Gaston Leroux

LES TÉNÉBREUSES

DU SANG SUR LA NÉVA

Tome II

(1925)

 

 

 

Table des matières

I  LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE   4

II  M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU KABATCHOK.. 13

III  DES OMBRES DANS LA RUE.. 23

IV  COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ.. 28

V  « PRISCA ! PRISCA ! ». 38

VI  À GENOUX DEVANT LE TSAR.. 54

VII  AIE PITIÉ ! 65

VIII  LA PETITE MAISON DE KAMENNY-OSTROV.. 86

IX  LE GRAND-DUC ET LA DANSEUSE.. 99

X  LE GASPADINE GRAP N’EST PAS CONTENT NI CE PAUVRE IOURI NON PLUS  110

XI  OÙ IOURI TROUVE QU’IL A ENCORE DE LA CHANCE DANS SES MALHEURS  127

XII  À FOND DE CALE.. 143

XIII  LE VOYAGE DE NOCES DE GILBERT ET DE VERA.. 147

XIV  DRAME DERRIÈRE UNE PLANCHE.. 153

XV  VERS QUEL ABÎME….. 166

XVI  LES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA.. 171

XVII  SUITE DES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA.. 192

XVIII  PRISCA A DES NOUVELLES DE PIERRE.. 196

XIX  LA COLOMBE ET L’ÉPERVIER.. 205

XX  LES NUITS AU PALAIS ALEXANDRA.. 211

XXI  OÙ LE CAUCHEMAR SE PRÉCISE.. 232

XXII  SUITE D’UNE CONVERSATION AU-DESSUS DE DEUX CAISSES DE DYNAMITE   244

XXIII  IL Y A UN GRAND CONSEIL À LA COUR.. 256

XXIV  UNE BOMBE AU PALAIS ALEXANDRA.. 268

XXV  EXPLICATION EN FAMILLE.. 277

XXVI  LE GRAND-DUC IVAN VA SE MARIER.. 288

XXVII  UN ENTERREMENT DE VIE DE GARÇON.. 297

ÉPILOGUE.. 309

I  LES JARDINS DU TASSE.. 309

II  UN COUP DE ROSTOPOF.. 314

III  FUITE.. 325

IV  M. ET MME FOURNIER.. 333

À propos de cette édition électronique. 344

 

I – LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE

 

Viborg est un grand port sur le golfe de Finlande, et comme la population, qui y est nombreuse, s’y trouve tassée sur d’étroites langues de terre qui s’avancent entre les bassins, il est facile de s’y cacher et de passer à peu près inaperçu, pourvu, bien entendu, que l’on ait de faux passeports bien en règle. Mais ce n’est jamais ce qui manque en Russie.

La grande maison, pleine des amis de la Kouliguine, dont nous avons parlé dans la première partie de cet ouvrage[1], se trouvait dans le fond le plus ténébreux du plus vieux quartier de la ville, ce que l’on appelle, là-bas, le Faïtningen, dans une de ces petites rues qui aboutissent à la place du Vieux-Marché, non loin de la tour ronde.

La maison était la plus vieille de la rue. On eût dit une antique auberge avec ses murs de rondins noircis, calcinés par le temps. Son toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour et pareils à de prodigieux et très vieux chandeliers d’église. Toute la demeure assurément, n’en conservait pas moins un aspect des moins appétissants pour un jeune couple d’amoureux dont la lune de miel venait de se passer dans un certain luxe.

Enfin, ce qui parut à Pierre le plus déplaisant de tout, ce fut une sorte de cabaret russe, qui s’annonçait sous le perron de la maison, et au-dessus d’une porte basse, par un écriteau bleu céleste sur lequel on pouvait lire : Pritinny Kabatchok, ce qui veut proprement dire : « Au petit cabaret de refuge ».

– Ne vous inquiétez point de cela, fit Iouri à Pierre, il ne vient se réfugier dans ce petit cabaret, comme dans toute la maison, que des amis de la Kouliguine, et il n’est point d’exemple qu’aucun de ses hôtes y ait jamais eu d’ennuis avec ceux de la police.

– Oui ! oui ! fit Pierre, je commence à comprendre.

– Comprenez, maître que c’est ici que la police fait se réfugier ceux qu’il ne faut pas qu’elle trouve.

– C’est donc la police qui nous conduit ici ?

– C’est la Kouliguine, qui est plus puissante, en vérité, que toutes les polices de la terre russe et qui sait que la police n’est jamais curieuse de ce qui se passe ici… Voici tout ce que je peux vous dire, barine !

– Bien, bien, Iouri. Emménageons.

Tout ceci était dit pendant que Iouri et Nastia vidaient les voitures de leurs paquets. Deux dvornicks, sur un mot de Iouri, étaient sortis de la cour pour les aider dans cette besogne.

Contre la porte entr’ouverte du cabaret, sur le seuil, se tenait, les mains dans les poches, un homme de haute taille, tête nue, en carrick de drap grossier, à larges poils.

– Celui-ci est Paul Alexandrovitch, le buffetier, un homme qui en sait aussi long que moi sur bien des choses. Avec cela, il est fort comme un ours de Lithuanie et malin comme un pope de village qui fait l’homme ivre pour ne pas dire la messe !

– C’est bon ! C’est bon ! Je ne tiens pas à ce que tu me le présentes…

– Pendant que vous serez ici, c’est lui qui veillera sur vous, nuit et jour, barine.

– Et où vas-tu nous caser dans cette maison ?

– Vous verrez, vous y serez très bien ! Dans l’appartement qui a été occupé pendant trois semaines par un gaspadine tout à fait distingué, fit Iouri en s’effaçant pour laisser passer son maître, qui pénétrait dans la maison en soutenant Prisca.

– Cette maison me fait peur, disait la jeune femme en frissonnant. Et ce n’est point tout ce que raconte Iouri qui me rassurera.

À ce moment, le domestique, qui leur avait fait escalader un étage par un étroit escalier de planches, les fit pénétrer dans une antichambre d’où s’enfuit aussitôt une grosse commère en robe de perse bigarrée. Elle avait poussé un cri en les apercevant, et Prisca en conclut qu’elle avait dû reconnaître le grand-duc.

Iouri dit que, si même la grosse commère avait reconnu Son Altesse, cela n’avait aucune importance, et qu’elle ferait désormais comme si elle ne l’avait jamais vu. Il se chargeait de cela comme de tout. Du reste, il priait les jeunes gens de l’attendre dans cette antichambre, car il allait se rendre compte par lui-même de l’état dans lequel se trouvait l’appartement.

Prisca était de moins en moins tranquille. Elle regardait autour d’elle avec un sentiment de méfiance grandissant.

Pierre entoura Prisca de ses bras amoureux :

– Calme-toi, ma chère petite colombe. Comment veux-tu qu’on vienne chercher, ici, deux innocents comme nous, quand tant de bandits s’y sont trouvés en pleine sécurité ? Le raisonnement de Iouri est juste, et la Kouliguine savait assurément ce qu’elle faisait en ordonnant à son domestique de nous conduire ici dans le cas où nous serions menacés.

– Puisque la Kouliguine est si puissante, comment se fait-il qu’elle ne nous fasse pas proposer de passer à l’étranger ? dit Prisca.

– C’est exact ! exprima Pierre, soudain rêveur.

– Vois-tu Pierre, après tout ce que tu as dit à ta mère, il n’y a qu’en France que nous pourrions nous croire en sécurité. Sois persuadé qu’elle va remuer ciel et terre pour nous retrouver, et sa vengeance sera terrible. Tu sais que je ne crains point de mourir avec toi, mais il fait si bon vivre, mon Pierre, si bon vivre dans tes bras…

Il l’embrassa et lui promit qu’aussitôt que cela serait possible, il enverrait Iouri auprès de la Kouliguine, pour que celle-ci organisât leur fuite à l’étranger et leur procurât les passeports nécessaires. Iouri revint. Son visage parut tout de suite à Pierre assez énigmatique.

Iouri les invita à le suivre, ce qu’ils firent, et, après avoir passé devant quelques portes entr’ouvertes, qui laissaient apercevoir parfois de bien singulières silhouettes, ils arrivèrent à une porte à double battant devant laquelle se trouvait Nastia, qui, après avoir fait une grande révérence, la leur ouvrit.

Alors, ils ne furent pas plus tôt dans l’appartement qu’ils se trouvèrent en face d’une jeune demoiselle qui sautait de joie, tandis que, derrière elle, un monsieur d’un certain âge, avait la figure ravagée certainement par le plus sombre souci.

– Vera ! Gilbert ! s’écria le grand-duc.

Mais les deux autres ne crièrent point : « Monseigneur ! » et comme ils ne savaient encore comment l’appeler, ils ne le nommèrent pas du tout.

Les portes furent soigneusement refermées et l’on échangea force poignées de main, souhaits, hommages, cependant que l’étonnement général s’exprimait par des exclamations sans signification précise et par des soupirs, qui traduisaient un fond d’anxiété, dont seule la petite Vera était parfaitement exempte.

Elle se montrait rose et fraîche et très amusée comme à son ordinaire. Les événements continuaient pour elle à avoir d’autant plus d’attraits, qu’ils étaient plus inattendus, si dangereux fussent-ils.

Prisca ne connaissait point Vera, mais elle connaissait Gilbert, qui lui avait souvent parlé de Vera, comme d’une petite poupée tout à fait exceptionnelle.

Ce pauvre Gilbert faisait peine à voir. Jamais on ne lui avait vu figure aussi tragique, et c’était vrai qu’il avait, soudain, vieilli, blanchi, qu’il était devenu presque méconnaissable, en quelques semaines.

En vérité, l’aventure était redoutable pour ce brave garçon, qui avait vécu jusqu’alors fort bourgeoisement, accomplissant ses petits devoirs de théâtre sans heurt ni secousse, mettant sagement de l’argent de côté pour ses vieux jours, se gardant comme nous l’avons dit, de toute histoire un peu sérieuse avec les femmes. Et voilà que tant de prudence aboutissait à cette catastrophe : il était mêlé à une affaire d’État, et si bien mêlé qu’il était obligé de s’enfuir, de se cacher avec cette enfant qu’il adorait, dans un trou de Finlande, avec la menace, toujours active, d’un cachot à la Schlussenbourg, et peut-être même du lacet fatal !

Comment une pareille chose avait pu se produire, voilà ce qui fut à peu près expliqué autour d’une soupe à la smitane (crème) d’un tchi merveilleux confectionné par Nastia, après que l’on se fût arrangé pour vivre tous sans trop de gêne, dans ce maudit appartement.

– Je vais vous raconter notre histoire ! annonçait Vera, car lorsque c’est Gilbert qui la raconte, c’est trop triste ! et, mon Dieu, je ne vois pas ce qu’il y a d’absolument triste là dedans ! Ce sont des choses qui arrivent tous les jours…

– C’est la première fois de ma vie, osa interrompre Gilbert, que…

– Que quoi ? que tu vas en prison ? D’abord, tu n’y es pas encore allé en prison !…

« Mais regardez-moi la bile qu’il se fait parce qu’on me soupçonne d’avoir, fait assassiner Gounsowsky !

– L’ancien chef de l’Okrana ? s’écria Pierre.

– Lui-même ! Celui que tout le monde appelait : le doux jambon !

– C’est abominable, reprit Gilbert. Quand j’ai appris une chose pareille, j’ai été le premier à courir à la police et à dire que, ce jour-là, je n’avais pas quitté la petite !

– Je te défends de m’appeler la petite !… fit Vera, qui avait de l’amour-propre.

– Mais enfin, interrogea Prisca, comment a-t-on pu vous accuser, vous, d’une chose aussi abominable ?

– Non seulement on m’accuse, moi, mais on accuse aussi ma sœur !

– Hélène ! mais c’est insensé ! s’exclama Pierre, et où es Hélène ?

– Oh ! elle est restée cachée à Petrograd, d’où elle veille sur nous tous. Je ne sais pas pourquoi Gilbert se fait un pareil mauvais sang ; ma sœur est la bonne amie maintenant de Grap, le successeur de Gounsowsky ! Vous pensez que Grap a trop de reconnaissance à Hélène d’un tas de choses, peut-être même de l’avoir débarrassé du « doux jambon » ! ajouta-t-elle en clignant de l’œil du côté de Gilbert…

Mais celui-ci avait sans doute horreur de ce qu’il ne prenait encore que comme une mauvaise plaisanterie, car il ordonna péremptoirement à Vera de cesser de parler en riant d’un forfait aussi atroce et qui pouvait avoir pour elle, en particulier, et pour lui ; par surcroît, de si terribles conséquences.

– Oh ! moi, je suis innocente ! exprima Vera avec candeur, mais je ne sais pas toujours ce que fait ma sœur, moi !…

– Vera ! Vera ! supplia Gilbert, je t’en prie ! assez ! en voilà assez comme cela !… je connais Hélène Vladimirovna depuis très longtemps ; elle n’a ici que des amis…

– Certes ! acquiesça le grand-duc, mais vous voyez bien, Gilbert, que Vera se moque de vous…

– Elle se moque toujours de moi !…

– Je me moque de toi parce que tu as toujours peur !… Peur de quoi, je me le demande… quand Grap, le nouveau directeur de l’Okrana, ne fait que les quatre volontés d’Hélène !… et a pris lui-même toutes dispositions nécessaires pour que nous vivions ici bien tranquilles, dans cette maison où la police met tous ceux qu’elle ne veut pas arrêter…

– Quelle étrange histoire ! fit Prisca, mais qui donc veut vous arrêter alors, et qui donc vous accuse ?

– La police politique particulière du palais, qui est à la dévotion de Raspoutine !… Vous comprendrez tout, quand vous saurez que ma sœur, pour sauver une jeune personne de la haute société des entreprises de Raspoutine, avait promis ses faveurs à Raspoutine, mais finalement les lui a refusées. Il y a des choses qui sont au-dessus des forces humaines ! dit ma sœur, et je la comprends. Seulement, pour se sauver de Raspoutine, qui a, juré sa perte, elle a dû se faire un ami de Grap, qui n’est pas beaucoup plus appétissant !… du moins, c’est mon avis ! Et maintenant, c’est une lutte entre Grap et Raspoutine !

– Et si Raspoutine l’emporte, nous sommes fichus ! conclut mélancoliquement Gilbert… Moi, je parie pour Raspoutine !

– Toi, tu vois toujours tout en noir !…

– Mais, saperlotte ! puisque ce n’est pas vous qui avez commis le crime, s’écria Gilbert, qu’on nous fiche donc la paix à tous !…

– Je me tue à t’expliquer que le crime n’est qu’un prétexte dans cette affaire… Et puis, calme-toi… Raspoutine n’en a plus pour longtemps. Grap est en train de grouper contre lui tous les mécontents de la cour ; sans compter les grands-ducs qui ne viennent plus à la cour et qui marchent avec Grap.

– Voilà des nouvelles, exprima Pierre, avec un triste sourire… Nous n’en avions pas depuis longtemps ! mais je vois que l’union sacrée règne en maîtresse dans notre cher pays… et quelles sont les dernières nouvelles de la guerre ?…

– Des nouvelles de la guerre ? Il n’y en a plus ! Personne ne s’occupe plus de la guerre ici ! dit Gilbert.

– Ne te brûle pas les sangs, mon petit vieux cher inquiet ami ! Tout cela va changer bientôt ! fit Vera.

– Et pourquoi donc cela changerait-il ? demanda Gilbert. Ta révolution ?… Je n’y crois pas !… Et puis je les connais, tes révolutionnaires… des bavards !

– Je te défends de dire ça ! fulmina Vera.

– Croyez-vous ! reprit l’acteur en haussant les épaules, cette petite qui le fait à la nihiliste, maintenant, parce qu’on lui a fait l’honneur de la mêler à une histoire absurde de drame policier auquel elle était tout à fait étrangère !… Ça l’amuse !… C’est inouï !… Et la voilà qui prêche la révolution !… Vous y croyez, vous, aux bienfaits de la révolution russe ? demanda Gilbert au grand-duc en se tournant brusquement vers lui.

– Moi ? répondit Pierre en baisant la main de Prisca, moi, je crois à l’amour !…

II – M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU KABATCHOK

 

Les premiers jours qui suivirent se passèrent sans événements extraordinaires, du moins en apparence. Prisca commençait à se rassurer. Elle avait consenti, sur le désir de Pierre, à se laisser promener un peu par la ville, dans une drochka conduite par Iouri.

Ils sortaient naturellement vers le soir et passaient dans les quartiers les moins fréquentés ; ils quittaient bientôt le Faïtningen où ils habitaient, ils s’en allaient par le pont d’Alex jusqu’aux solitudes boisées qui avoisinent le château de « Mon Repos », d’où l’on jouit d’un des plus beaux sites du golfe de Finlande.

Au cours de l’une de ces promenades, le soir du quatrième jour, Pierre, sur les instances de Prisca, profita de ce qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre pour entreprendre Iouri au sujet du voyage à Petrograd qu’ils voulaient lui faire faire. Il s’agissait d’aller trouver la Kouliguine, qui ne donnait point de ses nouvelles et d’obtenir les passeports nécessaires aux deux jeunes gens pour passer en France.

Iouri répondit qu’il avait reçu l’ordre général de ne point quitter le prince, mais que si le prince lui donnait absolument l’ordre écrit de rejoindre la Kouliguine, il ne verrait aucun inconvénient à cela, à la condition toutefois que le prince lui promît de ne point sortir de la maison du Faïtningen pendant toute son absence.

Le prince le lui promit et lui dit qu’il lui donnerait, le soir même, une lettre pour la danseuse.

Iouri s’inclina et déclara qu’il était possible qu’il quittât Viborg le soir même, mais qu’il ne savait rien encore et que cela dépendait d’une conversation qu’il se proposait d’avoir avec sa petite maîtresse Vera Vladimirovna.

Pierre eut la curiosité bien naturelle de demander à Iouri en quoi la conversation que celui-ci devait avoir avec la sœur d’Hélène pouvait avancer ou retarder leurs projets ; mais Iouri fit comme s’il n’avait pas entendu ou comme s’il n’avait pas compris ; et, fouettant ses chevaux, reprit à toute allure le chemin de la maison.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent. Il parut à Prisca que leur demeure avait, ce soir-là, un aspect encore plus lugubre que les autres jours. La traversée des escaliers et des corridors où elle rencontrait des ombres silencieuses et dont les attitudes ne lui semblaient jamais normales lui donnait des frissons. Quand ils furent dans la pièce qui leur était réservée, elle supplia Pierre d’écrire tout de suite la lettre qu’il devait donner à Iouri, et comme Iouri survenait presque aussitôt, elle fit promettre à celui-ci de faire la plus grande diligence possible :

– Je dois parler à Vera, dit Iouri.

– Je t’y engage, répondit le prince, car elle doit savoir mieux que toi où tu trouveras la Kouliguine.

– Non, pas mieux que moi, maître.

– En tout cas, elle peut avoir une commission à te donner pour sa sœur. Elle s’étonne elle-même de ne pas avoir de ses nouvelles, ce n’est pas elle qui te retardera.

Sur ses entrefaites, Vera et Gilbert arrivèrent et furent mis au courant du prochain voyage de Iouri à Petrograd. Ils approuvèrent tous deux.

– Excusez-moi, fit alors Iouri, mais j’ai un mot à dire en secret à ma petite maîtresse.

On les laissa seuls. Tout le monde était fort intrigué, à commencer par Vera.

– Parle vite, fit celle-ci, tu m’impatientes, Iouri, avec tes airs…

Mais l’autre, sans se démonter, s’en fut voir si personne n’écoutait aux portes, puis, sûr de n’être pas entendu, il dit à voix basse à la jeune fille :

– Êtes-vous sûr que Doumine soit mort ?

Vera eut un recul instinctif, considéra un instant Iouri, enfin lui demanda en le fixant sévèrement dans les yeux :

– Qui t’a dit que Doumine était mort ?

– C’est la Kouliguine, répondit le domestique sans sourciller ; elle avait besoin que je sache cela… Mais vous croyez qu’il est mort, et il n’est peut-être pas mort !

– Si tu sais qu’il est mort, tu dois savoir aussi comment il est mort. Parle un peu pour voir, commanda Vera toujours un peu soupçonneuse.

– Vous l’avez tué chez la Katharina, répondit Iouri, mais vous croyez peut-être l’avoir tué !…

– Qu’est-ce qui te fait supposer qu’il ne serait pas mort ?… Moi, je l’ai vu mort, étendu dans son sang, sous un tapis…

– Je sais… je sais… mais on croit que les gens sont morts et ils ne sont peut-être pas morts…

– Celui-là est mort et enterré…

– Je sais aussi où il est enterré et qui l’a enterré. Vous voyez bien que je sais tout.

– Alors, ne parle plus jamais de Doumine, il n’en vaut pas la peine, je t’assure…

– Mais on croit que les gens sont enterrés et ils ne le sont peut-être pas ! reprit Iouri, qui était décidément très entêté.

– Où veux-tu en venir ? Tu m’ennuies, encore une fois, mais tu ne réussiras pas à m’effrayer.

– Eh bien, je désire que la petite maîtresse vienne avec son serviteur.

– Où cela ? Où me conduis-tu ? Je veux savoir.

– Oh ! pas bien loin… au kabatchok, qui est en bas et qui est tenu par notre ami Paul Alexandrovitch.

– Tu m’intrigues ! Je te suis, dit tout à coup Vera, qui était toute spontanéité.

Elle n’avertit même point Gilbert et celui-ci fut tout étonné de trouver la chambre vide, quelques minutes plus tard.

Vera et Iouri étaient donc descendus tous deux au Pritinny Kabatchok, dont une entrée donnait directement sur le vestibule de la maison, On descendait quelques marches et l’on se trouvait dans la salle commune, qui était proprement tenue et qui offrait l’aspect assez engageant de certains cabarets de campagne.

Paul Alexandrovitch, qui était assez négligé de sa personne, avait des soins inouïs pour son établissement. S’il s’appuyait de l’épaule, parfois, dans la journée, à sa porte, regardant ce qui se passait dans la rue, c’est qu’il n’avait plus rien à faire dans son cabaret ; mais, le plus souvent, on le voyait, un linge à la main, frottant les meubles ou faisant reluire les cuivres.

Les clients du kabatchok étaient, à vrai dire, les plus humbles habitants de la maison, qui venaient là, prendre un bol de thé, ou se réconforter d’un peu de tchi à la crème, dont Paul Alexandrovitch avait toujours une grande marmite pleine.

Il y avait aussi des clients de passage qui avaient une façon à eux de dire bonjour, en entrant, comme, par exemple de prononcer ces mots pleins de politesse :

« Je vous félicite d’avance de tout ce qui peut vous arriver d’heureux. »

S’ils ne prononçaient point ces mots-là ou s’ils ne les disaient point comme il fallait, absolument, aussitôt toutes les conversations étaient suspendues dans le kabatchok, ou bien l’on ne parlait plus que de choses insignifiantes comme de la pluie ou du beau temps ou du « traînage » du futur hiver, sur les lacs.

Iouri entra le premier, Vera le suivait la tête entourée d’un châle de laine blanche qui lui cachait à peu près toute la figure.

Les clients qui étaient là ne se retournèrent même pas quand Iouri eut prononcé la phrase habituelle, selon les convenances de l’endroit. Du reste, les gens qui fréquentaient le kabatchok ne montraient aucune curiosité les uns pour les autres et ne se questionnaient point. Il y avait aussi des clients qui ne parlaient jamais. Ils étaient peut-être muets. Paul Alexandrovitch les servait sur un signe.

Vera avait fait le tour de toutes les physionomies et maintenant elle regardait Iouri, qui lui servait tranquillement du thé, et elle se demandait pourquoi il l’avait amenée là. Or, dans le moment, la porte de la rue s’ouvrit et un homme maigre entra.

Il était vêtu d’un long caftan de nankin. Il avait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bien que son teint fût loin d’annoncer une santé robuste. Il avait une barbe touffue qui lui mangeait les joues et il portait un bandeau placé en travers de l’œil gauche.

Il salua suivant le rite, alla serrer la main de Paul Alexandrovitch, qui lui dit : « Bonsoir, Karataëf ! » et s’en fut dans le coin le plus obscur de la pièce, où il se mit à lire un journal.

À cette apparition, Vera avait tressailli :

– Évidemment, il lui ressemble, dit-elle à voix basse… C’est étrange, mais ce n’est pas lui !…

– Peut-on être sûr de cela ?…

– Sûr ! sûr ! absolument ! je sais où il est enterré. Ce n’est pas lui !… Il a quelque chose de lui !… Son nez droit, ce qui ne signifie rien, car il y a beaucoup de nez droits… Il y a surtout sa façon de marcher…

– Ah ! vous voyez bien ! vous voyez bien !…

– Mais ce n’est pas sa figure ! non ! non ! ce n’est pas sa figure…

– C’est facile de changer sa figure en laissant pousser sa barbe comme une forêt de Lithuanie et en se collant un bandeau sur l’œil… souffla Iouri, qui ne quittait pas l’homme des yeux… sans compter que le bandeau pourrait bien cacher une blessure…

– As-tu parlé de cela à Paul Alexandrovitch ?…

– Je ne pouvais lui dire, en vérité, ce que nous sommes les seuls à savoir, mais je lui ai demandé qui était ce client de l’extérieur et s’il en était sûr ?…

– Que t’a-t-il répondu ?

– Qu’il en était absolument sûr ! que c’était un nommé Karataëf, employé à l’usine de munitions Popula et qu’il venait en droite ligne de Rostof-sur-le-Don, où il avait eu une méchante affaire avec un gardavoï, lors des derniers troubles du Midi…

– Tu vois, fit Vera, plus je le regarde et plus je constate que c’est loin d’être lui ! Tu es fou !… si tu ne m’avais pas communiqué ton idée, je n’aurais jamais pensé, moi, qu’il pût y avoir une ressemblance quelconque… quelconque… Tiens ! regarde-le maintenant… Hein ?… Jamais l’autre n’a eu cette tête-là !… et puis, il était, lui, plus carré des épaules, plus grand, plus fort ! Enfin, tu as entendu sa voix en entrant. Jamais l’autre n’a eu cette voix sourde.

– Il se lève, regardez-le, regardez-le bien !…

Karataëf se levait, en effet, et allait au buffet bavarder à voix basse, avec Paul Alexandrovitch, qui avait l’air fort occupé à effacer une tache qu’il venait de découvrir au manche d’une cuiller de son plus beau service en fausse argenterie. Celui-ci répondait plus, ou moins à Karataëf, comme un homme qui n’a pas de temps à perdre et qui se passerait parfaitement de vains propos.

Si bien que Karataëf finit par lui tirer sa révérence et gagner la porte…

Pas une fois, Karataëf n’avait regardé du côté de Iouri et de Vera. Mais tous deux ne le quittaient pas des yeux, surtout pendant qu’il se dirigeait vers la porte en leur tournant le dos, avec une démarche qui les frappait par sa ressemblance extraordinaire avec celle qui avait été, paraît-il, l’apanage de Doumine, vivant.

– Barichnia ! Barichnia ! (petite maîtresse) de dos, c’est lui tout craché !

– C’est exact que de dos c’est lui ! répondit la barichnia en fixant encore Karataëf, qui venait de s’arrêter sur le seuil pour dire deux mots à un moujik vraiment sordide qui venait d’entrer et qui repartit presque aussitôt.

– Il faut que je sache absolument qui est ce fantôme de Doumine-là et si ce n’est pas Doumine lui-même ! Écoute, écoute bien, barichnia (dans les circonstances solennelles importantes, Iouri tutoyait ses maîtres, comme c’est de mode quand on veut marquer un dévouement exceptionnel ou un respect inouï), je vais suivre l’homme sans qu’il s’en doute.

– Prends garde à toi, Iouri !

– Oh ! j’en ai vu bien d’autres, et il ne se doutera même pas que je suis dans son ombre… Quant à toi, barichnia, tu vas remonter dans ton quartir avec tous tes amis et tu n’en sortiras plus que s’il arrivait un mot de moi, c’est entendu ?

– Mais toi, tu ne reviendras pas ?

– J’espère que si, barichnia, j’espère que si… En tout cas, si je ne reviens pas, vous recevrez un mot de moi… c’est alors que je ne pourrais quitter l’homme sous peine de le perdre et je vous dirai ce qu’il en est ou ce qu’il faut faire… De toutes façons, attendez de mes nouvelles d’ici une heure…

– Si c’était Doumine, qu’est-ce que tu ferais ?

– Je m’arrangerais, cette fois, pour qu’il ne revienne plus nous intriguer au Pritinny Kabatchok, sous le nom de Karataëf ou sous n’importe quel autre nom, assurément !… Mais je m’en vais. Songe, barichnia, que, si c’est Doumine, il n’y a pas un instant à perdre… Il n’est pas venu ici pour le plaisir de boire un verre de kwass ou simplement pour s’assurer de la bonne santé de Paul Alexandrovitch… Passons par ici… sortons, sans avoir l’air de rien, par le vestibule…

Ainsi fut fait, et Iouri quitta aussitôt Vera pour entrer dans l’ombre de la rue, car le soir venait de tomber. Vera remonta aussitôt dans son appartement, comme le lui avait recommandé Iouri, et trouva tout le monde assez inquiet. On savait qu’elle était entrée dans le cabaret avec Iouri, et Gilbert, trouvant la chose tout à fait bizarre, avait voulu la rejoindre ; mais il en avait été empêché par Pierre, qui lui conseilla de ne rien faire et de ne rien déranger de ce que faisait Iouri, en qui il avait la plus grande confiance.

– Évidemment, il y a quelque chose de nouveau ; nous allons le savoir tout à l’heure, si Vera veut bien nous le dire…

Elle le leur dit tout de suite. Elle était encore plus inquiète qu’eux, car elle en savait, plus long qu’eux, et Vera, qui n’aimait point d’être inquiète, ne manquait jamais de passer son inquiétude aux autres pour en être elle-même débarrassée.

– Il y a, fit-elle tout bas, quand ils furent tous réunis au centre de la chambre, sous la lampe, il y a que cette maison pourrait bien être hantée par un revenant, un homme que nous avions de bonnes raisons de croire mort et qui fut notre ennemi acharné, un nommé Doumine, contremaître aux usines Poutilof, espion vendu à l’Allemagne, révolutionnaire qui trahissait la révolution, âme damnée de feu Gounsowsky et de Raspoutine… Iouri a cru le reconnaître dans un nommé Karataëf qui fréquente le kabatchok de Paul Alexandrovitch, et il l’a suivi. Iouri, dans une heure, doit nous donner de ses nouvelles !… Voilà ce qu’il y a !…

III – DES OMBRES DANS LA RUE

 

– Votre avis, Vera, demanda Pierre, est-ce que nous n’avons plus ici aucune sécurité, si vraiment ce Doumine n’est pas mort !

– Oui, c’est mon avis, mais entre nous, Pierre Vladimirovitch (elle lui donnait maintenant à dessein le nom de baptême de son vrai père, le seigneur martyr Asslakow), mais entre nous, je crois que Iouri se trompe, malgré des ressemblances que j’ai moi-même relevées, assurément… oui, je crois qu’il se trompe et que Doumine est bien mort !

Pierre n’était guère très rassuré non plus, depuis qu’il savait les inquiétudes de Iouri.

Quant à Prisca, elle ne pouvait, de temps à autre, s’empêcher de manifester le plaisir qu’elle aurait à quitter cette maison qui lui avait toujours fait peur.

Une heure, deux heures se passèrent dans ces transes, et l’on n’avait toujours aucune nouvelle de Iouri.

La fièvre commençait à être générale et la petite Vera elle-même avait perdu son éternelle bonne humeur.

Elle était allée plusieurs fois à la fenêtre qui donnait sur la rue, essayant de percer le mystère des ténèbres… Au coin de cette rue sinistre, il lui avait semblé voir passer des ombres suspectes dans la lueur clignotante d’un bec de gaz planté au carrefour. Elle n’en parla à personne, ne voulant pas surtout augmenter l’inquiétude de Prisca.

Pierre dit :

– Il faut prendre une décision… Nous ne pouvons rester ici… Les minutes qui s’écoulent sont précieuses pour chacun de nous… Si ce refuge n’est plus une sécurité pour nous, il vaut mieux l’abandonner sans perdre un instant.

– Iouri m’a dit :

« – Surtout que personne ne sorte pendant mon absence. »

– Sans doute, et moi aussi j’ai promis à Iouri de ne pas sortir tant qu’il ne serait pas de retour… Mais Iouri t’a dit aussi qu’il serait là au bout d’une heure…

– Ou qu’il enverrait un mot…

– Deux heures sont passées et nous n’avons rien reçu… Il faut aviser…

– Partons, dit Gilbert ; si nous ne partons pas, nous pouvons être pris ici comme dans une souricière.

– Oh ! oui, partons, partons, soupira Prisca.

– Et où irons-nous en sortant d’ici ? Il faut savoir encore cela, dit Pierre.

– Nous prendrons le train et nous nous rapprocherons de la frontière, expliqua Prisca, dont la seule idée fixe était celle-ci : franchir la frontière.

À ce moment, Vera, qui avait le front contre la vitre, se retourna et dit :

– Il est trop tard, la maison est surveillée.

Il y eut des exclamations, tous voulurent courir à la fenêtre. Vera les arrêta d’un geste :

– Éteignez, au moins la lampe.

La lampe fut éteinte. Alors, tous vinrent à la fenêtre et chacun put constater, en effet, que cette rue, toujours si solitaire, était habitée par des ombres errantes qui ne cessaient de tourner autour de la maison et du kabatchok.

– Nous sommes perdus ! dit Gilbert.

Et il regarda longuement Vera, qui détourna la tête. Alors ce bon Gilbert vint l’embrasser à son tour :

– Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu de t’avoir entraîné dans cette affaire ? implora la gamine. Pardonne-moi et je te jure que je serai ta femme, ta petite femme. Je t’aime bien, Gilbert !

Il la serra dans ses bras, il dit :

– Merci ! merci !

Mais tout de même il la remerciait d’une aussi belle promesse avec mélancolie, car l’heure n’était point aux transports amoureux.

Pierre, qui, suivi de Prisca, était allé se renseigner, par lui-même, si l’on ne pouvait quitter la maison par quelque issue secrète, revint en disant :

– La maison est également surveillée par derrière. Le plus extraordinaire est que cela n’a l’air de gêner personne, Nastia raconte que, dans la maison, on lui a dit que cela arrivait parfois que la maison fût surveillée, que chacun savait cela et qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Seulement, dans ces moments-là, il ne faut pas quitter la maison.

– Certainement, Pierre Vladimirovitch, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, exprima Vera, je m’en tiens à ce qu’a dit Iouri :

« – Ne sortons pas d’ici ! »

C’est alors que Nastia frappa à la porte. Elle apportait un pli pour le gaspadine Sponiakof. C’était le nouveau nom du grand-duc depuis qu’il était dans la maison.

– Qui t’a apporté cela ? demanda Pierre.

– Le buffetier Paul Alexandrovitch.

Nastia se retira et tous furent autour de Pierre.

– Ce doit être de Iouri. Vite ! fit Vera.

– Connais-tu l’écriture de Iouri ? demanda Pierre en lui présentant l’enveloppe et sa suscription.

– Non ! je n’ai jamais vu l’écriture de Iouri, mais ouvrez vite.

– C’est, en effet, de Iouri, dit Pierre qui, après avoir ouvert le pli, était allé à la signature.

Iouri disait :

 

« L’homme que j’ai montré à Vera est bien Doumine. J’en suis sûr maintenant. Je ne le quitte pas, car je sais qu’il est là pour faire un coup contre vous et contre la sœur de la Kouliguine. Il est urgent que vous quittiez la maison de suite. La maison est surveillée, mais si vous faites exactement ce que je vais vous dire il n’arrivera rien de mauvais. Le gaspadine Sponiakof s’habillera d’une touloupe de moujik que lui donnera Paul Alexandrovitch et sortira de la maison par la porte du kabatchok, comme un client de passage. Il traversera la rue et gagnera de suite l’Esplanade. De là, il ira droit au port et entrera dans le cabaret qui est le dernier, au coin du quai, derrière la perspective Alexandre et le long de la ligne de chemin de fer. Là, il m’attendra. La barinia s’habillera avec les vêtements de Nastia. La petite maîtresse prendra la robe et le bonnet de sa gniagnia. Toutes deux sortiront par la porte des servantes. Elles se rendront au cabaret du port, où nous nous retrouverons tous, mais par des chemins différents. Les barinias devront se rendre sur le port en passant par la vieille Tour ronde et le Vieux Marché. Si vous faites tout ceci, comme je dis, je réponds de tout et j’ai un bateau pour partir cette nuit même, ce qui évitera d’aller à Petrograd chercher des passeports pour passer la frontière. Votre serviteur jusqu’à la mort.

« Iouri. »

 

Iouri savait écrire. En plus de tous ses métiers, il avait travaillé un instant pour être pope. Cela avait été son idée d’entrer en religion s’il n’avait pu entrer au service de la Kouliguine.

IV – COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ

 

Iouri avait donc suivi Karataëf et cela avec des précautions merveilleuses, usant de l’ombre chaque fois qu’il le pouvait.

Plus il allait, plus Iouri était persuadé qu’il ne s’était pas trompé et que c’était bien Doumine qu’il suivait. Ainsi, quand Karataëf, après avoir quitté les rues obscures du Faïtningen, se trouva au fond de l’Esplanade, devant le restaurant populaire qui se dresse à gauche, dans l’ancien fossé des fortifications, la lumière qui venait des vitres de cet établissement très fréquenté des matelots découpa au vif le geste d’appel de l’homme qui en appelle un autre auprès de lui, et ce geste-là appartenait en propre à Doumine.

Un individu, botté plus haut que le genou et portant la coiffure des pêcheurs d’Œvel se détacha de l’ombre projetée par le coin de la bâtisse et vint rejoindre aussitôt Karataëf.

Tous deux se dirigèrent vers le port, glissèrent le long des quais et arrivèrent ainsi à un kabatchok, près de la ligne du chemin de fer, et qui était séparé du port par une accumulation énorme de pièces de bois, dont il est fait à Viborg un très grand commerce.

L’endroit était si retiré que Iouri hésita une seconde à pousser plus avant, se demandant si, une fois entré dans cette impasse, il lui serait facile d’en sortir.

Cependant, comme Karataëf et son compagnon avaient pénétré dans le kabatchok et que, la porte refermée, on ne distinguait rien de suspect, Iouri s’en fut jusqu’à la porte du cabaret et se haussa jusqu’à la vitre pour se rendre compte de ce qui se passait dans ce mystérieux petit établissement.

Tout à coup, il entendit distinctement ces mots prononcés derrière lui :

– Vous serez bien mieux à l’intérieur pour voir, ma petite âme du bon Dieu !

Et, avant qu’il ait eu le temps de se retourner, la porte était ouverte et il était projeté dans la pièce par trois matelots, dont, certes, il était loin de soupçonner la présence derrière lui.

C’est que Iouri avait été tellement occupé par sa filature qu’il ne s’était pas aperçu qu’il était filé lui-même.

Le geste de Karataëf devant le restaurant populaire de l’Esplanade n’avait pas appelé seulement un homme ; il en avait appelé quatre ; seulement, Iouri n’en avait vu qu’un, celui qui avait rejoint tout de suite Karataëf et qui s’était éloigné avec lui ; quant aux trois qui suivirent, s’ils ne furent pas aperçus de Iouri, eux ne virent que Iouri ; ils assistèrent à toutes ses manœuvres, en furent naturellement fort intrigués et décidèrent de ne pas le laisser partir sans avoir eu avec lui une petite explication nécessaire.

Iouri était encore tout étourdi de l’aventure. Il s’était laissé prendre comme un niais et se vouait, à part, lui, à tous les diables.

Un coup d’œil jeté dans la petite pièce lui permit de constater que Karataëf et son compagnon n’étaient déjà plus là. Il en conçut quelque espoir. Si Karataëf était Doumine, ce dernier reconnaîtrait Iouri immédiatement. Du reste, il n’eut guère le loisir de se livrer à de nombreuses réflexions. Les autres l’avaient déjà entrepris et l’avaient fait asseoir d’une façon aussi brutale que joviale, au milieu d’eux, lui glissant, un tabouret entre les jambes et pesant de leurs lourdes pattes sur ses épaules.

– Qu’allons-nous offrir à ce petit père, qui lui fasse un vrai plaisir… mais un plaisir dont il se souvienne ! disait l’un…

– Dont il se souvienne longtemps, ajoutait l’autre… quelque chose de vraiment bon qui gratte le cuir…

– Et le chauffe ! disait le troisième en se frottant les mains qu’il avait énormes et dures.

– Surtout, ne te trouble pas parce que nous sommes un peu démonstratifs !

– C’est Dieu le père qui nous a fait ainsi…

– Allons ! allons ! parlons sérieusement et nous boirons après… déclara celui qui paraissait commander aux deux autres. Allons, regarde-moi dans les deux yeux, petit père, et réponds droit : « Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? »

– Je cherchais un endroit pour boire, répondit Iouri avec une certaine sérénité apparente… pour boire un bon coup défendu !… quelque chose qui vous rince bien la gorge !…

– Parle, rien n’est trop bon assurément pour une gorge comme la tienne ! la gorge d’un fameux luron un peu pâle ! Ah ! ah ! molodetz ! molodetz !… (gaillard ! dégourdi ! brave garçon !) Quel malheur qu’on ne puisse en faire un marin !…

– Et pourquoi donc ne peut-on pas en faire un marin ? prononça derrière le groupe une voix que Iouri reconnut tout de suite pour être celle moitié de Karataëf et moitié de Doumine.

Car c’était lui ! c’était bien lui !… Maintenant, il ne pouvait s’y tromper. Il le voyait de trop près et il voyait aussi que Karataëf savait que Iouri avait deviné sa vraie personnalité, sous sa barbe et son bandeau, Attention ! c’était le moment de jouer serré ! Si la Vierge et les saints archanges ne s’en mêlent pas, la peau de Iouri ne vaut pas cinquante kopecks !

– Où avez-vous trouvé ce joli petit père ? demanda Karataëf.

– Nous l’avons trouvé derrière la porte, en train de regarder, entre deux rideaux, ce qui se passait ici… Alors, nous l’avons prié d’entrer avec nous, à cause de la fraîcheur du soir, tout simplement…

– Si je regardais à travers la vitre, c’était pour me rendre compte à quelle sorte de kabatchok j’avais affaire, répondit l’impassible Iouri, et si le buffetier serait capable de me donner un peu d’eau-de-vie de grain défendue… et quelque autre douceur dont on est privé un peu partout depuis cette maudite guerre !

– Moi, j’imagine, dit l’un des matelots, qu’il avait envie de boire avec toi, Karataëf, car il ne t’a pas quitté depuis le restaurant du Peuple, sur l’Esplanade !

– Ce n’est pas toi que je suivais, fit entendre Iouri d’une voix à peu près assurée, c’est le matelot qui avait une allure à aller boire dans un coin un solide verre de vodka ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour boire un solide verre de vodka, petit père !

– Eh bien, petit père, tu vas en boire un et même deux de la première qualité ! J’en ai à mon bord ! Je t’emmène, dit Karataëf. C’est saint Michel qui a guidé tes pas ! Remercie-le !…

– Tu es donc marin, toi aussi ?… Avec ton caftan, je t’aurais pris pour un ouvrier aux munitions.

Je suis ce que je suis et tu le sais bien et moi aussi. C’est pourquoi nous avons deux mots à nous dire… Allons, en route, vous autres ! et soignez notre nouveau compagnon !… Surtout ne lui faites pas de mal, quoi qu’il arrive… J’ai besoin de lui… Étouffez-le seulement un peu s’il crie…

– Bah ! il ne criera pas, il nous accompagnera bien gentiment !… C’est un gaillard tout à fait fameux !

Iouri, solidement encadré, se laissa en effet entraîner sans faire entendre aucune inutile protestation.

Il était à peu près fixé sur la condition de ceux qui l’entouraient.

Ce devaient être des marins boches qui fréquentaient depuis longtemps le rivage russe des provinces dites allemandes. Il lui semblait reconnaître des types entr’aperçus naguère à Cronstadt, quand il allait là-bas, sur les indications de la Kouliguine surveiller les manœuvres de Doumine, qui avait ses grandes et petites entrées dans l’arsenal et qui y faisait entrer qui il voulait.

Iouri n’était que peu préoccupé de ce qui lui était réservé, mais toute sa pensée était dirigée vers le grand-duc Ivan qu’il fallait sauver coûte que coûte. Jamais la Kouliguine ne lui pardonnerait un désastre de ce côté.

Assurément, c’était le grand-duc qui était visé dans toute l’affaire. Doumine était venu faire à Viborg la besogne commandée par le parti de la cour, lequel obéissait à Raspoutine et à la consigne allemande.

Iouri était étonné que Paul Alexandrovitch, le buffetier, lui eût donné des renseignements aussi nets et aussi faux sur Karataëf, et voilà maintenant qu’il se demandait s’ils n’avaient pas partie liée tous les deux ! Les Boches devaient avoir acheté également Paul Alexandrovitch.

Les matelots qui suivaient Karataëf et qui emmenaient Iouri avaient fait le tour de la montagne de planches, qui s’avançait jusqu’à la pierre du quai.

Arrivés là, ils descendirent un étroit escalier au bas duquel une petite barque était attachée.

Iouri fut poussé dans le canot où tous prirent place. La nuit était très épaisse. On distinguait fort peu de chose sur les eaux noires. Un feu rouge, un feu vert, par-ci par-là, et par instants une grosse masse sombre que l’on contournait.

Ils firent ainsi le tour de la presqu’île de Popula et pas bien loin du pont s’accrochèrent au flanc d’un gros bateau que Iouri reconnut pour être un trois-mâts-barque qui l’avait assez intrigué, quelques mois auparavant, en rade de Cronstadt, toujours dans le temps qu’il surveillait Doumine.

Ce bateau battait alors pavillon suédois, mais il devait être boche ou faire de la besogne boche, ce qui est tout comme, en temps de guerre.

Iouri fut presque aussitôt fixé là-dessus, car, sitôt à bord, après quelques mots de passe échangés, on le fit descendre dans le carré du capitaine, où se trouvaient deux types qu’il n’avait jamais vus, mais qui parlaient allemand et avec lesquels Karataëf s’entretint immédiatement dans la même langue.

Iouri ne connaissait que quelques mots d’allemand. Tout de même, il ne fut pas long à comprendre que l’on s’occupait uniquement de lui et du sort qui lui était réservé. Sur un ordre de Karataëf, on apporta sur la table où traînaient des verres et une bouteille de rhum, du papier, de l’encre et une plume.

– Tu sais écrire, Iouri, lui dit Karataëf, tu vas nous montrer que tu as profité des leçons du maître d’école…

– Je n’ai pas été à l’école, répondit Iouri sans sourciller, c’est le pope qui m’a donné des leçons, mais il y a si longtemps de cela que je ne sais vraiment pas si je me rappellerai comment on trace une lettre… comprends bien cela, Doumine !…

– Je suis heureux de constater, petit père, fit Doumine, que nous n’avons plus rien de caché l’un pour l’autre. Tu verras que nous finirons par faire les meilleurs amis du monde. Approche-toi donc de la table et écris ce que je vais te dire…

– À qui dois-je écrire ?…

– Oh ! à un gaspadine que tu connais bien… à un nommé Sponiakof qui habite une certaine maison dans le Faïtningen.

– Et qu’est-ce que je vais lui dire, à ce gaspadine ?

– Tu vas lui dire que tu as suivi Karataëf à sa sortie du kabatchok de Paul Alexandrovitch et que tu as découvert que ce sacré Karataëf était Doumine… Tout cela ne saurait te gêner, puisque c’est la vérité…

– La vérité !… Après ?

– Après, comme je sais, moi, Karataëf, que le gaspadine court certains dangers dans cette maison, je lui conseillerai de la quitter sur-le-champ pour venir te rejoindre dans le kabatchok du quai Popula d’où nous sortons… Cela te va-t-il toujours ?…

– Non ! Cela ne me va plus !

– Eh bien ! fais comme si cela t’allait et écris…

– Vois donc quel pauvre homme je suis, petit père, ce que je craignais arrive en plein. Je ne sais plus écrire. Je sens que je ne saurais tracer aucune lettre.

– Tant pis pour toi, fit Doumine, car la lettre sera écrite tout de même, et toi, je te ferai sauter la cervelle.

Et ce disant, Doumine posa son revolver sur la table.

Iouri ne broncha pas davantage. Seulement, il pâlit soudain en pensant qu’il avait la lettre du grand-duc Ivan dans sa poche et que ces bandits pourraient la découvrir.

Doumine s’était mis à écrire, mais il considérait Iouri en dessous, et le mouvement que ce dernier fit assez sournoisement pour tâter sa poche et constater que la lettre s’y trouvait toujours, ne lui échappa point.

– Que l’on fouille cet homme, dit-il.

Ils furent quatre sur Iouri à le dépouiller et ils trouvèrent la lettre que Doumine décacheta et qu’il lut.

– Voilà qui va nous servir, dit-il. Nous allons faire allusion, dans notre petit mot, aux belles choses qui se trouvent là dedans, et même si tu n’écris pas la lettre, le gaspadine ne doutera point que c’est toi qui l’as écrite. Tu vois que tu ferais aussi bien de l’écrire toi-même.

– Je ne sais plus écrire ; fais de moi ce que tu veux.

– Puisque tu y tiens absolument, ma chère petite âme, je ferai de toi quelque chose qui sera mort dans une heure ou deux si la lettre que tu ne veux pas écrire et que j’écris, moi, ne nous donne pas satisfaction. Mais heureusement pour ta chère petite peau de bête, gros dourak, j’espère bien que tout réussira pour le mieux. Qui donc connaît au vrai ton écriture ? Tu dois écrire à peu près comme cela, gros paysan de la Terre Noire.

Et Doumine lui mit sous les yeux les quelques lignes qu’il avait tracées… En vérité, c’était à peu près cela, mais Iouri déclara que lorsqu’il avait une écriture, elle était le contraire de cela… et que les intéressés s’apercevraient tout de suite du subterfuge.

– Tu es le fils de l’orgueil ! Personne ne connaît ton écriture…

– Paul Alexandrovitch, le buffetier, mon ami, a souvent reçu de mes nouvelles par la poste.

– Ah ! bien donc, tout va pour le mieux ! dit Doumine en ricanant.

Iouri était fixé. Il n’avait dit cela que pour être sûr de la trahison de Paul Alexandrovitch. Après la réponse significative de Doumine, il ne fallait pas être très fort pour savoir à quoi s’en tenir… Dès lors, persuadé que la lettre de Doumine avait les plus grandes chances de déterminer une irréparable catastrophe, il ne pensa plus qu’à ce qu’il pourrait bien faire pour se mettre en travers d’un dessein aussi funeste.

Il se laissa retomber sur un banc, l’air accablé, tout à fait anéanti, pendant que Doumine écrivait la lettre. En réalité, tous ses sens étaient en éveil et il pensait d’une façon tout à fait aiguë à s’enfuir.

Le revolver de Doumine était toujours sur la table, Iouri calculait déjà le bond qu’il lui faudrait faire pour sauter sur ce revolver-là, s’en emparer et le décharger quelque peu autour de lui, puis il s’élancerait sur l’échelle, grimperait sur le pont et se jetterait à l’eau en tuant tout ce qui s’opposerait à sa fuite, tout simplement !… Une fois dans l’eau, Iouri se moquait de tous ces messieurs… Il nageait comme un sterlet de la Volga.

Tout cela était très beau en principe, mais il fallait d’abord s’emparer du revolver, et, surtout, ne pas perdre une minute.

V – « PRISCA ! PRISCA ! »

 

Après que Pierre eut donné lecture de la lettre soi-disant envoyée par Iouri, les premiers mots prononcés par Prisca furent :

– Moi, je ne te quitte pas, quoi qu’on décide, je ne te quitte pas !

Vera et Pierre ne disaient rien. Ils réfléchissaient. Gilbert dit :

– Moi non plus, je ne te quitte pas, Vera.

– Tu feras ce qu’on te dira, déclara Vera, tu n’es pas plus malin que les autres.

Pierre dit :

– Ou il ne faut rien faire ou il faut faire ce que dit Iouri.

– Ceci est juste, acquiesça Vera.

– Iouri dit que nous nous séparions, exprima Prisca. Tu consentirais donc à me quitter dans un moment pareil ?

– Oui, dit Pierre, et si je dois sortir de cette maison, je te prierai même de me laisser m’éloigner tout seul.

– C’est que tu crois être seul menacé, s’écria Prisca.

Pierre rougit. Prisca l’avait deviné.

– Eh bien, je ne te quitte pas, déclara-t-elle à nouveau.

– Êtes-vous bien sûrs, demanda Gilbert, que cette lettre est de Iouri ? Ceci est de première importance. Qui est-ce qui connaît son écriture ici ?

– C’est la première fois que je la vois, dit Vera.

– La lettre est sûrement de lui, fit remarquer Pierre, car il y est fait allusion aux passeports et à notre départ pour l’étranger, choses qu’il est le seul à connaître.

– En tout cas, dit Vera, il faudrait savoir qui a apporté cette lettre.

Tous furent de cet avis. On fit venir Nastia et on lui ordonna d’aller chercher Paul Alexandrovitch, qui avait apporté la lettre. Cinq minutes plus tard, le buffetier était là.

– Dis-moi, Paul Alexandrovitch, demanda Vera, qui t’a remis cette lettre ?

– Un homme du port.

– Tu le connais ?

– Non, c’était la première fois que je le voyais.

– Et tu sais qui a envoyé cet homme ici ? Il ne te l’a pas dit ?

– Non. Il ne m’a rien dit. Mais c’est sans doute Iouri qui l’envoie.

– Qu’est-ce qui t’a fait croire cela ? C’est très important !

– J’ai reconnu, sur l’enveloppe, l’écriture de Iouri…

– C’est bien, Paul Alexandrovitch, tu peux te retirer…

– Si vous avez besoin de moi, ne vous gênez pas !… Je ferai tout ce qu’il faut pour vous être agréable et même davantage ! Je suis votre serviteur.

Et il allait se retirer quand Pierre l’arrêta pour lui dire :

– N’as-tu pas remarqué qu’il y a plus de monde dans la rue que de coutume ?…

– Oui, mais il ne faut pas, s’en inquiéter… C’est sans doute qu’il y a des ordres pour qu’on ait l’air de surveiller la maison… ça n’a aucune importance, je vous assure !…

– À ton avis, il n’y a aucun danger à rester ici, pour personne ?

– Aucun !…

– Et si Iouri nous écrivait qu’il y a du danger, qu’en penserais-tu ?

– Ah ! ça, c’est autre chose !… Si Iouri dit cela, il faut partir tout de suite…

Vera s’avança sous le nez du buffetier :

– Tu sais, ton Karataëf, dont tu étais si sûr, c’est Doumine ! Tu as bien entendu parler de Doumine ?…

– Si j’ai entendu parler de Doumine ! bien sûr que j’ai entendu parler de Doumine… Mais on m’avait dit qu’il était mort !

– On l’a cru mort ! Et il ne l’est pas ! Iouri est sûr que c’est Doumine !…

– Eh bien ! alors, il n’y a plus ici de sécurité pour personne… pour personne !… déclara-t-il. Il faut que vous pensiez à cela !

– Veux-tu te retirer dans la chambre à-côté, nous avons à parler, fit Pierre, mais ne t’éloigne pas… nous pouvons avoir besoin de toi…

– Mon corps, mon âme t’appartiennent, petit père !

Et Paul Alexandrovitch se signa. Quand il fut sorti, la discussion reprit.

– Il n’y a plus à hésiter ! déclara Gilbert.

– Après ce que Paul Alexandrovitch vient de nous dire, reprit Pierre, il faut nous en tenir à la lettre de Iouri et ne pas nous en écarter d’une ligne… ou ne rien faire du tout ! et attendre les événements…

Vera dit :

– On ne peut plus attendre, ou nous allons être « pincés »… Dans tous les cas, va-t’en, toi, Gilbert tu n’as rien à faire dans tout ceci… Inutile que l’on te trouve avec nous…

– Je serai partout où sera ma femme, déclara le malheureux avec un pitoyable et bon sourire… est-ce que tu n’es pas ma femme, maintenant ? Je ne te permets pas de reprendre ta parole.

Prisca ne disait plus rien, mais, les dents serrées, l’expression presque farouche, elle s’était rapprochée de Pierre et suivait chacun de ses mouvements comme si elle avait peur qu’il lui échappât !

– Tu ne t’en iras pas sans moi !… Dis, tu n’oserais pas ! tu ne voudrais pas !…

Elle lui avait dit cela d’une voix basse, sifflante. Il la regarda. Il ne la reconnaissait pas.

– C’est bien ! fit-il, mes amis : regardez Prisca ! Elle ne veut rien entendre… Nous restons ici, Prisca et moi ! mais vous, quittez-nous ! ne vous occupez plus de nous…

– Pour peu que ça dure, toutes ces belles paroles et toute cette noble discussion, déclara Vera, nous allons être tous ramassés ici avant un quart d’heure.

Gilbert dit :

– Voici ce que je propose : nous suivrons de point en point le programme de Iouri en ce qui vous concerne. Comme il ne s’est pas occupé de moi dans sa lettre, je puis faire ce que je veux. Alors, je sors déguisé en moujik, derrière ces dames. Je suis armé. Je reste dans l’ombre. On ne me voit pas et je les protège.

– Ceci me paraît possible dit Pierre. D’autant plus que je prierai Paul Alexandrovitch de sortir, armé également, avec Gilbert. Tous deux seront prêts à répondre au premier appel de l’une de vous. Et au besoin ils tireront un coup de revolver que j’entendrai, car je ne serai pas loin, moi non plus, et j’accourrai. Je connais le chemin que vous suivez… c’est presque le mien !…

Prisca secouait la tête et restait obstinément fermée à tout arrangement, quel qu’il fût.

– Non ! non ! je ne veux pas… Tu prends tout le danger pour toi !…

– Vous allez voir que vous allez le faire « pincer », et vous seule en serez responsable ! finit par éclater Vera. Allons ! il faut prendre une décision ! Nous n’avons que trop perdu de temps.

Elle alla à la fenêtre.

– Tenez ! maintenant il y a deux ombres sous le réverbère…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Prisca, dont le souffle haletait, tragique, que faire ?

– Rien, puisque tu ne le veux pas, déclara Pierre, en s’asseyant avec une tranquillité terrible.

Prisca se tordait les mains.

– Eh bien ! dit-elle, je consens à faire ce que tu veux, mais Paul Alexandrovitch sortira derrière toi et non derrière nous. Nous avons Gilbert pour nous protéger, nous. Je ne veux pas que tu restes seul. Tu peux bien prendre Paul Alexandrovitch avec toi.

– J’y consens, dit Pierre pour en finir. Et, maintenant, faisons vite.

On fit rentrer le buffetier, on le mit au courant de tout et il procura les déguisements demandés. Chacun s’habillait en hâte. Seule, Prisca se laissait habiller par Nastia sans faire un geste pour l’aider. Elle était comme insensible à tout. L’idée qu’elle allait être séparée de Pierre, pendant ces quelques minutes de danger, semblait lui avoir ôté la vie.

Enfin, tout le monde fut prêt. C’était un vrai carnaval. Ils auraient bien ri dans un autre moment.

Le premier qui devait partir était Pierre. Il s’en fut embrasser Prisca, qui le regarda avec des yeux de folle.

Les lèvres de Prisca étaient de marbre. Pierre embrassait une statue. Quand il ouvrit ses bras, Prisca glissa dans ceux de Nastia, et si Nastia n’avait pas été là pour la soutenir, elle serait tombée comme un bloc sur le plancher.

– Du courage ! cria Pierre une dernière fois.

Et il la quitta en hâte, suivi du buffetier.

Il était persuadé qu’en s’éloignant de cette maison il éloignait d’eux le danger qui les menaçait. Quant à lui, il avait dans sa poche un revolver et il était décidé à ne pas se laisser prendre sans s’être défendu jusqu’à la dernière cartouche. Si c’était à sa vie qu’on en voulait, il saurait la faire payer un riche prix.

Il sortit, comme le recommandait la lettre de Iouri, par la porte du kabatchok. Il pleuvait légèrement. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et fit quelques pas dans la rue, qui paraissait déserte en ce moment.

Et de constater cela, il n’en fut guère plus rassuré. Tant de silence et de solitude ne lui disait rien de bon. Il traversa la rue sans se presser, d’une allure appesantie, avec toute l’apparence d’une brute qui s’est convenablement « rincée » avec de la vodka.

Mais il ne se présenta rien de suspect et il sortit du Faïtningen sans avoir fait aucune fâcheuse rencontre.

Il s’était arrêté plusieurs fois pour écouter ce qui se passait autour de lui, toujours avec l’apparence d’un moujik. Rien.

En ce moment, Prisca et Vera devaient quitter la maison du Refuge, surveillées par Gilbert.

Certes, dans cette grande paix nocturne, s’il y avait eu un coup de feu, Pierre l’eût entendu. Comme il reprenait sa marche, au coin de l’Esplanade, il sembla qu’une ombre remuait dans la ruelle qu’il venait de quitter ; alors il se dissimula dans une encoignure et distingua bientôt un individu qui marqua quelque hésitation en ne trouvant plus personne devant lui. Aussitôt, Pierre reconnut Paul Alexandrovitch. Tout se passait donc comme c’était convenu.

Pierre reprit son chemin.

Il suivit les quais, comme le lui recommandait la lettre de Iouri, et là il fut plus tranquille. Il se disait que si une troupe lui tombait dessus, il se jetterait dans le port. Or, il défiait le meilleur nageur. Mais, encore tout se passa sans le moindre, incident, et, suivant la ligne de chemin de fer, il se traîna bientôt près du kabatchok que lui ai ait signalé Iouri.

C’était là qu’il devait se rencontrer avec Prisca, Vera et Gilbert.

Tout de même, il fut arrêté, lui aussi, par l’aspect sinistre de l’endroit ; lui aussi, il hésita, comme avait hésité Iouri, à pénétrer dans cette sorte de cul-de-sac formé par l’accumulation de planches entre le quai et le kabatchok.

Il se retourna et aperçut la silhouette encore lointaine du buffetier. Il résolut, cette fois, d’attendre Paul Alexandrovitch. Celui-ci le rejoignit bientôt, et tous deux, après avoir échangé quelques paroles, s’enfoncèrent dans les ténèbres qu’éclairait seulement la vitre bien pauvrement lumineuse du cabaret.

Après avoir pris la précaution de regarder à l’intérieur de l’établissement, ils pénétrèrent dans une petite salle qui était vide de clients. Une gamine se présenta et demanda ce qu’il fallait servir. Ils réclamèrent du thé et attendirent sans dire une parole.

