Gaston Leroux

ROULETABILLE CHEZ LES BOHÉMIENS

Les Aventures extraordinaires de Rouletabille, reporter

1922

 

 

 

Table des matières

 

I – OÙ IL EST QUESTION POUR LA PREMIÈRE FOIS DE « LA PIEUVRE ». 5

II – CALLISTA.. 10

III – OLAJAÏ. 12

IV – LE MIDI BOUGE ET LA CAMARGUE AUSSI. 17

V – LOU CABANOU.. 21

VI – UN MORCEAU D’ÉTOFFE COULEUR TANGO.. 24

VII – ESTÈVE.. 27

VIII – OÙ L’ON VOIT RÉAPPARAÎTRE LE SIGNAL FATAL.. 30

IX – HUBERT DE LAURIAC.. 33

X – ATTENTION À « LA PIEUVRE » ! 43

XI – OÙ ROULETABILLE ÉMET UNE OPINION PRÉCISE SUR L’ASSASSIN.. 49

XII – ROULETABILLE À L’AFFÛT.. 52

XIII – EXPLICATIONS. 55

XIV – LE SOMMEIL DE PANDORE.. 58

XV – L’ENQUÊTE DE PANDORE.. 64

XVI – ROULETABILLE RACONTE DES HISTOIRES. 69

XVII – UN COUP DE THÉÂTRE.. 72

XVIII – OÙ M. CROUSILLAT TROUVE QUE LES JOURNALISTES QUELQUEFOIS ONT DU BON   77

XIX – L’ASSASSIN.. 85

XX – LE LIVRE DES ANCÊTRES CONTINUE À PARLER.. 89

XXI – JEAN CONTRE « LA PIEUVRE ». 93

XXII – SUITE DU COMBAT DE JEAN CONTRE « LA PIEUVRE ». 99

XXIII – ROULETABILLE ET LA FINETTE.. 106

XXIV – OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE DÉROULENT COMME L’AVAIT PRÉVU ROULETABILLE   112

XXV – DU DANGER DE VOYAGER AVEC UNE TROP BELLE BARBE.. 116

XXVI – QUI SAIT SI ELLE DORT OU SI ELLE EST ÉVEILLÉE ?. 118

XXVII – CELUI QUI FRAPPAIT À LA PORTE DE L’AUBERGE.. 122

XXVIII – OÙ OLAJAÏ SE REPENT D’AVOIR TROP PARLÉ.. 128

XXIX – OLAJAÏ SE REPENT ENCORE D’AVOIR TROP PARLÉ ET SE VENGE EN PARLANT DAVANTAGE.. 131

XXX« AU SECOURS ! MON PETIT ZO ! ». 134

XXXI – OÙ L’ON VOIT RÉAPPARAÎTRE LE LIVRE DES ANCÊTRES. 137

XXXII – L’ENLÈVEMENT.. 141

XXXIIIDEUX COMPLICES. 144

XXXIV – « CE QU’IL ME FAUT, DIS-TU, C’EST DE LA MANDRAGORE… ». 151

XXXV – NE T’EN FAIS PAS – (Sagesse des Nations). 154

XXXVIIL VINT, CELUI QU’ELLE N’ATTENDAIT PAS. 160

XXXVII – À SEVER-TURN.. 164

XXXVIIITOUT CELA EST DE LA FAUTE DE ROULETABILLE.. 169

XXXIX – HISTOIRE D’UN ÉPOUVANTAIL ET D’UNE MOUCHE.. 173

XL – « NOTRE COMBAT SERA CELUI DE DEUX TORRENTS ». 176

XLI – UN CACHOT TÉNÉBREUX.. 178

XLII – OÙ NICOLAS TOURNESOL FAIT LA COUR AUX DAMES. 183

XLIII – LA PAGE ARRACHÉE AU LIVRE DES ANCÊTRES. 186

XLIV – LE SIGNE DE LA COURONNE.. 188

XLV – « TELLE UNE FLEUR QU’ON COUPE… ». 191

XLVI – LE BAISER DANS LA TOMBE.. 194

XLVII – LE PREMIER ET LE SECOND MOYEN DU PATRIARCHE.. 200

XLVIII – « NOUS FERONS TOUT LE MAL QUE VOUS ORDONNEREZ… ». 205

XLIX – UNE DES FAÇONS QUE L’ON AVAIT À SEVER-TURN DE FAIRE PASSER AUX PRISONNIERS LE GOÛT DU PAIN.. 208

L – « AH, S’IL ÉTAIT UN JOUR MON PRISONNIER !… ». 212

LI – « Ô FRÈRE DE L’AMOUR, HYMÉNÉE !… ». 215

LII – LA JOIE DE « LA PIEUVRE ». 218

LIII – « ADIEU, VIVE CLARTÉ DE NOS ÉTÉS TROP COURTS ! ». 221

LIV – MAIS QUELQU’UN TROUBLA LA FÊTE.. 223

LV – « QUÆRENS QUEM DEVORET ». 229

LVI – OÙ ROULETABILLE DÉCLARE QU’IL NE PEUT S’ENFUIR SANS SON NÉCESSAIRE DE VOYAGE ET DE CE QU’IL EN ADVINT.. 234

LVII – OÙ ROULETABILLE JOUE SON JEU.. 237

LVIII – MISERERE ! MISERERE ! 244

LIX – OÙ L’ON SE RETROUVE À PARIS POUR UNE UTILE CONVERSATION.. 246

LX – OÙ L’ON SE RETROUVE À LAVARDENS POUR UNE CÉRÉMONIE QUI NE SURPRENDRA PERSONNE.. 249

LXI – OÙ ROULETABILLE ET MADAME DE MEYRENS INVITENT LEURS AMIS À DÎNER   252

À propos de cette édition électronique. 258

 

I – OÙ IL EST QUESTION POUR LA PREMIÈRE FOIS DE « LA PIEUVRE »

Jean de Santierne gravit l’escalier qui montait à l’appartement de Rouletabille avec une telle rapidité que, malgré sa jeunesse et l’habitude des sports, il s’arrêta un instant, essoufflé, devant la porte. Le célèbre reporter du journal L’Époque habitait depuis deux ans cette vieille maison du faubourg Poissonnière, où il était venu se réfugier après la mort de sa femme, survenue dans des circonstances tragiques que nous n’avons pas à rappeler ici. Fuyant toute mondanité, ne fréquentant que de rares amis, au premier rang desquels il fallait compter Santierne, il s’était ainsi rapproché du grand quotidien auquel il semblait avoir donné tout son temps dans le dessein d’oublier.

Jean sonna. On mit quelque temps à venir lui ouvrir la porte. Enfin un domestique à figure camuse, toujours sombre et taciturne, que Rouletabille avait ramené des Balkans et qui ne connaissait que sa consigne, déclara que Monsieur n’était pas là.

« Allons donc, Olajaï !… protesta Santierne, très énervé, je sais qu’il est chez lui… Laisse-moi passer !

– Monsieur n’y est pour personne ! » repartit le domestique.

Mais déjà le jeune homme l’avait bousculé et, d’autorité, ouvrait la porte du studio de Rouletabille.

Il n’y avait pas plutôt pénétré qu’il poussait une sourde exclamation et prononçait de vagues excuses. Une femme était là, dans une pièce qui semblait avoir été mise au pillage ; des livres avaient été jetés sur les tapis, par piles ; des dossiers gisaient, entrouverts, les tiroirs du bureau semblaient avoir été forcés et cependant Santierne paraissait moins étonné de ce singulier désordre que d’y rencontrer la femme qui semblait y présider. Elle n’était point belle, mais, comme on dit, elle était pire. Très jeune encore, dans les trente ans, un visage étrange sous des cheveux coupés droits sur le front, barrant celui-ci à hauteur des yeux qu’elle clignait à la façon des myopes et dont la lueur inquiétante glissait sur les gens et sur les choses avec une apparente indifférence, vêtue d’un tailleur gris clair d’une simplicité parfaite, mais d’une élégance sûre. Que faisait-elle quand il était entré si brusquement ? Il lui eût été bien difficile de le dire, mais, assurément, il l’avait gênée.

Elle avait jeté sur lui un regard hostile et s’était détournée aussitôt, glissant derrière le bureau, et disparaissant par une porte qui faisait communiquer le studio avec l’appartement intime de Rouletabille.

Si vite qu’elle se fût effacée, Santierne n’en avait pas moins reconnu une silhouette dont la vision l’avait comme cloué sur place.

« La Pieuvre ! murmura-t-il haletant… La Pieuvre ici ! Oh ! cela explique bien des choses ! »

Quand il eut surmonté son émotion, il ressortit dans le vestibule et appela Olajaï :

« Comment le studio se trouve-t-il dans cet état ? Ton maître déménage donc ?

– Monsieur vient tout de suite », répondit l’autre sans plus, et il le laissa là.

Presque aussitôt, Rouletabille le rejoignait dans le bureau, lui tendait une main un peu fiévreuse, s’assurait lui-même de la fermeture des portes et lui demandait affectueusement ce qui l’amenait. Tant de tranquillité n’était qu’apparente. Santierne ne pouvait s’y tromper :

« Parlons d’abord de toi, lui dit-il, que se passe-t-il ici ? Je te demande pardon d’avoir forcé ta porte !

– Mon cher Jean, je vais te dire une chose que je voulais cacher à tout le monde et pour laquelle je te demande, jusqu’à nouvel ordre, le plus grand secret. Il se passe tout simplement ceci, que Rouletabille vient d’être cambriolé !

– Toi, cambriolé !

– Moi !…

– J’espère que tu sais déjà par qui et pourquoi ?

– Je ne sais rien et je n’y comprends rien !…

– Rouletabille, fit Jean à voix basse, quand j’ai pénétré ici tout à l’heure, je me suis trouvé en face d’une femme que ma présence a semblé bien gêner…

– Oublie que tu as vu cette femme, fit le reporter d’une voix nette en regardant Santierne bien en face. Il le faut !… Personne ne doit avoir vu cette femme chez moi !…

– Et moi, je regrette surtout de l’y avoir rencontrée ! répliqua Jean d’une voix sourde…

– Pourquoi le regrettes-tu ?

– Pour toi !… Mme de Meyrens ici !… Tu sais comment on l’appelait, cette femme ?…

– Oui ! répondit le journaliste avec un sourire qui déplut à Jean… Elle m’a raconté ses malheurs !…

– Tu veux dire les malheurs des autres ! Nous l’appelions « la Pieuvre » !… Je suis assez ton ami, j’espère, pour te dire : Rouletabille, méfie-toi !… Partout où cette femme s’est montrée, il y a eu des désastres !… Elle n’a laissé derrière elle que le désespoir et la ruine… À Vienne, à Pétersbourg, où toutes les portes lui étaient ouvertes, car elle avait des appuis officiels, elle passait pour être de la haute police… Depuis la guerre, elle avait disparu… Certains prétendaient même qu’elle avait été fusillée dans un fossé de Schlusselbourg… Et je la retrouve ici ! chez toi, comme chez elle, dans ton intimité !… Écoute, Rouletabille, je savais que, depuis quelques mois, tu avais une intrigue, mais j’étais loin de me douter… Et cependant, maintenant que tu viens de m’apprendre qu’il t’est arrivé un malheur, je ne m’étonne plus de rien !

– À toi, personnellement, elle ne t’a jamais rien fait ?…

– Non ! parce que du temps que j’étais attaché d’ambassade, l’ambassadeur m’avait dit : « Prenez garde ! » Du reste, ses manières m’avaient toujours inquiété… Je n’aimais pas ses façons garçonnières, son regard où il y avait trop d’intelligence dans le moment qu’elle semblait vous séduire par la plus innocente familiarité… Méfie-toi, te dis-je, et ne me raconte pas qu’elle te sert par sa connaissance du monde, de tous les mondes !… C’est elle qui « t’aura » ! En tout cas, tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?… Dis-moi que tu ne l’aimes pas !…

– Moi, répliqua Rouletabille… rassure-toi !… je la déteste !…

– Et elle ?…

– Elle aussi !…

– Vous en êtes là !…

– Oui, mais parlons d’autre chose… Dis-moi ce qui t’amène !

– Dis-moi d’abord comment tu as été cambriolé ?

– C’est honteux à raconter… Voilà !… Tu sais que j’ai l’habitude de rester au journal !… Je ne rentre guère ici avant deux heures du matin… Hier soir, par hasard, je me suis couché à dix heures. Je me sentais fatigué, las, inexplicablement. Je me suis même demandé depuis si l’on ne m’avait pas fait prendre, sans que je m’en aperçoive, quelque narcotique…

– Où as-tu dîné, et avec qui ?…

– Calme-toi ! Pas avec elle ! et ici !…

– Es-tu sûr de ton domestique ?

– En principe, je ne suis sûr de personne… mais raisonnablement, j’ai dû repousser l’idée du narcotique… En admettant que mon domestique fût d’accord avec mes cambrioleurs, ils avaient tous intérêt à me voir partir le plus tôt possible et non à me retenir même endormi, chez moi !… Non ! ils ont été aussi étonnés de m’y trouver que moi de les y voir… Je m’étais donc couché ; il pouvait être minuit et demi, une heure du matin quand j’ouvris les yeux ; un bruit singulier, un grincement répété, comme d’une lime sur une serrure, me sortit de mon appesantissement… et tout à coup il y eut un craquement et puis plus rien !… Il me semblait que l’on venait de forcer un meuble avec une pince-monseigneur… Ce n’était peut-être qu’une illusion, le bruit naturel d’une boiserie qui éclate. Je me soulevai, assez flasque. Tu sais si je suis courageux, eh bien ! la nuit, je me suis trouvé souvent inquiet comme un enfant devant les bruits inexplicables que font les choses dans les ténèbres…

« Oppressé, la sueur aux tempes, j’allongeai la main jusqu’au tiroir de ma table de nuit. Il était vide de mon revolver. Je me rappelai l’avoir laissé dans une case de mon bureau. Justement, les bruits venaient du studio. Ils avaient repris ; le grincement recommençait : cela se précisait, et devant cette précision, je reconquis soudain tout mon sang-froid…

« Je me glissai hors du lit, j’entr’ouvris avec précaution la porte de ma chambre. Il y avait un rai de lumière qui ourlait le bas de la porte du studio donnant sur le vestibule. Je me souvins d’une matraque dans le porte-parapluie… Je m’en armai et allai coller mon oreille contre la porte du bureau.

« J’entendais des voix qui chuchotaient des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Mon domestique couche à l’étage supérieur, j’étais seul contre une bande qui n’hésiterait certainement pas à me faire un mauvais parti : je résolus de sortir de l’appartement s’il en était temps encore et d’aller prévenir le concierge ; mais, au même moment la porte du studio s’ouvrit, il y eut quelques exclamations vite étouffées et trois hommes me sautèrent à la gorge…

« En un instant, continua Rouletabille, je fus terrassé, bâillonné, transporté dans ma chambre, ligoté avec mes draps, réduit à l’impuissance. Ils avaient éteint naturellement toute lumière, mais je les sentais grouiller encore autour de moi. À quelle besogne obscure se livraient-ils ? Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit et ils disparurent comme une volée de vilains oiseaux nocturnes.

« On donnait de forts coups de poing dans la porte et j’entendais la grosse voix de mon camarade La Candeur qui me criait :

« – C’est moi ! Ouvre-moi, Rouletabille ! On a besoin de toi au journal… On ne peut plus te téléphoner. Pourquoi as-tu décroché l’appareil ?… Le patron est furieux ! »

« De mon côté, je faisais des efforts inutiles pour me libérer, pour me faire entendre. La Candeur redescendit en jurant. À la réflexion, je ne fus pas fâché qu’il ne m’eût point vu dans cet état !… Moi, Rouletabille, m’être laissé surprendre ainsi… J’étais honteux, vexé ! Voilà le sentiment qui dominait maintenant en moi ! C’est mon domestique qui m’a délivré ce matin. Je l’ai menacé du bagne s’il parlait jamais, et quant à toi, je compte bien que tu ne voudras pas me déshonorer !

– Mais enfin, que signifie une pareille agression ? questionna encore Jean de Santierne qui oubliait ses propres préoccupations au récit de cette singulière aventure.

– Ah ! voilà ! fit Rouletabille en montrant d’un geste large son studio bouleversé, j’ai cherché… On est venu certainement ici pour me voler des documents… mais lesquels ?… Après inventaire, il ne m’en manque aucun ! J’ai pu croire un instant qu’il y avait un lien entre l’événement de cette nuit et mon article d’avant-hier sur les scandales de la Société du Bengale, mais le dossier est au complet… Mystère !…

– Tout de même, tu dois avoir une idée ! Ces gens, tu as pu les entrevoir !…

– Oui ! une seconde !… mais ils ont fait l’obscurité tout de suite, tu penses !…

– Et comment étaient-ils faits, tes voleurs ?

– Comme des voleurs !… Trop comme des voleurs !… des mines affreuses, trop !… Trop de vêtements sales !… Trop d’horribles casquettes !…

– Par où sont-ils passés ?…

– Par le balcon… l’appartement d’à côté est vide. Ils y avaient pénétré par l’escalier de service… Ici, ils ont scié un volet, fait sauter un carreau… c’est simple !…

– Et tu ne vas pas avertir la police ?

– Non !…

– Et, Rouletabille, tu ne soupçonnes personne ?…

– Si !…

– Qui ?…

– La police !… Il se peut qu’elle cherche quelque chose qu’elle ne trouvera pas ici !… J’en aurai bientôt le cœur net ! »

Jean, sombre, réfléchissait…

« Rouletabille ! je te le répète… méfie-toi de la Pieuvre !…

– Ne m’as-tu pas dit, exprima le reporter, ironique, qu’elle était de la police !…

– On me l’a affirmé !

– Eh bien mais, fit l’autre en allumant sa pipe, c’est par elle que je saurai si c’est la police qui a fait le coup !… »

Jean se leva :

« Allons, soupira-t-il, je vois qu’il n’y a plus rien à te dire… adieu !… »

Et il ajouta, avec une intention un peu sournoise :

« Je ne veux pas vous gêner davantage !… »

Rouletabille ne lui répondit pas tout d’abord, mais il prit sa canne et son chapeau :

« Je t’accompagne, fit-il… car je vois qu’il te répugne de me parler d’Odette sous le toit qui abrite Mme de Meyrens !

– Comment sais-tu que je viens te parler d’Odette ?… » Rouletabille haussa les épaules, le poussa dans l’escalier :

« Tu as reçu des nouvelles de Camargue, de mauvaises nouvelles… Hubert ne quitte plus Odette, se fait plus pressant, presque menaçant…

– Qui t’a si bien renseigné ? questionna Jean stupéfait… Qui t’a dit ?…

– Toi !… Tout cela est écrit là… »

Rouletabille lui passa un doigt sur le front.

« Que penses-tu d’Hubert ?…

– Je le crois capable de tout ! Mais je t’avouerai que ce n’est pas lui qui m’inquiète pour toi… as-tu parlé à Callista ?

– Non ! et je suis venu pour que tu lui parles, toi !…

– Charmant ! s’exclama le reporter, qui semblait vouloir cacher sous un air goguenard le désagrément que lui apportait une pareille commission… charmant !… j’ai failli être étranglé cette nuit… on va m’arracher les yeux ce soir !… »

II – CALLISTA

« Je ne sais vraiment pas comment annoncer à Callista mon mariage avec Odette ! » Rouletabille se répétait cette phrase de son ami Jean, tandis que Jean, au piano jouait du Beethoven et que dans le boudoir, Callista, les jambes nues sous l’envolée des voiles noirs lamés d’or, dansait. Rouletabille n’était pas seul à regarder danser Callista. Il y avait encore l’ourson et le perroquet.

La scène était étrange. Une demi-obscurité l’enveloppait. Jean, lui, était tout à fait dans le noir. On l’entendait, on ne le voyait pas. On entendait aussi sonner les bracelets de Callista quand le rythme s’accentuait. Les trois spectateurs, Rouletabille, l’ourson et le perroquet, étaient sages comme les images d’ombres chinoises que leurs profils dessinaient sur le mur. Ils étaient éclairés par une lampe basse à feu rouge dans sa gaine de papier de soie, posée sur un plateau d’argent où des cartes avaient été rageusement dispersées avec, au milieu d’elles, la reine de cœur arrachée (la femme blonde en morceaux). Naturellement, Callista était brune, mais on ne voyait encore que ses jambes éblouissantes qui passaient comme des flammes courant sur le tapis. Tout à coup, les jambes s’éteignirent sous les voiles, la femme s’écroula et, dans la volute farouche de la chevelure dénouée, une face de beauté et de sauvage douleur apparut.

« Elle n’a jamais dansé aussi tragiquement, pensait Rouletabille. On dirait qu’elle prévoit la catastrophe ! Nous allons passer des moments difficiles ! »

Mais, par un miracle de cette physionomie mobile, l’image du désespoir qui se traînait sous la lampe s’effaça presque instantanément sous le plus espiègle et le plus passionné sourire, et puis Callista se retrouva debout, se montrant tour à tour fière et douce, amoureuse et sage, faible ou rieuse.

Finalement, elle éclata de rire. Sa danse avait été d’un démon, d’une Grâce, d’une Muse, d’un ange, d’un lutin.

Et Rouletabille se rappelait la première fois qu’il l’avait vue danser. Il y avait deux ans de cela… C’était en Camargue, aux environs des Saintes-Maries-de-la-Mer où il était allé chasser, avec son ami Jean, les oiseaux de passage. Elle était sortie en dansant d’une roulotte de bohémiens, échouée entre deux tamaris, et ils avaient été arrêtés par la volupté biblique de cette scène de plein air. Silencieuse, accroupie autour de la danseuse, la tribu extatique et sale regardait la belle fille aux gestes divins tandis qu’un mâle, d’une sombre beauté assis près du feu qui s’éteignait, faisait entendre, sur sa balalaïka, un rythme millénaire.

Ils avaient été vus et tout s’était arrêté et ils avaient été chassés par le silence hostile de tous. Et puis, le lendemain, comme ils déjeunaient en bande (une bande de joyeux vivants, il faut bien le dire) dans un petit hôtel champêtre du voisinage, à deux pas d’une rivière, ils avaient vu apparaître au milieu de leurs jeux civilisés (quelqu’un, au piano, jouait un shimmy) une naïade brune poursuivie par un faune. Dans la jeune fille demi-nue, ils avaient reconnu la bohémienne de la veille, et, dans le faune, l’homme à la balalaïka. L’homme terrible avait déjà agrippé la pauvre enfant qui se débattait en criant et en le mordant. Et déjà l’homme l’emportait quand Jean et Rouletabille, suivis de leurs amis, s’étaient précipités. Et le bohémien avait dû céder au nombre. Il s’était éloigné lentement tournant de temps en temps la tête vers celle qui le poursuivait de ses imprécations.

Celle-ci, haletante, s’était mise sous la protection de Jean :

« Je m’appelle Callista ; cet homme a nom Andréa. C’est un gitan, mais non de ma tribu. Mon père étant mort, il cherche à m’emmener. Il ne m’est rien ! »

Une heure plus tard, pour éviter de nouveaux incidents, Jean emportait Callista dans son auto, au milieu des acclamations de ses amis. Et voilà comment Callista et Jean s’étaient aimés et pourquoi Callista l’aimait encore.

Elle s’était apparemment civilisée avec une ardeur de néophyte à laquelle on révèle les joies d’une religion aux douceurs insoupçonnées. Bien que son cœur fût resté sauvage, elle s’était vite transformée en une étrange Parisienne, élégante et ultra-moderne. On eût dit qu’elle voulait faire oublier ses origines. Pour Jean seul, et pour Rouletabille qui ne comptait pas, elle dansait parfois, dans le particulier, des danses gitanes et encore nous avons vu que Jean mettait du Beethoven autour.

Donc, maintenant, Callista riait. Mais son rire faisait frissonner Rouletabille. Le perroquet et l’ourson aussi se mirent à rire : « Cette maison des grimaces m’épouvante ! » se dit le reporter en essayant de secouer la torpeur maladive qui l’envahissait :

« Ah ! ce sont encore des parfums d’Arménie !… Elle a beau faire ! ça tiendra toujours du bazar chez elle !… »

Jean avait fermé le piano et essayait d’expliquer à Callista la nécessité où il était de la quitter de bonne heure ce soir.

« Rouletabille te tiendra compagnie… »

Elle ne lui répondit pas. Elle tendit à son baiser un front de marbre… Il se sauva, balbutiant des excuses. Rouletabille aurait donné cher pour le suivre.

Callista s’était assise sur le divan. Elle ne bougeait pas. Elle se tenait raide comme une reine d’Égypte. Sur son bras nu, on voyait briller un énorme anneau d’esclavage. Il fallait se décider. Rouletabille toussa. Il se trouvait ridicule, odieux ; il maudissait Jean qui l’avait chargé d’une pareille corvée. Ce fut elle cependant qui parla la première :

« Il veut me quitter, n’est-ce pas ? »

Rouletabille toussa encore. Il trouvait cette toux éloquente ; si Callista, qui n’était pas dénuée d’intelligence, voulait faire un tout petit effort, elle comprendrait ! Et de fait, elle avait compris et, sans plus tarder, elle le lui prouva. Elle vint se planter devant le jeune homme, éleva son bras nu à la hauteur de son visage et, lui montrant le cercle d’or où l’on avait tracé un signe mystérieux fait de la rencontre et du mélange de deux religions : la croix et le croissant, le tout en forme de poignard :

« Rouletabille, dit-elle, répète à Jean ceci : les filles gitanes qui portent cet anneau au bras… et ce signe sur cet anneau… sont de vraies filles de Bohême gardant la fidélité à l’amour et le souvenir de l’injure !… Et maintenant va-t’en ! Va, te dis-je… va rejoindre ton ami !… »

Et ils furent trois à le chasser, car l’ourson et le perroquet s’étaient joints à Callista, et le perroquet n’était pas le moins redoutable…

III – OLAJAÏ

Rouletabille, après avoir feuilleté l’indicateur qui traînait sur son bureau, alla à l’une des grandes cartes routières de l’Europe qui, sur les murs, entre « les bois » de la bibliothèque, étalaient leur puzzle bariolé.

Dans le studio, tout était rentré dans l’ordre. Les livres avaient retrouvé leur place. La vitre du balcon avait été remise. Toute trace du cambriolage de la veille avait disparu et jamais le maître du logis n’avait paru aussi calme.

D’un geste précis, son doigt posé sur ce mot : « Avignon » avait suivi un instant une route descendante ; après quoi, Rouletabille était revenu au téléphone :

« Monsieur de Santierne n’est pas encore rentré chez lui ?…

– Non !…

– Je l’attends ici jusqu’à une heure, j’ai besoin de le voir de toute urgence. Dans vingt minutes, s’il n’est pas arrivé, je vous téléphonerai pour vous donner mes dernières instructions. »

Et il raccrocha l’appareil sans nervosité.

Il avait endossé le complet à carreaux et coiffé la casquette qui lui faisaient un uniforme célèbre dans le monde entier ; une valise soigneusement revêtue de sa gaine de toile annonçait un prochain voyage. Il sortit d’un tiroir un browning dont il vérifia l’armement, l’enferma dans sa poche, s’assit et ferma les yeux.

Pour qui connaissait bien Rouletabille, son entrain habituel, sa naturelle exubérance sous laquelle il cachait souvent les plus sérieuses inquiétudes, son besoin perpétuel de bouger, « de faire quelque chose », une pareille attitude en disait long…

Jamais Rouletabille ne travaillait autant que lorsqu’il ne faisait rien. Jamais la nature n’a d’appesantissement plus redoutable qu’à l’heure où elle se dispose à tout déchirer. Pour quelle aventure nouvelle Rouletabille se recueillait-il ? Il devait la prévoir de taille pour accumuler tant de sang-froid… Quels événements graves entrevoyait-il derrière le rideau de ses paupières closes ?…

Soudain il ouvrit les yeux. Il se leva ; il avait reconnu le pas de Jean…

Celui-ci se précipita avec des cris joyeux :

« J’enterre ce soir ma vie de garçon ; je t’invite ! Tu sais que ça s’est admirablement passé avec Callista !… Ma parole ! Je ne sais pas ce que tu as depuis quelque temps, tu prends tout au tragique. C’est Mme de Meyrens qui te donne des idées noires !… Depuis que tu fréquentes cette femme on ne te reconnaît plus !… Pour en revenir à Callista, mon vieux elle a été parfaite !… Moi aussi, d’ailleurs, j’ai été parfait : « Tu sais combien je t’ai aimée !… Je ne t’oublierai jamais… Mais la vie… la nécessité de me marier… de me ranger !… » Enfin un bon boniment et de bons titres de rente !…

– Elle a accepté de l’argent ?

– Je lui ai laissé le paquet sur la cheminée, j’espère que ça la consolera !…

– Il y est peut-être encore, sur la cheminée, ton argent !…

– Eh bien, mon cher, je n’irai pas y voir !… Je pourrais encore la rencontrer, et je ne veux plus penser qu’à Odette… à Mlle Odette de Lavardens, qui sera bientôt Mme Jean de Santierne !

– Tu ne risquerais pas de rencontrer Callista chez elle ! déclara froidement Rouletabille car elle n’y est plus !

– Où est-elle donc ?

– À Lavardens ! »

Jean bondit :

« Qu’est-ce que tu dis ?…

– Si elle n’est pas à Lavardens, elle n’en est pas loin !… Elle est partie pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…

– Callista aux Saintes-Maries !… Tu en es sûr ?

– Un coup de téléphone à sa femme de chambre m’a tout appris…

– Et quand as-tu appris cela ?

– Il y a vingt minutes !…

– Et tu me dis cela avec un calme… un calme qui m’épouvante… »

Jean aperçut alors la valise, le complet à carreaux…

« Tu pars en voyage ?… Tu me lâches dans un moment pareil ?…

– Ma foi, oui !… Je te laisse enterrer ta vie de garçon !

– Ah ! tais-toi !… Me diras-tu où tu vas ?

– Je n’ai pas de secret pour toi !… Je vais à Lavardens !…

– Rouletabille !… »

Jean se jetait dans ses bras et l’embrassait, mais Rouletabille déjà se dégageait.

« Ne nous attendrissons pas !… Quoi que nous fassions, nous aurons sur elle un retard de vingt-quatre heures… Puissions-nous arriver à temps !…

– Espérons-le !… soupira Jean. À tout prix, il faut éviter le scandale !…

– Le scandale ! releva Rouletabille avec un inquiétant sourire… Ah ! mon cher, si tu l’avais entendue me cracher cette phrase au visage : « Va dire à ton ami que les filles de Bohême qui portent ce signe… »

– Oui ! oui ! tu as raison !… Il faut tout craindre… je deviens fou !…

– Ce n’est pas le moment, si tu veux sauver Odette…

– Sauver Odette… Nous en sommes là ?…

– Il faut d’abord ne pas rater le train de deux heures dix. Nous serons à Avignon cette nuit à deux heures cinquante et une. Là, nous sauterons dans une auto et nous arriverons aux premières lueurs du jour à Lavardens… Et maintenant va faire ta valise ! Rendez-vous à la gare… J’ai encore une heure devant moi. J’ai le temps de passer à la préfecture…

– Quoi faire à la préfecture ?… Pour ton histoire de l’autre nuit ?

– Peut-être… À propos je n’ai plus de domestique !

– Tu l’as fichu à la porte ?… Tu as bien fait ! Sa figure ne m’est jamais « revenue » à ce garçon-là !…

– Je ne l’ai pas fichu à la porte… Hier soir, en rentrant, j’ai trouvé les clefs de l’appartement chez le concierge et ce mot sur mon bureau. Lis.

– Mais il écrit très bien le français, ton sauvage !

« Monsieur m’excusera de quitter si brusquement son service. Il se peut que je ne revoie jamais monsieur, mais je n’oublierai jamais les bontés que monsieur a eues pour moi !

OLAJAÏ… »

« Encore un nom à coucher dehors !

– Oui, il signe Olajaï ! reprit Rouletabille d’une voix sourde. Et sais-tu ce que cela signifie dans le langage de son pays, ce mot-là ? Cela veut dire : Malédiction !

– C’est impressionnant ! » exprima Santierne qui déjà s’élançait vers l’escalier…

Rouletabille l’arrêta d’un geste :

« Oui, fit-il. C’est impressionnant !… Surtout quand on sait qu’Olajaï a pris le train, lui aussi, hier soir, pour…

– Pour ?…

– Pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !… »

Santierne regardait maintenant Rouletabille avec des yeux énormes. « Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?… balbutia-t-il. Cela ne peut pas être une simple coïncidence !… Qu’est-ce que cela cache ?…

– Je ne sais pas ce que cela cache, prononça le reporter sans quitter son calme imperturbable, mais tout cela nous révèle au moins, mon cher Jean, que nous sommes tous emportés là-bas par une force inconnue et fatale et que nous nous débattons dans un obscur tourbillon où tes affaires et les miennes se mêlent bien étrangement ! Olajaï !… Cet Olajaï est un Balkanique bohémien et je ne crois pas qu’il soit allé aux Saintes-Maries uniquement pour prier sainte Sarah !… »

C’est sur cette sombre parole que les jeunes gens se séparèrent.

Trois quarts d’heure plus tard, sur les quais de la gare de Lyon, Rouletabille voyait arriver Jean plus pâle et plus angoissé encore qu’il ne l’avait quitté. Il tenait une lettre dans sa main :

« Ah ! mon cher, lis ! tout se précipite ! »

C’étaient quelques mots d’Odette :

« Venez vite, Jean, venez vite !… J’ai peur pour vous !… J’ai peur pour moi ! Si c’était vrai que vous ne m’aimiez pas !… Que vous en aimez une autre !… Ah ! cet Hubert me fait peur !… Et papa aussi a peur ! Ah ! venez !… Je ne peux pas vous en dire davantage !… »

– Le misérable ! grondait Jean qui avait peine à se contenir… il n’y a pas de doute ! il lui a parlé de Callista ! »

Rouletabille poussa son ami dans le compartiment. Il ferma la portière. Ils étaient seuls :

« Il faut que tu me dises tout ce que tu sais d’Hubert !… »

Jean lui répondit, les sourcils froncés, l’œil mauvais :

« Tu l’as vu un après-midi, dans son cadre, tu en sais aussi long que moi ! Tu as vu une brute !

– C’est sommaire, fit Rouletabille.

– C’est comme lui !… répliqua Jean…

– Oh ! pardon ! releva le reporter… je le crois un peu plus compliqué que tu viens de le dépeindre !…

– Pour les moyens d’arriver à son but, peut-être !… mais je te jure que lorsqu’on a vu ce grand garçon, à cheval, parmi les bouviers et brandissant son trident derrière les troupeaux épouvantés, on emporte non seulement de lui une image physique, on a touché encore le fond de sa psychologie !… Et puis, c’est peut-être, lui aussi, un artiste « dans son genre »…

Et Santierne fit entendre un rire douloureux. Rouletabille ne s’y trompa point. Il avait en face de lui un homme jaloux… jaloux à en pleurer. Et c’est tout juste, en effet, si Jean, derrière son rire, parvenait à retenir ses larmes car c’était un tendre, celui-là… tout le contraire d’Hubert… et, sous son apparent snobisme, fleurissait une âme délicate d’une sensibilité presque maladive. Riche, ayant fréquenté les Hautes études politiques par désœuvrement, pratiqué tous les sports pour se plier au goût du jour, passé dans « la carrière » parce qu’un homme de la naissance, de l’éducation et de la grâce de Santierne se doit à lui-même d’avoir été plus ou moins attaché d’ambassade, la véritable personnalité de Jean se révélait quand il abordait la question de l’art et surtout la musique, à laquelle il s’était adonné comme à un délicieux poison.

C’était Mozart et Beethoven qui avaient fiancé Jean et Odette de Lavardens, mais Santierne n’ignorait pas qu’avant qu’il connût cette charmante fleur de la Camargue, Odette avait reçu, quand elle était encore enfant, d’autres impressions qui, pour être plus rustiques, n’en étaient peut-être pas moins redoutables. C’était Hubert qui avait appris à Odette à monter à cheval. Et quelle amazone il en avait fait !…

« Comprends-moi, disait Jean à Rouletabille : le vieux Lavardens, dans ce temps-là était, lui aussi, féru d’Hubert… Mais quand ce gentilhomme campagnard (je parle d’Hubert), qui n’avait pour toute fortune que son bastidon et son troupeau, demanda qu’on lui réservât la main d’Odette (il y a quatre ans de cela), Lavardens lui répondit : « Fais d’abord fortune et nous reparlerons de tout cela quand Odette aura l’âge !… » Eh bien ! aujourd’hui, Odette à l’âge, Hubert a fait fortune, mais Odette et moi nous nous aimons !… J’avais espéré un duel, mais il paraît qu’on ne se bat plus en duel !… Le lâche a préféré raconter à Odette mon histoire avec Callista… C’est infâme !

– La pauvre petite ! exprima Rouletabille, je la plains, entre Hubert et Callista !

– Odette t’aime beaucoup ! fit Jean en serrant la main de Rouletabille.

– Et moi j’ai une sincère affection pour elle, puisqu’elle sera ta femme ! »

Ils se turent un instant. Puis Jean dit :

« Écoute : là-bas, moi je fais mon affaire d’Hubert ; toi, tu t’occuperas de Callista !…

– Il vaut mieux que je me charge de tout ! » riposta le reporter…

Et comme Jean faisait un mouvement :

« Ah ! je t’en prie !… tu feras exactement tout ce que je te dirai !… Je t’assure que nous n’avons pas un instant à perdre ! et qu’à la moindre fausse manœuvre nous sommes fichus !…

– Tout de même, éclata Jean, ils ne vont pas me l’assassiner !…

– Non ! mais je crains que les événements ne se précipitent !… »

Ils se précipitèrent si bien, les événements que nous ne pouvons mieux faire pour en établir la rapide succession que de recopier, dans toute leur sécheresse, les notes du carnet du reporter prises dans cette nuit tragique.

CARNET DE ROULETABILLE

« Onze heures quarante, Lyon. Jean agite la question de savoir s’il ne vaut pas mieux descendre là et brûler la route en auto… Gain de temps aléatoire. Je décide de nous en tenir à ma première idée. Jean devient inquiétant d’impatience et gênant. Deux heures cinquante du matin. Avignon-auto. Jean conduit comme un fou ; il va nous casser la figure. J’exige qu’il me cède la place au volant. Quatre heures du matin. Château de Lavardens. Réveillons le jardinier. Tout est calme. M. de Lavardens et sa fille se sont couchés de bonne heure. Quatre heures dix. Je laisse Jean à Lavardens et je lance l’auto sur la route des Saintes-Maries. Quatre heures trente-cinq, coup de feu sur la route. Pneu arrière éclaté. Un homme surgit devant moi, une carabine à la main. Je reconnais Olajaï ! Il est haletant et me regarde avec des yeux de fou : « Que monsieur ne se montre pas en Camargue !… Que monsieur ne quitte pas Lavardens ! » Et il s’enfonce dans les tamaris. En changeant ma roue, je réfléchis à ce que vient de me dire Olajaï. Le conseil est bon ! Je retourne à Lavardens. Six heures. Quelques instants après être rentré au château, je trouve une foule paysanne ameutée autour du cadavre de M. de Lavardens, que l’on vient de découvrir au fond de son parc, près d’une porte mitoyenne communiquant avec la propriété d’Hubert. M. de Lavardens a été frappé horriblement à la tempe. Je n’ai pas eu besoin d’examiner longtemps le corps pour être persuadé que l’on n’arrêtera jamais l’assassin… Sept heures. On arrête Hubert ! Entre-temps, on a découvert que Mlle de Lavardens a été enlevée dans la nuit. Jean est complètement fou. Chère petite Odette je te sauverai !… »

IV – LE MIDI BOUGE ET LA CAMARGUE AUSSI

Les quelques lignes jetées en hâte par Rouletabille sur son carnet ne faisaient que rapporter brutalement un fait tragique que la justice d’un côté et le journalisme de l’autre allaient essayer de reconstituer dans ses moindres détails. Si, ce jour là, Rouletabille avait été sobre de commentaires, c’était sans doute qu’il aurait eu trop à en faire.

Prévoyait-il déjà que cette affaire, apparue tout d’abord comme un sinistre fait divers, allait prendre bientôt les proportions d’un événement d’une portée européenne ? Il est certain qu’obéissant à un instinct sûr servi par une logique coutumière (cette logique, dans son langage imagé il l’appelait « le bon bout de la raison ») le reporter eut tout de suite le pressentiment que sous le drame de Lavardens, remuait un autre drame formidable, dont le premier pouvait bien être la clef.

Voyons-le donc agir pas à pas depuis qu’il a été si étrangement chassé des routes de la Camargue par l’apparition fantomatique d’Olajaï. Il rentre à Lavardens. Ce n’est point à la minute précise de son arrivée que se fait la découverte du drame, mais, comme il le dit dans son carnet, quelques instants plus tard.

Jean l’attendait sur le perron du Viei-Castou-Noù (le vieux château neuf), comme on disait dans le pays pour désigner la vaste demeure de style provençal que les Lavardens s’étaient construite au commencement du siècle précédent sur la route d’Arles, au nord de la Camargue, dans une contrée pleine de fraîcheur et d’ombre, qui, au sortir de la plaine marécageuse, claire comme un étincelant miroir, surprenait comme une Normandie avec ses sentes gazonneuses, ses plaines de froment, ses arbres feuillus aux troncs puissants et moussus. Là était le toit de la bonne hospitalité. Là, le voyageur, ou le simple guardian qui allait retrouver ses troupeaux, était toujours accueilli par de bonnes paroles et un bon vin de choix « vif comme le pinson ».

Rouletabille vit tout de suite que Jean avait une mine des plus rassurantes. Quant à lui, encore sous le coup du singulier incident de la route, il était loin d’être aussi tranquille que son ami. Il se laissa conduire dans une petite salle où un domestique, le vieil Alari qui servait les Lavardens depuis trente ans, avait dressé un premier déjeuner.

« Nous sommes fous, disait Jean… Tout repose encore dans la maison. J’ai questionné Alari, Hubert fait bien des extravagances et je comprends qu’Odette se soit émue…

– Tout de même, fit entendre Alari quand il eut fini de verser le café, moi, à votre place, monsieur Jean, j’aurais l’œil… Il y a des jours où ce garçon est tau qu’un bregand dans lou fourest (tel qu’un brigand dans la forêt). »

Et le vieux domestique quitta la salle en hochant la tête et en répétant :

« Tau qu’un bregand dans lou fourest ! »

Jean reprit, quand il fut parti :

« Autre chose… Je sais maintenant pourquoi Callista est venue aux Saintes-Maries…

– Parle, mon ami, parle ! faisait Rouletabille qui pensait toujours à Olajaï.

– Mais c’est très simple : tu sais combien Callista, sous ses dehors parisiens, est restée bohémienne avec tous les préjugés et toutes les superstitions de sa race !

– Trop bohémienne !… beaucoup trop, mon cher Jean, pour notre repos à tous…

– Nous ne nous comprenons pas…

– C’est-à-dire que tu ne me comprends pas, ce qui n’est pas la même chose…

– Mais écoute-moi donc, je t’en prie ! Tu t’écoutes toujours, toi, et tu n’écoutes jamais personne !…

– Tu t’imagines cela, Jean !… Mais, moi, pour t’écouter, fit Rouletabille, je n’ai même pas besoin que tu parles !…

– Ah ! tu as bien dit cela ! avec l’assent !… Enfin, tu plaisantes… nos affaires vont mieux.

– Non ! elles ne vont pas mieux !… Alors tu me disais que Callista…

– Est superstitieuse, reprit Jean un peu décontenancé… Tu sais la dévotion qu’elle a pour sainte Sarah…

– Dame ! c’est leur patronne à ces gens-là…

– Oui, mais chez Callista, tu ne sais pas jusqu’où ça allait… elle avait fait incruster une icône dans le bois de son lit et plus d’une fois je l’ai surprise en prière devant cette horrible petite image…

– Après ?

– Après, tu sais que tous les ans le 24 mai, les bohémiens fêtent la sainte Sarah aux Saintes-Maries, dans la crypte de l’église qui a été élevée à l’endroit même où débarquèrent, d’après la légende, les saintes Maries et Lazare et leur suivante Sarah…

– Après ? après ?

– Je t’énerve ?

– Non, tu me fais perdre du temps avec ton cours d’histoire ! Je sais tout cela aussi bien que toi… Où veux-tu en venir ?

– À ceci… Alari vient de me dire que jamais la Camargue, à pareille époque, n’a été aussi infestée de gitanes, de zingaras, de gypsies… Il en est venu de partout, du Nord et du Midi, d’Italie, d’Espagne et de plus loin encore ! Le bruit court dans le pays que le 24 mai, cette année, correspond à une prophétie d’où toute la race attendrait de grandes choses. Cela posé, tu comprendras que pour une fanatique de sainte Sarah, comme Callista… »

Mais Rouletabille semblait ne plus l’écouter. Il avait repoussé sa tasse et s’en était allé rêveur à la fenêtre, en bourrant sa pipe.

Un merveilleux matin de Provence dorait déjà la campagne (l’auba cargat sa bella rauba pèr saluda lou Dièu dou jour)[1] ; un vent léger apportait la senteur des lavandes et des myrtes mais quoique le reporter fût aussi bien que quiconque propre à goûter les joies simples que verse la nature, Rouletabille, en ce moment, ne voyait pas la campagne ni ne paraissait apte à apprécier les parfums… Sans doute était-il occupé à s’écouter, comme disait Jean, lequel, de plus en plus tranquille, continuait son léger repas, tout en suivant son idée :

« Alari me disait qu’on n’avait pas vu ça depuis la fameuse année où fut sacrée la Reine du Sabbat… »

Sans se retourner, Rouletabille dit de cette voix lointaine qu’il avait quelquefois comme s’il parlait du fond d’une autre pièce, d’une pièce dans laquelle il avait le droit de pénétrer et où il semblait s’être réfugié en y traînant avec lui toute sa pensée prisonnière :

« J’ai fait, il y a quelques semaines, un article à propos du procès des romanichels, cette curieuse association de voleurs « au rendez-moi », article dans lequel je parlais de la singulière destinée de cette race et je le terminais en annonçant que le peuple de la Route, en effet, n’avait pas perdu toute espérance…

– Et où a-t-il paru cet article ?… Comment se fait-il que je ne l’ai pas lu ?

– Il a paru dans la Revue de la langue d’oc et en provençal : j’avais jugé le sujet opportun !… » continua le reporter toujours de sa voix lointaine, de sa voix de l’autre pièce !…

Soudain il se retourna et revint droit à Jean.

« Je disais encore dans cet article que sainte Sarah avait promis à son peuple – et cela paraît-il, en termes formels – ne souris pas !… qu’il retrouverait à une date prochaine son antique prospérité. Je n’ai pas, du reste, à te cacher que je tenais tous ces précieux détails d’Olajaï lui-même.

– Eh bien, mon cher ! c’est pour faire ses dévotions à sainte Sarah que Callista est venue en Camargue !… Nous avons donc eu tort de nous affoler !…

– Mon domestique aussi est venu aux Saintes-Maries pour faire ses dévotions, mon cher Jean, et tu ne m’en vois pas plus tranquille pour cela !… À propos de mon domestique… je viens de le rencontrer !…

– Olajaï ?…

– Oui ! Olajaï ! Il m’a crevé un pneu d’un coup de carabine pour avoir l’occasion de me conseiller de rentrer ici au plus tôt et de ne plus quitter Lavardens !…

– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclama Jean en se levant de table.

Rouletabille haussa les épaules :

– Eh ! qu’est-ce que cela voudrait dire si cela ne signifiait point que Lavardens est menacé !…

– Menacé de quoi ?… Lavardens n’a rien à faire avec les bohémiens !…

– Non ! mais Callista a peut-être à faire avec les Lavardens, et peut-être Olajaï en sait-il quelque chose !…

– Callista s’était donc entendue avec Olajaï ?

– Je ne crois pas Olajaï animé de mauvaises intentions à mon égard ; cependant, certains points obscurs de sa conduite ne laissent point de m’inquiéter… Je lui ai quelque peu sauvé la vie, là-bas, dans les Balkans… mais s’il n’y a pas entente… il y a peut-être pire !… Il y a une coïncidence qui, de quelque côté que je me retourne, m’effraie…

– Et toi, tu m’épouvantes ! s’écria Jean… Partons ! partons vite !… partons tous ! en laissant loin derrière nous et les bohémiens et Callista !… et Olajaï !… et ce brigand d’Hubert !…

– Partez donc !… et le plus tôt sera le mieux ! fit Rouletabille…

– Et toi ?…

– Moi, je reste !… »

V – LOU CABANOU

Jean regarda Rouletabille avec étonnement :

« Pourrait-on savoir ce qui te retiendra ici quand nous n’y serons plus ? » demanda-t-il.

Sans doute Rouletabille n’avait-il point hâte de répondre, car il interpella tout de suite le vieil Alari qui entrait :

« Que se passe-t-il donc aux Saintes-Maries ?…

– Ah ! messies ! Dieu seul le sait !… Mais ce n’est pas pour rien qu’on appelle leur messe la messe du diable !

– Sache, mon ami, que les bohémiens sont de bons catholiques.

– Eh ! quès aco ?… N’empêche qu’ils disent la messe à rebours, dans la crypte !…

– Comment cela ?

– Eh bien ! leur vicaire leur fait face au lieu de leur tourner le dos, et l’autel lui aussi est retourné… Mais cela n’est rien, je vous dis… c’est ce qui se passe après !… Ah ! il ne faudrait pas qu’un roumi leur passe par les mains à ce moment-là !…

– Ils le mangeraient ?

– Non, mais il n’y a pas de bonne fête dans le fond de la crypte, s’il n’y a pas de sang !

– Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

– Tout le monde sait ça en Camargue… »

Jean haussa les épaules.

« Eh ! monsieur, reprit Alari, j’ai abordé l’un de ces maudits, pas plus tard qu’hier… et je lui ai demandé : « Ounte vas toun grand coutère ? » (Où vas-tu avec ton grand couteau ?) Il m’a répondu en me regardant de travers : « Coupa di testo : sien bourrère ! » (Couper des têtes : suis bourreau !)

– Et en attendant, qu’est-ce qu’il coupait ?

– Des osiers pour tresser ses corbeilles.

– Tu vois, mon brave Alari… Tu es un peu simple d’esprit, tu sais !… »

Dans le même moment, on entendit des voix dans le vestibule et Alari s’en fut voir ce qui se passait. Il revint, l’air tout ahuri et tenant une gaze bleuâtre qu’il montra aux jeunes gens en disant :

« C’est le père Tavan qui a trouvé l’écharpe de mademoiselle dans le clos de M. Hubert !… »

Jean devint affreusement pâle. Rouletabille bondit hors de la pièce… Dans le vestibule, il se heurta à Estève, la femme de chambre, une Arlésienne qui n’était point depuis longtemps en service au Castou-Noù, et lui demanda d’une voix sèche si Mlle Odette était dans sa chambre.

« Eh ! je crois bien qu’elle est dans sa chambre ! Je descends lui chercher son petit déjeuner !… » répliqua cette fille, un peu étourdie des façons du reporter.

Celui-ci lui demanda encore :

« Mlle Odette est allée hier chez M. Hubert ? »

Estève, qui paraissait de plus en plus offusquée par ce brutal interrogatoire, se prit à rougir et tout à coup éclata :

« Eh ! est-ce que je sais, moi, si mademoiselle est allée chez M. Hubert ? Est terrible ! Est-ce que je suis là pour veiller sur mademoiselle ?… Laissez-moi passer !… Quès aco ?… »

À ce moment, Jean parut dans le vestibule, suivi d’Alari et dit à Estève :

« Tu porteras à ta maîtresse son écharpe que cet homme vient de trouver dans le jardin de M. Hubert…

– Dans soun jardin ?… répéta la servante, visiblement troublée.

– Oui, dans son jardin ! redit le père Tavan, un journalier qui travaillait en supplément quelquefois chez les Lavardens, mais le plus souvent chez Hubert.

– Et tu travaillais ce matin chez M. Hubert ? questionna Rouletabille.

– Oui… j’arrivais pour le travail, répondit l’autre… J’ai vu l’écharpe par terre, dans la petite allée. Je l’ai reconnue tout de suite. La demoiselle l’avait encore hier sur les épaules. Je suis allé frapper à la porte de M. Hubert, mais personne ne m’a répondu !… Alors j’ai rapporté lou fichu ici !

– Eh ! Tavan, fit Alari, où as-tu vu que mademoiselle avait hier lou fichu sur ses épaules ? Pas chez M. Hubert, apparemment !…

– Non ! mais quand elle est passée sur la route avec lou padre, à la promenade de cinq heures…

– Alors, fit Rouletabille, elle aura perdu cette écharpe pendant la promenade. M. Hubert l’aura trouvée, ramassée… et il l’aura lui-même perdue en rentrant chez lui !…

– À moins, fit Alari, que M. Hubert, rencontrant monsieur et mademoiselle à la promenade ait dérobé lou fichu en manière de plaisanterie…

– Drôle de plaisanterie ! ricana Jean… Mais M. Hubert nous renseignera là-dessus… Merci toujours, Tavan, et que Dieu te garde !… »

Pendant ce temps, Rouletabille ne perdait pas une ligne du jeu des physionomies autour de lui ; Estève s’était éclipsée, descendant aux cuisines ; Tavan avait une de ces figures de vieux paysan roublard qui affectent de cacher une sûre astuce sous une niaiserie problématique…

« Je m’en vais avec Tavan, fit le reporter… Il me montrera l’endroit où il a trouvé cette écharpe… »

Alors Jean les suivit dans le plus fâcheux état d’esprit. Alari fermait la marche.

Ils descendirent la route jusqu’à la porte de la petite propriété d’Hubert, une modeste bastide accotée au parc des Lavardens et qu’Alari ne désignait jamais autrement que par ces mots méprisants : « Lou Cabanou », bien qu’Hubert eût fait tous les frais nécessaires pour lui donner un aspect moderne et la meubler avec une certaine élégance.

Quand ils eurent pénétré dans l’enclos, Tavan désigna l’endroit où il avait trouvé l’écharpe… Rouletabille était déjà à quatre pattes… déjà il avait quitté l’allée pour suivre une piste fraîchement empreinte dans la terre molle du jardin et qui le conduisait jusque sur les derrières du bastidon.

Alari, qui regardait agir Rouletabille avec admiration, murmurait entre ses dents une vieille galéjade :

« Un jour qui sera nuit, les hommes auront une queue qui portera un œil – qui pirouettera de mille façons – et qui, à dix pas, verra les veines d’une puce ! »

Le mur qui bordait l’enclos de Hubert était assez bas à cet endroit. Soudain, en deux bonds, Rouletabille le franchit et retomba dans un chemin creux qui venait finir là en cul-de-sac. Les autres voulaient le suivre, mais il réapparut tout de suite, le front soucieux, un mot sur les lèvres :

« Auto !

– Eh bien, lui demanda Jean, que se passe-t-il ?

– Éloignez-vous un peu, commanda le reporter à Alari et à Tavan… j’ai à parler à M. de Santierne. »

Et quand les autres eurent fait quelques pas :

« Eh bien ! répéta Jean.

– Eh bien, Odette est venue ici !…

– Odette est venue chez Hubert ?

– Oui.

– Seule ?

– Mon Dieu, oui, seule… Mais ce qui m’effraye, vois-tu, ce n’est pas qu’elle soit venue, c’est que je ne vois pas comment elle en est ressortie !

– Tu rêves !… Où as-tu vu les pas d’Odette ? Montre-les-moi, je veux les voir ! »

Rouletabille le conduisit à l’endroit que l’homme avait désigné comme étant celui où il avait trouvé l’écharpe… Là, en effet, il y avait l’empreinte légère d’un petit soulier pointu… empreinte qui disparaissait tout d’un coup… Cette empreinte se dirigeait vers la maison d’Hubert !… et puis plus rien !…

« Plus rien ! répétait sourdement Rouletabille… Cette empreinte s’en vient et ne s’en retourne pas… Et elle est rencontrée là par des pas d’homme… des pas d’homme qui conduisent au mur… Et tu ne sais pas ce qu’il y avait derrière le mur ?… Il y avait, dissimulée dans le chemin creux, une auto qui attendait !… Ah ! si, à cette heure, Odette n’était pas dans sa chambre, on pourrait supposer le pire !

– Le pire que l’on puisse supposer, râlait Jean qui souffrait le martyre, c’est qu’Odette soit venue ici toute seule ! Le reste n’existe pas !… On ne l’a ni enlevée ni tenté de l’enlever !… sans quoi elle se serait plainte n’est-ce pas ? Enfin, tu la connais…

– Oui ! fit Rouletabille d’une voix grave, je la connais !

– Et tu vois Odette, toi, venant la nuit chez Hubert !… Mais tu as juré de me faire devenir fou !…

– Du calme, Jean, du calme… Odette est un ange et tu es un poète… Laisse-moi faire mon métier qui est de regarder la trace que laissent en passant les gens et les choses sur la terre… »

VI – UN MORCEAU D’ÉTOFFE COULEUR TANGO

« Qu’est-ce que tout cela prouve ? gronda Jean la tête basse, le front mauvais, pourquoi voudrais-tu qu’il n’y eût pas dans ce jardin des pas de femme ?… Est-ce que nous savons qui est venu hier chez Hubert ?… Et pourquoi veux-tu que cette empreinte soit justement celle du soulier d’Odette ?

– Pour trois raisons, répliqua Rouletabille en s’essuyant le front… d’abord parce que je la trouve à côté de l’écharpe, ensuite parce qu’elle correspond à la pointure d’Odette… enfin parce qu’elle vient de là ! »

Et le reporter désignait du doigt une petite porte dans un mur assez bas qui séparait la propriété d’Hubert du vieux château.

« Par la porte mitoyenne ! ricana Jean… Je la croyais condamnée depuis longtemps, la porte mitoyenne !…

– Eh bien, vois !… » fit Rouletabille.

Et il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle s’ouvrît !…

« Oh ! gémit Jean, j’étouffe !… »

Et, se retournant, il fit quelques pas menaçants vers la maison d’Hubert, mais Rouletabille l’arrêta… Il lui montra Tavan qui, d’un œil sournois, observait à quelques pas de là tout ce qui se passait :

« Je t’en supplie contiens-toi !…

– Cet Hubert ! grinça Jean, frémissant, je le tuerai !… »

Rouletabille haussa les épaules et, d’un signe, appela Alari près de lui. Il n’eut qu’à lui montrer la porte pour que le vieux domestique comprît.

« Je puis affirmer à monsieur qu’hier soir encore elle était fermée à clef et que les verrous en étaient poussés… Et ça n’est pas la rouille qui leur manque !… On ne les a pas tirés depuis des années… c’est bien simple… depuis la mort du père de M. Hubert…

– Et la clef de cette porte, où était-elle ?…

– Ah çà, monsieur, je ne sais pas ; il faudrait le demander à monsieur ou à mademoiselle…

– C’est bien, Alari… Tu vas rentrer au château et je te connais assez pour être sûr que tu ne diras pas un mot de tout ceci !…

– Certes ! monsieur… mais c’est lou père Tavan !…

– Lou père Tavan… J’en fais mon affaire. »

Il poussa le vieil Alari dans le parc et y passa lui-même suivi de Jean… De ce côté, il trouva la clef sur la serrure… Il constatait en même temps qu’il avait fallu se livrer à de gros efforts pour faire jouer les verrous… Jean, anéanti par cette idée qu’Odette était venue la nuit précédente, de son plein gré, chez Hubert, le regardait faire, d’un air stupide, hébété…

Soudain des cris sinistres retentirent parmi lesquels on reconnaissait la voix d’Alari.

Rouletabille et Jean se précipitèrent en tournant le coin d’une épaisse futaie, découvrirent tout un groupe autour d’Alari que l’on apercevait à genoux. Ces gens qui apportaient leurs fournitures quotidiennes au Viei-Castou-Noù, faisaient entendre des lamentations, des « Boun Dieu ! » et des « péchère » qui annonçaient un gros malheur.

De fait, les jeunes gens, ayant écarté cette petite troupe affolée, se trouvèrent devant un cadavre à la figure couverte de sang. Jean poussa un grand cri :

« M. de Lavardens assassiné ! »

Alari pleurait. Le père Tavan, qui était accouru, lui aussi, déclarait que « le pôvre » était déjà froid !…

Rouletabille l’écarta en défendant de toucher au corps. Lui seul en avait le droit. Il constatait rapidement une horrible blessure à la tempe qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant. En même temps, il relevait sur la victime des traces d’une lutte qui avait dû être acharnée… Les vêtements étaient en désordre, le col de la chemise était arraché, et dans sa main crispée M. de Lavardens tenait un morceau d’étoffe couleur tango… Aussitôt qu’il eut aperçu ce morceau d’étoffe Alari s’écria :

« Mais c’est la cravate de M. Hubert !… »

Et d’autres autour de lui répétèrent :

« Mais oui ! mais oui ! c’est la cravate de M. Hubert !…

– Vous en êtes sûrs ? questionna Jean d’une voix rauque.

– Ah ! si j’en suis sûr ! répéta Alari en se relevant… Et le père Tavan lui aussi en est sûr !… Pourquoi ne dis-tu rien, Tavan ?

– Parce que ça commence à être des choses qui ne me regardent pas !

– Qu’est-ce donc qui te regarde ? lui demanda brusquement Rouletabille…

– « Mon jardin » ! répliqua l’autre, sûrement ce matin j’aurais mieux fait de rester dans « moun jardin » !

– Ça n’aurait pas empêché ton maître d’être un assassin ! » s’écria Jean.

Tout le monde se ruait déjà derrière Jean dans la propriété d’Hubert ; on entendait par-dessus tous le vieil Alari qui répétait :

« Je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit ! Tai qu’un bregand dans la fourest ! »

Quant à Rouletabille, il n’avait point suivi cette troupe. Bien au contraire, après avoir examiné rapidement toutes choses autour du cadavre, il se prit à courir du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Castou-Noù.

Dans le vestibule, il retrouvait Estève, la femme de chambre, qui montait des cuisines, portant le déjeuner de sa maîtresse sur un plateau ; car tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré un quart d’heure.

Estève, en revoyant le reporter, ne put dissimuler un mouvement d’inquiétude :

« Quoi de nouveau encore, monsieur, que vous voilà, le visage tout à l’envers ?

– Monte ! je te suis ! »

Elle haussa les épaules, agacée, et gravit l’escalier.

« Tu vas dire à ta maîtresse qu’il faut que je lui parle, tout de suite !… »

Elle voulut répondre quelque chose, mais Rouletabille la regarda d’un air qui lui ferma la bouche. Alors elle frappa à la porte de la chambre et entra. Elle en ressortit presque aussitôt toute pâle, mais essayant de dominer une émotion trop visible, et faisant des efforts pour affermir sa voix :

« Mademoiselle vous verra bientôt ! Mademoiselle ne peut pas vous recevoir tout de suite ! »

Rouletabille la bousculait, ouvrait la porte d’autorité et se trouvait dans la chambre d’Odette.

La chambre était vide… Le lit n’avait pas été défait…

Le reporter se retourna d’un bond vers Estève, qui voulut fuir ; mais il l’avait saisie au poignet et, refermant la porte, il lui dit :

« À nous deux maintenant ! »

VII – ESTÈVE

« Qu’est-ce que j’ai fait ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… s’écria l’Arlésienne au comble de l’épouvante…

– Je te jure que tu vas me le dire !… lui jeta Rouletabille dans la figure… D’abord, tu savais que ta maîtresse n’était pas dans sa chambre ! Ne mens pas ! tu nous as trompés !

– Je te jure, moun Dieu, que je croyais mademoiselle dans sa chambre ! Ô segnour ! bias-me la pas ! (Ô seigneur, donnez-moi la paix), je jure moun Dieu ! je jure moun Dieu ! »

Elle levait vers lui de grands yeux qui l’imploraient.

Rouletabille y plongea les siens, puis la lâcha, apparemment radouci. Il essayait de se calmer lui-même, et pour la calmer, elle, il lui parla le langage de son terroir…

« Tout à l’ouro… de quei que t’avié troubalado ![2]

– Le sais-je ? fit-elle… vos yeux me faisaient peur !

– Tu mens, Estève, tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire, mais apprends que l’on a enlevé ta maîtresse, cette nuit, que l’on est allé chercher le juge et que tu vas être arrêtée comme complice !

– Enlevée ! Enlevée ! s’écria la pauvre fille et elle s’écroula avec des larmes au pied du lit de Mlle de Lavardens ! Ah ! soupira-t-elle, perquêté sies envoulado ? (pourquoi t’es-tu envolée ?)

– Estève, je te crois une honnête fille, reprit Rouletabille, mais tu peux avoir commis quelque imprudence qui te sera pardonnée si tu parles avec sincérité… N’es-tu pas entrée hier en conversation avec des personnes qu’on n’a point l’habitude de voir au Viei-Castou-Noù ou dans les environs ?

– Non, monsieur !… Non, monsieur !… Avec personne !… Ah ! attendez ! attendez !… Hier matin, la grille était ouverte, je faisais la chambre de mademoiselle et j’ai aperçu devant la grille un homme de mauvaise mine… Justement mademoiselle passait et j’ai vu que ce vaurien était assez osé pour appeler mademoiselle.

– Et mademoiselle, qu’est-ce qu’elle a fait ?…

– Elle est allée à lui et lui a parlé pendant quelque temps, bien gentiment, ma foi !… Mademoiselle est trop bonne avec les gens de la route… surtout quand ils sont faits comme celui-là qui avait l’air d’un vrai brigand et qui regardait mademoiselle avec ses yeux du diable…

– Quand mademoiselle est rentrée, elle ne t’a rien dit ?

– Non !… mais moi, je l’ai questionnée. J’étais curieuse de savoir ce que voulait cet homme. Elle m’a répondu : « C’est un tondeur de chiens ! Il m’a demandé si je n’avais pas un chien à tondre !… » C’est tout ce que mademoiselle m’a dit… Alors moi, je suis retournée à la fenêtre, mais l’homme était parti… N’importe, sa figure ne me revenait pas ! C’est sûrement lui qui a fait le coup !… Ah ! pauvre mademoiselle, se reprit à gémir Estève, elle si confiante… si bonne avec tout le monde !… »

À ce moment, Jean arrivait en trombe… On l’entendait bondir dans l’escalier et crier :

« Odette ! Odette ! »

Rouletabille enferma d’un tour de clef Estève dans un petit cabinet voisin en lui jetant :

« Tu es ma prisonnière ! Nous sommes loin d’en avoir fini tous les deux ! »

Puis il ouvrit la porte de la chambre à son ami à qui il n’eut qu’à montrer le lit non défait pour lui apprendre le nouveau malheur qui le frappait et qu’il redoutait par-dessus tout !…

Jean poussa un rugissement :

« Ah ! le misérable !

– De qui parles-tu ? lui demanda froidement Rouletabille.

– Tu me demandes de qui je parle ? s’écria Jean, mais de l’assassin de M. de Lavardens et du ravisseur d’Odette… Ah ! Rouletabille, Rouletabille !… Tu sais qu’on a enlevé Odette et tu n’es pas déjà sur ses traces !…

– Qui te dit que je ne suis pas sur ses traces ! releva le reporter avec impatience… qui te dit que je ne cours pas après elle plus vite dans cette chambre que dans une auto qui brûlerait la route ! Malheureux ! ajouta-t-il en se rapprochant de lui, tu cours après Hubert !… Autant de pas qui t’éloignent d’Odette !…

– Tu défends Hubert ! râla Jean… Eh bien ! tiens ! lis !… voilà ce que j’ai trouvé chez Hubert, dans une pièce ravagée par le drame qui s’est déroulé cette nuit !… Lis ! mais lis donc !… »

Rouletabille lisait une lettre brutalement froissée :

« Mademoiselle, l’accueil que j’ai reçu chez vous, au mépris de la parole donnée, l’attitude de votre père et la vôtre, hélas ! à mon égard, tout cela m’indigne ! Il faut que je vous voie, je vous attendrai ce soir même à dix heures dans le jardin, près de la porte mitoyenne. Si vous ne venez pas, je ne réponds plus de moi-même ! Votre désespéré Hubert de Lauriac. »

« Comprends-tu maintenant ? haletait Jean… Je te jure qu’il n’y a pas besoin de se mettre à quatre pattes pour comprendre. Odette reçoit une lettre, elle veut éviter un malheur. Elle se rend dans le jardin… Le misérable l’entraîne chez lui. La pauvre petite crie. Son père l’entend, décroche un fouet à chien que voici – et Jean mettait sous le nez du reporter le fouet à chien de M. de Lavardens qu’il venait également de ramasser chez Hubert – et il se précipite chez ce misérable !… Scène terrible… il veut ramener sa fille !… La scène se poursuit jusque dans le jardin, jusque dans le parc et il ne recule pas devant le crime pour pouvoir emporter Odette !… Et maintenant où est-elle, mon Dieu !… où courir pour la sauver ?… »

Rouletabille s’était mordu les lèvres jusqu’au sang pour ne point interrompre Jean. Il savait que son ami, doux à l’ordinaire comme une petite fille, mais impulsif comme un artiste et entêté comme un poète, n’écoutait dans le premier moment de ses « emballements » que le mouvement de son cœur… Il fallait qu’il eût jeté son premier feu pour que le froid langage de la raison pût ensuite faire quelque impression sur lui… Rouletabille lui prit amicalement ses deux mains qui brûlaient et lui dit :

« Mon cher Jean, je t’en supplie, ne perdons pas notre temps avec des divagations de ce genre… Comprends que ce n’est pas Odette qui est allée la première chez Hubert… c’est M. de Lavardens !… Et la lettre que je viens de lire me le prouve et vient corroborer tout ce que, dès maintenant, je puis imaginer du drame !…

– Mais tu oublies que ce n’est pas à M. de Lavardens qu’est adressée cette lettre, mais à Odette !…

– Tu vas me forcer à te dire que je connais Odette mieux que toi ! répliqua Rouletabille avec un triste sourire… Je suis sûr, tu entends, je suis sûr qu’aussitôt qu’elle a reçu cette lettre, Odette est allée la porter à son père !… Comprends-tu maintenant pourquoi M. de Lavardens est allé le premier chez Hubert… et pourquoi Odette, effrayée de ne pas le voir revenir, est allée le rejoindre ?…

– Qu’est-ce que tu veux que tout cela me fasse ? repartit Jean égaré… Il n’en reste pas moins que c’est Hubert qui a fait le coup !… Ah ! je le rejoindrai et je lui crèverai la peau, je te le jure ! »

Rouletabille voulut le retenir :

« Jean, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !

– Rouletabille, tu n’es plus mon ami !… »

Et il s’arracha des mains du reporter pour courir comme un insensé au-devant des magistrats qui arrivaient…

VIII – OÙ L’ON VOIT RÉAPPARAÎTRE LE SIGNAL FATAL

Alors le reporter alla retrouver Estève, la ramena dans la chambre d’Odette et lui dit :

« Mlle de Lavardens a reçu hier une lettre de M. Hubert, c’est toi qui la lui as apportée !

– Je jure que je n’ai pas donné de lettre à Mlle Odette !

– Je ne te dis point que tu lui aies donné la lettre, je dis que c’est toi qui l’as apportée !…

– Je n’ai rien apporté du tout ! Je n’ai rien apporté du tout ! » et elle se tordait les mains dans un désespoir non simulé mais qui lui venait peut-être du remords de son mensonge. Rouletabille ne s’y trompa point. Il résolut de frapper un grand coup : il lui montra par la fenêtre les magistrats qui commençaient leur enquête :

« Vois, lui dit-il… Voici les juges qui viennent pour arrêter M. Hubert, car c’est lui qui est accusé d’avoir enlevé Mlle Odette et d’avoir assassiné M. de Lavardens !… »

Estève se dressa, galvanisée : « M. de Lavardens assassiné !… » et elle chancela… Rouletabille la retint, car elle serait tombée.

« Oui ! assassiné ! et malheur à ceux ou à celles qui ne disent pas toute la vérité !

– Eh bien, je vais vous la dire !… je vais vous la dire !… râla la malheureuse… j’ai eu tort de recevoir de l’argent de M. Hubert… si j’avais su ! Ah ! mon Dieu ! si j’avais su !…

– Pourquoi te donnait-il de l’argent ?

– Pour lui dire ce que faisait Mlle Odette… si elle recevait des lettres de M. Jean… et même de vous, Monsieur Rouletabille !… enfin tout !… J’ai eu tort ! Moun Dieu ! si j’avais su !… À la fin, il a bien fallu que je lui obéisse… Hier, je passais dans le sentier, quand il a sauté de son mur et qu’il m’a remis une lettre pour Mlle Odette… Moi, je ne voulais pas !… mais il a dit : « Tu n’as qu’à déposer cette lettre dans sa chambre… Elle ne pourra pas savoir qui l’a apportée là… » Et il m’a donné encore de l’argent… Enfin, j’ai fait ce qu’il a voulu… et j’ai mis la lettre là, sur ce chiffonnier !… »

La malheureuse s’arrêta un instant, étouffée par les sanglots.

« Allons ! allons !… pressa Rouletabille… que s’est-il passé après ?…

– Après, je me demandais ce qui allait arriver quand mademoiselle aurait vu cette lettre… Moun Dieu ! Elle l’a vue le soir en rentrant dans sa chambrette… Moi, je la guettais en haut de l’escalier… Elle est allée trouver tout de suite monsieur dans sa chambre… (Parbleu ! grommela Rouletabille) Et moi, je m’attendais à être appelée… J’étais morte de peur… Mais mademoiselle est rentrée quelques instants plus tard dans sa chambre… et je n’ai plus rien entendu !… Alors je suis montée me coucher… mais je n’ai pas dormi de la nuit…

– Quelle heure était-il ?

– Il pouvait être neuf heures et demie…

– Puisque tu ne dormais pas, n’as-tu rien entendu cette nuit ?

– Si ! avoua Estève en frissonnant, j’ai entendu un cri et j’ai cru reconnaître la voix de mademoiselle !

– Et alors ?…

– Et alors j’ai enfoncé ma tête dans mon oreiller !… Plus tard je me suis dit que j’avais rêvé… Je ne pouvais pas penser que mademoiselle quitterait sa chambre bien sûr !… Tout de même, tout de même si j’étais si troublée ce matin, c’est qu’il se faisait tard et que mademoiselle ne me sonnait pas pour son déjeuner… Alors je suis descendue la chercher, car j’étais au fond pleine de craintes… à cause du cri de la nuit !… Ah ! quand j’ai vu l’écharpe, mon sang s’est glacé dans mes veines et je suis descendue aux cuisines !… Mais j’avais les jambes cassées !… Je n’avais plus de force pour remonter… Enfin je me suis raisonnée et je vous ai revu, et je me suis dit qu’on allait tout savoir ! Ah ! quand j’ai vu la chambre vide !… Comment ai-je eu le courage de ressortir et de vous mentir !… Mais il le fallait bien, n’est-ce pas ?… Je voulais avertir en secret M. de Lavardens !…

– M. de Lavardens est mort assassiné à cause de cette lettre, prononça Rouletabille de sa voix la plus lugubre… Sans compter qu’à cette heure Mlle Odette est peut-être morte, elle aussi !

 

– Moun Dieu, tu me fai mouri[3] !

– La plus grande coupable de ces deux crimes, c’est toi ! Souviens-toi, Estève, que di grand crime lou sang seco pa (des grands crimes le sang ne sèche pas !) »

Estève le considéra avec des yeux hagards et lui demanda, dans un souffle :

« On va me mettre en prison ?

– Non ! fit Rouletabille, si tu continues à me dire toujours la vérité quand je t’interrogerai… car tu n’as pas fini de dire la vérité !…

– Mais, à messieurs les juges, hoqueta la malheureuse… à messieurs les juges, qu’est-ce que je dirai ?…

– Ah ! à messieurs les juges, tu ne leur diras rien du tout ! car tu penses bien qu’ils te mettraient tout de suite en prison, tu peux en être sûre !… Mais à moi, Estève, à moi qui ne te ferai pas mettre en prison… si tu me dis la vérité… tu vas me dire… tu vas me dire… »

Et il s’était penché sur elle, la brûlant de son regard :

« Tu vas me dire d’où vient ce bijou-là !… »

En même temps, il lui faisait danser devant les yeux un singulier joyau que sa main était allée chercher dans le tiroir entrouvert d’un chiffonnier où on l’avait jeté là, parmi les rubans et les sachets… Son attention toujours en éveil, même quand il paraissait entièrement pris par un interrogatoire aussi serré que celui qu’il faisait subir à cette femme de chambre, avait été attirée par le romantisme bizarre d’une ferronnière orientale qui représentait le signal fatal des Romané, le croissant et la croix en forme de poignard qu’il avait vus un certain soir à certain anneau d’esclavage…

« Oui, d’où vient-il ? » répéta-t-il en agitant le collier qui, trouvé dans la chambre d’Odette, venait corroborer tous ses soupçons et confirmait si bien son enquête qu’il pouvait maintenant sûrement se dire : « Callista a passé par là !… »

« C’est un cadeau que l’on a fait à Mlle Odette ! répondit Estève…

– Et qui a fait ce cadeau à Mlle Odette ?

– Monsieur Hubert !… »

Rouletabille sursauta. Il n’avait pu cacher l’effarement où le jetait cette réponse.

À cette même date, nous trouvons les lignes suivantes sur son carnet : « Estève ne m’a pas menti !… Elle ne peut plus me mentir… Mais sa réponse touchant Hubert jette tout mon échafaudage par terre… Je n’y comprends plus rien… à moins que… à moins que… Mais alors, où allons-nous ? Attention à la Pieuvre !… »

IX – HUBERT DE LAURIAC

Un heureux hasard avait voulu que les magistrats qui se rendaient pour une enquête aux Saintes-Maries, passassent à proximité du Viei-Castou-Noù, dans le moment que le crime venait d’être découvert. Ils en furent les premiers instruits et rebroussèrent immédiatement chemin.

Quand Rouletabille redescendit dans le parc, il se trouva en face de gens dont la religion était déjà faite. Comme on dit dans le pays : les vêpres étaient chantées. Le jeune Santierne avait renforcé la conviction de chacun en annonçant le rapt d’Odette. Le juge qui avait dirigé la rapide enquête et fait les premières constatations avait en main l’écharpe de Mlle de Lavardens.

« Ainsi donc, disait-il, ni M. de Lauriac (Hubert), ni Mlle Odette n’ont couché cette nuit dans leur chambre… Cette écharpe dans le jardin même de M. de Lauriac atteste que Mlle Odette et lui se sont rencontrés… Tout prouve que M. de Lauriac s’est rendu coupable du rapt de Mlle Odette comme tout prouve qu’il est l’assassin de M. de Lavardens. Nous n’avons plus qu’à nous mettre en mesure d’arrêter M. de Lauriac : qu’en pensez-vous, Monsieur Rouletabille ? termina le juge, heureux d’émettre une conclusion aussi claire, basée sur des arguments aussi solides, devant le célèbre reporter que tout le monde connaissait à Arles et aux Saintes-Maries.

– M. Rouletabille pense, répliqua le reporter, que vous arrêterez peut-être M. Hubert de Lauriac, mais que vous n’arrêterez jamais l’assassin !…

– Comment ! nous n’arrêterons jamais l’assassin ?…

– Non, vous ne l’arrêterez point, parce que vous ne le découvrirez point !

– D’après vous, ce n’est donc pas M. Hubert ?

– Vous dites que tout le prouve !… moi, je dis que rien ne le prouve ! Le morceau de cravate dans les mains crispées de la victime ne prouve pas plus que M. de Lauriac soit l’assassin que cette écharpe trouvée dans son jardin ne prouve qu’il a enlevé Mlle de Lavardens…

– Rouletabille est fou ! s’écria Jean… mais enfin qu’as-tu à défendre ce misérable que tout le monde accuse !…

– C’est justement parce que tous semble l’accuser… »

Mais Jean exaspéré :

« Tu ne veux jamais être de l’avis de personne ! Cela t’a réussi quelquefois, mais aujourd’hui l’orgueil te perd et tu te fais le défenseur d’un assassin !

– Et toi, Jean, l’amour et la jalousie t’aveuglent…

– Mais enfin, expliquez-vous ! éclata le juge… M. de Santierne a raison… expliquez-vous !… expliquez-vous !…

– Des explications, répondit le reporter… il faut en demander à l’homme que voilà !… À moi, mes amis !… à moi !…

Et il se mit à bondir du côté de la porte mitoyenne. Derrière lui, tous coururent et pénétrèrent dans le jardin d’Hubert… Ils arrivèrent pour voir Rouletabille rejoindre brutalement Lauriac dans le moment que celui-ci, fait comme un voleur, les vêtements en désordre, sans col et sans cravate, pénétrait subrepticement chez lui en sautant le mur à cet endroit que Rouletabille, quelques instants auparavant, avait sauté lui-même pour suivre la piste qui aboutissait au petit chemin creux derrière le bastidon.

Jean qui arrivait le premier derrière Rouletabille put entendre celui-ci dire d’une voix sourde à Hubert :

« On vient d’assassiner M. de Lavardens ! Vous n’avez qu’une façon de vous sauver de là, c’est de dire toute la vérité ! »

En même temps, le reporter fut le premier à lui mettre la main au collet. Jean se précipita ensuite et, malgré Rouletabille, prenait Hubert à la gorge. Les gendarmes accourus eurent peine à le séparer de sa proie.

Il lui crachait dans la figure :

« Misérable ! où est Odette ?… Qu’as-tu fait d’Odette ?… Où l’as-tu cachée ?… »

Mais les magistrats faisaient écarter tout le monde et se disposaient à procéder à un premier interrogatoire… Rouletabille essayait encore de calmer Jean qui, après ce premier contact avec son ennemi, pleurait amèrement dans une détente passagère.

« Pourquoi, disait-il au reporter, le fais-tu arrêter ? Pourquoi l’arrêtes-tu toi-même si tu le crois innocent ?…

– Pour qu’il se justifie ! » répondit Rouletabille.

Le juge était déjà aux prises avec Hubert.

« Pour que vous soyez revenu ici, monsieur, dans cet état, alors que vous étiez en droit de redouter que le cadavre de M. de Lavardens ne fût déjà découvert, il faut que vous ayez été poussé par de bien puissantes raisons… Je ne vous les demande pas… Nous les connaissons déjà… Ce sont les preuves de votre crime que, dans un premier égarement, vous aviez laissées derrière vous et que vous reveniez chercher ; ce fouet qui appartient à M. de Lavardens et cette lettre adressée à Mlle Odette !… Nous avons aussi l’écharpe de Mlle Odette… Tout cela a été trouvé chez vous, monsieur, avec d’autres preuves de votre crime… Avouez !… la passion vous avait rendu fou, n’est-ce pas ?… »

Le prisonnier, qui montrait alors une tête effrayante de bête réduite aux abois, balbutia ces quelques mots :

« On a enlevé Odette ?…

– Vous n’en savez rien ?… releva le juge en haussant les épaules… Vous ne saviez peut-être pas non plus que M. de Lavardens avait été assassiné ?…

– C’est monsieur qui me l’a appris !… râla Hubert en désignant d’un mouvement de tête Rouletabille qui le dévorait du regard…

– Enfin, vous niez tout !…

– Ah ! oui alors, je nie tout ! s’écria-t-il, littéralement écumant…

– Qu’on le confronte avec le cadavre de sa victime ! commanda le juge…

– Monsieur le juge ! monsieur le juge ! s’écria Jean… je vous en supplie… occupez-vous d’abord d’Odette !… Où le misérable l’a-t-il conduite ?… Voilà ce qui presse !… »

L’homme tourna vers Jean un regard fulgurant de haine :

« Je ne sais pas où elle est ! déclara-t-il d’une voix rauque, mais où qu’elle soit je suis heureux qu’elle ne soit pas près de toi !… et si je dois être condamné pour un crime que je n’ai pas commis, puisse-t-on ne la retrouver jamais !… »

Une telle invective était bien dans le caractère d’Hubert, tel que Jean l’avait défini dans toute sa rudesse sauvage en deux phrases qui en faisaient moralement et physiquement le type même du guardian, ne prenant plaisir qu’à son cheval, armé de son trident, galopant derrière les troupeaux, ou, quand venaient les jours de fête, héros de la ferrade… Les Lauriac, gentilshommes ruinés, étaient venus se réfugier depuis longtemps en Camargue où ils avaient vécu de l’élevage des chevaux et des taureaux, qui fournissaient chaque dimanche, jusqu’aux confins du Languedoc, les courses provençales. Le père d’Hubert avait fini par amasser un petit bien et s’était retiré non loin d’Arles, à Lavardens, dans lou Cabanou, comme disait le vieil Alari, laissant à son fils la direction du « mas » qui dressait tout là-bas à l’extrémité des terres et des marécages, ses murs blancs que l’on apercevait de très loin comme une image irréelle, comme un trompeur mirage dans la transparence de l’air.

Les Lauriac et les Lavardens avaient alors voisiné : le châtelain était grand chasseur et grand pêcheur et il avait pris tout de suite en amitié le jeune Hubert, qui venait toujours le chercher quand se présentait une bonne occasion…

La petite Odette, élevée assez librement (Mme de Lavardens étant morte quand son enfant était encore en bas âge) avait, elle aussi, subi l’influence rustique de ce grand garçon qui lui avait donné ses premières leçons de cheval ; le dimanche, dans la saison des courses, elle applaudissait avec frénésie quand Hubert, ses poings terribles aux cornes du taureau, retournait la bête, et, d’un effort surhumain, lui faisait mordre la poussière…

Or, Hubert s’était mis tout de suite à adorer cette petite. Il n’y avait rien de semblable à Odette en Camargue… 0 ! n’ero qu’un enfant, e n’ero que mai bella ! (ce n’était qu’une enfant, mais elle n’en était que plus belle). Elle paraissait d’une fragilité extrême et il n’y en avait pas de plus intrépide. Cette contradiction se répétait partout chez elle et dans ses façons d’être. Tantôt elle avait la hauteur et la fierté d’une petite reine, tantôt elle était familière et ne semblait se plaire qu’avec les petites paysannes dont elle dirigeait les jeux… Elle était blonde comme le froment avec des yeux couleur de mer que l’on ne connaissait qu’à elle dans le pays, sans compter que ses paupières, quand elle souriait ou « clignait », s’étiraient singulièrement et lui donnaient tout à coup un air de poupée d’Orient… Mai l’enfant venié filho, e chasque an, chasque jour, la fasié pu grando e pu gento… (Mais l’enfant devenait jeune fille, et chaque an, chaque journée la faisait plus grande et plus gentille.) Hubert n’y tint plus et, comme son père venait de mourir, il demanda carrément à M. de Lavardens la main de sa fille…

M. de Lavardens était si loin de s’attendre à une pareille proposition qu’il ne sut d’abord que répondre. Il se prit à rire en parlant du jeune âge d’Odette (elle venait d’avoir quatorze ans).

« Oh ! fit l’autre, vous me diriez de l’attendre dix ans que je l’attendrais dix ans et même davantage. Le tout est que je sache qu’elle est à moi !

– Voilà qui est brutal, mon garçon ! Mais je serai aussi brutal que toi… Je ne pense pas que tu conviennes à Odette et je ne crois pas qu’Odette pense jamais à toi !

– Consultez-la ! » répliqua Hubert.

M. de Lavardens le quitta en haussant les épaules et en grommelant :

« Il serait tout au plus bon pour être son domestique ! »

Mais il déchanta quand il eut parlé de cette étrange histoire à Odette. Celle-ci lui répondit sans s’émouvoir :

« Il faut bien se marier un jour, et Hubert est le plus brave de la Camargue ; il n’y a pas un guardian pour lui tenir tête dans les ferrades ni un taureau pour lui résister. »

Quand il revit Hubert, M. de Lavardens lui dit :

« Tu n’as rien fait pour mériter Odette… et tu es pauvre !…

– Faut-il devenir riche ? répliqua Hubert.

– Tu ne feras point fortune en Camargue, dit M. de Lavardens… Après ce qui vient d’être dit entre nous, il vaudrait mieux que tu ailles la tenter ailleurs !…

– Et si je reviens riche, vous me donnerez Odette ?

– Si tu reviens riche et qu’Odette y consente, tu seras le mari d’Odette…

– C’est bon !… je n’en demande pas davantage… Vous me permettez de dire adieu à Odette ?

– Oui mon garçon ! »

Le jour de son départ, il les laissa même seuls un instant. Odette pleurait. L’autre lui demanda sa parole. « Papa m’a fait jurer sur les Saintes de ne pas vous la donner, Hubert ; mais voyez mes larmes… Il faut attendre le retour. »

Hubert partit le cœur en liesse, décidé à faire fortune le plus rapidement possible et par tous les moyens. Or Odette n’aimait pas, ne pouvait pas aimer Hubert. Tout le côté délicat qui était en elle, son étrange petite âme qu’Hubert n’avait même pas soupçonnée, commencèrent d’apparaître avec la jeune fille, c’est-à-dire après le départ d’Hubert ; et ce fut dans ce moment-là que Jean de Santierne parut dans les Camargues.

Appartenant à une vieille famille provençale, il venait d’hériter de vastes espaces sur les bords du petit Rhône et aux environs des Saintes-Maries, où dès lors il revint souvent, attiré par le charme d’Odette. Rouletabille était dans sa confidence et lui aussi devint assez souvent le commensal de M. de Lavardens. Celui-ci voyait avec plaisir le tendre sentiment qui commençait à naître entre Jean et sa fille.

Artiste et poète, Jean eut tôt fait de révéler Odette à elle-même. Celle-ci en fut transportée. Hubert ne lui avait fait connaître que des gestes, Jean lui apporta le souffle qui transforme un être et lui fait découvrir un monde par-delà les choses visibles. Et puis, il lui parlait comme à une nouvelle Mireille en la regardant si tendrement : « Le gai soleil l’avait éclose, son visage à fleur de joues avait deux fossettes et son regard était une rosée qui dissipait toute douleur – et folâtre et sémillante – et sauvage quelque peu – ah ! dans un verre d’eau, en voyant cette grâce, toute à la fois vous l’eussiez bue ! »…

Toute la douleur fut pour Hubert quand il revint, riche. Ce fut un coup de foudre pour le père de Lavardens qui, connaissant le caractère du garçon, pouvait s’attendre au pire. Quant à Odette, elle n’en fut nullement émue. Elle l’avait à peu près oublié depuis quatre ans, et puis elle adorait Jean, à qui elle venait d’être fiancée. M. de Lavardens supplia les jeunes gens de garder momentanément le secret sur ces fiançailles… mais tout le pays déjà avait renseigné Hubert. Lui aussi eut recours à la dissimulation ; il fit des visites correctes, reprit sans arrière-pensée apparente la vie d’autrefois, invita même à son mas les jeunes gens et Rouletabille.

Ce ne fut que lorsque Santierne et le reporter furent retournés à Paris qu’il commença son attaque. Elle fut brutale comme toujours. La fortune ne semblait pas l’avoir changé. Autant il s’était montré sournois pendant le séjour de Jean, autant il se découvrit après son départ. Hubert s’était renseigné sur Jean. Il en parla à Odette avec mépris comme d’un garçon de mœurs faciles qui vivait à Paris avec une danseuse nommée Callista. Odette le quitta, affolée. Elle dit à son père que la vue d’Hubert lui était devenue insupportable et elle le supplia de la laisser partir avec sa vieille servante chez une de ses tantes, dans l’Aveyron. M. de Lavardens accueillit avec joie cette proposition et Odette prenait le train le soir même. Elle revenait le surlendemain, au grand étonnement de son père, s’accusant d’avoir agi comme une sotte. Elle avait réfléchi, expliquait-elle. Elle ne voulait pas qu’Hubert pût croire qu’elle avait peur de lui… Le soir même, après une conversation que M. de Lavardens eut avec la vieille servante qui avait accompagné Odette, la domestique était congédiée et retournait aux Baux, dans son pays. C’était si inattendu que personne au Viei-Castou-Noù ne s’expliqua ce départ et qu’un troublant mystère commença de planer sur ce singulier voyage.

