paris.

 

Arnoldson vint à Martinet :

 

– Vous n’allez pas l’emmener tout de suite, j’espère bien, dit-il. Elle n’a pas besoin d’être à Paris ce soir.

 

– Mais rien ne nous force à partir ce soir, monsieur. Avec votre permission, nous ne prendrons le train que demain matin.

 

– C’est cela ! c’est cela ! fit avec empressement Arnoldson.

 

Et Arnoldson appela :

 

– Joe !

 

– M. Martinet va passer la nuit ici, dit Arnoldson. Je veux qu’il s’y trouve très bien.

 

Et il ajouta, d’une voix singulière :

 

– Je tiens à ce que M. Martinet soit si bien chez moi qu’il ne prenne fantaisie ni à lui ni à sa femme de partir avant demain matin.

 

Joe fit signe qu’il avait compris.

 

– Soyez tranquille, maître.

 

Arnoldson sauta dans son coupé, qui descendit vers Esbly. À côté du cocher, on distinguait la haute silhouette de l’Aigle.

 

M. Martinet arrivait une minute plus tard au pavillon habité par Mme Martinet. Celle-ci l’accueillit aimablement, sans enthousiasme.

 

– Tu sais que je m’en vais demain, fit-elle.

 

– Alors, tout va bien. Je venais te chercher. Nous partirons à la première heure. On est très bien ici, ajouta Martinet en se renversant sur sa chaise.

 

– Pas mal, mon ami. M. Arnoldson est plein d’attentions à mon égard.

 

Martinet frappa la table de son poing.

 

– Et Pold ? fit-il.

 

Mme Martinet demanda, toute rouge :

 

– Pold ?

 

– Oui, Pold, Pold Lawrence ! Ma parole, on dirait que tu ne sais pas ce que je veux dire ! Je te demande des nouvelles de mon ami Pold. Ça me fait bien plaisir de te revoir, mais je ne te cache pas que j’espère bien me trouver avec lui avant mon départ. Il y a longtemps que je ne l’ai vu. Je voudrais bien lui serrer la main, à ce brave petit ami. Tu l’as vu quelquefois ?

 

– Mais oui, de temps en temps… Je l’ai rencontré…

 

– Comme tu dis cela ?… Est-ce qu’il y aurait une nouvelle brouille entre vous ?… Tu as vraiment une conduite bizarre avec ce garçon. Il n’y a pas eu de scène entre vous depuis ma dernière visite ?

 

– Aucune mon ami.

 

– Ah ! à propos de Pold, tu sais que je viens de rencontrer son père…

 

– Son père ? répliqua Mme Martinet, soudain très intéressée.

 

– Mais oui. Il avait une drôle de tête.

 

– Où cela, l’as-tu rencontré ?

 

– Mais en venant ici, sur la route de Picardie. Je l’ai croisé, mais il ne m’a pas vu. Il marchait très vite et il avait une mine sinistre, la mine d’un monsieur à qui il vient d’arriver un malheur ou qui va en commettre un !

 

– Où allait-il ? fit Mme Martinet, très anxieuse.

 

– Mais à Villiers, prendre sans doute la diligence pour Esbly, ou commander une voiture. Il retournait évidemment chez sa Diane !

 

– Sa Diane ?

 

– Eh ! oui. Tu ne sais pas ? Je n’ai pas encore eu le temps de rien t’apprendre ! Mais il en fait de belles, le père de Pold, et il serait bien venu à faire des remontrances à son fils ! Ah ! ta sœur peut se vanter d’avoir du succès dans la famille…

 

Mme Martinet s’était précipitée sur son homme :

 

– Que veux-tu dire ? Explique-toi ! cria-t-elle.

 

– Bah ! comme te voilà tout excitée ! Qu’est-ce qui te prend ?

 

– Pourquoi dis-tu que M. Lawrence retournait chez sa Diane ?

 

– Eh ! mais… parce que Diane est sa maîtresse… Et, comme elle lui en fait voir de toutes les couleurs, et comme il avait l’air tout retourné et mauvais en diable, je me suis dit : « Voilà un homme qui va faire une scène à sa maîtresse. » Et il semblait pressé ! Tu sais, il courait presque !

 

Mme Martinet, qui était, d’écarlate, devenue livide, demanda, d’une voix tremblante :

 

– Diane est la maîtresse de M. Lawrence ?

 

– Il n’y a plus que toi qui l’ignores, ma chère !

 

– Et… dis-moi… Martinet… je t’en prie… dis-moi… Toutes tes paroles ont en ce moment une importance colossale, que tu ne soupçonnes pas… M. Lawrence, quand tu l’as rencontré, semblait… très… très méchant… très… mauvais ? Sa figure…

 

– Ah ! sa figure… Je te dis qu’il allait faire un mauvais coup.

 

Mme Martinet s’appuya à la table et eut à peine la force de dire :

 

– Il est perdu !

 

– Voyons, Marguerite ! Tu es souffrante ?

 

– Écoute… écoute, Martinet… Lawrence est l’amant de Diane… mais Diane… est aussi la maîtresse de Pold.

 

– De Pold ?… Allons donc. Il y a longtemps que c’est fini !

 

– Non, je t’assure, Pold est en ce moment l’ami de Diane… Il la voit tous les soirs… et ce soir même il a rendez-vous avec elle rue de Moscou.

 

– Eh bien ?… fit Martinet.

 

– Eh bien, reprit Mme Martinet avec effort… Lawrence le sait… Lawrence a appris la chose… aujourd’hui… et quand tu l’as vu… il allait les surprendre… que va-t-il se passer ?…

 

Puis Mme Martinet, l’air de plus en plus égaré, prononça des mots sans suite… laissa échapper des phrases incohérentes… Elle disait :

 

– Pold !… Pold !… Que va-t-il arriver ?…

 

Et Martinet, dont la stupéfaction allait grandissant, entendit encore ces mots :

 

– Il va les tuer !… les tuer… Et moi !… moi !…

 

Et Mme Martinet se tordit les mains, cria :

 

– C’est moi… c’est moi qui aurai tout fait !… Oh ! ce n’est pas possible !…

 

Martinet, maintenant, se dressait devant sa femme. Il lui dit, d’une voix très grave :

 

– Madame Martinet, que signifie tout ceci ?… Que voulez-vous dire ? Et pourquoi êtes-vous dans cet état ?

 

Quant Martinet « vouvoyait » sa femme, c’est que la situation était excessivement critique.

 

Mme Martinet ne semblait plus l’entendre. Elle continuait sa litanie… Elle répétait :

 

– C’est moi !… c’est moi qui aurai fait cela ! Martinet fut pris d’un grand accès de colère.

 

– Mais, enfin, s’écria-t-il, qu’as-tu fait ? et de quoi t’accuses-tu ?… Réponds ! Tu deviens folle !… ou tu as commis un crime !…

 

– Oh ! oui, avoua Mme Martinet, oh ! oui… un crime !… J’ai commis un crime !

 

– Et lequel ? réclama Martinet, qu’une agitation extrême gagnait. Explique-toi, bon sang de bon sang !

 

Mme Martinet s’écroula sur une chaise. Elle cacha sa figure dans ses mains :

 

– Je t’ai dit que Lawrence savait tout et qu’il allait les surprendre… Je t’ai dit qu’il allait les tuer !…

 

Martinet bondit :

 

– Les tuer ? Il va tuer Pold ?… Mais c’est infâme, ce que tu racontes…

 

– Est-ce qu’on sait ce qu’il va faire ? Oh ! j’ai peur ! j’ai peur !

 

– Mais enfin, es-tu certaine qu’il sait que Pold est avec Diane ? Et qui te fait croire qu’il va les surprendre ?

 

– C’est moi qui lui ai tout appris !

 

Ce fut le cri de sa conscience ! Elle ne pouvait plus le retenir.

 

Martinet était maintenant plus effrayant à voir que sa femme.

 

– Comment ! hurlait-il, tu as fait cela ? C’est toi qui l’as dénoncé ? Et pourquoi as-tu fait cela, Marguerite ? Qui t’a poussé à commettre cette abominable action ?

 

Il commandait. Il voulait une réponse tout de suite.

 

– Je l’ai dénoncé ! Je lui ai écrit, te dis-je ! Je lui ai donné l’adresse ! Je lui ai tout appris !

 

– Mais pourquoi ? Pourquoi ?

 

– Ah ! tais-toi, Martinet… Tais-toi, je t’en prie… Tu me tortures…

 

– Je veux savoir pourquoi. Pourquoi as-tu dénoncé Pold et Diane ? Pourquoi as-tu dit cette chose au père ?…

 

Mme Martinet, maintenant, ne répondait plus.

 

Elle roulait sa tête dans ses mains, d’un geste sans cesse répété.

 

Martinet la considérait. Il semblait comprendre ! Il avait peur de comprendre !

 

– Que t’a donc fait Pold, s’écria-t-il, pour que tu le haïsses ainsi ?

 

– Je ne le hais pas ! Je te le jure, Martinet…

 

– Si tu ne le hais pas, fit Martinet d’une voix solennelle qu’elle ne lui avait jamais connue, si tu ne le hais pas… c’est donc que tu l’aimes ?…

 

Mme Martinet ne releva point la tête, mais elle cessa de pleurer, mais elle cessa de se plaindre. Il y eut entre Martinet et sa femme un terrible silence…

 

Martinet fit :

 

– Alors… alors… Tu es jalouse ? N’est-ce pas, Marguerite, que c’est par jalousie que tu l’as dénoncé ?

 

Marguerite semblait morte. La voix de Martinet éclata :

 

– Est-ce que tu m’aurais trompé, par hasard ?… Dis-moi cela, Marguerite !… Ton silence me dit tant de choses !…

 

Et Martinet brisa une chaise. Il jura. Il sacra. Il renversa des meubles.

 

– Tu m’as trompé avec Pold ! Avec Pold, mon ami, mon meilleur ami ! Il a fallu que tu me prennes mon meilleur ami ! Mais tu es donc un monstre ?

 

Puis Martinet, qui se remit à tourner dans la petite salle comme un fauve dans sa cage, dit encore :

 

– Avec Pold ! Qui aurait jamais cru cela ?

 

Il s’arrêta dans un mouvement circulaire. Mme Martinet reprit :

 

– C’est moi qui suis la seule coupable…

 

– Oh ! j’en étais bien sûr ! s’écria Martinet, en brisant une assiette sur le parquet.

 

Cet acte de véhémence le soulagea momentanément.

 

– Oui, c’est moi !… Il ne voulait pas faire mal, lui !… C’est moi qui… Je suis bien misérable… bien fautive… Martinet !…

 

Martinet dit :

 

– Quand on a dans sa famille une sœur comme la tienne… ton mari devait s’attendre à tout. J’aurais dû prévoir cela. Je suis un imbécile !…

 

Et il cassa une nouvelle assiette. Il en regarda, hébété, les morceaux.

 

Mme Martinet regardait aussi les morceaux de cette assiette.

 

– Non, tu n’es pas un imbécile. Tu es un brave homme, Martinet, qui ne se méfie pas du mal, qui ne le soupçonne pas… Et tu as été coupable de ne pas le soupçonner. Rappelle-toi… Tu nous jetais tout le temps dans les bras l’un de l’autre… Tu nous laissais seuls. Tu exigeais que je fusse aimable avec lui. Tu me reprochais tout le temps ma froideur. Cette froideur était ma sauvegarde, Martinet. Comme tu fus coupable de ne pas l’avoir compris !

 

Il dit, dans une grimace :

 

– C’est vrai ! j’ai été une vieille bête !…

 

Et avec une force croissante, il fit :

 

– Ah ! j’avais bien mérité de l’être !

 

Pour donner plus de force à son affirmation, il cassa une troisième assiette.

 

Le bruit que fit cette dernière assiette en s’émiettant sur le parquet sortit, cette fois, Mme Martinet de sa torpeur. Elle se dressa. Elle dit, sur un ton d’épouvante :

 

– S’il le tue, c’est nous qui l’aurons tué !

 

Martinet comprit sa femme :

 

– Et il est bien capable de tout, tu sais, dans l’état où je l’ai vu !

 

– Mais il faut le sauver !

 

– Il faut le sauver ! répéta Martinet.

 

– En est-il encore temps ?

 

– Je ne sais pas. Mais il faut le sauver !

 

Et Martinet n’eut plus qu’une pensée : sauver Pold, dont il venait d’apprendre la trahison et qui courait peut-être à cette heure le plus terrible des dangers.

 

Et c’était une chose vraiment touchante et un spectacle rare, peut-être unique, que celui de cet homme auquel sa femme venait d’avouer qu’elle avait un amant et qui ne songeait qu’à une chose : le protéger.

 

– Tu feras cela, Martinet ?

 

– Allons ! allons ! fit Martinet, du courage ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Je fiche le camp tout de suite pour Esbly. Je pourrai encore arriver pour le premier train !

 

– Oui, et espérons que tu arriveras pour le sauver. Ils sont dans la garçonnière de la rue de Moscou… Ah ! Martinet !…

 

Martinet franchit la grille des Pavots et s’enfonça dans l’obscurité du bois.

 

Il n’avait pas plus tôt disparu qu’une grande ombre se dessinait sur le seuil de la villa. C’était Joe.

 

– Harrison ! cria Joe.

 

Harrison venait bientôt se joindre à Joe.

 

– Vous avez vu ?

 

– Oui.

 

– Il retourne à Paris.

 

– Sans aucun doute.

 

– Mme Martinet lui aura tout dit. Il connaît les relations de Diane et de Lawrence. Il va certainement rue de Moscou. Il craint qu’il n’arrive malheur à Pold.

 

– Il n’y a point d’autre explication à son départ.

 

– Il ne faut point qu’il arrive à Paris.

 

Joe réfléchit :

 

– Faites atteler la charrette anglaise.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour conduire Martinet à Esbly, où il va certainement prendre le train.

 

– Compris ! fit Harrison.

 

– Je le rattrape sur la route. Je lui offre une place dans la voiture. Il accepte.

 

– Combien y a-t-il encore de trains pour Paris, ce soir ?

 

– Trois. Mais il les manquera tous les trois. Comptez sur moi !

 

Dix minutes plus tard, Joe sautait dans la charrette anglaise.

 

XVI

DANS LEQUEL DIANE ATTEND QUELQU’UN QUI NE VIENT PAS ET VOIT VENIR QUELQU’UN QU’ELLE N’ATTENDAIT PAS

 

Ce soir-là, Victor, l’ouvrier tapissier dont nous avons fait la connaissance chez Martinet, et qui était tout dévoué aux intérêts d’Arnoldson, Victor, disons-nous, remplaçait, dans sa loge, le concierge de la rue de Moscou, auquel, depuis huit jours, son propriétaire avait donné congé.

 

Victor était donc préposé à tirer le cordon. Ce lui était une besogne d’autant plus facile qu’il n’avait pas à le tirer du tout. On n’a pas oublié, en effet, que le singulier propriétaire de cette maison avait obtenu successivement le départ de tous ses locataires, qu’il avait couverts d’indemnités.

 

Soudain, un coup de sonnette retentit. Victor alla, d’un pas pressé, tirer le cordon, chose qui ne lui était pas arrivée de toute la journée, et se précipita vers la porte.

 

Une femme entrait :

 

Elle dit :

 

– Il n’y aura pas de lune cette nuit !

 

Victor s’inclina, alla soigneusement refermer la porte derrière elle, et revint se mettre à la disposition de la visiteuse.

 

– Voulez-vous me suivre ? dit-il.

 

Celui-ci la conduisit sous la voûte, ouvrit de deux tours de clef la porte de la garçonnière de Pold et précéda Diane dans cette garçonnière. Il fit la lumière dans l’appartement, et, sans avoir dit un mot, disparut.

 

Il referma la porte à double tour.

 

La femme qui avait été introduite d’une façon aussi étrange avait retiré sa voilette et son chapeau.

 

C’était Diane.

 

Elle avait un air radieux.

 

Elle se promena dans l’appartement, alla dans la salle à manger, dans le bureau de Pold.

 

– C’est gentil, ça… pour un étudiant… Mais qu’est-ce qu’il prend au prince Agra de me donner rendez-vous dans un rez-de-chaussée d’étudiant ?

 

Elle eut un geste d’indifférence :

 

– Bah ! Ici ou ailleurs… pourvu qu’il vienne !…

 

Elle chantonna, s’assit, prit un livre, essaya de lire, n’y parvint point, reposa le livre et songea… Elle se disait :

 

– Il va donc venir !…

 

Le mystère de ce rendez-vous ne l’étonnait même plus. Tout était mystère dans sa vie depuis qu’elle avait fait la connaissance du prince Agra. Ce mystère, après l’avoir quelque peu épouvantée, l’amusait presque maintenant.

 

Elle tira une lettre de son corsage. Elle lut et relut :

 

 

« Chère madame,

 

« Je suis chargé par le prince Agra de vous prier de vous rendre, ce soir même, vers neuf heures, rue de Moscou, n°… Un homme vous ouvrira la porte de cette maison, et vous prononcerez la phrase suivante : « Il n’y aura pas de lune cette nuit. » Cet homme vous introduira aussitôt dans un appartement du rez-de-chaussée de cette maison, où le prince Agra viendra vous rejoindre. »

 

 

Cette lettre était signée « Arnoldson ».

 

Diane remit la missive dans son corsage. Elle pensait bien que le prince finirait par lui être moins cruel et qu’il jugerait enfin qu’il était temps de mettre un terme aux épreuves qu’il lui faisait subir.

 

Elle avait tant attendu cette minute-là que sa joie, au fond, se doublait d’une certaine anxiété.

 

« S’il ne venait pas ! » se disait-elle maintenant…

 

Elle s’en fut à la glace, se remit de la poudre de riz. Elle fut contente d’elle-même.

 

Le prince Agra n’arrivait toujours pas. Alors elle tomba dans un fauteuil et ne bougea plus. Elle prit sa montre et regarda les aiguilles qui marquaient la fuite des minutes.

 

Soudain, elle poussa un cri et se dressa, toute droite. Quelqu’un venait de lui déposer un baiser brûlant sur la nuque.

 

Il était là ! derrière elle !

 

Elle se retourna.

 

Pold l’étreignait déjà et l’embrassait à pleines lèvres. Elle était saisie d’une stupéfaction telle qu’elle ne le repoussait même pas. Et Pold l’embrassait, l’embrassait !

 

Enfin, elle se dégagea et lança au jeune homme un regard étrange qui le cloua à sa place.

 

Il demanda d’une voix tremblante :

 

– Qu’y a-t-il, Diane ?… Cela ne vous fait donc point plaisir que je vous embrasse ?…

 

Elle continuait à le regarder. Elle se demandait si elle était bien éveillée, si c’était bien Pold qui était là… Elle était prête à croire à quelque sortilège…

 

– Vous ne me répondez pas ? disait Pold.

 

Elle ne lui répondait pas. Elle se disait : « Pourquoi est-il là ? Et pourquoi suis-je ici ? Que faisons-nous tous les deux dans cette chambre ?… »

 

Elle ne l’avait pas entendu entrer. Par où était-il entré ? Comment ?…

 

Sa pensée s’affolait…

 

Et l’autre reprenait :

 

– Mais, Diane, ma petite Diane, pourquoi ne me parles-tu pas ? Pourquoi ton regard me fixe-t-il ainsi ?

 

Il s’approcha d’elle, mais elle recula. Il s’approcha encore mais elle reculait toujours.

 

– Vous me fuyez !… Pourquoi me fuyez-vous, Diane ? Pourquoi être venue ici si c’est pour me fuir, si c’est pour me repousser ?

 

Il vit son regard de colère.

 

– Ah ! pourquoi m’accueillez-vous ainsi, Diane ? M’avez-vous donc donné toute cette joie pour me la retirer si tôt ? Vous ai-je offensée ?… Avez-vous des reproches à m’adresser ?… Écoutez, Diane… C’est vrai que je vous ai offensée… J’ai aimé… ou plutôt-non… je n’ai pas aimé… je me suis laissé aller à l’amour d’une femme… je n’ai pas été assez fort pour le repousser… Cette femme n’a pu détacher une seconde ma pensée de votre image, de votre souvenir, Diane !

 

Diane n’était pas touchée le moins du monde de tant de supplications. Sa colère finit par éclater :

 

– Enfin, que faites-vous ici ? Répondez !

 

Pold eut un étonnement sans bornes :

 

– Ce que je fais ici ?…

 

– Allons, je vous écoute ! Parlez ! Je suis très pressée… très pressée de me débarrasser de vous, monsieur, très pressée de vous voir fuir d’ici ! Comment y êtes vous venu ? Comment avez-vous su que j’y étais ?

 

– Vous me demandez comment je me suis introduit ici… Mais… mais je suis ici chez moi !

 

– Chez vous ?

 

– Parbleu ! Vous ne le saviez pas ?

 

Pold expliqua comment il était chez lui, comment cette chambre était la sienne, et Diane, qui comprenait de moins en moins, mais dont la colère se calmait pour faire place à un commencement de terreur irraisonnée, Diane sortit de son corsage la lettre d’Arnoldson et la tendit à Pold.

 

– C’est lui qui m’a fait venir ici, c’est Arnoldson qui m’a conduite ici. J’attendais Agra. Il ne vient pas, et c’est vous qui venez. Que signifie tout ceci ? Oh ! c’est étrange, bien étrange !

 

Pold avait lu et poussait des exclamations de rage.

 

– Et moi, c’est Arnoldson, s’écria-t-il, qui m’a ordonné de me rendre à Paris ce soir ! Il m’avait promis que vous seriez à moi ! Il s’était chargé de vous amener ici. Le concierge, sans doute, qui possède les clefs de cet appartement, vous a introduite chez moi sur ses indications. Mais, s’il m’a dit que vous seriez chez moi ce soir, il m’avait dit aussi que vous y seriez pour moi. Et voilà que j’apprends que vous y êtes… pour le prince Agra !… Diane ! vous attendiez le prince Agra et vous étiez certainement bien joyeuse de l’attendre pour m’avoir montré tant de froideur et tant de colère, à moi qui suis venu à sa place ! Diane ! aimeriez-vous donc encore cet homme ?…

 

Diane eut un pâle sourire :

 

– Pouvez-vous en douter ?… on ne désire vraiment avec tant de force que ce que l’on n’a pas… que ce que l’on n’aura peut-être jamais…

 

Pold l’écoutait et son regard exprimait une épouvante grandissante.

 

– Oh ! alors, pourquoi cet homme m’a-t-il menti ? Pourquoi m’a-t-il dit que vous n’aimiez plus le prince Agra ? Pourquoi vous a-t-il menti, à vous ? Pourquoi ment-il à tout le monde ? Et quel est donc son dessein en nous réunissant ici ? Madame, si vous vous en doutez, dites-le-moi !

 

– Son dessein ?

 

Diane ne le devinait point, mais, maintenant, elle plaignait Pold de tout son cœur, car elle comprenait que, quel que fût le dessein d’Arnoldson, il devait être terrible pour Pold. Elle voyait bien qu’il poursuivait le fils d’une haine dont elle ne s’expliquait point les raisons, comme il avait, de connivence avec Agra, préparé la ruine et la démence amoureuse du père.

 

– Son dessein ? répéta-t-elle… Le sais-je, moi ?… Il vous a dit que je n’aimais plus le prince ?

 

– Certes !

 

– Et que, peut-être, n’aimant plus le prince, je serais toute disposée à ne point vous repousser ?…

 

– Il me l’a fait comprendre…

 

Et Pold prit une grande résolution :

 

– Écoutez, Diane : il faut que vous sachiez tout. Cet homme m’a dit que le prince voulait rompre avec vous, mais que cela lui était fort difficile, parce que vous le teniez avec certaines lettres de lui fort compromettantes !

 

– Des lettres de lui ? des lettres du prince ? s’écria Diane. Mais je n’en ai qu’une, et fort insignifiante…

 

– Des lettres avec lesquelles vous le faisiez chanter !…

 

Diane bondit :

 

– Je fais chanter le prince ?

 

– Mais c’est ce qu’il m’a dit ! Vous lui demandiez des sommes considérables en échange de ces lettres…

 

– Mais c’est un mensonge abominable !

 

– Arnoldson ajouta même, quand il me raconta cette histoire, reprit plus froidement Pold, que, s’il n’avait pas ces lettres dans les vingt-quatre heures, il vous faisait arrêter.

 

Diane avait des gestes inconscients. Elle sentait que sa raison s’enfuyait et qu’elle était suspendue au-dessus d’un abîme où peut-être elle allait sombrer avec Pold…

 

Celui-ci la supplia de se calmer et de l’entendre. Quand il l’eut plus calme en face de lui, il dit :

 

– Voyons, Diane, vous ne vous souvenez donc plus ? Cela est tout à fait impossible… Vous dites que vous n’avez pas de lettres du prince… C’est exact à cette heure… mais, il y a quelques jours, vous les aviez…

 

– Mais c’est fantastique !… Où étaient-elles, ces lettres, que je n’ai jamais vues ?…

 

Pold, qui avait reconquis tout son sang-froid, déclara :

 

– Dans le secrétaire de votre chambre.

 

– Malheureux ! Mais ces lettres sont des lettres de votre père !…

 

Pold crut avoir mal entendu :

 

– De mon père ?…

 

– Eh ! oui ! Des lettres d’amour de votre père, vous dis-je, car votre père m’aimait, comme vous m’aimez ! Car j’ai cette fatalité dans ma vie d’être aimé de tous ceux que je n’aime pas !…

 

Pold avait poussé un cri sauvage :

 

– Des lettres d’amour de mon père !…

 

Il demanda d’une voix rauque et saccadée :

 

– Mais ces lettres… ces lettres… étaient bien dans votre secrétaire ?…

 

– Je vous le jure !

 

– Et bien, fit Pold, terriblement sombre… elles n’y sont plus !…

 

– Parce que ?

 

– Parce que je les ai volées !

 

– Vous ?

 

– Moi ! Par ordre d’Arnoldson, pour vous sauver de vous-même, pour que vous ne fussiez point dénoncée à la justice, j’ai livré à Arnoldson ces lettres, que je croyais du prince Agra, et qui étaient de mon père !

 

– Vous avez fait cela ?

 

– Je l’ai fait !…

 

Il y eut un court silence.

 

– Oh ! oh ! reprit Diane, voilà qui est grave, très grave…

 

– Que pensez-vous qu’il en puisse résulter ? demanda Pold en tremblant.

 

– Je ne sais, mon ami, et c’est cela qui fait que la situation est très grave…

 

– Vrai, fit Pold, elle m’épouvante ! car cet homme avait un but… Ah ! connaître le but de cet homme !

 

– Je ne sais qu’une chose, fit Diane ; c’est que cet homme exerce sur toute votre famille une œuvre terrible de vengeance…

 

– Comment a-t-il à se venger de nous ? Que lui avons-nous fait ?

 

– Ne me demandez point autre chose que ce que je vous dis, Pold, car je ne sais rien de plus. Mais cela, je le sais bien. Il a voulu se venger sur votre père. Il y a réussi, croyez-moi… Je vois maintenant qu’il va se venger sur vous, et je vous en avertis. Je ne devrais pas vous en avertir, car il y va de ma sécurité ! Car il faut être avec cet homme si l’on tient à la vie, Pold… Je vois, je sens qu’il est terrible et que rien ne saurait lui résister… Écoutez-moi, suivez mon conseil, le conseil que je vous donne et que me dicte la pitié que votre sort m’inspire, Pold. Fuyez ! fuyez loin ! Ne me revoyez jamais plus !… Et, surtout, ne vous retrouvez jamais sur le chemin de cet homme !

