Gaston Leroux

 

 

 

QUELQUES NOUVELLES TERRIFIANTES

 

 

 

(1911 – 1924)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LE DÎNER DES BUSTES. 3

LA HACHE D’OR.. 17

L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE.. 26

LE NOËL DU PETIT VINCENT-VINCENT.. 42

NOT’OLYMPE.. 54

LA FEMME AU COLLIER DE VELOURS. 73

À propos de cette édition électronique. 85

 

LE DÎNER DES BUSTES[1]

 

Le Chinois, le Malgache et le Soudanais, explique Dorée, confidentielle, je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien et personne ne le sait à Toulon. C’est prodigieux de les voir ici… En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon… Ce sont des capitaines de la coloniale. Sur quatre années, ils en passent trois dans leur pays de là-bas, en Chine, à Madagascar, au Soudan, et, la quatrième, ils refont leur foie au bord de la mer, en se chauffant au soleil, dans le jardinet d’une villa… On dit des choses d’eux : « Ils vivent ici, pareils que chez les sauvages… Ils mangent à la sauvage… enfin, tout !… »

 

Claude FARRÈRE

Les Petites Alliées

 

Le capitaine Michel n’avait plus qu’un bras, qui lui servait à fumer sa pipe. C’était un vieux loup de mer dont j’avais fait la connaissance en même temps que celle de quatre autres loups de mer, un soir, à l’apéritif, sur la terrasse d’un café de la vieille Darse, à Toulon. Et nous avions ainsi pris l’habitude de nous réunir autour des soucoupes, à deux pas de l’eau clapotante et des petites barques dansantes, à l’heure où le soleil descend du côté de Tamaris.

 

Les quatre vieux loups de mer s’appelaient Zinzin, Dorat (le capitaine Dorat), Bagatelle et Chanlieu (ce bougre de Chanlieu).

 

Ils avaient naturellement navigué sur toutes les mers, avaient connu mille aventures et, maintenant qu’ils étaient à la retraite, passaient leur temps à se raconter des histoires épouvantables !

 

Seul, le capitaine Michel ne racontait jamais rien. Et comme il ne paraissait nullement étonné de ce qu’il entendait, cette attitude finit par exaspérer les autres, qui lui dirent :

 

– Ah ! çà ! capitaine Michel, il ne vous est donc jamais arrivé d’histoires épouvantables ?

 

– Si, répondit le capitaine, en ôtant sa pipe de la bouche. Si, il m’en est arrivé une… une seule !

 

– Eh bien ! racontez-la.

 

– Non !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’elle est trop épouvantable. Vous ne pourriez pas l’entendre. J’ai essayé plusieurs fois de la raconter, mais tout le monde s’en allait avant la fin.

 

Les quatre autres vieux loups de mer s’esclaffèrent à qui mieux mieux et déclarèrent que le capitaine Michel cherchait un prétexte pour ne rien leur raconter parce qu’au fond il ne lui était rien arrivé du tout.

 

L’autre les regarda un instant, puis, se décidant tout à coup, posa sa pipe sur la table. Ce geste rare était déjà, par lui-même, effrayant.

 

– Messieurs, commença-t-il, je vais vous raconter comment j’ai perdu mon bras.

 

« À cette époque – il y a de cela une vingtaine d’années – je possédais au Mourillon une petite villa qui m’était venue par héritage, car ma famille a habité longtemps ce pays et moi-même y suis né. Je me plaisais à prendre quelque repos, entre deux voyages au long cours, dans cette bicoque. J’aimais, du reste, ce quartier où je vivais en paix dans le voisinage peu encombrant de gens de mer et de coloniaux qu’on apercevait rarement, occupés qu’ils étaient le plus souvent à fumer bien tranquillement l’opium avec leurs petites amies, ou bien encore à d’autres besognes qui ne me regardaient pas… Mais, n’est-ce pas, chacun a ses habitudes et, pourvu qu’on ne dérange point les miennes, c’est tout ce que je demande, moi…

 

« Justement, une nuit on dérangea l’habitude que j’avais de dormir. Un tumulte singulier de la nature duquel il m’était impossible de me rendre compte me réveilla en sursaut. Ma fenêtre, comme toujours, était restée ouverte ; j’écoutais, tout hébété, une espèce de prodigieux bruit qui tenait le milieu entre le roulement de tonnerre et le roulement du tambour, mais de quel tambour ! On eût dit que deux cents enragées baguettes frappaient non point la peau d’âne mais un tambour de bois…

 

« Et cela venait de la villa d’en face qui était inhabitée depuis cinq ans, et sur laquelle, la veille encore, j’avais remarqué l’écriteau : “À vendre” !

 

« De la fenêtre de ma chambre placée au premier étage, mon regard, passant par-dessus le mur du jardinet qui entourait cette villa, en découvrait toutes les portes et fenêtres, même celles du rez-de-chaussée. Elles étaient encore closes comme je les avais vues dans la journée. Seulement, par les interstices des volets du rez-de-chaussée, j’apercevais de la lumière. Qui donc, quels gens s’étaient introduits dans cette demeure isolée à l’extrémité du Mourillon, quelle société avait pénétré dans cette propriété abandonnée et pour y mener quel sabbat ?

 

« Le singulier bruit de tonnerre de tambour de bois ne cessait pas. Il dura bien une heure encore et puis, comme l’aurore allait venir, la porte de la villa s’ouvrit et, debout, sur le seuil, apparut la plus gracieuse créature que j’aie jamais rencontrée de ma vie. Elle était en toilette de soirée et, avec une grâce parfaite, tenait une lampe dont l’éclat faisait rayonner des épaules de déesse. Elle avait un bon et tranquille sourire pendant qu’elle disait ces mots, que j’entendis parfaitement, dans la nuit sonore : “Au revoir, cher ami, à l’année prochaine !…”

 

« Mais à qui disait-elle cela ? Il me fut impossible de le savoir, car je ne vis personne auprès d’elle. Elle resta sur le seuil avec sa lampe, quelques instants encore, jusqu’au moment où la porte du jardin s’ouvrit toute seule et se referma toute seule. Puis la porte de la villa fut fermée à son tour et je ne vis plus rien.

 

« Je crus que je devenais fou ou que je rêvais, car je me rendais parfaitement compte qu’il était impossible que quelqu’un traversât le jardin sans que je pusse l’apercevoir ! J’étais encore là, planté devant ma fenêtre, incapable d’un mouvement ou d’une pensée, quand la porte de la villa s’ouvrit une seconde fois et la même radieuse créature apparut, toujours avec sa lampe, et toujours seule. “Chut ! dit-elle, taisez-vous tous !… Il ne faut pas réveiller le voisin d’en face… Je vais vous accompagner.”

 

« Et, silencieuse et solitaire, elle traversa le jardin, s’arrêta à la porte sur laquelle donnait la pleine lumière de la lampe et si bien, que je vis distinctement le bouton de cette porte tourner de lui-même sans qu’aucune main se fût posée dessus. Enfin, la porte s’ouvrit une fois encore toute seule devant cette femme qui n’en marqua, du reste, aucun étonnement. Ai-je besoin d’expliquer que j’étais placé de telle sorte que je voyais à la fois devant et derrière cette porte ! C’est-à-dire que je l’apercevais de biais.

 

« La magnifique apparition eut un charmant signe de tête à l’adresse du vide de la nuit qu’illuminait la clarté éblouissante de la lampe ; puis elle sourit et dit encore : “Allons ! au revoir ! À l’année prochaine… Mon mari est bien content. Pas un de vous ne manquait à l’appel… Adieu, messieurs !”

 

« Aussitôt, j’entendis plusieurs voix qui répondaient : “Adieu, madame !… Adieu, chère madame !… À l’année prochaine…”

 

« Et comme la mystérieuse hôtesse se disposait à fermer la porte elle-même, j’entendis encore : “Je vous prie, ne vous dérangez pas !”

 

« Et la porte se referma encore toute seule. L’air s’emplit un instant d’un bruit singulier ; on eût dit le pépiement d’une volée d’oiseaux… cui !… cui !… cui !… et ce fut comme si cette jolie femme venait d’ouvrir leur cage à toute une nichée de moineaux francs.

 

« Tranquillement, elle revenait chez elle. Les lumières du rez-de-chaussée s’étaient alors éteintes, mais j’apercevais maintenant une lueur aux fenêtres du premier étage. En arrivant à la villa, la dame dit : “Tu es déjà monté, Gérard ?”

 

« Je n’entendis point la réponse, mais la porte de la villa fut à nouveau refermée… Et, quelques instants plus tard, la lueur elle-même du premier étage s’éteignait. J’étais encore là, à huit heures du matin, à ma fenêtre, regardant stupidement ce jardin, cette villa qui m’avaient fait voir des choses si étranges dans les ténèbres et qui, maintenant, dans le jour éblouissant, se présentaient à moi sous leur aspect accoutumé. Le jardin était désert et la villa paraissait tout aussi abandonnée que la veille. Si bien que lorsque je fis part à ma vieille femme de ménage, qui arrivait sur ces entrefaites, des bizarres événements auxquels j’avais assisté, elle se frappa le front de son index malpropre et déclara que j’avais fumé une pipe de trop. Or, jamais je ne fume d’opium, et cette réponse fut la raison définitive pour laquelle je jetai à la porte cette vieille souillon dont je voulais me débarrasser depuis longtemps et qui venait salir mon ménage deux heures par jour. Du reste, je n’avais plus besoin de personne puisque j’allais reprendre la mer dès le lendemain.

 

« Je n’avais que le temps de faire mon paquet, mes courses, dire adieu à mes amis et prendre le train pour Le Havre où un nouvel engagement avec la Transatlantique allait me tenir absent de Toulon onze ou douze mois durant.

 

« Quand je revins au Mourillon, je n’avais parlé de mon aventure à personne, mais je n’avais pas cessé, un instant, d’y penser. La vision de la dame à la lampe m’avait poursuivi partout et les dernières paroles qu’elle avait adressées à ses amis invisibles n’avaient cessé de résonner à mes oreilles.

 

« – Allons ! Au revoir ! À l’année prochaine !

 

« Et je ne songeais qu’à ce rendez-vous-là. J’avais résolu, moi aussi, de m’y trouver et de découvrir coûte que coûte la clef d’un mystère qui devait intriguer, jusqu’à la folie, une honnête cervelle comme la mienne, laquelle ne croyait ni aux revenants, ni aux histoires des vaisseaux fantômes.

 

« Hélas ! Je devais bientôt découvrir que le ciel ni l’enfer n’étaient pour rien dans cette histoire épouvantable.

 

« Il était six heures du soir quand je pénétrai dans ma villa du Mourillon. C’était l’avant-veille de l’anniversaire de la fameuse nuit.

 

« La première chose que je fis, en entrant chez moi, fut de courir à ma fenêtre du premier étage et de l’ouvrir. J’aperçus aussitôt (car nous étions en été et il faisait grand jour) une femme d’une grande beauté qui se promenait tranquillement dans le jardin de la villa d’en face, en cueillant des fleurs. Au bruit que je fis, elle leva les yeux. C’était la dame à la lampe ! Je la reconnaissais ; elle était aussi belle le jour que la nuit. Elle avait la peau aussi blanche que les dents d’un nègre du Congo, des yeux plus bleus que la rade de Tamaris et une chevelure blonde, douce comme la plus fine étoupe ! Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? En apercevant cette femme à laquelle je n’avais fait que rêver depuis un an, j’eus le cœur comme chaviré. Ah ! Ce n’était pas une illusion de mon imagination malade ! Elle était bien là, devant moi, en chair et en os ! Derrière elle, toutes les fenêtres de la petite villa étaient ouvertes, fleuries par ses soins. Il n’y avait dans tout cela rien de fantastique.

 

« Elle m’avait donc aperçu et elle en marqua aussitôt du désagrément. Elle avait continué de faire quelques pas dans l’allée du milieu de son jardinet, et puis, haussant les épaules, comme si elle était désappointée, elle dit : “Rentrons, Gérard !… La fraîcheur du soir commence à faire sentir…”

 

« Je regardai partout dans le jardin. Personne ! À qui parlait-elle ? À personne !… Alors, elle était folle ? Elle ne le paraissait guère. Je la vis s’acheminer vers sa maison. Elle en franchit le seuil, la porte se referma et toutes les fenêtres furent fermées, par elle, aussitôt. Je ne vis ou n’entendis rien de particulier cette nuit-là. Le lendemain matin à dix heures, j’aperçus ma voisine qui, en toilette de ville, traversait son jardin. Elle ferma la porte à clef et elle prit aussitôt le chemin de Toulon. Je descendis à mon tour. Au premier fournisseur que je rencontrai, je lui montrai cette silhouette élégante et lui demandai s’il connaissait le nom de cette femme. Il me répondit : “Mais parfaitement, c’est votre voisine ; elle habite avec son mari la villa Makoko. Ils sont venus s’y installer il y a un an, au moment de votre départ. Ce sont des ours ; ils n’adressent jamais la parole à personne en dehors du nécessaire ; mais vous savez, au Mourillon, chacun vit à sa guise et l’on ne s’étonne de rien. Ainsi le capitaine…

 

« – Quel capitaine ?

 

« – Le capitaine Gérard, oui, paraît que le mari est un ancien capitaine d’infanterie de marine, eh bien ! on ne le voit jamais… Quelquefois, quand on a des provisions à déposer chez eux et que la dame n’est pas là, on l’entend qui vous crie derrière la porte de les laisser sur le seuil, et il attend que vous soyez loin pour les prendre.”

 

« Vous pensez bien que j’étais de plus en plus intrigué. Je descendis à Toulon pour interroger l’architecte gérant qui avait loué la villa à ces gens-là. Lui non plus n’avait jamais vu le mari, mais il m’apprit qu’il s’appelait Gérard Beauvisage. À ce nom, je poussai un cri. Gérard Beauvisage ! Mais je le connaissais ! J’avais un vieil ami de ce nom-là que je n’avais pas revu depuis plus de vingt-cinq ans et qui, officier de l’infanterie coloniale, avait quitté Toulon à cette époque, pour le Tonkin ! Comment douter que ce fût lui ? En tout cas, j’avais toutes les raisons naturelles possibles pour aller frapper à sa porte et, pas plus tard que ce soir même, qui était le fameux soir anniversaire où il attendait ses amis, j’étais décidé à aller lui serrer la main.

 

« En rentrant au Mourillon j’aperçus devant moi, dans le chemin creux qui conduisait à la villa Makoko, la silhouette de ma voisine. Je n’hésitai pas, je hâtai le pas et la saluai : “Madame, lui dis-je, ai-je l’honneur de parler à Madame la capitaine Gérard Beauvisage ?” Elle rougit et voulut passer son chemin sans répondre.

 

« – Madame, insistai-je, je suis votre voisin, le capitaine Michel Alban…

 

« – Ah ! fit-elle aussitôt, excusez-moi, monsieur… Le capitaine Michel Alban… Mon mari m’a beaucoup parlé de vous.

 

« Elle paraissait horriblement gênée et, dans ce désarroi, elle était plus belle encore, si possible. Je continuai, malgré le désir certain qu’elle avait de s’évader : “Madame, comment se fait-il que le capitaine Beauvisage soit revenu en France, à Toulon, sans le faire savoir à plus vieil ami ? Madame, je vous serais particulièrement obligé de faire savoir à Gérard que j’irai l’embrasser, pas plus tard que ce soir.”

 

« Et, voyant qu’elle hâtait le pas, je la saluai. Mais, à mes derniers mots, elle se retourna dans une agitation de plus en plus inexplicable. “Impossible ! fit-elle, impossible, ce soir… Je… vous promets de parler de notre rencontre à Gérard… c’est tout ce que je peux faire… Gérard ne veut plus voir personne… personne… il s’isole… nous vivons isolés… Nous avions loué cette villa parce qu’on nous avait dit que la villa d’à côté n’était habitée qu’une ou deux fois l’an, pendant quelques jours, par quelqu’un qu’on ne voyait jamais…” Et elle ajouta, sur un ton tout à coup très triste : “Il faut excuser Gérard, monsieur… nous ne voyons personne… personne… Adieu, monsieur.

 

« – Madame, fis-je, très énervé, le capitaine Gérard et Madame Gérard reçoivent quelquefois des amis… Ainsi, ce soir, ils attendent ceux à qui ils ont donné rendez-vous l’année dernière…”

 

« Elle devint écarlate.

 

« “Ah ! fit-elle, ça c’est exceptionnel !… C’est tout à fait exceptionnel !… Ce sont des amis exceptionnels !…” Là-dessus, elle s’enfuit, mais elle s’arrêta aussitôt dans sa fuite, et se retourna vers moi : “Surtout ! supplia-t-elle… Surtout ne venez pas ce soir !” Et elle disparut derrière le mur.

 

« Je rentrai chez moi et me mis à surveiller mes voisins. Ils ne se montrèrent point, et, bien avant la nuit, j’apercevais les volets fermés et, dans leurs interstices, des lumières, des lueurs, comme j’en avais vues lors de la très singulière nuit, un an auparavant. Seulement je n’entendais pas encore le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois. À sept heures, me rappelant la toilette de soirée de la dame à la lampe, je m’habillai. Les dernières paroles de Mme Gérard n’avaient fait que m’ancrer dans ma résolution. Beauvisage recevait ce soir des amis ; il n’oserait pas me mettre à la porte. Ayant passé mon habit, j’eus un instant l’idée, avant de descendre, d’emporter avec moi mon revolver, et puis, finalement, le laissai à sa place, me trouvant stupide.

 

« Stupide, j’étais, de ne l’avoir point pris.

 

« Sur le seuil de la villa Makoko, je tournai, à tout hasard, le bouton de la porte, ce bouton que j’avais vu, l’an dernier, tourner tout seul. Et, à mon grand étonnement, devant moi, la porte céda. On attendait donc quelqu’un. Arrivé à la porte de la villa, je frappai. “Entrez !” cria une voix. Je reconnus la voix de Gérard. Joyeusement, j’entrai dans la maison. Ce fut d’abord le vestibule ; et puis, comme la porte d’un petit salon se trouvait ouverte, et que ce salon était éclairé, j’y pénétrai en appelant : “Gérard ! C’est moi !… C’est moi, Michel Alban, ton vieux camarade !…

 

« – Ah ! Ah ! Ah !… Tu t’es donc décidé à venir ! Mon vieux, mon bon Michel !… Je le disais justement tantôt à ma femme… Celui-là, ça me fera plaisir de le revoir !… Mais c’est le seul avec nos amis exceptionnels !… Sais-tu que tu n’as pas beaucoup changé, mon vieux Michel !… »

 

« Il me serait impossible de vous dire ma stupéfaction. J’entendais Gérard, mais je ne le voyais pas ! Sa voix résonnait à mes côtés, et il n’y avait personne près de moi, personne dans le salon !… La voix reprit : “Assieds-toi ! Ma femme va venir, car elle va se rappeler qu’elle m’a oublié sur la cheminée…”

 

« Je levai la tête… Et alors je découvris, tout en haut… tout en haut d’une haute cheminée, un buste. C’était ce buste qui parlait. Il ressemblait à Gérard. C’était le buste de Gérard. Il était placé là comme on a accoutumé de placer des bustes sur des cheminées… C’était un buste comme en font les sculpteurs, c’est-à-dire sans bras.

 

« Le buste me dit : “Je ne peux pas te serrer dans mes bras, mon vieux Michel, car, comme tu le vois, je n’en ai plus, mais tu peux me prendre, en te haussant un peu, dans les tiens, et me descendre sur la table. Ma femme m’avait posé là, dans un mouvement d’humeur, parce que, disait-elle, je la gênais pour nettoyer le salon… Elle est rigolote, ma femme !”

 

« Et le buste éclata de rire. Je crus encore être victime de quelque illusion d’optique, comme il arrive dans les foires où l’on voit ainsi, grâce à un jeu de glaces, des bustes bien vivants qui ne sont attachés à rien ; mais je dus, après avoir déposé mon ami sur la table, comme il me le demandait, constater que cette tête et ce tronc sans jambes et sans bras étaient bien tout ce qui restait de l’admirable officier que j’avais connu autrefois. Le tronc reposait directement sur un petit chariot en usage chez les culs-de-jatte, mais mon ami n’avait même plus le commencement de jambes qu’on voit encore aux culs-de-jatte. Quand je vous dis que mon ami n’était plus qu’un buste !…

 

« Ses bras avaient été remplacés par des crochets et je ne pourrais vous dire comment il s’y prenait pour, tantôt appuyé sur un crochet, tantôt sur l’autre, bondir, sauter, rouler, accomplir cent mouvements rapides qui le projetaient de la table sur une chaise, d’une chaise sur le parquet, et puis tout à coup le faisaient réapparaître sur la table, où il me tenait les propos les plus gais.

 

« Quant à moi, j’étais consterné, je ne prononçais pas une parole, je regardais cet avorton faire ses pirouettes et me dire avec son ricanement inquiétant :

 

« – J’ai bien changé, hein !… Avoue que tu ne me reconnais plus, mon vieux Michel !… Tu as bien fait de venir ce soir… Nous allons nous amuser. Nous recevons nos amis exceptionnels… Parce que, tu sais, en dehors d’eux… je ne veux plus voir personne, histoire d’amour-propre… Nous n’avons même pas de domestique… Attends-moi ici, je vais passer un smoking…

 

« Il s’en alla, et aussitôt la dame à la lampe apparut. Elle avait la même toilette de gala que l’année précédente. Dès qu’elle me vit, elle se troubla singulièrement et me dit d’une voix sourde : “Ah ! vous êtes venu !… Vous avez eu tort, capitaine Michel… J’avais fait votre commission à mon mari… mais je vous avais défendu de venir ce soir… Si je vous disais que, lorsqu’il a su que vous étiez là, il m’avait chargée de vous inviter pour ce soir… Je n’en ai rien fait… C’est que, dit-elle, très gênée, j’avais mes raisons pour cela… Nous avons des amis exceptionnels qui sont quelquefois gênants. Oui, ils aiment le bruit, le tapage… Vous avez dû entendre l’an dernier…, ajouta-t-elle en glissant vers moi un regard sournois… Eh bien ! Promettez-moi de partir de bonne heure…

 

« – Je vous le promets, madame, fis-je cependant qu’une inquiétude étrange commençait à s’emparer de moi devant ces propos dont je ne parvenais pas à saisir tout le sens… Je vous promets cela, mais pourriez-vous me dire comment il se fait que je retrouve aujourd’hui mon ami… dans un état pareil ! Quel affreux accident lui est-il donc arrivé ?

 

« – Aucun, monsieur, aucun

 

« – Comment, aucun ?… Vous ignorez l’accident qui lui a enlevé bras et jambes ? Cette catastrophe a dû cependant survenir depuis votre mariage.

 

« – Non, monsieur, non… J’ai épousé le capitaine comme ça !… Mais excusez-moi, monsieur, nos invités vont arriver, et il faut que j’aide mon mari à passer son smoking…”

 

« Elle me laissa seul, affalé, devant cette unique abrutissante pensée : Elle avait épousé le capitaine comme ça ; et presque aussitôt j’entendis du bruit dans le vestibule, ce curieux bruit de cui… cui… cui… que je n’étais pas parvenu à m’expliquer l’année précédente, et qui avait accompagné la dame à la lampe jusqu’à la porte du jardin… Ce bruit fut suivi de l’apparition sur leurs petits chariots de quatre culs-de-jatte sans jambes et sans bras qui me regardèrent avec ébahissement. Ils étaient tous en tenue de soirée, très corrects avec des plastrons éblouissants. L’un avait un pince-nez en or ; l’autre, un vieillard, une paire de bésicles, le troisième un monocle, et le quatrième se contentait de ses yeux fiers et intelligents pour me considérer avec ennui. Tous quatre cependant me saluèrent de leurs petits crochets et me demandèrent des nouvelles du capitaine Gérard. Je leur répondis que M. Gérard était en train de passer son smoking et que Mme Gérard se portait toujours bien. Quand j’eus pris ainsi la liberté de leur parler de Mme Gérard, je surpris des regards qui se croisaient et qui me parurent un peu goguenards.

 

« – Hum ! hum ! fit même le cul-de-jatte à monocle, vous êtes sans doute, monsieur, un grand ami de notre brave capitaine ?…

 

« Et les autres se prirent à sourire d’un air fort déplaisant. Et puis ils parlèrent tous quatre à la fois : “Pardon, disaient-ils, pardon !… Oh ! notre étonnement est tout naturel, monsieur, de vous trouver chez ce brave capitaine, qui avait juré, le jour de son mariage, de s’enfermer avec sa femme à la campagne et de ne plus recevoir personne… Non, non, plus personne que ses amis exceptionnels !… Vous comprenez ! Quand on est cul-de-jatte au point que ce brave capitaine a bien voulu être et qu’on se marie avec une aussi belle personne… c’est tout naturel !… Tout naturel !… Mais enfin, s’il a rencontré dans sa vie un homme d’honneur qui ne soit pas cul-de-jatte, tant mieux !… Tant mieux !…” Et ils répétaient : “Tant mieux !… oh ! tant mieux !… et félicitations !…”

 

« Dieu ! qu’ils étaient bizarres, ces gnomes… Je les regardais et ne leur parlais plus !… Il en arriva d’autres… par deux… puis par trois… et puis encore… et tous me considéraient avec surprise, inquiétude on ironie… Moi, j’étais entièrement affolé de voir tant de culs-de-jatte… car enfin, je commençais à voir clair dans la plupart des phénomènes qui m’avaient tant remué la cervelle, et si les culs-de-jatte expliquaient par leur présence bien des choses, la présence des culs-de-jatte, elle, restait à expliquer, et aussi la monstrueuse union de cette magnifique créature avec cet affreux morceau réduit d’humanité !…

 

« Certes, je comprenais maintenant que les petits troncs ambulants devaient passer inaperçus de moi dans l’étroite allée du jardinet bordée de buissons de verveine et sur le chemin encaissé entre deux courtes haies ; et, en vérité, quand alors je me disais à moi-même qu’il était impossible que je ne visse point passer quelqu’un dans ces sentiers, je ne pouvais penser qu’à quelqu’un “qui y serait passé sur ses deux jambes”.

 

« Le bouton de la porte, lui-même, n’avait plus pour moi de mystère, et j’apercevais maintenant dans ma pensée l’invisible crochet qui le faisait tourner… Le bruit du cui… cui… cui… n’était autre que celui des petites roues mal graissées de ces chars pour avortons. Enfin, le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois ne devait être que celui de tous ces petits chars et de leurs crochets battant les parquets, à l’heure, sans doute, où, après un excellent dîner, messieurs les culs-de-jatte s’offraient un petit bal…

 

« Oui, oui, tout cela s’expliquait… Mais je sentais bien, en regardant leurs étranges yeux ardents et en écoutant leurs bruits singuliers de pincettes, qu’il y avait quelque chose de terrible encore à expliquer… et que tout le reste, qui m’avait étonné, ne comptait pas.

 

« Sur ces entrefaites, Mme Gérard Beauvisage ne tarda pas à arriver, suivie de son mari. Le couple fut accueilli par des cris de joie. Les petits crochets leur adressèrent un “ban” infernal. J’en étais tout étourdi. Puis on me présenta. Il y avait des culs-de-jatte partout… sur la table, sur des chaises, sur des sellettes, à la place de potiches absentes, sur une desserte. L’un d’eux se tenait comme un bouddha dans sa niche sur la planche d’un buffet. Et tous me tendirent leur crochet bien poliment. Ils paraissaient pour la plupart des gens très bien… avec des titres et des particules, mais je sus plus tard qu’on m’avait donné de faux noms pour des raisons que l’on comprendra. Lord Wilmore était celui qui se tenait certainement le mieux, avec sa belle barbe dorée et sa belle moustache dans laquelle il passait tout le temps son crochet. Il ne sautait point de meuble en meuble comme les autres et n’avait point l’air de s’envoler des murs comme une grosse chauve-souris. “Nous n’attendons plus que le docteur !” fit entendre la maîtresse de maison qui, de temps à autre, me regardait avec une tristesse évidente, et qui vite se reprenait à sourire à ses invités.

 

« Le docteur arriva. Celui-là était encore un cul-de-jatte, mais il avait conservé ses deux bras. Il en offrit un à Mme Gérard pour passer dans la salle à manger… Je veux dire que celle-ci lui prit le bout des doigts.

 

« Le service était dressé dans cette salle dont les volets étaient bien clos. De grands candélabres éclairaient une table qui était couverte de fleurs et de hors-d’œuvre. Pas un fruit. Les douze culs-de-jatte sautèrent aussitôt sur leurs chaises et commencèrent à “pignocher” gloutonnement, de leurs crochets, dans les raviers. Ah ! ils n’étaient point beaux à voir, et je fus même tout à fait étonné de constater combien ces hommes-troncs, qui paraissaient tout à l’heure si bien élevés, dévoraient avec voracité. Et puis, subitement, ils se calmèrent ; les crochets restèrent en place et il me parut qu’il s’établissait chez les convives ce qu’on qualifie à l’ordinaire de silence pénible.

 

« – Eh bien !… mes pauvres amis, que voulez-vous ?… On n’a pas tous les jours la chance de l’année dernière !… Ne vous désolez pas !… Avec un peu d’imagination, nous arriverons tout de même à être aussi gais…

 

« Et se tournant vers moi, tandis qu’il soulevait par une petite anse le verre qu’il avait devant lui : “À ta santé, mon vieux Michel !… À notre santé à tous !” Et tous soulevèrent leurs verres avec leurs petites anses du bout de leur crochet. Ces verres se balançaient au-dessus de la table d’une façon bizarre.