Quelques jours plus tard, Hubert se livrait à des extravagances. Il s’était mis à boire et au milieu d’une troupe de guardians qu’il régalait à l’auberge des Saintes, il avait déclaré qu’Odette de Lavardens serait sa femme ou qu’avant peu, on verrait du nouveau en Camargue !… Ces propos étaient venus à l’oreille d’Odette, d’où ses lettres, ses dépêches affolées à Jean… Décidé à tout brusquer, l’avant-veille du crime, Hubert se rendait chez M. de Lavardens, mais ici nous rentrons en plein dans le drame et nous laisserons la parole à l’inculpé…

Disons tout de suite que la confrontation d’Hubert avec le cadavre de M. de Lavardens n’avait en aucune façon modifié la façon d’être du jeune homme… Il avait regardé d’un œil sec et même hostile ce corps ensanglanté, avait reconnu sans difficulté sa cravate dans le morceau d’étoffe tango, mais avait déclaré qu’il était innocent…

« Je vais vous dire, fit-il, ce qui s’est passé à ma connaissance ; quand j’aurai fini, vous en saurez aussi long que moi, mais pas ici ! Je pourrais rester mille ans devant ce cadavre que je ne vous dirais pas que c’est moi qui ai fait le coup ! Je vous répète que je suis innocent ! que cela soit entendu une fois pour toutes !… »

Quelques instants plus tard, il faisait le récit suivant au juge dans une pièce du château où on l’avait transféré :

« Avant-hier, je suis venu au Viei-Castou-Noù ; j’y ai trouvé M. de Lavardens et Mlle Odette. Mlle Odette voulait se retirer. Je l’ai priée de rester, parce que j’apportais quelque chose pour elle… et je lui demandai de bien vouloir accepter un souvenir de mes voyages… C’était un bijou assez rare, un collier qui supportait un motif oriental que M. de Lavardens et sa fille admirèrent. Mais je n’étais pas venu pour cette bagatelle…

« Il y a quatre ans, dis-je à M. de Lavardens, lorsque je vous ai demandé la main de Mlle Odette, vous m’avez dit qu’elle était trop jeune et que j’étais trop pauvre, mais après l’avoir consultée, vous avez fini par me répondre que si, dans quatre ans, je devenais riche et que Mlle Odette voulût toujours de moi, elle serait ma femme !… Les quatre ans sont passés ; je suis revenu riche… Je suis prêt à faire la preuve de cette fortune, et j’aime Mlle Odette plus que jamais !

« En m’entendant parler avec cette franchise, Mlle de Lavardens n’attendit même point un signe de son père pour se lever et s’éclipser, mais elle avait entendu ce que je voulais qu’elle entendît, c’était le principal et je restai donc seul avec le père qui prenait des faux-fuyants : « Votre brusque mise en demeure nous surprend ! Vous comprenez qu’il faille le temps de la réflexion ! » et autres balançoires… Ce n’était pas la première que l’on me servait depuis mon retour ; je n’étais pas content non plus de la façon dont Mlle de Lavardens nous avait quittés, vu ce qui avait été entendu autrefois entre nous… Moi, je n’ai pas l’habitude de mâcher mes paroles… je vous avouerai que ma patience était à bout… Je dis au vieux, carrément : « Je me suis expatrié… j’ai fait fortune !… je réclame mon dû !… » Là-dessus, le père s’est levé la figure mauvaise et m’a déclaré : « Rien ne vous a été promis… je dois vous apprendre que ma fille est fiancée à M. de Santierne !… »

« J’ai reçu le coup dans l’estomac… C’était dur, bien que je m’y attendais depuis quelque temps ! J’ai salué et j’ai fichu le camp ! Je ne vous dirai pas les heures que j’ai passées depuis… qu’il vous suffise de savoir que je n’étais pas décidé à rester là-dessus… c’est alors que j’ai envoyé la lettre que vous savez à Mlle Odette… J’étais fou de penser qu’elle viendrait à mon rendez-vous !… Je l’ai attendue quelque temps et puis je suis rentré chez moi. Tout à coup j’entends du bruit dans le jardin… La porte est secouée… je l’ouvre et je me trouve en face d’une vrai bête sauvage !…

« M. de Lavardens, continua Hubert, avait ma lettre à la main. Il me la jeta à la figure et me dit, littéralement écumant :

« – Vous avez osé écrire cela à ma fille ! Pour qui prenez-vous Odette ? »

« Et il accompagna cette question des plus ignobles injures !… Le voyant dans cet état, je fis tout mon possible pour conserver mon sang-froid, et je lui répondis aussitôt :

« – J’ai eu tort, en effet, de lui demander un rendez-vous ! Mais il faut pardonner à un garçon que vous avez exaspéré, qui adore votre fille et à qui vous avez manqué de parole ! »

« Il me répliqua que j’aurais dû comprendre dès le premier jour qu’il ne me donnerait jamais Odette, que j’en étais indigne, que je n’étais qu’un palefrenier, etc. Bref, il alla si loin dans ce genre de compliments que je ne pus me contenir plus longtemps et que je portai la main sur lui pour le pousser hors de chez moi. Il était venu avec un fouet à chien dont il voulut me frapper ; aussitôt nous fûmes aux prises de la façon la plus sauvage. C’est dans ce moment qu’il a dû m’arracher ma cravate. Enfin, j’en eus raison et le rejetai dans le jardin avec d’autant plus de violence qu’il s’était accroché à moi avec plus de fureur…

« Puis je refermai ma porte… Je l’entendis qui s’éloignait en continuant ses injures ; quant à moi, j’étais accablé, anéanti, moins par la brutalité de cette scène que par la certitude que j’avais d’avoir perdu Odette pour toujours et je restai un long temps sans faire un mouvement. Quand je sortis de cette sorte de léthargie, qui dura peut-être des heures, je me précipitai hors de chez moi comme un fou et me mis à courir dans la campagne. Combien de chemin ai-je fait ? Où suis-je allé ? Par où suis-je passé ? Il me serait impossible de vous le dire ! Ce n’est qu’à l’aurore que je commençai à recouvrer ma raison, à me rendre compte de l’état lamentable dans lequel je me trouvais, si bien que je me cachai de tous ceux que je rencontrais pour n’avoir pas d’explication à leur fournir, et c’est ainsi que j’essayai de rentrer chez moi sans être vu pour me changer et réfléchir aux résolutions que j’avais à prendre. Mais alors vous m’avez arrêté et ainsi j’ai appris qu’on avait assassiné M. de Lavardens et enlevé Odette ! »

Ayant fait cette confession, il se tut, et ce jour-là, le juge ne put en tirer un mot de plus. En vain voulut-on le mettre en contradiction avec lui-même, lui faire entendre que, malgré l’habileté de son récit, les faits le démentaient de la façon la plus éclatante : par exemple, si, après cette orageuse explication, M. de Lavardens était rentré simplement au Vieux-Château-Neuf, il n’aurait point manqué de fermer la porte du parc derrière lui ; or la clef était encore sur la serrure, d’où cette conclusion que M. de Lavardens avait été frappé chez Hubert et s’était traîné hâtivement chez lui pour y chercher du secours… En chemin, il succombait à sa blessure pendant qu’Hubert emportait Mlle de Lavardens sans doute évanouie, en tout cas réduite à l’impuissance ! et peut-être frappée, elle aussi, ajouta le juge…

« Car, enfin, puisque vous ne voulez pas nous dire où elle se trouve, nous sommes bien forcés d’imaginer le pire !… Avez-vous emporté Mlle de Lavardens morte ou vivante ?… »

À cette dernière question que lui posa obstinément le juge, Hubert ne répondit qu’en haussant les épaules et en lui jetant un regard diabolique.

Le soir même, il fut conduit à la prison par des chemins détournés, car on voulait éviter le populaire qui était fort en émoi et très excité contre lui. Hubert avait laissé en Camargue beaucoup d’ennemis qui, depuis son retour, avaient fait courir sur lui et sur l’origine de sa nouvelle fortune les bruits les plus malveillants.

La vérité était que l’on ignorait tout de ce garçon depuis quatre ans ; lui-même parlait vaguement d’un commerce de cabotage en Extrême-Orient et détournait la conversation dès qu’on essayait de le mettre sur ce sujet. Il se bornait à dire que les premiers temps avaient été très durs et qu’il avait beaucoup souffert.

Quand il se vit enfermé dans un cachot et que c’était là l’aboutissement de tant d’efforts, il secoua sauvagement les épaules comme s’il eût voulu se débarrasser du poids de son infortune et, dans sa gorge rauque, il eut un grondement de bête traquée. Il ne toucha point à la nourriture qu’on lui apporta, mais, d’un trait il vida une cruche d’eau. Et puis, il s’assit sur son escabeau, les coudes aux genoux, la tête dans les mains.

Soudain, son attention fut éveillée par un bruit continu qui venait de dehors, une sourde rumeur glissant au pied des murs qui le retenaient prisonnier… Certains mots même, d’une consonance étrangère, frappèrent son oreille… Il se souleva, dressa la tête ; au-dessus de lui, tout là-haut, le carreau blafard d’une étroite fenêtre lui envoyait un reflet de la nuit blême. Il mit l’escabeau sur sa couchette et se hissa ainsi jusqu’à cette ouverture que barrait une croix de fer.

Le carreau n’était que poussé ; il l’ouvrit ; alors les voix du dehors se firent plus distinctes. Parmi le claquement de fouets et le remuement des sandales, des bouts de phrases arrivaient jusqu’à lui qui n’étaient certes point du provençal, mais du pur romané de Valachie… Ainsi la voix d’un enfant geignait haut, à plusieurs reprises : « Mec naxim tegalitsia ! » (Je n’ai pas mangé !), et sa raya (sa mère) l’envoyait au Beka, c’est-à-dire au diable. Puis passèrent des chants, une douce invocation à debla (au soleil) et puis des injures parmi lesquelles revenait une voix irritée : Ushela ! ushela ! (chienne ! chienne !). Et tous ces mots, Hubert les comprenait… En même temps, son regard allait se poser au loin sur la route, blanche de lune, tachetée des ombres de la caravane qui remontait vers le nord avec son peuple dépenaillé, ses roulottes grinçantes, ses chevaux étiques et jamais fatigués, qui ont usé leurs sabots à tous les chemins du vaste monde… Plus proches, de sombres silhouettes se tournaient une dernière fois vers les Saintes-Maries où elles étaient venues, poussées par un rêve peut-être réalisé… si proches étaient-elles qu’on voyait briller leurs regards noirs dans leurs yeux de jade… et il semblait à Hubert que tous ces visages ne lui étaient pas inconnus…

Un nom répété avec allégresse le rejeta dans le gouffre noir de sa prison :

« Sever-Turn ! »

Alors, sur le mur opaque qu’il avait dressé, de toute sa volonté obstinée, entre le passé et l’avenir, des traits coururent, des traits de soufre qui commencèrent de dessiner des images de malheur, de ruine et de dévastation, où se traînait une damnée ombre qui ressemblait à Hubert comme un frère… Dans le fond les tours croulantes d’une cité maudite, ravagée par des catastrophes séculaires : invasions, peste, choléra… Sever-Turn ! Sever-Turn !… Après la ruine de Babylone, le peuple gypsie (c’était son nom égyptien), le plus vieux du monde, accouru de la préhistorique Atlantide et retournant vers l’Occident d’où il était venu, avait trouvé un refuge à Sever-Turn, mais depuis le premier désastre qui avait passé sur la ville au temps de l’Hégire, et d’où les gypsies s’étaient enfuis épouvantés, ceux-ci n’avaient plus trouvé un toit pour les abriter sur la terre, et les autres pays appelaient ce peuple le peuple bohémien comme par dérision, car il n’avait jamais habité la Bohême.

Si les bohémiens, chassés de frontière en frontière ne savaient, vivants, où reposer leurs têtes, on pouvait se demander également où reposaient leurs morts, car jamais on ne vit tombe de bohémien, si bien que la légende raconte qu’ils détournent le lit des ruisseaux pour y enfouir les corps qu’ils veulent sauver de la profanation des roumis…

Au cours des siècles, les ancêtres avaient prétendu que tant de malheurs étaient le châtiment de leur lâcheté… Ils n’auraient pas dû abandonner la ville sacrée ; là seulement, là encore était le salut ! Certaines familles, du reste, étaient restées à l’ombre du temple, dans ce pays si désolé et si malsain qu’on ne songeait point à le leur disputer… D’autres, sur la foi des prédictions, y revinrent, et c’est ainsi que l’on vit se reconstituer au commencement du siècle ce patriarcat de Transbalkanie qui, ne se trouvant sur aucune grande route du monde et enfermé dans les montagnes abruptes, a conservé jusqu’à notre époque des lois et des coutumes dont l’antiquité est au moins comparable à celles de la mystérieuse Albanie, première patrie des Pelasges…

Que faisait cette damnée ombre d’Hubert se traînant dans ce pays ravagé une fois de plus par la peste… si lamentable lui-même, cachant un corps dévoré de fièvre sous un habit bohémien, pour échapper à un peuple qui, dans son malheur, accuse l’étranger ? Voyons-le comme il se voit à deux ans de distance, trouvant encore la force de se hisser sur un cheval volé et fuyant ce pays de la mort. Mais tout à coup un bras se dresse sur le chemin… un bras qui l’appelle… Un vieillard, richement vêtu comme le sont les prêtres qui officient dans les temples orthodoxes ou byzantins, est là qui agonise, frappé par le fléau. Il lui tend dans sa gaine de cuir un objet qu’il tenait serré sur sa poitrine… Il rassemble son dernier souffle pour lui dire :

« Tu es de la Race, descends et prends !… C’est le Livre des Ancêtres !… »

Conformément à un usage ancien, un vieillard désigné apportait le livre chez les tribus voisines pour lutter contre la contagion par les plus ferventes prières… Et le vieillard, avant d’expirer, expliquait à Hubert :

« Le mal m’a frappé… Il s’agit de porter le livre à quatre verstes d’ici, au chef du village prochain… »

Hubert prit ce qu’on lui tendait. Quand il avait sorti le livre de sa gaine, il s’était vu en possession d’un véritable trésor. Tout ce que l’art des moines du mont Athos avait pu ajouter à un missel ou à une icône – toute la science et toute la richesse byzantines, transmises aux joailliers de Sever-Turn, s’était rencontré pour faire de ce livre une pure merveille. Les bijoux qui l’ornaient étaient des plus précieux. Désormais Hubert était riche ou plutôt il avait de quoi le devenir. Il s’empressa de quitter avec son trésor un pays qui était comme une plaie sur le monde.

Comment y était-il venu ? Il avait entendu dire autrefois à son père que les Lavardens n’avaient pas toujours été aussi riches, que le vieux Lavardens avait fait maints voyages dans sa jeunesse avant de rencontrer la fortune et que le bruit courait qu’il avait établi la base de celle-ci sur l’acquisition de certains terrains pétrolifères limitrophes du patriarcat de Transbalkanie. Un jour même le père d’Hubert avait questionné le père d’Odette et celui-ci avait vaguement répondu qu’il n’avait fait que traverser le pays, que celui-ci était en effet des plus riches en pétrole mais que l’isolement de cette contrée, les difficultés de transport et l’hostilité des habitants en rendaient l’exploitation quasi impossible… Hubert qui, à peu près à bout de ressources, venait de traverser la Hongrie et à qui rien n’avait réussi avait fait un détour pour s’assurer de ce qu’il y avait de fondé sur tous ces bruits qui représentaient cette sauvage contrée comme suintant le naphte à ras du sol… Mais, pour pénétrer dans la zone défendue, il lui avait fallu vivre des mois et des mois dans le pays, se conformer aux coutumes des antiques cigains[4] de la montagne, apprendre leur langage… finalement il avait dû renoncer à son entreprise à cause de la peste et quitter, comme nous l’avons vu, cette terre maudite… Mais il en avait rapporté le Livre des Ancêtres !

Dans quel état était-il maintenant ce livre, odieusement dépouillé de son ancienne splendeur ? Dans les ténèbres de sa prison, Hubert le voyait rayonner, tel qu’il l’avait reçu jadis, comme un livre de feu ! Les améthystes, les topazes, les béryls, les chrysobéryls, les émeraudes, les rubis dont il était semé comme autant de gouttes de sang, flamboyaient à lui brûler la peau ! Mais ce qui l’aveuglait le plus dans cette fantasmagorie évocatrice, ce n’était point cette magnificence dont le texte sacré était revêtu mais bien les premières lignes qu’il avait trouvées sous la couverture :

Quiconque respectera ce livre,

Le sauvera s’il est en danger,

Le rapportera s’il est égaré,

Sera l’objet d’une désirable récompense…

Quiconque le volera

Ou le détruira

Sera châtié et puni de mort !…

Superstitieux, comme tout bon guardian qui se respecte, Hubert n’était jamais parvenu à oublier ce texte ! Quelquefois au moment où il s’y attendait le moins, ces lignes lui revenaient du fond de sa mémoire trop fidèle. Tantôt une force surnaturelle semblait les projeter hors de lui-même pour qu’il les vît avec plus d’éclat et elles se mettaient à danser, comme ce soir, devant ses yeux éblouis… et sa face épouvantée… car, ce soir, il avait entendu le nom de la cité maudite, il avait revu ceux de Sever-Turn, leurs faces noires, leurs yeux de jade, leurs gestes de malédiction et, ce soir, est-ce que la prophétie n’était pas en train de s’accomplir ?… Est-ce qu’il n’était pas sur le chemin du châtiment au bout duquel il y avait la mort ?…

En vérité, en vérité ces gens avaient fait un pacte avec le diable… avec leur debla !… Tout ce qui lui était arrivé depuis n’était rien de moins que naturel… pas naturel du tout, en vérité… D’abord, on lui avait changé « son Odette » ! Il ne l’avait plus reconnue… Elle était une chose à lui quand il était parti, « sa chose » !… Par quel maléfice ne l’avait-elle plus regardé à son retour ? Et tout ce qui s’était passé depuis ! Tout s’était tourné étrangement contre lui !… Et cette nuit de damnation, où au lieu d’Odette, il avait vu apparaître le père ! le père retrouvé le lendemain assassiné !… Par qui ?… par qui ?… par qui ?… Par lui… par lui peut-être !… Il n’en savait rien !… Il niait de toutes les forces de son être, il niait de tout son désir de n’avoir point tué ! mais nullement de toute sa conviction !… Il n’en savait rien !…

Lui, si malin, si rusé, et qui en avait mis plus d’un dans le pétrin, à force de ruse soumise et tranquille, il avait été soudain comme possédé. Il avait vu rouge ! c’est-à-dire qu’il n’avait plus rien vu du tout !… Comment avait-il oublié que c’était la dernière chose à faire que de lever la main sur le père d’Odette, en dépit de tout ! Et il avait vu rouge ! et il avait frappé, et il avait peut-être tué ! – Quand l’autre avait pris son fouet, peut-être, lui, avait-il pris sur son bureau un certain poignard qui devait servir, en principe, à couper les pages de ses livres… Mais Hubert ne lisait jamais… Ce poignard était tout au plus un ornement ridicule mais assurément il pouvait donner la mort dans son poing… Qu’avait-il fait avec ce poignard ? Il n’en savait rien ! Sa mémoire était comme séparée de tout… À partir d’un certain moment, il glissait dans un grand trou noir et, quand il en sortait, c’était pour se retrouver errant comme un fou dans la campagne, au jour naissant. Qu’était devenu le petit objet de bazar, cet insignifiant poignard coupe-papier ! Qu’en avait-il fait ? Néant !… néant et maléfice !… Mai chauriko (mais prête l’oreille). Ah ! venjanço ! (Ah ! vengeance !) Orro enjanço ! Orro enjanço ! (Horrible race ! horrible race !…)

Ainsi dans son prodigieux désarroi, Hubert mêlait-il à ses catastrophes présentes le « mauvais sort » dont disposait le peuple de la route pour se venger d’un roumi qui avait porté une main criminelle sur le Livre des Ancêtres ! Dans sa rusticité, tantôt audacieuse et tantôt craintive, il avait toujours nourri cette pensée qu’après avoir été le point de départ de sa fortune, ce livre fatal se retournerait contre lui et apporterait les plus grands maux. Ceux dont il souffrait à cette heure étaient de taille ! Devant les autres, il avait pu tenir le coup comme un monsieur qui méprise une indigne accusation, mais devant lui-même et devant le Livre des Ancêtres, il n’était plus qu’une bête traquée par le farouche destin. Être accusé d’un crime et ne pas savoir si on l’a commis, voilà un tourment de l’enfer !

Quant à Odette !… quant à Odette !… Eh bien, cette idée qu’on ne la retrouverait pas faisait soudain bondir son cœur sous un rire sauvage…

X – ATTENTION À « LA PIEUVRE » !

Pendant ce temps, que faisait Rouletabille ? C’est la première question que se posa Jean dès que l’on eut emmené Hubert en prison ! Tant qu’Hubert avait été là, il avait été impossible à Jean de quitter le Viei-Castou-Noù. Il attendait un mot qui trahirait son rival, peut-être un aveu, en tout cas quelque indication qui pourrait le jeter sur la trace d’Odette… Hubert parti, Jean s’aperçut que Rouletabille n’était plus là depuis bien des heures ! Après sa rapide enquête à Lavardens, le reporter avait sauté dans l’auto qui avait amené les jeunes gens d’Avignon et il avait pris le chemin des Saintes-Maries. Ayant appris cela, Jean monta dans la petite torpédo du château et s’en fut à tout hasard à la rencontre de Rouletabille.

Cependant sa course n’était point rapide ; à chaque instant, il s’arrêtait pour questionner les paysans, pour interroger d’un regard circulaire l’immense horizon de la Camargue. Où était Odette ? Où était Odette ?

Si Hubert ne l’avait pas tuée comme il avait tué le père, où l’avait-il cachée ?… Dans quelle cabane gardée par les marécages avait-il transporté la pauvre enfant ?… Ah ! Hubert connaissait tous les coins de la Camargue ; si belle mais si traîtresse par instants, elle avait dû être la complice de ce misérable ! Hubert en avait compté tous les tourbillons, derrière les aubes à hautes tiges et aux troncs lisses… il en avait arpenté tous les ségonaux, du côté du Rhône semé d’îles… Hélas ! de quel côté chercher ?

Rarement fin de journée avait été aussi belle entre Arles et la côte. Les eaux reflétaient la douceur du soir qui descendait sur la terre en l’enveloppant d’une vapeur dorée… Au loin, les cloches des Saintes-Maries tintaient sur la campagne apaisée après ce grand jour de fête… Plus près, les rousserolles s’enfuyaient à tire-d’aile en poussant leurs cris joyeux… Debout sur sa voiture arrêtée à un carrefour où se posait une fois de plus le problème de son cœur, Jean tendit vers l’horizon des bras désespérés ; il appela : « Odette ! Odette ! » et puis il retomba et se mit à pleurer…

Et puis Jean a honte de sa faiblesse. Ce n’est point avec des larmes qu’il retrouvera ou vengera Odette, et il lance sa voiture à toute vitesse sur la route des Saintes-Maries.

Bientôt la vieille basilique sort de la lagune, dresse ses tours noires au bord de la mer, découpe sur l’horizon ses mâchicoulis et son chemin de ronde, tel un château fort ; son abside est un véritable donjon qui, jadis, a pu repousser l’assaut des Sarrasins… Maintenant, il couvre de son ombre la tourbe mouvante des bohémiens.

Et soudain, sur la route, Jean voit venir à lui le commencement de la caravane… Ce sont les ziganner venus d’Allemagne et les cigains venus des Portes de Fer, qui retournent les premiers dans leur lointain pays. Les mystères ont été vite accomplis cette année… Il y a des années comme celle-ci où les romanichels quittent le pays avant que commencent les fêtes provençales, des années où ils ne veulent se mêler en rien aux roumis, où, en sortant de la crypte, après leurs dévotions bizarres à sainte Sarah, ils s’enfuient comme s’ils avaient commis un crime…

Mais ceux-ci sont moins farouches que joyeux. On chante dans toutes les roulottes ; des jeunes femmes aux yeux de cigales et de vieilles figures de sorcières saluent avec des gestes pleins d’allégresse. Jean pense : « Voilà d’où Callista est sortie, voilà où j’aurais dû la laisser ! Qu’est-elle revenue faire au milieu de cette horde ? Rouletabille a peut-être raison de s’en préoccuper ! » Mais comme cette pensée l’éloignait d’Odette, suivant un raisonnement qui ramenait tout à Hubert, Jean ne songea bientôt plus à Callista…

Il arriva aux Saintes-Maries comme on commençait à danser au son des guitares et des accordéons. La grand-rue, étroite à ne pas laisser passer de front deux chars, était illuminée de lampions. Des toiles à voile tendues d’un toit à l’autre et qui, tout le jour, avaient répandu leur ombre sur ce corridor, pesaient maintenant immobiles sur une atmosphère lourde où montaient les relents du vin que les servantes versaient à toutes les tables sorties sur les trottoirs.

Une gaieté, une bonne humeur parfaite régnaient partout. Beaucoup de bruit, pas de querelles. Des éclats de rire, des propos farces lancés en passant, de la musique et, de temps en temps, l’éclat tonitruant des pétards que les gamins jettent sournoisement dans les jambes des consommateurs.

Peu de bohémiens dans cette rue ; ceux qui ne sont pas encore partis restent campés aux alentours, sur la dune et jusque sur la grève ; mais parmi le peuple des matelots, des guardians et des boutiquiers, quelques belles demoiselles passent, portant le noble costume des Artésiennes. Devant elles, tous s’effacent avec des saluts, car on connaît leurs vertus domestiques et leur intrépidité à cheval.

Au fond des auberges, des groupes s’entretiennent à voix basse du cruel événement du jour. Les sinistres nouvelles venues du Viei-Castou-Noù ont rembruni plus d’un front. On ne comprend rien à la disparition d’Odette. L’affaire est si singulière qu’on ose à peine émettre quelques commentaires. Et puis Hubert, s’il n’a pas beaucoup d’amis, est redouté de tous.

Quand Jean, après avoir laissé sa voiture sur la place, pénètre dans la rue, chacun se découvre devant lui et ne dit mot. On le plaint. On s’écarte pour le laisser pénétrer dans la salle de l’hôtel des Saintes-Maries. Le patron, un vieux loup de mer devenu aubergiste, l’accueille avec tristesse, mais se garde de lui poser la moindre question. Jean lui demande :

« Vous avez vu Rouletabille ?

– Oui, monsieur, il est venu ici le tantôt.

– Où pourrais-je le trouver ?

– Ma foi, monsieur, je n’en sais rien !… Mon idée est qu’il doit être reparti maintenant !…

– Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?…

– Eh bien, voilà !… En arrivant, il m’a demandé si une dame ne l’attendait pas… Je vous dis ça à vous parce que je sais que vous êtes ensemble comme les deux doigts de la main… Je lui ai répondu qu’il n’était venu personne… Là-dessus, il est sorti… et puis il est revenu un peu plus tard… Il avait l’air très préoccupé ; il m’a encore demandé si la dame n’était pas là… Je lui ai répondu que non !… Alors il s’est mis à écrire un petit mot, l’a glissé dans une enveloppe et m’a dit : « Je ne crois pas qu’elle vienne maintenant, mais si elle arrivait, vous lui remettriez ceci !… » Là-dessus il est parti et je ne l’ai plus revu ; et c’est ce qui me fait vous dire qu’il a dû quitter les Saintes-Maries…

– Et la dame n’est pas venue ? interrogea Jean.

– Oui monsieur, elle est arrivée, il n’y a pas bien longtemps et je lui ai remis le mot… elle a paru bien contrariée que M. Rouletabille ne l’eût pas attendue !… »

Jean pensait : il a voulu avoir une entrevue avec Callista ! Au fond, lui aussi n’aurait pas été fâché de la rencontrer, n’eût-ce été que pour dissiper tout malentendu de ce côté. Après sa dernière entrevue avec son amie où celle-ci s’était montrée si parfaitement résignée avec cette nuance de fatalisme propre à celles de sa race, il ne pouvait lui entrer dans l’idée qu’elle se serait rendue coupable d’un attentat aussi odieux que celui dont Rouletabille la soupçonnait. Elle ne pouvait avoir oublié tout ce que Jean avait fait pour elle et, en somme, après un dernier cadeau qui assurait son avenir, et qu’elle avait accepté, elle n’avait rien à lui reprocher. Callista était venue aux Saintes-Maries sans s’en cacher, ayant annoncé le but de son voyage à ses domestiques… Tout ce qu’avait imaginé Rouletabille était un pur roman… Jean fit une description de Callista à l’aubergiste qui, à son grand étonnement, lui répondit que ce signalement ne s’appliquait en rien à la visiteuse. D’abord la dame dont il lui parlait était brune et celle qui était venue était blonde.

Jean, étonné, se recueillit un instant, puis, soudain, une pensée lui traversa l’esprit comme un éclair.

« Est-ce que cette dame n’a pas des cheveux coupés court sur le front ?

– Oui monsieur, c’est bien cela, cette fois… »

Jean se rapprocha de l’aubergiste.

« Il devait y avoir une adresse sur la lettre ? » fit-il.

Mais comme l’autre prenait un air discret, Jean lui dit tout de go :

« Cette lettre n’était-elle point adressée à Mme de Meyrens ? »

Et l’aubergiste fit signe qu’il en était ainsi.

À la suite de quoi Jean sortit, l’esprit de plus en plus troublé.

« Il ne peut plus se passer de cette terrible femme ! se disait-il. Que peut-il en attendre dans un moment pareil ? Et comment songe-t-il à lui donner des rendez-vous s’il ne l’aime plus comme il le prétend ? »

Laissant ensuite cette affaire, il se mit à la recherche des guardians qui étaient l’ordinaire compagnie d’Hubert, car il avait son idée, mais comme il sortait de la grande clarté de la rue et qu’il se trouvait tout à coup dans la demi-obscurité de la dune, son attention fut tout de suite attirée par deux silhouettes qui passaient non loin de là et qui ne semblaient point lui être inconnues.

Un homme et une femme se glissaient le long des murs, puis traversaient soudain un espace désert rayé d’ombre et réapparaissaient dans la clarté dansante d’un feu qui brûlait devant une roulotte.

Tout le long de la grève il y avait beaucoup de ces feux qui formaient comme un demi-cercle autour des Saintes-Maries ; ils avaient été allumés par les tribus de bohémiens venus de Béziers et de Pézenas qui restaient aux Saintes plus longtemps que les autres, car en somme ces cigains étaient dans leur pays et n’avaient point grand chemin à faire pour retrouver les routes le long desquelles ils étaient accoutumés à vivre…

La plupart de ces sortes de bivouacs étaient déserts ; les jeunes étaient allés danser et le souper cuisait sous la surveillance de quelques vieilles à mine de sabbat…

Jean ne put retenir une sourde exclamation en reconnaissant dans les deux ombres qu’il suivait Olajaï et la Pieuvre !

Les deux personnages s’étaient assis à côté d’une vieille qui s’était dressée à leur approche et qui dévisageait la Pieuvre avec une certaine défiance.

Mais Olajaï parla, la vieille hocha la tête et il fut visible qu’elle faisait maintenant le meilleur accueil à la nouvelle venue.

Ils s’étaient rapprochés tous les trois et la conversation qu’ils tenaient à voix basse les intéressait tellement que Jean put avancer de quelques pas sans éveiller leur attention.

Il aurait bien voulu entendre ce qui se disait, mais cela lui fut impossible.

Après cette roulotte, Olajaï et la Pieuvre en visitèrent d’autres et puis, tout à coup, ils disparurent comme par enchantement et Jean ne parvint plus à les retrouver.

Il rentra tout pensif et très ému de l’aventure dans la lumière de la grand-rue et là il fut averti que les guardians venaient de se réunir à l’auberge du Petit-Rhône.

Quand il pénétra, le groupe, qui paraissait avoir une conversation des plus animées, se tut soudain.

Le regard de Jean fit le tour de ces figures rudes au front serré, à l’œil hostile, et il leur dit :

« Vous savez ce qui est arrivé. Croyez-vous que ce soit Hubert qui ait fait le coup ?

– Ça, non ! répondirent-ils avec unanimité… nous ne le croyons pas !…

– Il est cependant en prison pour cela… si quelqu’un de vous l’a vu la nuit dernière… ça peut le servir !… Il faut le dire… »

Tous gardèrent le silence.

« Je ne vois pas ici lou Rousso Fiamo (la Rousse Flamme), laissa tomber Jean… il pourrait peut-être nous donner quelques renseignements… »

Lou Rousso, un rouquin aux cheveux de feu, avait été autrefois le chef des guardians de Lauriac… Il était bien connu pour sa force, sa brutalité et son dévouement aveugle au jeune homme.

Une voix répondit :

« Lou Rousso Fiamo est parti avant-hier avec quatre taureaux pour la ferrade de Beaucaire…

– C’est bien la première fois que lou Rousso Fiamo ne se trouve pas à la fête des Saintes !… Il en fera certainement une maladie ! » fit remarquer Jean.

Et il sortit, n’insistant pas, sachant qu’ils se tenaient tous et qu’il ne pourrait rien tirer d’eux. Cependant son voyage aux Saintes n’avait pas été inutile, loin de là ! et il avait hâte de revoir Rouletabille.

Une heure et demie plus tard, il le retrouvait à Lavardens.

« Eh bien ? questionna-t-il.

– Eh bien, répondit Rouletabille, malgré les avertissements d’Olajaï, j’ai voulu aller aux Saintes, mais je n’y étais pas plutôt arrivé qu’Olajaï me rejoignait dans un coin de rue et me faisait entendre à nouveau que la Camargue était très malsaine pour moi ! J’ai voulu avoir une explication. Il m’a quitté hâtivement en me disant : « J’ai déjà trop bavardé ! »

– Et tu es revenu ?

– Mon Dieu, oui ! d’autant que j’avais encore beaucoup à faire ici !…

– Et puis, reprit Jean avec une intention qui n’échappa point au reporter… tu n’avais pas trouvé là-bas celle que tu attendais !…

– Je vois que l’on t’a bien renseigné, répliqua Rouletabille le sourcil froncé…

– En tout cas, je sais une chose, fit Jean d’une voix sourde, c’est que pendant qu’Olajaï réussissait à te faire quitter les Saintes-Maries, il y restait, lui, avec la Pieuvre que tu étais venu voir et que tu n’as pas vue ! Mais je les ai vus, moi, tous les deux travaillant à l’on ne sait quelle besogne obscure qui ne doit être ni de ton goût ni du mien, puisqu’ils s’arrangent pour nous la cacher !…

– Ne crains rien, Jean ! dit Rouletabille de plus en plus sombre… Je te demande encore vingt-quatre heures et ce n’est ni Olajaï ni la Pieuvre qui m’empêcheront de sauver Odette !…

– Je rapporte de là-bas quelque chose qui pourrait nous servir, dit Jean en arrêtant le reporter, qui avait fait un mouvement pour le quitter… Si c’est Hubert qui a fait le coup, comme je le crois plus que jamais, il a certainement eu des complices, au moins un complice… Eh bien, je viens d’apprendre que lou Rousso Fiamo, son âme damnée, est absent des Saintes depuis quarante-huit heures.

– Je le savais ! » dit Rouletabille.

Et il s’éloigna rapidement de Jean, lui brûlant, comme on dit, la politesse. Santierne n’insista pas ; il se remit au volant et lança sa torpédo sur la route de Beaucaire… Il voulait savoir exactement à quoi s’en tenir sur cette absence de lou Rousso Fiamo…

CARNET DE ROULETABILLE à cette date

« Olajaï : la Pieuvre… Jean pourrait bien avoir raison. Je ne me suis pas assez méfié de la Pieuvre. Elle ne peut plus me servir… Elle ne peut que me nuire… maintenant que je sais par elle que la police n’est pour rien dans mon cambriolage et après ce qui s’est passé aux Saintes-Maries, je devrais rompre entièrement avec elle. Ce n’est pas la première fois que l’idée m’en vient, mais je crois qu’il n’est que temps de la réaliser. En ce qui concerne Olajaï, il y a des moments où je suis sur le bord de son secret et puis, au moment où je crois le pénétrer, je retombe dans le noir. Les dangers qu’il m’annonce et dont, soi-disant, il veut me sauver, coïncident trop avec mon cambriolage à Paris pour qu’il n’y ait pas entre ceux-là et celui-ci un lien étroit. C’est ce lien qui m’échappe tout à fait. Qu’est-on venu faire chez moi ? Voilà le trou. Je suis sûr qu’Olajaï, d’un mot, pourrait le combler. Mais, dit-il, il a déjà trop bavardé !… et il me conseille de fuir, comme il me conseillait de ne pas quitter Lavardens. Tout cela se tient et cependant reste incompréhensible en ce qui me concerne. Une seule chose est certaine, c’est qu’il y a autour de moi quelque chose de très menaçant. Je suis surveillé, je le sens, à chaque pas que je fais à Lavardens et hors de Lavardens… et je n’échappe à cette surveillance occulte qu’avec les plus grandes difficultés et en déployant une astuce incroyable. Quoi qu’il en soit, j’ai réussi à relever la piste de Callista, depuis son arrivée aux Saintes-Maries, presque pas à pas, et je sais tout ce qu’elle a fait jusqu’au moment où elle disparaît non loin du Viei-Castou-Noù…

« Descendue comme nous, mais vingt-quatre heures plus tôt, à Avignon, elle s’est fait conduire comme nous à Arles, en auto… Mais là, elle a quitté l’auto, a traversé la ville à pied, est allée prendre le premier train à la petite gare d’Arles-Trinquet et est descendue aux Saintes-Maries à neuf heures cinquante. Elle était vêtue simplement, mais fort élégamment d’une robe en velours tête-de-nègre ornée de castor et d’un chapeau rond agrémenté de poils de singe, toilette de sa dernière sortie avec Jean et avec moi quelques jours avant la rupture. Certes, elle ne se cachait pas ! Elle s’est rendue tout de suite à l’église et a commencé ses dévotions. Elle s’est rendue ensuite chez le curé et lui a demandé une carte pour la cérémonie de l’après-midi ; la descente des reliques. Puis, elle a fait un tour de ville, sans but apparent, s’intéressant aux différents spectacles que lui offraient les campements des bohémiens. À un moment, elle s’approcha d’un groupe qui tout d’abord ne lui accorda pas plus d’attention qu’aux autres passants. Un enfant vint lui demander la charité. Elle lui parla. Aussitôt un homme qui était assis devant elle, lui tournant le dos, lui jeta un regard par-dessus l’épaule, puis, en un instant, fut debout devant elle. Cet homme la dévisagea, considéra sa toilette et fit entendre sourdement, dans sa langue, entre ses dents serrées, les pires injures.

« Elle ne broncha pas, laissa tomber quelques mots dans la même langue et s’éloigna. Quand elle fut partie, l’homme et tous ceux qui étaient là crachèrent par terre. Callista, sans émotion apparente, avait laissé derrière elle les Saintes et tout le grouillement bohémien qui faisait au village comme une ceinture sordide. Elle gagnait la grève dans son endroit le plus désert et pénétrait dans les débris d’une hutte d’où elle sortait bientôt quasi nue, prête pour le bain. Après le bain elle s’étendit sur le sable du rivage comme une bête lasse.

« Tout à coup il y eut un bondissement près d’elle : c’était l’homme ! Elle l’attendait malgré ses injures. Elle se mit à rire en le regardant. Il la fit taire en lui collant sur les lèvres un baiser sauvage. Cet homme, c’était Andréa, celui qui l’avait poursuivie deux ans auparavant et dont Jean, pour son malheur, l’avait délivrée. Si c’étaient les oripeaux de femme roumi dont Callista était tout à l’heure revêtue qui avaient été l’occasion du furieux accueil d’Andréa, celui-ci, certes, en regardant Callista, n’avait plus rien qui pût blesser sa vue. Tout cela était fort bien calculé. Elle avait trouvé son homme. Il voulut la prendre. Elle le repoussa, mais que ne dut-elle point lui promettre ? Tout de suite, il se montra soumis. Elle s’en fut s’habiller et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.

« Callista n’assista point à la cérémonie de l’après-midi, elle quitta subrepticement le village dans une carriole conduite par un bohémien qui la laissa non loin de Lavardens et j’y ai perdu sa trace. Andréa aussi disparut des Saintes. J’ai perdu sa trace à lui à Maguelonne-le-Sauveur, mais il ne fait point de doute que je la retrouve dans celle du tondeur de chiens dont m’a parlé Estève.

« À Maguelonne-le-Sauveur, Andréa était à pied. À signaler que ni l’un ni l’autre n’ont pris le train dans lequel ils auraient été certainement remarqués par les employés, car le train de retour pour Arles à cette heure était vide. Jean vient de me quitter, sans doute parti pour Beaucaire à la recherche de lou Rousso Fiamo. Après tout, son voyage ne sera peut-être pas inutile. Il faut s’attendre à tout depuis que j’ai découvert le signe des bohémiens chez Odette, cadeau offert par Hubert… Et maintenant je vais cuisiner Estève. Encore beaucoup à apprendre de ce côté. J’ai demandé à Jean vingt-quatre heures pour sauver Odette… s’il en est encore temps !… »

XI – OÙ ROULETABILLE ÉMET UNE OPINION PRÉCISE SUR L’ASSASSIN

CARNET DE ROULETABILLE

« 27 mai. – J’étais persuadé qu’Estève en savait plus long qu’elle n’en avait dit. J’ai fini par lui faire avouer qu’elle avait accompagné, dans ce dernier mois, à plusieurs reprises, Odette dans les bois de Lavardens et que celle-ci, se cachant de tout le monde, s’y rencontrait avec un singulier personnage que M. de Lavardens avait vu une fois avec sa fille, ce dont il s’était montré fort étonné. Il s’agit d’une vieille femme qui n’est certes point du pays, qui vit loin de tous comme une sauvage et qui se terre on ne sait dans quel gîte.

« Odette a confié à Estève que cette personne avait excité sa pitié, qu’elle lui faisait volontiers l’aumône et qu’elle en était remerciée par une espèce d’adoration que la vieille avait pour elle. Souvent celle-ci lui disait la bonne aventure et lui prédisait les plus hautes destinées, ce dont l’enfant ne faisait que rire. Elle avait voulu dire aussi la bonne aventure à Estève, mais Estève qui est très superstitieuse, et qui croit aux maléfices, s’y est toujours opposée. La vieille avait une figure qui lui faisait peur, et elle ne comprenait point que sa jeune maîtresse pût se plaire dans la compagnie de cette sorcière qui disait s’appeler Zina.

« Assurément, Zina, d’après la description que m’en fait Estève, doit être bohémienne. Les rencontres avaient lieu le plus souvent entre Lavardens et Albaron, non loin du carrefour de la Font (la fontaine). Or, j’ai pu préciser que l’auto dans laquelle on avait emporté Odette s’était dirigée vers Albaron et qu’on ne l’a plus revue après Albaron. Je sens que je brûle et que le réseau de mon enquête se resserre autour des principaux personnages qui ont été mêlés au drame.

« Quel a été le rôle d’Hubert dans l’enlèvement d’Odette ? Tout est là ! Sait-il où elle est ? C’est possible, et je le souhaite, mais je n’en suis pas sûr ! Y avait-il partie liée entre lui et Callista ? L’idée de sa complicité m’est venue dans la minute que j’ai découvert entre lui et les bohémiens ce point de contact qu’est forcément le bijou offert par lui à Odette. Mais je me méfie de cette idée. J’en avais trop besoin (elle cadrait trop avec mon système) pour que je ne m’y sois pas attaché à l’instant même en dehors de tout esprit critique. En effet, de ce côté, rien n’est prouvé. Les bohémiens ont pu agir en passant par la propriété d’Hubert sans être de connivence avec ce dernier. Il leur était beaucoup plus facile en effet de passer de chez Hubert dans le Viei-Castou-Noù que de pénétrer dans le parc de Lavardens directement défendu qu’il est par de très hauts murs du côté de la campagne. Et puis, si Callista aidée d’Andréa a fait le coup, elle n’était peut-être point sans ignorer les menaces publiques proférées par Hubert et elle laissait ainsi les soupçons s’égarer sur Hubert.

« L’affaire est d’autant plus difficile sur ce point à démêler qu’Hubert est capable de tout. Savait-il que l’on s’emparait d’Odette pendant qu’il était avec M. de Lavardens ? Je n’ai rien compris à son regard diabolique accompagné d’une sorte de rictus sauvage, quand Jean lui a parlé d’Odette : je l’ai d’autant moins compris que ce regard s’adressait à moi !…

« 10 heures du soir. – Événement capital. J’ai forcé Estève à m’accompagner cet après-midi à Albaron. De là, nous sommes remontés vers Lavardens et nous avons pénétré dans les bois. Je tiens Estève par la terreur. Je la menace de la dénoncer comme complice de l’assassinat de M. de Lavardens. Elle m’a conduit dans les différents endroits où elle et Odette se sont rencontrées avec Zina.

« Comme nous nous trouvions au rond-point de la Font j’ai entendu derrière moi un feuillage qui remuait. J’ai sauté dans le fourré. Il y a trop de choses qui remuent autour de moi depuis que je suis en Camargue, je voudrais bien voir la figure qu’elles ont ! J’avais mis le revolver au poing. J’étais décidé à tout pour savoir…

« Mais tout était retombé au plus absolu silence et j’eus beau chercher une trace quelconque de ce qui avait remué, de celui ou de celle qui était là tout à l’heure, je ne découvris absolument rien ! Et pourtant, j’avais été si prompt à me retourner que j’avais vu le feuillage s’écarter et se refermer… je secouai toutes les branches, j’examinai les arbres de leur base au sommet… Rien ! et cependant je n’avais pas rêvé ! Estève aussi avait entendu, mais pas plus que moi elle n’avait vu : « Retournons, fit-elle, claquant des dents… j’ai peur ! »

« Je lui répondis tout haut : « Oui, retournons !… nous n’avons plus rien à faire ici ! » et nous remontâmes par un petit sentier de traverse vers le Viei-Castou-Noù…

« Mais, après avoir fait quelques pas, au premier détour, je l’arrêtai dun signe et je lui fis comprendre qu’il fallait nous tenir cois un instant et écouter… Soudain, devant nous il y eût encore un remuement de feuillages et cette fois mon regard se croisa avec un autre regard !… je bondis en m’écriant : « Arrête ou je tire !… » mais on fuyait à travers le fourré et ma foi je tirai ! Il y eut un cri, une espèce de gémissement et puis plus rien !… Estève n’avait pas bougé quasi morte d’effroi… moi, j’avançai et je cherchai la personne qui m’avait regardé et qui avait crié… et je ne la trouvai pas… et je n’en trouvai nulle trace. La terre était molle à cet endroit, elle eût conservé la moindre empreinte comme elle gardait les miennes. Il y avait de quoi devenir fou !…

« Sans plus m’occuper d’Estève que je laissai loin derrière moi, je continuai d’avancer, ne sachant trop où j’allais, et tout à coup, j’aperçus la cause de mon épouvante qui fuyait devant moi en bondissant éperdument. Je poussai un cri et je bondis à mon tour. L’ourson ! j’avais reconnu l’ourson de Callista.

« Je pénétrai derrière lui dans un taillis et je le vis disparaître derrière les branches dans un creux de rocher où je le suivis. Je me trouvai tout de suite dans une sorte de refuge pour troglodyte où, avec quelques planches, on avait créé l’illusion d’une habitation humaine. Il régnait là une pénombre assez épaisse où je fus quelque temps à distinguer de menus objets comme un grabat, un escabeau, un foyer qui portait encore les traces d’un feu récemment éteint. Enfin, quelque chose remuait au fond de tout cela, avec un gémissement que je connaissais bien. C’était l’ourson ! c’était Balogard ! ainsi Callista l’appelait-elle de son nom bohémien qui signifie : « le voleur ».

« Je m’avançai vers lui avec des paroles amicales. Je craignais de l’avoir blessé, mais il n’en était heureusement rien, et il ne me fit pas trop mauvais accueil, bien que nous ne fussions point tout à fait une paire d’amis dans la vie civilisée… je découvris alors que Balogard s’était blotti sur des vêtements qui ne m’étaient pas inconnus. Il y avait là toute la défroque parisienne de Callista ! la toilette en velours taupe garnie de castor. J’en conclus qu’au moins pour le moment Callista était redevenue bohémienne et je n’eus aucun mal à imaginer que je me trouvais dans le repaire de Zina où l’on avait tout d’abord transporté la petite Odette !… Quel drame s’était passé là, entre Callista, la pauvre enfant et la vieille Zina ? »

À ce jour les notes de Rouletabille s’arrêtent là. Cependant le soir même vers les six heures une scène des plus importantes se passait à Lavardens dont nous ne trouvons pas trace dans le carnet du reporter. Le parquet était revenu sur les lieux pour complément d’enquête et avait fait amener Hubert au Viei-Castou-Noù.

Rouletabille arriva comme on interrogeait celui-ci à nouveau, à l’endroit même où l’on avait trouvé le cadavre de M. de Lavardens. Le père Tavan était là.

Après avoir regardé tout ce monde, le reporter interpella directement Hubert :

« Je sais, lui dit-il, qui a enlevé Odette et vous aussi vous le savez ! »

Sur quoi Hubert se prit à rire de la façon la plus sinistre en fixant le reporter.

« Bien sûr que je le sais ! fit-il, mais je ne le sais pas aussi bien que vous !…

– M. de Santierne est sur les traces de lou Rousso Fiamo, continua Rouletabille d’une voix soudain altérée, dites toute la vérité monsieur, et vous pouvez encore vous en tirer !

– Il ferait mieux, rétorqua Hubert, d’être sur les traces d’Olajaï… d’Olajaï qui vous a précédé ici de vingt-quatre heures !…

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, fit Rouletabille en pâlissant.

– Oh ! que si, monsieur, vous me comprenez bien ! »

Et il continua de ricaner en haussant les épaules.

Sur quoi, le juge, impatienté, s’écria :

« Voici un conciliabule insupportable ! Et votre conduite en tout ceci, monsieur (il s’était tourné vers Rouletabille) est particulièrement inexcusable ! Vous semblez prendre plaisir à rendre notre tâche impossible quand vous n’essayez pas de la rendre ridicule. Vous dites que vous savez qui a enlevé Mlle de Lavardens ! Eh bien votre devoir est de nous le dénoncer…

– Vous nommer les coupables ? répliqua Rouletabille qui avait reconquis tout son calme… non… Monsieur Crousillat, pour que vous les « ratiez » !…

– Monsieur !…

– Monsieur, j’aime mieux vous les amener pieds et poings liés, et cela je vous le promets !…

– Vantardise ! reprit le juge d’instruction visiblement exaspéré… C’est comme les articles que vous avez télégraphiés à Paris et qui viennent de nous arriver ici ! C’est une gageure ! Pourquoi prétendez-vous que nous n’arrêterons jamais l’assassin ?… Vous le connaissez, vous, l’assassin ?… Vous pourriez nous en donner un aperçu ? Il est brun ? Il est blond ? Il est gras ? Il est maigre ?…

– Maigre, monsieur, répondit Rouletabille sans sourciller, maigre comme un clou ! »

XII – ROULETABILLE À L’AFFÛT

CARNET DE ROULETABILLE

« Cet Hubert est un infâme bonhomme. Son attitude au dernier interrogatoire a été telle que j’en ai été comme paralysé. À un moment je n’y voyais plus goutte et je ne savais même pas que Jean était derrière moi, à me regarder… Je devais faire une singulière figure. Et puis j’ai repris mes esprits et j’ai répondu au juge comme il le fallait, pour le moment. C’est alors que je me suis aperçu de la tête que faisait Jean.

« Quand on eut emmené Hubert et que M. Crousillat, le juge d’instruction et son inénarrable greffier, M. Bartholasse, qui sont littéralement enragés contre moi, eurent quitté le Viei-castou-Noù en claquant les portes, je me suis rapproché de Jean et je lui ai demandé des nouvelles de sa course à Beaucaire. Il m’a répondu en me regardant singulièrement qu’il y avait vu lou Rousso Fiamo et que ce modèle des guardians n’avait pas quitté ses bêtes pendant toute la période du drame.

« Eh bien ! fis-je, es-tu toujours aussi persuadé que c’est Hubert qui a fait le coup ?

« – Et toi, me répliqua-t-il, es-tu toujours aussi sûr du contraire ? »

« Je lui ai répondu qu’il était impossible pour le moment d’affirmer ou de nier sa complicité.

« Alors il me jeta sur un ton d’écœurement peut-être excusable, mais qui tout de même me déchira le cœur :

« – Enfin, sais-tu, oui ou non où est Odette ?…

« – Si je le savais, elle serait déjà ici !… »

« Il me regarda presque en ennemi, ferma les poings et se sauva de moi comme d’une personne dont la vue vous est devenue insupportable… »

« Ici, sur le carnet, une demi-douzaine de lignes qui ont été rayées à plusieurs reprises comme si l’on avait voulu qu’il n’en restât rien. Cependant, sous les surcharges, on peut deviner plutôt qu’on ne les distingue trois mots que nous avons déjà relevés sur ce carnet : chère petite Odette… et puis, tout de suite après ces lignes rayées, la réflexion suivante :

« J’ai ici beaucoup d’ennemis… mais le plus redoutable vient d’arriver… c’est le soupçon !… le soupçon qui m’a épié d’abord de loin et qui est venu ensuite se planter devant moi, avec ses yeux glacés, ses yeux incapables de refléter, si grands soient-ils ouverts, sur les objets extérieurs autre chose que le soupçon qui les anime…

« Mais j’en ai vu bien d’autres ! Ne nous impressionnons pas ! Ce n’est pas le moment… »

Rouletabille pensait avec raison que si Callista devait revenir à la cabane de la vieille Zina pour y rechercher ses vêtements, elle ne pouvait risquer une telle démarche que la nuit. Et voici ce que le carnet rapporte sur cet affût :

« Il était dix heures environ lorsque Callista, dans ses habits de bohémienne, parut sur le sentier qui conduisait au repaire de la sorcière… Elle était tout à fait reconnaissable malgré ses loques. Elle avait cet air de reine outragée qu’elle prenait souvent à Paris quand Jean ou l’un de ses amis la traitaient avec un peu de négligente familiarité… Comme elle se rapprochait du rocher où la Zina a établi sa demeure, elle se retourna brusquement ; la lune éclairait alors en plein son visage qui exprimait une irritation souveraine.

« Elle dit tout haut :

« – C’est encore toi, Andréa !… »

« Mais ce fut une silhouette féminine qui apparut sur le sentier.

« Callista eut un mouvement pour se rejeter dans le fourré, elle n’en eut pas le temps ; la nouvelle venue parla et Callista resta sur place, stupéfaite… Je l’entendis qui murmurait :

« – Madame de Meyrens ! »

« C’était la Pieuvre en effet qui s’avançait.

« – Comment êtes-vous ici ? questionna haletante Callista, et que venez-vous y faire ?

« Vous y voir, répondit Mme de Meyrens. Ah ! si vous saviez ce que je vous ai cherchée !… C’est Olajaï qui m’a dit que j’aurais quelque chance de vous trouver chez Zina… et il m’a conduite jusqu’ici !…

« – Olajaï ! gronda Callista, furieuse… où est-il ? Il faut que je lui parle !…

« Oh ! vous ne le trouverez plus en Camargue !… Il ne tient pas à s’exposer à votre colère… Mais je lui ai promis de vous calmer !… Callista, sommes-nous ou ne sommes-nous pas une bonne paire d’amies ?… »

« À ce moment elles pénétrèrent chez Zina… Quand elles en ressortirent, dix minutes plus tard, elles paraissaient tout à fait d’accord… Callista emportait un paquet dans lequel je devinai ses vêtements…

« – Cependant la bohémienne disait à la Pieuvre :

« – Non ! ne m’interrogez plus !… Nous nous reverrons !… Je vous ai dit pour le moment tout ce que je pouvais vous dire… Soyez désormais tranquille comme je le suis moi-même… Pas plus votre Rouletabille que mon Jean ne reverront cette Odette !…

« – Je ne serais tranquille, déclara férocement la Pieuvre, que si vous me disiez qu’elle est morte ! »

« Alors Callista haussa les épaules et fit, avec un ricanement sinistre :

« – Je vous dis que personne ne la reverra plus jamais !… »

« Sur quoi elles se turent. Sitôt que l’on n’entendit plus rien sur le chemin je bondis dans la grotte tout à fait déserte. L’ourson lui-même n’y était plus… Il faisait nuit noire là-dedans… mais j’avais apporté ma petite lanterne sourde et je me livrai à une perquisition minutieuse à laquelle je n’avais pas eu le temps de procéder lors de ma première visite, ayant été dérangé par un certain bruit venu du dehors.

« Comme je l’avais deviné, Callista avait emporté ses vêtements… Ce que je cherchais, c’étaient moins des objets que la trace du drame peut-être mortel qui s’était passé là !… Les dernières paroles que j’avais entendues dans la bouche de Callista m’avaient rempli le cœur d’épouvante. Tout était possible avec une femme comme celle-là. « Votre Rouletabille, pas plus que mon Jean, ne reverront jamais cette Odette ! »

« Je n’eus pas de peine, hélas ! à trouver autour de moi les traces d’une lutte, d’une résistance certaine, et même désespérée et qui, tout à coup, avait cessé !… Enfin, près du foyer, comme j’étais à quatre pattes, ma main trempa dans une petite flaque sombre et miroitante au feu de ma lumière !… du sang… et dans ce sang, un couteau… Ils avaient tué Odette !…

« Ah ! à ce moment, je ne pus retenir un cri de rage et un gros sanglot souleva ma poitrine…

« Et puis, tout à coup, j’éclatai de rire, d’un rire sauvage, insensé !… Ce que j’avais pris pour du sang, c’était de l’encre !

« Et je découvris encore près d’un escabeau renversé, un encrier brisé, une vieille plume en miettes… Maintenant, je comprenais certains silences de Callista succédant à certaines questions de la Pieuvre… et je fus inondé d’allégresse… Non ! non ! rien n’était perdu… Il n’y avait pas de sang par terre et il n’y avait que de l’encre sur le couteau !… Et s’ils avaient dû tuer Odette, c’est là qu’ils l’auraient frappée !… puisqu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait pour cela : le couteau et le silence !

« Ah ! la courageuse petite Odette ! qu’avait-on voulu lui faire écrire ? lui faire signer ?… Mais il n’y avait de sang nulle part !… Ce n’était donc pas un cadavre que l’on avait transporté dans la roulotte, dont j’ai retrouvé les traces non loin de la grotte, et qui a rejoint la route d’Arles aux Saintes-Maries où cette trace se perd avec celles de cent autres roulottes retournant aux quatre coins du monde ! Ai-je bien fait, ai-je mal fait de ne pas donner alors l’éveil aux magistrats pour que l’on pourchassât tous les bohémiens revenant des Saintes-Maries ? Qui dira jamais les affres d’une pareille responsabilité ?… Mais n’était-ce point avertir les fuyards que leur crime était découvert alors qu’il fallait surtout les surprendre !… Avec leur astuce millénaire, ils avaient cent tours dans leurs sacs avant de nous livrer Odette ! ne devais-je point considérer que le coup avait été fait quelques heures avant notre arrivée à Lavardens et que ces misérables avaient eu tout le temps de prendre leurs précautions ? Non ! non ! j’avais eu raison de ne point me livrer à une poursuite des plus problématiques que les ravisseurs avaient certainement prévue ! C’était par Callista que je devais avoir Odette, s’il en était temps encore ! Et il en était encore temps, puisqu’elle était vivante !… Mais Callista a bien tout fait pour que la Pieuvre pût croire à sa mort ! Ah ! la Pieuvre ! »

XIII – EXPLICATIONS

Transporté d’une joie qu’il voulait faire aussitôt partager à Jean, Rouletabille courut au château. Il trouva son ami vautré sur un canapé, dormant tout habillé, d’un sommeil agité, plein de cauchemars. Il le réveilla brusquement :

« Odette est vivante ! j’en suis sûr ! »

L’autre le regardait, hagard :

« Si tu en es aussi sûr que cela, pourquoi ne nous la ramènes-tu pas ?… »

Rouletabille reçut la phrase sans broncher ; il s’assit près de Jean, lui prit les deux mains et lui dit :

« Je vois qu’hier soir les paroles d’Hubert t’ont fortement impressionné !… Maintenant, ce n’est plus Hubert qui est le misérable c’est moi !… Allons, Jean, regarde-moi et dis-moi tout ce que tu as sur le cœur !… »

Jean ne put retenir ses larmes.

« C’est vrai que je deviens insensé ! fit-il… mais pardonne-moi !… je ne sais plus de quel côté me retourner… le désastre m’environne… je ne crois plus à rien !

– Crois-tu toujours à l’amour ?

– J’en souffre trop pour ne pas y croire ! répondit le malheureux Jean.

– Mais tu doutes de l’amitié ?… questionna tout bas Rouletabille.

– Je te demande pardon ! répéta Jean en se cachant la tête dans les mains.

– Allons, allons, Jean, je sais que depuis notre dernier voyage à Lavardens, tu as une mauvaise pensée contre moi, une mauvaise pensée que tu as essayé de chasser, mais qui n’est jamais partie tout à fait… Et je vais te dire pourquoi elle n’est pas partie tout à fait… c’était à Paris. Un jour que je prenais congé de toi et de Callista, comme j’ai l’ouïe très fine, ce qui me dispense quelquefois d’écouter aux portes, j’ai entendu Callista qui te disait : « Décidément, tu ne peux plus aller en Camargue sans que Rouletabille t’y accompagne ! Voilà un pays qui a bien du charme pour les jeunes gens… »

– C’est vrai, avoua Jean… Callista ne t’a jamais aimé et elle a tout fait, tout inventé pour me détacher de toi… Je te jure qu’elle n’y est pas parvenue… embrassons-nous !… »

Ils s’étreignirent…

« Maintenant, fit Jean avec un soupir, dis-moi ce que tu sais d’Odette… »

Rouletabille lui raconta alors la découverte de la grotte, son dernier affût et la conversation qu’il avait surprise entre Callista et la Pieuvre…

« La Pieuvre !… toujours la Pieuvre !… s’écria Jean… Mon Dieu ! t’avais-je assez averti… Et elle connaissait Callista !… Elles devaient s’entendre ensemble contre nous, déjà à Paris !…

– Il y a bien des chances en effet, émit avec calme Rouletabille pour que Callista, qui s’entend assez bien à éveiller la jalousie…

– Ah ! ne parlons pas de cela ! soupira Jean… Je te demande seulement de détester désormais Mme de Meyrens comme je hais Callista et nous ne nous en trouverons que mieux tous les deux, je t’assure !… Alors ? tu les as suivies ?

– Non !

– Tu n’as pas suivi Callista !… s’écria Jean.

– Parce que je sais où la retrouver ! répondit le reporter… Après avoir entendu de pareilles paroles, n’importait-il pas de savoir avant tout si Odette était morte ou vivante ?…

– Et la grotte t’a appris cela ?

– Cela et beaucoup d’autres choses.

– Mais enfin, si je te comprends bien, la preuve de l’existence d’Odette me paraît bien précaire !… Ils ont pu l’emporter pour la tuer ailleurs !

– Où ? demanda Rouletabille en faisant rasseoir Jean qui s’était levé, les yeux agrandis par quelque vision d’horreur…

– Où ? mais ne dis-tu pas qu’ils l’ont transportée dans une roulotte ?

– Et je le répète… Ils l’ont tout d’abord, immédiatement après l’attentat, enlevée dans une auto, et cela dans le but de détourner les soupçons ; les bohémiens qui viennent aux Saintes-Maries ne sont point accoutumé à rouler en auto… de l’auto, on a porté Odette dans la grotte et de la grotte on l’a transférée dans une roulotte !…

– J’entends bien !… mais entends-moi à mon tour, Rouletabille !… n’as-tu pas dit que cette roulotte avait rejoint la route d’Arles aux Saintes-Maries et cela dans la nuit où cette race maudite fêtait sainte Sarah ?…

– Un crime rituel ?… fit le reporter très calme.

– N’as-tu pas entendu comme moi le vieil Alari !… On ne sait pas ce qui se passe dans la crypte, en cette nuit abominable !

– Calme-toi, je t’en prie… Dans cet ordre d’idées, j’ai pensé en effet que tout était possible… aussi, la première chose que j’ai faite en Camargue, ça été de m’assurer que nous n’avions pas à envisager une aussi horrible hypothèse !…

– Tu sais ce qui s’est passé dans la crypte, toi ?…

– Oui, je le sais !

– Mais comment ?… Ne m’as-tu pas dit toi-même que tu n’as pu paraître aux Saintes-Maries sans que l’on te mît en demeure d’en sortir ?

– Aussi je n’ai pas paru, mon cher Jean… Mais il suffit souvent que l’on me croie très loin pour que je sois tout près, tout près… Espérons que je serai bientôt près d’Odette !… ajouta-t-il avec un bon sourire et en prenant congé de Jean…

– Mais où vas-tu ? Je t’accompagne !…

– Non ! dors, voilà quarante-huit heures que tu n’as pas dormi !…

– Et toi, pourrais-tu me dire combien de temps tu as dormi depuis trois jours ?…

– Mais, mon cher, j’ai dormi tout mon saoul ! Tantôt un petit quart d’heure ici, tantôt une petite demi-heure là !… Tu sais, moi, j’ai l’habitude !…

– Tu mens, Rouletabille, tu n’as pas fermé l’œil…

– Eh bien, c’est vrai !… Jusqu’à cette heure, je n’en ai pas « mené large » !… Mais maintenant tu vas voir si j’ai retrouvé toute ma bonne humeur !… Ce brave M. Crousillat et son épileptique greffier de Bartholasse n’ont qu’à bien se tenir ! Il va y avoir de quoi rire et s’amuser !…

– Laisse-moi te suivre, Rouletabille !…

– Non, répliqua le reporter… Je veux que tu restes au Viei-Castou-Noù ou tout au moins que tu ne t’en éloignes pas… parce…

– Parce que ?

– Parce qu’il faut que l’on sache où te trouver !…

– Qui ?

– Quelqu’un qui assurément t’apportera des nouvelles d’Odette !…

– Mais tu es sorcier !…

– Peut-être !… Adieu, Jean !… »

Jean le retint encore par un pan de son veston :

« Mais enfin, à moi, Rouletabille, à moi, si vraiment tu sais qui est l’assassin… tu peux bien me dire son nom !… »

Le reporter, après avoir hésité un instant, se rapprocha de Santierne et lui murmura quelques mots à l’oreille… Après quoi, il s’envola, laissant Jean complètement abruti…

XIV – LE SOMMEIL DE PANDORE

Complicité ? Voilà le mot que se disait tout bas Rouletabille, lorsqu’il se trouva dans la propriété d’Hubert après avoir sauté le mur qui séparait le Viei-Castou-Noù de « la Cabane », car les magistrats avaient condamné la porte mitoyenne. Jusqu’alors, il n’avait pas perdu une minute, courant à ce qu’il estimait le plus pressé. Mais, depuis la première heure, il avait pensé qu’une perquisition sérieuse chez Hubert, même non coupable lui pourrait être de la plus grande utilité.

Et puis il avait eu ses raisons pour ne pas se presser… Le juge d’instruction, M. Crousillat, poussé par son greffier Bartholasse, qui avait une sainte horreur de Rouletabille en particulier et des journalistes en général, s’était opposé à ce qu’il pénétrât dans la maison. Les scellés avaient été apposés sur la porte de la pièce où l’on avait trouvé tant de charges contre cet Hubert que Rouletabille défendait à la stupéfaction de tous… De plus, M. Crousillat avait mis là deux gendarmes qui avaient l’ordre formel de ne laisser approcher personne… et de surveiller la maison…

Une fois déjà, Rouletabille avait vu se dresser devant lui les deux cerbères… Il n’avait pas insisté… Il voulait les laisser peu à peu se relâcher de leur garde.

Enfin il avait choisi, pour pénétrer chez Hubert, la première heure du jour, parce qu’il avait observé que le gendarme de veille à ce moment-là cédait à la fatigue et au sommeil. Bref, trouvant le moment favorable, il fit le tour de la maison et arriva, sans être surpris, à un soupirail dans lequel il se glissa… Cinq minutes plus tard, de soupirail en tabatière et de tabatière en œil-de-bœuf, il se trouvait dans le bureau d’Hubert… À travers la porte scellée, il entendit un ronflement sonore et régulier. C’était Pandore qui veillait…

Sûr de n’être pas dérangé, Rouletabille se mit à fouiller les meubles avec la conscience qu’il mettait en toutes choses. Un petit bureau-secrétaire fut vidé de fond en comble de toutes les paperasses qu’il contenait et chacune d’elles soigneusement examinée. Le fait que la justice avait passé par là ne décourageait en rien notre reporter, bien au contraire. Il avait accoutumé de dire que le parquet ne manquait jamais de lui faciliter l’ouvrage en lui abandonnant régulièrement tout ce qui pouvait intéresser l’affaire en cours et en emportant le reste.

Cependant, ce matin-là, il ne trouvait rien qui concernât directement ou indirectement les événements qui avaient si tragiquement bouleversé tout ce coin de Camargue, et il se demandait s’il ne venait pas de perdre son temps, quand, parmi les quelques livres qui s’alignaient sur les meubles et les étagères, il avisa un énorme bouquin dont l’aspect vétuste le surprit.

Hubert n’avait rien d’un bibliophile. Sa bibliothèque se réduisait à fort peu de chose et les derniers romans d’aventures, les relations de voyage, quelques revues de sports en faisaient tous les frais. Ce vénérable ouvrage, dont la reliure paraissait du reste avoir beaucoup souffert des ravages du temps, était une anomalie dans ce cadre moderne, studio d’un art à la fois prétentieux et assez simple que l’on rencontre à de nombreux exemplaires chez les jeunes gens qui tiennent à vivre dans un décor à la mode.

… La seule originalité de l’appartement tenait dans quelques objets assez rares rapportés de lointains voyages, masques de bronze dont le rictus sauvage surprenait le visiteur non encore averti, dépouilles de fauves qui pouvaient faire croire à de grandes chasses et qui avaient peut-être été achetées dans quelque bazar…

Mais pourquoi ce livre chez Hubert ? Rouletabille ne manqua point de le lui demander (au livre) et il eut bientôt entre les mains quelque chose qui ressemblait à un antiphonaire et qui n’était pas un antiphonaire. Il l’entrouvrit et une sorte de couteau-poignard s’en échappa et roula sur le plancher. Rouletabille se baissa, ramassa l’objet et comprit que cette arme était moins une arme qu’un coupe-papier.

De fait, le reporter constata qu’une page avait été coupée, c’est-à-dire fort proprement détachée à l’endroit même où le livre s’était ouvert… La page manquait… Et d’abord quel était ce livre ? Les caractères en étaient étranges, se rapprochant de la typographie grecque, byzantine et même slave… Rouletabille en reconnaissait certaines lettres… Il en avait vues de pareilles lors de son dernier voyage dans les Balkans, mais il était incapable de lire des mots entiers ni surtout d’en saisir le sens…

Tout de même ce livre l’intéressait fort… Il devait être d’une grande valeur… Pourquoi l’avait-on mutilé ?… et pourquoi en avait-on abîmé ainsi la couverture qui présentait à l’œil et au toucher de véritables trous !…

Tout à l’heure, à première vue, Rouletabille avait mis toutes ces mutilations sur le compte du temps, et maintenant, en examinant l’ouvrage de plus près, il s’apercevait qu’elles étaient relativement récentes…

Le jeune homme mit le couteau-poignard dans sa poche, une petite fiche de papier à l’endroit où le livre s’était ouvert, puis il le referma et considéra la reliure sous toutes ces faces… Il en tira rapidement cette conclusion qu’elle avait dû être incrustée de pierres d’un certain prix… car ce livre était riche… Il était, à l’intérieur, orné d’enluminures magnifiques, de culs-de-lampe d’un dessin assez barbare, mais du plus séduisant effet, le tout fort apprécié de collectionneurs. C’était certainement quelque livre rituel, appartenant à une religion qui restait à déterminer.

Soudain, comme son attention avait été attirée par la forme d’une dépression de la couverture qui avait dû certainement soutenir et enserrer la ferrure du milieu, Rouletabille fouilla fébrilement dans la poche intérieure de son veston et en tira le bijou qu’il avait trouvé chez Odette et qu’il avait jugé utile de s’approprier.

Ce bijou, ou plutôt le motif central de ce pendentif, s’adaptait exactement aux traces de la ferrure sur le bouquin !…

Le signe fatal, la croix et le croissant, le signe sacré des bohémiens fermait autrefois le livre !…

« Ouf ! souffla Rouletabille… il se pourrait fort bien que ma petite promenade chez ce cher M. de Lauriac n’ait pas été tout à fait inutile !… »

Cinq minutes plus tard, il avait quitté Lou Cabanou sans avoir éveillé Pandore…

À Arles, M. le conservateur de la bibliothèque municipale venait à peine d’arriver et n’avait pas encore eu le temps de sortir ses bésicles de leur étui qu’il voyait venir à lui en coup de vent un jeune homme fort essoufflé portant une imposante serviette sous le bras, d’où il tirait sans mot dire un des plus vieux exemplaires de la bibliographie orthodoxe qui fût jamais passé sous le nez de cet honorable fonctionnaire.

« Monsieur le conservateur, lui dit le jeune homme, voici un petit objet que je désire soumettre à votre haute appréciation. Comme nul n’ignore votre inégalable compétence en tout ce qui concerne plus spécialement les langues orientales…

– Je les lis toutes ! interrompit modestement M. le conservateur, et j’en parle quelques-unes…

– Eh bien, voilà qui tombe on ne peut mieux ! Vous allez me dire ce que vous pensez de mon petit agenda ! »

M. le conservateur ne daigna même point sourire. Il était déjà en extase.

Ses yeux grands ouverts derrière ses grosses lunettes, la course tremblante de ses bons gros doigts sur le précieux ouvrage, tout attestait chez lui son enthousiasme qui, pour être concentré n’en était pas moins immense…

« C’est beau, hein ?… » fit Rouletabille.

Pas de réponse.

Le reporter pouvait parler, M. le conservateur n’avait plus d’oreilles… Toute sa vie s’était réfugiée dans le regard et le toucher…

« Eh bien, je vous écoute ! » cria le reporter…

M. le conservateur lisait. Il avait commencé à la première page et il venait seulement d’entamer la seconde… Et il ne paraissait pas disposé à en sauter une ligne…

Rouletabille s’assit, décidé à montrer, quoi qu’il lui en coûtât, de la patience et de la bonne volonté… Il savait que les savants ont leurs petites manies et n’aiment point surtout être bousculés…

Il attendrait, puisqu’il fallait attendre !… D’autant que certains de ces messieurs, sous leurs dehors d’enfantine naïveté, cachent quelque fois une malice diabolique et s’amusent, autant qu’ils le peuvent, sans en avoir l’air, de la tête des gens…

Cependant, M. le conservateur, après avoir lu la deuxième page, commença la troisième… Alors Rouletabille se leva le plus tranquillement du monde, s’approcha doucement de M. le conservateur, sortit son énorme oignon de la poche de son gilet et le lui glissa sur la troisième page, à toucher le nez de M. le conservateur.

Le fonctionnaire considéra un instant ce cadran comme une bête monstrueuse d’une espèce tout à fait inconnue, puis releva la tête et fixa sur le jeune homme un regard de sombre étonnement et d’inquiète interrogation. Ce regard semblait dire : « Que me veut ce malotru ? », ou encore : « Qui a permis à ce monsieur d’entrer ici sans frapper ? »

Rouletabille envoya à l’adresse du savant son sourire le plus agréable :

« Je voulais vous prévenir, monsieur, que ce livre a quatre cents pages, et je vous montrais ma montre pour vous rappeler qu’il est neuf heures et demie du matin. À quelle heure, monsieur, comptez-vous avoir fini votre lecture ? J’ai quelques petites courses en ville, quand dois-je revenir ?…

– Dans huit jours, monsieur !… revenez dans huit jours !… Ce livre est une merveille, monsieur !… Je veux le lire et le relire ! Si j’étais assez riche pour vous l’acheter, vous ne le reverriez pas !…

– Et moi, monsieur, s’il m’appartenait, je vous en ferais cadeau !

– Pour cette bonne parole, monsieur, que désirez-vous de moi ?

– C’est un livre romané, n’est-ce pas ?

– Je vois que vous vous y connaissez, jeune homme, vous êtes sans doute « de la partie » ?

– Non monsieur, répondit Rouletabille qui, pour rien au monde, n’eût avoué sa qualité de journaliste à un fonctionnaire, sachant que tous les fonctionnaires détestent par définition tous les journalistes ; non monsieur, mais j’ai beaucoup voyagé et je disais à mon ami à qui j’ai emprunté ce livre : je puis me tromper, mais il me semble bien que ce livre est un livre romané !…

– Et qu’a dit votre ami ?

– Il m’a dit de venir vous trouver, monsieur !…

– Et il a bien fait, monsieur !… – Oui, monsieur, ce livre est très ancien et il est écrit dans la langue traditionnelle des gitans… Mais voyez ce que l’on y trouve dès qu’on l’a ouvert… Je lis sur la couverture cette phrase curieuse…

– Je traduis… fit M. le conservateur en assurant ses bésicles :

« Ceci est le Livre des Ancêtres. Quiconque respectera ce livre, le sauvera s’il est en danger, le rapportera s’il est égaré, sera l’objet d’une désirable récompense… ! »

« Et plus bas :

« Quiconque le volera ou le détruira sera châtié et puni de mort ! »

– Bigre ! fit Rouletabille… Ils sont sévères les ancêtres ! Heureusement qu’ils sont morts avant celui qui les a volés !

– Votre ami a donc volé ce livre ? demanda le bibliothécaire en regardant Rouletabille par-dessus ses lunettes.

– Ouais !… Il a oublié de me le dire, répliqua le reporter en riant de tout son cœur ; mais entre nous, monsieur le conservateur, je crois qu’il en est bien capable !…

– Vous avez de singuliers amis, monsieur, laissa tomber l’honorable fonctionnaire en pinçant les lèvres…

– Vous savez, monsieur le conservateur, mon ami est un bibliophile enragé et la bibliophilie fait excuser bien des choses !

– Monsieur ! s’écria l’autre en devenant rouge pourpre à l’énoncé d’apophtegmes aussi dangereux pour la morale publique que pour la morale privée, monsieur, je ne crois pas qu’il y ait en France ou peut-être en Europe, j’oserais dire dans le monde entier, un bibliophile plus enragé que moi, et cependant je n’ai jamais volé personne, monsieur !

– Et je le crois sans peine, monsieur ! Vous avez tout d’un honnête homme !… Et quant à ce livre, j’en aurai le fin mot ! Mon ami me dira d’où il le tient, d’où il vient, s’il se l’est honorablement approprié ! Et s’il ne peut répondre décemment à toutes ces questions, je le menacerai de le dénoncer au procureur de la République, à moins…

– À moins ?

– À moins qu’il n’en fasse cadeau à la bibliothèque d’Arles ! » Du coup, on vit la physionomie de M. le bibliothécaire se détendre peu à peu jusqu’au sourire… Il tendit sa grosse patte à Rouletabille :

« Vous êtes un homme d’esprit, monsieur !…

– Vous en êtes un autre ! répliqua le reporter en lui secouant la main avec une effusion touchante, mais je ne suis pas un savant, moi… Qu’est-ce qu’il y a encore dans ce livre ?…

– Des textes sacrés, monsieur, qui enseignent les rites usités pour la consécration des villes, des temples, des autels, des campements… »

Parlant ainsi, il tournait les pages.

« Voici un chapitre qui traite de l’art de prendre les augures, d’interroger l’avenir… La race romanée a toujours été friande de ce genre d’exercices… Ce livre date certainement d’une époque où ce peuple nomade s’était enfin stabilisé pour quelques siècles dans le Proche-Orient… D’après ce que j’en puis imaginer à première vue, je ne serais pas étonné que nous ayons là, entre les mains, le livre rituel orthodoxe des romanés qui se sont établis en Europe à leur fuite d’Asie, et dont les descendants ont fondé le Patriarcat de Transbalkanie…

– Mais c’est fort intéressant tout ce que vous me dites là, monsieur le conservateur !…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria soudain le bibliothécaire comme s’il venait de recevoir un coup douloureux en pleine poitrine.

– Quoi donc, monsieur, qu’y a-t-il ?

– Eh bien, il y a qu’il manque une pierre à ce monument ! je veux dire : une page à ce livre !… Quel est le vandale… quel est le misérable qui a arraché cette page ?… et c’est d’autant plus regrettable, monsieur, que l’absence de cette page interrompt une prophétie des plus curieuses que je lis sur la page précédente !

– Une prophétie, releva Rouletabille en cessant de plaisanter et en changeant soudain de visage, comme si une idée subite venait de traverser sa cervelle toujours en travail… pourriez-vous me traduire le texte même de cette prophétie ?

– Le voilà, en le serrant au plus près :

« En ce temps-là, une reine naîtra à la race, ayant sur l’épaule gauche le signe de la couronne…

Cette enfant sera née d’une bohémienne et d’un étranger…

Et sous son règne, la race retrouvera l’antique prospérité. »

Au fur et à mesure que le bibliothécaire lisait, la figure de Rouletabille s’éclairait d’une flamme extraordinaire… M. le conservateur n’avait pas prononcé le dernier mot de la prophétie que le reporter n’était plus maître de son émotion.

« Ah ! maintenant, je comprends ! je comprends ! » s’écriait-il.

Et il agitait sa casquette avec des gestes insensés.

« Devenez-vous fou ? demanda le conservateur… Je pense bien que vous comprenez, puisque je traduis !…

– Ah ! monsieur ! ce n’est pas cela que je comprends !… mais je comprends aussi ce que je ne comprenais pas !…

– Et moi, monsieur, je ne vous comprends pas !

– Comprenez alors, monsieur le conservateur, que je comprends pourquoi j’ai été cambriolé ! »

Et sans plus de cérémonie, Rouletabille arracha le précieux livre des mains du bibliothécaire. Celui-ci effaré, sursauta en s’écriant : « Vous avez été cambriolé, vous ?…

– J’ai plutôt l’air d’un cambrioleur, hein ! c’est ce que vous voulez dire !… Eh bien, je vais reporter ce livre où je l’ai trouvé… Il brûle !… Il brûle !… Ah ! je ne tiens pas à être condamné à mort par les ancêtres, moi !… »

Et Rouletabille parut s’envoler…

Ne sachant plus ce qu’il faisait, ni ce qu’il disait, M. le conservateur leva au plafond des bras désespérés et gémit :

« Au voleur ! »

Il lui semblait en effet qu’on venait de le voler lui-même ! Cette merveille aussitôt disparue qu’apparue lui bouleversait l’âme !… Il regrettait d’avoir laissé partir ce chef-d’œuvre, bien qu’il ne lui appartînt pas !… M. le bibliothécaire comprenait maintenant tous les crimes !…

Une heure plus tard, Rouletabille se retrouvait dans lou Cabanou sans avoir rencontré plus d’obstacles au retour qu’à l’aller… Il remit le Livre des Ancêtres à l’endroit exact où il l’avait trouvé, après avoir pris soin de replacer le couteau coupe-papier poignard à la page indiquée par la fiche qu’il y avait mise et qu’il fit disparaître… Et quand il en fut débarrassé, il murmura, le front gonflé de sa pensée en ébullition :

« Oui, ce livre brûle… ce livre est la clef de tout !… c’est de lui que tout vient !… c’est par lui que tout arrive ! C’est vers lui que tendent tous les gestes et c’est autour de lui que tournaient sans le savoir Hubert, Jean, Odette, Callista, Olajaï, Rouletabille et même la Pieuvre !… Ce livre en sait long, plus long que nous tous ! Mais ce livre parlera !… C’est lui qui me dira si Hubert est complice de Callista !… Ce livre est un malheur et il nous a peut-être sauvés !… »

Après ce petit monologue, Rouletabille se hissa hors du bureau par l’œil-de-bœuf ; de l’œil-de-bœuf, il se laissa glisser dans l’office… ; de l’office…

Cependant, dans le corridor, Pandore ronflait toujours…

XV – L’ENQUÊTE DE PANDORE

Pandore ne dut pas tarder à se réveiller, car quelques instants plus tard et non loin de là, dans la campagne, on aperçut cet honorable représentant de la maréchaussée questionnant un petit berger. On questionna le petit berger pour savoir ce que lui avait dit le gendarme. Le gendarme lui avait demandé s’il n’avait pas aperçu à la première heure du jour une bohémienne sortant de la forêt et se dirigeant vers un petit bosquet de tamaris qui bordait la route d’Arles à Lavardens. Le petit berger avait répondu :

« Je me trouvais moi-même sous les tamaris. La bohémienne y est venue et s’y est rencontrée avec un bohémien qui rôdait par là depuis quelques instants. Ils ont causé quelques minutes, puis la bohémienne est partie en disant : « À cet après-midi, trois heures, à la Roche-d’Ozoul ! »

Là-dessus le gendarme avait quitté le petit berger en disant :

« Parfait ! ça tient toujours ! »

Sans doute Pandore faisait-il une enquête ordonnée par le juge d’instruction, car on le vit une demi-heure plus tard, à Arles, questionner encore des gens qui bavardaient sur le pas de leur porte. Enfin, sur le coup de midi, il se présenta à l’étude de Me Camousse, notaire.

L’étude de Me Camousse était sans contredit la première de la ville. De père en fils, les Camousse avaient dressé les contrats de mariage et recueilli les testaments des gens les plus huppés de la région. D’une honorabilité en quelque sorte héréditaire, les Camousse avaient vu passer dans leur coffre-fort des fortunes considérables dont ils avaient été longtemps les fidèles dépositaires… Enfin on leur avait confié bien des secrets de famille et leur conscience avait été au moins aussi fidèle que leur coffre… Les Camousse étaient depuis plus d’un siècle les notaires des Lavardens…

« Je viens pour l’affaire de Lavardensse !… » déclara tout de suite le brigadier de gendarmerie en mettant son poing entre la porte et le chambranle dans le moment même que le petit clerc se disposait à fermer l’étude… C’était l’heure où il ne restait plus dans la première pièce que MM. les expéditionnaires, lesquels s’apprêtaient, tout travail suspendu, à déjeuner !…

« Tiens ! un nouveau brigadier !… » fit le petit clerc en ouvrant la porte malgré les protestations du personnel…

Cependant quand ces messiers aperçurent un gendarme, ils firent silence, attendant les événements.

« Petit drolle, dit le gendarme au petit clerc, va me chercher tone patrone !… et né té trène pas comme oune limasse ! »

Le clerc répondit que Me Camousse s’apprêtait à déjeuner, mais que le premier clerc ou le clerc liquidateur étaient encore là et que s’ils pouvaient faire l’affaire…

« Qués aco ? Jé nété demandé pas tant de chozzes ! Je veux voir Me Camousse en personne ! et plous vite qué ça, hé ! »

À ce moment, Me Camousse, un homme respectable, dans la quarantaine, de figure un peu sanguine, encadrée par des favoris poivre et sel, sortit de son cabinet, demanda des explications et fit entrer le gendarme chez lui.

« Je vous souis ennevoyé par M. lé jugé d’instructionne !…

– Le juge d’instruction ? répéta le notaire ahuri.

– Oui, M. Crousillat lui-même, qui a de l’ouvrage par-dessus la tête avec cette histoire de Lavardensse et qui m’a chargé de l’aider dans son enquête et dé vous posé quelques petites questionnes !…

– Je vous écoute, brigadier… Asseyez-vous, je vous prie.

– Voilà dé quoi il rétourne ! Je viens pour l’affairé dé Lavardensse, hé !… M. le juge d’instructionne désirerait savoir à quelle datté M. de Lavardensse a contracté mariage… Vous pouvez me répondre, hein ! jé pensé… vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

– Monsieur, je n’ai rien à refuser à la justice de mon pays ; je me ferai même un devoir de l’aider dans la mesure de mes moyens, si je puis lui être utile en quelque chose et pourvu, naturellement, que l’on ne me demande pas de violer le secret professionnel…

– Comme dé juste ! vous parlé bienne !…

– Et vous, brigadier, vous avez dû apprendre à parler dans le Roussillon, si je ne m’abuse ?

– Mosieu lé notaire, on né peut rienne vous cacher !… Vous avez deviné !… jé suis né natif des environnes de Perpignan, pour vous servir !… Quant au secret professionnellé, je sais cé que c’est en tant que gendarmé !… et ce n’est pas moi qui vous demanderai jamais de trahir oune chozze qui a, si j’ose dire, ouné caractère sacré !

– Je vous dis cela, brigadier, parce que, il n’y a guère plus d’une heure, un jeune homme s’est présenté à mon bureau, qui m’a justement posé des questions qui ne tendaient à rien de moins qu’à me faire oublier mes devoirs !…

– Ah ! par exemple ! Un jeune homme ?

– Oui, qui se dit journaliste… un nommé Rouletabille.

– Rouletabillé ! Rouletabillé est venu ici et vous a posé des questionnes ?

– J’ose dire tout à fait indiscrètes…

– J’espéré bienne que vous l’avez f… à la porté !…

– À peu près, parce que vous savez, dans notre profession, on conserve toujours des formes… Ah ! c’est un garçon qui ne manque pas de toupet ! Il se prétend célèbre !… Moi je n’en ai jamais entendu parler…

– Vous ne lisez donqué jamais les journaux ?

– Le moins possible ! Voyez-vous, brigadier, ou il n’y a rien dedans ou il y a quelque chose… Quand il n’y a rien dedans, ça ne vaut pas la peine de les lire et, quand il y a quelque chose, c’est toujours des crimes ou des catastrophes, c’est-à-dire des choses désagréables qu’il est préférable d’ignorer le plus longtemps possible !… Mais vous, vous me paraissez le connaître, ce Roule… Rouletabille !…

– Ah ! mosieur lé notaire, si jé l’connais !… Mais c’est ouné plaie !… ce journalisté-là !… M. Crousillat s’en méfie commé dé la pesté !… Et moi il né mé quitté pas !… Il épie toutes mes démarches !… Je parie qu’il est venu pour vous parler de cette affaire dé Lavardensse !…

– Vous avez gagné, brigadier, mais lui, il a perdu… il a perdu son temps !