 

– Oh ! oui ! s’écria Pold… Fuyons ! Fuyons !…

 

Diane l’arrêta et lui dit encore, très grave :

 

– Fuyez ! Quittez la France, vous et toute votre famille… Fuyez avec votre père et votre sœur, votre mère !…

 

– Eh ! quoi ! après s’être attaqué à mon père et à moi, oserait-il s’attaquer à ma sœur ?… Et que pourrait-il contre ma mère ?

 

– Vous ne savez point l’idée qui m’est venue, Pold ?

 

– Non. Mais dites-la… Nous sommes à une heure sinistre où toutes les idées sont précieuses…

 

– Il m’est venu cette idée que, s’il a voulu les lettres de votre père (et, vraiment, je ne vois point quel autre usage il eût pu en faire), c’était, sans doute, qu’il voulait les montrer à votre mère…

 

Le visage de Pold exprima une douleur tellement effrayante que Diane ne put retenir ses larmes. Il dit, d’une voix qui n’était qu’un souffle :

 

– Et c’est moi qui les lui ai données… qui les lui ai vendues, Diane !… J’ai trahi mon père et je vais tuer peut-être ma mère… pour dix mille francs !… Je lui en ai donné un reçu…

 

Diane se précipita sur Pold :

 

– Allons, va-t’en !… va-t’en !… fuis !… Et moi aussi, je veux fuir ! Ah ! j’ai peur ! j’ai peur !… Il va nous arriver quelque chose d’effroyable… Ah ! fuyons de cette maison de malheur !…

 

Et, sans chapeau, les cheveux dénoués, elle entraîna Pold dans le vestibule. Elle le poussa vers la porte de sortie.

 

– Mais ouvre donc cette porte ! s’écria Diane, qui secouait la porte et qui ne parvenait point à l’ouvrir. Tu l’as donc refermée à clef quand tu es entré ici ?

 

– Moi ? Non… Je ne sais plus… Ah ! les clefs… Tiens, laisse-moi… Je vais ouvrir…

 

Il introduisit la clef dans la serrure et la tourna deux fois. Puis il tira à lui la porte. Mais elle ne s’ouvrit point.

 

– Grands dieux, qu’y a-t-il ?…

 

Il regardait la porte, et ses yeux s’agrandissaient de terreur. Diane encore se rua sur la porte et ne parvint point à l’ébranler.

 

– Alors… alors… fit-elle, elle est fermée à l’extérieur !

 

– Il faudrait qu’on eût mis à l’extérieur… des verrous ! reprenait Pold… Des verrous que je n’ai point vus… qui ne s’y trouvaient point la dernière fois que je vins ici… Mais c’est affreux !

 

– Ah ! ah ! s’exclama Diane, on nous a enfermés ! On nous a enfermés !… Pourquoi nous a-t-on enfermés ?…

 

Pold regardait toujours la porte… Il poussa un cri :

 

– La porte !

 

– Eh bien ?… Eh bien ? La porte ?

 

– Ce n’est point la porte ordinaire… Regarde cette lourde porte de chêne… Un bélier ne l’ébranlerait pas…

 

Diane poussait des cris aigus et s’arrachait les cheveux.

 

– Et il n’y a… il n’y a pas d’autre issue ? Soudain, Pold eut un rire strident :

 

– Ah ! nous sommes fous !… Nous sommes de pauvres fous !… Nous n’y pensions même pas… Les fenêtres, Diane !… Les fenêtres qui donnent sur la cour !… Nous sommes au rez-de-chaussée… Nous n’aurons qu’à enjamber…

 

– C’est vrai ! Vite ! À la fenêtre !

 

Et ils se précipitèrent sur la fenêtre de la salle à manger. Ils arrachèrent les rideaux, ouvrirent la croisée avec des gestes de déments…

 

Et ils reculèrent, pleins d’horreur et hurlant d’épouvante…

 

La fenêtre avait un mur ! ! !

 

Ils allèrent ou plutôt ils se traînèrent jusqu’aux autres fenêtres et eurent encore la force d’en ouvrir les croisées.

 

Partout, ils se heurtèrent à un mur !

 

Et ce mur apparut à Pold et à Diane comme la pierre qui ferme un tombeau !…

 

XVII

DUO D’AMOUR

 

Deux heures environ après le départ d’Arnoldson des Volubilis et quelque temps après que Martinet se fut dirigé vers Esbly, poursuivi par Joe, le père Jules quitta sa loge, et se dirigea vers la villa. Il en gravit l’escalier qui conduisait à la chambre d’Adrienne.

 

– Qui va là ? fit la voix d’Adrienne. Pourquoi me dérange-t-on à cette heure ?

 

– C’est moi madame, le père Jules !

 

– Que me voulez-vous ?

 

– Je désirerais vous parler.

 

– Pourquoi n’attendez-vous pas à demain matin ?

 

– Parce que ce que j’ai à vous dire, madame, est tellement grave que je ne saurais attendre. Je vous en prie, madame, écoutez-moi.

 

– C’est bien sérieux, ce que vous me dites là ?

 

– Ah ! madame ! si sérieux qu’il ne s’agit de rien de moins que de la vie de votre mari et de votre fils !

 

Adrienne, depuis le départ de Lawrence, n’avait pas bougé de sa chambre.

 

Elle se décida à ouvrir au père Jules, qui entra respectueusement.

 

Il y avait une veilleuse sur la cheminée, et c’est à la lueur de cette veilleuse que le dialogue suivant s’engagea entre Adrienne et son concierge.

 

– Voici, madame, ce dont il s’agit, fit le père Jules.

 

Mais, ayant prononcé ces mots, il s’arrêta. Il tournait, d’un geste embarrassé, sa casquette dans ses mains.

 

– Eh bien, reprit impatiemment Adrienne, je vous écoute… et parlez vite… qu’y a-t-il ?

 

– Il y a, madame, que je viens m’accuser d’une chose…

 

– De quoi ?

 

– Oh ! madame… je me reproche bien, à cette heure, d’avoir été aussi indiscret. Mais c’était pour son bien que je le faisais…

 

– Pour le bien de qui ?

 

– Mais pour le bien de M. Pold…

 

– Mais vous me faites mourir ! Qu’est-ce que vous avez fait pour le bien de M. Pold ?

 

– Madame me pardonnera ?

 

– Oui, fit rageusement Adrienne. Mais parlez, au nom du ciel, parlez !…

 

– Sachez donc, madame, reprit le père Jules, que M. Pold avait une maîtresse… sauf votre respect… À son âge… c’est permis, n’est-ce pas, madame ?…

 

– Allez ! Allez !…

 

– C’est permis quand on ne fait pas de bêtises. Or j’ai vu justement que M. Pold faisait des bêtises, de grosses bêtises…, et j’ai cru de mon devoir d’avertir son père de ce qui se passait… J’ai donc tout dit à M. Lawrence… Je pensais bien que M. Lawrence, quand il saurait ce que j’avais à lui apprendre, ne serait pas content, qu’il gronderait M. Pold, qu’il lui ferait des remontrances et qu’il prendrait des dispositions pour que M. Pold ne recommence plus ses farces… Mais jamais je n’aurais pensé que mes révélations le mettraient dans un état pareil à celui dans lequel je l’ai vu…

 

– Quand lui avez-vous parlé de Pold ?

 

– Mais quand il sortait d’ici. Il paraissait déjà tout drôle ! et fort préoccupé. Cependant je l’abordai et lui dis que M. Pold avait une maîtresse et qu’il venait encore de partir pour Paris, où il devait la rejoindre. Je lui dis que cette liaison prenait des proportions telles que j’avais cru devoir l’en prévenir.

 

– Que vous a-t-il répondu ?

 

– Il m’a demandé l’endroit où M. Pold rencontrait sa maîtresse, et je lui ai donné l’adresse de la garçonnière de M. Pold… oui, madame, M. Pold a une garçonnière. C’est n0…, rue de Moscou… Il me demanda ensuite le nom de cette femme, et je le lui donnai en ajoutant que c’était une grande cocotte… sauf votre respect, madame…

 

– Et alors ?

 

– Oh ! alors, je n’avais pas plus tôt prononcé le nom de cette femme qu’il changea brusquement de visage. Il fut pris d’une grande fureur, proféra des paroles de menace contre cette femme et contre M. Pold et, me quittant brusquement, se mit à courir comme un fou. Il faisait des gestes terribles, et j’ai bien cru qu’il disait : « Je les tuerai ! je les tuerai !… »

 

– Le nom de cette femme ? s’écria Adrienne en saisissant le bras du père Jules et en le serrant jusqu’à la meurtrissure…

 

Le père Jules dit, avec un grand air de soumission :

 

– Elle s’appelle Diane, madame.

 

– Diane ! s’écria Adrienne, d’une voix égarée… Vite… une voiture… Faites atteler… Vite… arriverai-je encore à temps ?…

 

Rapidement et fébrilement, elle jeta un manteau sur ses épaules, et descendit, courut aux écuries, pressa le palefrenier, le cocher.

 

Puis elle appela sa femme de chambre, apprit d’elle que Lily était couchée depuis longtemps, et lui recommanda de dire à sa fille qu’elle serait de retour le lendemain, qu’elle n’eût pas à s’inquiéter.

 

Enfin, le coupé fut prêt. Elle cria au cocher :

 

– À la gare d’Esbly ! À fond de train !

 

Elle referma la portière. Seule dans la voiture, elle disait et redisait :

 

– Pold ! mon fils chéri ! que veut-il faire à mon Pold ? que va-t-il lui arriver ?… Et lui, Charley ! le misérable fou !… Pourquoi a-t-il fui ?… Pourquoi n’a-t-il pas compris que je lui eusse pardonné ?…

 

Le père Jules avait dit au cocher :

 

– Mon vieux, ne te presse pas… il ne faut arriver à Esbly que pour le dernier train. Ordre du maître !

 

.................................

 

Le père Jules regarda s’éloigner le coupé et, derrière ce coupé, ne ferma point la grille.

 

Il resta sur le seuil, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un.

 

Une demi-heure passa ainsi. Le père Jules dressa soudain l’oreille. Il avait entendu le pas d’un cheval. En effet, dans la nuit claire, il vit surgir de l’ombre bleue un cavalier.

 

Ce cavalier venait à lui, au pas lent de son cheval. Le cavalier s’arrêta au seuil des Volubilis.

 

Le père Jules s’inclina profondément et dit :

 

– Voulez-vous me suivre, monseigneur ?

 

Le cavalier ne répondit pas, mais, comme le père Jules avait pris l’allée du jardin qui conduisait à la villa, le cavalier suivit le père Jules.

 

Arrivés à la villa, ils en firent le tour. Le père Jules montra au visiteur nocturne une fenêtre et prononça ces simples mots :

 

– C’est là !

 

Cette fenêtre était au premier étage. Le terrain, derrière la villa, était plus élevé que sur la façade. S’il s’était dressé sur ses étriers, et s’il eût levé les bras, le cavalier eût pu toucher des mains le bord de cette fenêtre.

 

Le cavalier dit :

 

– Donnez-moi quelques-uns de ces graviers qui sont sur le chemin.

 

Le père Jules se baissa, ramassa des graviers et les mit dans la main du cavalier.

 

– Et, maintenant, éloignez-vous, dit celui-ci.

 

Le père Jules s’en alla.

 

Quand il fut seul, le cavalier jeta un petit caillou blanc à la vitre de la fenêtre. Puis il en jeta un autre, puis un autre.

 

Alors, la fenêtre s’ouvrit.

 

Lily parut dans le cadre de cette fenêtre, ses cheveux blonds faisant un halo dans la nuit. Elle vit le cavalier et lui reprocha dans un sourire :

 

– Oh ! c’est vous… ne m’aviez-vous point promis, le soir où vous m’avez surprise dans le jardin, que vous ne viendriez plus ainsi, la nuit, aux Volubilis ? Prenez garde, songez donc, si l’on vous voyait. Je tremble, prince Agra…

 

Agra dit :

 

– Oui, je vous ai juré, quand je vins ici, l’autre nuit, et que vous parûtes si épouvantée de mon audace. J’ai juré de vous obéir, de ne plus revenir et de savoir attendre… mais il a été au-dessus de mes forces de tenir mon serment. Ce soir, j’ai acheté l’un de vos serviteurs qui m’a ouvert la porte de votre demeure. Me voici, ma douce Lily… et je ne peux me passer de vous.

 

– Que voulez-vous dire, monseigneur, que vous m’aimez ?

 

– Ne me dites point : « monseigneur », ô Lily !

 

– De quel nom voulez-vous que je vous appelle ?

 

– Ma mère m’appelait William !

 

– Votre mère ? Votre mère est donc morte, William ?

 

– Oui, dit Agra, d’une parole lente. Jamais le souvenir de ma mère ne m’a quitté, Lily ! Jamais !

 

Et le prince Agra déclara, avec une voix étrange :

 

– Et je ne fais rien dans la vie sans songer à ma mère…

 

– Oh ! mon Dieu ! dit Lily, pourquoi donc, monseigneur, votre voix est-elle si dure et presque menaçante quand vous parlez de votre mère ?… Quand je parle de la mienne, je voudrais avoir une voix d’une infinie douceur.

 

Agra ne répondit point.

 

Lily se pencha à sa fenêtre.

 

– William… dit-elle, William…

 

Si Arnoldson avait vu le prince à cette heure, il eût su lire dans son âme, et, alors, il aurait été épouvanté, car, après avoir constaté que le prince n’aimait pas Lily, il aurait deviné aussi qu’il allait l’aimer.

 

Le prince, en effet, se croyait toujours aussi fort contre la femme, aussi indifférent à son charme fatal. Et il mettait sur le compte de sa vengeance à accomplir les paroles d’amour qui devaient perdre Lily. Il ne s’avouait point que ces paroles jaillissaient de la sincérité d’une émotion dont bientôt il n’allait plus être le maître.

 

Et, cependant, il perçut cette émotion dont il ne s’avouait point la cause ; alors, il la dompta. Il se souvint au nom de qui et au nom de quoi il agissait, et il reconquit son calme.

 

Il se rappela ce qu’il avait juré à Arnoldson, ce qu’il avait juré à son père. Il se rappela le terrible serment qu’il avait prononcé un soir à l’auberge Rouge. Il se rappela sa mère !

 

Et, chassant le sentiment de pitié né de l’immense sympathie qu’il commençait à éprouver pour cette enfant, désignée par Arnoldson comme l’une de ses premières victimes, il dit :

 

– Lily, croyez-vous en moi ?

 

– Je crois en vous, répondit Lily, comme elle eût répondu : « Je crois en Dieu. »

 

– Lily, puisque vous m’aimez, vous ne douterez point de moi ?

 

– Je ne douterai jamais de vous.

 

– Lily, vous m’obéirez ?

 

– Je vous obéirai, William, fit Lily.

 

– Quels que soient mes ordres ?

 

– Qu’allez-vous exiger de moi ? Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Voilà que votre voix est aussi dure qu’elle l’était tout à l’heure, quand vous me parliez de votre mère… J’ai peur de ce que vous allez m’ordonner.

 

Après un court silence, le prince dit :

 

– Voici : il faut me suivre, Lily !

 

– Vous suivre ?…

 

– Oui. Il faut quitter cette maison.

 

– Quitter cette maison ? Quitter ma mère, mes parents ?… Que dites-vous là ? Expliquez-moi vos paroles… William, où voulez-vous donc que je vous suive ?

 

Agra répondit :

 

– Où je voudrai !…

 

Lily, éperdue, fit :

 

– Mais je ne peux pas ! Je ne peux pas !… Ma mère en mourrait… Je ne puis quitter ma mère…

 

– Vous refusez de me suivre, Lily ?

 

– Oh ! William ! ce n’est pas moi qui refuse de vous suivre… Je voudrais vous suivre partout et toujours, William… Mais… Songez à ma mère… Non, je ne puis vous suivre…

 

– C’est là votre dernière parole, Lily ?

 

Le prince, d’un bond, fut debout sur sa selle et presque à la hauteur de Lily.

 

Il lui tendit les bras. Son regard tout-puissant l’attirait à lui.

 

Lily ne bougeait pas, mais elle était tout entière sous la domination de ce regard, et, lorsque, d’un geste lent, le prince l’eut entourée de ses bras, elle se laissa glisser sans résistance jusque sur sa poitrine.

 

Le prince l’avait saisie, et la pauvre Lily était sans force dans ses bras.

 

Agra retomba sur sa selle. Il ne toucha point aux rênes. Kali obéit à la pression de ses genoux et reprit de lui-même le chemin qui l’avait conduit derrière la villa.

 

Kali sortit du jardin et, sur la route, partit soudain en un galop furibond. Le prince ne se tenait toujours en selle que par l’étreinte de ses genoux et accélérait encore le galop de son cheval de son ardente pression des jarrets.

 

Et Lily était sur la poitrine d’Agra, défaillante, sans force…

 

Ils traversèrent ainsi le bois de Misère, atteignirent la route de Paris.

 

Kali semblait voler vers un but qu’il devait connaître.

 

Ils traversèrent des villages, une forêt, de vastes plaines…

 

Et le prince avait posé sur la bouche de Lily le baiser mortel de ses lèvres de marbre !…

 

XVIII

CHÂTIMENT

 

Diane et Pold s’étaient réfugiés dans la chambre. Ils se regardaient et ne se parlaient point. Leur regard lisait avec suffisamment d’éloquence toute la folle terreur qui les hantait pour qu’ils n’eussent point à l’exprimer.

 

Ils étaient appuyés contre les murs, face à face. Ils ne bougeaient pas.

 

Ils attendaient.

 

Ce qu’ils attendaient, c’était l’inévitable, l’effroyable, l’horrible…

 

C’était la chose fatale qu’ils ne savaient pas, mais pour laquelle ils étaient là… pour laquelle on les avait amenés là !

 

On n’avait point mis sur eux une porte de chêne et un mur sans un dessein terrible…

 

Ils prévoyaient qu’on les avait destinés à quelque supplice, à un supplice qui commençait…

 

Diane dit, d’une voix d’hallucinée :

 

– Qu’attendons-nous ?…

 

Elle dit encore :

 

– Pourquoi ? … Pourquoi ?… Pourquoi ?

 

Les paroles de Diane firent que Pold sortit enfin de l’abîme de terreur où les révélations de la jeune femme l’avaient plongé.

 

Il eut un geste de résolution.

 

– Enfin, s’écria-t-il, il faut aviser !… Il est certain que quelque chose nous menace. Quoi ? On nous retient de force ici, on nous y a murés. Cette porte, malgré sa solidité, il faut la briser.

 

Diane étendit sa main vers lui ; elle lui parut une somnambule.

 

– Ne tente rien, dit-elle. Je te jure que c’est inutile !

 

Avec une horrible grimace de frayeur, elle s’écria :

 

– Mais que veulent-ils de moi ? Pourquoi m’avoir enfermée dans ce tombeau ?… Toi… toi… ils ont à se venger de toi… Qu’ils se vengent ! qu’ils fassent ce qu’il leur plaît de toi et de ta famille ! Que vous soyez vivants, que vous soyez morts, je me demande ce que cela peut bien me faire ! J’ai toujours été avec eux… Je leur ai toujours obéi… Agra a été mon maître, il n’a pas cessé de l’être… Alors… alors, pourquoi m’enferment-ils ici ?…

 

Pold avait reconquis quelque lucidité :

 

– Je vous dis, Diane, que nous ne devrions songer qu’à une chose : unir nos efforts pour sortir d’ici…

 

– Mais tu ne sortiras pas ! Je te dis que tu ne sortiras pas !

 

– Diane, revenez à vous…

 

– Je te dis que nous allons mourir…

 

– Moi peut-être… mais vous, Diane, vous les avez servis, vous êtes leur docile instrument… Pourquoi voulez-vous qu’ils vous sacrifient ?…

 

Elle répéta :

 

– Je te dis que nous allons mourir… Je te dis qu’ils ont quelque chose de terrible à accomplir ici… Nous n’y échapperons point, sois-en sûr !…

 

– Alors, vous vous soumettez, Diane… demanda Pold.

 

– À quoi ?

 

– Au sort fatal auquel vous vous dites vouée… Moi, je lutterai jusqu’au bout ! Et je vous jure que, s’ils veulent ma peau, eh bien ! il faudra qu’ils viennent la prendre, et que je saurai la défendre, Diane !

 

Il se baissa vers la cheminée, prit un chenet et cria :

 

– Je les attends !… Oui, je défendrai ma peau ! Et la vôtre par-dessus le marché !…

 

Puis il prit Diane au poignet et voulut l’entraîner :

 

– Allons à la porte ! Il y a peut-être quelque chose à faire à la porte… Allons ! du courage ! ou nous sommes fichus !…

 

Ils sortaient de la chambre et entraient dans le vestibule quand ils crurent percevoir un bruit derrière la porte.

 

– Écoute ! fit Pold, une main étendue et arrêtant Diane.

 

Diane fit :

 

– Oui, oui, il y a là quelqu’un, là… derrière cette porte.

 

Pold répéta son geste de silence.

 

Et tous deux entendirent distinctement le bruit que faisait une clef que l’on introduisait dans une serrure.

 

Ils se regardèrent et reculèrent.

 

Ils reculèrent jusque dans la chambre.

 

Diane se traîna derrière le lit.

 

Pold, sur le seuil de la chambre, resta.

 

Il se dressa dans une dernière attitude de bravade, et serra le chenet dans sa main crispée.

 

Mais la peur, la peur atroce qu’on ne peut vaincre et qu’il n’avait point vaincue malgré tous ses efforts, faisait que ses dents claquaient.

 

Du seuil de la chambre, il ne pouvait voir celui qui entrait.

 

Il entendit donc, avec un effroi grandissant, la porte s’ouvrir.

 

Puis la porte fut refermée avec précaution, lentement et presque sans bruit.

 

Un pas glissa sur le tapis, un pas que l’on étouffait. Et, soudain, dans le cadre de clarté que faisait la porte de la chambre restée ouverte, apparut un homme.

 

Pold poussa un cri terrible, et son arme lui échappa de la main : cet homme était son père !

 

Et il suffisait à Pold d’avoir rencontré une seconde le regard de cet homme pour être définitivement fixé sur ce qu’il savait et sur ce qu’il voulait.

 

Lawrence regarda son fils, qui avait étendu les bras au travers de la porte.

 

Il le regarda d’une façon tellement étrange et en lui présentant un visage d’une pâleur tellement effrayante que Pold recula.

 

Lawrence avançait. Lawrence entra dans la chambre. Et Pold reculait toujours…

 

– Où est-elle ? dit Lawrence.

 

Pold ne reconnut point la voix de son père et ne lui répondit pas.

 

Mais Lawrence venait d’apercevoir Diane. Elle le regardait venir à elle.

 

– Que me voulez-vous ? Que me voulez-vous ?…

 

Elle n’avait plus la force de crier. Elle voulut dire encore des choses… mais il ne s’échappait de sa bouche que des sons rauques et inintelligibles.

 

Lawrence fit le tour du lit. Froidement, il tira de sa poche son revolver et l’arma.

 

– Je veux que tu meures ! dit-il.

 

Diane recouvra une énergie terrible. Elle bondit, se glissa le long du mur, essaya de gagner la porte de la chambre. Mais Lawrence lui avait coupé la retraite.

 

– Tu vas mourir, je vais te tuer comme une chienne !

 

– Écoute-moi ! Écoute-moi, Lawrence !

 

Et elle hurla :

 

– Je ne veux pas mourir !…

 

Mais Lawrence avait levé sur elle son revolver. Pold ne faisait rien pour arrêter son père. Il le considérait sans un geste, sans un cri.

 

Il sentait bien que tout était inutile et que rien au monde ne pourrait empêcher Lawrence de frapper Diane.

 

Cette froide et terrible résolution se révélait tout entière dans l’âpreté de son regard et de ses paroles.

 

Pold regardait son père et Diane. Il vit la femme bondir du côté de la porte et tenter vainement d’échapper à Lawrence.

 

Il entendit Lawrence annoncer à Diane qu’elle allait mourir et il vit qu’il braquait son arme sur elle.

 

Il devina, plutôt qu’il ne l’entendit, qu’elle demandait grâce !

 

La minute était terrible.

 

Alors, simplement, au moment même où Lawrence tirait sur la malheureuse, au moment où le coup de feu retentissait sourdement dans la pièce, il alla se jeter entre Lawrence et Diane.

 

Et la balle qui était destinée à Diane, il la reçut en pleine poitrine !…

 

Il étendit les bras, tourna sur lui-même et s’abattit.

 

Puis, le pauvre Pold eut encore la force de dire à Diane :

 

– Tu vois bien que je t’aimais, puisque je meurs pour toi !

 

Une écume de sang s’échappait de sa bouche.

 

Ses yeux perdirent bientôt tout éclat, devinrent vitreux, tels les yeux d’un mort. Sa main, qui fouillait sa poitrine, n’eut plus un mouvement.

 

Ce fut, aux pieds de Lawrence, un cadavre. Le père regardait le corps de son fils. Dans sa main, son revolver fumait encore.

 

Il eut un hurlement.

 

Il avait tué son fils ! Il avait tué son Pold !

 

Et il l’avait tué pour cette femme !…

 

Il releva sur Diane un visage d’outre-tombe. Il dit :

 

– Je voudrais te faire mourir deux fois !

 

Diane se releva, se glissa le long des murs, refit le tour de la pièce, arriva à la porte et sortit de la chambre avec un cri sauvage.

 

Mais Lawrence la suivit. Elle était abattue contre la porte de l’appartement, dans l’angle du mur. Elle se faisait toute petite et criait :

 

– Je ne veux pas !

 

Lawrence lui prit un bras, et brutalement la tira à lui.

 

Il eut un ricanement satanique :

 

– Tu ne veux pas mourir ! Et Pold est mort !

 

Et il la traîna par les poignets.

 

Il la ramena près du corps de Pold.

 

Elle avait des hoquets effrayants. Et lui n’était point pressé de la voir mourir…

 

– je te dis que je vais te frapper… Je te dis que tu ne m’échapperas point… À cette heure, tu m’appartiens, Diane !… toi, qui n’as point voulu m’appartenir !… Toi, que j’ai tant priée, c’est toi qui me supplies !…

 

– Oui, oui, faisait-elle. Je te supplie… Écoute-moi…

 

– M’écoutais-tu, toi ?

 

– Je t’écouterai, Lawrence.

 

– Tu ne trouves donc point qu’il est trop tard ? répéta Lawrence.

 

Il jouait avec son arme, dont Diane ne pouvait plus détacher ses yeux.

 

– Si tu m’écoutais, continua-t-elle, tu verrais bien que rien de ce qui est arrivé n’est de ma faute… Je te jure que c’est Agra, que ; c’est Arnoldson qui ont tout fait !… Tout !… tout !… tout !…

 

– Ce sont eux, sans doute, qui t’ont ordonné de me tant faire souffrir ?…

 

– Oui, oui, Lawrence, ce sont eux !…

 

– Et pourquoi, dis-moi, pourquoi as-tu fait ce qu’ils t’ont dit ?

