Gaston Leroux

 

 

 

LES MOHICANS DE BABEL

 

 

 

Paru en 65 feuilletons quotidiens dans Le Journal,
17 juillet-19 septembre 1926.

Texte établi
d’après l’édition de la Librairie Baudinière, 1928.

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  UN VAINQUEUR.. 4

II  CONCILIABULE.. 13

III  UNE SOIRÉE CHEZ LES MILON-LAUENBOURG.. 24

IV  LA VENGEANCE D’UNE FEMME.. 38

V  FARCE OU DRAME ?. 52

VI  CE BON MONSIEUR BARNABÉ.. 68

VII  LA FIN DE LA FARCE.. 81

VIII  CLAUDE CORBIÈRES. 100

IX  LE THÉ CHEZ DANIEL.. 109

X  UN EMPLOYÉ MODÈLE.. 121

XI  UNE TOUTE PETITE HISTOIRE D’AMOUR.. 124

XII  JEUX MÊLÉS. 139

XIII  LA PARTIE S’ENGAGE.. 165

XIV  LA PRISONNIÈRE.. 178

XV  DRAME DE FAMILLE.. 187

XVI  PREMIERS CRAQUEMENTS. 195

XVII  LA PÉNICHE CHINOISE.. 200

XVIII  NUIT HISTORIQUE.. 220

XIX  LA JOURNÉE DU 7. 236

XX  UN TÉMOIN QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS. 255

XXI  LE DIMANCHE DE M. BARNABÉ.. 274

XXII  FIN DU DIMANCHE DE M. BARNABÉ.. 298

XXIII  LA DESCENTE AUX ENFERS. 309

XXIV  LA DERNIÈRE DE M. BARNABÉ.. 323

À propos de cette édition électronique. 334

 

I

UN VAINQUEUR


Quand Milon-Lauenbourg donna cette fête dans son nouvel hôtel du bois de Boulogne, il était à l’apogée de sa puissance. Nommé ministre du Trésor depuis huit jours par un gouvernement aux abois, il semblait qu’il n’y eût plus d’espoir qu’en lui.

 

On avait tout essayé pour sortir d’une situation au bout de laquelle on apercevait le gouffre.

 

Les emprunts ne rendant plus rien, on avait dû y renoncer : la dernière inflation avait été un désastre.

 

L’impôt sur le capital avec le produit duquel on devait remplir la caisse d’amortissement n’avait servi, en dépit des précautions prises, qu’à boucher quelques trous du budget car l’événement avait prouvé l’inanité de la conception d’une caisse nationale indépendante qui fût pleine pendant que celle de l’État était vide.

 

Le commerce, l’industrie ne se sauvaient d’un impôt mortel qu’en fraudant le fisc grâce aux pires complaisances parlementaires.

 

Les ruines s’accumulaient sur lesquelles, du jour au lendemain, s’édifiaient de prodigieuses fortunes. Une horde d’agioteurs était maîtresse du pays. Le coût de la vie prenait des proportions effrayantes.

 

Jamais on ne s’était autant amusé. Une fièvre de jouissance âpre, quasi démente, comme on en voit à la veille des catastrophes, galvanisait Paris et la province.

 

Le luxe avait envahi depuis longtemps les campagnes. Une ferme, du reste, valait une fortune. Il n’était point de marchand de bestiaux qui n’eût son auto et son collier de perles.

 

D’autre part, jamais il n’y avait eu autant de vols et de crimes. On ne voyageait plus qu’armé jusqu’aux dents, comme aux pires époques de notre histoire, quand les diligences étaient guettées sur les grands chemins.

 

On redoutait de rester isolé dans un train et l’on tremblait de se trouver, dans un compartiment, en face d’un inconnu.

 

En pleine ville, au grand jour, les boutiques étaient dévalisées avec une audace inouïe.

 

Qu’étaient les bandes de la Révolution et du Directoire, maîtresses des campagnes, en regard de celles qui mettaient au pillage la capitale et les grandes cités ?

 

Certaines associations de malfaiteurs avaient établi si bien leur empire qu’on arrivait à s’en garer qu’en transigeant avec elles, en payant tribut. Elles avaient des accointances les unes avec les autres, se donnaient des chefs communs. L’un d’eux était célèbre depuis deux ans.

 

On lui accordait tous les pouvoirs. Il commandait, disait-on, à une bande internationale qui avait des ramifications jusque dans les Indes et la Chine où elle se fournissait de stupéfiants.

 

Les publicistes qui, jadis, avaient inventé les « Apaches » appelaient cette association les Mohicans de Babel et son chef : le Grand X que l’on avait fini par appeler M. Legrand ! Nul ne pouvait se vanter de l’avoir jamais vu. C’était une histoire digne du cinéma.

 

On effrayait les petits enfants avec M. Legrand comme jadis avec Croquemitaine.

 

Ah ! ce M. Legrand ! À chaque nouvelle affaire qui éclatait dans les faits divers, c’était un cri général : Encore un coup de M. Legrand !

 

Dans ces heures de frénésie tragique où il fallait à chacun de l’argent coûte que coûte et à chacune aussi, ce M. Legrand était tout trouvé. Il endossait tous les méfaits. S’il n’avait pas existé, on l’eût certainement inventé.

 

Existait-il ? En vérité, on ne savait rien, en dehors des attentats connus.

 

Mais l’on pense bien que si nous écrivons cette histoire, véridique dans ses grandes lignes et à laquelle nous n’avons apporté, comme toujours, que les modifications nécessaires à éviter tout scandale, c’est que ce M. Legrand n’était pas simplement un mythe. Sa personnalité était si extraordinaire et si inattendue, si loin de tout ce qu’on pouvait imaginer, et elle est restée si insoupçonnée de ceux mêmes qui ont été mêlés à cette extraordinaire aventure, qu’il nous a paru utile, pour l’histoire des mœurs de ce temps, de la faire peu à peu surgir de l’ombre où elle se croyait pour toujours ensevelie.

 

Les divorces scandaleux, les suicides, les drames de famille les plus extravagants, les passions les plus viles apparaissaient soudain sous les masques crevés de l’hypocrisie officielle, fournissant une matière inépuisable aux journaux. Toute littérature pliait bagage devant le fait divers triomphant.

 

Les nuits de Paris étaient pleines de stupre et de sang. Les ombres du Bois se refermaient sur des gestes d’une volupté atroce ou immonde et devenue si commune qu’il n’y avait plus qu’un nouveau débarqué du Far-West, de la Pampa ou des steppes pour s’en réjouir.

 

Une consolation dans ce désastre, c’est qu’on pouvait, aux plus mauvaises heures, traverser Paris sans entendre parler français.

 

Pendant ce temps, que faisait la police ?

 

La police, manquant de moyens, en proie elle-même à l’anarchie, se déclarait impuissante. Là aussi, le gouvernement venait de faire appel à un homme qui avait fait ses preuves comme sous-chef de la Sûreté générale, que l’on avait paralysé longtemps parce qu’on redoutait sa rare intelligence et son initiative, mais qui ne s’embarrassait point de scrupules. On venait de le mettre à la tête de la Sûreté générale en même temps qu’au secrétariat de l’intérieur avec mission de réorganiser entièrement les services.

 

Roger Dumont avait fait partie du même remaniement ministériel qui avait mis Milon-Lauenbourg au Trésor, après entente avec la droite communiste, les socialistes et les socialistes radicaux qu’il ne faut point confondre avec les radicaux socialistes que leur dernier échec électoral au bénéfice des socialistes avait déjà fait entrer dans l’Histoire.

 

Quant aux partis du centre et de droite, de plus en plus amorphes, ils n’avaient su profiter de rien. D’où un nouveau cartel plus à gauche.

 

Au fond, la même politique continuait, avec les mêmes hommes, sous une étiquette différente. Il y avait quelques adaptations de plus, pour le passage au pouvoir des révolutionnaires et une glissade accélérée vers l’inconnu.

 

Le fond de la nation resté sain se désintéressait de plus en plus de cette politique de partis qui se traitait dans les coins, dans les parlottes, dans les clubs, dans les congrès et dans les banques et qui arrivait toute faite devant un Parlement dont on avait, à l’avance, dénombré les suffrages à une voix près.

 

Cependant, la jeunesse ne demandait qu’à remuer, faire quelque chose, mais elle ne savait pas exactement quelle chose et les chefs qui jusqu’alors avaient tenté de la grouper concevaient des buts tellement différents qu’ils annihilaient par cela même leurs efforts.

 

Seul, un jeune député, indépendant, détaché de toute coterie, s’était retourné vers eux, mais pour faire entendre des paroles tellement nouvelles qu’il avait eu, du premier coup, les chefs contre lui qui le traitaient d’anarchiste. Il paraissait redoutable, moins parce qu’il voulait construire que parce qu’il voulait détruire.

 

Il mettait dans le même sac communistes, fascistes, et tous les parlementaires, même ceux qui, revenus de l’extrême-gauche, prétendaient maintenant à une politique « nationale ».

 

Il était antidictatorial et décentraliseur. Il s’appelait Claude Corbières, avait déjà porté des coups terribles et gênait tout le monde.

 

Néanmoins ses conférences en province avaient eu un succès considérable, surtout chez ceux qui ne se mêlaient point de politique. En général, il n’apparaissait que comme un nouvel élément de désordre.

 

Au fond, le pays n’attendait plus qu’un miracle qui viendrait peut-être de l’excès de ses maux. On cherchait de la consolation dans le souvenir des assignats le jour où ils n’avaient plus rien valu, on avait cessé de se leurrer de chimères et la vie avait repris son cours normal. Certains trouvaient que la faillite était lente à venir. On repartirait du bon pied. Mais ceux qui avaient des rhumatismes goûtaient peu cette perspective. Malheur aux vieillards ! Il fallait rester jeune ou le paraître.

 

Milon-Lauenbourg avait quarante-cinq ans. C’était l’athlète qu’il fallait à cette bataille, dans la fange. Aucun miasme ne le gênait.

 

Il avait tout respiré depuis les gaz de la grande guerre. Quelle santé physique et morale, c’est-à-dire d’un feu puissant rejetant tout élément susceptible de gêner la machine en marche !

 

Fils d’un petit banquier de province, Milon avait appris le système D comme chauffeur attaché à un état-major, en 1914. Il avait eu l’occasion alors d’approcher quelques parlementaires dispensateurs de certaines licences. Il s’était montré intermédiaire sûr, discret, intelligent.

 

En 1918, il avait complété son instruction politique dans l’affaire de la liquidation des stocks américains.

 

Les régions dévastées avaient été ensuite pour lui la terre promise. Il disposa vite d’une mise de fonds respectable. Mais son meilleur atout dans la partie qu’il allait jouer était la connaissance profonde qu’il avait acquise du personnel des affaires, dans tous les domaines, politiques et autres, et la manière de s’en servir.

 

C’est alors qu’il avait mis sur pied sa maison de renseignements : l’Universelle Référence, l’U. R. devenue en deux ans un rouage indispensable dans le monde du commerce et de l’industrie.

 

Il n’était point de petite entreprise qui ne fût dans la nécessité d’être cliente de l’U. R. dans la crainte qu’elle ne donnât de fâcheuses indications sur l’état de ses affaires, point de grande qui n’eût besoin d’être renseignée sur les possibilités de paiement des petites et qui ne se servît de l’U. R. comme de sa meilleure affiche de publicité.

 

Par le jeu fatal d’un pareil système, les clients se trouvaient être les meilleurs agents de renseignements les uns sur les autres et les bureaux de l’Universelle le centre du plus formidable espionnage du transit mondial que l’on pût rêver.

 

L’affaire en elle-même donnait des profits énormes, mais Lauenbourg ne se contentait point d’être le truchement d’une si merveilleuse clientèle. Instruit avant tout autre des grandes transactions du continent, des besoins de certaines régions, des disponibilités et de la production de certaines autres, il sut jouer presque à coup sûr de l’accaparement, et sur la plus vaste échelle grâce à l’adjonction d’une banque qui ne fut, d’abord, en somme, que la caisse de l’U. R., mais qui devint bientôt sa raison d’être la plus importante.

 

Le conseil d’administration de l’U. R. B. (Universelle Référence Banque) réunit autour de son tapis vert les personnalités les plus considérables de la haute finance et de la grande industrie. Les avocats-conseils se recrutaient à la vice-présidence de la Chambre ou parmi les membres en disponibilité du personnel gouvernemental.

 

De ce jour, Milon-Lauenbourg fut roi. Il était déjà sénateur. Il avait rendu d’immenses services, lors des dernières échéances, aux partis extrêmes détenant le pouvoir. C’est l’U. R. B. qui avait « financé » tout le système d’impôt sur le capital et pris l’initiative de faire au Trésor, sur cet impôt qui serait lent à rentrer, les avances qui sauvaient momentanément l’État de la faillite, mais à quel taux et sous quelles conditions !

 

Milon-Lauenbourg devenait le fermier général de la France.

 

Après avoir édifié sa toute-puissance sur le désordre, il se croyait assez de génie pour reconstituer la société sur les bases solides dont il avait besoin pour jouir en paix de sa fortune. Devenu ministre, véritable chef de gouvernement, soutenu par tous ceux qui avaient suivi son destin, il se sentait maintenant la poigne d’un despote conservateur, prêt à tout briser pour le règne de sa loi.

 

D’abord, il voulait rétablir la sécurité. L’état d’anarchie du pays auquel nous avons déjà fait allusion lui était odieux. Les feuilles à sa dévotion, ses amis à la tribune se faisaient l’écho de sa colère entre la désorganisation sociale et l’impéritie de la police. Il en voulait aux voleurs de grand chemin. Il semblait qu’en détroussant le passant ils lui prissent quelque chose. Si on a bien compris cette figure, on ne s’étonnera point qu’il fût pris d’une rage presque enfantine en lisant les exploits de ces « Mohicans », qui, eux aussi, mettaient le pays au pillage, sans sa permission. Il était résolu à les détruire et ce ne serait pas long.

 

Il croyait à une organisation sortie de l’encrier des reporters. « M. Legrand » lui faisait hausser les épaules.

 

Peut-être y avait-il au fond de ce mépris pour ce fantôme de croquemitaine un peu de jalousie. Depuis quelques jours, le personnage accaparait trop l’attention publique ! « Il vous fait peur ; il devrait vous faire rire ! » disait-il aux femmes qui ne rêvaient plus que du chef des bandes noires.

 

« Nous voudrions bien le connaître ! » répondaient-elles.

 

« S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir, je l’inviterai à ma pendaison de crémaillère ! »

 

Elles ne furent donc pas étonnées quand, sur le programme des réjouissances artistiques qui devaient se dérouler loirs de la soirée d’inauguration de l’hôtel du bois de Boulogne, elles lurent in fine : « Monsieur Legrand a promis de venir avec son état-major ! »

 

Lauenbourg avait chargé son ami et parent par alliance, Godefroi, comte de Martin l’Aiguille, de monter à cette occasion une farce assez audacieuse, mais il resta coi lorsque Roger Dumont, le nouveau directeur qu’il venait de faire nommer à la Sûreté générale, le prenant dans un coin, à l’heure où arrivaient les premiers invités, lui dit : « Vous savez que monsieur Legrand, le vrai, va venir ! »

 

– Vous vous moquez de moi, Dumont ?

 

– Il va venir et j’espère bien le pincer !

 

– Il y a donc un vrai « M. Legrand » ?

 

– Oui, monsieur le ministre !

 

II

CONCILIABULE


Roger Dumont, dont la personnalité devait occuper une place si prépondérante dans la période de difficultés qui mettaient alors le régime tout entier à de si cruelles épreuves, était peu connu encore du grand public. Mais dans la modeste place qu’il avait occupée jusqu’alors, il avait su se faire apprécier du monde parlementaire par des services rendus, avertissant fort habilement ceux qu’il avait mission de frapper, sans trahir précisément ses chefs.

 

Volontairement effacé, jugeant et jaugeant les hommes au pouvoir, il guettait son heure. Depuis cinq ans, ayant deviné Milon-Lauenbourg, que certains évitaient encore comme trop compromettant, il s’était donné au grand maître de l’U. R. B. autant qu’un homme comme lui pouvait se donner à quelqu’un, c’est-à-dire qu’il l’avait choisi comme le plus apte à l’aider dans ses propres projets.

 

Lauenbourg, de son côté, avait su apprécier dans cet être falot qui semblait ne point tenir de place, une valeur de premier ordre.

 

Dumont s’était fait son lieutenant politique sans explication, sans entente d’aucune sorte.

 

Quand il découvrit cela, à la suite d’une affaire fort embrouillée qui eût pu faire scandale, Lauenbourg avait fait venir Roger Dumont. L’entrevue avait été courte. « Combien ? » avait demandé le banquier. Et l’autre avait répondu : « Dix millions de fonds secrets, la police à vos pieds, moi à sa tête et ce pays vous appartient. »

 

– Vous êtes bien ambitieux, monsieur Dumont ?

 

– Pour vous servir, monsieur Lauenbourg… Et le policier s’était retiré.

 

« J’eusse préféré, se dit Lauenbourg, qu’il me demandât cent mille francs tout de suite. Il faudra compter avec cet homme, ne pas hésiter à lui faire sa part ou le briser ! »

 

Comme avec Lauenbourg il se montra obstinément fidèle et plus qu’utile, le banquier craignit de s’en faire un ennemi féroce s’il ne lui faisait point partager sa triomphante fortune, quand il entra dans le ministère. Lorsque l’affaire fut faite, Dumont remercia bien humblement.

 

Plus il grandissait, plus il se faisait petit. Physiquement il parut encore diminué. Il était maigre, la poitrine rentrée, le cheveu rare et pâle, les yeux gris, sans flamme, la voix chétive. Il avait quarante ans. De dos, il paraissait un vieillard.

 

Dans les bureaux, il était au courant de tout. Son apparition silencieuse épouvantait ses subordonnés.

 

Il avait été élevé au séminaire, avait été pion dans une boîte à bachots. Puis il avait échoué dans un commissariat. C’est de là qu’il était parti. On ne lui connaissait point de passion autre que celle de la police, mais celle-ci le possédait tout entier. Il en vivait. Il était prêt à en mourir. Il n’affichait aucun mépris pour les hommes, comme on le voyait faire à Lauenbourg. Le bien et le mal ne semblaient l’intéresser qu’autant que la partie engagée entre les deux éléments devenait plus obscure. Alors, il observait les pièces, passionnément, et soufflait un bon conseil à l’oreille du joueur auprès duquel les circonstances l’avaient placé. Si bien que les joueurs croyaient jouer leur partie, mais qu’ils gagnaient la sienne.

 

Milon-Lauenbourg, laissant la belle Mme Milon-Lauenbourg recevoir ses invités avec le cousin Godefroi dont il était du reste fort jaloux, avait entraîné Roger Dumont dans une petite pièce où ils ne risquaient point d’être dérangés.

 

– Je ne sais pas si votre « M. Legrand » doit venir, lui dit-il avec humeur, mais je sais une chose : c’est que Claude Corbières est déjà là ! Il a un fameux toupet de se montrer dans mes salons après avoir combattu ma politique comme il l’a fait à la Chambre ces temps derniers.

 

– Le croyez-vous donc redoutable ? laissa tomber Roger Dumont sans prendre la liberté de s’asseoir comme l’y invitait Lauenbourg.

 

– On prétend qu’il a des dossiers.

 

– Non, il n’a rien !

 

– Vous en êtes sûr ?

 

– Absolument ! Il est certain cependant qu’on lui en a promis…

 

Les deux hommes se regardèrent.

 

– Remarquez que je ne crains rien ! vous entendez, Dumont… Il faut que vous soyez bien persuadé de ceci : c’est que je ne crains rien au monde !… mais il y a ma politique et ceux qui l’ont suivie… et ces messieurs sont quelquefois bien imprudents…

 

– Exact ! fit Dumont.

 

– En tout cas, s’il m’obligeait à les sacrifier, je ne lui pardonnerais jamais ! Mais je n’hésiterais pas. Tant pis pour les autres ! Faites-leur répéter cela de ma part. Ils deviendront peut-être plus circonspects !

 

– Cela me paraît nécessaire ! souffla Dumont. Ceux dont vous parlez s’en sont toujours tirés depuis la guerre… Ils en ont vu tellement passer qu’ils se croient à l’abri de tout événement. Dangereux état d’esprit.

 

– Je vois que vous m’avez compris… Et maintenant racontez-moi votre petite histoire. Vous aussi vous donnez dans « les Mohicans de Babel » ?…

 

– Oui !

 

– Et M. Legrand va venir ce soir chez moi ?

 

– Il y est peut-être déjà !

 

– Si, par hasard, c’était Claude Corbières… Vous en profiteriez pour l’arrêter ?

 

– Vous le prenez bien à la légère, monsieur le ministre, mais ce n’est pas Claude Corbières… Ce bon petit jeune homme bien propre, j’en ai fait le tour… Pas besoin de l’arrêter ! Il se fera tuer comme un poulet.

 

Milon-Lauenbourg pâlit un peu et regarda en dessous Roger Dumont, qui ne broncha pas.

 

– Revenons à vos « Mohicans » puisque vous me dites que c’est sérieux, reprit le financier.

 

Roger Dumont, cette fois, s’assit :

 

– C’est très sérieux, dit-il… La chose ne devrait point vous surprendre… À une époque où toute entreprise ne peut réussir que par le consortium… nous devions avoir celui des assassins. C’est une chose faite. C’est le progrès, là comme ailleurs…

 

« Ces meneurs ont leur journal, parfaitement. Je vous dirai un jour comment il s’appelle. Mais il a fort honnête figure et ne semble destiné qu’à renseigner fort platement ceux qui s’intéressent à la plus coutumière industrie. Seuls, les chefs, d’un bout à l’autre de l’Europe et même au-delà, en ont la clef. Cette clef, nous la cherchons encore. Je la trouverai.

 

« En attendant, écoutez ceci : il y a trois ans, six mois et quatre jours, un homme d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, dans toute la force de l’âge, aux mains fines d’aristocrate, cheveux bruns, visage ovale, un teint olivâtre assez foncé, une barbe très soignée (peut-être un postiche et la couleur olive du visage fabriquée), portant des lunettes à garniture d’écaille et à verres jaunes, enveloppé d’un épais manteau à carreaux écossais, se présenta vers les six heures du soir aux bureaux de l’agence Kromer, à Varsovie.

 

– Parfaitement. Agence Kromer, 3, place Sigismond, bien connue… excellente maison, produits chimiques… Suis en rapport avec elle… interrompit Milon-Lauenbourg en regardant Roger Dumont.

 

– Cet homme, vous ne le connaissez pas, monsieur le ministre ?

 

– Ma foi, non ! vous me racontez des choses… comment voudriez-vous…

 

– Il s’appelle Vladimir Volski. Il prétend descendre de Jean III, et il en descend peut-être. Il est reçu dans les meilleures familles. C’est un fameux brigand. Pour le moment, la Pologne est son fief.

 

– Après ?

 

– Après avoir vu Kromer notre homme…

 

– Votre homme, c’est M. Legrand ?

 

– Euh ! il y a des chances…

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Ce secret n’est pas le mien…

 

– Enfin, vous savez bien quelque chose sur lui…

 

– Nous ne saurons vraiment quelque chose sur lui et ne pourrons le confondre que…

 

– Eh bien, allez !

 

– Que si nous l’arrêtons ce soir, monsieur le ministre.

 

Et, ce disant, Roger Dumont, de ses petits yeux pâles, ne quittait pas le visage un peu congestionné de Milon-Lauenbourg. Celui-ci se leva, donna un coup de poing sur la table :

 

– Et si vous faites cela, Dumont, je vous donne un ministère… Hein ? Roger Dumont, ministre de la police ! Qu’est-ce que vous en dites ?

 

– Je dis, monsieur le ministre, qu’il faudra bien que nous en arrivions là, car, dans la situation où se trouve le pays, je ne puis rien sans cela !

 

Modestement, bien modestement, cette chose avait été prononcée et Roger Dumont, qui ne regardait plus, qui n’osait plus regarder Milon-Lauenbourg, s’était repris à caresser ses gants.

 

– Faites d’abord cela !… et nous verrons après !

 

– Oh ! j’aimerais mieux que ce fût fait avant ! murmura Dumont, de plus en plus humble.

 

– Mais c’est impossible, puisque vous l’arrêtez ce soir !

 

Dumont regarda l’homme d’État du coin de l’œil avec une timidité extrême :

 

– Ce soir !… ce soir !… chez vous !… cela pourrait faire bien mauvais effet… et puis… Il y a beaucoup de raisons, Monsieur le ministre, pour qu’il ne soit pas arrêté ce soir !…

 

– Alors ! vous me faites perdre mon temps, et vous me racontez des balivernes !

 

– Je regrette d’avoir fait perdre le temps de monsieur le ministre, exprima assez froidement Roger Dumont en se levant à son tour.

 

– Excusez-moi, Dumont… ne jouons pas au plus fin tous les deux… Vous voulez être ministre, vous ne pensez qu’à ça ! moi…

 

– Vous, vous l’êtes !

 

– Et je désire le rester, avoua l’autre, riant, mais je vais vous dire une chose, j’y crois à votre M. Legrand, je m’en suis longtemps défendu, même avant que vous n’en parliez !… mais j’y crois !… J’ai des raisons d’y croire… Je l’ai trouvé plusieurs fois sur mon chemin… Et il m’a fait du tort ! Oui, il y a quelqu’un qui se dresse dans l’ombre contre moi et je donnerais cher pour savoir qui ! Je sens que c’est une guerre à mort entre lui et nous… Il faut que cela cesse ! Qu’est devenu M. Legrand en quittant la Pologne ?

 

– Mon Dieu, monsieur le ministre, notre homme en quittant Varsovie se rendit à Berlin, puis à Vienne, à Rome, à Barcelone, à Londres et revint à Paris. Dans chacune de ces villes, il avait vu les Volski de l’endroit, ce qui se fait de mieux, en ce moment, comme chefs de brigands, et il leur avait donné rendez-vous à six mois de là à Paris, à midi, place de l’Opéra.

 

« Ils passèrent plus insoupçonnés dans le mouvement intense que s’ils s’étaient retrouvés à deux heures du matin dans la solitude de quelque quartier excentrique. Ils s’étaient reconnus à un signe banal, une pochette nouée au petit doigt de la main gauche.

 

« M. Legrand était là, dans le même costume. Il les fit monter tous les six dans une auto découverte qui les emmena déjeuner aux environs. Une partie de campagne, dans une auberge. Ils y restèrent six jours, la plupart du temps enfermés dans une pièce où, sur une grande table, s’étalait une immense carte de l’Europe. Sur une autre table, des Bottins, des guides, des dossiers, des papiers, des plumes et de l’encre.

 

« Ces bandits se partageaient le monde… Pendant ces six jours, ils tracèrent le plan de la plus formidable organisation de rapt qui eût jamais existé. Quand ils se quittèrent, ils avaient tout établi, tout prévu, le recel et l’écoulement des objets volés n’avaient pas été les moindres de leurs travaux et ils avaient juré fidélité à M. Legrand, sous peine de mort. Ils se séparèrent, emportant leurs papiers, leurs dossiers, leurs Bottins, mais ils oublièrent la carte. Je l’ai.

 

– Mais, pourquoi les Bottins ? questionna Milon-Lauenbourg.

 

– Parce qu’ils avaient besoin de connaître les principales maisons, industrie, commerce, agences, dans lesquelles ils allaient faire entrer, comme employés, des gens à eux, qui allaient les renseigner sur les coups à tenter, mon Dieu ! excusez-moi la comparaison, monsieur le ministre, comme est renseignée à peu près votre maison, dans le monde entier, pour le plus grand bien de nos transactions.

 

Milon-Lauenbourg était écarlate. On pouvait craindre un coup de sang, car il était de tempérament fort congestif, à la suite d’excès de travail et autres…

 

Roger Dumont se demanda tout bas, bien bas, s’il n’était pas allé un peu loin. « Ou il va crever sur l’heure, se dit-il, ou il va me tuer comme un chien ! »

 

Il y eut un long silence, pendant lequel Lauenbourg se calma. Il finit par dire :

 

– Je commence à comprendre bien des choses… et d’où, dernièrement, me sont venus certains renseignements faux qui ont failli causer bien des ruines… Les misérables ! gronda-t-il. Ils ont failli me porter un préjudice immense… je vais être obligé de surveiller les agences que je croyais être les plus sûres… sans compter, ajouta-t-il soudain, que s’il était arrivé un désastre, on eût pu croire que j’étais… oui, que j’étais dans leur jeu… moi ! moi ! Milon-Lauenbourg…

 

De plus en plus humble, Roger Dumont prononça, dans un souffle :

 

– Monsieur le ministre est-il toujours de cet avis que s’il vient et que je parvienne à le reconnaître – j’ai quelques moyens pour cela – je doive l’arrêter, chez lui ?

 

Le banquier se releva.

 

– Plus que jamais ! grinça-t-il…

 

Et, fulgurant, il se planta devant Roger Dumont :

 

– Vous entendez, Dumont ! je ne crains rien ! je ne crains rien au monde !

 

– Monsieur le ministre est bien puissant… et je lui ai toujours prouvé que je lui étais fort dévoué… mais je répéterai à monsieur le ministre que je ne pourrai utilement le servir qu’autant que je serai ministre moi-même !

 

– C’est une idée fixe ! J’ai déjà fait beaucoup pour vous, Dumont…

 

– Tant que je ne serai pas à la tête de toutes les polices et de la gendarmerie, je ne pourrai rien faire…

 

– Mais, monsieur Dumont… le Parlement ne marcherait pas… il ne voudrait pas se donner un maître… songez donc ! Vous seriez plus fort que moi.

 

– Je suis à vos ordres, monsieur le ministre, laissa tomber Roger Dumont en prenant congé.

 

– Pardon, Dumont ! mais vous ne m’avez pas dit les dispositions que vous aviez prises pour arrêter M. Legrand s’il se présentait réellement chez moi.

 

– Aucune, monsieur le ministre… d’abord, comme je vous ai dit, je ne suis pas sûr de le reconnaître…

 

– Mais vous avez bien dû poster des agents autour de mon hôtel !

 

– C’est une faute que je me serais bien gardé de commettre… il en aurait été sûrement averti et il faut qu’il pénètre ici, en toute sécurité…

 

– Mais enfin, si vous voulez l’arrêter ! Vous ne l’emporterez pas sous votre bras !

 

– Monsieur le ministre, moi aussi j’ai mes agents… auxquels vous serrez la main tous les jours et qui sont de toutes vos fêtes ! Ce n’est pas parce qu’ils ont reçu la plus parfaite éducation qu’ils manquent de biceps.

 

– Vous pensez à tout…

 

– Il le faut, monsieur le ministre !

 

Sur quoi ils se séparèrent.

 

– Il est b… fort ! se disait Roger Dumont, mais je serai plus fort que lui et je serai ministre malgré lui !

 

– Il me prend pour un imbécile ! pensait Lauenbourg… Lui ! ministre de la justice ! disposant de la gendarmerie… et puis quoi encore ? Il a voulu me faire peur avec son histoire de M. Legrand… Tout de même, tout ce qu’il m’a dit n’est pas perdu… Il faudra que je parle demain à Barnabé…

III

UNE SOIRÉE CHEZ LES MILON-LAUENBOURG


Si le comte d’Artois fit élever Bagatelle en soixante-quatre jours, Milon-Lauenbourg mit deux ans à faire construire son Trianon-Boulogne, non loin du château de Madrid. Son parc particulier atteignait la rive de la Seine.

 

L’œuvre de Gabriel avait naturellement servi de modèle à cette « folie » d’un nouveau riche. Les marbres les plus rares en formaient les colonnes ; les mosaïques des parquets et des dalles avaient coûté des sommes fabuleuses. L’or et les peintures les plus brutales éclataient dans les fresques, étalant sur les murs une mythologie hellénique qui avait passé par l’inspiration des Arts décoratifs de 1925, devenue source d’inspiration de tous décor et mobilier modernes.

 

En pénétrant chez Milon-Lauenbourg on entrait dans un Trianon frénétique qui n’était nullement propre à faire rêver des grâces telles qu’on les concevait au siècle de la Pompadour, mais qui se trouvait être un cadre merveilleux et tout à fait adéquat à la mode du jour, laquelle n’avait jamais déshabillé d’une façon aussi magnifique et quelquefois aussi ahurissante la Beauté, la Volupté et même la Vertu. Mme Tallien, dans ce milieu, eût bien retardé. Ce que le Directoire avait fait des modes grecques, les couturiers modernes l’avaient fait de celles du Directoire. Là où il n’y avait eu que de l’exagération, ils avaient mis de l’extravagance, ils avaient poussé l’audace à ses dernières limites.

 

Le plus beau était que les plus honnêtes femmes avaient fini par s’accommoder de tout cela et ce n’était pas le moindre sujet d’étonnement que de voir Mme Milon-Lauenbourg, née Chabert (de la vieille famille de robe et de basoche, Chabert, alliée aux Martin l’Aiguille), montrer sa jambe, son dos et sa poitrine, sans en paraître gênée.

 

Mme Milon-Lauenbourg approchait de la quarantaine. Elle était encore admirablement belle. Son profil toujours pur retenait le regard étonné et conquis, dès qu’il s’éclairait du moindre sourire. Sa gravité même était d’un charme troublant. Si elle se mêlait de séduire, on était enchaîné. C’était une grande mondaine et c’était aussi une mère de famille modèle. Elle adorait sa fille, à l’éducation de laquelle elle avait consacré toutes les heures volées à ses devoirs parisiens.

 

Nous en avons assez dit pour faire comprendre qu’elle était désirée de beaucoup ; ne rebutant personne, elle était toujours entourée brillamment sans jamais donner prise à la médisance.

 

Lauenbourg, qui la trompait ouvertement, ne méritait point sa chance.

 

Si sa femme était malheureuse, nul ne pouvait se vanter de l’avoir consolée.

 

Quand Milon-Lauenbourg rentra dans les salons, ceux-ci étaient à peu près pleins. Sa femme et sa fille Sylvie, une charmante enfant de dix-huit ans, toute blonde avec des cheveux curieusement ébouriffés au-dessus d’un bandeau d’azur sombre, continuaient de recevoir les nouveaux arrivants. Il y avait là aussi, au premier rang, les deux frères de Milon, avec leurs femmes, les beaux-frères, les belles-sœurs, « toute la smala » que le grand chef avait poussée, établie sur Paris, comme jadis Napoléon avait « établi » ses frères sur l’Europe. William, le fameux commissaire-priseur, et Arthur, vice-président du Conseil municipal, devaient tout à Milon. Il y avait même un savant dans la famille : Parisol-Lauenbourg, qui travaillait dans le sanscrit et chez les antiquaires et que Milon venait de faire recevoir à l’Institut. Devant le clan tout-puissant, le Tout-Paris défilait… C’est ce que Lauenbourg appelait une réunion intime, une pendaison de crémaillère entre soi, histoire d’essuyer les plâtres en attendant les merveilleuses fêtes qui feraient affluer toute la capitale au bois de Boulogne.

 

L’orgueilleuse satisfaction que ressentit le financier devant le prodigieux empressement de tous à venir saluer sa nouvelle fortune n’était point nécessaire pour qu’il parût avec ce gonflement du torse, ce rejet des épaules, cette élévation de tête, ce front dominateur, cette démarche à la fois aisée et puissante qui le faisaient reconnaître ou deviner partout où il passait. Ceux qui ne l’avaient jamais vu pouvaient dire, sans se tromper : c’est lui ! c’est Milon-Lauenbourg !

 

Dans ses moments les plus difficiles, il avait toujours paru dégagé de tout souci.

 

La figure entièrement rasée, légèrement empâtée sur une ossature puissante, son menton, sa mâchoire étaient des choses redoutables. Tout en lui, du reste, paraissait machine à broyer. Et, cependant, il ne manquait point d’une certaine élégance, celle du sportsman qui vient de quitter le maillot après la partie de football, pour revêtir la livrée mondaine. Il était loin d’être laid. Du reste, la force n’est jamais laide, quand elle n’est point épouvantable. Il avait quarante-cinq ans.

 

On ne l’avait pas plus tôt aperçu qu’il était entouré, félicité. Il y avait là de tout : des généraux, des magistrats, des savants, des ministres, celui-là même qu’il avait remplacé, qu’on avait mis dehors pour lui faire place, les chefs tout-puissants du haut commerce et de l’industrie ; des nobles, des rastas et des femmes, des femmes surtout.

 

Claude Corbières, assis derrière un cactus, dans un coin du jardin d’hiver, assistait de loin à tout ce mouvement.

 

Il avait été l’hôte, à Dinard, pendant toute une saison, du vieux notaire – père de Mme Milon-Lauenbourg. Le vieux Chabert, nommé par le conseil de famille subrogé-tuteur de Claude, avait géré la fortune du jeune homme. Claude était un sportif, une première raquette. Le double mixte le rapprocha de Sylvie, encore toute jeune. Cette gamine lui plut beaucoup. De son côté, elle l’aima. Mais alors, lui, qui s’était lancé dans la politique se détacha des Lauenbourg. Depuis deux ans, il ne les voyait plus. Désespoir, rage, pleurs secrets de Sylvie. Le combat que menait Claude contre son père la consternait. Il y mettait presque de l’acharnement, de la haine. Et, cependant, elle savait bien qu’il l’aimait. Il ne le lui avait jamais dit, mais elle le savait !

 

Dissimulé dans sa retraite, il la regardait danser. Et s’il l’aimait vraiment, nul n’eût pu le dire. Ses yeux, ordinairement très doux, devenaient de verre et c’était une glace derrière laquelle la pensée ne se laissait point surprendre. Alors, comme disait Sylvie, « il faisait sa statue ».

 

Sylvie dansait avec un grand jeune homme, qui paraissait fort embarrassé de l’honneur qui lui était échu. Il avait l’air d’un collégien. Il avait passé par Polytechnique et cet espoir des mathématiques, pâli par l’étude et très myope, faisait, au milieu de cette grande fête mondaine, la mine la plus niaise du monde. Il s’appelait André Ternisien. Après la danse, il alla s’asseoir bien sagement, comme une demoiselle, auprès de son père, le fondé de pouvoir de Milon-Lauenbourg, celui qui avait la haute main sur toute la comptabilité de l’U. R. B., l’austère et vertueux Barnabé. Celui-ci était fier de son fils André ; il l’était moins de son fils Daniel, qu’il ne voyait que pour lui refuser de l’argent, car l’avarice de Barnabé était aussi célèbre que sa vertu et son dévouement pour ses maîtres.

 

Daniel était un charmant petit gaillard, aux yeux de velours sombre, nullement efféminé, quoique fort apprécié au dancing, toujours mis à la dernière mode, que l’on voyait partout, dans les palaces, aux premières, à toutes les fêtes mondaines, sachant faire rire les femmes et dépensant un argent de poche dont on ignorait l’origine. Son père, Barnabé, était un homme à principes comme on n’en fait plus. Son honnêteté se révoltait à l’idée qu’un être, issu de lui, pouvait avoir des moyens d’existence inavouables. Il avait fini par fermer sa porte à Daniel et vivait seul, sa femme étant morte.

 

Maintenant, Sylvie dansait avec Daniel. Sylvie, de toute évidence, accomplissait une corvée, obéissant aux prescriptions de sa mère : « Nous avons tant d’obligations à ce bon monsieur Barnabé », mais, à la vue de Daniel dansant avec Sylvie, la joie de Barnabé était tombée. « Le misérable, fit-il entre ses dents, il lui fait la cour ! » André rougit.

 

Soudain, Sylvie aperçut Claude qu’elle cherchait. Elle planta là son danseur et vint s’asseoir auprès du jeune député.

 

Ils se serrèrent la main, longuement.

 

– J’ai reçu votre mot, fit Claude. Et vous voyez, je suis venu. Et puis, ajouta-t-il, il m’était vraiment impossible de ne point répondre à la si gracieuse et si pressante invitation de madame votre mère. J’imagine bien, cependant, qu’elle ne l’a envoyée que poussée par Lauenbourg. Il espère peut-être que nous ferons la paix. Je ne me suis pas dérobé. Je ne veux pas avoir l’air d’avoir peur… Mais vous, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?… le dernier endroit où je devrais me montrer.

 

La jeune fille secoua la tête :

 

– Mon père n’y est pour rien !

 

– Qu’avez-vous donc de si pressé à me dire, Sylvie ?

 

– De prendre garde, Claude. Ils sont décidés à tout…

 

Elle avait les yeux pleins de larmes. Il prit sa main dans la sienne :

 

– Ma pauvre petite Sylvie ! Mais il ne faut pas vous épouvanter, vous savez, j’en ai vu d’autres ! Quand on mène la bataille que je conduis, il faut s’attendre à tout.

 

– Pourquoi êtes-vous si terrible avec mon père ?

 

À cette question directe, Claude resta silencieux… Elle dut répéter ses paroles.

 

– Sylvie, finit-il par dire, pourriez-vous me jurer que ce n’est pas lui qui vous a priée de me poser cette question ?

 

– Je vous le jure, Claude ! et je suis bien malheureuse, si vous pouvez imaginer que c’est une autre pensée que celle de votre sécurité qui me pousse à vous parler ainsi. Je ne m’occupe jamais des affaires de mon père…

 

– Eh bien, Sylvie, je vais vous répondre à mon tour. Vous ne doutez pas de mon amitié, n’est-ce pas ? et de la douleur avec laquelle j’ai dû, peu à peu, me résoudre à cesser toutes relations avec votre famille… mais il le fallait, Sylvie, il le fallait à cause de tous ceux qui sont là. Regardez-les ! Bien peu manquent à l’appel ; les voilà, les amis, les clients de Milon-Lauenbourg ! Tous ceux à qui j’ai déclaré une guerre à mort. Si je succombe, Sylvie, ce ne sera pas sans leur avoir porté des coups solides, allez ! Tous les mondes ! et quels mondes, sous cette éblouissante parure ! Je ne vous parle pas des officiels qui ne sont que les domestiques des autres, ramasseurs de miettes sous la table ! Sylvie, ne vous récriez pas ! je sais ce que je dis… tout ce monde est horrible… Je vous respecte trop pour vous faire apercevoir, même de loin, l’ignominie de cette tourbe endiamantée… Vous connaissez ma tâche redoutable… mais pour un homme comme moi, voyez-vous, Sylvie… il n’y a que ça qui vaille la peine de vivre !

 

– Que ça ?… fit-elle dans un souffle.

 

Il la regarda. Elle était affreusement pâle, elle tremblait…

 

– Sylvie, murmura-t-il… ne m’enlevez pas mon courage… Il m’en a fallu. Je n’ai pas le droit d’aimer ! Il faut que je reste seul… Tout seul !

 

– Avec quelle joie vous dites cela !

 

– Non, il n’y a pas de joie, dans ce que je vous dis là, Sylvie, puisque je sais que vous serez la première à souffrir, hélas ! de ce furieux sacrifice que je m’impose… mais si c’est sans joie que je suis un chemin qui me détourne de vous… c’est aussi, je l’avoue, avec une terrible ivresse ! car je vaincrai, Sylvie, puisque j’ai commencé par me vaincre. Tout seul, contre tous ! Et propre ! Comprenez-vous, propre ! propre ! au milieu de toute cette fange. Je me sens plus fort que la mort, puisque j’ai été plus fort que l’amour…

 

– Vous me piétinez, Claude ! Je sais, hélas ! depuis longtemps, que je ne suis qu’une toute petite fille qui ne compte pas à vos yeux… mais écoutez-moi tout de même… Ils vous briseront avant que vous n’ayez fait les premiers pas… Si vous saviez les paroles que j’ai surprises, elles m’ont glacée. Qu’est-ce que c’est que ce Richard Palafox ? Le connaissez-vous ?

 

– Ah ah ! Richard Cœur de Lion ! fit Claude avec un sourire, mais, ma chère petite Sylvie, c’est un garçon très brave et très fort à l’épée !

 

– Ah ! voyez-vous Claude ! Ils venaient de parler de vous. Ils disaient que vous aviez des papiers… des papiers contre l’U. R. B. et notre cousin Godefroi, sur un ton que je n’oublierai jamais… disait à mon père : « Rassurez-vous, Milon… Avec Richard, ça ne traînera pas ! L’autre n’aura pas le temps de dire ouf ! »

 

– Merci de m’avoir prévenu, Sylvie, mais les spadassins ne me font pas peur, et puis celui-ci a trop servi, ils n’oseraient pas ! Qu’avez-vous, Sylvie ?

 

– Le voilà !

 

– Rassurez-vous, il ne va pas m’embrocher comme ça, devant tout le monde.

 

– Ne riez pas, mon Dieu ! Ne riez pas ! Évitez toute querelle…

 

L’homme passait et avait tourné la tête en entendant le rire de Claude. Il s’inclina devant Sylvie et continua son chemin, après avoir un instant arrêté son regard sur le jeune député. Claude ne lui avait pas rendu son salut.

 

C’était vraiment un beau spécimen d’humanité que ce Richard, dit Cœur de Lion, un bel animal lâché en liberté dans la jungle mondaine, qui s’écartait hâtivement devant son pas élastique, lui laissant la voie libre pour le libre jeu de ses muscles redoutés. Il était, du reste, tout sourire, et généralement d’une politesse un peu exagérée ; très grand seigneur avec les dames. Il avait commencé par se faire connaître dans les salles d’armes. Bientôt, il eut ses entrées partout. On savait qu’il n’eût pas hésité à défoncer les portes… Le pouvoir l’utilisait dans les moments difficiles. Toujours prêt à risquer sa peau, il trouait facilement celle des autres.

 

– Promettez-moi, Claude, que vous allez partir tout de suite.

 

– Enfant !

 

– Et si je partais avec vous, fit la jeune fille, d’une voix sourde.

 

– Si vous partiez avec moi !

 

– Oui ! avec vous ! J’ose espérer que rien ne vous retiendrait plus ici !

 

Cette fois, sa pâleur avait disparu, un feu ardent colorait ses joues…

 

– Partir ! répéta-t-il, se refusant à comprendre… comment partir ? Où ?

 

– Partout où vous irez !

 

Il prit sa petite main et s’en voila les yeux, pour qu’elle n’y lût point sa pensée… mais elle la devina.

 

– Ah ! gémit-elle, on n’enlève pas la fille de Milon-Lauenbourg…

 

Elle se leva, frissonnante, claquant des dents, ramenant d’un geste machinal une gaze légère sur son visage empourpré. À peine entendit-il : « Adieu ! » et elle disparut par une porte donnant sur les appartements.

 

Là, elle se trouva en face de sa mère… « Malheureuse enfant, tu voulais me quitter ! »

 

Et la porte se referma…

 

Comme Claude se retournait, le cœur en tumulte, la pensée en désordre et souffrant plus qu’on ne saurait le dire, car, pour la première fois, il venait d’apprendre combien il était attaché à cette petite fille, il aperçut Richard Palafox, qui se dirigeait vers lui. Il en fut heureux. Il avait besoin d’une diversion violente. Cependant, accoutumé à se discipliner, il fit un violent effort sur lui-même, rassembla son sang-froid et montra une figure presque indifférente.

 

– Monsieur Corbières, commença Cœur de Lion avec toutes ses grâces habituelles, je crois bien avoir eu l’honneur de vous être présenté dans un mauvais lieu. Vous avez trop d’esprit pour n’avoir pas deviné déjà qu’il s’agit du Palais-Bourbon, mais permettez-moi de vous dire que j’ai été moins étonné de vous y voir que de vous trouver ici !

 

– Monsieur Palafox, riposta Claude en se levant, je ne suis pas surpris du tout de vous y rencontrer, moi ! Bien mieux, je n’y suis venu que parce que je vous cherchais…

 

– En vérité !

 

– Oui, je voulais vous éviter des démarches inutiles… Voulez-vous m’accompagner dans ce salon, monsieur ? Nous y serons mieux pour continuer cette petite conversation. D’abord, nous y aurons le spectacle des dames qui n’ont jamais été aussi belles que ce soir… et, enfin, nous n’aurons pas l’air de nous cacher.

 

– Monsieur Corbières, je ne me cache jamais !

 

– Non, je sais que vous êtes un brave ! vous tuez au grand jour !

 

– J’ai eu, en effet, quelques duels malheureux ! Ah ! monsieur Corbières, vous qui êtes un honnête homme, je vais vous dire une chose, c’est qu’il est des minutes comme celle-ci où, voyant rassemblée une aussi jolie collection de bandits gardés par les lois, protégés par la fortune, sacrés par le succès, je regrette que mon épée ne soit pas assez longue pour les embrocher d’un seul coup !

 

Il avait pris le bras de Claude qui s’était laissé faire, stupéfait.

 

– Vous avez une singulière façon de me chercher querelle, monsieur.

 

– Monsieur Corbières, je ne suis pas venu pour vous chercher querelle…

 

– On m’a dit que vous aviez mission de me tuer…

 

– C’est exact. J’ai même reçu cent mille francs pour cela ! Vous m’avouerez que cent mille francs pour tuer un homme comme vous, ça n’est guère ! Aussi, ai-je d’abord fait la grimace, mais les temps sont durs, la vie est chère, ma maîtresse est exigeante. Mais je ne vous tuerai pas ! parce que vous êtes un homme que j’estime, que j’admire, qui mène un combat auprès duquel mes petites histoires de duel ne sont que jeux d’enfants… Aussi, monsieur, au lieu de vous tuer, je serai toujours prêt à vous défendre. Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur Corbières !

 

Claude n’en revenait pas. Le plus beau est que ce terrible homme lui parlait avec une émotion à peine contenue : « Il va m’embrasser », se dit Claude « avant de me tuer et il pleurera sur ma tombe ! »

 

Il desserra légèrement l’étreinte des bras. L’autre s’en montra tout attristé.

 

– J’espère que vous me croyez sincère, fit-il en fronçant les sourcils.

 

– Je crois, monsieur, à votre estime pour moi, mais comme vous êtes un homme d’honneur, et que vous avez accepté cent mille francs pour me tuer, je me méfie, voilà tout !

 

– Et vous avez tort ! Mon honneur n’a rien à faire avec l’argent que je puis soutirer à ces brigands ! Plus je les vole et plus j’en débarrasse la société, plus je me trouve honorable ! J’en ai connu parmi eux qui se traitaient comme des frères et qui, au dessert, me vendaient la peau du camarade entre deux bouteilles de champagne. Ma besogne n’était point d’un lâche car j’étais le seul à risquer quelque chose et, de plus, je vengeais les honnêtes gens ! Tout de même, j’en ai assez de fréquenter cette vermine et le jour où vous aurez besoin de moi, je vous le répète, monsieur, je vous servirai pour rien ! Maintenant, je vais me permettre de vous donner un conseil : Quittez cet endroit. En prolongeant votre séjour dans les salons de Lauenbourg, certains pourraient croire que vous avez fait la paix avec lui, ou avec sa clique politique.

 

– Comme on vous regarde, monsieur Palafox !

 

– Oui. On doit être un peu étonné que je ne vous aie pas déjà égorgé !

 

– Qu’allez-vous dire à ceux qui ?

 

– Aux assassins ? Je vais leur dire que j’ai réfléchi… que le cours du chantage est trop haut… que cent mille francs ne me suffisent pas et qu’il m’en faut cinq cents… Vous ne pouvez concevoir combien ils sont pingres ! Ils réfléchiront pendant huit jours… Alors, je leur demanderai un million !… Vous finirez par faire ma fortune, mon cher monsieur Corbières.

 

Le jeune député rit de bon cœur et lui tendit la main.

 

– Merci ! gronda sourdement Cœur de Lion, et il lui serra les doigts à les lui briser. Et maintenant, allez-vous-en, car je sens qu’il va se passer ici des choses pas banales… Vous savez qu’on attend M. Legrand !

 

– Il existe ? demanda Claude, souriant et sceptique.

 

– J’en suis sûr !

 

– C’est peut-être vous ?

 

– Au point où nous en sommes, je vous le dirais ! Non ; ce n’est pas moi… moi, je ne suis qu’une épée… J’ai dû lui servir plusieurs fois… Je ne saurais toutefois l’affirmer… En tout cas, il est déjà là ! Quelle réunion ! et quel micmac se prépare… Regardez là-bas, Milon-Lauenbourg, qui a invité M. Legrand… Et puis Godefroi Martin l’Aiguille, qui en sait plus que Roger Dumont peut-être sur le vrai M. Legrand…

 

– Vous m’en dites tant, je reste !

 

– Non ! je vous en supplie, ça ne va peut-être pas être drôle ce qui va se passer tout à l’heure ! Il y aura des coups ! scandale à coup sûr, partez.

 

– Adieu et merci !

 

– À bientôt, monsieur Corbières…

 

IV

LA VENGEANCE D’UNE FEMME


En sortant des salons, Claude pensa tout à coup que Sylvie pourrait bien courir quelque danger si la bagarre annoncée par Cœur de Lion se produisait au cours de la fête. Cette pensée le poursuivit si bien qu’il ne put se résoudre à quitter tout de suite l’hôtel. Se rappelant l’émotion profonde qui s’était emparée de la jeune fille, à la suite de leur entretien, et la brusquerie avec laquelle elle l’avait laissé pour rentrer dans les appartements, il espéra qu’elle avait regagné sa chambre pour ne plus en sortir. Et il chercha où pouvait bien se trouver l’appartement de Sylvie.

 

En tournant l’angle de l’hôtel, il aperçut soudain la silhouette qu’il cherchait, penchée à une fenêtre ouverte et dans une attitude des plus mélancoliques. Elle avait tressailli au bruit de son pas et sans doute avait-elle deviné que celui à qui elle pensait avec une ardeur si désespérée avait entendu le muet appel de son cœur, car elle ne parut nullement étonnée de reconnaître Claude.

 

Il s’avançait alors imprudemment sous sa fenêtre, dans la clarté étroite que la lumière venue de l’étage découpait sur le gravier de l’allée. Il est vrai que, de ce côté de l’hôtel, le parc était désert.

 

Sylvie, encore sous le coup de sa dernière scène avec son amoureux, fut persuadée que celui-ci, cédant à sa prière et à ses larmes, venait l’arracher à un milieu qui lui était devenu odieux. Elle savait de quels désastres était faite la fortune de son père ou elle les devinait. Quelques propos surpris avaient achevé de la renseigner.

 

Elle aimait beaucoup sa mère, mais ne la comprenait pas.

 

Comment celle-ci pouvait-elle supporter les trahisons de Milon, comment acceptait-elle qu’il lui infligeât la présence, chez elle, de ses maîtresses connues de tout Paris. Si c’était là de l’héroïsme, Sylvie était bien décidée à ne jamais le pratiquer.

 

Si sa mère souffrait une si grande misère par pur amour pour sa fille, eh bien ! Sylvie, en disparaissant, la sauverait de son inutile héroïsme. Sylvie partie, sa mère pourrait partir à son tour !

 

Claude s’était encore rapproché.

 

– Sylvie, lui jeta-t-il d’une voix sourde, restez dans votre chambre, enfermez-vous !…

 

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. « C’est entendu ! » lui répliqua-t-elle hâtivement et elle referma sa fenêtre après lui avoir fait un signe lui commandant de s’écarter. Sans doute quelqu’un – Mme Lauenbourg, peut-être – était rentré chez elle.

 

Il s’éloigna, rassuré. La nuit était belle, quoique obscure. Un ciel sans lune troué d’étoiles. Il résolut d’aller à pied jusqu’au restaurant de la Cascade où il trouverait une auto pour rentrer chez lui.

 

Claude n’avait pas plus tôt quitté les derrières de l’hôtel que, d’un taillis qui donnait en face des fenêtres de Sylvie, deux ombres se détachèrent. Après quelques mots échangés, les deux hommes se séparèrent. L’un s’enfonça dans le parc, l’autre regagna les salons. Sur le seuil, il rencontra le personnage falot de Roger Dumont qui semblait l’attendre.

 

– Eh bien ? questionna Dumont.

 

– Tout va ! lui répondit à voix basse Daniel Ternisien. Une chance… Il est allé lui parler sous sa fenêtre, et maintenant il est parti.

 

– Nos hommes sont là ? demanda encore Roger Dumont.

 

– Ils viennent d’arriver.

 

– Parfait !… Méfiez-vous de Cœur de Lion. Le voilà au mieux avec Corbières.

 

– Bah !… c’est un grand enfant que l’on manœuvre comme on veut.

 

Les deux hommes se séparèrent. La fête maintenant battait son plein. Un jazz endiablé finissait d’exalter les couples qui dansaient, pressés les uns contre les autres. On entendait des rires énervés. Soudain, il y eut un grand silence ; la musique s’était tue. La danseuse nue venait d’apparaître sur une petite scène au bras de Milon-Lauenbourg.

 

Il lui fit descendre les degrés et s’avança avec elle au-devant de sa femme qui traversait ce salon au bras de Martin l’Aiguille.

 

– La princesse désire vous être présentée, commença Milon. C’est en votre honneur qu’elle va danser et, ma parole, convenons qu’elle n’a jamais été aussi belle que ce soir…

 

Elle n’avait jamais été non plus aussi nue. Dans l’ouverture d’un manteau royal lamé d’or, elle montrait avec orgueil – ce que n’avait jamais fait Mata-Hari qui dissimulait sous les joyaux d’un double disque des seins défectueux – les globes d’albâtre d’une poitrine entièrement découverte et pointant leur double fleur éclatante et fardée de pourpre.

 

Avec le plus joli sourire, Mme Lauenbourg la remercia et lui fit mille compliments :

 

– J’ai rencontré souvent chez mes cousins Martin l’Aiguille votre tante, princesse. Quelle délicieuse personne…

 

– Ah ! vous avez connu la douairière…

 

– J’ai appris par elle – je ne vous connaissais pas encore alors, madame – ce que c’était vraiment que la vieille noblesse française.

 

– Hélas ! nous sommes fâchés, dit la princesse. La douairière ne comprend pas qu’un Brignolles puisse faire de l’art. Elle prétend que c’est déchoir… qu’en pensez-vous, madame ?

 

– Je pense que ce serait bien dommage. Il faut être de son temps !… Quand une petite bourgeoise comme moi n’hésite pas à montrer sa jambe, une grande dame comme vous ne saurait déchoir en montrant sa poitrine que vous avez fort belle, princesse… tous mes compliments…

 

Inutile de dire de quelles oreilles attentives cette scène sensationnelle était entourée. Quand ces deux femmes se quittèrent après s’être serré la main avec effusion, il n’y eut qu’un murmure pour dire qu’elle avait été admirable !… Et ce n’était point de la princesse qu’il s’agissait.

 

Pour que celle-ci rassemblât à nouveau tous les suffrages, il fallut qu’elle laissât tomber son manteau. Alors elle fut entièrement nue, n’ayant gardé qu’un cache-sexe où brillaient d’un éclat cynique les feux de trois gros diamants. Tout le monde savait de qui était le cadeau.

 

On venait d’apporter des trépieds, supports de brûle-parfums d’où s’élevèrent des flammes bleuâtres. Quatre Hindous, hiératiques, les bras croisés, s’accroupirent. L’électricité fut atténuée. Dans ce cadre improvisé, elle s’avança. Son imprésario, qui était en même temps son professeur et son « manager » et qui, toujours d’une correction glacée, ne la quittait dans aucun de ses déplacements, annonça avec un accent anglais très distingué, bien qu’il fût originaire de Vichy : La princesse va nous faire l’honneur de nous danser ce soir : le Désir de Radha, Danse inspirée du poème de Jajdéva dont cette strophe limitera le scénario : « Amie, oh ! fais que le noble meurtrier de Kéci entreprenne avec moi tous les jeux variés du plaisir, avec moi envahie par le désir amoureux ; que, gravant avec ses ongles mes seins potelés au fardeau charmant, il surpasse les raffinements des traités d’amour, tandis que les cheveux en désordre et mes fleurs détachées, je devienne sans force pour soutenir mon corps épuisé ».

 

C’était, en effet, tout un programme. La princesse le remplit consciencieusement. Nous ne la suivrons pas dans ses exercices, depuis le moment où elle offrit dans la double coupe de ses mains sa poitrine fleurie au noble meurtrier de Kéci jusqu’au terme de ses exercices où elle se laissa tomber mourante de sa voluptueuse chorégraphie, sur le tapis d’Ispahan qu’on avait jeté sous ses pieds.

 

L’art avait produit un tel effet d’anéantissement chez les spectateurs et les spectatrices que tous en oubliaient d’applaudir. Quand chacun eut repris ses esprits, il se trouva quelqu’un pour résumer la situation : « Mâtin ! Lauenbourg ne doit pas s’embêter ! »

 

Pendant ce temps, que faisait Lauenbourg ?… Il regardait sa femme… Sa femme qui félicitait la princesse relevée par les quatre Hindous.

 

« Mais Isabelle est une sainte ! » ne put s’empêcher de dire Mme la générale de Millière qui certainement avait trompé son mari avec au moins autant d’entrain que Milon-Lauenbourg trompait sa femme.

 

– Dites une martyre, madame !…

 

C’était ce bon M. Barnabé qui venait de s’exprimer ainsi, et il le regretta aussitôt, car s’il ne lui était pas défendu de rendre hommage aux vertus de « la patronne » il ne lui appartenait pas de porter, par cela même, un jugement préjudiciable à son maître.

 

En vérité, tout le monde le pensait et, ce soir-là, plus que jamais on l’admirait et on la plaignait. Telle est la comédie que se joue la société que les plus habiles s’y trompent. Dans cette mascarade tragique, tel passe pour victime qui est bourreau. Qui donc eût voulu croire, de tous ceux qui fréquentaient assidûment les Lauenbourg depuis quinze ans, que dans ce ménage, s’il y avait quelqu’un qui soit vraiment à plaindre, c’était Lauenbourg ! Le martyr, c’était lui !…

 

C’est que le drame qui se jouait depuis dix-huit ans entre les deux époux n’avait rien de commun avec ce que chacun s’était imaginé.

 

Quand Isabelle Chabert avait consenti à devenir Mme Milon-Lauenbourg, elle aimait un officier de marine à qui elle s’était promise. Lauenbourg ne l’ignorait pas. Il n’avait pu obtenir la main d’Isabelle que par un chantage qui avait apporté l’épouvante dans la maison.

 

Isabelle avait vu un jour entrer dans sa chambre son père avec une figure de mort. Et voici, en substance, ce qu’il lui avait dit :

 

– Ne me crois pas coupable. Tu connais mon honnêteté, je n’y ai jamais failli, mais j’ai été trompé par un confrère de province auquel je m’en suis remis pour l’achat considérable de terrains, à titre de remploi et dont j’étais chargé par le conseil de famille de la petite princesse de Chermont. Ces terrains sis dans le Midi ont été achetés sur mon ordre et par l’entremise de ce confrère à un prix fort de cinquante francs le mètre ; ils valent en réalité quatre-vingts centimes. C’est une escroquerie de deux millions. Je ne sais comment Milon-Lauenbourg a été mis au courant de cette affaire, mais c’est lui qui m’a appris mon infamie. Il est impossible, en effet, que l’on puisse croire que je n’ai pas touché moi-même la forte somme, laissant tout le bénéfice de cette opération criminelle à mon collègue, lequel s’est arrangé directement et en mon nom avec le propriétaire. Le scandale est près d’éclater. Mon collègue du Midi fuira à l’étranger si l’affaire ne s’arrange pas. Ma pauvre enfant, je n’ai plus qu’à me faire sauter la cervelle en protestant de mon innocence !

 

– Et comment cette affaire peut-elle s’arranger ? demanda Isabelle.

 

– Par ton mariage avec Milon-Lauenbourg. Il est fou de toi et s’offre de payer. Ma pauvre Isabelle, si je t’ai parlé de tout cela, d’abord, c’est que je voulais me justifier à tes yeux, et puis c’est que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de te mettre au courant non seulement pour toi, mais pour ta mère, pour tes sœurs…

 

– Oui, en somme l’honneur de ma famille est entre mes mains. Qu’en pensez-vous, mon père ?

 

– Je pense, répondit en tremblant le bonhomme, que Milon-Lauenbourg est un terrible homme et que tu seras la plus malheureuse des femmes.

 

– Pourquoi, papa, s’il m’aime ?

 

– Mais toi, tu ne l’aimeras pas ?

 

– Je l’aimerai peut-être un jour.

 

Le mariage fut éclatant.