 

« Mon amphitryon continuait : “Tu n’as pas l’air très à la hauteur, mon vieux Michel ! Je t’ai connu plus gai ! Plus en train !… Est-ce parce que nous sommes comme ça que ça te rend triste ? Que veux-tu ?… On est comme on peut !… Mais il faut rire… Nous sommes réunis, tous ici, des amis exceptionnels, et pour fêter le bon temps, où nous sommes tous devenus comme ça… Pas vrai, messieurs de la Daphné ?…

 

« “Alors, continua de raconter le capitaine Michel avec un gros soupir, alors…” Mon vieux camarade m’expliqua qu’autrefois, sur la Daphné, un paquebot qui faisait le service d’Extrême-Orient, tous ces gens-là avaient fait naufrage ; que l’équipage s’était enfui sur les chaloupes, et que ces malheureux s’étaient enfuis, eux, sur un radeau de fortune. Une jeune fille admirablement belle, miss Madge, qui avait perdu ses parents dans la catastrophe, avait été recueillie également sur le radeau. Ils se trouvèrent sur ces planches treize en tout qui, au bout de trois jours, avaient épuisé toutes leurs provisions de bouche et, au bout de huit jours, mouraient de faim. C’est alors que, comme il arrive dans la chanson, on s’était entendu pour tirer au sort afin de savoir “qui serait mangé”…

 

« “Messieurs, ajouta le capitaine Michel, très grave, ce sont des choses qui sont arrivées plus souvent peut-être qu’on n’a eu l’occasion de le raconter, car la grande bleue a dû passer quelquefois sur ces digestions-là…”

 

« Donc, on allait tirer au sort, sur le radeau de la Daphné, quand une voix, celle du docteur, s’éleva : “Mesdames et messieurs, disait le docteur, dans le naufrage qui a emporté tous vos biens, j’ai conservé, moi, ma trousse et mes pinces hémostatiques. Voici ce que je vous propose : il est inutile que l’un de nous courre le risque d’être mangé tout entier. Tirons au sort, d’abord un bras ou une jambe à volonté !… Et puis on verra demain comment le jour est fait et si une voile ne se montre pas à l’horizon…

 

À cet endroit du récit du capitaine Michel, les quatre vieux loups de mer qui, jusqu’alors, ne l’avaient pas interrompu, s’écrièrent :

 

– Bravo !… Bravo !…

 

– Quoi, bravo ? interrogea Michel, le sourcil froncé…

 

– Eh bien, oui bravo !… Elle est très drôle ton histoire… Ils vont se couper les bras et les jambes à tour de rôle… c’est très drôle !… mais ce n’est pas épouvantable du tout !…

 

– Vraiment, vous trouvez ça drôle ! grogna le capitaine, dont tous les crins se dressèrent. Eh bien, je vous jure que si vous aviez entendu cette histoire-là racontée au milieu de tous ces culs-de-jatte dont les yeux brillaient comme des charbons ardents, vous l’auriez trouvée moins drôle !… Et si vous aviez vu comme ils se trémoussaient sur leurs chaises !… Et comme nerveusement ils se serraient, à travers la table, les crochets avec une joie apparente que je ne comprenais pas et qui n’en était que plus épouvantable !…

 

– Non ! Non ! interrompit encore une fois Chanlieu (ce bougre de Chanlieu), ton histoire n’est pas épouvantable du tout… Elle est drôle, simplement parce qu’elle est logique ! Veux-tu que je te la raconte, moi, la fin de ton histoire ? Tu me diras si ce n’est pas cela… Sur leur radeau, ils tirent donc à la courte paille. Le sort tombe sur la plus belle… Sur une jambe de miss Madge ! Ton ami, le capitaine, qui est un galant homme, offre la sienne à la place, et puis il se fait couper les quatre membres pour que miss Madge reste tout entière !…

 

– Oui, mon vieux !… Oui, mon vieux ! Tu y es ! C’est ça ! s’écria le capitaine Michel, qui avait envie de casser la figure à ces quatre buses, qui trouvaient son histoire drôle !… Oui ! Et ce qu’il faut ajouter… c’est que, lorsqu’il fut question de couper les membres de miss Madge, parce qu’il ne restait plus dans toute la société que ceux-là et les deux bras si utiles du docteur, le capitaine Gérard eut le courage de se faire couper encore, à ras de tronc, les pauvres moignons qu’une première opération lui avait laissés !

 

– Et miss Madge ne pouvait pas mieux faire, déclara Zinzin, que d’offrir au capitaine cette main qu’il lui avait si héroïquement conservée !

 

– Parfaitement ! rugit dans sa barbe le capitaine, parfaitement ! Et si vous trouvez ça drôle !…

 

– Et est-ce qu’ils ont mangé tout ça tout cru ? demanda cet imbécile de Bagatelle.

 

Le capitaine Michel donna un si grand coup de poing sur la table, que les soucoupes sautèrent comme des billes élastiques.

 

– Assez, fit-il, taisez-vous !… Je ne vous ai encore rien dit ! C’est maintenant que ça va devenir épouvantable.

 

Et comme les quatre autres se regardaient en souriant, le capitaine Michel pâlit ; ce que voyant, les autres, comprenant que ça allait se gâter, baissèrent la tête…

 

– Oui, l’épouvantable, messieurs, reprit Michel, de son air le plus sombre, l’épouvantable était que ces gens, qui furent sauvés, un mois seulement plus tard, par une tartane chinoise qui les déposa aux rives du Yang-Tsé-Kiang où ils se dispersèrent, l’épouvantable était que ces gens avaient gardé le goût de la chair humaine ! Et que, revenus en Europe, ils avaient décidé de se réunir une fois l’an, pour renouveler, autant que possible, leur abominable festin ! Ah ! Messieurs, je ne fus pas longtemps à comprendre cela !…

 

« D’abord, il y eut l’accueil peu enthousiaste fait à certains plats que Mme Gérard apportait elle-même sur la table. Bien qu’elle osât prétendre, du reste assez timidement, que c’était à peu près ça, les convives se trouvèrent d’accord pour ne l’en point féliciter. Seules, les tranches de thon grillées furent acceptées sans trop grande défaveur, parce qu’elles étaient, selon l’expression terrible du docteur, “bien sectionnées” et que “si le goût n’était point complètement satisfait, l’œil au moins était trompé”… Mais le tronc à bésicles eut un succès général en déclarant que “ça ne valait pas le couvreur” ! En entendant cela, je sentis que mon sang se retirait de mon cœur, gronda sourdement le capitaine Michel, car je me rappelais que l’année précédente, à pareille époque, un couvreur s’était tué en tombant d’un toit, dans le quartier de l’Arsenal, et qu’on avait retrouvé son corps moins un bras !…

 

« Alors !… oh ! alors !… je ne pus m’empêcher de songer au rôle qu’avait dû nécessairement jouer ma belle voisine dans ce drame horrible et culinaire !… Je tournai les yeux du côté de Mme Gérard et je remarquai qu’elle venait de remettre ses gants… des gants qui lui montaient jusqu’aux épaules… et aussi qu’elle avait, sur ses épaules, hâtivement jeté un fichu qui les cachait à tous entièrement. Mon voisin de droite, qui était le docteur, et qui était le seul de tous ces hommes-troncs à avoir des mains, avait également remis ses gants.

 

« Au lieu de chercher, sans la trouver d’ailleurs, la raison de cette bizarrerie nouvelle, j’aurais certes mieux fait de suivre le conseil de ne point m’attarder en ce lieu, conseil que m’avait donné au commencement de cette soirée maudite Mme Gérard, conseil que, du reste, elle ne me renouvelait plus !…

 

« Après m’avoir montré, pendant la première partie de ces étonnantes agapes, un intérêt où je démêlais (je ne sais pourquoi) un peu de compassion, Mme Gérard évitait maintenant de me regarder et prenait une part qui m’attrista beaucoup à la plus effroyable conversation que j’eusse entendue de ma vie. Ces petites gens, fort activement et avec mille bruits de pincettes et en choquant leurs petits verres à anses, se faisaient d’amers reproches ou s’adressaient de vives congratulations à propos du goût qu’ils avaient ! Horreur ! Lord Wilmore qui, jusqu’alors, avait été si correct, faillit en venir aux crochets avec le cul-de-jatte à monocle, parce que celui-ci, jadis, sur le radeau, l’avait trouvé coriace, et la maîtresse de céans eut toutes les peines du monde à remettre les choses au point en répliquant au tronc-monocle – lequel devait être, au moment du naufrage, un bel adolescent – qu’il n’était guère agréable non plus de tomber sur “une bête trop jeune”.

 

– Ça, ne put s’empêcher d’interrompre le vieux loup de mer Dorat, ça c’est encore rigolo !…

 

Je crus que le capitaine Michel allait lui sauter à la gorge ; d’autant plus que les trois autres semblaient se gargariser d’une joie tout intime et faisaient entendre de petits gloussements fantaisistes.

 

Ce fut tout juste si ce brave capitaine parvint à se maîtriser. Après avoir soufflé comme un phoque, il dit à l’imprudent Dorat :

 

– Monsieur, vous avez encore vos deux bras, et je ne vous souhaite point, pour que vous trouviez cette histoire épouvantable, que vous en perdiez un comme il m’est arrivé de perdre le mien cette nuit-là… Les troncs, monsieur, avaient beaucoup bu. Quelques-uns avaient sauté sur la table, tout autour de moi, et regardaient mes bras de telle sorte que, gêné, je finis par les dissimuler autant que possible, en enfonçant mes mains jusqu’au fond de mes poches.

 

« Je compris alors – pensée foudroyante – pourquoi ceux qui avaient encore des bras et des mains – la maîtresse du logis et le docteur – ne les montraient pas ; je compris cela à la férocité soudaine qui s’alluma dans certains regards… Et, dans le moment même, le malheur ayant voulu que j’eusse envie de me moucher, et que je fisse un geste instinctif qui découvrit, sous ma manchette, la blancheur de ma peau, trois terribles crochets s’abattirent aussitôt sur mon poignet et m’entrèrent dans les chairs. Je poussai un cri horrible…

 

– Assez, capitaine !… assez ! m’écriai-je en interrompant le récit du capitaine Michel… C’est vous qui avez raison, je m’enfuis… Je ne veux plus en entendre davantage…

 

– Restez, monsieur, ordonna le capitaine. Restez, parce que je vais vite terminer cette histoire épouvantable qui fait rire quatre imbéciles…

 

« Quand on a du sang phocéen dans les veines, déclara-t-il avec un accent d’indicible mépris, en se tournant vers les quatre loups de mer qui, visiblement, étouffaient de l’effort qu’ils faisaient pour se retenir de rire…, quand on a du sang phocéen dans les veines… c’est pour longtemps ! Et quand on est de Marseille, on est condamné à ne plus croire à rien ! C’est donc pour vous, pour vous seul, que je parle, monsieur, et n’ayez crainte, je passerai les plus horribles détails, sachant ce que peut supporter le cœur d’un galant homme ! Là scène de mon martyre se passa si rapidement que je ne me rappelle que des cris de sauvages, la protestation de quelques-uns, la ruée des autres, pendant que Mme Gérard se levait en gémissant : “Surtout, ne lui faites pas de mal !” J’avais voulu me lever d’un bond, mais j’avais déjà autour de moi une ronde de troncs fous qui me fit trébucher, tomber… et je sentis leurs affreux crochets qui faisaient ma chair prisonnière comme est prisonnière la viande de boucherie aux crocs de l’étal !… Oui… oui, monsieur, pas de détails !… Je vous l’ai promis !… D’autant mieux que je ne pourrais plus vous en donner… car je n’assistai point à l’opération. Le docteur, en guise de bâillon, m’avait mis un tampon d’ouate chloroformée sur la bouche. Quand je revins à moi, monsieur, j’étais dans la cuisine et j’avais un bras de moins. Tous les troncs culs-de-jatte étaient dans la cuisine autour de moi. Ils ne se disputaient plus maintenant. Ils semblaient unis par le plus touchant accord, au fond d’une ivresse hébétée qui les faisait dodeliner de la tête comme des enfants qui ont besoin d’aller se coucher après avoir mangé leur soupe, et je ne pus douter qu’ils commençaient, hélas, de me digérer… J’étais étendu sur les dalles, tout ficelé, ne pouvant faire un mouvement, mais je les entendais, je les voyais… Mon vieux camarade Gérard avait des larmes de joie et me disait : “Ah ! mon vieux Michel, jamais je n’aurais cru que tu étais si tendre !”

 

« Mme Gérard n’était pas là… Mais, elle aussi, avait dû avoir sa part, car j’entendis quelqu’un demander à Gérard “comment elle avait trouvé son morceau”… Oui, monsieur, j’ai fini !… Ces horribles troncs, leur passion satisfaite, durent comprendre enfin toute l’étendue de leur forfait. Ils s’enfuirent, et Mme Gérard s’enfuit, bien entendu, avec eux… Derrière eux, ils laissèrent les portes ouvertes… mais on ne vint me délivrer que quatre jours après… à moitié mourant de faim… Car les misérables ne m’avaient même pas laissé l’os !

 

LA HACHE D’OR[2]

 

Il y a de cela bien des années, je me trouvais à Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelques kilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne pour y terminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village, qui mire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa la barque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristes avaient fui et tous les affreux Tartarins, descendus d’Allemagne avec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeau rond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontés vers leurs bocks et leur choucroute et leurs « gross concerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate, les Mitten et le Rigi.

 

À la table d’hôte, on se retrouva tout au plus une demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soir venu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu de musique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs, qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants, n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous était toujours apparue comme la personnification de la tristesse, se révéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous joua du Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann, dans laquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisait venir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissants des heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment du départ, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrir un souvenir de notre saison à Guersaü.

 

L’un de nous, qui se rendait dans la journée à Lucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec une broche en or qui représentait une petite hache.

 

Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit la vieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent la hache d’or.

 

Les bagages de la dame n’avaient pas quitté l’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre, rassuré sur son sort par l’aubergiste qui me disait que la voyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

 

De fait, la veille de mon départ, comme je faisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelques pas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur le seuil du sanctuaire, la vieille dame.

 

Jamais, comme en ce moment, je n’avais été frappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient de grosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué les traces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissa sa voilette et descendit vers la rive. Cependant, je n’hésitai point à la rejoindre et, la saluant, lui fis part des regrets des voyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis la petite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or.

 

Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointain sourire, mais aussitôt qu’elle eut aperçu l’objet qui était dedans, elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi comme si elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’un geste insensé, jeta la hache dans le lac !

 

J’étais encore stupéfait de cet accueil inexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il y avait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et, après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne compris rien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoire qu’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, en vérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de la vieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotion la berceuse de Schumann.

 

– Vous saurez tout, me dit-elle, car je vais quitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernière fois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac la petite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellente famille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations de bourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étais très belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elle eût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre mon père.

 

« J’avais vingt-quatre ans quand un parti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeune homme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisse et dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit de moi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux, simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles de l’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance, sans être riche. Son père était encore dans le commerce et lui faisait une petite rente pour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devions aller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété de Todnaü, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mère précipita singulièrement les événements.

 

« Ne se sentant plus la force de voyager, ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autorités civiles de Todnaü, sur sa demande, les meilleurs renseignements concernant le jeune Herbert et sa famille.

 

« Le père avait commencé par être un honnête bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu, ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est du moins tout ce que l’on savait de lui à Todnaü.

 

« Il n’en fallut pas davantage à ma mère pour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à mon mariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, comme elle disait, « rassurée sur mon sort ».

 

« Mon mari, par tous les soins dont il m’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleur d’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père, nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mon grand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sans avoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée, si, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue, presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus en plus sombre.

 

« Cela m’étonna au-delà de toute expression, car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractère plaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir que toute cette gaieté d’alors était factice et cachait un profond chagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il se croyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne me laissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Aux premières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riant aux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassant passionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à me persuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureux mystère.

 

« Je ne pouvais me cacher qu’il y avait, dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait de bien près à des remords. Et cependant, j’aurais juré qu’il était incapable d’une action, je ne dis pas basse ou vile, mais même indélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait après moi nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nous apprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cette nouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Il resta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, ne semblant même pas entendre les douces paroles de consolation dont j’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissait assommé. Enfin, aux premières heures de l’aube, il se leva du fauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablement ravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un ton déchirant : « Allons, Élisabeth, il faut revenir ! Il faut revenir ! » Ces dernières paroles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il les disait un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose si naturelle que le retour au pays de son père dans un moment comme celui-là, que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle il semblait lutter contre cette nécessité de revenir. À partir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devint terriblement taciturne, et je le surpris plus d’une fois sanglotant éperdument.

 

« La douleur causée par la perte d’un père bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notre situation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que le mystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres qui s’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures les plus tendres et les faire se regarder l’un l’autre sans se comprendre.

 

« Nous étions arrivés à Todnaü, juste à temps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de la Forêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubre et il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieux Gutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à la lisière du bois.

 

« C’était un sombre chalet isolé, qui ne recevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroit que l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann, et qui survenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pour se faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous, prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encore plus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plus n’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoire de son père, continuait de le recevoir.

 

« Basckler, qui n’avait point d’enfant, avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait point d’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de cela avec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de juger son noble cœur :

 

« – Te plairait-il, me disait-il, d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruine de tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ?

 

« – Certes, non ! lui répondis-je. Ton père nous a laissé quelque bien, et ce que tu gagnes honnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut bien nous envoyer un enfant.

 

« Je n’avais point plus tôt prononcé cette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire. Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouver mal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avec force : « Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai, avoir sa conscience pour soi ! » Et sur ces mots il s’échappa comme un fou.

 

« Quelquefois il s’absentait un jour, deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, à acheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à des entrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même, laissant aux autres, me disait-il, le soin de faire, avec les arbres, des traverses de chemin de fer si la matière était de moindre qualité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité était supérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cette science de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans ses voyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieille servante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachais pour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étais certaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle il pensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien, je ne pouvais détacher ma pensée.

 

« Et puis, cette grande forêt me faisait peur ! Et la servante me faisait peur ! Et le père Basckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet, il était très grand, avec des tas d’escaliers, partout, qui conduisaient dans des couloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, au bout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrer deux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi. Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de ce cabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert se retirait, me disait-il, pour faire ses comptes et mettre au net ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que je l’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret.

 

« Une nuit que mon mari était parti pour l’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, mon attention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre que j’avais laissée entrouverte à cause de la grande chaleur. Je me levai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de gros nuages cachaient les étoiles. C’est à peine si je pouvais apercevoir les grandes ombres menaçantes des premiers arbres qui entouraient notre demeure. Et je ne vis distinctement mon mari et la servante que dans le moment qu’ils passaient sous ma fenêtre, avec mille précautions, marchant sur la pelouse pour que je n’entendisse point le bruit de leurs pas et portant, chacun par une poignée, une sorte de longue malle, assez étroite, que je n’avais jamais vue. Ils pénétrèrent dans le chalet et je ne les entendis ni ne les vis plus pendant plus de dix minutes.

 

« Mon angoisse dépassait tout ce que l’on peut imaginer. Pourquoi se cachaient-ils de moi ? Comment n’avais-je pas entendu arriver le petit cabriolet qui ramenait Herbert ? À ce moment, il me sembla entendre hennir au loin. Et la servante parut, traversa les pelouses, se perdit dans la nuit et revint bientôt avec notre jument toute dételée qu’elle faisait marcher sur la terre molle. Que de précautions pour ne pas me réveiller !

 

« De plus en plus étonnée de ne pas voir Herbert entrer dans notre chambre, comme il faisait à chacun de ses retours nocturnes, je passai à la hâte un peignoir et me mis à errer dans l’ombre des corridors. Mes pas me conduisirent tout naturellement vers le petit cabinet qui me faisait si peur. Et je n’étais pas encore entrée dans le petit corridor qui y aboutit que j’entendais mon mari commander d’une voix sourde et rude à la servante qui remontait : « De l’eau !… Apporte-moi de l’eau ! De l’eau chaude, tu entends ! Ça ne part pas ! »

 

« Je m’arrêtai et suspendis mon souffle. Au surplus, je ne pouvais plus respirer. J’étouffais, j’avais le pressentiment qu’un horrible malheur venait de nous arriver. Tout à coup, je fus à nouveau secouée par la voix de mon mari qui disait : « Ah enfin ! ça y est !… C’est parti !… »

 

« La servante et lui se parlèrent encore à voix basse et j’entendis le pas d’Herbert. Ceci me rendit des forces et je courus m’enfermer dans ma chambre. Bientôt il frappa, je fis celle qui était endormie et qui se réveillait ; enfin, je lui ouvris. J’avais une bougie à la main, elle tomba quand j’aperçus son visage qui était terrible.

 

« – Qu’as-tu, me demanda-t-il tranquillement, tu rêves encore ? Couche-toi donc.

 

« Je voulus rallumer la bougie, mais il s’y opposa, et j’allai me jeter dans mon lit. Je passai une nuit atroce. À côté de moi, Herbert se tournait et se retournait, poussait des soupirs et ne dormait point. Il ne me dit pas un mot. Au petit jour, il se leva, déposa un baiser glacé sur mon front et partit. Quand je descendis, la servante me remit un mot de lui m’annonçant qu’il était obligé de s’absenter encore pour deux jours.

 

« À huit heures du matin, j’apprenais par des ouvriers qui allaient à Neustadt que l’on avait trouvé le père Basckler assassiné dans un petit chalet qu’il possédait dans le Val-d’Enfer et où quelquefois il passait la nuit, lorsque ses affaires d’usure l’avaient trop longtemps retenu chez les paysans. Basckler avait reçu un terrible coup de hache à la tête qui avait été fendue en deux, une vraie besogne de bûcheron.

 

« Je rentrai chez moi en m’accrochant aux murs. Et encore ce fut vers le fatal petit cabinet que je me traînai. Je n’aurais pu dire exactement ce qui se passait dans ma tête, mais j’avais besoin de savoir ce qu’il y avait derrière cette porte, après les paroles de la nuit et la figure que j’avais vue à Herbert. À ce moment, la servante m’aperçut et me cria méchamment :

 

« – Laissez donc cette porte tranquille, vous savez bien que M. Herbert vous a défendu d’y toucher ! Vous serez bien avancée, allez, quand vous saurez ce qu’il y a derrière !…

 

« Et je l’entendis s’éloigner avec un rire de démon. Je me mis au lit avec la fièvre. Je fus quinze jours malade. Herbert me soigna avec un dévouement maternel. Je croyais avoir fait un mauvais rêve et il me suffisait maintenant de regarder son bon visage pour me confirmer dans cette idée que je n’étais pas dans mon état normal, la nuit où j’avais cru voir et entendre tant de choses exceptionnelles. Du reste, l’assassin du père Basckler était arrêté. C’était un bûcheron de Bergen que le vieil usurier avait trop « saigné » et qui s’était vengé en le saignant à son tour.

 

« Ce bûcheron, un nommé Mathis Müller, continuait de proclamer son innocence, mais, bien qu’on n’eût point trouvé une goutte de sang sur lui, ni sur ses habits, et que sa hache fût presque comme de l’acier neuf, on avait, paraît-il, suffisamment de preuves de sa culpabilité pour qu’il n’échappât point au châtiment.

 

« Notre situation ne se trouva point modifiée, comme nous aurions pu le croire, par la mort du père Basckler et c’est en vain qu’Herbert attendit un testament qui n’existait pas.

 

« À mon grand étonnement, mon mari s’en trouva très affecté et, un jour que je l’interrogeais là-dessus, il me répondit, très énervé : « Eh bien, oui ! J’avais beaucoup compté sur ce testament-là, si tu veux le savoir, beaucoup ! » Et son visage, me disant cela, était devenu si mauvais que l’autre visage de la nuit mystérieuse me réapparut et, désormais, ne me quitta plus. C’était comme un masque toujours prêt que je mettais sur la figure d’Herbert, même quand celle-ci était naturellement douce et triste. Quand le procès de Mathis Müller eut lieu à Fribourg, je me jetai sur les journaux. Une phrase que prononça l’avocat me poursuivit nuit et jour :

 

« – Tant que vous n’aurez pas retrouvé la hache qui a frappé et les vêtements maculés de sang de l’assassin de Basckler, vous ne pourrez pas condamner Mathis Müller.

 

« Néanmoins, Mathis Müller fut condamné à mort et je dois dire que cette nouvelle troubla étrangement mon mari. La nuit, il ne rêvait plus que de Mathis Müller. Il m’effrayait et ma pensée aussi m’épouvantait. Ah ! j’avais besoin de savoir ! Je voulais savoir ! Pourquoi avait-il dit : « Ça ne veut pas partir » ? À quelle besogne avait-il donc été occupé cette nuit-là, dans le petit chalet mystérieux ?

 

« Une nuit, je me levai à tâtons et je lui volai ses clefs !… Et je m’en fus dans les corridors… J’étais allée chercher dans la cuisine une lanterne… J’arrivai, claquant des dents, à la porte défendue… Je l’ouvris… et je vis tout de suite la malle… la malle oblongue qui m’avait tant intriguée… Elle était fermée à clef, mais je n’eus pas de peine à trouver la petite clef, là, dans le trousseau… et le couvercle fut soulevé… Je me mis à genoux pour mieux voir… et ce que je vis m’arracha un cri d’horreur… Il y avait là des vêtements maculés de sang et la hache encore tachée de rouille qui avait frappé !…

 

* * * * *

 

« Comment ai-je pu vivre les quelques semaines encore qui précédèrent l’exécution du malheureux, à côté de cet homme, après ce que j’avais vu ? J’avais peur qu’il ne me tuât !…

 

« Comment mon attitude, mes terreurs ne l’ont-elles pas instruit ? C’est qu’à ce moment sa pensée tout entière semblait en proie à une épouvante au moins aussi grande que la mienne. Mathis Müller ne l’abandonnait pas ! Pour le fuir, sans doute, il allait maintenant s’enfermer dans le petit cabinet et, parfois, je l’entendais donner d’énormes coups dont retentissaient le plancher et les murs, comme s’il se battait avec sa hache contre les ombres et les fantômes qui l’assaillaient.

 

« Chose étrange, et qui me parut d’abord inexplicable : quarante-huit heures avant le jour fixé pour l’exécution de Müller, Herbert reconquit d’un coup tout son calme, un calme de marbre, un calme de statue. L’avant-veille au soir, il me dit :

 

« – Élisabeth, je pars demain au petit jour, j’ai une importante affaire du côté de Fribourg ! Je serai peut-être deux jours parti, ne t’inquiète pas.

 

« C’était à Fribourg que devait avoir lieu l’exécution, et, soudain, j’eus cette idée que toute la sérénité d’Herbert ne lui venait que d’une grande résolution prise.

 

« Il allait se dénoncer.

 

« Une pareille pensée me soulagea à un tel point que, pour la première fois depuis bien des nuits, je m’endormis d’un sommeil de plomb. Il faisait grand jour quand je me réveillai. Mon mari était parti. Je m’habillai à la hâte et, sans rien dire à la servante, je courus à Todnaü. Là, je pris une voiture qui devait me conduire à Fribourg. J’y arrivai à la tombée du jour. Je courus à la Maison de Justice et la première personne que j’aperçus, entrant dans cette maison, fut mon mari. Je restai là clouée sur place, et comme je ne vis point Herbert ressortir, je fus persuadée qu’il s’était dénoncé et qu’il avait été gardé sur-le-champ à la disposition du parquet.

 

« La prison était alors attenante à la Maison de Justice. J’en fis le tour comme une désespérée. Toute la nuit, j’errai dans les rues, revenant sans cesse à cette lugubre maison, et les premiers rayons de l’aurore commençaient à poindre quand j’aperçus deux hommes en redingote noire qui gravissaient les degrés du palais. Je courus à eux et leur dis que je voulais voir le plus tôt possible le procureur, car j’avais la plus grave communication à lui faire relativement à l’assassinat de Basckler.

 

« L’un de ces messieurs était justement le procureur. Il me pria de le suivre et me fit entrer dans son cabinet. Là, je me nommai et lui dis qu’il avait dû recevoir, la veille, la visite de mon mari. Il me répondit qu’en effet il l’avait vu. Et comme il se taisait après cela, je me jetai à ses genoux, en le suppliant d’avoir pitié de moi et de me dire si Herbert avait avoué son crime. Il parut étonné, me releva et me questionna.

 

« Peu à peu, je lui fis le récit de mon existence, telle que je vous l’ai racontée, et enfin je lui fis part de l’atroce découverte que j’avais faite dans le cabinet du chalet de Todnaü. Je terminai en jurant que je n’aurais jamais laissé exécuter un innocent et que, si mon mari ne s’était dénoncé lui-même, je n’aurais pas hésité à instruire la justice. Enfin, je lui demandai comme grâce suprême de me laisser voir mon mari.

 

« – Vous allez le voir, madame, me dit-il, veuillez me suivre.