 

– Parce que j’aimais le prince… Mais, aujourd’hui, je le hais !

 

– Mais, dis-moi, tu aimais aussi mon fils ?…

 

– Lawrence ! si tu voulais m’écouter, je te prouverais bien que je n’aimais pas ton fils…

 

– Oui, tu me prouverais cela… Tu es assez forte pour me prouver cela… Mais je ne t’écouterai point ! C’est vraiment dommage… N’est-ce pas, Diane, que c’est vraiment dommage que je ne t’écoute pas ?… Je t’ai trop écoutée, Diane… beaucoup trop…

 

Diane se traîna, elle écarta avec terreur le bras qui tenait l’arme…

 

Mais lui ne la regardait même plus : il fixait le cadavre de son fils…

 

Elle reprit :

 

– Voyons, il n’est pas possible que tu me tues comme cela !… Que feras-tu de moi quand je serai morte ?

 

Elle vit qu’il ne répondait pas, qu’il ne l’entendait peut-être pas…

 

Et, se souvenant, dans une minute de lucidité suprême, que sa coquetterie avait été toujours, jusqu’au moment où elle connut le prince Agra, victorieuse des hommes, elle se glissa vers Lawrence, se dressa contre lui, l’enserra de ses bras, le pénétra de la chaleur de son corps et eut la force surnaturelle de lui sourire.

 

Elle plongea dans ses yeux son regard… Elle mit dans ce regard sa toute-puissance de courtisane. Elle le chargea de la promesse de mille joies infernales…

 

Mais Lawrence ne la voyait pas. Il ne voyait, par-dessus son épaule, que le cadavre de son fils.

 

– Lawrence ! Lawrence ! cria-t-elle.

 

Elle l’appela très haut et très fort, comme s’il avait été très loin.

 

Alors il dit :

 

– C’est assez !

 

Et, tandis qu’il la prenait, d’un geste de barbare, aux cheveux, son autre main lui appliqua sur la tempe le canon du revolver. Elle se rua en arrière. Il la ramena férocement à lui.

 

– Meurs, chienne ! cria-t-il.

 

Il tira.

 

Le corps de Diane eut un long frisson…

 

Elle ne ferait plus souffrir les hommes…

 

Les gestes de Lawrence étaient en quelque sorte automatiques… Il semblait accomplir des gestes fatals où sa volonté n’avait plus rien à faire.

 

Puis, il fut debout, porta le revolver à son front. Il tira.

 

Mais entre le moment précis où il appliquait son arme sur sa tempe et celui, qui le suivit presque immédiatement, où il tira, il put voir, dans le cadre de la porte de la chambre, la silhouette sombre d’un homme…

 

La silhouette, qu’il connaissait bien, de l’Homme de la nuit…

 

L’Homme de la nuit s’avança vers Lawrence. Mais le coup de feu avait retenti.

 

Et Lawrence était tombé à la renverse, sur le lit.

 

Sa tempe laissait échapper quelques rares gouttelettes de sang.

 

L’Homme de la nuit se précipita sur lui, lui passa un bras sous le cou, et lui souleva la tête.

 

Il regarda ces yeux qui le voyaient encore.

 

Et l’Homme de la nuit ne souriait plus ! Son visage avait revêtu une expression de férocité formidable…

 

L’une de ses mains rapprocha de lui, plus près encore, plus près toujours, la tête de Lawrence… De l’autre main, il retira ses lunettes… Il dévoila ses yeux… ses yeux que nul n’avait vus depuis vingt ans !… Et son regard alla trouver le regard mourant de sa victime.

 

Vision terrible ! Effroyable vision des êtres morts qui ressuscitent !…

 

Et l’Homme de la nuit cria à Lawrence, sur qui planait cette vision :

 

– Me reconnais-tu, Charley ?… Me reconnais-tu ?

 

Et Lawrence le reconnut, car, dans un dernier effort, il dit :

 

–… Jonathan Smith !…

 

Sa tête se fit plus lourde sur la main d’Arnoldson, et il mourut, les yeux grands ouverts sur l’Homme de la nuit !

 

XIX

OÙ M. MARTINET, QUI EST UN BRAVE HOMME, INTERVIENT

 

L’Homme de la nuit se croisa les bras et resta en face de ce cadavre durant des minutes interminables.

 

Il dit encore :

 

– Il est mort et il a bien souffert avant de mourir !

 

L’Homme de la nuit avait complètement oublié qu’au-delà du lit il y avait, sur le parquet, deux autres corps : celui de Pold et celui de Diane.

 

Mais il négligeait ces victimes.

 

Et toute l’affreuse joie qui emplissait à cette heure son âme de damné lui venait uniquement de la mort de celui qui fut Charley et qui lui avait volé jadis sa petite Mary.

 

… Mary !…

 

… Il ne songea bientôt plus qu’à elle, car il savait qu’elle allait venir et il se délectait déjà du désespoir sans nom où celle qui l’avait trahi, celle qui avait levé sur lui une main criminelle, allait être plongée devant la mort de ces deux êtres chers.

 

Il songea aussi à autre chose…

 

Il pensa que rien désormais ne s’élèverait plus entre elle et lui et qu’elle était en son pouvoir, n’ayant plus pour la défendre ni son mari, ni son fils, ni personne…

 

Et, après s’être ainsi atrocement vengé d’elle, rien au monde ne pourrait empêcher qu’elle fût à lui…

 

Après la haine satisfaite… il allait satisfaire son abominable amour…

 

Et, comme l’idée lui vint qu’elle le repousserait avec horreur et qu’elle préférerait la mort à son amour, il eut à nouveau son diabolique sourire.

 

Non, elle ne le repousserait point… Non, elle ne mourrait point…

 

Est-ce que tout jusqu’à ce jour ne s’était point passé comme il l’avait prévu, comme il l’avait voulu ?… Qui donc serait capable d’entraver ses desseins ?… Qui serait jamais assez puissant pour les faire échouer ?… Qui ?…

 

Il était bien sûr de lui ! Et il était bien sûr d’elle !…

 

.................................

 

Soudain derrière l’Homme de la nuit se firent entendre des pas dans le vestibule.

 

Arnoldson se rejeta contre la muraille et assura sur son profil d’oiseau de nuit les deux disques noirs de ses lunettes.

 

Une femme venait de se précipiter dans la chambre.

 

Elle ne vit point Arnoldson.

 

Elle ne vit qu’une chose…

 

… Le cadavre sur le lit…

 

Et elle fut sur ce cadavre, elle se jeta sur lui.

 

Et elle lui prit la tête.

 

– Je suis venue trop tard, gémissait Adrienne, trop tard… Charley, tu es mort !…

 

Elle étreignit ce corps, et lui cria comme s’il pouvait encore l’entendre :

 

– Pourquoi n’as-tu pas pensé que je te pardonnerais, Charley ?…

 

Et elle ne dit plus rien… Arnoldson n’avait pas bougé. Enfin, l’épouse de Lawrence se releva…

 

Il la vit de profil et il ne la reconnut point, tant la douleur l’avait transformée…

 

Mais elle était belle encore, belle toujours…

 

Elle essuya, de ses mains tremblantes ses dernières larmes…

 

Alors, il dit :

 

– Madame !…

 

Elle se retourna…

 

– Ah ! vous ! s’écria-t-elle. Vous ici !…

 

Il y eut entre eux un terrible silence. Puis elle ajouta :

 

– C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes la cause de tout ceci ?

 

Arnoldson répondit :

 

– C’est moi, madame… Vous me haïssez bien, n’est-il point vrai ?

 

Elle ne répondit point ; mais il y avait dans son regard tant de menaces que tout autre que l’Homme de la nuit en eût été épouvanté.

 

– Je vous avais prédit ces choses… dit Arnoldson… Je vous avais signalé ce malheur… Pourquoi n’avoir point tenu compte de ma parole ?

 

Elle dit, d’une voix sinistre :

 

– Je vengerai Lawrence !… Maintenant, monsieur, fuyez ! Votre présence ici est abominable… Fuyez !

 

Arnoldson s’inclina :

 

– Je vais m’éloigner, madame, mais pas avant de vous avoir donné quelques renseignements sur ce qui s’est passé ici…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– N’êtes-vous point venue dans cet appartement parce que votre mari devait y rencontrer sa maîtresse… dans les bras de son fils ?… Vous avez vu votre mari, madame…

 

Et Arnoldson, d’un geste d’effroyable ironie :

 

– Le voilà ! dit-il en montrant le cadavre.

 

– Eh bien ? fit Adrienne, qu’une terrible expérience de la férocité de cet homme affolait à nouveau.

 

– Eh bien, vous ne vous êtes occupée ni de la maîtresse ni de votre fils.

 

– Mon fils ! clama-t-elle. Mon fils !… Où est mon fils ?…

 

Arnoldson, très calme, déclara :

 

– Avant de se tuer, madame, votre mari a tué son fils !

 

– Ce n’est pas vrai ! Monstre ! Misérable !…

 

Elle voulut se précipiter sur Arnoldson, mais celui-ci lui cria :

 

– Si tu doutes, fais le tour de ce lit… et regarde !

 

La pauvre femme bondit vers l’endroit que lui indiquait le geste de l’Homme de la nuit. Et elle vit le corps de son fils à côté du corps de Diane… Elle porta les mains à sa poitrine… Elle étouffait.

 

Et elle tomba…

 

Arnoldson la reçut dans ses bras avec un cri de triomphe…

 

Elle était à lui, bien à lui… avant même qu’il ne l’eût prévu.

 

Elle était sans vie dans ses bras, incapable de lui résister…

 

Et ce fut une scène effroyable que celle où l’Homme de la nuit, debout parmi tous ces cadavres, pressa sur sa poitrine ce corps de femme qu’il désirait depuis vingt ans !

 

Il lui salit les lèvres de son baiser immonde…

 

Puis, avec une force qu’on ne lui soupçonnait pas, il emporta cette femme dans ses bras et se précipita vers la porte de la chambre.

 

– Elle est à moi !… Elle est à moi !… Toute à moi !… Mary !… Mary !… Mary !…

 

Il était fou, fou de joie, fou d’amour… si l’on peut donner ce nom à la passion monstrueuse qui étreignait le cœur et les sens de cet homme.

 

Tout à coup, au moment où il surgissait dans le vestibule, emportant son précieux fardeau, une poussée inattendue le rejeta dans la chambre.

 

Et il dut lâcher Adrienne, sa « Mary », toujours évanouie.

 

L’Homme de la nuit relevait un front furieux contre son agresseur, mais, soudain, sa physionomie devint souriante.

 

Il avait reconnu M. Martinet.

 

C’était, en effet, M. Martinet qui arrivait, les mains en sang, les habits déchirés, haletant. Il était encore dans le vestibule et l’Homme de la nuit sur le seuil de la chambre.

 

– Oui, moi ! cria-t-il. Moi, qui arrive pour sauver Pold ! Mais j’arrive en retard, n’est-ce pas ?… Moi qui ai dû me débarrasser par la ruse de votre domestique et qui viens peut-être de tuer l’homme qui se trouvait derrière cette porte et qui m’empêchait d’entrer !… Moi, qui vous surprends tenant dans vos bras Mme Lawrence !… Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Dites-le-moi ! Dites-le-moi, ou je vous tue !

 

Arnoldson, plus souriant encore, s’effaça devant M. Martinet.

 

– Entrez donc, cher monsieur Martinet.

 

M. Martinet, de l’endroit où il se trouvait, vit Lawrence sur le lit, Diane et Pold sur le parquet, et Mme Lawrence à ses pieds.

 

Il s’arracha les cheveux et eut un rugissement.

 

Il courait déjà à Pold quand il vit qu’Arnoldson quittait la chambre.

 

Il le retint :

 

– Ah ! vous ne sortirez pas !… Ne sortez pas !… Nous allons appeler la justice, Arnoldson ! Je ne sais quel a été votre rôle dans tout ceci, mais il faut que nous le sachions ! La justice entrera ici avant que vous n’en sortiez !

 

Arnoldson, toujours souriant, dit :

 

– La justice ? Croyez-moi, si vous aimez les gens qui sont là, n’appelez pas la justice… Pas d’esclandre ! Vous étiez sûrement au courant des amours de M. Lawrence, de Diane, votre belle-soeur, et de Pold. Sachez donc quelle en fut la conclusion : M. Lawrence a tué son fils et Diane et s’est tué ensuite. Inutile de crier ces choses sur les toits : cela serait fort désagréable à cette pauvre Mme Lawrence, qui est arrivée quand tout était fini, et cela causerait du tort à Mlle Lily, pour peu qu’un jour elle désire se marier… Les choses se sont passées ici… dans une maison dont les locataires ne pourront rien dire, attendu qu’il n’y a pas de locataires. Profitez-en… Soyez muet comme une carpe, monsieur Martinet !… Et, au lieu d’aller chercher la justice qui n’a rien à faire dans cette histoire, donnez donc vos soins à cette pauvre Mme Lawrence, qui est bien malade… Ensuite, vous verrez tous deux s’il faut appeler la justice… Vous voilà raisonnable… J’ai bien l’honneur de vous saluer…

 

Et Arnoldson s’en alla.

 

Ses paroles semblaient avoir enlevé toute volonté à Martinet. Celui-ci, après le départ de l’Homme, se ressaisit, bondit vers Pold, et, arrachant son veston, son gilet, sa chemise, il mit la poitrine du jeune homme à nu.

 

Une plaie s’ouvrait au sternum…

 

Martinet appuya son oreille sur la poitrine de Pold.

 

Et Martinet se releva, radieux, avec un grand cri de joie :

 

– Il vit ! Il vit !…

 

TROISIÈME PARTIE

LA FOLIE DU CRIME

 

I

CONVALESCENCE

 

Le soir tombait. Dans une chambre de l’hôtel de l’avenue Henri-Martin, Adrienne écoutait dormir Pold. Elle considérait le pâle visage de son fils et l’agitation de son sommeil.

 

Une femme de chambre apporta une lampe.

 

– Madame, il y a quelqu’un ici qui voudrait vous parler.

 

– Je n’y suis pour personne.

 

– Il insiste, madame. Il m’a dit que, lorsque vous sauriez son nom, vous le recevriez immédiatement.

 

– Ce nom ?

 

– Il m’a dit qu’il s’appelait Martinet.

 

– Martinet ! Faites-le entrer ici, dit Adrienne.

 

La bonne s’en alla. Adrienne se leva et alla à la fenêtre.

 

Quand elle se retourna, elle vit, sur le seuil de la chambre, Martinet, qui attendait une parole d’elle pour entrer.

 

Elle s’avança vivement vers lui.

 

– Entrez, monsieur, entrez, il me tardait de vous voir… J’ai tant de choses à vous dire, une telle reconnaissance à vous exprimer !

 

Martinet paraissait tout honteux :

 

– Madame, il n’y a pas de quoi… Et M. Pold ? Il va mieux ? dites… On m’a dit qu’il allait mieux.

 

– Oui, oui, beaucoup mieux.

 

Cette conversation avait lieu à voix basse. Martinet regardait le lit où reposait Pold.

 

– Alors, dites, il est sauvé ?

 

– Oui. Le médecin m’a dit qu’il était sauvé, que nous n’avions plus rien à craindre… Ce n’est plus qu’une question d’un mois et demi au plus. Il était bien malade…

 

– Oui, madame, je le sais. Mais vos soins l’ont sauvé.

 

– Avant que je ne le sauve, il vous a dû son salut, monsieur Martinet. Vous étiez son ami, soyez le mien… Je n’aurai plus que vous d’ami en ce monde…

 

– Oh ! madame, je ne sais vraiment…

 

Et, très ému, il continuait :

 

– Ah ! Il y a un mois que je voulais le voir, ce bon Pold… Mais vous avez su que j’étais malade, n’est-ce pas, madame ?… Les émotions… C’est ça… Eh bien ! je ne suis pas fort, moi, contre les émotions… Et je suis tombé malade. C’est la première fois que je sors… J’ai voulu venir ici tout de suite… Mais vous savez que, tous les jours, j’envoyais chercher des nouvelles, en bas, chez votre concierge…

 

– Oui, je sais cela. J’aurais voulu aller vous voir, car je sais tout ce que vous avez fait pour nous. Malheureusement, je n’ai pas quitté le chevet de mon fils… Qui envoyiez-vous chercher des nouvelles de Pold ?

 

– Mais c’était Mme Martinet elle-même qui passait, madame.

 

– Votre femme, monsieur Martinet ! Que n’a-t-elle demandé à me voir, à voir Pold ?… Que n’est-elle montée ici ?…

 

– C’est moi qui le lui avais défendu, madame, fit Martinet d’une voix grave. Je n’ai pas voulu qu’elle vînt vous importuner…

 

Pold fit quelques mouvements.

 

Un mois s’était écoulé depuis les derniers événements qui se déroulèrent d’une façon si tragique dans la garçonnière de Pold.

 

Quand Martinet était sorti de la chambre funèbre, à la recherche d’un secours, il n’avait rencontré dans la maison âme qui vive.

 

Et il constata que l’homme qui se tenait devant la porte de la garçonnière, et qu’il avait frappé, ne l’avait pas été mortellement, puisque son corps n’était pas là. Il avait disparu.

 

Arnoldson avait fui. Il n’y avait plus, dans cette maison, que lui, Martinet, une femme évanouie, Pold expirant et deux cadavres.

 

Il sauta dans un fiacre et s’en fut à la recherche d’un médecin, qu’il ne trouva pas. Il perdait la tête. Il ne savait ce qu’il devait faire. Il voulait aller prévenir la police, mais il se rappelait les dernières paroles d’Arnoldson. Finalement, il revint rue de Moscou.

 

Quelle ne fut pas sa stupéfaction et sa terreur en voyant que les corps avaient disparu ! On les avait enlevés.

 

Mais un mot laissé en évidence sur le lit, et qui lui était adressé, lui ordonnait de se rendre avenue Henri-Martin sur-le-champ.

 

Perdant de plus en plus la tête, il se fit conduire avenue Henri-Martin.

 

À la loge, il rencontra le père Jules, qu’il croyait aux Volubilis.

 

– Ah ! quel malheur ! geignait le brave homme.

 

Car le père Jules avait toujours passé pour un brave homme aux yeux de tout le monde.

 

– Où sont-ils ? s’écria Martinet.

 

– Là-haut, monsieur Martinet. Comment ! vous êtes déjà au courant ?… On vient de les apporter… Ce pauvre monsieur ! J’ai été chercher le docteur de la maison, qui est un bon ami et un excellent homme, et plein de savoir, monsieur Martinet… Il a fait déjà revenir à elle cette pauvre Mme Lawrence… Et il s’occupe de M. Pold !… Mais, pour sûr, celui-ci n’en réchappera pas !…

 

Martinet ne l’écoutait plus déjà, et avait bondi vers l’hôtel. Il passa sa nuit à aider le médecin dans les soins qu’il prodiguait à Pold et à sa mère.

 

On fit, par l’ordre d’Adrienne, le plus absolu silence sur ce drame de famille, et Lawrence fut inhumé, avec la complicité des médecins, sans que nul pût se douter qu’il s’était donné la mort.

 

Seule, la disparition de Diane fit beaucoup de bruit dans Paris. Les feuilles ne s’occupèrent que de cela pendant quinze jours. Finalement, comme on n’entendait plus parler du prince Agra, on en tira cette conclusion qu’elle avait quitté Paris avec lui, sans prévenir personne.

 

La première chose qu’Adrienne avait faite, quand elle eut retrouvé un peu de cette énergie qui était le fond de son caractère, avait été de renvoyer tous les domestiques et de les remplacer par d’autres qu’elle croyait sûrs.

 

Elle chassa le père Jules et envoya son remplaçant aux Volubilis, avec une dame de compagnie. Ils avaient l’ordre de faire patienter Lily, de s’opposer à son retour à Paris et, peu à peu, de la préparer – lourde et terrible tâche – à recevoir l’affreuse nouvelle de la mort subite de son père, déterminée, disait-on, par la rupture d’un anévrisme.

 

Adrienne s’était déjà installée au chevet de son fils, bien décidée à l’arracher à la mort, quand, le lendemain même du départ de la jeune fille, elle la vit revenir toute seule, lui apprenant que Lily n’était plus aux Volubilis.

 

C’était le dernier coup… et non le moins douloureux.

 

Et elle reconnut encore là la main de l’Homme de la nuit…

 

Elle s’entretenait encore avec Martinet de l’affreux drame, quand la femme de chambre les vint trouver, une carte à la main.

 

– Madame, dit-elle, voici la carte d’un homme qui désire vous voir. Je lui ai dit que vous étiez absente, puis que vous ne receviez personne, mais il a déclaré qu’il ne s’éloignerait point sans vous avoir vue.

 

Adrienne avait pris la carte…

 

– Arnoldson ! s’écria-t-elle.

 

Martinet fut debout :

 

– Le misérable !… Il ose…

 

Car Martinet savait à quoi s’en tenir, maintenant, sur Arnoldson, et, si on ne lui avait pas encore tout dit, il avait deviné beaucoup de choses.

 

Il savait, sans en connaître du reste la raison, que cet homme poursuivait d’une haine terrible Pold et sa famille, et il avait l’explication de son apparition le soir où il pénétra dans la chambre des crimes…

 

– Ah ! madame ! continua-t-il, je suis là. Usez de moi. Et, si vous voulez que je vous débarrasse du misérable, ce sera bientôt fait !

 

Adrienne ne trouvait pas une parole… Tant de cynisme joint à une hardiesse si grande la confondait. Comment, il osait encore ?…

 

Elle fut sur le point de crier à Martinet de descendre et de chasser l’Homme.

 

Mais une sinistre pensée lui vint… Elle songea à Lily. Ne lui avait-il point dit, à la villa des Volubilis, quand il lui avait remis les lettres, que sa vengeance irait frapper ses enfants ?…

 

Agra n’était-il point l’ami de ce monstre ?… Et Agra n’était-il point, à cette heure, le maître de sa fille ?… Ah ! il fallait qu’elle le vît… Il fallait qu’elle lui parlât… Elle comprenait maintenant qu’il se présentât devant elle avec une pareille tranquillité…

 

Elle fit signe à Martinet de rester dans la chambre, auprès de Pold, qui s’éveillait et fixait de grands yeux sur Martinet et sur sa mère.

 

Et elle descendit, disant :

 

– Il faut que je le voie. Il le faut.

 

Martinet la regardait partir avec un ahurissement grandissant, car il ne comprenait point pourquoi il fallait que cette femme reçût l’assassin de son mari… Martinet, en effet, croyait toujours Lily aux Volubilis.

 

Il fut tiré de ses pensées par cet appel de Pold :

 

– Martinet !

 

Martinet courut au chevet du malade. Et il prit la tête de Pold et il l’embrassa comme un père eût embrassé son fils.

 

– Eh bien ! mon pauvre vieux… ça va ?…

 

– Ça va… Martinet… ça va !…

 

Mais Pold regarda longuement Martinet.

 

– Si tu savais, Martinet…

 

– Je ne veux rien savoir, répondit Martinet. Ah ! mon gars, remets-toi, guéris-toi… et ne pense plus à autre chose.

 

– Écoute, Martinet… Tu sais tout… J’ai reçu une lettre… Tu me pardonnes donc, Martinet ?

 

– Pour sûr que je te pardonne !

 

Et Martinet se moucha bruyamment.

 

– C’est très beau, ce que tu as fait là ! dit Pold.

 

Martinet s’étranglait : l’émotion l’étouffait. Il prononçait des mots incohérents. Finalement, il cria :

 

– Veux-tu me ficher la paix ?… Qu’est-ce qui lui prend donc, à ce sacré gosse ?

 

Et il se laissa tomber sur une chaise auprès du lit.

 

Pold avait compris…

 

Il avait pris la main de son ami, il la lui serra avec force.

 

– Pold ! dit Martinet, je suis un pauvre diable de crétin, d’imbécile !

II

OÙ L’HOMME DE LA NUIT PROPOSE UN MARCHÉ ET OÙ ADRIENNE LE REFUSE

 

Adrienne trouva Arnoldson debout au milieu du salon. Elle referma la porte et s’adossa à cette porte.

 

Adrienne et Arnoldson se dévisagèrent un moment. C’est Adrienne qui commença l’attaque :

 

– Vous devinez sans doute, monsieur, la raison qui m’a fait vous recevoir. Je ne veux point savoir ce qui vous amène ici : je ne veux que vous poser une question. Vous allez me dire où est ma fille, ce que vous avez fait de ma fille.

 

Arnoldson se taisait.

 

– Répondez-moi !… Dites-moi tout de suite où est ma fille…

 

Arnoldson conservait le même silence.

 

– Vous ne voulez pas me répondre ?…

 

L’Homme de la nuit dit enfin :

 

– Oui, oui, madame, je vais vous répondre…

 

– Enfin ! s’écria Adrienne… Vous avouez donc ?

 

– Et quoi, madame ?

 

– Vous avouez que vous m’avez pris ma fille…

 

Arnoldson eut un sourire extraordinairement gracieux :

 

– Puisqu’on ne peut rien vous cacher, madame, j’avoue… je me suis dit : « Cette pauvre madame Lawrence on lui a enlevé sa fille… Eh bien ! moi, je vais la lui rendre. »

 

– Monsieur ! s’écria Adrienne, si vos desseins étaient si purs, vous m’eussiez déjà rendu ma fille !… Et l’atroce ironie de vos paroles me fait encore redouter quelque horrible machination de votre part…

 

Arnoldson se décida :

 

– Voici, madame, où je veux en venir… Il est exact que votre fille soit en ma puissance.

 

– Et qu’en avez-vous fait ?

 

– Moi, madame… Mais rien. Je ne l’ai, depuis son départ des Volubilis, ni vue ni approchée…

 

– Auprès de qui donc est-elle ?

 

– Elle est, madame, la propriété du prince Agra…

 

– Ah ! je voulais vous l’entendre dire. C’est, n’est-ce pas ? ce prince qui est votre ami, votre âme damnée… votre monstrueux instrument, sans doute…

 

– Plus que cela, madame… Le prince Agra est mon fils… C’est vous dire combien il m’est dévoué…

 

– C’est lui qui a volé Lily cette nuit où vous aviez fait notre maison du bois de Misère si déserte…

 

– Il ne l’a pas volée : il l’a séduite.

 

– Eh ! quoi ? vous osez prétendre que Lily l’aimerait ?…

 

– Elle l’adorait, madame…

 

Adrienne n’osait aller plus loin dans cet interrogatoire. Elle n’osait demander à l’Homme de la nuit des choses qui lui brûlaient les lèvres.

 

Arnoldson lisait tous ces sentiments, tous ces désirs et toutes ces terreurs sur le visage d’Adrienne.

 

– Madame, dit-il, voyez combien je vous suis dévoué puisque je me réjouis du bonheur que je vous apporte…

 

– Expliquez-vous…

 

– Car, enfin, madame, y a-t-il un plus grand bonheur pour une mère qui a redouté le déshonneur de sa fille que d’apprendre que cette fille est toujours pure ?

 

Adrienne s’avança vers Arnoldson :

 

– Je redoutais tout… tout…

 

Fielleux, il laissa tomber ces mots :

 

– Ne serait-il pas d’une bonne politique d’en remercier sir Arnoldson ?

 

– Vous ? Je serais plutôt tentée de croire que, si une lâcheté n’a pas été commise, que, si un crime n’a pas été accompli, c’est que tous vos efforts ont échoué.