Paul Alexandrovitch avait dit à Pierre qu’il était sorti tout de suite sur ses pas et qu’il n’avait plus revu les jeunes femmes depuis qu’il avait quitté leur appartement. Il n’y avait qu’à montrer de la patience. En somme, jusque-là tout allait bien.

Et puisque Iouri avait choisi cet endroit bizarre comme lieu de rendez-vous, c’est que l’on devait s’y trouver en toute sécurité.

Seulement, Pierre avait espéré qu’en y arrivant, il y trouverait Iouri. Mais lui aussi allait sans doute arriver.

Un quart d’heure se passa. Personne ! Alors Pierre commença de montrer de l’impatience. Prisca, au moins, aurait dû déjà être là avec Vera. À moins qu’elles n’eussent attendu pour sortir un moment où la rue leur eût semblé moins suspecte. Au fond ; il ne savait pas ce qui s’était passé après son départ. Et c’est bien cela qui augmentait son inquiétude. Dix minutes plus tard, il n’y tenait plus. Il se leva. Paul Alexandrovitch lui demanda ce qu’il faisait. Pierre lui dit qu’il ne comprenait pas que ses compagnons ne l’eussent pas déjà rejoint et qu’il allait voir ce qui se passait dans le Faïtningen… Alors, Paul Alexandrovitch lui déconseilla de sortir du cabaret où les autres pourraient venir en son absence et où Iouri ne tarderait point certainement d’arriver.

Si Pierre s’éloignait, il allait peut-être tout perdre ! Mais Paul Alexandrovitch pouvait aller aux nouvelles, lui ! Et il reviendrait lui dire tout de suite ce qu’il en était. Le buffetier parla dans ce sens.

– Cours donc ! lui répondit Pierre. Si, dans un quart d’heure, au plus tard, tu n’es pas là, je rentrerai dans la maison du Refuge.

Et le buffetier s’en alla.

Pierre ne tenait plus en place. Il s’en fut à la porte, il regarda à travers les vitres. Il ouvrit la porte. Il sortit, d’abord, sur le seuil, puis, ce fut plus fort que lui, il alla jusqu’au quai. Et il attendit dans une angoisse inexprimable.

Il n’osait aller plus loin, car Prisca pouvait arriver derrière lui, tandis qu’il la chercherait ailleurs.

Déjà il grondait, se rongeait les poings. Et ce Iouri qui n’arrivait toujours pas !… En vain, Pierre se raisonnait-il, se disait-il que Iouri n’était peut-être pas libre de quitter la filature de Doumine… l’absence prolongée de Iouri commençait de lui être suspecte, elle aussi…

L’impatience du jeune homme était devenue telle qu’il prit la résolution de courir au Faïtningen, mais dans le moment Paul Alexandrovitch réapparut.

Il rassura Pierre ou imagina le rassurer en lui disant que ces dames étaient parties plus d’un quart d’heure après lui, à cause que la barinia Prisca s’était trouvée mal après le départ de Pierre et qu’il avait fallu attendre qu’elle revînt à elle. Mais, finalement, tout s’était très bien passé et on n’allait pas tarder à voir tout le monde arriver.

– Comment ne les as-tu pas rencontrés, toi ?

– Mais, je ne savais pas le chemin qu’ils devaient prendre !

– Par quel chemin es-tu retourné là-bas ?

– Par celui qui nous a conduits ici !

– Et par quel chemin en es-tu revenu ?

– Par la Tour ronde et par le Vieux Marché.

– Mais c’est ce chemin-là qu’elles devaient suivre ! Tu aurais dû les rencontrer !

– Que voulez-vous que je vous dise, barine ? Je n’ai vu personne.

– Mais c’est effrayant, où peuvent-elles être passées ?

– Permettez-moi, barine, un mot, un seul petit mot de votre serviteur ! En entendant mes pas, les barinias se sont sans doute cachées quelque part. Elles ne savaient pas ce qui arrivait sur elles, ami ou ennemi ! Attendons ! Attendons ! Elles vont venir.

– Je ne veux plus attendre ! Toi, tu vas rester ici et si elles viennent en mon absence tu les enfermeras dans le cabaret et tu veilleras sur elles. Tu leur diras que je reviens tout de suite.

– Le barine ne devrait pas, Iouri ne sera pas content !…

Mais Pierre était déjà loin. Il courut d’une traite au Faïtningen, en passant par le chemin que devait suivre Prisca. Il ne prenait plus aucune précaution, tant son émoi était immense.

Il ne vit personne et arriva devant la maison du Refuge. Rien, apparemment, n’était changé. Tout paraissait tranquille. La rue même n’était plus surveillée. Il entra dans le kabatchok. Il y avait là trois clients de la maison qui devisaient tranquillement autour des verres de kwass. Ils regardèrent curieusement Pierre, mais ne lui adressèrent pas la parole.

Pierre pénétra dans la maison par le vestibule et gravit l’escalier comme un fou. En haut, il espérait trouver Nastia ou la gniagnia de Vera, mais l’appartement était vide !

On avait même enlevé tous les paquets, tous les sacs et valises qui appartenaient à la petite communauté. Pierre se retenait pour ne point crier sa détresse. Qui lui donnerait le moindre renseignement ? Qui ? Il sortit sur le palier et frappa à des portes.

Des figures étranges se présentèrent à lui. Les unes sortaient du sommeil, les autres se préparaient au repos. Aucune ne savait rien. Du reste, elles auraient su quelque chose qu’elles n’auraient rien dit. Pierre connaissait ces ombres d’êtres humains qui vivent dans un rêve extravagant et pour lesquels aucune contingence n’existe.

Pierre se retrouva dans la rue et il repartit comme une flèche pour le kabatchok du quai.

Au coin de la montagne de planches, il ne trouva plus Alexandrovitch. Il se dit :

– Elles sont arrivées ! Il est avec elles dans le cabaret !…

Il était au bout de son souffle quand il poussa la porte du cabaret. Il trouva, en effet, là dedans, Paul Alexandrovitch, mais tout seul, devant son bol de thé fumant et bavardant avec la petite fille qui était assise derrière le comptoir.

– Tu n’as vu personne ? râla-t-il.

– Personne !…

– Mais enfin, à qui as-tu parlé, là-bas ? Qui t’a dit que Prisca s’était trouvée mal ?

– Sa servante Nastia !

– Les servantes étaient donc encore là quand tu es allé à la maison ?

– Mais oui.

– Moi, j’ai trouvé l’appartement vide et personne pour me dire un mot, un seul. Seigneur Jésus, qu’est-il arrivé ?

– Que le barine prenne patience. Tout ceci ne peut s’expliquer que par la difficulté qu’auront eue les barinias à trouver leur chemin. Elles se sont assurément trompées de chemin. Assurément. Mais elles vont arriver. Pourquoi n’arriveraient-elles pas ? Iouri a dû tout prévoir.

Pierre ne pouvait plus entendre Paul Alexandrovitch. Non, non, il ne pouvait plus l’entendre. Il ne pouvait plus entendre personne. Il grinçait des dents comme s’il allait devenir enragé.

La petite fille du comptoir avait disparu, mais le patron du kabatchok arriva sur ces entrefaites pour déclarer à ces messieurs que l’heure de la fermeture avait sonné et pour recevoir leur monnaie et pour les mettre à la porte.

Ils se retrouvèrent sur le quai désert, derrière les planches et toujours personne. Et pas de Iouri.

Maintenant, Pierre s’arrachait les chairs qu’il déchirait de ses ongles.

– Tu vas rester ici, ordonnait-il à Paul Alexandrovitch, car enfin, comme tu dis, elles ont sans doute perdu leur chemin et elles peuvent le retrouver. Moi, je vais courir encore les chercher partout.

– La pluie est fine, barine, et nous allons être trempés comme du tchi, et tout cela bien inutilement, car même si elles s’aperçoivent qu’elles se sont trompées de kabatchok, elles n’iront point en chercher un autre ; puis l’heure a sonné de la fermeture de tous les établissements. D’un côté, elles ne peuvent rester dans la rue. Mon avis est que ce qu’elles trouveront de mieux à faire sera de retourner, pour ce soir, à la maison du Refuge, quitte à recommencer le coup demain. Quant à moi, je dois rentrer chez moi pour me mettre en règle avec les ordonnances, petit père, et poser les volets de ma boutique. Si le barine voulait m’entendre, le barine rentrerait avec son serviteur.

Pierre ne l’écoutait déjà plus. Il avait fait quelques pas en avant et, penché sur l’obscurité, il regardait haletant quelque chose qui remuait dans l’ombre. Enfin ce quelque chose se précisa et une lumière sur le quai éclaira rapidement deux silhouettes de femmes.

– Les voilà ! cria le prince.

Et il bondit pour les rejoindre.

Quand il fut sur elles qui avaient poussé un cri, car elles ne l’avaient pas tout de suite reconnu, il laissa échapper un affreux gémissement : c’était Nastia et la gniagnia avec leurs paquets.

– Qui vous a envoyées ici ? demanda-t-il d’une voix expirante.

– C’est la barinia, maître ! répondit Nastia. Elle nous a dit de partir un quart d’heure après elle avec les paquets… Elle doit être ici, dans un petit cabaret !

– Elle n’est pas là ! Et personne ne sait où elle est !

– Alors, elle doit être malade, quelque part, fit Nastia. Elle était déjà si souffrante, quand elle est partie !

– Restez là ! n’en bougez pas ! Je vais courir la chercher partout ! partout !

Et il s’enfonça comme une bête sauvage dans la nuit noire.

Ah ! maintenant, il était prêt à s’arracher le cœur pour avoir commis cette monstrueuse faute d’avoir quitté Prisca un instant ! C’est Prisca qui avait raison ! Ils ne devaient pas se séparer ! C’était là qu’était la vérité première ! Et lui qui, bêtement, stupidement, croyant faire acte d’héroïsme et de sacrifice personnel, avait exigé cette séparation !… Si un malheur était arrivé, c’est lui qui en aurait été la cause !… Car cette vérité nouvelle se faisait jour peu à peu dans son cerveau obscurci, c’est que la grande-duchesse n’aurait rien trouvé de plus fort, pour se venger de son fils, que de lui enlever Prisca ! que de se venger de lui sur elle !…

Cette idée le faisait chavirer dans l’ombre, car Prisca dans les mains de la grande-duchesse, des Ténébreuses et de Raspoutine, c’était une chose épouvantable à imaginer ! De quels supplices n’allait-on pas lui faire payer son amour pour le grand-duc Ivan ?…

Les ruelles du Faïtningen le revirent à nouveau, entendirent encore ses pas désordonnés et ses appels. Il revit la maison du Refuge et Paul Alexandrovitch qui mettait tranquillement les volets à la porte de son kabatchok et qui lui dit :

– Elles ne sont pas ici. On ne les a pas revues.

Mais il ne se fia pas à la parole de cet homme. Il ne se fiait plus à personne.

Il retourna dans l’appartement et le trouva tel qu’il l’avait vu une heure auparavant, vide, vide. Pas de Prisca. Où était Prisca ? Où était Prisca ?

Il redescendit dans la ville endormie.

Se rappelant ce que lui avait dit le buffetier et espérant que les femmes et Gilbert s’étaient trompés de chemin et avaient pu prendre un quai pour un autre, il fit le tour de la presqu’île en prenant par le quai qui longe la baie de Viborg. Mais rien, rien que la nuit et le souffle humide de la mer et la plainte lugubre des flots.

Il remonta la perspective Alexandre, retrouva l’autre quai et Nastia et la gniagnia derrière la montagne de planches, mais il ne retrouva pas Prisca. Et, jusqu’à l’aurore il ne cessa de courir partout comme un malheureux fou en criant, en appelant :

– Prisca !… Prisca !… Prisca !…

VI – À GENOUX DEVANT LE TSAR

 

Pierre vit lever l’aurore sur les quais de Viborg, où il était revenu, épuisé. Il avait étendu sa souffrance et son désespoir sur le lit de planches qui se trouvait en face du kabatchok où lui avait donné rendez-vous Iouri. Iouri n’avait pas paru. Celui-ci aussi avait dû être victime de l’affreux complot, la première victime peut-être. Pierre avait renvoyé Nastia et la gniagnia à la maison du Refuge avec leurs paquets.

La pluie avait cessé, mais Pierre grelottait. Il était là, anéanti, n’ayant plus de forces pour rien. Tout à coup, il se redressa, une nouvelle flamme dans les yeux. Oui, une vie nouvelle entrait en lui. Puisque le coup qui le frappait venait d’en haut, eh bien ! il monterait jusque-là !…

Il irait voir le tsar et saurait si bien le supplier et l’apitoyer qu’il lui ferait rendre Prisca !

Il reprit une fois encore le chemin du Faïtningen, trouva Nastia en larmes, lui ordonna de mettre à sa disposition des effets convenables, se changea après s’être livré à des ablutions qui lui firent le plus grand bien.

Il dit aux domestiques de faire viser leurs passeports et de prendre toutes dispositions pour rentrer le soir même à Petrograd, Nastia retournerait au canal Catherine, dans l’appartement de Prisca.

– Ne pleure pas, Nastia ! Tu reverras bientôt la petite maîtresse !

Il avait besoin de croire cela. Il essaya de revoir Paul Alexandrovitch, mais le buffetier était parti de grand matin et n’avait pas reparu. Alors, Pierre laissa aux dvornicks une lettre pour Mme Sponiakof (Prisca), dans le cas improbable où elle se présenterait encore à la maison du Refuge.

Puis il se dirigea vers la gare. Une heure après, il était dans le train qui l’emportait à Petrograd. À la station de Pergalovo, il y eut un assez long arrêt. Il mourait de faim. Il s’en fut au buffet.

En y entrant, son attention fut attirée par une silhouette qui ne lui paraissait pas inconnue. L’homme qui était en train de manger tranquillement une tranche de jambon se retourna : c’était Iouri.

Le grand-duc n’eut pas le temps de s’étonner ; Iouri s’était déjà précipité ; c’est tout juste si Pierre parvint à l’empêcher de se jeter à ses pieds. Ils n’étaient point seuls, et, en dépit du brouhaha d’un buffet de gare, on pouvait les remarquer, la figure de Iouri était rayonnante :

– Ah ! monseigneur !

– Chut ! Comment es-tu là ?

– Oh ! barine, je vous croyais perdu ! Je suis tombé, cette nuit, entre les mains d’une bande de mauvais garçons. Vous avez reçu la lettre ?

– Oui, ta lettre, Iouri, ta lettre !

– Ah ! petit père, ce n’est pas moi qui ai écrit la lettre.

– Comment ! ce n’est pas toi ! Cependant, Paul Alexandrovitch a reconnu ton écriture.

– Paul Alexandrovitch est un traître. Doumine l’a acheté comme les autres. Il faut que je raconte ce qui s’est passé à Votre Haute Noblesse.

Ils sortirent sur le quai, où ils pouvaient causer avec plus de tranquillité, et Iouri narra au prince sa cruelle aventure.

– Doumine, comme je vous l’ai dit, écrivait donc la lettre que je n’avais pas voulu écrire moi-même. Son revolver était près de lui sur la table. Au moment même où j’allais bondir pour m’en emparer, Doumine leva la tête et dit, en me regardant :

« – Nous avons assez vu celui-là. Nous n’en avons plus besoin jusqu’à nouvel ordre. Qu’on le mette aux fers ! »

« J’étais perdu, mais, en vérité, barine, je ne pensais qu’à vous et à la barinia et au mal que l’on pouvait vous faire avec cette fausse lettre. J’espère, barine, qu’il n’est pas arrivé de mal non plus à la barinia, ni à personne à cause de moi.

– Continue donc, Iouri ! commanda Pierre d’une voix sourde ; ce n’est pas à toi à me poser des questions.

– Ils m’ont descendu à fond de cale et ils m’ont mis aux fers, mais le matelot qui m’a attaché était ivre et c’est ce qui m’a sauvé… il m’a mal attaché !

– Ah ! ah ! il t’a mal attaché !…

– Assurément oui ! il m’a mal attaché… c’est ce que je constatai tout de suite quand je fus seul et je ne fus pas longtemps à me libérer. J’étais libre d’aller et de venir au fond de la cale noire, dans cette sentine ! C’était quelque chose, cela, et je résolus bien d’en profiter à la première occasion.

« On sortait de la cale par une écoutille dont le panneau était rabattu mais que j’aurais certainement la force de soulever. Seulement, il ne fallait pas agir sans réfléchir.

« J’entendais marcher sur le pont. Je me conseillai d’être prudent. Le mieux était d’attendre qu’il n’y eût plus aucun mouvement à bord. Mais toute une partie de la nuit, il y eut un grand remue-ménage et, moi, sur le dernier échelon de mon échelle, sous le panneau de mon écoutille, je n’étais certes pas aussi à mon aise qu’à cheval dans les prairies !… J’aurais tant voulu me sauver de là, pour aller vous prévenir.

– Oui, oui !… c’est entendu !…

– Mais les heures s’écoulaient et je continuais à être réduit à l’impuissance… En soulevant légèrement un panneau, j’aperçus Doumine et deux de ses acolytes qui quittaient le bateau…

– Et alors ? dépêche-toi… j’ai hâte de savoir la fin de ton histoire…

– Nous y touchons, Votre Haute Noblesse. Je ne savais si je devais me réjouir du départ de Doumine… Avait-il réussi son coup ? Que penser ? Que croire ? Enfin, je sentis tout à coup que l’on remuait… oui, on levait l’ancre, le bateau démarrait. Ainsi donc, pensai-je, tout ce remue-ménage que j’avais entendu, c’étaient des manœuvres… des manœuvres pour prendre le large au plus vite… Plus de doute, nous quittions Viborg !… et c’était la vérité, Votre Haute Noblesse, nous quittions le port, comme je vous le dis ! Je sentis bientôt cela au roulis et au tangage quand nous entrâmes dans le golfe de Finlande…

« Le jour allait venir… Il fallait agir… agir… Une heure après, je me décidai à sortir de mon trou, après avoir remarqué que le silence s’était fait à peu près, du moins de mon côté. Ainsi donc, je fis glisser le panneau de l’écoutille et je me trouvai sur le pont.

« Je fus assez heureux pour ne pas être aperçu des hommes de quart… Tout paraissait normal à bord ; nous avions une bonne brise qui nous poussait vers la rade de Cronstadt.

« Aux premiers rayons du jour, je pus juger que nous étions assez près encore de la côte, à quelques encablures de Terijaki ; tout doucement, je me laissai glisser à la mer et, une demi-heure plus tard, j’abordai sur la grève. Je me séchai dans une touba où je savais trouver des amis à nous et qui me donnèrent tout ce qu’il fallait pour me réconforter !…

– Tout s’arrangeait bien, en vérité, pour toi, Iouri !

– Oui, j’ai eu de la chance, si on peut dire… Enfin, j’étais si près de Petrograd que je résolus, dans l’anxiété et l’indécision où je me trouvais, d’aller tout raconter à la Kouliguine, quitte à reprendre le soir même le train pour Viborg ! Dans le cas où le coup de Doumine aurait réussi, nous gagnions plusieurs heures pour aviser et agir… J’ai pensé que je faisais pour le mieux et alors j’ai pris il y a quelques heures le train de Terijaki… sans me douter que vous étiez dedans, Votre Haute Noblesse !… Ah ! barine ! je suis bien content ! J’ai eu une belle peur pour vous !… Mais je me disais qu’avec la Kouliguine, on arriverait bien à vous tirer de n’importe quelle mauvaise passe, en vérité ! Il ne faut pas désespérer de Dieu le père ni des saints archanges ! Jamais… mais je me demande si Votre Haute Noblesse ne commet pas une imprudence en rentrant à Petrograd !…

– Je ne me rends pas à Petrograd, Iouri, je rentre à Tsarskoïe-Selo !

– Que le ciel vous protège ! Il faut parler de cela d’abord à la Kouliguine…

– Non ! je n’ai plus de confiance, maintenant, qu’en mes ennemis, puisque mes amis n’ont pas su garder le seul être que j’aime au monde et qui m’est plus précieux que la vie !…

– Saints archanges ! serait-il arrivé un malheur ?…

– Les deux barinias et le gaspadine Gilbert ont disparu ! C’est ta lettre qui est cause de tout, Iouri !…

– Seigneur Jésus ! Qu’est-ce que j’apprends là ! le malheur est terrible ! voilà bien une catastrophe inouïe !… Mais ce n’est pas moi qui ai écrit la lettre, sur l’image de la mère de Dieu !… On m’a menacé de mort si je n’écrivais pas la lettre ! et je ne l’ai pas écrite !…

Et, cette fois, Iouri se jeta aux pieds du prince, qui n’eut que le temps de le relever… et de le pousser dans le train qui partait. Il y sauta derrière lui… et, pour le faire taire :

– Je te crois, Iouri, cesse donc de te lamenter ! je te crois ! Sinon, tu serais déjà mort de ma main !…

– Que vas-tu faire, petit père ? que vas-tu faire ?…

– Cela ne te regarde plus, Iouri. Cesse tes questions, je te l’ordonne !…

Et le grand-duc, le laissant planté là, dans le corridor, alla reprendre sa place… La ligne du chemin de fer glissait maintenant tout au long de la grève, et un soleil radieux baignait les flots du golfe de Finlande.

Pierre était comme hébété. Il avait calculé qu’il lui faudrait tant de temps pour arriver à Petrograd, tant de minutes pour trouver une auto… Il se voyait déjà au palais Alexandra ! Oui, oui, maintenant, il n’avait plus d’espoir que dans le tsar ! Il se répétait :

– Ça n’est pas possible, pas possible qu’il ne m’entende pas, qu’il ne me comprenne pas ! Il n’est pas méchant, lui ! Il sait ce que c’est que d’aimer.

Soudain, il tourna la tête, car on frappait à la vitre, dans le couloir, et il aperçut Iouri qui lui faisait signe et qui lui montrait, de son doigt tendu, tout là-bas, un navire à l’horizon du golfe…

Il sortit dans le corridor :

– Un trois-mâts-barque, lui souffla Iouri… si je ne me trompe, ça doit être le nôtre… Il va à Cronstadt ! mais, si c’est lui, il a dû s’arrêter quelque part, car depuis une heure au moins… au moins… et en calculant bien largement… il devrait être arrivé…

Une illumination se fit dans l’esprit de Pierre :

« Mon Dieu ! si elle était à bord de ce bateau ! »

– Elle doit être à bord ! fit-il entendre. C’est ce bateau qui a dû emporter Prisca, Vera et Gilbert !

Iouri pâlit :

– Votre Haute Noblesse a peut-être raison !… Je n’avais pas pensé à cela !…

– Tu aurais dû y penser, toi qui étais à bord ! et rester près d’eux ! au lieu de t’enfuir…

– Certes, déclara Iouri, très troublé… je suis bien coupable, si j’ai commis une faute pareille…

– Tout le remue-ménage dont tu m’as parlé et qui t’empêchait de sortir par l’écoutille, c’était cela !… On les amenait à bord !… Comment n’as-tu pas eu idée de cela, puisque toute l’affaire était menée par Doumine et que ce bateau était à Doumine ou à sa dévotion ? Comment ! comment n’as-tu pas pensé à cela ?

– Je n’ai jamais pensé à cela, Votre Haute Noblesse ! justement parce que j’ai vu Doumine quitter le bord ! je ne pouvais m’imaginer qu’une chose, c’est qu’il allait au-devant de ses victimes et non qu’il les quittait… mais en y réfléchissant, il n’y a aucune raison certaine pour que les barinias soient à bord de cette barque ! aucune !

– Il n’y a aucun doute pour qu’elles n’y soient pas !… ou tout au moins pour qu’elles n’y aient pas été amenées, puis descendues sur un point de la côte… Il n’y a aucune raison pour qu’elles n’y soient pas encore !… Ah ! il faudrait savoir ! il faudrait savoir cela !…

Pierre serrait, à le briser, le poignet de Iouri…

– Aussitôt arrivé à Petrograd, j’irai à Cronstadt ! déclara Iouri.

– Et moi, et moi !… où dois-je aller ? Je n’en sais plus rien ! Je ne sais plus rien ! Comment faire pour ne pas perdre de temps !…

– Votre Haute Noblesse devrait aller voir la Kouliguine dès son arrivée à Petrograd ! Voilà mon avis ; pendant ce temps-là, j’irai à Cronstadt !

– Non ! non ! le mieux est que j’aille trouver le tsar tout de suite ! Le navire sera à Cronstadt trois heures avant nous ! Nous arriverons encore trop tard ! et puis il ne faut pas oublier qu’on les a peut-être déjà débarqués !… Écoute, tu iras à Cronstadt, toi ! pour te renseigner, car nous ne pouvons espérer que cela, avec ce bateau : avoir des renseignements… les heures sont précieuses ; je te trouverai ensuite chez la Kouliguine, en revenant de Tsarskoïe-Selo… Où trouverai-je la Kouliguine ?

– Dans le Stchkoutchine-Dvor, chez la Katharina !… Vous n’aurez qu’à demander la Katharina ; tout le monde connaît la Katharina !…

– Oui ! oui ! voilà ce qu’il faut faire, c’est entendu ! c’est bien entendu !…

– Mais Votre Haute Noblesse est-elle sûre que lorsqu’elle sera entrée à Tsarskoïe-Selo, on l’en laissera ressortir ?

– Oui ! je suis sûr de cela ! ou je me tue aux pieds du tsar ! Ce sera ainsi, Iouri !

Et il rentra dans son compartiment.

« Oh ! se disait-il, je leur prouverai à tous que je ne suis plus un enfant et qu’ils ont fini de jouer avec moi !… »

Maintenant, des sapins cachaient la mer et ils ne revirent plus le trois-mâts-barque. Arrivé à Petrograd, le grand-duc ne s’occupa même plus de Iouri. Il bondit dans un isvô, se fit conduire à un garage, sauta dans une auto qu’il conduisit lui-même, et cela sur le chemin de Tsarskoïe-Selo…

Quand il se présenta au palais Alexandra, il y eut une véritable stupeur chez la haute domesticité.

– Monseigneur ! Monseigneur est de retour !…

– Avertissez Sa Majesté tout de suite !

Mais il dut subir les allées et venues du maréchal du palais, des aides de camp de service, et leurs discours, leurs observations.

Il y eut des conciliabules qui n’en finissaient pas. Le grand-duc écumait.

Soudain, il vit apparaître la comtesse Wyronzew, qui se jeta presque dans ses bras avec des démonstrations extraordinaires de la plus touchante anxiété.

– Ah ! comme Nadiijda Mikhaëlovna va être heureuse ! Enfin, son fils lui est rendu ! Elle qui le pleurait nuit et jour ! Vous allez rendre tout le monde bien heureux ici, c’est moi qui vous le dis, Ivan Andréïevitch ! D’abord, je vais avertir la grande-duchesse !…

– N’en faites rien ! rugit Ivan, qui était au bout de sa patience… Ce n’est pas ma mère que je suis venu voir ici, c’est le tsar ! je veux voir le tsar tout de suite !…

Et elle fit quelques pas pour se retirer.

« Si ma mère est avertie avant que j’aie vu le tsar, tout est perdu ! » se dit le grand-duc.

Alors, tout à coup, bousculant tout le monde, renversant la Wyronzew à droite, envoyant promener d’un coup d’épaule le grand maître des cérémonies à gauche, fonçant tête baissée sur les aides de camp, il traversa les pièces, arriva au cabinet de travail de l’empereur, ouvrit la porte sans frapper, et, se jetant aux pieds du tsar, effrayé d’une pareille entrée :

– Batouchka ! Batouchka ! Aie pitié !… s’écria-t-il.

VII – AIE PITIÉ !

 

Les aides de camp s’étaient précipités derrière Ivan. Le tsar dit :

– Allez-vous-en tous. Qu’on nous laisse seuls.

La porte fut refermée. Ivan était toujours aux pieds du tsar. Celui-ci resta quelque temps sans parler, regardant avec sévérité cet enfant prodigue qui lui revenait avec des sanglots et des gestes de supplication.

Ivan pleurait comme un enfant.

– Que veut dire tout ceci ? fit le tsar. Que signifie une entrée pareille ? Je ne voulais plus te voir. Pourquoi es-tu là ? Tu m’as désobéi. Je ne te connais plus. Il faut que tu comprennes cela, Ivan Andréïevitch.

– Et toi, batouchka, comprends que ce n’est pas ta colère que je redoute, car je t’aime et je suis prêt à subir avec joie le sort que j’ai mérité. Oh ! batouchka, si tu savais ce qu’on a fait de moi, tu aurais pitié, et tu serais avec moi, car je connais ton cœur qui est grand !

Les larmes qui accompagnaient ces premiers cris étaient si sincères, la douleur du pauvre enfant était si désespérée, que le tsar se sentit ému jusqu’au fond de l’âme. Mais il n’en voulait rien laisser paraître, et c’est toujours sur le ton le plus sévère qu’il ordonna à Ivan de se relever et de lui dire « ce qu’on lui avait fait ».

– Batouchka, on a fait de moi un corps sans âme, on a fait de moi un cadavre vivant en me prenant ce qui était mon bien le plus chéri. Tes ennemis et les miens, car ce sont les mêmes, petit père, m’ont pris ma pure colombe, celle que Dieu avait envoyée sur la terre pour moi, pour moi seul !

– Celle pour laquelle tu as désobéi, et pour laquelle tu m’as quitté…

– Ne crois pas cela, batouchka, ne crois pas cela, en vérité. Oui, j’ai désobéi à l’empereur en quittant cette cour sans ta permission et je mérite un châtiment, mais elle, elle, qu’a-t-elle fait ? Elle ne sait rien des choses de cette terre, petit père sacré. Elle m’aimait et elle ne savait pas qui j’étais. Et elle ne m’a aimé que parce que j’ai été malheureux. Ah ! malheureux ! Si tu savais. Mais tu m’entendras. Tu me comprendras. Tu es bon. Tu es l’infinie bonté ! Je n’ai plus d’espoir qu’en toi !

« Si j’ai fui, petit père, c’est que je ne pouvais plus voir ce qui se passait ici, des choses abominables que tu ne sais pas !… des crimes que tu ignores assurément ! des trahisons inouïes sur lesquelles j’ai voulu absolument t’ouvrir les yeux, mais elles étaient tellement hideuses que tu n’as pas voulu me croire. Rappelle-toi !… alors, j’ai fui ! Je n’avais pas autre chose à faire ! J’ai disparu, batouchka ! et aussi parce que ma mère voulait me tuer !…

– Qu’est-ce que tu dis, Ivan Andréïevitch ?

– Oui ! oui ! petit père, c’est horrible ! horrible ! je viens te supplier de me protéger contre Nadiijda Mikhaëlovna !

– Mesure tes paroles, malheureux enfant ! car je jure que tout ceci ne se terminera pas seulement par des larmes !… Si ce dont tu accuses Nadiijda Mikhaëlovna, si cette abominable chose est vraie, pourquoi n’es-tu pas venu te jeter dans mes bras tout de suite ?

– Parce qu’alors, on ne m’aurait pas laissé approcher de toi, batouchka !… Si je n’avais pas disparu dans cette nuit maudite, ma mère aurait fait de moi ce qu’elle a fait de Serge Ivanovitch ! Elle m’aurait fait étouffer avec les oreillers de la chambre de Catherine par la bande affolée des Khlisti, et, comme il a été fait pour l’autre, mon cadavre aurait été jeté dans le lac du grand palais !… Voilà pourquoi tu ne m’as plus revu, je le jure !…

À l’énoncé de tant d’horreurs, Nicolas ne put retenir un frémissement. Il ne douta point de la parole de cet enfant éploré et, le relevant, car Ivan était resté à ses genoux, il le prit contre lui-même, sur son cœur, dans ses bras, et lui dit :

– Parle, Vanioucha ! Ton petit père t’écoute ! n’ais peur de rien, mon enfant ! Il faut tout me dire !

– Ah ! merci ! merci ! je savais bien que je te trouverais, toi !… s’écria Ivan dans des sanglots… Je vais tout te dire !

Et il lui raconta l’affreuse nuit de l’Ermitage et il lui dit ce qu’il avait vu de la cérémonie des Khlisti, des Ténébreuses, de Raspoutine… et lui raconta la mort de Serge et la poursuite dont lui-même Ivan avait été l’objet, et les paroles de mort jetées par Nadiijda Mikhaëlovna !…

Le tsar l’écoutait en silence. Il s’était assis à son bureau et, la tête dans les mains, les yeux clos, il ne faisait pas un mouvement… mais, quand Ivan s’arrêta, il le pria de continuer :

– Parle ! parle encore ! dis-moi tout ce que tu sais. Tu dois savoir d’autres choses encore ! je suis maintenant, comme toi, un malheureux homme sur la terre et j’ai une soif ardente de la vérité !…

Alors Ivan dit :

– Toute la vérité a sa source dans l’enfer de Raspoutine ! Celui-là est un déserteur du vrai culte des images ! un violenteur de toutes les lois saintes, un destructeur des saints temples, un contempteur qui souille les vases ! Il a apporté la fange à ta cour et la trahison dans tes armées !… c’est à cause de lui et de sa bande que ton empire chancelle !… Regarde à côté de toi ! et seulement, alors seulement, tu pourras comprendre jusqu’où peut aller le pouvoir du démon !

« Et alors qu’arrive-t-il ? On entend dans tout l’empire des gémissements ! Il arrive ce que tu vois : un prince qui ne sait plus que pleurer, qui ne croit plus à rien parce qu’on lui a arraché le cœur ! Et tu n’entends que celui-là, parce qu’il a pu forcer ta porte ! Mais, ô terre natale ! nomme-moi une bourgade (ce coin, pour ma part, je ne l’ai jamais vu !) où celui qui t’aime et te garde ne gémisse point !… Il gémit par les champs, par les routes, il gémit dans les prisons, dans les bagnes, dans les mines, rivé à la chaîne, ainsi qu’il a été fait pour mon vrai père Asslakow… tu sais cela, batouchka ! Il n’y avait que moi qui ne le savais pas ! Je te dis qu’il y a partout un gémissement sans fin et tel qu’on ne peut voir avec joie le soleil !

« Les seuls qui ne gémissent point sont les traîtres ! Et seuls, les traîtres sont les maîtres de ton empire ! Voilà ce qu’il faut comprendre, s’il en est temps encore ! Et si tu veux sauver la nation slave, ô batouchka ! dépêche-toi ! dépêche-toi ! Dans leur enivrement, les misérables qui t’entourent ne sentent même pas les injures que leur font les étrangers : ils ne connaissent point leur honte, ils s’y plaisent, au contraire ! Tout est vendu à l’étranger ! Voilà la vérité qu’il fallait te dire… Et maintenant je t’en conjure à genoux, toi qui es juste et qui as bien voulu m’entendre et qui as pleuré avec moi, rends-moi ma Prisca !…

Il n’avait fait un si long détour que pour en arriver là. Sa douleur et son amour étaient clairvoyants. Ivan avait compris tout de suite qu’il arrivait dans un bon moment. Après le premier heurt de la rencontre, le tsar s’était trop facilement attendri pour qu’il n’y fût point préparé par un état d’esprit assez pitoyable.

Si le premier cri du grand-duc avait été pour son propre désespoir et pour son propre espoir, et uniquement pour elle qu’il fallait sauver, il avait vite compris que le tsar ne s’intéresserait à son infortune à lui, Ivan, qu’autant qu’il montrerait de l’intérêt pour les misères impériales qui étaient immenses. Et derrière toutes ces phrases déchirantes où clamait le malheur général du temps, il n’y avait que la plainte de son cœur et le cri terrible de son destin qui voulait être sauvé et qui ne pouvait l’être que par le salut de Prisca !

Il faudrait tout ignorer de la triste et aimante et désolée âme slave, pour s’étonner de la force que conquérait, dans le moment, le grand-duc Ivan, par ses discours désordonnés où brûlait la flamme d’un amour partagé.

Le tsar l’écouta, et il arriva, ce qui devait arriver. Il ne tarda pas à le plaindre. Lui aussi, il aima Prisca et il s’attendrit sur ses malheurs. Il était trop malheureux lui-même pour ne point sentir battre le malheur dans le cœur d’un être de sa race, qui pleurait dans ses bras !

Toute cette pitié s’augmentait de la haine immédiate qu’il avait pour ceux de son entourage, dont il se sentait depuis longtemps la proie inéluctable et dont Ivan lui avait précisé l’ignominie.

Il ne résista plus à l’appel forcené d’Ivan :

– C’est ma femme, petit père ! lui jetait le jeune homme, c’est celle que Dieu m’a donnée ! Ils me l’ont prise. Toi seul peux me la rendre !… Où est-elle maintenant ? Où est-elle ? Donne des ordres, et vite ! petit père ! des ordres terribles pour qu’on la trouve ! pour qu’on la sauve ! Elle est peut-être dans un cachot, sous la Néva ! au fond d’une tour, dans un château du bord du golfe !… Ma mère a des châteaux où l’on peut faire tout ce qu’on veut, sans qu’on s’en occupe jamais ! Il faut se hâter, et puis on a peut-être conduit Prisca dans un couvent… dans un damné couvent dont les moines sont vendus à Raspoutine ou aux Ténébreuses…

– Continue ! Va donc ! gémit le tsar…

– La Wyronzew, que j’ai vue tout à l’heure, déclara Pierre avec une conviction qui emportait tout, la Wyronzew possède plus de cent tours dans son sac ! Il faut que tu saches que c’est elle qui a ensorcelé ma mère et que, par elle, ma mère a ensorcelé Maria Alexandrovna (la tsarine) ! Ma mère est avertie ! Elle sait que je suis ici ! Si tu n’interviens pas, j’aime mieux me tuer ! C’est elle qui a tout fait ! C’est elle qui sait où est Prisca !

Il souffla un peu, embrassa les mains de l’empereur et reprit :

– C’est elle qu’il faut interroger ! Si tu ne la fais pas parler, Prisca est perdue, et moi, je suis mort avec elle !…

L’empereur, à son tour, soupira douloureusement et profondément, car il avait été tout à fait bouleversé par ce que lui avait attesté, en dernier lieu, Ivan relativement à l’influence de la grande-duchesse sur la tsarine.

– Ivan Andréïevitch, commença-t-il solennellement, mais à voix basse, comme s’il avait peur d’être entendu, je sens que ton cœur est près du mien ; aussi je te promets d’être juste pour tous ceux que tu aimes et d’étendre, sur eux et sur toi, ma protection !…

Ayant dit, il appela un aide de camp et lui commanda de faire savoir à la grande-duchesse qu’elle eût à se présenter, sans tarder, devant lui.

Presque immédiatement, la grande-duchesse, qui avait été avertie de l’arrivée d’Ivan et de son entrevue avec l’empereur par la Wyronzew, fit son entrée.

Elle avait sa figure des grands jours, la hauteur et la démarche des heures de gala, quand elle voulait en imposer à tous, dans les cérémonies plus ou moins solennelles. Elle s’inclina devant le tsar et attendit. Elle n’eut pas un regard pour Ivan.

Nicolas n’était pas toujours à son aise devant les grands airs de Nadiijda Mikhaëlovna. Mais, cette fois, ils ne l’impressionnèrent pas du tout. La rancune bouillait dans son cœur, mais il contint la manifestation de sa haine personnelle, qu’il avait des raisons de dissimuler, pour s’occuper uniquement, comme il l’avait promis, des affaires d’Ivan.

– Madame, lui dit-il, sans la regarder, votre fils est venu me demander son pardon. Il l’a obtenu, m’ayant promis de ne plus faire à l’avenir que notre volonté. Je veux aussi que vous fassiez la mienne. Il se passe des choses autour de moi, qui ne sont pas à mon gré. Nul ici n’a le droit de disposer pour quoi que ce soit d’un pouvoir qui m’appartient. Ivan m’a tout dit. Tout, entendez-vous bien !

Alors il la regarda bien en face et d’une façon si terrible que Nadiijda Mikhaëlovna eut peur de lui, pour la première fois de sa vie.

Le tsar, après un silence effrayant, que la grande-duchesse n’osa point rompre, reprit :

– Nous reparlerons de certaines choses, un autre jour. Mais, aujourd’hui, je veux vous faire part d’une plainte qui est arrivée jusqu’à moi et qui a trait à un scandale qu’il est de notre intérêt, et du vôtre surtout, madame, de faire cesser. Une personne, appartenant à un pays allié, a disparu dans des conditions que vous ne sauriez pas ignorer. Cette personne est innocente de tout crime, et la loi qui la protège est celle de l’hospitalité russe. Fût-elle même coupable, je n’admettrais point qu’elle fût frappée en dehors de moi et de mes lois. Cette personne, madame, vous allez me dire immédiatement où elle est.

– Mais, sire, fit la grande-duchesse, avec la mine la plus étonnée du monde, je ne sais, en vérité, de qui vous avez la bonté de me parler. Tout ceci est, assurément, une parfaite énigme pour moi.

Alors, le grand-duc Ivan éclata :

– Vous savez très bien de qui il s’agit, ma mère. Il s’agit de celle que vous avez menacée devant moi. C’est vous qui avez mené cet abominable drame. C’est vous qui avez fait enlever Prisca.

– Ah ! ah ! il s’agit donc de cette petite ? reprit la grande-duchesse, de son air le plus déplaisant ; voilà donc de quoi faire beaucoup de bruit. Eh bien ! si elle a disparu, tant mieux pour tout le monde et tant mieux pour la volonté du tsar, qui ne trouvera plus cette demoiselle entre Sa Majesté et vous !

Ivan voulut encore parler, mais d’un geste, le tsar le fit taire. Le cynisme de la grande-duchesse l’exaspérait follement. C’est d’une voix tremblante de fureur concentrée qu’il dit :

– Nadiijda Mikhaëlovna, je veux que l’on ait retrouvé cette jeune femme, ce soir !

– Mais adressez-vous à votre police, sire ! moi, je ne suis pour rien dans cette affaire, je vous le jure !… Et cette scène dépasse toutes les bornes de ma patience. Permettez-moi de me retirer !

Nicolas II eût reçu une gifle qu’il n’aurait pas été plus humilié, ou plus bouillonnant d’une fièvre vengeresse. Ainsi voilà comment, maintenant, on osait lui parler, chez lui ! on le bravait en face ! on se permettait de lui dire qu’on allait se retirer, sans qu’il en eût donné l’ordre ! Tout respect était anéanti ! L’étiquette la plus vulgaire était foulée aux pieds ! et par qui ? par cette femme pour laquelle il n’avait que du mépris et de la haine et dont les savantes manœuvres avaient dressé contre lui un parti devenu tout-puissant à la cour… Pour la première fois de sa vie, il vit rouge… Oui, l’antique sang des tsars, le sang des Romanof, qui paraissait endormi sous cet épiderme placide, se mit tout à coup à couler dans ses veines sa vague de feu ! Et c’est la figure embrasée, le geste plein de menaces qu’il se dirigea sur Nadiijda Mikhaëlovna.

– Je vous ordonne de rester ici !… et je vous ordonne de me dire où elle est !…

Nadiijda avait reculé, terrifiée. Elle avait pu croire que Nicolas allait la frapper : elle ne pouvait parler, tant elle était stupéfaite de trouver un empereur qu’elle ne connaissait pas !

– Dites-le, tout de suite ! tout de suite ! ou je vous fais arrêter ! arrêter ici ! dans ce bureau et jeter dans un cachot à Pierre-et-Paul.

Alors Nadiijda Mikhaëlovna comprit qu’il fallait changer de jeu. Ce fut fait en un tournemain !… Il n’y eut plus qu’une pauvre femme qui pleurait et se lamentait et criait son innocence ! En vérité ! en vérité ! elle ne savait rien de cette affreuse histoire ! Et, dans tout l’éclat de sa protestation, elle se défendait avec une habileté démoniaque, apprenant qu’il fallait chercher ailleurs ! et que cette personne à laquelle s’intéressait l’empereur pouvait avoir été victime de certains personnages, qui lui avaient, depuis longtemps, prêté une particulière attention !…

Ivan, sur ces derniers mots, ne lui permit point de continuer et exigea des précisions !

Ces précisions, elle les refusa… toujours dans les larmes. Elle ne pouvait rien dire, car elle n’était sûre de rien, et pour rien au monde, même pour la sauver, elle, de la colère de l’empereur, elle n’accuserait qui que ce fût !… Mais si l’on voulait savoir à peu près à quoi s’en tenir, on pouvait se renseigner auprès du successeur de Gounsowsky, à la direction de l’Okrana, auprès de Grap lui-même. Or, justement Grap était, ce jour-là, à Tsarskoïe-Selo. Il était allé à l’ambulance, et Mme Wyronzew l’avait vu. On pouvait interroger Grap.

Le tsar donna des ordres immédiats pour que l’on fît venir Grap au palais et qu’on l’introduisît auprès de lui.

En attendant Grap, Nicolas ordonna à la grande-duchesse de se retirer dans son appartement et lui fit défendre de communiquer avec qui que ce fût. Un aide de camp fut chargé de veiller à l’exécution de cette consigne.

La grande-duchesse était traitée comme une prisonnière. Elle quitta le cabinet de l’empereur en lançant, à la dérobée, au grand-duc, un coup d’œil foudroyant.

En attendant Grap, le tsar se promena dans son bureau avec une grande fébrilité. Il n’adressait pas la parole au grand-duc. Il était tout à sa pensée tumultueuse et il se grisait lui-même de son exceptionnel mouvement d’autorité.

Quand Grap fut introduit, l’empereur alla droit au fait.

– Monsieur, dit-il au chef de la police secrète, que savez-vous d’une demoiselle française, qui a été dame de compagnie chez le comte Nératof et qui en est partie il y a un an environ pour aller habiter, paraît-il, un appartement sur le canal Catherine ?

À ces mots, Grap, stupéfait, se tourna vers le grand-duc Ivan, qu’il était tout étonné de trouver dans le cabinet de l’empereur, et son geste avait l’air de dire : « Mais je crois que Son Altesse en sait sur cette demoiselle beaucoup plus long que moi ! »

– Eh bien, vous ne m’avez pas entendu ? jeta l’empereur.

– Si Sa Majesté voulait préciser ce qu’elle attend de moi, balbutia Grap, énormément gêné.

– Il paraît que certains personnages s’intéressaient particulièrement à cette demoiselle…

Grap, rouge comme un coquelicot, n’osait plus regarder le grand-duc.

– Parlez, monsieur, fit Ivan. Répondez à l’empereur et dites tout ce que vous savez. Il ne s’agit point de moi, dans cette affaire, ne vous troublez pas. J’ai tout dit à Sa Majesté, en ce qui me concerne.

– La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, exprima Nicolas, prétend que vous êtes au courant de certains faits !

– Oui, Votre Majesté, je sais maintenant de quoi il s’agit. J’ai eu l’occasion, en effet, de dire à Mme la comtesse Wyronzew, que Mlle Prisca avait dû quitter la maison du comte Nératof, à la suite de dissentiments avec le comte…

– Et c’est tout ?

– Sire, je vais dire à Votre Majesté tout ce que je sais. Les faits se sont passés sous mon prédécesseur, à la tête de l’Okrana, Gounsowsky. J’ai trouvé, dans les papiers de ce dernier, les preuves d’une machination montée contre cette jeune personne.

– Par qui ? demanda l’empereur, devant l’hésitation de Grap.

Mais Grap n’hésitait que par coquetterie de policier, qui veut paraître désolé d’avoir à démasquer un personnage bien en cour ; au fond de lui-même, il était enchanté, car, depuis qu’il avait perdu la piste de Prisca, en Finlande, le comte Nératof l’avait fort maltraité et s’était vengé du peu de réussite dans sa propre affaire, en déclarant partout que Grap était tout à fait incapable de mener à bien celles de la police de l’empire et qu’il fallait, dès maintenant, lui chercher un remplaçant.

C’est donc avec une certaine joie secrète que Grap finit par nommer le comte Nératof. Il expliqua à Sa Majesté comment le comte avait imaginé de faire quitter Petrograd à la jeune personne, en lui faisant peur des responsabilités qu’elle encourait à la suite de certaines leçons qu’elle donnait à un personnage de la plus haute aristocratie.

– Il s’agit de moi, batouchka, fit Ivan.

Grap osa sourire délicatement et continua :

– Le comte faisait surveiller la jeune personne par les agents de Gounsowsky. L’un d’eux avait été spécialement chargé de lui faire prendre un train omnibus pour Moscou. Or, à une station intermédiaire et en pleine campagne, il devait faire descendre cette demoiselle et tout était réglé pour qu’elle fût mise à la disposition du comte et ramenée dans une propriété que le comte possède dans un faubourg de Petrograd, à Kamenny-Ostrov. Le coup manqua et, le jour même, Gounsowsky disparaissait et l’agent, aussi. Il est probable que Gounsowsky a été assassiné, on ne sait par qui. On a voulu mêler à cette affaire la Kouliguine et sa sœur ; je puis affirmer à Sa Majesté que la célèbre danseuse n’est pour rien dans ce sombre drame. Quant à l’agent de Gounsowsky, on a retrouvé son cadavre dans le fleuve, quelques jours plus tard.

– Que d’horreurs ! gronda le tsar. Et depuis, que fit le comte ? Le savez-vous ? A-t-il continué de s’intéresser à la personne en question ?

– Je puis d’autant mieux renseigner Votre Majesté sur ce point, répondit Grap, que le comte, aussitôt que je fus à la tête de l’administration de Gounsowsky, vint me trouver pour me prier de lui continuer les services que celui-ci lui avait rendus dans quelques affaires fort importantes, où l’honneur de certaines grandes familles de la noblesse et de la bourgeoisie avait été mis à l’épreuve par les passions bien connues du comte. Je dis tout ce que je sais à Votre Majesté, car j’ai toujours pensé que le premier devoir d’un bon sujet est de ne rien cacher à son souverain…

– Allez ! Grap !… Allez !…

– Entre autres conversations que nous eûmes, le comte et moi, celle qui concernait la jeune personne en question ne fut pas la moins intéressante. M. de Nératof n’avait renoncé à aucun de ses projets, et il me pria de le servir autant qu’il serait en mon pouvoir. Il venait d’apprendre que cette personne avait quitté Petrograd avec un jeune prince de la cour, et il redoutait que tous deux ne parvinssent à s’enfuir à l’étranger. Son plan était de faire enlever la jeune fille. Là, je l’arrêtai net et lui dis que je ne pouvais entrer dans ses vues et qu’une entreprise pareille déshonorerait mon administration.

« Il me répondit que si j’agissais selon son désir, je rendrais service à tout le monde, à Sa Majesté, qui était fort mécontente de la fugue du prince, à la famille du prince, et à celle de la fiancée du prince, et qu’ainsi je me serais conduit en bon citoyen. Je lui répliquai que j’étais prêt à faire tout ce que m’ordonnerait mon souverain, mais que je n’agirais point sans ordre. Il partit là-dessus et revint me trouver le lendemain. Il avait l’ordre !

– Signé de qui ?

– De Votre Majesté !…

L’empereur et Ivan eurent, en même temps, le même mouvement de stupeur…

– Qu’est-ce que vous dites, Grap ! répétez un peu !… s’écria Nicolas.

– Je répète à Votre Majesté que le lendemain j’avais l’ordre timbré du sceau impérial !…

– L’ordre de quoi ?

– De m’assurer de la jeune Française !

– Ah ! par exemple ! Et vous l’avez encore cet ordre-là ?

– Le voici ! Votre Majesté !…

Grap sortit l’ordre de sa poche. L’empereur l’examina. Il était en règle…

– Que veut dire ceci ?… Je n’ai jamais eu cet ordre-là sous les yeux, moi !…

– Votre Majesté a signé, sans s’en apercevoir, avec les autres ordres déjà revêtus du sceau impérial, qui lui furent présentés par le comte Volgorouky !… J’ai pu savoir comment les choses s’étaient passées… Le comte Nératof était allé trouver le général prince Rostopof, qui tenait beaucoup au mariage du prince fugitif avec sa nièce, et le général Rostopof, pour obtenir, par inadvertance, la signature de Votre Majesté, s’était entendu avec la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna et le comte Volgorouky, qui présente, à l’ordinaire, les pièces à signer à Votre Majesté !…

En parlant ainsi, Grap « brûlait ses vaisseaux », mais il savait que, s’il n’abattait pas d’un coup le parti de la grande-duchesse et de Raspoutine, c’en était fait, le lendemain, de sa place. Pour la sauver, nous avons vu qu’il n’hésitait pas à prêter au comte Nératof la paternité de l’intrigue Rostopof, alors que c’était lui, Grap, qui avait donné l’idée à Nératof de s’adresser à Rostopof pour obtenir, par surprise, la signature de l’empereur…

Mais il mentait avec une telle conviction, les projets de Nératof étaient si infâmes et la fureur de Sa Majesté (en face de la preuve de sa bonne foi bafouée) était si parfaite qu’il comptait bien triompher et qu’il espérait déjà « tirer un gros bénéfice de sa loyale et courageuse attitude ».

En effet, cela ne tarda point ; mais, tout d’abord, l’empereur, mettant un frein à sa colère, voulut savoir, pour en finir, ce que Grap avait fait de cet ordre-là.

– Rien du tout, déclara Grap ; je l’ai mis dans un tiroir de mon bureau et je ne l’ai point exécuté !

– Et comment donc, monsieur, avez-vous pris sur vous-même de ne point exécuter un de mes ordres ?

– Sire, dit Grap, avec une conviction émouvante, je serais indigne d’occuper le poste auquel la bonne grâce de mon souverain a bien voulu m’appeler, si j’ignorais quoi que ce fût de ce qui se passe autour de lui ; si bien qu’avant même qu’on eût surpris la signature de Sa Majesté, j’étais au courant de l’intrigue qui se tramait pour abuser de sa bonne foi. En conséquence de quoi, j’eus grand soin de déclarer au comte Nératof qu’il pouvait désormais s’en remettre à moi en tout ce qui concernait cette affaire, qui lui tenait tant à cœur, mais, en vérité, j’attendis, pour m’en occuper à nouveau, que Sa Majesté voulût bien elle-même me faire savoir ce qu’elle attendait de son serviteur !

Ayant dit, Grap se tut, assez content de lui et prenant une pose modeste, mais avantageuse.

– Grap ! dit Nicolas, tu as agi comme tu as cru devoir le faire et ce n’est pas moi qui t’en blâmerai, puisque tu as été le seul, dans cette circonstance, à ne pas vouloir me tromper… Mais pourquoi n’es-tu pas venu me trouver et ne m’as-tu point tout raconté, à moi, qui dois tout savoir ?

– Que Votre Majesté me pardonne !… exprima le policier, en levant les yeux au plafond, comme s’il y cherchait une aide divine pour soutenir sa faible humanité dans un moment aussi grave… mais vos ennemis sont puissants… je n’ai pu approcher Votre Majesté qu’aujourd’hui même et parce qu’ils ont bien voulu m’envoyer chercher eux-mêmes, pour que je témoigne en leur faveur, et parce que je leur ai fait croire, depuis quelques jours, que j’étais tout prêt à servir leurs desseins, sans quoi toute tentative de ma part eût été vaine, je l’assure !

– Eh bien ! mon ordre, Grap ! est que tu retrouves cette jeune fille, tout de suite, tu m’entends ! et que tu l’arraches aux mains de ceux qui la retiennent prisonnière quels qu’ils soient, si haut placés, qu’ils soient !… Et, naturellement, sans scandale, ajouta Nicolas, après réflexion.

– Sire, je vous demande quarante-huit heures au plus, répondit Grap, et votre volonté sera accomplie ! je le jure !

– Écoute bien, Grap : il faut encore que je te demande autre chose ! et si tu me comprends bien, ta fortune est faite ; je vois que tu es un homme de décision et de bon jugement ! Puisque tu sais tout ce qui se passe ici, et même ailleurs, je désirerais en savoir du moins aussi long que toi… Et voici ce que je veux : que, tous les soirs, tu me fasses un rapport quotidien des événements du jour, qui peuvent m’intéresser plus particulièrement ; tu pourras tout dire en toute confiance et sur n’importe quoi et sur n’importe qui, si haut placé soit-il ! tu entends ! tu m’entends bien ! si haut placé soit-il, je le répète ! Je veux aussi, mais en cela je te recommande toute prudence et la plus rare discrétion, je veux aussi, ajouta-t-il à voix basse, si basse, que Grap comprit plutôt la chose au mouvement des lèvres de l’empereur qu’au son de ses paroles, qui arrivaient à peine jusqu’à lui…, je veux aussi que tu n’ignores rien de ce que fait Raspoutine, à chaque minute du jour et de la nuit, et que tu surveilles les Ténébreuses ! toutes ! si hautes soient-elles !…

L’empereur se tut, il avait fait là un effort considérable. Il essuya son front en sueur. Grap s’inclina.

– Tu m’as bien compris, Grap ? Tout à fait compris ?

– Oui, sire !…

– Eh bien, maintenant, je ne te retiens plus ! Va travailler !

– Sire, pour bien travailler suivant les ordres de Votre Majesté, j’aurai une demande à lui faire…

– Parle !

– J’avais une arme merveilleuse avec laquelle je pouvais sinon dénouer toutes les intrigues, du moins les connaître toutes, et l’on m’a désarmé, sire !…

– Alors, tu ne peux plus rien pour moi ?

– Je puis tout, sire, si Votre Majesté m’accorde cette petite chose que je vais lui demander.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De permettre à la Kouliguine, qui a encouru la disgrâce de Votre Majesté, de reparaître à la ville et au théâtre ! Il serait nécessaire aussi que Votre Majesté donnât des ordres pour que certaine police judiciaire à la dévotion de Raspoutine cessât d’inquiéter la danseuse à propos de la disparition de Gounsowsky. Raspoutine ne cherche, dans cette dernière affaire, qu’à se venger de la Kouliguine, qui a repoussé ses avances. Et, je le répète à Sa Majesté, il est désirable que la Kouliguine soit libre de toute contrainte et de toute crainte pour qu’elle puisse nous rendre tous les services que j’attends d’elle. En temps ordinaire, sa loge, son boudoir, son alcôve et son antichambre sont le centre où viennent aboutir tous les bruits et toutes les intrigues de la ville et de la cour.

– Et vous êtes sûr de la Kouliguine ?

– Oh ! sire, comme de moi-même ! répondit Grap, avec un petit sourire des plus fats.

L’empereur comprit et rougit pour Grap.

– Eh bien, c’est entendu ! je vous donne la Kouliguine, mais vous, donnez-moi ce que je vous demande !…

– J’ai l’honneur de le répéter à Votre Majesté et à Son Altesse, ajouta Grap, avec une légère inclination du buste du côté du grand-duc, avant quarante-huit heures, nous serons fixés sur le sort de la jeune Française, et chaque jour l’empereur recevra un rapport circonstancié, dont l’existence ne sera connue que de moi et de lui ! Avant de me retirer, j’oserai encore demander à Sa Majesté comment elle entend que je lui fasse parvenir ce rapport !

– Le plus secrètement qu’il vous sera possible, par l’entremise de mon valet de chambre, en qui j’ai toute confiance. Entendez-vous avec Zakhar !

Grap s’inclina encore et sortit. L’empereur dit :

– Cet homme me répugne ! Mais, hélas ! de quelque côté que je me retourne, les hommes me répugnent tous ! Il n’y a que toi qui m’aimes, Ivan, et encore, toi, tu es un enfant ! Crois-tu, Ivan, que je puisse avoir confiance en Grap ?

– Oui, sire, je le crois jusqu’au moment où il aura triomphé de ses ennemis.

– Tu connais donc aussi les hommes, Ivan ?… si jeune !…

– J’ai déjà tant souffert, sire !

– Mon pauvre petit ! Es-tu content de moi ? J’ai fait tout ce que je pouvais faire !

– Sire, il vous reste à me permettre de repartir, à l’instant, pour Petrograd.

– Comment ! je viens seulement, de te retrouver et tu veux déjà me quitter !

– Sire, je vous promets d’être de retour, ce soir même !

– Que vas-tu faire ?

– Sire, n’avez-vous pas entendu que Grap vous a demandé quarante-huit heures pour être fixé sur le sort de Prisca ! Mais, moi, je ne puis attendre quarante-huit heures, sire !

– Et, alors, quel est ton dessein ?

– Je vais aider Grap à aller plus vite, sire !

– Ou le gêner… Enfin, fais ce que tu veux ! et reviens le plus tôt que tu pourras. N’oublie pas que je suis seul…, tout seul !…

– Je n’oublierai jamais ce que Votre Majesté a fait pour moi ! Ma vie est à vous, sire !

Il baisa encore la main de l’empereur et se sauva. Derrière lui, Nicolas II poussa un profond soupir…

VIII – LA PETITE MAISON DE KAMENNY-OSTROV

 

Quand on a passé le pont, en face du palais de Paul, l’on se trouve dans l’île de Kamenny.

Kamenny-Ostrov est un endroit délicieux, une sorte de grand parc entouré d’eau, qui, en faisait un des faubourgs les plus recherchés de Petrograd par la riche société, qui avait édifié là des maisons de grand luxe où elle vivait l’été et où, quelquefois, l’hiver, elle s’amusait dans une solitude relative.

C’est à l’extrémité ouest de l’île, pas bien loin du théâtre d’été, qui est fermé depuis de longues années, que le comte Nératof avait « sa petite maison ». Et c’est là qu’au soir tombant (il tombait déjà si vite en cette fin de saison), dans un bosquet où il se dissimulait de son mieux, devant l’entrée de la datcha, dont on n’apercevait que les toits, derrière les arbres qui le cachaient, que nous retrouvons le grand-duc Ivan.

Nous croirons sans peine qu’Ivan avait la fièvre et qu’il était prêt à toutes les sottises capables de gêner Grap dans son « travail » autour du comte Nératof.

Il resta une heure à observer les alentours de cette petite maison, dont on parlait si mystérieusement à Petrograd et à la cour. Il ne découvrit rien qui pût lui faire croire qu’à ce moment elle était habitée. Pas un domestique. Pas une allée et venue. Pas une voiture.

Il ne pouvait continuer à perdre son temps ainsi.

Il pensa qu’il n’avait plus qu’une chose à faire, aller au plus tôt au rendez-vous que lui avait donné Iouri, au Stchkoutchine-Dvor, chez cette Katharina où, paraissait-il, il était sûr de trouver la Kouliguine. Là, Iouri lui apporterait peut-être des nouvelles intéressantes de Cronstadt ; enfin, la Kouliguine pourrait agir de son côté ; en tout cas, elle ne manquerait point de lui donner quelque bon conseil.

Au Stchkoutchine-Dvor, il se fit indiquer le réduit (connu de tous) de la célèbre marchande de bric-à-brac, mais, quand il fut devant celui-ci, il ne put que considérer un magasin hermétiquement clos. Il frappa d’un poing anxieux sur ce visage de bois. Un voisin sortit et lui dit que la Katharina avait fermé sa boutique le matin même, et était partie « se promener », ce qui ne lui était pas arrivé, ajouta le complaisant voisin, depuis « une pièce de douze ans » !

