Gaston Leroux

LES TÉNÉBREUSES

LA FIN D’UN MONDE

Tome I

(1925)

 

 

I – COUPS DE PIOCHE SOUS UN EMPIRE.. 5

II – LA LEÇON INTERROMPUE.. 16

III – AU PALAIS ALEXANDRA.. 21

IV – COMMENT ON GUÉRIT LES SAIGNEMENTS DE NEZ.. 26

V – LES TÉNÉBREUSES. 33

VI – LE BATARD.. 38

VII – UNE CÉRÉMONIE NOCTURNE À L’ERMITAGE.. 48

VIII – « NE PAS ÊTRE ». 63

IX – HÉLÈNE ET PRISCA.. 70

X – GOUNSOWSKY.. 80

XI – UN CURIEUX BAZAR.. 86

XII – LE DOUX JAMBON.. 90

XIII – « LE COMITÉ DE LA MORT ». 96

XIV – DÉPART.. 105

XV – M. ET Mme RASPOUTINE.. 108

XVI – UNE SOIRÉE CHEZ LE PRINCE KHIRKOF.. 117

XVII – DANS LA LOGE DE LA KOULIGUINE.. 128

XVIII – UN SOUPER AUX ÎLES. 140

XIX – NON ! NON ! MA PETITE ÂME ! TOUT N’EST PAS FINI ! 152

XX – L’ÎLE DU BONHEUR.. 159

XXI – DES FIGURES CONNUES. 168

XXII – UNE FUMÉE DANS LE JOUR, UNE FLAMME DANS LA NUIT….. 174

XXIII – UNE VISITE.. 184

À propos de cette édition électronique. 199

 

 

À Madame Jeanne Gaston LEROUX, à ma chère femme, je dédie cet ouvrage en hommage de mon amour et de ma reconnaissance.

G. L.

I – COUPS DE PIOCHE SOUS UN EMPIRE

 

L’homme déposa, un instant, sa pioche, et d’un revers de main essuya son front en sueur.

Au sein des ténèbres, dans ce trou, il n’était éclairé que par le rayon sournois d’une petite lanterne accrochée au-dessus de lui, à la paroi. Sa figure apparaissait alors avec un funèbre relief.

Certes ! elle n’était point d’un jeune homme, mais la vie farouche qui l’animait n’annonçait point un vieillard.

Ce masque semblait avoir été modelé à la fois par la douleur et par la fureur.

Ce dernier sentiment éclatait surtout quand l’homme reprenait son pic et le lançait à toute volée contre cette pierre dure qu’il émiettait autour de lui.

Le geste qu’accompagnaient tant de feu dans le regard et un rayonnement si hostile de toute la face ravagée était terrible. Le terrassier, quand il frappe, ne trahit extérieurement que l’effort ; cet homme travaillait comme on tue.

Contre quoi ou contre qui cet homme travaillait-il donc, au fond de son trou ?…

Il avait, derrière lui, des paniers qu’il remplissait, entre deux coups de pioche, des débris de son œuvre souterraine. Un moment, il regarda sa montre, qui était suspendue au même clou, où il avait accroché sa lanterne. Et il cessa son travail après avoir poussé un soupir redoutable.

Courbé, chargé de ses outils et de ses paniers lourds, sa petite lanterne à la ceinture, il se glissa dans l’étroit boyau qu’avait creusé son travail de fourmi et il se trouva bientôt dans un caveau déjà tout encombré de la terre qu’il y avait apportée. Là aussi se trouvaient ses vêtements de rechange et, après qu’il eut quitté la défroque qui le couvrait pour reprendre ses habits ordinaires, l’homme ne fut plus qu’un laquais.

Il quitta le caveau et en referma soigneusement la porte.

Il se trouvait au pied d’un étroit escalier secret qu’il gravit avec force précautions, l’oreille aux écoutes et appliquée de temps à autre contre la paroi.

Ainsi frôlait-il, sans qu’on en eût même le soupçon, des appartements dont il connaissait assurément la vie intime, car si ses gestes étaient pleins de prudence, ils étaient aussi sans hésitation.

Après avoir monté la hauteur d’environ deux étages, il se trouva en face d’un panneau contre lequel il s’appuya et qui céda doucement à sa pression.

L’homme avait éteint sa lanterne. Il resta dans le noir, sans faire un mouvement, quelques minutes. Et puis, sous ses mains tendues, la double porte d’un placard s’ouvrit. L’homme était dans le placard.

Il en sortit.

Il se trouva alors dans une pièce faiblement éclairée par une veilleuse. Cette veilleuse était posée sur une table, non loin d’un lit où reposait un jeune homme dont le sommeil paraissait agité par quelque mauvais rêve.

Le laquais s’était arrêté, n’ayant pu retenir un mouvement d’angoisse en découvrant que la chambre qu’il traversait et qu’il devait croire déserte était, cette nuit-là, habitée.

Des minutes passèrent pendant lesquelles le laquais ne bougea pas plus qu’une statue.

Le jeune homme, cependant, ne cessait de se retourner sur sa couche. Enfin, lui aussi resta quelques instants immobile et sa respiration devint plus régulière.

Alors le laquais fit quelques pas.

Il se dirigeait vers la porte, sur la pointe des pieds.

Il devait passer devant le lit… très près du lit. Dans le moment qu’il en était le plus près, le dormeur s’éveilla soudain, ouvrit à demi ses paupières lourdes, aperçut l’homme et se souleva aussitôt sur son coude avec un gémissement d’effroi.

– Zakhar ! murmura-t-il.

Le laquais, dont l’angoisse était à son comble, regardait bien en face ce jeune homme à demi éveillé et dont la poitrine haletait, dont la bouche bégayait :

– J’appelle Prisca dans mon rêve, et c’est Zakhar qui vient !

Il retomba comme une masse inerte ; ses paupières s’étaient refermées, ses mains s’agitèrent un instant comme pour repousser la vision qui traversait son cauchemar… puis, une fois encore, il ne bougea plus.

Le laquais s’approcha du lit, plus près encore, et regarda le dormeur avec une expression qui changeait du tout au tout sa physionomie. Là, il n’y avait plus rien de l’homme farouche qui tout à l’heure creusait la terre avec des airs de damné, avec des gestes qu’ont seules certaines créatures marquées par le destin pour des besognes d’enfer. Cette figure était tout amour !…

Le redoutable vieillard qu’habillait une livrée soupira. Et il y avait encore un abîme entre le soupir qui avait gonflé sa poitrine dans le souterrain et celui qui s’exhalait de ses lèvres blêmes penchées sur un front de vingt-cinq ans.

Il s’éloigna enfin du dormeur, considéra un instant le verre posé sur la table, près de la veilleuse ; il le souleva, l’examina, le reposa.

Puis, il gagna la porte, l’ouvrit, la referma.

Il se trouvait dans un corridor éclairé par une ampoule électrique.

Presque aussitôt, un officier apparut :

– Ah ! Zakhar ! j’allais te chercher : l’empereur te demande !

– Que dis-tu ? répliqua sourdement le valet, il ne repose donc pas ?

– Il n’a pas dormi de la nuit et il te réclame !

– Tu étais de garde au palais et tu ne m’as pas prévenu qu’Ivan était de retour à Tsarskoïe ! lui souffla Zakhar à l’oreille, en lui montrant du doigt la porte de la chambre où dormait ce jeune homme qui avait des cauchemars si inquiétants.

– Je l’ai su trop tard pour te prévenir et j’étais averti que tu travaillais déjà ! Aussitôt arrivé, Ivan a voulu se coucher ; il était d’une humeur de dogue enragé. Je l’ai accompagné dans son appartement et je l’ai calmé avec un bon narcotique…

– Par la Vierge ! une autre fois ; tu mettras une dose plus forte, Serge Ivanovitch ! Quand je suis sorti de la muraille, il s’est dressé sur sa couche et m’a regardé avec horreur ! Il a cru qu’il rêvait ! Heureusement ! Songe à ce qui eût pu sortir de tout ceci !…

– Il te tuerait sans aucun remords ! C’est un jeune homme à cela, assurément !… Mais va donc, Zakhar ! l’empereur…

– L’empereur attendra ; quant à Ivan, c’est un jeune homme à me tuer assurément et, assurément aussi, je suis un vieillard à me laisser tuer par lui sans dire ouf ! comprends bien cela !

– Je comprends bien cela et encore d’autres choses et tout ce que tu voudras, Zakhar !… Et si tu veux que je parle au grand-duc Ivan, demain…

– Il est si jeune ! il est si jeune ! soupira Zakhar… Qu’est-ce que devient sa chère histoire d’amour avec la petite du canal Catherine ?

– C’est toujours gracieux comme tout, et à mourir de rire ! fit l’officier en souriant, et cependant Zakhar, je ne te conseille pas d’en rire devant lui.

– Oui ! oui ! c’est un jeune homme frais comme l’œil, et avec cela il a un courage de tigre. Mais je crois que le temps est venu de lui parler, de lui accrocher quelque chose au cœur, de solide ! n’est-ce pas ton avis, Serge Ivanovitch ?

– Tout à fait mon avis ! Tout à fait mon avis ! Chut ! du bruit chez la grande-duchesse !

– Nadiijda Mikhaëlovna ne dort donc pas, elle non plus ?

– On ne sait jamais ni qui dort ni qui veille dans ce sacré palais !… Elle bavarde peut-être encore avec la Wyronzew !

– Non, non ! ça, je sais que la Wyronzew est chez l’impératrice et qu’elles en ont toutes deux pour jusqu’à l’aurore à s’en raconter sur le Raspoutine !…

– C’est toujours pour demain, les raspoutinades de l’Ermitage, tu es sûr de cela, Zakhar ? demanda l’officier en français.

– Sûr, absolument sûr… tout le service d’honneur a reçu ses convocations… Écoute, Serge ! Voilà une bonne occasion pour parler à Ivan… mais je vais chez Sa Majesté… Si je n’arrivais pas quand elle m’appelle, elle en ferait une maladie… Où vas-tu, toi ?

– Moi, répondit l’officier, je rentre chez moi ; mon tour de garde est fini !

– Eh bien, bonne nuit ! tu es un brave garçon !

Deux minutes plus tard, Zakhar, second valet de chambre de Sa Majesté, entrait dans la chambre de l’empereur.

Il le trouvait dans son lit, mais les draps étaient à demi rejetés et il était assis et pâle comme ses draps. Il fit signe à Zakhar de refermer la porte et de pousser les verrous.

– Les autres portes ! regarde derrière les autres portes ; assure-toi que nous sommes seuls ! Eh bien ! viens, maintenant ! approche !… qui donc est entré aujourd’hui dans ma chambre ?…

– Moi ! répondit Zakhar… moi et pas d’autre !

– Toi ! et pas d’autre !… Tu n’as pas assuré le service à toi tout seul !… je ne te crois pas !

– J’avais juré à Sa Majesté d’assurer le service à moi tout seul ! Il faut me croire ou me renvoyer, batouchka ! (petit père !)

Et Zakhar se jeta à genoux.

– Relève-toi ! relève-toi et regarde ceci ! Sais-tu ce que c’est que ceci ?

L’empereur tendait d’un geste, à la fois impératif et tremblant, une feuille de papier que Zakhar ne prit pas…

– Non ! je ne sais pas ce que c’est ! Je jure à Sa Majesté que je ne sais pas ce que c’est !

– Alors, tu vois bien qu’il est entré quelqu’un d’autre que toi ici !… J’ai trouvé cela sous mon oreiller ! Oh ! pas tout de suite ! Pas tout de suite ! Ce n’est qu’au milieu de la nuit que je me suis réveillé et que ma main, tout à fait par hasard, a rencontré ce pli sous mon oreiller !…

– Eh bien, sire ! Je ne puis dire qu’une chose à Votre Majesté, c’est que ce pli a été apporté là pendant qu’elle dormait ! car c’est moi qui ai assuré le service de Sa Majesté hier soir, comme tous les soirs, depuis deux mois que Sa Majesté m’honore de sa faveur, et je puis jurer, sur la Vierge de Kazan, à Sa Majesté, que ce pli ne se trouvait point sous son oreiller hier soir, car c’est moi qui ai posé les oreillers, moi-même !

L’empereur soupira : pendant que je dormais ! Et il répéta cette phrase encore avec un frisson. Il ne manquait point de bravoure, cependant… il avait maintes fois affronté l’attentat dans la rue, mais il avait peur la nuit, chez lui, de tout ce qui se passait autour de lui dans les ténèbres et de tout ce que l’on y chuchotait derrière les murs.

Un jour, il avait dit au maréchal de la cour qui voulait doubler la garde du palais Alexandre : « Doubler la garde ? Pourquoi faire ? Elle n’empêchera pas de passer ceux qui ont le droit d’entrer ! »

– Passe-moi ma robe de chambre, Zakhar !… Comme tu as été long à venir… et tu viens pour me raconter cela qu’on a apporté cette chose pendant mon sommeil !… Sais-tu bien qu’il n’y a qu’une personne qui pouvait venir ici pendant mon sommeil ? As-tu réfléchi à cela ?

– Oh ! fit Zakhar en faisant deux pas en arrière et en affectant le plus grand trouble… Non ! non ! que Sa Majesté oublie ce que j’ai dit : par la Vierge de Kazan, je n’avais pas réfléchi à cela !… Je vois qu’il vaudrait mieux tenir sa bouche close éternellement !… Mais comment faire, quand le petit père m’interroge ?

– Lis ! je veux que tu lises !… Donne-moi un peu d’eau sucrée ! Remue le sucre !… écrase bien le sucre !… lis, je le veux !

Et l’empereur but le verre d’eau sucrée pendant que Zakhar lisait.

Nicolas ne quittait pas Zakhar des yeux : voici ce que le valet lut sur cette feuille, qui était une page de vieux missel grec décoré de figures d’Apocalypse, au travers de laquelle on avait écrit :

« Le « Novi » ou la mort !… »

Le Novi, le « Nouveau », c’était le nom que les fanatiques donnaient à Raspoutine.

Zakhar remit la feuille à Sa Majesté :

– Eh bien ? interrogea l’empereur.

Le valet se taisait toujours.

– Ah çà ! m’entends-tu ? Je te demande ce que tu penses de cela.

– Qu’est-ce que vous voulez que je pense, Votre Majesté ? Je pense que ceci a été mis là pour influencer Votre Majesté et l’inciter à rappeler Raspoutine auprès d’Elle dans le palais ! Ce pauvre Raspoutine doit bien souffrir d’avoir été si longtemps éloigné de l’empereur, lui qui l’aime tant !

– Raspoutine ou la mort !… Rien que cela ! fit tout haut Nicolas avec un sourire inquiet. Voilà qui est catégorique. Qu’en dis-tu ?

– Oh ! en ce qui concerne la menace qui est inscrite sur cette feuille, je l’estime sans importance, assurément ! témoigna Zakhar.

– Moi aussi ! Moi aussi ! approuva Nicolas de sa voix blanche. Ce n’est pas cela qui me fait peur, certes !… La mort ! J’en suis menacé chaque jour, et personne ne sait quand la mort vient et il y en a qui meurent subitement et même violemment, par le fer ou le poison ou tout autre instrument, sans avoir reçu aucun avertissement. Nous sommes tous dans la main de Dieu !

– Tous ! tous ! Nous sommes tous dans la main de Dieu, batouchka ! Mais la main de Dieu est puissante et protège Votre Majesté ! Elle l’a toujours protégée.

– Est-ce que tu aimes Raspoutine, toi ? interrogea brusquement l’empereur.

– Comment ne l’aimerais-je pas ? Il aime tant Sa Majesté ! Il prie nuit et jour pour Elle, cela est connu, on ne peut pas dire le contraire !

– C’est un saint, n’est-ce pas ?

– Un grand saint, assurément. Il y en a qui disent que c’est plus qu’un saint !

– Qu’est-ce que tu entends par « plus qu’un saint » ?

– J’entends que Dieu le père n’a rien à lui refuser et qu’il l’aime comme son fils, comme son propre fils sur la terre ! Raspoutine fait les miracles qu’il veut, cela aussi est connu ! Il guérit les malades. Il n’a qu’à les toucher… Voilà ce qu’on dit dans le peuple, et pas seulement dans le peuple… voilà ce qu’on dit partout ! du haut en bas !

– On dit beaucoup de choses, je le sais, sur le Novi. Et je ne sais pas ce que l’on doit croire de tout ce que l’on dit.

– Oh ! Votre Majesté est la lumière même. Elle éclaire tout. Elle doit lire dans le cœur de Raspoutine…

– Ce n’est pas de cela que je te parle… Qu’est-ce que c’est que ces cérémonies auxquelles ont assisté les dames de la cour ? Tu as entendu parler de cela, certainement !… Ne fais pas l’ignorant ou tu pourrais t’en repentir !… Réponds-moi avec vérité…

– Toujours, toujours avec vérité, Votre Majesté ! Mais qu’est-ce qu’un humble serviteur peut savoir ? Qu’est-ce qu’il peut savoir ?

– On a dit qu’il se passait là des choses extraordinaires…

– Votre Majesté, il n’est pas impossible qu’il se passe là des choses extraordinaires. Raspoutine est si extraordinaire lui-même ! Comment ne se passerait-il pas des choses extraordinaires ? Mais certainement, ce sont des choses nécessaires, sans quoi, par la grâce de Dieu, elles ne se passeraient pas !

– Écoute !… Tu m’as dit tout à l’heure qu’il n’y avait qu’une personne qui ait pu pénétrer cette nuit dans ma chambre.

– Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai dit à Sa Majesté que je n’avais pas réfléchi à cela ! Ayez pitié de votre serviteur, batouchka !

Et Zakhar se rejeta à genoux.

L’empereur l’y laissa quelque temps. Il semblait réfléchir profondément.

– Écoute, reprit-il, je vais te poser une question… Et puis, non ! retire-toi et va prévenir la première femme de chambre que je veux voir sa maîtresse sur-le-champ…

Zakhar se leva, salua et s’apprêta à sortir. Alors, Nicolas le retint :

– Et puis, non ! rentre chez toi ! Va te reposer ! Je n’ai plus besoin de toi !

Zakhar disparut.

Nicolas ouvrit une porte, traversa une antichambre et frappa à une autre porte. Une voix féminine, effrayée, demanda qui frappait.

– C’est moi ! répondit l’empereur. Ouvre-moi ! ouvre-moi tout de suite !

La porte fut ouverte et Nicolas se trouva en face de la première femme de chambre, qui avait roulé autour d’elle un saut de lit et qui paraissait ahurie de voir l’empereur à cette heure.

– Faut-il que je prévienne Sa Majesté ?

Mais Nicolas n’eut même pas à répondre. Près de la petite pièce où reposait la femme de chambre, par une porte entr’ouverte, une voix parvenait jusqu’à eux :

– Qu’est-ce qu’il y a, Nadège ?

L’empereur s’avança, pénétra dans la chambre et referma la porte.

Cette pièce était doucement éclairée par une lampe veilleuse sur une table et par les petites lumières qui faisaient une auréole aux saintes images sur un autel suspendu, contre la muraille.

Dans son grand lit de milieu, l’impératrice Alexandra, soulevée sur un coude, voyait venir à elle Nicolas avec non moins de stupéfaction que, tout à l’heure, la première femme de chambre elle-même.

– Qu’arrive-t-il, Nikolouchka ?

Nicolas, pour toute réponse, glissa sous les yeux de l’impératrice la feuille de missel :

– Voici ce que j’ai trouvé sous mon oreiller ! fit-il simplement.

– C’est abominable ! déclara Alexandra. Il faut remettre cela au maréchal de la cour, pour qu’il ordonne une enquête et qu’il avertisse au besoin le maître de police… C’est le fait, assurément, de quelque domestique, et ceci est d’autant plus regrettable que Raspoutine va être encore rendu responsable de cette stupidité !

– De ce crime, répliqua froidement Nicolas, qui s’efforçait de paraître calme et qui n’osait pas regarder Alexandra en face !

Il l’aimait toujours, mais depuis longtemps il pensait qu’elle ne l’aimait plus… On lui avait prouvé cela ou à peu près prouvé et il avait été assez faible pour traiter ces choses de calomnies, sans être sûr de quoi que ce fût… s’il avait été sûr de quelque chose de ce genre, il eût été trop malheureux ! Mais il avait été bien malheureux tout de même… Et personne n’avait l’air de s’en apercevoir.

– Oui, c’est un crime, répétait-il avec force, un crime de lèse-majesté… et il ne peut venir que d’ici !

Il avait parlé précipitamment, car il sentait bien que s’il avait attendu encore cinq minutes, il n’aurait pas eu le courage de formuler son accusation.

– Que veux-tu dire ? éclata Alexandra.

Et elle se releva tout à fait de sa couche, et comme son épaule était dévêtue, Nicolas ne put la regarder sans rougir.

Au fond, il était timide comme un enfant. Cette femme avait toujours fait de lui ce qu’elle avait voulu, même depuis qu’elle ne l’aimait plus…

Nicolas n’avait point de volonté, il n’avait que de bonnes intentions et de l’honnêteté.

Dans son désarroi, il avait cherché autour de lui quelqu’un à qui se raccrocher, et on lui avait jeté dans les bras ce mage qui, avec ses diableries enveloppées de paroles d’évangiles, n’avait pas été long à le subjuguer ! Encore, au bout de quelque temps, avait-il dû l’écarter du palais, sur la menace proférée par ses oncles et par presque toute la famille de rompre avec la cour… C’est alors que les grands-ducs lui avaient révélé des faits extravagants, ces histoires d’orgies menées par Raspoutine où les grandes dames de la cour étaient abominablement mêlées. C’est alors que l’on avait osé lui faire comprendre que la tsarine elle-même n’était point étrangère à de telles pratiques…

Cela, certes, il ne l’avait pas cru, mais il avait été trop touché lui-même par la force de suggestion du mage et il savait trop l’impératrice sous l’influence de ce dernier pour n’avoir pas redouté qu’elle n’en vînt à faire un jour comme les autres !

Raspoutine avait donc été éloigné ! Mais, depuis, Nicolas n’avait plus de repos !

Sans compter qu’il ne savait au juste s’il avait eu raison ou tort d’agir ainsi.

Il avait prié ardemment les saintes icônes de venir à son secours, il leur avait demandé ce qu’il fallait faire. Pour toute réponse, il n’avait trouvé que ce mot, sous son oreiller : « Le Novi ou la mort ! »

À la question fulgurante d’Alexandra, il ne savait que répondre. Maintenant, il regrettait de l’avoir accusée si directement et il tenta d’expliquer :

– J’ai pensé que ceci ne pouvait venir que de votre personnel !

– Non ! non ! tu ne te serais pas dérangé pour si peu !… Tu as cru que cela venait de plus haut !…

– C’est possible ! Nadiijda Mikhaëlovna est capable de tout pour m’impressionner dès qu’il s’agit de son Raspoutine !

– Laisse donc la grande-duchesse tranquille !

– Je sais que la Wyronzew est encore venue te voir tantôt… la Wyronzew est enragée !… véritablement une femme enragée !…

– Je sais que vous la détestez ! fit la tsarine, calmée par l’humilité de Nicolas… Elle est incapable d’une aussi basse action !… Quel que soit l’auteur de cette ignominie, pour moi celle-ci n’a eu d’autre but que de vous rappeler que vous avez exilé d’ici un homme qui ne vous a jamais fait que du bien et qui prie Dieu nuit et jour pour vous !

Cette répétition d’une phrase qu’il avait déjà entendue dans la bouche d’un laquais donna profondément à réfléchir à Nicolas, qui s’assit, toujours sans regarder la tsarine.

Alexandra se rendit compte de ce qui se passait dans l’esprit de l’empereur (elle le connaissait si bien, son Nikolouchka !) Elle reprit d’une voix adoucie :

– De son dévouement vous ne pouvez pas douter ! et cependant vous avez traité cet homme comme votre pire ennemi !…

– Vous savez, répliqua-t-il en baissant le ton, à quelles instances j’ai dû céder ! Vous n’étiez pas, vous-même, d’avis de rompre avec mes oncles ; cela aurait fait un gros scandale…

– Sans doute, acquiesça-t-elle, mais, Nikolouchka, il ne pouvait s’agir que d’un éloignement passager… et votre rigueur est sans exemple !

– J’ai encore vu mon oncle hier…

– Je sais ! je sais !… C’est pourquoi je ne devrais point m’étonner de ce qui arrive ce soir ! Ces gens-là ont ici une valetaille qui leur est toute dévouée, si j’en excepte votre Zakhar ! Si vous aviez un peu de volonté, Nikolouchka ! vous feriez maison nette !

– Et pour mettre qui à la place, je vous le demande ? des inconnus ?… Du reste, j’ai beau les voir depuis longtemps, tous ceux qui sont ici me restent inconnus, soupira-t-il douloureusement.

– À qui la faute, Nikolouchka ? Les plus grands dévouements, vous les écartez ! Nul ne peut être sûr de votre appui !… Moi-même, j’ai été plus d’une fois victime de ceux qui se disaient vos amis et dont vous avez dû vous séparer depuis, quand vous les eûtes mieux connus !

Nicolas ne répondit rien et resta la tête basse.

– Que vous a dit votre oncle ?

– Mais rien d’important.

– Pardon ! je vous parlais tout à l’heure du Novi et vous m’avez parlé immédiatement du grand-duc… C’est donc qu’il vous a entretenu de Raspoutine ?

– Eh bien, oui ! et je suis venu surtout pour vous parler de cela.

– Ah ! enfin ! je vous écoute, Nikolouchka !

– Il m’a dit que Raspoutine était la fable de la ville et de toute la colonie étrangère à cause de ses pratiques…

– Quelles pratiques ?

– Demandez à la Wyronzew ! Elle vous renseignera ! Et même à Nadiijda Mikhaëlovna ! Il s’est passé des scènes effroyables, chez elle, à Petrograd… et il y avait encore des femmes de la cour, des femmes de votre service ; ce qu’on m’a raconté est abominable !

– Faut-il tout croire ?

– Je suis heureux de vous savoir dans cette ignorance, soupira Nicolas… car si j’apprenais jamais

– Quoi ?

– Rien ! rien ! Ne parlons plus de ces horreurs ! s’écria Nicolas en se levant.

« À cette idée, je deviens fou ! Que Dieu vous protège… Je vous demande pardon de vous avoir dérangée…

Il marcha hâtivement vers la porte.

– Voilà dans quel état une conversation avec votre oncle vous a mis !

– Non ! non ! gémit-il… C’est ce papier ! « Le Novi ou la mort ! » À moi, à moi, le tsar !

La voix douce d’Alexandra le suivit et l’arrêta net dans sa fuite :

– Et si cela voulait dire : ou la mort de votre âme, Nikolouchka !… Et si c’était un avertissement des saintes images ? Car enfin l’avez-vous vu faire des miracles, oui ou non ?

– Oui, c’est un homme étrange !

– C’est l’homme de Dieu, Niki ! c’est le Novi !

Nicolas soupira encore et quitta la chambre.

Rentré dans son appartement, il se mit à genoux devant les saintes icônes qu’éclairaient les petites lampes ardentes…

Quand il se releva, il prit dans ses mains son pauvre front appesanti… et il resta longtemps ainsi, comme essayant de se suggestionner lui-même… Ah ! vouloir ! vouloir !…

Et puis, très las, effroyablement las, il ouvrit une fenêtre et s’accouda au-dessus de la nuit.

Le parc était tout noir… Tout au fond, il apercevait çà et là la pâleur des grands murs qui fermaient son palais comme une prison…

Et par delà les murs il entendait parfois l’appel d’une sentinelle ; et puis, c’était encore le silence, le mystère… l’éternel mystère.

Et lui était au centre de ce mystère, mystère du palais, de ces jardins… Et par delà les murs, le mystère de son empire qui lui échappait, auquel il ne comprenait plus rien… et par delà l’empire, le mystère de son propre destin…

Dans sa détresse, sur le fond des ténèbres se détacha peu à peu la figure de l’Autre, de l’Autre empereur, qui avait été souvent sa force occulte, qu’il avait toujours senti derrière lui, à côté de lui, comme son grand frère d’Orgueil et de Pouvoir, comme la seconde face de la Toute-Puissance autocratique sur les peuples, de l’Autre dont il entendait, encore la voix qui lui parlait de leur mission divine sur la terre et qui, au nom de cette mission divine, lui faisait signer, dans le désert des flots de Bjoërkoë, ce traité d’alliance qui n’était point dans le programme de son père et que ses hommes d’État avaient déchiré à son retour, comme on déchire les mauvaises pages entre les mains d’un enfant qui a mal compris son devoir… de l’Autre qui s’était joué de lui et qui l’avait jeté dans cet affreux chaos.

Un instant, il tendit éperdument ses bras tremblants vers l’Autre !… et ses lèvres murmurèrent :

Qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait de moi ?… que va-t-il advenir de nous l’un sans l’autre ?

Eut-il une vision de son dernier destin ?… et aussi du dernier destin de l’Autre ?… Au matin, quand Zakhar pénétra dans sa chambre, il le trouva étendu sur le parquet, sans connaissance…

II – LA LEÇON INTERROMPUE

– Bonjour, mon amour !…

– Pierre Féodorovitch, voulez-vous être sérieux, je vous prie ! D’abord, à cette heure-ci, vous pouvez me dire bonsoir ; et vous êtes en retard, monsieur. Vous aurez un mauvais point.

Et Prisca retira doucement la main que Pierre avait portée à ses lèvres avec un peu trop d’effusion. Le jeune homme soupira en lui souriant, puis promena son regard avec satisfaction sur tous les objets charmants qui entouraient la bien-aimée. C’était toujours avec une joie nouvelle qu’il retrouvait la douce atmosphère de ce modeste appartement du canal Catherine, ces fleurs éclatantes cueillies dans leurs promenades aux îles enchantées de la Néva, ces bibelots « vieux russe », les « babas » énormes au ventre de buis peinturlurés avec une naïveté paysanne, et, se balançant à la fenêtre, la petite flasque habillée d’osier qui avait contenu du chianti, souvenir d’une dînette à Oranienbaum, muée en pot de fleurs pour les premières roses de la saison.

– Bonjour ? bonsoir, fit-il, est-ce qu’on sait jamais, avec ce merveilleux printemps ? Nos nuits blanches ne ressemblent-elles pas aux plus beaux des jours ! Depuis que je vous connais, Prisca, il y a dans mon cœur et sur mes yeux une éternelle aurore…

– Poète !… Poète !… Il ne s’agit pas de poésie, mais bien de votre leçon.

– Poète !… serait-ce un reproche de votre part ? fit-il avec exaltation. Vraiment, il pleut du sang autour de nous. Prisca, mon amour, le monde est en proie aux vautours, ma chère petite colombe ! si tu veux que nos cœurs ne se gonflent pas d’horreur, laisse-les se remplir de rayons !… Pourquoi pleures-tu ?… Tu pleures, Prisca, tu pleures !… Pleures-tu sur l’horreur du monde ! pleures-tu sur notre amour ?…

– Je pleure parce que vous faites encore le fou ! Vous ne serez donc jamais raisonnable ? Vous m’aviez promis d’être un élève bien sage ! Hélas ! c’est fini de jouer !…

– De jouer ! s’écria Pierre, impétueux, de jouer !… Vous appelez notre amour un jeu, Prisca !

– Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais, Pierre Féodorovitch !…

– En vérité, répliqua l’autre, en fronçant les sourcils, je vous défie de me dire que vous ne m’aimez pas !…

Elle se leva à son tour, très pâle. Elle semblait se soutenir avec peine.

Elle fit, presque à voix basse :

– Il faut nous dire adieu, Pierre, c’est tout ce que j’ai à vous dire ! Et pardonnez-moi, mon ami, tout est de ma faute !… Je suis cruellement punie…

– Mais je ne vous comprends pas !… Mais je ne vous comprends pas !…

Elle eut un geste vague et il put croire qu’elle allait s’évanouir. Il la retint dans ses bras frémissants. C’était la première fois qu’il la tenait ainsi, quasi pâmée. Il se pencha sur ce visage adorable, sur toute cette faiblesse amoureuse, et ses lèvres n’étaient pas bien loin des lèvres de Prisca quand celle-ci, retrouvant soudain ses forces, l’écarta doucement mais résolument en lui disant :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !… Il faut que vous vous en alliez !… Je vous écrirai…

Ils étaient maintenant face à face, aussi pâles l’un que l’autre, et ils se regardaient tristement. Ils étaient beaux tous les deux. Elle était brune avec des yeux d’azur clair pleins d’une douceur étrange. C’était le mélange du Nord et du Midi, l’union de deux races qui avait produit ce chef-d’œuvre plein de fraîcheur, de charme, de langueur et auquel il ne manquait point cependant une certaine force, une énergie évidente, une puissance de volonté qui étonnait toujours chez Prisca, dans le moment qu’on la croyait la plus nonchalante et la plus docile, gracieusement abandonnée au cours des heures.

Française, née d’une mère italienne, qui avait été célèbre pour son art et par sa beauté, et d’un grand industriel du Nord, qui s’était ruiné quelques années avant la guerre dans une entreprise qui semblait devoir doubler sa fortune, orpheline maintenant et réduite à ses propres ressources, elle avait regardé la misère sans peur et n’en avait pas été touchée. Parlant couramment quatre langues, et désireuse de voyager, elle était partie pour la Russie, où l’attendait une place des plus honorables et des mieux rétribuées auprès d’un des plus puissants tchinovnicks du ministère des Affaires étrangères. Elle eût aimé, en toute simplicité, se consacrer quelque temps à l’éducation des deux dernières petites filles du comte Nératof, mais le vieux seigneur avait eu tôt fait de déclarer qu’il ne pouvait se passer d’une aide aussi précieuse pour la rédaction de ses rapports diplomatiques et la traduction de sa correspondance. En même temps, il lui faisait une cour assidue et vite scandaleuse. Elle s’en alla.

Elle était d’une fierté que rien encore n’avait salie. Elle partit en pleurant, car elle aimait déjà les petites, qui l’aimaient bien aussi, et son cœur, qui n’avait connu que la peine, était plein d’une tendresse inassouvie.

Elle résolut de vivre librement de ses leçons et s’installa, avec ses économies, dans ce petit appartement du canal Catherine, qu’elle fit le plus clair et le plus gracieux possible pour chasser les idées noires dont elle avait peine, parfois, de se défendre. Dans les salons du comte, elle s’était créé quelques relations qui lui furent utiles, et la comtesse elle-même, qui lui savait gré de son départ et de sa vertu et de sa discrétion, l’avait aidée mieux que de ses conseils. Elle lui avait envoyé deux élèves venus de la meilleure société de Pétersbourg. Elle dut bientôt en refuser.

Elle avait refusé tout d’abord, par exemple, de donner des leçons à Pierre Féodorovitch, qu’elle ne connaissait point et qui s’était présenté un soir assez inopinément, forçant presque sa porte, avec la seule recommandation de son uniforme à liséré d’étudiant. Elle crut même reconnaître en lui une certaine ombre qui l’avait suivie dans sa dernière promenade aux îles.

L’étudiant était parti, furieux, mais non désespéré, car il renouvela ses vaines tentatives et écrivit des lettres pleines de fautes de français qu’il soulignait lui-même en ajoutant en marge que, lorsqu’on écrivait le français comme ça, on avait absolument besoin d’un professeur ! Ces lettres amusèrent Prisca, mais ne la firent point céder. La guerre avait éclaté sur ces entrefaites ; plus d’une année s’écoula sans qu’elle entendît parler de son étudiant. Et puis celui-ci lui avait écrit à nouveau. Il revenait du front dans le plus méchant état physique et moral. Et le ton des lettres avait changé. Il y avait, cette fois, à chaque ligne, une telle désespérance de toutes choses et une telle sincérité dans la douleur qu’elle en fut émue aux larmes. Il lui disait qu’il n’avait jamais été aimé de personne au monde, que son père était mort, que sa mère le détestait, qu’il était le plus pitoyable des hommes et qu’il n’y avait qu’une chose qui pût le consoler de tant de malheurs, l’espoir de se fortifier « dans l’étude de la belle langue française », qu’il paraissait du reste connaître à fond.

Bien que cette détresse parût proche de la sienne, elle hésita, car elle avait le pressentiment qu’elle touchait à une heure grave de son existence. L’étudiant était beau, d’une beauté mâle et charmante à la fois, avec des manières parfaites qui dénotaient une éducation des plus soignées ; quelques-unes de ses protestations, lorsqu’elle l’avait mis si courageusement à la porte, étaient des mieux tournées, et si bien, ma foi, qu’elle en avait conservé les termes un peu osés, quoique toujours polis et même délicats, dans une mémoire qui n’était pas toujours fidèle. Le ton, la voix, cette douce chanson du français prononcé par les Russes de la haute société n’avaient pas été non plus pour lui déplaire.

Il n’était point jusqu’à cette atmosphère de mystère dont Pierre était entouré, qui ne la séduisît, car elle continuait à ignorer tout de lui en dehors de ce qu’il avait bien voulu lui confier, à savoir que sa mère, qui habitait Odessa, l’avait envoyé faire ses études à Pétersbourg pour se débarrasser de lui. Cependant, il devait lui cacher quelque événement extraordinaire, car il lui était apparu quelquefois inquiet, singulièrement agité.

Finalement, elle ne répondit pas.

Mais un soir (Pierre venait toujours le soir), elle trouva le jeune homme installé dans son cabinet de travail, malgré les admonestations de Nastia, sa fidèle servante, qui avait la consigne de ne pas recevoir l’étudiant s’il se présentait. Elle avait grondé. Alors il avait parlé. Il avait dit qu’il n’avait que quelques semaines à passer à Petrograd, puis qu’il repartirait pour le front, où il se ferait certainement tuer, et que si elle n’avait point un cœur de granit, elle lui accorderait certainement trois leçons par semaine. « Le français est très utile dans les circonstances que nous traversons. » Il voulait paraître enjoué, quand il était visible qu’il souffrait réellement. Elle eut pitié. Les leçons furent accordées.

Dès la première, elle eut peur de se trouver seule avec la musique de cette voix qui l’enveloppait d’un charme encore inconnu. Elle donna ces leçons dehors. Ce fut pis. Les promenades étaient délicieuses, et, par moments, silencieuses, ce qui devenait grave. Et puis, de temps en temps, il faisait le fou. Il glissa dans un lac des îles, en voulant lui cueillir une fleur de nénuphar, et elle poussa un cri affreux qui lui révéla à ne s’y point méprendre son propre état d’âme. Mais déjà Pierre la rassurait et plaisantait en nageant avec aisance ; il lui ordonnait de s’éloigner, de rentrer chez elle, affirmant qu’il nagerait jusqu’à la limite de ses forces plutôt que de se montrer devant elle, ruisselant et ridicule. Mais elle le supplia si joliment et si tendrement, qu’ils ruisselèrent bientôt, sur la rive, de la même eau ; elle l’enveloppa de son manteau qu’il emporta et qu’elle ne revit plus.

Ces quelques scènes feront comprendre assez facilement à quel point psychique se rencontraient maintenant les deux jeunes gens, à l’heure où nous les rejoignons dans la maison du canal Catherine. Tout de même, il devait y avoir quelque chose de nouveau qu’ignorait encore Pierre Féodorovitch, car l’émoi de Prisca dépassait tout ce qu’il avait encore vu.

– Vous me chassez, dit-il… vous n’avez donc pas la patience d’attendre que des événements, dont je ne suis pas le maître, nous séparent peut-être à jamais…

Ces paroles semblèrent produire un singulier effet sur la jeune fille et lui rendre tout son sang-froid.

– Je ne vous chasse pas, mon ami !… prononça-t-elle, en regardant Pierre bien en face, et soyez sûr que je n’oublierai jamais les quelques heures que nous avons passées ensemble… Si j’ai pu vous être de quelque secours moral dans la crise que vous traversez, Pierre Féodorovitch, je ne regretterai rien… surtout si vous me promettez de ne plus revenir, de ne plus tenter de me voir… et de ne plus m’écrire…

– Pourquoi ? Mais pourquoi ?… Mais pourquoi ? Que se passe-t-il ? protesta Pierre en fermant les poings avec rage. Au lieu de m’écrire, ayez donc le courage de parler !

Elle sembla hésiter encore un instant, puis se décida :

– Je ne vous fais aucun reproche, Pierre, et j’ai toujours imaginé, vous le pensez bien, qu’il nous faudrait mettre rapidement un terme à d’aussi… dangereux enfantillages. Ne m’avez-vous pas avertie vous-même que vous deviez partir prochainement pour le front ?…

– Je ne pars plus, Prisca !…

– Non, mon ami, je le sais !… mais… (et elle essaya de sourire et elle parvint à sourire)… mais vous allez vous marier !… et alors… alors, vous comprenez !… vous comprenez qu’il serait plus convenable…

Elle s’arrêta, toujours souriante, mais si pâle et prête à étouffer… Quant à lui, il l’avait laissée dire et puis, tout à coup, il jeta un cri :

– Moi ! jamais ! clama-t-il… qui vous a dit cela ?… je veux le savoir !… et il se mit à tourner autour de la chambre comme un jeune tigre…

Elle lui tendit une lettre ; il lut et pâlit :

 

« Mademoiselle, il faut cesser vos leçons avec Pierre Féodorovitch et ne plus le revoir. C’est un conseil précieux que l’on vous donne à tous les points de vue. Pierre va se marier. Après le conseil, voici un ordre qui vous sauvera de tout ennui. Quittez tout de suite Saint-Pétersbourg ! »

 

– Notre Seigneur et les saints archanges ! haleta le jeune homme, vous allez me dire, Prisca, qui vous a apporté ce mot-là !

Mais, à ce moment, il fut stupéfait de l’expression horrifiée avec laquelle Prisca regardait du côté de la fenêtre, et il aperçut à cette fenêtre la face hideuse et blafarde d’un homme tout enveloppé d’un manteau marron avec col garni de faux astrakan…

– Lui ! soupira-t-elle !… C’est lui qui m’a glissé ce mot hier soir comme je rentrais des îles ! Il m’a fait une peur !…

– Saint Serge ! gémit encore l’étudiant ! l’Okrana c’est l’Okrana ! j’en suis sûr !… Ne bouge pas, Prisca, laisse-moi m’éloigner doucement… je vais regagner la porte sans en avoir l’air… fais celle qui continue de bavarder avec moi !… Il le faut !… je veux savoir !… il me faut cet homme !… parle ! mais parle donc !…

Lentement, il avait gagné le coin du salon qui était invisible de la fenêtre ; il s’était glissé dans le vestibule et bondissait maintenant sur le quai, sous le nez des dvornicks effrayés. Dans le même moment, il se heurtait à un jeune officier qui sautait d’un isvô dont les chevaux se cabraient hennissants et fumants.

– Laisse-moi donc passer, Serge Ivanovitch, lui jeta Pierre, mais l’autre le retenait et l’homme de la fenêtre avait profité de l’incident pour disparaître dans la plus prochaine peréoulok (petite rue). Pierre était furieux et tempêtait sans arriver à se défaire de l’emprise de Serge.

Monseigneur ! lui dit Serge, à voix basse, excusez-moi !… Ordre de l’empereur. Sa Majesté est arrivée hier du grand quartier général et vous mande en toute hâte à Tsarskoïe-Selo !

– Qui t’a transmis l’ordre ?

– Un domestique de la grande-duchesse !

– Ma mère !… Oh ! ma mère ! rugit sourdement l’étudiant ; et il sauta dans l’isvô de luxe, dont l’énorme cocher enveloppa ses deux chevaux de son court fouet retentissant.

III – AU PALAIS ALEXANDRA

 

Aussitôt son arrivée au palais Alexandra, le grand-duc Ivan Andréïevitch fut introduit dans l’appartement de sa mère, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna. Il était très troublé et très irrité. De toute évidence, sa mère était au courant de tout et ne devait rien ignorer de son intrigue avec Prisca, de son déguisement et de toutes les audacieuses fantaisies de l’étudiant Pierre Féodorovitch, car Pierre et Ivan ne faisaient, bien entendu, qu’un seul et même personnage.

Pour le moment, il avait quitté son uniforme universitaire pour se sangler dans la tunique des officiers de la garde. Dans le boudoir, il attendait, fébrile, ne pensant qu’à Prisca, car, en vérité, il l’aimait comme un fou et se sentait capable des plus définitives extravagances à ce sujet. Du reste, c’était dans sa nature de ne jamais faire les choses à moitié.

Zakhar, le second valet de chambre de l’empereur, lui avait dit, en le conduisant chez la grande-duchesse, que celle-ci se trouvait, dans le moment, avec Leurs Majestés, au chevet du tsarevitch, très souffrant, mais qu’elle ne tarderait pas à venir.

Enfin, la grande-duchesse entra.

Nadiijda Mikhaëlovna était encore une des plus belles femmes de la cour. Grande dame jusqu’au bout des doigts, du moins en public, elle avait réalisé le problème difficile d’avoir fait constamment sa volonté, d’avoir côtoyé les abîmes les plus profonds où puisse sombrer une réputation humaine, d’y être même descendue sans pour cela y laisser le plus petit morceau du manteau de considération sociale dans lequel elle tenait naturellement à rester enveloppée.

Elle avait su, non pas se faire pardonner par son monde, mais, ce qui est plus extraordinaire, lui faire oublier les aventures de sa jeunesse, qu’elle avait toujours traitées de si haut, et avec un si suprême dédain, que ceux mêmes qui en avaient été les témoins en étaient arrivés à douter du témoignage de leurs propres sens.

À force d’avoir été hautaine, et hautaine jusqu’à l’insolence, elle avait pu tout se permettre. Son mari, le grand-duc André Alexandrovitch, qui la gênait, avait eu le bon sens de mourir jeune, au cours d’une de ces orgies brutales dans lesquelles il essayait de noyer le chagrin qu’il nourrissait de n’être pas aimé d’une femme qu’il adorait et pour qui il n’avait jamais existé.

Quant à son fils, le grand-duc Ivan, on peut bien dire qu’il n’avait occupé sa mère que lorsque, dès les premières années de l’adolescence, celle-ci avait soudain découvert en lui un extraordinaire esprit d’indépendance, ou plutôt une extraordinaire indépendance d’esprit qui avait déjà, du reste, et depuis longtemps, choqué ses professeurs.

Ivan avait une façon de voir les choses et de juger les gens toute neuve à la cour et si parfaitement anti-traditionnelle que Nadiijda Mikhaëlovna en resta quelque temps interdite ; cependant, elle se remit bientôt, s’étant souvenue à temps qu’il y avait bien des raisons pour qu’Ivan n’eût point hérité des vertus dynastiques du grand-duc défunt. Et il lui revint à la mémoire que certain prince Vladimir Sergeovitch Asslakow, qu’elle avait autrefois distingué, lors d’une villégiature de la cour à Livadia (en Crimée), avait été bien connu, lui aussi, dans son temps, pour son exaltation et ses utopies.

Fougueux, passionné dans ses écrits comme dans ses paroles, ignorant toute prudence, ledit prince Asslakow, après avoir eu l’infinie satisfaction d’avoir été écouté et lu pendant quelques semaines par la grande-duchesse, constata bientôt sa cruelle disgrâce. Il avait lassé les bontés de la grande dame en la prenant trop au sérieux et en exigeant de l’amour là où on ne lui demandait que du plaisir.

Il était résulté de tout ceci qu’on l’avait envoyé se calmer à Samarkand et qu’on n’en avait plus jamais entendu parler depuis ; seulement, quelques mois plus tard, le grand-duc André Alexandrovitch était assuré de ne point mourir sans héritier.

Nadiijda Mikhaëlovna, dès qu’Ivan lui était apparu encombrant, l’avait fait voyager. Le jeune grand-duc avait eu des aventures au Japon, d’où il était revenu au moment de la guerre de Mandchourie, en déclarant, à qui voulait l’entendre, que Kouropatkine serait battu à plate couture.

Enfin, lors de la guerre actuelle, il s’était rendu insupportable dans tous les états-majors où il avait passé. Le ministre de la guerre Soukhomlinoff avait demandé son rappel à Petrograd, et Ivan, du reste, n’avait point protesté contre cette défaveur.

Inutile de dire que les rapports de la mère et du fils étaient des plus tendus, surtout depuis que la grande-duchesse s’était mis dans la tête de marier le grand-duc à la fille du prince Khirkof, qu’Ivan ne pouvait pas sentir.

Dès son entrée dans le boudoir, Nadiijda Mikhaëlovna vit du premier coup d’œil qu’Ivan serait difficilement « maniable ».

– Enfin, vous voilà, Vania ! fit-elle en usant à dessein de ce diminutif charmant que le jeune homme avait entendu plus souvent dans la bouche de sa « gniagnia » que dans celle d’une mère qui n’avait point de temps à perdre à le caresser, – je suis heureuse de te voir ici, en vérité !

Ivan déposa un baiser glacé sur la main de sa mère, cependant que celle-ci l’embrassait sur le front avec un empressement qui l’eût mis sur ses gardes, s’il en avait eu besoin…

– Je suis venu, sur l’ordre de l’empereur, mama, répondit-il (en restant debout, bien que le geste de la grande-duchesse le priât de s’asseoir près d’elle), mais en arrivant au palais, le grand maréchal m’a dit qu’il me fallait d’abord passer chez vous, et Zakhar m’a conduit ici.

– C’est cela même, Leurs Majestés sont en ce moment auprès du cher petit prince, qui est de plus en plus malade… Ses saignements l’ont repris… depuis deux jours, les hémorragies ne cessent pas… Gosoudarinia (l’impératrice) est affolée, la pauvre chère petite âme, et Sa Majesté est revenue en toute hâte… L’enfant est dans un état de faiblesse à faire pitié, et tout le palais est dans la consternation.

Ici, Nadiijda Mikhaëlovna appuya son léger mouchoir sur ses belles paupières, que l’âge n’avait point fripées.

– Que disent les médecins ? demanda Ivan en regardant sa mère d’une singulière façon.

– Ils disent qu’ils n’y comprennent rien, et ils sont épouvantés de leur impuissance… comme les autres fois, Vania ! comme les autres fois, mon enfant !…

– Eh bien, mais, répliqua Ivan, que cette confidence n’avait ému en aucune façon, vous n’avez qu’à faire comme les autres fois… faites venir Raspoutine !

Et un sourire de mépris glissa sous sa jeune moustache. La grande-duchesse soupira :

– C’est bien la seule chose qui nous reste à faire, ne le crois-tu pas ?

– Je le crois, je le crois, mama !…

Mais Nadiijda n’osait pas regarder son fils, car elle était bien étonnée de son calme : Raspoutine était un de ces noms qu’il ne pouvait entendre sans entrer dans une colère d’enfant terrible.

Cependant, elle était trop fine pour ne pas saisir l’ironie méchante qui se cachait sous ces phrases placides. Ivan avait été sévèrement morigéné déjà à propos de Raspoutine et par Leurs Majestés elles-mêmes ; il s’en souvenait peut-être… Elle espéra qu’il était devenu plus raisonnable.

– De fait, dit-elle, tu ne nieras plus, Vania, que Raspoutine a toujours eu une puissance miraculeuse sur la santé du tsarevitch !

– Miraculeuse, en effet, c’est le mot, ma mère, il n’y en a pas d’autre : puissance miraculeuse…

– Sitôt que l’homme de Dieu (et elle se signa) a été renvoyé d’ici par les intrigues de cet abominable Kokovtzev (ça ne lui a pas profité, entre parenthèses, à ce cher ministre), aussitôt le tsarevitch a changé de figure, et Raspoutine n’était pas à deux archines du palais que les saignements de nez avaient repris de plus belle ! Il a fallu le faire revenir, rappelle-toi, Vania ! et l’homme de Dieu n’a eu qu’à imposer les mains et nous avons assisté à une grande grâce !…

– À une grande grâce !… L’homme de Dieu est étonnant pour les saignements de nez ! exprima Ivan d’une voix sèche, mais je pense que ce n’est point à cause des saignements de nez du tsarevitch que l’empereur m’a demandé, n’est-ce pas ?

– Écoute, Vania (et elle se rapprocha de son fils en lui prenant la main et en essayant de le faire asseoir sur la chaise longue, à côté d’elle, mais il paraissait en bois et ne se pliait point à son désir). C’est justement à cause de cela que tu es ici. Écoute ! écoute : l’empereur ne voulait pas le faire revenir, ou, plutôt, il hésitait à le faire venir, car tu sais ce qu’il a promis aux grands-ducs après la retraite de Pologne et la disgrâce de Nicolas (le grand-duc Nicolas), il leur a promis que l’homme de Dieu ne remettrait plus les pieds au palais. Alors, la tsarine s’est jetée à ses genoux et lui a dit qu’il s’agissait de sauver leur enfant, et, que, seul, Raspoutine pourrait le tirer de là. Elle a dit aussi que tu étais le préféré du grand-duc Paul et de Féodor et des autres qui ne veulent rien entendre et que, toi, leur petit-fils chéri, à qui ils passent tout ce que tu veux, tout, en vérité, tout, tu leur ferais comprendre que le tsarevitch étant à toute extrémité… Tu vas le voir ! Tu vas le voir, Vania ! Il te fera pitié ! C’est déjà un enfant de Dieu ! Et les médecins l’abandonnent. Il faut sauver le tsarevitch. Il faut sauver la sainte Russie… Tant de malheurs ! Tant de malheurs ! L’empereur a fini par comprendre, et toi aussi, tu comprendras. Toi qui n’es qu’un enfant de qui on pourrait se passer, de qui tout le monde peut se passer, tu comprends cela aussi ! Et alors, tu deviendras un personnage important et que l’on craindra. Et tu auras accompli une bonne action. Sans compter que si Raspoutine guérit notre cher petit enfant sacré devant toi, il faudra le dire aussi ! Et cela fermera la bouche à tout le monde. Car on saura que ce n’est pas un mensonge, puisque l’on sait que tu n’aimes pas Raspoutine. Et on n’a jamais pu dire pourquoi, Vanioucha !

Il se laissait pétrir la main. Elle se leva, l’embrassa dans ses cheveux parfumés, et elle comprit que sa cause était gagnée et qu’Ivan serait bien sage, qu’il ferait ce que l’on voudrait ; autrement, il serait déjà parti depuis longtemps en arrachant ses gants et en proférant des injures contre l’homme de Dieu.

Mais Ivan était arrivé persuadé que sa mère lui parlerait du prince Khirkof, de sa fille, de leur immense fortune, de son prochain mariage et assurément aussi de Prisca, car, plus il y réfléchissait, plus il était sûr que sa mère, grâce aux services ignobles de cet affreux Gounsowsky, le directeur de l’Okrana (police secrète), n’ignorait plus rien de ses relations avec la jeune Française et que c’était la grande-duchesse elle-même qui avait fait envoyer la mystérieuse lettre de menace qui avait tant effrayé Prisca. Aussi s’était-il préparé à une scène terrible à ce sujet, en se jurant qu’il ne permettrait à personne de se mêler de ses « affaires de cœur », comme on dit en français ; de telle sorte que toute cette histoire de Raspoutine, qui, en d’autres temps, l’eût fait bondir, le laissa tout à fait froid.

Il ne songeait qu’à son amour pour Prisca et à sa haine pour sa fiancée et pour toute la famille Khirkof.

Or, son cœur et son caractère étaient ainsi faits et son inquiétude secrète était telle qu’il ne put s’empêcher de parler de cette chose dont on ne lui parlait pas.

Il dit, sans avoir l’air d’attacher à ses propos un intérêt surprenant, et en se regardant dans une glace :

– Savez-vous, mama, que j’ai rencontré hier le prince Khirkof au « Poplavok » (un restaurant de la pointe de la Néva) et que je lui ai dit carrément que je n’épousais point sa fille ?

Ayant dit, il continua de se regarder dans la glace ; mais s’étant rendu compte tout à coup de l’énormité de ce qu’il venait de proférer, il pâlit et attendit l’explosion. Elle ne vint pas. La grande-duchesse, qui fouillait dans un chiffonnier, ne tourna même pas la tête de son côté, pour lui répondre de cette douce voix enchanteresse, qui enchaînait ses admirateurs :

– Je sais cela, Ivan ! Il y a des moments, où tu fais vraiment le mauvais garçon. Mais tu es ainsi. On ne te changera pas le caractère, et moi je t’aime comme Dieu t’a fait !… Tu réfléchiras ! Tu réfléchiras.

– C’est tout réfléchi ! exprima durement Ivan, qui se montrait de plus en plus irascible au fur et à mesure que sa mère se faisait plus douce.

– Gosoudar (l’empereur) t’en parlera, mon petit fils !

Elle avait eu beau dire cela sur le ton le plus gentil du monde, le grand-duc fut frappé au cœur et il sentit qu’une colère dont il n’était plus le maître commençait à galoper dans ses veines. De pâle qu’il était, il devint soudain plus rouge que le koumatch (cotonnade rouge à l’usage des paysans) et il se retourna brusquement vers sa mère :

– Mama, je dirai à l’empereur ce que j’ai dit au prince Khirkof ! Je ne veux pas entendre parler de ce mariage !

La grande-duchesse devint rouge à son tour jusqu’aux yeux et se mordit les lèvres. Elle parvint cependant à se maîtriser et ce fut d’une voix encore amie et pleine de condescendance pour les égarements de la jeunesse qu’elle prononça :

– Que t’ont donc fait les Khirkof ? Et Agathe Anthonovna (la fiancée) n’est-elle pas une jeune fille belle et douée de toutes les vertus ?

– Je n’aime pas les traîtres ! jeta Ivan d’une voix sourde. Ce sont des amis de Sturmer et de ce brigand de Soukhomlinoff.

– Ivan Andréïevitch ! fit la grande-duchesse, je vous conseille de remettre vos idées en place, avant de paraître devant l’empereur ! Vous n’êtes plus d’un âge à débiter des sottises à tort et à travers, et il ne faut point lasser Notre Seigneur et les saints archanges ! Je vous invite à prier avec moi devant les images pour le salut du tsarevitch, mon fils !

Elle s’agenouilla devant les saintes icônes qu’entourait dans un coin le collier lumineux des petits cierges, et, avant de se mettre en prière, elle se félicita de cette diversion qui lui permettait d’interrompre une discussion qui menaçait de lui faire perdre tout le bénéfice de sa mansuétude première. Du moment qu’Ivan consentait à assister à la cérémonie de l’imposition des mains par Raspoutine, c’était le principal.

Derrière elle, le grand-duc, très énervé, et nullement disposé à prier les saints archanges, tira machinalement son étui de sa poche et alluma une cigarette.

Tout cela eût peut-être fini, malgré leur politique, par un éclat décisif si le second valet de chambre de Sa Majesté, Zakhar, n’était venu dire que l’empereur demandait là grande-duchesse et son fils.

IV – COMMENT ON GUÉRIT LES SAIGNEMENTS DE NEZ

 

Ils arrivèrent dans la chambre du tsarevitch et Ivan fut étonné de la pâleur de l’enfant. Des femmes entouraient le lit. Le tsarevitch les laissait faire sans un geste, sans un mouvement de sa tête exsangue. Ses grands yeux fixaient la porte et ne semblaient point voir ceux qui entraient. Un petit autel tout embrasé de cierges et sur lequel on avait déposé les saintes images avait été dressé dans un coin. Sur deux prie-Dieu étaient agenouillés l’empereur et l’impératrice.

Autour d’eux, à genoux, sur le plancher, priaient une demi-douzaine des plus grandes dames de la cour. À droite, à côté de la grande maréchale, Mme Wyronzew, la directrice de l’une des ambulances de Tsarskoïe-Selo, grande amie de l’impératrice, se faisait remarquer par son zèle. Deux autres dames d’honneur pleuraient doucement en se frappant la poitrine. Derrière ces dames, toujours à genoux, le sergent Derevenko, sous-gouverneur du tsarevitch, faisait peine à voir par son désespoir. À la porte, Zakhar, le second valet de chambre, qui avait introduit la grande-duchesse Nadiijda et son fils, s’était agenouillé.

Nadiijda alla en faire autant auprès de Mme Wyronzew. Quant à Ivan Andréïevitch, il s’avança vers le tsarevitch et, s’inclinant, lui baisa sa petite main si pâle. Sa mère se retourna vers lui pour lui faire comprendre qu’il devait s’agenouiller comme les autres, et il s’agenouilla à côté de Mme la grande maréchale.

Presque aussitôt, on entendit un grand bruit de pas dans les corridors, et un murmure de voix qui s’élevait comme une litanie. Ivan regarda du côté de la porte et vit que Zakhar se levait précipitamment, relevant un pan de la tapisserie. Alors le cortège entra. À part les quatre petites grandes-duchesses qui étaient allées au-devant de l’homme de Dieu et qui le ramenaient en le tenant par les plis de sa tunique, il n’y avait que des hommes autour de Raspoutine. Et c’étaient les premiers dignitaires de la cour qui lui faisaient ainsi escorte. Le grand maître de la cour, comte Tchekendorff et le prince Volgorouky suivaient immédiatement les filles du tsar : Olga, Tatiana, Anastasie et Marie.

Derrière ces seigneurs, on apercevait une nuée de domestiques, une cinquantaine environ, qui avaient tous abandonné leur service à la nouvelle de l’arrivée du prophète et qui avaient accompagné en chantant à mi-voix une litanie composée en l’honneur de l’homme de Dieu par la première dame de compagnie de l’impératrice, Mme Wyronzew elle-même.

Sur un signe du grand-maître de la cour, ils se turent et s’agenouillèrent dans le couloir.

Les petites grandes-duchesses conduisirent elles-mêmes l’homme de Dieu auprès du lit de leur frère pour que celui-ci fût sauvé, et s’agenouillèrent autour du lit.

L’empereur, toujours en prières, ne tourna pas la tête, mais l’impératrice ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil de côté sur Raspoutine, et de même toutes ces dames de la cour, qui abandonnaient en pensée les saintes images pour ne plus voir que l’homme qui restait seul debout au milieu de toutes ces créatures prosternées.

C’était un moujik. Seulement, sa tunique lâche, retenue par une ceinture, était de soie éclatante ; il était chaussé de grosses bottes dans lesquelles s’enfermaient des braies de couleur sombre. Son front était bas, têtu, ses cheveux longs, sa barbe descendait sur sa poitrine, dissimulant mal une bouche sensuelle. Ses traits, accusés, eussent été vulgaires s’ils n’avaient été éclairés par des yeux magnifiques d’une puissance de rayonnement peu ordinaire. Tout son être avait quelque chose d’étrange, d’inquiétant et de fort à la fois, une espèce de beauté rude, brutale et barbare.

Il s’avança avec une solennité sacerdotale jusque devant le lit du prince Alexis, qui s’était légèrement redressé pour le voir venir, car l’enfant n’attendait que lui, n’espérait plus qu’en lui, comme toutes les personnes présentes, du reste, si nous en exceptons le grand-duc Ivan Andréïevitch.

Celui-ci, au contraire, en le voyant venir, avait instinctivement fermé les poings et, en dépit de Nadiijda Mikhaëlovna, sa mère, s’était remis sur ses pieds. Heureusement, nul ne faisait attention à lui.

On entendit la petite voix du tsarevitch qui disait :

– Sa main sent l’encens ! Sa main sent l’encens !