 

Le soir même, le couple partait pour l’Italie. Lauenbourg avait fait retenir un appartement dans un palace de San Remo. C’est là qu’eut lieu la première nuit de noces.

 

Il en sortit, ivre du bonheur, disons de la volupté qu’il s’était offerte. L’après-midi se passa en promenades. Le vieux San Remo avec ses rues étroites, les dalles de ses escaliers, ses voûtes, la chanson claire de ses fontaines dans les coins d’ombre, entendit les rires de M. et de Mme Lauenbourg. Milon s’amusait à jouer à cache-cache. Et Isabelle n’avait pas l’air de trouver cela si ridicule. Elle ne dérobait point ses lèvres que Milon cherchait aussitôt qu’ils pouvaient se croire bien seuls. Ils rentrèrent affamés à l’hôtel.

 

Après le dîner qui fut servi dans leur appartement, elle manifesta le désir d’aller au théâtre. Milon fit la moue :

 

– Vous n’allez pas me refuser la première chose que je vous demande ? C’est par coquetterie, mon ami. Je voudrais mettre cette robe topaze, vous savez, que vous m’avez offerte… une merveille.

 

Il voulut lui servir de femme de chambre. Elle y consentit. Ce fut lui qui l’habilla. Isabelle l’entraîna en riant au Casino. Il avait commandé qu’on leur préparât un léger souper froid pour le retour. Mais quand, rentrés, il lui eut retiré son manteau et qu’elle lui apparut si près de ses lèvres, la poitrine et les épaules nues, il ne put y tenir et voulut l’emporter dans ses bras.

 

– Eh bien ! que faites-vous, dit-elle… j’ai faim, moi ! soupons !… Versez-moi un peu de champagne et causons.

 

– Mon Dieu ! qu’avez-vous de si grave à me dire ?

 

– D’abord, que je ne vous aime pas.

 

– Mais je n’en crois rien !… Vous ne m’aimiez peut-être pas hier, avant-hier, mais aujourd’hui, je suis sûr…

 

Il voulut se rapprocher. Elle l’écarta. Il la regardait, stupéfait.

 

– Vous ne comprenez pas, fit-elle avec un sang-froid qui acheva de le désemparer… vous ne comprenez pas que tout est fini entre nous ?

 

La chose était tellement énorme qu’il éclata de rire, mais son rire sonnait faux, car il voyait bien qu’elle ne riait pas, elle !…

 

– Ah ça, mais, reprit-il, vous avez des façons de plaisanter…

 

– Je ne plaisante pas !

 

– Ah ! vraiment !… fit-il, après ce qui s’est passé cette nuit !…

 

– Cette nuit vous a payé !…

 

Elle lui avait lancé cela avec une rage sauvage. Elle lui apparaissait transfigurée. Mais en Némésis aussi, elle était très belle. Si bien qu’il ne voulut pas croire à son malheur.

 

– Isabelle, ma chérie ! vous savez bien que je vous adore !

 

– Il y a quelque chance à cela, fit-elle, puisque vous m’avez payée deux millions. Vous m’avez eue vierge. Moi, je suis une honnête fille. Je ne vous ai pas volé. Mais nous sommes quittes.

 

Alors, il essaya de plaisanter.

 

– Je préférerais, dit-il, la situation du maître de forges ! Au moins quand Claire de Beaulieu ferme la porte de sa chambre à son mari, c’est avant la nuit de noces. Il ignore donc tout du bonheur qu’il perd !… mais moi !… Écoutez, Isabelle… Je savais en effet que vous ne m’aimiez pas et je m’accuse d’avoir abusé d’une situation exceptionnelle, mais laissez-moi plaider les circonstances atténuantes. Je n’ai abusé de la situation que pour apporter le salut à votre famille, et si je n’ignorais pas, en effet, que vous avez eu il y a deux ans une… une idylle qui vous tient encore au cœur, je le vois, rien ne m’empêchait d’espérer que les soins dont je vous entourerais… mon dévouement de tous les instants, mon admiration, mon amour, pour tout dire, vous feraient vite oublier…

 

– Vous vous êtes trompé, voilà tout, dit-elle.

 

– À savoir !… Je vous ai tenue dans mes bras, Isabelle !… je vous tiendrai encore…

 

– Jamais !

 

Il ricana :

 

– Vos lèvres, je les ai eues… elles n’étaient point de marbre !

 

– C’était pour mieux vous faire regretter mon baiser !…

 

– Vous ne me ferez pas croire que vous êtes un monstre ! Allons, allons… j’ai eu des torts dont je ne disconviens pas, mais j’ai été assez châtié par cette scène. Cessons-la au plus tôt, je vous prie…

 

– Je ne souhaite qu’une chose, c’est que vous m’ayez assez comprise pour que nous ne la recommencions jamais !…

 

Elle se leva. Il se leva derrière elle. Il ne se reconnaissait plus. Lui, lui, Milon-Lauenbourg, suppliant derrière cette petite fille de notaire qu’il avait payée deux millions et qui ne s’était donnée à lui que pour mieux se reprendre !…

 

À la pensée que, cette nuit même, pendant qu’il râlait sa victoire dans ses bras, elle se disait froidement : « Demain j’aurai mon tour, je te fermerai ma porte », un flot de sang lui monta au cerveau… il ne fut plus maître de ses gestes ni de ses paroles. Il lui emprisonna brutalement les poignets et lui jeta à la face :

 

– Tu te réserves peut-être pour l’Autre ?

 

– Non ! fit-elle en le fixant de son regard glacé. L’autre est mort ! et vous le savez bien ! Ce n’est pas pour rien que vous l’avez fait envoyer si loin…

 

Il desserra son étreinte. Libérée et avant de refermer sur elle la porte de sa chambre : « Il est mort, mais vous devez comprendre enfin que toutes mes nuits, désormais, lui appartiennent ».

 

Un an plus tard, elle apprenait de la bouche même de son père qui allait mourir que l’affaire de terrains avait été montée avec une astuce infernale par Lauenbourg lui-même. Le misérable avait besoin d’avoir en main un notaire à tout faire, en même temps qu’il mettait la fille du vieux Chabert dans son lit.

 

Sylvie venait de naître neuf mois après la nuit de San Remo… Alors, peut-être devant le berceau de leur enfant, Mme Milon-Lauenbourg se serait-elle laissée fléchir, car la folie amoureuse de Milon n’avait fait que croître depuis que sa femme s’était refusée. Le souvenir de son bonheur éphémère embrasait ses jours et ses nuits. Pendant un an, il avait accompli ce miracle, lui, le violent, le briseur d’obstacles, de se dompter, d’accepter comme un châtiment mérité son exil de la chambre conjugale. Il espérait bien que tant de soumission aurait sa récompense… et peut-être aurait-il enfin triomphé une fois de plus.

 

Il put le croire le jour même où Isabelle apprit du vieux Chabert les détails de sa criminelle machination. Depuis longtemps elle n’avait été aussi aimable avec lui. Ce jour-là, elle se montra gaie, coquette, toujours prête pour le plaisir, les fêtes, les soirées mondaines. Elle reparut dans une société que, depuis un an, elle fuyait sous prétexte de maternité… Et il l’y conduisit, fou de montrer à son bras la beauté de sa femme retrouvée… Il put croire qu’elle faisait tous ces frais pour lui… qu’elle voulait lui faire entendre qu’il était pardonné et qu’il avait le droit d’oser.

 

Un soir, sur le seuil de son appartement où il l’avait reconduite, humble et tendre, après lui avoir longuement embrassé les mains qu’elle finit par lui ôter avec un petit rire nerveux qui semblait l’encourager, il lui dit : « Bella ! » comme au premier jour de leur voyage de noces… et pas autre chose, mais ses yeux lui montraient la porte entrouverte de sa chambre.

 

Elle lui répondit :

 

– Ah çà ! mais qu’est-ce qui vous prend ?

 

– Bella ! oh ! Bella !… (Il était plutôt pitoyable et comique à voir dans ce moment-là, le terrible Lauenbourg). Est-ce que vous ne trouvez pas que vous avez été assez cruelle ?

 

– Mais, mon cher, j’espérais que vous vous étiez fait une raison. Alors, vous en êtes encore là ! Ah ! mon pauvre ami !

 

Et elle le laissa là en riant comme une folle, appelant sa vieille nounou : « Déshabille-moi, Nounou ! » Il regarda la porte et se demanda s’il n’allait pas la faire sauter d’un coup d’épaule ; un instant il hésita, et puis il se sauva, la rage dans le cœur, rugissant, fermant les poings, prêt à tuer.

 

Alors, il se mit à faire la noce. Il prit des maîtresses, les afficha. Il se rua de plus en plus dans les affaires, avec une audace, une frénésie ! Tout lui réussissait. Tout pliait devant lui, tout était à lui. Il avait toutes les femmes qu’il voulait… excepté la sienne.

 

Que ne fit-il point pour la rendre jalouse ? C’est lui qui le devint. Il se persuada qu’à l’âge d’Isabelle une femme qui déteste son mari doit le tromper. Il la fit surveiller par sa police particulière, et il acquit la certitude qu’elle ne le trompait point.

 

Maintenant il ne doutait plus que tant de coquetterie fût dirigée uniquement contre lui.

 

Si l’on a vu souvent dans la vie, dans le roman et au théâtre des femmes jouer le rôle classique de la coquette pour susciter la jalousie d’un mari qu’elles veulent ramener dans leurs bras, jamais encore le machiavélisme féminin n’avait été poussé à ce degré de cruauté, d’une femme qui excite les désirs de son époux pour se procurer le suprême bonheur de tout lui refuser.

 

Il ne restait plus à Lauenbourg s’il voulait cesser d’être le plus ridicule des hommes, qu’à se montrer désormais tout à fait détaché d’Isabelle, et de traiter toute cette affreuse comédie par le mépris. Il s’y appliqua. Cependant, ce soir-là, pendant que la princesse nue dansait, c’était sa femme qu’il regardait.

 

V

FARCE OU DRAME ?


On finissait de souper, par petites tables. Trois jazz étourdissants achevaient d’exalter les convives. Les maîtres d’hôtel ne cessaient de verser le champagne. Les propos, les gestes, les rires, les rapprochements commençaient à manquer un peu de tenue. On s’impatientait de n’avoir pas encore vu « monsieur Legrand ». Il était l’objet de toutes les plaisanteries : « Viendra !… Viendra pas !… » Les uns le traitaient de lâche, les autres de fumiste.

 

On vit apparaître le comte de Martin l’Aiguille qui se dirigea vers Milon-Lauenbourg. Celui-ci se leva aussitôt : « Mesdames, messieurs !… dit-il, le comte vient de m’annoncer que M. Legrand est arrivé. Vous me permettrez de vous quitter un instant pour aller le recevoir ! »

 

Il fut acclamé : « Allez ! allez ! et amenez-le nous tout de suite !… »

 

Martin l’Aiguille entraîna Milon-Lauenbourg, et tous deux disparurent par le fond de la petite scène qui se dressait dans le grand salon dit : salon des faunes.

 

Instinctivement, tous les invités se rapprochèrent de la scène.

 

C’est par là que l’on attendait M. Legrand. Ce fut d’abord Martin l’Aiguille qui se montra : « Monsieur Legrand ! annonça le beau Godefroi, présente ses hommages à ces dames, et plus particulièrement à la maîtresse de maison. »

 

Il descendit de scène pour faire disposer en carré des banquettes et des fauteuils. Un espace vide se trouvait ainsi réservé au bas du théâtre, à l’endroit même où la princesse avait dansé.

 

– Nous demandons à l’assistance, reprit Martin l’Aiguille, de ne point franchir les limites de cette enceinte, où M. Legrand et sa troupe vont se livrer à leurs petits exercices. Il serait dangereux de venir l’y troubler !

 

Beaucoup applaudirent, disant : « C’est très amusant !… C’est tout à fait drôle !… » Les autres firent : « Hou ! hou ! » Ils étaient mécontents, prévoyant une farce.

 

– Ce qui serait plus drôle, disaient-ils, c’est que le vrai M. Legrand apparût tout à coup.

 

Martin l’Aiguille entendit :

 

– Mais c’est le vrai M. Legrand que je vais vous présenter, protesta-t-il. Asseyez-vous, mesdames, messieurs, un peu de silence ! Et, tourné vers la coulisse, il cria : « Vous pouvez venir, Monsieur Legrand ! Mme Milon-Lauenbourg se fait un plaisir de vous recevoir ! »

 

Alors, M. Legrand apparut sur la scène, accompagné de son état-major. Ils étaient sept en tout. Ce fut un immense succès de rire. Seul, un homme ne riait pas ; c’était le chef de la Sûreté générale : Roger Dumont. Il ne put même retenir une sourde exclamation : « Ça, par exemple, c’est trop fort ! »

 

Ce qui avait fait rire tout le monde, c’étaient les masques dont les six capitaines de M. Legrand étaient affublés. Ils étaient coiffés de ces têtes terribles de bolcheviks dont le dessin est devenu classique, qui montrent des mâchoires féroces et dont les dents retiennent un coutelas.

 

Ce qui avait fait encore rire, c’est que M. Legrand, qui se distinguait des autres par sa haute stature, sa carrure, ses allures de chef et un vêtement particulier, portait sous son bras, comme il convient à un chauffeur du vingtième siècle, ami du progrès, un poêle ou plutôt une grille électrique !

 

Mais ce qui avait ému si particulièrement Roger Dumont, c’était le costume même de ce M. Legrand de carnaval. Ce costume était exactement celui qu’il avait décrit, quelques instants auparavant, à Milon-Lauenbourg, celui qu’il portait quand il était allé traiter avec les chefs de bande à Varsovie, à Berlin, à Vienne, à Rome, à Londres… Jusqu’à la cravate rouge nouée en régate, que Roger Dumont avait négligé de signaler à Lauenbourg, et qui appartenait en propre – Roger Dumont le croyait bien – au vrai M. Legrand !

 

– Je ne comprends plus ! murmurait-il tout perplexe, ou alors quelle audace !

 

Il réfléchit : « Voudrait-il me prouver qu’il n’a réellement rien à redouter, pas même moi ! ou me faire son complice ou ouvrir la porte à ma complicité… »

 

À la vérité, Roger Dumont, qui croyait avoir tout prévu, n’avait pas prévu ça.

 

À la file indienne, M. Legrand et son singulier état-major défilèrent.

 

M. Legrand, en passant devant Mme Milon-Lauenbourg, s’inclina fort galamment et, s’il ne lui baisa point la main, c’est qu’il en était apparemment empêché par son masque. Aucun de ces messieurs n’avait encore prononcé une parole. Martin l’Aiguille parlait pour eux, tel un imprésario :

 

– Mesdames et messieurs, la troupe de M. Legrand va avoir l’honneur de procéder devant vous à quelques-uns de ses plus renommés exercices ; et M. Legrand ayant eu la bonté de me nommer son chef accessoiriste, je vais disposer sans plus tarder le réchaud que ces messieurs emportent toujours avec eux, comme chacun le sait.

 

Il s’était emparé du foyer électrique, l’avait déposé sur la mosaïque et y adapta un fil conducteur qu’un valet lui tendait. Tout en vaquant à sa petite besogne, il expliquait :

 

– Avec cet appareil, on obtient les aveux les plus définitifs et les renseignements les plus précieux en tournant simplement un commutateur ! comme vous voyez, ce n’est pas sorcier ! Voici le siège du patient !… messieurs, lequel d’entre vous veut commencer ? Nous saurons tout de suite où il cache sa galette !

 

On éclata de rire, les invités se tournaient les uns vers les autres. À ce moment, ils aperçurent quelques masques de chauffeurs bolcheviks qui n’avaient point défilé sur la scène. De minute en minute, ces masques devenaient plus nombreux. Une sourde rumeur qui n’était pas dénuée d’une certaine inquiétude commença à s’élever dans les salons.

 

– Que se passe-t-il ? demanda Martin l’Aiguille.

 

On lui montra les masques nouveaux qui se glissaient entre les groupes.

 

– Ah ! ceux-là, fit-il, n’étaient pas dans le programme ! Moi, je vous montre les vrais chauffeurs, la vraie bande de M. Legrand… S’il s’est glissé de faux bonshommes dans la place, je vous autorise à les jeter dehors.

 

On rit… on regarda d’un peu plus près les intrus, on vit qu’ils étaient tous en habit, on en conclut que ce devaient être des invités.

 

À ce moment, M. Legrand, toujours muet, indiqua d’un geste plein d’autorité un personnage qui se trouvait derrière les dames et qui s’entretenait à voix basse avec le chef de la gauche sociale-radicale, M. Lecamus. Il parlait politique, car il y a des gens que rien ne saurait détourner de parler politique. Il lui disait : « Mon cher collègue, la loi est la loi, un règlement est un règlement, un ordre du jour est un ordre du jour, nul n’est censé l’ignorer !… » Et M. Lecamus lui répondait : « J’abonde entièrement dans les idées que vous m’exposez avec tant de logique, monsieur le ministre ! mais allez dire cela à la Chambre !… Elle vous renversera !… »

 

– J’en sais quelque chose, mon cher collègue !…

 

Cette personne désignée par M. Legrand était, en effet, le dernier ministre du Trésor, M. Turmache, que Milon-Lauenbourg avait renversé et qui était venu à sa soirée pour lui prouver qu’il ne lui en voulait pas. M. Turmache fut légèrement étourdi par l’intervention de deux des messieurs qui accompagnaient M. Legrand et qui venaient le « cueillir » pour le faire asseoir sur le fauteuil du « patient ».

 

On applaudissait, on trouvait la chose de plus en plus amusante. Deux autres lui enlevèrent ses escarpins et ses chaussettes.

 

Ce fut un fou rire quand on le vit pieds nus ! Il prit le parti de s’en amuser lui-même. Mais on lui approcha les pieds de la grille électrique de si près qu’il se rejeta en arrière en criant : « Mais ça brûle, cette affaire-là ! »

 

– Oui, ça brûle, acquiesça tranquillement Martin l’Aiguille ! mais ça va vous brûler bien davantage tout à l’heure si vous ne consentez à dire à M. Legrand qui m’a chargé de vous poser la question ce que vous avez fait des milliards qui se trouvaient dans les coffres de l’État quand vous êtes entré au ministère !

 

La farce avait un tel succès et le pauvre homme se trouvait si ridicule qu’il commençait à se fâcher pour de bon… Il voulait qu’on le laissât tranquille… Hélas ! ses bourreaux impassibles lui rapprochaient les pieds de la grille. Cette fois, il se débattit furieusement. « Dites à votre M. Legrand que c’est peut-être lui qui les a volés ! »

 

C’est alors que M. Legrand fit entendre sa voix pour la première fois.

 

– Je proteste ! fit-il, car lorsque je suis entré au ministère, j’ai trouvé la caisse vide ! Et il ôta son masque. Tout le monde reconnut Milon-Lauenbourg.

 

On lui fit un triomphe. Il s’en fut au-devant de la victime, lui serra la main, et lui annonça qu’il était libre.

 

L’autre ne se le fit pas dire deux fois et disparut, furieux, déclarant à qui voulait l’entendre que lorsque les hommes au pouvoir s’amusaient à de tels jeux, qui détruisaient tout respect, un peuple était f… !

 

– Mesdames et messieurs, fit entendre Martin l’Aiguille, nous ne saurions trop admirer l’audace et le courage de M. Legrand, qui, pour la première fois, a montré son vrai visage à M. Roger Dumont, qui n’en revient pas !… Mais M. Roger Dumont, avant d’être le policier de génie que l’univers nous envie, est un homme du monde. Il sait ce qu’il doit à la maîtresse de maison dont il est l’hôte et, assurément, il ne commettra pas l’inélégance d’arrêter sous son toit un homme qui n’y est venu qu’invité par elle… C’est donc en toute sécurité que M. Legrand et sa bande vont continuer leurs petits exercices. Vous avez vu comme M. Legrand traite les ministres !… Vous allez voir ce qu’il obtient des femmes !…

 

– Ah ! par exemple ! par exemple !… Mais nous protestons ! mais nous ne voulons pas qu’on nous touche !…

 

Il y eut de petits cris qui voulaient être d’effroi mais, en réalité, elles étaient toutes enchantées, avec un fond d’inquiétude qui n’était point déplaisant.

 

– M. Legrand, s’écrièrent quelques-unes, en se tournant vers Milon-Lauenbourg, nous implorons votre protection !

 

– Mais, mesdames, leur répondit-il, je ne puis rien pour vous, moi ! Je ne suis ici qu’un invité et je subis le programme comme vous toutes. Il faut demander cela à mon cousin Godefroi…

 

– Mesdames, dit le cousin Godefroi, je me suis livré pendant toute la soirée à un petit plébiscite secret pour savoir lesquelles d’entre vous étaient les plus coquettes. Celle qui a obtenu le plus grand nombre de voix – et de beaucoup – est Mme Milon-Lauenbourg !

 

– Ah ! bravo ! bravo ! bravo !…

 

Isabelle riait, un peu confuse, et cette confusion la faisait plus charmante, plus désirable encore.

 

– Godefroi ! s’écria-t-elle, vous êtes un méchant, c’est une trahison !

 

– Laissez-moi finir !… lui jeta-t-il en réclamant le silence. « Mesdames et messieurs… le plébiscite dit : la plus coquette et la plus vertueuse ! »

 

– Ah ! parfait ! parfait !

 

– Comment !… s’exclama Mme de Cibriac dont le dossier était le plus chargé d’aventures, mais ça n’en est que plus abominable, elle mérite le fer chaud !

 

– Le plébiscite, continua Martin l’Aiguille, désigne ensuite : Mmes d’Audigé, Lapostelle, de Mignolle, Mlles Jeanne de Mannerville et Claire Dubourg, enfin Mlle Irène de Troie, de la Comédie-Française !…

 

– Et c’est tout ! s’écria Mme de Millière outrée.

 

– En somme, résuma la princesse, il s’agissait de trouver des femmes coquettes et vertueuses, et vous n’en avez trouvé que six !

 

– Et j’ai été bien content ! déclara Martin l’Aiguille.

 

– Enfin, qu’allez-vous faire de nous ? demandèrent les vertueuses avec beaucoup de coquetterie.

 

Pendant tout ce temps, les six capitaines masqués de M. Legrand n’avaient pas fait un mouvement. Quant à M. Legrand, il s’était rapproché de sa femme et lui demandait :

 

– Vous amusez-vous au moins ?

 

– Beaucoup, répondit-elle.

 

– Vous ferez vos compliments à Godefroi… c’est lui qui a arrangé tout cela.

 

Or, Godefroi venait de tirer un livre de sa poche :

 

– Mesdames, leur dit-il, toujours par ordre de M. Legrand, je vais vous lire du Balzac.

 

– Rassurons-nous ! fit Mlle Irène de Troie, de la Comédie-Française, cela tourne à la conférence littéraire.

 

– Prenez garde que M. Legrand ne mette la littérature en action, reprit Martin l’Aiguille. Peut-être serez-vous moins rassurées, mesdames, quand je vous aurai lu ce passage de « La Duchesse de Langeais ».

 

– Mais il me donne froid dans le dos, à moi ! soupira en frissonnant la petite Jeanne de Mannerville.

 

– En attendant qu’il nous brûle les pieds !

 

– Ah ! taisez-vous, vous finirez par nous faire vraiment peur !

 

– Un peu de silence dans les rangs des victimes de M. Legrand ! commanda Godefroi : « Mesdames… s’il faut en croire Balzac, la duchesse de Langeais, qui a vraiment existé sous un autre nom naturellement que celui que lui a donné le romancier, Mme la duchesse de Langeais était la plus grande coquette de Paris au temps de la Restauration. Elle s’était appliquée à rendre le plus malheureux des hommes un certain M. de Montriveau, lui laissant tout espérer, mais se refusant toujours. Or, il arriva que, de guerre lasse, M. de Montriveau dit son désespoir à l’un de ses amis qui appartenait à la fameuse bande des Treize. (Aujourd’hui il se serait adressé à M. Legrand ou à quelqu’un de ses capitaines). Il chargea cet ami de faire entendre raison à « madame la duchesse ». Et voici ce qu’il advint : au milieu d’une fête, Mme de Langeais fut enlevée et quand elle reprit ses sens elle se trouva…

 

(Je lis) « les pieds et les poings liés avec des cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon ! » En face d’elle elle reconnut Montriveau qui, tranquillement assis dans un fauteuil et enveloppé de sa robe de chambre, fumait un cigare… Une porte était entrouverte et des lueurs rougeâtres venaient de la pièce voisine… des formes étranges se mouvaient dans cette lumière sinistre.

 

« – Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous comptez faire de moi ? » car enfin, vous comprenez, expliqua Godefroi, qu’elle n’était pas à la noce, la belle duchesse, au milieu de tout cet appareil…

 

– « Ce que je veux faire de vous ? Rien du tout ! répondit Montriveau… Vous avez commis un épouvantable crime : je suis venu à vous pur et candide. Vous avez empoisonné ma vie. Pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il faut une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse ! Pour tomber au-dessous de tout, il fallait être au-dessous de tout ! Madame, ajouta-t-il froidement en prenant une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier, deux de mes amis font rougir en ce moment une croix dont voici le modèle. Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deux yeux, et vous emporterez ainsi, sans pouvoir la cacher à jamais, cette marque infamante appliquée sur l’épaule de vos frères les forçats ! »

 

– Mais c’est horrible ! s’écria Mme d’Andigné. Pourquoi nous lisez-vous une histoire pareille ?

 

– Ce Balzac est épouvantable !

 

– Calmez-vous, mesdames, leur dit Martin l’Aiguille en refermant le volume, vous n’avez rien à craindre de pareil de M. Legrand, qui ne m’a prié de vous lire cette petite histoire que pour vous faire comprendre le danger que les femmes, même les duchesses, peuvent courir quand elles tombent sur des esprits brutaux comme ce Montriveau…

 

– Merci, monsieur Legrand ! Merci, monsieur Legrand !

 

– Cependant, appelé ce soir par ses fonctions à venger des amoureux que votre trop cruelle vertu a rendus mélancoliques, M. Legrand, qui ne veut pas avoir dérangé son état-major pour rien, a décidé qu’il vous faudrait consentir en faveur de ses hommes à quelque sacrifice… Ne vous épouvantez pas ! Ne vous épouvantez pas ! Songez qu’ils ne demandent que vos bijoux.

 

– Quoi ?… Quoi ?… Quoi ?…

 

– Colliers… bracelets… bagues, barrettes, boucles d’oreille et tous joyaux qui ornent à l’ordinaire cette beauté avec laquelle vous avez fait tant de malheureux… Mesdames, je vais passer parmi vous et vous tendre cette coupe d’onyx… Voyons qui sera la plus généreuse ! Un peu de pitié pour les pauvres capitaines du terrible M. Legrand ! Allons ! Mlle Irène de Troie… un bon mouvement… votre collier…

 

– Écoutez, comte, déclara Irène de Troie sans trop s’émouvoir, votre petite comédie est adorable et je n’hésiterais pas à vous confier mon collier… mais dans cette cohue… nos bijoux dans votre coupe… songez ! quelle responsabilité pour vous !

 

– Elle a raison ! approuvèrent toutes ces dames… et déjà, instinctivement, elles avaient leurs mains sur leurs colliers.

 

Martin l’Aiguille se tourna vers M. Legrand.

 

– Monsieur Legrand, ces dames ne veulent pas donner leurs bijoux !

 

– Mes hommes seront mécontents ! je vous en avertis, mesdames… fit M. Legrand, d’un air fort détaché.

 

– Eh ! M. Legrand ! reprit Irène de Troie qui s’impatientait, demandez à M. Milon-Lauenbourg s’il s’engage à nous en remettre le prix en cas d’accident, et nous ne demandons pas mieux d’en faire cadeau à ces affreux capitaines.

 

– Quel accident voulez-vous qu’il arrive à vos bijoux quand vous en aurez fait cadeau à mes hommes ! répondit en riant M. Legrand, ils les emporteront… et voilà tout… en vous remerciant bien entendu… Quant à ce Milon-Lauenbourg dont vous parlez, j’aurais bien voulu faire sa connaissance… mais il doit avoir peur de moi, il s’est sauvé !

 

– Monsieur Legrand, fit entendre Martin l’Aiguille, votre état-major commence à grogner, vos capitaines disent que ça ne peut pas se passer ainsi ! S’ils n’emportent pas les bijoux de leurs six coquettes, ils prétendent qu’ils n’hésiteront pas à emporter les coquettes elles-mêmes. Elles doivent choisir !

 

Cette fois encore, l’allégresse devint générale. Rassurées sur le sort de leurs bijoux, les « victimes désignées » prirent part à la joie générale.

 

Martin l’Aiguille s’adressait maintenant à Mlle Irène de Troie :

 

– Mademoiselle, que choisissez-vous ?

 

– Je désire que l’on ne touche pas à mon collier.

 

– Dans ce cas, voulez-vous me faire l’honneur de prendre mon bras ?

 

Irène se leva. « Je vais vous présenter à don Micaël de la Bidassoa ! » dit Martin l’Aiguille. Et il la conduisit devant l’un des six capitaines qui attendaient en grognant.

 

– Don Micaël, lui dit le comte, je vous confie Mlle Irène de Troie, de la Comédie-Française, qui vous appartient pour une nuit.

 

– Ah ! quelle horreur ! s’écria la grande coquette.

 

De fait, don Micaël de la Bidassoa était épouvantable à voir avec son couteau qui remuait entre ses dents de sauvage.

 

– Un peu de courage, mademoiselle… il est un peu moins laid quand il a retiré son masque.

 

– Non ! Je n’en veux pas !

 

Elle n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles fatales que deux des hommes masqués s’avançaient et la forçaient à s’asseoir dans le « fauteuil du patient » ainsi qu’il était arrivé à Son Excellence M. Turmache. Mais si le spectacle des pieds nus de l’ex-ministre du trésor avait été simplement bouffon, la vue des jambes de Mlle Irène de Troie procurait assurément plus d’agrément.

 

Les souliers étaient merveilleux. Ils jouèrent leur rôle et furent enlevés fort galamment tandis que les jambes gantées de la soie la plus fine s’agitaient et battaient l’air pour échapper à l’étreinte décente de ces méchants hommes masqués. Mais bientôt la belle Irène parut vaincue et ses petits pieds sentirent l’approche du foyer électrique.

 

– Mais ils vont me brûler ! s’écria-t-elle, je cède ! Aussitôt on lui rendit ses divines chaussures qu’elle remit en riant avec l’aide de ses bourreaux : « Quels fous vous faites ! » Martin l’Aiguille annonça : « Les souliers sortent de la maison Pasquer. La publicité n’est pas gratuite. Le représentant de la maison Pasquer pourra passer au bureau de l’agence Legrand demain matin à onze heures… »

 

– L’adresse ? demanda-t-on. Et il donna l’adresse de l’U. R. B. carrément.

 

On n’entendait que ces mots : « C’est charmant ! Délicieux ! » Le comte conduisit Irène de Troie, vaincue et consentante, à son horrible tyran bolchevique, qui la salua très humblement et qui, pour lui baiser la main, retira son masque. Ce furent des cris d’enthousiasme et de bravos à n’en plus finir… On venait de reconnaître le vicomte de Muntz qui ne cessait, au su de tout Paris, depuis trois ans, d’entourer de ses hommages la belle comédienne, laquelle refusait de se laisser enchaîner par le plus doux des liens.

 

– Ah ! c’est vraiment exquis ! cria-t-on de toutes parts… Cette fois, cela finira par un mariage !

 

Ce qui arriva, en effet, quelques mois plus tard.

 

Maintenant toutes ces dames demandaient à être suppliciées. Elles voulaient toutes s’asseoir sur le « fauteuil du patient ».

 

La scène des chauffeurs avait décidément un prodigieux succès. Disons tout de suite que les cinq autres victimes se laissèrent martyriser le plus gracieusement du monde et eurent la joie de retrouver sous le masque des capitaines de M. Legrand leur « flirt » préféré.

 

Il ne restait plus que le numéro 1, c’est-à-dire « la plus coquette et la plus vertueuse », la maîtresse de la maison. Mme Milon-Lauenbourg ne riait plus, car elle prévoyait la fin de tout ceci. Elle dit à M. Legrand : « Ce scénario est vraiment trop spirituel pour que Martin l’Aiguille l’ait trouvé tout seul ! »

 

– Je vous affirme, ma chère amie, que je n’y suis pour rien !

 

Godefroi s’avançait déjà vers elle. Elle se leva…

 

– Moi, lui dit-elle, je préfère abandonner mon collier tout de suite !

 

Ce fut une stupéfaction générale, car on s’attendait à un plus gracieux dénouement. Et comme elle déposait son collier dans la coupe d’onyx que lui tendait le beau Godefroi, lequel paraissait un peu gêné, son cousin lui dit : « Auriez-vous peur, madame, de M. Legrand ? »

 

Sur quoi Milon-Lauenbourg, ne laissant pas à Isabelle le temps de répondre, s’empara du collier, le remit lui-même au cou de sa femme, en proclamant : « On a tort d’avoir peur de M. Legrand ; c’est le plus généreux des hommes ! Il rend ses bijoux à celle qui s’en est volontairement dépouillée et, pour la récompenser d’un si beau geste, fait cadeau à sa prisonnière de son plus valeureux capitaine ! »

 

On s’aperçut alors qu’il restait un bolchevik qui n’avait pas encore été nanti. Il avait moins l’air d’un brigand que d’un valet chargé, la pièce terminée, d’éteindre l’électricité.

 

– Mon ami, lui dit M. Legrand en lui présentant Mme Milon-Lauenbourg, voici la prisonnière qui vous est échue en partage. Présentez-lui vos hommages, je vous prie…

 

L’homme retira son masque en tremblant et ce fut encore un prodigieux éclat de rire. C’était ce bon M. Barnabé !

 

– Mon ami Barnabé ! reprit Lauenbourg, vous voilà condamné à danser jusqu’à l’aurore avec Mme Milon-Lauenbourg ! La condamnation est douce, mais si votre patron, qui est fort jaloux, apprend jamais une chose pareille, il est capable de vous casser aux gages, demain matin !

 

Sur quoi il leur tourna le dos à tous deux et offrit son bras à la comtesse de Brignolles qui se pâmait d’enthousiasme.

 

– Vous avez été admirable, mon cher Milon !

 

– Casser aux gages ! Il m’a parlé comme à un domestique ! soupirait ce malheureux Barnabé.

 

– Monsieur Barnabé ! reconduisez-moi jusqu’à mon appartement, voulez-vous ?

 

– J’allais vous le proposer, bonne chère madame…

 

Cette fois, la farce était finie, le drame allait commencer…

 

VI

CE BON MONSIEUR BARNABÉ


Isabelle tint à ce que M. Barnabé l’accompagnât jusqu’au seuil de son appartement. L’hôtel appartenait cette nuit-là à une foule qui ne mesurait plus ses plaisirs. Ces masques étranges surgis d’un peu partout avaient fini par la troubler.

 

– Merci, monsieur Barnabé, fit-elle en tendant la main à ce modèle des employés, vous avez été tout à fait aimable de rompre ce soir avec vos habitudes. Jusqu’à quelle heure vous faisons-nous veiller, mon Dieu !

 

– Madame, je serai demain à mon bureau à dix heures !

 

– Bonsoir donc, monsieur Barnabé ou plutôt bonjour ! et sauvez-vous vite. Vous êtes un employé comme on n’en fait plus ! M. Lauenbourg ne vous mérite pas !

 

– C’est vous, madame, qu’il ne mérite pas !

 

Le bonhomme ne s’en allait toujours point. Il gardait la main que lui avait tendue Mme Lauenbourg. Celle-ci commençait à s’impatienter… Le dévouement de M. Barnabé lui devenait insupportable.

 

– Non, madame, il ne nous mérite ni l’un ni l’autre… mais nous lui sommes bien fidèles tout de même…

 

« Ah ! mais il m’ennuie ! » et elle finit par libérer sa main. Elle ouvrit la porte de son petit salon. Barnabé l’y suivit.

 

– Monsieur Barnabé, fit-elle sans pouvoir réprimer un geste d’impatience ; je vous serais reconnaissante de bien vouloir me laisser seule. J’ai hâte de me reposer.

 

Mais l’homme de confiance de Milon-Lauenbourg avait, à sa grande stupéfaction, fermé la porte du salon derrière lui.

 

– Madame, fit-il, il faut m’excuser. Je vois que mon insistance vous irrite mais je ne retrouverai peut-être pas de sitôt l’occasion que je désirais, depuis longtemps, de vous entretenir de certaines choses assez importantes…

 

– Monsieur Barnabé, croyez-vous que ce soit l’heure ?

 

– Madame, j’ai déjà trop attendu ! Il faut que vous sachiez qui est cet homme qui n’a cessé d’être un bourreau pour vous.

 

– Eh ! monsieur Barnabé, je ne demande à être plainte de personne… et si vous voulez ne point m’irriter davantage, il faut me quitter tout de suite… Cette fête vous a troublé, je ne reconnais plus en vous votre discrétion habituelle.

 

– Madame, vous ne m’empêchez point de vous dire que M. Lauenbourg, ce soir, vous a fait subir un affront dont je rougis pour vous ! N’est-ce point lui qui devrait être ici ? Mais puisqu’il a voulu que j’y sois, je ne m’en irai pas sans vous avoir dit tout ce que j’ai sur le cœur.

 

« Il est ivre ! » se dit Isabelle, effrayée de cette obstination.

 

Le fait est que Barnabé ne ressemblait plus du tout, mais du tout, au Barnabé qu’elle connaissait depuis plus de dix ans… Ses pommettes étaient rouges, son œil brillant. Lui qui, à l’ordinaire, osait à peine la regarder, lui tenait tête, et tantôt laissant errer son regard troublé sur les beautés que laissait trop voir une robe de gala à la mode du jour, semblait apprécier avec un trop évident émoi la blancheur des épaules, la ligne admirable des bras, le galbe de la jambe gantée de soie transparente, la richesse du soulier au talon d’argent.

 

« Madame, vous qui êtes si belle, comment ose-t-il vous traiter ainsi ! Pardonnez à mon admiration, croyez qu’il n’en est point au monde de plus respectueuse. »

 

Mais, le plantant là, elle était entrée vivement dans son boudoir, avait traversé sa chambre, courait au cabinet de toilette où elle croyait trouver Nounou comme chaque soir ; mais le cabinet était vide. Nounou devait faire la fête, elle aussi, avec les domestiques. Isabelle écouta à la porte de la chambre de sa fille, entrouvrit doucement la porte. Là, c’était la nuit, le silence. Sylvie devait dormir… Elle était montée chez elle depuis longtemps.

 

Doucement, Mme Lauenbourg referma la porte. Elle eut honte de sa peur. Que pouvait-elle craindre d’un Barnabé ?

 

Allons, elle allait traiter le bonhomme en douceur… Avec quelques bonnes paroles, elle le renverrait cuver son vin.

 

Mais elle n’était pas au bout de ses étonnements, car, revenant sur ses pas, elle le retrouva non plus dans le petit salon mais dans le boudoir, assis devant un guéridon. Il avait mis ses lunettes et classait des paperasses.

 

À son approche, il se souleva légèrement sur son siège, s’inclina, releva ses lunettes sur son front, et la pria de s’asseoir.

 

– Madame, lui dit-il, j’ai tout fermé derrière moi. Ce que j’ai à vous dire est si important que nous devons tout redouter d’une oreille indiscrète. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, une attitude qui a pu vous paraître insolite lorsque vous serez persuadée de la volonté où je suis de vous éviter, à vous et aux vôtres, la plus effroyable catastrophe. Madame, je veux vous sauver de l’abîme !

 

Et rabaissant les lunettes sur son nez, il se remit à classer ses papiers. M. Barnabé était redevenu tout à fait M. Barnabé. Il n’en était pas moins effrayant à entendre. Elle s’assit docilement ou plutôt se laissa glisser sur un fauteuil, les jambes brisées.

 

– Votre mari. Madame, a des ennuis terribles. Ces temps derniers, il a été combattu avec une âpreté qui l’a surpris… et… et inquiété.

 

– Mais, monsieur Barnabé, il a triomphé de tout et de tous, le voilà devenu ministre !

 

– Il n’en est que plus menacé ; il s’en rend compte, d’où son alliance avec Roger Dumont… mais Thénard de l’Eure, Tromp, avec son journal le Réveil des Gaules, lui mènent la vie dure. Turmache est derrière eux. Ils ont promis des armes contre Lauenbourg à ce petit Corbières dont l’attitude est des plus bizarres dans cette affaire, car enfin il doit beaucoup à la famille Chabert et il est resté l’ami de Mlle Sylvie ; nous avons pu encore en avoir la preuve ce soir… Ces armes, les voilà… elles sont devant moi… ce sont les talons de chèques, qui désignent d’une façon suffisante les bénéficiaires parlementaires de la distribution des fonds dans l’affaire des stocks américains, dans celle des traités avec les « sociétés réunies pour la reconstitution des régions dévastées » et enfin dans celle plus récente de la concession du « Retour des morts du champ d’honneur », opération effroyable qui organise le pillage des cadavres de la grande guerre, dans des conditions qui ont déjà soulevé la conscience universelle…

 

– Ah ! monsieur, tout cela a déjà été dit ! mon mari est au-dessus de toutes ces infamies !

 

– Tout cela a été déjà dit, mais tout cela n’a pas été prouvé ! et tout cela a été étouffé par des complices bien en place qui se défendaient eux-mêmes en défendant Lauenbourg… J’admets que vous ne vouliez pas ajouter foi à toutes ces horreurs, moi-même, madame, j’étais indigné d’entendre parler ainsi d’un homme auquel j’avais donné tout mon dévouement, tous mes efforts, toute mon intelligence… Or, dernièrement, le voyant inquiet, je l’ai surveillé, mettons le mot, je l’ai espionné, j’étais bien placé pour surprendre ses secrets, pour feuilleter et compulser et rapprocher certains dossiers et ouvrir certains coffres.

 

– C’est indigne ce que vous avez fait là, monsieur Barnabé.

 

– Oui, madame, c’est indigne ! mais ce n’était pas pour moi, veuillez le croire, que j’agissait ainsi, c’était pour vous, pour votre fille, pour l’honneur du nom que vous portez… et si je ne l’avais pas fait… je sais que d’autres, qui étaient peut-être aussi bien placés que moi étaient prêts à le faire.

 

– Alors, si je comprends bien, monsieur Barnabé, nous sommes sauvés ?

 

– Non, madame, vous n’êtes pas sauvés. La situation est encore plus épouvantable que vous ne pouvez le supposer. Ce que je vous ai dit n’est rien à côté de ce qui me reste à vous dire ! Ces scandales, ces achats de conscience sont en somme la monnaie courante de ces bénéfices criminels dans des entreprises couvertes le plus souvent par des lois d’exception… Il y a tant de complices et si haut placés qu’il faut être bien audacieux ou un peu fou pour tenter la tâche redoutable de sortir la vérité de son puits. On risque fort d’y être précipité et de s’y noyer avec elle. Si bien que des gens comme Thénard, Tromp et Turmache prennent bien garde de trop se découvrir et mettent en avant un néophyte, autant dire un innocent, enfin quelqu’un dans le genre de Claude Corbières. On trouve toujours un porteur de bombes. Celui-là brûle d’en subir les éclats. Il a soif du martyre. Il sera servi… Tout de même, madame, il triompherait sûrement s’il connaissait cette chose épouvantable, que personne ne sait, excepté moi, que Roger Dumont soupçonne seulement, qui peut conduire son homme – j’ai nommé votre époux, madame – à l’échafaud.

 

– Horreur ! fit entendre dans un cri sourd Isabelle… vous divaguez, Barnabé…

 

– Madame, voilà de quoi il s’agit. Voulez-vous vous donner la peine de lire cette lettre, adressée à l’agence Kromer, à Varsovie.

 

Mme Lauenbourg prit en tremblant la feuille que lui tendait « l’employé principal » de l’U. R. B. Elle lut, rendit la feuille à Barnabé, regarda celui-ci.

 

– Eh bien ! fit-elle, je ne comprend pas… je ne vois rien là-dedans qui soit capable de vous émouvoir d’une aussi terrible façon…

 

– Vous avez raison, madame ; il n’y a là-dedans que quelques renseignements touchant une maison de Dantzig qui travaille dans les blés d’Amérique, plus une affaire de courtage relative à de gros achats de terrains sur la frontière lithuanienne. Quand cette lettre me passa, il y a quelques mois, entre les mains, je n’y trouvai, comme vous, que l’intérêt qu’elle semble comporter. Pure affaire commerciale. Eh bien ! maintenant, madame, je vous présente un petit livre.

 

Et M. Barnabé sortit des basques de son habit un volume in-16.

 

– C’est une édition rare, que l’on ne trouve plus dans le commerce, et très joliment reliée… maroquin rouge, filets dorés, tranches dorées, fers spéciaux, papier de luxe, toute la lyre pour un amateur. Il est singulier, madame, qu’il se soit trouvé un bibliophile assez fou pour habiller d’une façon aussi somptueuse le Code des constructions et de la contiguïté. Ce livre est sorti de la Librairie Videcoq, place du Panthéon, en 1841. Ce doit être cette singularité qui poussa M. Lauenbourg à l’acheter. Dans tous les cas, il ne s’en sépare plus…

 

« J’étais persuadé à ce moment qu’il y avait une correspondance secrète entre quelques-uns de nos plus importants clients et le patron. Trouvant, d’autre part, une tournure de phrase bizarre et tourmentée, dans les réponses qui nous étaient faites, ayant relevé maintes fois que la correspondance n’était point de style commercial pur, j’avais acquis la conviction que les lettres que j’étais chargé d’envoyer, de recevoir et de classer, contenaient autre chose que ce que j’y pouvais lire.

 

« Je m’étais mis âprement à la recherche du chiffre qui me permettrait de pénétrer dans ces arcanes. Je me rappelai avoir été frappé par l’arrivée d’une note d’imprimeur, sis dans une vieille rue de la Cité qui présentait son mémoire où je lus : « Impression de quarante volumes pour le compte de M. Lauenbourg ». Avant de payer, j’étais allé trouver le patron. Il m’avait répondu : « Payez ! je sais ce que c’est !… » Sur le moment je n’attachai point d’autre importance à l’incident. Mais quand je cherchai mon chiffre, ce fut un éclair pour moi… je fis une enquête discrète chez l’imprimeur et j’appris qu’on lui avait commandé l’impression de quarante volumes du Code des constructions et de la contiguïté d’après un exemplaire qui avait été fourni par M. Lauenbourg lui-même. Or, ce code de luxe, qui avait servi de modèle, je le voyais tous les jours sur le bureau de M. Lauenbourg ! C’était à n’en plus douter, dans ce livre qu’il fallait chercher le secret de la correspondance. Il me fallut trois semaines pour résoudre le problème. Je ne veux pas, madame, vous faire entrer dans des détails fastidieux. Je vous en ai assez dit pour que vous puissiez comprendre le petit jeu auquel je vais me livrer devant vous avec cette lettre et ce livre… »

 

M. Barnabé ne mit pas dix minutes à établir devant Mme Lauenbourg, stupéfaite et épouvantée, la phrase suivante : « Faites savoir ai été volé de trois cent mille dans répartition affaire blés Dantzig et de cent cinquante dans accident train de Riga, qu’il ne recommence pas sous peine de mort. »

 

– Vous pâlissez, madame, c’est que je n’ai pas besoin de vous rappeler ce qu’a été le scandale des blés d’Amérique en Pologne, destinés à remplacer ceux de l’Ukraine, blés accaparés, revendus en Allemagne, pendant que la province polonaise mourait de faim… Ni l’accident du train de Riga, qui fut un horrible pillage où furent massacrés les malheureux soldats qui accompagnaient les fonds d’État… Nul n’a ignoré que le coup avait été fait par Volski… et vous savez maintenant à qui s’adresse ce il qui est menacé de mort s’il recommence ! Il faut qu’il soit bien puissant l’homme qui ose menacer de mort Volski… Et cet homme-là, c’est votre mari, madame ! Commencez-vous à comprendre ?

 

Isabelle s’était levée, tremblant et regardait M. Barnabé avec des yeux immenses que remplissait toute l’horreur du monde. M. Barnabé, lui, avait à nouveau relevé ses lunettes sur son front et fixait, non sans émoi, cette magnifique image de l’épouvante.

 

– Non ! râla Isabelle, non ! Je ne comprends pas ! C’est atroce, ce que vous avez inventé là ! fit-elle, les mains aux tempes. La comédie continue. C’est lui qui vous envoie. Il trouve qu’il ne m’a pas encore assez torturée. Quelle abominable soirée ! Ayez pitié de moi, monsieur Barnabé, mon bon monsieur Barnabé.

 

Et elle s’affala sur un canapé, secouée par des sanglots.

 

M. Barnabé aussi était très ému. Il se rapprocha de la pauvre femme, lui prit la main qu’elle lui abandonna dans son désespoir : « Madame, n’oubliez pas que vous avez près de vous un ami qui vous est dévoué à la vie, à la mort ! Je saurai bien vous sauver, moi, je vous le jure ! Vous parlez de la comédie de ce soir… Hélas, madame, c’était une tragédie ! Même quand il monte une farce, c’est avec les larmes et le sang des autres qu’il la joue. »

 

Elle se redressa, le regarda.

 

– Alors, c’est vrai ? M. Legrand, c’est…

 

– C’est lui, madame… lui, votre époux, l’homme qui vous a fait tant souffrir, l’homme qui vous trompe avec toutes les femmes de Paris, devant tout Paris… M. Legrand, c’est M. le ministre !

 

– Je ne puis pas le croire ! je ne puis pas le croire !

 

– Madame, vous passerez le jour que vous voudrez à mon bureau, à l’heure de la fermeture, à six heures et si la preuve de ce soir ne vous suffit pas… je vous mettrai sous les yeux vingt autres ! cent autres !

 

– Puisque vous m’y invitez, j’irai ; un jour où je serai moins surveillée, dans votre bureau… Vous me fournirez les preuves de toutes ses infamies…

 

– De ses crimes, madame…

 

– Oui, de ses crimes… de ses crimes que nous avons le devoir de faire cesser… à n’importe quel prix !

 

– À n’importe quel prix ! c’est le mot, madame, vous l’avez trouvé… et peut-être ne serai-je pas longtemps à vous le rappeler.

 

– J’irai lui parler, vous entendez, Barnabé, j’irai lui parler !…

 

– Et que lui direz-vous, madame ?

 

– Que je sais tout !

 

– Vous ne sortirez pas vivante de cette conversation-là… Vous connaissez votre mari, madame, et ce n’est pas quelque chose de très, très joli, mais vous ne connaissez pas M. Legrand ! Plus d’un est allé se repentir dans l’autre monde d’avoir été trop perspicace… d’avoir deviné certaines choses ! Comprenez, madame, que cet homme commande à l’assassinat sur la terre… sous toutes ses formes. Il dispose non seulement du revolver et du couteau des Mohicans, armes vulgaires, mais aussi de l’accident et aussi de la chimie.

 

– Que faut-il donc faire ?

 

– S’en remettre complètement à moi ! Se confier à moi comme à votre ami le plus sûr… Et d’ici quelques semaines je connais le moyen qui aura définitivement réduit à l’impuissance le terrible M. Legrand. La formidable association qu’il a mise debout et dressée à tous les carrefours du crime sera dissoute, dispersée, trahie, traquée… Le monde en sera délivré. M. Legrand devra disparaître et vous, vous serez délivrée… sans scandale aucun… Voilà ce que ce bon M. Barnabé est prêt à faire pour vous, madame. Ce jour-là nous serons bien vengés, vous et moi ! Cette vengeance, que je vous prépare, doit vous agréer, car elle est dans l’ordre de la justice.

 

– Mais, enfin, que puis-je pour vous, dans tout ceci ? Que me proposez-vous ?

 

– Ceci est assez difficile à dire, surtout pour un humble bureaucrate comme moi, qui n’ai point l’habitude… Madame, il existe sur la terre un homme qui depuis longtemps vous admire, vous plaint, un homme qui a fait de vous son idole… enfin un homme qui vous aime… je vous en pris, laissez-moi continuer…

 

Mme Lauenbourg, dont les étonnements, les stupéfactions et les épouvantes ne se comptaient plus au cours de cette funeste soirée, s’attendait si peu au tour que prenait subitement la conversation qu’elle ne fut point maîtresse d’un mouvement qui la rejeta assez loin du larmoyant M. Barnabé auquel elle avait brusquement arraché sa main qu’il n’avait pas cessé de tripoter en soupirant.

 

– Mon Dieu, madame, continua Barnabé sans paraître trop offusqué de cette brusque fuite… que ma situation est pénible ! J’ai toujours eu tant de respect pour vous, madame… ce n’est qu’en tremblant que j’aborde un sujet aussi délicat… Madame, cet homme dont je vous parlais, qui a fait de vous son idole sur la terre, qui depuis longtemps vous aime dans l’ombre et qui peut tout pour vous sauver, cet homme…

 

– Vous a envoyé à moi pour me proposer un marché infâme… je ne sais en vérité qui est le plus infâme de cet homme-là ou de celui qui s’est chargé de sa commission…

 

– Madame ! vous m’avez mal compris ! Je ne suis le commissionnaire de personne ! Ce que j’ai à vous proposer est beaucoup plus simple que cela. Nul ne saurait vous contester le droit de vous venger de votre mari… Moi aussi, j’ai beaucoup à me plaindre de lui… eh bien ! madame, n’en voilà-t-il pas plus qu’il n’en faut pour nous venger tous les deux !

 

Il s’était rapproché d’elle à nouveau… Ah ! il ne pleurait plus, le bon M. Barnabé… Il avait mis ses lunettes dans sa poche… car, prévoyant que la scène serait plutôt rude, il ne tenait point à les casser… Ses yeux toujours ternes, éteints, s’étaient allumés d’une flamme dévoratrice… Alors Isabelle qui, en toute autre circonstance aurait éclaté de rire au nez de M. Barnabé, appela : « Au secours ! »

 

Mais M. Barnabé ne se possédait plus… il avait appuyé sa grosse main sur la bouche de Mme Lauenbourg.

 

– Pourquoi crier ? Pourquoi me résister ?… Nul ne vous entendra et je veux faire votre bonheur. Songez que c’est votre mari qui vous a jetée dans mes bras ! Ayez donc le courage de vous venger, madame !

 

Mais la vengeance que lui proposait cet extraordinaire M. Barnabé, affreusement pervers ou monstrueusement naïf, ne semblait pas être du goût de Mme Lauenbourg. Aussi se démenait-elle avec rage pour lui échapper… Elle râla :

 

– Vous êtes un misérable ! Songez à ma fille, qui est là… Non, je n’appellerai plus ! Je mourrais de honte si ma fille… Revenez à vous, je vous en prie… Barnabé… Barnabé, ma fille pourrait entendre…

 

– Alors, madame, si vous voulez sauver votre fille et qu’elle ne sache rien… taisez-vous et…

 

Il l’avait prise à pleins bras et, goulûment, lui embrassait le cou, les épaules, la poitrine, les bras… Elle le griffait maintenant, lui arrachait les cheveux… Il semblait ne rien sentir… Il jeta un bras en avant, accrocha la robe qui se déchira, dont un morceau lui resta dans la main. Il eut la vision inoubliable de Mme Lauenbourg qui s’enfuyait à peu près nue, dans sa chambre. Il se releva, arriva contre la porte, pour entendre le verrou que l’on tirait et qui claqua dans le pêne.

 

Il grogna, souffla, essaya de reprendre ses esprits. Quel imbécile je fais ! Ah çà ! mais je deviens fou. Madame ! Madame, je vous demande pardon… Excusez-moi… Je ne retire rien de ce que j’ai dit : je vous sauverai. Madame ! Vous n’avez plus rien à craindre de moi ! Oui, je vous sauverai, malgré vous !

 

Et il quitta la porte en titubant.

 

– N. de D… ! Je ne devrais jamais boire de champagne ! J’ai fait du beau… J’aurais dû lui parler comme un greffier… et j’ai agi comme un lovelace ! Ce bon M. Barnabé, satyre !

 

Il rajusta ses effets, se brossa, se peigna, remit ses lunettes : « Oui, ça aurait pu se passer plus correctement… n’importe ! le principal est fait ! »

 

VII

LA FIN DE LA FARCE


Quand elle eut entendu Barnabé s’éloigner et fermer derrière lui la porte de l’appartement, Isabelle, folle de ce qui venait de se passer, et inquiète de savoir si sa fille avait surpris quelque écho de cette abominable scène, alla écouter à la porte de sa chambre… Toujours le même silence ! Le même silence qu’elle avait trouvé une heure plus tôt. À tâtons elle se dirigea vers le lit… elle n’y rencontra point la forme de son enfant…

 

Ses mains contre la muraille cherchaient le commutateur. Soudain, la chambre fut éclairée… Isabelle poussa un cri. L’image du bouleversement le plus complet s’offrait à sa vue… des meubles renversés… une potiche brisée… le lit n’était pas défait mais les couvertures étaient en désordre… C’en était trop pour une seule nuit… Mme Milon-Lauenbourg battit l’air de ses bras et tomba d’un bloc, sur le tapis.

 

En bas, la fête était à son apogée, c’est-à-dire qu’elle commençait à dégénérer en orgie. Milon-Lauenbourg, abandonnant la princesse à une demi-douzaine de chevaliers servants qui étaient à demi ivres, rejoignit Roger Dumont dans un coin.

 

– Merci ! lui dit-il, monsieur Roger Dumont.

 

– Et de quoi donc ? lui demanda le chef de la police.

 

– Mais du costume de M. Legrand que vous m’avez envoyé !

 

– Moi ? Monsieur le ministre veut rire ! Je ne lui ai rien envoyé du tout…

 

– Allons ! Allons ! Dumont… à d’autres ! Vous étiez au courant de notre petit scénario. Ce n’est pas pour rien que vous m’avez décrit au commencement de la soirée le costume de M. Legrand. Vous saviez que je le trouverais dans la coulisse du théâtre quand le moment serait venu de me déguiser… Et puis si ce n’est vous, qui me l’aurait donc fait parvenir ?

 

– Mais, monsieur le ministre, sans doute M. Legrand lui-même !…

 

Et il le regarda non sans une discrète ironie.

 

– Il était donc vraiment là ? questionna Lauenbourg, en continuant de railler…

 

– Je puis vous l’affirmer ! répondit-il en fixant cette fois carrément le ministre du Trésor…

 

– Et vous n’avez pas mis la main dessus !…

 

– J’ai voulu, monsieur le ministre, vous éviter ce scandale… Du reste, vous avez vu qu’il avait pris ses précautions Je ne jurerais point que tous ces masques apparus tout à coup au cours de la soirée et qui sont encore dans la salle, ne soient à sa dévotion… Dans le doute, j’ai préféré m’abstenir… Il ne fallait point gâter la fête !

 

– Je ne vous savais pas si prudent, mon cher Dumont.

 

– C’est que vous ne me connaissez pas encore, répliqua du tac au tac le chef de la Sûreté générale.

 

– Alors, vous avez laissé partir comme cela un homme qui était à deux pas de vous et que votre police recherche en vain depuis des mois et des mois ?

 

– Que monsieur le ministre se rassure… Je sais maintenant où retrouver M. Legrand !

 

– Eh bien, mon ami, je vous annonce qu’il est reparti avec son costume, car l’homme qui nous l’apporta est venu le rechercher, après la farce…

 

– Il n’a pas dit de la part de qui il venait ?

 

– Il a dit simplement : « Pour M. Milon-Lauenbourg »… mais il n’avait pas besoin d’en dire davantage. Dès que j’eus ouvert le carton, j’étais renseigné, mon vieux Dumont !

 

Et il lui détacha une petite tape amicale sur l’épaule.

 

– Eh bien, mettons que c’est moi et n’en parlons plus ! dit le chef de la Sûreté… Après tout, M. Legrand, c’est peut-être moi !…

 

– Est-ce qu’on sait jamais ? conclut Lauenbourg… et, en riant, il s’en fut rejoindre la princesse.

 

– Tous ces gens sont enragés, fit-il à la princesse de Brignolles… Ils ont pourtant assez bu, assez mangé, assez dansé… Ils ne vont pas bientôt aller se coucher ?

 

– Faites taire les jazz ! on comprendra que la fête est finie !

 

– Impossible ! Les jazz sont saouls et déchaînés…

 

Au buffet, on ne cessait de verser le champagne à flots… Ah ! Lauenbourg faisait bien les choses… Mme de Cibriac semblait complètement dévêtue. On se bombardait avec de petits souliers à talons d’or… C’était le dernier genre, le dernier jeu de la saison pour les fins de gala. On ne rendait un cothurne que contre un baiser.

 

Tout à coup, l’électricité fut éteinte, dans tous les salons ! Ce furent des cris, des fuites, des protestations, des rires, des bravos ! Milon-Lauenbourg était furieux. Qui avait pu se permettre cette détestable plaisanterie ?

 

Enfin, les salons furent à nouveau illuminés… Un « ah » prolongé de satisfaction générale salua le retour de la lumière… mais presque aussitôt des femmes se remirent à pousser des cris… et quels cris ! on ne comprit pas tout d’abord… et puis quelqu’un jeta : « Mais nous sommes dans une caverne de voleurs ! » Alors on sut de quoi il s’agissait. Ces dames avaient été volées de leurs bijoux ! « Mon collier ! » « Mes perles ! » « Mon bracelet ! » et c’est alors aussi que l’on s’aperçut que tous les masques avaient disparu !

 

Lauenbourg vit tout à coup surgir Nounou, le visage ravagé. Elle lui dit à l’oreille : « Venez vite, monsieur ! on a trouvé madame évanouie dans la chambre de mademoiselle et on a enlevé mademoiselle ! »

 

Pendant ce temps, Roger Dumont commençait à recevoir les déclarations de ces dames volées, dans le bureau particulier de Lauenbourg. Les salons étaient déjà déserts. Le comte de Martin l’Aiguille avait demandé son auto dans laquelle il s’était jeté avec un petit nécessaire de voyage. Il lança au chauffeur : « L’Isle-Adam, et brûle la route ! » Au valet qui refermait sa portière : « Tu lui diras que tout est paré. » Le valet répondit par un petit signe de tête qu’il avait compris…

 

Quand le ministre arriva dans la chambre de sa fille, sa femme avait repris connaissance, mais c’était pour réclamer Sylvie avec des paroles de délire.

 

En apercevant son mari, elle le chassa loin d’elle, d’un geste qui semblait repousser une horrible vision… Milon ne s’arrêta point à cette manifestation. Il avait vu le désordre de la chambre, la fenêtre ouverte sur le petit jour, l’échelle de corde… Il interrogea tout de suite les domestiques accourus, la nounou… Celle-ci ne pouvait répéter que ce qu’elle lui avait déjà dit : en pénétrant dans la chambre de mademoiselle, elle avait trouvé madame évanouie près de la fenêtre… elle avait ouvert la fenêtre, vu l’échelle de corde… sûrement, on avait enlevé mademoiselle… Les autres domestiques ne savaient rien ! Il les chassa, ordonnant qu’on allât prévenir immédiatement M. Roger Dumont, que l’on trouverait dans ses bureaux : « Qu’il monte, sans perdre une seconde ! »

 

Roger Dumont entra ; on l’avait déjà mis au courant. Il renvoya Nounou, examina toutes choses autour de lui, hissa l’échelle, resta un instant à réfléchir, considéra Mme Lauenbourg en silence, se dirigea vers les armoires, les ouvrit, revint à Mme Lauenbourg.

 

– Mme Lauenbourg, dit-il, doit être arrivée dans le moment même où l’on enlevait sa fille. Elle a dû certainement lutter avec les agresseurs. Elle seule pourrait nous renseigner.

 

– C’est ce que j’ai déjà pensé, fit Lauenbourg, mais ma femme est dans un tel état de prostration qu’il est impossible de lui tirer une parole.

 

Roger Dumont pria qu’on le laissât seul avec Mme Lauenbourg. Isabelle accompagna la sortie de son mari de ce même regard d’effroi avec lequel elle l’avait accueilli, ce qui n’échappa point à Roger Dumont. Celui-ci remarqua également l’espèce de soulagement qu’elle ressentit à ne plus se trouver en face de lui.

 

– Madame, lui dit-il de sa voix la plus douce, il s’agit du salut de votre fille. Il ne faut rien nous cacher. Vous avez assisté à la scène de l’enlèvement ? Les misérables vous ont mise en loques.