 

« Il me conduisit plus morte que vive à la prison, me fit traverser des corridors et monter un escalier. Là, il me plaça devant une petite fenêtre grillée qui surplombait une grande salle et il me quitta en me priant de prendre patience. D’autres personnes vinrent bientôt se placer également à cette petite fenêtre et regardèrent dans la grande salle sans mot dire. Je fis comme eux. J’étais comme accrochée aux barreaux et j’avais le sentiment aigu que j’allais assister à quelque chose de monstrueux. La salle peu à peu se garnissait de nombreux personnages qui, tous, observaient le plus lugubre silence. Le jour, maintenant, éclairait mieux le spectacle. Au milieu de la salle, on apercevait distinctement une lourde pièce de bois que quelqu’un derrière moi nomma : c’était le billot.

 

« On allait donc exécuter Müller ! Une sueur froide commença à me couler le long des tempes et je ne sais comment, dès cette minute, je ne perdis point connaissance. Une porte s’ouvrit et un cortège parut en tête duquel s’avançait le condamné, tout frissonnant sous sa chemise échancrée et le col nu. Il avait les mains liées derrière le dos et il était soutenu par deux aides. Un ministre du culte lui murmura quelque chose à l’oreille. Le malheureux prit alors la parole – une pauvre parole tremblante – pour avouer son crime et en demander pardon à Dieu et aux hommes ; un magistrat prit acte de cet aveu et lut une sentence ; puis les deux aides jetèrent le patient à genoux et lui mirent la tête sur le billot. Mathis Müller ne donnait déjà plus signe de vie quand je vis se détacher de la muraille, où il s’était jusque-là tenu dans l’ombre, un homme aux bras nus et qui portait une hache sur l’épaule. L’homme toucha la tête du condamné, écarta d’un geste les aides, leva la hache et, d’un terrible coup, frappa. Cependant, il dut s’y reprendre à deux fois avant que la tête tombât. Alors, il la ramassa, de son poing dans les cheveux, et se redressa.

 

« Comment avais-je pu, jusqu’au bout, assister à une pareille horreur ? Mes yeux cependant ne pouvaient se détacher de cette scène de sang, comme si mes yeux avaient encore quelque chose à voir… Et, en effet, ils virent… Ils virent quand l’homme se redressa et leva la tête, tenant dans sa main qui tremblait son abominable trophée… Je poussai un cri déchirant : « Herbert ! » Et je m’évanouis.

 

« Monsieur, maintenant, vous savez tout ; j’avais épousé le bourreau. La hache que j’avais découverte dans le petit cabinet était la hache du bourreau ; les vêtements ensanglantés, ceux du bourreau ! Je faillis devenir folle chez une vieille parente où, dès le lendemain, je m’étais réfugiée et je ne sais comment je suis encore de ce monde. Quant à mon mari, qui ne pouvait se passer de moi, car il m’aimait plus que tout sur la terre, on le trouva, deux mois plus tard, pendu dans notre chambre. Je reçus ces derniers mots :

 

Pardonne-moi, Élisabeth, m’écrivait-il. J’ai essayé tous les métiers. On m’a chassé de partout quand on a su celui que faisait mon père. Il m’a fallu de bonne heure me résoudre à une telle succession. Comprends-tu maintenant pourquoi on est bourreau de père en fils ? J’étais né honnête homme. Le seul crime que j’aie jamais commis de ma vie est de t’avoir tout caché. Mais je t’aimais, Élisabeth, adieu !

 

La dame en noir était déjà loin que je regardais encore stupidement l’endroit du lac où elle avait jeté la petite hache d’or.

 

L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE[3]

 

– À propos de femmes, dit Chanlieu, je ne vous souhaite pas de faire jamais un voyage de noces comme il m’est arrivé avec « ma première ». Outre que nous avons failli en crever tous les deux… Mais voici l’histoire, tout de go, sans autres salamalecs. À mon retour de Saigon, j’avais demandé un congé aux Messageries, et j’en avais profité pour épouser, comme c’était convenu, la petite Maria-Luce, du Mourillon, qui vivait avec son grand-père, après la mort du père à Madagascar.

 

« Nous fîmes notre voyage de noces en Suisse. Une idée à moi. Au fond, je suis un bourgeois, un terrien, et je déteste les aventures. Si j’ai été vingt ans capitaine au long cours, c’était pour obéir à la tradition dans la famille, et parce que les vieux le voulaient, mais d’avance j’en avais le mal de mer. Enfin, nous voilà en Suisse, ma jeune femme et moi, comme au temps de Töppfer. Nous étions amoureux, que ce n’est pas rien de le dire. Connaissez-vous Soleure ?

 

– Moi, je me suis marié à Bornéo, ricana Dorat, le plus loustic de ces vieux loups de mer qui se racontaient des histoires, sur la terrasse du café de la Vieille-Darse, à Toulon.

 

– Compris… Eh bien, Soleure… C’est comme qui dirait la capitale de la Suisse romande Une longue rue tranquille avec des enseignes à images qui se balancent, sur des tringles, au moindre souffle venu du Wesseinstein. Le Wesseinstein est un sommet du Jura, haut de treize cents mètres, qui se dresse au nord-ouest de la ville. Plus d’un touriste s’est égaré dans les gorges et dans les sentiers d’une forêt où, passée une certaine altitude, on ne rencontre avant d’arriver au sommet qu’une auberge qui, dans le moment, avait la plus sinistre renommée.

 

« Deux ans avant notre passage, l’administration vicinale avait découvert, au fond d’un puits et dans une grotte voisine, une douzaine de squelettes et quelques objets ayant appartenu à des voyageurs qui avaient trouvé là une hospitalité fatale et sans lendemain. Il ressortait de l’enquête et des expertises que les crimes avaient été commis par un couple qui avait si bien terrorisé toute la région que la mort même des propriétaires de l’établissement, les hideux Weisbach – vous vous rappelez peut-être cette histoire qui a défrayé toutes les chroniques de l’époque –, n’avait pu délier les langues. Car quelques anciens de la montagne, dans le temps, s’étaient doutés de bien des choses ; mais Jean Weisbach avait suffisamment fait entendre qu’il n’aimait point que l’on se mêlât de ses affaires, pour qu’un chacun se le tînt pour dit. Finalement, les aubergistes étaient morts de leur belle mort, considérés et riches. Mort également leur valet à tout faire, un nommé Daniel. Quand on avait découvert le pot aux roses, si j’ose dire, les magistrats instructeurs, en interrogeant de ci de là, en renouvelant le témoignage récalcitrant d’anciens voisins et particulièrement une vieille goitreuse qui les avait servis dans l’épouvante, avaient reconstitué bien des drames qui n’avaient plus, du reste, qu’une valeur historique. Mais il y avait des détails horribles qui attestaient chez les Weisbach, en même temps qu’une âpreté farouche au gain, un fond de cruauté et de sadisme rarement dépassés.

 

* * * * *

 

« Naturellement, aux tables d’hôte de Soleure, on ne parlait que de cette histoire. Les voyageurs qui devaient prendre la diligence pour arriver de nuit au sommet du Wesseinstein, et y coucher dans l’hôtel illustré par le passage de Napoléon, puis, de là, redescendre et gagner la France par la trouée de Belfort, se promettaient bien d’aller boire un verre, à mi-chemin de la montée, dans « l’auberge du sang », comme on l’appelait maintenant, autant à cause de l’affaire que de la couleur dont elle était peinte. C’était dans le programme. Pendant que le conducteur donnait à boire aux chevaux, les touristes devaient aller se régaler sur le comptoir et faire bavarder les nouveaux propriétaires.

 

« Ceux-ci n’étaient là que depuis l’année précédente. Leurs prédécesseurs, les successeurs immédiats des Weisbach, avaient vidé les lieux, se prétendant ruinés, dès que le scandale avait éclaté. Mais le père et la mère Scheffer, plus malins, s’étaient dit que la curiosité des imbéciles pourrait bien les enrichir. Le calcul n’était point mauvais, s’il fallait en croire les propos du pays. Tous les étrangers qui passaient maintenant par Soleure voulaient voir « l’auberge du sang ». Certains s’offraient même le luxe d’y coucher. Le jour où Maria-Luce et moi montâmes dans la diligence, après un excellent déjeuner et une bonne bouteille de vin du Rhin, le temps était magnifique, et l’on se promettait une belle promenade, avec, entre-temps, un joli chapitre de roman-feuilleton vécu, pour compléter le programme. Nous devions redescendre ensuite à Soleure où nous avions laissé nos bagages. Maria-Luce n’emportait qu’un petit sac. Ah ! Nous avons bien failli ne plus revenir à Soleure, et nous l’avons vécu plus que nous ne l’aurions voulu, ce roman-feuilleton-là ! Vous allez voir comment !… Quand j’y pense !… C’est peut-être de cela qu’elle est morte, ma brave petite Maria-Luce !…

 

Elle qui était si gentille, si rieuse, si pleine de vie… Une chair saine si éclatante ; des joues comme une rosée !… Enfin !… Passons… c’est ça la vie ! Un assassinat perpétuel… On se demande pourquoi on vient au monde !… Ah ! on s’aimait bien !… Dans la diligence, j’avais retenu tout le coupé pour nous deux… histoire d’être bien entre nous et de pouvoir s’embrasser à son aise, comme de juste !…

 

* * * * *

 

Au moment du départ, nous voyons arriver un couple… quelque chose de bien ! Je l’aurai dans l’œil toute ma vie, et pour cause : des Italiens. Lui, un grand, bel homme, trop beau… dans les trente ans… De grands yeux de velours, comme ils savent en avoir là-bas pour rendre folles les signorine… Des dents éclatantes… une peau ambrée, entièrement rasé… l’air d’un acteur… C’en était un, un ténor qui avait déjà sa renommée, qui avait remporté d’éclatants succès à la Scala de Milan… Antonio Ferretti, comme nous l’avions appris plus tard… D’une santé magnifique, aimable et jovial… Le monde entier semblait lui appartenir.

 

« Sa compagne, qui se pâmait rien qu’à le regarder, lui appartenait corps et biens, certainement… Une jeune femme au visage ravissant, dorée comme une Vénitienne qu’elle était et de la plus rare aristocratie… Son nom appartient depuis ce jour-là à l’histoire judiciaire, hélas !… La comtesse Olivia Orsino. Le beau ténor l’avait enlevée. Je vous dis cela tout de suite, pour déblayer, pour que vous voyiez et compreniez les personnages du premier coup, mieux que nous assurément qui, dans le moment, ne considérâmes qu’un couple encombrant, lequel, sous le prétexte que l’intérieur de la diligence était déjà à peu près plein, voulait prendre place dans le coupé, à nos côtés, ou nous en chasser au besoin s’il avait pu. Altercation, naturellement ; car le sans-gêne du beau ténor me déplaisait d’autant plus que je m’étais réjoui de ce voyage à deux, dans notre petit coin. S’il avait été plus poli, Antonio Ferretti aurait peut-être obtenu gain de cause, car je ne suis tout de même pas un mufle et sa compagne était, comme je vous l’ai dit, bien charmante.

 

« Maria-Luce me conseillait de céder. Un mot gâta tout, quelque chose comme sauvage de Francese. Je refermai violemment la portière, et comme j’avais payé les quatre places, je réclamai mon droit. Ils durent aller s’installer avec les autres. Au fait, si ça les gênait d’aller en diligence, ils n’avaient qu’à louer une voiture. Mais ce n’était pas une petite affaire que de trouver, dans ce temps-là où il n’y avait pas d’auto, une voiture et des chevaux pour grimper au sommet du Wesseinstein. Il fallait des chars spéciaux, agencés comme notre diligence, avec sa fourche toujours pendante, prête à mordre la route dans le recul qui était souvent redoutable. Si je me suis arrêté sur cet incident, c’est qu’il eut une importance terrible, hélas, pour quelques-uns d’entre nous.

 

* * * * *

 

« Notre promenade commença par une belle cluse d’accès, fraîche, boisée, toute retentissante de sources limpides, dans laquelle niche un petit ermitage, fameux à la ronde comme tout ermitage – celui de Sainte-Venère, Venera Einsiedolei, si je ne me trompe, avec des chapelles, des grottes, des roches en surplomb et, de temps à autre, de superbes carrières de marbre soleurois qui éclataient soudain en tâches aveuglantes sous le soleil. Trois heures plus tard, on était loin de toute habitation, en pleine forêt, et le soleil avait disparu. De gros nuages couraient entre les cimes et, peu à peu, un voile noir nous cacha toute la vallée… Par instants, un bruit sourd de tonnerre glissait vers nous… Mais ce n’était pas encore le tonnerre : c’était une lourde luge chargée de bois qui dégringolait la route avec une rapidité foudroyante, sur ses patins que dirigeait quelque gamin, grimpé sur le faîte de cette avalanche. C’est sous la menace d’un prochain orage que nous aperçûmes, enfin, « l’auberge du sang ». Dans ce crépuscule livide, elle ne faisait point assurément bonne figure avec ses murs épais, trapus, ses fenêtres grillées, sa vieille porte cintrée, aux vantaux bardés de fer, qui donnait dans la cour où était le fameux puits, le tout recouvert d’un horrible badigeon brunâtre, comme on voit, paraît-il, aux bras de la guillotine. « Oh ! Qu’elle est laide ! » s’écria Maria-Luce. Et il fallait qu’elle le fût, car cet après-midi là, je vous prie de croire que nous étions disposés à voir tout en beau. On ne s’était pas ennuyés dans notre coupé ! On s’était raconté des histoires et des belles ! On en avait fait, des projets. On en avait échangé, des baisers, à la santé de nos deux Italiens.

 

* * * * *

 

« Au moment où la diligence s’arrêtait devant la porte de cette sinistre demeure, une pluie diluvienne, accompagnée d’éclairs et de tonnerre, se mit à tomber… Nous nous jetâmes dans l’auberge, ou plutôt dans une immense cuisine au fond de laquelle s’ouvrait une prodigieuse cheminée où l’on aurait pu brûler un arbre, et qui ne contenait, pour l’instant, qu’un honnête petit feu de branches sèches au-dessus duquel bouillait, dans une honnête petite marmite suspendue à une crémaillère, un pot-au-feu, dont l’arôme, ma foi, était fort agréable. Au-devant de nous était venu le maître du logis, rond comme une barrique, de bon accueil, des petits yeux rieurs, sous des plis de graisse, trois mentons, mais pas ogre le moins du monde : tout sourire.

 

« “Es-tu rassurée ?” demandai-je à Maria-Luce. “Oui, me répondit-elle. Ils ne nous feront pas cuire dans cette petite marmite-là, et le gros est bien réjoui !… Mais quel temps !” Au fait, le conducteur rentra, ayant dételé ses chevaux et les ayant mis à l’abri, car il commençait à montrer un désarroi inquiétant pour l’équilibre de la voiture, sous les coups répétés du tonnerre. Je demandai à ce brave homme pour combien de temps nous étions là. Il me répondit : “Pour une heure… Dans une heure, je repars, quelque temps qu’il fasse !” Je calculai que nous arriverions à l’hôtel du Wesseinstein en pleine nuit, si nous y arrivions ; car sur notre droite, nous longions un véritable précipice. Ma résolution fut vite prise. Du reste, Maria-Luce fut tout de suite de mon avis. Et j’abordai dans un coin l’aubergiste : “Avez-vous une chambre ?

 

« – J’en ai deux, me répondit le gros bonhomme, en me dévisageant d’un air goguenard. Vous voulez coucher ici ?…

 

« – Oui, montrez-moi vos chambres !…

 

« – Attendez que je serve le monsieur et la petite dame qui sont dans le salon… et je suis à vous !”

 

« Ce qu’il appelait le salon était une petite pièce, au bout de la cuisine, meublée d’une table ronde recouverte d’une toile cirée et de quatre chaises avec, sur les murs badigeonnés à la chaux, des gravures représentant les batailles du premier Empire. C’est vers ce réduit luxueux et confortable que notre couple italien s’était dirigé en sortant de la diligence, pour échapper à une promiscuité dont il avait sans doute déjà trop souffert. Quand le père Scheffer, l’aubergiste, ouvrit la porte qu’ils avaient poussée, j’aperçus le beau ténor contre la vitre, considérant le paysage d’un air fort mélancolique. Sa compagne, assise, les deux coudes sur la table, ne paraissait pas plus gaie.

 

« L’aubergiste revint nous trouver : “Encore deux qui veulent coucher ici ! La promenade ne leur dit rien par un temps pareil… Dépêchez-vous de choisir votre chambre car, entre nous, il n’y en a qu’une de propre !”

 

« Vous pensez bien qu’on ne se le fit pas répéter et qu’on lui emboîta le pas. Nous grimpâmes un escalier raide comme une échelle. Par cet escalier, on arrivait, à gauche, au grenier qui s’étendait juste au-dessus de la grande cuisine et, par un corridor à droite, on parvenait à la chambre des voyageurs. Elle était célèbre, cette chambre : c’était là qu’avaient couché presque tous ceux que l’on avait assassinés.

 

« “Vous n’avez pas peur, ricana le père Scheffer en ouvrant la porte. Il est vrai qu’on y vient maintenant en voyage de noces !…

 

« – C’est notre cas, dis-je.

 

« – Allons, me voilà tranquille pour vous, répliqua-t-il, vous ne ferez pas de mauvais rêves !… Avez-vous des bagages ?

 

« – Non. Nous les avons laissés à Soleure.”

 

« Je m’imaginai que ce détail le contrariait ! C’est peut-être une idée que je me suis forgée plus tard ! Plus tard aussi, j’ai cru me rappeler qu’il avait considéré avec quelque attention le sac de Maria-Luce, les bijoux qu’elle portait, et même la grosse bague que j’avais à la main. Mais je n’insiste pas ! Ce fut tellement fugitif. Il nous quitta. Dehors, il pleuvait toujours à verse, mais le tonnerre s’était éloigné. À la dernière clarté du jour, cette chambre nous apparut comme un tranquille refuge. Elle était grande et propre, avec un clair papier à fleurettes et à motifs champêtres ; un grand lit avec des draps bien blancs, un énorme édredon rouge, un grand fauteuil Voltaire, une cheminée ornée d’un bouquet de fleurs d’oranger sous globe, et deux chandeliers de cuivre. Deux gravures sur les murs, des images empruntées à l’œuvre de M. de Chateaubriand, Atala et le Dernier des Abencérages, dont j’expliquai le sujet à Maria-Luce.

 

« “Nous serons très bien ici, fit-elle… Si tu étais gentil, on ferait une flambée dans la cheminée, et nous dînerions dans la chambre !

 

« – Bonne idée. Je descends prévenir notre hôte…

 

« – Je t’accompagne ! s’écria-t-elle… Tu ne vas pas me laisser seule dans cette chambre-là !…

 

« – Ah ! ça t’impressionne tout de même…

 

« – Dame ! quand je pense…

 

« – Eh bien ! viens, et n’y pense plus !…”

 

« Nous nous trouvâmes au haut de l’escalier, devant le grenier dont la porte était poussée… et nous reconnûmes la voix de l’Italien. “Mais ça n’est pas oune çambre, cela ! s’écriait Antonio dans son charabia, c’est une soupente ! C’est un taudis !…

 

« – C’est tout ce que j’ai à vous offrir ! répliqua l’hôte… Je vous ai averti que mon autre chambre était retenue !…”

 

« La porte fut poussée, et nous nous trouvâmes en face des deux Italiens et de l’aubergiste.

 

« “Ah ! c’est encore vous, signor ! s’exclama le ténor. Vous m’avouerez que nous n’avons pas de çance.”

 

« Je ne pus m’empêcher de rire… J’avais aperçu un lit de fer dans un coin du grenier, lequel était encombré de tous les objets fort peu reluisants que l’on a coutume de reléguer dans ces endroits-là…

 

« “Assurément, fis-je. Il est difficile de coucher ici, surtout quand on est habitué à un certain confort. Savez-vous ce que je ferais à votre place ? Maintenant, le coupé est libre ; je repartirais avec la diligence !…

 

« – Il a raison, fit la signora.

 

« – Il se fiche de nous !…” grinça l’autre entre ses dents.

 

« Je compris que ça allait mal tourner… J’entraînai Maria-Luce et nous rentrâmes dans la grande salle commune de l’auberge. Malgré la pluie, les voyageurs avaient voulu aller voir le puits où les bourreaux jetaient leurs victimes, et ils en étaient revenus ruisselants. Ils se firent servir des grogs, cependant que l’aubergiste, toujours goguenard, donnait des détails : “Probable qu’ils ne buvaient point de l’eau de ce puits-là – chacun a sa délicatesse – mais les paysans d’alentour ont continué à s’en régaler. Faut vous dire que les Weisbach faisaient proprement les choses. Ils nettoyaient bien leurs squelettes. Ils les faisaient bouillir pendant des heures et des heures dans une énorme marmite suspendue à cette crémaillère-là !…” Sur quoi, les voyageurs demandèrent à voir la marmite, la fourche, la hache et le couteau, enfin tous les instruments de supplice qui avaient illustré cette horrible affaire. “Ils sont dans le réduit… et c’est ma femme qui en a la clef.”

 

« Mme Scheffer ne se pressait pas de rentrer, retenue chez quelque forestier des environs par le mauvais temps. Le conducteur annonça, sur ces entrefaites, qu’on allait repartir, et la salle se vida. Les Italiens ne redescendirent qu’après le départ de la diligence. Ils semblaient avoir pris leur parti de l’aventure, et commandèrent leur dîner.

 

« Nous les regardions du coin de l’œil. Maria-Luce s’amusait énormément. Je me montrai courtois. Je liai conversation : “Si j’avais été seul, j’aurais volontiers cédé ma chambre”, etc.

 

« L’Italien me répondit avec un sourire : “Une mauvaise nuit est vite passée !”

 

« Celle que j’appellerai désormais la comtesse Orsino, bien que j’ignorasse alors son nom, devint charmante avec Maria-Luce. “On est volé, lui dit-elle. Cette auberge n’est pas épouvantable du tout.”

 

« Une porte s’ouvrit au fond de la pièce. C’était l’hôtesse qui rentrait, Mme Scheffer. Elle se débarrassa d’un énorme manteau et de son capuchon. Et nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. C’était plus qu’horrible, c’était sinistre. Sa hideur lui venait particulièrement de ses yeux qui louchaient, et d’une bouche énorme qui souriait. À part cela, des dents éclatantes, une chevelure blonde magnifique, un nez un peu fort aux narines férocement sensuelles. Je ne sais pas comment était la Weisbach, mais cette femelle-là avait l’air de respirer avec volupté une odeur de sang. Elle était forte, jeune encore, dans les trente-huit ans, des membres solides, des mains habituées à des travaux d’homme.

 

« Derrière elle, apparut bientôt le valet que nous n’avions pas encore vu. Celui-là était carré, un peu bossu, et il boitait. Un rouquin à tête de brute. Il jeta sur le carreau un fardeau sous lequel il disparaissait et se redressa en poussant un han ! de délivrance. Puis il nous regarda en silence et souleva une trappe sous l’escalier. Il alluma une lanterne qui était là, toute prête, et s’enfonça dans la cave, traînant son fardeau derrière lui. Le patron récurait ses verres. Nul n’avait dit un mot. Ils nous avaient regardés tous trois en silence, voilà tout.

 

« “Cette fois, j’ai peur ! me souffla Maria-Luce.

 

« – Oui ! Ça prend de la couleur, fis-je. Mais t’en fais pas ! on finira bien par rigoler !”

 

« Ce fut le patron qui donna le signal, quand sa femme eut disparu dans la cave, derrière le valet. “Comment trouvez-vous ma femme ? fit-il. Croyez-vous qu’elle est assez nature dans une auberge pareille ? Je ne pouvais pas mieux la choisir !…” Je rentrai dans le jeu. “Oui, c’est assez farce !” La petite comtesse, dans un coin de l’âtre, s’était réfugiée à l’ombre de son beau ténor. Antonio Ferretti dit :

 

« “Mme Scheffer serait très bien si elle ne louchait pas.

 

« – Si elle n’avait pas louché, je l’aurais laissée à ses parents ! répliqua l’aubergiste. La femme Weisbach louchait ! Et je ne sais pas si vous avez remarqué mon valet… mais il est bossu et bancal comme Daniel, le valet des Weisbach. J’ai dû aller le chercher jusqu’à La Chaux-de-Fonds.

 

« – Pourquoi ne riez-vous pas, Olivia ? questionna le ténor qui paraissait s’amuser.

 

« – Est-ce qu’on a assassiné dans le grenier ?… soupira Olivia.

 

« – Comment, si on a assassiné ?… s’exclama Scheffer… Je crois bien, qu’on a assassiné !… J’ai la collection des journaux, si vous voulez les feuilleter. C’est là que couchait Daniel, et d’où il surveillait la chambre des voyageurs. Quand il avait des raisons de les croire profondément endormis, il frappait trois coups sur le plancher, et les Weisbach, qui se tenaient tout prêts en bas et qui n’attendaient que le signal, montaient.

 

« “Quelquefois l’affaire était proprement expédiée, d’autres fois, il y avait du grabuge. Ainsi, Mengal, de Breslau, le président du tribunal, a raconté la goitreuse, s’est si bien défendu que sa femme avait pu s’enfuir… Mais en quittant la chambre, la malheureuse s’était jetée dans le grenier… Là, l’attendait Daniel qui était toujours à l’affût, prêt à intervenir. Il lui a fendu le crâne d’un coup de hache… Vous verrez la hache !…

 

« – Quelle horreur ! gémit la comtesse.

 

« – Oh, ça ce n’est rien ! continua l’hôte en haussant les épaules. Il y a bien d’autres histoires et plus intéressantes que celles-là !… Et je n’invente rien… Reportez-vous aux articles relatant ce qui est arrivé à la belle dame brune dans le petit réduit… Mais il faut lire ça dans le petit réduit !… Si on est amateur !… Vous verrez la fourche avec laquelle les Weisbach la caressaient !…”

 

« Je sentais la main de Maria-Luce trembler dans la mienne.

 

« “Passez-moi du feu ! fis-je à l’aubergiste. Et quand j’eus allumé ma pipe : Père Scheffer ! Tu es un sale blagueur !…

 

« – N… de D… !… Eh bien ! Et l’enquête ?… Et les journaux ?…

 

« – Possible !… Mais tu me fais rigoler avec ta hache ! Ta fourche !… C’est comme si tu me disais que les Weisbach avaient fait cuire leurs victimes dans cette marmite-là !…

 

« – Vous êtes un malin, s’esclaffa-t-il… Mais j’ai trouvé le chaudron qu’il me faut ! Pas plus tard qu’hier !… La femme est allée le payer aujourd’hui, et le valet l’a rapporté avec quelques affaires qui ne feront pas mal dans le paysage !… Ça c’est vrai, je soigne le décor ! C’est mon idée !… Et quand tout sera arrangé comme avant, on croira y être !… Mais faut y croire !… Quand je vous dis : c’est le chaudron… c’est la hache… c’est la fourche… faut y croire, ou il n’y a pas de plaisir !… Et vous n’êtes pas amateur !… Moi, ce que j’en fais, c’est pour les amateurs !… C’est déjà bien beau que ce soit le réduit, que ce soit le puits, que ce soit l’auberge !… Avec un peu d’imagination, on y est !… Sans compter que ma femme et mon domestique, c’est un coup de génie !… Je veux être riche avant dix ans !… Quand je pense que mes prédécesseurs ont remis la chambre des voyageurs à neuf, et qu’ils ont fait ici un salon !… Les cochons !… S’il est possible d’abîmer comme ça l’auberge du sang !

 

« Il soupira et puis :

 

« “Avec vous, vous voyez, je ne fais pas de boniments ! Je vois que j’ai affaire à des voyageurs quelconques ! Je montre mon décor à l’envers. Mais il y en a qui m’en voudraient ! Car il y en a qui aiment ça ! N’ayez pas peur, ma petite dame, fit-il à la comtesse, si ça vous gêne de coucher dans mon grenier où on a assassiné cette pauvre madame, je vais vous faire descendre un matelas dans le salon !…

 

« – Non ! Nous coucherons dans le grenier ! déclara Antonio Ferretti.

 

« – Eh bien, et vous ? fit encore l’aubergiste en se tournant vers moi. Ça vous ennuie peut-être de coucher dans la chambre des voyageurs ?

 

« – Pas du tout… pas du tout !… N’est-ce pas, Maria-Luce ?

 

« – Oh ! moi, ici, j’ai peur partout », répondit Maria-Luce.

 

« Alors nous, les trois hommes, nous nous mîmes à rire. Et les femmes finirent par rire comme nous, mais du bout des lèvres. La mère Scheffer réapparut par sa trappe, suivie du domestique, et nous ne rîmes plus du tout. Seul Scheffer semblait s’amuser beaucoup de l’effet que produisait son épouse. Il appelait son valet « Daniel !…”, comme l’autre ! Il lui ordonna de tordre le cou à deux poulets, mais Olivia déclara qu’elle n’avait pas faim, qu’elle se contenterait d’un bol de bouillon.

 

« “Pardon, pardon ! Moi, j’ai faim, protesta Antonio Ferretti. Un poulet ne me fera pas peur !

 

« – Et toi ? demandai-je à Maria-Luce…

 

« – Moi non plus, répondit-elle en se serrant contre moi. C’est la seule chose qui ne me fasse pas peur dans la maison !

 

« – Nous dînons ensemble ? demanda Antonio qui, décidément, avait oublié l’incident de la diligence.

 

« – Non, fis-je, je vous remercie… J’ai fait faire une flambée dans la chambre… Ma femme et moi nous dînerons chez nous.