Au fait, l’homme de Dieu avait déjà étendu vers la tête du prince ses larges mains aux ongles noirs. (On ne parvint jamais à lui faire nettoyer ses ongles.) Alors il prononça une invocation bizarre qui était de son invention, ou plutôt de son inspiration, et qui s’adressait, à travers les sept cieux, à la très sainte Trinité, à la Vierge, et aux bienheureux, émanation d’un seul principe divin qui, de temps en temps, consent à s’incarner et à apporter une parcelle de la vérité sur la terre. Il parla donc à Dieu comme à son père, dont il était le fils bien-aimé, lui, Raspoutine, et il lui demanda de faire cesser les saignements de nez du tsarevitch.

Aussitôt, les prières reprirent dans la chambre et dans le corridor avec une force, une exaltation croissantes. L’empereur et l’impératrice répétèrent les dernières paroles de l’homme de Dieu, et ainsi tous les autres assistants. Les prières s’accompagnaient naturellement de pleurs et de soupirs.

Tout à coup, le sergent Derevenko commanda le silence et déclara que les saignements de nez s’étaient arrêtés.

Aussitôt, ce fut du délire.

L’impératrice pleurait dans les bras de la grande-duchesse et se laissait embrasser les mains par Mme Wyronzew, qui ne cessait de répéter :

– C’était sûr ! C’était sûr !

Le petit prince, dans son lit, joignait les mains et criait :

– Je t’aime ! je t’aime ! Raspoutine ! je t’aime !… Sauve-moi ! sauve batouchka et mamouchka ! et fais-nous tous entrer dans ton saint paradis, avec les saints archanges !

Ivan Andréïevitch s’enfuit.

Il ne pouvait pas en voir davantage. Il descendit comme un fou après avoir bousculé Zakhar et une demi-douzaine de domestiques, qui se traînaient sur les parquets. Il ne s’arrêta que dans le parc, où la fraîcheur du soir lui fit du bien.

C’est là qu’il fut rejoint par son ami Serge Ivanovitch, qui avait repris son service, au palais, après être allé le chercher à Petrograd, où il savait le trouver. Serge lui fit signe qu’il avait quelque chose de particulier à lui dire. Ils s’isolèrent dans un bosquet :

– Je t’ai vu descendre de là-haut comme un fou, dit Serge au grand-duc (les deux jeunes gens s’aimaient comme deux frères). Calme-toi. Tu en verras bien d’autres encore avec Raspoutine… Tout s’est passé comme je te l’ai dit, n’est-ce pas ?… Le bonhomme était resté à l’ambulance de la Wyronzew, ne voulant pas la quitter pour venir au palais. Il a exigé que les quatre petites grandes-duchesses vinssent le chercher ! Elles ne demandaient pas mieux, les pauvres innocentes !

– Écoute, Serge, fit le grand-duc, je n’y tiens plus ! Malgré la promesse que je t’ai faite, je vais tout dire au tsar : j’en ai assez de cette horrible comédie.

– Tu as tort, Vania, tu as tort ! Le moment n’est pas venu. Mais les temps sont proches. Et tu n’as pas de patience ! Ce ne sont pas des histoires qu’il faut raconter à l’empereur ; il ne les croira pas et tu en pâtiras. Non ! non ! il faut lui faire voir des choses. Il le faut ! Si tu me promets de garder le silence, je te ferai voir quelques-unes de ces choses cette nuit… Tu sais ce que je veux dire ?…

– Écoute, Serge, j’ai toujours cru que « c’était de la blague », mais ce que je voudrais voir, si ça existe… si ça existe… c’est… c’est la messe de repentir des Ténébreuses… je sais qu’on en parle ! Ah ! bien sûr ! à l’ambassade d’Angleterre et chez mon oncle Féodor, on assure que… mais ça n’est pas une raison…

– Sors donc cette nuit du palais et viens chez moi, entre onze heures et minuit…

– J’y serai !…

– Prends garde, prends garde, Vania !

Zakhar se dirigeait droit sur le bosquet. Serge alluma une cigarette et joua avec une badine, d’un air insouciant. Ivan demanda à Zakhar ce qu’il lui voulait : alors, le second valet de chambre de Sa Majesté lui annonça très respectueusement que l’empereur attendait le grand-duc dans son cabinet de travail.

– Tu fais donc, maintenant, fonctions d’aide de camp, Zakhar !…

Le domestique ne répondit pas, mais il suivit longtemps du regard Ivan Andréïevitch ; puis, après un coup d’œil, il regagna le palais.

« Les Ténébreuses ?… Raspoutine ?… Les messes du repentir ?… Les extases qui faisaient les affaires à la fois du bon Dieu et du démon ?… serait-ce possible ?… »

Ainsi s’interrogeait, ainsi se parlait Ivan en pénétrant dans le palais… Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?… Après tout !… Ce qu’il avait vu autour du lit du tsarevitch lui donnait à penser… Quand il se trouva devant la porte du cabinet du tsar, il était loin d’être calmé. Bien au contraire, il ressentait une haine violente contre le genre humain tout entier, et à l’idée qu’un personnage quelconque (en la circonstance, le tsar) après de telles mômeries allait peut-être oser s’occuper de ses affaires privées (ses affaires de cœur, son amour pour Prisca, sa répulsion pour la fille de Khirkof), il se sentait transporté de colère.

Il pénétra dans le cabinet. L’empereur travaillait. Le comte Volgorouky se tenait debout près du bureau, glissant sous la plume de Sa Majesté des papiers que Nicolas II signait. Ivan considéra le tsar et vit qu’il avait les paupières encore rouges d’avoir pleuré d’attendrissement sur les miracles de Raspoutine. Les traits de son visage étaient encore tout gonflés d’une sainte émotion.

Ivan en conçut un surcroît d’irritation. Le comte Volgorouky avait les yeux rouges, lui aussi, mais il y avait beau temps qu’Ivan était fixé sur la sincérité des émotions du comte.

Enfin, le comte Volgorouky s’en va avec ses papiers et l’empereur reste seul avec le grand-duc. Sa Majesté lève les yeux sur lui et fronce les sourcils, mais il ne fait pas peur à Ivan. Que va-t-il lui dire ? « Ne me parle pas de mon mariage et nous serons amis, batouchka », supplia en lui-même le grand-duc.

– Ivan Andréïevitch, je ne suis pas content de toi ! déclara l’empereur. Tu n’aimes donc pas le tsarevitch, Ivan ?… Je t’en prie, ne me réponds pas !… Je t’ai vu, tout à l’heure, quitter la chambre au moment où nous remercions toutes les saintes images d’avoir exaucé la prière de Raspoutine !… Je t’en prie, Ivan Andréïevitch, pas un mot !… J’ai des choses à te dire qu’il faut que tu écoutes… le petit prince était perdu !… Les médecins l’avaient abandonné… ce sont les médecins eux-mêmes qui m’ont dit que seul Raspoutine pouvait le sauver !… Si Dieu le père, la Vierge et les saints archanges écoutaient sa voix… et ils ont écouté sa voix… et le tsarevitch est sauvé par la sainte grâce !… Tu as vu cela !… un miracle, Ivan Andréïevitch, un vrai miracle ! et tu t’es enfui comme un fou furieux, m’a dit la comtesse Wyronzew, que tu as horriblement bousculée !…

– Que ne l’ai-je tuée, l’horrible femme ; c’est elle qui vous trompe, sire ! Vous savez si je vous aime. Je vous jure que l’on vous trompe ! Que l’on vous trompe ! Que l’on vous trompe ! Ah ! batouchka ! (il lui donnait ce nom de petit père : batouchka, avec la tendre humilité et la familiarité confiante d’un moujik) écoute-moi, par le seigneur Dieu, et tu sauras des choses, des choses incroyables ! Et le tsarevitch ne saignera plus jamais. Je te dis, batouchka, je te dis que c’est elle qui le fait saigner !

Le tsar, interdit, n’avait pu arrêter cette explosion de haine contre la Wyronzew ; frappé par l’accent suppliant, presque délirant d’Ivan, il fut encore bien autrement saisi par les dernières paroles du grand-duc.

– Quoi ? Quoi ? Que dis-tu ? Tu es fou ! Tu es fou !

– Oui, c’est un fou, un fou dangereux, prononça derrière Ivan une voix qu’il connaissait bien ! Hier encore, il était chez le prince Zvof, où il s’est rencontré avec des gens que je nommerai et qui lui ont encore monté la tête. Je t’en prie, Niki ! ne te fais point de soucis avec toutes les sottises qu’il te dira. Je te demande pardon d’être venue te déranger, mais j’ai pensé que tu désirais avoir des nouvelles d’Alexis. Le sang s’est arrêté net ! L’enfant est gai comme un jour de dimanche et joue avec ses sœurs, et il t’embrasse et il te réclame, car il t’aime comme nous t’aimons tous, Nikolouchka !

L’empereur attendit que la tsarine se tût. Ivan, sombre, avait croisé les bras. Il y eut un instant de silence.

Nicolas ne répondit point à l’impératrice. Il regarda le grand-duc dans les yeux et lui dit sur un ton de commandement qui ne cachait point cependant toute son inquiétude :

– Tu viens d’accuser Anna (la comtesse Wyronzew) d’un crime abominable, je ne te laisserai point partir d’ici sans que tu te sois expliqué là-dessus !

Et comme Alexandra voulait encore élever la voix, il coupa court à cette manifestation de la façon la plus brutale :

Stoï ! (arrête) cria-t-il comme un cocher à son attelage.

Et elle s’arrêta, se promettant bien de repartir de plus belle quelques instants plus tard, quand, tout honteux de sa passagère énergie, il ne manquerait point de se ranger de son côté et de lui donner raison, au fond.

Ivan regrettait beaucoup la présence de la tsarine. Il sentait qu’en face d’elle ses confidences perdraient vite de leur poids.

– Sire, dit-il, il faut que vous sachiez que toute l’affaire de la guérison miraculeuse du tsarevitch a été combinée entre la Wyronzew et « le guérisseur du Thibet », l’ami de Raspoutine.

– Badonaïew ? interrogea l’empereur, haletant.

– Oui, Badonaïew, lui-même, un fripon, un Trucka canaille…

– Oh ! oh ! protesta l’impératrice, qui fit trois pas en avant comme si elle allait se jeter sur le grand-duc.

Elle était du reste persuadée qu’il était prêt à inventer les pires histoires pour faire chasser à nouveau Raspoutine de la cour.

– Je ne vois pas ce que Badonaïew vient faire là dedans ! exprima Nicolas.

– Vous allez voir, sire ! Badonaïew possède la recette d’un remède très répandu dans la médecine chinoise et connu dans le Thibet sous le nom de nant et dont l’élément principal est une poudre obtenue en pulvérisant les jeunes bois du cerf. Ce remède a la propriété d’augmenter l’activité du cœur et, à haute dose, de provoquer, chez les personnes prédisposées comme le tsarevitch, de véritables hémorragies… [1]

– Quelles histoires de bonnes femmes ! s’écria l’impératrice… c’est chez le jeune Zvof que tu as entendu des sornettes pareilles !…

– Continue ! Continue !… fit Nicolas, de plus en plus inquiet et dont la mine exprimait une attention surprenante.

– Eh bien ! c’est simple, acheva Ivan : Badonaïew donne de cette poudre à la comtesse Wyronzew, qui la mélange aux aliments du tsarevitch !

– Menteur !… Menteur !…

– Et l’effet se fait bientôt sentir, continua Ivan, enchanté de l’effet qu’il produisait, et l’on peut appeler Raspoutine !…

– Niki ! s’écria l’impératrice en se jetant dans les bras de Sa Majesté, fais taire Ivan Andréïevitch ; il nous rendra tous malades avec ses histoires de poison du Thibet ; Annette se ferait tuer pour moi et pour le tsarevitch, et pour toi, assurément !… et Annette ne s’occupe jamais de la nourriture du petit prince !…

– Non ! mais le sergent Derevenko la goûte et le sergent est au mieux avec Annette ! fit Ivan, qui venait de découvrir ce dernier argument, fort plausible après tout.

– Derevenko faire saigner le tsarevitch ! glapit Alexandra. Quelle misère ! il te saignerait plutôt, Ivan Andréïevitch.

Elle se mit à pleurer, et Nicolas II fut très embarrassé.

Ivan avait toujours les bras croisés et il dressait le front comme une victime sûre de son droit et qui ne redoute point le jugement des hommes ni aucun châtiment au monde.

– D’où tiens-tu cette affreuse histoire ? interrogea le tsar d’une voix sourde et en détournant la tête pour ne point voir le désespoir de sa femme.

– Je ne puis le dire, sire !

La tsarine était déjà debout, et jetait :

– Qu’est-ce que je disais ? Il a tout inventé ! Tout inventé ! Ah ! quelle absurde histoire ! Quelle cruelle histoire ! Si Raspoutine savait jamais cela ! Mon Dieu ! faites qu’il ne le sache jamais ! Tout cela est machiné contre lui ! Tu ne vois pas cela, toi, l’empereur ! As-tu donc un bandeau sur les yeux ? Ou ne veux-tu point voir la lumière du jour ? Raspoutine a sauvé l’enfant ! Mais s’il savait cela, il ne voudrait plus revenir ! On a déjà eu assez de mal. Sache bien Nikolouchka, qu’il ne voulait pas venir. Il disait qu’on l’avait chassé et qu’il ne viendrait plus jamais. Et notre petit Alexis serait peut-être mort déjà, si Annette ne s’était pas traînée à ses pieds. Ah ! si Annette apprend jamais une pareille chose ! Elle partira et Raspoutine le saura et ne nous connaîtra plus. Et le tsarevitch mourra !

Maintenant, l’empereur pleurait, lui aussi. Il fixait Ivan Andréïevitch de ses yeux humides.

– Je t’ordonne de me dire qui t’a raconté cette chose abominable et fausse. Tu entends… fausse ! Je ne te permets point de soupçonner le dévouement de serviteurs comme Derevenko et la comtesse Wyronzew !…

– Mais il les accuse ! Mais il les accuse ! Ah ! si jamais Raspoutine savait ! sanglota la tsarine.

Cette idée aussi que Raspoutine pourrait un jour savoir troublait le tsar. C’était cela qui l’inquiétait par-dessus tout. Car il avait peur de Raspoutine qui, comme un homme de Dieu, avait toute-puissance, pour le bien et pour le mal.

Cette crainte de Raspoutine et des conséquences d’une calomnie comme celle que colportait ce jeune fou d’Ivan Andréïevitch était visible sur la figure et dans les manières du tsar.

Il s’était rapproché de l’impératrice et lui affirmait que Raspoutine ne saurait jamais rien de ces abominations.

C’est alors qu’exaspéré, le grand-duc se laissa aller à toute sa haine pour l’homme de Dieu et l’accusa nettement de faire le charlatan à la cour pour y prendre une influence qui faisait l’affaire des ennemis de la sainte Russie.

Or, comme ces ennemis n’étaient autres que les amis et les parents de la tsarine Alexandra, la querelle devint bientôt politique. Abasourdi, Nicolas ne pouvait parvenir à les faire taire tous deux et ils se disaient les choses les plus désagréables du monde, sur le dos de leurs amis réciproques.

Enfin, l’empereur put parler. Ce fut pour ordonner au grand-duc d’aller prendre les arrêts jusqu’à nouvel ordre dans l’appartement de sa mère.

Ivan salua militairement et alla s’enfermer dans la petite chambre dépendant de cet appartement qu’il occupait ordinairement quand il venait à Tsarskoïe-Selo.

Il n’y était pas depuis cinq minutes, encore tout agité de la tempête qu’il avait déchaînée, que la porte de cette chambre s’ouvrit et qu’il vit devant lui une figure si extraordinairement bouleversée par tous les sentiments de la rage et de la fureur qu’il eut de la peine tout d’abord à reconnaître sa mère.

La grande dame, la fameuse grande dame qui était bien connue pour s’émouvoir de peu de chose, avait disparu, pour faire place à quelque Némésis.

Sans aucun doute, Nadiijda Mikhaëlovna venait d’être mise au courant de l’événement par l’impératrice elle-même et n’ignorait plus rien de toutes les horreurs débitées contre sa chère petite amie Annette, contre ses amis politiques et surtout contre Raspoutine, son petit homme-dieu !

Elle foudroya le grand-duc d’un regard terrible et elle lui lança un seul mot : Bâtard ! C’est tout ce qu’elle pouvait dire. Et, à la vérité, qu’eût-elle pu dire de plus à son grand-duc de fils, qui en resta, quelques minutes, comme stupéfié !

V – LES TÉNÉBREUSES

 

L’ambulance fondée à Tsarskoïe-Selo par les soins de la comtesse Wyronzew était fréquentée de toute la cour. Outre l’occasion que ne pouvaient laisser échapper ces dames d’exercer leur charité en soignant les victimes de la guerre, elles trouvaient là le prétexte de se réunir aux heures qui leur plaisaient pour s’entretenir entre elles du salut de l’empire et de quelques autres questions qui ne leur paraissaient pas moins importantes.

Cette ambulance était en effet le siège social des partisans les plus marquants de Raspoutine ; là était leur club, et un téléphone spécial, installé dans la lingerie, communiquait directement avec l’appartement de Raspoutine.

Le gestionnaire de l’ambulance se nommait Rechnikow, et il était certainement l’adjudant le plus zélé de Raspoutine. Son passé restait assez obscur. On savait seulement qu’il avait épousé la sœur de Varnava, évêque de Tobolsk. Quand on saura également que ce Varnava avait été nommé évêque par la volonté de Raspoutine, dont il était le camarade d’enfance et l’ancien jardinier, on sera édifié tout au moins sur l’esprit d’humilité de ces grandes dames qui ne répugnaient point à fréquenter un couple d’aussi obscure origine.

Le soir qui nous occupe et qui est celui où le tsarevitch fut sauvé une fois de plus par l’intervention de l’homme de Dieu, il y a une réunion importante autour des tasses et du samovar, dans le salon particulier que s’est réservé la comtesse Wyronzew à l’ambulance.

Ces dames entourent Rechnikow et Badonaïew, le « guérisseur du Thibet ». Elles paraissent consternées. Quelques-unes ont jeté avec dépit leurs cigarettes. Là se trouvent deux dames d’honneur de l’impératrice, une grande maîtresse de la cour, la princesse Khirkof, dont on veut marier la fille au grand-duc Ivan Andréïevitch, la comtesse Schomberg, d’autres encore… Mais ce soir, il n’est guère question de politique. Il n’est point question non plus de malades. Il n’est question que de Raspoutine.

Le « saint » boude. Sitôt après son départ du palais Alexandra, il voulait retourner à Petrograd, trouvant qu’il avait été mal reçu par l’empereur et l’impératrice, qui n’étaient point venus au-devant de lui et qui ne s’étaient point levés lorsqu’il était entré dans la chambre du tsarevitch.

Il en voulait surtout à la tsarine, qu’il accusait de froideur à son égard, et il avait fallu toute la diplomatie de la comtesse Wyronzew pour le retenir à Tsarskoïe.

Il n’avait consenti à la suivre à l’ambulance que sur la promesse qu’elle lui avait faite qu’une « messe de repentir » avait été préparée pour la nuit même au grand palais et que les « Ténébreuses », comme on appelait à Petrograd ses fidèles servantes, ne lui pardonneraient pas sa défection.

Dans le moment, le saint était enfermé dans sa chambre avec la comtesse Wyronzew.

Rechnikow, le gestionnaire, et Badonaïew, « le guérisseur du Thibet », qui venaient de les quitter tous les deux, apportaient une fort méchante nouvelle. Raspoutine n’avait point voulu répondre à un coup de téléphone de l’impératrice et le saint déclarait que la messe du repentir n’aurait pas lieu si mamka (ainsi appelait-il la tsarine) n’honorait point cette cérémonie de sa présence ! En vain, lui représentait-on toutes les conséquences d’une pareille exigence, la presque impossibilité où était mamka de sortir du palais Alexandra pour se rendre au grand palais sans être suivie et reconnue, le scandale qui en résulterait, la fureur de l’empereur s’il apprenait jamais que les dites cérémonies auxquelles il n’avait jamais voulu croire se célébraient à quelques pas de lui, et que l’impératrice y assistait. Têtu, Raspoutine ne voulait rien entendre.

Pas de messe de repentir sans mamka.

Au récit des deux hommes, ces dames soupiraient, protestaient, montraient des figures de désespérées.

La comtesse Schomberg, une grosse dame boulotte, tassée, qui ne cessait, entre deux bouffées de cigarette, de s’ingurgiter des petits verres de liqueur, déclarait que Raspoutine avait raison, qu’il avait assez fait pour les autres pour qu’on fît quelque chose pour lui !

La grande maîtresse de la cour, elle, affirmait que ç’avait été toujours le plus grand plaisir de mamka de venir « prier » avec l’homme de Dieu à ces messes, mais on devait comprendre tout le parti que les ennemis de mamka pourraient tirer d’un fait semblable s’il était connu. Tout le monde en pâtirait et le parti des grands-ducs reprendrait dans l’esprit de Nicolas toute l’influence qu’il avait perdue. Une des raisons de la disgrâce des grands-ducs tenait justement dans les calomnies qu’ils avaient apportées à la cour relativement à la conduite de l’impératrice et de ses amies avec Raspoutine.

S’il était prouvé tout à coup qu’il y avait quelque chose de vrai dans ces racontars, on s’imaginait l’effet produit sur l’empereur ! Ce serait terrible.

À ce moment, une porte s’ouvrit et l’on vit arriver la comtesse Wyronzew, la figure toute défaite.

– Qu’y a-t-il, Annette ? Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-on de toutes parts :

– Il se trouve mal ! Il se trouve mal !… gémit-elle.

Les Ténébreuses se levèrent d’un même mouvement : mais un geste de la Wyronzew les arrêta :

– Ah ! je vous en prie ! n’y allez pas ! il ne veut plus nous voir ! il ne veut plus me voir !… il m’a chassée… il dit que ma présence le rend malade ! c’est affreux !… Allez-y, Nathalie ! Il ne veut voir que vous, m’a-t-il dit… et ne lui dites rien ! ne lui dites rien !… mais restez auprès de lui, jusqu’à ce qu’il aille mieux !… Il ne veut que vous !…

Et elle éclata en sanglots.

Une jeune fille se détacha du groupe.

C’était Nathalie Iveracheguine, qui avait rompu l’hiver précédent avec son fiancé, pour se consacrer entièrement aux soins des blessés et à la dévotion de l’homme de Dieu. Elle avait, sous ses voiles blancs, une figure de cire où brûlait la flamme de deux grands yeux noirs, son teint était d’une transparence, d’une beauté liliale et funèbre.

Elle glissa sans un mot vers la porte qui conduisait chez Raspoutine et disparut.

La Wyronzew dit :

– Il n’y a plus qu’elle pour lui faire entendre raison. Mais il se lassera d’elle comme de nous toutes !… Il faut songer à cela… il ne faut point laisser refroidir son cœur !

Or, ces dames n’avaient pas encore fini de consoler leur petite Annette que Nathalie Iveracheguine réapparaissait. Elle n’était point plus pâle : c’eût été impossible, mais elle se soutenait difficilement et finit par tomber comme une masse inerte sur un canapé en soupirant ; « Il m’a injuriée ! Il ne veut que mamka ! »

Toutes ces dames la regardèrent avec une certaine satisfaction.

Leur culte pour l’homme de Dieu n’était point dénué de jalousie, et l’une d’elles dit à Nathalie avec un méchant sourire :

– Il faut être forte, Natacha !… cela devait arriver.

Mais Nathalie fit celle qui ne l’avait pas entendue et cacha son pâle visage désespéré dans ses mains diaphanes.

Or, voilà justement que la grande-duchesse Nadiijda fit son entrée. Toutes ces dames s’empressèrent. Elle paraissait très affairée et messagère de nouvelles importantes.

– Où est-il ?… fit-elle tout de suite. Mamka ne peut pas venir, mais elle lui a écrit une lettre admirable !

Et elle entraîna Annette dans la salle d’opération qui était déserte à cette heure et elle lui lut la lettre que la tsarine avait écrite sur ses prières et qu’elle lui avait confiée. Elle devait rapporter la lettre.

– Mamka est trop prudente ! déclara Annette. Je lui ai dit souvent : elle ne sera jamais une vraie Ténébreuse !…

– Ne dis pas cela, ne dis pas cela, Annette ! protesta la grande-duchesse. En vérité, il est impossible qu’elle vienne cette nuit au grand palais. Si l’empereur savait jamais, il la chasserait comme une chienne !… car papka (l’empereur) adore l’homme de Dieu, mais il est très ombrageux, tu le sais bien, Annette !…

– Lis-moi la lettre !

La grande-duchesse tira le papier de son sac et lut à mi-voix la lettre que l’impératrice Alexandra Féodorovna envoyait à Raspoutine :

 

« Ma joie indicible. Notre bien-aimé ! Comme je suis heureuse que tu sois venu chez nous ! Comment te remercier pour tout ! Je ne pouvais ni parler, ni écouter. Je n’étais toute qu’à un sentiment. Tu es avec nous et cela suffit. Je ne voudrais que m’endormir sur ton épaule, tranquillement, doucement ; autour, le silence, l’âme est partie quelque part, loin. Tu l’as prise là-bas où elle aspirait. Merci pour cet oubli. Mais ensuite, comme elle souffrait ! Elle aspire vers toi, notre Grand. Je ne sais comment t’appeler. Tu es tout pour nous. Pardonne-moi. Tu es mon maître. Je sais que j’ai péché et pèche. Pardonne et patiente. Je tâche d’être meilleure, mais cela m’est difficile. Je sais que je fais beaucoup de choses qui ne sont pas bonnes, mais je veux être bonne, être une bonne chrétienne. Mais c’est si difficile ! Combien il me faut lutter contre mes habitudes ! Tu m’aideras ! Tu ne m’abandonneras pas. Je suis faible. Je n’aime que Toi seul. Aide notre petite Annette. Elle souffre beaucoup. Elle m’a demandé de ne rien écrire d’elle, alors je ne dirai rien de plus. Et d’abord tu sais tout. Que Dieu nous donne de nous revoir bientôt. Je t’embrasse fortement. Bénis-moi et pardonne-moi. Je suis ton enfant [2] »

 

– Admirable !… Cette lettre est admirable !… Ah ! mamka, je reconnais bien là ton cœur ! s’extasia la comtesse.

Et elle entraîna la grande duchesse.

– Viens !… et puis, non ! vas-y toute seule, Nadiijda, moi, pour le moment, il ne peut pas me sentir, c’est triste !… Du reste, il ne peut plus sentir personne. Il a repoussé Nathalie, tout à l’heure !… Il prétend que personne ne l’aime comme il doit être aimé !… et il a peut-être raison ! il doit avoir raison !…

– Il a sûrement raison ! déclara la grande-duchesse. Mon Dieu, comment va-t-il me recevoir ?

– Du courage, Nadiijda Mikhaëlovna, tu as la lettre, toi !…

Et la comtesse, laissant la grande-duchesse pénétrer dans la chambre de Raspoutine, s’en fut retrouver son troupeau.

Badonaïew disait alors :

– Il faut savoir si, oui ou non, il y aura messe cette nuit ! J’ai tout préparé, moi, au grand palais !…

– Nous allons savoir cela tout à l’heure, Badonaïew ! La grande-duchesse est avec Raspoutine. Prions, mes chères bien-aimées !

Elles lâchèrent leurs cigarettes, leurs tasses de thé ou leurs petits verres et s’agenouillèrent, et prièrent d’une voix, douce, chantante et suppliante, pour que la main de Raspoutine ne se détournât point d’elles et qu’elles continuassent à communier avec la divinité par son saint truchement.

Elles étaient encore à genoux quand la grande-duchesse réapparut, Nadiijda Mikhaëlovna paraissait désolée et chacun comprit qu’elle n’avait pas été plus heureuse que les autres.

– Il n’a pas été content de la lettre, dit-elle à Annette, mais il l’a conservée. Il n’a jamais voulu me la rendre. Il m’a dit qu’il ne la rendrait qu’à mamka elle-même, si elle venait la chercher ce soir !… Et il a ajouté : « Il faut qu’elle vienne la chercher ce soir ! »

– Ici ? interrogea Annette.

– Non ! non ! pas ici !… tu sais bien ce qu’il a voulu dire ! répliqua la grande-duchesse.

– Elle n’y viendra jamais ! déclara la grande maîtresse de la cour.

– Nous verrons bien ! fit tout à coup Nadiijda Mikhaëlovna.

Et elle se sauva comme si elle venait de prendre un grand parti…

– Prions ! mes chères petites colombes ! prions ! commanda à nouveau la comtesse Wyronzew… et nous serons peut-être exaucées !…

Alors, les prières recommencèrent :

Mon Dieu ! sauvez-nous par Raspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous par Raspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous par Raspoutine !…

Pendant ce temps, Raspoutine, qui avait fait un excellent dîner, s’était endormi à côté du samovar et ronflait.

VI – LE BATARD

Ivan Andréïevitch avait eu besoin de quelques minutes pour sortir de l’anéantissement auquel l’avait réduit l’explosion furibonde de la colère maternelle. Certes sa mère, dont il n’ignorait point qu’elle avait été la femme la plus adulée de son temps, l’avait quelques fois étonné par l’audace de ses actes et de ses propos ; mais tout cela avait toujours eu un certain air de haute fantaisie qui ne permettait point que l’on s’arrêtât à quelque chose de bien précis qui eût pu être déplaisant pour ce qu’il est convenu d’appeler son honneur et celui des siens.

Or, elle venait, d’un coup, d’arracher elle-même de ses propres mains, le voile dont elle n’avait tout de même point cessé d’habiller, devant son fils, sa très problématique vertu.

« Bâtard ! »

Ivan, sous le coup de ces deux syllabes inattendues, avait été moins effrayé de la tempête qui les lui apportait (et qui devait être terrible pour se traduire d’une façon aussi insolite) que frappé par le fait même qui lui était révélé.

Sa mère, après cet esclandre, s’était envolée, comme emportée par l’ouragan qui l’avait poussée jusque-là.

Ivan leva les yeux et son premier regard fut pour le portrait du grand-duc André Alexandrovitch qui pendait, dans son cadre d’or, au-dessus de la commode Louis XVI.

Jusqu’alors, il avait cru que ce boïard, qui avait une énorme moustache, un teint de brique et une loupe au coin du nez, était son père. Il ne l’avait pas beaucoup connu, mais enfin, jusqu’alors, il avait eu une place dans ses prières.

Si celui-ci n’était point son père, de qui donc, lui, Ivan, descendait-il ?

Ivan faisait volontiers profession d’esprit fort, mais il n’en était pas moins très satisfait de ses origines. Au fait, il n’en restait pas moins que s’il n’était plus fils d’un grand-duc, il était toujours le fils de la grande-duchesse, et comme c’était par elle que coulait en ses veines un peu du sang des Romanof, il essaya de ne point trop attacher d’importance à l’événement.

Seulement, il était très intrigué en ce qui touchait son vrai père et il regrettait que la grande-duchesse, qui était en veine de confidence, n’eût point éprouvé le besoin de le renseigner là-dessus.

Il chercha dans ses souvenirs, il essaya de se rappeler quelques propos surpris sur le compte de sa mère, mais sans aboutir à rien de bon.

Il ne ressemblait point à sa mère, ni à personne du côté de sa mère. À qui ressemblait-il ?… Quel que fût l’auteur de ses jours, il lui était reconnaissant de l’avoir doté de ce joli profil, de ces yeux intelligents, de cette bouche fine, de cette moustache agréable, de ces muscles d’acier et de cette taille de fille.

« Mon père devait être un bel homme, se dit-il, avec une évidente satisfaction. Ce devait être aussi un noble cœur, si j’en crois les battements du mien. Je le rencontre peut-être tous les jours à la cour ou à la ville. Je lui serre peut-être la main ; c’est peut-être un de mes amis, un de ceux qui m’ont toujours protégé, même dans mes pires frasques… un grand seigneur assurément !… »

Sa pensée fit le tour des marches du trône et s’arrêta à tour de rôle sur tel et tel grand-duc qui lui avait été plus particulièrement propice dans ces derniers temps.

« Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que tout le monde doit être au courant et que moi seul j’ignore… »

Il se promena quelque temps de long en large, fuma force cigarettes, chassa le laquais qui venait lui demander s’il désirait qu’on lui apportât à souper dans sa chambre, soupira et resoupira : « Tout de même, je voudrais bien savoir qui est mon père. Je sens que je l’aurais bien aimé !… »

« Il faudra que j’en parle carrément à Serge ! se dit-il. S’il sait quelque chose, il ne refusera pas de m’instruire. »

L’idée de Serge lui rappela le rendez-vous qu’il avait accepté, et toute l’histoire des Ténébreuses se dressa devant lui avec les légendes qui couraient sur leur étrange et démoniaque commerce avec Raspoutine.

– Mais c’est pour tout à l’heure, la messe de repentir !

Il constata qu’il était dix heures passées. Il résolut, malgré ses arrêts, de sortir du palais et de se rendre chez Serge Ivanovitch.

La clef de la chambre était sur la serrure. Il fermerait la porte et si l’on venait en son absence, on croirait qu’il ne voulait point ouvrir ni répondre, par pur entêtement et fureur concentrée.

Il s’enveloppa dans son manteau d’uniforme et choisit le moment propice pour gagner l’escalier de service.

Il eut le bonheur de ne rencontrer personne et se trouva dans le parc. Celui-ci paraissait désert. Néanmoins, Ivan savait qu’il ne fallait point s’en remettre aux apparences. La nuit, le jour, la surveillance était constamment des plus actives. En dehors des patrouilles, il y avait toujours des yeux cachés on ne savait où et qui ne se fermaient jamais.

Il hésita sur le moyen qu’il emploierait pour franchir le mur de clôture et il ne savait trop à quoi se résoudre quand il vit tout à coup, en face de lui, la longue figure d’ivoire de Zakhar, le second valet de chambre de l’empereur.

Ivan n’aimait pas Zakhar ; d’abord, il savait qu’il était au palais par la vertu de Raspoutine ; ensuite, cette haute silhouette tourmentée de vieillard, toujours silencieuse et que l’on découvrait souvent derrière soi dans le moment que l’on s’y attendait le moins, l’agaçait sans qu’il ait pu dire exactement pourquoi. Ses yeux froids et quasi morts, dont le regard semblait ne voir personne mais auquel certainement rien n’échappait, avaient quelque chose de troublant, d’inquiétant pour celui qui les rencontrait et qui ne pouvait s’empêcher de se demander : « Qu’est-ce que me veulent ces yeux-là ? Pourquoi sont-ils là ? Ils ont l’air de ne point me voir et cependant je les sens posés sur moi comme des ventouses. »

Chose singulière, le plus innocent des hommes se sentait coupable devant ces yeux-là.

– Monseigneur désirerait sortir ? demanda simplement Zakhar.

Très embarrassé, Ivan, qui se trouvait dans une situation ridicule, eût bien envoyé Zakhar à tous les diables. Mais encore ce singulier domestique paraissait si parfaitement à son aise, sachant ne s’étonner de rien et d’une correction si accomplie, que le grand-duc ne sut que lui répondre.

– Je sais que Monseigneur est aux arrêts, dit Zakhar, mais je suis seul à le savoir et Monseigneur peut passer tranquillement devant le poste ; on ne lui fera aucune difficulté. Si Monseigneur rentre cette nuit, je serai dans le petit vestibule et je me charge de tout. C’est peu de chose !

Ivan donna un billet de cent roubles à Zakhar.

– Monseigneur est trop bon ! fit le valet, et il mit l’argent dans sa poche en s’inclinant avec une grande dignité.

Cinq minutes plus tard, Ivan était dehors.

Il prit par des chemins détournés pour se rendre à la datcha de Serge Ivanovitch. Celui-ci l’attendait et le fit entrer aussitôt dans son atelier.

Il y avait là des personnes que le grand-duc connaissait et qu’il revoyait toujours avec plaisir : d’abord, la petite amie de Serge, Nandette, une artiste du théâtre Michel, et son camarade de planches, l’acteur Gilbert, un bon garçon qui était amoureux fou d’une curieuse petite fille de seize ans, nommée Vera, laquelle était présente avec sa sœur, la célèbre danseuse Hélène Kouliguine, la maîtresse du prince Khirkof, qu’elle menait par le bout du nez et qu’elle détestait cordialement, pour le moins autant que le grand-duc Ivan lui-même, qui ne comprenait pas qu’elle se fût acoquinée avec ce vieux beau.

Le plus drôle était qu’elle lui restait fidèle.

– C’est pour avoir le droit de me faire payer plus cher, répondait Hélène aux étonnements d’Ivan.

C’était une bien belle personne que la danseuse Hélène. La chorégraphie l’avait aidée à faire sa fortune, mais ses charmes personnels n’avaient pas été étrangers, bien entendu, à ses succès. Elle avait une beauté marmoréenne qui ne s’animait guère que sur la scène, et encore si l’on trouvait sa danse admirable, on la jugeait tout de même un peu froide. Hélène dansait uniquement avec ses jambes, oubliant le plus souvent de sourire au parterre et de lui adresser ces mines gracieuses qui font toujours plaisir au public. Elle déclarait n’aimer personne au monde que sa sœur, qui ne la quittait pas et qui s’était faite sa petite servante, son petit chien fidèle.

Si Hélène était, au su de tout le monde, une splendide courtisane, Vera était, elle, l’ange le plus pur qui se pût imaginer.

C’est ce qui désolait et déconcertait ce bon Gilbert. En se méfiant sans cesse des femmes, il avait dépassé la quarantaine et pouvait se féliciter d’une prudence égoïste de vieux garçon qui l’avait gardé de toute méchante aventure. Mais cette petite fille le rendait plus sot qu’un gamin de vingt ans. Ne lui avait-il pas demandé sa main ! Oui, il voulait se marier à son âge avec cette enfant. Elle ne lui répondait que par des éclats de rire.

Tout ce monde buvait du champagne et fumait des cigarettes turques que le grand-duc avait prises chez le tsar et dont il pourvoyait son ami, qui en était très friand.

Serge Ivanovitch faisait de la peinture en amateur ; l’acteur Gilbert aussi ; c’est ce qui avait été le point de départ de leur liaison.

– Comment ça va, là-bas ? demanda Serge au grand-duc.

– Mal ! Je suis aux arrêts ! Je suis fâché avec l’empereur, avec la tsarine, qui m’a traité de fou, et avec ma mère, qui m’a traité de bâtard !…

Les rires cessèrent. Le grand-duc considéra ces visages qui étaient devenus subitement sérieux.

– Personne de vous ici ne pourrait me dire qui est mon père ?

Il se tourna particulièrement alors du côté de Serge Ivanovitch et lui dit :

– Tu le sais, toi, et d’autres aussi le savent !… et peut-être le savez-vous tous ici ! Serge, je te prie, je te supplie de me dire qui est mon père ?…

Serge secoua la tête.

– Tu le sais ! Tu le sais !

– Mais je n’en sais rien du tout !… Comment veux-tu que je sache une chose pareille !… Et puis ta mère t’a crié cela certainement sans savoir ce qu’elle disait. Il a fallu que tu fasses le fou, là-bas, pour qu’elle en arrive là !…

– Ma foi, dit Serge[3], je n’ai pu résister au plaisir de leur conter ton histoire du guérisseur du Thibet !

– Tu seras toujours le même ! répliqua Serge avec humeur. Je t’avais pourtant dit de te taire… mais tu ne sais pas tenir ta langue… et te voilà bien avancé, maintenant !…

Ivan se laissa tomber sur un divan et se prit la tête dans ses mains.

Alors, la petite Vera s’approcha de lui, un verre de champagne à la main et lui dit :

– Monseigneur !… Il ne faut pas vous faire de chagrin… ça n’en vaut pas la peine…

Et de l’une de ses menottes elle lui écartait les mains du visage.

Alors, chacun put voir qu’il pleurait…

Une voix grave dit :

– Je le sais, moi, monseigneur, qui est votre père…

C’était la danseuse Hélène qui avait parlé.

– Pourquoi ne pas le lui dire ? ajouta-t-elle. Chacun porte sa croix sur cette terre…

De fait, elle en portait une magnifique que le prince Khirkof lui avait offerte et qu’il avait bien payée dix mille roubles.

Nandette et Gilbert étaient très gênés. Ils avaient fait quelques pas vers la porte, mais le grand-duc les arrêta.

– Restez, mes amis !… Je vois qu’Hélène ne vous apprendra rien du tout à vous… alors, pourquoi partir ?…

– J’aimerais autant qu’ils s’en aillent, monseigneur, exprima sans aucune gêne la danseuse.

– Mais oui ! mais oui ! Du reste, il faut que nous partions, nous répétons demain matin au Michel… il faut que nous soyons ce soir à Petrograd et nous n’avons que le temps de prendre le train…

Ainsi parlait Nandette, et Serge ne la retenait pas.

Il y avait deux ans que Serge et Nandette se connaissaient. Ils s’étaient aimés tout de suite. Ils n’avaient pas eu d’histoires. Leur liaison avait été calme comme un beau jour. Nandette qui, à la scène, incarnait les héroïnes les plus passionnées, les Féodora, les Théodora, la Tosca, etc., était la petite femme la plus pondérée, la plus équilibrée du monde. Elle était toujours gaie et faisait toujours ce qu’on voulait.

Elle partit sans regret en songeant qu’il lui fallait se lever de bonne heure le lendemain matin. Et puis, elle devait revoir Serge le lendemain soir. Elle lui donna un baiser distrait. Elle ne se doutait pas que c’était le dernier et qu’elle ne reverrait jamais son amant.

Gilbert voulut embrasser Vera, qui lui tira la langue. Il partit furieux.

Hélène s’était jetée sur le divan et fumait une cigarette dont elle lançait la fumée au plafond avec un grand détachement de toutes choses.

Il n’y avait plus là que le grand-duc et Serge Ivanovitch. Vera avait disparu à son tour.

Le grand-duc était dans un état de fièvre qu’il ne dissimulait pas. Il s’était jeté dans un fauteuil, puis s’était levé, puis avait bu du champagne, puis était venu s’asseoir auprès de la danseuse, sur le divan.

Hélène jouait d’une main avec sa cigarette et de l’autre avec ses cheveux, dont elle frisait une boucle dorée qui lui tombait sous l’oreille.

– Je vous écoute ! finit par dire Ivan, impatienté.

– Je ne vais pas vous raconter une histoire drôle, vous savez ! commença Hélène. Il est encore temps d’aller vous coucher, monseigneur !

– Hélène, vous me torturez !

– Quel âge avez-vous, monseigneur ?

– Vingt-trois ans, répondit-il avec humeur, car il ne savait où elle voulait en venir.

– C’est bien jeune, fit Hélène, mais enfin j’espère que ce que je vais vous dire vous en donnera trente et que vous cesserez d’agir comme un enfant, monseigneur !

À ces mots, il se leva et demanda à Serge s’ils avaient résolu tous deux de se moquer de lui.

– Vania, répondit Serge, il ne faut pas te fâcher. Hélène n’est pas contente que tu aies raconté au gosoudar (l’empereur) l’affaire du guérisseur du Thibet et elle te le fait sentir, mais maintenant tu seras plus raisonnable, après ce qu’elle va te dire. Écoute !

Docile, Ivan revint s’asseoir sur le divan. Hélène, sans le regarder, très occupée par la fumée de sa cigarette, posa néanmoins sa main sur la sienne, et le jeune homme fut tout de suite réconforté, car il sentait bien que c’était une vraie amie.

– Ton père s’appelait Vladimir Sergeovitch Asslakow !…

– Ah ! fit sourdement Ivan, je suis bien content de connaître maintenant le nom de mon père… (au fond, il n’était point très content, car il espérait mieux que ça, mais il essaya de se consoler) les Asslakow, dit-il, sont d’une noble race… ma foi, ils sont presque aussi nobles que les Tsarkeskoï qui faillirent monter sur le trône à la place des Romanof… Allons ! Allons !… continua-t-il, Hélène, je suis très content, très content, ma petite colombe…

Hélène continua :

– Il était très beau, le plus beau cavalier du Caucase, et le plus brave…

– Bien ! bien ! merci !… faisait Ivan en hochant la tête avec satisfaction.

– C’était aussi une haute intelligence et un noble cœur et il était animé d’un patriotisme ardent…

– Tu dis : c’était, interrompit Ivan, il est donc mort ?

– Oui, il est mort, répondit Hélène en lui serrant la main… mais nous n’en sommes pas arrivés là, et il faut que vous m’écoutiez sans m’interrompre…

– Je regrette qu’il soit mort, car je sens que je l’aurais beaucoup aimé.

– Tu le peux, petit ami, il faut l’aimer, Ivan, comme s’il était vivant…

C’était la première fois qu’elle le tutoyait… et il trouva la chose toute naturelle, tant il se sentait, dans le moment, rapproché d’elle et tant il la devinait pleine d’amitié pour lui. Sa belle petite main, qui était ordinairement si froide comme le reste de son corps, était tiède et douce dans la sienne… Elle continuait :

– C’était aussi un grand poète, mais il n’en tirait aucune vanité : il était poète pour lui-même et pour quelques amis seulement…

– Il faisait des vers ?

– Tu les connais, Serge te les a appris.

Ivan tourna son regard vers Serge, et celui-ci commença de réciter en souriant :

 

« Mon œil est devenu rêveur, morne et sauvage… Mon âme languit dans la servitude qui l’oppresse… Nuit et jour une seule pensée me poursuit comme une ombre… elle m’agite… »

 

Mais Ivan, enfiévré, lui coupa la parole et continua de réciter :

 

« … elle m’agite et dans le repos des champs paternels et dans la bruyante caravane, et dans la chaleur de la mêlée, et pendant la prière auprès des saints autels ; il est temps, murmure incessamment une voix secrète, il est temps d’immoler tous les tyrans de l’Ukraine ! »

 

Et Ivan s’était relevé très agité.

– Ah ! c’est lui ! c’est lui qui a écrit de tels vers, des vers si beaux que je les ai toujours en moi, quoi que je fasse et quoi que je pense. Dis-moi, Hélène, c’était donc un révolutionnaire que mon père, pour écrire des vers pareils ?

Hélène ne répondit point à sa question. Elle dit, en continuant de le tutoyer, comme un frère chéri ou comme un saint :

– Quand ton père parut à la cour, ta mère l’aima tout de suite.

– Je comprends cela, fit Ivan.

– Quand elle en eut assez, au bout de six semaines, car, à la cour, ton père se rendait insupportable et parlait à tort et à travers, sans mâcher la vérité à personne, elle le fit envoyer à Samarkand avec un commandement. C’était l’Asie, c’était l’exil. Il s’ennuyait. Nous avons des vers de lui qu’il fit dans ce temps-là ; tu les connais aussi, Ivan (elle ne lui disait plus Ivan Andréïevitch depuis qu’il savait qu’il n’était pas le fils du grand-duc André), tu sais. Ce sont les vers qui commencent ainsi : « Je ne l’ignore pas : un abîme… »

– « Un abîme, continua Ivan, s’ouvre devant le premier qui s’élève contre les oppresseurs d’une nation. Le destin m’a choisi… mais dites-le-moi, dans quel pays, dans quel siècle, l’indépendance reconquise n’a-t-elle pas voulu des victimes ?… Je le sais ! je le sens ! et c’est avec délices que je bénis le sort qui m’est réservé !… » Mon Dieu, c’est encore mon père qui a écrit cela… mon père était pourtant un grand seigneur…

– Oui, mais je t’ai dit que c’était un grand cœur, et tu vois que c’était un grand poète… Ç’aurait été aussi un très bon père. Quand il apprit que tu étais né, il fit demander à ta mère son appui pour qu’on le rappelât dans un gouvernement où il pourrait te voir et t’embrasser !…

– Père chéri, père chéri !… murmura le grand-duc.

– Ton père n’était pas, tu vois, un grand diplomate. Aussitôt que cette dangereuse prière fut parvenue à ta mère, la grande-duchesse décida que ton père était encore trop près à Samarkand et elle fit si bien qu’on l’arrêta pour le juger et l’envoyer en Sibérie. Quel fut le prétexte de son arrestation ? On ne le sut jamais ; il ne le sut guère non plus. Les questions qu’on lui posait étaient si embrouillées qu’il finit par dire à ses juges ; « Dictez vous-même les réponses que vous désirez que je fasse et je les signerai !… »

– Ah ! le brave ! le brave papka ! s’exclama Ivan, et il serra la main de la danseuse, et il embrassa son cher petit frère d’armes Serge.

– Il fut condamné à la déportation perpétuelle en Sibérie. Le chemin qu’il devait suivre n’était qu’à quelques verstes de sa terre ; il demanda, en grâce, qu’on lui permît de voir, pour la dernière fois, sa famille et de prendre du linge et des habits qui lui manquaient. Ses prières furent vaines. Il fut obligé de se rendre à Tobolsk sans fourrures dans une saison mortelle. Tout cela semblait bien calculé pour le faire disparaître ; cependant, la pitié d’un de ses compagnons de route qui lui prêta de temps à autre sa touloupe, au risque de sa propre vie, le sauva.

» En Sibérie, on le conduisit tout de suite aux mines. On pensait bien qu’il y trouverait son tombeau. L’obscurité des galeries souterraines, l’humidité de ces abîmes profonds, le contact malfaisant de certains minéraux, les exhalaisons pernicieuses, l’extrême fatigue qu’entraînent ces rudes travaux font de l’existence des mineurs un tourment auquel ceux-ci ne sauraient longtemps résister. Ton père résista. Alors, on imagina qu’il avait tenté avec un de ses compagnons d’assassiner un de ses gardiens pour se sauver. Asslakow, ton père, et son compagnon, qui s’appelait Apostol…

– Est-ce le même qui lui avait prêté sa touloupe pendant le voyage ?

– Oui, c’est le même.

– Ah ! celui-là, si je pouvais jamais mourir pour lui ou l’embrasser !…

– Écoute donc ! Ils furent condamnés tous deux à être pendus. Mais la strangulation ne réussit point pour ton père ; la corde ayant glissé sur le capuchon dont sa tête était recouverte, il tomba sous le poteau, pêle-mêle avec les escabeaux. Alors, il se releva en jetant un suprême anathème contre ce pays où l’on ne savait ni juger, ni pendre ! On recommença l’opération. Elle manqua encore. Le bourreau était ivre et incapable de travailler plus avant ; l’affaire fut remise au lendemain. Dans la nuit, ton père parvenait à s’échapper et allait vivre au fond des forêts avec les loups, qui lui furent, pendant cinq ans, plus amis que les hommes. La sixième année, il mourut d’épuisement en tendant les bras vers la Russie et en appelant son fils !

Ivan ne disait plus rien. Il avait les yeux secs. Il semblait réfléchir profondément. Certainement, à cette heure, sa figure n’était plus celle d’un enfant, et, comme l’avait prévu Hélène, il paraissait vieilli de dix ans.

– Hélène, fit-il tout à coup, jurerais-tu sur les saintes images que mon père est mort ?

– Tout de suite ! déclara la danseuse. Je suis prête à jurer cela tout de suite…

Ivan la considéra fixement. Hélène ne baissa pas les yeux ; mais le jeune homme secoua la tête et dit :

– Quelque chose me dit que mon père n’est pas mort et que vous savez qu’il n’est pas mort ! Est-ce ta voix qui t’a trahie, est-ce le ton qui a changé quand tu m’as dit que mon père était mort ? Je ne sais… Mais je sens qu’il n’est pas mort !… Tu es prête à jurer sur les saintes icônes… Cela ne signifie rien pour toi !… Je sais que malgré la croix de dix mille roubles que tu as encore, tu n’as aucune religion… Je voudrais que Serge me jurât cela…

– Oui, dit Serge.

– Quoi, oui ?… Que veux-tu dire avec ton oui ? Es-tu prêt à jurer sur les saintes icônes ?…

– Je te dis : oui…

– Tu le dis mal. Es-tu prêt à jurer sur la Vierge de Kazan ? Ah ! tu ne réponds pas !… Tu pâlis ! Mon père vit ! Mon père vit !…

– Mais tu es fou, s’écria Hélène. Serge te dit qu’il est prêt à jurer… Jure, Serge… jure sur la Vierge de Kazan !…

Et Serge jura sous le regard enflammé d’Hélène ; seulement, quand il prononça ces mots ; « Sur la Vierge de Kazan ! » sa pâleur faisait mal à voir.

– Je te plains… tu dois bien souffrir, exprima avec une triste ironie Ivan… mentir sur la Vierge de Kazan, c’est grave !… Enfin, c’est ton affaire… quelque chose me dit que mon père est vivant !… Je le sens autour de moi !… Je le sens en moi !… Ô mon père ! s’écria-t-il, nous ne faisons qu’un seul et même souffle !… Dirige-moi ! conduis mon cœur !… et dirige mon bras ! Hélène, petite âme chérie, je n’ai pas le droit, n’est-ce pas, de savoir comment tu as appris ces choses ?…

– Si… je te le dirai… pourquoi ne te le dirais-je pas ?… J’ai su tout cela par un compagnon d’évasion de ton père qui a pu regagner, lui, la Russie et qui est venu mourir à la maison dans mes bras…

– Ce n’était point Apostol ? celui qui avait prêté la touloupe à mon père ?

– Non, Apostol était mort, bien pendu, lui !…

– Et pourquoi l’homme qui avait été le compagnon de mon père dans la forêt, avec les loups, est-il venu justement mourir dans tes bras, dans ta maison ?…

– Parce qu’il nous apportait des nouvelles d’Apostol…

– Vous le connaissiez donc, cet Apostol ?

– C’était mon père, répondit Hélène.

– Par la Vierge ! s’écria Ivan ! et par les saints archanges ! Apostol était ton père !… il était ton père, celui qui a prêté sa touloupe au mien !…

Il n’en put dire davantage ; il la prit comme un insensé dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres à lui enlever le souffle.

Quand il desserra son étreinte, Hélène retomba comme une morte sur le divan. Quant à lui, ne se doutant de rien, et ne regardant même plus cette jeune femme qui l’adorait dans le secret de son âme, il se retourna vers Serge et l’embrassa aussi.

Puis il se versa du champagne, car il était très altéré et demanda :

– Pourquoi m’avez-vous caché tout cela si longtemps ?…

– Parce que nous craignions de te faire de la peine… mais du moment que c’est ta mère qui a commencé…

La voix d’Hélène se fit entendre. La danseuse avait repris ses sens. Elle dit, en arrangeant ses cheveux :

– Et maintenant il faut être bien sage, et puisque vous êtes aux arrêts, il faut retourner au palais, monseigneur !… Je pense qu’il est inutile d’insister pour que vous ne racontiez cette histoire au petit père ou à madame votre mère…

– Je la garderai pour moi… fit Ivan en rougissant.

– D’autant plus qu’ils la connaissent aussi bien que vous !… Adieu, monseigneur… On vous verra un de ces jours au théâtre Marie ?

Elle n’attendit même point sa réponse ni leurs politesses et s’esquiva. On entendit bientôt le bruit de l’auto qui la reconduisait à Petrograd.

Serge regardait l’heure à sa montre :

– Il est temps, dit-il, de nous diriger vers le grand palais…

– Pourquoi donc ? demanda Ivan.

– … Mais pour cette messe de repentir.

– C’est vrai, dit Ivan, je n’y pensais plus !…

VII – UNE CÉRÉMONIE NOCTURNE À L’ERMITAGE

 

Pour mieux comprendre quel était l’état d’esprit des souverains et de leurs intimes, et pour s’expliquer la possibilité de certains faits, il nous faut dire quelques mots, avec Bienstock et Prougavine et quelques autres, de la morbidité qui, depuis un certain nombre d’années, régnait dans la haute société russe, en général, et, en particulier, à la cour.

« Depuis dix ans environ, la cour de Russie, a écrit Bienstock dans le Mercure de France, était devenue le foyer principal d’une sorte de secte dans laquelle étaient en faveur plusieurs rites des flagellants. On a même donné à ce mouvement de dépravation mystique le nom de néo-Khlistov-tchina, dérivé du mot russe Khlisti (les fouets), sous lequel on désigne en Russie la secte ancienne des flagellants. »

Un autre savant russe, M. Prougavine, auteur de nombreuses études sur les sectes religieuses en Russie, a étudié également ce mouvement-là, et, grâce à lui, s’est trouvé éclairé ce côté mystérieux et mystique de la vie de la haute société russe et de la cour.

« Le commencement du XXe siècle, dit-il, a vu se développer, en Russie, le même mouvement mystique qui marqua la première décade du XIXe siècle. Maintenant comme il y a cent ans, le mysticisme grossier, empreint de superstitions qui se rencontrent ordinairement dans les villages les plus arriérés ou dans les bas-fonds de la population urbaine, soudain s’est trouvé transporté dans les hautes sphères sociales, on peut même dire au sommet de la hiérarchie sociale.

« Une particularité à noter, c’est que les figures centrales de ces mouvements sont de louches aventuriers, prophètes, thaumaturges, « innocents », tous sortis des bas-fonds du peuple.

« Pour trouver quelque chose d’analogue au mouvement mystico-religieux qui sévissait maintenant à la cour de Russie, il faut remonter au XVIIIe siècle, quand plusieurs membres de la famille impériale et bon nombre de représentants de la haute noblesse étaient les disciples fervents des « hommes de Dieu » ou Khlisti.

« Les demeures des plus illustres des boïards de Moscou, d’alors, le comte Cheremetiev, le prince Tcherkasky, celles de la princesse Khovansky, de la comtesse Golovkine, d’Anastasie Lopoukhine, étaient largement ouvertes aux « prédicateurs et prophètes » de cette secte. À cette époque, différents thaumaturges et innocents, gens de passé criminel, illettrés, faisaient la loi aux personnages illustres et possédaient, corps et âme, les plus nobles dames. »

Or, quelque extraordinaire que cela paraisse, à l’aube du XXe siècle, la haute société russe – le monde de la cour – s’est trouvée contaminée du même mal. Tout à coup, parurent les phénomènes bizarres d’atavisme qui nous transportèrent à cent cinquante ans en arrière. De nouveau, les salons aristocratiques devinrent l’asile des « Dieu vivant », des « Christ vivant », des Khlisti. C’est une véritable psychose, qui gagne même les milieux ecclésiastiques.

Une grande dame de la cour a raconté à M. Prougavine que, quand elle fut admise à la cour, en qualité de dame d’honneur, elle entendit différents récits révoltants, monstrueux, qu’elle se refusait de croire et traitait de « calomnies de la rue ».

« Mais, dit-elle, malheureusement il me fallut non seulement entendre, mais voir de mes propres yeux de telles choses étranges, incroyables, incompréhensibles, que ce spectacle aurait soulevé l’indignation des plus blasés. Je ne me crois pas le droit de donner des détails, mais je puis vous dire qu’il se passe dans nos hautes sphères des choses si spéciales, si incroyables, qu’on ne peut ni les expliquer, ni les comprendre. Toute la cour est en proie à une sorte d’ensorcellement ; l’esprit est obscurci, la volonté paralysée. »

Tout ce que l’on racontait sous le manteau était si extraordinaire, en effet, que les plus prévenus avaient peine à y croire, comme cette grande dame dont parle M. Prougavine, et nous avouons que le grand-duc Ivan n’avait fait qu’en rire.

Certes ! il connaissait assez le milieu de la cour pour ne s’étonner que de peu de choses dès qu’il était question de mysticisme ; et lui-même, élevé dans un culte purement extérieur d’adoration byzantine qui s’adressait surtout aux saintes images comme à des fétiches, n’était parvenu à se débarrasser en partie de cet esprit de basse superstition qu’en constatant tout près de lui de quelles vilenies s’accompagnait cette espèce d’« illuminisme ».

Au moment même où Kornilof se couvrait de gloire dans les champs de Galicie, Ivan avait vu la grande-duchesse au pied des icônes, priant pour le salut de la sainte Russie, et il savait ce que sa mère entendait par là : elle priait contre la victoire, qui, dans l’esprit de tous, à cette époque, à la cour (si on en excepte Nicolas II, qui en voulait toujours à son cousin Guillaume de l’avoir insulté du haut du balcon de Potsdam et qui restait fidèle à l’alliance), devait être infailliblement suivie de la ruine de l’autocratie.

Des prières, des extases, des litanies maladives, des supplications et des imprécations et des évocations pour le triomphe d’une politique qui allait anéantir ces fous en faisant les affaires de l’Allemagne : Ivan Andréïevitch savait qu’il fallait compter avec tout cela, hélas ! mais, de là à la messe noire, il y a loin !…

Il y avait moins loin qu’il ne le croyait. La nuit où nous sortons avec lui de l’atelier de Serge Ivanovitch, il n’y avait à franchir, pour entrer de plain-pied dans toute cette fantasmagorie, que la distance du petit palais Alexandre, où habitaient le tsar et sa famille, au grand palais de Catherine.

Ivan et Serge pénétrèrent dans le grand parc par une petite porte dont le jeune officier de la garde avait la clef.

Ils ne trouvèrent personne devant eux pour les déranger dans la première partie de leur incursion.

Il était près d’une heure du matin, et, cependant s’ils voulaient s’envelopper d’une ombre suffisante à un dessein caché, il était nécessaire aux jeunes gens de rester dissimulés dans la charmille.

À la lueur laiteuse agonisante de la « nuit blanche », le parc anglais se déployait devant Ivan et Serge, autour d’un grand lac.

Là-bas, tout au fond, on apercevait la silhouette fantomale et majestueuse de la vaste colonnade du grand palais, construit au XVIIIe siècle par Élisabeth et achevé par Catherine. L’architecte avait été, de toute évidence, inspiré par Versailles, mais l’état d’esprit de nos deux jeunes gens n’était point aux comparaisons d’architecture, et ils ne s’attardèrent point à cette vision. Avec de grandes précautions, ils traversèrent le parc anglais, tout parsemé de pittoresques faïences.

– Nous ne sommes pas en retard ? demandait Ivan pour dire quelque chose, car il pensait surtout à la redoutable et fatale histoire qui venait de lui être révélée.

– La cérémonie est pour deux heures… Personne, je pense bien, n’est encore arrivé, répondit Serge.

Ils laissèrent derrière eux la fameuse grotte de rocaille, le pavillon de l’Amirauté, dont les pignons en briques rouges faisaient une jolie tache claire sur la verdure sombre ; le bain turc et ses minarets dorés. Peu à peu, ils avaient fait le tour du lac, avaient laissé sur leur gauche le cimetière de chiens : c’était là que, sous une pyramide et trois dalles de marbre, étaient enterrées les levrettes favorites de la grande Catherine. Puis, lâchant les bords de la grande pièce d’eau, ils pénétrèrent dans le jardin français, au centre duquel s’élevait un pavillon blanc et vert dérobé à tous les regards par une épaisse futaie. C’était l’Ermitage.

– C’est là ? demanda Ivan.

– C’est là ! répondit Serge.

L’Ermitage de Tsarskoïe-Selo, comme celui de Peterhof, avait été construit « pour l’amour »… pour les amours impériales qui demandent quelquefois de la discrétion. Cette retraite avait été merveilleusement agencée pour ces grandes amoureuses que furent presque toutes les impératrices de Russie.

Ici comme là-bas, du rez-de-chaussée, où est la cuisine, la table montait toute servie, par un ingénieux mécanisme, jusqu’au premier étage, où l’on pouvait ainsi dîner sans témoins, sans être gêné par les domestiques.