 

Isabelle le regarda, fit un effort visible pour se rendre compte de la situation : « Oui, monsieur, dit-elle, mais j’ai pénétré ici dans l’obscurité. J’ai été affreusement bousculée… Je n’ai eu le temps de me rendre compte de rien ! »

 

– Vous êtes sûre que c’est bien ici que vous avez été mise… pardon, madame… dans cet état ?

 

La malheureuse ramena sur elle un léger peignoir de Sylvie, dont Nounou avait essayé de la recouvrir…

 

– Mais, évidemment, monsieur !

 

Et elle ferma les yeux. Il put croire qu’elle allait à nouveau perdre connaissance.

 

– Je vais appeler votre mari !

 

Elle sembla retrouver toutes ses forces pour crier :

 

– Non ! non ! pas mon mari ! Nounou ! Nounou ! Nounou fut appelée et, aidée d’une femme de chambre, elle reconduisit ou plutôt elle porta chez elle la malheureuse femme… Lauenbourg s’était montré…

 

– Ah ! monsieur, laissez-moi ! laissez-moi ! fit Isabelle, en laissant retomber sa tête.

 

Lauenbourg resta seul avec Roger Dumont :

 

– Eh bien ? fit-il.

 

– Eh bien ! monsieur le ministre, je suis persuadé que Mme Lauenbourg sait des choses… mais elle ne les veut point dire… Il faut la laisser en paix… Le coup qui la frappe est peut-être plus cruel que vous ne pouvez l’imaginer… Nous avons affaire à des ennemis bien redoutables… et, je le crains, monsieur le ministre, bien… bien ingénieux… Seriez-vous assez aimable pour faire venir Nounou… et me laisser seul un instant avec elle ?

 

La vieille nounou se présentait dans le moment que le chef de la Sûreté avait encore le nez dans une armoire. Il se retourna :

 

– Dites-moi, Nounou… qu’est-ce que vous pensez de tout ceci, vous ?

 

La bonne femme se mit à rougir jusqu’à son bonnet.

 

– Mais je ne sais pas, moi, monsieur, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

 

– Venez ici. Voyez le désordre qui règne dans ces armoires ? C’est ainsi que vous soignez le linge de mademoiselle ?

 

Nounou dut se rendre à l’évidence que l’on avait enlevé en hâte une certaine quantité de linge.

 

Et elle paraissait de plus en plus troublée :

 

– Dites-moi, Nounou… Dans quoi a-t-on pu emporter tout cela ?

 

– Mais, je ne sais pas, moi, monsieur… Mademoiselle avait des valises, un gros sac…

 

– Allons ! dites-moi la vérité…

 

La nounou se mit à pleurer et finit par avouer qu’elle avait trouvé mademoiselle à sa fenêtre, au moment où elle était montée « faire les couvertures ». Mademoiselle avait refermé la fenêtre aussitôt et lui avait ordonné de lui apporter son grand sac et son nécessaire… alors comme elle avait demandé à mademoiselle si elle partait le lendemain en voyage, elle lui avait répondu : « C’est possible, Nounou, mais quoi qu’il arrive vous devez tout ignorer… si l’on vous interroge, vous ne savez rien ! » Et je me suis retirée, monsieur, très inquiète, mais j’avais promis de ne rien dire… je n’ai rien dit… je suis descendue, sur son ordre, à l’office où l’on avait besoin de mes services.

 

– C’est bien, gardez toute cette histoire pour vous ! Il y va de l’honneur de mademoiselle… ne parlez que lorsque je vous en aurai donné l’autorisation…

 

Il allait quitter l’appartement quand une femme de chambre, fort jolie, le croisa, s’arrêta et lui dit quelques mots à l’oreille…

 

– Merci, Thérèse ! Et il s’en fut rejoindre Lauenbourg qui l’attendait avec impatience dans son appartement.

 

– Avez-vous quelque indice ?

 

– Aucun… L’affaire est très embrouillée…

 

– Eh bien, mon cher, c’est à vous de la débrouiller ! Pour moi, c’est un coup terrible ! ma fille enlevée en pleine fête ! Je deviens moins à plaindre que ridicule ! quel tapage dans Paris !

 

– Eh ! monsieur le ministre, prononça assez sarcastiquement Roger Dumont, n’avez-vous pas défié M. Legrand ?

 

– Mais vous étiez là, vous, monsieur, qui vous prétendez si fort, répliqua l’autre, féroce… Vous devenez aussi ridicule que moi ! mais moi, je m’en tirerai toujours… les bijoux, je les paierai… et l’on finira bien par me retrouver ma fille… Si on me l’a enlevée pour me faire chanter, je paierai encore… mais vous, vous êtes un homme fichu ! n’essayez donc pas de faire le malin ! si vous n’avez plus rien à me dire, vous pouvez vous retirer !

 

Roger Dumont s’inclina très obséquieusement et gagna la porte. Lauenbourg lui jeta, en manière d’adieu :

 

– Des hommes comme vous, j’en trouverai toujours !

 

Roger Dumont se retourna…

 

– Certes ! à la pelle ! mais pour en trouver un plus fort – c’est un conseil que je me permets de vous donner, monsieur le ministre – il faudra accorder à celui-là des moyens qui me sont refusés…

 

– Je vous entends, Roger Dumont !

 

– Qu’importe que vous m’entendiez si vous ne m’écoutez pas ! Aujourd’hui, le ministre du Trésor est tout – quand il se nomme Milon-Lauenbourg – il peut renvoyer son président du conseil aussi facilement… que son chef de la Sûreté générale… mais quand son chef de la Sûreté générale se nomme Roger Dumont, il le fait ministre… ou le ministre du Trésor n’est plus rien !

 

En entendant ces dernières paroles, Milon-Lauenbourg put se demander si le petit homme qu’il avait devant lui n’était point devenu subitement fou… mais ces propos si extraordinaires avaient été tenus sans éclat et dans la pose la plus humble, ce qui leur donnait un relief des plus saisissants. Son Excellence en pâlit, car il venait de comprendre tout à coup que l’on ne traite point un Roger Dumont comme un Barnabé…

 

Il lui sembla que la silhouette de Roger Dumont était moins falote qu’à l’ordinaire. Pour la première fois, il lui découvrit une certaine consistance physique… C’était la première fois aussi que Roger Dumont se permettait d’être éloquent. Et, au fond, ce que le ministre retenait de cette éloquence était moins la promesse formulée que la menace qui l’avait inspirée.

 

– Compris, Roger Dumont ! En somme, si je vous donne le ministère, vous me rendrez en échange ma fille et les bijoux ?

 

– Monsieur le ministre a admirablement résumé la situation.

 

– Et si je ne vous le donne pas ?

 

Le chef de la Sûreté générale haussa les épaules, étendit les bras, les laissa retomber :

 

– Alors, je vous laisserai vous débrouiller tout seul !

 

– Savez-vous bien que je finirai par croire, ajouta Lauenbourg avec un sourire, que c’est vous qui m’avez fait chiper les bijoux et ma fille !

 

– Bah ! si monsieur le ministre est de cet avis je n’aurai garde de le contrarier… et j’ajouterai que c’est une raison de plus pour qu’il m’accorde ce que je lui demande !

 

– Roger Dumont ! c’est fait, si cela ne dépend que de moi.

 

– Alors, c’est fait, monsieur le ministre, seulement, il faut que ce soit aujourd’hui même. Il y a conseil des ministres à onze heures… arrangez-vous, et pas de décret qui pourrait n’avoir qu’une durée éphémère… déposez un projet de loi et faites-le adopter sur-le-champ ! Et n’oubliez pas ma gendarmerie !

 

– Mais vous demandez l’impossible ! Je vais avoir toute la Chambre contre moi !

 

– Pour vous ! monsieur le ministre ! laissez-moi faire… je vais leur servir un plat de ma façon en manière de hors-d’œuvre… À deux heures et demie, vous n’aurez qu’à vous mettre à table… Monsieur le ministre, votre serviteur !

 

Roger Dumont parti, Milon-Lauenbourg resta quelque temps à réfléchir avant d’aller se plonger dans son bain : « Après tout, finit-il par se dire, si puissant que nous le fassions, on peut toujours le débarquer. Dans le moment, il me sert ! C’est lui qui a monté toute l’affaire, le b… !

 

Pendant ce monologue, le chef de la Sûreté était descendu… Dans le vestibule, il se trouva sur le dos de Daniel Ternisien, qui s’apprêtait à monter dans une auto de louage, tandis que le valet de pied lui disait à voix basse : « Tout est paré ! »

 

Daniel demanda : « L’Isle-Adam ? »

 

– L’Isle d’Adam !

 

Et le valet allait refermer la portière… Roger Dumont, à qui rien n’avait échappé s’avança : « Vous rentrez à Paris, monsieur Ternisien ? »

 

– Ah ! monsieur le directeur, je croyais que vous étiez parti… oui, je rentre à Paris… voulez-vous que je vous dépose rue des Saussaies ?

 

– Mais non, vous me déposerez chez vous, avenue Matignon… la place Beauvau est toute proche, une petite promenade à pied me fera du bien.

 

Il monta à côté de Daniel. L’auto démarra :

 

– Dites donc, fit le chef de la Sûreté, il nous en a joué une bien bonne, M. Legrand.

 

– Oui, c’est une de ses meilleures… quel culot, cette histoire de bijoux ! Voulez-vous mon avis, il finira par se faire pincer !

 

– Si je le veux ! rétorqua le policier…

 

– Vous parlez avec une assurance ! vous savez qui c’est, vous ?

 

– Et vous ?

 

– Moi, non, monsieur le directeur, je vous le jure… si je le savais il y a longtemps que je vous l’aurais dit… vous n’en doutez pas…

 

– J’en doute fort, au contraire… mais nous reparlerons de tout cela tout à l’heure… Occupons-nous de notre affaire. Tout s’est bien passé ?

 

– En douceur… La demoiselle est maintenant dans sa tour.

 

– Qu’est-ce qu’elle dit ?

 

– Eh ! mon cher directeur, elle n’en revient pas ! Songez donc que nous l’avons trouvée toute prête, nous n’avons eu qu’à la cueillir, le bagage était fait.

 

– Oui, je le sais…

 

– Elle se débattait… on a cassé une potiche… songez ! la pauvre petite ! elle attendait son Claude !

 

– Nous le lui donnerons !

 

– Entre nous, vous lui ferez un gros plaisir.

 

– Qui avez-vous laissé près d’elle ?

 

– La femme du moulin.

 

– La Mathieu ? Parfait !

 

L’auto s’arrêtait devant un immeuble de l’avenue Matignon donnant sur un petit jardin, lequel avait une porte sur la rue de Ponthieu…

 

– Il pleut, monsieur le directeur ; je vous fais reconduire…

 

Mais Roger Dumont était descendu derrière lui…

 

– Non, je préfère rentrer à pied. Seulement, vous aurez l’obligeance de me prêter un parapluie.

 

Daniel comprit que l’autre avait quelque chose de particulier à lui dire, il le fit passer devant lui.

 

Le jeune homme occupait là un rez-de-chaussée de garçon meublé assez galamment dans le style Louis XVI, formé de quatre pièces et d’une salle de bains, où il ne faisait que de rares apparitions. Il vivait au cercle, y prenait ses repas. Cette existence, alimentée par des ressources plus ou moins avouables, lui avait valu la malédiction de ce bon M. Barnabé et la rupture de toutes relations avec son frère, l’ex-élève de Polytechnique, l’honneur de la famille.

 

À part cela, c’était un charmant garçon, très spirituel, très gai et remarquablement intelligent.

 

« Qu’est-ce qu’il me veut encore, ce sacré Dumont ? » disait-il en introduisant le chef de la Sûreté dans son studio. Il se débarrassa, tout de suite, de son habit, qu’il jeta à la volée sur un divan, et il revêtit un veston d’intérieur des plus élégants, à larges revers garnis d’une soie de couleur tendre. C’était un beau garçon, un peu efféminé, mais souple et peut-être d’une force peu commune.

 

– Voulez-vous prendre une tasse de thé, monsieur le directeur ? C’est tout ce que j’ai à vous offrir.

 

– Merci, Daniel, je n’ai pas une minute à perdre ce matin.

 

– Et vous êtes ici ?

 

– Justement, nous allons travailler. Ne prononçons pas de paroles inutiles… pour l’enlèvement de la petite, vous attendrez mes ordres…

 

– Je reste persuadé que c’est un coup de M. Legrand ! fit Daniel.

 

– Vous devez le savoir mieux que personne, puisque vous en étiez… mais ce n’est pas un coup de M. Legrand !

 

– Ah ! fit Daniel, légèrement démonté et attendant la suite…

 

– Ce n’est pas un coup de M. Legrand, puisque M. Legrand s’est imaginé que le coup était de moi !

 

– Je vous arrête… vous le connaissez donc ?

 

– Je crois le connaître ! mais vous, vous le connaissez sûrement !

 

– Ah ! ça, non, je vous le jure !

 

– Vous faites cependant partie de la bande dite des snobs ou encore des birdeyes !

 

– Je ne vous apprends rien ! c’est moi qui la commande ! Et il y a longtemps que je l’aurais plaquée si vous aviez voulu… mais il faut vivre !

 

– Daniel, gardez votre poste chez M. Legrand, mais il ne faut plus servir que moi, ou je vous briserai ! Je vais être le plus fort et le plus riche !

 

– Bonne nouvelle !

 

– Demain, je serai ministre de la police avec vingt millions de fonds secrets…

 

– Par le temps qui court, ce n’est pas cher.

 

– Cinquante mille francs par mois pour vous de fixe et les petits profits du métier… Je m’arrangerai pour que vous puissiez doubler la somme !

 

– Si vous me garantissez cinquante billets de fixe par mois, ça va !

 

– C’est entendu ! Mais à partir de ce moment, je vous considère comme ma chose…

 

– N’insistez pas. À ce prix-là, je vous vends mon âme !

 

– Bien ! Alors, je commence ! Qu’est-ce qu’il y a de paré à L’Isle-Adam ?

 

– Coup direct ! J’accuse… Bien tiré… À l’Isle-Adam, il y a la petite maison du noble comte de Martin l’Aiguille… et c’est là que sont parés les bijoux volés cette nuit par la bande des snobs.

 

– Martin l’Aiguille en est donc ?

 

– Il est au-dessus de la bande…

 

– Je m’en doutais… C’est lui qui a fait venir le costume de M. Legrand pour Milon-Lauenbourg ?

 

– C’est lui !

 

– Et vous ne savez pas de chez qui venait ce costume ?

 

– Je l’ignore, mais je pourrais le demander à Martin l’Aiguille.

 

– Ou à Milon-Lauenbourg ?

 

Les deux hommes se regardèrent en riant.

 

– Allons ! nous ne sommes pas là pour plaisanter, fit Roger Dumont… Ce costume a cependant son importance…

 

– Sérieusement ? questionna Daniel.

 

– C’est la première fois que vous le voyez ? Avant de me répondre, pensez à ce que je vous ai promis.

 

– Je ne pense qu’à ça ! Oui… c’est la première fois.

 

Mais il avait hésité…

 

– Alors, n’en parlons plus… dit l’autre sans insister, et surtout pas de question à Martin l’Aiguille… Il faut le laisser agir librement, remplir sa lieutenance auprès de M. Legrand en toute sécurité… qu’il ne se doute jamais que nous sommes d’accord.

 

– Compris ! Il a la plus grande confiance en moi.

 

– Elle est placée… qu’il la garde… Alors le coup a été préparé en dehors de M. Legrand, qui reste persuadé que j’en suis l’auteur… par Martin l’Aiguille et par vous ?

 

– C’est moi qui en ai eu l’idée… j’étais fauché comme les blés !

 

– Pour ce qui vous en reviendra après la distribution ! et que le comte aura pris sa part ! j’imagine que vos snobs se font payer cher…

 

– Ils ont des besoins… des maîtresses dans le grand monde.

 

– Que fait-on des bijoux volés quand ils sont parés dans la petite maison de l’Isle-Adam ?

 

– Une ancienne maîtresse à moi, qui tient un bar rue de Castiglione, la Taupe, va les y chercher, passe en Angleterre et là s’arrange… je vous dirai comment et où… Vous aurez la liste de nos receleurs et des agents à Londres… Seulement, ne me brûlez pas… ou je suis un homme mort ! Je suis sans défense, moi, contre M. Legrand que je ne connais pas ! Vous pouvez me donner cent mille francs par mois, allez, je risque ma peau !

 

– Je vous la garantis, car j’y tiens ! Daniel ! vous allez voir la Taupe…

 

– J’y courais quand vous m’avez fait l’honneur de monter dans ma voiture, monsieur le directeur !

 

– Elle va se rendre tout de suite à l’Isle-Adam… partira aujourd’hui pour Londres avec les bijoux par le premier rapide de Calais… Mes inspecteurs se chargent du reste…

 

– Monsieur le directeur, la Taupe est une brave fille qui a fait un rêve… acquérir une belle propriété, genre château, dans un petit coin de l’Île-de-France, se mettre bien avec le curé et offrir le pain bénit du dimanche… si vous l’aidiez d’une façon régulière à réaliser son rêve, elle vous serait bien dévouée monsieur le directeur…

 

– Vous lui direz qu’elle aura son petit domaine avant deux ans… mais il faudra qu’elle me fournisse un sacré travail en attendant…

 

– Monsieur le directeur, la Taupe n’a plus rien à vous refuser… je la préviens de ce qui va lui arriver pendant le voyage, ça lui évitera bien des émotions, car on va la coffrer, n’est-ce pas ?

 

– Tu penses ! mais j’ai besoin d’elle, je la sortirai de là au plus tôt ! qu’elle affirme qu’elle ignorait ce que contenait le sac qu’elle est chargée de transporter… qu’elle fasse la bête, j’en ferai une victime…

 

– Vous pensez à tout, monsieur le directeur ! Vous êtes le Napoléon de la police… Fouché n’était qu’un enfant à côté de vous !

 

– Eh bien, maintenant, asseyez-vous à votre bureau et écrivez ; c’est le nouveau ministre de la police qui dicte.

 

VIII

CLAUDE CORBIÈRES


Claude Corbières habitait, à Neuilly, un pavillon des plus coquets, avec jardin, sur la route qui longe la Seine. Sans avoir une grosse fortune, Claude était suffisamment riche pour vivre indépendant. Il appartenait à une vieille famille de magistrats originaires de Brive-la-Gaillarde. Son père, qui avait été président de chambre, à Bordeaux, avait donné très tôt sa démission pour venir exploiter lui-même des terres qu’il avait en Corrèze. Le domaine avait pris de l’importance. L’ancien magistrat était devenu tout à fait gentleman farmer. C’est lui qui éduqua et instruisit son fils. Chose curieuse, il lui apprit le mépris de l’éloquence, exigeant qu’il s’exprimât, même quant il abordait les sujets les plus vastes, avec une grande simplicité et une concision presque mathématique. Il lui donna aussi le goût de la terre, de ses travaux, de ses habitants, l’amour du patelin. C’est le patelin qui avait fait de Claude un député. On le comprenait, là-bas, quand il ramenait de Paris une haine farouche pour le parlementarisme tel qu’il l’avait vu pratiquer… Il était suivi et soutenu dans la bataille. Son programme net et réservant l’avenir, mais balayant le présent, avait tout de suite séduit : le régionalisme, un fédéralisme intelligent, des États généraux en permanence, maîtres chez eux, envoyant un nombre très restreint de délégués à Paris avec un mandat précis et la mission de nommer, parmi eux, une sorte de comité de salut public aux pouvoirs dictatoriaux d’une durée limitée, qui devait se retirer, son temps écoulé, pour faire place à un autre comité chargé à son tour de gérer les intérêts généraux de la France et de parler en son nom à l’étranger. Et des jeunes ! des jeunes ! Tous les vieux à la porte ! L’idée gagnait du terrain beaucoup plus qu’on ne le soupçonnait, car les organisations provinciales s’édifiaient dans le mystère, ne devant apparaître au grand jour que lorsqu’elles constitueraient une force…

 

Paris, qui avait été laissé momentanément en dehors, ne semblait point se douter de l’importance du mouvement qui allait se déclencher. Le nom de la Ligue, encore secret, était tout un programme : La Ligue antiparlementaire. Et tout à coup, ce matin-là, voici qu’il éclatait sans que Claude Corbières en eût donné l’ordre… voici qu’il s’étalait dans tous les journaux. Claude était ahuri de cette avalanche… et partout le grand argument contre lui qui fournissait des manchettes énormes : La Province contre Paris ! Le fédéralisme renaît de ses cendres !

 

Les feuilles d’extrême gauche réclamaient l’arrestation de Corbières et de ses acolytes. Le procès n’était-il pas tout instruit ? On avait l’aveu du coupable. Le président d’une ligue qui avait l’audace de s’intituler antiparlementaire se mettait par cela même sous le coup des lois. Tous les partis étaient d’accord pour déclarer la République en danger ! « Si l’on n’agit pas promptement, disait La Barricade, nous nous trouverons en face d’une situation beaucoup plus redoutable qu’en face d’un coup d’État militaire qui rate toujours quand il n’a pas le pouvoir avec lui ; nous l’avons vu avec Boulanger ; après la mort de Félix Faure, avec Déroulède, et dernièrement avec ce Bonaparte de carton : le Subdamoun ! Cette fois, ce n’est plus de Paris que vient le coup, c’est de la province. On veut séparer Paris de la France… Voilà le crime ! Debout, la Commune, si le Parlement ne fait pas son devoir ! »

 

Claude jeta tous les journaux et bondit de son lit… « C’est la bataille ! Elle vient plus tôt que je ne croyais ! qu’elle soit tout de même la bienvenue ! » Et il tendit ses biceps comme un boxeur… Jamais il ne s’était senti aussi dispos ! Ah ! c’était bon la vie telle qu’il se l’était faite ! propre ! propre ! propre !

 

Il en revenait toujours à ce mot qui l’exaltait quand il pensait à l’ordure dans laquelle les autres s’enlisaient… Elle serait peut-être courte, sa vie, mais même s’il mourait demain, il ne regretterait rien ! Rien ne serait venu ternir la blancheur de sa statue ! Pour cela, il avait tout rejeté hors de lui, il s’était dépouillé de tout, de bien des amitiés… et même de l’amour !

 

Jeanville, son valet de chambre, vint lui annoncer qu’un M. Palafox demandait à le voir tout de suite. « Mon assassin ! se dit Claude. Ce bon brigand me croit déjà en danger ! Il vient m’offrir ses services ! Faites entrer ! »

 

Richard Cœur de Lion fit irruption dans la pièce. Il prit à peine le temps de serrer la main que lui tendait Claude :

 

– Qu’avez-vous fait hier soir en me quittant ? lui jeta-t-il.

 

– Rassurez-vous, Palafox ! je suis rentré chez moi.

 

– Comprenez-moi bien, monsieur Corbières. Vous avez quitté le Trianon-Lauenbourg tout de suite ?

 

Et il le fixait avec une insistance telle et un si visible émoi que Claude en fut troublé.

 

– Et si je m’étais attardé à fumer une cigarette dans le parc, quelle importance y aurait-il à cela ?…

 

– Immense ! gronda Cœur de Lion ; dites-moi toute la vérité ! Vous avez tourné derrière le château. Enfin, ne me cachez rien ! Vous avez échangé quelques paroles avec Mlle Lauenbourg, qui était à sa fenêtre.

 

– Bigre ! monsieur Palafox, je finirai par croire que vous êtes de la police !

 

– J’en suis quand je peux y servir mes amis. Vous ne savez donc rien… rien de ce qui s’est passé chez Lauenbourg après votre départ ?…

 

– M. Legrand est venu ? essaya de railler Claude.

 

– On a enlevé Mlle Lauenbourg !…

 

– Sylvie ! s’écria Corbières.

 

– Et je vous prie de croire que ce n’est pas M. Legrand qui a fait le coup !… L’affaire est dirigée moins contre elle que contre vous !

 

– Mais je ne comprends pas ! Vous m’anéantissez ! Mlle Lauenbourg est-elle réellement en danger ? Voilà la seule chose qui me préoccupe !

 

– Mlle Lauenbourg en court aucun danger, elle a été enlevée par la police pendant que la soi-disant bande de M. Legrand s’occupait dans les salons à piller ces dames de leurs bijoux ! Tout cela est un coup de Roger Dumont qui veut se faire nommer ministre par Milon. Les bijoux seront retrouvés, Mlle Lauenbourg sera sauvée et Milon devra d’autant plus de reconnaissance à Roger Dumont que celui-ci l’aura en même temps débarrassé de vous !

 

– Je m’y perds ! exprima Claude qui cherchait en vain à démêler la raison d’être de cet imbroglio.

 

– Enfant ! retrouvez-vous-y vite !… car il va falloir agir. Comprenez que, renonçant pour le moment à vous faire disparaître, ils vont vous déshonorer ! On vous a vu causer longuement hier dans les salons de Lauenbourg avec Mlle Sylvie qui paraissait fort émue. Vos démarches imprudentes avant votre départ ont été relevées, car vous étiez suivi pas à pas. Politiquement, vous ne vous attaquez à Lauenbourg que parce qu’il vous refuse sa fille ; comme il ne cède toujours pas, vous la lui enlevez !… peut-être de connivence avec elle, cela n’a pas d’importance ! Et la preuve de votre infamie, de votre chantage, c’est que vous êtes incapable de sortir contre lui et ses amis les documents dont vous menaciez de les accabler !… car vous n’avez rien !… rien !… La bande de Turmache va être écrasée sous votre accablement !… triomphe de Lauenbourg. Roger Dumont, ministre, et vous allez voir ce que l’on vous prépare à la Chambre avec cette histoire de ligue antiparlementaire que l’on fait éclater dans les journaux du matin.

 

– Quelle boue ! gémit Claude qui était devenu très pâle.

 

– C’est la politique ! Pour avoir mis les pieds là-dedans, vous en reviendrez couvert d’ordures !… Tenez, voici une épreuve de l’édition exceptionnelle d’un grand journal d’information qui va paraître à midi.

 

Claude se jeta sur la feuille qui sentait encore l’encre d’imprimerie. Il y était clairement désigné, bien que son nom ne fût point prononcé, comme l’auteur du rapt de Mlle Lauenbourg. Ainsi que le lui avait dit Palafox, toutes ses démarches de la nuit étaient relevées et se retournaient contre lui. Cela était intitulé : « Une belle histoire d’amour ! » puis venait le récit des exploits de la bande de M. Legrand dont l’audace ne connaissait plus de bornes et qui osait opérer en pleine fête, dans les salons mêmes du ministre du Trésor. On réclamait en fin d’article une organisation plus puissante de la police, la création d’un nouveau ministère, etc., etc.…

 

– Du Roger Dumont tout pur, vous comprenez, maintenant ?

 

– Les bandits !… mais je me défendrai ; le plus pressé…

 

– Le plus pressé est de retrouver Mlle Lauenbourg, qui n’hésitera certainement point à proclamer votre innocence ! Mais ils ne l’ignorent pas ! et ils ne sont pas prêts à la rendre ! En attendant, vous serez abattu, n’ayant aucun document contre eux ; et avec vous, votre Ligue antiparlementaire.

 

– C’est ce que nous verrons.

 

– C’est sur votre ordre que la Ligue est sortie, tous pavillons dehors, ce matin ?

 

– Jamais de la vie !

 

– Eh bien ! là encore, vous avez été trahi !

 

– Mais c’est terrible ! À qui se fier ! De quelque côté que je me retourne !

 

– Et ceci n’est que le commencement ! Nous en verrons bien d’autres.

 

– Me salir avec cette histoire d’amour… moi qui ai renoncé à l’amour, Palafox ! pour être plus fort… oui ! il faut que vous sachiez cela : Mlle Milon-Lauenbourg m’aime et je l’aime ! et j’ai repoussé cet amour pour être plus fort dans le combat et, cependant, dès les premiers pas, c’est lui qui me casse les bras et les jambes.

 

– Je finirai bien par savoir où ils la cachent ; mais le temps presse. Dans vingt-quatre heures vous serez peut-être bouclé, mon ami ! Il faut s’attendre à ce que l’on dépose contre vous, dès cet après-midi, une demande de suspension de l’immunité parlementaire, et à ce que l’on commence à mettre en branle au Sénat le vieil appareil de la Haute Cour en ce qui concerne la Ligue antiparlementaire qui les débarrassera en même temps des Turmache, des Hockart, des Tromp…

 

– Vous partez ? Où allez-vous ?

 

– Prendre un cocktail au bar du Cambridge.

 

– C’est une occupation comme une autre… peut-être trouverez-vous une inspiration au fond de votre verre.

 

– Peut-être ! Vous n’êtes jamais allé prendre avant déjeuner, en revenant du Bois un glass au Cambridge ?

 

– Je ne vais jamais dans les bars, vous le savez bien.

 

– Ni dans les dancings, ni dans le monde. Vous êtes un type comme on n’en voit plus, et vous vous mêlez de faire de la politique de nos jours ! Eh bien, si vous alliez au Cambridge, entre midi et une heure, vous trouveriez dans les sous-sols du restaurant célèbre des Champs-Élysées, autour des tables, ensevelis dans des fauteuils de cuir, des jeunes gens fort bien mis qui fument de délicieuses cigarettes d’Orient, sans échanger trois paroles… debout, autour du barman, des sportsmen, dont les voitures, de grandes marques, attendent alignées le long du trottoir. Des jeunes femmes qui ont les plus jolies jambes du monde et qui les montrent juchées sur de hauts tabourets, et aussi de bien respectables vieilles madames qui attendent leurs gigolos. Elles y viennent. Elles savent qu’elles les retrouveront là, prêts à tout faire. On a appelé ces messieurs : la bande des snobs. Y a-t-il bande, vraiment ? Organisation, peut-être. Je n’en suis pas sûr.

 

« Quelquefois, ces messieurs travaillent pour la police ; quelquefois pour M. Legrand que personne n’a vu, mais qui existe ; quelquefois pour d’autres, pour la police politique, pour une manifestation dans un milieu mondain, ou pour le nettoyage d’une bijouterie. Ils sont à louer !

 

« À part cela, de très gentils garçons auxquels on ne saurait refuser la main. En ce qui me concerne, je n’ai jamais travaillé avec eux, car moi, j’opère seul et dans la haute politique, quelquefois dans la politique étrangère, aussi veulent-ils bien me considérer comme un camarade supérieur. J’ai souvent leurs confidences parce qu’ils ont besoin de mes conseils ; les pauvres jeunes gens sont souvent bien volés. On leur fait faire des choses qui ne les amusent pas toujours. On les tient ! Ils sont souvent dans la nécessité de trahir le lendemain celui qu’ils ont servi la veille. S’ils ne le font point avec habileté, il peut leur arriver des malheurs. Je jurerais bien que quelques-uns d’entre eux, que j’ai reconnus hier chez Lauenbourg, ont travaillé pour Roger Dumont ; peut-être voudront-ils s’en souvenir ce matin ; je vais encore me ruiner en Martinis, mais je suis riche : j’ai les cent mille francs que je vous dois, monsieur Corbières !…

 

– Mais ce n’est pas à moi que vous les devez ! s’exclama l’autre complètement ahuri ; tant que vous ne m’aurez pas tué, ces cent mille francs ne sont pas à vous !… Ils vont vous les réclamer.

 

– C’est déjà fait ! Je les leur ai donnés, mais j’ai exigé un reçu ! Quand j’ai eu le reçu, je leur ai dit que j’allais le porter chez vous, en vous expliquant que vous me coûtiez cent mille francs dont j’avais le plus grand besoin. Ce reçu leur a fait une peur terrible. Ils ont voulu le ravoir. Pour cela, ils ont redonné les cent mille francs !… Alors, je les ai gardés avec le reçu ! et je les ai flanqués à la porte. C’est moi qui les tiens, maintenant ! et ce sont eux qui vont me régler mes cocktails ! Je vous quitte. Je reviendrai vous voir aussitôt qu’il y aura du nouveau. Si vous avez besoin de moi, à quelque heure du jour ou de la nuit, faites porter un mot par un chasseur au bar du Cambridge. Il me parviendra. Mettez sur l’enveloppe : Pour madame Roxelane.

 

– Mme Roxelane ?

 

– Oui ! c’est le nom de ma maîtresse. Vous pouvez écrire ce que vous voudrez ! je l’ai prise pour maîtresse, parce qu’elle est très belle d’abord, et puis aussi parce qu’elle ne sait pas lire !

 

– Quel homme vous faites, Palafox !…

 

Les minutes qui suivirent, Claude resta plongé dans les plus sombres réflexions. Il ne savait plus où diriger ses pas, il voyait des abîmes partout.

 

IX

LE THÉ CHEZ DANIEL


Godefroi de Saint-Chabert, comte de Martin l’Aiguille, occupait, dans la société parisienne, une place de premier plan. Héritier d’une très grosse fortune qu’il avait entièrement dilapidée, il s’était lancé dans les affaires, avait prêté son nom à des sociétés d’autos en formation, à des marques de pneumatiques, de moteurs pour avions, entreprises qui avaient plus ou moins bien réussi, mais qui lui avaient permis de conserver son petit hôtel de l’avenue de Breteuil, sa petite maison de Noisy-le-Sec, ses propriétés en Normandie, ses chasses en Sologne. Souvent, on l’avait cru à la côte et puis soudain il se montrait au club, jouant un jeu d’enfer à se demander où il prenait l’argent. Nous savons que Milon-Lauenbourg l’avait enrôlé dans ses conseils d’administration où il apportait sa note et ses notes de grand seigneur.

 

À l’U. R. B., il avait son bureau non loin de celui de Milon avec un titre de « directeur de la Propagande », qui ne signifiait rien, ou qui signifiait beaucoup de choses. On l’y voyait généralement entre trois et quatre heures. Courte conférence avec Lauenbourg ; il voyait aussi quelques chefs de service, allait serrer la main de ce bon monsieur Barnabé et se rejetait dans le « tourbillon parisien », comme on dit encore en province.

 

Pour échapper à la banalité des thés de cinq heures ouverts à tout venant ou à l’ennui des réceptions trop fermées, Godefroi avait imaginé « le thé chez Daniel ». C’est lui qui en faisait tous les frais, qu’il y vînt ou qu’il n’y vînt pas. C’est lui qui veillait à ce qu’on n’y manquât jamais de champagne, de vins d’Espagne, de petits gâteaux et de tous les ingrédients nécessaires à la fabrication des cocktails. On agitait ferme les gobelets autour du bar que David avait installé dans un de ses placards. Chacun se servait. Entre cinq et sept heures et demie, pas de domestiques dans le petit rez-de-chaussée de l’avenue Matignon.

 

On pouvait parler en toute liberté, et il y avait souvent des conversations d’un intérêt insoupçonné de ceux qui n’étaient point « de la maison », dans les coins, au fond de quelque pièce reculée, tandis qu’un amateur s’étais mis au piano pour faire danser les dames. Il en venait de charmantes ; de jeunes artistes qui avaient brillamment débuté et qui cherchaient à se pousser dans le monde de la haute noce, de la finance, des affaires, apportaient là la fraîcheur de leurs vingt ans en quête d’un quadragénaire sérieux. La réunion était souvent très gaie, mais toujours de bon ton. En tout il y a la manière. Parmi les jeunes gens, de jolies petites crapules avec des têtes d’ange, quelques-uns de ces « snobs » que l’on voyait le matin, retour du bois, au Cambridge, ou le soir, au sortir du théâtre, chez Roxelane. Quelques-uns avaient peut-être déjà assassiné ; pas tous, car ils n’étaient pas tous braves, mais tous dansaient à la perfection. Des hommes de lettres de la dernière Revue, des poètes, des échotiers, des romancières toujours prêtes à travailler sur le vif, furieusement desséchées avant l’âge par la psychanalyse. Elles étaient sincères et elles avaient du talent. C’était moins drôle, mais plus dangereux.

 

On pense bien que cet après-midi-là, la réunion était nombreuse chez Daniel. Les événements de la nuit chez Lauenbourg, les scandales politiques en perspective étaient l’objet de toutes les conversations. C’est en vain que la pianiste faisait résonner son instrument. La danse était momentanément abandonnée pour la curiosité qu’éveillait tout arrivant. Il était généralement porteur des dernières nouvelles.

 

Au Palais, toute la matinée et tout l’après-midi, les couloirs, les escaliers qui conduisent chez les juges d’instruction avaient été envahis par une foule élégante, bruyante, rieuse, enchantée de l’aventure qui lui était arrivée la nuit même chez le ministre du Trésor.

 

Beaucoup n’avaient pas attendu la convocation du juge d’instruction chargé de l’enquête, ils voulaient dire ce qu’ils avaient vu, entendu, ils voulaient en être ! Ils voulaient que Tout-Paris sût qu’ils en avaient été !

 

La gent judiciaire qui, en dehors de ses fonctions, est d’un naturel plaisant, n’avait pas été la dernière à prendre sa part de cette petite fête mondaine. Les jeunes avocats et mêmes les vieux qui savaient être galants avec dignité mêlaient leurs robes à toutes ces élégantes, tenaient à se faire voir avec les belles clientes, leur faisaient les honneurs du buffet. On buvait à M. Legrand depuis que l’on était sûr que c’était Lauenbourg qui paierait ! « Vous allez voir que l’on va retrouver les bijoux ! Au fond, ils ont dû s’arranger entre eux !… » Sur ces entrefaites était arrivé au Palais Claude Corbières.

 

« Il n’avait pas l’air d’en mener large » jetait à Daniel Mme de Cibriac, qui venait d’arriver avec son flirt de la nuit, le petit Schannon (garage Schannon, Champs-Élysées) qui, lui aussi, avait eu à déposer.

 

– Il a une bien mauvaise presse ! surenchérissait Schannon. Si c’est lui qui a enlevé la petite, il a manqué de doigté !

 

– Tout le monde s’est écarté devant lui ! compléta une nouvelle venue, Mme de Millière, personne ne lui a adressé la parole. Il a fait passer sa carte au juge d’instruction. M. Talboche lui a fait répondre qu’il l’entendrait l’après-midi à trois heures.

 

– À trois heures, ricana Daniel. Le juge savait ce qu’il faisait. À trois heures, Corbières aurait dû se trouver à la Chambre… l’interpellation Toutain sur la Ligue antiparlementaire.

 

– Oui ! eh bien ! à trois heures, reprit Schannon, il était encore au Palais. M’est avis que s’il avait eu quelque chose à dire à la Chambre, quelque chose de sérieux, s’il avait pu sortir le fameux dossier Lauenbourg, il ne serait pas resté dans l’antichambre du juge, échoué au coin d’une banquette, comme un petit garçon ! Mais il n’a rien ! Et il savait comment il aurait été accueilli là-bas, les mains vides !

 

– Attention, vous autres, prévint en douceur la petite Ghil, voilà Roxelane ! C’est Cœur de Lion qui l’envoie. Un bouchon !

 

Schannon, avant d’emmener sa danseuse, se pencha à l’oreille de Daniel :

 

– J’ai vu Palafox, ce matin, au Cambridge, il cherche la petite.

 

– La petite, je m’en f…, lui répliqua Daniel entre ses dents, c’est la brocante qui m’intéresse. Je viens de téléphoner chez la Taupe, pas de nouvelles, je commence à être inquiet.

 

Schannon lâcha Mme de Cibriac, conduisit Daniel dans sa chambre.

 

– N… de D… ! Tu es sûr de la Taupe ?

 

– Tu penses ! mais est-ce qu’on sait jamais ? D’ordinaire, elle téléphone de Calais.

 

Schannon mit la main aux épaules de Daniel :

 

– Mon vieux ! Pourvu qu’elle n’ait pas été refaite ! cette fois, le coup est trop gros, ça ne passerait pas ! ni pour elle, ni pour toi !… Je connais l’état d’esprit des snobs, en ce moment. Ils ne savent plus où ils en sont avec toutes vos histoires, à toi, à Martin l’Aiguille et à Roger Dumont. D’une façon générale, ils trouvent que chez toi, ça pue trop le Roger Dumont depuis quelque temps, mais après tout, ils s’en f… ! pourvu qu’on casque et qu’ils ne soient pas refaits !… Tiens-le-toi pour dit !

 

– Merci, Schannon, tout ce que tu me dis là part d’un bon naturel.

 

– On ne te demande pas de boniments ! on te demande du pèze… un point c’est tout !

 

Il alla retrouver Mme de Cibriac. Tout le monde dansait dans le studio ; les couples étaient tellement tassés qu’ils ne dansaient plus qu’avec leurs épaules, tournant autour de la table, vidant les coupes et mangeant les petits gâteaux sans interrompre le rythme, riant, s’interpellant, ou goûtant un plaisir muet, comme la grosse Millière, pâmée aux bras du grand Rafa (Raphaël-César de Peano ; ex-masseur du fameux établissement de bains).

 

Cependant, Roxelane ne dansait pas. Elle dressait sa beauté tranquille entre le studio et le salon, semblant chercher quelqu’un au milieu de ces pantins et lui souriant à l’avance.

 

– Vous attendez Richard ? lui demanda Schannon en faisant fox-trotter la Cibriac.

 

Elle fit non de la tête, sans même le regarder et souriant toujours au lointain.

 

– C’est un genre ! fit la Cibriac. Elle sait que ce sourire lui va bien. Elle ne le lâche pas ! Moi, je la trouve bête, cette femme !

 

– Il y a un peu de çà, acquiesça Schannon. On n’est pas aussi belle sans être un peu bête. Toutefois, ne la croyez pas stupide !

 

– On dit qu’elle ne sait pas lire…

 

– Oui, on dit ça !… et Palafox le croit. Eh bien, ma chère, elle sait lire !…

 

– Vous en avez la preuve ?

 

– Oui !… dans la Ruhr… elle nous a rendu quelques services dans les palaces ; je ne veux pas préciser. Porteuse, un jour, d’un billet d’importance, elle s’est laissée surprendre. Elle a avalé le billet. Eh bien, elle a dit au chef ce qu’il y avait sur le billet qu’elle avait avalé.

 

– Alors, elle trompe Palafox ?

 

– Non. C’est la police qu’elle trompe pour Palafox ! Elle crèverait Roger Dumont pour Palafox. Celui-ci se ruine pour elle !…

 

– Oh ! se ruine !…

 

– Enfin, ruine les autres, car il l’aime et en est très fier !… et il la veut parée comme une reine. C’est un type et peut-être le plus chic de nous tous… bien qu’il ait des trous. Ainsi, il n’a jamais voulu recevoir d’argent d’une femme, ce qui est stupide, quand on s’aime…

 

– Évidemment, soupira Mme de Cibriac, qui comprit du coup ce que cette nouvelle liaison allait encore lui coûter.

 

– N. de D… ! gronda Schannon en laissant tomber Mme de Cibriac et en se jetant dans le vestibule… la Taupe !… Qu’est-ce que là Taupe vient faire ici ? nous sommes refaits ! j’en étais sûr ! Ah ! les cochons !…

 

La Taupe avait aperçu Daniel par la porte de la chambre entrouverte sur le vestibule ; elle s’y glissa, croyant le trouver seul, mais dans le même moment, à l’autre porte de la chambre, apparaissait Schannon, le regard mauvais.

 

– Pas d’histoires ! commanda Daniel, ferme les portes, Schannon, et raconte, la Taupe. Qu’est-il arrivé ?

 

– Oh ! mon vieux, une sale aventure. Je ne sais pas comment je suis là ! C’est Roger Dumont qui a donné l’ordre de me relâcher.

 

– Mais, enfin, la brocante ! s’écria Daniel.

 

– Oh ! ils l’ont ! avoua tout de suite la Taupe. Ils nous sont tombés dessus, et comment ! Je ne sais pas qui a bien pu les prévenir.

 

Schannon écumait, il avait envie de sauter à la gorge des deux complices. Il n’y tint plus, courut à la porte qui donnait dans le studio et lança la phrase du grand secours : « Une cigarette anglaise, s. v. p. ? » Trois voix lui répondirent aussitôt : « Birds’eyes ou Three Castles ? » Et l’on vit, d’un même mouvement, Ghil, Ghersain et le grand Rafa s’avancer jusqu’au seuil de la chambre, la main sur la poche de l’étui à cigarettes.

 

– Entrez donc, on rigole ici ! commanda Schannon. Et il referma la porte sur eux.

 

Il y eut des cris, des protestations : « Ah ! les lâcheurs ! » Mmes de Cibriac, de Millière étaient furieuses : « Ah ! ici, vous savez, on fait ce qu’on veut ! Ce ne sont pas les danseurs qui manquent !… »

 

La petite Rikiki survint sur ces entrefaites. Elle semblait avoir été fabriquée avec une boîte d’allumettes. Étoile de Music-hall, décorée des palmes académiques, elle arrivait de la Chambre :

 

– Vous savez qu’il y a un chahut à tout casser là-bas ! On a fait évacuer les tribunes ! Ils sont en train de nommer Roger Dumont ministre de la police ! Paraît qu’il a juré qu’il ne ferait qu’une bouchée de M. Legrand. En attendant il a déjà retrouvé les bijoux !

 

Il n’y eut qu’un cri : « C’est lui qui les avait volés ! »

 

Dans la chambre, la scène avait pris tout de suite une allure tragique.

 

Birds’eyes ! avait répliqué Schannon et en fait de cigarettes anglaises, les trois snobs avaient sorti leurs revolvers.

 

Daniel ne se démonta pas.

 

– Tas d’idiots, ce scandale-là, tu me le paieras, Schannon !… On n’est pas plus bête, rentrez vos instruments !

 

– Pas avant que la Taupe nous ait dit ce qu’elle a fait des bijoux, prononça, rageur, Schannon.

 

– Mais b… d’imbécile ! C’est à Roger Dumont qu’il faut demander cela. Et encore, c’est bien inutile ! Roger Dumont a déjà rendu les bibelots à Lauenbourg qui le fait nommer ministre de la police aujourd’hui même ! avec cinquante millions de fonds secrets ! Eh bien ! ne me regardez pas comme ça, tas d’emplâtres ! Oui, la Taupe et moi nous avons marché mais nous avons marché pour nous tous ! vous en êtes ! on ne vous lâche pas ! Restez sur vos positions mais comprenez que maintenant vous allez vivre comme coqs en pâte, avec un fixe qui ferait loucher des ambassadeurs ! et du travail sur la planche ! et vous saurez au moins pour qui vous travaillez ! Avez-vous compris ? F…-moi la paix avec vos rigolos ! Vous croyez-vous au cinéma ? Pensez-vous que vous allez m’assassiner, comme ça, chez moi et vous sauver par la fenêtre ! Alors, ne faites pas les gosses ! et puis, vous allez me faire le plaisir de rentrer dans la salle avec la Taupe qui brûle de raconter ses malheurs.

 

Il les poussa dehors.

 

Enfin seul dans sa chambre, Daniel s’habillait pour la soirée.

 

Spartacus vint avertir son maître que « le monsieur du matin » faisait demander quand il pourrait être reçu sans déranger personne. Et Spartacus, Fils magnifique de la Numidie, ajouta tout de suite : « Compris, moussi, moi f… le camp ! »

 

– Tu iras m’attendre avec l’auto, à la porte du Cambridge.

 

Spartacus parti, Daniel alla ouvrir la porte qui donnait sur le jardin. Une figure plus falote que jamais sortit d’un manteau. C’était Roger Dumont. Il paraissait très calme, trop calme. Daniel s’était remis à son nœud de cravate.

 

– Vous allez dîner avec Rikiki ? questionna le policier.

 

– Oui ! je la conduis au théâtre et je rentre me coucher. J’en ai ma claque !

 

– De Rikiki ?

 

– Non, de vous, de Martin l’Aiguille, de tous !

 

– Vous débutez dans la vie, mon cher Daniel ! Que cette petite histoire vous serve ! Que dirais-je, moi, qui ai fait une pareille école à mon âge !… Mais je ne lâche pas le morceau pour si peu. Nous allons nous retrouver, Lauenbourg et moi, avant quarante-huit heures. Il m’avait donné sa parole ! Je me serais méfié si je l’avais cru honnête homme, mais un bandit comme lui qui donne sa parole à un homme comme moi c’était tellement sérieux que j’y ai cru… Il m’avait dit : « Vous serez ministre demain !… » Moi, j’ai voulu l’en récompenser le jour même… Trois heures après, il avait les bijoux… Il savait où était sa fille… Il profitait aussitôt du terrain que je lui avais préparé pour écraser, à la Chambre Claude Corbières, retenu chez le juge d’instruction ! Il avait beau jeu pour se poser en victime d’une machination infâme, qui visait, du reste, les deux tiers de la Chambre : « Voilà l’homme, s’écriait-il, qui est à la tête de la Ligue antiparlementaire !… et l’on voudrait que nous mettions en branle, pour cet homme-là, le solennel appareil d’une haute cour de justice… laissons donc faire le juge d’instruction ! » Un succès énorme, qui ne faisait pas mon affaire, à moi !… à moi qui attendais tout des poursuites immédiates contre les « antiparlementaires », tout de la haute cour à laquelle j’accrochais l’affaire du ministère de la police.

 

« Je compris que Lauenbourg me lâchait… je lui envoyai un mot des plus menaçants… Il monta à la tribune, et me donna la satisfaction de plaider en faveur d’une réorganisation complète des services de la police… « Comment voulez-vous que les impôts rentrent quand le pays est mis au pillage par des bandes comme celles qui sont venues opérer jusque dans mon hôtel ? » etc., vous voyez l’antienne… Mais le coup de gueule qu’il m’avait promis sur « la République en danger », sur la nécessité de créer un ministère de la police de salut public… Il lui est resté dans la gorge !

 

– Dame ! il a eu peur de vous faire trop puissant, monsieur Roger Dumont !

 

– Ah ! Daniel ! mon petit Daniel ! je sais bien pourquoi il a si peur de moi ! mais je te jure qu’avant quarante-huit heures il aura compris qu’il faut qu’il me fasse aussi puissant que lui ! ou je le balaie comme poussière, tout Milon qu’il est !

 

– En attendant, fit Daniel, après un dernier coup de brosse à ses cheveux, mes cent billets sont dans le scieau ! Du reste, je n’y ai jamais cru ; c’était trop beau ! C’est encore Rikiki qui réglerais note ce soir ! Vous me faites faire un joli métier, monsieur Dumont !

 

– Je te les ferai gagner, tes cent billets… et même davantage ! Tu vas voir comme je vais leur lâcher le Corbières dans les jambes ! D’abord, je le fais blanc comme neige, du côté de Mlle Lauenbourg… et libre, par conséquent, de se retourner sur le Palais-Bourbon. Ce jour-là, je te prie de croire qu’il aura quelque chose dans sa serviette !

 

– Les documents ?

 

– Tous…

 

– Erreur ! Martin l’Aiguille ne les lâchera pas !

 

– Fais-moi l’honneur, mon petit, de me croire aussi bien renseigné que toi… Les talons de chèques et la liste des 75 sont à l’abri des tentations de Martin l’Aiguille…

 

– Chez qui ?

 

– Chez ce bon M. Barnabé !

 

Il y eut un silence, mais Roger Dumont fixait Daniel d’un regard pointu qui pénétrait le jeune homme comme une aiguille…

 

– N… de D… ! s’écria Daniel, vous n’allez pas me faire cambrioler papa ?

 

X

UN EMPLOYÉ MODÈLE


M. Barnabé Ternisien était le plus effacé des hommes. Mais depuis quelque temps son profil de belette avait pris un certain caractère, son regard parfois s’émancipait et les nouveaux clients de l’U. R. B. qui n’avaient point connu toute son humilité première pouvaient à de certains instants s’imaginer que ce bureaucrate fadasse cachait l’une des plus fortes caboches de son temps.

 

À la vérité, il dirigeait tout à l’U. R. B. Sans Barnabé, la carrière de Milon-Lauenbourg n’eût été qu’une série de coups de fortune. C’est Barnabé qui avait donné à sa réussite une assise de pierre de taille au carrefour le plus illustre du monde des affaires, au boulevard Haussmann. Derrière la façade crevée du vieux Paris, c’était la figure de Milon-Lauenbourg qui apparaissait au haut des sept étages de l’U. R. B. triomphante.

 

Organisation, classification, simplification… Avec ces trois mots-là que ce bon M. Barnabé avait fait inscrire en lettres d’or sur des cartouches qui ornaient les murs de son bureau, cet employé modèle avait mis entre les mains de son patron l’arme la plus formidable des conquérants modernes.

 

Pendant de longues années, M. Barnabé avait joui en paix et en silence de son œuvre. Jamais il n’était aussi heureux que dans son beau cabinet de travail aux meubles clairs, avec ses bureaux américains et sa table en noyer ciré, ses classeurs, ses tiroirs à dossiers, son tableau de sonneries qui faisait se précipiter ses secrétaires et ses rédacteurs, anxieux et tremblant avec leurs petites bannettes d’osier, cependant que la dactylo, le bloc-notes toujours prêt, attendait de sténographier les réponses les plus importantes dont M. Barnabé se réservait le texte. Et le téléphone ! que de jouissance, mon Dieu ! Allô ! allô !… Il sentait les chefs de bureau, les directeurs haletants au bout du fil… C’est qu’il ne pardonnait pas une faute ; pas une !

 

Il avait institué tout un tableau d’amendes avec lequel les plus grands devaient compter…

 

Toutes les amendes du mois étaient partagées entre les services qui n’en avaient pas subi.

 

Voilà qui était trouvé ! Aussi, ce que l’on se surveillait, ce que l’on se dénonçait !

 

Tel avait été l’état d’esprit de M. Barnabé. Il classait tout avec une méthode imperturbable, mettait les pièces dans un dossier, puis le dossier dans un carton et le carton dans un secrétaire garni d’une serrure de sûreté. Un grand polémiste, en nous dépeignant un personnage de ce genre, nous montrait le crime en manches de lustrine, la Sainte Vehme siégeant sur un rond de cuir, Cagliostro dans le faux col de Joseph Prudhomme et dans la redingote de Pet-de-Loup. C’eût été grandir M. Barnabé que de l’évaluer avec de pareilles mesures. M. Barnabé était l’employé modèle, voilà tout.

 

Si l’on ajoute que ce brave homme n’avait en dehors de l’avarice la plus sordide, mais la plus honnête, aucun vice, que ses mœurs étaient austères, que c’était un veuf incomparable, n’ayant jamais trompé sa femme, même depuis qu’elle était morte, on comprendra combien il était nécessaire de nous arrêter un instant sur cette singulière figure qui nous est apparue dans les premiers chapitres de cette histoire comme un traître vis-à-vis de son patron.

 

Qu’était-il donc arrivé, justes dieux ! pour qu’en face du Barnabé d’hier se dressât le Barnabé d’aujourd’hui ? Oh ! une toute petite histoire de rien du tout ! une petite histoire d’amour… Quoi ? M. Barnabé avait eu une histoire d’amour ?… Oui, ce sont des choses qui arrivent même aux employés modèles qui ont atteint l’âge de M. Barnabé et qui ont une figure de belette…

 

XI

UNE TOUTE PETITE HISTOIRE D’AMOUR


Elle s’appelait Julie. C’était une charmante petite dactylo, « blonde comme les blés », qui travaillait à demeure dans les bureaux de M. Barnabé. Elle n’était pas jolie, jolie, Julie, mais elle était si jeune et si fraîche ! Sa mine était très drôle quand elle faisait effort pour dissimuler sa vraie nature, qui était assez espiègle, sous les dehors de la plus immuable gravité.

 

Il résultait de tout cela un ensemble assez cocasse, qui, plus d’une fois, lui avait valu les plaisanteries de M. Lauenbourg quand il venait dans le bureau de son secrétaire général :

 

– Avouez, mademoiselle, que M. Barnabé vous terrorise !

 

– Oui, monsieur ! avait-elle répondu sans interrompre son travail.

 

M. Barnabé avait été furieux et, le patron parti, il regarda pour la première fois sa dactylo. Il la trouva trop charmante, trop coquette, avec des jupes trop courtes, laissant voir deux petites guibolles adorables dans des bas de soie ; enfin, il ne fut pas sans remarquer la fine chaussure vernie à hauts talons, à trop hauts talons pour une fille honnête.

 

La besogne finie, il lui dit : « Puisque je vous terrorise, vous descendrez dès demain au service des « copies ».

 

C’était la disgrâce et une diminution d’appointements. Mlle Julie se prit à pleurer. M. Barnabé fit venir le sous-chef du contentieux sur la recommandation duquel Mlle Julie était entrée à l’U. R. B. : « Qu’est-ce que c’est que votre Mlle Julie ? demanda-t-il, elle m’a l’air bien coquette… »

 

– Elles le sont toutes, monsieur le secrétaire général, mais c’est une bonne et honnête fille ; sa mère est concierge. Le père est brigadier à la préfecture. Il tuerait son enfant si elle tournait mal.

 

– Il veut la marier à un prince ? Tenez, monsieur, vous me faites rire. Quand on veut rester honnête fille, on ne porte pas des bas de soie et des escarpins vernis avec des talons hauts comme ça !… C’est bon, je vous remercie.

 

Le lendemain matin, Mlle Julie vint chercher ses instruments de travail. Elle avait une robe de bure de laine brune, des bas de coton et des souliers à talons plats. Il ne put s’empêcher de sourire. « Venez ici ! » lui dit-il. Elle s’approcha, baissant la tête, tremblante.

 

– C’est donc vrai que je vous terrorise ?

 

– Non, monsieur.

 

– Alors, pourquoi avez-vous dit hier à M. Lauenbourg que je vous terrorisais ?

 

– Ce n’est pas moi qui l’ai dit, monsieur, c’est lui !

 

– Et vous n’avez pas protesté ?

 

– On ne doit jamais protester, monsieur ! Le patron a toujours raison…

 

M. Barnabé était cloué.

 

– Alors, nous allons nous quitter ?

 

– Oui, Monsieur !

 

– Sans regret ?

 

– Oui, monsieur ! On ne doit jamais regretter d’obéir aux ordres de ses supérieurs.

 

– Oh ! vous, ma petite, je ne vous terrorise pas du tout et vous vous moquez de moi !… Je vois que les observations que j’ai faites hier à votre répondant n’ont pas été lettre morte… Vous êtes habillée aujourd’hui comme une femme de ménage.

 

– Je n’ai que deux robes, monsieur, celle d’hier et celle d’aujourd’hui…

 

– Eh bien, vous remettrez celle d’hier et vous resterez ici.

 

Huit jours plus tard, M. Barnabé était fou de cette petite. C’est que ce pauvre M. Barnabé du côté des femmes n’avait pas été gâté par la vie. Fils d’un employé des contributions indirectes, dans une petite ville de province, il avait été victime, dès sa sortie du collège, des désirs impérieux de sa bonne à tout faire.

 

D’une timidité extrême, il s’était trouvé dans les bras de cette goton sans force pour la repousser. Elle avait dix ans de plus que lui, une figure carrée, une crinière de bête sauvage et des mains d’hercule. Elle le soignait, du reste, tyranniquement, le gavait : « Tu es mon petit homme pour la vie ! » Charmante perspective qui se réalisa. Il imagina qu’une fois mariée elle lui laisserait quelque liberté. Illusion vite perdue. Cette femme était formidable. Et, cependant, il en vint à bout, au bout de quinze ans.

 

Mme Barnabé avait apporté dans le ménage un assez gentil petit magot, fruit de ses rapines et de sa science dans l’art de faire danser l’anse du panier. Mais si Mme Barnabé surveillait son mari, M. Barnabé surveillait ses sous, il était avare. Ceci vainquit cela.

 

Ne trouvant de goût à la vie que dans son travail de bureaucrate et dans la satisfaction de son vice, M. Barnabé eût rendu des traits à Harpagon. Il exigea des comptes féroces. On s’arracha les cheveux devant le livre de cuisine. Pour une ancienne cuisinière, ce fut la mort que de voir finalement M. Barnabé faire son marché lui-même.

 

Il lui mesurait son savon pour la lessive. Il avait un livre qu’il appelait « livre des économies » sur lequel on relevait des choses comme celle-ci : « ne pas avoir pris l’autobus par temps de pluie : soixante centimes »… « avoir lu le journal dans l’antichambre du directeur : quinze centimes », etc.

 

Pour répondre à la somme de travail qu’elle fournissait il lui eût fallu de la viande, elle devait se contenter de pommes de terre. Elle dépérit, se mit à boire. Pour acheter du rhum, elle le vola. Il s’en aperçut, il laissa faire. Rentrant un soir, il la trouva, vautrée dans sa chambre, à demi dévêtue, ivre-morte. Il traîna cette masse ignoble sur le balcon. C’était l’hiver. Il gelait. Deux heures plus tard, il la couchait bien gentiment. Elle ne se releva pas.

 

Revenons à Mlle Julie. Mlle Julie s’était fort bien rendu compte qu’elle avait fait la conquête de M. Barnabé. Elle ne négligea rien pour que celui-ci perdît tout à fait la tête. Elle raccourcit encore sa robe, car elle avait de fort jolies jambes. Par le jeu d’une petite glace de poche, elle apercevait derrière elle son amoureux qui, négligeant ses dossiers, s’abîmait dans une contemplation forcenée. Elle usa des parfums : « Mon Dieu, mademoiselle, que vous sentez bon ! »

 

– « Quelques fleurs »… J’en ai chipé quelques gouttes à une amie… mes moyens ne me permettent pas…

 

Le lendemain M. Barnabé lui dit d’une voix étranglée : « Mademoiselle, je suis fort content de vous. Permettez-moi de vous faire un petit cadeau… » Il lui offrit un petit flacon de « Quatre fleurs ». Ce furent ensuite trois paires de bas de soie qu’il apporta dans sa serviette. Il lui tendit le petit paquet d’une main tremblante. Elle s’exclama, puis fit des manières, se prit à rougir : « Mais, monsieur Barnabé, je ne sais pas si je dois… »

 

– Vous savez bien que vous ne devez pas discuter avec vos supérieurs. Rangez ça ! On pourrait entrer dans le bureau. Et vite, au travail ! Je vous parlerai tout à l’heure.

 

Il avait besoin de se recueillir avant d’aborder la grande question, la question d’argent.

 

Depuis quelques jours, il se livrait un combat déchirant. Il y avait le Barnabé amoureux et le Barnabé avare. Le soir, il s’endormait en se disant : « Je lui donnerai deux cents francs par mois. » Le lendemain matin en procédant à sa toilette, il se persuadait que « cette petite » serait bien heureuse d’accepter cent francs ! Cent francs de plus dans son budget ! elle ne pouvait l’espérer que d’une augmentation qui ne lui viendrait qu’au bout de deux ans de travaux assidus… Cependant en prenant place dans l’ascenseur qui le déposait à la porte de son bureau, le Barnabé amoureux reprenait le dessus et il avait transigé avec le Barnabé avare à cent cinquante francs. Au moment de parler, l’amour remporta une dernière victoire, il s’exprima en ces termes : « Mademoiselle, je ne suis plus jeune et je ne suis pas beau. Ces deux qualités qui me manquent m’ont fait hésiter longtemps à vous parler sérieusement… »

 

– Qu’est-ce que vous appelez me parler sérieusement ? demanda avec malice Mlle Julie qui se crut autorisée déjà à montrer moins de gravité dans son attitude.

 

– Vous allez le savoir, fit-il en lui prenant la main et en la faisant asseoir tout près de lui… c’est parler sérieusement que de dire à une charmante petite dactylo comme vous que les jeunes gens ne sont point de tout repos quand il s’agit de placer son cœur. En ce qui me concerne, si mon visage a vieilli, mon cœur est resté jeune. Je n’ai pas abusé de la vie. Et je ne suis pas si méchant que je veux en avoir l’air. Je ne suis un tyran que dans mon bureau, ce qui doit vous rassurer, mais je vois que j’ai cessé de vous terroriser. Au dehors, il m’est permis de m’offrir quelques distractions. C’est un droit dont je n’ai jamais usé. Ma seule distraction sera de vous aimer le dimanche, si vous y consentez. Une partie de campagne hebdomadaire est nécessaire à votre âge. Vous aurez quelques frais. Je vous donnerai deux cents francs par mois… Il ajouta, sans la regarder : « Sans compter les petits cadeaux »…

 

Mlle Julie retira sa main : « M. Barnabé, vous me prenez pour ce que je ne suis pas !… Je ne vous cache pas que j’avais beaucoup de sympathie pour vous. Je sentais bien que c’était cela qui vous manquait… une affection sincère, désintéressée… Elle vous était tout acquise, mais vous m’offrez de l’argent… puis une distraction hebdomadaire… Monsieur Barnabé, vous m’insultez ! »

 

Et Mlle Julie fut prise d’une véritable crise de désespoir. Bouleversé, M. Barnabé essayait de la calmer. Il y parvenait difficilement… Il se traitait de maladroit… Un mot l’avait foudroyé : « une affection sincère, désintéressée !… » Décidemment, il n’était qu’une brute…

 

– Pardonnez-moi, mademoiselle, pardonnez-moi !