– M. Crousillat, quand jé lui raconterai cela, sera bien contenté !… Nous disions donc que M. de Lavardensse a contracté mariage ?…

– Tenez, fit le notaire en compulsant un dossier, voici un extrait de l’acte de mariage, déposé au consulat de France à Odessa… Vous n’avez qu’à copier… »

« C’est bienne cé qué l’on m’avait dit… Il s’est marié à Odessa à une jeuné Française dont il avait eu ouné pétité fillé qui a été légitimée par l’acté même du mariage…

– Attention ! nous touchons là au secret professionnel, brigadier… Je ne puis raisonnablement refuser à la justice de mon pays de prendre connaissance d’une pièce qu’il lui serait peut-être difficile de se procurer maintenant…

– Oui, c’été loinne Odessa ! et il y a les bolchevikis !…

– Mais vous comprendrez qu’il n’est pas nécessaire que tout le monde sache que Mlle de Lavardens est née avant le mariage de sa mère…

– Commé dé juste !… et ne craignez rien !… cé né pas moi qui irai lé dire à Rouletabillé !…

– Vous m’avez compris, brigadier !…

– Ce n’est pas pour me vanneter ! mais tout le mondé s’accorde à dire que je souis doué d’une assez belle intelligence. Maintenant… ouné chose encore !… l’extrait de l’acte dé naissance dé l’enfant, vous l’avez peut-être, hé ?…

– Mon Dieu, non, répondit Me Camousse en fronçant légèrement les sourcils et en refermant son dossier…

– Il n’est pas là dedans, hé ?…

– Il n’est pas là-dedans !…

– C’est dommage, car l’indicationne du lieu de naissance dé l’enfant commé vous avez dû le remarquère, est dé plus vagué sur l’acte dé légitimisationne !… et si nous avions cet extrait de l’acte dé naissance… peut-être qué…

– Que quoi ?… interrogea le notaire qui commençait à tapoter nerveusement le bois de son bureau…

– Eh mais !… peut-être qu’il nous serait facile alors dé faire tairé les mauvaises langues !…

– Quelles mauvaises langues ?…

– Eh ! mais celles qui prétendent, par exemple, que cette Française n’était pas la véritable mère de la petite Odette !

– Monsieur, fit le notaire en se levant, je n’ai jamais entendu dire une pareille chose !… Et je serais curieux de savoir dans quelle bouche vous l’avez entendue…

– Eh ! dans la bouché dé quelqu’un qui est aussi courioux que vous, assurémente !… Dans la bouche dé lé juge d’instructionne elle-même, et jé souis chargé de vous demander par cet honorable magistratte (qui est persouadé, entre parentaizes, que vous savez tout à fait à quoi vous en tenir là-dessus) si Mlle dé Lavardensse est bien la fille de Mme de Lavardensse !

– M. le juge d’instruction ! s’exclama Me Camousse, qui était devenu cramoisi, vous a chargé de me demander cela, vous ?

– Je vous lé jouré sur mes galonnes !…

– Et moi je vous jure que si j’avais été M. Crousillat et si j’avais eu une pareille question à poser à Me Camousse, j’aurais fait venir Me Camousse à mon cabinet et j’aurais eu avec lui une conversation de magistrat à magistrat et je ne lui aurais pas envoyé un brigadier de gendarmerie… Du reste, j’y vais ! déclara le notaire en mettant son chapeau.

– Où allez-vous doncqué ?

– Mais je vous accompagne, je vais chez M. le juge d’instruction…

– Eh ! j’irai bienne tout seul !… ne vous dérangez pas ! Moun Dieu, commé vous vous monnettez !… comme vous vous monnettez ! ouné vraie soupe au lèt ! Moi je vous pose des questionnes, vous êtes libré dé ne pas répondre !… qué diable !… le secret professionnel avant toute !… Qu’il n’en soit plus parlé, jousté cielle !… »

Mais le gendarme eut beau dire et beau faire, Me Camousse tint à le suivre jusque chez M. Crousillat… Il fut aussi vite que lui dans l’escalier… aussi vite que lui dans la rue !… Arrivé là, le brigadier consulta sa montre, un énorme oignon et déclara qu’il avait une course urgente à faire, qu’il laisserait Me Camousse aller chez le juge d’instruction tout seul… Et déjà il avait fait quelques pas rapides quand deux personnages en civil sortant d’on ne sait où se jetèrent sur le gendarme en s’écriant : « Pas de résistance et veuillez nous suivre !… » « Mais qui êtes-vous donc ? cria le notaire aux deux civils.

– Nous sommes deux agents de la sûreté, Me Camousse, chargés d’arrêter Rouletabille…

– Comment ! ce gendarme !…

– C’est Rouletabille !… »

Me Camousse, suffoqué, dut s’appuyer à un mur pour ne pas glisser sur le pavé. On l’entendit qui murmurait :

« Voilà certainement le plus gros événement de ma vie ! »

Pendant ce temps, de toutes parts on accourait pour voir passer ce gendarme, prisonnier de ces deux civils…

Et Rouletabille faisait une tête !…

Évidemment, cette dernière scène de la petite comédie qu’il venait de jouer avec tant de désinvolture ne figurait pas au programme. Du coup, il en avait perdu son accent du Roussillon, et c’est avec la prononciation un peu traînante et grasseyante des habitants du faubourg Poissonnière qu’il demanda :

« Vous me conduisez au Dépôt ?

– Non, mon garçon, nous vous conduisons à M. Crousillat…

– Ah ! bien, je suis tranquille ! conclut Rouletabille… on s’en va au café !… »

Tous se mirent à rire, les agents et la petite troupe qui leur faisait escorte. M. Crousillat, certainement le plus fort juge d’instruction de France et de Navarre, tout au moins par la corpulence, était bien connu pour être doué d’une soif inextinguible : le moindre effort physique et même intellectuel le mettait en nage ; aussi le voyait-on le plus souvent poursuivre ses enquêtes à l’ombre des terrasses des brasseries, entre deux demi servis bien frais et sans faux-col… Manière de procéder qui, du reste, vouait à une humeur massacrante son greffier, le petit Bartholasse, maigre et jaune comme un citron, dont l’estomac délabré ne pouvait souffrir que la camomille familiale.

Comme cette fin d’aventure mettait en somme beaucoup de gaieté autour de lui, Rouletabille n’était pas d’un caractère à faire longtemps bande à part ; il se mit bientôt à l’unisson et se prit à rire lui aussi. Au bout du compte, n’était-il pas arrivé à ce qu’il voulait ? à ce qu’il voulait savoir ?… Ce brave Me Camousse pouvait-il lui en dire davantage et l’émotion qu’il avait laissé transparaître devant la dernière question intentionnellement brutale du faux pandore (« Mlle Odette de Lavardens est-elle bien la fille de Mme de Lavardens ? ») ne l’avait-elle pas suffisamment renseigné ?… En tout cas, l’attitude du notaire de la famille permettait maintenant à Rouletabille d’imaginer beaucoup de choses après la lecture ou plutôt la traduction qui lui avait été faite du Livre des Ancêtres et de donner au drame qui avait pour centre la jeune Odette, une ampleur que, jusqu’alors, il était le seul à soupçonner…

XVI – ROULETABILLE RACONTE DES HISTOIRES

« Le juge et son greffier ne doivent pas être à prendre avec des pincettes ? demanda-t-il aux agents.

– Avouez, monsieur Rouletabille, qu’il y a de quoi, répondit l’un d’eux.

– Le plus enragé est encore lou Fineto ! fit entendre l’autre… Il crie comme un putois !…

– Ah ! lou Fineto crie comme un putois !… Et qui donc est lou Fineto, mon ami ?

– C’est un surnom de par ici, comme qui dirait « la Finette » que l’on a donné au gendarme que vous avez si prestement soulagé de sa tunique et de son képi !…

– Il s’était arrangé avec ce képi et cette tunique un si doux et si mol oreiller ! ce brave la Finette !… reprit Rouletabille avec toute sa bonne humeur retrouvée, que j’ai eu bien des remords sur le moment à l’en priver, ce que j’ai fait, du reste, le plus délicatement possible pour ne pas le troubler dans ses rêves… Mais que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires !… Pourquoi la Finette s’est-il réveillé si tôt ? Tout est de sa faute ! Il eût dormi une heure de plus que je le lui aurais rendu, son oreiller, et ainsi il ne se serait aperçu de rien !… Alors vraiment, il vocifère, ce brave la Finette ! Eh bien, quand il aura fini de crier, il se taira !… Il ne pense tout de même pas me faire condamner aux travaux forcés à perpétuité !…

– Oh ! monsieur Rouletabille, ne croyez pas que vous allez vous en tirer comme ça !… C’est grave de soustraire un uniforme de gendarme !…

– Sachez, mon ami, qu’il n’y a rien de grave dans la vie, fit Rouletabille philosophe… rien de grave dans la vie… que la mort ! Et encore nous ne sommes plus là pour nous en apercevoir… »

En devisant de la sorte, la petite troupe était arrivée au bureau de M. Crousillat, qui était, comme l’avait prévu le reporter, une fraîche terrasse de café où ces messieurs du parquet se répandaient en propos injurieux sur le compte de la presse en général et de Rouletabille en particulier quand ce dernier parut, encadré comme l’on sait…

« Le voilà ! aboya le petit Bartholasse en laissant envoler tous ses papiers qu’il avait étalés devant lui sur un guéridon de zinc…

– Ah ! vous voilà, vous ! glapit M. Crousillat après avoir toutefois pris le temps de vider le demi qu’on venait de lui apporter…

– Mon Dieu, oui !… Coucou, le voilà ! fit Rouletabille avec un modeste sourire… Comment ça va, ce matin, monsieur Crousillat ? Et vous, monsieur Bartholasse ?… Ce cher monsieur Bartholasse ! Je vois à sa mine qu’il a eu tort de dîner encore hier soir au champagne !… »

Le greffier eut comme un accès d’épilepsie… Haut comme une botte, il se dressa sur la pointe des pieds pour mettre son poing sous le nez du reporter, en lui prédisant la plus sinistre fin…

« Avez-vous prévenu Deibler ? » demanda tranquillement Rouletabille…

À ce moment, on entendit des cris forcenés et l’on vit apparaître à la fenêtre du bistro un homme en bras de chemise qui écumait littéralement !…

« Ah ! voilà ce bon La Finette !… Il ne manquait plus que lui à cette petite fête… Mais oui ! mais oui ! Je comprends très bien que vous ne soyez pas content ! et je vous présente toutes mes excuses, monsieur la Finette !… Du reste, je serais mal venu de ne pas avouer mes torts !… Ce que j’ai fait est très mal et je vous promets, monsieur le juge d’instruction, de ne plus recommencer jamais !… je ne suis pas têtu, moi !… Mais oui, j’ai été un peu loin… c’est le métier qui veut cela !…

– Savez-vous où il vous conduira votre métier ? commença M. Crousillat en faisant taire d’un geste terrible tout le monde.

– Oui, monsieur le juge !… À vous empêcher de faire une bêtise !…

– Monsieur !

– Monsieur, je vous demande pardon… je n’ai certes pas voulu vous manquer de respect ! Je voulais dire que mon métier, dont vous avez une si mauvaise opinion, pourrait bien vous empêcher de commettre une erreur… et quand il s’agit de la tête d’un homme, n’est-ce pas, cela vaut bien, en échange, que l’on excuse ce pauvre Rouletabille d’avoir joué un bien vilain tour à ce brave M. la Finette !…

– Oh ! monsieur, vous ne m’attendrirez pas ! et je vous dis, moi, que votre métier va vous mener en prison d’abord, en correctionnelle ensuite !

– Bon ! fit tranquillement le reporter, je vois que c’est une idée fixe, je n’insiste pas ! Garçon ! un bock ! »

Et il s’assit.

« Il est à tuer ! fit la voix de crécelle de M. Bartholasse.

– Vous, mon ami, déclara Rouletabille en le regardant de son air le plus glacé… Il faudra soigner ça !… Vous avez tout de l’assassin !… Quant à vous, monsieur Crousillat, qui êtes le plus raisonnable ici, car enfin, avec les poings dont la généreuse nature vous a doué, si vous aviez au cœur le quart de la rage qui étouffe M. Bartholasse, vous auriez pu saluer mon arrivée d’une chiquenaude, et il ne serait plus question de rien que de mon épitaphe ; mais généralement les hommes forts sont bons !… C’est donc pour vous que je veux raconter cette petite histoire…

« Notre métier, s’il est utile, comme je me fais fort de vous le démontrer avant que Phœbus ait achevé sa carrière, n’est pas toujours rigolo ; aussi autant que possible, quand l’occasion s’en présente, nous essayons de le rendre drôle !… Il est drôle, par exemple, quand un assassinat a été commis dans une maison et que la concierge a juré de ne rien dire aux journalistes, de se présenter avec un coupe-file, de la préfecture, de se faire passer pour un agent de la Sûreté et de tirer de la pipelette des renseignements qui nous feront trouver l’assassin dans un endroit où la police n’aurait jamais imaginé de mettre les pieds ! Ceci m’est arrivé, à moi, monsieur, personnellement, et la police, qui est bonne fille après tout, et avec laquelle le plus souvent nous faisons bon ménage me l’a pardonné… Mais il y avait un haut fonctionnaire qui a voulu faire des chichis ! un homme pour qui le résultat n’est rien, pour qui la forme est tout !… Il a voulu s’attaquer à Rouletabille, grand reporter… Il faut croire que Rouletabille a l’oreille des dieux… car ce haut fonctionnaire a été précipité du haut de sa superbe… et maintenant il plante ses choux ! Aimez-vous les choux, monsieur Crousillat ?

« Une autre histoire… Un jour, je devais rejoindre le ministre de la Marine qui faisait le long des côtes une tournée de défense mobile… J’arrivai en retard pour la grande revue et je trouvai tout consigné. Ma carte de journaliste ne me servait de rien. En désespoir de cause, j’allai trouver le sous-préfet qui était en train de se mettre sur son trente et un… et qui me fit recevoir par son valet de chambre comme un chien dans un jeu de quilles… On me laissa seul, sans plus s’occuper de moi… Tout à coup, j’aperçus sur son siège la tenue de gala que le domestique y avait laissée… J’entrai dedans comme un rat dans un trou, je sautai dans une voiture, je me fis conduire au port… Dix minutes plus tard, j’étais rendu auprès du ministre avec tous les honneurs dus à mon rang !…

« Hein ? que dites-vous de ça ? Un habit de sous-préfet, ça vaut bien un uniforme de gendarme ?… Eh bien, quand il m’a vu dans cet attirail, le ministre, qui était Parisien ou qui l’était devenu puisqu’il était ministre, a ri !… Mais le sous-préfet, lui, a eu tort de ne pas rire !… Il a porté plainte !… plainte en règle !… Eh bien, aujourd’hui, monsieur, ce sous-préfet… il est toujours sous-préfet !… Monsieur Crousillat, croyez-moi, tel que vous voilà bâti, vous ne mourrez que dans la peau d’un président à la Cour de cassation !… »

M. Crousillat qui, à la première histoire, avait commencé de se gratter le crâne d’un air assez préoccupé, se mit franchement à rire à la seconde.

« Allons ! fit-il, allez-vous-en et qu’on ne vous y reprenne plus !… »

Rouletabille bondit sur ses pieds, consulta sa montre, poussa une sourde exclamation : « Je vais être en retard !… » et détala comme un lièvre.

Aussitôt les clameurs de la Finette reprirent de plus belle !… et M. Crousillat jeta un cri désespéré : « Rendez-nous au moins l’uniforme ! »

XVII – UN COUP DE THÉÂTRE

Il était plus de deux heures et demie quand Rouletabille avait quitté si précipitamment la compagnie de M. Crousillat, il était près de six heures quand il réapparut à Lavardens… son carnet ne porte aucune indication sur la manière dont il employa ces trois heures, mais les propos du petit berger au faux gendarme la Finette nous permettent facilement d’imaginer qu’il y eut cet après-midi à la Roche-d’Ozoul deux oreilles et deux yeux sur lesquels on ne comptait certainement pas… Nous retrouvons donc Rouletabille à Lavardens… Comme toujours, il paraissait fort pressé ; il pénétra hâtivement dans le Viei-Castou-Noù, bondit dans le vestibule, gravit quatre à quatre les degrés de l’escalier qui conduisait au premier étage, bouscula quelque peu des gens en deuil, vagues parents de M. de Lavardens qui surveillaient l’héritage depuis la disparition d’Odette, et, finalement, trouva celle qu’il cherchait, c’est-à-dire la femme de chambre, qu’il poussa dans un petit cabinet dont il referma vivement la porte sur eux deux…

Estève ne pouvait plus voir maintenant Rouletabille sans se mettre à trembler comme une feuille. Elle joignit les mains et lui dit :

« Monsieur, je vous jure que je vous ai tout dit !

– Écoute ! fit Rouletabille en lui abaissant les mains, je vais te poser une question à laquelle il ne sera pas difficile de me répondre, mais qui a une importance que tu ne soupçonnes pas !…

– Moun Dieu ! qu’est-ce que ça peut bien être encore ! gémit la pauvre Estève…

– Tu vas me dire, fit Rouletabille penché sur la femme de chambre qui le fixait avec un effroi grandissant… Tu vas me dire… Ne me regarde pas comme ça !… c’est moins que rien ce que je vais te demander… Tu vas me dire si Mlle Odette a un signe sur l’épaule gauche !…

– Un signe sur l’épaule gauche ?… répéta la soubrette en ouvrant des yeux énormes… en voilà une question !…

– Je ne te demande pas d’apprécier ma question, je te demande d’y répondre !… A-t-elle un signe sur l’épaule gauche ?

– Bien sûr que non, qu’elle n’a pas de signe sur l’épaule gauche… ni sur l’épaule droite !…

– Enfin, tu me comprends bien !… insista Rouletabille… on a quelquefois sur la peau ce qu’on appelle une tache de vin, ou une envie !… tu l’as souvent déshabillée, ta petite maîtresse, tu aurais pu voir !…

– Péchère ! si j’aurais pu voir !… Elle n’avait rien du tout !… Elle avait la peau aussi nette qu’un miroir…

– Pas une tache ? Rien ?

– Non ! que je vous dis…

– Pas même un petit grain de beauté, caspitello[5] !…

– Elle était belle de bout en bout, mais de grain de beauté, non, elle n’en avait pas !…

– Tu ne me trompes pas ? Tu n’as du reste aucune raison de me tromper !

– Eh ! qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse qu’elle ait un grain ou qu’elle n’en ait pas !…

– Bien, fit Rouletabille pensif… c’est tout ce que je voulais savoir… et il la quitta brusquement comme toujours.

– C’est lui qui a un grain !… » murmura Estève derrière lui.

Le reporter venait de quitter le château et entrait dans le petit bourg de Lavardens quand il aperçut Jean qui se dirigeait vers la grille du Viei-Castou-Noù. Il l’appela. Aussitôt Jean courut à lui.

« Je te retrouve !… s’écria Jean… Tu te rappelles ce que tu m’avais dit ?

– Quoi donc ?

– Que j’aurais des nouvelles d’Odette.

– En effet, je me souviens de t’avoir dit quelque chose comme ça !…

– Eh bien, figure-toi que j’ai fait une rencontre extraordinaire. Je me trouvais dans la campagne, à deux pas d’ici. Je ne m’étais pas trop éloigné du Castou-Nou puisque tu me l’avais recommandé.

– Et alors ?

– Et alors, je m’étais assis sur un talus, pensant à tout ce que tu m’avais dit, assez triste du reste, malgré tes encouragements, et me demandant comment tu pouvais parler avec tant d’assurance d’une affaire qui m’apparaît de plus en plus obscure, de plus en plus atrocement mystérieuse… et où je trouve, sans en soupçonner la raison, tant de gens ligués contre nous… quand je vois arriver une petite gamine couverte de haillons, une petite bohémienne certainement, qui portait des paniers et un fagot de scions d’osier… Elle regarda autour d’elle, comme si elle voulait s’assurer qu’elle n’était vue de personne… et puis, se penchant sur moi, elle me dit :

« – Vous êtes bien monsieur Jean ?

« – Oui, fis-je, que me veux-tu ? »

« Elle répondit à ma question en m’en posant une autre :

« Seriez-vous bien aise, me dit-elle, d’avoir des nouvelles de la demoiselle ? »

« Tu penses l’effet que me produisirent ces paroles, surtout après ce que tu m’avais dit…

« – Mais certainement, lui fis-je, j’en serais très heureux… »

« Elle regarda encore autour d’elle :

« – Surtout ne dites jamais que vous m’avez vue, car ils me tueraient ! »

« Je la rassurai.

« – Eh bien, me jeta-t-elle tout bas… quelqu’un peut vous renseigner !… Allez… »

– Allez à sept heures, interrompit Rouletabille, allez à sept heures au plan des Roseaux !…

– Comment ! s’exclama Jean médusé, tu le sais ?

– Ne dois-je pas tout savoir ?…

– Et elle s’est éloignée en me recommandant d’y aller tout seul, faute de quoi je ne rencontrerais personne !…

– Je le pense bien !…

– Puisque tu savais que l’on me fixait ce rendez-vous, tu étais venu pour aller avec moi ?

– Jamais de la vie !… Je ne veux pas te faire rater ton rendez-vous, moi !… Tu dois y aller tout seul ! Vas-y tout seul !…

– Et tu n’as pas d’autres recommandations à me faire ?

– Aucune ! Ah ! si ! je te recommande de ne pas perdre un mot de ce qu’on te dira !… Adieu, Jean, et bonne chance !… »

Jean regardait sa montre :

« J’y vais ! fit-il… Ça n’est pas tout près, le plan des Roseaux… et je veux y aller à pied pour n’éveiller l’attention de personne !

– Eh bien va ! et bonne chance !… Pendant que tu seras là-bas, je ne perdrai pas mon temps ici, je te le promets !…

– Je te retrouve au Viei-Castou-Noù ?

– Mais va donc, bavard !… Tu n’es pas curieux de savoir où est Odette ?… »

Jean le quitta aussitôt. Rouletabille prit un chemin opposé. Il paraissait très préoccupé quand, en passant devant un café de Lavardens, son attention fut attirée par un bruit de voix… celles du juge d’instruction et de son greffier qui étaient chez le bistro. Le reporter avança encore la tête et dans le fond de l’établissement, sous une tonnelle, il aperçut les gendarmes attablés devant une bouteille et parmi eux, la Finette leur racontait comment cette canaglia de journaliste lui avait fait rapporter sa tunique et son képi avec tous ses remerciements ! Eh bien ! la prochaine fois qu’il mé tombé sous la main, vous verrez moi si je lé remercie-menteré !…

Rouletabille vit encore ici… la bicyclette de M. Crousillat appuyée contre le trottoir… Cette découverte sembla tout à fait déterminer son action… Il se rapprocha de la bécane, l’enjamba et, sans se cacher, dans le moment même que M. Crousillat sortait du café pour venir s’asseoir sur la terrasse, il se mit à pédaler, pédaler…

– Ma bicyclette ! hurla le juge… Ah !… cette fois, il esagère !…

Et il appela les gendarmes qui, eux aussi, avaient leurs bicyclettes et se mirent à la poursuite de Rouletabille en poussant des clameurs de forcenés. Quant au reporter, il s’était retourné et leur faisait des petits signes d’amitié, s’amusant à ralentir son allure quand il avait trop d’avance… bref, semblait prendre un plaisir extrême à voir se dérouler derrière lui ce cortège peu banal de gendarmes glapissant et gesticulant comme des fous. Naturellement, le plus excité de tous était la Finette qui criait :

« Té ! cette fois ! Il ne m’échappera pas ! »

Rouletabille lui envoyait des baisers…

 

À sept heures tapant, Jean pénétrait dans le plan des Roseaux. C’était un de ces terrains – si l’on peut donner le nom de terrain à un sol trop souvent mouvant et qui au moment où vous vous y attendez le moins, se dérobe sous le pied – situés entre le fleuve et les digues et qui sont d’autant plus dangereux en cette saison qu’ils verdissent comme une honnête prairie et attirent par leur fraîcheur… Le plan était comme entouré par un cercle de très hauts roseaux dont le pied plongeait dans les marécages… L’endroit n’était pas pour faire peur à Jean qui connaissait la Camargue dans toute sa grâce et dans toute sa traîtrise. Du reste, la pensée du jeune homme tenait toute dans cette phrase « avoir des nouvelles d’Odette !… »

La première chose qu’il aperçut fut la petite bohémienne qui, après lui avoir adressé un signe de tête amical, disparut sans que le jeune homme s’en préoccupât davantage ; il avançait toujours… un grand silence l’entourait et cette solitude, tout de même, commençait à l’impressionner, quand, soudain, devant lui, les roseaux s’écartèrent… et il vit sortir de derrière ce rideau une autre figure de bohémienne qu’il ne reconnut pas tout d’abord… Alors la femme fit encore quelques pas, lui planta dans les yeux son regard de flamme :

« Callista ! fit-il en reculant instinctivement… Toi ! dans ce costume !…

– Oui ! c’est moi !… fit l’autre en le bravant. Pourquoi t’étonnes-tu ? Ne suis-je pas une Romanée ? Si je l’avais oublié, n’as-tu pas tout fait pour m’en faire souvenir ?… Tu m’avais prise sur la route, j’y retourne, puisque tu m’y rejettes !… Seulement, avant de partir, j’ai voulu te revoir une dernière fois, mon amour ! »

Et elle éclata d’un rire sauvage…

Jean avait en face de lui quelque chose qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais soupçonné…

Cette Callista avait toujours été avec lui ou nonchalante ou tendre ou simplement boudeuse, ou de temps à autre, naïvement orgueilleuse, comme une enfant superbement gâtée… Et maintenant il avait devant lui la haine ! Ah ! il n’eut pas besoin de la regarder deux fois pour comprendre que tous ses malheurs venaient d’elle !… Et son cœur a lui aussi se remplit d’un sentiment farouche. Il lui saisit brutalement le poignet, à la faire crier : « Odette !… qu’as-tu fait d’Odette ? »

Elle se tordait sous son étreinte, mais continuait son rire effroyable… Elle répéta : « Odette !… Qu’est-ce que c’est que ça, Odette ?… Qui est-ce qui a vu Odette ?… Monsieur cherche Odette ! »

Plus que des injures, cette raillerie féroce déchaîna la fureur de Jean qui se prit à secouer cette femme à la briser. Alors, elle s’écria, écumante :

« Eh bien oui ! c’est vrai ! Ton Odette c’est moi qui te l’ai prise !… et tu ne la reverras jamais !… jamais ! jamais ! jamais ! »

À chacun de ces affreux jamais qui étaient pour lui comme autant de coups de poignard, Jean ne répondait plus, frappait comme une brute cette femme qu’il avait tenue dans ses bras et qu’il aurait voulu voir morte pour ne plus l’entendre !… mais, à chacun de ses coups, l’autre semblait reprendre des forces pour le faire souffrir davantage et ainsi se déchiraient-ils tous les deux quand, tout à coup, Jean chancela, glissa sur les genoux ; il lui parut que quelque animal féroce, quelque chose comme un lion, lui était tombé sur les épaules, car en même temps qu’il s’effondrait sous cette ruée, une sorte de rugissement avait éclaté derrière lui…

Et Callista maintenant se taisait, pendant que Jean et Andréa, liés d’une étreinte forcenée, semblaient avoir juré de mourir étouffés dans les bras l’un de l’autre… Dans leurs soubresauts, ils s’étaient rapprochés du miroir d’eau que l’on voyait briller entre les hautes tiges des roseaux… Les deux corps y roulaient dans l’espoir qui animait chacun d’eux d’y faire glisser l’autre.

Callista, haletante, était penchée sur eux. Jean, finalement, avait le dessous… Callista poussa un cri au moment où il allait être précipité, et l’on n’eût pu dire si c’était un cri de triomphe ou de douleur…

Mais alors que tout semblait devoir se terminer par le dénouement le plus tragique, la scène changea de face… Un nouveau personnage bondissait dans l’arène… C’était Rouletabille… Il fit entendre un sifflement aigu et aussitôt toute une petite troupe de gendarmes surgissait et, se jetant sur Andréa et Callista, les faisait prisonniers…

La surprise des deux bohémiens était telle qu’ils se laissèrent mettre les menottes sans protestation.

« Eh bien, fit Rouletabille à Jean… je crois qu’il était temps que j’arrive, hein ?…

– Toi, tu arrives toujours au bon moment ! » répondit Jean à Rouletabille en l’embrassant.

XVIII – OÙ M. CROUSILLAT TROUVE QUE LES JOURNALISTES QUELQUEFOIS ONT DU BON

M. Crousillat était rentré à Arles à pied, suant, soufflant, et l’on devine dans quel état d’esprit. Derrière lui, son greffier, M. Bartholasse, triomphait. Il n’avait point pardonné à son chef sa mansuétude envers Rouletabille.

« On ne gagne rien à ménager cette engeance, avait-il dit (il avait prononcé : injince). Quand on leur donne la manche, ils prennent le bras. Voilà un loustic qui se moque de nous ! Il a commencé par prendre un uniforme de gendarme, vous verrez par où il finira ! »

Comme on l’a vu, Rouletabille avait fini par prendre la bicyclette du juge d’instruction.

« Je vais le faire coffrer ! déclara M. Crousillat.

– Vous dites ça, répliqua l’autre, et il vous entortillera encore avec ses bonimins !… »

Quand M. Crousillat pénétra dans le palais de justice, où il allait chercher son dossier pour y travailler le soir chez lui, car cette affaire le tenait éveillé nuit et jour, la première chose qu’il vit devant la loge du portier fut sa propre bicyclette. Il n’en pouvait croire ses yeux.

« C’est bien elle ! fit Bartholasse.

– Qui a amené ma bicyclette ici ? demanda le juge.

– C’est M. Rouletabille, à l’instant même, répondit le portier. Il prétend que vous la lui avez prêtée et m’a bien recommandé d’en prendre soin. Il m’a prié aussi de vous dire qu’il viendrait vous en remercier lui-même !…

– La farce continue ! grinça M. Bartholasse avec un ricanement qui augmentait l’exaspération du juge… Oh ! nous ne sommes pas au bout !… »

Furieux, M. Crousillat monta en hâte dans son cabinet ; M. Bartholasse avait peine à le suivre.

« Ouf ! fit le greffier, on est tout de même mieux ici qu’au café !…

– C’est pour moi que vous dites ça, monsieur Bartholasse ?

– Non, monsieur Crousillat, c’est pour Rouletabille qui nous en fait voir de dures… »

À ce moment, le garçon du parquet annonça Monsieur Rouletabille… Les deux hommes sursautèrent.

« Faites entrer !… s’écria sur un ton terrible M. Crousillat.

– C’est que M. Rouletabille n’est pas seul !… »

Sur ces entrefaites, Rouletabille fit son apparition.

« Ah ! vous voilà, vous !…

– Oui, monsieur le juge d’instruction, nous voilà !… Je suis bien content de vous rencontrer ici !… comme je sais que c’est l’heure de votre dîner…

– Assez de bonimins ! (Dans sa fureur, M. Crousillat non seulement se servait des mots de M. Bartholasse, mais encore les prononçait avec son assin). Je vais vous apprendre ce qu’il en coûte de se moquer de la justice !…

– Moi ! interrompit Rouletabille de son air le plus candide, je me suis moqué de la justice ?…

– De qui donc vous moquiez-vous, monsieur, en me prenant sous le nez ma bicyclette ?…

– Pas de la justice, assurément, car je n’ai emprunté cette bicyclette que pour la servir !…

– Eh bien ! qu’est-ce que je vous avais dit ? s’exclama M. Bartholasse, le revoilà bien avec tous ses bonimins ! Écoutez-le ! mais écoutez-le donc !

– Oui, écoutez-moi !… acquiesça Rouletabille… je vous remercie, monsieur Bartholasse, c’est la première fois que vous dites quelque chose de sensé de la journée !…

– Tenez ! j’aime mieux m’en aller ! déclara celui-ci, car je sens qué jé ferai ouné malheur !…

– Laissons cet homme aller prendre sa camomille ! décréta le reporter en se détournant du greffier, mais vous, monsieur Crousillat, vous savez ce que je vous avais promis pour votre dîner ?… L’arrestation des coupables !… Eh bien, ne vous dérangez pas !… Monsieur le juge d’instruction est servi ! »

Et d’un geste large que lui eût envié un maître d’hôtel du grand siècle, il montrait à M. Crousillat le petit régal qu’il lui avait préparé : Andréa et Callista flanqués de deux gendarmes, dans l’encadrement de la porte que Rouletabille venait d’ouvrir…

Les deux bohémiens, poussés par la Finette, s’avancèrent.

Andréa avait croisé les bras et considérait les personnages qui l’entouraient avec une indifférence tout à fait méprisante… C’était un fier gars. En franchissant le seuil du cabinet, il avait craché cette phrase au visage de Rouletabille : « Quai té fagué, fau l’estoufer ! » (Il faut étouffer qui t’a conçu)… et depuis, il semblait n’attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui. Les épaules à peine couvertes d’un lambeau de chemise qui laissait voir sa poitrine demi-nue, il était beau comme un dieu de bronze.

Quant à Callista, elle s’était assise sans qu’on l’y invitât sur la première chaise à sa portée et se regardait les ongles qui, depuis Paris, avaient perdu un peu de leur lustre.

« Vous cherchiez ceux qui ont enlevé Mlle de Lavardens, prononça Rouletabille, les voilà !…

– Mossieu le juge !… intervint la Finette… ils ne disent pas lé contraire ! Illés ont avoué devant nous !… Les misérables !… Illés s’en vantent !… Ah ! par exemple ! il faut vous dire, entre nous, qué lé petité qué voilà (il montrait Rouletabille) a bien mené l’expéditionne !… »

M. Crousillat regardait tour à tour les prisonniers, le reporter et la Finette… L’émotion lui coupait la parole. La Finette insista :

« Cet oun beau coup dé filé, hein ?

– Mais, saprelotte ! finit par éclater M. Crousillat en tapant de sa large main sur l’épaule de Rouletabille… pourquoi, puisque vous alliez faire ce beau coup-là ne me l’avoir pas dit ?… Cela aurait été beaucoup plus simple que de me vo… de… de m’emprunter ma bicyclette !… Je vous aurais donné tous les gendarmes dont vous aviez besoin !…

– Non ! monsieur le juge, vous ne me les eussiez pas donnés ! Ce cher monsieur Bartholasse aurait bien su vous en empêcher… C’était beaucoup plus simple de vous les prendre !… En vous empruntant votre bicyclette, j’étais sûr de les avoir derrière moi. »

M. Crousillat n’insista pas. Il se retourna vers les prisonniers.

« Alors, ce sont ces vagabonds-là qui ont fait le coup !… Debout, la petite dame !… »

Callista se leva docilement, sans émotion apparente.

« Vous savez, tous les deux, ce dont vous êtes accusés : d’avoir assassiné M. de Lavardens et enlevé sa demoiselle !… Et vous dites qu’ils ont avoué, la Finette ! Écrivez, greffier !

– Nous n’avons assassiné personne ! déclara froidement Callista…

– D’abord, reprit le juge, qui êtes-vous ?… Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Des bohémiens, naturellement !…

– Monsieur peut vous répondre ! fit Callista, toujours aussi calme, en désignant Rouletabille… il me connaît… »

Rouletabille s’avança vers elle, souleva la manche de sa blouse et découvrit sur son bras ambré le cercle d’or qu’elle lui avait montré un jour.

« Oui, je vous connais, fit-il, vous êtes celle qui porte au bras le signe de la vengeance… Vous avez dû avoir à vous venger de M. de Santierne et vous lui avez fait enlever sa fiancée !…

– Ah çà ! mais, qu’est-ce que tout cela veut dire ? s’écria M. Crousillat !… Vous connaissez cette femme-là ?

– Oh !… fit Callista avec un étrange sourire, M. Rouletabille et moi, nous sommes de vieux amis ! Il a souvent dîné chez moi !…

– On dîne donc chez vous ? s’exclama le juge en faisant du regard le tour des vêtements misérables qui habillaient, si l’on peut dire, cette singulière beauté.

– Madame, fit Rouletabille, a une excellente cuisinière et habite un luxueux appartement dans un des quartiers les plus chics de Paris.

– Comment ! cette femme est Parisienne ?

– Non ! madame est bohémienne, mais grâce à M. Jean de Santierne, qui l’a sauvée un jour des brutalités de cet homme, son complice aujourd’hui, elle était devenue l’une des plus séduisantes Parisiennes que j’aie connues… Et je n’ai garde d’oublier l’hospitalité qui, il y a quelques jours encore, m’était offerte entre son amant, son ourson et son perroquet… et je regrette qu’elle ait quitté la capitale pour reprendre cette défroque… Mais, comme dit l’autre, on retourne toujours à ses premières amours ! Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient, seulement elle va nous dire ce qu’elle a fait de Mlle de Lavardens !

– Jamais ! s’écria Callista sur un ton si sauvage que tous ceux qui étaient là en frissonnèrent.

– Madame, reprit Rouletabille, vous oubliez que l’on a assassiné M. de Lavardens.

– Nous ne sommes pour rien dans cet assassinat !

– Il vous plaît de le dire, intervint M. Crousillat qui avait assisté à tout ce colloque sans l’interrompre, car il l’instruisait singulièrement. Mais l’assassinat a été commis en même temps que l’enlèvement.

– Et il ne fera de doute pour personne, argumenta Rouletabille, que vous avez tué M. de Lavardens parce qu’il était accouru au secours de sa fille !… Vous vous prétendez innocents de ce crime-là ! Eh bien ! cette innocence, il n’y a qu’une personne au monde qui puisse l’établir, c’est Mlle de Lavardens.

– Voilà qui est clair comme le jour, appuya M. Crousillat. Si vous ne nous rendez pas Mlle de Lavardens, c’est que vous avez assassiné son père !

– As-tu compris, toi, l’homme ! conclut Rouletabille en s’avançant sur Andréa… Mlle de Lavardens ou la mort !… pour tous les deux ! »

Andréa ne décroisa même pas les bras. Il regarda Rouletabille par-dessus son épaule, désigna d’un mouvement de tête Callista et dit :

« Mais moi, je ne demande qu’à mourir avec elle !

– Il serait plus désirable de vivre avec elle ! » répliqua Rouletabille, tentateur.

Callista lança au reporter un regard à le foudroyer, puis elle se rassit en déclarant tranquillement que ce petit chantage à l’assassinat n’était pas trop mal imaginé, mais qu’il ne servirait à rien ! On pouvait faire d’eux ce que l’on voudrait, on n’en apprendrait pas davantage…

Quant à M. Crousillat, il semblait ne plus exister que par l’intervention de Rouletabille, auquel il abandonna, à partir de ce moment, et sans s’en rendre bien compte, la direction de l’instruction. C’était un rôle que le reporter jouait au naturel, ayant accoutumé de parler quand la justice n’avait plus rien à dire.

« Callista ! fit Rouletabille, usant de douceur et cessant de menacer, je ne saurais trop vous engager à mieux concevoir vos intérêts. Je ne vous ai jamais donné de mauvais conseils. Si vous m’aviez écouté, vous et Jean, nous n’en serions pas où nous en sommes les uns et les autres. Je comprends votre ressentiment, et vous m’aviez annoncé quelque méchante vengeance… Je ne crois pas, quant à moi, que vous soyez allée jusqu’à l’assassinat de M. de Lavardens, mais c’est un fait qui existe et avec lequel vous devez compter. Vous ne vous en tirerez je vous assure, qu’en nous rendant cette enfant qui, elle, ne vous connaît pas et que vous avez suffisamment fait souffrir. À quoi bon s’obstiner ?… Même si vous ne dites rien, je vous reprendrai Odette ! Rendez-la nous tout de suite.

– Il n’est en la puissance de personne de vous rendre Odette maintenant !…

– Je sais ce que vous voulez dire ?…

– Non, vous ne le savez pas !

– Pour vous prouver que je sais tout, voulez-vous, par exemple, que je vous dise ce qui s’est passé dans la tanière de la vieille Zina ?… »

Callista ne put s’empêcher de tressaillir.

« Ce que vous y avez fait et ce que vous y avez dit ?

– Ah ! ça par exemple, je vous en défie !

– Bon ! fit Rouletabille… Greffier, écrivez que Mlle Callista reconnaît être allée dans la cabane de la vieille Zina !…

– Mais monsieur, protesta M. Bartholasse, outré de la désinvolture du reporter, je ne suis pas ici à vos ordres !

– Non ! mais vous êtes à ceux de M. Crousillat, et M. Crousillat vous ordonne d’écrire !

– Greffier, écrivez ! fit M. Crousillat.

– Oh !… oh ! ! ! râla M. Bartholasse.

– Si vous ne voulez pas écrire, j’écrirai moi-même et madame signera !… » déclara Rouletabille.

M. Bartholasse, maté, trempa sa plume dans l’encre d’un geste si brusque qu’il faillit renverser l’écritoire.

« Mlle Odette de Lavardens, dicta le reporter, ayant été transportée quasi évanouie dans l’antre d’une vieille sorcière cigaine nommée Zina, je me rendis près d’elle… (C’est madame qui parle, expliqua Rouletabille, et si je me trompe, elle aura la bonté de m’avertir.) Mon complice Andréa était avec moi.

« Aussitôt qu’elle nous eut aperçus, Mlle de Lavardens se prit à trembler, car cet homme qui l’avait enlevée, emportée dans ses bras et en qui elle reconnaissait un tondeur de chiens qui lui avait parlé la veille à la grille du Viei-Castou-Noù, cet homme l’épouvantait !… Je fis signe à Andréa de sortir et je restai seule avec Mlle de Lavardens. »

Au fur et à mesure que Rouletabille avançait dans son récit, Callista, qui avait d’abord affecté de l’écouter avec mépris, le considérait maintenant avec une sorte d’effroi.

« Seule avec Mlle de Lavardens, continuait le reporter, car pour moi la vieille Zina était une chose qui ne comptait pas… moins qu’une domestique, une esclave…

« – Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? » me demanda Mlle de Lavardens d’une voix agonisante…

« Je lui répondis que je pouvais devenir son amie et la sauver si elle voulait bien m’écouter !… J’ajoutai qu’elle courait les plus grands dangers, que des gens qui n’avaient reculé devant rien pour s’assurer de sa personne n’hésiteraient point à se débarrasser d’elle d’une façon définitive… si elle les y contraignait… Elle ne répondit d’abord à mes propos que par une sorte de gémissement : « Mon Dieu ! dois-je mourir ici ?… » tandis que son pauvre regard faisait le tour de cette horrible demeure sur les parois de laquelle la vieille Zina avait cloué des chouettes et des chauves-souris… Un hibou était perché au-dessus de l’âtre et un ourson ne cessait de se dandiner dans un coin. Je la persuadai que je la sortirais de cet enfer… Elle finit par laisser ses mains brûlantes de fièvre entre les miennes, car, pour lui inspirer confiance, je m’étais servie des mots les plus doux. Elle me dit en frissonnant :

« – Tout cela n’est rien ; mais il y a les rats, la nuit !… »

Callista, de plus en plus effarée, recula brusquement sa chaise de Rouletabille et toute blême murmura :

« C’est le Baka ! (le diable).

– Meria schaia ! (ma sœur) » intervint d’une voix sourde Andréa. Et il lui bredouilla rapidement quelques paroles cigaines qui semblèrent réconforter la bohémienne ; mais, ne voulant point perdre son avantage, le reporter reprit avec autorité son récit, en faisant un signe péremptoire à M. Bartholasse.

« Je demandai à Mlle de Lavardens si elle se connaissait des ennemis… Elle me répondit que non.

« – Eh bien, vous en avez une terrible, elle s’appelle Callista ! »

« Je n’eus pas plutôt prononcé ce nom que Mlle de Lavardens se cacha la tête dans les mains et se prit à sangloter… Alors je résolus de frapper un grand coup…

« – Elle avait décidé d’abord de vous faire mourir, lui dis-je ; mais j’ai pu la fléchir ; seulement c’est à condition : c’est que vous allez faire tout ce que je vais vous dire… »

« Elle me regarda, anxieuse, à travers ses larmes.

« – Vous allez écrire ce que je vais vous dicter ! »

« J’avais apporté des feuilles de papier à lettre acheté à Arles, et je lui glissai une planchette sur les genoux… » Tout ceci est-il exact ? demanda Rouletabille en ne cessant de fixer Callista.

– Sorcier ! lui jeta la prisonnière en reculant encore sa chaise…

– Greffier, écrivez que l’inculpée a traité le nommé Rouletabille de sorcier, ce qui est un aveu !…

« Sur cette planchette, Zina déposa un sordide encrier dont l’encre avait été renouvelée récemment… et je dictai à Mlle de Lavardens :

« Jean, je ne t’aime pas ! Je sais maintenant que Callista est ta maîtresse. J’ai préféré fuir que t’épouser. Adieu, tu ne me reverras jamais ! »

– Est-ce bien le texte ? » insista Rouletabille.

Callista ne lui répondit que par l’éclat froid de son regard.

« Je continue, puisqu’il n’y a pas de protestation… Mlle de Lavardens, qui, jusqu’à ce moment, paraissait à demi morte et incapable du moindre effort, n’avait pas plutôt entendu ce que j’exigeais d’elle qu’elle se redressait d’un bond, renversant l’écritoire, brisant la plume et m’inondant les pieds d’encre !

– Montrez vos pieds !… s’écriait le reporter, montrez vos pieds, madame !… Le peuple de la Route ne se lave pas les pieds tous les jours !… et si vous avez emmené votre ourson, vous avez dû laisser votre pédicure à Paris !… Non ! vous ne voulez pas montrer vos pieds ! Greffier, écrivez !… écrivez que madame refuse de montrer ses pieds au nommé Rouletabille, ce qui est encore un aveu… Je continue : « Mlle de Lavardens, après cet éclat, me déclara toute frémissante qu’elle n’écrirait jamais un mot qui pût faire croire à M. de Santierne qu’elle ne l’aimait pas !… « J’aimerais mieux qu’on me coupe la main ! » et j’ai répondu textuellement en sortant un couteau : « Eh bien, ma petite, on te la coupera ! » Niez-vous les paroles ? Niez-vous le couteau ?… Non ! car les paroles ont été prononcées textuellement, et quant au couteau, le voici !… »

Et Rouletabille, jetant un couteau à manche de corne sur la table du juge d’instruction, précisa :

« Vous l’avez acheté le 23 au soir chez Bonnafous, aux Saintes-Maries…

– C’était pour lui faire peur ! laissa entendre Callista haletante comme une bête traquée et qui ne peut concevoir d’où ni comment lui vient l’attaque.

– Peut-être !… Peut-être que si elle avait signé, vous ne l’eussiez point tuée !

– Ils l’ont donc tuée ! s’écria le juge qui semblait n’être plus là qu’un spectateur passant par toutes les angoisses du drame que l’on évoquait devant lui.

– Non !… mais elle a voulu la tuer !…

– Ça n’est pas vrai !…

– Vous dites que ça n’est pas vrai ?… Voici ce qui s’est passé exactement… Voyant l’attitude décidée de Mlle de Lavardens, vous lui avez dit : « Callista, c’est moi… Ton fiancé, c’est mon amant !… Tu vas choisir !… ou tu ne sortiras pas d’ici vivante ou tu renonceras à Jean !… » Il s’en est suivi une scène farouche… d’où, en effet, Mlle de Lavardens ne serait pas sortie vivante si…

– Si ?… interrogea le juge.

– Si, à ce moment, il ne s’était passé quelque chose d’étrange… »

À ces derniers mots, Callista avait montré une émotion telle qu’il ne fallut rien de moins qu’une nouvelle intervention d’Andréa pour l’apaiser. Alors, pendant que Rouletabille, qui ne perdait rien de ce qui se passait entre les deux bohémiens, continuait son récit, la jeune femme ne cessa de fixer la figure diabolique du cigain.

« Oui, une chose étrange en vérité, narrait le reporter. On pouvait alors considérer Odette comme perdue, lorsqu’un pauvre être, une pauvre vieille chose à laquelle personne jusqu’alors ne prêtait d’attention que pour la repousser du pied ou la rejeter dans l’ombre où, le plus souvent, elle restait tapie, bref la vieille Zina se jeta entre Callista et l’enfant. Andréa venait de réapparaître, tout prêt à seconder sa complice dans son horrible vengeance… Or, ni l’homme ni la femme n’insistèrent devant un geste de Zina et certaines paroles qu’elle prononça tout bas, si bas, si bas, ajouta Rouletabille, qu’il n’y eut pour les entendre que Callista, Andréa… et Rouletabille ! »

Callista et Andréa étaient maintenant d’une pâleur blafarde.

« Tu mens, fit-elle… Tu étais trop loin pour entendre ces paroles-là… Si tu avais pu les entendre, tu aurais sauvé ton Odette !…

– Zina, qui est une sorcière, lui répliqua le journaliste, vous dira qu’un sorcier peut entendre des choses qui se disent au bout du monde, et même dans l’autre monde !… Je sais si bien ce que la vieille Zina a dit que vous n’avez qu’une peur tous les deux, c’est que je répète ces paroles… car on pourrait croire que c’est vous qui les avez répétées et cela, il n’y a pas un romané sur la terre qui vous le pardonnerait !

« Ah ! vous baissez la tête ! Eh bien ! rassurez-vous, je ne répéterai point ces paroles qui ont été prononcées dans l’antre de la vieille Zina et je comprends combien maintenant votre situation à tous les deux, dans le cas où vous voudriez nous rendre Odette, est difficile… aussi, je vous propose un marché… Donnez-moi une indication utile et je prends tout sur moi, tout le danger pour moi… quant à vous, on saura que vous avez refusé de parler ! même pour sauver votre tête !… seulement j’aurai sauvé Odette et je vous aurai sauvés en même temps, si vous n’êtes pas coupables de l’assassinat de M. de Lavardens !… »

L’argumentation de Rouletabille, en même temps que le sens caché de ses paroles, semblait avoir de nouveau profondément troublé Callista, mais Andréa la regarda d’une certaine façon et aussitôt elle laissa tomber ces mots avec un sourire méchant :

« Puisque tu es sorcier, tu sauras bien trouver Odette sans nous !

– Certes ! s’écria Rouletabille, exaspéré de voir l’inutilité de ses efforts… mais grâce à un mot de toi, fille du diable, j’aurais voulu gagner du temps et pour elle et pour toi ! Tu sais combien les minutes sont précieuses !…

– Tu les perds ici ! » répliqua froidement Callista.

Rouletabille se releva :

« Monsieur le juge, vous pouvez faire redescendre ces gens-là dans leur cachot, nous n’avons plus rien à faire avec eux aujourd’hui !… »

Le juge avait une trop grande hâte de se trouver seul avec le reporter aux fins de lui poser certaines questions pour qu’il n’obtempérât point immédiatement à son désir. Il fit un signe à la Finette, qui emmena les prisonniers.

« Gardez-les bien ! » lui jeta Rouletabille.

La Finette sourit en frisant sa moustache… L’idée que des prisonniers pouvaient lui échapper lui apparaissait évidemment des plus cocasses… Cependant il prit toutes ses précautions pour que, quoi qu’il arrivât, il n’eût rien à se reprocher.

Aussitôt la porte refermée, le juge s’était retourné vers Rouletabille :

« Qu’est-ce qu’elle leur a donc dit, la vieille Zina ?…

– Ah ! ça, monsieur le juge d’instruction, ça, ce n’est point mon secret !…

– Comment, vous ne voulez point me le dire, à moi ?…

– Ni à vous, ni à personne !…

– Vous respectez les secrets de ces bandits !…

– Ceci n’est ni le secret d’Andréa, ni de Callista, ni même de la vieille Zina ! répondit, pensif, le reporter…

– Et c’est le secret de qui donc, monsieur ? Pourrait-on le savoir ?…

– Oui, monsieur, c’est le secret du mort !…

– Le secret de M. de Lavardens !… Alors ce secret est mort avec lui ?…

– Non, monsieur, et c’est de là que vient…

– Tout le mal ?

– Tout le bien, monsieur, tout le bien !… Songez que si la Zina n’avait point parlé, Mlle de Lavardens serait morte !…

– Ils l’auraient assassinée comme ils ont assassiné le père !…

– Ils n’ont pas assassiné le père !…

– Ils ont enlevé la fille, mais ils n’ont pas assassiné le père !… Mon Dieu, puisque vous le dites, il faut bien le croire…

– Ça a l’air de vous désoler, fit Rouletabille en souriant.

– Ce qui me désole, répondit M. Crousillat avec assez de justesse, c’est qu’ayant l’air de tout savoir, vous ne me disiez rien !… Eh bien, en ce qui me concerne, je serai moins cachottier que vous… Du moment que ce n’est pas Andréa qui a assassiné M. de Lavardens nous sommes obligés de revenir sur ce point à Hubert, et dès lors ce que j’ai à vous dire ne manque point d’importance !… Hubert avait, paraît-il, à l’ordinaire, sur son bureau, une sorte de couteau-poignard très aigu que l’on ne retrouve nulle part !…

– Parce que vous le cherchez mal, monsieur le juge !… Mais, je vous le répète, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !

– Enfin, si ce n’est ni l’un ni l’autre, me diriez-vous qui ?

– Vous le saurez demain matin… Transportez-vous au Cabanou, faites-y amener Hubert et donnez rendez-vous aux médecins légistes !

– Et vous me promettez ?…

– Le nom de l’assassin de M. de Lavardens ! »

XIX – L’ASSASSIN

Le lendemain matin, comme l’avait désiré Rouletabille, le parquet se retrouva au Cabanou, avec Hubert… En attendant le reporter, M. Crousillat fit subir à l’inculpé un nouvel interrogatoire et des plus serrés. Il eut la joie de voir pâlir Hubert dès qu’on lui parla de son couteau-poignard ; mais aussitôt que celui-ci eut la certitude qu’on n’avait pas retrouvé cette arme avec laquelle il eût pu avoir assassiné M. de Lavardens, son trouble cessa. Son changement d’attitude fut tellement visible que le juge se mordit les lèvres et regretta de n’avoir point commencé par déclarer à l’inculpé qu’on avait retrouvé l’arme du crime. « Je viens de faire une grosse bêtise que n’aurait point commise Rouletabille », se dit-il. En tout cas, il regretta que le reporter n’eût pas été là pour assister aux premiers égarements d’Hubert.

Enfin on vint l’avertir que Rouletabille était arrivé avec les médecins légistes et l’attendaient dans le parc de Viei-Castou-Noù, à l’endroit même où l’on avait trouvé le cadavre de M. de Lavardens.

M. Crousillat, suivi de loin par M. Bartholasse, qui ne cessait de bougonner contre les exigences de Rouletabille et les complaisances du juge, arriva en courant. Au fond on apercevait les gendarmes qui amenaient Hubert.

« Eh bien ? questionna M. Crousillat du plus loin qu’il vit le journaliste.

– Eh bien ! ces messieurs apportent leur rapport…

– Il ne s’agit point du rapport de ces messieurs qui ne peut rien nous apprendre de nouveau ! Leur rapport ne fera pas que M. de Lavardens n’ait été assassiné !

– Pardon ! monsieur le juge. Ces messieurs concluent que M. de Lavardens a succombé à une attaque cardiaque.

– Une attaque cardiaque !… messieurs !… s’exclama le juge en regardant tour à tour ces messieurs et Rouletabille… mais que faites-vous donc de la blessure à la tempe !

– La blessure à la tempe n’empêche pas, répondit l’un des médecins, que M. de Lavardens ait succombé à une attaque cardiaque !…

– J’y suis ! reprit M. Crousillat qui faisait des efforts intellectuels gigantesques pour concilier l’idée de l’assassinat et les conclusions des médecins, j’y suis ! Le ravisseur de Mlle Odette a attaqué et blessé M. de Lavardens ! L’émotion a tué celui-ci et l’assassin a transporté le corps à cette place ! »

Et se tournant du côté d’Hubert :

« L’assassin devait avoir de bonnes raisons pour ne pas laisser le corps de M. de Lavardens dans la propriété de M. Hubert !…

– Non, monsieur le juge, vous n’y êtes pas, déclara Rouletabille, et je viens vous dire, moi, comment les choses se sont passées… »

Rouletabille était tête nue et parlait comme sous le coup d’une inspiration. Cependant sa parole précise, jamais hésitante, ne donnait point la sensation d’un récit improvisé, mais il voyait ce qu’il disait… Tout le drame se déroulait devant lui comme s’il y avait assisté.

« Lorsque l’inculpé, commença-t-il, eut chassé de chez lui M. de Lavardens après la scène brutale qu’il nous a décrite, M. de Lavardens s’en vint heurter la balustrade du perron de M. Hubert… puis il descendit et fit quelques pas…

« Déjà il devait se sentir incommodé, car il s’arrêta, s’appuya au mur avant de pénétrer chez lui par la porte mitoyenne. Enfin, rassemblant son énergie, il continua son chemin vers le Viei-Castou-Noù. Il ne voulait pas appeler. Sa préoccupation devait être d’éviter tout scandale… Cependant, en traversant son parc il se rappela qu’il avait oublié de refermer derrière lui la porte mitoyenne, sur la serrure de laquelle il avait laissé la clef… Il eut le courage, bien que se sentant défaillant, de revenir sur ses pas (du geste, Rouletabille indiquait le chemin parcouru par M. de Lavardens)… Arrivé près de cet arbre, son cœur eut un arrêt… M. de Lavardens s’écroula… et c’est alors qu’intervint l’assassin !…

« Je vous ai dit, monsieur le juge, que l’assassin était maigre comme un clou !… Le voici ! »

Et Rouletabille, enlevant sa casquette d’un clou planté dans l’arbre et auquel il l’avait suspendue, montrait le coupable !…

« Dans sa chute, la tempe de M. de Lavardens a été brutalement déchirée par ce clou… Voilà comment a été assassiné M. de Lavardens !… »

M. Crousillat et les médecins légistes étaient déjà au pied de l’arbre, examinant « l’arme du crime ». Rouletabille leur montrait en même temps des traces de sang sur le tronc, près du clou :

« Quant au clou, un examen attentif vous montrera de quelle rouille il est revêtu ! »

On appela le père Tavan qui passait par là, considérant toutes choses du coin de l’œil ; on lui emprunta ses tenailles et l’enquête s’enrichit de sa plus haute pièce à conviction. Dès ce moment, du reste, on ne pouvait plus douter (et les médecins légistes proclamaient hautement leur avis) que toute l’affaire se fût déroulée comme venait de le conter Rouletabille !…

« Eh bien ! s’écria M. Bartholasse il s’est bien fichu de nous !…

– Qui ? demanda M. Crousillat en s’épongeant le front.

– Mais votre Rouletabille, répondit le greffier. Puisqu’il savait que c’était le clou le coupable, pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit plus tôt ?

– Ça, c’est vrai, acquiesça M. Crousillat en se retournant vers le reporter… Vous êtes impardonnable !… Et ce n’était pas la peine de me faire arrêter monsieur (il montrait Hubert) si vous le saviez innocent !…

– Rendez donc service à la justice ! repartit en riant Rouletabille, voilà comment vous en êtes récompensé !… Mais, mon cher monsieur Crousillat, vous n’oubliez qu’une chose… C’est que, pendant que M. de Lavardens était chez M. Hubert, on enlevait Mlle Odette ! et que je voulais savoir si M. Hubert, innocent de l’assassinat de M. de Lavardens, n’était pas complice de l’enlèvement de sa fille !… En laissant planer sur lui l’accusation d’assassinat, je le forçais en quelque sorte à avouer un moindre forfait pour se disculper d’un crime !… Pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous ceux qui pouvaient avoir quelque chose à dire sur l’enlèvement de Mlle Odette, il convenait de laisser planer cette menace que constituait l’assassinat de M. de Lavardens, non seulement pour Hubert, mais pour les bohémiens, pour Andréa, pour Callista et même… pour le père Tavan que voici et que j’ai soupçonné d’en savoir plus long que son nez, qui n’est pourtant point très court ! »

Hubert, qui avait assisté en silence à toute cette scène, interrompit les rires que les derniers mots de Rouletabille avaient déclenchés :

« Et maintenant, messieurs, qu’allez-vous faire de moi ?

– Mais, mon cher monsieur Hubert, fit entendre le reporter, on va vous remettre en liberté. »

Le greffier sursauta :

« Ça, par exemple ! »

M. Crousillat considéra M. Bartholasse d’un œil sévère :

« Que voulez-vous que nous en fassions, maintenant, monsieur Bartholasse ? Je crois que malgré sa qualité de journaliste, le nommé Rouletabille vient, cette fois, d’émettre un avis qui me paraît assez juste !…

– Dans tous les cas, répliqua le greffier hors de lui, que l’on mette ou non en liberté l’inculpé, cela ne le regarde pas !… Et si vous me faisiez, à moi, monsieur le juge, l’honneur de me demander mon opinion, je vous dirais tout de go que je ne relâcherais pas M. de Lauriac avant que l’on ait retrouvé son couteau-poignard.

– S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir ! exprima le reporter, je vais vous le dire, moi, où il est, ce couteau-poignard !… »

Hubert ne fut point le dernier à suivre Rouletabille qui, d’un geste, avait entraîné tout son monde dans lou Cabanou et cet empressement ne passa point inaperçu du journaliste.

Quand toute la petite troupe se trouva réunie dans le bureau où s’était déroulée la scène initiale de ce drame, Rouletabille s’adressa au juge :

« Voyez l’inconvénient, monsieur Crousillat, de ne point marcher partout et toujours en s’appuyant sur le bon bout de la raison !… Qu’avez-vous fait ? Partant d’une idée préconçue, celle de l’assassinat, vous avez cherché ce couteau-poignard partout où M. de Lauriac aurait pu le jeter, une fois le crime accompli… et vos perquisitions sont restées vaines ! que si au contraire, vous vous étiez laissé d’abord diriger par le « bon bout de la raison », celui-ci vous aurait conduit aussitôt à l’endroit où, normalement, le couteau devait se trouver ! Car enfin, quelle est la fonction normale d’un coupe-papier ? c’est de couper du papier, de détacher des pages !… et quelle est sa place normale, c’est, s’il ne se trouve point sur le bureau, de se trouver dans un livre !… Monsieur Bartholasse, soyez satisfait, ce terrible coupe-papier, le voici !… »

Et Rouletabille, ouvrant un énorme livre qui était certainement en dépit des déprédations dont il avait souffert, la plus belle parure de la bibliothèque d’Hubert, en fit glisser l’objet tant recherché…

« Comme vous le voyez, dit-il, en tendant le coupe-papier au juge d’instruction, il n’y a point de sang dessus !… ni sang ni encre, sur celui-ci !… Allez, allez, monsieur le juge ! signez la mise en liberté de M. de Lauriac !… M. Hubert est innocent !… Du reste, vous ne pouvez plus relever aucune chose contre lui !… et prolonger sa détention serait un acte tout à fait arbitraire !… »

Le reporter n’eut pas à insister davantage. Quelques minutes plus tard, Hubert était en liberté.

« Vous avez eu de la veine que je retrouve le coupe-papier, monsieur de Lauriac ! lui dit Rouletabille… Avouez que je vous ai procuré un réel soulagement… Car enfin, ce couteau, si vous aviez su où il était, vous l’auriez montré, puisqu’il n’avait pas servi !… Mais étiez-vous sûr qu’il n’eût pas servi ?… »

Hubert lui jeta un regard terrible…

« Monsieur, fit-il d’une voix sourde, je vous dois ma libération, mais comme je vous dois aussi mon arrestation, vous me permettrez de ne point vous remercier !… C’est tout ce que j’ai à vous dire pour aujourd’hui, mais soyez sûr que nous nous retrouverons !…

– À bientôt ! » lui jeta Rouletabille.

Mais l’autre était déjà loin.

XX – LE LIVRE DES ANCÊTRES CONTINUE À PARLER

À la date de ce jour, carnet de Rouletabille : « Rencontré Jean, qui vient d’apprendre que j’ai fait mettre Hubert en liberté ! Je ne m’attendais pas à des compliments, mais s’il ne m’a pas battu, c’est tout juste !

« – Tu t’occupes de cette brute et pendant ce temps tu ne te demandes même pas ce que devient Odette !

« – À propos d’Odette, fis-je, es-tu sûr qu’elle n’avait pas un signe sur l’épaule ? »

« Il montra à cette question le même ahurissement qu’Estève… et, comme je ne peux pas lui expliquer en ce moment pourquoi je lui demande cela, il me reproche avec la dernière amertume ma façon d’agir depuis mon arrivée en Camargue. D’étranges soupçons lui montent au cerveau :

« – Tu ne veux donc pas qu’on la retrouve !… » s’écrie-t-il.

« Je suis tellement effaré à cette « sortie » que je ne trouve d’abord rien à lui répondre. Décidément, il va être bien difficile de continuer à travailler avec ce garçon-là. Il passe son temps à m’embrasser ou à me maudire, et ça ne fait pas avancer la besogne !… Je lui demande de préciser sa pensée et de me dire une fois pour toutes ce qu’il a sur le cœur, mais il réplique à côté :

« – Puisque tu étais absolument sûr qu’elle eût été enlevée par les bohémiens, ne devais-tu pas donner son signalement à la haute police ? Je comprends que tu te sois garé de ce maladroit de Crousillat, mais tout de même, il y a des gens en France qui eussent pu nous aider à la retrouver.

« – Parfaitement, fis-je… la douane !…

« – La douane ?

« – Mais oui, la douane !… Je suis sûr que les bohémiens vont tout tenter pour faire franchir à Odette la frontière…

« – Et alors ?

« – Et alors, comme je suis au mieux avec un haut fonctionnaire de l’administration centrale, je l’ai prié de donner par téléphone des ordres en conséquence, en lui recommandant bien que ces ordres soient exécutés avec la plus grande discrétion, de façon à ne pas donner l’éveil aux bohémiens autant que possible…

« – Voilà la première parole qui me tranquillise un peu, Rouletabille…

« – De telle sorte que depuis quatre jours on arrête aux frontières toutes les roulottes qui se présentent pour passer.

« – Et l’on n’a rien trouvé ?

« – Et l’on ne trouvera rien !…

« – Ah ! je te retrouve bien là, toi !… tête à gifles (textuel) alors pourquoi as-tu fait donner ces ordres ?

« – Pour te faire plaisir !… pour pouvoir te répondre quelque chose quand tu m’accuses de ne rien faire pour retrouver Odette… Enfin pour que les imbéciles n’aient rien à me reprocher !…

« – Merci ! fit Jean.

« – Il n’y a pas de quoi ! mais comprends donc que si l’on ne trouve pas Odette, c’est pour la raison simple que les bohémiens ne la cacheront pas !… Ils n’ont pourtant pas lu Edgard Poë, mais ils sont au moins aussi forts que l’auteur de la Lettre volée, cette lettre que l’on cherchait partout et qui était exposée à tous les regards… Avec quelques oripeaux, des médailles sur le front et de larges anneaux aux oreilles, Odette aura tout ce qu’il faut de la cigaine pour n’éveiller l’attention de personne…

« – Mais enfin ! elle n’aura qu’un cri à pousser ! qu’un geste à faire !…

« – Elle ne criera point et ne remuera point… elle dormira… ou tout au moins elle somnolera… elle rêvera… peut-être à toi, Jean !… car sache bien que ces gens disposent de tous les maléfices qui engourdissent la volonté, de tous les baumes qui apaisent la douleur… Douaniers et gendarmes ne verront point Odette de Lavardens, ils verront une gitane qui peut-être leur sourira !…

« – Mais c’est plus épouvantable que tout, ce que tu me dis là !… je ne reverrai donc jamais Odette !…

« – Si ! tu la reverras !… Seulement, vois-tu, Jean, il faut me laisser faire !… »

L’après-midi de ce jour, Jean n’avait tout de même pas lâché Rouletabille, car nous retrouvons les deux jeunes gens à Arles, se glissant derrière Hubert dont ils avaient épié tous les pas et démarches depuis sa sortie de prison… Hubert s’était d’abord rencontré avec lou Rousso Fiamo qui semblait l’attendre et avec lequel il eut une longue conversation dans un cabaret non loin du forum. Rouletabille put entendre les derniers mots qu’Hubert adressa à son ancien guardian avant de le quitter : « Je compte bien sur toi ! » et l’autre lui avait fait signe que c’était une chose entendue… Le jeune homme s’était rendu ensuite chez plusieurs dépositaires de journaux où il s’était muni des principales feuilles qui avaient paru depuis son arrestation.

Lesté de ce paquet, il reprit immédiatement le chemin de Lavardens, arriva devant lou Cabanou, sauta par-dessus le petit mur dans sa hâte de rentrer chez lui et s’en fut s’enfermer dans son bureau…

Déjà Rouletabille avait cessé de le suivre.

« Viens ! avait-il fait à Jean, il ne faut pas déranger ce garçon dans la lecture des journaux.

– Il est de fait, dit Jean, qu’ils ont pour lui un attrait bien immédiat !…

– Un bon point pour lui ! déclara Rouletabille.

– Pourquoi un bon point ?…

– Dame ! du moment qu’il est si curieux de savoir ce qui s’est passé concernant Odette, pendant qu’il était en prison, je puis imaginer qu’il l’ignore… et s’il l’ignore, il y a des chances pour qu’il ne soit pas complice !…

– C’est étrange comme tu es porté à innocenter ce garçon-là ! exprima Jean…

– Oh ! pas si vite ! Je te dirai définitivement ce que j’en pense avant ce soir… »

En devisant de la sorte, Rouletabille avait fait entrer Jean dans un petit bistro à deux pas de la gare d’Arles-Trinquet. Il sortit sa blague à tabac de sa poche :

« Et maintenant, nous pouvons fumer une bonne pipe !…

– Mais qu’est-ce que nous attendons ici ?

– Des nouvelles d’Hubert !… »

Deux heures plus tard, ils en attendaient encore… Rouletabille, après sa troisième pipe, s’était tranquillement endormi. Quant à Jean, il était sorti trois fois, et trois fois il était revenu. Son impatience et son exaspération étaient à leur comble… Enfin une silhouette se montra dans la poussière de la route. Rouletabille ouvrit immédiatement les yeux comme si son instinct l’avait averti que ce qu’il attendait arrivait.

Le père Tavan était devant lui.

Le reporter lui fit signe qu’il pouvait s’expliquer devant Jean.

« Eh bien, fit le père Tavan, il est parti !

– Raconte-moi tout en détail.

– Ça ne sera point long. Il n’est pas resté plus d’une couple d’heures chez lui. Son domestique est sorti et est revenu avec une petite auto et est rentré pour l’avertir ; alors j’ai vu notre homme réapparaître avec un havresac où il avait dû mettre des effets, il a sauté dans l’auto et a démarré en vitesse.

– Tu n’as pas questionné le domestique ?

– Que si !… Si dans huit jours notre homme n’est pas revenu, ils doivent mettre la clef sur la porte et la donner à lou Rousso Fiamo.

– C’est tout ?

– C’est tout. »

Rouletabille sortit un billet de son portefeuille et le donna au père Tavan, qui se confondit en remerciements et disparut…

« Ta police est bien faite, dit Jean… mais où veux-tu en venir avec Hubert ?… Il est sûrement parti sur les traces d’Odette… Le laisserons-nous la rejoindre avant nous ? »

Ce disant il ne tenait pas en place et toute l’impassibilité de Rouletabille ne faisait, comme toujours, que l’exaspérer. L’autre ralluma sa pipe :

« Tu dis qu’il est sûrement sur les traces d’Odette… mais je n’en suis pas aussi sûr que cela ! Nous en reparlerons ce soir… en attendant, rentrons !…

– Où ?

– Au Viei-Castou-Noù… Maintenant nous ne gênons plus Hubert !… s’il nous avait su près de lui il ne serait jamais parti.

– Pourquoi ?

– Dans la crainte que nous le suivions !…

– Donc, tu le crois complice ?

– Je te dis que je n’en sais rien. »

Ce soir-là, à l’heure du dîner, Rouletabille pénétrait dans la villa d’Hubert par un chemin qui lui était coutumier… Il avait attendu vainement que les domestiques quittassent lou Cabanou ; au contraire, profitant de l’absence du maître et sans doute pour fêter sa libération, ils y donnaient, à la valetaille des environs, un repas de gala. « Quand le chat n’est pas là les souris dansent »… Rouletabille, quoi qu’en pensât Jean de Santierne, était pressé… pressé de savoir ce qu’il lui importait de connaître… Malgré le bruit de fête qui lui venait de l’office, il risqua le coup et fut assez heureux de se retrouver dans le cabinet d’Hubert sans avoir dérangé les gens dans leur ripaille.

Près du bureau d’Hubert, un journal, parmi beaucoup d’autres, gisait froissé… Rouletabille le ramassa… Il était plein du drame de Lavardens et il y lut ces lignes qui terminaient une dépêche expédiée d’Arles par un correspondant :

« Ces deux bohémiens n’ont fait aucune difficulté pour avouer qu’ils étaient les auteurs de l’enlèvement de Mlle Odette de Lavardens, mais ils se refusent farouchement à indiquer l’endroit où la malheureuse jeune fille peut être séquestrée… Callista déclare qu’elle se venge ainsi de la soi-disant trahison de son amant, M. J. de S… »

Rouletabille rejeta le journal et courut au secrétaire, regarda sur la tablette… Le Livre des Ancêtres avait disparu !

Aussitôt il poussa un profond soupir, une joie intense sembla illuminer tout son être, et c’est sans prendre de précautions qu’il effectua sa sortie de la maison… tant est que cette sortie ne passa point inaperçue et que les domestiques, en poussant des cris, se mirent à courir derrière lui.

Il avait de l’avance. Il sauta le mur, mais cette fois, il jouait de malchance. Une main l’agrippait :

« Où diable courez-vous ? »

C’était l’énorme M. Crousillat qui se reposait de ses travaux exceptionnels en pêchant à la ligne.

« Après Hubert !

– Ah ! ça, mais il est donc coupable ?

– Non, mais il le sera !… »

Et d’un bond il reprenait sa course, rentrait par un détour au Viei-Castou-Noù, se heurtait cette fois à Jean :

« Mon cher, lui disait-il… non seulement Hubert n’est pas coupable, ce dont j’étais sûr, mais il n’est même pas complice, comme je le craignais… Ah ! cela simplifie singulièrement notre besogne… Heureusement, le livre a parlé !…

– Quel livre ?

– C’est vrai ! tu ne sais pas ! Ce serait trop long à te raconter !… Je t’expliquerai cela plus tard !…

– Et maintenant, où cours-tu si vite ?

– Réfléchir !… »

XXI – JEAN CONTRE « LA PIEUVRE »

M. le juge Crousillat et M. le greffier Bartholasse s’étaient rendus ce soir-là (qui était le lendemain du jour où Hubert avait été mis en liberté) à la prison où étaient momentanément détenus les bohémiens que l’on avait encore interrogés dans l’après-midi même et qui, cette fois, avaient refusé catégoriquement de répondre à la moindre question. M. Crousillat avait demandé à voir le directeur de la prison.

Il n’était point de la meilleure humeur du monde, M. Crousillat : la presse ne lui était pas favorable. Les journaux du matin le tournaient en dérision. Cette histoire du clou assassin faisait rire à ses dépens et était présentée comme un nouveau triomphe de Rouletabille. Il ne pouvait sortir honorablement de cette maudite affaire qu’en prenant sa revanche avec Odette, c’est-à-dire en découvrant au plus tôt ce qu’était devenue Mlle de Lavardens. Quand il se trouva en face du directeur de la prison, un brave homme dans toute l’acception du mot, mais un administrateur sévère et très à cheval sur le règlement, il n’eut pas de peine à se faire comprendre de celui-ci. Puisque les prisonniers ne voulaient rien dire dans le cabinet du juge, il fallait les faire parler dans leur cachot.

« Un mouton ? suggéra M. Mathieu, le directeur… Mais je n’y vois aucun inconvénient… Mais encore faudrait-il en avoir un ?

– Comment ! vous n’avez pas parmi vos détenus un garçon intelligent ?

– Je ne m’en suis jamais préoccupé, répondit le directeur ; ça n’est pas dans le règlement, et quand, dans certaines affaires, la police a eu besoin de faire intervenir un mouton, elle m’en a toujours procuré un !… Adressez-vous à la Sûreté… elle a envoyé ici des agents…

– Qui n’y sont plus ! répliqua avec un soupir M. Crousillat… Ils sont à la recherche de Mlle de Lavardens, sur tous les chemins, courant après toutes les roulottes… et peut-être la découvriront-ils avant moi !… Ah ! nous perdons bien du temps !…

– Pendant lequel Rouletabille se moque de nous ! acheva le vinaigre de M. Bartholasse.

– À propos de Rouletabille, dit M. Mathieu, il est venu me voir…

– Méfiez-vous ! s’écria le greffier… Que venait-il faire ici ?

– Visiter la prison… c’était pour son article, me disait-il… et pour sa… collection. Il paraît qu’il a visité et décrit toutes les prisons de France !

– Et vous l’avez laissé faire !…

– Non, monsieur ; pour moi, il n’y a que le règlement qui compte… et le nommé Rouletabille n’était pas en règle… il n’avait aucune qualité pour visiter ma prison !…

– Ah ! c’est ça qui le gêne ! reprit M. Bartholasse. Il ne vous a certainement pas raconté comment il a visité la prison de Moulins pendant le procès du marquis de T…

– Mon Dieu non ! Il m’a salué bien poliment et je ne l’ai plus revu…

– Eh bien, je vais vous le dire, moi !… J’étais à ce moment à Moulins, et l’affaire a assez fait de potin !… Vous vous rappelez ce fameux procès… Le marquis était accusé d’avoir jeté son beau-fils, du haut d’une falaise au cours d’une promenade… Tout cela se compliquait d’une histoire extraordinaire du précepteur avec la marquise… Bref, les journaux des deux mondes avaient envoyé là-bas des reporters qui remplissaient les hôtels de la ville déjà bien avant le procès. À cette époque, le petit Rouletabille, presque un enfant encore, débutait… Eh bien ! il débuta par un coup de maître qui fit changer le préfet, casser le directeur de la prison, mettre à pied je ne sais combien d’employés de l’administration pénitentiaire…

– Diable !… fit le directeur.

– Voilà ! Il s’agissait pour lui de voir le marquis avant tout le monde et de l’interviewer !… L’avant-veille du procès, Rouletabille se présentait au greffe de la prison avec un permis timbré de la préfecture autorisant M. Arnault, anthropologiste, à visiter les prisons de l’Allier !…

Inutile de dire qu’il s’était arrangé, maquillé, honorablement vieilli et que le directeur de la prison eut en face de lui un savant aussi recommandable que recommandé… Il lui fit tout visiter… les cellules, les préaux, la chapelle, il lui fit même goûter la soupe, et M. Arnault n’eut qu’un mot à dire pour pénétrer un instant dans la cellule du marquis… Un instant ! et le marquis lui dit trois mots !… Le lendemain Rouletabille faisait avec ces trois mots un article de trois colonnes !… »

À ce moment, on frappa à la porte du cabinet de M. Mathieu et un garde se présenta, annonçant qu’il y avait au greffe une personne qui se disait anthropologiste et qui se prétendait autorisée à visiter les prisons des Bouches-du-Rhône…

M. Mathieu, M. Crousillat et M. Bartholasse se regardèrent, médusés.

« Amenez-moi cette personne ici ! » commanda le directeur d’une voix légèrement altérée…

Pendant les quelques minutes qui suivirent, il n’y eût entre ces trois personnages aucune parole échangée… Ils s’attendaient à voir apparaître Rouletabille, déguisé en savant. Ils virent arriver une femme.

Une femme vêtue avec la plus grande simplicité, mais avec une parfaite élégance, de manières distinguées, et qui, sans être belle, avait, dans la physionomie quelque chose de séduisant et d’étrange qu’il eut été difficile de définir… Aussitôt que la porte fut refermée, elle parla et sa voix un peu chantante, le déroulement agréablement enfantin de sa phrase, d’une correction parfaite, du reste, semblait révéler une origine slave.

Ces trois messieurs s’étaient levés et elle tendait au directeur qui s’était présenté une feuille officielle en s’excusant de le déranger à une heure aussi tardive, mais elle avait à remplir une mission pressée.

« On est si pressé que cela dans l’anthropologie ? questionna M. Mathieu, très sur ses gardes.

– Mon Dieu, monsieur le directeur… oui, en vérité, dans la circonstance, on est très pressé ! Mais je me trouve un peu gênée, je vous assure, un peu intimidée… je préfère vous le dire comme je le pense, cela vaut mieux assurément et ces messieurs me pardonneront… mais j’aurais désiré vous entretenir en particulier…

– Vous pouvez parler devant ces messieurs qui sont de bons amis à moi et pour qui je n’ai aucun secret : permettez-moi, madame, de vous présenter M. le juge d’instruction Crousillat et son greffier, M. Bartholasse. »

Puis se tournant vers ses messieurs et désignant la visiteuse :

« Mme de Meyrens. »

Le directeur venait de lire ce nom sur la feuille préfectorale lui recommandant cette anthropologiste distinguée…

Le visage de Mme de Meyrens exprimait la plus vive satisfaction.

« M. le juge d’instruction ! M. le greffier ! Oh ! mais alors ! je puis parler !… nous sommes entre nous !… Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur le directeur, mais qu’il soit bien entendu, n’est-ce pas ? que je vous confie un secret d’État, en vérité ! ajouta-t-elle avec son plus séduisant sourire… Eh bien ! (elle regarda du côté de la porte comme pour s’assurer que l’on ne pouvait pas l’entendre) eh bien !… je ne suis pas une anthropologiste du tout ! et si je vous apporte cette feuille officielle, monsieur le directeur, c’est pour que vous soyez à couvert, comme vous dites dans l’administration et pour que le règlement n’ait pas à souffrir, je pense ! Voici, monsieur le directeur, ce que je suis… »

Et elle tira de son corsage une enveloppe qu’elle tendit à M. Mathieu.

Celui-ci sortit de cette enveloppe d’importants papiers dont un passeport avec la photographie de Mme de Meyrens et plusieurs documents qui portaient l’en-tête du service de la sûreté générale. À tous ces papiers était jointe une lettre récente du directeur de la sûreté générale qui sembla produire sur lui un effet décisif… Il présenta cette lettre à M. Crousillat en disant :

« Eh bien ! monsieur le juge, vous qui cherchiez un mouton, vous voilà tout servi !

– Seulement, fit Mme de Meyrens, ce sera une moutonne… Non ! on ne dit pas en français !… comment dit on en français la femelle du mouton ?… Ah ! parfaitement… brebis !… une petite brebis !… je serai votre petite brebis !… »

Il résultait des documents authentiques que ces messieurs avaient en main, que la haute police de Paris envoyait un de ses plus intelligents agents, Mme de Meyrens, à Arles, pour y « cuisiner » les deux bohémiens prisonniers et tâcher de leur tirer quelques paroles susceptibles d’orienter les recherches de la police qui avait perdu toute trace de Mlle de Lavardens… Nous savons que de son côté la douane des frontières, mise en branle par Rouletabille, n’avait pas été plus heureuse.

Un quart d’heure plus tard, Mme de Meyrens était introduite dans la cellule de Callista…

Celle-ci avait eu la plus grande peine à dissimuler son effarement en voyant apparaître, dans la nouvelle prisonnière qu’on lui donnait pour compagne, la Pieuvre !…

« Je viens vous sauver ! » lui dit Mme de Meyrens dès qu’on les eut laissées seules toutes les deux…

Et elle laissa tomber de dessous ses vêtements une vareuse, une salopette de maçon, maculée de plâtre et une casquette…

Quand la Pieuvre était entrée, Callista était accroupie dans un coin, les coudes aux genoux sur sa jupe en loques, sa longue figure sauvage enfermée entre ses mains brûlantes, dans un état de dépression absolue… Qui l’eût vue dans le cabinet du juge d’instruction, tenant tête à Rouletabille et affichant une attitude indomptable, et l’eût aperçue ensuite seule dans son cachot, ne jouant plus la comédie ni pour les autres ni pour elle-même, se serait difficilement imaginé qu’il avait en face de lui la même femme.

Elle avait voulu se venger : elle l’était, mais tout n’en était pas moins perdu pour elle ! Son amour pour Jean ? Oui, sans doute, car elle croyait bien l’aimer !… mais si elle eût pu analyser avec sincérité les sentiments qui l’avaient fait agir, elle y eût trouvé plus d’orgueil froissé que d’amour ou désespoir… Ah ! Callista tombait de haut. Dans la simplicité enfantine d’une ambition démesurée, elle avait imaginé qu’elle serait vraiment un jour une grande dame et que cette grande dame s’appellerait Mme Jean de Santierne. Une telle pensée ne pouvait naître que chez une fille de la route, qui n’a encore rien connu de la vie civilisée et qui croit toutes distances franchies parce que, du jour au lendemain, elle s’est trouvée transportée de la roulotte natale dans un petit entresol des Champs-Élysées.

Sans rien dire à Jean, car si simple que fût son ambition dans son énormité elle ne s’en montrait pas moins d’une instinctive astuce, elle était venue plus d’une fois « incognito » à Lavardens… Elle avait voulu voir de loin son château, ses domaines, peut-être dans ses promenades solitaires, avait-elle rencontré la Zina, installée dans les environs depuis des années… Peut-être lui avait-elle confié ses rêves, ayant trouvé une alliée dans cette vieille femme de sa race… Tant est que l’on se rappela plus tard que celle-ci avait dit plusieurs fois à Odette :

« Marie-toi, mon enfant !… Marie-toi vite ! »

Mais comme elle lui avait dit cela en lisant dans les lignes de sa main, Odette n’avait fait qu’en rire.

Et maintenant Odette n’était pas mariée. Mais Callista ne l’était pas davantage. Ah ! si Odette roulait vers on ne sait quelle infernale aventure, qui savait jusqu’où celle de Callista la mènerait, elle aussi ?… Le cachot… la prison pour combien d’années… et si elle en sortait : Andréa !… Andréa qui lui faisait peur !… et qui ne la lâcherait plus !…

Mais voilà qu’au moment où elle croyait tout perdu, la Pieuvre apparaissait dans son cachot pour la sauver ! Elle n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles… Elle s’était dressée toute droite, ne trouvant pas un mot à dire, ne comprenant rien à ce qui se passait… La Pieuvre ?… Elle avait entendu dire que cette femme appartenait à la police… Ne devait-elle pas s’en méfier ?…

Mme de Meyrens ramassant les vêtements qu’elle avait apportés en cachette et les dissimulant dans la paillasse de Callista s’était tranquillement assise sur l’unique escabeau de la cellule. Elle tira un élégant porte-cigarettes de sa pochette et le tendit ouvert à Callista :

« On en grille une ?… comme vous dites, je crois, à Montmartre. Vous savez : nous avons tout le temps… tout le temps que je voudrai, chère pauvre Callista ! »

Elle alluma les deux cigarettes et continua, seule, de parler :

« Vous ne dites rien, ma très belle, vous paraissez étonnée, il y a de quoi, assurément !… Vous voudriez bien savoir comment je suis ici… je ne vais pas vous faire languir plus longtemps et vous allez voir comme c’est simple !… Tout le monde dit que je suis de la police… je ne suis de la police que lorsque je le veux… la police me sert plus que je ne sers la police !… vous avez compris ?… Oui !… Alors, je veux vous sauver, alors je suis de la police, en règle tout à fait, et je suis introduite dans votre cachot pour vous faire parler !… pour que vous disiez où est Odette ?

– Ça, jamais !… à personne au monde, à personne, même pas pour me sauver…

– Je sais, en vérité… du calme, chère pauvre Callista !… puisque je vous dis moi-même que je suis de la police… c’est pour que vous sachiez… je suis, comme on dit dans le langage des prisons, un « mouton » pour vous faire parler… mais je ne veux pas vous faire parler… puisque je vous avertis que je suis le mouton… je suis le mouton pour la police, pour le directeur de la prison, pour le juge, pour tout le monde, mais je ne suis pas le mouton pour vous !

– J’ai compris ! fit Callista en hochant la tête.

– Tous mes compliments, chère belle !… Avec un peu de bonne volonté on arrive à tout, vous savez !… je suis censée, à vos yeux, être une grande dame, très dangereuse voleuse dans les musées… arrêtée cet après-midi… je vais vous dire, fit-elle en éclatant de rire, j’étais venue à Arles pour voler les arènes !… Vous riez aussi ?… Il faut !… Et maintenant, parlons sérieusement !…

« Aussitôt que je vais être partie et que l’on vous aura apporté votre souper, vous mettrez cet escabeau sur votre couchette et vous serez tout à l’aise pour limer le pauvre petit barreau qui vous empêcherait de sortir par cette pauvre lucarne !

– Avec quoi ? demanda Callista.

– Avec cette pauvre petite lime ! »

Et elle lui tendit une lime qu’elle sortit de la doublure de sa jaquette.

« C’est une opération qui ne vous demandera pas plus d’une heure au maximum…

– Et qui ne me servira à rien, fit Callista en jetant sa cigarette… Si c’est tout ce que vous avez trouvé !… Admettons que je sorte de cette cour ; il faut que je passe par une voûte grillée, et en admettant que je franchisse la grille de cette voûte, je tombe dans le chemin de ronde ; et enfin, pour sortir du chemin de ronde, il faut que je passe devant le greffe… Je ne vous parle pas de tous les gardiens que je rencontrerai en chemin… J’ai bien examiné cette prison… à chacune de mes entrées… Il n’y a rien à faire ici pour une prisonnière !…

– Assurément !… mais pour une personne libre ?

– Je ne suis pas libre !

– Vous l’êtes ! Écoutez-moi, chère petite impatiente Callista… Quand vous avez limé votre barreau, vous vous couchez et vous dormez tout à fait tranquillement, comme il convient à une personne libre… Le lendemain matin, on vous apporte votre déjeuner… et puis on repousse les verrous… Et vous voilà tout à fait chez vous… Personne pour vous déranger… Vous laissez tomber ces loques et vous revêtez les habits de manœuvre que je vous ai apportés… Vous enfoncez jusqu’aux yeux votre casquette et vous voilà transformée en apprenti maçon. Vous savez ou vous ne savez pas qu’en ce moment on travaille à la réfection du bâtiment de la cour C, où se trouve la cellule d’Andréa. Les travaux commencent à huit heures ; à huit heures et demie, un charreton plein de gravats sortira de cette cour C, traîné à la bretelle par un ouvrier… Il passera par votre cour et s’arrêtera quelques secondes sous votre lucarne… Il ne s’y arrêtera que si l’ouvrier a jugé que vous pouvez sauter de votre lucarne sans risquer d’être surprise… sinon il s’arrêtera un peu plus haut et ne parviendra sous votre lucarne que lorsque tout danger sera écarté… Alors n’hésitez pas, je vous dis… laissez-vous glisser et mettez-vous derrière le charreton, le poussant pendant que l’ouvrier tirera… Vous sortirez ainsi sans encombre, vous, le charreton et l’ouvrier, de la prison, je vous en réponds !… Une fois sortis, tout devient simple… une auto vous attendra au coin de la rue… et vous aurez fait du chemin quand on découvrira que vous vous êtes envolée !…

– Et vous êtes sûre de l’ouvrier ? questionna Callista, dont le cœur battait à coups précipités à cette évocation d’une évasion possible.

– Comme de vous-même… Cet ouvrier, c’est Andréa !…

– Ah ! soupira Callista.

– Vous auriez préféré vous sauver seule ? demanda à son tour la Pieuvre avec un sourire entendu.

– Je… je ne sais pas.

– Moi, je sais que vous aurez encore besoin de cet homme ! aussi je n’ai pas hésité à lui faire passer à travers sa vitre une lime et un petit complet pareil au vôtre par l’entremise du conducteur ordinaire du charreton… Du reste, Andréa était nécessaire dans la combinaison… Qui aurait conduit le charreton ? L’ouvrier que j’ai acheté ni aucun autre n’aurait voulu « rien savoir » comme vous dites !

– Vous croyez que j’aurai encore besoin de cet homme !

– Oui, Callista ! car vous n’en avez pas fini avec cette Odette.

– Oh ! ça… par exemple !

– Rouletabille et Jean sont déjà sur sa piste… sans compter Hubert qui court comme un fou derrière elle, décidé à briser tous les obstacles… et si vous voulez la garder, vous ne serez pas trop de deux, croyez-moi !

– Nous sommes toute une nation à la garder ! fit entendre Callista d’une voix sourde…

– C’est trop ! répliqua la Pieuvre en fronçant les sourcils… c’est trop… et ce n’est peut-être pas assez pour Rouletabille !… »

Une heure plus tard, la Pieuvre sortait de la prison et se dirigeait vers la place du Forum.