Après avoir inspecté consciencieusement les environs, Serge fit signe à Ivan et ils se dirigèrent, par les derrières de l’Ermitage, en rasant le mur, vers une porte basse dont Serge avait également la clef.

– Où as-tu eu toutes ces clefs-là ? lui demanda Ivan.

– Je les ai fait faire, répondit à voix basse le jeune officier, et il mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence.

Il ouvrit la porte et ils furent devant un petit escalier des plus sombres et des plus humides qui montait presque à pic aux étages supérieurs. C’était sans doute un escalier de service ou plutôt un escalier secret.

Ils parvinrent jusque sous le toit et entrèrent dans une mansarde d’où l’on apercevait le lac et les premiers abords du jardin français.

Ivan regardait Serge, qui s’était penché sur le parquet et soulevait un étroit trapillon qui devait exister là depuis assez longtemps et qui avait certainement déjà servi à pénétrer d’autres mystères que ceux de Raspoutine et des Ténébreuses.

Ivan ne prononçait plus une parole. Sur la recommandation de Serge, il était surtout préoccupé de ne faire aucun bruit, car il y avait des chances pour que quelqu’un se trouvât déjà dans l’habitation.

Serge fit signe à Ivan de se pencher et de regarder par le trapillon qui s’ouvrait à côté d’une grosse poutre formant le plafond de la pièce du dessous.

Ivan eut d’abord quelque peine à distinguer quoi que ce fût à cause d’une curieuse obscurité rouge violacée qui était répandue dans toute la pièce.

Le peu de jour qui restait dehors passait en effet à travers des vitres qui avaient été garnies intérieurement d’une sorte de papier violet transparent, comme on voit des papiers rouges aux vitres des chambres noires chez les photographes.

Peu à peu, ses yeux s’habituèrent cependant à cette ombre singulière. Il avait, en face de lui, une espèce d’estrade sur les degrés de laquelle, à chaque coin, étaient posés des vases sur des trépieds tels des brûle-parfums.

Au haut de l’estrade, deux sièges aux dossiers et aux pieds dorés étaient placés comme deux trônes.

Derrière ces fauteuils, sur la muraille, il y avait un triptyque sous lequel brûlaient des petites lampes enfermées dans des cassolettes découpées et qui éclairaient de leurs lumignons sanglants une triple peinture représentant : à gauche, les peines de l’enfer ; à droite, les joies du paradis, et, au centre, le mystère de la sainte Trinité, d’après des icônes byzantines que le grand-duc se rappelait avoir vues au couvent de la Troïtza, dans les environs de Moscou. Peut-être étaient-ce les icônes elles-mêmes, et, à cette pensée, le jeune visage d’Ivan devint rouge pour ceux qui n’hésitaient pas à apporter ces objets sacrés dans cette horrible chambre.

Une vraie douleur s’empara de lui à l’idée que sa mère était la complice d’un sacrilège aussi abominable. Et une haine forcenée lui gonfla le cœur contre cet ignoble Grégory (nom paysan de Raspoutine), qui rendait ainsi toutes les femmes folles avec ses maléfices.

Soudain, il vit l’ombre violette remuer et une ombre se déplacer dans cette ombre, et, presque aussitôt, il y eut une flamme violette dans le brûle-parfums, et une odeur des plus fortes vint le saisir, une odeur bizarre, qui n’était point celle de l’encens mais où l’encens entrait pour quelque chose.

Il comprit qu’il ne fallait point rester longtemps sous l’influence de ces parfums-là, si l’on voulait garder toute sa présence d’esprit.

Il faisait ce raisonnement, mais il continuait de respirer cette odeur qui ne répondait absolument à rien de ce qu’il avait senti jusqu’alors et qui était énervante, mais point déplaisante du tout.

Comme l’ombre qui avait allumé les brûle-parfums passait devant les cassolettes lumineuses, il aperçut une figure qu’il reconnut. C’était celle de Badonaïew, le « guérisseur du Thibet » ; il vit que l’homme était vêtu du haut en bas d’une chemise violette.

En même temps, un autre personnage apparaissait au coin de l’autel, et les yeux d’Ivan, qui voyaient bien maintenant, distinguèrent le gestionnaire de l’ambulance 78 bis à Tsarskoïe-Selo, l’homme de la comtesse Wyronzew, Rechnikow ; lui aussi était habillé d’une chemise violette.

Il se baissait, se relevait ; Ivan ne se rendait point compte de ce qu’il faisait là. Quand il se releva, il vit que les degrés de l’autel étaient couverts d’objets dont il ne pouvait déterminer la nature. Il se releva pour demander une explication à Serge, qui regarda et dit : « Ce sont les fouets (khlisti). »

Ivan, de plus en plus intrigué, se remit à son observatoire. Cette fois, il vit Badonaïew et Rechnikow qui apportaient un grand poteau de bois. Ils le dressèrent contre l’estrade et l’y assujettirent solidement. Puis, ils apportèrent un second poteau et firent de même à gauche.

Ivan se releva encore :

– Regarde, dit-il, effaré, à son compagnon.

Serge jeta un coup d’œil et dit :

– Ah ! les poteaux ! les fouets !… Je pensais bien que nous assisterions à une messe de repentir, ce soir !…

– Quoi ? une messe de repentir ? interrogea Ivan : qu’est-ce que cela veut dire : une messe de repentir ?

– Eh bien ! ces dames vont se repentir d’avoir péché !… d’avoir péché avec Raspoutine… comprends-tu ?

– Pourquoi ont-elles péché avec Raspoutine ? Si elles n’avaient pas péché, elles n’auraient pas besoin de se repentir !…

– Tu ne comprends décidément rien, déclara Serge avec un froid sourire… tu ne comprends pas que si elles n’avaient pas péché et qu’elles n’eussent point par conséquent à se repentir… elles ne gagneraient point le ciel qui accueille avec joie la pécheresse repentante !

– Eh ! non ! je ne comprends pas ! je ne comprends pas ! soupira le pauvre Ivan, qui se prenait la tête à deux mains et qui se demandait déjà dans quelle maison de fous il était tombé.

Il ne comprenait pas et, cependant, ce que venait de lui dire là Serge c’était le principal de la religion de Raspoutine, tout le mystère du culte de celui qui se faisait appeler l’homme de Dieu, tout le secret aussi de sa toute-puissance sur ces âmes malades et ces esprits pervertis. Sa mystique tenait dans ces mots : « Le salut est dans la contrition, la contrition ne peut venir qu’avec le péché. Péchons donc, mes sœurs, pour mériter notre salut !… En péchant avec moi, le salut est d’autant plus certain que j’incarne l’esprit saint ! »

Serge montra au grand-duc le parc à travers la fenêtre de la mansarde… Des formes sombres sortaient des massifs et se hâtaient, se glissaient furtivement vers l’Ermitage, précipitant leur marche jusqu’à ce qu’elles disparussent sous les premières branches du jardin français.

Tout près de l’Ermitage, à quelques pas de la grande porte d’entrée, deux statues colossales, deux ombres de géants les attendaient et sortaient de leur immobilité pour échanger avec elles quelques mots rapides. C’étaient là, évidemment, les gardiens du mystère auxquels Raspoutine pouvait tout demander et dont Ivan avait entendu parler également à Petrograd.

Sur un signe de Serge, le grand-duc retourna à son observatoire dans le plancher.

La salle paraissait vide maintenant. Un quart d’heure s’écoula, puis une porte s’ouvrit au fond, à double battant. Et une étrange procession fit son entrée.

En tête, Badonaïew et Rechnikow, les bras croisés. Derrière eux, deux par deux, une vingtaine de femmes toutes vêtues de la longue tunique violette flottante. Elles firent le tour de l’estrade, s’inclinèrent en passant devant les trônes, et, à tour de rôle, ramassèrent chacune un des khlisti qui avaient été répandus sur les marches.

Ivan reconnut des dames d’honneur de l’impératrice, la princesse Khirkof, la comtesse Schomberg, oui, la grosse Schomberg elle-même, qui ne paraissait cependant point à la ville avoir quoi que ce fût d’une mystique, car elle était solide, mangeant et buvant comme un « Préobrajensky »…

La comtesse Wyronzew clôturait la marche avec cette extatique de Nathalie Iveracheguine, qui s’appuyait à son épaule comme une néophyte pas encore sûre de sa force et qui défaille au moment du sacrifice. Elles aussi prirent des fouets et s’enfoncèrent dans l’obscurité violette, chaude et embaumée de la pièce.

Elles passaient exactement sous les yeux du grand-duc, puis celui-ci ne les voyait plus, n’ayant en face de lui que l’autel, le triptyque et la porte du fond.

Celle-ci s’était refermée. Elle se rouvrit pour laisser passer Raspoutine, tout seul.

Il était vêtu d’une tunique safran, recouverte d’une sorte d’étole brodée d’or et d’argent et toute garnie de pierreries et de perles. Il gravit, appuyé sur les épaules de Badonaïew et de Rechnikow, les degrés de son autel et s’assit tranquillement sur l’un des trônes. Il avait à la main un knout. Ses yeux étaient étrangement cernés et ses joues vermillonnées. Il s’était peint comme une idole.

Ivan, parmi tant de pensées qui l’assiégeaient, se disait : « Au moins, ma mère n’en est pas ! », et comme c’était cela qu’il avait craint par-dessus tout, il se trouva plus libre d’esprit pour regarder et juger la scène qui se déroulait sous ses yeux.

Des prières, des invocations formulées en une litanie qui montait et descendait sur un rythme étrange et saccadé avaient commencé.

Les femmes qui les proféraient, Ivan, de la place qu’il occupait, ne pouvait les voir, mais il entendait leur souffle et leur soupir.

Puis cette litanie cessa.

Une forme violette s’avança jusqu’à la croix et Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine. Elle s’agenouilla devant Raspoutine et lui demanda la grâce d’être attachée au « poteau de la douleur » pour que fussent effacés « les derniers péchés ». Aussitôt, des voix clamèrent : « Oui, effaçons les derniers péchés ! effaçons les derniers péchés ! », car il est historique que les Ténébreuses ne pouvaient, d’après le rite de Raspoutine, commettre de nouveaux péchés sans avoir effacé les anciens, ce qui donnait lieu tour à tour à trois cérémonies : la cérémonie de contrition ou messe de repentir (c’est à celle-ci que nous assistons aujourd’hui), puis la cérémonie de la purification, ou messe du baptême qui se passait dans une piscine ou dans une eau courante, dans un lac, au bord d’une rivière ; enfin, la cérémonie de la messe du péché où l’on péchait généralement en plein air, la nuit, autour d’un autel sur lequel on avait allumé un brasier.

Quand on avait péché, naturellement, on recommençait à se repentir, à se purifier et à repécher, et ainsi de suite.

Tel était le cycle démoniaque, dans lequel ce bouc de Raspoutine avait enfermé toutes ces névropathes.

Raspoutine fit un signe et Badonaïew et son acolyte attachèrent, avec des cordes, Nathalie Iveracheguine, au poteau de la douleur, comme elle le demandait.

Pendant ce temps, les grands yeux d’illuminée de Nathalie ne quittaient point Raspoutine, lequel semblait penser à autre chose… et les chants avaient repris de plus belle.

Une seconde femme s’avança et sollicita le même honneur. C’était cette grosse dondon de comtesse Schomberg, mais sa prière ne fut pas exaucée et, d’un signe, le prophète la repoussa. Alors, elle recula et s’enfonça dans l’ombre avec un gémissement ridicule.

Trois autres vinrent se jeter à genoux en dressant des mains suppliantes vers Raspoutine.

Celui-ci désigna la princesse Khirkof, qui était encore une fort belle personne, mais très renommée à Petrograd pour sa vertu et la rigueur de ses jugements. Les deux hommes s’emparèrent d’elle et la nouèrent à l’autre « poteau de la douleur », comme ils avaient fait de Nathalie.

Ivan se demandait s’il ne rêvait point en regardant ces deux femmes au poteau et si c’était bien la jeune fille si charmante et de manières si parfaites qu’il avait connue à la cour, cette Nathalie aux yeux de folle qu’il avait en face de lui, liée à un poteau pour l’exécution du fouet comme un soldat qui a commis quelque grosse faute ; et si c’était bien cette grande dame qui briguait encore la veille de devenir sa belle-mère, cette princesse Khirkof, que deux rustres immondes bousculaient de leurs mains de moujiks et liaient avec une corde grossière à cette honteuse poutre.

Il la voyait encore recevant après le dîner les remercîments de ses invités, auxquels elle tendait sa main à baiser, avec une hautaine grâce nonchalante, que certaines essayaient en vain d’imiter (après le repas, en Russie, il est d’usage que les hommes, dès que la maîtresse de maison se lève, aillent lui baiser la main et la remercier pour l’excellente nourriture)… ou bien, il la voyait encore servant le thé, dans son salon, avec sa fille, la sévère et antipathique (quoique belle, en vérité) Agathe, ou encore formant cercle avec les beaux esprits et discutant des derniers ouvrages français et condamnant sans indulgence l’esprit nouveau et les mauvaises mœurs du siècle dont ils étaient le reflet abominable.

Maintenant, des mains infâmes s’appesantissaient sur elle, et elle souriait avec extase à ce démon de Raspoutine.

Cette scène extraordinaire, les chants, les parfums contribuaient à étourdir de plus en plus le grand-duc, et de grosses gouttes de sueur perlèrent à ses tempes.

Il les essuya machinalement en poussant un soupir et regarda avec plus d’avidité encore.

Debout, derrière lui, Serge le considérait, les bras croisés, sans un mot, jetant de temps à autre un regard vers les lointaines profondeurs du parc.

Raspoutine s’était levé et, tout droit, au milieu des brûle-parfums et entre ces deux victimes pantelantes d’amour pour lui, en face du troupeau obscur de ces fidèles qui soupiraient dans l’ombre, il prononça d’une voix solennelle et chantante :

Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé ! Confondez-vous avec moi corps et âme ! Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant les péchés d’autrui ! Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé !

Il se tut, et toutes reprirent d’une voix exaspérée :

Ce n’est que par lui ! Ce n’est que par lui ! Ce n’est que par lui !

Ivan fut alors stupéfait de voir la transformation qui s’était opérée en Raspoutine. Ses yeux lançaient des flammes et tout son être en était comme illuminé. Son visage resplendissait d’une volonté tyrannique et méchante à laquelle rien ne semblait devoir résister. Il était vraiment beau ainsi dans sa splendeur monstrueuse qui brûlait tout, autour de lui, les âmes et les corps, ainsi qu’il l’exigeait.

Et le troupeau tressaillit d’une affreuse allégresse sous ce regard terrible qui commandait le châtiment :

– Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé !

Et les autres reprenaient, râlantes :

– Ce n’est que par toi, Gricha ! Ce n’est que par toi, Gricha ! (Gricha diminutif de Grégory, Grégoire, le petit nom de Raspoutine).

On entendait, plus haute et plus forte que toutes les autres voix, celle de la princesse Khirkof, liée à son poteau :

Par toi ! par toi !

Seule, Nathalie, à l’autre poteau, ne proférait pas un son. Sa bouche cependant était entr’ouverte ; ses yeux, plus grands que jamais, reflétaient un bonheur indicible. Elle était déjà en extase.

– Repentez-vous ! ordonna Raspoutine d’une voix souveraine.

Et un torrent de cris, de gémissements, de clameurs délirantes s’éleva du sein de l’ombre violette.

Effacez le péché !

Alors, une étrange procession se déroula sous les yeux d’Ivan. Toutes les fidèles, une à une, sortirent de l’ombre avec leur tunique violette lâche et flottante, et elles avaient l’air de furies, et elles se suivaient le fouet à la main, et elles passaient devant les poteaux, et, en passant devant chaque poteau, elles cinglaient avec rage la princesse Khirkof et Nathalie Iveracheguine.

La princesse poussa d’abord un grand cri, puis elle s’affaissa dans ses cordes en gémissant et en regardant de ses yeux pleins de larmes Raspoutine toujours debout, immobile, son knout à la main.

Quant à Nathalie, elle ne cria pas, mais, fixant Raspoutine, elle entr’ouvrit ses lèvres, qui ne laissèrent échapper qu’un mot :

– Toi !… toi !… toi !…

Alors, la princesse répéta aussi ce mot :

– Toi !… toi !…

C’est par lui qu’elles voulaient être battues !…

Mais sans doute n’en étaient-elles pas encore dignes, car Raspoutine ne bougeait toujours pas, telle une idole que rien n’émeut au milieu des cris, des prières, des flammes de l’autel et du tourbillon enivrant des parfums sacrés.

À ce moment, la porte du fond se rouvrit et tous les bruits cessèrent. Ivan vit entrer sa mère et eut un rauque sanglot.

La grande-duchesse avait revêtu une robe violette comme les autres. Elle s’avança très pâle, jusqu’au pied de l’autel et, regardant Raspoutine, elle secoua la tête !

Raspoutine, lui aussi, pâlit. Une affreuse expression de rage crispa son visage.

– Alors, elle ne veut pas ? demanda-t-il.

– Non ! fit la grande-duchesse.

– Elle ne viendra pas ? interrogea-t-il encore entre ses dents serrées.

– Non !… répéta Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette nouvelle, la lamentation devint générale et, voyant la colère de l’homme de Dieu, elles tombèrent toutes à genoux en s’écriant :

– Prions pour elle, prions pour elle !…

Elle, c’était la tsarine, que l’on n’avait pu encore amener à l’abominable cérémonie. Non ! Non ! ce n’était pas une vraie Ténébreuse !… Une vraie Ténébreuse se donne corps et âme ! Et elle, elle n’avait donné que son âme !… Son âme était au Raspoutine, mais elle gardait son corps pour elle, et cela était le suprême péché ! car si elle ne péchait pas, comment pouvait-elle se repentir ?…

« Prions pour elle ! prions pour elle !… »

De fait, il n’a jamais été prouvé que la tsarine, qui subissait plus que toute autre, moralement parlant, l’influence de Raspoutine, lui eût accordé ce dont, plus d’une fois, Raspoutine s’est vanté.

À ce propos, nous ne pouvons mieux faire que de citer le correspondant du Temps à Pétersbourg, M. Charles Rivet, qui, dans Le dernier Romanof, nous livre les résultats de son enquête personnelle :

« L’ascendant de Raspoutine sur l’impératrice, nous dit-il, fut prodigieux. Raspoutine, dont les yeux clairs dans un cercle de bistre avaient une fixité vraiment troublante, la magnétisait, la conseillait et la calmait. Il la tutoyait et la subjuguait par des rappels constants de quelque parole de l’Évangile à laquelle il donnait une forme originale.

« Il sied cependant de mettre fin aux calomnies qui firent du thaumaturge plus que ce qu’il n’était en réalité pour son auguste pénitente. La malheureuse se tenait bien à ses genoux, consentit même – c’est un grand-duc qui en témoignait – à des attouchements révoltants, mais son visage ruisselait de larmes ; c’était là la coulpe d’une exaltée et non l’extase d’une Messaline.

« Le drôle la bénissait, pendant ce temps, au nom du Dieu dont il était le porte-parole. Il se flatta, il est vrai, d’avoir eu toutes les faveurs de cette pauvre femme… Il mentait… Ce pouvoir-là, il ne l’exerçait que sur une collection de névropathes, cherchant des sensations nouvelles ou des bénéfices immédiats…

« L’abjecte bassesse de ces sujettes ne saurait se qualifier. Boccace était vieux jeu pour ce saint-père, comme l’appelait l’impératrice ; les comédies d’exorcisme qu’inventait l’érotomane « pour délivrer ses filles spirituelles du démon de la chair » auraient fait pâlir d’envie feu le marquis de Sade… et des pères – nous en pourrions nommer – lui livrèrent, leur fille, des maris, leur femme… »

On comprendra qu’il nous est impossible de nous attarder sur le spectacle de ces folles qui, cette nuit-là, à l’Ermitage, s’étaient donné rendez-vous pour expier les péchés qu’elles avaient commis avec Raspoutine. La scène dut arriver cependant à un horrible degré d’exaspération, et le grand-duc Ivan, qui vit tout à coup Raspoutine (furieux de voir lui échapper sa principale proie) se ruer et fustiger à tour de bras la messagère de la mauvaise nouvelle (sa mère, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna), ne put, malgré le danger qui allait le menacer, retenir la clameur de son indignation et de son dégoût… et il jeta en russe des mots que nous ne pouvons mieux traduire que par ceux-ci :

– À Charenton !… À Charenton !… À Charenton !…

C’est en vain que Serge, qui l’avait brutalement attiré à lui, épouvanté, voulut lui fermer la bouche, Ivan ne cessait pas de crier et d’injurier sa mère et Raspoutine et la princesse Khirkof avec un éclat furieux qui perçait les murailles et qui, descendant par l’ouverture de l’observatoire, alla frapper d’effroi et arrêta les manifestations de repentir des belles pénitentes.

Raspoutine, lui aussi, s’était arrêté et une sombre fureur se lisait sur ses traits de prophète dérangé dans la célébration des mystères.

Quant à toutes celles qui étaient là, qui se croyaient bien gardées par ces murailles, et qui n’avaient mis aucun frein à leurs extravagances sacrées, une colère rouge ne tarda pas à faire place à leur premier effroi.

Un homme était là qui les avait vues, qui les avait entendues ! Elles jetèrent sur lui des cris de mort. Cet homme était condamné. Il devait mourir. Elles crièrent :

– À mort ! À mort !

Et quand elles reconnurent la voix du grand-duc qui insultait sa mère, elles ne cessèrent point leurs cris furieux.

Et la grande-duchesse elle-même eut aussi son cri de mort :

– C’est Ivan ! Il ne sortira pas vivant d’ici !

Ce n’était pas seulement un assouvissement de fureur que toutes ces femmes allaient chercher sur le corps du grand-duc, c’était aussi la sécurité… car, s’il en réchappait, elles étaient perdues ! C’était un homme à les clouer devant le monde entier au pilori.

– À mort ! À mort !

– Tais-toi, malheureux, tu nous perds ! suppliait Serge.

Mais il était trop tard pour le faire taire, hélas ! On entendait déjà le galop furibond des Ténébreuses dans le grand escalier.

Serge se précipita sur la porte de la mansarde. Elle ne fermait même pas ! Alors, soudain, voyant tout perdu, il s’empara du manteau militaire du grand-duc, qui semblait ne plus rien voir, ne plus rien comprendre et qui le laissait faire ; et s’étant enveloppé de cette capote, il s’enfuit et bondit vers le grand escalier comme un fou. Ivan crut que son ami l’abandonnait et il en eut un chagrin immense.

Tout à coup, il y eut des vociférations forcenées, des clameurs de douleur, la voix rauque de Badonaïew, le rugissement de colère de Raspoutine qui commandait la curée :

– À mort ! À mort !

Alors, le grand-duc comprit que son frère d’armes se sacrifiait pour lui et s’était jeté dans le grand escalier au milieu des folles pour lui donner le temps à lui de s’échapper par l’escalier de service.

Aussitôt qu’il eut compris cela, il se rua au secours de Serge, mais déjà il n’y avait plus personne dans l’escalier.

Il continua son chemin à travers la maison déserte et se retrouva dehors pour voir disparaître, dans la nuit, la folle cohue des femmes qui poursuivaient Serge.

Il voulut les arrêter en attirant leur attention et se mit à crier, mais on ne l’entendit point. Elles continuaient à courir dans la nuit, il ne savait trop maintenant de quel côté, car le ciel s’était couvert d’une nuée très noire.

Il courut ainsi en appelant Serge, la rage dans le cœur, la mort dans l’âme. Il n’avait pas une arme, ni un revolver, ni son sabre, mais il savait que Serge était armé, et il espéra. Ivan courait à perdre haleine, se heurtant aux arbres, entendant des cris, à droite, à gauche, en face, ne sachant finalement au juste où diriger sa course, revenant sur ses pas, pour repartir…

Soudain, deux coups de feu éclatèrent dans la nuit. Il pensa :

– Il y a longtemps qu’il aurait dû tirer, le bruit va faire venir des gardes, des soldats !…

Il oubliait que le grand palais et ses dépendances étaient absolument déserts, et que ce lieu avait été choisi à cause de cette solitude par les Ténébreuses ! Il y avait bien le concierge, tout là-bas, et les dvornicks, mais cette basse domesticité devait avoir été achetée et ne se montrerait certainement pas.

Comme il courait toujours, il vit, au delà du lac, dans une vague clarté qui tombait là, entre deux nuages, toute la troupe derrière Serge qui se retourna encore pour tirer à nouveau. Mais en dépit des coups de feu, la troupe ne s’arrêtait pas. Elle n’était plus séparée de Serge que par une courte distance. Deux géants, les deux « gardiens du mystère », sur lesquels Serge avait tiré, étaient presque sur lui.

Serge fit alors un brusque détour et tout ce monde disparut dans l’ombre du grand palais.

Quand Ivan arriva au grand palais, il trouva une porte ouverte. C’était sans doute par là que Serge avait tenté de trouver un refuge.

Des bruits attirèrent Ivan aussitôt au premier étage. Il y bondit par le grand escalier d’honneur, et fut conduit par la porte qu’il trouva ouverte devant lui, et qu’il cherchait à tâtons en maudissant sa maladresse. Il traversa la salle d’Argent et se trouva dans la grande galerie.

Les bruits venaient de l’extrémité de cette galerie. Elle était au moins aussi longue que celle de Versailles. Il la parcourut sans reprendre son souffle.

Ici commençaient les appartements de la grande Catherine, C’était tout un enchevêtrement de petites pièces ; Catherine II, en effet, à côté des pièces de parade de Tsarskoïe, avait voulu se réserver des appartements intimes et elle avait fait démolir les grandes chambres fastueuses d’Élisabeth pour obtenir les « petits coins » où elle rêvait et où elle accueillait ses favoris. Sur ses ordres, toute cette aile droite avait été saccagée.

Dans l’ombre, Ivan avait peine à se retrouver parmi ce labyrinthe, d’autant plus que, maintenant, on n’entendait plus aucun bruit.

Il tourna autour du salon chinois et du salon de Lyon. C’est là qu’il s’arrêta, immobilisé par un spectacle qui le cloua au parquet.

Par les portes ouvertes devant lui, son regard traversait le « cabinet d’Argent » et pénétrait dans la chambre à coucher de la grande Catherine.

Entre les colonnettes de verre violet dont elle s’ornait, Ivan apercevait, à la lueur fantomatique d’une nuit redevenue claire, le groupe formidable des Ténébreuses penchées sur le lit où rien ne remuait plus.

Les Ténébreuses non plus ne remuaient plus. Et, de son côté, ce qui avait immobilisé aussi Ivan était moins encore cette vision-là que les quelques mots prononcés par sa mère.

Dans un désordre honteux, la grande-duchesse dont il voyait en plein la hideuse figure de bacchante, avait dit :

Ça y est ! Il est mort !

Il ne faisait point de doute que ces misérables s’imaginaient l’avoir tué, lui, le grand-duc Ivan.

Et sa mère, avec Raspoutine, avait commandé la curée !

Et elle était la première à se réjouir de l’assassinat, à l’annoncer avec une rage triomphante :

Ça y est, il est mort !

L’horreur de cela l’immobilisa… et le sauva…

Car si elle n’avait point prononcé ces mots-là, son élan n’aurait pas été interrompu et il se serait jeté au milieu des assassins, qui, dans leur délire abominable, ne lui auraient point fait grâce.

Le cadavre de Serge n’était pas encore visible. Il restait au milieu des coussins et des oreillers, sous lesquels elles avaient étouffé le malheureux, l’ayant trouvé dans cette alcôve qui devait être son tombeau.

Ivan frissonnait et pleurait, et il ne se cachait pas.

Si elles étaient revenues par le salon de Lyon, elles l’auraient trouvé là dans son immobilité d’horreur.

Ces appartements intimes, cette chambre, avaient certainement déjà connu des drames. Il y avait eu déjà certainement entre ces murs de l’amour et de la mort, mais il fallait descendre jusque dans le cachot de la forteresse Pierre et Paul, où Pierre le Grand avait fait étouffer son fils, l’héritier du trône, également sous des oreillers, pour retrouver quelque chose qui pût être comparé à cette monstrueuse tragédie.

Les deux hommes, les deux géants, étaient assis sur les oreillers. Ils se relevèrent et on enleva les oreillers, et le corps apparut.

Les Ténébreuses s’étaient reculées instinctivement. Mais Nadiijda Mikhaëlovna, qui s’était rapprochée, elle, et qui s’était penchée sur le cadavre, se releva avec un nouveau cri de rage :

– Ce n’est pas lui !

Et toutes alors voulurent voir, et toutes dirent :

– Non ! non ! ce n’est pas lui ! L’une dit :

– C’est Serge Ivanovitch ! C’est Serge Ivanovitch !

– Mais alors où est Ivan ? s’exclama la grande-duchesse. Il s’est donc échappé !…

Et, abandonnant ce cadavre qui ne l’intéressait plus, elle se sauva, suivie de toutes les femmes ; elle passa par le pavillon bleu et on l’entendit s’éloigner avec sa troupe des chambres pompéiennes, injuriant ses compagnes et les rejetant à la curée, ne pouvant pas admettre que son fils pût lui échapper…

Les deux géants étaient restés auprès du cadavre.

L’un d’eux avait défait sa ceinture et lié les pieds de Serge. Le corps roula sur le parquet.

Ivan eut un mouvement pour s’élancer sur ces brutes, et à ce mouvement-là qui fit quelque bruit, ils se retournèrent, interrogeant les ténèbres.

Il vit devant lui deux bêtes prêtes à se jeter sur une proie nouvelle…

Il resta dans son ombre, car il voulait vivre, vivre pour venger celui-là aussi qui avait été son fidèle ami, son vrai frère, sa chère petite âme !…

Il lui jurait cela de toutes les forces de son cœur torturé.

Et il se détourna pour ne plus se trahir quand le corps, tiré par l’homme, glissa non loin de lui, sur le parquet. Derrière suivait l’autre géant. Ils emportèrent leur victime, et Ivan se traîna jusqu’à une fenêtre du palais, d’où il put assister de loin à la fin de la besogne.

Le corps de Serge fut amené jusqu’à la pièce d’eau. Il fut attaché à une pierre et jeté dans le lac.

Et puis les rives, en un instant, devinrent désertes.

Ivan tomba à genoux et pria pour son ami. Il était secoué de sanglots et se sentait d’une faiblesse telle qu’il se laissa glisser tout à fait sur le plancher et perdit presque connaissance.

Il fut réveillé par une main qui soulevait doucement sa tête…

Aux premières lueurs renouvelées de l’aurore, il reconnut Zakhar, qui était penché sur lui.

Il eut d’abord un mouvement de défense et tenta de se relever d’un coup, mais ses jambes lui refusaient un appui solide et il tituba.

Il était à la discrétion de cet homme qu’il savait vendu à ses ennemis, et la créature de Raspoutine, lequel l’avait introduit dans la haute domesticité du palais Alexandra. Mais Ivan se rappela en même temps que cet homme, puisqu’il s’était vendu, pouvait être acheté.

Il chercha d’une main tremblante de fièvre son portefeuille, se demanda s’il ne lui avait pas déjà été volé.

Mais il le trouva et en sortit trois billets de mille roubles : toute sa fortune.

– Pour toi, dit-il, si tu peux me faire sortir d’ici sans que je sois vu de personne au monde !

Zakhar mit froidement les billets dans sa poche en disant :

– Ça n’est pas trop, monseigneur, car ce sera difficile !

Et il lui montra certaines ombres qui couraient de part et d’autre dans le parc.

– On vous cherche, monseigneur ! et on est venu me chercher moi-même pour que je vous cherche !

Ivan lui promit que, s’il le tirait de là, il ferait certainement, un jour prochain, sa fortune.

Zakhar sembla en accepter l’augure et promit de sauver « monseigneur ».

Une si froide vénalité n’était point faite pour étonner Ivan, qui, tout en grelottant de fièvre, reprit confiance.

Ne savait-il point que tout était au plus offrant, à cette heure, dans son malheureux pays !

VIII – « NE PAS ÊTRE »

 

L’événement ne se passa pas encore sans quelque difficulté. Ivan put se rendre compte qu’il était recherché avec acharnement.

On avait le désir évident de le trouver avant le jour et dans un dessein qui ne faisait aucun doute pour lui, pas plus qu’il ne doutait, du reste, que s’il ne disparaissait point ce jour-là, on saurait bien s’arranger pour qu’il ne fût point longtemps gênant sur cette terre.

Aussi, lorsque, par les soins intelligents de Zakhar, il se vit hors d’un danger immédiat, il estima que l’air de Tsarskoïe-Selo ne lui valait pas grand’chose.

Grâce à la complicité du schwitzar (le concierge qui était, paraît-il, un grand ami de Zakhar et sur lequel on pouvait compter moyennant la promesse d’un fabuleux pourboire), Ivan fut revêtu d’un épais manteau de citadin, d’une toque qui lui descendait sur les oreilles et d’un cache-nez qui dissimulait à souhait son joli profil. On le fit passer par une petite porte du parc qu’il ne connaissait pas et où un vulgaire isvô l’attendait, mais cet isvô était attelé d’un trotteur qui devait coûter un certain prix.

Ivan ne perdit point son temps à se demander où Zakhar pouvait se procurer des chevaux pareils, ni où il était allé chercher le pauvre costume d’isvotchick dont il s’était affublé.

L’équipage partit comme le vent.

Il était entendu qu’on allait à Petrograd. C’était encore là que le grand-duc trouverait le mieux à se cacher, dans l’immense ville.

Sur ses ordres, Zakhar le conduisit ainsi sans encombre jusqu’au coin du pont Petrowsky, du côté des îles.

Il était encore de grand matin, et la vie, qui venait à peine de cesser dans cette sorte de bois de Boulogne de Petrograd où l’on se promenait, en cette saison, jusqu’à une heure de la nuit des plus avancées, n’avait pas encore repris. C’était le désert.

Ivan fit renouveler à Zakhar son serment de discrétion et lui réitéra sa promesse de faire sa fortune. Après quoi, l’isvotchick et le grand-duc se séparèrent.

Tant que l’isvô fut en vue, Ivan ne bougea pas. Quand il eut disparu, il se mit en marche. Le grand air, la rapidité de la course lui avaient fait du bien ; c’est tout chancelant cependant qu’il arriva, après une demi-heure de marche, dans les bois à la datcha d’Hélène.

En cette saison, la danseuse quittait son luxueux « quartir » de la grande Morskaïe, pour sa maison de campagne des îles.

Cependant ni les dvornicks, ni le schwitzar, ni aucun domestique ne voulurent rien entendre relativement à l’ordre qu’Ivan leur donnait d’aller réveiller leur maîtresse ou tout au moins de la faire réveiller.

Celle-ci se couchait à l’ordinaire fort tard ; et, justement, il n’y avait que deux heures qu’elle était rentrée.

La discussion qui se poursuivait dans le jardin, sous les fenêtres de la datcha, réveilla-t-elle Hélène, ou celle-ci, n’étant pas encore couchée, se mit-elle à sa fenêtre pour respirer l’air embaumé du matin ? Toujours est-il qu’elle parut au premier étage et, voyant cet inconnu, si bizarrement habillé que ses gens repoussaient assez rudement, elle demanda des explications.

Ivan cria :

– Hélène !

La danseuse reconnut immédiatement cette voix si chère et poussa un cri de surprise et de joie.

Elle jeta l’ordre aux domestiques de faire monter immédiatement le gaspadine (monsieur) et referma la fenêtre de sa chambre. Son émoi était immense. Que venait-il faire ? Que signifiait ce déguisement ? Son cœur battait à l’étouffer.

Elle pensa, elle osa penser que le grand-duc l’aimait peut-être. Elle se rappela le baiser qu’il lui avait donné et qui lui brûlait encore les lèvres, un vrai baiser d’amant dont elle avait été tout étourdie, chez Serge Ivanovitch, et elle défaillait de joie. Elle se laissa tomber sur le coin de sa chaise longue en murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Elle balbutia encore des phrases inintelligibles en dessinant un nombre incalculable de petites croix du bout de son pouce rose sur son front pâle.

Il entra. Elle était tellement occupée à le regarder, à considérer cette physionomie qu’elle reconnaissait à peine, ces yeux de fièvre, ce visage ravagé, qu’elle ne s’apercevait pas qu’elle était presque nue dans le peignoir dont elle s’était hâtivement enveloppée.

Elle ne se rendait point compte, non plus, qu’elle avait donné l’ordre de l’introduire dans sa chambre et qu’elle n’aurait point reçu autrement son amant.

– Monseigneur, qu’y a-t-il ? implora-t-elle.

– Ne m’appelez plus monseigneur ! Il n’y a plus de monseigneur… il n’y a plus d’Ivan Andréïevitch !… Appelez-moi comme vous voudrez !

– Vous me faites peur !… Vous êtes malade ?… Que vous est-il arrivé ?… Pourquoi ce déguisement ?… Vous avez une figure si défaite… Asseyez-vous donc !…

Il chercha un siège autour de lui et finit par s’asseoir sur le lit, ou plutôt par s’y laisser tomber.

– Que vous est-il arrivé, dites ?

– Serge Ivanovitch est mort !…

Elle se dressa d’un bond et vint s’asseoir près de lui ; elle lui prit ses mains qui étaient brûlantes :

– Que dis-tu ? que dis-tu ?… Par la Vierge et les saints archanges, j’ai mal entendu !…

– Il est mort sous mes yeux ! Et quand je suis arrivé pour le sauver, il était trop tard !… Non, non, plus rien à faire !… plus rien à faire, Hélène Vladimirovna !… Que Dieu le père et l’empereur me jugent ! Ah ! je voudrais être mort à sa place !… je voudrais ne plus être !… ne plus être, Hélène Vladimirovna !

Et il se mit à pleurer comme un enfant. Elle attira la tête du jeune homme sur son sein et sentit ses larmes couler sur sa gorge.

– Raconte-moi tout, mon ami chéri ! Tu sais que tu peux avoir confiance en moi !

– Je le sais ! Je le sais ! et, tu vois, je suis venu !

– Ma petite âme, ma petite âme, tu ne cours, du moins, aucun danger, toi, n’est-ce pas ?

– On a voulu me tuer aussi !

Elle eut un cri et serra cette tête adorée entre ses mains frémissantes.

– Oh ! dit-elle, malheur à celui qui te touchera !

Et elle l’étreignait si passionnément qu’il se réveilla soudain à la réalité de la minute présente. Il se vit dans les bras de cette belle fille demi-nue, qui la couvrait de consolations et de caresses, dans cette chambre parfumée, sur cette couche en désordre, dans cette atmosphère d’amour… et il dénoua le nœud de ces beaux bras qui le retenaient prisonnier, mais ce ne fut pas lui qui rougit.

Ce fut elle, elle qui comprenait qu’Ivan l’éloignait parce qu’il trouvait sans doute qu’elle prenait une part trop directe, trop intime à l’émoi de son corps et de son âme.

Elle souffrait atrocement, elle balbutia :

– Que vous est-il arrivé, Ivan ? Pardonnez-moi ! Vous m’avez surprise dans mon premier sommeil. Tenez, lui dit-elle, en se levant et sans se rendre bien compte des gestes qu’elle accomplissait, passons par ici, et elle ouvrit une porte.

– C’est cela, dit Ivan, comme il eût dit autre chose, mais il était heureux de sortir de cette chambre.

Ils s’en furent dans un boudoir sombre et ils s’assirent loin l’un de l’autre. Elle faisait des efforts surhumains pour reconquérir tout son sang-froid pour prononcer des mots naturels.

Elle ne pensait pas à la mort de Serge, qui était un bon ami à elle, un ami sûr qui avait travaillé avec elle à des choses qu’elle seule savait.

Elle ne pensait qu’à une certaine phrase qu’elle avait entendue un jour dans la bouche de cet homme qui était prostré en ce moment devant elle. Il avait dit, à propos de je ne sais quelle folie accomplie par un grand personnage amoureux d’une petite danseuse de Kristowsky (le music-hall des îles) : « Comment peut-on aimer ces créatures-là ? » et il avait dit cela devant elle ! Devant elle que le prince Khirkof entretenait. Et le prince Khirkof n’avait pas été le premier, certes ! Ivan ne s’était même pas aperçu qu’il n’aurait pas dû dire cela devant elle.

Fallait-il qu’elle comptât peu dans l’esprit d’Ivan ! De fait, souvent le grand-duc lui avait dit :

– Oh ! toi, on peut tout dire devant toi, tu ne comptes pas !

Non ! elle ne comptait pas comme femme devant Ivan. C’était clair, hélas !… Ivan finit par lever la tête vers elle et commença d’une voix basse le récit de l’affreuse nuit. Il lui dit tout.

Elle fut de son avis. Il fallait qu’il disparût. C’était une question de vie ou de mort. Et elle réfléchit :

– Je m’en charge, dit-elle, vous avez bien fait de venir ici, Ivan !

– Je suis venu vers vous tout naturellement, Hélène, parce que votre père a connu le mien, a souffert avec lui. Il me semble que nous sommes un peu frère et sœur, après ce que vous m’avez raconté dans l’atelier de ce pauvre Serge !

– Oui, frère et sœur… c’est cela… Moi, je vous aime comme une sœur, c’est cela, Ivan Andréïevitch !…

– Je vous en supplie, ne m’appelez plus ainsi, Ivan Andréïevitch est mort !… Il faudrait me trouver un autre nom… un autre nom, voyez-vous, sous lequel je rêverais de me faire une autre vie… une vie qui n’aurait rien à faire avec le cauchemar passé… Voyons, comment va-t-on m’appeler ?… Tenez, prenons n’importe quel nom… Pierre Féodorovitch, par exemple !

– Ah ! vous tenez à ce nom-là ! dit Hélène d’une voix sèche.

Ce fut au tour d’Ivan de rougir.

– Écoutez, Hélène !… je vais tout vous dire… tout vous dire… Il ne faut pas qu’il y ait le plus petit mensonge entre nous… Je suis venu ici pour que vous me cachiez, Hélène, mais aussi, pour autre chose encore : avant de disparaître pour toujours, je désire dire adieu à une personne… à une personne que j’aime, comprenez-vous ?…

– Oui, oui !…

– Un ange, Hélène !… une jeune fille adorable que j’aime depuis un an passé…

– Ah !…

– Il n’y a même eu entre nous que des paroles… de vaines paroles… mais nous nous adorons, c’est sûr !…

– Ah !…

– Elle ne me connaît que sous ce nom, Pierre Féodorovitch. Mais Serge a dû vous parler de cette histoire-là !… Je ne lui avais pas demandé le secret vis-à-vis de vous !

– Eh bien, si, Ivan… pardon, Pierre Féodorovitch… Serge m’en avait parlé et je connais votre histoire… Elle est tout à fait touchante, avoua Hélène d’une voix inerte, car elle souffrait mille morts.

– N’est-ce pas ?… Eh bien, je voudrais que vous vous rendiez vous-même chez cette personne pour lui dire que je vais quitter Petrograd pour toujours et qu’avant mon départ, je serais heureux de lui faire mes adieux… Vous lui direz que j’exige qu’elle vienne, car elle pourrait faire quelque difficulté… Vous avez bien compris cela, Hélène ?…

– Oui, oui, mon ami, et je vous suis reconnaissante d’avoir pensé à moi pour une commission aussi délicate.

– Oh ! elle n’est pas seulement délicate, elle est des plus importantes. Vous allez voir. Quand vous lui aurez fait entendre que je ne puis aller chez elle et qu’il faut qu’elle vienne chez vous, ce qui sera déjà un premier pas, vous devrez entamer une autre négociation si difficile qu’il n’y a absolument que vous qui puissiez la faire réussir, avec votre intelligence tout à fait supérieure et cette volonté incroyable qui vous fait triompher de tout et obtenir tout ce que vous voulez. C’est bien connu ! ma chère Hélène.

Hélène ne put s’empêcher de sourire dans son martyre.

– Vous m’accordez trop de vertus, Pierre Féodorovitch, fit-elle en s’efforçant de ne mettre, dans ce qu’elle exprimait, aucune amertume. Et maintenant, dites-moi quel est l’objet de cette négociation importante ?

– C’est toujours la jeune personne. Il s’agirait de l’amener à s’enfuir de Petrograd avec moi.

– Oh ! fit Hélène sans pouvoir dissimuler un mouvement de douleur et d’ardente impatience… Ce que vous me demandez est presque impossible… tout ceci va nous faire perdre un temps précieux… je voudrais vous voir déjà en sécurité…

– Que m’importe d’être quelque part en sécurité si je ne suis pas avec Prisca !…

Il avait jeté cette phrase avec une telle force désespérée que la danseuse eut encore froid au cœur… Elle ne répliqua rien, et Pierre Féodorovitch continua, possédé entièrement par sa passion :

– Comprenez, Hélène, que la vie m’est à charge si je ne connais pas l’amour de Prisca ! Voilà plus d’un an que je l’attends et je serais mort cette nuit après tout ce que j’ai appris et tout ce que j’ai vu, si je n’avais pas eu l’espoir de connaître cet amour-là ! c’est simple : il n’y a plus que cela qui compte !

Hélène se leva, le visage extraordinairement fermé, avec une mine hostile qu’il lui voyait pour la première fois.

– Qu’avez-vous ?

– Rien !… je vais chez votre amie, dit Hélène… permettez-moi d’aller m’habiller…

– Comme vous me dites cela !… Vous ne me parlez pas comme une sœur !… Vous voilà horriblement fâchée contre moi, je le vois bien, ma chère petite âme… Il faut me dire pourquoi, je le veux… Je suis assez malheureux pour que vous ayez un peu pitié de moi, et je sens, en ce moment, que vous me haïssez ! Je n’avais plus que ma petite sœur, vais-je la perdre aussi !

– Vous haïr !… Tenez, je vais vous dire ce qui m’a fait de la peine, puisque, après tout, vous l’exigez, Pierre Féodorovitch !

Et elle dit cela sur un ton d’une telle gravité que le grand-duc attendit ses paroles avec anxiété.

– Vous m’avez dit ; Il n’y a que Prisca qui compte !… Eh bien, après ce que vous avez appris et ce que vous avez vu, cette nuit, je pensais, Pierre, qu’il y avait autre chose qui devait compter pour vous !…

Pierre pâlit à ces mots et ne sut que répondre. Il baissa la tête, car il ne pouvait soutenir l’éclat terrible qui s’était soudain allumé dans les yeux d’Hélène… Et il avait compris… Il avait compris que ce n’était point pour qu’il vînt si vite lui raconter une histoire d’amour qu’elle lui avait raconté, elle, une histoire de haine et de mort… Il avait compris que ce n’était pas par hasard qu’une telle confidence lui avait été faite par cette belle fille qui avait à venger son père martyrisé à côté du sien par les mêmes bourreaux.

Elle avait été en droit de croire que la même haine sacrée les unirait désormais… et il venait lui parler de son amour pour une autre !… et il n’avait échappé à l’horreur d’une nuit où on lui avait encore assassiné son meilleur ami que pour venir charger Hélène d’une commission d’amoureux !…

Il eut la vision de son père traversant à pied les steppes sibériens, à peine couvert de quelques loques par des froids terribles, se rendant aux mines sous le fouet des gardiens, par des pistes que quelques poteaux seulement jalonnent sur le désert de neige… Il vit le père d’Hélène défaisant sa touloupe pour la jeter sur les épaules de son père qui allait succomber… Il vit l’exécution affreuse, le capuchon, la corde, « la cravate de Stolypine », comme on appelait alors le cordon fatal… et plus près de lui, si près… un corps tout chaud, un corps qui dormait maintenait au fond du lac de Tsarskoïe-Selo… si près, si près qu’il entendait encore la voix de Serge à son oreille : « Je t’en supplie, tais-toi, tu vas nous perdre !… » Et c’était vrai que c’était lui qui l’avait perdu ! Pourquoi avait-il crié ?… Il n’était donc qu’un enfant, un enfant qui ne savait rien dissimuler… qui ne savait pas souffrir sans crier… un enfant qui ne savait que parler d’amour !

Et, à cause de lui, Serge était mort !… Il avait bien juré de le venger, mais déjà il avait oublié ce serment-là !…

Hélène avait raison. Il eut honte. Il se cacha la tête dans les mains et demanda : « Pardon ! »

Quand il la releva, Hélène n’était plus là. Il l’appela. Elle revint. Elle était enveloppée d’un manteau sombre ; une toque légère était posée sur sa tête. Une voilette épaisse cachait ses traits.

– Où allez-vous ? demanda-t-il.

– Je vais chez votre amie !

Il lui prit ses belles mains qu’elle était en train de ganter. Il tremblait. Il baisa ces mains et dit tout bas :

– Hélène, oubliez tout ce que je vous ai dit ! Je n’ai pas le droit d’aimer !… Je ferai ce que vous voudrez, Hélène ! J’ai pensé à mon père, au vôtre, à tous les malheureux qui sont morts là-bas, et à celui qui est mort ici, à Serge Ivanovitch que j’ai juré de venger… Que faut-il que je fasse, Hélène ?… Je n’en peux plus… je suis si faible !… Ayez pitié de moi !…

Et des larmes coulèrent à nouveau sur son jeune visage si prématurément vieilli de dix ans, comme elle le lui avait cruellement prédit quelques heures plus tôt.

– Pierre, lui dit-elle, me jurez-vous que dans six mois, si je vous fais un signe, un seul, si je vous dis : « Le moment est venu, Pierre !… les ombres de ton père et de Serge Ivanovitch frappent à ta porte ! Lève-toi et viens !… » me jurez-vous que vous me suivrez sans regarder derrière vous ?

– Je te le jure ! je te le jure, Hélène ! ma petite amie, ma petite sœur, ma petite âme !…

– C’est bien, Pierre !… je vais chercher Prisca !

– Oh ! mon Dieu ! soupira le jeune homme. Et vous croyez qu’elle viendra ?…

– J’en suis sûre ! affirma Hélène.

– Et tu crois qu’elle me suivra ?

– Je te jure à mon tour que je vais faire tout ce qu’il faut pour cela !…

Et s’arrachant à ses embrassements qui lui faisaient trop mal, elle s’échappa… Il voulut la rattraper… il lui cria :

– Mais tu ignores son adresse !

– Si ! si ! je la connais !… Canal Catherine !… Restez ici, vous ! Ne bougez pas. Vous ne courez aucun danger pour le moment, ici… je vous ferai monter tout ce qu’il vous faut !… et surtout soyez patient… et ne vous montrez pas !

Dehors, Hélène prit un vulgaire isvô. Elle jeta l’adresse du canal Catherine au cocher en lui promettant un gros pourboire. L’isvotchick enleva d’un coup de fouet son petit cheval finlandais à longs poils, qui fila comme le vent, le long de la Néva.

Hélène souffrait horriblement, et, chose curieuse, elle était heureuse de souffrir ! Le sacrifice qu’elle faisait d’elle-même et de son amour, poussé à ce point-là, devenait pour elle une joie sacrée…

Elle se torturait avec héroïsme. N’avait-elle point juré à l’ombre de son père que son cœur ne serait habité par aucun autre sentiment que celui de la haine et de la vengeance, tant qu’elle n’aurait point accompli l’œuvre qu’elle avait entreprise… Elle avait laissé se glisser dans ce cœur un amour qui ne devait pas y avoir de place. Elle en était punie ! Elle s’en punissait elle-même avec une âpre joie sauvage… Elle s’en châtiait presque avec Prisca qu’elle n’avait pas voulu connaître, et elle allait la lui jeter dans les bras ! à lui ! à lui ! qu’elle adorait ! Que pouvait-elle faire de plus ? Rien, en vérité !

IX – HÉLÈNE ET PRISCA

 

Prisca, après sa dernière entrevue avec Pierre, sentait bien qu’il lui faudrait quitter Petrograd, comme la lettre mystérieuse qu’elle avait reçue lui en donnait l’ordre. Elle ignorait tout de Pierre si ce n’est qu’il dût se marier, et qu’il appartenait à une famille assez puissante pour qu’elle disposât de la police à son gré… contre elle, Prisca !…

La jeune fille était depuis assez longtemps à Petrograd pour ne pas ignorer ce qu’était cette Okrana, cette police secrète qui la menaçait. On ne lui résistait pas, sous peine des pires malheurs. Prisca n’était pas une héroïne. Elle ne cherchait pas les aventures. Elle les fuyait. Elle s’était laissé aller à aimer Pierre Féodorovitch (et elle l’aimait de tout son cœur, qui était simple et droit) ; cette complication dans sa vie était survenue sans qu’elle y prît garde, et quand elle s’en était aperçue, elle avait tout fait ou cru tout faire pour y mettre fin… ; puis, comme le sentiment qu’elle éprouvait pour Pierre était nouveau pour elle et lui paraissait le plus doux du monde, elle avait tergiversé avec sa conscience et s’y était finalement abandonnée.

Mais les derniers événements la rendaient à elle-même, lui faisaient voir clair soudain dans l’abîme qu’elle côtoyait, La lettre lui expliquait nettement ce qu’on voulait d’elle. Elle gênait le mariage de Pierre Féodorovitch !

Pierre ne lui avait jamais parlé de ce mariage-là… Elle ne pouvait douter du cœur du jeune homme.

Il était trop sincère. Certes, il devait être opposé à cette union… d’autre part, il ne lui avait jamais parlé d’un mariage avec elle, Prisca !… Alors, qu’attendait-elle ? qu’attendait-elle ?

Féodor appartenait à un monde qui aurait tôt fait de le reprendre… et c’était tout naturel… On voulait le marier… Il se marierait comme l’exigeaient certainement sa situation, son avenir… et… peut-être son bonheur !…

Que pouvait-elle lui apporter, elle, Prisca ? Rien !… Au contraire, si elle lui cédait et s’il était assez fort pour repousser toute ingérence de sa famille dans ses affaires de cœur, Pierre serait le premier à en pâtir !… La désobéissance à certains ordres, en Russie, quand ils viennent d’une famille puissante, peut mener loin un enfant têtu…

Elle frissonna en pensant aux conséquences de l’aventure… Elle frissonna pour Pierre, car elle l’aimait assez déjà pour ne plus penser qu’à lui… à lui avant tout !… Elle le vit aveugle et fou !

Elle partirait !

Au moment où nous la retrouvons dans son petit appartement du canal Catherine, les malles sont déjà closes. Il n’y a plus qu’à faire venir une voiture et à diriger tout cela sur la gare de Moscou. Son passeport est visé. Le schwitzar vient de le lui rendre.

Et maintenant elle est assise sur le petit canapé où elle a songé si souvent, entre les heures de leçon, au sort singulier que lui avait réservé la vie. Elle était faite pour aimer, et elle ne pouvait aimer !… Son cœur était riche d’une tendresse incomparable qu’elle eût voulu répandre sur un être adoré, et il lui fallait partir… se refaire une existence nouvelle… tenter à nouveau l’inconnu… renouveler des efforts, vaincre la vie, si dure à une jeune fille seule, toute seule au monde…

Et elle pensa à l’horrible scène à la suite de laquelle elle avait dû fuir de chez les Nératof…

Ce tout-puissant seigneur, trompé par sa douceur, son apparente fragilité, n’avait-il point pensé qu’il la pouvait traiter en esclave de son caprice, et certaine nuit, trouvant sans doute que l’événement avait été suffisamment préparé par son amabilité obséquieuse vis-à-vis d’une inférieure et ses petites flatteries de galant homme, certaine nuit donc, n’avait-il pas forcé la porte de sa chambre, alors qu’elle reposait tranquillement, rien n’ayant pu lui faire prévoir qu’elle courait un danger si proche ?

Elle s’était réveillée tout à coup… et en apercevant le vieux ministre, elle avait poussé un cri d’horreur. Avec une force dont il l’eût cru incapable, elle l’avait repoussé, lui jurant qu’elle allait appeler s’il ne disparaissait pas sur-le-champ !… Honteux, il s’était enfui, la rage dans le cœur, l’injure et la menace à la bouche.

Les enfants dormaient à côté ; Prisca se réfugia chez eux. Ils s’étaient réveillés. Ils aimaient Prisca. Ils se mirent à pleurer avec elle sans savoir pourquoi, et elle resta là, avec les petits, à sangloter toute la nuit.

Le matin, elle annonçait à la comtesse Nératof qu’elle partait. Rien n’avait pu la retenir. La comtesse interrogea les enfants, voulut voir le comte, mais celui-ci était soudain parti pour huit jours, lui laissant une lettre où il était question d’une mission urgente. Une rapide enquête avait tout fait comprendre à Mme Nératof, qui embrassa Prisca et lui promit son appui… Depuis, jamais Prisca n’avait revu Nératof. Et maintenant, elle partait encore, plus loin… toujours plus loin !… toujours partir… Prisca faisait le tour de son petit appartement, caressant les meubles, s’attardant à des souvenirs…

Pendant qu’avec une ardente mélancolie, Prisca considérait ainsi autour d’elle toutes ces choses muettes qui savaient cependant lui raconter de si belles choses, chères à son souvenir, sa servante dévouée, Nastia, mettait la dernière main aux paquets, triste assurément de voir sa maîtresse si désolée, mais heureuse tout de même de ne la point quitter.

Soudain, le schwitzar ayant frappé à la porte du vestibule, Nastia courut savoir ce qu’il voulait et revint tout de suite la figure décomposée, en annonçant qu’un gaspadine de la police demandait à être reçu par la barinia.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda tout haut Prisca, en essuyant à la hâte ses joues en pleurs.

Déjà l’homme se montrait dans l’entre-bâillement de la porte.

Elle poussa une sourde exclamation. Elle avait reconnu cette face jaune, ces yeux fuyants, ce pardessus marron, ce col de faux astrakan auxquels on ne se trompe pas, à Petrograd. Elle avait en face d’elle l’un de ces abominables agents de la police secrète, de la tant redoutée Okrana, qui sont chargés soit de suivre certains personnages dans tous leurs déplacements, pour qu’aucune de leurs démarches n’échappe au pouvoir, soit de veiller sur la vie menacée de certains gros barines.

C’était cet homme enfin qui lui avait remis la fameuse lettre !…

– Que me voulez-vous ? demanda-t-elle en russe, d’un ton qu’elle voulait rendre assuré sans y parvenir.

– Excusez-moi, barinia, fit l’autre en français, excusez-moi si je vous dérange… mais la barinia comprend que je suis ici pour obéir à certains ordres.

– Quels sont ces ordres ? interrogea Prisca, qui commençait à prendre peur et qui aurait bien voulu n’en rien laisser paraître. En quoi les ordres que l’on vous donne peuvent-ils me regarder, moi, Française ?…

– Justement, barinia, expliqua l’autre en tournant entre ses gros doigts son chapeau melon, justement… vous êtes Française… alors, vous comprenez que l’on ne veut que votre bien, barinia… je désirerais savoir quel train la barinia va prendre pour se rendre à Moscou…

– Que j’aille à Moscou ou ailleurs, cela ne vous regarde en rien, monsieur, ni vous, ni ceux qui vous envoient ! j’ai été priée de quitter Petrograd, je m’en vais, et cela, il me semble, devrait satisfaire tout le monde…

– Je supplie la barinia de ne pas se fâcher… Je suis chargé d’accompagner à Moscou la barinia, j’aime mieux le lui faire savoir, pour qu’elle ne soit pas étonnée de me voir à la gare et dans le train…

Mais Prisca déclara qu’elle défendait à cet homme de se représenter devant elle ! En tout cas, s’il devait la suivre, il n’avait qu’à faire son abominable métier, sans jamais lui adresser la parole…

Alors, l’homme changea de ton brusquement. Il devint presque insolent en annonçant à Prisca qu’elle ne pourrait prendre le train « express » de Moscou, où elle avait retenu sa place. Cette place lui avait été donnée à tort. Elle appartenait déjà à un autre. Il n’y avait pas de place pour elle dans le train express.

– Ah ! par exemple ! où voulez-vous en venir, monsieur ?

L’autre lui expliqua :

– Vous devez prendre le train omnibus. La place est déjà retenue pour vous, dans le train omnibus !…

– Et moi, je vous dis que, dans ces conditions, je ne prendrai ni l’un ni l’autre, et je vous ordonne de vous retirer !…

Mais l’homme, la fixant avec son hideux sourire, ne se retirait pas.

– Je reste ! et je vais aller me plaindre à l’ambassade !

– C’est comme la barinia voudra, fit l’autre… mais, dans le cas de la barinia, j’avertis que l’ambassade ne pourra rien faire pour elle… et puis j’attire l’attention de la barinia sur le scandale qui pourrait en résulter pour la réputation de la barinia !…

Prisca croyait rêver !… Était-ce possible qu’à la suite de son innocente idylle avec Pierre, elle allait se trouver à la merci de ces gens-là ?… Qu’avait-elle à se reprocher ?… Tout de même, il y avait des mots qui lui faisaient peur : Dans le cas de la barinia ? Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?… Elle ne le savait pas !… Son cas était donc bien particulier et redoutable pour qu’on lui annonçât que l’ambassade ne pouvait rien pour elle… Quel était cet affreux mystère ?… L’argument du scandale la frappa. Les misérables qui la poursuivaient étaient capables de tout, elle le savait, et, toute innocente qu’elle fût, elle pouvait tout craindre d’une machination dirigée par l’Okrana !

Elle ne savait plus que faire, l’émotion, la terreur succédant à l’indignation, lui enlevaient toutes ses forces.

Elle se laissa tomber sur une chaise, dans une vraie crise de désespoir. Si encore cet homme avait voulu partir ! Ah ! ne plus voir cet homme ! ne plus le voir !… Est-ce qu’il allait la poursuivre ainsi longtemps encore !…

– Monsieur, laissez-moi, supplia-t-elle, j’ai besoin de réfléchir !…

– Il me faut une réponse tout de suite…

– Ah ! fit-elle, excédée, c’est bien simple ! Je ne veux plus partir pour Moscou… je veux rentrer en France ! tout de suite !… tout de suite… par le premier train… accompagnez-moi si vous le voulez… accompagnez-moi jusqu’à la frontière suédoise… et même plus loin… ça m’est égal, maintenant, pourvu que je parte !…

– Votre passeport n’est point visé pour la Suède, mais pour Moscou !… je vous dis qu’il faut partir pour Moscou… après on verra !…

– C’est bien, monsieur, je partirai pour Moscou !…

– Par le train omnibus…

– Par le train que vous voudrez !…

Elle pensait ainsi qu’il allait partir et elle était décidée à aller tout raconter à la comtesse Nératof, qui avait toujours été si bonne pour elle. Mais l’homme ne bougeait pas.

– Eh bien ! monsieur ! vous pouvez vous retirer…

– Tout de suite, barinia !…

Il salua et se retira si docilement cette fois que Prisca en fut tout de suite étonnée ; mais Nastia revint aussitôt :

– Barinia ! barinia !… il s’est installé dans le vestibule ! Il ne veut pas sortir ! Il dit qu’il ne sortira qu’avec la barinia !

– Oh !…

Et Prisca eut un sanglot de rage et de douleur impuissantes.

À ce moment, on sonna à la porte du quartir. Nastia courut ouvrir et on entendit presque aussitôt dans le vestibule une sourde discussion entre l’homme et une voix de femme que Prisca ne connaissait pas.