 

– Changez-moi de service, monsieur Barnabé, changez-moi de service. Monsieur Barnabé, changez-moi de service ! Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu, pour que l’on m’offre de l’argent !… à moi, à moi ! Non ! laissez-moi partir ! c’est fini…

 

– Mais je vous aime, moi, ma petite Julie…

 

– Non ! Non ! si cela était, vous ne m’auriez pas parlé d’argent !

 

– Je ne vous en parlerai plus ! je vous jure que je ne vous en parlerai plus.

 

À cette seule condition, Mlle Julie consentit à rester dans le bureau de M. Barnabé. Elle accepta aussi, quelques semaines plus tard, de l’accompagner un dimanche à la campagne. Il y eut deux, trois, quatre promenades à la campagne. Et M. Barnabé ne parlait plus jamais d’argent à Mlle Julie.

 

Mais depuis que M. Barnabé ne parlait plus d’argent à Mlle Julie, il avait donné à cette charmante enfant mille sept cent soixante-quinze francs vingt-cinq !… Et Mlle Julie était toujours sage !… Ainsi était prouvée une fois de plus cette vérité première que M. Barnabé avait entendu énoncer sans la comprendre par des hommes qui prétendaient connaître la vie : « Il n’y a rien qui coûte cher comme une honnête fille ! »

 

Mais le Barnabé amoureux avait été tellement touché par certaines gentillesses du dimanche qu’il semblait avoir étouffé pour toujours l’avaricieux Barnabé.

 

Ce jeu durait depuis six semaines. On était fin juin. La saison était chaude. La pêche à la ligne était ouverte. M. Barnabé était un grand pêcheur. Il avait coutume, depuis longtemps, de descendre dans une petite auberge des environs de Pontoise, l’auberge du Bac, loin de la grand-route et du passage des autos, à quelques pas de la rivière. Il l’avait choisie pour bien des raisons, d’abord parce qu’on y était assez bien traité et que les prix étaient des plus modestes, et surtout parce qu’elle ne se trouvait pas à plus de trois kilomètres du château des Romains, élevé, disait-on, sur un ancien camp de Jules César, château qui appartenait à Milon-Lauenbourg et où celui-ci s’installait dès le commencement de la bonne saison.

 

Mandé souvent au château, M. Barnabé, après avoir vu le patron, se rendait à son auberge.

 

C’est là qu’il conduisait, le dimanche, Mlle Julie. L’auberge du Bac avait, sur ses derrières, un grand champ de maraîcher, au bout duquel se trouvait un pavillon de peintre, inhabité depuis longtemps, appartenant au propriétaire de l’auberge. Derrière le pavillon, les bois. Mlle Julie l’avait remarqué. Elle avait eu l’occasion d’y pénétrer. Les murs peints à la détrempe étaient couverts des fresques les plus extravagantes : « Quel joli chalet de campagne on ferait de ce pavillon avec quelques mètres de papier sur les murs »… Il y avait la grande salle du rez-de-chaussée, derrière une cuisine toute installée et à l’étage, une chambre et le grand atelier avec ses vitres. « Quel studio pour les amoureux ! » avait-elle soupiré. M. Barnabé n’avait pas compris. Mais bientôt il dut comprendre. Voici à quelle occasion :

 

Un dimanche, Mlle Julie avait manqué son dernier train ; M. Barnabé y était bien pour quelque chose. Il n’avait reculé devant aucune dépense. On avait bu du champagne en rentrant d’une promenade sous bois assez énervante où Mlle Julie s’était montré diaboliquement taquine. Le pauvre homme ne retrouva l’usage de sa raison que devant les pleurs de Mlle Julie qui se prétendait une fois de plus offensée et qui râlait dans un sanglot : « Non ! tout de même ; vous ne voudriez pas, dans une chambre d’auberge ! »

 

– Ah ! je savais bien, monsieur Barnabé, à quoi je m’exposais en acceptant vos bienfaits ; mais je vous croyais plus de délicatesse. Si je me donne à vous, ce sera pour la vie ! C’est ce que j’ai répondu à mon père auquel on a fait des racontars. Mon père est brigadier des gardiens de la paix et me tuerait comme un chien : « M. Barnabé m’épousera, papa, ne te fais pas de mauvais sang ! » Vous comprenez que je n’ai dit cela que pour le calmer et moi, je ne tiens pas à ce que vous m’épousiez du tout. On peut être heureux sans cela. Assurez-moi mon avenir, et, tenez ! meublez convenablement ce petit pavillon de peintre où nous pourrons nous retrouver quand nous voudrons puisque vous aimez ce pays. Ce sera le nid de nos amours. Je ne vous en aimerai que davantage. Mais je vois bien que je vous demande des choses impossibles. Je ne suis qu’une sotte. Laissez-moi partir !

 

– Où ? demanda M. Barnabé abasourdi. Vous n’allez pas rentrer à pied à Paris !

 

– C’est vrai ! mon petit Barna… Vous m’avez rendu folle, lui dit-elle, en riant tout à coup et en lui jetant ses bras autour du cou.

 

Elle revint à l’auberge avec lui… Il la sentait, chaude comme une caillette, elle s’appuyait sur son épaule : « J’ai confiance en vous ! faites ce que vous voudrez ! Arrive qu’arrive ! je vous ai parlé comme une honnête fille… comme si j’étais votre petit enfant… »

 

C’était au tour de Barnabé de pleurer. Il l’embrassa bien tendrement sur le seuil de la chambre qu’on lui donna : « Nous parlerons demain », lui dit-il. Il y eut une nuit épouvantable où les deux Barnabé se livrèrent, une fois de plus, un combat féroce. Le lendemain matin, il demanda à Mlle Julie : « Qu’est-ce que vous entendez par assurer votre avenir, mon enfant chérie ? »

 

– Ah ! ça, je n’en sais rien, moi, monsieur Barnabé… Je vais le demander à papa !

 

On ne pouvait être plus honnête fille. M. Barnabé pensa que l’affaire réglée ainsi, ce serait la sécurité pour lui, le bonheur certain et sans remords, sans crainte de scandale pour de longs jours. « Et si elle continue à bien se conduire, pourquoi ne l’épouserais-je pas ? »

 

En attendant, il fallait savoir ce que le gardien de la paix entendait par « assurer l’avenir de Mlle Julie ». Nous renonçons à dépeindre les vingt-quatre heures que passa M. Barnabé avant d’être fixé. Ce fut un coup affreux. Le défenseur de l’ordre public exigeait un titre de rente de trois mille francs.

 

M. Barnabé croira que je ne l’aime que pour son argent ! avait dit en pleurant Julie. N’en parlons plus, monsieur Barnabé… Arrive qu’arrive ! Papa nous tuera, tant pis ! La vie n’est pas si drôle pour une fois qu’on s’aime !

 

– Ah ! ma Juju ! Vous direz à votre papa que vous aurez le titre de rente avant huit jours, mais ne me parlez plus jamais de cet homme.

 

– Jamais, monsieur Barnabé, je ne l’aime plus, puisqu’il vous a fait de la peine !

 

Elle se jeta dans ses bras, lui colla pour la première fois ses lèvres sur les siennes. Le bonhomme chavira. Heureusement, la sonnerie du téléphone le fit revenir sur la terre. Mlle Julie courut arroser de ses larmes sa Remington…

 

Il ne loua pas le petit pavillon de peintre, il l’acheta. Du moment qu’il devait faire des frais et le meubler, il y trouvait son intérêt. De la sorte, s’il dépensait de l’argent, rien n’était perdu, puisque tout devait lui revenir. Et il en dépensa.

 

À l’U. R. B., malgré la routine du travail qui le maintenait, on s’aperçut qu’il y avait en lui quelque chose de changé. Pour la première fois de sa vie, il se montrait nerveux, distribuait des amendes à tort et à travers ou faisait des compliments que l’on n’attendait pas. Milon-Lauenbourg, lui-même, se demanda ce qui pouvait bien être arrivé à son secrétaire général. Souvent, M. Barnabé arrivait en retard ou partait avant l’heure.

 

Martin l’Aiguille, qui avait aussi sa police dans la maison, fut le premier à découvrir le pot aux roses. Il fut si bien documenté qu’un jour, au château des Romains, il dit à Lauenbourg : « Vous vous demandez depuis quelques temps ce qui est arrivé à « ce bon monsieur Barnabé », je vais vous le dire. Il lui est arrivé qu’il est amoureux fou de la petite dactylo qui lui pianote sa correspondance. »

 

– Quoi ? Mlle Julie ?

 

– Elle-même.

 

– Eh ! le vieux chimpanzé ! Il aurait pu tomber plus mal… Elle est gentille !

 

– Je ne sais pas s’il aurait pu tomber plus mal, mais il lui eût été difficile de tomber sur plus futée. Il y a deux ans, elle a failli faire tourner en bourrique notre notre sous-chef du contentieux. Je vois qu’il s’en est débarrassé en la passant à Barnabé. Le bonhomme, tout harpagon qu’il est, lui a ouvert sa bourse et elle y puise. Il est en train de meubler pour elle un petit pavillon qu’il a acheté à trois kilomètres d’ici, de l’autre côté de Pontoise. J’ai pu visiter. C’est crevant. Vous devriez voir ça !

 

Milon-Lauenbourg n’en revenait pas. Quoi ! le père Barnabé se ruinait pour une dactylo !

 

– Et vous savez, il n’a pas encore eu ça ! Parole, elle lui tient la dragée haute, la mâtine ! Mais, d’après ce que j’ai entendu dire à l’auberge du Bac, la petite fête ne va pas tarder. Ça serait pour après-demain dimanche. Ils vont déjeuner pour la première fois chez eux et Barnabé a commandé un déjeuner superfin avec du champagne !

 

Le samedi soir, Lauenbourg pénétra, affairé, dans le bureau de son secrétaire général.

 

– Barnabé, lui dit-il, il nous arrive une tuile ! un gros travail pour nous deux. Et j’ai réception ce soir aux « Roumains ». Je vous demande pardon de vous prendre une partie de votre dimanche, mais je compte absolument demain matin sur vous, au château. Au surplus, vous serez libre pour midi, à moins que vous ne vouliez déjeuner avec nous ?

 

– Non, merci ! se hâta de répondre Barnabé qui avait cesse un instant de respirer… vous savez, le dimanche, j’ai mes habitudes, je vous quitterai pour le déjeuner…

 

Mais il arriva que la matinée du dimanche ne suffît pas à expédier le travail ! M. Barnabé ne pouvait plus espérer être libre avant trois ou quatre heures de l’après-midi. Il était nerveux, comprenait mal ce qu’on lui disait, se trompait dans ses chiffres. Lauenbourg s’étonnait tout haut : « Je vous trouve bien impatient, mon bon Barnabé ! Il y a donc quelque chose qui ne va pas aujourd’hui ? »

 

– Je voudrais que l’on me fît une commission, finit par avouer l’autre en rougissant. J’ai donné rendez-vous pour déjeuner à un ami, non loin d’ici, à l’auberge du Bac… je voudrais faire porter un mot à la patronne de l’établissement…

 

– Ce n’est que ça ! Que ne le disiez-vous plus tôt ? Écrivez, Barnabé, écrivez !… mon chauffeur va vous porter ça tout de suite.

 

Barnabé lui remit le mot et se replongea dans son travail avec un acharnement féroce.

 

À deux heures et demie, il fit demander Lauenbourg pour un renseignement urgent. Ce fut Martin l’Aiguille qui se présenta :

 

– Le patron n’est pas là ! lui dit-il. Il n’est pas revenu déjeuner.

 

– Comment ! il était donc sorti ?

 

– Oui, il a voulu prendre un peu l’air après le travail de ce matin et il est monté dans l’auto de Fernand qui avait, paraît-il, une commission urgente à faire pour vous.

 

Barnabé devint blême… Il bredouilla :

 

– Alors, M. Lauenbourg n’est pas revenu ?

 

– Ma foi non, ni Fernand non plus ! Nous n’y comprenons rien !

 

Barnabé crut sentir dans les paroles de Martin l’Aiguille une certaine nuance de raillerie. Il le fixa, férocement. Jamais on n’eût cru Barnabé capable d’un regard pareil.

 

– Ah ! vous n’y comprenez rien… râla-t-il. Eh bien ! tant mieux pour vous, je vous le souhaite…

 

Et il sortit de la chambre comme un homme ivre…

 

Il demanda une auto, mais les domestiques ne l’écoutaient pas. Il lui sembla qu’il était devenu un objet de risée. Il ne faisait plus peur. Martin l’Aiguille s’était mis à sourire et lui disait : « Ne vous affolez pas comme ça ! Il va revenir le patron ! Quel renseignement vous faut-il ? Je puis peut-être vous le fournir ! » Barnabé ne l’entendait même plus. Il quitta le château, gagna Pontoise et le bord de la rivière, arriva derrière l’auberge et aperçut l’auto de Fernand dans la cour… Il courut au pavillon, y pénétra par la cuisine, fut en trois bonds dans le studio, où il trouva sur le divan Mlle Julie dans les bras de Lauenbourg… Lequel, après avoir mangé le déjeuner superbe de M. Barnabé et bu son champagne, lui prenait sa maîtresse.

 

Tous deux s’étaient dressés, Mlle Julie affolée, Lauenbourg furieux. Barnabé baissait la tête.

 

– Je vous demande pardon, patron ! Si j’avais su !

 

Il était sublime ! Lauenbourg le lui dit, et tout en achevant de réparer le désordre de sa toilette, il donna une tape amicale sur l’épaule de son secrétaire général : « Venez, j’ai à vous parler ! » Et il l’entraîna sans même se retourner pour saluer Mlle Julie : « Vous me pardonnez, mon vieux Barnabé, hein ? Je vous jure que je ne savais rien, moi… C’est cette petite qui m’a entrepris… une grue, entre nous ! Elle nous l’a démontré. Je serais désolé de vous avoir fait de la peine… Mais je crois vraiment vous avoir rendu un fier service. Vous vous embarquiez là dans une histoire qui pouvait vous mener loin, à votre âge ! Méfiez-vous des jeunesses, mon bon Barnabé ! »

 

– Vous avez raison, monsieur le directeur. Ça m’apprendra ! Ces jeunesses-là, comme vous dites, ça n’est pas fait pour MM. les employés, c’est fait pour MM. les directeurs ! La leçon est bonne, je m’en souviendrai !

 

Nous savons que M. Barnabé s’en était souvenu. M. le directeur lui avait pris sa maîtresse. Il s’était juré de lui prendre sa femme.

 

XII

JEUX MÊLÉS


La journée de travail touchait à sa fin dans les bureaux de l’U. R. B. Les couloirs se vidaient. Quelques employés couraient encore en hâte après une dernière signature. Dans la partie de l’immense bâtisse réservée à la haute administration, les salons d’attente étaient à peu près déserts. Cependant, deux personnages venaient de se rencontrer dans le vestibule qui donnait sur les bureaux de M. le secrétaire général. C’étaient MM. André et Daniel Ternisien. Nous savons qu’ils ne s’aimaient pas. André paraissait très déprimé. Il avait perdu toute couleur. Ils parurent étonnés de se trouver là tous les deux :

 

– Tu ne sais pas ce que papa nous veut ? demanda l’ancien élève de Polytechnique, pour rompre un silence gênant.

 

– Ma foi ! je pourrais te poser la même question, répliqua Daniel. J’ai reçu tout à l’heure un mot qui me convoquait pour six heures. Voilà six heures et demie bientôt et j’ai rendez-vous au Cambridge à sept avec Rikiki. Le paternel ferait bien de se hâter… je ne sais pas avec qui il est enfermé, mais je commence à en avoir marre de faire le poireau.

 

À ce moment, une porte s’ouvrit et les deux jeunes gens virent sortir du bureau de leur père une statue de marbre. C’était Mme Milon-Lauenbourg. D’une démarche automatique, elle passa près d’eux sans les voir. Sa voilette ne parvenait point à dissimuler son effroyable pâleur. Un manteau sombre l’enveloppait. Une statue ? non ! une ombre ! un spectre ! Elle atteignit l’escalier de son pas de somnambule, s’accrocha à la rampe et disparut.

 

Barnabé était resté dans le cadre de la porte ; il aperçut ses fils : « Vous êtes là ! dit-il à Daniel et à André. Je ne puis vous faire entrer tout de suite, je viens de recevoir un coup de téléphone de la Chambre. J’attends M. le ministre. Je vous ferai signe !

 

– Ça peut durer longtemps ! grogna Daniel.

 

– Dix minutes ou une heure, mais dussiez-vous m’attendre là toute la nuit, ne quittez pas cette antichambre…

 

Dans ce moment, Martin l’Aiguille apparut au haut de l’escalier.

 

– Ah ! ah ! on est en famille ? Comment allez-vous, Daniel ? Ce pauvre André m’a l’air souffrant, ajouta-t-il en regardant le jeune homme du coin de l’œil.

 

– Il ira mieux tout à l’heure, répliqua M. Barnabé, en se frottant les mains, c’est moi qui en réponds…

 

– J’arrive de la Chambre ! reprit Martin l’Aiguille. Le patron arrive. Succès sur toute la ligne ! Corbières invisible. Roger Dumont dans le scieau ! Je viens de me croiser avec Mme Lauenbourg… Elle ne m’a pas reconnu.

 

– Elle sort de chez moi, dit Barnabé. La pauvre femme ! Elle ne m’a parlé que de sa fille !

 

– Bah ! on finira bien par la lui rendre, répliqua Martin l’Aiguille en jetant un coup d’œil à Daniel, et il s’enferma avec Barnabé.

 

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était dans le bureau du secrétaire général que Milon-Lauenbourg apparaissait, se débarrassait de son pardessus et jetait à Martin l’Aiguille : « Laissez-nous, j’ai à parler à Barnabé. » L’autre se dirigea vers la porte en haussant les épaules : « On se méfie de moi, maintenant ! »

 

– Oui ! j’en ai assez de ton jeu avec Turmache… Va-t’en je te parlerai demain.

 

Et il alla fermer lui-même la porte.

 

– Qu’est-ce qu’il vous disait ? demanda Milon à Barnabé.

 

– Mme Lauenbourg sort d’ici… Il l’a rencontrée… elle était méconnaissable. La pauvre femme ne vit plus, monsieur le ministre, depuis le rapt abominable de Mlle Sylvie. Elle m’a tenu des propos égarés… M. le comte m’a dit qu’elle serait bientôt consolée… que sa fille lui serait rendue avant vingt-quatre heures.

 

– Qu’est-ce qu’il en sait ?

 

– D’après lui, ce serait M. Roger Dumont qui aurait fait le coup dans le dessein de perdre Claude Corbières, mais que depuis il s’était passé beaucoup de choses qui font que M. Roger Dumont n’a plus aucune raison de vouloir perdre M. Corbières, si bien que Mlle Sylvie serait ramenée d’ici peu chez ses parents et qu’elle aurait ainsi tout loisir de proclamer que M. Corbières n’est pour rien dans son enlèvement.

 

– Je me réjouis de retrouver ma fille, grogna Lauenbourg… Je savais qu’elle ne courait aucun danger… mais il ne s’agit plus de Claude Corbières, maintenant, il s’agit de Roger Dumont et de vous, il est furieux de n’être pas encore ministre. Je le briserai. Demain, il ne sera plus chef de la Sûreté. Ça lui apprendra à m’enlever ma fille sans ma permission et à se mêler de me rendre des services que je ne lui demande pas… À vouloir être trop malin, on y perd !

 

– Oh ! moi, monsieur le ministre, je m’y perds tout à fait… je ne comprends rien à toutes ces histoires… Je vous plains et je plains Mme Lauenbourg, tout simplement et de tout cœur, d’être en proie à tant de difficultés, de méchancetés, de vilenies…

 

– De trahisons ! mon bon Barnabé.

 

– Hélas ! monsieur le ministre, chacun a ses peines, ici-bas. Moi qui vous suis dévoué jusqu’à la mort, j’ai failli mourir de douleur – je vous dis tout, monsieur le ministre, car vous devez tout savoir et je ne vous ai jamais rien caché – en apprenant que mon second fils, Daniel, un garnement…

 

– Je l’ai entrevu tout à l’heure.

 

– Oui, c’est moi qui l’ai fait appeler… Ce terrible garçon fait partie de la police !

 

– De la police ! Et de laquelle ?

 

– De la police de M. Roger Dumont, de la brigade mondaine, monsieur le ministre. Il mène une vie ! Il s’affiche avec une demoiselle Rikiki. Il lui faut de l’argent ! Oh ! il va falloir qu’il avoue tout à l’heure. Je veux lui faire honte devant son frère, qui est l’honneur même… le n° 2 de l’École Polytechnique ! le plus brillant avenir ! un garçon qui est appelé à faire un mariage admirable ! Enfin ma consolation et ma récompense sur la terre, monsieur le ministre.

 

– Dites donc, Barnabé, mais j’y songe… Votre Daniel, s’il fait partie de la brigade mondaine… Lui qui a dansé avec ma fille, devait être l’autre soir, chez moi, en service commandé… Il a servi Roger Dumont… Il sait où est ma fille, lui !

 

– Ciel ! monsieur le ministre, vous m’y faites penser ! Il aurait trempé dans cet affreux complot ?

 

Depuis quelques instants, Lauenbourg se promenait de long en large, paraissant profondément réfléchir… Tout à coup, il dit :

 

– Barnabé… Votre fils peut nous rendre de gros services, qu’il reste dans la brigade mondaine…

 

– Que ne ferais-je pas pour vous, monsieur le ministre ?

 

– Il sait où est ma fille. C’est peut-être lui qui l’a séquestrée. Il a peut-être déjà reçu l’ordre de la ramener. Questionnez-le ! menacez-le ! achetez-le ! le prix qu’il voudra. Je paie ! Et je vais vous dire une chose… car j’ai ma police moi aussi, – c’est que Roger Dumont a fait savoir à Palafox, par sa maîtresse Roxelane, où se trouve ma fille. Palafox l’a fait savoir ou va le faire savoir à Corbières ! Corbières, naturellement, va courir la délivrer… Eh bien ! si votre fils n’est pas trop bête, dites-lui donc qu’il se mêle un peu de l’affaire… avec quelques-uns de ses amis, et qu’il arrive sur le dos de Corbières avec éclat… Vous comprenez ! Il délivre ma fille ! il a l’air de servir Roger Dumont, mais Corbières est compromis ! c’est lui le coupable, quoi qu’il puisse dire… et quoi que puisse dire ma fille… Et pour tout le monde, le coup a été monté contre moi par Corbières, Turmache et consorts qui veulent me faire chanter ! Et je reste sur mes positions malgré Roger Dumont qui me trahit !

 

– Monsieur le ministre, vous êtes un génie ! Je suis confus d’admiration. Comptez sur moi… et sur mon fils ! ou plutôt sur mes fils !

 

– Quoi ! sur vos fils ? Daniel me suffit ! Je vous laisse le polytechnicien !

 

– Et moi, je vous le donne, monsieur le ministre ! car il faut songer en tout cela à la réputation de Mlle Sylvie.

 

Lauenbourg releva vivement la tête et regarda Barnabé de façon à le faire rentrer sous terre…

 

– Je répète : « de la réputation de Mlle Sylvie ».

 

– Et moi, monsieur Barnabé, je vous dis que la réputation de ma fille est au-dessus de toute médisance : C’est une victime. On a voulu me faire chanter. On l’a séquestrée, un point c’est tout ! l’affaire est nette.

 

– Elle ne le sera point pour tout le monde… si mon second fils, qui a une fichue presse et qui a rendu quelques services à Roger Dumont, est mêlé ostensiblement à l’affaire… On dira ce que l’on a dit pour les bijoux volés : affaire montée entre Roger Dumont et Milon-Lauenbourg… ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut compromettre Corbières !

 

– Vous avez peut-être raison, Barnabé !

 

– J’ai tout à fait raison, monsieur le ministre ! Que Daniel fasse réussir l’affaire mais qu’il reste dans l’ombre.

 

– Et alors ?

 

– Et alors, j’ai mon second fils…

 

– Le n° 2 de Polytechnique !

 

– Insoupçonnable, celui-ci ! L’honneur même ! Il sauve Mlle Sylvie de Corbières… Mlle Sylvie peut rentrer à la maison paternelle au bras de son sauveur. On ne dira pas que c’est la police qui l’y ramène après l’en avoir fait sortir !

 

– Oui, mais on se demandera comment il s’est trouvé là pour la sauver !

 

– Parce qu’il la cherchait, monsieur le ministre ! Ce qui est la vérité ; depuis la disparition de Mlle Sylvie, mon pauvre André ne vit plus.

 

– Il est donc bien dévoué à nos intérêts ?

 

– C’est moi qui l’ai élevé, monsieur le ministre, et dans ma seule religion : la religion Lauenbourg. Il se ferait tuer pour vous et votre famille. Enfin, monsieur le ministre, en ce qui concerne Mlle Sylvie… vraiment, je n’ose dire… car c’est tellement, c’est tellement…

 

– Mais dites donc, Barnabé, vous m’ahurissez, mon ami !

 

– Il ne faut pas être ahuri, monsieur le ministre… Non ! je ne dirai rien, car monsieur le ministre rirait trop.

 

– Ah bah ! Mais j’ai envie de rire, moi !

 

– Eh bien, rions ensemble !… Mais que voulez-vous ? Mlle Sylvie est tellement charmante qu’on ne peut l’avoir vue une fois sans que l’on comprenne que chacun, surtout à l’âge d’André, en soit un peu… un peu…

 

– Dites donc ! Un peu amoureux ! Votre fils est amoureux de ma fille !

 

Et il éclata d’un rire formidable.

 

– Là, monsieur le ministre ! qu’est-ce que je vous avais dit. Et au rire formidable de Son Excellence se mêlait maintenant le petit rire de crécelle de M. Barnabé… Seulement si, en riant, M. le ministre était cramoisi d’éclatante allégresse, M. Barnabé était devenu jaune à faire croire que ses veines ne charriaient plus que de la bile…

 

Il reprit, en toussotant : « Le pire qu’il puisse arriver, c’est que tout le monde rie comme nous ! monsieur le ministre m’avouera que ce n’est pas bien grave ! »

 

– Barnabé ! vous me ferez mourir ! Allez-y donc avec vos deux fils. Roulez Roger Dumont. Compromettez Corbières. Et ramenez mon enfant. Ah ! voilà une famille qui m’est dévouée.

 

– Plus encore que vous ne croyez.

 

– Et vous n’êtes pas un imbécile !

 

– Moins que vous ne croyez, monsieur le ministre !

 

Milon-Lauenbourg regarda l’heure à sa montre : « Affaire réglée ! Laissons cela ! j’ai encore cinq minutes à vous accorder… Où en sommes-nous de nos changements en province et à l’étranger ? »

 

– Voici le dossier Legrand, monsieur le ministre, fit l’autre en tirant une chemise du tiroir de son bureau. Ça marche ! mais nous ne pourrons être garés que dans quinze jours au plus ! Songez que nous devons refaire tout notre système de correspondance, modifier nos clefs, créer des centres nouveaux, indépendants, des maisons où nous avions établi un service dont nous ne sommes plus sûrs, et cela sans que l’on se doute dans ces maisons des mesures de méfiance et de protection auxquelles nous nous sommes arrêtés !

 

– Oui, c’est du travail !

 

– C’est la Pologne qui me donne le plus de mal !

 

– À cause de l’agence Kromer, celle dont je croyais être le plus sûr ! ce Legrand est décidément terrible. Je le trouve partout devant moi, ou derrière. Roger Dumont en cela avait raison ! Ce n’est pas un mythe, hélas !

 

– J’étais comme vous, monsieur le ministre, moi non plus je n’y croyais pas ! Mais il faut bien se rendre à l’évidence.

 

– Barnabé, nous l’aurons !…

 

– Oui, par Volski !

 

Et M. Barnabé donne à lire à Milon-Lauenbourg une lettre timbrée de Varsovie.

 

– Je ne sais plus rien ! fit Lauenbourg, après avoir lu… Volski est-il prêt à trahir Legrand ou continue-t-il à nous rouler pour le compte de Legrand ?

 

– Patience, monsieur le ministre ! Depuis que vous m’avez parlé, j’organise quelque chose du côté de la rue des Saussaies… c’est ainsi que j’ai appris que mon fils en était, le petit misérables ! Or, M. Legrand a bien des amis là-bas !

 

– Oui, je le crois ! Sans quoi nous l’aurions déjà depuis longtemps ! je crois Roger Dumont capable de tout ! Et il veut que je le fasse ministre, que je lui donne la gendarmerie !

 

– Monsieur le ministre, il faut tout lui accorder ! ou le réduire en poudre !

 

– D’accord ! On aurait pu s’entendre, tant pis pour lui !

 

Milon-Lauenbourg rentra dans son bureau.

 

Il n’avait pas plus tôt quitté Barnabé que celui-ci se précipitait sur son téléphone. Une sonnerie répondit à la sienne.

 

– Vous dites ? Aussitôt rentrée chez elle, elle s’est retirée dans sa chambre ? Et depuis ? Plus rien ? Elle a demandé de quoi écrire ? Il me faut la lettre… bien !

 

Il raccrocha, se frotta les mains avec un entrain douceâtre : « Ça va ! ça va ! » puis il ouvrit la porte qui donnait sur le vestibule et appela ses fils.

 

« Ça n’est pas trop tôt ! » lui jeta Daniel.

 

Il leur fit signe de s’asseoir, alla fermer la porte. Sa physionomie avait changé. Elle exprimait maintenant une douleur intense et si sincère qu’André se précipita vers lui : « Papa ? Qu’as-tu ? »

 

– Ah ! mon pauvre petit André ! mon pauvre petit !

 

Et il se mit à pleurer, tout simplement. André était bouleversé. Enfin, M. Barnabé tira un immense mouchoir de la poche arrière de sa jaquette, s’essuya les yeux, se moucha… Pendant tout ce temps il ne regardait pas Daniel.

 

– Assieds-toi, mon André ! Tu sais, toi, comment je vous ai élevés ! les espoirs que j’ai fondés sur vous ! les travaux sans nombre qu’il m’a fallu accomplir pour tenir le rang que j’occupe… Tu connais surtout l’honnêteté de toute ma vie. Je n’avais d’autre joie au monde que mes fils ! Quand tu es entré à Polytechnique, quand tu en es sorti avec le n° 2, j’ai failli mourir de bonheur ! mais j’ai trouvé encore la force de vivre pour toi, André, qui mérites d’occuper dans la société une place que l’on ne donne pas toujours au plus vertueux ! Moi qui me suis toujours trouvé parmi les humbles et qui, encore aujourd’hui, suis le plus humble serviteur de ce bon M. Lauenbourg, je me disais : Mon fils dominera ! et je ne regretterai pas la vie. Il fera un riche mariage ! car tu peux aspirer à tout ! à tout ! Quelle est la jeune fille qui ne serait pas heureuse de t’accorder sa main ?

 

– Tu devrais demander pour lui la main de Mlle Lauenbourg ! ricana Daniel, que cette larmoyante comédie commençait à agacer.

 

M. Ternisien bondit à ces mots : « Et pourquoi pas ? Qui te dit que je n’y ai pas songé ? »

 

– Oh ! papa ! papa ! suppliait André.

 

Quant à Daniel, il riait comme avait ri tout à l’heure M. le ministre… « Ça y est ! ça y est ! je m’en doutais ! Ah ! il y a de quoi en crever ! Le malheur est qu’on ne sait pas où elle est, Mlle Lauenbourg. »

 

– Bandit ! râla le père, tu le sais, toi !

 

Cette fois, il s’était retourné vers lui et ses petits yeux lançaient à Daniel deux flèches mortelles.

 

– Moi ?

 

– Oui ! toi ! toi qui l’as enlevée sur l’ordre de Roger Dumont, car il faut que tu saches, André, que ton frère est de la police ! Voilà pourquoi je vous ai fait venir ici ! Voilà le frère que tu as, André ! Un Ternisien touche à la rue des Saussaies ! Quelle honte ! quelle honte ! ce garçon nous déshonore. Eh bien, oui, c’est vrai, j’avais fait ce rêve magnifique de marier André à Mlle Sylvie… Dieu m’a puni de mon orgueil. Il m’a donné un fils mouchard !

 

– Oh ! les mouchards, tu sais ce que c’est, papa… la maison ici en est pleine, et c’est toi qui les y as mis !

 

– Petit malheureux ! C’est comme si tu reprochais au ministre de l’Intérieur d’avoir un service de Sûreté ! Mon fils mouchard ! Et M. Milon-Lauenbourg le sait !

 

– C’est peut-être toi qui le lui as appris !

 

– Oui, c’est moi !

 

– Permets-moi de te dire, papa, que tu as une façon de te faire valoir dans cette famille qui… qui me fait rigoler.

 

– Apache ! J’ai toujours sacrifié mes intérêts à ceux de mon patron. La police lui a enlevé sa fille… J’ai un fils qui est de la police… Mon fils la lui rendra !

 

– Et comme récompense, il en fera cadeau à André. Ah ! Papa… tu es à encadrer !

 

– Eh bien ! mon garçon, laisse-moi descendre de mon cadre et te dire : Si tu ne fais pas ce que je vais te dire, je te tue de ma propre main ! Tu vas changer de vie ! Tu vas devenir un honnête homme… du moins en apparence, c’est tout ce que je te demande ! Et tu ne feras jamais plus parler de toi ! Seulement, avant de tirer ta révérence à Roger Dumont, tu vas nous rendre un petit service.

 

À ce moment, on frappa à la porte d’une certaine façon.

 

– Entrez ! commanda Barnabé.

 

Un domestique, à la livrée de la maison, entra. À sa vue Daniel sursauta : « Spartacus ! »

 

Spartacus, le propre valet de chambre de Daniel, le salua gravement et dit à M. Ternisien : « La voiture est là ! »

 

– Dans dix minutes ! répliqua l’autre.

 

Spartacus referma la porte.

 

– Ça t’épate de voir ton domestique chez moi ?

 

– Un peu ! répondit Daniel, qui ne pouvait cacher son ahurissement.

 

– Je l’ai pris à mon service parce que c’est un très bon espion, comprends-tu ? et je t’ai rendu service en même temps ! Spartacus t’espionnait, mon garçon, pour le compte de Roger Dumont ! Il est bien payé ici, j’espère qu’il me sera fidèle.

 

– Décidément, papa, tu es un as !

 

– Je ne sais pas si je suis un as, mais toi, tu es sûrement une gourde, pour parler ton langage, mon garçon ! Laisse-moi donc diriger les affaires de la famille et tu verras que tout le monde s’en trouvera bien ! Écoute-moi et fais ce que je te dis : Tu sais où est Mlle Lauenbourg et je le sais peut-être aussi bien que toi. Prends quelques camarades et délivre-la, avec éclat, mais sans que tu paraisses, toi ! sans que ton nom soit prononcé… Tes petits camarades la ramèneront chez ses parents… c’est tout ce que je te demande, au nom de M. Lauenbourg, qui m’a encore dit de te remettre ceci.

 

Barnabé tira un chéquier de son tiroir, le remplit et le tendit à son fils :

 

– Vingt-cinq mille francs ! un service pareil, c’est pour rien ! Merci, papa ! J’accepte tout de même.

 

– Que tout soit fini cette nuit !

 

– C’est promis.

 

– Parce que, si tout se passe comme je te dis, il y a encore un autre chèque de vingt-cinq mille.

 

– Alors, ça va ! Tu m’en veux toujours ?

 

– Je t’en veux, parce que tu ne viens jamais consulter ton père !

 

Daniel regarda son père… Il avait retrouvé sa petite figure ratatinée et fadasse de tous les jours, et, de nouveau, Barnabé se caressait les mains.

 

– Redeviens honnête, mon garçon ! redeviens honnête… Songe à l’avenir de ton frère !

 

Daniel se mordit les lèvres jusqu’au sang, tendit la main à son frère comme s’il allait lui donner un coup de poing, jeta avant de partir un coup d’œil sur l’armoire américaine qui tenait la longueur du mur et disparut.

 

Il quitta l’U. R. B. dans un singulier état d’esprit. Il ne savait plus exactement où il en était avec son père. Jusqu’alors, il l’avait considéré comme un pauvre homme qui avait le génie de la bureaucratie, mais par-dessus tout le talent de se laisser tondre la laine sur le dos et dont Milon-Lauenbourg abusait sans retour. Ce que Daniel venait d’entendre lui ouvrait des horizons si gigantesques qu’il en était fort troublé. Le Barnabé, qui n’était pas un rêveur, avait rêvé de marier André à Mlle Lauenbourg ! Au premier abord, Daniel avait bien ri, mais l’apparition si inattendue de Spartacus, qui était à son père maintenant, après avoir été à lui, Daniel, et aussi à Roger Dumont, le secret de l’enlèvement de Sylvie par Roger Dumont, que son père avait pénétré, la manière dont il allait en user, par le truchement de Daniel, pour le faire servir à son dessein dont il faisait payer les frais par Milon-Lauenbourg, tout cela attestait une suite dans la combinaison, qui n’était pas le fait d’un simple d’esprit.

 

Quoi qu’il en fût, il résolut d’obéir en tout, ce soir-là, à son père, de lui donner d’abord ce gage, Roger Dumont n’aurait rien à lui reprocher puisqu’il voulait, lui aussi, délivrer Sylvie. Et le lendemain, pour obéir à Roger Dumont, il cambriolerait son père. Ainsi il aurait satisfait à tous ses devoirs et serait en droit de passer à toutes les caisses.

 

« Ça se complique, mais ça s’arrange ! conclut-il, et pourvu que les chèques continuent à pleuvoir et que M. Legrand ne s’en mêle pas, il y aura encore des beaux jours. »

 

Comme il en était là de sa cogitation, il lui sembla entendre des pas derrière lui. Il eut tout de suite le sentiment d’être suivi. À tout hasard il se rejeta dans l’ombre de la rue Godot-de-Mauroy, au coin de laquelle il était parvenu. Et il regarda. L’homme était encore en pleine lumière du boulevard. C’était Spartacus qui, lui aussi, entra dans la rue Godot-de-Mauroy. Daniel l’attendit de pied ferme, mais il n’eut pas le temps de placer un mot.

 

– Chut, « monsieur », j’ai quelque chose de très important à vous dire. Entrons là, dans ce bar, voulez-vous ?

 

Daniel hésita une seconde et poussa la porte du bar. Quelques habitués hissés sur les hauts tabourets jouaient aux dés. Personne dans la petite pièce qu’isolait une cloison de planches cirées, à mi-hauteur du plafond. Ils s’y installèrent et ce fut Spartacus qui commanda les consommations. Quand ils furent seuls, le larbin prit la parole à voix basse :

 

– Mousieur, je n’ai jamais rien tant aimé que le service de mousieur… et s’il n’avait tenu qu’à moi…

 

– Tais-toi ! je sais tout ! tu m’espionnais pour le compte de Roger Dumont.

 

– C’est la vérité, mousieur, mais vous n’avez rien à me reprocher, j’obéissais à mousieur Roger Dumont qui m’avait placé chez vous !…

 

– Tu appartiens donc à la rue des Saussaies ?

 

– Oui mousieur ! Et c’est encore Roger Dumont qui m’a placé auprès de mousieur Barnabé, pour vous servir, « mousieur ».

 

– En quoi donc peux-tu me servir ? questionna Daniel en dressant l’oreille.

 

– « Mousieur » doit « travailler » prochainement chez « mousieur » Barnabé, je suis là pour aider « mousieur ».

 

– En quoi peux-tu donc m’aider ?

 

– C’est moi qui introduirai « mousieur » dans la maison, qui surveillerai le veilleur de nuit. Je couche dans la maison et j’ai une clef qui ouvre le bureau de M. Barnabé… « mousieur » sait où se trouve le coffre-fort ?

 

– À peu près, Spartacus !

 

– Oui, je sais que M. Roger Dumont a dit ce qu’il savait à « mousieur » !… Mais ce que « mousieur » Roger Dumont ne sait pas, c’est que lorsque « mousieur » aura trouvé le coffre-fort, il ne trouvera rien de ce qu’il cherche dans le coffre-fort !

 

Comment cela, Spartacus ?

 

– Le coffre-fort est à triple paroi, avec des cachettes qui ne s’ouvrent plus ! Voilà ce que « mousieur » fera. Avec le chalumeau, il découpera la paroi du fond, il ne trouvera rien, puis la paroi de droite, il ne trouvera rien, puis la paroi de gauche, dans le dessous, là, il trouvera ! mais il arrivera là en dernier ! Il faut que l’on voie que le « travailleur » a cherché.

 

– Spartacus, comment sait-tu tout cela, si Roger Dumont ne te l’a pas dit ? interrogea Daniel stupéfait.

 

– M. Roger Dumont ne sait pas cela, mais M Legrand sait tout !

 

– Bah ! tu connais donc M. Legrand ?

 

– « Mousieur » sait bien que personne ne le connaît, mais j’ai eu affaire à quelqu’un qui m’a parlé de la part de « mousieur » Legrand.

 

– Et ce que tu me dis là, tu l’as dit à M. Roger Dumont ?

 

– Non « mousieur ». Cela ne le regarde pas.

 

– Tu trahis donc Roger Dumont pour M. Legrand ?

 

– Non « mousieur », je ne trahis personne ! Spartacus franc comme son œil !… Spartacus est, depuis qu’il a débarqué à Marseille, au service de M. Legrand. Il fait ce qu’il lui ordonne. C’est M. Legrand qui l’a fait entrer chez M. Roger Dumont, comme M. Roger Dumont m’a fait entrer chez vous ! Mais Spartacus n’a qu’un maître : c’est M. Legrand !

 

– Bon D… ! souffla Daniel, on ne sort décidément pas de M. Legrand ! Enfin ! soupira-t-il, il n’y aura pas trop de casse pour cette fois-ci ! Les ordres de M. Legrand ne font que m’aider à accomplir les instructions que j’ai reçues de Roger Dumont !…

 

– Très bien ! « mousieur » ! Mais je dois dire à « mousieur » que M. Dumont compte sur les papiers que « mousieur » trouvera dans le coffre-fort ! mais moi, je suis venu pour dire à « mousieur » qu’il ne faut pas donner à M. Roger Dumont ces papiers-là !

 

– Aïe ! sursauta Daniel. Et à qui donc faut-il les donner, Spartacus ?

 

– À moi !

 

– À toi ! et qu’est-ce que tu en feras, toi ?

 

– Je les ferai parvenir à M. Legrand.

 

– Sale histoire ! grogna Daniel. Je me serais bien passé de cette commission !… (Il avait les bras et jambes cassés…) Tu n’as plus rien à me dire ?

 

– Non, « mousieur », je ne veux pas abuser des instants de « mousieur », on se reverra !… Si « mousieur » veut que je téléphone au Cambridge ? Ghersain ou Rafa y seront certainement là !

 

– Oui ! Tu leur diras que je les attends chez moi et qu’ils donnent le mot d’ordre aux « snobs »… Ah ! tu demanderas si Rikiki est toujours au bar. Fais-lui savoir qu’elle ne compte pas sur moi ce soir.

 

Spartacus passa dans l’autre pièce et alla s’enfermer dans la cabine du téléphone pour donner libre cours à sa mauvaise humeur. Il voua aux enfers M. Legrand : « Qui nous en débarrassera, de celui-là ? Avec lui, on n’est sûr de rien, sauf d’un sale coup qui vous tombe dessus au moment où l’on s’y attend le moins ! Avec Roger Dumont, il y a moyen de s’entendre. Au moins, on le voit. On peut causer avec lui. Seulement, voilà, est-il de taille ? de taille à nous débarrasser de M. Legrand ? Que faire ? Ah ! je le gagne, mon pognon. »

 

À ce moment réapparut Spartacus. Il avait les yeux chavirés. Un tremblement l’agitait. Il ne pouvait prononcer une parole. Il fit signe à Daniel de le suivre et se dirigèrent vers la porte de sortie.

 

En passant dans la salle du bar, Daniel aperçut, assis sur la banquette qui s’appuyait à la cloison de séparation, un type aux yeux bridés, coiffé d’une toque ronde de soie noire, habillé d’une camisole de soie de même couleur qui tombait sur son pantalon. Il avait une tasse de thé devant lui et fumait une cigarette d’Orient au bout d’un porte-cigarette de jade d’une longueur inusitée.

 

– Tiens ! fit-il, le père Kaolin !

 

Et il alla lui serrer la main.

 

– Ça va toujours à la Péniche ?

 

L’autre répondit d’un signe de tête distrait, et se remit à fumer sa cigarette.

 

Daniel rejoignit Spartacus sur le trottoir, qui l’entraîna rapidement :

 

– Qu’as-tu donc, Spartacus ?

 

– Vous avez vu le Chinois ?

 

– Oui ! c’est Kao-Ping-Lang, un nom à coucher dehors ! À Paris, on l’appelle le père Kaolin. C’est le patron de la Péniche Chinoise. J’y suis allé souper quelquefois. On y rigole !

 

– « Mousieur » y a vraiment rigolé ?

 

– Oh ! je sais, des bruits ont couru… on a dit qu’il s’y passait des choses… des choses qu’on n’aurait encore vues qu’à Berlin, après la grande guerre, mais ce sont des histoires. La police a été avertie, on y soupe, on y rigole, voilà tout. Mais comme tu as l’air agité.

 

– « Mousieur », je n’aime pas rencontrer le père Kaolin, assis sur une banquette derrière une cloison, après la conversation que nous avons eue tout à l’heure ! Heureusement que je n’ai fait que vous transmettre les ordres de M. Legrand ?

 

– Le père Kaolin est donc aussi à M. Legrand ? Spartacus se pencha à l’oreille de Daniel : « C’est son bourreau, mousieur ! »

 

Le jeune homme eut un haut-le-corps :

 

– Son bourreau ?

 

– Chut !… C’est lui qui est chargé de punir… Vous comprenez… quand M. Legrand n’est pas satisfait ?

 

– Tu es maboule ! Qu’est-ce qu’il peut « leur » faire ?

 

– Ah ! « mousieur » j’en ai vu sortir dans un bien triste état de chez le père Kaolin, des gens qui y étaient venus, comme vous dites, pour rigoler !

 

– Et ils ne se plaignaient pas !

 

– Oh ! non, « mousieur » !… Ils étaient trop contents de pouvoir en sortir comme ça ! Je dis tout cela à « mousieur » pour que « mousieur » prenne ses précautions, moi aussi, je suis allé à la Péniche Chinoise, et je vous jure que je n’y ai pas « rigolé ».

 

– Qu’est-ce qu’il t’a donc fait, le père Kaolin ?

 

– Il ne m’a rien fait, mais j’ai vu !

 

– Quoi ?

 

– J’ai vu le cimetière de M. Legrand !

 

– Spartacus, tu es tout à fait fou, mon ami. Tu as vu un cimetière dans une péniche ?

 

– Non, « mousieur », le cimetière n’était pas dans la péniche, mais il faut entrer dans la péniche pour voir le cimetière. Je souhaite à « mousieur » de ne jamais le voir !

 

Là-dessus, Spartacus, qui n’avait pas cessé de marquer le plus sombre effroi pendant cette courte expédition, quitta brusquement le chef de la bande des snobs.

 

Daniel, tout à fait mélancolique, complètement désemparé, continua de s’acheminer vers la rue de Ponthieu. Il avait résolu de téléphoner à Roger Dumont. Or, il le trouva chez lui.

 

Le jeune homme se laissa tomber sur un divan et lui dit : « Tout sera prêt pour cette nuit, mais je suis content de vous voir. Je ne veux plus jouer au plus malin avec vous, ni avec personne. J’en ai ma claque. On me manœuvre. Je ne sais pas où je vais…

 

– Vous voilà bien accablé, mon pauvre Daniel, lui dit le policier. Ce que je vous ai dit tient toujours ! Nous avons eu un incident fâcheux, mais demain tout rentrera dans l’ordre ! Mlle Lauenbourg délivrée, Corbières innocenté redevient menaçant et d’autant plus redoutable que je lui fais remettre le dossier des chèques sous lequel seront écrasés Lauenbourg et sa clique, si je le veux ! Allons ! un peu d’énergie. Daniel ! Demain soir je serai ministre et Lauenbourg « qui l’aura senti passer » ne me prendra plus pour un niais ! Avez-vous vu Spartacus ?

 

– Oui, je l’ai vu !… Merci pour m’avoir donné un si bon domestique, Roger Dumont !

 

– Du moment où il me sert, il vous sert !…

 

– Vous l’aviez mis là pour m’espionner !

 

– Pour vous empêcher de faire des bêtises ! Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

 

– M. Legrand veut que je lui remette à lui, par les soins de Spartacus, les documents que vous me faites cambrioler demain chez mon père.

 

Roger Dumont pâlit :

 

– Non ! fit-il, cela je ne le savais pas !

 

– Eh bien ! je vous l’apprends !… car je ne veux plus rien vous cacher ; aussi, je vous avoue que ces documents, je les lui ferai remettre, car il y a quelqu’un que je redoute plus que vous, Roger Dumont, c’est M. Legrand !

 

– Tu as tort, siffla le policier avec un regard affreux qui impressionna singulièrement Daniel. Il n’y aura pas huit jours que je serai ministre de la police que je lui passerai les menottes moi-même, à M. Legrand.

 

« Nous devons marcher la main dans la main et triompher coûte que coûte ! Ce qui ne manquera point si tu fais tout ce que je te dis !

 

– Possible ! fit Daniel, toujours sceptique, mais pour un pacte pareil, faudrait s’expliquer !

 

– Oui… il vaut mieux que tu saches tout, nous pourrons mieux nous servir !… Seulement, je t’avertis que si, par une imprudence quelconque, le moindre mot vient à transpirer de la brève conversation que nous allons avoir, la famille Ternisien pourra se mettre en deuil… il y aura un bel enterrement dans la famille !

 

Daniel pensa : « Entre le cimetière de M. Legrand et le Dies irae » de Roger Dumont à la Trinité, j’aurai de la veine si j’en réchappe ! »

 

Roger Dumont reprit d’une voix lente : « M. Legrand est fort, mais, quoi que tu en dises, j’ai la prétention d’être aussi fort que lui. La rue des Saussaies est pleine de ses agents ; je finirai par croire qu’ils en sont tous ou à peu près. Mais je suis-là, moi ! Et si je n’ai plus d’agents à moi, chez moi, j’en ai chez lui !… De ce côté-là, je crois que nous sommes quittes.

 

– Chez lui ?

 

– Oui !

 

– Où, chez lui ?

 

– Nous nous disons tout ? C’est bien à la vie, à la mort ?

 

– Allez !

 

– Eh bien, à l’U. R. B. !

 

Daniel eut un mouvement : « Vous voulez parler de cette vieille histoire du comte de Martin l’Aiguille ? Vous savez aussi bien que moi que ce n’est qu’un lieutenant ! »

 

L’autre restait muet.

 

– Oh ! je sais qui vous soupçonnez depuis longtemps ! Mais ça, mon cher, c’est de la poésie ! Puisque vous voulez connaître les secrets de la maison… il y a beau temps que Lauenbourg et le comte se détestent. Je vous dirai même mieux : ils se haïssent. Il n’y a plus rien entre eux de commun. J’ai su dernièrement en couchant avec Thérèse, la première femme de chambre de la belle Isabelle… que Lauenbourg, malgré tous les airs qu’il affecte, adore sa femme !… Il en est jaloux à crever… Et il paie Thérèse pour la surveiller !… ainsi que Godefroi !… Vous pensez bien que si Lauenbourg était ce que vous pensez, ce qui me paraît absurde, il n’aurait pas mis dans un pareil secret le cousin Godefroi et n’en aurait pas fait « l’homme de M. Legrand ! »

 

– Voilà bien le rideau qui m’a empêché de voir depuis si longtemps ce qu’il y avait derrière… le rideau qui continue à t’aveugler.

 

– Quel rideau ?

 

– Celui sur lequel nous avons écrit : « absurde ! »

 

– Pourquoi absurde ?

 

– Parce que, lança Daniel impatienté, un homme de la puissance réelle de Lauenbourg, qui tient à tous les rouages de l’État, n’a que faire des combinaisons feuilletonesques d’un aventurier comme votre M. Legrand !… Ils sont aux antipodes, ne demandant qu’à se broyer l’un l’autre et, en attendant, ne feront de nous que des morceaux !

 

Roger Dumont souleva Daniel avec une force que l’autre ne lui soupçonnait pas :

 

– C’est le même !… Maintenant, je le sais !

 

– Vous en avez la preuve ?

 

– Non !… Il n’y en a qu’un qui a cette preuve !

 

– Qui ?

 

– Ton père !

 

– N… de D… !

 

– Tu vois pourquoi tu vas cambrioler ton père !

 

– Papa sait que M. Legrand c’est…

 

– C’est son patron… et comme c’est un honnête homme, ton père, et qu’il ne veut pas conserver pour lui un secret pareil… un secret d’État… comme, d’un autre côté, il ne peut pas trahir son patron, ce qui serait le plus abominable des crimes… eh bien ! il se laisse cambrioler.

 

– Hein ?

 

– Dame ! Spartacus n’est venu chez lui que pour cela !

 

– Eh bien, et moi, est-ce qu’il sait ce que je vais faire ?

 

– Évidemment !

 

– Prodigieux ! Et Milon ?

 

– M. Legrand ? D’après ce que tu me dis, il doit être averti de la combinaison, puisque, par Spartacus, il exige que tu lui rendes les papiers !

 

– Et Martin l’Aiguille ?

 

– Sait tout ! Il en a assez, lui aussi de M. Legrand, et croit à sa fin prochaine !

 

– Dans quelle histoire me suis-je fourré ! Quand j’aurai les papiers, qu’est-ce que j’en ferai ?

 

– Tu les donneras à Spartacus.

 

– Mais il les fera parvenir à M. Legrand.

 

– Non !… Aussitôt qu’il les aura en mains, Spartacus ne fera plus rien parvenir à personne ! et toi, tu ne seras pas brûlé auprès de M. Legrand !

 

Il y eut un silence, assez bref, entre les deux hommes : « Eh bien ? » finit par jeter Roger Dumont, impatient.

 

– À Dieu vat !

 

XIII

LA PARTIE S’ENGAGE


M. Barnabé resté seul dans son bureau avec son fils, André, retourna à son téléphone et demanda une communication qu’il eut presque immédiatement.

 

– C’est vous, Thérèse ? Ah ! diable ! On a dû enfoncer la porte… Hein ?… vous dites ? Ce ne sera rien. Le docteur dit que ça ne sera rien ? Vous auriez dû accourir ici !… Vous ne pouvez pas… Vous dites ? Elle en a trop pris !… Oui ! c’est toujours comme ça !… ou trop ou pas assez ! Heureusement !… la pauvre femme !… Oui, je l’ai vue cet après-midi. On ne pouvait pas lui tirer deux paroles, mais nous allons lui retrouver sa fille, et vous verrez que tout ira mieux !… Soignez-la bien ! Vous ne la quittez pas ; dites donc, Thérèse ? On ne l’a pas retrouvée ? Elle est pourtant quelque part, cette lettre… Vous soupçonnez Nounou ?… Soyez prudente… Dans la situation où se trouve le patron, en ce moment, il ne faut aucune imprudence. Ne parlez de cette lettre à personne… Madame était très montée contre le patron depuis le départ de sa fille… quand on est décidée à prendre la petite potion que vous me dites, on ne sait plus beaucoup ce que l’on dit, ni ce que l’on écrit. Vous m’avez compris, Thérèse ? Ah ! ah ! Elle ne veut pas voir son mari !… Mais il était ici il y a un instant, on n’a pu le joindre. Bien, ma fille ! Je vais m’en occuper… si je le vois, je le préviendrai. Et surtout, motus sur tout cela. Je connais votre dévouement pour la famille. Je passerai tantôt prendre des nouvelles.

 

Et M. Barnabé raccrocha. Il était un peu pâle, troublé. André était anxieux.

 

– Papa !… Mme Lauenbourg ?

 

– Tu m’as entendu, mon garçon !… Oui, elle a voulu se suicider. Pauvre femme… Si honnête… Quel calvaire !…

 

– Ah ! tantôt, quand elle est sortie de ton bureau, elle avait l’air d’un spectre.

 

– J’avais essayé en vain de la réconforter.

 

– Mais c’est M. Lauenbourg qui devrait…

 

– Mon pauvre enfant. Elle ne veut plus voir son mari !… Elle l’accuse de lui avoir fait enlever sa fille. Tout cela est abominable !

 

– Mais va-t-elle mourir ?

 

– Non, nous la sauverons ! je la sauverai malgré elle !

 

– Comme tu es bon, papa !

 

– C’est toi qui lui ramèneras sa fille ! et écoute bien ce que je te dis : c’est toi qui épouseras Mlle Lauenbourg !

 

– Mais papa !… si Mlle Lauenbourg ne m’aime pas ?…

 

– Elle t’aimera !… parce que je le veux !… Maintenant, tu vas faire tout ce que je te dis : je vais te conduire dans un bureau. Là quoi qu’il arrive, obéis en tout !… Sans poser une seule question !… Tu me le promets ?… Mlle Sylvie ne peut être sauvée qu’à cette condition.

 

– Alors, papa, je te le promets.

 

– Eh bien, viens !

 

À cette heure, l’U. R. B. paraissait complètement déserte. Ils traversèrent deux corridors, entrèrent dans une antichambre qui précédait le bureau de Milon-Lauenbourg. M. Barnabé ouvrit une porte et poussa son fils… puis il revint dans son bureau, où il acheva tranquillement de compulser un dossier de renseignements sur le marché des huiles d’olive…

 

André, dans le cabinet où son père l’avait poussé, n’osait plus faire un mouvement. Il comprenait de moins en moins ce qui lui arrivait. Il avait en face de lui, travaillant à une table, « monsieur Legrand », tel qu’il était apparu à tous lors du gala de Trianon-Lauenbourg.

 

Un feutre était rabattu sur son visage basané au regard masqué d’énormes lunettes, l’homme était enveloppé dans une sorte de plaid écossais, les jambes dans les bottes. Que signifiait cette comédie ? Et pourquoi son père, qui était l’homme le plus sérieux et le plus prosaïque du monde, se prêtait-il à cette scène rocambolesque ?

 

Cependant, il réfléchit. S’il avait bien compris quelques-unes des phrases prononcées devant lui, dans le bureau de son père, l’enlèvement de Sylvie n’avait été qu’une comédie. Pourquoi faisait-on intervenir dans cette étrange histoire M. Legrand ou tout au moins son costume.

 

M. Legrand avait bon dos. Sous le couvert de son nom et de son ombre, chacun faisait ses petites affaires.

 

L’esprit mathématique du polytechnicien, après la première surprise et le premier ahurissement, continuait d’envisager les différents aspects du problème que lui posait cette mascarade. C’est qu’il y avait une autre hypothèse : la dernière. André avait peut-être en face de lui M. Legrand lui-même !…

 

M. Legrand, travaillant comme chez lui, chez Lauenbourg, c’était grave ! C’était même stupide. Il en revint à sa première idée, celle de la comédie…

 

L’homme s’était levé, avait glissé dans sa poche le bloc-notes sur lequel il était en train d’écrire, et avait fait un signe à André.

 

Tous deux passèrent par une petite porte qui donnait sur un escalier descendant dans la cour intérieure de l’U. R. B. Là se trouvait une auto conduite intérieure, dans laquelle l’homme poussa André et monta à son tour. Le chauffeur attendait, la casquette à la main, l’homme jeta dans sa casquette deux feuillets détachés du bloc-notes en disant : « Cambridge. Castiglione », et se mit au volant. La nuit était tout à fait tombée.

 

La voiture sortit de Paris par la barrière d’Orléans. On traversa Bourg-la-Reine, puis ce fut la nuit et André ne reconnut plus rien.

 

Enfin, on arriva non loin de la maison d’un passeur qui tenait un petit débit. On s’arrêta. L’homme corna et sauta sur la route. Le passeur arriva. L’homme lui dit quelques mots et s’éloigna dans la nuit.

 

Le passeur s’approcha de la voiture et dit à André : « Ce monsieur m’a dit que vous auriez le temps de souper chez moi. Voulez-vous manger un morceau ? »

 

– Je ne veux pas quitter l’auto, répliqua André plein de prudence.

 

Alors, l’autre lui apporta un sandwich, des œufs durs et une demi-bouteille de vin. Docile, André se mit à manger et le passeur rentra dans sa bicoque.

 

Au bout de quelques minutes, il lui sembla entendre quelques rumeurs… des pas, des bruits de voix étouffés. Soudain des ombres surgirent de la nuit ; l’une d’elles ouvrit brusquement la portière et dirigea sur André le jet d’une petite lanterne de poche : « André ! »

 

– Daniel !

 

– Qui est-ce qui t’a amené ici ? demanda sans aucune aménité Daniel.

 

– Je n’en sais rien !… et ne me questionne pas. Fais ce que tu as à faire. Si je suis ici, c’est que ça convient à papa !

 

– Je pense bien, chouchou ! et l’autre ricana rageusement. Au fait, tu as raison, à chacun sa besogne !

 

Et il claqua la portière. Puis, se retournant vers une douzaine d’ombres qui attendaient, à quelques pas de là : « Allons ! ouste, vous autres ! finissons-en ! » Et il les entraîna. Il avait son plan ; il allait précipiter les choses… et il avait la fièvre déjà du bon tour qu’il allait jouer à son père et à André…

 

À ce moment, il arrivait avec sa bande à hauteur du débit. La maison du passeur s’ouvrit et celui-ci parut sur le seuil : « Tiens ! fit entendre le grand Rafa… si on mangeait un peu ; moi j’ai l’estomac bien vide, et puis rien ne presse. »

 

– C’est vrai, fit Ghersain, nous sommes en avance.

 

Et tous deux entrèrent dans le débit. Daniel s’y était jeté derrière eux.

 

– Que dois-je servir à ces messieurs ? Une bonne soupe aux poissons ?

 

Daniel était furieux. Mais Rafa sortait sa montre :

 

– Il nous faut dix minutes pour aller au moulin ! Nous sommes bien en avance !

 

La présence du passeur ne semblait nullement les gêner. C’était sûrement un ami.

 

Daniel fermait les poings de rage. Il voyait que l’affaire lui échappait… et qu’un autre qui n’était certainement pas Roger Dumont, s’en emparait au moment décisif.

 

– Vous me faites tous suer ! Voilà bien du chichi pour aller délivrer une demoiselle qui doit s’ennuyer à la campagne… Puisque tout le monde veut la délivrer, j’arriverai le premier, voilà tout ! et c’est à moi que l’on dira : Merci !

 

C’est alors que, du fond de son auto, André aperçut, autour de la maison du passeur, les ombres se mouvoir. Il reconnut son singulier compagnon de voyage.

 

Celui-ci mit la main sur l’épaule de Daniel : « Je te remmène, dit-il… »

 

– Vous me remmenez ?…

 

– Mon Dieu, oui ! Votre journée à vous, est finie…

 

Ils étaient arrivés près de l’auto. Daniel vit que son frère n’y était plus.

 

Il nous faut maintenant remonter de quelques heures en arrière et nous transporter chez Claude Corbières, dans son pavillon de Neuilly. Il attend avec impatience le retour de Richard Cœur de Lion qui était venu le trouver et le réconforter, comme il en a pris l’habitude, à sa sortie du Parquet où Claude joue une partie inquiétante avec le juge Talboche. Ce pauvre Claude n’ose plus mettre les pieds au Palais-Bourbon, désarmé qu’il est devant la fureur accrue de tous les partis ; de ceux qui avaient mis leur espoir en lui et qui, maintenant, lui savent les mains vides.