Dans son ombre, une ombre s’était glissée qui ne la quittait pas d’un pas… Cette ombre, c’était Jean.

Il vit Mme de Meyrens pénétrer dans l’Hôtel du Forum… Quelques instants, il resta sur la place à considérer la façade de l’hôtel. Deux fenêtres s’éclairèrent au premier étage.

Quelques secondes plus tard, il distingua, derrière les vitres, Mme de Meyrens qui s’avançait vers Rouletabille et lui tenait les propos les plus animés. La conversation tournait à la scène.

Jean de Santierne prit alors une grande décision. Il quitta la place du Forum pour aller trouver M. Crousillat, le juge d’instruction.

XXII – SUITE DU COMBAT DE JEAN CONTRE « LA PIEUVRE »

Gilliatt, travailleur de la mer, se débattant contre les huit bras de la pieuvre qui l’entraînaient à l’abîme, paraissait moins à plaindre à Jean de Santierne que Rouletabille aux prises avec les nœuds mystérieux qui l’attachaient à cette inquiétante Mme de Meyrens.

Après ce qui s’était passé quelques jours auparavant aux Saintes-Maries et ce que Jean avait pu voir des sourdes menées de cette dangereuse intrigante, après ce que Rouletabille lui-même avait rapporté à Jean des accointances de cette femme avec Callista, comment le reporter n’avait-il pas définitivement rompu une liaison qui n’avait hélas ! que trop duré, pour lui Rouletabille et pour la tranquillité de ses amis ? Éternelle faiblesse de la nature humaine, pauvre petite stupide chose qu’un cœur épris ou simplement touché par la grâce féminine qui passe ! Celle-ci n’a qu’à revenir avec son front bas, ses yeux étranges et son sourire énigmatique, et il n’y a plus de bon bout de la raison qui tienne ! Rouletabille qui était si fier de son cerveau, avait vraiment un cœur sensible. Par là il était destiné à périr, pensait Jean.

Il semblait ne plus revoir la Pieuvre que pour la quereller ; mais les querelles c’est encore de l’amour !… Et pendant ce temps, la misérable, dans un but auquel Jean ne pouvait penser sans une affreuse amertume, travaillait sournoisement contre eux, contre tout ce qu’ils pouvaient entreprendre.

Si Odette n’était pas encore délivrée, Jean était persuadé qu’ils en étaient redevables à la Pieuvre…

Aussi n’avait-il pu retenir un mouvement de haine en reconnaissant tout à coup, au coin d’une rue d’Arles, la silhouette détestée… Que faisait-elle à Arles ? Pourquoi semblait-elle se glisser furtivement le long des murs dans les rues étroites déjà mangées d’ombre ? Il l’avait suivie jusqu’à la prison ; là il avait attendu sa sortie près de deux heures… Que faisait-elle là-dedans ? Là étaient enfermés Andréa et Callista. Elle ne pouvait être entrée là que pour les revoir… qui était-elle en train de tromper ?…

Il avait pensé tout d’abord à avertir Rouletabille de l’événement et puis, quand, à la sortie de Mme de Meyrens, il avait été conduit en quelque sorte par elle-même jusqu’à cet hôtel où elle avait rendez-vous avec le reporter, Jean avait compris que cette femme avait décidément trop d’empire sur l’esprit de son ami pour qu’il fût possible de le convaincre de la fourberie de sa maîtresse.

Elle trouverait toujours quelque explication dont l’autre, dans son aveuglement, finirait par se contenter !…

Jean résolut donc de frapper un grand coup sans prévenir Rouletabille et de le sauver malgré lui.

Il savait où dînait M. Crousillat qui était célibataire et qui avait ses habitudes dans un petit cabaret renommé par la façon dont on y accommodait le lapin au sang et l’aïoli.

Il le trouva, commençant son repas, et peu disposé à entendre parler d’une affaire qui ne lui avait apporté que des désagréments. Sa méchante humeur s’augmentait de ce fait que le « mouton » recommandé par la sûreté n’avait rien donné ! et il eût volontiers envoyé au diable le jeune Santierne quand celui-ci eut annoncé qu’il avait une grave communication à lui faire.

« Laissez-moi au moins dîner, mon garçon ! grogna-t-il… entre vous et Rouletabille, on n’a plus un moment à soi.

– Monsieur, lui dit Jean, vous dînerez plus tard, car je crois que ce que j’ai à vous dire est de toute urgence. »

Et sans plus de précaution, il dévoila à M. Crousillat les liens qui attachaient Rouletabille à une certaine Mme de Meyrens, qui était l’amie de Callista ! Il n’en fallut pas plus pour que l’appétit, cependant formidable de M. Crousillat, fût un instant suspendu.

« Cette Mme de Meyrens, bien connue dans un certain monde, sous le nom de la Pieuvre, est notre pire ennemie à tous dans cette affaire et roule, si malin qu’il soit, Rouletabille lui-même !… »

Un certain papillotement dans le regard de M. Crousillat devait certainement correspondre avec cette idée qui ne lui déplaisait point que Rouletabille fût enfin berné comme les autres… Mais cette satisfaction bien excusable chez un homme non dénué d’un certain amour-propre (sentiment généralement très développé chez les juges d’instruction) fit bientôt place à des préoccupations toutes professionnelles dès que Jean se fut expliqué davantage.

« Rouletabille a fait arrêter Callista… Je suis sûr, fit Jean, que cette Mme de Meyrens ne demanderait pas mieux que de la faire évader… je l’ai vue tantôt entrer dans la prison et elle y est restée deux heures !…

– Grands dieux ! souffla M. Crousillat, en rejetant sa serviette… et nous qui l’avons introduite dans le cachot même de cette Callista !… Attendez-moi ici, jeune homme ! je cours à la prison et je reviens tout de suite !… »

Sur quoi l’énorme M. Crousillat s’envola avec une légèreté qu’on n’eût pas attendue de lui.

Jean attendit beaucoup plus longtemps que ne le lui avait fait espérer le juge d’instruction et comme il avait faim et qu’il était assez satisfait de son initiative, il finit par manger le dîner de M. Crousillat. Celui-ci réapparut au bout d’une heure. Il se laissa tomber sur la banquette avec un gros soupir…

« Eh bien ? questionna Jean.

– Eh bien ! jeune homme… il était temps !… »

Et le juge d’instruction s’épongea le front qui ruisselait…

« J’avais raison, n’est-ce pas ?

– Si vous aviez raison !… Ah ! mon ami, figurez-vous… mais où est donc mon dîner ?

– Monsieur, je l’ai mangé !

– Et vous avez bien fait… Était-il bon au moins ?

– Excellent !… permettez-moi, monsieur, de vous en offrir un autre !

– Jamais de la vie !… C’est moi qui paie ce soir ! Je vous dois bien cela !… Ah ! vous pouvez vous vanter de nous avoir tiré une fière épine du pied !… Vous ne savez pas ce que l’on a trouvé dans le cachot de ces deux brigands ?… Des limes et des habits de maçon !… Ah ! tout était prêt ! et comment !… La bohémienne était en train de limer les barreaux de sa cage quand on l’a surprise… Elle s’est défendue comme une enragée… Elle ne voulait pas rendre sa lime… Elle était comme une folle !… Après en avoir menacé les autres, elle voulait s’en frapper elle-même…

– Pauvre fille ! fit Jean tout bas.

– Comment !… Voilà que vous la plaignez !…

– Monsieur, elle a été mon amie, vous ne l’ignorez pas… Souffrez en effet, que je la plaigne, mais entre elle et ma fiancée, je ne pouvais hésiter… Il faut que nous la conservions sous la main… elle finira bien par parler ! Qu’en pensez-vous, Monsieur ?

– Monsieur, je n’en pense plus rien et ne veux plus rien en penser ! cette affaire ne me regarde plus !

– Que voulez-vous dire, monsieur ? Et pour cette Mme de Meyrens qui a tenté de faire évader les prisonniers, qu’allez-vous faire ?

– Moi, rien du tout !… Elle est trop chaudement recommandée et c’est l’affaire du directeur de la prison qui, lui, va faire quelque chose…

– Quoi donc ?

– Un rapport !…

– Adieu, monsieur ! fit Jean en se levant.

– Adieu, jeune homme, et merci ! »

Jean se rendit aussitôt à l’Hôtel du Forum où il eût bien voulu voir Rouletabille. Mais ni lui ni la Pieuvre ne se montrèrent.

Ils avaient pris deux chambres communicantes et Jean eut une chambre au-dessus d’eux.

Il se jeta tout habillé sur son lit et se fit réveiller au petit jour. Il se mit aussitôt à surveiller, de sa fenêtre, les entrées et les sorties… À sept heures seulement, il aperçut Mme de Meyrens qui quittait l’hôtel et traversait la place du Forum !

Il se rua sur ses traces…

Mme de Meyrens, par-dessus ses vêtements avait endossé un cache-poussière et s’était coiffée d’une petite toque que Jean ne lui avait pas vue la veille. Telle quelle, elle paraissait prête à partir pour quelque voyage en auto découverte et Jean ne fut point surpris quand il l’aperçut pénétrant dans un garage où elle devait être attendue car le gardien se mit aussitôt à sa disposition.

Quelques minutes plus tard elle en ressortait, conduisant elle-même une petite torpédo qui s’engagea aussitôt à une allure assez prudente dans les rues étroites de la ville. Jean n’eut aucune peine à la suivre. Non seulement la voiture allait prudemment mais silencieusement, ne faisant entendre aucun bruit de trompe.

Elle se dirigeait vers le quartier de la prison.

Quand elle en fut à une centaine de mètres, elle s’arrêta au coin d’une rue. Jean vit alors Mme de Meyrens mettre au point mort, consulter une montre minuscule qu’elle portait au poignet, se lever et descendre de l’auto avec une nonchalance qui n’était point dénuée d’une certaine grâce.

Prévoyant qu’il allait se passer un événement important autour de la prison, Jean fit un détour et se dirigea par une ruelle adjacente vers l’établissement pénitentiaire.

En route, il rencontra M. Bartholasse qui se rendait au Palais de justice et il lui demanda d’aller prévenir immédiatement M. Crousillat que Mme de Meyrens se trouvait aux environs de la prison, avec une auto, dans un dessein des plus suspects. M. Bartholasse répondit avec un mauvais sourire au jeune homme que son chef était allé pêcher à la ligne dans les environs et que lui, simple greffier, ne se risquerait pour rien au monde à aller déranger un juge d’instruction dans cette grave occupation.

Alors Jean résolut d’aller trouver le directeur de la prison lui-même. On lui répondit au greffe que M. le directeur était allé pêcher à la ligne avec M. Crousillat, qu’ils étaient partis à la première heure et qu’ils ne devaient revenir que le soir. Ces conversations et ces démarches avaient pris du temps. Il était maintenant près de huit heures. En sortant de la prison, la première chose que vit Jean fut la silhouette de Mme de Meyrens qui disparaissait au coin de la rue où elle avait garé son auto. De là, elle devait surveiller la prison. Qu’attendait-elle ?

Jean en était là de ses réflexions quand il dut se jeter de côté pour éviter un charreton rempli de gravats qui sortait de la voûte, traîné à la bretelle par un ouvrier et poussé par un manœuvre… Aussitôt, à l’autre bout de la rue, la silhouette de Mme de Meyrens réapparut et sembla attendre que le charreton fût passé devant elle.

À ce moment, Jean vit distinctement que Mme de Meyrens adressait la parole à l’ouvrier et que l’ouvrier lui répondait, sans s’arrêter.

Puis le charreton tourna la rue et Mme de Meyrens le suivit.

Quand elle eut disparu, Jean se précipita à nouveau dans la prison et demanda à voir immédiatement le fonctionnaire qui remplaçait M. le directeur en son absence.

« Dites qu’il s’agit d’événements graves… »

Il était persuadé que tout ce qu’il venait de voir avait rapport à l’évasion préparée d’Andréa et de Callista et il n’était nullement certain qu’avant de s’éloigner pour leur petite partie de campagne, M. Crousillat et M. le directeur eussent tout fait pour parer à une telle éventualité. Il les trouvait bien imprudents, après leur découverte de la veille, de ne penser qu’à se distraire, en laissant derrière eux, libre d’agir en toute liberté, une Mme de Meyrens qui avait, certes, plus d’un tour dans son sac.

Un quart d’heure plus tard, il ressortait de la maison pénitentiaire et courait à l’Hôtel du Forum où il demandait Rouletabille. Celui-ci se présentait bientôt, l’air plutôt ennuyé.

« Tiens ! te voilà ! Qui t’a dit que j’étais ici ?…

– J’ai rencontré hier soir Mme de Meyrens se dirigeant vers cet hôtel et comme tu n’es pas rentré à Lavardens…

– C’est bon ! compris… Quoi de neuf ?

– D’abord, quittons l’hôtel.

– Si tu veux !… Va devant, je te suis !

– Non ! viens avec moi tout de suite… Mme de Meyrens est sortie ce matin de l’hôtel ; pourrais-tu me dire si elle y est rentrée ?

– À l’instant !

– Eh bien, je tiendrais à te parler avant que tu la revoies ! Ce que j’ai à te dire est très grave…

– Comme toujours !

– Non ! plus que toujours ! »

Rouletabille, assez intrigué, bien qu’il affectât de n’attacher aucune importance à ce qu’il appelait « les imaginations de Jean », suivit son ami sur la place… Jean lui fit raser le pied de l’hôtel, de façon qu’ils ne fussent pas aperçus des fenêtres.

« Que de précautions ! exprima Rouletabille en haussant les épaules.

– Tu me comprendras tout à l’heure. »

Jean le conduisit au petit café dans lequel, la veille, il avait mangé le dîner de M. Crousillat. Ils étaient seuls dans la salle du fond et il attendait encore pour parler que le garçon eût apporté les croissants et le café au lait demandés. Rouletabille commençait à manifester une impatience grandissante.

« Mon cher, je vais d’abord te raconter ce qu’a fait hier soir ta Mme de Meyrens…

– Et c’est pour cela que tu fais tant de chichis ! sursauta Rouletabille… Mais je vais te le dire, moi, ce qu’elle a fait hier soir… elle est allée à la prison ; elle a demandé le directeur.

– Et après ?

– Et après ? continua Rouletabille, elle s’est présentée avec une feuille timbrée de la préfecture l’autorisant, comme anthropologiste, à visiter les prisons des Bouches-du-Rhône !…

– Elle t’a dit tout cela ?

– Elle n’a pas eu besoin de me le dire, puisque c’est moi qui l’envoyais, c’est moi qui lui avais donné cette feuille !…

– Je ne sais alors quel pouvait être ton but, mais ce que tu ignores certainement, c’est qu’aussitôt en présence du directeur, du juge d’instruction et de son greffier qui se trouvaient là, elle a dévoilé tout de suite le truc que tu lui avais indiqué… qu’elle a déclaré qu’elle n’était pas anthropologiste le moins du monde, mais envoyée par la Sûreté générale pour cuisiner les bohémiens prisonniers. Ce que tu ignores, c’est qu’elle s’est fait introduire ainsi dans la cellule de Callista et qu’elle a laissé à celle-ci une lime et des vêtements de maçon !

– Après ? fit Rouletabille qui fixait maintenant Jean d’un étrange regard…

– Tu sais ou tu ne sais pas que l’on fait en ce moment des travaux à la prison. Elle avait dû certainement acheter la complicité de l’un de ces ouvriers qui est sorti ce matin, traînant un charreton.

– Non ! interrompit Rouletabille d’une voix dure… Elle n’avait pas acheté cet ouvrier.

– Tu me permettras d’en douter !… car, pendant que tu dormais, ou que tu réfléchissais peut-être encore, Mme de Meyrens est allée prendre une auto ce matin dans un garage et s’est embusquée à quelques centaines de mètres de la prison… et quand l’ouvrier est passé à côté d’elle, elle a eu avec lui une conversation des plus animées…

– Non ! fit la voix de plus en plus dure de Rouletabille… elle n’avait pas acheté cet ouvrier… c’est moi qui l’avais acheté !

– Toi !

– Oui, moi !… Elle, elle agissait dans la prison, sur mes indications, et moi, pendant ce temps, je prenais toutes mes dispositions au dehors.

– Pourquoi ? s’écria Jean, suffoqué…

– Pas si fort ! mon garçon ! lui souffla Rouletabille en le faisant se rasseoir d’autorité, je vais te le dire, pourquoi, puisque tu n’es pas assez fort pour l’avoir deviné !… Mais prends ton café au lait en douce et imite mon calme, qui n’est qu’apparent, je te le jure !… Je l’ai toujours dit que nous n’aurions Odette que par Callista… C’est pour la faire parler que je l’ai fait arrêter, elle et Andréa…

– Je n’ai pas oublié que ton intervention m’a sauvé !…

– Tu n’aurais pas été en danger que je les aurais fait coffrer tout de même, inutile de me remercier !… Nous ne sommes pas en train de nous faire des compliments et je ne te cache pas que je crains quelque affreuse bévue de ta part !… Mais d’abord suis mon raisonnement !… Avec l’assassinat de M. de Lavardens, j’espérais la faire canner… quand j’ai été sûr que ni elle ni Andréa ne diraient rien, j’ai dû changer de tactique du tout au tout !… Je les avais fait coffrer, je résolus de les faire évader !… car nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent qu’une fois évadés, ils aillent rejoindre Odette ! surtout en leur faisant dire par la Pieuvre que nous étions déjà sur sa piste !… alors nous les suivons !… Je me suis arrangé pour qu’on ne les rattrape pas !… et nous arriverons ensemble au but poursuivi !… Mais qu’est-ce que tu as ? tu ne vas pas te trouver mal ?…

– Rouletabille ! murmura Jean dans un souffle… Rouletabille, j’ai fait encore une bêtise !…

– Ah ! je m’en doutais !… qu’est-ce que tu as fait, malheureux ?

– Rouletabille, c’est moi qui, hier soir, à cette place même que tu occupes, suis venu avertir M. Crousillat qu’il eût à se méfier de Mme de Meyrens, qu’elle était ton mauvais génie, qu’elle contrecarrait tout ce que tu faisais, que je l’avais vue entrer dans la prison et qu’elle ne pouvait avoir d’autre but que de faire évader ceux que tu avais fait arrêter !…

– Tu as fait cela !… Tu as fait cela !… râla la voix sourde de Rouletabille… et alors ?

– Et alors, le juge d’instruction a couru à la prison, a vu le directeur et on a découvert dans les cellules des prisonniers, les limes et les vêtements de maçon !

– Assez, assez, malheureux !… j’ai compris, j’ai compris depuis que tu as ouvert la bouche… maintenant, tais-toi ! »

Et Rouletabille, les coudes sur la table, farouche, s’enfonça la tête dans les mains…

Jean était anéanti… Il y eut entre les deux jeunes gens un silence pendant lequel on entendait voler toutes les mouches qui s’étaient donné rendez-vous dans ce cabaret… Enfin Rouletabille releva la tête et dit à Jean :

« Inutile de revenir là-dessus, tu es assez malheureux de ce que tu as fait ! Seulement, que ce soit pour toi une leçon ! Tu ne t’imagines pas ce qu’il m’a fallu d’astuce pour faire agir la Pieuvre selon mes plans… Je savais qu’elle avait formé le dessein d’user de ses… accointances policières pour faire évader Callista, mais elle ne savait comment s’y prendre et surtout elle voulait tout me cacher, car son but était naturellement de nous desservir, toi et moi, et d’accumuler les obstacles entre nous et Odette… Alors c’est moi qui lui ai parlé le premier, je lui ai dit : « Callista est votre amie, si vous lui rendez un gros service… un service immense, elle aura confiance en vous et elle ne se refusera plus à vous donner sur Odette les renseignements dont j’ai besoin… Faites-la donc évader !… Voulez-vous que je vous y aide !… »

– C’est admirable ! gémit Jean, et je ne suis qu’une brute !

– Non, Jean, tu n’es pas une brute, mais ne te moque plus de moi ou ne t’impatiente plus quand tu me vois réfléchir… et, désormais, laisse-moi manœuvrer la Pieuvre comme je l’entends !… Certes, j’avoue qu’elle est très forte, mais je viens de te prouver que dans cette circonstance, comme dans bien d’autres, si tu n’avais pas été là, j’aurais été plus fort qu’elle !… En tout cas, nous n’aurons pas l’occasion d’en reparler d’ici longtemps… Je n’ai pas fait évader Callista, mais j’ai brûlé la Pieuvre ! Après ce qu’elle a fait…

– Après ce qu’elle a fait, la police va la boucler ! s’écria Jean.

– Tu viens encore de dire une bêtise ! La Pieuvre ne sera pas gênée d’expliquer à la police que, puisqu’elle avait reçu l’ordre de cuisiner Callista, elle ne pouvait mieux faire, pour acquérir sa confiance et déterminer ses confidences, que d’accepter d’être la complice d’un projet d’évasion dont elle va, sans remords, me laisser toute la paternité ! Non, elle ne sera pas gênée en face de la police, mais c’est la police qui, mise en face du rapport de la haute administration pénitentiaire, sera gênée pour user d’elle avant quelque temps ! Bon débarras !… Tu me crois très épris… Je te jure que je l’ai assez vue !… Je ne pense plus qu’à Odette !… »

Cette dernière phrase était venue tout naturellement sur les lèvres de Rouletabille… mais elle arrivait si singulièrement en même temps que si simplement, pour compléter en quelque sorte le sens de la précédente, que l’écho en résonna avec une sonorité presque douloureuse au cœur de Jean… et de Rouletabille…

Le reporter, un peu pâle, ajouta tout de suite :

« J’ai juré que je vous verrai heureux ! je tiendrai mon serment !… Et maintenant, levons-nous, fit-il en passant amicalement son bras sous celui de Jean… L’évasion est nécessaire, elle se fera… Je connais bien cette prison et j’avais envisagé plusieurs plans… »

Ils sortaient du cabaret ; Rouletabille sentit Jean chanceler à son bras.

« Qu’as-tu encore ?… Tu ne vas pas t’évanouir ?

– Rouletabille, exprima Jean dans un souffle… j’ai envie de me suicider !

– Ne fais pas cela ! gronda le reporter en affectant d’éclater de rire ! Ne m’oblige pas à annoncer à Odette cette désagréable nouvelle !…

– Ah ! mon ami ! mon ami !… tu ne sais pas encore tout !… Je suis allé, ce matin, à la prison !…

– Eh bien ?

– Eh bien, Andréa et Callista n’y sont plus !…

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis qu’un ordre de transfert de Callista et d’Andréa sur la prison d’Aix a été signé hier soir par M. Crousillat et que cet ordre a été exécuté ce matin même, à la première heure du jour.

– Enfer et mastic ! clama Rouletabille, usant d’un blasphème particulier dont il ne se servait que dans les grandes occasions et dont il avait emprunté le dernier terme à l’argot des metteurs en page… enfer et mastic !… C’est complet !… N’en jetez plus !… Nous voilà pleins aux as !… Tu n’as plus rien à m’apprendre ? Non !… Te remercie !… Eh bien, maintenant, mon vieux, faut nous lâcher !… Moi, j’ai fait un serment et je le tiendrai malgré tout ! je te ferai cadeau d’Odette !… mais c’est à une condition, c’est que tu vas me jurer, toi, que tu n’essaieras pas de me rejoindre, que tu vas rester à Lavardens et que tu n’en bougeras pas tant que tu n’auras pas reçu un mot de moi !… C’est compris, c’est bien entendu ?

– Pardonne-moi, fit Jean en larmes et en lui tendant les mains !…

– Je te pardonne, imbécile !… »

Il l’embrassa raide comme une balle puis le laissa planté là dans la rue, pendant qu’il avait pris ses jambes à son cou.

Cependant il se retourna au coin de la rue déserte et lui jeta :

« Et puis, tu sais, si tu vois la Pieuvre, ne lui dis pas où je suis passé ! »

Cinq minutes plus tard, qui eût pu dire où était passé Rouletabille ?

XXIII – ROULETABILLE ET LA FINETTE

La route est longue, sous le soleil, d’Arles à Aix ; l’ombre y est rare, en dehors de celle des poteaux télégraphiques. Cependant, de temps à autre, un petit boqueteau, un rideau de sapins, un alignement de cyprès rompt la monotonie ardente du paysage.

C’était le brigadier la Finette qui avait reçu l’ordre de transférer à Aix Andréa et Callista, et comme il devait en même temps mener à la gendarmerie de la vieille cité romaine deux chevaux qui venaient d’être achetés à Arles, il n’avait pas eu à émettre l’hypothèse qu’un voyage en chemin de fer, même avec un petit détour et avec tous les ennuis du changement de train, eût pu lui éviter bien de la fatigue et du tintouin.

Il prit avec lui son camarade Cornouilles et, dès la prime aurore, ils chevauchaient assez mélancoliquement de chaque côté de la route, ayant entre eux leurs deux prisonniers, menottes aux mains.

Ni les uns ni les autres ne parlaient. Cornouilles semblait dormir encore, la Finette fumait sa pipe, Andréa regardait à la dérobée Callista, d’un œil sombre et chargé d’amour ; quant à Callista, elle s’avançait dans la poussière de la route, droite et hautaine, semblant conduire toute la petite caravane.

On n’entendait que les pas sur la route, le cliquetis des gourmettes, le cri d’un vanneau qui s’envolait dans l’implacable azur à la recherche d’une eau rare…

Les gendarmes eux aussi avaient soif… Les premiers mots que prononça Cornouilles, réveillé, furent pour dire :

« Il y aura du bon à Salon… »

En effet, ils devaient passer par Salon, y faire halte pour y remplir une courte mission et déjeuner… La Finette secoua le fourneau de sa pipe sur sa botte et répéta en y mettant l’accent :

« Oui, il y aura du bon à Salon !… »

Et puis tout retomba dans le plus lourd silence. Soudain, comme le chemin faisait un coude et que l’on venait de passer un bosquet de tamaris, d’étranges figures firent leur apparition sur le talus…

Ils étaient bruns, avaient les cheveux lisses et la peau dorée, et étaient sales magnifiquement. Ils paraissaient les rois de la misère de par leurs loques orgueilleuses et leur calme stature, mais ils se portaient bien, gras de tout ce qu’ils avaient rencontré sur la route et de leurs visites sournoises dans les clapiers. Ils n’avaient pas peur des gendarmes, car ils avaient, quelque part, au fond de leur roulotte, des papiers en règle avec tous les pays du monde, qui leur donnaient quelques semaines de répit, le temps de gagner les frontières et de disparaître aux horizons.

En silence, ils regardaient (trois hommes et deux femmes et cinq petits démons arrachés de l’avant-veille aux mamelles sacrées de la louve cigaine)… en silence, ils regardaient passer le cortège sur la route poudreuse. Leurs regards se croisèrent avec Andréa et ils ne marquèrent aucun étonnement ni aucun regret de le voir dans ce triste état, les mains entravées. Malgré toute la révolte de leur cœur, ils restaient impassibles… Callista tourna la tête d’un autre côté… La Finette fit ruer vers eux son cheval en signe de mépris pour la Race qui avait toujours des papiers en règle avec tous les gendarmes de la terre… Cornouilles bafouilla : « Les sales gueules ! » À quoi Andréa entre ses dents répliqua par un « Noutchousia ! » qui était un encouragement à l’assassinat de la maréchaussée, mais comme Cornouilles ne comprenait pas le cigain, il n’y eut pas d’autre dommage ni incident pour le moment…

Les bohémiens regardaient le cortège passer, mais il y avait quelqu’un qui regardait les bohémiens, et quand ceux-ci, quelques minutes plus tard, eurent regagné leur campement, ce quelqu’un s’en vint droit sur eux… C’était un certain garçon à la peau ambrée, avec une moustache noire de violoniste hongrois… il venait d’un petit bois de châtaigniers qui ombrait les premières pentes conduisant à un prochain village, le premier avant Salon…

Les bohémiens, accroupis autour des restes d’un mouton faisandé, daignèrent tourner la tête…

Le nouveau venu avait des allures fort mystérieuses, se haussant de temps à autre sur la pointe des pieds pour voir si, au loin, sur la route, il n’y avait rien de nouveau…

La bande commençait à le reluquer avec une évidente hostilité quand il sortit de sa poche une certaine ferrure au bout d’un collier qui produisit aussitôt l’effet qu’il en attendait certainement.

« Le signe !… » marmottèrent les bohémiens dans leur charabia, et ils se levèrent tous respectueusement… Aussi bien, ce garçon-là avec sa peau ambrée et sa moustache de violoniste hongrois devait avoir du sang de la race dans les veines…

En quelques mots, il leur fit entendre qu’il était avec eux et que son dessein, ou plutôt sa mission, était de délivrer Andréa et sa compagne… Aussitôt les yeux brillèrent… Tous ceux qui étaient là connaissaient Andréa. Quant à la femme, ils ne la connaissaient pas, mais il n’y avait point de doute qu’elle fût leur sœur, leur shaia… Le jeune homme leur expliqua qu’il se chargeait des gendarmes, mais qu’eux devraient se charger d’Andréa et de Callista… dès qu’il les aurait débarrassés de leurs gardiens… Il était venu en auto, par un chemin détourné, sachant que le cortège passerait par Salon… Il les conduisit jusqu’au bois des châtaigniers et, là, leur montra la petite torpédo qui l’avait amené. « C’est ici que vous amènerez les prisonniers aussitôt qu’ils seront libres… »

Quand tout ceci fut bien entendu, il leur dit : « Et maintenant, allez… courez ! ne lâchez plus le cortège, tout en vous dissimulant, car, autant que possible, il ne faut pas qu’on vous voie !…

– Mais, toi ?

– Moi, vous me retrouverez ici !… Ne vous occupez plus de moi !… »

Ils partirent tous en s’égaillant avec une vélocité extrême, et leurs pieds nus sur la terre ne faisaient pas plus de bruit qu’une volée de moineaux qui rase les hautes herbes…

À l’orée du village, la Finette se retourna sur sa selle. Il avait entendu derrière lui le bruit d’une bicyclette et, tout à coup, il lâcha son fameux : Quès aco ? qui fit se retourner toute la bande.

« Oh ! fit la Finette… ma parolé… c’est Rouletabille lui-même !…

– Tu l’as dit, bouffi ! lui jeta le reporter en sautant de bicyclette… Ouf ! il fait chaud sur les routes de Provence !… J’ai cru que je ne vous rattraperais jamais !… »

Nous n’avons pas oublié que la Finette et Rouletabille étaient devenus une paire d’amis depuis leur expédition au plan des Roseaux…

« En voilà oune dé surprise ! s’exclama la Finette… et qui nous vaut l’honour ?…

– J’ai appris ce matin la tentative d’évasion de nos prisonniers et l’ordre de transfert… Je me suis dit : « Ces gaillards-là sont capables de tout !… avec ça malins comme des singes ! Ils pourraient bien jouer un mauvais tour à mon vieil ami la Finette !

– Ah ! par esimple ! s’écria la Finette, rouge d’indignation… vous mé prénez pour oune pétité enfant !… Jamais lou Finetto ! Vous né connaissez pas lou Finetto ! monsieur Roulétabillé !… Si vous connaissiez lou Finetto !…

– Calmez-vous, la Finette !… J’ai la plus grande confiance en vous !… et la vérité, c’est que j’ai affaire moi aussi à Aix !… Alors, j’ai pensé que nous pourrions voyager de compagnie ! la Finette ! Tu n’as pas soif, la Finette ?… »

Il faut dire que la Finette avait, comme on dit là-bas, le nez en forme de grappe… Or, on arrivait devant un petit restaurant fort renommé dans la contrée et où, les dimanches et fêtes, ceux de Salon venaient faire ripaille et jouer aux boules… C’était bon, là-dedans, mais c’était cher, pour certaines bourses, et jamais la Finette n’eût pensé à s’arrêter là pour déjeuner si Rouletabille, qui avait toutes les délicatesses, ne l’eût invité, lui et son camarade Cornouilles…

« Ça va ! » dit Cornouilles, sans plus…

Quant à la Finette, il eût volontiers embrassé Rouletabille.

« Attention ! Qu’allez-vous faire des prisonniers ? demanda tout de suite le reporter.

– Eh ! mon pétite ! Jé les attachérai à ma botté, mais ils ne sé sauveront point, jé té lé joure !… »

Les deux gendarmes étaient déjà descendus de cheval… Ils attachèrent leur monture à un anneau dans le mur, à côté de la mangeoire… S’étant assurés que leurs bêtes ne manquaient de rien, ils s’occupèrent des prisonniers. Sur l’invite du patron, ils finirent par les enfermer dans une sorte de réduit en maçonnerie où l’on garait le bois. La porte en fermait solidement. Certes ! les deux bohémiens n’avaient, dans le court espace de temps qu’ils allaient se trouver là, aucune chance de s’échapper…

Du reste, on leur laissait leurs menottes même pour manger le très frugal déjeuner que Cornouilles avait apporté dans un sac… Enfin, la porte du réduit donnait juste devant la petite salle fraîche où Rouletabille faisait déjà dresser le couvert. Ils étaient là à la portée de la main et à la portée des yeux…

« Moun Dieu ! vous avez vu la testa qu’ils ont faite quand ils vous ont aperçou ?… dit la Finette en pénétrant dans l’auberge.

– Oui ! je ne suis point leur ami ! Que dites-vous de ce magnifique saucisson, d’une omelette, d’un lapin au sang, d’une bonne salade et d’une bouteille de vin du pays ?

– Une bouteille ? s’écrièrent d’une seule voix la Finette et Cornouilles… que voulez-vous que nous fassions d’une bouteille !

– Eh bien, nous en mettrons deux, mais pas une de plus, mon vieux la Finette !… Je ne tiens pas à ce que vous soyez « bus », moi ! Sachez une chose, la Finette, c’est que les trois quarts des évasions n’auraient jamais réussi si l’on n’avait préalablement grisé les gardiens !…

– Préalablemente !… Vous avez peut-être raison, jeune homme ! acquiesça le brigadier d’un air assez mélancolique… Préalablemente !… Nous nous contenterons donc de deux bouteilles !…

– Mais il y aura le café et un petit verre de grappa !

– Ouné pétite verre ! s’écrièrent encore à l’unisson les deux représentants de la force publique…

– Mettons-en deux… et n’en parlons plus !… Et maintenant, à table !

– Qu’allez-vous faire dehors ? questionna le brigadier en voyant Rouletabille se diriger vers le bûcher où l’on avait enfermé les deux bohémiens.

– Je vais m’assurer que nos oiseaux ne peuvent pas s’envoler !

– Il n’y a pas de fenêtre ! et j’ai la clef dans ma poche !… » lui cria le brigadier en éclatant de rire.

Mais désireux sans doute de se rendre compte de tout par lui-même, Rouletabille prit la clanche en main et secoua fortement la porte.

« C’est bon ! fit-il, nous pouvons être tout à fait tranquilles… »

À ce moment, la première bouteille arrivait sur la table.

« À propos de gardiens « trop bus », fit-il en s’asseyant, il faut que je vous raconte une histoire…

– Ce sacré Rouletabille ! il a toujours des histoires à raconter ! exprima joyeusement la Finette en se servant sa première rasade et en se découpant une énorme tranche de saucisson… C’est le métier qui veut ça ! Ah ! ces sacrés journalistes ! Toussés dés farceurs !…

– Vous n’êtes jamais allé à Saint-Martin-de-Ré ? questionna le reporter.

– Jamais ! jé né souis pas gardé-chiourmé, moi !

– Oh ! il y a des gendarmes dans l’île ; du temps que je vous parle, il y en avait même deux fameux, deux malins, à qui on ne la faisait pas, comme qui dirait vous et cet excellent Cornouilles…

– Et alorsse ?

– Et alorsse, voilà ce qui leur est arrivé…

– Attendez un pétit peu, je vous prie… il mé semblé avoir entendu quelqué chose remuer du côté de mes prisonniers… »

Il se leva, alla écouter à la porte du réduit, puis en fit le tour, jeta un coup d’œil sur les environs et revint, le front soucieux :

« Il mé semble bienne avoir aperçu quelques ounes de ces méchantes figoures…

– Ah ! ah !… les bohémiens qui étaient sur la route ?… Je les ai remarqués moi aussi, fit Rouletabille… Vous avez raison de vous méfier !… Tous ces gens-là se soutiennent entre eux… Mais qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent contre deux gendarmes comme la Finette et Cornouilles, je vous le demande !…

– Et qu’est-ce qu’ils faisaient, quand vous les avez rencontrés, mon pétité Roulétabillé ?…

– Ma foi, ils mangeaient bien tranquillement à l’ombre de leur roulotte et ils n’ont même pas levé la tête… Attention ! vous allez avoir bientôt vidé la bouteille, la Finette !…

– Nous parlions de Saint-Martin-de-Ré… reprit le gendarme… Vous y êtes allé, vous, à Saint-Martin-de-Ré ?

– Oui, pour visiter le dépôt des forçats… C’était au moment où l’on venait de reprendre Chéri-Bibi et où on allait le renvoyer au bagne pour la troisième fois… Il faut que vous sachiez qu’il n’y a jamais d’évasion à Saint-Martin-de-Ré… jamais, quand Chéri-Bibi n’y est pas !… mais quand Chéri-Bibi y est !…

– Qu’est-ce qu’il a fait, votre Chéri-Bibi ?

– Il en a fait évader cinq !

– Sarnibieu !

– C’est comme je vous le dis !… C’est le directeur du dépôt qui m’a raconté lui-même comment les choses se sont passées !… Il y avait à ce moment-là à Saint-Martin une véritable fleur de bagne : cinq garnements bien connus dans tous les établissements pénitentiaires : Cochot, qui répondait au directeur : « Vous me demandez si, lors de mes crimes, je ne suis jamais arrêté par la crainte du châtiment ; sûr que si je n’avais été arrêté que pour cela, vous n’auriez pas l’honneur de m’avoir à Saint-Martin-de-Ré ! »… Petit qui, repris à Abbeville, prévint le maire de cette gracieuse cité que le lendemain il quitterait la prison parce qu’elle ne lui semblait pas une habitation convenable… ce qu’il fit, du reste, ponctuellement… Piercy, qui s’était évadé une fois d’une maison centrale en se confectionnant, en papier, un habit de gardien et en s’en revêtant sous les yeux de ceux qui étaient chargés de le conduire, lui et ses camarades, au préau ; Fanfan, qui était la terreur des gardiens de prison (il s’était échappé sept fois) et qui n’avait qu’à dire tout haut : « Le pied me démange ! » pour mettre tout un établissement pénitentiaire en révolution… Arigonde, qui avait le génie du travestissement… Fregoli, à côté de lui, n’était qu’un enfant. Mettez Arigonde en face d’un clown, par exemple, il aura fait ses cheveux, ses favoris, défiguré les signes particuliers qui peuvent le faire reconnaître et mis son costume quel qu’il soit, avant même que le mime de profession ait seulement ôté sa cravate… J’ai beaucoup connu Arigonde…

– Il a été journaliste ? demanda Cornouilles.

– Non, mais employé d’une agence de police qui eut le tort de ne pas assez payer ses talents !… Enfin, il y avait Chéri-Bibi, le plus célèbre de tous.

« Dès que celui-ci sut qu’ils étaient là tous les cinq, il résolut de jouer cette terrible farce à l’administration de les faire évader en bloc.

« Chéri-Bibi avait toujours des accointances avec l’extérieur. Tel jour, à telle heure, une chaloupe attendait les forçats dans un recoin malheureusement assez éloigné de la côte sauvage d’où il leur serait facile de gagner le continent. Aux environs de la citadelle, pendant la nuit, une cache, comme ils disent, avait été creusée, dans laquelle on avait introduit des vêtements de marins, chapeaux de cuir et suroîts, dont les évadés devaient se revêtir, une fois sortis du dépôt, pour gagner l’endroit où se trouvait la chaloupe. L’évasion ne pouvait avoir lieu qu’en plein jour… Elle eut lieu à huit heures et quart du matin, heure à laquelle des maçons venaient travailler à un mur d’une des cours du dépôt !…

– Tiens ! mais c’est le coup qu’on avait préparé pour nos lascars !…

– Rien de nouveau sous le soleil ! continua Rouletabille imperturbable… Comment Chéri-Bibi et ses cinq compagnons combinèrent-ils leur affaire ? Toujours est-il qu’une équipe de cinq ouvriers maçons qui avaient pénétré dans le dépôt à huit heures en ressortaient à huit heures et quart.

« Les bandits savaient que leur fugue risquait d’être découverte quelques minutes plus tard… aussi avaient-ils hâte de descendre dans la cache et d’aller attendre là les événements pour ne sortir qu’à bon escient et revêtus de leurs suroîts… Malheureusement, devant la cache, il y avait les deux gendarmes, les deux fins matois de gendarmes dont je vous ai parlé tout à l’heure !… Les la Finette et Cornouilles, de l’île de Ré !… Or, ces deux gendarmes virent bientôt venir vers eux, sur la route, un homme à la tête enveloppée d’un mouchoir de couleur (pour cacher son crâne rasé) et qui traînait une brouette dans laquelle il y avait une pioche… Il allait d’une allure modérée et paisible et se reposa un instant à la hauteur des représentants de la force publique qui lui souhaitèrent le bonjour…

– Les idiots ! s’exclama la Finette… je parie que c’était Chéri-Bibi !…

– Vous avez deviné, la Finette !

– Ah ! ce n’est pas à moi qu’on l’aurait faite, celle-là !

– La conversation s’engage… L’ouvrier raconte qu’il vient de toucher sa paye et qu’il veut se donner un peu de bon temps !…

« Bref, il invite les deux gendarmes à venir trinquer avec lui dans un petit cabaret qui n’était pas précisément tout près… tout près de la cache. Ils burent si bien dans ce cabaret qu’ils étaient tout flageolants sur leurs bottes quand ils voulurent se lever… Chéri-Bibi dut les soutenir pour revenir à Saint-Martin… Il eut la bonté de les conduire jusqu’au dépôt dont il se fit ouvrir la porte en disant : « Je vous ramène deux gendarmes un peu mûrs ! »

« – Des gendarmes, qu’est-ce que vous voulez que nous en fassions ? lui dit-on…

« – Laissez-les dehors si vous le voulez ! mais il y a bien une petite place ici pour moi ?… »

« Et, dénouant le mouchoir qui lui enserrait la tête, Chéri-Bibi se faisait reconnaître !… Vous pensez s’il fut bien accueilli ! Toute l’île était sens dessus-dessous depuis que l’on savait qu’il s’était évadé avec cinq de ses compagnons !… Et l’on se consola de l’absence de ceux-ci avec la présence de celui-là !… Comme les gardiens s’étonnaient qu’il eût accompli des travaux aussi surhumains pour revenir se constituer prisonnier, il leur dit : « Moi, vous savez, il y a des moments où le bagne me manque ! »…

« Je n’ai pas besoin de vous dire, pour terminer cette histoire, conclut Rouletabille, que nos deux gendarmes furent cassés avec tous les honneurs dus à leur grade… Se faire ramener au bagne par un forçat, voilà qui n’est pas banal !… Eh bien, messieurs, nous ne trinquons plus ?… »

Pendant que Rouletabille racontait son histoire, le déjeuner s’était achevé ; on avait même pris le café et l’on en était à ce petit verre d’eau-de-vie du pays que les paysans appellent là-bas « grappa »… C’est une liqueur fort ragaillardissante, qui vous tient chaud à l’estomac et vous met le cœur en liesse…

Au second petit verre, la Finette louchait encore dessus…

« Après ce que je viens de raconter, fit Rouletabille en hochant la tête, vous seriez impardonnable…

– Ma foi, jeune homme, déclara brusquement la Finette… préalablement ! vous avez raison !… mais cette diablé dé bouteille, tant qu’elle est là !…

– Je vais la reporter ! » décida Rouletabille… et il sortit de la salle avec le dangereux flacon.

Une minute plus tard, quelqu’un qui aurait eu la curiosité de suivre le reporter, l’eût vu verser le contenu de la bouteille dans la mangeoire qu’il venait de garnir à nouveau, des chevaux… « Je n’aime point que les gendarmes s’enivrent, grommelait entre ses dents le reporter… mais pour ce qui est de leurs bêtes, c’est une autre affaire !… »

XXIV – OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE DÉROULENT COMME L’AVAIT PRÉVU ROULETABILLE

Le départ de l’auberge se passa sans incidents dignes d’être notés. Si nous en exceptons les prisonniers, tout le monde paraissait gai, voilà tout : Rouletabille, les gendarmes et même les chevaux !… Ceux-ci, particulièrement, avaient un petit air guilleret qui n’était point pour déplaire à la Finette et à Cornouilles, lesquels avaient la prétention d’être des cavaliers de tout premier ordre.

« Elles paraissent un peu nerveuses, remarqua simplement la Finette en enfourchant sa bête. Tu leur auras donné bonne rationnée d’avoine, hé ! Cornouilles ?… Vous venez, monsieur Roulétabille ?

– Je m’aperçois que mon pneu est dégonflé, répondit le reporter… Allez devant… un bon coup de pompe et je vous aurai bientôt rejoints !… »

Ils partirent donc. Les chevaux commençaient à avoir des mouvements bizarres.

– « C’est peut-être des chevaux vicieux, émit Cornouilles… Nous ne les connaissons pas, nous, ces bêtes-là !…

– Elles ont été si sages !… Qu’est-ce qui leur prend ? s’écria la Finette, presque désarçonné par une ruade brusque à laquelle il était loin de s’attendre.

– Eh là ! la sale bête ! grogna à son tour Cornouilles… est-ce qu’elle a bientôt fini ses galipettes ?…

Sa jument venait en effet de se cabrer à croire qu’elle avait décidé d’achever le voyage sur ses sabots de derrière.

« Fous-lui un bon coup sur le museau !… n’y a rien de tel quand ils se cabrent ! » lui cria la Finette.

Mais sa bête se cabrait à son tour. Rageur, il se mit en devoir de lui administrer une raclée. Cornouilles, de son côté, criait :

« Je vais t’apprendre comment je m’appelle ! »

Les chevaux partirent alors à un train d’enfer et disparurent avec leurs cavaliers dans un tourbillon de poussière, tels ces groupes mythologiques, héros ou demi-dieux qui se cachent aux regards des vulgaires humains dans un nuage que Jupiter envoie à leur secours…

Hélas ! quand le nuage se fut dissipé et que le regard des humains put atteindre jusqu’à la Finette et Cornouilles, ce fut pour découvrir deux cavaliers démontés, désemparés, désespérés, se traînant moulus sur la route, poussant des cris inarticulés, tournant des regards éperdus tantôt vers le couchant au fond duquel avaient disparu leurs chevaux diaboliques et tantôt vers le levant où la route se déroulait devant eux également déserte, c’est-à-dire vide des prisonniers que l’on avait confiés à leur garde.

Alors ils se hissèrent jusque sur le talus et se mirent à gémir comme des enfants qui ont perdu leur mère… Les chevaux ! ils les retrouveraient toujours bien ! mais les prisonniers !…

« Roulétabillé est peut-être sur leurs traces ! soupira Cornouilles…

– Nous n’en sommes pas moinsses déshonorés !… » répliqua d’une voix brisée le pauvre la Finette.

Dans le même moment, tout le groupe haletant des bohémiens qui entourait Andréa et Callista délivrés de leurs menottes, débouchait dans le petit chemin en contrebas derrière le bois de châtaigniers où l’auto attendait avec son chauffeur à la peau ambrée et à la moustache de violoniste hongrois… qui se tenait déjà au volant prêt à partir…

« C’est cet homme qui est venu nous chercher et qui a tout arrangé, expliquait le chef de la bande à Andréa… Tu peux avoir confiance en lui, il a le signe !… »

Il n’y eut pas d’autres explications ; Andréa et Callista sautèrent dans l’auto et celle-ci démarra le plus vite qu’elle put. Il y avait de forts cahots ; Callista et Andréa se heurtaient. Celui-ci finit par garder la jeune femme sur sa poitrine d’un geste sans réplique et auquel elle consentit à se soumettre… Le chauffeur leur jeta une couverture dont ils s’enveloppèrent… Une demi-heure plus tard, il ralentit un peu l’allure, se tourna, montra le signe devant lequel s’inclina Andréa, et le fixant de ses yeux ronds derrière ses lunettes d’auto, lui demanda :

« Où faut-il vous conduire ? »

Ce fut Callista qui répondit en prononçant un mot ou plutôt un nom, celui d’une petite gare forestière qu’ils atteignirent sans autre incident, le soir même.

Là, les bohémiens descendirent et Callista remercia leur sauveur inconnu…

Celui-ci leur proposa de les conduire plus loin, mais ils déclinèrent son offre… Ils n’avaient plus rien à craindre… On ne pouvait imaginer qu’ils fussent déjà sur la frontière… Ils n’avaient point besoin de passeport pour traverser la Suisse… et ils prendraient le premier train aussi bien dans une demi-heure si leur sauveur inconnu leur donnait quelque argent…

« Voilà ce que l’on m’a chargé de vous remettre !… fit celui-ci en glissant dans la main de Callista quelques billets.

– Vous pouvez dire à qui vous a envoyé que nous ne courons plus aucun danger, dit Callista ; du reste, j’espère que nous nous reverrons bientôt !… Les fêtes approchent, ajouta-t-elle en le regardant assez mystérieusement.

– Bientôt, répliqua l’autre, à voix basse… à Sever-Turn ! »

Callista mit un doigt sur sa bouche… et entraîna Andréa vers la gare. Le chauffeur remonta dans sa voiture et disparut en vitesse au tournant de la route…

Une demi-heure plus tard, Andréa et Callista se casaient dans un compartiment de troisième classe… Callista restait enveloppée de son châle, cachant ainsi ses guenilles. Elle ferma les yeux et parut dormir…

Andréa ne cessa point de la regarder… Elle était revenue parmi eux, ils étaient libres, elle était à lui !…

Il serait bientôt son époux, à la mode cigaine, et leur mariage serait célébré, quelque nuit prochaine, au fond du temple éternel, entre les piliers moussus des hautes futaies éclairés par les lampes du ciel… Il était tellement pris par ce rêve qu’il ne prêta nulle attention au coin de visage qui se montra dans la vitre du triangle encastrée dans la cloison de séparation…

S’il avait regardé à son tour par cette vitre, il eût vu le visage s’écarter… c’était celui d’un monsieur assez fort, au teint couperosé, entre une barbe d’un blond ardent et magnifiquement fournie… Le monsieur s’était tranquillement assis à sa place, à côté d’une grosse femme qui tenait entre ses bras un enfant de quatre à cinq ans, qui dormait. Le voyageur barbu avait tiré un calepin de sa poche et paraissait maintenant fort occupé à y consigner quelques notes.

CARNET DE ROULETABILLE

« Me voici enfin arrivé au point que je désirais. Je suis installé dans le train qui conduit Callista vers l’endroit où se trouve Odette…

« Si je rapproche ce que j’ai appris chez Me Camousse, ainsi que les propos que j’ai surpris soit au clocher d’Ozout, soit autour de la grotte de Zina, si je rapproche tout cela du texte même du Livre des Ancêtres, il ne m’est plus permis de douter qu’Odette est par sa mère, d’origine cigaine, et que c’est elle qui est traînée à Sever-Turn comme étant la petite reine annoncée par les écritures !

« Cependant le Livre des Ancêtres parle d’un signe à l’épaule, d’un signe en forme de couronne… Or il paraît certain… on peut même dire : il est certain (car je n’ai aucune raison de me méfier, à cet égard, des affirmations d’Estève) qu’Odette n’avait aucun signe, n’a aucun signe. En conséquence de quoi je suis forcément conduit à m’imaginer que Zina, pour sauver Odette a truqué le signe !… Ces vieilles sorcières ont des secrets à elles pour faire apparaître sur la peau des taches ou des signes qui paraissent indélébiles… et elle a mis Callista et Andréa en face de la Reine !…

« Cette déduction que je tire des événements a été ma force et ma sécurité… Je savais dès lors que notre Odette, entre les mains des bohémiens, ne courait aucun danger et qu’elle devait être traitée comme une petite majesté… Mais cette consolation-là, je ne pouvais la donner à Jean…

« Je me demande même comment, s’il le sait jamais, il accueillera cette vérité qui me paraît dès aujourd’hui éclatante : Odette est une petite bohémienne !… Elle n’est pas la fille de Mme de Lavardens !… Non ! tant que cela ne sera pas absolument nécessaire, je n’ai le droit de dire cela à personne !… surtout à Jean !…

« Pourquoi se dissimuler qu’il ne me porte pas toujours dans son cœur ?… Le soupçon qui le ronge lui aurait peut-être aussi fait accueillir une pareille confidence comme une abominable invention de ma part, dans le dessein de l’éloigner de notre Odette !…

« Conclusion : j’ai bien fait de me taire.

« Ah ! que de choses m’a révélées le Livre des Ancêtres !…

« D’abord, les raisons de mon cambriolage.

« Depuis qu’Hubert le leur avait volé, les bohémiens le cherchaient partout, ce livre !

« J’imagine maintenant le potin qu’a dû faire dans le Landerneau cigain (Sever-Turn) l’article où je retraçais le texte exact de la prédiction des Écritures, annonçant la venue de la Reine, avec le signe sur l’épaule !…

« Immédiatement, ils ont été persuadés que c’était moi qui avais le livre, que c’était moi qui le leur avais volé !… D’où la visite un peu brutale que je reçus certaine nuit et tout le bouleversement de ma bibliothèque !…

« Or, ce texte je ne le connaissais que par Olajaï, qui me l’avait récité un jour où je lui parlais de l’abaissement où était tombée sa race… Il le connaissait, lui, par cœur, comme tout bon cigain…

« Mais si mes cambrioleurs n’avaient pas trouvé chez moi le livre qu’ils cherchaient, ils n’avaient pas été longtemps à découvrir que j’avais à mon service un cigain… d’où le voyage précipité d’Olajaï aux Saintes-Maries-de-la-Mer ! Il devait avoir reçu l’ordre de venir s’expliquer et il avait été dans la nécessité d’avouer que c’était son indiscrétion qui m’avait instruit du secret des bohémiens, indiscrétion que les événements allaient rendre particulièrement grave !…

« La Race, en effet, attendait la Reine promise pour cette année-là et peut-être l’attendrait-elle encore sans l’intervention de Zina. Toujours est-il que l’enlèvement de Mlle de Lavardens, les révélations de Zina à ses congénères touchant l’origine de la jeune fille, la coïncidence de la mort tragique de M. de Lavardens étaient autant d’événements qui rendaient la situation des Bohémiens des plus difficiles en Camargue, après la publication de mon article…

« D’où la terreur d’Olajaï quand il me vit dans le pays ! D’où ses supplications et ses menaces pour m’en faire partir !… Ma présence là-bas était aussi dangereuse pour lui que pour moi !… Il allait peut-être passer pour mon complice !…

« Et ses frères, les cigains, devaient l’avoir encore à l’œil pour qu’on ne l’ait pas revu depuis qu’ils avaient quitté la Camargue !…

« Ils ont certainement dû le forcer à les suivre…

« Ainsi tout s’explique et tout s’enchaîne…

« Le Livre des Ancêtres m’a encore appris autre chose…

« La question se posait pour moi de savoir si Hubert était complice de Callista… Il était allé au pays cigain, il avait volé le Livre des Ancêtres, dont les pierreries ont été certainement pour une bonne part dans la petite fortune qu’il a rapportée de l’étranger… je sais qu’il connaissait, qu’il lisait le cigain… Il savait donc qu’une forte récompense était promise à celui qui rapporterait ce livre…

« Hubert, s’il avait été complice de Callista, eût laissé ce livre compromettant à la place où j’avais eu soin de le rapporter et se serait précipité vers l’endroit où il savait que se trouvait Odette ; dans ce cas il m’eût été facile de le suivre… mais son premier soin est d’emporter le livre avec lui, le livre qui lui vaudra la récompense, et nul doute que, comme récompense, il ne demande Odette !… Donc, le livre disparu m’apprend qu’Hubert n’est pas complice… Mais où court-il ? Certainement à Sever-Turn, au plus vite… à Sever-Turn, où se trouve celui qui commande à toute la race !… je n’avais donc pas à m’occuper d’Hubert… mais d’Odette… qui, elle, est conduite à Sever-Turn par les chemins les plus détournés, car les cigains se méfient… les cigains qui savent que je me doute de tout, moi, et que je n’ignore certainement pas qu’en leur reprenant Odette, je leur reprendrai leur reine !… Callista a bien compris mes allusions à ce sujet, dans le cabinet du juge d’instruction !… et sa réplique haineuse « On ne retrouvera jamais Odette ! » m’eût confirmé dans cette idée que ce n’est point sur la route directe de Sever-Turn qu’il faut la chercher !…

« Eh bien, maintenant, Callista va me conduire elle-même auprès d’Odette, va me la livrer elle-même !… Ah ! maintenant, j’ai hâte d’agir !… J’ai joué le tout pour le tout ! Si j’avais perdu, Odette arrivait avant moi à Sever-Turn et là nulle puissance au monde ne nous l’aurait rendue !…

« Je connais cette race : ils seraient plutôt morts jusqu’au dernier avec leur reine, sous les murs de leur temple !… Mais j’ai gagné !… j’ai gagné !…

« Ah ! catastrophe !… »

XXV – DU DANGER DE VOYAGER AVEC UNE TROP BELLE BARBE

Le train venait de s’arrêter à une petite station… La grosse dame qui tenait un enfant dans ses bras se leva et l’enfant se réveilla. La brave femme voulait descendre… Le monsieur à la belle barbe en or mit son calepin dans sa poche et ouvrit la portière. La voyageuse passa son enfant au voyageur complaisant et descendit, puis elle se retourna et tendit les bras pour rentrer en possession de son rejeton…

À ce moment, le bambin était en train de contempler avec une admiration non dissimulée la belle barbe en or du monsieur qui le soulevait comme le plus précieux, mais le plus encombrant des fardeaux… disons tout de suite qu’il avait hâte de s’en débarrasser !…

Malheureusement, cette hâte n’était point partagée par l’enfant… On ne rencontre point tous les jours dans les compartiments de troisième une aussi belle barbe en or et quand on a le bonheur de voyager avec elle, on ne s’en sépare qu’avec désespoir ! Le petit s’accrocha éperdument au foin du monsieur qui cria ! l’enfant aussi cria ! et la mère criait plus fort que les deux autres, car le train se remettait en marche.

Tous ces cris avaient attiré, à la portière voisine, Andréa et Callista qui eurent juste le temps d’apercevoir une grosse maman qui s’emparait nerveusement d’un enfant, lequel tenait dans sa menotte crispée une barbe magnifique, du fauve le plus rayonnant !…

La portière fut brutalement repoussée de l’intérieur avec un grognement d’ours…

Callista courut à la petite vitre de la cloison et aperçut un monsieur qui paraissait furieux et qui n’avait pas de barbe, et ce monsieur elle le reconnut !… Celui-ci sortait en hâte de son compartiment pour gagner, par le couloir quelque coin où il fût à l’abri du regard des bohémiens… mais, nous l’avons dit, il était trop tard !… Deux êtres se précipitaient sur lui comme des sauvages et le faisaient basculer sur la voie !…

CARNET DE ROULETABILLE

« C’est un fichu moment que celui où l’on tombe d’un train, surtout si l’on en a été précipité un peu brutalement et que l’on voit arriver à toute vapeur sur soi un convoi qui semble n’avoir d’autre mission que de vous réduire en bouillie… mais à ce moment, si l’on n’est pas mort, je vous jure que ce qui vous reste de vie suffit à la sauver !… je trouvai le moyen de faire encore un bond qui me rejeta hors de la voie pendant que « l’écraseur » passait à côté de moi en soufflant et en crachant de rage… Puis, je serais peut-être resté longtemps là si un petit chevrier qui avait tout vu n’était accouru et ne m’avait apporté quelque secours. Il me montra une méchante auberge, à l’orée d’un bois, toute solitaire et comme perdue dans ce pays désert… et j’eus encore la force de me traîner jusque-là !… On me porta dans une chambre au premier étage et j’y reçus les premiers soins.

« J’étais moulu de partout, je n’avais heureusement rien de cassé, mais il me sembla que j’avais l’épaule gauche démise… J’étais surtout furieux de ma mésaventure !… C’était si inattendu et si bête !…

« Cependant, je n’étais pas désespéré, car je savais pour quelle station ils avaient pris leurs tickets et cette station ne devait pas être très loin de l’endroit où je me trouvais… j’appris que cet endroit s’appelait New-Wachter et que je me trouvais à l’auberge Furst Joseph. Comme je me sentais tout de même bien démoli, je fis porter par le petit chevrier un télégramme à l’adresse de Jean, à Lavardens : « Suis blessé ! viens immédiatement ! » suivait l’adresse sans autre détail : j’étais bien sûr qu’il accourrait ! J’étais décidé du reste à ne pas l’attendre si je me sentais mieux quelques heures plus tard, à me procurer une auto à n’importe quel prix et à rejoindre mes deux vilains oiseaux…

« Comme j’étais étendu sur mon lit et que ma fenêtre était ouverte, j’entendis soudain le son d’une guzla qu’accompagnait une étrange mélopée… Je me traînai jusqu’à la fenêtre, et du haut de mon observatoire – l’auberge était sur une éminence – j’aperçus au centre d’une clairière, un campement assez important de bohémiens… Ils devaient se réjouir… Ils avaient allumé des feux et dansaient autour.

« Un pressentiment me fit tressaillir de la tête aux pieds.

« J’appelai… Une jeune fille vint. Je lui dis en lui montrant le groupe lointain :

« – Tous ces bohémiens sont plus ou moins rebouteux. Ne pourrais-tu pas voir si parmi eux on n’en trouverait pas un qui arrangeât une épaule démise ?…

« Elle s’en alla aussitôt, je fermai la fenêtre, créai autour de moi la pénombre, modifiai l’aspect ordinaire de mon visage, et j’attendis… »

 

Les notes s’arrêtent là, paraissant subitement interrompues…

Puis, à la page suivante, ces quelques lignes fiévreuses :

« Une vieille est venue… je l’ai interrogée habilement… c’est Zina !… c’est Zina !… Je jure que c’est Zina !… et Odette est là, là, à quelques centaines de pas de moi !… J’en suis sûr !… Odette !… Odette !… Ah ! Odette, ma petite Odette ! toi que j’aime comme une chère petite sœur fragile, tu es sauvée !… »

Et puis cette autre ligne, aux caractères rapides, à peine formés : « Mais qui donc frappe si violemment à la porte de l’auberge à une heure pareille ?… »

XXVI – QUI SAIT SI ELLE DORT OU SI ELLE EST ÉVEILLÉE ?

Elle était étendue sur des lambeaux de couverture que les cigains avaient jetés là pour qu’elle y prît quelque repos, à la fraîcheur du crépuscule et sous le premier regard des étoiles. Leur cœur était à la fois joyeux et triste. Ils ramenaient vers la cité sainte leur petite reine retrouvée, mais elle restait si loin d’eux !… De tout le voyage, elle ne leur avait point adressé la parole, elle n’avait répondu à aucune de leurs questions ; une fois, elle avait tenté de s’enfuir.

Elle détournait la tête quand on s’approchait d’elle. Elle ne connaissait que Zina, qu’elle malmenait du reste assez souvent et avec laquelle elle avait de furieuses brouilleries qui se terminaient de part et d’autre par des larmes. Elle ne pleurait point devant les autres cigains. Elle était trop fière pour cela, mais elle leur montrait des yeux si tristes qu’ils en avaient l’âme malade.

Parfois, ils essayaient de la distraire en lui contant des histoires ou en jouant de leurs instruments bizarres un pas de danse en son honneur… Alors, elle fermait les yeux, comme ce soir… Mais qui sait si elle dort ou si elle est éveillée, la petite reine ?…

Cette jolie tête nue, parée à la mode cigaine d’un bandeau de sequins, ce cou souple, douloureusement penché, cette attitude accablée même dans le repos qu’elle simule peut-être, cette bouche demi-ouverte comme exhalant un soupir sans fin, tout cela les intrigue sans les renseigner… Si elle ne dort pas, à quoi pense-t-elle ? à quoi pense-t-elle ?…

« Elle pense à son pays ! murmure la vieille Oliva entre ses dents chancelantes.

– Une romanée n’a point de pays ! » réplique Suco, d’une voix sèche en raccommodant le harnais de son haridelle…

Mais Sumbalo, le chef de la tribu, un vieillard tanné à la barbe grise de poussière dit : « Sever-Turn deviendra la reine des nations ; avec cette enfant, elle sortira de ses ruines pour éblouir le monde, c’est écrit ! »

Olajaï s’arrêta de tisonner le foyer intermittent, se redressa et dit : « La brume funèbre se dissipera ; attendu depuis longtemps, le beau jour luira enfin, les frères seront réunis, tous seront grands, tous libres. Contre l’ennemi marcheront leurs rangs victorieux, tous pleins d’une pensée noble, forts d’une foi unique ! »

Mais il n’eut pas de succès ; ses paroles retombèrent sans écho, car il avait servi chez un roumi et l’on avait beaucoup de raisons de se méfier de lui.

Alors la jeune Ari, qui n’avait pas plus de seize ans, s’arrêta de tailler ses joncs et dit :

« Si elle ne dort pas, elle pense au roumi qu’elle aime !… »

Tous tournèrent des yeux de flamme de son côté et quelques injures sifflèrent à ses oreilles. Elle ne l’avait pas volé, mais elle ne se démonta pas.

« On ne choisit pas qui on aime, expliqua-t-elle. Je l’ai vu ; il est plus beau que Suco, par sainte Sarah ! »

Quelques-uns rirent, mais Suco, qui avait des prétentions lui lança une pierre en l’appelant Ushela ! (chienne).

« Je te dénoncerai au grand Coesre[6] quand nous serons à Sever-Turn ! »

Cependant, Sumbalo, en leur montrant Odette endormie, les apaisa.

Elle ne dormait pas. C’était bien à lui qu’elle songeait, à lui et à son père, dont elle ignorait la triste fin, et à tous ceux qui l’avaient aimée. Que faisaient-ils ? Pourquoi ne venaient-ils pas la délivrer ? Était-ce possible, une chose pareille, qu’on l’eût enlevée comme le vent emporte une plume de petit oiseau et qu’on lui eût fait franchir les frontières sous le regard de tous sans que rien n’eût remué autour d’elle pour son salut ? Était-il possible qu’elle voyageât tant de jours au fond de cette roulotte comme si c’était là une chose naturelle ?…

Les gendarmes avaient passé, les douaniers étaient venus, ils avaient regardé. Ils avaient vu et ils n’avaient rien dit !… Et elle, non plus, n’avait rien dit ! Par quel sortilège ?

Tout son petit être intime s’était soulevé, toute sa volonté s’était tendue pour leur crier : « Sauvez-moi ! » et elle n’avait pas fait un geste et elle n’avait pas poussé un cri !… sous le regard de Zina !…

Cette Zina, cette méchante petite sorcière de vieille femme, elle l’avait aimée tout de suite. Quand les gamins du village se détournaient de la bohémienne en poussant des cris, quand les filles de la Camargue se sauvaient de son chemin en se signant, elle, Odette, était allée vers elle, poussée par on ne sait quelle force inconnue !… et elle était revenue vers les carrefours où la vieille l’attendait sans que rien eût été concerté entre elles…

Dans cette affreuse aventure, Zina avait-elle été son bon ou son mauvais ange ? Un ange, cette méchante petite sorcière de vieille femme ? Tout de même, elle avait sauvé Odette ! sans Zina, Odette serait morte sous les coups de Callista et de ce sauvage d’Andréa ! Qu’est-ce qu’elle avait bien pu leur dire ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu leur montrer ? Qu’est-ce qu’ils avaient tous à regarder sous le voile qui couvrait ses épaules ?… Ils l’avaient appelée leur reine, leur petite reine ! Pourquoi ? qu’est-ce qu’elle avait à faire avec ces gens-là ? Elle était Odette de Lavardens et voilà maintenant qu’elle était reine dans une roulotte !

Tous ces bohémiens étaient sorciers !… cela, le monde entier le savait ! Elle était ensorcelée… Elle avait été ensorcelée par cette méchante petite vieille de sorcière au nez crochu quelle détestait et qui ne cessait de la serrer sur son cœur et sur ses loques avec des soupirs…

Elle la détestait, mais elle était anxieuse quand elle ne la sentait point rôder autour d’elle et quand lui manquait le refuge de ses bras tremblants et décharnés. Arrangez cela comme vous pourrez ! C’était ainsi. Quand Odette, silencieusement, pleurait, elle sentait à ses pieds un souffle chaud ; c’était Zina qui l’adorait ! Odette croyait maintenant aux contes de fées…

Tout à coup une sorte de tumulte lui fit ouvrir les yeux. Alors elle se redressa d’un bond et courut se réfugier dans sa roulotte en poussant un cri de bête blessée…

Callista ! Callista, sa plus cruelle ennemie, et Andréa le sauvage étaient là !…

Ils venaient d’arriver dans le cercle des bohémiens éclairés par la flamme qui léchait les flancs d’un chaudron… Et tous les entouraient avec des paroles de bienvenue et des gestes de joie, et ils parlaient tous à la fois.

Odette sentait et entendait sur son cœur battre sa frêle poitrine comme un marteau sur l’enclume. Elle s’accrochait des ongles aux parois de la baraque pour ne point s’effondrer, mais elle voulait voir !

Ah ! cette Callista ! cette Callista qui avait été aimée de son Jean, que Jean aimait peut-être encore !… Elle souleva le rideau de la petite lucarne… Mais l’abaissa aussitôt avec un tel geste de rage qu’elle le déchira !…

L’autre la regardait… Enfin, elle avait ses yeux tournés vers la roulotte où Odette venait de s’enfermer… ses beaux grands yeux, car ils étaient magnifiques, ses yeux !… plus beaux que les siens, peut-être… Mais ils étaient méchants, mais il y a certainement des hommes qui aiment les yeux comme ça !… puisque Jean les avait aimés !

Jean avait embrassé ces yeux-là, comme il avait embrassé les siens !… Jean lui avait menti !… Elle n’aimait plus Jean !… Et elle, cette Callista, elle eût voulu la tuer ! la faire souffrir !… lui arracher les yeux !…

Elle poussa un cri en reculant d’horreur. Callista, suivie d’Andréa, se dirigeait vers la roulotte en riant…

Elle se rua sur la porte en appelant :

« Zina ! Zina ! »

Que faisait donc Zina ?…

Sans Zina elle était perdue… elle était morte !

Et ce n’était pas cet Olajaï, ce mystérieux Olajaï qui ne cessait depuis le commencement du voyage de la regarder à la dérobée sans jamais lui adresser la parole, cet Olajaï dont tout le monde se méfiait ici, et dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue (où donc l’avait-elle vu autrefois, il y avait des mois, des années peut-être) ; non, assurément, ce n’était pas lui qui se jetterait, pour la sauver, entre cette Callista et la prisonnière, comme avait fait Zina, car il était inquiet, timide semblant avoir peur de tout, même de la regarder de loin à la dérobée, avec pitié !…

Et, tout à coup, elle entendit la voix de Zina… Odette se précipita à la lucarne de la roulotte… Il y avait là comme une réunion de démons autour de Zina affolée… La flamme du foyer, devant eux, grandissait et agitait leurs ombres fantastiques sur l’écran épais de la forêt, et de cette forêt (sous le couvert de laquelle on apercevait d’autres feux éclairant d’autres roulottes), d’autres ombres accouraient.

La silhouette immense des bras décharnés de Zina semblait appeler tous les cigains du camp pour leur montrer un point de l’horizon menaçant du côté de l’auberge… Maintenant, ils parlaient tous à la fois et Sumbalo, le chef de la tribu, avait la plus grande peine à se faire entendre. Odette ne comprenait point ce qu’ils se disaient dans leur langage odieux, déchirant comme une musique de cuivre, mais leur émoi, à tous, attestait un danger pressant. Oliva en tremblait sur ses vieilles guiboles ; Ari tendait vers le ciel des mains qui semblaient supplier la divinité et Suco, le forgeron, fermait des poings prêts à frapper.

Quant à Andréa et à Callista, ils se regardaient en écoutant la vieille. Ils fronçaient terriblement les sourcils et une même pensée semblait les habiter tous les deux.

Nul ne faisait plus attention à Olajaï qui, dissimulé derrière un arbre, ne perdait pas un mot de ce qui se disait. Callista aperçut soudain sa figure sournoise qu’un reflet brusque de la flamme fit surgir des ténèbres. Il fit un mouvement comme pour se dérober, mais elle avait déjà sauté sur lui, le recommandait à Andréa qui le faisait dare-dare rentrer dans le cercle des bohémiens, puis, après avoir jeté à la foule des compagnons quelques paroles brèves, elle s’enfonça dans la nuit, du côté de l’auberge…

XXVII – CELUI QUI FRAPPAIT À LA PORTE DE L’AUBERGE

Rouletabille allait beaucoup mieux depuis qu’il avait reçu la visite de la vieille rebouteuse cigaine ; il ne sentait plus son épaule, elle ne le brûlait plus ; son pied lui-même ne lui faisait plus mal… Toute douleur physique semblait avoir disparu, tant son allégresse intime était profonde. Il s’était glissé à bas de son lit et, derrière la fenêtre, son regard passait au-dessus de la cime des sapins, allait rejoindre dans la clairière les ombres qui s’agitaient autour des feux dans la forêt.

Zina ! c’était Zina qu’on lui avait amenée, qui l’avait soigné à sa mode en l’étourdissant tout d’abord de ses curieuses invocations. Quand elle avait cessé sa mystérieuse prière à l’on ne sait quels dieux infernaux, il lui avait demandé son nom, ce qui était la façon la plus simple de le savoir. Elle avait répondu qu’elle s’appelait Zina. Il n’avait pas bronché, et pendant qu’elle le massait avec une science séculaire, comme il l’avait habilement interrogée pour être bien sûr que c’était cette Zina-là ! Il avait bien fallu tout de même qu’elle lui avouât qu’elle venait, comme tant d’autres, des Saintes-Maries-de-la-Mer !… Et quel émoi elle avait marqué, bien qu’elle fît tout pour le dissimuler, quand il lui avait dit quelques mots du drame de Lavardens qu’il prétendait avoir lu le matin même dans un journal !… Ah ! ça n’avait pas traîné ! Elle n’avait pas demandé son reste ! Elle lui avait bandé l’épaule en deux temps, trois mouvements, et elle s’était envolée dans la nuit comme une vieille chouette…

Peut-être aurait-il dû être plus prudent ! Mais il fallait être sûr, sûr que c’était Zina ! Car Zina, c’était, à quelques pas de là, Odette !…

Maintenant, il ne la lâcherait plus, la pauvre petite prisonnière, elle et la troupe qui l’emportait ! et sa délivrance serait une question de vingt-quatre heures, le temps de faire prévenir les autorités de New-Wachter ! Quoi de plus simple ! Il fit monter à cette intention le patron, maître Otto, un Suisse allemand épais et qui paraissait toujours dormir à moitié, si bien que pour l’éveiller tout à fait, il n’était rien de tel que de lui prouver que, par ces temps difficiles où la monnaie fiduciaire avait pris une importance mondiale, on ne voyageait point sans un portefeuille bien garni de belles bonnes devises qui n’avaient été imprimées ni à Vienne, ni à Moscou.

Cependant celui-ci fit comprendre à son généreux client qu’il serait tout à fait impossible de déranger ces messieurs avant le lendemain matin. Fâcheux contretemps ! Rouletabille n’en prit pas moins ses précautions pour que ces « messieurs » fussent prévenus le plus tôt possible. En attendant, il ne devait compter que sur lui comme presque toujours…

L’arrivée qu’il prévoyait imminente au camp des bohémiens de Callista et d’Andréa ne l’inquiétait pas trop. Ceux-ci devaient être bien tranquilles, maintenant sur son compte ; ils devaient le croire très « amoché » après l’aventure du train, peut-être mort ! mis en bouillie par un convoi suivant ! En tout cas, ils pensaient être débarrassés de Rouletabille pour longtemps…

 

Le reporter se rééquipa, arma son revolver. Il évitait de s’appuyer sur le pied gauche qui de nouveau lui faisait mal, et il s’aperçut avec effroi qu’à moins de marcher à cloche-pied, il ne pourrait aller tout de suite jusqu’au camp qu’il avait l’intention de surveiller de près…

À ce moment passa sous sa fenêtre le petit berger qui l’avait aidé à atteindre l’auberge. Il ouvrit sa fenêtre, l’appela et lui fit comprendre qu’il y aurait une bonne récompense pour lui s’il voulait être attentif à tous les mouvements que feraient les bohémiens et venir l’avertir dès qu’ils prendraient leurs dispositions pour se transporter ailleurs. À peu près tranquille de ce côté, il se massa le pied et commença de se le bander fortement…

C’est à ce moment que la porte de l’auberge retentit sous les coups frappés de l’extérieur…

Il se traîna encore à sa fenêtre et regarda… L’homme qui secouait l’huis était enveloppé d’un grand manteau et sa tête était cachée sous un feutre à larges bords. Rouletabille tressaillit. Un instinct sûr l’avertissait que cette arrivée nocturne de l’inconnu n’était point étrangère au drame qui l’avait lui-même transporté à New-Wachter. Il rassembla toutes ses forces et descendit. Du reste, depuis que son pied était bandé, il pouvait s’appuyer dessus et la douleur était supportable. D’autre part, le baume dont la vieille sorcière l’avait frotté commençait à produire son effet ; son épaule allait de mieux en mieux, et il pouvait déjà remuer le bras. Les sorcières ont du bon.

Il descendit et pénétra dans la salle de l’auberge au moment où le patron, une lampe à la main, après avoir parlementé avec celui qui frappait à l’extérieur, ouvrait la porte… Le visage du nouvel arrivant apparut en plein : c’était Hubert…

Stupéfait, Rouletabille recula dans l’ombre. Mais Otto avait refermé la porte après avoir posé la lampe sur la table. Hubert paraissait exténué. Il se laissa tomber sur une chaise, jeta son chapeau, et dit : « J’ai faim ! »

Dans un mauvais français mêlé de mauvais allemand on lui répondit qu’il arrivait tard et qu’on n’avait que des restes à lui donner. Il se jeta dessus et les dévora. Quand sa faim fut un peu apaisée, il dit :

« Il y a longtemps que vous avez tous ces bohémiens dans le pays ?…

– Depuis deux jours, répondit l’autre, et je voudrais les voir aux cinq cents diables ! Ils m’empêchent de dormir la nuit.

– Comment cela ?

– J’ai peur qu’ils me volent. Ces gens-là sont capables de tout ! Cependant, je dois reconnaître que jusqu’à ce jour tout ce qu’ils m’ont pris, ils me l’ont payé…

– Qu’est-ce qu’ils font ici ? demanda Hubert.

– Vous le leur demanderez ; ils ne sont pas bavards !…

– Je vais vous le dire, moi, ce qu’ils font ici ! » fit une voix dans l’ombre.

Hubert tourna brusquement la tête du côté de la voix.

Alors Rouletabille s’avança, la main tendue :

« Bonjour, monsieur de Lauriac !… »

Hubert se souleva, comme galvanisé :

« Vous !… Vous, ici !…

– Vous y êtes bien, pourquoi n’y serais-je pas ? fit Rouletabille en approchant un escabeau auprès de la table et en commandant une bouteille de vin du Rhin :

« Du Rudesheimer ! Ce que vous avez de meilleur !… »

Et pendant que maître Otto était descendu à la cave, il dit à Hubert :

« Vous avez eu tort tout à l’heure de ne pas me serrer la main, monsieur de Lauriac ! car nous sommes une paire d’amis, ou tout au moins nous allons le devenir… Voulez-vous que je vous dise ce que ces bohémiens sont venus faire ici ?

– Inutile, répliqua Hubert d’une voix sourde et avec un regard hostile du côté du reporter, je le sais !…

– Et c’est sans doute pour cela que nous avons le plaisir de nous rencontrer ici ! reprit le journaliste avec son sourire le plus gracieux…

– Tout le plaisir est pour vous ! » répliqua Hubert en grognant comme un ours.

Rouletabille éclata de rire :

« Il n’y a décidément pas moyen de vous prendre ni avec les mains, ni avec des pincettes ! ni de près, ni de loin !… Ah ! vous m’en voulez bien !…

– Vous m’avez fait prendre avec des menottes, lui jeta l’autre. Je ne l’oublie pas !

– Ça se voit !… Mais ces menottes-là, c’est moi qui les ai détachées, voilà ce que vous oubliez !… Monsieur de Lauriac, jouons franc jeu. Nous sommes ici tous les deux dans le même dessein ! Nous poursuivons le même but ! Vous, pour vous-même, moi, pour mon ami Jean ! Associons-nous, c’est ce que nous avons de mieux à faire… Tout d’abord, nous avons intérêt l’un et l’autre à arracher Odette des mains de ces brigands ! Voilà qui prime tout !… Nous causerons après !… Qu’en pensez-vous ?… »

 

À ce moment, l’hôte réapparut avec sa bouteille, et dehors, son chien aboya.

« Je pense que c’est encore ces maudits bohémiens qui rôdent autour de mon clapier », fit-il.

Il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit sur une nuit opaque, et redevenue soudain silencieuse :

« Laissez la fenêtre ouverte ! pria Rouletabille… on étouffe ici. »

Le patron alluma une lanterne et dit :

« Excusez-moi, je vais faire un tour ! »

Quand il fut parti : « Eh bien ! demanda Rouletabille.

– Eh bien ! répondit Hubert, j’ai réfléchi !… ça va… »

Il avait surtout réfléchi qu’il ne pouvait faire autrement que d’accéder à la proposition du reporter ; sans doute étaient-ils aussi gênés l’un que l’autre de se rencontrer en cet endroit, où chacun d’eux avait bien espéré arriver tout seul, mais enfin, leur alliance momentanée aurait au moins cet avantage immédiat qu’ils pourraient se surveiller.

« Alors amis ? fit Rouletabille, en tendant à nouveau sa main…

– Amis ! Et l’autre la lui serra.

– Ah çà ! Comment vous trouvez-vous ici ? questionna Rouletabille, assez intrigué, car tous ses calculs, raisonnements et déductions avaient envoyé Hubert sur la route directe de Sever-Turn…

– Eh bien ! et vous ? interrogea Hubert qui, malgré les dernières protestations d’amitié n’avait nullement l’intention de se livrer.

– Écoutez ! commença le reporter, ne jouons pas au plus fin. Je le serais plus que vous. Vous êtes assez intelligent pour n’en pas douter. Il faut que nous soyons persuadés de part et d’autre que nous n’arriverons à rien de bon si nous nous tirons dans les jambes. Les bohémiens en profiteraient !

– Bah ! répliqua l’autre, d’un air détaché, que pourraient-ils faire, maintenant que nous les avons rejoints ?… Il faudra bien qu’ils nous livrent Mlle de Lavardens. Dès demain matin, j’avertis les autorités.

– Inutile, reprit Rouletabille. J’ai déjà alerté New-Wachter. Toutefois, il ne faut pas se leurrer, l’affaire ne sera peut-être pas aussi simple que vous le croyez et je vais vous dire tout de suite pourquoi… d’abord, c’est le métier des bohémiens de rouler les autorités, et puis, nous allons nous trouver aux prises avec deux personnages sur lesquels vous ne comptez certainement pas.

– Qui donc ?

– Mais Andréa et Callista !…

– Andréa et Callista ? s’écria Hubert. Mais je les croyais en prison !

– Je les en ai fait sortir !…

– Vous ? Et pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?… Vous avez donc oublié qu’ils ont juré qu’ils ne rendraient Odette que morte !…

– J’ai fait une chose pareille, parce que j’ai voulu qu’ils me montrent eux-mêmes le chemin par où on la conduisait.

– Alors, vous les avez suivis ?…

– Mon Dieu, oui !

– Ah ! ça c’est trop fort !…

– Mon Dieu, ça n’est pas mal, acquiesça Rouletabille modeste, et maintenant que je vous ai tout dit, c’est à votre tour de parler, je vous écoute… Vous étiez parti pour Sever-Turn, n’est-ce pas ?

– Comment le savez-vous ?

– Le résultat de quelques déductions… Ah ! ne soyez pas étonné pour si peu et mettez-vous tout de suite cela dans la tête que ce que je ne sais pas maintenant, je le saurai demain ! Alors ? Pas la peine de perdre de temps, n’est-ce pas ? »

Hubert considéra Rouletabille un instant en silence… Tant d’assurance le démontait un peu… Parlait-il sérieusement ?… Enfin, il se décida :

« Eh bien ! Je ne vois aucun inconvénient à vous dire que j’étais parti, en effet, pour Sever-Turn dans le dessein de voir le patriarche que je connais. Vous n’ignorez pas que le patriarche de Transbalkanie est le chef religieux et même, si l’on peut dire, le directeur politique de toute la race romanée… en tout cas, l’immense majorité des bohémiens le considère comme tel. Le poste qu’il occupe lui confère un pouvoir exceptionnel ; il n’est guère de cigains qui, au moins une fois dans leur vie, n’aient fait le pèlerinage de Sever-Turn, de même qu’il n’est guère de mahométans qui, avant de mourir, n’aient voulu voir la Mecque… En fait, étant tout-puissant sur les fanatiques, un mot de lui pouvait faire beaucoup de choses ! J’allais le supplier d’intervenir dans l’affaire de Mlle de Lavardens, lui montrant le danger d’un rapt aussi audacieux, la répercussion néfaste qu’un tel procédé pourrait avoir pour les romanés dans toute l’Europe.

– Parfait ! Compris !… interrompit Rouletabille sérieux comme un pape. Je connais maintenant les raisons pour lesquelles vous alliez à Sever-Turn… Et alors ?…

– Et alors, je ne me trouvais plus qu’à vingt-quatre heures de marche du patriarcat, quand je rencontrai sur la route un cigain à cheval qui arrivait, lui, de Sever-Turn… Il paraissait très fatigué de l’étape qu’il avait fournie ; nous nous arrêtâmes donc dans une auberge et nous causâmes. Il faut vous dire que, pour me rendre à Sever-Turn et pour traverser un pays que je savais hostile de parti pris à tout étranger, j’avais revêtu une défroque bohémienne…

– Bonne précaution ! fit Rouletabille. On voit que vous savez voyager.

– Cet homme, malgré sa fatigue, était dans une sorte de jubilation sacrée, et il m’invita à me réjouir avec lui ; il me dit que les temps étaient proches et que Sever-Turn allait bientôt avoir sa petite reine. Je le laissai divaguer, ne prêtant qu’une oreille distraite à ses propos fanatiques ; puis il prononça deux noms qui me firent tressaillir : Andréa et Callista ! Il me demanda si je connaissais cet Andréa… Je lui répondis que je le connaissais certainement, qu’il était de mes bons amis et que nous avions fait ensemble, quelques années auparavant le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer. Bref, j’acquis si bien sa confiance qu’il me révéla que cet Andréa et cette Callista étaient chargés de ramener à Sever-Turn la queyra !… Ainsi le patriarche a-t-il baptisé celle que l’on cherchait, celle qui était attendue, enfin l’envoyée de Dieu… La queyra correspond en langue cigaine au Messie !… Enfin le grand-prêtre avait chargé ce bohémien d’aller porter à Andréa et à Callista certaines instructions secrètes à New-Wachter même, où ils devaient se trouver pour le moment !…

– On ignorait donc encore au patriarcat l’arrestation des deux romanichels ?

– C’est ce que je me dis !… Ce que je ne pourrais vous décrire, par exemple, c’est l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, moi, après cette confidence !… Me souvenant des aveux d’Andréa et de Callista, je ne pouvais douter un instant que la jeune fille que ces brigands de cigains amenaient à Sever-Turn fût Mlle de Lavardens !… Mais alors qu’est-ce que c’était que cette histoire de petite reine ? La fille des Lavardens reine des bohémiens ! Je n’y comprenais absolument rien et je n’y comprends rien encore !

– Moi non plus, fit ingénument Rouletabille… Voilà qui est tout à fait singulier !…

– À ce propos, monsieur, vous qui avez fréquenté beaucoup au Vieux-Château-Neuf et qui avez pu voir Mlle de Lavardens en toilette de soirée, avez-vous remarqué qu’elle eût un signe sur l’épaule ?…

– J’ai remarqué qu’elle n’en avait aucun ! déclara Rouletabille. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?…

– Pour rien !… ou plutôt si !… Je me rappelle que le bohémien que je laissai seul continuer son chemin, bien décidé que j’étais à arriver ici avant lui par une autre route, je me rappelle que cet homme m’a dit que les romanés des Saintes-Maries avaient pu retrouver leur petite reine, grâce à ce signe qu’elle a sur l’épaule gauche !… Et voilà pourquoi je vous demande si vous êtes bien sûr que Mlle de Lavardens n’a aucun signe.

– Aucun, je vous assure ! Elle a l’épaule aussi blanche que la neige !… du moins autant que le chaste décolleté d’une jeune fille me permette de l’affirmer… Mais, entre nous, aurait-elle un signe sur l’épaule, cela ne serait point suffisant, j’imagine, pour faire une cigaine de l’héritière des Lavardens !…

– Monsieur, je n’ai fait que vous répéter ce que cet homme, dans son exaltation, m’a raconté…

– Et vous avez bien fait, monsieur ! car il résulte au moins de cette étrange histoire la nécessité pour nous de sauver au plus tôt Mlle de Lavardens de cette bande de fanatiques !…

– Évidemment !… » laissa tomber Hubert, soudain rêveur…

 

À ce moment, les aboiements des chiens reprirent. Rouletabille se glissa jusqu’à la fenêtre et scruta les ténèbres déjà moins épaisses de la nuit.

XXVIII – OÙ OLAJAÏ SE REPENT D’AVOIR TROP PARLÉ

Au camp des bohémiens, profitant de l’absence momentanée de Callista, la vieille Zina avait couru à la roulotte où elle avait retrouvé Odette, tremblante, pleurant d’effroi, épouvantée de l’arrivée subite du couple cigain : « Que se passait-il ? Pourquoi Andréa et Callista les avaient-ils rejoints ? Quel nouveau danger courait-elle ? »

Elle avait encore la vision de la scène de la grotte, de ce couteau levé dont cette fille l’avait si atrocement menacée.

Zina la prit dans ses bras, couvrit ses mains de baisers, essayant de la rassurer, lui jurant qu’elle était une petite chose sacrée à laquelle nul n’oserait toucher ! Est-ce que, depuis qu’elle était avec eux, elle avait eu à se plaindre de mauvais traitements ? Est-ce qu’au contraire elle n’avait pas eu tout le monde à ses pieds, comme aux pieds de sainte Sarah ? Est-ce qu’on n’avait pas tout fait pour la distraire ? Et les danses du soir ? Et le chant des guitares ? Est-ce qu’elle n’était pas leur petite reine ?

« Ne pleure pas ! Ne pleure pas !… Là-bas une grande surprise t’attend… devant toi les portes s’ouvriront et sur ton passage, tu ne verras que des têtes inclinées !… »

Elles parlaient toutes deux à la fois… Odette, répondant à ses caresses en la griffant et en répétant pour la millième fois qu’elle voulait retourner à Lavardens… la vieille sorcière, continuant sa prophétie dans une extase qui la rendait insensible aux outrages de cette enfant.

Soudain, elle descendit de son trépied, car la voix de Callista se faisait de nouveau entendre et le tumulte recommençait de plus belle autour de la roulotte…

Zina recommanda à Odette de ne pas bouger et descendit…

Mais Odette courut aussitôt à son observatoire et se risqua même à entrouvrir le carreau de sa lucarne dans l’espérance qu’elle pourrait saisir quelques mots qui lui révéleraient la signification de cette agitation inopinée des bohémiens.