Nastia apparut presque aussitôt :

– L’homme est parti, barinia. Il est arrivé une visite pour barinia !… une jeune dame qui a chassé l’homme comme une poussière de la route… Elle demande à être reçue tout de suite…

La jeune fille se voyait soudain entraînée dans un tourbillon d’événements où elle avait la sensation de se noyer… Elle ne savait plus à quoi raccrocher ses faibles mains. Elle espéra un secours… un secours miraculeux comme il arrive quelquefois dans la minute suprême des pires désastres… Ce fut Hélène Kouliguine qui entra.

Prisca la regarda avec une angoisse muette, se demandant ce que cette femme inconnue, qui avait eu le pouvoir de chasser l’homme de la police, voulait d’elle…

– Mademoiselle, fit Hélène… c’est une amie qui vient à vous. J’ai trouvé dans votre antichambre cet homme de la police et vous êtes en larmes. Confiez-vous à moi ! Rassurez-vous ! Vous n’avez plus rien à craindre de cet homme… mais il faut me dire ce qu’il voulait !… Je vois que vous étiez sur le point de partir !

Et son regard fit le tour des pauvres petites choses qui entouraient Prisca.

Et pendant qu’elle parlait et qu’elle regardait, elle se disait : « Ainsi, la voilà cette Prisca qu’il aime !… Elle est jolie, mais elle n’est pas aussi belle que moi ! et c’est elle qu’il aime !… Et c’est là qu’il est venu la chercher… dans ce pauvre petit appartement, dans ce mobilier de cent roubles !… une petite fille insignifiante, incapable d’une vraie passion !… et qui ne lui a pas cédé parce que ces oiselles-là, toutes sentimentales qu’elles sont, ne perdent pas facilement le nord, comme disent les Français !… Quelle misère que l’amour ! que l’amour est stupide ! Il pouvait m’avoir, moi, moi, la Kouliguine !… que Petrograd et Moscou acclament, que tous désirent, pour laquelle des princes se ruinent… et il est venu chercher cette gentille demoiselle qui pleure et qui ne saura jamais l’embrasser voluptueusement ! »

Prisca regardait Hélène, était stupéfaite de son aisance, de son assurance. Elle était là comme chez elle, elle lui parlait comme si elle la connaissait depuis des années…

– Mais, pardon !… lui dit la danseuse… je ne me suis pas présentée… Vous me connaissez peut-être ?…

Et elle leva sa voilette…

– Oh ! mon Dieu, madame, que vous êtes belle !… Il me semble, mais je ne parviens pas…

– Êtes-vous allée quelquefois au théâtre Marie ?

– Au ballet ? Mais oui, madame… mais, attendez donc !… mais oui !… la Kouliguine !

– Vous y êtes, mademoiselle, la Kouliguine !… c’est bien cela… Eh bien… vous voyez ! nous sommes déjà deux vieilles connaissances… et maintenant vous allez me dire ce que faisait ce vilain homme chez vous !… après je vous dirai pourquoi je suis venue vous voir, moi !…

– Mon Dieu ! madame, figurez-vous que cet homme ne me quitte pas depuis quelque temps. Je suis sur le point de partir pour Moscou… et il est venu me dire qu’il fallait partir avec lui et faire tout ce qu’il me commanderait… C’est un homme de la police ! c’est épouvantable !… qu’est-ce qu’il me veut ?…

– On ne sait jamais, avec la police !… dit Hélène, dont le front s’était légèrement assombri… Pourriez-vous me dire pourquoi vous quittiez Petrograd ?…

– Parce que… parce que l’Okrana m’a fait écrire une lettre qui m’ordonne de quitter Petrograd !…

– Comment savez-vous que c’est l’Okrana qui vous a fait parvenir cette lettre ?…

– C’est cet homme qui me l’a remise… et il est de la police…

– Et vous partez à cause de cela ?… parce qu’un homme vous a remis une lettre ?…

– Oh ! madame, on ne résiste pas à l’Okrana !

Hélène se disait :

« Mais elle est incapable de résister à quoi que ce soit… Et elle sait qu’Ivan l’aime !… et elle prétend l’aimer !… Elle ne l’aime pas !… »

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à votre consul ? à l’ambassade ?…

– Oh ! madame, je savais que cela ferait toute une histoire !…

« Ah ! ah ! elle n’aime pas les histoires, cette petite bourgeoise !… elle veut bien aimer, mais elle ne veut pas qu’on la bouscule… Au fond, elle est enchantée de s’en aller pour rompre une aventure qui a l’air de mal tourner et qui trouble trop son petit programme quotidien ! Pauvre Ivan !… »

Maintenant, Hélène souriait. Elle pouvait sortir ses propositions. Entre suivre Ivan et suivre la police, Prisca n’hésiterait pas. Elle choisirait la police.

Alors, Hélène se décida à frapper un grand coup :

– Et vous partez comme cela, sans même dire adieu à Pierre Féodorovitch ?

Prisca rougit jusqu’aux oreilles, regarda Hélène, balbutia :

– Que signifie, madame ?…

– C’est Pierre qui m’envoie… dit-elle.

Car elle comprenait que la jeune fille se croyait cruellement offensée.

– Pierre !… fit Prisca d’une voix sourde. Vous connaissez donc, madame, Pierre Féodorovitch ?

– Oui, mademoiselle, c’est un vieil ami à moi !

Prisca releva les yeux sur cette admirable créature et déjà un certain sentiment de jalousie commençait d’être visible en elle…

– Je l’aime comme mon frère, mademoiselle… ajouta hâtivement Hélène, qui sentait tout ce qui se passait dans l’esprit et dans le cœur de cette enfant avec laquelle elle se reprochait déjà de jouer trop facilement.

Nullement rassurée, et toujours soupçonneuse, Prisca dit :

– Je ne sais pourquoi vous me parlez de Pierre Féodorovitch… Ce jeune homme était l’un de mes élèves, et je regrette évidemment de le quitter… comme tous les autres !

– Je vois que nous ne nous comprenons pas !… exprima Hélène avec douceur. Je ne suis venue ici, je vous le répète, que parce que Pierre m’en a priée.

– Que me veut-il donc ? interrogea Prisca.

– Il désirerait vous voir avant votre séparation, car lui aussi part ! Et comme il ne peut venir chez vous, il vous aurait une grande reconnaissance si vous pouviez venir le voir où il se trouve…

– Ça m’est tout à fait impossible, madame !…

– Je lui ai pourtant promis, je lui ai pourtant juré que je vous ramènerais avec moi !…

– Il est étrange que vous ayez pris un engagement pareil, ne me connaissant pas ! Et où donc est-il ?…

– Chez moi !…

– Qu’il y reste donc ! déclara, sur un ton net et très sec, la jeune fille. Il doit y être fort bien !

Et elle se leva comme pour mettre fin à cet entretien qui la bouleversait.

– Si bien qu’il y soit, mademoiselle, Pierre n’en va pas moins partir… Pierre part pour longtemps, mademoiselle… Pierre est très malheureux !… ajouta Hélène qui voulait se rendre compte de la force des sentiments de Prisca et qui n’était point mécontente de la tournure que prenaient les événements ; seulement, elle n’en éprouvait pas moins quelques remords de s’acquitter si astucieusement d’une tâche qu’elle avait promis de mener à bien et pour la réussite de laquelle elle faisait si peu de chose… Aussi n’eût-elle pas été fâchée que, pour calmer ces remords-là, Prisca se montrât peu émue de l’annonce du malheur de Pierre Féodorovitch…

Elle put se croire satisfaite, car Prisca lui répondit :

– Pierre est malheureux, mais il part tout de même !… Moi aussi, je suis malheureuse et je pars également. Vous lui direz de ma part que c’est très bien ainsi !

– C’est votre dernier mot ?

– C’est mon dernier mot, madame !…

Et Prisca s’avança vers la porte.

Hélène fit un mouvement pour sortir. Elle était inondée de joie. En se retournant pour gagner la porte, son regard, passant à travers la fenêtre de l’appartement qui était au rez-de-chaussée, aperçut sur le quai en face l’homme de l’Okrana.

– Quant à cet homme, fit-elle, ne vous en préoccupez pas, mademoiselle, je vais m’en occuper, moi. Et il vous laissera tranquille, je vous assure…

– Je vous prierai, madame, de ne plus vous occuper de rien en ce qui me concerne !

Hélène reçut cette phrase sans broncher. En une autre occasion, une telle phrase eût été la cause de quelque éclat, car la danseuse était connue pour son caractère peu facile, peu endurant ; cependant, ici, elle se tut.

Car, en vérité, elle n’avait pas lieu d’être fière en sortant de chez Prisca ! Hélène ne se reconnaissait plus !

Fallait-il qu’elle aimât son Ivan pour avoir agi avec aussi peu de courage et pour s’être rabaissée au niveau des plus vulgaires et des plus égoïstes amoureuses !

Elle qui était si fière d’elle-même… L’amour, au-dessus duquel elle s’était orgueilleusement placée, la réduisait à torturer une enfant ! Elle se trouva plus méprisable que les bourreaux de son père !

Elle se retourna brusquement vers Prisca qui lui ouvrait sa porte, et, refermant cette porte d’un geste décidé, elle dit à la jeune fille :

– Pierre est caché chez moi, parce que Pierre est en danger.

– En danger ! s’exclama la malheureuse, dont le visage changea instantanément… Quel danger ?…

– On le cherche ! La police le cherche… il est traqué !…

– Mon Dieu ! c’est sans doute à cause de moi ! Oh ! mon Dieu ! parlez ! madame, parlez vite !…

– Non ! ce n’est pas à cause de vous !… il est compromis dans une affaire très grave…

– Une affaire politique, n’est-ce pas ?

– Oui, une affaire politique !… Une affaire dans laquelle son ami Serge Ivanovitch a trouvé la mort !

– Serge Ivanovitch est mort ?…

– Cette nuit, assassiné !

– Ah ! la pauvre Nandette !… Et Pierre ! Pierre !… ils vont le tuer aussi, les misérables !… ils vont le tuer !…

Pâle, égarée, elle avait saisi les mains d’Hélène et les serrait avec une force incroyable :

– Mais parlez donc !

– Non ! ils ne le tueront pas !… ils ne le tueront pas, parce que Pierre leur a échappé et qu’il est caché chez moi, et que je vais le faire partir très loin… et qu’il va disparaître comme s’il était mort !

– Et il a pensé à moi dans un moment pareil ?

– Il ne veut pas partir sans vous avoir revue !

– J’y vais ! j’y vais !

– J’ai encore autre chose à vous dire… Pierre ne tient plus à la vie… s’il n’est pas mort, c’est qu’il espère encore en vous !

– Mon Dieu ! mon Dieu !… que ne m’avez-vous dit cela tout de suite ! Que va-t-il devenir ?

– Il peut encore se refaire une vie nouvelle, sous un nom d’emprunt qui n’est pas le sien… Il a rompu entièrement avec le passé. Il ne dépend plus que de lui… de lui seul, et des événements qui sont horribles !

– Mon Dieu ! pourrons-nous les surmonter ?

Ce « pluriel » était si simplement sublime que les sentiments d’Hélène à l’égard de Prisca en furent immédiatement transformés. Une sympathie et une pitié immenses, plus fortes que la jalousie, envahissaient son cœur.

Avec élan, elle reprit :

– Mademoiselle, Pierre m’a chargée de vous dire… Voulez-vous, avec lui, de cette vie-là ?…

– Tant que Pierre sera malheureux, je lui appartiendrai tout entière !… répondit Prisca d’une voix grave.

Hélène ne put retenir ses larmes. Pleurait-elle sur ces jeunes gens que menaçaient tous les désastres ?… Pleurait-elle sur elle-même ?…

Elle dit à Prisca :

– Embrassez-moi, mademoiselle ! Vous êtes digne de lui !… Embrassez-moi comme une sœur fidèle !…

Les deux jeunes femmes s’étreignirent… Chose curieuse, événement singulier, Hélène aimait cette enfant maintenant qui la faisait tant souffrir sans le savoir !…

Prisca ne s’enleva à cette étreinte que pour chercher hâtivement un vêtement, car elle voulait courir auprès de Pierre tout de suite. Il fallut qu’Hélène la calmât. Elle lui rappela que l’homme de la police était toujours là. Elle le lui montra sur le quai et, en le lui montrant, elle découvrit d’autres visages suspects aux environs.

Prisca était bien gardée, si extraordinairement bien gardée qu’Hélène en fut tout particulièrement surprise et ne crut pas devoir manifester devant Prisca l’inquiétude qu’elle en ressentait.

Prisca comprit que si elle sortait avec Hélène et que si elle se rendait chez Hélène, où se trouvait Pierre, c’était mettre la police sur les traces de Pierre.

– Que rien apparemment, lui dit la danseuse, ne soit changé dans votre programme ! Vous devez toujours partir pour Moscou. Il n’y a pas de train avant cinq heures du soir, nous avons le temps ! D’ici là, je vous aurai débarrassée de tous ces hommes de l’Okrana ! et nous pourrons agir ! Je ne vous demande qu’une chose ; ne sortez pas de chez vous !… Ne faites rien sans m’avoir revue !…

– Serez-vous longtemps partie ? supplia Prisca.

– Peut-être une heure !… Peut-être davantage !… Mais si tard que je vienne, attendez-moi !…

– Et si vous ne veniez pas ?…

– Je viendrai !…

Elles s’embrassèrent encore… puis Hélène remonta, dans son isvô.

Prisca la regarda s’éloigner, sous le rideau de la fenêtre…

Quand elle fut partie, elle se laissa tomber pensive devant son petit bureau où elle avait donné la veille encore de si paisibles leçons.

Elle ne regretta point tant de tranquillité perdue, mais elle se voyait lancée tout à coup dans une si sombre aventure qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en trembler. Cette faiblesse, du reste, était purement physique. Elle eût voulu revenir en arrière qu’elle ne le pouvait point ! Son cœur ne le lui permettait pas. Si Pierre devait mourir, elle sentait qu’elle était prête à mourir avec lui. Cela aussi lui semblait maintenant aussi simple que de donner une leçon.

X – GOUNSOWSKY

 

Hélène précipitait la course de son équipage en donnant des coups de poing dans le dos de l’isvotchick et en lui criant : Scari ! Scari ! (Vite ! Vite !) L’isvô ne s’arrêta que devant un padiès très ordinaire d’une maison quelconque, dans une petite rue, derrière la place Isaac.

Le schwitzar salua jusqu’à terre en apercevant Hélène. Celle-ci allait pénétrer dans le vestibule quand elle aperçut, marchant comme deux amoureux sur le trottoir, l’acteur Gilbert et sa sœur Vera. Alors Hélène, revenant sur ses pas, alla au-devant des jeunes gens.

Ils venaient sans la voir, heureux de la couleur du ciel, paraissant se préoccuper le moins possible des événements extérieurs qui ne les touchaient point, particulièrement.

– Que fais-tu là ? demanda Hélène à sa sœur.

– Tiens, Hélène !… mais tu vois, nous nous promenons… Quand je me suis levée ce matin, on m’a dit que tu étais sortie, alors, comme je m’ennuyais, je suis sortie, moi aussi, pour faire un petit tour… J’ai rencontré Gilbert sur la perspective Newsky !

– Pour mon malheur ! expliqua Gilbert avec son gros rire (il ne savait pas si bien parler, le pauvre garçon), oui, pour mon malheur, car, depuis, Vera n’a cessé de me faire enrager et de se moquer de moi !…

Mais il s’arrêta devant l’air extraordinairement préoccupé de la danseuse.

Déjà elle avait sorti un léger portefeuille de sa poche et elle inscrivait hâtivement quelques mots sur une feuille, au crayon.

Elle enferma le papier dans une enveloppe, donna celle-ci à sa sœur et dit à voix basse :

– Vous allez entrer tous deux dans la brasserie d’en face. Vous prendrez une table, au premier étage, près de la fenêtre qui donne en face de ce padiès. Au-dessus du padiès, examinez cette fenêtre, au second étage ; si vous m’en voyez soulever le rideau moi-même (je mettrai le front sur la vitre), Vera ira porter cette enveloppe immédiatement au Stchkoutchine-Dvor, chez la mère Katharina.

– Vous avez donc des bijoux à mettre au lombard (au mont-de-piété) ? demanda en riant Gilbert.

– Justement, j’ai en ce moment de gros besoins d’argent, mon cher…

– Et vous allez en demander à Gounsowsky ? interrogea toujours en riant le joyeux Gilbert et en lui montrant la fenêtre du second étage qu’elle venait de désigner.

– Non ! répondit en souriant à son tour la danseuse, la police politique est plus pauvre que moi !… Je vais chercher là-haut un passeport pour un ami auquel on le refuse.

L’acteur et Vera pénétrèrent dans la brasserie.

Hélène, le front soucieux, entra dans cette maison qui abritait en effet un personnage assez célèbre dans les annales des causes politiques et révolutionnaires de la Russie.

Il avait été, ce Gounsowsky, le directeur tout-puissant de l’Okrana au temps de la fameuse affaire Trébassof, quand il y eut cette série d’attentats contre l’ex-gouverneur de Moscou. Puis il avait été dégommé après l’affaire Azew, quand il avait été prouvé que ce fameux révolutionnaire-policier avait tranquillement perpétré l’assassinat du premier ministre Plehve avec Gounsowsky lui-même, le chef de la police secrète de Plehve.

On avait simplement, après une affaire pareille, disgracié Gounsowsky, parce qu’il tenait à peu près tout le monde à la cour, et particulièrement deux des plus hauts personnages qui touchaient de près le tsar et qui avaient eu intérêt à la disparition du ministre.

Quand avait éclaté la guerre, Gounsowsky était rentré en faveur. Il n’était plus le chef de l’Okrana, mais il devint le directeur d’un nouveau département de police politique créé tout exprès depuis la guerre pour lui et qui disposait de tous les moyens de l’Okrana et de tous ses agents.

C’était lui qui était chargé également des relations avec les agents de l’étranger chargés de missions particulières dans les plus hauts cercles du monde.

Cet homme, qui disposait secrètement d’une puissance aussi formidable, avait un aspect pauvre et repoussant.

Il était gras, huileux, sale, obséquieux et toujours prêt aux courbettes comme un laquais.

Il possédait une femme dans son genre : Mme Gounsowsky, qui avait une apparence semblable à la sienne.

Ils devaient être terriblement riches, et pourtant ils habitaient à Petrograd un petit local, appartement de bourgeois à peine à son aise.

Gounsowsky reçut Hélène dans son bureau aux meubles démodés et aux tentures tristes. La pièce sentait le chien mouillé et le cigare éteint.

Il se leva aussitôt qu’elle apparut et il ne lui fit grâce d’aucune de ses formules de basse politesse et de plat dévouement.

– Qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure, ma belle enfant ?

Hélène avait tenu jadis Gounsowsky par l’affaire Stolypine et elle eût pu, quelques années auparavant, le perdre en portant à certain grand-duc, oncle de Sa Majesté, des papiers dans lesquels Gounsowsky se déchargeait entièrement des responsabilités qu’on lui avait découvertes dans cette affaire, en accablant ledit grand-duc et en faisant entendre clairement que celui-ci avait été l’instigateur du crime, ce qui était faux. Ce grand-duc-là ne badinait pas avec ce genre de plaisanteries et il eût abattu le Gounsowsky comme un chien !…

Comment Hélène avait-elle eu ces papiers ? Voilà ce que Gounsowsky n’avait jamais pu savoir ; comment la danseuse « perdit-elle » à son tour ces papiers ? Voilà ce qu’Hélène ignora toujours. Ils s’étaient volés l’un et l’autre avec une telle adresse qu’ils ne pouvaient mieux faire que de concevoir une grande admiration l’un pour l’autre.

Il était résulté de tout cela des rapports secrets entre eux dont ils paraissaient jusqu’à ce jour fort satisfaits. Par Gounsowsky, Hélène avait pu rendre de très importants services à ses amis ; et, par Hélène, Gounsowsky avait obtenu sur ce qui se passait à la cour (grâce aux confidences de son protecteur, le prince Khirkof) et de beaucoup d’autres de ses admirateurs, des renseignements de premier ordre qui lui évitaient bien des impairs.

Hélène s’assit et alla droit au but.

– Écoutez, Gounsowsky, j’ai besoin de vous. Qu’est-ce que c’est que cette histoire du canal Catherine ?

– Quelle histoire du canal Catherine ? fit l’autre, en mettant ses lunettes.

– Ne faites pas le dourak (l’imbécile), je n’ai pas le temps !… J’ai vu cette âme damnée de Skopine !… ne riez pas… je lui ai parlé… Vos agents surveillent le « quartir » d’une jeune Française qui était, il y a quelques mois, chez le comte Nératof.

– Ah ! parfaitement… fit enfin Gounsowsky, mais c’est une affaire sans intérêt !…

– Eh bien ! si c’est une affaire sans intérêt, abandonnez-la. Cette petite Prisca est mon amie et je l’ai prise sous ma protection… lâchez-la, c’est tout ce que je vous demande !… tout ce que je suis venue vous demander !… Vous n’allez pas me refuser cela, Gounsowsky ?

L’autre enleva ses lunettes, soupira et dit… tapotant son bureau de ses gros doigts huileux :

– Croyez bien que je suis désolé, ma chère enfant… ce que vous me demandez là est impossible !… La demoiselle doit rester sous notre surveillance, j’en ai reçu l’ordre…

– L’affaire est donc plus grave que vous ne le disiez ? ce n’est donc pas une petite affaire ?

– Ma foi ! je n’en sais rien !…

– Qu’est-ce que l’on veut, après tout… qu’elle quitte Petrograd !… Eh bien, je vous donne ma parole qu’elle va quitter Petrograd !… Donnez-moi la vôtre que vous cesserez de la faire suivre !… C’est simple… et tout le monde sera content, puisqu’elle va disparaître !… et qu’on ne demande que ça !…

– Vous avez l’air plus renseignée que moi dans cette histoire… Moi, j’ai reçu un ordre ! je l’exécute… Mais les raisons de cet ordre, je les ignore !

– L’ordre vous est venu de Tsarskoïe-Selo, je le sais !

– Ça, par exemple, non ! je vous jure que non !… Écoutez, nous sommes de bons amis… je vois que vous faites fausse route… Moi, je ne puis rien pour vous dans cette petite affaire ; je suis responsable de la filature, voilà tout !… Et à ce point de vue, mes agents ont reçu des ordres extrêmement sévères, je ne le cache pas !… mais je pourrais vous donner un tuyau… (Ici, il s’arrêta une seconde.) À une condition, cependant.

– Laquelle ? demanda Hélène.

– Vous aurez la bonté de me dire tout ce qui s’est passé hier soir à Tsarskoïe-Selo, chez Serge Ivanovitch, où vous étiez… tout ce qui a été dit, tout !… Vous savez que Serge Ivanovitch a disparu ?…

– Non !

– Il n’est pas rentré chez lui ! Il n’a pas pris son service au palais… on ignore ce qu’il est devenu… La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna m’a fait prier par le prince Volgorouky d’ouvrir discrètement une enquête. J’ai fait envoyer chez son amie Nandette, du théâtre Michel, qui ne sait rien… Mais vous, vous savez peut-être quelque chose…

Peut-être ! déclara Hélène d’un air plein de promesse.

– Il n’y a pas de peut-être !… Le grand-duc Ivan, qui était aux arrêts, a disparu, lui aussi… Les deux jeunes gens seront allés faire la fête quelque part… et vous savez où… Allons, soyez bonne pour moi… Ils ne sont pas chez vous… je sais que vous êtes rentrée seule… Vous vous taisez !… Je comprends !… Donnant donnant, n’est-ce pas ?… Comme j’ai confiance en vous, je vais commencer le premier…

– Je vous écoute !…

– Eh bien ! mon enfant, si vous voulez faire lever la consigne qui m’a été donnée et si vous voulez être utile à votre protégée… il faut regarder du côté du comte Nératof…

Hélène fut stupéfaite :

– Le comte Nératof ?…

– Oui, c’est l’ami du prince Khirkof, justement… le prince n’a rien à vous refuser… le comte n’a rien à refuser au prince…

– Le comte Nératof s’intéresse à cette demoiselle ?…

– Paraît !… La jeune fille, entre nous, l’a quitté dans des conditions assez bizarres, vous voyez que je vous livre tout mon sac !… Vous me devez le vôtre !…

– Voyons !… Voyons !… fit Hélène, impatiente… mais dites-moi, si je vous comprends bien !… il y aurait eu quelque chose entre le comte Nératof et cette demoiselle ?

– Ah ! je ne vous ai pas dit ça… je ne vous ai même rien dit du tout… à votre tour, ma chère amie ! je vous entends déjà !

– Le comte passe pour un vieux libertin, exprima Hélène. Il se sera mal conduit avec Prisca et Prisca serait partie… et il continue de la poursuivre… c’est bien cela ?

Gounsowsky se leva, appuya sa grosse main poilue qui sortait d’une manchette douteuse sur le bras d’Hélène.

– En vérité, c’est peut-être aussi bien autre chose… et ce qui expliquerait les ordres très sévères qui ont été donnés… d’une façon solennelle donc !… non point comme on demande un service de complaisance, je vous assure de le croire !… Réfléchissez bien à cela, ma chère petite amie…

– Oh ! fit Hélène, il est capable de tout, quand ses passions sont en jeu… C’est bien connu, mon cher Gounsowsky !

– Le comte est un grand seigneur parfait ! c’est tout ce que je puis dire et je suis très heureux d’être à même de rendre service au comte… comprenez-le encore, Hélène Vladimirovna !

– Et à moi, vous ne seriez pas heureux de me rendre service, mon cher Gounsowsky ?…

– Très heureux ! très heureux !… mais, dans cette affaire, impossible !…

– Pourquoi ?

– Écoutez, n’insistez pas, Hélène… Je vous demande cela, s’il vous plaît, j’ai tant de peine à vous refuser quelque chose…

– On ne le dirait pas, en vérité !

– Je vous ai conseillé de parler au prince Khirkof.

– Nératof enverra promener Khirkof s’il s’agit de ses passions… et vous le pensez aussi bien que moi, vieux petit père ! Tous les moyens lui sont bons à lui… Mais vous, vous faites un métier ignoble, Gounsowsky !… Je ne vous l’envoie pas dire, ce sera mon dernier mot et je ne vous raconterai rien de ce qui s’est passé dans la soirée chez Serge Ivanovitch.

Le policier haussa les épaules :

– C’est comme vous voudrez, ma chère enfant.

À ce moment, on frappa et une porte s’ouvrit. Mme Gounsowsky fit son entrée.

Elle se prosterna presque devant Hélène, roulant des yeux d’extase devant la beauté « toujours fraîche » de la belle Hélène et l’assurant qu’elle se ferait mettre en miettes pour lui faire plaisir, à la première occasion.

Enfin son énorme, gélatineuse, roucoulante personne s’immobilisa une seconde pour parler à l’oreille de son huileux époux, et, ceci fait, elle se sauva après d’énormes courbettes.

Gounsowsky se tourna vers Hélène, en lui souriant, lui aussi, d’un air si aimable que la danseuse, tout de suite, se méfia :

– Ma chère enfant, tout cela tombe très bien, en vérité, pour nous soulager l’un et l’autre… je ne tiens plus du tout à savoir ce qui s’est passé chez Serge Ivanovitch et vous pourrez vous taire tant qu’il vous sera agréable. Encore un conseil, cher petit ange… gardez votre petite langue… (Il se pencha à son oreille, redevenu grave tout à coup.) Il y a du Raspoutine là-dessous… du Raspoutine et du sang… faisons les morts !…

Hélène s’éloigna du bonhomme, car son haleine fade l’eût fait s’évanouir.

– Mais je ne suis pas venue ici pour m’occuper des affaires de Raspoutine, moi ! Je suis venue pour l’affaire du canal Catherine…

– Ah ! je n’y pensais plus !… pour celle-là aussi je crois que nous n’avons plus rien à nous dire ! fit-il d’un ton sec… Et maintenant, je vous dirai que j’ai un gros travail et que je n’ai plus une minute à perdre en bavardage, en vérité !… Que Dieu le père vous protège, Hélène Vladimirovna !…

Hélène se leva comme si on l’avait giflée.

– Gounsowsky, je te défends de me parler sur ce ton !

Elle voyait qu’il n’y avait plus rien à obtenir de lui ; elle le connaissait assez pour savoir cela. Elle alla négligemment jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau, sembla intéressée un instant par ce qui se passait dans la rue, laissa retomber le rideau.

Quand elle se retourna, l’autre était derrière elle, courbé, obséquieux, larmoyant :

– Vous n’allez pas me quitter fâchée ! Je vous assure que je suis moi-même au supplice. Vous savez bien que chaque fois que je peux… Mais je ne peux pas, cette fois, je ne peux pas ! Ayez pitié de votre serviteur, Hélène Kouliguine. Tenez, asseyez-vous, ne vous en allez pas comme cela ! J’ai appris des choses bien intéressantes sur le comte Khirkof, je vous les raconterai… et nous nous quitterons bons amis.

Il la fit asseoir et se dirigea vers son bureau. Pendant qu’il avait le dos tourné, Hélène lui lança un regard si effroyable que, s’il avait pu le surprendre, il en aurait frissonné jusqu’aux moelles, d’autant plus que c’était une chose bien connue de tout le monde, que Gounsowsky n’était pas très, très brave.

Il fouilla dans un tiroir et y prit un rapport de police qu’il feuilleta.

– Voilà ce que vous m’avez demandé, fit-il.

Hélène parut s’intéresser à ce que lui disait et lui montrait Gounsowsky et elle ne lui parla plus de Prisca.

– À la bonne heure ! vous voilà donc raisonnable ! Et comme elle s’était approchée du bureau, il lui baisa encore la main à plusieurs reprises.

– Allons ! allons ! la paix est faite ! dit-il.

XI – UN CURIEUX BAZAR

 

Le Stchkoutchine-Dvor est un prodigieux bazar populaire qui correspondrait là-bas à notre Temple, si nous avions encore le Temple.

C’est un labyrinthe étonnant de petites ruelles couvertes, sur lesquelles s’ouvrent mille petites boutiques où l’on vend de tout : de vieilles bottes au cuir gras, des peaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille, des peaux de moutons, des touloupes inutilisables, de vieux habits, toute la friperie, des détritus de dentelles, des chapeaux de femme, d’étranges herbes pharmaceutiques, des tableaux tout neufs de débutants, des icônes dédorées, des croix d’argent oxydées, des peintures byzantines, représentant des scènes du Vieux et du Nouveau Testament, des flacons emplis d’alcool où nagent des squelettes de grenouilles ; mille choses inimaginables.

Parmi toutes ces boutiques, dans l’une des artérioles les plus obscures du Stchkoutchine-Dvor, il en était une qui avait sa réputation, c’était celle de la vieille Katharina, riche à millions. Son étalage n’était cependant point plus séduisant que tous ceux qui l’entouraient et, derrière les vitres poussiéreuses de son petit fétide magasin, on n’apercevait qu’un tas de débris dignes, pour la plupart, de la hotte du chiffonnier.

On racontait cependant que, dans son arrière-boutique, elle montrait aux pratiques des bijoux rares, des « occasions » d’orfèvrerie merveilleuses.

À la vérité, les amateurs, les collectionneurs connaissaient le chemin du magasin de Katharina, et aussi les grandes dames qui venaient la trouver quand elles étaient dans l’embarras et qui laissaient entre les mains de la vieille qui son collier, qui des bagues qui étaient presque des fétiches, étant depuis des centaines d’années dans la famille, enfin tous les objets qu’elles préféraient lui confier plutôt que d’aller les porter, au grand jour, dans un lombard (mont-de-piété)… aussi ne s’étonnait-on nullement au Stchkoutchine-Dvor des allées et venues aboutissant à l’arrière-boutique de la mère Katharina.

Ah ! la Katharina aurait pu en raconter des histoires !… Elle était au courant, de par son métier, de tous les potins de Petrograd et de toutes les comédies et tragédies d’alcôve.

On pense bien que la police n’avait eu garde de se priver d’un concours aussi précieux que celui de la vieille Katharina. Entre elle et l’Okrana, il y avait des rapports réguliers et pleins d’intérêt.

Katharina savait très bien arranger ses affaires. À la voir, la vieille sorcière, on lui aurait donné cinq kopecks. Elle vivait d’une assiettée de tchi et de trois pommes. Elle était bien connue pour son effroyable avarice et pour sa piété. Elle ne laissait jamais éteindre les lampes, ni les petites chandelles devant les saintes images qui portaient bonheur à son commerce. Elle avait certainement dépassé quatre-vingts ans.

Ce matin-là, elle était fort occupée à mettre un peu d’ordre dans le bric-à-brac de sa boutique quand Vera, toujours accompagnée de l’acteur Gilbert apparut sur son seuil. Elle lut sans lunettes le mot que lui envoyait Hélène, esquissa une grimace singulière, adressa à Vera quelques paroles incompréhensibles pour Gilbert et disparut aussitôt dans son arrière-boutique.

Vera entraîna l’acteur dans le passage, en lui disant :

– Venez ! on va s’amuser !…

Vera était toujours prête à s’amuser. Il n’y avait point de caractère plus gai au monde. Jamais Gilbert n’avait vu passer sur le visage charmant de sa petite amie l’ombre la plus légère. Ses yeux clairs et malicieux riaient à toute la terre. Une figure triste la faisait rire :

– Votre sœur va porter ses bijoux à la Katharina ? fit Gilbert en manière de plaisanterie.

– Ma foi ! ça se pourrait bien ! répondit l’autre… je crois qu’il n’y a plus un rouble à la maison… chez nous, on ne sait pas où l’argent passe !… Ma sœur donne tout ce qu’elle a !… Il faut voir la tête du prince quand elle lui dit qu’elle n’a plus un kopeck des cinquante mille roubles qu’il lui a donnés la semaine d’avant !… Elle a bien raison… c’est comme ça que c’est amusant, l’argent !…

– Taisez-vous ! je ne vous aime plus !…

– Ça n’est pas vrai ! Vous êtes fou de moi !…

– Alors, épousez-moi !…

– Laissez-moi tranquille avec vos sentiments et le mariage… Est-ce que ce n’est pas bien comme ça ?… Tenez, entrons dans cette boutique-là, il y a des « babas » en bois de buis, si drôles !… de vieilles babas, je fais collection de babas, mon bon Gilbert ! Vous allez m’offrir une baba avec un petit ménage en bois dans le ventre !… Je vais vous ruiner, attention à vos roubles, cher barine !…

– Votre sœur ne va pas être inquiète ? Elle ne vous a pas donné rendez-vous quelque part ?…

– Si, ici !… Tenez, la voilà !…

En effet, Hélène apparaissait dans la voie centrale du Stchkoutchine-Dvor.

– Avertissons-la, fit Gilbert.

– Inutile !… Elle va chez la Katharina et elle sait que je suis ici !… Gilbert, achetez-moi des cigarettes… je n’ai plus de cigarettes !…

Hélène marchait rapidement. Elle tourna sur sa gauche et quelques minutes plus tard, poussait la porte de Katharina.

La vieille était seule dans sa boutique.

– Bonjour, mama ! fit Hélène, est-ce qu’ils sont ici ?

– Pas tous encore… mais ils vont venir… pourquoi as-tu demandé Doumine ? Il n’est jamais venu ici… Je t’assure, petite colombe, que je n’ai jamais aimé cet ouvrier bavard !

– Avec lui, nous avons toutes les usines Poutilof, c’est quelque chose, mama… et puis ça ne te regarde pas !

– Comment ! ça ne me regarde pas ! petite colombe !… Si je prêtais ma salle à tous les ouvriers bavards, monseigneur le maître de police me prêterait bien à moi une petite chambre à Schlussenbourg, avec une petite cravate solide pour distraire ta vieille grand’mère, Hélène Vladimirovna. As-tu bien réfléchi à cette petite cravate, mon bon petit ange ?

– Doumine n’est jamais venu dans la salle basse… il ignore les réunions que nous y tenons et ce qu’il y a été dit… Rassure-toi donc, mama, il y a bien des choses que Doumine ignore…

– Il en saura toujours trop, bavard comme il est. Il fera un beau député à la Douma ! Enfin, il va venir puisque tu l’as voulu… c’est dommage, parce que je tiens encore à ma vieille peau, enfant de Dieu ! et si Alexis Vassilievitch qui t’attend dans l’arrière-boutique ne m’avait dit qu’il répondait de tout… enfin Alexis Vassilievitch n’est pas le premier venu dans le monde des comités !… Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il fait de la politique !… Tout de même, ce Doumine !… Mais il y a donc du nouveau ?

– Mama ! mama !… va mettre ta belle toilette !…

Katharina, qui jusque-là n’avait cessé de trier ses peaux de lapin, lâcha ce qu’elle avait dans les mains, et se redressa comme galvanisée… ses yeux étaient redevenus terriblement jeunes, d’une jeunesse menaçante et joyeuse, sous ses épais sourcils blancs. Toute sa vieille peau grimaçait d’allégresse et ses lèvres exsangues étaient agitées d’un tremblement convulsif.

– Va te faire belle ! va te faire belle !… répétait Hélène d’une voix sourde.

– C’est vrai, milinki moï (ma petite enfant chérie), par les saintes icônes, est-ce bien vrai ?… Il va venir, ce doux jambon ? en es-tu sûre ?… en es-tu sûre ?… et tu crois que les autres voudront ?… Tu verras, tu verras qu’ils ne voudront pas encore !… Il vaudrait mieux attendre pour mettre ma belle toilette… Qu’en dis-tu, ma chère petite âme ?

– Va mettre ta belle toilette ! va mettre ta belle toilette…

– Je n’ose pas t’embrasser, milinki moï ! il y a des barines qui regardent dans la boutique… mais le cœur de ta vieille grand’mère y est, Hélène Vladimirovna ! et je sens celui de Vladimir Apostol battre autour de nous !…

Ces derniers mots avaient été prononcés si bas que la danseuse les devina presque sans les entendre.

Elle quitta la vieille et passa dans l’arrière-boutique.

Un jeune homme était là qui feuilletait distraitement un vieux livre. C’était Alexis Vassilievitch. Il portait le costume d’officier des Préobrajensky. Il avait une figure calme, intelligente, énergique, un peu froide, des yeux clairs, étonnamment clairs.

Il se leva à l’entrée d’Hélène.

– J’ai reçu ton mot, dit-il tout de suite, et j’ai fait prévenir le doux jambon. Il sera là dans un instant. Quelque chose de grave ?

– Oui, Serge Ivanovitch a été assassiné cette nuit (Alexis tressaillit et ne put retenir une sourde exclamation)… mais ce n’est pas seulement pour cela que j’ai voulu vous voir… c’est pour quelque chose de beaucoup plus grave que cela !…

– Quoi donc ?…

– Tu sauras tout à l’heure, quand le doux jambon sera là !… Descendons-nous dans la salle basse ?

– Si tu veux !…

Ils ouvrirent une porte, descendirent quelques marches et se trouvèrent dans une petite pièce étroite déjà remplie d’une épaisse fumée de tabac.

XII – LE DOUX JAMBON

 

Dans cette salle basse, ils trouvèrent le capitaine Nicéas Morouvieff, Alexandre, cornette aux gardes à cheval, et Artaman, colonel du régiment des hussards d’Akhtyr.

– Je vois que toute ta douma (ton directoire) est là ! fit Hélène en entrant.

Tous s’étaient levés et lui baisaient la main !

– Moi, je sais toujours où les prendre, répondit Alexis Vassilievitch, mais les autres ne sauraient tarder !

En effet, presque aussitôt arrivèrent ce qu’ils appelaient l’oupravy (le comité) de gauche avec Kamenka, Vassilikof et Rumine. C’étaient trois jeunes gens, le dernier presque un enfant. Ceux-là n’étaient point des soldats… Ils avaient aussi des figures sévères sous leurs longs cheveux blonds. Rumine avait jeté, à côté de lui, une casquette d’étudiant.

– Nous voilà au complet ! fit remarquer Nicolas.

– Non, fit Alexis. J’attends Doumine.

– Doumine ? s’étonnèrent les autres…

– Dommage que l’on ait fait venir Doumine ici ! exprima Nicéas. Les ouvriers n’ont rien à voir avec la besogne qui se fait ici…

Ainsi reprenait-il le thème de la vieille.

– Hélène Vladimirovna a tenu absolument à ce qu’il vînt !… Elle nous dira pourquoi !…

– Oui, c’était nécessaire, dit-elle simplement.

– Et le doux jambon aussi va venir chez Katharina pendant que nous y sommes… Était-ce bien utile ? bien utile ? interrogea Artaman, le colonel.

– Oui, bien utile ! fit encore Hélène.

Alexis dit :

– Il n’a rendez-vous qu’avec moi sans quoi il ne serait pas venu !… J’irai le recevoir dans l’arrière-boutique… c’est toujours là que je le rencontre… le rendez-vous est normal… Il n’aura aucun soupçon… Tranquillisez-vous !…

– Je voudrais bien comprendre ! exprima Vassilikof.

Hélène dit :

– Tout de suite… Je suis à vos ordres !

– Oui, on pourrait commencer !…

– Il n’y a aucun inconvénient, dit Hélène, à commencer sans Doumine ! Au contraire… Du reste, on ne l’introduira ici que lorsque vous le jugerez nécessaire…

Vassilievitch et Kamenka s’assirent tous deux à une petite table sur laquelle il y avait une écritoire. Ils allongèrent leurs mains croisées sur cette table en regardant Hélène. Ils semblaient présider l’assemblée et ils attendaient que la jeune fille parlât.

Celle-ci fit part à ses compagnons des circonstances de la mort de Serge Ivanovitch et leur raconta tout ce que lui avait appris le matin même le grand-duc Ivan.

– Où est le grand-duc ? demanda Alexis Vassilievitch ?

– Chez moi, répondit Hélène, je me charge de lui…

– Cette affaire est regrettable à tous les points de vue, remarqua Vassilikof. Elle arrive quelques mois trop tôt. Et elle ne fera même pas scandale !

– Nous nous arrangerons pour qu’elle fasse scandale ! gémit Rumine. Il est absolument nécessaire qu’une pareille histoire ne reste pas ignorée. Elle peut nous servir par la haine et le dégoût qu’elle dégage…

– Tu parles comme un enfant, Rumine, émit doucement Alexis. L’état de l’affaire entraînerait une fois encore la retraite de Raspoutine loin de la cour, et nous avons besoin de toute sa pourriture à Tsarskoïe-Selo !

– Certes ! approuva Nicéas, sa présence officielle là-bas fait plus pour nous qu’un assassinat quotidien ! Laissons-le faire. Il travaille comme un maître !…

– Avant trois mois, reprit Alexis, le Protopopof sera premier ministre et avec lui sera maîtresse toute l’ignominie qu’il traîne à ses bottes… Alors l’affaire sera mûre et nous aurons tout le monde pour nous !…

– Tout de même, c’est dommage qu’ils n’aient point réussi à étouffer le grand-duc ! exprima froidement Alexandre, le cornette à cheval, qui n’avait encore rien dit et sur le visage duquel ne passait jamais l’ombre d’une émotion, soit pour le bien, soit pour le mal. On disait de lui qu’il n’avait aucun défaut. Il ne fumait même pas.

Aux paroles du cornette, Hélène pâlit et répliqua sur un ton qu’elle fit aussi glacé que possible :

– Je ne comprends pas ces paroles dans ta bouche, Alexandre ! Le grand-duc nous est maintenant dévoué à la mort et j’en réponds. Et c’est une précieuse recrue !

– Il est populaire, répliqua non moins froidement Alexandre, et si, à la place du cadavre de Serge Ivanovitch qui n’était rien, on avait pu tirer, un jour prochain, de la grande pièce d’eau du palais le corps du grand-duc Ivan avec une pierre au cou, cela aurait produit son petit effet ! C’est mon avis…

Quelques voix approuvèrent Alexandre, et le colonel du régiment de hussards d’Akhtyr dit :

– Il est encore temps pour qu’on le laisse assassiner. Sa mère doit être encore toute chaude de l’avoir manqué. Il ne faut pas attendre. Le scandale serait épouvantable, d’autant plus que les grands-ducs Nicolas et Féodor l’aiment beaucoup, ce gamin. Il y aurait un peu de tapage chez les Romanof… Quel est ton avis, Alexis Vassilievitch ?

– Trop tôt !… répondit simplement Alexis.

Vous oubliez simplement Zakhar ! fit entendre la voix d’Hélène qui tremblait.

– C’est vrai, firent les autres. Elle a raison.

– Où en est Zakhar ? interrogea le capitaine Nicéas Morouvieff, qui se faisait les ongles avec son canif.

– Tout calcul fait et si rien ne vient le déranger, répondit Alexis, il faut compter encore au moins quatre mois !… Zakhar reste quelquefois huit jours sans pouvoir travailler !…

– Mais, à cette heure, où en est exactement le travail ? demanda encore Morouvieff.

– … Sous l’édifice

– Seulement ?

– Comment ! seulement ? c’est un tour de force !

– Ah ! quand tout cela pourra sauter ! gronda entre ses dents le capitaine.

– Oui, je n’en vis plus, grogna à son tour le jeune Rumine.

Mais Katharina se montra sur ces entrefaites. Elle annonça que Doumine était là et demandait Alexis Vassilievitch. Celui-ci ordonna de l’introduire.

Le contremaître de Poutilof entra.

Tous lui serrèrent la main.

Il s’étonna de les trouver dans ce sous-sol dont il ignorait l’existence.

– C’est donc ici que l’on se réunit maintenant ? interrogea-t-il.

Mais on le fit asseoir.

Il considérait aussi très curieusement Hélène, qu’il ne connaissait pas. Celle-ci s’était levée et commençait :

– Si je vous ai amenés ici, c’est pour vous faire part d’un abominable fait d’espionnage !…

Aussitôt les « civils » et surtout Doumine firent entendre leurs protestations. Il dit :

– Si c’est pour cela qu’on nous a fait venir, cette jeune demoiselle aurait mieux fait de ne pas nous déranger : elle n’a qu’à s’adresser au département de la police !…

Et il demanda des explications sur Hélène. Alexis lui répondit qu’elle faisait partie du comité avant qu’il y entrât. Il reprit avec une grossière humeur :

– Qu’est-ce que ça peut nous faire, à nous, l’espionnage ? Nous ne sommes pas chargés de faire la besogne de Gounsowsky !…

Les autres approuvèrent et tout le monde paraissait de l’avis de Doumine, même les militaires, à l’exception d’Alexis, qui attendait des explications d’Hélène.

– Justement, j’ai fait venir Gounsowsky, dit-elle, et nous allons l’entendre !…

– Mais vous êtes tous fous ! s’écria Doumine, qui montra un visage cramoisi d’indignation. Faire venir ici le doux jambon pendant que nous y sommes !…

– C’est ce que nous disions ! reprit Nicéas. Si Gounsowsky pénètre ici, ça ne peut être que pour ne plus en sortir !

– Nous voilà donc du même avis, releva Hélène… Vous allez me donner aujourd’hui la peau de Gounsowsky !

– Ah çà ! mais qu’est-ce que ça signifie ? s’exclama Doumine. Nous avons besoin de lui !… Je m’oppose à une stupidité pareille !…

Et il frappa de son rude poing sur la table.

Kamenka dit, en face d’Hélène :

– Assurément, nous ne sommes pas venus ici pour tes petites affaires, Hélène Vladimirovna, et la peau de Gounsowsky nous est trop précieuse pour que nous te la donnions aujourd’hui… Sois patiente, toi aussi ! ton tour viendra comme celui des autres ! Nous serons tous rassasiés, il faut l’espérer !…

– Qu’est-ce que tu as à dire contre Gounsowsky que nous ne sachions déjà ? reprit Vassilikof… Qu’il nous trahit… et que nous sommes des dupes ?… C’est entendu !… Les autres aussi sont des dupes de se faire servir par le doux jambon… Mais le moyen de s’en passer ?… C’est le plus traître et c’est justement celui-là qu’il nous faut !… Nous le tenons assez pour être sûrs qu’il ne dépassera pas certaines limites et qu’il marchera dans certaines circonstances sans broncher !… Et tu voudrais briser cet instrument unique ! Là, c’est de la folie !… Patience, petite amie… dans six mois, je t’aiderai à en faire des morceaux !

Doumine appuyait bruyamment les compagnons.

– Si vous ne le tuez pas aujourd’hui, reprit Hélène de plus en plus calme, je ne vous donne pas huit jours pour que vos os à tous aillent pourrir dans les marécages de la baie de Lachka !…

Et elle sortit de sous son manteau un assez lourd dossier que liait une sangle.

À ce moment, la porte de l’escalier s’ouvrit et Katharina fit une nouvelle apparition. Cette fois, elle était habillée comme pour une noce bourgeoise ou pour un baptême, et de mémoire d’homme, dans le Stchkoutchine-Dvor, on ne l’avait vue aussi belle. Elle avait une vieille robe de soie fanée avec des dentelles de prix et un magnifique bonnet sur la tête. En l’apercevant, la stupéfaction fut si forte que personne ne put retenir son rire, à l’exception d’Hélène et d’Alexandre, le cornette, qui ne riait jamais.

– Tu vas te marier ? demanda Doumine.

– Oui, fit-elle, sans sourciller, avec le doux jambon ! qui est là et qui demande Alexis Vassilievitch !…

Alexis regarda les autres :

– Si je le fais descendre ici, dit-il, il est certain qu’il n’en doit point sortir !…

– Fais-le descendre, Katharina ! commanda Hélène…

– Jamais de la vie ! protestèrent les autres… Il en est d’entre nous qu’il ne connaît pas !…

– Il nous connaît tous ! répliqua Hélène, et en voici la preuve !…

Elle sortit du dossier une feuille qui passa de main en main.

Sur ce papier, il y avait les noms et qualités de ceux qui se trouvaient là et cette lettre était de l’écriture même de Gounsowsky, que connaissait bien Alexis Vassilievitch…

– C’est une dénonciation en règle ! je vous le prouverai tout à l’heure… dit Hélène, et en tout cas, vous voyez que vous ne risquez rien ! Votre présence ici ne lui apprendra pas grand’chose de nouveau !… Il sait que vous complotez contre la vie du tsar, il est temps d’agir ! Si vous n’agissez pas immédiatement, vous êtes perdus !… et beaucoup d’autres avec vous !…

– Lequel de nous a pu nous trahir ! gronda Artaman.

– C’est ce que nous allons lui demander ! déclara Alexis. Il faudra bien qu’il réponde !…

Katharina était remontée dans le magasin. Elle y trouva Gounsowsky là où elle l’avait laissé, très occupé par l’examen d’un vieux bibelot, car il était amateur.

– Alexis est en bas et vous attend, souffla-t-elle.

– Il est seul ?

– Non ! il est avec Kamenka, petit père !… Cela ne vous dérange pas ?…

– Non ! non ! ricana Gounsowsky ! celui-là aussi est un ami…

Et il passa dans l’arrière-boutique.

– Ils sont en bas, fit la vieille qui le suivait pas à pas…

– Où est-ce en bas ?

– Eh bien ! dans la salle d’en bas, petit père… tu n’es jamais allé dans la salle d’en bas ?…

– Non ! répondit Gounsowsky… Va chercher Alexis Vassilievitch !…

La vieille ouvrit la porte d’un escalier qu’il n’avait jamais vu… Aussitôt, il se retourna et, par prudence, mit la main sur la clenche de la porte qui faisait communiquer l’arrière-boutique avec le magasin. Il lui sembla entendre des bruits suspects. Il voulut ouvrir la porte derrière lui. Il n’y parvint pas. La vieille, sans doute, avait pris ses précautions.

Aussitôt Alexis se montrait et venait à lui le plus simplement du monde.

– Venez donc, lui dit-il, Kamenka est en bas… nous avons des choses très importantes à nous dire…

– Pourquoi cette porte est-elle fermée ? demanda Gounsowsky.

– Mais Katharina ferme toujours pour qu’on ne vienne pas nous déranger.

Disant cela, il était allé à la porte comme pour l’examiner et il se trouva alors derrière Gounsowsky. En même temps, en bas de l’escalier se montrait Kamenka.

– Eh bien ! lui dit Kamenka, qu’est-ce que vous faites ? Nous n’avons pas de temps à perdre.

Les deux hommes se jetèrent tout à coup sur lui, avant même qu’il ait pu sortir son revolver qu’il cherchait dans sa poche. Ils le désarmèrent et le firent rouler dans l’étroit escalier où le doux jambon ne s’arrêta qu’à la dernière marche.

Il se releva, moins furieux que terrifié, surtout quand il eut aperçu dans la petite salle la face défaite de Doumine, qui se détournait de lui.

Alexis et Kamenka lui demandaient pardon de leur brutalité et le priaient de s’asseoir auprès d’Hélène. Il n’avait pas vu d’abord celle-ci dans la fumée qui remplissait la pièce. Il fut stupéfait de la trouver là et il eut un mouvement d’espoir, mais Hélène ne le regardait même pas et il vit bien qu’il ne pourrait compter sur elle, qu’elle avait partie liée avec ces hommes, et cela l’étonnait bien. La Kouliguine avec Alexis, Vassilikof et Doumine ! Il n’était décidément qu’un pauvre homme, et il se méprisa.

Mais comme il tenait beaucoup à sa peau et que ce n’était pas la première fois qu’il avait dû essuyer de rudes explications avec quelques-uns de ces messieurs, il fit appel à tout ce qui pouvait lui rester d’astuce et d’intelligence pour sortir au plus tôt de ce sinistre trou.

Peu à peu, il distinguait les figures. Il les reconnaissait. Il constata qu’il avait autour de lui tout le comité de la mort, comme il désignait lui-même ces hommes dans ses dossiers les plus secrets.

Il savait qu’Alexis et son compagnon avaient juré la mort du tsar et peut-être de quelques autres personnages, mais il savait aussi qu’ils n’avaient pas juré la sienne et c’était là le principal. Encore une fois, il fallait s’arranger. Décidé à leur faire toutes les concessions qu’ils voudraient pour aboutir à un résultat qui lui rendît, ne fût-ce que pour quelques instants, la sécurité, et la liberté, il attendit, avec un peu plus de calme intérieur, les événements.

XIII – « LE COMITÉ DE LA MORT »

 

Alexis lui mit sous les yeux la liste de leurs noms écrits de sa main.

Il en ressentit un choc intérieur qu’il parvint à dissimuler et il essaya d’ironiser.

– Eh bien ! fit-il, cela prouve que je suis bien renseigné ! À chacun son métier. Si je ne faisais pas convenablement le mien, je n’aurais jamais pu vous rendre aucun service.

– À qui cette liste était-elle destinée ? interrogea Alexis.

– À moi, dit-il.

– Vous voyez maintenant l’imprudence d’un document pareil, répliqua froidement Alexis. Il s’est égaré dans nos mains. Il aurait pu tomber dans d’autres…

– Je le croyais bien caché ! dit Gounsowsky.

– À Berlin ! répliqua tranquillement Hélène.

Il blêmit.

– Que voulez-vous dire : à Berlin ?

– Oui, répondirent les autres, pourquoi : à Berlin ?

– Parce que cette liste a été envoyée par les soins de Gounsowsky à Berlin. Heureusement que, par les miens, elle est arrivée ici !…

Gounsowsky comprenait, trop tard, hélas ! qu’il allait avoir surtout en face de lui Hélène !… C’était elle qui avait monté ce traquenard. Il ne pouvait plus en douter. Il ne la regarda pas. Il répondit à Alexis directement :

– Je me demande ce que Berlin vient faire dans cette histoire ?

– Nous aussi ! dit Kamenka.

– Le kaiser a autre chose à faire que de s’occuper de nous !… ajouta-t-il en haussant les épaules. Tout cela, c’est des histoires de femmes !…

Quelqu’un dit, par derrière :

– Gounsowsky est-il notre ami ou notre ennemi ? Il faudrait le savoir !

– Tantôt l’un, tantôt l’autre, répondit cyniquement Gounsowsky sans se retourner. Il faut bien qu’il y en ait pour tout le monde, sans ça personne ne serait jamais content !… mais j’imagine que vous n’avez pas trop à vous plaindre de moi !… et je ne comprends pas le traitement que je subis ici…

Hélène l’interrompit :

– Je demande deux minutes, deux minutes de silence pour instruire cet homme de ce qu’il ignore, dit-elle, et pour vous instruire vous-mêmes, messieurs !… après, nous serons tous fixés sur notre situation réciproque. Gounsowsky se prétend tantôt notre ami, tantôt notre ennemi, étant dans la nécessité de nous trahir pour nous servir… C’est le même langage évidemment qu’il emploie pour se justifier de l’autre côté quand ces messieurs des Cent Noirs (association contre-révolutionnaire) daignent lui demander des comptes. Mais moi, je prétends qu’il nous trompe tout le temps ! les uns et les autres ! au profit d’un tiers qui est à Berlin !… je prétends qu’avant tout Gounsowsky est un agent du kaiser et que le kaiser est le seul à bénéficier de toutes ces trahisons… Cette liste qui est celle, comme il l’intitule, du Comité de la mort… cette liste était destinée au kaiser.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’il en fasse ? s’exclama Gounsowsky, lequel paraissait depuis un instant singulièrement agité.

– C’est à vous de nous le dire, répondit de sa même voix calme Hélène, à vous qui lui avez conseillé de la faire parvenir au tsar !… avec tous ces papiers ! ajouta-t-elle en jetant son dossier sous le nez d’Alexis et de Kamenka.

Tous s’approchèrent et se penchèrent sur ces documents qu’elle montrait tour à tour à Gounsowsky.

– Reconnais-tu celui-ci ? et celui-ci ? et celui-ci ? lui disait-elle. Tout ce que tu as pu surprendre de l’organisation politique révolutionnaire russe, tu l’as livré à Berlin pour en faire une arme entre les mains du kaiser, arme de chantage, arme d’encouragement à une paix séparée !… « La révolution est à ta porte, Nikolouchka !… Fais la paix avec moi ! Moi seul suis ton ami, qui te livre la tête des conspirateurs du Comité de la mort ! » Lisez, messieurs, lisez !

Gounsowsky, visiblement effondré, regardait d’un œil hagard les conjurés, qui se passaient les documents avec des exclamations, des phrases de rage, des menaces.

– Qui est-ce qui a pu nous trahir ? Qui a pu nous trahir ? répétait inlassablement Artaman… Il faut que cet homme nous le dise… Cet homme n’a jamais eu aucun rapport avec nous !… Vous autres, exprima-t-il avec rage en regardant Alexis, Kamenka et Rumine… vous aviez « des affaires ensemble… » il vous connaît bien !… Mais nous ! mais nous ! notre nom n’aurait jamais dû être prononcé !… Qui a prononcé nos noms ?

– Examinez la liste ! dit Hélène, sans élever la voix… et la liste vous le dira…

Tous reprirent la liste, et ils furent tous, un instant, penchés sur elle…

Tout à coup, quelqu’un dit :

Mais Doumine n’y est pas !

– Mais non ! Je n’y suis pas, fit Doumine, avec effort… (Et tout le monde s’aperçut qu’il était horriblement pâle.) Ah ! vous n’allez pas croire !… Ah ! vous n’allez pas croire, par exemple !… Mais le nom de cette femme non plus n’y est pas !… C’est cette femme ! c’est cette femme !…

Il balbutiait… Les mots ne pouvaient plus sortir de sa gorge… Il ne savait plus ce qu’il disait… Il accusait Hélène, stupidement, sans conviction… Et soudain, il bascula entre leurs bras vengeurs. Ils le jetèrent dans un coin et lui appuyèrent la tête contre le pavé. Artaman, qui le tenait d’une main par les cheveux, prit de l’autre son revolver. On voyait les yeux de Doumine s’égarer. Une horreur incommensurable était peinte sur ce visage encore tout à l’heure si insolent.

Le coup partit, et Rumine jeta un vieux tapis sur le corps.

Hélène dit :

– Vous avez eu le vôtre ; maintenant, je veux le mien ! Celui-ci est à moi !

Et elle mit sa petite main sur l’énorme épaule frissonnante de Gounsowsky, qui eut un sursaut et balbutia tout de suite :

– Écoutez-moi ! écoutez-moi !… j’ai des choses à vous dire… il faut nous entendre. D’abord, je ne suis pas un traître, moi, je ne suis pas un des vôtres !… si quelqu’un a le droit de me tuer !… ça n’est pas vous ! quand je vous pourchasse, moi, je fais mon métier !… et puis, je vous ai rendu des services, vous ne pouvez pas l’oublier ! Des services, je suis encore capable de vous en rendre !… et d’énormes !… Avec moi, l’Okrana est à votre disposition, ma parole !… C’est à considérer !… à considérer de très près, je vous assure ! Je puis prendre avec vous des engagements sérieux, j’y suis disposé !…

« Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas !… La paix séparée ! la paix séparée ! j’ai travaillé pour elle ! qu’est-ce que ça peut vous faire ? Ce n’est pas une histoire à tuer un homme, au contraire !… en ce qui concerne la dénonciation… je n’ai fait que mettre sur un papier ce que tout le monde sait déjà !… on sait bien que vous complotez !… mais quoi ? est-ce que j’ai dit quelque chose d’important ? Est-ce que je connais vos projets ? Je les ignore !… Ce n’est pas une dénonciation grave… c’est une arme politique, voilà tout, dans les mains du kaiser, une arme vague… peu redoutable pour vous autres… vos moyens d’action exactement, je les ignore… je le jure sur la Vierge de Kazan ! Alors ? alors ? entendons-nous !… je ne vous aurais jamais laissé arrêter, je vous aurais prévenus !… C’est certain !… Comme je le fais toujours… Vous connaissez mon système !… Est-ce que je ne t’ai pas prévenu, toi, Kamenka, quand le grand maître de police m’avait donné l’ordre de te mettre à l’ombre, il y a deux ans !… Et tu sais, tu n’en serais jamais sorti !… Alors, alors, il ne faut pas me tuer, ce serait trop bête !

Kamenka dit :

– Il m’a prévenu, en effet, je dois même dire qu’il, m’a sauvé. Cet homme, après tout, peut nous être encore utile, s’il pouvait nous donner des gages.

Gounsowsky se jeta sur ces paroles :

– Des gages ! je puis vous donner de gros gages !… tenez, tenez, je puis vous donner ce que j’ai de plus cher au monde…

Hélène l’interrompit en frappant un terrible coup de son petit poing sur la table.

– Est-ce que vous n’allez pas arrêter cette bave ? Est-ce que vous êtes des hommes pour le laisser parler ainsi, mes petits pères ? Voilà ce qu’une femme vient vous dire :

« – Pour voler ces documents qu’elle vous apporte, il lui a fallu être aimable avec un prince qu’elle hait et tromper ce prince avec un prince qui la dégoûte !…

– Comment ! s’écria le colonel, il y en a d’autres que cet homme qui connaissent nos noms ?…

– Il y en a deux autres, répliqua-t-elle, et pour que vous n’ayez plus rien à apprendre, je vous les nommerai : c’est le prince Khirkof et le comte Schomberg !

Tous s’écrièrent :

– Mais alors, nous sommes perdus !…

– Non ! ils sont les seuls à les connaître et ils ne parleront pas tant qu’ils n’auront pas reçu les ordres de Berlin !… Comprenez qu’ils croient ces documents partis pour Berlin dans la valise diplomatique de l’ambassade de Suède… comme le croyait Monsieur lui-même !

Et elle se retourna vers Gounsowsky.

– Mais dans dix jours, ils sauront la vérité et ils parleront ! fit remarquer Alexis.