Ivan s’en alla de là plus désespéré que jamais. C’est alors que ses pas le reportèrent, sans qu’il y mît aucun empressement ni aucune contrainte à Kamenny-Ostrov, devant la « petite maison ». Il ne savait plus du tout ce qu’il faisait. Il souffrait horriblement, son imagination le torturait. Il voyait Prisca dans les bras de Nératof, réduite à l’impuissance par quelque narcotique et victime de l’infâme vieillard.

Il pleurait comme un enfant et poussait d’affreux soupirs.

Tout à coup, comme il était là, tout seul dans la nuit avec sa détresse, devant ce parc obscur et cette maison muette, il aperçut une lumière. Oui, une lumière venait de poindre, en face de lui, derrière les arbres, qui cachaient la maison.

Il y avait donc quelqu’un dans la datcha !

Il glissa le long de la barrière, saisit une branche et sauta dans la propriété. C’est un exercice auquel il pouvait se livrer, maintenant que la nuit était tout à fait venue.

De bosquets en bosquets, il s’avança vers le point lumineux. Le parc, le jardin devant la datcha étaient toujours déserts. Il constata que la lumière éclairait la vitre d’une fenêtre, au premier étage, dans l’intervalle des rideaux.

Une gouttière montait le long du mur et aboutissait à un balcon, qui se trouvait tout près de cette fenêtre. Au risque de se rompre les os, Ivan tenta l’escalade et la réussit avec un bonheur singulier, et sa volonté d’atteindre à cette fenêtre éclairée était telle qu’il s’en trouvait comme allégé, comme s’il avait des ailes.

La porte-fenêtre, qui donnait sur ce balcon, était garantie par des Persiennes closes. Il les secoua et ne réussit qu’à faire du bruit. Or, il ne voulait pas qu’en l’entendît. Il pensait qu’il ne pourrait réussir à pénétrer les mystères de la petite maison que s’il passait inaperçu. Une imprudence pouvait tout compromettre. Il était persuadé de plus en plus qu’il allait trouver Prisca dans la datcha.

Des bruits de vaisselle, de cristaux choqués parvinrent jusqu’à lui. Il entendit même des voix. Mais, dehors, rien ne bougeait. Il avait la sensation que, peu à peu, la maison s’emplissait et cependant, autour de la datcha, c’était toujours le désert, la solitude.

Par où ces gens arrivaient-ils ? Par quel mystérieux chemin ? Par un souterrain peut-être reliant entre elles deux datchas. On disait, à Petrograd, que cette maison était curieusement truquée et que certaines jeunes personnes y auraient été amenées et en seraient reparties sans trop savoir comment.

Ivan eût bien voulu passer du balcon sur la pierre de la fenêtre où se voyait quelque clarté et d’où venait le bruit, mais il ne pouvait y parvenir que par un miracle d’équilibre. S’il ne réussissait point ce miracle-là, il se tuait. Cependant, les minutes passaient. Et il se risqua. Et encore il réussit à se maintenir sur la pierre de cette fenêtre, qui l’attirait et qui semblait le préserver de tout, par la vertu même de son attraction.

À genoux, il put, entre deux rideaux mal tirés, voir ce qui se passait dans cette pièce, qui était une salle à manger.

Une table était servie autour de laquelle se trouvaient une demi-douzaine de convives, quatre hommes et deux femmes. Le comte Nératof était là, avec sa figure épanouie, ses manières élégantes et sa façon de parler aux dames, si prétentieusement méphistophélique. Ivan reconnut encore le jeune Alexandre Nikitisch, un ami de feu Schomberg fils, et qui passait pour avoir fait la cour à Mlle Khirkof, cette Agathe Anthonovna, dont on avait voulu faire la fiancée du grand-duc Ivan.

Ce jeune Alexandre était à côté de celle qui avait été sa maîtresse, au vu et au su de tout Petrograd, la somptueuse et si stupidement littéraire princesse Karamachef.

Enfin, il y avait, là, des gaspadines et quelques jolies femmes de moindre importance, mais bien connues par leur haute noce à Petrograd, un fils de marchand et deux hauts tchinovnicks, qui avaient gagné des sommes énormes dans les fournitures de guerre ; bref, tous ces gens de bonne mine, dont pas un, à s’en rapporter à l’extérieur, Dieu merci ! n’avait l’air de se mourir de consomption ou de phtisie !

Ivan voyait et entendait tout ! Et rien de ce qu’il voyait ne répondait à ses préoccupations. Toutefois, il n’en démordait pas. Il se disait que ces gens ne s’étaient point aussi mystérieusement réunis pour dire des sottises quelconques, manger plus qu’à leur faim et se noyer dans le champagne.

Il avait été question, à plusieurs reprises, d’une certaine « surprise », qui lui avait fait dresser l’oreille. On attendait quelque chose pour le dessert, et la princesse Karamachef s’en réjouissait d’avance. Elle avait même déclaré à Nératof « qu’elle n’y croyait guère » et que, certainement, « cette demoiselle qui leur avait été promise leur ferait faux bond ». Elle était trop amoureuse d’un autre personnage pour répondre à la flamme de cet excellent petit père aux cheveux blancs (Nératof).

En fallait-il davantage pour enflammer l’imagination d’Ivan, dans l’état où il se trouvait ? Ce qu’il venait d’entendre coïncidait, cette fois, si singulièrement avec ses pensées qu’il ne douta point une seconde qu’il ne fût question de sa malheureuse Prisca ! Ainsi est fait le cœur des pauvres hommes qui sont persuadés que leur désespoir remplit tout l’univers et que tout s’y rapporte !

De telle sorte que, lorsque, à la fin du repas (alors que la fièvre d’Ivan et la mauvaise position dans laquelle il était obligé de se maintenir avaient fait de lui une espèce de fou), la porte de la salle s’ouvrit soudain pour laisser rentrer trois domestiques en livrée, qui conduisaient une forme féminine tout enveloppée de voiles, qui la cachaient et masquaient son visage, le grand-duc assuré que cette silhouette ne pouvait être que celle de sa Prisca, malheureuse victime violentée par les mercenaires du comte Nératof, se précipita avec la force d’une catapulte sur la fenêtre qui le séparait des convives, passa au travers, dans un grand éclat de vitres brisées et vint tomber au milieu de la société épouvantée.

La moins effrayée de toutes les personnes, qui se trouvaient là, ne fut point celle qui venait d’arriver tout emmitouflée dans ses voiles. Elle poussa un cri et montra son visage et Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine, qui était bien connue pour sa soumission éperdue au culte de Raspoutine !

Rendu à lui-même par cette découverte, il considéra d’un regard hébété tous ceux qui l’entouraient et qui n’étaient pas moins ahuris que lui. Le grand-duc Ivan tombait du ciel d’une façon si inattendue, que les convives ne trouvaient aucun terme pour exprimer leur effroi ou leur ahurissement.

Le comte Nératof qui, d’un premier mouvement, s’était réfugié derrière sa domesticité, fut le premier cependant à s’avancer vers Son Altesse et à lui demander ce qui lui valait « l’honneur de sa visite ».

Ivan se passa les mains sur son visage, selon la manière des gens qui tentent de chasser le mauvais esprit, et, après avoir regardé encore Nathalie Iveracheguine, parvint à prononcer cette phrase :

– Je vous demande pardon, comte, je voudrais vous dire deux mots !

Le comte attesta tout de suite ceux qui étaient là qu’il était prêt à entendre autant de mots que Son Altesse jugerait à propos de lui en dire, mais Ivan, ayant exprimé le désir d’un entretien secret, il le fit passer dans un petit fumoir où il leur fut loisible de s’expliquer.

Cependant, avant toute explication, Ivan réclama un verre d’eau. Il en avait besoin. Il ne le but point. Mais, avec un linge, il se lava les tempes. Puis, ainsi rafraîchi, il commença d’une voix, du reste, mal assurée :

– Comte, on m’avait dit que vous déteniez chez vous, après vous en être emparé d’une façon criminelle, une personne à laquelle je m’intéresse par-dessus tout et que vous connaissez bien, puisqu’elle a fait partie de votre maison !

– J’imagine, répondit Nératof, en considérant le grand-duc avec une curiosité assez audacieuse, qu’il s’agit de Mlle Prisca !

– D’elle-même, monsieur !

– Eh bien ! Monseigneur, si on vous a dit cela vous avez pu vous rendre compte, par vous-même que l’on vous a menti. J’ose affirmer que personne ne vous attendait ici, ni par le chemin que Votre Altesse a bien voulu prendre, ni par un autre… Je donnais, ce soir, comme il m’arrive quelquefois, à souper à mes amis… Je leur avais réservé une surprise pour le dessert. Vous savez maintenant laquelle. Je n’ai rien de caché et ne veux rien avoir de caché pour vous !

« La princesse Karamachef, continua le comte avec le plus grand calme, avait parié que Nathalie Iveracheguine, que j’avais invitée plusieurs fois à nos petites fêtes, ne mettrait jamais les pieds chez moi. Elle y est venue, ce soir, presque de son plein gré. Tout cela n’est pas bien grave, comme vous voyez ! et se terminera de la façon la plus ordinaire avant le jour, après le jeu et quelques bouteilles de champagne. Je n’ose proposer à Votre Altesse de nous faire l’honneur de présider notre petite fête, je vois qu’elle a été trop prévenue contre moi et que, tout innocent que je suis d’un crime dont elle m’a cru trop vite coupable, elle n’en garde pas moins à mon égard une certaine méfiance, et peut-être même, hélas ! quelque ressentiment !…

– Jurez-moi que vous n’êtes pour rien dans l’enlèvement de Prisca ! fit le grand-duc, d’une voix sombre.

– On a donc enlevé Mlle Prisca ? Monseigneur, je n’ignorais point l’intérêt que vous lui portiez, et, depuis que je sais cela, je ne me suis plus occupé d’elle, je vous le jure !

– Vous avez tort de jurer cela, comte, car vous n’ignoriez pas mes visites au canal Catherine, quand vous avez tenté de lui faire prendre le chemin de Moscou, où vous aviez préparé votre traquenard !…

– Et pourrais-je demander à Votre Altesse, qui a pu lui servir une aussi belle calomnie ?

– Nous en reparlerons avec Grap, comte.

– Ah ! c’est donc Grap !… Tout s’explique, alors !… Tout s’explique !… Vous avez bien fait de me parler avec cette franchise, monseigneur !… car il est probable que, du moment que Grap se trouve dans cette affaire, il va m’être permis de vous donner personnellement certains renseignements dont vous me remercierez, si Votre Altesse en sait faire un bon usage ! Ils ne vous seront pas inutiles, assurément, pour retrouver celle que vous cherchez !…

– Parlez, monsieur, parlez !…

– Tout d’abord, monseigneur, permettez-moi de vous demander, si vous êtes maintenant convaincu que Mlle Prisca ne se trouve pas ici !… Je vous vois jeter partout, autour de vous, des regards si farouches ! Vous avez pénétré chez moi d’une façon si furieuse que je n’espère point vous voir tout à fait calmé avant que vous vous soyez tout à fait rendu compte par vous-même de votre erreur ! Il vous reste à visiter ma maison, de la cave au grenier, monseigneur !

Ivan se laissa tomber sur un siège et murmura, accablé :

– Je vous crois, monsieur, mais, encore une fois, parlez vite !… Où est-elle ? Où est-elle ? Où peut-elle être ? Qu’a-t-on pu en faire ?… Où la chercher ?…

Et comme le comte renouvelait ses offres de lui faire visiter sa datcha :

– C’est bien ! c’est bien ! Monsieur, ne parlons plus de cela ; je vous crois, s’écria-t-il, impatient.

– Alors, vous ne croyez plus Grap, insista le comte.

– Qui donc dit vrai ? qui donc ment ? éclata le grand-duc. Ah ! vous avez devant vous un être bien malheureux, comte !… Pourquoi Grap m’aurait-il menti ?…

– Eh ! parce que Grap et la Kouliguine ont partie liée, maintenant !… ne le saviez-vous pas ?…

– Et alors ? interrogea Ivan, qui ne comprenait pas où voulait en venir le comte : en quoi cela peut-il intéresser mon amour pour Prisca ?…

– Grap fait tout ce que veut la Kouliguine !

– Eh bien !

– Eh bien ! c’est tout naturel que, pour faire plaisir à la Kouliguine, il vous ait fait enlever Prisca !

– Vous divaguez, comte !… Pourquoi la Kouliguine lui aurait-elle demandé une chose pareille ?

– Pour une raison qu’elle n’a certainement pas dite à Grap, mais que je sais, moi !

– Mais dites-la ! Mais dites-la donc ! Vous me rendez fou !…

Parce qu’elle vous aime !…

– La Kouliguine m’aime, moi !…

– Oh ! elle n’a pas cessé de vous aimer !

– Mais comment savez-vous qu’elle m’aime ?

– Elle me l’a dit !

– À vous !…

– À moi, et elle l’a dit à bien d’autres !… Votre Altesse peut être fière ! on se consume partout d’amour pour elle !…

– Ah ! ne raillez pas, comte ! ne souriez pas !… par Dieu ! je vous jure que ce n’est pas le moment de plaisanter !

– Par Dieu le père et sur les saints archanges, je ne plaisante pas ! je dis ce que je sais ! et je n’avance que ce que je crois !

– Mais, malheureux ! c’est elle qui a dirigé notre fuite, à Prisca et à moi !… Elle seule savait où nous étions !…

– Elle seule, donc, pouvait vous prendre Prisca !… Au fond, tout ceci, monseigneur, ne me regarderait pas, si je n’avais pas à me défendre contre un couple policier abominable, qui m’a accusé d’un crime que je n’ai pas commis ! vous le voyez bien ! J’étais à dix mille lieues de penser à Prisca, moi ! Mais elle, la Kouliguine, y pensait, je vous assure !… Si elle a fait ce que vous dites, c’est qu’elle a vu, c’est qu’elle a senti qu’elle devait patienter encore !… c’est qu’elle a escompté que votre aventure vous lasserait bientôt… Cette idée-là, elle l’avait fait répandre partout, même chez les Nératof et jusque chez la grande-duchesse : « Il se lassera, prenez patience ! », mais sans doute la patience aura fini par lui faire défaut à elle-même !

– Et elle aura averti ma mère de l’endroit où j’étais caché avec Prisca ? C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous avez voulu dire ?

– Mais je n’ai rien dit de cela, monseigneur, puisque j’ignore encore que la grande-duchesse ait su l’endroit où vous vous cachiez !…

Ivan s’était dressé, étourdi sous les coups nouveaux, qui le frappaient… ébloui par la lumière nouvelle qui le pénétrait comme eût pu le faire la flèche la plus cruelle !… Il était épouvanté aussi des mots qui étaient jaillis de lui et qui précisaient l’infamie de cette Kouliguine, à laquelle il croyait tout devoir !… Et maintenant que la chose avait été prononcée, il lui fut impossible de ne plus y croire !… Oui, oui, maintenant, il croyait que la Kouliguine l’avait trahi !… l’avait trahi par amour !… Car elle l’aimait ! le comte ne mentait pas ! C’était lui, Ivan, qui avait été un aveugle de ne pas voir cet amour ! La mélancolique image de Prisca lui avait alors tout caché ! Il se rappelait maintenant les traits lascifs de la courtisane qui, plusieurs fois, avait essayé de l’attirer dans ses bras.

Ses souvenirs le brûlaient ! Il se souvenait d’un baiser chez Serge, le soir même de la mort de son ami, un baiser si ardent… et dont il n’était parvenu à se détacher que pour la voir, la Kouliguine, rouler à demi évanouie sur le divan dont il s’était détourné…

Et, le jour de sa fuite, le lendemain matin, comme elle l’avait reçu, dans sa chambre, comme elle l’avait encore entouré de ses bras amoureux, dont il avait assez brutalement dénoué l’étreinte !…

C’était vrai ! C’était vrai ! mais une fille comme elle ne s’avouait jamais battue !…

Avec quelle ardeur, pour être sûre évidemment qu’il ne lui échapperait pas, avait-elle pris la direction d’une aventure, qui devait être courte… et à laquelle elle avait elle-même fixé un terme, il se le rappelait cela aussi : « Six mois ! dans six mois, au premier signe que je ferai, il faudra venir ! »

Eh bien, elle n’avait pas pu attendre ces six mois-là ! Il s’en fallait de quelques semaines ! Elle l’aimait trop !…

Comment ! si elle l’aimait ! mais maintenant il comprenait toute cette installation, qui l’avait tant intrigué quand il était arrivé dans la datcha qu’Hélène avait mise à leur disposition, dans l’île du Bonheur !…

Tout cela avait été préparé de longue date ! pour le jour où Ivan serait devenu son amant !… Toute la datcha avait été faite pour Ivan ! elle était pleine de ses photographies ! de ses portraits ! Et cette défense d’emporter un seul de ces portraits !… de ces portraits, que gardait si jalousement Iouri.

Iouri ! encore un traître !… Ah ! comme tout s’expliquait encore de ce côté-là !… Ah ! les misérables !

Le pauvre Ivan était tellement pris par ses déductions foudroyantes, qu’il ne s’apercevait pas que le comte lui parlait, qu’il ne l’entendait même pas, qu’il l’interrompait par des exclamations ou des bribes de phrases, qui répondaient à sa propre pensée, mais dont l’autre ne pouvait savoir tout le sens.

Cependant Nératof se rendait bien compte de l’effet produit et qu’il avait parfaitement réussi à rejeter sur Grap et sur la Kouliguine une tempête qui pouvait le broyer !

Il s’en félicitait d’autant plus, qu’il était sincère en accusant la danseuse. Et, du reste, son accusation devait coïncider avec bien des faits qu’il ignorait, mais dont le rapprochement, dans la pensée du grand-duc, paraissait tout illuminer.

Enfin, le grand-duc était comme ivre et ses gestes désordonnés cherchaient les portes pour s’enfuir.

– Monseigneur ! par ici ! permettez-moi de vous guider, je vais être obligé de conduire Votre Altesse par un petit chemin discret qui l’aurait bien amusé en d’autres temps, mais je comprends que Votre Altesse !…

Ivan ne répondait plus. Il n’avait de curiosité pour rien et ne s’étonna même point d’entrer dans un placard, de descendre dans un souterrain et de déboucher dans un bosquet, au bord de la route, où se tenait toute prête une drochka.

– Remarquez, monseigneur, qu’on pourrait aussi bien venir chez moi par la porte ordinaire, comme dans toutes les datchas, mais c’est plus amusant ainsi et mes amis s’imaginent, tout de suite, qu’ils vont assister chez moi à des choses défendues, ce qui leur plaît beaucoup ! Au fond, nous sommes de grands enfants… Voilà tout !

Mais Ivan avait déjà sauté dans la voiture.

– Au Stchkoutchine-Dvor ! jeta-t-il à l’isvotchick…

– Que diable va-t-il faire au Stchkoutchine-Dvor ? se demandait Nératof, en rentrant dans son souterrain et en en refermant très bourgeoisement la porte…

IX – LE GRAND-DUC ET LA DANSEUSE

 

Où il allait ? Mais Ivan allait vers la Kouliguine ! Il retournait au Stchkoutchine-Dvor dans l’espoir que la Katherina serait rentrée chez elle et qu’elle pourrait lui dire où il trouverait la Kouliguine. Ah ! il voulait la voir tout de suite, tout de suite ! Et il l’étranglerait, assurément, de ses mains, si elle ne lui disait pas immédiatement ce qu’elle avait fait de Prisca !…

Ah ! Dieu ! comment avait-il pu se laisser bafouer ainsi ? Comme on l’avait trompé !

Mais c’était donc vrai qu’il n’était qu’un enfant !… Certes, à un moment, il avait eu comme une hésitation devant la sincérité de Iouri ; mais alors, l’idée, rapide comme l’éclair, que Iouri et, par lui, la Kouliguine avaient pu organiser l’enlèvement de Prisca, lui avait paru si monstrueuse qu’en toute bonne foi, il l’avait rejetée avec horreur !

Ah ! il se rappelait bien ; c’était quand il avait rencontré Iouri à ce buffet de gare, mangeant tranquillement sa tranche de jambon, alors qu’il croyait le domestique victime avec Prisca, avec Vera, avec Gilbert, des agents de Doumine, de Raspoutine et de Nadiijda Mikhaëlovna !… Oui, à ce moment-là, tout de même, il sentait poindre en lui certains soupçons… Et puis, encore, pendant le récit bizarre de l’évasion de Iouri… il avait dressé l’oreille et fait quelques observations !… Ah ! Nératof avait raison ! Il n’y avait donc que des brigands sur cette terre !…

La drochka, qui emportait Ivan, traversait cette partie des îles qu’il connaissait bien pour s’y être fait conduire, certain matin tragique, par Zakhar, déguisé en isvotchick.

Et, tout à coup, quelle ne fut pas sa surprise, en se trouvant en face de la fameuse datcha de la danseuse, dont toutes les fenêtres étaient illuminées comme pour une grande fête.

Ivan fit arrêter immédiatement les chevaux et sauta sur le seuil de la propriété.

Un schwitzar s’avançait déjà, Ivan demanda si la Kouliguine était chez elle. Il lui fut répondu affirmativement.

Ah ! Grap n’avait pas perdu son temps à Tsarskoïe-Selo ! Et s’il s’était occupé peu des affaires des autres, il avait conduit assez heureusement les siennes… et celles d’Hélène Vladimirovna !…

« Saints archanges ! pensait Ivan, dont la main avait saisi dans sa poche son revolver, la danseuse n’a pas attendu longtemps pour triompher !… Elle n’a plus aucune raison de se cacher ! On ne l’ennuyait plus avec l’affaire Gounsowsky ! On oubliait le drame affreux, dont sa maison de campagne avait été le théâtre. Elle était rentrée en faveur ! Et, sans doute, pour fêter ce rapide retour de la fortune, traitait-elle, ce soir, quelques-uns de ses fervents admirateurs !… »

Courroucé souverainement et maudissant la vie, ainsi s’avançait Ivan, dans la maison d’Hélène.

Il se fit annoncer et on l’introduisit aussitôt dans une petite pièce particulière, qui devait servir de boudoir à la danseuse et qui était déjà empreinte de son parfum.

Il y avait, là, un portrait en pied de la Kouliguine, dans son costume de danseuse. Elle montrait des jambes admirables, gantées de soie rose, une poitrine, qui supportait un énorme collier de gros brillants. Ses yeux, peints pour le théâtre, avaient, en même temps qu’un éclat surprenant, une langueur si pleine de promesses, que le grand-duc se détourna avec dégoût…

Et c’est de cette femme qu’il avait pu faire une amie ! Et c’est cette femme qui avait pu croire un instant qu’il se laissait aller à ses embrassements ! Qu’allait-il faire de cette femme ? Que venait-il faire chez elle ? Avait-il la prétention d’arrêter à lui tout seul une aussi belle carrière ? Car il murmurait entre ses dents serrées : « Si la louve prend l’habitude d’aller au bercail, elle emportera l’une après l’autre les brebis, à moins qu’on ne la tue ? »

La tuer ? Pourquoi la tuer ? Est-ce que cela lui rendrait Prisca ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux, en vérité, entrer en composition, comme on dit, avec cette puissance de crime et de luxure ?…

Il attendait, farouchement, impatient… Les bruits qui parvenaient jusqu’à lui étaient ceux d’un souper, d’une fête de nuit, comme il l’avait pensé. Ainsi, partout on s’amusait !… La grande ville était en liesse, partout !… Des femmes, des filles, des cartes, du champagne !… pendant qu’on se battait à la frontière !

Pourquoi la Kouliguine ne paraissent-elle donc pas ? Sans doute était-elle montée chez elle pour se faire plus séduisante encore ? Avec quelle joie triomphante elle avait dû entendre prononcer son nom par le valet ! Enfin, Ivan lui revenait, lui revenait tout seul !… Elle allait le reprendre dans ses bras, comme le matin où elle l’avait reçu dans sa chambre !…

« Damnée ! » jeta Ivan tout haut, devant le portrait. Presque aussitôt, la porte, derrière lui, s’ouvrait et, comme si vraiment l’injure avait appelé la danseuse, la Kouliguine entra.

Elle était resplendissante, couverte de bijoux, d’une beauté, d’une splendeur vraiment royales ; elle s’avança rapidement vers Ivan, les mains tendues et avec une figure exprimant une joie inouïe de le revoir.

– Je vous demande pardon, monseigneur, de vous avoir fait attendre ! mais j’étais en train de me parer quand vous êtes arrivé… et, pour vous, j’ai voulu me faire encore plus belle !…

Mais elle s’arrêta tout à coup devant le spectacle que lui offrait Ivan !…

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, pourquoi me faites-vous cette horrible figure ?…

– Oui, horrible, madame ! s’écria le grand-duc en reculant devant tant de cynisme… vraiment horrible ! Et ce que vous a raconté Iouri vous a paru assurément horrible ! n’est-ce pas, madame ?

– Iouri ! Mais je ne l’ai pas vu ! répondit Hélène en considérant Ivan avec stupeur.

– C’est sans doute que vous n’avez plus besoin de lui. En vérité, maintenant, il peut se reposer…

– Monseigneur ! Monseigneur ! que signifient de telles paroles ?… Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… Je ne suis donc plus votre amie ?…

– Hélène Vladimirovna ! vous êtes une misérable !… Je suis venu pour vous dire cela !… car il faut que vous sachiez que je ne suis plus votre dupe !…

– Ah çà ! mais il est fou !… il est devenu fou ! s’écria la danseuse, qui ne pouvait pas en croire ses oreilles… Ivan Andréïevitch est fou !…

Et, cette fois, elle le regarda avec terreur…

– Hélène Vladimirovna, c’est vous qui m’avez volé Prisca.

– On vous a volé Prisca !…

– Vous allez me la rendre sur-le-champ, vous entendez !… sur-le-champ ! ce soir même, ou je vous abats comme une bête puante !

Et Ivan sortit son revolver.

La danseuse poussa un cri terrible, cri de rage et de malédiction, cri de fureur indignée et de révolte sauvage, auquel tout le monde accourut, invités et domestiques. Chacun voulut s’interposer. Les femmes se mirent à hurler en voyant le revolver du grand-duc. Mais alors Hélène les chassa, mit en fuite tout le monde avec des vociférations et des coups !…

– Qu’on nous laisse seuls ! qu’on nous laisse seuls !… Qu’est-ce que vous venez faire ici !… De quoi vous mêlez-vous ? Allez au diable ! s’il me tue, cela ne vous regarde en rien ! allez ! mais allez donc !…

Elle était comme une lionne, bondissait de l’un à l’autre, entrant ses griffes ici et là et prête à mordre !

Le terrain fut vite déblayé, la porte refermée, et se retournant vers Ivan qui n’avait pas bougé et qui, très pâle, mais très résolu, tenait toujours son revolver, elle arracha son corsage, d’où jaillit tout entière une gorge de déesse et elle lui cria :

– Tue !…

– Tu aimes mieux mourir que de me rendre Prisca ! faut-il que tu m’aimes… fit le grand-duc d’une voix sourde… et la regardant avec une haine indicible…

Cette fois, Hélène avait compris, elle avait compris que toute sa haine subite, à lui, venait de ce qu’il avait appris qu’elle l’aimait ! Tout s’expliquait. Il l’accusait de lui avoir volé Prisca par jalousie ! c’était simple ! comme c’était simple ! Et comme il la haïssait ! Ah ! si elle l’aimait, lui la haïssait bien !…

– Eh bien ! qu’est-ce que tu attends ?… C’est vrai ! je t’aime ! et puisque tu me hais, je n’ai plus qu’à mourir ! la mort venant de ta main me sera douce ! tire ! tire ! tire, Ivan ! tire, mon Vanioucha !…

Et elle ferma les yeux. Tout à coup, elle les rouvrit. Il y avait un immense sanglot autour d’elle :

– Rends-moi Prisca ! Rends-moi Prisca !… Vis ou meurs, que m’importe ! mais rends-moi Prisca !… Combien veux-tu pour me rendre Prisca ?…

– Ah ! malheureux ! j’aurais préféré ton revolver ! Ça, vois-tu ! ça, ce que tu viens de dire là, je ne te le pardonnerai jamais, jamais ! Tout le reste et même cette accusation infâme stupide, de t’avoir ravi Prisca, je te l’aurais pardonné, oui ! oui ! j’aurais pu te pardonner cela ! mais cette phrase que tu viens de prononcer et avec laquelle tu m’as fait plus de mal que si tu m’avais écorchée vive et que si tu m’avais marché sur le cœur ! cette phrase restera toujours entre nous deux, tu entends !… et quand tu sauras toute la vérité, que tu comprendras tout ce que j’ai fait pour toi, quand tu ne douteras plus de mon sacrifice et qu’alors tu te traîneras à mes genoux en me demandant pardon, en me suppliant à mains jointes de te pardonner, je te repousserai du pied, Ivan Andréïevitch ! et je te laisserai vivre avec le remords de ça toute ta vie !… Ah ! tu me reproches de t’avoir aimé ! Malheureux, où serais-tu si je ne t’avais pas aimé ?…

– Je ne serais peut-être pas en ce moment à tes pieds à te supplier de me rendre Prisca !…

– Ah ! peut-être ! peut-être ! Tu as dit peut-être ! Tu commences à douter, insensé ! Ah ! trois fois insensé qui accuses mon amour ! Écoute, Ivan Andréïevitch ! je vais te dire des choses, car il y a des choses qu’il faut que tu saches ! Comme c’est, de toute apparence, la dernière fois, que nous aurons à nous expliquer là-dessus, il est préférable que j’éclaire les ténèbres du fond desquelles tu m’insultes !… Ivan Andréïevitch, tu n’aurais jamais su que je t’aimais, si tu ne m’en avais pas parlé, aussi gentiment parlé, en vérité, le revolver dans la main et le désir de me tuer dans les yeux ! Oui, je t’ai aimé !… Je ne sais pas, moi, comment peut t’aimer l’autre !…

– Ah ! je te défends de parler de cet amour-là !

– Et pourquoi donc ? le crois-tu plus pur que le mien ? le mien que nul n’aura souillé, pas même toi ?… Tout le monde aura aimé la Kouliguine ; elle ne s’en sera même pas aperçue !… Elle t’aimait assez pour t’entendre parler en souriant de ton amour pour une autre !… Tu entends !… en souriant. Elle t’a aimé assez pour aller chercher cette autre, dans un moment de détresse et pour lui dire : « Il vous aime, il est malheureux, il vous attend !… » Et écoute bien encore ceci, Ivan Andréïevitch ! Comme celle que tu aimais était surveillée par la police de Gounsowsky et qu’il fallait, pour la sécurité de votre amour, que cette surveillance cessât, la Kouliguine s’en alla chez Gounsowsky et lui demanda de donner des ordres en conséquence ; or, le chef de l’Okrana n’ayant rien voulu entendre, elle lui fit donner ces ordres-là de force, et si bien, ma foi, qu’il en mourut et que le cadavre de son agent fut retrouvé, à quelque temps de là, dans la Néva ! Voilà ce que j’ai fait, moi qui t’aimais !… Voilà ce qui se passait autour de votre charmante promenade en Finlande, monseigneur ! et bien d’autres choses encore qui l’ont rendue possible !… Trouve donc quelqu’un, Ivan Andréïevitch, qui fasse pour toi ce qu’a fait Hélène Vladimirovna qui t’aimait.

Foudroyé par cette indignation sainte et comprenant son indignité :

– Pardon ! Hélène ! pardon !… balbutia Ivan, éperdu.

– Et tu viens me demander combien il me faut pour te rendre Prisca ! Que ne me demandes-tu, malheureux, combien il m’a fallu pour te la donner ?

– Pardon ! pardon ! s’écriait le grand-duc, qui ne résistait plus à cette flamme et qui était à son tour embrasé. Je suis un misérable ! Je suis un malheureux ! pardon ! je te crois !…

Mais Hélène ne l’écoutait plus ! Dans son délire, elle jetait tout, racontait tout, dévoilait tout ! L’autre l’avait fait trop souffrir, il avait été trop injuste. Il y a des limites au sacrifice et à la patience et à toutes les vertus !

– Tu m’as traitée comme la dernière des filles que l’on achète ! Oublies-tu donc que le seul argent avec lequel tu es parti d’ici, alors, que tu étais proscrit par ta mère, c’est moi qui te l’ai donné ? Oui ! je suis à vendre ! et tout ce qui est à moi est à vendre ! pour toi ! pour toi ! et je me suis vendue ! pour toi !… et j’ai vendu pour toi, pour toi, Ivan ! j’ai vendu à une vieille sorcière du Stchkoutchine-Dvor un bijou dont le prince Khirkof m’avait payée ; et sache encore que si le prince Khirkof est mort, c’est à cause de toi ! et le vieux Schomberg aussi ! et le fils Schomberg aussi ! Tous morts de par la volonté et l’astuce et l’abomination de la Kouliguine, pour que tu puisses tranquillement, très tranquillement, emporter dans tes bras, au fond de la Finlande, celle que tu aimais, Ivan Andréïevitch !

Le grand-duc ne répondait plus, ne l’interrompait plus ! Écrasé, anéanti, déjà déchiré du plus terrible remords, celui qui déchire un cœur qui s’est trompé et qui s’accuse d’ingratitude et d’injustice, il courbait la tête et n’osait plus poser nulle part un regard hagard et désespéré !…

Hélène le vit et en eut pitié. Elle suspendit l’éclat de sa colère… et aussi elle eut pitié d’elle-même et de sa grande misère, et, très simplement, elle se mit à pleurer.

Lui aussi pleura. Il y eut entre eux des minutes d’un silence plein de larmes !…

Il se sentait si coupable, il jugeait sa conduite si infâme et celle d’Hélène si sublime qu’il n’osait plus même demander pardon !

Ce fut elle qui reprit, d’une voix brisée, et avec une douceur lamentable :

– Hélas ! oui ! Ivan, je t’ai aimé !… Tu ne sauras, non, tu ne peux pas savoir comme je t’ai aimé. J’ai toujours gardé ce grand secret pour moi. Si on t’a dit que je t’aimais, c’est qu’on m’a devinée ou qu’on a su le culte que je t’avais voué ! J’essayais de m’entourer de tout ce que tu aimais, de tout ce que tu approchais, des objets que tu avais frôlés ou qui avaient attiré, un instant, ton attention ! Serge, ce pauvre Serge qui, lui aussi, est mort pour toi, et qui m’avait devinée et à qui j’avais fait jurer de ne jamais rien te dire, et qui ne t’a jamais rien dit, Serge Ivanovitch me parlait souvent de toi ! J’allais chez lui, et pendant qu’il travaillait, dans son atelier, je m’étendais sur le divan et fermais les yeux et je lui disais : « Serge ! parle-moi de lui !… » Tu ne sauras jamais ce que j’ai souffert quand j’ai connu ton amour pour Prisca ! et c’est moi qui t’ai donné Prisca, et j’ai crié de douleur toute seule, pendant des nuits !… Ai-je espéré qu’un jour tu découvrirais enfin ce feu qui brûlait à tes pieds ? Ai-je osé espérer cela ? c’est possible !… en tout cas, j’ai préparé le temple de votre amour et tu l’as connu : c’est cette maison perdue au nord du monde et qui était pleine de tes images !

« Et cette maison sacrée, je te l’ai donnée aussi ! à toi et à Prisca !… Comment ai-je fait une chose pareille ?… Comment me suis-je ainsi dépouillée pour qu’une autre puisse, en paix, soupirer dans tes bras ? Ah ! vois-tu, pour comprendre cela, Ivan, il faut avoir été au bout, à l’extrême bout de la souffrance humaine comme moi !… Alors, puisqu’il n’y a plus d’espoir, puisqu’il est mort, le cher espoir, il n’y a pas assez de supplices pour s’y plonger !… On se martyrise avec fureur ! on se broie le cœur et la chair avec démence ! et c’est en lambeaux que l’on s’écrie : « Qu’il soit heureux puisque je l’aime ! »… j’ai fait cela, mon Dieu, oui, j’ai fait tout cela !… j’ai fait tout cela, mon Ivan, pour que tu viennes me dire : « Combien te faut-il ? » c’est cela qui est triste, vois-tu !… »

Ivan était à ses genoux, mais elle ne le voyait pas. Il lui avait pris les mains, mais elle ne le sentait point. Elle lui parlait sans le regarder comme à une ombre qui aurait été là, en dehors de lui ! Que de fois ! mon Dieu ! que de fois, avait-elle parlé ainsi, tout haut, à cette chère ombre quand il était si loin, lui ! et maintenant qu’il était là, c’était avec son ombre qu’elle continuait de s’entretenir. C’est avec elle qu’elle pleurait, c’est à elle qu’elle faisait des reproches !… Et quand enfin le remords tumultueux et le désespoir vivant de la vivante image qui était à ses pieds lui eût fait découvrir à nouveau le grand-duc écroulé, elle se leva pour fuir cet inconnu qui ne l’avait jamais comprise, jamais devinée et qui était venu là pour l’injurier d’une façon infâme.

Elle lui ôta d’entre les mains ses mains inconsciemment prisonnières, elle le repoussa pour passer ! Et l’autre s’accrochait à elle :

– Hélène ! Hélène ! Hélène !

– Mais ne me faites donc pas perdre de temps, monseigneur !… Vous me le reprocheriez encore trop cruellement, plus tard ! si nous nous revoyons jamais !

– Hélène ! je vous en supplie, Hélène !

– Adieu, Ivan ! Je te promets de faire l’impossible pour sauver Prisca !… adieu !

Et elle disparut.

X – LE GASPADINE GRAP N’EST PAS CONTENT NI CE PAUVRE IOURI NON PLUS

 

Grap était garçon. Tout tchinovnick qu’il était, il avait la prétention de mener la vie élégante des jeunes gens de bonne famille qui ont une grande fortune et qui la gaspillent honorablement.

Le poste qu’il occupait permettait à Grap de manier des fonds assez importants et d’en faire à peu près ce qu’il voulait. Grap était d’avis qu’il ne fallait jamais marchander le natchaï (pourboire), ni les profits secrets aux bons serviteurs de l’État, et comme il avait une haute conception de sa propre valeur et de ce que lui devait, de fait indéniable, la chose publique, il était arrivé à peu près à ne plus marchander avec lui-même. Il aimait tellement la chose publique qu’il la mettait à peu près tout entière dans sa poche, carrément.

Cette façon de faire permettait à cet intelligent gaspadine de s’habiller toujours à la dernière mode et de sacrifier à des goûts d’élégance qui faisaient son orgueil, et qui le différenciaient, pour sa plus grande gloire mondaine, de cet affreux cuistre de Gounsowsky. Enfin, il avait des maîtresses et un charmant appartement dans la grande Marskoïa, au-dessus du restaurant le plus « chic » de Petrograd, de Cubat, pour tout dire.

C’est là qu’après avoir accompli ses devoirs de tchinovnick dans le sombre immeuble de la vieille administration policière, il revint s’habiller « pour la fête », comme on dit encore là-bas, et où il donnait rendez-vous à des amis.

Ceux-ci étaient nombreux, surtout depuis sa récente faveur ; et, comme la plupart prenaient leurs repas chez Cubat, ils n’avaient que deux étages à monter au dessert pour aller retrouver leur cher Grap qu’ils surprenaient presque toujours en terrible discussion avec son bottier ou souriant gracieusement, devant une glace, à la soie nouvelle dont il disposait harmonieusement les plis pour en faire la plus sensationnelle cravate.

Ce qui avait mis le comble au crédit et au triomphe de Grap était le bruit qu’il avait fait habilement courir de ses excellentes relations très intimes avec la Kouliguine. Ça, alors, c’était un morceau de grand seigneur ! et Grap ne se refusait plus rien !

Les plus intimes amis du haut policier lui avaient demandé instamment de leur faire connaître l’illustre danseuse dans le particulier et ne cachaient point qu’ils apprécieraient comme un grand honneur celui d’être assis à une table dont la Kouliguine serait le plus bel ornement.

Mais Grap faisait la sourde oreille ou souriait sans répondre, comme font les amants discrets qui ne veulent point qu’on ait à leur reprocher une parole incorrecte ou quelque vantardise, mais qui tiennent également à ce que l’on devine que la dame dont il est question n’a plus rien à leur refuser.

Or, justement, la Kouliguine avait jusqu’à ce jour, jusqu’à ce soir, jusqu’à cet heureux et très béni soir, tout refusé à Grap.

Sans quoi, il ne fait point de doute que celui-ci n’eût point refusé à ses amis de les mettre, sans tarder, en face de son bonheur ! Hélène avait dit à Grap :

– Je t’appartiendrai quand tu m’auras montré ce dont tu es capable ! Le soir du jour où tu auras fait lever par l’empereur l’interdiction odieuse qui m’a frappée à la suite du duel Schomberg-Khirkof, je serai à toi ! pas avant ! débrouille-toi comme tu pourras.

À ceci étaient venues s’ajouter de nouvelles exigences, lorsque la police judiciaire à la dévotion de Raspoutine était venue tracasser la Kouliguine et Vera, à propos de la disparition de Gounsowsky.

Hélène, pendant quelques jours, avait dû se cacher ainsi que sa sœur, et, après un premier interrogatoire où l’on avait entendu également Vera et Gilbert, Grap et Hélène avaient jugé bon de faire fuir la petite et l’acteur et de les mettre en sécurité dans la maison du Refuge, à Viborg !

Là, la police cachait, comme nous avons pu nous en rendre à peu près compte, tous ceux qu’elle tenait à soustraire à l’action de la justice. Seulement, voilà une autre affaire ! Grap et Hélène avaient compté sans Doumine, qu’ils croyaient mort, et qui avait acheté avec l’argent boche l’homme de la police et d’Hélène, le buffetier Paul Alexandrovitch !

Paul Alexandrovitch avait été si bien acheté par Doumine que les lettres, qui lui furent remises par Iouri dès l’arrivée des fugitifs à Viborg et que le buffetier devait faire parvenir à Hélène, passèrent tout naturellement dans la poche de Doumine, de telle sorte qu’Hélène croyait toujours le grand-duc et Prisca dans l’île du Bonheur à Saïma, tandis que Vera et Gilbert habitaient avec tant d’inquiétude la maison du Refuge !

Elle n’avait pas encore vu Iouri ! Et nous avons assisté à sa surprise quand se présenta devant elle le grand-duc Ivan.

Nous savons bien que Grap, qui venait de voir le grand-duc à Tsarskoïe-Selo et d’apprendre l’aventure de Prisca de la bouche de Sa Majesté, aurait pu la renseigner ! Mais Grap n’avait eu aucune envie, ce soir-là, de mêler cette histoire compliquée et redoutable à l’aventure qu’il poursuivait avec la Kouliguine et qui allait recevoir un si aimable couronnement !

Il avait tout simplement téléphoné à la danseuse qu’il sortait de chez l’empereur, et que tout ce qu’il lui avait demandé pour elle et pour sa famille lui avait été accordé ! Elle pouvait réintégrer, en toute tranquillité, son domicile, paraître à nouveau au théâtre, et elle n’avait plus rien à craindre, ni elle ni Vera, des investigations de la police judiciaire relativement à la disparition de Gounsowsky !

– Voilà ce que j’ai fait pour vous, chère amie, j’attends ma récompense !

– Je n’ai qu’une parole ! avait répondu une voix exquise au téléphone ! Je vous attendrai ce soir, à souper, à la datcha des îles, avec mes amis !

– Puis-je amener les miens ?

– Tout ce que vous ferez sera bien fait, cher ami !

Décidément, la Kouliguine n’avait plus rien à refuser cette fois à l’heureux Grap !

Ce soir, Grap est en habit ; et ses chaussettes sont de soie noire… mais ce sont des chaussettes tissées par les araignées elles-mêmes, des fées qui se sont faites araignées, je vous dis, pour habiller les petits pieds du petit Grap !

Il y a là les plus fidèles des amis de Grap.

– Allons souper ! commanda Grap : c’est l’heure ! Elle nous attend !… Tâchez de vous bien conduire là-bas ! Elle a invité des amis ; n’oubliez pas que ses amis appartiennent toujours à la plus haute noblesse ou à la riche bourgeoisie ! et qu’ils jouent toujours un jeu d’enfer ! j’espère que vous n’avez pas oublié cela non plus !

– Non ! non ! Grap, sois tranquille ; nous avons de l’argent, Grap ! nous avons de l’argent plein nos poches, petit père !…

Dans l’auto de luxe qui le conduisait chez la Kouliguine, Grap ne dit plus un mot. Il pensait à elle !… Que ne ferait-il pas avec elle ! vers quels sommets ne monterait-il pas ?… Mais son ambition qui était encore à satisfaire dans un lointain assez vague n’était que peu de chose, en somme, dans le moment, à côté de sa passion amoureuse qui était bien près d’être couronnée.

Enfin, ce rêve impossible, ou tout au moins qu’on pouvait croire impossible pour lui Grap et qui n’avait été réalisé que par les plus nobles et les plus puissants seigneurs gonflés de roubles : tenir la Kouliguine dans ses bras, il allait vivre ce rêve insensé !

Voici les îles. L’impatience de Grap est grande. Il se contient. Il ne veut pas faire paraître toute sa jubilation ! son cœur se serre, son cou se gonfle, son col le gêne… Voici la datcha !… Ah ! comme elle doit l’attendre !…

Elle l’attendait, en effet, avec impatience… car voici ce qui s’était passé à la datcha aussitôt qu’Hélène eut quitté le grand-duc.

Elle était dans un état de fureur, de désespoir et d’indignation que n’avaient pu calmer les remords tardifs de l’homme qui venait, si affreusement, de l’outrager ! Or, elle se heurtait presque tout de suite, dans le vestibule à Iouri, qui arrivait dans un grand désordre de vêtements et qui se jetait à ses pieds.

Elle eut tôt fait de le relever d’une poigne étonnamment solide et de le jeter dans une petite salle où le pauvre garçon crut sa dernière heure venue, tellement il avait en face de lui de la colère déchaînée…

C’est tout juste si, dans son extrême agitation, la Kouliguine arrivait à prononcer quelques mots, à donner une forme compréhensible aux bouts de phrases qu’elle lui crachait au visage :

« D’où viens-tu ?… Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ? Traître !… tu périras de ma main !… Par la Vierge de Kazan, tu crèveras dans un cachot !… je te ferai dévorer par les rats de Pierre-et-Paul… Les saints archanges me sont témoins que je te mangerai le cœur ! » et autres choses de ce genre, du reste contradictoires…

– Maîtresse ! Nous avons été trahis ! Doumine est vivant ! c’est lui qui a tout fait avec Raspoutine !

Iouri avait bien fait de jeter dans ce tumultueux débat le nom de Doumine… Outre qu’il éclairait les ténèbres dans lesquelles se trouvait encore plongée la Kouliguine, il donnait un dérivatif à la fureur de la danseuse !

– Doumine vivant !… c’est impossible !

– Je l’ai vu ! je l’ai entendu ! c’est lui l’agent de Raspoutine et de toute la bocherie ! Il travaille aussi pour Nadiijda Mikhaëlovna, pour toute la clique ! Laissez-moi tout vous raconter, barinia !…

– Mais je te le répète que c’est impossible !…

– Vous avez pu le croire mort !…

– Mais c’est Katharina qui l’a enterré ! Va me chercher tout de suite Katharina, d’abord ! ce que tu m’apprends là est épouvantable !… Prends garde à toi si tu te trompes !

– Oh ! maîtresse, vous savez que je ne vous ai jamais trompée !…

– Je ne te dis pas que tu me trompes, mais que tu te trompes, dourak. Eh bien ! si tu te trompes, je te fais manger par mes chiens !…

– Maîtresse, je reviens du Stchkoutchine-Dvor, où je croyais vous trouver !… Katharina est partie !

– Comment, partie ?…

– Oui !… je suis sûr de cela… et le magasin est abandonné !…

– Mais Katharina ne quitte jamais le Stchkoutchine-Dvor !…

– Quelqu’un l’aura avertie qu’il se passait quelque chose.

– Tu as raison, Iouri ! Si Doumine est vivant, c’est elle qui nous a trahis !… pour l’argent !… pour l’argent !… Elle aura sauvé Doumine pour de l’argent !… On lui fait tout faire pour de l’argent !… L’autre n’était que blessé et elle l’aura soigné et elle l’aura laissé partir pour de l’argent !… oui ! oui ! tu as raison, Iouri ! voilà qui explique bien des choses et pourquoi on nous a accusées, ma sœur et moi !… et d’autres choses ! et d’autres ! oui ! oui !… Et Vera ? Où est Vera ? Tu ne me parles pas de Vera ?

– Vera a été enlevée en même temps que la barinia !… sanglota Iouri en retombant à genoux…

La Kouliguine poussa un sourd rugissement et de son haut talon donna un coup à défoncer la poitrine de ce pauvre Iouri, qui ne put retenir un cri de douleur…

– Et j’apprends cela maintenant !

– Je te piétinerai jusqu’à ce que tu ne sois plus que de la bouillie ! Je maudis l’heure où je t’ai pris à mon service ! Mais tu crèveras ! Et la Katharina aussi crèvera ! Tous, tous, vous crèverez ! comme des chiens ! comme des chiens ! Je pendrai la Katharina par les cheveux dans mon chenil ! Et toi aussi ! et je vous ferai manger par petits morceaux !… Dourak ! Dourak ! D’où reviens-tu ?… Non ! non ! tais-toi !… tais-toi, un instant, j’étouffe !… Et cette bête brute de Grap qui ne sait rien ! Tous des douraks, tous !… Vous me le paierez tous, et cher, vous savez. Tais-toi… je te dis de te taire !… J’ai besoin de me calmer, sinon je ne réponds plus ni de moi, ni de toi !…

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, saisit avec rage sa belle tête dans ses mains ardentes, fit entendre encore quelques sourds rugissements, et puis ce fut le silence. Elle commandait à la tempête ! Elle la domina. Elle l’apaisa. Enfin, elle tourna vers Iouri un visage terrible encore, mais relativement calme :

– Raconte-moi tout !

L’autre raconta tout et expliqua tout par l’entente de Doumine et de Paul Alexandrovitch, le buffetier de la maison du Refuge, que l’on croyait un ami fidèle et à toute épreuve, et qui les avait certainement trahis, du moins c’était l’idée de Iouri. Quand le domestique en arriva à sa fuite du bateau, la même pensée qui avait éclairé un instant le grand-duc illumina à son tour la Kouliguine. « Mais Prisca et Vera avaient peut-être été conduites à bord ! » (à noter, en passant, que personne ne s’occupait de ce pauvre Gilbert). Iouri expliqua qu’en prévision d’une telle éventualité, à laquelle il ne croyait pas, du reste, par la raison que Doumine avait quitté le navire et que c’était Doumine qui avait l’air de tout diriger, il venait de faire un petit voyage à Cronstadt, port vers lequel semblait se diriger le trois-mâts-barque.

– Eh bien ?…

– Eh bien, le bateau est en rade et tire des bordées au large. Il semble attendre des ordres. Une chaloupe montée par trois matelots est venue à terre. Ils ne doivent pas quitter Cronstadt et regagner leur bord avant le matin, j’ai pu m’assurer de cela et aussitôt j’ai pris le dernier bateau de service qui m’a ramené à Petrograd. Je ne pensais pas devoir rester plus longtemps sans vous voir, maîtresse, et je suis venu chercher vos ordres ! Vous pardonnerez à votre malheureux Iouri !…

– Mon ordre est que tu retournes à Cronstadt ! Fais-toi conduire en canot automobile ! Et, à Cronstadt, arrange-toi pour retourner à bord ! tu entends ! fais comme tu pourras ; fais-toi reprendre par ceux qui peuvent avoir intérêt à te garder !… arrange-toi comme tu voudras ! ceci n’est point mon affaire !… mais je veux que tu retournes à bord ! Il est possible que les barinias n’y soient plus ! Tant pis pour toi ! cela t’apprendra à ne penser qu’à fuir sans te préoccuper du salut des autres !…

– Oh ! barinia ! barinia ! soupira Iouri…

Mais l’autre n’avait pas le temps de s’attendrir sur un aussi fidèle désespoir…

– Et si elles sont encore à bord, cette fois, tu pourras leur être utile, je l’espère, et peut-être trouveras-tu le moyen de me prévenir… Tu m’as prouvé quelque intelligence, dans le temps !… Voici quelque chose qui t’en redonnera ! (et elle lui mit dans la main une liasse de gros billets qu’elle tira fébrilement de son sac). Avec cela tu peux faire tout ce que tu voudras ! mais il faut le vouloir !

– Si je ne te les ramène pas, maîtresse, tu ne me verras plus ! s’écria Iouri en se jetant aux genoux de la Kouliguine.

Mais celle-ci le repoussa du pied en disant :

– J’y compte bien !

Alors, Iouri s’en alla après lui avoir embrassé ce pied cruel qui avait failli lui briser la poitrine.

Iouri parti, Hélène donna à nouveau libre cours à sa douleur furieuse et aux transports de sa rage contre les événements qui se retournaient si férocement contre elle, dans le moment qu’elle les croyait enfin sous sa domination ! mais la plaie la plus terrible, celle dont elle souffrait à hurler comme une bête blessée à mort, c’était celle dont saignait son cœur et que lui avait faite impitoyablement le seul être qu’elle eût vraiment aimé au monde, celui à qui elle avait tout donné, pour qui elle avait tout sacrifié, même la plus secrète et la plus ardente passion afin qu’il fût heureux !

Ah ! elle en était récompensée aujourd’hui ! Elle était payée de tout et par tous ! Elle ne savait même plus si Iouri ne la trahissait pas ! Katharina, sa grand’mère, avait bien vendu à Doumine les secrets de la révolution, et peut-être la vie de ses deux petites-filles pour quelques roubles !… Enfin, Grap lui-même ne la « roulait-il pas dans la farine » (comme disent les Français), lui qui laissait les autres tranquillement frapper autour d’elle de pareils coups ! Ou Grap savait ou il ne savait pas ! le dilemme était simple et juste ; s’il savait, c’est qu’il était impuissant ! et s’il ne savait pas, c’est qu’il était un imbécile ! (dourak). Alors ?… alors, justement, on lui annonça que le gaspadine Grap venait d’arriver. Nous avons dit qu’il arrivait bien !…

– Amenez-le-moi ici ! jeta-t-elle au valet, les dents serrées, pâle, tremblante de sa colère et de la douleur de son cœur qu’elle essayait en vain d’apaiser.

Grap entra ; il était reluisant, ciré, cosmétique, verni du haut en bas, l’œil en flamme et il avait les mains tendues :

– Hélène ! ma chère Hélène !

– Dites donc, Grap, savez-vous cela, que Prisca a été enlevée de la maison du Refuge ?

Il ne prit point garde d’abord à cette voix sifflante, à cette attitude hostile… et il répondit sur le ton le plus plat :

– Mais oui, ma chère Hélène, je sais cela ! je sais tout, moi !…

– Alors, vous savez aussi que ma sœur Vera a été enlevée en même temps que Prisca ?

– Mais, ma chère Hélène, évidemment !… mais, je vous en prie, ne vous effrayez de rien !…

– Comment savez-vous tout cela et comment ne le sais-je pas, moi ?

– Je vais vous dire…

– Vous n’avez plus rien à me dire puisque je n’ai plus rien à apprendre ! Et je ne sais vraiment pas comment vous osez vous présenter devant moi !… à moins que vous ne les ayez déjà retrouvées ?… Vous les avez retrouvées ?…

– Mais, ma chère Hélène, j’espère que vous serez aussi patiente que l’empereur, qui m’a accordé quarante-huit heures pour délai…

– Que me parlez-vous de l’empereur ?… l’empereur peut attendre ! moi, je ne peux pas !… Pas habituée, mon cher ! Je n’ai jamais attendu, moi !…

– Ma chère Hélène ! Ma chère Hélène ! je vous en supplie ! j’ai la parole de l’empereur ! Il ne sera pas fait de mal à ces demoiselles !…

– Allez-vous-en !…

– Mais je venais justement pour vous dire de ne pas vous inquiéter !…

– Allez-vous-en !…

Ce pauvre Grap tournait sur lui-même, sur la pointe de ses souliers vernis, comme une toupie qui va bientôt s’abattre et rouler, épuisée, sur le flanc… c’était si inattendu, cela, si inattendu ! et si injuste c’était inimaginable !

– Laissez-moi vous expliquer !

Ah ! les yeux d’Hélène sur Grap ! Grap ne peut plus, assurément, en soutenir l’éclat ! Elle est terrible ! C’est bien ! il va s’en aller, il balbutie des choses sans suite, relativement à la peine qu’elle lui a faite (dame ! il se croyait si sûr d’une si bonne soirée).

– Va-t’en, Grap, et que je ne revoie plus ton ombre avant que tu aies retrouvé Prisca et Vera ! et si jamais il est arrivé malheur à l’une d’elles, c’est moi qui irai au-devant de toi ! je te prie de le croire !…

Ceci est dit d’un ton tellement farouche que Grap, pris de peur, a envie de pleurer comme un enfant.

– Oui ! oui ! Hélène Vladimirovna ! je reviendrai avec toutes les deux ! je te les ramènerai, petite sœur, pures toutes deux comme les anges, c’est moi qui te le dis : j’en prends à témoin la mère du prince des chérubins, mon espérance, et ma patronne ! celle-là même qui est la mère de Dieu, et j’en atteste aussi tous les saints élus de Dieu !… À bientôt mon amour !

Et il se sauve, car il ne peut plus regarder le visage de la Kouliguine qui est devenu trop redoutable !

Il se retrouve dans le vestibule, tout titubant. Des domestiques le considèrent avec curiosité ; il voudrait les voir à tous les diables ! Il réclame un manteau, un pardessus fin de saison tout à fait chic et nouveau genre, le dernier que l’on met avant la dernière relève de l’hiver et qu’il s’était fait faire tout exprès pour cette charmante soirée !…

Quelle misère !… Elle aura lieu sans lui, la soirée ! Ses amis sont déjà dans la salle du festin. Il entend leurs rires. Il reconnaît la voix de Themistoclus Alexievitch qui se porte encore sur le pavois à propos de tout ce qu’il a fait pour la charité de guerre. Tous ces gens-là seront heureux, tous triompheront ce soir, excepté Grap ! surtout que ses amis ne le voient pas prendre la fuite, si honteusement ! il ne s’en relèverait jamais !…

Grap est déjà dans le jardin. Il a besoin d’entrer dans le noir !… Il lui faut de l’ombre !… On a beau être habitué depuis sa première enfance à faire des grimaces, il y a des moments où le visage en a assez de mentir… Grap a défendu qu’on l’accompagnât. Et son visage est maintenant tout seul dans les ténèbres ! Heureusement ! car c’est tout à fait laid une figure qui grince de dépit, surtout quand c’est celle d’un amoureux dont la dite figure quelques minutes auparavant exprimait tous les espoirs.

Grap se retourne vers les fenêtres éclairées de cette maison où l’on va festoyer sans lui… Et il se recule brusquement, car une de ces fenêtres vient d’être ouverte et Hélène Vladimirovna surgit devant lui dans toute sa splendeur, éclairée de tous les feux de la salle ! Elle se penche un instant sur l’ombre du jardin !

Grap soupire, mais tout à coup il s’aperçoit qu’il n’est pas seul à regarder la Kouliguine. Il y a une autre ombre que la sienne dans le jardin !…

Et il la reconnaît, car cette silhouette ne prend aucun soin pour se cacher : c’est le grand-duc Ivan !…

Ah ! mais ! ah ! mais ! Grap comprend tout maintenant ! Le voilà, celui qui est la cause de son malheur ! le voilà celui qui est venu si malencontreusement renseigner la Kouliguine sur des faits que Grap tenait tant à lui cacher au moins jusqu’au lendemain !… Le voilà, l’empêcheur de fêter en rond ! celui qui s’est jeté au travers du programme de cette magnifique soirée !

Le parti de Grap fut vite pris. Son irritation, son dépit, sa rancune conduisirent ses pas immédiatement et dictèrent ses paroles :

– Monseigneur, je vous cherchais ! J’ai reçu l’ordre de Sa Majesté de vous prier de revenir immédiatement à Tsarkoïe-Selo ! Monseigneur m’excusera, mais, toujours sur l’ordre de Sa Majesté, je mets à la disposition de Votre Altesse ma propre automobile… Elle est à la porte, vous me permettrez de vous y conduire. L’empereur tient à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux à Votre Altesse ; j’aurai donc l’honneur de l’accompagner !…

Ivan comprit qu’il ne se déferait point de Grap. Il ne le tenta même point. Qu’il rentrât à Tsarskoïe-Selo ou ailleurs, le désarroi moral dans lequel il se trouvait ne lui permettait guère de choisir ; et, après tout, c’était encore auprès de l’empereur qu’il avait le plus de chance de trouver un appui.

Il se laissa conduire docilement, sans même répondre d’un geste. Dans la voiture, il ne dit pas un mot à Grap, assis en face de lui. Il ne savait nullement s’il pouvait avoir confiance en celui-ci plutôt qu’en tant d’autres qui l’avaient trompé. Il n’était plus capable de discerner ses amis de ses ennemis. Il venait bien de le prouver par sa conduite envers Hélène Vladimirovna…

Ses remords d’avoir ainsi méconnu un aussi sublime dévouement étaient dans l’instant toujours aussi aigus. Sa douleur d’avoir perdu Prisca était toujours aussi vive… Tout cela arrivait à former un tout moral très bas, dans le sens de l’épuisement de l’énergie… Sa pensée le ramenant à Grap, il se souvint que la petite Vera avait dit que sa sœur était du dernier bien avec le nouveau chef de l’Okrana.

La scène qui s’était passée devant Ivan au palais entre le tsar et Grap, confirmait singulièrement les propos de la jeune fille. Ainsi Hélène, l’orgueilleuse Kouliguine, cette femme qui l’aimait tant, Ivan, pouvait avoir pour ami… pour ami intime… cet homme… cet homme-là !… N’était-ce point surprenant ?… Non ! rien ne devait surprendre chez la danseuse :… C’était évidemment cette intimité qui expliquait que Grap se fût trouvé justement là, dans les jardins de la datcha, dans le moment qu’il y était, lui, et qu’il s’y croyait seul, ce qui avait été fort heureux pour Grap qui avait une consigne si urgente à exécuter. Tout de même, Ivan fut amené, par la pente naturelle de sa pensée, à se dire que Grap ne faisait que ce que voulait la Kouliguine et que la consigne aurait certainement attendu si tel avait été le bon plaisir d’Hélène ! Ce qui se passait en ce moment était le résultat certain d’une entente entre le policier et la danseuse ! Quel était donc le dessein de celle-ci en faisant ramener Ivan comme un prisonnier chez l’empereur ? Décidément, cette femme était le mystère même !