Au fond de son cœur, elle se disait qu’on venait peut-être la délivrer… C’était son unique pensée, celle qui la faisait se réveiller en sursaut, la nuit et écouter tous les bruits mystérieux de la campagne… Ah ! quand sortirait-elle de cet horrible cauchemar ! Et tout à coup, voilà qu’un mot, un nom, prononcé par une bouche cigaine, vint frapper son oreille : « Rouletabille ! »

Elle faillit jeter un cri, tant la surprise avait été forte !

Rouletabille !… Rouletabille ! Ah ! Maintenant, elle ne tremblait plus d’effroi !… mais d’espérance !… Rouletabille !… Le nom venait d’être répété tout près de là par Callista qui tenait un conciliabule assez orageux avec Andréa et Sumbalo… Celui-ci venait de donner des ordres pour que le camp fût levé immédiatement, en même temps qu’il faisait avertir toutes les roulottes du danger que courait l’enfant sacrée…

Or Callista, dans une langue qu’Odette ne comprenait pas, expliquait au contraire au vieux chef de tribu qu’il ne devait pas bouger, que s’ils s’enfuyaient tous ils étaient perdus et qu’on finirait bien par les rattraper… car ils étaient là en tout une centaine, dans cette forêt, qui n’avaient point la prétention de passer inaperçus !… surtout de Rouletabille !…

Callista, mise en éveil par Zina, était allée rôder autour de l’auberge et avait reconnu à la fenêtre de la salle basse leur plus redoutable ennemi !… Ils ne s’en débarrasseraient donc jamais !… Dans quelques heures, au point du jour, peut-être, il serait là, ayant pris toutes ses dispositions pour leur enlever Odette !

Ils n’avaient qu’une façon de se tirer de ce pas dangereux, c’était de se montrer plus rusés que lui !… Et, pour cela, il n’y avait qu’une chose à faire : le vieux Sumbalo et toute la bande des cigains l’attendraient de pied ferme, tandis qu’elle, Callista, accompagnée d’Andréa, s’éloignerait rapidement avec Odette, jetée au fond d’une autre roulotte qui prendrait de l’avance et ne voyagerait que la nuit…

Il n’y avait pas un moment à perdre !… Le camp était déjà peut-être surveillé !

Le vieux Sumbalo fut enfin convaincu, de nouveaux ordres furent transmis, auxquels les bohémiens n’obéirent, du reste, qu’à leur corps défendant et après mille protestations… Certains faisaient entendre des paroles de rage et de menaces… Enfin un nouvel incident acheva de déchaîner la colère générale…

Olajaï, profitant de l’inattention d’Andréa, s’était enfui… L’amoureux de Callista s’en aperçut au moment où l’ancien domestique de Rouletabille venait de sortir sournoisement du cercle éclairé par les feux…

Il jura, cria : « Olajaï ! »

Et Callista comprit !

Tous deux bondirent, d’autres les suivirent. Il fallait rattraper le faux frère coûte que coûte !

Ah ! Olajaï pressentait que son compte était bon, maintenant que Rouletabille était signalé dans les environs, et il n’avait plus pensé qu’à se soustraire au mauvais destin qui l’attendait… Peut-être même allait-il avertir Rouletabille !

Callista commanda à Andréa : « Cours ! prends ce sentier qui coupe la route de l’auberge… »

Et elle dirigea les poursuites avec une stratégie étonnante, encerclant le malheureux, le forçant à bondir de fourré en fourré comme une bête traquée et à aller finalement se jeter dans les bras d’Andréa qui le guettait derrière un arbre.

Andréa l’étreignit comme s’il allait l’étouffer, le broya dans ses bras puissants et le ramena au camp plus mort que vif, loque humaine, à peine palpitante encore, qu’il jeta au milieu des cigains, en leur disant : « Je vous fais cadeau de celui-là !… Vous pouvez en faire ce que vous voulez !… c’est un traître !… s’il n’avait pas parlé, nous n’en serions pas là !… c’est lui la cause de tous nos malheurs. Si l’on vole un jour notre reine, c’et lui qui l’aura voulu !… »

Il y eut une sorte de rugissement autour d’Olajaï qui se souleva, essaya de se remettre sur ses pieds, se dressant dans une épouvante sans nom.

Un coup de poignard dans le dos l’abattit, le fit rouler à terre.

Dans la roulotte où elle était encore, continuant d’observer dans une fièvre grandissante ce qui se passait, Odette poussa un cri d’horreur. Mais, dans le même instant, la porte de sa prison ambulante s’ouvrit et Andréa se précipita sur elle, l’enveloppa dans une couverture, l’emporta comme si elle n’eût pas pesé plus qu’une plume. Zina, avec des gestes de folle, courait derrière le cigain en silence… Callista suivait.

Quelques minutes plus tard, il se déroulait là, dans ce coin de forêt, autour d’un feu dont le fanatisme millénaire d’une race qui ne connaît point de limite à la vengeance avait ranimé les cendres… Il se déroulait là une scène qui aurait demandé pour être reproduite dans tout son relief d’étrange et de puissante horreur le burin d’un Goya…

Des êtres fantastiques, démons, larves ou monstres grouillaient autour des brasiers qui faisaient roussir de la chair humaine… Une odeur abominable, dont ces êtres échappés d’un autre monde semblaient s’enivrer, montait sous le couvert des bois.

La jeune Ari, aux beaux yeux clairs qui reflétaient ses quinze printemps, était étendue sur l’herbe, le menton dans ses mains dorées et souriait au supplice d’Olajaï !…

Celui-ci n’était point mort du coup qui l’avait frappé et il devait bien le regretter tandis qu’on lui grillait consciencieusement les pieds.

Pour ne point entendre ses vaines protestations, la vieille Oliva, en lui souriant de ses trois dents chancelantes, lui avait enfoncé un coin de son châle dans la bouche.

Sumbalo, assis sur une marche de la roulotte, présidait en silence à l’exécution, avec une gravité majestueuse que lui eût enviée le grand Inquisiteur.

Une douzaine de marmots sautaient autour de cette petite réjouissance privée, avec des bonds singuliers, comme de braves petits poux de la Route, qu’ils étaient…

Suco, le forgeron, tenait si fortement les chevilles du patient que celui-ci semblait y mettre de la complaisance.

Suco avait des mains de bronze qui ne craignaient point le feu… mais les pieds d’Olajaï, qui s’étaient attendris au service des roumis, fournissaient à la flamme toute la graisse désirée.

XXIX – OLAJAÏ SE REPENT ENCORE D’AVOIR TROP PARLÉ ET SE VENGE EN PARLANT DAVANTAGE

Les cimes des pins commençaient à sortir de la nuit comme de longs fantômes blêmes et l’horizon se barrait à l’orient d’une ligne verdâtre, sinistre, quand le petit pâtre que Rouletabille avait envoyé en observation accourut à l’auberge.

Il avait assisté de loin, accroché comme un écureuil à la branche d’un arbre, au supplice du bohémien, spectacle qui l’avait prodigieusement intéressé. C’était un brave petit cœur, tout près de la nature, bon pour les animaux qu’il chérissait comme s’ils étaient de sa famille, mais curieux comme ont l’est à cet âge.

Il ne s’était arraché à cette distraction exceptionnelle que lorsqu’un mouvement général de la bande, la précipitation avec laquelle on attelait les haridelles l’avaient averti que les cigains se disposaient à quitter New-Wachter et ses environs. Il craignit que la récompense promise ne lui échappât et il courut d’une traite à l’auberge.

Il n’était pas plus de trois heures et demie du matin… À cette époque de l’année, les nuits sont courtes… La porte de l’auberge était entrouverte et dans la cour il trouva Rouletabille en train de faire un prix à maître Otto pour pouvoir disposer pendant vingt-quatre heures des deux courageuses carnes qui depuis quinze ans lui servaient de bêtes à tout faire. Otto prétendait en avoir besoin ce jour-là et ne pouvoir les céder pour rien. Rouletabille proposa une somme qui mit tout le monde d’accord et sans plus attendre il sauta en selle.

Il avait fait appeler Hubert, qui procédait dans sa chambre à des soins de toilette. Quand celui-ci parut et qu’il vit la bête qui lui était destinée, il fit une curieuse grimace.

« Nous n’avons pas le choix ! lui jeta Rouletabille. En route ! Les bohémiens déguerpissent déjà !… »

Le reporter avait absolument voulu des chevaux parce qu’il se jugeait encore trop peu ingambe pour se risquer à pied dans une pareille aventure, et puis il ne tenait pas non plus à ce que Hubert s’aperçût trop de son état d’infériorité.

Le petit pâtre trottait devant eux… Quand il fut à l’orée de la forêt, l’enfant indiqua d’un geste le chemin à suivre pour arriver par le plus court au campement des bohémiens, puis il réclama son dû et partit comme un lièvre…

Quelques minutes plus tard, les deux cavaliers étaient arrêtés par des plaintes, des gémissements sourds…

Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs bêtes et avancèrent sous bois, avec force précautions… Ainsi arrivèrent-ils sur les lieux du campement… les roulottes avaient déjà disparu, mais les cendres des feux étaient encore chaudes… Il n’y avait là âme qui vive… Cependant les plaintes qui, un moment, s’étaient tues, avaient repris de plus belle…

Rouletabille fit quelques pas dans un fourré, écarta des branches et appela Hubert… À eux deux, ils sortirent de là une pauvre créature qui perdait son sang par plusieurs blessures et qui était incapable de se soutenir…

Rouletabille poussa un cri : « Olajaï !… »

Et c’était un cri d’horreur, car il venait de découvrir l’état effroyable dans lequel on lui avait mis les pieds…

L’autre avait ouvert les yeux… Il reconnut son maître, lui adressa un triste sourire et entrouvrit les lèvres comme pour demander à boire… Rouletabille lui mit sa gourde entre les dents et le fit boire, tandis qu’Hubert lui soulevait la tête… Un ruisseau coulait près de là… Rouletabille envoya Hubert y tremper un linge et, soutenant à son tour le bohémien, il lui dit :

« C’est à cause de moi qu’ils t’ont frappé ?… »

L’autre fit un signe de la tête…

Hubert revenait rapidement…

« Méfiez-vous ! souffla le cigain. Un jour, ils vous en feront autant !… Retournez là-bas !… Paris !

– Et Mlle de Lavardens ? » interrogea anxieusement le reporter.

L’autre secoua la tête…

« C’est la petite reine !… Ils ne la rendront jamais ! »

À ce moment Hubert s’agenouillait près du blessé et s’apprêtait à lui laver ses blessures… Il entendit les derniers mots prononcés par le cigain et il tressaillit… Rouletabille s’aperçut de l’émoi d’Hubert…

« Écoute Olajaï ! fit-il, ne désespère pas ! Nous pourrons peut-être encore te sauver !… Nous allons t’envoyer immédiatement du secours, mais mon ami et moi il faut que nous rejoignions tout de suite les roulottes… Elles ont suivi cette route, n’est-ce pas ?… »

Olajaï se souleva dans un effort suprême… Le feu de la vengeance brûlait dans ses derniers regards :

« Ils l’ont emportée d’un autre côté !…

– Qui, ils ?… Andréa ?… Callista ?…

– … et Zina !… Mais je puis vous dire… je puis vous dire… où… ils doivent tous… se rencontrer… »

… Un moment il referma les yeux comme s’il allait expirer…

« Olajaï ! Olajaï !… s’écria Rouletabille… où ?… où doivent‑ils se rencontrer ? »

Le blessé laissa passer un nom, dans un souffle qui ressemblait déjà à un râle…

« Temesvar-Pesth !…

– Partons ! cria Rouletabille à Hubert, Temesvar est trop près de Sever-Turn ! Et si Odette pénètre dans Sever-Turn, elle n’en sortira jamais… ! »

À la grande stupéfaction du reporter, Hubert lui répondit :

« Allez toujours, je vous rejoindrai, je ne peux laisser ici ce pauvre homme !…

– Adieu, Olajaï ! » dit Rouletabille en jetant à Hubert un regard plein de méfiance et de menace.

Et il disparut sous bois.

Il jugeait le bohémien perdu, et au surplus, il n’était pas venu si loin pour sauver Olajaï, bien que celui-ci l’eût toujours fidèlement servi. Avant tout, il importait de ne pas perdre la piste d’Odette !… Le malheureux Olajaï était le premier sacrifié !… Il y aurait d’autres victimes… N’était-il pas lui-même désigné ?… Cette entreprise s’annonçait redoutable et cruelle… Il fallait se faire un cœur d’airain…

Resté auprès du bohémien, et sûr de ne pas être dérangé par Rouletabille, Hubert continua âprement de l’interroger. Dans la gourde de Rouletabille, il y avait de l’eau… dans celle d’Hubert, il y avait du feu… un alcool qui ranima singulièrement le supplicié !… Celui-ci ne pensait encore qu’à son maître… « Il a été si bon pour moi !… une fois, il y a des années, il m’a sauvé la vie… je lui donne la mienne !… mais qu’il prenne garde !… Je l’ai déjà averti en Camargue… Et j’ai averti aussi la Pieuvre quand elle est venue…

– Qui est-ce, la Pieuvre ? interrogea Hubert…

– Ah ! Vous ne savez pas ? Une amie de mon maître et de Callista !… Elle est venue aux Saintes-Maries… Elle voulait voir Callista… Je l’ai conduite partout où on avait vu Callista… Mais la Pieuvre m’avait promis en retour, d’emmener Rouletabille… loin d’Odette… loin d’Odette !… Ah ! si j’avais su, quand elle est venue à la maison… là-bas !… à Paris !…

– Qui ?…

– Odette !… Ils sont tous fous de cette Odette… Ah ! ça leur portera malheur !…

– Odette est allée à Paris ?…

– Oui !…

– Chez Rouletabille ?…

– Oui !…

– Il y a longtemps ?…

– Non !… Vous êtes son ami, à lui !… Voyez-vous !… il faut qu’il l’oublie… C’est la reine annoncée par les Écritures !…

– Mais elle n’a pas le signe sur l’épaule ! fit entendre Hubert en dévorant le bohémien du regard.

– Si, fit l’autre… elle a le signe sur l’épaule… le signe de la couronne !… »

Et il se souleva pour regarder Hubert, à son tour…

« C’est à cause d’elle que je meurs !… J’en ai trop dit !…

– Mais Mlle de Lavardens n’est pas une cigaine, protesta encore Hubert haletant…

– C’est une cigaine de pure race ; j’ai connu sa raya, sa mère, sa vraie mère… M. de Lavardens a vécu à Sever-Turn… Là, il s’est marié, à notre mode !… La raya est morte en mettant au monde une enfant qui a été nourrie par Zina !… Zina vous dira tout !… Zina sait tout !… Le père s’est enfui avec l’enfant, comme c’était écrit… Cette enfant, c’était Odette !… »

Hubert se redressa d’un bond et se mit, à courir du côté de l’auberge, laissant le pauvre Olajaï agoniser tout seul… Heureusement pour lui, une charrette passait !…

XXX « AU SECOURS ! MON PETIT ZO ! »

Depuis que Callista et Andréa leur avaient enlevé Odette, les bohémiens n’étaient point tranquilles, non qu’ils n’eussent une pleine confiance dans les deux cigains et surtout dans Zina qui les accompagnait, mais ils redoutaient pour leur petite reine une méchante aventure qui la séparât d’eux à jamais… Jusqu’alors, ils lui avaient formé une escorte sûre qui n’avait fait que se renforcer au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’orient ; cette escorte était un honneur pour eux en même temps qu’une grande sécurité pour la race… Ils auraient massacré mille roumis avant de livrer leur reine !… Maintenant, elle était quasi sans défense et ils savaient qu’ils allaient avoir à compter avec leur pire ennemi, ce Rouletabille, qui avait cent tours dans son sac, qui était le plus malin des gaschi (étrangers à la race) et qui leur avait déjà donné bien du fil à retordre…

Malgré tout ce que pouvait leur raconter Sumbalo, ils n’auraient jamais dû abandonner cette enfant sacrée !

Qu’est-ce que diraient le grand Coesre (le grand chef, celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde)… et le Patriarche, s’il arrivait malheur à la queyra ?… Ils seraient tenus pour responsables de la catastrophe et châtiés par le fer et par le feu, comme ils le méritaient…

Le supplice d’Olajaï ne les amusait plus !…

La fièvre de partir les avait possédés.

Ils avaient entouré Sumbalo et celui-ci avait dû leur céder. Au surplus, le chef de tribu n’était pas lui-même sans inquiétude.

Ils étaient donc partis en pagaille… se heurtant, se bousculant, accrochant les unes aux autres leurs roulottes… Laissant derrière eux cette loque humaine qu’ils avaient jetée dans un fourré, sans plus s’en préoccuper… Ils allaient retrouver leur petite reine… Et ils fuyaient Rouletabille…

Mais Rouletabille ne les suivait pas… Instruit par les quelques mots qu’il avait pu arracher à Olajaï, il suivait les traces séparées d’une roulotte qui avait fait un détour pour s’écarter le plus possible de la grand-route. Il y avait près de deux heures qu’il conduisait ainsi son cheval par les sentiers les plus difficiles, se demandant comment une méchante voiture avait pu passer sans verser dans de pareilles ornières quand, tout à coup, il aperçut à une centaine de mètres de là, le toit de la roulotte qu’entourait une épaisse futaie… Elle était arrêtée…

Andréa et Callista devaient se croire là en sécurité, au moins pour quelques heures, et ils devaient faire reposer leurs bêtes exténuées.

Rouletabille se glissa à bas de son cheval, l’attacha à un gros arbre, s’arma de son revolver et se coula sous les branches.

Son pied lui faisait toujours mal, son épaule le brûlait à nouveau, mais il n’en avait pas moins une agilité et une souplesse sournoise de serpent.

Le moment d’agir était venu et il ne doutait point du triomphe !…

Il estimait que la chance, au bout du compte, le favorisait singulièrement… Il allait surprendre des gens sans défense : un homme et deux femmes !… Il était décidé à abattre Andréa comme un chien et à ne ménager ni Callista, ni même Zina si celles-ci lui créaient de sérieuses difficultés… Il passait sous un bois dru, épais, qui l’écorchait de ses épines, l’enveloppait de ses cent lianes. Avec une patience d’apache sur la piste de guerre, il se débarrassait un à un de ces liens qui l’enserraient, voulaient le retenir, semblaient lui défendre d’aller plus avant.

Il y avait là-dessous une lumière pâle, fumeuse de la transpiration de la terre sous les premiers rayons du soleil.

Rien ne le faisait dévier de sa marche qu’il avait repérée à l’avance en remarquant la disposition de quelques hautes cimes qui couronnaient la futaie de leurs chapiteaux centenaires.

Il ne faisait aucun bruit…

Il était sûr de ne pas avoir donné l’éveil… Il ne devait plus être loin maintenant de la roulotte… Il s’attendait à entendre des voix… mais il y eut quelques cris d’oiseaux qui fuyaient à tire-d’aile et ce fut tout…

Un dernier et silencieux effort… la roulotte est là !…

Tous devaient dormir, bêtes et gens, excepté Odette, peut-être…

Rouletabille est maintenant sur la lisière de l’étroite clairière au fond de laquelle s’est arrêtée cette cabane sur roues. Il a en face de lui la porte à double battant, vitrée à mi-hauteur, garnie de rideaux sordides, à laquelle on accède par un escalier ou plutôt une échelle de quelques marches.

C’est ça, la prison d’Odette !… le palais de la reine des bohémiens !…

Et autour de ça, personne !…

Les bêtes ont été détachées et doivent reposer non loin de là, près de quelque ruisseau… Rouletabille est à quatre pattes, il se redresse, il a maintenant son revolver en main, le cœur lui bat fortement… Il se glisse jusqu’à l’escalier et, tout à coup, il se jette sur la porte qu’il défonce d’un terrible coup de genou…

« Haut les mains !… »

Personne !…

La cabane est déserte !… La roulotte est abandonnée… et une phrase, inscrite au couteau sur la paroi de la bicoque, lui fait venir les larmes aux yeux : « Au secours, petit Zo ! »

Petit Zo ! Elle savait donc qu’il était là, pensait-il. Ou bien sans être sûr qu’il fût là, elle espérait qu’il rôdait autour d’elle, attendant le moment propice pour la délivrer… En fin de compte, elle n’avait pas cessé d’espérer en lui !… et c’était lui qu’elle appelait !…

À cette idée, son cœur impétueux, un instant cessa de battre… une sueur froide se répandit sur ses tempes…

Ce ne fut qu’une seconde d’étourdissement, et puis il se montra plus fort que son imagination en délire… Au moment de chanceler, il trouva encore le moyen, comme toujours, de s’appuyer sur le bon bout de la raison !

Qu’est-ce que lui montrait le bon bout de la raison ? Un couple d’amoureux, un charmant petit ménage, Odette au bras de Jean souriant à son épouse… Et lui, il marchait derrière, surveillant ce bonheur-là comme un ami fidèle et comme un frère !…

Ah ! certes elle l’avait ému de toute sa grâce étrange et qui lui rappelait tant de choses !… Ivana ! Ivana ! toi aussi, fille de l’Orient, tu avais ces yeux et ce sourire plein d’un inquiétant mystère !… Et comme Rouletabille t’avait aimée !… Allons ! allons donc, Odette ! Rouletabille n’aimait qu’une image, celle d’Ivana ressuscitée !… Mais la petite Odette vivante, Rouletabille ne l’aimait que comme une sœur, une adorable petite sœur fragile qu’il avait le devoir de conserver à son ami Jean !…

Cependant, avant de la lui conserver… il fallait la lui rendre, puisqu’on la lui avait enlevée !…

En avant !…

Il sortit de cette boîte funeste… Déjà il ne titubait plus… son émoi était passé… Mon Dieu !… elle l’avait appelé Petit Zo comme Ivana, quand celle-ci l’appelait du fond de sa détresse pour l’arracher à la tyrannie redoutable du terrible Gaulow… Allons, demande pardon à l’ombre d’Ivana, Rouletabille, demande pardon à Jean et sauve ta petite sœur !… Les misérables l’ont emportée comme des loups ! Vers quel repaire momentané ?… Voilà ce qu’il faut savoir.

Rouletabille a retrouvé la piste des loups… une piste qui fait bien des détours, qu’il suit, qu’il perd, qu’il retrouve, qui le fatigue pendant des heures…

Maintenant il a une forge dans sa poitrine… tout brûle en lui et autour de lui, et la forêt elle-même paraît embrasée… Il est en pleine sapinière… Sous l’ardent soleil, les arbres montrent leur sève embaumée, par les blessures de leur écorce… Rouletabille ne peut plus respirer, une buée dense et brûlante lui voile le contour définitif des choses… Il se laisse aller, exténué, sur la terre qui lui fait un tapis de ses mille aiguilles d’or…

Et, tout à coup, voilà qu’au moment où il va fermer les yeux, un homme, dans toute sa force et dans tout son orgueil, se dresse devant lui… Il avait une façon de porter une méchante veste sur son épaule qui donnait à ce vêtement sordide un air de mantelet de cour. Une ceinture rouge où il avait placé des armes étranges faisait plusieurs fois le tour de ses reins… Au-dessus de ses guêtres, il avait une façon de culottes à franges qui avaient peut-être été découpées dans un vieux tapis… Il était magnifique !

Rouletabille reconnut Andréa ; il se dressa d’un bond, revolver au poing…

L’autre sourit avec dédain :

« Que viens-tu faire ici ? lui dit-il de sa voix de cuivre… Que nous veux-tu ?… Pourquoi nous poursuis-tu ?

– Parce que vous êtes des voleurs d’enfants !…

– Les voleurs d’enfants sont ceux qui nous avaient pris notre reine !… Tu ne la reverras jamais !… Elle est en sûreté, maintenant, tandis que je t’attirais ici !… car j’avais un dernier mot à te dire, un dernier conseil à te donner si tu tiens vraiment à la vie… Retourne vers l’Occident !…

– Oh ! fit Rouletabille, nullement impressionné par l’emphase théâtrale du cigain… Vous m’avez déjà tué et je n’en suis pas mort ! »

L’autre ne répondit pas, tourna lentement sur ses bottes et s’enfonça sous bois en haussant les épaules…

« Au fond, il a raison ! se dit le reporter qui n’avait pas bougé… Je les ai assez suivis ces gens-là !… Maintenant, je vais les précéder. »

XXXI – OÙ L’ON VOIT RÉAPPARAÎTRE LE LIVRE DES ANCÊTRES

Hubert avait sauté sur son cheval et était arrivé comme une flèche à l’auberge. En deux bonds il fut dans sa chambre, ouvrit son sac et en tira un énorme bouquin que nous connaissons bien et qu’il jeta sur sa table. Il s’assit et feuilleta l’ouvrage dans une fièvre qui lui faisait trembler les mains.

Enfin, il trouva ce qu’il cherchait : le texte de cette prophétie dont il se rappelait à peu près les termes… Il tourna la page… la page suivante manquait… Il se maltraita pour avoir lui-même outragé ce livre, pour l’avoir dégradé comme un barbare, pour l’avoir pillé ! Non seulement il lui avait enlevé les joyaux qui en faisaient le plus riche monument de librairie orthodoxe reposant au fond des sanctuaires, mais encore il lui avait enlevé ses pages les plus rares que l’art précis des enlumineurs et des miniaturistes faisait acheter à prix d’or par les bibliophiles extasiés…

Ah ! cette page ! cette page ! que ne donnerait-il pas maintenant pour la posséder !…

Soudain, il prit une décision, replaça le livre dans un sac, descendit, n’entendit même pas ce que lui disait l’aubergiste, remonta à cheval et galopa d’une traite jusqu’à New-Wachter. Il entra au bureau du télégraphe et rédigea la dépêche suivante :

« Stevens, antiquaire, rue de La Boétie, Paris. Avez-vous toujours la page précieuse, enluminée de caractères romanés et ornée de miniatures que je vous ai vendue ? »

Il signa et mit son adresse…

Le reste de la journée, il le passa à attendre une réponse. Revenu à l’auberge, il s’était jeté sur son lit… Ce que pouvait être devenu Rouletabille, ce qu’étaient devenus les bohémiens, tout cela lui était parfaitement indifférent… Il finit par fermer les yeux, mais il ne put dormir !… Enfin, vers le soir, on lui apporta un télégramme qu’il lut avec avidité et qu’il serra précieusement dans sa poche… Puis il descendit dans la salle basse.

Un voyageur était là qui venait d’arriver et qui lui tournait le dos, penché sur un sac de voyage d’où il tirait du linge… Hubert s’assit et frappa sur une table. Le voyageur se retourna. C’était Jean de Santierne !

Tous deux se reconnurent en même temps et se trouvèrent en face l’un de l’autre, se dévisageant avec hostilité. Ce fut Jean qui parla le premier.

« Comme on se retrouve ! fit-il de l’air le plus méprisant.

– Oui, répliqua Hubert d’une voix sourde, on se retrouve toujours ! »

À ce moment, la porte s’ouvrit et Rouletabille parut : « Ah ! Jean, te voilà enfin arrivé !…

– Il me semble que je n’ai pas perdu de temps, dit Jean en lui serrant la main… Comment va ta blessure ?

– Guérie !… ma blessure, je la méprise ! C’est encore le meilleur remède !… »

Puis se tournant du côté d’Hubert :

« Eh bien, dans les circonstances que nous traversons, j’espère que vous êtes enchanté de voir arriver M. de Santierne ?… C’est moi qui l’ai fait venir !… Hier, nous n’étions que deux ! Nous sommes trois aujourd’hui !… Les bohémiens n’ont qu’à bien se tenir. Allons ! messieurs ! il s’agit de sauver Odette ! Je vous jure que nous ne serons pas de trop pour la besogne !… Que l’on se serre la main et que rien n’existe plus pour le moment que le salut de Mlle de Lavardens !

– Soit ! fit Lauriac.

– Où en sommes-nous ? demanda Jean à Rouletabille… Odette ?

– Nous sommes bons !… Tout va bien ! Seulement, il faut que nous restions unis ! Notre entente est d’autant plus nécessaire que nous allons être obligés de nous séparer…

– Moi, je ne te quitte pas ! fit Jean…

– Alors, nous allons être obligés de prendre momentanément congé de M. de Lauriac qui voudra bien agréer la mission de passer la frontière derrière les bohémiens en ne cessant de les surveiller. De toute façon, nous nous retrouverons à Temesvar !…

– Pourrais-je savoir, demanda Hubert, inquiet et soupçonneux… pourrais-je savoir pour quelle raison nous allons justement nous séparer dans le moment où vous semblez avoir tout fait pour nous réunir ?

– Il faut que je fasse un petit détour jusqu’à Innsbruck ! » laissa tomber Rouletabille en jetant un regard de coin à Hubert…

Celui-ci tressaillit :

« À Innsbruck !…

– Oui, je rencontrerai là le correspondant de notre journal qui était installé à Temesvar pendant la dernière guerre et qui pourra nous donner d’utiles renseignements et de précieuses recommandations !…

– Comme ça se trouve ! fit Hubert, moi aussi, il faut que je fasse un petit détour jusqu’à Innsbruck !… et pour la raison la plus sotte du monde… pour y chercher de l’argent !… Je dois y toucher un chèque…

– Si vous avez besoin d’argent, monsieur », commença Jean…

Mais l’autre l’interrompit net. Il le fixa avec des yeux où brûlait une haine qui ne s’éteindrait jamais.

« Gardez votre argent, monsieur !… Je ne veux rien vous devoir !

– Allons, allons ! fit Rouletabille… C’est entendu, nous prenons tous les trois le train demain matin pour Innsbruck, et n’en parlons plus !… Décidément, la confiance règne !… ajouta-t-il avec une bonne humeur pleine de sous-entendus…

« Maître Otto, servez-nous la soupe !… »

Pendant le souper, Hubert ne desserra pas les dents, tandis que Rouletabille racontait à Jean tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il l’avait quitté et le mettait au courant des derniers événements et de sa poursuite dans la forêt. Jean, en l’écoutant, montrait une impatience fébrile. Il brusqua la fin du repas et les deux jeunes gens sortirent :

« Nous allons faire un tour avant d’aller nous reposer ! »

Hubert ne répondit même pas !

« Quel ours ! fit Rouletabille.

– Ce que je ne comprends pas, gronda Jean, dès qu’ils furent loin d’Hubert, c’est qu’étant maintenant aussi près d’Odette, tu la lâches pour aller à Innsbruck !…

– Ah ! tu ne vas pas recommencer !… D’abord, je ne lâche pas Odette, car je ne la tiens pas encore… mais je suis sûr de l’avoir à Temesvar, et c’est ce qui devrait te consoler ! Maintenant, je vais te dire pourquoi je vais à Innsbruck ! Il y a deux heures que je suis venu à New-Wachter… je suis parvenu à savoir tout ce qu’Hubert a fait en mon absence et j’ai soudoyé un agent de la poste qui m’a copié le double d’un télégramme qu’avait reçu notre excellent ami ; le voici…

Ai vendu page romanée à Nathan, antiquaire, Innsbruck.

STEVENS…

« Tu comprends ? fit Rouletabille…

– Ma foi, non !…

– Tu ne comprends pas que, même si nous n’y étions pas allés, Hubert se rendait à Innsbruck ?…

– Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous y allons, nous !… Quelle importance a une page romanée ?…

– C’est juste !… admit Rouletabille… mais je crois que le moment est venu que tu comprennes !… Jean, tu aimes bien Odette ?

– C’est toi qui me demandes cela ?…

– Eh bien ! Tu vas tout savoir !… »

Et il lui apprit tout ! Quand il sut qu’elle n’était pas la fille de Mme de Lavardens, mais d’une cigaine, il n’eut qu’un mot : « La pauvre enfant ! » Rouletabille lui serra la main… Quand il n’ignora plus rien de l’importance de la tragédie qui se jouait en ce moment et qui devait avoir son dernier acte à Sever-Turn, il gémit :

« Je mourrai, mais ils ne l’auront pas !… »

Du coup, il comprenait l’importance du Livre des Ancêtres et l’urgente nécessité de savoir ce qui intéressait si fort Hubert dans cette page romanée détenue par l’antiquaire d’Innsbruck…

Le lendemain, dans la capitale du Tyrol, tandis que Jean et Hubert se faisaient montrer leur chambre dans un hôtel, Rouletabille était déjà chez Nathan, dont la boutique se trouvait dans l’Alstadt (vieille ville)… « J’ai appris, monsieur, que vous possédiez un curieux document romané…

– Très curieux, monsieur et certainement un des plus anciens qui me soient passés par les mains ! »

L’antiquaire ne fit aucune difficulté pour le lui montrer.

« Combien en voulez-vous ? demanda Rouletabille en roulant déjà le précieux document…

– Hélas ! monsieur, il est déjà vendu ! Un amateur l’a retenu par télégramme !… »

Rouletabille ne put s’empêcher de proférer un court blasphème, bien que ce ne fût pas son genre… mais il n’y avait rien à faire. À toutes ses offres, l’antiquaire ne répondit qu’en remettant le document dans son carton…

« Pourrais-je savoir, au moins, ce que signifient ces caractères ? Lui demanda-t-il.

– Je ne sais pas lire le romané. »

Le reporter, très déconfit, arrivait bientôt à l’hôtel où Jean l’attendait :

« Nous sommes refaits ! Où est Hubert ?

– Il m’a quitté il y a quelques minutes. »

Et quand son ami lui eut conté sa visite chez l’antiquaire :

« Décidément, nous n’avons pas de chance ! » fit-il…

Son admiration pour Rouletabille retombait à zéro.

Quelques instants plus tard, Hubert venait les rejoindre. Il avait un petit air satisfait qui en disait long. Comme il se dirigeait vers les deux jeunes gens, un chasseur lui remit une lettre. Il s’arrêta pour la lire. Elle était ainsi libellée :

« Méfiez-vous de Rouletabille, il joue un jeu que tout le monde ignore… Si vous voulez en savoir plus long, soyez ce soir à dix heures à l’entrée du parc des Roses. »

Ce n’était pas signé. Hubert mit la lettre dans sa poche.

« Toi, mon petit, gronda Rouletabille, qui avait une revanche à prendre sur Hubert toi, mon petit, je vais te surveiller !… »

À l’heure fixée pour le mystérieux rendez-vous, Hubert se trouvait à l’entrée du parc des Roses. Une voiture fermée, qui marchait lentement, s’arrêta devant lui, le rideau de la portière fut baissé et une jeune femme, qui avait une légère voilette, apparut. Elle lui fit un signe. Elle lui ouvrit la portière et il monta, puis, la portière fut refermée, le rideau fut baissé et la voiture continua sa route.

XXXII – L’ENLÈVEMENT

Ah ! qui dira jamais quels cadavres sinistres

Gisent sans sépulture au fond de ses yeux noirs !

ALBERT SAMIN

« Vous vous demandez qui je suis ?… Tout le monde vous dira que je suis une ancienne amie de Rouletabille !… Il s’est conduit avec moi d’une façon infâme… Je m’appelle Mme de Meyrens ! »

Il se tut.

Ce dernier nom avait produit son effet… Qui n’avait entendu parler de Mme de Meyrens ?… Ses mariages qui avaient tous été de tragiques aventures, ses disparitions soudaines, ses réapparitions retentissantes et le mystère d’une vie que l’on disait maintenant appartenir à la haute police, tout cela avait suffisamment intrigué l’Europe et rempli les feuilles publiques pour qu’Hubert lui-même, si éloigné qu’il se tînt du drame mondain, ne comprît l’importance de l’alliance qu’on venait lui offrir… Ah ! certes, il valait mieux l’avoir pour amie que pour ennemie, cette femme-là !…

La voiture qui les emmenait avait pris une assez vive allure.

« Où allons-nous ? demanda Hubert.

– Là où nous serons tranquilles pour causer !… » Mme de Meyrens avait relevé les stores comme on venait de pénétrer dans l’une des rues les plus fréquentées de la ville. La voiture s’arrêta devant l’entrée d’un vaste établissement de nuit, dancing-restaurant-music-hall, où il y avait foule. Hubert s’étonna.

« Il n’y a que dans la foule que l’on n’est pas remarqué, fit-elle. Et puis, il y a là-haut des cabinets particuliers où nous ne serons pas dérangés et où l’on pourra nous servir à souper, mon cher, car j’ai une faim de loup !… Je n’ai pas mangé depuis mon arrivée à Innsbruck !

– Quand êtes-vous arrivée ?

– En même temps que vous !… par le même train ! »

Elle le poussait devant lui, lui faisait traverser une foule compacte qui sortait de la salle de spectacle au cours d’un entracte, puis ils gravirent un escalier, arrivèrent dans un corridor et un maître d’hôtel les introduisit dans un cabinet assez vaste qui était en même temps une loge avec balcon donnant sur le théâtre et dont on pouvait apercevoir sans être vu tout ce qui se passait sur la scène et même dans la salle.

L’étrange voyageuse se mit à son aise, laissa tomber son manteau, enleva son chapeau, se tapota les cheveux, se mit un peu de poudre devant la glace et fit grand honneur à la première nourriture qu’on lui apporta. « Vous demande pardon, cher !… »

Elle avait commandé du champagne et, en attendant vidait d’un trait un petit verre d’eau-de-vie de grain, à la mode russe…

Hubert avait allumé une cigarette et ne touchait à rien. Il était on ne peut plus intéressé par cette singulière femme dont le charme bizarre avait déjà causé tant de catastrophes… Quand elle eut touché un peu à tous les plats, elle alluma elle aussi une cigarette, s’accouda à la table et le regarda de ses yeux profonds et troublants, aux paupières chargées de khôl… Au repos, cette physionomie avait un petit air fatal et implacable qui rappelait à Hubert que Mme de Meyrens ne se promenait guère dans la vie sans ses deux inséparables compagnons : l’Amour et la Mort !

Heureusement que lui ne craignait ni l’un ni l’autre… Elle n’avait aucune raison de le vouloir tuer et il aimait ailleurs…

« Vous n’êtes pas bavard ! lui dit-elle, en lui soufflant au nez la fumée de son tabac d’Orient…

– Je suis venu pour vous écouter ! répliqua-t-il… et puis je vous regarde… et puis, je me demande comment il se fait que vous êtes justement arrivée ce matin par le même train que nous !…

– Parce que je cherchais Rouletabille !… j’ai su que M. de Santierne allait le rejoindre !… J’ai suivi Santierne jusqu’à New-Wachter et je vous ai suivis tous de New-Wachter jusqu’ici !… »

Elle disait tout cela nonchalamment, en traînant sur les mots à la manière slave, en une captivante mélopée…

Et puis, elle se rejeta sur le plat que l’on apportait, un gibier noirâtre aux confitures… « Mais mangez donc !

– Merci, je n’ai pas faim !… J’ai fait un excellent repas à l’hôtel avec Santierne et Rouletabille avant de venir ici ! Mais vous, comment depuis que nous sommes arrivés n’avez-vous rien pris ?

– Parce que j’ai passé mon temps à vous surveiller… à vous pister !… Je ne vous ai pas quittés d’un pas !… Je n’ai surtout pas quitté Rouletabille !… Vous savez qu’il n’était pas plutôt débarqué qu’il courait chez l’antiquaire où vous êtes venu ensuite… Il devait avoir un intérêt considérable à y arriver avant vous !… Je ne soupçonne même pas ce dont il peut être question… mais je connais mon Rouletabille… »

Et elle se mit à rire de ses petites dents pointues, méchamment…

« Je sais, fit Hubert… Heureusement que j’avais retenu le document par télégramme à tout hasard !…

– Oui ! Vous rouliez Rouletabille sans vous en douter !… Lui roule tout le monde ! Oh ! il n’a pas volé son nom… Il m’a bien roulée, moi !…

– Que vous a-t-il donc fait ?…

– Des choses graves !… fit-elle d’une voix sourde… mais il me les paiera… et pour me les payer… il me faudra…

– Quoi donc ?

– Si je vous le disais, vous me demanderiez d’avoir pitié de lui !…

– Savez-vous que vous êtes féroce !…

– Ce n’est une nouvelle pour personne !… »

Elle vida un verre plein de champagne :

« Voyez-vous, cher, ce petit-là s’est moqué de moi !… Il a joué avec l’amour !… moi, je ne joue jamais avec l’amour !… C’est tout ou rien !… Ça dure ce que cela dure, en vérité !… mais je ne trompe personne !… On sait à quoi l’on s’expose !… Lui, il a agi comme un fourbe ! Il ne m’aimait pas… je n’ai rien à vous cacher… j’ai des hautes relations avec la très haute police… ça peut servir… ça peut servir à tout le monde !… ça lui a servi à lui !… Il m’a volé mes secrets… des secrets effroyables qu’il faut qu’il emporte dans la tombe ! le plus tôt possible, assurément !… Il m’a trahie !… Il m’a perdue auprès des grands chefs !… J’étais devenue une puissance… On devait compter avec moi, dans toute l’Europe !… même les plus forts ! ce petit m’a ridiculisée !… c’est terrible. Et je croyais qu’il m’aimait !… Il ne m’a jamais aimée !… Il n’aime qu’Odette !…

– Ah ! je m’en étais toujours douté ! s’écria Hubert…

– Cela prouve, cher, que vous n’êtes pas un imbécile !… Savez-vous que c’est une chose touchante que de voir votre union à tous les trois pour sauver une demoiselle que chacun de vous convoite pour sa part… Et quand on pense que Jean a une confiance aveugle dans ce petit misérable !… Il croit que Rouletabille travaille dans son intérêt à lui, Jean… mais Rouletabille, sous ses dehors de bon garçon, n’a jamais travaillé que pour lui-même !… Il a juré qu’Odette serait sa femme !… mais moi, j’ai juré de me venger !… Cher, voulez-vous m’y aider ?… Vous y trouverez votre compte, je vous l’assure !… Odette ne sera peut-être pas la femme de Jean ! mais elle ne sera pas celle de Rouletabille !… Vous la désirez, M. de Lauriac ?… Je vous la donne !…

– Madame ! fit Lauriac, en lui tendant la main… j’accepte ! j’accepte moins Odette de votre main que l’alliance que vous m’offrez dans ces circonstances difficiles… Elle peut m’être utile, car en effet, Rouletabille est un adversaire redoutable !… Mais tranquillisez-vous, en ce qui concerne Mlle de Lavardens, elle ne peut plus m’échapper !…

– Je ne demande pas mieux que de vous croire, émit Mme de Meyrens, nullement persuadée… mais ne vous faites-vous point des illusions ?…

– Aucune !…

– Et qui vous rend si sûr de vous-même ?

– Ah ! voilà !… Vous me demandez tous mes secrets… et je ne vous ai encore rien demandé, moi !…

– Vous n’êtes pas d’un naturel confiant, M. de Lauriac !… Allons, que désirez-vous savoir ?

– Ceci : Avez-vous des preuves de la fourberie de Rouletabille relativement à sa conduite avec son ami Jean… Et avec Mlle de Lavardens ?

– Mieux !… J’ai mieux que cela !… J’ai les preuves de l’entente parfaite de Mlle de Lavardens et de Rouletabille !

– Pas possible ! s’écria Hubert en se levant… des preuves irréfutables ?…

– Des preuves terribles… »

XXXIII DEUX COMPLICES

À ce moment, le maître d’hôtel entra et annonça en allemand que les danses allaient commencer. « La nouvelle Loïe Fuller nationale !… » Mais nos deux compères se moquaient un peu de ce qui se passait sur la scène… Mme de Meyrens commanda des liqueurs et quand on les eut apportées, elle tira le verrou… Puis elle retira de sa poitrine une sorte de sachet en forme de portefeuille qui semblait contenir quelques précieux documents et elle vint s’asseoir auprès de Lauriac.

« Vous voyez ces deux lettres ? fit-elle en les sortant du sachet… Elles sont courtes… mais quand vous les aurez lues, vous ne douterez plus !…

– Elles sont de qui ?

– D’Odette !

– Peut-on vous demander comment vous vous les êtes procurées ?

– Certes ! Je les ai eues de la façon la plus simple… Je les ai volées !… chez Rouletabille… un jour que l’on venait de le cambrioler et que je me disais que, s’il s’apercevait de leur disparition, il mettrait celle-ci sur le compte du cambriolage !… Mais il n’a point pensé à ces lettres qui étaient mêlées à d’autres de sa correspondance intime, dans un tiroir secret que je connaissais et que les cambrioleurs, en fait, n’ont pas découvert… Il croit, assurément, les avoir toujours !… »

Et elle lui passa les lettres…

La main d’Hubert tremblait en s’en saisissant. C’étaient deux petites feuilles minces sur lesquelles il y avait le chiffre d’Odette et l’en-tête gravé du Viei-Castou-Noù…

Il n’avait jamais reçu de lettres comme celles-là, lui ! Et voici qu’il lut… d’abord la première en date :

« Mon cher petit Zo. J’ai raconté une histoire à papa… Je pars demain en voyage et je serai après-demain à Paris !… Je n’y tenais plus !… Il faut que je vois mon petit Zo !… Personne n’en saura rien !… Surtout ne venez pas me chercher à la gare !… Mystère et discrétion !… Faites le vide chez vous !… et que Jean ignore toujours… Votre petite Odette qui n’a plus de confiance qu’en vous !… Ah ! ce Jean… je le hais !… »

– Ah ! ah ! fit Hubert en essuyant son front en sueur… Voilà qui me paraît en effet définitif et qui correspond tout à fait avec la confidence qui m’a été faite dernièrement par un mourant…

– Un mourant ?… questionna Mme de Meyrens…

– Oui ! le propre domestique de Rouletabille.

– Olajaï !… Méfiez-vous d’Olajaï !… Il se mettrait au feu pour Rouletabille !…

– On l’y a déjà mis, madame, reprit Hubert avec un méchant sourire… Oui ! le malheureux garçon a eu des malheurs… Il avait quitté la France avec la bande des bohémiens qui emmenait Odette, et, ceux-ci, persuadés qu’il était le complice de son maître qui les poursuivait, lui ont un peu brûlé la plante des pieds ! C’est dans cet état que je l’ai trouvé !… Comme il avait reçu aussi quelques coups de couteau, j’ai eu de la chance d’arriver avant qu’il fût tout à fait mort ! Je l’aurais bien regretté, car il m’a dit des choses fort intéressantes, entre autres celle-ci que Mlle de Lavardens était venue récemment à Paris chez son maître… Ce voyage correspond du reste avec la fugue d’Odette, quelques jours avant le drame de Lavardens et le renvoi de la vieille gouvernante qui l’avait accompagnée et qui ne savait rien lui refuser !…

– Vous voyez que tout s’enchaîne !… exprima Mme de Meyrens en tendant une cigarette à Lauriac qui, dans son émoi, avait laissé éteindre la sienne.

– Oui, tout s’enchaîne… mais tout de même, j’étais loin de me douter qu’une visite d’Odette à Rouletabille pouvait avoir une pareille signification !… J’avais pensé que Santierne n’ignorait pas cette visite-là et que ce singulier voyage avait été arrangé avec lui et peut-être par lui !…

– Comme on se trompe !…

– Après cette lettre, vous avez raison : je ne peux plus douter.

– Lisez l’autre ! »

La seconde lettre était aussi courte, mais elle avait au moins autant de signification que la précédente :

« Mon cher petit Zo, je suis bien arrivée… Papa s’est douté de quelque chose… Il a fini par faire parler notre pauvre « mama »… Il y a eu une scène terrible et il l’a renvoyée !… J’ai bien pleuré, mais je ne regrette rien !… Il n’y avait que mon petit Zo pour me consoler !… À bientôt, je l’espère… Les bonnes heures reviendront !… »

– N’en jetez plus ! » gronda Hubert qui desserra son faux col.

Il était congestionné… Il avala un grand verre d’eau… Maintenant il détestait Rouletabille plus que Jean !…

« Eh bien, fit-il en rendant les lettres à Mme de Meyrens qui les réclamait et qui les remit précieusement dans sa poitrine, eh bien, je puis vous dire une chose, moi, c’est qu’ils ne l’auront ni l’un ni l’autre !… et je vais vous en donner la preuve à mon tour.

– Ah ! la confiance renaît !…

– Nous avons partie liée !… Le même intérêt nous guide… Une femme comme vous et un homme comme moi doivent fatalement triompher… d’autant que la partie est déjà à moitié gagnée !… déclara Hubert en tirant de la poche intérieure de son vêtement un parchemin soigneusement plié.

« Vous n’ignorez peut-être pas, madame, que si les bohémiens tiennent tant à Mlle de Lavardens, c’est qu’ils veulent en faire leur petite reine !…

– Oui, l’histoire commence à courir le monde… Mais pourquoi Mlle de Lavardens ?

– Parce qu’elle est née dans des conditions annoncées par leur Livre des Ancêtres, d’une princesse de Sever-Turn et d’un noble étranger… qui n’est autre que M. de Lavardens.

– Très intéressant ! fit Mme de Meyrens qui ne perdait pas un mot de ce que lui disait Hubert… mais je ne vois pas ce qu’il y a pour vous, là-dedans !…

– Eh bien ! vous allez le savoir !… Au Livre des Ancêtres, il manque une page, une page qui fait suite à la prophétie… et cette page était aux mains de l’antiquaire chez lequel vous m’avez vu entrer tantôt !…

– Et chez lequel j’avais vu entrer auparavant Rouletabille.

– Parfaitement !… Cette page est maintenant en ma possession.

– Elle est magnifique !… dommage que vous l’ayez pliée ! fit observer Mme de Meyrens, qui était une artiste et qui savait apprécier les belles choses…

– Hélas ! Je ne puis pas la transporter dans un cadre !… Ce serait trop encombrant et peu discret !… mais telle quelle, elle fera son office !… et puis, pour plus de sûreté, cette nuit je la coudrai dans mon vêtement !…

– Mais qu’est-ce qu’elle dit, cette page ?… Vous connaissez le romané, vous ?

– Oui, et je vais vous le traduire… »

Mme de Meyrens était allée tout à l’heure pousser le verrou de la porte, Hubert alla fermer les deux battants de la fenêtre qui donnait sur le balcon…

La salle était alors plongée dans l’obscurité, et la nouvelle élève de la Loïe Fuller, seule éclairée, dessinait des fleurs qui étaient aussi des flammes sous lesquelles courait la double tige de ses jambes nues emportées dans un voluptueux tourbillon.

Hubert revint auprès de Mme de Meyrens dans le moment que la lumière venait d’être faite à nouveau dans la salle et qu’un tonnerre de bravos secouait tout l’établissement. Et c’est dans ce tumulte qui faisait trembler les vitres qu’Hubert traduisit à l’oreille de Mme de Meyrens le texte romané arraché au Livre des Ancêtres…

Hubert pouvait être tranquille, Mme de Meyrens avait été seule à l’entendre.

Il pouvait être aussi satisfait de l’effet produit… « Je comprends, maintenant ! s’écria-t-elle rayonnante… Je comprends !… tous mes compliments, mon cher !… »

Hubert lui dit quelques mots encore à l’oreille… Elle hocha la tête en signe d’assentiment et il rentra son document…

Un quart d’heure plus tard, ils quittaient ce lieu de plaisir où ils avaient fait, l’un et l’autre, de si bonnes affaires. Mme de Meyrens demanda, soudain soucieuse :

« Mais comment Rouletabille a-t-il su que vous alliez vous rendre à Innsbruck, chez cet antiquaire ?

– Ma foi, je n’en sais rien !

– Mais lui, il sait toujours tout !…

– Oui ! c’est incroyable !

– Encore une fois, méfiez-vous !… Il sait que vous avez le document sur vous !… Sans en connaître le sens, puisqu’il a demandé à l’antiquaire de le lui traduire, il sait que cette page est d’une importance considérable pour vous !… Il fera tout pour vous la ravir !

– Je me l’incrusterai plutôt sous la peau ! »

À la porte du music-hall, la voiture qui les avait amenés attendait Mme de Meyrens. Elle prit congé d’Hubert, en lui disant tout haut :

« On se retrouvera là-bas ! »

Ils se serrèrent la main et la voiture s’éloigna…

Hubert rentra à l’hôtel à pied, songeant à ce qui venait de se passer et trouvant qu’il n’avait pas perdu sa soirée… Il ne s’aperçut pas qu’une ombre le suivait…

Cette ombre, c’était Jean.

 

Reprenons les événements d’un peu plus haut, autrement dit : retraçons-les tels qu’ils se seraient déroulés quelques heures auparavant, et cela, en nous aidant du carnet de Rouletabille.

Rouletabille et Jean n’avaient pas cessé de surveiller Hubert.

Ils se demandaient avec inquiétude ce que pouvait bien être cette lettre qui lui avait été apportée dans cet hôtel où ils ne s’étaient décidés à descendre qu’au dernier moment.

« C’est peut-être un mot de l’antiquaire ! avait émis Santierne.

– C’est ce qu’il va falloir vérifier ! avait répondu Rouletabille… En attendant, je vais interroger le groom… »

Celui-ci leur apprit que la lettre remise à M. de Lauriac avait été apportée par un commissionnaire qu’il ne connaissait pas.

Pendant que le reporter restait à l’hôtel à surveiller Hubert, Jean se rendit chez l’antiquaire, le questionna adroitement et acquit la certitude que la lettre ne venait pas de lui… Il rentra. Rouletabille lui dit :

« Hubert n’a pas quitté sa chambre. Il paraît très fiévreux, presque inquiet. Il a relu plusieurs fois la lettre mystérieuse. »

Sur ces entrefaites, Hubert sortit et leur proposa une promenade… Ils allèrent ensemble, visiter la vieille ville, admirèrent les antiques bâtisses, bariolées de jaune, de vert, de rose, de bleu, avec leurs curieuses fenêtres en encorbellement, s’extasièrent devant le célèbre mausolée de Maximilien Ier dans l’église des Franciscains, puis reprirent le chemin de l’hôtel…

De temps en temps, Rouletabille pénétrait dans une boutique pour faire quelques achats, car depuis l’accident du train il était dénué de tout, Andréa et Callista ayant négligé de lui jeter son sac par la portière.

Ils dînèrent ensemble, fort plantureusement, oubliant apparemment toutes leurs préoccupations… Après dîner, Hubert écrivit une longue lettre qu’il alla mettre à la poste, Rouletabille et Jean l’y accompagnèrent.

Le reporter dit à Jean :

« Je donnerais bien quelque chose pour savoir ce qu’il y a dans cette lettre ; il prend trop de précautions !… Ce doit être la réponse au mot qu’il a reçu tantôt… »

À neuf heures, Hubert déclara qu’il était fourbu, qu’il avait du sommeil en retard et qu’il allait se rattraper. Il s’enferma dans sa chambre. Un quart d’heure après, on l’entendait ronfler.

Jean n’était séparé d’Hubert que par une cloison. Rouletabille avait sa chambre de l’autre côté du couloir, en face de celle de Jean. De là, il pouvait surveiller les deux portes. Cependant, en entendant ronfler Hubert, il crut pouvoir dire à Jean que la journée était terminée.

Ce n’était pas l’avis de Jean.

« Il peut très bien simuler le sommeil !

– Eh bien, quand il ne ronflera plus, tu viendras me prévenir. »

Et il rentra dans sa chambre.

Jean retira bruyamment ses chaussures, se jeta sur son lit en faisant craquer le sommier, puis remit ses chaussures fort sournoisement et attendit les événements.

 

Quelques instants plus tard, le ronflement cessa, une porte fut entrouverte…

« Décidément, Rouletabille baisse !… » se dit Jean, et, tout fier d’avoir prévu le coup, il n’eut pas de peine à constater qu’Hubert sortait de chez lui en faisant le moins de bruit possible et descendait l’escalier.

Jean sortit à son tour, ouvrit brusquement la porte de Rouletabille qui était en chemise et lui jeta ces mots : « Hubert détale, je le suis ! »

Puis, sans attendre un mot de l’autre, il se lança sur les traces de Lauriac qui n’avait pas encore eu le temps de quitter l’hôtel.

Ainsi le suivit-il sans être remarqué, jusqu’au parc des Roses. Ainsi vit-il arriver un quart d’heure plus tard la voiture dans laquelle montait Hubert.

Jean avait entr’aperçu une silhouette féminine et se demandait maintenant s’il n’avait pas perdu son temps, s’il assistait simplement à un rendez-vous d’amour qui ne l’intéressait pas. À la réflexion, il jugea qu’Hubert n’était pas dans un état d’esprit à penser, comme on dit, à la gaudriole… et il hâta le pas derrière la voiture qui s’éloignait assez lentement…

Une autre voiture vide venait vers lui ; il l’arrêta et recommanda au cocher (à qui il promit un fort pourboire) de ne pas perdre de vue le coupé qui le précédait… Ainsi arriva-t-il non loin du music-hall pour y voir pénétrer Hubert et la mystérieuse inconnue.

Celle-ci avait rabaissé sa voilette, mais dès la première vision de cette silhouette, Jean ne s’y trompa pas.

« La Pieuvre, se dit-il… c’est la Pieuvre ! »

Il se jeta à son tour dans la foule, derrière eux… Il les vit monter aux cabinets particuliers et résolut d’attendre… « pour être sûr » !

Il les revit à la sortie. C’était bien elle !…

Il assista à leurs adieux et se remit à suivre Hubert quand la voiture se fut éloignée au grand trot de son cheval.

« Les misérables, se disait Jean, qu’ont-ils manigancé ensemble ? La Pieuvre ici ! et avec Hubert ! Voilà pourquoi Lauriac voulait venir à Innsbruck ! Il avait rendez-vous avec la Pieuvre !… Et Rouletabille qui ne se doute de rien !… »

Hubert marchait lentement en fumant un gros cigare.

« Il ne rentre peut-être pas à l’hôtel, se disait Jean, et l’endroit où il va pourrait peut-être bien nous être un précieux renseignement !… »

Mais, après avoir tourné dans quelques rues obscures, où il paraissait, du reste, s’être égaré, Hubert rentra à l’hôtel… Quand il se fut renfermé dans sa chambre, Jean ne fit qu’un bond jusqu’à celle de Rouletabille.

Il le trouva s’admirant dans le pyjama qu’il venait d’acheter et faisant devant son armoire à glace de la gymnastique respiratoire…

« Ah ! te voilà ! fit le reporter en apercevant Jean… Mon Dieu ! tu as l’air bouleversé !… que se passe-t-il donc ?…

– Tu ne sais pas qui est ici ?

– Ma foi non !…

– La Pieuvre !…

– Hein ?…

– La Pieuvre !… Je te dis que la Pieuvre est ici !…

– Mais ce n’est pas possible !… ou c’est un pur hasard !… Au fond, nous sommes là, à nous émouvoir !… qu’est-ce que tu veux qu’elle nous fasse ?

– Demande-le donc à Hubert, avec qui elle avait rendez-vous cette nuit devant le parc des Roses et qui est resté près de deux heures avec elle !…

– Ça, c’est plus grave !… fit Rouletabille qui avait cessé sa gymnastique, oui, ça, c’est plus grave !… car elle ne connaissait pas Lauriac… et ce n’est évidemment pas pour des balivernes qu’ils se sont donné rendez-vous !… »

Soucieux, il se mit à bourrer sa pipe comme il avait accoutumé de faire quand une idée le préoccupait plus particulièrement. Il la bourrait… la bourrait… indéfiniment… jusqu’au moment où il voyait plus clair dans la situation… alors, il l’allumait et il avait, comme il disait, la fumée joyeuse… mais ce soir-là, il n’allumait pas sa pipe.

« C’est que je ne suis pas très bien avec la Pieuvre ! finit-il par dire… Nous ne nous sommes pas bien quittés, tu sais !

– Je te dis que cette femme te perdra comme elle en a perdu tant d’autres ! T’ai-je assez averti ?…

– En attendant, ne perdons pas notre temps en vains bavardages, interrompit Rouletabille… Nous avons mieux à faire, ce soir !

– Et quoi donc ?…

– Dormir !…

– Voilà tout ce que tu trouves !… quand je pense que pendant qu’Hubert et cette femme manigançaient on ne sait quel terrible coup contre nous, tu étais là, à essayer ton pyjama !…

– Mon vieux, ne me crois pas tout de même plus bête que je ne suis !… ça finit par être vexant !… Je te dirai que quand tu m’as annoncé qu’Hubert quittait sa chambre, j’en ai été enchanté !… Tu le suivais, j’étais tranquille de ce côté, et ma foi, je n’aurais pas mieux fait que toi !… Pendant ce temps-là, moi, avant de faire de la gymnastique respiratoire dans mon beau pyjama… je visitais la chambre d’Hubert…

– Tu avais donc une clef ?

– Non. Mais un cambrioleur de mes amis m’a appris à ouvrir les portes, même quand je n’en ai pas la clef… J’ai donc visité la chambre d’Hubert, ses bagages, son sac, j’ai cherché partout le document romané sans le trouver, naturellement, car il ne doit pas s’en séparer… Mais j’ai revu le Livre des Ancêtres, ce qui est toujours très instructif, bien que je ne comprenne pas un mot à ce qui est écrit dessus…

– Ce Livre des Ancêtres, dont tu ne cesses plus de me parler, s’il est si précieux pour Hubert, il doit l’être aussi pour nous ! J’ai connu un temps où tu n’aurais pas hésité, étant donné le personnage que nous avons en face de nous… à…

– Dis le mot : à le voler !

– Mettons à le lui emprunter… quitte à le lui rendre quand tu n’en aurais plus eu besoin !…

– Tes formules sont pleines de délicatesse !… Rassure-toi, le Rouletabille d’aujourd’hui vaut celui d’hier… Mais ce livre nous est devenu inutile aussi bien qu’à Hubert, qui ne l’ignore point, et, de plus, il est dangereux !… tant est que je l’aime mieux dans son sac que dans le nôtre !

– Explique-toi !…

– Il le faut bien, puisque tu n’as pas encore compris !… Suis-moi, en t’appuyant comme moi sur le « bon bout de la raison »… Quand Hubert est parti pour Sever-Turn avec ce précieux bouquin, il espérait en la récompense promise à celui qui le rapporterait. Dans son esprit, il comptait faire intervenir le patriarche en faveur de la libération d’Odette… mais en route, il apprend qu’Odette est fêtée comme une petite princesse cigaine et va être couronnée reine… Il n’espère plus dans son livre ! On lui accordera tout ce qu’il voudra, excepté Odette ! et il revient à marches forcées vers Odette pour tenter de la délivrer par ses propres moyens !

– Et avec l’aide de la Pieuvre ! s’écria Jean… Tu vas voir que tous les deux, ils vont s’entendre pour nous l’enlever à notre nez, à notre barbe !

– Tu oublies que nous sommes imberbes et que j’ai un nez de chien de chasse !… Et maintenant, dis-moi… Tu n’as pas entendu un mot de ce qu’ils se sont dit ?

– Si ! En se quittant, elle a dit à Hubert :

« On se retrouvera là-bas ! »

– Là-bas ! c’est évidemment Sever-Turn !… En attendant, nous prendrons le train demain matin pour Temesvar-Pesth, et nous verrons bien si la Pieuvre nous y suivra !…

– Mais Odette n’y sera pas encore !

– Naturellement, mais nous l’y attendrons !… Bonsoir Jean…

– Bonsoir Rouletabille !… Mauvaise journée !…

– Euh !… Euh !… fit Rouletabille.

XXXIV – « CE QU’IL ME FAUT, DIS-TU, C’EST DE LA MANDRAGORE… »

Ce qu’il me faut, dis-tu, c’est de la mandragore,

Pour abréger ce temps d’ont l’ennui me dévore…

SHAKESPEARE

Les bohémiens venaient de dresser leur camp aux environs de Temesvar-Pesth… C’était le soir, des nuages noirs s’avançaient par montagnes dans le ciel, la sombre forêt oscillait jusqu’à la base. Jamais Odette n’avait été aussi triste, aussi désespérée. Le front collé à la vitre de sa petite cabane roulante, quelles rêveries dormaient en elle ?… Qui fait murmurer ainsi la forêt de sapins ?… Pourquoi ce grand frémissement de la nature, si ce n’est point pour la plaindre ?…

Depuis tant de jours, tant de jours, elle est emportée vers un destin obscur !… Depuis tant de jours on la retient prisonnière !

Échappera-t-elle jamais à cette horde qui l’entoure et qui s’augmente au fur et à mesure que l’on marche vers l’orient ?… Échappera-t-elle jamais à la vieille Zina, dont les baisers lui font horreur maintenant… Ah ! vite un cheval !… Si elle pouvait voler un cheval !… Comme un griffon ailé, elle s’élancerait hors de la forêt ! sortirait de ce cauchemar, reverrait les frontières et les plaines d’or de sa Provence !…

Elle en a assez d’entendre la voix lugubre du vent dans les branches… et de voir tous ces visages maudits éclairés par les feux du soir… C’est à se boucher les yeux et les oreilles… Par moment, elle voudrait être morte !… Rouletabille n’est pas venu !… Jean lui-même l’a abandonnée !…

La porte de la roulotte s’ouvre… Qu’est-ce qui vient encore là ?… Qu’est-ce qu’elle veut encore la vieille Zina, cette sale petite vieille bonne femme de sorcière !… Elle apporte dans un pot ébréché une soupe fumante !… Qu’elle la garde ! Qu’elle la garde son abominable ratatouille !…

« Va-t’en, Zina !… Va-t’en ou je te bats ! Je ne veux pas manger !…

– Hélas ! pleure Zina, voilà deux jours que tu n’as rien pris !

– C’est de ta faute, vieille chouette déplumée !… Tu me fais une cuisine de charretier !… Va porter ton chef-d’œuvre aux hommes qui suivent les tombereaux sur les routes !… Tiens… Suco en fera son régal !…

– Ma reine ! ma queyra ! Je te ferai ce que tu voudras !… qu’est-ce que tu voudrais manger ?… Veux-tu un bol de lait frais ?…

– Ton lait est sale !… ton lait est noir comme tes mains crochues !… Tu entends, maudite !… Je ne mangerai que de la cuisine que tu sais faire !… car tu sais faire une très bonne certaine cuisine !… quand tu veux !…

– Parle, petit cadeau de Dieu !…

– Eh bien ! prépare-moi ta vraie cuisine de sabbat, une cuisine aux herbes comme tu sais en trouver, sale petite bonne femme de sorcière !… des herbes qui font oublier !… qui endorment pour toujours !…

– Tu me feras mourir !…

– Crève donc !… »

Et elle éclata en sanglots rageurs en se jetant sur son grabat garni de dentelles… Zina éperdue, voulut s’approcher, mal lui en prit. Elle reçut une ruade solide qui l’envoya rouler au bas de la cabane, elle, son pot et sa ratatouille…

À peu près à la même heure, un jeune homme habillé d’un complet à carreaux et coiffé d’une casquette s’arrêtait devant une maison de Temesvar-Pesth, dont la porte à claire-voie était surmontée d’un drapeau ; cette porte était gardée par un agent de la force publique qui refusa de laisser pénétrer le jeune homme. Il en résulta une discussion d’abord, une bousculade ensuite ; le jeune homme passa, le garde cria et tous deux arrivèrent en même temps dans une petite salle malodorante où derrière une table était assis un officier… L’officier, stupéfait, se leva : « Que signifie, monsieur ?…

– Monsieur, je suis Joseph Rouletabille !

– Vous seriez le pape que je ne vous laisserais pas entrer chez moi avec ce sans-gêne !…

– Oh ! je sais bien que le pape ne se le permettrait pas, monsieur. Mais moi, je ne suis pas le pape… Je vous ai déjà dit que je suis Joseph Rouletabille… et j’entre comme je peux !…

– Rouletabille ?… Connais pas !…

– Vous êtes le seul, monsieur !…

– Enfin, monsieur, que voulez-vous ?

– J’ai besoin de votre intervention pour délivrer une jeune fille !… Et comme c’est assez pressé, vous m’excuserez si…

– Vous êtes excusé !… Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?…

– Une histoire de bohémiens !…

– Ah ! ah ! fit l’officier se rasseyant… Une histoire de bohémiens, c’est grave !…

– C’est grave pour la jeune fille qu’ils ont enlevée, monsieur, mais ça n’est pas grave pour vous qui n’avez qu’un mot à dire, un geste à faire… Vous avez sans doute entendu parler de l’enlèvement, par une bande de cigains, de Mlle de Lavardens ?…

« Tous les journaux ont raconté l’événement…

– Oui, monsieur, je suis en effet au courant… Il paraît même que ces cigains ont retrouvé en Mlle de Lavardens une petite princesse qu’on leur avait enlevée, alors qu’elle était encore en bas âge !…

– Hein, fit Rouletabille, légèrement suffoqué… Vous dites qu’on la leur avait enlevée ?

– Mon Dieu ! il semble bien que c’est ainsi que la chose se présente… j’ai eu dernièrement, à ce propos, une conversation avec le consul de Transbalkanie, car l’événement a fait beaucoup de bruit, en effet, dans ces régions à cause de notre voisinage avec le patriarcat, et il m’a expliqué que cette demoiselle était une demoiselle cigaine et princesse… et, qui mieux est, destinée, un de ces jours, à être proclamée reine des romanés… Je ne me trompe pas.

– Monsieur !… gronda Rouletabille, qui avait quelque peine à retenir son indignation… monsieur !… est-ce que le consul de Transbalkanie vous a dit que cette petite princesse avait été enlevée par son père ?…

– Oui, monsieur !…

– Et vous appelez cela un enlèvement ?…

– Moi, monsieur, je vous dirai que je m’en moque !… C’est le consul de Transbalkanie qui appelle ça un « enlèvement » et il paraît qu’il a le droit « pour lui !…»

– Ah ! par exemple !…

– Il m’a montré des textes qui établissent qu’une princesse cigaine reste toujours cigaine, quoi qu’il arrive, et que si elle est née dans le patriarcat, elle n’en peut sortir sans l’autorisation du patriarche !…

– D’où il résulte ?…

– D’où il résulte que M. de Lavardens avait bien mal reconnu l’hospitalité qui lui avait été accordée à Sever-Turn…

– En volant une princesse cigaine ! éclata Rouletabille ! C’est M. de Lavardens le voleur !…

– Voilà un bien gros mot, monsieur !…

– Et les bohémiens, en enlevant à leur tour Mlle de Lavardens, n’ont fait que rentrer dans leur bien ?… dites-le !…

– Je le dis, monsieur, parce que vous m’en priez et aussi parce que je le pense !…

– Et vous refusez d’intervenir ?…

– Monsieur, je vous en prie, ne me rendez responsable de rien ! J’ai des ordres formels… Nous devons éviter tout conflit avec le patriarcat de Transbalkanie !…

– Mais, monsieur, ceci est abominable !

– Non, monsieur, c’est de la politique ! »

Et l’officier se leva, indiquant à Rouletabille que l’entretien était terminé.

Alors Rouletabille éclata de rire ! Il fallait du reste qu’il éclatât de quelque façon, sans quoi il aurait étouffé.

« Eh bien, monsieur, vous ne m’épatez pas !… Ce n’est pas la première fois que je demande à l’autorité d’intervenir !… Tenez, à New-Wachter, ces cigains qui emmenaient Mlle de Lavardens m’ont assassiné mon domestique… Il faut vous dire que mon domestique était aussi un pur cigain… j’ai voulu faire remuer ces messieurs de la municipalité, qu’ils donnassent des ordres pour qu’on arrêtât et interrogeât les bandes qui traversent le pays ! Savez-vous ce que l’on m’a répondu ?… « Arrêter les bandes qui traversent le pays ! Mais nous leur donnerions plutôt une prime pour qu’elles s’en aillent plus vite !… Quant à votre domestique qu’ils ont mis si mal en point, querelle de bohémiens ! Ça ne nous regarde pas !… » Et vous me répondez à votre tour : « Mlle de Lavardens ? Affaire de bohémiens, ça ne nous regarde pas !… » Ah ! les bohémiens auraient vraiment tort de se gêner, monsieur !… Ils sont les vrais rois de la terre !… C’est bon, monsieur, je me passerai de vous !… Je me passerai de tout le monde !… J’agirai seul !… »

XXXV – NE T’EN FAIS PAS – (Sagesse des Nations)

Arrivé quelques jours avant les bohémiens, selon le nouveau plan de Rouletabille, qui consistait non plus à les suivre, mais à les précéder, nos trois jeunes gens avaient employé leur temps à bien repérer le pays. Dans ces contrées où les caravanes cigaines qui vont à Sever-Turn, ou qui en reviennent, s’arrêtent toujours avant l’étape finale, les autorités locales avaient depuis longtemps désigné les endroits, assez éloignés des centres urbains, où les nomades pouvaient établir leur camp, arrêter leurs roulottes ou dresser leurs tentes.

Dans ces conditions, il avait été facile à Rouletabille, à Jean et à Hubert d’étudier le terrain dans ses moindres replis et d’imaginer à l’avance le parti qu’ils pourraient en tirer.

L’association tenait toujours, mais, plus le moment critique approchait, plus il semblait qu’une méfiance commune planât sur la petite communauté. Jean trouvait même dans la conduite de Rouletabille des points obscurs qui ne laissaient pas de l’inquiéter. Pourquoi, par exemple, s’était-il obstiné tout d’abord à vouloir qu’ils agissent seuls, sans le secours que pouvaient leur apporter les autorités locales ? Pourquoi partageait-il, là-dessus, l’avis d’Hubert, qui, lui, avait des raisons que tous les deux connaissaient pour désirer mêler le moins de monde possible à une aventure dont il comptait bien être finalement le seul bénéficiaire, soit par la ruse, soit par la force ?

Rouletabille avait bien fourni à Jean quelques arguments basés sur l’indifférence des autorités ou sur leur répugnance à intervenir dans les affaires particulières des nomades… mais Jean ne les avait pas trouvés péremptoires…

Aussi, avait-il insisté :

« Tu représentes l’un des premiers journaux du monde, tu es Rouletabille, tu es une force connue avec laquelle chacun doit compter. Dans une affaire aussi retentissante, on doit t’écouter ! Dans tous les cas, il est inadmissible qu’armé du pouvoir tout‑puissant de la presse, tu n’essaies rien de ce côté ! Si nous échouons tout seuls, tu prends là une grosse responsabilité !

– C’est bien ! avait fini par répondre Rouletabille, j’irai trouver les autorités puisque tu le veux !… mais alors il était inutile de dissimuler ici notre personnalité : on saura que je suis là. Tu penses que les cigains, surtout en ce moment, ont des intelligences dans la place ; je suis visé, et tu sais comment !… Ils seront avertis tout de suite !…

– N’en parlons plus !… Je comprends maintenant !… Tu as raison d’être prudent !…

– Ah çà ! releva Rouletabille, outré, penses-tu que c’est pour moi que je suis prudent ?… penses-tu que j’aie peur ?…

– Calme-toi, Rouletabille, je n’ai pas dit ça !…

– Mais tu l’as peut-être pensé !… Enfer et mastic !… Tu l’auras, ta démarche !… »

Et voici dans quelles conditions Rouletabille s’était présenté au chef de la police de Temesvar… et cela dans son costume traditionnel, qui était comme son uniforme à lui, tout cela pour prouver qu’il n’avait pas peur !…

Au fond, il n’attendait rien de bon de cette démarche, et nous savons maintenant qu’à ce point de vue il avait été servi ! Il n’avait voulu la tenter cependant qu’après l’arrivée des bohémiens et leur installation et après s’être assuré qu’Odette était bien là, avec sa Zina, Andréa et Callista, et toute la bande qui était comme son cortège royal. Maintenant, il ne fallait laisser à personne le temps de les prévenir !… Maintenant il fallait agir vite et la nuit même !… Le lendemain matin, il serait peut-être trop tard : les bohémiens auraient appris ce qui s’était passé chez l’officier de police et auraient pris leurs précautions.

En quittant Temesvar-Pesth (qu’il ne faut pas confondre avec la ville forte de Temesvar, sur la rive droite de la Bega ; Temesvar-Pesth est une vieille petite cité, sur un plateau qui domine le Danube, en vue des Portes de Fer, c’est près de là que se trouve le défilé qui, traversant les Alpes de Transylvanie, entre la Serbie et la Roumanie, conduit aux premiers contreforts des Balkans, derrière lesquels se trouvent Sever-Turn et le patriarcat de Transbalkanie), en quittant donc Temesvar-Pesth, il lança son cheval au galop à travers la puzta[7], dans la direction de l’auberge où les trois jeunes gens avaient établi leur quartier général. C’était l’auberge même où, lors de son récent voyage, Hubert s’était arrêté avec le cigain qui arrivait de Sever-Turn et qui lui avait parlé, pour la première fois, de la queyra…

Dans ce moment, Jean donnait un dernier coup d’œil aux deux chevaux qui étaient attachés à la porte de la salle commune… Les trois alliés avaient acheté trois belles petites bêtes sauvages, nerveuses, capables de fournir un long effort, et rapides comme le vent. Ils avaient préféré cela à l’achat d’une auto dans un pays où les routes sont rares, mal entretenues, d’autant qu’ils auraient peut-être à agir dans les Balkans tout proches où ils se seraient trouvés en panne dès le premier obstacle. Enfin, avec cette combinaison, ils pouvaient, selon les minutes du moment, travailler ensemble ou se séparer pour se réunir ensuite au mieux des intérêts de tous.

Après avoir constaté que les bêtes avaient leur ration, Jean pénétra dans la salle commune qui était vide. Presque aussitôt, une porte donnant sur un escalier s’ouvrit et un homme entra que Jean ne reconnut pas tout d’abord… et qu’il prit pour un cigain…

De fait, il était à peu près habillé comme Andréa avec des armes à la ceinture et un large pantalon pris dans des bottes… son visage basané s’ornait d’une paire de moustaches noires énormes. C’était Hubert… Celui-ci se mit à rire :

« Eh bien, monsieur de Santierne, comment me trouvez-vous ?

– Parfaitement déguisé ! Quel est votre dessein ? »

Hubert s’assit, alluma une cigarette, se croisa les jambes et dit :

« Je suis le seul de vous qui parle romané, le seul qui puisse approcher Odette ! Ils me croiront de la race !… Ayez confiance ! »

Jean était devenu très rouge à cet énoncé : « Je suis le seul d’entre vous qui puisse approcher Odette. » Il regarda férocement cet homme qui semblait le narguer et dit :

« Le malheur est que je n’ai aucune confiance en vous, monsieur de Lauriac !

– Vous avez tort ! releva l’autre sans se démonter… Évidemment, je travaille pour moi en voulant sauver Mlle Odette ; mais n’ayez crainte… je ne l’épouserai pas de force !… Et puis vous êtes deux au besoin pour m’en empêcher !… Faites donc… ou plutôt laissez-moi faire comme si vous aviez confiance en moi, monsieur de Santierne !…

– Je n’ai pas confiance en vous, reprit l’autre… et je vais vous dire pourquoi !… puisque aussi bien une explication est devenue nécessaire entre nous !…

– Ah ! vous savez ! moi, je ne suis pas pressé !… Nous aurions aussi bien pu l’avoir après !…

– Monsieur de Lauriac, vous voulez nous trahir !… mais vous n’y réussirez pas ! Je vous ai suivi l’autre nuit à Innsbruck !… »

Hubert ne put s’empêcher d’avoir un mouvement… Cependant il se remit bientôt et se prit à sourire.

Jean continua :

« Je vous ai vu avec Mme de Meyrens !…

– Et puis après ? repartit l’autre en se retournant tout à fait du côté de Jean et en lui plantant son regard dans les yeux.

– Mme de Meyrens est notre pire ennemie, à Rouletabille et à moi !…

– Ah ! par exemple ! voilà qui est curieux !… Je ne la croyais que l’ennemie de Rouletabille !

– Cela aurait dû vous suffire, monsieur, pour, dans les circonstances que nous traversons, ne pas courir au rendez-vous qu’elle vous fixait !

– Écoutez, monsieur de Santierne, reprit l’autre, de plus en plus calme… Je ne connaissais pas cette dame et je vous jure sur la tête de Mlle de Lavardens, qui m’est au moins aussi chère qu’à vous, que j’ignorais qu’elle fût à Innsbruck. Elle vous avait suivi, vous, depuis que vous aviez quitté la France, persuadée qu’elle retrouverait ainsi Rouletabille, qu’elle déteste en effet, à ce qu’elle m’a dit, et elle m’a demandé un rendez-vous par le truchement d’une lettre qui m’a bien surpris à Innsbruck !…

– Et alors ?… questionna Jean, troublé par l’accent de sincérité de son interlocuteur.

– Et alors, j’ai été naturellement curieux de savoir ce que cette inconnue avait à me dire !

– La conversation n’a pas dû être dénuée d’intérêt !… gouailla l’autre…

– Tout à fait intéressante, appuya Hubert avec un sourire féroce… Madame de Meyrens désirait tout simplement m’apprendre que, dans cette affaire, votre ami Rouletabille ne travaillait ni pour vous, ni, naturellement, pour moi !… Mais uniquement pour lui ! Il aime Odette !… »

Jean pâlit.

« C’est un infâme mensonge ! lança-t-il, la voix rauque.

– C’est ce que je lui répondis ou à peu près !…

– J’en doute, monsieur, déclara Jean qui avait peine à maîtriser la colère qui commençait à galoper dans ses veines… j’en doute, car, si j’ai bonne mémoire, au cours de cette instruction qui avait bien des chances de vous être fatale si celui que vous accusez aujourd’hui n’avait démontré votre innocence, vous avez tenu des propos tels qu’ils eussent pu me faire douter de la bonne foi et de la sincère amitié de Rouletabille ! Heureusement que je connais son cœur depuis longtemps et que je le sais incapable d’une pareille trahison !…

– La situation exceptionnelle dans laquelle je me trouvais, répliqua Hubert, dont le sang-froid contrastait de plus en plus avec l’agitation de son interlocuteur, a pu me faire émettre des propos dont je n’ai pas mesuré la portée… J’étais votre victime à tous… et l’injustice qui pesait sur moi, surtout de votre fait, monsieur, me faisait tenir des discours qui, certainement, n’étaient pas destinés à vous être agréables ! Mais de là à accuser Rouletabille, il y avait un abîme !… Mais Mme de Meyrens, elle, l’accuse ! Vous avez voulu savoir ce qu’elle m’a dit. Je vous ai rapporté fidèlement ses paroles…

– Et vraiment, vous avez protesté…

– J’ai demandé des preuves !

– Et elle vous les a fournies ?…

– Parfaitement !…

– Vous en avez trop dit ou pas assez ! Je suis maintenant en droit de tout savoir… Quelles sont ces preuves ?

– Saviez-vous, monsieur, que Mlle de Lavardens, quelques jours avant le drame du Viei-Castou-Noù s’était rendue à Paris ?

– À Paris !… allons donc !… j’en aurais été le premier informé !… mais je savais qu’elle avait fait un voyage…

– Eh bien, elle était chez Rouletabille !…

– Chez Rouletabille !… Si Mme de Meyrens vous a réellement dit une chose pareille, Mme de Meyrens a menti !… Ah ! l’abominable femme ! s’exclama Jean qui suait à grosses gouttes et qui s’assit, car cette horrible histoire commençait à l’étourdir…

– Je me serais bien gardé de croire Mme de Meyrens sur parole, répliqua Hubert avec le plus cruel des sourires, mais elle m’a montré deux lettres de Mlle de Lavardens, l’une annonçant à Rouletabille son arrivée et le priant de ne vous en rien dire, l’autre lui faisant part, dès son retour chez son père, de la colère de celui-ci. Cette dernière épître se terminait par une phrase où Mlle de Lavardens émettait l’espoir du prochain retour des bonnes heures passées ensemble !… »

Jean connaissait Odette, sa fierté, sa bonne foi enfantine. Ce qu’il entendait était si extraordinaire… si impossible qu’il se refusa de toutes ses forces à croire à une pareille ignominie. L’exagération même de l’accusation sauva momentanément le jeune homme d’un acte de démence ! C’était trop fort ! Mme de Meyrens était allée trop loin. Que M. de Lauriac, qui ne connaissait point Odette comme lui, s’y fût laissé prendre, possible !… mais lui !… Entre Mme de Meyrens et Odette, il n’hésita pas !… Il redevint calme subitement.

« Ces lettres étaient des faux ! voilà, monsieur, la seule réponse !… Et maintenant, j’aperçois Rouletabille… Qu’il ne soit plus question de cette effarante histoire !… Je ne ferai pas l’injure à mon ami de lui en parler… et puisque vous dites aimer, vous aussi, Mlle de Lavardens, oubliez ces infamies ! Il le faut, pour elle, pour son honneur, pour le nôtre, monsieur, si vous en avez encore un !…

– Monsieur !…

– Monsieur !… »

Ils s’étaient dressés en face l’un de l’autre et se mesuraient du regard comme s’ils allaient se colleter !… Mais Rouletabille arriva pour les séparer… Il sauta de cheval et s’élança entre eux. Malgré son déguisement, il avait reconnu tout de suite Hubert.

« Messieurs ! que se passe-t-il ?

– Rien ! « répliqua Jean, faisant un effort surhumain pour retrouver un peu de calme.

Certes ! il en avait besoin en face de Rouletabille !… surtout en face de Rouletabille !… car malgré sa chevaleresque et noble attitude devant Hubert, celui-ci venait de lui faire au cœur une blessure qui n’était pas près de se refermer…

« Il me semble que je suis arrivé à temps ! gronda le reporter. Vous savez qu’il est défendu de se battre en face de l’ennemi !

– M. de Santierne trouvait mauvais, exprima Hubert d’une voix glacée, que je me sois déguisé en bohémien pour pénétrer dans le camp, parler à Mlle de Lavardens et faciliter ainsi son évasion !… Je parle couramment romané ! Je suis sûr de mon affaire !

– Oui, mais moi je ne suis pas sûr de vous !… jeta de nouveau Santierne.

– C’est la seconde fois que vous me le dites, monsieur !

– Jean ! s’écria Rouletabille, je t’en prie, silence ! Il y va du salut d’Odette ! Vous m’avez reconnu pour votre chef ! Je suis le seul qui commande et qui décide !… à votre choix !… Les autorités de Temesvar-Pesth ne veulent rien savoir !… Nous sommes réduits à nos propres moyens !… Dans ces conditions, je trouve que le plan de M. de Lauriac est parfait !… S’il ne s’était pas déguisé en bohémien, je l’en aurais prié !… Allez, monsieur !… et réussissez sans tarder !… Nous vous suivons !… Nous ne vous perdrons pas de vue !… Non que je doute de vous, mais, dans un moment où notre triple effort est nécessaire pour le salut d’une personne qui nous est chère à tous, il faut que nous soyons prêts à nous prêter une aide immédiate. Vous n’aurez qu’un appel à nous jeter et nous vous entendrons !… Maintenant, messieurs, en selle ! »

Ils montèrent tous trois à cheval… La nuit était tout à fait venue… Le ciel charriait, sous un vent froid venu des montagnes, des nuages de plus en plus épais qui, pendant de longues minutes, cachaient une lune éclatante…

« Nous ne pouvions pas espérer un temps plus propice, messieurs ! Nous pourrons, tour à tour, nous cacher, et voir !… »

Jean, impatient, poussait déjà les flancs de sa monture, Rouletabille se pencha et saisit sa bride…

« Attends-moi, je t’en prie. Monsieur de Lauriac, bonne chance ! »

Hubert prit les devants et se perdit dans la nuit…

« Ah çà, mais ! gronda Jean qui était à bout de sa patience et qui frémissait d’être ainsi retenu par Rouletabille… Es-tu ici pour lui ?… ou, pour moi ?…

– Je suis ici pour Odette !… Pense donc un peu moins à lui et un peu moins à toi !…

– Mais il va nous l’enlever !…

– Je l’espère bien !… Il faut d’abord qu’il nous l’enlève pour que nous puissions la lui reprendre !…

– Eh bien alors, suivons-le !…

– Non, fit Rouletabille, Viens avec moi !… »

Et comme ils étaient arrivés à un carrefour, il tourna bride du côté de l’orient… s’éloignant ainsi du chemin qu’avait pris Hubert !…

« Tu prends la route de Sever-Turn ! s’écria Jean !… Tu prends la route qui conduit chez les bohémiens !… mais Hubert fuira les bohémiens s’il enlève Odette !… et nous ne le reverrons plus jamais !… ni lui, ni sa proie !…

– Fais ce que je te dis, si tu veux revoir Odette !…

– Rouletabille, tu deviens fou !… ou plutôt non !… tu es très fort !… trop fort pour moi, vois-tu !… j’aime mieux ne pas t’en dire davantage !… Tu veux que nous nous séparions !… C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?… Eh bien, séparons-nous !…

– Jean ! Je t’en supplie, écoute-moi ! lui jeta une dernière fois Rouletabille.

– Rouletabille, je n’ai jamais eu confiance dans Hubert !… et je n’ai plus confiance en toi ! »

Et donnant un furieux coup de botte dans le ventre de sa bête, il disparut dans la direction prise par Hubert.

« Eh bien, il ne manquait plus que ça ! s’exclama Rouletabille stupéfait… Qu’est-ce qu’il lui prend ?… Me voilà tout seul maintenant pour le grand coup !… Ah ! mes bons amis d’autrefois, mes fidèles compagnons d’aventure. La Candeur, Vladimir, où êtes-vous ?… Enfin, mon vieux Rouletabille, faut réussir quand même ! va, t’en fais pas !

Et il s’éloigna au petit pas de sa bête, bourrant mélancoliquement sa bouffarde.

XXXVI IL VINT, CELUI QU’ELLE N’ATTENDAIT PAS

Hubert arriva au camp des bohémiens, sans dissimulation, à franc étrier.

Il fut entouré tout de suite par la horde, hommes et femmes, qui lui posèrent cent questions à la fois.

Il dit qu’il voulait parler au chef ; alors Suco, le forgeron, le conduisit à Sumbalo que le cavalier salua à la mode cigaine. Puis Hubert se jeta à bas de sa bête qu’il retint par la bride et annonça alors qu’il venait de Sever-Turn, envoyé par le patriarche pour parler à la queyra !

Tous ceux qui l’entouraient firent entendre des cris d’allégresse et demandèrent des détails sur ce qui se passait dans la cité sainte.

Il fit la description de la joie qui y régnait et de l’attente impatiente de tous ! Le Temple était en fête, les maisons avaient sorti tous leurs tapis, les cloches ne cessaient de carillonner ; le grand Coesre (celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde) s’était fait faire un costume magnifique ; le patriarche envoyait des courriers dans toutes les capitales d’alentour ; quant à lui, il était chargé de la parole du grand prêtre auprès de la queyra !… Après quoi, il devait continuer sa course vers l’occident pour porter la bonne nouvelle au peuple de la route.

Sumbalo le conduisit lui-même à Odette…

Odette, depuis qu’elle avait chassé Zina, était restée prostrée au fond de sa roulotte. Elle avait bien entendu toute la rumeur qui s’était élevée dans le camp depuis l’arrivée du messager de Sever-Turn, mais depuis quelques jours elle était tellement habituée à ces bruits et à ces cris insolites qu’elle n’y prenait plus garde. C’étaient toujours de nouveaux groupes de cigains qui accouraient à sa rencontre pour lui faire cortège, et demandaient tout de suite à la voir…

Aussi, quand elle entendit ouvrir la porte derrière elle, se prépara-t-elle à recevoir les nouveaux venus avec la même grâce qu’elle avait reçu, tout à l’heure, la vieille Zina…

Elle se retourna d’un mouvement rageur et resta stupéfaite devant un homme qui, certainement, ne lui était pas inconnu. La petite lampe éclairait en plein ce nouveau visage…

« Vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle ? Je suis Hubert de Lauriac ! »

D’un bond, elle fut sur ses petites pattes…

« Vous… vous ici… »

Lauriac avait déclaré à Sumbalo, en invoquant l’autorité du patriarche, qu’il lui fallait parler en particulier à la petite reine, et le chef de tribu n’avait vu aucun inconvénient à le laisser seul un instant avec elle.