– Eh bien ! répliqua Hélène, il ne s’agit que de les faire taire d’ici dix jours ! C’est en effet une question de vie ou de mort non seulement pour nous, ce qui est de peu d’importance, mais pour tous nos projets, monsieur !…

Le jeune Rumine proposa :

– Sacrifiez-moi, ça m’est égal ; en tout cas, j’en tuerai toujours bien un. Qui veut l’autre ?

– Je me charge de tous les deux, dit Hélène, et, croyez-moi, la besogne sera bien faite. Seulement, si je vous donne Khirkof et Schomberg, donnez-moi Gounsowsky !

Tous les officiers s’écrièrent qu’il fallait lui donner le doux jambon, car, maintenant, le doux jambon leur faisait peur ! Kamenka hésitait, se taisait. Alexis décida :

– Donnons-le-lui, elle l’a mérité !

Et avec Vassilikof il attacha solidement les mains et les pieds de Gounsowsky, cependant que l’autre s’effondrait de terreur entre leurs bras.

– Ah ! merci ! s’écria Hélène, merci ! merci ! pour ce cher petit cadeau.

Et elle embrassa passionnément les mains d’Alexis.

Gounsowsky comprit qu’il était perdu, et il se passa quelque chose de plus affreux encore que la tuerie de tout à l’heure, ce fut l’ignominie et la lâcheté du misérable en face de la mort.

Il se roula par terre en bredouillant des promesses infâmes. Il disait :

– Mais je vous les aurai, moi, Khirkof et Schomberg, et tous ceux que vous voudrez. Mes bons et chers petits pères ! Ils seront morts avant demain soir, si vous voulez ! Et sans danger pour vous. Je vous assure. Vous pouvez en croire la parole de votre bon vieil ami qui vous a toujours rendu de si bons services ! Ne me laissez pas ! Ne m’abandonnez pas ! Elle me tuerait ! Comprenez-moi, mes bons petits pères. Tous ceux qui vous gênent ne pèseront pas lourd ! Je connais le truc ! Je connais bien le truc, moi ! Écoutez, je vais vous dire ! Je vais vous donner un gage, un gage formidable. Ça, vous ne pouvez pas le refuser, et vous serez bien obligés de me croire. Mme Gounsowsky ! Hein, Mme Gounsowsky, ma femme ! Eh bien, je vous donne ma femme. C’est un gage, cela ! Je l’aime plus que tout. Nous faisons un bon ménage, un excellent ménage. Eh bien ! prenez Mme Gounsowsky. Prenez-la, mettez-la où vous voudrez !… Je n’en saurai rien, je ne vous demande rien, et si je ne marche pas droit, à votre idée, eh bien ! tuez-la ! Voilà !… Hein ! c’est entendu ?

Alexis Vassilievitch avait fait un signe et, déjà, écœurés par une si monstrueuse agonie, les autres évacuaient la salle. Au fur et à mesure que celle-ci se vidait, le policier, comprenant qu’on l’abandonnait à son sort, redoublait de gémissements et de supplications et d’ignobles promesses. Enfin, il se trouva seul en face d’Hélène.

Il s’était redressé contre la muraille et ouvrait des yeux immenses où se lisait toute la terreur du monde, car la danseuse venait tranquillement de sortir de son réticule qu’elle avait déposé, en entrant sur la table, un lacet, une solide cordelette qui devait proprement pendre son homme.

Tranquillement, elle fit un nœud coulant parfait qui eût fait envie au bourreau.

Puis elle se leva, alla à l’escalier et appela Katharina.

La vieille descendit et jeta un coup d’œil flamboyant sur le prisonnier.

Elle vit Gounsowsky dressé dans un coin, flageolant, tremblant, ficelé, déjà à moitié mort avec des yeux qui la fixaient dans un effroi terrible.

Elle se mit à rire et se frotta les mains.

Puis elle rajusta son bonnet sur sa tignasse, son beau bonnet dont elle n’avait plus l’habitude et qui avait peine à se tenir convenablement en équilibre sur cette tête rebelle.

– Tu vois, lui dit Hélène, que tu ne te seras pas habillée pour rien !

– Je vois, je vois, ma petite âme !…

Et elle rit encore de bonheur, montrant les deux dents, qui lui restaient et qui menaçaient Gounsowsky.

– Est-ce qu’ils sont tous partis ?…

– Oui, le dernier vient de s’en aller… Nous voilà en famille… Personne ne nous dérangera…

– Mama… Il faut aller chercher Vera.

– C’est juste !… Tu as raison… Vera doit voir cela !… Cela lui est dû, à elle aussi !… Je vais chercher Vera…

– Tu la trouveras dans la peréoulok des schein, tu sais, les juifs qui vendent des « babas » !…

– Je sais… je sais… à tout à l’heure… Ne t’ennuie pas toute seule !…

– Eh ! fit Hélène, je ne suis pas toute seule !… J’ai un bon partenaire pour la conversation !…

La vieille était déjà partie. Hélène dit à Gounsowsky :

– Je l’ai éloignée pour que nous puissions causer plus facilement. Je puis te sauver, Gounsowsky !…

L’autre eut un rugissement d’espoir. Il ne s’attendait pas à cela.

– Tout ce que tu voudras ! tout ce que tu voudras !… Je te le donnerai !… Oh ! ma petite fille, glapit-il, dans un rauque sanglot, j’ai toujours été ton ami et nous avons fait de si bonnes choses ensemble… Je savais bien que tu ne pourrais pas me tuer !… Ça n’est pas possible !… Tu as voulu me faire peur ! dis !… pourquoi ?… pourquoi ?…

Il s’arrêta, cessa un instant de baver. Il ne pouvait croire à ce qu’il voyait… Il était prêt de s’évanouir de joie !… Hélène le déliait !… Cependant, il s’aperçut bientôt qu’elle ne lui avait délié qu’une main… mais c’était toujours cela… On peut faire tant de choses avec une main !…

Hélène lut clairement cette suprême pensée dans les yeux désorbités de l’homme, et, froidement, sortit de son sac son revolver. La vue de ce revolver fit mal à l’homme, qui détourna les yeux avec une grimace…

Il vit alors dans l’autre pièce, en face de lui, la forme du cadavre de Doumine, sous le tapis. Une mare de sang venait du tapis, gagnait de son côté, et Gounsowsky se recula autant qu’il le pouvait pour ne pas glisser dans cette fange rouge.

– Si tu veux que je te sauve, dit Hélène, tu vas me signer l’ordre de « rupture de surveillance » dans l’affaire du canal Catherine !…

– C’est pour ça !… c’est pour ça ! s’exclamait-il. Ah ! ma petite fille !… bien sûr que je vais te signer ça !… tout de suite !… Faut-il que tu y tiennes à cette affaire-là !… Si j’avais compris que tu y tenais tant à ta Prisca, je te l’aurais laissée tout de suite !… J’ai été bête et je méritais une bonne leçon, hein ?… C’est ça !… tu ne fais jamais rien comme les autres… Tu as voulu me donner une bonne leçon, n’est-ce pas ? Dis-le !… Attends, je vais te signer ça… Et puis prends mon timbre dans ma poche !… Il est dans mon portefeuille… j’ai tout ce qu’il faut là… et des papiers tout libellés… Gounsowsky a toujours eu de l’ordre, c’est connu !…

Hélène le fouilla et vida ses poches… toutes ses poches… Elle trouva les ordres et le timbre et tout ce qu’il fallait.

Gounsowsky signa et timbra lui-même le document qui libérait immédiatement Prisca de la surveillance de l’Okrana… Il écrivit encore de sa main le nom de la jeune fille et ajouta quelques petites autres choses nécessaires qui devaient lever toute difficulté d’exécution.

Et il attendit qu’Hélène finît de le délivrer.

Celle-ci plia l’ordre, le mit dans son sac, se tourna vers Gounsowsky et dit !

– Et maintenant, tu vas mourir !…

L’autre s’y attendait un peu. Il avait un bras de libre et il savait qu’il risquait le coup de revolver d’Hélène. Mais il ne lui restait pas autre chose à faire. L’occasion suprême s’offrait à lui. Il était seul dans la maison avec cette femme armée d’un revolver. Il savait qu’elle allait tirer, mais si elle le manquait ou si elle ne le tuait pas sur le coup, il pourrait faire encore de la bonne besogne avec son bras.

Il se jeta donc sur elle de tout son poids et sa main chercha la main armée d’Hélène… Le coup partit pendant qu’Hélène roulait avec lui sur le pavé.

Il poussa un gémissement horrible et lâcha Hélène. La balle lui avait traversé la gorge… il étouffait… le sang lui sortait par la bouche en bouillonnant.

Hélène se releva, furieuse, forcenée. Il avait roulé dans le sang de Doumine. Elle le redressa contre la muraille à côté de l’autre cadavre. Un instant, il parut respirer plus facilement :

– J’ai eu peur qu’il ne trépassât comme ça, fit-elle.

Et elle appela :

– Arrivez-vous ? Arrivez-vous, vous autres ? Il va crever ! dépêchez-vous !…

On entendit des pas rapides dans l’escalier, et Vera parut, précédant la vieille Katharina.

L’enfant avait sa mine joyeuse de toujours et les bras pleins de ces énormes poupées de buis peinturluré appelées « babas », que son amoureux venait de lui acheter dans le bazar du schein.

Elle vit sa sœur couverte de sang, cet homme qui râlait contre la muraille et qui était aussi dans une mare rouge. Elle aperçut un cadavre sous un tapis.

Elle ne cria pas d’effroi, mais, devenant grave, peut-être pour la première fois de sa vie, elle s’approcha de sa sœur et lui dit :

– Tu n’es pas blessée, Hélène ?… Que se passe-t-il donc ?…

– Pourquoi as-tu commencé sans nous ? demanda Katharina, d’une voix sourde et méchante.

– Il s’est jeté sur moi et j’ai dû tirer, dit Hélène !… Mais il n’est pas mort ! heureusement ! et il nous voit ! et il nous entend !… Vera… c’est l’un des assassins de ton père… Il a été garde-chiourme dans les mines de la touga et un des plus durs… C’est sur son témoignage que notre père a été condamné à mort !…

La vieille s’approcha de l’oreille de l’homme et cria :

– Souviens-toi d’Apostol ! d’Apostol, d’Arthénius Petrovitch Apostol Scistounof ! Te voilà bien renseigné, maintenant, hein ! tu peux crever…

– Je pensais bien, dit Vera, quand j’ai vu que mama avait mis sa belle toilette, qu’il allait y avoir quelque chose comme ça ! Est-ce qu’on va le pendre comme papka ?

– Oui ! dit Hélène ! tiens ! aide-moi, mama !…

La vieille et Hélène transportèrent Gounsowsky sur la table.

– Il va me salir ma belle robe que je n’avais pas mise depuis le mariage d’Apostol, fit la grand’mère… mais je ne regrette rien !… Je la laverai dans son sang, à ce cher doux jambon !

Et elle ricana encore effroyablement.

Vera les laissait faire, n’ayant point le libre usage de ses bras, toujours encombrés de jouets, mais elle ne perdait pas un mouvement ni un soupir de Gounsowsky.

Celui-ci s’était remis à respirer bruyamment et le sang coulait à nouveau de sa bouche.

Quand il fut sur la table et qu’Hélène lui passa le lacet autour du cou, il eut un soubresaut, sa boucha écuma et gronda et ses yeux, qui s’étaient à demi refermés, se rouvrirent plus grands que jamais.

Hélène attacha le lacet à un énorme piton qui était vissé dans une poutre du plafond et qui avait dû servir à soutenir une de ces vieilles lampes de bronze comme on n’en voit plus qu’aux stchkoutchkine-dvor.

Pendant ce temps, la vieille passait le nœud coulant au cou du patient, dont elle avait soulevé le buste.

– Ça y est, fit Hélène, et elle sauta de la table sur le pavé.

Alors les deux femmes rejetèrent la table de côté et Gounsowsky se trouva pendu.

Bientôt l’homme eut un dernier soubresaut. Il était mort. Les trois femmes s’embrassèrent.

– Ne t’occupe point des cadavres ! dit Katharina à Hélène, je m’en charge ; je les enterrerai ici. Du reste, ils auront de la compagnie.

Et elle montrait une large dalle, dans un coin de la pièce.

Hélène détourna les yeux et soudain :

– Dis donc, mama, monte un peu avec moi là-haut, j’ai quelque chose à te dire.

Vera ramassait ses babas et les essuyait avec un grand soin du sang frais qui les avait maculés. Elle remonta derrière les deux femmes. Hélène avait abandonné son manteau rouge de sang, mais elle renouait solidement sa voilette. Dans l’arrière-boutique, les trois femmes se prosternèrent devant les images saintes et remercièrent la Vierge et les saints archanges, parce que tout s’était bien passé comme elles l’avaient désiré depuis longtemps.

Vera embrassa sa sœur et sa grand’mère et sortit. Elle allait rejoindre Gilbert, qui l’attendait.

Dans l’arrière-boutique, Hélène mit dans la main de la vieille la croix de dix mille roubles que lui avait offerte le prince Khirkof.

– Prête-moi huit mille roubles là-dessus, dit Hélène, j’ai besoin d’argent. Je viendrai te rapporter ça avant huit jours et il y aura cinq cents roubles pour toi…

– Non ! je te l’achète cinq mille secs ! répondit la vieille après avoir examiné la croix de toutes les façons.

– Six ! mama !… Donne-moi au moins six mille roubles. Elle en vaut dix et même davantage.

– C’est à prendre ou à laisser, ma petite colombe.

Hélène se sentit toute prête à dire à sa grand’mère des choses fort désagréables, mais elle connaissait l’avarice de la vieille et savait que rien ne la ferait fléchir, et aussi elle avait besoin d’argent tout de suite.

– Eh bien, donne et n’en parlons plus.

– Attends-moi !

Elle disparut dans un cabinet noir qui lui servait de cuisine, referma la porte sur elle et réapparut deux minutes plus tard avec les billets.

Quand elle eut les billets, Hélène la traita de vieille sorcière avare et partit sans même se retourner. Elle avait regardé l’heure à sa montre. Il était plus d’une heure. Elle traversa le Stchkoutchine-Dvor d’un pas hâtif, héla un isvotchick et jeta l’adresse du canal Catherine.

XIV – DÉPART

 

Quand Hélène rentra à sa datcha des îles, elle était accompagnée de Prisca. Elle pénétra avec la jeune fille dans la pièce où Ivan l’attendait. En apercevant Prisca, le grand-duc poussa un cri de joie et s’élança vers elle. Ils s’embrassèrent avec passion. Quand ils sortirent de cet embrassement-là, ils s’aperçurent qu’ils étaient seuls.

– Merci, murmurait-il, merci, mon amie chérie ! ma petite âme adorée ! Merci d’être venue ! Je n’espérais plus ! Il y avait si longtemps qu’Hélène était partie te chercher. Je me disais : « Elle ne viendra pas ! Elle ne viendra pas… » Ah ! mon ange, je n’aurais pas pu partir si tu n’étais pas venue. Non ! tout plutôt que de ne pas te revoir ! Tu m’aimes, dis, Prisca ? Tu m’aimes, tu m’aimes, mon amour !

– Oui, fit simplement Prisca.

Et elle se tut, en le regardant.

Elle n’eût pu prononcer une phrase. Elle défaillait encore du baiser qu’il lui avait donné. Elle en était encore tout étourdie. Elle ne soupçonnait pas qu’il pouvait y avoir tant de bonheur dans un baiser. Elle le regardait en souriant et elle avait les yeux humides, et elle était étourdie, étourdie, comme ivre un peu, elle ne savait pas bien ce qu’il lui disait ; elle avait laissé sa main dans la sienne, et elle avait trouvé ce baiser si bon qu’elle attendait qu’il l’embrassât encore : c’est ce qu’il fit.

– Oh ! mon Dieu ! gémit-elle, sur ses lèvres. Mon Dieu !

– Tu m’aimes, répéta-t-il, tu m’aimes ?

– Oh ! oui ! fit-elle.

– Alors, pourquoi pleures-tu ?

– Je ne sais pas.

Ils restèrent un instant silencieux. Ils s’admiraient tous les deux, car ils étaient bien beaux, et si jeunes, si rayonnants en cette minute suprême et si peu soucieux de toutes les autres minutes qui allaient suivre.

Ils furent tout étonnés que quelqu’un osât les déranger dans cette extase.

C’était Hélène.

Elle n’avait pas quitté sa voilette. Elle était horriblement pâle sous ce voile, mais qui s’en serait aperçu ?

– Il va falloir partir, dit-elle d’une voix ferme. La voiture est en bas, je vous donne mon cocher. Vous pouvez avoir confiance en lui. Il se fera tuer pour vous comme pour moi. Quant à votre femme de chambre, dit-elle à Prisca, je la garde ici. Elle vous rejoindra bientôt, j’en fais mon affaire. Si vous aviez pu tous partir en auto, cela aurait mieux valu, pour toutes sortes de raisons. Mais les chemins sur lesquels je vous envoie sont impraticables à l’auto.

– Où allons-nous donc ? demanda Ivan comme s’il sortait d’un rêve.

– Dans un coin absolument désert de la Finlande où vous serez parfaitement heureux, dit Hélène, dont la voix, cette fois, tremblait.

– Oh ! quel bonheur ! quel bonheur ! s’écria Prisca. C’est si joli, la Finlande !

– De quel côté de la Finlande ? interrogea le grand-duc.

– Sur le lac de Saïma… dans un coin absolument isolé, inconnu… je connais là-bas une touba (maison de paysan) dans laquelle vous serez en toute sécurité… Et voilà vos passeports ! ajouta-t-elle en lui tendant des papiers.

Ils y jetèrent les yeux. Tout était en règle. Seulement, ils apprenaient qu’ils s’appelaient maintenant M. et Mme Pielisk, qu’ils étaient originaires de Perm, que M. Pielisk était un marchand de bois se rendant avec sa femme en Finlande pour étudier sur place l’exploitation des forêts. Prisca jeta un cri de joie :

– Oh ! vous vous appelez toujours Pierre ! quelle chance !

– Pierre Semenovitch, dit le grand-duc… Va pour Pierre Semenovitch ! et vous, Nathalie, mais ça ne me regarde pas, ce nom-là !… Eh bien ! maintenant, partons !

Ils avaient hâte de partir maintenant pour se retrouver seuls, tout seuls avec leur bienheureux amour…

– Avez-vous de l’argent ? demanda Hélène.

– Ah ! ma foi, non ! je n’y pensais pas ! dit le grand-duc.

– Moi, j’ai sur moi toutes mes économies… mille roubles, dit Prisca.

– En voilà cinq mille ! fit Hélène en donnant les billets au grand-duc. C’est tout ce qu’il y a en ce moment à la maison, mais ne craignez rien, je ne vous en laisserai pas manquer… et puis, là-bas, vous aurez si peu à dépenser !

Le grand-duc mit les billets dans sa poche sans même penser à la remercier.

– Comment pourrons-nous vous écrire ? demanda Prisca.

– Ne m’écrivez pas, à moins que vous ne couriez quelque danger !… Cela vaudra mieux. Si je ne reçois rien, c’est que vous êtes heureux et que tout va bien !… Allons, en route !…

Ils l’embrassèrent rapidement, avec des mots hâtifs d’amitié.

– Oui, oui ! allez-vous-en ! allez-vous-en !… je ne vous reconduis pas… j’ai dit au cocher tout ce qu’il doit savoir… montez dans la voiture et bon voyage !…

Ils partirent.

Par une fenêtre de la chambre, elle regarda la voiture disparaître à un tournant du chemin. Quand elle ne put plus la voir, elle poussa un cri de lionne, arracha sa voilette, son vêtement, comme une folle :

– J’étouffe !… j’étouffe !…

Et elle s’enfonça les ongles dans la chair admirable de sa gorge qui saigna.

Comme on frappait à sa porte, elle hurla qu’on la laissât tranquille… mais la porte de la chambre fut poussée, et Nandette, l’amie de Serge Ivanovitch, entra. Elle était, elle aussi, dans un grand désordre. Elle sanglotait…

– Serge est mort !… Serge est mort !… on a retrouvé son cadavre dans la pièce d’eau du palais à Tsarskoïe-Selo !… c’est horrible !…

Et elle s’affala, poussant un lugubre gémissement de bête blessée. Hélène la regarda froidement :

– Comme je t’envie, dit-elle.

XV – M. ET Mme RASPOUTINE

 

Quelques jours après les événements que nous venons de rapporter, nous pénétrons dans un appartement bourgeois de Gorokhovaia, une rue du centre de Petrograd.

Le quartir est modeste, mais tout garni de tapis précieux, d’icônes, de portraits, de cadeaux de Leurs Majestés. C’est l’appartement de Raspoutine.

Il a deux suisses solides qui gardent son antichambre, toujours pleine de visiteurs, de quémandeurs, de fidèles qui attendent là sa bonne volonté pendant des journées entières et s’en vont souvent sans avoir été reçus, malgré toutes les recommandations et les précieux pourboires.

Le paysan de la taïza sibérienne, le moujik de Prokrovsk (gouvernement de Tobolsk) est entouré d’une véritable cour, et c’est de Gorokhovaia, quand ce n’est pas de Tsarskoïe-Selo, où il s’installa parfois en maître, que partent tous les ordres, toutes les indications qui bouleversent la politique de l’empire.

Nous le trouvons dans sa salle à manger avec sa femme, qu’il a fait venir de son désert sibérien, ainsi que ses deux filles.

Mme Raspoutine est une grossière paysanne habillée maintenant comme une dame de la ville, avec des robes de soie, aux corsages couverts de bijoux, de pendeloques et de colliers d’or. Assise dans son fauteuil, près d’une fenêtre, dans sa salle à manger, elle passe son temps à regarder les voitures de luxe qui s’arrêtent devant sa porte et les couples princiers qui en descendent et qui se font introduire dans les bureaux ou dans le salon de son mari, quand celui-ci y consent. Le bureau de Raspoutine ! C’est tout juste si le saint homme sait lire et écrire. Son ignorance est admirable. Le matin même, il vient de se faire montrer une carte d’Europe que lui a apportée le général Ivanoff, car il désirait apprendre où se trouvait l’Allemagne par rapport à la Russie. Mais, en vérité, un prophète, un véritable homme de Dieu, a-t-il besoin d’en apprendre tant ?

Ne porte-t-il point toute science en lui ? Et Raspoutine ne l’a-t-il point prouvé ? C’est ce que pense Mme Raspoutine pendant que son mari et le « guérisseur du Thibet » ont une discussion qui agace fort la chère dame. Raspoutine est trop bon ! Que n’envoie-t-il promener, comme il convient, ce rebouteux de village qui voudrait en faire accroire à la ville et à la cour et qui ne serait rien sans Raspoutine !

Elle finit par se lever et par jeter à Badonaïew :

– Tu devrais te taire ! comment oses-tu ouvrir la bouche devant lui ?… Cet homme-là ; c’est le Christ, entends-tu ?… Pour le tsar, il est le Christ ! Le tsar et la tsarine le saluent et s’inclinent devant lui, jusqu’à terre ! Et toi, tu oses lui parler, garçon !…

– Tais-toi, petite mère ! et va voir dans ta cuisine si j’y suis, grogne Raspoutine.

– Non ! c’est moi qui m’en irai, déclara le « guérisseur du Thibet », furieux ! et vous ne me verrez plus !…

Et il s’en alla.

– Bon voyage ! lui cria la petite mère.

– Vous entendrez parler de moi, cria encore Badonaïew, qui paraissait hors de lui.

– Tais-toi donc ! tais-toi donc ! gros âne de la taïza ! lui clama-t-elle encore… un fouet ne saurait briser une hache !

Quand ils furent seuls un instant, Raspoutine se tourna contre elle :

– Tu as tort ! grosse bête ! fit-il, j’ai besoin de Badonaïew.

– Tu n’as besoin de personne au monde ! Le Christ n’a besoin de personne. Tu ne vas pas t’imaginer peut-être que c’est lui qui guérit le tsarevitch !

– Non ! fit Raspoutine, c’est moi qui le guéris, mais c’est lui qui le rend malade !

– Eh bien ! c’est ce que je disais, ce guérisseur n’est bon qu’à rendre malade et toi tu guéris ! Tu vois bien que tu n’as plus besoin de lui ! Il t’en fait accroire ! Au fond, tout le monde t’en fait accroire. Si je n’étais pas là !… Tu ne connais pas ta sainteté, petit père ! Tu ne sais pas jusqu’où elle peut aller !… Il faut savoir ce que l’on est ou nous redeviendrons des petites gens et ce sera ta faute. N’as-tu pas toujours été satisfait de mes conseils ? C’est moi qui t’ai dit, là-bas, à Prokrovsk, quand nous étions si pauvres, de faire comme ce saint homme que tu as conduit en voiture dans un village voisin : « Deviens un saint homme comme lui et marche… tout le monde le croira et on s’arrachera tes miracles !… » Te l’ai-je dit ?… te l’ai-je dit ?

– Oui, petite mère !

– Et tu ne t’en es pas trouvé mal ?… Gricha… rappelle-toi quand nous étions si pauvres !… Mais la main de Dieu était sur toi !… Ça, il ne faut pas l’oublier !… Sans la main de Dieu et les belles dames, il n’y aurait rien eu de fait !… Viens que je te peigne, homme de Dieu ! Une tempête a passé dans tes cheveux… Que diraient ces dames qui sont au salon et t’attendent ?… Allons, approche un peu, petit père !…

Raspoutine soumit son épaisse toison huileuse aux soins empressés de sa femme. C’était son caprice à elle, de peigner cette belle tête d’homme… À part cela, elle le laissait tranquille, ne paraissant jamais dans ses exercices mystico-religieux et autres, bien trop rusée pour le gêner en quoi que ce soit dans sa carrière qui s’annonçait si bien et avait déjà réalisé de si belles espérances.

L’histoire de Raspoutine dépasse, en effet, tout ce que l’on peut imaginer, et il suffit d’en retracer rapidement les principales péripéties pour qu’il soit prouvé une fois de plus que l’imagination des romanciers est une bien pauvre chose à côté de certaines réalités de la vie.

Grégoire Raspoutine naquit en 1871, de la famille la plus misérable d’entre les plus pauvres de son village. Son père se nommait Éfim. On avait ajouté à son nom, pour lui constituer un état civil, le sobriquet de Raspoutine, Le hasard fait bien les choses ; Raspoutine voulait dire le dissolu, par altération du mot raspoutnik. Le fils allait pleinement justifier le sobriquet déjà mérité par le père. Et le triste sire en tira parti plus tard, quand, pour faire cesser les plaisanteries faciles auxquelles ce nom et la vie de débauche de son porteur donnaient trop facilement naissance, la tsarine lui fit décerner le nom de Novi, le Nouveau. Il le refusa pour garder l’ancien, dont il était orgueilleux.

Le jeune Grégoire enfreignit à ce point la morale pourtant relâchée de ses semblables que le tribunal des paysans de Prokrovsk lui fit administrer le fouet, à plus d’une reprise, pour des délits commis au préjudice de ses voisins, de connivence avec deux compagnons de prédilection, le jardinier Barnabé et Spriatchef.

Un jour, Grégoire eut à conduire en voiture, dans un village voisin, un prêtre qui jouissait, parmi les paysans, d’une grande réputation. Cet homme de bien crut pouvoir convertir Raspoutine, et celui-ci sembla se prêter à cette honorable et difficile besogne ; la vérité était qu’il avait compris, de concert avec sa femme, le parti à tirer de l’exploitation des simples d’esprit, en affectant les mœurs d’un cénobite et en prêchant la bonne parole.

Il acquit tout de suite un ascendant marqué sur les femmes et compta bientôt de nombreuses Madeleines auxquelles il inculqua son étrange évangile.

Il y eut des plaintes, mais elles ne nuirent point au novateur, au contraire. L’autorité ecclésiastique prescrivit même au clergé du lieu d’instruire Grégoire. Sa réputation faisait tache d’huile ; on venait à lui de fort loin pour baiser son caftan, se faire soigner. Il guérissait. Des dames de Tobolsk se joignaient aux naïves paysannes.

Raspoutine devint ambitieux. Le supérieur du couvent de Verkotourié, où il avait fait un court séjour, l’ayant muni d’une lettre pour le père Jean de Cronstadt, autre guérisseur fort à la mode à cette époque, il partit pour la capitale.

Le père Jean l’accueillit fort bien et le présenta à plusieurs prélats qui se laissèrent séduire par la piété du saint homme, lequel ne parlait que par paraboles ; et il l’introduisit dans la maison la plus difficilement accessible de Pétersbourg, celle de la comtesse Ignatief, salon des princes de l’Église et des dévots, de hauts fonctionnaires civils et de grands chefs militaires, ou, sous prétexte de religion, on s’adonnait fort activement à la politique.

Raspoutine devint bientôt l’oracle de ce cercle ; le paysan débauché, tartufe ignare, fut décrété truchement du Seigneur ; on le sacra voyant, intercesseur, prophète, parcelle de la divinité.

Il devenait célèbre, d’une célébrité dont les échos parvinrent à Tsarskoïe-Selo, par la bouche d’une des premières conquises, nous avons nommé notre déjà vieille connaissance, la comtesse Wyronzew.

Nous connaissons la suite. Ce que l’on a peine à imaginer, c’est la réelle puissance de cet homme qui tint tête au saint-synode lui-même et fit nommer évêque ce Barnabé, le compagnon des mauvais jours de son enfance, le petit jardinier avec qui il allait jadis voler des chevaux.

Est-il besoin de dire que l’on affluait chez le compère ? Il tondait ses brebis avec un entrain que rien ne pouvait lasser… C’est par l’or que le parti allemand, si puissant alors à Petrograd, finit par se l’attacher ; les liens de dévotion mystique qui le rattachaient déjà à la tsarine avaient commencé cette facile opération.

Un mot de lui bouleversait les ministères et la politique extérieure. On bouda le Japon, un moment à la cour, parce que le grotesque conseiller avait dit, en voyant sortir l’ambassadeur du cabinet du tsar, qui venait de le recevoir en audience :

– Méfions-nous de ces diables !

Raspoutine alla jusqu’au quartier général. Et il s’adressa au grand-duc Nicolas pour le persuader de faire cesser la guerre. Bien qu’il sût mieux que personne tout le crédit dont jouissait Raspoutine, le grand-duc eut le beau courage de le renvoyer du quartier général, où l’intrigant s’était rendu, poussé par ceux dont il était le perroquet.

Rentrons maintenant dans la salle à manger de Raspoutine. La sœur de Barnabé, dont il avait fait sa secrétaire, entra en coup de vent ; c’était une vieille sèche demoiselle qui tenait à jour la comptabilité du prophète et prenait à son intention toutes notes sur tous les gens qui fréquentaient la maison.

La sœur de Barnabé, cet après-midi-là, était dans un grand émoi. Elle jeta en entrant :

– Gricha ! En voilà bien d’une autre !… L’affaire du saint métropolite ne marche pas du tout ! Le saint-synode ne veut rien entendre !… Du reste, mon frère qui vient de me téléphoner sera ici dans un instant !…

Raspoutine cracha et dit :

– Le saint-synode, je le mettrai dans mes bottes, dans mes bottes. Téléphone cela à ton frère de ma part !

– Tu le lui diras, il arrive !

Une porte s’ouvrit, et Barnabé, son ancien camarade, qui avait partagé ses jeux de gamin avec Spriatchef et dont il avait fait une espèce de garde du corps, entra en disant que la comtesse de Wyronzew arrivait de Tsarskoïe-Selo et demandait à être reçue tout de suite. Le gaspadine Manus demandait aussi à le voir sans retard.

– Fais attendre la Wyronzew, commanda Raspoutine. Elle m’embête ! Ils m’embêtent tous à Tsarskoïe-Selo.

– Elle dit que tu seras content.

– Fais entrer Manus.

– Tu vas recevoir Manus avant la comtesse ? Tu deviens fou, Gricha ! proclama Mme Raspoutine. Elle doit avoir quelque chose de très important à te dire ! Ton Manus nous ennuie. Il veut être Excellence. A-t-on jamais vu ? Excellence ! Son Excellence monsieur Manus ! Excellence ! J’en rirai jusqu’au tombeau. Un maître chanteur. Un spéculateur. Un nouveau riche ! Excellence ! Il ne sait même pas monter à cheval. Tu l’as vu aux îles ? Un chien. Il monte comme un chien savant. Un vrai chien sur une palissade ! Voilà comme il monte à cheval, ton Manus ! Et ça veut être Excellence ! Qu’est-ce qu’il a versé ?

– Cinquante mille roubles, répondit la sœur de Barnabé.

– Eh bien ! mon cher petit Spriatchef, va lui dire qu’il en apporte cinquante mille autres, et il sera Excellence. Va, mon bon petit ami.

Spriatchef sortit et revint presque aussitôt en annonçant que l’autre était parti chercher les cinquante mille roubles.

– Il le peut, il est riche.

– Puis-je faire entrer la comtesse ?

– Fais-la entrer dans mon bureau.

– Ton bureau est plein, Gricha. On ne pourrait pas y mettre une épingle, et puis la comtesse demande à être reçue seule. Elle dit que tu seras content.

– Fais-la entrer ici, commanda Mme Raspoutine.

– Elle a dû te donner un solide pourboire, dit Gricha à Spriatchef.

Celui-ci sourit et ouvrit la main ; il y avait un billet de cent roubles dedans.

La comtesse entra et baisa son saint homme sur les lèvres, dévotement, comme on baise une icône. La présence de Mme Raspoutine ne la gênait pas. C’est comme si elle n’avait pas été là.

– Gricha, j’ai de bonnes nouvelles. Tu vas t’installer à Tsarskoïe-Selo, petit père, et tu seras comme chez toi. Tu seras le maître, cette fois.

– Nous verrons cela ! fit-il. S’il me repousse encore, Dieu l’abandonnera.

– Tu sais qu’il ne fait pas toujours ce qu’il veut. Ni elle non plus !

– Ne me parle pas d’elle ; ne me parle pas d’elle.

Depuis que la comtesse était entrée, ses mains jouaient avec un petit paquet. Tous les yeux étaient sur ce petit paquet.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mme Raspoutine, qui était au bout de sa curiosité.

– Gricha, dit la comtesse, c’est un présent de Sa Majesté.

– Voyons cela, voyons cela, fit la femme en agitant ses doigts impatients.

La Wyronzew reprit :

– C’est un présent de la tsarine. Sa Majesté a passé une partie de la nuit pour que je puisse te l’apporter aujourd’hui. L’impératrice tient à ce que tu revêtes ce qu’elle a cousu de ses mains, dès demain matin, après ta sainte communion !

Raspoutine prit le paquet des mains de la comtesse et le défit : c’était une chemise de soie bleue, chemise russe comme il avait l’habitude d’en mettre, flottante sur un pantalon très large qu’il rentrait dans ses bottes vernies à soufflets.

– Nous verrons cela après ! fit-il d’un air dépité.

Et il jeta le présent sur un meuble.

La chemise glissa à terre et personne ne se baissa pour la ramasser.

– Gricha, tu n’es pas raisonnable, exprima doucement la comtesse. Si ta mamka (ainsi Raspoutine appelait-il l’impératrice) apprenait cela, elle pleurerait. Mais sois tranquille, je ne le lui dirai point.

– Tu peux le lui dire ! Ça m’est bien égal !

– Tu ne sais pas comme elle t’aime ! comme elle travaille pour toi en ce moment ! Le ministère va être remanié de fond en comble… Quand nous aurons nos ministres, rien que nos ministres, nous ferons ce que nous voudrons !

– C’est malheureux que je ne sache pas assez lire et écrire pour être ministre moi-même ! dit Raspoutine. Sans quoi tout marcherait bien !

– Tu es plus que ministre ! Tu es plus que tout ! Tu es l’homme de Dieu !

– On dit ça ! Mais on commet tout le temps le péché en me m’obéissant pas ! Le monde ne peut pas être sauvé de cette façon-là, c’est clair ! C’est bien connu ! Tout le monde est d’accord et tout le monde commet le péché ! Où en est l’affaire Protopopof ?

– Elle n’est pas encore assez avancée, Gricha ! Il faut être patient !

– Enfin, est-ce qu’elle a parlé au tsar ?

– Oui ! oui ! elle l’a dit au tsar et elle lui a dit aussi que tu avais eu une vision et qu’il fallait nommer Protopopof. Il sera ministre, c’est sûr, mais il faut attendre encore quelque temps.

– Tu ne me dis pas ce que le tsar a répondu lorsqu’elle lui en a parlé.

– Gricha, le tsar n’était pas assez préparé !

– Je t’ordonne de me le dire, et ne mens pas.

– Eh bien, il a paru étonné. Il a dit que ça ne ferait pas un très bon ministre…

– Mais enfin ! tu lui as dit que j’avais eu une vision ?

– Mais oui ! et cela l’a fait subitement réfléchir… ne crains rien, tout n’est pas perdu pour Protopopof, rassure-toi, Gricha…

Mais Gricha était furieux et c’est dans cet état qu’il pénétra dans le salon, où une douzaine de grandes dames l’attendaient avec une impatience fébrile.

Il jeta un coup d’œil circulaire et constata qu’il les connaissait toutes, depuis longtemps. Cela n’était point fait pour calmer sa mauvaise humeur. Il gronda :

– Malheur à celui qui ne reconnaît pas l’homme du Seigneur ! Dieu se vengera en le frappant dans ce qu’il a de plus cher !

Et, avant même qu’elles eussent pu ouvrir la bouche, il ordonna à la princesse Khirkof (comme il eût parlé à un laquais) de téléphoner à Protopopof de venir chez lui, immédiatement.

La princesse, enchantée d’être utile à l’homme du Seigneur, courut au téléphone qui se trouvait dans le bureau.

Ce après quoi, il daigna écouter les histoires de ces dames et accepta l’invitation à dîner de la princesse Khirkof, invitation qui était restée en suspens depuis huit jours, ce qui mettait la princesse « à l’agonie », pour nous servir de son expression.

– Hélène Kouliguine viendra danser le ballet de la Rose avec Balinsky… tu seras content, Gricha !… et je te présenterai ma fille, que tu ne connais pas !…

Il désirait beaucoup connaître cette jeune personne qui venait d’arriver à Petrograd. Elle se trouvait, depuis le commencement de la guerre, chez ses grands-parents, dans le Midi de la France, et elle avait fait le voyage en toute hâte, sur l’ordre de son oncle, le prince général Rostopof, grand maître des cérémonies, qui avait arrangé le futur mariage de sa nièce et du grand-duc Ivan. Le prince général possédait une des plus grosses fortunes de la Russie, et il avait promis comme dot à Agathe Anthonovna toutes ses propriétés de la province de Kazan et ses mines de l’Oural si elle faisait entrer un Romanof dans sa famille.

Il avait promis, en outre, à la mère du grand-duc, à Nadiijda Mikhaëlovna, ses terrains pétrolifères de Bakou qui n’étaient pas encore en exploitation et qui représentaient, à eux seuls, une somme immense. Le prince général gardait pour lui ses puits de Balakani, qui lui fournissaient deux millions de roubles de revenus. Enfin, le prince Khirkof, père de la mariée, aurait, pour sa part et pour redorer son blason très déteint, toutes ses maisons de Perm et ses terres de la province environnante.

On voit qu’un pareil mariage était la fortune pour tout le monde. Aussi l’empereur y était-il extrêmement favorable.

Le malheur était que le grand-duc y était absolument opposé, et l’on se demandait pourquoi, car Agathe était charmante.

Le tsar avait déclaré que si Ivan ne s’inclinait pas, il l’enverrait en exil en Perse, auprès du général Polctzof.

Les choses en étaient là quand éclata le drame qui a ouvert ce récit. En ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement et de réflexion que cette rage mortelle qui avait, un moment, transformé nos très politiques Ténébreuses en furies, capables d’anéantir un aussi riche projet en vouant au trépas un jeune homme qui les avait offensées. La ruée diabolique de la mère elle-même, de cette grande-duchesse dont les désordres avaient toujours été jusqu’alors habilement calculés, était une marque définitive de la puissance de Raspoutine. Leur dieu avait été insulté. Et sous l’influence de cette étrange messe de repentir, enivrées qu’elles étaient par leurs rites monstrueux et les pernicieux parfums dont elles exaltaient leur délire, elles l’eussent certainement vengé sur le corps pantelant du grand-duc Ivan comme elles l’avaient fait sur celui de ce pauvre Serge Ivanovitch !

Toutefois, il est bon de dire que, parmi les poursuivants, ne se trouvait pas la princesse Khirkof. Sa première impulsion l’avait fait courir comme les autres après le grand-duc sacrilège, mais la vision du mariage de sa fille manqué l’avait soudain rendue à la raison, et elle était restée dans l’ombre de l’Ermitage, écoutant, anxieuse, les bruits qui lui parvenaient de temps à autre et qui la faisaient trembler d’inquiétude. Enfin, elle eut la joie d’apprendre que le grand-duc Ivan avait échappé à toutes les recherches.

Cette joie, du reste, fut partagée dès le lendemain par la grande-duchesse elle-même, revenue elle aussi à des sentiments plus pratiques et plus matériels, et il fut reparlé de la grande affaire ; du mariage que l’on devait réussir à tout prix.

Seulement, si elles savaient où était maintenant Serge Ivanovitch, elles ignoraient ce qu’était devenu Ivan, et elles résolurent de tout faire pour le retrouver.

Elles comptaient sur Gounsowsky pour cela, mais elles apprirent bientôt que Gounsowsky, lui aussi, avait disparu.

Elles avaient fait nommer à sa place, par intérim, un ami de Raspoutine, un nommé Grap, tchinovnick de la dernière catégorie policière, mais qui était propre à toutes les besognes et qui s’était attelé particulièrement à celle de retrouver le grand-duc, ne tenant pas du tout à retrouver Gounsowsky.

On l’annonça. C’était un petit homme aussi sec que Gounsowsky était bouffi de mauvaise graisse. Il avait un tic, il faisait le sourd, alors qu’il entendait très bien, arrivant ainsi à faire répéter les phrases qu’il emmagasinait textuellement dans sa prodigieuse mémoire et se donnait ainsi le temps de réfléchir à ses propres réponses.

Il possédait deux qualités fort appréciables dans son métier : il était absolument discret et savait faire croire qu’il avait oublié les services rendus.

Il y eut un conciliabule entre Grap, dès son entrée, et la princesse Khirkof, à laquelle vint se joindre la Wyronzew.

– Je crois que je suis sur une bonne piste, dit-il. Son Altesse avait une amourette en ville. J’ai découvert cela en recherchant une jeune Française qui, elle aussi, a disparu et qui intéresse fort un de nos chers seigneurs.

– Qui ? qui ? demanda la Wyronzew.

– J’ai oublié son nom, répondit en souriant le policier.

– Oh ! ma chère, si vous croyez tirer quelque chose de Grap, il n’y a rien à faire. Laissez-le dire ce qu’il veut et faisons-en notre profit. Nous vous écoutons, Grap.

L’autre reprit :

– Le grand-duc aimait cette jeune personne, il lui rendait des visites, déguisé en étudiant, sous le nom de Pierre Féodorovitch. La jeune fille a disparu le même jour, presque à la même heure que le grand-duc. À mon avis, ils sont partis ensemble. C’est une femme, dont on n’a pu voir le visage, qui est venue chercher la Française, laquelle habitait un petit appartement sur le canal Catherine. Cette femme a parlé à l’homme de la police chargé de surveiller la Française pour le compte du seigneur en question, et elle a réussi à faire lever la surveillance.

– Mais on peut savoir qui est cette femme par l’homme de la police !

– L’homme de la police ne dira rien. Il est mort. On a retrouvé son cadavre dans la Néva, pas bien loin du pont Troïtsky.

– Quelle étrange histoire ! exprima la Wyronzew.

– Et quelle conclusion tirez-vous de là ? demanda la princesse Khirkof.

– Je conclus assurément que la fuite du grand-duc et de la jeune personne a été protégée par quelqu’un qui dispose de certains moyens… et qui ne recule devant aucun…

– Eh bien ! fit tout à coup la princesse… ce que vous me racontez là, mon cher Grap, ne m’ennuie pas du tout… Du moment que c’est une amourette, il n’y a rien de perdu !… Le grand-duc est tout de premier mouvement… et tant mieux qu’ils soient partis ensemble… il s’en lassera plus vite… et il nous reviendra !… Maintenant, je comprends bien des choses… Quand le grand-duc ne sera plus amoureux, il fera ce que nous voudrons avec l’aide de Dieu, de sa mère et du tsar !… Je ne lui donne pas quinze jours pour qu’il vienne faire sa cour à Agathe…

– Je vous le souhaite ! fit la Wyronzew. En attendant, Grap, je vous prie de pousser vos recherches le plus activement possible.

Comme il allait prendre congé, il s’arrêta pour dire :

– Ah ! à propos, il est absolument démontré que le capitaine Serge Ivanovitch mourut d’un accident. Il s’est noyé dans une promenade qu’il faisait au grand palais.

– Pauvre garçon ! fit la Wyronzew. Mais alors ? et cette pierre que l’on aurait trouvée attachée à ses pieds ?

– C’est un dvornick qui avait rêvé. Il n’y a jamais eu de pierre, jamais, c’est prouvé !…

– Mais ce dvornick mériterait qu’on le pende !…

– C’est fait, dit Grap.

Et il s’en alla en saluant ces dames jusqu’à terre, mais avec une certaine dignité qui avait été ignorée toute sa vie de cette boule de Gounsowsky.

XVI – UNE SOIRÉE CHEZ LE PRINCE KHIRKOF

 

La réunion fut particulièrement brillante, ce soir-là, chez les Khirkof.

Dans leur hôtel de la rue des Grandes-Écuries, la haute société de Petrograd semblait tout entière s’être donné rendez-vous. C’est que cette réunion offrait deux attractions hors ligne : Raspoutine au dîner et, après le dîner, la Kouliguine et Balinsky qui devaient danser le ballet de la Rose.

C’est à l’heure où les invités se pressent autour de ces délicieux hors-d’œuvre qu’on ne connaît qu’en Russie et font, debout, un premier véritable repas avant d’aller s’asseoir dans la salle à manger devant leur potage, que nous retrouvons quelques-uns des principaux personnages de cette histoire.

Princes et princesses, généraux, hauts fonctionnaires se racontent mille potins de la cour et de la ville, parlent aussi quelquefois de la guerre (le moins possible) et, la bouche pleine, expriment leur admiration pour la belle mine de la jeune princesse, arrivée l’avant-veille du Midi de la France aux fins de se marier avec le grand-duc Ivan.

Tout le monde sait maintenant que le grand-duc a disparu, ne voulant pas entendre parler de ce mariage ; aussi chacun trouve-t-il l’aventure plus piquante.

Les uns se réjouissent (il y a toujours de méchants amis) de la déconvenue de Khirkof et de la tête furieuse du vieux général Rostopof, l’oncle, qui est d’une humeur de chien.

Les autres trouvent que c’est un beau coup d’audace de la part de Khirkof de donner ce somptueux dîner au moment même où le bruit court qu’ils sont ruinés par la rupture des projets de mariage.

Au fait, la princesse Khirkof elle-même est rayonnante et sa fille est d’une gaieté charmante.

Agathe Anthonovna est blonde comme les blés dorés de l’Ukraine et fraîche comme une fraise mûrie à l’ombre. Elle a de beaux yeux pleins de malice et s’entretient depuis un instant avec un de ses anciens petits camarades d’enfance, Alexandre Nikitisch, qu’elle n’avait pas vu depuis des années.

Ils ont le temps de se rappeler de doux souvenirs. Raspoutine n’est pas encore arrivé et, certes, on ne passera pas dans la salle à manger, tant qu’il ne sera pas là.

Mais bientôt, le fils du comte Schomberg les rejoignait. Il paraissait fort joyeux. Sa mine était tout éclatante et ses yeux brillants. C’était un très joli jeune officier de hussards de la garde, très brillant cavalier. On le savait amoureux fou de la Kouliguine.

– Je parie que tu as vu Hélène, pour nous montrer tant d’allégresse ! lui dit Alexandre Nikitisch…

– Ce n’est pas un secret !… Je sors, en effet, de chez elle !… Ah ! mon cher ! quelle femme !… Vous ne l’avez pas encore vue danser, mademoiselle ? Vous allez la voir ce soir ! Ce qu’elle fait est admirable !… Et quelles jambes !… les plus belles jambes de Petrograd !

– Peste, quel enthousiasme ! remarqua Agathe en riant de tout son cœur.

– Nicolas est très amoureux, exprima Alexandre… et il a bien raison ! il n’y a que cela de vrai au monde !

Et il regarda Agathe avec mélancolie. Celle-ci haussa les épaules.

– N’est-ce pas vous, demanda-t-elle à Nicolas, qui avez été chargé par ma mère de tous les soins à donner au spectacle ?

– Certes ! et je me vante que ce sera parfait, La Kouliguine a été si aimable !… Elle a accepté tout de suite mes combinaisons… Mais je vous quitte, j’ai tant à faire ! Vous m’excusez ?… il faut que j’aille jeter un coup d’œil au théâtre avant le dîner…

– Dites-moi, Alexandre Nikitisch, fit Agathe quand le jeune homme se fut éloigné, dites-moi… est-ce que mon père est toujours…

Elle n’acheva pas ; du reste, l’autre la renseignait déjà :

– Oui, le prince Khirkof est toujours avec la Kouliguine… plus que jamais !

– Excusez-moi, fit Agathe ; vous savez, moi, j’arrive de France, je ne suis plus au courant. Dites donc, c’est vrai qu’elle nous a ruinés ?

– On le dit !… Mais qu’est-ce que ça vous fait ? Quand on a le prince Rostopof dans sa famille !…

– Et ma mère consent à recevoir cette fille chez elle ?…

– Comment ! si elle y consent ! mais c’est elle qui l’a priée de venir…

– C’est incroyable !… Je ne comprends plus rien à tout cela !… tout cela me paraît un rêve, un mauvais rêve !…

– La Kouliguine a plus de succès que jamais !… Vous ne savez pas qui est le rival de votre père, en dehors de Schomberg fils ?

– Ma foi non !

– Eh bien, mais c’est Schomberg père !

– Non !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire !…

– Il n’est donc plus avec la princesse Karamachef ?… Vous devez en savoir quelque chose, vous que l’on dit au dernier bien avec cette magnifique personne ?…

– À ce qu’il paraît qu’il lui a fait de très beaux adieux… Elle ne porte plus de bijoux faux… On dit qu’elle a retiré tous ses bijoux de chez la Katharina… Tenez, regardez-la… on dirait une châsse… Vous savez qu’elle est très bête… quoi qu’on dise…

Dans un groupe, la Karamachef éblouissait toutes les dames qui l’entouraient par la splendeur étincelante de ses bijoux.

– Si je vous disais, Alexandre Nikitisch, que toutes ces histoires me rendent très triste…

– Je le vois bien, vous vous forcez pour rire, pour paraître insouciante… je le vois bien…

– Je regrette la France… le Midi…

– Vous avez dû être contente d’apprendre que vous alliez vous marier avec le grand-duc Ivan ?

– Moi ? j’ai pleuré !… Je ne le connais pas !… Et puis je ne tiens pas du tout à me marier, moi !… Quand je vois ce qui se passe ici, ça me donne le frisson !…

– Pensiez-vous à moi quelquefois ?

– Quelquefois, oui… mais pas souvent ! Vous ne valez pas mieux que les autres !

– Vous n’en savez rien, Agathe Anthonovna… Moi aussi, je suis las de cette triste vie… Non ! non ! je vous jure que tout cela ne m’amuse guère…

– Je ne vous crois pas… Alors c’est faux ce que l’on m’a dit de vous, à propos de la princesse Karamachef ?…

– Bah ! nous avons flirté une semaine, et puis elle est trop bête… Vous ne me voyez pas aller sur les brisées du vieux Schomberg…

– Mais puisqu’il l’a lâchée et qu’il ne pense plus qu’à la Kouliguine !… Allons ! vous voyez bien qu’elle vous regarde !… Elle vous attend !…

– Agathe, Agathe, vous me faites une peine… Il faut tout de même que j’aille la saluer. Vous permettez ?

Et il y alla.

Agathe haussa les épaules, poussa un soupir et se mêla à un groupe de jeunes filles pour échapper à son oncle, le général prince Rostopof qui, la mine furieuse, comme toujours, cherchait ; penché sur la table, un compotier de concombres à la crème dont il était très friand.

Ce vieillard bilieux, qui avait fait la guerre de 1878 et s’était illustré à Plevna, avait deux passions effrénées : la soif des honneurs et celle des richesses. La première l’emportait sur l’autre, non sans combat… et il devait avoir à souffrir horriblement de la lutte acharnée de son avarice et de son orgueil. Cependant, la question de voir sa nièce grande-duchesse et de pouvoir dire à un Romanof « mon neveu », l’avait emporté sur tout le reste et il avait consenti avec une joie sauvage à se dépouiller ; mais il ne décolérait pas. Quand le projet de mariage marchait bien, c’était l’avare qui était furibond ; quand le mariage paraissait à vau-l’eau, comme c’était le cas à cette heure, c’était le boïard orgueilleux qui voyait rouge !…

Si on l’avait écouté, il n’eût point paru au dîner : mais la princesse Khirkof l’avait amené de force, lui affirmant que rien n’était perdu.

– Ce serait d’autant plus regrettable, avait dit la princesse, que Raspoutine nous est acquis, s’intéresse personnellement à ce mariage, et m’a déclaré qu’il en répondait sur les saintes icônes.

– C’est un ignoble farceur !… je vais venir !… ne serait-ce que pour lui dire ce que je pense de sa politique allemande !

Le prince se vantait et il avait eu grand soin, du reste, de faire sa cour à Raspoutine, et cela depuis longtemps, comme bien d’autres qui avaient deviné ce qu’il y avait de bienfaits en puissance dans la protection de l’homme de Dieu.

Tout de même, comme il était l’un des plus puissants du comité secret de l’Archange Saint-Michel, association de vieux boïards qui comptait ce qu’il y avait de plus réactionnaire et de plus exclusivement slave en Russie, et qui agissait, elle aussi, par le terrorisme et le crime politique en liaison avec les Cent Noirs, il ne put s’empêcher quand il eut trouvé ses concombres et le prince Khirkof de sortir devant celui-ci sa bile antiboche :

– Il n’y a que des Boches, ici ! lui cria-t-il, la bouche pleine. Je te voyais tout à l’heure causer avec Schomberg. C’est le plus boche de tous et l’âme damnée du kaiser ! Tu avais l’air de le caresser comme ton petit chien favori. Où veux-tu en venir avec eux ? Ils nous ont envahis de toutes les façons possibles ! Ils se sont installés en maîtres chez nous, nous ont inondés d’ouvriers, de fabricants, de marchands, de journalistes (ah ! les journalistes ! pourquoi les journalistes ? Si je pouvais tous les faire pendre !) Toute l’administration reçoit son mot d’ordre de Berlin. Sturmer est leur homme. Soukhomlinoff faisait leurs affaires au ministère de la Guerre, et Schomberg ne fait rien sans avoir reçu un mot de la Wilhelmstrasse.

« Ça ne leur suffit pas encore ! Ils nous prennent nos femmes. Ton Schomberg a eu la Karamachef, et ça n’est pas tout. Il te prendra ta maîtresse. Tu verras ce que je te dis : la Kouliguine n’a déjà plus rien à lui refuser !

– Taisez-vous ! taisez-vous, je vous prie. Vladimir Ileitch ! ne répète pas une chose pareille. Je le tuerais. C’est pourtant un vieil ami. Je le tuerais comme un chien.

– C’est ce que tu aurais de mieux à faire, ça en ferait toujours un de moins.

Le prince Khirkof ne l’écoutait plus. Il regardait Schomberg, qui n’était pas loin de lui, il le voyait d’un œil nouveau et plein de haine. Cependant il ne pouvait croire que ce vieil ami voulait lui prendre la Kouliguine. Non, il ne le pouvait pas !

Pendant ce temps, le Schomberg ne se doutait de rien et faisait, à son habitude, le gracieux auprès des dames. C’était un gros homme à l’aspect apoplectique, plutôt bon que méchant, et un ami sûr, en dehors de la politique et de l’amour. Il était lettré, intelligent, possédait l’esprit banal des salons. Sa conversation était pleine d’anecdotes croustillantes, ce qui expliquait ses succès auprès des dames, malgré sa corpulence et une grosse verrue couronnée de poils qui lui avait poussé au beau milieu du nez.

Dans le moment, Khirkof pensait que l’histoire que venait de lui raconter cette vieille ganache de Rostopof pouvait bien ne pas être, après tout, dénuée de fondement. Depuis quelque temps, on voyait beaucoup le Schomberg dans les coulisses du théâtre Marie ; il se rappelait même l’avoir rencontré dans la loge de l’artiste, une quinzaine de jours auparavant, et il s’imagina aussitôt avoir reçu de leur attitude une impression assez désagréable.

Khirkof brûlait pour la Kouliguine d’un feu inextinguible, peut-être même à cause justement que celle-ci ne lui permettait guère d’épuiser sa flamme. Chaque fois qu’il voulait l’avoir à souper, c’était le diable.

Comme il arrive souvent, cette difficulté qu’il avait de se prouver à lui-même qu’il était réellement le protecteur heureux de cette belle et illustre créature, l’avait enragé d’amour.

– Chaque fois, avait-il confié justement à Schomberg, chaque fois que je veux être aimable, je suis obligé de recommencer sa conquête comme si rien n’était fait : c’est tout de même extraordinaire.

Et il se rappelait maintenant très bien que Schomberg lui avait répondu :

– C’est parce que tu n’es pas amusant !… Mon vieux, avec les femmes, il faut être amusant !… Tu lui fais tout le temps des déclarations ! Elle s’en moque pas mal !… mais fais-la rigoler et tu verras !…

Et, ma foi, c’était vrai qu’il la faisait rire, lui ! avec toutes ses blagues stupides !…

Et Khirkof serra les poings de rage, mais il prit la mine la plus galante d’homme du monde pour s’avancer vers la comtesse Nératof, qui venait d’entrer avec son mari. Ils étaient très en retard. Le comte s’excusa.

– Oh ! Raspoutine n’est pas encore arrivé…

– C’est vrai qu’il va venir, ce surhomme ? fit la comtesse… je vous avouerai que je suis très curieuse de le voir… de loin !… Je vous en prie, ne me mettez pas à côté de lui… à ce qu’il paraît qu’il se conduit très mal avec les dames !…

Et elle sourit joliment en regardant tout le monde autour d’elle, à travers son face-à-main, car elle était étonnamment myope avec les plus beaux yeux du monde.

La comtesse Nératof, dont nous avons déjà au l’occasion de parler à propos de Prisca, pour laquelle cette grande dame s’était toujours montrée « parfaite », la comtesse Nératof avait été extrêmement belle et était encore très élégante. Elle demeurait l’oracle de la mode à Petrograd. C’était certainement la femme la plus agréable de la haute société. Elle avait été l’Égérie de plusieurs personnages politiques.

Tous les hommes qui avaient fréquenté son salon s’étaient disputé de plus grandes faveurs, mais avaient dû se contenter de ses bons conseils. Aussi étaient-ils restés tous ses amis. C’était aussi une mère admirable. Elle s’occupait de ses enfants.

Le comte Nératof était un petit homme à la figure épanouie, à la conversation nourrie et recherchée. Il raisonnait bien et juste, jugeant avec impartialité les événements humains. Le malheur était que cet homme, habile en tout et qui était d’une si agréable société, cachait des passions terribles. Il possédait à Kaméni-Ostrow, de l’autre côté de la Néva, une « petite maison » dont on parlait à Petrograd comme d’un véritable « parc aux cerfs ».

La comtesse Nératof avait à peine fini de parler qu’un grand mouvement se produisit dans l’assemblée. C’était Raspoutine qui arrivait. Aussitôt, les doubles portes de l’immense salle à manger furent ouvertes, et ce fut un véritable cortège qui y pénétra comme pour une cérémonie sacerdotale.

Raspoutine s’avançait au milieu de ses apôtres femmes, qui n’eurent point cédé leur place, même au roi de Prusse. Elles étaient toutes habillées avec cette somptuosité, cette magnificence, qui remplaçait presque toujours à Pétersbourg la véritable élégance. Leurs fronts altiers, que couronnaient de précieux joyaux de famille, témoignaient de leur haute naissance, leurs yeux rayonnaient d’une lumière sainte, leurs regards cherchaient les regards du dieu.

Elles étaient presque toutes là, les plus notoires des Ténébreuses. Tous les invités les connaissaient, et elles les connaissaient tous, mais elles ne voyaient que lui, qui s’avançait avec un grand bruit de bottes dans son caftan de soie éclatante.

Lui regardait partout, de ses grands yeux qu’il allumait à volonté de leur flamme mystique, et il promenait cette flamme autour de lui pour en constater une fois de plus la puissance, et, de fait, les fronts s’inclinaient ; hommes et femmes saluaient comme au passage du saint sacrement.

Le général Rostopof, lui-même, fut le premier à courber sa belle tête chevelue sur sa poitrine couverte de décorations, cependant qu’il sacrait comme un cosaque dans sa grande barbe.

Un murmure d’étonnement accueillit la figure d’extase de Natacha Iveracheguine qui fermait le cortège officiel, derrière lequel tous les autres invités se précipitèrent comme une foule à la procession après le passage du clergé.

La maîtresse de la maison conduisit à reculons le saint homme à la place d’honneur, au centre de l’immense table, et comme le saint homme avait faim, il se mit à manger tout de suite, avec ses doigts.

Jamais il ne voulut manger autrement. Il goûtait un plaisir secret à imposer sa bestialité dans toute sa manifestation aux êtres les plus délicats.

Il avait exigé à l’avance qu’il eût pour voisines deux jolies femmes désignées par lui-même. C’étaient la Karamachef, dont il voulait tirer vengeance, et la fille même du prince Khirkof, Agathe Anthonovna, dont il désirait faire la connaissance.

La Karamachef n’avait pas été mécontente de l’événement. Elle se reprochait son mouvement de pruderie et son manque de politique. Elle avait reçu la visite de son neveu, qui tenait absolument à entrer dans la garde et qui l’avait suppliée de faire tout son possible pour cela.

Elle pensait :

« Je me laisserai pincer le genou par ce porc qui mange avec ses doigts ; ma robe sera perdue, mais quoi ! mon Serge entrera dans la garde !

En quoi elle se trompait, car Raspoutine, de tout le repas, ne daigna pas lui adresser la parole, ni même jeter un regard sur son grand décolleté, ce qu’il faisait à l’ordinaire avec un cynisme révoltant.

Mais la Karamachef ne sembla pas exister pour Raspoutine. Il ne prêtait d’attention qu’à Agathe.

Celle-ci s’était d’abord amusée à l’idée de se trouver à côté de cet extraordinaire prophète, dont tout le monde parlait. Elle ne doutait point qu’il dût se conduire convenablement avec la fille du prince Khirkof, la fiancée du grand-duc. Ce qui prouve bien qu’elle n’était point au courant des choses.