 

– Madame, je vous donne ma parole – et je vous ai prouvé que je la tiens toujours, n’est-ce pas, madame ? – le jour où j’aurai décidé la perte de votre fille, votre fille sera perdue !

 

Et Arnoldson ajouta, avec un cynique sourire :

 

– Il ne me faudra pour cela que prononcer une parole, et le prince Agra l’attend !

 

Arnoldson continuait :

 

– Le prince Agra, madame, n’attend également qu’une parole de moi pour vous ramener la jeune Lily. Cette parole…

 

– Cette parole ? demanda anxieusement Adrienne.

 

– Cette parole… il dépend de vous que je la prononce, fit lentement Arnoldson.

 

Adrienne regardait l’Homme de la nuit. Elle avait peur de comprendre.

 

– Que voulez-vous, chère madame Lawrence, je suis désolé d’en être arrivé à de pareilles extrémités…

 

Cette fois, il n’y avait plus de doute dans l’esprit d’Adrienne… Elle comprenait l’ignoble marché que l’Homme de la nuit était venu lui proposer…

 

– Jamais !… s’écria-t-elle. Jamais !…

 

– Ceci n’est que le premier cri de votre âme révoltée, dit Arnoldson. Vous verrez que c’est la mère qui… m’amènera l’honnête femme… à l’heure que je voudrai, madame… à l’endroit que je vous désignerai… J’ai l’honneur, madame, de vous saluer…

 

Adrienne se jeta de côté, ne voulant pas être frôlée de cet homme, ni souillée de son approche…

 

Les trois jours qui suivirent la visite d’Arnoldson furent pour Adrienne des jours d’angoisse. Elle restait auprès de Pold assis dans un fauteuil, commençant enfin sa convalescence.

 

Ce soir-là, Adrienne reçut la lettre suivante :

 

 

« Madame,

 

« Ne réprouvez pas tous mes actes. Je n’ai songé qu’à vous faire transporter à votre domicile, vous, ce bon petit Pold que son père avait tant maltraité, et ce pauvre M. Lawrence. Je compte bien, madame, que vous m’en montrerez de la reconnaissance et que vous viendrez vous-même me remercier d’une aussi belle action. Je vous attendrai dans la nuit de dimanche prochain, c’est-à-dire dans sept jours, à l’auberge Rouge, au fond du bois de Misère.

 

« Je vous prierai, madame, de ne point retarder ce doux entretien, ne fût-ce que de vingt-quatre heures, car je dois partir dès le lendemain matin pour une contrée assez éloignée où le prince Agra a élu domicile, et attend mes instructions. »

 

 

Cette missive était signée de l’Homme de la nuit.

 

Adrienne la lut sans qu’un muscle de son visage tressaillît.

 

Et cependant l’ultimatum que lui envoyait Arnoldson était bien fait pour la plonger dans la plus terrible des alternatives.

 

Quand elle eut replié soigneusement cette lettre, elle dit tout haut :

 

– J’irai !…

 

III

LE TRIOMPHE DE L’AMOUR

 

Vers quel coin reculé de France, dans quelle contrée mystérieuse, derrière quels murs le prince Agra avait-il emporté Lily ?

 

Elle sembla sortir d’un songe… Depuis le départ des Volubilis, elle n’avait pas ouvert les yeux… Pressée contre la poitrine d’Agra, il lui semblait qu’elle était emportée, dans un galop de vertige.

 

Elle finit par s’endormir…

 

Quand elle s’éveilla, une large baie était ouverte en face d’elle, sur un jardin.

 

Lily se leva à demi sur son lit de repos, et jeta un anxieux regard autour d’elle.

 

Elle entendit presque aussitôt une voix qui lui parlait. Lily se retourna.

 

Un homme était là, et qu’elle n’avait jamais vu.

 

– Qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle.

 

– On m’appelle Harrison, mademoiselle, et je suis là pour vous obéir…

 

– La seule chose que je désire, monsieur, supplia Lily, c’est de voir celui qui m’amena ici…

 

– Ce que vous avez à lui dire est donc bien pressé ?

 

– Oh ! très pressé, monsieur… Je voudrais lui demander qu’il me reconduise immédiatement chez moi.

 

Lily se cacha le visage dans les mains.

 

– Ma mère, dit-elle, doit être dans une anxiété folle.

 

– Votre mère, mademoiselle, ignore à cette heure que vous avez quitté les Volubilis.

 

– Quoi ?… vous savez ?…

 

– Je sais !

 

– Et comment savez-vous que ma mère ignore ma fuite des Volubilis ?

 

– Parce qu’avant votre départ elle était partie elle-même et qu’elle n’y reviendra point avant quelques jours… Tranquillisez-vous donc, mademoiselle.

 

Harrison parlait à Lily avec une grande douceur. Il ressentait beaucoup de sympathie pour l’enfant, et certains gestes qu’elle avait, des coins de sourire un peu tristes, des inflexions de la voix remuaient dans son vieux cœur la cendre refroidie du souvenir.

 

L’enfant lui rappelait la mère… la mère qu’il avait aimée en silence et qui n’en avait jamais rien su, qui n’avait jamais deviné le secret de son âme.

 

Et, maintenant qu’il se savait si cruellement vengé par la mort de Lawrence – car la nouvelle lui en était arrivée dans la nuit – des maux que cet amour lui avait fait souffrir, il prenait en pitié celle que la cruauté d’Arnoldson avait encore marquée comme une prochaine victime.

 

Puis il avait étudié, lui aussi, le plan d’Arnoldson et il en avait compris l’économie. Il en avait saisi toutes les embûches et tous les traquenards. Il avait deviné quel otage Lily était entre ses mains et ce qu’il pouvait exiger de la mère en tenant la fille…

 

Or Harrison, au bois de Misère, s’était maintes fois caché pour voir passer la mère… et, décidément, il ne lui plaisait point d’aider l’Homme de la nuit à posséder celle qui lui apparaissait si belle encore…

 

Que Lawrence succombât… c’était écrit. Il avait juré d’aider Arnoldson dans l’œuvre de sa vengeance, qui était en partie la sienne aussi… mais il n’avait nullement prêté le serment de faire tomber Adrienne dans les bras de celui qu’il ne considérait plus, à cette heure, que comme son rival…

 

Et cependant, jusqu’à ce jour, il ne s’était point mis au travers des desseins d’Arnoldson…

 

Car il savait que c’était une chose terrible de lutter contre cet homme et qu’il y allait de la vie…

 

Il avait laissé faire les choses…

 

Il lui dit :

 

– Le prince Agra va venir, mademoiselle.

 

La porte s’ouvrit. Agra parut et pria Harrison de les laisser.

 

Il vint à elle, s’assit près d’elle. Lily ouvrit ses grands yeux clairs, et le prince y lut des choses qu’il n’avait encore lues dans les yeux d’aucune femme.

 

Maintenant, Agra tendait vers elle des mains qui frémissaient… Puis, il l’attira contre lui, et semblant soudain pressé, il l’entraîna hors de la chambre.

 

Ils s’en allèrent par les allées du parc et se firent mille promesses.

 

IV

M. MARTINET PORTE LES CULOTTES

 

Il était une heure du matin quand M. Martinet se retrouva rue du Sentier. Il n’y avait dans la rue âme qui vive. Il était le seul à errer d’un trottoir à l’autre, chantant à la lune des refrains polissons.

 

Il chantait d’une voix hésitante.

 

Il s’arrêtait de temps à autre au milieu de la rue et paraissait tout à coup plongé dans des réflexions profondes.

 

Puis il repartait, reprenant ses refrains.

 

Il vint à sa porte, introduisit avec quelque difficulté son passe-partout dans la serrure, et entra dans la cour de l’immeuble.

 

La porte du magasin était entr’ouverte. Il s’y glissa, la referma avec bruit, alluma une bougie et se livra à l’ascension ardue de l’escalier qui conduisait au premier étage. Il ne l’acheva point sans quelque fracas, ce dont il n’avait cure.

 

Il fit irruption dans la chambre conjugale. Sur le lit, Mme Martinet, en chemise de nuit, était assise.

 

– Ah ! ah ! tu m’attendais, Marguerite ?

 

– Oui, mon ami, dit Mme Martinet d’une voix pleine de douceur, je t’attendais.

 

– Eh bien, sois contente. Me voilà !

 

– Comme tu rentres tard, Martinet !

 

– Saperlotte ! s’écria Martinet, je ne rentre pas encore assez tard si c’est pour t’entendre ! Tu ne peux donc pas dormir sans moi ?… Glisse-toi dans le plumard et fiche-moi la paix ! C’est entendu ? Une ! deux ! Ça y est !…

 

Et Martinet commença, sans plus s’occuper de sa femme, la difficile opération qui consistait à déboutonner son faux col et à enlever sa cravate.

 

– Viens ici que je t’aide, fit timidement Mme Martinet.

 

Martinet consentit à ce que sa femme lui enlevât sa cravate et son faux col.

 

– Martinet, fit de plus en plus timidement Mme Martinet, tu sens un peu le vin… mon ami…

 

– Cela se peut, madame Martinet… et il serait vraiment étonnant qu’ayant bu du vin je ne sentisse point le vin.

 

– Martinet, je me permets de te dire cela parce que je crains que tu n’abuses de ta bonne santé actuelle. Il n’y a pas si longtemps que tu étais encore malade… Je crains une rechute…

 

– Assez, madame ! s’écria Martinet, d’une voix de stentor.

 

Et il enleva son pantalon, d’un effort puissant.

 

Mme Martinet n’osait plus rien dire.

 

– Tu sais, Marguerite, que si je me grise… eh bien ! c’est que j’ai besoin d’oublier… Allons, fiche-moi la paix ! Zut !

 

Mme Martinet, effrayée, alla se blottir tout au fond du lit, du côté de la ruelle. Et M. Martinet se glissa près d’elle.

 

Il s’enfonça jusqu’aux deux oreilles un bonnet de coton et se mit en mesure de souffler la bougie qui était sur la table de nuit. À ce moment, il aperçut, à côté de cette bougie, une enveloppe sur laquelle il lut ces mots : « Madame Martinet. »

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à sa femme.

 

– Mais je n’en sais rien, mon ami. C’est une lettre qui m’a été adressée et que je n’ai pas lue.

 

– Et pourquoi ne l’as-tu point lue ?

 

– Tu sais bien que tu m’as ordonné de te passer toutes les lettres qui arriveraient ici. Tu t’es réservé le soin de les décacheter toi-même.

 

– Très juste ! acquiesça Martinet, très juste ! Voyons ce qu’il y a là-dedans.

 

Il décacheta la lettre et la parcourut.

 

– Tiens ! tiens ! tiens ! faisait-il en lisant.

 

Puis, quand il eut achevé sa lecture, il replia la lettre, la mit dans le tiroir de la table de nuit et souffla sur la bougie.

 

La chambre fut plongée dans les ténèbres les plus opaques.

 

– Eh bien ? demanda de son coin Mme Martinet.

 

– Et bien ! fit Martinet en se recroquevillant dans la position dite du chien de fusil… eh bien, c’est madame Lawrence qui t’écrit.

 

– Que me dit-elle ?

 

– Vous êtes curieuse, madame Martinet…

 

– Elle est toujours à Paris avec…

 

– Avec ?… interrogea Martinet.

 

– Avec… son fils ?

 

– Tu peux bien l’appeler par son nom… avec Pold ! Eh bien, non ! Ils sont tous les deux à la campagne.

 

– Ils sont donc retournés aux Volubilis ?

 

– Elle nous prie d’aller les rejoindre… Ils sont depuis avant-hier au bois de Misère, et il est probable qu’elle manque de compagnie là-bas, puisqu’elle nous prie tous les deux de venir les retrouver là-bas…

 

– Mais je connais fort peu Mme Lawrence… Que peut-elle bien me vouloir ?

 

– Moi, je la connais ! Cela suffit… Elle dit que Pold me réclame et, pour que je ne sois pas privé de ta présence là-bas, elle ne verrait aucun inconvénient à ce que tu m’accompagnasses…

 

Content de cet imparfait du subjonctif, Martinet ajouta :

 

– Maintenant, la suite à demain… Je sens que cela me fera du bien de ronfler.

 

– Tu iras seul aux Volubilis, déclara Mme Martinet. Moi, je reste ici…

 

– À cause ? s’écria Martinet, en donnant un grand coup de poing sur le bord du lit.

 

– Mais, mon ami…

 

– Il n’y a pas de « mais, mon ami »… M. Martinet veut que Mme Martinet l’accompagne aux Volubilis, et Mme Martinet l’accompagnera…

 

Il y eut un silence, puis Martinet entendit que sa femme pleurait tout doucement dans l’ombre…

 

– Je serai peut-être le maître chez moi…

 

Ce fut sa dernière déclaration. Et Martinet commença à ronfler.

 

À dix heures du matin, ils prirent tous deux, à la gare de l’Est, le train pour Esbly.

 

Ils arrivèrent aux Volubilis vers midi.

 

Martinet n’avait pas adressé la parole à sa femme pendant tout le voyage.

 

Celle-ci n’avait cessé de le regarder avec une mine suppliante de chien battu ou qu’on va battre.

 

Mais Martinet n’y prenait garde et s’intéressait au spectacle du paysage.

 

Sur le seuil des Volubilis, ils virent Mme Lawrence qui les attendait et qui, de loin, leur adressait un geste d’amitié et de bienvenue.

 

– Pold réclame votre mari et prétend, madame, qu’il ne se pourra guérir complètement s’il n’est point là, fit Adrienne à Mme Martinet. Vous m’excuserez d’agir avec ce sans-gêne et de vous déranger ainsi. Quant à moi, je ne saurais trop vous être reconnaissante de négliger vos affaires pour contenter le désir de mon fils. Je suis heureuse de vous avoir près de moi.

 

Mme Martinet était tout émue de ce charmant accueil. Quant à Martinet, il se moucha bruyamment et dit :

 

– Ou’s qu’il est, not’gosse ?.

 

– Il se promène dans le jardin…

 

– Il est donc tout à fait bien, maintenant ?

 

– Oh ! tout à fait, monsieur Martinet. Encore quelques jours, et il aura retrouvé toute sa santé d’autrefois.

 

– Il est sans doute avec sa sœur ?

 

Adrienne s’arrêta et devint fort pâle.

 

– Non. Il n’est point avec sa sœur… Sa sœur est absente en ce moment, fit Adrienne. Elle est dans une famille amie…

 

Une voix joyeuse retentit au fond du jardin :

 

– Ah ! Martinet ! Mon bon Martinet !

 

C’était Pold qui arrivait à grands pas vers le groupe.

 

– Ne te presse pas tant, mon vieux ! s’écria Martinet. Tu vas te faire mal, pour sûr !

 

Pold embrassa Martinet, et, se tournant vers l’épouse du tapissier, il lui tendit la main, la mine grave. Martinet les dévorait des yeux. Mme Martinet ne fit qu’effleurer la main de Pold. Mais, s’ils se donnèrent la main, ils ne se regardèrent pas. Adrienne prit momentanément congé du couple Martinet.

 

– Nous déjeunons dans un quart d’heure. Faites ce que vous voulez. La maison vous appartient.

 

Elle était enchantée de l’arrivée de ces braves gens. Dans les circonstances terribles où elle se trouvait, à la veille du jour fixé par l’Homme de la nuit pour son rendez-vous à l’auberge Rouge, sur le point de prendre des résolutions tragiques, elle ne voulait pas rester seule aux Volubilis avec un enfant blessé.

 

Et, comme Pold lui parlait tout le temps de Martinet, elle songea à le prier de venir, avec sa femme, passer quelques jours aux Volubilis.

 

Pold regardait sa mère s’éloigner par les allées du jardin. Il la montra, dans sa toilette de deuil.

 

– Pauvre mère ! dit-il. Elle a été bien éprouvée ! Ah ! mon vieux Martinet, tu ne vas plus reconnaître ton Pold. Je ne suis plus le jeune fou que tu as connu. Je suis sage, maintenant… J’ai payé d’un tel prix cette sagesse !… Oui, j’ai beaucoup réfléchi, Martinet, et j’ai arrêté ceci avec moi-même que j’ai fini d’être un enfant et que je vais commencer à être un homme !

 

– C’est bien, ça, mon fils ! s’écria Martinet, enthousiasmé.

 

Et il prit les deux mains de Pold et les étreignit avec une joie manifeste.

 

La cloche sonna pour le déjeuner. Ces braves gens allèrent s’asseoir autour de la table hospitalière, dans le kiosque où l’Homme de la nuit avait fait sa première déclaration à Adrienne.

 

Martinet demanda tout de suite « du siphon ». Et, se penchant à l’oreille de Pold, assis à côté de lui, il dit :

 

– J’ai un peu mal aux cheveux… Il n’y a rien de bon, mon petit Pold, comme l’eau de Seltz au lendemain d’une « cuite » !

 

V

HEURE TRAGIQUE

 

Quand on eut terminé le repas, M. et Mme Martinet, accompagnés de Pold, s’en furent errer dans les bois.

 

Adrienne resta aux Volubilis. Elle monta à la chambre qu’habitait Lily. Elle resta en face d’un portrait de sa fille un temps infini.

 

Elle descendit enfin au salon et fit demander Pold.

 

Pold venait justement de rentrer de sa promenade avec le ménage Martinet. Il vint au salon rejoindre sa mère.

 

Il fut frappé, en entrant, de la façon dont elle lui dit de s’asseoir et du ton qu’elle prit pour lui annoncer qu’elle avait des choses fort importantes à lui dire.

 

Il s’assit. La période terrible qu’il venait de traverser l’avait rendu quelque peu fataliste. Il s’attendait à un nouveau coup du sort et ne cherchait point à s’y dérober. À voir sa mère, il était évident qu’il ignorait encore toute l’étendue de la catastrophe qui les avait frappés et qu’elle allait la lui apprendre.

 

– Sais-tu bien, mon enfant, dit Adrienne, quelle fut la cause de nos malheurs ?

 

– Oui, ma mère, je le sais.

 

– Parle.

 

– C’est moi, ma mère, qui fus la cause de tous nos malheurs.

 

– Non, mon enfant. Que ton cœur se rassure, et ne te crée point d’injustes remords. Tu ne fus qu’une victime, comme les autres… Mais une victime de qui, le sais-tu ?…

 

– Une victime de cette femme que j’eus la folie d’aimer… de cette Diane que mon père a châtiée avant de mourir…

 

– Tu te trompes encore, mon fils… Cette femme ne fut qu’une victime elle-même de celui dont je te parle… et que tu n’as point deviné… Écoute-moi bien, Pold, et souviens-toi… La cause de tous nos malheurs est cet homme que tu as vu quelquefois ici, de cet être à l’aspect féroce, qui s’est dit l’ami de ton père, de cet Arnoldson, qui habitait la villa des Pavots et que l’on appelle quelquefois l’Homme de la nuit !…

 

– Ah ! s’écria Pold, Diane me l’avait dit… Mais je ne l’avais point cru… car il fut toujours d’une grande amabilité pour moi, ma mère, et je ne pouvais prévoir ses desseins… Faut-il vous dire qu’aujourd’hui encore je ne les comprends pas ?… Cet homme nous hait, m’a dit Diane ; il nous poursuit de sa haine, prétendez-vous, ma mère. Mais quel est donc cet homme ? D’où vient-il ? Que nous veut-il ? Il y a trois mois, nous ne le connaissions pas… Vous ne l’aviez jamais vu… Il nous ignorait… et… nous ne lui avons rien fait… n’est-ce pas, ma mère ?…

 

– Non, nous ne lui avons rien fait… et, il y a trois mois, en effet, nous ne le connaissions pas…

 

– Alors ?

 

– Alors, depuis trois mois, Arnoldson a osé lever les yeux sur ta mère !

 

Pold se leva et regarda Adrienne, épouvanté.

 

– Comprends bien, mon Pold, qu’il faut que je te dise tout et que l’heure est venue où il faut que tu saches tout !… Je n’ai plus personne pour me protéger que toi.

 

Pold dit :

 

– Malheur à ce misérable… si vous ne me retenez pas, je le tuerai.

 

– C’est bien, mon fils, c’est bien !

 

– J’ai soif de nous venger tous !

 

– Je te dis ceci, fit Adrienne, je te dis que ta mère, demain soir, ira racheter sa fille…

 

Elle exhala, la voix à peine audible :

 

– Pold, je vais revoir cette homme, je vais le revoir demain.

 

– Où allez-vous le revoir, ma mère ?

 

– À l’auberge Rouge… où il m’a donné rendez-vous…

 

– Et vous allez au rendez-vous de cet homme, ma mère ? s’écria Pold.

 

– J’y vais, Pold.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce qu’il le veut !

 

– Et pourquoi faites-vous ce qu’il veut ?

 

– Parce que, mon fils, déclara Adrienne d’une voix lente, il y va de la vie et de l’honneur de ta sœur !…

 

Pold se passa les mains sur le front.

 

–… Que voulez-vous dire ?… Ne m’avez-vous pas annoncé, pendant ma maladie, que Lily était en ce moment au sein d’une famille amie… et qu’elle reviendrait bientôt… et qu’on s’efforçait là-bas de la consoler… de la distraire un peu de la douleur qu’elle a ressentie de la mort de mon père ?…

 

– Lily ignore sans doute que son père n’est plus de ce monde, Pold !

 

– Que me dites-vous là ?

 

– Je te dis que Lily, dans cette nuit terrible où le même drame nous faisait, à tous, fuir le bois de Misère, je te dis que Lily nous a été ravie ici, volée !…

 

– Volée !… s’exclama Pold.

 

– Oui, mon fils. Et sais-tu dans quelles mains elle se trouve ?… Sais-tu dans quels bras elle va tomber peut-être ?…

 

– Parlez !

 

– Dans les bras du prince Agra !… Et sais-tu qui est le prince Agra ?… Le fils d’Arnoldson !… Il n’attend qu’un mot de son père pour abuser de mon enfant…

 

– Horreur !… s’écria Pold.

 

– Et sais-tu, continua Adrienne, sais-tu quand ce mot doit être prononcé ?… Il doit l’être demain soir si ta mère ne va point l’étouffer sur les lèvres de l’Homme de la nuit ! Tu vois bien qu’il faut que j’y aille, à l’auberge Rouge !

 

– Ah ! ce mot ! fit le jeune homme avec un éclat sauvage, ce mot, toi ou moi, nous le lui ferons rentrer dans la bouche à coups de poignard !

 

– Hélas ! comprends donc, que nous ne pouvons rien contre cet homme qui peut tout contre Lily… Si nous frappons Arnoldson, nous donnons nous-mêmes le signal de la perte de Lily… Il m’en a prévenue… Il a tout prévu… tout…

 

– Alors, que faisons-nous ? Et que voulez-vous de moi ?…

 

– Je te dis ceci, fit Adrienne. Je te dis que ta mère, demain soir, ira racheter sa fille… quel que soit le prix qu’on lui en demande… mais, quand elle l’aura, quand sa fille n’aura plus rien à redouter de ce monstre… alors, toi, tu le tueras !… Je n’ai plus rien à te dire, Pold.

 

– Ma mère, fit Pold, combien simple et facile m’apparaît l’accomplissement de ce terrible devoir… à côté de la tâche que vous allez entreprendre !…

 

– Allons, fit-elle, du courage et prions jusqu’à l’heure où j’irai à l’auberge Rouge…

 

Mais la porte du salon s’ouvrit alors, et une voix éclata :

 

– Vous n’irez pas, madame ! Vous n’irez pas à l’auberge Rouge !

 

Pold et Adrienne se retournèrent vers la porte, épouvantés par la puissance de ces paroles.

 

– Le prince Agra ! s’écria Pold en bondissant sur lui.

 

Le prince fit un pas à sa rencontre et dit :

 

– Oui ! le prince Agra !… qui vous ramène Lily !…

 

Et il n’avait pas plus tôt terminé ces paroles que Lily faisait irruption dans le salon, avec des cris joyeux, et se précipitait dans les bras de sa mère et de Pold.

 

VI

SÉPARATION

 

Lily, tenant toujours sa mère embrassée, lui dit tout bas :

 

– Parlez-moi, ma mère… Vous ne me demandez rien, et moi j’ai tant de choses à vous dire, tant de choses !…

 

Agra assistait, muet et les bras croisés, à cette scène. Pold regardait tour à tour le prince, sa mère et sa sœur, et il avait un pli de colère au front.

 

Lily ajoutait :

 

– Oui, c’est lui qui m’a ramenée, c’est grâce à lui que je vous revois, mère… Voulez-vous qu’il soit votre fils ? Vous ne me répondez point… Pourquoi ces yeux de colère ? Et pourquoi Pold le regarde-t-il avec tant de haine ?

 

Elle continua sur un ton désolé :

 

– N’est-ce pas que vous allez lui dire de rester près de nous, de rester avec nous !… N’est-ce pas que vous n’allez pas le chasser ?… Il disait, lui… oui, il disait qu’il faudrait nous séparer et que nous ne nous reverrions jamais plus, parce qu’il était certain que vous le chasseriez pour toujours… Mais moi, je connais toute votre bonté, ma mère, et je lui répondais qu’il avait des pensées de fou…

 

Enfin, elle s’écria, s’adressant au prince :

 

– Ils ne disent rien, monseigneur… faites qu’ils parlent… Vous voilà muet… Vous voyez bien que l’on va vous chasser… Je devine cela au visage de ma mère et de mon frère… Défendez-vous, et défendez-moi !…

 

Mais Adrienne dit au prince, d’une voix dure de commandement :

 

– Je sais qui vous êtes, monsieur. De quel droit m’avez-vous enlevé mon enfant, la nuit, comme un voleur ?

 

Agra s’avança jusqu’au milieu du salon. Il dit :

 

– Madame, j’ai accompli le crime de vous avoir ravi votre enfant. Mais oubliez-vous que c’est moi qui l’ai ramenée, aussi pure… qu’à l’heure où je l’emportai !

 

– Monsieur, fit Adrienne, il y a une chose que je n’oublierai point : c’est que vous êtes le fils d’un misérable !

 

Le prince Agra fit un pas en arrière, et il devint plus pâle encore.

 

Lily poussa un cri…

 

– Que dites-vous ma mère ?

 

– Silence ! cria Pold à Lily, et écoute…

 

Le prince déclara, d’une voix sourde :

 

– C’est vrai, madame. Je suis le fils d’un misérable !… Je comprends que vous nourrissiez contre cet homme une haine éternelle… Et, cependant, madame, vous ne le haïrez jamais autant que je le hais !…

 

Adrienne voulut interrompre le prince, mais celui-ci l’arrêta d’un geste violent et continua :

 

– Madame, quand je vous demandais tout à l’heure de ne pas oublier que vous me deviez le retour de votre enfant, je n’espérais pas que ce souvenir pût modifier du tout au tout les sentiments de répulsion et d’horreur que vous pouvez avoir pour moi. Je sais, madame, que je n’ai rien à attendre de votre clémence, et je l’ai dit à Lily. Elle ignore l’abîme qui nous sépare… Ce que je vous demandais, madame, ce n’était point un impossible pardon… C’était tout au plus un adieu qui ne fût point accompagné de votre malédiction…

 

« Oui, madame, rassurez-vous : je vais partir, et vous ne me reverrez jamais plus si votre volonté de ne plus me revoir reste inébranlable… Mais, auparavant, permettez-moi quelques paroles et apprenez à connaître le fils du misérable dont vous parliez tout à l’heure…

 

Lily s’était jetée sur un canapé, la tête entre les mains.