« Oui ! moi ! fit-il… N’avez-vous pas confiance en moi ?… »

Elle ne répondit pas tout d’abord ! Cependant, elle savait qu’Hubert l’adorait et qu’il ne pouvait être venu là que dans le dessein de l’enlever aux bohémiens… Après on verrait !… Très émue, haletante, elle demanda des nouvelles de son père…

« C’est lui qui m’envoie ! fit Hubert, profitant immédiatement de l’ignorance d’Odette.

– Et Jean ! et Rouletabille !… Rouletabille est venu à New-Wachter, je le sais !…

– Jean est resté en France, déclara Hubert… Quant à Rouletabille, il a été grièvement blessé à New-Wachter en voulant arracher son domestique Olajaï à la vengeance de la bande qui vous entoure ! »

Cette dernière déclaration répondait si bien aux faits qui étaient à sa connaissance qu’elle ne put mettre en doute la parole d’Hubert… Mais comme son pauvre cœur s’était glacé en apprenant que Jean était resté en France et n’avait rien tenté pour la sauver !… En somme, elle ne pouvait compter que sur Hubert qui, malgré tous les obstacles et au péril de sa vie, était parvenu jusqu’à elle… Elle n’avait plus d’espoir qu’en lui ! et cela aussi la faisait atrocement souffrir !… Elle se taisait…

Hubert dit : « L’évasion sera difficile… Il faudra payer d’audace !… »

Mais la résolution d’Odette était prise ; elle déclara, d’une voix qu’elle essayait d’affermir vainement :

« Monsieur, je ne manquerai pas de courage !

– Merci, Odette ! murmura Hubert, très ému… Je serai digne de votre confiance !… Vous savez que ma vie vous appartient !… Je jure maintenant de réussir !… »

Ces dernières paroles sonnèrent mal aux oreilles d’Odette… Elle leur attribua tout de suite un sens sur lequel elle ne pouvait se méprendre…

« Monsieur, fit-elle, pas d’équivoque !… ma vie, à moi, ne vous appartient pas !… »

Hubert devint très pâle, s’inclina et dit :

« Mademoiselle, je ne demande rien, rien, que la faveur de vous rendre à votre père ! »

Odette lui tendit la main. Il la lui baisa avec un respect infini qui finit de la rassurer.

« Quand je vais être parti, voici ce que vous allez faire… » commença Hubert, après avoir regardé derrière la porte si on ne les écoutait point.

Mais il n’y avait, pour le surveiller, ni Callista, ni Andréa…

Quand Hubert était arrivé au camp, Callista et Andréa ne s’y trouvaient pas. Ils venaient de s’éloigner… Certes, Callista n’avait point invité Andréa à la suivre et c’était, au contraire, dans le dessein d’échapper à la surveillance insupportable du bohémien qu’elle s’était enfoncée sous bois, d’un pas de promenade, choisissant le moment où Andréa venait d’être accaparé par la vieille Zina qui lui racontait ses malheurs avec Odette…

Callista ne vivait que de l’âpre jouissance de sa vengeance. Au temps où elle était Parisienne, jamais elle n’eût pensé qu’elle pourrait aussi facilement revivre l’ancienne vie de la route avec toutes les promiscuités de la horde. Elle s’était soumise à nouveau aux coutumes cigaines sans révolte et même sans répugnance, comme si elle n’avait jamais goûté aux joies délicates de la civilisation. Par moments, elle s’en étonnait elle-même, mais elle expliquait tant de docilité par la prodigieuse satisfaction où elle était de se savoir vengée. La vue du malheur d’Odette la payait de tout. Elle ne se rassasiait point de la voir pleurer et la pensée du désespoir de Jean lui faisait bondir le cœur.

Ah ! celui-là, comme il l’avait trompée ! comme il s’était moqué d’elle ! Comme elle avait compté pour peu de chose à ses yeux !

Au fond, il ne l’avait jamais aimée… Elle n’avait jamais été qu’un jouet voluptueux entre ses bras, et il s’était détourné d’elle comme si cela avait été l’événement le plus naturel du monde, auquel elle devait bien s’attendre !… Pour Jean, elle n’avait pas cessé d’être la vagabonde de la route à qui on a la grâce de sourire un instant et qu’on laisse retomber dans la poussière…

Sans doute ! mais elle avait entraîné Odette avec elle ! Qu’il vienne donc la lui reprendre !… Il aurait les cigains du monde entier contre lui !… Le singulier destin qui faisait toute la horde complice de sa vengeance l’enchantait comme un sourire des dieux ! c’était écrit !…

Elle s’avançait dans la forêt, le front caressé par le vent frais qui soufflait de la montagne lointaine.

Elle s’avançait, pressant de ses sandales d’osier les tiges fines et sèches des hautes herbes parsemées de fleurs sauvages… C’était l’heure où une vapeur monte de la terre, où chaque plante exhale son parfum… Tout là-haut, vers l’orient traînaient encore de larges bandes dorées et roses qui semblaient tracées négligemment par un pinceau gigantesque. La sombre obscurité du ciel vers l’occident s’éclairait soudain par l’incendie des joncs secs qui croissent au bord des rivières et des étangs. Et puis ce fut la nuit.

Le vent gronda plus fort, les branches au-dessus de sa tête se tordirent avec des gestes de menace… Callista se dit qu’il était temps de retourner au camp ; elle aussi, comme tant d’autres, n’avait peur au fond que des choses mystérieuses qui se passent dans les ténèbres, auxquelles on ne peut donner un nom, et qui sont toujours prêtes à vous envelopper de malheur !…

Elle se retourna et se trouva en face d’une ombre immobile…

Mais elle reconnut que ce n’était qu’une ombre d’homme et elle se remit tout de suite de son émoi…

« Ah ! c’est toi, Andréa ! fit-elle de sa voix de colère… que me veux-tu encore ?… Ne me laisseras-tu donc pas une seconde en paix ?…

– Écoute, Callista, fit Andréa avec douceur et d’une voix qui tremblait… Tu sais ce qui est convenu entre nous et tu sais que je t’aime !… J’ai fait tout ce que tu as voulu !… Il faut avoir pitié de moi !… Je te dis que je t’aime !…

– Et moi, je ne t’aime pas !… »

Il y eut un silence. Elle l’entendit souffler dans l’ombre… un souffle rauque de bête prête à bondir sur sa proie… Elle se jeta de côté et voulut fuir dans la direction du camp, dont on apercevait là-bas les feux éclairant les troncs, au ras de leurs racines gigantesques…

Mais il la raccrocha d’une poigne terrible et la ramena brutalement devant lui…

« Assez d’histoires !… Si tu ne m’aimes pas, tu m’aimeras !… Tu t’es assez joué d’Andréa ! »

Elle voulut l’écarter :

« À Sever-Turn !… lui jeta-t-elle. Tu sais bien ce que je t’ai dit : à Sever-Turn !…

– Tu ne reverras jamais Sever-Turn si tu ne m’appartiens pas ce soir ! »

Il était comme un sauvage… Elle se débattait farouchement. Elle vit dans sa main briller un couteau…

Ce n’était plus un jeu !… Elle comprit… Elle tenait à la vie. Elle cessa de se débattre.

Alors, quand il la vit sans résistance, dans ses bras, il la fit asseoir tout doucement près de lui… Il se mit à la caresser, à l’embrasser, à jouer avec ses cheveux… Il lui dit des choses ardentes et douces, à la mode cigaine…

Elle ferma les yeux pour ne pas le voir… Elle était docile en apparence. Il lui exprima un baiser sur ses lèvres glacées…

Tout à coup des clameurs s’élevèrent du camp, il y eut des courses éperdues sous bois… Des cris désespérés les firent se redresser. Quelqu’un passa qui leur cria dans la nuit :

« On a enlevé la queyra ! »

XXXVII – À SEVER-TURN

Par ces temps de désordre on a quelque raison

De craindre des méchants l’obscure trahison !…

OTWAY

L’événement s’était accompli comme Hubert l’avait préparé. Nous avons dit que les jeunes gens avaient eu le temps de bien repérer le terrain avant l’arrivée des bohémiens. Sournoisement, Hubert avait travaillé pour son compte et s’était dit qu’il enlèverait Odette dans telle et telle condition. La jeune fille se montra docile à toutes ses suggestions. Du reste, le plan était des plus simples.

En quittant la roulotte, il eut un court entretien avec Sumbalo qui voulait qu’il restât à souper et qui lui offrait de passer la nuit au camp, mais il se retrancha derrière les ordres qu’il avait reçus et ne voulut rien accepter. Il devait partir sur-le-champ. Il remonta donc à cheval et s’en fut à fond de train du côté de l’occident, où il comptait retrouver Jean et Rouletabille.

Un coup de sifflet l’arrêta sur la route et il fut étonné d’apercevoir Jean, tout seul…

Celui-ci lui dit que Rouletabille avait voulu surveiller le camp d’un autre côté et lui demanda anxieusement des nouvelles d’Odette…

« Tout va bien ! lui répondit Hubert ; les bohémiens ne se doutent de rien, je vais retourner à travers champs vers le camp et me placerai en un endroit où doit venir me retrouver Odette, qui sera sans doute accompagnée de la vieille Zina… Je l’enlève et je vous rejoins !…

– Je vous accompagne ! fit l’autre…

– C’est tout compromettre… Le camp est bien gardé !… Je puis être reconnu !… En ce qui me concerne, je ne risque rien ! Je raconte que je suis revenu parce que j’ai oublié de dire quelque chose à la reine et je passe la nuit au camp en attendant la première occasion propice…

– Allez donc ! fit Jean, et que Dieu soit avec nous !… » Derrière Hubert qui était déjà reparti, il se rapprocha du camp lui aussi, décidé à surveiller de loin son rival… Mais bientôt il en eut perdu toute trace… Il s’arrêta sur une légère éminence d’où l’on pouvait découvrir toute la puzta jusqu’à la lisière du bois, quand la lune se montrait entre deux nuages…

Une demi-heure après le départ d’Hubert, Odette avait ouvert la porte de sa roulotte… Abrités derrière leurs cabanes ambulantes contre le vent qui soufflait avec violence, les cigains soupaient… Zina l’aperçut et courut à elle.

« Veux-tu enfin manger, petite flamme de ma vie !… »

Et la vieille fut dans une joie immense parce que Odette consentit à tremper un peu de pain noir dans du lait…

La jeune fille manifesta alors le désir de se promener un peu autour du camp avant de s’aller coucher… Zina lui jeta un fichu sur les épaules et l’accompagna… Les cigains les laissaient faire. Ils savaient bien qu’elles ne pourraient dépasser le cordon des sentinelles qui, chaque nuit, veillaient sur leur reine…

Odette s’avançait toujours plus profondément sous la futaie, d’un pas nonchalant, arrachant autour d’elle les hautes fougères :

« Je veux dormir sur les herbes, ce soir… J’en ai assez de ton sale grabat de vieille petite bonne femme de sorcière !… »

Zina, esclave de ses caprices, s’empressait de se charger de fougères, elle aussi…

Et tout à coup, en relevant la tête, elle ne vit plus Odette…

Des branches remuaient devant elle…

Elle cria… appela !… Des cris lui répondirent, puis ce furent d’abominables jurons !… On lui cria : « On enlève la queyra ! » Une rumeur, un désordre indescriptible, les cigains sautant sur leurs armes… une course éperdue de toute part… et l’arrivée affolée de Callista suivie d’Andréa !… Ah ! cette Callista, comme elle s’était relevée ! Avec quel cri de rage elle avait rejeté le cigain !…

« Tu avais juré de veiller sur elle ! Je ne te dois plus rien !… »

En vérité, celle qui passa un fort mauvais quart d’heure après cette terrible algarade fut la pauvre Zina… Ah ! l’ushela ! (la chienne). Elle fut battue, déchirée, lacérée avec une ardeur incomparable. Pendant que toute la puzta voisine retentissait du galop des cigains, le camp était plein des clameurs de la vieille. Certains n’hésitaient pas à la rendre complice de l’évasion d’Odette et le lui faisaient cruellement payer. Les femmes, enragées, étaient pendues à son chignon… Elle eût été tuée sur place sans l’intervention de Sumbalo, qui fit lâcher prise à ces harpies.

Jean avait entendu les cris, les coups de feu et se disait qu’Hubert avait réussi. Il s’apprêtait à le rejoindre autant pour lui prêter secours que pour ne pas le laisser tout seul avec sa belle proie…

Il s’était dressé sur le mamelon qui lui servait d’observatoire et essayait de percer les ténèbres qui s’amoncelaient devant lui. Entre deux nuages la lune se montra et il vit la course éperdue des cigains qui, d’instinct, se dirigeaient vers la route de l’est. Mais s’il les vit, lui aussi fut aperçu !…

Des clameurs accueillirent son apparition. De toute évidence, on le prenait pour le ravisseur, et il n’eut que le temps de retourner sa bête et de regagner la puzta en vitesse…

Mais les autres accouraient derrière lui, en s’encourageant par des cris féroces… Ils ne tiraient pas encore, car ils avaient peur, en déchargeant leurs armes sur cette ombre équestre qui s’enfuyait, d’atteindre celle qui était l’objet de tous leurs vœux.

Jean avait fini par gagner la route, mais il comprit qu’il allait être rejoint et, tout à coup, il se jeta désespérément dans une saulaie qui bordait un marécage…

Là, il n’hésita pas à abandonner son cheval. Il se lança à la nage et finit par atteindre l’autre rive, après mille efforts qui le sauvèrent d’un véritable enlisement…

Alors, exténué, il se coucha parmi les roseaux et attendit les événements, incapable pour le moment d’aucune réaction nouvelle.

Il entendait, non loin de là, ceux qui le cherchaient s’approcher dans un tumulte affolé et battre les hautes herbes… Des lumières coururent çà et là… Il ferma les yeux…

Quant à Hubert, il n’avait pour ainsi dire pas bougé… Il était dans un arbre avec Odette… Son cheval attaché au fond d’un ravin, occupé à dévorer la ration d’avoine qui garnissait le sac que son maître lui avait attaché au col avant de le quitter, n’avait garde de donner signe de vie…

Quand les bruits commencèrent à s’apaiser du côté du camp, quand les cavaliers se furent enfoncés dans la nuit comme des fous qui chevaucheraient des ténèbres, il descendit de son refuge et emporta Odette dans ses bras.

Bientôt il eut rejoint sa bête ; il mit Odette en selle et dirigea son cheval par la bride… Ils firent ainsi maints détours dans la forêt. Il n’hésitait pas… Il savait exactement où il allait.

De temps à autre, il reconnaissait un point de repère et accélérait un peu la marche…

Il faisait encore nuit quand il déboucha dans la puzta, vers le nord, d’un côté où, certainement, personne ne le cherchait…

Alors il sauta sur sa bête. D’un bras il retenait Odette devant lui et son cœur bondissait de sentir cette jeune vie contre sa poitrine…

« Comme autrefois ! » lui souffla-t-il dans son cou odorant.

Et il enfonça ses éperons dans le ventre de sa monture… Celle-ci fit voler les cailloux du chemin de ses sabots rageurs…

Oui ! comme autrefois, quand Odette n’était encore qu’une toute petite fille et qu’il l’emportait ainsi sur sa selle dans le vent des Camargues… Comme autrefois quand elle ne pouvait se passer de lui, quand elle le trouvait le plus beau des guardians ! Comme autrefois, quand elle l’aimait de tout son petit cœur simple et sauvage !…

Comment ne l’aimerait-elle pas encore ! Est-ce qu’il avait changé, lui ?… Est-ce qu’il n’était pas toujours aussi fort ?… Qui craignait-il au monde ?… Ce Jean, qui, en son absence, s’était introduit un instant dans le cœur de cette petite ?… Ce Rouletabille, qui semblait l’y avoir remplacé… un instant aussi !… La vérité, pensait-il, était qu’Odette était restée très enfant et que les sentiments passagers qui avaient agité son cœur naïf seraient vite oubliés quand elle ne verrait plus que lui, Hubert !…

À l’aurore, ils se trouvèrent dans un chemin encaissé qui les conduisit vite à une vieille tour à moitié démolie, d’où, à leur approche, s’envola tout un bataillon de pigeons…

« C’est ici ! » fit Hubert.

Odette n’avait pas encore prononcé un mot.

Elle se laissa glisser de cheval et Hubert la conduisit dans une salle basse avec beaucoup de cérémonie souriante.

« Voici votre palais, ma reine !… »

Mais elle ne lui souriait pas…

Hubert, gracieux, lui faisait plus peur que tout…

Elle le regarda une seconde et détourna la tête, rougissante, tant la flamme de ses yeux semblait la dévorer…

Dans le premier moment, Odette avait accueilli Hubert comme un libérateur, mais depuis qu’elle se trouvait seule avec lui, au fond de cette vieille tour perdue dans un désert d’où elle ne pouvait espérer aucun secours, elle se demandait anxieusement si elle n’eût point mieux fait de rester la prisonnière de ces bohémiens qui l’entouraient de leurs marques d’adoration et de respect.

Au fond, elle n’avait aucune confiance en Hubert, connaissant sa brutalité célèbre dans les Camargues, et si elle l’avait suivi aussi facilement, c’est qu’il avait profité de l’étourdissement ou plutôt de la dépression morale qu’il avait provoquée en lui apprenant que Jean, resté en France, n’avait rien tenté pour son salut.

Pourquoi l’avait-elle cru ? Il avait peut-être menti ! Il avait sûrement menti ! Elle connaissait bien son Jean. Il était incapable de cette trahison ! Le traître, le méchant, c’était Hubert ! Et elle était seule avec lui !… Elle frissonna… Elle n’osait plus le regarder. Il s’était un peu éloigné d’elle pour la rassurer et paraissait, maintenant, occupé uniquement des soins du ménage.

Tout avait été préparé par lui, dans ce réduit, pour qu’on y pût passer quelques heures de repos et de réconfort. L’endroit était relativement propre, récemment nettoyé des débris de toute sorte qui l’encombraient. De vieilles pierres écroulées avaient été rassemblées pour construire une espèce de foyer dans lequel un feu de bois était préparé pour réchauffer Odette si elle en avait besoin. Un lit de fougères, sur lequel était jetée une couverture, était prêt à la recevoir. Enfin, il avait allumé une petite lampe à alcool sur laquelle il faisait bouillir de l’eau pour faire du thé !

En attendant, il lui demanda si elle ne voulait point prendre un peu d’alcool pour se réconforter et il lui tendit le gobelet de sa gourde, mais elle le repoussa. Alors, d’une anfractuosité de la muraille, il tira quelque chose qu’il y avait mis en réserve et lui dit :

« Une omelette ?… Vous mangerez bien une omelette ?… »

C’étaient des œufs de pigeon… Elle sourit… il ne la regardait plus. Elle reprenait confiance…

« Oui, une omelette !… Vous avez pensé à tout… Je ne sais comment vous remercier !…

– C’est moi qui vous remercie !… fit-il, d’avoir consenti à me suivre… (Il parlait sans lever la tête. Il était à genoux, en train de battre les œufs dans un petit plat d’étain.) Nous allons faire une jolie dînette !

– Croyez-vous que nous soyons hors de danger ? demanda-t-elle pour dire quelque chose, car elle s’était aperçue que le silence entre eux était encore plus pénible que la conversation…

– Je le crois ! assura-t-il. Nous avons dépisté ces diables de cigains !… Pour plus de sûreté, nous ne voyagerons que la nuit. Demain, nous aurons atteint une ville… Nous prendrons le train et dans deux jours nous serons en France !…

– En France !… »

Elle pensait à Jean… mais elle n’osait prononcer son nom… Elle parla de son père…

« Il est très souffrant ! lui dit Hubert… Votre enlèvement l’a comme anéanti… Et puis, nous avions eu la veille une scène terrible… Si j’ai eu tort de vous écrire cette lettre, vous avez eu tort de la lui montrer !… Enfin, quand j’eus appris cet incroyable enlèvement, je me suis empressé d’aller lui demander pardon et je me suis mis à sa disposition. Il se trouvait alors avec M. de Santierne. Il y eut une explication entre nous trois. Au point où en étaient les choses, votre père ne nous cacha plus rien de votre origine…

« – Les cigains l’ont reprise, nous dit-il, parce que c’est une petite princesse bohémienne !… Sa mère était une romanée de Sever-Turn ! »

– Mon Dieu !… c’était donc vrai !… s’exclama Odette d’une voix sourde… Je suis la fille d’une bohémienne !…

– Pourquoi rougiriez-vous de cette origine ? releva tranquillement Hubert… Votre mère était, paraît-il, d’une grande naissance, et c’est bien ce qui fait votre malheur !… Mais j’ai juré de faire votre bonheur, moi !… »

Sur ces derniers mots, il y eut un silence affreusement pesant. Odette entendait son cœur battre dans sa poitrine à coups sourds, précipités…

Hubert reprit :

« M. de Santierne n’attendit point la fin de la conversation. Il nous quitta en déclarant qu’un Santierne n’épouserait jamais une bohémienne, une enfant de la route ! »

Odette s’était appuyée contre la muraille et cachait son visage dans ses mains… elle eût glissé sur le sol si Hubert ne l’avait retenue.

« Il était indigne de vous ! fit-il… Ne l’aviez-vous déjà jugé ?… Odette, moi seul je vous aime… Je vous ai toujours aimée, Odette !… »

Elle sanglotait. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était dans ses bras, mais lui, brusquement desserrant son étreinte, saisit d’un geste dont il n’était plus le maître cette petite tête adorée, baignée de larmes, et baisa follement ces lèvres entrouvertes par le désespoir.

Ce baiser de feu rendit soudain à Odette toutes ses forces… Dans un geste irrésistible, elle rejeta Hubert qui dut s’appuyer au mur pour ne point faire une chute ridicule.

« C’est donc pour cela que vous m’avez sauvée !… lui cracha-t-elle férocement. Vous savez ! j’aime mieux les bohémiens ! »

C’était une lionne. Il ne la reconnaissait plus. Elle bondit du côté de la porte, mais il y fut avant elle, la prit dans ses poings terribles, la rejeta avec une brutalité sans nom au fond de cette tanière où il l’avait conduite et il dit avec un ricanement gros de menaces :

« Tu aimes mieux les bohémiens !… Que ton sort s’accomplisse, Odette !… »

XXXVIII TOUT CELA EST DE LA FAUTE DE ROULETABILLE

Jean s’était endormi. Le sommeil l’avait vaincu. Il ne se réveilla qu’à l’aurore. Les souvenirs des événements de la veille l’assaillirent en foule. Il se traîna prudemment quelques instants parmi les roseaux… Aucun bruit autour de lui… Il se rassura. Il se leva… Il n’était plus en danger… Mais qu’était devenue Odette ? Les bohémiens l’avaient-ils rejointe ? Et si Hubert était parvenu à la sauver, qu’était devenu Hubert ?

Cette dernière pensée lui était plus pénible que tout !…

Il fit encore quelques pas et se trouva devant une plaine fumante des premiers feux du jour… Toute la surface de la terre semblait un océan de verdure dorée qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fines et sèches de la haute herbe croissaient des masses de bleuets aux nuances bleues, rouges et violettes. Le genêt dressait sa pyramide de fleurs jaunes… des coquelicots faisaient des taches sanglantes sous ses pas… Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Au loin on entendait les cris aigus d’une bande d’oies sauvages qui volaient comme une épaisse nuée sur quelque étang perdu dans l’immensité de la puzta…

« C’est le paradis ! fit Jean, et je meurs de faim !… »

Il était dénué de tout ! Son cheval était certainement devenu la proie des bohémiens… Au loin, vers l’ouest, il apercevait la fumée d’un village… Ce n’est cependant point de ce côté qu’il se dirigea… La pensée d’Hubert et d’Odette l’occupait entièrement. Où s’étaient-ils réfugiés pour échapper aux bohémiens ?… Son regard fit le tour de la plaine et il remarqua à quelques centaines de mètres sur sa droite un petit bois qui, avec la saulaie entourant les marécages qu’il venait de quitter, était le seul endroit où l’on pût se dissimuler.

À tout hasard, il ne voulut pas quitter ces lieux sans avoir visité ce bois… et il y entrait bientôt…

Ses yeux cherchaient sur le sentier des traces révélatrices, comme il avait vu faire à Rouletabille… Mais rien de particulier n’attira son attention… Ah ! ce Rouletabille !… Tout était bien de sa faute !… Pourquoi les avait-il quittés ?… D’abord, ils n’auraient jamais dû se quitter tous les trois ! et pour beaucoup de raisons !…

Le souvenir de la conversation qu’il avait eue avec Hubert revenait à Jean cruellement.

De plus en plus, l’attitude du reporter lui apparaissait suspecte, incompréhensible… Jean ne croyait plus en rien et c’était vrai qu’il n’avait plus confiance en Rouletabille ! Du reste, il ne le lui avait pas envoyé dire…

Dans la solitude du bois, Jean s’assit sur un tronc d’arbre renversé qui avait arrêté ses pas incertains et se prit à réfléchir… Réfléchir à quoi ?… Au fond, il ne savait qu’une chose, une chose dont il était absolument sûr, c’est qu’il était le plus malheureux des hommes !…

Tout à coup, il redressa la tête ; il avait entendu du bruit : des branches s’écartèrent et un homme apparut ; c’était Andréa.

« Je te retrouve enfin ! » lui dit le bohémien…

Ainsi était-il apparu à Rouletabille dans les bois de New-Wachter, mais ç’avait été pour le chasser ! Cette fois, il ne paraissait point pressé de se séparer de Jean.

« Me reconnais-tu ? lui dit-il.

– Non, lui répondit le jeune homme… Les gens de ta race comptent si peu pour moi !… mais je me doute un peu que tu n’es pas un ami !…

– Je suis celui qui aimait Callista et à qui tu l’as volée ! répliqua l’autre avec âpreté.

– Eh bien, fit Jean, nous sommes quittes ! Je n’aimais pas Callista, moi !… mais j’aimais une jeune fille que tu m’as ravie ! Andréa, puisque c’est Andréa qu’on t’appelle… veux-tu gagner une fortune ?… Pour ce qui est de cette Callista, sois désormais tranquille, je ne te la reprendrai pas ! mais aide-moi à retrouver Mlle de Lavardens et je te ferai riche ! »

L’autre répondit à cette offre par un rire éclatant auquel d’autres rires non moins significatifs vinrent se joindre.

Jean tourna la tête et constata qu’il était entouré d’une douzaine de bohémiens armés qui le considéraient avec les plus méchantes mines du monde !…

Il fit quelques pas pour sortir du cercle qui l’enveloppait, mais il se heurta à des poitrines solides comme des murailles, à des gestes qui le repoussèrent.

« Tu es notre prisonnier ! déclara Andréa.

– Nous ne rentrerons pas bredouilles au camp ! » exprima Monoko, le rétameur, avec le plus pur accent de Pézenas…

Jean se retourna alors vers celui-ci :

« Tu es un pays ! lui dit-il, et nous pourrons peut-être nous entendre si tu es moins sauvage qu’eux !… Ce que tu viens de dire semble signifier que vous n’avez pas pu rejoindre la jeune fille des Camargues. Renseigne-moi, tu ne t’en repentiras pas !… »

L’autre haussa les épaules et lui tourna le dos.

« Allons ! suis-nous », fit Andréa…

Et il dut les suivre. En somme, c’était lui qui était venu se jeter dans leurs mains… Ne l’ayant pas trouvé dans les roseaux, ils l’avaient cherché dans le bois et y étaient restés en attendant l’aurore. De là, ils pouvaient surveiller toute la plaine et ils avaient vu venir Jean… Il paraissait évident qu’Odette avait réussi à leur échapper !

Cette idée qu’elle avait été sauvée par Hubert ne le remplissait toujours pas d’une joie immense…

Il était très las !… de plus en plus accablé par la pensée insupportable de cet Hubert libre de disposer d’Odette !… Pour comble de malheur il devait renoncer pour le moment à les rejoindre.

Qu’est-ce que ces brigands voulaient faire de lui ?… Ils venaient de le désarmer et il marchait captif au milieu de la bande.

Chose singulière, cette dernière aventure le laissait à peu près indifférent quant au sort qui lui était réservé. En vérité, il ne pensait qu’à Hubert pour le haïr et aussi, de temps en temps à Rouletabille pour le maudire !…

Les bohémiens lui faisaient prendre des chemins impossibles pour éviter la route et même le moindre sentier tracé… Ils n’arrivèrent au camp que vers le soir…

La consternation y régnait toujours… Quand ceux qui étaient restés là virent qu’on ne leur ramenait pas la queyra, ils firent entendre des cris de rage et d’horribles menaces à l’adresse de Jean, puis mille lamentations. Les femmes se couvraient les cheveux de cendres… Zina était comme possédée du démon… Elle invoquait toutes les divinités cigaines dans un charabia forcené.

N’ayant rien de mieux à faire, tous revinrent vers Jean avec des clameurs féroces. Callista se montra soudain et ne fut pas la moins acharnée. Sumbalo dut intervenir dans le moment qu’elle excitait les autres à une vengeance immédiate !… Jean ne reconnaissait plus cette furie !…

Eh quoi ! c’était là la petite maîtresse bizarre et nonchalante qu’il avait parée comme une poupée pendant deux ans, et dont il avait cru avoir fait une Parisienne ! Toute la sauvagerie première de la race lui remontait dans les yeux, en flammes éblouissantes, dans la gorge, en menaces et en injures où l’annonce des pires supplices se mêlait à des assertions très offensantes pour la vertu d’une mère qui avait engendré un pareil monstre !

« Le patriarche prononcera ! déclara Sumbalo… Lui seul a le droit de juger un si grand crime !… »

Il finit avec un discours pour apaiser tout le monde…

Callista, elle-même, s’éloigna et on laissa Jean un instant tranquille.

Sumbalo se rapprocha de lui pour lui dire :

« Tu n’as qu’une façon de t’en tirer, roumi, c’est de nous dire où se trouve notre reine ! Tu dois le savoir !… »

Jean ne lui répondit même pas. Alors Sumbalo s’éloigna, lui aussi, très ennuyé… C’était là la plus funeste aventure de sa vie ! Avoir laissé échapper la queyra ! Heureusement qu’il ramenait l’un de ces gadchi à Sever-Turn !… La colère du peuple retomberait sur celui-là !…

Il tenait à ce qu’il y revînt vivant… Aussi lui fit-il donner quelque nourriture…

Pendant les heures qui suivirent, d’autres bohémiens qui s’étaient attardés de leur côté à retrouver la piste d’Odette rentrèrent dans un état de dépression avancé. La nouvelle de la capture d’un roumi ne pouvait les consoler… Ils allèrent lui montrer le poing puis s’en furent se coucher.

Les feux s’éteignaient.

Jean s’était roulé dans une couverture de cheval qu’on lui avait jetée… Il savait qu’autour de lui on veillait et que toute tentative de fuite était impossible, du moins dans ces premières heures.

Il ferma les yeux et essaya de dormir…

Une main lui toucha l’épaule. Il tourna la tête… Callista était étendue près de lui et elle lui parla, la bouche presque collée à son oreille…

Alors elle lui expliqua en quelques mots que sa fureur contre lui n’était qu’une comédie destinée à tromper les cigains…

« S’il le voulait !… s’il le voulait bien !… il n’avait qu’un mot à dire et rien n’était perdu !…

– En perdant Odette, murmura Jean, qui savait combien il allait la faire souffrir… j’ai tout perdu !… »

Elle lui enfonça ses ongles dans la main, à le faire crier…

« Tu es fou ! lui souffla-t-elle à voix basse. Pourquoi m’excites-tu ?… Tu ne peux plus avoir d’espoir qu’en moi !… »

Il ricana, sournoisement… Dans son malheur, c’était une satisfaction rare pour lui que de savoir cette femme aussi désespérée que lui et soumise, en somme, à son caprice…

« Un mot ! répéta-t-elle en se rapprochant de lui, et nous fuirons ensemble !… »

Il eut encore un sourd ricanement. Elle lui mit une main sur la bouche :

« Tu ne sais pas ce qu’ils vont faire de toi ! Tu ne sais pas ce qui t’attend là-bas, à Sever-Turn ! Si tu le savais, tu réfléchirais !… ou plutôt tu me dirais : « Partons ! Partons tout de suite !… » Je ne te demande pas de m’aimer. Je ne te demande qu’une chose : laisse-moi te sauver !… Dis-moi oui.

– Et tu t’enfuiras avec moi !…

– Il le faudra bien, tu penses !… Qu’est-ce que ça te fait ? Ne m’as-tu pas aimée ?… N’avons-nous pas été heureux ensemble ? Rappelle-toi avec quel plaisir tu me montrais à tes amis !… Je n’étais pas une femme comme les autres, disais-tu ! Rappelle-toi, Jean ! Rappelle-toi !… Non, je ne suis pas une femme comme les autres. Et je saurai bien te la faire oublier, ton Odette !… »

Il ne l’écoutait même plus. Il s’était retourné pour lui faire comprendre qu’il était las de l’entendre, mais elle, elle le pressait davantage, excédée de le voir de marbre sous son haleine chaude, dont elle lui caressait l’oreille. Tout à coup, elle se sentit saisir brutalement et jetée loin de Jean comme un paquet.

« Ah ushela ! chienne bonne pour les roumis !… »

Et une bordée d’injures cigaines accompagnées de coups de botte qui la firent se relever à demi, râlante de rage. Toutefois, une gifle effroyable la rejetait à terre sanglotante, vaincue…

Elle avait profité du sommeil d’Andréa pour se rapprocher de Jean, mais le sourd murmure de ses prières avait fini par réveiller le bohémien, qui était aussitôt intervenu à sa façon. Il n’y avait rien à dire. C’était dans l’ordre. Callista n’avait que ce qu’elle méritait. Elle jugea inutile de protester.

Au matin, le camp fut levé. Jean fut enfermé dans la roulotte qui avait vu la captivité d’Odette et toute la bande s’achemina vers Sever-Turn.

XXXIX – HISTOIRE D’UN ÉPOUVANTAIL ET D’UNE MOUCHE

La première chose que vit Jean dans sa roulotte fut cette inscription au couteau qui, de toute évidence, avait été faite par Odette : « Au secours, petit Zo ! »

Ce fut un moment atroce, le plus dur qu’il eût encore passé depuis le début de cette affreuse aventure.

Ainsi, dans sa détresse, c’était à Rouletabille qu’Odette avait pensé !… c’était lui qu’elle avait appelé !…

Le nom de Jean n’était nulle part !…

Petit Zo ! Petit Zo ! locution familière dont elle s’était servie avec une innocence apparente à Lavardens, parce que ce diminutif enfantin de Joseph, le prénom de Rouletabille, l’avait amusée. Et lui, Jean dans sa candeur, avait trouvé cela tout naturel. Comme ils s’étaient moqués de lui !…

Et dans ce temps-là, lui, Jean, n’était préoccupé que par Hubert ! Mais Hubert était un ange à côté de ce sournois de Rouletabille !

Ainsi vont les sentiments des poètes, qui sont excessifs en tout, glissant de l’enthousiasme à l’horreur au gré d’une inspiration déterminée par l’événement le plus chétif. Ces quelques lettres gravées dans le bois faisaient plus pour la conviction de son malheur que toutes les histoires qu’Hubert lui avait rapportées de son entrevue avec Mme de Meyrens. En tout cas, elles venaient singulièrement les confirmer !

Ah ! maintenant, on pourrait faire de lui tout ce qu’on voudrait à Sever-Turn !… Le monde entier, la création tout entière, à cause de son désastre particulier, lui procuraient un dégoût insurmontable. Il ne demandait qu’à être débarrassé de la vie, cette erreur de Dieu !

Combien eût-il été plus persuadé encore (s’il en avait eu besoin) du mensonge de l’amitié, s’il avait su que Rouletabille, dans le moment même qu’il maudissait sa trahison, le voyait passer, captif des bohémiens, lamentable silhouette appuyée à la vitre d’une roulotte, sans en paraître autrement ému… et que le reporter n’en avait marqué aucune particulière émotion. Il n’avait même pas tenté un mouvement pour les suivre… En effet, à cette date, nous relevons les lignes suivantes :

CARNET DE ROULETABILLE

« Jean vient de passer au milieu des bohémiens ! Il s’est fait pincer, l’idiot ! N’eût-il pas mieux fait de me suivre comme je l’en priais, comme je l’en suppliais !… Mais non ! monsieur ne voulait en faire qu’à sa tête, et il en avait assez de la mienne ! Beau résultat !… me voilà réduit à ma plus simple expression !… Je n’ai plus de troupes et je vais avoir peut-être à combattre un monde d’ennemis !…

« Tout cela dépendra de ce qui va se passer tout à l’heure !

« Voilà trente-six heures que j’attends Hubert ! Il ne saurait plus tarder ! Je suis venu jusque-là, appuyé, comme toujours, sur mon cher « bon bout de la raison »… qui m’a montré la route de Sever-Turn.

« Quoi qu’en ait dit ce pauvre Jean, c’est là qu’il viendra, avec elle. C’est ici qu’il passera !… j’en suis certain !…

« Les raisons de ma certitude, je ne pouvais les donner à Jean. J’y ai bien pensé, mais le connaissant comme je le connais, cela était radicalement impossible !… Il aurait dû me croire sur parole, mais pour me croire, il faut m’aimer. Jean ne m’aime plus !…

« Ce qui me console, c’est qu’il m’adorera dans quinze jours !…

« En attendant, ça manque de confort moderne ici !… Je suis au fond d’une vieille hutte faite avec de la boue, la plaine est devant moi… Derrière, j’ai la montagne… et derrière la montagne, c’est le patriarcat !… Me voici sur le seuil qu’il ne faut pas laisser franchir à Odette… Pour elle, c’est le seuil du tombeau, comme dirait le poète !…

« Heureusement, Hubert ne m’attend pas par ici, et il ne peut soupçonner que je l’attends !… J’aurai le bénéfice de la surprise !… Il faut que j’aie triomphé avant qu’il se soit rendu compte de l’attaque !… Sans quoi, dame !… Je ne pèserai pas lourd devant lui ! Il tue les hirondelles au vol, envoie d’une chiquenaude rouler les taureaux dans la poussière et manie le cheval comme le nommé Centaure lui-même !…

« Oui, mais !… je suis plus malin que lui !… Et c’est ceci qui tuera cela ! comme disait le père Hugo…

« … Du point où je suis, j’aperçois la route devant moi, à plus d’une lieue. Je le verrai accourir, le beau cavalier !… avec Odette plus ou moins ficelée devant lui…

« Certainement, il n’a plus à se gêner !… Maintenant, il ne risque plus que de rencontrer des bohémiens, des cigains de Sever-Turn qui, au besoin, lui prêteraient main forte…

« Oui, mais… Eh bien ! voilà !… Je lui ai préparé quelque chose de gentil…

« Si je ne risquais point de tuer ou de blesser Odette, j’aurais déchargé sur lui mon revolver à la volée ! (son crime, cette fois est patent !…) et je sens que le souvenir de son trépas ne troublera pas mes nuits !… Or, à cause d’Odette, je suis obligé d’agir à coup sûr, c’est-à-dire à bout portant !… Et voilà bien où gît la difficulté !… La route ne se trouve encaissée que passée la frontière du patriarcat… Jusque-là, elle est largement découverte à droite et à gauche… ma hutte est sur le premier contrefort de la montagne, beaucoup trop loin pour que je puisse y rester caché… Tout le problème est là… Il faut que je sois au bord de la route et je ne peux m’y cacher !… et cependant il ne faut pas qu’il me voie ! Alors ?

« Alors, au bord de la route, il y a un champ de blé… Oh ! le blé est encore vert et tout petit !… mais au-dessus du champ de blé et tout près de la route, il y a un épouvantail !…

« Oui… un simple épouvantail pour moineaux !…

« C’est magnifique !… Cet épouvantail a une étrange redingote ou plutôt une lévite déchirée qui prend ainsi un aspect tout à fait somptuaire !… Les bras sont étendus en croix et semblent bénir la moisson qui lève… Enfin, il y a un chapeau… un chapeau de feutre à bords rabattus qui donne à l’ensemble un air fort gaillard !…

« Tout le monde a compris !…

« Je me glisse dans l’épouvantail, je me colle le feutre sur le côté, de façon à cacher ma figure, j’étends les bras en croix, sachez enfin que je tiens dans la manche, heureusement un peu trop longue de l’épouvantail, un solide browning tout prêt… tout prêt à tirer… Le monsieur passe à côté de moi, à me toucher sans se douter de quoi que ce soit… et moi, je lui brûle la figure ! Et voilà !… Ça n’est pas plus difficile que ça !… Le problème est résolu ! c. q. f. d. !… Ce cher monsieur Hubert roule dans la poussière !… Odette est sauvée !… On s’expliquera ensuite s’il n’est pas mort !…

« … Attention !… J’aperçois un petit nuage de poussière, là-bas, sur la route !… Vite, à l’épouvantail !… »

*

* *

Les notes du carnet ne reprennent que le lendemain et nous relevons encore ces lignes qui viennent terminer cette étrange histoire d’épouvantail !…

Rouletabille y retrace les faits comme s’ils se passaient à l’instant même…

« Voilà un quart d’heure que j’ai les bras en croix et que je ne bouge pas plus que si j’étais réellement en bois. Je commence à avoir une crampe… Est-ce qu’il va bientôt arriver, l’animal !… Je parle du cheval qu’Hubert a dû mettre au pas, pour le reposer d’une longue course !… Ici, il se sent en sécurité… Il se permet de laisser souffler sa bête… Cependant, je suis dans une position fatigante… Il devrait tout de même un peu se presser…

« Ma crampe… ma crampe…

 

« Ah ! le pas du cheval sur la route !… L’animal (cette fois, je parle d’Hubert) a remis sa bête au trot… Bon, maintenant, voilà que j’ai des fourmis dans les pieds !… Zut ! Hubert a remis son cheval au pas !…

« Ce qu’il faut de patience à un épouvantail !…

« Encore le petit trot ! Cette fois, ça y est !… J’assure mon browning dans ma main droite… encore quelques secondes, j’entends la respiration du cheval…

 

Enfer et mastic !… Ce n’était pas assez que d’avoir des fourmis dans les pieds, voilà que juste à ce moment… une mouche, un moucheron, un puceron de rien du tout, vient se poser sur le bout de mon nez !… et… d’un geste inconscient de la main gauche, je m’administre une tape retentissante ! Un coup de feu… Une balle fait sauter mon chapeau… »

XL – « NOTRE COMBAT SERA CELUI DE DEUX TORRENTS »

Notre combat sera celui de deux torrents

Ou de deux vents partis de deux points différents ;

Nous serons deux bûchers dont la flamme ennemie

Pour s’entre-dévorer s’élance avec furie !

Œuvres complètes de Rouletabille

Rouletabille fut tellement vexé de ce ridicule incident qui faillit lui coûter la vie que ses notes sur le combat qui s’ensuivit sont des plus brèves et qu’il serait difficile seulement avec leur secours, d’en reconstituer les épisodes !

Heureusement que Rouletabille avait ses heures de bavardage et voici comment il a raconté la chose bien avant qu’il ne lui eût pris la fantaisie de mettre l’événement en vers, un jour de mélancolie…

« J’avais senti le vent de la balle et j’étais si bien abruti par le sentiment de ma propre stupidité, que je restai là tête nue, exposé aux coups d’Hubert qui, naturellement, m’avait reconnu !

« Il ne jugea pas utile de m’assassiner, il le pouvait ! Sans dommage, car la manche de l’épouvantail avait complètement glissé sur ma main droite qui tenait le browning et je n’arrivais pas à m’en dépêtrer !… Hubert était à cheval, j’étais à pied ; il pensa que j’étais tout à fait démonté, que j’avais dû abandonner ma bête quelque part et que, pour se débarrasser de moi, il n’avait qu’à piquer des deux, ce qu’il fit illico.

« Odette qu’il avait en travers de la selle, devant lui, n’avait pas poussé un cri… Je jugeai qu’elle devait être bâillonnée ou peut-être évanouie…

« Après m’être débarrassé, assez difficilement, de ce malheureux épouvantail que j’avais considéré, un instant, comme la plus belle invention de ma vie… j’avais pris mes jambes à mon cou. En me voyant courir ainsi derrière son cheval qui filait comme le vent, Hubert se mit à rire… d’un petit rire insultant qu’il m’envoya en guise de dernier adieu !…

« C’est de cette façon que le brigand parvint à la montagne. Ce qui lui permit de reprendre haleine après cette algarade ! Ainsi continua-t-il une demi-heure environ, sa route « en père peinard »… Je répète qu’il pouvait se croire tranquille car la frontière n’était pas loin et il n’y avait pas un être dans la contrée qui ne lui eût apporté son aide au premier appel !…

« Soudain, il y eut comme un bruit d’éboulement sur sa gauche… Il tourna la tête et m’aperçut qui arrivais sur lui, comme un torrent !…

« Cette fois, j’étais monté, moi aussi…

« J’avais dissimulé mon cheval entre deux plis de terrain, derrière les premiers contreforts, en un endroit admirablement stratégique, si j’ose dire !… car un sentier de chèvre m’y conduisait directement et un autre en descendait pour couper, un peu plus loin, la route qui, elle, avait fait un détour au flanc des monts… de telle sorte que nous nous trouvâmes lancés l’un contre l’autre dès qu’il eut de nouveau rendu les rênes…

« La ridicule issue de l’aventure précédente m’avait rendu comme fou de rage… J’étais bien résolu d’en finir avec cet insupportable monsieur.

« Le choc fut brutal, nos chevaux se cabrèrent, hennissants, écumants, comme s’ils allaient se dévorer, et c’est ce qui, momentanément, me sauva.

« J’avais espéré le renverser, car je n’osais toujours tirer, à cause d’Odette, mais il me déchargeait son browning à bout portant, et j’aurais certainement eu plus que mon compte si ma bête, ainsi dressée sur ses sabots de derrière, n’avait formé bouclier. Elle reçut trois balles dans le poitrail et les autres projectiles ne firent que m’érafler, tandis que je roulais avec mon cheval dans la poussière du chemin… J’eus le bonheur d’éviter d’être pris sous ma monture et je fus debout en une seconde : je bondis aux naseaux du cheval d’Hubert ! Cette fois, c’était moi qui avais l’avantage, car mon adversaire, ayant brûlé toutes ses cartouches, se trouvait désarmé devant moi !…

« Je lui criai de se rendre, en déchargeant à mon tour mon arme dans la tête de sa monture, mais, hélas ! un furieux coup de pied qui m’arriva en pleine poitrine fit dévier l’arme et me rejeta brutalement sur le roc, étourdi et sanglant…

« Je crachais le sang, j’étais aveuglé par la fureur ! Ma malice n’avait servi de rien ! et je venais d’être vaincu dans ce combat stupide. Il y a des jours où l’on n’a pas de chance !… Du reste, rien ne me réussissait depuis mon accident de chemin de fer !… depuis que cette vieille sorcière de Zina était venue me soigner !… Pour sûr, elle m’avait fichu le mauvais œil !

« Pendant ce temps, Hubert disparaissait avec Odette qui pendait à son bras comme morte…

« Puis je le vis réapparaître sur une autre crête… Une troupe de cigains accourait vers lui : il leur parla, le bras tendu dans ma direction. J’entendis des cris de fureur et je rassemblai mes dernières forces pour me glisser comme une couleuvre dans une anfractuosité du roc, sorte de puits caverne dont je dissimulai à la hâte l’orifice avec des ronces.

« J’avais traîné là mes impédimenta, ce que j’appelle mon nécessaire de voyage, roulé dans ma couverture. J’étais décidé à périr dans ce trou si j’étais découvert, après avoir vendu, bien entendu, ma vie le plus cher possible !…

« Mais on me laissa tranquille ! Ils passaient près de mon trou sans même en soupçonner l’existence…

« Tout de même, je n’étais pas fier de moi. J’avais été au-dessous de tout à cause d’une mouche…

« Et dire qu’il y a un monsieur qui a écrit quelque part que l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi !… »

XLI – UN CACHOT TÉNÉBREUX

Et ce sont nos aïeux

Qui, pour vous, ont construit ce cachot ténébreux !…

Anonyme

Sever-Turn ! Tes vieilles maisons humides et décrépies, tes murailles chancelantes, tes rues défoncées, tes façades lépreuses, ton palais croulant, ton antique basilique, les tours maussades qui défendent le sanctuaire où, depuis des siècles, en dépit des révolutions, des invasions et des fléaux qui dévastent le monde, on conserve la tradition et le rite, comme tout cela avait changé de visage à la première annonce de la bonne nouvelle !

Tu n’étais qu’un linceul ; tu étais devenue en un moment une draperie de fête !

Tu n’étais qu’une plainte ; tu étais devenue un chant !

Reportons-nous à ces premières heures d’enchantement !… Que de tapis, de drapeaux, de bannières ! Les cloches carillonnent. Le peuple est en liesse ; les paysans accourent des lointaines campagnes, poussant leurs ânes chargés d’enfants qui agitent des rameaux fleuris… Sur les remparts, les cigains déchargent leurs armes, tandis que les jeunes filles apportent sur les places publiques leurs corbeilles embaumées.

Devant l’arche de la Porte occidentale, une foule remuante attend inlassablement ! celle qui doit venir !…

Il n’est point jusqu’au nouveau « quartier européen » (ainsi s’exprime ce peuple comme s’il n’était toujours qu’une horde d’Asie) qui ne se soit rempli exceptionnellement de voyageurs, voire de touristes qui ont fait un crochet jusqu’à Sever-Turn pour assister à cette extraordinaire bonne aventure !…

L’Hôtel des Balkans, tout proche du caravansérail, a repeint à neuf ses volets verts, mis un crépi rose, nettoyé les carreaux de la grande salle de banquet : on dirait un vrai palace, avec son vestibule dallé d’ardoises polies comme le marbre et le grand drapeau tout neuf du consul de Valachie, haut personnage, qui habite le plus bel appartement au premier étage, comme il convient à celui qui représente le corps diplomatique à lui tout seul !…

On est ici en pleine civilisation et, traversez la rue, on est en plein Moyen Âge !

Contraste savoureux ! que ne manquent point d’apprécier ceux qui voyagent à travers le vaste monde avec un petit livre rouge à la main…

Pénétrons dans le temple. Traversons les cours de cette forteresse où grouillent prêtres et fidèles dans un entassement multicolore, assiégeant les parvis. Les riches ont sorti leurs plus belles chemises rouges et leurs tuniques jaunes… et leurs ceintures damasquinées… mais les loques ne manquent point de couleurs non plus dans cette gamme éblouissante de lumière !

Sous un soleil torride passent des popes tout noirs, porteurs d’icônes d’or, habillés de longs voiles, comme des femmes en deuil… Des hommes s’appuient, pensifs, à de longs bâtons, des mères découvrent des poitrines décharnées et tentent d’y allaiter leur enfant… Une grande joie est répandue sur tous les visages… Ils sont arrivés ! Ils verront la petite reine ! Ils murmurent les versets prophétiques du Livre des Ancêtres qu’on leur a volé !… Ils attendent la queyra !…

Enfin les portes de fer du grand sanctuaire leur sont ouvertes. Ils se précipitent.

Là-bas, tout au fond, le patriarche Féodor, coiffé de la tiare fabriquée jadis au pays d’Assour (prétend la tradition) s’avance, suivi d’un chœur de vieillards. Tous s’asseoient dans les fauteuils de marbre… Les prières vont commencer ; sitôt que l’on signalera l’approche de la queyra et de son cortège, au-devant duquel est allé le grand Coesre (celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde, quelque chose comme le ministre de la Guerre)… Mais tout à coup, une immense clameur vient s’engouffrer sous les voûtes sacrées, en même temps qu’accourt, à bout de souffle et couvert de poussière le messager du malheur…

Il s’effondre aux pieds du patriarche.

« La queyra a été enlevée par les roumis ! »

Et il a encore la force d’ajouter :

« Mais nous te ramenons l’un de ses ravisseurs !… »

Alors il y eut dans le temple un effrayant silence, plus terrible que tout ce que l’on peut imaginer, et qui faisait un horrible contraste avec les hurlements de désespoir qui commençaient à s’élever des quatre coins de la cité maudite.

Le patriarche n’avait même pas eu un regard pour le messager qui, peut-être, expirait de douleur à ses pieds. Il s’était dressé et attendait maintenant dans une immobilité de statue, entouré de toutes ces autres statues qu’étaient devenus, eux aussi, les vieillards… Il attendait que le grand Coesre, qui venait à son tour de pénétrer dans le temple, eût poussé jusqu’à lui le roumi prisonnier.

« Eh bien ! celui-là peut numéroter ses os ! » prononça à mi-voix, derrière un pilier, M. Nicolas Tournesol, en voyant passer devant lui le captif suivi d’une tourbe aux gestes assassins…

M. Nicolas Tournesol était représentant de commerce, le seul commis voyageur qui eût peut-être jamais mis les pieds dans le patriarcat, où, du reste, il faisait fortune avec sa marque de champagne et ses boîtes de conserves.

Sans concurrence, il représentait à Sever-Turn le commerce de toute l’Europe, comme d’autre part le consul de Valachie représentait la diplomatie des deux mondes… Il vendait de tout et avait acheté des terrains dans le quartier européen, qui semblait devoir prendre un développement rapide depuis qu’une compagnie anglaise construisait une route permettant d’accéder aux champs de pétrole. Il avait mis aussi de l’argent dans le palace « l’Hôtel des Balkans », anciennement Hôtel du Caravansérail… dont le patron suivait religieusement ses conseils pour attirer et rouler la clientèle…

 

Mais revenons au roumi prisonnier qui n’était autre que Jean de Santierne, lequel apparaissait dans un assez fâcheux état. Aux portes de la ville, il avait failli être écharpé ; on avait dû lui faire faire le tour de la muraille et on n’avait pu le faire pénétrer dans l’intérieur de l’enceinte que par une ancienne conduite des eaux desséchée qui aboutissait dans une cour du temple ; encore là, s’il n’avait pas été lapidé, c’est que le grand Coesre s’était mis à ses côtés et que la population de Sever-Turn avait en grande crainte et vénération son ministre de la Guerre… Non que celui-ci eût gagné beaucoup de batailles, mais il avait une façon de manier le fouet (le fouet qui flagellait le monde) qui imposait immédiatement le respect.

Le grand Coesre était surtout célèbre pour avoir maté dans les mauvais jours la révolte des Lingurari, dont le métier est de fabriquer des cuillères et des vases de bois ; celle des Liessei, qui sont la plus basse classe des tribus nomades, véritables vagabonds, lesquels, sous prétexte de dévotion et exercices de piété, ne viennent à Sever-Turn que pour se faire nourrir à l’œil, comme disait M. Nicolas Tournesol, par les prêtres et les gardiens du temple.

Enfin nous saurons tout du grand Coesre en rappelant qu’il s’était tout à fait distingué dans l’affaire des Balogards, clan tout-puissant à Sever-Turn, oligarchie conservatrice qui avait tenté d’empiéter sur les pouvoirs du patriarche. Balogards veut dire voleurs, mais on aurait tort d’attacher à ce mot cigain un sens péjoratif. Ces Balogards étaient des personnages considérables, d’anciens voleurs au « rendez-moi » qui, après avoir patiemment fait fortune sur tous les marchés du monde, étaient revenus au pays pour y jouir en paix du fruit de leurs économies et de la considération générale… Ils avaient la majorité dans les conseils de la nation, affichaient des mœurs austères et trouvaient que le patriarche était trop aimé du peuple !… Mais un beau jour, en plein conseil du municipe, le grand Coesre avait détaché son fouet qu’il portait toujours en sautoir et il en avait fait siffler la lanière de cuir d’une si singulière façon que MM. les Balogards se l’étaient tenu pour dit…

Depuis, ils laissaient la paix au patriarche, et le patriarche aimait bien le grand Coesre, avec lequel il faisait le plus souvent la pluie et le beau temps à Sever-Turn ; mais il y faisait le plus souvent la pluie à cause du voisinage de la montagne…

Jean était en sang… Soutenu par le grand Coesre, il gravit au milieu des huées les degrés au haut desquels se tenait le grand-prêtre, entouré du chœur des vieillards qui s’étaient laissés retomber sur leurs chaises curules.

Derrière venaient Sumbalo, Andréa, Suco le forgeron et d’autres qui avaient aidé à capturer le roumi. On ne voyait pas Zina qui, depuis la disparition d’Odette, était comme morte.

Callista était restée en arrière et assistait à tout, sans se mêler de rien. Elle était dans un état d’esprit qui la faisait beaucoup souffrir, car, au fond, sa haine de Jean était toujours combattue par le remords de l’avoir conduit de ses propres mains au bord de l’abîme où on allait le jeter… Cette haine-là, cela s’appelle encore de l’amour… Qu’était-elle venue faire jusque-là ?… Entendre la condamnation de Jean ?… Sans aucun doute ! Mais assurément elle n’aurait pas la joie que, dans la férocité implacable de sa première rancune, elle s’en était promise ! Tout le monde sait que le cœur des femmes est plein de contradictions…

« Voilà le coupable !… » fit le grand Coesre en poussant Jean devant le patriarche…

Aussitôt le redoutable silence du temple fut rompu par mille cris de mort, auxquels répondirent ceux du dehors… C’était comme un bruit de tonnerre qui, succédant au silence affreux de tout à l’heure (quand on avait appris le rapt de la reine), faisait frissonner les plus braves.

M. Nicolas Tournesol lui-même, qui, cependant, en avait vu bien d’autres, murmura, attristé : « Le pauvre jeune homme ! »

Callista était près de défaillir.

« À mort ! À mort !… »

Est-ce que vraiment on allait lui mettre à mort son Jean ?… Et soudain, elle eut horreur de son œuvre ! Elle avait voulu la mort d’Odette et c’était son Jean qui allait mourir !…

D’un mouvement dont elle ne se rendit point compte, elle s’approcha de Féodor et se jeta aux pieds du patriarche ! Elle, qui était, à la vérité, le seul bourreau de Jean elle cria :

« Pitié pour cet homme ! »

Une protestation formidable en même temps que les poings d’Andréa lui fermèrent la bouche. Le cigain la poussa brutalement hors du degré et l’envoya rouler sur les dalles…

Alors le patriarche parla.

Il demanda à Jean : « Nieras-tu avoir été complice de l’enlèvement de la queyra ? »

Jean ne répondit pas, car il ne comprenait pas ; les paroles avaient été prononcées dans le langage sacré des cigains de Transbalkanie. Mais Andréa traduisit la phrase, et alors Jean répondit qu’il avait fait, en effet, tout son possible pour sauver sa fiancée des mains des voleurs, et il ajouta même que, s’il était libre, il recommencerait. On ne lui en demandait pas tant, c’était du luxe…

Les clameurs repartirent de plus belle. Il y eut une bousculade sérieuse, les gardiens eurent fort à faire…

Le patriarche leva la main et on l’écouta de nouveau :

« Songe, fit-il, que toi et les tiens avez commis contre ce peuple le plus grand crime qui se puisse imaginer !… et que si tu ne nous aides point à le réparer !… tu en supporteras tout le poids !…

– Je ne tiens pas à la vie !… répliqua Jean… mais pour votre gouverne, monsieur le patriarche, je vous avertis que je suis citoyen français et que vous aurez à répondre de ma mort !…

– Nous répondrons que ta mort a été un acte de justice !… Allons, réfléchis !… Écoute les menaces de ce peuple qui s’impatiente !… Nous retrouverons notre reine, où qu’elle aille, où qu’on la cache !… Son destin est écrit, mais le tien est en train de s’écrire… Veux-tu nous aider ?… »

Jean haussa les épaules. Ce mouvement était une insulte à la majesté du prêtre et du lieu…

L’injure du roumi avait déchaîné à nouveau le tonnerre… Aux cris de mort se mêlaient d’autres cris :

« Le supplice !… Le supplice !… »

Les uns réclamaient qu’on le brûlât à petit feu, les autres qu’on lui coupât les membres d’abord et puis qu’on lui sciât la tête ; d’autres réclamaient qu’on le mît en croix !… Les gardiens se battaient avec la foule pour qu’elle n’envahît point l’enceinte sacrée… mais ils allaient être débordés…

Le patriarche, poussé par les vieillards effrayés, se hâta de prononcer la sentence :

« Nous te condamnons à mourir de faim !… »

Cette sentence fut généralement trouvée douce et il y eut bien des protestations, mais certains expliquaient qu’elle était très sage, car, outre qu’elle était fort douloureuse, elle donnait tout le temps à Jean de réfléchir et peut-être se déciderait-il à dire ou était la queyra !…

Quant au roumi, il fut entraîné aussitôt par les gardes dans les dessous du temple, dut traverser les couloirs, obscurs, étouffants, creusés dans le roc, qui conduisaient aux canons du palais. Une porte grillée à mi-hauteur fut ouverte qui, sans doute, ne l’avait pas été depuis longtemps, car une bande de rongeurs qui apportaient dans cette tranquille retraite le fruit de leurs larcins s’enfuit en tumulte…

Ce réduit était hideux. Le grand Coesre y poussa Jean. C’est là que le pauvre jeune homme devait mourir.

XLII – OÙ NICOLAS TOURNESOL FAIT LA COUR AUX DAMES

À l’enthousiasme qui avait soulevé cette ville succédait une sombre consternation. En quelques secondes, le décor s’était transformé à nouveau. La parure éclatante dont les édifices s’étaient revêtus avait disparu comme par enchantement et, le visage morne, flétri, lézardé de l’antique cité s’était penché à nouveau sur son peuple gémissant. Les fleurs du chemin avaient été rageusement piétinées. Plus de chants, plus de bannières… Sur les tours du temple, des bras levés imploraient la pitié de la divinité ; mais le ciel, devenu subitement inclément, se couvrait d’un manteau de cendre sous lequel il paraissait vouloir ensevelir tous les espoirs de la terre.

M. Nicolas Tournesol rentra à l’hôtel, d’un pas traînard et avec une mine assez mélancolique. Il avait beaucoup compté sur les réjouissances du couronnement pour donner à ses affaires une ampleur capable de lui assurer définitivement la fortune. Il avait une forte commission, surtout sur le champagne dont il avait espéré une consommation effrénée !… Hélas ! l’affaire avait mal tourné et il y aurait du laissé pour compte !…

C’est donc avec des pensées assez mornes qu’il pénétra dans le grand vestibule de l’hôtel à peu près désert, car tous les touristes étaient sortis pour assister aux événements… Cependant, Nicolas Tournesol détestait la tristesse. Il décida de la combattre à l’aide de quelques solides gin-cocktails comme il avait appris à les faire à Vladislas Kamenos, le patron de l’hôtel qui était en même temps son propre barman.

Il s’installa sur un haut tabouret, devant le comptoir d’acajou qui occupait le fond de la pièce et il se disposait, armé d’une longue cuiller de métal, à faire de la musique avec la cristallerie, quand une dame de mine piquante, vêtue avec simplicité, mais avec élégance, fit son entrée…

Tous deux se regardèrent…

La femme continua son chemin ; il descendit de son tabouret :

« Ah çà, mais, j’ai vu cette figure-là quelque part, moi !… »

L’étrangère était allée s’asseoir devant une petite table où était disposée une écritoire et elle allait commencer sa correspondance quand elle vit se dresser devant elle un gros garçon, à la mine réjouie, qui la saluait fort obséquieusement :

« Je vous prie de m’excuser, madame !… mais à Sever-Turn, comme dans tous les Balkans, il n’y a personne pour me présenter… Je me présente donc moi-même… Je suis M. Tournesol !… Nicolas Tournesol !…

– Mon Dieu ! fit la dame en souriant, je n’y vois aucun inconvénient !…

– Vous ne me remettez pas ?… Tournesol le courtier en champagne, l’ami des princes, des grands-ducs !… et surtout des grands bars !… Nous avons passé une soirée ensemble, avec vos amis dans un luxueux palace !…

– Vrai ! monsieur ! mais je ne fréquente pas ces établissements !…

– On vous y avait amenée au moins cette fois-là !… Tenez, il y a cinq ans de cela !… Vous êtes bien Mme de Meyrens ?

– Ah ! mais vous avez raison !… Oui !… oui !… parfaitement, je me rappelle… Dieu ! que vous avez été drôle !… Vous faisiez des « déclarations » à toutes les dames !…

– Et à vous, madame, vous ai-je fait une déclaration ?

– Ma foi non !…

– Il est encore temps ! déclara tranquillement Nicolas Tournesol en s’asseyant sans plus de cérémonie à côté de Mme de Meyrens. Vladislas ! deux cocktails, boum ! Vous permettez, madame ?… Savez-vous que vous êtes tout à fait charmante ?…

– Vous n’avez pas peur, monsieur Tournesol !…

– Moi, je n’ai peur de rien, pourvu qu’on rigole !… Pardon, madame ! en tout bien tout honneur !… Je sais à qui j’ai affaire, et ce n’est pas moi qui vous manquerai de respect, si vous aimez ce genre-là !…

– Qu’est-ce que vous faites ici ?…

– Et vous ?…

– Je vous dirai ça tout à l’heure !…

– Eh bien, moi, je vous le dirai tout de suite !… Depuis la guerre, qui m’a ruiné, je fais de tout !… Je vends de tout !… Je suis l’élément artériel, si j’ose dire, du fabricant, du consignataire et du négociant en gros, le vade semper[8] du double emploi, du rossignol et du trop-plein !… Le pourvoyeur aimé du caissier-emballeur, du commissionnaire de roulage et du camionneur !… Le messie de l’hôtelier, le despote de la table d’hôte, le privilégié de la tabagie et le chéri des dames !…

– N’en jetez plus ! fit Mme de Meyrens… Mais je vous défends de fumer la pipe…

– Oh ! on voit bien que vous êtes une femme du monde !… Il y a longtemps que vous êtes arrivée ?…

– À l’instant !… Je suis venue pour voir la reine, mais il paraît qu’il n’y a plus de reine !…

– Elle est retrouvée ! » leur jeta Vladislas qui accourait du dehors.

Et il donna des ordres précipités pour que l’on replaçât les tapis aux balcons, les drapeaux aux fenêtres et des fleurs partout.

Tournesol, cramoisi, avait sauté sur le patron :

« C’est vrai, ce mensonge-là ?…

– Je vous dis qu’elle est retrouvée !… Un cavalier vient de nous la ramener en travers de sa selle !… Il l’a volée à son tour aux roumis !… La ville est encore une fois sens dessus dessous. Tenez !… entendez les cloches !… »

En effet, elles se remettaient à sonner à toute volée ! C’était le carillon inouï ! le chant d’allégresse suprême du bronze au-dessus d’une immense rumeur de fête !…

« Je vais aller voir ça !… fit Mme de Meyrens en se dirigeant hâtivement vers la porte.

– Attendez ! nous y allons ensemble !… on ne se quitte plus », déclara Nicolas Tournesol en glissant son bras sous celui de Mme de Meyrens, qui ne se défendit point trop…

Cependant, quelques minutes plus tard, dans la foule, elle lui échappait, mais il se jura bien de la retrouver.

Vladislas était déjà parti pour le temple. Derrière lui, tout le personnel abandonna l’hôtel.

XLIII – LA PAGE ARRACHÉE AU LIVRE DES ANCÊTRES

Nous n’essayerons pas de donner même une idée de l’arrivée triomphale d’Hubert à Sever-Turn… Il était accompagné d’une troupe de bohémiens qui criaient la nouvelle avant qu’ils eussent franchi les remparts… Ils avaient fait boire à Odette un cordial de leur façon qui aurait réveillé une morte !… Elle était sans aucune force de réaction dans les bras d’Hubert qui, du haut de sa selle, la montrait à tous, comme le Palladium retrouvé !… Quelques paroles nationales cigaines bien senties accompagnaient cette exhibition de la vierge promise par les Écritures et redoublaient le délire des foules…

Tous prenaient Hubert pour un vrai bohémien de la pure race, pour un frère !…

« La queyra est retrouvée ! La queyra est retrouvée !… »

La première personne qui se précipita aux pieds de l’idole à son entrée dans le temple fut Zina… Odette était portée plutôt que conduite au grand prêtre Féodor, qui la reçut dans ses mains tremblantes de respect et d’émotion ; dévotement, il la soutint jusqu’au trône d’ivoire qui lui avait été réservé, et quand elle y fut assise, il s’agenouilla devant elle par trois fois, en murmurant les formules traditionnelles…

À son exemple, trois fois le peuple s’agenouilla, trois fois il se releva en poussant l’hosannah de victoire qui termine l’hymne à Debla, le Dieu du jour !…

Alors Hubert s’avança vers le patriarche, et comme il demandait à prendre la parole, Andréa s’avança à son tour et dit :

« Celui-ci est un fourbe et un sacrilège ! Ce n’est pas un cigain ! C’est un noble roumi des Saintes-Maries-de-la-Mer, et Sumbalo et Suco le forgeron reconnaissent en cet homme le propre ravisseur de la reine !… »

Ayant dit, il porta une main brutale sur le maquillage d’Hubert, lui arracha la barbe, d’où il résulta une grande confusion.

Mais Hubert, impassible sous l’outrage, croisa les bras et dit :

« Je savais qu’un complot était formé contre la queyra par des étrangers !… Je suis entré dans ce complot pour qu’il échouât et pour vous ramener moi-même Celle que vous attendiez !…

– Et quel était ton dessein en agissant ainsi ? demanda le patriarche qui, depuis le commencement de l’incident, n’avait point quitté l’étranger de son regard sévère.

– C’est toi qui me le demandes ! s’écria Hubert… As-tu donc oublié le texte sacré : Il fallait que les prophéties s’accomplissent !… »

Le patriarche alors étendit les bras et leva sa belle tête chenue, son front rayonnant d’une subite inspiration !…

« Cet homme dit vrai !… Cet homme est l’envoyé de sainte Sarah !… s’écria-t-il…

– Regardez-moi, vieillards ! reprit Hubert… L’un de vous ne me reconnaîtra-t-il pas ?… Il y a deux ans, un des vôtres, frappé du fléau, me confia le Livre !… s’il est vivant, qu’il s’avance… s’il est mort, qu’il sorte du tombeau !…

– C’est donc toi !… c’est donc toi !… fit l’un des vieillards, toi dont m’a parlé avant d’expirer mon vieil ami, le pope Autischine !… C’est donc toi à qui fut confié le Livre !…

– Ce Livre, où est-il ? demanda le patriarche…

– Ce livre m’a été volé, répondit Hubert, par des roumis qui fuyaient le pays… Je l’ai recherché en vain, mais j’ai pu en retrouver la page la plus précieuse qui en avait été arrachée !… »

Il n’avait pas achevé ces mots qu’il présentait la page sacrée au patriarche et au conseil des vieillards qui se pressait autour de lui…

Alors le patriarche lut d’une voix retentissante qui fut entendue jusque sur le parvis du temple :

La fille de la Race, qui sera marquée du signe de la couronne, sera volée par les roumis…

Mais un roumi la ramènera dans la cité pour qu’elle soit proclamée « queyra » et lui roi !

Et ainsi, par cette union, la race sera régénérée !…

Une prodigieuse clameur accueillait la lecture du texte sacré. Dix mille voix s’écrièrent : « C’était écrit ! C’était écrit !… »

Le patriarche prit la main d’Hubert et le conduisit vers Odette qui assistait, telle une icône, aussi insensible apparemment que l’ivoire de son trône, à cette scène formidable dont elle était le centre…

« C’est le Roi du monde qui le fait le Roi de la Terre ! prononça le prêtre… Celui-là sera ton époux !… »

Or, à ce moment, il y eut des cris, des protestations, des pleurs d’enfants, des gémissements de femmes bousculées et qui se relevaient menaçantes derrière la sorte de trombe qui les avait renversées !…

Cette trombe ne s’arrêta que devant le patriarche. Cette trombe était Rouletabille !…

« Pardon excuse !… m’sieur le patriarche ! fit-il… moi, j’ai quelque chose à dire avant la cérémonie !… »

XLIV – LE SIGNE DE LA COURONNE

Le tumulte fut tout de suite immense. L’assemblée cria à l’anathème ! Et les gardiens se seraient précipités sur Rouletabille si un geste auguste du patriarche ne l’eût préservé…

Andréa, Callista, Zina et toute la troupe de Sumbalo, tout ce monde parlait à la fois, ou plutôt vociférait, en montrant le poing à Rouletabille…

Odette, sortant enfin du rêve dont elle paraissait accablée, se soulevait, les bras tendus vers cet espoir de salut : Rouletabille ! Mais elle retomba presque aussitôt, comme si elle eût douté encore une fois de la réalité, comme si cette image, jaillie du fond de ses cauchemars, n’était, elle aussi, qu’une fumée !…

Le grand Coesre, avec sa figure des plus mauvais jours, était venu se placer à côté de ce jeune audacieux qui avait osé violer l’enceinte sacrée…

Enfin, quand tout ce désordre se fut un peu apaisé, on parvint à s’entendre mais non à se comprendre ! Rouletabille parlait la langue des gâschi (vils étrangers) que le plus grand nombre ignorait. Le patriarche fit appel aux lumières d’un docte vieillard à lunettes qui avait passé sa vie dans les bibliothèques et qui était à peu près polyglotte… Par ce truchement officiel, le peuple tout entier put saisir le sens des propos échangés.

Rouletabille, telle Cassandre qui avait le mauvais œil, au moins autant que Zina, prédisait au peuple cigain les pires calamités si le patriarche et le conseil des vieillards achevaient l’œuvre criminelle que d’autres avaient commencée… Mais il se déclarait hautement persuadé que le Dieu des Romanés, qui était aussi celui des roumis chrétiens, et surtout des roumis de France (lesquels avaient élevé les premiers un temple à sainte Sarah, la plus glorieuse servante de ce Dieu et la protectrice de la race) avait mis trop de sagesse chez son grand prêtre et trop d’innocence dans le cœur de son conseil pour qu’ils se fissent les complices d’un sortilège !…

« Ce jeune homme parle comme un diplomate ! confia le grand prêtre au conseil des vieillards, méfions-nous !… »

Et tout haut il lui demanda :

« Tu parles d’un sacrilège ! Je ne vois encore que celui que tu as commis en pénétrant dans l’enceinte défendue !…

– Sainte Sarah me le pardonnera parce qu’elle sait que je ne suis venu ici que pour vous apporter la vérité !…

– Tu me parais très bien avec sainte Sarah !… reprit Féodor, caustique, et tu me sembles un fameux bavard ! À Sever-Turn, on aime les paroles courtes. Qui accuses-tu de sacrilège ? »

Rouletabille se tourna vers Callista, Andréa et Zina et dit :

« Ces trois que voilà !… »

Immédiatement, les trois protestèrent comme des possédés…

« Il y a sacrilège, reprit Rouletabille sans plus s’émouvoir, quand une troupe de trois gredins, invoquant un texte sacré, abuse de la crédulité d’un peuple pour lui faire prendre des vessies pour des lanternes !…

– Des vessies pour des lanternes ? Qu’est cela ? » interrogea gravement le patriarche…

Le docte vieillard de la Bibliothèque dut avouer que sa science ne lui permettait pas de pénétrer parfaitement le sens d’une aussi rare expression… Jamais il ne l’avait lue dans un livre. D’autre part, dans les milieux diplomatiques, où il fréquentait (chez le consul de Valachie), il ne l’avait jamais entendue…

« Cela veut dire, finit par leur jeter Rouletabille, qu’ils vous ont fait prendre Mlle de Lavardens pour la queyra annoncée par les Écritures. Or, Mlle de Lavardens, dans toute cette affaire, est victime de la jalousie de cette Callista qui aime le fiancé de Mlle de Lavardens !…

– Mensonge ! mensonge ! clama Callista.

– Si c’est pour nous raconter de pareilles sobradas (textuellement de pareilles balivernes)… commença un noble vieillard…

– Que la zarapia t’emporte ! (la peste).

– Je ne suis pas très savant, exprima avec amertume et sur un ton de fausse humilité le docteur de la Bibliothèque, lequel avait une voix de basse-taille qui le faisait entendre jusqu’au fond du temple… Je ne suis pas très savant… (Il avait encore sur le cœur les vessies et les lanternes)… mais je crois bien qu’en français on appelle cela des potins !…

– Il faut tout de même bien que vous sachiez pourquoi on vous a trompés et je ne peux pas vous raconter ça par paraboles !… releva Rouletabille, fort irrité et très vexé au fond du mépris avec lequel on accueillait ses accusations… Sans ce potin-là, Mlle de Lavardens serait encore en France, sa patrie qui la réclame et à laquelle vous n’avez pas le droit de l’arracher !…

– Mlle de Lavardens est cigaine, d’après la loi cigaine !

– Elle est Française, d’après la loi française !…

– Sa mère était cigaine !… » proclamèrent cinquante voix… Des vieillards attestaient :

« J’ai connu sa mère !… »

Un autre :

« J’ai tenu sa mère dans mes bras quand elle n’était encore qu’une petite fille… »

Mais la plus enragée était certainement Zina qui montrait d’un geste de folle sa poitrine décharnée qui avait nourri la queyra !…

« Et quand sa raya est morte, c’est moi qui ai été sa raya ! (sa mère)… Mais l’Étranger nous l’a volée !… Et moi, j’ai suivi l’Étranger !…

– Tu as suivi l’Étranger, hurla Rouletabille, et pendant tant d’années, tu n’as rien dit ! alors que tu savais que les cigains, tes frères, cherchaient partout leur petite princesse ! Si tu avais su que celle-ci était vraiment la queyra, serais-tu restée muette ?… »

À cet argument foudroyant, un silence prodigieux, seul, répondit. Tous les yeux étaient maintenant tournés vers Zina qui, haletante, se taisait… Et cependant elle savait que ce silence la condamnait. Elle cacha son front dans ses mains démentes et alors un menaçant murmure commença de monter vers elle…

« Je commence à avoir le bon bout ! se disait Rouletabille… Profitons-en ! En avant le bon bout de la raison, et frappons fort !

– Je vais te dire, moi, fit-il d’une voix qu’il essayait autant que possible de faire tonitruante, pourquoi tu t’es tue pendant tant d’années !… C’est que tu savais bien que cette enfant ne pouvait pas être la princesse attendue, car elle ne portait pas à l’épaule le signe annoncé, le signe promis par les Écritures… Mlle de Lavardens n’avait pas le signe de la couronne !… »

Une immense plainte monta lugubrement sous les voûtes… Déjà le peuple désespérait :

« Elle n’a pas le signe ! Elle n’a pas le signe ! se murmurait-on avec douleur…

– Elle n’a pas le signe ! s’écria Callista, en s’interposant entre Rouletabille et Zina, dont elle redoutait la faiblesse, tu as dit qu’elle n’avait pas le signe !… »

À ce moment, une petite voix douce, une voix d’or qui semblait sortir d’une bouche d’ivoire, se fit entendre. Encore une fois, l’icône s’animait, Odette se dressait… Elle ne retomba pas… Elle vint vers le vieillard d’un pas de somnambule… et sa petite voix prononça :

« Un signe ?… Mais je n’ai pas de signe !… »

Alors on vit Callista se précipiter vers cette enfant comme une furie, et arracher d’un geste farouche le léger pan d’étoffe qui flottait sur son épaule…

« Voyez ! s’écria-t-elle, voyez si elle n’a pas le signe de la couronne !… »

Le seul qui n’avait pas été trop ému par ce dernier incident était, contrairement à ce que l’on aurait pu croire le patriarche lui-même, car avant de faire asseoir Odette sur la chaise royale, il avait pris la précaution de constater rapidement par lui-même, qu’elle avait bien la marque sacrée… Dans sa pensée, il ne devait montrer celle-ci au peuple qu’au moment de la grande solennité du couronnement, mais les événements le dépassaient, et maintenant il voyait bien qu’il fallait faire, tout de suite, le peuple juge de l’imposture…

« Elle a le signe, proclama-t-il, peuple réjouis-toi, elle a le signe ! »

Alors on se rua… Cette marque sainte, chacun voulait la voir. Ce sceau de l’alliance avec la divinité, tous voulaient le toucher et aussi voir la preuve que ce signe n’était point lui-même un mensonge !… que ce n’était ni un tatouage, ni une habile falsification, mais bien le signe le plus naturel du monde qui ne fait qu’un avec la chair et qui est né avec la chair !…

Alors quand on eut constaté l’imposture, on se retourna vers l’imposteur, mais il avait disparu…

XLV – « TELLE UNE FLEUR QU’ON COUPE… »

Telle une fleur qu’on coupe et qui, à souffrir,

Ne sait rien qu’exhaler ses parfums et mourir.

SAMAIN

Odette avait été transportée dans le gynécée. Courbée sous le poids de la formidable aventure, épouvantée du mystère horriblement miraculeux qui faisait la Nature complice de sa hideuse Royauté… elle s’était laissé parfumer par les femmes comme une poupée insensible dont les enfants s’amusent…

Et maintenant, elle était étendue sur les coussins dans l’ombre du vieux palais redevenu silencieux…

On n’entendait que le bruit argentin du jet d’eau dont la tige jaillissait comme un lis du bassin profond entrevu dans la clarté de la cour de marbre, entre deux colonnettes byzantines…

Odette ne pensait plus qu’à cette eau dont la voix fraîche l’attirait. Cette eau semblait lui dire : « Viens ! Je calme toutes les douleurs !… J’apaise toutes les soifs !… quand tu seras venue avec moi, si tu n’as pas peur de moi… tu ne désireras plus rien… Tu ne demanderas plus à comprendre !… Et surtout ton cœur oubliera le nom de Jean… de Jean qui t’a trahie… qui t’a abandonnée… comme on abandonne une petite bohémienne que tu es, sur la route !… »

Elle se souleva et marcha vers cette eau dont le chant plaintif l’ensorcelait… Ses pieds nus, que des doigts esclaves venaient de cercler d’anneaux d’or, glissaient sur les dalles polies et la conduisaient fatalement vers le bassin enchanté…

Ce bassin était vaste, entre des degrés de marbre noir, et cette eau était noire comme une dalle elle-même, la dalle qui tout à l’heure allait se refermer sur elle, immobile et glacée, tandis que la tige du lis d’eau continuerait à chanter sur sa tête sa fraîche chanson argentine : « Elle est morte, Odette, la petite fille ardente des Camargues, qu’un sortilège de vieille petite bonne femme de sorcière avait rendue plus languissante qu’une poupée d’Orient… Elle est morte parce que celui à qui son cœur s’était fiancé ne l’aimait pas !… »

Cela aussi était écrit, et Odette posa son pied sur le premier degré qui conduisait au fond de cette belle cuve noire toute pleine de l’eau sacrée de l’oubli… Ah ! comme cette eau était froide !… comme elle était glacée !… Et puis quelle odeur de mort !… Elle paraissait si belle de loin !… Évidemment, il faudrait du courage. Elle n’en avait jamais manqué !…

Elle fit un pas encore en gémissant doucement le nom de Jean. Son cœur faisait des bonds désordonnés comme s’il voulait sortir de sa poitrine, tel un petit oiseau qui va mourir et qui s’agite une dernière fois au fond de son nid… Elle aussi, elle allait mourir, puisque Jean ne l’aimait pas !… Mais soudain une main la tira par derrière, et elle perçut un sanglot…

C’était la vieille petite bonne femme de sorcière qui lui disait :

« Viens !… je ne veux pas que tu meures !… Je te ferai voir celui que tu aimes !… »

Odette ouvrit de grands yeux où il y avait tout l’étonnement du monde…

« Tu me feras voir Jean ?

– Je vais te le faire voir tout de suite !…

– Vraiment ! fit Odette… Tout de suite ! C’est que je me méfie de toi, sale vieille petite bonne femme de sorcière !… Je sais que vous pouvez beaucoup de choses parce que le Beka (le diable) est en vous et que vous avez l’habitude de dire la bonne aventure. Tu vas me faire voir Jean dans du marc de café ou au fond d’un verre d’eau !… Va-t’en !… Tiens ! Jean ? Il est là !… au fond de ce bassin… Je vois son image d’autrefois quand il m’aimait… et je vais le rejoindre !…

– Ah ! ma petite colombe ! Il n’a jamais cessé de t’aimer. Jure-moi que tu vivras si je te le montre !…

– Si tu me le montres vivant et qu’il m’aime, je te jure de vivre, Zina !… fit Odette haletante et joignant ses petites mains dans un geste de prière et d’espérance…

– Comment ne t’aimerait-il pas ? reprit Zina précipitamment et entraînant Odette, en l’étourdissant d’un flot de paroles. Si tu savais tout ce qu’il a fait !… Tout ce qu’il a fait pour toi !…

– Mais où est-il ?… où est-il ?…

– Ici !…

– Conduis-moi vite à lui ! Oh ! mon Dieu !… Je sens maintenant que je vais mourir de joie !… Mais faut-il te croire ?… faut-il te croire ?…

– Chut… Apaise ta joie, mon petit oiseau du Saint-Esprit !… Hélas ! il est ici dans un cachot !…

– Dans un cachot !… Ah ! le malheureux !… Mais comment est-il dans un cachot ?…

– Parce qu’il est accouru pour te délivrer, comme un fou, comme le plus brave des roumis ! et qu’il s’est fait prendre !… Voilà comme il ne t’aime plus !

– Oh ! mon Jean !… (Et elle éclata en sanglots, mais, cette fois, c’étaient des sanglots de bonheur)… Tu le sauveras, dis ? (Elle ne doutait plus de rien), ou sans cela, moi aussi je veux qu’on me mette en prison !… Et puis je suis la reine !… Je suis la queyra… Il faut qu’on m’obéisse !… Cesse de me baiser les pieds, chère, bien chère petite bonne femme de sorcière ! et conduis-moi à Jean !… Que je le fasse sortir de son cachot !… Alors, dis-moi, c’est vrai qu’on l’a mis dans un cachot, dans un vrai cachot ?… Tu ne te moques pas de moi ? »

Elle ne cessait pas de parler !… La vie lui était revenue, circulait à nouveau dans ses veines étrangement figées depuis des jours et des jours… Cette Zina était extraordinaire, qui se disait l’esclave d’Odette et qui faisait d’elle tout ce qu’elle voulait ! Un regard, une parole suffisaient à transformer la belle enfant… Zina avait le pouvoir de la changer en statue… tantôt Odette se sentait devenir de pierre sous l’œil glacé de l’horrible petite vieille… tantôt elle se sentait portée vers elle de tout son cœur innocent, comme si l’autre avait été sa vraie raya !… Toutes ses révoltes n’étaient que des jeux enfantins et sans aucune importance contre ce pouvoir occulte qui la possédait même quand la petite vieille n’était pas là, quand elle était séparée d’elle par des murailles.

 

Zina la prit par la main et Odette se laissa conduire docilement dans d’obscurs couloirs dont bien peu, parmi les initiés aux mystères du palais, connaissent les détours… Elle dut se courber, descendre et remonter bien des degrés et redescendre au sein de la terre pour longer les assises monstrueuses du temple, pierres datant des antiques Pélasges sur lesquelles des civilisations disparues depuis des millénaires avaient dressé leurs premiers autels… Ainsi Zina et Odette arrivèrent-elles aux cachots des condamnés à mort qui étaient grillés comme des cages… Devant l’une de ces cages, Andréa veillait…

XLVI – LE BAISER DANS LA TOMBE

Jusque-là, Odette avait été brave, mais sa bravoure, au fond, n’était que de la joie : elle allait revoir Jean !… C’était une pensée à lui faire traverser l’enfer, le sourire aux lèvres. Mais sans doute ne s’était-elle point imaginé l’enfer comme cela, avec ces caveaux au fond desquels on voyait ramper des larves humaines… ou plutôt des spectres qui se soulevaient à demi pour voir passer des vivants dans une sorte de lumière soufrée qui semblait monter du sein vertigineux de la terre, par des crevasses dont personne n’avait peut-être jamais sondé le fond… Cette terre volcanique empestait comme une solfatare !… La lumière du ciel vient d’en haut, celle de l’enfer vient d’en bas…

Le malheur, pour ceux qui traînaient leurs vagues apparences derrière ces grilles, était que l’on ne mourait pas de ces fumées diaboliques… Non ! ici, on mourait de faim !…

Quelques ombres squelettiques étaient accrochées aux barreaux comme si elles avaient terminé leur supplice dans un dernier spasme qui montrait leurs dents. Zina avait jeté un voile sur la tête d’Odette et l’entraînait de plus en plus vite, mais ce n’était pas dans le moment où la petite reine espérait voir Jean qu’elle allait consentir à ce qu’on lui fermât les yeux…

Elle arracha son bandeau, elle vit et poussa un cri d’horreur ! Elle aperçut presque aussitôt Andréa… Il semblait le gardien tout-puissant de cet enfer… L’horreur d’Odette devint de l’épouvante…

Zina la recueillit sur sa poitrine et l’enferma dans ses bras, tandis qu’Andréa s’avançait d’un pas menaçant et demandait à la vieille, de sa voix terrible :

« Que viens-tu faire ici avec la queyra ?

– Je viens te demander de lui ouvrir la porte de l’in pace où l’on a enfermé le roumi, lui répondit sans s’émouvoir la zingara.

– Tu es folle, Zina ! ricana l’autre sinistrement, mais tout de même un peu interloqué. Et quel est ton but en me demandant cela ?

– Je voudrais qu’elle l’embrasse avant qu’il ait rendu l’esprit. C’est une charité à leur faire à tous les deux et sainte Sarah serait contente !… »

Cette fois, Andréa éclata de rire… Mais Zina se pencha à son oreille et lui souffla quelques mots…

Alors Andréa ne rit plus ; non, il se prit à sourire, et ce sourire était plus affreux que tout !… Le cigain sortit de sa ceinture un trousseau de clefs, en désigna une à Zina, la lui mit dans la main et s’éloigna hâtivement… Quand elle n’entendit plus ses pas, la vieille dit à Odette :

« N’aie plus peur ! Il est parti !… »

Et elle la porta plutôt qu’elle ne la conduisit jusqu’au cachot de Jean…

Maintenant, c’est Zina qui veille au fond de l’ombre du fatal corridor qui conduit à tant d’agonies… Elle veille pendant que Jean et Odette mêlent leurs larmes de bonheur et de désespoir…

« Et moi qui croyais que tu ne m’aimais plus ! soupirait la pauvre enfant, défaillante. C’est un crime, cela, Jean ! le plus horrible des crimes !…

– Elle n’est pas la seule, pensait Jean plein de remords, à avoir commis ce crime-là !… Et c’est peut-être de ce crime-là que je suis puni ! »

Car maintenant, sous cette fraîche haleine, devant ce front si pur… tous les horribles soupçons nés de la méchanceté d’Hubert et des singulières façons de Rouletabille se sont enfuis, dissipés à jamais… Jean n’a plus qu’une crainte, c’est qu’Odette puisse jamais soupçonner qu’il a été habité quelque temps par une aussi horrible pensée…

« Figure-toi, lui dit-elle, en le serrant dans ses bras, figure-toi que cet abominable Hubert m’avait dit que tu ne voulais plus me connaître depuis que tu savais que j’étais une petite bohémienne !

– Et tu l’as cru !… lui reprocha Jean avec douleur…

– Non ! non, je ne l’ai pas cru !… Mais Hubert était accouru… Rouletabille était accouru !… et je n’entendais plus parler de toi que par ce misérable qui me disait que je t’étais devenue indifférente !… Alors mon chagrin n’avait plus de limite !… Je ne savais plus ce que je pensais !… Je devenais folle !… Et j’aurais voulu mourir !