Ah ! cette femme !… Déjà les remords qui le déchiraient étaient moins actifs… Devait-il admirer ?… devait-il haïr ?…

Pauvre Ivan ! il ne savait plus à quel saint archange se vouer !…

En face de lui, Grap continuait de maudire en profond aparté le jeune seigneur qui était venu se jeter au travers de son bonheur ! Entrons donc maintenant dans la pensée de Grap… Les raisons qu’il avait de détester le grand-duc, ce soir-là, se doublèrent soudain d’un certain sentiment de jalousie dont il se serait cru incapable !… Il lui revenait que des bruits avaient couru sur les relations de la Kouliguine avec Ivan Andréïevitch !… Si ces bruits étaient fondés et si la Kouliguine avait encore « quelque chose pour le grand-duc », la façon dont il avait été reçu, lui, Grap, s’expliquait non seulement par l’irritation qui s’était emparée de la danseuse lorsqu’elle avait connu les malheurs qui avaient frappé sa jeune sœur et ses amis, mais encore et surtout par le dépit de se voir traitée comme une beauté négligeable par un homme qui ne venait la trouver que parce qu’il en recherchait une autre !… Ah ! Grap, tout amoureux qu’il était, n’était pas un imbécile !… Non ! non ! on le verrait bien ! on le jugerait à l’œuvre !… Et d’abord il allait prendre ses précautions en ce qui concernait le jeune seigneur… L’auto s’arrêta. Grap en descendit pour tenir la portière comme un valet de pied. C’était bien le moins qu’il fût poli envers celui à qui il réservait un certain tour de sa façon.

Le grand-duc pénétra dans le palais Alexandra sans même faire un signe de tête à Grap. Quand Ivan eut disparu, Grap fit demander aussitôt Zakhar… et, pendant qu’on allait lui chercher le valet de chambre de l’empereur, il écrivit chez le concierge un petit mot qu’il cacheta et qui était à l’adresse de Sa Majesté.

Quand Zakhar se présenta, il lui remit le pli :

– À l’empereur, tout de suite ! fit-il au valet.

– Je le sais ! Sa Majesté m’a fait prévenir !

Et il s’éloigna.

Grap remonta dans son auto :

– Et maintenant, grogna-t-il, j’espère que l’on va pouvoir travailler tranquillement.

Le tsar, qui veillait assez tard, cette nuit-là, lisait pendant ce temps le mot du policier…

« Rien à signaler aujourd’hui à l’empereur, en dehors du fait que Son Altesse le grand-duc Ivan, par son intervention inattendue, ce soir, à Petrograd, a fait échouer le plan dont l’exécution m’eût permis, dès demain, de réaliser les engagements que j’ai pris devant Sa Majesté. Il est désirable que Son Altesse, qui est revenue ce soir au palais, par mes soins, n’en sorte pas avant que j’aie terminé mon travail qui, par suite de ces événements, se trouve reculé de quelques jours. »

XI – OÙ IOURI TROUVE QU’IL A ENCORE DE LA CHANCE DANS SES MALHEURS

 

À trente verstes environ à l’ouest de l’embouchure de la Néva, le golfe de Finlande se rétrécit au point de n’avoir plus que quatorze verstes de largeur. C’est ici qu’est la baie de Cronstadt. La ville est bâtie sur une île, l’île de Kotline, qui a une longueur de onze verstes et une largeur de deux. C’est une forteresse qui sert de station à la flotte de la Baltique.

C’est non loin du débarcadère où viennent s’attacher les bateaux qui font le service de Petrograd à Cronstadt, que nous retrouvons Iouri pénétrant dans un traktir à matelots où, quelques heures auparavant, avant de se rendre chez la Kouliguine, il avait suivi trois marins débarquant d’une chaloupe qui semblait venir en droite ligne du trois-mâts-barque dont il s’était évadé avec un empressement qui lui avait été si cruellement reproché depuis.

Il avait alors été assez heureux pour surprendre la conversation de ces hommes qui, en effet, appartenaient à l’équipage en question… Il avait appris le nom du bâtiment qu’il ignorait encore : le Dago.

Allait-il retrouver ces hommes ? C’était beaucoup compter sur la chance. D’abord, il était fort tard et tous les traktirs allaient fermer, du moins ceux qui ne s’étaient point arrangés avec la police. De fait le cabaret s’était vidé. Seule, se trouvait là une bonne vieille qui n’avait plus qu’un œil pour surveiller l’entrée de la clientèle, car l’autre s’était refermé sur un demi-sommeil.

La « baba » finit tout de même par se soulever à l’appel réitéré de Iouri et lui servit, moyennant triple prix, un peu de vodka qu’elle tenait en réserve. La conversation s’engagea et, comme Iouri se montra fort généreux, il apprit que ses hommes étaient sortis une première fois pour dîner dans un cabaret du port, renommé pour sa soupe au poisson, puis étaient revenus, puis étaient repartis, mais qu’il avait la plus grande chance de les retrouver dans un bouge où des demoiselles venues de Riga, toutes bottées de cuir rouge, dansaient chaque soir dans le plus grand secret.

Pour pénétrer dans cet endroit mystérieux, il fallait passer par une certaine peréoulok à l’extrémité de laquelle, sur la droite, on trouvait une porte épaisse qui ne s’ouvrait que si on frappait quatre coups d’une certaine façon. La « baba » indiqua cette façon à Iouri et lui donna, par-dessus le marché, un bon conseil :

– Prends garde à tes roubles, petit père !

Iouri lui souhaita une bonne nuit et se dirigea vers la peréoulok. Il trouva la porte et frappa comme il lui avait été indiqué. On lui ouvrit et, toujours à la faveur de ses roubles, il put pénétrer dans une salle assez étroite, basse de plafond et très enfumée, où la société se trouvait fort entassée autour des tables qui supportaient un nombre incroyable de bouteilles de champagne.

La marque n’en était pas de première qualité, mais là on ne buvait que du champagne.

Cependant, la clientèle n’était point absolument « reluisante ». Elle était formée à peu près entièrement de gens de mer de la dernière catégorie. Mais, dans les temps de guerre, c’est souvent ceux qui paraissent les plus misérables qui ont leurs poches les mieux garnies.

Iouri s’occupa beaucoup moins du spectacle que de chercher ses hommes.

Il finit par les découvrir à une petite table, écrasés dans un coin de muraille et bousculés sur leurs chaises par l’incessant va-et-vient des clients, des serviteurs et des danseuses.

Leurs figures de brique cuite attestaient qu’ils avaient, au courant de la soirée, passablement contrevenu aux lois récentes contre la consommation de l’alcool, et cependant leur aspect ne laissait point que d’être assez mélancolique.

Ils avaient ces visages rudes au front bas et à la mâchoire carrée, aux yeux clairs que l’on rencontre dans les ports des provinces baltiques, en Esthonie ou en Courlande, de Revel à Libau.

Et, quand ils s’interpellaient, ils se donnaient des noms à consonance allemande. L’un d’eux, qui s’appelait Wolmar, paraissait plus particulièrement triste et ne se déridait point aux mornes plaisanteries que tentaient, à intervalles assez espacés, ses deux compagnons.

Iouri, par une savante manœuvre de flanc, était arrivé à se rapprocher d’eux. Puis, un très patient mouvement tournant le plaça derrière le trio, assez près pour qu’il pût entendre ce que ces gens se disaient au milieu du tumulte général… Comme il était dissimulé dans l’encoignure d’une porte qui conduisait aux cuisines, il n’avait pas à craindre d’être reconnu tout de suite.

Car ces hommes le connaissaient. Il avait déjà eu affaire à eux lors de sa prise de corps à Viborg ; et, plus particulièrement, Wolmar avait été chargé de le mettre aux fers.

Or, Iouri ne tarda point de se rendre compte que cette sombre humeur qui était répandue sur des physionomies cependant enflammées par l’alcool leur venait de ce qu’un certain Iouri avait quitté certaine cale sans leur permission.

– Eh ! Wenden ! rentre un instant tes sottes plaisanteries, grognait Wolmar… Tu es aussi coupable que moi ! et il t’en cuira comme à moi, quand on découvrira le pot aux roses… J’ai eu tort assurément de ne point visiter de plus près le cadenas quand je l’ai mis aux fers, mais toi tu étais de quart sur le pont quand il s’est échappé de la cale, et si tu n’avais pas été en train de te nettoyer le gosier au genièvre, tu l’aurais aperçu et tout ceci ne serait pas arrivé !…

– Quoi ? tout ceci ? Quoi ? tout ceci ? répliqua Wenden… Il n’y a pas de tout ceci, puisqu’il n’est encore rien arrivé du tout !… Personne que nous ne sait que le petit père s’est enfui ! et il sera bien temps après tout de nous faire du mauvais sang quand l’affaire éclatera… voilà mon avis !…

– Tout de même, reprit le troisième qui répondait au nom de Gordsh et qui fumait une pipe si courte qu’il avait l’air d’en avoir avalé le tuyau… tout de même quand le capitaine apprendra la chose, il faut s’attendre…

– Certes ! certes ! mais le principal, après tout, est que Karataëf (Doumine) n’en sache rien !…

– Comment veux-tu qu’il n’en sache rien ? Il faudra bien qu’on le lui apprenne !…

– Ça n’est pas moi qui m’en charge ! soupira Wolmar.

– C’est nous qui irons aux fers ! ce ne sera pas la première fois… émit Wenden, qui, décidément, était plein de philosophie…

– Je crains plus terrible que ça pour vous !… déclara Gordsh en s’entourant d’un nuage de fumée.

– Pourquoi, pour nous ? T’imagines-tu t’en tirer comme ça avec des félicitations ?… protesta Wolmar. Tu en es aussi… C’est à nous trois que l’homme avait été confié… À ta place, je ne serais pas plus tranquille pour ta peau que pour la mienne !…

– Mettez les panneaux ! v’là Karataëf !…

– C’est pas trop tôt ! fit Gordsh, je croyais qu’il ne viendrait plus !…

Wolmar s’était déjà levé et faisait signe à Karataëf.

Iouri, en apercevant ce dernier, s’enfonça encore dans son ombre et se laissa à peu près écraser sans protester par deux énormes joyeux garçons qui le cachaient à Karataëf.

Doumine (donnons-lui son vrai nom) s’assit à la table des matelots et il y eut entre eux une assez longue conversation à voix basse dont Iouri ne put saisir un mot.

Mais il vit très bien Doumine glisser une enveloppe à Wolmar.

C’étaient là sans doute les ordres qu’ils attendaient et que Doumine était allé chercher on ne savait où…

Iouri aurait donné cher pour avoir cette enveloppe-là… Or, ce n’était point l’argent qui lui manquait… Ce fut avec une grande satisfaction qu’il vit enfin Doumine se lever et quitter la salle… Allait-il maintenant se lever et se montrer aux trois compères ?… et entrer en conversation avec eux immédiatement ?… Il en eut assez l’envie, trouvant qu’au milieu de tout ce monde, il se trouverait personnellement en sécurité… beaucoup plus en sécurité que s’il abordait le groupe dans quelque coin obscur du port où ceux-ci pourraient disposer du pauvre Iouri à leur gré…

Et, déjà, il se rapprochait de la table que venait de quitter Doumine quand les trois matelots, se levant tout à coup, la quittèrent à leur tour.

Ils gagnaient déjà la porte en jouant des coudes et en écrasant les pieds des clients, qui protestaient de leur mieux, mais inutilement… Ce fut Iouri qui s’était levé, lui aussi et les suivait, qui reçut les horions sans protester…

Son dessein était de se faire reconnaître avant qu’ils fussent sortis et de commencer les pourparlers tout de suite. Il avait pensé que ces gens étaient en faute et redoutaient un prochain châtiment. S’il les payait assez cher, ils ne demanderaient peut-être pas mieux que de déserter leur bord après avoir livré la lettre, bien entendu !

Cependant, un événement se passa qui modifia du tout au tout un plan qui avait les plus grandes chances de réussir à cause de sa simplicité.

Dans le passage qui conduisait à la porte de sortie, dans le moment même que Iouri allait mettre la main sur l’épaule de Wolmar, Iouri entendit soudain la voix de Doumine :

– Ah ! je vous ai attendus pour vous dire qu’il n’y a qu’elle que l’on doit débarquer… quant au Iouri, gardez-le aux fers jusqu’à nouvel ordre ! Vous me répondez de lui sur vos trois têtes !…

– Oui ! oui ! Karataëf ! c’est entendu ! c’est bien entendu comme cela… répondirent les autres.

– Et toi, n’égare pas ma lettre, tu entends, Wolmar !

– Oh ! à quoi penses-tu là ? En voilà des précautions !… Crois-tu que nous ne savons pas à qui nous avons affaire ?… Tu peux compter sur nous !… absolument sur nous !…

Après quoi, ils sortirent tous les quatre ensemble, en même temps que quelques autres clients, parmi lesquels Iouri passa inaperçu… Du reste, il faisait noir dans l’endroit où ils se trouvaient, comme dans un four.

Ainsi donc, elle était encore à bord ! et peut-être y étaient-elles toutes les deux ! Après ce qu’il venait d’entendre, Iouri ne pouvait plus douter que l’une d’elles au moins ne fût restée à bord du Dago…

C’était le grand-duc qui avait eu raison ! Et la Kouliguine aussi avait eu raison de reprocher à Iouri d’avoir quitté son bateau… Quant à Doumine, il était allé chercher des ordres, tout simplement !… Et maintenant, où allait-on débarquer les jeunes femmes ?

Pour le savoir, il fallait retourner sur le trois-mâts-barque, Là était le devoir que lui avait, du reste, indiqué assez brutalement Hélène, avec l’écrasant égoïsme d’une femme habituée à vaincre tous les obstacles et à disposer à son gré du dévouement passionné de ses amis ou de ses esclaves…

Karataëf avait quitté à nouveau les matelots et le groupe de ces derniers glissait maintenant dans la solitude des quais, Iouri les suivait, étouffant le bruit de ses pas. Du reste, les trois gars étaient si préoccupés par ce que venait de leur dire Karataëf qu’ils ne pouvaient apercevoir une ombre sur leur piste… Ils sacraient tout haut contre leur mauvais sort…

– Tu as entendu ! tu as entendu ce qu’il a dit !… sur nos trois têtes !… nous répondons de Iouri sur nos trois têtes ! Il est bon, lui, avec nos trois têtes ! grognait Gordsh…

– Il croit peut-être que nous n’y tenons pas ! faisait Wenden.

– Oui ! oui ! je sens que tout cela va très mal finir pour nous ! Ça n’est pas ton avis, Wolmar ?

– C’est si bien mon avis, répondit Wolmar, que je vais vous dire à ce propos quelque chose tout à l’heure…

– Pourquoi pas tout de suite ?…

– Parce que nous serons mieux dans la chaloupe pour parler de choses et d’autres…

Ils firent encore quelques pas. Ils étaient arrivés a la jetée de bois où leur embarcation était attachée. C’était une forte norvégienne munie d’un moteur à pétrole.

Ils descendirent un escalier et Wolmar avait déjà un pied dans la barque quand Gordsh l’arrêta par ces mots :

– Eh bien ! pars si tu veux, moi, je reste !

– De quoi, tu restes ?

– Il a raison ! déclara Wenden… Moi non plus, je ne retourne pas à bord !… pour ce qui nous attend ! Je tiens à ma peau… Le Karataëf est terrible ! le capitaine le craint comme le choléra !… S’il découvre que le Iouri est parti, nous serons pendus dans l’heure. C’est aussi sûr que me voilà ici…

– Qui donc prétend que nous retournerons à bord ? exprima Wolmar d’une voix sourde… C’est moi qui ai le plus à craindre, dans toute cette histoire… Vous pouvez avoir confiance en moi : ce que j’avais à vous dire, c’est ceci ; qu’il ne faut ni retourner à bord, ni rester à Cronstadt, car ici Karataëf aurait tôt fait de nous rattraper… filons sur Petrograd ! là, on peut se cacher !…

– Oui, certes, cela vaut mieux !… Tu sais où nous pourrons nous cacher ? dis un peu…

– Non ! mais on trouvera bien un coin. Quoi qu’il arrive, on sera toujours mieux qu’ici !

– Et alors, qu’allons-nous faire de la lettre de Karataëf ? interrogea Wenden, que toute cette combinaison ne satisfaisait pas encore.

– Ah ! bien, petit père, on ne peut pourtant pas la mettre à la poste.

– Nous sommes frais ! Nous sommes frais si Karataëf nous remet la main dessus !… et il nous remettra sûrement là main dessus !… à Petrograd ou ailleurs, je te le dis !…

– Misère de misère ! Et tout cela, c’est la faute à Wolmar Tu ne pouvais donc pas y faire attention au cadenas, petit père ?

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous me soûlez avec votre cadenas !… Tu pouvais bien surveiller le pont, toi !…

– Ah ! cette vache malsaine qui s’est sauvée ! Quel porc sauvage ! je souhaite qu’il soit noyé, assurément !

– Oui ! oui ! il est bien avancé maintenant ! Il a voulu nous jouer un tour ! il nous cause de l’ennui… et il s’est noyé !… ça lui apprendra !…

– Enfin ! qu’est-ce qu’on fait ? demanda Wenden en rallumant sa pipe… Restons-nous ici ? Allons-nous à Petrograd ? Rentrons-nous à bord ?

Mes petits pères, on retourne à bord ! fit une voix derrière eux dans l’ombre…

Et, soudain, une figure se montra dans la flamme de l’allumette de Gordsh. Il y eut trois cris et trois bondissements.

– Eh bien ! eh bien ! ne m’étranglez pas ! ne m’étouffez pas ! je vous dis que je retourne à bord avec vous !

– Lui ! c’est lui !…

– Iouri ! ah ! pas d’erreur ! c’est le Iouri !

– Ah bien ! ah bien ! ah bien !…

– Ah ! on ne te lâche plus, ce coup-ci !

– Wolmar ! c’est malheureux que toutes les boutiques soient fermées, sans ça t’irais acheter un cadenas tout neuf…

… Et quelques autres facéties joyeuses et tempétueuses… Gordsh ne pouvait que répéter :

– Ah ! bien ! ah ! bien !…

– L’étouffe pas ! tu vois bien que tu l’étouffes ! fit Wolmar à Wenden qui tenait Iouri serré à la gorge.

– Comment que ça se fait que tu te trouves là ? finit par demander Wolmar qui traduisait en langage normal la stupéfaction enchantée de tous.

– Je vais vous dire ! émit Iouri, quand il put respirer. J’étais là-haut, à côté de vous, chez les danseuses et j’ai entendu vos plaintes rapport à moi ! Ça m’a fait une telle peine que j’ai pensé tout de suite que ce ne serait pas gentil de vous laisser dans un ennui pareil !

– Ah bien ! ah bien ! soupira Gordsh, et tu nous as suivis jusqu’ici !…

– Bien sûr ! pour retourner à bord avec vous, tout simplement !…

– Tout simplement !… Ah bien ! à fond de cale ?

– Oui, oui, à fond de cale ! aux fers tout simplement ! Comme vous voyez ! moi, je suis un bon garçon, vous savez !…

Ils restèrent un instant silencieux, à le regarder. Ah ! ils étaient bien contents de le retrouver, mais ils ne comprenaient pas !…

– Oui ! oui ! as pas peur ! on te garde !… Tiens-le bien, fit Wolmar à Wenden, pendant que je vais dire un mot à Gordsh.

Et les deux hommes, remontant deux marches derrière Iouri et Wenden, se consultèrent, puis ils redescendirent.

– C’est fini ! demanda Wenden, qu’est-ce qu’il y a de décidé !

– Il y a de décidé que l’affaire me paraît très louche, répondit Wolmar… et que maintenant, puisque nous tenons le bonhomme et que nous ne le lâcherons plus, nous dirons tout ce qui s’est passé au capitaine, sitôt notre retour à bord !…

– Vous avez bien tort ! fit entendre Iouri. Si le capitaine apprend que vous m’avez laissé fuir et que j’ai pu, pendant que j’étais en liberté, faire des choses qui ne sont peut-être pas dans son programme, il ne vous pardonnera certainement pas !…

– Il a raison ! dit Wenden… Puisque nous avons le bonheur de le « ravoir », faisons comme si rien ne s’était passé ! c’est beaucoup plus sûr !…

Gordsh fut également de cet avis, mais Wolmar ne se décidait pas…

– On va parler de ça en route, dit-il… faut réfléchir !

Iouri dit :

– Écoutez ! si vous me ramenez à bord ! si vous me jetez à fond de cale et si vous me remettez aux fers sans rien dire au capitaine, il y a cinq cents roubles pour chacun de vous !…

– Tu plaisantes ! s’écria Wenden.

– Je plaisante si peu que si vous me laissez fouiller dans ma poche… je vous montre les quinze cents roubles !… je n’ai du reste que ça : toute ma fortune, je vous la donne !…

– S’il en est ainsi, tu n’as pas besoin de nous la donner, nous allons la prendre !… dit Gordsh.

– Si vous voulez ! si vous voulez ! moi, ce que j’en faisais, c’était pour vous éviter de me voler ! Pure délicatesse, ma parole ! mais si ça vous fait plaisir ! volez-moi ! Non ! pas dans cette poche-là !… dans l’autre !… dans l’autre !… oui !… là !…

Ils trouvèrent les quinze cents roubles… Leur fièvre était grande, les papiers tremblaient dans leurs mains. Gordsh craqua une allumette et constata que c’étaient de vrais bons billets et il y en avait exactement pour quinze cents roubles !…

– Tu n’en as plus ? interrogea Wolmar, d’une voix menaçante…

– Non ! non ! plus un kopeck ! vous pouvez me fouiller ! je n’ai plus rien !…

Ils s’assurèrent de cela encore !…

– Et maintenant que nous voici d’accord, partons ! commanda Iouri, nous allons être en retard !…

– Une affaire comme celle-là est extraordinaire ! déclarait Gordsh (qui ne fut démenti par personne). On le raconterait qu’on ne le croirait pas !… et cependant Iouri est là !… et les quinze cents roubles aussi !…

– Et maintenant, je suis sûr que vous ne direz rien au capitaine ! exprima Iouri.

– Et pourquoi cela donc ? demanda Wolmar.

– Parce que si vous dites quoi que ce soit au capitaine, moi je lui dis que vous m’avez pris mes quinze cents roubles ! Alors, il voudra vous les prendre ! ou tout au moins les partager.

– C’est sûr ! s’écria Wenden ! il ne faut rien dire ! non ! non !…

– Eh bien ! c’est entendu nous ne dirons rien !… acquiesça définitivement Wolmar…

– Absolument rien, je le jure ! prononça Gordsh en enlevant son bout de pipe de sa bouche et en crachant dans la mer pour donner plus de force à son serment.

– Embarque ! ordonna Wolmar…

Ils embarquèrent tous… Ils étaient maintenant comme des fous. Et ils démarrèrent en chantant, et en gesticulant, en se donnant de grandes claques dans le dos et sur les cuisses à se casser les os.

Iouri était assis sur un paquet de cordes à côté de Wolmar. Il tira celui-ci par le bas de sa touloupe, pour qu’il lui prêtât attention !…

– Dis donc, toi ! souffla Iouri… écoute-moi bien !… et surtout, n’aie l’air de rien ! tu me comprendras, parce que tu es le plus intelligent, je t’ai jugé ainsi tout de suite !… Écoute donc ! j’ai encore de l’argent.

– Combien ? demanda l’autre entre ses dents.

– J’ai encore mille roubles dans une poche secrète. Ils sont à toi si tu veux !

– Va, va, je t’écoute ! ne parle pas si fort, mon oreille est bonne.

– Ces mille roubles, je te les donne si tu me passes la lettre que t’a remise Karataëf…

– Ça, je ne peux pas ! répondit tout de suite et très énergiquement, presque en sourdine, l’intelligent Wolmar.

– Tu ne peux pas ?

– Je ne peux pas te donner la lettre, mais fais attention que je peux prendre les mille roubles !

– Tu ne peux pas les prendre tout seul ! Vous êtes trois, ça ne vous fera jamais à chacun que trois cent trente-trois roubles, et encore il vous restera des kopecks qui ne feront pas un chiffre rond et pour lesquels vous vous disputerez au couteau ! Ça fera du bruit ! ça se saura ! songes-y !… Enfin, je te répète qu’il y a mille roubles pour toi tout seul si tu me donnes la lettre…

– Et moi, je te répète, espèce de damné, d’entêté, que je ne peux pas monter à bord sans donner la lettre au capitaine.

– Bien, bien ! réfléchis, c’est ton affaire !

Et ils ne se dirent plus rien jusqu’au moment où ils abordèrent le Dago. Mais Iouri put remarquer que Wolmar qui, avant qu’il lui eût parlé en particulier, partageait la gaîté de ses compagnons, était devenu, soudain, fort maussade. Évidemment, il pensait aux mille roubles.

L’abordage se fit tout à fait en douceur ; Wolmar et Gordsh montèrent d’abord par l’échelle de corde qui pendait aux flancs du Dago. Il y eut un conciliabule discret avec un gabier de garde qui s’éloigna avec Wolmar. Gordsh fit un signe à Wenden et bientôt Iouri d’abord, Gordsh derrière lui, arrivaient sur le pont.

Deux minutes plus tard, Iouri était à fond de cale, la même qu’il connaissait si bien. Les trois matelots l’entouraient. Cette fois, ils prirent le plus grand soin de le mettre aux fers soigneusement et le cadenas fonctionna dans des conditions normales, ce dont chacun voulut s’assurer.

Iouri les remercia dans des termes touchants. Quant à Gordsh, au moment de le quitter, il voulut absolument embrasser Iouri, comme c’est l’habitude, quand on s’estime.

XII – À FOND DE CALE

 

Il avait fallu moins de peine et moins d’imagination à Iouri pour quitter sa prison que pour la réintégrer. Enfin, la première opération avait été gratuite et la seconde coûtait, en somme, assez cher !

En ce moment, Iouri comptait sur la bonne semence qu’il avait jetée dans l’imagination avaricieuse de Wolmar.

Wolmar savait que Iouri avait encore mille roubles sur lui. Iouri comptait le revoir bientôt et tout seul !

En effet, la chose ne tarda pas. Un peu de bruit du côté de l’échelle, le feu d’une lanterne qu’on balance dans les ténèbres de la cale… et voici Wolmar ! Iouri savait que c’était lui avant de l’avoir reconnu.

– Tu vas me donner tes mille roubles ! commença de déclarer Wolmar, sans autre préambule.

– J’aime assez que l’on s’exprime clairement, répondit Iouri. Toi, tu veux mes mille roubles. Cela se comprend dès l’abord. On est fixé tout de suite. Tu es franc dans ton genre. Nous avons absolument la même nature, ce qui prouve que nous sommes faits pour nous entendre ! Eh bien, je te dis, à mon tour : prends-les, ils sont dans ma veste, à gauche, sous le bras. Tu n’as qu’à défaire la doublure.

Wolmar ne se le fit pas dire deux fois et pénétra d’une poigne rapide dans le vêtement de Iouri. On entendit craquer quelque chose et le poing de Wolmar se montra dans la lueur de la lanterne, avec un magnifique billet de mille roubles qui disparut presque aussitôt dans la poche du dit Wolmar.

– Tu es donc cousu de billets de banque ? questionna Wolmar, en soufflant un peu, non point à cause de l’effort qu’il avait accompli pour mener à bien une aussi mince besogne, mais parce que cela lui faisait vraiment battre le cœur d’être, soudain, devenu aussi riche… et si facilement !

– Non ! cette fois, je n’ai plus rien !… je n’ai plus rien sur moi ! reprit Iouri, mais je puis avoir autant d’argent que je veux !

– Comment cela ?

– Je sers des maîtres qui me donnent tout ce que je leur demande, qui te donneront à toi tout ce que tu voudras si tu consens à les servir en secret avec moi !

– Qui donc sont tes maîtres ? demanda Wolmar, très intéressé.

– Cela ne te regarde pas. Ils sont riches, que cela te suffise… Et maintenant, laisse-moi parler. Si tu ne me comprends pas tout de suite, tant pis pour toi !… je te le dis comme je le pense !… as-tu donné la lettre au capitaine ?…

– Non ! pas encore !… Il dort !… Il n’attend que moi pour le réveiller ! c’est l’ordre !…

– Pourquoi ne le réveilles-tu pas ?…

– Dis donc, petit père ! je suis venu pour te dire ceci : la lettre, il faut que je la donne au capitaine… mais écoute-moi bien à ton tour, cette lettre est dans une enveloppe de rien du tout, en papier comme on en trouve au buffet des gares… Ça n’est pas cacheté, on peut dégommer l’enveloppe, très facilement, en la laissant au-dessus d’une bouilloire quelques instants seulement… J’ai opéré comme cela, autrefois, avec certaine correspondance que je voulais connaître et cela m’a toujours réussi.

– Bien ! bien ! petit père, je me disais aussi, ce Wolmar n’a pas l’air d’être né d’hier ! On finira bien par s’entendre.

– C’est tout entendu !… et j’étais si sûr, moi aussi, que je m’entendrais avec un homme comme toi !… Tu me pardonneras si je me suis payé d’avance !

– Ne parlons plus de cette misère, petit père, je t’en prie !…

– Alors, compris, j’ouvre l’enveloppe, tu lis la lettre, je referme l’enveloppe et je la porte au capitaine… et je garde les mille roubles et tu n’en parles pas !… Cela te suffit ?…

– Cela me suffit tout à fait ! dépêche-toi d’aller ouvrir l’enveloppe.

– Je vais te dire, petit père… elle est déjà ouverte, l’enveloppe… et voici la lettre… lis…

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela tout de suite ? En voilà des histoires, en vérité ! Montre-moi d’abord l’enveloppe !… Iouri regarda attentivement l’enveloppe et y lut cette suscription : « Au capitaine Weisseinstein, à bord du Dago. »

– Ah ! c’est bien l’écriture de ce satané Karataëf ! et je suis tout à fait content de connaître le nom du capitaine et de lire celui de son bâtiment sur cette satanée enveloppe ! Et maintenant, où est la lettre ?

– Mais la voilà, fit l’autre, en sortant un petit carré de papier de l’enveloppe.

– C’est tout ?

– Oui, sur la tête de ma mère, qui était une femme de Novgorod et qui n’a jamais menti !… voilà tout ce que j’ai trouvé dans la lettre !…

Sur le petit carré de papier, il y avait ce seul mot, que Iouri ne put lire, du reste, sans frémir : Troïtza !

– Eh ! eh ! ça n’est pas beaucoup, confirma-t-il, en comptant son émotion, ça n’est pas beaucoup, mais c’est déjà quelque chose !

– Enfin, tu es content ? demanda Wolmar.

– Oui, je suis content, très content !

– Eh bien ! tant mieux, parce que je vais te dire, petit père… Mille roubles pour un seul mot, j’avais peur que tu trouves que c’était trop cher ! Comprends maintenant pourquoi je me suis payé d’avance !… et, encore une fois, excuse-moi !…

XIII – LE VOYAGE DE NOCES DE GILBERT ET DE VERA

 

Iouri s’était si bien fait comprendre de Wolmar que, lorsque le matelot quitta la cale où le fidèle serviteur de la Kouliguine restait rivé à ses fers, ce dernier avait la clef du cadenas dans sa poche. De telle sorte que, comme on ne lui avait pas entravé les mains, il pouvait se libérer ou « se faire prisonnier » à volonté, suivant les nécessités du moment.

Or, après une certaine conversation qu’il venait d’avoir avec Wolmar, Iouri était fort curieux d’aller coller un œil contre une singulière fente qui laissait passer un rayon de lumière, tout là-haut, sur sa gauche, à une quinzaine de pieds au-dessus du fond de cale.

Celle-ci était à peu près pleine d’une cargaison de poisson salé, de légumes secs, et autres substances alimentaires que l’on ne se pressait point de débarquer, pour des raisons relatives en général à une hausse très imminente des cours sur le marché de la capitale.

Iouri, délivré de ses fers, manœuvra avec assez d’adresse, au milieu des caisses et des barils plus ou moins bien arrimés, pour se rapprocher du point lumineux qui l’intéressait et semblait l’attirer fatalement comme la flamme d’une bougie attire un papillon de nuit.

Quelques barils dérangés, quelques caisses empilées les unes au-dessus des autres, une savante escalade de tout cela et bientôt l’œil de Iouri fut où il désirait se trouver.

Il put apercevoir alors, entre deux planches, une petite cabine éclairée par une mauvaise lampe à huile suspendue au-dessus d’une table. Sous cette lampe, se penchait le profil d’une jeune personne que Iouri reconnut aussitôt : c’était Prisca !…

Il fut frappé tout de suite par l’expression singulière de cette physionomie ; Prisca avait un air hostile, presque méchant, qu’il ne lui avait jamais vu… et elle semblait regarder, en dessous quelque chose… fixer quelque chose… qui remua soudain dans l’ombre, et se rapprocha de la table… et aussitôt, l’expression du visage de Prisca disparut pour faire place à un banal sourire… La chose que ne voyait pas bien Iouri parla… et, cette fois, il reconnut la voix de Vera !…

Ainsi donc, les deux jeunes femmes étaient à bord du Dago !… Toutes les deux !…

Le cœur de Iouri en fut réchauffé. Enfin, il put entendre aussi la voix de Gilbert ! Les propos qui s’échangeaient, et que Iouri entendait fort distinctement, eurent tôt fait de lui apprendre ce qui s’était cassé.

Disons-le tout de suite ! Prisca et Vera avaient été fort brutalement appréhendées dès leur sortie de la maison du Refuge par une bande silencieuse qui s’était jetée sur elles et les avait, en une seconde, mises dans l’impossibilité de proférer un cri.

Gilbert n’avait pas eu le temps d’intervenir. Il s’était tenu, sur le seuil de la maison, dissimulé derrière un auvent et s’apprêtait, au bruit de la rue, à courir au secours de Prisca et de Vera, quand trois individus, sortant derrière lui du kabatchok par la porte qui donnait sur le vestibule, l’avaient renversé, ligoté et emporté dans la nuit du Faïtningen, comme un paquet.

Les trois victimes furent conduites ainsi dans le sous-sol d’un marchand de galoches, dont la boutique s’ouvrait sur le quai, dans la partie la plus discrète de la rive du Salankhalati.

Là, ils ne purent échanger une parole, car ils étaient gardés de près par de véritables brutes à moitié ivres.

Deux heures après, on les jetait au fond d’une petite barque qui faisait le tour du bassin, et allait aborder le Dago.

À bord, ils avaient été enfermés immédiatement dans cette cabine où se trouvait encore maintenant Prisca.

Cette fois, on les avait laissés seuls. Ils n’avaient été interrogés par personne. Ils n’avaient vu personne. On s’était contenté de leur enlever leur bâillon et leurs liens.

L’aventure avait été si soudaine et apparaissait, dès l’abord, si redoutable, qu’ils avaient continué de rester silencieux, en face les uns des autres, dans le premier moment, ne sachant vraiment que se dire… Les figures étaient tragiques. Prisca ne pensait qu’à son Pierre, et se demandait ce que l’on avait bien pu faire de lui. C’était elle qui souffrait le plus. Elle était prête à mourir pour Pierre, mais le plus cruel était qu’elle en fût séparée ! Elle ne pouvait espérer qu’elle était prisonnière seule Elle connaissait trop, maintenant, les ennemis du grand-duc pour qu’elle pût croire qu’il eût été épargné !

Souffrir, oui ! mais souffrir ensemble !…

Gilbert regardait Vera, avec un air si obstinément accablé, que celle-ci ne put, à la longue, s’empêcher d’en sourire.

– Tu souriras donc toujours ! prononça Gilbert sur un ton lamentable…

– Eh ! quoi, répondit-elle, tu gémis et le sort nous réunit jusqu’au bout ! Il n’y a qu’une personne, ici, qui ait le droit de se plaindre, c’est Prisca !

– C’est vrai, fit celle-ci. Qu’ont-ils fait de mon Pierre ?…

– Tant qu’on n’est pas au bout de la corde, proféra Vera, on a tout avantage à se montrer optimiste, puisque le contraire ne peut servir à rien ! Imaginons que votre Pierre a échappé aux méchants et réjouissons-nous !…

Ce mot « réjouissons-nous », tombant dans leur détresse, glaça le cœur de Prisca, qui commença, dès lors, de regarder Vera d’une singulière façon…

Quant à Gilbert, il se détourna de Vera avec peine, la jugeant assurément tout à fait brave, mais totalement dénuée de ce que l’on appelle généralement, chez les gens à peu près civilisés, le sentiment. Et il ne put s’empêcher de traduire sa réprobation :

– Tiens, fit-il, petite Vera, tu n’as pas de cœur ! Tu n’as jamais eu de cœur !

– J’en ai peut-être plus que toi ! protesta Vera, et la preuve en est que, toute triste que je suis, au fond, du malheur qui vous arrive, j’essaie encore de plaisanter, et aussi de m’étourdir, mon bon Gilbert, pour ne point me faire trop de reproches de vous avoir entraîné (tantôt elle lui disait tu, tantôt elle lui disait vous, selon son humeur du moment) dans une aussi sombre affaire ! J’ai pu vous juger, Gilbert, vous êtes un très brave garçon, et je vous aime bien ! je vous aime tout à fait bien ! je vous jure que je suis tout à fait votre petite femme, avec tout mon cœur !… Et je ne retire pas la parole que je vous ai donnée… On s’épousera à la prochaine occasion !…

Vera lui sourit, disant cela, si joliment, que l’autre la prit dans ses bras, avec une tendresse désespérée.

– À la prochaine occasion, petite Vera, elle est encore un peu lointaine, hélas ! soupira le bon Gilbert.

– Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais ?… Tenez ! écoutez ! quel est ce branle-bas ?… Nous partons !… Nous levons l’ancre !… Gageons que ce vilain bateau nous conduit, sans s’en douter, dans le pays de nos noces !…

Et le voyage se poursuivit pendant de longues heures, qui furent coupées par l’entrée de matelots portant quelque nourriture. Seule, l’étonnante petite Vera mangea avec appétit.

Puis, elle se reprit à parler avec volubilité. Gilbert, se contentant de la regarder avec de bons yeux attendris, répondait à peine. Quant à Prisca, elle ne disait rien, ne pensait plus à rien. On eût pu l’oublier.

Vera ne s’apercevait pas que, pendant qu’elle parlait, Prisca la regardait presque avec fureur. Elle passait à côté de cette colère qui grondait, dans ce coin, si près d’elle, comme elle avait passé près de tant d’autres orages de la vie, sans s’en apercevoir et le sourire en fleur.

Enfin, un monsieur à la casquette fortement galonnée et qui avait aussi des galons sur les manches de sa vareuse, entra en déclarant que l’on était arrivé et en priant Gilbert et Vera de s’apprêter à le suivre.

C’était le capitaine Weisseinstein qu’ils avaient déjà eu l’occasion de remarquer, lors de leur arrivée à bord, à cause de la brutalité et de la rugosité de sa parole et aussi de sa figure terrible d’homme de mer, hâlée et sabotée et conservée au sel comme de la vieille chair de poisson plus dure que le cuir.

À ces mots « on est arrivé », Gilbert s’était levé avec une satisfaction évidente. Cachot pour cachot, il préférait tout à une prison qui remue sur la mer ! Tout de même, comme il vit que Prisca ne les suivait point, il fit à la jeune femme de mélancoliques adieux et regretta d’être forcé par ses geôliers de se séparer d’elle dans un moment aussi grave et sans qu’ils puissent savoir, ni les uns, ni les autres, quel destin leur était réservé !

Mais ici, la grosse voix du capitaine Weisseinstein se fit entendre :

– Je vais vous renseigner, si cela peut vous faire plaisir ! dit-il à Gilbert. On va vous diriger, vous et la petite, sur « Schlussenbourg ». Cela vous va-t-il ?

– Mais comment donc ! si cela nous va ! s’écria Vera, mais, mon cher monsieur, il n’y a vraiment que ce charmant petit château-là qui soit tout à fait digne de nous !… Je vois qu’on nous soigne ! Compliments ! capitaine !… Au revoir et merci !…

Elle embrassa Prisca, ne s’aperçut même point que celle-ci ne lui rendait point son baiser, et elle entraîna Gilbert…

Gilbert n’était guère solide sur ses jambes. Il le connaissait, maintenant, le pays de ses noces avec Vera : c’était la plus hideuse prison de tout l’empire, la plus terrible, la plus redoutable citadelle pour criminels d’État, qui dressait ses murailles maudites à quelques verstes du lac Ladoga, dans la contrée la plus désolée de la terre…

XIV – DRAME DERRIÈRE UNE PLANCHE

 

Derrière sa planche, Iouri assistait à ce départ, et ce fut un moment bien difficile pour lui. Vera s’en allait, Prisca restait ; devait-il partir avec Vera ? devait-il rester avec Prisca ?… Tout au moins, la question se posait pour lui de cette façon : son devoir n’était-il point d’aller prévenir immédiatement (autant que les difficultés de sa circulation personnelle le lui permettaient) la Kouliguine de ce qu’on transférait Vera à la forteresse de Schlussenbourg ; ou devait-il, maintenant qu’il était renseigné sur le sort de sa petite maîtresse, rester à bord jusqu’au moment où il le serait également sur celui de Prisca ?

Les événements, plus forts que tous les calculs, hypothèses, imaginations et plans de conduite, devaient bientôt lui commander de rester.

Dans son hésitation, il avait quitté son poste d’observation pour, traversant la cale, remonter l’échelle qui le conduisait au panneau. Mais, arrivé là, il dut s’arrêter. Instruit par une première expérience, ceux-là mêmes qui, depuis, s’étaient fait ses complices, et peut-être Wolmar lui-même, plus intéressé que quiconque à ne point rompre tout contact avec le prisonnier, avaient dû s’arranger pour que ce panneau fermât plus hermétiquement que jamais.

Quoi qu’il essayât, Iouri ne put le déplacer.

Pendant ce temps, le prisonnier pouvait se rendre compte, à l’attitude dansante et un peu désordonnée du bâtiment, que le Dago mettait en panne.

C’était le moment où Vera et son compagnon devaient quitter le bord…

Puis, l’inclinaison et le tangage du navire reprirent une ligne normale. On était reparti. Quelques instants plus tard, Iouri comprit, à certains bruits sur le panneau, qu’on allait lui rendre visite. Il redescendit son échelle précipitamment et se remit aux fers le plus correctement qu’il put.

Ce n’était que Wolmar qui revenait voir Iouri pour lui faire part de ce qui se passait.

– Où sommes-nous ? lui demanda celui-ci et où crois-tu que nous devons aller ? Et penses-tu que nous abordions bientôt ?

– Nous sommes en face d’Oranienbaum et c’est là certainement qu’on est allé déposer la barinia et le gaspadine !… Nous nous dirigeons maintenant sur Kernova, dans la baie de Koporja…

– Es-tu sûr de cela ? es-tu sûr que nous mettons le cap sur Kernova ?… s’exclama Iouri…

– Silence, donc !… j’en suis si sûr, que la « norvégienne » est commandée pour aller à Kernova !… Et c’est moi qui suis de service… Il est probable que l’on va débarquer la barinia à Kernova, comme on a fait pour la petite demoiselle à Oranienbaum !…

– Je crains bien, en effet, que les choses ne se passent comme tu dis, acquiesça Iouri… mais alors si tu es de service avec tes compagnons… nous allons pouvoir nous entendre pour faire une bonne besogne !…

– Hélas ! fit Wolmar, ne te réjouis pas trop tôt. Nous ne serons point seuls !… L’expédition sera dirigée par le capitaine lui-même, ni plus, ni moins !… Sache cela !…

Iouri baissa la tête :

– Il fallait s’y attendre, dit-il, mais que faire ?… Il faut absolument faire quelque chose ! car un grand crime se prépare, tu entends, Wolmar ! un très grand crime qui touche aux premiers personnages de l’empire et dans lequel tu auras certainement ta part de responsabilité si tu ne me sers pas de toutes tes forces et de toute ta malice ! comprends-tu cela ?

– Hélas ! oui, je comprends !… mais songe que moi je ne suis pour rien dans tout ceci et que je ne te connaissais pas avant-hier !

– Le regrettes-tu ?… Tu peux faire encore une chose pour laquelle tu recevras ta récompense… c’est de me donner un chiffon de papier, une enveloppe et un crayon. J’écrirai ce que je dois écrire et tu mettras la chose à la poste à Oranienbaum ou ailleurs…

– Oui ! cela est facile, mais tu écriras aussi ce que tu me promets !

– Certes !… c’est entendu ! bien que ma parole eût pu te suffire…

– Combien me promets-tu ?

– Écoute ! tu seras étonné de ce que je te promets, si tu fais encore ce que je vais te dire et si tu lâches toute autre affaire pour un mois !

– Ma foi, au point où j’en suis, déclara Wolmar, après avoir réfléchi pendant quelques instants, je ne vois pas pourquoi je resterais plus longtemps à bord du Dago, qui est commandé par une véritable brute, entre nous, un damné animal, qui ne me pardonnerait jamais ma bonté pour toi !…

– Alors, écoute ! écoute bien ! le canot est parti pour Oranienbaum et vous n’en attendez pas le retour ?…

– Non ! sans doute repassera-t-on par là !

– Et vous n’avez plus comme petite embarcation que la norvégienne ?

– C’est cela !

– Si bien que si nous nous emparions de la norvégienne et que nous gagnions, avec elle, la côte, nous serions à peu près tranquilles, car les fonds sont très bas, près de la côte, et le Dago doit rester au large !

– Tu raisonnes comme un commandant d’escadre, ma parole ! Tu fais plaisir à entendre ! On ne s’ennuie pas avec toi !…

– Eh bien ! voici le programme : nous allons nous enfuir sur la norvégienne, avant qu’on soit en vue de la baie de Koporja !… Cela te va-t-il ?

– Et combien me promettras-tu sur le papier ?…

– Deux mille roubles ! mais à une condition…

– Laquelle ? demanda tout de suite Wolmar qui, déjà, trouvait du goût aux deux mille roubles…

– C’est que nous emmènerons avec nous la barinia qui est restée à bord !…

– Si tu y tiens absolument, j’en passerai par là, mais comment donc l’emmèneras-tu ? Pourrais-tu me le dire ?… Sa porte est gardée sérieusement, je t’en préviens !

– Ne t’occupe pas de cela : je ne te demande qu’une chose, c’est de me descendre sur-le-champ, en même temps que ce qu’il faut pour écrire, une pince et une scie bien aiguisée !…

– Bon ! bon ! tu vas avoir cela tout de suite ! Nous nous entendrons ! Je ne demande qu’à être loin d’ici, moi !… et le plus tôt possible !…

– Eh ! ne t’en va pas tout seul ! Songe à ce que je t’ai promis !…

– Oui, oui ! j’ai confiance en toi. Du reste, à terre, je ne te quitterai pas avant que tu m’aies donné les deux mille roubles, sois-en persuadé !…

Wolmar s’en alla, laissant Iouri à peu près tranquille !…

Pendant ce temps, Prisca, restée seule, dans sa cabine, n’avait pas fait un mouvement depuis le départ de Vera et de Gilbert. Elle réfléchissait. Elle continuait à réfléchir farouchement…

Cette réflexion-là lui était venue tout d’abord devant la singulière attitude de Vera, au milieu de tous leurs malheurs. Il lui paraissait étrange de voir une gamine aussi intelligente que Vera prendre avec tant de désinvolture son parti d’un aussi sombre drame, lequel pourrait entraîner les pires catastrophes et elle avait été frappée par certaines phrases de la petite qui semblaient séparer son sort de celui de ses compagnons : « Votre ennui, disait-elle… votre mauvaise fortune », et elle avait l’air d’en rire ! et elle en riait !

C’était tout simplement monstrueux ! à moins que ce ne fût d’un enfantillage sublime et divin !…

Or, Prisca avait tout à coup pensé que c’était monstrueux. C’est qu’en effet, autour de la gaieté inexplicable de Vera (inexplicable pour le cerveau occidental de Prisca), il y avait eu certaines choses tout aussi mystérieuses… il y avait eu l’étrange conduite de Iouri, la lettre de Iouri, les événements, qui avaient suivi la lettre de Iouri.

Car, enfin, si Pierre, et Prisca, et Gilbert n’avaient rien fait de ce que leur commandait la lettre de Iouri, peut-être seraient-ils tous encore en sécurité dans la maison du Refuge ?

Or, ils avaient suivi, point à point, les indications de ce singulier message et il en était résulté la disparition du grand-duc et l’enlèvement de Prisca.

En ce qui concernait justement Vera, Prisca ne pouvait être dupe de la comédie qui venait de se jouer devant elle ! On était venu chercher Vera et l’on avait pris le soin de dire tout haut, devant Prisca, qu’on conduisait la barinia à Schlussenbourg !… Quelle plaisanterie et quelle infamie !

Vera avait continué et achevait la fourberie de Iouri ! Tous deux menaient le jeu abominable de la Kouliguine !

Car c’est évidemment à cela que devaient aboutir les réflexions de la pauvre Prisca… Son Pierre et elle avaient été, étaient les victimes d’Hélène Vladimirovna !…

Elle avait été folle, elle, Prisca, de repousser, dans ses moments de bonheur, cette idée qui la gênait mais qui était venue la retrouver, à plusieurs reprises, de l’amour de la Kouliguine pour le grand-duc Ivan !…

À la lueur des événements actuels, comme tout s’éclairait ! Elle revoyait Hélène chez elle, dans son appartement du canal Katherine, quand elle avait eu l’audace de venir y chercher Prisca !… Avec quelle hostilité l’avait-elle abordée ! et comme cette première entrevue les avait tout de suite dressées l’une en face de l’autre, comme des rivales !… Par quelle rouerie, pour quel dessin machiavélique, pour quelle vengeance future qui se réalisait maintenant, la Kouliguine avait-elle réussi à tromper la bonne foi de la jeune fille et du grand-duc, il ne devait pas être bien difficile de démêler tout cela maintenant !

Ah ! oui ! la Kouliguine aimait Ivan Andréïevitch ! De quel culte secret ne devait-elle pas l’entourer, pour avoir édifié ce temple d’amour, tout plein de ses images, où elle avait si audacieusement enfermé les jeunes gens, au plus profond de la région de Saïma.

Elle ne les avait jetés aux bras l’un de l’autre que pour avoir la joie effroyable de les séparer !

Comme Prisca en était là de sa torture morale et de son accablement, il lui sembla entendre, derrière elle, le craquement d’une planche.

Elle redressa brusquement la tête… Le même craquement se reproduisit. Ceci partait du fond de sa cabine. En même temps, il lui sembla entendre comme un appel, un souffle lointain, qui prononçait son nom…

Elle se leva, le cœur battant à lui rompre la poitrine… Elle ne doutait pas qu’on venait à son secours !… Et qui donc venait à son secours ?… Ce ne pouvait être que Pierre. Oui, oui, c’était Pierre !… Pierre avait été enfermé dans ce sinistre bateau, avec elle, en même temps qu’elle !… près d’elle ! et il trouvait le moyen de communiquer avec elle !…

Ah ! son Pierre allait la sauver, certainement !… Ils allaient se sauver tous les deux !…

Elle s’avança vers le fond de la cabine en titubant. Elle soupira :

– C’est toi ! C’est toi, Pierre ?

– C’est moi ! Iouri !…

Elle entendit très distinctement cela et elle recula !

Son espoir subit tombait de si haut !… Elle recula d’autant plus qu’elle venait de se persuader, dans l’instant, que Iouri avait été l’instrument de la vengeance de la Kouliguine ! Assurément, il continuait de travailler pour cette horrible femme !…

Il ne venait là que pour lui tendre un piège !…

Iouri, étonné de ne plus entendre la voix de Prisca, l’appela à nouveau.

Pendant ce temps, il ne cessait de travailler. L’une des planches qui fermait au fond la cabine craquait de plus en plus, se soulevait sous la poussée d’une pince dont Prisca pouvait voir luire l’extrémité aiguë…

Elle pensa que Iouri devait venir là pour l’assassiner !

Et elle alla chercher, d’une main tremblante, dans son corsage, un couteau que lui avait donné Nastia avant qu’elle quittât la maison du Refuge.

C’était un vrai coutelas comme en ont tous les paysans de la Terre Noire, dont la lame, large dans son milieu, et se terminant par une pointe solide, se refermait et disparaissait à moitié dans le manche de bois, cerclé d’acier…

En réalité, son émoi était tel qu’elle ne savait plus beaucoup ce qu’elle faisait.

Enfin, la planche fut entièrement arrachée et la tête de Iouri apparut :

– Venez vite ! lui cria-t-il. Nous n’avons pas un instant à perdre !

Il n’en dit pas davantage, étonné de la voir dressée devant lui, avec ce couteau qui tremblait si lamentablement dans sa petite main !… Elle le regardait avec des yeux de folle. À un mouvement qu’il fit, elle recula encore :

– Vous ne me reconnaissez pas ! questionna-t-il, impatienté, c’est moi, Iouri !

– Oui ! oui ! râla-t-elle, je te reconnais ! va-t’en ! tu es un misérable !

« Ah çà ! mais assurément, elle a perdu la tête ! se dit Iouri. »

– Je vous dis que c’est moi, Iouri ! Je suis venu pour vous sauver ! Entendez-moi, barinia… Entendez-moi !…

– Je t’entends ? Va retrouver celle qui t’envoie ! et dis-lui que je saurai mourir de ma propre main !…

– Barinia ! je vous en supplie ! dans quelques instants, il sera trop tard !… si vous me suivez tout de suite, je puis encore vous sauver !… J’ai acheté un homme de l’équipage ! nous avons une petite embarcation pour gagner la côte ! Venez !

– Oui ! oui ! tu veux sans doute me noyer !… Oui, oui, je te comprends, maintenant une fois noyée, je ne gênerai plus personne ! Un accident, c’est si vite arrivé ! Va-t’en, je te dis ! C’est toi qui nous as tous perdus !…

Alors, Iouri comprit ce qui se passait dans l’esprit de la malheureuse. Il en eut une peine cruelle, mais il ne s’attarda point à lui faire part de ses sentiments… Il jura sur tous les saints du paradis orthodoxe qu’il était le plus loyal des serviteurs et prêt à donner sa vie pour sauver ses maîtres, mais encore fallait-il que ceux-ci ne l’accueillissent point à coups de couteau !…

– Venez, barinia, venez ! Vous regretterez plus tard ce que vous avez dit au pauvre Iouri ! Mais venez, sans tarder, par la Vierge, mère de Dieu ! Vous ne savez donc pas où l’on vous conduit, barinia ?

– Non ! je ne le sais pas. Que m’importe ! On me conduit quelque part, sur un ordre officiel… mais toi, tu as reçu l’ordre « en dessous », de me faire disparaître plus complètement !… Je t’ai compris !… je t’ai compris, Iouri !… Va-t’en, va-t’en !

– Écoutez-moi, barinia ! Iouri a sa conscience pour lui ! Il peut parler ! On vous conduit au couvent !… Mais vous ne vous imaginez pas ce qu’est le couvent où l’on va vous enfermer ! Ce n’est assurément pas celui de la « troïtza » qui est loin d’ici, près de Moscou !… Mais non, nous nous dirigeons vers la Petite Troïtza ! par delà Kernova ! tout simplement ! la Petite Troïtza ! vous avez bien entendu parler de la Petite Troïtza ?… C’est le monastère des femmes qui ont donné leur âme à la Wyronzew ! le couvent où règne Raspoutine ! C’est la chose la plus abominable qui soit sur la terre russe !… c’est le refuge des Scoptzi ! c’est-à-dire des mutilateurs !… Comprenez-vous ? Comprenez-vous ? Vous avez bien entendu parler des Scoptzi ?… plus terribles encore que les Khlisti et en communication directe avec le diable ! comme ceux de la secte des Sabatniki… ni plus ni moins… Et il y a surtout des femmes, des femmes plus terribles que les hommes moines, vieux croyants plus cruels encore que n’importe lesquels des Raskolniks.

« Ainsi, ainsi, continuait-il, haletant, pas un instant à perdre ! que je sois maudit du père de mon père et de la mère de ma mère et aussi de la mère de Dieu, si je ne vous dis pas la vérité !… Enfin, voyons ! voyons !… vous avez bien entendu parler des Ténébreuses !… Il en est venu là-bas, à l’île du Bonheur !… Et vous avez fui l’île du Bonheur à cause des Ténébreuses !… ça n’est pas pour vous laisser enfermer dans leur couvent !…

« Ah ! malheur ! malheur ! si vous tombez entre les mains des Scoptzi ! On sait ce qu’il en reste des jeunes femmes qui tombent dans leurs mains, après qu’ils les ont fait passer par la messe du sabbat ! C’est bien connu !… barinia !… barinia ! ayez pitié de vous !… »

La supplication de Iouri était devenue si pressante, si ardente, si désespérée que Prisca ne put s’empêcher d’en être d’abord profondément remuée, puis touchée ! puis épouvantée…

Il parlait avec un tel accent de vérité ! Si ce qu’il disait était exact, dans quelle épouvantable géhenne son hésitation n’allait-elle pas la précipiter ? Et cependant, elle hésitait ! elle hésitait encore !

Iouri maintenant se tordait les bras de désespoir.

Il venait de jeter une phrase d’attente à Wolmar qui l’appelait du fond de la cale :

– Vous voyez bien ! vous voyez bien qu’on nous attend !… Il faut partir tout de suite ! Venez ! mais venez donc !…

Et, sortant à moitié son corps qu’il avait glissé entre deux planches, il avait saisi Prisca et l’entraînait enfin !

Or, justement, le colloque qu’il venait d’avoir avec cette voix mystérieuse, au fond de la cale noire et un regard de Prisca jeté dans le sombre abîme de cette cale firent encore hésiter la jeune femme qui, d’un mouvement instinctif se retint à la cloison de la cabine… et elle resta dans la cabine !

Dans le même moment, il y eut des bruits à la porte. Iouri n’eut que le temps de disparaître dans son antre et de redresser la planche qu’il avait fait sauter.

– Ne dites rien, surtout ! Laissez-les repartir ! souffla-t-il à Prisca.

C’étaient Weisseinstein et le second qui entraient.

À ce moment même, le bâtiment se remit à danser ainsi qu’il arrive quand il y a du vent et que l’on met en panne.

– Êtes-vous prête ? demanda le capitaine. Nous sommes arrivés ! Veuillez nous suivre !

XV – VERS QUEL ABÎME…

 

C’est alors que Prisca put juger de la faute immense qu’elle avait commise en n’obéissant pas tout de suite à Iouri et en mettant en doute la fidélité de cet héroïque serviteur ! De toute évidence, il ne pouvait être le complice de ces gens qui venaient si brutalement se mettre au travers de son entreprise.

Et maintenant, tout était fini ! Elle allait y aller au couvent de la Petite Troïtza !… C’est elle qui l’avait voulu !…

Elle put entendre encore derrière elle une sorte de gémissement, et puis, comme elle ne se décidait pas assez vite à suivre ses geôliers, ceux-ci l’empoignèrent, sans aucune galanterie, et la portèrent hors de la cabine !

Prisca fut emportée et déposée, grelottante de froid et d’épouvante, au fond de la norvégienne, qui dansait à la vague et se heurtait avec des craquements sinistres aux flancs du Dago.

Wolmar était à la barre et regardait la prisonnière avec une curiosité qui ne semblait pas dénuée d’intérêt.

Deux autres matelots prirent les rames. Ce n’étaient point ceux qui avaient accompagné Wolmar à Cronstadt.

Le capitaine descendit à son tour et commanda la manœuvre… Bientôt, on s’éloignait du Dago et l’on se dirigeait vers la falaise. On n’avançait que fort lentement, à cause du vent que l’on recevait par le travers.

Enfin, on doubla un banc d’écueils, derrière lesquels la manœuvre devint plus facile.

Étendue au fond de la norvégienne, Prisca semblait morte. Elle avait les mains crispées sur son corsage, dans lequel elle avait eu le temps de glisser à nouveau le couteau de Nastia.

Les minutes de cette petite traversée lui paraissaient des siècles.

Des mains la secouèrent. On était arrivé !… tout au moins à la côte…

Un chemin escarpé s’offrait à la petite troupe, entre deux rocs de la falaise. Ils le gravirent sous la pluie, une pluie très fine et après s’être mis dans l’eau jusqu’aux genoux.

Wolmar portait dans ses bras puissants Prisca et la plaignait et soupirait sur son triste sort… mais hélas ! il ne pouvait plus rien pour elle ! Il était trop tard ! Et lui-même ne tenait plus à rien risquer dans une affaire qui paraissait réglée pour l’éternité !

Il avait bien promis, cependant, avant de partir, à ce Iouri, qui disposait de tant de précieux roubles, de revenir lui raconter tout ce qui s’était passé ; mais, en vérité, s’il pouvait ne plus revenir du tout et ne plus revoir jamais le redoutable Weisseinstein, ni même le Iouri, cela ferait tout à fait son affaire. En secret, il adressait, dans ce sens, de brûlantes prières à sa sainte patronne. Il se décida ainsi à disparaître, à se cacher dans le prochain port, à brûler la politesse à tous !

Une sorte de char paysan, une vieille télègue les attendait sur le plateau. Elle était conduite par un antique spécimen de la contrée, un bavard infatigable qui avait certainement, en attendant les voyageurs, vidé plus d’un petit verre de vodka dans les kabatchoks du bord de la route.

Quelle route ! Un ravin ! Quand Wolmar eut déposé Prisca sur le banc de la télègue, il reçut l’ordre de retourner avec ses deux compagnons à la norvégienne et de se rendre au petit port, où le capitaine reviendrait les rejoindre et où ils devaient, sous peine d’un destin menaçant, se montrer discrets.

– Adieu, tous ! murmura Wolmar, et que Dieu le Père vous bénisse !

La télègue se mit en route ; la pluie, momentanément, avait cessé. Dans le lointain, on voyait encore se presser d’énormes nuages. Quelques étoiles finissaient de disparaître à l’horizon. Cependant, les contours des arbres chargés de pluie et agités par le vent commençaient à se dessiner dans l’ombre.

L’aurore était pauvre et désolée comme tout ce pays qu’elle éclairait si timidement encore !

On prit, par le travers de la plaine, un chemin qui n’était, à peu près, qu’une piste, à travers des fougères et des chardons humides.

Enfin, Weisseinstein mit sa main large étendue sur son front, les yeux fixés au-dessous, vers une ligne de murailles, couleur de safran, et de tours décapitées, dit :

– C’est là ?

– C’est là ! répéta le cocher, oui, c’est bien là ! Vous avez l’œil sûr d’un marin de la bonne école ! Compliments à monsieur le capitaine !… Savez-vous, mon petit père, que j’ai connu ces vastes plaines couvertes de blé, de petits bois, de villages, heureusement peuplées de beaux gars et de belles babas !… C’était au temps des anciens moines, qui ont été dépouillés et remplacés par les saintes femmes ! Les très chères ne se sont plus occupées que de notre salut à tous, pour lequel il fallait nous rendre misérables aux fins de gagner le paradis ! Et, pour elles aussi, elles ont tout négligé ! Hélas ! il n’y a plus d’or sur les coupoles du monastère ! ni dans ses coffres !… Les vents gémissent terriblement dans ses murailles à jour !… De pauvres femmes saintes ne sauraient avoir l’esprit d’administration, n’est-ce pas ?