 

Adrienne et Pold attendaient les paroles promises.

 

Le prince, alors, raconta rapidement son éducation première. Il montra Arnoldson attaché à l’âpre besogne qui devait faire de son fils un monstre d’insensibilité et de misanthropie. Dans quel but ? Dans un but qu’il avait été longtemps à ignorer, mais qu’il connaissait à cette heure et qu’il ne voulait point dire à Adrienne, lui promettant des révélations plus complètes pour plus tard, si elle ne s’y opposait point et si ces révélations devenaient nécessaires. Bref, il n’avait été pendant longtemps qu’un instrument docile entre les mains d’Arnoldson. Il faisait ce que cet homme lui disait de faire, sans discuter ses actes, sans chercher à se les expliquer, parce que toutes choses lui étaient indifférentes, et, du jour où il avait essayé une révolte contre la toute-puissance de l’Homme de la nuit, celui-ci avait étouffé cette révolte avec un mensonge. Il l’avait intéressé à sa vengeance, lui faisant croire qu’il avait le devoir d’y prendre part… Et, en effet, la fatalité avait voulu qu’il aidât Arnoldson dans son œuvre ténébreuse, cette œuvre qui devait frapper une famille dans laquelle il allait rencontrer Lily.

 

Il dépeignit la statue de marbre qu’il était, l’égoïsme formidable qui l’avait glacé. Tout cela n’avait pas résisté à un regard de Lily.

 

Il se tut.

 

Adrienne dit :

 

– Monsieur… qu’Arnoldson vous ait trompé ou non, que vous ayez agi de votre propre initiative ou poussé par le mensonge de cet homme, que vous ayez ignoré, en l’aidant dans son œuvre abominable, le but vers lequel il marchait et le secret de ses machinations, dont je devais être la victime, de toute façon vous l’avez aidé ! Vous avez pris votre part de ce drame qui faillit m’enlever mon fils et qui…

 

Ici Adrienne ajouta, à voix basse, en regardant Lily qui ne la voyait point :

 

–… qui m’a faite veuve…

 

Agra l’arrêta encore :

 

– Et c’est pourquoi je me retire, madame. C’est pourquoi il est probable que vous ne me reverrez jamais plus. Oui, toute alliance est impossible entre nous. Mais, avant que je n’aie franchi le seuil de cette porte, laissez-moi vous avertir que la passion d’Arnoldson est telle qu’il ne vous laissera le repos qu’après l’avoir assouvie… à moins que quelqu’un ne se mette entre ses desseins et vous, contre lui et pour vous. Je serai celui-là.

 

Puis il se tourna vers Pold :

 

– Adieu, monsieur.

 

Pold s’inclina.

 

Mais Lily s’était levée et criait :

 

– Ne partez pas ! William ! Pourquoi m’abandonnes-tu, William ? Pourquoi m’as-tu trompée ?

 

Agra alla vers Lily.

 

– Ne pensez plus à moi.

 

Et il gagna précipitamment la porte.

 

Au moment où il allait disparaître, Lily lui cria :

 

– Ne plus penser à vous… Mais à qui voulez-vous que je pense ?

 

Sa mère vint à elle.

 

– Ma fille, dit-elle, tu penseras à ton père !…

 

– À mon père ?…

 

– Oui, Lily… à ton père… N’as-tu donc point vu mes vêtements de deuil ?… Tu penseras à ton père… qui est mort !…

 

VII

CE QUI SE PASSAIT, CETTE NUIT-LA, AUTOUR DE L’AUBERGE ROUGE

 

C’était une nuit lunaire, qui faisait les feuillages des arbres très pâles.

 

Il pouvait être dix heures. Pas un bruit dans le bois de Misère.

 

Sur la lisière de ce bois, les murs blancs de la villa des Volubilis et de la villa des Pavots, dressés les uns en face des autres, éclataient dans la nuit. Aucune lumière aux fenêtres. La villa des Pavots était déserte, et les hôtes des Volubilis semblaient déjà s’être livrés au sommeil.

 

Dans le bois, non loin de la route qui descendait vers Villiers, une lueur, une unique lueur tremblotait parmi les feuillages.

 

Cette lueur venait d’une fenêtre, au premier étage de l’auberge Rouge.

 

.................................

 

Une ombre se coucha derrière un talus, les yeux fixés sur cette lueur.

 

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que cette ombre fut rejointe par une autre.

 

Et une conversation à voix très basse s’engagea entre les deux ombres.

 

– Il est là ? demanda l’ombre que nous avons vue venir des Volubilis à l’auberge Rouge.

 

– Oui, il est là. Voilà deux heures qu’il est arrivé. Il est dans cette chambre.

 

Et l’ombre montra la fenêtre éclairée.

 

– Du reste, tu vas le voir s’agiter tout à l’heure. Une demi-heure avant ton arrivée, mon petit Pold, quelqu’un l’a rejoint dans cette chambre. Ils doivent être à converser dans un coin. Quand son compagnon l’aura quitté, Arnoldson va recommencer ses cinq cents pas à travers la chambre, et tu vas le voir passer et repasser à la fenêtre. Il commence à s’impatienter. Il trouve sans doute que ta mère est bien lente à venir…

 

– Qui donc est avec lui, mon vieux Martinet ? Tu n’as point reconnu celui qui l’a rejoint là-haut ?

 

– Je crois bien que si. Ce doit être Joe. C’était bien sa carrure. Et puis, depuis trois heures que je surveille la maison, comme je n’ai vu arriver qu’Arnoldson, je ne pense point qu’il y ait en ce moment à l’auberge Rouge d’autres personnages que l’Homme de la nuit et le noir.

 

– Alors, tout est pour le mieux, fit Pold. Je n’osais point l’espérer. Tu sais qu’Arnoldson est ordinairement accompagné d’une sorte de géant qui a reçu l’unique consigne de veiller sur les jours précieux de son maître…

 

– Eh bien, aujourd’hui, il manque à la consigne.

 

– Ce géant, paraît-il, est terrible, et, avec cela, sourd-muet.

 

– Sourd-muet ? interrogea Martinet, intrigué… sourd-muet ?… Attends un peu… mon cornichon… attends… Eh bien, mon vieux, j’ai comme une vague idée qu’il ne viendra pas ce soir ? continuait Martinet…

 

– À cause ?

 

– À cause qu’il doit être en train de digérer une lame de couteau qui ne veut sans doute pas passer…

 

– Je ne comprends pas…

 

– C’est que je m’exprime mal. Sache donc que je l’ai estourbi.

 

– Quand ? où ça ?

 

– C’était, s’il m’en souvient, un soir où mon ami Pold était enfermé dans une certaine chambre de la rue de Moscou. L’ami Martinet passait par là, et comme il y avait un olibrius qui l’empêchait d’entrer, qui faisait le sourd à ses observations et refusait de lui répondre, et que les circonstances étaient au moins aussi graves que ce soir, l’ami Martinet a glissé son canif entre deux côtes de l’olibrius. Je ne pouvais pas deviner que, s’il ne m’entendait pas, c’est qu’il était sourd ; que, s’il ne me répondait pas, c’est qu’il était muet…

 

– Heureuse fatalité, mon cher Martinet… Je t’avoue que s’il nous avait fallu lutter contre Joe et l’Aigle nous aurions couru quelques chances de sortir de l’auberge Rouge bien malades… Maintenant, il n’y a plus que Joe et l’Homme. Nous en viendrons à bout.

 

Martinet fit un geste d’assentiment.

 

Et il fit signe à Pold d’observer le silence.

 

La fenêtre du premier étage venait de s’ouvrir. Ils distinguèrent la silhouette de l’Homme, qui resta un instant dans le cadre de cette fenêtre.

 

L’homme regardait au loin, dans la nuit claire, du côté de la route qui montait vers les Volubilis.

 

Il fit un grand geste d’impatience et referma la fenêtre.

 

– Il est seul ; Joe est redescendu, fit Martinet. As-tu vu son geste ?… Il commence à trouver qu’on le fait poser…

 

– Oui, continua Pold ; s’il se doutait de ce qui l’attend… il serait moins pressé… Martinet, voici l’heure d’aller chercher les femmes.

 

– Et toi ? demanda Martinet.

 

– Moi, je reste.

 

– Dis donc, Martinet, fit Pold au moment où Martinet se préparait à le quitter, es-tu sûr du courage de ta femme ?

 

– Comme du mien, mon ami. Maintenant que nous connaissons toute l’histoire, et que nous savons que le monstre a usé de nous, sans que nous nous en doutions, pour vous frapper… j’estime qu’il est de notre devoir de vous aider à vous débarrasser du bonhomme. Et, du moment où j’estime qu’il le faut, ma femme estime comme moi. Elle m’emboîte le pas, maintenant, Marguerite… Sur ce, je vais la chercher. Avec quelques paroles bien senties, je vais lui donner du cœur au ventre…

 

Et Martinet s’éloigna, cherchant les coins les plus ténébreux.

 

Pold resta à son poste.

 

Et, pensant au traquenard dans lequel il comptait bien que tomberait l’Homme de la nuit et qu’il avait préparé de connivence avec sa mère, Martinet et Mme Martinet, il disait, d’une voix de menace :

 

– À guet-apens, guet-apens et demi !

 

Pendant ce temps ; Martinet était arrivé aux Volubilis. Il courut jusqu’au salon où deux femmes l’attendaient. À son arrivée, elles se levèrent vivement.

 

– Eh bien ? demanda Adrienne.

 

– Eh bien, l’Homme de la nuit est seul à l’auberge Rouge, avec Joe. Joe est en bas, dans la grande salle. Arnoldson attend dans une chambre, au premier étage.

 

– Partons ! s’écria Adrienne.

 

– Madame ! supplia Mme Martinet, songez que vous allez courir les plus grands dangers. Songez que vous n’avez plus à redouter cet homme, puisque Lily vous est rendue. Songez que vous pouvez maintenant ne plus aller à ce rendez-vous et que rien ne vous y force…

 

– Je ne songe qu’à une chose, fit Adrienne avec force, je ne songe qu’à nous venger !

 

Martinet intervint :

 

– Allons !… ma femme, assez de paroles, et sortons ! Mme Lawrence a raison : si elle n’écrase pas le monstre, le monstre l’écrasera… L’occasion est bonne : profitons-en ! Et, surtout, ajouta-t-il d’une voix très rude, surtout, toi, pas de faiblesse !… Si tu n’as pas le courage nécessaire, je ne te le pardonnerai jamais !…

 

– Soit tranquille, fit Mme Martinet lentement : j’aurai le courage nécessaire… Ce que j’en disais, c’était pour cette pauvre ; Mme Lawrence…

 

Adrienne était déjà dans le jardin.

 

Mme Martinet jeta un châle sur ses épaules et la rejoignit.

 

Les deux femmes gagnèrent le bois par là route, ne cherchant nullement à se dissimuler.

 

À une centaine de pas, Martinet suivait, mais en prenant les mêmes précautions que précédemment pour n’être point aperçu.

 

Les deux femmes ne se parlaient point. Elles furent bientôt auprès de l’auberge. Elles passèrent le long du talus où était caché Pold.

 

D’un pas ferme, Adrienne, suivie de Mme Martinet, traversa la route et monta jusqu’à la porte de l’auberge.

 

De son poing fermé, elle frappa sur cette porte trois coups.

 

Une demi-heure environ avant que Martinet ne vînt, derrière le talus, surveiller l’auberge Rouge et ses hôtes de passage, Joe avait réintégré son domicile.

 

Après avoir ouvert la porte de son établissement avec force tours de clef, il pénétra dans la grande salle du rez-de-chaussée et jeta sur la table un modeste baluchon qu’il avait pour tout bagage.

 

Puis il regarda l’heure au cadran d’une énorme montre qu’il tira de son gousset. Après quoi il dit tout haut :

 

– Le maître n’arrivera pas avant une heure d’ici.

 

Il paraissait de fort méchante humeur et alluma sa bouffarde, une pipe en terre effroyablement culottée, avec des hochements de tête qui ne signifiaient rien de bon.

 

Puis il se balada à grandes enjambées dans la salle, poussa vers les solives du plafond des nuages de fumée et défonça quelque peu la paroi d’un buffet qu’il avait frappé de son poing.

 

– Ah ! bien ! il va être content le maître ! Il va être content !…

 

Il n’y avait point de doute que le maître allait apprendre de mauvaises nouvelles et qu’il n’en serait point content du tout.

 

Trois quarts d’heure se passèrent ainsi, et Joe paraissait de plus en plus impatient de confier à son maître ces nouvelles qui le bouleversaient tant.

 

Martinet montait alors la garde derrière le talus, et ce n’est que trois heures plus tard que Pold devait venir l’y rejoindre.

 

Martinet, comme il l’avait dit à Pold, vit donc arriver Arnoldson. Joe vint à sa rencontre sur le seuil de son auberge ; le salua bien bas et referma sa porte.

 

La porte n’était pas plus tôt refermée que Joe s’écriait :

 

– Ah ! maître ! je croyais bien que vous ne viendriez jamais !

 

– Et pourquoi tant d’impatience, mon ami ? demanda Arnoldson.

 

– Maître ! maître ! il se passe des choses inouïes !…

 

– Vraiment ? fit Arnoldson, de plus en plus calme à mesure qu’il voyait Joe de plus en plus excité… vraiment ?… Et vous plairait-il, mon cher monsieur Joe, de nous dire quelles sont ces choses inouïes ?…

 

– J’arrive de la demeure du prince…

 

– Oui-da ! Voilà bien une vieille nouvelle et qui n’a rien d’effrayant, monsieur Joe… Il y a bien deux heures que vous êtes revenu de chez le prince… Vous ne pouviez rester là-bas, puisque vous aviez l’ordre de m’attendre ici…

 

– Maître, j’avais reçu également l’ordre de voir le prince… Or…

 

– Or ?… interrogea Arnoldson.

 

– Or je ne l’ai point vu.

 

– Et où donc était-il ? Mes ordres étaient fort précis. Quelle fut donc sa lubie de s’éloigner en un moment où j’ai tant besoin de lui ?

 

– Où il était ? Où il est ? Nul ne le sait, maître…

 

– Joe, mon ami, tu es fou !

 

– Je vous dis, maître, que le prince a disparu…

 

– Ah ! bah ! On l’a enlevé sans doute ? fit Arnoldson, incrédule.

 

– Ne riez pas ! Ne riez pas, maître ! Le prince est parti sans dire où il allait, sans dire si on le reverrait…

 

– Oh ! oh ! c’est donc si grave que cela, monsieur Joe ? Vraiment, vous n’arrivez point à m’effrayer… Vos airs affolés me portent à rire… car je suis fort gai aujourd’hui et je vois tout en rose.

 

– Ah ! il n’y a point de quoi être gai, maître. Je vous assure que le prince s’est enfui, entraînant avec lui…

 

– Et qui donc ?

 

– Mais Lily !… Ils sont partis tous deux !… Ils ont fui tous deux !…

 

– C’est sans doute qu’il a voulu lui faire voir du pays, à la charmante enfant. Elle s’ennuyait chez le prince, et, comme Agra n’est point un méchant garçon, il aura eu pitié de son ennui… Rassure-toi, Joe : Lily est en notre pouvoir du moment où elle est au pouvoir du prince…

 

– Erreur, erreur, mon maître ! Le prince Agra aime Lily !

 

Arnoldson s’arrêta devant Joe et lui dit, d’un ton sévère :

 

– Que prétendez-vous là, Joe ?

 

– Ah ! je prétends la vérité. Et apprenez toute la vérité : le prince adore Lily…

 

– C’est impossible !…

 

– Demandez-le à ceux qui les ont vus, suivis, espionnés pendant ces huit jours. Le prince aime Lily. Ils vous le diront tous.

 

– Par l’enfer ! s’écria l’Homme de la nuit, tu mens, Joe !

 

– Maître, c’en est fait de moi si je mens ! Mais je vous dis que vous êtes trahi et que le prince ne songe plus qu’à son amour… et qu’il a tout oublié, hors cet amour.

 

Arnoldson cria :

 

– Tu m’apportes là des nouvelles fabuleuses. Agra se laisser prendre à un regard de femme ? À quoi donc m’auraient servi les vingt années que j’ai consacrées à l’éducation de son cœur ?… Tu es fou !…

 

– Maître… j’ai dit toute la vérité !…

 

Arnoldson se tut un instant. Il se promena fébrilement par la pièce, puis il dit :

 

– En admettant même qu’il aime cette enfant… il n’oubliera pas qu’il a un devoir sacré à remplir…

 

Joe fit :

 

– Maître, si vous m’aviez laissé tout vous dire, vous sauriez déjà que le prince Agra n’ignore plus que, s’il doit venger sa mère, c’est sur vous qu’il la vengera !

 

– Allons, allons, Joe, parle, puisque tu sais tant de choses…

 

– Eh bien, écoutez-moi… Le prince Agra n’est point le seul qui nous trahit, maître…

 

« Il y a encore Harrison… Oui, c’est Harrison qui a tout appris au prince… C’est lui qui l’a renseigné sur le mystère de sa naissance… c’est lui qui lui a prouvé que vous l’aviez trompé en rejetant sur les Lawrence un crime que vous avez été seul à commettre… N’était-il point au courant de tout ? Il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné la mère, il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné l’enfant. Il a tout dit… »

 

– Et pourquoi Agra l’a-t-il cru ? rugit l’Homme de la nuit.

 

– Parce qu’on croit toujours un homme qui va mourir.

 

– Harrison est donc mort ?

 

– Il est mort, oui, mon maître… Il s’est tué. Il est mort dans les bras du prince Agra. Il s’est tué de dégoût pour la vie…

 

La colère d’Arnoldson atteignait la fureur.

 

– Ah ! l’imbécile ! cracha-t-il.

 

– Quelques heures après la mort d’Harrison, le prince quittait son château avec Lily… On ne sait ce qu’ils sont devenus…

 

Soudain, Arnoldson éclata d’un rire terrible…

 

– Qu’ils s’aiment donc ! Que veux-tu que cela me fasse, à moi ?… Ils sont partis certainement pour quelque Côte d’Azur où ils s’aimeront… qu’ils y restent ! Je te jure que je saurai les retrouver quand la fantaisie m’en prendra. Et je leur apprendrai à mieux connaître l’Homme de la nuit.

 

Arnoldson rit encore…

 

– Est-ce que cela empêchera la mère de Lily de venir me trouver ce soir, Joe ?… Le crois-tu ?… Joe ! que le prince aime la fille… tu sais bien que rien au monde ne m’empêchera d’aimer la mère !…

 

Et l’Homme de la nuit ajouta, d’une voix sinistre :

 

– Elle se dévouera, cette nuit, à une cause perdue d’avance… Tu ne trouves pas, Joe… que c’est mieux ainsi ?… et que, dans quelques minutes, quand je l’aurai, dans mes bras, alors que je saurai sa fille dans les bras d’un autre, je n’aurai vraiment plus rien à désirer sur cette terre et qu’il ne me restera plus qu’à mourir de joie ?

 

Arnoldson se dirigea vers l’escalier qui montait au premier étage et dit :

 

– Vois-tu, Joe… on croit me trahir. On me sert tout de même !

 

Arnoldson, montrant de son index le plafond, ajouta :

 

– Je l’attends là-haut ! Voilà une nuit qui va me faire oublier vingt années de torture !…

 

Et Arnoldson gravit lentement l’escalier qui le conduisit dans cette chambre dont on voyait la fenêtre, éclairée, dans là nuit.

 

VIII

DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNE COMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGE QU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE

 

Arnoldson avait longtemps attendu Adrienne, et Martinet avait pu juger de son impatience. Il passait, en effet, et repassait devant la fenêtre, accélérant sa marche et répétant ses gestes d’ennui.

 

C’est alors qu’il avait appelé Joe, et que celui-ci était venu le rejoindre au premier étage.

 

– Elle devrait être déjà arrivée ! s’écria l’Homme de la nuit.

 

– C’est bien mon avis, avait fait Joe, et il est vraiment surprenant que nous ne l’ayons pas encore vue.

 

– Se douterait-elle de quelque chose ?

 

– Ce n’est guère possible. Il y a à peine vingt-quatre heures que le prince s’est enfui avec Lily… À moins que le prince ne l’ait prévenue lui-même… Mais c’est fou !… Le prince ne va pas prévenir la mère qu’il lui prend sa fille !…

 

– Et ici, interrogea l’Homme de la nuit, il ne s’est rien passé de suspect ?

 

– Que voulez-vous qu’il se soit passé ?… Quant à moi, j’arrive de voyage et je n’ai rien appris qui puisse nous donner des inquiétudes. Je sais seulement que Martinet et sa femme sont venus rejoindre, depuis hier, Mme Lawrence aux Volubilis.

 

– Les Martinet sont aux Volubilis ? Ce ne sont pas ces petits commerçants qui vont me gêner !

 

– Qui donc redoutez-vous ici ?

 

– Que sais-je ?… Au fond, la seule chose que je redoute, c’est qu’un messager de malheur ne soit venu apprendre à Adrienne que je ne dispose plus de sa fille. Alors… alors, cela m’expliquerait son absence… cela m’expliquerait qu’elle ne vient pas, n’ayant plus rien à redouter de moi. Si cela était !… Le prince me le paierait cher… très cher !…

 

– Le prince ne songe qu’à ses amours, maître !

 

Tout à coup, l’Homme de la nuit s’écria :

 

– Victoire !… La voilà !

 

Et sa main, tendue vers la fenêtre, montrait sur la route, illuminée de clair de lune, Adrienne, qui se dirigeait vers l’auberge Rouge, accompagnée de Mme Martinet.

 

– Ah ! s’écria Joe, la voilà ! Mais elle n’est pas seule… Vous voyez bien la Martinet…

 

– Oui, oui, je la vois. Eh bien, mon vieux Joe, tu la conserveras pour toi. Garde-la bien, en bas, dans la salle. Arrange-toi avec elle comme bon te semblera. Fais-en ce qu’il te plaît…

 

– Entendu, maître, et comptez sur moi.

 

Là-dessus, Joe était précipitamment descendu. Quelques instants plus tard, on frappait à la porte de l’auberge. Joe alla ouvrir et salua les deux visiteuses.

 

– Entrez, mesdames, dit-il, entrez à l’auberge Rouge. Vous ne sauriez savoir combien je suis honoré…

 

Les femmes entrèrent. Il referma la porte.

 

Derrière le talus, Martinet disait alors à Pold :

 

– Et maintenant, attention !… Tu sais que nous ne devons agir que sur un signal de ma femme. Elle viendra nous le donner elle-même sur le seuil de la porte… Ne perdons pas de vue la porte…

 

La clarté qui tombait de la fenêtre du premier étage s’éteignit soudain. On venait de dérouler sur les vitres de cette fenêtre les plis d’un épais rideau.

 

Pold bondit sur le talus. Mais Martinet l’avait retenu déjà.

 

– Pas d’imprudence ! s’écria-t-il. Veux-tu donc tout compromettre ? Si tu n’attends pas le signal de ma femme, je ne réponds plus de rien.

 

Pold vint à nouveau s’étendre auprès de Martinet.

 

– Ah ! dit-il, savoir ma mère là-dedans, à la merci de ce monstre, et être obligé d’attendre… d’attendre…

 

Et ils attendirent le signal.

 

Quand la porte eut été refermée derrière les femmes, Joe avait dit, s’adressant à Adrienne :

 

– J’ai ordre, madame, de me mettre à votre disposition pour vous conduire là-haut, où mon maître vous attend, ayant, paraît-il, des choses fort graves à vous dire et qui ne souffrent aucun retard. Voulez-vous me suivre, madame ?

 

– Je vous suis, fit Adrienne d’une voix ferme. Mais madame, qui est mon amie, ajouta-t-elle en montrant Mme Martinet, madame m’accompagnera…

 

Non point, non point, fit Joe. J’ai reçu l’ordre de vous conduire auprès de mon maître ; mais, comme mon maître ne m’a pas parlé de madame, madame restera ici.

 

Mme Martinet fit signe à Adrienne de suivre Joe.

 

– Allez donc, madame, dit-elle. Je vais tenir ici compagnie à M. Joe, qui doit m’entretenir d’un projet d’installation et d’ameublement…

 

Et elle ajouta, très sérieuse :

 

– Allez faire vos affaires ; nous ferons les nôtres.

 

Elle adressa en même temps un tel coup d’œil à Adrienne que celle-ci comprit qu’elle ne devait pas insister davantage.

 

Et elle suivit Joe, cependant que Marguerite restait dans la salle basse.

 

Cinq minutes plus tard. Joe redescendait et trouvait Mme Martinet à la place où il l’avait laissée. Il lui dit :

 

– Eh ! quoi, madame Martinet, vous n’êtes donc point retournée à Paris ?

 

– Mais si, monsieur Joe… J’y suis bien retournée, mais il est probable que j’en suis revenue, puisque me voilà.

 

– Et serait-il indiscret, madame Martinet, continua Joe fort aimablement, de vous demander la cause de ce retour ?

 

Et Joe avança galamment une chaise à Mme Martinet :

 

– Veuillez vous asseoir, chère madame. Nous serons mieux pour causer.

 

Mme Martinet s’assit, et Joe, ayant approché un nouveau siège, y prit place ; puis il saisit la main de Mme Martinet, qui ne la retira point…

 

– La jolie main, madame Martinet ! la jolie main que vous avez là !…

 

– Monsieur Joe, vous êtes trop aimable…

 

Et Mme Martinet fit semblant de retirer sa menotte des énormes pattes du nègre. Mais celui-ci s’y était déjà opposé.

 

– Savez-vous bien, madame, que vous êtes charmante, exquise, adorable ?… continuait Joe, dans un crescendo de qualificatifs qui semblait ne point effrayer trop Mme Martinet.

 

Au contraire, on eût dit qu’elle se prêtait à ce jeu. Il était même évident qu’elle « minaudait ».

 

Joe en était tout ému.

 

Il n’était plus très maître de ses paroles.

 

Les derniers mots de son maître, qui lui donnaient carte blanche vis-à-vis de Mme Martinet, le tête-à-tête avec Marguerite, la certitude où il était que rien ne viendrait le troubler, l’amabilité inespérée de la femme du tapissier de la rue du Sentier, autant de circonstances qui concouraient à faire croire à Joe qu’il était en bonne fortune et que nul obstacle ne gênerait certain dessein qui se précisait dans sa cervelle.

 

D’autre part, l’idée qu’Arnoldson devait occuper ses loisirs au premier étage et qu’il ne s’ennuyait point en la compagnie d’Adrienne, tout cela faisait que Joe se rapprochait davantage de Mme Martinet, lui souriait d’un sourire de plus en plus large, lui caressait la main d’une caresse de plus en plus rude.

 

Il essaya de passer son bras autour de la taille arrondie de Mme Martinet. Mais celle-ci se leva et lui dit, très digne :

 

– Eh là ! monsieur Joe, que faites-vous ? Perdez-vous la tête ? Oubliez-vous que nous avons à parler de choses sérieuses ?

 

Cette nouvelle attitude, un peu brusque, fit réfléchir Joe. Il se rappela le coup d’œil lancé par Marguerite à Adrienne, et il crut prudent d’éclaircir la situation.