 

« – C’est très bien, chez vous ! répliqua l’autre en souriant… J’ai vu la chambre… Vous avez de la veine !… Je comprends qu’on y reste, au risque de s’y faire assassiner !

 

« – Vous êtes gai !

 

« – Oh ! Je parle pour ceux qui y sont venus avant vous.”

 

* * * * *

 

« L’hôte faisait entendre un bruit de clefs. Il venait d’allumer les lampes, car la nuit était tout à fait venue : “En attendant le dîner, je vais vous faire faire un petit tour ! La pluie a cessé. Nous allons aller au puits, à la grotte, dans l’écurie.” Les femmes hésitaient, nous les décidâmes à nous suivre. L’hôte nous précédait, brinquebalant une lanterne… Et dans l’écurie, devant le puits, dans la grotte qui était à une centaine de mètres de l’auberge, et dont on avait été longtemps sans soupçonner l’existence, il nous évoqua toute l’histoire et même davantage. Il devait y mettre du sien ! Les crimes de l’auberge de Peyrebelle étaient de la gnognotte, de la pure gnognotte à côté des crimes de l’auberge du sang !

 

« Les Weisbach s’étaient fait, au fond de la grotte, une espèce de four crématoire… Là aussi, on avait découvert dans les cendres des fragments d’os humains trop considérables pour pouvoir être confondus avec des os de mouton. On a beau faire les esprits forts, nous revînmes de cette petite expédition assez impressionnés… C’est avec plaisir que nous retrouvâmes la grande salle de l’auberge avec son âtre… Et pourtant !… Oui… Mais dans l’âtre… les deux poulets tournaient à la broche et répandaient une odeur des plus sympathiques… Le valet bancal les arrosait de leur jus de temps à autre, tout en fourbissant un énorme bassin de cuivre, le long duquel il était affalé.

 

« “Qu’est-ce que tu fais là ?” lui demandai-je.

 

« Il leva vers moi sa tête de brute et se remit à frotter.

 

« “Pas la peine d’interroger Daniel ! ricana l’aubergiste… Il ne vous répondra pas !… Ce n’est pas que la parole lui manque… mais il a l’ordre de rester muet, comme l’autre, qui l’était vraiment !… Comprenez ?

 

« – Oui ! Oui !… Ah, si je comprends !… Compliments ! Vous n’oubliez rien !…

 

« – Rien… Quand ce chaudron sera dans l’âtre, vous verrez l’effet que j’en tirerai quand je raconterai ce que racontait la goitreuse aux juges.

 

« – Quoi donc ? demanda Antonio.

 

« – Eh bien, mais ce qui lui est arrivé la première fois qu’elle a compris quels maîtres elle servait… Il y avait, ce soir-là, quand elle est rentrée de sa lessive, un feu de tous les diables dans l’âtre… Elle s’approcha pour voir ce qu’on cuisait là-dedans, elle souleva le couvercle, mais Weisbach accourut et la renvoya d’une taloche contre le mur… Mais elle avait vu !… Elle avait vu une tête d’homme qui tournoyait dans le bouillon au milieu des débris de chair. Weisbach lui dit : « Voilà ce que c’est ! La curiosité est toujours punie !… Si j’étais juste, je t’enverrais voir jusqu’au fond du chaudron ce qui s’y passe ! Mais j’ai besoin de toi !… En attendant, tu peux toujours te couper la langue !” La malheureuse se jeta à ses pieds en jurant qu’elle ne parlerait jamais. Et elle resta !… Parce qu’elle savait bien que l’autre ne la laisserait pas partir !… Depuis ce jour-là, ils ne se gênèrent plus devant elle… Il y avait des nuits même où ils la forçaient à assister à des choses !… Ils l’invitaient à coups de pied dans le cul à venir dans le réduit !… Tenez !… Descendons dans le réduit ! C’est le plus beau. »

 

« Et il reprit sa lanterne…

 

* * * * *

 

« Les femmes se regardèrent. Puis un coup d’œil jeté sur le bancal qui les fixait en dessous, tout en frottant son chaudron, les décida encore. Derrière l’homme, nous descendîmes dans la cave. Un escalier gluant… Une corde graisseuse… Les ténèbres, et puis ce lumignon en avant. On entendait maintenant des coups sonores comme un marteau qui frapperait sur des chaînes. C’était cela, en effet, quand, au bout d’un corridor souterrain, l’homme eut poussé une porte. Il y avait une autre lanterne par terre, sur le sol humide du caveau. Et, accroupie, la mère Scheffer était là qui fixait un bout de la chaîne à un anneau, dans le mur, où était accrochée une lanterne. Au bout de la chaîne, il y avait un carcan de fer. Elle nous tournait le dos. Elle ne se dérangea pas. Elle frappait comme une enragée. Et puis, elle s’arrêta un instant. L’homme dit :

 

« “Ça, j’ai été obligé de le faire faire. Mais c’est de la vieille ferraille tout de même. Ça tiendra le coup, une fois que le carcan sera bien rouillé. Vous verrez qu’il y aura des amateurs pour y découvrir des taches de sang !…

 

« – Quel animal ! murmurai-je… Il n’y a vraiment pas moyen de s’ennuyer avec vous !…

 

« – N’est-ce pas ?… Et avec ma femme donc !… Tenez, elle va vous faire le boniment ; elle va vous raconter l’histoire de la jolie femme brune dans le petit réduit. Ça vaut le jus !…

 

« – Vous devriez installer votre petit truc à Paris, boulevard Rochechouart. À côté du cabaret de Bruant, ça aurait du succès !

 

« – Je connais ! fit-il… On a voyagé… C’est pas les louftingues qui manquent…”

 

« Ce caveau n’était pas très grand, mais il y avait place tout de même pour une petite exposition. À des clous enfoncés entre les pierres, pendaient un énorme couteau bien rouillé, une scie, une hache et tous objets nécessaires à un aubergiste qui entendait son métier comme feu Weisbach. Dans un coin, un aiguillon à bœuf et une fourche ; contre le mur encore, des tenailles. Puis des loques informes qui pendaient et qui avaient perdu toute couleur, qui avaient été autrefois, paraît-il, des vêtements ; dans un autre coin, un tas de détritus, où l’on démêlait des morceaux de cuir qui avaient été des bottes.

 

« “Remarquez que nous n’avons rien inventé. Vous lirez ma collection de journaux. Tout y est ! On a trouvé tout ça !… Malheureusement, la justice a tout gardé. J’ai remplacé tout ça le mieux que j’ai pu !…” Et il riait. “Vas-y ! À toi !” fit-il à sa femme.

 

« Alors elle se dressa et elle marcha vers nous. Nous reculâmes. Cette bouche énorme, ces yeux bigles, je les verrai toute ma vie, et tout ça éclairé fantastiquement, farouchement, par les feux sanglants et croisés de deux lanternes dont l’une était restée par terre. Quel relief ! Quelle eau-forte !… La femme étendit les deux bras et s’empara de l’aiguillon et de la fourche. Et elle parla en regardant la petite comtesse d’une façon si terrible que l’autre détourna la tête… Quelle voix !…

 

* * * * *

 

« Le père Scheffer nous dit : “Vous savez, elle ne boit que sa rincette comme tout le monde après le café au lait du matin !… Sacrée Annette – encore une qu’il appelait Annette comme l’autre ! Vous allez voir le phénomène !” Elle dit, toujours en fixant la petite comtesse : “L’une de ces dames ne veut pas essayer le carcan ? Madame a beau être blonde, ça ferait l’affaire tout de même !” Mais cette proposition n’eut aucun succès. Annette eut un horrible sourire : “Chacun son goût. Voilà comment ça se passait ! C’est la goitreuse qui l’a dit : il est venu une fois une jolie femme brune. Un monsieur entre deux âges l’accompagnait. Ils ne devaient pas être mariés. C’étaient des gens riches qui avaient des bijoux. Un accident de voiture les avait forcés à s’arrêter à l’auberge. Le cocher était redescendu à Soleure et devait revenir les chercher le lendemain avec une autre voiture. Quand il revint, on lui dit que les deux amoureux étaient partis de grand matin, et qu’ils avaient laissé de l’argent pour le cocher, lequel prit son dû et s’en retourna sans plus s’occuper de ses clients… Or, ses clients n’avaient pas quitté l’auberge…

 

« “Le monsieur, assommé par Daniel et découpé par Weisbach, était déjà dans le chaudron… Quant à la belle dame brune, elle était vivante encore dans le petit réduit… Elle y a vécu quinze jours, à ce qu’a dit la goitreuse… Toutes les nuits, l’auberge fermée, ils descendaient lui faire une petite visite… C’était là qu’ils l’avaient enchaînée… et qu’ils lui avaient passé ce carcan-là au cou !… Un soir que la goitreuse entendait des cris, elle se glissa dans la cave… Mais Weisbach, qui avait l’oreille fine, la découvrit. Il la traîna dans le caveau : Faut que tu voies, lui dit-il, faut que tu voies ce qui t’arrivera si t’as la langue trop longue !… Et elle a vu ! La jolie femme brune était toute nue, attachée là comme je vous dis ! Elle n’était déjà plus qu’une plaie !… Et la Weisbach, tantôt avec sa fourche, tantôt avec son aiguillon, lui caressait les côtes.”

 

« Ce disant, la mère Scheffer s’actionnait. Et ce qu’elle racontait était moins horrible que ce qu’elle faisait !… À demi-repliée sur elle-même, un mauvais éclair dans les yeux, son énorme bouche baveuse, elle lançait contre le mur où s’accrochait la chaîne tantôt sa fourche, tantôt son aiguillon, avec un entrain qui cessait tout à coup d’être de la comédie, et qui devenait de la rage et peut-être de la volupté.

 

« “La garce ! glapissait-elle… Elle la crevait, cette pauvre jolie dame ! Comme ça ! Comme ça !… Et aïe donc ! Aïe donc… Dans les côtes… et partout… pendant que l’autre hurlait… : ‘T’es belle maintenant… Ah ! te voilà belle. Ton amoureux peut venir !… Tiens, encore celui-là ! Te voilà maintenant plus belle que moi !’ Faut vous dire, fit la Scheffer en haletant et en se retournant vers nous, ou plutôt vers la petite comtesse qui s’appuyait contre le mur pour ne pas défaillir…, faut vous dire que la Weisbach était laide comme les sept péchés capitaux ! Et qu’elle louchait ! Alors, n’est-ce pas ?… Elle ne pouvait pas voir deux beaux yeux (et, ce disant, la Scheffer regardait les yeux de la petite comtesse) sans avoir envie de les crever !…

 

« – Allons-nous en !… Allons-nous en !… s’écria Olivia Orsino. Je ne veux pas rester une seconde de plus ici !…”

 

« Et elle se sauva du caveau. Nous la suivîmes tous. Derrière nous, Scheffer disait avec un gros rire : “Je vous ai dit qu’elle était impitoyable !… Ah ! elle répète bien sa leçon !… Mais ne vous en faites pas !… À part ça, elle est douce comme un mouton… Et bonne cuisinière, vous savez !” Et puis ce fut la voix de la femme qui nous avait rejoints :

 

«“ Je vous ai fait peur, hein ? Eh bien ! Il faut la raconter, ça fera venir du monde !”

 

« Je sentais Maria-Luce toute frissonnante… Nous étions tous un peu pâles quand nous nous retrouvâmes dans la salle de l’auberge. Nous nous regardâmes et finîmes par éclater de rire… excepté la comtesse qui murmurait : “Quelle horrible, horrible femme !

 

« – Avec tout ça, vous ne connaissez pas la fin de l’histoire…” dit Scheffer en piquant les poulets pour se rendre compte du degré de cuisson. Il arrêta le mouvement d’horlogerie qui les faisait tourner…

 

« “Ils sont à point ! Vous m’en direz des nouvelles avec une bonne salade !… La fin de l’histoire, la voilà ! C’est le jour où la goitreuse a été traînée dans le cachot que la Weisbach a crevé avec sa fourche les deux yeux de la petite femme brune pour lui apprendre à les avoir plus beaux que les siens !…

 

« – Louche, maintenant ! Louche, qu’elle lui disait !… acheva la femme Scheffer en se chargeant d’une pile d’assiettes prises dans un grand bahut.

 

« – Eh bien, en voilà assez ! déclarai-je… nous avons assez pris l’apéritif… À table maintenant !”

 

« Maria-Luce me dit tout bas : “Tu ne sais pas ce que m’a dit l’Italienne ?… Elle demande que nous ne nous quittions pas. Dînons en bas avec eux !

 

« – Ah non ! protestai-je… Moi, toutes ces histoires-là, je m’en fous ! Et je veux avoir ma petite femme pour moi tout seul !…”

 

* * * * *

 

« Nous prîmes congé du couple, et j’entraînai ma femme dans l’escalier. Nous eûmes quelque peine à retrouver notre chambre dans le singulier corridor. Vous vous rappelez l’argumentation du docteur Festus : “Je veux retrouver ma chambre. Or, ma chambre est au numéro 19. Donc, en allant au numéro 19 je retrouverai ma chambre.” Ce disant, et tel un fil conducteur en main, le bonhomme pousse toujours plus avant. Mais à peine a-t-il progressé qu’un escalier inattendu se rencontre. Alors il trébuche, et le descend d’un trait sur les reins. Nous aussi, nous faillîmes dégringoler de même sorte… Du reste, l’histoire des Weisbach comporte quelques incidents de ce genre. Le voyageur montait. Le valet l’attendait dans l’ombre en haut des marches, et le précipitait. Les aubergistes l’attendaient en bas, et son compte était bon.

 

« Enfin, plus heureux que le docteur Festus puisqu’il n’y avait qu’une chambre dans cet hôtel, nous finîmes par la découvrir ; mais j’avais ouvert plusieurs portes donnant sur de petites pièces encombrées de caisses et de débris de toute sorte, et je me demandai pourquoi, dans une auberge, on n’utilisait point un espace aussi précieux.

 

« Quand le père Scheffer nous servit notre souper, devant un bon feu, sous une honnête lampe de famille, je ne pus m’empêcher de l’interroger à ce propos. Il me répondit que ce serait beaucoup de frais, peut-être inutiles… Enfin, après une hésitation, il ajouta : “Mon idée est que le vieux Weisbach ne tenait point à avoir beaucoup de voyageurs à la fois…

 

« Et il s’en alla, après avoir déposé sur la table une bouteille de Champagne et nous avoir souhaité une bonne nuit.

 

* * * * *

 

« Maria-Luce me dit : “Tu as compris ?… Mais pourquoi lui aussi laisse-t-il les choses en l’état ?

 

« – Il vient d’arriver, cet homme !… Laisse-lui le temps !… Tu ne vas pas te faire des imaginations ?…”

 

« À la fin du souper, je l’avais reconquise tout à fait… Nous avions vidé gaiement notre bouteille et, ma foi, nous ne pensions plus guère à toutes ces horreurs, et nous allions nous mettre au lit, quand on frappa un coup léger à notre porte… Il n’y avait point, à cette porte, de verrou, mais il y avait une clef, et aussi une espèce de crochet que l’on glissait dans un piton fixé dans le chambranle. Je demandai : “Qui est là ?

 

« – N’ouvre pas !” me souffla Maria-Luce, déjà terrorisée… Il faut dire que nous avions prolongé la soirée et que l’on pouvait déjà nous croire endormis…

 

« “Ouvrez ! Ouvrez vite !” fit une voix sourde que je reconnus pour être celle de l’Italien. Alors, j’ouvris. L’homme se jeta dans la chambre et repoussa la porte. Il avait la figure pâle, ravagée, et semblait en proie à la plus folle émotion…

 

« “Je viens vous avertir ! nous jeta-t-il, la voix tremblante… Du premier, on entend tout ce qui se dit dans la cuisine. Ces gens-là sont des assassins !… J’ai entendu la femme qui disait au père Scheffer : ‘Qu’est-ce que nous craignons ?… Si on découvre leurs os… on croira que c’est encore l’autre affaire !…’ Vous comprenez que nous ne restons pas une seconde de plus dans cette caverne !… J’ai trouvé une corde dans le grenier. Habillez-vous et faites comme nous !”

 

« Maria-Luce était déjà à demi déshabillée. J’avais jeté mon veston sur une chaise…

 

« “En voilà une histoire ! m’exclamai-je ahuri…

 

« – Tu n’as pas vu les yeux de la femme !” fit Maria-Luce en claquant des dents. Voyant que je n’étais pas décidé, l’Italien ne perdit pas son temps à insister et disparut…

 

« “Partons ! Partons ! suppliait-elle… Tu n’as même pas un revolver…”

 

« C’était vrai !… Et puis, on ne résistait pas à Maria-Luce… Je pris le sac et deux minutes plus tard nous étions dans le grenier… Nous y étions arrivés déchaussés pour ne pas faire de bruit… La petite porte en bois plein de la lucarne était restée ouverte… La corde y était attachée au crochet d’une poulie… Et les Italiens étaient déjà loin !… Nous nous rechaussâmes hâtivement… J’aperçus alors une lueur qui filtrait entre deux lattes du plancher… Cela venait de la cuisine… J’essayai de voir… mais je n’apercevais rien… Seulement, j’entendis la voix de Scheffer : “Par lequel faut-il commencer ?”

 

* * * * *

 

Chanlieu en était là de son récit, quand le commandant Michel donna un coup de poing sur la table, où dansèrent les soucoupes de l’apéritif :

 

– Je l’attendais, celle-là !… Tu as de la littérature !… Mais dans l’histoire de Paul-Louis Courier, l’aubergiste dit : « Faut-il les tuer tous deux ? » et il ne s’agissait que de deux chapons !… Tu nous prends pour des oies, Chanlieu !

 

– Minute ! dit Chanlieu. Je ne sais pas ce que tu racontes avec ton Paul-Louis… que je n’ai vu ni d’Ève ni d’Adam… Et si vous êtes des oies, prenez-vous-en à vos parents respectifs… Moi, je raconte l’aventure telle qu’elle m’est arrivée.

 

– Laisse-le donc finir ! fit Dorat… Moi je comprends qu’il ne devait pas être à la noce…

 

– Non, mon vieux, je n’étais plus à la noce… Et Maria-Luce non plus !… Et je te prie de croire que nous avons joué la fille de l’air !… Je refis un nœud à la corde, je l’empoignai. Maria-Luce, à qui j’avais passé le sac qui contenait une assez forte somme et nos objets de toilette, se mit sur mes épaules… Et, arrivés en bas, nous nous mîmes à courir pendant dix bonnes minutes… Nous descendions du côté de Soleure, au hasard d’un sentier, n’osant nous risquer sur la grand-route… Je pensais retrouver les Italiens… mais en pleine obscurité, nous nous égarâmes !… Du reste, nous glissions, nous tombions sur la terre détrempée…

 

– Eh bien, vous en aviez une colique ! ricana Michel.

 

– Au vrai, je ne pouvais plus arrêter Maria-Luce qui croyait que nous étions poursuivis et que les bandits allaient nous abattre à coups de fusil… Le plus terrible fut que la pluie se remit à tomber. Et comment !… Ah, mes enfants ! Quelle nuit ! Sous des tombereaux d’eau !… Dans la forêt… perdus ! Je n’ai jamais passé des heures pareilles à cause de Maria-Luce que j’ai dû finalement porter comme une enfant qui n’était plus qu’une loque ruisselante… Enfin, une lumière !… Une cabane de paysan !… On nous recueille… On nous réchauffe… On nous donne un lit… On fait sécher nos vêtements… Je vide mes poches… Dans celle du veston, je trouve un mot sur un bout de carton :

 

« Merci pour la chambre… Je vous laisse le coupé ! Serviteur. »

 

– Eh bien ! Je l’aurais juré !… Faut-il que tu sois gourde ! s’exclama le commandant Michel.

 

– Minute ! fit encore Chanlieu… Ce n’est pas fini !… Vous pensez si je suis pris d’une belle rage devant cette stupide plaisanterie, qui, vu l’état de ma pauvre Maria-Luce, risquait de devenir criminelle… J’avais beau la frictionner… je n’arrivais pas à la réchauffer… Elle fut prise d’une belle fièvre. Le lendemain, j’envoyai chercher un docteur à Soleure, et nous ne pûmes quitter cette demeure hospitalière que deux jours plus tard.

 

* * * * *

 

« À quelque temps de là, installés dans notre bonheur tout neuf, ces heures affreuses s’étaient effacées de nos esprits. Cependant, la pâleur persistante de Maria-Luce m’inquiétait… Un ami, de retour d’Italie, laissa un journal chez nous. Je pris la gazette, amusé de parcourir les nouvelles italiennes, quand mes yeux furent accrochés par un entrefilet :

 

La plus grande inquiétude règne dans la haute société milanaise. La comtesse Olivia Orsino, partie il y a deux mois pour un court voyage en Suisse, n’a donné aucune nouvelle. Le fameux ténor Ferretti l’accompagnait ; ils n’ont pas reparu… Aucun indice ne permet d’avoir l’espoir de les retrouver. On les savait très passionnés de haute montagne… On craint le pire…

 

« En un éclair, je revis l’expression de la femme du père Scheffer fulminant : “L’une de ces dames ne veut pas essayer le carcan ? Ça fourrait faire l’affaire !… Faut vous dire que la Weisbach louchait ! Alors, n’est-ce pas ? elle ne pouvait pas voir de beaux yeux !” Et la Scheffer biglait vers les yeux de la petite comtesse… En fin de compte, nous l’avions échappé belle !… Mais, l’esprit malin continuant son œuvre, je ne sus que plus tard que Maria-Luce paierait, elle aussi, de sa vie cette nuit infernale…

 

LE NOËL DU PETIT VINCENT-VINCENT[4]

 

Aux cinq vieux loups de mer qui venaient tous les soirs prendre l’apéritif à la terrasse d’un café de la Vieille-Darse, à Toulon, en se racontant des « histoires épouvantables », se joignait quelquefois un sixième personnage qui paraissait encore plus vieux loup de mer que Zinzin, lequel avait fait vingt ans de cabotage dans les mers de Chine, que Dorat (l’ex-capitaine au long cours Dorat), que Bagatelle (qui avait épousé une Siamoise), que Chanlieu (ce bougre de Chanlieu qui avait jadis répandu les bienfaits de la civilisation parmi les indigènes de l’Afrique occidentale, entre le Niger et le Congo), que le capitaine Michel (qui avait gardé le goût de la chair humaine après l’histoire d’un séjour de plusieurs semaines sur un radeau de la Méduse dont les naufragés étaient revenus, après s’être plus ou moins grignotés, manchots ou culs-de-jatte).

 

Ce sixième personnage, « Mossieur » Damour (Jean-Joseph, Philibert), avait fait toute sa carrière dans les bureaux des « Messageries extrême-orientales » et parlait des escales du Pacifique comme nous parlons, nous autres, de La Varenne-Saint-Hilaire ou de L’Isle-Adam.

 

À dire vrai, il n’avait jamais mis les pieds sur un bateau, et n’avait quitté Paris que le jour de sa retraite Mais il avait une figure si tannée, la peau si rude, le poil si rebelle, une pipe de terre si courte, si culottée, une démarche si typique défiant tous les roulis, que rien qu’à le voir, on disait : « En voilà un qui a bourlingué ! »

 

Nos mathurins y avaient été pris et lui avaient fait bon accueil quand, un jour de presse, il leur avait demandé, en soulevant son béret basque à queue de rat, la permission de s’asseoir à leur table. Il y était revenu, et il leur avait fallu quelques mois pour s’apercevoir que Jean-Joseph (ainsi appelaient-ils « Mossieur » Damour), qui s’était d’abord présenté comme capitaine, n’avait jamais voyagé.

 

L’animal donnait des détails tellement précis sur les plus lointaines contrées du globe, rectifiant les dires de chacun, connaissant sur le bout du doigt l’histoire des paquebots, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, plus ou moins dramatique, qu’ils en avaient eu longtemps le bec clos. Mais le jour où la vérité fut enfin découverte, ce fut un beau tapage ! Inutile de dire qu’ils se payèrent sa tête avec fureur. C’était bien leur tour. Ce qu’ils ne comprenaient point, par exemple, c’est qu’après plus de trente ans de paperasse, il ait pu montrer une figure pareille :

 

– Il doit se la faire tous les matins ! disait le capitaine Michel.

 

– Oui, surenchérissait Zinzin, il se bichonne au Lion Noir !

 

* * * * *

 

Pendant quelque temps, on ne le revit plus, puis il réapparut avec un jeune homme d’une vingtaine d’années qui naviguait vraiment, celui-ci ! Il n’en paraissait du reste pas plus fier pour ça ; il était d’une pâleur de fille et il ne cachait pas qu’à chacun de ses voyages il avait le mal de mer. « C’est mon fils adoptif, le jeune Vincent-Vincent ! Un vrai marin !… » déclarait Jean-Joseph avec orgueil.

 

Chaque fois que Vincent-Vincent revenait à Toulon, Jean-Joseph en était si fier qu’il n’était pas rare de le voir arriver à la Vieille-Darse, roulant plus que jamais, du vent dans les voiles, quoi !

 

Ce jour-là, il apparut saoul comme trente-six gabiers.

 

– Qué bordée ! fit ce bougre de Chanlieu, d’où viens-tu donc, Jean-Joseph ?

 

– Je reviens de Marseille embarquer le petit ! répondit Jean-Joseph d’une voix fort attendrie, et il se prit à chialer.

 

– Puisque ça te fait tant de peine et que ça lui cause si peu de joie, émit le capitaine Michel, il y a d’autres métiers !

 

– Non ! répliqua l’autre péremptoirement en avalant sa verte.

 

Personne ne le contredit, car ils étaient tous du même avis.

 

– Et puis, ajouta Jean-Joseph, je ne veux pas qu’on se paie un jour sa gueule comme on s’est offert celle de son père adoptif !… Pauv’petit !…

 

Là-dessus, il se remit à pleurer comme seuls savent pleurer les hommes saouls qui ont un chagrin immense…

 

– Allons ! Dis-nous la vérité ! exprima Bagatelle qui avait l’imagination galante, ce p’tit-là, c’est toi qui l’as fait ?

 

– Non ! fit l’autre rudement dans ses larmes. C’est pas moi le père !… Le père, il a été assassiné !…

 

– Pauv’petit !… fit entendre à son tour Zinzin, pour dire quelque chose.

 

– Oui ! Pauv’petit !… Parce que je vais vous dire, sa mère…

 

– Quoi, sa mère ?…

 

– Eh bien, sa mère, elle a été assassinée aussi !…

 

– N… de D… ! jura Bagatelle.

 

– Ça, dit Zinzin, c’est une histoire épouvantable !…

 

– Plus épouvantable que celles que je vous ai entendus raconter !… émit Jean-Joseph dans un hoquet.

 

– C’est à voir ! fit le capitaine Dorat… Car il n’y a pas à dire, nous sommes un peu là pour les histoires épouvantables !

 

– Elle n’est pas plus épouvantable que celle qu’est arrivée au capitaine Michel, déclara Zinzin…

 

– Je vous dis que si !… Seulement faut le dire à personne ! C’est un secret ! souffla l’autre dans un second hoquet.

 

– Cesse de pleurer, commanda Michel, et raconte-nous ça !… Ça te soulagera !…

 

Chanlieu dit, assez méprisant : « Sans compter que ça arrive tous les jours, un père et une mère assassinés !… Moi, je ne vois rien d’épouvantable là-dedans !… Qui étaient les assassins ?… »

 

Jean-Joseph s’essuya les yeux avec son mouchoir à carreaux et dit :

 

– Il n’y avait pas d’assassins !…

 

– Comment ! Ils ont été assassinés et il n’y avait pas d’assassins…

 

– C’est bien ce qu’il y a d’épouvantable ! soupira Jean-Joseph… On a retrouvé les malheureux étripés avec un couteau de cuisine, une vraie boucherie, quoi !… Les entrailles du vieux traînaient sur le tapis et la vieille avait gardé le couteau en plein cœur !…

 

– Alors quoi ? Ils s’étaient disputés ?

 

– Disputés ! releva Jean-Joseph, l’œil mauvais. Les pauv’vieux ! On voit bien que tu ne les as pas connus !… C’étaient des gens qui ne se sont jamais disputés de leur vie !… Et ils n’ont pas commencé ce jour-là, ça, je peux le dire !… Je suis même le seul à pouvoir vous l’affirmer, foi de Jean-Joseph !… Non ! On les a assassinés à la suite d’un cambriolage !…

 

– Alors, pourquoi que tu nous dis qu’il n’y avait pas d’assassins ? C’est les cambrioleurs qui les ont assassinés !

 

– N’y avait pas de cambrioleurs ! coupa net Jean-Joseph.

 

– M…, dit Chanlieu.

 

– S’fout de nous ! gronda Dorat.

 

– Laissez-le raconter son histoire ! commanda Michel.

 

– Je n’ai plus rien à dire, déclara Jean-Joseph.

 

Cette fois, tous les autres cinq éclatèrent de rire. Ce que voyant, Jean-Joseph fut pris d’une vraie colère. Maintenant, il voulait raconter son histoire, et comme les autres continuaient à rigoler, il fit sauter les soucoupes d’un coup de poing sur la table et dit :

 

– Je vous jure que tout à l’heure vous ne rigolerez plus !

 

– Eh bien, va ! On t’écoute !

 

– En ce temps-là, commença Jean-Joseph, mon port d’attache était rue Germain-Pilon…

 

– Paris-Port de mer ! goguenarda Chanlieu.