« Mais j’en ai assez dit ! Tout ceci ne me regarde pas ! ni vous non plus ! assurément !… Encore une petite dame qui va gagner le paradis ! fit-il en se tournant brusquement vers Prisca, qu’étourdissait son langage…

– Te tairas-tu, vieil ivrogne, grogna Weisseinstein, qui l’avait déjà bourré bien inutilement pour l’inciter à garder, ne fût-ce que cinq minutes, le silence !

– Oui ! oui ! certes ! je me tairai ! La parole a perdu le monde avec Satan, mais l’a sauvé avec le fils de Dieu ! Rien ne m’empêchera de proclamer que ce monastère est le plus terrible et le plus saint des monastères ! Eh là ! seigneur ! regardez ces murs, ils sont sacrés ! c’est la Petite Troïtza ! Une chose aimée des puissances du ciel et de la terre ! et pleine de miracles ! c’est bien connu !

« Qu’il se lève celui qui dira le contraire ! Il aura affaire à moi, tout vieux que je suis ! Et alors !… et alors, c’est vrai que notre petite dame s’en va gagner le paradis ?… j’en ai conduit comme ça quelques-unes qui y sont certainement allées tout droit, car je ne les ai plus revues depuis.

Une bourrade envoya rouler le vieux aux pieds de ses chevaux.

On était arrivé sous le porche, en plein centre de l’entrée principale.

Deux minces et longs personnages fort corrects, habillés de pardessus comme à la ville et de chapeaux de feutre mou, qui n’avaient pas ouvert la bouche de tout le voyage, et qui étaient montés en cours de route sur la télègue, sans que Prisca s’en fût même aperçue, firent descendre la jeune femme de son char rustique et la reçurent dans leurs bras, presque inanimée.

Weisseinstein les salua d’un adieu assez rude, replaça le cocher sur son siège, lui remit les guides en mains, regrimpa sur la télègue, et aussitôt les chevaux repartirent.

Prisca sembla, une seconde, revenue à la vie et poussa un cri strident qui monta vers le ciel désert et remplit, un instant, l’écho de la vallée.

Mais les deux hommes l’avaient déjà poussée sous le porche et frappaient à la poterne, au-dessus de laquelle on lisait, en caractères grecs, ces mots : Petite Troïtza

XVI – LES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA

 

La porte avait un judas grillé, fermé d’un portillon qui s’entr’ouvrit.

Une antique figure ridée apparut, lança un regard au dehors et, presque aussitôt, la porte fut poussée.

Prisca se trouva dans le couvent, entre les mains de quatre vieilles, sans qu’elle se rendît bien compte de l’événement.

Les quatre vieilles parlaient si vite et leur langage était si bizarre, qu’elle ne comprenait rien à ce qu’elles se disaient, dans la figure les unes des autres, nez contre nez, menton contre menton, leurs doigts crochus sur la pauvre enfant, comme si elles se disputaient déjà une proie qu’elles allaient dévorer. Elles étaient singulièrement habillées d’une robe blanche et d’un manteau noir. Un bonnet noir leur enserrait étroitement la tête. Des croix, quelques humbles bijoux orthodoxes leur brinqueballaient sur la poitrine et cliquetaient à leurs gestes qui étaient désordonnés.

Cependant, elles se calmèrent, et Prisca put se rendre compte que ces singulières nonnes ne lui voulaient point de mal, et que, ce qu’elle avait pu prendre, tout d’abord, pour manifestations de dangereuse hostilité, n’étaient que « gestes amicaux ».

Toute leur ardeur querelleuse venait de ce qu’elles se disputaient l’honneur d’aller conduire la nouvelle pénitente à la mère supérieure de la communauté.

L’une d’elles, celle qui avait un regard de flamme sous ses vieilles paupières fripées et qui était la portière en chef, finit même par confier, dans un langage convenable, à Prisca, que son arrivée avait été annoncée dans la nuit même, et qu’aussitôt, la très sainte mère avait donné des ordres pour que leur nouvelle compagne fût reçue avec de grands soins, car le bruit courait qu’elle avait supporté de grandes fatigues.

– Il ne tient qu’à vous, ma petite colombe, d’oublier tous les maux que vous avez soufferts. Ici, si vous savez vous y prendre, c’est la maison du paradis, où tout s’efface du passé dans le bonheur présent, surtout quand on est une jolie et aimable barinia comme vous !

Et, se tournant vers les autres vieilles :

– Voici, je vous présente des exemples de la méchanceté des hommes, mon cher soupir de la Vierge… Celle-ci est votre sœur Tania, qui a été mariée à un colonel ivrogne, il y a bien longtemps de cela, et qui a divorcé pour venir avec nous ! Celle que tu vois à tes pieds qu’elle réchauffe dans ses vieilles mains ridées, c’est Kostia ! Elle est un peu folle, parce qu’elle a reçu, dans son jeune âge, un grand coup de pieu sur la tête, que lui a administré un père qui ne l’aimait pas, et qui rentrait de la chasse…

« Et celle-là qui te sourit comme si elle voulait te mordre, à cause de ses deux dents du haut et de sa dent du bas mal plantée, c’est, pour la douceur, un petit ange échappé de la chaudière du démon ! À part cela, elle n’a point mauvais cœur ; mais il faut lui pardonner parce qu’elle a été veuve de bonne heure et que cela l’a rendue comme enragée ; n’est-il pas vrai, chère Alexandra ?…

« Je ne vous parle pas de moi qui suis une vieille fille, qui en ai vu de toutes les couleurs, mon petit pigeon du Saint-Esprit !… Jusqu’au jour où je suis venue me jeter au pied des saints archanges et des hommes de Dieu qui ont reçu de lui le don du miracle ! Mais je bavarde, je bavarde ! et le temps passe, et il faut que je vous conduise, au plus tôt, devant notre chère mère à toutes. Vous verrez, elle est très bonne ! Avant de vous conduire auprès d’elle, j’ai tenu à vous dire cela. Excusez-moi ! Je m’appelle Catherine…

Étant à bout de souffle, elle empoigna Prisca avec une aimable brutalité et la fit sortir de la conciergerie, qui était une petite bâtisse carrée, au fond d’une cour. Cette cour était fermée d’une grille. On ouvrit la grille. Les trois autres femmes suivaient en jacassant.

Elles traversèrent les jardins de la Petite Troïtza. Ces jardins avaient dû être magnifiques quand ils étaient entretenus ; maintenant, ils poussaient à leur gré, au milieu des vieilles pierres et des bâtiments innombrables. Certes ! la Petite Troïtza n’avait jamais été une ville immense comme la Troïtza moscovite, mais c’était encore un petit monde…

Prisca et les sœurs, toujours bavardant, toujours gesticulant, passèrent sous les voûtes des bâtiments, dont quelques-uns marquaient un état de grand délabrement et paraissaient même abandonnés depuis de longues années.

Soudain, comme elles traversaient une cour, entourée d’un cloître aux lourds arceaux, très bas sur leurs colonnes trapues, Prisca aperçut des êtres étranges qui glissaient dans l’ombre de ce cloître.

C’étaient des figures singulières d’hommes, prêtres ou moines, habillées de longues robes qui leur cachaient même les pieds et qui leur recouvraient les bras. Seule la tête passait et on ne voyait de cette tête enfermée dans une sorte de cagoule, qu’une portion du visage, les deux yeux et la bouche ; le nez lui-même disparaissait sous un morceau d’étoffe posé transversalement.

Cette apparition était si lugubre que Prisca ne put s’empêcher d’avoir un geste d’effroi et de s’arrêter, terrifiée, car, sous leur cagoule, tous les yeux la regardaient !

– Avancez ! avancez donc, mon petit pigeon ! et ne tremblez pas comme ça, lui souffla la vieille sorcière-portière aux yeux de flamme, pourquoi trembler ? Ce sont nos saints martyrs ! Vous avez dû entendre parler ! Ce sont eux qui nous assurent le service du culte ; et ils n’hésitent devant aucun sacrifice dans les grandes circonstances. On pourrait faire le tour de tous les Raskolniks, dans tous les couvents de la terre russe, on n’en trouverait pas de pareils assurément.

Prisca ne se soutenait plus.

– Nous allons vous porter, puisque vous êtes si faible, mon petit agneau.

– Non ! non ! ne me touchez pas. J’aurai la force, mais sortons vite d’ici. Ces hommes me font peur !

– Regarde ! Regarde ! en vérité, regarde autour de toi. Il n’y a plus aucune ombre. Il n’y a plus personne d’autre que nous ! Et écoute la cloche qui nous appelle. Ils sont tous partis à la messe. À la messe au knout ! Vite ! vite ! nous allons être en retard. Nous ne serons jamais arrivées pour « la messe du knout » !

– Qu’est-ce que c’est que ça : « la messe du knout » ? demanda Prisca, de plus en plus effrayée, je ne veux pas aller à cette messe-là, moi ! Conduisez-moi vite auprès de votre mère supérieure, tout de suite, puisque c’est l’ordre que vous avez reçu, exécutez-le !

– Oui ! oui ! mon chérubin, bien sûr. Tout ce que tu voudras, comment t’appelles-tu ? Nous t’avons toutes dit nos noms.

– Vite ! vite ! voilà la messe qui commence. Nous sommes en retard avec toutes vos histoires, criaillaient les trois vieilles.

Elles arrivèrent devant un grand bâtiment central. Une demi-douzaine de nonnes de basse condition étaient en train de nettoyer et de laver le seuil et l’escalier en l’honneur de la « mamouchka » qui allait descendre par là, tout à l’heure, pour se rendre à la messe. Prisca et celles qui l’accompagnaient passèrent au milieu de la curiosité aiguë des servantes.

Ce bâtiment était tout à fait propre, badigeonné à neuf, clair et orné de belles images. On introduisit Prisca dans une sorte de parloir-salon garni de fauteuils rouges et or du plus mauvais goût et qui devaient être arrivés récemment en droite ligne des derniers pillages des salons mondains de la Pologne galicienne. Toute cette modernité se mêlait à une ornementation orthodoxe de croix, de candélabres sacrés sur une cheminée à paravent et de bogs dans les coins, sur les étagères.

Ces bogs sont les images que les Russes multiplient avec un si grand luxe dans leurs églises et dans l’intérieur de leur maison. Elles sont peintes sur toile ou sur bois. Jamais de statue ni de reliefs ; l’Église russe les proscrit comme hétérodoxes. Tout ce qu’elle se permet, c’est de recouvrir les images les plus précieuses de plaques d’or ou d’argent ciselées de manière à ne laisser à découvert que la tête et les bras des personnages. On incruste aussi dans leurs cadres des pierres fines, même des diamants.

Il n’y avait point de nobles, point de marchands surtout, à l’époque où se passent les événements que nous retraçons, qui n’eussent de ces luxueuses images suspendues à l’un des angles de leur salon, ou de leur chambre à coucher. Dans les isbas ou chaumières de paysans russes, la place d’honneur est sous la petite chapelle qu’ornent les images de famille ; on y fait asseoir les personnes respectables ou l’hôte de distinction.

Or, Prisca venait de se laisser tomber sur un fauteuil, en tournant le dos aux saintes images, quand la sainte mère du couvent fit son apparition.

Elle était habillée d’une robe blanche et d’un manteau noir bordé d’hermine. Elle portait sur sa poitrine une grosse croix de diamants de la plus grande richesse. Elle était coiffée d’une espèce de cape à pointe noire semblable à celle en usage pour les veuves du seizième siècle. Avec cela, elle avait le plus grand air du monde.

Peut-être, sous sa coiffe, avait-elle des cheveux blancs. On n’en savait rien. Telle quelle, avec ses joues roses et ses yeux bleus, elle paraissait dans les trente à trente-cinq années, au plus, ce qui est un très bel âge.

Elle commença de considérer Prisca avec une grande sévérité, parce qu’elle tournait le dos aux bogs.

Elle lui fit entendre que ce n’était point là une attitude convenable ; et comme les femmes qui étaient là faisaient chorus avec elle, elle les chassa très brutalement, avec des paroles brèves, comme on fait avec les domestiques qui ont perdu un instant le sentiment de leur inexistence.

La pièce fut vide en un instant. Alors, la bonne « mamouchka » s’assit auprès de Prisca accablée, et lui prit la main qu’elle caressa avec une grande douceur consolante.

Elle l’appela « mon petit pigeon, ma petite colombe, mon petit agneau » et lui promit si bien la paix, le repos et la « satisfaction générale de son corps et de son âme », au fond de cette retraite, que Prisca en conçut un semblant d’espoir.

Mon Dieu ! elle espérait ceci ; qu’on avait voulu simplement l’isoler dans un couvent et qu’on ne lui ferait point d’autre mal ! Au fond, pourquoi lui faire du mal ? C’était tout à fait inutile ! Ses ennemis ne pouvaient avoir d’autre but que de la séparer du grand-duc. C’était fait ! Elle n’avait plus rien à redouter, et, dans la paix de ce couvent, elle aurait tout loisir de préparer sa fuite ou d’attendre que son Pierre vînt la chercher !

Car il trouverait bien le moyen de la tirer de là ! Cette mère religieuse paraissait tout à fait une grande dame, admirablement élevée et incapable de faire souffrir inutilement une pauvre créature, dont le seul tort avait été d’ignorer que le jeune homme qu’elle aimait était prince.

Quant aux histoires que lui avaient contées ce fou de Iouri, comment y ajouter foi ? Nous n’étions plus au moyen âge ! On n’allait plus au sabbat ! Il y avait bien dans ce couvent quelques figures de sorcières : mais Prisca les avait entendues et jugées. C’étaient des petites vieilles, habituées aux soins du ménage, et radotant sur n’importe quoi, très prosaïquement et comme des servantes bavardes.

Quant aux moines à cagoule, est-ce que Prisca allait s’étonner d’une mascarade de plus ou de moins dans la comédie du Raskol ? Il fallait s’attendre évidement aux choses les plus bizarres dès que l’on soulevait le voile du culte chez les vieux croyants. Ils le célébraient de bien des façons différentes. Tout de même, ils ne mangeaient pas les petits enfants !

Ah ! Prisca ! Prisca ! Il te restait ton couteau, et tu avais résolu de mourir, s’il le fallait ! Mais combien serais-tu heureuse s’il ne le fallait pas ! Mourir sans lui, autant vivre, autant vivre pour essayer de revivre avec lui. Et tu te raccroches à la vie ! Dans ta détresse, tu serres tout doucement, tout doucement, la main de la « mamouchka » !

Celle-ci a senti ta douce pression ! Elle se penche vers toi. Elle t’enveloppe de son doux regard enchanteur, elle dépose sur ton front un baiser plein d’une tendre protection.

– Venez ! mon enfant, je vois que vous serez très raisonnable. Il le faut. Et nous continuerons à être de bonnes amies. Je suis la vraie mère, la petite mère du saint troupeau. Comment n’obéirait-on pas à sa mère ! Je vais vous faire conduire à votre chambre, mon petit pigeon !

Elle appela Catherine, qui attendait ses ordres dans le corridor et lui donna ses instructions concernant Prisca. Puis, elle rentra dans son appartement, disant qu’elle n’avait plus que le temps de se rendre à la messe.

Catherine s’empara à nouveau de Prisca, cette fois, avec une humeur des plus combatives. Elle la conduisit, ou plutôt elle la bouscula jusque dans la chambre qui lui avait été réservée, au second étage de ce bâtiment central même qui était le plus commode, le plus hygiénique et l’un des plus luxueux assurément de la communauté.

Prisca ne fut pas à demi étonnée de constater que l’on ne mettait pas seulement une chambre à sa disposition, mais un petit salon, et un cabinet de toilette.

– Oui ! oui, ma colombe, tu es soignée comme une grande dame de la cour. Plains-toi. Tandis que, moi, j’habite dans un trou à rats, comme de juste.

– Votre mère supérieure a un air tout à fait bon, émit Prisca.

– Tout à fait bon ! tout à fait bon ! ne t’y fie pas. Tu l’as vue, la très chère sainte mère, et tu as été troublée, séduite ! Ah ! elle est bien comme Dieu le père l’a faite, toujours la même. Son regard est caressant, sa parole de miel, tu as été captivée du premier coup, c’est bien cela ! Oh ! je vois ce qui se passe en vous, mademoiselle. Vous êtes étrangère, mais vous n’auriez pas été étrangère que c’était la même chose. Oui, certes, je constate tout l’effet produit sur vous par une première entrevue. C’était inévitable !… Mais permets à une vieille femme de Dieu, qui a de l’expérience, d’apporter un contrepoids dans la balance.

La vieille sorcière-portière alla à la porte, et, après un coup d’œil au dehors, la referma soigneusement.

– Ici, fit-elle en revenant mettre son bec crochu sous la pâle figure angoissée de Prisca, ici, sache-le bien, mademoiselle (elle disait ces mot en français), ici tout est jeu et tout joueur est fripon. Aussi importe-t-il d’avoir l’œil au guet. Je reviens à la petite sainte mère, s’il te plaît, mademoiselle. Sous un air de bonhomie apparente, elle a l’intelligence déliée, incisive. C’est une femme, vois-tu, ma petite colombe, qui vous lit jusque dans les entrailles !

Elle souffla un peu, puis reprit :

– Comprends une fois pour toutes que la bonté est un vernis sur sa jolie figure. De la bonté ! Écoute mon agneau, je vais te dire une chose qu’il ne faut répéter qu’aux saints archanges. Il y avait ici une sœur qui était plus jolie qu’elle, eh bien, elle lui a fait crever les yeux, fendre le nez et percer la langue au fer rouge. Ainsi, juge !

– Je ne vous crois pas ! répliqua nettement Prisca, que tout ce bavardage hypocrite fatiguait horriblement.

– Tu ne me crois pas, vraiment, tu ne me crois pas ! Eh bien ! viens donc te promener un peu avec moi dans le jardin, du côté de l’église des Scoptzi, si tu n’es pas trop fatiguée, ma chère petite âme, et viens faire une petite prière avec ta servante, et tu verras ce qui peut arriver de bon à une « demoiselle » qui a cessé de plaire à notre très sainte mère ! Veux-tu, dis ? Veux-tu ?

– Qu’est-ce que c’est que l’église des Scoptzi ? questionna Prisca, de nouveau intriguée.

– Sache qu’il y a ici l’église des Scoptzi, et celle des Khlisti, et celle des Sabatniki, et d’autres qui ne servent plus à rien. Mais les Scoptzi sont nos prêtres spéciaux à nous ; on les a fait venir du fond de la Terre Noire, pour nous servir. Oui, ceux-là sont des prêtres terribles et qui savent vraiment ne rien craindre devant Dieu et devant le diable ; quant aux Khlisti, n’en parlons pas, n’est-ce pas ? Tu as entendu parler peut-être, des « Ténébreuses » ? Eh bien ! ce sont elles qui font office de Khlisti quand elles viennent ici pour leurs petites fêtes, avec leur Raspoutine.

« Ce sont des farceuses, ni plus ni moins, affirma la vieille avec un hochement de tête. Quant à ce Raspoutine, il ne porte d’attention qu’aux jolies femmes. N’en parlons pas. J’en ai connu des prophètes, à mon âge, des prophètes qui faisaient le salut de tout le monde, même des vieilles femmes de Dieu comme moi ; ça, c’étaient des envoyés de Dieu ! Mais Raspoutine, c’est un bouc noir, tout simplement.

– Comment oses-tu parler ainsi de ce Raspoutine et de la sainte mère supérieure ? Ne crains-tu point quelque châtiment, s’ils sont si terribles que ça ? questionna Prisca soupçonneuse.

– Pas même, répondit l’autre avec amertume. Non, pas même ! On ne s’occupe pas d’une pauvre vieille comme moi. Les vieilles ne comptent pas ici. Elles n’ont d’autre plaisir que de voir punir les jeunes qui ont eu le don de déplaire à toute la clique de la très sainte mère. Je te dis tout cela comme je le pense. Prends garde à toi, ma petite colombe ; c’est moi qui t’en avertis. Prends garde à toi. Et maintenant, bois ce bouillon chaud que l’on t’apporte et couche-toi.

Prisca se jeta sur ce bouillon. Quand elle l’eut bu :

– Je veux être seule ! dit-elle à Catherine, va-t’en. J’ai besoin de me reposer.

– Si tu crois que je ne serais pas partie déjà si je le pouvais ! grogna la vieille. Mais j’ai l’ordre de ne point te quitter. Sans quoi, je serais à la messe, bien sûr, à la messe des Scoptzi. Mais tu m’as fait manquer la messe. Tant pis pour moi et tant pis pour toi. Parce que tu aurais pu non seulement prier, mais t’instruire. Et tu aurais déjà perdu l’habitude que tu commences à prendre de me traiter de menteuse.

– Allons donc à la messe, décida Prisca, poussée par une curiosité aiguë et aussi par le besoin qu’elle avait de ne point rester seule avec cette vieille qui sentais la terre morte et dont elle haïssait les propos et l’affreux sourire.

Elles descendirent donc et se retrouvèrent bientôt dans cette cour entourée de cloîtres où se promenaient naguère les ombres des Scoptzi.

La porte d’une chapelle s’ouvrait au fond de cette cour ; Prisca, suivie de la sorcière-portière en chef, et de deux autres sœurs surveillantes et dont la mission était sans doute d’accompagner partout la prisonnière, pénétra dans la petite église.

Ce devait être une messe basse et sans grande cérémonie. D’abord, il faisait sombre là dedans. Pas de bougies allumées, excepté celles qui le sont toujours devant les bogs. Les murailles étaient couvertes d’icônes aux cadres d’or et d’argent comme on en trouve dans toutes les églises de Russie ; une grille de fer ouvragée fermait le chœur.

On n’apercevait d’abord que les nonnes, une trentaine de nonnes de basse condition qui se prosternaient, se relevaient et se reprosternaient, se signaient, se frappaient la poitrine, s’aplatissaient sur le pavé en marmottant d’étranges litanies.

Prisca fut poussée par sa petite troupe contre un pilier.

Elle avait assisté souvent à ce spectacle extérieur de la piété orthodoxe et n’y trouvait rien de bien extraordinaire quand, soudain, la grille du chœur fut ouverte et l’on aperçut le chœur et le tabernacle.

Tous les Scoptzi, « les prêtres mutilateurs » avec leurs longues robes suaires et leurs cagoules et leurs bonnets pointus, se tenaient debout sur les marches de l’autel, à droite et à gauche. Au-dessous, dans le fauteuil abbatial était assise la très sainte mère. Elle avait vraiment une figure angélique. Un doux rayon du dernier soleil d’automne, passant à travers un vitrail, vint lui caresser les joues et éclairer son aimable visage.

Autour d’elle et sur les derniers degrés de l’autel, assises sur des escabeaux, d’autres religieuses, qui avaient, du reste, le plus grand air, et qui étaient toutes habillées de blanc, la poitrine couverte d’emblèmes sacerdotaux, lui faisaient une sorte de cour, comme à une reine. C’étaient les chanoinesses.

Or, ce n’étaient ni les Scoptzi, avec leurs cagoules, ni la sœur supérieure avec sa cour de chanoinesses toutes blanches qui retenaient maintenant l’attention de Prisca, c’était une espèce de chevalet incliné diagonalement et aux extrémités duquel étaient fixés des anneaux de fer.

Il était placé en avant du chœur, à la hauteur des grilles.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un semblable appareil. Elle le reconnaissait. C’était l’appareil officiel auquel on attachait le patient qui avait été condamné à recevoir le knout.

On lui en avait montré un de cette sorte, à l’office de la police, dans une grande ville de province qu’elle avait visitée avec la famille Nératof.

À quel supplice allait-elle donc assister. Elle comprenait maintenant ces mots prononcés par les vieilles nonnes portières :

– Nous aurons aujourd’hui une messe du knout !

Presque aussitôt une toute jeune femme fut amenée par l’exécuteur des hautes œuvres du couvent, un homme sur lequel Prisca eut tout de suite de multiples renseignements : c’était un bourreau qui avait servi autrefois à Kiev et qui avait eu des démêlés avec le gouverneur parce qu’il avait tué le patient au dixième coup, au lieu de donner tranquillement cinquante coups et de le laisser vivre !

Mais il était rentré en faveur, grâce à l’archevêque Barnabé, l’ami de Raspoutine, qui avait fait cadeau de cet homme à l’homme de Dieu, lequel en avait fait cadeau au couvent.

Cet homme qui avait, non point une figure de brute, mais au contraire une belle tête aux yeux bleus, bien encadrée de chevelure et de barbe blondes, ce qui lui donnait un air tendrement inspiré, était habillé comme l’étaient tous les donneurs de knout de profession dans le meilleur temps du knout qui n’est pas fort éloigné, d’un pantalon de velours noir entonné dans ses bottes, et d’une chemise de coton de couleur, boutonnée sur le côté. Il avait les manches retroussées, de manière que rien ne vînt embarrasser ses mouvements.

Quant à la jeune femme que cet homme poussait devant lui, elle était vêtue d’une jupe sombre et d’une chemise que l’on avait rabattue, de façon que ses épaules et son dos fussent à peu près découverts.

En dehors de cela, elle faisait grand’pitié à voir à cause de son pauvre visage qui était tout envahi d’épouvante.

On la voyait trembler. Elle avait les mains déjà attachées plat sur plat, comme il convient, les cordes lui brisant à peu près les poignets.

L’exécuteur la poussa vers le chevalet et l’y étendit assez brutalement, tandis qu’elle faisait entendre les premiers gémissements de son âme et de son corps en détresse.

Ses pieds et ses mains furent fixés aux anneaux de fer. La malheureuse était ligotée de telle sorte qu’elle ne pouvait plus faire aucun mouvement.

Elle était tendue là « comme une peau d’anguille que l’on fait sécher », selon la forte expression de M. de Lagny ; qui nous fait assister à un supplice identique et nous le rapporte dans son livre si curieusement documenté : le Knout et les Russes.

La malheureuse, à un moment de cette première opération préalable, fit entendre un premier cri déchirant, c’est que la tension des cordes lui faisait déjà craquer les os et les disjoignait !… N’importe, tout à l’heure, les os vont autrement craquer et se disloquer !…

L’homme aux manches retroussées a pris à deux mains l’instrument du supplice, le knout…

Le knout est une lanière de cuir épais, taillée triangulairement et longue de trois ou quatre mètres, large d’un pouce, s’amincissant par une extrémité et terminée carrément par l’autre… Le petit bout est fixé à un manche de bois d’environ deux pieds…

L’homme, qui s’était reculé, se rapprocha, le corps courbé, traînant cette longue lanière à deux mains entre ses jambes…

Arrivé à trois ou quatre pas de la patiente, le voilà qui relève vigoureusement le knout au-dessus de sa tête, et le rabat aussitôt avec rapidité. La lanière voltige dans l’air, siffle, enlace le corps de la pauvre enfant comme d’un cercle de fer…

Sinistre hurlement !… Malgré son état de tension, la malheureuse bondit comme sous les étreintes puissantes du galvanisme. Les cris qu’elle pousse n’ont plus rien d’humain ! Et elle ne cessera plus de crier.

Autour d’elle, dans le chœur, rien ne lui répond. C’est le plus absolu silence de tous et de toutes. Tout le monde regarde le spectacle avec un frémissement d’intérêt et de bienveillance pour le bourreau.

Il n’y a de pitié pour la martyre que dans le bas de l’église, sur le parvis où grouille le peuple des servantes qui gémit, se signe, se prosterne et se frappe le front sur les pavés d’airain.

L’exécuteur retourne sur ses pas et recommence la même manœuvre autant de fois qu’il y a de coups à appliquer au condamné. Quand la lanière enveloppe le corps par les angles que font deux os, la chair et les muscles sont littéralement tranchés en rondelles comme avec un rasoir et les os craquent ; si elle tombe à plat, la chair n’est pas tranchée mais broyée, écrasée ; le sang jaillit de toutes parts…

La patiente n’est plus qu’une pauvre chose hurlante ; on voit son dos qui n’est plus qu’une plaie affreuse. Le reste de sa chair devient bleu et vert comme celle d’un cadavre pourri !…

Cependant, ce bourreau-ci, qui a eu des malheurs, a appris à frapper sans tuer. Cette jeune femme reçoit vingt coups de knout et n’est pas morte. Et elle n’en mourra point. Mais, pour le moment, elle n’en vaut guère mieux.

La figure d’ange de la supérieure n’a point cessé de sourire gracieusement à la pauvre martyre !… Et maintenant, la cérémonie est terminée…

Toutes ces dames se sont levées derrière la supérieure qui passe devant la patiente évanouie entre les bras des Scoptzi qui sont en train de la détacher. La bonne mère se penche sur ce front couvert d’une sueur sanglante et y dépose un pieux baiser :

C’est pour ton bien, mon petit pigeon !

Toutes les chanoinesses ont l’air d’être de l’avis de la supérieure et embrassent le front livide et sanglant.

En somme, cette petite exécution ne semble pas avoir remué beaucoup les cœurs et nous aurions tort de nous en étonner nous-mêmes, surtout si nous n’oublions pas que la chose a lieu dans un couvent de femmes russes, où il s’est passé de tous temps des événements autrement extraordinaires ! et tels qu’il serait difficile de les rapporter ici.

M. Léouzon Le Duc, dans son livre si intéressant : La Russie contemporaine, écrit ceci : « Autant les monastères d’hommes se recommandent en certaines mesures par la science orthodoxe de leurs habitants et par leur vertu, autant ceux qui servent de refuge aux femmes se signalent généralement par leur ignorance et leurs désordres. On a déjà raconté sur ces derniers des faits étranges ; je pourrais en ajouter de plus étranges encore, et je défierais, ajoute M. Léouzon Le Duc, qui que ce soit de le contester ! Mais à quoi bon grossir une honteuse chronique ? conclut l’auteur. Le respect que nous portons à ceux qui nous lisent nous impose une pudeur qu’il nous serait impossible de garder si nous touchions trop vivement aux mystères des Vierges orthodoxes… »

Nous sommes de l’avis de M. Léouzon Le Duc, et ce n’est pas nous qui soulèverons ce linceul d’ignominie. D’autant plus que nous sommes persuadés qu’il y a des exceptions à cette méchante règle relevée, hélas ! par tant d’auteurs. L’orthodoxie, elle aussi, a ses saintes. Pour le moment, contentons-nous de raconter les malheurs de Prisca !

* * * * * * *

 

Prisca est prisonnière dans un couvent, dont la sainteté s’est enfuie sous le souffle délétère de Raspoutine et des Ténébreuses, qui, pour mettre le comble à leurs diableries, n’avaient pas craint de faire assurer le service divin par les éléments les plus fanatiques du Raskol. Elles avaient fait rechercher dans tous les coins monastiques de l’empire les plus renommés de ces Scoptzi et de ces Sabatniki, prêtres fanatiques de la Douleur, dont nous ne pouvons nous faire à peu près quelque idée que si nous nous rappelons avoir vu, à l’une de nos dernières expositions, les Aïssaouas.

Nous ne saurions douter maintenant que Prisca ne fût, dans cette dernière aventure, la victime de la grande-duchesse elle-même, de cette Nadiijda Mikhaëlovna, qui reportait sur la pauvre enfant toute la fureur dans laquelle l’avait jetée l’attitude outrageante de son fils et sa conduite sacrilège. Ivan n’avait-il pas osé porter les mains sur sa mère. Il l’avait insultée, menacée, et cela pour cette Prisca…

Quand la grande-duchesse était sortie de la datcha du lac Saïma, chassée par son fils, Prisca était condamnée.

Nadiijda Mikhaëlovna s’était demandé pendant quelque temps :

« À quoi ? »

Nulle vengeance ne lui paraissait assez cruelle. Or, dans le même moment, le Raspoutine était tombé à un état d’esprit bien désespérant pour les Ténébreuses ; ou bien son humeur effroyable leur rendait, à peu près, la vie impossible, ou bien, tout à coup il se réfugiait dans une sombre mélancolie d’où il était bien difficile de le tirer et cela pendant des jours entiers.

La Wyronzew et Nadiijda Mikhaëlovna finirent, de guerre lasse, par questionner la femme de Raspoutine elle-même qui le connaissait mieux que quiconque, et qui, souvent, sans recevoir de confidences, le devinait.

Elle leur dit tout de suite :

– Comment ne voyez-vous pas cela ?… Il s’agit d’une femme, assurément. Tenez, il y en a une qu’il poursuit à boulets rouges en ce moment et contre laquelle il soulève toute la police judiciaire et à cause de laquelle il met sur les dents tous les pristafs (commissaires de police) de Petrograd, c’est la Kouliguine. Eh bien, m’est avis que Gricha ne serait pas si méchant pour la Kouliguine s’il n’avait aucune idée sur elle. Quand je lui parle de ça, il me lance de tels regards que je n’insiste pas. Et je ne vous conseille pas de lui en parler. Mais renseignez-vous !

Elles s’étaient renseignées et elles eurent bientôt acquis la certitude que le Novi (le « Nouveau »), comme on appelait maintenant le prophète, avait l’esprit fortement occupé par la Kouliguine depuis certaine soirée chez les Khirkof, où elle avait dansé.

Raspoutine avait tout fait pour la rejoindre depuis, mais avait été éconduit assez grossièrement, de quoi il était devenu fort sombre.

Ce n’était point la première fois que les Ténébreuses avaient à combattre des difficultés de ce genre. Dans une circonstance identique, elles avaient trouvé pour consoler Raspoutine cette petite Nathalie Iveracheguine, qui se mourait d’avoir passé par de tels bras.

– On va lui donner Prisca, avait proposé très ardemment Nadiijda Mikhaëlovna. Et il oubliera peut-être la Kouliguine, au moins pendant quelques jours.

Le projet fut accepté d’enthousiasme et tout fut réglé pour qu’il réussît.

La grande-duchesse et la Wyronzew disposaient de trop de moyens, surtout depuis la réapparition de Doumine, pour que cette abominable machination n’aboutît point.

Nous voyons maintenant où elle en était. En sortant de l’église des Scoptzi et de la messe du knout, pendant laquelle on avait dû soutenir Prisca, qui était tombée dans les bras de ses gardiennes, dans le moment qu’elle voulait fuir l’affreux spectacle, la pauvre enfant ne devait plus se faire illusion sur ce qui l’attendait dans cette extraordinaire « retraite ».

Défaillante, elle eut cependant la force de demander :

– Mais qu’est-ce que cette malheureuse a fait pour qu’on la martyrise ainsi ?

– Ce qu’elle a fait ? s’écria l’une de ses gardiennes, mais elle est entrée dans le petit salon de notre très sainte mère sans avoir salué les bogs ! Et, tout de suite, elle a tourné le dos aux saintes images, comme une hérétique. Si ceci ne mérite point deux mille coups de knout, quand donc la fouetterait-on ? Notre très sainte mère est trop bonne.

– Oui, oui ! elle est trop bonne, répéta à mi-voix la vieille sorcière-portière à l’oreille de Prisca. Je te crois bien qu’elle est trop bonne, et la petite martyre est trop jolie, ça lui apprendra, ça lui apprendra ! Enfin, personne ne peut se vanter d’avoir une humeur parfaite, si sainte que l’on soit.

« Aussi notre très sainte mère a un goût marqué pour les liqueurs fortes. Il lui arrive parfois d’être incommodée, au point de tomber en syncope ou dans les convulsions d’une fureur frénétique, la pauvre dame !

« On ne dirait point cela à la voir, n’est-ce pas, tant elle a la joue tendre et le sourire en fleur ? C’est un tempérament qui supporte tout. Cependant, quand elle a trop « pris », il faut couper sa robe et ses corsets. Après quoi, rendue à ses aises, elle bat à tour de bras les servantes. Mais celles-ci n’ont point à se plaindre. Elle les bourre de coups sans grand dommage.

« Là où elle est admirable, c’est quand elle ne s’entend point avec une de ces demoiselles de qualité qu’on amène ici pour son salut. Alors, en avant le règlement ! Elle peut en faire ce qu’elle veut. Elle décrète une messe de knout comme elle vous dit : « Bonjour, mon petit pigeon ! »

« Méfiez-vous. Je vous dis tout cela pour qu’il ne vous prenne point fantaisie, mon cher ange du Dieu vivant, de la contredire ni de la contrarier en rien. Quand elle est dans ces états-là, nous disons que la très sainte mère a ses vapeurs. À part cela, défense, bien entendu, de manger de la viande et du beurre en carême. Mais nous n’en sommes pas là.

XVII – SUITE DES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA

 

Voulait-on étourdir Prisca ? S’emparer de son esprit ? Annihiler ses sens ? La rendre incapable de tout discernement et de toute résistance ? Il est certain que le régime auquel elle fut soumise les jours suivants était bien fait pour la « séduire », tout au moins moralement ; car, physiquement, elle ne pouvait se plaindre d’aucun mauvais procédé.

Prisca n’allait pas au réfectoire commun, qui était du reste une grande salle fort bien meublée, à la fois mondaine et orthodoxe par son ornementation, qui rappelait à la fois les biens de la terre et les joies du ciel. Elle n’avait fait qu’y passer au cours d’une promenade que lui avait fait faire la très sainte mère elle-même :

– Vous voyez, ma petite colombe, qu’on peut ne pas être très malheureuse chez nous, en vérité. De la piété honorablement comprise et une vie agréable terrestre comme il sied à des personnes bien élevées qui n’attendent plus rien du monde extérieur que des joies préparatrices du royaume de Dieu !

Tant de douceur dans la voix, dans l’air et dans l’esprit anéantissait déjà Prisca au souvenir de cette messe-supplice dont la vision sanglante la poursuivait nuit et jour.

Elle avait déclaré qu’elle voulait vivre chez elle en attendant que l’on fît cesser une injuste détention « dont on aurait à répondre devant les magistrats de son pays ».

On l’avait embrassée en souriant à cette jolie menace et on ne la laissait jamais prendre ses repas dans sa chambre, surtout dans les premiers jours, sans qu’il y eût là deux ou trois des plus agréables « rentières de la communauté », qui lui tenaient compagnie.

On lui faisait réellement fête. On essaya deux fois de l’enivrer. Alors, elle refusa de prendre autre chose que de l’eau.

Il y avait des soirs où c’était une autre comédie : cette vieille sorcière-portière de Catherine réapparaissait et ne lui permettait de s’endormir que lorsqu’elle lui avait fait entendre les plus sinistres histoires sur le compte de la très sainte mère supérieure ou des plus aimables de ces dames.

S’il fallait en croire Catherine, il n’y avait point d’horreur qu’elles n’eussent commise, toujours pour le salut des âmes récalcitrantes.

Tout cela ne tendait-il point à l’épouvante de la pauvre Prisca ?

Et, à représenter tour à tour la très sainte mère supérieure si bonne et si terrible, Catherine ne travaillait-elle point à un programme tracé d’avance et destiné à faire réfléchir Prisca sur les inconvénients de n’être pas toujours d’accord avec cette sainte mère-là ?

De tous les récits horrifiques qu’elle entendait, Prisca tira cette conclusion assez logique qu’on voulait anéantir, à l’avance, en elle, tout esprit de résistance.

Mais que voulait-on faire d’elle ? Allait-on lui demander de devenir orthodoxe ! C’était peu probable, mais on pourrait bien lui demander d’entrer dans certaine façon de comprendre l’orthodoxie, selon la loi de certains hommes de Dieu, qui ont des lumières spéciales sur la matière, d’où est né tout l’effroyable Raskol, lequel n’est pas autre chose que l’anarchie religieuse permettant à ses adeptes d’entendre les textes sacrés selon leurs fantaisies, leurs besoins et leurs vices.

L’homme de Dieu du Raskol quand il s’appelle Raspoutine est plus puissant que le directeur du saint synode lui-même. Qu’a été un Pobodionotzef, à côté d’un Raspoutine ! Tout ceci aboutissait à Raspoutine, à l’obéissance que l’on doit à Raspoutine. Et quand Catherine même en disait du mal, c’était moins pour l’en détourner, assurément, que pour lui en donner l’épouvante !

C’était à cause de l’idée de cela que la pauvre Prisca, entre les horreurs évoquées par la vieille sorcière-portière et la douceur bien civilisée et très menaçante de la très sainte mère, se prenait sa pauvre tête dans les mains, se demandait si elle ne devait point souhaiter de devenir folle, s’interrogeait avec angoisse sur le supplice qui lui était réservé !

Malheur à elle si elle ne se pliait pas à toutes les volontés qui rôdaient autour d’elle, dans l’ombre, pour faire d’elle ce qu’elle ne savait pas encore.

Elle se dressait parfois à un bruit suspect, venu de la porte, de la croisée ou du mur, redoutant qu’on vînt s’emparer d’elle pour quelque abominable sabbat, ou espérant avec délice qu’on venait la sauver !

Ah ! Pierre ! son Pierre ! où était-il ? Que faisait-il ? Qu’en avait-on fait ? Viendrait-il ? Viendrait-il la sauver ? Qui la sauverait de là ?

Elle n’espérait plus en Iouri. Elle l’avait replacé au rang des traîtres.

En qui, en qui devait-elle espérer ? Pouvait-elle espérer encore ?

Il ne lui restait plus que son couteau.

Elle avait réussi à le cacher. Mais qu’elle l’eût gardé sur elle ou qu’elle l’eût dissimulé dans quelque coin, il restait toujours à sa portée !

Que pouvait-elle, avec un couteau contre tant d’ennemis ? Eh bien, mais elle pouvait se tuer ! C’était une solution, cela !…

XVIII – PRISCA A DES NOUVELLES DE PIERRE

 

Depuis quelques jours, Prisca se rendait compte dans son couvent d’enfer que quelque chose de nouveau se préparait.

Jamais elle n’avait vu les religieuses aussi affairées. Une joie générale était répandue sur tout l’établissement. Les nonnes servantes passaient leur temps à frotter et à nettoyer. On secouait les tapis. On transportait des meubles dans les petits appartements vides du bâtiment principal.

– Nous allons entrer en retraite, lui avait dit la très sainte mère, j’espère que vous voudrez bien prendre part à nos exercices, mon enfant ; ce sera une grande joie pour nous. Nous attendons des amies, les bienfaitrices de ce monastère qui vont venir prier avec nous. Je vous ferai savoir quand le moment en sera venu, quel saint homme aimé de Dieu nous prêchera cette retraite.

Prisca avait trop peur de deviner. Elle questionna plusieurs chanoinesses qui lui répondirent en souriant que la curiosité était un péché puni par la religion…

Quant à la sorcière-portière, elle ne la revoyait plus. Sans doute trouvait-on qu’elle avait terminé sa besogne.

Or, la veille de la retraite, Prisca était derrière sa fenêtre, regardant vaguement au dehors la neige qui s’était mise à tomber depuis quelques jours et qui recouvrait déjà de son tapis blanc les bâtiments, les toits des églises et les arbres du jardin ; elle était là, agitant dans sa pensée malade les projets de fuite les plus insensés, quand elle se leva d’un bond, en poussant une sourde exclamation.

… Là, là, devant elle, elle voyait descendre de voiture certaines grandes dames qu’elle connaissait très bien !

C’étaient les mêmes qui lui étaient apparues, le jour de la catastrophe, pendant l’absence de Pierre, à l’île du Bonheur !…

Ah ! c’étaient bien elles !… Et voici la plus terrible d’entre elles, qui gravissait le perron d’honneur, reçue par la très sainte mère qui s’inclinait humblement : Nadiijda Mikhaëlovna ! la grande-duchesse ! La mère du grand-duc Ivan !…

Et les autres qui venaient derrière elle, descendant de leurs voitures, une longue suite de riches voitures. C’étaient les Ténébreuses !…

Les Ténébreuses !… Prisca en reconnut quelques-unes dont les nobles visages avaient tant épouvanté son Pierre, le soir où elles étaient venues s’asseoir en face d’eux, sur cette terrasse du Roha qu’ils avaient dû fuir avec une belle rapidité !

Prisca regarde de tous ses yeux, regarde ! Les mains sur son cœur qui l’étouffe, sur ce couteau qui est devenu son suprême espoir, elle regarde défiler sous ses yeux, immenses d’effroi, le cortège de ses cruelles ennemies, conduites par celle qui a juré la perte de son Pierre et sans doute son martyre à elle !

Oui ! oui ! voilà son martyre qui commence !… c’était inévitable ! Elle le sentait venir !… Depuis qu’elle est entrée dans ce couvent maudit, elle a vécu dans une atmosphère de martyre !…

Et maintenant ses yeux cherchent si elle ne voit point celui qu’elle redoute par-dessus tout ! celui qu’on lui a appris à redouter… le « Novi » ! comme elles disent maintenant… le nouvel homme de Dieu à qui rien ni personne ne doit résister !…

Car c’est certainement lui qui doit venir prêcher cette horrible retraite !…

Elle ne le voit pas !… mais elle sait qu’il va venir !… Elle en est sûre !… Elle le sent déjà quelque part dans le couvent !… Il la suggestionne déjà !… et déjà elle se demande si, pour ne point échapper à ses violences et à sa démoniaque emprise (car on raconte que ses yeux sont terribles et qu’on ne résiste point à ses yeux), elle ne va pas se tuer tout de suite !…

Se tuer !… Oui !… elle y pense fortement !… Elle n’a pas peur de se tuer !… Mais avant de mourir, elle voudrait avoir des nouvelles de Pierre !…

Chose extraordinaire, voilà que, tout à coup, elle est presque heureuse de l’arrivée au couvent de la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, en dépit de tout ce que cette visite annonce de redoutable !… Oui, elle en est absolument satisfaite ! car il est probable, il est à peu près certain que la grande-duchesse va lui donner des nouvelles de Pierre !…

Nadiijda Mikhaëlovna ne saura pas résister à la joie méchante de venir lui annoncer que son Pierre est à jamais perdu pour Prisca, et elle voudra le lui prouver et elle sera bien obligée de laisser échapper quelques paroles qui permettront à Prisca d’être plus ou moins fixée sur le sort de Pierre !…

On lui mentira peut-être, il faut s’y attendre, certes !… mais, parmi les mensonges, elle saura démêler la vérité. En tout cas, elle saura s’il est mort ou vivant et si elle n’a plus qu’à mourir, elle !

Voilà ce qu’il faut savoir ! Voilà ce qu’il faut savoir ! la seule chose qui vaille encore la peine de vivre !…

Et maintenant, elle trouve le temps long ! oui ! oui, elle trouve-le temps long ! Pourquoi ne l’a-t-on pas déjà demandée ? Pourquoi Nadiijda Mikhaëlovna ne s’est-elle pas déjà présentée devant Prisca, puisqu’elle n’est venue que pour elle, Prisca ! de cela aussi, elle est sûre ! oh ! maintenant, Prisca est très lucide. Elle sait ce qu’elle veut ! D’abord, elle aura de la patience ! En tout cas, elle s’y essaiera.

Elle est prête à accepter le dîner en commun avec les chanoinesses, honneur qu’elle a repoussé si souvent !… Mais, ce soir, elle acceptera d’être de la petite fête, quelle que soit l’issue tragique que la cruelle Nadiijda Mikhaëlovna a pu préparer.

Ah ! entendre parler de Pierre !

Comme son pauvre cœur bat ! Elle pleure !… et elle ne sait pas si ce ne sont pas des pleurs de joie !…

Mais les heures passent. Elle n’a pas vu chez elle la très sainte mère, ce soir. Sans doute celle-ci est-elle très occupée à installer ses nouvelles magnifiques pénitentes… mais elle va venir tout à l’heure, elle priera sûrement Prisca de paraître au souper en commun.

Un peu folle, extrêmement agitée, Prisca donne des soins brefs à sa toilette, à sa coiffure !… Mais la sainte mère ne vient pas !… Et on lui apporte son souper dans sa chambre !… Elle questionne la servante, qui n’a pas l’air de l’entendre et ne lui répond pas !…

Et maintenant, c’est là longue nuit ; Prisca ne s’est pas dévêtue, elle s’est étendue sur sa couche et ne ferme point les yeux…

Elle entend, très tard, les bruits joyeux qui montent du rez-de-chaussée…

Puis c’est le silence… Exténuée, horriblement rompue moralement et physiquement, ses paupières finissent par se fermer… qui dira jamais les cauchemars dont peut être fait un pareil repos ?

Tout à coup, Prisca est tirée brutalement de sa fiévreuse torpeur nocturne par une main qui la secoue :

– Lève-toi ! petite colombe !… lève-toi ! voici le jour, le beau jour de la retraite qui commence… et fais-toi belle ! Je t’ai apporté des habits tout neufs, des habits de religieuse riche qui vont bien à ton genre de beauté, ma petite âme. Sais-tu bien que l’on va te consacrer, aujourd’hui, sœur des Ténèbres ?

« Oui ! oui ! sœur des Ténèbres, ni plus ni moins qu’une chanoinesse !… Tous les bonheurs aux riches !… rien aux misérables, c’est l’ordre !… Tu ne t’ennuieras pas ici-bas, sans compter que ton salut est assuré désormais là-haut !… tandis que moi qui ne suis qu’une pauvre tourière (pauvre vieille sorcière-portière) je n’aurai de bonheur que là-haut ! Enfin ! il faut se contenter de ce que Dieu le père et sa sainte Mère nous donnent ! N’est-ce pas, mon petit pigeon blanc pur comme l’oiseau du Saint-Esprit ?… Allons ! allons ! à l’ouvrage ! c’est l’ordre ! Et moi je dois obéir ! et toi aussi, bien entendu !…

Prisca ne fit aucune résistance et se laissa habiller comme on en avait décidé.

Elle reçut une longue robe blanche dépouillée de tout ornement, et elle se laissa couper les cheveux d’une certaine manière qui lui donnait une figure adorable de Jeanne d’Arc s’apprêtant à monter son cheval de bataille. Les souffrances de toutes sortes dont elle était accablée depuis de longues semaines avaient émacié son visage, agrandi ses yeux.

Toute blanche dans sa robe, elle se dressait devant la vieille sorcière-portière comme une apparition céleste.

Et Catherine se signa devant elle comme devant les bogs plus de vingt fois.

Après quoi elle lui dit : « Viens ! » et l’entraîna fébrilement. Ses vieilles mains tremblaient d’un enthousiasme sacré. Déjà, on entendait les cloches de l’église des Scoptzi.

Prisca n’était pas plus tôt arrivée sous le petit porche qu’elle était entreprise par deux dames chanoinesses qui l’arrachaient littéralement des mains de sa gardienne pour la conduire jusqu’au milieu du chœur tout resplendissant déjà de l’embrasement des cierges et enfumé d’encens.

Elles l’assirent entre elles sur un tabouret au premier rang.

Les yeux de Prisca cherchaient la grande-duchesse, mais, à part quelques prêtres à cagoule qui apparaissaient et disparaissaient, donnant leurs derniers soins aux apprêts de la cérémonie, il n’y avait encore presque personne dans l’église.

Cependant, elle se remplit tout d’un coup, avec cette sorte de précipitation qui est la marque des cérémonies orthodoxes. Ainsi, les processions, là-bas, sont-elles de véritables courses.

Ainsi fut remplie en un instant l’église des Scoptzi d’une trombe venue de la campagne environnante et que conduisaient, derrière les saintes images, deux prêtres à cagoule et toutes les religieuses servantes.

Quand tout ce monde se fut un peu calmé, les cloches reprirent leur carillonnade avec plus de force. Un nouveau cortège, solennel, celui-ci, passa au milieu de cette première foule prosternée et s’avança vers le chœur resté à peu près désert.

D’abord, on voyait s’avancer le seigneur-évêque Barnabé, ancien jardinier de Raspoutine, dans les habits sacerdotaux les plus reluisants. Mitre en tête, il marchait entre deux popes revêtus comme lui de chapes éblouissantes ; il traversa la nef portant à chaque main un candélabre d’or qu’il tournait de part et d’autre pour bénir le peuple.

Les chanoinesses venaient de s’asseoir dans les stalles à droite et à gauche du sanctuaire et chantaient en chœur le gospodi pomitui (Kyrie Eleison). Il semblait bien que pour des nonnes qui avaient fait vœu d’abstinence et qui devaient tous les jours répéter les prières les plus humbles, elles avaient la figure bien riante et le regard bien assuré… Ce regard-là, en d’autres lieux, s’appelle de l’effronterie.

Elles paraissaient, en général, fort peu édifiées elles-mêmes de la cérémonie religieuse à laquelle elles prenaient part et chantaient avec distraction, comme des gens qui accomplissent une tâche convenue plutôt qu’un acte de piété…

Elles regardaient avec des sourires audacieux le saint évêque Barnabé qui redescendait le long de la nef sur un tapis de pourpre.

Et puis, leurs yeux se reportaient sur cette néophyte qui dressait son profil d’ange effaré au premier rang et qui paraissait si peu tenir à la terre, dans ses voiles blancs, que personne, assurément, n’aurait été étonné, dans cette enceinte sacrée, de la voir partir, dans un léger élan, pour les cieux.

Mais voilà que Barnabé et ses candélabres d’or remontent le long du tapis de pourpre. Le prélat précède tout un cortège nouveau.

Il y a là une douzaine de grandes dames qui s’avancent deux par deux, dans des costumes magnifiques !

Elles ont mis certainement ce qu’elles avaient de plus riche ! Ce sont les Ténébreuses dans leurs plus beaux atours. Nous les avons vues, dans la capitale, tenir le sceptre des fêtes, comme on dit dans la bonne société. Rien ne semblait alors devoir égaler le luxe qui se déploie en pareilles circonstances. Nous avons assisté, pour notre part, à des cérémonies domestiques (nous faisons allusion aux spectacles mondains que se donne la très haute, très haute société) ; nous avons vu ces dames, dans les fêtes officielles de la cour ou dans les soupers du premier de l’an, aussi dans les premiers restaurants des deux capitales, pour tout dire, ruisselantes de diamants et de colliers sur le velours et sur le brocart.

Mais ici, quelle splendeur, qui dépasse tout dans cette fête religieuse du premier jour de la Retraite ! Jamais il n’y eut autant de joyaux sur les décolletés de grand gala ! Jamais les robes n’ont été aussi lourdes. Que d’or sur la soie et sur les dentelles ! Que de pierreries jusque sur la queue de la robe !

C’est que les Ténébreuses ne font point les choses à demi, et puisqu’il est d’un rite établi depuis des siècles qu’il faut venir au Seigneur pour tout lui donner, au premier jour de la Retraite, de façon à rester quasi dépouillées comme les saintes du désert, qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, elles ne marchandent pas leur sacrifice.

Dieu le père, l’évêque Barnabé, le Novi Raspoutine et les pauvres du couvent, par-dessus le marché, n’auront point à se plaindre. Quelles dépouilles !

Prisca se dresse soudain, elle vient d’apercevoir la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna qui clôt le défilé des Grandes Ténébreuses. Celle-ci aussi l’a vue. Leurs yeux se croisent et ne se quittent plus. Or, la grande-duchesse lui sourit ! Et son sourire non plus ne la quitte plus. « Salut à ma chère fille ! Très heureuse de retrouver ma chère fille dans ce saint lieu ! »

Ah ! comme ce sourire épouvante la pauvre enfant. Plus qu’un regard de la plus noire haine, c’est certain. Un sourire de Nadiijda Mikhaëlovna peut être plus dangereux que le danger lui-même. Ceci est passé en proverbe. Et comme les yeux de Prisca l’implorent !

– Qu’avez-vous fait de votre fils ? râle la malheureuse.

Elle n’est venue ici que pour poser cette question-là. C’est fait. Mais n’a-t-elle pas été tout à fait folle de croire qu’elle allait lui répondre comme cela, aussi facilement que cela ! Pour faire plaisir à Prisca ! Au fait, la grande-duchesse lui répond, mais cette réponse avant même qu’elle soit formulée, apparaît tout de suite plus terrible que le silence lui-même parce qu’elle est déjà accompagnée de cet éternel sourire. Et elle éclate, la réponse, elle éclate tout doucement.

Son Altesse va très bien, mademoiselle… et laissez-moi la joie de vous annoncer moi-même son prochain mariage avec la princesse Khirkof.

XIX – LA COLOMBE ET L’ÉPERVIER

 

Le cœur de Prisca est glacé. C’est faux, oh ! c’est faux ce qu’elle vient d’entendre là ! Comment pourrait-elle croire une chose pareille ? Cette détestable femme a eu beau lui annoncer cette nouvelle mensongère avec, sur son visage, autant de méchante joie que si elle avait été vraie, Prisca ne se laissera point prendre à un aussi naïf artifice. Non, non, son Pierre ne l’abandonne pas ! Son Pierre vit ! Voilà d’abord la vérité première ! Et, du moment où il vit, Nadiijda Mikhaëlovna peut raconter tout ce qu’elle veut. Prisca croira tout, excepté cela, qui est impossible de toute éternité, que son Pierre l’abandonne. Et cependant, le cœur de Prisca est glacé. Parce que, il y a des choses que l’on ne peut pas entendre, même si on les sait fausses.

La grande-duchesse peut être heureuse de son ouvrage. Aussi passe-t-elle, très satisfaite, en vérité, avec son air de souveraine.

Mais elle a beau être grande-duchesse et grande dame, comme on dit, jusqu’au bout des ongles, ce n’est pas avec son face-à-main qu’elle aura aussi grand air que la très sainte mère, qui apparaît maintenant dans toute sa gloire et accompagnée de la pompe de sa charge.

Pendant que les cloches sonnent à toute volée, elle s’avance, cependant qu’une sorte de pallium antique, apporté, jadis, dit-on, de Jérusalem, est dressé devant elle par les Scoptzi cagoulés.

Des chanoinesses d’honneur soutiennent la queue de sa robe, et c’est, à son côté, Raspoutine lui-même qui porte sa crosse d’or !

Le Novi, lui, a cette superbe d’être resté habillé en moujik (de choix, certes, avec des bottes vernies éclatantes) et de n’avoir rien changé à son allure de prophète du peuple.

Il porte la crosse, mais il s’amuse à marcher carrément de temps en temps sur la longue queue de la robe de la très sainte mère, quand l’occasion s’en présente.

Les popes de là-bas qui font office de diacre et de sous-diacre conduisent la supérieure vers son trône abbatial qui tient le milieu du chœur.

Avant d’y arriver, elle bénit les chanoinesses agenouillées à ses pieds.

Elle passe devant Prisca et la présente à Raspoutine. La malheureuse Prisca revient à la vie, pour frissonner éperdument sous le regard effronté du monstre.

Celui-ci reste un instant silencieux devant cette apparition céleste. Il plonge son regard de bête de proie de l’Apocalypse dans ces yeux qui ne peuvent se détacher de lui et qui demandent grâce. Déjà, il sent palpiter d’horreur cette victime nouvelle ! Ainsi la colombe devant l’épervier.

Et il passe à son tour, sûr de son festin.

Le diacre et le sous-diacre ont apporté l’évangile à baiser à la chanoinesse. Celle-ci le passe à Raspoutine, qui s’en empare comme d’un livre à lui et l’ouvre sur ses genoux, après s’être assis sur le trône abbatial lui-même que lui a désigné la sœur supérieure. Et celle-ci s’est courbée, agenouillée devant lui, en prière, comme devant le Fils de Dieu !

L’office sacrilège continue de dérouler son rite abominable où le péché est sanctifié suivant la savante méthode de Raspoutine, aux fins d’un plus vaste repentir et d’une plus grande joie au ciel… et sur la terre !…

Les chants, les parfums qui s’élèvent de toutes parts exaltent l’assemblée de plus en plus. Pendant ce temps, Raspoutine n’a pas cessé de regarder Prisca. On dirait qu’il prend une joie toute neuve à épouvanter cette fragilité blanche.

Horreur ! Prisca voudrait ne point le regarder. Mais ce regard attire le sien. Il est plus fort que tout. Et combien, facilement, il est plus fort que sa faiblesse. Elle ne peut résister à ces yeux qui la brûlent. En gémissant, elle devint la proie de ce regard…

Débats mystérieux de la mystérieuse nature !… Puissance des ténèbres dont nous avons cent illustres exemples !

Le regard triomphe ; cette enfant en meurt. Et c’est un spectacle inoubliable pour les Ténébreuses qui n’en perdent pas le plus petit épisode.

Spectacle rare aussi pour les amies de la grande-duchesse, car celle-là, elle résiste.

Elle supplie ardemment, de toutes les forces de son être à l’agonie, elle supplie son Dieu de lumière, le Dieu de pur amour, de l’arracher à cette magie noire.

Et c’est le Novi qui l’emportera. Il n’y a pas de doute. Sous l’épouvantable regard du monstre, elle chancelle, elle raidit ses dernières forces pour ne point tomber à ses pieds, vaincue, hypnotisée, conquise. Elle aussi, la pauvre Prisca, va-t-elle grossir de son pauvre petit corps blanc, dont l’esprit de volonté s’est enfui, l’effroyable phalange des filles des Ténèbres !

L’office touche à l’instant suprême de la folie du repentir, telle que l’a conçu l’infernale imagination de Raspoutine servie par Barnabé.

Les Ténébreuses se sont rapprochées avec exaltation de l’autel et, sur un geste de l’évêque, commencent à jeter sur ses degrés tout l’or et tous les bijoux dont elles se sont parées. Puis, elles arrachent leurs vêtements, avec des protestations d’amour pour la sainte Pauvreté et de remords pour le Novi dont elles se sont faites les esclaves. Et, dans ce désordre, toutes et tous se heurtent, se coudoient, se précipitent vers l’autel avec une ardeur sauvage, mais elles s’arrêtent et reculent tout à coup devant le geste terrible des Scoptzi, armés des couteaux sacrés.

Voici l’heure des prêtres mutilateurs, le moment où cette folie va devenir sanguinaire.

Les portes grillées du chœur ont été refermées ; et pendant que la tourbe populaire, dans une quasi-obscurité, continue de précipiter ses lamentables litanies, la hideuse solennité atteint son paroxysme dans l’embrasement des cierges.

Les Ténébreuses sont folles, les Scoptzi sont fous ! Leur linceul est tombé et leur cagoule ôtée laisse voir des visages terriblement ravagés par leurs mutilations fanatiques.

Il y en a qui n’ont plus d’oreilles, d’autres plus de nez. Leurs cous, leurs fronts, leurs joues sont couverts de cicatrices.

La présence de Raspoutine, de l’archevêque Barnabé, de la supérieure et de ses Ténébreuses les incite à des exploits farouches.

Ils se font de nouvelles mutilations et secouent sur toutes ces folles leurs couteaux ensanglantés.

Notre moyen âge a eu ses possédés et ses magiciennes. Ce n’est point seulement chez les sauvages Aïssaouas que nous relevons cette folie démoniaque des Scoptzi (que, hélas ! nous n’avons pas inventée). Il n’entre pas dans notre dessein de rappeler ici certaines cérémonies atroces, dans leur exaltation hérésiarque ; qui furent poursuivies jusqu’au fond de nos monastères d’Occident par des juges qui crurent condamner le diable.