 

– Pourquoi donc, ma chère madame Martinet, lui demanda-t-il, êtes-vous venue avec votre mari aux Volubilis ?

 

– Ah ! fit-elle, nous sommes venus pour faire plaisir à Mme Lawrence. Sans doute que la chère dame s’ennuyait…

 

– Cela ne vous a pas semblé bizarre ? Car, enfin, vous n’étiez pas liés ensemble ?

 

– Pas le moins du monde, et s’il faut vous dire toute la vérité, cela, comme vous dites, nous a semblé bizarre. Bien mieux : l’allure et les paroles un peu décousues de la chère dame nous ont surpris depuis notre arrivée. Elle paraissait fort préoccupée. Mon mari et moi, nous nous demandions si elle n’était point devenue un peu… toquée depuis la mort de M. Lawrence. Martinet n’a jamais compris grand’chose au drame qui s’est passé rue de Moscou… Il est allé au secours de Pold parce que je l’avais instruit de ce qui allait sans doute se passer… ayant appris par lui-même que M. Lawrence était amoureux de Diane. Je craignais une catastrophe à la suite de ma dénonciation… Et j’avais bien raison de la craindre, puisqu’elle s’est produite… Ah ! je regrette bien ce que j’ai fait… J’ai mal agi, dans mon ignorance. Et, quand je songe que c’est vous qui m’avez incitée à écrire cette lettre, je me demande ce que je dois penser… ce que je dois croire… Car, enfin, M. Arnoldson a été lui-même mêlé à l’affaire. Mon mari l’a vu ce soir-là… Il tenait Mme Adrienne dans ses bras… Tout cela est horrible, mais nous n’y comprenons rien… rien du tout. C’est une énigme… Et je pense bien que vous voudrez m’expliquer… Enfin, tout est bizarre dans cette lugubre histoire, et elle m’effraie. Notre démarche même de ce soir, qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Mme Martinet avait « défilé son chapelet » avec rapidité, comme une femme qui n’y voit pas plus loin que le bout de son nez et qui a une cervelle de linotte.

 

Joe y fut à moitié pris, et il pensa :

 

– Voilà une femme qui ne sait rien. Elle est venue parce qu’Adrienne lui a dit de l’accompagner. Mais elle ne se doute pas de ce qui se passe là-haut…

 

Il reprit, les yeux rieurs :

 

– Bah ! je ne suis pas plus avancé que vous. Et je ne comprends rien à toutes ces manigances… Mais les affaires des autres ne nous regardent pas, n’est-il point vrai ?

 

Et il ajouta, en montrant toutes ses dents :

 

– Occupons-nous de nous ! Et, puisque Joe est en face de Mme Martinet, que Mme Martinet permette à Joe de lui dire qu’elle est la plus belle femme du monde !

 

Sur cette déclaration, Joe saisit la taille de Mme Martinet et déposa sur ses joues un double baiser, qui parut à la pauvre Marguerite une double morsure.

 

Elle bondit en arrière avec un tel élan et le repoussa avec une telle expression de dégoût que Joe en fut tout interloqué.

 

– Oh ! oh ! fit-il à part lui… Que veut dire ce double jeu ?… Méfions-nous, monsieur Joe, méfions-nous !

 

Mme Martinet voulut regagner le terrain qu’elle avait perdu dans l’esprit de Joe et l’empire qu’elle exerçait, quelques minutes auparavant, sur ses sens : elle s’efforça de se montrer plus aimable et plus communicative encore et de témoigner moins de sauvagerie.

 

Elle comprenait qu’elle avait commis une grande faute en trahissant, dans un mouvement tout instinctif, la répulsion que Joe lui inspirait.

 

Mais le noir se méfiait… Il était malin, et les alternatives d’amabilité et de froideur de son hôtesse ne lui disaient rien de bon.

 

Mme Martinet le regardait avec un sourire engageant, et lui ne savait plus à quoi se résoudre. Finalement, comme Mme Martinet ne lui avait jamais tant plu que ce soir-là, il se rapprocha d’elle à nouveau pour mieux la contempler.

 

Et il lui répéta la chose déjà dite vingt fois :

 

– Ah ! madame Martinet, je vous trouve bien jolie !

 

Il s’arrêtait là maintenant et souriait. Il n’osait plus risquer un geste.

 

Joe souriait toujours. Il y avait cinq minutes que la conversation languissait. Mme Martinet dit :

 

– Monsieur Joe, avez-vous encore de cet excellent malaga que vous me fîtes boire certain soir où vous étiez en la compagnie du père Jules ?

 

– Oui-da ! fit Joe, tout heureux que Mme Martinet prît de l’intérêt à son malaga.

 

– Eh bien ! vous seriez un brave homme de m’y faire à nouveau goûter, monsieur Joe… Je sens que j’ai besoin de « prendre quelque chose ».

 

Joe se dirigea vers un buffet, duquel il tira une bouteille et un verre.

 

Il brandit la bouteille et posa le verre sur la table devant Mme Martinet.

 

– Le malaga demandé ! s’exclama-t-il.

 

Mme Martinet montra le verre sur la table et dit :

 

– Vraiment, monsieur Joe, allez-vous me faire l’injure de ne point trinquer avec moi ?

 

– Vous le désirez ?

 

– Si je le désire ! N’est-il point étrange qu’étant chez vous, ce soit moi qui vous invite ?

 

– Mais je n’ai, moi, chère madame, aucun goût pour le malaga.

 

– Eh bien ! buvez autre chose… Mais ne me laissez point boire seule.

 

– Je boirai donc un verre de rhum.

 

Et Mme Martinet remplit de malaga son verre, pendant que Joe retournait au buffet et en revenait avec un nouveau verre et une nouvelle bouteille.

 

Et lui aussi remplit son verre.

 

Et il reprit la main de Mme Martinet et la serra avec effusion.

 

– Vous êtes souvent seul, monsieur Joe ! Et la solitude ne vous pèse pas ?

 

– Ça dépend des jours, répliqua Joe avec un clignement d’yeux qui voulait être éloquent… et même des nuits… Une idée, par exemple, que vous vous en alliez à cette heure, que vous me quittiez tout de suite, comme ça… sans dire gare… eh bien ! je vous jure que la solitude me pèserait… et que je regretterais les quelques instants agréables que vous m’avez permis de passer en votre compagnie.

 

La pression de la main de Joe se faisait de plus en plus significative, en même temps que ses clignements d’yeux se répétaient avec une promptitude qui ne laissait plus rien à deviner à Mme Martinet sur l’état d’âme de son compagnon.

 

Elle se renversa sur le dossier de sa chaise et poussa un profond soupir.

 

– J’ai chaud ! dit-elle. J’étouffe !

 

– Désirez-vous que j’ouvre la fenêtre ? demanda Joe.

 

Et il reposa sur la table son verre au moment où il se disposait à boire à la santé de Mme Martinet.

 

– Oui, fit celle-ci. Poussez le volet…

 

Joe se leva et se dirigea vers la fenêtre.

 

Il n’avait pas plus tôt le dos tourné que Mme Martinet avait sorti de la poche de sa robe un minuscule flacon, qu’elle déboucha rapidement.

 

Elle avança la main qui tenait le flacon vers le verre de Joe. Mais elle retira cette main aussitôt, car Joe s’était retourné.

 

– À moins que vous ne vouliez que j’ouvre la porte… demanda-t-il.

 

– Non point ! non point ! fit Marguerite d’une voix dont elle ne parvenait pas à dissimuler l’émotion. Un volet de la fenêtre, et ce sera bien suffisant.

 

Joe fut un peu étonné de trouver Mme Martinet penchée au-dessus de la table alors qu’il venait de la voir renversée sur le dossier de sa chaise. Il avait également surpris un mouvement rapide de bras qui ne lui avait pas semblé naturel.

 

Qu’est-ce que cela signifiait ?…

 

Il branla la tête et s’en fut à la fenêtre, dont il poussa le volet.

 

Mme Martinet avait profité de ces quelques secondes pour verser dans le verre de Joe la majeure partie du contenu de son flacon, qu’elle remit précipitamment dans sa poche.

 

Pas assez précipitamment cependant, car Joe, qui se doutait de quelque chose, avait fait une volte-face subite.

 

Et il lui sembla bien que Mme Martinet avait jeté quelque chose dans son verre. Il ne pouvait expliquer que de cette façon le brusque retrait du bras de Mme Martinet, qu’il venait de surprendre pour la seconde fois.

 

Toutefois, il n’était certain de rien. Il n’avait encore qu’une hypothèse. Mais, comme il était d’un naturel méfiant, il résolut d’agir comme s’il tenait une certitude.

 

Il revint vers Mme Martinet, le visage calme et placide, comme s’il ne se fût douté de rien.

 

Il s’assit, prit son verre et, heurtant le verre de Mme Martinet, il dit :

 

– À votre santé !

 

Mais il ne but pas.

 

Mme Martinet, elle, après avoir trinqué, avait bu.

 

– Vous ne buvez pas ? dit Mme Martinet, d’une voix étrange.

 

– Non, madame, fit Joe, et je vais vous dire pourquoi. J’ai un caprice.

 

– Lequel, monsieur Joe ?

 

– Je vais vous le dire… J’éprouve pour vous, madame, des sentiments que vous aviez peut-être devinés… Ils sont ardents, mais respectueux. Et mon intention, continua-t-il, n’est point de vous demander des choses qui vous feraient rougir.

 

– Je l’espère bien, monsieur Joe…

 

– Mais encore me sera-t-il permis de vous soumettre le désir que j’ai. Si vous n’êtes point une méchante femme, vous ne le repousserez pas. Je voudrais, madame, que vous trempiez vos lèvres dans mon verre… Ce n’est pas bien terrible ce que je vous demande là… Mais, foi de Joe, je ne boirai pas si vous ne le faites point !

 

Marguerite était devenue toute pâle.

 

Elle vit que Joe l’observait d’un regard aigu et qu’il fallait à toute force surmonter la terreur qui commençait à galoper en elle.

 

Avait-il vu le flacon ? Avait-il saisi son geste ? Se doutait-il simplement de quelque chose ? Questions terribles qui la remplissaient d’effroi. Il était vraiment extraordinaire qu’il exigeât d’elle qu’elle but quelques gouttes de rhum.

 

Et Mme Martinet lutta contre la peur atroce qui l’envahissait. Un mouvement maladroit, une crispation des muscles de sa face, une parole imprudente, et tout était perdu… Elle était à la complète disposition de cet homme, et Adrienne, là-haut, allait devenir la victime d’Arnoldson si elle faiblissait. Au dehors, Martinet et Pold, attendant toujours le signal et ne le voyant pas, ne l’entendant pas, resteraient derrière le talus. Ils ne viendraient, ils ne se décideraient à venir que lorsque tout serait consommé.

 

Et Mme Martinet fut héroïque. Elle trouva encore en elle la force de sourire.

 

– Quelle est cette fantaisie nouvelle, monsieur Joe ? demanda-t-elle sans que sa voix tremblât.

 

– Je veux, répéta avec force le noir, je veux que vous buviez mon verre.

 

– Mais cela n’est pas convenable du tout…

 

– Qu’importe ? Personne n’ira le répéter à ce bon M. Martinet…

 

– Je ne vous comprends pas. Pourquoi voulez-vous que je boive votre rhum ?… Je viens de boire du malaga et je déteste le rhum…

 

Joe fit un pas vers elle. Son visage exprimait alors presque de la colère.

 

– Vous n’aimez pas le rhum ?

 

Mme Martinet croyait à chaque instant qu’elle allait défaillir. L’attitude de plus en plus menaçante de Joe ne lui donnait plus le droit de douter qu’il se méfiait d’elle, qu’il la soupçonnait d’avoir versé quelque chose dans son verre. Il avait surpris certainement un geste équivoque. Elle n’avait point retiré sa main du verre avec assez de promptitude.

 

La situation devenait de plus en plus critique. Elle répéta :

 

– Mais non. Je n’aime pas le rhum. Vous savez bien que je n’aime pas le rhum… M’avez-vous jamais vu buvant du rhum ?

 

– Jamais ! fit Joe d’un ton mauvais. Mais il me plaît, moi, que vous l’aimiez ce soir… Vous m’entendez, madame Martinet ?… Ce soir, je veux que vous buviez mon rhum…

 

Et il lui tendit le verre.

 

– Tout le rhum ! dit-il, tout le rhum ! Je n’aurais garde d’en renverser une goutte. Voyez comme vous avez tort de me refuser plus longtemps ce que je vous demande, madame Martinet. Tout d’abord, qu’est-ce que j’exigeais ? Que vous trempiez vos lèvres dans mon verre. Maintenant, je veux que vous buviez tout le rhum. Dans cinq minutes… prenez garde !… je vous demanderai d’avaler le verre…

 

Et il se mit à rire sinistrement. Il regardait le rhum à travers les parois du verre. Il faisait passer ce verre devant la lampe et disait :

 

– Ai-je la berlue ? Il me semble bien que ce rhum n’a point sa belle couleur ordinaire…

 

– Monsieur Joe, fit Mme Martinet, vos paroles m’effraient… car je ne les comprends pas. Que signifie tout ceci ?… Et où voulez-vous en venir avec cette histoire de rhum ? Joe posa le verre sur la table.

 

– À ceci, dit-il. Je veux en venir à ceci : Il est nuit, il est tard dans la nuit… Nous sommes au fond du bois de Misère… Vous êtes chez moi, vous m’appartenez en quelque sorte, car je puis faire de vous, à cette heure, ce qui me plaît. Eh bien, je n’userai point de ma force, je n’abuserai point de cette solitude… bref, vous n’aurez rien à craindre de moi si vous buvez ce rhum… Mais buvez-le, madame Martinet, buvez-le ! ou… sinon…

 

Joe eut un geste terrible de menace. Mme Martinet se leva brusquement :

 

– Ah ! mais vous êtes fou ! fou à lier !… Mon pauvre monsieur Joe, je ne vous reconnais plus… Vous, si calme et si doux d’ordinaire, vous voilà comme un lion ! Et pourquoi ? Parce que je ne bois pas un verre de votre rhum !… Ma parole, craignez-vous que je vous aie empoisonné ?…

 

Joe fut tout abasourdi de cette sortie. S’il y avait une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était bien celle-là. Mme Martinet elle-même disait tout haut ce qu’il redoutait tout bas… Se serait-il trompé, par hasard ? Aurait-il été imbécile à ce point ?

 

Quoi qu’il en fût, il croisa les bras et dit :

 

– Et quand cela serait ?… Et si je croyais que vous avez voulu m’empoisonner ?… Raison de plus, chère madame, pour que vous me détrompiez tout à fait.

 

Mme Martinet éclata d’un rire nerveux.

 

– Oh ! j’en rirai longtemps, longtemps, faisait-elle. Pauvre monsieur Joe !… Allons, allons, puisqu’il en est ainsi, passez-moi votre verre.

 

Elle avançait la main pour le recevoir.

 

Joe paraissait de plus en plus ahuri. Il lui donna le verre.

 

Mme Martinet riait toujours.

 

– Eh bien, mon vieux Joe, fit-elle familièrement, si nous sommes empoisonnés, nous le serons tous les deux. Puisque vous m’aimez, vous ne refuserez pas de mourir avec moi…

 

Et elle prit le verre… Et elle riait toujours…

 

D’un seul coup, elle vida la moitié de la liqueur et tendit le reste à Joe.

 

– À votre tour, monsieur Joe, et entonnons le De profundis !…

 

Joe cria :

 

– Je ne suis qu’un triple idiot !

 

Et il absorba ce qu’elle avait laissé.

 

Mme Martinet était retombée sur sa chaise et ne riait plus.

 

C’était Joe maintenant qui riait.

 

Il riait de son erreur, il riait des idées saugrenues qui lui étaient passées par la cervelle, il riait aussi un peu de la peur qu’il avait eue.

 

Mme Martinet lui apparaissait maintenant ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une bonne petite-bourgeoise sans malice, ennemie de toute grosse aventure et ignorante du drame.

 

Et, quand il songeait, à part lui, qu’il avait pu croire une seconde qu’elle avait tenté de l’empoisonner, il ne trouvait pas de termes assez puissants pour qualifier sa stupidité.

 

Et il riait, il riait…

 

– Madame Martinet, lui dit-il, je suis tellement bête que mon châtiment sera de vous le prouver. Eh bien, oui, c’est vrai, j’ai cru que vous alliez m’empoisonner. J’ai cru cela !… Je suis une brute.

 

Mme Martinet leva vers Joe des yeux un peu troubles.

 

– Vous avez perdu la raison, monsieur Joe…

 

Elle ouvrait ses yeux très grands, comme si elle luttait contre une force supérieure qui allait lui clore les paupières.

 

– Certes, continuait Joe.

 

Il glissa sa chaise contre celle de Mme Martinet ; puis il prit la taille de Marguerite, qui ne se défendit que faiblement, mollement, avec des gestes imprécis, comme si elle était infiniment lasse…

 

Joe se montra encore plus entreprenant, et l’étreinte dont il serra Mme Martinet arracha un faible cri à cette dernière.

 

Mais l’étreinte se desserra subitement. Joe lâcha Mme Martinet. Il lui sembla tout à coup qu’un nuage épais passait devant ses yeux. Une lourdeur soudaine au cerveau lui fit courber la tête. Ses membres lui parurent infiniment pesants. Il laissa ses bras tomber au long du corps.

 

Puis il eut un regard de bête. Il promena ce regard inintelligent sur tous les objets qui l’entouraient. Il ne l’arrêta point sur Mme Martinet. Elle ne l’intéressait plus. Elle n’existait plus.

 

Ses mains s’agrippèrent à la table. Elles s’y attachèrent. Il se cramponna à cette table comme un naufragé se cramponne à une planche de salut.

 

Autour de lui, toutes choses tournaient, se livraient à une sarabande désordonnée.

 

Des bourdonnements emplissaient ses oreilles.

 

Et il eut la sensation qu’il avait été réellement empoisonné.

 

Alors d’un effort furieux il se dressa.

 

Mais ses jambes flageolaient.

 

Et il regarda à nouveau Mme Martinet. Il voulut faire un pas vers elle. Il voulut même brandir le poing.

 

Mais il fut rejeté contre la table par une secousse intérieure qui le laissa là, annihilé, sans un mouvement, sans la possibilité d’un mouvement, brisé, à demi mort.

 

Mais il voyait encore. Il percevait les mouvements de Mme Martinet. Celle-ci était à genoux. Elle se traînait au travers de la pièce… Elle faisait des efforts inouïs pour atteindre la fenêtre, dont le volet était resté ouvert.

 

Elle geignait. Une plainte à peine perceptible s’échappait de sa bouche.

 

Par instants, elle s’arrêtait. Sa tête allait de droite et de gauche, d’un mouvement lent et rythmé.

 

Elle se traîna encore. Maintenant, elle était à quatre pattes. Puis elle fut allongée sur le carreau. Elle s’efforçait d’avancer encore… Sa tête se dressait vers la fenêtre, ses yeux mourants regardaient la fenêtre.

 

Enfin elle y fut. Et Joe la vit qui, péniblement, essayait de se dresser sur un genou.

 

Mais elle n’y parvint pas.

 

Et elle retomba lourdement, étendue de tout son long…

 

Et Joe lui-même n’eut plus la force de regarder. Il lui sembla qu’il allait mourir…

 

Ces deux corps n’eurent plus un mouvement, plus un frisson. La lampe brûlait toujours sur la table.

 

Les minutes s’écoulèrent, silencieuses et lentes.

 

IX

BATAILLE PERDUE

 

Joe avait conduit Adrienne dans cette chambre où Arnoldson avait eu, quelques semaines auparavant, une si terrible explication avec le prince Agra.

 

Quand ils furent seuls, Arnoldson s’avança vers Adrienne en lui adressant un salut fort respectueux et un sourire qu’il voulut faire aimable.

 

Au fond de son âme, l’Homme de la nuit était très troublé, et, maintenant qu’il estimait que l’heure avait enfin sonné de la réalisation de tous ses désirs, il se découvrait soudain une timidité qu’il ne s’expliquait point tout en la constatant.

 

Il considérait Adrienne et il avait la certitude que cette femme allait être « sienne », que rien désormais ne pourrait la sauver de sa passion, de cette effroyable passion qu’il nourrissait encore, malgré les drames passés, malgré les vingt années écoulées depuis le coup de revolver de Julesbourg.

 

Il ne se dissimulait nullement les motifs qui amenaient cette femme dans cette demeure déserte. Et cependant, il ne voulait plus se souvenir qu’elle le haïssait ni qu’il l’avait haïe. Et il le lui dit.

 

Il faisait des grâces. Il avait des gestes ridicules en montrant à Adrienne un fauteuil où elle pût s’asseoir. Il parlait d’une voix douce, avec des inflexions qui eussent fait mourir de rire et qui faisaient qu’Adrienne se mourait de peur.

 

Car elle tremblait maintenant et songeait avec effroi à son audace.

 

Mais, si elle tremblait, c’était moins pour elle que pour Pold, qu’elle savait près de là, et qui allait venir et qui allait lutter contre cet homme, qu’elle jugeait infiniment redoutable…

 

Mais voici qu’elle songea à Lawrence, tout son courage lui revint.

 

Il était resté en face d’elle, debout. Après ses premières expansions, il ne semblait point pressé de recommencer à lui parler. Il la regardait. De longues minutes de silence s’écoulèrent ainsi entre eux deux.

 

Elle dit enfin :

 

– Vous avez voulu que je vinsse… Me voici.

 

Il s’inclina encore. Elle continua :

 

– Vous êtes au comble de vos vœux ?

 

– Comment pouvez-vous en douter, chère Adrienne ? fit l’Homme de la nuit…

 

Son apitoiement du début disparut bientôt sous un accès de férocité qu’il voulait contenter immédiatement. Comme il eût voulu la voir souffrir !… et il lui dit :

 

– Avouez, madame, que ma compagnie ne vous intéresse guère et que vous préféreriez celle de votre fille…

 

Adrienne reçut le coup sans broncher… Elle lui jeta un regard méprisant et répliqua :

 

– Vous allez me la rendre, ma fille ?

 

– Certes, madame. Je ne doute point que vous ne soyez venue ici moins pour moi que pour elle.

 

Adrienne fixait alors le cadran d’une pendule sur la cheminée et trouvait la marche des aiguilles bien lente…

 

Elle n’ignorait point le projet de Mme Martinet, et le coup d’œil que lui avait lancé celle-ci quand elle l’avait priée de la laisser seule en bas avec Joe lui avait fait saisir tout le plan de Marguerite.

 

Ce plan avait-il été mis à exécution ? Allait-il l’être ? Dans tous les cas, il était prudent de temporiser…

 

Arnoldson s’était approché d’elle encore. Elle sentit son regard qui la brûlait derrière ses lunettes noires…

 

– N’est-ce pas, fit l’Homme de la nuit, n’est-ce pas que vous ne seriez point là si Lily était… aux Volubilis, par exemple ?… Mais elle n’est pas aux Volubilis, Lily !

 

Et Arnoldson, se précipitant sur la malheureuse, l’étreignit. Mais Adrienne se défendait. Comme il revenait sur elle, il dit, cynique :

 

– Si vous croyez que c’est là le moyen de reconquérir votre fille…

 

Adrienne le vit si confiant, si certain de sa victoire qu’elle ne résista pas plus longtemps à l’ardent désir de voir cet homme s’effondrer devant la réalité des faits…

 

– Sache donc, lui cria-t-elle… sache donc que Lily ne craint plus rien de toi… Sache qu’elle est à l’abri de tes coups et que tu ne peux plus rien contre elle… et que tu ne peux plus rien contre moi !

 

– Que dis-tu là ? hurla l’Homme de la nuit.

 

– La vérité, Lily, hier, m’a été rendue.

 

– Tu mens ! Tu mens !…

 

– Et veux-tu savoir qui me l’a ramenée, aussi pure que jamais ?… C’est le prince Agra lui-même. C’est ton fils !… Ton fils qui l’aime… et qui l’a respectée !…

 

Arnoldson était assommé sous le coup de cette révélation. La crispation de son visage était effroyable à contempler…

 

Sa vengeance… la vengeance de vingt ans lui échappait… et par la trahison de son fils…

 

Il poussa une sorte de rugissement…

 

– Ta fille m’échappe, fit-il d’un accent féroce… Mais toi, tu ne m’échapperas pas !

 

Et, il se rua sur elle.

 

Adrienne avait sorti un revolver, mais elle n’eut pas le temps d’en user. L’Homme de la nuit, lui comprimant le poignet, s’était, avec la rapidité de l’éclair, emparé de l’arme et l’avait jetée loin d’elle.

 

– Tu ne m’échapperas pas ! répétait-il.

 

Elle voulut fuir. Mais il la rejoignit.

 

Enfin, avec un grand cri d’appel, elle parvint encore à se débarrasser de son ignoble étreinte et elle arriva jusqu’à la porte. Elle se jeta dans l’escalier. Derrière elle, Arnoldson accourait et clamait :

 

– Joe ! Joe ! Arrête-la ! Arrête-la !

 

Il parvint au bas de l’escalier et fit irruption dans la salle presque en même temps qu’elle.

 

Et il bondit du côté de la porte, y devança Adrienne, lui coupant cette retraite.

 

C’est alors qu’il vit, étendus, l’un sur la table, l’autre sur le carreau, les corps de Joe et de Mme Martinet.

 

– Ah !… fit-il. Quel drame s’est donc passé ici ?…

 

Mais la porte, à ce moment précis, s’ouvrit derrière lui. Il se retourna brusquement et se trouva en face de M. Martinet, qui dirigeait sur lui le canon de son revolver.

 

– Martinet ! À mon secours ! lui cria Adrienne. Tirez ! Mais tirez donc !

 

– Ne craignez rien, madame, fit Martinet, très calme. Je tirerai… mais pas en ce moment, car je risquerais de vous atteindre…

 

L’Homme de la nuit fit un bond soudain du côté de la fenêtre, espérant s’échapper par ce chemin. Mais, debout sur la pierre de la fenêtre, apparut Pold.

 

Arnoldson eut un geste de désespoir.

 

– Je suis trahi ! s’écria-t-il… Et je suis pris !

 

– Oui, mon vieux ! fit Pold, qui paraissait aussi calme que Martinet, tu es trahi !… tu es pris !… Et nous allons régler nos comptes !

 

X

OÙ IL EST DÉMONTRÉ QU’ON NE PREND NI NE SURPREND L’HOMME DE LA NUIT

 

Pold sauta dans la salle. Arnoldson avait devant lui Pold et Martinet ; derrière lui, Adrienne.

 

Il vit qu’il lui serait impossible de fuir. Cela constaté, il s’en alla d’un pas tranquille jusqu’à la muraille, s’y adossa, croisa les bras et attendit.

 

Pold et Martinet jugèrent qu’il ne tenterait plus de leur échapper.

 

Martinet se précipita alors sur le corps de sa femme, qui était étendu près de la fenêtre et qu’il venait d’apercevoir.

 

– Qu’est-ce qu’ils ont fait de ma femme ? s’écria-t-il.

 

Il se courba sur le corps et le prit dans ses bras.

 

– Ah ! elle dort, fit-il.

 

Il regarda Joe, à moitié étendu sur la table.