 

– N… de D… ! Je ne dirai rien tant que ce cochon-là sera là !

 

– J’vas faire un tour ! fit Chanlieu en se levant… Les histoires épouvantables de la rue Germain-Pilon, très peu pour moi !… J’aime mieux aller au cinéma !…

 

Quand il fut parti, Jean-Joseph reprit :

 

– Je ne sais pas si vous connaissez la rue Germain-Pilon ; c’est une petite rue qui grimpe du boulevard extérieur à la Butte-Montmartre. C’est là que j’ai connu les Vincent. Ils étaient, comme on dit, à leur aise, et des amis s’étaient souvent étonnés de les voir rester dans un quartier qui passait pour dangereux, mais ils répondaient à cela que depuis quinze ans il ne leur était rien arrivé, qu’ils sortaient rarement le soir et qu’ils préféraient habiter une petite maisonnette avec cour et jardin qu’un appartement dans un immeuble où plusieurs familles se heurtent quotidiennement sur le même palier.

 

« J’étais leur voisin et, bien qu’ils fussent peu liants, nous nous étions pris d’amitié à cause du petit que je gâtais chaque fois que l’occasion s’en présentait. J’ai toujours adoré les enfants… Un soir de Noël…

 

– Ah ! C’est une histoire de Noël ! grogna Zinzin, je repasserai !… Et il alla rejoindre Chanlieu.

 

– Y a-t-il une histoire de femme, dans ton histoire de Noël ? demanda Bagatelle.

 

– Oui !

 

– Eh bien ! Va !…

 

– Un soir de Noël (j’étais absent à ce moment-là de Paris, sans quoi tout cela ne serait peut-être pas arrivé), Mme Vincent descendit à pas feutrés l’escalier qui conduisait à la salle à manger où son mari l’attendait, les pieds sur les chenets.

 

« – Le petit dort-il ? demanda M. Vincent.

 

« – Comme un ange, répondit la brave femme.

 

« Ils adoraient cet enfant de leur âge mûr. Sa venue tardive, en même temps qu’elle les avait remplis de satisfaction, les avait comblés d’une joie presque surhumaine. Mme Vincent avait quarante-cinq ans quand ce bonheur leur était arrivé, et M. Vincent cinquante-cinq. On voit de ces miracles ! C’était un ménage modèle. Ils avaient vécu jusqu’alors l’un pour l’autre. Ils ne vécurent plus que pour le petit. Ils lui donnèrent le prénom de Vincent, et comme son nom de famille était également Vincent, cela faisait que les voisins, voyant passer l’enfant dans les bras de sa mère, disaient : “Tiens ! Voilà le petit Vincent-Vincent qui va faire son tour de boulevard !…”

 

– Moi aussi ! déclara Dorat… et il se leva.

 

– Attends au moins l’histoire de la femme !… lui dit Bagatelle.

 

– Je m’en fous !… Jean-Joseph n’est pas drôle !… Il n’est même plus saoul !…

 

– Jean-Joseph ! fit Bagatelle, jure-moi que l’histoire de la femme vaut le coup !…

 

– Je dirai, répliqua Jean-Joseph, qu’il est impossible d’imaginer quelque chose de plus atroce !…

 

– Et c’est une histoire d’amour ?

 

– Tu parles !… D’amour jusqu’à la mort ! Mais si t’es sensible, vaut mieux que tu t’en ailles !… Car une mort pareille, on n’en voit pas souvent dans les histoires d’amour !

 

– Je reste ! décida Bagatelle.

 

Mais Dorat était déjà allé rejoindre les deux autres.

 

Devenu impassible, oubliant de rallumer son brûle-gueule, Jean-Joseph continua, dans des termes où revivait l’employé modèle d’autrefois.

 

– Il serait tout à fait oiseux d’entrer dans les détails d’une première éducation qui ne tendait à rien moins qu’à faire du petit Vincent-Vincent l’enfant le plus insupportable de la terre. Rien n’était trop bon, rien n’était trop beau pour le petit Vincent-Vincent. Les deux époux avaient été des premiers employés de la fameuse maison de nouveautés Ici on habille très bien et, quand le petit vint au monde, ils gagnaient bon an mal an, avec les gueltes, une vingtaine de mille francs, ce qui leur avait permis, grâce à leurs goûts médiocres, de sérieuses économies.

 

« Après l’événement, tout en n’hésitant pas à dépenser à tort et à travers pour le petit, ils devinrent avares pour eux-mêmes. Plus de petites fêtes, plus de théâtre, plus de parties le dimanche, plus de soirées où l’on invite les amis. “Tout cela était autant de gagné pour l’enfant qui le retrouverait plus tard.”

 

« En attendant qu’on le lançât dans le monde, Vincent-Vincent s’était endormi ce soir-là, qui était, comme je vous l’ai dit, celui de Noël, après avoir déposé ses petits souliers dans un coin de l’âtre de la salle à manger.

 

« – Vincent, viens m’aider ! Nous allons dresser l’arbre de Noël !

 

« – Oui, c’est ça ! Préparons-lui une belle fête ! Que tout soit prêt quand il se réveillera, le cher petit !

 

Bagatelle souffla :

 

– N… de D…, t’oublies rien ! Mais comment que tu sais tout ça puisque tu n’y étais pas ?…

 

– C’est le père Vincent qui m’a tout raconté, dans le détail, comprends-tu ?

 

– Non ! fit Bagatelle, je ne comprends pas, si c’est ce soir-là qu’il a été assassiné !…

 

– C’est ce soir-là, précisa la voix de plus en plus lugubre de Jean-Joseph…

 

– Eh bien alors ?

 

– Eh bien alors, il me l’a raconté après qu’on l’a eu assassiné !

 

– Le chameau ! Il nous a jusqu’à la gauche !… Mais j’attends l’histoire de la femme !… Après, on verra…

 

– Nous y sommes ! déclara Jean-Joseph. C’était leur habitude, depuis la naissance de Vincent-Vincent, d’ériger après dîner, dans la salle à manger, l’arbre de Noël et de disposer tous les jouets qu’ils avaient achetés ; puis ils sortaient faire un tour, allaient assister à la messe de minuit et revenaient chez eux, allumaient les bougies roses, montaient auprès du petit que la bonne avait veillé, le soulevaient doucement et ne le réveillaient que devant la splendeur illuminée de cette fête enfantine. Ainsi firent-ils cette fois encore.

 

« Cette nuit, il y avait fête foraine sur le boulevard. La chaussée et les terre-pleins étaient envahis par les baraques de toile. La température était douce. Les trottoirs étaient encombrés d’une foule joyeuse et les consommateurs aux terrasses des cafés s’attardaient à regarder tout ce mouvement qu’accompagnait la musique endiablée des manèges et des carrousels.

 

– C’est Vincent qui t’a raconté tout ça après qu’on l’a eu assassiné ?

 

– Oui ! tout !…

 

– Il devait avoir soif !…

 

– Je lui ai donné à boire ! fit Jean-Joseph, et il a rendu le dernier soupir…

 

– Sans avoir recommandé une tournée ?

 

– Non, mais après m’avoir recommandé son petit !

 

– Mais la femme, n… de D…

 

– La voilà !…

 

Imperturbable, maintenant, Jean-Joseph reprit le fil de son histoire.

 

– M. et Mme Vincent poussèrent jusqu’à la place Blanche et descendirent rapidement du côté de l’église de la Trinité où ils avaient dessein d’entendre la messe de minuit.

 

Ce fut au tour du capitaine Michel de se lever.

 

– Où vas-tu ? lui demanda Bagatelle.

 

– Mes convictions religieuses, exprima doucement le capitaine Michel, m’empêchent d’aller à la Trinité entendre la messe de minuit. Tu m’excuseras, Jean-Joseph, je suis de l’Église réformée…

 

– Eh ! vieux parpaillot ! clama Bagatelle… Attends au moins son histoire de femme !

 

– Un vieux parpaillot, prononça solennellement le capitaine, ne se plaît pas aux histoires de femmes… Ni même de bonnes femmes, ajouta-t-il en saluant la compagnie.

 

Jean-Joseph restait seul en face de Bagatelle. Il continua, il serait resté en face de ses soucoupes qu’il ne se fût point arrêté. Son histoire le tenait. C’était la première fois qu’il la racontait et ce serait sans doute la dernière. Il voulait se prouver à lui-même que lui aussi savait raconter des « histoires épouvantables ».

 

– Arrivés à l’église, les Vincent y pénétrèrent bien que la cérémonie ne dût commencer qu’une heure plus tard. Ils s’en furent tout de suite à la crèche et s’agenouillèrent sur les marches devant l’Enfant-Jésus étendu entre l’âne et le bœuf au milieu de l’étable. « Il ressemble à Vincent », fit M. Vincent. Mais sa femme ne lui répondit rien. Elle était plongée dans une prière si ardente et si profonde que les lumières et les chants, la foule qui vint la bousculer, n’eurent point le pouvoir de lui faire relever la tête. La messe finie, son mari dut lui mettre la main sur l’épaule pour la faire sortir de cette pieuse léthargie. Elle lui montra un visage de cire.

 

« – Mon Dieu ! dit-il, comme tu te fais du mal à prier ! Viens ! Je suis sûr que Vincent est déjà réveillé et qu’il nous attend…

 

« – Oui, oui… dit-elle… Sauvons-nous.

 

« Et elle l’entraîna comme si elle se sauvait en effet. Il avait peine à la suivre. Essoufflé, il essaya sur le boulevard de lui faire ralentir le pas.

 

« “Non, non ! dit-elle, rentrons vite.” Il pensa qu’à cette heure elle avait peur dans les rues. De fait, l’aspect de ce coin de Paris n’avait plus rien de rassurant. La fête avait tu ses flonflons. De rares lumières éclairent mal l’avenue déserte et, au coin des petites rues obscures, les ombres louches de quelques chevaliers à casquette surveillaient les allées et venues des pauvres filles attardées sur les trottoirs. Ils arrivèrent cependant à la rue Germain-Pilon sans encombre.

 

« Aussitôt qu’ils furent dans leur salle à manger, la lampe allumée, la vue de l’arbre de Noël sembla chasser toutes les vilaines images du dehors. M Vincent, au pied de l’escalier, appela la bonne d’une voix sourde, pour ne pas réveiller le petit, mais celle-ci ne répondit pas. Comme il voulait monter, Mme Vincent lui dit : “Elle s’est endormie à côté de Vincent. Laisse-la et finissons d’arranger tout ici.” Alors ils mirent aux branches déjà chargées les polichinelles, les poupées et les petites inventions mécaniques achetées dans les boutiques en plein vent du jour de l’an. Le papa Vincent s’apprêtait à glisser dans les souliers de l’âtre un général et une trompette, quand il en fut empêché par la maman qui lui dit : “Non ! non ! Pas dans les souliers !… Ne mets rien dans les souliers, c’est mon affaire !…”

 

« Et elle étendit une nappe sur un coin de table, y disposa des verres, des assiettes et des gâteaux et sortit du buffet une bouteille de champagne. Enfin ils allumèrent les petites bougies roses de l’arbre de Noël. Ce fut une illumination. Il n’y avait rien de plus gai que cette salle ainsi parée à laquelle il ne manquait plus, pour que la fête commençât, que le petit Vincent-Vincent.

 

« – Je vais le réveiller ! dit la mère. Toi, attends-nous ici.

 

« – Et les souliers ? fit observer le père… Tu les oublies !

 

« – Je ne les oublie pas… C’est une surprise, tu verras !

 

« – Bien… bien !

 

« Elle entra une seconde dans la cuisine et là allongea le bras et prit, sous une caisse, un objet qu’elle dissimula vivement sous le mantelet qu’elle ne s’était pas donné le temps d’ôter depuis son retour…

 

« – Ah ! je t’y prends, cachottière… fit la voix de M. Vincent… Voyons, montre-moi ta surprise… À moi… à moi !…

 

« – Laisse-moi tranquille ! Tu es plus enfant que Vincent-Vincent, rentre dans la salle à manger.

 

« Il n’avait point l’habitude de lui résister… Il s’en fut se rasseoir en face de l’arbre de Noël. Quant à elle, elle grimpa rapidement au premier. Elle avait monté si vite l’escalier que, sur le palier, elle dut s’arrêter un instant, une main sur son cœur qui battait à l’étouffer. À sa droite, elle avait la porte entrebâillée qui ouvrait sur la chambre où dormait Vincent-Vincent ; à sa gauche, une porte fermée qui était celle de la chambre des époux. C’est vers celle-ci qu’elle se dirigea, tirant une clef de sa poche. Elle ouvrit cette porte, la referma derrière elle et fut dans une obscurité opaque. À tâtons, elle s’en fut à la cheminée, se heurtant à des objets qui entravaient sa marche. Enfin ses doigts rencontrèrent un bougeoir et une boîte d’allumettes et elle alluma.

 

Aussitôt la lueur encore hésitante de la bougie éclaira un affreux désordre. Les draps, les matelas arrachés du lit, la table de nuit et le guéridon renversés, des vases, des objets de toilette brisés, une armoire à glace pillée, du linge jeté un peu partout, un carreau brisé à la fenêtre ; enfin, sur le plancher, la trace gluante et charbonneuse des savates où s’étaient assourdis les pas des abominables visiteurs… Car, de toute évidence, cette chambre avait été cambriolée.

 

« La flamme de la bougie qu’agitait la brise du dehors ajoutait encore, par ses soubresauts, à l’horreur fantastique de cette vision de ravage. Sortir de la tiède atmosphère de fête, du doux enchantement de cette salle du rez-de-chaussée où tout est préparé pour la plus douce et la plus pure des joies de famille et se réveiller brusquement au centre de cette épouvante glacée, n’y avait-il pas là plus qu’il n’en fallait pour figer à jamais le cœur bourgeois de la bonne Mme Vincent ? En tout cas, même si ce cœur bat encore après une secousse pareille, de quelle inexprimable angoisse la mère du petit Vincent-Vincent doit-elle être saisie en songeant au bébé qui repose à deux pas de cet endroit funeste saccagé par le passage de cambrioleurs ainsi que par une trombe ?

 

« Eh bien ! non !… Mme Vincent qui se promène si précautionneusement au milieu de ce désordre, la bougie à la main et un couteau de l’autre – un énorme couteau de cuisine tout neuf, l’objet mystérieux qu’elle dissimulait tout à l’heure sous son mantelet –, Mme Vincent ne marque, par son attitude, ni surprise, ni effroi.

 

– Elle savait qu’il y avait eu un cambriolage ! Et elle l’avait caché à son mari pour ne pas gâter la fête, interrompit Bagatelle qui n’était point dépourvu de logique…

 

– Puisque je t’ai dit qu’il n’y avait pas eu de cambriolage !

 

– Tu deviens fou ou je deviens idiot !… Eh bien, et la femme, la fameuse femme, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ?

 

– C’est la femme qui avait cambriolé !

 

– N… de D… Ma tête en pète !… Enfin… va !… Quand elle a vu ça, qu’est-ce qu’elle a fait, la mère Vincent ?…

 

– Elle a pénétré dans la chambre du petit Vincent-Vincent, elle a réveillé la bonne qui, en effet, s’était endormie, elle l’a renvoyée dans sa mansarde achever son sommeil que rien, à l’ordinaire, ne venait troubler. Et puis voici Vincent-Vincent qui ouvre ses yeux dans les bras de sa maman. Il ne crie pas. Il sait que c’est Noël. Il en a rêvé. Il se réveille avec l’idée fixe des trésors qui l’attendent en bas. Il frappe déjà l’une contre l’autre ses petites mains : “Noël ! Noël !” et il mange de baisers les joues de sa maman comme si elles étaient en nougat de Montélimar.

 

« Le petit est bientôt au centre des plaisirs. Il tend maintenant ses mains vers l’arbre de Noël. Il veut tout toucher, tout prendre, jouir de tout à la fois ! Mais tout à coup la joie de l’enfant est suspendue. Il a vu les petits souliers dans la cheminée et constate qu’ils sont vides. Et voilà qu’il pleure !… Vincent tourne vers sa femme un regard de reproche : “Pourquoi lui as-tu causé cette peine ?” Mais elle a déjà pris le petit dans ses bras, le câline, essuie ses larmes, le console : “Petit Jésus n’a pas voulu tout apporter ce soir. Il reviendra demain matin.

 

« – C’est bien vrai, maman ?

 

« – Oui, il y aura un beau cadeau dans tes souliers.”

 

« Confiant, Vincent-Vincent a retrouvé sa gaieté.

 

« – Mais quelle surprise lui réserves-tu donc ? demande tout bas le père.

 

« – Tu verras, tu verras ! répond-elle mystérieusement.

 

« Et Mme Vincent prend la bonne tête de l’époux, l’approche de celle du petit et les couvre toutes les deux de gros baisers passionnés qu’accompagnent des pleurs silencieux. Cette démonstration inattendue, et un peu nerveuse, n’est point sans inquiéter papa Vincent.

 

« – Tu me fais peur, souffle-t-il à sa femme.

 

« – Soupons, lui répond-on.

 

« Et ils soupent gentiment et l’on débouche le champagne et l’enfant a le droit de tremper ses lèvres dans la mousse, après quoi il se rendort, des joujoux plein les bras, sur les genoux de son père.

 

« – Monte-le ! dit la maman. Veille-le deux minutes pour être sûr qu’il est bien endormi. Moi, je souffle les bougies de l’arbre pour qu’il n’arrive pas d’accident et je monte dans la chambre.

 

« Vincent obéit. De son côté, Mme Vincent a accompli sa besogne. Il n’y a plus que de l’obscurité là où tout à l’heure rayonnait l’arbre de Noël. Elle gravit l’escalier éclairé par la faible lueur qui vient de la porte de la chambre du petit, entrouverte. On dirait que les jambes de la bonne dame ont peine à la soutenir tant elle s’accroche à la rampe, comme si elle redoutait de tomber. Arrivée au palier, elle pousse un soupir. “Qu’est-ce que tu as ?” demande la voix sourde du père, dans la chambre du petit.

 

« Mais maman Vincent ne répond pas. Elle n’a plus la force de prononcer une parole. Elle détourne la tête et pénètre dans la chambre saccagée dont elle a quelque peine à ouvrir la porte… Elle allume la bougie… Elle revoit l’horreur… Elle se saisit du couteau, du grand couteau de cuisine tout neuf et si aigu… si bien affilé… et elle attend derrière la porte à demi poussée… M. Vincent, dans l’autre chambre, lui parle… Elle ne répond toujours pas… Voici les pas de l’homme sur le palier, elle l’attend…

 

« Papa Vincent apparaît, sa large poitrine bien éclairée par la lueur rougeâtre de la bougie à la flamme vacillante. Il dit :

 

« – Pourquoi ne me réponds-tu pas, ma ché…

 

« Mais il n’a pas le temps de terminer sa phrase. Maman Vincent a allongé le bras et a frappé deux coups terribles… L’homme s’est abattu en poussant un cri… Mais elle s’est jetée sur lui et lui met la main sur la bouche : “Tais-toi… Tais-toi !…

 

« – Ah ! c’est toi ! fait l’homme qui râle… c’est toi !…

 

« – Oui, c’est moi… tais-toi !” L’homme, entre deux hoquets, trouve encore la force de dire : “Ferme au moins… la porte…”

 

« Elle se traîne jusqu’à la porte, la referme et revient près du grand corps sanglant qu’elle regarde maintenant avec des yeux qu’emplissent les larmes de l’épouvante.

 

« – Ma chérie… ma chérie… soupire le malheureux… tu as bien fait… mais as-tu bien tout préparé ?… On ne se doutera pas ?…

 

« – Non ! non !… on ne se doutera de rien !… Et elle s’allonge près de lui et colle ses lèvres à celles de sa victime.

 

« – Tu me pardonnes ?

 

« – Si je te pardonne… Tu as… eu… plus de courage que… moi !…

 

« – Ne dis pas ça !… Si je t’avais laissé faire… tu te serais tué et on aurait cru que tu t’étais suicidé… J’ai simulé un cambriolage…

 

« – Tu as bien fait… oui… c’est la déroute complète… C’est pire encore que ce que je t’ai dit avant-hier !… La débâcle !… plus un sou !… le directeur en fuite… Toutes les économies des employés englouties… Tu as bien fait, ma chérie !

 

« Il ferma les yeux et ne dit plus rien… Elle le crut mort… elle souleva doucement le couteau de l’horrible plaie… Alors les paupières du père Vincent se soulevèrent encore…

 

« – Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il dans un souffle.

 

« – Rien !…

 

« – Ne touche pas… fit-il encore… Ne touche pas au couteau.

 

« – Tais-toi, mon chéri… Il faut… tu comprends… qu’on m’interrogerait… Il faut… il faut que je ne puisse pas répondre… il faut qu’on nous ait assassinés… tous les deux ! Tu comprends ? Vincent !… Si tu pouvais… ne meurs pas avant moi, mon chéri… Attends ! Attends ! Tiens ! Donne-moi ta main… Aide-moi !… Rends-moi à ton tour ce service-là… Aide-moi… Vincent… là… comme ça… fort !… Ah ! Ah !…

 

« Aidée de la main de Vincent, elle s’enfonça… posément… fortement… le couteau dans le cœur… et elle mourut en murmurant : “Vincent-Vincent !… cent mille francs dans… tes souliers…”

 

Jean-Joseph s’était repris à chialer. Il dit :

 

– Le père Vincent ne mourut que le lendemain. Il eut le temps de m’expliquer qu’il n’aurait jamais pu continuer à payer l’assurance sur la vie qu’il avait contractée sur la tête du petit. Ils étaient trop vieux pour se remettre au travail… De cette façon, ils étaient sûrs que Vincent-Vincent continuerait, lui, à ne manquer de rien !

 

Bagatelle ne blaguait plus.

 

– Alors l’histoire de femme, demanda-t-il, c’était celle de la mère Vincent ?

 

– Oui, répliqua Jean-Joseph… Tu en as souvent vu, toi, des gens qui s’aiment comme ça ?

 

– Peuh ! fit Bagatelle en se secouant, c’est une histoire d’amour… Je ne dis pas non !… Mais ça n’est pas ça qu’on peut appeler une histoire épouvantable !…

 

– Le pire, tu l’ignores, Bagatelle, reprit Joseph d’une voix devenue subitement sourde… Après enquête, l’assurance n’a pas payé…

 

NOT’OLYMPE[5]

 

Jamais encore, à la terrasse, de la Vieille-Darse où nos loups de mer prenaient tous les soirs l’apéritif, jamais encore ils n’avaient vu arriver Zinzin dans un état pareil… Les yeux lui sortaient de la tête et il était pâle comme un mort. C’est tout juste s’il eut le temps de se laisser tomber sur une chaise et tous s’empressèrent autour de lui : « Qu’est-ce qu’il y a, Zinzin ?… Qu’est-ce qu’il y a, mon pauvre vieux ? » demanda le commandant Michel.

 

Zinzin fit signe qu’il ne pouvait encore parler… Enfin, il se passa la main sur le front et dit :

 

– Je sors de chez le commissaire de police ; il vient de m’arriver une histoire épouvantable.

 

– Raconte-la-nous pendant qu’elle est encore toute neuve… Ça nous changera !… fit Gaubert.

 

– Oh ! Elle ne date pas d’hier, fit entendre Zinzin avec un ricanement sinistre…

 

– Elle te produit encore tant d’effet aujourd’hui ?…

 

– Je vous dirai pourquoi tout à l’heure…, répliqua l’autre de plus en plus lugubre… C’est une affaire à laquelle j’ai été mêlé tout jeune et qui a bien failli me faire taire pour toujours « avec un petit jardin sur la tête » ! Parole de Zinzin ! Si je ne bouffe pas à cette heure du pissenlit par la racine, c’est pas la faute de cette damnée histoire de mariage qui a fait bien du raffut dans son temps puisqu’on est allé jusqu’en cour d’assises !…

 

– Les histoires de mariage ! laissa tomber ce bougre de Chanlieu, ça n’est pas ça qui manque !… Moi j’en connais dix…

 

– Moi, je n’en connais qu’une ! reprit Zinzin dans une sorte de gémissement, mais à elle seule je peux vous dire d’avance qu’elle est plus épouvantable que les dix de Chanlieu réunies !

 

Là-dessus, il soupira encore effroyablement, ralluma sa pipe et cracha…

 

– Je ne vous ai jamais rien dit, parce qu’elle dépasse vraiment tout ce qu’on peut imaginer !… Mais aujourd’hui il faut que je parle !… N. de D. !… Ah ! n… de D… de n… de D… !…

 

– Bien quoi, bien quoi, Zinzin ?…

 

– Ce qu’elle est épouvantable, c’t’histoire ! râla Zinzin.

 

– Voire ! fit Chanlieu.

 

Zinzin lui jeta un regard d’assassin :

 

– Je peux vous dire que je n’ai été amoureux qu’une fois dans ma vie et c’est cette fois-là !… Si ça ne s’est plus rencontré depuis, c’est que je n’ai plus rencontré une fille pareille. Elle s’appelait Olympe ! Et nous étions bien une douzaine à vouloir l’épouser…

 

– V’là les blagues qui commencent ! ricana Chanlieu.

 

– Douze que je dis ! Nous les compterons tout à l’heure… Et encore, je ne parle que de ceux qui se sont déclarés !… Car il n’y avait pas un homme dans le département qui n’en eût envie !… Elle n’était point riche, mais elle était de bonne famille… Quant à la beauté, ah ! mes enfants !… À l’époque dont je vous parle, elle avait juste quinze ans et six mois !… Elle était d’un pays qui était renommé pour ses belles filles… un gros bourg bien plaisant où l’on venait du chef-lieu rien que pour voir les jeunesses sortir le dimanche de l’église.

 

« Eh bien ! Il n’y en avait pas une digne de lui dénouer les cordons de sa chaussure ! C’était quelque chose… Tenez ! Si vous êtes allés à Cagnes, vous avez peut-être vu des portraits de jeunes filles de Renoir !… Ces portraits, c’est des choses qui n’existent pas !… C’est peint avec des fleurs et la lumière du jour !… Eh bien ! Voilà not’Olympe !… Un rayon de soleil et des pétales de rose !… Un rêve !… Mais un rêve qui avait des yeux et une bouche !… D’immenses yeux d’enfant d’une pureté surnaturelle et une bouche de femme !… Cela seul était de la chair et du sang, cette bouche !… « Not’Olympe », un ange descendu sur la terre pour donner des baisers !…

 

« Nous étions tous fous, je vous dis !… Elle n’avait plus que sa grand-mère qui l’adorait et qui l’avait fait sortir de pension à la mort de ses parents, la confiant à une vieille bonne, la Palmire, qui faisait ses quatre volontés… Elle était restée très enfant, jouant souvent avec les gamins de la campagne, revenant de la forêt avec des chargements de fleurs sauvages, des bannettes pleines de fraises des bois, courant avec les chiens de berger derrière les troupeaux quand ça se rencontrait et scandalisant plus d’une fois les dévotes en rentrant, le soir, à califourchon sur un bouc !

 

« Après dîner, dans la belle saison, les vieilles sur leurs bancs, devant leurs portes, l’attendaient pour écouter des histoires extraordinaires qu’elle inventait avec une imagination inépuisable. La grand-mère, qui avait été dans son temps la belle Mme Gratien, habitait une grande vieille maison sur la place de l’Abbaye, avec grille et parc donnant, par derrière, sur la campagne. Elle recevait toute la bonne compagnie des environs et avait conservé des relations avec la ville.

 

« Les manières de sa petite fille, qui l’avaient tant amusée, commençaient à la faire réfléchir. Elle trouvait Olympe bien inconsciente pour son âge… Qu’adviendrait-il quand elle ne serait plus là ?… Elle résolut soudain de la marier, le plus tôt possible. Elle avait déjà reçu quelques offres ; quand on sut qu’elle ne les repoussait plus, il lui en vint de toutes parts. Ce fut un nouveau jouet pour Olympe que cet afflux d’amoureux… Enfin, un dimanche après-midi, dans le salon où nous étions tous réunis, la grand-mère commença par faire un petit discours à l’adresse d’Olympe : « Not’Olympe » comme nous l’appelions tous à la manière de la bonne Palmire qui ne jurait que par elle. Elle lui dit qu’elle se sentait bien fatiguée, bien lasse, et qu’elle voudrait la voir établie avant de mourir !… Là-dessus, Olympe se mit à pleurer :

 

« – Ah ! mais je ne suis pas encore morte ! s’écria la vieille dame.

 

« – Je l’espère bien, grand-maman ! répliqua Olympe en séchant ses larmes, mais ça n’est pas pour ça que je pleure ! Si vous croyez que c’est gai de se marier !

 

« Alors tout le monde éclata de rire. Nous jurâmes tous que son mari serait très heureux de se laisser mener par le bout du nez !

 

« – D’abord, je ne veux pas me séparer de grand-mère, fit-elle, ni de Palmire… Et puis je veux rester dans notre vieille maison !…

 

« – C’est entendu ! c’est entendu ! reprîmes-nous en chœur.

 

« – Et maintenant, fit la bonne Mme Gratien, qui choisis-tu ?