Chez Raspoutine, chez les Scoptzi, chez les Sabatniki russes, nous retrouvons le même raisonnement accompagné des mêmes folies. Et quand une enfant née d’une aimable civilisation comme Prisca, tombe au milieu d’une scène comme celle dont nous n’avons voulu donner qu’une faible idée, elle n’a plus, surtout si elle est sous le pouvoir du regard d’un Raspoutine, qu’à supplier Dieu de lui donner la force de mourir pour n’en pas voir davantage.

Ce fut là, en effet, la suprême prière désespérée de Prisca et elle put croire qu’elle avait été entendue car, dans le moment que cette affreuse cohue roulait autour d’elle en hideux tourbillon, le charme infernal qui la liait au Novi, et qui l’amenait, victime marquée à l’avance, jusque dans les bras du faux homme de Dieu fut, un instant, rompu.

Était-ce l’éclair des couteaux sacrés, la vue du sang répandu qui, rappelant tout à coup à son âme asservie qu’elle disposait, elle aussi, d’un fer libérateur, déclencha le geste avec lequel elle alla chercher dans son sein le couteau qu’elle y avait caché ?

Plus prompte que la ruée de Raspoutine sur la main armée de Prisca, fut la lame dressée par la malheureuse et retournée dans ce sein pour s’y enfoncer !… Et le sang pur de la jeune femme vint mêler sur les degrés de l’autel son jet vermeil à l’éclaboussement immonde du sang noir des Scoptzi.

Prisca tomba sur les genoux ; ses belles paupières se fermèrent ; son corps fragile s’inclina, non point sous le coup foudroyant de la mort, mais avec la grâce d’une biche blessée que peut sauver encore la pitié du chasseur. Pitié plus terrible que ne l’eût été le coup mortel, puisque cette pitié-là allait la mettre dans les bras du prophète païen à qui le sang n’a jamais fait peur, même au milieu de sa bacchanale, et qui ne respecterait même point le souffle de l’agonie.

Déjà il se penche, déjà il pose sur sa proie sa griffe ardente, quand elle lui est ravie par une nouvelle venue, quelque diablesse, assurément, envoyée par Satan, tant elle bondit avec audace dans cette cohue qui appartient à l’enfer.

Échevelée, les vêtements en lambeaux, belle et redoutable comme une antique Érinnye, elle se dresse tout à coup entre Raspoutine et sa victime évanouie :

– La Kouliguine ! La Kouliguine ! rugit le Novi… Cette fois, tu ne m’échapperas pas !

XX – LES NUITS AU PALAIS ALEXANDRA

 

Que faisait le grand-duc Ivan, pendant ces heures tragiques ? Retournons au palais Alexandra, à Tsarskoïe-Selo, et nous verrons que le drame qui se jouait là-bas ne le cède en rien à celui qui achève de se dérouler au couvent de la Petite Troïtza.

Dès le premier soir où nous avons vu Grap le ramener presque de force au palais, le jeune prince avait demandé à être reçu par l’empereur, mais celui-ci lui avait fait répondre qu’il ne pouvait le voir le soir même et qu’il eut à regagner son appartement.

C’était un ordre qui venait compléter la consigne dont Grap prétendait avoir assumé la charge. Ainsi, Ivan était prisonnier au palais ; c’était un fait contre lequel il ne se fût point révolté, après le peu de succès de son expédition à Petrograd, si sa confiance dans le chef de l’Okrana avait été absolue ; or, nous avons vu que les dernières réflexions d’Ivan n’étaient pas très favorables à Grap et que le grand-duc avait commencé de se demander s’il ne devait point suspecter sa bonne foi.

De même, la figure de la Kouliguine ne lui paraissait plus aussi nette que lorsqu’elle s’était dressée devant lui pour lui reprocher ses outrages et son ingratitude. L’association extraordinaire de ces deux personnages le laissait finalement dans un désarroi terrible, car, pendant qu’il se posait toutes ces questions et qu’il était réduit à l’impuissance, qu’est-ce que devenait Prisca ?

Et voici que l’empereur ne répondait point tout de suite à sa prière.

Il allait passer une nuit atroce. Dans son appartement, il marchait de long en large, ne pouvant se résoudre à se coucher, sachant qu’il lui serait impossible de fermer l’œil, et cependant, après une aussi cruelle aventure, il était écrasé de fatigue.

Il sonna un domestique et ce fut Zakhar qui se présenta.

– Que Son Altesse ne s’étonne point, lui dit ce singulier serviteur, si c’est moi qui prends son service : c’est par ordre de Sa Majesté.

– Oui, Sa Majesté veut être assurée que, cette fois, je respecte la consigne, Zakhar, et elle a compté sur toi pour me surveiller.

– Son Altesse sait bien qu’elle ne peut l’être mieux en effet que par moi-même. J’espère que Son Altesse n’a pas oublié la preuve que je lui ai donnée de mon entier dévouement ?

– Certes, non, Zakhar, et, comme je te l’ai promis, tu peux être assuré de ma reconnaissance.

– Monseigneur a vécu des moments bien tragiques ; Monseigneur m’excusera d’y faire allusion, mais mon dessein est de faire entendre à Monseigneur que Zakhar est toujours là et qu’il donnerait sa vie pour Monseigneur.

– Merci, Zakhar ! C’est encore une chose que je n’oublierai point.

– Heureusement que les temps sont changés, reprit le valet. Et je crois que Son Altesse n’a plus rien à redouter. Je sais que Sa Majesté a une très grande affection pour Son Altesse.

Depuis quelque temps, le jeune prince écoutait parler cet homme avec étonnement. Zakhar ne lui avait jamais été très sympathique. Tantôt, il le trouvait trop réservé et trop froid ; tantôt, il remarquait chez cet étrange domestique, un peu trop d’audace dans l’attitude ou le langage, et souvent il lui avait vu des allures mystérieuses. Ou il avait cru voir cela. Il ne s’en était point autrement préoccupé dans un milieu où tout est mystère.

Quelques mois auparavant, il avait cru l’estimer à sa propre valeur lorsqu’il lui avait donné quelques centaines de roubles pour le payer du service qu’il lui avait rendu en le sauvant de cette terrible affaire du grand palais.

Or, ce soir où la sensibilité d’Ivan avait été tout particulièrement aiguisée par les événements les plus cruels et par les tourments les plus douloureux, il lui semblait démêler dans les traits de ce visage de valet jusque-là si fermé un tressaillement nouveau, une vie nouvelle qu’il ne s’expliquait pas. Le regard n’était plus le même.

Enfin, la voix !… Il y avait dans la voix un certain tremblement, un accent qui touchait le grand-duc, même quand la phrase était banale ou servile.

Zakhar se rendit-il compte de l’impression qu’il produisait ? Toujours est-il que, saluant le grand-duc, il se retira rapidement après lui avoir apporté la carafe d’eau fraîche demandée.

Mais sur le seuil il fut arrêté par la voix de Son Altesse :

– Dis-moi, Zakhar, est-ce que la grande-duchesse, ma mère, est au palais ?…

– Non, monseigneur, le service de Son Altesse la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna ne commence que demain soir…

– Aussitôt que ma mère sera au palais, fais-le-moi savoir, Zakhar !

– Son Altesse peut compter sur moi !

Et il disparut.

« Drôle d’homme ! fit Ivan entre les dents ; est-ce parce qu’il m’a sauvé ? Voilà que je le trouve sympathique… Voilà que j’ai de la sympathie pour un domestique, moi ?… et pour celui-ci, que je ne pouvais pas voir, pas sentir, tant ses façons singulières me déplaisaient !… On a dit que c’était une créature de Raspoutine ! Pourquoi donc cet homme s’intéresserait-il à moi ?… Est-ce qu’on sait ?… On ne sait jamais rien, ici !… Ma mère me hait !… Et voilà un domestique qui m’aime, je le crois bien !… Eh ! que m’importe que l’on me déteste ou que l’on m’aime, si l’on ne me rend pas Prisca !… »

Il était tombé, accablé, dans un fauteuil. C’est là qu’il s’endormit.

Il eut des cauchemars atroces, traversés par la vision de Prisca, qui courait toujours les plus affreux dangers.

Quant à lui, on tentait de l’assassiner. Il se voyait dans sa chambre, couché dans son lit, au petit palais Alexandra, et, sur l’ordre de sa mère, qui voulait se débarrasser d’un fils qu’elle détestait, l’assassin poussait la porte, tout doucement, tout doucement.

L’assassin avait une clef spéciale de cette porte, qui lui avait été donnée par Nadiijda Mikhaëlovna.

Et maintenant, Ivan, toujours dans son cauchemar angoissé par le craquement de cette porte sur ses gonds, tournait la tête avec précaution et reconnaissait l’ombre qui s’avançait vers sa couche. L’ombre avait une lame aiguë dans la main…

Cette ombre abominable, c’était Zakhar !… oui ! oui : Zakhar lui-même !… celui-là qui lui faisait tant de protestations de dévouement jusqu’à la mort… eh bien ! il venait sournoisement dans sa chambre pour l’assassiner !…

Quelle horreur !… Ivan eût voulu fuir ! mais il lui était impossible de faire un mouvement !…

… Aucun mouvement !… ses membres auraient été attachés à son lit qu’il n’eût pas été plus impuissant…

Une sueur glacée inondait le grand-duc… ses cheveux se dressaient sur sa tête… et l’assassin levait le bras !… un bras qui s’allongeait ! s’allongeait !… s’allongeait jusqu’au plafond !… et qui, tout à coup, retombait…

C’est alors que le grand-duc poussait un cri déchirant, et Zakhar, qui avait peur, et qui n’avait pas eu tout à fait le temps d’accomplir son crime, s’enfuyait…

Oui ! avec la rapidité d’une ombre ! mais pas par la porte ! non !… par la muraille ! en face !…

Oui, il rentrait dans la muraille !… ou plutôt dans un placard creusé dans la muraille !…

Alors, Ivan pouvait remuer… il se jetait au bas de son lit, toujours dans son cauchemar, se précipitait vers le placard, l’ouvrait et ne trouvait personne dedans !…

Il soupirait et se réveillait tout à fait… tout tremblant d’un cauchemar pareil !…

– Je grelotte, dans ce fauteuil, fit Ivan tout haut… Dieu ! quel abominable rêve !…

Il se coucha, épuisé, se traînant avec des gestes lourds et légers à la fois… c’est-à-dire que ses membres lui paraissaient d’une légèreté incomparable, mais qu’il avait la plus grande difficulté à les remuer.

Cela continuait à tenir du rêve… À demi éveillé, à demi endormi… il se glissa dans sa couche… quelle horrible nuit !

Or, le cauchemar reprit de plus belle… cette fois, c’était la porte du placard qui s’ouvrait… et Zakhar (toujours Zakhar !) en sortait… avec les mêmes précautions que précédemment… et il avait toujours cette lame à la main…

Mais alors, au lieu de se diriger vers le lit, il retournait à la porte de la chambre directement, en marchant sur la pointe des pieds, et il refermait la porte tout doucement sans avoir essayé, cette fois, de tuer le grand-duc.

Quand Ivan sortit de son sommeil fiévreux, le lendemain matin, il était très sérieusement malade. Il voulut faire quelques pas, mais tourna sur lui-même. Il appela.

Ce fut Zakhar qui arriva encore et qui le recoucha : et il le fit si délicatement qu’Ivan ne put s’empêcher de sourire à ses fantômes de la nuit !

– Mon pauvre Zakhar, figure-toi que, cette nuit, j’ai rêvé que tu venais m’assassiner !

Zakhar regarda attentivement Son Altesse et ne répondit point.

– Cela ne te fait pas sourire, Zakhar ?

– Monseigneur n’a pas remarqué que je ne souriais jamais ?

– C’est vrai ! je ne t’ai jamais vu sourire ! Alors, jamais, jamais cela ne t’est arrivé de sourire ?

– En vérité, je ne m’en souviens pas !… Mais Monseigneur devrait être assez raisonnable pour prendre un long et parfait repos… je lui apporterai tout ce dont il peut avoir besoin !… proposa le fidèle Zakhar.

– Eh bien ! Et Sa Majesté ? Je veux voir Sa Majesté !…

– Je ne sais pas si Sa Majesté pourra recevoir Son Altesse aujourd’hui !… depuis hier, elle ne veut plus voir personne ! personne !…

– Mais moi ! moi ! elle me verra ! il faut quelle me voie !…

– Le comte Volgorouky lui-même, qui apportait les pièces à signer, a été chassé du cabinet !…

– Mon Dieu ! si je ne vois pas aujourd’hui l’empereur, je crois que je vais devenir fou ! gémit Ivan.

Nous essaierons d’arranger cela ! exprima singulièrement Zakhar, effrayé du commencement de délire qui se montrait chez le grand-duc.

Chose surprenante, deux heures plus tard, Ivan, ayant accepté, sur les instances de Zakhar, de prendre quelque alimentation, se trouva tout à fait mieux.

Il se leva et descendit dans le parc. On était aux premières neiges. Il erra pendant des heures, abîmé dans ses tristes pensées, attendant une audience de la bonne volonté de Sa Majesté.

Quelques hauts personnages de la maison de l’empereur étaient venus le saluer ; il leur avait à peine adressé une vague parole de politesse.

Il avait écouté sans lui répondre le colonel Dobrouchkof, des Préobrajensky, qui lui avait fait connaître l’ordre de l’empereur le concernant, et le consignant au petit palais, jusqu’à nouvel ordre.

Le soir venu, la fièvre le reprit.

Il passa et repassa devant les fenêtres du cabinet de travail de l’empereur qui étaient éclairées.

Il ne comprenait rien à cette attitude nouvelle de Nicolas. Du reste, tous les visages qu’il rencontrait étaient sombres, préoccupés. Il remonta chez lui où il dîna seul, servi par Zakhar, qui, décidément, ne le quittait plus.

– Que se passe-t-il donc ? Tous les services paraissent bouleversés, au palais ? demanda-t-il encore au valet.

– Monseigneur, c’est exact ! mais je ne pourrais vous en dire la cause, et, du reste, tout le monde l’ignore…

– Tu m’as promis de me faire approcher de Sa Majesté, Zakhar, – je compte sur toi !… Si tu me manques de parole, j’entrerai de mon autorité pleine chez Sa Majesté. Ce ne sera pas la première fois ! Elle m’a déjà pardonné !…

– Ne recommencez point cet éclat, monseigneur, il pourrait être dangereux !… Du reste, continua Zakhar, à voix très basse, en se rapprochant encore du grand-duc, Sa Majesté ne travaillera pas ce soir dans son cabinet…

– Et où donc travaillera-t-elle ?…

– Dans le petit salon qui précède la salle du conseil !…

– Comment se fait-il ?…

– Personne n’en sait rien ! Son Altesse doit continuer à être aussi ignorante que tout le monde… c’est justement pour cela que Sa Majesté ne pourra s’étonner de trouver, ce soir, Son Altesse dans le petit salon au moment où elle y entrera !…

– Ah ! je comprends, Zakhar, merci, mon ami !…

– Que Votre Altesse comprenne tout à fait bien !… Zakhar ne doit avoir rien dit, il faut que la chose soit faite par hasard !… tout à fait par hasard !…

– Ou ! oui ! il en sera ainsi, sois-en assuré ! Tu as ma parole !… Décidément, je ferai ta fortune, Zakhar !…

– Monseigneur est trop bon ! Monseigneur ne sait pas ce que l’on peut faire faire à Zakhar pour de l’argent ! répondit le domestique avec un sourire d’une amertume si hautaine que le grand-duc en fut de nouveau troublé…

Il voulut lui poser des questions, mais Zakhar était déjà parti.

Il ne le revit plus que lorsque le moment fut venu pour Ivan de se rendre dans le petit salon précédant la chambre du conseil. Il y avait là quelques vieux livres abandonnés au fond d’une bibliothèque qui avait appartenu à l’impératrice Élisabeth. C’était un coin obscur, dans une partie du palais où personne ne se rendait jamais en temps ordinaire, surtout le soir.

Zakhar, par un chemin détourné, conduisit le grand-duc Ivan dans le petit salon, dont les deux fenêtres étaient hermétiquement closes et avaient leurs lourds rideaux tirés.

Une petite lampe électrique à abat-jour éclairait seule une table-bureau qui était poussée contre le mur. Autour de cette lueur légère, les ténèbres et le silence.

– Son Altesse voudra bien dire à Sa Majesté qu’elle a allumé la lampe elle-même. Son Altesse est venue prendre un livre dans la petite bibliothèque du salon !…

Zakhar disparut… quelques secondes après, il revenait avec le tsar, guidant Sa Majesté dans l’obscurité du corridor.

En pénétrant dans le petit salon, Nicolas aperçut une ombre étendue sur le canapé et fit brusquement un pas en arrière :

– Qui est là ? demanda-t-il, d’une voix rauque.

Zakhar s’était précipité comme pour préserver Sa Majesté d’un danger.

Le grand-duc Ivan était déjà debout :

– C’est moi, Votre Majesté !… j’étais venu chercher un livre…

– Ah ! c’est toi, Vanioucha !… reprit la voix très douce du tsar… eh bien ! reste !

– Oh ! batouchka !… batouchka !… moi qui voulais tant te voir ! te parler !…

Zakhar était déjà parti et avait refermé la porte.

L’empereur attira à lui le jeune prince et l’embrassa avec une grande tendresse :

– Ah ! mon pauvre enfant, toi aussi, tu es malheureux, mais tu es jeune… tu es si jeune !… tu as toute la vie ! toutes les espérances de la vie devant toi !… Tu ne régneras pas, toi !…

Ah ! tout ce qu’il y avait dans ces derniers mots : « Tu ne régneras pas, toi !… »

Nicolas avait mis dans ce gémissement toute la misère d’un homme qui commande à trois cents millions d’hommes et qui est tout seul sur la terre !…

– Si je n’avais pas régné, on m’aurait aimé, Vanioucha !… Et il n’y avait que cela de bon au monde : être aimé. C’est toi qui as raison, mon Vanioucha c’est toi !…

– Oh ! batouchka ! si tu savais comme un homme qui aime et qui est aimé peut être malheureux !…

– Oui, oui ! tu penses toujours à ta Prisca !…

– Hélas ? à qui penserais-je donc ?… Les deux jours demandés par Grap se sont écoulés et je suis toujours aussi ignorant du sort de Prisca que lorsque je suis venu me jeter à tes pieds, batouchka ! toi, mon seul espoir !

– Écoute, Ivan, tout est de ta faute encore : tu as agi comme un enfant, toujours ! Si je n’ai pas voulu te voir hier ni aujourd’hui, c’est que j’étais encore trop furieux contre toi !… Ce Grap n’est pas content de toi ! Il me le dit dans ses rapports !

« Tu t’es mis au travers de ses projets et tu as fait échouer son plan, et, en agissant ainsi, tu t’es desservi toi-même ! Voilà ce qu’il est bon que tu saches ! et il n’y a point d’autre raison à ma volonté de te tenir dans ce palais comme un prisonnier ! c’est pour ton bien ! calme-toi et prends patience !

– Oh ! soupira le pauvre Ivan, je prendrais patience si j’avais confiance en Grap !

– Tu n’as point confiance en lui ?…

– Non ! ni en lui ! ni en personne !…

Hélas ! moi non plus !…

Encore un mot terrible qui les unissait dans leur malheur commun…

L’empereur et le jeune prince ne se dirent plus rien, pendant quelque temps, à la suite de ce mot-là…

Puis, Nicolas se leva avec un soupir et alla écouter à la porte… Il y avait un silence mortel autour d’eux…

– Entends-tu le pas de Zakhar qui veille ?…

– Je n’entends rien, fit Ivan.

– Moi, je l’entends !… J’entends tout !… Il le faut bien !… Je crois que je puis avoir confiance en cet homme-ci !…

– Oui, batouchka, Zakhar t’est fidèle, je le crois aussi.

– Il m’a donné des preuves extraordinaires de son dévouement, reprit l’empereur à voix basse, sans lui il serait certainement arrivé des malheurs terribles ici ! Un domestique ! N’avoir plus de foi que dans un domestique ! N’est-ce pas à pleurer, Vanioucha ? J’en suis réduit à me méfier de tous ceux même que j’ai comblés de mes faveurs. De ceux-là surtout, et je n’ai pas d’ami, pas un seul.

– Moi, batouchka, moi ! Je te l’ai déjà dit. Tu ne me crois donc pas ?

– Oui, toi ! mais toi, tu ne t’occupes que de ton amour, et tu as bien raison.

Le tsar s’effondra dans un fauteuil profond. Il n’était plus là qu’une petite, toute petite chose dans l’ombre, un misérable gémissement, une plainte désespérée, un soupir de terreur, car c’était cela qui dominait dans son lamentable état d’âme, ce soir-là : la peur !

– Écoute, Ivan, ils veulent me tuer. Qu’est-ce que je leur ai fait et à quoi cela leur servira-t-il, ma mort ?

« Je ne suis pas méchant, reprit-il, avec un soupir pitoyable. Je n’ai jamais été méchant. Au fond, je n’ai jamais gêné personne, moi ! J’ai toujours fait ce qu’on a voulu, et le mieux, pour que tout le monde soit content. Eh bien ! ils veulent me tuer. C’est abominable !

– Ça n’est pas possible, pas possible, batouchka. C’est la police. C’est ce Grap qui te fait croire cela pour se faire valoir.

– Non, ce n’est pas Grap. Tu ne sais pas. Tu ne te doutes pas. Ah ! on peut être brave et se dire : « J’en ai assez de la vie, je vais mourir » et se donner la mort. Cela n’a rien d’extraordinaire ni de particulièrement douloureux. Mais attendre la mort d’un autre, d’un autre que l’on ignore et qui viendra quand il voudra, et qui s’en vante, car il s’en vante. Il s’en vante de me donner la mort, quand il voudra, comme il voudra, à son heure. Ô Vanioucha, c’est cela qui sera terrible ! Je ne sais plus où aller pour être sûr de n’être pas mort dans cinq minutes !

L’extraordinaire enfantillage de cette terreur était plus propre que tout à émouvoir le jeune prince dans cette minute de désespoir commun.

Il était accouru vers le maître de toutes les Russies pour qu’il lui donnât son concours tout-puissant dans son pauvre petit drame personnel et voilà que le tsar se faisait plus petit que lui encore et c’était le tsar qui gémissait dans ses bras.

– Tu ne sais pas, ma petite âme chérie, que tout me délaisse, et que celle-là même qui était la moitié de ma pensée et de mon cœur ne me connaît plus. Apprends que je ne me suis confié qu’à toi. Apprends que toi seul tu m’as vu pleurer et trembler.

« Tiens, je vais te faire voir une chose qui est inimaginable ; une menace de mort que j’ai trouvée dans mon lit, une autre que j’ai trouvée sur mon bureau, une autre que j’ai trouvée devant les bogs. Ce sont des menaces écrites qui arrivent là sans qu’il soit possible de savoir comment. Tiens, les voilà, les voilà !

Et le malheureux Nikolouchka sortait de ses poches, où il les avait enfouis, ces chiffons de papier couverts de quelques lignes imprimées à la machine à écrire.

Elles disaient toutes la même chose :

 

« Tu vas mourir, songe à cela, tes jours sont comptés, tes heures mêmes… Tu vas payer, pour tous les crimes que l’on commet en ton nom ! »

 

– Lis, lis. Depuis deux jours, ces papiers me poursuivent partout, jusque dans mon lit. Je n’ose pousser une porte, entrer dans une pièce, m’asseoir à mon bureau. J’ai l’angoisse de trouver sous ma main, sous mon pied, ce sinistre avertissement.

– C’est affreux, murmura Ivan, en regardant les papiers avec horreur… Mais comment ?

– Ah ! comment ? Si je tourne les pages d’un livre, un papier s’en échappe, c’est la menace de mort ! C’est l’annonce du crime prochain ! Comment cela est-il possible ? Qui donc rôde autour de moi, avec un sourire ami, peut-être, et qui sème devant moi, derrière moi, une telle terreur pour moi ? Qui ? Qui ?

– Il faudrait savoir. Il faut savoir.

– Ah ! savoir !… savoir comment ? Je n’ose plus regarder mes gens et j’ai peur que mes gens voient que j’ai peur. Les premiers personnages de la cour sont peut-être les plus redoutables. Je n’ose les interroger… J’ai peur aussi que l’on se moque de moi avec ma peur. Je ne dis rien. Je fuis. Je passe mon temps à fuir tout le monde et à me fuir moi-même. C’est atroce !

– Oh ! batouchka, batouchka, faisait Ivan qui oubliait sa propre détresse devant cette prodigieuse « ruine » d’une majesté.

– Oui ! plains-moi. Cela me fait du bien. Je sens que tes larmes sont sincères. Tu es un pauvre petit malheureux, mais bien moins malheureux que moi. Ta mère te déteste, c’est certain, mais moi, j’ai le monde entier contre moi.

« Hélas ! Hélas ! reprit-il en dressant ses poings lamentables vers le ciel obscur, je suis trahi par tous. Et je suis obligé de les subir tous. Il y en a un qui est plus terrible que tous. Celui qui a voulu la guerre, qui me l’a faite et qui m’écrase. Et qui fait chez moi ce qu’il veut ! Comment ne ferait-il pas chez moi tout ce qu’il veut ? Moi-même, je dois toujours le subir. J’ai cru que cette guerre m’en débarrasserait et c’est cette guerre qui me livre à lui. Je me heurte à lui, partout où je vais, chez moi.

« Tu devines de qui je parle, Vanioucha ?

– Oui ! oui !

– Et quand, sur le buvard de mon bureau, je lis ces mots terribles : « Tu vas mourir ! » je me dis encore : « C’est peut-être lui ! » Et je me demande ce qu’il va me demander pour que je ne meure point !

« Mes généraux sont ses généraux. Mes ministres sont ses ministres. Sturmer, Soukhomlinoff, Protopopof, Raspoutine lui-même ont partie liée avec lui, contre moi. Je m’en rends compte maintenant.

« Que veux-tu que j’y fasse ? Si j’ai l’air de comprendre, on me dit ; « C’est pour te sauver ! » Si je ne veux pas comprendre, on me dit : « Tu seras sauvé, malgré toi ! » Si j’écoute Grap et ce qui me vient de la police secrète, je dois laisser agir la révolution, qui seule me sauvera de là, grâce aux excès que déclenchera une réaction triomphante.

« D’un autre côté, Raspoutine, Protopopof et les autres me signifient qu’il n’y a pas de réaction possible sans la paix et l’entente avec Berlin. Alors ? alors ? Ils me remettent dans les mains de l’Autre ! De mon cher frère devant Dieu ! Je sais ce que cela signifie. Et c’est peut-être parce que je ne marche pas assez vite dans la voie de Berlin, que tourbillonnent déjà autour de moi tous les oiseaux de la mort.

« Ah ! Vanioucha ! où donc trouverai-je un instant de repos ? Où reposer ma tête sans craindre à chaque instant l’attentat qui me guette ? J’en ai tant vu disparaître autour de moi des parents qui m’aimaient vraiment et qui n’ont plus été tout à coup que de la cendre, et des serviteurs qui me souriaient la veille encore et qui m’étaient dévoués… Eux aussi, ils avaient reçu des avertissements, et ils en riaient. Ils avaient tort. Tiens, Plehve ! Tu étais bien jeune, mais tu te le rappelles tout de même, Plehve. Il te faisait peur. Du reste, il faisait peur à tout le monde. C’est pour cela qu’il est mort. Il était brave, celui-là. La veille du jour où il a été mis en bouillie, je lui disais : « Méfiez-vous ! Gardez-vous ! » Et il me répondait : « Comment ne saurai-je pas me garder ? Moi qui suis chargé par Sa Majesté de garder l’empire ? »[2]

« Vanioucha, c’est une bombe nihiliste qui a tué Plehve, mais elle est partie d’ici.

« La mort ne quitte pas mes palais. Elle est toujours prête, toujours autour de moi, autour de nous. Nous le savons bien, nous, les Romanof, qu’elle a tour à tour servis et accablés. C’est une compagne dont nous nous sommes toujours méfiés. Ici, ou à Péterhof, à Petrograd comme à Moscou, à Pierre-et-Paul, au palais d’hiver comme au Kremlin !

« Vois-tu, les murs du Kremlin, ce sont encore ceux qui me font le plus peur, parce qu’ils ont été érigés par la peur.

« Il y a cependant des soirs comme celui-ci où je voudrais m’y trouver, parce que j’arriverais bien à m’y cacher, à trouver un trou secret pour me terrer. Il y a toujours un coin dans le Kremlin où se cacher, un escalier par où fuir, un mur dans lequel on peut entrer.

« Mais ici, c’est une datcha de campagne où le premier passant venu peut vous égorger en sautant par la fenêtre. J’ai peur des fenêtres, Vanioucha ! Oui, oui, des fenêtres. Je veux des barreaux à toutes les fenêtres. Tiens, soulève le rideau et regarde. J’ai fait mettre des barreaux derrière les volets. Il n’y a qu’ici où je sois à peu près tranquille. Mais personne ne se doute que je viens trembler ici. Tout le monde me croit dans mon cabinet, tout le monde, excepté Zakhar, Zakhar et toi, maintenant. Je suis entre vos mains… Qu’est-ce que cela ?

Dans le désordre de ses phrases précipitées, goûtant l’âpre et rare plaisir de se déchirer lui-même, d’étaler sa faiblesse et toute sa misère devant un homme de sa race, qui pouvait le comprendre, car celui-là souffrait de la même mystérieuse puissance obscure et tyrannique, l’autocrate, plus faible qu’un enfant privé de sa gniagnia, s’était affalé sur la table-bureau où des papiers traînaient.

Tout à coup, il avait dressé la tête, et ses yeux, agrandis par un effroi nouveau, fixaient une enveloppe sur laquelle on lisait cette inscription rouge qui semblait avoir été tracée avec du sang, « Pour Nikolouchka ! »

Alors, il trembla comme une feuille :

– Tu vois, tu vois, râla-t-il. Qui est-ce qui a pu apporter cela ici ? Qui savait que j’allais venir ? Je ne veux pas toucher à cela. Lis, toi, Vanioucha ! Lis et déchire, et ne me dis rien de ce que tu auras lu. Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas savoir !

Ivan avança la main, se saisit de l’enveloppe, décacheta et lut :

« Sera-ce pour ce soir ? Sera-ce pour demain ? »

Ivan allait déchirer cet affreux message, mais le tsar se jeta sur sa main et il voulut lire à son tour.

– Ah ! ah ! c’est bien cela, soupira Nicolas, le terme approche. Il n’y a rien à faire. Je sens que le terme approche. Où aller ? Mon Dieu ! où aller ?

Et, sans plus s’occuper d’Ivan, obsédé par son unique pensée et son destin à lui, qui déjà l’étouffait et ne lui laissait plus le temps de s’apitoyer sur les autres, il alla à la porte, appela Zakhar et lui dit :

Allons nous coucher et va me chercher le colonel Dobrouchkof, je ne veux pas qu’il me quitte de la nuit.

Ivan le vit s’éloigner, appuyé au bras de Zakhar comme un vieillard. Alors, le prince remonta chez lui.

Comme il passait dans le couloir sur lequel ouvrait l’appartement de la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, il vit que celui-ci était éclairé. Sa mère devait être rentrée.

Il se fit annoncer.

Elle le reçut tout de suite. Elle était entre les mains de ses femmes, qui l’habillaient pour la nuit, et sa mine était tout à fait bonne. Elle accueillit son fils avec une joie affectée et ordonna qu’on les laissât seuls.

Aussitôt, le grand-duc, coupant court à toutes les formules de politesse, car ce qu’il venait de voir et d’entendre et sa détresse personnelle le mettaient en dehors de toute civilité princière ou autre :

– Madame, lui dit-il, ce que j’ai à vous dire est fort simple. On n’a pas retrouvé Prisca ! Quoi que vous ayez dit devant moi à Sa Majesté, je vous soupçonne d’être la cause de mon malheur. Un secret instinct me pousse à vous croire l’unique responsable de tout ce crime.

Ici, elle se récria. Il cria plus fort qu’elle. Et, encore une fois, elle eut peur, tant la rage amoureuse le rendait redoutable.

Il grinçait des dents. Il fermait les poings. Elle se rappela la scène de la datcha et fit simplement :

– Eh bien ! continuez. Je vous écoute.

– Vous protestez contre une telle accusation. Mais oubliez-vous vos menaces ? Après tout, vous n’avez peut-être pas eu le temps de les mettre à exécution. Écoutez bien. Je vais vous dire ceci : je vous souhaite de n’avoir point mis la main au rapt de Prisca, car si jamais je pouvais être sûr de votre infamie et de votre lâcheté, je vous jure que Prisca serait bien vengée. Vous pouvez vous en rapporter à moi, ma mère.

Il la fixait avec des yeux terribles.

Elle pâlit et ne répondit point.

Il se dirigea vers la porte et, sur le seuil, se retourna :

– Il est encore temps, dit-il, de me dire ce que vous savez, si vous savez quelque chose. Il est encore temps que nous redevenions amis.

Ceci fut dit d’une voix sourde, très bas et un peu honteusement.

Pour Prisca, il était prêt à tout, même à se montrer lâche.

Il attendit vainement encore une réponse. Alors il partit. Il rentra dans sa chambre, le front en feu, le cœur en délire ; il avala deux grands verres d’eau, coup sur coup.

Et, soit excès de désespoir, soit que toutes ses forces physiques et morales fussent à bout, il s’endormit presque aussitôt sur la couche où il venait de rouler en gémissant.

Or, il eut le même cauchemar que la veille. Comme la veille, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir, l’ombre de Zakhar se glissa jusqu’à sa couche et se pencha sur lui comme pour le frapper, puis s’éloigna vers le placard, et disparut dans le mur qui faisait face à son lit.

Et aussi, il y eut le retour, le retour de Zakhar sortant du mur et regagnant la porte sur la pointe des pieds.

Comme la veille, il avait voulu s’agiter, appeler, mais n’était-il pas prisonnier de son cauchemar ?

XXI – OÙ LE CAUCHEMAR SE PRÉCISE

 

Toute la journée du lendemain fut occupée par Ivan à guetter l’arrivée de Grap.

Il savait par Zakhar que le chef de l’Okrana devait venir au palais, mandé par Sa Majesté.

En effet, Grap arriva vers les six heures du soir et eut une longue entrevue avec Nicolas.

Quand il sortit du cabinet de l’empereur, il se trouva en face du grand-duc Ivan, qui le pria de le suivre. Mais Grap était très pressé. Il avait d’abord le service de Sa Majesté à assurer et il ne se gêna point pour faire comprendre à son interlocuteur que les autres affaires, si importantes fussent-elles, devaient céder le pas à ce service-là.

Cependant, dans les quelques minutes qu’il lui accorda, Grap trouva le moyen d’affoler encore davantage le pauvre prince. L’enquête à laquelle on s’était livré permettait déjà de restreindre les recherches concernant Prisca autour de Raspoutine et de certaines intrigues qui avaient leur foyer à la cour même et jusque dans la famille de Son Altesse, il fallait, de ce fait, abandonner la piste Nératof, qui n’avait rien donné de bon.

On ne pouvait pas mieux désigner le coupable.

Grap devait s’être encore fâché avec la Wyronzew et la lutte qu’il menait si âprement en ce moment, soutenu en dessous par les grands-ducs, entraîné à fond par la Kouliguine contre Raspoutine et sa clique, l’avait sans doute déterminé à ne plus ménager la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

Quand il l’eut quitté, Ivan se rendit immédiatement chez sa mère, mais celle-ci venait de partir pour Petrograd.

Alors, il s’enferma chez lui pour réfléchir aux décisions très graves qu’il était prêt à prendre. Il voulait aller aux extrêmes avec la grande-duchesse et il ne reculerait devant aucun drame ! Ne fallait-il pas en finir avec cette abominable situation ? Du reste, il ne se sentait plus la force de la supporter.

Comme il en était là de ses tristes pensées, il releva machinalement la tête à un craquement que fit entendre un meuble. Et ses yeux se fixèrent sur la porte du placard que l’on avait ménagé dans la muraille, juste en face de lui.

Il reconnut cette porte qu’il voyait, chaque nuit, dans ses rêves. Et il pensa à son cauchemar. Pour la première fois, il s’étonna que celui-ci répétât d’une façon aussi parfaite les mêmes détails, lui montrant le même placard dans lequel avait disparu l’ombre, toujours la même ombre qui, dans son rêve, était celle de Zakhar.

N’était-ce pas là un fait extraordinaire et presque anormal que ce rêve, qui se répétait si singulièrement et si méthodiquement ?

Il se leva, alla au placard, l’ouvrit, constata la présence de quelques vêtements pendus à des portemanteaux ; rien d’autre n’attira ni ne retint son attention.

Sur ces entrefaites, Zakhar lui apporta son souper, comme les soirs précédents.

Mais Ivan n’avait pas faim ; il pria le valet de tout remporter, ce que fit Zakhar, à l’exception cependant d’un compotier de fruits dont le grand-duc était toujours friand et qu’il gardait généralement à sa disposition, près de lui, la nuit.

Au fait, depuis qu’il était rentré au petit palais, il ne mangeait guère que cela, le soir ; une poire, ou une pomme, une grappe de raisin.

Mangeant si légèrement, il ne pouvait comprendre l’étrange torpeur qui s’emparait alors de lui et qui le forçait à se jeter sur son lit, dans un rapide état de prostration où il devenait la proie de ce rêve fantastique qui le poursuivait si singulièrement. Il ne se rappelait point avoir ressenti de pareils troubles physiques depuis son voyage en Extrême-Orient, où, pendant quelque temps, par dilettantisme et pour faire comme les jeunes officiers de marine, ses compagnons, il s’était mis à fumer de l’opium.

De là à penser qu’il pouvait être la victime de quelque « drogue », il n’y avait pas loin.

Ce devait être encore là quelque tour de la grande-duchesse, qui pouvait avoir intérêt à réduire sa force de résistance, peut-être à l’empoisonner.

Certes, il la croyait capable de tout pour assouvir une rancune même passagère, à plus forte raison pour se venger des outrages de son fils !

La guerre était déclarée entre eux ! Toutes les armes devaient lui paraître bonnes. Il frissonna.

Est-ce que sa mère ne l’empoisonnait pas, peu à peu ? Voilà la question qu’il se posa devant cette corbeille de fruits que Zakhar venait de glisser devant lui.

Il rappela le domestique et lui posa quelques questions. Ces fruits, d’où venaient-ils ? Par quelles mains passaient-ils ?

Il ne cacha point à Zakhar le fond de sa pensée.

– Ah ! que Son Altesse se rassure, c’est moi-même qui vais les chercher dans la « forcerie », et nul n’y touche que moi !

– Bien ! bien ! Zakhar, je te parlais de cela, parce que je sais qu’il y a des gens qui ne m’aiment pas beaucoup, ici. Tu comprends ?

– Certes, mais Monseigneur peut être tranquille.

– Oui ! oui ! maintenant, je suis tranquille.

Et Ivan prit la plus belle poire, et avec le petit couvert d’argent, se mit à peler le fruit.

Zakhar s’inclina et sortit.

Aussitôt le prince alla cacher la poire dans un tiroir et reprit sa place.

Il réfléchit encore. Ses réflexions étaient plus sombres que jamais. Il avait vu pâlir Zakhar quand il avait parlé des fruits.

Du moins il avait cru voir cela. Peut-être se l’était-il simplement imaginé.

Est-ce que l’état d’esprit lamentable dans lequel il avait trouvé l’empereur, la nuit précédente, allait également s’emparer de lui ?

Il se leva, marcha, voulut « se raisonner », y parvint partiellement.

Finalement, il se reprocha d’avoir pu soupçonner une seconde un homme comme Zakhar, qui lui avait donné tant de preuves de son dévouement.

Cependant, il ne toucha à aucun de ces fruits ; il se coucha tard, persuadé que sa mère ne rentrerait point au palais cette nuit-là, et, du reste, assez satisfait de mettre encore une nuit de réflexion entre le drame auquel il était résolu et l’heure présente.

Il devait penser à tout, avant d’aborder la grande scène : savoir ce qu’il dirait exactement, ce qu’il exigerait ; et la façon dont il frapperait si on ne lui accordait pas ce qu’il allait demander.

La liberté de Prisca et la sienne ou la mort de la grande-duchesse. Il faudrait bien qu’elle choisisse…

Des pensées pareilles tiennent un jeune homme éveillé. Si bien éveillé qu’Ivan en fut étonné lui-même après les appesantissements extraordinaires des nuits précédentes.

Et il se félicita de ne pas avoir touché aux fruits ni à la carafe d’eau…

Dans le même moment (il pouvait être deux heures du matin), la porte de sa chambre fit entendre un léger bruit ; il tourna la tête et il vit cette porte s’ouvrir tout doucement, tout doucement, comme dans son cauchemar !

Et si bien comme dans son cauchemar, qu’il se demanda s’il ne rêvait pas encore.

En tout cas, il constata, au libre mouvement qu’il fit, qu’il pouvait disposer de ses membres, et qu’ils avaient cessé d’être enchaînés comme dans le cauchemar.

Or, il n’usa point de cette liberté. Il resta allongé sur sa couche et ses paupières se refermèrent à demi…

Et, presque aussitôt, sous ses paupières demi-closes, il aperçut l’ombre et reconnut Zakhar.

Non, non, il ne rêvait pas, mais tout continuait de se passer comme dans son rêve.

Zakhar s’approcha du lit, se pencha sur lui ; le bras de Zakhar se dressa au-dessus de lui… la main de Zakhar était armée d’un poignard.

Et cette main, avec ce poignard, dessina au-dessus du corps d’Ivan, le signe de la croix.

Zakhar bénissait Ivan. Puis, il s’éloigna, gagna le placard, s’enfonça dans le placard.

Le grand-duc s’était redressé derrière lui, avait glissé hors du lit ; il put le voir, à la lueur de la veilleuse, par la porte du placard restée entr’ouverte, écarter les vêtements, appuyer sur la paroi du fond et disparaître.

Le fond s’était refermé.

Le grand-duc s’habilla à la hâte, prit un revolver, l’arma et entra à son tour dans le placard. Mais il appuya en vain sur la cloison de bois. Celle-ci ne bougea pas.

Ses mains tâtèrent ainsi toute la paroi, pendant plus d’une heure et ne trouvèrent point le ressort secret qui devait faire jouer le mécanisme.

Ivan sortit du placard en sueur. Il était tout à fait décidé à savoir, coûte que coûte, ce qui se passait derrière ce placard-là. Il attendrait le retour de Zakhar et l’on s’expliquerait. Mais son impatience était telle qu’au bout de quelques minutes il n’y tint plus. Il retourna au placard, à la cloison, recommença ses recherches hasardeuses.

Et, tout à coup, quelque chose céda sous sa main et la cloison tourna.

Il n’eut qu’à avancer, il se trouvait dans un escalier secret.

La cloison s’était refermée derrière lui et il était dans les ténèbres.

L’escalier était fort étroit. Il devait avoir été pratiqué là entre ces deux murailles. Ivan descendit, à tâtons, quelques degrés et écouta. Aucun bruit, il descendit encore. Il descendait toujours. Il devait bien avoir parcouru ainsi la hauteur de trois étages et, par conséquent, devait se trouver au niveau des sous-sols et peut-être sous les sous-sols. Enfin, il toucha à la dernière marche et se glissa, toujours à tâtons, dans une sorte de boyau souterrain dans lequel il ne put s’enfoncer qu’en se courbant légèrement.

Il n’hésita pas, il avança. Il se heurta bientôt à une paroi et dut opérer une légère conversion sur lui-même. Alors, il aperçut, assez loin, une faible lueur, et quelques bruits, comme ceux que ferait la pioche d’un terrassier, arrivèrent jusqu’à lui. Il précipita sa marche, ne prenant plus aucune précaution, sûr que Zakhar ne pouvait lui échapper.

Il avait hâte d’être sur l’homme et de voir à quelle besogne il se livrait.

Tout à coup, une voix sourde gronda :

– Qui est là ?

– C’est moi, le grand-duc Ivan, jeta le prince à la voix souterraine et, bientôt, il fut en face de la figure atroce de Zakhar.

Éclairée par le feu sournois d’une lanterne sourde accrochée au soubassement d’un mur, cette tête, surgie des ténèbres et qui semblait ne tenir à rien était effroyable.

On y lisait, moins de terreur que de fureur.

– Que viens-tu faire ici ? Que viens-tu faire ici ?

Qu’y fais-tu toi-même ?

L’homme, tout d’abord, ne répondit point.

Il haleta.

De toute évidence, il venait de se retenir dans un élan terrible contre un inconnu qui avait osé forcer la porte de son enfer, descendre derrière lui dans le mystère souterrain dont il se croyait le seul maître.

Sans doute, le grand-duc Ivan avait-il été secrètement inspiré par le Destin (qui ne frappe pas toujours, mais qui veille quelquefois) en jetant hâtivement son nom à cette tête en flammes qui se penchait si menaçante sur les ténèbres remuées.

Il y a des mots magiques qui semblent avoir le don de conjurer le malheur. Certaines syllabes sont prononcées et, autour d’elles, tout s’apaise.

Ainsi la rage souveraine dont Zakhar avait été transporté en se voyant « interrompu dans son travail » tombait-elle, peu à peu, et d’elle-même depuis que l’écho du souterrain avait répondu à sa formidable question : Qui va là ! par ce nom : Ivan !

Interrompu dans son travail !… Oui, certes, on l’interrompait dans son travail et quel travail !…

Il avait rejeté les outils, pelle et pioche, qui lui servaient à finir de creuser cette excavation sous le mur auquel il avait accroché sa lampe…

Maintenant, les yeux du grand-duc s’étaient faits aux ténèbres et la moindre lueur lui laissait deviner les objets. Il distingua deux caisses, au pied de l’excavation, deux caisses d’aspect assez inoffensif, mais qui, tout de même, lui parurent formidables…

Cependant Zakhar s’assit sur l’une de ces caisses-là.

Il y eut un silence entre les deux hommes. Zakhar achevait de se calmer.

Ivan était au comble de l’horreur. Il répéta sa question :

– Que fais-tu ici, malheureux ?…

L’autre ne répondait pas. Il essuyait avec sa manche son front en sueur.

Ivan demanda :

– Qu’est-ce que c’est que ces caisses ?

– Ce n’est rien ! finit par répondre l’autre, d’une voix si extraordinairement calme qu’Ivan, pour la première fois, eut peur !…

C’est qu’il n’y a rien à faire contre un homme qui a une voix aussi calme que celle-là et qui est assis, au fond d’un souterrain, sous le palais de l’empereur, sur des caisses pareilles…

– Tu vois, reprit l’autre de sa voix glacée, ce sont des caisses qui me servent à m’asseoir !…

– Zakhar ! Zakhar ! et moi qui avais confiance en toi !

C’était enfantin, mais c’est quelquefois avec ces enfantillages-là que l’on touche le cœur des grands criminels.

Et puis, que lui aurait-il dit ? Il fallait le tuer ! Ivan y songeait et, depuis un instant, dans sa poche, tâtait son revolver, mais un geste maladroit, un coup mal dirigé pouvait entraîner une irréparable catastrophe…

– Tu as eu raison d’avoir confiance en moi, répondit Zakhar, car je t’aime bien. Tu es assurément la seule personne au monde que j’aime !…

Ces dernières paroles furent prononcées encore avec cette voix qui avait, par instants déjà, surpris et touché le grand-duc…

– Tu dis cela ! fit Ivan, tu dis cela et tu te disposes à faire tout sauter ici !…

Oui, quand tu n’y seras pas…

Alors, je reste !…

– Tu peux rester ce soir !…

– Écoute, Zakhar, je reste pour te dénoncer !…

– Non, tu ne me dénonceras pas !…

– Je te jure que cela sera fait avant une heure ! N’essaye pas de faire un mouvement, je suis armé !

Et Ivan tira son revolver.

– Rentre ton revolver, il ne peut te servir de rien !…

– Tu le crois !… tu as peut-être tort ! Écoute, Zakhar, je ne veux pas oublier que tu m’as sauvé la vie !… Aussi, je vais te donner un bon conseil et nous serons quittes ! Va-t’en ! et garde-toi !… Pour qui travailles-tu, malheureux ?…

– Pour moi, et pour… et pour toi !…

Sur ces derniers mots, Zakhar s’était relevé et s’avançait sur le grand-duc. Il y avait dans son regard d’assassin d’étranges lueurs qui n’étaient point de la haine…

– Pour moi !… qu’ai-je à faire avec toi, misérable ?…

Zakhar décrocha la petite lanterne et s’en embrasa le visage :

– Regarde-moi ! Regarde-moi bien ! fit-il… tu ne me reconnais pas ?…

XXII – SUITE D’UNE CONVERSATION AU-DESSUS DE DEUX CAISSES DE DYNAMITE

 

Étonné de cette question, Ivan fixa ces traits extraordinairement tourmentés et essaya de déchiffrer leur mystère.

Non seulement il ne le reconnaissait pas, mais il ne reconnaissait plus le visage qu’il avait l’habitude de voir tous les jours. Où étaient cette face glacée, ces lignes de marbre qui ne reflétaient jamais la moindre émotion et qui semblaient dénoter une nature indifférente à tout ce qui n’était point le parfait service officiel d’un valet de Sa Majesté ?

Que signifiait ce ravage soudain qui bouleversait si atrocement une physionomie ordinairement si placide ? D’où venait-elle, cette physionomie-là ? D’où remontait-elle ? Du fond de quel abîme d’âme ?

Trahissait-elle tout à coup de terribles vices cachés ? Était-elle le reflet momentané d’antiques douleurs tout à coup ressuscitées ?

L’homme qui faisait cette besogne-là ne devait pas appartenir à la commune humanité. Un illuminé peut jeter une bombe et s’enfuir. Mais celui-ci, qui avait si bien trompé tout le monde, et qui avait poursuivi son dessein pendant de si longs mois en jouant la comédie du dévouement, celui-ci devait être quelqu’un…

Quelqu’un d’autre qu’un simple fanatique, dont les malins de la Terreur déclenchent le geste quasi inconscient.

Et pourquoi demandait-il à Ivan s’il le reconnaissait ? Devant qui donc Ivan se trouvait-il ? Quel lien pouvait exister entre cet intelligent bandit et ce jeune homme malheureux ?

Du temps que je n’étais pas domestique, je portais toute ma barbe, fit Zakhar. Si je la laissais pousser, ma barbe, peut-être me reconnaîtrais-tu ? Mais nous ne sommes pas pressés ! Tu me reconnaîtras tout à l’heure.

– Je vous ai donc connu, du temps que vous n’étiez pas domestique ? demanda Ivan, extrêmement troublé par le regard de ces yeux qui ne le quittaient plus, qui le fixaient avec une ardeur si singulière, où ne se lisait pas de la haine.

– Jamais. Tu ne m’as jamais vu…

– Alors comment voulez-vous que je vous reconnaisse ?

– C’est encore une chose que tu sauras tout à l’heure.

Maintenant, il disait « vous » à ce valet et c’est le domestique qui lui disait « tu ».

C’était effroyable, cette conversation au fond d’un souterrain, dans les sous-sols du palais impérial, entre ces deux hommes que séparaient deux caisses de dynamite et cet abîme qui va du valet « au grand-duc » ! Comment le grand-duc arriva-t-il à poser la question suivante à cet homme que tout à l’heure il eût voulu anéantir ? À quelle sorte d’émotion obéissait-il soudain ?

Vous avez beaucoup souffert ? lui demanda-t-il…

L’autre ne répondit pas. Mais Ivan vit deux larmes, deux grosses larmes poindre au coin de ses paupières brûlées, obscurcir ces yeux tout à l’heure allumés par d’horribles feux, descendre lentement sur ces joues creusées par des maux inconnus… et Ivan ne posa plus aucune question.

Soudain, Zakhar reprit à mi-voix :

– Vous avez beaucoup voyagé, monseigneur !… Vous est-il arrivé de traverser la Sibérie ?…

– Oui, j’ai traversé la Sibérie.

– Avez-vous visité les mines ?…

– Mon Dieu ! soupira Ivan qui se mit à trembler d’un nouvel émoi. Mon Dieu ! non ! monsieur, je n’ai jamais visité les mines !…

– Moi, monseigneur, je les ai visitées… je les ai visitées pendant plus de vingt ans !… Oui, j’ai connu cette « Maison des Morts » ! la Sibérie ! Vous êtes un enfant gâté, monseigneur ! La Sibérie a dû être pour vous un très charmant voyage !… Sachez que c’est la contrée de la terre où pleurent les plus vives douleurs… Eh bien ! j’ai connu là-bas des milliers de ces malheureux, mais je n’en ai pas connu un seul qui ait été plus malheureux que moi…

Il y eut encore un silence tragique, puis Zakhar reprit :

– Tenez, moi, j’ai été déporté en Sibérie parce que j’avais un fils que j’aimais !… et parce que j’ai voulu voir ce fils !… C’était défendu !… Il était entendu de toute éternité que je devais avoir un fils, mais que je ne devais pas le voir !…

– Seigneur Jésus ! soupira Ivan, en se cachant le visage, ayez pitié de moi !

– Voilà, monseigneur, la seule raison pour laquelle j’ai dû visiter les mines de la Sibérie pendant plus de vingt ans !

« – Oh ! remarquez qu’on vous fait faire quelquefois cette petite visite-là sans vous donner de raisons du tout !… Moi, je savais à quoi m’en tenir ! C’était déjà quelque chose !… J’ai connu là-bas un gaspadine de la très bonne société qui, en descendant de chez lui, a trouvé une télègue dans laquelle il a dû monter pour faire la petite visite en question !… Il y est toujours, lui, ce cher gaspadine ; et il continue de visiter les mines sans savoir pourquoi !… nous étions devenus de très bons amis… j’ai connu aussi là-bas une dame de qualité qui est arrivée aussi nous voir en robe de bal !… On ne lui avait pas donné le temps de changer de toilette au sortir de la petite fête de famille qu’elle avait égayée de sa présence et de ses aimables propos !…

Nouveau silence, Ivan ne respire plus. Encore la voix de Zakhar :

– Moi, je vous dis, monseigneur, très tranquillement, puisque l’occasion s’en présente si heureusement ce soir, que de pareilles tortures feraient frissonner d’horreur des cœurs moins cuirassés que le vôtre. Aussi je ne doute point que mes petites histoires ne vous attendrissent. Vous êtes doué, au fond, d’une excellente nature, et j’ai démêlé cela tout de suite, au premier coup d’œil. J’ai un flair merveilleux pour sentir les bourreaux et les honnêtes gens ! Vous êtes un honnête jeune homme, monseigneur. C’est que là-bas, voyez-vous, on fréquente tout le monde. Le bon et le mauvais. On s’instruit. N’importe, ce qu’il y a de plus désagréable aux mines, monseigneur, c’est la promiscuité, éclata la voix, tout à coup terrible et dont on ne savait dire si elle raillait ou maudissait !

Zakhar eut un formidable éclat de rire.

– Là-bas, il y en a pour tous les goûts. On y voit des prêtres qui furent des saints. Ils sont rares en Russie, mais c’est là qu’on les trouve. Travaille et souffre en silence, galérien qui fus un ange sous l’étole (je dis cela, monseigneur, pour un brave homme de pope qui n’a été certainement condamné qu’à cause de ses vertus). Crève comme un lâche, toi qui fus un chevalier dans les combats (je dis cela, monseigneur, pour quelques braves soldats de ma connaissance). Au lieu des sourires de ta famille, des brises si douces de ton pays natal, tu auras les regards farouches des gardiens, la caresse du knout, l’aspect désolé des affreuses solitudes, le coudoiement des faussaires, de l’assassin, du brigand qui a tué pour de l’or. Charmante perspective, n’est-ce pas, monseigneur, au bout de laquelle je vois apparaître un certain poteau, et une certaine corde… et un certain capuchon…

– Viens ! s’écria Ivan, qui ne put en entendre davantage et qui était en proie à une agitation surhumaine. Viens, suis-moi, toi qui parles ainsi ! Par Dieu le père, sais-tu bien ce que tu dis et dois-je bien le comprendre, moi-même ? Je te dis de me suivre. Je te l’ordonne !

– Et je t’obéis, fit Zakhar, dont l’étrange et subite soumission apparut plus terrible que la révolte au grand-duc, qui déjà l’entraînait, l’arrachait à cet affreux souterrain.

Où allait-il ? Vers quelle lumière allait-il ? Vers quoi montaient-ils ? Car ils montent, ils gravissent cet escalier secret au bout duquel Ivan a trouvé le crime, le crime qu’il laisse derrière lui, en s’accrochant au criminel.

Avec quelle docilité Zakhar suit Ivan !

Les voilà maintenant tous deux dans la paisible chambre du prince.

Celui-ci fait de la lumière, de l’éclatante lumière. Assez de nuit, assez de ténèbres. Il faut y voir clair sur les visages et dans les cœurs.

Sur les visages d’abord, et Ivan s’est précipité sur cet album où il a réuni toutes les images chères de sa jeunesse, et où, certain jour, il avait été surpris de trouver là un portrait qu’il n’y avait point mis, et sans qu’il pût savoir jamais comment il y était arrivé.

Cependant, il l’avait laissé là, ce portrait, sans raison d’abord et pour une raison supérieure, ensuite : quand il avait su par les confidences de la Kouliguine et, de son malheureux frère d’armes, Serge Ivanovitch, que ce portrait mystérieux était celui du prince Asslakow, et que ce prince était son père.

Des mots trop précis ont été prononcés dans le souterrain par Zakhar pour qu’un rapprochement subit ne se soit pas fait entre les infortunes du prince, si dramatiquement rapportées par Hélène Vladimirovna, et les tortures sibériennes de Zakhar ! Et maintenant, voilà Ivan entre ce portrait et Zakhar ! Tour à tour, il les contemple, les fixe, les fouille de son anxieux regard.

– Que cherches-tu donc ? souffla Zakhar… ne vois-tu donc pas, ajouta-t-il, avec un terrible sourire, qu’il suffit de quelques mois pour faire d’un visage un autre visage, d’un homme un autre homme, du plus généreux et du plus noble, un domestique !… de quelques mois passés dans la « Maison des Morts !… »

– Mon père ! s’écria le grand-duc en s’écroulant aux pieds de Zakhar !…

– Ton père ! répéta Zakhar, sans bouger de place, sans faire un geste devant l’émoi incommensurable du jeune homme, et à quoi vois-tu donc que je suis ton père ?…

– Je le sais !… je le sens !… il n’y a que mon père et toi pour avoir subi de pareils malheurs !… Tu es le compagnon du pauvre Apostol ?… Tu es le prince Asslakow !… tu es mon père !…

– Et qui donc t’a dit que le prince Asslakow était ton père ?…

– La fille d’Apostol elle-même, et aussi mon meilleur ami, celui que j’aimais comme un frère ! et que vous avez bien connu et qui est mort si affreusement !

Et que tu as bien vengé, n’est-ce pas ?…

Ah ! le ton sur lequel de telles paroles furent dites.

Certes ! ce n’était point seulement à celui qui avait oublié une telle vengeance qu’allait cette phrase redoutable, jetée avec une aussi farouche amertume, c’était encore de toute évidence au fils d’Asslakow lui-même, qui avait oublié Asslakow pour ne vivre que son roman d’amour !…

– Allons ! relève-toi ! si tu es mon fils, fit Zakhar, dont la voix ne marquait aucune tendresse et qui s’efforçait au contraire de se montrer brutal (peut-être pour cacher son émotion immense) ; si tu es mon fils, il ne me plaît pas de voir mon fils à genoux !…

Ivan se releva, très pâle et chancelant, osant à peine regarder cet homme qui maintenant l’épouvantait.

– Eh bien ! oui, je suis ton père, reprit Zakhar d’une voix sourde en avançant un doigt sur l’album. Tiens là ! sur le portrait du prince Asslakow, au front et près de la tempe, il y a une ligne que l’on aperçoit à peine, mais qui est encore visible, la voilà !

Et Zakhar, relevant les mèches de ses cheveux blancs montra, en effet, sur son front une ligne identique…

– Cette cicatrice, expliqua-t-il, m’est venue d’un coup de sabre formidable que je reçus en duel un jour que, devant moi, l’on avait insulté ta mère…

Le grand-duc referma d’un geste lent l’album… Il s’était ressaisi et c’est d’une voix à peu près calme qu’il dit :

– Je déteste ma mère, j’ai aimé le prince Asslakow dès que j’ai su que c’était mon père… et je suis prêt à aimer Zakhar !…

Ils se regardèrent tous deux un instant en silence et ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Ce fut une étreinte longue et pleine de sanglots.

– Écoutez, mon père, vous savez donc combien mon cœur est plein d’amour ?

– Oui ! Ivan, oui ! autant que le mien est plein de haine !…

– Fuyons cette nuit même, voulez-vous ?

– Non ! pas cette nuit !… je te dirai quand il faudra fuir !… Ne t’inquiète pas de cela ! ne t’inquiète de rien !… Chaque chose arrivera à son temps !… C’est moi qui te l’assure, mon petit Ivan, mon fils chéri !… Et maintenant, cette nuit, nous nous en sommes assez dit… Il faut te reposer, Vanioucha !… Laisse-moi te serrer dans mes bras encore une fois ! laisse-moi t’embrasser !… Ah ! si tu savais que de fois j’ai été tenté de t’embrasser !… Quel supplice de passer près de toi avec cette livrée, d’être traité par toi comme un laquais !… de recevoir de l’argent de toi !

– Ce jour-là, mon père, vous m’avez sauvé la vie ! fit Ivan en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

– Et ce jour-là… tu m’as payé !… J’ai tellement souffert de cela que j’en ai été presque heureux ! C’est ainsi ! Les coups que tu me portais me brûlaient le cœur. Oui, j’étais heureux de souffrir par toi ; je t’aimais tant en secret !

– Pauvre batouchka !…

– Oui, pauvre batouchka !… Quelquefois, dans ton sommeil, je me penchais sur toi et mes lèvres s’approchaient de ton front ; mais j’avais peur que tu ne te réveilles et je me sauvais…

Tu te sauvais dans cet affreux souterrain ? demanda à voix basse Ivan, qui n’avait pas cessé de penser à l’œuvre de mort qu’il avait surprise au fond de ce souterrain-là.

– Oui, dans le souterrain… Mais ne parlons pas du souterrain… cela ne te regarde pas, le souterrain !… Tu ne l’as pas vu ?… En tout cas, je suis sûr que tu l’as oublié !…

– Non ! protesta énergiquement Ivan ! non, je ne l’ai pas oublié ! et il faut en parler, au contraire !…

– Bavardages ! bavardages ! enfantillages ! Vanioucha ! pense à celle que tu aimes, puisque tu n’es qu’un amoureux ! et laisse-moi faire pour le reste !…

– Non ! mon père ! Non ! je ne vous laisserai pas faire !… Ce que vous préparez est un crime horrible ! Oh ! comprenez-moi bien !… et laissez-moi vous dire tout cela en vous étreignant dans mes bras !… Je sais que vous avez tous les droits !