 

– Lui aussi, il dort ! Ils dorment tous les deux…

 

– Bah ! fit Pold, en ne quittant pas du regard l’Homme de la nuit, ils se seront endormis avec le même narcotique… Elle nous expliquera cela, quand elle sera réveillée. Occupons-nous de celui-là !

 

– Un instant ! un instant ! fit Martinet.

 

Et Martinet, laissant sa femme, alla à Joe qu’il enleva de la table et fit descendre brutalement sur le carreau.

 

Puis il retourna à sa femme, la souleva à nouveau, l’emporta dans ses bras, l’étendit sur la table, à la place où se trouvait Joe tout à l’heure, et dit :

 

– Fais dodo, ma poulotte !

 

Il revint auprès de Pold :

 

– Et maintenant, Pold, je suis tout à toi.

 

Pold alla à la cheminée, grimpa sur un escabeau, décrocha le fusil de Joe qui se trouvait appendu au-dessus de cette cheminée, et dit, en revenant en face de l’Homme de la nuit et après avoir constaté la véracité de son dire :

 

– Il est chargé.

 

Ils étaient un peu étonnés du calme absolu, de la tranquillité parfaite avec lesquels Arnoldson suivait leurs mouvements et les voyait se préparer à lui faire un mauvais sort.

 

Adrienne fixait toujours Arnoldson, et ses yeux reflétaient une haine mortelle… De ce côté, il ne pouvait espérer aucun pardon…

 

Quant à Pold, il regarda en face l’Homme de la nuit et dit :

 

– Tu vas mourir parce que c’est toi qui as tué mon père, parce que tu fus la cause de son suicide, parce que j’ai failli mourir moi-même… Tu vas mourir parce qu’avant qu’il ne meure tu as fait souffrir mon père comme nul homme en ce monde n’a souffert… N’est-ce pas, qu’il va mourir, ma mère ?

 

– Oui, tue-le ! fit Adrienne.

 

Et Martinet prit la parole à son tour.

 

– Crève donc, chien ! s’écria-t-il… Crève donc, toi qui as tué la sœur de ma femme… Car toi seul l’as tuée…

 

– Il faut qu’il meure, dit Adrienne… La terre a porté ce monstre trop longtemps… Il faut qu’il meure…

 

Pold leva son arme sur l’Homme de la nuit. Adrienne se voila la face de ses deux mains…

 

Mais Arnoldson dit, d’une voix au timbre éclatant, d’une voix qu’on ne lui connaissait point :

 

– Mary ! Toi que l’on appelle Adrienne et qui fus Mary, ordonne au fils de Charley de jeter son arme ! Et toi, regarde !

 

Adrienne fit entendre un cri terrible et se précipita sur son fils.

 

– Ne tire pas ! ne tire pas ! malheureux ! s’écria-t-elle d’une voix que son fils ne reconnut point, ne tire pas !

 

Pold avait relevé le fusil et considérait sa mère, qu’il crut devenue folle.

 

– Qu’avez-vous, mère ? fit-il, et pourquoi ne voulez-vous point que je venge mon père ?

 

– Oui, oui, madame, s’exclamait Martinet, laissez faire votre fils ! Pas de pitié ! Si nous épargnons cet homme, cet homme ne nous épargnera pas !

 

Mais Adrienne clamait :

 

– Taisez-vous ! Taisez-vous !

 

Et elle contemplait avec épouvante l’Homme de la nuit, l’Homme aux lunettes noires, qui, toujours aussi calme, aussi tranquille, appuyé contre la muraille et les bras croisés, semblait assister à des événements qui ne l’intéressaient qu’en tant que spectateur.

 

Un grand silence régna.

 

Adrienne tremblait de tous ses membres. Elle ne disait plus un mot. Elle n’avait plus la force de dire un mot.

 

Arnoldson, d’une voix paisible, reprit :

 

– Insensés que vous êtes ! Qui avez cru un instant être plus forts, plus puissants que l’Homme de la nuit !… Je suis seul ici, sans aide, sans arme… En apparence, je suis à votre complète disposition. Vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaît. Vous pouvez me tuer. Je n’ai plus de serviteurs… Vous les avez empoisonnés peut-être et vous me croyez perdu !… Insensés ! Il me suffit de prononcer un mot, un seul !… pour vous arrêter, pour que vos armes menaçantes se relèvent d’elles-mêmes… pour que celle qui a le plus d’intérêt à ma mort vous supplie soudain de m’épargner… Je dis : « Mary ! » mot magique, mot plein de mystère et de prestige, et je vois cette femme trembler. Et si à ce mot « Mary » je joins celui de « Charley »… alors, oh ! alors, la peur dont avait été saisie cette femme se transforme en une épouvante sans nom !…

 

– Ah ! Mary !… Mary !… continuait l’Homme de la nuit toi qui as levé une main criminelle sur ton bienfaiteur, quelle est donc ton âme pour avoir oublié un tel forfait ? Il ne t’empêche donc point de vivre et d’aimer ? Tu as oublié ! Tu as cru que ton oubli faisait disparaître le crime ! Tu gémis sur les malheurs qui t’accablent et tu ne te les expliques pas… Sache donc que, s’il y a eu un crime commis, c’est le tien, et que, si quelqu’un expie un crime, c’est toi !

 

La parole d’Arnoldson avait alors une telle autorité, prenait une telle ampleur qu’elle en imposait à tous, qu’elle les faisait frissonner tous.

 

– Pauvre insensée ! continua l’Homme de la nuit. Tu avais pu penser que ton passé ne reviendrait jamais au jour !… Tu l’avais si bien oublié que, dans la succession de malheurs épouvantables qui viennent de fondre sur toi, tu ne t’es pas demandé une seconde s’il n’y avait point une corrélation quelconque entre ton crime d’autrefois et mes crimes d’aujourd’hui !…

 

Adrienne fit entendre une plainte effrayante. Son masque exprimait une horreur sans pareille.

 

– Qui donc êtes-vous, vous qui savez tant de choses ? dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine. Vous qui ressuscitez tant de choses mortes ?

 

– Qui je suis ! clama l’Homme de la nuit. Je vais te dire qui je suis… Si tu ne l’as pas déjà deviné, femme maudite, c’est que tu crois que les tombes gardent leurs cadavres !

 

Dans le silence formidable qui régnait, Arnoldson continua :

 

– Qui je suis ?… Je suis celui à qui tu as donné le droit de haïr et de maudire le genre humain. Regarde, Mary !… Regarde qui je suis ! Regarde !

 

Et l’Homme de la nuit, d’un geste rapide, enleva ses lunettes, comme il l’avait fait devant Lawrence à l’agonie… et il montra ce regard qui n’avait pas changé, ce regard vivant, ce regard qu’on avait cru éteint depuis vingt ans !

 

Adrienne poussa un hurlement farouche :

 

– Jonathan Smith ! ! ! Jonathan Smith ! ! !

 

Et Martinet, lui aussi, reconnut ce regard.

 

– Le roi de l’huile ! fit-il.

 

– Oui, Jonathan Smith ! reprit Arnoldson. Oui, le roi de l’huile !… le roi de l’huile, que tu ne tueras point deux fois, n’est-ce pas, Mary ?

 

Et Arnoldson quitta la muraille et se dirigea vers la porte de l’auberge Rouge, sans plus s’occuper des trois personnages qui le contemplaient avec épouvante.

 

Pold, seul, fit un mouvement vers Arnoldson. Mais Adrienne avait déjà arrêté son geste.

 

– Laisse passer cet homme, lui dit-elle.

 

XI

OÙ LILY DÉCLARE QU’ELLE NE SE CONSOLERA JAMAIS DE LA DISPARITION DU PRINCE AGRA

 

Des mois se sont écoulés depuis les événements passés, de lugubres mois de tristesse, d’ennui et d’anxiété.

 

La famille Lawrence a abandonné les Volubilis, qui ne la reverront point, pas plus que les Pavots ne reverront l’Homme de la nuit.

 

L’auberge Rouge est abandonnée. Joe a suivi l’Homme de la nuit en des contrées et des destinées inconnues.

 

Toutes les personnes qui semblaient entourer l’Homme de la nuit ont disparu avec lui.

 

L’hôtel de l’avenue Henri-Martin a été vendu.

 

Mais M. et Mme Martinet habitent toujours la rue du Sentier. Ce soir-là, c’est-à-dire un an après la scène terrible de l’auberge Rouge, ils achevaient leur repas en silence et tristement.

 

Une même pensée semblait les hanter et il paraissait bien qu’ils se comprenaient.

 

La preuve en fut que Martinet sut tout de suite de qui sa femme l’entretenait quand elle lui dit :

 

– Sa dernière lettre nous faisait prévoir un prompt retour. Or, elle est datée d’il y a quinze jours, et ils ne sont point revenus à Paris. Leur serait-il arrivé malheur ?

 

Martinet hocha la tête.

 

– Tout est possible, fit-il. Et je crains bien que tout ne soit pas terminé avec ce misérable… Vois-tu, ma femme, nous avons été des sots, et Mme Lawrence aurait dû nous laisser accomplir notre besogne. Je comprends la pitié mêlée de terreur qui la fit s’interposer entre nous et l’Homme de la nuit… Il n’empêche qu’elle a eu tort et qu’elle pourrait le payer cher… Et, si tu veux toute ma pensée, je te dirai une chose : c’est que je suis fort étonné que le malheur que je redoute pour eux ne soit pas déjà arrivé. Le roi de l’huile ne doit certainement pas se tenir pour battu.

 

– Souviens-toi, fit Mme Martinet, que le prince Agra veille sur eux.

 

– C’est juste ! Et, à en croire la correspondance de Pold, il leur a déjà épargné quelque catastrophe.

 

– C’est lui qui leur a ordonné de partir pour le Midi et c’est lui qui leur ordonne de revenir à Paris.

 

– Ils ne l’ont point revu ?

 

– Non. Ils ne savent où il est, mais un fait certain, c’est qu’il veille, puisque, chaque fois qu’ils courent un danger, le prince sait les en avertir.

 

– Vois-tu, tout cela finira mal… je le crains…

 

– Dans sa dernière lettre, Pold disait qu’ils espéraient être délivrés de l’Homme de la nuit et qu’il y avait au moins trois mois qu’ils n’en avaient entendu parler.

 

– Je souhaite que cela continue et qu’ils goûtent quelque tranquillité… Et, cependant…

 

– Et, cependant, je redoute qu’il ne leur prépare quelque coup terrible de sa façon…

 

Ils s’entretinrent encore de l’Homme de la nuit, et M. Martinet fit à sa digne compagne, pour la vingtième fois au moins, le récit du drame de l’Union Pacific railway.

 

Maintenant, le couple Martinet n’ignorait plus rien des causes de la haine d’Arnoldson pour la famille Lawrence. Adrienne, dans une réunion où elle avait convoqué M. et Mme Martinet, et où se trouvait son fils, avait jugé bon de s’expliquer là-dessus de telle sorte que les paroles d’Arnoldson à l’auberge Rouge avaient été comprises de tous. Elle voulait ainsi que son fils et ses amis fussent à même de juger la fatalité qui l’avait acculée, dans une effroyable minute, à commettre un crime. M. et Mme Martinet avaient alors déclaré qu’ils n’eussent point agi autrement et lui avaient donné leur absolution.

 

Quand à Pold, il avait embrassé sa mère avec passion.

 

M. Martinet en était au « pousse-café » quand la porte de la salle à manger s’ouvrit soudain.

 

La bonne apparut :

 

– Madame ! Il y a là des personnes qui veulent parler à Madame…

 

Mais on entendit tout de suite la voix de Pold qui criait :

 

– C’est nous, Martinet ! C’est nous !

 

Et Pold fit une entrée sensationnelle dans la salle à manger, renversant une desserte et deux chaises.

 

M. et Mme Martinet étaient déjà debout.

 

L’entrée de Pold fut bientôt suivie de celle de Mme Lawrence et de Lily.

 

Tout le monde s’embrassa. On se demanda avec volubilité des nouvelles réciproques de sa santé.

 

Mme Martinet regardait Lily avec compassion.

 

– Comme elle est pâle ! disait-elle.

 

De fait, Lily ne payait pas de mine. Elle regardait Mme Martinet avec un triste sourire. Pold dit :

 

– Elle vous sourit tristement, madame Martinet, mais elle vous sourit. Voilà un an que nous n’avons vu le sourire de Lily.

 

Adrienne fit comprendre aux Martinet qu’ils ne revenaient à Paris que sur des lettres pressantes du prince Agra, qui leur affirmait qu’il ne répondait plus de leur sécurité s’ils ne lui obéissaient point et s’ils tardaient à revenir dans la capitale.

 

Elle leur fit une peinture lamentable de leur existence depuis un an, des dangers auprès desquels ils étaient passés et dont ils n’avaient pas été les victimes grâce à la surveillance cachée du prince, surveillance continuelle, qui avait déjoué les sinistres projets de celui qui les poursuivait de sa haine implacable.

 

Mais, d’après la lettre même du prince, l’espoir leur était venu qu’ils touchaient enfin au terme de tant d’épreuves et qu’ils n’auraient bientôt plus rien à redouter.

 

Mme Martinet était, toutefois, de l’opinion d’Adrienne et trouvait qu’ils avaient commis une grave imprudence en revenant à Paris.

 

– Il fallait que nous fussions là pour la fête d’après-demain, dit Adrienne… Il paraît que notre présence est encore nécessaire dans une fête…

 

– Quelle fête ?

 

– Celle du Bazar des fiancées…

 

– Mais c’est vrai ! dit Mme Martinet. Vous êtes l’une des fondatrices de ce Bazar.

 

– Oui, fit Adrienne, c’est moi qui ai pensé la première à créer cette fondation.

 

– Il eût été vraiment dommage que la cérémonie se fût passée sans vous.

 

Mme Lawrence expliqua à Mme Martinet qu’elle eût désiré qu’il en fût ainsi. Toute la famille était encore en deuil, et ils eussent voulu se faire oublier.

 

Leur absence de la cérémonie du Bazar des fiancées aurait paru à tout le monde explicable après la mort encore récente du chef de la famille.

 

– Enfin, nous irons, conclut Adrienne, puisque le prince l’exige. La raison de cette exigence ? Nous l’ignorons. Mais nous avons renoncé à comprendre bien des choses depuis un an et nous nous bornons à obéir aux ordres du prince.

 

– Vous avouerez, maman, fit Pold, que nous ne nous en sommes point mal trouvés jusqu’à ce jour.

 

– Oui. Il est vrai qu’il nous a rendu les services les plus signalés.

 

– Vous ne l’avez jamais revu ? demanda Mme Martinet.

 

– Jamais, répondit Adrienne. Jamais depuis le jour où il a compris qu’il fallait qu’il s’éloignât de nous…

 

– Ce jour-là, mère, déclara Pold avec un grand accent de reconnaissance, ce jour-là, il nous a ramené ma sœur Lily !…

 

Adrienne ne répliqua point, et un grand silence se fit parmi tous les personnages de cette scène.

 

– Car enfin, reprit bientôt Pold, d’une voix plus forte, je ne saurais oublier que nous lui devons beaucoup de choses, à ce prince que nous avons chassé… comme on chasse un voleur… et que nous avons une étrange manière de lui prouver notre reconnaissance.

 

– Tu oublies, dit Adrienne, que nous ne devons aucune reconnaissance au prince Agra et que sa conduite actuelle n’est que le rachat de sa conduite passée. Tu oublies le rôle que joua cet homme dans le drame où périt ton malheureux père.

 

– Un rôle inconscient ! Il ne fut qu’un instrument sans responsabilité entre les mains de l’Homme de la nuit. Il agissait sans savoir et croyait en cet homme. Et la preuve en est que, lorsqu’il a su quelque chose, il s’est tourné contre celui qui nous avait persécutés.

 

Adrienne se tut.

 

– Mère, continua Pold très exalté, je vous demande de ne plus songer aux disparus et de regarder autour de vous…

 

– Que veux-tu dire, Pold ?

 

– Je veux dire que votre douleur vous aveugle à un point tel que vos yeux ne sauraient voir le désespoir des autres… Regardez Lily, comprenez sa peine.

 

Adrienne, inquiète, se tourna vers sa fille :

 

– Penserais-tu encore à ce prince ?

 

– C’est vrai, mère, fit simplement Lily.

 

XII

SUR LA PISTE

 

Au pas de son cheval, le prince Agra suivait la route bordée de palmiers qui contourne la baie des Anges. Il venait de passer le pont du Var et se dirigeait lentement vers la jetée-promenade, dont les feux apparaissaient dans la nuit comme des phares.

 

Il était tard déjà, et les lumières s’éteignaient aux fenêtres de la ville. Les hôtels somptueux au long de la promenade des Anglais présentaient des faces d’ombres. Nice s’endormait.

 

Une brise légère soufflait du large. On entendait, sur la grève, le remous monotone des vagues.

 

De la même allure lente, Kali atteignit le casino, jeté sur la mer, le dépassa. Cheval et cavalier s’éloignèrent, suivant toujours la rive.

 

Ils arrivèrent ainsi à la pointe du Château. La blancheur calcaire de la falaise éclatait dans la nuit. Agra doubla cette pointe.

 

Et ce fut le port.

 

Dans les eaux calmes, les masses sombres des navires, des yachts de plaisance, des bateaux de luxe se reflétaient parmi les zigzags verts et rouges des feux de bord.

 

Alors, Agra pressa les flancs de Kali. Il fit rapidement le tour du port. Puis il gravit une côte.

 

Il arriva au milieu de cette côte. Des villas bordaient la route. Les marbres des terrasses faisaient des lignes blanches dans l’ombre.

 

Sans que le prince en eût manifesté la volonté, Kali s’arrêta.

 

La porte d’une grille s’ouvrit alors à la droite du prince, et un homme vint à lui.

 

– Salut, monseigneur, fit-il. Voilà deux jours que je vous attends. J’avais tant de choses à vous dire que j’étais dans une grande anxiété de ne plus vous voir.

 

Le prince eut un geste brusque et dit, d’une voix sévère :

 

– Je ne suis point venu parce que vous m’avez instruit vous-même de l’inutilité de ma visite.

 

– Que dois-je entendre par là, monseigneur ?

 

– Cela signifie que je ne comprends rien à vos paroles. J’ai reçu une lettre de vous me disant qu’il était inutile de venir ici avant quarante-huit heures. Ne deviez-vous pas vous absenter ?

 

– Mais jamais, je ne vous ai pas écrit et je ne me suis pas absenté.

 

– Mais, alors… Ah ! prends garde, Napolitain de malheur !… Tu me trahis !…

 

Le prince eut un geste de telle menace que l’homme, effrayé, se courba.

 

– Je ne vous trahis pas, monseigneur… Je vous jure que je ne vous trahis pas…

 

– Allons ! allons ! Parle ! Parle vite ! Lily ? Mme Lawrence ? Pold ?

 

– Mais ils ne sont plus ici, monseigneur. Ils sont partis !…

 

Agra bondit à bas de son cheval et prit l’homme à la gorge :

 

– Tu dis ?… Tu dis ?… Ose répéter qu’ils sont partis ?

 

L’homme râlait. Agra le lâcha. Il franchit précipitamment la grille, se rua vers la villa, en parcourut les diverses pièces. La villa était déserte. Il sortit. Sur le seuil, il retrouva l’homme.

 

– Ne les cherchez plus. Ils sont partis.

 

– Il y a longtemps ?

 

– Mais depuis hier matin… Ils ne voulaient pas s’en aller. Ils ne voulaient pas retourner à Paris…

 

– Grands dieux ! s’écria le prince Agra. Ils sont retournés à Paris ?…

 

– Oui… monseigneur… Ils disaient… car, selon vos ordres, j’écoutais et je surprenais leurs conversations… ils disaient que c’était une chose bien imprudente que ce retour dans la capitale…

 

– Alors… Alors, pourquoi ne sont-ils point restés ? Quel est ce mystère ? Pourquoi ont-ils franchi ces murs derrière lesquels je leur avais créé un asile inviolable ?

 

– C’est un de vos hommes qui a apporté ici une lettre de vous ordonnant ce départ.

 

– Malédiction !… Je n’ai pas envoyé d’homme ! Je n’ai pas envoyé de lettre !

 

– Et, comme ils ne se décidaient point à quitter Nice, cet homme est revenu avec une nouvelle lettre. Cette fois, ils n’ont plus hésité.

 

– Malheur ! dis-moi… tu ne sais rien, toi ?… tu n’as rien vu… depuis deux jours ? rien de suspect ? rien d’anormal ? rien qui pût me mettre sur la piste ?

 

– Rien, monseigneur.

 

– Que veut-il donc faire d’eux à Paris ? Et moi, qui étais tranquille… qui croyais avoir, pour quelques jours encore, déjoué les desseins de l’autre !… Allons ! il faut tout refaire ! À cheval !

 

Il appela Kali et bondit en selle.

 

Et il revint vers Nice en un galop de rêve.

 

L’homme le regarda s’éloigner et dit :

 

– Toi, mon petit, tu ne seras jamais de force à lutter avec le maître.

 

Puis il prit la résolution d’aller attendre des nouvelles du prince Agra au fond des Calabres.

 

Le prince arriva à la gare de Nice. Le premier rapide ne devait partir que dans quelques heures.

 

Ce furent des heures effroyables. Il écrivit dix télégrammes qu’il déchira, puis il remonta à cheval, erra par les rues, revint à la gare, embrassa Kali sur les naseaux, lui dit adieu, et le confia à un homme qu’il paya royalement pour le ramener à une adresse qu’il lui indiqua.

 

Et le voyage, le lent, le long voyage !

 

Le prince, que nous avons connu si calme, si froid, si indifférent aux choses et aux hommes ! Quelles tempêtes l’agitaient ! Quelle terreur était aussi la sienne à la pensée que l’Homme de la nuit avait enfin accompli son œuvre et que, lui, il allait arriver trop tard…

 

Trop tard pour sauver Lily !

 

Il avait su montrer, pour protéger cette famille, autant d’intelligence dans le bien, autant de perspicacité, d’imagination et d’invention que l’autre en déployait pour atteindre au but criminel qu’il s’était fixé.

 

L’influence bienfaisante du prince s’était fait sentir à toute heure, partout… La famille Lawrence en était comme enveloppée. Elle le savait et elle y puisait quelque tranquillité d’âme et quelque consolation.

 

Parfois, le prince s’était accordé d’apercevoir, de très loin, la blonde enfant à laquelle il avait consacré toutes les minutes d’une vie qui lui était à charge autrefois, mais qui lui était devenue chère depuis qu’il espérait et qu’il désespérait…

 

Oui, parfois, dissimulé derrière les figuiers de Barbarie qui bordent les premières pentes de la Corniche ou caché derrière quelque muraille décrépite mirant la blancheur de ses pierres dans l’eau calme de la rade de Villefranche, il avait attendu le passage de Lily. Et il l’avait vue triste, infiniment triste. Il l’avait devinée inconsolable, désespérée, elle aussi, de ce qui faisait son désespoir, à lui.

 

Son angoisse devenait plus aiguë à l’approche de Paris.

 

Car il savait que c’était là qu’allait être livrée la bataille dernière, et il redoutait d’avoir été vaincu avant que de combattre.

 

À Paris, il se jeta immédiatement dans la fournaise. Dès les premiers pas qu’il fit, dès les premiers renseignements qu’il eût, dès le premier effort qu’il voulut tenter, il comprit qu’il se heurtait à l’Homme.

 

La plupart des siens l’avaient trahi pour cet homme, et il en eut de nombreuses preuves. Il résolut de ne plus compter sur personne, de ne se reposer sur quiconque. Il voulut, par lui-même, tout faire et tout voir.

 

Il ne se livra point tout d’abord à la recherche de la famille Lawrence : il abandonna cette piste pour suivre celle d’Arnoldson, et, malgré les obstacles sans nombre qui surgirent sur ses pas, il la découvrit.

 

Il se rendit compte tout de suite que rien encore n’était fait, mais que quelque chose de terrible allait survenir. Il jugea que l’Homme de la nuit avait préparé un coup de sa façon, qui pourrait être le dernier, étant, pour lui, le bon.

 

Les indications qu’il recueillit le laissèrent dans une grande perplexité, mais ne le renseignèrent point suffisamment. Des démarches avaient été faites par Arnoldson auprès d’un monde qu’il ne fréquentait ordinairement point : le monde de la charité. Puis il avait vu des ingénieurs.

 

Enfin, le lendemain de son arrivée, Agra apprit que l’Homme de la nuit s’intéressait à une grande expérience de cinématographie qui devait être l’un des clous de la fête du Bazar des fiancées.

 

Il apprit en même temps que l’on avait vu la famille Lawrence chez les Martinet.

 

Il se rendit aussitôt rue du Sentier.

 

Mme Lawrence et ses enfants venaient de partir. Où étaient-ils allés ? Justement à ce Bazar, qui semblait tenir une place si importante dans les dernières combinaisons de l’Homme de la nuit.

 

Un secret pressentiment poussa Agra du côté de cet établissement charitable, installé dans le quartier des Champs-Élysées.

 

Agra se promenait, pensif, au long de l’avenue, quand il vit soudain des groupes affolés qui la descendaient et il entendit ces mots :

 

– Le feu ! Il y a le feu !

 

Agra courut vers les groupes…

 

– Où ça, le feu ?

 

– Mais au Bazar des fiancées !

 

Agra ne voulut point en entendre davantage, et il se précipita dans une course furibonde, vers le Bazar qui flambait.

 

Tout le quartier s’emplissait de la clameur sinistre des pompes à incendie et des voitures d’ambulance.

 

XIII

LE BAZAR DES FIANCÉES

 

Le Bazar des fiancées était sorti d’une idée des plus charitables en même temps que des plus généreuses. Une fois l’an, les jeunes fiancées mondaines, comblées des dons de la fortune, se réunissaient dans une de ces fêtes où l’or des riches coule à flots pour les pauvres et « travaillaient » pour leurs sœurs déshéritées, pour les fiancées aux maigres trousseaux.

 

Ce bazar, dont tous les comptoirs étaient tenus par des jeunes filles du monde, avait été édifié très rapidement dans un immense terrain vague, non loin de l’avenue des Champs-Élysées. C’était une construction légère, en planches et en poutrelles, une sorte de hangar oblong, qui se développait sur la presque totalité de la longueur du terrain et mesurait une vingtaine de mètres de largeur. Derrière se trouvait un vaste espace libre, limité par les hautes murailles des immeubles voisins.

 

À l’intérieur du Bazar, on avait disposé toute une série de comptoirs très coquettement installés, où les dames et les demoiselles patronnesses vendaient à leur aristocratique clientèle des objets d’art, des bibelots, des tableaux, des bijoux, des ouvrages de libraire, des potiches et… des layettes.

 

Tous les comptoirs étaient fleuris, toutes les logettes étaient tapissées avec un goût exquis.

 

Le plancher de l’édifice était légèrement exhaussé : il fallait franchir trois marches pour pénétrer dans le hall par deux petites portes situées aux deux extrémités de la construction. On entrait tout d’abord dans une sorte de salon-vestibule, puis l’on gagnait le bazar proprement dit. Au centre du spacieux pavillon, on avait ménagé une large porte à deux battants, qui s’ouvrait à l’intérieur et seulement au moment de la sortie.

 

La fête était dans son plein éclat. À l’un des comptoirs, Courveille s’entretenait avec Adrienne.