M. Ch. Rivet nous a raconté, en effet, qu’au sortir d’un dîner, Raspoutine ne s’était nullement gêné pour enlacer la taille, sous les yeux de ses parents ravis, d’une jeune fille, mineure encore, qu’il entraîna dans un salon voisin. Comme il en revenait, quelques instants après, une respectable douairière, prise elle aussi par la folie commune, se pencha sur la personne qui a rapporté ces scènes, en lui murmurant :

– Ce bon saint-père ! N’est-il pas juste qu’il ait sa part, lui aussi, des plaisirs terrestres !

La princesse Khirkof était aux anges en constatant l’intérêt que l’homme de Dieu portait à sa fille et, autour du couple, elle avait soin de ne pas laisser languir les conversations aux fins que rien ne vînt déranger la conversion qui, sans doute, était en passe de s’opérer.

Le prince Khirkof, lui, jetait de temps à autre un regard assez inquiet du côté de Raspoutine et de sa fille, et cette inquiétude lui venait moins assurément de l’audace habituelle des conversions entreprises par le saint homme que de l’attitude de « sa petite oie blanche », comme il appelait Agathe.

Il redoutait que celle-ci ne comprît point suffisamment le grand honneur qui lui était fait et rompît par quelque repartie inconvenante ou par un geste inconsidéré le charme d’un duo qui commençait, visiblement, à l’agacer.

Quant à l’oncle, ce vieux coléreux de Rostopof, il bâillait sur sa chaise et se demandait s’il aurait la patience d’assister à cette dangereuse comédie jusqu’au bout.

Il se demanda cela jusqu’au moment où sa passion des grandeurs, reprenant le dessus, il trouva bon de se rappeler quelques autres scènes beaucoup plus scabreuses auxquelles il avait assisté à Tsarskoïe-Selo même, au palais impérial, scènes qu’il avait été obligé d’« avaler » sans un soupir.

Sans doute la conversion d’Agathe n’allait-elle point toute seule, car on entendit soudain la voix de Raspoutine qui criait : « Cache donc ça ! » cependant qu’à travers la table, l’homme de Dieu faisait voler une serviette, qui venait s’aplatir sur la gorge sans attraits de la princesse Iveracheguine[4]. Il était très énervé, cet homme, et cherchait un dérivatif à son mécontentement.

Agathe riait.

Évidemment, elle se moquait de lui. Il n’aimait pas ça.

La princesse Iveracheguine garda saintement sur sa poitrine décharnée le linge maculé que lui avait expédié si lestement le divin Gricha et, après s’être signée et avoir murmuré une courte prière, elle continua, les yeux baissés, comme une pénitente prise en faute au réfectoire, à promener timidement ses petits fours dans sa crème.

Rostopof l’admira et se dit :

– Quelle leçon pour moi !

Tous les convives, dans leurs conversations particulières, donnèrent raison à Raspoutine, naturellement ; et les femmes furent féroces pour la princesse et pour la gorge qui avait offensé la vue du saint homme.

– Quand on a une gorge pareille, on s’arrange, disaient-elles, et l’on se contente du décolleté de demi-gala.

Raspoutine, pour ceux qui étaient là, représentait la toute-puissance spirituelle et temporelle, telle qu’elle avait été jadis personnifiée, pendant de longs siècles, par les tsars eux-mêmes, et on ne discute pas avec cette puissance-là.

Alexandre Nikitisch, le petit ami d’Agathe, assistait à cette chose redoutable qui se passait au milieu de la table, entre Raspoutine et Mlle Khirkof, avec la sensation très nette que tout allait bientôt se gâter. Il connaissait le nouvel état d’esprit « occidental » que la jeune fille avait rapporté de France, et il la plaignait sincèrement de l’aventure qu’on lui faisait courir.

Au fond, ce n’était pas un méchant cœur ; il s’exprimait presque toujours avec sincérité, jurait des amours éternelles qui duraient huit jours, pleurant de vraies larmes le plus facilement du monde et combinant tout cela de telle sorte que sa carrière, autant que possible, n’eût pas à en souffrir. Il était susceptible, par instants, d’un vrai dévouement et d’un vrai courage, mais incapable d’aucun effort suivi.

De temps à autre, Agathe (qui avait jeté d’abord bien inutilement un regard de supplication à ses parents) regardait le jeune Alexandre avec l’expression désespérée de quelqu’un qui a besoin de secours ou qui va en avoir besoin tout à l’heure.

Elle avait tort de compter sur lui ; il le savait et il rougit. Et puis, il y avait trop d’atavisme en lui pour que les audaces d’un homme de Dieu comme Raspoutine le révoltassent suffisamment, pour produire des effets utiles à une victime que le mysticisme des uns et l’intérêt des autres avaient déjà condamnée.

Il faut bien comprendre aussi (et ceci concerne l’attitude de Rostopof et des Khirkof) que les privautés de Gricha ne pouvaient nuire en aucune sorte à un mariage ultérieur avec un personnage si considérable fût-il, au contraire. Le saint était en train d’« honorer » leur maison. On retrouve ce genre de complaisance religieuse chez certaines peuplades nomades au regard du noble voyageur qui franchit le seuil de la tente.

Raspoutine s’était tout à fait penché sur le cou charmant d’Agathe en lui murmurant des phrases brûlantes. Jusqu’alors, il avait conté certaines anecdotes bibliques destinées à lui faire comprendre que celles qui furent vénérées depuis le commencement des âges sont celles qui n’ont point hésité à respirer le souffle de Dieu sur les lèvres de ses prophètes. Les exemples avaient été assez spécialement choisis et agrémentés de tels détails, que la jeune fille n’avait pas tardé, après avoir ri d’abord comme une petite âme égarée (qui rit pour ne plus voir et ne plus entendre et s’étourdir, et avoir l’air de se moquer), n’avait pas tardé, disons-nous, à rougir jusqu’aux yeux.

Elle se demanda tout de suite si elle n’allait pas faire un éclat, mais le muet appel qu’elle avait lancé, de son regard éperdu, à tous ceux qui étaient là et qui la connaissaient, ce muet appel avait été si inutile ; elle avait vu si bien toutes les têtes se détourner de son angoisse et de sa peur, qu’elle avait bien compris, hélas ! que tous, tous étaient avec lui ! et qu’on ne lui pardonnerait jamais à elle un scandale inexplicable et ridicule.

Elle se sentit parfaitement abandonnée de tous, aussi abandonnée que si elle avait été réellement seule avec cet homme.

À côté d’elle, presque sur son cou, presque sur sa chair, il y avait une voix qui disait :

– Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé ! Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant les péchés d’autrui : seule, connaîtra le salut éternel celle qui se sera confondue avec moi.

Elle se leva brusquement et elle se sauva dans un salon voisin.

Raspoutine se leva derrière elle, bousculant sa chaise et ouvrant à son tour la porte du salon qu’elle avait refermée.

La princesse Khirkof sortit aussitôt et disparut, elle aussi. Natacha Iveracheguine glissa sur le parquet, évanouie… On l’emporta et le dîner continua comme si rien ne s’était passé.

L’opulente comtesse Schomberg s’étonna très haut qu’on n’eût point vu au dernier samedi du Michel la Nandette dans un rôle qui lui appartenait.

La comtesse Nératof, sur un coup d’œil de son mari, cessa de fixer cette porte par laquelle avaient disparu Agathe et Raspoutine. Elle trouvait ce qu’elle venait de voir si étrange, si extraordinaire, qu’elle avait peine à rassembler ses esprits.

– Ah ! les sauvages ! murmurait-elle sur son assiette.

Mais c’est toute la manifestation à laquelle elle osait se livrer. Mme Khirkof revint prendre sa place tout juste à temps pour qu’on se levât de table correctement et pour recevoir les compliments de ses hôtes et le baisement des mains.

Elle s’efforçait d’être calme et souriante, mais ce masque cachait certainement une forte irritation.

On passa dans les salons pour le café et les jeux.

Dans celui où l’on avait vu disparaître Agathe et Raspoutine, la curiosité sournoise des invités ne put rien découvrir. Ni Raspoutine, ni Agathe, ni aucune trace de leur passage. Si… la Schomberg ramassa un tabouret renversé.

Alexandre Nikitisch, qui était tombé dans une morne mélancolie, trouva un prétexte pour se retirer de bonne heure. Les laquais du vestiaire venaient de l’aider à mettre sa capote d’uniforme et il attachait son sabre, quand une porte s’ouvrit tout à coup avec fracas, et Agathe se trouva en face de lui. Elle était en larmes, toute en désordre et se jeta sur lui, en s’écriant :

– Sauvez-moi ! ne me laissez pas avec cette brute !

Il balbutia, pâlit, hésita, se montra si embarrassé que la pauvre fille comprenant qu’elle ne pouvait compter sur son aide, le bouscula en jetant un cri de démence et en poursuivant son chemin.

Elle se trouva alors au milieu d’un corridor, presque dans les bras du général Rostopof qui, lui aussi, s’en allait honteux et sacrant toujours dans sa barbe en éventail.

– Quoi, mon enfant ? Quoi, mon enfant ?

– Ah ! mon oncle, mon oncle, sauvez-moi !

Il la secoua en lui disant qu’il était fort pressé, car il ne pouvait manquer son train pour Tsarskoïe-Selo !

La pauvre fille courut se réfugier jusque dans la lingerie, où elle eut le bonheur de trouver sa vieille nourrice, elle, qui l’avait nourrie de son lait, qui avait soutenu ses premiers pas et qui l’avait toujours aimée plus que ses propres enfants.

Gniagnia ! Gniagnia ! Ah ! gniagnia !

Elle se réfugia dans son giron comme elle faisait quand elle était toute petite, et éclata en sanglots convulsifs :

– Ne me quitte pas, ne me quitte pas, gniagnia !

– Non, non, je ne te quitterai pas, ma petite âme adorée, ma petite colombe du bon Dieu !

Il n’y avait plus que cette femme pour la défendre dans cette minute d’horreur où le monde entier l’abandonnait.

La gniagnia la serrait dans ses bras tremblants, la consolait, pleurait avec elle, et lui donnait tous les petits noms dont elle avait caressé son enfance.

– Ferme les portes, gniagnia, ferme les portes, il va venir !

Raspoutine, en effet, parut. Il était hideux, il ne disait rien. La gniagnia avait crié :

– L’homme de Dieu !

Elle sortit en rampant sur le parquet, abandonnant, elle aussi, Agathe et en se frappant la tête contre le mur.

Agathe se sentait devenir folle, car l’autre porte de la lingerie par laquelle elle eût pu encore s’enfuir avait été condamnée le soir même ; elle donnait, en effet, sur une petite pièce qui avait été arrangée pour servir de loge à la Kouliguine.

Comme le monstre s’avançait, elle se rua en désespérée sur cette porte close, fermée au verrou de l’autre côté.

Elle n’espérait plus rien. Elle savait maintenant que la maison tout entière s’était faite la complice de Raspoutine. Cependant elle frappait, elle frappait en râlant d’horreur.

Tout à coup, la porte s’ouvrit, poussée par une fillette. C’était Vera, qui lui montrait une figure étonnée d’un pareil tapage.

Agathe, avec un dernier cri, se jeta dans la pièce, où se trouvait une femme en déshabillé qui mettait des bas de soie rose. C’était la Kouliguine.

Pendant ce temps, dans le salon de jeux, à une table de bridge, le prince Khirkof, qui marquait les points, demandait à Schomberg, qu’il ne lâchait plus :

– Combien d’« honneurs » !

XVII – DANS LA LOGE DE LA KOULIGUINE

Raspoutine, lui aussi, était entré dans la loge. Sa fureur était extrême. Il n’était pas habitué à une aventure aussi compliquée. La terreur d’Agathe était une insulte à sa divinité. Mais la difficulté de l’entreprise et la résistance de la victime n’avaient fait que décupler son désir.

Sans plus se préoccuper qu’il ne l’avait fait jusqu’alors des vagues individualités qui pouvaient l’entourer, il mit la main sur l’épaule de la malheureuse, qui s’était effondrée dans les bras de la Kouliguine, laquelle comprit tout dès qu’elle eut vu l’ignoble visage de Raspoutine.

– Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda-t-elle d’une voix glacée.

Il ne lui répondit même pas. Agathe était sa pénitente. Elle lui appartenait. On la lui avait donnée. C’était son bien. Personne n’avait le droit de se mêler de cette affaire, et il mit encore la main sur Agathe comme sur son esclave.

La pauvre enfant eût fait pitié au démon. Sa robe blanche légère était en lambeaux. Dans ce désordre, elle levait vers la Kouliguine un regard effrayant de suprême espoir.

La Kouliguine repoussa Raspoutine avec une brutalité si inattendue de l’homme de Dieu, que celui-ci dut s’appuyer contre le mur.

Puis, la danseuse avait emporté Agathe dans ses bras et l’avait déposée sur un canapé derrière le paravent qui se trouve dans toutes les loges d’artiste.

Quand elle revint à sa coiffeuse, elle trouva un Raspoutine écumant.

Seulement, il vit cette femme pour la première fois et il fut ébloui. Souvent, il avait entendu parler de la Kouliguine, mais il n’avait encore jamais eu l’occasion de l’approcher. Et, tout à coup, il l’avait devant lui, une jambe dans un bas de soie, l’autre nue et le buste presque sans voile !

Il comprenait maintenant ce qu’on racontait d’elle, qu’elle faisait tourner la tête à tous ses amis et qu’ils se ruinaient tous pour elle, avec joie.

Était-elle belle cette femme qui lui disait :

– Va-t’en !

Et avec quel geste, avec quel bras, quel beau bras blanc, quelle chair magnifique ! Il se retint pour ne pas mordre dedans.

– Va-t’en ! répétait Hélène. Tu n’as plus rien à faire ici !

Raspoutine secoua la tête :

– Non ! fit-il, je ne m’en irai pas.

– J’ai pris cette enfant sous ma protection, malheur à toi si tu y touches.

– Je ne sais pas ce que tu veux dire ! Je ne sais pas de qui tu parles, répliqua l’autre. C’est toi que je veux sauver ! Toi, toi seule, tu entends…

Et il s’avança sur elle, les yeux brûlants.

– Écoute ! fit la Kouliguine, écoute-moi bien ; tu es Raspoutine, tu es le prophète, tu es l’homme de Dieu que je désirais tant connaître. Je suis heureuse de t’avoir vu, mais tu vas partir et tu viendras me voir chez moi ! Cela te va-t-il ?

– Oui, répondit Gricha, mais tout de suite !

– Tout de suite, je ne le peux pas. Ne fais pas la bête, et tu ne le regretteras pas !

Et elle eut pour lui le regard auquel nul n’avait jamais résisté.

Raspoutine fronça les sourcils, essayant de se reprendre, car le mâtin comprenait très bien qu’en attendant qu’elle réalisât sa promesse, la Kouliguine lui prenait Agathe. Ce n’était pas « donnant donnant ».

Cependant, lui aussi, qui avait fait tant de choses avec ses yeux, était obligé de compter avec les yeux de la Kouliguine. C’était à son tour de frissonner sous un regard et de ne plus savoir au juste ce qu’il faisait, et d’être le moins fort, à cause de ce regard.

– Eh ! grogna-t-il, je veux te sauver… cette nuit… cette nuit même, je ne saurais attendre ! Une pécheresse comme toi a besoin d’être sauvée tout de suite par un homme de Dieu comme moi ! Cette nuit donc, hein ? C’est entendu ?

– C’est entendu, répondit Hélène, sans hésitation.

– J’irai chez toi cette nuit, tu m’y attendras !

– Ne viens pas avant quatre heures du matin, ce sera mieux ! Et tu seras sûr de me trouver seule, je t’attendrai.

– Tu le jures ?

– Je le jure !…

Il saisit sur sa poitrine une image d’or.

– Tiens, dit-il, c’est la Vierge de Kazan. Tu vas jurer sur la Vierge de Kazan que tu m’attendras dans ta chambre, cette nuit, à quatre heures du matin…

Hélène jura encore cela sur la Vierge de Kazan.

Alors, il fut tranquille et redevint à peu près normal.

Agathe Anthonovna lui était devenue tout à fait indifférente. Il enveloppa une dernière fois la danseuse de son regard hideux et s’en alla heureux, persuadé que cette belle femme était à lui.

Il retrouva dans les salons les Ténébreuses qui firent cercle autour de lui et lui posèrent des questions fort intéressantes concernant le Raskol, c’est-à-dire le schisme. Il y a toujours eu en Russie des sectes qui ont prétendu interpréter à leur manière les textes divins, et c’est cela que l’on appelle le Raskol.

Raspoutine avait réponse à tout et sortait des truismes qui ne manquaient point de faire se pâmer ses admiratrices. Plus la forme dont il enveloppait parfois ses réponses était obscure et incompréhensible, plus on les trouvait profondes et pleines d’un sens surhumain.

La bonne volonté qu’il mit à satisfaire la curiosité de toutes les dames qui l’entouraient fut appréciée par celles-ci comme une preuve que le saint homme n’avait pas eu à regretter sa soirée et que cette petite sauvage d’Agathe avait fini par consentir à écouter la bonne parole.

C’est tout juste si elles ne félicitaient point la princesse de l’honneur qui venait d’être fait à sa maison.

On craignait qu’après le « cercle », Raspoutine ne se retirât, mais il manifesta le désir de rester à la représentation qui se préparait.

– La danse, ajouta-t-il, est d’institution divine.

Ce fut l’occasion de parler de la danse de David devant l’arche et aussi de celle de Salomé.

Dans le salon des jeux, le comte Nératof déclarait « sans atout », quand on vint le prévenir que le gaspadine Grap le demandait.

Il se leva aussitôt, passant son jeu à un remplaçant, et trouva le chef de l’Okrana dans une petite pièce obscure qui servait de vestiaire ce soir-là.

– J’ai tenu à venir voir moi-même, Votre Haute Noblesse, lui dit Grap, car j’ai des nouvelles de nos fugitifs. Je suis sûr qu’ils n’ont pas pris le chemin de fer, mais qu’ils sont entrés en Finlande avec une voiture. Ils sont passés près de Viborg, et tout fait croire qu’ils se dirigeaient vers la frontière suédoise. C’est de toute évidence, qu’ils vont tenter de sortir de Russie de ce côté.

– Et peut-être de gagner la France, exprima le comte de Nératof. Certainement, la jeune fille veut rentrer en France !… Vous avez bien fait de venir me trouver, Grap !…

– Oui, j’ai voulu venir vous trouver avant de donner des ordres à la frontière… Je ne puis rien faire, vous comprenez, à cause du grand-duc… Je ne donnerai un ordre pareil que si Votre Haute Noblesse se met d’accord avec Tsarskoïe-Selo, ce qui ne doit pas être bien difficile… L’empereur est furieux que le grand-duc ait rompu ses arrêts, et la grande-duchesse sera enchantée de remettre la main sur son fils !…

– J’irai demain à Tsarskoïe-Selo et je verrai la grande-duchesse, dit Nératof.

– Si Votre Haute Noblesse me permettait de lui donner un conseil, je l’engagerais certainement à parler aussi, et même tout d’abord, au prince général Rostopof.

– Rostopof ! Pourquoi Rostopof ?

– Comprenez que le général prince est le plus touché de tous par le départ du grand-duc, plus encore que la grande-duchesse, croyez-moi, monsieur le comte ! Rostopof ne peut pas marier sa nièce au grand-duc sans grand-duc !… Non seulement, il empêchera le grand-duc de sortir de Russie, lui, mais il le séparera définitivement de cette demoiselle… Et c’est surtout ce que Votre Haute Noblesse désire, si j’ai bien compris… Au fond, il s’agit moins de nous attaquer à la personne du grand-duc, ce qui est toujours désagréable, que de chercher à rendre un réel service à une jeune femme, égarée dans une aventure sans issue autre pour elle que celle que nous lui proposerons… Mon plan est simple, Votre Noblesse !… Si la jeune fille ne veut pas entendre nos raisons, on la bouclera sans s’occuper du grand-duc… et quand elle aura suffisamment réfléchi, vous la sauvez de prison !

– Parfait, Grap… acquiesça Nératof, mes compliments, mon ami !…

– Mais il faut que j’aie toute liberté d’agir sur la jeune Française, reprit le haut policier… Voilà pourquoi je vous dis : voyez Rostopof. Il n’aura qu’un mot à dire au comte Volgorouky, dont il est le grand ami, et l’empereur signera tout ce qu’on voudra, sans même savoir de quoi il s’agit. Enfin, il ne faut pas oublier qu’elle est Française. Si nous ne voulons pas avoir d’ennui du côté de l’ambassade, il faut que nous puissions transformer cette affaire, au besoin, en affaire d’État… ce qui nous permet tout le secret et nous libère de toute explication pour le temps que nous voudrons… Apportez-moi donc, monsieur le comte, le timbre de Tsarskoïe-Selo !… et excusez-moi d’être venu vous déranger ce soir !…

– Vous êtes tout excusé, Grap, et vous aurez tout ce qu’il vous faut après-demain matin. Venez me voir au ministère.

Grap s’en alla et le comte se dirigea vers les salons, assez content de ce qu’il venait d’entendre.

Il était tellement préoccupé qu’il se perdit dans un corridor et pénétra tout à coup dans la loge de la Kouliguine.

Agathe venait d’en sortir avec sa gniagnia que la danseuse avait envoyé chercher.

Ce n’est pas sans mal qu’Hélène avait convaincu Mlle Khirkof qu’elle ne courait aucun danger et qu’elle pouvait rentrer dans ses appartements sans avoir à redouter les entreprises de Raspoutine :

– Vous n’avez plus rien à craindre ! Je l’ai pris pour moi !

Quand le comte Nératof entra dans la loge de la Kouliguine, Vera était en train de lui attacher sa robe légère de gaze. Il s’excusa, mais un très cordial accueil de la danseuse le fit s’asseoir un instant.

– Vous avez l’air préoccupé ! comte, lui dit Hélène. Vous avez toujours des peines de cœur ?

– Eh ! lui répondit-il en allumant une cigarette, c’est bien à vous de vous moquer de moi ! Le vôtre n’est-il pas en deuil ?

– Comment cela ? demanda brusquement l’artiste en se tournant vers lui.

– Ma foi ! Je ne crois pas être indiscret en vous rappelant qu’il n’y a pas un an passé, vous me confiiez l’intérêt que vous portiez à un certain jeune seigneur…

La Kouliguine rougit, mais se remit promptement :

– Bah ! vous vous souvenez encore de cette plaisanterie ?

– Eh ! eh ! ce n’était pas une plaisanterie, et quand vous m’avez prié de faire en sorte de vous présenter, ma chère amie, vous me parliez de ce cher… de ce cher Ivan (appelons-le Ivan tout court pour ne compromettre personne) avec un enthousiasme, une chaleur… enfin, l’entrevue que je vous avais ménagée, ma chère enfant, m’avait fait espérer pour vous…

– Quoi ? interrompit brusquement Hélène. Vous rêvez, comte ! À vous entendre, on ne serait occupé qu’à cette chose que vous appelez l’amour et que j’appelle, moi, d’un autre nom, et me répugne à un degré que vous ne comprendrez jamais ! Si j’ai tenu à faire la connaissance de ce jeune homme, mon Dieu ! c’est parce qu’on en parlait beaucoup, qu’il s’était déjà singularisé dans son monde par quelques traits peu banals, et que je suis, étant femme, tout de même naturellement curieuse… Enfin, c’est qu’on le représentait comme un indépendant, et que j’aime les indépendants ! C’est que j’avais lu aussi la relation qu’il venait de faire paraître de son voyage en Amérique et au Japon et que j’y avais découvert une qualité d’esprit et d’intelligence qu’on ne rencontre pas tous les jours dans les salons de Pétersbourg. Et puis, pourquoi vous le cacher ? c’est que peut-être j’avais le vague espoir de trouver un ami, un ami sincère, rien qu’un ami. C’est si rare.

– Et vous l’avez trouvé ? reprit Nératof, nullement décontenancé par le tour singulièrement hostile qu’avait pris tout à coup l’entretien.

– Mon Dieu ! oui ! Le grand-duc est un de mes amis, ça n’est un secret pour personne. Et je ne vois pas pourquoi je le cacherais. Que voyez-vous d’extraordinaire à cela ?

– Mais rien, chère amie !… mais rien ! êtes-vous drôle, ce soir, et irascible, en vérité !

Et il se permit un gros rire qu’il jugeait bon enfant et susceptible d’adoucir l’humeur de la belle artiste.

– Je m’étonne seulement que vous m’ayez parlé du grand-duc sur ce ton, reprit Hélène assez sèchement… c’est une chose que je ne vous permets pas !… Et je tiens, puisque l’occasion s’en présente, à ce qu’il soit bien entendu par vous, comte, de façon que vous puissiez au besoin le répéter à vos nombreux amis, que le grand-duc Ivan n’a jamais été pour moi qu’un ami charmant !

– Eh bien ! je vous crois ! vous voyez comme je suis gentil ! repartit Nératof, qui n’en pensait pas un mot. Mon excuse, belle Hélène, de vous avoir rappelé un souvenir qui, je le vois, ne vous est pas tout à fait agréable, tient tout entière dans cette coïncidence que l’on vient, à l’instant même, de me donner des nouvelles du jeune seigneur en question !… On le cherchait partout en vain, et je viens d’apprendre à peu près où il se trouve !…

– Et où se trouve-t-il donc ? interrogea la danseuse, soudain rendue inquiète par les propos du comte.

– Je vous répondrais avec plaisir, ma chère Hélène, si je le pouvais… mais je dois respecter un secret professionnel ! ajouta-t-il en jetant sa cigarette et en se levant… Seulement, je puis vous dire déjà une chose… une chose qui doit intéresser tous ses amis, continua-t-il malicieusement en hochant la tête… là où il est, il ne se trouve point mal…

– Ah ! vraiment !

– Non ! il a emmené avec lui une jeune personne… une jeune personne qui est certainement elle aussi de ses amies…

– Il a bien raison !… fit la Kouliguine, en affectant l’indifférence, mais elle avait un peu pâli sous son rouge… Il est d’âge à se distraire ! il est si jeune !… Ne doit-il pas se marier prochainement ?… et pas loin d’ici ! n’est-ce pas ?

– Oui !… « avec votre charmante belle-fille ! »… ricana Nératof, que sa passion contrariée pour Prisca rendait décidément bête et méchant…

Et il ajouta, allumant une autre cigarette :

– Ça va toujours avec Khirkof ?

– Bah ! comme ci comme ça !… lui ou un autre, ça m’est égal, oui, vous savez ! pour ce que ça m’intéresse, ces choses-là ! Dites donc, comte, vous partez déjà ?…

– Oui, j’ai un bridge en train !…

– Un petit mot !… dites-moi un petit mot… là, à l’oreille… vous savez que je suis discrète… dites-moi le nom du pays où se trouvent les… les amoureux.

– Ah ! ah ! voyez-vous cela !… voyez-vous cela !… mais je ne peux pas ! mais je ne peux pas !… le secret professionnel, ma chère enfant !…

– Dans l’oreille, un petit mot, dans l’oreille, mon cher petit comte !… et vous aurez le droit d’embrasser l’oreille…

– Eh ! eh ! soupira l’autre. C’est bien tentant de toucher du bout des lèvres ce joli coquillage-là ! Allons ! je vais vous dire au moins ce que je peux vous dire ! mais le secret, hein ?

– Je le jure !

– Oui, vous jurez toujours, et je sais qu’avec vous ça n’a aucune importance… mais ce que je vais vous dire, après tout, n’a pas non plus une très grande importance… Eh bien, le grand-duc et sa compagne font tout leur possible pour quitter la Russie et gagner la France !… Là, êtes-vous contente ?

– Très contente ! s’exclama l’artiste… embrassez l’oreille ! Vous l’avez mérité…

Il embrassa l’oreille, et, comme il voulait aussi embrasser le cou, elle le mit à la porte.

– Si vous avez besoin d’autres renseignements, faites-moi signe ! Toujours au même prix !

– C’est entendu, imbécile ! murmura-t-elle… Il m’a fait une peur !… Allons, Vera, passe-moi la petite brosse et la bougie…

Et elle se mit en mesure de se faire les yeux : mais le jeune et ardent Nicolas Mikhaëlovitch, se précipita alors dans la loge en coup de vent.

– Balinsky n’est pas encore arrivé, c’est inouï !… gémissait-il. Il doit être encore à ripailler en ville. Il va nous arriver ivre mort !

– Bah ! répliqua la Kouliguine, calmez-vous, mon ami, je danserai sans lui !

Le Schomberg fils se calma, mais pour peu de temps. Il voyait un dos admirable, des épaules de déesse… Il n’en demandait pas plus pour l’instant et il embrassa tout cela comme un fou… La Kouliguine voulait se fâcher :

– Il m’enlève toute ma poudre, il m’enlève toute ma poudre !

– Je la mange ! répliquait l’autre…

Et de fait, il en avait plein sa moustache… et la Kouliguine ne put que rire…

– Vera, passe-moi ma boîte, ma petite, et mes crayons… jamais je n’aurais cru que Nicolas aimait tant que ça la poudre de riz, le blanc gras et le kohol vermillon.

– Dites donc, vous ! vous vous faites faire la cour par Nératof, dit brusquement Nicolas.

– Non, Nikolouchka, par votre père !…

– Hein ?

– Je dis que je ne me fais pas faire la cour par Nératof, mais je dis que votre père me fait la cour…

– Ça n’est pas sérieux !

– Rien n’est sérieux !

– Enfin, pourquoi me dites-vous cela ?

– Pour être la première à vous en avertir… et que vous ne me fassiez pas encore de scène à cette occasion !

– Mais, ma petite Hélène, je ne vous fais pas de scène, moi !

– Non ! c’est Vera !

– Je n’ai pas le droit de vous faire de scène, moi ! Je ne suis rien pour vous, je le sais !… Vous vous moquez de moi, je le sais !… Vous me le prouvez tous les jours et tous les soirs !… Je vous adore, et un point, c’est tout !…

– Vous êtes bien malheureux !

– Oui !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

– Oh ! vous voulez donc que je tue quelqu’un, Hélène ?

– Pour moi ! vous en seriez incapable !

– Mettez-moi à l’épreuve et vous verrez, fit l’autre sérieusement.

– Vous êtes bête ! Ne prenez pas cet air tragique ! ça ne vous va pas !… Vous êtes trop blond !

– Hélène… pourquoi me parliez-vous de mon père ?

– Ah vous y revenez ?… Mais je vous l’ai dit, pourquoi.

– Savez-vous, Hélène, que vous avez tort d’exciter ainsi ma jalousie ?… Savez-vous bien que, quelquefois, quand je vois le prince Khirkof près de vous et que je pense à de certaines choses… savez-vous bien que j’ai envie de tuer le prince Khirkof ?… Vera, passe-moi les allumettes… non, pas la bougie, tu vois bien que ta sœur en a besoin pour ses yeux… Oui, Hélène Vladimirovna… je me suis dit cela quelquefois… Le tuer !… le tuer comme un chien ! ça me soulagerait !

– Et ça vous causerait bien des ennuis, et vous n’en seriez pas plus avancé, mon cher ! Tout de même, vous êtes brutal dans la famille ?

– Pourquoi, dans la famille ?

– Parce que ce que vous venez de dire là à propos du prince, votre père me le dit aussi.

– Non !

– Exactement. Il ne peut pas sentir, lui non plus, Khirkof.

– Mais c’est son plus vieil ami !

– Ça ne l’empêche pas de le détester cordialement. « Quand je le vois près de vous, j’ai envie de le tuer ! » Exactement, exactement. Voilà ce qu’il me dit. Heureusement que ça ne me frappe pas. La mort, l’amour, vous parlez de cela comme vous dites : « Bonjour, ma chère, comment vous portez-vous ? » Tout de même, ce pauvre Khirkof, que l’on dit ruiné, ferait bien de contracter une assurance. Voilà une occasion d’assurer la vie de sa femme et de ses enfants.

– Hélène, je vous hais.

– Embrassez-moi.

Et elle lui tendit ses lèvres.

Ça nétait pas la première fois qu’elle lui accordait une aussi précieuse faveur, mais ce coup-ci, elle fit de lui une ardente petite bête sauvage dont elle eut toutes les peines du monde à se débarrasser en entendant la voix de Khirkof et de Schomberg qui se rapprochaient de la loge.

– Votre père ! je vous en supplie ! Nikolouchka, votre père ! soyez raisonnable.

Les deux vieux amis entrèrent, baisèrent chacun une main de la danseuse et, sur un signe de son père, Nicolas Mikhaëlovitch quitta la loge.

Khirkof et Schomberg prirent un siège et regardèrent avec un intérêt puissant la Kouliguine qui se refaisait le visage et se repoudrait les épaules.

Maintenant, armée de la petite brosse qu’elle avait chargée d’une mixture noire passée à la flamme de la bougie, elle se refaisait les cils et les chargeait d’ombre. Quand elle regarda les deux amis avec ces nouveaux yeux-là, Schomberg ne put que s’exclamer :

– Compliments, Khirkof ! Ta petite amie est jolie en diable. Tu es un heureux compère, mon camarade !

Ces mots sonnèrent mal à l’oreille et au cœur du prince. Il ne quittait plus Schomberg, et quand il l’avait vu se diriger vers la loge d’Hélène, il lui avait emboîté le pas.

Schomberg en était bien fâché, car il eût donné quelque chose pour avoir un instant d’entretien seul à seul avec la Kouliguine.

Évidemment, dans les compliments dont il accablait Khirkof, il y avait une certaine ironie méchante où l’on pouvait démêler un peu de cette satisfaction diabolique qui lui venait du tour admirable qu’il avait joué à son meilleur ami, en lui prenant sa maîtresse.

Et, en vérité, il ne savait point si l’allégresse qui en était tout d’abord résultée n’avait pas été doublée par l’idée de [prendre][5] ce qu’il avait de plus précieux à son cher vieux excellent camarade.

Ceci est bien humain, se voit sous toutes les latitudes et n’appartenait point en propre à Schomberg. Ce gros homme était bien heureux de se découvrir aussi exactement machiavélique, mais disons tout de suite qu’il était très malheureux qu’une aussi belle victoire ne se fût point renouvelée. La Kouliguine passait pour capricieuse, mais il y a des limites à tout, et Schomberg estimait qu’Hélène les dépassait en lui refermant sitôt la porte d’un paradis si brièvement entrevu.

Bien mieux, elle semblait prendre un malin plaisir à se montrer aimable avec Khirkof quand Schomberg était là. Ainsi, ce soir, elle était tournée à demi vers le prince et n’avait pas encore adressé la parole à Schomberg.

Visiblement, Khirkof triomphait des quelques sourires et amabilités de la danseuse, et comme il n’était pas sans s’apercevoir de l’effet produit sur Schomberg, il ne douta plus, après ce qui lui avait été raconté le soir même par cette vieille gale de Rostopof, il ne douta plus que Schomberg eût des intentions sur la danseuse.

Cette pensée le rendit enragé.

Il se demanda depuis combien de temps Schomberg était dans ce menaçant état d’esprit, et il se reprocha de ne l’avoir pas surveillé plus tôt. L’idée même lui vint qu’il n’était point tout à fait invraisemblable que les relations du comte et de la danseuse ne s’en fussent point tenues à certains échanges de galanteries verbales. Ainsi s’expliqueraient certains airs de Schomberg, certaine manière « suffisante » qu’il avait de lui demander parfois des nouvelles d’Hélène ; et encore en ce moment même, son dépit n’était-il point corrigé par un coin de sourire bien déplaisant arrêté à la commissure de ses grosses lèvres ?

En vérité, Khirkof trouvait que, ce soir, Schomberg avait une figure à gifles. S’il ne le gifla point, c’est tout juste pour ne pas être ridicule et parce que c’était son vieil ami. Mais ce n’était pas l’envie qui lui en manquait.

Sur ces entrefaites, Vera, qui était sortie un instant, revint et dit un mot à l’oreille de sa sœur. Aussitôt, celle-ci pria ces messieurs de se retirer, ce que ceux-ci firent avec quelques soupirs et nouveaux compliments et en assurant Hélène qu’ils allaient goûter une joie exceptionnelle à la voir danser.

– Messieurs, je vous donne rendez-vous ici, dans ma loge, après le ballet, et je vous emmène. Nous irons souper chez moi.

Schomberg accepta d’enthousiasme. Khirkof, que cette invitation en bloc ne ravissait guère, ce soir-là, émit quelques objections basses sur ses devoirs de maître de maison.

– Eh bien ! restez, j’emmène Schomberg !

– J’irai, fit Khirkof.

– C’est comme vous voudrez, mon ami. On n’a pas absolument besoin de vous.

Caracho ! Caracho ! (très bien), s’écria Schomberg, avec son bon gros rire que jusqu’alors Khirkof avait trouvé si bon enfant et qui maintenant lui portait horriblement sur les nerfs.

– Mais oui ! mon petit Michel, nous souperons tous les deux et ce sera très gentil !

C’était maintenant Schomberg qui rayonnait et Khirkof qui faisait une triste mine. Ainsi s’entendait-elle merveilleusement à les faire souffrir tour à tour et à transformer en une haine bien solide et compacte une amitié de trente ans.

– Allons, sauvez-vous !

Mais comme Schomberg ne se décidait pas à quitter la loge le premier, Khirkof restait. Elle dut les mettre à la porte tous les deux.

Aussitôt, une vieille femme à laquelle on aurait donné dix kopecks entra, introduite par Vera.

C’était Katharina, qui sortit de dessous son châle un vieux coffret fermé à clef, qu’elle ouvrit avec précaution. Il était plein des plus riches bijoux dont Hélène se para aussitôt. La vieille lui louait cette magnificence à chaque représentation et ainsi le public et la foule des admirateurs de la Kouliguine n’avaient point à s’étonner qu’une artiste aussi courue et fêtée que celle-ci n’eût plus de perles à se mettre au cou ni cinq cent mille roubles de diamants à se pendre aux oreilles et sur la poitrine. Ils n’avaient pas non plus à se demander ce que la Kouliguine pouvait faire de tout son argent.

– Quoi de nouveau ? s’enquit Hélène en faisant signe à Vera de veiller aux portes et en attachant son collier.

– J’ai vu Zakhar ! souffla la vieille, qui ne perdait pas un geste de la danseuse et qui avait l’air de souffrir chaque fois que celle-ci puisait dans le coffret merveilleux.

Du reste, elle avait accoutumé de ne point perdre des yeux son trésor, tant qu’il n’avait pas réintégré le coffret et elle suivait toujours la danseuse, jusque sur le « plateau » et de là, surveillait derrière un « portant » toutes les évolutions de sa bijouterie.

– Que t’a dit Zakhar ?…

– Il exige absolument des nouvelles précises d’Ivan…

– Pourquoi ?

– Il dit qu’on en aura bientôt besoin…

– Non ! tu lui répondras que nous ne pouvons rien en faire en ce moment, mais que nous pouvons compter sur lui quand l’heure sera venue…

– Il voudrait savoir où il est. Il est inquiet… Il prétend que tu t’abuses et que Grap déploie en ce moment une activité dangereuse sans qu’on sache exactement au bénéfice de qui…

– Dis-lui que nous n’avons rien à craindre de Grap… que je sais tout ce que fait Grap… et qu’il est sur une fausse piste…

– Ce n’est pas l’avis de Zakhar…

– C’est le mien !… en voilà assez !…

À ce moment, le jeune Schomberg frappa à la porte et cria que tout était prêt.

– Balinsky est-il arrivé ? demanda la danseuse.

– Oui, c’est moi-même qui l’ai habillé… mais il tient à peine sur ses jambes… vous feriez mieux de danser seule…

– Pas du tout !… je danserai avec lui !

– Ça sera un désastre ! gémit Nicolas…

– Laissez-moi faire ! dit Hélène…

– Vous savez, ma petite âme, que je sais tout ! fit Nicolas en se penchant à l’oreille de la danseuse !… Mon père vous fait la cour, c’est exact, mais vous ne faites qu’en rire, n’est-ce pas, Hélène ?

– Ah ! mon petit, vous n’allez pas m’énerver au moment de mon entrée en scène !

Et elle passa sans plus s’occuper de lui. Il s’appuya tout pâle, contre un décor.

Vera en eut pitié et lui dit :

– Êtes-vous niais de vous mettre dans un état pareil pour ma sœur ! Vous feriez mieux de faire entrer en scène Balinsky !…

Il alla chercher le danseur, qui était dans un bien fâcheux état et chantait des couplets de cabaret.

XVIII – UN SOUPER AUX ÎLES

 

Ce fut un triomphe ! Comme Balinsky était trop ivre, on ne donna pas le ballet de la Rose, mais on annonça un nouveau pas de la Kouliguine qui était de son invention. D’abord, il y eut de la stupeur quand le danseur apparut dans toute son ébriété. Il continuait à chantonner. Aussitôt, on pensa qu’il était invraisemblable qu’il se montrât en scène ou qu’on le laissât en scène, s’il était réellement ivre à ce point. On se dit alors que c’était dans le programme, et ce le fut en effet. Entre deux couplets et deux pas d’ivrogne, il s’élançait et essayait de saisir la Kouliguine. Dans son ivresse, il inventait des pas insensés pour retomber bientôt comme une masse et aussitôt rebondir comme une balle. Hélène tournait autour de lui, semblait un instant prisonnière de cette brute, mais les bras de Balinsky se refermaient sur le vide.

Jamais la Kouliguine n’avait été aussi légère, aussi aérienne. C’était la lutte de l’esprit ailé et de la matière.

Quand Balinsky, épuisé, n’était plus qu’une chose informe, écroulée dans un coin, elle allait l’agacer du bout de son chausson rose, lui glissait sur le visage, se courbait sur sa détresse physique, se relevait, précipitait autour de lui, sur les pointes, son tourbillon, jusqu’à ce qu’un nouvel élan soulevât un instant, dans un effort désespéré, la matière. Quand Hélène posa définitivement son pied léger sur l’homme vaincu, les bravos éclatèrent frénétiques.

Après le spectacle, sa loge fut envahie.

Elle eut la plus grande peine à chasser tous ces admirateurs, qui l’empêchaient de se déshabiller. Certains ne voulaient point quitter la loge. Elle n’en vint à bout qu’en les invitant à venir souper chez elle.

Schomberg et Khirkof étaient pâles d’émotion et se regardaient à la dérobée comme deux tigres autour de la même femelle. Nicolas Mikhaëlovitch faisait peine à voir. Hélène lui adressa un sourire à damner tous les saints orthodoxes. Avant de partir, il lui fit d’une voix qui tremblait de jalousie :

– Tu as invité tout le monde à souper, la Kouliguine, tu as invité même mon père, mais moi, tu me laisses là !

– Grosse bête ! lui glissa-t-elle à l’oreille, toi, tu viendras après le souper !

– Oh ! fit-il, presque suffoqué par le bonheur, est-ce possible, Hélène ? Est-ce possible ?…

– Je t’attendrai dans ma chambre. Ne viens pas avant trois heures. Trouve-toi à la petite porte du jardin qui donne sur la Néva, et tu attendras qu’elle s’ouvre ; quoi qu’il arrive, et quoi que tu entendes, ne te montre à personne, chut !… à trois heures, mon petit cœur.

Il était incapable de répondre. Il n’y voyait plus clair. Vera dut le pousser dehors, lui aussi. Il quitta aussitôt cette maison, comme dans un rêve.

* * * * * * *

 

À deux heures, le souper était dans son plein chez la Kouliguine. Hélène avait à sa droite Khirkof et à sa gauche Schomberg. En face d’elle, elle avait placé son camarade Balinsky, remis un peu de ses dernières émotions, dégrisé par un miracle et qui recommençait à se « regriser ». Nératof était là, et beaucoup d’autres, de hauts tchinovnicks, des généraux civils et militaires tout couverts de décorations, et il y avait aussi de jolies filles du corps de ballet.

On avait déjà porté quelques toasts enflammés à l’artiste et à l’amour, et on avait vidé d’un trait beaucoup de verres, et on avait jeté, comme il convient après avoir bu d’une façon aussi solennelle, les verres par-dessus l’épaule, et on avait entendu beaucoup de bruits de cristaux cassés.

Ceci se passait dans la grande salle à manger de la datcha, dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le parc, par cette belle et douce nuit blanche comme seulement on peut en jouir au nord du monde. On avait fait venir du vieux derevnia, le chœur des bohémiennes qui avaient chanté dans le jardin, en tapant sur les tambourins, des hymnes sauvages… La gaieté avait été fameuse, car le souper avait été exquis.

Nératof disait à Balinsky :

– Alors, c’est vrai, vous étiez parfaitement ivre ? c’est pour de bon ! c’est incroyable !

Et Hélène lui jetait à travers la table, cependant que le pied de Schomberg, à sa gauche, lui emprisonnait la jambe, et que Khirkof, à droite, s’était emparé de son bras et le mangeait de baisers :

– Mais quand Balinsky danse, il est toujours ivre !

Cette phrase eut un joli succès et le danseur polonais fut le premier à l’applaudir. Mais il fit assez bruyamment :

– Ça n’empêche pas les Polonais d’être les premiers danseurs du monde !…

– Après les Russes !… cria le vieux général Semezof, parfaitement furieux de l’outrecuidance de Balinsky.

– Et puis, soyez poli pour Hélène, qui est Russe, fit observer Schomberg.

– Les femmes ne comptent pas ! répliqua Balinsky, mais pour les hommes, je m’en tiens à ce que j’ai dit !

– Au lieu de danser, ils feraient mieux de se battre ! jeta le vieux général.

Balinsky brisa son verre.

– Pour qui ? Pour vous ?… Dieu des Jagellons[6] hurla-t-il dans son ivresse.

« Seigneur Dieu tout-puissant ! continuait Balinsky, cette vieille barbe dit que nous ne savons pas nous battre ! Ah ! Jésus, accorde-nous de pouvoir encore te prier un jour comme te priaient nos ancêtres sur le champ de bataille, les armes à la main, devant un autel de tambours et de canons, et sous un baldaquin d’aigles blancs et d’ardentes bannières !

– Bravo, Balinsky ! cria Hélène.

Encouragé, le danseur se leva et, calé sur le dossier de sa chaise qui chancelait sous son propre poids, il voulut continuer son discours, mais tout à coup il s’effondra sous la table en tirant la nappe, et dans un grand bruit de vaisselle brisée.

On lui glissa une bouteille de champagne sous la table, mais il ne se tut pas tout de suite, on l’entendit grogner :

– Moi, j’ai l’amour du prochain ! Moi, je peux donner des leçons sévères !

Mais ce fut tout et il ne fut plus question de lui pendant quelque temps.

Alors, le souper put reprendre une physionomie moins combative. Personne ne contredit plus le brave général Semezof, qui s’était rassis et expliquait à sa voisine de gauche les bienfaits de l’autocratie, laquelle avait été, de tout temps, destinée à sauver le monde. On voulait l’interrompre et sa voisine ne l’écoutait plus, mais il continuait pour lui-même :

– Comprenez-moi bien, je vous prie, ma chère enfant. Dieu, ne pouvant être en même temps partout, a divisé la terre en royaumes. Il leur a choisi des chefs, comme le tsar, qui, lui-même, ne peut être en même temps partout, n’est-ce pas, ma chère enfant ? Alors le tsar délègue à son tour son autorité à des seigneurs ou à de vieux généraux comme moi, chargés de veiller dans chaque ville et dans chaque village, de contenir le peuple et de régner sur lui. Voilà la vraie loi. Voilà la seule administration, donc ! Elle est d’institution divine, et ce ne sont point les criailleries de cette brute de Polonais qui… à votre santé, mademoiselle… Je parle comme un vrai Russe. À bas la Douma ! Vive le tsar ! N’est-ce pas, mon vieux Schomberg ? Toi aussi, tu es un vrai Russe !

– Lui Schomberg ! un vrai Russe ! lança en ricanant Khirkof, parlons-en !… Son grand-père était Suédois, d’origine prussienne, son père est né en Russie, mais lui, Schomberg, est né en Grèce, d’une mère danoise sur un navire autrichien !

– Eh bien ! répliqua avec un rire énorme Schomberg, plaignez-vous, je vous apporte la sextuple alliance !

Le bonhomme était d’une humeur parfaite, car Hélène lui permettait de manger dans son assiette et de boire dans son verre. De l’autre côté, Khirkof, qui assistait à ce manège, commençait à nourrir une belle rage.

– Tu nous apportes ton ventre qui n’est pas gonflé des flots de la Volga ! Bois et tais-toi ! Mais bois dans ton verre, cher petit père, tu feras plaisir à ta voisine de droite !

– Est-ce que tu serais jaloux, Khirkof ? murmura le gros homme en prenant le petit pied de la danseuse.

– Pour me croire jaloux de toi, aimable camarade, repartit le prince, penses-tu que je sois privé de la lumière du jour ?

– Regardez-moi tous le cher petit frisé, lança Schomberg. (Khirkof était à peu près chauve.)

– Avez-vous fini de vous chamailler comme des gamins à l’école, chers petits vieux de mon cœur ? fit Hélène en riant.

– Écoute-la, Antoine Vassilievitch !… je ne serais pas tranquille à ta place !… elle a mis deux petits vieux dans son cœur !…

– C’est bon ! En voilà assez ! Tu es plus bête que méchant ! fit Khirkof, qui n’en pouvait plus. Je te prie de laisser Hélène tranquille !

– Et moi, je ne vous permets pas, mon cher prince, de parler sur ce ton à ce considérable ami, vous entendez ! fit Hélène. Que vous croyez-vous donc ici, cher seigneur ? Vous n’êtes rien plus que les autres, assurément !

– Ça, c’est parlé ! remarqua Schomberg.

– Taisez-vous, vous. En vérité, à vous entendre l’un et l’autre, on imaginerait que je suis votre petite esclave préférée… Je ne suis à personne, moi ! ou à tout le monde, selon qu’il me plaît… Mais assez de disputes ! Je veux qu’on s’embrasse ! Schomberg et Khirkof, debout ! le verre en main ! et jurez-vous l’un à l’autre, en me regardant bien en face, une amitié durable jusqu’à la mort et buvez, comme il convient, là-dessus !… et brisez votre verre après ce joli serment ! Allons donc…

Ils obéirent tous deux, avec des gestes d’automates, et pleins de solennité, voyant bien qu’elle ne riait pas et qu’il fallait en passer par là, se jurèrent cette amitié éternelle qu’elle leur demandait, s’embrassèrent, burent, brisèrent leur verre et se rassirent avec une haine à mort dans le cœur.

Aussitôt, les bohémiennes reprirent leurs chants et leurs danses, et Hélène donna le signal du redoublement de la gaieté en buvant dans tous les verres qu’on lui tendait.

On avait tout à fait oublié Khirkof et Schomberg.

Tout à coup, un éclat terrible les rappela à l’attention de tous.

Voici ce qui s’était passé : Schomberg avait continué sournoisement à faire le galant avec Hélène, puis il s’était enhardi jusqu’à lui prendre la taille, à lui faire vider lui-même sa propre coupe de champagne dans laquelle il buvait ensuite et qu’il jetait par-dessus son épaule, brisant un objet aussi précieux pour qu’il ne servît pas deux fois après avoir eu l’honneur et la gloire de joindre leurs lèvres. Enfin, ses discours, agrémentés comme toujours d’anecdotes plus qu’inconvenantes, avaient le don, ce soir-là, de faire rire aux larmes la Kouliguine, ce qui finit par exciter furieusement l’ire de cet excellent Khirkof, lequel n’avait pas pris le temps de se calmer.

Il ne put se retenir de dire à Hélène, sur un ton peu obligeant :

– Je ne comprends pas que tu puisses t’amuser vraiment à des histoires que nous avons entendues cent fois.

– Michel Dimitrief m’amuse toujours, répondit Hélène, en donnant avec sa voix la plus douce son nom de baptême au gros Schomberg.

Celui-ci, qui avait tout entendu, déclara :

– Je te l’ai toujours dit, Antoine Vassilievitch, ça ne vaut rien un air comme le tien auprès des femmes. Il faut te garder pour le jour où tu porteras en terre ta bien-aimée Sonia (la princesse Khirkof) ou l’oncle Rostopof. Seulement, je te connais, ce jour-là tu seras si heureux qu’on te verra rire pour la première fois de ta vie ! Hélène n’a vraiment pas de chance avec toi : tu n’es gai que lorsque tu reviens de l’enterrement.

La danseuse eut un rire clair et qui fit plus de mal à Khirkof que la lourde plaisanterie de son ami.

– Par saint Michel, je ne puis pourtant pas me fâcher des propos stupides d’un répugnant farceur ! déclara Khirkof, qui éclatait. Toutes tes blagues, grosse outre remplie d’alcool, ne t’ont jamais conduit auprès des femmes qu’à les faire rire, j’en conviens, mais c’est un résultat qui ne satisfait pas un homme triste comme moi.

– Schomberg ne vous raconte pas toutes ses bonnes fortunes, répliqua Hélène. Schomberg est discret.

Et elle rit comme s’il y avait eu un secret entre eux, ce qui fit rire aussi Schomberg.

– … Si discret, continua Schomberg, que je ne te raconterai certainement pas la plus belle de toutes mes histoires… et c’est dommage, parce qu’elle t’aurait bien amusé !…

Et il rit encore et Hélène avec lui.

Cette fois, Khirkof avait compris. Il devint blême.

– Si j’entends bien ! fit-il d’une voix tremblante, cette histoire que tu ne dis pas, Hélène la connaît aussi bien que toi !…

– Demande-le-lui !…

– Dame ! je me demande qui la connaîtrait si je ne la connaissais pas !… déclara effrontément la danseuse. Mais je suis aussi discrète que Schomberg, moi !…

– Et cette histoire t’a plu, Hélène ? interrogea d’une voix râlante le malheureux prince.

– Comment ! si elle m’a plu ! si bien qu’il pourra, quand il voudra, la re… re… recommencer…

– Par la Vierge ! ce ne sera pas ce soir, en tout cas ! hurla Khirkof.

Et il se dressa, armé d’une carafe qu’il brisa sur le front de Schomberg.

Aussitôt, tout le tumulte environnant s’arrêta.

Le comte avait une légère blessure au front. Son épaisse chevelure avait amorti le coup. Quoi qu’il en fût, le sang coulait abondamment et jusque sur la nappe.

– Ah ! la brute ! avait crié Hélène.

– Je te tuerai ! Khirkof ! éclatait Schomberg, qui, instinctivement, avait cherché à sa ceinture le sabre qu’il avait déposé au vestiaire, comme il convient… Ah ! si j’avais une lame ou un pistolet !…

Et il voulait se ruer sur Khirkof… mais ses amis le retenaient pendant que la danseuse lui bandait le front avec une serviette.

– Tue-le donc ! disait Hélène à son oreille, tue-le ce soir, mon petit Michel ! et tu pourras me raconter une fois encore la belle histoire que tu aimes tant !

– Ah ! par saint Michel ! je te jure que je vais le crever ! explosa Schomberg, transporté par cette promesse.

La rage de Khirkof n’était point calmée par le coup qu’il avait frappé, au contraire ! la vue du sang de son rival ne faisait que l’exciter et il demandait à grands cris des armes, pendant que Nératof essayait en vain de le calmer.

– Lui ou moi ! il y a un des deux de trop sur les bords de la Néva ! rugissait-il.

– Oui, c’est toi, c’est toi qui es de trop ! et je vais te le prouver, antique ganache ! faisait Schomberg en roulant des yeux furibonds sous son bandeau ensanglanté.

– Barrique à harengs, mon talon fera sauter ta douve, damné du Christ !

– Ils ont raison, dit froidement celui qui essuyait posément le sang qui coulait de la blessure de Schomberg. Ils ont raison ! des injures pareilles entre seigneurs d’une aussi haute noblesse et d’une aussi grande éducation demandent une réparation immédiate. Ce sang veut être vengé !…

– Mon sabre ! que je le lui passe dans les tripes ! clamait Schomberg.

– Je te ferai manger les balles de mon revolver en guise de truffes ! criait Khirkof.

– Je regrette que tout ceci soit arrivé à cause de moi ! reprenait Hélène. Ces pauvres petits vieux sont fous d’amour. En ce qui me concerne, je réparerai mon tort autant qu’il est possible ! et je déclare solennellement que la Kouliguine appartiendra au vainqueur !

– Hourra ! hourra ! cria-t-on de toutes parts.

– Des armes, des armes, réclamaient les combattants…

– Ce sera donc un combat à mort ? gémit Nératof, qui avait espéré qu’après un petit duel cette méchante affaire serait terminée.

– J’y compte bien ! répondit Hélène… Je ne puis appartenir à tous les deux !… La morale s’y oppose !… Il faut que l’un des deux disparaisse.

– À mort ! à mort ! criaient les rivaux.

Nératof, prévoyant que le scandale serait épouvantable et craignant avec juste raison pour sa haute position au ministère des Affaires étrangères, s’échappa par une porte, et on ne le vit plus.

Le vieux général Semezof servit de témoin à Schomberg, et le colonel Balatof à Khirkof, Ils prirent aussitôt la direction de l’affaire.

Et voici comment le programme de ce combat exceptionnel fut arrêté par des témoins fort excités, lesquels estimaient faire preuve de bravoure personnelle en exigeant les conditions les plus terribles pour leurs clients : on laissait aux combattants tout le jardin, qui avait la grandeur d’un parc. On leur laissait aussi la salle à manger d’hiver ouvrant sur le jardin où l’on avait soupé. Mais ils n’avaient pas le droit d’en franchir les portes intérieures donnant sur les appartements. On les armait chacun de leur sabre et d’un revolver browning. On leur remettait les chargeurs tout préparés. Ils avaient chacun une cinquantaine de coups à tirer.

Quand les témoins revinrent de leurs conciliabules avec ces conditions et qu’ils les eurent fait connaître, il y eut une grande satisfaction générale.

– Ils n’en réchapperont ni l’un ni l’autre ! fit une voix.

– Ce serait dommage ! dit Schomberg, qui avait entendu, et il lança à Hélène un regard passionné.

– Sois prudent, mon petit renard ! dit-elle à l’oreille du gros homme.

– Tu n’auras pas de mal à te débarrasser de cette panse d’éléphant, glissa-t-elle à Khirkof, sur le front duquel elle fit un signe de croix, du bout de son pouce rose, soit pour le protéger, soit pour le marquer d’avance pour le trépas ; ce qu’on ne sut jamais.

Hélène entraîna tous les convives hors de la salle d’hiver et les fit monter derrière elle au premier étage de la datcha. On apporta des sièges sur le balcon et les témoins s’y installèrent. Comme cette partie du bâtiment faisait angle avec le pavillon central où se trouvait la salle à manger, on était sûr de ne perdre rien du spectacle.

Le reste de la société se porta aux fenêtres avec des rires et des chuchotements.

La nuit devenait d’un rose admirable, sous la première touche de la rapide aurore. Il y avait suffisamment d’ombre cependant sous les bosquets pour cacher les combattants.

Ceux-ci n’étaient pas encore visibles : on les avait placés dans un coin opposé du jardin, derrière les arbres, et au signal de Semezof, ils avaient le droit d’agir comme ils l’entendraient…

De hauts murs entouraient la propriété et la datcha se situait dans un endroit des îles suffisamment isolé pour que l’on n’eût à craindre aucune regrettable intervention.

Semezof tira deux coups de revolver. C’était le signal.

Il y eut un silence de cinq minutes.

Les combattants restaient invisibles.

– Ils se sont peut-être endormis, dit Hélène.

Et tout le monde rit, excepté les témoins, qui firent entendre des « chut » énergiques et indignés.

Tout à coup, on perçut une série de coups de feu qui partaient d’un bosquet obscur, tout au fond du côté du nord, puis on vit Khirkof qui sortait rapidement du bosquet, traversait en courant une pelouse et s’enfonçait dans un autre bosquet. Sur la lisière du premier bosquet, Schomberg parut, son revolver fumant à la main.

– Ils ont dû faire le tour des murs et se joindre dans le premier bosquet, expliqua Semezof. À moins que Schomberg n’y ait attendu tranquillement Khirkof et l’ait « canardé » au moment où l’autre s’avançait sans le voir.

– Khirkof ne paraît pas touché !

– Khirkof n’a pas tiré, remarqua le colonel Balatof.

– Non, il ménage ses munitions et il fait bien. Qui veut vivre longtemps ménage sa poudre, dans ces sortes d’affaires, opina Semezof.

– M’est avis que Khirkof, qui est astucieux, expliqua un autre, s’est peut-être découvert exprès pour exciter Schomberg à tirer. Ils ont un peu bu tous les deux. Tant qu’ils ne seront pas à bout portant, la pétarade n’est pas très dangereuse.

– Schomberg est lourd, expliqua un quatrième, Khirkof encore agile, et le plan de Khirkof est peut-être de ne joindre Schomberg que lorsque celui-ci sera au bout de ses munitions…

– Oui ! oui ! certes. C’est bien cela… Voilà pourquoi nous l’avons vu fuir… Schomberg ferait bien de se méfier.

Comme pour donner raison à cette conception du combat, on revit Khirkof qui bondissait à travers une pelouse comme une gazelle. Du bosquet qui cachait Schomberg, des coups de feu partirent encore, poursuivant Khirkof, qui, cette fois, eut un geste brusque et bizarre et se cacha derrière un massif avec une allure singulière.

– M’est avis, cette fois, que Khirkof est touché, dit Semezof.

– Peut-être bien, dit Balatof. Un jeu comme le sien comporte aussi des risques.

On ne revit plus les adversaires pendant quelques minutes, puis, soudain, des coups de feu partirent d’un endroit tout à fait opposé.

En avant des écuries, il y avait deux gros arbres, séparés par une vingtaine de mètres ; abrités derrière eux, Khirkof et Schomberg se tiraient dessus avec entrain, essayant d’atteindre la partie de leur individu qui dépassait.

Deux balles vinrent frapper le coin de la fenêtre où se trouvait Hélène et ses amis. Il y eut un peu d’effarement et des rires. Seule Hélène n’avait pas bougé. Son sang-froid fit honte aux autres, qui s’étaient rejetés dans la pièce.

– Vous allez voir qu’ils vont s’épargner et que c’est nous qu’ils vont tuer. Ce sera très drôle, dit-elle. Que ceux qui ont une vieille mère à soutenir ou une petite sœur à élever descendent dans la cave.

– Silence ! commandèrent les témoins.

Mais tout à coup il n’y eut qu’un cri aux fenêtres :

– Schomberg en a !

En effet, le gros homme avait poussé un gémissement lugubre et s’était abattu derrière son arbre, les bras en croix.

– Il est mort ! crièrent des voix que les témoins étaient impuissants à faire taire. Il est mort !

De fait, il ne bougeait pas plus que s’il était trépassé. Khirkof ne s’étonna point de l’avoir atteint. La corpulence de Schomberg n’avait pas été si bien masquée par l’arbre qu’elle ne lui eût souvent présenté une cible presque facile. Pour plus de sûreté, il déchargea de loin son revolver sur ce qu’il apercevait, par terre, de Schomberg, puis, comme l’autre ne remuait toujours pas, il se risqua à quitter l’abri de son arbre et se découvrit tout à fait prêt à rebondir derrière l’arbre si l’autre faisait un mouvement.

Mais Schomberg devait être bien mort.

Khirkof s’avançait toujours, le revolver en avant.

Il constatait que le comte, en tombant, n’avait pas lâché son revolver qui était toujours crispé dans son poing. Mais, étendu comme il était là, Khirkof avait sur lui le gros avantage d’être prêt à tirer et à l’achever au moindre mouvement, et bien avant que l’autre eût pu se mettre en position.