– Ma chérie !… Ma chérie !…

– Comme je ne pouvais plus entendre cet Hubert ni le voir !… comme je me détournais de lui avec horreur !… il m’a ramenée aux bohémiens. Mais j’aimais mieux cela que de rester encore avec lui !… Mais le terrible est qu’il m’a ramenée pour que les bohémiens me forcent à l’épouser à leur mode et suivant ce qui est écrit !… Tout de même, je n’ai pas peur parce que je suis la queyra, et que la queyra fait tout ce qu’elle veut ! Zina m’a expliqué cela… Alors il faudra bien, puisque je le veux, que ces gens-là nous marient ensemble ! Et c’est Hubert qui sera enfermé dans ce cachot, comme il le mérite ! Après quelques semaines de réflexion, nous lui permettrons de s’en aller, et je crois que cette fois nous n’entendrons plus jamais parler de lui !… »

Jean écoutait son babil d’oiseau dans un enchantement divin qui lui faisait tout oublier… Cependant ces dernières paroles le rappelèrent à l’horreur de sa situation et il eut un triste sourire :

« Mon amour, lui dit-il, tu ne sais donc pas que lorsqu’on est entré dans l’un de ces cachots, on n’en sort jamais !

– Mais puisque je te fais roi !… s’écria-t-elle…

– Mon amour… mon amour… Zina ne t’a donc rien dit ?…

– Mais quoi ? quoi ? Non, elle ne m’a rien dit !… mais toi, dis-moi tout !… Il faut que je sache tout !… Je suis la reine !… J’ai le droit de tout savoir !

– Eh bien ! Ils m’ont enfermé dans la terre pour toujours !

– Ne dis pas cela !… ne dis pas cela !… c’est absurde !… Il n’y a que moi qui commande ici !… À quoi donc t’ont-ils condamné ?…

– Ils m’ont condamné à mourir… »

Elle poussa un cri :

« Tais-toi… Tais-toi !… Tu es mon Jean. Tu es mon amour ! Ils ont pu te condamner quand je n’étais pas là !… mais maintenant que je suis là !… tout va changer !… Je n’ai qu’un mot à dire !… Si tu savais comme tout ce peuple m’adore !… Il se roule à mes pieds !… Il embrasse ma robe !… Il crie quand je passe : « Hosannah ! » Je n’ai qu’à lever un doigt !… Ah ! cet Hubert a eu une riche idée de m’amener ici… Tu vois, c’est la Providence qui l’a voulu !… Le bon Dieu est avec nous. C’était écrit, comme disent les vieux agas, là-haut, dans la cathédrale !… C’était écrit que je te sauverais, mon Jean adoré !… Alors, ils t’ont condamné à mourir !… Eh bien, ce qu’ils vont être attrapés !… Et je vois la tête d’Hubert d’ici !… mais embrasse-moi donc et n’aie pas l’air si triste !… Est-ce que je suis triste, moi ? Ah ! dis-moi, par curiosité… à quel genre de mort ces messieurs t’ont-ils condamné ?… »

Elle lui demandait cela en souriant avec tout son petit courage.

« Ils m’ont condamné à mourir de faim !…

– Horreur !… Ah ! mon chéri !… et moi qui bavarde et qui te fais des risettes… à mourir de faim !… alors tu n’as pas dîné, tu n’as pas déjeuné !… Mon Dieu !… depuis combien de temps es-tu ici ?… C’est affreux !… Et tu ne me le disais pas tout de suite !… Zina… Zina !… »

Elle s’était ruée contre les barreaux, elle appelait la vieille, elle frappait du pied.

« Laisse donc Zina, lui dit Jean… Nous sommes si bien tout seuls !… et puis les minutes sont précieuses !… Je t’assure que je n’ai pas faim !…

– Zina… »

La vieille accourait, affolée, lui faisant signe de se taire…

« Cours chercher du pain, du lait !… Tout ce que tu trouveras !… des confitures !… Qu’est-ce que tu veux manger, mon chéri ?…

– Rien, mon amour !… Tu es là… Je n’ai pas faim !…

– Je te promets, dit la vieille, effrayée à Odette, d’aller lui chercher quelque chose quand tu seras partie !… Mais il faut que je te reconduise d’abord chez toi !… Viens, viens vite, maintenant… Il est temps… On t’a peut-être entendue crier !…

– Mais je ne veux pas m’en aller tout de suite !… Et puis je ne m’en irai pas sans mon Jean !… Va chercher le patriarche et le grand conseil !…

– Silence ! commanda la vieille, l’oreille tendue vers le fond du souterrain… On vient… J’entends des pas !… on descend l’escalier !… Prenez garde !… »

Elle leur fit encore un signe et alla se replonger dans l’ombre, à l’affût…

Odette s’était rejetée dans les bras de Jean :

« Mourir de faim ! pleurait-elle maintenant sur son épaule !… Ah ! mon chéri !… Je te jure que je ne mangerai plus tant qu’ils ne t’auront pas donné à manger !… Si tu meurs, je meurs !… Que mon père me pardonne !… »

Jean avait tressailli :

« Ton père, mon Odette !… ton père !… Est-il possible que tu ne saches pas encore ?…

– Quoi ?… quoi ?… mon père !… parle-moi de mon père !… »

Et comme Jean se taisait :

« Ton silence m’annonce le pire !… Si ce n’était pas cela… tu ne te tairais pas !… Parle, Jean !… fit-elle d’une voix expirante. Je croyais qu’aucun malheur ne pouvait plus me frapper !… »

Alors Jean la mit au courant de l’affreuse chose… Elle connut le drame de Lavardens !…

« Il n’y a rien au monde… soupira-t-elle en laissant couler de nouvelles larmes… rien que notre amour !… »

… Andréa était allé rejoindre Callista… Celle-ci était loin de l’attendre !… Elle savait qu’il avait demandé à veiller sur Jean et qu’il avait pris la responsabilité de la garde du roumi condamné à mort…

Étendue sur les tapis, elle s’enivrait des parfums qui brûlaient au fond des cassolettes… Elle ne pensait qu’au condamné et non à son gardien qu’elle redoutait tous les jours davantage et dont l’amour violent la remplissait de peur ou plutôt d’une inquiétude singulière qui la faisait frissonner dès qu’il apparaissait… Elle le détestait toujours, certes !… mais elle ne le méprisait plus !… Elle le voyait encore, dans la forêt de Temesvar, un couteau à la main et prêt à la tuer si elle ne lui cédait pas !… Un événement fortuit l’avait sauvée… mais ce jour-là, à cette minute, il avait été son maître…

« Ah ! c’est toi ! dit-elle de sa voix la plus maussade, quand elle l’eut reconnu dans l’ombre où il s’avançait… Qu’est-ce que tu me veux encore ?…

– Tu reçois mal ton fiancé, fit Andréa froidement, en s’asseyant près d’elle, les jambes croisées, et en ramassant le narguileh qu’elle ne lui tendait pas…

– Nous ne sommes pas encore au jour des noces !… répliqua-t-elle sèchement.

– Gageons, prononça Andréa, que tu me recevrais mieux si je venais te dire : « Le roumi ne veut pas mourir avant de t’avoir revue ! »

Callista, comme galvanisée, se souleva :

« Il t’a dit cela ?…

– Que je ne voie jamais la face de Debla Temeata (la mère de Dieu) si je mens ! attesta le cigain, le roumi me l’a demandé par trois fois. Sans doute n’espère-t-il plus qu’en toi, Callista ! ou peut-être encore t’aime-t-il bien sincèrement, ajouta-t-il en ricanant, et veut-il avant de mourir te demander pardon de la peine dont il a su t’empoisonner le cœur, tant est que le maudit ne soupire plus qu’après toi !…

– Trêve de discours, Andréa !… que lui as-tu répondu quand il t’a demandé cela ?

– Que voulais-tu que je lui réponde ? Il s’adressait à mon bon cœur ! Un chameau me ferait pleurer en me prenant par les sentiments !… Je lui ai répondu que je te transmettrais la requête et qu’il en arriverait ce qui te plairait ! Au fond, je savais que cela te ferait plaisir, vois-tu ! Tu es triste à porter le diable en terre. Tu me revaudras peut-être cela avec un sourire ! et, pour un sourire de toi, Callista, j’immolerais ma raya !…

– C’est bon ! c’est bon ! on verra cela plus tard !… Alors, tu me permettrais de l’approcher ?

– Est-ce que j’ai jamais pu te refuser quelque chose ?

– Vraiment, tu me conduiras auprès de lui ?…

– Oui, puisqu’il va mourir !… » répliqua net Andréa en se levant et en prenant les devants.

Elle le suivit, dans une grande fièvre. Si c’était vrai, pourtant, que Jean l’aimât toujours ! On s’aperçoit quelquefois de ces choses-là au moment suprême, dans le dernier recueillement de la conscience !… Il n’y avait peut-être entre eux qu’un affreux malentendu où leurs deux orgueils s’étaient heurtés dans un mortel combat ! Qu’il fit seulement un geste vers elle, et elle trouverait bien le moyen de le sortir de cette tombe.

Mais soudain elle s’arrêta… Elle était ainsi faite que sa pensée et son acte couraient aux extrêmes, avec une spontanéité contradictoire qui faisait le désespoir et le désordre de sa vie. Andréa se retourna, la considéra dans son immobilité haletante :

« Quoi encore ? questionna-t-il rudement.

– Et s’il ne m’avait fait venir que pour m’insulter une dernière fois ! émit-elle, la sueur aux tempes…

– C’est bien possible, répondit Andréa, imperturbable… Il ne m’a pas fait part de ses projets !… Qu’est-ce que tu décides ?…

– Si c’était pour cela, je ne te le pardonnerais pas ! lui jeta-t-elle, l’œil sombre.

– Voilà bien la justice des femmes ! conclut Andréa… Eh bien, reste !… »

Mais il savait qu’elle ne resterait pas !… Et il fit mine de s’éloigner, comme si cette affaire ne le regardait plus…

« Andréa !… Enfin, toi qui l’as vu, toi à qui il a parlé, qu’imagines-tu ?

– Foi de Balogard ! (cette classe de bohémiens voleurs, dont nous avons eu déjà l’occasion de nous entretenir, est bien connue, en effet, pour ses principes austères, son respect des traités et même de la parole donnée une fois pour toutes)… Foi de Balogard !… J’imagine (et il lui dit ce qu’il imaginait, penché sur elle, la brûlant de son regard où s’allumait le feu noir du désir)… j’imagine que lorsqu’on a eu le bonheur de t’avoir dans ses bras, c’est une chose que l’on peut difficilement oublier ! »

Il avait dit ce qu’il fallait.

« Eh bien ! allons, Andréa !… » ordonna-t-elle impatiente…

Mais l’autre était de plus en plus penché sur elle.

« Et moi, qu’aurai-je pour ma peine ?

– Que veux-tu ?

– T’embrasser !… »

Il n’attendit pas sa permission… Elle se défendit vaguement, et comme il collait sauvagement sa bouche sur ses lèvres, elle le mordit. Il lui rendit sa morsure !… Ils ne crièrent ni l’un ni l’autre. Si elle avait eu une arme entre ses mains, elle lui en eût labouré le cœur… Quant à lui, il dit simplement, en essuyant sa lèvre sanglante : « J’ai eu ma part !… À toi maintenant de prendre la tienne !… Viens !… Le roumi n’aura que mes restes !… »

Et ils descendirent dans les caveaux.

C’étaient leurs pas que Zina avait entendus dans l’escalier… mais elle pensait qu’Andréa revenait seul… Elle lui avait diaboliquement inspiré cette idée de laisser Odette rejoindre Jean, un instant dans son cachot, comme une bonne vengeance à tirer de Callista qui n’avait pas cessé d’aimer Jean, comme un jeu cruel dont il pourrait s’amuser plus tard en racontant cette bonne histoire à la cigaine, une histoire à la dégoûter pour toujours des roumis… mais Zina n’avait pas imaginé une seconde qu’Andréa aurait l’audace d’aller chercher Callista pour qu’elle assistât à la scène… Elle se disait : « Pendant ce temps-là, Andréa fait la cour à Callista, et il doit bien rire en pensant au tour qu’il est en train de lui jouer !… »

La vieille fut épouvantée en apercevant Callista… Mais elle n’eut pas le temps de dire un mot, Andréa l’envoya rouler au plus loin, après lui avoir repris les clefs… et ils passèrent…

Une lueur mystérieuse, venue d’on ne sait où, glissait sur les murs lépreux et allongeait son rayon entre deux barreaux… Deux jeunes têtes derrière ces barreaux s’embrassaient éperdument… C’était une eau-forte à la manière noire, quelque chose d’extrêmement violent et aussi d’infiniment délicat… un baiser gravé par Reynolds… enfin c’était quelque chose surtout qui déplut à Callista.

XLVII – LE PREMIER ET LE SECOND MOYEN DU PATRIARCHE

La cigaine faillit se pâmer, car on se pâme de rage comme on se pâme de bonheur. Mais le premier moment de surprise passé, elle retrouva tout son ressort, et le sentiment qui l’animait la projeta en quelque sorte contre les barreaux qu’elle se mit à secouer avec démence…

Devant elle, il y avait l’épouvante des amoureux surpris, derrière elle il y avait le rire d’Andréa et les cris de Zina… Et finalement il y eut la galopade des gardiens accourus à tout ce tumulte.

Andréa s’empressa d’ouvrir la porte du cachot. Sans doute avait-il pensé que la fureur de Callista s’exercerait sur Jean ; c’était là l’erreur d’une psychologie sommaire, car la rage de la femme va toujours à la femme, dans le premier moment… Callista se rua sur Odette mais elle rencontra Jean qui s’interposait… Odette n’avait pas fui, bien au contraire !… Ses ongles griffèrent, labourèrent de sillons rouges le visage de Callista momentanément réduite à l’impuissance par les poings de Jean qu’elle mordait !… Toute cette confusion ne cessa que par l’intervention des gardes qui firent sortir Odette en l’emportant malgré ses cris, ses ongles, ses ruades !…

La porte du cachot fut refermée sur Jean.

Callista s’était retournée, frémissante de vengeance sur Andréa qui lui désigna Zina comme la seule coupable de cette cruelle machination… On entendit bientôt Zina crier comme si on la découpait en morceaux (et peut-être la découpait-on en morceaux !). Odette pendant ce temps était enfermée dans son appartement et le patriarche prévenu…

Il ne se présenta devant elle qu’une heure plus tard, croyant sans doute la petite reine calmée. Il vint la voir avec Hubert.

Tous deux la trouvèrent accroupie dans un coin du divan comme une petite bête boudeuse et rageuse… Non loin de là, il y avait sur les tapis un grand désordre de vaisselle et de cristaux brisés… Les plateaux qui avaient porté les confitures à la rose et le borj à la smitan avaient roulé un peu partout.

Le patriarche considéra les effets de la colère royale d’un œil plutôt amusé, et c’est avec infiniment de respect qu’il demanda à sa souveraine, par le truchement d’Hubert, si elle n’avait pas faim.

« Si ! j’ai faim ! répondit Odette, mais je ne mangerai pas ! Je veux qu’on me laisse en paix !… Je veux mourir de faim, comme Jean !… »

Et elle redressa un peu sa petite adorable frimousse au front têtu pour jeter encore à Hubert ces mots destinés à le renseigner définitivement sur l’état d’âme de sa fiancée :

« Et vous savez, je mourrai heureuse ! car j’ai vu Jean et je sais qu’il n’a pas cessé de m’aimer !… Et maintenant, allez-vous-en ! Va-t’en je te dis !… Va-t’en, je l’ordonne !… Je n’ai plus rien à vous dire, à toi et à tes patriarches !… Allons ! la porte ! Je veux qu’on m’obéisse ! Je suis la queyra !… »

Hubert, assez désemparé, traduisit. Le patriarche avait déjà compris. Le ton et le geste ne lui avaient rien laissé à deviner. Il hocha la tête et prononça avec un grand calme :

« Tu vivras ! car il faut que les Écritures s’accomplissent !… »

Là-dessus, il sortit, plein d’admiration pour sa petite reine…

« C’est une vraie gitane ! dit-il à Hubert quand ils furent seuls… Ah ! elle est bien de la Race !… Elle fait plaisir à voir et à entendre !…

– J’éprouve à cela moins de plaisir que vous ! répliqua Hubert avec amertume, et vous me permettrez de m’étonner de votre enchantement, car enfin je ne vois pas dans tout cela comment les Écritures pourront…

– Je constate avec satisfaction, interrompit gravement le grand prêtre, que les Écritures vous préoccupent !… Eh bien, il y a deux moyens de ne pas faire mentir les Écritures ! Le premier moyen ne dépend que de vous !…

– Et quel est-il ?… » demanda Hubert avec empressement.

Le patriarche ne répondit pas, mais glissa dans la main d’Hubert la clef qui venait de fermer la chambre d’Odette.

Hubert s’inclina en rougissant, car c’était encore un primitif. Cependant il fit quelques pas vers l’appartement de la queyra… et puis il s’arrêta une seconde, se retourna vers le patriarche et lui fit observer :

« Vous ne m’avez pas dit le second moyen !

– Je vous le dirai, répondit le patriarche, si le premier ne réussit pas !… »

Hubert rentra dans la chambre de la queyra. Il n’y rentrait pas avec joie. Il imaginait facilement que la clef que venait de lui donner Féodor n’était pas encore celle du bonheur tant attendu. Même s’il n’avait pas été instruit par sa récente conversation avec Odette, il connaissait trop celle-ci pour oser espérer que, de quelque façon qu’il l’abordât, elle allait lui céder. Userait-il de la brutalité ? C’était sa dernière arme et, en dépit de sa nature fruste, elle lui répugnait. Obtiendrait-il davantage d’un moment de faiblesse causé par l’effroi, par l’épouvante ? Mais il savait qu’Odette n’était faible et fragile qu’en apparence… Alors ?…

Alors il n’était pas venu si loin et il n’en avait pas fait tant pour reculer au dernier moment. Il entra donc, mais c’est bien le cas de dire qu’il n’était pas à la noce !…

Odette était au fond de la chambre, sur le divan où elle s’était jetée, sanglotante après le départ du grand prêtre.

Elle ne pensait déjà plus à Hubert, à qui elle avait dit son fait une fois pour toutes et qui devait comprendre qu’elle ne serait jamais sa femme, mais à Jean qu’elle voulait sauver à tout prix. Quand la porte s’ouvrit, elle espéra voir entrer Zina qui, dans ses derniers moments, s’était montrée sa seule alliée, et fut, cette fois, tout à fait effrayée de voir revenir Hubert.

Celui-ci entrait, sournois et silencieux, et refermait soigneusement la porte à clef, puis lentement se retournait vers elle.

Lentement, elle se dressa, reculant jusqu’à l’angle du mur.

Il s’avançait, la tête basse, le front dur… Elle lui cria, la voix rauque :

« N’approchez pas !… Ne faites pas un pas de plus ! »

Alors il releva la tête et la vit, ombre noire dans le voile noir que Zina, avant leur expédition dans les sous-sols du palais, lui avait jeté sur les épaules. Sous cette enveloppe funèbre, on apercevait seulement une pauvre petite tête de cire aux yeux immenses, agrandis par l’angoisse de ce qui allait arriver. Hubert dit :

« N’ayez pas peur de moi !

– Je n’ai pas peur de vous !… lui répliqua-t-elle, les dents claquantes d’effroi… Je n’ai jamais eu peur de vous !…

– Odette, si vous le voulez, vous n’aurez jamais d’esclave plus soumis que moi !

– Je ne veux pas d’esclave !… Allez-vous-en !… Pourquoi êtes-vous revenu ?… Je vous ai chassé !… Je ne veux plus vous revoir !… Allez-vous-en ou je crie ! »

Hubert eut un méchant sourire.

« Vous souriez, lâche !… Ah ! n’avancez pas !… n’avancez pas plus loin que ce tapis… ou je vous jure… »

Une longue épingle à tête de rubis retenait son voile… Elle s’en était munie et, écartant l’étoffe qui couvrait son jeune sein, elle avait appuyé la pointe de la fine tige d’acier sur son cœur… Elle ne tremblait plus ! elle n’avait plus peur de rien !… On voyait surtout qu’elle n’avait pas peur de mourir… Ses yeux étaient fixes comme si elle entrait déjà dans la mort… Hubert s’arrêta et s’assit, laissant entendre un gémissement.

« Comme vous me haïssez ! dit-il… Pourquoi ?… Qu’ai-je fait ?… Vous m’aimiez pourtant bien autrefois !…

– Vous êtes le dernier des misérables ! lui jeta-t-elle en continuant d’étreindre son arme improvisée… Que n’avez-vous pas inventé pour me tromper !… Une conversation avec mon père ? Mon père était mort ! Et tout ce que vous m’avez dit de Jean !… C’est abominable !… Vous êtes un criminel !…

– C’est vrai ! avoua-t-il en secouant la tête… mais c’est vous qui m’avez rendu ainsi !… Je n’étais pas comme cela autrefois, quand vous m’aimiez !…

– Vous êtes fou ! Je ne vous ai jamais aimé !…

– Ne dites pas cela !… Ne dites pas cela, Odette !… Rappelez-vous mon départ, rappelez-vous comme vous étiez triste !… Rappelez-vous comme nous étions heureux quand nous courions tout seuls dans les ségonaux et que nous lancions nos chevaux dans des courses à perdre haleine… quand la Camargue était pour nous deux tout seuls !… Vous ne vous plaisiez qu’avec moi alors !… Mais tout a bien changé depuis !… Comment voulez-vous que je ne sois pas devenu méchant ?… Écoutez, Odette ! je vous demande pardon de mes mensonges et de mes intrigues… je les ai bien payés depuis !… Mais l’idée que je pouvais vous perdre ne m’entrait pas dans la tête !… Et, je vous le dis encore aujourd’hui, elle ne m’entrera jamais dans la tête !… On a profité de mon absence !… Si j’étais resté là, tout cela ne serait pas arrivé ! Eh bien, je ferai si bien que je regagnerai le temps perdu !… Qu’est-ce que je demande ?… Redevenir pour vous le bon compagnon d’autrefois, celui en qui vous aviez confiance, qui vous protégeait et qui aurait donné sa vie pour vous ! Ma vie, elle est à vous !… Par la fatalité de votre naissance, vous courez une aventure terrible dont on a voulu me rendre responsable et à laquelle je ne me suis mêlé que pour votre salut !

– Vous osez dire cela, vous !… vous !… » s’écria-t-elle indignée.

Il baissa la tête avec accablement et prononça d’une voix sourde :

« J’aurais fui au bout du monde avec vous si vous l’aviez voulu ! Mais vous m’avez repoussé ! Alors je vous ai ramenée ici, persuadé qu’ils vous auraient toujours retrouvée et vous ne pouvez rien faire contre ce qui est écrit !

 

– Tout de même, vous n’oubliez pas alors qu’il était écrit que l’on devait me donner à celui qui me ramènerait !…

– Odette !… Odette !… c’est vrai !… Il est écrit que nous devons nous marier… mais je n’avais pas besoin de lire le livre pour savoir cela !… La chose était écrite dans mon cœur depuis le jour où, pour la première fois, vous avez applaudi de vos petites mains ma victoire à la ferrade des Saintes-Maries !… Oui, répéta-t-il sans lever la tête, nous devons nous marier !… Vous ne pouvez rien contre cela !…

– Jamais !… jamais !… je le jure !… »

Il se laissa glisser à genoux et mit ses mains jointes devant ses yeux…

« Et moi, Odette, je vous jure lorsqu’ils nous aurons mariés de vous respecter comme le plus humble de vos serviteurs… je jure de ne paraître auprès de vous que pour vous faire entendre des paroles d’esclave, moi, Hubert de Lauriac, le roi des guardians de la Camargue !… Un signe de vous me fera disparaître !…

– Disparaissez tout de suite ! » lui lança-t-elle excédée d’une déclaration qui aurait pu l’apitoyer, mais dans laquelle, avec sa cruauté d’enfant, elle ne voulait voir qu’un bavardage hypocrite destiné à la désarmer…

Alors Hubert se releva, l’œil mauvais.

« C’est votre dernier mot ?

– Oui ! fit-elle, c’est mon dernier mot avant mon dernier geste. » Et elle brandit alors sa longue épingle. Il lui jeta un regard féroce, sa gorge eut comme un râle et ses poings se fermèrent, tandis que sa face s’empourprait soudain sous un coup de sang. Elle put croire qu’il allait se jeter sur elle, mais il se détourna brusquement et sortit… C’est dans un état lamentable qu’il se retrouva devant le patriarche, chez lequel il s’était fait conduire.

« Je vois tout de suite, prononça Féodor en le considérant avec pitié, que le premier moyen n’a pas réussi… Rendez-moi la clef, mon jeune ami… » ajouta-t-il avec un indéfinissable sourire.

L’autre lui jeta cette clef dans un geste qui n’était rien moins que respectueux.

« Calmez-vous ! insista doucement Féodor, car si le premier moyen n’a réussi qu’à vous mettre en cet état, qu’arrivera-t-il de vous quand vous serez au courant du second ?

– Je suis venu pour vous demander quel est ce second moyen ! gronda Hubert, et s’il ne dépend que de moi…

– Malheureusement pour vous, il ne dépend pas de vous, mon cher !… »

Le grand prêtre, sur cette parole énigmatique, s’était levé et faisait un signe. Un garde entra qui reconduisit Hubert, de plus en plus désemparé et singulièrement inquiet des dernières façons de son hôte.

Quand il entra dans l’appartement qui lui avait été réservé au palais même, la première personne qu’il y trouva fut Callista. Elle paraissait aussi agitée qu’il était abattu… Elle avait écarté son voile pour se faire reconnaître :

« Monsieur de Lauriac, lui dit-elle à voix basse et après s’être assurée que personne ne pouvait les entendre… vous savez qui je suis… Vous aimez Odette… je la hais !… Mais je ferai pour vous par haine ce que vous désirez, vous, par amour !… Je veux votre mariage avec Odette… Il ne faut rien me cacher de ce qui vient de se passer entre vous et le patriarche !… Que vous a-t-il dit ? »

Hubert considéra une seconde Callista… C’était encore une associée, celle-là !… Ce que la Pieuvre avait promis de faire à cause de Rouletabille, celle-ci le lui proposait à cause de Jean… Mais, en fin de compte, ni l’une ni l’autre ne lui servaient de rien !… Il n’avait plus entendu parler de Mme de Meyrens… et que pouvait pour lui Callista ?

Il haussa les épaules et eut le courage de se railler lui-même :

« Tout le monde veut mon mariage avec Odette, fit-il, mais le malheur est qu’Odette ne veut pas se marier avec moi !… À cela, ni vous, ni moi, ni les Écritures ne peuvent rien…

– Et le patriarche ?… que vous a dit le patriarche ? répéta-t-elle avec impatience.

– Le patriarche ? Il avait, paraît-il, deux moyens de réaliser la prophétie des Écritures.

– Eh bien ?

– Eh bien, il a mis à ma disposition le premier, mais il n’a pas réussi… avoua-t-il avec un ricanement sinistre.

– Et le second ? Vous a-t-il parlé du second ?…

– Il m’a dit que ça ne me regardait pas !…

– Eh bien, je suis venue, moi, pour vous en entretenir… mais auparavant j’avais besoin de savoir…

– Sachez qu’Odette est prête à se tuer plutôt que de me céder !… Voilà où j’en suis… Je vous écoute…

– Apprenez donc qu’avant de vous ouvrir la chambre d’Odette les vieillards ont tenu un conseil dans lequel il a été décidé de donner à la queyra l’époux annoncé par le Livre des Ancêtres !… Si cet époux ne peut être M. Hubert de Lauriac, eh bien, ce sera un autre !… voilà tout !… »

Hubert se redressa et d’un geste sauvage saisit la main de Callista :

« Un autre ?… Quel autre ?…

– Eh bien ! l’autre ! celui qu’elle aime !

– Jean !…

– Oui, Jean !… puisqu’elle n’en veut pas d’autre !

– Mais c’est impossible, râla Hubert !… Ah ! ça ! seriez-vous venue ici pour vous moquer de moi ! Prenez garde !…

– Rien ne leur est impossible ! si Jean consent à vivre avec Odette, ici, en « prince consort »… On s’arrangera pour qu’Odette s’échappe et qu’il ramène Odette, lui aussi !… C’est aussi simple que cela !… Vous comprenez qu’il n’hésitera pas entre Odette et la mort ! »

Hubert broyait la main de cette femme :

« Callista ! Callista !… Vous n’êtes pas venue m’annoncer une chose pareille sans avoir votre idée… votre plan !…

– Mon plan ? Il est aussi simple que le leur… laissa-t-elle tomber froidement… Il faut que Jean soit mort demain matin !… »

XLVIII – « NOUS FERONS TOUT LE MAL QUE VOUS ORDONNEREZ… »

Nous ferons tout le mal que vous ordonnerez,

Peut-être même davantage.

SHAKESPEARE

Le Marchand de Venise.

CARNET DE ROULETABILLE

« Quelle turne que cette Sever-Turn !… Si nous en sortons jamais, nous aurons de la chance ! Je sais bien que j’ai le bijou cigain qui est comme le « Sésame, ouvre-toi ! » de ce labyrinthe diabolique, mais j’en ai déjà beaucoup usé, sans compter que nul n’ignore qu’il est beaucoup plus facile d’entrer dans un labyrinthe que de s’en évader !

« Le grand malheur est qu’il y a dans cette horrible histoire un autre signe qui nous est aussi fatal que celui que je sors à chaque instant de ma poche m’est propice, c’et le signe de la couronne ! Il existe bel et bien, quoi qu’on en ait dit ! Et il n’est pas chiche ! Il est même plus gros qu’un pois chiche ! C’est une couronne royale, parfaitement dessinée et grosse comme le bout du petit doigt de la main, une couronne que notre pauvre Odette possède au-dessous de l’omoplate gauche !…

« Qu’elle ne l’ait jamais vue, à la rigueur, cela pourrait s’expliquer, car ce n’est pas à Lavardens que l’on dispose d’un jeu de glaces qui se rencontre à Paris dans le cabinet de toilette de plus d’une coquette ; mais que personne ne l’ait jamais renseignée sur cette particularité, que sa femme de chambre ne lui en ait jamais soufflé mot, qu’Estève m’ait à ce point menti, voilà qui mérite réflexion !

« Réfléchissons donc, j’en ai le temps ! Je n’ai eu que celui de disparaître après la fameuse scène du temple !… Assurément, si les cigains avaient été moins occupés de leur queyra, mon compte était bon ; mais, comme on dit en stratégie, j’avais pris la précaution d’assurer mes arrières et j’avais déjà repéré certain petit escalier tournant dans le troisième pilier de gauche, grâce auquel il me serait loisible d’opérer une prompte retraite.

« Par là, je savais pouvoir gagner une plate-forme d’où je me laisserais glisser dans une courette communiquant directement avec l’extérieur.

« Il n’y avait qu’une vingtaine de marches à monter… Mon mauvais ou mon bon destin voulut qu’au moment où je m’y élançais, j’entendisse au-dessus de moi un pas pesant et, au lieu de monter, je descendis… je descendis si bien que je me trouvai bientôt dans le soubassement du monument, et, comme j’entendais toujours au-dessus de moi le pas qui me menaçait, j’enfilai le premier corridor qui s’offrait à moi… De corridors en souterrains, je me trouvai au bout de quelques minutes dans le palais des patriarches… Cette énorme bâtisse doit être vieille comme le monde. En tout cas, elle justifie tout ce que l’on a pu écrire sur l’architecture souterraine des châteaux forts du Moyen Âge et sur les précautions que les maîtres du dessus avaient prises pour, aux mauvaises heures, pouvoir vivre dans le dessous ou assurer leur fuite dans la campagne environnante…

« Naturellement, c’est sinistre au possible, avec là-dedans une odeur de soufre particulière que je n’ai rencontrée que là. Les dessous de Sever-Turn, c’est la cave du diable ! Mais j’en ai vu bien d’autres dans le Château-Noir ! Et ce n’est pas après avoir traversé en hauteur les oubliettes du seigneur Gaulow[9] que je me laisserai impressionner par cette turne, si sévère soit-elle ! De-ci de-là, une veilleuse au fond d’une lanterne accrochée à la paroi… et puis tout d’un coup une porte, ou plutôt une grille derrière laquelle j’aperçois un escalier, ce qui me fait penser que ce chemin doit être assez fréquenté. Dans cette espérance, j’attends les événements au fond d’un petit retrait où je me suis jeté…

« Voilà une heure que j’attends !… Oui, j’attends que quelqu’un vienne m’ouvrir cette grille, qui me sépare d’Odette… J’attends, appuyé autant que possible sur le « bon bout de la raison » qui, un instant, a failli m’échapper et que je retiens plus solidement que jamais !

« Quelque chose que je tiens non moins solidement, c’est mon browning, car, enfin !… j’entends à nouveau les pas !…

« Eh ! Eh ! Voilà un noble vieillard qui ne m’est pas tout à fait inconnu ! Ma parole, c’est ce cher directeur de la bibliothèque, le polyglotte distingué, le plus grand savant de Sever-Turn. Il rentre sans doute chez lui après la cérémonie, car il n’a pas encore quitté son uniforme de grand gala… sa dalmatique à grandes manches et son bonnet à bandelettes qui font ressembler tous ces vieillards du grand conseil à des diables byzantins… Voilà de somptueux oripeaux qui ne dépareraient pas une collection du faubourg Poissonnière et qui pourraient m’être de quelque utilité en attendant qu’ils deviennent un agréable souvenir… Va-t’on pouvoir s’entendre ?… Je l’espère pour lui…

« Il est remarquable que ces grands dignitaires, en dépit de la solennité de leurs fonctions, conservent dans leur mine et dans leurs manières, je ne sais quoi de rusé et de railleur qui est bien particulier à la Race. J’avais déjà relevé la chose chez Féodor lui-même. Tout patriarche qu’il est, il ne faut pas oublier qu’il est le patron des Balogards qui n’ont pas leurs pareils dans tout le genre humain pour la supercherie. Quant à celui qui vient là, sa physionomie n’a absolument rien de redoutable. Elle annonce un fripon plutôt qu’un scélérat ; on y distingue plus d’astuce que de férocité. Ses yeux noirs et vifs, son regard effronté, le sourire sardonique qui ne le quitte pas, lui donnent un air subtil qui me rassure. Avant de devenir bibliothécaire, il a peut-être été maquignon. En tout cas, il a dû faire parler de lui dans les foires ou sur les marchés. Entrons en conversation.

« Eh bien ! ce cher docteur de la bibliothèque nous a compris tout de suite, mon browning et moi ! Il m’a simplement demandé de le ligoter le plus proprement possible, de telle sorte qu’on ne pût l’accuser de complicité dans mon entreprise, et il m’a fourni, grâce à son costume un peu compliqué et à ses bandelettes, des liens nécessaires pour cela !… Il m’a fait promettre aussi, quand je l’eus traîné dans le retrait qui avait été jusqu’alors mon refuge, de revenir le trouver le plus tôt que je pourrais, de lui rendre sa dalmatique, à laquelle il semblait tenir beaucoup, et de ne raconter cette aventure à personne si la suite des événements permettait de ne la point ébruiter.

« Quand je lui eus accordé tout cela, il m’en récompensa en me procurant, outre la clef de la grille, quelques renseignements fort utiles pour me guider dans ce dédale… Au revoir et merci ! »

(Ici un blanc sur le carnet, puis ces notes) :

« … Passé partout sans encombre… grosse agitation dans le palais… L’installation de la queyra a mis tout en l’air… Je profite de ce désordre pour me faufiler dans les appartements… Arrivé dans un moment où Callista massacrait Zina… Elle l’a laissée là, aux abords du gynécée, quasi morte… Pourvu qu’elle ne l’ait pas tuée tout à fait !… Non ! elle respire encore… Je la soulève, je la dorlote… Elle ouvre les yeux et je me fais reconnaître :

« – À chacun son tour de soigner l’autre ! Rappelez-vous New-Wachter !…

« Tout en pansant sommairement ses plaies, j’ai avec la vieille une conversation des plus intéressantes. Elle m’apprend ce qui vient de se passer dans le cachot des condamnés à mort !… Pauvre Jean !… Mais comme toujours, Odette d’abord !… Et la vieille, que je soutenais, m’a conduit en se traînant, jusque dans l’appartement de la queyra, par le chemin de la domesticité… J’ai vu Odette !… » (Ici quelques lignes qui ont été biffées avec soin, comme il est arrivé plusieurs fois quand le reporter avait spontanément confié à son carnet ses impressions sur Mlle de Lavardens.)

« … Je laisse Odette avec Zina… malgré ses supplications… car voilà que Zina lui a fait peur à nouveau… Au fait, la vieille échevelée, ensanglantée, avec ses yeux de folle qui commence à hypnotiser Odette, est effrayante à voir… je voulais rester… mais c’est elle qui m’a chassé : « Va-t’en !… Va-t’en !… j’ai besoin d’être toute seule avec elle ! Et je me suis enfui pour ne plus entendre le soupir d’angoisse, le halètement étrange de la pauvre enfant, aussi incapable de résister au regard de Zina que la palombe à l’œil rond et fixe de l’épervier !… »

(Un blanc… quelques lignes plus loin)…

« Cette Callista ! je l’ai encore entrevue entre deux portes, comme elle sortait d’un conciliabule avec Hubert qui semble avoir élu domicile ici. Ils furent rejoints par une vieille à la manière de Zina qui embrassa les pieds et les mains de Callista en lui bredouillant des syllabes rauques qui sortaient de sa bouche édentée comme un chant de crapaud… « Vous pouvez être tranquille, a dit Callista à Hubert… Celle-ci va au-devant de nos désirs… si elle pouvait faire mourir le roumi deux fois !… »

« Décidément, il faut que je m’occupe de Jean tout de suite… Oui ! il nous faut gagner, coûte que coûte, quelques heures !… »

(Un blanc et puis) :

« Pas perdu ma nuit !… ai tout risqué pour pouvoir dire deux mots à Jean à travers la grille des condamnés à mort… deux mots utiles…

« Au matin, ai vu arriver le petit chasseur de l’Hôtel des Balkans porteur d’un pli pour Hubert… Attention !… attention à la Pieuvre !… »

XLIX – UNE DES FAÇONS QUE L’ON AVAIT À SEVER-TURN DE FAIRE PASSER AUX PRISONNIERS LE GOÛT DU PAIN

Ce matin-là, qui était le lendemain du jour où nous avons vu s’accomplir tant d’événements à Sever-Turn, M. Nicolas Tournesol était en train de se faire la barbe dans sa chambre de l’Hôtel des Balkans (anciennement du Caravansérail) quand sa porte s’ouvrit brusquement et la figure de Rouletabille fit son apparition.

« Monsieur Nicolas Tournesol, s’il vous plaît ?

– Monsieur Rouletabille !

– Ah ! monsieur, vous me connaissez ?

– Monsieur, je connais tout le monde ! Il serait étonnant que je ne connusse pas le plus célèbre reporter de l’Europe !… Monsieur, asseyez-vous donc, je termine ma toilette, vous ne me gênez pas !… je vous ai rencontré autrefois !… je vous ai vu hier dans la basilique de Sever-Turn, et ma foi, je vous dirai que je suis fort heureux de vous revoir aujourd’hui car je croyais bien ne plus vous revoir jamais !… Savez-vous bien, monsieur, que ces gens ont l’air fort mal disposés à votre égard et que je ne saurais trop vous conseiller de « prendre sa fille ! »

– Sa fille ?

– Oui, la fille de cet air-là… prendre la fille de l’air ! vous ne me comprenez pas.

– Oh ! si ! si… charmant !… Je vous demande pardon !…

– Il n’y a pas de quoi !… C’est un mauvais calembour comme s’en permettaient autrefois les Gaudissart[10] qui faisaient la province… Monsieur, je suis le dernier commis voyageur !… Et je vends de tout !… Je suis l’élément artériel, si j’ose dire, du fabricant, du consignataire, du négociant en gros, le vade semper du double emploi, du rossignol et du trop-plein !… Permettez-moi, monsieur, de vous offrir quelque chose… Puis-je vous demander ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?…

– Une chose grave, monsieur !… Je viens vous trouver en votre qualité de Français !… Vous représentez la France, ici, monsieur Tournesol !…

– Mon Dieu, fit Tournesol, modeste pour la première fois de sa vie, je représente surtout une bonne marque de champagne…

– Monsieur, voici de quoi il s’agit et vous allez me comprendre tout de suite… Puisque vous avez assisté aux événements d’hier, je n’ai pas à vous apprendre qu’un Français, M. Jean de Santierne, a été condamné par le grand conseil à être enfermé dans un cachot et à y mourir de faim !…

– Monsieur, la chose s’est passée en dehors de ma présence, mais enfin je vous crois sur parole… Non, je n’ai pas assisté à la condamnation de ce pauvre jeune homme et je ne suis arrivé dans le temple que dans le moment où l’on y acclamait la nouvelle reine, contre quoi, du reste, vous protestiez avec énergie !…

– Monsieur Tournesol, il se prépare là un double crime abominable !…

– C’est bien possible ! fit M. Tournesol en nouant sa cravate et en se faisant des mines dans la glace… Tout est possible, en politique.

– Monsieur, je sors de chez le consul de Valachie qui m’a répondu exactement comme vous que tout est possible en politique… réponse qui ne m’a pas étonné du reste !…

– Et comme vous avez raison, monsieur !… Si nous intervenions dans la politique intérieure des peuples… il n’y aurait plus de relations internationales possibles !… Le commerce serait arrêté !

– La vente du champagne suspendue…

– Hélas ! monsieur, à qui le dites-vous !… La politique a déjà failli me ruiner !… Si l’on n’avait pas retrouvé la reine ! »

Rouletabille se leva et fit un mouvement pour sortir… Tournesol le rattrapa.

« Mais ne partez donc pas comme ça !… Je vous assure que si je puis vous être utile…

– Vous ne le pouvez pas, monsieur… En sortant de chez le consul de Valachie, j’ai demandé à l’hôtel s’il n’y avait pas ici un Français… On m’a répondu : « Oui, il y en a un ! M. Tournesol ! » Eh bien, monsieur, on s’est trompé, il n’y a pas ici un Français, il y a un commis voyageur international… Comme je n’ai rien à vous acheter, je m’en vais !… adieu, monsieur Nicolas Tournesol !…

– Monsieur Rouletabille ! s’écria le commis voyageur, bouleversé déjà par le remords, car, au fond, sous ses dehors un peu cyniques, M. Tournesol avait le meilleur cœur du monde… je vous en conjure ne me quittez pas ainsi !… Oui ! ce qui se prépare est abominable ! et je veux être votre ami… et je veux vous aider, quelque désastre qu’il puisse en résulter pour moi !… que faut-il faire ?… »

Rouletabille se retourna et lui serra la main.

« Vous êtes un brave homme ! lui dit-il et je n’hésite pas à me confier à vous. Je comprends votre situation ! Il se trouve, sans que vous ayez rien fait pour cela, que vos intérêts sont immédiatement opposés aux nôtres !…

– Ne me parlez plus de mes intérêts, monsieur… j’ai honte de m’en être souvenu alors qu’il s’agit de sauver deux malheureux jeunes gens… deux Français. – Foi de Nicolas Tournesol, je suis votre homme !…

– Monsieur, je me confie entièrement à vous. Il y a ici, n’est-ce pas, une Mme de Meyrens ?

– Charmante, monsieur !… Une femme exquise !… avec qui je suis assez bien, du reste… et avec laquelle je ne désespère pas… Enfin, monsieur, je ne veux pas être indiscret… mais un Parisien m’excusera… je ne vous cacherai pas que si vous me voyez attentif à ma toilette (et ce disant, M. Nicolas Tournesol, en rougissant légèrement, versait une eau embaumée sur son mouchoir)…

– Eh bien, monsieur Nicolas Tournesol, Mme de Meyrens est ma pire ennemie !…

– Diable !… Ah ! voilà qui est tout à fait fâcheux, par exemple !

– Si vous connaissiez mieux cette dame, continua Rouletabille, vous vous seriez déjà demandé ce qu’elle peut bien être venue faire à Sever-Turn…

– Mon Dieu, monsieur Rouletabille, je ne suis point si curieux, et pourvu qu’une femme soit charmante et veuille bien se le laisser dire…

– Je vous comprends ! je vous comprends !… Mais comme je sais, moi, qu’elle est venue ici pour ma perte et pour celle de mes amis, vous comprendrez à votre tour que j’envisage l’événement sous un autre aspect… Ne soyez donc point jaloux, monsieur Tournesol, si j’ose vous demander de m’indiquer l’appartement qu’habite cette charmante personne et si je pénètre chez elle pour une explication que j’espère définitive…

– Monsieur, répliqua le commis voyageur avec une bonne grâce un peu triste, car enfin Rouletabille venait déranger bien des choses… si vous n’avez eu qu’à pousser ma porte pour entrer ici, c’est qu’elle n’était qu’entrouverte, et si elle était entrouverte, c’est que, tout en me faisant la barbe, je surveillais la porte même de Mme de Meyrens… C’est la seconde dans le corridor, en face…

– Merci, monsieur, fit Rouletabille… Quoi que vous entendiez, je vous prie de ne point intervenir !…

– Oh ! monsieur, je n’entendrai rien du tout ! Je vais descendre immédiatement, car je serais au désespoir de vous déranger… Je vous demanderai seulement de ne point dire à cette dame qui, je vous le répète, a été charmante pour moi, que c’est moi qui vous ai indiqué son appartement… Mais, au fait, monsieur, je ne pense point que c’est uniquement pour avoir un renseignement qu’aurait pu vous donner le premier domestique venu que vous êtes venu me trouver…

– Non, monsieur Tournesol ! c’est pour vous livrer ce précieux dépôt. »

Et Rouletabille lui remit un paquet assez volumineux et soigneusement scellé, sur lequel on pouvait lire : « À remettre, à Paris, directement entre les mains du ministre des Affaires étrangères… »

« Sachez, monsieur Tournesol, expliqua de son air le plus calme le reporter, que, depuis mon arrivée dans le patriarcat, il m’a été impossible de communiquer avec le dehors et que, dans le combat décisif que nous allons livrer à la vieille barbarie, nous avons, mes amis et moi, quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de succomber. Grâce à vous, monsieur, mon pays sera instruit du crime qui aura été commis contre trois des siens, et le monde n’ignorera pas comment ont disparu pour toujours M. Jean de Santierne, Mlle Odette de Lavardens et M. Joseph Rouletabille, votre serviteur… »

Ému d’une pareille confiance, M. Tournesol allait prononcer quelques phrases mémorables, mais Rouletabille frappait déjà à la porte de Mme de Meyrens. Le commis voyageur le vit entrer :

« Ouais ! il va se passer là du vilain qui ne me regarde pas !… D’esprit, je suis avec ce jeune homme, mais de cœur, je suis avec la dame… Au fond, il m’arrive ce matin quelque chose de très désagréable !… »

Et, ne tenant pas à être mêlé davantage à une affaire dans laquelle son bon cœur ne l’avait déjà, pensait-il, que trop entraîné, il descendit au bar, après avoir mis sous clef le précieux dépôt de Rouletabille…

Il avait déjà pris quelques cocktails en poursuivant vaguement ses pensées, quand, par la fenêtre ouverte qui donnait directement sur le tohu-bohu du caravansérail, il aperçut sous une voûte et devant un étalage de soieries Mme de Meyrens qui marchandait une étoffe à un juif syrien.

« Tiens ! se dit Tournesol, l’explication est terminée !… »

Et il se disposait à aller rejoindre la jeune femme, quand il la vit laisser là son juif syrien pour aller toucher à l’épaule un étranger qui avait le plus grand mal à se faire un chemin au milieu de la cohue… Il semblait, du reste, se diriger vers l’hôtel… L’homme et la femme y pénétrèrent aussitôt… Mme de Meyrens avait rabattu son voile et marchait rapidement… Ils passèrent près du commis voyageur sans même le voir, tant ils paraissaient préoccupés. Enfin, il n’y eut plus de doute pour M. Tournesol que Mme de Meyrens conduisait l’étranger dans son appartement :

« Il n’y a que moi qui n’entre pas chez elle ! » se disait le malheureux Tournesol…

Et tout à coup, il se frappa le front :

« Mais je connais cet olibrius-là, moi !… C’est celui qui a ramené la queyra ! Qu’est-ce que Mme de Meyrens peut bien avoir à faire avec cet aventurier ? »

La première chose que Mme de Meyrens dit à Hubert quand elle fut seule avec lui dans son appartement, dont elle ferma soigneusement les portes, ne fut point pour le complimenter :

« Je vous ai fait venir, car je sais ce qui se passe au palais et vous n’y faites que des bêtises !… Vous n’aurez jamais Odette de force, mon ami !…

– Oh ! fit Hubert avec amertume… ni de force, ni autrement, je le crains bien… mais nous nous vengerons !

– Qu’est-ce qu’une vengeance qui ne vous donne pas la victoire ? releva la Pieuvre… Je vais vous donner, moi, le moyen d’obtenir Odette… Vous n’avez qu’à lui dire : « Jean va mourir de la mort la plus atroce… On ne lui épargnera aucune torture ; mais il sera sauvé si tu consens à devenir ma femme !… Je le fais remettre immédiatement en liberté !… »

Hubert avait bondi en entendant ces paroles : « Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !

– Que voulez-vous dire ?

– Callista doit lui faire passer ce matin un pain empoisonné !… »

L – « AH, S’IL ÉTAIT UN JOUR MON PRISONNIER !… »

Ah ! s’il était un jour mon prisonnier, non, je ne voudrais point qu’il pérît !

je le voudrais vivant ; je voudrais qu’une douce vengeance calmât le transport qui m’agite !

La Jérusalem délivrée

Chant Troisième.

Hubert s’était précipité pour sortir de cette pièce où la Pieuvre venait de lui donner un conseil qui le transportait d’espérance, mais qui pouvait bien, hélas ! arriver un peu tard !… Mais déjà Mme de Meyrens lui barrait la porte.

« Calmez-vous, monsieur de Lauriac, lui dit-elle avec ce sang-froid imperturbable mêlé d’ironie qui contrastait si étrangement avec les mouvements désordonnés de l’ancien guardian de la Camargue… s’il n’est que Callista pour faire périr Jean, il n’est pas encore mort !… Elle est son bourreau et vous verrez que c’est encore elle qui trouvera le moyen de le sauver !… Faire passer à Santierne un pain empoisonné !… Au dernier moment, c’est elle qui s’empoisonnera !… Vous verrez cela !…

– Vous ne la connaissez pas ! elle ne respire maintenant que la vengeance !… Si je vous disais que ce matin, la chose a été faite !…

– Quelle chose ?…

– Par les soins de Callista, on a fait tenir à Jean le pain empoisonné.

– Et alors ? questionna la Pieuvre sans émotion apparente.

– Jean a refusé de toucher à ce pain !…

– Eh bien, vous voilà bien tranquille !… Pourquoi cet émoi ? Vous voyez que rien n’est perdu !…

– Mais, malheureusement ! vous ne savez pas ce que Callista a imaginé ! Voyant sa première tentative inutile, elle a décidé de la renouveler en faisant passer le pain à Jean avec un mot d’Odette, laquelle ne demande naturellement qu’à faire parvenir des aliments à son cher prisonnier !…

– Et ce mot, Callista l’a-t-elle ? demanda Mme de Meyrens, la voix changée.

– Oh ! elle doit l’avoir maintenant !

– Eh bien courez ! » fit la Pieuvre frémissante.

M. Nicolas Tournesol, qui était resté assez mélancoliquement à son bar, devant son quatrième cocktail, ne vit point repasser sans une certaine satisfaction ce singulier aventurier qui était allé s’enfermer avec Mme de Meyrens par laquelle, lui, Tournesol, se sentait de plus en plus attiré, en dépit de tout ce que l’on disait d’elle et de ce qu’avait pu lui faire entendre Rouletabille. Cet étranger traversa la salle presque en courant et se jeta au milieu de la cohue du caravansérail, bousculant tout le monde et s’attirant les malédictions d’une tourbe de cigains attentifs au spectacle que leur donnaient deux joueurs qui réglaient leur différent et même leur différence à coups de couteau… Puis il sauta sur son cheval en renversant tout ce qui lui faisait obstacle. M. Tournesol s’aperçut à ce moment que Rouletabille était à son côté. « Il m’a l’air assez pressé le monsieur ! » fit-il au reporter en lui désignant Hubert que poursuivaient les clameurs du populaire… « mais vous-même, comme vous êtes pâle !… que vous est-il donc arrivé ?

– Il m’est arrivé que je viens d’entendre la conversation de Mme de Meyrens et de ce misérable ! lui répondit le journaliste sur un ton des plus lugubres… Il faut que vous sachiez comment ce monsieur s’appelle pour que vous puissiez en témoigner plus tard, si les choses tournent mal et si je ne suis plus là !… Il s’appelle Hubert de Lauriac, bien connu dans les Camargues… Le crime que je vous ai dénoncé et auquel le monde entier semble assister impuissant, est en partie son œuvre… Puisque vous avez assisté à l’arrivée dans ce temple de la queyra, je n’ai plus rien à vous apprendre !… Sachez encore, si vous ne l’avez pas déjà deviné, qu’il est aidé dans son abominable entreprise par cette femme que vous trouvez si charmante, Mme de Meyrens !… Ah ! monsieur Nicolas Tournesol, méfiez-vous des femmes !… Ne vous occupez plus de Mme de Meyrens, c’est un conseil que je vous donne !…

– Ma foi, vous avez raison !… J’avais bien envie d’aller la retrouver, mais je vois qu’elle a autre chose à faire que d’écouter mes balivernes !… Et puis, j’ai comme une idée qu’elle se moque de moi !… Elle a une façon de me regarder du coin de l’œil comme si elle me trouvait un peu… mon Dieu, oui !… un peu ridicule !… Pour un amoureux, c’est vexant !… Heureusement je ne suis pas encore tout à fait amoureux !… Au revoir et merci !… Mais où allez-vous comme cela ?… Sûrement, monsieur Rouletabille, si l’on vous reconnaît, vous passerez un mauvais moment !… Vous ne craignez pas de vous faire arrêter ?…

– Je l’espère ! » répliqua Rouletabille.

Et il sortit de l’hôtel, se dirigeant vers le palais.

Il ne se pressait pas… Seulement sa pâleur était extrême… Dès ce moment, comme il le dit dans son carnet de notes, il était dans la main des dieux !

CARNET DE ROULETABILLE

« À cette heure, je n’ai plus qu’à laisser faire le destin. Du côté d’Odette comme du côté de Jean, tout doit être accompli ! Ils sont perdus ou sauvés ! Je n’y puis plus rien !… Ou j’ai réussi dans ce que j’ai entrepris hier ou mon œuvre a abouti au néant !… Pourquoi me presser ?… Hélas ! je redoute la catastrophe !… Je n’avais pas pensé qu’ils auraient cette infernale idée de demander à Odette cette lettre maudite !… Jean a-t-il repoussé toute nourriture malgré la lettre ?… Tout est là !… Je veux encore l’espérer ! Quand j’eus pénétré l’affreux dessein de Callista et d’Hubert, cette nuit et que j’eus la chance de pouvoir approcher de Jean, quelques secondes à travers la grille, je lui ai bien dit : « Ne touche à aucun des aliments que l’on t’apportera en cachette. Ils veulent t’empoisonner ! » Mais si on lui apporte, avec un pain, un mot d’Odette, que fera-t-il ? Peut-être déjà tout est-il fini ?… Or, la mort de Jean, c’est la mort d’Odette !… Elle ne m’appellera plus à son secours ! Elle ne criera plus : « À moi, petit Zo !… » Je me sens une âme de fataliste. Il me semble que moi aussi je navigue entre la vie et la mort avec une effrayante nonchalance !… Tout m’est égal, maintenant que j’ai fait ce que l’on pouvait faire !… Étrange destin !… Le salut d’Odette et de Jean est maintenant entre les mains d’Hubert !… Pourvu qu’il arrive à temps ! »

Dans le même moment, Hubert, arrivé en trombe au palais, se précipitait chez Callista qui ne voulait pas le recevoir et dont il forçait la porte, malgré les cris des servantes ameutées. Il trouvait une femme qu’il ne reconnaissait plus ! Des yeux de folle dans une figure de marbre, un corps immobile, rigide, allongé par terre comme une statue renversée… Elle fixa sur lui un regard où brûlait une haine indicible… Il comprit que tout était accompli, que le crime était consommé et qu’elle ne lui pardonnerait jamais la mort de Jean.

« C’est fait ? » lui cria-t-il haletant.

Elle ne lui répondait pas. Elle ne bougeait pas. S’il n’y avait eu ce brasier dans ses yeux terribles, il eût pu la croire morte. Et peut-être, après tout, s’était-elle empoisonnée, elle aussi, et attendait-elle sa propre fin pendant que l’autre se mourait…

« Nous avons tout perdu par notre faute ! lui cria-t-il… Nous avons été stupides ! J’aurais dû promettre à Odette la vie et la liberté de Jean pour qu’elle me cédât !… Est-il trop tard ? »

Elle se redressa, jaillit comme une tige de la couche fleurie des tapis et des coussins où elle semblait avoir allongé son agonie, appela, donna des ordres à ses femmes qui se dispersèrent affolées… Et l’on vit arriver un bas domestique au bonnet rabattu sur les oreilles, aux paupières lourdes, à la lèvre pendante et aux gestes de servitude… Alors on fut renseigné : Jean avait lu la lettre d’Odette et avait pris le pain… Il l’avait caché sous la paille de son cachot, car un autre gardien était arrivé sur ces entrefaites et Andréa avait fait une apparition.

Callista eut le même cri que Mme de Meyrens.

« Cours ! lui cria-t-elle la voix rauque. Dénonce-le au gardien… qu’on lui reprenne le pain… S’il y touche, tu es mort !…

Or Jean, dans ce moment, profitant de ce que le gardien s’était éloigné de quelques pas dans le funèbre corridor, relisait la lettre d’Odette :

« Mon chéri, ne désespérons pas ! Il y a encore de bonnes âmes même en cet affreux pays !… Je puis te faire parvenir un peu de nourriture, mon amour !… On me dit que tu ne veux pas manger !… Moi, je te l’ordonne ! Il faut vivre pour moi comme je consens à vivre pour toi ! Dieu ne nous abandonne pas !… J’en appellerai au peuple, si le patriarche ne veut pas m’entendre !… Je suis la queyra ! Toi aussi, tu dois m’obéir !… Tout ceci n’est qu’un affreux rêve !… N’oublions pas qu’il y a quelqu’un autour de nous !… J’ai confiance !… Je t’adore !… »

Jean baisa la lettre, la glissa sur sa poitrine et alla chercher le pain sous la paille. Il commença à manger…

LI – « Ô FRÈRE DE L’AMOUR, HYMÉNÉE !… »

Ô Frère de l’amour, hyménée ! hyménée !

Dieu couronné de fleurs, jeune

homme aux blonds cheveux.

(Melœnis[11], Chant V)

 

Callista et Andréa, par l’artifice desquels la queyra avait été soustraite aux roumis et ramenée à Sever-Turn, avaient été comblés d’honneurs… Callista, en particulier, pour avoir dirigé toute l’entreprise, s’était vue traiter comme une princesse avec appartement au palais et toute une troupe de femmes pour la servir. Son influence y était considérable et l’on se disputait sa faveur. Déjà on ne craignait rien tant que de lui être désagréable. Elle fut obéie aussi vite dans son désir de sauver Jean, qu’il lui avait été facile de trouver des complices pour le forfait qu’elle avait préparé et qui lui avait fait horreur dès qu’elle l’avait cru accompli.

C’est en tremblant d’angoisse et dans un silence terrible qu’elle attendit que le bas serviteur de son infamie vînt lui rapporter des nouvelles du cachot… Du reste, dès qu’elle vit cet homme, elle comprit que Jean était sauvé, car jamais l’autre n’eût osé se représenter devant elle, bien qu’il eût agi en esclave fidèle.

Oui, on était arrivé à temps pour arracher à Jean le pain dont il devait mourir, c’est à peine s’il y avait touché. Encore voulait-elle des détails pour être bien sûre qu’elle n’avait plus rien à craindre pour la chère santé du prisonnier…

Puis, elle renvoya tout le monde, sauf Hubert, et se tourna rayonnante de son côté. Tout à l’heure, elle le détestait de l’avoir poussée à l’extermination de Jean, maintenant elle lui était infiniment reconnaissante d’une imagination qui allait tout arranger : Odette consentant à épouser Hubert, rejetait Jean dans les bras de la bohémienne. Jean redevenu libre, Jean qu’elle délivrerait elle-même et à qui elle apprendrait la trahison d’Odette !…

Il y avait bien toujours Andréa, dans l’ombre, mais, pour le moment elle l’y laissait… Elle avait bien autre chose à penser !… Enfin, si le cigain continuait à se montrer insupportable, n’y avait-il pas quelque part un pain qui n’avait pas servi ? On lui en ferait un gâteau, à la mode romanée, le gâteau de fiançailles, composition assez lourde et fort indigeste…

Seulement, il fallait, coûte que coûte, qu’Odette se prêtât de bonne volonté à la réalisation de ce plan machiavélique.

« Il s’agit de la décider, dit-elle à Hubert… Je compte sur toi pour cela, bien qu’elle ne semble pas te porter dans son cœur, mais je vais te donner quelques conseils qui t’aideront dans cette circonstance difficile… »

Elle accompagna ces conseils d’une petite boîte que le noble vieillard chargé de l’économat du palais lui avait passée la veille pour la distraire. Ainsi lesté, Hubert, suivi de Callista, se dirigea vers les appartements de la queyra… Cette fois, il allait aborder Odette avec moins d’embarras que la première et, pensait-il, avec plus de chance de réussir.

Callista lui fit ouvrir les portes, se glissa sur ses pas et s’arrangea pour assister derrière un moucharabié à l’intéressante conversation.

En voyant revenir Hubert, Odette appela une femme et commanda qu’on le chassât ; mais il expliqua, dans un langage que les autres ne comprenaient pas, qu’il s’agissait de sauver Jean des pires supplices et qu’il était absolument nécessaire qu’elle lui accordât un moment d’entretien.

Comme elle hésitait encore, il lui montra la lettre qu’elle avait écrite elle-même à Jean et qu’on avait trouvée sur celui-ci.

Alors elle consentit à ce qu’il s’approcha d’elle, mais elle ordonna à ses femmes de se tenir prêtes à accourir à son premier appel.

« Vous me traitez mal, Odette, et vous avez tort !… Je vais vous prouver une fois de plus que je suis votre véritable ami ! Il n’a tenu qu’à moi que Jean, à cette heure ne soit pas empoisonné. Le pire, Odette, c’est qu’il l’eût été par votre faute !

– Par ma faute ! s’écria-t-elle.

– Oui ! il refusait toute nourriture que Callista et moi essayions de lui faire passer, en cachette ; Callista, parce qu’elle ne peut pas avoir oublié tout à fait que Jean a été bon pour elle, moi, parce que je sais bien que vous ne m’auriez jamais pardonné la mort de Jean, enfin parce que je ne suis pas un monstre !…

– Et il a refusé de manger !…

– Oui !… et bien lui en a pris, car Andréa, lui, avait décidé de se débarrasser au plus tôt de Jean pour lequel il a une haine farouche… et il lui a fait passer un pain empoisonné que Jean a refusé comme les autres… C’est alors que l’on est venu vous trouver et que l’on vous a fait écrire la lettre que voici… lettre qui a décidé Jean à manger de ce pain empoisonné. »

Odette poussa un cri terrible, auquel toutes les femmes accoururent. Mais Hubert la rassura vite… Il était arrivé à temps pour sauver Jean, qui avait à peine touché au pain… Il lui avait repris son pain et la lettre…

Or, la lettre avait été lue dans le conseil des vieillards et remise à Hubert par le patriarche, parce que la correspondance de la femme appartient à l’époux…

« Vous savez bien que je ne vous épouserai jamais !… lui jeta Odette qui écoutait tout ce discours en proie à mille tourments, car elle se demandait à quoi Hubert voulait en venir…

– Que ces femmes s’éloignent ! fit Hubert, sans s’émouvoir de cette énergique protestation… Elles nous gênent !… Sachez, Odette, qu’en même temps que le conseil des vieillards m’a fait remettre cette lettre, il m’a fait cadeau, à votre intention, d’une petite boîte que je voudrais vous montrer… »

Odette fit un signe et les jeunes gens furent seuls de nouveau. Alors, Hubert sortit la boîte de sous son vêtement…

« Placez-vous à contre-jour, dit-il à Odette, et regardez dans cette petite boîte… je n’ai jamais rien vu d’aussi curieux. »

Ce disant, il tenait la boîte à la hauteur du visage d’Odette qui finit par mettre son œil à l’oculaire et qui la repoussa aussitôt avec un sourd gémissement…

« C’est épouvantable, fit-elle… Pourquoi me montrez-vous cela ?…

– Vous n’avez encore rien vu, poursuivit-il… et il est cependant nécessaire que vous voyiez encore !… C’est la volonté du conseil qui m’a chargé de vous faire connaître certaine décision qui ne vous apparaîtra que si vous regardez encore dans la petite boîte.

– Partez ! fit-elle à voix basse. Ne croyez-vous point que votre seule présence me fait horreur… et qu’il était tout à fait inutile de me faire voir cela !…

– Tout à fait utile, au contraire !… Je vous dis qu’il y va de la vie de Jean… Cette boîte est pleine d’un précieux enseignement qui peut décider de son sort…

– Je ne vous comprends pas… expliquez-vous !…

– L’explication est là en toutes lettres. Tenez, regardez encore une fois !… une seule !… et vous n’aurez plus rien à apprendre !… »

Et il lui présenta encore la boîte… et elle eut encore le courage de regarder !…

Cette fois, elle n’eut pas la force de crier… elle recula, les lèvres tremblantes, les yeux fous… les mains en avant, comme pour écarter d’elle une vision atroce…

Et c’était atroce, en effet ; cette boîte était une sorte de stéréoscope dans laquelle on avait placé des photos qu’un petit appareil faisait tourner et qui présentait ainsi les différentes phases du plus affreux des supplices. Ces images avaient été rapportées de Chine par un cigain qui les avait prises lui-même au moment où le bourreau, avec une science inégalable, décortiquait les membres, soulevait les chairs, mettait à nu les os, puis, ne laissait plus qu’un tronc encore vivant, enfin continuait son œuvre jusqu’au moment où la victime, dont on ne perdait pas une grimace de souffrance, finissait son martyre dans un dernier souffle.

« Vous connaissez le fanatisme des cigains, expliqua Hubert… Ce n’est pas à une fille de la Camargue qui a vécu dans l’ombre de sainte Sarah que j’apprendrai ce dont ils sont capables dès que leur « religion » est en jeu ! Or, il faut que les Écritures s’accomplissent ! Vous venez de voir le supplice auquel le conseil des vieillards a condamné Jean si vous ne consentez pas à m’épouser ! D’autre part, si je vous épouse, j’ai obtenu qu’il soit rendu à la vie, à la liberté !… Maintenant à vous de choisir, Odette !… »

LII – LA JOIE DE « LA PIEUVRE »

La Pieuvre était gaie comme un pinson ; du reste, toute la ville était en liesse. Une proclamation du grand conseil avait annoncé au populaire que la cérémonie du couronnement aurait lieu le lendemain et qu’elle serait immédiatement suivie de celle du mariage. La queyra, en effet, s’inclinait enfin devant la Loi et les Écritures et consentait à épouser le roumi qui l’avait ramenée à Sever-Turn !

Une aussi heureuse nouvelle avait été accueillie avec transport et était fêtée comme il convenait aussi bien dans la vieille cité cigaine que dans le quartier européen. Les boutiques avaient fermé leurs portes et les éventaires avaient disparu du caravansérail, mais les danses bohémiennes l’encombraient autant que le tumulte du marché.

À l’Hôtel des Balkans, on tanguait et on foxtrottait avec rage et le champagne coulait à flots. Ce bon M. Nicolas Tournesol était aux anges ; de temps en temps il se demandait bien ce qu’était devenu Rouletabille, qu’on avait pas vu depuis trois jours, mais il faut avouer que la joyeuse présence de Mme de Meyrens était de nature à lui faire oublier, dans le moment, cette inquiétante disparition.

Ils ne se quittaient plus, dansaient ensemble, dînaient ensemble, buvaient ensemble ; ça, c’était une femme ! « Jamais malade, jamais mouri ! » lui disait M. Tournesol en admirant son entrain et sa résistance.

Il la courtisait ferme, mais elle ne faisait qu’en rire.

« Elle se fiche de l’amour comme de colin-tampon ! pensait le commis voyageur, c’est sans doute ce qui a toujours fait sa force à cette petite femme-là ! Je comprends qu’on en soit toqué ! Elle ne ressemble à aucune autre et je sens que je deviens maboul, moi aussi ! »

Entre deux cocktails et en lui envoyant au nez la fumée de sa cigarette, elle lui demanda ce soir-là, à brûle-pourpoint :

« Qu’est-ce que vous a raconté Rouletabille, l’autre jour ? »

Nicolas Tournesol rougit jusqu’à la racine des cheveux…

« À moi ! fit-il en essayant de jouer l’étonnement, mais rien ! »

Elle éclata de rire :

« Vous êtes un brave homme et un niais, monsieur Tournesol, vous ne savez pas mentir !

– Je ne sais même pas ce que vous voulez dire ! balbutia-t-il.

– Allez-vous nier qu’il est resté enfermé avec vous plus d’un quart d’heure dans votre chambre ?

– Ah ! vous voulez parler du jeune homme qui…

– Oui du jeune homme qui… Vous ne saviez peut-être pas que c’était Rouletabille ? À d’autres, mon cher !

– Ma foi, il a oublié de me dire son nom !… Et puis, après tout, il me l’a peut-être dit… Mais vous savez, moi, je ne pense qu’à vous ! et quand je pense à vous, le canon peut tonner à mes oreilles, je n’entends rien !

– Enfin, Rouletabille ou non, ce garçon était venu chez vous dans un dessein quelconque ?

– Mon Dieu !… j’ai cru comprendre vaguement qu’il se préparait à quitter le patriarcat et qu’il n’aurait pas été fâché d’avoir un compagnon de voyage… Mais comme je suis décidé à ne pas quitter, moi, Sever-Turn tant que vous y serez, belle dame ! j’ai dû lui faire entendre que je n’étais point l’homme qu’il cherchait… Et sans doute en a-t-il trouvé un autre ou est-il parti tout seul, car je ne l’ai plus revu depuis !

– Eh bien, moi, je vais vous dire, gros menteur que vous êtes ! ce qu’il est venu faire chez vous, votre Rouletabille !… Il est venu vous apporter un paquet scellé contenant des documents que vous devez remettre, dans le cas où il arriverait un malheur nous privant pour toujours du premier reporter de l’Europe, au ministère des Affaires étrangères, à Paris. »

Abasourdi, Nicolas Tournesol baissa la tête, plus rouge que jamais : « Chut ! fit-il… c’est un secret !… un secret entre lui et moi ! » et il balbutia encore : « Moi, je ne le connais pas, ce monsieur, il est venu me demander un service que je ne pouvais refuser à un compatriote… Comment êtes-vous au courant de cela ?

– De la façon la plus simple du monde, grand godiche ! Avant d’aller vous trouver, il est allé chez le consul de Valachie, qui, lui, a refusé le dépôt et qui m’a raconté l’incident en soupant, bien sûr !… Comme je savais déjà par Vladislas Kamenos, le gracieux patron de l’Hôtel des Balkans, qu’un étranger s’était rendu chez vous, le matin même, en sortant de chez le consul, je n’ai pas eu de mal à imaginer que Rouletabille renouvelait auprès de vous la démarche qui lui avait si peu réussi auprès du consul. Vous voyez que ce n’est pas sorcier !

– On ne peut décidément rien vous cacher ! fit Tournesol en vidant son verre et en prenant son parti de l’événement. Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est qu’un diplomate ait refusé à ce pauvre homme un service aussi simple et qui, en somme, entrait dans le cadre de ses fonctions !…

– Il l’a refusé parce que justement c’est un diplomate, et si vous aviez été diplomate, vous auriez fait comme lui !… Le consul a demandé à Rouletabille la permission d’ouvrir le paquet et d’en prendre connaissance, à quoi Rouletabille s’est refusé… et l’autre lui a naturellement répondu qu’il ne pouvait s’engager à remettre à un ministre étranger des documents dont il ignorait la nature !… quoi de plus naturel ?…

– Eh bien, moi, je ne suis pas diplomate !… et je n’y vais pas par quatre chemins !… On me demande un service, je le rends… je suis amoureux, je le dis…

– Bouffi !…

– Madame de Meyrens, je t’adore !… »

Et, lui passant le bras autour de la taille, il la força à danser avec lui un shimmy si bouffon qu’il la fit rire aux larmes.

Heureux de ce succès, M. Tournesol se montra de plus en plus entreprenant !… et, sur les deux heures du matin, il avait bien de la peine à se séparer de Mme de Meyrens qu’il avait reconduite jusqu’à la porte de son appartement… Celle-ci lui montrait, au bout du corridor, la porte de sa chambre et se dégageait en lui disant que l’heure du repos avait sonné depuis longtemps et qu’il n’est point de bons amis qui ne se quittent…

M. Tournesol poussait des soupirs à fendre les murs…

« Je me sens faible ! dit-il… incroyablement faible !… Je prévois que si vous n’acceptez pas le petit souper que j’ai fait monter dans ma chambre et auquel il me serait impossible de toucher, seul, je vais assurément m’évanouir…

– Le malheur est que je n’ai pas faim ! lui répondit Mme de Meyrens ; cependant…

– Cependant !

– Cependant, si vous avez encore quelque chose à me dire, je consens à ce que vous veniez me dire cela chez moi…

– Ah ! vous êtes un ange !…

– Mais à une condition…

– J’accepte toutes les conditions !…

– C’est que vous m’apportiez le paquet qui vous a été remis par Rouletabille !…

– Ah ! vous êtes le diable !… »

Mme de Meyrens ne répondit pas et pénétra chez elle laissant planté là, dans le corridor, M. Nicolas Tournesol, fort perplexe. À pas lents, il regagna sa chambre, en repoussa la porte, soupira devant l’inutile souper qui attendait sur une petite table avec ses deux couverts, resoupira, sortit ses clefs, ouvrit le petit coffre-fort scellé dans la muraille que Vladislas Kamenos, patron d’hôtel très moderne, avait, sur les indications mêmes de Tournesol, fait poser dans tous les appartements, précaution utile surtout dans un pays où les Balogards professent pour le bien d’autrui les sentiments les plus sympathiques.

Dans le petit coffre-fort, le paquet apparut…

Tournesol allongea la main… mais au moment où il allait se saisir du précieux dépôt, il referma la porte du coffre-fort brusquement en jurant comme un damné. Il se coucha, furieux, sans souper…

LIII – « ADIEU, VIVE CLARTÉ DE NOS ÉTÉS TROP COURTS ! »

Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

BAUDELAIRE.

C’était le jour du sacre ! Un soleil radieux s’était levé sur Sever-Turn… La lumière céleste pénétrait en flèche d’or dans les salles du palais où s’empressait une foule de serviteurs affairés. Dans le gynécée, toutes les femmes étaient occupées à parer la queyra pour laquelle on avait sorti des coffres les effets les plus riches et les bijoux dont on ne connaissait pas l’âge. C’était le trésor des antiques romanés, celui qu’ils avaient traîné pourtant pendant des siècles comme une arche sainte, le veau d’or, en somme, qui n’avait jamais cessé d’être le dieu des poux de la route, en dépit des religions successives auxquelles ils avaient adhéré et qui formaient le plus étrange amalgame de toutes les croyances et de toutes les superstitions depuis les premières caravanes du monde…

Odette se laissait parfumer, revêtir du lourd costume traditionnel de la queyra, qui se composait d’une sorte de surcot roide comme une armure, gaine serrant étroitement la taille légèrement décolletée, et garnie de cabochons, de pierres précieuses que l’on retrouvait à profusion sur la « cotte-hardie », robe de soie, en mi-partie de couleurs différentes, entrouverte sur un pantalon oriental qui tombait jusqu’à la cheville, jusqu’aux sandales qui semblaient creusées dans deux bijoux où l’on aurait glissé un pied délicat.

Puis l’on attacha à ses épaules le manteau de cour blasonné aux armoiries de Sever-Turn par des fils d’or et d’argent.

Odette laissait faire les femmes, docile à leurs mains expertes, sans protestation contre leurs exigences, tout à fait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. Elles eussent paré une morte pour des funérailles royales qu’elles n’auraient pas eu affaire à une petite princesse plus inerte… C’est que c’étaient bien des funérailles que l’on préparait à la pauvre Odette, celles de ses jeunes amours, celles du bonheur un instant entrevu…

Et puis, réellement, n’allait-elle pas mourir ? Jean sauvé, elle n’avait plus qu’à disparaître de ce monde odieux qui n’avait eu d’abord pour elle que des sourires et qui la broyait dans l’étau monstrueux du plus farouche fanatisme ! Avoir connu le printemps de la Provence, s’être promenée au bras de Jean dans l’enchantement des matins clairs de la Camargue, avoir entendu une voix amie lui dire dans le doux parler de là-bas : « Arbres fleuris, jolies allées, gais pêchers, blancs pruniers, allons ! pour lui faire honneur, faites pleurer au plus vite, sur l’angélique fillette, ô flocons, votre neige précoce !… Riez fleurs des ruisseaux, fleurs des prairies, et répandez votre encens là où elle va passer ! »

Oui, elle était passée par là, et maintenant où était-elle arrivée ? Dans ce gouffre noir de Sever-Turn, où des figures de démons s’agitent pour lui préparer ces noces maudites ! Mais, tous ils seront bien attrapés ! Au moment où ils la croiront bien à elle, la queyra… elle s’envolera comme un petit oiseau.

« Puisque sur la terre on ne peut être amoureux sans avoir peur, – allons-nous-en dans les étoiles, – tu auras la lumière pour dentelles – tu auras les nuées pour rideaux ! »

Et ce sera là la vraie couche nuptiale, celle où l’on s’endort heureuse et pâmée pour toujours, petite fille des Camargues !…

Debout ! c’est l’heure ! Le bronze des cloches fait entendre sa voix fatale qui ébranle tout le vieux monument. Dehors, le peuple t’appelle ! on s’étouffe dans le temple ! Les cortèges sont prêts et l’encens fume sur les trépieds. Debout, Odette !

Si lourd est son costume qu’on doit la soulever… si faible est son jeune corps qu’on doit la soutenir… Mais soudain, voilà qu’une force singulière la dresse toute droite dans une effrayante rigidité !… Elle semble s’être tout à coup statufiée sous un regard… et ce regard est celui de Zina…

Zina n’est plus qu’une ombre, une pauvre vieille chose qu’un souffle pourrait renverser… mais ses yeux brûlent encore de tant de vie, qu’ils semblent en animer les autres !… Et la vie de ses yeux, elle la donne à Odette ! elle la lui verse dans une communication d’énergie surhumaine… Ses yeux commandent à ce corps immobile et obéissant…

Et maintenant, voilà que la statue se met en marche ! Gloire à la queyra ! Elle arrive pour les noces ! L’époux l’attend !…

Quand elle apparaît sur la dalle sacrée du temple, un peuple en délire fait entendre son effrayant hosannah !…

LIV – MAIS QUELQU’UN TROUBLA LA FÊTE

Pendant ce temps, Jean, au fond de son cachot, attendait les événements. Il ne désespérait pas. Certains faits s’étaient produits depuis trois jours, qui lui donnaient du courage pour supporter sa hideuse captivité : l’apparition rapide de Rouletabille sous les vêtements du vieillard du grand conseil, les quelques mots qu’il lui avait jetés prouvaient que rien n’était encore perdu et que l’on s’occupait de son salut.

Du reste, les quelques moments qu’il avait pu passer avec Odette lui avaient empli le cœur d’une joie infinie, et si dures qu’eussent été pour lui les heures qui avaient suivi, il en avait gardé un souvenir qui le soutenait étrangement dans son agonie… L’amour apporte en lui une telle force qu’il incline les plus misérables vers un inlassable optimisme…

Aussi bien n’avait-il pas eu tort de désespérer… On avait voulu l’empoisonner… mais Rouletabille était survenu à temps… et maintenant, il recevait assez régulièrement la visite de Zina qui lui apportait de la nourriture, cependant que les gardiens gagnés par Callista la laissaient faire avec une certaine complaisance.

Zina goûtait à ces aliments apportés par elle, lui prouvant ainsi qu’ils étaient inoffensifs et elle ne le faisait pas sans avoir fait entendre certaines paroles énigmatiques où il avait cru démêler que tant de misères auraient une fin prochaine et qu’il serait bientôt réuni à Odette…

La veille elle lui avait dit catégoriquement : « C’est pour demain !… »

Pour demain, quoi ?… La délivrance ?… Évidemment !…

Il n’avait pas revu Rouletabille, mais maintenant, il ne doutait pas qu’il travaillât pour lui, dans l’ombre. Il en était arrivé à ce point qu’il n’entendait plus un pas dans le corridor du cachot sans tressaillir…

Et soudain, il se dressa dans son cachot. Une ombre était contre la grille et introduisait une clef dans la serrure… Il s’étonna de ne pas reconnaître l’ombre de Zina… Qui était donc celle-ci ?… Elle entra…

C’était Callista !

Il laissa échapper une exclamation douloureuse… Mais elle lui disait : « Viens ! »

Il ne bougea pas… Elle répéta : « Viens ! tu es libre !… »

Il la regardait, plein d’une sinistre angoisse. Il ne comprenait point, ce n’était pas elle qu’il attendait… D’elle était venu tout le mal ! Il se méfiait. Elle ne pouvait apporter avec elle que quelque nouvelle perfidie… Il finit par lui demander :

« Pourquoi es-tu ici ?…

– Pour te délivrer !…

– Je ne te crois pas !…

– Suis-moi et tu verras !…

– Où vas-tu me conduire ?…

– Où tu voudras !… à la liberté !… viens ! tu n’as rien à craindre !… J’ai obtenu ton pardon du grand conseil… À ma voix, les vieillards se sont laissé apitoyer. J’ai dit combien tu avais été bon pour moi et j’ai ajouté que tu avais assez souffert !… J’ai promis que tu quitterais Sever-Turn pour n’y plus revenir !… Et voici l’ordre de la liberté !… »

Cet ordre, elle le lui tendit… Il le lut à la lueur d’un falot qui brûlait en face, de l’autre côté de la grille… C’était donc vrai ! Il était libre !… Il dit :

« Mais je ne quitterai Sever-Turn qu’avec Odette !…

– N’espère plus cela ! Et si tu m’en crois, ne pense plus à Odette… elle ne pense plus à toi !…

– Je ne te crois pas !… mais je te retrouve !… Je savais bien que tu ne pouvais venir près de moi que pour me faire souffrir !… Du reste, tes paroles sont vaines !… je ne sais pourquoi je t’écoute !… je suis libre !… Eh bien, adieu !…

– Adieu Jean !… »

Il fit un pas pour sortir… c’est elle qui restait maintenant dans le cachot… Il se retourna : « Tout de même, fit-il, si c’est à ton intention que je dois de revoir la lumière du jour, tu as racheté bien des choses et je te pardonne, Callista !…

– Pardonne-moi, car tout ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que par amour pour toi !… Quoi que tu fasses et quoi que tu apprennes, souviens-toi que tu n’as pas d’esclave plus soumise que moi !…

– Ni plus menteuse !… Pourquoi m’as-tu dit qu’Odette ne pense plus à moi !… Tu es folle ?…

– Je ne suis pas folle !… Va !… sur ton chemin chacun pourra te renseigner aussi bien que moi !…

– Explique-toi !… Tu me caches encore quelque chose !…

– Je ne te cache rien, mais je ne tiens pas à t’expliquer quelque chose qui te fera sans doute encore souffrir !… Alors tu te retournerais encore contre moi !… J’en ai assez de ta parole irritée !… »

Il sortit… Il n’y avait personne dans le corridor… Il ne savait où diriger ses pas… Il se retourna encore vers Callista qui sortait elle aussi du cachot et en repoussait la grille…

« Laisse-moi te conduire, fit-elle. Il vaut mieux que tu sortes d’ici sans être aperçu de la garde du palais à laquelle il faudrait fournir des explications. Je connais un chemin souterrain qui te conduira directement dans le temple… Là, nul ne fera attention à toi, car c’est grande cérémonie et tu pourras gagner ainsi le quartier européen…

– Il y a beaucoup de monde dans le temple ?

– Une foule énorme ; songe donc !… c’est aujourd’hui le mariage de la queyra !

– Quelle queyra ? s’écria Jean d’une voix rauque…

– Mais je n’en connais pas deux, mon cher !… Aujourd’hui, Odette se marie ! »

Ces trois mots : « Odette se marie ! » étourdirent Jean à ce point qu’il ne laissa entendre ni une protestation ni un gémissement.

Il lui sembla que son cœur cessait de battre et que la vie, en lui, et autour de lui, s’arrêtait. Il n’y avait plus rien au monde que cette affreuse chose : Odette se mariait. Odette allait appartenir à un autre !

Il ne doutait pas de la parole de Callista. Il comprenait maintenant pourquoi elle le délivrait. Si elle n’avait pas eu une pareille nouvelle à lui annoncer, elle ne serait point venue, elle ne lui aurait pas ouvert les portes de son cachot.

Enfin, ne prenait-elle pas la précaution de le conduire elle-même à la cérémonie ? Avec quelle joie elle avait dû accourir ! Il ne l’avait jamais autant détestée ni méprisée. Et quand il fut revenu un peu du coup qu’elle lui avait porté, il se vengea avec ignominie, comme il convenait.

Il prononça ce mot qui est la dernière injure dans le langage cigain : Uschela (chienne), et il cracha de son côté comme il avait vu faire aux bohémiens irrités.

Elle ne s’en formalisa pas outre mesure. Elle haussa les épaules en le regardant avec pitié et reprit sa marche… Ils passaient par le chemin qui avait déjà servi à Rouletabille ; à la grille, elle s’arrêta pour l’ouvrir. Alors Jean lui dit :

« Je connais Odette… Elle m’aime ! Toi-même ne saurais en douter ! Tu as surpris notre baiser au fond du cachot ; quand on échange de ces baisers-là, c’est pour la vie !

– Odette n’est pas morte et elle se marie !… » répliqua l’autre âprement.

Mais Jean lui répliqua sans hésitation :

« On lui a certainement fait violence ! on a dû la menacer de je ne sais quelles horreurs, sur lesquelles, peut-être tu pourrais me renseigner. Je n’en veux pas à Odette ! C’est une enfant, et elle est bien jeune pour souffrir !…

– Tu as dit le mot : c’est une enfant !… appuya Callista… une enfant sincère ; je la juge ainsi, mais une enfant qui ne sait pas beaucoup ce qu’elle veut… Elle a commencé par aimer Hubert, elle t’a aimé ensuite, puis elle a eu un certain penchant pour Rouletabille, puis elle t’est revenue après ; enfin, elle consent à épouser Hubert, ses premières amours !…

– Tu ne me feras pas douter d’elle, gronda le jeune homme que ces dernières paroles faisaient souffrir atrocement… Si elle se marie avec cet Hubert, j’en mourrai peut-être mais en lui pardonnant, car on lui fait épouser de force un homme qu’elle déteste !…

– Bah ! mon cher, il n’y paraît guère !… fit Callista avec une affreuse ironie… Certes, je ne prétends pas qu’elle l’épouse avec enthousiasme, mais enfin, elle se laisse conduire sans répugnance à l’autel par le plus beau des guardians qui avaient charmé son enfance !…

– Misérable !…

– Insulte-moi, Jean, tout m’est bon de ce qui me vient de toi !… Je ne suis pas comme Odette, moi !… J’ai aimé un homme dans ma vie, nul autre ne m’a approchée, jamais !… et l’on pourrait me menacer des pires supplices, je les subirais avec joie plutôt que d’épouser un autre que cet homme-là !… Et maintenant, calme-toi… Je n’ai plus rien à te dire… Tu n’as plus qu’à ouvrir les yeux… Tu vas voir !… »

Ils étaient arrivés à cet étroit escalier tournant par lequel Rouletabille quelques jours auparavant était descendu dans les sous-sols du palais ; et Jean, derrière Callista, le gravit en proie à mille souffrances nouvelles.

Il arriva dans le temple au moment où la queyra apparaissait enfin, saluée d’acclamations frénétiques.

Tout le conseil des vieillards s’était levé et le patriarche alla la prendre par la main et la conduisit au trône d’ivoire auquel on avait fait un baldaquin avec des étoffes d’une richesse fabuleuse. Elle marchait d’un pas d’automate, mais se laissait diriger avec une soumission parfaite. Elle était là comme au centre d’un glorieux nuage. Tous riaient : « C’est la queyra, c’est la queyra ! »… Des jeunes filles vêtues de blanc s’étaient assises à ses pieds. Il y eut un hymne qui fut repris par tous. Puis il y eut un grand silence et une porte au fond de l’abside s’ouvrit et l’on vit apparaître Hubert revêtu d’une tunique très simple mais portant le collier royal, d’un prix inestimable !

Sa tête était nue et toute sa physionomie avait un aspect rude et presque farouche. Il vivait le moment le plus tragique de sa vie. Quelques minutes encore et il aurait Odette et une couronne. Mais dans cet instant suprême, il ne pouvait oublier son étrange destin qui l’avait toujours jeté d’un pôle à l’autre, qui l’avait toujours précipité alors qu’il croyait déjà toucher au but, et, sous cette gravité redoutable, sous ce froncement de sourcils du lutteur toujours prêt à faire face à l’adversaire, il cachait une profonde angoisse. Tel quel, il plut aux cigains qui l’acclamaient, lui aussi, l’acceptant pour maître. Le grand Coesre conduisit Hubert à sa place comme le patriarche avait conduit la queyra à son trône. Hubert, au côté d’Odette, occupait un petit siège de marbre pareil à ceux qui étaient réservés aux vieillards du grand conseil.

Odette n’avait pas regardé Hubert. Hubert n’avait pas regardé Odette. En ce moment Hubert pensait : « Où est Rouletabille ?… Que fait-il ? »

Depuis trois jours, il le faisait rechercher. Nul n’avait pu le renseigner. On n’en avait plus trouvé trace… Ah ! s’il avait pu faire jeter Rouletabille dans un cachot, à la place de Jean, comme il l’avait promis à Mme de Meyrens, combien il aurait eu l’esprit plus tranquille pour goûter toute la joie du triomphe !…

L’office avait commencé, l’étrange office qui avait emprunté ses rites à toutes les religions et à tous les âges… Il était souvent interrompu par des danses comme aux temps bibliques… Et c’est ainsi que l’on vit soudain, tournoyant sous des voiles légers, Callista !…

Elle n’avait jamais été aussi belle ! Tous ceux qui étaient là crurent qu’elle dansait pour la queyra, mais c’était à Jean qu’elle dédiait son délire chorégraphique. Elle se pâmait aux pieds d’Odette, dans une prosternation pleine d’une extase sacrée, mais c’était Jean qu’elle conviait à l’anéantissement amoureux d’où elle ressuscitait soudain par de nouveaux jeux où son jeune corps bondissant semblait tour à tour poursuivre et fuir la volupté.

Elle savait qu’elle lui avait plu par l’audace païenne d’un art qui chez elle paraissait inné tant elle mettait d’imagination à créer des figures inattendues où se peignait son âme ardente, sensuelle, soumise à l’amour jusqu’à l’esclavage, vindicative jusqu’à la cruauté.