 

– Vous serez longtemps encore à Paris, madame ? lui demanda-t-il.

 

Elle lui répondit que son désir était de partir bientôt pour l’étranger et de fuir cette ville où elle avait perdu Lawrence.

 

– J’ai cru de mon devoir de me montrer encore à cette fête de charité, conclut-elle, mais je pense que ce sera la dernière à laquelle on nous verra, moi et mes enfants.

 

– Et Pold, que devient-il ?

 

Pold se chargea de répondre lui-même. Il arrivait…

 

– Je suis en retard, mais j’ai voulu passer rue du Sentier pour y prendre Martinet et sa femme.

 

– Où sont-ils ?

 

– Les voilà. Ils me suivent.

 

Et il montra de loin le couple Martinet, qui était arrêté devant le tourniquet du cinématographe. Il alla le rejoindre. Martinet, qui paraissait fort agité, lui dit aussitôt :

 

– Tu ne sais pas qui j’ai trouvé ici ? Tu ne sais pas qui est préposé à la recette du cinématographe, au tourniquet ?

 

– Mais non. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

 

– Eh bien, moi, cela me fait quelque chose, je t’assure.

 

Mme Martinet prit la parole. Elle semblait aussi émue que son mari.

 

– Victor ! dit-elle. C’est Victor…

 

– Qui ça, Victor ?

 

– Mais notre ex-employé ! Celui qui a disparu de chez nous le lendemain de la catastrophe… celui qui y a certainement pris part et qui était un des hommes, un des espions d’Arnoldson : nous en avons eu des preuves depuis…

 

– Ah ! fit Martinet, je voudrais bien le voir, lui parler… En voilà un avec lequel nous avons un vieux compte à régler ! Il m’a reconnu. Il a pénétré dans la chambre du cinématographe aussitôt qu’il m’a vu.

 

– Eh bien, entrons-y, mon ami ! fit Pold.

 

– Dans une demi-heure. Les séances ne commencent pas avant une demi-heure… Ah ! le gredin !

 

– Écoute, fit avec sagesse Mme Martinet. Il est inutile de causer de l’esclandre ici. Nous n’irons point aux séances… Vous feriez bien mieux de l’attendre à la sortie.

 

– Excellent conseil, fit Pold, tout pensif. Allons, viens, Martinet. Nous reparlerons de cela tout à l’heure… Allons visiter le Bazar.

 

Et il entraîna Martinet et sa femme. Martinet hochait la tête.

 

– Si ce bougre-là est ici, fit-il, l’Homme de la nuit n’est peut-être pas bien loin…

 

Ils se frayèrent difficilement un chemin dans la foule élégante, qui augmentait sans cesse.

 

XIV

LE CINÉMATOGRAPHE

 

Les séances de cinématographie devaient avoir lieu dans un coin de l’immense construction.

 

Cette pièce avait été mise à la disposition d’un ingénieur mécanicien, qui l’avait cédée à un confrère inconnu.

 

Dès le matin, on avait apporté la lampe qui devait servir aux projections. Un employé, que nul ne connaissait, l’avait installée sans aucun secours.

 

Il avait également installé, d’une façon définitive, tout l’appareil cinématographique, lequel renfermait une grande quantité de bandes pelliculaires, bandes en celluloïd, matière essentiellement inflammable.

 

Puis il avait disposé au pied de l’appareil quatre grandes boîtes cadenassées dont on ne soupçonnait pas l’usage.

 

Au centre de cette pièce, au moment où nous y pénétrons, il n’y avait qu’un seul personnage.

 

C’était l’homme aux lunettes noires, l’homme au macfarlane, l’Homme de la nuit.

 

Il était là, les bras croisés et tout seul… tout seul en face de sa pensée.

 

Cette pensée devait être horrible. Jamais le masque d’Arnoldson n’avait exprimé autant de froide atrocité.

 

Il songeait à l’ultime forfait.

 

Et la haine de cet homme pour le genre humain avait atteint un degré si prodigieux que ce crime lui apparaissait presque, à cette heure, comme légitime !

 

Il allait prendre enfin sa revanche contre la vie et contre les hommes. Avoir eu tant de milliards et n’avoir pu obtenir l’amour !

 

… Et, cependant, il y avait cru, du temps de sa jeunesse…

 

Ah ! quand il se rappelait les heures délicieuses où Mary l’écoutait, le soir, lui dire qu’elle était aimée !… Heures de mensonge suivies de la minute terrible de la trahison.

 

Mais comme il allait se venger ! Formidablement ! Elle était là, elle, sa Mary… Elle était à quelques pas de lui, avec ses enfants, les enfants d’un autre… Et elle allait périr de sa main, elle, avec ses enfants. Elles étaient toutes là, les fiancées de France, les plus belles, les plus riches, les plus pures ! Comme il allait les faucher !

 

Un abominable sourire errait sur sa face de damné.

 

Soudain, un homme vint le tirer de l’extase où le plongeait son rêve de destruction. Il jeta sur cet homme un regard haineux.

 

– Que veux-tu, Victor ? Pourquoi viens-tu ? N’avais-tu point la consigne de rester au tourniquet et d’empêcher, avant l’heure fixée, toute personne de pénétrer ici ? Retourne à ton poste !

 

Mais Victor se tenait tremblant devant lui :

 

– Maître, maître… je viens d’apercevoir les Martinet… Ils m’ont vu… Ils m’ont reconnu…

 

– Eh ! trembleur ! que veux-tu que me fassent les Martinet ?… Retourne à ton poste, te dis-je !

 

– Maître… M. Martinet avait l’air fort excité contre moi…

 

– Ne l’as-tu point mérité, drôle ?

 

Et l’Homme de la nuit devint si menaçant que Victor reprit le chemin par lequel il était venu. Mais il ne sortit point complètement de la petite salle du cinématographe. Il resta dissimulé entre deux pans d’étoffe qui faisaient une sorte de couloir par lequel on arrivait dans la salle.

 

Il ne tenait, en effet, nullement à se retrouver en tête à tête avec Martinet.

 

Mais, comme il n’avait rien à faire de mieux dans son couloir, il observa sans être vu l’Homme de la nuit, qui lui paraissait, ce jour-là, d’allures extrêmement bizarres.

 

Le spectacle auquel assista Victor l’intéressa vivement.

 

L’Homme alla au cinématographe et fit descendre sur l’appareil un long pan d’étoffe qui tombait du toit. Ce toit n’était autre chose qu’une sorte de vaste vélum enduit de colle et de goudron.

 

Puis Arnoldson se rapprocha des boîtes que Victor avait apportées dans la matinée et dont il ignorait le contenu. Arnoldson en ouvrit les cadenas avec une clef qu’il portait sur lui. Il souleva le couvercle de l’une d’elles et en considéra longuement l’intérieur.

 

D’où il était, Victor ne pouvait voir ce qu’elle renfermait, mais il eût bien voulu donner quelque chose pour le savoir.

 

À constater l’intérêt que l’Homme de la nuit portait à ces boîtes, Victor jugeait que ce qu’il y avait dedans ne pouvait être banal.

 

Et puis, pourquoi ces boîtes ? Que faisaient-elles là ? Dans quel but l’Homme de la nuit les lui avait-il fait apporter ?

 

Autant de questions qui, pour Victor, restaient sans réponse.

 

Les trois autres couvercles furent ainsi soulevés. L’Homme de la nuit disposa les quatre boîtes à la suite les unes des autres, de telle sorte que la première allait toucher la paroi de toile qui séparait le cabinet cinématographique du grand hall et que la dernière se trouvait immédiatement placée sous l’appareil.

 

Puis Arnoldson fit quelques pas dans la pièce et consulta le cadran de sa montre.

 

– C’est l’heure ! dit-il tout haut.

 

« L’heure de quoi ? se demandait Victor. Il me semble bien que le maître est devenu fou. »

 

Sa curiosité étant de plus en plus excitée, Victor ne perdait pas un geste d’Arnoldson.

 

Il le vit qui tirait un cigare de son étui ; il en croquait et en crachait le bout d’un mouvement féroce de la mâchoire.

 

Enfin, il craqua une allumette.

 

Victor continuait à monologuer en aparté :

 

« L’heure de quoi ? C’est sans doute l’heure pour lui de fumer un cigare. Pourquoi, alors, ne l’allume-t-il pas ? »

 

En effet, l’Homme de la nuit n’approchait pas le cigare de ses lèvres et tenait assez éloignée de lui l’allumette que la flamme consumait.

 

Mais Victor, ayant alors considéré la physionomie d’Arnoldson, en fut épouvanté à un point qu’on ne saurait dire. Jamais il n’avait vu une face humaine exprimer tant de joie mauvaise.

 

C’est que l’Homme, fixant cette petite flamme vacillante, se disait :

 

« De par ma volonté, cette lueur, si faible qu’on la croirait sur le point de mourir, va grandir, grandir… Cette lueur va devenir une flamme immense ; elle va courir, tout à l’heure, le long de ces toiles, le long de ce vélum… Elle va dévorer tout ce bâtiment. Et avec ce bâtiment, elle va détruire ceux qu’il abrite… Elle va faire, cette petite lueur, elle va faire de tout cela un rien, un peu de cendre, une pincée de poussière. »

 

Et l’Homme de la nuit, lentement, soigneusement, avec un soin extrême, alluma son cigare.

 

L’allumette s’était éteinte, mais l’extrémité du cigare était incandescente.

 

Victor disait tout bas :

 

– Il doit avoir d’excellents cigares !

 

Puis il ajouta presque aussitôt :

 

– Mais pourquoi le jette-t-il ?

 

Arnoldson avait, en effet, jeté son cigare dans la boîte qui se trouvait placée sous le cinématographe.

 

Victor n’était pas au bout de sa stupéfaction.

 

Et il ne put retenir un cri de surprise quand il vit Arnoldson disparaître à travers la cloison qui donnait sur le terrain vague, derrière le Bazar des fiancées.

 

L’Homme de la nuit avait fui par une issue que lui, Victor, n’avait pas soupçonnée.

 

Il n’eut point le temps de raisonner longuement sur cette fuite inattendue.

 

De la boîte où le cigare d’Arnoldson était tombé, un haut jet de flammes crépitantes s’élança soudain, montant vers le cinématographe.

 

En une seconde, la petite pièce tout entière ne fut plus qu’un brasier.

 

Victor n’avait eu que le temps de se jeter dans le Bazar, en criant : « Au feu ! »

 

XV

L’ULTIME
FORFAIT

 

Il y avait bien là quinze cents personnes. Les femmes étaient en immense majorité, toutes parées, joyeuses, caquetantes et souriantes, en pleine fête mondaine. Le cri poussé par Victor fut entendu de tous. Un frisson mortel parcourut l’assemblée. Subitement, le sourire disparut de tous les visages pour faire place à une angoisse terrible.

 

– Au feu !

 

Ce cri était tellement inattendu que l’on n’y croyait pas.

 

Victor apparut, affolé, agitant les bras avec des gestes de dément et criant encore : « Au feu ! au feu ! »

 

Et puis la flamme !

 

La flamme surgit à l’une des extrémités du bazar, gigantesque tout de suite.

 

Alors, un cri effroyable, sorti de quinze cents poitrines, hurla la terreur de mourir, et l’abominable, l’horrible commença…

 

L’incendie, avec la rapidité de l’éclair, s’était communiqué à l’immense vélum couvrant tout le hall, et, avant même qu’elles eussent tenté de fuir, les quinze cents personnes qui se trouvaient là avaient au-dessus de leur tête une voûte de feu.

 

Et ce fut l’inévitable, l’effroyable panique qu’aucune puissance humaine ne saurait arrêter.

 

Chacun essayait de se sauver, et férocement. C’était la bataille sans merci pour sa vie, bataille qu’on ne pouvait gagner qu’avec la mort des autres. Frapper les autres ! les distancer ! passer sur eux ! prendre leur place et avancer encore, toujours, vers les issues, où l’on se presse cinq cents et où dix peuvent passer ! rejeter les autres dans le brasier pour en sortir !…

 

Le flot humain se précipite vers la grande porte centrale, qui est fermée et qui ne s’ouvre qu’à l’intérieur. Mais la foule, qui pèse sur les battants de cette porte, empêche de les mouvoir. Des femmes essayent de sauter par les hautes fenêtres et retombent dans le brasier.

 

C’est une poussée désordonnée, un écrasement furibond qui produit aux portes un encombrement, un engorgement barrant l’exode effréné des malheureux.

 

Puis, par endroits, la toiture s’effondre, recouvrant les victimes de débris incandescents, écrasant les uns et consumant et asphyxiant les autres.

 

Le feu achève de carboniser les cadavres amoncelés sous les décombres.

 

Deux cents personnes gagnent l’espace libre compris entre le Bazar et les murailles des immeubles voisins. Elles sont là entassées, poussant des appels au secours et prisonnières entre les flammes, que le vent rabat sur elles, et le mur infranchissable.

 

Pold, entraînant sa sœur Lily, qu’il portait presque, essayait vainement de se frayer un passage dans la foule hurlante.

 

Deux fois déjà ils avaient été renversés, et Lily eût été affreusement piétinée sans l’héroïsme de son frère, qui avait gardé les coups pour lui tout seul et qui avait fait à sa sœur un bouclier de son corps.

 

Le flot avait passé, et Pold, reprenant son fardeau meurtri, les membres horriblement brûlés par les flammèches qui tombaient du toit, Pold avait tenté un effort suprême.

 

Dans les bras de Pold, Lily avait encore la force d’appeler sa mère.

 

Où était Adrienne ?

 

Dès les premiers moments, un remous terrible, auquel elle avait vainement essayé de résister, l’avait entraînée, portée vers le fond du Bazar, vers cette large porte qui ouvrait sur le terrain vague enclos de hautes murailles.

 

Et elle s’était trouvée là presque à l’aise, malgré les flammes menaçantes qui venaient, à quelques pas, lécher les murs.

 

Mais, de ce côté, l’incendie diminua tout de suite d’intensité, ayant achevé presque entièrement son œuvre.

 

Adrienne vit que sa fille, que son fils n’étaient point à ses côtés.

 

Elle rentra dans le Bazar, dont tout un coin était déjà consumé.

 

La Providence voulut qu’elle retrouvât tout de suite Pold et Lily, qui allaient succomber à moitié asphyxiés et renonçant à la lutte.

 

Elle se jeta vers eux.

 

Mais quelqu’un s’était avancé entre la mère et les enfants, et Adrienne se sentit aussitôt enveloppée, encerclée d’une terrible, d’une indénouable étreinte.

 

Ses yeux rencontrèrent avec horreur le regard flamboyant du roi de l’huile, de Jonathan Smith, le regard encore une fois dévoilé, débarrassé de sa prison de verre, le regard triomphant de l’Homme de la nuit.

 

Arnoldson ne disait rien, ne criait pas.

 

Adrienne ne résistait plus. Elle était affreusement pressée contre la poitrine de cet homme et elle savait maintenant que c’était là qu’il lui fallait mourir.

 

L’Homme de la nuit enfin parla, et ses rauques paroles, ses paroles haletantes, qu’il précipitait maintenant parce qu’elles allaient être les dernières… ses paroles, Adrienne avait encore assez de vie pour les entendre…

 

– Nous sommes unis, Mary !… unis pour l’éternité ! Quelle fête, Mary ! quelle fête !… Regarde ! Nous sommes en enfer, déjà ! Les vois-tu, les flammes d’enfer ?…

 

Et l’Homme de la nuit éclata d’un rire satanique, d’un horrible rire qui sonnait bien comme un écho de l’enfer.

 

Un voile de feu les entourait. Ils semblaient définitivement perdus.

 

Et l’Homme riait, riait comme il n’avait jamais ri, riait toujours.

 

À quelques pas de là, Pold et Lily exhalaient d’affreux râles.

 

XVI

LE SAUVEUR

 

Le quartier où s’élevait le Bazar des fiancées était ordinairement, à cette heure de l’après-midi où le feu éclata, à peu près désert.

 

Il y avait là de riches hôtels, dont les portes s’ouvraient de temps à autre pour laisser passer des équipages. Des larbins en livrée, des palefreniers en gilet s’attardaient à causer sur les trottoirs.

 

La fête du Bazar était une véritable révolution pour le quartier. Tout ce coin de Paris prenait un aspect de foire, de kermesse qu’on ne lui connaissait pas les autres jours de l’année.

 

Aussi, autour du Bazar, c’était un va-et-vient, un remue-ménage de voitures, de fiacres, de visiteurs et de visiteuses. Aux fenêtres, des curieux s’étaient accoudés. Jusque dans la rue, cette fête de la charité avait un aspect de solennité mondaine qui se traduisait par un murmure ininterrompu de conversations féminines, roulant le plus souvent sur les toilettes aperçues au passage.

 

Soudain, une clameur immense monte, une clameur de désastre et de désespérance : « Au feu ! »

 

Le Bazar flambe comme un paquet d’allumettes. Un flot humain se précipite dans la rue. Ce flot sort du Bazar. Les gens qui s’échappent de là sont en flammes. Ils se roulent dans les ruisseaux.

 

De l’intérieur, la poussée est tellement forte que vingt femmes tombent sur le trottoir et que les autres leur passent sur le corps, leur écrasant la poitrine et leur broyant les membres.

 

Cinquante autres, dont les vêtements sont en feu, se réfugient dans les immeubles voisins et s’affaissent, mortes ou mourantes.

 

C’est alors que le prince arriva…

 

Une lueur sinistre couronnait le Bazar. Il semblait que rien au monde ne pourrait sauver désormais les malheureux qui n’avaient pu fuir de la fournaise.

 

Le prince, haletant, arriva à la porte centrale, cette porte dont les deux battants ne pouvaient s’ouvrir et sur laquelle pesait le flot de cinq cents personnes qui hurlaient à la mort.

 

Alors, par une sorte de miracle, Agra recouvra, parmi tous ces gens qui étaient devenus fous, tout son sang-froid.

 

Il demanda à un palefrenier d’une remise voisine, qui se trouvait là et qui considérait ce spectacle d’un air hébété, s’il n’avait pas une hache.

 

L’homme sembla se réveiller, sortir d’un rêve. Il courut et revint. Il avait la hache.

 

Le prince la lui prit.

 

Et il frappa.

 

C’étaient des coups de géants ! Chaque fois que la hache s’abattait sur la porte, le choc retentissait avec un bruit formidable, et toute la construction, tout ce qui restait de la construction en tremblait…

 

Il frappait… Il frappait… Son bras se relevait d’un geste automatique, ébranlant les airs, faisant sauter les débris de la porte, qui s’en allait par éclats…

 

Enfin, l’obstacle fut brisé. Et la porte, sous un dernier coup qu’il porta, d’un effort surhumain, fut ouverte.

 

Une ruée et une huée… Une foule tourbillonnante, poursuivie par les flammes, envahit la rue… Cinq cents personnes étaient sauvées…

 

Le prince regarda passer ce flot, dévisagea toute cette foule d’outre-tombe, qui semblait sortir de quelque gouffre infernal.

 

Et il poussa un cri d’appel, auquel nulle voix ne répondit :

 

– Lily !… Lily !…

 

Lily n’était point là ! Lily était encore dans la fournaise…

 

Alors, il se jeta dans le Bazar, il se heurta à ces gens qui en sortaient, voulant se faire une trouée, voulant pénétrer quand même dans ce lieu de supplice où Lily agonisait…

 

Mais il lui eût été plus facile de lutter contre quelque flot de tempête, d’arrêter la marée montante sur les grèves que de vaincre la puissance formidable de ces êtres fuyant la mort, et qu’il venait d’arracher à leur supplice…

 

Il fut repoussé, rejeté sur la chaussée comme une épave…

 

Ses regards se portèrent ailleurs, désespérément.

 

Il aperçut les fenêtres.

 

Il bondit vers l’une de ces fenêtres… Mais elles étaient très hautes, si hautes que ceux qui avaient essayé de s’échapper par là étaient retombés, vaincus, dans le Bazar…

 

Et, cependant, il prit à plusieurs reprises un tel élan que ses mains parvinrent à s’agripper à cette fenêtre, et, par un tour de force, il grimpa le long de la paroi, il se dressa enfin dans le cadre de cette fenêtre…

 

Il était environné de torrents de fumée et de flammes…

 

Le prince avait vu Lily qui râlait près de son frère Pold. Sans hésitation, il s’était jeté dans le Bazar. Il marchait sous une pluie de feu. Il semblait ne point sentir les profondes brûlures dont il était atteint à chaque pas.

 

Il arriva auprès de Lily et de Pold. Avec adresse, il parvint à emporter la jeune fille et regagna la fenêtre, au moment où des secours s’organisaient du dehors, où des hommes dévoués aidaient, par cette voie, des malheureuses à échapper au terrible fléau.

 

Et Lily fut sauvée. Malgré la chaleur intolérable qui se dégageait de l’immense brasier, malgré l’asphyxie qui le prenait à la gorge et à laquelle il croyait, à chaque instant, devoir succomber, il revint sur ses pas.

 

Il vit l’Homme de la nuit qui étreignait Adrienne et il entendit le cri qu’Adrienne, dans une épouvante sans nom, jeta vers lui.

 

Il vola à son secours. Une poutre enflammée tomba alors sur Arnoldson et lui fit lâcher prise. Adrienne était débarrassée du monstre. Le prince Agra bondit à côté d’elle et la reçut dans ses bras.

 

Et il refit avec elle le chemin qu’il avait accompli avec Lily…

 

Titubant, il repartit vers Pold et revint avec son troisième fardeau. Le prince Agra les avait sauvés tous les trois.

 

Mais, après ces suprêmes efforts, il tomba sur le seuil du hall maudit, qui s’abîmait alors avec un dernier fracas, ensevelissant sous ses débris en flammes celui qui fut l’Homme de la nuit !

 

XVII

OÙ L’ON S’APERÇOIT QUE RIEN N’EST JAMAIS FINI

 

Six ans ont passé. Adrienne mène une vie qui semble paisible ; après bien des hésitations, elle a laissé sa Lily aller vers Agra, leur sauveur. Ne les a-t-il pas tous sauvés dix fois de la mort ? N’a-t-il point dix fois racheté les crimes de son monstrueux père ? Leur sauveur n’avait d’ailleurs pas sauvé qu’eux. Il avait fait évacuer une grande partie de cette élite du Tout-Paris dont beaucoup ne purent s’échapper. Ils étaient venus pour les enfants du peuple ; Paris tout entier s’en émut.

 

Non loin de la demeure d’Adrienne, Lily et son mari prennent des rafraîchissements sur la terrasse qui surplombe un verdoyant coteau de la côte normande. Agra se penche vers Lily pour regarder le petit garçon qui sommeille à demi couché sur ses genoux.

 

Soudain sort d’un taillis, galopant sur les vastes espaces verts, un poulain blanc, la crinière au vent et l’on reconnaît déjà la fière allure de Kali.

 

– Qu’il est vif ! s’écrie Lily, Regarde-le, William, bientôt notre petit bonhomme pourra le monter.

 

Le prince Agra, qui a rejeté titre et nom, a pris celui de sa mère : Baldwin. Il est devenu propriétaire d’un haras important et paraît passer des jours heureux.

 

Pourquoi, cependant, lit-on une certaine angoisse au fond de ses yeux ?

 

L’Homme de la nuit est mort lors de cet incendie monstre où ils faillirent être tous carbonisés. Alors, que craint-il ?

 

Lily ne se rend compte de rien, elle vit dans un rêve…

 

Pourtant, le comportement singulier d’Adrienne a attiré son attention.

 

Pold est venu passer quelques jours chez sa mère, à la suite d’une lettre de sa sœur : « Maman a une attitude nouvelle qui me surprend. Elle cajolait petit Billy. Cet enfant lui redonnait goût à la vie. Depuis quelque temps, elle s’en détourne presque. Je ne comprends pas… »

 

Toujours affectueux et prévenant pour Adrienne, son fils est accouru. Les années n’ont rien enlevé à l’entrain du jeune homme. Il a amené les Martinet avec lui.

 

Ils doivent tous se retrouver chez William pour déjeuner.

 

Billy s’est éveillé, a descendu les marches du perron. Il court très vite, trop vite, après quoi ?

 

Son père ne le quitte pas des yeux.

 

Lily le lui reproche en riant :

 

– Mais que veux-tu qu’il lui arrive ? Laisse-le un peu à lui-même.

 

Adrienne et ses invités les rejoignent. Ce sont des exclamations joyeuses entre tous ces êtres enfin tranquilles depuis six ans.

 

– Billy, viens dire bonjour, appelle Lily, n’épargnant pas cette vieille coutume à l’enfant, qui vient en manifestant un réel ennui.

 

Martinet, « qui n’en rate pas une », fait remarquer que le moutard serait mieux à jouer qu’à leur faire des « salamalecs ».

 

– Allons, Martinet, s’exclame Marguerite, on voit bien que tu n’as pas d’enfant à élever ! et, en aparté, si tu avais eu moins de bon vin à cuver… enfin…

 

On voit que Marguerite, oubliant ses fautes passées, porte à nouveau la culotte.

 

La table est joliment parée, on s’installe. Billy veut être à tout prix à côté de Martinet.

 

– Celui-là, il n’est pas embêtant, affirme-t-il avec force.

 

Billy mange proprement. Quand on sert les pigeons lardés aux petits pois, on lui en donne la moitié d’un.

 

– Je veux le côté de la tête, insiste-t-il, je veux l’assiette de Martinet !

 

Ce dernier fait l’échange :

 

– Voilà, mon petit gars !

 

William, sévèrement, dit à son fils de se taire. Effectivement, on ne l’entend plus.

 

On parle de la pouliche qui va mettre bas. La conversation roule sur les futurs chevaux de course. Pold y est vivement intéressé.

 

Martinet n’est pas à la conversation, il est fasciné par son jeune voisin…

 

Celui-ci ne mange pas, il déchiquette le pigeon, il lui a arraché sauvagement la tête. Abandonnant fourchette et couteau, maintenant il introduit ses petits doigts crochus dans la cavité de chacun des yeux…

 

Martinet, avec son tact habituel, s’esclaffe :

 

– Mais il a des instincts de tortionnaire ce petit gamin-là ! Vous n’en avez pas fini avec lui…

 

Surpris de n’entendre aucun écho à sa plaisanterie, il regarde autour de lui et, dans un éclair, comprend trop tard tous les regards angoissés des parents, car Lily elle-même découvre ce qui lui avait échappé jusqu’ici. Le petit est si occupé qu’il ne s’aperçoit pas que tous sont tournés vers lui, que son père et Adrienne spécialement le considèrent, suffoqués.

 

Mais Billy lève la tête, le regard devenu dur et fiévreux. Un sourire de satisfaction intense, où la cruauté se lit plus que l’amusement, se dessine sur son visage vieilli prématurément par ce sourire horrible qui n’est pas celui d’un enfant…

 

Ce ne sont plus Adrienne et William qui l’observent avec acuité, ce sont les yeux de Mary et d’Agra qui apprennent avec terreur ce qu’ils redoutaient obscurément.

 

L’Homme de la nuit ne serait-il donc pas mort ?

 

 

 

 

 

 


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Janvier 2008

 

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[1] Le début de cette phrase – Dans la poche de son pardessus – a été reconstitué par le correcteur, car l’édition papier comportait seulement – de son pardessus – suite à une erreur d’imprimerie. (Note du correcteur – ELG.)