 

« – Ah ! bien ! Nous en reparlerons ! dit Olympe. En voilà une façon de marier les gens ! Tu n’es vraiment pas sérieuse, grand-maman !…

 

« – Voilà six mois que tu me dis qu’on en reparlera !… Enfin, voyons ! On s’amuse ! Et tu sais que j’ai toujours fait ce que tu as voulu !… S’il te fallait choisir parmi ces messieurs qui sont là, qui prendrais-tu ?

 

« Tout à coup Olympe devint sérieuse et nous regarda… Je vous prie de croire que, malgré notre air de prendre la chose comme une plaisanterie, nous n’en menions pas large… Elle se leva… passa devant chacun de nous, nous toisa des pieds à la tête et avec des mines si drôles que nous ne laissions pas d’en être un peu gênés… Je vivrais mille ans que je me rappellerais toujours la scène ! Quel examen !… À la vérité, nous n’en respirions plus !… Elle nous fit lever… nous aligna sur un rang, nous plaça, nous déplaça… donnant à celui-ci le numéro 1, puis, après l’avoir regardé bien dans les yeux, le rejetant au numéro 3 ou 4… Pendant ce temps-la, la grand-mère nous encourageait : « Tenez-vous bien, messieurs !… Tenez-vous bien ! Soyez sérieux !… »

 

« Quand on songe qu’il n’y avait pas là que des jeunes gens ! Je me rappelle l’entrée du receveur de l’enregistrement, M. Pacifère, qui, depuis deux ans, avait posé sa candidature, au su de tout le monde… Il ne savait pas naturellement de quoi il s’agissait… Elle alla le chercher à la porte et le planta, ahuri, au bout du rang… Il avait le dernier numéro !… Vous pensez si nous partîmes à rire ! Mais lui, quand il fut au courant, ne riait pas, je vous assure ! Enfin, elle déclara : « C’est fait !… Si je me mariais, je prendrais d’abord M. Delphin, puis M. Hubert, puis M. Sabin, puis mon petit Zinzin (comme vous voyez, j’avais le numéro 4), puis M. Jacobini… » Enfin, elle nous nomma tous les douze… Du reste, je vais compter ; nous disons donc : 1° : M. Delphin, un très gentil garçon de grand avenir, le fils du pharmacien, licencié ès-sciences, qui travaillait son agrégation de chimie et dont on disait le plus grand bien à la Faculté ; 2° : M. Hubert, encore jeune, dans les trente-cinq ans, garde général des forêts ; 3° : le Dr Félix Sabin, frais sorti de l’école et gai comme un pinson… Je crois qu’il s’était établi dans le pays dans le dessein de faire de la politique ; 4° : votre serviteur qui avait commencé à naviguer, mais qui aurait renoncé à tout pour rester avec Olympe ; 5° : le lieutenant Jacobini, fils d’un colonel de gendarmerie, un garçon très distingué, très chic et qui revenait de mission en Afrique équatoriale où il avait fait quelque peu parler de lui… ; 6° : le fils d’un gros propriétaire, belle fortune ; 7° : un jeune avocat ; 8° : un fils d’avoué ; 9° : un vieux notaire ; 10° : un voyageur de commerce ; 11° : le substitut du procureur de la République ; 12° : M. Pacifère, le receveur de l’enregistrement… Oui, c’est bien cela, douze… Nous n’étions que douze ce jour-là !…

 

« Six mois plus tard, Not’Olympe se mariait avec le numéro 1, le jeune Delphin… Nous étions tous de noce… mais nous ne nous amusions pas tous, ah non ! Je puis le dire !… J’essayais bien de me faire une raison… mais je ne sais pas ce que j’aurais donné pour être à la place de Delphin !…

 

« Cependant, l’année suivante, je ne l’enviais plus… il était mort !… On ne savait pas exactement de quoi !… On racontait qu’il s’était empoisonné dans des expériences de laboratoire !… Mais on n’était sûr de rien !… Le médecin qui l’avait soigné, le Dr Sabin, hochait la tête quand on l’interrogeait… Je crois bien qu’il ne pensait au fond qu’à une chose, lui, c’est que, du coup, il passait au numéro 2 et que s’il arrivait, un jour, quelque accident au garde général des forêts qui le précédait, il pourrait espérer encore dans sa chance !…

 

« Car, ce qui paraissait impossible, depuis son mariage, Olympe était devenue encore plus jolie. Maintenant, quand elle passait dans ses voiles de deuil, c’était à se mettre à genoux devant elle. Elle ne pleura pas très longtemps son premier mari… S’il fallait en croire les demi-confidences de Palmire, M. Delphin n’était pas d’une gaieté folle et, pour une jeune mariée, passait trop de temps dans son laboratoire ! « Pas, ma fi ? Une jeunesse comme Madame, qu’il laissait des journées entières pour chercher on ne sait quoi au fond de ses alambics ! »

 

« Le tour de M. Hubert, le garde général des forêts, devait fatalement arriver. Il ne tarda guère et lui-même y mit bon ordre en promettant à Olympe toutes les distractions qui lui avaient manqué lors de son premier mariage. C’était un gaillard que cet Hubert, grand mangeur, bon buveur et chasseur comme il convient à un homme de sa situation et qui porte un nom pareil.

 

« Il y eut de belles fêtes chez Olympe, de grandes ripailles. Elle s’était mise à monter à cheval et il n’y avait pas plus fière amazone à dix lieues à la ronde. Il fallait voir comme elle courait le cerf et le sanglier. Rien ne lui faisait peur. Nous avions peine à la suivre et, au retour, elle présidait les agapes avec un entrain qui nous donnait la fièvre à tous. On lui faisait la cour plus que jamais, mais elle se moquait généralement de nous, réservant ses plus beaux sourires pour le plus gai de la bande, le Dr Sabin : « Ça lui est dû, déclarait-elle en riant, c’est lui qui a le numéro 3 ! À chacun son tour !…

 

« – Eh là ! intervenait Hubert, je ne me suis jamais si bien porté !

 

« – Et c’est moi qui le soigne ! repartait le docteur. C’est le seul qu’il ne me soit pas permis de tuer !… Remerciez la providence, Hubert, qui me défend de choisir mes victimes !… »

 

« Tout cela était fort plaisant, mais pour mon compte je trouvais que le Dr Sabin profitait trop de sa situation exceptionnelle dans la maison pour en prendre à son aise avec Olympe. On les voyait souvent se promener tout seuls dans le parc ou même faire une petite promenade en forêt quand Hubert, appelé par les devoirs de sa charge ou par quelque réjouissance cynégétique que s’offraient ces messieurs, en garçons, dans quelque ville des environs, délaissait « Not’Olympe ». Dans le bourg on ne parlait plus que d’elle. Elle scandalisait de plus en plus les habitués des thés de cinq heures, chez Mme Taburau, la femme du maire, ou chez Mme Blancmougin, la femme de l’avoué dont le fils n’avait obtenu que le numéro 8 dans le classement général, ce dont Mme Blancmougin ne cessait de se féliciter.

 

« Au fait, depuis la mort de la vieille Mme Gratien, survenue entre-temps, Olympe ne mettait plus guère de limite à ses fantaisies et surtout elle effrayait bien des gens par la liberté de ses propos. Hubert n’avait garde de la contrarier, amusé et flatté de voir tant de convoitises allumées par ses beaux yeux bleus toujours aussi candides et par cette bouche éclatante, qui semblait toujours demander un baiser. C’était un bon vivant que cet Hubert, mais ce n’était pas un véritable amoureux : « Nenni, ma fi ! glissait en douce la Palmire à ceux qui avaient intérêt à ne rien ignorer de ce qui se passait dans le ménage… Il aime plus la table que son lit, bien sûr ! Si Madame n’était point si honnête, ça pourrait bien lui jouer un méchant tour !… »

 

« Et ce disant, elle hochait la tête en regardant rentrer Olympe et le Dr Sabin, lequel apprenait, dans le moment, à Mme Hubert à conduire l’auto avec laquelle il faisait ses visites. Là-dessus, on commença à jaser ferme quand un malheur nouveau vint frapper la maison de la place de l’Abbaye. Hubert avait transformé en une espèce de pavillon pour chasseur l’ancien laboratoire que le chimiste Delphin s’était installé dans un bâtiment isolé du fond du parc. Il avait réuni là tout son attirail : ses fusils, ses couteaux, ses carabines, ses pistolets et y avait installé sa cartoucherie ; on eût dit une véritable petite armurerie si les murs n’avaient été décorés des trophées ordinaires à un disciple du saint dont il portait le nom. C’était, du reste, une petite bâtisse fort plaisante à l’œil, tout habillée de plantes et de fleurs grimpantes d’où l’on avait vue sur les champs et où, plus d’une fois, dans la belle saison, pour pouvoir rire plus librement avec ses camarades ou avec sa femme, loin des oreilles domestiques, il se faisait apporter un déjeuner tout servi par la Palmire.

 

« C’est là qu’Hubert fut trouvé, un après-midi d’août, vers deux heures, un pistolet encore dans la main, le cœur troué d’une balle. Suicide ou accident ? Certains même prononcèrent le mot : crime ?… Mais si bas qu’on ne les entendit point. Vous pensez le bruit qui se fit autour de l’affaire !… Une enquête fut ouverte… Le substitut du procureur de la République, qui avait le numéro 11, la dirigea. Ce fut le Dr Sabin, lequel avait le numéro 3, qui fut appelé à faire les premières constatations avant l’expertise médicale. Il conclut à un accident… L’enquête hésita longtemps entre l’accident et le suicide. Finalement, elle conclut elle aussi à l’accident.

 

« – Nenni, ma fi ! soupirait la Palmire quand on la pressait tant soit peu pour savoir ce qu’avait dit Madame… « Que voulez-vous qu’elle dise Not’Olympe ? Elle ne sait rien de rien, bien sûr !… Elle avait déjeuné dans le petit pavillon avec Monsieur… Et ils paraissaient bien gais tous les deux ! Elle est sortie de là vers les deux heures et demie et elle est rentrée tout droit dans sa chambre pour s’habiller, car elle devait aller en ville avec le Dr Sabin… Là-dessus, vers trois heures, le jardinier entend un coup de feu ! Il court au pavillon. Il y trouve Monsieur tout raide mort. Vous en savez maintenant autant que nous !… Pourquoi donc qui se serait suicidé c’t’homme ?… La vie était belle et Not’Olympe aussi !… Il avait tout pour être heureux !… Maintenant Not’Olympe pleure toutes les larmes de son corps !… Ça n’est pas raisonnable !… Un accident, personne n’en est responsable, pas ?… C’était à lui à être plus adrêt !… »

 

« Ainsi parlait Palmire. L’année suivante, Not’Olympe épousait le Dr Sabin…

 

– Je m’y attendais ! interrompit Chanlieu… Si ton ange aux yeux d’azur et à la bouche de gouge doit s’offrir à tour de rôle ses douze messieurs, nous n’en avons pas fini et ça n’est pas drôle, je t’en avertis !

 

– Je ne vous ai pas promis une histoire drôle ! Je vous ai dit qu’il m’était arrivé une histoire épouvantable ! Olympe ne s’est pas offert les douze, puisque j’en étais et que je suis encore vivant ! Et que j’avais le numéro 4 ! Tout de même, je pardonne à Chanlieu parce que ce qu’il a dit là, on commençait à se le répéter dans la région : « Ils y passeront tous ! Elle est bien de taille à ça !

 

« – Et pourquoi pas ? Si ça lui fait plaisir à Not’Olympe ! » répliquait Palmire quand elle surprenait quelque propos de ce genre. Et elle ajoutait, en grattant son menton en galoche : « Elle aurait bien tort de se gêner, pour ce que valent les hommes ! » C’était terrible, ce qu’elle disait là dans son inconscience de brute à servir, au besoin, tous les desseins de sa maîtresse. Certes ! Le Dr Sabin était brave d’entrer dans cette maison que semblait guetter le malheur… À quoi quelque bonne vieille, de celles qui sont particulièrement habiles à glisser leurs petites malices entre une grimace et un sourire, répliquait : « Oh ! celui-là, il ne lui arrivera rien du tout ! Il sait bien ce qu’il fait ! »

 

« Je vous dis que l’on n’entendait plus que des choses terribles.

 

« Ce pauvre docteur ! Il ne savait pas tant que cela ce qu’il faisait puisqu’il mourut, lui aussi, trois mois, jour pour jour, après les noces ! Il avait duré moins longtemps que les autres !

 

– Bigre ! siffla Gaubert.

 

– Et voilà votre tour ! fit le commandant Michel.

 

– On va commencer à rigoler, dit Chanlieu.

 

Mais ils cessèrent tout à fait de plaisanter… Ce pauvre Zinzin était redevenu affreusement pâle et sa main tremblait en reposant son verre sur la table… Il fixait d’un œil hagard un homme qui se dirigeait vers lui. « Tiens ! fit le commandant, le chien du commissaire ». C’était lui, en effet. Il se pencha à l’oreille de Zinzin et lui dit : « Nous avons reçu une réponse au coup de téléphone. Elle est morte, il y a dix ans ! Vous voilà bien tranquille ! » Là-dessus, il s’en alla.

 

Quant à Zinzin, il avait basculé dans les bras du commandant et il fallut le ramener chez lui. « Pourvu qu’il ne « clamse » pas avant la fin de son histoire ! » émit gentiment Gaubert.

 

Chanlieu haussait les épaules : « Bah ! Il soigne ses effets ! »

 

Tout de même, nous n’en connûmes la suite que huit jours plus tard. Zinzin semblait s’être fait une raison, mais assurément il avait été bien malade.

 

Cette fois, on l’écouta sans l’interrompre.

 

– C’était donc mon tour, le tour du numéro 4 ! Je n’en savais encore rien !… Je courais des bordées dans la Baltique quand l’événement se produisit. Je ne l’appris qu’à mon retour à terre, en me jetant dans le train qui me ramenait au patelin, et de la bouche même du lieutenant Jacobini qui, lui, avait le numéro 5 et rentrait également chez nous après un long séjour en Cochinchine.

 

« Notre voyage ne fut pas gai. Je l’avouerai tout de suite : en dépit de la certitude que j’avais de pouvoir désormais épouser Olympe et malgré l’espoir que le lieutenant Jacobini pouvait nourrir de son côté de consoler bientôt ma veuve, cette double perspective ne nous remplissait pas d’allégresse. La maison de la place de l’Abbaye nous apparaissait moins maintenant comme un lieu de délices que comme un tombeau !

 

« La première chose que je demandai naturellement à Jacobini quand il m’eut fait part de la sinistre nouvelle, ce fut de bien vouloir me donner quelques détails sur cette fin subite. Comment le Dr Sabin était-il mort ? Il me répondit d’un air assez lugubre qu’il n’en savait fichtre rien, que personne n’en savait rien, mais qu’il désirait autant que quiconque, sinon plus, être fixé là-dessus et que c’était la raison pour laquelle il avait hâté son retour.

 

« – Et vous ? me demanda-t-il.

 

« – Oh ! moi, fis-je, vous comprenez que je me montrerai au moins aussi curieux que vous !

 

« – Oui, me répondit-il, sans la moindre ironie, je comprends cela !… C’est plus pressé !…

 

« – Mais enfin, dis-je, on a bien donné un nom à cette mort ?

 

« – Pas plus qu’à la mort du premier mari de Not’Olympe !… Pour Delphin, on a raconté vaguement qu’il était mort empoisonné par des expériences de laboratoire… Ça n’a jamais été démontré. En ce qui concerne le Dr Sabin, il ne pourrait être question de cela !…

 

« – Toutes ces morts, cependant, finissent par paraître bien étranges !… Dites donc, Jacobini… le parquet ne s’en est pas ému ?

 

« – Si !… Notre substitut du procureur de la République, notre numéro 11, a ordonné une enquête… Je dois dire, du reste, que Not’Olympe a été la première à la demander… Il y a eu autopsie…

 

« – Eh bien ?…

 

« – Eh bien… rien !… Mais ce rien ne prouve rien ! ajouta-t-il sur ton qui me frappa.

 

« – Que voulez-vous dire ?… Avez-vous quelque soupçon ?…

 

« – En pareille matière, répliqua Jacobini, il n’est pas permis d’avoir des soupçons !… Il faut avoir des certitudes, ou l’on se tait…

 

« Et il se tut. Mais tout ceci n’était point fait pour apaiser mon inquiétude…

 

« – Enfin ! Est-il mort dans son lit ?… Était-il malade ?…

 

« – Non !… On l’a trouvé vers les cinq heures de l’après-midi, dans sa chambre, étendu tout de son long, près d’une table et d’une chaise renversées, la bouche encore écumante, le visage ravagé comme par une vision d’horreur… Il a été prouvé qu’il était resté seul dans cette pièce depuis trois heures et que le château était cet après-midi-là complètement désert, les domestiques s’étant rendus à une foire voisine…

 

« – Et… et Mme Sabin ?

 

« – Elle avait déjeuné avec lui dans le petit pavillon du fond du parc et y était restée après le déjeuner à faire de la dentelle avec la Palmire…

 

« – Enfin, à quoi a-t-on conclu ?

 

« – À une attaque d’épilepsie… Le Dr Sabin serait tombé du « haut mal »…

 

« – Y était-il sujet ?

 

« – Non, mais ce n’est pas toujours une raison, paraît-il.

 

« Là-dessus, nous gardâmes longtemps le silence… Puis je poussai un soupir : « Il faut plaindre sincèrement Olympe…, fis-je… Sans cela… mais cela ce serait trop épouvantable !…

 

« – Oui, fit-il après réflexion… c’est vous qui avez raison !… Ce serait trop épouvantable !… Il faut la plaindre… Du reste, Palmire raconte qu’elle est tout à fait accablée… on ne la voit plus… elle ne dort plus… Elle veut s’enfermer dans un couvent !… Toujours d’après les nouvelles que j’ai reçues de là-bas… Il est assez naturel qu’après ces trois premières expériences elle en ait assez du mariage et… et je vous en félicite ! termina-t-il en ricanant d’une façon assez singulière…

 

« Il ajouta aussitôt, car c’était un garçon qui avait reçu la meilleure éducation : Je ne vous ai pas fait de peine, au moins ?… »

 

« Une heure plus tard nous étions arrivés. Nous n’avions prévenu personne. Il était déjà tard dans la nuit. Nous avions décidé de descendre directement à l’hôtel de Bourgogne. Je fus très étonné de trouver sur le quai ce fils d’avoué qui, lui aussi, avait posé sa candidature et qui avait obtenu le numéro 8. Je me rappelle maintenant son nom : il s’appelait Juste. On ne pouvait rien dire de lui sinon que c’était un garçon parfaitement honorable et que le Dr Sabin l’avait soigné plusieurs fois pour des rhumatismes articulaires.

 

« – Je savais que vous étiez débarqué, me dit-il, et que vous arriveriez par ce train. Où descendez-vous ?

 

« – À l’hôtel de Bourgogne, avec le lieutenant Jacobini.

 

« Juste était tellement occupé de moi qu’il n’avait pas aperçu mon compagnon. Il lui serra la main. « Je vous accompagne ! » dit-il. J’étais de plus en plus intrigué. À l’hôtel, il me suivit dans ma chambre et me remit un pli dont il me demanda un reçu : « C’est un pli que l’on a confié à mon honneur avec mission de vous le remettre en main propre. » J’examinai rapidement l’enveloppe cachetée et je reconnus tout de suite l’écriture. On y avait inscrit mon nom avec cette mention : Pour remettre après ma mort.

 

« – Le Dr Sabin ! fis-je dans un souffle.

 

« – Oui, répondit l’autre… J’ai rempli ma mission. Je n’en dois compte qu’à lui. Seulement, comme je ne sais pas ce qu’il y a dans cette lettre et que je ne soupçonne même pas ce qui peut en arriver, je désire un reçu pour me mettre à couvert.

 

« Je lui donnai son reçu.

 

« – En vous donnant cette lettre, fis-je, le Dr Sabin ne vous a pas fait quelque communication particulière ?

 

« – Aucune ! répliqua-t-il… Il ne m’a rien dit ! Absolument rien !…

 

« Là-dessus il me serra la main et me quitta, avec une certaine hâte du reste. Il paraissait soulagé d’un grand poids. Je décachetai le pli, fébrile. Dix minutes plus tard, on frappait à la porte de Jacobini qui allait se mettre au lit. Il demanda : « Qui est là ?… » Comme on ne lui répondait pas, il alla ouvrir sa porte, très impatienté. Un spectre entra chez lui, une lettre ouverte à la main. Ce spectre, c’était moi. Je n’avais pas la force de prononcer une parole. Il me fit asseoir, me prit la lettre que je lui tendais, alla pousser le verrou et lut.

 

« Je le verrai toujours, penché sous la lampe. L’effet que lui produisit cette lecture n’avait rien à faire avec l’espèce d’anéantissement où j’étais plongé. Au contraire, chez lui, tout semblait se resserrer, quand, chez moi, il y avait eu une parfaite décomposition de la volonté. Son front se faisait plus bombé, ses sourcils plus saillants, son menton plus volontaire, une flamme menaçante comme le reflet glacé d’une épée accompagnait le regard qu’il glissait sur ce fatal document où avait tremblé la main d’un homme qui se savait condamné à mort.

 

« Voici ce que disait le Dr Sabin. La lettre est depuis longtemps aux archives du parquet de X… Mais en voici la copie :

 

Mon cher Zinzin, avant de te marier avec Olympe, j’ai voulu que tu lises ceci : c’est un homme qui va mourir qui t’écrit. Je souffre toutes les douleurs de l’enfer. J’ai été atrocement empoisonné. Personne n’en sait rien, que la ou les coupables et moi ! Je n’ai fait entendre aucune plainte, car je n’ai que ce que je mérite. Grâce à de puissants anesthésiants, j’ai réussi, par instants, à supporter le mal qui me ronge, et à montrer à quelques-uns une figure humaine. Ainsi ai-je pu joindre notre ami Juste à qui je n’ai rien dit, à qui tu ne diras rien, à moins que lui aussi veuille encore épouser Olympe. Alors, tu lui montreras cette lettre, mais j’espère que tout en restera là et qu’après ma mort il ne se trouvera plus personne pour prendre ma place, notre place ; celle des trois hommes qui ont franchi le seuil de cette maison pleins de santé et de vie et qui auront disparu emportant avec eux l’origine de leur triple malheur.

 

Autant que possible, pas de scandale autour d’Olympe. Je l’aime peut-être encore. Pas de scandale, à moins que ce ne soit absolument nécessaire. Et puis, je ne suis tout à fait sûr de rien. En pareil cas, il faut l’aveu de la coupable et je ne l’ai pas. Enfin, je pourrais peut-être l’accuser, avec toutes les tristes chances – hélas ! – de ne point me tromper, mais moi, je n’en ai pas le droit !… Et je vais te dire pourquoi : tu sais qu’après la mort de son second mari, j’ai conclu qu’Hubert s’était tué par accident. On hésitait entre l’accident et le suicide. Hubert n’est pas mort d’accident, Hubert ne s’est pas suicidé. Hubert est mort assassiné !

 

Et je l’ai su tout de suite, au premier coup d’œil sur le cadavre et sur la place qu’occupait le pistolet dans la main. L’arme avait été placée dans la main, après la mort ! Je n’entrerai point dans des détails. J’aurais pu démontrer cela d’une façon péremptoire. J’avais été appelé auprès d’Hubert aussitôt après le drame, comme on appelle en telle occurrence l’homme de l’art qui, seul, pourrait peut-être encore accomplir un miracle. Mais tout était fini. Il y avait, auprès du cadavre, une femme en larmes. Avant de regarder la femme, j’avais vu le pistolet et j’étais déjà fixé… Alors, je regardai la femme. Tu as soupçonné peut-être les liens sentimentaux qui nous unissaient déjà. Olympe, du reste, ne s’en cachait guère et je lui avais fait plus d’une fois des observations à cet égard. Je crus voir ses yeux vaciller, fuir les miens, après m’avoir laissé l’impression d’une ardente et muette supplication. Encore aujourd’hui, je suis persuadé que je ne me suis point trompé. Je frémis d’horreur. Cette femme avait tué Hubert pour être à moi ! C’était épouvantable, mais je l’adorais ! Non seulement je ne la dénonçai point, mais, sans qu’elle y prît garde et par pitié pour elle, je fis glisser le pistolet à l’endroit normal qu’il eût dû occuper. Je facilitais d’avance la besogne des experts. Tu vois, mon petit Zinzin, je ne te cache rien !… Tu comprends maintenant pourquoi je n’ai point le droit d’accuser cette femme. Ma lâcheté m’a fait son complice.

 

Je crois que nous nous sommes aimés comme des damnés qui cherchent dans l’embrasement de l’amour l’oubli de tous les paradis perdus. Entre nous, il n’était jamais question d’Hubert ; pas plus, du reste, que de Delphin. On eût dit qu’Olympe n’avait jamais connu ces deux hommes ! Mais moi, j’eus la curiosité de savoir comment Delphin était mort… Et je commençai une enquête prudente et sournoise dont on dut s’apercevoir… Je crois bien que c’est de ce jour-là que ma mort fut décidée.

 

Certains propos contradictoires de Palmire au sujet des expériences de Delphin et des conditions assez mystérieuses de sa fin me conduisirent sur un chemin au bout duquel je trouvai la quasi-certitude de l’empoisonnement de Delphin par sa femme avec la complicité de Palmire… Je n’avais encore rien dit à Olympe qui ne paraissait se douter de rien. Je m’attachais à dissimuler autant que possible ce que je ne voulais considérer encore que comme d’affreux soupçons. Mais, un jour, je me sentis touché !… Une fièvre intense, un malaise inconnu, de sourdes douleurs m’avertirent que, moi aussi, je venais d’être empoisonné ! Je ne dis rien encore, car je voulais savoir !… Savoir !… Et je cru faire le nécessaire pour me libérer à temps de la drogue qui déjà me travaillait aux sources mêmes de la vie… et qui ne me lâcha point !…

 

Comment s’y prenait-on ?… Pour être sûr que c’était elle, je n’acceptais à boire que de sa main !… Et nous buvions dans le même verre !… Oui, mais nous ne mangions pas dans la même assiette !… Ah ! Horreur !… Voilà où j’en suis aujourd’hui où je t’écris cette lettre redoutable… Je sors d’une crise que je lui ai encore cachée !… L’ignore-t-elle ?… S’en réjouit-elle ?… Seigneur Dieu ! J’ai pourtant changé de visage depuis quelques semaines… Et, plusieurs fois, je l’ai repoussée de mes bras !… Et elle semble ne s’apercevoir de rien !… Ah ! le monstre !… Les deux monstres !… Car je viens d’apercevoir la Palmire qui m’épie… et je les retrouve trop souvent ensemble… Tout de même, Olympe m’a dit hier : « C’est drôle comme les hommes changent après quelques semaines de mariage !… Au bout de quelque temps, on ne les reconnaît plus !… Ils ne sont plus intéressants !… »

 

Mon petit Zinzin, tu vas avoir la lettre… et moi je vais lui parler… Je ne lui apprendrai rien du reste, elle doit se douter maintenant que je n’ignore plus de quelle main sont morts ses deux premiers maris… mais il faut que je lui dise aussi que je sais qu’elle assassine le troisième… et qu’il faudra qu’elle s’en tienne là, désormais !…

 

Ah ! Notre Olympe !… Notre Olympe !… Si tu savais, Zinzin, tu me comprendrais… et tu me pardonnerais !… Et puis, et puis, après tout… elle n’est peut-être pas coupable, cette femme ! C’est peut-être Palmire qui fait tout, toute seule !… Ah mon Dieu ! Si cela pouvait être vrai !… Voilà une idée qui me vient bien tard… bien tard !… Songes-y, Zinzin !… Moi, je ne peux plus songer à rien !… Je ne pense plus !… Je n’existe plus !… Je souffre trop !… Ah ! Je ne voudrais pas mourir pourtant avant de savoir !… Si elle pouvait m’apprendre que c’est Palmire qui a fait tout, toute seule !… Je l’aime encore, Zinzin !…

 

« Après cette dernière ligne, que l’on avait peine à lire tant les caractères en étaient heurtés et désordonnés, venait une signature où semblaient s’être acharnées les forces suprêmes d’un être auquel la vie échappe. Ce n’était point cependant ce jour-là que le Dr Sabin était mort. Sans doute par quelque curieuse médication avait-il pu suspendre le destin. Nous savons que ce n’est qu’après le déjeuner du lendemain que le malheureux était allé mourir dans sa chambre solitaire…

 

« Cette copie que je viens de vous lire, continua Zinzin, je l’ai tracée la nuit même que l’original me fut remis. Cet original, le lieutenant Jacobini le réclamait. Il en avait le droit. Il prenait ma place, que je lui laissais non sans lui avoir fait entendre tout ce que je pouvais lui dire, tout ce que vous lui auriez dit vous-mêmes en cette horrible occurrence. Mais je vis tout de suite qu’il n’y avait rien à faire et que son parti était pris. Certes, il n’était plus question de notre amour pour Olympe ! Il venait de faire un vœu : celui de lui faire avouer, lui faire crier son forfait !… Et alors, on verrait !… Il ne me disait pas ce que l’on verrait, mais on était suffisamment renseigné sur l’intérêt du programme, rien qu’en rencontrant son regard qui brûlait d’un feu terrible.

 

« – Le Dr Sabin, me dit-il, n’a eu que ce qu’il méritait et je ne le plains pas !… Mais ce pauvre Hubert, qui était mon camarade, et Delphin que j’ai toujours aimé comme un frère plus jeune et qui est peut-être mort par ma faute, à moi Jacobini ! Je me charge de les venger !