Était-il possible qu’il assistât à un spectacle aussi rare sans se rappeler comment les autres avaient fini, de l’allégresse avec laquelle il l’emportait demi-morte dans ses bras impatients qui tremblaient d’avoir emprisonné la Beauté ?

Hélas ! hélas ! Jean ne la regardait même pas. Jean n’avait d’yeux que pour Odette et pour Hubert, assis l’un à côté de l’autre, comme si leur union était déjà consacrée, et la souffrance de Jean était infinie.

Comme il l’avait dit à Callista, il n’en voulait pas à Odette de cette affreuse capitulation de son amour. Il n’avait qu’à la regarder pour voir que le désespoir qui la figeait sur son trône, entre les oripeaux royaux dont on l’avait accablée, était au moins aussi grand que celui qui l’étreignait, lui, Jean, dans l’ombre de ce pilier, où nul ne prêtait attention à son agonie.

Il n’avait même plus la force de souhaiter la mort d’Hubert ! Les choses étaient ainsi. Ils n’y pouvaient plus rien ni les uns ni les autres ! Comme disaient les cigains, c’était écrit ! Il était écrit que Jean n’épouserait jamais Odette, qu’elle serait la femme d’Hubert !… Ils étaient tous sous le coup de l’inévitable… Tous les gestes qu’ils avaient faits étaient vains… Seulement Jean regrettait qu’on ne l’eût pas laissé mourir dans son cachot.

La suite de la cérémonie se déroula, pour lui, comme dans un rêve, dans un affreux cauchemar qui l’effrayait de plus en plus et qui finit par lui arracher un gémissement quand il vit le patriarche rapprocher les mains d’Hubert et d’Odette pour les unir.

Le patriarche, s’adressant à Hubert, prononçait des paroles que Jean ne comprenait pas, mais dont il devinait le sens et que nous pouvons traduire ainsi : « N’oublie jamais que tu n’es roi que par la volonté de notre reine, fais le serment que tu la serviras comme le plus fidèle et le dernier de ses sujets et que tu n’auras d’autre volonté que les siennes ! Jure que tu t’inclineras toujours devant le conseil des vieillards et que, désormais, tu appartiens au patriarcat corps et âme ! »

Puis, tourné vers la queyra, le patriarche lui dit, pendant que des jeunes filles s’approchaient d’elle avec le bandeau royal :

« Et toi, ma fille, toi qui es de la Race, et déjà sacrée par les Écritures, reçois cette couronne des mains de ton peuple ! »

Or, à ce moment, l’événement tant redouté par Hubert se produisit et l’on vit surgir Rouletabille au milieu du chœur, sortant d’on ne sait où et bousculant toute la cérémonie…

En même temps il s’écriait :

« Peuple, on t’a trompé !… Celle-ci n’est pas une romanée !… Celle-ci n’est pas la queyra qui t’a été promise !… »

Le plus beau est que ces phrases il les jetait d’une voix retentissante, en langue romanée ! Nous avons su depuis qu’il les avait apprises de Zina dans le désir d’être compris de tous.

Le désordre qui suivit fut encore plus grand que lors de la précédente intervention… Cette fois, il y avait véritablement sacrilège, car il avait été officiellement constaté qu’Odette avait « le signe ». Aussi la fureur fut extrême contre ce fou qui avait l’audace incroyable de répéter, dans un pareil moment son premier mensonge ! Les gardes s’étaient emparés de lui. Andréa, ivre d’une colère sacrée, levait déjà sur lui un poing armé, mais Rouletabille parvint encore à échapper aux mains qui le déchiraient, cependant que tout le peuple criait : « À mort ! Elle a le signe !… Elle a le signe ! »

Le reporter avait bondi vers Odette qui s’était levée, éperdue, et devant laquelle Hubert s’était placé. Mais Hubert fut renversé et Rouletabille arrachant le manteau royal dont la queyra était revêtue, mettait à nu son épaule, s’écriait :

« Regardez !… Regardez tous !… Elle n’a plus le signe ! »

Et c’était vrai que le signe de la couronne avait disparu. Sur l’épaule de neige aucune marque ne se voyait plus. Ceux qui l’avaient touchée quelques jours auparavant n’en pouvaient croire leurs yeux. Les vieillards passaient, en tremblant, leurs mains sur la chair immaculée pour s’assurer qu’ils n’étaient pas le jouet de quelque subterfuge et que l’on n’avait pas dissimulé le signe sacré sous les poudres et sous les fards. Dans un tumulte grandissant, le peuple réclamait Zina, le témoin qui avait été déjà récusé par Rouletabille et ce peuple se rappelait l’argument servi par l’étranger : « Si la petite princesse portait dès son plus jeune âge, le signe de la couronne, pourquoi sa nourrice n’en avait-elle rien dit et pourquoi, elle qui l’avait suivie dans toutes ses pérégrinations, avait-elle tant tardé à avertir les cigains que la queyra promise par les Écritures était née ? » Et tous réclamaient avec une grande force : « Zina !… Zina !… »

Alors Zina parut. Elle pouvait à peine se soutenir. Ce fut Rouletabille qui la conduisit à Odette, aux pieds de laquelle elle s’écroula et alors elle avoua en se tordant les mains :

« C’est vrai que celle-ci n’est pas la queyra attendue… C’est moi qui ai menti ! Elle n’avait pas le signe !… Ce sont mes maléfices qui le lui ont donné !… Mes maléfices le lui ont ôté… J’ai menti !… j’ai menti !

– Profanation ! » s’écria le patriarche…

Toute la fureur des fidèles se tourna alors vers Zina. L’enceinte sacrée fut envahie et tandis que le patriarche faisait passer hâtivement dans la salle du grand conseil les principaux acteurs de ce drame à la fois politique et religieux et jusqu’à Jean qui, dès le premier moment, était accouru au côté de Rouletabille, la malheureuse gitane disparaissait dans l’effrayant remous de la marée populaire. Mais déjà elle n’était plus qu’une épave. Après son suprême aveu, ses lèvres avaient encore eu la force de murmurer : « Et maintenant je puis mourir ! » et elle était morte en effet, tournant un dernier regard vers celle qu’elle avait aimée comme une raya et qu’elle n’avait fait reine que pour la sauver…

LV – « QUÆRENS QUEM DEVORET »

Quærens quem devoret[12]

Épîtres.

 

CARNET DE ROULETABILLE

« Ouf !… Ça y est !… je crois que nous en sommes sortis !… ça n’a pas été sans mal, par exemple, et c’était un peu risqué ! Je puis bien en faire l’aveu maintenant. Quand j’ai surgi au milieu du couronnement, je risquais gros, car je n’étais pas tout à fait sûr que le signe eût complètement disparu…

« Zina m’avait bien dit que depuis trois jours peu à peu il s’effaçait et qu’à l’heure du couronnement il n’en resterait plus trace… je n’étais pas complètement rassuré… En tout cas je pouvais encore m’en tirer avec les aveux de Zina, mais m’aurait-on laissé le temps de me faire entendre s’il était resté encore quelque trace du signe ? j’en doute !… Il ne faut pas jouer avec le fanatisme… Il faut avoir tout à fait raison, aux yeux des plus prévenus !… Il faut être aussi fort que le diable, pour lui tenir tête !

« En vérité, toute cette affaire est diabolique. Du moins, elle eût été jugée telle au Moyen Âge… Ce signe qui apparaît, disparaît, à la volonté d’une personne, comment l’expliquer sans l’intervention du Beka (du diable), comme on dit encore à Sever-Turn, et je suis bien persuadé que, dans l’esprit des cigains qui ont fait un si mauvais sort à cette pauvre Zina, celle-ci devait avoir un contact avec l’enfer, c’est du reste chose courante chez les romanés. La Race, plus qu’aucune autre, est susceptible de suggestion… Ces gens, depuis des siècles, passent leur temps à se suggestionner. Nul ne doute du mauvais œil, et l’hypnotisme est dans leurs mœurs un événement quotidien. La science moderne nous a appris qu’il n’y a rien de surnaturel, mais de tels phénomènes, pour des esprits simples, ne vont pas sans un pouvoir occulte. Charcot, qui après avoir endormi un sujet, et lui avoir suggéré qu’il lui plaçait sur la peau un vésicatoire… Charcot qui faisait ainsi apparaître tous les effets du vésicatoire… eût été au Moyen Âge, même en France, regardé comme un suppôt de Satan… Il n’usait cependant que de la puissance humaine, de l’idée de l’esprit vainqueur et de la transformation de la matière… c’est l’idée qui faisait apparaître le stigmate de la passion sur la chair des vierges qui se suggestionnaient elles-mêmes au fond des couvents !

« Il fallait trouver une explication au signe apparu sur l’épaule d’Odette… Quand je fus bien sûr que, ce signe, elle ne l’avait jamais eu, que je connus les relations d’Odette et de Zina, que je sus enfin qu’Odette était de race cigaine et, par cela même, plus apte que n’importe laquelle à recevoir la suggestion de Zina, le « bon bout de la raison » devait me conduire à cette certitude que c’était Zina qui avait fait apparaître le signe royal sur l’épaule d’Odette, et cela pour la soustraire aux entreprises mortelles de Callista et d’Andréa…

« Mais alors, si elle avait fait apparaître ce signe, elle pouvait le faire disparaître !… Quand tout semblait perdu à Sever-Turn, il n’y avait plus que cela pour nous sauver !… J’eus la bonne fortune d’obtenir les aveux de Zina dans un moment où, sortant des mains furieuses de Callista, elle n’était plus qu’une victime qui demandait à se venger !… Enfin, je n’eus point de mal à faire comprendre encore à la vieille qu’Odette mourrait aussi sûrement d’être reine aux bras d’Hubert qu’elle déteste que si, elle, Zina, l’avait laissé frapper par le couteau de Callista !…

« Et la suggestion à rebours commença…

« Et il n’y a plus de queyra !…

« Si nous en ressentons tous une allégresse profonde, il y a quelqu’un qui n’est pas content, c’est le peuple de Sever-Turn !

« Aussi nous ne ferons pas de vieux os ici… Nous allons partir cette nuit même, suivant le conseil du patriarche qui, dans tout ceci, s’est montré d’un esprit juste et conciliant et qui n’est peut-être pas fâché, après tout, de garder l’autorité pour lui tout seul !…

« En attendant l’heure du départ, nous faisons tous un bon dîner à l’Hôtel des Balkans… Je me mets un instant à la fenêtre, histoire de prendre un peu l’air et parce que je suis toujours curieux de ce qui se passe aux environs… Qu’est-ce que j’aperçois là-bas, se glissant sous une voûte du caravansérail, avec sa mine de vieux loup sauvage cherchant quelque chose ou plutôt quelqu’un à dévorer ?… Eh ! mais c’est ce cher Hubert de Lauriac !… »

 

… Laissons un peu de côté le carnet de Rouletabille qui ne donne que peu de notes sur ce repas qui réunissait enfin Jean et Odette, après de si cruelles aventures. Le reporter passe, en vérité, trop silencieusement sur une scène radieuse de bonheur qui faisait oublier à deux amoureux les heures les plus funestes. Les amoureux sont égoïstes. Rouletabille trouvait-il qu’ils s’occupaient trop d’eux et pas assez de lui-même ? C’est bien possible. Les meilleurs ont leurs faiblesses. Cependant, Jean avait mis tout son cœur dans les phrases où il avait essayé de faire sentir la reconnaissance infinie dont il débordait pour son généreux ami. « Me remercier ? avait interrompu tout de suite et fort brusquement Rouletabille… mais de quoi, mon vieux ?… de rien, je t’assure !… n’en parlons plus ! »

Alors Jean, les larmes aux yeux, n’avait plus rien dit.

Quant à Odette, elle avait embrassé son petit Zo avec une si innocente et, en même temps, si fervente tendresse, que le reporter en avait pâli…

Et puis, c’était vrai que les amoureux ne s’étaient plus occupés que d’eux-mêmes. Leurs mains s’étreignaient, leurs yeux ne se quittaient pas… Et Rouletabille était allé prendre l’air à la fenêtre en murmurant : « Drôle de dîner !… Personne ne mange et il y a là un bonhomme qui est à l’eau et au pain sec depuis huit jours !… »

Le bonhomme, c’était Jean qui venait d’apprendre toute l’étendue du sacrifice d’Odette, et qui étouffait de joie en pensant qu’Odette n’avait consenti à cet horrible mariage que pour le sauver des tenailles du bourreau !

« Pour moi ! pour moi, tu as fait cela… »

Rouletabille, à sa fenêtre, haussait les épaules et se disait : « Il ne l’avait pas deviné !… quel idiot !… Décidément tous les amoureux sont bêtes !… Jurons de n’être jamais amoureux ! »

C’est à ce moment que l’apparition d’Hubert vint le distraire de pensées dont il est assez naturel que nous ne trouvions pas trace sur son carnet…

Hubert, c’était de nouveau la lutte… et peut-être le danger !… Il était dans un état d’esprit tel qu’il la souhaita ! Avoir quelqu’un à combattre ; quelque chose à faire pendant que les deux autres s’embrassaient, là, derrière, dans son dos… Il entendit Odette qui murmurait : « Mon chéri !… mon chéri !… Comme tu as dû souffrir !… »

« Eh bien ! et moi… si elle croit que j’étais à la noce pendant qu’on préparait son sacré mariage !… »

Et tout à coup, Rouletabille leur faussa compagnie. Il sortit en leur jetant : « Enfer et mastic !… Il fait chaud ici !… Je vais faire un petit tour !… »

Aussitôt dehors, il se mit à la recherche d’Hubert. La présence de celui-ci aux environs de l’Hôtel des Balkans ne lui disait rien qui vaille. De toute cette aventure c’était l’ancien guardian qui sortait le plus meurtri, et Rouletabille le connaissait maintenant suffisamment pour savoir de quel baume il chercherait à panser ses blessures…

Il devait déjà manigancer quelque vengeance qui le payerait de sa déconvenue…

Une bonne catastrophe qui les engloutirait tous, aussi bien lui que les autres, ne serait point pour lui déplaire dans la rage où il devait être.

Cet homme, quelques heures auparavant, était tout-puissant ; maintenant, il n’était plus rien. C’était dans l’ordre des choses qu’il rêvât ardemment d’entraîner les fauteurs de sa ruine dans son néant. Du reste, la figure sinistre que Rouletabille lui avait vue ne faisait présager rien de bon.

Et pendant ce temps les autres continuaient de s’embrasser là-haut.

Rouletabille ne leur avait rien dit pour ne point interrompre un si charmant duo, mais il n’avait point tant fait pour leur bonheur sans que s’imposât à lui la nécessité de veiller sur son œuvre. Il se reprochait trop certains sentiments intimes pour qu’une nature droite comme la sienne ne courût pas au danger qui menaçait ses amis…

Où était Hubert ?… Rouletabille fit le tour du caravansérail sans le retrouver.

Il rentra à l’hôtel et y rencontra M. Tournesol qui l’arrêta au passage :

« Je suis heureux de vous voir pour vous féliciter, lui dit le courtier. Permettez-moi de vous offrir un petit cocktail de ma façon. Vous voilà sorti d’embarras, j’ai assisté à tout, c’est de la belle ouvrage ! Mais j’ai idée que vous n’allez pas moisir ici ? Faut-il vous rendre votre petit paquet ?

– Ma foi, non ! lui répondit hâtivement Rouletabille, qui ouvrait toutes les portes et regardait dans toutes les pièces… Tant que je ne serai pas revenu en France, gardez donc mon dépôt, on ne sait jamais ce qui peut arriver !…

– Assurément, méfiez-vous !… Je sais un certain monsieur qui ne doit pas vous porter dans son cœur !

– L’avez-vous vu par ici ? lui demanda le reporter.

– Il me semble avoir aperçu sa vilaine tête près de la porte du marchand d’étoffes syrien !… Mais il a disparu tout de suite… »

Rouletabille le quittait déjà, l’autre le rappela :

« À mon tour de vous poser une question. Savez-vous où peut être Mme de Meyrens ?…

– Ma foi, non !… Vous en pincez donc toujours pour la dame ?…

– Mon Dieu, je crois que, de son côté, je ne lui suis pas tout à fait indifférent, seulement elle a des exigences qui sont incompatibles avec certaines idées vieillottes que feu mon père a inculquées à M. Tournesol fils…

– Et pourrait-on savoir quelles sont ces idées ?… demanda le reporter qui s’était glissé derrière le rideau de la fenêtre, poste d’où il pouvait découvrir, sans être vu, toute l’enfilade des voûtes du caravansérail…

– Ce sont des idées sur l’honneur, M. Rouletabille !…

– Et pourrait-on connaître ces exigences ?

– Cette dame désirerait tout simplement que je lui remisse le paquet que vous m’avez confié !…

– Ah ! l’horrible femme !… Je vous demande pardon, M. Tournesol… mais il faut que j’aille voir là-haut si par hasard notre homme ne serait pas justement allé faire un tour chez Mme de Meyrens !… »

Un quart d’heure environ après ce court dialogue, Rouletabille pénétrait en trombe dans la salle où Jean et Odette continuaient à se dire les plus douces choses devant un dîner auquel ils avaient à peine touché :

« Mes enfants, leur criait-il, il faut décamper sans retard !

– Que se passe-t-il donc ? interrogea Jean, fort ennuyé de l’irruption de Rouletabille.

– Il se passe que je viens de surprendre Hubert avec Mme de Meyrens, ici, tous les deux !…

– Ici ?

– Oui, à deux pas !… j’ai pu saisir leur conversation… Hubert est en train de nous monter un sale coup ! Il l’a dit à la Pieuvre qui voulait en savoir davantage et qui le poussait à s’expliquer, il s’est contenté de lui répliquer textuellement :

« – Vous serez contente ! et moi aussi, je vous le promets. Nous serons tous vengés avant une heure d’ici !…

« Donc vite ! vite !… mes enfants, partons !…

– Partons ! répéta Jean…

– Oh ! oui, quittons cet abominable pays ! soupira Odette. Mon Dieu ! moi qui croyais que tous nos malheurs étaient finis !…

– Mais comment avertir les muletiers ?… Et puis nous ne pouvons partir sans chevaux ! fit entendre Jean.

– Partons à pied ! sauvons-nous comme nous pourrons !… repartit Rouletabille qui était retourné à la fenêtre !… Entendez-vous ce tumulte ?… »

Ce tumulte devint un ouragan… et qui se déchaîna avec une violence inouïe !…

Le caravansérail, muet et désert dix minutes auparavant, s’emplit d’une foule en délire, armée de fusils, vocifératrice, conduite par Andréa et Callista, cependant qu’à une des fenêtres de l’hôtel qui ouvrait sur la chambre où Jean avait jeté son léger bagage un des vieillards du grand conseil, que Rouletabille reconnut pour le fameux docteur de la Bibliothèque, avec lequel il avait déjà eu maille à partir, agitait un gros volume qui était bien connu aussi du reporter : le Livre des Ancêtres.

Il n’était point difficile de deviner ce que le vieillard criait au peuple, en même temps qu’il montrait le livre enfin retrouvé.

C’étaient les roumis qui l’avaient volé !…

Et où venait-il de retrouver ce livre sacré ? Dans le bagage de Jean !…

Derrière lui, on apercevait la figure pâle et fatale d’Hubert.

Rouletabille n’avait point besoin d’en voir et d’en entendre tant pour comprendre.

« Eh bien, nous sommes propres ! » fit-il.

LVI – OÙ ROULETABILLE DÉCLARE QU’IL NE PEUT S’ENFUIR SANS SON NÉCESSAIRE DE VOYAGE ET DE CE QU’IL EN ADVINT

Le caravansérail pouvait, à cette heure, être comparé à une immense cuve où bouillonnait la fureur populaire. Les cigains du territoire venaient de passer par de telles alternatives d’enthousiasme et de désespoir qu’il ne fallait rien de moins qu’un incident comme celui du vol du Livre des Ancêtres par les roumis pour les pousser aux pires extrémités.

De l’aventure prodigieuse de la queyra, il leur restait cette sombre conviction, génératrice de toutes les fureurs, qu’ils avaient été bernés.

Et par qui, sinon par les roumis ?

Zina n’avait été que l’instrument des étrangers, dans cette affaire, où, en fin de compte, on avait voulu leur imposer une fausse reine !

Les Lingurari (fabriquants de cuillers et de vases de bois) et les Liaessi qui forment la classe la plus misérable, mais aussi la plus turbulente, parce qu’ils n’ont rien à perdre, n’ayant rien su mettre de côté au cours de leurs vagabondages, s’unirent pour réclamer l’expulsion immédiate de tous les gaschis (étrangers à la race) préalablement dépouillés de leurs biens, et ils trouvèrent le patriarche assez disposé à signer un décret de cette nature dans le désir où il était d’éviter de plus grands malheurs.

C’est alors qu’Hubert voyant que, décidément Jean et Odette allaient lui échapper, imagina toute l’affaire du Livre volé après avoir glissé le fatal bouquin dans le bagage de Jean… Callista entraînant Andréa, se mit à la tête du soulèvement qui menaçait de tout emporter. La milice laissait faire et les balogards s’enfermaient chez eux avec leurs trésors.

Le conseil des vieillards se tenait en permanence au palais. Le docteur de la Bibliothèque avait constaté le crime. L’affaire était d’une gravité consternante pour le patriarche qui se demandait comment il pouvait se tirer de là sans ordonner les supplices rituels, ce qui, naturellement, ne manquerait pas de lui attirer quelques ennuis avec les puissances étrangères.

Il souhaitait ardemment que Rouletabille et ses amis, auxquels il avait donné le conseil de déguerpir au plus vite, eussent pu s’échapper.

« Nous voilà propres ! » s’était exclamé le reporter…

Mais comme, suivant sa coutume, il connaissait admirablement les aîtres de la bâtisse, qui momentanément les abritait, il eut tôt fait d’entraîner avec lui Jean et Odette dans un petit escalier de service qui ouvrait sur les derrières de l’hôtel, du côté opposé au caravansérail… Déjà les salles du rez-de-chaussée étaient pleines d’une foule vocifératrice et l’on entendait des coups de crosse de fusil dans les portes qui résistaient encore.

– À ce moment la petite troupe des trois amis fut rejointe par un Nicolas Tournesol qui était l’image même du désespoir…

« Ils vont mettre le feu à l’hôtel, sauvons-nous vite ! râla-t-il.

– Et cette pauvre Mme de Meyrens ? Vous l’abandonnez ? goguenarda Rouletabille.

– Mme de Meyrens, elle peut bien aller au diable !… C’est elle qui est cause de tout avec cet Hubert de malheur !

– Enfer et mastic ! s’écria Rouletabille, j’ai oublié mon nécessaire !…

– Quel nécessaire ? demanda Jean surpris de voir son ami s’arrêter et tout prêt à rebrousser chemin…

– Mais mon nécessaire de toilette », répondit l’autre qui était déjà prêt à s’élancer dans l’escalier qu’ils venaient tous de descendre.

Jean l’arrêta :

« Ah ! ça, mais tu es fou !… Dans une minute, il sera trop tard pour nous échapper et tu penses à ton nécessaire !

– Ah ! mon vieux, voilà deux fois que je suis obligé de faire ma provision de liquettes ! Je ne suis pas millionnaire, moi ! Et surtout attendez-moi là ! ne faites rien sans moi !… »

Sur quoi, repoussant Jean assez brutalement, il disparut, rentrant dans l’hôtel.

« Il a complètement perdu la tête ! s’écria Jean exaspéré. Sauvons-nous, Odette !

– Il a dit que nous l’attendions ! attendons-le ! répliqua la jeune fille.

– Mais nous sommes perdus !… Entendez-les tous ! Ils arrivent !… Tenez les voilà !…

– Raison de plus ! reprit Odette qui semblait maintenant avoir pris son parti de tout et qui s’assit sur un banc de pierre, dans une pose pleine d’une fatale lassitude. Raison de plus, Jean !… Vous ne voudriez pas que nous nous échappions et que Rouletabille restât entre leurs mains !…

– Et tout cela pour un nécessaire de toilette !… » s’exclama Jean qui se sentait devenir fou !

Pendant ce temps, M. Nicolas Tournesol qui, lui, n’avait pas oublié sa valise, pleine de ses objets les plus précieux et laquelle contenait en outre le dépôt confié à la vigilance du commis voyageur par Rouletabille lui-même, prenait hâtivement le large, à travers les terrains vagues aboutissant à un cimetière d’où il espérait, protégé par les morts, pouvoir gagner la campagne.

Hélas ! son mauvais sort le fit tomber dans un cortège qui conduisait un balogard à son dernier asile et, à la vue du roumi, tous se précipitèrent !… si bien que, quelques minutes plus tard, il était question d’enterrer le vivant avec le mort !

Car il y a des moments critiques dans la vie d’un peuple où les fanatiques ne savent quoi inventer pour faire de la peine aux braves gens !

Heureusement pour Nicolas Tournesol qu’il ne se trouvait point de débiteurs à lui parmi ceux dont son sort dépendait, sans quoi son compte était bon et ses factures réglées du coup. Il put, en leur promettant de leur ouvrir toutes grandes les portes de ses magasins du caravansérail, suspendre les coups du destin et fut ainsi ramené en ville sans trop de dommages.

C’est alors qu’il vit passer dans une grande effervescence du populaire trois prisonniers qui n’étaient autres que Rouletabille, Santierne et la pauvre Odette. Des clameurs affreuses les accompagnaient et la foule commençait même à les lapider ; maintenant toute la ville retentissait de ce cri : « À mort la queyra ! » Si M. Nicolas Tournesol eût été plus rassuré sur son propre sort, il aurait trouvé là ample matière à philosopher. Le matin même cette même foule acclamait dans un véritable délire une enfant qu’elle ne connaissait pas, mais qui portait sur l’épaule un petit signe ; le soir, comme ce signe avait disparu, il était question de traîner la pauvre petite aux gémonies !… et cela au vingtième siècle, à deux pas d’un bar où M. Nicolas Tournesol enseignait la veille encore à Vladislas Kamenos l’art de fabriquer le cocktail au marasquin, et d’une salle de dancing où, quelques heures auparavant, les invités du consul de Valachie s’essayaient au dernier shimmy !… Progrès humain, où es-tu ? Toujours en visite chez Moloch ou Bamboula !

« Vous connaissez ces gens ? demanda-t-on à Nicolas Tournesol en lui désignant les trois martyrs que l’on conduisait sans doute à leur dernier supplice.

– Moi ? Je ne les ai jamais vus ! attesta Tournesol avec un grand sang-froid…

– Ce sont les voleurs du Livre des Ancêtres ! Ils n’échapperont pas au châtiment !…

– C’est justice ! s’écria encore Tournesol.

– Et malheur à leurs complices !

– Je comprends cela !… On n’a pas idée d’un pareil toupet… Voler le Livre des Ancêtres !… Il y a des gens qui ne respectent rien !… Des touristes qui se croient tout permis !… Si on les laissait faire, ils démoliraient le temple pour en mettre un petit caillou dans leurs collections !… C’est honteux !… Il y a des limites à tout !… Vous avez bien raison de faire un exemple, allez !…

« Que Rouletabille me pardonne ! se disait le commis voyageur en cherchant une excuse à sa conduite nauséabonde et en la trouvant tout de suite… que Rouletabille me pardonne !… Mais je suis bien obligé de le lâcher, s’il veut que j’aie quelque chance de faire parvenir le petit paquet qu’il m’a confié à sa destination… Encore une commission dont tu te serais fort bien passé, pauvre Tournesol !… Mais tu seras toujours victime de ton bon cœur ! »

 

Pendant ce temps une cohorte envoyée par le patriarche était venue arracher les trois prisonniers à la fureur populaire et les conduisait ou plutôt les jetait dans une salle du grand palais d’où ils ne devaient sortir que pour être jugés.

Ils étaient tous trois dans un état de consternation assez avancé. Rouletabille surtout faisait peine à voir. Assurément il paraissait le plus déprimé et il n’ouvrait la bouche que pour gémir sur le mauvais sort qui l’avait séparé de son nécessaire de voyage !… car au bout du compte, il ne l’avait pas retrouvé ! ou plutôt on ne lui avait pas laissé le temps de s’en saisir !…

« Et c’est tout ce que tu trouves à nous dire dans un moment pareil ! s’écriait Jean… mais c’est à cause de toi que nous sommes ici ! »

LVII – OÙ ROULETABILLE JOUE SON JEU

Mais tous ces reproches ne semblaient pas toucher outre mesure Rouletabille.

En vain, Jean, exaspéré, lui criait-il que sa fameuse ingéniosité n’avait d’égale, en de certains moments, que son stupide entêtement (il n’osait dire : sa bêtise), le reporter n’exprimait aucun regret de ce qui venait de se passer. Et cependant ce qui venait de se passer « n’avait de nom, affirmait Jean, dans aucune langue » !… Risquer sa vie et celle de ses amis pour rentrer en possession d’un sac de voyage !…

Odette, excédée, essayait bien de calmer Jean, mais la chose était difficile, car on entendait alors la voix du reporter qui murmurait comme dans un rêve :

« J’aurais dû passer par l’autre corridor et alors je revenais par l’escalier de service, après avoir eu le temps de prendre mon « nécessaire »…

– Ah ! tais-toi avec ton « nécessaire » !… Je te jure bien que si Odette avait voulu me suivre, je ne t’aurais pas attendu, moi !

– Eh bien, mon vieux, fallait ficher le camp !… Qu’est-ce que tu veux ? Moi, je ne peux pas me faire à l’idée de rester encore une fois sans une brosse à dents !… »

Reprise sur ce ton, la conversation entre Rouletabille et Jean pouvait aboutir à des actes de démence… Heureusement – ou malheureusement – elle fut interrompue par l’entrée d’Andréa et de sa bande armée qui venait chercher les prisonniers pour les conduire au patriarche.

Celui-ci les attendait dans une petite salle qui précédait celle du grand conseil et qui n’en était séparée que par un épais rideau de pourpre.

Il avait avec lui deux vieillards et le docteur de la Bibliothèque. Tous paraissaient plus tristes les uns que les autres en considérant le livre sacré que l’on venait enfin de reprendre aux roumis, mais dans quel état !…

Ils constataient, dans une grande désolation, que les ferrures et les pierres précieuses en avaient été arrachées. Et ils échangeaient entre eux les propos les plus funestes pour les barbares qui n’avaient pas craint de mutiler ainsi un pareil chef-d’œuvre.

Au dehors, la voix du peuple grondait, puis déferlait par rafales quand une porte s’ouvrait : « À mort les profanateurs ! »

Le patriarche s’adressa à Jean et lui demanda d’une voix sévère, par le truchement du docteur de la Bibliothèque :

« Qu’avez-vous fait des gemmes qui ornaient ce livre, des précieuses miniatures qui le décoraient, des ferrures d’art qui le défendaient contre l’usure des siècles ?… »

Jean protesta qu’il ne connaissait pas ce livre, qu’il le voyait pour la première fois, qu’il ne l’avait jamais eu en sa possession et qu’il était victime d’une abominable machination !

Tous l’écoutaient dans la plus grande incrédulité, quand Rouletabille prit la parole :

« Il est exact, déclara-t-il, que mon ami n’a jamais eu ce livre en sa possession ! Quant à moi, ce n’est pas la première fois que je l’aperçois, et je vous dirai même que je suis en mesure de vous rendre immédiatement l’un des joyaux qui en ont été arrachés !… »

Mouvement général. Rouletabille, d’un geste brusque, a plongé sa main dans sa poche à revolver. Andréa bondit, saute sur lui, mais le reporter sort, en souriant de sa poche, un bijou qu’il remet au patriarche…

C’est le collier au pendentif orné du signe fatal, « la croix et le croissant », qui fermait jadis le livre sacré.

Le patriarche, les vieillards le reconnaissent !… Odette elle-même se souvient… Pourquoi Rouletabille sort-il ce bijou dont la possession les accuse plus qu’aucune autre preuve ?

Le reporter est interrogé… Où a-t-il trouvé ce bijou, s’il ne l’a pas volé lui-même ?… Et tranquillement, Rouletabille répond :

« J’ai trouvé ce bijou chez mademoiselle ! »

Il désigne Odette qui, sous cette attaque directe et à laquelle la jeune fille était si loin de s’attendre de la part de son « petit Zo » rougit et s’émeut. Jean, comprenant de moins en moins l’attitude de Rouletabille, et voyant l’embarras d’Odette, vient à tout hasard au secours de celle-ci en protestant contre la dangereuse affirmation du reporter : « Jamais il n’a vu ce bijou entre les mains de sa fiancée !

– Et moi je répète que j’ai trouvé cette ferrure dans la chambre de Mlle de Lavardens ! »

Odette, au milieu de la confusion générale, demande à se faire entendre. C’est d’une voix tremblante qu’elle avoue :

« C’est vrai, ce bijou était en ma possession, mais jamais je n’aurais cru que Rouletabille oserait m’accuser !… Je l’ai jeté dans un tiroir aussitôt qu’il m’eut été donné et si l’on a pu l’y trouver, c’est que je l’avais oublié, je le jure ! tellement j’y attachais peu d’importance ! ajouta-t-elle en se tournant douloureusement du côté de Jean.

– Mais ce bijou ! s’écria Jean, de qui le tenais-tu ?

– Pardonne-moi, Jean, c’était un cadeau d’Hubert !

– Enfin ! s’exclama Rouletabille ! je ne le lui ai pas fait dire !…

– Au contraire ! releva Jean avec amertume… un cadeau d’Hubert, Odette, et tu l’avais gardé !…

– Oh ! toi, maintenant, la ferme, mon vieux ! lui jeta Rouletabille… Messieurs, c’est à mon tour de parler !… Du reste, ce que j’ai à vous dire ne sera pas long !… Et vous comprendrez toute l’affaire !… Ce joyau, arraché au Livre des Ancêtres, a été offert par Hubert à mademoiselle… Or, moi je fais serment d’avoir vu le Livre des Ancêtres chez Hubert !… qui l’avait rapporté du patriarcat lors d’un récent voyage !… et qui vient de le glisser dans le bagage de son rival, mon ami Jean de Santierne !… Le voleur, c’est Hubert ! vous avez compris ? »

Alors la voix d’Andréa se fit entendre :

« Faisons venir Hubert, il confondra ces fourbes ! »

Mais au moment où le patriarche acquiesçait à cette proposition qui paraissait des plus normales, Rouletabille supplia qu’on n’y donnât point suite :

« Si vous faites venir Hubert, expliqua-t-il, il ne nous confondra pas, il niera !… Et moi, de mon côté, en affirmant, je ne le confondrai pas davantage !… Il faut que la preuve de l’infamie que je vous dénonce ne vienne ni de lui ni de moi, pour qu’elle acquière aux yeux d’un conseil de sages comme celui que je vois rassemblé ici, une valeur capable d’entraîner votre conviction !… Prêtez-moi donc une oreille attentive !… Il existe une femme dont vous ignorez la présence dans cette ville et qui en sait long sur Hubert de Lauriac ! c’est cette femme que je voudrais vous faire entendre.

– Encore la Pieuvre ! se disait Jean… Quel secours peut-il attendre de ce côté ? »

Et il voulut le détourner de son dessein, lui rappelant qu’elle avait partie liée avec Hubert depuis Innsbruck et qu’elle n’était certainement venue à Sever-Turn que pour leur porter un dernier coup.

Mais Rouletabille ne l’écoutait même point.

« Il faut que je retrouve cette femme ! disait-il au patriarche… Accordez-moi une heure de liberté ! »

Jean haussait les épaules :

« Si tu crois qu’ils vont te laisser sortir comme ça !

– Je vous laisse mes amis comme otages ! proposa le reporter… Si je ne suis pas de retour dans une heure, vous en ferez ce que vous voudrez !

– Charmant ! prononça Jean, ahuri de tant de simplicité dans le cynisme… Ah ! il nous plaque bien !

– Laisse-donc faire Petit Zo !… émit Odette de sa voix douce… On a toujours tort de lui en vouloir !… Avec lui, on ne comprend jamais qu’après !… Tu verras qu’il nous tirera encore de là !…

Les vieillards s’étaient concertés. Le départ de Rouletabille ne gênait pas Andréa ; au contraire, il espérait bien qu’on ne le reverrait plus et qu’alors on en finirait avec Jean… Il fut décidé toutefois par les vieillards que l’on donnerait une escorte au journaliste.

Celui-ci accepta de bonne grâce trois gardiens désignés par Andréa.

« Avant une heure, je vous les ramène ! dit-il au patriarche en désignant les miliciens. Mais promettez-moi de votre côté de me garder Hubert.

– Où est-il ? questionna Féodor.

– Ici ! fit Rouletabille en soulevant d’un geste rapide le rideau de pourpre qui se trouvait derrière le fauteuil du patriarche. Ici !… il nous écoute !… Sans doute trouve-t-il à notre conversation un certain intérêt ! »

Hubert avait tout entendu. Il expliqua avec un affreux sourire :

« Allez, monsieur ! allez chercher Mme de Meyrens ! »

Et il tourna le dos à Rouletabille, tant il était sûr de lui.

Le reporter bondit hors de la salle. Les gardes eurent peine à le suivre. Dehors, les cris de la foule avaient redoublé.

CARNET DE ROULETABILLE

« Et maintenant voici le grand jeu. Il n’y a que lui qui peut nous sauver !… Mais il est terriblement dangereux… pour moi… car, ce jeu-là, il y en a beaucoup qui ne me le pardonneront jamais !… Il faut que les choses en soient à cette extrémité pour que je n’hésite pas à me dépouiller de ma plus riche armure !… Allons ! pour celle-là aussi l’heure de la ferraille a sonné ! Hélas ! je sortirai tout nu pour longtemps de ce bric-à-brac de Sever-Turn !… Mais ne faut-il pas en sortir ? et surtout en faire sortir les autres ?… Allons ! du courage !… À la Pieuvre !… à la Pieuvre !… »

Ce sont là les dernières lignes que Rouletabille a tracées sur son carnet. Les événements qui suivirent et qui terminèrent d’une façon si curieuse cette étrange et redoutable affaire n’ont été connus de la presse que dans leurs grandes lignes et rapportés assez brièvement.

Il y avait, certes, bien des raisons pour que les détails n’en fussent point tout de suite divulgués ; aujourd’hui que ces raisons, que nous ferons bientôt connaître, n’existent plus, nous allons pouvoir, grâce à certains témoignages qui sont parvenus récemment à notre connaissance, suivre les dernières péripéties du drame, à Sever-Turn d’abord, à Paris ensuite…

Les gardes qui accompagnaient Rouletabille avaient reçu l’ordre de le suivre partout mais de lui obéir en tout. Seulement ils devaient être de retour au palais une heure plus tard, avec leur prisonnier. Rouletabille avait donc une heure pour retrouver la Pieuvre.

Par des chemins détournés qu’il connaissait mieux que ses gardes, il évita le populaire qui s’entassait sur le parvis du temple et faisait en quelque sorte le siège du palais… ainsi arriva-t-il sans trop d’encombre à l’Hôtel des Balkans, où il fut accueilli par les malédictions de Vladislas Kamenos.

On avait failli mettre le feu à l’hôtel et le patron rendait le reporter et ses amis responsables sinon d’un incendie qui n’avait pas eu lieu, du moins du pillage qui l’avait remplacé. Tous ses clients, naturellement avaient fui sans payer leurs notes !

« Même M. Tournesol ? questionna Rouletabille.

– Vous pensez ! et il n’est pas près de revenir ! On a pillé les entrepôts de M. Tournesol comme on a pillé ma cave ! Encore un qui vous bénit !…

– Est-il parti tout seul, monsieur ? demanda Rouletabille qui paraissait aussi maître de lui que Vladislas Kamenos était affolé.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous le savez bien, maître Kamenos ! Nous sommes venus ici, ces messieurs et moi, dans le dessein que vous nous donniez des nouvelles toutes fraîches de cette jeune voyageuse descendue chez vous il y a quelques jours et à laquelle M. Tournesol faisait une cour si assidue !…

– Vous voulez parler sans doute de Mme de Meyrens !

– Justement !… qu’est-elle devenue ?

– Je pourrais vous répondre que je ne suis point chargé de la surveiller !… Cependant comme son bagage est encore dans sa chambre, je n’ai aucune raison pour cacher que j’espère la revoir bientôt !… Encore une note en souffrance, monsieur Rouletabille !…

– Ne vous occupez pas de cela, vous serez réglé, monsieur Kamenos ! fit le reporter en se dirigeant hâtivement vers le premier étage…

– Par qui ?

– Par M. Tournesol !…

– Et vous, où allez-vous comme cela ?

– Chez Mme de Meyrens !

– Mais je vous dis qu’elle n’est pas chez elle !

– Vous n’en savez rien ! Je vais m’en assurer !

– Mais je vous défends de pénétrer chez elle !… mais je suis responsable !… »

Et l’aubergiste se précipitait derrière Rouletabille et ses gardes…

« D’abord, la porte est fermée à clef… s’écriait-il…

– La clef la voilà ! fit Rouletabille en la sortant de sa poche.

– Et comment avez-vous la clef de Mme de Meyrens ?

– Petit indiscret ! » goguenarda le reporter en introduisant la clef dans la serrure.

M. Kamenos émit alors la prétention d’entrer dans l’appartement avec Rouletabille…

« Ou Mme de Meyrens est là ou elle n’y est pas ! exprima nettement le reporter… si elle n’est pas là… je ressors tout de suite !… si elle est là, je suis chargé par le patriarche de lui faire une communication qui ne vous regarde en aucune façon, maître Kamenos ! »

Et, pour ne pas être dérangé, il fit entendre aux gardes qu’ils eussent, pendant quelques minutes, à s’assurer de la personne de cet excellent Vladislas…

Rouletabille devait alors avoir trouvé Mme de Meyrens dans son appartement et il avait, sans aucun doute, les choses les plus importantes à lui dire, car dix minutes s’écoulèrent, puis vingt, puis trente et on ne le revoyait toujours pas !…

Maintenant maître Kamenos n’était plus seul à s’inquiéter des singulières façons du journaliste ! Cette longue absence commençait à impatienter les gardes dont le chef responsable avait déjà frappé à différentes reprises à la porte de Mme de Meyrens sans obtenir de réponse…

De plus en plus troublé, le milicien s’était informé auprès du patron de l’hôtel des différentes issues que présentait l’appartement, et quand il sut qu’on pouvait en sortir par un escalier de service qui donnait sur la basse-cour et sur les clapiers, il n’hésita pas à défoncer la porte, derrière laquelle il ne trouva rien, ni Rouletabille ni Mme de Meyrens, rien qu’un petit lapin qui, fuyant le tumulte et le pillage du dehors, était venu se réfugier dans l’appartement en y traînant une feuille de chou !…

Une feuille de chou et un petit lapin !…

« Pas mal pour un journaliste » n’aurait pas manqué de dire M. Nicolas Tournesol si M. Nicolas Tournesol avait encore attaché un intérêt quelconque à ce qui se passait à Sever-Turn !… Mais il en était parti en se jurant bien de n’y jamais revenir et en n’en emportant qu’une photographie de Mme de Meyrens, cliché personnel et instantané qu’il avait pris un jour, entre deux cocktails, et qu’il n’avait cessé depuis de porter sur son cœur… car, quoi qu’il en dît, le souvenir de l’étrange voyageuse troublait encore les jours et les nuits de M. Nicolas Tournesol !

Mais revenons à nos gardes qui avaient laissé échapper Rouletabille et qui n’imaginèrent rien de mieux, pour essayer de faire excuser leur maladresse, que d’en rendre responsable le patron de l’Hôtel des Balkans lui-même.

Partis avec Rouletabille, ils revinrent au palais avec Vladislas Kamenos, en dépit de toutes ses protestations. Les miliciens prétendaient que, sans la complicité de celui-ci, le journaliste français serait encore dans leurs mains.

Cette discussion durait encore dans le moment que nos gardes, fort marris, étaient poussés avec leur Kamenos devant le patriarche et les vieillards… et devant Rouletabille !… car Rouletabille en chair et en os, était là !… aussi souriant que les autres paraissaient ahuris…

« Je vous avais donné cet homme à garder, leur dit sévèrement le patriarche et vous m’en amenez un autre ! »

Les gardes baissèrent la tête, cependant que leur prisonnier faisait entendre de nouvelles protestations. En leur for intérieur, les miliciens estimaient certainement que la consigne n’avait été qu’à demi violée. Quand on est responsable d’un prisonnier, il vaut mieux en présenter un autre que de ne pas en présenter du tout ! Cette façon de voir n’appartient pas exclusivement à l’administration policière de Sever-Turn !…

« Heureusement, continua la voix grave du patriarche, heureusement que notre prisonnier est un honnête homme et qu’il est revenu ici de lui-même !

– En ramenant celle que je cherchais !… termina Rouletabille.

– Mme de Meyrens ! s’écria Vladislas Kamenos… Elle était donc dans son appartement ?

– Mon Dieu, oui, monsieur !

– Eh bien, je vais vous dire la vérité : je la croyais bien partie avec Tournesol !… »

Rouletabille haussa les épaules :

« Tournesol… Mme de Meyrens s’est toujours moquée de Tournesol !… Si elle était aujourd’hui dans son appartement, c’est qu’elle m’y attendait, monsieur !…

– Alors, c’est vous qui réglez la note !…

– Non, répliqua Rouletabille… ce ne sera ni moi ni Tournesol qui réglerons la note de Mme de Meyrens ! ce sera un autre de ses amis !… ce sera M. Hubert de Lauriac !… Je demande, messieurs, que l’on mette cette femme en sa présence !… »

Comme le pensait bien Rouletabille, Hubert avait entendu les derniers propos échangés autour du patriarche… et ce n’était pas sans une certaine angoisse qu’il voyait venir le moment de sa confrontation avec la Pieuvre. Certes ! il était bien sûr de celle-ci ! Ils jouaient la même partie, mais Rouletabille devait avoir manigancé un coup de sa façon qu’il leur serait peut-être difficile de parer s’ils ne s’entendaient point d’abord tous les deux.

Ah ! s’ils avaient pu avoir un entretien particulier de quelques minutes… Et puis la Pieuvre était peut-être mieux renseignée que lui… Aussi ne put-il retenir un tressaillement de joie en apercevant Mme de Meyrens dans le vestibule de la salle du conseil où l’on allait les introduire tous les deux ! Enfin, par le plus heureux des hasards, le vestibule resta un instant désert. Hubert courut à la Pieuvre.

« Comment vous êtes-vous laissée conduire ici ?

– Je suis perdue ! lui répliqua l’autre hâtivement… Rouletabille m’a amenée ici par subterfuge et maintenant je suis prisonnière !… Tout cela est de votre faute ! continua-t-elle dans une irritation croissante… Si vous aviez voulu, il y a longtemps que Rouletabille… mais vous ne pensiez qu’à Odette !… et qu’à Jean ! Ce n’était pas dans le bagage de Jean que vous deviez cacher le Livre des Ancêtres, mais dans le sac de Rouletabille !…

– Ne perdons pas notre temps en reproches inutiles ! Ils sont tous perdus si nous restons unis !… Que veulent-ils de nous ?

– Que je leur dise tout ce que je sais de vous !… c’est à ce prix qu’ils mettent ma liberté !… Rouletabille est arrivé à persuader le patriarche que c’est bien vous qui avez glissé le livre dans le bagage de Jean…

– Mais ils n’ont pas de preuve de cela ! protesta Hubert d’une voix sourde… Me prenez-vous pour un imbécile… je vous jure bien que personne ne m’a vu !… »

Il n’avait pas plutôt prononcé ces derniers mots que la tenture contre laquelle ils se trouvaient s’écartait et que le couple se trouvait entouré par une troupe vociférante.

Les cigains se précipitaient en hurlant : « À mort, tous les deux ! »

Hubert était agrippé par Andréa et, devant le patriarche et les vieillards impassibles, le reste de la bande se préparait à faire un mauvais sort à la Pieuvre quand celle-ci, se débarrassant en un tournemain de son chapeau, de sa voilette et de sa perruque, apparaissait à tous les regards stupéfaits sous les traits de Rouletabille !…

LVIII – MISERERE ! MISERERE !

Miserere, dit l’homme ; et, dans le ciel qui gronde,

L’air dit : Miserere ! Miserere, dit l’onde ;

Miserere ! Miserere !

La Légende des Siècles.

Cette tragédie trouvait sa fin logique dans cette comédie. Les fourbes seraient trop redoutables s’ils ne rencontraient à quelque carrefour non plus l’épée à deux tranchants, l’arme lourde pour laquelle ils ont toute une armure préparée, mais une épingle d’enfant qui les pique au ventre et les dégonfle comme baudruche. Une farce les jette à bas, et il faut se pencher pour regarder ce qui reste du monument formidable de toile peinte sorti de leur fabrique de mensonges.

À ce jeu de carnaval sanglant, Féodor et le docteur de la Bibliothèque s’étaient assez curieusement prêtés. Rouletabille, ayant rapporté de l’hôtel les armes guignolesques dont il avait besoin pour mener à bout le seul stratagème qui pût les sauver, n’avait pas hésité à mettre dans la confidence le patriarche et le docte vieillard ; et, ce faisant, il avait l’intuition qu’il était dans le bon chemin : Féodor, en vrai chef d’État, ne demandait pas mieux que de livrer au loup populaire réclamant sa proie une victime moins illustre que Rouletabille et moins cotée dans le monde diplomatique que Santierne (il avait déjà reçu à ce propos la visite du consul de Valachie) sans compter que la perte de ces deux jeunes gens entraînait celle d’une enfant qu’on avait voulu faire reine malgré elle, ce qui, dans tous les pays du monde, n’est un crime que pour les fauteurs de l’aventure… Or, dans cette aventure, le patriarcat n’avait-il point sa part de responsabilité ?

Voilà plus de raisons qu’il n’en fallait pour que finît par triompher la vérité ! Elle apparut éclatante, mais pour certains d’une façon si inattendue que Hubert, profitant du désarroi où les différentes transformations de Rouletabille avaient jeté la grande majorité de l’assemblée, pouvait se dégager d’Andréa, sauter sur la dalle d’une fenêtre, bondir dans un jardin… et entraîner derrière lui une troupe affilée à sa poursuite, qu’encourageait du geste et de la voix le patriarche lui-même.

Et pendant ce temps-là, que faisait Odette ?… Eh bien, elle éclatait de rire !… elle riait à Rouletabille qui n’avait pas encore eu le temps de se débarrasser de sa jupe et qui, ni homme ni femme, avait bien la mine la plus drôle du monde…

« J’avais bien dit qu’il n’y avait qu’à le laisser faire, notre Petit Zo !…

– C’est donc ça, s’exclamait Jean, que tu tenais tant à ton petit bagage !… C’est donc cela, que tu avais déjà préparé ta petite histoire !… Il était tout prêt, ton petit déguisement !… Tu ne pouvais pas nous le dire !…

– Penses-tu ! grogna Rouletabille… c’est toujours la même chose ! Je t’aurais dit : « Attends-moi, je vais chercher le chapeau et la voilette de Mme de Meyrens », tu ne m’aurais pas attendu davantage… s’il n’y avait pas eu Odette !…

– Oui, mais il y avait Odette, dit celle-ci… et Odette n’a pas voulu partir sans son petit Zo !…

– Odette est un ange ! fit Rouletabille.

– Et moi ? demanda Jean.

– Toi, tu es un âne, comme tous les amoureux !

– Merci !… Eh bien, cet âne va te donner un bon conseil ! car cet âne imagine que lorsque Mme de Meyrens saura le tour que tu lui as joué…

– Laisse flotter les rubans ! fit Rouletabille… Ne crains rien ! nous n’allons pas moisir dans le pays !… »

Et, étant redevenu un Rouletabille correct, il se présenta devant le patriarche et lui tint à peu près ce petit discours :

« Ou l’on rejoindra le coupable ou le coupable échappera ! Dans tous les cas, nous n’avons plus rien à faire ici, car, dans le premier, nous ne tenons nullement à assister à son supplice et, dans le second, il serait dommage qu’après avoir été reconnus innocents, nous assistions au nôtre ! »

Féodor trouva que c’était là le langage même de la sagesse et mit immédiatement tout en œuvre pour que Rouletabille et ses amis quittassent sans plus tarder sa capitale. Il couvrit du reste ce départ précipité de l’arrêté d’expulsion qu’il s’empressa de promulguer…

Pendant ce temps, on poursuivait toujours Hubert qui eut l’occasion, en ces minutes épiques, de déployer toutes les ressources, toute la force et tout le courage des héros les plus renommés de l’Antiquité et du Moyen Âge… Tout se rejoint à travers le temps, ce qui revient à peu près à dire que rien ne change et que le temps lui-même n’est qu’une illusion. Mais ce cavalier fantastique, entouré d’une nuée d’ennemis qu’il déconfit à grands coups frappés sur un crépuscule de sang, comme s’il frappait à grands coups sur le soleil rouge, nous l’avons vu dans les plaines d’Ilion[13] et dans les Cirques de la Mort de La Chanson de Roland et dans les plaines dorées de la Camargue avant qu’il ne meure, englouti par le gouffre sournois d’un marécage, aux confins du pays de la peste !…

Mort comme un héros, Hubert, dont l’amour avait fait un traître et que la mort régénéra… Ah ! ce fut une belle bataille : quel bondissement sur cet étalon qu’il débarrasse de son cavalier et qu’il lance comme un bolide à travers les poitrines qu’il renverse et l’émeute qui recule !…

Et puis voici les Portes franchies… et l’espace et le grand soir qui tombe et la fuite et la liberté peut-être !…

Mais non. Après les hommes, les bêtes ! La ruée des buffles sauvages qui viennent l’achever, le déchirer ! L’enfer lui a tiré les quatre sabots de son cheval et ne les lui rend plus !…

Et il descend, lui aussi, cavalier de la mort, au sombre séjour…

Un mouvement ne fait que précipiter la fin… Hubert meurt d’avoir aimé Odette et de n’en avoir pas été aimé… Il meurt pour un petit sourire de petite fille qui lui a été refusé !… Quoi qu’il ait pu faire : Miserere !… Miserere !… Miserere ! ! ! Pauvres hommes !…

LIX – OÙ L’ON SE RETROUVE À PARIS POUR UNE UTILE CONVERSATION

« On annonce le prochain mariage de M. Jean de Santierne avec Mlle de Lavardens. Cette union sera célébrée dans la plus stricte intimité en raison du deuil récent de la jeune fiancée. La cérémonie aura lieu en l’église de Lavardens (Bouches-du-Rhône). »

Rouletabille, qui avait enfin retrouvé ses pénates du faubourg Poissonnière relisait ces quelques lignes publiées le matin même dans tous les journaux… Il les relisait en fumant sa pipe et sans autre manifestation des sentiments qui l’agitaient qu’une certaine précipitation dans sa façon de respirer la fumée et de la renvoyer brusquement par le nez… Évidemment, l’on ne pouvait découvrir là le signe de la plus grande satisfaction… mais pourquoi, mais en quoi n’était-il pas satisfait ?… Le savait-il lui-même ?… Que pouvait-il désirer de plus ? Son œuvre n’était-elle point accomplie ?… Les quelques lignes qui lui dansaient devant les yeux n’étaient-elles point le couronnement de tous ses efforts ?… Il avait fait, autour de lui, du bonheur !… Que lui fallait-il de plus ?… C’est la question qu’il finit par se poser et à laquelle il finit par répondre tout haut et assez nerveusement : « Rien ! »

Sur ces entrefaites, la porte de son studio s’ouvrit et Jean parut…

« Eh bien, Rouletabille, tu dois être content ! commença Santierne qui, lui, était rayonnant… on ne parle que de toi dans toute la presse !…

– Oh ! on parle bien un peu de toi aussi, mon cher », lui répliqua Rouletabille en faisant un léger effort pour dissimuler le rapide émoi auquel il s’était laissé aller au moment même de l’arrivée de son ami.

Et il lui désigna les lignes annonciatrices de son prochain bonheur…

« Mon Dieu, oui !… de moi et d’Odette naturellement !… mais le héros, c’est toi ! le deus ex machina, c’est toi !… L’homme qui a vaincu le destin et les bohémiens et mis Sever-Turn dans sa poche, c’est toi !… je suis venu pour te dire, mon vieux Rouletabille, qu’Odette et moi serons éternellement tes obligés… Encore une fois, merci !…

– Je t’ai déjà répondu qu’il n’y avait pas de quoi !… Allons, mon vieux Jean, embrasse-moi et retourne vite auprès d’Odette…

– Tu me chasses ?

– Non… mais j’imagine qu’Odette t’attend !…

– C’est vrai !

– Elle n’est pas malade ?

– Non !… en voilà une question !

– Oh ! je te disais cela… parce que, tu sais, elle aurait pu t’accompagner !

– Elle me l’a demandé !… mais j’ai trouvé un prétexte…

– Pour venir tout seul ?

– Oui !… Oh ! elle ne s’ennuie pas !… elle court les magasins avec sa vieille marna, son ancienne gouvernante… tu sais bien, celle que M. de Lavardens avait mise si singulièrement à la porte au retour d’un voyage d’Odette chez… chez sa tante ! » acheva Jean en rougissant.

Quant à Rouletabille, il regarda Jean gravement et s’assit, impassible…

« Oui, reprit Santierne qui paraissait de plus en plus embarrassé… j’ai voulu venir seul parce que je voulais te parler… de… de… de Mme de Meyrens !

– C’est bien de Mme de Meyrens que tu veux me parler ?

– Oui… de la Pieuvre… et d’autre chose aussi, à propos de la Pieuvre… d’autre chose dont j’aurais dû t’entretenir depuis longtemps et dont je ne t’ai jamais rien dit… par… par délicatesse… car je te sais si au-dessus de certaines contingences… et de certaines gens !… D’abord, toi, tu es au-dessus de tout ! comprends-tu ?…

– Non ! je ne comprends pas… et je te prie de t’expliquer… de t’expliquer bien clairement !… repartit Rouletabille de plus en plus glacial.

– Eh bien, mon vieux, après tout, j’aime mieux ça… Je suis peut-être un ballot, mais voici ce que j’ai imaginé… Je me suis dit : il n’est pas possible que Rouletabille ait trouvé si à propos le truc à Sever-Turn.

– Quel truc ?

– Eh bien, mais la façon dont tu t’étais déguisé en Mme de Meyrens, si tu n’en avais déjà… un peu l’habitude… Y es-tu ?

– Continue ! tu m’intéresses !… répondit le reporter de plus en plus figé.

– Si Hubert a été si facilement trompé à Sever-Turn, c’est qu’il revoyait la seule Mme de Meyrens qu’il eût jamais connue… celle qu’il avait vue à Innsbruck !… et celle qu’il avait vue à Innsbruck n’était-elle point, elle aussi, Rouletabille ?… Eh bien, ai-je deviné ?

– Tu as eu tort de te traiter de ballot !… tu es d’une intelligence remarquable ! laissa tomber Rouletabille.

– Eh bien, ris, mon vieux, ris avec moi ! Moi, je suis enchanté d’avoir deviné !… Mais ris donc !…

– J’attends, pour rire, que tu n’aies plus rien à deviner du tout !…

– Mon Dieu ! t’es-tu assez moqué de nous !… Et moi qui m’imaginais que Mme de Meyrens avait franchi la frontière derrière nous !… et qu’elle avait partie liée avec Hubert !… Je te crois, qu’elle avait partie liée avec Hubert !… elle lui soutirait tous ses secrets !… Ah ! tu es vraiment fort !… Et moi qui vous espionnais !… qui gelais dans la rue à vous attendre !… moi qui rentrais à l’hôtel pour te retrouver en pyjama !… Tu venais de quitter ta jupe et la voilette de Mme de Meyrens, bandit !… et tu m’en racontais des histoires sur l’emploi de ton temps, sur la visite dans la chambre de ce diable d’Hubert !… Tout de même, grâce à ton truc, tu savais ce qu’il y avait sur la page romanée !

– Déduction remarquable ! émit Rouletabille.

– Tu savais désormais qu’Hubert – il te l’avait appris lui-même – avait tout intérêt à reprendre Odette pour la livrer à nouveau aux cigains ! et voilà pourquoi tu allais l’attendre sur la route de Sever-Turn !

– Ce qu’il y à d’agréable avec toi, déclara le reporter avec une gravité impressionnante, c’est qu’il n’y a besoin de rien t’expliquer !…

– Eh bien, si ! releva Jean… Je vais te demander, mon bon Rouletabille, de m’expliquer quelque chose…

« Cet abominable Hubert m’avait dit que Mme de Meyrens…

– Ah ! ah ! nous y voilà !…

– Que Mme de Meyrens (c’est-à-dire toi) lui avait montré deux lettres d’Odette attestant qu’elle était venue à Paris chez toi !… Tu comprends comment sa confidence a été reçue !… Je n’ai même pas voulu en entendre davantage !… J’ai compris, depuis, que tu avais dû lui montrer des documents soi-disant importants pour qu’il te montrât le sien et qu’il n’eût aucun doute sur la réalité des mauvaises intentions, de la soi-disant Mme de Meyrens à l’égard de Rouletabille et de moi-même… Mais je puis t’affirmer ceci, c’est que dès la première minute, j’ai été persuadé que ces documents n’existaient pas et que tu les avais fabriqués pour les besoins de la cause !

– As-tu parlé de ces lettres à Odette ? questionna simplement Rouletabille.

– Non ! C’eût été lui faire injure ! Pas plus que je ne t’en ai parlé à toi, et pour la même raison. »

Rouletabille se leva, alla serrer la main de Jean et lui dit : « Tu es un gentil garçon !… Seulement cette fois, tu n’as pas deviné !… Les lettres existent, et ce ne sont pas des faux !… Les voilà !… ajouta-t-il, non sans une certaine émotion, en les sortant d’un tiroir… Je n’avais pas encore eu l’occasion de les rendre à Odette ! Je les remets à son mari ! »

 

Quant à Jean il était dans une agitation inimaginable.

« Odette ! Odette est venue ici ! chez toi !

– Oui, chez moi !…

– Et je n’en ai rien su !…

– Et tu n’en as rien su !… Calme-toi ! Jean !… je t’ordonne de te calmer… et regarde-moi !… Et ne fais pas la bête… Odette est arrivée ici, affolée de jalousie, voulant absolument savoir ce qu’il en était de toutes tes histoires d’amour avec Callista… et prête, comme une enfant, à tous les scandales… C’était une petite fille sauvage !… un être qui m’effrayait, car je ne la comprenais pas encore tout à fait, ignorant alors qu’elle fût cigaine… Ah ! je te jure qu’elle t’aime, car, à cause de cette Callista, elle te détestait bien !… Elle t’a détesté une heure pendant laquelle sa vieille gouvernante et moi avons eu bien de la peine à la calmer !… Songe qu’elle t’avait aperçu dans la rue, passant en auto avec Callista… Enfin, elle s’est mise à pleurer !… Alors il m’a été plus facile de la raisonner… je lui ai montré des lettres de toi d’où il ressortait clair comme une aurore à Lavardens que, depuis longtemps, tu en avais assez de Callista !… Enfin, j’ai pu la remettre dans le train avec sa gouvernante et c’est elle qui, honteuse, m’a fait promettre que je ne te parlerais jamais de son voyage à Paris… Maintenant, tu es au courant, mon vieux Jean… qu’y a-t-il encore pour ton service ?… »

LX – OÙ L’ON SE RETROUVE À LAVARDENS POUR UNE CÉRÉMONIE QUI NE SURPRENDRA PERSONNE

Quand ils ne se disputaient pas, ces jeunes gens s’embrassaient. Jean était si heureux de ce qu’il venait d’apprendre et ses petites affaires personnelles prenaient décidément une si charmante tournure qu’il embrassa Rouletabille à l’étouffer :

« Tu es le plus noble des amis !

– Pourquoi le plus noble ? protesta doucement Rouletabille en se dégageant. Je suis ton ami, voilà tout !

– Voilà tout ! mot sublime !… pontifia Santierne en s’essuyant les yeux… Eh bien, maintenant, je vais te le dire…

– Ne me le dis pas !… fit le reporter en lui ouvrant la porte… Tu n’as plus rien à me dire… Odette t’attend !… Va la rejoindre… Embrasse-la de ma part… et adieu.

– Comment, adieu !… Tu ne viendras pas à Lavardens !… Toi, Rouletabille, tu n’assisteras pas à la cérémonie ?…

– Mon vieux !… Je veux aller me reposer quelque part… dans les environs… en Amérique…

– Si tu fais jamais ça… de partir pour l’Amérique avant que nous soyons mariés, eh bien !…

– Eh bien, quoi ?

– Eh bien, je croirai… Non ! je ne croirai pas… reprit-il tout à coup en voyant se dresser devant lui un Rouletabille d’une pâleur inquiétante… mais reste ! supplia-t-il…

– C’est bon ; fit Rouletabille qui lui tendit une main glacée… je resterai… »

Jean se sauva avec une dernière accolade à Rouletabille, que celui-ci reçut cette fois sans broncher et sans la rendre… « Je resterai, puisqu’il leur faut encore ça ! » Et il referma sa porte, se rejeta dans son fauteuil, ralluma sa pipe.

 

« Il est bien gentil !… fit-il tout haut… Elle aussi, elle est bien gentille !… ça fera un gentil petit couple !… »

À ce moment, la porte se rouvrit et un Jean, complètement affolé se précipita :

« Rouletabille ! elle est là !…

– Qui ? Odette ?

– Mais non, Callista… Callista est revenue !

– Ah ! ce n’est que ça ! fit le reporter en se laissant retomber sur son fauteuil… je le savais !…

– Comment, tu le savais et tu ne me le disais pas ?… Mais Callista ne peut être revenue à Paris que dans les pires intentions…

– Il y a des chances ! fit Rouletabille… mais tranquillise-toi, mon cher Jean… je me suis arrangé pour qu’elle n’y revienne pas seule, à Paris !… Cette pauvre Callista, elle aurait pu s’y ennuyer !…

– Et alors ?

– Quoi ? et alors ?… C’est tout !… Ne t’occupe pas du chapeau de la petite !… Ou plutôt emmène Odette tout de suite à Lavardens et marie-toi bien tranquillement !

– Je ne serai tranquille que si tu nous accompagnes !

– Eh bien, je vous accompagnerai ! là, es-tu content ?

– Odette aussi sera bien contente ! Mais dis-moi, Callista, réellement, tu ne crains rien ? »

Rouletabille haussa les épaules…

« Aussitôt que j’ai su que Callista était arrivée à Paris (et je l’y attendais), je me suis arrangé pour qu’Andréa la rejoignît ! Il est arrivé ce matin, Andréa ! Il a déjà le grappin dessus, et je te prie de croire qu’il ne le lâchera pas !…

– Ah ! Rouletabille ! Rouletabille !… Tu penses toujours à tout !… Comment pourrai-je reconnaître jamais ?… Tiens, mon vieux Rouletabille, si jamais la Pieuvre t’embête – car c’est une idée fixe que j’ai qu’elle voudra se venger de la désinvolture avec laquelle tu as abusé de sa personnalité à Innsbruck et à Sever-Turn…

– Comme tu t’exprimes bien ! Abuser de sa personnalité !…

– Tu blagues !… Eh bien, fais-moi signe ! et tu verras si je serai un peu là !…

– Je n’en attendais pas moins de ta part, mon vieux Jean ! Je compte sur toi !… Enfer et mastic ! La Pieuvre n’a qu’à bien se tenir !… »

 

… Et c’est quelques jours plus tard, dans la chapelle de Lavardens, trop petite pour contenir les amis qui y étaient venus sans avoir été invités, de bons vieux amis de la Camargue et de la Crau et du pays d’Arles, qu’eut lieu le mariage de Jean et d’Odette…

Tous les guardians des mas environnants et les pêcheurs des Saintes-Maries avaient tenu à apporter leurs vœux à la demoiselle du Viei-Castou-Noù qu’ils avaient vue courir si petite, accrochée à la crinière des poulains lâchés dans les sorgues… Quelques-uns se rappelaient que, dans ce temps-là, ce n’était pas un jeune homme de la ville qui l’accompagnait dans ses randonnées… Toutefois, le nom d’Hubert ne fut pas prononcé. Il y a des petites fées qui ne sont point faites pour le nez de certaines gens !… C’est très risqué de vouloir chevaucher derrière elles, hors de son marécage !… Il y a toujours quelque part un marécage qui vous prend et qui vous garde !… Il y a, quelque part, la chanson d’un grand troubadour qui dit cela à peu près :

« J’aime l’espace et je suis enchaîné ; dans les roseaux je vais nu-pieds ; l’amour est dieu et l’amour pêche ; tout enthousiasme, après l’action, est désappointé ! »

Ce Jean de Santierne est vraiment un joli parti… Il y a loin d’un valet de bestiaux à un garçon comme celui-là, si élégant, si fin et si riche, ma chère !… Je comprends que l’on soit fière à son bras ! Regardez passer Odette, messieurs !… Aujourd’hui, partout, du mas à l’église, chante le poète, les petits oiseaux de l’avenue ne la reconnaissent plus sous son blanc vêtement. « Quelle est cette petite sorcière ? » se disent-ils, et, tout effrayés, ils se méfient, puis, en l’épiant mieux, ils se ravisent et vont la saluer de leurs joyeux pépiements…

 

Donc Jean et Odette se sont mariés bien tranquillement. Bien tranquillement, est-ce possible ? Oui… parce que, évidemment, Rouletabille avait tout prévu et qu’il avait attaché Andréa à Callista ; car, dans l’ombre d’un pilier, cependant que défilait le jeune cortège fleuri, il y avait là quelqu’un ou plutôt quelqu’une qui, pas plus que beaucoup d’autres de cette foule curieuse n’avait été invitée… Reconnaissez le profil fatal de Callista, ses yeux de colère, sa bouche frémissante, ses dents de louve… Quelque chose brille dans sa petite main nerveuse de cigaine… Ce n’est point la première fois que l’éclair d’un couteau, dans cette main-là, a menacé Odette… Mais encore une fois l’éclair s’est éteint. La patte terrible d’Andréa a serré son anneau autour de ce poignet fragile et l’homme de la route a emmené sa prisonnière – pour toujours !…

Pour toujours !… Elle le sait bien… Elle ne résiste même plus !… Tout est à jamais fini entre elle et l’Occident !… Il l’a rejetée au pied de la roulotte… Elle s’est laissée frapper avec une stupeur heureuse !… Que n’a-t-il pas été plus brutal plus tôt !… Pour toujours elle s’est laissé revêtir sans protestation de ces loques bohémiennes qu’elle n’aurait jamais dû quitter !… Son aventure était fille de l’orgueil plus que de l’amour !… Elle s’était trompée sur elle-même !… Comment aurait-elle été comprise d’un roumi !… Oh ! lassitude ! doux épuisement de la lutte ! Enchantement de la défaite !… Il y a là, près d’elle, des bras frémissants qui l’attendent… et qu’elle a toujours repoussés, parce qu’elle a voulu être une dame de la ville !… Ridicule ! Ridicule !… Elle a été une dame de la ville et elle s’enfermait dans son boudoir pour se chanter à elle-même sur une guitare de bazar ses vieilles chansons de la route… ou pour revoir en silence les campements du soir, à l’orée des forêts, quand elle s’endormait en caressant le museau de Chucho, l’ancêtre de tous les chiens de la tribu, dont elle peignait tous les matins avec tant de soin la barbe blanche !… Eh bien ! Chucho n’était pas mort, car il savait bien, lui, qu’elle reviendrait !… Et il y avait toujours, suspendue au fond de la roulotte, l’antique gùzla dont les chants avaient accompagné ses premiers pas… Andréa décrocha le vénérable instrument et les cordes commencèrent à frémir sous ses doigts d’un rythme millénaire…

Il était venu s’asseoir auprès d’elle… Alors elle pleura des larmes de soumission… et d’acceptation…

Et en cachant sa tête dans cette poitrine haletante qu’elle avait tant de fois repoussée parce qu’elle savait bien que celui-là serait son maître… elle n’était pas malheureuse du tout…

LXI – OÙ ROULETABILLE ET MADAME DE MEYRENS INVITENT LEURS AMIS À DÎNER

Quelques semaines après l’heureuse cérémonie, il fut beaucoup parlé dans la presse parisienne d’un personnage qui semblait avoir joué un rôle fort important dans l’enlèvement de Mlle de Lavardens, aujourd’hui Mme de Santierne. Après avoir désigné ce personnage par des initiales qui renseignaient du reste tout le monde, les journaux finirent par le nommer en toutes lettres. Il s’agissait de Mme de Meyrens, dont on rappela toutes les aventures et que l’on représentait comme ayant joué à la haute administration (on laissait deviner laquelle) un tour pendable, à la suite de quoi le chef de la sûreté générale avait offert sa démission. Dans ce scandale, un journaliste célèbre jusque chez les bohémiens (à toi, Rouletabille !) se trouvait gravement compromis. On disait même que le chef de la sûreté ne donnait sa démission que parce qu’on lui refusait l’arrestation de Rouletabille. Enfin on ajoutait qu’il y avait eu descente de police chez le célèbre reporter, dont on avait, paraît-il, mis sous scellés tous les dossiers et confisqué certain carnet dans lequel le nom de Mme de Meyrens (alias la Pieuvre) revenait à toutes les pages.

L’Époque publia un vague démenti qui ne trompa personne. Dans les coulisses de la presse, les paris étaient engagés. Le chef de la sûreté sauterait-il ? Rouletabille était bien fort avec son journal et Mme de Meyrens ! Un beau matin, on apprit que le chef de la sûreté générale était nommé gouverneur d’une de nos plus importantes colonies de l’Afrique occidentale. Rouletabille avait triomphé, mais le chef de la sûreté n’était pas à plaindre ! Bref, tout le monde était content. Dans le même temps, un nommé Crousillat, qui était juge d’instruction dans une petite ville du Midi, fut nommé, on ne sait pas par quelle faveur spéciale, juge au tribunal de la Seine. Le bruit courut qu’il avait rendu un signalé service à Mme de Meyrens.

Quant à Mme de Meyrens, on ne la voyait toujours pas… et l’on se demandait si, par prudence, elle n’avait pas quitté la France quand quelques personnalités des lettres et du monde judiciaire et aussi quelques amis de Rouletabille reçurent une carte par le truchement de laquelle Mme de Meyrens et M. Joseph Rouletabille, reporter, les invitaient à dîner.

L’affaire fit grand bruit. Il ne faisait plus de doute que Rouletabille affichait Mme de Meyrens ! Et une pareille attitude fut jugée plus que sévèrement, est-il besoin de le dire ? Jean de Santierne, qui revenait de son voyage de noces et qui fut touché par la carte d’invitation à son débotté, en conçut une mâle rage. Sa colère venait moins du scandale de cette petite fête que de l’audace qu’avait eue Rouletabille d’y inviter non seulement Jean, mais encore Odette !

Il eut grande envie, du reste, de ne parler de rien à sa femme, car celle-ci eût voulu, coûte que coûte, l’accompagner… et il se rendit tout seul à Ville-d’Avray.

Car c’était à Ville-d’Avray qu’on devait se réunir dans un chalet bien connu, au bord de l’étang… Une partie d’amoureux, quoi ! à laquelle Rouletabille avait invité ses amis, « peut-être, se disait Jean, pour nous annoncer son mariage » !… Et il ajoutait, les yeux au ciel, avec un soupir :

« Ah ! pauvre Ivana ! »

La première personne qu’il aperçut en pénétrant dans le restaurant à la mode fut M. Crousillat.

« Comment ! vous ici, monsieur Crousillat !… Il vous a invité aussi ?

– Pourquoi pas ?… Je ne vois pas pourquoi il ne m’aurait pas invité, moi !

– Vous, un honorable magistrat ! Vous allez dîner publiquement avec Mme de Meyrens !…

– Paraît qu’ils se marient ! répliqua Crousillat, bourru… comme ça, il n’y aura plus rien à dire !…

– Ah ! je m’y attendais, fit Jean consterné.

– Je ne sais pas pourquoi vous vous frappez comme ça ! Il y a là, dans la salle, au bord de l’eau, une demi-douzaine de ses amis qui font un nez !… Puisqu’ils s’aiment, il faut en prendre son parti, quoi !… »

À ce moment un gros garçon dont la mine devait être à l’ordinaire assez réjouie mais qui paraissait alors assez mélancolique, s’avança vers Jean et le salua de son nom. Jean rendit le salut en se demandant où il avait pu voir cette figure-là.

« Vous ne me reconnaissez pas, monsieur de Santierne ? dit l’autre. Permettez-moi de me présenter… Je suis M. Nicolas Tournesol… Non ! ça ne vous dit rien, Nicolas Tournesol…, l’élément artériel du fabricant, du consignataire et du négociant en gros, Nicolas Tournesol qui était à Sever-Turn quand il vous est arrivé tant de malheurs !… Je vous ai vu à l’Hôtel des Balkans avec Joseph Rouletabille !

– Ah ! parfaitement, monsieur… enchanté de nous retrouver tous les deux à Paris… mais Rouletabille, où est-il ?

– Il n’est pas encore arrivé, monsieur ! Sans quoi je serais déjà parti !… le temps de lui remettre un petit paquet dont il m’a confié le dépôt !…

– Mme de Meyrens ne vous a donc pas invité, vous ?

– Je vais vous dire, monsieur de Santierne… Mme Meyrens ne m’a certainement pas invité à un déjeuner qui s’annonce comme de fiançailles… mais M. Rouletabille a été assez bon, lui, pour penser à moi !

– Alors, restez !…

– Non, monsieur de Santierne, parce que je vais vous dire… À Sever-Turn, j’ai fait un peu la cour à Mme de Meyrens.

– Aïe !

– Et je tiens beaucoup à l’amitié de M. Rouletabille…

– Oui, oui !… position difficile… vous êtes plein de délicatesse, monsieur Tournesol !… Mais justement voici Mme de Meyrens !

– Je me sauve. »

 

Il n’en eut point le temps. Mme de Meyrens qui, en effet, était arrivée, avait déjà aperçu M. Tournesol et elle s’empressa de le remercier d’avoir tout quitté pour assister à cette petite fête intime… Ce disant, elle lui pressait les doigts d’une façon très significative, si bien que M. Nicolas Tournesol ne put s’empêcher de rougir en pensant à l’honneur fort compromis de ce pauvre Rouletabille !… Il n’était plus question de délicatesse !… Après tout, il n’avait rien d’un Joseph, lui… À la guerre comme à la guerre !… À la guerre en dentelles, bien entendu !…

Tout de même, quand tout le monde fut passé dans la salle à manger, au bord de l’eau, M. Tournesol trouva que Mme de Meyrens allait un peu fort en le faisant asseoir à côté d’elle, à la stupéfaction de tous, et en se mettant carrément à lui faire du pied sous la table. Carrément était le mot ; car elle avait le pied solide, l’effrontée, et elle ne ménageait pas les engelures de M. Tournesol qui déjà souffrait le martyre.

« Rouletabille m’avait bien dit, pensait-il, que cette femme était dangereuse. »

Le plus extraordinaire était que Rouletabille n’était toujours pas là et que Mme de Meyrens, trouvant qu’on l’avait assez attendu, avait commandé que l’on commençât sans lui. Un pareil sans-gêne avait jeté un froid dans la petite assemblée… Cependant, Jean n’avait rien dit, pas plus que les autres qui regrettaient déjà d’être venus.

Il n’y avait de vraiment à son aise que M. Crousillat, qui n’avait rien perdu de son formidable appétit et qui s’était jeté dès les hors-d’œuvre sur une salade russe à laquelle il avait fait autant d’honneur qu’à un plat provençal.

En face de lui, un nommé La Candeur, confrère de Rouletabille, à L’Époque, le considérait avec émotion, car lui non plus n’avait jamais boudé sur son ventre… et cependant il ne mangeait point… Il ne mangeait point, car le mariage annoncé de Mme de Meyrens et de Rouletabille lui coupait l’appétit… Il ne mangeait point parce que, Rouletabille, absent, lui manquait… Quant à un nommé Vladimir, autre reporter et compagnon d’aventures de Rouletabille, il se leva en disant :

« Ce qui se passe est inimaginable !… Je m’en vais téléphoner au canard pour savoir ce qu’est devenu Rouletabille !… »

Et il se précipita hors de la pièce.

« Ce joli garçon a bien tort de se faire du mauvais sang, prononça de sa voix traînante, au mode chantant, la charmante petite Mme de Meyrens… Rouletabille va venir… S’il est un peu en retard, c’est que nous avons décidé de rompre définitivement tous les deux ! »

Un « ah ! » d’étonnement, qui était en même temps, il faut bien le dire, un « ah ! » de satisfaction, accueillit cette nouvelle inattendue… et M. Tournesol se prit à rougir davantage, tandis que le pied de sa voisine se faisait de plus en plus pressant.

Mme de Meyrens continua :

« … Et il a été entendu entre nous qu’il ne viendrait ici que lorsque j’en serais partie moi-même ! Messieurs, je vais donc vous faire mes adieux… Je ne vous reverrai plus jamais !… Ne protestez pas !… Je sais ce que beaucoup de vous pensent de moi !… Je ne leur en veux pas !… La fatalité a voulu que je ne puisse aimer un homme sans faire son malheur !… Il n’y a qu’un être ici pour qui je ne suis pas un objet d’épouvante : c’est M. Nicolas Tournesol !… Nos cœurs sont bien près l’un de l’autre… et, je vous en ferai aussi l’aveu, nos pieds, depuis le commencement de ce repas, n’ont pas cessé de se toucher… Ceci est une raison de plus, messieurs, pour que je disparaisse !… Je veux sauver M. Tournesol de moi-même !… Assez de catastrophes !… Messieurs, ce n’est pas à un repas de fiançailles que vous avez été conviés… mais à un gala mortuaire !… Je vais me suicider !… »

Tout le monde fut debout. Des visages d’effroi entouraient Mme de Meyrens. M. Tournesol pleurait, M. Crousillat étouffait et suppliait La Candeur de lui taper dans le dos !… Ça, ça n’était pas une blague à faire !… Se suicider au milieu d’un si bon dîner !…

 

Jean, lui, depuis quelques instants, ne disait rien, mais observait curieusement Mme de Meyrens, comme s’il finissait enfin par comprendre quelque chose qui, dès l’abord, avait été au fond de sa pensée, mais qu’il avait rejeté un instant comme une imagination un peu forte.

Dans ce discours, Mme de Meyrens avait conservé un impressionnant sang-froid… et c’est avec un geste d’une grandeur vraiment tragique qu’elle commanda :

« Et maintenant faites entrer le croque-mort ! »

Dona Lucrezia annonçant aux gentilshommes de Ferrare qu’ils étaient tous empoisonnés et qu’ils n’avaient plus une heure à vivre ne devait pas apparaître plus fatale que Mme de Meyrens avec son histoire de croque-mort et chacun des convives commençait déjà à se demander si cette étrange femme à laquelle on prêtait mille fantaisies n’avait pas voulu se suicider de compagnie quand la vue du croque-mort lui-même vint heureusement dissiper ce macabre malentendu… Le croque-mort n’était autre que le nommé Vladimir lui-même qui s’était coiffé du traditionnel haut de forme ciré des grandes pompes funèbres et qui faisait là-dessous la plus jolie grimace du monde… En guise de cercueil il avait apporté sous son bras une petite boîte qu’il déposa sur la table et sur laquelle chacun put lire :

Ci-gît Mme de Meyrens, alias la Pieuvre.

En même temps on vit Mme de Meyrens se débarrasser en trois mouvements de sa perruque et de tous oripeaux féminins ; enfin la robe elle-même ayant glissé, Rouletabille, dans son fameux complet à carreaux, apparut au milieu des hurlements et des esclaffements de tous !…

Jean seul, qui déjà avait assisté à un pareil changement de décor, ne fut point touché outre mesure. Et il aurait certainement tout deviné dès l’abord si le dîner à Ville-d’Avray n’avait été fixé, par les soins de Rouletabille, à une heure crépusculaire qui enveloppait notre reporter d’une pénombre propice. Enfin le repas, dans la pièce au bord de l’eau, n’était éclairé que de quelques bougies.

Rouletabille, tranquillement, déposait ce qui restait de Mme de Meyrens dans le petit cercueil apporté par Vladimir, le refermait et commençait aussitôt son oraison funèbre.

« Mme de Meyrens a été fusillée, il y a quelques années, pour espionnage, dans les fossés de Schlusselbourg, et elle y a été enterrée… Lors de mon dernier voyage à Pétersbourg, j’ai pu me procurer des papiers qui lui avaient appartenu et grâce auxquels j’ai pu la ressusciter. Elle m’a bien servi auprès d’une administration qui n’avait guère eu de secrets pour elle et qui n’en a pas eu pour moi !… C’était un jeu dangereux, si dangereux que lorsque dans mes notes ou sur mes carnets je parlais de Mme de Meyrens ou de la Pieuvre, j’en parlais toujours à la troisième personne. Ainsi je me gardais contre l’administration en question dont je redoutais toujours, dans mes bureaux, la visite inopportune !

« Dans cette dernière affaire des bohémiens, j’ai du tromper, sous les traits de la Pieuvre, non seulement la police, mais bien des braves gens auxquels je demande très humblement pardon ici !… Pardon à M. Crousillat !… Pardon à ce pauvre M. Bartholasse que je n’ai pas invité, car j’ai redouté pour lui, à une aussi cruelle révélation, la crise apoplectique… Pardon à M. le directeur de la prison d’Arles… Ces honorables personnages comprendront que grâce à ce déguisement, j’ai pu savoir bien des choses, qui, sans cela, seraient restées pour tous un éternel mystère… Enfin n’était-il pas permis à Mme de Meyrens d’errer sans danger autour des Saintes-Maries-de-la-Mer et d’interroger les bohémiens dans le moment même que Rouletabille ne pouvait se montrer en Camargue sous peine de mort ! Ne vous étonnez donc plus, monsieur Crousillat, si Rouletabille savait si bien ce qui s’était passé dans la grotte !… Et ne t’étonne plus toi-même, mon cher Jean, si, en dépit de toutes tes objurgations, je continuais à fréquenter cette horrible femme que tu ne pouvais voir en peinture !…

– Mais ce n’est pas seulement en peinture que je l’ai vue, s’écria Jean… Ah çà ! mais qu’est-ce que tu nous racontes ? Tu prétends maintenant que depuis le commencement de l’affaire, Mme de Meyrens ça a toujours été toi !… Mais moi je t’ai vu en même temps que Mme de Meyrens !… Je t’ai vu parler à Mme de Meyrens !…

– Non, mon cher Jean… Tu n’as pas pu voir cela !… Tu as vu Rouletabille, déguisé en Mme de Meyrens, parler à… Ne me regarde pas comme ça ! Eh bien, oui, tu vas tout savoir !… Ce jour-là… ou plutôt ce soir-là… je me suis bien moqué de toi !… Je sortais de la prison d’Arles, sous le déguisement de Mme de Meyrens, et tu m’avais aperçu, et tu me suivais… et j’en étais fort ennuyé… et je me demandais si tu n’avais pas quelques soupçons de l’étrange comédie que je jouais… ce secret de la fausse Mme de Meyrens m’était trop précieux depuis des années et aussi trop dangereux pour que je pusse le confier à qui que ce soit, surtout à un impulsif comme toi, mon cher Jean… Je voulais donc le conserver pour moi… pour moi seul, et je résolus de dissiper tes soupçons si, par hasard, tu en avais eus… J’étais entré à l’Hôtel du Forum… Tu étais resté sur la place à regarder mes fenêtres… Je te voyais… Ma chambre était encore plongée dans l’obscurité… Vite, avec un portemanteau, un traversin, le veston et la casquette de Rouletabille, je fabriquai un mannequin que j’assis sur une chaise, le dos tourné à la place, et j’allumai l’électricité comme si j’entrais, moi, Mme de Meyrens, dans la chambre où Rouletabille m’attendait… Et voilà comment tu vis Mme de Meyrens parler à Rouletabille… Y es-tu, maintenant ?

Ah ! je te crois, que j’y suis !… J’y suis bien !… Nous y sommes tous !…

Eh bien, et moi ? fit entendre la voix doucement pleurnicharde de M. Nicolas Tournesol… si vous croyez que je n’y suis pas !… »

Cette fois, tout le monde éclata de rire… Il avait une si drôle de figure, ce pauvre Tournesol…

« Quand je pense, ajouta-t-il, que depuis le commencement du repas il me fait du pied sur mes engelures !… Ah ! je me souviendrai de mes conquêtes à Sever-Turn !…

– Consolez-vous, brave Tournesol ! lui jeta Rouletabille… vous avez trouvé en moi un ami… et ça vaut mieux quelquefois de trouver un ami que de trouver une femme !… et puis, comme femme, voyez-vous, je sens que je vous aurais trompé !… Maintenant, finissons-en avec Mme de Meyrens !… Elle a été fusillée une fois !… nous allons la noyer aujourd’hui !… J’espère qu’après ces deux exécutions elle sera bien morte !… »

Et ils la noyèrent, en effet, d’abord dans les flots du champagne, ensuite dans l’étang où la petite boîte fut jetée après qu’on l’eut chargée de cailloux… pour que Mme de Meyrens ne remontât pas encore une fois à la surface !

Cette petite cérémonie venait à peine d’être terminée qu’on entendait l’appel du téléphone… La Candeur se précipita dans la pièce à côté puis revint presque aussitôt :

« Cette fois, c’est sérieux ! fit-il… c’est le patron lui-même qui téléphone du canard… « Dites à Rouletabille qu’il accoure !… Il s’agit d’élucider une affaire qui vient d’éclater et qui est extrêmement mystérieuse !… »

– Naturellement ! fit Rouletabille en se levant, le contraire m’étonnerait… mais il aurait pu attendre à demain… Quel métier !…

– Tais-toi donc ! lui jeta La Candeur, tu l’adores !… Mais cette fois, tu m’emmènes avec toi ?…

– Et moi aussi ! supplia Vladimir…

– Et toi ? reprit Rouletabille en se retournant du côté de Jean avec un bon sourire… Tu ne demandes pas à repartir avec moi ?

– Non !… fit Jean en lui serrant affectueusement les mains… Moi, je vais rejoindre Odette !…

– Embrasse-la de ma part et rends-la heureuse, mon bon Jean !… ou… ou… je te tue !…

– Tu ne me tueras pas !… Grâce à toi rien ne peut troubler notre bonheur… à moins…

– À moins ?…

– À moins que cette terrible Callista…

 

– As pas peur !… J’ai dit à Andréa de lui passer un anneau dans le nez ! »

À propos de cette édition électronique

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Octobre 2010

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Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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[1] L’aube revêt sa belle robe pour saluer le Dieu du jour (Note du correcteur E.L.G.)

[2] Tout à l’heure… de quoi t’es-tu troublée ! (Note du correcteur E.L.G.)

[3] Mon Dieu, tu me fais mourir ! (Note du correcteur E.L.G.)

[4] Tsiganes (Note du correcteur E.L.G.)

[5] Interjection de surprise (Dame ! Tudieu !) (Note du correcteur E.L.G.)

[6] Chef des gueux, des vagabonds (Note du correcteur E.L.G.)

[7] Steppe (Note du correcteur E.L.G.)

[8] Le factotum (Note du correcteur E.L.G.)

[9] Personnage du « Château-Noir », du même auteur (Note du correcteur E.L.G.)

[10] Vendeur plein de bagout, du type « baratineur », tiré des œuvres de Balzac. (Note du correcteur E.L.G.)

[11] Conte romain de Louis Bouilhet (1849) (Note du correcteur E.L.G.)

[12] Cherchant quelqu’un à dévorer. (Note du correcteur E.L.G.)

[13] Autre nom de Troie (Note du correcteur E.L.G.)