 

Dans ce désespoir qui entreprend cette âme fortement trempée, mais trop pure peut-être pour se battre avec l’Immonde, la pensée de Sylvie qu’il a si cruellement sacrifiée à son idéal politique est revenue le trouver, aiguë comme un remords. Où est-elle ?… Qu’en a-t-on fait ? Où souffre-t-elle, pour lui qui l’a si durement repoussée ?… La prévoyant en danger, n’aurait-il pas dû veiller sur elle, tout au long de cette nuit mystérieuse de Trianon-Lauenbourg, où, sous les dehors de la grande fête se mêlaient les fils de toute cette infernale intrigue, qui allait sans doute se terminer par la ruine de toutes ses espérances à lui, Claude, et par son déshonneur à elle !

 

En vérité, il ne suffit pas d’être un ange pour vaincre les hommes !… Et si ce démon de Palafox ne lui avait apporté si miraculeusement son aide, où serait Claude à cette heure ? À la « Santé », certainement.

 

À Neuilly, Palafox retrouva Claude avec la pensée de Sylvie. Toute la fièvre du jeune député venait de ce que Richard lui avait dit avant de le quitter : « Je sais maintenant où elle est, nous la délivrerons cette nuit ! » Il trouvait la nuit longue à venir.

 

– Eh bien ! questionna-t-il âprement, sommes-nous prêts à partir ? Me direz-vous enfin où elle se trouve ?…

 

– Je vais vous dire où elle se trouve pour vous tranquilliser… mais nous allons rester ici !

 

– Comment, rester ici ?

 

– Oui !… nous n’avons pas besoin de nous déranger. Mlle Sylvie sera délivrée cette nuit par les frères Ternisien, aidés des amis de Daniel. Que nous faut-il de plus ?

 

– Où est-elle ? questionna Claude, les sourcils froncés, l’œil mauvais.

 

– Oh ! mon cher, si vous le prenez sur ce ton, je ne me mêle plus de rien ! et je vais vous dire, après tout, vous ferez ce que vous voudrez ! cela vous regarde !… vous avez ici les cartes Tarride ?

 

– Oui.

 

Il les mit à la disposition de Palafox.

 

Richard avait déployé une carte qu’il examinait avec soin :

 

– C’est ici ! fit-il en abaissant son doigt.

 

Anxieusement, Claude se pencha :

 

– Le Moulin-du-Gué ?

 

– Oui, suivez le cours de la rivière, le chemin de halage qui se confond avec le chemin vicinal… pas très bon pour l’auto… mais le seul ; voici la cabane du passeur et le moulin. Vous voyez, c’est direct… et les bois derrière le moulin.

 

– Vous connaissez ce moulin ?

 

– Oui… Le meunier, une brute sournoise… Sa femme, la Mathieu, très madrée, intelligente…

 

– Ces gens obéissent à qui ?

 

– Je crois que les Mathieu ont eu des histoires désagréables avec la police et, dame !… quand on leur demande un petit service… surtout quand on s’adresse à la Mathieu qui est futée… Elle est capable de rouler un Roger Dumont, s’il y va de son intérêt !

 

– On paiera ce qu’il faudra ! dit Claude. Et comment Mlle Lauenbourg a-t-elle pu être traitée là-bas ?

 

– En demoiselle ! soyez-en assuré. La Mathieu est trop fine pour que nous ayons rien à redouter de ce côté.

 

– Et elle n’a pas essayé de s’enfuir ?

 

– Depuis que la jeune fille est au Moulin-du-Gué, des ouvriers sont venus faire des réparations, la vanne en avait grand besoin. Vous comprenez ? Et ils couchent au moulin !…

 

– Partons !

 

– Parce que si c’est vous qui délivrez Mlle Lauenbourg, vous la compromettez, et ce qui est plus grave, chacun restera persuadé que c’est vous qui avez monté toute l’affaire !…

 

– Voilà bien de la prudence !… Vous ne parliez pas ainsi ce matin !

 

– C’est que, depuis ce matin, j’ai appris des choses…

 

La sonnerie du téléphone se fit entendre. Impatient, Claude se saisit de l’appareil. « On demande si vous êtes là ! » fit-il à Palafox. Celui-ci lui prit l’appareil des mains, lui fit signe d’écouter : « C’est toi, Richard ? – Qu’y a-t-il, Roxelane ? – La Taupe vient de me téléphoner que je t’avertisse qu’il ne fallait pas bouger… sans cela on ne répond plus de rien ! »

 

– On peut se fier à la Taupe.

 

– Tu sais bien qu’elle est corps et âme à Dumont, maintenant.

 

Palafox raccrocha.

 

– Vous avez compris ?… C’est la police, laquelle n’ignore rien de ce qui va se passer cette nuit, la police qui est avec vous aujourd’hui, monsieur Corbières, et qui vous dit : « Tenez-vous tranquille ! » Tenez-vous donc tranquille. C’est peut-être parce que nous la gênons, maintenant, que nous sommes au courant.

 

Nouveau coup de téléphone. Répétition de la scène. C’est encore Roxelane. Les deux jeunes gens écoutent :

 

– Cette fois, c’est Schannon qui me téléphone, dit Roxelane à Richard. Et c’est le même son de cloche : « Que Corbières ne bouge pas ! »

 

– Et qui fait dire cela à Shannon ?

 

– Je n’en sais rien… Il n’a pas voulu me le dire… mais il insiste… il dit que c’est très grave… enfin, d’un côté comme de l’autre, on est d’accord pour que Corbières ne marche pas.

 

Palafox raccrocha encore : « Cette fois, qu’en dites-vous ? »

 

– Je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui ont intérêt à me retenir chez moi !… Je trouve également bizarre que Mlle Roxelane vous téléphone aussi ouvertement des choses aussi secrètes…

 

– Eh ! la délivrance de Mlle Lauenbourg n’est plus un secret pour personne… Ni que vous vous disposez à y participer… on vous avertit que c’est dangereux, voilà tout !…

 

On frappa à la porte. C’était Jeanville, le valet de chambre : « Voilà ce qu’un chasseur du Cambridge vient d’apporter pour M. Palafox ». Et il donna un pli à Richard, qui décacheta et lut : « Monsieur Palafox, puisque vous êtes devenu un ami de M. Corbières, ce dont beaucoup se félicitent, faites-lui savoir qu’il mette tout en œuvre pour joindre au plus tôt Mlle Lauenbourg où elle se trouve, s’il sait où elle se trouve, et lui porte secours, car elle est en péril… Sous prétexte, en effet, de la délivrer, on doit venir la chercher cette nuit et la transporter dans un endroit où l’on ne craindra cette fois aucune intervention, et cela, pour des fins que l’on ne dit pas ! »

 

Palafox, froissant le papier, questionna Jeanville. « Ce chasseur est reparti ? » – « Oui, monsieur, il n’y avait pas de réponse ! »

 

Palafox tendit le papier à Corbière qui bondit :

 

– Qu’est-ce que je vous disais ?

 

– Écoutez, Corbières, cette lettre me paraît rédigée dans des termes bien sibyllins… je veux savoir d’où elle me vient !

 

– Je pars tout seul ! s’écria Claude.

 

– Non… je vais partir avec vous… je vous demande dix minutes… j’ai mon tacot à la porte… le temps d’aller au Cambridge… il faut que je voie ce chasseur. Je serai de retour ici avant que vous ne soyez prêt… Vous montez à bicyclette ?

 

– Évidemment ! fit Corbières… Mais nous n’allons pas aller là-bas à bicyclette…

 

– C’est ce qui vous trompe ! Nous irons dans mon tacot d’abord ; préparez votre bicyclette. Nous monterons au-dessus du Moulin-du-Gué par une route où nous ne risquons de rencontrer personne. Là, nous lâcherons le tacot. Par le bois, nous arriverons avant la nuit à bicyclette derrière les murs du moulin… C’est compris ? À tout à l’heure !

 

Dix minutes plus tard, il était de retour… Au fond de son auto, il ramenait une bicyclette, il y mit celle de Claude, puis il appela Jeanville : « Si M. Lhomond se présente, tu lui diras que M. Corbières et moi l’attendrons demain toute la journée à Senlis, à l’auberge des Trois-Empereurs ! »

 

– Bien, monsieur, fit Jeanville en s’inclinant.

 

Et il alla refermer la grille du pavillon derrière la voiture qui s’éloignait déjà, à rapide allure.

 

– Ah çà ! Qu’est-ce que nous allons faire à Senlis ? s’écria Corbières qui, à nouveau, ne comprenait plus.

 

– Nous n’allons pas à Senlis !… mais il est bon de le laisser croire à Jeanville.

 

– Je suis sûr de Jeanville.

 

Palafox éclata de rire : « Alors, vous croyez que l’on vous laisserait à vous, Corbières, fondateur de la Ligue antiparlementaire, un domestique dont vous pourriez être sûr ? Mais, mon cher, Jeanville appartenait à la rue des Saussaies, avant moi !…

 

– Et Lhomond ?… pourquoi lui avez-vous parlé de Lhomond ?… Comment le connaissez-vous ?

 

– Je ne connais pas Lhomond, je ne l’ai jamais vu !… et je n’en aurais peut-être jamais entendu parler si justement Jeanville n’était venu rapporter rue des Saussaies un aperçu de la conversation que vous avez eue, chez vous, avec Lhomond, lors de l’arrivée de celui-ci, à Paris.

 

– C’est infernal ! gémit le malheureux Claude.

 

– Y êtes-vous, ce coup-ci ?…

 

– Ah ! Palafox ! que ferais-je sans vous ?

 

– Nous n’avons pas encore commencé, mon cher ami ! Et le pis est que nous ne savons encore rien de ce que nous allons faire ! Vous avez votre revolver ?

 

– Oui !

 

– Moi aussi… mais il est probable que nous aurons tout intérêt à ne pas nous en servir. J’ai apporté de terribles matraques que nous mettrons sur les guidons de nos bicyclettes… Avez-vous fait du bâton ?

 

– Beaucoup !

 

– Monsieur Corbières, dans ces conditions, je crois que nous avons quelque chance de nous en tirer !

 

XIV

LA PRISONNIÈRE


Tantôt le caractère de Palafox était vif, impatient, ardent et impétueux jusqu’à la précipitation, tantôt il se montrait plein d’une aménité qui allait jusqu’à la plus exquise politesse et l’on était étonné de le trouver d’une douceur angélique. Dans le premier cas, c’est qu’il n’avait rien à cacher, dans le second, c’est qu’il avait tout à découvrir et jamais il n’était aussi redoutable. Or, il n’y avait pas dix minutes que l’on avait quitté les portes de Paris, que toute son insouciance désinvolte et sa belle attitude de bravoure avaient fait place à une exceptionnelle mélancolie.

 

Il pensait au troisième avertissement reçu et il pressentait qu’ils allaient, comme on dit : se jeter dans la gueule du loup.

 

– Pour un rien, je retournerais d’où nous venons ! finit-il par dire à Claude.

 

– Vous m’étonnez ! lui répondit l’autre avec humeur. Je ne vous reconnais plus ! où est mon Richard Cœur de Lion ?

 

– À vos côtés, répondit l’autre, mais j’aimerais autant, je ne vous le cache pas, aller là-bas tout seul ! Je ne tiens pas à ma peau, mais à la vôtre, qui est autrement précieuse. Si vous étiez persuadé de cela, vous me donneriez un mot pour Mlle Sylvie et vous iriez m’attendre où je vous dirais.

 

Claude secoua la tête.

 

Il n’eut pas besoin d’exprimer ses sentiments. Richard les devina : « Je vous comprends, fit-il… non sans une certaine amertume… à Dieu vat ! »

 

Et la voiture fila…

 

Pas un mot ne fut échangé entre les deux jeunes gens jusqu’au moment où, en plein bois, la voiture stoppa.

 

Elle fut laissée dans une carrière abandonnée à cent mètres de la route qu’ils quittèrent pour prendre une piste sur laquelle ils se lancèrent à bicyclette. Au bout d’un quart d’heure, ils sentirent la fraîcheur de la rivière et entendirent le bruit de l’eau au-dessus des vannes. Et ils furent sur la lisière du bois à cinquante mètres du moulin.

 

Un grand potager venait jusqu’au bois, entouré d’une haie qu’un enfant eût pu franchir ; puis une cour avec des murs assez élevés. Par-delà, la grande bâtisse du fond. Les fenêtres en étaient ouvertes à un premier étage, une vieille tour était adossée à la bâtisse, tour dont on avait fait un colombier et dont le pied plongeait dans la rivière. Un peu plus tard, au-dessus de la vanne, la roue du moulin qui ne tournait pas…

 

Le soleil venait de disparaître à l’horizon et les jeunes gens s’étaient allongés dans un fossé, attendant que la nuit fût tout à fait venue, quand une jeune fille, qui longeait à une centaine de pas de là la lisière du bois, vint pousser la porte qui fermait la haie et entrer dans le jardin potager : « Sylvie ! ». La main de Palafox était déjà sur la bouche de Claude. Une femme apparaissait derrière Sylvie :

 

– La Mathieu ! souffla Palafox.

 

Cette femme pouvait avoir quarante ans. Un teint ambré huileux, des yeux noirs, des grosses lèvres. Elle était chargée d’herbes ainsi que deux hommes, qui les suivaient.

 

Sylvie était vêtue d’une robe paysanne qui lui donnait un petit air champêtre d’opéra-comique. Elle avait une mine florissante et souriait à la Mathieu.

 

– Allons donner à manger aux lapins ! dit la Mathieu… Et elles disparurent dans la cour.

 

– Qu’est-ce que je vous disais ? fit Palafox.

 

– Évidemment ! Sylvie n’est pas au régime du cachot ! comment ne tente-t-elle pas de s’enfuir ? murmura Claude… et il ajouta, pensif : « Ma parole ! elle a l’air de se plaire au moulin ».

 

Cinq minutes plus tard, Sylvie apparaissait à la fenêtre de coin du premier étage donnant sur la cour entourée de murs et au-dessus de la rivière. Palafox n’eut pas le temps d’arrêter le geste spontané de Claude qui s’était dressé et lui faisait signe. Sylvie l’aperçut et lui répondit en laissant échapper un cri de joie… Mais elle se retourna presque aussitôt et la fenêtre de la chambre fut fermée.

 

– Vous avez été imprudent ! grogna Palafox. Si vous continuez à agir de la sorte, nous ne sommes pas partis d’ici ! Et maintenant, il faut savoir ce qui se passe au moulin. Restez où vous êtes, mais cachez-vous ! Et ne quittez pas des yeux les fenêtres… Moi, je vais faire le tour des bâtisses… on ne soupçonne pas ma présence… C’est le seul avantage qui nous reste… À la moindre alerte, sifflez-moi.

 

Palafox s’éloigna.

 

Pas une lumière à la fenêtre, rien ! Soudain, il y eut le bruit d’une porte qui grinçait sur ses gonds… Et l’ombre de la Mathieu apparut, traversant le jardin potager, venant droit à la lisière du bois. Sortie du jardin, elle appela, à voix basse : Monsieur Corbières ! » Corbières se montra… La Mathieu, alors, rapidement :

 

« Mademoiselle est en train de dîner. Heureusement, Mathieu ne s’est aperçu de rien !… Elle remontera dans sa chambre tout à l’heure. Elle vous y attendra. Voici la clef de la porte de la cour. Les verrous seront tirés. L’escalier de bois au fond, à droite, près de la rivière. Je me sauve ! » Elle jeta la clef au jeune homme et disparut.

 

Là-dessus, Palafox se montra… Claude le mit au courant : « Mauvais, ça ! » fit Palafox. « Aucune confiance en la Mathieu ! »

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce qu’il lui eût été plus simple d’amener Sylvie ici que de vous faire entrer chez elle, malgré Mathieu.

 

– Juste ! exprima Claude, devenu perplexe. Mais alors ?

 

– Nous allons entrer tous les deux. Ramassez votre matraque… En route !

 

Ils se glissèrent dans la cour. Une lueur venait de la salle où l’on dînait, un bruit de voix sortait de cette pièce, au rez-de-chaussée. Il y avait aussi le bruit de l’eau… et le bruit de la roue du moulin qui s’était mise à tourner, tout à coup… Ils se jetèrent dans l’escalier, montèrent au premier étage, pénétrèrent dans la chambre de Sylvie, qui était vide. Palafox ouvrit aussitôt doucement la fenêtre et écouta. Les bois étaient silencieux : « Ce n’est pas par les bois qu’ils viendront ! fit-il… Et rien à faire pour nous, du côté de la rivière, depuis que la roue tourne… Vous allez voir que la Mathieu nous a f… dedans ! »

 

Ils se retournèrent… Sylvie venait d’entrer : « Claude ! » Elle se jeta dans ses bras. « Ah ! depuis que je vous attendais ! Ah ! Claude ! Claude ! dites-moi tout ! Tout est arrangé maintenant avec mon père ? »

 

Claude la regardait, égaré. Elle aperçut Palafox. Elle le reconnut et fut effrayée : « Un ami, lui dit précipitamment Claude, mon seul ami qui est venu avec moi pour vous sauver ! »

 

– Comment ! pour me sauver ! ce n’est donc pas vous qui m’avez fait conduire ici ?

 

– Assez d’explications, gronda Palafox. Il faut sortir d’ici !

 

Dans le moment, il y eut un bruit de voix dans la cour.

 

– Les ouvriers ! dit Sylvie, ne craignez rien.

 

– Silence ! commanda Palafox. Voilà ce que vous allez faire, Claude. Suivez-moi sur les talons avec mademoiselle… Moi, je vous jure que je passe… et vous passerez derrière moi… Aussitôt que vous serez sortis de la cour, ne vous occupez plus de rien que de filer tous les deux. Je garde votre retraite et je tire si c’est nécessaire ! Vous savez où sont les bicyclettes. Sautez dessus. Allez au tacot et rentrez tout de suite à Paris.

 

– Vous allez rentrer avec nous ! protesta Claude qui, voyant que les ouvriers bavardaient tranquillement dans la cour, ne concevait pas encore le danger.

 

Palafox se retourna sur lui, furieux :

 

– Vous ne comprenez donc pas que tout est dirigé contre vous. Que vous avez été attiré dans un piège… qu’il s’agit de vous perdre à jamais vous et votre parti ! Avez-vous compris, cette fois ! Ne vous occupez que de fuir et rentrez à Paris… rentrez avec mademoiselle, mais, pour Dieu, que l’on ne vous voie pas avec elle ! Mademoiselle, aussitôt à Paris, rentrera au Trianon… qu’elle dise que c’est moi qui l’ai sauvée. Tant pis, je mangerai le morceau. C’est Roger Dumont qui a monté le coup, et je le dis et comment elle a été amenée ici ! La réputation de mademoiselle sera sauvée… et votre innocence, à vous, apparaîtra éclatante. Et vous voilà bon de nouveau pour le Palais-Bourbon !

 

Sylvie apercevait pour la première fois l’ignoble toile au centre de laquelle une affreuse intrigue l’avait précipitée. Elle se jeta dans les bras de Claude et lui donna ses lèvres farouchement.

 

C’était leur premier baiser, Claude en chancela. Dès cette seconde, il sentit qu’il était vraiment à elle, qu’il lui appartenait, que c’était lui qui était sa chose ! Jusqu’alors, il n’avait pas voulu se l’avouer à lui-même. Maintenant, il ne pouvait plus se cacher la vérité et il n’en fut pas plus fort. Il soupira, non comme un triomphateur, mais comme un vaincu… Il ne lui dit rien… Elle, elle pleurait de bonheur. Lui aussi pleurait… et c’était peut-être de rage…

 

Palafox réapparut : « En avant ! fit-il. Rien à faire qu’à passer. Attention ! Vous m’avez compris, Corbières ! N’usez du revolver que si c’est absolument nécessaire… »

 

Ils descendirent tous trois dans l’obscurité de l’escalier, sans faire le moindre bruit.

 

« Attention ! leur souffla Palafox, courrez à la porte du jardin ! »

 

Et il bondit dans la cour, tomba sur les trois hommes qui eurent à peine le temps de se redresser. Un double coup de matraque en avait jeté déjà deux par terre. Et il était maintenant aux prises avec le troisième qui l’avait pris à bras-le-corps.

 

– Fuyez ! cria-t-il, en combattant.

 

Claude et Sylvie étaient déjà à la porte, quand celle-ci s’ouvrit et une bande de jeunes gens s’y rua avec des cris sauvages. Ah ! l’affaire ne se passait pas en silence. Tout ce qu’avait prévu Palafox était en voie terrible de réalisation. Claude ne put que reculer en entraînant Sylvie et, pour ne pas se laisser entourer, ils marchèrent en retraite jusqu’au trou noir de l’escalier de bois pendant que, devant eux, sur le seuil, Palafox, débarrassé du troisième ouvrier qu’il avait à moitié étranglé, les couvrait d’un terrible moulinet de sa matraque.

 

– Rien n’est perdu. Ils n’osent pas tirer. Remontez dans la chambre, leur jeta Richard, j’ai une idée.

 

Et il leur répéta : « Mais montez donc ! »

 

Ils y furent à nouveau.

 

La bande se précipitait dans l’escalier.

 

Les coups pleuvaient dans le noir, les ombres se rejetaient dans la cour en hurlant. Claude laissa Sylvie dans la chambre pour quelques secondes, agrippa Richard qui avait dû remonter quelques marches : « Enfermons-nous dans la chambre ! lui dit-il. À travers la porte ou par la fenêtre on pourra peut-être s’entendre ! »

 

En deux bonds les jeunes gens furent contre la porte de la chambre, mais cette fois la porte était fermée !…

 

« Ouvre ! » cria Claude à Sylvie.

 

Mais il n’y eut aucune réponse, et la porte resta close.

 

– N. de D. ! grinça Palafox ! nous sommes f… ! Tirons dans le tas !

 

Ils tirèrent. Il y eut de nouveaux hurlements.

 

– À l’eau ! souffla Palafox, et il entraîna Claude dans le gouffre.

 

Ils disparurent dans l’eau tourbillonnante ; autour d’eux, les balles crépitèrent.

 

– Je crois que Palafox en a ! criait Rafa.

 

Mais des voix :

 

– Nous nous f… de Palafox ! c’est la peau de l’autre qu’il nous faut ! Elle vaut davantage… On nous la paierait cher !…

 

Tout à coup les corps apparurent une seconde dans la nuit, se débattant dans une écume jaillissante.

 

– Pas la peine de tirer, fit Rafa. La rivière suffit !…

 

En effet, le remous de la vanne entraînait ce que l’on voyait surnager des deux jeunes gens. Un bras se dressa dans un rayon de lune… et l’on entendit un grand cri de Palafox !… puis, tout rentra dans la nuit de la roue du moulin qui continuait à tourner avec une force que rien ne semblait devoir arrêter.

 

– Eh bien, c’est fini !… Maintenant, il ne nous reste plus qu’à ramener l’enfant, fit Rafa.

 

Ils grimpèrent à la chambre et firent sauter la porte… la chambre était vide. Ils ne retrouvèrent personne… ni Mlle Lauenbourg, ni les Mathieu. Du reste, c’était l’habitude des Mathieu de ne point se mêler aux querelles de leurs pensionnaires.

 

XV

DRAME DE FAMILLE


Quand Mme Milon-Lauenbourg rentra dans ses appartements du Trianon-Lauenbourg, le soir où elle était allée rendre à l’U. R. B. la petite visite à laquelle l’avait invitée ce bon M. Barnabé, ce fut à grand-peine qu’elle trouva la force de se traîner jusque dans sa chambre.

 

Sa première femme de chambre, Thérèse, arriva juste pour le soutenir au moment où elle allait s’abattre au pied de son lit. Et comme Thérèse s’empressait de lui faire respirer des sels, elle pria celle-ci d’appeler Nounou. Nounou arriva. Isabelle n’avait confiance que dans cette vieille femme qui l’avait élevée, qui avait élevé sa fille.

 

Quand elle fut seule avec elle, elle se fit mettre au lit. Elle était glacée et claquait des dents.

 

Ce bon M. Barnabé ne s’était pas vanté. Grâce à lui, Isabelle savait maintenant le vrai visage de celui qui se cachait sous le masque du ministre du trésor, et elle n’ignorait plus qui était M. Legrand.

 

Un seul homme pouvait briser cette idole tout en or, ce Moloch dévorateur… et c’était ce bon monsieur Barnabé !… Il pouvait le faire sans que la prodigieuse infamie de ce maître de l’heure fût à jamais inscrite avec le nom de Lauenbourg en fronton de l’histoire du crime ; oui, il paraissait bien que ce lamentable, ce misérable, cette poussière d’homme qu’était M. Barnabé pouvait en silence, replonger le Mal au Néant. Et nul ne saurait jamais rien !

 

Et sa famille serait sauvée… et sa fille lui serait aussitôt rendue. Mais à quel prix !…

 

Il fallait qu’elle prononçât d’abord un mot, qu’elle laissât tomber une parole de consentement, simple, effroyablement.

 

Qu’attendait-elle ? Si elle ne pouvait parler, qu’elle fit au moins un signe ! Ou tout au moins qu’elle laissât entendre par son attitude qu’elle n’était plus qu’une pauvre chose dont on pouvait disposer et peut-être déjà eût-elle retrouvé sa fille en rentrant chez elle !…

 

Car enfin, si ce bon M. Barnabé avait le pouvoir de lui rendre sa fille, c’est qu’il avait eu, de toute évidence, celui de la lui prendre.

 

Sa vie n’avait été qu’une immense misère.

 

Elle avait cru pouvoir se venger du désir des hommes qui, une fois déjà, l’avait faite martyre ; mais elle devait se courber à nouveau. Elle avait cru sa Passion terminée. Elle commençait. Il ne s’était agi que d’elle, autrefois… mais maintenant !… Hélas ! pendant qu’elle hésitait encore… que faisait-on de sa fille ?

 

Nounou, protectrice et penchée sur la couche de la malheureuse, l’entendit prononcer un nom : Sylvie !

 

Alors, la pauvre vieille s’écroula sur les genoux et sanglota près de sa maîtresse, les mains jointes, et elle parla :

 

– J’avais juré de me taire !… on m’avait fait jurer cela pour l’honneur de mademoiselle… mon silence pouvait encore la sauver, me disait-on. Madame me pardonnera ! Madame ne me trahira pas… Il faut que madame sache que mademoiselle n’a pas été enlevée… Non… non… mademoiselle est partie d’elle-même !… Oui, de son plein gré !… Mademoiselle savait qu’on allait venir la chercher…

 

Et elle raconta, la bonne vieille !

 

– Vous comprenez, madame, j’aime bien aussi mademoiselle… et j’avais promis aussi à mademoiselle de me taire ! Cette nuit-là, c’est elle qui a pris le linge dont elle pensait avoir besoin. C’est elle qui a tout préparé. Quand je suis entrée dans la chambre, elle était à la fenêtre, elle parlait à M. Corbières. Ils avaient arrangé entre eux toute l’affaire, pour faire croire à l’enlèvement. Mais mademoiselle est partie avec M. Corbières. Mademoiselle n’est peut-être pas si malheureuse que ça !

 

Isabelle s’était redressée sur son lit. Elle écoutait Nounou… Comme elle l’écoutait !… Nounou ne parlait plus que cette mère l’écoutait encore.

 

Enfin, elle dit, presque joyeuse :

 

– Tu es sûre de cela, Nounou ? Tu es vraiment sûre ?…

 

– Oh ! madame, tout à fait sûre…

 

Et elle lui donna encore des détails.

 

La vie battait à nouveau dans les artères de la patiente, ses pommettes étaient roses… ses joues brûlantes ; il y avait une flamme nouvelle dans ses yeux admirables :

 

– Eh bien, Nounou, s’écria-t-elle… elle a bien fait ! Elle a bien fait de partir avec M. Corbières puisqu’elle aime. C’est un honnête homme, celui-là !… elle a bien fait ! elle a bien fait !… elle a bien fait !…

 

Et elle éclata en sanglots.

 

– Ah ! madame est sauvée puisqu’elle pleure ! gémit Nounou.

 

– Oui, je suis sauvée, Nounou… vite ! va me chercher ce qu’il faut pour écrire !

 

Nounou s’en fut dans le boudoir et revint avec l’écritoire.

 

– Va-t’en et ferme la porte. Nounou, je te rappellerai ! Quand elle fut seule, la malheureuse femme continua d’écrire en pleurant de joie ; son papier était inondé de ses larmes. Et voici ce qu’elle disait à sa fille :

 

« Mon enfant, ma Sylvie adorée… Je sais tout ! Nounou m’a tout dit !

 

« Tu as bien fait de t’en aller avec celui que tu aimes… Et surtout ne reviens jamais !… Ton père est un monstre ! Je suis sa victime depuis le premier jour où je l’ai connu. Mais je ne soupçonnais pas le degré où pouvait atteindre son infamie !… On ne pourra jamais mesurer les crimes de cet homme. On vient de me les dévoiler !… Demain, le monde entier saura cela !… j’aime mieux mourir !… j’aurais eu encore la force de supporter le fardeau de la vie pour toi, ma Sylvie !… Si tu étais restée sous le toit de cette maison maudite, que n’aurais-je pas fait ?… mais maintenant que je sais que tu l’as quittée de ton plein gré et que tu n’as rien à faire avec le passé et que tu as rompu les chaînes du Destin, moi aussi je me libère… je me libère dans la mort, en t’adressant mon dernier adieu ! Puisque tu as mis ton amour au-dessus de tout, sois heureuse dans les bras de celui que tu aimes. J’ai pris toute la douleur pour moi ! Mais toi, tu m’as délivrée !… Adieu, mon enfant, ma petite Sylvie, mon ange… Tu ne me feras plus de reproches, maintenant. Tu ne me diras plus : « Pourquoi tant de patience ?… Pourquoi rester avec cet homme qui ne sait que te faire souffrir !… Allons-nous-en !… » Sois satisfaite : Nous sommes parties !… Nous sommes parties !… »

 

Elle embrassa ce chiffon avec plus de fièvre que de désespoir.

 

Il lui semblait qu’elle avait enfin trouvé un remède à tous ses maux. Elle appela Nounou… Elle lui fit à nouveau soigneusement fermer la porte. Elle cacheta la lettre dans une enveloppe sur laquelle elle traça « Pour Sylvie. » Elle remit le pli à Nounou :

 

– Tu vas me jurer sur ton salut, Nounou, que tu ne remettras cette lettre qu’à ma fille quand tu la verras, et il se peut que je ne sois point là… Oui, j’ai décidé de partir en voyage… Mais, d’abord, je vais me reposer… Nous reparlerons de cela tout à l’heure… Jure d’abord !

 

Nounou jura et cacha la lettre sur elle.

 

– Maintenant, laisse-moi… Ah ! vois-tu, Nounou !… ce que tu m’as dit me redonne le goût de la vie. Je croyais qu’on m’avait volé ma fille. Et elle est avec M. Corbières !… Oh ! je suis bien tranquille, bien tranquille !…

 

Et elle sourit à la vieille servante.

 

– Embrasse-moi, Nounou !

 

Elles s’embrassèrent et Nounou se retira dans la pièce à côté, prête à intervenir au moindre appel. Thérèse vint la rejoindre. Et naturellement la questionna avec toutes les marques de la plus grande affection pour sa maîtresse. Du reste, ce n’était point une méchante fille que cette Thérèse.

 

Il n’y avait pas dix minutes que les deux femmes se trouvaient ensemble quand leur attention fut attirée par un gros gémissement, par un affreux soupir de douleur qui venait de la chambre de leur maîtresse, et puis il y eut la chute d’un corps. D’un même mouvement, elles se jetèrent à la porte, mais celle-ci était fermée à l’intérieur. Elles appelèrent. On accourut. Nounou criait : « Madame se périt ! Madame se périt ! » Elle comprenait maintenant la comédie que sa maîtresse lui avait jouée. La lettre dont elle était dépositaire ne faisait que la confirmer dans ses affreux soupçons.

 

Il fallut enfoncer la porte. On trouva Isabelle étendue près de son lit d’où elle avait roulé, et l’on ramassa près d’elle un flacon de laudanum dont elle avait vidé entièrement le contenu. Elle se remit à gémir affreusement, les yeux révulsés, les mains aux entrailles. On n’eut aucun mal à la faire vomir. Le médecin de la famille, le professeur Bernhardt, accourut au premier appel, rassura tout le monde et donna les soins les plus urgents. Depuis une heure on téléphonait de tous côtés pour joindre Milon-Lauenbourg qui n’était plus à l’U. R. B., et qui ne se trouvait pas non plus au ministère. On ne savait pas non plus où était passé le comte de Martin l’Aiguille.

 

Enfin, arriva M. Barnabé, très empressé et tout à fait au désespoir. Il eut une courte conférence avec Thérèse, qui le rassura un peu ; il questionna Nounou, il montrait un chagrin infini, avec les larmes aux yeux : « Ce pauvre M. Lauenbourg ! quand il va savoir cela ! Lui qui aime tant sa dame ! »

 

Il eut l’extraordinaire outrecuidance, dans son aveugle dévouement pour la maison, de demander à être reçu par Mme Lauenbourg, aussitôt que celle-ci serait en état de voir quelqu’un. Il se tenait près de la porte de sa chambre et on dut le faire reculer jusque dans le salon. Nounou trouvait cette conduite indécente et Thérèse se demandait, stupéfaite, si le bonhomme avait encore tout son bon sens. Mais elle put juger de la lucidité de ce bon M. Barnabé quand celui-ci lui expliqua :

 

– Dès que vous serez seule avec madame, dites-lui donc que je suis là et que je lui apporte d’excellentes nouvelles de mademoiselle. Vous savez mon dévouement pour votre maîtresse, et j’imagine qu’on ne saurait trouver de meilleur remède à ses maux que celui dont je vous charge. Allez, ma fille !

 

Thérèse revint dix minutes plus tard : « Madame est sauvée ! Elle entend tout ce qu’on lui dit ! »

 

– Lui avez-vous parlé ?

 

– Oui, elle vous remercie. Elle aussi a de bonnes nouvelles de mademoiselle !…

 

– Ah bah !… et peut-elle me recevoir ?

 

– Non ! elle ne veut recevoir personne.

 

– Personne. Pas même moi !

 

– Non, monsieur, elle a même consigné sa porte à son mari, dans le cas où M. Lauenbourg, que l’on cherche partout, arriverait ! Le docteur dit qu’il ne faut surtout point la contrarier, car il craint pour sa raison !…

 

– Thérèse, il faut que je parle à Mme Lauenbourg. Allez le lui répéter de ma part. Je vous l’ordonne !…

 

– Bien, monsieur !

 

Deux minutes plus tard, Thérèse était de retour.

 

– Monsieur Barnabé, voici ce que madame m’a répondu : « J’aime mieux mourir ! »

 

Le bonhomme devint d’une pâleur de cire, ramassa son chapeau et s’en alla, courbé en deux. Devant la porte du palais, il dut s’effacer pour laisser passer son fils André et Spartacus, qui soutenaient Mlle Lauenbourg, descendue d’une auto qui venait de s’arrêter devant le perron. La jeune fille paraissait plus morte que vive. En voyant passer Sylvie au bras de son fils aîné et sous la haute surveillance du Nubien, le bonhomme Barnabé se redressa comme galvanisé par une énergie nouvelle.

 

Le retour de la jeune fille mettait toute la demeure en révolution. Nounou accourut au-devant d’elle et la poussa dans la chambre de sa mère. Alors, on entendit le cri de Mme Lauenbourg en retrouvant sa fille : « Pourquoi es-tu revenue ?… Pourquoi es-tu revenue ? »

 

Et la malheureuse se prit à délirer : « Il serait étrange, fit entendre le professeur Bernhardt à deux de ses collègues qui avaient été réunis par lui en consultation, qu’un événement qui aurait dû lui rendre la raison la fit devenir tout à fait folle. »

 

XVI

PREMIERS CRAQUEMENTS


Le retour de Mlle Lauenbourg chez ses parents, au bras du fils Ternisien, fit un scandale énorme. Il faut bien dire que les journaux s’y employèrent d’une étrange sorte.

 

Certains articles se faisaient perfides.

 

« Nous savons que Mlle Lauenbourg, qui avait besoin de repos, était venue de son plein gré à la campagne, cachant à tous sa retraite et ne se doutant point de l’affreux scandale que son brusque départ déchaînait derrière elle. Elle n’était point prisonnière au Moulin-du-Gué, et les Mathieu ont été les premiers à s’épouvanter de voir leur paisible demeure transformée en un affreux champ de bataille… D’autre part, nous n’ignorons point que M. André Ternisien s’est absenté de Paris pendant plusieurs jours… Loin de nous la pensée qu’il y ait eu rendez-vous… mais lui aussi pouvait être inquiet de la disparition de Mlle Lauenbourg, et s’il l’a trouvée, c’est sans doute qu’il la cherchait. Maintenant, imaginons que la brusque intervention de M. Corbières ait précipité les choses et que Mlle Lauenbourg, cédant aux instances de M. Ternisien, ait consenti à se laisser ramener à Paris plus tôt qu’elle ne l’eût désiré… et voilà l’affaire réduite à sa plus mince importance. D’autant que nous savons tous en quelle estime les Lauenbourg tiennent la famille Ternisien et la place de tout premier ordre qu’occupe dans la maison l’honorable M. Barnabé ! Espérons donc que cette affaire, qui a déjà fait trop de bruit, se terminera mieux qu’on eût pu l’espérer tout d’abord. »

 

C’était parler clair. M. Barnabé en parut ébloui. Mais M. Lauenbourg en fut comme foudroyé ; quand il revint de cette secousse et qu’il eut reconquis quelque force pour exprimer la rage qui le dévorait, il courut au bureau de ce bon M. Barnabé. Mais ce bon M. Barnabé était absent. Les affaires de la maison lui avaient fait quitter Paris pour quarante-huit heures.

 

Sans doute pensait-il que, pendant ces quarante-huit heures-là, la fureur de M. Lauenbourg aurait l’occasion de se calmer. Si tel avait été son calcul – ce que nous ne saurions affirmer – M. Barnabé était loin de compte, car cette occasion ne se trouva point.

 

Qu’un homme comme Barnabé l’eût lâché, voilà qui renseignait plus que tout Lauenbourg sur son malheur. Il s’était toujours méfié de Martin l’Aiguille et, depuis longtemps, il pensait à le sacrifier. Mais Barnabé ! C’était son chien qui l’abandonnait.

 

Il ne pouvait s’avouer que lui, Lauenbourg, fût un imbécile. Barnabé avait fui sa colère, à la suite du scandale du retour de sa fille et d’André, et le bonhomme allait revenir ! C’était cela, sa chance, la dernière qui lui restât. Il la jouait encore. Ses ennemis ne pouvaient avoir été armés que par Barnabé. Il ne pouvait se résoudre à y croire.

 

À ce moment, un huissier vint annoncer que M. Barnabé demandait à être reçu par M. le ministre, tout de suite.

 

– Faites entrer ! jeta Lauenbourg.

 

L’huissier poussa Barnabé et referma la porte. Lauenbourg et Baruch étaient déjà auprès de Barnabé qui paraissait étouffer, incapable de prononcer une parole !…

 

– Ah ! monsieur le directeur !… finit-il par prononcer d’une voix rauque… tout ! ils ont tout pris !…

 

– Quoi ? quoi ?

 

– En mon absence… le coffre-fort… défoncé, éventré… ils m’ont cambriolé. Les dossiers !…

 

Lauenbourg lui avait sauté à la gorge… mais l’autre râlait encore sous ses doigts : « Tout !… ils ont tout ! »

 

– Bandit ! hurla Lauenbourg.

 

M. Barnabé roula sur le parquet. Quant à Baruch, n’écoutant plus ce que lui criait Lauenbourg, il se sauvait, fuyait l’U. R. B. comme s’il y avait eu la peste dans la maison.

 

Lauenbourg vidait une carafe d’eau dans sa gorge où soufflait une forge. Barnabé se releva en titubant, puis se laissa tomber dans un fauteuil, se prit la tête dans les mains.

 

Lauenbourg s’en vint à lui, le redressa brutalement. Alors, il s’aperçut que le bonhomme pleurait, mais pleurait comme un enfant. Un bandit ou un imbécile.

 

– Barnabé ! lui dit-il, tu crèveras de ma main !

 

– Oui ! monsieur le directeur, soupira Barnabé en s’essuyant les yeux. C’est tout ce que j’ai mérité. Et je serai encore heureux de donner ma vie à monsieur le directeur !

 

– As-tu fini de faire l’idiot !… Ça ne prend plus avec moi !… Puisque tu avais une chose pareille à me dire, pourquoi as-tu parlé devant Baruch ?

 

– Pour qu’il le répète partout, monsieur le directeur ! Monsieur le directeur va connaître ses vrais amis !… On croit monsieur le directeur perdu. On compte sans le père Barnabé. On verra !…

 

Dans l’abîme où il roulait, Lauenbourg espéra. Barnabé s’essuya encore les yeux…

 

– J’aurai eu tous les malheurs dans ma vie ; j’ai perdu ma femme que j’adorais… et j’ai un fils qui est l’âme damnée d’un Roger Dumont… car monsieur le directeur pense bien que le plat qui nous est servi en ce moment est du Roger Dumont tout pur… C’est mon fils Daniel, aidé par Spartacus, un homme de Roger Dumont, que j’avais pris à mon service et que je payais cher – pas assez à ce qu’il paraît – qui a fait le coup, instruit et poussé par Roger Dumont. L’affaire a été menée avec célérité et mystère. Spartacus, le coup fait, en est mort. Roger Dumont ne tenait pas à conserver un témoin pareil. Au point où en est Roger Dumont, c’est la mort de tous ceux qu’il combat et aussi de tous ceux qui le servent. À moins que ce ne soit sa ruine. En ce moment, monsieur le directeur, Roger Dumont est si bien armé contre vous qu’il peut vous imposer les conditions qu’il voudra : sa nomination de ministre de la police au conseil de demain matin, avant le scandale des révélations Corbières à la Chambre ; eh bien ! moi, je viens vous dire : demain, au Conseil, monsieur le ministre du Trésor pourra proposer qui il voudra comme secrétaire général de l’Intérieur et directeur de la police de Sûreté générale. Vous casserez le Roger Dumont comme une paille, et il ne s’en relèvera pas ! Le père Barnabé n’aime pas qu’on le cambriole ! surtout quand c’est la police qui s’en mêle ! On le croit trop bête !… Alors, il cambriole à son tour ! Et puisqu’il a l’honneur d’avoir un fils qui émarge à la rue des Saussaies, il s’en sert !… Monsieur le directeur, j’ai promis cent billets à Daniel ! Est-ce trop ?

 

– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? demanda Lauenbourg, médusé.

 

– Oh ! moi, rien, monsieur le directeur !… J’aime tant votre maison que je donnerais mes derniers sous pour mieux la servir… Si je vous demande quelque chose, c’est pour mes enfants. Comme tant d’autres, j’aurais pu m’enrichir à l’U. R. B., mais mon honnêteté bien connue…

 

– Parle ! que veux-tu encore ?

 

– Monsieur le directeur… je vous ai demandé cent mille francs pour Daniel, qui est un chenapan… mais je ne vous ai encore rien demandé pour André, qui est un honnête homme. Figurez-vous qu’à la suite de cette triste histoire de l’autre jour, où il n’a agi que dans le désir de vous être agréable, il est plongé dans le plus grand désespoir, parce qu’il vous voit furieux !… Il s’est présenté, sur mes ordres, plusieurs fois, au Trianon-Lauenbourg, pour implorer son pardon dans le cas où il aurait commis quelque maladresse et aussi pour prendre des nouvelles de la santé de Mlle Lauenbourg, qui est bien ce qu’il y a de plus cher au monde. On l’a rudement mis à la porte…

 

– Il sera mieux reçu à l’avenir ! laissa tomber Lauenbourg.

 

– C’est nécessaire, monsieur le ministre !…

 

En disant ces mots, ce bon M. Barnabé semblait avoir grandi. Il avait perdu toute obséquiosité… Ses yeux, ordinairement pâles et fuyants, dardaient sur le ministre une petite flamme aiguë, pénétrante comme l’acier.

 

Le ministre se dit : « Ce n’est pas un imbécile ! Ce n’est pas un bandit !… C’est un monomane !… Je le ferai enfermer !… »

 

XVII

LA PÉNICHE CHINOISE


Il était quatre heures du matin quand un taxi de louage débarqua, cette nuit-là, à l’angle de la rue de Ponthieu, Daniel Ternisien. Il n’arrivait point à ouvrir sa porte ; quand ce fut fait et qu’il fut chez lui, dans le petit jardin qui précédait son rez-de-chaussée, il poussa un affreux soupir.

 

Il était nu-tête. Sa face était terreuse, ses cheveux en désordre collés sur ses tempes, ses paupières closes, sa bouche amère, ses traits ravagés. Il n’avait plus de faux col, plus de cravate, son plastron maculé, son smoking fripé, poussiéreux, ignoble.

 

Il souleva un instant une paupière lourde, gémit à nouveau, tenta quelques pas… Enfin, il fut chez lui, dans son appartement. Il y eut une lumière subite et une voix de femme au fond de la chambre : « C’est toi, Daniel ? » il éclata en sanglots, comme un enfant ; la femme accourut, à peu près nue. C’était Thérèse.

 

Elle l’entoura de ses bras, le porta : « Ah ! mon pauvre petit ! » Il pleurait toujours, râlait de douleur, cependant qu’elle le déshabillait, lui préparait un bain : « Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ? Ils ne t’ont pas fait mal ? »

 

Il secouait la tête, toujours pleurant : « Ah ! si tu savais d’où je reviens !… ce que j’ai vu ! » Elle l’embrassait, le dorlotait, le consolait : « C’est Rikiki qui t’a conduit là, n’est-ce-pas ? »

 

– Oui, c’est Rikiki ! Comment sais-tu ?…

 

– Je savais que tu devais aller là, et je me suis bien doutée que c’était elle qui t’y conduisait !

 

C’était à Thérèse de pleurer maintenant.

 

– Thérèse ! Thérèse ! j’ai vu le cimetière de M. Legrand !…

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais donc pas tout ?

 

– Je sais bien qu’il se passe des choses à la Péniche chinoise… Je sais même qu’il y a des dames du monde qui ont été admises aux soirées vertes… mais « le cimetière de M. Legrand », non ! je ne sais pas ce que c’est !… Allons, parle, je t’écoute !…

 

L’autre se tut, ferma les yeux.

 

– Ils t’ont fait prendre de la drogue, hier soir…

 

– Oui, c’est vrai ! ça a commencé chez la Taupe… si elle avait su quel rêve elle me préparait ! Car, quand j’y pense, tout cela m’a l’air d’un cauchemar… Mais quel cauchemar !… oh ! j’étais bien quand Rikiki est arrivée avec son prince Boche.

 

– Une question, mon chéri ! Martin l’Aiguille n’en était pas ?

 

Daniel tressaillit et sa main se crispa sur le poignet de Thérèse…

 

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi… Il en était peut-être…

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Rien, rien, non ! Je ne pourrais rien affirmer ! Mais j’en ai encore froid dans les moelles… il en était peut-être !

 

– Écoute ! depuis quarante-huit heures, on ne sait pas ce qu’est devenu Martin l’Aiguille et j’ai besoin de le savoir… Si tu pouvais me mettre sur une trace…

 

– Je te dis de te taire ! répliqua encore une fois Daniel, j’ai la langue coupée ! Oui ! la langue coupée ! Demande à Rikiki… elle t’expliquera que c’est un proverbe chinois… quand on a la langue coupée, on ne peut plus parler, tu comprends !… tu comprends !… Alors ne me demande plus rien ! Oh ! cette Rikiki !

 

– Tu la découvres seulement ?

 

– Elle était si douce avec moi, c’est à ne pas croire. Mais c’est fini !… Je te le jure. Ce n’est pas la première fois qu’elle allait là-bas, elle !… et on dirait une enfant… avec ses yeux clairs, son sourire de seize ans ! Atroce ! atroce !

 

– Mon chéri ! réponds à mes questions… le prince Boche… oui, le Munichois n’a pas parlé de Martin l’Aiguille ?

 

– Non, mais attends… Presque sur les talons du prince et de Rikiki est arrivé un type très chic, très grand seigneur, mais une singulière figure, à la fois rieuse et redoutable, toute balafrée d’une cicatrice qui semblait le partager en deux, de biais !

 

– Son nom ?

 

– Ils l’appelaient Vladimir.

 

– C’est lui ! souffla Thérèse… C’est Volski ! Ah ! le patron fait venir tout son monde.

 

– Où l’as-tu connu, ce bonhomme-là ?

 

– À Varsovie…

 

– Tu as donc servi en Pologne ?

 

– Oui, comme femme de chambre de Mme Kromer jeune… tout cela se tient, vois-tu ! c’est Legrand et Cie.

 

– Très possible, le Vladimir, lui, était accompagné de quelques Bird’s eyes et de leurs petites amies…

 

– Il reste donc encore des « snobs »… je les croyais tous écrabouillés au moulin…

 

– Il paraît que Rafa va mieux… mais Palafox a salement écopé ! À propos de Rafa, tu ne sais pas qui j’ai vu à la Péniche chinoise ? La grosse Millière ! Oui ! elle-même ! mais avec Rikiki c’étaient les seules Françaises… Le reste, quelle racaille cosmopolite ! Et on appelle ça des femmes du monde ! de quel monde ? C’est à vous dégoûter de tout ! Moi, je suis une petite fripouille mais je suis sain ! Enfin, je ne savais déjà plus ce que je faisais quand ils m’ont emmené… On a pris des autos… On est allé jusqu’au pont d’Auteuil… Il y avait là une lueur verte, au ras de l’eau… « Chouette ! a dit la Taupe, ils nous ont attendus ! je croyais bien qu’on serait en retard !… » Ce sont les derniers mots que je lui ai entendu prononcer !

 

« C’était quelque chose de silencieux et de sinistre cette boîte verte, énorme, qui semblait se cacher dans la nuit du pont. J’étais allé quelquefois dîner à la Péniche chinoise quand elle était dans Paris. Mais je ne lui connaissais pas cette couleur verte… Nous avions quitté les autos sur le quai et nous descendions sur la berge sans dire un mot… les petites femmes elles-mêmes avaient l’air impressionnées… Rikiki et la Taupe, en avant, nous montraient le chemin… Le prince Boche et Vladimir me soutenaient chacun sous un bras… En plus de la drogue, ils avaient dû me faire boire quelque chose… je me sentais incapable d’un effort, d’une résistance… et cependant, léger, léger…

 

– Comment est-elle faite, cette Péniche ?

 

– Mon Dieu, on eût dit un immense sarcophage flottant… recouvert d’un prodigieux tapis dont nous ne voyions bien que les franges qui dépassaient tout le contour du bordage. Au bout de la passerelle cette sorte de tente s’entrouvrit pour nous laisser passer et se referma derrière nous… par les soins de domestiques chinois… Je m’arrêtai, comme hébété d’horreur devant la vision d’un dancing où semblaient ne s’être donné rendez-vous que des fantômes, assis en silence autour de petites tables dont les nappes recevaient le reflet de cet infernal éclairage vert… et les visages aussi étaient éclairés en vert… et les épaules nues… et les gorges plates… et les dos décharnés… je t’assure que dans cette assemblée de squelettes, la grosse Millière était à pouffer de rire, mais personne ne riait en vérité, à l’exception des têtes de mort qui étaient enfermées dans des petites cages d’osier.

 

– Des têtes de mort ? des vraies têtes de mort ?… Quand on m’a parlé de cela, dit Thérèse, j’ai cru que c’étaient des têtes de cire…

 

– Tais-toi !… moi aussi je l’ai cru, mais pas longtemps… c’étaient de vraies têtes coupées qui étaient enfermées dans des cages et étaient aussi des lanternes. À l’arrière, sur une estrade tendue de drap blanc, qui est de deuil là-bas… quelques musiciens au repos… en smoking, très corrects et très chinois tout de même… Des bijoux, des perles, tu penses ! Trois ou quatre femmes avaient des masques… La grosse Millière en avait un, mais elle aurait pu s’en dispenser… Il n’y a qu’elle pour avoir ces seins-là ! Tu ne sais pas avec qui elle était ? avec le petit Lapostolle… Rafa lui cassera la figure à celui-là, à sa sortie de la clinique. Il tient au râtelier de la vieille !… Soudain le bateau glissa… nous nous éloignions de Paris… on commença à manger des choses innommables, chinoises, en silence… oui, on ne disait rien, ou l’on parlait bas… tout bas… pourquoi ? Le père Kaolin fit une apparition… serra quelques mains… dit deux mots à la Taupe qui me regarda en souriant, salua très bas Vladimir, qui ne lui rendit même pas son salut…

 

« À ce moment, nous passions Meudon… les musiciens commencèrent à jouer… instruments bizarres, musique grinçante, agaçante, spasmodique… et des femmes se levèrent invitées par les Bird’s eyes… Peu à peu, arrivaient de l’entrepont, par les deux roufs, des couples assez étranges et qui glissaient collés l’un à l’autre, dans un secouement perpétuel et hiératique…

 

« Ils étaient les hôtes peut-être depuis plusieurs jours, car la Péniche prend des pensionnaires. Et ce fut comme une espèce de contagion rapide. Il ne resta plus personne autour des tables. Je me trouvai, je ne sais comment, entre les bras d’une petite femme que je n’avais jamais vue, aux yeux bridés, aux prunelles de jade, au chignon noir planté d’énormes épingles… une femme de là-bas, assurément, habillée ou plutôt déshabillée à l’européenne et faisant claquer dans un « charleston » impitoyable, ses hauts talons d’or. On voyait qu’elle faisait partie de la troupe ; elle ne paraissait nullement impressionnée… elle me parlait d’une voix très douce.

 

« – Vous amusez-vous un peu chez nous, monsieur ? C’est la première fois que vous venez. J’ai vu ça tout à l’heure à la façon dont vous avez regardé les têtes coupées… »

 

« – Qu’est-ce que c’est ces têtes-là ? lui demandai-je. Est-ce que c’est cette horreur que l’on appelle « le cimetière de M. Legrand ? »

 

« – Mais non, mais non ! me fit-elle avec un sourire d’enfant. Vous confondez le cimetière avec le dancing ! Ces têtes-là, ce n’est rien du tout ! Ce sont les têtes de suppliciés qu’il a rapportées de là-bas et qu’il traîne partout, pour l’ornement de la fête ! Vous comprenez… quand le coupe-coupe a fait son affaire, la famille est souvent autorisée à racheter la tête, mais pas toujours. Alors la tête est ébouillantée et placée dans une case d’osier et exposée sur la place publique pendant des semaines… Alors la famille n’en veut plus ; alors qui veut l’achète, pour l’ornement ! Le père Kaolin est un malin. Il connaît son affaire… Vous n’avez pas vu son petit musée ? Il en est très fier. Venez !

 

« Et elle me poussa dans le rouf, où un domestique chinois me reçut. Je fus dans le petit musée… Là, je ne vis d’abord que des vitrines et, dans ces vitrines, toutes sortes d’instruments de supplice qui ne m’étaient pas inconnus, parce qu’un jour de promenade, en sortant du Bon-Marché, où j’étais allé attendre une petite vendeuse, celle-ci m’avait fait entrer dans le jardin des Missionnaires, où il y a de beaux arbres, et, tout au fond, un bâtiment où est exposée toute la coutellerie chirurgicale inventée par les peuples d’Orient pour défendre leur religion contre les envoyés de Jésus. Je retrouvai dans le musée de Kaolin toutes mes pinces, tenailles, griffes d’acier, coins, canifs, scies et autres mécaniques à découper la chair humaine, avec de charmantes étiquettes explicatives. Et, au centre sur une grande pancarte, on pouvait lire quelque chose comme ça ! « La justice chinoise est rigoureuse. La main du magistrat est presque toujours lourde. Malgré cela, le système judiciaire, si imparfait qu’il nous paraisse, réussit à faire, à peu près partout, respecter la personne et les biens de quatre cents millions d’habitants de la Chine proprement dite. »

 

« À ce moment, derrière nous, la voix de Kaolin se fit entendre :

 

« – Du moins, il en était ainsi, avant l’intervention des étrangers. La sensibilité occidentale nous a apporté l’anarchie. Puisse cette leçon de choses, mesdames et messieurs, servir à la trop jeune Europe ! »

 

« Alors, je m’aperçus qu’une douzaine de clients du père Kaolin nous avaient suivis, sans doute tous néophytes comme moi.

 

« – Ces instruments-là, demandai-je à la jeune personne qui m’accompagnait, ça ne sert plus jamais ?

 

« – Vous voulez rire, monsieur ! me répondit-elle… ils servent quand on en a besoin !

 

« – Comment, quand on en a besoin ?

 

« – Oui, quand on n’a pas été sage ! ou indiscrète… ou qu’on a fait sa petite mauvaise tête…

 

« – Quand on a fait sa petite mauvaise tête… Quand on a fait sa petite mauvaise tête… Alors, on vous décortique… Ça vous est arrivé à vous, mademoiselle, de faire votre petite mauvaise tête ?

 

« – Quelquefois, quand je m’ennuie ! histoire de voir ce que le père Kaolin inventera cette fois-là !…

 

« – Vous vous moquez bien de moi !

 

« – Pourquoi. Tenez ! regardez !

 

« Elle se découvrit la poitrine et les bras et me montra des cicatrices… mais j’avais peine à la croire et je penchais pour quelque comédie… Elle parut très offusquée… Alors, je voulus être renseigné et j’appris des choses… des choses… des choses tout à fait chinoises… Le père Kaolin a monté une entreprise de condamnés à mort !

 

– Hein ?

 

– Oui… il achète, là-bas, des condamnés à mort… à des gouverneurs, à des magistrats… il y a longtemps que ce commerce existe… mais, ordinairement, c’est la famille qui rachète les condamnés à mort… quand la famille est riche, bien entendu ; là-bas, c’est le truc ! le vieux truc pour devenir riche dans la magistrature… ces messieurs du tribunal s’arrangent pour avoir des condamnés à mort de famille opulente… Le père Kaolin, lui, est un génie dans son genre… Il achète d’occasion les condamnés à mort de famille pauvre, et ma foi, il en fait ce qu’il veut. Puisqu’ils sont condamnés à mort, ils n’ont rien à dire, n’est-ce pas ? Je t’assure, Thérèse, je t’assure que je n’invente rien… Là-dessus est arrivé le père Kaolin avec sa péniche. Son succès fut presque moral, n’est-il pas l’exécuteur des hautes œuvres de la magistrature de son pays ? Au besoin, il te sortira des jugements fortement motivés. Tous ses papiers sont en règle ; le plus que l’on puisse exiger de lui, c’est qu’il transporte sa boîte à exécution ailleurs, d’autant que ses condamnés ne le lâcheraient pas pour un empire !

 

– Quel conte me fais-tu là ?

 

– Eh ! songe donc, ma chère, qu’on serait capable de les rapatrier ! Pour ce qui les attend là-bas… Et puis tu ne connais pas la fatalité chinoise ! ma gracieuse compagne aux longues épingles me l’a fait mesurer en quelques mots…

 

– Elle avait été condamnée à mort, elle aussi ?

 

– Évidemment. Elle est originaire d’une grande cité sur le Yang-Kiang et elle a trompé son mari avec un Français… son mari ne s’en serait peut-être jamais aperçu si, un beau jour, elle ne s’était oubliée à parler français à son amant devant lui… grave imprudence… procès… peine de mort… et le plus grand supplice. Heureusement le père Kaolin passa.

 

– Pourquoi le Français ne l’a-t-il pas rachetée ?

 

– Parce qu’il était venu en Chine pour y gagner de l’argent et non pour le gaspiller avec les petites femmes…

 

– Mon chéri, tu te remets à plaisanter… cela va mieux ! Je te préfère ainsi. Tu m’as fait une peur en arrivant ! Alors, elle est heureuse ?

 

– Autant qu’il lui est possible de l’être dans sa situation. Au surplus elle trouve tout ce qui lui est arrivé très bien. Elle estime qu’elle n’y est pour rien ! et que les dieux seuls savent ce qu’ils veulent ! Elle était prête à mourir, comme elle est prête à vivre, prête à se laisser martyriser sur un signe de Kaolin. J’ai vu des photos… il y en a dans le musée du père Kaolin et de très curieuses… Enfin, cette femme, qui était comme mon guide, ne se plaignait pas ! Et cependant on la martyrise quelquefois. Et elle reste là ! Et elle m’a fait comprendre aussi qu’il y allait de son honneur… de son honneur de condamnée à mort ! Explique ça comme tu voudras, voilà ! Il n’y a pas d’exemple qu’un seul de ces Chinois ou de ces Chinoises ait essayé de s’échapper. En somme, s’ils vivent encore, c’est grâce au père Kaolin qui est plein d’attention pour eux en dehors des supplices, et même pendant le supplice. Il ménage sa troupe, tu comprends !

 

– Je deviens folle !

 

– Oh ! tout cela n’est rien !

 

– On m’a raconté que le père Kaolin a toujours prête, pour ses hôtes, ce qu’il appelle une séance de bambou. As-tu assisté à une séance de bambou ?

 

– Oui, et je dois dire que la chose s’est passée assez décemment, selon la mode chinoise qui veut que la femme reçoive le bambou, non sur la peau nue, mais sur sa robe. Tout de même on a relevé la malheureuse à moitié morte, elle n’avait pas poussé un cri !

 

– Quand nous sommes remontés sur le pont, c’était le tour des numéros exceptionnels. C’est là que nous avons eu la séance de bambou… et puis une jeune femme, assez jolie ma foi, une Mongole, toute petite, s’est assise tranquillement sur une chaise au milieu de nous et a reçu cent cinquante soufflets, pas un de plus, pas un de moins ! On les comptait… c’est le tarif moyen, paraît-il. Il y avait deux gifleurs, un à droite, l’autre à gauche, un premier soufflet renversait à gauche la figure de la malheureuse, mais le second gifleur, d’un autre soufflet, la lui ramenait vivement à droite, et ainsi de suite avec un rythme, une vitesse croissante. Les gifleurs paraissaient jouer à la pelote avec la tête de la victime et tout cela en musique.

 

« – Venez ! venez ! me disait ma compagne… ça n’est pas très intéressant !… Venez voir le lynchii !… On a sonné pour le lynchii !

 

« – Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, que le lynchii ?

 

« – C’est le supplice par dépècement lent ». Alors, ça c’est amusant ![1]

 

« Elle me poussa ou plutôt nous fûmes poussés devant une porte au-dessus de laquelle on pouvait lire : « Attention ! vous sortirez de là la langue coupée ! »

 

« J’eus tout de même la force de faire un mouvement en arrière… c’est alors que ma compagne m’expliqua, toujours avec son sourire d’enfant, que l’on ne toucherait pas à ma langue, mais qu’il vaudrait mieux pour moi qu’elle fût coupée si je devais m’en servir en sortant de là, pour raconter ce que j’y aurais vu !

 

« Mais je ne voulais pas voir ! non ! non ! je sentais bien que je ne devais pas voir cela ! mais je sentais aussi que l’on ne m’avait amené là que pour le spectacle qui était derrière cette porte…

 

« – Vous ne savez pas ce que vous perdez ! exprima mon guide de sa voix angélique. Les quelques personnes qui sont avec vous ont payé des sommes énormes pour voir cela ! mais vous, vous avez un fauteuil pour rien !

 

« Comprends-tu, Thérèse ? j’avais un billet de faveur ! Il y avait un rideau au fond du couloir… un rideau de velours rouge… et devant ce rideau, une petite table garnie de petits instruments en nickel et de boîtes à couteaux. Ainsi, au music-hall, sont apportés les accessoires avant l’arrivée des jongleurs. Le voilà, le jongleur… C’est le père Kaolin lui-même. Il est vêtu d’une robe de soie magnifique, mais il a retroussé ses manches… Il salue : « Mesdames et messieurs, vous allez assister à une séance de lynchii, telle qu’elle est pratiquée en Chine depuis la plus haute antiquité. C’est un supplice excellemment national et qui porte toujours ses fruits ! » Ce Kaolin, ma chère, est un grand savant, un polyglotte aussi… et il parle français comme un universitaire. Ses discours sont pleins d’enseignement.

 

« Il s’est retourné et, sur un geste, le rideau est tiré par un autre Chinois, une espèce de géant. Cette fois, un cri sourd s’échappe de ma gorge en feu : « La Taupe ! »

 

« – Taisez-vous si vous tenez à la vie !… me souffla ma compagne.

 

– La Taupe était à côté de toi ?