– Oui, tous ! tous !…

– Je sais qu’ils vous les ont donnés ! mais il y a tout de même des droits qui sont des crimes ! et puis vous n’avez pas le droit – celui-là, vous ne pouvez l’avoir, non ! non ! vous êtes juste ! vous comprendrez que vous ne pouvez pas avoir le droit de frapper des innocents… et il y aura des innocents qui seront frappés !

– Il n’y a pas d’innocents ! répliqua Zakhar, soudain transformé…

C’était l’ange noir de la vengeance que le grand-duc avait tout à coup devant lui. Il ne restait plus rien de l’homme qui, tout à l’heure, s’était, un instant, attendri dans ses bras.

Ce n’était plus le père qui parlait, c’était le révolté de la géhenne sibérienne qui était revenu de là-bas pour venger un monde de damnés !

Quelle fureur dans sa parole et quelle flamme dans son regard ! Ivan comprit qu’il allait se heurter à quelque chose de formidable.

Cependant, il ne recula point :

– Vous ne ferez pas ça ! dit-il.

Et il attendit une explosion.

Elle ne vint pas. Étonné et plus désemparé par ce silence que par le plus terrible éclat, il releva la tête. L’homme s’en allait ! Ivan courut à lui et le rattrapa.

– Où vas-tu ? implora-t-il.

– Où mon service m’appelle, répondit l’autre, très calme… auprès de l’empereur !

– Batouchka ! Batouchka ! jure-moi…

– Je te jure que mon heure est proche ! voilà ce que je te jure… répliqua l’homme… et maintenant, laisse-moi partir… Sa Majesté va s’impatienter…

Je ne te laisserai point accomplir ce forfait !

Zakhar, d’abord, ne répondit rien.

Il considéra quelque temps le grand-duc avec une immense pitié, puis il dit, toujours de ce ton calme qui effrayait maintenant Ivan plus que tout :

– Penses-tu que j’aie préparé cette heure pendant plus de vingt ans pour y renoncer parce qu’elle fait peur à un jeune prince amoureux ? Penses-tu que j’aie servi ces gens-là pendant des mois et que je leur aie montré un visage de laquais pour céder à la prière d’un enfant ?… As-tu songé au travail effroyable accompli avec mes ongles sous la terre ?… et à l’effort qu’il m’a fallu pour courber l’échine dans les salons ? Si tu n’es pas devenu fou subitement, laisse-moi passer et ne me demande plus rien !…

– Passe donc, et va, batouchka, c’est moi qui te sauverai !…

– C’est à mon tour de te demander ce que tu vas faire ? reprit Zakhar qui était resté tout à fait maître de lui et qui, du reste, paraissait n’attacher qu’une importance très relative aux lamentations et aux objurgations du jeune homme.

– Que t’importe ? Tu as fait ce que tu as cru devoir faire ; moi aussi, je ferai à mon idée !…

– Fais donc à ton idée, si tu peux ! émit Zakhar… mais je te préviens que si un geste de toi ou une parole de toi vient se mettre au travers de mon chemin… et tente d’empêcher l’inévitable… je te préviens, Ivan, que je me tue sous tes yeux !

Et, quoi que tentât Ivan, Zakhar lui échappa.

La porte de la chambre fut refermée.

Le grand-duc resta seul. Il enferma ses tempes brûlantes dans ses mains qui tremblaient.

Zakhar l’avait deviné et avait prononcé les seuls mots qui pussent suspendre l’action du jeune homme dans le dessein qu’il avait de se jeter au travers du crime, quoi qu’il dût lui en coûter.

Tout de même, Ivan avait du sang des Romanof dans les veines, et l’empereur, jusqu’à ce jour, l’avait comblé de ses bontés.

L’empereur l’aimait ! L’empereur lui avait été pitoyable ! C’est auprès de lui seulement qu’il avait trouvé un refuge dans son désespoir…

Et l’empereur n’était pour rien directement dans l’abominable destinée du prince Asslakow !

Pourtant, pour le sauver, Ivan n’allait pas condamner son père à mort…

XXIII – IL Y A UN GRAND CONSEIL À LA COUR

 

Il passa le reste de la nuit en face du placard dans lequel s’ouvrait l’escalier secret. Il avait essayé de faire jouer à nouveau le ressort qui pouvait lui ouvrir le chemin mystérieux de ce caveau où tout était préparé pour l’anéantissement du palais Alexandre.

Mais ç’avait été en vain…

Sans doute, sans qu’Ivan s’en fût rendu compte, Zakhar, en sortant de ce sombre gouffre, avait-il pris, cette fois, certaines précautions…

Ivan essayait de réfléchir, de trouver une issue possible à cette atroce situation…

Que faire ?… Que faire pour empêcher ça ?… pour que cette formidable mine n’éclatât point ?… et comment faire devant la terrible menace de son père ?…

L’événement avait été rapide ! La réalité était vite sortie, foudroyante, du cauchemar… Ivan ne se demandait pas où était le devoir, entre son père et l’empereur…

Il souffrait atrocement, voilà tout ! il souffrait instinctivement ! il souffrait sentimentalement…

Instinctivement, parce que tout en lui de ce qui tenait à sa race et à son éducation « impériale » se révoltait contre la possibilité de rester inactif devant un attentat auquel, en tant que fils du malheureux Asslakow, il pouvait trouver une explication et une excuse, mais qu’il maudissait en tant que Romanof…

Sentimentalement, parce qu’il aimait Nikolouchka et parce qu’il plaignait son père, il passa par les alternatives terribles d’un raisonnement sans conclusion possible.

Dans un moment où il se rappelait plus âprement l’accent de Zakhar, évoquant sa vie de torture dans la « Maison des Morts », il essaya de s’exciter à éprouver toute sa haine.

Mais il n’y parvint pas, même en se remémorant toute sa douleur personnelle et ce qu’il avait à souffrir et ce qu’il souffrait encore à cause de « ces gens-là »…

« Tu n’es pas de ces gens-là ! Tu ne peux être avec ceux qui ont assassiné ton frère d’armes, qui tiennent prisonnière ta Prisca, qui t’ont poursuivi toi-même et qui n’auraient pas hésité à te faire disparaître, s’il n’y avait pas eu Zakhar !…

« Il faut être pour ton père ou pour ta mère !… »

Oui, mais il y avait l’empereur… et il y avait en lui, Ivan, le même sang qui coulait dans ses veines et dans celles de Nikolouchka !… Quoi qu’il pût penser, il était de ces gens-là ! Être complice de cela, jamais !…

« Alors, ton père va mourir !… c’est toi qui vas le tuer ! Tu n’as pas vengé Serge ! Tu n’as pas vengé Prisca !… Et tu vas tuer ton père !… »

Sombre horreur !… noir abîme… débat farouche de la conscience, déchirement des cœurs en face de cette porte secrète derrière laquelle une mèche attend qu’on l’allume !…

Et la vie du palais reprend comme tous les jours, comme tous ces jours tristes d’une guerre dont les uns ne veulent plus et que les autres conduisent suivant le dessein de l’étranger !…

Les ombres falotes ou louches d’un grand drame recommencent à peupler les corridors, à tourner autour du cabinet impérial.

Ivan a posé son front brûlant sur la vitre de la fenêtre de sa chambre qui donne sur le parc.

Il reste là, heureux de cette fraîcheur.

La neige continue de tomber. C’est bien l’hiver russe qui commence. Dans quelques jours, l’immense empire aura mis son grand manteau blanc taché de rouge sur les franges… les fleuves recommenceront à rouler d’énormes glaçons !… et puis tout s’immobilisera dans le froid ; dans quelques semaines glisseront les rapides traîneaux silencieux.

Combien de temps reste-t-il ainsi à rêver, à regarder quoi ?… Il n’essaie plus de réfléchir… Il ne s’efforce plus à penser… Il reste là, voilà tout, dans cette pièce, qu’il faut traverser pour aller à l’escalier secret, pour descendre au crime…

Il est le portier du crime.

Tant qu’il sera là, il n’ouvrira pas au crime !… il ne le laissera pas passer… Enfin, il espère que le crime n’osera pas passer tant qu’il sera là !

Il reste !…

Il roule son front doucement sur la vitre glacée…

Le mouvement du parc finit par attirer son attention et la retenir…

Les équipages arrivent, en effet, plus nombreux que de coutume…

De l’endroit où il se tient, Ivan peut voir les personnages qui en descendent.

Il les reconnaît :

« Tiens, voici Sturmer, le nouveau président du conseil, ministre de l’intérieur, l’un des hommes d’État les plus inféodés au parti boche et qui n’a rien à refuser à Raspoutine… »

D’autres ministres, celui des Affaires étrangères en compagnie du comte Nératof…

De la voiture suivante descendent la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, la princesse Wyronzew et le prince général Rostopof !… celui qui voudrait tant voir Ivan marié à sa nièce Agathe Anthonovna Khirkof…

C’est ensuite le comte Volgorouky, puis le maréchal de la cour… deux grands-ducs, oncles de l’empereur… de hauts et puissants tchinovnicks… des généraux, le ministre de la Guerre, enfin les personnages les plus considérables de l’empire…

Que se passe-t-il donc ?…

À ce moment, un aide de camp vient prévenir Ivan que Sa Majesté désire le voir immédiatement.

Avant de se retourner et de suivre l’aide de camp, un dernier coup d’œil sur le parc lui fait voir Zakhar qui traverse la grande allée et disparaît par une porte de service.

Zakhar lui a paru aussi blanc que la neige !… Couvert de neige, il semblait une statue de marbre éclatant et son visage était en marbre. Et il marchait comme devait marcher la statue du commandeur quand elle traînait dans ses pas les coups du Destin !…

Cette vision a encore augmenté l’affreux trouble d’Ivan.

Cependant, il suit l’aide de camp. Sur le palier du premier étage, Ivan se trouve en face de la grande-duchesse, sa mère. Il ne la voit pas. Elle lui adresse la parole. Il ne l’entend pas !…

Les antichambres, les salons sont pleins. Que se passe-t-il donc au palais d’exceptionnel, ce matin-là ?…

Il interroge l’aide de camp, qui lui répond :

– Il y a grand conseil, monseigneur, un conseil très important, présidé par Sa Majesté et où les plus graves résolutions, paraît-il, vont être prises, relativement à la conduite de la guerre. Sa Majesté a voulu réunir ce conseil avant de retourner au grand quartier général…

L’aide de camp conduisit Ivan dans le petit salon-bibliothèque où il s’était déjà rencontré avec Sa Majesté, un soir récent où leur commune inquiétude les avait jetés aux bras l’un de l’autre.

Nicolas se trouvait là avec le comte Volgorouky et Rostopof.

Il paraissait assez agité et mécontent. Ivan dut attendre quelques instants que la conversation, qui faisait allusion à l’attitude nouvelle de Sturmer et aux questions qui allaient être traitées dans le grand conseil, eût pris fin.

Pendant ce temps, une lumière terrible se faisait dans l’esprit du grand-duc. L’idée de cette réunion subite des plus grands personnages de l’empire, qui allait avoir lieu dans la salle du conseil, au-dessus du caveau où il s’était rencontré la nuit précédente avec Zakhar, le faisait défaillir.

Zakhar avait dit : « Mon heure est proche ! » De toute évidence, c’était celle-ci.

Zakhar, lui, savait que le conseil devait avoir lieu, et ce qui se passait, ce matin-là, au palais Alexandra illustrait terriblement la parole menaçante de Zakhar !…

Cependant Ivan se rappelait aussi que Zakhar lui avait dit que tout sauterait quand lui, Ivan, ne serait pas là

Ivan était sûr que Zakhar ne ferait rien tant que lui, Ivan, courrait un danger.

Il était sûr de cela à cause du frémissement profond de cet homme quand il l’avait serré dans ses bras ! Le fils ne doutait point de l’amour du père… Mais il ne doutait pas plus de la haine sacrée de ce père pour tous ceux qui n’étaient point son fils…

Volgorouky et Rostopof (ce dernier après un singulier regard jeté sur le grand-duc) quittèrent le petit salon en s’inclinant profondément devant Ivan, l’empereur vint à lui tout de suite.

– Ivan, lui dit Nicolas rapidement, car il paraissait fort préoccupé de ses propres affaires, tu vas partir tout de suite pour Petrograd.

– Partir ? et pourquoi donc voulez-vous que je vous quitte, batouchka, quand vous réunissez autour de vous les premiers de vos serviteurs et quand j’apprends que de grandes décisions vont être prises ?… Je ne suis qu’un enfant, mais vous savez si je vous aime, batouchka ! et un conseil venu du cœur en vaut bien d’autres, je vous le dis, en vérité !…

Ivan lui avait pris la main et la lui baisait avec me telle ardeur dévote que l’empereur en fut frappé et le considéra attentivement.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il. Ta main brûle ce matin, Vanioucha, et tes joues sont en feu ! Es-tu malade ?…

– Je désire rester près de vous, Majesté !

– Quand tu sauras pourquoi je t’envoie à Petrograd, peut-être changeras-tu d’avis, mon enfant !

– Non ! non ! laissez-moi auprès de vous ! Je ne veux pas vous quitter aujourd’hui ! je ne veux pas vous quitter !

– Veux-tu m’effrayer ? Crois-tu que quelque danger me menace ?

– Je ne sais rien que mon désir, batouchka ! C’est une idée que j’ai que je ne dois pas vous quitter aujourd’hui !

– Écoute ! Tu es entêté ! Parce que tu m’as vu inquiet, l’autre nuit, tu t’imagines des choses folles… auxquelles je ne crois plus moi-même… Tu es malade aujourd’hui du même mal qui me rongeait l’autre nuit !… Mais ce sont des rêves mauvais que j’ai chassés et qui ne reviendront plus !… J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre… Réjouis-toi. On sait où est ta Prisca !…

– Où donc ? s’écria Ivan, qui immédiatement ne pensa plus qu’à celle qu’il adorait.

– Je n’en sais rien ! Et pour que tu l’apprennes, il faut que tu ailles à Petrograd. Grap t’y attend ! Cours tout de suite à la direction de l’Okrana ! Voilà ce qu’il vient de me faire savoir. Tu n’as pas un instant à perdre, paraît-il !…

– Mon Dieu ! est-ce possible ! fit le grand-duc, en proie à une agitation qui le fit paraître un peu fou aux yeux de l’empereur, mais celui-ci mit tout de suite la chose sur le compte de la passion du grand-duc pour la jeune Française…

– Va ! bonne chance, Vanioucha !

– Majesté ! Majesté ! dites-moi, il faut me dire ! Il faut que je sache !… C’est Grap qui vous a fait savoir cela ?

– Oui, c’est Grap !

– Grap lui-même ?

– Grap lui-même !

– Mais pourquoi ne m’a-t-il pas demandé, moi ?

– Il n’a pas pu te voir ! Il est à Petrograd ! Il t’attend ! Il a téléphoné !…

– Et à qui a-t-il téléphoné cela, sire ? Est-ce à vous ?

– Non, pas à moi, mais à Zakhar !

Ivan reçut le coup et chancela…

Nicolas fit un mouvement pour le retenir, mais déjà Ivan s’était ressaisi. Il étreignit les mains de Sa Majesté…

– Sire, j’irai plus tard à Petrograd ; je vous répète que je ne vous quitte pas aujourd’hui !…

– Mais je ne te comprends pas ! Tu me caches quelque chose ! Que crains-tu ? Que redoutes-tu pour moi ?

– Sire ! rien de précis et tout !… Je ne vous cache pas que, depuis l’autre soir, depuis ce que vous m’avez dit, depuis que vous m’avez fait lire ces papiers mystérieux qui vous poursuivent partout, je ne vis plus ! Je ne vis plus en pensant aux dangers qui vous menacent !… Laissez-moi partager ces dangers auprès de Votre Majesté !… Je ne veux pas vous quitter !… Accorde-moi cela, batouchka ! Je te le demande à genoux !

Et, de fait, le grand-duc Ivan se mit aux genoux de l’empereur.

– C’est bon, viens !… Qu’il soit fait selon ton désir !

Et il le releva et l’embrassa…

– Merci, Majesté !…

– Tu es un tout petit enfant !… Vanioucha !… Il faut te céder ! Nous sommes tous, hélas ! des petits enfants !… C’est toi qui as peur, aujourd’hui ! C’est moi qui aurai peur demain !… En vérité, tu as raison, ne nous quittons pas !…

– Aurai-je place près de vous, au conseil, Majesté ?

– Oui, près de moi !… Viens !…

– Le plus près de toi que tu pourras, batouchka !…

– C’est entendu, le plus près de moi possible !… Du reste, écoute, il n’y aura que toi qui m’approcheras… toi, et Zakhar !…

– Ah ! Zakhar sera là ?…

– Oui, c’est lui qui l’a voulu !… Il avait sans doute aussi des raisons pour cela !… Zakhar sera derrière mon fauteuil… Mais c’est une chose entendue qu’il doit être toujours maintenant derrière mon fauteuil, quand nous donnons audience… Une chose entendue avec Grap… Il ne faut pas s’étonner de cela !… Ne t’effraie donc pas à tort ! Écoute, Vanioucha, tu vas entrer dans la salle du conseil tout de suite. Moi, il faut que je parle à Sturmer d’abord…

Comme il disait ces mots, Sturmer fut introduit. Ivan pénétra dans la salle du conseil. Elle était déjà presque pleine des hauts personnages en uniformes civils ou militaires, tous chamarrés de décorations.

Tout le monde était debout. Des groupes s’étaient formés autour de la grande table ovale recouverte d’un immense tapis vert sur lequel on avait déposé des écritoires.

Des bougies, des lampes brûlaient dans un coin autour des bogs.

Ivan, qui n’avait point un fonds très religieux mais qui était, quoiqu’il s’en défendît, extrêmement superstitieux comme tout vrai Russe de bonne race, alla droit aux saintes images.

Le silence s’était fait à son entrée et tous le regardaient.

On était au courant de ses frasques qui avaient défrayé toutes les conversations à la cour comme à la ville. On savait qu’il avait perdu la faveur de l’empereur et qu’il venait de retrouver son amitié.

Cependant, personne ne s’attendait à ce qu’il assistât à ce conseil secret qui semblait ne devoir réunir que les plus hautes têtes de l’armée, de la diplomatie ou de la politique d’empire. C’est assez dire la curiosité qu’il excitait.

Quand il se releva (car il s’était mis à genoux) et qu’il se retourna vers l’assemblée, il apparut avec un visage d’une pâleur mortelle.

Il n’adressa la parole à personne.

Le maréchal de la cour entra et pria chacun de se tenir devant la place qui lui avait été assignée.

La place de l’empereur n’était point à la grande table. Près de la porte, sur une petite estrade, on avait mis une table, Derrière cette table était un haut fauteuil doré, c’était le siège de Sa Majesté.

Le comte Volgorouky étalait des dossiers sur cette petite table.

Il n’y avait pas de place pour Ivan. Le grand maître des cérémonies lui demanda s’il savait où il devait se placer, car il n’avait reçu aucune instruction le concernant.

Ivan prit une chaise et la plaça derrière la petite estrade, derrière le fauteuil de l’empereur.

À ce moment, Nicolas fit son entrée et s’assit ; tous s’assirent sur un signe de lui.

Il avait vu Ivan et lui avait adressé un léger salut amical de la main.

Cependant, l’empereur paraissait soucieux. Il dit quelques mots à voix basse au comte Volgorouky, qui alla s’entretenir, un instant, à voix basse, avec Sturmer.

Ivan regardait de tous les côtés et ne voyait point celui qu’il cherchait. Un tremblement nerveux commença de l’agiter. Soudain, une ombre glissa devant lui, portant un énorme paquet de paperasses. C’était Zakhar.

Ivan se souleva. Il voulait être vu. Il était si peu maître de son geste et de son émotion qu’il remua sa chaise, Zakhar se retourna et l’aperçut.

Il vit un Ivan qui le brûlait de son regard suppliant. Il y avait aussi du défi dans ce regard-là. Les yeux d’Ivan disaient à Zakhar : « Tu vois, je ne suis pas parti !… Je ne partirai pas !… Tu veux tout ensevelir ! Eh bien ! je mourrai, moi aussi, avec les autres et avec toi… »

Car, pour le jeune grand-duc, il ne faisait point de doute, encore une fois, que le valet de Sa Majesté allait profiter de cette solennelle réunion de toutes les têtes de l’autocratie pour courir sournoisement allumer sa mèche et accomplir son forfait !

Son dernier espoir était celui-ci : que le père reculerait devant l’anarchiste !… S’il s’était trompé, tant pis ! Il paierait de sa vie son erreur ! Il n’avait point trouvé autre chose : Donner sa vie pour sauver l’empereur sans dénoncer son père !…

XXIV – UNE BOMBE AU PALAIS ALEXANDRA

 

Zakhar resta un instant, devant l’apparition d’Ivan, comme frappé de la foudre.

Évidemment, il s’attendait à tout, excepté à le trouver là. Il avait tout fait pour l’éloigner. Il avait menti à l’empereur et il avait fait prononcer à l’empereur le seul mot qui devait faire voler Ivan sur la route de Petrograd !

Par un concours de circonstances qui se rencontre rarement aux heures de grande fatalité, il se trouva que le concierge du palais avait cru voir sortir le grand-duc dans une automobile. Il l’avait dit à Zakhar, qui ne le lui demandait même pas, tant il était sûr qu’Ivan était déjà loin.

Découvrant tout à coup son fils dans la salle du conseil, il comprit tout de suite ce que cette présence signifiait. Ivan s’offrait en holocauste à la vengeance de son père !

Il y eut entre eux un éclair magnétique qui confondit leur double pensée en une seule !

Et puis, il y eut un cri ! un cri terrible de Zakhar, où plutôt un hurlement :

Fuyez !…

Et lui-même, bousculant tout sur son passage, s’enfuit…

Il renversa dans sa course le grand maître des cérémonies, qui était près de la porte… Il bondit… il disparut…

La clameur continuait à hurler dans le vestibule, dans les escaliers, dans les couloirs :

Fuyez !…

Et, tout à coup, le désordre fut inexprimable.

Au premier cri poussé par Zakhar, tous s’étaient levés, dans une épouvante déraisonnée, mais encore se demandait-on ce que cette clameur, ce que cet éclat inattendu signifiaient !

Ce ne fut qu’en voyant se précipiter le valet et en l’entendant répéter en hurlant : « Fuyez ! » qu’ils comprirent ce que fuyez signifiait…

Un cerveau de grand personnage russe n’est jamais complètement débarrassé de l’hypothèse latente d’un attentat toujours possible. Il ne doit pas chercher bien loin pour retrouver cette idée-là, tout de suite.

Fuyez ! chez l’empereur, ça veut dire : « Si vous ne fuyez pas, vous allez tous sauter ! »

Et alors, ils s’enfuirent. C’est-à-dire qu’ils se ruèrent comme des fous et comme de mauvaises bêtes traquées vers les issues, qu’ils s’y écrasèrent avec des cris et des gestes d’assassinés.

L’empereur s’était dressé, lui, et ne fuyait pas. Ivan s’était précipité aux côtés de l’empereur et tous deux s’étreignaient la main.

Ivan comprenait qu’il avait fait son sacrifice trop tard et que tout était perdu ! La mèche était déjà allumée !…

Les deux autres grands-ducs, dans cette épouvantable chose, avaient supplié le tsar de les suivre… mais Nicolas ne leur avait même pas répondu.

Il restait là, dans une attitude fataliste, attendant le coup inévitable du destin et ne tentant rien pour s’y soustraire.

Autour de lui, on continuait à se battre pour passer. Quelques-uns avaient tenté d’ouvrir les fenêtres, mais à cause de leur fermeture spéciale, n’y avaient point réussi et étaient retournés grossir la meute hurlante des mauvais chiens de garde qui s’écrasaient aux portes, pour fuir leur maître…

Ce ne fut que lorsque la cohue hideuse se fût évanouie que l’empereur consentit à obéir aux objurgations d’Ivan et de quelques serviteurs fidèles qui étaient accourus.

Nicolas se laissa alors entraîner hors du palais et s’arrêta dans les jardins, entouré de ses aides de camp, et des membres de sa famille et de quelques dames de service à la cour.

La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna n’avait pas été la dernière à fuir du palais tout retentissant de la clameur d’un attentat.

Ivan pleurait. Il pleurait de joie. Une grande détente de tout son être le faisait plus faible qu’un enfant. Sa main tremblait maintenant dans celle du tsar, qu’il n’avait pas quittée.

La grande-duchesse remarqua cette intimité et fronça le sourcil.

Elle demandait des explications, mais personne ne pouvait lui en fournir. On ne savait rien en dehors de ce grand cri qu’avait poussé Zakhar et de la fuite éperdue de Zakhar.

Ivan se disait : « Zakhar est arrivé à temps !… »

Le malheureux jeune prince devait apprendre bientôt qu’il s’en était fallu de bien peu qu’il arrivât en retard.

Ce fut le comte Volgorouky qui apporta, le premier, des nouvelles précises : le misérable nihiliste, auteur de l’attentat, n’était autre que Zakhar qui avait donné le signal de la fuite. Sans doute avait-il été épouvanté de son forfait au moment où tout allait être accompli ; toujours est-il qu’on l’avait vu se précipiter comme un insensé vers les chambres du second étage, en poussant des cris que personne ne comprit d’abord.

Un officier de service et des valets, ignorant la cause de tout ce tumulte, avaient voulu, l’arrêter dans sa course de fou, mais il s’était débarrassé d’eux avec une force surhumaine.

Ils coururent derrière lui, entrèrent derrière lui dans la chambre du grand-duc Ivan et le virent disparaître par une porte secrète donnant dans un placard et ouvrant sur un escalier secret !

Ils l’avaient suivi et étaient descendus, sur ses talons, jusque dans un boyau souterrain fraîchement creusé et qui était bondé de dynamite et de poudre et où brûlait une mèche que Zakhar était arrivé tout juste pour éteindre !

Zakhar avait naturellement été fait prisonnier, et avait avoué tout ce qu’on avait voulu.

Du reste, il s’était vanté de son crime, et aux premières questions qui lui avaient été posées, avait répondu :

C’est moi !… c’est moi qui ai tout fait !

On conçoit avec quelle angoisse haletante tous ceux qui étaient là écoutaient le récit entrecoupé du comte Volgorouky et l’on s’explique les cris de mort qui ne manquaient point de l’interrompre, chaque fois qu’il prononçait le nom de Zakhar, le fidèle valet de chambre de Sa Majesté !…

– Qu’a-t-on fait de ce bandit ? gronda Nadiijda Mikhaëlovna, qui avait déjà crié plusieurs fois qu’il fallait « en faire des morceaux ».

– Ce misérable appartient à la justice !… exprima le comte Volgorouky sans aucun succès, du reste, car sa voix fut immédiatement couverte par des cris de mort…

– Non ! non ! il n’y a pas de justice pour ces gens-là ; À mort ! à mort tout de suite !…

– Il peut avoir des complices ! Il doit certainement avoir des complices, il faut qu’il parle !…

– À la torture ! À la torture !

– J’ai donné des ordres pour qu’il fût arraché des mains de ceux qui le frappaient déjà !… déclara le comte.

Il attendait un mot de l’empereur, mais celui-ci resta muet…

L’acharnement de ses ennemis l’anéantissait. Il ne se rendait point compte de ce qu’il pouvait représenter personnellement de haine pour certaine souffrance séculaire russe ; aussi chacune des manifestations de cette haine qui éclatait autour de lui et de sa famille, qui avait déjà failli l’emporter et emporter son fils, le laissait écrasé d’incompréhension !…

Le maréchal de la cour, le grand maître des cérémonies, les principaux dignitaires qui s’étaient tout à l’heure si honteusement conduits et qui avaient fui si lâchement, étaient revenus et l’entouraient de leurs supplications et de leurs protestations de dévouement…

Le général prince Rostopof dit :

– Votre Majesté ne saurait rester ici ! Elle court peut-être encore quelque danger !… Le palais est miné ! Quels sont vos ordres, sire ?

Nicolas releva le col du manteau militaire que l’on avait jeté sur ses épaules et demanda :

– Où est donc l’impératrice ?

– Elle est partie ce matin, à l’improviste, pour Gatchina avec le tsarévitch et les jeunes princesses, dit la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

– Eh bien ! fit l’empereur, allons les rejoindre…

Et, en soupirant, il tourna le dos à son palais qui avait failli être son tombeau et où il avait goûté jadis un bonheur trop rapide…

Ivan n’était plus à ses côtés… et, soudain, il se vit presque seul…

Toute la tourbe des courtisans s’était précipitée vers un groupe terrible qui apparaissait entre les soldats sur les degrés du perron impérial.

On sortait Zakhar ! et dans quel état !… Le malheureux n’était plus qu’une plaie.

Les soldats, commandés par l’officier de service à l’intérieur du palais, avaient la plus grande peine à le préserver de la dernière rage des forcenés qui ne voulaient point se le laisser enlever avant qu’il ne fût un cadavre.

Les femmes étaient les plus acharnées. La Wyronzew se distinguait entre toutes par sa furie.

Nicolas cria un ordre qui ne fut pas écouté… alors il s’éloigna rapidement, suivi d’un seul aide de camp.

Certainement, Zakhar ne fût point sorti vivant du palais s’il n’eût trouvé là, soudain, un défenseur inattendu. Le grand-duc Ivan s’était jeté dans cette curée et, avec une rage aussi féroce que l’appétit de mort de cette meute de cour, il repoussait les mufles et les griffes et les armes !

Car il y en avait qui, par-dessus les soldats courbés sur le corps pantelant de Zakhar, le frappaient de leurs sabres.

Ivan alla jusqu’à saisir à la gorge le général prince Rostopof, qui s’apprêtait à abattre un coup mortel sur la tête du malheureux…

Enfin, il fit si bien qu’il le sauva.

Ce corps en charpie que l’on transportait laissait derrière lui une affreuse traînée de sang sur la neige.

Dans le moment qu’il fut déposé dans l’automobile de la police et remis entre les mains des policiers, Zakhar attacha sur Ivan un regard d’une vie extraordinaire…

Et les lèvres d’Ivan remuèrent alors, prononçant des syllabes muettes que Zakhar comprit certainement, car, à cette prière suppliante de pardon que lui adressait le grand-duc, il répondit par un nouveau regard plein d’une immense pitié – pitié sur son enfant, sur lui-même, sur ceux aussi dont il avait voulu faire ses victimes, pitié désespérée d’un agonisant sur le monde qu’il va quitter et qui lui fut si abominable… regard d’amour aussi sur son fils…

Pendant les heures qui suivirent, Ivan ne se rendit point compte de ce qui se passait, ni de ce qu’il faisait ou de ce qu’on lui faisait faire…

Il ne s’aperçut même point que le prince Rostopof marchait dans chacun de ses pas…

Il se trouva quelques heures plus tard dans une auto entre la grande-duchesse, sa mère, la Wyronzew et le général prince qui ne lui avait pas adressé une seule fois la parole depuis le geste qui avait sauvé Zakhar…

D’autres autos suivaient… C’était un départ général… Mais, encore une fois, les yeux d’Ivan ne voyaient plus rien… rien que le regard dont Zakhar l’avait salué une dernière fois…

Tout à coup, il demanda :

Que va-t-on faire de Zakhar ?

Et il fut étonné du son de sa voix. Cette question était tombée singulièrement dans le silence de ses compagnons…

On ne lui répondit pas d’abord… puis, après quelques instants, la voix de Nadiijda Mikhaëlovna se fit entendre. Il ne reconnaissait point non plus la voix de sa mère… Du reste, tout lui semblait étranger depuis le drame…

Les choses, les gens appartenaient à un monde qu’il traversait, eût-on dit, pour la première fois, et qui, cependant, ne l’intéressait en rien !…

La grande-duchesse disait :

– Il a été transporté à la forteresse Pierre-et-Paul… De là, quand il ira un peu mieux, il sera transféré à la prison de Schlussenbourg pour y être pendu !…

– Comment n’invente-t-on pas de supplices nouveaux pour de pareils maudits ! émit la Wyronzew… on devrait les faire mourir à petit feu… leur arracher les chairs avec des tenailles…

– Certes ! acquiesça la grande-duchesse, mais Nikolouchka est trop bon !…

Le général prince ne disait rien. Il mordait de temps en temps sa grosse moustache en attachant sur Ivan un regard terrible que l’autre ne voyait pas…

Ivan ne dit plus rien, de son côté, pendant tout le voyage.

Il pensait à son père ensanglanté, se remémorait ses malheurs inouïs, voyait son ombre glisser pendant vingt ans dans les sombres galeries des mines sibériennes… puis il s’en échappait au moment où on allait le pendre, mais il ne s’évadait du bagne que pour en retrouver un nouveau… ne se libérait d’une corde au cou que pour retrouver le gibet de Schlussen-bourg ! Et, cette fois, c’était son fils qui lui passait la corde au cou !…

XXV – EXPLICATION EN FAMILLE

 

À Gatchina, le soir même et dès l’arrivée au palais, il y eut une scène terrible entre Ivan et la grande-duchesse. On avait donné à Ivan une chambre qui communiquait directement avec l’appartement de sa mère et dont il ne pouvait sortir qu’en traversant cet appartement.

Il ne s’était pas aperçu qu’il était traité de plus en plus comme un prisonnier.

Un domestique vint l’avertir que sa mère le demandait. Il la trouva avec le prince Rostopof.

Sa mère était assise. Le vieux prince était debout. Il marquait une grande agitation.

– Je t’ai fait venir, prononça la grande-duchesse, d’abord pour que tu présentes tes excuses au prince ! Tu l’as gravement offensé !

– Moi ? fit Ivan qui, à la vérité, ne comprenait point où sa mère voulait en venir et sur le ton d’un homme qui ne porte plus qu’un intérêt des plus médiocres aux contingences de ce monde… fit en quoi donc ai-je pu vous offenser, prince ?

– Tu as, ce matin, devant moi, car j’ai assisté à ce geste avec stupeur, porté la main à la gorge du prince dans le moment qu’il s’apprêtait à châtier cet abominable Zakhar !

– C’est bien possible ! répliqua Ivan en fronçant les sourcils, car maintenant il se rappelait la scène… c’est bien possible, comme je me suis interposé, en effet, entre cet agonisant et ceux qui voulaient l’achever…

– Toi seul l’as défendu, Ivan ; tu étais donc fou ?… reprit Nadiijda Mikhaëlovna en se penchant vers son fils et en essayant de pénétrer le mystère de ce visage fermé depuis longtemps pour elle et auquel elle ne comprenait plus rien.

Ivan répondit :

– Peut-être !

– Tu dis que tu aimes l’empereur et tu défendais son assassin !…

– Non ! répliqua le jeune homme en regardant bien en face le prince Rostopof, je m’opposais à un assassinat, ce n’est pas la même chose !…

Le prince fit un mouvement vers Ivan et l’on put craindre qu’ils en vinssent aux mains. La grande-duchesse s’était levée et placée entre eux.

– J’exige que tu présentes des excuses au prince ! fit-elle en pesant sur le bras de son fils une main qui tremblait de rage contenue.

Il y eut un silence. Enfin, Ivan parla :

– Prince ! fit-il, je vous prie d’agréer mes excuses !…

Rostopof salua militairement, puis s’inclina profondément devant la grande-duchesse et se retira dans une petite pièce à côté…

– Et maintenant que nous sommes seuls, Ivan, j’ai autre chose à te demander, commença Nadiijda Mikhaëlovna en se rasseyant ; tu vas me dire comment tu savais qu’il allait y avoir un attentat !…

– Je ne le savais pas ! répondit Ivan d’une voix sourde.

Mais tu le prévoyais !…

– Peut-être…

– Voilà deux fois que tu prononces ce mot : « Peut-être » ; je désire, je veux que tu t’expliques davantage !… Ivan, ta conduite est de plus en plus incompréhensible. Il est nécessaire que nous sachions à quoi nous en tenir sur ton compte. L’empereur lui-même est tout à fait troublé en ce qui te regarde… C’est l’empereur qui désire savoir comment tu étais renseigné !… car tu l’étais… Sa Majesté s’est ouverte de cela à Volgorouky qui m’a chargée de t’interroger moi-même… et c’est une chance !… L’affaire est tellement grave que j’espère que tu comprendras qu’il est de notre intérêt à tous qu’elle soit traitée en famille !…

– Vous avez raison, ma mère, se décida tout à coup Ivan… C’est une affaire qui ne doit pas sortir de la famille…

– Tu es donc dans l’affaire, malheureux ?

– Oui, ma mère, et vous aussi !…

– Qu’est-ce que tu dis ?…

– Je dis que cette affaire vous intéresse au moins autant que moi !… Oui, j’étais au courant de ce qui allait peut-être se passer… et je vais vous dire comment !…

– Tu oses avouer que tu étais le complice de Zakhar !…

– Pas si fort, ma mère, le prince Rostopof pourrait entendre et cela pourrait vous gêner !…

– Le prince est à moitié sourd ! va donc ! parle vite ! et que maudit soit le jour où je t’ai senti remué dans mon sein !

– Oui, ma mère ! maudit pour vous, pour moi, et, pour mon père !

Nadiijda Mikhaëlovna ne tenait plus en place. Maintenant, elle tournait autour d’Ivan comme une bête autour de la victime qu’elle s’apprête à dévorer. À ce dernier outrage, elle répondit par un autre, le même qu’elle avait déjà lancé à la face d’Ivan :

– Parle ! mais parle donc, bâtard !

Chose étrange, ce fut Ivan qui retrouva son calme le premier.

– Oui, je sais de qui je suis le fils, dit-il, à voix basse.

– Si tu le sais, gronda la grande-duchesse, garde-le pour toi ! moi, je l’ai oublié !…

– Il faudra pourtant vous en souvenir, ma mère, le moment en est venu, je vous en avertis !

– Ton père est mort depuis longtemps ! ne parlons pas de ton père !…

– Mon père est vivant, et je l’ai vu, madame !…

– Qu’est-ce que tu prétends ?

– Je dis que le prince Asslakow est vivant !… je dis qu’il s’est échappé des mines de la Sibérie où vous l’avez fait jeter… je dis que depuis un an j’ai vu très souvent le prince Asslakow… je dis que, ces temps derniers, je le voyais tous les jours !

– Et où donc le voyais-tu ? Tu n’as pas quitté ce palais ?…

– Au palais même !…

– Tu rêves !

– C’est en effet en rêve qu’il m’est apparu !…

– Tu rêves et tu es fou ! c’est bien cela, tu deviens fou ! cette histoire de petite fille, ton amourette avec cette Française t’a rendu fou !… Va-t-il falloir t’enfermer, Ivan ?… ou… ou te faire disparaître ?

On sait ce que le mot « disparaître » signifie en Russie.

– Nous avons bien failli tous disparaître, aujourd’hui ! répondit Ivan de plus en plus calme, et qui depuis quelques instants paraissait poursuivre une idée se rapportant à un certain plan…

Nadiijda Mikhaëlovna ne put s’empêcher de frissonner à ce rappel du danger couru.

Impressionnée par la nouvelle façon d’être du grand-duc, elle se résolut enfin à l’écouter sans l’interrompre, espérant qu’il finirait bien par trahir son secret. De fait, il le lui dévoila tout de suite !…

– Oui, mon père m’est apparu en rêve, et je vais vous le raconter, moi-même…

Alors, rapidement et sans la quitter des yeux, il lui fit le récit des événements que nous connaissons… il la traîna avec lui dans le souterrain… Il remonta ensuite avec Zakhar et ce fut la scène du portrait…

Au fur et à mesure qu’Ivan déroulait l’aventure en lui répétant certaines imprécations de Zakhar, l’agitation de Nadiijda Mikhaëlovna reprenait… elle était à son comble quand Ivan lui dit :

– J’avais dans un album la photographie du prince Asslakow. C’est devant ce portrait que je conduisis Zakhar !… Asslakow a bien changé, ma mère !… Tout de même, avec cette photographie-là sous les yeux, et en regardant certains traits et en confrontant certaine cicatrice, il n’y avait plus de doute !… Croyez-en un fils bâtard qui a serré la nuit dernière son père dans ses bras !…

Devant l’horreur de cette révélation, Nadiijda Mikhaëlovna eut un gémissement sourd et s’affaissa, écrasée, sur un divan.

Elle ne doutait point de ce que lui disait son fils !… Maintenant que celui-ci avait parlé, elle reconnaissait elle-même Zakhar, le prince Asslakow ! car, chaque fois qu’elle avait rencontré sur son chemin Zakhar, elle avait pensé au prince Asslakow !… d’abord sans savoir pourquoi, et puis en se rendant compte qu’il y avait dans ce valet une certaine façon de marcher, certains gestes dont la nature ne se défait jamais quand elle vous les a donnés, qui rappelaient étrangement Asslakow…

Enfin, l’ovale, la coupe de son visage et la proéminence du front qui lui avait fait dire un jour en aparté : « Il y a des moments où l’on croirait se trouver en face du prince vieilli sous des habits de laquais… » Mais, du moment que l’autre était mort, elle n’était point femme à s’amuser longtemps à des suggestions pareilles… Elle ne s’était plus occupée de Zakhar que pour l’éviter instinctivement… parce que le souvenir de l’autre la gênait tout de même un peu, quelquefois…

Asslakow ! Asslakow ! il était donc sorti du tombeau ! et pour quelle besogne !… Zakhar… Asslakow !…

Ivan maintenant se taisait… Il attendait que cette femme qui était sa mère sortît de son anéantissement pour lui parler à son tour de ce père qu’elle lui avait donné… Elle le fit avec un soupir féroce…

Comment ne l’as-tu pas tué, toi ? dit-elle.

Ivan ne s’attendait point à cette suprême horreur…

– Oh ! ma mère, comme je vous hais et comme je vous méprise… râla-t-il… et comme je le plains, lui !…

– Et tu as empêché Rostopof de le tuer !… mais malheureux, il va parler maintenant !

– On saura donc la vérité !… Est-ce que l’empereur ne la cherche pas !… Est-ce que vous n’êtes point chargée de m’interroger pour la connaître ?… Maintenant, vous savez tout, ma mère !… Vous n’avez plus qu’à aller rapporter notre entretien à Sa Majesté ! et je ne doute point que vous ne le fassiez de la façon la plus fidèle !…

– Tais-toi ! tu ne sauras donc jamais que me torturer !…

– Je comprends assez ce qu’une telle confidence peut avoir de pénible pour vous, ma mère ; aussi ne vous dérangez pas !… Je me charge d’instruire moi-même l’empereur de tout ceci !…

– Tu n’en feras rien ! je le jure !…

– Et moi, je jure qu’il saura tout, que le monde entier saura tout… si vous ne m’aidez à sauver mon père !…

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu veux sauver Zakhar ?…

– Il n’y a plus de Zakhar ! Il n’y a plus qu’un malheureux égaré par vos trahisons et vos infamies, un homme que vous avez conduit au crime par votre crime et qui paiera pour vous sans qu’on sache quelle vengeance particulière l’a amené à vouloir anéantir toute la famille impériale !… Je vous jure que s’il va au gibet, vous irez au pilori, madame !… Vous m’avez pris ma fiancée… si vous ne me rendez pas ma fiancée et si vous tuez mon père, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna sera aux yeux de tous la plus misérable des femmes, comme elle l’est aux miens !…

Ivan s’était penché sur sa mère et attendait sa réponse… mais encore elle ne bougeait plus…

– Eh bien ! répondez-vous ! j’attends !… Répondez-moi et comprenez que je ne demande qu’à vous perdre, si tout n’est pas sauvé !… Avec l’aide de votre Raspoutine, il vous sera facile de faire évader de Pierre-et-Paul ou de Schlussenbourg, ou encore pendant le trajet d’une prison à l’autre, votre victime… Quant à Prisca, je sais que vous n’avez qu’un mot à dire pour qu’elle me soit rendue !…

Alors la grande-duchesse se releva. Ce n’était plus du tout cette pauvre chose qui s’était affalée sur un meuble et que l’on eût pu croire brisée définitivement. Jamais, au contraire, elle ne s’était redressée contre les coups du destin avec plus de décision.

– Attends-moi ! lui dit-elle, et elle sortit par cette porte qui avait donné passage à Rostopof.

« Je vais te répondre dans une minute.

Ivan soupçonna immédiatement quelque piège. Il savait sa mère capable de tout.

Il voulut sortir du salon, mais trouva toutes les portes fermées. Il n’avait pas une arme sur lui. Il attendit.

Il ne craignait pas la mort. Il était arrivé à un moment où il l’espérait peut-être. Il entendit un léger brouhaha dans la pièce où sa mère avait suivi le prince Rostopof. Que se passait-il là ? Que préparait-on ? Pourquoi ces sourdes voix et tout à coup ce silence ?

La porte s’ouvre. La grande-duchesse est devant lui. Elle referme la porte. Elle paraît tout à fait normale, nullement émue. Elle est redevenue la grande dame de la cour, la princesse pleine d’un charme souverain, toujours altier, quelquefois tendre.

Elle ressort des formules qu’elle avait oubliées depuis un long temps.

– Vanioucha ! c’est entendu, nous garderons le silence sur tout ceci ! Et nous arrangerons les choses comme il faut ! Nous y avons intérêt l’un et l’autre, du reste. Je t’accorde la grâce de Zakhar. Il pourra s’évader et sortira de l’empire… Es-tu content ? Tu vois que je ne sais rien te refuser…

C’était trop beau ! Ivan n’en pouvait croire ses oreilles.

– Et Prisca ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

– Ta Prisca aussi sera libre et retournera en France.

Ivan ne savait que répondre. Il attendait quelque chose encore, quelque chose qui expliquât une aussi facile victoire… Il ne devait pas attendre longtemps.

– Tout ceci est à une condition, Vanioucha, c’est que tu vas consentir à épouser Agathe Anthonovna…

– Jamais !…

Le mot sortit de lui sans qu’il y fût, en quelque sorte, pour rien ! Il vint sur ses lèvres avant toute réflexion…

– Tu ne penses pas à ce que tu dis, Vanioucha !… Si tu répètes ce mot-là, c’est la mort de ton père… et la condamnation de Prisca !…

– Alors, je parlerai !…

– Non… tu ne parleras pas !…

Elle était retournée à sa porte. Elle était prête à faire un signe. Ivan comprit qu’il était perdu, qu’ils étaient tous perdus !… Il eut des remords pour son père ; une immense pitié pour la jeunesse de Prisca. S’il ne consentait pas à ce qu’exigeait sa mère, il la voyait menacée des pires supplices.

Il dit :

– C’est bon ! Je consens à tout !

– J’en étais sûr, Vanioucha !… Alors, je vais faire entrer le prince Rostopof ; tu lui demanderas toi-même la main de sa nièce !

Deux minutes plus tard, le prince général accordait la main de sa nièce, Mlle Khirkof au grand-duc Ivan et le remerciait très humblement de l’immense honneur qu’il faisait à sa maison…

Le soir même, Ivan était pris d’une forte fièvre. Il se mettait au lit. Il devait y rester des semaines…

XXVI – LE GRAND-DUC IVAN VA SE MARIER

 

Comment Prisca fut-elle ramenée dans son appartement du canal Catherine ?

Par quel mystère, alors qu’elle se croyait à jamais perdue au fond du couvent de la Petite Troïtza et qu’elle s’était évanouie au milieu de cette affreuse orgie conduite par Raspoutine, se réveillait-elle un clair matin d’hiver dans cette petite chambre toute blanche où elle avait vécu des heures si tranquilles avant de la quitter pour suivre son amour ?

Voilà ce qu’elle ne pouvait s’expliquer. Pourquoi ses ennemis l’abandonnaient-ils enfin à son sort et cessaient-ils de la persécuter ?

En quittant Viborg, Nastia, comme il lui avait été recommandé, était revenue au canal Catherine où, pendant des journées et des nuits qui lui avaient paru interminables, elle avait attendu sa jeune maîtresse.

Enfin, certain soir, une auto fermée s’était arrêtée devant les fenêtres de l’appartement qui était au rez-de-chaussée et on avait frappé aux fenêtres.

Quelques minutes plus tard, on frappait aussi à la porte, Des inconnus rapportaient Prisca dans un état de faiblesse tel qu’on eût pu craindre qu’elle ne trépassât dans l’heure. Puis ils étaient partis, après avoir recommandé à Nastia de prendre les plus grands soins de sa maîtresse et lui avoir donné l’adresse d’un docteur.

Prisca avait été des semaines entre la vie et la mort.

Maintenant, elle était sauvée.

Ses premières paroles furent naturellement pour demander son Pierre, mais Nastia ne put que pleurer. On n’avait pas revu Pierre. Pierre n’avait pas donné signe de vie… Peut-être était-il mort ? Alors, elle demandait, elle aussi, à mourir !

Mais Nastia secouait la tête en affirmant que le jeune barine n’était pas mort… C’est tout ce qu’elle disait et elle se remettait à pleurer…

– Tu sais quelque chose ?… Nastia. Tu vas me dire ce que tu sais ! faisait la pauvre Prisca, égarée.

Mais encore Nastia secouait la tête et affirmait qu’elle ne savait rien.

Un jour, Prisca demanda à Nastia d’aller lui acheter des journaux ; mais Nastia refusa en se signant et en déclarant que le docteur avait défendu toute lecture…

Dans l’après-midi, Prisca eut une visite inattendue : celle de la petite Vera !… Ce fut avec une joie immense qu’elle l’accueillit, oubliant tout à fait des soupçons certainement injustifiés. Par elle, elle allait certainement avoir des nouvelles… la seule nouvelle qui l’intéressât ! Qu’avait-on fait du grand-duc Ivan ? Sans doute le retenait-on loin d’elle et attendait-il, pour la rejoindre, un moment propice ! Mais être sûre, être sûre qu’il était vivant ! Ah ! si on pouvait lui affirmer cela !…

Ce fut la première chose qu’elle demanda à Vera.

– Mon Pierre est-il vivant ?

– Oui, il est vivant !

– Vous me le jurez !

– Je vous le jure !…

– Pourquoi ne vient-il point me voir ?

– Il est retenu à la cour, où on le traite, paraît-il, en prisonnier…

– Et pas un mot de lui !… c’est atroce !

– Ayez confiance et soyez patiente !…

Prisca eut une grande crise de larmes, ce qui la soulagea un peu. Elle s’aperçut alors que Vera était en grand deuil…

– De qui donc portez-vous le deuil ? osa-t-elle à peine demander ?…

– De mon pauvre Gilbert, fit Vera en éclatant en sanglots à son tour.

Alors, elles s’embrassèrent et se confièrent l’histoire de leurs malheurs depuis qu’elles avaient été si singulièrement séparées.

Gilbert et Vera avaient été dirigés très secrètement sur Schlussenbourg. Ils avaient été jetés tous deux au cachot, au régime le plus dur.

Un jour, on avait remis en liberté Vera à laquelle on avait fait jurer de ne jamais dire qu’elle avait été emprisonnée en même temps que Gilbert. Le matin même du jour où Gilbert, lui aussi, devait être remis en liberté, on l’avait trouvé pendu dans sa cellule !

– Pour moi, ce sont eux qui l’ont pendu ! Ils l’ont fait taire à jamais. Et jamais il n’a eu un vrai baiser de moi ! gémit Vera… Il aurait vécu un jour de plus que nous serions mariés maintenant !…

Elle se reprit à pleurer :

– Le pauvre garçon ! le pauvre garçon ! Il m’aimait tant ! Il est mort à cause de moi ! Je ne m’en consolerai jamais !… C’est affreux !…

– Comment êtes-vous sortie de cette épouvantable intrigue ?… le savez-vous, au moins ; moi, j’ignore tout de ce qui a pu me sauver !…

– Oh ! en ce qui me concerne, c’est bien simple, fit Vera avec un gentil soupir… C’est ma sœur qui nous a tirés de là !… Vous comprenez, quand elle a vu qu’il n’y avait rien à faire avec Grap, qui était décidément le moins fort, elle s’est mise très bien avec Raspoutine… il n’y avait pas autre chose à faire…

La Kouliguine avec Raspoutine ! Et cette enfant trouvait cela tout naturel… Prisca n’osait plus la regarder.

Vera ne s’apercevait pas de la profonde horreur dans laquelle ses propos avaient plongé Prisca. Elle se mit à bavarder à tort et à travers, et comme Prisca ne lui répondait plus, elle s’en alla…

Le lendemain, le docteur eut une conversation assez longue avec Prisca. Il lui apprit que sa santé était tout à fait restaurée et qu’il ne s’agissait plus maintenant que de « soigner le moral », car elle allait avoir besoin de toutes ses forces… Et il lui annonça qu’elle était enceinte…

Elle en eut une joie infinie.

Un enfant ! Un enfant de son Pierre !… Dieu bénissait leur amour ! Elle ne doutait point de la profonde allégresse de Pierre quand il saurait la chose lui aussi…

Le soir même, elle jeta les yeux sur un journal que le docteur avait, par mégarde, laissé là en s’en allant. Elle y lut, en première page, que le grand-duc Ivan Andréïevitch allait se marier prochainement avec la jeune princesse Khirkof, Agathe Anthonovna…

Elle poussa un grand cri et Nastia la trouva étendue comme morte, au pied de son lit, d’où elle avait roulé.

Ce furent des semaines de délire. Et puis, elle guérit encore. Elle voulait vivre pour son enfant ! mais elle ne voulait pas croire au mariage de Pierre ! Non ! Non ! une chose pareille n’était pas possible !… Elle savait que depuis longtemps on avait, à la cour, préparé ce mariage-là, mais le grand-duc l’avait toujours repoussé. C’était une vieille intrigue de cette affreuse grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, mais Pierre ne s’y était jamais prêté…

La grande-duchesse elle-même lui avait annoncé ce mariage-là, méchamment, au couvent de la Petite Troïtza ! mais elle ne l’avait pas cru !…

Et ce n’était pas parce qu’elle avait lu la nouvelle dans un journal qu’elle y croirait davantage, assurément !

Cependant Vera n’était plus revenue la voir. Elle trouvait cela bizarre. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi la Kouliguine, qui avait maintenant toute liberté, qui retrouvait son succès au théâtre Marie et sa faveur dans les milieux politiques, qui pouvait tout, et qui paraissait avoir tout fait pour elle et pour Pierre, ne lui donnait point signe de vie, à elle !

Craignait-elle donc d’avoir à lui parler de Pierre ? Et pourquoi ?…

Que de soupçons revinrent assiéger la pauvre Prisca !…

Et quelle torture en face de ce silence obstiné de Pierre ?…

Sitôt qu’elle le put, elle voulut sortir… elle se traîna avec Nastia le long des canaux gelés ; elle erra, mélancolique, dans les patinoires, mais elle n’avait plus la force ni l’envie de prendre sa part d’un sport qui lui avait naguère tant plu !…

Un jour, elle cria encore de douleur en lisant l’annonce du mariage princier pour la semaine prochaine !…

On donnait des détails. La cérémonie aurait lieu à la cour, au palais Alexandra, où Nicolas était revenu, après sa visite au grand état-major.

Le journal rapportait qu’en attendant, la grande-duchesse avait réoccupé, avec son fils, un hôtel de la Pontanka, à Petrograd, et que tous les jours le grand-duc se rendait chez sa fiancée, à l’hôtel des Grandes-Écuries, chez le prince Khirkof.

Comme une folle, Prisca se traîna de ce côté, en gémissant le nom de Pierre.

La fidèle Nastia la soutenait en pleurant.

C’était un couple lamentable. Soudain, au coin de la grande Kaniouche et de la perspective Newsky, elles furent bousculées par quelques gardavoïs qui écartaient la foule.

Deux magnifiques traîneaux passaient à toute allure, redescendant vers Fontanka.

Dans le premier, à côté d’un général, elle reconnut Pierre !

Elle cria :

– Pierre !

L’avait-il entendue ? Avait-il reconnu cette voix qui lui avait été si chère ?

Sur un signe de Pierre, le traîneau s’était arrêté !… Prisca fit entendre un gémissement d’espoir…

Hélas ! si Pierre descendait de son traîneau, ce n’était pas pour venir à elle, mais pour courir vers le second traîneau qui, lui aussi, s’était arrêté… et dans lequel Prisca reconnut la Kouliguine !…

Le grand-duc et la danseuse échangèrent quelques paroles si près, si près… qu’on eût pu croire qu’ils allaient se donner un baiser…

Prisca roulait, égarée dans les bras de Nastia, quand une voix amie se fit entendre à son oreille :

– Mademoiselle Prisca, venez chez moi, c’est tout près !…

C’était Nandette, l’amie de ce pauvre Serge, l’artiste du théâtre Michel qu’elle connaissait bien et que son Pierre lui avait présentée aux temps heureux de leurs promenades aux îles, dans les belles nuits blanches d’autrefois…

Nastia et Nandette portèrent littéralement Prisca à quelques pas de là, dans le modeste quartir de l’artiste…

Prisca et Nandette pleurèrent ensemble. Elles savaient toutes deux pourquoi…

– C’est un mariage épouvantable, dit Nandette, et c’est la Kouliguine qui l’a voulu !… Je connais Agathe Anthonovna ; elle n’aime pas le grand-duc, elle aime le frère de la Kouliguine, mais celle-ci ne veut pas qu’Agathe prenne son frère à la révolution !… Je sais cela, moi… et Agathe a dû obéir, comme Ivan obéit de son côté, pour éviter les pires malheurs !… La Kouliguine sait bien ce qu’elle fait ! c’est une femme horrible et néfaste. Sa passion pour le grand-duc n’est plus ignorée de personne… Quand le prince sera marié à une personne qu’il n’aime pas et quand il aura perdu ainsi la seule femme qu’il ait jamais aimée, la Kouliguine compte bien faire du grand-duc tout ce qu’elle voudra ! Elle l’entortille déjà ! Vous avez vu comme ils se parlent, même en public, à deux pas de chez les Khirkof !…

« C’est elle qui a organisé la petite fête secrète de demain soir à laquelle doit assister Raspoutine lui-même, son nouvel amant, et où le grand-duc enterrera sa vie de garçon !… C’est une véritable orgie qu’elle prépare là ! Il y aura des femmes, des femmes du monde, que ces messieurs doivent amener et qui assisteront, Dieu sait à quoi !

« Elles doivent venir masquées et garder leur masque ! C’est le programme de la Kouliguine ! je n’invente rien ! Le prince Féodor Iléitch, qui est de la partie, m’a demandé si je voulais qu’il m’emmène… il m’a dit que je pourrais amener une amie du théâtre Michel, pourvu qu’elle soit gaie !… Vous pensez ce que je lui ai répondu !…

– Acceptez, madame, et emmenez-moi ! dit Prisca.

XXVII – UN ENTERREMENT DE VIE DE GARÇON

 

Le vendredi 15 décembre 1916, dans un petit hôtel du canal de la Pontanka, appartenant à un jeune et fastueux seigneur, il y avait, vers dix heures du soir, joyeuse compagnie.

Nous ne nommerons point tous les personnages qui prirent part à cette soirée, ils appartenaient, pour la plupart, à des gens qui avaient voué une haine farouche à Raspoutine, mais ce fut encore un miracle accompli par la Kouliguine que celui qui réunifia, pour une orgie que devait présider le prophète, ses pires ennemis.

L’influence que la danseuse avait prise sur le Novi était complète. Raspoutine ne voyait plus que par Hélène Vladimirovna. Il faisait tout ce qu’elle voulait. Il ne doutait point d’elle ; et lorsqu’elle lui eut fait entendre que, par son entremise, les dernières hostilités que Gricha comptait à la cour allaient disparaître et que tout le monde finirait par s’entendre, c’est-à-dire par ne plus lutter contre lui, il la crut.

Un sourire d’elle faisait tout passer. Une caresse lui ôtait toute faculté de raisonnement. La soirée « d’enterrement de vie de garçon » du grand-duc Ivan devait être l’occasion d’un rapprochement définitif et nécessaire.

En dessous, elle lui avait fait avouer sa lassitude pour les Ténébreuses qui l’occupaient depuis trop longtemps. Il fallait au Novi des femmes nouvelles.

La Kouliguine lui avait promis qu’elle lui amènerait de fraîches esclaves de la plus haute société.

Celles-ci viendraient au souper, mais, avant le départ des importuns, elles exigeaient qu’on les laissât masquées.

Cette sorte de mascarade n’était pas pour déplaire à Raspoutine, et il y avait acquiescé avec empressement.

Le souper est joyeux dans l’hôtel du canal Fontanka. Le champagne a coulé à flots, les protestations d’amitié, les toasts enthousiastes se sont succédé dans le bruit des verres que l’on brise après y avoir mis les lèvres, selon la vieille coutume, quand on est entre bons camarades et que l’on se promet de se soutenir à la vie, à la mort.

Toutes ces dames ne sont point masquées, et il y a de jolis visages qui sourient aux compliments les plus osés.

Seuls, trois mystérieux masques sont restés silencieux dans l’allégresse générale qui confine déjà à l’orgie…

Par un singulier accord, on ne les taquine point. Et c’est d’un effet bizarre, angoissant, inquiétant, que ces muettes convives, au visage invisible, qui regardent et écoutent tout ce qui se passe autour d’elles, en simples spectatrices, sans qu’un geste ou une parole vienne trahir leur pensée ou leur émotion.

Raspoutine trouve à cela un raffinement nouveau et admire la science de la Kouliguine, qui connaît tout du cœur des hommes, de leurs passions et de leurs désirs !

Jamais Hélène n’a été aussi belle, ni aussi somptueusement parée. Sa poitrine est éclatante de bijoux. Elle a encore une fortune dans ses cheveux et une autre à ses bras et à ses mains. Jamais courtisane antique n’a enchâssé plus magnifiquement sa chair esclave du maître du monde, que cette belle danseuse du théâtre Marie, aimée de ce rustre de Gricha !…

Toute la soirée, sa gaieté merveilleuse, qui s’est tournée vers tous, a, cependant, paru ignorer la présence du grand-duc Ivan. Elle est surtout occupée à verser à boire à Gricha.

Le grand-duc Ivan, du reste, n’est pas gai.

Il est grave et poli.

Il a cette attitude, un peu fatale, d’un officier qui prend part à une dernière fête avant de courir au combat.

Il est toujours gracieux avec les dames et répond aimablement à ses amis ; il s’efforce à sourire et y parvient, mais retourne vite à sa pensée isolée.

Un jeune prince, qui fut avec lui aux cadets, lui dit :

– Comme tu es sérieux, Vanioucha ! on dirait que tu es déjà marié !

Tout le monde rit.