 

« Il était décidé pour cela à se marier avec Olympe. « Et si elle ne veut plus se marier ? » lui dis-je. Il ricana affreusement ! « Une femme comme elle ne refuse pas un homme comme moi. »

 

« Il disait vrai. Olympe se maria avec le numéro 5. Je fus le premier témoin de Jacobini. Il y tenait. Pendant la cérémonie, je le regardais, debout au pied de l’autel, les bras croisés, à côté de sa femme à genoux. Il paraissait déjà la statue de la vengeance. Olympe n’était plus « Not’Olympe » ; sa beauté avait maintenant quelque chose de funèbre et semblait déjà ployer sous la main de la mort comme ces figures de marbre que l’on voit prier sur les tombeaux. Je pensai, ce jour-là, la voir pour la dernière fois, car le lendemain je reprenais la mer.

 

« À chaque escale, je me jetais sur les journaux ; j’ouvrais fébrilement mes dépêches, je décachetais en tremblant mon courrier… Rien ne parvenait jusqu’à moi de la hideuse tragédie qui devait se dérouler là-bas, pendant mon absence. Quand, trois mois plus tard, je revins au pays, ma première question… vous la devinez !…

 

« – Il n’y a rien de changé ici ?

 

« – Mon Dieu, non !…

 

« – Et… le ménage Jacobini ?

 

« – Eh bien, il va bien, le ménage Jacobini !…

 

« Le lendemain, Jacobini vint me trouver. Il savait que j’étais de retour. Il avait une mine des plus prospères. Il avait fait prolonger son congé puisque Olympe s’obstinait à rester dans la maison qu’il abhorrait, lui ! « Au fond, je ne saurais lui donner tort ! expliquait-il… Elle prétend que si elle quittait le pays et cette vieille demeure où elle a passé une si heureuse jeunesse, elle semblerait donner raison à ceux qui prétendent qu’elle est bien pour quelque chose dans la mort de ses trois premiers maris ! » Je regardai Jacobini. Il ne baissa pas les yeux :

 

« – Zinzin, me dit-il, je comprends ton étonnement, mais on ne saurait soupçonner Olympe. C’est la plus honnête des femmes !

 

« – Tant mieux, fis-je d’une voix profondément altérée… Tant mieux et n’en parlons plus !

 

« – Zinzin !…

 

« – Jacobini !…

 

« – Je suis venu pour vous en parler, moi !… Et vous n’avez pas le droit de ne pas m’entendre !… Zinzin !… La première chose que j’ai faite en rentrant au domicile conjugal, au sortir de l’église, a été de lui montrer la lettre du Dr Sabin !… Olympe pleurait mais ne parut nullement étonnée.

 

« “– Je me doutais de tout cela, me dit-elle… Tout le monde me prend pour un monstre ! Je me demande pourquoi vous avez voulu m’épouser !…

 

« “– Je vous répondrai à cela tout à l’heure, lui dis-je, mais nous n’en sommes encore qu’à la lettre du Dr Sabin…

 

« “– Que voulez-vous que je vous dise ? continua-t-elle d’une bouche amère… Je ne suis pas plus coupable de la mort d’Hubert dont on m’accuse formellement que de celle de mon premier mari ! Sabin m’aimait comme un fou ! Et il y avait des moments où son amour ressemblait singulièrement à la haine !… Il lui échappait des phrases qui, peu à peu, m’éclairèrent sur son horrible arrière-pensée… D’autre part, il se livrait à une enquête abominable… Il interrogeait Palmire qui me répétait tout. Je m’employais à le calmer… Surtout, je ne voulais pas de scandale. Je me disais que cet affreux état d’esprit se dissiperait à la longue et que, comme je n’avais rien à cacher, il finirait par comprendre que nous étions tous victimes d’une épouvantable fatalité. Tout à coup il s’est cru empoisonné… Cela, il ne me l’a pas dit tout d’abord. Je me gardais, de mon côté, de prononcer le mot de poison pour que rien de définitif ne se passât entre nous !… Je ne voulais pas être obligée de le chasser ou de faire appel à la justice… Mais comme il continuait de souffrir, je lui conseillai de consulter des confrères, de se remettre entre leurs mains. Il n’en fit rien !… Le jour de sa mort, il était sous l’influence d’une drogue à haute dose qui le faisait divaguer. Il avait tenu à paraître au repas. Comme je connaissais sa pensée, depuis longtemps je m’attachais à ne boire que ce qu’il buvait, et à partager sa nourriture. Au dessert, il se jeta à mes pieds en me demandant pardon de m’avoir soupçonnée, il savait maintenant qu’il était empoisonné tous les jours par cette hideuse Palmire. Et il me supplia de chercher avec moi à la confondre. Comme je la défendais, naturellement, il me quitta brusquement et alla s’enfermer dans sa chambre. Vous savez le reste. C’est moi qui ai demandé l’autopsie.

 

« Le lieutenant Jacobini s’était arrêté. C’est moi qui repris :

 

« – Et cela vous a convaincu ?

 

« – Non ! fit-il… Si Olympe s’attendait à quelque chose dans le genre de la lettre du Dr Sabin, je m’attendais, moi, à quelque explication comme celle qu’elle venait de me fournir, arrosée de quelques larmes… C’est alors que, brusquement, je lui jetai à la face :

 

« “– Et le Tali-tali[6], Olympe ! Qu’en avez-vous fait ?

 

« “Elle tressaillit et devint d’une pâleur mortelle.

 

« “– Oh ! gémit-elle, vous croyez que je l’ai empoisonné avec le Tali-tali ?

 

« “Je lui pris son poignet et je crus étreindre une main de marbre :

 

« “– Écoutez, Olympe !… Hubert est mort d’un accident, je vous l’accorde et cela m’indiffère complètement !… Mais Delphin était mon ami !… Delphin est mort de la même mort que le Dr Sabin… Empoisonnés tous deux par le Tali-tali qui ne laisse pas de traces !… C’est moi qui ai donné ce poison à Delphin pour qu’il le soumît à l’analyse chimique et qu’il en trouvât l’antidote, si possible… Je vous demande ce qu’est devenu le Tali-tali que j’avais donné à Delphin à mon retour de l’Afrique occidentale… C’est un poison terrible, qui ne pardonne pas et que les sorciers donnent là-bas aux malheureux qui sont soupçonnés d’avoir attiré sur le village les mauvais esprits de la forêt. On ne saurait compter ses victimes… Je suis responsable, moi, de celles qu’il a faites en France !… Qu’avez-vous fait du Tali-tali, Olympe ?

 

« “Olympe releva sur moi son regard glacé. Elle ne pleurait plus. Elle me dit :

 

« “– Il n’y a plus de Tali-tali.

 

« “– Depuis quand ? lui demandai-je brutalement en essayant de dominer sa pensée rebelle qui, nettement, se séparait de moi.

 

« “– Depuis que Delphin l’a détruit sur ma prière. C’est un cadeau, monsieur, que vous auriez bien dû ne jamais lui faire, non point qu’il en soit mort, je ne le crois pas, mais s’il ne me tue pas, moi, ce ne sera point de votre faute !… C’était une chose, n’est-ce pas, qui était enfermée dans le ventre d’un fétiche d’acajou couvert de signes bizarres et curieusement travaillé à la pointe de feu…

 

« “– C’est cela même, Olympe ! Il n’y a aucune erreur possible. Vous connaissez bien le Tali-tali.

 

« “– Oui, Delphin faisait avec ce poison et avec des écorces de l’arbre que vous lui aviez apportées des expériences qui m’intéressaient, au même degré du reste, que beaucoup d’autres. Au début, ses alambics m’amusaient. Et puis, on se lasse de tout ! Mais je m’aperçus bientôt que Delphin était souffrant et j’attribuai sa langueur à l’atmosphère viciée du laboratoire. Je le suppliai de suspendre pendant quelque temps ses expériences. Il n’en fit rien. Je lui demandai de me faire ce plaisir, au moins, de me sacrifier le Tali-tali. Il me dit qu’il n’en avait plus rien à craindre et, du reste, que le Tali-tali n’était mortel que pour ceux qui en buvaient. Or, il n’était pas assez fou pour goûter à cette liqueur dont il avait expérimenté les effets sur une poule et un lapin. Il s’amusait de ma pusillanimité, mais je ne lui laissai de repos que lorsqu’il eut détruit le Tali-tali, ce qui lui arriva un soir devant Palmire et devant moi. De guerre lasse, il jeta le fétiche et le poison qu’il contenait dans le feu et tout fut consumé en un instant !

 

« “– Comment se comporta le poison dans le feu ?

 

« “– Il y eut d’abord une longue flamme verte, comme une fusée, et puis une vapeur suffocante que nous fuîmes, du reste. Quant au fétiche lui-même, ce n’était plus qu’une braise qui jetait une dernière grimace avant de tomber en cendres… C’est fini, monsieur, je n’ai plus rien à vous apprendre, mais si c’est pour que je vous dise cela que vous avez voulu faire de moi votre femme, vous auriez pu vous en dispenser !… Je vous aurais renseigné sans cela, monsieur ! Et peut-être vous aurais-je aimé ensuite. Maintenant, tout est fini entre nous. Je vous prie de faire en sorte que je ne vous retrouve plus jamais devant moi !

 

« Comme Jacobini, arrivé à ce point de son récit, s’était tu et roulait une cigarette :

 

« – Et alors ? fis-je.

 

« – Et alors, je l’ai quittée pour aller interroger Palmire. Je la poussai, elle aussi, sur l’affaire du Tali-tali. Je la retournai de toutes les façons. C’est une ignorante, cette fille. Elle ne pouvait inventer les effets chimiques auxquels elle avait assisté. Tous ses dires coïncidaient absolument avec ceux d’Olympe. Je lui posai des questions qu’Olympe ne pouvait avoir prévues. Enfin, j’élargis mon enquête à la suite de quoi je revins me jeter aux pieds d’Olympe, qui m’a pardonné parce qu’il faut que tu saches une chose, Zinzin, c’est qu’Olympe est bonne autant qu’honnête !

 

« – Possible ! fis-je, mais elle n’est pas fière !

 

« Là-dessus, il me quitta après m’avoir serré la main avec condescendance et aussi avec la satisfaction, à peine déguisée, d’un numéro 5 qui n’est pas fâché d’avoir pris la place du numéro 4 !… Comme vous pensez bien, je n’allai point les déranger chez eux !… Mais je revis Jacobini huit jours plus tard. Une angoisse affreuse se lisait sur sa figure pâle et inquiète : « Zinzin, me dit-il d’une voix rauque, je crois que moi aussi je suis touché !… Mais ce n’est peut-être qu’une idée !… Oui, une idée, ce Tali-tali vous rend fou rien qu’en y pensant !… Mais je vais essayer de ne plus y penser, Zinzin !… » Je n’eus pas le temps de lui dire un mot. Il était déjà reparti.

 

« Et voici le drame effroyable qui se passa le lendemain, tel que l’enquête judiciaire le reconstitua avec l’aide, du reste, de Jacobini agonisant et des derniers témoignages de Palmire.

 

« À midi, Jacobini, qui n’avait pas vu sa femme de la matinée et qui était en proie aux plus sombres pressentiments, bien qu’il essayât de se libérer de cette idée de poison qui le poursuivait depuis la veille et qu’il mît sur le compte des fièvres paludéennes dont il avait souffert aux colonies le malaise qui le possédait, se dirigeait vers le pavillon.

 

« Ce fatal bâtiment qui avait servi de laboratoire à Delphin, qui avait été transformé par Hubert en pavillon de chasseur, était devenu depuis le mariage de Jacobini un singulier petit musée où l’officier avait réuni toutes ses collections ramenées des colonies. Les murs étaient tapissés d’images bizarres, les meubles supportaient de curieuses idoles ; au-dessus du large divan bas recouvert de la dépouille des grandes chasses, étaient suspendues des panoplies formées d’armes frustes et sauvages, casse-têtes, flèches, sagaies, couteaux-scies qui semblaient avoir été inventés pour le bourreau plus que pour le guerrier ou pour le défricheur. C’était là qu’était servi le déjeuner ; quand Jacobini y pénétra, une porte se fermait hâtivement au fond de la pièce. En même temps qu’il avait entendu des pas précipités, un bruit de claquoir, comme celui d’une boîte dont on laisse retomber le couvercle, était venu frapper son oreille.

 

« Il courut d’abord à la porte, l’entrouvrit et aperçut Olympe qui avait une conversation à voix basse avec Palmire et paraissait fort agitée. Dans le même temps, une crampe terrible le saisit aux entrailles et il laissa se refermer la porte, n’ayant plus la force de se laisser tomber sur le divan. D’une main il s’était accroché à la boîte à ouvrage d’Olympe dont le couvercle, mal refermé laissait échapper des bouts de fine lingerie. Obéissant au mouvement fébrile de sa main, le couvercle s’était soulevé. Les doigts de Jacobini crispés par la douleur fouillaient d’un geste inconscient toute cette dentelle et rencontrèrent soudain un corps dur…

 

« Et voilà qu’il se redressa, hagard, fou ! Sa main tenait le fétiche de mort, l’horrible fiole, le hideux Tali-tali qu’Olympe et Palmire lui avaient juré avoir été brûlé, détruit, anéanti devant elles ! Olympe lui avait menti ! Olympe l’empoisonnait comme elle avait empoisonné les deux autres ! Et il allait connaître le sort atroce qui avait déchiré son prédécesseur dans la couche de cette abominable stryge !… Et alors voilà ce qui se passa. Domptant pendant quelques instants le mal qui le ravageait, Jacobini versa dans le carafon de vin de la Moselle qui était sur la table ce qui restait du poison dans le fétiche. Il en restait assez pour constituer une dose foudroyante et il attendit sa femme. Elle ne tarda pas à entrer. Elle l’embrassa en lui demandant comment il se portait ce matin. Il répondit qu’il se sentait beaucoup mieux, mais que la fièvre ne l’avait point tout à fait quitté et qu’il avait soif.

 

« – Eh bien, il faut boire, mon chéri ! lui dit-elle. Il n’attendit point qu’elle lui versât à boire et il remplit les deux verres.

 

« – Mais tu sais bien que depuis quelque temps je ne bois que de l’eau, lui dit-elle… les médecins me défendent le vin.

 

« Il insista. Il voulait qu’elle bût avec lui, dans le même verre, comme ils avaient fait souvent. Elle détourna la tête. Alors, la saisissant comme une brute, il lui renversa la tête et sauvagement lui pinça les narines. Et elle dut boire. Elle criait d’effroi. Il lui dit : « Tu aurais peut-être préféré une autre coupe ? » Et il lui montra le Tali-tali. Elle appela au secours, mais tout de suite elle porta la main à son ventre et fut prise d’une crise terrible. En même temps, le mal le possédait à nouveau, lui, dans toute son horreur. Ils tombèrent en se roulant et en se déchirant sur le divan. Ils mêlaient leur géhenne, se crachaient leur bave empoisonnée, se mordaient, s’arrachaient les chairs avec des cris de fauve. Ils se tordaient, mêlés l’un à l’autre dans le même brasier.

 

« Jacobini trouvait encore la force de l’insulter, de prononcer les noms de ses premières victimes ! « Tu n’en tueras plus !… Tu vas crever !… Tu vas crever avec moi !… » Mais il souffrait trop. Il lui semblait avoir tout l’enfer dans le ventre… Il arracha de la muraille des armes, un coutelas et se le plongea dans les entrailles pour tuer le mal d’un coup avec lui. Il ne réussit qu’à se faire une horrible blessure. Alors, il retourna le fer contre elle et ouvrit Olympe, comme une bête, de bas en haut ! Elle hurlait encore.

 

« Possédé de mille démons, il lui fracassa la tête, la perça de sagaies comme une pelote à épingles, lui creva les seins, les yeux, en fit des morceaux et il continuait à se frapper lui aussi. À eux deux, ils ne formaient plus qu’une horreur sanglante, sans nom, sans forme. Elle était morte quand les domestiques accoururent dans la pièce. Mais lui n’expira que le lendemain matin après avoir, dans quelques moments de lucidité, narré les hideuses péripéties de leur abominable martyre au substitut qui, lui aussi, avait espéré de se marier avec cette femme et qui dut s’aliter en rentrant chez lui. La nuit même, il se mit à divaguer. On put craindre qu’il devînt fou et que ce drame comptât une victime de plus !…

 

Zinzin, maintenant, se taisait ; la sueur coulait de ses tempes. Tous se taisaient. Enfin, la voix de Chanlieu dit :

 

– Et toi, tu n’es pas devenu fou ?

 

– Non, fit-il, mais je pourrai peut-être le devenir…

 

Encore un silence. Puis la voix du commandant Michel :

 

– La garce ! Tout de même, elle n’a eu que ce qu’elle méritait ! Ce qu’elle avait fait était épouvantable !

 

On entendit une sorte de gémissement. C’était Zinzin.

 

– Ce qu’il y a d’épouvantable, dit-il, c’est qu’elle n’avait rien fait !

 

– Oh ! s’exclamèrent les autres.

 

– Oui, elle était innocente ! J’ai appris cela l’autre jour… l’autre jour seulement !

 

– C’était Palmire qui avait tout fait toute seule ! s’écria Gaubert.

 

– Ah ! Quant à celle-là, fit Zinzin avec un ricanement terrible, la justice la prit et ne la lâcha pas ! Et je vous prie de croire que tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour qu’elle cueillît le maximum, je l’ai fait !… J’ai fait connaître la lettre du Dr Sabin dont l’original avait été détruit par Jacobini ! Sans moi, elle échappait peut-être, la Palmire ! Et à la lettre, lue en cour d’assises, j’ajoutai, en qualité de témoin, quelques commentaires bien sentis et je rapportai des propos qu’elle écoutait d’un air idiot !

 

« Elle se bornait à répondre : « Non ! » à tout ce qu’on lui disait et à pleurer sur Olympe. Pour celle-ci, cependant, elle donnait quelquefois des explications qui nous ahurissaient tant elles étaient bêtes ou nous paraissaient naïves… Ainsi, par exemple, quand on lui disait : « Si votre maîtresse était innocente, elle n’aurait pas raconté à son mari que le Tali-tali avait été détruit devant elle et devant vous !

 

« – Bah ! répliquait-elle, c’est bien simple, ma fi !… On s’était entendues pour dire ça parce qu’il y avait des bruits qui couraient et que nous ne voulions pas être soupçonnées !… D’autant que nous ne savions pas ce qu’il était devenu, le Tali-tali, et que nous croyions bien que M. Delphin l’avait ben brûlé tout entier comme Madame le lui avait commandé un jour qu’il en avait jeté dans le feu quelques gouttes devant nous !… » Oui, elle avait trouvé, celle-là ! Elle fut huée ! Et je criai plus fort que les autres !…

 

– Et à quoi a-t-elle été condamnée ? demanda Chanlieu.

 

– À la peine de mort ! fit Zinzin dans un souffle.

 

– Mais on n’exécute pas les femmes ?

 

– Non !… Sa peine a été commuée en une réclusion perpétuelle. Elle est morte en cellule, il y a dix ans. J’ai appris encore cela l’autre jour…

 

– Et s’est-elle repentie ? A-t-elle avoué ? demanda Michel.

 

– Non ! dit Zinzin en nous regardant comme un dément… Elle n’avait rien à avouer… Elle aussi était innocente !

 

N… de D… !… fit Chanlieu.

 

– Mais alors, qui était le coupable ? interrogea Gaubert.

 

– Un homme qui vient de mourir en faisant, lui, des aveux et qui s’était retiré, après le drame, pas loin d’ici… Oui ! Il est mort l’autre jour au Mourillon… Cet homme possédait dans le bourg une petite propriété qui joignait le fond du parc où était le pavillon…

 

– Mais qui était cet homme ?… L’un des douze ?

 

– Oui ! l’un des douze… C’était même le douzième !… Celui-là n’avait aucun espoir d’épouser jamais Olympe car, bien sûr, elle n’irait pas au bout des douze, n’est-ce pas ?… Après onze morts pareilles !… Seulement, il supprimait ceux qui avaient été plus heureux que lui… Et, à la fin, il s’arrangeait pour faire croire que l’assassin c’était Olympe ! Rappelez-vous l’arrivée du douzième dans le salon où nous étions alignés… L’arrivée de M. Pacifère, le receveur de l’enregistrement !… Comme Olympe s’était jouée de lui et comme nous avions ri quand elle l’avait planté tout au bout du rang, à la queue !… Oui !… On s’était moqué de M. Pacifère quand il était entré dans le salon !… Eh bien ! il s’était vengé, cet homme !…

 

LA FEMME AU COLLIER DE VELOURS[7]

 

– Vous dites que toutes les histoires de vendettas corses se ressemblent ! fit l’ex-capitaine au long cours Gobert au vieux commandant Michel, eh bien ! j’en connais une, moi, qui laisse loin derrière elle tous les pauvres petits drames du maquis et qui m’a fait frissonner jusqu’aux moelles, je vous le jure !

 

– Oui, oui, répliqua le commandant, sceptique comme il convient à un homme qui prétend connaître les plus belles aventures du monde et qui ne croit guère à celles des autres… Oui… oui… encore quelques coups de fusil… Mais racontez toujours, nous n’avons rien de mieux à faire que de vous entendre…

 

Et il commanda une nouvelle tournée apéritive pour les camarades qui venaient là, tous les soirs, bavarder, autour des soucoupes du Café de la Marine, à Toulon.

 

– D’abord, commença Gobert, il ne s’agit point de coups de fusil… et ma vengeance corse, à moi, ne ressemble certainement à rien de ce que vous avez entendu jusqu’ici, à moins cependant que vous ne vous soyez arrêtés, comme moi, il y a une trentaine d’années, à Bonifacio, auquel cas vous avez pu la connaître, car l’histoire, qui fut retentissante, en courait la ville.

 

Mais pas un de ceux qui étaient là, autour des soucoupes, n’avait fait la rare escale de Bonifacio.

 

– Cela ne m’étonne pas, exprima Gobert, on n’a guère l’occasion de visiter cette petite cité, l’une des plus pittoresques de la Corse. Et cependant, tout le monde l’a vue de loin, en passant sur la route d’Orient ! Tout le monde a salué son antique citadelle, ses vieilles murailles jaunies, ses tours crénelées accrochées au rocher comme un nid d’aigles…

 

– L’histoire !… L’histoire !… clamèrent les autres, impatients… Pas de littérature !…

 

– Eh bien, voilà !… À cette époque, j’étais lieutenant de vaisseau et commandais un torpilleur qui fut désigné pour faire partie de l’escadre qui accompagnait le ministre de la Marine dans un voyage d’études en Corse. Il s’agissait alors de créer dans l’île des postes de défense mobile, et même mieux que cela. Vous savez qu’il a été question, à un moment, de transformer la rade de Porto-Vecchio, aussi vaste que celle de Brest, en un véritable port de guerre. Le ministre visita d’abord Calvi, Bastia, et nous revînmes l’attendre à Ajaccio, cependant qu’il traversait toute l’île en chemin de fer, par Vizzavona où il s’arrêta pour déjeuner et où il fut reçu en grande pompe par une délégation des bandits, sortis le matin même du maquis pour venir lui présenter leurs hommages.

 

« Le fameux Bella Coscia commandait lui-même les feux de salve et fut félicité par le ministre qui admira sa belle prestance, son beau fusil, dont la crosse sculptée portait autant de crans qu’il avait fait de victimes, et son beau couteau dont Edmond About lui avait fait cadeau, en lui recommandant de ne point le laisser dans la plaie !

 

– Oui, oui ! Toutes les blagues, interrompit le commandant Michel, bourru… Toutes les blagues !

 

– Comme vous le dites si bien, mon cher commandant… Toutes les blagues… Mais, attendez ! Nous arrivons aux choses sérieuses. Nous partîmes d’Ajaccio et arrivâmes vers le soir à Bonifacio. Et, pendant que les gros navires continuaient leur chemin jusqu’à Porto-Vecchio, moi, je fus de ceux qui accompagnèrent le ministre à terre. Il y avait naturellement fête, dîner de gala et, le soir, réception dans les salles de la mairie.

 

« Bonifacio, situé en face de la menaçante Magdelana, demandait un poste de défense mobile. Pour l’obtenir, la ville fit mille grâces, sortit ses plus magnifiques atours, ses plus belles fleurs, ses plus belles femmes, et vous savez si les femmes corses sont jolies ! Au dîner, nous en vîmes quelques-unes qui étaient d’une beauté vraiment remarquable. Comme j’en félicitais mon voisin de table, un brave homme charmant et terriblement frisé, gros garçon débonnaire que chacun appelait Pietro-Santo et qui était alors secrétaire de mairie, il me dit : « Attendez la femme au collier de velours !

 

« – Elle est encore plus belle que celle-ci ? demandai-je en souriant.

 

« – Oui, répondit-il, sans sourire… Encore plus belle… mais ce n’est pas le même genre… »

 

« En l’attendant, nous nous mîmes à causer des mœurs du pays. L’esprit encore hanté de toutes les histoires de brigands que mes camarades, qui avaient accompagné le ministre à Vizzavona, m’avaient racontées et de cette réception d’opéra-comique à laquelle avait présidé Bella-Coscia, l’homme aux belles cuisses, je trouvai plaisant et même poli de mettre en doute le caractère dangereux de ces brigandages, à une époque où la Corse nous apparaissait au moins aussi civilisée que bien des départements touchant de plus près à la métropole.

 

« – La vendetta, me dit-il, continue à être aussi en honneur chez nous que le duel chez vous. Et quand on s’est vengé, on devient brigand. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?… Certes, continua-t-il, il faut le déplorer. Moi, je suis le plus débonnaire des hommes, j’ai été élevé au fond d’une boutique d’antiquaire et, je vous le dis comme je le pense, je regrette de voir certains de mes compatriotes encore si sauvages, dès que l’honneur de leur maison, comme ils disent, est en jeu !

 

« – Vraiment, vous m’étonnez, fis-je en lui montrant toutes les bonnes figures réjouies du banquet.

 

« Il hocha la tête : « Ne vous y fiez pas ; le rire chez eux se change vite en un rictus diabolique. Regardez-moi ces yeux de jais, brillants d’une franche allégresse… Demain, ils refléteront la haine et toutes les passions de la vendetta, et ces mains fines, délicates, qui affectent de se serrer en une étreinte d’ardente amitié, ne cessent de jouer, croyez-moi, avec une arme cachée !

 

« – Je croyais qu’on ne retrouvait plus ces mœurs qu’au fond des lointaines campagnes !

 

« – Monsieur, je vais vous dire, le premier mari de la femme au collier de velours était maire de Bonifacio ! »

 

« J’allais demander une explication devenue nécessaire, quand on frappa sur les verres pour réclamer le silence. C’étaient les discours qui commençaient. On passa ensuite dans le salon de réception. Et c’est là que je vis la femme au collier de velours.

 

« Pietro-Santo, qui ne m’avait point quitté, n’eut point besoin de me l’indiquer. Je la devinai tout de suite, d’abord à son étrange beauté funèbre, ensuite à son collier qui découpait une large marge noire au bas de son col nu, mince et haut. Ce collier était placé très bas, à la naissance des épaules, et le cou n’en paraissait que plus haut, ne remuant pas, portant la tête avec une rigidité et un orgueil inflexibles, une admirable tête d’une régularité de lignes hellénique, mais si pâle, si pâle, qu’on eût pu la croire vidée de tout son sang et de toute sa vie, si deux yeux de feu n’eussent brillé dans cette face de marbre, d’un éclat insoutenable.

 

« Tous baissaient les paupières et penchaient la tête sur son passage, la saluant avec une sorte d’effroi et de recul instinctif qu’il m’était facile de saisir, ce qui déjà m’intriguait au plus haut point. Son beau corps était moulé dans un fourreau de velours noir et elle s’avançait, glissait au milieu de tous, avec sa tête si pâle et si tragiquement surélevée au-dessus des épaules nues par le ruban de velours qu’on eût dit le fantôme orgueilleux d’une reine défunte et martyre. Quand elle fut passée, je communiquai mon impression mortuaire à mon cicérone qui me répondit : « Rien d’étonnant à cela, elle a été guillotinée !

 

« – Vous dites ?… »

 

« Mais il ne put me répéter, sur-le-champ, son impossible phrase. La femme au collier de velours, après avoir salué le ministre, revenait de notre côté et tendait la main à mon ami, le secrétaire de mairie : « Bonsoir, et bonne fête, Zi[8] Pietro-Santo ! » lui fit-elle du haut de sa tête, qui ne remuait pas.

 

« L’autre s’inclina en balbutiant, et elle passa. Tous la suivaient des yeux et un grand silence s’était fait. Je m’aperçus alors qu’elle était accompagnée d’un beau garçon d’une trentaine d’années, bien taillé, bien découplé, et remarquable par ce profil de médaille antique commun à presque tous les Corses et qui leur donne si souvent un air de famille avec le grand empereur. À ce moment, le couple disparut, tandis qu’autour de moi j’entendais des « Jésus-Maria ! » et qu’un vieux de la montagne récitait tout haut un ave.