C’est ce raisonnement si simple qui le fit plus hardi. Et il se prépara à franchir d’un bond la distance qui le séparait encore de son rival.

Et, de fait, Khirkof sauta. Mais, au même moment, Schomberg, qui ne faisait que le mort, ayant été assez grièvement blessé à l’épaule et étant tombé du coup, Schomberg se redressa beaucoup plus vivement que l’on ne pouvait s’y attendre, mais pas assez vivement pour empêcher Khirkof d’être sur lui et de le viser à bout portant.

Il était perdu s’il ne s’était produit un événement qui fit pousser à Kirkof un gémissement d’horreur et d’impuissance !

Son revolver n’avait plus de cartouches, et c’est en vain qu’il appuyait sur la gâchette : la foudre ne sortait plus de cette arme inutile.

Ce fut le revolver de Schomberg qui fit son œuvre : et Khirkof, n’ayant le temps ni de tirer son sabre, ni de recharger son arme, atteint trois fois à l’instant même par des projectiles dont deux lui traversaient les mâchoires et le troisième le bras gauche, ne put que s’enfuir le plus vite possible vers la grande bâtisse du garage et des écuries.

Schomberg, qui s’était péniblement relevé, le poursuivait déjà.

Khirkof, en courant, n’avait qu’un espoir : celui de prendre le temps de recharger son revolver et il arriva à verser dans l’arme le dernier chargeur qui lui restait, avant que le gros Schomberg apparût au coin du bâtiment que lui, Khirkof, venait de tourner.

Alors, s’appuyant au mur (car les forces commençaient à le trahir et il souffrait horriblement de sa mâchoire brisée), il se traîna, le revolver prêt, jusqu’au coin par lequel il s’attendait à voir paraître Schomberg. Comme Schomberg était décidément long à se montrer, Khirkof avança prudemment la tête. Aussitôt, il y eut un coup de feu et une balle siffla à l’oreille de Khirkof.

Alors, celui-ci, qui s’était naturellement rejeté en arrière, eut une idée, celle de reculer et de faire ainsi tout le tour du bâtiment à rebours, pour tomber sur le dos de Schomberg.

Ainsi commença-t-il, toujours en se traînant, de mettre son projet à exécution.

Khirkof, de plus en plus précautionneux, et retenant un souffle trop bruyant et qui ressemblait à un râle, continuait à s’avancer le long du mur. Il n’avait plus qu’un coin à tourner pour surprendre Schomberg, mais le malheur pour lui fut que Schomberg avait eu la même imagination que la sienne. Il avait espéré, lui aussi, de surprendre Khirkof, et avait rebroussé chemin de son côté, si bien que, tout à coup, ils se trouvèrent nez à nez, à leur grand ébahissement.

Alors, ils déchargèrent leurs revolvers sans trop savoir ce qu’ils faisaient.

Ce fut au tour de Schomberg de n’avoir plus de balles et il n’eut que le temps de courir à la salle à manger. Quand Khirkof y arriva, à son tour, se traînant lamentablement, il n’avait plus de cartouches, lui non plus, et il venait de tirer son sabre. Il entra dans la salle.

Alors, ceux qui étaient aux balcons, aux fenêtres et dans le jardin, entendirent un tapage effroyable de meubles renversés, de vaisselle cassée…

Par les fenêtres ouvertes, on voyait les deux moribonds se porter encore des coups affreux.

Leur silhouette se dressa une dernière fois, soulevant des sabres trop lourds et dégouttant de sang.

Enfin, Khirkof, au bout de ses forces, laissa tomber son arme et s’appuya contre l’encadrement de la fenêtre. Il ne pouvait plus faire un geste. Ses yeux grands ouverts dans sa face massacrée fixaient son vieux camarade Schomberg qui n’était guère dans un meilleur état que lui.

Et il n’essaya même pas de se garer du coup suprême que cet excellent ami lui portait…

Schomberg tenait son sabre à deux mains et, d’un coup de pointe terrible, il le lui planta dans la poitrine, puis il le retira avec effort. Alors Khirkof bascula et la moitié de son corps resta pendante en dehors de l’appui de la fenêtre, comme ces pantins, à Guignol, dont le buste tombe, vidé par-dessus la rampe, à la fin de la farce…

Les spectateurs s’apprêtaient à quitter leurs places, quand on vit le gros Schomberg sortir de la salle à manger et s’avancer dans le jardin en s’appuyant aux arbres.

Il regardait éperdument du côté d’Hélène. Il tournait vers elle sa tête ensanglantée qui, de temps à autre, roulait sur son épaule. Cependant, par un miracle de volonté, il la redressait et il se remettait à faire quelques pas, laissant des flots de sang derrière lui… Il s’appuyait sur son sabre, rouge du sang de Khirkof. Il mettait une minute, un siècle, à faire un pas.

– Oh ! répondit simplement Hélène, allez-vous-en ! allez-vous-en tous !…

Il y en avait déjà beaucoup de partis. Ils se sauvaient comme des malfaiteurs qui ont fait un mauvais coup, songeant trop tard que cette affaire aurait du retentissement et escomptant déjà le mensonge avec lequel ils pourraient sauver leur responsabilité. Ils voulaient pouvoir prétendre qu’ils n’avaient pu rester jusqu’à la fin d’un duel abominable qu’ils réprouvaient.

Cependant il en était d’autres qui hésitaient à laisser Schomberg dans cet état et ils allèrent au-devant de lui pour lui proposer de le ramener chez lui.

Il les repoussa d’un geste farouche :

– Allez-vous-en ! allez-vous-en !… laissez-nous !… elle est à moi !… je l’ai bien gagnée ! râlait-il.

D’autres parlèrent sans conviction de se charger du cadavre de Khirkof et de l’aller déposer à son hôtel.

C’est alors que les domestiques, qui avaient disparu pendant tout le drame, vinrent dire que leur maîtresse se chargeait de tout et les priait de quitter la datcha.

La maison fut vide en un instant. Il n’y eut plus que ce gros moribond de Schomberg qui continuait de se traîner d’arbre en arbre, en haletant :

– Non ! non ! je veux bien mourir !… mais après !… après !…

Hélène était dans sa chambre, laissant ses femmes procéder à sa toilette de nuit. Très calme, elle donnait ses derniers ordres, cependant qu’une camériste peignait son admirable chevelure :

– Maintenant, dit-elle, en se polissant les ongles, allez me chercher ce bon jeune homme !…

Une des femmes sortit et revint deux minutes plus tard avec Nicolas Mikhaëlovitch.

Les servantes se retirèrent.

Nicolas, sans dire un mot, avait pris Hélène dans ses bras. Celle-ci lui souriait de toutes ses dents.

Une porte s’ouvrit :

– Ne te retourne pas, dit-elle… Ne te retourne pas, Nikolouchka !… Regarde-moi comme ça ! toujours comme ça !… dis-moi que tu m’aimes !…

– Ah ! si je t’aime ! soupira l’autre.

Et il lui prit les lèvres… mais tout à coup il y eut un double cri, un cri de rage, un cri de douleur, et deux corps roulèrent sur le tapis.

Le vieux Schomberg, qui était enfin arrivé à se traîner, grâce à des efforts surhumains, dans la chambre d’Hélène, n’y était parvenu que pour voir son fils dans les bras de cette femme pour la possession de laquelle il allait mourir… et sa dernière force, son dernier souffle, son dernier coup, avait été pour frapper cet enfant, le sien !… qui lui prenait sa place !

Et dans son égarement, dans la folie qui lui embrasait le cerveau, il avait planté son sabre, qui avait déjà fait, cette nuit-là, de si cruelle besogne, dans le dos de son fils. Il l’avait enfoncé de tout son poids en rendant, dans une suprême malédiction, le dernier soupir.

Hélène s’était jetée de côté et le corps du fils avait roulé à côté de celui du père.

Nicolas Mikhaëlovitch se tordait déjà dans les affres de l’agonie, en regardant Hélène qui n’avait pas cessé de sourire. Quand il ne remua plus, la fille d’Apostol poussa les deux corps du bout de sa mule :

– Je te donne encore ces deux-là, papka !

XIX – NON ! NON ! MA PETITE ÂME ! TOUT N’EST PAS FINI !

 

Agathe Anthonovna ne s’était pas couchée. Elle ne pouvait plus vivre dans ce pays. Elle avait résolu de le fuir. Seulement, elle n’avait pas d’argent et elle ne connaissait personne en qui elle pût avoir une assez grande confiance pour lui demander conseil et, à plus forte raison, pour la protéger.

Le miracle était qu’en cette minute où tous l’avaient abandonnée au hideux Raspoutine, elle eût trouvé pour la sauver une danseuse, la Kouliguine !

Agathe lui en avait une reconnaissance infinie. Toute frémissante encore des dangers courus, elle voyait entre elle et Raspoutine se dresser cette belle et héroïque figure. La danseuse n’avait eu que quelques mots à prononcer pour que l’affreux cauchemar s’évanouît.

Alors, pourquoi chercher ailleurs une plus utile protectrice ? Il n’y en avait pas ! Elle irait se jeter aux pieds de la Kouliguine, cette nuit même, lui dirait ses transes, ses terreurs et la supplierait de la cacher, de l’aider à fuir, à quitter la Russie qui maintenant lui faisait horreur. Ah ! retourner en France !… revoir des pays de soleil ! le Midi calme, les jardins embaumés, les jours et les nuits sans angoisse et sans horreur !…

La Kouliguine, si puissante et si riche, lui procurerait des passeports et lui prêterait de l’argent.

Son plan arrêté, Agathe consentit à écouter sa gniagnia, qui la suppliait de prendre un peu de repos. Elle se laissa coucher et renvoya la bonne vieille.

Puis elle se releva, s’habilla vivement, s’enveloppa d’un sombre manteau et écouta les bruits de la maison.

Elle savait que sa mère n’était pas encore couchée ; s’il en avait été autrement, elle aurait dû remettre la réalisation de son projet à plus tard, car elle était dans la nécessité de traverser l’appartement de sa mère pour se rendre au petit escalier privé qui faisait communiquer directement cet appartement avec la rue.

Sa mère seule en avait la clef, et Agathe n’ignorait point où elle se trouvait : dans le tiroir de la table de nuit de la princesse, si les habitudes de la maison n’avaient pas changé. La princesse se servait souvent de cet escalier pour ne pas passer par le grand padiès quand elle voulait fuir les importuns ou courir quelque aventure.

Gniagnia avait dit à Agathe que Raspoutine était parti depuis longtemps et que sa mère et la Wyronzew et la princesse Karamachef avaient entrepris une partie de poker qui durerait, suivant l’habitude, jusqu’au matin.

Tranquille de ce côté, Agathe pénétra dans la chambre de sa mère, alla à la table de nuit, ouvrit le tiroir, trouva la clef, qui était une forte clef, ce qui expliquait que la princesse ne l’avait point toujours sur elle.

À côté de la clef et de quelques breloques, il y avait un revolver. Agathe s’en empara.

Elle quitta la chambre, traversa un cabinet de débarras, descendit l’escalier, ouvrit la porte de la rue, la poussa avec précaution et jeta un regard sur la place des Grandes-Écuries.

Cette place était entièrement déserte. Elle referma vivement la porte et s’enfonça dans l’ombre, du côté du canal Catherine. Elle traversa un pont, erra quelque temps, s’éloigna du palais d’hiver, aborda les quais de la Néva et traversa le fleuve sur le pont Troïtsky.

Elle n’ignorait pas où se trouvait la datcha de la Kouliguine ; plus d’une fois, au cours de ses promenades aux îles, elle avait remarqué cette somptueuse maison de campagne, isolée dans un coin désert des rives du golfe de Finlande, et chacun savait, à Pétersbourg, que c’était la propriété de la danseuse.

Agathe marcha longtemps. Elle aperçut enfin les toits de la datcha au-dessus d’un gros bouquet d’arbres.

Elle n’eut point besoin d’aller jusqu’à la grande grille. Une petite porte du côté de la Néva était entrouverte. Elle pénétra dans les jardins. Elle se trouva derrière un bâtiment dont une porte était, là encore, entr’ouverte.

Alors elle pénétra dans une vaste pièce où régnait un désordre indescriptible. Elle s’aperçut bientôt qu’il n’y avait pas seulement là du désordre, des tables renversées, de la vaisselle brisée ; il y avait encore du sang et elle recula.

Il y avait du sang partout, sur les murs et sur le parquet et sur la nappe maculée qui traînait par terre.

Dans quelle horreur nouvelle Agathe était-elle tombée ?

Elle voulut fuir, mais elle s’aperçut que, pour gagner la petite porte par laquelle elle était entrée, il lui fallait marcher dans du sang, et comme il y avait une autre porte en face, elle alla vers cette seconde porte.

Avant de l’atteindre, il lui sembla que quelque chose remuait à une fenêtre ouverte sur le jardin. C’était un coin de vêtement que soulevait la brise du matin. Alors, comme sa marche la rapprochait de cette fenêtre, elle crut distinguer quelque chose qui ressemblait vaguement à un corps renversé.

Elle détourna la tête et s’élança pour franchir plus tôt la porte et échapper à ce nouveau cauchemar. Mais, quand elle fut dans le jardin, ce fut plus fort qu’elle, elle dut tourner la tête du côté de la fenêtre où elle avait cru voir un cadavre. Et, cette fois, elle distingua la tête du cadavre et reconnut son père, le malheureux Khirkof.

Elle eut un sourd gémissement et se traîna jusque-là pour être sûre qu’elle avait bien vu cette chose affreuse. Elle n’osa pas toucher cette chose morte. À la vérité, c’était son père ! Il était couvert de sang et il avait encore les yeux grands ouverts dans sa face rouge renversée.

Agathe étendit les bras et tourna sur elle-même, éperdue, la bouche ouverte et, cependant, ne pouvant crier, n’en ayant pas la force.

Autour d’elle, partout, sur le sable des allées, dans les sentiers, sur l’herbe des pelouses, il y avait du sang.

Un homme là-bas, dans un massif d’hortensias, était étendu et c’était peut-être, lui aussi, un cadavre.

Est-ce qu’elle voyait vraiment tout cela ? Est-ce qu’elle ne rêvait pas ?… Est-ce qu’elle avait bien quitté l’hôtel des Grandes-Écuries ?…

Tout à coup, parmi toutes ces choses qui appartenaient à la mort, elle vit une ombre, vivante, une ombre vivante qui traversait le jardin et qui l’épouvanta plus que tout le reste.

Dans cette ombre-là elle avait reconnu Raspoutine !…

Raspoutine qui se dirigeait vers le perron de la datcha. C’était bien lui ! ah ! c’était bien lui ! Non ! non ! elle ne rêvait pas !… elle le connaissait bien !… elle l’avait vu d’assez près ce soir-là, la pauvre chère enfant !…

Alors voilà que toute sa peur disparut.

Elle n’eut plus en elle qu’une colère terrible contre le monstre !… Elle ne douta point que tout ce sang, c’était lui qui l’eût répandu !… C’était lui qui avait tué son père !… Raspoutine ne l’avait laissée, elle, que parce que la Kouliguine s’était promise !… Et il était venu réclamer le prix du marché !… Et il avait trouvé là son père qui était (elle savait cela depuis longtemps) l’ami de la Kouliguine, et le monstre, dans un accès de fureur jalouse, avait tué son père !

Il était capable de tous les crimes !… Partout où il y avait du drame et du sang, on devait rencontrer cet homme-là !…

Et ce monstre l’avait tenue dans ses bras, elle, elle, la pauvre Agathe !… Toute sa chair révoltée en tressaillait encore !… mais elle n’avait plus peur de lui ! elle n’avait plus peur !… Elle avait un revolver !… c’était le ciel qui lui envoyait le damné… Il allait payer ses infamies… Elle allait abattre comme un chien enragé cette bête puante !… avec quelle joie !… avec quels transports !…

Elle courut derrière lui, elle franchit le perron, elle traversa le vestibule.

Il devait être monté dans les chambres. Elle gravit l’escalier. Elle tenait son revolver à la main et elle avait une envie délirante de le tuer, de le voir culbuter devant elle, de le voir se tordre et souffrir et écumer dans une agonie qui viendrait d’elle, d’elle qu’il avait outragée !

Comme elle arrivait sur le palier, elle se trouva tout à coup en face d’Hélène qui étouffa un cri en la voyant et tenta de l’entraîner avec elle immédiatement. Mais Agathe hésitait :

– Raspoutine ! je vais le tuer ! Où est-il ?

La Kouliguine avait bien de la peine à lui faire entendre raison :

– Tais-toi et viens ! Si j’ai fait quelque chose pour toi, fais cela pour moi ! suppliait-elle.

– Tout ce que tu voudras ! tu m’as sauvée ! mais laisse-moi tuer Raspoutine !

C’était son idée fixe, et comme l’autre la repoussait, elle répétait, comme une enfant rageuse :

– Pourquoi ? pourquoi ?

– Viens ! viens ! laisse-toi conduire ! il le faut !

Hélène finit par venir à bout de cet entêtement forcené et par arracher le revolver des mains de la fille de Khirkof. Elle poussa Agathe dans l’escalier et les deux jeunes femmes se retrouvèrent dans le vestibule accrochées l’une à l’autre. Elles entendirent des portes claquer à l’étage supérieur, puis des pas au-dessus de leur tête. Hélène jeta Agathe sous l’escalier.

Raspoutine descendait.

– Il me cherche, tais-toi ! disait à voix basse la danseuse qui avait sa main sur la bouche d’Agathe.

L’homme s’arrêta dans le vestibule, ouvrit encore des portes, puis s’arrêta pour appeler, d’une voix féroce :

– Kouliguine ! Kouliguine !

Aucun bruit ne lui répondait, il dit tout haut :

– Est-ce qu’on l’a assassinée, elle aussi !… Il n’y a que des morts et du sang ici !…

Il ferma encore une porte avec un éclat furieux et s’en alla rapidement, traversant le parc à grande allure et en appelant Spriatchef, son garde du corps, qu’il avait laissé à la porte et sans lequel il ne se risquait à courir aucune aventure.

Hélène et Agathe s’étaient précipitées à une fenêtre et, derrière un rideau, elles le virent se jeter avec Spriatchef dans un isvô qui attendait sur la route et qui partit comme une flèche.

Alors Hélène rendit son revolver à la fille du prince Khirkof.

Agathe tremblait encore de sa résolution de tuer et de l’impuissance où Hélène l’avait mise de remplir son ardent dessein.

– Pourquoi as-tu fait cela, toi qui es si bonne pour moi ?… J’aurais tant voulu le tuer !… Il te fait donc peur ?…

Hélène, à cette parole, sourit.

– Oui ! je sais, tu n’as peur de rien… mais tout de même tu t’es cachée de lui !… Pourquoi ?… pourquoi ?… Ça aurait été si bon de l’abattre à tes pieds !… et c’en était fini avec cet homme qui fait le malheur du monde et a assassiné mon père !…

– Ce n’est pas lui qui a tué ton père, dit Hélène. Ton père a été tué dans un duel loyal par son vieil ami Schomberg… Il n’y a rien à dire à cela !… Tu vois donc que tu n’as pas à venger ton père !…

– Mais moi, moi, qui me vengera ? s’écria Agathe en se tordant les mains… Tu crois donc que ce n’est rien, ma pudeur offensée ? et les mains de cet homme sur mon corps ? et ma robe de vierge déchirée ?… Ah ! pourquoi m’as-tu ôté cette joie de le voit mourir de ma main ? Cela, je ne peux pas te le pardonner !… Non, non ! je ne peux pas !… je ne peux pas !…

Et la jeune fille eut une grande crise de larmes.

– Écoute, Agathe Anthonovna, fit Hélène en lui essuyant le visage et en la caressant. Je vais te faire un serment, mais un vrai serment, non point sur des images de première communion, mais sur le sang qui bat dans mon cœur ! Je te jure qu’une occasion pareille se retrouvera et que je te laisserai le tuer comme tu voudras !

– Tu ne trouves donc pas qu’il en a assez fait, là-bas ! non, je ne te comprends pas !… Il n’y a plus que de la pourriture et du sang sur cette terre !… Il n’y a plus aucun espoir à caresser dans nos cœurs ! J’étais venue pour que tu me caches, pour que tu m’aides à fuir !… Mais à quoi bon ? De quelque côté que je me tourne, je ne vois que des crimes !… Et chez toi, on marche sur des cadavres !… Mon père se bat avec son meilleur ami pour un sourire de toi, et il meurt, et tu trouves cela très bien !… Je ne puis même pas pleurer mon père qui m’a livrée à Raspoutine !… Et tu n’as pas voulu que je tue cet homme, toi qui as regardé mourir mon père en souriant… Je voudrais être morte ! Tout est fini !…

Hélène embrassa Agathe et, la berçant dans ses bras, lui dit :

– Non ! tout n’est pas fini ! ma chère petite âme !

Elle l’entraîna encore, et, cette fois, Agathe se laissa conduire. Une drochka attendait la danseuse à la porte de la datcha. Elle y fit monter Mlle Khirkof, qui, tout à fait passive maintenant, et très abattue, semblait au bout de ses forces. Cependant, elle demanda qui allait s’occuper du corps de son père.

– La police ! répondit Hélène. Je l’ai envoyé chercher !… La police étouffera le scandale et fera à ton père une sépulture pleine d’honneur.

Alors Agathe ne dit plus rien… Elle ne savait pas où la Kouliguine l’emmenait et elle ne le lui demandait pas. Tout lui était devenu indifférent.

La voiture les conduisait rapidement vers le nord, le long du golfe aux flots pâles. Puis elles traversèrent les marais, sur une route en remblai, à droite et à gauche de laquelle elles découvraient des eaux stagnantes envahies par les herbes et les roseaux.

Elles s’enfoncèrent ainsi, pendant des heures, au cœur de ces lugubres solitudes.

Et puis, à la lisière des forêts du nord, elles s’arrêtèrent devant une grande fabrique entourée de hauts murs. Quelques petits bâtiments, portes closes, s’élevaient à droite et à gauche. Une haute cheminée, à moitié démolie, se dressait dans un coin. Tout ceci paraissait plutôt un fantôme de fabrique qu’une fabrique même, quelque chose comme une ancienne scierie mécanique abandonnée.

Agathe aurait pu se demander pourquoi Hélène la faisait pénétrer dans cette désolation, mais elle ne se demandait plus rien, elle ne pensait plus… Elle ne voulait plus penser à rien…

Les deux jeunes femmes entrèrent dans une immense cour.

Cette cour était pleine d’une foule silencieuse. Il y avait bien là deux cents hommes dont beaucoup étaient très jeunes, avec des yeux bleus candides et un teint pâle. Les plus âgés avaient des types de Christ, tels qu’ils sont peints sur les panneaux de l’école byzantine et qu’on les trouve dans les bazars, enchaînés d’argent et d’or. Il y avait des paysans assis par terre, les jambes croisées. Ces hommes de la campagne étaient vêtus de peaux de bêtes, de sayons, de touloupes. Ils avaient à leurs pieds de pauvres souliers d’osier et un lacis de cordelettes qui montait jusqu’à mi-jambes.

Il y avait aussi des femmes, de pauvres femmes aux figures graves et attentives, avec des fichus éclatants sur la tête.

Agathe se rappela avoir lu, quelques années auparavant, une relation qui l’avait frappée, d’une réunion de ce genre à laquelle avait assisté dans des circonstances exceptionnelles un reporter célèbre d’Occident, venu en Russie au moment de la première révolution russe. Ces paysans, ces ouvriers étaient donc des révolutionnaires !

Comme elle l’avait dit à Hélène : tout était fini ! Alors ?

Alors, quelqu’un monta sur un banc et parla. Celui-ci était un jeune homme. Il n’appartenait ni à la classe ouvrière ni à la paysanne. Il avait plutôt l’allure d’un étudiant inspiré.

Son regard donnait de la force à tous les regards. Et sa parole faisait battre tous les cœurs.

– Qu’est-ce donc que cette Russie immense dont parle le monde entier sans la connaître ? disait-il ; où va-t-elle ? Au premier abord, rien ne l’indique. Elle ressemble à ces steppes arides et sans fin, dont l’œil ne peut embrasser l’horizon ni sonder les profondeurs !

« Le flatteur lui dit :

« – Sois fier, ô peuple au front couronné, au glaive terrible. Toi qui disposes de la moitié de l’univers. Pas de frontière à ton empire. Le monde t’appartient et plie en esclave devant ta majesté. Le steppe s’épanouit en champs féconds, tes montagnes élèvent dans les airs leurs têtes boisées, et tes rivières ressemblent à l’Océan.

« Ô mon pays ! dépose ta fierté !… N’écoute pas les flatteurs !… Et quand même tes rivières rouleraient des ondes comme l’Océan, et quand bien même tes montagnes ruisselleraient de rubis et d’émeraudes, et quand bien même tes mers t’apporteraient leurs tributs… et quand bien même des pays entiers baisseraient les yeux devant l’éclat de ta toute-puissance, dépose ta fierté, n’écoute pas les flatteurs ! travaille, prépare la route de l’avenir ! car tu n’es encore qu’un peuple esclave à l’aurore du monde, et il te faudra des forces pour supporter le poids sacré de la liberté !

« Ta mission est haute et sainte : c’est le sacrifice et l’amour ! c’est la foi et la fraternité !… »

Ainsi parlait ce jeune homme ; et chacun, en l’écoutant, se sentait des flammes au cerveau. C’est que non seulement il trouvait le chemin des cœurs, mais encore il savait parler à la raison. Son rêve d’avenir, dont il prédisait la prochaine réalisation, n’était point seulement celui d’un poète, mais, à la vérité, celui d’un homme de génie qui possède d’instinct le sens de conduire et d’instruire les peuples.

À ces êtres frustes qui soupiraient après la liberté, il ne cachait aucun des lourds devoirs qu’elle impose.

– Notre but, disait-il, doit être d’établir un ordre stable, qui puisse garantir le bonheur de tous et les intérêts de chacun !

L’extase qui le transportait s’était communiquée à tous ceux qui étaient là.

Hélène regardait Agathe.

La morne jeune fille de tout à l’heure n’était pas reconnaissable. De nouvelles et brûlantes couleurs rosissaient ses joues. Son sein s’agitait. Son regard, attaché sur ce jeune homme, beau comme l’archange de la liberté, s’allumait d’un feu inconnu.

Et quand il eut fini de parler, elle l’écoutait encore… Ses paroles continuaient en elle-même leur chant de triomphe et d’amour et accéléraient le battement de ses artères… et quand il passa près d’elle, dans l’adoration de tous, elle aussi l’adora, mais pas seulement comme une esclave que l’on délivre ; elle l’adora avec son petit cœur tout neuf de jeune fille qui, tout à l’heure, voulait mourir sans avoir aimé…

La foule le suivait…

Les deux jeunes femmes restèrent seules. Hélène dit à Agathe :

– Eh bien ! tu vois que j’avais raison, ma chère petite âme, de te dire que tout n’était pas fini !…

– Non ! non ! soupira Agathe en rougissant jusqu’aux yeux… Non, tout n’est pas fini !…

Et, après un silence :

– Quel est donc ce jeune homme qui parle si bien ? Tu le connais ?

– Je ne lui ai jamais parlé, répondit la danseuse… et je n’ai jamais voulu lui être présentée… Il y a, ici-bas, continua-t-elle, pendant que ses yeux se remplissaient d’ombre, il y a des êtres qui ne doivent pas se connaître, bien qu’ils aspirent au même but, mais par des chemins si différents

Et tout bas, elle acheva sa pensée… pour elle-même :

– Lui, il travaille avec son âme ! et moi !… moi !…

Agathe, qui pensait toujours à ce jeune homme, ne s’aperçut même pas que les yeux d’Hélène étaient pleins de larmes…

– Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-elle… Tu le sais ?

– Tu le lui demanderas toi-même…

XX – L’ÎLE DU BONHEUR

 

Le grand-duc Ivan et Prisca entrèrent en Finlande comme dans un paradis embaumé. L’homme qui conduisait leur char et leur fortune incertaine les fit passer par des chemins ignorés, au cœur de forêts merveilleuses et toutes frémissantes de la vie nouvelle du printemps.

Ils passaient bien loin de l’unique petite voie de fer qui, par les chutes de l’Imatra, va de Viborg à Joensu. Ils n’avaient à craindre aucune mauvaise rencontre. Quelques bûcherons aimables, sur le seuil de leurs toubas, les saluaient parfois quand ils traversaient une clairière.

Ils oubliaient les événements passés et cependant encore si proches. Jamais ils ne s’étaient sentis aussi jeunes. Ils s’aimaient.

Rien n’existait plus qu’eux et leur amour. Prisca ne s’étonnait de rien. Élevée à l’occidentale et le plus correctement du monde dans un milieu où le moindre geste est dicté par la tradition et la bienséance, elle était subitement devenue une heureuse petite sauvage.

Les provisions paraissaient inépuisables. Ils buvaient l’eau des ruisseaux en s’allongeant dans les fougères et en plongeant leur menton dans le frais courant, comme de jeunes animaux altérés, et cela les faisait beaucoup rire. Le soir, ils s’endormaient, roulés dans leurs couvertures, tout près l’un de l’autre, la main dans la main, tantôt sous un toit rustique, tantôt en pleine forêt, sous les arbres et sous les étoiles.

Enfin, on arriva.

Vers le soir, une grande nappe bleue, vaste comme une mer, apparut à travers les branches des arbres. Ils poussèrent des cris d’admiration et ils furent bientôt devant une rive enchantée.

Ils battirent des mains et crièrent encore d’enthousiasme. C’était le lac Saïma, plus grand que le lac de Genève, qui s’enfonce dans les terres du nord du monde en cent détours et dont les eaux présentent, comme des corbeilles fleuries sur une nappe d’azur, des milliers de petites îles embaumées.

– C’est ici, avait dit Iouri, l’isvotchick, en disparaissant.

Ils regardèrent autour d’eux et, ne voyant aucune habitation, ils se mirent à rire.

– Ici, mais c’est parfait ! s’exclama Pierre. Nous voici ici comme le premier homme et la première femme au commencement du monde ; nous sommes un peu plus habillés, mais il nous faudra construire comme eux une hutte de terre et de branches !

– Tiens ! une barque !

En effet, un canot venait de se montrer, doublant une étroite langue de terre qui était sur leur gauche, du côté de l’occident.

– Mais il y a un homme dedans !

– Il nous a vus ! Il vient vers nous !

– Mais c’est Iouri !…

C’était bien Iouri qui revenait, transformé en rameur, et qui abordait à côté des jeunes gens. Il les priait de monter dans son canot.

– Où allons-nous ? demanda Pierre, quand ils furent assis en face du rameur.

– Là où je dois vous conduire ! répliqua l’autre, sans plus…

– Eh bien ! on est renseigné avec ce garçon-là, dit Prisca.

Il pouvait être huit heures du soir ; la nuit, en cette saison et sous cette latitude, ne descendait jamais tout à fait… la promenade sur l’eau était d’une douceur incomparable. On n’entendait que le bruit des avirons, qui, en se relevant, laissaient retomber un ruissellement argenté.

Ils n’abordèrent point à la première île qu’ils rencontrèrent, mais ils en firent à demi le tour et la barque s’engagea dans un véritable labyrinthe de canaux qui séparaient cet archipel. Toutes ces îles étaient boisées, inhabitées, sauvages, mais joliment accueillantes, tendant vers les promeneurs des branches amies, laissant traîner sur les eaux une végétation aimable et fleurie.

– Que c’est beau ! que c’est beau ! murmurait Prisca en joignant les mains.

– Je n’ai jamais goûté un pareil bonheur, disait Pierre en les lui embrassant.

Soudain, ils débouchèrent dans un espace plus large et jetèrent encore des cris de joie en apercevant la silhouette champêtre d’une adorable petite datcha qui se cachait à deux cents pas du rivage, au milieu d’un bouquet de hauts sapins, dont la cime s’allumait sous les rayons obliques d’un soleil qui faisait semblant de se coucher.

Cette fois, ils étaient arrivés !… Le canot aborda et quand les jeunes gens eurent sauté sur la rive, près d’un petit ponton où était attachée une embarcation légère de grand luxe, Iouri les salua et se mit en mesure de s’éloigner.

– Arrête ! lui cria Pierre. Tu ne vas pas nous quitter comme ça !…

– C’est l’ordre ! répondit l’autre.

– Laisse-moi au moins le temps de te faire un cadeau !

Et le jeune homme mettait la main dans sa poche, mais Iouri était déjà loin avec sa barque, et il disparut bientôt.

– Ça, c’est extraordinaire ! fit Pierre.

– Laisse-le donc partir ! murmura Prisca.

Et quand ils ne le virent plus, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent un long baiser sur le seuil de leur mystérieux domaine.

– Ma Prisca ! ma femme ! murmurait Pierre…

Prisca ne disait rien. Elle s’appuya au bras de Pierre, et ils s’en furent vers la datcha. La porte en était ouverte, sur un perron de bois ouvragé, où l’on accédait par des escaliers latéraux. Les fenêtres étaient ouvertes, elles aussi !

– Notre maison a l’air de nous attendre !… dit Prisca.

– Elle n’est vraiment pas mal, la touba de la Kouliguine… fit le jeune homme avec un heureux sourire…

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la datcha, Pierre et Prisca en admiraient les perspectives gracieuses. Ah ! le joli nid d’amoureux qui avait été construit là, pour eux, sous la protection des lointaines forêts, au milieu de cette île déserte, dans un coin perdu du nord du monde !…

Ils y pénétrèrent dans un silence religieux, comme dans un temple ; mais dans le vestibule, ils ne purent retenir un cri. La première, la seule personne qui accueillait le grand-duc Ivan dans cette adorable demeure, c’était Ivan lui-même ! Son image, de grandeur nature, lui souriait sur la muraille. Son portrait lui souhaitait la bienvenue !

– Mon Dieu ! s’écria Prisca, la bonne surprise !

« Par quel miracle ? » se demandait Pierre.

– Mais tu es donc officier ?

– Évidemment ! répliqua Pierre en rougissant. Tu ne penses pas que je suis simple soldat ?

– Tu es officier depuis la guerre ?

– Oui, depuis la guerre, répondit l’autre évasivement.

Il reconnaissait ce portrait qui avait été peint par son ami Serge Ivanovitch trois ans auparavant et qu’il croyait toujours chez son ami défunt, à Tsarskoïe-Selo.

– C’est le portrait qu’avait fait de moi ce pauvre Serge, que tu as vu deux ou trois fois avec moi et avec cette pauvre Nandette, expliqua-t-il à Prisca. Tiens, voici sa signature : Serge Ivanovitch. C’était également un ami d’Hélène, et cette excellente camarade nous a fait la surprise de le faire transporter ici par la voie rapide du chemin de fer qui passe à Imatra, de l’autre côté du lac… C’est certainement la seule explication possible, et c’est très simple au fond !…

Il était sincère. Il croyait ce qu’il disait. Il ne pouvait pas imaginer autre chose… Prisca n’eut aucun doute là-dessus, pas plus que Pierre, et elle entraîna le jeune homme dans les autres pièces en disant :

– C’est vraiment exquis de sa part !

Et elle n’y pensa plus.

Mais dans la salle à manger qui était meublée sur le modèle de la salle de la Grande Catherine au palais de la mer d’Ekaterinhof, à l’entrée du golfe, mais dans le petit salon, qui rappelait le « cabinet des modes et des grâces » de Peterhof avec, sur les murs, ses peintures de danseuses qui exécutaient de si aimables pas en relevant leurs tabliers de mousseline, mais dans toutes ces pièces, à la place d’honneur, sur les meubles ou sur les cheminées, on voyait des photographies d’Ivan.

– Ah ! par exemple, s’écriait Prisca, tu es partout ! La Kouliguine faisait donc collection de tes photographies ?

– Non ! c’est toujours Serge, répondait Pierre en souriant… tu ne vas pas être jalouse ?…

– Oh ! tu penses !…

– Regarde !

Et il lui montrait sur le dos de chaque photo sa signature à lui et la dédicace… À Serge Ivanovitch, son ami… son ami Ivan Andréïevitch !

Il resta un instant interdit devant cette révélation et il pâlit. Prisca s’en aperçut immédiatement.

– Oh ! ne te trouble pas, mon chéri ! Je t’en supplie ! Qu’as-tu, te voilà tout pâle parce que j’ai lu ton nom derrière la chère image ! Mais qu’est-ce que cela peut te faire ? Qu’est-ce que cela peut me faire à moi ? Je te le demande ? Ou plutôt non. Je ne te demande rien. Je ne te demanderai rien jamais. Et je ne veux rien savoir. Ton vrai nom pour moi, le seul ! ton seul nom, tu entends, est celui sous lequel je t’ai connu, celui que mes lèvres ont prononcé pour la première fois, mon Pierre bien-aimé.

Et elle l’étreignit sur son cœur fidèle, qui s’était donné à lui pour toujours, à lui qu’elle ne connaissait pas, et dont elle avait épousé le destin obscur parce qu’elle l’avait vu malheureux.

– Ah ! mon chéri. Je ne connais pas Ivan Andréïevitch. Qu’est-ce que cela, Ivan Andréïevitch ? Qu’est-ce que vos noms russes pour moi ? Ils ne me disent rien et je ne leur demande rien. Ils se ressemblent tous. Qu’est-ce que cela peut me faire que tu sois le fils d’André et que ton père t’ait appelé Ivan ? Moi, je t’appelle Pierre. C’est un nom français cela, qui jaillit tout seul de mes lèvres de Française et qui est écrit dans mon cœur en belles lettres claires ! Tu t’appelles Pierre et je t’aime. Tu vois comme c’est simple.

Ainsi elle n’avait même pas un soupçon de sa véritable personnalité. Elle était, du reste, servie en cela par l’envergure formidable d’une aventure qui l’unissait à un Romanof. Elle n’y pouvait songer ! Il comprit cela, lui, et il respira. Il redoutait les pires catastrophes pour l’heure où elle pénétrerait la redoutable vérité… Les grands-ducs étaient bien connus pour leurs aventures, pour leurs amours passionnées mais rapides. Ne croirait-elle pas à une fugue de prince ? Et puis, si elle restait, elle ne serait peut-être pas la même. Plus tard, quand ils ne seraient plus tous deux qu’un même souffle et qu’une seule âme, dans leur destin confondu, plus tard quand leur amour aurait plus de conscience de sa force indissoluble, alors il parlerait, plus tard.

Ils gravirent l’escalier. Le premier étage était un lieu de délices, comme tout le reste. Ils trouvèrent « un amour de cabinet de toilette », une petite chambre grande comme la main avec un lit de camp dressé dans un coin. Il y avait des draps au lit.

– Ma chambre, dit Pierre.

– Une chambre de soldat, mon officier. Vous tâcherez de ne pas ronfler trop fort, capitaine.

Ils poussèrent une autre porte où se trouvait un large divan, entre quatre colonnettes de verre violet, comme on en voit dans la chambre des impératrices au grand palais de Tsarskoïe-Selo. Décidément, le souvenir de Catherine II, cette grande amoureuse, avait hanté le cerveau de la Kouliguine dans ses essais d’architecture.

– Tiens ! c’est la seule pièce où il n’y ait pas ton portrait, remarqua Prisca.

En effet, le portrait du grand-duc était absent de cette chambre, dont les murs étaient couverts de vastes panneaux ou fresques représentant des forêts et des rivages habités par des naïades amoureuses qui se laissaient rejoindre par des sylvains rieurs et des jeunes demi-dieux aux beaux corps dorés par les chauds crépuscules de l’été finlandais. Au plafond, un vol d’amours.

Pourquoi donc, dans cette admirable chambre, n’y avait-il pas l’image du jeune homme que l’on retrouvait partout ailleurs ?

– Je sais ! je sais ! s’écria Prisca.

– Qu’est-ce que tu sais ?

– Je te le dirai plus tard ! fit la jeune fille en rougissant.

– Et moi, je veux le savoir tout de suite.

– Eh bien, mon chéri, finit-elle par lui répondre avec une moue adorable et en lui jetant ses bras autour du cou, que veux-tu que l’on fasse de ton image dans une chambre où tu seras toujours ?

– Prisca !…

Puis elle lui échappa et ils se retrouvèrent, une porte passée, dans un boudoir d’un rococo très amusant et dans lequel un dîner froid des plus appétissants était servi sur une petite table où il n’y avait de place certainement que pour deux couverts.

– Des gelinottes ! des gelinottes ! toi qui avais si faim ! s’écria Prisca en frappant des mains. Tu sais, mon chéri, il faudra féliciter la cuisinière !

– Mais il n’y a pas de cuisinière, il n’y a pas un domestique ici… personne que nous. Tiens ! sonne, tu vas voir !…

Pierre appuya sur un timbre électrique… Ils attendirent en souriant… mais personne ne vint… et le silence qui les entourait les impressionna.

Prisca, pour la première fois, s’alarma :

– Oh ! nous sommes tout seuls… tout seuls ! dit-elle. C’est effrayant !

– Tu as peur avec moi ?

– Oui, mon chéri.

Et elle pencha sa belle tête confuse sur sa poitrine. Il voulut l’embrasser, mais elle se dégagea encore :

– Mangeons ! Mangeons !

Ils mangèrent d’un ardent appétit.

– On dirait des loups ! dit Prisca. Verse-moi à boire, tu vois bien que je meurs de soif !… Dis donc, c’est tout de même étonnant, tout cela ?… Toutes ces bonnes choses ne sont pas venues ici toutes seules ? N’as-tu pas remarqué que tout ici a l’air neuf ?

– C’est vrai, on dirait que rien n’a encore servi !… la maison, les meubles, les couverts…

– Tout de même, Hélène n’a pas eu le temps de nous commander tout cela pour nous en trois jours !

– Je ne pense pas !… Je suppose que l’inauguration de ces petites merveilles a été retardée par la guerre, les événements inattendus que nous traversons, et c’est nous qui en profitons !

– Cette bonne Kouliguine ! Elle m’a dit qu’elle t’aimait comme une sœur !

– C’est vrai !

– C’est peut-être ta sœur.

– Est-ce qu’on sait jamais ! répondit l’autre en riant.

Et ils mordirent tous deux dans le même fruit.

Leurs lèvres se touchèrent longtemps.

– Comme cette nuit est belle, Prisca, comme cette soirée est douce ! Elle nous aime !

– Tout nous aime, mon chéri !

La fenêtre était ouverte sur le bois, sur les fleurs, sur le calme sourire des eaux.

– Les arbres, dit-elle, les fleurs, le lac nous aiment !… Vois comme c’est beau !

Et elle s’accouda à la fenêtre.

Il l’entoura de ses bras passionnés.

– Tout nous aime, aimons-nous ! soupira-t-il. Il sentit qu’elle tremblait :

– Pourquoi trembles-tu ?

– Est-ce que je sais ? Je tremble de joie, bien sûr. Oh ! laisse-moi respirer, j’étouffe !

Il desserra son étreinte. Elle était toute pâle.

– Tu n’as pas mal ?

– Oh ! non, je voudrais… je voudrais, si tu étais bien gentil, que nous allions faire un petit tour dans l’île ! Par cette belle nuit, ce serait délicieux ! Veux-tu, dis ?

– Si tu veux… accorda-t-il sans enthousiasme.

– Donne-moi ton bras. Nous allons avoir l’air d’un bon petit vieux ménage ! Monsieur et Madame font un petit tour après dîner !

Ils descendirent et, en effet, ce fut une promenade enchantée, mais ils ne se conduisirent pas bien dehors, ils n’avaient pas l’air d’un vieux ménage du tout… leurs deux ombres passaient étroitement enlacées et il y avait un bruit de baisers sous les pins, dont le parfum balsamique les enivrait doucement.

– Toujours ! murmurait Prisca, ah ! si nous pouvions rester toujours ainsi, dans cette solitude… mais tu m’aimeras toujours, dis ?

– Toujours !

Seulement ce « toujours »-là fut prononcé par Pierre dans un sanglot qu’il essayait en vain de retenir. Depuis qu’ils étaient sous les arbres, elle n’avait pas vu son visage. Elle n’avait pu deviner sur ces traits adorés ce qui se passait dans l’âme tourmentée de Pierre, et cette douleur soudaine la bouleversa, glaça son sang dans ses veines brûlantes.

– Qu’as-tu ? s’écria-t-elle, mon Pierre, qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ? Tu me fais peur ! Pierre. Tu me fais peur ! Parle vite… parle vite ! Tu veux me rendre folle !

– Mon aimée ! il faut que je te dise une chose… une chose que je serais coupable de ne pas te dire tout de suite, et pour laquelle je n’aurais pas dû tant attendre !…

– Mais dis ! mais dis ! tu me fais mourir !

– Tu as eu trop de confiance en moi, je serais criminel d’abuser plus longtemps de ta confiance… surtout dans un moment pareil…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait la jeune fille, et elle avait la terreur de ce qu’il allait lui dire.

– C’est quand tu as prononcé ce mot de toujours, continua-t-il. Hélas ! hélas ! Ce toujours ne m’appartient pas, Prisca.

– Mon Dieu ! ayez pitié de nous !…

– C’est en t’entendant dire ce mot-là avec tant de confiance et de bonheur que je me suis senti coupable, mon adorée.

– Quoi ? Que se passe-t-il ?… Pierre ! mon Pierre, tu m’épouvantes. Qu’avons-nous à redouter ?

– Il faut que tu le saches, Prisca, fit Pierre d’une voix sombre : dans six mois, on viendra me chercher !

– Eh bien, après ? s’écria-t-elle, je te suivrai, voilà tout !…

– Non ! Tu ne pourras pas me suivre…

– Ah !…

Cette fois, elle ne put dire autre chose… Elle s’appuya contre un arbre, ses jambes ne la soutenaient plus…

Il y eut un affreux silence au bout duquel elle parvint à murmurer :

– Mais tu reviendras ?

– Je ne penserai qu’à toi ! et si je ne reviens pas, c’est que je serai mort ! dit-il.

Elle cria d’horreur. Mais lui la prenait déjà dans ses bras.

– Ma vie n’est pas menacée, je te le jure, affirma-t-il, bien qu’il redoutât le contraire… je t’ai dit que je serais mort si je ne revenais pas ! je t’ai dit cela parce qu’il n’y a que la mort qui pourrait me séparer définitivement de toi.

– Définitivement, gémit-elle, tu as dit « définitivement ». Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai peur de comprendre. Nous serons donc longtemps séparés ?

– Non ! non ! je ne pense pas. J’ai juré que dans six mois je serais prêt à faire des choses que j’ignore moi-même. Mais ne crains rien. Je reviendrai vite.

– Quelles choses ? Quelles choses ? comment as-tu pu jurer une chose pareille sans savoir ?

Il ne répondit pas. Elle se mit la tête dans ses mains.

Il lui dit doucement et tristement :

– J’aurais été un misérable de te tromper, Prisca. Je te jure à toi de te donner tout le bonheur dont je suis capable. Je ne peux pas te dire autre chose, hélas !

Tout à coup, elle releva la tête. Elle ne pleurait plus. Elle lui prit ses tempes entre ses mains brûlantes et lui dit, presque sur les lèvres :

– Eh bien, six mois de bonheur, six mois de bonheur dont le premier jour n’est pas encore écoulé ! C’est un don de Dieu que j’accepte avec une joie ardente. Six mois de bonheur avec toi, et mourir. C’est un destin, cela ! Aimons-nous, Pierre. Aimons-nous pour des années. Aimons-nous pendant six mois comme d’autres ne se sont pas aimés pendant toute une longue vie. Prisca t’appartient, mon Pierre, fais d’elle tout ce que tu voudras.

Et ils s’embrassèrent éperdument. Prisca reprit son souffle la première pour lui dire, après une moue enfantine :

– Tout ce que tu voudras, à une condition, c’est que tu m’obéiras tout le temps. Ainsi, ce soir, il me plaît que vous passiez la nuit, toute la nuit à la belle étoile, mon cher seigneur. Restez ici et ne bougez pas.

Elle s’enfuit, légère comme une biche, et il la vit disparaître dans la datcha, qui n’était plus qu’une ombre épaisse sous le fantôme des arbres.

Il attendait, fiévreux, mais obéissant, sûr de l’heure qui venait de sonner pour eux. Les minutes ne lui paraissaient point longues, parce qu’il savait que c’étaient des minutes amies qui préparaient le triomphe de l’amour. Enfin, une forme blanche se montra à une fenêtre du premier étage et disparut presque aussitôt. Alors, il entra à son tour dans la datcha.

* * * * * * *

 

Le soleil était déjà haut sur l’horizon et les oiseaux chantaient depuis longtemps dans les arbres, sous leurs fenêtres, quand les jeunes gens apparurent, le lendemain, penchés sur la terrasse, amoureusement enlacés, courbés sur la nature en fête.

– Et dire que nous ne savons même pas le nom de notre île, dit Pierre.

– Nous l’appellerons l’île du Bonheur, dit Prisca.

XXI – DES FIGURES CONNUES

 

Ils passaient leurs journées à courir dans les bois et sur les rivages, à cueillir des plantes et des herbes sauvages, dont ils décoraient la datcha. Ils ne voyaient toujours pas de domestique, mais quand ils revenaient à l’heure du grand déjeuner, « le ménage » était fait et le repas les attendait. S’ils revenaient à une heure convenable, ils pouvaient manger un plat chaud, que la fée inconnue du logis, comme ils disaient, leur avait apporté dans un grand récipient ad hoc. La fée était au courant de tous les progrès modernes et pensait à tout.

Ils avaient toujours suffisamment de provisions et ils pouvaient à leur fantaisie emporter leur déjeuner ou leur dîner dans la forêt. Ils avaient fait depuis longtemps le tour de leur petit domaine ; mais, en réalité, les îles environnantes ne leur appartenaient-elles pas ? Ils en usèrent comme s’il en était ainsi.

Dans leur yole, ils allaient à la découverte, abordaient des rives inconnues, s’enfonçaient sous les branches, dans le labyrinthe des eaux, se plaisaient à donner des noms aux moindres recoins.

Une fois, ils s’amusèrent à faire du feu dans une île, avec des branches mortes, entre deux pierres, et ils firent cuire des poissons. Ce fut quelque chose d’horrible, de brûlé et pas cuit. Ils ne purent y mettre la dent, mais ils étaient enchantés et déclaraient qu’ils n’avaient jamais si bien dîné.

Ce soir-là, ils se perdirent au retour. Ils conduisaient leur embarcation au hasard, dans ce labyrinthe où ils ne reconnaissaient plus rien. Ils revenaient toujours au même point et étaient exténués.

– Nous ne retrouverons peut-être jamais plus la datcha ! disait Prisca.

– Elle n’a peut-être jamais existé ! dit Pierre.

– Ne dis pas cela, même en riant ! lui répondit la jeune fille.

– Ma foi, tout cela a l’air tellement d’un rêve ! reprenait Pierre.

– Et c’en est peut-être un ! Mais si c’est un rêve, il n’y a que ce rêve qui existe ! Ne dis donc pas que la datcha n’a jamais existé… Elle, toi et moi et ces îles, voilà la vérité du monde, de la terre et du ciel !

– C’est vrai ! c’est vrai, ma Prisca adorée !… Aimer, être aimé, c’est là le seul but où l’on doit tendre. Cela seul est vrai dans l’univers ! Mais je sais cela seulement depuis que je te connais, ma petite âme !

En attendant, ils ne retrouvaient toujours pas leur route d’eau. Ils étaient exténués. Alors ils attachèrent leur barque à une racine que leur tendait une île inconnue et ils s’enfoncèrent sous les arbres, cherchant un endroit propice à leur repos.

Mais, sans doute, la nuit était peut-être trop belle pour qu’on se lassât de la regarder, car ils ne fermèrent pas les yeux. En vérité, il y avait des heures où ils s’aimaient avec frénésie, avec une sorte de hâte maladive qui touchait au délire. C’est qu’au fond d’eux-mêmes la pensée que les jours de leur bonheur étaient comptés ne les quittait pas. En vain voulaient-ils la chasser, elle revenait toujours et ils se comprenaient sans rien se dire. Jamais ils ne parlaient de cette chose affreuse qui les menaçait, qui était en suspens sur leurs têtes.

Le lendemain de cette nuit qu’ils passèrent sur un lit de mousse dans une île inconnue, ils retrouvèrent la route de la datcha, et, en abordant, il leur sembla apercevoir une ombre qui s’enfuyait sous les arbres. Ils coururent derrière elle :

– C’est la fée ! criait Prisca.

– Oui ! elle devait être inquiète de ne plus nous voir revenir !… disait Pierre.

Et ils firent si bien qu’ils rattrapèrent l’ombre ! tout essoufflée d’avoir couru si vite.

C’était une ombre bien humble et qui portait le costume des servantes.

– Nastia ! s’écria Prisca.

Déjà celle-ci était aux genoux de sa maîtresse et lui baisait la robe en murmurant des paroles de dévouement et de crainte :

– Barinia ! barinia ! pardonnez à Nastia de s’être laissé voir !

Ils la confessèrent et ils surent qu’elle était là depuis le premier jour et qu’elle obéissait aux ordres d’Hélène en les servant aussi mystérieusement et en se cachant pendant tout le temps qu’ils se trouvaient dans l’île.

– Nastia ! c’était donc Nastia, la fée ? disait Pierre.

– Non ! répliqua Prisca, Nastia n’est que la servante de la fée ; la fée, c’est Hélène ! De près ou de loin, elle veille toujours sur nous. Il faut l’aimer, Pierre !

– Mais je l’aime bien, répondit Pierre.

– Tu n’auras plus besoin de te cacher, maintenant, fit Prisca à Nastia. Tu continueras à nous servir avec le même dévouement, et tu ne t’en iras que lorsque nous t’en donnerons l’ordre !

– Oui, barinia !…

Elle les salua comme on salue les icônes saintes, et disparut par une petite porte à ras de terre qui donnait dans les sous-sols de la datcha.

Ils multiplièrent leurs promenades loin de l’île, qui n’était plus à eux tout seuls, et un jour, voici ce qui leur arriva : ils étaient dans leur petite barque et ils avaient voulu sortir de l’archipel qui formait jusqu’alors le cercle où ils avaient enfermé leur bonheur.

Ils s’amusaient à glisser sur l’immense plaine liquide qui les gardait des vivants. C’est à peine si, très au loin, ils apercevaient la ligne estompée d’une des rives du lac.

Soudain, un vent brusque et très violent s’éleva, contre lequel ils durent lutter. Un courant les emporta et, malgré tous leurs efforts réunis, ils ne faisaient que s’éloigner de l’archipel qu’ils tentaient de regagner.

Le ciel s’était couvert de gros nuages venus de l’ouest. Une tempête éclata.

La petite barque sautait comme une plume sur les vagues qui se faisaient de plus en plus hautes et redoutables.

– Nous allons périr ici ! dit Prisca.

Et elle pleura.

Pierre, très fataliste, essayait de la rassurer ; mais il commençait à sentir une fatigue extrême et tout ce qu’il pouvait faire était de se maintenir à la lame et de ne point présenter le flanc de l’embarcation à des vagues qui accouraient sur eux et qui semblaient chaque fois devoir les engloutir.

Heureusement, sans qu’ils s’en doutassent, le courant les emportait avec rapidité vers ce rivage qu’ils voulaient fuir et qui les sauva. Ce rivage n’avait point de falaise et venait en pente douce jusqu’aux eaux déchaînées.

Ils furent jetés là très brutalement avec leur barque brisée. Et Pierre sortit de ce drame des eaux avec Prisca presque évanouie dans ses bras.

Il s’orienta et aperçut non loin de là une habitation assez importante. C’était un hôtel pour touristes. Un écriteau lui apprit qu’ils étaient à Roha.

Il pénétra dans l’établissement avec son cher fardeau, et on leur prodigua immédiatement tous les soins désirables.

Ils furent heureux de constater qu’il n’y avait que deux ou trois voyageurs dans cette pension, et que ceux-ci repartaient le soir même pour les chutes de l’Imatra, d’où ils étaient venus.

La tempête dura deux jours, au bout desquels ils virent arriver Iouri, qui les cherchait.

Iouri n’était donc pas retourné auprès d’Hélène ? Il dut bien l’avouer. C’était lui qui assurait le ravitaillement de la datcha. Il avait de l’argent sur lui ; il en proposa à Pierre, qui le remercia, car il était loin d’avoir épuisé l’or de la Kouliguine, et il fut entendu que Iouri reconduirait lui-même les deux jeunes gens dans leur île le surlendemain matin. Il ne fallait pas compter partir avant, car le lac était encore très dangereux, et Iouri, qui venait d’accomplir la traversée périlleuse, refusait de prendre sur lui de les rembarquer avant ce terme. Il avait pris cette résolution après avoir consulté les gens du pays.

Du reste, la pension de Roha était maintenant absolument vide de voyageurs, et rien ne pressait outre mesure le départ de Pierre et de Prisca. Iouri les quitta en leur donnant rendez-vous le surlendemain matin, à six heures.

La journée du lendemain fut adorable. Le soleil s’était levé, les eaux du lac se calmèrent et cette petite station de Roha était un enchantement avec ses jardins fleuris et ses kiosques entourés de sapins que l’on louait aux voyageurs.

Ce matin-là, ils firent la grasse matinée. Ils prirent leur petit déjeuner au lit et, comme on leur avait apporté des journaux, Pierre commanda à la servante de les remporter.

Il ne voulait rien lire, il ne voulait rien savoir de ce qui pouvait se passer dans le vaste monde :

– Tu as bien raison, mon chéri ! approuva Prisca.

Et ils écoutèrent chanter les oiseaux et ils respirèrent la brise embaumée du matin en se rappelant « des histoires de leur île ».

Ainsi leur bonheur avait déjà un passé et ils ne s’en apercevaient pas. Ce bonheur avait trois semaines, et il lui restait tant de semaines encore qu’il leur semblait qu’il ne faisait que commencer.

– Allons nous promener ! dit Prisca…

Et ils s’habillèrent à la hâte pour aller se promener.

Ah ! la belle matinée !… et comme ils s’amusèrent dans les herbes ! Prisca connaissait les noms de toutes les plantes et les nommait à Pierre. Elle aimait les plantes, les fleurs, comme elle aimait les bêtes, et avait pour elles les mêmes caresses.

Puis ils revinrent par les bois, le long du lac, pour voir comment il se comportait. C’est à peine maintenant s’il clapotait. Ils auraient pu partir, mais ils ne tenaient pas à partir tout de suite, et ils furent très heureux que Iouri leur eût accordé encore cette journée-là.

Et puis ils n’avaient plus de barque et ils ne savaient pas laquelle de toutes les embarcations qui étaient attachées au ponton était celle de Iouri. Et ils ne voulaient demander à personne, non plus, de les conduire dans leur île, dont ils gardaient le secret. Enfin, ils étaient heureux de vivre ces heures simples.

Ils suivirent le rivage jusqu’à l’endroit où ils avaient fait naufrage et retrouvèrent les débris de leur nacelle.

Cette petite barque, Pierre l’avait appelée Prisca, comme il faisait pour tous les objets qui lui étaient chers. Maintenant, elle était brisée. Ils se rappelèrent toutes les belles promenades qu’ils avaient faites avec elle. Et cela les rendit tristes.

– Il ne faut pas être tristes, ce serait un crime ! s’écria Prisca… Je vais emporter quelques morceaux de notre petit bateau, et nous en ferons des souvenirs comme ceux que l’on vend à Roha.

Elle ramassa des bouts de planchettes.

– Chère petite barque, c’est tout de même elle qui nous a sauvés ! je suis sûr que ces petits bouts de bois nous porteront bonheur !… Touche du bois, mon chéri !…

Et il fallait qu’il touchât le bois sans sourire. Prisca était superstitieuse.

Ils reprirent le chemin de la pension, doucement, apaisés, goûtant une joie sereine qu’ils ne connaissaient pas encore.

Ils avaient la main dans la main et se la serraient de temps à autre. Ils se comprenaient. Ils avaient confiance. Ils souriaient sans se regarder.

Cette sérénité rayonnait autour d’eux, et toute la nature était d’un calme ineffable.

Ils mangeaient à une petite table, sur la terrasse de l’hôtel. C’était la place accoutumée de M. et Mme Pielisk, leur nom de passeport. De là, on découvrait les jardins et le lac.

Ils touchaient à la fin de leur repas et Pierre venait de régler la note de l’hôtel qu’on lui avait apportée sur sa demande, car ils devaient partir le lendemain, à la première heure. Comme le pourboire avait été magnifique, les remerciements et les courbettes de la domesticité n’en finissaient plus, et Pierre eut un geste d’ennui auquel il rapporta tout d’abord la fuite des serviteurs importuns.

Il ne fut pas longtemps à se rendre compte que ceux-ci avaient couru au-devant des voyageurs, ou plutôt des voyageuses qui venaient d’arriver et qui s’installaient à une table, dans les jardins mêmes, exactement sous M. et Mme Pielisk.

Pierre ne put retenir un murmure d’effroi et devint tout à coup plus pâle que la nappe. Il venait de reconnaître à quelques pas de lui la comtesse Wyronzew, Natacha Iveracheguine, la comtesse Schomberg, la comtesse Khirkof… et la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, sa mère !…

– Qu’as-tu ? lui demanda Prisca. Que t’arrive-t-il ?

– Silence ! râla le jeune homme en se levant doucement et en se reculant dans l’ombre de la terrasse. Viens !

Prisca se leva stupéfaite et, comme elle tournait les yeux vers le groupe de femmes qui s’installa à la table du jardin, Pierre répéta effaré :

– Mais viens donc !

Elle le rejoignit dans un grand émoi. Elle le questionnait, mais il ne lui répondait pas ; il l’entraînait loin de cette salle, loin de cette terrasse et de ce jardin.

Il lui fit prendre une porte de derrière et elle eut de la peine à le suivre, tant il précipitait sa marche.

– Qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Où me conduis-tu ?

– Fuyons !

Ils s’en furent rapidement sur la rive du lac, près du ponton. Pierre la fit monter dans la première petite barque qui s’offrit à eux et dont il détacha l’amarre et prit les rames.

– Où allons-nous ? lui demanda-t-elle alors. Nous retournons à l’île ?

– Oui, fit-il simplement.

Et il se mit à ramer, ramer.

La barque volait sur les eaux, il ne consentit à ralentir son effort qu’une demi-heure plus tard, quand le rivage ne fut plus qu’une ombre.

– Ce sont ces femmes, interrogea-t-elle, ce sont elles qui t’ont fait fuir ainsi ?

– Oui.

– Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ? Ça avait l’air de grandes dames ?

– Oui… parmi elles, il y avait quelques figures connues de moi… Alors, tu comprends !

– Je comprends ! Tu as bien fait !…

XXII – UNE FUMÉE DANS LE JOUR, UNE FLAMME DANS LA NUIT…

 

À la suite de cette aventure, ils prirent la résolution de ne plus dépasser les limites de leur paradis. Et, pendant plus d’un mois, ils restèrent exactement dans les eaux de leur archipel.

Tout en gardant un souvenir heureux de cette expédition, les dangers qu’ils avaient courus les portaient à une extrême méfiance de tout événement susceptible de modifier d’une façon quelconque le cours régulier de leur bonheur.

Prisca l’avait senti menacé le soir de leur fuite, plus menacé que lorsque les vagues avaient failli les engloutir. Elle se rappelait avec une angoisse toujours nouvelle cet air épouvanté qu’avait eu son Pierre en apercevant « les dames »…

Quelles étaient donc ces femmes qui avaient le don de donner à Pierre de pareilles frayeurs ?