– Sais-tu ce qu’on raconte, dit un autre, plus audacieux encore. On dit que tu n’aimes pas Agathe Anthonovna et que tu ne la conduis à l’autel que contraint et forcé…

– Ceci est faux ! répond posément Ivan en pâlissant terriblement… Agathe Anthonovna a toutes les vertus et fera une excellente épouse !…

À l’autre bout de la table, il y eut un léger brouhaha, un verre cassé devant l’une de ces dames au masque. Mais dans le bruit général, ceci passa à peu près inaperçu.

Derrière ce masque, il y avait Prisca, Prisca qui souffrait mille morts et que Nandette, masquée elle aussi, suppliait en vain de partir :

Tout à coup, l’orgie prend de l’ampleur. Les hommes se penchent vers les femmes avec des yeux ardents. Celles-ci ont des rires éclatants. Les propos deviennent d’une audace extrême.

Raspoutine, dont l’orgueil est incommensurable, de serrer dans ses bras, devant tous, la Kouliguine, commence à s’enivrer.

Les uns et les autres vantent leurs bonnes fortunes.

Des noms sont prononcés par Raspoutine, noms jusqu’alors respectés ou à peu près et qui sont les noms de ses victoires, dit-il.

On commence à trouver qu’« il exagère un peu » et, comme il n’aime point la contradiction, il jette dans le tumulte le nom suprême, celui de la première femme de l’empire.

Alors, de partout montent des protestations.

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

– Nous te défendons de prononcer ce nom-là, crie le grand-duc Ivan.

Mais lui, furieux de cette résistance, insiste ignoblement, veut donner des détails. Alors, on lui crie de se taire… On l’injurie…

– Pas celle-là ! Pas celle-là ! Ignoble porc ! tu te vantes ! d’abord, tu te vantes toujours ! tu es un imposteur !

– Je suis le maître qui peut tout et à qui rien ne résiste ! hurle-t-il en se levant…

Tout le monde s’est levé autour de lui… Il continue, dans une rage grandissante :

– La Kouliguine elle-même n’a pas pu me résister.

– C’est vrai ! dit Hélène, qui, seule, semble avoir conservé son sang-froid. J’ai été à cet homme !

– Aucune des femmes que j’ai regardées ne m’a résisté !

– Tu ne m’as pas eue, moi ! s’écrie tout à coup une femme… et son masque est arraché…

Raspoutine peut reconnaître Agathe Anthonovna…

À cette apparition, tous reculent. Le grand-duc lui-même s’exclame…

– Et moi non plus tu ne m’as pas eue ! monstre ! crie un autre masque, et ce second masque tombe.

Cette fois, c’est Prisca…

– Prisca !… s’écrie le grand-duc… toi ici, malheureuse !

Mais Raspoutine, le bousculant :

– Je ne t’ai pas eue, Prisca, mais je t’aurai ce soir !

Ivan, qui a ramassé un couteau sur la table, bondit sur lui…

Mais, dans cet horrible tumulte, il est repoussé à son tour par la Kouliguine :

– Ne vous déshonorez pas, monseigneur, en touchant cet homme ! Il m’appartient ! c’est mon amant !

À ces mots, la face lubrique, enthousiaste et épouvantée de Raspoutine se retourne vers la danseuse, avec reconnaissance…

– Toi seule as cru en moi, râle-t-il, toi seule es digne de moi !

Tous ont suivi le geste d’Ivan et veulent frapper le Novi, mais elle le couvre de son beau corps demi-nu…

– Il m’appartient… Laissez-le-moi ! rugissait-elle.

Et elle l’entraîna…

– Viens, Gricha ! viens, mon amour !…

Cependant Ivan, comme une bête sauvage, s’accrochait à Gricha, le prenait à la gorge… La Kouliguine parvint encore à le lui arracher… et les autres entendirent la danseuse qui disait à Pierre, dans la figure :

– Reviens à toi ! Tu ne vas pas te souiller du sang de ce porc !…

Attends-moi ici !…

Gricha, en proie à une étrange ivresse, se laissa traîner par la Kouliguine, comme une brute obéissante… et on entendait encore celle-ci qui disait dans le vestibule : « Viens !… Ce ne sont pas des amis… je vais te conduire chez de vrais amis, je t’assure ! »

Puis ce fut le bruit d’une auto qui s’éloignait sur le quai de la Fontanka…

Un silence de mort régnait maintenant dans la salle du festin…

Ivan dit, sans regarder personne :

– Allez-vous-en, tous !… je désire être seul !…

La salle se vida…

Seules n’avaient pas bougé Agathe Anthonovna, Prisca et la femme au masque.

Ivan parut s’impatienter :

– Agathe Anthonovna, dit-il, votre place n’était pas ici ce soir. Votre conduite est d’une incorrection inexcusable. Je souhaite que le prince n’en sache rien… Montez dans mon auto, qui vous déposera chez vous…

Agathe Anthonovna répondit d’une voix glacée :

– Monseigneur, je suis venue ici ce soir pour savoir et pour voir… J’ai su et j’ai vu… Je n’ai plus, en effet, rien à faire ici…

Puis, se tournant vers Prisca et lui tendant la main :

– Nous laissons monseigneur à la Kouliguine !…

Prisca, qui ne se tenait debout que par un suprême effort de sa volonté agonisante, attendit… Elle attendit une, deux, trois secondes !… Un gouffre s’ouvrait sous ses pas !… Ah ! n’y point tomber ! n’y point tomber devant celui qui ne parlait pas !… Ah ! ne point sangloter, ne point hurler de douleur devant lui !… Elle fixait sur la nappe un point brillant… le couteau qu’il avait laissé retomber… le couteau dont il n’avait point frappé Raspoutine !… Elle sentait que, cette fois, elle ne se manquerait point, et que ce lui serait le soulagement suprême de se fouiller le cœur avec ce couteau-là !… Elle avança la main… mais sa main, rencontra celle d’Agathe Anthonovna… et, dans ce même moment, elle sentit que quelque chose remuait dans son sein !…

Et elle passa devant Pierre, qui n’eut point un geste pour la retenir comme il n’avait point eu un mot pour lui crier de rester, elle passa, la main dans la main d’Agathe Anthonovna…

À ce moment, la femme qui avait gardé son masque, l’ôta…

– Et moi, monseigneur, me reconnaissez-vous ? fit Nandette…

Ivan sembla redescendre sur la terre… Il eut un gémissement :

– L’amie de Serge !…

– Oui, lâche !… dit-elle…

Et elle s’en fut rejoindre les deux autres…

Alors Ivan s’écroula sur un divan, ne retenant plus ses sanglots : « Je ne peux plus !… Je ne peux plus !… »

– Pierre ! s’écria Prisca…

– Prisca !…

Elle n’avait pas pu l’entendre pleurer… et ils mêlèrent leur douleur en s’étreignant comme des fous…

Agathe et Nandette avaient continué leur chemin, mais avant qu’elles eussent atteint le « padiès », le schwitzar se dressait devant elles :

– L’ordre de la maîtresse est de rester ici ! que ces dames m’excusent… Il y a du danger dehors !…

– Quel danger ?

Et elles voulurent passer outre… Mais la porte donnant sur la Fontanka, malgré toutes les objurgations, resta fermée… Elles durent retraverser la cour, rentrer dans le vestibule. Agathe Anthonovna était furieuse. Elle résolut de se plaindre au grand-duc et de le sommer de la faire sortir de cette maison. Elle ne voulait pas rester plus longtemps prisonnière de la Kouliguine.

Dans le moment, on entendit, dans le grand silence de cette nuit tragique, d’abord deux coups de feu… puis trois, presque coup sur coup… Apeurées, elles coururent à la pièce où se trouvaient toujours Ivan et Prisca. La porte en était restée entr’ouverte, Ceux-là n’avaient rien entendu. Ils ne connaissaient plus rien au monde que le baiser éperdu qu’ils échangeaient…

Agathe arrêta Nandette :

– Ne les troublons point ; le bonheur de cette jeune femme me venge de la Kouliguine et me libère !

Dans le moment, la porte du grand padiès fut ouverte et refermée presque aussitôt. C’était la Kouliguine qui rentrait. Elle était seule. Elle était terriblement pâle. Sa figure était terrible à voir…

Agathe et Nandette se précipitèrent vers les deux amants :

– Prenez garde ! Voici la Kouliguine !…

Pierre et Prisca s’étaient dressés. Hélène parut. Elle fixa Pierre, qui n’avait pas encore eu le temps de dénouer son étreinte :

– Soyez heureux, monseigneur ! laissa-t-elle tomber d’une voix sèche…

« Du reste, il doit y avoir ce soir une grande joie dans tout l’empire : Raspoutine est mort !…

– Raspoutine est mort !…

– Mort !… s’écrièrent-ils tous. C’est vous qui l’avez tué ?…

– Non ! mais c’est moi qui me suis faite l’instrument du Destin !…

C’est elle en effet, qui, après l’avoir préparé et déjà à moitié empoisonné au souper de garçon d’Ivan, l’avait conduit vers un autre festin dont les gâteaux étaient bourrés de cyanure de potassium.

Le reste, ou plutôt les restes de Raspoutine appartiennent à l’histoire.

On sait maintenant comment le faux prophète, criblé de balles, résistant encore à un poison qui eût foudroyé un taureau, fut précipité dans la Néva, où il disparut entre deux glaçons, après avoir jeté le cri de son agonie…

– Et maintenant, mes chers petits hôtes, fit la voix sèche de la Kouliguine, vous vous raconterez des histoires une autre fois… En ce moment, les minutes sont comptées… Si vous voulez m’en croire, monseigneur, et vous, mademoiselle Prisca, vous prendrez les passeports que voici sans perdre un instant, vous sauterez dans l’auto qui vous attend au coin de la perspective Newsky et de la Fontanka, et où vous trouverez Asslakow, monseigneur ! dont on ignore encore à cette heure la fuite de Schlussenbourg… Ne vous occupez plus de rien !… Ne pensez à rien qu’à vous aimer ! un amour comme le vôtre est rare et précieux ! allez le mettre à l’abri dans le pays neutre où je vous envoie… Adieu, monseigneur… adieu, mademoiselle !…

Ils s’élancèrent d’un même élan vers elle, mais elle avait déjà disparu avec Nandette et Agathe Anthonovna… « Venez ! avait-elle dit à cette dernière… mon frère vous attend !… »

Un domestique se dressait devant le grand-duc et Prisca, leur remettait des papiers et les priait de l’accompagner…

Ils sortirent, et ils étaient encore sur le quai, quand la porte de l’hôtel se rouvrit et qu’une ombre, en jaillissant, clamait vers eux et les appelait.

Prisca avait reconnu la voix de Vera.

Ils accoururent.

La pauvre enfant était en proie à un véritable délire.

On ne comprenait rien à ce qu’elle proférait dans ses sanglots.

Ils la suivirent, sous le coup d’un pressentiment sinistre. Tout à coup, ils se trouvèrent dans la pièce à peine éclairée où, sur le divan qui avait vu tout à l’heure l’étreinte douloureuse de Prisca et du grand-duc, était allongée la Kouliguine.

Elle avait une plaie atroce à la tempe et elle tenait encore son revolver à la main.

Les jeunes gens se jetèrent à genoux devant cette moribonde.

Elle tourna la tête vers Ivan Andréïevitch et trouva encore la force de dire :

– Vois-tu, Ivan, ça, c’était trop fort !… pour ton amour, j’ai dû subir Raspoutine… Je meurs ! adieu ! je t’aime !

– Embrasse-la, commanda Prisca, éperdue.

Ivan colla ses lèvres à ces lèvres mourantes… Une joie infinie se répandit sur les traits de la Kouliguine… et elle mourut ainsi rendant son âme de courtisane dans un souffle de pur amour…


ÉPILOGUE

I – LES JARDINS DU TASSE

 

On était au mois de décembre. Jamais la saison n’avait été plus douce, de Sorrente au Pausilippe. La baie de Naples était un enchantement. Les jardins qui sont entre Sorrente et Castellamare étaient chargés de fruits d’or. La légende veut que ce soit sur ce coin de terre bénie que le Tasse, dans le recueillement et au centre de la beauté, écrivit les plus belles pages de sa Jérusalem délivrée. Prisca, qui habitait cet endroit divin depuis plusieurs mois avec son Pierre et le petit enfant qui leur était né, n’évoquait point tant de littérature.

Le bambino était beau comme les anges de Raphaël. Elle l’appelait Jean, à la française, bien qu’il fût né d’Ivan. Quant à Ivan, elle continuait à l’appeler Pierre. La Russie était oubliée. On n’en parlait plus. Ils étaient dans le Paradis terrestre qu’ils avaient retrouvé ! et cela au centre d’un monde transformé en un enfer.

Ils vivaient en dehors de tout. Ils étaient « déracinés » dans l’idéal. C’était la sainte famille aux premiers jours du monde. Dieu les récompensait d’avoir conçu sans péché, car leur amour qui avait navigué sur des flots de sang était resté immaculé.

Cela dura jusqu’au jour où il se passa quelque chose de nouveau.

Cette chose nouvelle fut un peu d’ombre, que Prisca découvrit certain soir aux yeux de Pierre. Il venait de rentrer d’une promenade à Castellamare. Il n’était point plus tôt descendu de cheval et il ne l’avait pas encore embrassée qu’elle avait déjà aperçu cela : l’ombre dans le regard ! Et il avait beau dire en riant et en ouvrant bien les yeux qu’il n’éprouvait aucun souci et qu’il ne lui était rien arrivé et que sa promenade avait été merveilleuse et que sa santé était parfaite, elle ne s’y trompa pas. On ne trompe point l’amour.

Elle embrassa frénétiquement son petit Jean en lui disant :

– Ton père ne m’aime plus ! Il me cache quelque chose !

Pierre rit comme un fou.

– Tu ris trop fort, Pierre !

Cependant, il se montra si tendre et si gai qu’elle essaya d’oublier l’ombre qu’elle avait vue dans le regard de Pierre.

Quand Pierre revint de sa promenade, le lendemain soir, elle le fixa longuement.

– Ça n’est pas parti, dit-elle. Décidément, ces promenades du soir ne te réussissent pas. Je t’accompagnerai demain !

Elle l’accompagna à cheval. Ils allèrent jusqu’à Pompéi et revinrent lentement dans la douceur du soir de la campagne napolitaine.

Elle lui disait :

– Mon Pierre, je lis dans ton âme comme je regarde dans une onde pure. Le moindre nuage qui passe se reflète pour moi dans tes yeux comme sur la glace d’une fontaine. Depuis deux jours, il y a un nuage au ciel !

Il ne répondit pas.

– Tu ne réponds pas ! Tu ne réponds pas ! Tu vois bien qu’il y a quelque chose !

– Rien en dehors de ceci ; que je t’aime et qu’il n’y a que toi au monde, et Jean !

– Comme tu as dit cela !

– Je ne sais plus que dire, en vérité !

Ce soir-là encore, elle embrassa le petit Jean avec frénésie. Et Pierre aussi se mit à l’embrasser violemment. Elle remarqua cela, poussa un soupir et se détourna.

Elle était prête à éclater en sanglots.

La nuit, elle ne dormit pas. Elle s’aperçut que Pierre non plus ne dormait pas.

– À quoi penses-tu ! Quand auras-tu fini de me faire souffrir avec ton silence ?

– Tu as raison, dit-il tout à coup, il vaut mieux que tu saches tout !

Elle ferma les yeux, elle était dans l’attente de quelque chose d’effrayant, mais ce qu’elle entendit était plus épouvantable que tout :

On m’offre l’empire ! fit-il.

Il n’eut pas besoin de répéter. Elle avait compris. Elle ne bougea pas plus qu’une morte.

– Ils sont fous ! ajouta-t-il tout de suite, inquiet à son tour de son silence.

Il était seul maintenant à parler. Il disait des choses comme ceci :

– L’empire à moi ! Tu penses !… Je leur ai dit qu’ils rêvaient !… Venir comme cela, tout simplement vous dire ; « Tu es empereur, on t’attend ! » J’ai ri ! Qu’est-ce que tu voulais que je leur dise ! J’ai ri. Et je suis parti !…

– Tu ne les as vus qu’une seule fois, ces gens-là ? interrogea la voix lointaine, la voix mourante de Prisca.

– Non, je les ai vus deux fois !

– Ah !

Et puis, tout à coup, elle eut une crise terrible de larmes.

Il l’entourait de ses bras, la consolait, lui jurait qu’il ne pensait qu’à elle…

– Laisse-moi pleurer ! fit-elle. Notre bonheur est fini ! Encore une fois ! Encore une fois !… Tu es retourné les voir !…

– Il a fallu que je retourne les voir !

– Oui ! Oui ! Ah ! mon Pierre adoré !… mon pauvre enfant ! ils ne te lâcheront plus ! Tu leur appartiens ! Et tu le sais bien ! tu y es retourné !

– Je te jure qu’il le fallait, Prisca !

– Mais je ne te fais aucun reproche !… Est-ce que j’existe, moi, devant une chose pareille ?… Mon Dieu ! je ne sais même pas si j’ai le droit de pleurer !…

Elle se leva, passa un peignoir avec des gestes de folle et se jeta hors de la chambre.

Il courut derrière elle, dans la crainte du pire. Il la rejoignit près de la rampe qui surplombe la mer de Sorrente. Elle disait ; « Mon enfant ! » et elle frissonnait.

La pensée du petit Jean lui avait rendu une lueur de raison.

Il comprit encore cela.

Alors, il la prit doucement par la main, lui fit traverser le jardin, la fit rentrer dans la maison. Elle le suivait comme en un rêve. Il la conduisit auprès du berceau où reposait le petit Jean.

Il étendit la main sur l’enfant.

– Sur la tête de cet enfant… dit-il.

Mais il ne put achever. Elle lui avait pris la main, la lui serrait dans son délire, dans une exaltation de douleur inexprimable.

– Non ! non ! Je ne veux pas ! je ne veux pas ! Ne jure rien ! ça lui porterait malheur !… Pierre ! Pierre ! mon enfant ni moi n’avons rien à faire dans cette affreuse chose !… Nous ne sommes rien ! nous ne sommes rien ! Oublie-nous ! nous ne sommes rien ! Rien ! rien !…

Et elle s’écarta en sanglotant, en râlant :

Rien ! rien !

Le petit Jean se mit à pleurer. Alors elle s’accrocha à son berceau comme une femme qui se noie à une épave :

– Je n’ai plus que toi ! je n’ai plus que toi ! Oh ! mon amour !…

Elle avait pris l’enfant, elle l’étreignait sur son sein. Elle le couvrait de ses larmes. Elle n’écoutait même plus ce que lui disait Pierre…

Et cependant Pierre jurait qu’il avait renvoyé ces gens-là comme ils étaient venus !

Elle s’endormit de faiblesse et d’épuisement au petit jour, sur ce coin de parquet où elle s’était écroulée avec son enfant.

Ce fut lui qui alla les étendre tous deux sur la couche maternelle.

Et il les veilla longtemps, le cœur déchiré et le front lourd.

II – UN COUP DE ROSTOPOF

 

Le lendemain, Prisca ne posa aucune question à Pierre.

Elle était d’une pâleur de cire et lui souriait comme les martyrs, dans le cirque, souriaient à leur Dieu. Elle s’occupa de donner tous ses soins à Jean et se montra d’une affection, d’une tendresse sublimes envers Pierre.

Lui non plus ne reparla pas de ces choses terribles.

Le soir, il désira la voir venir avec lui à la promenade, ainsi qu’elle avait fait la veille. Mais elle s’y refusa doucement, alléguant que l’enfant avait besoin d’elle. Alors, il partit seul.

Quand il eut refermé la porte de l’enclos, elle mit une main sur son cœur. Elle avait espéré, elle avait été sûre, un instant, qu’il ne sortirait pas. Et il était parti ! Il était retourné voir ces gens-là !

Elle ne douta plus du grand malheur.

Elle eut un gémissement désespéré vers le rivage, vers la mer qui n’avait jamais été aussi tranquille, vers le ciel qui n’avait jamais été aussi pur et elle se voila les yeux pour ne plus rien voir de ce qu’éclairait la lumière du jour !

Et quand elle rouvrit les yeux, la nuit l’entourait.

Et Pierre n’était pas rentré !

Elle alla déposer Jean dans son berceau. Elle resta penchée sur ce berceau. Elle n’avait plus de larmes. Elle était comme détruite. Elle se passa la main sur le visage. Il lui sembla qu’elle avait essuyé de la cendre. Cependant une flamme encore la ranima quand elle entendit la voix de Pierre. Elle descendit comme une automate. Elle vit tout de suite que Pierre avait une figure horriblement fatiguée.

Il s’assit avec une lassitude extrême. Il ne lui cacha pas qu’il les avait encore vus, une dernière fois, pour leur donner congé. Et il fit le geste de quelqu’un qui dîne. Il ne mangeait rien. Elle le regardait.

– Ils sont terribles ! dit-il encore, et ils sont laids ! J’espère bien ne plus les rencontrer jamais !… Si j’ai voulu les revoir encore, c’est qu’ils m’avaient menacé de me faire couper les vivres, tu comprends !

– Oh ! ciel ! si ce n’est que cela ! jeta-t-elle. Oh ! mon Pierre !

Elle allait ajouter :

– Je travaillerai.

Mais elle ne dit plus rien. Elle avait peur de cet espoir immense qui revenait l’assiéger.

– Viens, lui dit Pierre, viens dans mes bras, Prisca ! Tu as douté de moi ! Tu m’as fait cruellement souffrir. Je te pardonne. Sache que rien ne pourra jamais nous séparer, ni la pauvreté ni rien !

Ils fondirent leur âme dans un même sanglot.

Comme ils pénétraient dans là chambre qui précédait la leur et où reposait à l’ordinaire le petit Jean, ils aperçurent tout de suite le berceau vide.

D’abord, ils n’y attachèrent point d’importance, imaginant que la « nounou sèche » avait pris l’enfant avec elle, mais ce fut en vain qu’ils l’appelèrent. Celle-ci était absente ou était partie en emportant l’enfant, car l’enfant lui-même resta introuvable.

Ce que nous rapportons froidement ici, cette recherche du petit Jean par le père affolé et la mère délirante, fut une chose qu’il serait impossible de dépeindre, tant le désespoir qui l’accompagna semblait dépasser les bornes de la douleur humaine.

Pierre cria d’une voix rauque :

Ce sont eux qui nous l’ont volé !

Elle avait compris. Elle savait de qui il parlait.

– Oui, oui ! ce sont eux ! Ils ont voulu se venger de toi ! Mais il faudra bien qu’ils nous le rendent, ou, je les tuerai tous de ma main, je leur arracherai le cœur avec mes dents !

Il avait couru à sa chambre et armait un revolver. Elle le regardait faire en répétant machinalement :

– Vite ! vite ! et moi aussi je veux un revolver ! et moi aussi je veux un revolver pour les tuer tous ! tous ! tous !

Pierre reprenait peu à peu son sang-froid et essayait de la calmer :

– Tu comprends. Nous savons où il est, maintenant ! Ils ne lui feront pas de mal, va ! Ils ont seulement voulu me faire peur ! Ils m’avaient dit que j’avais tort de les repousser !… que je m’en repentirais bientôt !… qu’ils n’étaient pas gens à se laisser traiter de la sorte !… Maintenant, je les comprends… Voilà ce qu’ils préparaient !… Ce sont des misérables !… Mais tu entends, j’aurai l’enfant tout de suite ! tout de suite !

– Ah oui ! tout de suite ! il faut bien ! Ce soir même, si, je ne l’ai pas, je serai morte !… Comment ne suis-je pas déjà morte ?

Ils se trouvaient sur la route et elle criait si atrocement, appelant : « Jean ! où es-tu, mon petit Jean ?… » que les propriétés voisines se vidaient et que l’on accourait de partout au-devant d’eux.

Elle demandait à tous :

– Vous n’avez pas vu mon enfant ? On me l’a volé !

Personne ne l’avait vu, et nul ne savait que lui répondre ; mais en voyant pleurer cette mère, tout le monde pleurait…

Il suppliait qu’on leur trouvât une voiture, un cheval, des bicyclettes… Les chevaux sur lesquels ils faisaient leur promenade appartenaient à un manège de Castellamare.

Ils couraient déjà du côté de Castellamare quand une auto passa à toute vitesse sur la route, remontant vers Naples. Du plus loin qu’ils l’aperçurent, ils crièrent vers le chauffeur et se mirent au milieu de là route pour qu’il fût forcé de s’arrêter.

L’auto était vide. Pierre vida ses poches dans les mains du chauffeur qui consentit à conduire ces fous à Torre-del-Greco !

– C’est là qu’ils sont ? demanda la voix tremblante de Prisca.

– Oui ! Tu vois, ça n’est pas loin ! Dans dix minutes, nous y serons !… Et puis, nous allons peut-être rencontrer les misérables et le petit sur notre chemin !…

Prisca priait tout haut pour son petit. Elle ne disait que deux mots, toujours les mêmes : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » mais elle avait tout mis là dedans, tout ce qu’elle pouvait promettre sur la terre et dans le ciel.

Et elle dévorait de ses yeux agrandis fantastiquement la route éclairée par les phares.

Le moindre groupe rencontré, elle défaillait d’espérance, elle se mettait les poings sur la bouche pour ne pas crier et on n’entendait plus que les sourds : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » qui roulaient au fond de sa gorge.

Ils passaient alors sur la falaise de Castellamare, bien connue pour être le rendez-vous de tous les désespérés, de tous ceux qui ont besoin d’une mort prompte et qui vouent à l’avance leur cadavre au flot des mers…

Là, sur cette grève, était la tombe de Graziella sur laquelle pleura un poète. Il y faudrait creuser aussi bientôt la tombe de Prisca ! Pas plus tard que ce soir, assurément, si elle revenait de Torre-del-Greco les bras vides ! Elle tendrait ses bras vides au-dessus de l’abîme et elle sauterait dans la mer avec un grand cri d’amour à Pierre.

Une phrase de Pierre frappa ses oreilles :

– S’ils ne me rendent pas l’enfant tout de suite, je brûle la cervelle à Rostopof !…

– Ah ! mon Dieu ! c’est le général Rostopof ! Alors tout est fini ! tout est fini ! fini ! fini ! Jamais il ne voudra nous rendre notre enfant !…

– Tais-toi ! tu es folle !…

– Ah ! oui ! folle ! folle ! Ah ! je te dis que je lui mangerai le cœur à ce monstre !…

Elle était effrayante à voir.

– Il rendra Jean tout de suite, répéta-t-il. Il a voulu seulement me faire peur !… Je lui avais dit que je ne retournerais pas chez lui ! que je ne voulais plus le voir ! Il m’a répondu ; « Nous verrons cela ! nous en reparlerons avant longtemps !… » Tu vois comme c’est simple… Il s’est arrangé pour que la nurse, qui crut peut-être ne pas mal faire et à laquelle on aura raconté quelque histoire vraisemblable, lui amène l’enfant chez lui… Comme cela, il se sera dit que je serais bien forcé de revenir chez lui pour chercher mon enfant !… Et il me le rendra après m’avoir dit ce que je ne voulais pas entendre… Voilà comment il faut raisonner ! La vérité, la voilà !… Elle est odieuse, mais elle n’est pas si effroyable que nous aurions pu l’imaginer !

Maintenant, Prisca, frappée de ces dernières paroles, essayait de rassembler deux idées et de créer du raisonnement.

– Que veux-tu qu’il fasse du petit Jean ? dit-il. Rien ! Il ne va pas le tuer, n’est-ce pas ?

– Ah ! ah ! hurla-t-elle, le tuer !… le tuer !… Non ! D’abord, il n’y a pas de monstre qui aurait le cœur de lui faire du mal à ce petit ! Il est si beau ! Mon Dieu ! mon Jean ! si beau ! Mais entends bien cela… ce Rostopof est bien connu !… C’est le dernier boïard… Rien ne lui a jamais résisté. Il ne voudra rendre l’enfant que si tu consens à le suivre, lui, en Russie ! C’est simple, tout à fait ! J’y vois clair maintenant !…

« C’est nous deux, reprit-elle encore, l’enfant et moi qui te retenons ici ! Nous devons nous attendre à tout de ce monstre ! Pour sa politique, il ferait mourir à petit feu ses propres enfants !… Mais s’il ne te rend pas Jean tout de suite, tu le tueras tout de suite, comme un chien ! et nous retrouverons Jean après ! les autres auront peur !

– Nous irons à la police, si c’est nécessaire ! disait Pierre. Ces gens-là se croient toujours chez eux et pensent que tout leur est permis ! Ces temps-là sont passés !

– Nous n’avons pas besoin de la police ! L’enfant tout de suite ou tue-le !…

Ils avaient dépassé la plaine de Pompéi. Ils longeaient maintenant les derniers contreforts du Vésuve.

Ils furent bientôt dans l’interminable rue de Torre-del-Greco.

Soudain, Pierre donna l’ordre d’arrêter :

– C’est là, fit-il.

Ils étaient devant les jardins d’une villa aux fenêtres de laquelle brillaient quelques lumières.

– Attends-moi dans l’auto. Je te promets de revenir avec l’enfant tout de suite !

– Jamais ! je ne te quitte pas !… Tu es fou, Pierre ; je ne te quitte pas !… Ah ! ça, jamais !

– Eh bien, viens, fit-il… mais tu me laisseras dire et tu ne t’étonneras de rien !… Le principal est d’avoir l’enfant, n’est-ce pas ?

– Oui ! oui ! dis tout ce que tu voudras, pourvu qu’il nous rende l’enfant tout de suite !… !

Il poussa la grille ; en quelques pas rapides, ils furent dans le vestibule de la villa dont la porte était ouverte.

Ils se trouvèrent tout de suite en face d’un homme que Prisca avait certainement vu, à Petrograd, elle n’aurait pu dire en quelle circonstance.

Pierre et cet homme échangèrent quelques phrases en russe, d’où il résultait que le général prince Rostopof attendait Pierre !

– Tu vois ! fit le jeune homme, c’est bien ce que j’ai pensé…

– Va ! va ! nous allons bien voir !

Et elle jeta un regard terrible sur la main de Pierre qui s’était glissée dans la poche du veston où elle savait que se trouvait le revolver.

– Va ! Ils ont tous des têtes d’assassin, ici !

Elle parlait ainsi et elle n’avait encore aperçu qu’un visage.

Derrière l’homme, ils traversèrent une pièce où se trouvaient quatre Russes, quatre « gaspadines » qui se turent aussitôt qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants.

Ils avaient dès figures sévères et tristes.

Ils s’inclinaient profondément devant Pierre, qui était plus que jamais pour eux le grand-duc Ivan Andréïevitch, peut-être l’empereur de demain, celui qui sauverait la Russie de l’anarchie ; du moins l’espéraient-ils de tout leur cœur, dévoués jusqu’à la mort à la dynastie des Romanof.

– Veuillez m’attendre un instant ici, pria celui qui les avait introduits.

Et il disparut dans une pièce adjacente dont il referma la porte.

Prisca dévisageait en silence les gens qui l’entouraient, mais son regard exprimait tant de choses redoutables et une haine si cruelle que les autres, qui l’avaient d’abord fixée avec curiosité, se détournèrent d’elle avec embarras.

On leur avait offert des sièges. Ils restèrent debout. Pierre avait toujours la main sur son revolver. La porte se rouvrit presque aussitôt et le gaspadine réapparut.

– Le général prince va recevoir Son Altesse ! dit-il. Il prie Madame de vouloir bien attendre ici quelques minutes !

Prisca protestait déjà, mais Pierre lui dit en la regardant bien dans les yeux :

– Je te jure que je serai dans deux minutes ici avec l’enfant ! et pour cela il vaut mieux que le général me voie tout seul ! et m’entende tout seul !

Elle le comprit, cette fois, et elle n’insista pas.

– Va ! fit-elle tout haut, je t’attends.

Pierre entra avec l’homme dans le bureau du général.

Prisca avait aperçu dans un coin du mur les saintes images que tout bon vieux Russe emporte toujours avec lui, surtout s’il reste l’esclave d’un traditionalisme étroit comme le général Rostopof.

Sans plus se préoccuper des personnes présentes, elle se jeta à genoux devant l’icône de la mère de Dieu :

– Rappelle-toi, lui dit-elle dans son ardente prière, rappelle-toi que c’est à toi que j’ai demandé cet enfant et que c’est toi qui me l’as donné !

« Souviens-toi, vierge Marie ! C’était un jour de printemps à Ekaterinof, le jour de ta fête ! Le peuple était dans la joie, à cause de toi, au rivage du golfe de Finlande ! Tu ne peux pas avoir oublié cela !

« Une foule de paysans et de paysannes en habit du dimanche suivaient sur la route les popes et les principaux d’entre eux qui portaient tes bannières. Tu rayonnais au-dessus de tous les fronts et les chœurs de tout un peuple chantaient ta gloire, ô Marie !

« Et moi, je te vis passer et j’étais à côté de mon Pierre ! Et je vis passer aussi une petite troupe d’enfants qui se bousculaient autour de ta bannière. Ils étaient presque nus et beaux comme des petits frères de l’Enfant-Jésus !… et tout le peuple courait, se hâtait, se bousculait en chantant sur la route, autour de ta bannière ! Alors, comme aujourd’hui, je me suis jetée à genoux devant ta sainte image et j’ai prié le cœur de Marie de me bénir et de me donner à moi aussi un beau petit enfant, comme ceux qui couraient autour de toi…

« Et je t’ai priée de cela si ardemment, avec un tel élan de toute mon âme, ô Marie, que lorsque je me suis relevée et que tu fus passée, et que la procession ne fut plus qu’un peu de poussière au loin sur la route, je savais que je serais exaucée !

« Et cet enfant, tu me l’as donné ! Il est à toi ! On n’a pas le droit d’y toucher ! On me l’a pris ! Il faut que tu me le rendes !

Ainsi pria Prisca, et elle se sentit touchée à l’épaule.

C’était Pierre. Elle resta à demi soulevée vers lui, attendant la parole de vie ou de mort. Il dit :

– C’est fait ! l’enfant est ici ! nous l’emportons ! Alors Prisca, ivre de joie, embrassa l’icône de Marie qui, encore une fois, l’avait exaucée. Ils sortirent dans le vestibule. Une antique gniagnia leur apporta le petit Jean qui pleurait et qui ne pleura plus sur le sein de Prisca.

Ils remontèrent dans l’auto. Prisca sanglotait éperdument sur son petit.

Elle n’entendit même pas ce que Pierre disait au chauffeur, et cependant il eut avec cet homme une longue conversation tandis que la voiture refaisait le chemin de Sorrente.

III – FUITE

 

Elle ne revint à la réalité des choses que lorsque l’auto s’arrêta devant leur villa et que Pierre lui eut dit :

– Fais rapidement une malle. Nous partons !

La malle était faite dix minutes plus tard et ils quittaient ces lieux divins où ils avaient passé tant de mois de bonheur et d’où ils s’enfuyaient comme ils avaient dû fuir autrefois l’île fortunée du lac Saïma.

– Ne nous arrêterons-nous donc jamais ? soupira-t-elle. Quand donc notre bonheur cessera-t-il d’être maudit des hommes ?

Mais elle eut honte aussitôt de son gémissement. Elle demanda pardon du fond de son cœur à celle qui l’avait si ostensiblement protégée ce jour-là même.

Elle demanda à Pierre :

– Où allons-nous ?

– L’auto nous conduira à Rome. Là, nous prendrons des billets pour la France, mais, pour les dépister, nous nous arrêterons à Gênes. À Gênes, nous prendrons des billets pour l’Argentine, mais nous nous arrêterons à Gibraltar. À Gibraltar, nous prendrons un bateau qui nous conduira en Angleterre.

– C’est parfait ainsi ! dit-elle. À Londres, nous serons en sûreté. Personne ne viendra nous chercher là-bas et on peut si facilement vivre inconnus dans Londres !… Mon chéri ! mon chéri ! Tu as dû tout promettre, n’est-ce pas ? J’ai bien compris que tu allais tout lui promettre quand tu m’as demandé de te laisser entrer seul dans la pièce où il t’attendait.

– Oui, je lui ai tout promis. Il avait sur lui une image de la Vierge de Kazan. Il m’a fait jurer sur l’icône sainte que j’accepterais le trône et que je ne les fuirais plus, et que je resterais à leur disposition !… Un homme comme lui ne pouvait imaginer qu’un Romanof se parjurerait sur la Vierge de Kazan ! J’ai juré !

– Tu as bien fait de jurer, mon chéri ! Ceci n’a aucune importance, je t’assure ! Leur Vierge de Kazan, c’est une vierge à eux, au nom de laquelle ils commettent tous les crimes ! Tu n’as rien à faire avec la Vierge de Kazan, toi ! C’est la Vierge des vieux boïards, et tu es un homme nouveau ! Moi, j’ai une Vierge qui est bien plus puissante que la Vierge de Kazan ! c’est la Vierge d’Ekaterinof ! Celle-là, elle ne m’a jamais fait défaut ! Chaque fois que je l’ai appelée, elle est venue ! C’est elle qui nous a donné le petit Jean, c’est elle qui nous l’a rendu… Je suis bien tranquille, va ! Elle saura nous protéger contre la Vierge de Kazan !… Je suis sûre qu’elle ne nous quittera pas de tout le voyage !

Et elle embrassa Pierre.

Le lendemain soir, ils prenaient le train à Rome.

Le surlendemain, ils prenaient le train à Gênes.

Si la Vierge d’Ekaterinof ne les quittait pas, il y avait un certain personnage qui les suivait bien aussi. Ils s’en aperçurent le second jour de leur voyage en mer.

En vérité, ils ne pouvaient être sûrs de cela, mais la coïncidence qui mettait à côté d’eux, sur le même paquebot, une espèce de type tatare qu’ils avaient déjà remarqué dans le train les inquiétait avec raison.

C’était un de ces personnages à yeux « retroussés » et à pommettes saillantes, grand, fort et carré des épaules, légèrement voûté que l’on rencontrait assez communément au temps de paix, dans les palaces et les grands restaurants des principales villes de l’empire, sous la livrée du maître d’hôtel. Serviteurs obséquieux et dévoués, têtus, esclaves de la consigne, propres aux plus rudes travaux et aux entreprises les plus délicates, sachant tenir un secret d’autant mieux qu’ils gardent un silence presque absolu, faisant entendre par signes qu’ils ont compris.

Quand le regard tranquille du Tatare rencontrait celui de Pierre ou de Prisca, il n’insistait jamais.

On voyait l’homme s’éloigner lentement d’un pas pesant et solide.

Dans l’état d’esprit où se trouvaient Pierre et Prisca, c’était tout à fait impressionnant.

Était-ce là quelque idée de Rostopof ? C’était possible.

Le vieux général devait avoir pris ses précautions, en dépit de sa belle confiance dans un serment prononcé sur l’image de la Vierge de Kazan.

Pierre et Prisca furent assez heureux à Gibraltar pour débarquer sans avoir aperçu le Tatare. L’escale de nuit les avait favorisés.

Ils descendirent dans un hôtel de la rue principale qui parcourt la ville de bout en bout. Tout le monde était obligé de passer par là, sous leurs fenêtres. Ils passèrent leur journée derrière leurs volets à regarder le mouvement de la mer et à s’assurer qu’ils n’apercevaient pas leur homme.

Vers l’heure du dîner, ils se réjouissaient de n’avoir rien vu de suspect quand passa « la retraite ». C’était la musique et un piquet de la garnison qui parcouraient la rue principale, selon la vieille mode, précédés d’une biche soigneusement « pomponnée » et retenue par des rubans que tenait un soldat écossais aux mollets nus.

La petite bête était si jolie, si fière de se promener dans un tel apparat avec un accompagnement aussi éclatant de tambours et de trompettes et de fifres, que Pierre entr’ouvrit un volet pour la faire admirer au petit Jean, qui lui envoya des baisers.

Mais le volet fut rabattu presque aussitôt par Prisca, qui venait de reconnaître le Tatare :

– Mon Dieu ! fit-elle, je le reconnais maintenant ! C’est l’ancien schwitzar des Khirkof !… Je me rappelle que la comtesse Nératof, quand nous allions chez les Khirkof, disait toujours que cet homme-là lui faisait peur, qu’il avait des mains d’assassin ! Je l’avais toujours vu dans sa livrée de « schwitzar », galonné sur toutes les coutures, voilà pourquoi je ne l’ai pas reconnu tout de suite.

Pierre voulut la rassurer, mais l’argument de l’éternelle coïncidence ne servait plus de rien.

Alors, Pierre dit :

– Écoute ! si c’est cela, ne nous désespérons pas ! Nous savons maintenant à qui nous avons affaire… Ou l’on pourra s’entendre ou je te jure bien qu’il ne nous suivra pas longtemps !

Pierre était si résolu en disant cela et son front marquait une volonté si définitive d’en finir que Prisca ne s’y trompa point.

– Rien ne nous presse d’arriver à Londres, fit-elle. Le principal est d’y arriver seuls. Lâchons toutes les correspondances de paquebots ou de trains que cet homme peut surveiller et allons tranquillement nous enfermer une semaine ou deux dans un coin de l’Espagne où personne n’aura l’idée de venir nous chercher ! Nous verrons ce que fera le Tatare, s’il a perdu notre piste, nous aviserons !

– Tu as raison, répondit Pierre. Qu’il tâche donc de perdre notre piste. C’est le dernier bien que je lui souhaite !

Une heure après, après des précautions enfantines, ils prenaient le petit steamer qui faisait le service de la baie et les débarquait dans la solitude d’Algésiras.

Pierre avait parcouru le bateau en tous sens pour s’assurer que le Tatare n’était pas là. Il ne l’avait pas trouvé.

Algésiras, avec sa plage et ses rues désertes, Algésiras où le passage d’un étranger ne pouvait passer inaperçu était ce qu’il fallait à Pierre. Sans doute ne pouvait-il s’y cacher, mais l’autre non plus ! Si l’autre venait le poursuivre jusque-là, il le saurait tout de suite et « son compte était bon ».

Le lendemain matin, Pierre dormait encore quand Prisca se leva.

La première personne qu’elle vit, traversant la cour de l’hôtel, fut le Tatare.

Il venait d’arriver par le premier service de bateau de Gibraltar.

Elle s’habilla à la hâte, prit dans le tiroir de la table de nuit le revolver et descendit.

Le Tatare était sous la porte. Assurément, il ne se cachait point d’eux. Au contraire, il semblait dire par sa présence ostensible :

« Sachez qu’il est inutile de nous fuir. Vous n’y parviendrez pas ! Où que vous alliez, nous vous suivrons partout. Ivan Andréïevitch a juré sur la Vierge de Kazan. Il nous appartient ! »

En passant à côté de lui, elle lui adressa la parole en russe et le pria de la suivre.

Il lui obéit immédiatement. Elle marchait sans se presser et avec un calme souverain. Le Tatare suivait à distance respectueuse.

Il vint et ôta son chapeau melon et écouta ce qu’elle avait à lui dire, les yeux à terre, en domestique de grande maison, bien stylé.

– Vous nous suivez depuis l’Italie, lui dit-elle, je vous connais ! Vous êtes l’ancien schwitzar de Khirkof. Vous êtes maintenant au service du général Rostopof. Vous nous gênez. Voici mille roubles pour que nous ne vous rencontrions plus jamais sur notre chemin ! Les acceptez-vous ?

Il secoua la tête.

Alors, Prisca pâlit et sortit son revolver.

– Tu ne voleras plus mon enfant ! s’écria-t-elle.

Et elle allait l’abattre quand l’autre se jeta à genoux, leva les mains dans un geste de supplication :

– Je vous jure, barinia, que je ne suis plus au service du prince général ! Le prince général m’a, au contraire, chassé de chez lui parce que je n’ai pas voulu voler le petit enfant de Son Altesse ! Je suis partout Son Altesse, dans l’espérance que Son Altesse voudra bien me prendre à son service !

Disant cela, le Tatare avait les yeux pleins de larmes.

Elle lui ordonna de se relever et l’amena à Pierre, qui fut stupéfait de la voir rentrer avec le Tatare.

Celui-ci se jeta de nouveau à genoux, réitéra ses supplications et ses offres de service.

Ce géant pleurait à fendre l’âme comme un enfant de six ans. Pierre l’interrogea longuement. Il était resté vingt-cinq ans chez les Khirkof jusqu’à la mort du vieux.

Alors le général Rostopof, l’oncle de Khirkof, l’avait pris chez lui ; tout cela paraissait exact. Il donna des détails sur les ordres qu’il avait reçus d’aller chercher l’enfant que devait lui remettre la servante. Voler le fils d’un Romanof ; il se serait plutôt fait couper les mains ! Il donnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! « toute la Russie donnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! »

Pierre connaissait cette race. Il le crut ou fit semblant de le croire :

– C’est bien ! Je te prends avec moi ! Tu ne sais pas écrire ?

– Non, monseigneur !

– Eh bien, je veux que tu ne saches plus parler. Plus un mot, jamais, à personne ! Tu es muet pour toujours !

Le Tatare acquiesça à ce programme avec une joie sacrée. Le jour même, il commençait son service.

– S’il dit vrai, nous ne pouvions trouver un plus discret serviteur, fit Pierre ; s’il ment, il vaut mieux qu’il soit avec nous, car il ne pourra échapper à notre surveillance. Mais, crois-moi, il ne ment pas ! Ils sont comme ça !

IV – M. ET MME FOURNIER

 

M. et Mme Fournier étaient un jeune ménage qui habitait un coin retiré de Londres, à l’extrémité du Strand.

Ils avaient un enfant en bas âge qu’ils adoraient, le petit Jean, et un domestique, qui ne parlait jamais.

M. Fournier n’avait pas l’air très bien portant, et ceci expliquait qu’il fût libéré de toute obligation militaire.

Mme Fournier ne paraissait point non plus très forte. Le ménage ne roulait pas, comme on dit, sur l’or.

Pour vivre, M. Fournier, qui était quasi polyglotte, donnait des leçons de langues étrangères, et Mme Fournier donnait des leçons de piano.

Ils arrivaient tout juste « à joindre les deux bouts ».

Ils habitaient au cinquième étage d’une grande maison peu réjouissante à voir avec ses hauts murs noircis par toutes les brumes et le travail de la Cité.

M. Fournier sortait le matin et l’après-midi ; Mme Fournier, qui s’occupait de son ménage, ne sortait pour ses leçons que l’après-midi.

Pendant son absence, le petit était confié au domestique, qui faisait fonction de nurse, de bonne à tout faire et d’homme de peine.

En dépit d’une existence, d’un extérieur aussi peu reluisant, quand M. et Mme Fournier se trouvaient réunis pour les repas dans leur petite salle à manger obscure, meublée misérablement, mais où régnait une propreté parfaite, un certain air de bonheur que l’on ne rencontre pas toujours dans des appartements plus luxueux eût fait qu’un étranger, admis dans cette intimité, n’eût point trouvé ce petit monde-là trop à plaindre.

Il y avait toujours des fleurs sur la table que recouvrait un linge immaculé, une certaine grâce sur toutes ces humbles choses et de la lumière dans tous les yeux.

Prisca était plus jolie que jamais, affinée par les souffrances passées et aussi, hélas ! par le travail présent.

Elle était d’une pâleur divine.

Pierre aussi était plus pâle qu’autrefois, mais le petit Jean avait des joues magnifiques.

Il y avait là trois cœurs qui vivaient modestement à l’unisson. L’amour faisait passer sur tout le reste.

Or, un matin, vers les dix heures, le domestique tatare annonça à Mme Fournier qu’il y avait dans l’antichambre un monsieur qui demandait à lui parler. Elle pensa que l’on venait pour quelque leçon et elle ordonna « d’introduire ».

Aussitôt que le visiteur fut là, elle poussa une sourde exclamation et se prit à trembler.

Elle avait reconnu un personnage qu’elle avait eu autrefois l’occasion de voir chez le comte Nératof, l’ancien maître de cérémonies de l’empereur, M. le comte Volgorouky.

Elle ne pouvait pas parler, tant sa surprise était grande et tant son angoisse l’étouffait. Elle montra un siège au comte et elle se laissa tomber elle-même dans un fauteuil.

Ce personnage avait toujours passé pour un parfait gentilhomme et même pour un très brave homme.

Il était d’une politesse exquise, et ses premières paroles marquèrent un grand respect pour Mme Fournier.

– Madame, dit-il enfin, après un silence que Prisca jugea interminable bien qu’elle redoutât tout ce que le comte allait lui dire, madame, voici ce qui m’amène ! Je ne serais pas venu si je ne connaissais vos qualités de cœur et d’intelligence et si je n’avais pas été sûr de trouver auprès de vous un accueil attentif. Vous me comprendrez et vous m’approuverez quand vous aurez entendu. Il s’agit de votre Pierre. Il s’agit de son avenir. Il s’agit peut-être, hélas ! il s’agit sûrement de son bonheur !

– De son bonheur ? reprit-elle sourdement. Pierre n’est donc pas heureux ?

– Madame, il est aussi heureux que peut l’être un noble cœur auprès d’une personne comme vous ! Pierre vous aime ! Il vous l’a prouvé. Il ne vous quittera jamais ! L’union que vous avez contractée et qui a été bénie par la naissance de ce petit enfant est sacrée pour tous ! Entendez-moi bien, pour tous ! Si je suis ici, si j’ai consenti à faire une démarche devenue absolument nécessaire, c’est que j’ai le droit de vous parler ainsi ! Il ne saurait s’agir un instant de vous arracher les uns aux autres…

Prisca, à ces mots, se leva. Elle était plus pâle que jamais, mais elle ne tremblait plus.

– On l’a déjà essayé, monsieur ! On n’y a point réussi !

– Je sais ! Ce fut une entreprise abominable ; j’ai dit ce que j’en pensais au prince général et j’ai tenu à ce qu’il fût écarté de tout ceci.

– De tout quoi, monsieur ? Car je ne saisis pas encore où vous voulez en venir puisque vous êtes le premier à reconnaître qu’il est impossible de nous séparer.

– Je m’explique : nous n’avons jamais cessé de savoir où vous étiez ! Nous vous avons laissé organiser votre vie comme vous l’entendiez et souffrir comme vous le vouliez !

– Nous ne permettons à personne, monsieur, de prétendre que nous avons souffert. Il y a des joies dans la vie qui ne sont appréciées que de certaines gens, et ceux-ci n’en demandent point d’autres.

– Son Altesse a souffert, déclara Volgorouky, elle souffre encore ! Et si nous n’y prenons garde, ceci pourrait se terminer par votre désespoir, ce qu’il ne faut pas et ce qui ne sera pas, car j’espère que je suis arrivé à temps et qu’avec votre aide, nous pourrons tout réparer !

La pauvre Prisca se mit les deux mains sur ses beaux yeux pour que cet homme ne vît pas qu’elle pleurait. Cet homme parlait avec tant d’assurance des souffrances de Pierre qu’il était pour elle évident que le descendant des Romanof n’avait point goûté une joie aussi profonde qu’elle l’avait cru, dans le partage à ses côtés de leur misérable existence…

Le comte promenait un regard de plus en plus triste sur ce petit intérieur, sur ce pauvre mobilier, sur cette intimité nue et dénuée de tout confort. Ses yeux allaient du piano vétuste collé contre le mur à la desserte de noyer qui supportait une vaisselle sommaire.

– Madame, reprit-il, quand je dis que Son Altesse a souffert, je ne fais pas allusion, veuillez le croire, à la modestie d’une existence à laquelle il a consenti et à laquelle il était si peu habitué. Les grandes passions ne réfléchissent pas et sont toujours prêtes à se jeter aux extrêmes et à tout subir plutôt que de renoncer à l’objet aimé. Il arrive souvent qu’au bout de quelques mois, sans que le cœur ait changé, les petits tracas d’une vie mesquine et difficile mettent durement à l’épreuve les natures les plus robustes. Madame, je vais préciser ma pensée. Je veux bien croire que Son Altesse n’a pas souffert moralement de tout ceci, mais il a souffert physiquement. Son Altesse est malade, madame !

– Oh ! mon Dieu ! gémit la malheureuse femme.

Impassiblement, Volgorouky continua :

– Son Altesse est née pour le trône et il donne des leçons ! Lui qui est fait pour commander à tout un peuple, il a des obligations de mercenaire ! Quel que soit l’orgueil d’un sentiment que j’admire, il a eu à lutter avec de trop basses réalités pour n’en point être épuisé ! Et c’est là-dessus que j’attire l’attention de votre cœur et de votre amour ! Si vous l’aimez pour lui-même plus que pour vous, ce dont je ne veux pas douter, vous aurez pitié de lui, madame.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

C’est tout ce que pouvait dire Prisca, qui s’était reprise à trembler affreusement.

– Madame, ce n’est pas en vain que, en dépit de toutes les lois de la destinée qui a fait de Son Altesse un prince royal, on tourne le dos à tous ses devoirs pour suivre uniquement les inclinations de son cœur… Qui vous dit que Son Altesse, dans ses moments de dépression solitaire, n’est point assiégée, je ne dis pas par le regret d’avoir fait ce qu’il a fait, mais par le remords de n’avoir pas su concilier son bonheur personnel (vous voyez que je ne le mets pas en doute) avec ce qu’il doit à son sang, à son nom, à ses sujets !

« Madame, à cette heure, il y a un peuple qui ne peut plus être relevé que par lui ! Et je le trouve ici, dans un coin désolé de Londres, donnant des leçons au cachet ! Mais, madame, il y a eu des rois qui ont aimé des bergères, ils ne se sont point mis pour cela à filer la quenouille !

« Il y a toujours eu dans l’ombre du trône une place pour l’amour. Et quand, dans cette ombre amoureuse, un enfant venait au monde, son sort, généralement, n’était point à plaindre ! Cela faisait un beau prince et un brave soldat ! Et personne, je vous le jure, ne lui reprochait sa naissance. D’aucuns l’enviaient.

« Madame, je crois vous en avoir assez dit pour m’être fait comprendre. Il faut que tout ceci cesse ! et le plus tôt possible ! Et je compte sur vous pour cela, sur vous qui aimez Son Altesse et qui avez la plus grande influence sur lui !… De ce changement que nous attendons, nous nous arrangerons pour que vous n’ayez point à souffrir, et l’avenir de votre enfant en devient magnifique ! C’est la gloire d’Ivan Andréïevitch par vous que je suis venu chercher ici, et c’est la carrière éblouissante de son fils que j’apporte !

Prisca se leva :

– Je vous ai enfin compris, monsieur, fit-elle avec un sourire plein d’une détresse immense… Vous venez de faire briller à mes yeux la gloire de Son Altesse et l’avenir de son fils… Hélas ! je n’évoquerai même pas devant lui la triste fin du tsar et les malheurs du tsarévitch… je rapporterai à Son Altesse fidèlement vos paroles… et je vous jure que je saurai si bien m’effacer que je ne mettrai pas une ombre à un si beau tableau !…

– Madame, je n’en attendais pas moins d’un grand cœur comme le vôtre. Puis-je compter également sur vous pour m’obtenir une audience de Son Altesse, une audience particulière, aujourd’hui même ?

– Je m’y engage, Excellence !… Soyez ici à sept heures, Son Altesse vous recevra.

Le comte Volgorouky se leva, s’inclina très bas, baisa presque pieusement la main de Prisca et se retira…

Quand il revint à sept heures, Ivan Andréïevitch l’attendait. Mais Prisca, elle aussi, était là. Le grand-duc avait exigé qu’elle assistât à l’entretien.

– Excellence, commença aussitôt Ivan en priant Volgorouky de s’asseoir, je suis tout à fait heureux de vous voir en bonne santé. Quant à la mienne, elle est moins atteinte que l’on ne pourrait le supposer à première vue. J’ai le coffre solide, heureusement ! C’est l’atmosphère de Londres qui ne me vaut rien ! Voyez-vous, comte, je sens que je me porterais tout à fait bien si, au lieu d’exercer mes petits talents dans le noir et dans l’humidité, j’allais m’installer au pays du soleil ! C’est ce que nous allons faire, Dieu merci ! puisque j’ai le plaisir de voir que vous ne m’avez pas oublié et que je puis faire appel à votre haute protection !… Ne m’interrompez pas, je vous prie. Jusqu’alors, nous avons été obligés de fuir comme des voleurs et de nous cacher pour échapper aux entreprises d’un Rostopof, un homme capable de tout : il nous l’a prouvé !

« Mais, désormais, vous êtes là pour le faire revenir au bons sens et lui prouver qu’il n’y a plus rien à faire avec moi ! rien à espérer de moi ! Vous en partirez d’ici, convaincu ! Et vous tiendrez à honneur qu’on laisse le grand-duc Ivan Andréïevitch vivre à sa guise et comme les autres hommes !… Sachez donc, Excellence, que je ne peux pas être empereur !… que je ne veux plus être prince, ni grand-duc, ni rien qu’un homme qui gagne sa vie, celle de sa femme et de son enfant !

« C’est clair ! Vous m’avez compris ! Je n’ai plus rien à vous dire… parlons d’autre chose !… Voulez-vous nous faire l’honneur d’accepter notre modeste repas ?

Complètement étourdi, le comte ne savait plus où se mettre ni quelle contenance tenir.

Il s’attendait si peu à cette déclaration, après ce qui s’était passé entre Prisca et lui, qu’il regarda cette dernière avec un tel air d’ahurissement que le grand-duc et Prisca ne purent s’empêcher de sourire.

– Son Altesse ne parle pas sérieusement ? essaya-t-il de protester… Son Altesse n’a pas saisi ce que…

– Que l’on serve le dîner !

Et Ivan commanda à son domestique tatare de mettre un couvert de plus…

– Nous avons déniché un petit vin blanc de France dont vous allez me dire des nouvelles !… Vous savez, nous ne sommes pas riches, comte ! mais nous pouvons encore faire honneur aux amis quand il s’en présente… surtout lorsqu’ils me sont aussi chers que vous-même dont j’ai toujours apprécié les grandes qualités de droiture et de dévouement à la malheureuse cause des Romanof !

– Mais, monseigneur…

– Je regrette de n’avoir pas à vous offrir un peu de caviar. La Russie néglige le commerce du caviar en ce moment, et c’est dommage !… Je dois dire, en outre, que c’est tout ce que je regrette de la haute situation qui me permettait autrefois d’en voir tous les jours sur ma table…

– Oh ! monseigneur !…

Mais le comte n’osa rien dire sur le moment. Il mangea. Et la mine qu’il faisait en mangeant était sans doute de plus en plus réjouissante, car Pierre et Prisca ne paraissaient point s’ennuyer. Vers le milieu du repas, ce pauvre comte poussa un soupir et exprima la douleur qu’il ressentait à voir se comporter ainsi l’héritier des Romanof :

– Que va devenir la Russie sans les Romanof ? dit-il. Ah ! vous n’avez certainement point pensé à cela, monseigneur ?

Et il secoua la tête avec tristesse.

– C’est ce qui vous trompe, repartit Ivan. J’y ai pensé beaucoup… et je ne souhaite pas pour elle un « replâtrage », comme on dit en France, avec les Romanof.

« Voyez-vous, comte, les Romanof ont fait leur temps ! L’autocratie a fait son temps ! Le vieux monde, si j’ose dire, a fait son temps ! Ce qui se passe en ce moment est terrible, mais de cela il sortira autre chose que le passé !…

« Certes, reprit Ivan, le rétablissement d’un équilibre normal des nations ne saurait se faire du jour au lendemain, et en ce qui concerne nos peuples spécialement, que de hauts et de bas à prévoir dans le balancement du destin ! Mais moins nous retournerons la tête vers le passé, plus tôt nous atteindrons l’heureuse stabilité politique qui fera tout au moins les affaires du plus grand nombre, sinon de tout le monde !

« C’est fini, voyez-vous, pour les hommes, de travailler pour la satisfaction temporelle de deux ou trois cents grandes familles, défendues par l’épée ou le knout !

« Il faut bien vous rendre compte de cela ! La terre ne s’est pas couverte de sang pendant un lustre pour se retrouver au point de départ ! Tant de sacrifices, tant de jeunes hommes morts sur les champs de bataille ou sur le pavé des places publiques, tant de mères en deuil, tant de ruines, tant de pays dévastés, disons le mot ; tant de crimes auront servi à quelque chose, je vous assure !

« Le Nouveau Monde n’a point traversé les mers, l’Occident n’est point venu à la rencontre de l’Orient pour remettre un Romanof sur le trône !… Comprenez-vous cela, comte ?… Le comprenez-vous ?

– Il faudrait être aveugle, en effet, consentit Volgorouky, pour ne point admettre que la face du monde s’est modifiée dans le sens que vous dites, monseigneur ! Mais une grande révolution chez les gens et dans les choses n’ira point, comme vous le prévoyez vous-même, sans de redoutables perturbations. Un stade intermédiaire s’impose. Et qui donc pourrait mieux y présider qu’un prince qui sait voir l’avenir, tout en détenant la tradition d’une famille considérée pendant des siècles par la Russie comme sacrée ?…

– Et dont, à chaque tournant de l’histoire, la Russie a assassiné tous les chefs !…

– Je reprends mon idée, monseigneur, car je suis sûr que ce n’est point la crainte d’une aussi cruelle fin qui pourrait vous retenir sur la route du devoir… Je disais donc qu’un prince qui détiendrait d’un côté la tradition des Romanof et qui, de l’autre, serait animé de cet esprit nouveau que je vois briller dans vos yeux, serait accueilli avec enthousiasme par la nation comme l’homme de son salut ! Voilà ce que j’avais à dire et qui mérite réflexion, à mon avis !

– On ne marie point le jour et la nuit ! Votre Romanof sera suspect justement aux hommes d’avenir, car il sera, quoi qu’il fasse ou qu’il veuille, le prisonnier des hommes du passé ! C’est un héritage qui me fait peur !… Que voulez-vous, mon cher, moi, je ne me sens pas de taille à opérer une pareille liquidation !

– Ce serait pourtant si beau, un Romanof qui dresserait la torche de la liberté sur le monde !

– Je crois que, dans ce genre, répliqua Ivan, le monde ne peut rien voir de plus beau qu’un Romanof qui aurait pu être empereur et qui préfère gagner son pain et celui de sa famille à la sueur de son front !

C’est sur ces paroles définitives que l’ancien maître des cérémonies de Tsarskoïe-Selo les quitta, et quand la porte fut refermée et que Prisca et Pierre se retrouvèrent seuls dans leur modeste appartement avec le petit Jean que la mère serrait éperdument sur son sein, Pierre s’écria, en embrassant sa femme et en lui montrant le bambin :

– Ah ! non ! un trône, par le temps qui court, ça n’est pas un cadeau à faire à un enfant !

FIN

 

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

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Adresse du site web du groupe :
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Décembre 2006

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-ClaudeM, Jeremy, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

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– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

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[1] Les Ténébreuses – La Fin d’un Monde.

[2]L’auteur de ces lignes a entendu le ministre Plehve lui dire à lui-même cette phrase la veille de l’attentat près de la gare de Varsovie.