 

« – Ils ne restent pas longtemps, expliqua Pietro-Santo, parce qu’ils ne sont pas bien avec le maire actuel, Ascoli. Oui, la belle Angeluccia, que vous venez de voir, aurait bien voulu que son second mari, le seigneur Giuseppe Girgenti, s’installât à la mairie, comme le premier. Elle a toujours été fière et ambitieuse. Mais leur liste a été battue aux dernières élections, et je crois bien qu’elle le sera toujours, ajouta-t-il, à cause de cette histoire de guillotine !

 

« Je sursautai et pris mon homme par le bras : « Ah ! vous voudriez bien savoir… Tenez, voilà déjà le maire qui raconte l’histoire au ministre… Mais il ne la sait pas aussi bien que moi… Moi, voyez-vous, mon capitaine, j’étais de la maison… et j’ai tout vu ! Jusqu’au fond du panier !…

 

« – Pietro-Santo, aimez-vous les bons cigares ? Des cigares comme vous n’en avez jamais fumé ? »

 

« Pietro-Santo aimait les bons cigares… Je l’emmenai à mon bord, car je ne voulais point, vous pensez bien, quitter Bonifacio sans savoir exactement ce que c’était que cette histoire incompréhensible de guillotine.

 

« – Ainsi, fis-je en riant, pour amorcer la conversation, dès que nous fûmes installés dans mon carré… Ainsi, cette femme a été guillotinée ?

 

« – Ah ! monsieur, vous avez tort de rire, répliqua-t-il le plus sérieusement du monde : elle a été guillotinée, comme je vous le dis, et cela devant la plupart des gens que vous avez vus ce soir, se signant et récitant des ave aussitôt qu’elle fut passée !…

 

« Et comme j’ouvrais des yeux énormes, Pietro-Santo m’expliqua simplement : « C’est pour cacher la cicatrice qu’elle porte toujours son collier de velours !

 

« – Monsieur Pietro-Santo, vous vous moquez de moi ! Je demanderai à la belle Angeluccia de retirer son collier sous mes yeux, car je serais curieux de voir cette cicatrice-là… »

 

« Le secrétaire de la mairie secoua la tête : « Elle ne l’ôtera point, monsieur, car tout le monde sait ici que si elle l’ôtait, sa tête tomberait ! » Et le bon Pietro se signa, à son tour, avec son cigare. Je le regardais, sous la lueur de ma lampe. Il avait, avec ses cheveux bouclés, une bonne figure bouffie d’ange effaré d’avoir aperçu le diable. Il poussa un soupir en disant : « Cet Antonio Macci, le premier mari d’Angeluccia, était cependant le meilleur des hommes ! Qui est-ce qui aurait jamais cru cela de lui ? Je l’aimais, monsieur, car il avait été bon pour moi. J’avais été élevé dans sa boutique. Antonio était antiquaire, célèbre dans toute la Corse, et bien connu des touristes, auxquels il a vendu autant de souvenirs de Napoléon et de la famille impériale qu’il en pouvait fabriquer. On en était réduit là, monsieur, parce que la rage des amateurs ne saurait se contenter de souvenirs authentiques et Antonio avait fait une jolie fortune en ne mécontentant personne, ne s’en tenant point du reste aux Bonaparte, et il ne manquait jamais l’occasion d’enrichir ses collections d’un tas de bibelots de l’époque révolutionnaire qu’il revendait toujours un bon prix aux Anglais et aux Américains, lesquels ne descendaient jamais dans l’île sans lui faire une petite visite. De temps en temps, nous faisions ensemble un court voyage sur le continent pour renouveler nos collections. C’est ainsi que je l’accompagnai la dernière fois qu’il s’en fut à Toulon, après qu’il eut lu dans un journal de l’île que l’on allait y procéder à une vente des plus intéressantes et qui ne manquerait point de faire quelque réclame aux acheteurs.

 

« “C’est ce jour-là, monsieur, que nous acquîmes un relief de la Bastille pour 425 francs, le lit du général Moreau pour 215 francs, une bague à chaton-cercueil où restaient enfermés les cheveux de Louis XVI pour 1 200 francs, enfin, la fameuse guillotine qui, paraît-il, avait servi à Sanson, sur une enchère de 921 francs, exactement ! C’était donné ! Aussi nous revînmes fort joyeux à la maison. Sur le quai, nous trouvâmes Angeluccia et son cousin Giuseppe, qui nous attendaient, en même temps que le premier adjoint et une délégation du conseil municipal, car, comme je vous l’ai dit, Antonio, dont le commerce était prospère, et qui était considéré comme l’homme le plus raisonnable de la ville, avait été nommé maire. Il avait alors une quarantaine d’années, vingt ans de plus que sa femme qui en a trente aujourd’hui. Cette différence d’âge n’empêchait point Angeluccia d’aimer bien son mari ; mais Giuseppe, qui avait vingt ans, comme Angeluccia, adorait sa cousine. Chacun avait pu s’en apercevoir rien qu’à la façon dont le malheureux garçon la regardait. Quoi qu’il en fût, je dois dire que je n’avais jamais surpris, pour ma part, dans la conduite de l’un et de l’autre, de quoi donner ombrage au mari. Angeluccia agissait, en tout du reste, avec trop de droiture et d’honnêteté pour que le pauvre Giuseppe, à mon avis, eût quelque chance de lui faire oublier ses devoirs. Et je ne pensais point qu’il eût l’audace de tenter jamais une pareille aventure. Il aimait Angeluccia, voilà tout. Et mon maître le savait aussi bien que nous tous. Sûr de sa femme, il en riait quelquefois avec elle. Charitablement, Angeluccia le priait d’épargner le pauvre cousin et de ne point trop se gausser de lui, car jamais Antonio ne retrouverait un pareil ouvrier pour imiter et refaire au besoin l’Empire et le Louis XVI. Giuseppe, en effet, était un véritable artiste. De plus, il connaissait tous les secrets industriels de son maître et savait naturaliser les petits oiseaux. Antonio ne pouvait se passer de Giuseppe. Et c’était là la raison, certainement, pour laquelle il montrait tant de complaisance envers un ouvrier qui avait des yeux aussi éloquents quand ils regardaient sa femme.

 

« “Giuseppe était toujours un peu mélancolique à cause de son amour. Angeluccia, elle, n’avait point encore cette beauté funèbre que lui avez vue. Elle souriait volontiers et accueillait toujours son époux, comme une brave petite femme qui n’a rien à se reprocher. On fêta joyeusement notre retour.

 

« “Angeluccia avait préparé un excellent dîner auquel furent invités l’adjoint et quelques amis. Tout le monde demandait des nouvelles de la guillotine, car le bruit s’était répandu des sensationnelles acquisitions d’Antonio et chacun voulait les voir.

 

« “– Est-ce qu’elle marche encore ? demandait l’un.

 

« “– Si tu veux l’essayer…, répondait en riant le maître de la maison.

 

« “Antonio, auprès de qui je me trouvais à ce moment, laissa tomber par mégarde sa serviette. Il se baissa rapidement pour la ramasser, mais j’avais déjà prévenu son mouvement et ma tête fut en même temps que la sienne sous la table et ma main sur le linge. Je me levai en lui rendant cette serviette et, sous un prétexte quelconque, je sortis. Je ne voulais pas avoir de témoins de mon émoi, car je suffoquais. Dans le magasin, je me laissai tomber sur une chaise et je réfléchis que, de la façon dont je m’étais précipité sous la table et dont ma tête se trouvait placée, il avait été impossible à Antonio d’apercevoir ce que j’avais vu, de mes yeux, hélas, vu. Du reste, le calme avec lequel il s’était redressé et avait reçu de mes mains la serviette et la tranquillité avec laquelle il avait continué de s’intéresser à la conversation devaient me rassurer. Je rentrai dans la salle à manger où le repas se terminait le plus gaiement du monde. L’adjoint, qui est le maire d’aujourd’hui, insistait pour qu’on montât tout de suite la guillotine. Antonio, lui, répondit que ce serait pour une autre fois, quand elle serait réparée, arrangée comme il convenait, car je connais mes Américains, conclut-il, ils ne me l’achèteront que si elle fonctionne bien !

 

« “On se sépara et, tout le reste de la journée, je ne pus regarder sans frémir Angeluccia qui embrassait gentiment son mari et lui faisait mille amitiés. Je ne pouvais imaginer que tant de dissimulation fût possible chez une jeune personne d’aspect aussi candide. Sous la table, au dîner, j’avais vu le petit pied d’Angeluccia, étroitement, amoureusement serré entre les deux pieds de Giuseppe. Le mouvement même qu’elle avait fait pour le retirer m’avait dénoncé le crime.

 

« “Au magasin, la vie reprit son cours normal. Quelques clients étrangers s’étaient présentés pour la fameuse guillotine, mais le maître avait répondu qu’elle n’était point prête et qu’il ne la vendrait que lorsqu’elle serait présentable, c’est-à-dire lorsqu’elle aurait subi les réparations nécessaires. De fait, on y travaillait en secret dans les sous-sols. Nous l’avions montée et démontée plusieurs fois. Toute vermoulue et disloquée, nous essayions de la retaper, de lui retrouver son parfait équilibre et le jeu glissant du couteau. Cette besogne qui me répugnait semblait plaire au contraire à Antonio. Comme nous approchions de la fête d’Angeluccia, qui se confond avec celle de la Pentecôte, date où il est d’usage, chez nous, que le maire offre quelques réjouissances à ses administrés, mon maître nous prévint qu’il avait résolu de donner une fête costumée du temps de la Révolution, ce qui lui permettrait de montrer au dessert sa fameuse guillotine que personne n’avait encore vue : ce serait le bouquet !

 

« “À Bonifacio, on est très friand de ce genre de divertissements, reconstitutions historiques et autres cavalcades. Angeluccia sauta au cou de son mari et ce fut la première qui demanda à être habillée en Marie-Antoinette.

 

« “– Et à la fin de la fête, on te guillotinera ! ajouta Antonio en éclatant de rire.

 

« “– Pourquoi pas ? reprit Angeluccia, ce sera très amusant !

 

« “Quand on sut quel genre de fête le maire allait donner, tout le monde voulut en être. On ne fit que s’y préparer pendant les quinze jours qui nous séparaient de la Pentecôte. Le magasin ne désemplissait pas. On venait demander des conseils, consulter des estampes. Antonio devait représenter Fouquier-Tinville, le terrible accusateur public. Giuseppe devait faire Sanson, le bourreau, et moi, je serais modestement un aide du bourreau.

 

« “Le grand jour arriva. Dès le matin, nous avions vidé le magasin de tous les objets qui l’encombraient et monté la guillotine que nous fîmes fonctionner à plusieurs reprises avec le couteau de carton et de papier d’argent que Giuseppe avait fait fabriquer pour que, d’après le désir d’Angeluccia, nous puissions jouer la comédie jusqu’au bout.

 

« “Tout l’après-midi, on dansa. Le soir, il y eut bal dans la salle de la mairie. On buvait à la santé de M. le Maire et l’on trinquait à celle de sa gentille épouse, la reine Angeluccia, qui présidait à la fête dans les atours de Marie-Antoinette au temps de la captivité de la Conciergerie. Cette toilette simple et modeste, telle qu’en pouvait montrer une pauvre femme destinée à un aussi poignant malheur, lui seyait plus qu’on ne saurait le dire, et je n’oublierai jamais, quant à moi, la grâce altière avec laquelle son beau col tout nu et tout blanc sortait de son fichu croisé si joliment sur sa poitrine. Giuseppe la dévorait des yeux et, en surprenant la flamme trop visible qui consumait l’imprudent garçon, je ne pouvais m’empêcher de regarder du côté d’Antonio, lequel manifestait une gaieté extraordinaire. C’est lui qui, à la fin du repas, donna le signal de l’effroyable comédie : dans un discours fort bien tourné, ma foi, il prévint que quelques-uns de ses amis et lui-même avaient préparé une petite surprise qui allait consister à faire revivre une des heures les plus tragiques de la Révolution et que, puisque la ville de Bonifacio avait le bonheur exceptionnel de posséder une guillotine, on allait s’en servir pour guillotiner Marie-Antoinette !

 

« “À ces mots, les bravos et les rires éclatèrent et l’on fit une ovation à la belle Angeluccia qui s’était levée et qui déclarait qu’elle saurait mourir courageusement comme c’était son devoir de reine de France. Il y eut alors des roulements de tambour et le chant de la Carmagnole éclata dans la rue. On se précipita aux fenêtres. Il y avait là une mauvaise charrette tirée par une pauvre haridelle et entourée de gendarmes, de pourvoyeurs de guillotine, coiffés du bonnet phrygien, et d’horribles tricoteuses qui dansaient et criaient en réclamant l’Autrichienne ! On se serait cru en 93 !

 

« “Chacun s’était prêté à ce jeu sans y voir malice. Il n’y eut que lorsque Angeluccia fut montée sur la charrette, les mains liées derrière le dos, et que le singulier cortège se fut mis en marche au son sourd des tambours dont Antonio avait réglé le rythme funèbre, que plus d’un fut pris d’un frisson et comprit qu’une telle mascarade pouvait bien toucher au sacrilège. C’était fort impressionnant. La nuit était venue. La lueur dansante des flambeaux donnait déjà à Angeluccia une sorte de beauté d’outre-tombe. Sans compter qu’elle se tenait droite, le front altier, comme bravant la populace et dans cette attitude de marbre qu’a consacrée le crayon de David.

 

« “On arriva à la maison d’Antonio. Là, ce fut une bousculade où les rires reprirent de plus belle. Antonio était déjà dans le magasin, donnant la dernière main aux préparatifs et plaçant aussi bien qu’il le pouvait une assemblée de choix qu’il avait introduite par la porte de derrière. On était fort entassé là-dedans et très excité à voir de près la fameuse guillotine. Mon maître réclama énergiquement le silence, et il commença à faire un cours très sérieux sur les vertus de son instrument. Il énuméra tous les nobles cous qui, affirmait-il, avaient été glissés dans cette lunette et il exhiba le vrai couteau tel qu’il l’avait acheté.

 

« “– Si vous voyez là-haut un couteau en carton, ajouta-t-il, c’est que j’ai voulu vous montrer, grâce à ce stratagème, comment fonctionnait ma guillotine. »

 

« “– Alors, il se tourna du côté de Giuseppe et il dit :

 

« “– Es-tu prêt, Sanson ? » Sanson répondit qu’il était prêt. Alors, l’autre commanda :

 

« “– Amène l’Autrichienne !

 

« “Giuseppe et moi couchâmes aussitôt Marie-Antoinette-Angeluccia sur la bascule et ce fut Antonio lui-même qui rabattit la partie supérieure de la lunette. À ce moment, tous les rires s’étaient tus et il y eut, dans toute l’assemblée, comme une espèce de gêne. Tout cela avait beau être de la comédie, la vue de ce joli corps étendu sur la planche fatale évoquait devant les esprits les plus grossiers d’autres corps qui s’étaient véritablement couchés là pour mourir. Il ne fallut rien moins pour ramener momentanément la gaieté que la vision assez curieuse de la figure amusée d’Angeluccia qui regardait si drôlement tout son monde d’invités pendant que son mari donnait la dernière explication sur le déclic, sur le panier qui recevait le corps et sur celui qui recevait la tête.

 

« “Or, tout à coup, comme nous regardions Angeluccia, nous vîmes sa physionomie changer brusquement et exprimer une terreur indicible. Ses yeux s’étaient effroyablement agrandis et sa bouche s’entrouvrit comme pour laisser échapper un son qui ne voulait pas sortir. Giuseppe, qui était derrière la guillotine, ne voyait rien de cela, mais moi, qui étais sur le côté, je fus frappé comme tous ceux qui m’entouraient de cette horrible métamorphose. Nous avions vraiment là la vision d’une tête qui, réellement, savait qu’elle allait être décollée. Les rires s’étaient tus devant nous et certains même des invités s’étaient reculés comme sous le coup d’un effroyable… effroi. Quant à moi, je m’étais encore approché, car je venais de m’apercevoir que les yeux épouvantés d’Angeluccia fixaient quelque chose au fond du panier qui devait recevoir la tête. Et je regardai dans ce panier dont Antonio avait, en dernier lieu, relevé le couvercle, et voici ce que je lus, moi aussi, comme lisaient les yeux d’Angeluccia. Voici ce que je lus sur une petite pancarte attachée au fond du panier :

 

Prie la Vierge Marie, Angeluccia, épouse d’Antonio, maîtresse de Giuseppe, car tu vas mourir !

 

« “Je poussai une exclamation sourde et me retournai comme un fou pour arrêter la main de Giuseppe qui, sur un signe d’Antonio, appuyait sur le déclic. Hélas ! J’arrivai trop tard ! Le couteau tombait et ce fut terrible !… La malheureuse jeta un cri effrayant et arrêté net qui retentit toujours à mes oreilles… Et, tout de suite, son sang jaillit sur l’assistance qui en fut couverte et qui s’enfuit, éperdue, avec de délirantes clameurs. Je m’évanouis. »

 

« Ici, le bon Pietro-Santo se tut et il était devenu si pâle à l’évocation de cette scène macabre que je crus qu’il allait encore se trouver mal. Je lui rendis quelques forces avec un bon verre de vieille grappa dont on m’avait fait cadeau au Mourillon.

 

* * * * *

 

« – Tout de même, lui dis-je, Angeluccia n’était pas morte, puisque je l’ai revue vivante.

 

« Il poussa un soupir et hocha la tête : « Êtes-vous bien sûr qu’elle est encore vivante, cette femme-là ? dit-il. Il n’y a pas de gens d’ici qui, en la voyant passer, la tête si droite et qui ne remue jamais, pensent que cette tête ne tient sur les épaules que par quelque miracle de l’au-delà, d’où la légende du collier de velours. C’est qu’elle a l’air vraiment d’un fantôme… Quand elle me serre la main, je sens sa peau glacée et je frissonne. C’est enfantin, je le sais bien, au fond, mais tout a été si singulier dans cette affaire qu’il faut excuser les contes fantastiques de nos gens de la montagne. La vérité, évidemment, est qu’Antonio avait mal calculé son affaire, que sa vieille machine ne fonctionnait pas bien, que le couteau était dérangé, que le cou de cette pauvre Angeluccia était trop engagé dans la lunette, de telle sorte qu’elle a été frappée maladroitement à la naissance des épaules. Ce n’est point la première fois qu’un accident de ce genre se produit et l’on rapporte que, pour certains condamnés, il a fallu s’y reprendre à cinq fois. Giuseppe a raconté que la blessure était assez large, il n’y a que lui qui l’ait vue avec le médecin qu’il avait fait chercher. Tout le monde s’était sauvé et Antonio avait disparu. Vous comprenez que cette circonstance n’a point été étrangère à la formation de la légende. Tous ceux qui avaient assisté à l’affaire s’étaient répandus dans la ville en racontant qu’Angeluccia avait été guillotinée et qu’ils avaient vu tomber sa tête dans le panier. Alors, quand, quelques semaines après, on a vu réapparaître Angeluccia avec sa tête immobile sur les épaules et reliée au corps par le ruban de velours qui était destiné à cacher la cicatrice, les imaginations n’ont plus connu de frein. Et, moi-même, je vous avouerai qu’il y a des moments où, quand je regarde Angeluccia et son cou qui vous hypnotise, je ne voudrais pas dénouer le ruban de velours !

 

« – Et qu’est devenu Antonio dans tout cela ?

 

« – Il est mort, monsieur… Ou, du moins, on le dit… Enfin, son acte de décès a été dressé puisque Giuseppe et Angeluccia se sont mariés. On a trouvé près des grottes son corps à moitié mangé par les poissons et les oiseaux de mer et tout défiguré. Cependant, il n’y avait pas de doute à cause des habits et des papiers trouvés sur lui… Il a dû s’enfuir, persuadé qu’Angeluccia avait succombé, et il se sera jeté du haut du rocher. Ah ! Il avait bien ruminé sa vengeance et l’avait préparée comme on fait toujours ici, en sournois. Tout de même, je suis encore étonné de la façon dont il avait su dissimuler depuis le jour où il avait vu, comme moi, le pied d’Angeluccia entre ceux de Giuseppe, sous la table. Il avait, de son côté, fabriqué un couperet et une masse qui, extérieurement, ressemblaient à ceux de Giuseppe, mais qui cachaient, sous le carton et le papier d’argent, l’arme du crime… Si vous voulez voir l’instrument, il est encore à Ajaccio, entre les mains d’un vieux magistrat qui se l’est approprié, après que la justice eut informé. »

 

* * * * *

 

– Votre histoire, concéda le commandant Michel au capitaine Gobert, votre histoire est, en effet, assez épouvantable !

 

– Elle n’est point finie, commandant ! expliqua Gobert en réclamant encore le silence pour quelques instants. Laissez-moi terminer, et vous verrez qu’elle l’est tout à fait ! Je n’en connus la fin que plus tard, à un second voyage que je fis à Bonifacio – et c’est encore le bon Pietro-Santo qui me la rapporta. Mais jugez tout d’abord de mon prodigieux ébahissement quand, lui ayant demandé des nouvelles de la femme au collier de velours, il me dit le plus sérieusement et le plus sinistrement du monde : « Monsieur, c’est la légende qui avait raison, Angeluccia est morte le jour où on a touché à son collier !

 

« – Comment cela ? m’écriai-je. Et qui donc lui a détaché son collier ?

 

« – Moi, monsieur ! Et sa tête est tombée ! »

 

« Comme je continuais de regarder Pietro-Santo en me demandant avec inquiétude s’il n’était pas devenu fou, il m’expliqua que, pour beaucoup, la mort d’Antonio était restée douteuse et qu’en particulier le maire qui nous avait reçus lors du passage du ministre, un certain Ascoli, savait pertinemment à quoi s’en tenir, persuadé qu’il avait rencontré, un jour de chasse dans la montagne, Antonio presque nu et vivant comme une bête sauvage. Il avait essayé de lui parler, mais l’autre s’était enfui.

 

« Or il arriva qu’aux élections municipales Giuseppe, qui s’était à nouveau présenté contre Ascoli, passa, cette fois, avec sa liste. Pendant toute la période électorale, Ascoli avait prétendu que Giuseppe Gergenti était indigne d’occuper un siège à la mairie, s’étant fait le complice d’une femme bigame. Et il affirmait qu’Antonio vivait encore. Après qu’il eut été battu, la rage de l’ancien maire ne connut plus de bornes. Il résolut d’aller chercher lui-même Antonio dans la montagne. Il lui fallut plusieurs mois pour le joindre, mais il parvint à ses fins. Antonio qui, depuis dix ans, n’avait adressé la parole à personne apprit que sa femme n’était pas morte, comme il le pensait, et qu’elle vivait heureuse au bras de Giuseppe, dans cette mairie dont il avait été lui-même le maître, au temps où il se croyait aimé d’Angeluccia.

 

« – Ce qui se passa alors, me dit d’une voix sourde Pietro-Santo en se signant, dépasse toute imagination et ferait reculer d’horreur les démons de l’enfer ! Jésus-Maria ! Je vivrais mille ans… Mais, tenez, monsieur, la vérité tient en peu de mots !… C’était un soir comme celui-ci, doux et lumineux, je revenais, comme maintenant, de conduire des amis aux grottes et j’étais assis au gouvernail de la petite barque qui nous ramenait au port quand, en passant au pied du rocher, j’entendis une mélopée dont le son nous fait toujours tressaillir, une psalmodie que nous appelons ballatare et qui est bien connue chez ceux d’entre nous dont les familles ont à se venger de quelque affront mortel. Je levai la tête. Un homme était debout, là-haut, sur la falaise qui lui faisait une sorte de piédestal. Quoiqu’il fût habillé de haillons, il portait fièrement son fusil sur l’épaule et il chantait. Soudain, les derniers rayons du soleil couchant l’éclairèrent en plein. Je poussai un cri : Antonio !… C’était lui ! C’était lui ! Ah ! J’étais sûr que c’était lui ! Sa fatale chanson, son air exalté, tout me prouvait qu’il n’était point revenu dans nos parages, après avoir fait le mort pendant plus de dix ans, sans nourrir un abominable dessein ! Heureusement qu’avec ma petite barque je pouvais être arrivé chez Giuseppe et Angeluccia avant qu’il n’eût eu le temps de tourner le port. Je me jetai sur les rames et bientôt je débarquai. La première personne que je rencontrai fut justement Giuseppe qui revenait de la mairie et rentrait chez lui. Je remerciai le ciel d’arriver encore à temps et je criai à cet homme de se hâter, qu’un malheur irréparable le menaçait, que je venais de voir Antonio, Antonio lui-même, vivant… et se dirigeant vers la ville !

 

« “Pendant qu’il m’interrogeait et que je lui répondais, nous courions et nous arrivâmes ainsi, haletants, à la maison où Giuseppe avait laissé Angeluccia.’Angeluccia !… Angeluccia !…’criâmes-nous… Mais personne ne nous répondait.’Pourvu, mon Dieu, qu’elle ne soit pas sortie à la promenade !’pleurait le malheureux Giuseppe. Nous gravîmes, toujours appelant, le premier étage.

 

« “Il entra dans une pièce et moi dans l’autre. C’était dans la pièce où j’avais pénétré que se trouvait Angeluccia. Elle était assise au coin de la fenêtre, dans un grand fauteuil Voltaire sur le dossier duquel reposait sa tête. Elle paraissait dormir. Comme elle était toujours extrêmement pâle, la pâleur, surprenante pour tout autre, de son beau visage, ne me frappa point.’Viens, elle est par ici’, criai-je à Giuseppe. Quant à moi, j’avais continué d’avancer dans la pénombre, stupéfait qu’Angeluccia ne se réveillât pas, ne nous répondît pas, je la touchai… Je touchai son collier de velours qui se dénoua et sa tête me roula dans la main !

 

« “Je m’enfuis, les cheveux dressés, mais je tombai presque aussitôt dans une horrible flaque de sang que les ombres de la nuit commençante m’avaient empêché de voir en entrant. Je me relevai en hurlant, je repris ma course insensée et l’on dut s’emparer de moi avec des précautions comme d’une bête enragée.

 

« “On put croire, pendant quelques jours, que je devenais fou. Enfin, heureusement, je me calmai, et si bien qu’aujourd’hui, c’est moi qui suis maire de Bonifacio, monsieur ! Comme vous le devinez, quand j’avais aperçu Antonio, celui-ci n’allait point à sa vengeance : il en revenait ! On reconstitua tout le drame. Entré dans la maison alors qu’Angeluccia se trouvait seule, il l’avait d’abord tuée d’un coup de poignard au cœur et puis, l’esprit hanté par tout ce que lui avait raconté Ascoli, il avait achevé ce qu’il avait si maladroitement commencé dix ans plus tôt, à la fête de la Pentecôte. Plus sûr de son bon couteau corse que de l’instrument pseudo-historique qui l’avait trahi, il avait décollé tout à fait la malheureuse avec son large poignard, puis il n’avait pas reculé devant l’atrocité de replacer la tête sur les épaules et de cacher la section du cou sous le collier de velours ! » »

 

* * * * *

 

« – Maintenant, termina l’excellent Pietro-Santo, si vous voulez avoir des nouvelles de Giuseppe, il faudrait aller en demander aux échos du maquis. Deux jours après, le second mari d’Angeluccia prenait le chemin de la montagne, à la recherche du premier. Il avait le fusil sur l’épaule et portait à sa ceinture un sac dans lequel il avait glissé la tête d’Angeluccia qu’il avait lui-même embaumée. On n’a jamais plus revu ni Giuseppe, ni Antonio, ni Ascoli, mais ils ont bien dû se joindre comme il convenait et se massacrer dans quelque coin. Car, monsieur, c’est la seule façon dont la vendetta s’éteint dans notre pays, quand tout le monde est mort. »

 

 

 

 

 


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Septembre 2006

 

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[1] Paru en 1911.

[2] Paru en 1912.

[3] Paru dans Le Cyrano en juillet 1924.

[4] Paru dans Le Cyrano en août 1924

[5] Paru dans Le Cyrano en octobre 1924.

[6] Le Tali-tali dont parle ici le lieutenant Jacobini est certainement le proche parent de celui dont les effets atroces sont dépeints dans l’œuvre de M. André Demaison. On lit dans Dinto : « Un homme tournait lentement autour de la marmite où bouillaient les feuilles, l’écorce et les racines de l’arbre sacré. À son nom, les enfants prenaient peur et la raison abandonnait les adultes ; mais le sorcier qui versait maintenant le riz dans le terrible bouillon avait déclaré que seul le poison pourrait discerner ceux qui suçaient la moelle des os de leurs semblables »… Et voici la peinture des éprouvés : « Les malheureux ne tardèrent pas à se rouler à terre en poussant des rauques et atroces cris de douleur. Ils tournaient sur eux-mêmes, le corps ramassé en boule, comme des perdrix blessées par le plomb du chasseur ou des canards égorgés achevant de perdre la vie avec leur sang. »

Le Tali-tali dont parle le lieutenant Jacobini produit des effets foudroyants s’il est absorbé à haute dose. L’empoisonnement peut être lent dans les autres cas. Quelquefois, il ne se déclare dans toute sa force que vingt-quatre heures après l’absorption. La victime, comme il était arrivé pour le Dr Sabin, semble succomber à une crise d’épilepsie…

[7] Paru dans Le Cyrano en 1924.

[8] Zi diminutif de Zio (oncle) s’adresse en Corse, même sans degré de parenté, à ceux dont l’âge ou la position commande le respect, ou se dit par ironie. En France, la femme au collier de velours eût dit à Pietro-Santo : « Mon gros père ! »