Prisca avait bien tenté une timide question, une fois encore, mais Pierre avait eu une réponse des plus vagues…

– Il y avait là deux amies de ma famille… Au fond, ce n’est pas extraordinaire que nous nous soyons rencontrés à Roha. Cet hôtel est le seul qui existe du côté du lac, et c’est l’aboutissement nécessaire d’une promenade qui s’impose quand on vient passer deux ou trois jours en Finlande et qu’on arrive des chutes de l’Imatra…

Et il n’en avait plus été question entre eux.

« Des amis de sa famille. » Quelle était cette famille, avec laquelle Pierre se conduisait d’une façon si extraordinaire ? La terreur qu’il en avait, l’influence que Prisca lui supposait à la suite de ses démêlés personnels avec l’Okrana étaient bien faites pour émouvoir l’imagination d’une jeune femme qui, comme Prisca, redoutait tout pour son amour.

C’était la force même cet amour qui, jusqu’alors, l’avait gardée de toute curiosité, mais du jour où il fut menacé sous ses yeux, elle ne fut plus maîtresse de son désir de savoir. Souvent, elle s’arrêtait devant le grand portrait du vestibule ou en face des photographies, et son cœur interrogeait cette chère image énigmatique.

– Pardonne-moi, lui disait-elle du fond de son âme, si je vais encore te redemander ce que, peut-être, tu ne veux pas me dire. Mais il me semble que, si je savais, je saurais mieux te garder. Je t’éviterais des imprudences et mon amour m’inspirerait.

Il y avait là des photographies du temps où il était tout jeune homme, et elle vit que l’uniforme dont il était alors revêtu était celui des cadets. Il était donc allé à cette école militaire, et il en était assurément sorti officier. La preuve qu’il était officier avant la guerre, c’est que le grand portrait signé de Serge Ivanovitch était daté de 1913. Elle avait découvert cette date dans un petit coin, près du cadre. Son Pierre lui avait donc menti.

Et, à cette époque, avant la guerre, il était déjà capitaine, si jeune. Et quel était cet uniforme ? Elle pensait bien, mais cependant elle ne pouvait l’assurer, que c’était celui du Préobrajensky, un régiment, le plus célèbre des régiments de la Garde !

Un jour, elle était en face d’une de ces photographies et soupirait en la regardant quand, se retournant, elle aperçut Pierre :

– Tu regardes toujours mes portraits, dit-il, qu’est-ce que tu leur demandes donc ? Et tu les embrasses si fort que je vais être jaloux. À quoi réfléchis-tu, Prisca, devant mes portraits ? Je voudrais que tu ne réfléchisses pas. Est-ce que je réfléchis, moi ? Je te jure ! Je te jure, Prisca, qu’il vaut mieux ne pas réfléchir.

Elle se jeta dans ses bras et lui demanda pardon. Non, non, elle ne réfléchirait pas. Elle ne penserait plus. C’était encore un crime de perdre son temps à penser… C’étaient des minutes volées à l’amour.

Dès lors, elle revint à la simplicité première, à la farouche inconscience des premiers jours de leur bonheur.

Les nuits blanches qui s’étaient enfuies depuis longtemps, le cours plus rapide des jours, tout leur conseillait tout bas de se hâter. Et ils ne perdirent plus une heure à de sombres pensées.

Un jour de grand soleil que Pierre et Prisca étaient seuls dans leur barque, le jeune homme désira revoir l’immensité du lac. Jusque-là, ils s’en étaient gardés et n’avaient évolué que dans le labyrinthe intérieur des îles.

– Prends garde ! supplia Prisca. Nous nous sommes promis de ne plus retourner sur le lac…

– Oh ! nous ne nous éloignerons pas ! Seulement pour voir !… Il fait un temps si clair !… Tu ne serais pas curieuse, toi, d’apercevoir dans le lointain l’ombre du rivage où nous avons passé cette inoubliable journée ?

– Certes, acquiesça Prisca, mais soyons prudents…

Ils s’en furent donc à l’extrémité des îles et ils découvrirent l’étendue des eaux. Leurs regards allaient tout là-bas, vers Roha, qu’ils ne pouvaient distinguer.

Soudain, ils virent une fumée qui traînait à l’ouest sur le lac et qui semblait se rapprocher d’eux, bien qu’elle fût encore à une très grande distance.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? se demandèrent-ils.

Ils restèrent ainsi quelques minutes à considérer cette fumée qui se déplaçait.

– Mais, mon Dieu ! s’écria Prisca, c’est un bateau à vapeur !

– Oui, fit Pierre d’un air sombre, c’est le petit bateau à vapeur qui, en pleine saison, fait la navette entre Roha et la dernière station du sud, tout là-bas.

– Mais alors, que vient-il faire par ici ?

– C’est d’autant plus incompréhensible que l’on m’avait dit à Roha, que ce petit vapeur, qui est le seul sur ce lac, ne naviguait plus depuis la guerre.

– Mais vois donc ! il s’approche !… Il vient de notre côté !…

Pierre ne répondit pas et prit les rames.

Quand la petite barque fut à l’abri et invisible de tous, ils l’attachèrent et sautèrent sur une île à l’extrémité de laquelle ils coururent pour revoir le lac et la fumée.

Celle-ci s’était considérablement rapprochée. On distinguait maintenant très bien la coque du petit navire. Il venait droit sur l’archipel.

Le cœur des jeunes gens battait fort. Prisca retenait ses larmes.

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que ça peut être ? murmura-t-elle dans un émoi grandissant.

– Ils viennent sur l’île même, nous ferions bien de nous en aller ! dit Pierre.

– Oui, allons-nous-en !…

Ils s’en allèrent donc, mais pas très loin, dans une autre île d’où ils pouvaient surveiller les événements. Et ils restèrent là, plus d’un quart d’heure, sans rien se dire, se tenant la main et se communiquant leur fièvre. Enfin, ils entendirent distinctement le bruit de l’hélice dans l’eau, et, entre deux branches, virent passer, à l’extrémité d’un canal naturel qui débouchait sur le lac, le profil sombre du bateau.

Il y avait beaucoup de monde à bord, un grand nombre de femmes, il leur sembla, en toilette claire.

Mais Pierre ayant attaché son regard sur la haute silhouette d’un homme qui se tenait isolé, tout à fait à l’avant, et les bras croisés, immobile, les yeux fixés sur les terres où l’on abordait, ne put retenir une sourde exclamation :

– Raspoutine !

– Quoi ! Raspoutine ! Raspoutine est là ? s’écria Prisca, dont l’effroi grandissait avec celui de Pierre.

– Oui ! c’est Raspoutine ! avec les Ténébreuses !… fuyons !

Et ils s’enfuirent, comme s’ils avaient le diable à leurs trousses. Cependant, quand ils furent arrivés à leur barque, ils s’arrêtèrent et écoutèrent. On n’entendait plus aucun bruit :

– Nous ne pouvons partir ainsi, émit Pierre, et rentrer chez nous en laissant un pareil danger dans l’archipel, sans savoir ce qu’il devient !

– Ne rentrons pas chez nous ! dit Prisca, ils pourraient découvrir la datcha… Allons nous cacher dans l’île, Pierre, au fond des sapins, ils ne nous trouveront pas là-bas !…

– Attends-moi ! dit Pierre…

– Où vas-tu ? où vas-tu ? Je ne veux pas que tu me quittes !…

– Je vais aller au bord de l’île et me cacher dans les herbes et je verrai bien… Je ne serai pas longtemps… Attends-moi ici !…

– Non ! j’irai avec toi…

– Ma chérie, je t’en supplie, sois raisonnable !…

– Et toi, tu trembles. Ah ! mon Dieu ! Nous étions trop heureux, ça ne pouvait pas durer.

Et elle se mit à sangloter.

– C’est bien ! Allons-nous-en, concéda Pierre, qui ne pouvait la voir pleurer.

Elle l’embrassa passionnément.

– Tu comprends, il n’y a peut-être pas lieu de nous inquiéter. Ils sont venus en promenade en Finlande, et ils ont loué le bateau pour faire un tour sur le lac Saïma. C’est tout naturel, cela. Ils vont sans doute prendre une collation ici et s’en retourner.

Le jeune homme « nageait » avec douceur. Ses rames ne faisaient aucun bruit sur l’eau et il s’enfonçait dans l’intérieur de l’archipel.

– Je ne serai tranquille, dit-il, que lorsque je les aurai vus partir.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Prisca.

– Écoute, nous allons débarquer et je vais monter à cet arbre, d’où je pourrai certainement voir ce qu’ils font. C’est nécessaire.

– Sois bien prudent, et surtout ne te laisse pas voir, toi.

Il monta à l’arbre, agile comme un écureuil, et Prisca le vit bientôt disparaître dans les hautes branches. Là, il arrêta son excursion, qui devenait dangereuse, et il s’orienta.

Il avait bien choisi son observatoire. Son regard passait au-dessus de trois petites îles et il voyait le lac et le bateau, dont la cheminée continuait de dégager une fumée noire. Il avait jeté l’ancre à une encablure du rivage et un canot faisait la navette entre l’île et le vapeur.

À chaque voyage, le canot débarquait dans l’île des dames en toilettes blanches, avec des ombrelles.

À cette distance, il ne pouvait reconnaître personne et il ne vit point si sa mère était parmi ces femmes. Elles disparaissaient rapidement sous les branches et il ne les aperçut plus.

Soudain, il les revit un peu plus loin, sur sa gauche.

Là, il y avait une sorte d’étang qui, certainement, devait communiquer avec le lac et qui formait un charmant bassin intérieur entouré de hautes verdures de toutes parts.

C’est autour de cet étang qu’il vit les Ténébreuses réapparaître.

Il n’aperçut pas d’abord Raspoutine. Mais il finit par le découvrir adossé à un rocher et toujours les bras croisés dans une pose hiératique.

Les Ténébreuses entouraient la pièce d’eau et fermaient autour d’elle et de Raspoutine une corbeille claire.

Elles se mirent soudain à chanter avec exaltation, et, quand elles, se furent tues, Raspoutine parla, en étendant les mains sur l’étang.

Il paraissait bénir les eaux. Et les chants reprirent avec une force nouvelle.

Puis il y eut un grand silence, et les Ténébreuses se mirent à genoux sur l’herbe, et Raspoutine, seul, garda sa tête haute. Son regard faisait orgueilleusement le tour de son troupeau prosterné.

Il sembla lancer un ordre. Les femmes se relevèrent et disparurent sous les arbres. Raspoutine se glissa derrière son rocher.

Il réapparut le premier. Il était tout nu et pénétra dans l’étang jusqu’à ce qu’il eut de l’eau sous les bras.

Alors Pierre se rappela ce qu’il avait entendu dire des Ténébreuses et de certaines cérémonies des bains.

À Tsarskoïe-Selo, on lui avait rapporté certains passages d’une lettre du moine Illiodore auxquels sa nature droite et saine n’avait pu ajouter foi. Illiodore prétendait que le prophète lui avait raconté à lui-même, avec force détails, comment il s’était baigné avec la comtesse Wyronzew et avec d’autres dames ; comment il avait prodigué ses consolations à la nourrice des enfants impériaux et à d’autres femmes ; comment, dans la cellule du père Macaire, à Verkotourié, des femmes lui avaient témoigné leur amour… et bien d’autres histoires.

Maintenant, depuis que, personnellement, Pierre avait pu juger de la folie de ce troupeau féminin lors de la tragique nuit de l’Ermitage, il croyait tout possible.

Et il vit bien, ce jour-là, du haut de son arbre, que tout était possible.

Raspoutine lui-même avait eu l’occasion de s’expliquer sur cette sorte de cérémonie, et cette explication était un aveu. Le grand journal de Pétersbourg, le Rietch, a donné une relation pittoresque de cet épisode :

 

« Il est vrai, déclara le prophète, que j’ai mené au bain ces pauvres malades du corps et de l’âme et que j’y suis resté avec elles, mais, par là, j’ai prouvé de manière éclatante et mon pouvoir de guérir les passions voluptueuses et mon empire sur moi-même ! »

 

Pierre ne tarda pas à voir réapparaître, à leur tour, les Ténébreuses. Elles étaient toutes maintenant dans le costume d’Éden, aux premiers jours du Monde, et elles descendirent dans l’eau en chantant un hymne.

Elles formèrent un cercle dans l’eau, comme tout à l’heure, sur la rive, et ce cercle se rétrécissait de plus en plus autour de Raspoutine, qui en occupait le centre.

Le prophète chantait maintenant avec elles.

Elles se prirent toutes par la main et tournèrent dans l’eau autour du prophète. Celui-ci les aspergea et fit entendre des paroles exaspérées, dont il était impossible à Pierre de saisir le sens, mais elles eurent le don de transformer ces dames en naïades furieuses qui poussèrent des cris inarticulés et pressaient le prophète de leurs bras nus et exaltés.

Elles formèrent alors un groupe si compact autour de Raspoutine que Pierre cessa d’apercevoir le prophète. Alors, il descendit. Il en avait assez vu. Il ne voulait pas en voir davantage. Parmi ces femmes, il y avait peut-être sa mère.

Et quand il retrouva Prisca au pied de l’arbre, il avait le rouge de la honte au front et sur les joues.

– Ah ! les horribles femmes ! gémit-il.

– Elles sont toujours là ? demanda Prisca.

– Oui, mais j’espère qu’elles vont bientôt partir et ne plus jamais revenir…

– Elles ont déshonoré l’archipel du Bonheur ! exprima Prisca, qui, elle aussi, avait entendu parler des Ténébreuses.

Et elle était d’une tristesse infinie.

– Oui, fit Pierre, d’une voix sourde, il ne faudra jamais retourner dans l’île où elles ont abordé et ne jamais te baigner dans ses eaux.

– Je les ai entendues crier, chanter ! Elles sont folles, dis ?

– Oui, elles sont folles !

– Est-ce que tu en connais, toi, de ces femmes-là ?

– Hélas ! oui, ma petite Prisca, j’en connais.

– Comme te voilà sombre !… Ma question t’a fait de la peine ?

– Oui, dit Pierre.

– Qu’elles soient maudites ! s’écria Prisca. Elles sont la cause de la première peine que je te fais… Sauvons-nous loin d’elles, pour ne plus les entendre et chassons-en le souvenir !…

– Nous ne nous en irons, répondit le jeune homme, que lorsqu’elles seront parties…

Ils restèrent ainsi près de deux heures au pied de l’arbre.

Le plein silence régnait à nouveau sur l’archipel. Pierre remonta dans l’arbre et aperçut, déjà loin sur le lac, la fumée du petit vapeur qui s’éloignait.

Il redescendit :

– Elles sont parties ! dit-il.

Alors, ils revinrent tout pensifs à leur île du Bonheur.

– Est-ce que, parmi ces femmes, il y avait celles que nous avons rencontrées à Roha ? demanda Prisca.

– Ne me reparle jamais de ces femmes, répondit Pierre.

Et ils n’en reparlèrent plus.

Mais ils avaient grand’peine à ne plus penser à leur solitude violée et au mystère de leur archipel déchiré maintenant par cette affreuse troupe d’ennemies…

Pendant quelques jours, ils ne sortirent plus de leur île, et presque pas de leur maison…

Ce coin-là était encore inconnu du monde et leur appartenait tout entier. Par un muet accord, ils semblaient en jouir d’autant plus qu’ils redoutaient au fond d’eux-mêmes que ce coin-là, lui aussi, un jour, ne leur fût volé.

Quand ils reprirent leurs promenades, ils ne s’égarèrent jamais plus du côté du sud-ouest où se trouvait l’île des Ténébreuses, et ils dirigeaient leur barque du côté opposé, vers le nord.

Huit jours environ après les événements que nous venons de raconter, ils s’étaient attardés dans leur promenade et avaient été surpris par le soir. (Le soir tombait assez vite maintenant, car la saison s’avançait et il y avait près de deux mois et demi qu’ils étaient dans l’archipel.) Comme ils allaient pénétrer dans les canaux qu’ils devaient prendre pour rentrer chez eux, ils aperçurent une lointaine lueur sur les eaux du lac, vers le nord.

Ils arrêtèrent leur barque et regardèrent. La lueur était vacillante, tantôt mourante, tantôt éclatante.

– On dirait un incendie, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que ça peut être encore ? fit Prisca.

– Oui, c’est bizarre !… On dirait plutôt un signal, répondit Pierre.

Ils restèrent ainsi plus d’une heure, jusqu’à ce que le feu lointain s’éteignît tout à fait.

Alors, ils rentrèrent. Leur dîner fut triste à la datcha.

– Ce feu n’était pas très loin de nous, émit Pierre. Certainement, il était allumé sur l’îlot solitaire qui est placé comme une sentinelle au nord de l’archipel.

– C’est ce que je pensais, dit Prisca.

– J’irai voir demain ce qu’il en est, dit Pierre.

– Non ! ce serait imprudent !… Envoie Iouri.

– C’est cela, j’enverrai Iouri.

Iouri y alla de bonne heure et fut revenu avant le grand déjeuner. Les jeunes gens l’attendaient anxieusement.

– Cet îlot est désert, dit Iouri… Aucun de ces îlots n’est habité… Seulement, on y a en effet allumé du feu, un grand feu sur une pierre…

– As-tu remarqué de nombreuses traces de pas ?

– L’herbe autour de cette pierre était foulée, barine.

– Ce sont peut-être des pêcheurs qui se sont arrêtés là pour faire cuire leur souper, émit Prisca.

– Je ne pense pas, barinia. Il n’y avait aucune trace d’un repas.

– Voilà qui est singulier. En cette saison, on n’allume pas de feu pour se chauffer. Ce doit être un signal. Quel signal ?

Quand vint le soir, ils retournèrent à cet endroit, d’où la veille ils avaient aperçu le feu, mais ils ne le revirent point et revinrent un peu plus tranquilles.

Deux soirs de suite ils repassèrent par le même endroit, sans rien remarquer d’anormal, et ils commençaient à se rassurer tout à fait quand, le troisième soir, la flamme réapparut.

– Oh ! il faudrait savoir. Nous ne pouvons pas rester ainsi dans l’ignorance, dit Pierre. C’est vraiment malheureux que nous n’ayons pas une longue-vue.

Il fit glisser sa barque très précautionneusement sur les eaux noires du lac. Prisca le suppliait de ne pas se risquer plus loin :

– Regarde comme cette flamme est incertaine. Tantôt on croit qu’elle va mourir, et elle se rallume avec une force nouvelle, projetant une grande lueur devant elle sur les eaux. Que cette lueur nous atteigne et l’on nous apercevra. Prends garde.

Le raisonnement était juste. Pierre s’arrêta. Une heure plus tard, tout était redevenu absolument noir.

– Je crois que nous pouvons rentrer, dit Prisca.

– Oui, rentrons, j’ai une idée.

Il se rappelait avoir vu à Roha une longue-vue marine posée sur un trépied au seuil du jardin. Quand ils arrivèrent à la datcha, il fit venir Iouri et lui ordonna de se rendre à Roha et d’essayer d’avoir cette longue-vue pour quelques jours, à n’importe quel prix.

– J’ai déjà essayé de l’avoir, dit Iouri, mais ils ne veulent ni la prêter, ni la louer.

– Eh bien ! vole-la, et tu la rapporteras quand nous n’en aurons plus besoin.

Le surlendemain, ils avaient la longue-vue qu’ils emportèrent chaque soir dans leur barque, mais ils n’eurent point tout de suite l’occasion de s’en servir.

Ils se croyaient débarrassés de cette histoire de signaux lumineux et ils allaient donner l’ordre à Iouri de reporter la longue-vue inutile quand celui-ci les réveilla en pleine nuit.

Il leur annonçait que la flamme était revenue, et qu’elle n’avait jamais autant brillé. Les jeunes gens lui avaient défendu de retourner à cette île, ni même d’en approcher, sans cela il serait déjà parti pour se renseigner.

Mais Pierre craignait une imprudence et lui commanda de rester à la datcha.

Prisca, naturellement, voulut accompagner Pierre. Ils prirent la longue-vue et montèrent dans leur barque. Ils furent bientôt à la pointe d’une île qui leur servait d’observatoire.

La flamme, en effet, n’avait jamais été aussi haute, et, sur un vaste espace, le lac en était tout éclairé.

– On dirait des ombres qui dansent autour de la flamme !… dit Prisca.

Le jeune homme installa sa longue-vue et regarda. Et voici ce qu’il vit, mais très nettement, à cause du feu ardent qui embrasait, là-bas, toutes choses :

Sur le rivage, autour du feu, se démenait une ronde enragée sous les regards de Raspoutine, dont le jeune homme ne pouvait distinguer les traits, mais qu’il reconnut à son costume et à sa silhouette et à sa façon d’être.

Parfois, il se mêlait à la ronde et parfois s’en écartait pour jeter des sarments dans le brasier.

Cette fois, il y avait des hommes et des femmes. Pierre était en face d’une de ces scènes de sabbat retracées dans une des plaintes adressées par le clergé de Tobolsk au saint synode du temps que Raspoutine n’opérait encore qu’en Sibérie.

– Il me semble qu’on entend leurs cris jusqu’ici… dit Prisca, laisse-moi regarder.

– Non ! répondit Pierre.

Et il se releva au moment que la flamme, là-bas, s’éteignait, et la jeune fille l’entendit qui murmurait :

– Et voilà ceux qui conduisent cet empire !

Ils revinrent, et c’est en vain que Prisca voulait faire parler Pierre.

Il gardait un silence farouche.

– Voilà encore que tu me fais peur ! Pierre ! parle-moi !…

Il ne desserra les dents que lorsqu’ils furent de retour à la datcha, dans leur chambre. Il l’étreignit avec une force où il y avait de la colère :

– Ah ! ma chérie ! ma chérie ! il n’y a que nous de purs au monde !

– Alors, mon chéri, pourquoi es-tu en colère ?

– Mais faudra-t-il remonter jusqu’au pôle, s’écria-t-il encore, pour ne plus voir les hommes !…

Ayant dit cela, il ricana avec amertume… Il était allé déjà dans les solitudes glacées de l’Arctique, et là encore il avait rencontré sous des tentes des animaux humains qui vivaient dans une promiscuité repoussante. La fenêtre de l’appartement des jeunes gens était ouverte sur les étoiles !

– Ah ! les étoiles, les étoiles !… Il leva les bras vers les étoiles.

– Les étoiles osent nous regarder par une nuit pareille !… Que regardez-vous, étoiles ?… De la boue et du sang ?

– Il y a nous ! murmura Prisca, que l’exaltation de Pierre épouvantait.

– Tâchons de ne pas nous salir, ma petite âme.

XXIII – UNE VISITE

 

Pierre ne pouvait plus douter que les Ténébreuses n’eussent établi, cet été-là, leur quartier général sur les rives du lac Saïma.

Par le chemin de fer qui allait à Imatra, il leur fallait à peine une journée pour venir de Petrograd. Et quant aux régions nordiques, généralement désertes, que nos jeunes gens avaient atteintes si lentement et quelquefois si difficilement, elles y parvenaient en se promenant sur ce petit vapeur qu’elles avaient loué ou acheté.

Une pareille certitude était bien faite pour assombrir le grand-duc, qui retombait tout à coup dans cette horreur qu’il avait cru finie pour toujours ! Sans compter que la sécurité des jeunes gens, et celle surtout de leur amour, en devenait fort précaire.

Quelquefois, le matin, Pierre laissait Prisca reposer et partait de fort bonne heure avec Iouri pour relever les engins de pêche qu’ils avaient posés la veille.

Dans une de ces promenades matinales, il se trouva sur le rivage d’un îlot qui portait encore toute la trace d’un repas récent.

Et par les empreintes laissées sur le sable et dans les herbes, en ramassant un ruban ou un coin de dentelle, il eut la preuve que la troupe des Ténébreuses était venue jusque-là sans qu’ils s’en fussent même doutés.

Sans doute, ce jour-là, étaient-ils restés à la datcha. C’était un miracle que cette datcha n’eût pas encore été découverte !

Il n’y avait plus à hésiter, il allait falloir chercher un autre refuge ! Il en concevait un chagrin inouï, car il savait que cette détermination serait la cause d’un grand désespoir chez Prisca. Aussi retardait-il le moment de son retour.

Il questionnait Iouri sur les environs. S’il fallait en croire Iouri, il y avait encore beaucoup d’autres coins, vers le nord du lac, tout à fait inconnus et inhabités… mais dans ces régions Iouri ne répondait plus de l’approvisionnement de luxe et il faudrait que les jeunes gens renonçassent tout à fait à leurs habitudes de confort. On découvrirait bien une touba abandonnée, mais après la datcha du bonheur, quel changement !…

Ceci n’était pas pour effrayer personnellement Pierre, mais il ne pouvait imaginer Prisca vivant d’une façon douloureusement rustique.

Et puis la mauvaise saison approchait. Eux qui s’étaient tant réjouis de faire connaissance avec l’hiver finlandais, à la datcha du bonheur même qui était admirablement installée avec ses grands poêles de faïence, ses doubles portes et ses doubles fenêtres pour braver toutes les intempéries.

Ils s’étaient promis des promenades admirables dans des traîneaux rapides comme le vent sur l’immense surface gelée du lac.

Prisca adorait les sports d’hiver et elle était une des petites reines des patinoires, à Petrograd, sur la Moïka ou le canal Catherine. Elle avait fait aussi autrefois beaucoup de ski dans la montagne, et se réjouissait de renouveler ses exploits.

Mais, pour tout cela, il fallait, au retour, une bonne maison chaude et toutes les douceurs de la civilisation russe en hiver.

Iouri dit :

– La barinia pourrait s’installer dans une touba, loin d’ici, pendant le temps qui nous sépare du gel et revenir à la datcha passer l’hiver. L’hiver, il ne viendra personne.

– C’est juste, approuva Pierre, et cette combinaison lui allait parfaitement.

L’idée qu’ils n’abandonneraient pas définitivement l’archipel du Bonheur éclairait son front, et il pressa le retour à la datcha. Maintenant, il ne craignait plus de parler de leur départ nécessaire à Prisca.

Ce matin-là, Prisca s’était réveillée de bonne heure et elle fut toute triste de voir que Pierre était déjà parti. Il lui promettait toujours de l’emmener avec lui pour la relève des engins de pêche, mais, chaque fois qu’il avait le courage de la réveiller, ils se rendormaient ensemble. Et Iouri relevait les lignes, dont le poisson s’était enfui.

Elle s’habilla et descendit au jardin pour cueillir des fleurs quand, dans le vestibule, elle s’arrêta net. Des voix qu’elle ne connaissait pas se faisaient entendre au dehors. Et, presque aussitôt, Nastia accourait affolée.

– Barinia, des dames, des dames viennent d’atterrir dans l’île !

Prisca courut sur le perron et se trouva en face de trois femmes, en effet, qui venaient de descendre d’un canot automobile dont on entendait encore le moteur.

Le mécanicien était resté à bord.

Les femmes paraissaient de très grandes dames, habillées richement, bien qu’elles fussent en partie de campagne. Elles avaient des propos joyeux et, dès qu’elles aperçurent Prisca, la saluèrent et lui déclarèrent aussitôt, avec cette franchise que permet l’hospitalité russe, qu’elles mouraient de faim et qu’elles auraient une reconnaissance éternelle à la bonne âme qui leur ferait l’aumône d’un morceau de pain.

Prisca leur répondit aussitôt qu’on allait leur servir une collation dans le jardin et elle descendit rapidement au-devant d’elles, car elle avait la secrète angoisse de les voir pénétrer dans la datcha, sans qu’elle pût démêler, au reste, les raisons obscures de sa crainte.

Elle agissait instinctivement, regrettant que la solitude des jardins eût été violée et espérant que l’indiscrétion de ces belles visiteuses n’irait point plus loin.

C’était puéril et si en dehors de tous les usages, que la pauvre Prisca en fut bientôt pour ses frais de prudence, car, après les compliments d’usage et pendant que Nastia mettait une nappe sur une table en plein air, ces dames demandaient à « visiter » ce séjour enchanteur. Et, déjà, elles faisaient le tour de l’île et complimentaient Prisca sur la belle et gracieuse ordonnance de la maison et des jardins.

C’était presque toujours la première de ces dames, pour laquelle les deux autres étaient pleines de déférence, qui prenait la parole. Elle avait fort grand air et impressionnait beaucoup Prisca par la façon qu’elle avait de temps à autre de la regarder de haut en bas, à travers son face-à-main.

– Nous sommes venues passer quelques Jours à Roha, disait cette hautaine personne, et j’ai fait apporter mon canot automobile, ce qui nous permet de jolies et lointaines promenades sur le lac. Mais, en vérité, je dois dire que je ne m’attendais pas à découvrir ce joyau dans ce désert !

Prisca se demandait si ces femmes n’étaient point celles qui, quelques semaines auparavant, avaient fait fuir son Pierre avec tant de précipitation… Elle les avait elle-même trop peu vues pour risquer une réponse à une aussi importante question. Celle-ci disait qu’elles étaient récemment arrivées à Roha. Ce ne devait pas être les mêmes, et Prisca s’en trouvait un peu tranquillisée.

Quant à confondre ces grandes dames aux manières si parfaites avec les folles du troupeau de Raspoutine, la pensée simple de Prisca s’y refusait absolument.

Aux questions trop curieuses de son interlocutrice, Prisca répondait que « son mari » avait fait construire cette datcha plusieurs années avant la guerre dans le dessein de s’y reposer au centre même de ses affaires.

– Nous avons de grands intérêts en Finlande, madame, mon mari est marchand de bois !

Prisca espérait vaguement que l’aveu d’une situation aussi humble déterminerait ces dames à ne point prolonger leur visite et les détournerait de pousser plus avant dans son domaine.

Mais il n’en fut rien et quand elles eurent visité l’extérieur, elles se dirigèrent, sans même qu’elles y fussent invitées, vers le perron de la datcha.

Prisca ne put que les suivre en soupirant discrètement.

Dans son malheur, elle était heureuse que Pierre prolongeât son absence, ce qui lui évitait de souffrir comme elle du sans-gêne de ces intruses.

Elles entrèrent dans le vestibule et elles n’y avaient pas plus tôt mis les pieds qu’elles s’écriaient toutes ensemble :

– Ah ! par exemple !

Et elles regardaient toutes avec une stupéfaction évidente le grand portrait en pied de Pierre.

Ce fut encore la première grande dame qui reprit la parole pour dire :

– Vous avez là une peinture magnifique, madame !

– C’est le portrait de mon mari, répondit Prisca en rougissant jusqu’aux yeux.

Et elle balbutia un nouveau mensonge :

– Mon mari a été fait officier depuis la guerre… et cela lui a plu de demander son portrait en uniforme à un de ses amis.

La visiteuse était allée à la signature.

– Serge Ivanovitch ! Serge Ivanovitch était l’ami de votre mari, madame ?

– Mais oui, madame !

– C’était aussi le mien, madame !

Et les deux autres dames éclatèrent de rire. Et elles avaient une façon de se regarder toutes entre elles et de regarder ensuite Prisca, qui remplissait celle-ci d’une immense confusion.

La grande dame dit à ses suivantes :

– Mes chères, laissez-moi, je vous prie, maintenant, avec madame ; je vous rejoindrai tout à l’heure dans le jardin !

Et elle pénétra dans le salon sans même se préoccuper de Prisca.

Elle regardait partout autour d’elle avec une curiosité active et pleine d’agitation. Tous les portraits de Pierre l’attiraient. Elle les soulevait en répétant :

– Ah ! par exemple ! Ah ! par exemple ! Prisca était affolée.

– Votre mari s’appelle donc Ivan ?

– C’est un de ses petits noms, mais le nom dont on l’appelle plus usuellement, c’est Pierre !

Cette pauvre Prisca eût pleuré de désespoir. Elle sentait venir une catastrophe et elle était à peu près sûre qu’il était trop tard maintenant pour l’éviter.

De toute évidence, cette grande dame connaissait « son mari » ; peut-être même était-elle renseignée sur lui beaucoup mieux qu’elle !

– Et Ivan Andréïevitch ?…

Ah ! comme Prisca regrettait maintenant de n’avoir pas fait disparaître tous ces portraits qui l’avaient tant intriguée et qui maintenant la trahissaient.

– Oui, madame, fit-elle, sans plus.

– Et le père de votre mari était sans doute aussi marchand de bois ?…

– Oui, madame, répondit encore la malheureuse enfant, qui ne savait plus où se mettre et qui souffrait mille morts.

– On est marchand de bois de père en fils dans cette famille, à ce que je vois !

– Mon Dieu, madame !…

La visiteuse se tut et regarda avec une telle fixité à travers son face-à-main la jeune femme que celle-ci se laissa choir sur un siège, tremblante et complètement désemparée.

– Vous êtes souffrante ?…

– Non, madame… j’ai… ce ne sera rien, j’ai quelquefois des faiblesses…

– Madame, dit l’autre, en s’asseyant en face de Prisca, j’aurais une question à vous poser, une question d’une certaine importance… aussi je vous prierais, avant de répondre, d’y réfléchir sérieusement, et, pour cela, de tâcher à reconquérir tout votre sang-froid qui semble en ce moment vous avoir quelque peu abandonné… Je désirerais savoir exactement votre nom ?…

– Mais, madame, je… je n’y vois aucun inconvénient… nous ne nous cachons pas, non… nous n’avons rien à cacher… je vous ai dit que mon mari s’occupait d’exploitation forestière…

– Oui, il est marchand de bois, vous me l’avez dit, mais comment s’appelle-t-il ?

– Il s’appelle Pierre Pielisk !

– Pierre Ivan Andréïevitch Pielisk ! Voyez-vous cela ? Vous en êtes sûre ?

– Mais, madame…

– Et vous êtes madame Pielisk ?

– Madame, je ne comprends pas votre insistance, répondit Prisca à l’agonie, et qui n’avait certes pas la force de se révolter. Oui, je suis Mme Pielisk !…

– Et vous êtes mariée avec le marchand de bois ? Prenez garde. C’est là qu’est toute l’importance de la question…

– Madame, fit enfin Prisca en se levant avec peine et en faisant appel à toutes ses forces, cet interrogatoire extraordinaire a suffisamment duré et je ne me laisserai pas outrager plus longtemps…

– C’est vous qui m’outragez par vos mensonges ! éclata la grande dame. Vous ne vous appelez pas Mme Pielisk. Voulez-vous que je vous dise, moi, comment vous vous appelez ? Vous vous appelez Prisca, et vous étiez gouvernante ou dame de compagnie chez la comtesse Nératof.

Prisca, foudroyée, trouva cependant le moyen de se redresser encore.

– Et après, madame ! ceci ne vous regarde pas !

– Vous croyez cela… Et voulez-vous que je vous dise, maintenant, comment s’appelle votre soi-disant mari ? Il s’appelle le grand-duc Ivan et, moi, je suis sa mère, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette révélation foudroyante, Prisca chancela. Certes ! elle était partie pour une aventure dont elle savait devoir tout redouter. Mais, tout de même, elle n’avait rien prévu de pareil. Elle aimait un grand-duc, presque l’héritier du trône ! Il s’en fallait d’un peu de mauvaise santé chez le tsarevitch et de quelques années de plus sur la tête chenue d’un Romanof !…

Elle était la maîtresse du grand-duc Ivan, tout simplement. C’était formidable. C’était terrible pour elle.

Elle avait pu espérer un instant et très vaguement que le lien obscur qui l’attachait à Pierre ne se romprait jamais. Maintenant, c’était fini. Il était brisé, et pour toujours ! Si elle en doutait encore, elle n’avait qu’à regarder la grande-duchesse qui triomphait de sa stupeur et de sa douleur.

Étourdie, Prisca ne trouvait pas un mot à dire. Nadiijda Mikhaëlovna se mit à rire. Prisca se prit à pleurer.

– Eh bien ! madame Pielisk, fit la grande-duchesse, prétendez-vous toujours que ce qui se passe ici ne me regarde pas ? Ah ! vous ne vous attendiez point à ce que j’arrive vous déranger si tôt ? Vous vous croyiez bien à l’abri, en vérité, au fond de cette île, protégée par tout le mystère du lac Saïma. Et je vous avouerai, quant à moi, que je ne serais jamais venue chercher mon fils jusqu’ici. Je lui ai connu des goûts moins champêtres. Mais il y a quelque chose de plus fort que toutes les précautions d’une petite intrigante et de plus malin que la police : c’est la volonté de Dieu… qui m’a conduite ici !…

À ce mot d’« intrigante », Prisca se releva, la pourpre aux joues. Elle était déchirée. Et on l’insultait. C’était trop de honte ajoutée à son immense douleur. Elle rassembla ses forces pour jeter à cette femme les quelques mots qui devaient être dits et pour fuir.

– Madame, fit-elle, d’une voix sourde, haletante, étouffée… j’ai toujours ignoré qui était votre fils. Je l’apprends aujourd’hui !

– Vous mentez !

– C’est le dernier mot que j’entendrai de votre bouche, madame !

Égarée, sanglotante, elle courut à la porte en se heurtant aux meubles. Mais elle trouva la grande-duchesse devant elle qui, encore, l’arrêta.

– Où allez-vous ? je vous défends de sortir !

– Il n’y a que cela que vous n’ayez pas le droit de me défendre ! comme je n’ai plus qu’un droit, moi, celui de disparaître ! Laissez-moi passer, madame, vous ne me verrez plus jamais ! Vous n’entendrez plus jamais parler de moi, je vous le jure !

– Je ne vous crois pas ! Vous êtes une intrigante ! Vous allez le rejoindre ! Non, non, maintenant, je ne vous quitte plus avant de vous avoir remis entre les mains de la police.

Cette fois, Prisca devint toute pâle :

– Madame, dit-elle, d’une voix tout à coup effroyablement calme, je ne vous demande que la permission d’aller me tuer !

– On dit ça !

Nadiijda Mikhaëlovna ne pouvait pas croire que Prisca eût ignoré jusqu’à ce jour la personnalité de son amant. Cette petite l’avait jouée, elle, la grande dame si rouée qui, toujours, avait roulé tout le monde, et Prisca continuait de se moquer d’elle, assurément, avec son histoire de suicide. Elle voulait lui échapper encore. Enfin, tout son orgueil se révoltait à l’idée qu’une combinaison aussi magnifique et aussi nécessaire que celle du mariage du grand-duc avec la nièce du prince général Rostopof restait en suspens à cause de « la dactylo » du comte de Nératof ! comme elle disait en parlant de Prisca.

– On dit ça ! continua-t-elle, et l’on va faire la noce avec les grands-ducs !

C’était trop pour Prisca. Elle eût voulu déjà être morte. Ses yeux hagards cherchaient une arme autour d’elle, sur les meubles, sur les murs. Elle eût voulu se frapper devant cette femme qui la torturait avec une joie évidente et farouche… et à laquelle elle ne pouvait rien répondre qui pût la convaincre. Elle ne pouvait même pas l’insulter, parce que, après tout, cette femme était la mère de son Pierre, et elle avait le droit de croire que Prisca le lui avait volé !

Une arme et mourir ! et ne plus entendre cette voix, cet abominable rire !…

– Madame, il n’y a pas une arme ici, sans quoi je serais déjà morte à vos pieds ! Mais si vous en avez une sur vous, tuez-moi, je vous en supplie, tuez-moi tout de suite !…

– M’en croyez-vous incapable ? s’écria la grande-duchesse.

– Non, ma mère ! éclata tout à coup la voix du grand-duc Ivan, je vous crois capable de tout !…

Pierre venait de rentrer. Il avait été tout étonné de trouver les deux dames de compagnie dans le jardin de la datcha. Il s’était avancé rapidement vers elles et, soudain, les avait reconnues. C’étaient des amies de sa mère !

Il se douta que quelque chose de redoutable se passait à la datcha et il avait bondi dans le vestibule. Il était survenu juste à ce moment critique où la grande-duchesse prenait une attitude menaçante pour la pauvre Prisca.

À son apparition, Nadiijda Mikhaëlovna avait fait un pas en arrière, car son fils arrivait terriblement en ennemi. Sa figure, ses gestes, sa voix, ce qu’il disait annonçaient une lutte plus sérieuse que celle à laquelle elle s’était sans doute attendue. Comme la princesse Khirkof, elle avait pu s’imaginer que l’aventure de son grand-duc de fils avec une jeune Française n’aurait pas de suite et qu’Ivan devait commencer à se lasser d’une fugue qui s’était prolongée pendant des mois… Or, quand, par le plus grand des hasards, elle tombait en plein nid des amoureux, elle pouvait juger du premier coup, par l’attitude d’Ivan, qu’il « en tenait » toujours pour sa chère petite colombe.

– Pierre ! Pierre ! s’écria Prisca, tu vas jurer à ta mère que, ce matin encore, j’ignorais tout de toi, même ton nom !

– Je le jure ! proclama le grand-duc en regardant sa mère avec des yeux de fou.

– Et maintenant que vous savez cela, madame, continua Prisca, et que votre fils est avec vous, vous allez me laisser passer !…

– Où vas-tu ? questionna le grand-duc d’une voix rauque.

– Je te laisse avec ta mère ! Écoute ta mère, Pierre ! C’est elle qui a raison ! Notre amour est une folie !…

– Où vas-tu ? Où vas-tu ?… Je ne veux pas, tu entends, je ne veux pas que tu me quittes !…

– J’aurais cependant quelques petites choses à te dire, Ivan Andréïevitch, fit entendre Nadiijda Mikhaëlovna, en s’avançant avec son plus grand air au milieu de la pièce et en ne défendant plus le chemin par lequel elle eût été heureuse maintenant de voir Prisca disparaître.

– Moi aussi, j’aurais quelques petites choses à vous dire, ma mère !… Mais nous nous dirons tout cela devant Madame, si vous le voulez bien !… Et si, par hasard, vous ne le vouliez pas…

– Il sera fait comme tu voudras, Vanioucha !

Le ton de la grande-duchesse avait changé tout à coup. Elle venait de comprendre, à la tournure que semblaient prendre les événements, qu’elle avait fait fausse route en se montrant d’une brutalité un peu trop moscovite avec Prisca, et surtout qu’elle n’avait rien à gagner à heurter de front la fureur amoureuse de son fils.

Elle manœuvra aussitôt pour, autant que possible, l’apaiser. Elle était maîtresse dans l’art de la comédie dramatique, telle qu’elle se joue dans l’ombre des palais et jusque sur les marches des trônes.

Prisca avait fait encore un mouvement pour se retirer, mais le grand-duc, lui prenant la main, l’avait fait asseoir avec une autorité souveraine à laquelle la pauvre enfant n’avait su résister. Il se tenait debout à son côté, en face de sa mère qui, elle aussi restait debout. Pour rien au monde, la grande-duchesse n’eût voulu s’asseoir devant Prisca assise.

Donc, Nadiijda Mikhaëlovna, tigresse tout à l’heure prête à manger le cœur de Prisca, s’était transformée en mère chatte qui ronronnait suavement ces phrases chantantes qu’on ne trouve que dans la bouche des grandes dames russes, surtout quand elles parlent français. Elle expliquait son irritation première par la douleur si naturelle dont son cœur s’était rempli depuis la fuite de son fils.

Elle fit une peinture touchante de ce qui s’était passé à la cour, à cette occasion ; la colère de l’empereur et de l’impératrice en face d’un acte d’indiscipline qui les avait outragés (le grand-duc avait rompu ses arrêts) avait fait place bien rapidement à une angoisse chaque jour grandissante, car, en l’absence de toute nouvelle et devant l’impuissance de la police à en fournir, on pouvait redouter le pire.

– Tu ne sauras jamais, Vanioucha, combien tu es aimé à la cour. C’est dans une circonstance pareille qu’une mère désespérée, à laquelle on vient prodiguer les plus douces consolations, peut juger de la place que son fils tient dans le cœur de ses parents et de ses amis ! On t’a pleuré avec moi, car je t’ai bien pleuré !… On a pu croire à un terrible accident et peut-être à un abominable attentat… Nous traversons des temps si méchants !… Quand on a été à peu près sûr qu’il ne s’agissait que d’une « partie d’amour », beaucoup t’ont pardonné, et moi-même je t’ai pardonné, car j’ai toujours eu un grand faible pour toi, tu le sais… Tout de même, il y a des moments où il faut parler sérieusement, n’est-il pas vrai, Milieinki moï (mon petit enfant chéri).

Ici, elle s’arrêta une seconde, autant pour juger de la position conquise que pour voir comment elle allait aborder le plus difficile de sa tâche.

Jusqu’alors, elle n’avait pas encore prononcé le nom de Khirkof, et elle s’était bien gardée de faire allusion à la fiancée et au prince général Rostopof dont les richesses attendaient toujours de passer dans la corbeille de mariage… mais il fallait bien y venir… Elle s’y résolut. Et la meilleure précaution qu’elle put trouver fut celle qu’elle mit tout d’abord en avant :

– En ce qui concerne les projets que tu ne saurais avoir oubliés, car ils sont selon la volonté de l’empereur, sache, Vanioucha, que rien ne presse. Autour du prince général, tout est en deuil, et il convient de laisser quelques semaines s’écouler avant de réaliser l’espoir de deux grandes familles…

Elle toussa, s’arrêta une seconde et regarda les deux jeunes gens. Elle attendait d’être renseignée par un mot ou par un geste, mais ils ne dirent rien et ne changèrent point d’attitude. Alors, elle continua, avec plus de douceur encore :

– Tu ne vis pas dans une retraite si profonde que tu n’aies pu apprendre l’effroyable drame de la datcha des îles et tout ce qui s’est passé chez la Kouliguine. Peut-être même t’a-t-elle renseigné elle-même, car, si je dois en croire les bruits de la cour et de la ville, vous étiez de fort bons amis tous les deux…

La grande-duchesse, en prononçant ces dernières paroles, avait-elle dessein de porter quelque excitation jalouse dans le cœur de cette petite Prisca qu’elle détestait ? La chose était fort plausible. N’avait-elle d’autre but que de faire sortir son fils d’un mutisme qui commençait prodigieusement à l’agacer ? En tout cas, si elle ne réussit point à troubler Prisca, trop sûre de son Pierre, elle parvint à faire desserrer les dents à celui-ci :

– Hélène Vladimirovna a toujours été une amie pour moi, ma mère ; pourtant, mes rapports avec elle sont si rares et, quoi que vous en pensiez, ma retraite ici était si complète que j’ignore tout à fait ce à quoi vous faites allusion. J’espère qu’il n’est point arrivé malheur à la Kouliguine ? demanda-il d’une voix qui tremblait un peu, tant il avait de peine à se dominer, car, pour ce qu’il allait avoir à dire, il tenait à se montrer calme et réfléchi, et il redoutait sa nature propre qui le portait toujours à quelque éclat.

– Mon Dieu, il ne lui est point arrivé d’autre malheur que celui de n’avoir plus à se montrer, pendant un an, sur les scènes de Petrograd et de Moscou, par ordre de l’empereur, à la suite du scandale qui s’est terminé chez elle par un duel après souper entre le prince Khirkof et le comte Schomberg, qui se sont taillés en morceaux pour les yeux de la belle, laquelle avait rendez-vous, ce soir-là, avec Schomberg fils. Le vieux Schomberg, qui venait d’abattre Khirkof, eut encore la force de venir frapper son cher petit rejeton dans les bras de la danseuse, à la suite de quoi tout ce monde expira, à l’exception, bien entendu, d’Hélène Kouliguine, qui, elle, ne s’est jamais mieux portée ! Il sera, du reste, beaucoup pardonné à la Kouliguine, car le lendemain de ce jour funeste, elle ramena chez elle, à l’hôtel des Grandes-Écuries, la pauvre Agathe, qu’elle avait rencontrée aux environs de Petrograd, cherchant un couvent pour y pleurer dans une paix convenable sur tous ces drames et… et pour patiemment t’y attendre, Vanioucha !

– C’est tout ce que vous avez à me dire, ma mère ?…

– Non ! Vanioucha, ça n’est pas tout, assurément ! et ce que j’ai encore à te dire ne sera point, j’imagine, pour te déplaire… Je saurai parler en ta faveur à Leurs Majestés, et tu verras que tout sera pour le mieux, si tu es raisonnable.

Ici, encore une pause, puis elle dit sans regarder Prisca.

– Mademoiselle a prononcé tout à l’heure une parole qui est juste, en vérité, et ceci me laisse à penser que je serai peut-être entendue ici et comprise comme il est désirable pour tous. « Votre amour est une folie ! » Cette folie-là, ce n’est pas moi qui te la reprocherai. Elle est de ton âge, et à tout péché, miséricorde !… Aimez-vous, mais, à côté des plaisirs de la jeunesse, il ne faut pas tout à fait oublier qu’il y a des devoirs auxquels on ne saurait échapper. Tu es trop intelligent pour ne point saisir toute ma pensée, et si mademoiselle t’aime réellement, elle sera la première à te rappeler qu’il y a tout de même une autre destinée pour un prince comme toi, né si près de l’empereur… et de l’empire, que celle d’une amoureuse et d’ailleurs charmante idylle au fond d’une forêt finlandaise.

À ces mots, Prisca voulut se lever et parler, et il ne pouvait y avoir de doute sur ce qu’elle allait dire. Elle allait rendre toute sa liberté à Pierre, mais le grand-duc, qui avait compris, lui aussi, fit encore rasseoir Prisca et lui coupa net la parole par ces mots prononcés avec une brutalité voulue :

– On n’interrompt pas ma mère quand elle parle !

– Mais, Vanioucha, cette fois, je crois bien t’avoir dit tout ce qu’une mère tendre mais raisonnable, aurait dit à ma place à un terrible enfant comme toi !

– Eh bien ! alors, ma mère, c’est à mon tour de parler !… Voici ce que j’ai à vous dire, qui est court… Ma destinée, comme vous dites, est d’aimer Prisca… et je ne m’en séparerai jamais !… Ceci est parfaitement clair et vous renseignera sur votre devoir à vous qui est de m’oublier, comme je vous ai déjà oubliée, comme j’ai oublié tous ceux qui vous entourent et dont je me suis séparé à jamais !

La grande-duchesse n’en pouvait croire ses oreilles, ni ses yeux, car l’air dont cela avait été dit valait le ton : un ton calme et un air assuré.

– En vérité, en vérité, Ivan Andréïevitch ! Songez-vous à ce que vous dites ?…

– Il n’y a plus d’Ivan Andréïevitch, ma mère… Ivan Andréïevitch est mort !… Il n’y a plus de grand-duc de ce nom-là !… Il faut rayer ce nom-là de la liste des grands-ducs !… je vous en prie…

Et il s’était incliné avec une grande politesse.

Alors, cette fois, elle éclata :

– Tu ne me connais pas, Ivan !… ceci ne sera pas, je t’assure… par Dieu le père et les saints archanges et par la volonté de l’empereur, ceci ne sera pas ! Quand on a, comme toi, dans les veines, du sang des Romanof, tu apprendras à tes dépens que l’on n’est pas libre de quitter l’ombre du trône !

– Quand on a comme moi dans les veines du sang de Vladimir Sergeovitch Asslakow, on ne craint pas d’aller mourir en Sibérie, ma mère ! Mon père m’en a montré le chemin !…

– Ivan Andréïevitch, qu’avez-vous proféré, malheureux enfant ? Avez-vous perdu tout à fait la raison ! râla la grande-duchesse, absolument suffoquée sous cette réplique qui, devant une étrangère, la couvrait de honte.

Mais le jeune homme, lui aussi, devant les menaces de sa mère, était parti pour un grand éclat et, voyant qu’il n’avait plus rien à ménager, continua de laisser libre cours au bouillonnement de son cœur. Et se tournant vers Prisca :

– … Car il y a encore une chose que cette enfant ne sait pas, ma mère, et qu’il faut que je lui apprenne, de telle sorte qu’elle puisse me laisser sans remords à ses côtés : c’est que je ne suis que le fils d’un pauvre seigneur pour lequel vous avez eu quelques bontés, entre autres celle de le faire mourir au fond des geôles sibériennes !…

Tu es le fils de moi ! et cela suffit, donc ! En vérité, si jamais tu l’oubliais vraiment, sache qu’il faut t’attendre à un sort pire que celui de l’homme dont tu as osé devant moi prononcer le nom, petit misérable ! Et quant à celle-ci… continua-t-elle en daignant cette fois se tourner vers Prisca.

Mais elle ne put en dire plus long. Avant même qu’elle eût achevé la phrase dont elle menaçait Prisca, le jeune homme avait saisi entre ses doigts de fer le poignet de Nadiijda Mikhaëlovna et, entraînant la grande-duchesse, qui étouffait de rage impuissante, il lui jetait dans la figure :

– Ah ! celle-ci ! n’y touchez jamais, ma mère ! j’ai pu me contenter de fuir devant bien des ignominies ; j’ai pu voir, sans vous dénoncer à l’empereur, le fouet de Raspoutine s’abattre sur les plus hautes dames de la cour comme sur des bêtes folles, j’ai pu voir étouffer devant moi, qui suis arrivé trop tard pour le sauver, mon ami Serge Ivanovitch, que vous avez assassiné, croyant tuer le fils de Vladimir Sergeovitch Asslakow, votre amant !… car vous avez voulu me tuer, vous avez voulu me tuer, moi, votre Vanioucha !… mère délicieuse, dans un moment de fureur où ma mère n’était plus qu’une chienne enragée !… Mais, sur la Vierge de Kazan et sur mon salut éternel, ne touchez pas à celle-ci !… pas un cheveu de sa tête !… n’approchez pas de son ombre !… cessez de déshonorer l’air qu’elle respire… je vous chasse !… que je ne vous voie plus ou je vous… ou je vous…

Sa fureur était telle que les mots ne pouvaient plus sortir de sa bouche écumante.

Nadiijda Mikhaëlovna n’était plus qu’une loque, entre ses mains forcenées.

Prisca s’était jetée sur le groupe de la mère et du fils qui se déchiraient et essayait de leur faire lâcher prise avec des cris déments. La grande-duchesse avait vu passer la mort dans les prunelles sanglantes d’Ivan et elle appelait au secours. Les deux dames de compagnie, qui étaient restées, sur son ordre, dans le jardin, accouraient au tumulte. Elles arrivèrent tout juste pour recevoir la grande-duchesse qui se pâmait.

Elles l’emportèrent plutôt qu’elles ne l’entraînèrent jusqu’au bord de l’eau, se jetèrent avec elle dans le canot automobile qui démarra et disparut sous les branches de la rive.

Dans la salle, Pierre était encore debout, tremblant ; une sueur froide lui coulait des tempes. Il semblait ne rien entendre de toutes les phrases désordonnées de Prisca, ne rien sentir de ses embrassements et de ses larmes.

Enfin, quand il revint à lui, il dit simplement :

– J’aurais dû la tuer !

À ce moment, Pierre et Prisca aperçurent Iouri, qui était sur le seuil, sa casquette à la main.

– Que veux-tu, Iouri ? demanda Pierre.

– Je viens vous dire, maître, que tout est prêt et que je suis à vos ordres pour le départ !…

– Oh ! oui ! partons ! s’écria Prisca, qui était dans une agitation folle, allons-nous-en ! Allons-nous-en tout de suite…

Pierre la fit taire et dit à Iouri :

– Quel départ ? Je ne t’ai donné aucun ordre pour le départ.

– Le maître m’excusera, répondit Iouri, mais j’ai tout préparé pour que nous quittions la datcha immédiatement.

– Depuis quand as-tu préparé tout cela ?

– Depuis que j’ai vu les barinias dans l’île…

– Tu sais qui sont les barinias ?

– Oui, maître ; il faut partir. Dans une heure, avec leur canot automobile, les barinias seront à Roha. Elles téléphoneront à Imatra. Dans trois heures, il y aura du nouveau ici, mais dans trois heures nous serons loin…

– Où vas-tu nous conduire ?

– Le maître couchera ce soir dans cette touba dont je lui ai parlé. Mais il ne faut pas perdre une minute.

– Bien, Iouri, nous te suivons !…

– J’ai les manteaux, j’ai tout ce qu’il faut…

– Attendez ! je vais prévenir Nastia ! fit entendre Prisca.

– Nastia est dans le canot avec les affaires de la barinia.

– Ce Iouri est extraordinaire, exprima Pierre. Suivons-le donc, Prisca !…

– Oh ! mon Dieu ! gémit la jeune femme, qui défaillait sous le coup de tous ces cruels événements, allons-nous quitter ainsi notre chère datcha sans lui dire adieu ? Ne ferons-nous pas un dernier tour dans l’île du Bonheur ?

– Impossible, barinia !… Excusez-moi !

– Obéissons à Iouri, car, ma parole, je vois que c’est lui qui commande ici ! fit Pierre avec un bon sourire à l’adresse du domestique.

– Non, maître, c’est elle !… la maîtresse, qui le veut ainsi, celle qui m’a chargé de veiller sur vous !…

– Hélène Vladimirovna murmura le grand-duc.

– La Kouliguine, soupira Prisca… Décidément, elle est notre bienfaitrice…

– Oui, dit Pierre, elle a pensé à tout !… Elle a tout prévu… Eh bien ! Iouri, qu’attends-tu, maintenant ?…

– Si le maître veut aller au canot, je vais tout fermer ici derrière lui…

– Allons-nous-en donc, dit Prisca… allons-nous-en puisqu’il faut partir, hélas ! mais je veux emporter un souvenir de cette chère demeure… Tiens ! ce portrait de toi, mon Pierre, ce portrait que j’ai regardé si souvent… si souvent… tu sais, tu m’as surprise quelquefois en train de l’interroger… c’est celui où tu as l’uniforme des cadets…

Et elle s’avança rapidement vers la chère image, avec des gestes égarés, car il lui semblait que tout tournait autour d’elle… mais voilà que Iouri dit :

– Ma maîtresse désire que l’on n’emporte aucun de ces portraits… Excusez-moi, barinia !…

Prisca regarda Pierre ; tous les deux gardèrent le silence, puis, sans rien se dire, ils quittèrent cette maison où ils avaient été si heureux.

Ils trouvèrent le canot déjà à moitié plein des paquets et des provisions que Nastia y entassait. Aussitôt que la servante, en se retournant, vit les jeunes gens près d’elle, elle se jeta à genoux devant Pierre. Celui-ci lui ordonna de se relever, mais elle n’en voulait rien faire et ne faisait que pleurer et se signer en invoquant toutes les vierges de la sainte Russie. Ce fut Iouri qui mit fin à la scène, après l’avoir un peu bousculée et lui avoir jeté quelques phrases en patois.

– Qui donc a appris à cette fille qui je suis ? demanda Pierre à Iouri.

– Elle a entendu les barinias dans le jardin, monseigneur

C’était la première fois que Iouri appelait ainsi Pierre, mais c’était aussi la première fois que le jeune homme faisait allusion devant Iouri au rang qu’il tenait dans l’empire.

– Il faut que cette femme sache et que tu saches aussi, Iouri, que monseigneur est mort ! et qu’il n’en doit plus être jamais question.

– Jamais, maître…

Et le domestique dit quelques mots encore à Nastia, qui poussa un soupir à se fendre le cœur et fit un dernier grand signe de croix, le front dans la poussière.

Tout le monde embarqua. Pierre et Iouri ramèrent. Prisca eut un sanglot en voyant s’éloigner ces lieux bénis qu’ils ne reverraient peut-être jamais plus. Le jeune homme était sombre et se donnait beaucoup de mouvement pour ne pas laisser paraître son émotion.

Cependant, lui aussi eut des larmes dans les yeux quand les toits de la datcha se furent effacés…

Rapidement, ils glissaient entre les rives de leur cher archipel. Quand ils furent sortis de l’archipel et que tout cet enchantement ne fut plus qu’un souvenir, Prisca se laissa retomber sur son banc et ferma les yeux pour, quelque temps, ne pas voir autre chose que ce qu’ils venaient de regarder.

Son cœur avait des battements qui l’étouffaient. Les lèvres de Pierre sur sa main la firent revenir à la vie. Elle lui sourit.

– Maintenant que tu sais tout, lui souffla-t-il à l’oreille, tu me pardonnes ?

Elle ne lui répondit pas, car ils n’étaient point seuls, mais il put voir dans ses yeux qu’elle l’adorait à en mourir.

Ils montaient vers le nord du « lac aux mille îles ». Certainement, ce ne serait pas tout d’abord de ce côté qu’on irait les chercher, car cette route ne conduisait à rien qu’à des solitudes inhabitables ou à des petits bourgs où leur présence ne pouvait passer inaperçue. Ils abordèrent derrière un enchevêtrement inextricable d’îlots, non loin de Pnumala, et c’est là qu’ils trouvèrent cette touba, pauvre maison de paysans, dont avait parlé Iouri. Ils y furent reçus avec une grande hospitalité, mais n’y passèrent qu’une nuit et un jour.

Iouri s’était absenté. Il revint avec deux petits chars traînés par des chevaux d’un entrain merveilleux. Et, tout de suite, ils se lancèrent encore vers le nord, à travers les plus épaisses forêts. Mais, arrivés à Jokkar, ils redescendirent vers le sud. Ils évitaient, dans le moment, toute agglomération et couchaient, le soir venu, roulés dans leurs couvertures. Les nuits commençaient à être très froides. Prisca ne se plaignait jamais et se montrait extraordinairement vaillante. Son âme délicate et timide avait su, du premier coup, s’élever à la hauteur de cette farouche aventure. Ils savaient maintenant où Iouri les conduisait. Il les menait, disait-il, en toute sécurité, dans une maison où il n’y avait que des amis de la Kouliguine.

Il avait redemandé à Pierre ses passeports au nom de M. et Mme Pielisk et il leur en avait donné d’autres. Maintenant, ils s’appelaient M. et Mme Sponiakof. Ils avaient, une fois de plus, changé de nom, mais ils étaient toujours marchands de bois.

Pierre et Prisca ne pouvaient s’empêcher d’admirer le calme et la décision de Iouri ; il n’était jamais troublé par quoi que ce fût, et se montrait propre à tout. C’est lui qui faisait leur cuisine, lavait leur linge, soignait les chevaux. Il se servait fort habilement de la carabine et se montrait aussi bon chasseur que Pierre l’avait vu bon pêcheur. Aucun accident ne le surprenait. Il avait tôt fait de remettre tout en ordre. Il raccommodait les traits cassés comme un bourrelier et les vêtements comme un tailleur.

Huit jours après avoir quitté l’île du Bonheur, nos voyageurs entrèrent dans Viborg sans avoir été inquiétés.

Ils se crurent sauvés ! c’est là que les attendait le plus redoutable destin…

FIN DU LIVRE PREMIER.

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Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

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Décembre 2006

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[1]Historique.

[2]Lettre historique trouvée dans les papiers de Raspoutine.

[3] Il y a ici une erreur manifeste. C'est Ivan qui parle, et non Serge. (Note du correcteur – ELG.)

[4] Historique.

[5] Mot reconstitué, illisible dans le « PDF image ». (Note du correcteur – ELG.).

[6] Jagellons : Dynastie d'origine lituanienne qui régna en Pologne (1386 – 1572), sur le grand-duché de Lituanie (1377 – 1401 et 1440 – 1572), en Hongrie (1440 – 1444, 1490 – 1526), en Bohême (1471 – 1526). (Note du correcteur – ELG.)