 

– Non ! En face ! En face !… au fond de la scène, accrochée à une espèce de treillis de fer, les bras en croix et nue jusqu’à la ceinture, les jambes habillées d’une culotte de soie, car, m’expliquait ma voisine, la décence ordonne que la femme condamnée à mort meure en culotte… J’avais reconnu la Taupe, malgré le masque qui lui barrait le visage. Sa tête pendait sur sa poitrine, mais ses yeux étaient entrouverts. On avait dû, suivant l’usage, lui faire avaler une bonne dose d’opium.

 

« Le père Kaolin prit tout de suite la parole et nous expliqua les beautés historiques et scientifiques du lynchii. « C’est un supplice à réveiller un mort », nous dit-il. Voilà une dame que l’opium a rendue à peu près inconsciente. Mais vous allez l’entendre tout à l’heure ! Chez nous, cependant, il y en a qui vont quelquefois jusqu’au bout sans crier et sans opium, mais il ne faut pas trop demander à la jeune civilisation occidentale.

 

« Là-dessus, il prit des mains de l’aide ses petits instruments de chirurgie et, tel un professeur de faculté penché sur la table d’opération, il annonça en quelques phrases brèves les travaux auxquels il allait se livrer. Je l’entendais toujours dire : « Premier temps… Excision des muscles de la face antérieure du bras gauche »[2] Ah ! ce fut proprement fait ! La chair venait au bout de ses pinces, comme du ruban ! « Deuxième temps : Idem pour le bras droit ! » Je te jure ! Je te jure qu’il a dit : idem ! « Troisième temps : Ablation par deux incisions demi-circulaires du sein et du muscle pectoral gauches… » Quatrième temps : idem pour le côté droit ! Ah ! idem ! idem, ce idem me paraissait plus horrible que les horribles cris qui sortaient de la gueule de la Taupe ! Tu ne penses pas que je vais t’en dire plus long ! Imagine tout ce que tu voudras avec cela ! Le cri de la douleur, cette pauvre chair qui se tordait sur cette grille de fer… la grimace infernale de visage masqué, le sang de la victime, la parfaite sérénité de l’opérateur, la figure de brute indifférente de l’aide, et moi, moi qui m’étais soulevé, qui voulais me réveiller, sortir de ce que je croyais être la prison du plus épouvantable des rêves, les mains brûlantes qui me rasseyaient, et ces voix atroces derrière moi qui protestaient contre moi, contre moi qui troublais la représentation :

 

« Assis ! assis ! » La plus enragée était Rikiki, qui était si amie avec la Taupe !

 

« Et, pendant ce temps, le père Kaolin, impassible, continuait le dépècement selon le rite.

 

« On m’emporta. Par quel miracle me retrouvai-je, quelques instants plus tard, hors de cette abomination et l’esprit à peu près lucide… si bien, ma foi, que je me mis à rire devant ma compagne. J’étais assis sur des coussins à côté d’elle… J’avais rêvé ! Sûrement, j’avais rêvé. Avec la drogue, on peut aller bien loin dans le rêve.

 

« Et maintenant je voulais partir. Du reste, j’avais toujours voulu partir… Tout à coup, j’eus une peur nouvelle, et je m’écriai :

 

« – On ne va pas me garder ici ?

 

« – Non, non, ne craignez rien. On vous reconduira chez vous. Venez, puisque vous voulez déjà me quitter. Par ici, par ici.

 

« Je dus me baisser pour passer sous une porte très basse. J’entendis aussitôt quelque chose qui se refermait derrière moi et je fus plongé dans l’obscurité la plus complète. J’eus en même temps la sensation que la Péniche s’était arrêtée. Puis ma prison oscilla. Je m’appuyai au mur. Je retirai aussitôt ma main : ce mur était concave et glacé !

 

« Je touchai encore pour savoir. Mes mains glissèrent sur les parois, et toujours cette concavité, ce froid ! Mais, mais… c’était du verre ! J’étais dans une prison de verre !… dans une bille de verre !… Pourquoi m’avait-on enfermé dans cette extraordinaire cellule ?

 

« Tout à coup, je sentis qu’autour de moi, l’atmosphère fraîchissait… tandis que ma prison semblait se dérober sous moi, et la lumière verte réapparut, non dans ma cellule mais hors de ma cellule ! Et je fus alors tout à fait sûr que j’étais dans une boule de verre, une énorme boule de verre épais toute cerclée de cuivre et que cette sphère transparente dont le fond était occupé par un étroit parquet et un banc circulaire, plongeait peu à peu dans l’élément liquide…

 

« D’un mouvement lent et régulier je descendais dans le fleuve[3]. Et les ampoules électriques, autour de ce singulier globe, éclairaient d’une lueur sinistre les ondes remuées…

 

« Or, je ne descendais pas seul dans le fleuve… « La Taupe » y descendait avec moi ! ou tout au moins ce qui restait de la Taupe ! Elle coulait tout droit, les pieds réunis par un poids qui l’entraînait à sa dernière demeure !

 

« On lui avait enlevé son masque… Elle me regardait avec des yeux épouvantables et ses bras et ses mains qui n’étaient plus qu’une plaie semblaient me faire des signes, comme si elle me reconnaissait et comme si elle me suppliait de l’accompagner jusqu’au bout de son voyage liquide ; sa perruque rousse montait en flammèches ou se tordait autour de son front tragique.

 

« Le plus horrible était que, malgré tout, elle riait, la bouche ouverte, énorme comme dans un masque de comédie. Sa poitrine n’était plus que deux trous, sa poitrine qu’elle comprimait la veille encore avec désespoir… Le couteau du père Kaolin l’avait débarrassée de cet encombrement, l’avait proprement mise à la mode du jour. Elle glissa dans de hautes herbes derrière lesquelles elle avait l’air de jouer à cache-cache ! Elle s’enfonça ! elle pénétra dans un limon qui commença de la dévorer. Ma prison de verre, contre la paroi de laquelle j’appuyais un front que recommençait à brûler la démence, s’était arrêtée… je m’arrachai de cette glace, avec un cri, comme si j’y avais laissé un lambeau de ma chair…

 

« Et je tournai sur moi-même, comme un fou ; alors, je vis… je vis que la Taupe ne serait pas seule dans cette oasis… Ah ! elle aurait de la compagnie ! elle aurait de la compagnie. Le limon mouvant laissait encore passer des restes de formes humaines : des torses, des têtes aux orbites vidées, un bras… et… écoute ! écoute, Thérèse !… jusqu’au dernier moment – car ma sphère remontait d’un mouvement lent, oh ! trop lent ! – je ne pus détacher les yeux d’un long grand corps, qui n’était encore pris par le lit du fleuve que jusqu’aux genoux et qui dressait vers le haut des eaux des bras désespérés, des bras qui appelaient encore au secours !… et ce corps semblait encore tout frais… et… et sa figure, que j’apercevais de profil, mais dont l’image tremblait et ondulait dans le remous de l’eau… j’ai cru, j’ai pensé le reconnaître, je ne pourrais rien affirmer. Tout de même ! Il y était peut-être, il y était peut-être ! lui… Martin l’Aiguille ! celui que l’on appelait le beau Godefroi et que l’on recherche en vain depuis deux jours. Enfin, n’importe ! Si je ne l’ai pas vu, lui, je peux dire maintenant que j’ai vu le cimetière de M. Legrand !

 

– C’est atroce ! murmura Thérèse.

 

– Il n’y a pas de mots pour dire ce que c’est.

 

– Et après ? après ?

 

– Eh bien ! Je me suis retrouvé devant la petite porte basse. On m’avait ramené à bord. Je bondis hors de mon cercueil de verre, en gémissant comme un enfant, je retrouvai ma petite Chinoise qui me prit dans ses bras et me raconta des histoires de brigands de son pays, en me caressant les joues et en penchant sur moi son sourire de poupée. La Péniche avait pris le chemin du retour. Jusqu’où étions-nous allés ? Dans quel coin, dans quel repli marécageux du fleuve élargi, les pieds dans la vase dévoratrice, flottaient, pour quelques heures encore, les cadavres de M. Legrand ? Deux heures qui me parurent longues comme des siècles se passèrent bien ainsi. Enfin j’eus le droit de traverser un corridor au bout duquel on entendait une sourde rumeur de râles – douleur ? volupté ? – qui pourrait dire ? qui pourrait dire ? Je surgis sur le pont désert. Plus rien que les lanternes têtes de mort aux yeux verts qui se balançaient pour moi seul. Pourquoi cette solitude ? Où étaient les autres ? Enfin, on arriva. La petite Chinoise réapparut pour me souhaiter bon voyage et un serviteur me guida hors de la tente et m’aida à gagner la berge d’Auteuil où les taxis attendaient le retour des invités de cette soirée de gala. Je sautai dans un taxi en donnant mon adresse… Et voilà…

 

Sa tête pâle, sur son oreiller, était belle et funèbre… Thérèse l’embrassa. « Maintenant, c’est fini ! Maintenant tu sais ! Il fallait que tu saches ! Dors, mon chéri ! »

 

– J’ai peur de dormir ! Surtout, surtout, n’éteins pas la lumière.

 

– Quelle épouvante ! Tout ce qui nous vient de là-bas, vois-tu, est à base d’épouvante. Et ils ne reculent devant rien ! M. Legrand n’est si puissant que parce qu’il reçoit sa puissance de ceux qui veulent rebâtir le monde sur l’épouvante ! C’est lui qui est chargé de distribuer la bonne prébende ! On commence à compter ceux qui ne touchent pas. Mais si puissant soit-il, M. Legrand aura son maître !

 

– Tu veux rire ! Il est déjà trop tard ! Qui ? Un Roger Dumont ?

 

– Mon petit Daniel, j’ai une commission à te faire… J’ai vu ton père cet après-midi…

 

– Où ?

 

– Au château… Il y est venu avec ton frère.

 

– André ? Qu’est-ce que tu me racontes-là ! Après le scandale du moulin, je croyais qu’on l’avait fichu à la porte !

 

– Toute la famille les a admirablement reçus ! Jusqu’à cette pauvre madame, qui était encore bien faible, mais qui a tenu à voir tout de même ce bon M. Barnabé… Dame ! mon petit, sans doute pour le remercier de ce qu’André lui a ramené sa fille !

 

– C’est inimaginable !

 

– Attends-toi à d’autres surprises… Il est sorti de chez madame, radieux, le bon M. Barnabé. Il m’a dit : « Thérèse ! il faut bien aimer madame ! Elle est si bonne ! » Je le laissais dire. Au bout d’un instant, il ajouta : Vous devez voir Daniel ce soir !

 

– Comment savait-il ?

 

– Oh ! il sait tout, le bonhomme ! Ce n’est pas pour rien qu’il a à l’U. R. B. et ailleurs son petit système d’espionnage. Et puis, il avait peut-être été précédemment renseigné par Spartacus ! Enfin, il m’a dit : « Vous devez le voir… et vous devez l’avertir que je l’attends demain, à trois heures, à l’U. R. B., sans faute ! »

 

– Je n’irai pas ! protesta Daniel. Il sait certainement que c’est moi qui l’ai cambriolé…

 

– Tu ne l’as cambriolé, mon petit, que parce qu’il l’a voulu ! Vas-y donc ! Il t’attend ! Il a quelque chose de très important à te dire.

 

Et comme Daniel hésitait encore, elle ajouta :

 

– Obéis ! Songe au cimetière de M. Legrand !

 

Daniel se redressa comme galvanisé. Son père commençait à prendre dans son esprit des proportions, des proportions !

 

– Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est tout de même pas lui qui est le gardien du cimetière de M. Legrand ?

 

– Possible, mais je sais, de source sûre, qu’il est au mieux en ce moment avec M. Legrand ! Ce qui n’empêchera pas qu’« Il l’aura ! »

 

– Lui !

 

– « Il l’a » déjà !

 

XVIII

NUIT HISTORIQUE


Nous entrons dans la période des nuits dites « historiques ». En ces époques de trouble, d’inquiétude, de crise du régime, on appelle « nuit historique » ces nuits où s’élabore, dans un mystère qui ne sera jamais bien pénétré, la politique du lendemain : changement de gouvernement ou coup d’État. Ce ne sont point des historiens qui manquent pour ces nuits-là. Quand le danger est passé, les langues se délient et les confidences commencent. C’est alors que des chroniqueurs qui signent X ou Y s’emparent de ces potins, les confrontent, les arrangent et trament la légende.

 

Au fond, on ne sait jamais bien exactement ce qui s’est passé parce qu’il y a trop de gens qui ont intérêt à oublier ou simplement à déformer les faits. Et c’est souvent le principal qui reste l’obscur.

 

Cette nuit-là qui préparait la fameuse « journée du 7 » où le Parlement sentit passer le vent du désastre, il y avait réunion intime et secrète des principaux leaders du Réveil des Gaules et de leurs amis, dans le bureau de Tromp.

 

Turmache, le précédent ministre du Trésor, était arrivé l’un des premiers, suivi de près par Hockart et Thénard de l’Eure. Ils furent bientôt une douzaine qui avaient partie liée.

 

Dans cette bataille, chacun pensait à soi d’abord, et c’est pourquoi elle devait se livrer dans des conditions si lamentables pour tous, dans « la journée du 7 »…

 

Depuis vingt-quatre heures, ça chauffait dur. Tout le monde savait que ces messieurs préparaient le terrain pour Corbières. Nous avons dit qu’on les croyait très armés. Or, cette nuit-là, à une heure du matin, ils n’avaient encore rien, ils entretenaient la campagne qui faisait gronder Paris et commençait à épouvanter certains milieux de la haute finance, avec des renseignements ou des documents de seconde main que leur faisait parvenir Roger Dumont. Mais ce n’était pas cela qu’ils attendaient… C’était la bombe qu’on leur avait promise et qu’ils devaient déposer entre les mains de Corbières, à ses risques et périls, bien entendu.

 

La réunion fut tout de suite fiévreuse. Tromp annonça que le petit Paskin était chez Dumont et qu’il l’attendait depuis onze heures ! Il n’en avait aucune nouvelle.

 

Les conjurés se regardèrent. Thénard, qui était le plus pusillanime, prononça le premier :

 

– Je trouve que Dumont nous fait bien languir !

 

– Oui, acquiesça Turmache, mais il ne nous fera pas marcher !

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Faudrait voir ! Nous ne sommes pas des enfants, dit Tromp, qui était un peu pâle et regardait souvent sa montre.

 

– En attendant, reprit Hockart, Dumont garde les documents pour lui… Il peut en faire ce qu’il veut et même les rendre à Milon, s’il finit par s’entendre avec lui, après les avoirs photographiés, Et nous, nous resterons les mains vides !

 

– Ils ne s’entendront pas, affirma Tromp, sans quoi ce serait déjà fait. J’ai des tuyaux… Lauenbourg en veut à mort à Dumont… Si Dumont ne se décide pas pour nous, c’est lui qui est f… et c’est le triomphe pour Milon, demain.

 

– Qu’annoncez-vous « en première » demain, pour la séance, dans votre canard ?

 

– La chute du ministère, mon cher, tout simplement, et peut-être quelque chose de plus grave que cela, à la suite de l’interpellation Corbières.

 

– Vous êtes gigantesques ! Mais si vous n’avez rien, s’il n’a rien, Corbières ?

 

– Il aura tout ! Paskin me l’a juré !

 

À ce moment la porte s’ouvrit brusquement et la silhouette du petit Paskin parut sur le seuil. Il avait une serviette sous le bras. « J’ai tout le paquet ! » fit-il.

 

Il était haut comme une botte, maigre, mais la figure poupine, les yeux brûlants d’intelligence, et ficelé avec une certaine élégance. C’est lui qui faisait les « Échos » au Réveil et c’était l’homme de confiance de Tromp. À la vérité, il menait la barque pour huit cents francs par mois, mais on ne voyait que lui au Palais-Bourbon, au Palais de Justice, dans le ministère, et dans le monde.

 

« J’ai tout le paquet ! » Ils se ruèrent sur lui. Il fit un pas de retraite.

 

– Entre ! lui dit Tromp.

 

– Non ! fit l’autre, je n’entrerai pas !… je n’ai pas envie de me faire dévaliser !

 

Ils avaient tous, en effet, des figures de voleurs.

 

– Tout de même, nous allons voir le dossier ! rugit Lecamus, qui n’était venu que pour ça… et qui avait plus d’intérêt que tout autre à fouiller dans les paperasses…

 

– Nous n’avons pas le temps ! et puis j’ai promis de remettre le dossier tel quel à Corbières qui m’attend… Monsieur Tromp, je voudrais vous dire un petit mot !

 

Et comme Paskin ne voulait toujours pas entrer, il fallut bien que Tromp sortît. L’autre l’entraîna au fond du corridor. Ils s’entretinrent deux minutes.

 

Puis Tromp revint et referma la porte :

 

– Messieurs, tout va bien ! Mais je dois vous quitter. Je serai de retour dans une demi-heure au plus tard. Paskin exige que je l’accompagne auprès de Corbières… Il veut un témoin quand il lui remettra le dossier. Ah ! encore une recommandation : Qu’il soit bien entendu que Roger Dumont n’est pour rien dans la livraison des documents ! Au besoin Paskin démentirait… On dit déjà partout que nous les devons à Martin l’Aiguille… Laissons dire, c’est pour le mieux ! Telle est la consigne. À tout à l’heure, messieurs !

 

Là-dessus, il les quitta en coup de vent. En bas, il monta dans la petite auto à conduite intérieure de Paskin. Il croyait que l’on allait chez Corbières.

 

– Pensez-vous ! lui dit Paskin, en démarrant, la boîte de Corbières est trop surveillée… Je lui ai donné rendez-vous à la Porte Maillot…

 

– Y a-t-il quelque chose sur Lecamus dans le dossier ?

 

– Oui, un document de première… Si je suis en retard, c’est que j’en ai pris la photo… Vous pourrez le faire « marcher » avec ça !… Je vous montrerai quelques autres petits papiers quand nous reviendrons et que ces messieurs seront partis. Mais j’ai dû être prudent, vous comprenez ! Roger Dumont ne blague pas… je ne tiens pas à remplacer Spartacus dans sa cellule, et il y a un bordereau…

 

– Vous irez loin, Paskin ?

 

– Pourvu que j’aille longtemps, c’est tout ce que je demande ; cette vie m’amuse.

 

Passé la Porte Maillot, ils s’arrêtèrent. Un taxi stationnait au coin d’une rue qui débouchait sur l’avenue.

 

– C’est lui, dit Paskin.

 

C’était lui, en effet. La portière s’ouvrit :

 

– Voilà ! dit Paskin en sortant de sa serviette un gros dossier ficelé.

 

– Pardon, messieurs ! leur dit Corbières, mais je ne sais ce que vous me donnez là ! Il faut venir chez moi, nous compulserons et nous signerons un bordereau…

 

– Écoutez, dit Paskin… le bordereau est tout prêt… ce sera vite fait… M. Tromp ne peut aller chez vous ! Il y a des raisons majeures à cela… Entrons dans un café… j’en connais un, tout près d’ici, qui reste ouvert toute la nuit !

 

C’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans un bistrot où, sur le coin d’une table, ils passèrent en revue, bordereau en main, un dossier à faire sauter le gouvernement.

 

Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors et se séparaient.

 

Quand il fut seul dans son taxi. Corbières se dit : « À partir de maintenant, il faut que je m’attende à être assassiné ! » Et il tâta son revolver dans sa poche.

 

À Neuilly, devant la grille de son pavillon, il paya le taxi. Solitude complète sur cette rive de la Seine, du moins apparemment. Il ouvrit lui-même sa grille. Il la referma soigneusement. Il était seul chez lui. Pas un domestique. Jeanville avait reçu son congé naturellement. Puisqu’il était prouvé qu’il ne pouvait avoir avec lui que des traîtres, Claude préférait encore être seul !

 

Mais nous l’avons dit, il s’attendait à tout !

 

Il avait pensé, un instant, ne pas rentrer, mais où pouvait-il être plus en sûreté que chez lui ?

 

Au moins, si la police venait « travailler » à domicile, cela ferait scandale… Et puis, il avait justement rendez-vous, cette nuit-là, avec Lhomond, qui, retourné en province, où il l’avait chargé de ses instructions auprès des principaux ligueurs, devait revenir à Paris vers les trois heures du matin. Il avait décidé que Lhomond coucherait chez lui et l’accompagnerait à la Chambre.

 

Quant à Palafox, il était encore très souffrant et Claude l’avait volontairement laissé dans l’ignorance des dangers qu’il pouvait courir. Néanmoins, quand il fut enfermé dans son bureau, seul en face du précieux dossier, ce fut à Richard Cœur de Lion qu’il pensa et il regretta de ne l’avoir pas à ses côtés dans une heure pareille. Il décrocha l’appareil téléphonique et, au bout de quelques minutes, qui lui parurent bien longues, obtint la communication. Ce fut une voix inconnue qui lui répondit.

 

Il demanda :

 

– Je suis bien chez M. Palafox ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Comment va-t-il ?

 

– M. Palafox est mort !

 

Il se fit répéter plusieurs fois l’affreuse nouvelle. Elle le jetait dans un désarroi immense et dans une vraie douleur. Que pouvait-il être survenu ? Il l’avait vu le matin même et les docteurs paraissaient tout à fait rassurés. Que s’était-il passé ?

 

La personne qui lui avait répondu au téléphone était allée chercher Roxelane, qui n’avait pas quitté le malheureux depuis qu’on le lui avait ramené si cruellement blessé.

 

– C’est vous, monsieur Corbières ?

 

Il reconnaît sa voix, qui est étrangement calme et posée.

 

– Oui, c’est moi ! Qu’est-ce que j’apprends ? Ce n’est pas possible !

 

– Si, monsieur Corbières ! c’est fini ! Richard est mort.

 

– …

 

– Mort de ma main ! C’est moi qui l’ai forcé à prendre cette potion…

 

– Empoisonné !

 

– Et cependant, j’étais prévenue, allez ! j’étais sur mes gardes ! je redoutais tout pour lui. Ah ! vous ne les connaissez pas ; ils avaient si peur de lui ! Vous me demandez qui soupçonner ? Mais est-ce que je sais, moi ? les domestiques ? l’infirmière ? le groom qui a apporté la potion ? qu’importent ces gens ? Je n’ai pas su le garder ! la criminelle, c’est moi !

 

– Êtes-vous sûre qu’il a été empoisonné ?

 

– Je vous le dirai tout à l’heure… Il n’a pas pris toute la potion, j’ai vidé la fiole.

 

– Vous avez fait cela ?

 

– Croyez-vous que je pourrais lui survivre ? Il n’y avait pas sur la terre deux hommes comme mon Richard ! C’était un véritable Cœur de Lion !

 

– Que ressentez-vous ?

 

– Vous savez, la dose n’était pas très forte… néanmoins, oui, je ressens certains troubles… par instants comme un léger vertige !

 

– Il est encore temps de vous sauver… J’accours auprès de vous, Roxelane !

 

– Je vous le défends. Et puis, vous ne me trouverez pas ! Il faut que je sorte… j’ai quelques courses à faire… ses dernières volontés… des papiers à mettre en sûreté… Adieu, monsieur Corbières ! Vengez-nous ! Il vous aimait bien ! Monsieur Corbières ! Monsieur Corbières ! je sens que c’était réellement du poison !

 

Et elle coupa la communication. Il la redemanda. On ne répondit plus.

 

– Les misérables !

 

Il se rua sur un dossier. Et il fut heureux d’y trouver tant de preuves d’infamie… Pendant une demi-heure, il prit des notes. Et, soudain, il trouva que tout aboutissait finalement à l’U. R. B.

 

Milon-Lauenbourg se retrouvait partout ! même et surtout quand son nom était absent.

 

Il se leva, en proie à une fièvre intense. Il but deux grands verres d’eau… Et il se mit à arpenter la pièce, le front mauvais, la mâchoire tremblante… et il était plein de haine… contre Lauenbourg ? Non ! contre lui. Car, maintenant, c’était moins à Lauenbourg qu’il pensait qu’à Sylvie… Oui ! Sylvie… Sylvie se dressait devant lui. Sylvie qui allait être sa première victime, la plus pure !

 

Ah ! pourquoi lui avait-elle donné ce baiser, dont le souvenir chavirait son courage ? Non, mais est-ce que vraiment, il suffirait qu’une petite fille… ?

 

Il se mit à rire affreusement… Lui qui avait rêvé de changer la face du monde ! Non ! mais, est-ce que le chef allait hésiter quand les troupes attendaient… quand les armes étaient prêtes… quand le dossier était là !

 

Ce dossier, grands dieux ! comme il l’avait désiré ! Avec quelle angoisse impatiente il l’avait attendu ! Et, maintenant, allait-il s’en détourner parce qu’il avait senti passer sur ses lèvres l’haleine d’une vierge ! Ah ! le surhomme ! le pauvre idiot !

 

Il était tremblant comme un enfant… Il s’appuya sur son bureau… sa main rencontra l’appareil téléphonique… Et il entendit la voix qui lui était venue par là : « Vengez-nous ! »

 

Il pleura de honte. La crise était passée. Peu à peu, son visage reprit une étrange et dure sérénité. Il se rassit très calme devant le dossier. Il se remit à classer des documents. Il ne pensa plus qu’à la bataille qu’il allait livrer tout à l’heure. Sur son bloc-notes, il commençait à tracer les grandes lignes de son discours. Et l’U. R. B. n’était pas épargnée.

 

Comme il était au plus fort de son travail, il entendit que l’on sonnait à la grille. Il regarda à sa montre. C’était l’heure à laquelle il attendait Lhomond. Tout de même, il se méfia, et sortit dans le jardin, après avoir refermé à clef la porte de son bureau. Il tenait son revolver dans sa poche. Il distingua une forme sombre qui attendait.

 

Il dit tout haut : « C’est vous, Lhomond ? »

 

– Non, c’est moi !

 

C’était une voix féminine. La silhouette était maintenant collée aux barreaux. Il pensa : « C’est Roxelane ! » et il courut vers elle.

 

Ce n’était pas Roxelane, c’était Sylvie.

 

– Ouvre-moi ! ouvre-moi vite !

 

La stupeur de Claude était telle qu’il ne parvenait point à mettre la clef dans la serrure.

 

– Vous êtes folle ! grondait-il… vous êtes folle ?

 

Il était furieux.

 

Quand il eut ouvert, elle s’enfuit vers le pavillon. Il referma la porte et la rejoignit en hâte.

 

Quand ils furent dans le bureau, il lui montra tout de suite une figure si hostile qu’elle recula avec un gémissement. Elle ne le reconnaissait plus. De fait, il était terrible.

 

– Qu’êtes-vous venue faire ici ? Vous êtes la dernière qui devriez y être !

 

Elle porta les mains à ses tempes et se laissa tomber sur une chaise.

 

– Oh ! je vous demande pardon ! je vous demande pardon ! je ne me doutais pas…

 

– De quoi ? Vous ne vous doutiez pas de quoi ?

 

Elle sentait sur elle son souffle rageur…

 

– Que vous pourriez me montrer une figure aussi atroce ! Et elle éclata en sanglots. Il ne s’apitoya pas. Il se rassit, silencieux et mauvais, devant le redoutable dossier, dont les documents jonchaient son bureau.

 

Maintenant, elle regardait les papiers.

 

– Je suis venue pour ça ! finit-elle par dire, en s’essuyant les yeux.

 

– Vous ne m’apprenez rien ! Qui vous envoie ?

 

– Personne, Claude ! Je ne suis venue ni pour moi, ni pour mon père, soyez-en assuré, je suis venue pour ma mère… Laissez-moi parler, ce que j’ai à vous dire n’est pas long ! Après je m’en irai… Quand on m’a ramenée chez moi, j’ai trouvé ma mère à l’agonie. Elle avait écrit une lettre que l’on m’a remise où elle me disait qu’elle se tuait parce qu’elle savait que mon père était un misérable, que toutes ses infamies allaient être dévoilées et qu’elle ne pouvait survivre à cette honte… Nous avons pu la sauver… nous lui avons caché soigneusement les journaux qui mènent depuis deux jours une si terrible campagne contre l’U. R. B. Je savais, d’autre part, que papa affichait une grande tranquillité. Il prétendait que ses ennemis étaient sans armes, qu’il n’y avait dans cette campagne que des racontars… mais j’ai su hier soir, de source sûre, que vous aviez les documents et que vous alliez faire éclater le scandale, aujourd’hui même, du haut de la tribune… alors je suis venue vous demander si vous pouvez quelque chose pour ma mère, car je ne veux pas qu’elle essaie de se tuer une seconde fois, comprenez-vous ? c’est tout ! Je n’ai plus rien à vous dire.

 

– Vous avez fait votre devoir, Sylvie, fit-il, d’une voix radoucie, mais moi, j’ai aussi le mien à remplir ! Excusez-moi si je vous ai reçue d’une façon aussi rude ! Ma fureur, hélas ! avait peur de ma faiblesse ! Et il faut que je reste fort… je ne vais point seul au combat, et je ne puis tourner les yeux vers vous sans trahir.

 

Elle ne lui répondit pas… Il éclata et sa colère renaissante était pitoyable : « Ah ! pourquoi êtes-vous venue ? Pourquoi ? C’est une grande misère ! »

 

Il se prit la tête dans les mains. Il y eut un immense silence entre eux. Et puis il dit encore : « Vous ne doutez pas que je vous aime ! »

 

– Et vous vous en êtes toujours défendu, Claude ! Vous êtes un homme loyal… Pardonnez-moi de vous faire tant souffrir ! Mon Dieu ! c’est affreux ! Je ne vous reconnais plus ! Oui ! je savais que vous m’aimiez et je suis venue sans peur… mais maintenant j’ai peur, j’ai peur de vous comme d’un inconnu… Nous sommes si loin l’un de l’autre…

 

– Sylvie !

 

Ce cri la suppliait de se taire. Elle se tut. Et puis soudain, elle se leva et dit d’une voix changée : « Quoi qu’il arrive, vous n’aurez rien à vous reprocher… et l’on ne vous reprochera rien ! »

 

Il se dressa derrière elle, les tempes battantes, et lui saisit la main qui poussait déjà la porte.

 

– Sylvie ! Comprenez-moi ! Je ne m’appartiens pas ! Ma pitié est immense pour vous et pour moi aussi, car je ne suis tout de même pas un assassin !

 

– Non, Claude ; non, vous n’êtes pas un assassin, mais décidément, la vie est une chose épouvantable et je comprends ma mère ! Adieu, mon ami !

 

Elle était dans le vestibule. Ses dernières paroles : « Je comprends ma mère ! » sonnaient à ses oreilles un glas sinistre. Il l’entoura de se bras : « Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire, Sylvie ? »

 

– Mais, rentrer chez moi… Ne craignez rien pour moi… Thérèse, notre femme de chambre, m’attend dans une auto au coin de l’avenue… Tout le monde ignore que je suis sortie… Oubliez cette visite. Elle n’a pas eu lieu. Encore une fois, pardonnez-moi. Adieu !

 

– Je vous demande ce que vous allez faire… ce que vous allez faire quand vous serez rentrée chez vous ?

 

– Ma foi, je n’en sais rien. Ma mère et moi nous déciderons… Je la suivrai où qu’elle aille ! L’autre jour, quand je suis rentrée à la maison, elle n’a eu qu’un cri : « Pourquoi es-tu revenue ? » Elle me croyait heureuse avec vous, en dehors de tout ! Elle ne se doutait pas, elle, qu’il n’y avait rien en dehors de la politique !

 

– Sylvie, nous y périrons tous !

 

– Oui, fit-elle.

 

Il la sentait frémissante entre ses bras, dépensant son dernier effort à retenir l’expression d’un désespoir qui allait, sortie de là, la précipiter aux abîmes. De tous ceux qu’il avait marqués pour l’exécution, elle avait le numéro un ! Elle était venue à lui pleine d’amour. Il la renvoyait avec un arrêt de mort. Et qu’elle acceptât son supplice sans une protestation, cela la faisait autrement forte que lui qui n’avait pu retenir l’aveu égoïste de son lamentable désarroi. « Nous y périrons tous ! »

 

Il n’en aurait pas moins été son bourreau d’abord ! quelle hypocrisie et quelle lâcheté. Son cri demandait grâce pour lui-même et à qui ? à sa victime ! Pauvre Claude ! Depuis que ses bras enveloppaient étroitement cette belle enfant il sentait fondre son airain… son geste inquiet avait fait choir le manteau qui le défendait encore contre cette forme adorable et rien plus qu’un léger tissu ne séparait leur douleur et leur humaine faiblesse. Dans cette chute profonde de son orgueil jusqu’alors resté pur il tendit les lèvres vers la volupté qui donne l’oubli… Encore dans cette minute décisive, Sylvie eut plus de force que lui, puisque, le désirant de toute sa chair et de toute son âme, elle put encore le repousser : « Non ! laisse-moi ! adieu ! à jamais ! »

 

Mais il avait été trop lâche pour n’en point tirer au moins le bénéfice. Dans son désastre, il ne lui restait que ce dernier butin… Et il la poursuivit tandis qu’elle chancelait au seuil de sa chambre. Il l’y emporta comme une proie qui lui était due et dont il voulait rassasier sa défaite. Elle ne se débattit point longtemps : « Prends-moi et que je meure ! »

 

Quand il se réveilla de l’assoupissement accablé où l’avait plongé une heure de joie terrible qui balançait peut-être le destin d’un peuple, le petit jour glissait ses pâles rayons par les persiennes closes. Sylvie était debout devant lui, enveloppée de son manteau, prête à partir. Elle n’avait pas dormi, elle !

 

– Adieu, Claude, lui dit-elle. Nous reverrons-nous jamais ? Sache que je ne regrette rien… Sache surtout que tu es plus libre que tu ne l’as jamais été de ton œuvre ! Achève ce que tu as commencé selon ta conscience !

 

– Sylvie ! il n’est plus question de cela ! Pars en paix ! tu m’as trop donné !

 

– Et moi, je ne veux pas que tu croies que je me suis vendue !

 

Elle se sauva sans même lui donner le dernier baiser qui se fût peut-être prolongé. Or, elle voulait que ses caresses restassent vierges de tout soupçon.

 

Il se leva derrière elle, la rejoignit à la grille, la lui ouvrit. Elle partit comme une flèche, disparut… Il rentra en traînant le pas. Il pénétra dans son bureau avec le soupir effrayant de l’athlète vaincu. Il tomba devant sa table les bras étendus comme s’il mesurait le sable de l’arène, plus misérable que le plus misérable des hommes… D’un œil atone, il chercha son dossier ! Il avait disparu !

 

Du coup, ce cadavre fut ressuscité. Le plus farouche désespoir lui rendait la vie. Son blasphème poursuivit Sylvie et Claude cracha son furieux dégoût à la face de l’Amour, qui avait pris, cette nuit-là, la figure de sa maîtresse pour le voler ! Dans sa fureur, il se retrouva, lui, Corbières ! L’ignominie de la fille de Lauenbourg le rendait à lui-même ! « Elle m’a libéré ! J’irai là-bas les mains vides ! Mais ils m’entendront et l’on verra ! »

 

XIX

LA JOURNÉE DU 7


Cette journée commença d’une façon menaçante pour le gouvernement. Les journaux de l’opposition ne mettaient plus de frein à leurs attaques. Voyant la presse des Tromp, Turmache, Hockart, si sûre d’elle dans ses accusations et réclamant une commission d’enquête, ils emboîtaient le pas et quelquefois dépassaient les leaders. Ils ne voulaient pas paraître moins bien renseignés et annonçaient pour la journée du 7 le grand nettoyage.

 

À sept heures, une édition spéciale du Réveil paraissait avec une manchette énorme, et au centre de l’article qui ne laissait presque plus rien à deviner et donnait les initiales de certains parlementaires, s’étalait le portrait sur deux colonnes de Claude Corbières, qui allait porter le fardeau et avoir la gloire de l’accusation. Suivait un curriculum vitae du jeune député, le rappel de ses débuts foudroyants à la tribune, le résumé de ses travaux, de ses luttes, l’apologie de son courage, de ses vertus et même de son héroïsme dans le particulier. Ici, une rapide allusion à une touchante histoire d’amour où il avait su tout sacrifier à l’intérêt du pays.

 

Et l’article se terminait par ces mots : « Ce sera la honte de ceux qui ont mis la République à l’encan, d’avoir rejeté un si noble caractère et un si beau talent hors des barrières du Régime, de l’avoir poussé, par le dégoût, à la révolte contre nos justes institutions, mais quand, avec notre appui et celui de tous les honnêtes gens qui ne lui manqueront pas, il aura, lui qui est armé de la foudre, réduit en cendre tous les éléments impurs qui déshonorent le Parlement, nous ne désespérons nullement de ne plus voir en France aucun antiparlementaire. »

 

Ici se reconnaissait l’habituelle prudence de Turmache, qui séparait nettement son parti des Ligues dont le pays tout entier commençait à être fort agité, et la sournoise tactique de Tromp qui ne mettait Corbières au pinacle que pour mieux le précipiter quand il aurait rendu le service que l’on attendait de lui.

 

Quelques minutes après l’apparition de cette édition spéciale, hurlée par trois cents camelots, des feuilles volantes, qui étaient encore humides de la presse, annonçaient à Paris, déjà en rumeur, la mort étrange de Palafox dit (Cœur de Lion), que l’on représentait comme une victime de son dévouement aveugle à Corbières.

 

Certaines feuilles parurent avec ce titre : « Le dernier assassinat de la bande : mort de Richard Cœur de Lion ! » et elles racontaient comment ce condottiere qui, par son courage et la peur qu’il inspirait, mettait en coupe réglée tous les profiteurs de la République, avait été amené à se lier d’amitié avec Corbières. Chargé par la bande de provoquer en duel le jeune député, il avait été séduit par le rare héroïsme de la victime qui lui avait été désignée, et, le voyant seul contre tous, avait trouvé plaisant de se mettre, lui, et son épée, à ses côtés. « Mais ce sont des plaisanteries que la bande ne pardonne pas ! Corbières n’a pas été assassiné, mais Palafox est mort ! »…

 

À huit heures du matin, l’atmosphère était créée. Le trouble, l’inquiétude, la curiosité débordaient. Dans la rue, dans les cafés, les magasins, on se passait les journaux, on échangeait des commentaires. Des groupes d’agents parcouraient la ville ou se rendaient à leurs postes, obéissant à des consignes exceptionnelles. Un régiment se trouvait tout prêt à intervenir dans le jardin des Tuileries.

 

Les abords de la Chambre étaient gardés : pour traverser le pont, il fallait être parlementaire ou montrer des cartes spéciales ; on disait que les troupes de Versailles étaient en marche sur Paris.

 

Nul ne doutait que les différentes ligues s’apprêtassent à manifester et les gens bien informés annonçaient que la Ligue antiparlementaire allait faire sa première apparition dans la rue à Paris.

 

Enfin, les camelots, par leurs clameurs, annonciatrices des nouvelles les plus extravagantes, chauffaient la fièvre générale.

 

Au coin du boulevard Haussmann, l’énorme bâtiment de l’U. R. B. était gardé par un cordon d’agents. Dans la cour, se tenait en permanence une forte escouade des brigades centrales.

 

Mais c’était à la place Beauvau, devant le ministère de l’Intérieur, que le mouvement était le plus intense. Un conseil de cabinet devait s’y tenir, à neuf heures, que devait suivre, à onze heures, le conseil des ministres. Toute la presse était déjà là.

 

Le petit Paskin arriva. C’était l’homme du jour. On disait couramment que c’était lui qui avait livré le dossier à Corbières et il ne protestait pas. À toutes les questions, il répondait : « Vous verrez ! vous verrez ! »

 

Les journalistes avaient couru, dès la première heure, à Neuilly et avaient trouvé visage de bois. Il n’y avait personne chez Claude.

 

On avait essayé de pénétrer jusqu’à Jacques Simon, le président du conseil, ministre de l’Intérieur, un soliveau que Lauenbourg avait mis là et qui tremblait devant son ministre du Trésor, mais on n’avait pu pénétrer jusque dans le bureau de son chef de cabinet, Trémieux, qui traitait à l’ordinaire tous les journalistes en camarades. Les huissiers avaient la consigne la plus sévère.

 

À neuf heures moins le quart, les ministres commencèrent à arriver.

 

On s’accordait à leur trouver la figure longue. Seul, le ministre des travaux publics, un jeune gaillard qui ne s’en faisait pas, Verseau, avocat bien entendu, riait à la bousculade : « Que de monde à notre enterrement ! Mais, enfin, messieurs, attendez au moins que nous soyons morts ! »

 

Il était au mieux avec tout le monde, et depuis trois ministères faisait partie de toutes les combinaisons. Il n’y avait aucune raison pour que cela ne continuât pas. Il était allé du sous-secrétariat des Beaux-Arts aux Sports, à l’Agriculture. La prochaine fois, il serait garde des sceaux. Mais cela était moins sûr. Car la justice c’était son métier. Il était renommé pour sa belle force au poker.

 

Dans le grand cabinet du ministre, devant le fameux bureau historique, Leurs Excellences commençaient à se grouper, parlant bas. Assis à son bureau, Jacques Simon, qui avait mis ses lunettes, signait les papiers que lui présentait Trémieux, avec une attention de myope. C’était lugubre.

 

Chaque fois que la porte s’ouvrait, toutes les têtes se tournaient. On attendait Lauenbourg. Le garde des sceaux arriva. Il n’était pas réjouissant à voir. On le questionna. Il dit simplement : « Messieurs ! mon procureur de la République m’a annoncé qu’il assisterait à la séance cet après-midi ».

 

Ces paroles sonnèrent comme un glas. Nul n’ignorait que M. Viennet, le Procureur, était au plus mal avec Lauenbourg, lequel, au détriment de Viennet, avait fait nommer procureur général un ami de lycée de son frère, Arthur Bailly. Ce Bailly, grâce à l’appui de l’U. R. B., avait bénéficié, depuis deux ans, d’un avancement scandaleux. Le Viennet n’avait pas protesté, mais il attendait sa revanche. On pouvait tout lui demander contre les Lauenbourg. Il les eût arrêtés de sa main. À neuf heures un quart, le ministre du Trésor n’était pas encore arrivé. On commençait à manifester quelque impatience.

 

Enfin, il y eut une sorte de rumeur dans la cour. Le bruit d’une auto qui s’arrêtait. Peu après, Lauenbourg faisait son entrée : « Je vous demande pardon, messieurs !… je suis en retard ! Comment ? vous n’avez pas commencé sans moi ? »

 

Il avait sa figure, ses manières de tous les jours, son port de tête dominateur et cette démarche des épaules qui semblait le jeter au combat.

 

Il s’avança sans attendre les mains qui ne se tendaient pas, et alla directement au président du Conseil, qui se leva brusquement, comme s’il était pris en faute et qui, lui, lui tendit une main moite : « Mon cher collègue… », murmura Jacques Simon.

 

– Mon cher président, travaillons ! nous avons à faire ! Ces messieurs prirent place devant leur écritoire à la table qui les attendait, à côté.

 

Et ce fut tout de suite Milon qui présida :

 

– Messieurs, fit-il, je ne suis pas content ! Je travaille dix heures par jour pour sortir le pays de la mauvaise passe où des imprudents, pour ne pas dire un autre mot, l’ont engagé. J’y use mes forces, mon crédit, ma fortune et celle de mes amis. Je mène un combat terrible d’une part contre le communisme qui menace, grâce à la veulerie des services de l’État – il faut appeler les choses par leur nom – de nous submerger et, d’autre part, contre un ridicule « boulangisme » où quelques-uns qui ne sont pas loin de moi voient le salut !… La récompense de mes efforts, je la trouve ce matin dans les feuilles publiques ! Je suis traité comme un bandit !… Et la police et la justice laissent faire !… Votre M. Viennet laisse faire !… (Il se tournait vers le garde des sceaux qui en fut secoué sur sa base qu’il avait opulente…) Que la foule, que le peuple, que des citoyens qui ignorent tout des difficultés presque insurmontables que nous avons à vaincre, se retournent contre le pilote qui tente la périlleuse manœuvre au bout de laquelle il voit le port, c’est là le prix ordinaire dont sont payés les audacieux ! Mais, messieurs, je suis lâché par mon équipage et mon état-major me tourne le dos !…

 

La stupeur dont avait été d’abord accueillie cette sortie fut bientôt suivie de timides protestations… On entendit la voix grêle du ministre des postes et télégraphes.

 

– Mais, monsieur le ministre, nous vous sommes tout dévoués… et nous déplorions encore tout à l’heure…

 

En vérité, ils étaient tous dans un effarant désarroi. Ils avaient cru voir arriver un Lauenbourg effondré et jamais il n’avait été aussi menaçant. Cet homme était donc bien sûr de lui ?… Alors… alors… leur attitude changea.

 

Jacques Simon, sans engager encore l’avenir, sut trouver les termes qui convenaient pour ne point laisser au ministre des postes et télégraphes tout le bénéfice de sa protestation. Dans des formules de vague dévouement à la cause commune, où il excellait, « Monsieur le Premier » assura au ministre du Trésor que tous étaient prêts à répondre sans faiblesse à l’abominable campagne de calomnie des ennemis de la République et du Parlement.

 

– Tant mieux pour vous, messieurs ! fit Lauenbourg et pour vos institutions et pour votre République !… Quant à moi, qui ne suis monté dans cette galère que parce que l’on m’y a forcé, je déclare tout de suite que je renonce à vous sauver si je ne suis pas suivi, si je ne suis pas secondé ! La tiédeur de votre accueil n’est pas pour m’encourager dans ma tâche et semble correspondre singulièrement avec ce que j’ai appris des relations assez regrettables de quelques personnalités qui se disaient avant-hier encore mes amis et qui vont humer la brise chez mes adversaires !…

 

Et il conclut :

 

« Messieurs, je ne puis rien faire sans un ministère homogène ! »

 

Cette dernière phrase tomba comme une bombe. Certains en reçurent les éclats. Ils se sentirent touchés. On comprenait maintenant. Il allait en débarquer quelques-uns, remanier le ministère… Le plus visé était Jacques Simon. Milon avait parlé comme s’il était déjà président du conseil.

 

Soudain, il n’eut plus autour de lui que des esclaves apeurés. Tous voulurent lui serrer la main.

 

Alors, apparut un sourire… Oui, il sourit. « Eh bien ! fit-il, ça n’est pas trop tôt ! »

 

Il prit un air incroyablement bon enfant. Ils purent respirer. « Je ne vous en veux pas, allez… c’est si humain !… »

 

Il rompit un silence embarrassé.

 

« Alors, vrai, vous avez pu croire à toutes les bourdes que les Turmache et consorts colportent dans leurs journaux ? Pour qui me prenez-vous, voyons !…

 

« Alors, pas un de vous n’a émis cette hypothèse : ça n’est pas vrai ; ça n’est pas vrai parce que Lauenbourg est un honnête homme !… Ah ! vous êtes gentils !… Eh bien, messieurs, voilà ce qui vous passe, vous dépasse, vous surpasse ! Je suis un honnête homme !… Certes, je suis un homme fort, habile aux affaires et j’ai réussi au-delà de la mesure ordinaire, mais pourquoi ? quel est mon secret ?… Le travail et l’honnêteté !… Voilà la raison de mon succès, messieurs !… Et la raison de tous les succès qui durent !…

 

Il y avait mis, in fine, de l’enthousiasme, une chaleur profonde, une foi communicative à quoi ils ne résistèrent pas.

 

Ils l’applaudirent discrètement. Ils étaient transportés. Ce Lauenbourg était si extraordinaire que lorsqu’on était en face de lui on ne pouvait s’empêcher de penser comme lui ! Et l’on était sincèrement avec lui ! Roulé jusqu’à la gauche on lui disait encore : « Merci ! » et l’on pensait : « Quel brave homme !… » Généralement, ça ne durait pas. Dans la rue, on réfléchissait. Il était trop tard.

 

Enfin, pour finir d’emporter le morceau, il dit : « Souvenez-vous des papiers Norton et de ce pauvre Millevoye. S’il a quelque chose, ce Corbières, c’est quelque chose de ce genre. Il y laissera sa peau. Mais je puis vous affirmer qu’il n’a rien. Il va monter à la tribune avec un petit ballon d’un sou. Nous le crèverons ! »

 

Alors tous se levèrent, l’entourèrent, le félicitèrent, lui jurèrent une fidélité à toute épreuve. Milon donnait ses instructions au garde des sceaux. « Immédiatement après l’interpellation, constitution d’une commission d’enquête que je demanderai moi-même. Il faut dix minutes à la commission pour conclure qu’il n’y a rien dans le dossier Corbières. Rentrée en séance. Demande de suspension de l’immunité parlementaire pour Corbières. Arrestation de Corbières. Au bloc. Voilà le programme. Messieurs, je ne vous retiens plus ! À tout à l’heure ! Dans la maison d’en face ! (l’Élysée…) »

 

Les ministres sortirent, éperdus : « Ce que nous venons de prendre ! Il est étonnant ! »

 

Ils furent happés par les journalistes : « Mais Milon nous a fait crever de rire avec l’histoire de Corbières ! leur jeta Verseau… On ne va pas s’ennuyer cet après-midi à la Chambre ! Il nous a rappelé les papiers Norton !… »

 

La nouvelle s’en répandit comme une traînée de poudre. Elle fit explosion dans certaines salles de rédaction où l’on regretta de s’être laissé trop « emballer » par Turmache. « Rappelez-vous que c’est un gaffeur… Turmache le gaffeur ! » Au Réveil, l’affolement régnait. Tromp faisait téléphoner partout pour retrouver son rédacteur Paskin qui avait disparu.

 

Lecamus était venu le retrouver et s’écriait : « Nous sommes joués ! Je n’oserai jamais plus remettre les pieds rue des Bons-Enfants ! (où se trouvait le siège du groupe)… Vos documents, c’est de la blague !… »

 

Turmache lui répondit : « F…-moi la paix ! Ah ! je vous en prie, vous, Lecamus, f…-moi la paix ! »

 

Enfin Paskin arriva. Il avait couru après Corbières, mais Corbières restait invisible.

 

– C’est bien simple, grogna Lecamus, il a f… le camp.

 

Et, se tournant vers Turmache : « Votre Roger Dumont vous a f… des navets !… des navets ! »

 

– J’ai vu le dossier, protesta Paskin. Il n’est pas rigolo pour tout le monde, je vous assure !

 

Il tira son portefeuille et, déployant un papier sur lequel était collée la photographie d’un document : « Et ça !… c’est un navet ?… »

 

Lecamus y jeta les yeux, poussa un cri : « N. de D. !… »

 

Et il le lui arracha des mains.

 

– Je l’ai trouvé dans le dossier aux navets !… lui jeta Paskin.

 

Lecamus mit le document dans sa poche.

 

À deux heures, on s’écrasait au Palais-Bourbon dans la cour, dans le vestibule, dans la salle des Pas-Perdus, c’était une cohue indescriptible. Les députés retardataires arrivaient là sous la sinistre impression de ce qu’ils avaient vu et entendu dehors. Quand la foule, que l’on repoussait, les reconnaissait, c’étaient des cris ! « À la Santé ! » Et même quelquefois pis.

 

Les journalistes, affairés, bousculaient tout le monde, couraient à la salle des téléphones, bondissaient dans les escaliers, redescendaient en trombe. On n’avait toujours pas vu Corbières. Mais certains prétendaient qu’il avait trouvé un refuge sûr chez un ami et qu’il préparait là, en toute sécurité, son discours.

 

Ceux qui se sentaient visés et que tout le monde désignait comme marqués par Tromp dans la liste du Réveil tâchaient de tenir le coup : « Inventions abominables !… papiers Norton ! Il faut en finir !… »

 

Une rumeur. C’est Lauenbourg qui paraît, qui traverse les salles, distribuant des poignées de main. On l’applaudit. Il sourit à tous. Cependant, il continue son chemin sans s’attarder : « Quels enfants vous faites !… » Et la rumeur se propage, en remous, derrière lui : « Corbières n’a rien ! Corbières n’a rien ! »

 

Tout à coup un grand silence. C’est Corbières qui arrive. Il est tout seul… tout seul. Il est pâle, et calme, lui aussi. Mais d’une pâleur et d’un calme de statue… Il apporte peut-être le désespoir et la mort…

 

D’abord on s’est écarté devant lui… puis les journalistes, avertis, sont accourus et c’est Paskin qui a pris la parole. L’émoi, l’angoisse lui serrent la gorge. « On dit… on dit, monsieur Corbières, que vous n’avez rien ! » Et il fixa Corbières d’un regard aigu.

 

Corbières a compris ce regard. Il frappe d’une main sur l’énorme serviette gonflée qu’il porte sous le bras : « J’ai tout ! » dit-il.

 

Et il passe.

 

Paskin, rassuré, bondit vers l’escalier, court au téléphone.

 

Les gardes républicains occupent la salle des Pas-Perdus sur un double rang. Roulement de tambour : « Présentez, armes ! » Le Président de la Chambre, suivi de son cortège habituel, traverse. Les salles se vident. La séance va commencer.

 

Les tribunes sont pleines à éclater. Dans le coin d’une tribune, debout, appuyée à une colonne, une haute silhouette noire, enveloppée de longs voiles de deuil. Quelle est cette femme qui domine cette assemblée comme la statue de la douleur ? Elle relève son voile. Une dernière flamme semble brûler dans ses yeux effroyablement caves. Ce n’est pas la Douleur, ce n’est pas le Désespoir, c’est Némésis ! c’est la Vengeance ! C’est Roxelane !…

 

Un silence subit, complet. Le président vient de donner la parole à l’interpellateur. Claude Corbières, son énorme serviette sous le bras, monte à la tribune.

 

Il ouvre sa serviette. Il en tire des dossiers qu’il dispose devant lui. Il paraît si sûr de lui que plus d’un en frissonne jusque dans les moelles. On se retourne vers le banc du gouvernement. Les ministres eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’aller chercher un remède à leur inquiétude dans l’attitude de Lauenbourg. Celui-ci, dans une pose de tout repos, les jambes croisées, joue avec son crayon. C’est d’une comédie suprême, car il ne comprend rien à ce qui se passe. Il croyait bien que Corbières, qui n’a plus rien, ne viendrait pas ! Et il est là ! Et il étale, en toute tranquillité, ses dossiers !… Qu’est-ce que cela cache ? D’où viennent-ils, ceux-là ? d’où viennent-ils ? Et cet homme, apparemment si à son aise, est peut-être le plus terriblement inquiet de tous ceux qui l’entourent. « Messieurs ! commence Corbières d’une voix sourde et profonde, je suis monté à cette tribune pour livrer à quelques-uns d’entre vous un combat à mort. Vous êtes de ceux-là, monsieur le ministre du Trésor, car vous êtes, de tous ceux-là, le principal coupable ! »

 

C’est l’exorde qu’il a préparé dans la paix solitaire d’un coin du bois de Vincennes où, dès la première heure du jour, il s’est fait conduire en auto, pour échapper à toutes les contingences et à tous les incidents d’une situation désespérée.

 

À son attaque violente, que n’enveloppait aucun artifice, rien ne répondit. On attendait les coups. Lauenbourg ne sourcilla pas.

 

Il était penché à droite, il se pencha à gauche, en murmurant : « J’aime autant ça ! Ce sera fini plus tôt ! » Dans son faux col il éclatait. Mais il était le seul à le savoir.

 

– On emportera d’ici des cadavres ! continuait Corbières, et ce ne sera pas le mien, monsieur le ministre !

 

Alors Lauenbourg leva son crayon.

 

– Pardon, monsieur. Je vous demanderai une grâce. Je n’aime pas la mort lente. Tuez-moi tout de suite. Assez de phrases !

 

– Soit ! allons-y ! et puisque vous êtes si pressés, voici de quoi il s’agit.

 

Frappant alors sur son dossier, il s’écria :

 

– J’ai ici de quoi établir d’une façon irréfutable, par les documents que je livre à l’examen de la Chambre, la culpabilité ou la complicité de quatre-vingt membres du Parlement, dont la plupart soutiennent le gouvernement actuel et forment les éléments les plus actifs de la majorité, dans les crimes de concussion les plus éhontés. Tout a été mis à l’encan. Les services de l’État, les travaux des commissions, les influences des chefs de parti, les décrets à signer, et même les lois à faire voter, jusqu’aux traités financiers avec l’étranger et aussi, pour la liquidation des affaires les plus importantes, issues de la grande guerre. Je précise. Le principal instrument de cette énorme machine à payer les consciences et à rendre de l’or, c’est l’U. R. B.

 

Immense rumeur ! Lauenbourg, debout : « Vous en avez menti ! » Bravos très clairsemés. Claude continue :

 

– Ce n’est point aux guichets de l’U. R. B. que l’on touchait ; la niaiserie n’est pas le fait de vos dirigeants… l’U. R. B. avait des dépôts à l’étranger où les intéressés pouvaient puiser, avec les signatures nécessaires.

 

Milon-Lauenbourg se rassit avec un rire énorme. « J’ai donc été volé ! fit-il… car, je ne sache point avoir jamais donné de signature… ou alors ce sont des faux ! »

 

Lecamus hurla : « Papiers Norton ! Papiers Norton ! » Et il y en eut une dizaine qui s’accrochèrent à cette phrase comme à une planche de salut. Dans les tribunes on ne respirait plus. La statue de Némésis se dressait toujours là-haut, appuyée à la colonne, dominant l’assemblée.

 

Claude ne se démonta pas. Il désigna encore ses dossiers.

 

– J’ai là, fit-il, la preuve de tout ce que j’avance.

 

Cent voix éclatèrent : « Si vous avez des faux ! si vous avez des faux ! »

 

– Messieurs, j’ai là les talons de chèques sur lesquels se trouvent ou les initiales de ceux qui ont touché ou toutes indications susceptibles de les faire reconnaître. J’ai là une liste où se trouvent reportés les initiales ou les signes et indications qui se trouvent sur les talons avec, en face, le véritable nom des bénéficiaires. Pour que vous n’ignoriez rien, les chèques ont été touchés à la banque Rosendal de Rome, à la banque Sontag de Berne et à la banque Kromer, de Varsovie !… Si vous voulez des précisions, en voilà !…

 

Le parti Lauenbourg paraissait écrasé.

 

– Mais c’est une histoire à dormir debout ! s’écria Lauenbourg, qui avait brûlé tous les documents relatifs à ces affaires, le matin même, de sa propre main. J’oppose, en ce qui me concerne, le démenti le plus absolu à de pareilles imaginations !… Si vous détenez quelque document sérieux contre moi, montrez-le !

 

– J’ai dit que le directeur de l’U. R. B. n’est pas un niais. Et ce n’est pas son écriture que l’on trouve sur le talon de chèque… mais cette écriture est celle de son associé et parent : le comte Godefroi de Martin l’Aiguille.

 

Une rumeur nouvelle annonciatrice de la tempête… Lauenbourg se relève.

 

– Si Martin l’Aiguille est coupable, qu’on le poursuive !… S’il a trahi ma confiance, je serai le premier à vous le livrer ! Depuis quarante-huit heures, il a disparu !…

 

– Peut-être pour vous sauver ! peut-être pour ne pas répondre ! lui jeta Claude… Les talons de chèques sont de sa main, mais je ne vous ai pas encore dit de quelle main est la liste correspondante des bénéficiaires… Elle est de Baruch !

 

Ce fut comme un coup de foudre. On vit se dresser, comme par un dernier sursaut, Baruch carbonisé, la figure en cendres. Des mots sans suite s’échappèrent de sa bouche. Il retomba sur son siège. C’était fini pour lui.

 

– Les noms ! les noms ! les noms ! hurla l’opposition.

 

Toute l’opposition était debout. D’autres aussi réclamaient les noms, mais d’une façon si lamentable !…

 

– Messieurs !… ce n’est pas la première fois que dans cette assemblée on réclame des noms ! Les plus jeunes d’entre vous se souviennent peut-être d’une séance où, comme aujourd’hui, la vindicte publique réclamait des noms ! Elle dut les attendre ! Moi je vous les livre tout de suite ! Je commence !… Et sans peur ! car ce n’est point seulement une liste et un chéquier que la commission d’enquête que vous allez nommer tout à l’heure trouvera dans ces dossiers, mais une correspondance des plus édifiante qui ne laissera aucune ombre sur les crimes commis contre la nation ! Messieurs ! au nom de la nation, j’accuse… Accusé Charles Léris, levez-vous !

 

Celui-ci se leva. Ce fut un geste spontané. Il semblait être déjà sur le banc de la cour d’assises, en face du président.

 

– Vous avez reçu cent cinquante mille francs pour le traité Martigues – fournitures à l’armée – quand vous faisiez partie du cabinet civil du ministre de la guerre.

 

– Moi ! Moi ! fit le malheureux d’une voix mourante… je jure…

 

Et il se rassit. Ses voisins n’osèrent plus le regarder.

 

Claude continuait, sa liste à la main :

 

« Je suis l’ordre de la liste. Torcy de la Vienne, quatre cent mille dans l’affaire des Entrepreneurs Réunis pour la reconstitution des régions dévastées ! »

 

Celui-ci ne se leva pas… Et ils ne se levèrent plus, trouvant à peine la force d’un geste de protestation, arrivant à hausser les épaules, mais si misérables ! lis étaient déjà condamnés.

 

Claude poursuivit :

 

– Vérany, deux cent mille dans l’affaire du Retour des morts du champ d’honneur…

 

– Vérany s’accrocha à son voisin, qui le rejeta.

 

– Mais protestez donc, si vous êtes innocents ! leur jeta Lauenbourg d’une voix foudroyante. Mais toute l’opposition clamait ! « Ils sont coupables ! Ils sont coupables ! »

 

Claude, réclamant encore le silence :

 

« Ronda et ses amis dans l’affaire du moteur Thurner pour l’aviation militaire : un million. »

 

Le chiffre eut sa vertu. On hurla. Ronda se débattait comme si on allait l’assassiner. Le tumulte était à son comble. Turmache désignait Lauenbourg en lui criant des choses que l’on ne savait pas !… Hockart réclamait tout de suite la commission d’enquête, mais on le fit taire, car la curiosité l’emportait. « Parlez ! parlez ! continuez ! »

 

Et Claude continuait… Il en avait nommé neuf… Il en cita un dixième, Michel du Nord !

 

Ce fut comme le coup le plus étonnant, parce que le plus inattendu.

 

Michel du Nord avait, en effet, une réputation bien établie de haute intégrité et d’abnégation qui forçait le respect même de ses adversaires. Il se leva, celui-là, et ce n’était pas un cadavre ! « Misérable, s’écria-t-il, tu m’accuses ! moi ! moi ! et tu dis que tu as des preuves !… »

 

Avant qu’on eût pu le retenir, il était dans l’hémicycle. Patron de forges après avoir été simple contremaître, il était d’une force herculéenne. Il jeta par terre trois huissiers… Et il fut sur Corbières qui l’arrêta d’un geste et d’un cri : « Non ! ce n’est pas vous !… Vous vous êtes un honnête homme !… Il s’agit de Michel, député de Nantes… il y a M. de N. sur le talon du chèque… et sur la liste, on aura voulu vous compromettre ! Je vous demande pardon !… »

 

Mais Michel du Nord était fou. Et Claude, en cette minute terrible, n’avait pas le droit de se tromper. Michel du Nord s’était emparé de la liste que Corbières avait essayé de reconstituer par lui-même en s’aidant de ses notes…

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Et il avait bousculé, balayé d’un geste large les dossiers qui encombraient la tribune. « Qu’est-ce que c’est que cette liste-là ? »

 

Corbières ne se défendait plus. Michel ouvrait les dossiers. Il n’y avait rien dans ces chemises, que des journaux et du papier blanc !

 

– Mais il n’y a rien là-dedans ! Mais il n’a rien !… Messieurs, ce misérable n’a rien !…

 

Ce fut comme un raz de marée. L’assemblée tout entière, comme une prodigieuse houle soulevée par un cataclysme intérieur, descendit dans l’hémicycle. Les cadavres faits par Corbières furent ressuscités. Et ils se dressèrent à leurs places en des gestes d’une joie désordonnée. Certains criaient : « À mort ! À mort ! À mort ! »

 

Lauenbourg, debout dans l’effroyable remous, faisait rouler son prodigieux rire. « Mais je vous le disais ! Mais je le savais bien ! »

 

C’est alors que Claude accomplit ce dernier miracle de se faire entendre encore au-dessus des mille clameurs. Et c’est en secouant sa serviette vide sur la tête de ceux qu’il avait terrifiés tout à l’heure qu’il poussa ce cri formidable qui devait être entendu de tout le pays : « Non ! je n’avais rien !… rien avec moi que la conscience du peuple qui me soutenait !… Et aujourd’hui, par ma voix, le peuple des honnêtes gens a vaincu !… Car si j’en exempte le dernier que j’ai nommé par erreur, tous ont avoué !… Vous avez vu leurs figures !… ils n’ont même pas eu un cri pour protester. Je les ai nommés !… Et j’en ai fait des cadavres !… Faites maintenant de moi ce que vous voudrez !… »

 

Les gardes républicains étaient entrés et faisaient évacuer la salle. Alors, la statue noire, là-haut, dans les tribunes, parla : « Merci, monsieur Corbières ! Je meurs contente ! »

 

Et elle s’effondra.

 

XX

UN TÉMOIN QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS


Après le règne trop bref de la Grande Peur, la majorité qui soutenait Lauenbourg devint féroce.

 

Le ministre du Trésor put tout lui demander.

 

D’abord, il y eut un remaniement complet du ministère qui aboutit à la combinaison prévue ; le ministre du Trésor devenant président du Conseil, Jacques Simon avait donné sa démission sur l’ordre de Lauenbourg, prétextant de sa mauvaise santé. On lui facilita un voyage en Orient. Il fut nommé gouverneur de l’Indochine. Baruch devint ministre de l’Intérieur et renouvela entièrement les services de la Sûreté générale On rechercha Roger Dumont pour l’arrêter. Mais il ne se laissa point prendre. Il fit bien. Comme Spartacus, sa victime, il aurait grand’chance qu’on le trouvât suicidé dans sa prison.

 

Milon voulait en terminer au plus tôt avec cette histoire et la bande de Turmache. L’affaire était menée tambour battant. Sa majorité lui livrait toutes les têtes. Corbières avait été arrêté. Tromp, Turmache, Hockart, poursuivis comme complices, étaient à la disposition de la justice, sous la surveillance de la haute police. On précipita les choses en dépit de la mauvaise volonté de Viennet. Il fut même question de nommer un autre procureur de la République, mais Viennet, depuis dix ans qu’il servait le régime et rendait des services politiques, savait trop de choses. On dut le subir.

 

Les rôles de la cour n’en furent pas moins bousculés et six semaines après la fameuse « journée du 7 » le procès Corbières-Tromp-Turmache-Hockart commençait devant les assises de la Seine. On voulait frapper un grand coup. Pas plus que devant le Parlement, les accusés, ou plutôt les accusateurs, n’avaient de preuves et on le savait, cette fois-ci ils seraient écrasés.

 

C’était nécessaire et urgent. Le pays était soulevé. L’appel de Corbières avait été entendu. On se répétait partout les moindres incidents de la fameuse séance, on n’ignorait rien du désarroi qui s’était emparé de ceux que Claude avait désignés. On lui donnait raison et on lui savait d’autant plus de gré de son courage qu’il était arrivé à la bataille les mains vides. En province et à Paris les ligues fusionnaient, à quelque parti qu’elles appartinssent ; elles s’entendaient toutes pour donner l’assaut à ce que l’on appelait « la Chambre Lauenbourg ! »

 

Le nouveau Premier ministre, ivre d’orgueil, de puissance, de tyrannie, déclarait qu’il briserait tout, une fois débarrassé des Corbières, etc.

 

Le jour du procès, Paris grondait. Les jeunesses patriotes avaient envahi la Cité. Toutes les grandes écoles avaient été désertées… et pour débarrasser le boulevard du Palais et la place Dauphine des manifestants qui en rendaient les abords difficiles et la traversée impossible, il fallut faire sortir les brigades centrales qui, se sentant bien soutenues par des chefs qu’avait galvanisé Lauenbourg, chargèrent avec férocité. Le sang coula. Il y eut des blessés jusque sur les marches du palais.

 

Les grilles furent fermées sur la cour de Mai, qu’occupa un bataillon de gardes républicains. On avait également fermé les portes de la galerie de Harlay et toutes les issues sur le quai des Orfèvres.

 

Dans la salle des assises on avait pris la précaution suprême. On l’avait vidée. Quelques agents de la Sûreté figuraient le public debout, au fond. Sur les banquettes, des avocats, en robe, les témoins convoqués. Pas une femme !

 

Le président Dhumur était une créature de Lauenbourg. Les jurés avaient été triés sur le volet. Une seule ombre à ce tableau : le procureur de la République avait tenu à « occuper » lui-même. Mais qu’eût pu faire Viennet ? N’avait-il pas été obligé de conclure dans son rapport à la condamnation des accusés ? C’est tout ce qu’on lui demandait. Tout semblait donc écrit d’avance quand le président ordonna à Claude de se lever.

 

Son regard plein d’énergie disait encore son ardeur au combat. Mais il paraissait fort mal en point. La vérité était qu’il venait de passer les heures les plus déprimantes de sa vie. Il doutait de sa victoire, qui n’avait été volée que par la surprise. Le fait qu’il avait accusé sans preuves finirait bien par l’accabler. Mais c’était moins de cela qu’il était malade, physiquement déprimé, que d’avoir été si honteusement, si lâchement trahi par Sylvie.

 

Si les faits n’eussent pas parlé d’eux-mêmes et sur l’heure, le matin de cette journée terrible où sa maîtresse avait profité de son sommeil pour le dépouiller de tout ce qui eût fait sa force et le laisser sans défense devant des adversaires féroces, comment eût-il pu encore douter de l’infamie de celle-ci qui, depuis sa chute, ne lui avait pas donné signe de vie ? Peut-être Claude eût-il encore trouvé, dans la naïveté de son cœur, assez d’amour pour lui pardonner. N’avait-elle pas une excuse toute prête ? N’avait elle pas payé son crime d’un prix qui lui chauffait encore les veines, à lui, Claude !…

 

Tout de même, ce silence était atroce et attestait le bas calcul avec lequel elle avait mené toute cette affaire. Elle mentait donc quand elle disait qu’elle était prête à tout sacrifier pour lui. Oui ! elle avait tout sacrifié pour les autres, pour l’U. R. B. ! Et elle l’avait abandonné, voué au pire, sans tourner la tête.

 

Devant le président qui l’interrogeait, il rassembla ses forces : « Je ne demande aucune pitié ! ce que j’ai fait, c’était mon devoir ! Je suis prêt à le refaire ! Frappez-moi ! mais frappez-moi fort ! car les hommes que j’ai convaincus d’infamie mais que je n’ai pu briser me retrouveront devant eux jusqu’au dernier souffle ! J’ai derrière moi tout le pays ! »

 

– Ta ta ta ! interrompit Dhumur, lui coupant son effet, vous avez derrière vous la ligue antiparlementaire que vous avez fondée… vous ne nous avez pas dit encore avec quel argent…

 

Le coup était direct. Claude le sentit venir, terrible. Il s’accrocha fortement à la barre de son banc pour mieux résister. C’était la première fois qu’on lui posait cette question. L’instruction, là-dessus, s’était gardée de le pousser. On avait attendu le grand jour des assises pour lui porter ce coup-là. Et il comprit qu’on allait définitivement le déshonorer, car l’absence de Lhomond, son silence aussi à celui-là (on avait dû lui faire peur et on le tenait sans doute en réserve), n’étaient points naturels dans un pareil moment. Dhumur était sûrement renseigné.

 

Claude se rappela ce qui lui avait dit Palafox : Jeanville, son valet, écoutant aux portes pour le compte de la rue des Saussaies. Alors, il résolut d’aller au combat la poitrine découverte.

 

Il eut un mouvement magnifique.

 

– Vous le savez peut-être mieux que moi, monsieur le président, mais dans le cas où vous l’ignoreriez encore, je vais vous l’apprendre… Oui, je vais, messieurs les jurés, vous faire voir jusqu’où peut aller l’ignominie de mes adversaires. Vous allez entrer dans le gouffre dans lequel on a voulu me traîner. Je vais vous faire mesurer la fange dont on a tenté de me salir…

 

Et il rapporta tout ce que lui avait appris Lhomond dans cette matinée où le pauvre homme était accouru chez lui, écœuré, vidé de son courage, anéanti par l’affreuse révélation : la mort de Roemer, l’histoire du dossier Picard, vice-président de la Ligue industrielle de l’Est, les fonds apportés d’une source que l’on croyait pure et qui était empoisonnée… empoisonnée par les hommes qui avaient tant de raisons pour jeter la suspicion d’abord, déshonorer ensuite les chefs de la Ligue en les présentant comme les stipendiés de bandits notoires comme Martin de la Lozère et Ramel de Bordeaux… jusqu’aux « chauffeurs du centre » qui fournissaient des fonds !

 

– Mais, c’est toute la bande à M. Legrand !… s’écria en ricanant le président Dhumur.

 

– Peut-être, éclata Claude. Oui monsieur le président, vous avez prononcé, peut-être, le nom qui domine ces débats : M. Legrand !… On saura peut-être un jour qui est ce M. Legrand ! mais si fort soit-il, je doute, messieurs, qu’il soit plus fort que le directeur de l’U. R. B. !

 

Frisson dans l’assistance. Fureur du président.

 

– Qu’avez-vous voulu dire ? Corbières, je vous somme de vous expliquer !

 

– Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez très bien compris !

 

– Monsieur Corbières, vous êtes un misérable !

 

Les avocats se levèrent : « On insulte les accusés ! » L’avocat de Corbières veut prendre des conclusions. Corbières s’y oppose. Il reprend son calme : « Je n’ai fait qu’une comparaison », dit-il.

 

Le procureur de la République se lève ; si tout le monde n’a pas compris il met, lui, les points sur les i« Si l’accusé continue à insulter le chef du gouvernement par des comparaisons… »

 

Mais Dhumur l’interrompt. Il lance à Viennet un regard foudroyant. « Aucune insulte, aucun outrage, surtout venant de la part d’un accusé qui a déjà, dans ce genre de sport, donné ailleurs sa mesure, ne saurait atteindre le chef intègre que la confiance du Parlement a mis à la tête du pays pour le sauver de l’anarchie prêchée par ces messieurs ! »

 

« Corbières est fou ! Il nous perd ! » gronda Turmache. Tramp se levait pour déclarer qu’il se séparait de l’accusé et qu’on n’avait pas besoin de faire intervenir M. Legrand dans toute cette histoire qui n’était pas un conte pour les enfants, mais un procès politique dans lequel il y avait assez à dire sans s’occuper de la ligue antiparlementaire, que Turmache et lui-même avaient toujours combattue !…

 

– Ce n’est pas moi qui ai prononcé le premier le nom de « M. Legrand », déclara Corbières, tourné vers le président.

 

Dhumur lui répondit :

 

– C’est moi, et je ne le regrette pas, puisqu’il a été l’occasion de montrer à ces messieurs les jurés le sinistre personnage que vous êtes, prêt à toutes les ignominies dans l’attaque, à tous les mensonges et à toutes les lâchetés dans la défense !

 

L’avocat de Corbières se couvrit et fit mine de quitter la salle : « Nous sommes ici dans une réunion publique ! s’écria-t-il, je ne reviendrai que lorsque j’aurai trouvé des juges ! »

 

Les avocats de Turmache, de Tramp, de Hockart se levèrent à leur tour : « De même que nous avons regretté tout à l’heure, dit l’un d’eux, les paroles de Corbières, il est de notre devoir, devant ce nouvel incident, de nous étonner que par la violence de ses propos qui dépasse de beaucoup le cadre d’un interrogatoire, M. le président semble prendre à tâche de vouloir faire dévier le débat. On ne fait pas ici, que nous sachions, le procès de la ligue antiparlementaire, laquelle ne nous intéresse d’aucune sorte et nous ne sommes sur ces bancs que pour prouver notre bonne foi dans les accusations que nous avons portées contre certains membres du Parlement. Nous avons hâte d’être interrogés sur ce point, monsieur le président ! »

 

– Nous allons y venir, messieurs, ne craignez rien, riposta Dhumur et vous n’aurez rien perdu pour attendre ! mais vous êtes les complices du crime de Corbières et vous êtes ses acolytes ! Vous n’ignorez nullement qu’il était le chef de la ligue en question ! Ne faites donc pas les agneaux ! Tout se tient dans ce procès ! Apprenez donc que par Corbières vous donniez la main aux Martin de la Lozère et aux Ramel de Bordeaux ! Si vous en doutez, je vous lirai tout à l’heure la déposition d’un M. Lhomond…

 

– Si Lhomond a parlé, tant mieux ! s’écria Corbières. Il en a reçu l’ordre de moi. Il faut que toute la lumière se fasse ! Quand j’ai appris, de sa bouche, la manœuvre abominable dont on voulait nous salir…

 

– Qui vous faisait vivre, Corbières !…

 

– J’ai renvoyé Lhomond en province avec la mission de mettre tous nos groupes au courant de ce qui se passait et des crimes qui avaient été commis… Dans ces conditions, nous devions refuser tout subside !… Je croyais que c’était la mort de mon œuvre !… mais la ligue est plus vivante que jamais !… Les honnêtes gens ont compris !…

 

– Il y a ici, Corbières, des honnêtes gens, reprit le président en se tournant vers les jurés, qui comprendront que, d’une part, vous avouez avoir trouvé des fonds chez les pires ennemis de la société et que, vous faisant le lieutenant de cette tourbe, vous avez eu l’audace, d’autre part, d’accuser sans preuves ceux qui ont reçu mission de présider aux destinées de la nation ! Dans cette tâche abominable que vous aviez acceptée, vous avez été singulièrement aidé par MM. Tromp, Turmache et Hockart. Ils se sont fait, soit dans la presse, soit au Parlement, les échos de votre mensonge, ils vous ont encouragé dans votre calomnie…

 

Les trois complices s’étaient levés : « Monsieur le président, protesta Turmache, notre bonne foi ne saurait être mise en doute ! Et puisque enfin nous voici revenus dans le procès, vous nous permettrez de déclarer dès l’abord que nous restons convaincus, comme Corbières lui-même, du bien-fondé des accusations qu’il a portées à la tribune.

 

– Ceux que j’ai accusés ont avoué, s’écria Corbières.

 

– C’est exact ! reprit Tromp… Pour tous ceux qui ont assisté à la « séance du 7 » l’attitude des « quatre-vingts » en disait plus long que tous les documents…

 

– Je vous laisse parler, résuma le président, pour qu’il soit bien entendu que vous n’avez à apporter à l’appui de vos honteuses accusations que d’aussi vagues appréciations personnelles ! Quant à cette attitude dont vous parlez, je voudrais voir la figure que MM. Turmache, Tromp et Hockart auraient faite si l’un de leurs ennemis politiques, frappant sur un dossier qui paraît plein à déborder, leur avait crié qu’il y avait là de quoi le faire aller aux galères ! Les plus vertueux tremblent dans ces circonstances tragiques et nous n’oublions pas le héros de Rabelais prêt à s’enfuir si on l’accuse d’avoir volé les cloches de Notre-Dame !

 

– Nous répétons ici ce que nous avons dit à l’instruction, déclara Tromp, c’est que, dans la nuit des séances du 7, Corbières avait les documents.

 

– Et vous prétendez que c’est vous qui les lui avez fournis ?

 

– Moi-même.

 

– De qui les teniez-vous ?

 

– Paskin seul pourrait vous le dire, monsieur le président.

 

– Vous avez laissé prononcer le nom de Martin l’Aiguille… Et puis vous avez laissé accuser Roger Dumont. Or, Roger Dumont, comme le comte de Martin l’Aiguille… ont disparu. Messieurs les jurés apprécieront une défense qui ne repose que sur le témoignage des absents… Paskin sera entendu, il est cité comme témoin.

 

Le président se retourna vers Corbières.

 

– Quant à vous, Corbières, vous prétendez toujours que ces documents, on vous les a volés ?

 

– Oui, monsieur le président.

 

– Chez vous ?

 

– Chez moi, dans la nuit même !

 

– Voilà qui est bien étrange, repartit Dhumur. Vous voudriez cependant en connaître le prix ! Comment pouvons-nous admettre que vous vous en soyez séparé ? Enfin, si nous nous en rapportons à votre propre témoignage et à celui de ces messieurs, vous aviez eu ces documents tard dans la nuit. L’interpellation était pour le jour même… vous deviez avoir hâte de travailler sur un dossier pareil… Quelques heures vous séparaient à peine de la bataille. Et vous allez tranquillement vous coucher ! C’est bien ce qui résulte de votre déposition à l’instruction. Et vous laissez votre dossier en vrac dans votre cabinet ouvert. Vous devez vous rendre compte, monsieur, que toute cette histoire ne tient pas debout…

 

– C’est pourtant la vérité, monsieur le président. J’étais accablé de fatigue.

 

Mais quand il disait cela, le ton n’y était pas. Corbières ne savait pas mentir. Il donnait à tous l’impression qu’il mentait. Du reste, quoi qu’il fît pour se raidir dans une attitude empruntée, son trouble intérieur n’échappait à personne.

 

Le président daigna sourire.

 

« Messieurs les jurés apprécieront. »

 

Il voyait la bataille gagnée.

 

Turmache, devant la très mauvaise tournure que prenait son affaire (car c’était à lui, à lui seul naturellement qu’il songeait), interpella Corbières :

 

– Le moment est bien grave pour nous tous, pour tous ceux qui ont eu confiance en vous, Corbières ! Nous ne doutons pas que ayez été volé ! Nous qui vous avons procuré les documents. Corbières, il s’agit non seulement de notre honneur, mais aussi du vôtre, surtout du vôtre. Vous nous donnez l’impression que vous nous cachez quelque chose. Si vous avez un soupçon quelconque de la façon dont la chose a pu se faire, dites-le.

 

Il y eut un bref silence. Mais Corbières secoua la tête : « Je n’ai aucun soupçon de la façon dont la chose a pu se faire ! »

 

– Vous aviez renvoyé un domestique ? Je vous demande pardon, monsieur le président, mais vous comprenez l’importance…

 

– Mais faites donc ! faites donc ! je comprends parfaitement ! ricana Dhumur, amusé de voir les accusés se tirer eux-mêmes, comme on dit, « les vers du nez » dans une affaire qui lui paraissait maintenant réglée.

 

– Oui, j’ai renvoyé un nommé Jeanville… un valet de chambre dont le moins que je puisse dire est qu’il écoutait aux portes.

 

– Eh bien ! ce Jeanville, reprit Turmache, pouvait avoir les clefs de chez vous ? Il pouvait en avoir fait faire !

 

– C’est bien possible ! laissa tomber Corbières.

 

– Je me suis laissé dire, continua Turmache, qu’il appartenait à la Sûreté…

 

– Allons, en voilà assez ! coupa net le président. Pour peu que nous continuions à vous écouter, monsieur Turmache, nous finirons par vous entendre accuser la police d’avoir cambriolé elle-même votre ami Corbières ! C’est toujours le même système ! Il n’y a de criminels ici que les pouvoirs publics ! Messieurs les jurés apprécieront. Nous allons procéder à l’audition des témoins… Huissier, introduisez le témoin Paskin.

 

Paskin arriva, plus pomponné, cosmétiqué, guêtré que jamais ! rond et rose comme une poupée neuve. Il était reluisant de satisfaction. Toute cette histoire l’avait mis au premier rang ! De telles complications qui n’étaient redoutables que pour les autres, il pensait bien en recueillir avant peu tous les bénéfices. Depuis deux jours, il ne perdait pas son temps. Une indiscrétion d’un des plus bas services de surveillance de la Sûreté politique l’avait mis sur la trace du mystère et il n’avait rien épargné pour apporter à la barre une déposition sensationnelle. Le matin même il était passé à l’Agence universelle pour prévenir un copain qui dirigeait les services des feuilles à la province : « Je te signale ma déposition dans le procès Corbières cet après-midi. Soigne-moi, ça en vaut la peine ! Et ne m’oublie pas dans tes fils spéciaux ! » Comme disaient ses jeunes confrères : « Paskin savait « y faire » pour la réclame. »

 

Après les formalités d’usage, le président posa brusquement la question au témoin :

 

– Votre directeur prétend que vous avez reçu de soi-disant documents de Roger Dumont ?

 

Turmache se leva :

 

– Je proteste ! Je n’ai jamais mis en cause Roger Dumont.

 

– Vous avez laissé dire… Enfin, monsieur, vous prétendez avoir eu en mains des documents ; ces documents on ne les a jamais vus… Vous rejetez la responsabilité de cette étonnante histoire sur un subalterne…

 

– Je la revendique ! fit entendre Paskin rouge d’un éclatant bonheur. Toutefois, monsieur le président, permettez à un humble journaliste de s’élever contre ce mot de subalterne… M. Tromp nous a appris que, dans son journal, il n’y a que des collaborateurs…

 

Un murmure des plus encourageants s’éleva sur les bancs de la presse.

 

– M. Paskin, qui revendique toutes les responsabilités, reprit le président, acceptera sans doute de nous dire de qui il tenait ces fameux documents…

 

Tromp se leva à son tour.

 

– Je prie mon rédacteur de dire tout ce qu’il sait. Il s’agit de prouver ici que nous sommes de bonne foi. Je vous en prie, que rien ne vous arrête, Paskin !

 

Le reporter réfléchit et, plus prudent que son maître :

 

– D’un monsieur qui cachait sa figure et qui m’avait donné rendez-vous dans un coin sombre de l’avenue du Bois, sous le petit kiosque aux chevaux, non loin de la rue Chalgrin.

 

– Enfin, ce monsieur mystérieux, de quelle part venait-il ? interrogea le président.

 

– Dites-le donc ! lui jeta encore Tromp, que Turmache essayait en vain de retenir.

 

– Monsieur le président, nous tenions ces documents de Roger Dumont.

 

– Je regrette, fit le président, sarcastique, qu’avant l’audience, témoins et accusés ne se soient pas mis plus complètement d’accord… Tout de même, comme cette fantaisie doit avoir des limites, je préviens le témoin Paskin que s’il a pris des responsabilités, il m’appartient d’en prendre moi aussi.

 

– Monsieur le président ! s’écria Paskin, qui ne s’attendait pas à cette intervention de son directeur, monsieur le président, je n’ai rien à cacher à la justice… L’homme qui m’a remis les documents ne venait pas de la part de Roger Dumont ! c’était Roger Dumont lui-même !

 

– Avez-vous lu les documents ?

 

– Eh ! monsieur le président, je les ai portés aussitôt au Réveil… et nous sommes revenus les apporter à M. Corbières qui nous attendait avenue de Neuilly… Nous les avons compulsés, puis M. Corbières est rentré chez lui avec son dossier.

 

– Prenez garde à ce que vous dites, Paskin ! je suis obligé de relever toutes les hésitations et les contradictions que je trouve dans votre déposition et dans les dires des accusés. Vous venez prétendre aujourd’hui que vous teniez ces fameux documents de Roger Dumont et le Réveil a laissé raconter pendant des semaines qu’ils vous avaient été livrés par le comte de Martin l’Aiguille ! En vérité, je me demande pour quelle raison vous n’êtes pas assis sur ce banc, à côté de votre directeur.

 

– Eh bien ! monsieur le président, déclara Paskin dans un beau mouvement qui parut spontané, mais auquel il se sentait fortement incité par ce qu’il avait vu de la fièvre de Paris et la persuasion où il était que l’U. R. B. filait un mauvais coton : monsieur le président, mettez-m’y si ce que je vous dis n’est pas l’expression de la vérité… Ces documents ne sont pas un mythe ! M. Corbières le sait bien !… et M. Corbières aussi sait bien comment ils lui ont été volés ! Voulez-vous que je vous dise maintenant pourquoi M. Corbière se tait ? Parce que c’est un galant homme !…

 

Il y eut un immense éclat de rire. Mais Corbières était d’une pâleur mortelle. Paskin continua :

 

– Mon devoir de témoin me force à dire ici ce que j’ai appris à titre de reporter, dans la soirée d’hier. Un service discret de surveillance avait été établi autour du pavillon habité à Neuilly par M. Corbières. Vu les circonstances il n’y avait là rien qui ne fût très naturel. Mais ce qui l’est moins, c’est que rien n’ait transpiré du rapport du brigadier de service. J’en ai eu la copie sous les yeux. Quand il fut rentré chez lui avec le dossier, M. Corbières ne tarda pas à recevoir une visite, une visite qu’il n’attendait pas… Car il attendait M. Lhomond et ce n’est pas M. Lhomond qui se présenta à la grille !

 

– Qui était-ce ? Le savez-vous ? interrogea le président.

 

– M. Corbières le sait certainement mieux que moi !

 

– Mais parlez, Corbières ! s’écrièrent à la fois Turmache et Tromp… Si Paskin dit vrai, votre attitude est inexplicable ! L’homme qui est venu cette nuit-là chez vous est peut-être votre voleur !

 

– Ce n’était pas un homme ! rectifia Paskin.

 

Il y eut un silence, tout le monde se regarda. Le président comprit que l’on pénétrait là sur un terrain dangereux.

 

– N’insistons pas ! fit-il, puisque M. Corbières se tait, il s’agit là d’un incident qui n’a rien à faire avec ce procès ! Respectons les secrets de l’homme privé !

 

On se récria sur le banc des avocats. Celui de Turmache protestait avec énergie.

 

– Monsieur le président me permettra de faire remarquer ici qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire que le silence du principal accusé ; c’est le soin justement avec lequel la police d’abord, la justice ensuite respectent les secrets privés de M. Corbières !

 

– Monsieur le président, fit entendre Paskin, si l’on tient à savoir qui est venu, il n’y a qu’à consulter le rapport.

 

– Je m’étonne qu’il n’ait pas été versé à l’enquête, s’écria l’avocat. Il y avait un nom sur le rapport ?

 

– Je ne laisserai pas dévier le débat, déclara Dhumur avec véhémence. Voilà une visite dont il n’a jamais été question, et cependant elle eût fait l’affaire de M. Corbières… autant au moins que la vôtre, messieurs ! Si c’est une dernière comédie que l’on joue ici, en désespoir de cause, messieurs les jurés sauront encore l’apprécier… En ce qui me concerne, je n’ai pas à en faire état…

 

– Nous allons déposer des conclusions ! déclarèrent d’une seule voix les avocats de Turmache, Hockart et Tromp, cependant que Corbières semblait devenu de pierre et ne répondait même pas à son défenseur, qui le suppliait d’abandonner son attitude difficilement explicable.

 

Mais c’est alors que Viennet, qui s’était gardé d’intervenir dans ce nouvel incident, se leva, une lettre à la main.

 

– Monsieur le président, dit le procureur de la République, c’est sans doute par erreur ou par ignorance des formes de la justice, que la personne qui a écrit cette lettre que l’on vient de me remettre demande à être entendue… je m’empresse de vous la communiquer…

 

Étonné que le procureur de la République rendît aussi public un geste aussi simple, le président prit des mains de l’huissier la lettre en question en se demandant quel coup de Jarnac Viennet avait bien pu préparer.

 

Aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la lettre, il pâlit et son trouble devint tellement évident qu’il n’échappa à personne. Il lança au procureur de la République un coup d’œil terrible, puis il dit :

 

– Il semble difficile d’entendre ce témoin. D’abord il n’a pas été cité.

 

– Non ! mais il peut être entendu à titre de simple renseignement.

 

Et le procureur se rassit.

 

– Ensuite, continua le président qui paraissait de plus en plus désemparé, je ne vois pas bien l’utilité de faire intervenir dans cette affaire…

 

– Pourrait-on savoir au moins le nom du témoin qui demande à être entendu ? demanda l’avocat de Turmache.

 

Le procureur de la République laissa tomber perfidement ; « Je suis de l’avis de l’avis de M. le Président… Je ne vois pas, en effet… et il serait peut-être même regrettable… » Puis il s’adressa directement aux accusés. « Ces messieurs, du reste, seront les premiers à comprendre combien cette déposition, même à titre de simple renseignement, serait pénible à entendre… D’autant que je ne vois pas, je le répète, ce qu’elle pourrait apporter aux débats ».

 

– Mais, enfin, de qui s’agit-il ? s’écria Turmache.

 

– C’est Mlle Milon-Lauenbourg qui demande à être entendue ! fit d’un air navré le procureur.

 

Les coaccusés de Corbières n’eurent qu’un cri. Quant à Corbières, le sang afflua avec une telle force à son cœur qu’il put croire qu’il allait s’effondrer. La salle toute entière était debout.

 

– Mlle Lauenbourg n’a que faire dans ce procès ! Mlle Lauenbourg ne sera pas entendue ! s’écria le président… C’est l’avis de la cour.

 

Mais une voix se fit entendre au fond de la salle.

 

– Monsieur le président, il faut que je parle !

 

C’était Sylvie qui s’avançait, soutenue par André Ternisien… Corbières avait reconnu sa voix… Il ne la regarda point cependant. Il fit un prodigieux effort pour paraître indifférent.

 

Et ce qui se passa fut rapide.

 

Débordé par l’événement, le président ne put s’opposer à l’arrivée à la barre de Mlle Lauenbourg… Paskin s’effaça… André était resté sur le seuil du prétoire… Sylvie, qui était d’une pâleur effroyable, leva la main : « Je jure de dire la vérité ! »

 

– Vous ne pouvez jurer, dit le président.

 

– Monsieur le président, je suis venue ici pour que l’on sache que M. Corbières a dit la vérité en affirmant qu’il avait eu en main les documents ! je les ai vus ! C’est moi qui suis venue au pavillon de Neuilly, cette nuit-là… les documents étaient sur son bureau ! Quand je suis arrivée, il les compulsait… j’ai appris depuis que M. Corbières, après mon départ, avait constaté la disparition des documents… je suis venue ici dire à M. Corbières que ces documents, ce n’est pas moi qui les ai volés !

 

Elle fixait Corbières de ses grands yeux pleins d’un amour héroïque.

 

– Je n’ai plus rien à dire, monsieur le président !

 

Elle était calme, elle dominait l’émoi indescriptible qui s’était emparé de toute la salle.

 

Les avocats voulaient la retenir, la crucifier sous leurs questions, mais le président, qui avait hâte d’en finir avec ce terrible incident, lui faisait signe qu’elle pouvait se retirer.

 

Elle s’éloigna après un dernier regard vers Corbières… Mais maintenant elle était au bout de ses forces. Elle sortit de la salle, soutenue par André Ternisien qui lui avait repris le bras et par le petit Paskin qui s’empressait, s’imposait comme toujours…

 

À l’émoi de tout à l’heure succéda, jusqu’au moment où elle disparut, un affreux silence. Cette fille venait de sauver son amant. Mais elle avait livré son père !

 

Ce même jour, à cinq heures du soir, Corbières, Tromp, Turmache, Hockart étaient acquittés.

 

XXI

LE DIMANCHE DE M. BARNABÉ


Nous n’avons pas à retracer ici ce que furent les trois semaines qui suivirent le scandale que l’on a appelé le procès de l’U. R. B. ; elles appartiennent à l’histoire contemporaine et les manuels scolaires seront là pour inscrire les dates des décrets-lois qui donnèrent au gouvernement Milon-Lauenbourg une puissance tyrannique à laquelle on ne saurait comparer que l’état de siège.

 

Soutenu dans cette lutte suprême par tous ceux qui se sentaient perdus avec lui, il donna un spectacle rare de force et d’invulnérabilité dans le moment même qu’il sentait tout craquer sous ses pas.

 

Pour nous, rentrons dans la coulisse, où l’on tire les ficelles de ce grand mouvement. Nous n’aurons point, jusqu’à la dernière minute, d’autre ambition que de laisser entrevoir l’envers des choses, la pauvreté des ressorts, toute la tristesse de la mécanique pendant que l’on fait de grandes phrases et que l’on se tue devant la toile de fond.

 

Et puis, cela repose des grands gestes et des attitudes de premier plan.

 

Allons donc, ce dimanche, pêcher avec M. Barnabé.

 

Ce dimanche-là, il sortit dès potron-minet du petit pavillon de peintre dont il s’était rendu acquéreur dans des conditions que nous ne saurions avoir oubliées.

 

Il était muni de tous ses engins de pêche.

 

En attendant que son café au lait fût prêt, il prit une bêche et s’en fut dans le potager chercher des vers de terreau. Rien n’existait plus pour M. Barnabé dès qu’il avait sa passion en tête, nous parlons de celle de pêcheur à la ligne, sans quoi son attention eût été attirée par le bruit que fit la fenêtre d’une chambre en s’ouvrant au-dessus de la tonnelle.

 

S’il avait levé les yeux, il eût reconnu, bâillant à se décrocher la mâchoire, mais restant la bouche ouverte à sa vue, son fils Daniel.

 

– Non, mais des fois ! Le paternel ! Qu’est-ce que papa peut bien f… ici ?

 

Le jeune homme se retourna vers le fond de la chambre, comme pour interroger quelqu’un ou quelqu’une qui eût pu, sans doute, lui fournir quelques renseignements, Or, Thérèse, la première femme de chambre de Mme Lauenbourg, dormait si profondément que Daniel n’eut pas le courage de la réveiller.

 

Toutefois il réfléchit et il se dissimula derrière le rideau de la fenêtre. Depuis quelque temps il s’était rendu compte que tout ce que faisait ou disait Thérèse paraissait avoir un but qu’il ne démêlait pas encore très bien, mais où elle l’entraînait avec une ardeur persistante.

 

Daniel pensa que ce ne devait pas être par hasard que Thérèse lui avait donné rendez-vous, la veille au soir, à Pontoise, pour l’amener dans ce patelin et le faire coucher dans cette auberge, où se trouvait déjà son père qu’il croyait au château des Romains, à quelques kilomètres de là, où dès le samedi soir, Lauenbourg lui donnait l’hospitalité. C’est là qu’ils traitaient de leurs affaires particulières, de celles dont il ne devait pas rester trace à l’U. R. B.

 

C’est là aussi que Mme Lauenbourg vivait comme une recluse depuis que sa fille Sylvie, après le scandale du procès, brisant ouvertement avec son père, avait suivi Claude Corbières qui l’avait conduite chez une vieille parente, en attendant le mariage annoncé.

 

À Pontoise, Thérèse avait simplement dit à Daniel : « J’ai un congé jusqu’à lundi ; je connais une bonne petite auberge où l’on fait la matelote, tu m’en diras des nouvelles… Vingt-quatre heures de tranquillité dans les champs, dans les bois, au bord de la rivière ! Ça nous reposera un peu de la politique ! Et puis, tu sais, personne ! Loin de la grande route. Des clients qui ne pensent qu’à pêcher à la ligne ! »

 

Programme de tout repos. Cependant, le premier pêcheur que Daniel apercevait dans cette auberge, c’était son père ! Certes, ce n’était pas que sa pudeur en fût gênée ! Mais, tout de même, pour un coin où ces deux amoureux ne devaient rencontrer personne de connaissance !

 

Le père Barnabé se lavait maintenant les mains à la pompe. Mariette lui avait servi son déjeuner sous la tonnelle. Il retint la servante. « Tiens ! lui dit-il, voici la clef ; et tâche que le pavillon soit propre ! que rien ne traîne ! Tu prépareras tout comme pour la dernière fois… Je déjeunerai à l’auberge. Je ne sais pas si on viendra dîner, mais en tout cas on viendra souper… J’ai apporté un tombereau de foie gras. Il est au frais. Tâche que je sois content de la salade ; la dernière fois, la betterave n’avait pas assez mariné… J’ai apporté aussi des truffes… Mets-moi de côté un gros morceau de glace pour le seau à champagne. Laisse-le dans la glacière tel quel. Je le briserai moi-même. Dans la chambre, tu sais ce que tu as à faire. Ah ! j’ai apporté des Galeries un paquet pour le cabinet de toilette. Tu rempliras les flacons. Et puis, nettoie les vitres de l’atelier, elles en ont besoin ! »

 

– Mais aujourd’hui, protesta la servante, je n’aurai pas le temps, monsieur Barnabé ! Les vitres ! c’est toute une affaire, mais je pourrais dire à Froissard…

 

M. Barnabé frappa du poing sur la table.

 

– Si jamais j’apprends qu’un autre que toi a mis les pieds chez moi…

 

– Suffit, monsieur Barnabé, mais dites un mot à Madame.

 

– Entendu ! Tiens ! voilà cinquante francs… Ah ! mon pyjama chinois est dans le bahut de l’atelier… Il y a un bouton à recoudre.

 

Il avait fini de boire sa tasse. Il ramassa ses ustensiles et s’éloigna. Daniel entendit encore Mariette qui disait à mi-voix : « Ce que c’est que la passion ! »

 

Deux minutes plus tard, c’était Daniel qui était sous la tonnelle et réclamait son déjeuner. Les propos qu’il avait surpris l’avaient plongé dans un état d’esprit voisin de l’imbécillité. Le pyjama du père Barnabé ! Le seau à champagne ! Les truffes ! Cinquante francs à la chambrière pour nettoyer les carreaux de sa bicoque ! Mais on lui avait changé son avare ! Il dut s’avouer qu’il n’avait jamais connu son père. Le galant M. Barnabé ! En pyjama chinois ! Daniel essayait de se faire une idée de ça… Il y parvenait difficilement… et ça ne le faisait pas rire… ça lui faisait peur !

 

Il faisait une si drôle de figure que Mariette, qui lui apportait la tasse de café qu’il avait réclamée, lui demanda s’il n’était pas malade.

 

– Écoutez, ce n’est pas moi qui suis malade, lui dit-il, en faisant un effort pour plaisanter, c’est, je crois bien, le bonhomme qui habite en face ! J’ai tout entendu ! J’étais à ma fenêtre, là-haut. Alors, il a des pyjamas chinois, ce bonhomme-là ?

 

Mariette éclata de rire.

 

– Et des robes de chambre avec des oiseaux dessus. Je voudrais que vous voyiez ça ! Oh ! c’est un vieux dégoûtant… Mais je ne dois rien dire… Tout de même, il y a des choses que tout le monde sait et puisque tout le monde s’en amuse on peut bien faire comme les autres… ça n’est un secret pour personne que c’est un vieux dégoûtant !

 

– Il y a longtemps qu’il vient ici ?

 

– Voilà quatre ans que je le vois, mais d’abord, il a bien trompé son monde… Il venait à peu près tous les dimanches… Ça avait l’air d’un brave homme, très regardant, par exemple. On se disait : Il n’est pas riche ! C’est employé dans une administration… ça doit être veuf ! Pendant deux ans il est toujours venu ici tout seul… Il semblait n’avoir qu’une passion, la pêche à la ligne !

 

« Un jour, on a été bien épaté ! Il s’est dérangé ! Il est venu avec une dactylo qu’on a dit, une petite Parigote qu’il appelait Mlle Julie et qui lui faisait voir du chemin. C’est pour elle qu’il a acheté le pavillon du verger, et il a fait faire des travaux ! et il y a mis des meubles, et rien ne paraissait trop beau ! Lui qui passait pour avare, on disait qu’il se ruinait pour cette gamine. Les vieux, tout de même, quand ça se dérange ! Enfin ; c’est leur affaire ! mais vous pensez si ici, on s’amusait de l’aventure !

 

« Et puis, il y eut la catastrophe ! Figurez-vous que le jour où ils allaient pendre la crémaillère, le vieux est arrivé dans un moment où on ne l’attendait pas. Il a trouvé Mlle Julie très occupée avec un monsieur qui était, paraît-il, le patron du vieux ! Pauvre père Barnabé ! Il me faisait peine, car tout le monde se fichait de lui… Croyez-vous qu’il n’a pas fait de chichi ! qu’il n’a pas eu un cri, rien !

 

« Ça s’est passé en douce, Mlle Julie est partie et on ne l’a jamais revue… et quant au patron du vieux, c’est tout juste si le vieux ne lui a pas dit merci !

 

– Et alors ? questionna Daniel, qui commençait à comprendre des choses… des choses…

 

– Eh bien ! vous savez ! Après cette histoire-là, on avait bien cru qu’on ne le verrait plus et qu’il vendrait la bicoque… Pas du tout… Il est venu le dimanche suivant comme s’il ne s’était rien passé.

 

– Non ?

 

– C’est comme je vous le dis ! et pour ce qui est du pavillon, il continuait à l’orner, à l’arranger à sa façon… Il arrivait quelquefois le samedi soir avec des paquets qu’il me faisait porter là-bas… c’étaient des tapis, des tentures… quelquefois un tableau… et même des statues… mais toujours des femmes nues… Je vous dis que c’est un vieux dégoûtant !

 

– Sans doute, il se consolait avec d’autres dactylos ? émit Daniel.

 

– Pas du tout ! voilà ce qui vous trompe… Dans son pavillon il ne venait jamais personne… Ça lui a bien duré deux ans… On n’y comprenait rien ! Les plus malins avaient fini par se dire qu’il était devenu gâteux et qu’il vivait, tout seul, au fond de sa boîte, avec le souvenir de Mlle Julie… Quand, il y a quelque temps, il est venu quelqu’un. Une femme du monde, j’en jurerais…

 

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

 

– Elle se cache trop. Elle arrive vers minuit, quelquefois même à deux heures du matin, en auto par la petite route du bois. L’auto reste dans le bois. Elle prend le chemin de traverse et pénètre dans le pavillon par la porte de derrière. Elle est toujours enveloppée dans un grand manteau et il est impossible de voir sa figure. Mais c’est une femme chic. J’en ai eu la preuve. Une femme qui doit être en grande toilette sous son manteau…

 

– Vous avez vu les traces de l’orgie ? fit Daniel, complètement abruti.

 

– Il y a des choses que je ne peux pas dire, et puis, du reste, que je ne comprends pas. Ainsi, je mets toujours deux couverts. Eh ! bien ! je jurerais qu’il n’y a que lui qui mange et qui boit. Pour ça, il ne s’en prive pas. Lui, ordinairement si sobre et qui se contente d’une soupe à l’auberge. Là-bas, il lui faut des soupers de prince. Je vous dis tout ça parce que vous êtes jeune et que ça doit vous amuser. Mais tenez votre langue et surtout n’ayez pas l’air de vous moquer de lui. C’est une bonne pâte d’homme, mais il y a des moments où il me fait peur… Je me sauve ; j’entends Mme Pinchard qui m’appelle.

 

Daniel ne fit qu’un bond jusqu’à sa chambre où il trouva Thérèse qui l’accueillit avec un sourire qui lui en disait long.

 

– Et alors ? fit-elle… il va bien, le vertueux Barnabé ! j’ai tout entendu !

 

– Oh ! tu as tout entendu… et tu sais tout ! qui est-ce que ça peut bien être que cette femme-là ?

 

– Ah ça, mon petit, je n’en sais rien ! mais tu as entendu l’histoire de Mlle Julie et tu sais maintenant pourquoi le tout dévoué fondé de pouvoir de M. Lauenbourg aura la peau de ce dernier ! Ce sont des choses qui ne se pardonnent pas… et le paternel est rancunier, c’est moi qui te le dis… si tu savais le bout de conversation que j’ai surpris, derrière une porte, lors de la fameuse soirée de gala du Trianon, tu comprendrais que, ce soir-là, ma lanterne a été allumée…

 

– Tu as été bien discrète avec moi, Thérèse !…

 

– Eh ! mon petit, tu étais encore bien amoureux de Mlle Rikiki… Qu’il te suffise de savoir que, ce soir-là, le père Barnabé, qui a une véritable adoration pour Mme Milon-Lauenbourg, apprenait à la malheureuse femme qu’elle était mariée à… celui que tu sais !

 

– Cela ! je ne peux pas encore le croire !

 

– Mme Lauenbourg non plus ne voulait pas y croire… mais il a bien fallu qu’elle y crût… Et c’est ce jour-là que M. Barnabé, qui, décidément, n’a peur de rien, jurait à Mme Lauenbourg qu’il la sauverait, elle et sa famille, de « M. Legrand ! ». Mon petit Daniel, apprends à connaître ton père ! – C’est une tâche à laquelle il s’attelait avec d’autant plus de plaisir qu’il tenait, lui aussi, à entrer dans la famille.

 

– Eh bien ! comme beau-père, ça ne lui a pas réussi ! ricana Daniel. S’il avait compté sur Sylvie, il avait compté sans André ! Ah ! c’est un joli coco, celui-là ! et un beau gâcheur ! Tant mieux ! je ne lui aurais jamais pardonné ce mariage-là !

 

– Tandis que toi tu étais obligé de te contenter de la femme de chambre ! Mon pauvre Daniel tu es bien à plaindre…

 

– Ne dis donc pas de bêtises ! Tu sais comme je déteste André…

 

– Ce n’est pas d’une belle âme !… car ce qu’il a fait là, lui, est très beau… Songe ! On le laisse faire sa cour à Mlle Lauenbourg qu’il aime, le père Barnabé lui a dit qu’il ne tardera pas à l’épouser ; mais il sait que Mlle Lauenbourg aime Corbières ! et qu’est-ce qu’il fait ! Il s’arrange pour que Mlle Lauenbourg, qui est gardée étroitement au Trianon du bois de Boulogne, qui ne peut communiquer avec personne, qui ne peut même pas écrire mais qui a appris, par André lui-même, ce qui se passe en cour d’assises, arrive à s’échapper pour venir témoigner devant le jury en faveur de son Claude…

 

– Son amant ! reprit avec un méchant rire le jeune homme… et André devait savoir ça aussi ! La petite ne le lui aura pas caché pour bien lui enlever tout espoir ! Tu en fais vite un héros, de mon frère ! Tout de même, c’est une poire ! Il y avait mieux à faire que de recoller les deux autres ensemble, je t’assure ! Écoute, Thérèse ! dans cette nuit où tu lui as amené chez Corbières sa Sylvie pour que « je travaille » avec plus de sécurité, veux-tu que je te dise ce qui me faisait le plus rigoler ? C’était de penser que pendant que je raflais les paperasses chères à Lauenbourg, le jeune homme d’à côté ne s’embêtait pas ! que mon frère l’était pour de bon, quoi qu’il arrivât, avant la lettre ! Une belle nuit pour moi ! une belle revanche et cent mille francs ! Mais, dis-moi, qu’est-ce que faisait maman Lauenbourg pendant ce temps-là ?

 

– Quand Sylvie m’a eu rejointe dans le taxi, nous sommes rentrées au petit jour par le bord de la Seine. Personne ne s’était aperçu de rien ! À dix heures, mademoiselle m’a demandé à voir sa mère… Elle m’a trouvée en train de faire des malles. Je lui ai appris que sa mère était partie dans la nuit pour le château des Romains, avec Nounou et que j’allais les rejoindre… Elle me dit : « Ne partez pas sans moi, attendez-moi ! » et elle est rentrée dans sa chambre. Je ne l’ai plus revue. Milon avait donné des ordres. La mère et la fille étaient désormais séparées… Et il s’est passé ce que je t’ai dit avec André… tandis que ton père était chargé de la haute surveillance de la mère au château des Romains ! Crois-tu que c’est drôle ! Je te jure que pour une femme de chambre, il y a de quoi s’occuper !

 

– Oh ! je sais que tu ne perds pas ton temps ! Mais dis donc, tu m’as dit que mon père était au mieux avec Mme Lauenbourg ?

 

– Ils ne sont pas mal ensemble ! sourit Thérèse… Daniel bondit.

 

– Ah ! ça, par exemple ! jamais, tu entends ! jamais tu ne me feras croire une chose pareille ! Non, mais tu n’as pas regardé mon père !

 

– Mais, mon chéri, je ne veux rien te faire croire du tout, moi ! Tiens ! fit-elle en se penchant à la fenêtre… qu’est-ce que c’est que cet olibrius-là ?

 

En même temps, on entendait la voix de Mariette : « Madame Pinchard, c’est le Norvégien qui réclame son déjeuner… »

 

Daniel se pencha à la fenêtre… Un bonhomme d’une cinquantaine d’années, habillé d’un étrange vêtement de sport, laissé pour compte sans doute des magasins du « Petit Marinier », à la chevelure rousse, abondante, à la barbe rousse, aux gros sourcils roux et à la figure toute pleine de taches de rousseur, traversait la cour, une canne de pêche et une épuisette à la main ; il entrait dans la grande salle de l’auberge.

 

Daniel se retourna vers Thérèse, étrangement impressionné.

 

– Mais dis donc ! je connais ce déguisement-là, moi ! je l’ai déjà vu quelque part. Mais dans quelle circonstance ?… Tu ne vois pas, toi ? Et puis, cette allure ?…

 

Tout à coup, il se frappa le front : « Dumont ! »

 

– Tu es fou, mon chéri !

 

Mais l’autre dégringolait déjà l’escalier… Il s’arrêta sous la tonnelle d’où il pouvait voir ce qui se passait dans la salle. Le Norvégien prenait tranquillement son café au lait. Si c’était Roger Dumont, il était méconnaissable… Aussi, c’était moins sa personne que, comme nous l’avons dit, son déguisement, que Daniel avait reconnu… Oui, il avait vu, il y avait quelques mois, ce déguisement à Roger Dumont, alors qu’il travaillait au Moulin… Et puis, à certains gestes, il n’y avait pas à se méprendre. La façon dont il roula une cigarette, par exemple.

 

Quand l’homme eut quitté l’auberge, prenant la direction de la rivière, Daniel pénétra à son tour dans la salle. Mariette desservait.

 

– Décidément, fit-il, il n’y a plus un coin en France où l’on ne soit envahi par l’étranger ! Qu’est-ce que cet exotique vient faire ici ?

 

– Oh ! celui-là, on ne l’avait pas vu depuis deux ans. Et voilà trois dimanches qu’il revient, toujours tout seul. Il dit qu’il est Norvégien, mais il est Norvégien comme vous et moi. Ou il est de la police, ou c’est un homme qui se cache. Sa barbe ? elle est fausse… J’ai vu ça, moi !… Enfin, ça ne me regarde pas. Dans le temps, quand il venait, il devait surveiller la grande clique.

 

– Qu’est-ce que c’est ça, la grande clique ?

 

– Des tas d’étrangers qui étaient venus échouer ici et qui parlaient un charabia ! On ne les a jamais revus. Ils se faisaient servir en haut, dans la grande salle, à côté de votre chambre. Ils buvaient jusqu’au milieu de la nuit. C’étaient de bons clients et puis des gars costauds ! Ils me faisaient peur… Chut ! voilà la patronne…

 

Daniel se dirigea, lui aussi, vers la rivière.

 

« Drôle d’auberge ! murmurait-il. Je serais curieux de savoir ce que Roger Dumont peut bien venir faire ici. »

 

Arrivé à l’Oise, il longea un instant le bord de l’eau, se dissimulant derrière les arbres… À une boucle que faisait la rivière, il aperçut soudain dans deux bachots, peu éloignés l’un de l’autre, le Norvégien et papa Barnabé… Ils ne se disaient pas un mot ; chacun était uniquement préoccupé de sa pêche.

 

Daniel les observa longtemps en silence : « Sûr !… se dit-il, mon père ne se doute de rien ! Et Roger Dumont est venu ici pour le surveiller !… qu’est-ce que tout cela cache, et à quelle besogne Dumont, qui avait si bien fait le plongeon, et que la police de Baruch cherche partout, travaille-t-il donc en ce moment ?

 

Ne voulant pas être aperçu, il reprit fort précautionneusement le chemin du retour… Soudain, il entendit des pas derrière lui !… Il se rejeta dans un boqueteau. L’homme qui venait était le Norvégien… Il avançait de son pas tranquille, un seau à la main, son seau à amorçage… Il fut bientôt à la hauteur du jeune homme. En passant, il dit : « Tu ne m’as pas reconnu, Daniel !… Pas un mot !… attention ! »

 

Médusé, le jeune homme ne broncha pas. Il aperçut, venant en sens inverse, et de l’auberge probablement, un individu assez fort, aux épaules carrées, une figure de bifteck cuit, fumant la pipe, les mains dans les poches de son manteau de cuir, tenue d’auto. Il le reconnut sur le champ : « Buwler Aram ! Eh bien ! Il en a un toupet ! »

 

Dans la bande de M. Legrand et chez les « Birds’eyes » il passait pour l’Homme de Londres ! « Sûr, il doit avoir dans sa poche un passeport de M. Legrand ! » Si Daniel connaissait de vue Buwler Aram, celui-ci ignorait ce pauvre petit « Birds’eyes » qu’était Daniel !…

 

En se croisant avec le Norvégien, l’« Homme de Londres » demanda avec un fort accent britannique : « Aoh ! ça né mord pas ? »

 

Le Norvégien passa son chemin sans répondre. L’autre lui lança un mauvais propos et continua sa route en ricanant grossièrement. C’était un brutal, un mauvais coucheur… et le poing toujours prêt. Il avait commencé sa carrière comme soigneur, puis dans le ring s’était fait disqualifier. Un héros à Whitechapel où, sur un signe de lui, les bouges se vidaient.

 

Arrivé derrière M. Barnabé, il s’arrêta, cracha et l’interpella avec éclat : « Mossieu le pêcheur ! » Barnabé ne broncha pas. « Je souis poli avec vô ! » et il jeta plusieurs pierres sur « le coup » du père Barnabé. Il devait être déjà gonflé d’alcool. Barnabé était furieux, mais ne fit rien entendre qu’une timide protestation. Les cailloux maintenant tombaient presque dans le bachot.

 

Daniel allait intervenir, quand, en moins de temps qu’on ne saurait le dire, ce bon Barnabé avait détaché sa barque et la dirigeait sur l’autre rive. En même temps, sa colère se montrait si peureuse, que Daniel lui-même ne put s’empêcher de rire. Il se dépêcha de rentrer à l’auberge.

 

Thérèse parut. Elle avait une toilette d’une fraîcheur printanière et des plus coquettes : « Allons faire un tour, lui dit-il. Où m’as-tu amené ? Je viens de rencontrer Buwler Aram l’homme de Londres !… Et tu sais, le Norvégien, c’est bien Roger Dumont, il m’a parlé !… Eh bien ! en voilà un petit endroit bien tranquille ? »

 

– Qu’est-ce que tout ça peut nous faire ? répliqua Thérèse, innocente. L’auberge est à tout le monde…

 

Une auto de grand luxe cornait et pénétrait dans la cour.

 

– Bon Dieu ! fit d’une voix sourde Daniel. Le prince boche de Rikiki et Vladimir !…

 

– Oui, je les ai reconnus !… mais, tu sais, moi, pourvu que Rikiki ne soit pas là !…

 

– Mais c’est tous les hommes de M. Legrand, ça !

 

– Eh bien, fit-elle, ne te plains pas !… M. Legrand va peut-être arriver, lui aussi ! Alors on saura une fois pour toutes qui c’est !

 

– Plaisantes-tu, oui ou non ?

 

– Eh ! je plaisante, grand niais !… Moi, tu sais, le dimanche, je ne m’occupe plus d’affaires !

 

Ils avaient pénétré sous bois ; elle cueillait des fleurs et il ne pouvait s’empêcher d’admirer la grâce de ses moindres mouvements, cependant que son esprit troublé par tout ce qu’il venait de voir lui représentait Thérèse comme une redoutable énigme.

 

– Ça te plaît donc bien d’être femme de chambre ?

 

– Oh ! oui, chez ces gens-là, mon petit… ce qu’on peut apprendre ! Ça me servira plus tard… sans compter que je m’applique à être grande dame en regardant la patronne. Celle-là, tu sais, elle m’en bouche un coin !… Ça supporte la catastrophe !

 

– Alors, elle n’a pas le droit de sortir ?

 

– On dit que non ! Tu penses que je ne lui ai pas demandé. Elle ne se plaint jamais ! Elle devient plus fière, voilà tout ! Elle en est arrivée à ne plus vous adresser la parole !… Alors, on ne lui parle pas !… On dirait qu’elle se pétrifie, mais en beauté !

 

– Tout de même, on ne lui cache pas les journaux !

 

– Oh ! je suis là pour qu’elle n’en manque pas. Tu penses que je n’ai pas raté le coup de lui laisser sur sa table de toilette le Réveil et les comptes-rendus les plus intéressants de l’affaire Corbières… Il y avait une manchette : « Mlle Lauenbourg en cour d’assises ! » Eh bien, elle n’a pas bronché ! Elle a tout lu, tranquillement, et sais-tu, le soir, ce qu’elle disait à Nounou ?… car elle parle encore à Nounou quand elles se croient seules toutes deux : « Ma fille a bien fait… Et cette fois, elle ne reviendra plus !… qu’ils s’aiment ! qu’ils s’épousent ! s’ils ont un enfant, j’en mourrais de joie… je l’aurais bien mérité… que le sang des Corbières rachète celui des Lauenbourg !… Plus tard, j’essaierai de les rejoindre, je ne vis plus que dans cet espoir-là. J’espère qu’ils ne me mettront pas à la porte !… »

 

– Pauvre femme !… Et elle n’a le droit de recevoir personne ?

 

– Si !… ton père !… Et tu sais, il vient au moins une fois par jour… c’est sa seule distraction !

 

– À qui ?

 

– Je te laisse à deviner !

 

– Thérèse, je te jure que je n’y comprends plus rien !

 

– Parce que tu ne le veux pas !

 

Et elle s’échappa devant lui, mais il se sentait mal disposé à suivre ses jeux. Cependant, au bout d’un instant, il se dit : « Qu’est-ce que je ferais au milieu de tout ça, si elle n’était pas là ! » Et il alla lui déposer sur la nuque un baiser reconnaissant.

 

Quand ils revinrent pour le déjeuner, deux nouvelles autos venaient d’arriver. Mariette, qui passait, glissa sans avoir l’air de rien à Daniel : « Eh bien, la voilà la clique !… Qu’est-ce que je vous disais ?… »

 

Ils étaient six maintenant, tous étrangers, qui se serraient les mains, se congratulaient dans toutes les langues, en ne cachant à personne leur bonheur de vivre.

 

Le père Barnabé était déjà installé sous sa tonnelle et épluchait ses radis. Thérèse entraîna Daniel dans la grande salle et ils s’assirent à une petite table, à un bout de la pièce ; à l’autre extrémité, le Norvégien avait, lui aussi, commencé son repas. La porte donnant sur la cour était restée ouverte, ce qui facilitait le service de Mariette. Daniel dit à Thérèse :

 

– Le rôle de Roger Dumont m’inquiète. Mon père ne se doute seulement pas qu’il est ici… J’ai bien envie d’aller l’avertir…

 

– Ton père se fiche pas mal de tout ce qui se passe ici !… il pense à sa pêche et a sa petite orgie de ce soir. Sa journée est occupée, crois-moi.

 

– Mariette leur apporta une friture. « Vous avez vu ?… Le Norvégien ne les quitte pas des yeux !… Je vous dis que c’est un bonhomme de la police. Du reste, les autres m’ont demandé : « Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme-là ?… Est-ce qu’il n’était pas déjà là quand nous sommes venus, il y a deux ans ? Nous croyons bien le reconnaître. » Je leur ai répondu que c’était un habitué. Tout de même, il fera bien de se tenir tranquille… ils l’ont flairé !…

 

– Ils ne déjeunent pas encore ?

 

– Ils en attendent encore un, pour être au complet. Oh ! un drôle de type… beau gars par exemple… et habillé comme un acteur d’opéra-comique. Des bottes… un manteau sur l’épaule, cravate rouge, (Thérèse et Daniel échangèrent un rapide coup d’œil). Faut croire qu’il a toujours le même costume depuis deux ans… Ce sont eux qui m’ont demandé si je n’avais pas vu aujourd’hui un type habillé comme ça ! Bon, maintenant… qu’est-ce qu’il y a encore ?

 

On entendait une discussion dans la cour. C’était tout simplement Buwler Aram qui voulait chasser ce pauvre M. Barnabé de la tonnelle. Il prétendait que lui et ses amis avaient retenu la tonnelle pour déjeuner. M. Barnabé répondit tranquillement que ces messieurs ne le gênaient point. Mais Buwler revint à la plaisanterie assez lourdement et les autres accaparèrent la tonnelle sans vergogne. M. Barnabé faisait triste figure. La scène devenait pénible. Daniel voulut se lever, mais Thérèse le retint d’autorité. « Quoi qu’il arrive, lui souffla-t-elle, n’interviens que lorsqu’on te le dira ! »

 

– Qui, on ?

 

– Tu le verras bien !…

 

– N… de D… ! la partie me paraît assez sérieuse aujourd’hui. Encore une fois, tu ferais mieux de parler !…

 

– Il ne faut jamais parler avant de savoir comment les choses tourneront ! Tu as compris, mon petit… Les uns ni les autres n’auront rien à nous reprocher… Nous avons bien le droit de manger une friture dans une auberge !…

 

– Messieurs ! laissez donc déjeuner ce bon monsieur Barnabé ! faisait entendre Mariette sous la tonnelle.

 

À ce nom, tous les autres s’esclaffèrent. Ils trouvaient ce nom très drôle ! Barnabé ! et ils le répétèrent sur tous les tons. C’est alors qu’à la grande stupéfaction de Daniel, le Norvégien se leva, s’en fut jusqu’au seuil de la tonnelle et dit : « Monsieur Barnabé, si vous dérangez ces messieurs, vous me feriez un grand plaisir en acceptant de déjeuner à ma table ».

 

– Merci, monsieur !… j’ai fini ! répondit M. Barnabé en se levant, mais je ne vous en remercie pas moins !…

 

Et il inclina la tête fort dignement devant le Norvégien, puis, à petits pas, il gagna son pavillon dans lequel il s’enferma.

 

Roger Dumont se hâta de terminer son repas et disparut. Ces messieurs de la tonnelle tenaient sur son intervention des propos peu rassurants. Il n’eut même pas un coup d’œil pour Daniel quand il passa.

 

– Tu as vu ? fit Thérèse.

 

– Oui !… ça, c’est encore nouveau ! Le paternel a relié partie avec Roger Dumont !…

 

– Je te dis qu’ils auront M. Legrand comme dans une épuisette.

 

Maintenant on entendait à peine ceux de la « clique ». Ils parlaient à voix basse. Finalement, ils donnèrent à Mariette l’ordre de leur servir le café et les liqueurs dans la grande salle du premier.

 

« Montons dans notre chambre ! » dit Thérèse.

 

Ils y restèrent tout l’après-midi. Ils avaient pour se distraire du champagne, des biscuits, l’attente de M. Legrand et… et la conversation d’à côté.

 

Malheureusement, celle-ci avait lieu le plus souvent dans un langage que les deux amoureux ne comprenaient pas toujours. Quelques phrases d’anglais tombées du gosier enflammé de Buwler leur furent cependant d’un précieux renseignement.

 

– Pas de doute ! souffla Daniel, c’est un sacré coup qu’ils préparent ! Tu penses, une pareille réunion d’as ! Et pour sûr qu’ils attendent M. Legrand…

 

– Daniel ! si tu voyais arriver Lauenbourg en ce moment ! au lieu du costume de carnaval de ce pauvre Martin l’Aiguille, qu’est-ce que tu dirais ?

 

– Tu crois que c’est lui qu’ils attendent ?

 

– Ils attendent M. Legrand !… Jusqu’à ce jour, je parierais qu’ils ne connaissent encore que Martin l’Aiguille et tu sais bien que Martin l’Aiguille ne reviendra jamais plus !…

 

Le soir était tombé depuis longtemps. En attendant M. Legrand qui n’arrivait toujours pas, la clique faisait une fameuse partie de poker à côté.

 

Tout à coup on frappa à la porte. Daniel et Thérèse entendirent un remue-ménage rapide ; il y eut la voix de Buwler. Avant de tirer les verrous, il demanda : « What is there ? »

 

Une voix humble, un peu cassée, répondit : « C’est moi, monsieur Barnabé ! »

 

Il y eut des rugissements ; évidemment ce n’était pas M. Barnabé qu’ils attendaient !… et pourquoi ce satané bonhomme venait-il troubler leur partie ?… Buwler ouvrit, débordant de fureur… mais ce bon M. Barnabé les arrêta tous d’un mot : « Excusez-moi, messieurs, je suis venu pour vous dire que M. Legrand ne viendra pas ! »

 

Et il referma la porte derrière lui. « Messieurs, je crois qu’il est arrivé un grand malheur à M. Legrand !… je ne sais si je me fais bien comprendre… je ne sais que le français… »

 

– Well ! nous le comprenons tous ! grogna Buwler ; mais qui êtes-vous, et qui est ce M. Legrand dont nous n’avons jamais entendu parler ?

 

– Je suis, moi, M. Barnabé… et M. Legrand m’a dit : « Si je ne suis pas à l’auberge à neuf heures, vous direz à ces messieurs que tout est cassé !… et qu’il n’y a plus qu’à sauver sa peau !… » Ce sont ses propres expressions, messieurs. J’espère que vous en saisissez le sens… M. Legrand a encore ajouté : « Si je ne suis pas là à neuf heures, c’est qu’il n’y aura plus de M. Legrand !… » Il n’y a plus de M. Legrand !… Pauvre M. Legrand !… il n’avait pas de secrets pour moi !…

 

– S’il n’avait pas de secrets pour toi, prouve-le ! fit le prince.

 

– Messieurs, vous perdez un temps précieux, répondit sans se troubler ce bon M. Barnabé !… mais, questionnez-moi, je vous répondrai.

 

– Pourquoi étions-nous ici ? lui jeta Vladimir Volski.

 

– Pour l’affaire de la succursale de la Banque de France, fit M. Barnabé, en baissant la voix. C’est elle qui a tout gâté. Cette fois, vous alliez un peu fort !… Rafler les trésors de la banque, la réserve enfermée dans ses caves !… Il vous a fallu trop de complices !… et puis vous avez eu tort de commencer à faire creuser votre souterrain sous la rue Croix-des-Petits-Champs. Il fallait acheter l’immeuble du coin de la rue Marsolier, là vous étiez chez vous et à pied d’œuvre ! Enfin, n’en parlons plus !…

 

Il y eut un énorme silence.

 

– Mais master Legrand, où est-il ? grogna encore Buwler.

 

– Je dois m’attendre à tout, m’a-t-il dit, quand je l’ai quitté hier soir.

 

– Que nous conseillez-vous de faire ?

 

– De rentrer dans vos chères patries au plus tôt !… et de faire le mort si on vous en laisse le temps !… Ce qui me fait croire, messieurs, que vous courez les plus grands dangers et que l’on n’est point sans soupçonner votre présence à Paris, c’est la rencontre que j’ai faite ici d’un individu que l’on appelle le Norvégien qui m’a invité à sa table quand vous me chassiez de la mienne, et qui, j’en suis assuré, appartient à la police de sûreté générale.

 

– Nous l’avons déjà vu ici, il y a deux ans ! fit Wladimir… et nous n’avons pas été inquiétés.

 

– C’est qu’alors il y avait à la Sûreté générale un homme très intelligent et qui avait certainement des raisons pour ménager M. Legrand ! Il s’appelait Roger Dumont, tandis qu’aujourd’hui, allez donc les chercher, les Roger Dumont !…

 

Daniel et Thérèse entendirent une conversation rapide et des plus confuses, puis ces mots de M. Barnabé : « Tâchez que le Norvégien ne vous voie pas… partez en douce, les uns après les autres… et sans payer… que l’on vous croie toujours ici… laissez les autos. Tant qu’elles seront là on ne se méfiera de rien ! gagnez Pontoise ; vous trouverez là tout ce qu’il vous faudra pour fuir… autos, chemins de fer… surtout égaillez-vous, qu’on ne vous voie pas ensemble ! Bonne chance et sans rancune !… Ah ! voilà ce que M. Legrand, à tout hasard, m’a donné pour vous, monsieur Volski. C’est un pli qui concerne vos comptes avec l’agence Kromer ! vous voyez que je suis au courant de tout… M. Legrand était un honnête homme !… Il n’aurait pas fait de tort à une mouche ! »

 

Il referma la porte, on entendit son pas dans le couloir et soudain il ouvrit la porte de la chambre où se tenaient Thérèse et Daniel, tous deux encore sous le coup de ce qu’ils venaient d’entendre.

 

« Chut ! » fit-il, un doigt sur les lèvres. Et il s’assit, l’oreille contre la muraille.

 

Une demi-heure plus tard, la salle à côté était vide. Et en bas, dans l’auberge, on n’en savait rien. Alors, M. Barnabé se leva et dit : « Daniel, tu peux aimer mademoiselle (et il lui montrait Thérèse), elle t’a sauvé la vie dix fois !… vraiment, comme père, je n’ai pas de veine ! » et il ricana : « J’ai deux fils : l’aîné un honnête homme, le second une petite crapule, mais ils sont aussi bêtes l’un que l’autre ! »

 

– Merci, papa ! fit Daniel.

 

– Il n’y a pas de quoi !… Enfin, avec l’aide de Thérèse, on essaiera de faire quelque chose de toi. Suis-moi !

 

– Va ! dit Thérèse.

 

Daniel suivit son père.

 

Ils traversèrent la cour, le verger, se trouvèrent derrière le pavillon, gagnèrent la lisière du bois. Le vieux dit à Daniel : « Tu vas rester ici, tu ne bougeras pas ! Quoi que tu voies ! Ne fume pas ! Roger Dumont sait que tu es là. Il viendra te trouver. Tu feras tout ce qu’il te dira. »

 

– Bien, papa !

 

Le père Barnabé s’éloigna de la même allure, sous la lune qui venait de se montrer, éclatante. Il rentra dans son pavillon par la porte de derrière. Un instant après, les vitres de l’atelier s’éclairaient… puis on tira les rideaux. Soudain, l’attention de Daniel fut attirée par le bruit encore lointain d’une auto. Derrière lui, au-delà de la futaie qui le cachait, une petite route vicinale assez bien entretenue allongeait son ruban blanc où venait aboutir le sentier qui conduisait au pavillon. Une auto fermée vint s’arrêter là. Le chauffeur, qui n’était autre que le Norvégien, ouvrit la portière. Une forme féminine très enveloppée, dont il était impossible de voir la figure, descendit. Rapidement, presque en courant, elle prit le sentier, arriva au pavillon, frappa à la porte. D’un mouvement dont il n’avait pas été le maître, Daniel, poussé par la plus ardente curiosité, avait suivi.

 

Cette taille, cette démarche !…

 

La porte du pavillon fut ouverte… et, pendant que la femme se jetait dans la maison, le jeune homme entendit distinctement son père : « Enfin ! vous voilà, ma chère Isabelle ! »

 

Puis tout retomba au silence. Daniel pouvait croire qu’il avait rêvé. Il se retourna. Roger Dumont était derrière lui : « Petit curieux ! » lui dit le policier.

 

XXII

FIN DU DIMANCHE DE M. BARNABÉ


Le matin de ce dimanche-là, il y avait eu conseil de cabinet au ministère du Trésor. Ministres et sous-secrétaires d’État en étaient sortis assez mornes et n’avaient répondu que par des phrases très vagues aux questions pressantes des reporters parlementaires. Ceux-là mêmes de ses membres, qui n’auraient peut-être jamais connu l’orgueil et les avantages du pouvoir sans le geste de Lauenbourg, qui les avait groupés autour de lui en prenant la présidence du conseil, ne lui apportaient plus qu’un concours des plus passifs.

 

D’autres osaient n’être plus toujours de son avis et – ce qui était le plus grave – parmi ces autres-là, il fallait compter sa principale créature, le ministre de l’intérieur, Baruch. C’est que le danger devenait plus pressant que jamais. Les scandales du dernier procès avaient soulevé une tempête dans la rue où les ligues ne cessaient de manifester et de livrer bataille à une police trop brutale ou trop peu sûre. En province, la ligue antiparlementaire continuait à gagner du terrain. Il y avait même eu de graves conflits à Lyon, Rouen, Bordeaux. Dans cette dernière ville, on avait vu un moment sur une première barricade, devant le Grand-Théâtre où Claude Corbières venait de faire une conférence, le nouveau héros populaire qu’avait rejoint, pour ne plus le quitter, Sylvie Lauenbourg. Elle était partout à ses côtés. De l’avis de tous, la situation de Milon devenait, de ce fait, impossible.

 

Après lui avoir donné tous les pouvoirs, les plus compromis, puisqu’il n’avait pas su les sauver, le considéraient maintenant comme un gêneur.

 

Baruch, un soir où il dînait avec quelques amis politiques très intimes dans un cabinet particulier de la place de la Madeleine, avait dit le mot : « S’il consentait à disparaître, les Turmache, Tramp et Hockart qui nous guettent n’auraient plus de raison d’être ! Et la ligue qui fait tant de tapage n’aurait plus qu’à se taire. Mlle Lauenbourg, qui paraît sublime à quelques-uns, deviendrait odieuse, Lauenbourg tombé. »

 

S’il consentait à disparaître ! Ils ne pensaient tous qu’à ça !

 

Mais il ne l’ignorait pas, et il leur faisait passer des heures terribles, dans le secret de son cabinet, montrant ses armes, dont il saurait les frapper, avant de périr.

 

Les journalistes attendirent en vain, ce dimanche-là d’être introduits auprès de « M. le Premier », après le conseil.

 

Il était sorti du ministère par une porte de derrière et s’était fait conduire chez lui.

 

Arrivé dans son appartement, il se jeta sur un fauteuil. La bataille qu’il venait de livrer aux hommes de son gouvernement à lui, de son grand ministère, à de vieux amis comme Baruch !… oui… Baruch lui-même le lâchait. Il était exténué, épuisé, crevé !…

 

Il les avait matés une fois de plus, avait sorti sa foudre… mais ça ne pouvait durer longtemps !

 

Lâché partout le monde… lâché par la politique… lâché par sa famille… mieux que cela : trahi par elle, et comment !… par sa fille qui lui portait le coup le plus terrible, par sa femme qu’il sentait complice de sa fille et qu’il était obligé de tenir prisonnière au château des Romains !… sa femme qu’il adorait et qu’il exécrait en même temps pour tout ce qu’elle aurait pu lui donner, pour tout ce qu’il n’avait pas su lui prendre !… quelle détresse !

 

Milon-Lauenbourg, l’homme le plus fort in the world, comme il se définissait souvent, se mit à pleurer comme un enfant.

 

Si Milon n’avait été qu’un colosse abattu, peut-être son désespoir n’eût-il point connu de larmes, mais c’était aussi un amoureux sans consolation et c’est ce qui faisait sa ruine moins imposante que pitoyable. Et si, dans ses luttes sans merci et sans scrupule contre les hommes, nous avons perdu quelquefois de vue la misère de l’époux, c’est qu’elle avait passé au second plan. Il dominait par ailleurs avec ivresse et avec d’autant plus de férocité.

 

Mais voilà que toute domination lui échappait et, comme le soldat frappé qui appelle sa mère, il tournait les bras vers la seule image qui eût pu le consoler de la perte de son vaste empire.

 

Il résolut d’aller trouver Isabelle. Il faudrait bien qu’elle l’entendît ! Elle avait été impitoyable dans le châtiment, mais c’est peut-être qu’il n’avait jamais su implorer sa pitié. Ce n’était pas une méchante femme. Elle haïssait le tyran. Elle ferait peut-être grâce à la pauvre chose qu’il était devenu.

 

Il se traînerait à ses genoux… ses genoux !… sentir dans ses bras tremblants ses genoux !…

 

Il n’y avait plus que cela qui comptait.

 

Il arriva au château des Romains vers les 10 heures. On ne l’attendait pas. Il demanda que l’on prévînt madame. Nounou fit répondre que Madame s’était retirée de bonne heure dans sa chambre et qu’elle reposait.

 

Il fit venir Nounou. Il lui ordonna de réveiller sa maîtresse. Ce qu’il avait à lui dire ne souffrait aucun retard. Il fut frappé du trouble de Nounou.

 

– Tu mens ! lui jeta-t-il ; ta maîtresse ne repose pas !

 

Et la rejetant de côté, il pénétra dans l’appartement. Il frappa à la porte de la chambre. Ne recevant pas de réponse, il ouvrit. Un certain désordre régnait dans la pièce, désordre que Nounou était sans doute en train de faire disparaître quand il était arrivé.

 

Il pénétra dans le boudoir. Des robes du soir étaient encore étalées, des lingeries intimes, des bas, des souliers, et, sur la table de toilette, les boîtes à poudre, les flacons étaient encore comme on les avait laissés…

 

Atrocement pâle, il se retourna sur Nounou qui était restée tremblante où il l’avait jetée.

 

Il la ramena d’une étreinte brutale à lui briser le poignet au milieu de ce désordre :

 

– Ta maîtresse est sortie ! Tu vas me dire où elle est allée !…

 

Nounou était aussi pâle que lui.

 

– Je vous jure que je ne sais pas. Madame ne me dit jamais rien !… Madame me dit : « Habille-moi », et je l’habille.

 

– Très bien ! c’est une habitude qu’elle a de sortir comme cela, le soir ?

 

– Oh ! non, monsieur… ça lui est arrivé deux ou trois fois… le reste du temps elle vit si retirée ici !… elle ne reçoit jamais personne !… elle ne dit pas trois mots dans la journée. Si elle est allée une fois ou deux, le soir, chez des amis dans les châteaux des environs, il ne faut en vouloir à madame…

 

Il secoua la pauvre vieille comme un prunier : « Si tu ne me dis pas où elle est allée ce soir, tu ne sais pas ce qui t’attend ».

 

– Mais monsieur peut me tuer !… je jure à monsieur que je ne le sais pas.

 

C’était peut-être vrai. Il y avait même beaucoup de chances pour que ce fût vrai.

 

Il lâcha Nounou, descendit en trombe, fit venir le concierge. Tous les domestiques tremblaient.

 

– Madame est sortie ! et vous le savez bien !… Je ne sais pas à qui vous êtes tous vendus, ici, mais votre affaire est bonne ! et je me charge de la régler… Barnabé aura de mes nouvelles, lui aussi !

 

Le concierge eut une protestation timide : « Monsieur Barnabé nous a passé la consigne : nous savions que madame ne devait pas quitter le château ! »

 

– Alors, pourrais-tu me dire où elle est allée ce soir ?

 

– Mais nous ne l’avons pas vue sortir !… Mais je n’ai ouvert la grille que pour monsieur, et toutes les autos sont là !…

 

Il courut aux garages. C’était vrai. Toutes les autos étaient là.

 

– Si madame est sortie, fit le concierge, elle n’a pu passer que par la petite porte du parc… si elle en avait la clef…

 

La fureur de Milon était telle qu’il en oublia toute pudeur dans cette enquête conduite devant les domestiques. Il dit tout haut : « Elle n’est pas sortie à pied en toilette de soirée ! »

 

Il ne s’en dirigea pas moins vers la petite porte à laquelle le concierge avait fait allusion. On la lui ouvrit. Mais là, rien ne le renseigna. La route s’allongeait toute blanche et sèche, sous la lune. Si on était venu chercher sa femme en auto, ce n’était pas la route qui eût pu le lui dire.

 

Il revint au château, agitant dans son cerveau dix projets. La nuit ne se passerait pas sans qu’il sût où sa femme pouvait aller se distraire !… Il la croyait accablée sous les coups qui frappaient sa maison… et elle courait les soirées dans les châteaux des environs… et, naturellement chez des gens qui ne devaient pas être ses amis, à lui, Lauenbourg, mais des amis de Corbières et de sa traîtresse de fille…

 

Ah ! il était encore plus lâche qu’il ne le croyait !… Ceci le ramenait encore à la politique. Pas une seconde le soupçon ne l’effleura que sa femme pouvait le tromper. Souvent elle s’était cruellement jouée de lui, mais c’était une honnête femme.

 

Comme il venait de rentrer au château, ne sachant encore à quoi se résoudre, le concierge accourut à nouveau : « Monsieur ! il y a là un homme qui demande à parler à monsieur tout de suite. Je voulais le renvoyer, mais il m’a affirmé que monsieur le recevrait tout de suite quand il saurait son nom. »

 

Et il tendit à Lauenbourg une enveloppe fermée que l’autre déchira. Une carte. Un nom : « Roger Dumont ».

 

En d’autres circonstances, Lauenbourg eût pu croire à une plaisanterie. Il eut tout de suite le sentiment que cette incroyable visite se rapportait aux événements de cette nuit. Il donna l’ordre d’introduire.

 

Le Norvégien entra. D’abord, Lauenbourg ne le reconnut pas, mais il dut se rendre à l’évidence quand Roger Dumont, de cette voix un peu triste et monotone et toujours si déférente, lui dit : « Je sais, monsieur le Premier, que vous me faites chercher partout où je ne suis pas. Vous me trouverez, monsieur le Premier, partout où je puis vous servir et c’est pourquoi je suis ici ce soir ! Je regrette ce qui s’est passé et je crois qu’il est temps que vous le regrettiez autant que moi ! Notre alliance telle que je l’avais imaginée nous eût rendus invincibles. Au lieu de cela, je me vois obligé de me déguiser honteusement, mais, tout traqué que je suis, j’oserai dire la vérité en face à M. le ministre. Il l’est au moins autant que moi ! Nos ennemis à l’un et à l’autre sont à la veille de triompher. Rien cependant n’est encore perdu si vous consentez à m’écouter. Je suis venu pour vous instruire des coups qui vous frappent et de ceux que l’on vous destine. Le plus urgent est d’y parer. M. le ministre a trouvé son plus cruel ennemi dans sa famille. Mais Mlle Lauenbourg, croyez-moi, n’a pas été la plus terrible. Sa mère, monsieur le ministre, vous trompe ! »

 

– Comment ! elle me trompe ! sursauta Lauenbourg. Qu’entendez-vous par là, Dumont ?

 

– Tout ce que vous pouvez imaginer. Elle vous trompe !… et cela avec un homme qui a toute votre confiance et qui est la source de tous les maux dont vous souffrez !…

 

Lauenbourg s’était levé, hors de lui.

 

– Tu vas me dire son nom !

 

– Vous ne me croiriez pas !… Je vais vous le faire voir, c’est mieux !

 

– Quand ?

 

– Tout de suite !…

 

– N… de D… ! Dumont ! Vous savez où elle est ce soir, vous ?

 

– Je vais vous y conduire. Laissez-moi monter à côté de votre chauffeur. J’arrêterai l’auto à temps… et je vous jure que vous les pincerez en flagrant délit ! Mais attention, monsieur le Premier, pas de bêtises. La partie n’est encore belle qu’autant que vous la dominerez !… Vous êtes toujours armé, donnez-moi votre revolver !…

 

Lauenbourg était terrible à voir. Il avait les yeux injectés de sang. Cependant, il donna son revolver.

 

Roger Dumont le prit et le mit dans sa poche : « Allons ! »

 

L’auto s’arrêta en plein champ, au carrefour de deux chemins, derrière une haie.

 

Roger Dumont descendit. Lauenbourg était déjà près de lui. Ils marchèrent cinq minutes en silence.

 

Sur leur gauche, l’Oise apparaissait de temps à autre en plaques lumineuses. Roger Dumont arrêta Lauenbourg et lui montra quelques bâtiments.

 

– C’est là l’hôtel où ils ont rendez-vous. Voilà ce que vous devez faire : vous allez pénétrer dans la cour, près d’une tonnelle, vous trouverez un petit escalier. Vous monterez au premier étage, dans le couloir deuxième porte à gauche. C’est là. Et surtout ne vous étonnez de rien. Quoi qu’il arrive, soyez patient. Si une domestique vous arrête, vous passerez en disant : « Je suis attendu ». Ne vous occupez pas de moi ; je veille, je serai derrière vous quand il le faudra !

 

Lauenbourg gagna « l’hôtel » à grands pas. Il fut dans la cour, il vit l’escalier. Mariette se présenta à lui, il dit : « Je suis attendu !… » Il se trouva en face de la seconde porte qu’on lui avait indiquée.

 

Brusquement, il l’ouvrit et la referma derrière lui. Là, il fut bien étonné… personne !…

 

C’était une salle de consommation quelconque, sur les tables de laquelle traînaient encore des bouteilles et des verres à moitié pleins. Il pensa : « J’ai dû me tromper !… » mais il se rappela que l’autre lui avait dit : « Soyez patient ! » et tout d’abord, il n’avait pas très bien compris cette recommandation. « Soyez patient » signifiait sans doute qu’il verrait sûrement tout à l’heure. Voir quoi ?… Sa femme en tenue de gala, dans cette salle ignoble ?

 

C’est là qu’elle donnait rendez-vous à son amant ?

 

Il comprenait de moins en moins : « Je me demande si je ne vais pas devenir fou ! »

 

Il s’avança vers la fenêtre qui était fermée, il l’entrouvrit… il regarda dans la cour, prudemment, sans se découvrir… Cette cour était pleine d’autos et d’autos de grand luxe… Dans cette modeste auberge… qu’est-ce que cela signifiait encore ?… Son regard fit le tour des bâtiments, à droite, à gauche… rencontra le pavillon de peintre en face et… et alors voilà que, brusquement, dans sa mémoire, un souvenir jaillit… un joyeux souvenir…

 

Mais oui !… mais cette auberge, il la reconnaissait… il y était déjà venu en plein jour… et ce pavillon !… il ne pouvait se tromper… Ah ! il le connaissait bien le pavillon !… c’était le pavillon de M… de ce bon M. Barnabé… de ce bon cocu de M. Barnabé…

 

Ah çà ! mais qu’est-ce qu’il était venu faire ici, lui, Lauenbourg, ce soir ?… en face du pavillon de M. Barnabé ?…

 

Surprendre sa femme ?… avec qui ?

 

Voyons ! voyons !… certaines paroles de Roger Dumont : « Si je vous disais avec qui, vous ne le croiriez pas ! » Ah ! ça ! mais, par exemple !…

 

Il eut un rire idiot… mais il étouffait… il ouvrit la fenêtre toute grande.

 

En face, dans l’atelier, aux vitres éclairées, un rideau fut déplacé.

 

Ah ! ses yeux ne quittaient pas ce vitrage diabolique où l’ombre de M. Barnabé venait d’apparaître. Et le rideau venait de se refermer mais pas avant que lui, Lauenbourg, n’eût le temps d’apercevoir une haute silhouette, à demi dévêtue…

 

Il tourna sur lui-même, se raccrocha au mur, rugit, bondit hors de la pièce… traversa la cour comme une flèche, ne s’étonna même point que la porte du pavillon cédât tout de suite sous sa poussée, n’entendit pas le galop derrière lui de deux hommes qui accouraient sur ses talons. Mais quelle que fût leur précipitation, Roger Dumont et Daniel arrivèrent trop tard. Un coup de feu avait déjà fait son œuvre quand ils se saisirent de l’arme avec laquelle Milon-Lauenbourg venait de tirer sur sa femme, car Roger Dumont ignorait une chose, c’est que le Directeur de l’U. R. B. avait deux revolvers sur lui.

 

La malheureuse gisait maintenant au pied de la table, la poitrine en sang ; sa main s’accrochait encore à la nappe où les reliefs d’un souper d’amoureux traînaient à côté du seau à champagne. Ses belles jambes, gantées de soie d’or, comme les aimait M. Barnabé, s’étalaient dans l’impudeur de la mort. L’agonie de la malheureuse avait été rapide, celle de Lauenbourg commençait. Il râlait de douleur et d’horreur. S’il était désarmé, M. Barnabé en face de lui ne l’était pas. Et c’est le revolver en main que le bonhomme s’avança pour lui dire : « Tu as eu tort de tuer ta femme, je l’aimais beaucoup !… mais tout de même, je ne suis pas fâché que tu aies vu ça ! »

 

XXIII

LA DESCENTE AUX ENFERS


On suppose bien qu’après le drame, Mme Milon-Lauenbourg fut décemment enterrée, ainsi que le drame lui-même.

 

Beaucoup plus tard cependant, grâce à certaines indiscrétions suscitées sans doute par les amis de Turmache, on put à peu près établir les faits : le fils Ternisien emportant le cadavre de Mme Lauenbourg dans l’auto restée à la lisière du bois sur les derrières du pavillon, Roger Dumont, revenant avec le ministre au château dans l’auto qui les avait amenés, Lauenbourg remontant directement dans son appartement tandis que Roger Dumont allait ouvrir la petite porte du parc et aidait le fils Ternisien à transporter le cadavre dans l’appartement de Mme Lauenbourg ; Nounou accourant à demi folle et qu’on fit taire, par la terreur.

 

Le ministre avait téléphoné à Baruch qui arrivait deux heures plus tard. Toutes dispositions furent prises pour éviter le scandale. « Morte d’une embolie ». Et Mme Lauenbourg, enterrée après une cérémonie très simple, dans le cimetière de Pontoise (pour obéir aux dernières volontés de la défunte…)

 

Milon y montra, lors de l’inhumation, une douleur touchante et peut-être réelle. Sur ses indications, on construisit hâtivement un beau caveau où il se réservait une place auprès de sa femme pour plus tard… le plus tard possible ! Voici pour l’Histoire.

 

Et maintenant, rentrons dans l’ombre de cette nuit terrible où ce bon M. Barnabé vient d’être si cruellement frappé dans ses plus chères affections…

 

Dans l’auberge, qui était placée, comme nous l’avons dit, à une distance appréciable du pavillon, on n’avait pas entendu le coup de feu ; on ne s’était aperçu de rien.

 

Dans l’atelier, où il eût été difficile de relever les dernières traces du drame, ce bon M. Barnabé était resté, un masque affreux où, dans une pâte ramollie, le vice invisible et présent creusait d’un doigt sordide toutes les marques de l’ignominie, l’aveu d’une âme pourrie.

 

Roger Dumont reparut devant lui : « Tout est arrangé ! »

 

– Pour moi, tout est fini ! Il ne me reste plus qu’à venger la morte. Ça va être vite fait. Et ne me dis pas que tu ne comptais pas là-dessus, Roger Dumont ! Tu pensais que tant qu’elle vivrait, je ne parlerais pas !… Bien calculé ! Tout de même tu es un assassin !… Tu m’avais juré qu’il n’arriverait rien, que nous ne risquions rien, et tu avais glissé dans la poche du monsieur un revolver…

 

– Je vous jure, monsieur Barnabé…

 

– Tu dis peut-être la vérité, mais je ne te crois pas ; alors autant te taire !… Au fond ce n’est pas à toi que j’en veux… c’est à moi qui ai été assez bête d’aller te chercher pour organiser l’affaire. On n’est pas plus imbécile. Mais c’était plus fort que moi, tu comprends !… Je ne vivais plus que pour ça !… pour cette idée-là depuis deux ans. Je sentais que mon bonheur ne serait complet que s’il me surprenait ici, avec sa femme !… Je devrais être content ! seulement, il l’a tuée, voilà. Je m’étais mis à l’aimer, moi, cette femme-là !… Enfin, n’en parlons plus, on n’est pas des gosses !…

 

Il s’était soulevé de son siège, il était courbé en deux, les bras ballants, il vint péniblement jusqu’à Roger Dumont, et leva vers lui sa tête de belette : « Qu’est-ce qu’il dit maintenant ? »

 

– Il pleure dans les bras de Baruch !

 

– Non !… Ah çà !… M. Legrand pleure dans les bras de Baruch ! Eh bien, mon vieux, merci. Tu sais, tu es pardonné. Écoute, je vais même te dire une chose… c’est plus beau comme ça ! Il l’aimait, il ne pouvait pas y toucher ! il la surprend quasi dans mes bras et il la tue !… c’est complet ! Au fond, on ne peut pas demander mieux ! Et maintenant, cher monsieur, au travail ! la journée n’est pas finie, elle commence. Réjouis-toi, Roger Dumont, je vais te livrer M. Legrand !

 

– La besogne est déjà à moitié faite.

 

– Oui, ça n’a pas trop mal réussi notre petit truc avec ces messieurs de la bande… et Daniel appelle ces gens-là des as ! Alors ?

 

– Alors, ils se sont fait prendre, l’un après l’autre comme des lapins, on peut dire dans le même trou en pleine campagne… Oh ! ma souricière était bien établie !…

 

– Tiens ! voici les adresses de ces messieurs à Paris… Que les perquisitions soient faites dans la matinée.

 

– Comptez sur moi : aussitôt arrivé à Paris, je vais réveiller Viennet.

 

– Directement !… et ne parle qu’au procureur de la République, que Baruch n’en sache rien !… et que la police judiciaire, le parquet soient saisis dès la première heure.

 

– Vous pensez !…

 

– Buwler, Volski, surtout ! qu’on les soigne ! Ils ne peuvent pas nier… leurs autos sont encore ici… Qu’on les fasse saisir, c’est une preuve !

 

– Et quelle preuve !… Vous savez que Milon, en passant dans la cour, a dit à Mariette : « Je suis attendu ! » et il est allé sans demander son reste s’enfermer dans la chambre où les autres étaient censément toujours là, attendant M. Legrand ! Ça, c’est de moi !

 

– Compliments ! un enfant y aurait pensé !…

 

Il entra dans sa chambre et en ressortit avec un dossier énorme solidement ficelé et cacheté : « Tu vas porter tout ça chez Viennet ! Une seconde ! j’ai encore un cadeau à te faire ou plutôt à faire à Viennet : ce petit livre, si joliment relié, je te conseille de ne pas le perdre en route… Hein ? quoi ?… Eh bien oui ! un code sur la mitoyenneté, ça peut servir à un homme de loi… ça servira à Viennet, crois-moi ! Adieu, Roger ! je n’ai plus rien à te donner ! Laisse-moi à ma douleur… »

 

* * *

 

Le lendemain, il y avait un singulier mouvement au Palais et dans tous les services judiciaires. On disait que le procureur de la République était arrivé à la première heure et s’était enfermé dans son cabinet où il avait reçu des visites assez mystérieuses : à deux heures, on signala l’arrivée de M. Baruch. M. Viennet et M. Baruch restèrent enfermés deux heures.

 

Inutile de dire combien parut sensationnelle cette entrevue du procureur de la République et du ministre de l’Intérieur, au Palais de Justice même. On raconta que Viennet avait refusé de se rendre au ministère, prétextant qu’il avait à expédier une besogne trop urgente.

 

Quelle besogne ?… Les interviewers se heurtèrent d’abord à un silence absolu… et puis le bruit courut et transpira dans la presse qu’on était enfin sur les traces de M. Legrand, et que l’arrestation de celui-ci n’était plus qu’une question d’heures !…

 

Entre-temps, on apprenait que Mme Lauenbourg venait de succomber à une embolie au château des Romains… on ne parla plus pendant vingt-quatre heures que de ces deux événements, et de la douleur de « M. le Premier… »

 

Jusqu’à l’inhumation, ses ennemis les plus acharnés lui accordèrent une trêve qui fut décemment prolongée de quarante-huit heures.

 

Or, au Palais, le grand émoi semblait s’être calmé. M. Viennet n’y faisait plus que de courtes apparitions. Baruch, retour du château des Romains, restait invisible, se disant souffrant ; les Chambres étaient encore en congé pour quelques jours.

 

Un singulier repos pour Lauenbourg et plein d’angoisse, comme le calme plat avant la tempête.

 

– Eh bien ! Et M. Legrand ? M. Legrand qu’on devait arrêter ? « Ce n’était plus qu’une question d’heures ! » Ce thème, repris par le journal de Tromp, devenait un sujet de plaisanterie, de chroniques parisiennes. On se faisait la main…

 

Deux jours avant la rentrée des Chambres, Baruch donna signe de vie. Il fit téléphoner par son chef de cabinet à William Lauenbourg, le frère du ministre, de venir le trouver place Beauvau.

 

William arriva à trois heures de l’après-midi ; il ne sortit du ministère qu’à sept heures du soir.

 

Les journalistes qui étaient étonnés de l’absence prolongée de Milon-Lauenbourg, lequel n’avait pas reparu au Trésor ni à sa banque depuis la mort de sa femme, et qui se doutaient qu’il se passait quelque chose de très grave, attendaient William à sa sortie.

 

Ce cadet des Lauenbourg était corpulent et sanguin. Ils virent passer un spectre.

 

Il les écarta d’un geste de la main et se jeta dans son auto.

 

À partir de cette visite, les événements se précipitèrent. Le lendemain les bruits les plus étranges coururent dans les couloirs de la Chambre où les députés, retour de leurs circonscriptions et qui n’en étaient pas plus fiers pour ça, s’inquiétaient de ce qui avait pu se passer en leur absence. Un soir, on apprit que Viennet avait eu une nouvelle entrevue avec Baruch.

 

Pour le lendemain matin, veille de la rentrée des Chambres, on avait annoncé un conseil de cabinet, mais il n’eut pas lieu. Baruch reçut ce jour-là quelques ministres, tout à fait dans le particulier, et il fut impossible de savoir ce qui s’était dit dans cette réunion intime. D’autre part, la famille Lauenbourg restait inaccessible. On savait seulement que le second frère, Arthur, avait passé la journée avec William et qu’ils avaient été rejoints vers les cinq heures par le beau-frère Parisol-Lauenbourg.

 

On s’attendait aux plus graves événements pour l’ouverture de la Chambre.

 

L’affaire Legrand revenait sur l’eau. Certains affirmaient que, dès l’ouverture de la séance, le procureur de la République allait intervenir pour exiger des poursuites. Des parlementaires, des ministres même se seraient faits les complices, sans le savoir, de la plus grave organisation de brigandage que l’on pût rêver.

 

La rue était calme. On n’y était pas habitué. On trouvait cela plus grave que tout.

 

Revenons au château des Romains, à la veille de la rentrée du Parlement.

 

Que s’y passa-t-il exactement ? Ce dut être plus terrible que tout ce que l’on peut imaginer. Comment mourut Milon-Lauenbourg ?

 

Comme, après le drame, ceux qui avaient été appelés au pouvoir – Baruch et sa séquelle – avaient un gros intérêt à ne rien élucider, peut-être n’aurait-on jamais bien connu les choses si une femme de service qui fit secrètement un rapport pour Roger Dumont (réinstallé chef de la Sûreté générale par Baruch) n’avait complété ce rapport par une lettre à son amant, lettre qui nous est passée, beaucoup plus tard, sous les yeux. Cette femme de service n’était certainement pas la première venue. Et quant à nous, nous ne saurions douter que ce fût Thérèse, la première femme de chambre de Mme Lauenbourg.

 

« Le 12, en se mettant à table pour dîner, monsieur commanda qu’on lui tînt son bagage prêt pour le lendemain (lendemain, rentrée des Chambres).

 

« On venait d’enlever le potage quand il y eut des bruits de trompe à la grille. Trois autos. C’était toute la famille Lauenbourg qui arrivait, hommes, femmes, enfants. Personne n’était prévenu. Le patron, étonné, alla au-devant d’eux. William dit : « Le bruit a couru que tu étais souffrant. Nous sommes venus pour te soigner ! » Cela, je l’entendrai toute ma vie…

 

« Nous improvisâmes un dîner, vaille que vaille… auquel, la plupart ne touchèrent point, à l’exception des enfants qui dévorèrent. Monsieur avait voulu faire asseoir deux de ses belles-sœurs à ses côtés, mais Parisol insista pour prendre la place de sa femme : « J’ai quelque chose à dire à Milon. »

 

« Quelques heures après, je me suis rappelé ce détail. Il avait son importance. La conversation fut sans grand intérêt et difficile. Visiblement, le patron ne paraissait pas enchanté de l’arrivée inopinée de toute cette smala.

 

« Après dîner, ces messieurs s’enfermèrent avec le café et les liqueurs dans le bureau. Les enfants montèrent se coucher. Les femmes restèrent dans le petit salon. Elles n’échangèrent pas dix paroles. On avait l’impression qu’elles n’osaient pas se regarder…

 

« Dans le bureau, voilà ce que j’ai pu voir et entendre, grâce à des moyens à moi repérés depuis longtemps. William était debout devant la table ; Milon-Lauenbourg, en face, renversé sur son fauteuil, la figure écarlate, les yeux hors de la tête le fixait avec des yeux de fou. Arthur et Parisol avaient rapproché leurs chaises.

 

« William disait : « Tu comprends que nous n’avons pas de temps à perdre en jérémiades… les protestations sont inutiles… Viennet a toutes les preuves… Baruch les a vues… Tes complices sont arrêtés… Barnabé a donné tous les détails de ta comptabilité et de ta sous-comptabilité… Il est prêt à témoigner ! et c’est sans doute à cette condition qu’on le laissera tranquille ou à peu près ! Les histoires de Corbières ne sont que jeux d’enfants à côté de cette formidable organisation de M. Legrand ! Mais, mon cher, il faut te rendre à cette terrible évidence qu’on ne peut à la fois commander à des honnêtes gens et à des bandits ! »

 

« – Vous êtes tous des bandits ! râla le patron.

 

« – Tu t’es cru au-dessus de tout ! continuait William et que tout t’était permis… eh bien ! voilà où tu en es ! plutôt où nous en sommes… Nous allons tous périr ignominieusement par ta faute, nous, nos femmes, nos enfants !

 

« – Mais, je proteste ! je vous jure… je vous jure à tous…

 

« – Tu ne m’as répondu que par des stupidités, indignes de toi, au questionnaire que je t’ai apporté… à la copie de quelques documents que j’ai pu me procurer par Baruch… Baruch a fait tout ce qu’il a pu, je te le répète… Et, au fond, s’il a obtenu de Viennet quelques jours de répit, c’est que celui-ci en avait besoin pour contrôler certains points et aussi parce qu’il ne voulait faire éclater sa foudre qu’après la rentrée des Chambres… j’ai fait tout promettre à Viennet. Sais-tu ce qu’il a répondu à Baruch ? « Je voudrais arrêter le scandale que je ne le pourrais plus. Il n’y a qu’une chose qui pourrait me permettre de laisser dans l’ombre le rôle primordial joué dans cette affaire par Lauenbourg », mais cette chose, j’hésite à te la dire, parce qu’après tout je ne sais pas si tu as le courage de l’entendre ! »

 

« Le patron se redressa sur son siège : « Ah ! vous êtes venus pour ça ! pour me dire ça ! car j’ai compris, va… Vous voulez que je me tue ! »

 

« Il y eut un affreux silence…

 

« Alors l’autre retomba : « Les lâches ! ils me doivent tout !… tout !… Toi, Arthur, que j’ai aimé comme un fils. Toi, Parisol, pour qui j’ai tant fait, à qui j’ai tout donné ! Toi, William, que j’ai sauvé dix fois ! car tu allais un peu fort, toi aussi ! Et ils sont venus avec leurs femmes, avec leurs enfants, pour me crier : « Tue-toi ! » Ah ! les salauds ! mais j’aurais fait ce dont on m’accuse que je ne me tuerais pas ! rien que pour vous embêter.

 

« William dit froidement : « J’ai mission de t’avertir qu’on ne te laissera pas échapper ! Vois où ça te mène ! je ne te parle plus de nous. Tu appartiens à la justice de droit commun et tu sais quel en est le dernier représentant… C’est à toi de choisir… Voilà un flacon… c’est du poison.

 

« – Un poison de tout repos, merci !

 

« – Pas de douleur et pas de traces… mais mort d’une angine de poitrine ! Choisis entre l’angine de poitrine ou autre chose… Adieu, Milon !

 

« Et ils sortirent. William glacé, Arthur tremblant, Parisol farouche.

 

« L’autre resta en face de sa fiole. Il la prit, la regarda, hésita. Je vis à ses yeux qu’il avait peur… Il baissait la tête, la tournait de droite, de gauche, comme un voleur traqué, et comme s’il essayait de découvrir un chemin par où il pourrait encore fuir son destin. C’était grand-pitié de le voir. Je n’ai jamais assisté à quelque chose de plus déchirant. Il râla : « Je suis f… ! Je ne peux plus m’en tirer ! Baruch et Viennet sont d’accord… mais c’est Barnabé qui me tient ! »

 

Là-dessus, le voilà qui se redresse comme s’il avait été touché par une pile électrique et qu’il fiche la fiole par la fenêtre, à travers le carreau qui vola en éclats.

 

« – Tout de même, hurla-t-il, ils ne m’auront pas comme ça !

 

« Là-dessus, il court à son secrétaire, ouvre un tiroir, revient avec un dossier et se rassoit à son bureau…

 

« J’en avais assez vu pour le moment, j’étais curieuse de savoir ce qui se passait en bas.

 

« Toute la famille était réunie dans le petit salon. Les hommes fumaient des cigarettes, les femmes feuilletaient des albums. Et le silence.

 

« Il était exactement onze heures et demie quand William dit : « Je vais voir ce que fait Milon. Il nous avait dit qu’il allait descendre ». Les trois hommes remontèrent. Je les suivais comme si mon service m’avait appelée par là. Après un léger coup frappé à la porte, ils pénétrèrent dans le bureau ; j’entendis une sourde exclamation d’Arthur, presque un sanglot ! La porte avait été refermée rapidement, mais j’avais eu le temps de voir Lauenbourg, renversé sur son fauteuil, les bras ballants, la bouche ouverte… Je restai là, dans le couloir, comme changée en statue. Et puis la porte se rouvrit et William appelait : « Vite ! Thérèse ! Monsieur s’est trouvé mal ! appelez ces dames ! Il va falloir transporter monsieur dans sa chambre ».

 

« Mais ce fut plus fort que moi, j’entrai d’abord dans le bureau et courus à monsieur ; je me penchai sur lui et je m’écriai : « Mais il est mort ! » Je me retirai en constatant que le dossier qu’il avait quelques instants auparavant devant lui avait disparu…

 

« Je passe sous silence les larmes de la famille, l’arrivée du docteur dévoué, etc. Celui-là, on l’a entendu répéter pendant trois jours : « Il ne faut pas s’étonner, la mort de sa femme lui avait porté un coup terrible et puis il fumait trop ! des cigares énormes… Pour moi qui le soigne depuis longtemps, l’angine de poitrine était indiquée ! je l’attendais… »

 

« Encore quelques mots et quelques faits qui ont leur importance. Les dames passèrent la nuit à le veiller. Les hommes à brûler des papiers… Il ne doit plus en rester un seul dans les tiroirs du château des Romains…

 

« Avant qu’ils ne s’enfermassent pour cette besogne, j’avais distinctement entendu William dire à Parisol : « J’ai bien cru quand nous l’avons quitté qu’il n’en aurait pas le courage ! » et Parisol lui répondit : « Moi aussi ! » mais il prononça ces deux mots d’une façon assez singulière.

 

« Juste à ce moment Arthur les rejoignit ; il avait l’air complètement abruti : « J’ai retrouvé le flacon sur la pelouse ! fit-il… ça n’a pas été sans mal… mais il est intact !

 

« – Comment ! intact, sursauta William… tu veux dire qu’il n’est pas brisé ?

 

« – Regarde, il est encore plein !

 

« Ce fut au tour de William de ne plus comprendre… Du reste, moi non plus, je ne comprenais pas ! William et Arthur regardèrent Parisol… Celui-ci était très pâle, la figure fermée, énigmatique… trop énigmatique : « Au fond, il vaut mieux qu’il soit mort d’une vraie angine de poitrine », laissa-t-il tomber d’une voix qui me glaça…

 

« Arthur regardait maintenant Parisol avec épouvante, mais William fixait Parisol, si j’ose dire, avec admiration…

 

« William les entraîna. Ils n’avaient plus rien à s’apprendre ni les uns ni les autres.

 

« Parisol, plus fort que les autres, avait su prendre, pendant le repas, ses précautions. Je compris pourquoi il avait tenu à s’asseoir a côté du patron. Au fond, c’est lui qui a sauvé la famille. Ils lui doivent une fière chandelle. Mais tu verras que les deux autres s’en débarrasseront. »

 

Nous n’avons rien à ajouter à cette lettre. Les faits qui suivirent sont connus. Deux jours plus tard Milon-Lauenbourg avait rejoint sa femme dans le caveau de famille de Pontoise. Baruch, qui venait d’être chargé de former un nouveau cabinet, prononça l’un des plus beaux discours. Ce fut moins son prédécesseur au pouvoir qu’il pleura que son ami. Baruch a toujours passé pour un sentimental.

 

Tout de même, il y a des choses qui ne passent pas. On peut beaucoup demander à la crédulité publique et puis tout à coup elle dit : non ! Deux morts coup sur coup, comme celles-là, c’est trop ! Une embolie et une angine de poitrine ! Peut-être que si l’on avait trouvé autre chose… peut-être aussi, que, même si ces morts avaient été naturelles, on n’y eût point cru. La disparition du « cas Lauenbourg » de l’horizon politique et judiciaire arrangeait trop de monde pour ne point exciter la furieuse curiosité des autres.

 

Le cadavre de Lauenbourg n’était pas plus tôt dans sa tombe qu’il commença, suivant une horrible expression populaire, reprise en une autre circonstance par un historien de nos crises politiques, à bafouiller !

 

Les émanations qui s’en échappèrent ne tardèrent point à empuantir l’atmosphère gouvernementale où respirait difficilement Baruch.

 

Instruite en sous-main par certains agents de Turmache, la presse d’opposition se montra bien indiscrète sur quelques démarches, conciliabules, rendez-vous secrets où se trouvaient mêlés le monde politique et le monde judiciaire. On se rappela la figure que faisait William Lauenbourg en sortant de chez Baruch… La soirée de famille au château des Romains apparut des plus suspectes. Il y eut une interpellation. Bref, il n’y avait pas un mois que Baruch avait le pouvoir qu’il se voyait dans la nécessité « pour faire taire les mauvais bruits », de faire procéder à l’exhumation du corps de Lauenbourg. Au bout d’un mois de décomposition, il pensait bien ne rien risquer et il avait raison… en ce qui concernait Lauenbourg… mais son malheur fut que la presse de Turmache ne se contenta pas d’un seul cadavre et qu’il lui fallut aussi celui de Mme Lauenbourg.

 

« Cette mort, écrivait le petit Paskin, est encore plus mystérieuse que celle de l’ancien président du conseil… Il s’est produit au château des Romains au moment du décès de Mme Lauenbourg certains faits qui restent encore à expliquer. Mme Lauenbourg savait beaucoup de choses ! Sa mort a pu ne pas être inutile à certains ! »

 

Voilà où l’on en était, les vivants retournaient les cimetières « pour aérer l’atmosphère » (style Paskin…).

 

Tant est que la double exhumation eut lieu, ou plutôt fut tentée, car si l’on retrouva bien le corps de Lauenbourg on ne retrouva plus celui de sa femme. Le cercueil était vide.

 

Le lendemain de cette découverte, le ministère Baruch était mis en minorité. Le ministère Turmache prit sa place.

 

XXIV

LA DERNIÈRE DE M. BARNABÉ


À chaque changement de ministère, Roger Dumont grandissait. On ne pouvait rien sans lui. Il tenait tous les secrets et il en jouait selon son jeu. Tous les autres, même Turmache, se sentaient au bout de ses ficelles. On le craignait. On lui accordait tout ce qu’il demandait, moins cependant le ministère de la justice et le haut commandement de la gendarmerie. « En somme, se disait-il, me voici revenu où j’en étais arrivé avec Milon ! »

 

Cette constatation ne le rendait point mélancolique. Il avait foi en l’avenir. Le parti Corbières s’organisait. Et nous croyons ne pas trop nous avancer en disant que Corbières ne rejetait plus certains conseils venus de Roger Dumont. Ainsi la ligue ne s’appelait plus antiparlementaire, ce qui était une faute qui l’avait privée de bien des concours, mais extra-parlementaire, ce qui répondait mieux à l’idée de Corbières, qui ne voulait point que le Parlement fût tout en France. Son système de décentralisation s’accommodait très bien de cette nouvelle formule. Le révolté rentrait donc dans la politique. Il le faut bien pour aboutir et surtout pour avoir des lendemains.

 

Roger Dumont pensait toujours au lendemain. En cela il était peut-être plus fort que Fouché, mais il l’était moins que Talleyrand…

 

Six mois s’étaient écoulés depuis les derniers événements. Les partis semblaient s’accorder une sorte de trêve en attendant la furieuse bataille des élections générales qui n’étaient pas très éloignées quand, un soir que Roger Dumont sortait de son bureau, l’huissier lui remit un pli. « Je n’ai pas voulu déranger M. le secrétaire général, c’est une espèce de paysan qui vient d’apporter cette lettre à l’instant. Il insistait pour vous la remettre en mains propres, je l’ai envoyé promener. »

 

Roger Dumont lut : « Monsieur le directeur, si vous vous souvenez encore d’un certain M. Barnabé, faites-lui donc le plus grand plaisir en venant le voir demain mardi aussitôt que vous le pourrez. Vous le trouverez toujours dans son petit pavillon. Ce qu’il a à vous dire ne manque point d’intérêt. À demain sans faute, car après-demain il serait peut-être trop tard. Signé : Barnabé. »

 

« Tiens ! tiens ! fit Roger, ce bon monsieur Barnabé, depuis qu’il m’a si bien aidé dans cette affaire Legrand, ma foi, je l’avais complètement oublié… Mais ça n’a plus d’intérêt, ça, Barnabé ! Ma foi, on ne sait jamais… j’irai pour lui faire plaisir… et puis, je lui dois bien ça ! »

 

Roger Dumont fut très occupé le lendemain. Son auto ne le déposa que vers six heures du soir dans la cour de l’auberge du Bac. Aussitôt Mariette se précipita vers lui :

 

– C’est vous, monsieur Roger Dumont ?

 

– Oui, ma belle !

 

– Ah ! mon Dieu ! mais c’est le Norvégien !

 

– Oui, ma belle !

 

– Oh ! monsieur, comme vous venez tard ! voilà dix fois que ce pauvre M. Barnabé fait demander si vous n’êtes pas là ! Il vous attendait ce matin…

 

– Mais il n’est pas malade, ce pauvre M. Barnabé ?

 

– Oh ! il est bien bas… Un coup de froid attrapé sur la rivière, il y a un mois… là-dessus une pneumonie… pour moi, il ne s’en relèvera pas.

 

Elle ouvrit la porte du pavillon et monta avec Roger Dumont jusque dans l’atelier, en criant : « Le voilà ! c’est lui. »

 

– Eh bien ! f… le camp ! fit la voix rauque de M. Barnabé et qu’on ne te revoie plus.

 

– Croyez-vous, monsieur ! et moi qui le soigne si bien ! Elle dégringola.

 

Dumont poussa la porte de la chambre. À la vérité, M. Barnabé n’était plus que l’ombre de lui-même. Il tendit vers le visiteur des bras décharnés et retomba sur son oreiller… « Enfin, vous voilà ! vous voilà !… j’ai cru que vous ne viendriez jamais !… c’est que je me sens bas, vous savez ! j’en ai encore pour deux ou trois jours, tout juste. Asseyez-vous là… ne parlez pas ! c’est inutile… C’est moi qui ai à vous dire des choses ! Vous, je vois que l’affaire vous a réussi, mais moi… depuis la mort de cette pauvre femme, je n’ai jamais pu reprendre le dessus… Une morte tout de même, c’est pas comme une vivante ! Dites donc, croyez-vous qu’on s’est bien vengé de Lauenbourg ? Eh bien ! on s’en est encore plus vengé que vous ne le croyez, Roger Dumont ! parce que je vais vous dire, M. Legrand, hein ? Le fameux M. Legrand ! Et bien ! le fameux M. Legrand, ça n’était pas lui ! c’était moi ! »

 

Roger Dumont faillit basculer sur sa chaise. Il parvint à se lever, grogna des paroles inintelligibles, et puis, finalement, salua et se rassit. Il ne doutait pas de ce qu’il venait d’entendre. Ce bonhomme-là était tout de même plus fort que lui. Il n’avait qu’à s’incliner.

 

– Mais vous devez être prodigieusement riche ! fit le policier.

 

– Moi, pas le sou ! ou à peu près. À propos, si vous voyez André ou Daniel, vous pouvez leur dire que le peu que j’avais, je me suis arrangé pour que ça aille à la caisse des petites sœurs des pauvres ! C’est de l’argent honnête. Elles peuvent l’accepter ! Avant, j’étais avare ! mais ça m’a cessé quand j’ai eu à me venger ! À partir de ce moment-là, l’argent a été moins que rien pour moi ! j’ai monté toute l’affaire pour avoir sa peau à lui et à celle de sa femme !

 

« Avec l’organisation de l’U. R. B. ça n’a pas été sorcier ! Nous avions des renseignements sur tout. C’est alors que j’ai eu l’idée de les faire servir à d’autres choses qu’à des transactions commerciales et à des coups de Bourse. Il n’y a plus eu une grosse affaire de vol, d’assassinats pour héritage – moi que les gens crèvent, je m’en f… – je vais bien crever – d’escroquerie, d’abus de confiance, de chantage en Europe qui n’ait versé son denier à Dieu, à l’U. R. B., soit dit à M. Legrand.

 

« J’avais mon homme de confiance pour me tenir en relations utiles avec les chefs de bandes internationales. Je ne vous tairai pas son nom. Ça ne lui fera plus rien. Il est mort. Oui, un moment est venu où il m’a fallu m’en débarrasser. »

 

– Martin l’Aiguille ! prononça le policier.

 

– Tu l’as dit ! mais tu as toujours cru et j’ai tout fait pour te faire croire qu’il obéissait à Milon ; c’est à moi qu’il obéissait, à moi qui l’avais pris la main dans le sac… un faux de deux cent mille, il n’a pas bronché ! Il m’appartenait. Je lui en ai donné deux cent mille, tant qu’il en a eu besoin, mais il les a bien payés, à la fin ! Il en savait trop au moment du grand coup…

 

« Crois-tu que c’est rigolo, Dumont ! Il n’y avait que Lauenbourg qui ignorait que toutes les pépites de M. Legrand gonflaient ses coffres… J’étais maître de la comptabilité, n’est-ce pas ? Nous avions une sous-comptabilité dans laquelle il n’y avait que moi qui voyais clair… je vous prie de croire que j’ai fait de la ventilation entre les deux comptabilités… Milon croyait toucher sur le coup des pétroles de Transylvanie, il empochait la galette du Malville de Pondichéry avec trois cadavres autour ! Et il se croyait très fort l’imbécile ! Viennet a dû être épouvanté quand je lui ai donné la clef de la comptabilité. Rien à répondre à ça ! La galette était là ! Moi je n’y ai pas touché. Ce bon M. Barnabé, bon comptable, bête comme ses pieds et aveugle, naturellement. Mais une tête que j’aurais voulu voir c’est celle de Son Excellence quand le William, suivi de toute la sainte famille, est venu lui dire : Frère Legrand, il faut mourir !

 

« Il a dû ne rien y comprendre du tout et il a fallu mourir quand même ! Ah ! j’aurais voulu être là ! mais on ne peut pas être partout. J’étais là quand il a tué sa pauvre femme et ça m’a suffi ! Vois-tu, au fond, c’est de ça que je crève ! Je m’étais fait à ces petites fêtes-là ! Pas elle, par exemple ! Oh ! la pauvre ! C’est une martyre, cette femme-là. Et ce que je la dégoûtais ! mais elle venait tout de même… Il n’y a pas à dire : elle a réussi à sauver l’honneur du nom !

 

« La première fois qu’elle est venue, elle était mise comme une bonne ! Et elle chialait. Je l’ai renvoyée, mon vieux ! et je t’assure qu’elle n’a pas recommencé… Moi, ce que je voulais, c’était Mme Lauenbourg, femme du monde ! Je lui connaissais des toilettes ! Je les lui désignais à l’avance : Vous mettrez celles-ci… vous mettrez celles-là ! et puis ce que je voulais, c’était des jambes en or comme elles en ont dans les galas. Et des petites chaussures à hauts talons, comme elles en ont maintenant avec des tas de chichis… du cuir d’argent, des boucles de strass, du satin, de la dentelle, tout, quoi ! Rien de trop riche pour le père Barnabé !…

 

« Alors elle s’asseyait là dans ses beaux atours, je parlais tout seul, elle ne me répondait pas !… je buvais tout seul, elle ne buvait pas !… Et je mangeais pour deux… à m’en rendre malade… de la truffe comme s’il en pleuvait… Tu penses si j’étais malade, le lendemain… mais j’avais la semaine pour me soigner… Entre deux séances, je me mettais au lit. Et puis, sur le coup, je me sentais gaillard ! tout à fait grand seigneur !… digne de ma dame, quoi ! Je m’étais acheté du linge… Tiens ! il faudra que je te lègue mes robes de chambre et mon pyjama… si jamais t’es aimé dans le monde ! Et maintenant, je vais te dire une chose. J’avais dans mes bras une martyre ! eh bien ! ça ne me déplaisait pas !… Il y en a qui aiment les mamours, moi, j’aime les femmes martyres. »

 

– Tais-toi ! assez ! c’est épouvantable !

 

– Ne t’en va pas !… Je ne t’ai pas dit le plus triste… un service que j’ai à te demander… c’est surtout pour ça que je t’ai fait venir… Ne regrette rien ! sans ça, tu n’aurais peut-être jamais connu la véritable histoire de M. Legrand !… Voici ce que j’ai à te demander : tu sais que lorsqu’on a exhumé Lauenbourg, on n’a pas retrouvé le corps de sa femme…

 

– Oui, et je me suis bien souvent demandé…

 

– Ne cherche pas ! c’est moi qui l’ai !

 

– Hein ?

 

– Je te dis que c’est une femme dont je ne pouvais plus me passer. La nuit même qui a suivi l’enterrement, son corps était chez le Chinois… Tu as bien entendu parler du Chinois ?

 

– Ah ! le père Kaolin ?

 

– C’est ça, le père Kaolin, la Péniche, quoi !… C’est un type qui n’a rien à me refuser et un embaumeur de première !… Il me l’a enfermée dans un joli petit cercueil de verre… Tiens ! tu vas voir !…

 

Et, d’une main tremblante, M. Barnabé tendit une clef à Roger Dumont.

 

– Ouvre ! le placard d’en face !… Ne crains rien ! Elle ne te mangera pas !…

 

Roger Dumont, dont le front ruisselait de sueur, ne se décidait pas.

 

– Faut-il que j’y aille ? Si faible que je suis, je m’y traîne encore tous les jours !…

 

Le policier tourna la clef et la porte s’ouvrit. Une apparition dans les derniers rayons du jour… mais rien d’un fantôme… C’était Isabelle Milon-Lauenbourg, vivante ! Ses yeux, ses beaux grands yeux où semblait se refléter dans une eau pure toute l’horreur du monde, devant laquelle elle n’avait pas reculé, son profil adorable, la douceur de ses joues, la bouche attirante et sévère, son beau cou chargé de perles, et quelle toilette !…

 

– Crois-tu qu’elle est habillée, hein ! C’est moi qui l’ai choisie, cette toilette-là. Et la pèlerine !… Ah ! j’en raffolais, de cette pèlerine. Crois-tu qu’il y en a des paillettes d’or et d’argent ! Et ces fleurs lumineuses… Regarde cette robe de velours blanc semée d’émeraudes… À ce qu’il paraît que dans ce cercueil-là et embaumée comme elle l’est, elle peut vivre comme ça pendant des siècles ! On dirait qu’elle va parler, hein ? Mais elle ne parle pas ! Elle ne parle jamais ! Charmante Isabelle ! c’est une consolation d’avoir ça à côté de soi, pour mourir ! Eh bien, voilà ce que je veux… Quand je serai mort, tu me la donneras !… C’est ton affaire, tu peux tout… Arrange-moi ça, hein ? pour qu’on soit enterré tous les deux ensemble… Au fond, c’est honnête, ce que je te demande là !… Surtout, ne brise pas le cercueil… Je veux qu’elle reste belle pour moi tout seul, toujours ! C’est compris ? Tu me le promets ?

 

– Je te le promets ! lui jeta Roger en s’enfuyant.

 

Et il se jeta au vent de la nuit.

 

« Oh ! je croyais connaître les hommes ! »

 

Cette même nuit, vers 2 heures du matin, M. Roger Dumont, secrétaire général des services de l’Intérieur, directeur de toutes les polices d’État, soupait aux Halles dans le dernier restaurant à la mode, avec son chef de cabinet, M. Daniel Ternisien et Mlle Thérèse Dobingy (connue plus tard, quand elle fut nommée directrice de tous les services d’État d’assistance féminine, sous le nom de d’Obigny). Ils avaient vidé deux bouteilles de brut impérial et Roger Dumont n’en était pas plus bavard pour ça.

 

– Vous avez l’air pensif, patron ? demanda Daniel. Il y a quelque chose qui ne va pas ?

 

– Au contraire, mon petit. Je suis très satisfait de ma journée. Devine qui j’ai vu aujourd’hui ?

 

– Oh ! beaucoup de monde.

 

– J’ai vu ton père ! Il n’a pas quitté son pavillon, mais il va déménager bientôt. Il est au plus mal. Je ne pense pas qu’il en ait pour vingt-quatre heures.

 

– J’irai le voir ce matin.

 

– Garde-t’en ! Il vous a déshérités, toi et ton frère !

 

– Moi, ça m’est égal ! mais ce pauvre André…

 

– Qu’est-ce qu’il devient, ton frère ?

 

– Oh ! Il s’est fait bien abîmer pour cette satanée ligue… je crois qu’il a accepté un emploi chez un géomètre dans les Landes…

 

– Mais on peut faire quelque chose pour lui ! un ancien élève de Polytechnique.

 

– Il demande qu’on ne s’occupe plus de lui… Il est dégoûté de tout, même de la ligue antiparlementaire qui s’appelle maintenant la ligue extra-parlementaire…

 

– À propos, interrompit Roger Dumont, j’ai vu Lhomond.

 

– Et alors ?

 

– Et alors, par lui j’ai pu voir Corbières… Oui ! il est ici ! mais c’était surtout Mme Corbières que je voulais voir !

 

– Tiens ! et pourquoi donc ?

 

– Parce que je savais qu’elle s’était adressée à un tas d’agences pour qu’on lui retrouvât le corps de sa mère… Or, moi ! j’ai retrouvé le corps de sa mère ! C’était une bonne nouvelle à lui apporter.

 

– Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

 

– C’est un secret entre Mme Corbières et moi. Elle fera enterrer sa mère où elle voudra. Je ne veux même pas le savoir. Elle pleurait de reconnaissance.

 

– Et Corbières ?

 

– Eh bien ! Il me paraissait inquiet, à cause des élections. Je lui ai dit qu’il pouvait se rassurer, que c’était moi qui les ferais, les élections.

 

– Tout de même, fit Daniel, la ligue ne pense pas avoir une majorité… Vu le programme, c’est impossible !

 

– Je lui ai fait comprendre qu’il vaut mieux faire la loi avec une minorité bien solide que de la subir avec une majorité incertaine. Ça l’a frappé.

 

– Compliments, monsieur le ministre de la justice.

 

– Oui, je crois que cette fois l’affaire sera dans le sac… je ne craignais que Mme Corbières qui est bien femme et un peu cerveau brûlé. Je suis sûr qu’elle regrette les barricades ! mais au fond il n’y a qu’une chose qui lui importe : son amour !

 

– C’est le principal ! conclut Thérèse… le reste n’existe pas.

 

Derrière eux, une voix de rogomme : « Qui est-ce qui veut de la violette ? de la belle violette de Nice ? »

 

Une pauvresse… et une jeunesse d’une décrépitude terrible…

 

Des guenilles qui habillent un squelette et quelques restes d’une chair flétrie qui ne se nourrit plus que d’alcool…

 

On la jette à la porte. Elle proteste : « Ben quoi ! ben quoi ! Parce que je suis mal habillée ! Moi aussi, j’en ai eu des toilettes ! et du pèze ! et des banquiers à mes pieds ! »

 

Roger Dumont et Daniel se sont soulevés : « Mais oui ! c’est elle ! Non ! ça n’est pas possible ! »

 

Et la voix dans la rue : « Ah ! si vous l’aviez connue, mademoiselle Julie ! »

 

Les deux hommes s’appuient le front à la vitre et regardent cette pauvre lamentable chose rentrer et disparaître dans la nuit… Ils sont quelques instants sans rien se dire… ils pensent… Dans le vent de ces guenilles passe toute l’histoire de ces deux dernières années… toutes les catastrophes, les scandales, les chutes de ministère, les crimes connus et inconnus…

 

Roger Dumont ramène son chef de cabinet à sa table :

 

– Et dire que c’est elle qui m’aura fait ministre !

 

 

 

 

 

 


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Août 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : AlbertA, Jean-Marc, AlainC, PatriceC, Coolmicro et Fred.

 

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[1] C’est le « supplice des dix mille morceaux » dont parlent nombre d’ouvrages sur la Chine et que la dernière Impératrice douairière avait supprimé pour Pékin.

[2] Tout ce supplice est décrit textuellement dans l’ouvrage du docteur J.-J. Matignon.

[3] Il y a vingt-cinq ans, l’auteur et quelques-uns de ses confrères furent descendus ainsi jusqu’au fond de la Seine dans un appareil semblable, lors de certaines expériences dont il serait facile de retrouver le récit qu’il en firent dans leurs journaux.