Gaston Leroux

 

 

 

L’HOMME QUI REVIENT DE LOIN

 

 

 

(1917)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  JACQUES ET FANNY.. 4

II  UN DÉPART PRÉCIPITÉ.. 12

III  M. ET MME SAINT-FIRMIN.. 24

IV  IL Y A DES GENS SÉRIEUX QUI CROIENT AUX FANTÔMES. 31

V  PENDANT QUE LES UNS JOUENT AU BRIDGE OU AU POKER, LES AUTRES INTERROGENT LES ESPRITS. 35

VI  OÙ LE DOCTEUR MOUTIER PARLE RAISON.. 43

VII  MARTHE TIENT À SES FANTÔMES. 48

VIII  OH ! SI LAZARE AVAIT VOULU NOUS DIRE….. 56

IX  LES THÉORIES DU DOCTEUR CARREL SONT MISES À CONTRIBUTION.. 65

X  JACQUES EST UN PEU ÉNERVÉ.. 72

XI  LES SOMBRES RÉFLEXIONS DE FANNY.. 78

XII  LORS DU DÉPART D’ANDRÉ, FANNY AVAIT « PENSÉ À TOUT ». 82

XIII  LA CLEF DE LA CAVE.. 87

XIV  LA CAVE.. 93

XV  LE RÉCIT DE CAÏN.. 102

XVI  LA PETITE MAISON DU BORD DE L’EAU.. 110

XVII  À QUATRE HEURES DU MATIN.. 120

XVIII  LE DANGER SE RAPPROCHE.. 126

XIX  LE CRIME DE MLLE HÉLIER.. 142

XX  JACQUES EST MORT.. 154

XXI  LE MORT RESSUSCITÉ.. 161

XXII  UN SUJET INTÉRESSANT POUR LA SCIENCE.. 167

XXIII  MLLE HÉLIER RENSEIGNE LA PRESSE.. 190

XXIV  REPRENONS NOS ESPRITS. 195

XXV  FANNY NE QUITTE PLUS LE PETIT JOURNALISTE.. 201

XXVI  LA JOIE DE FANNY DURE PEU.. 210

XXVII  SUR LA LIMITE.. 214

XXVIII  L’HORRIBLE MYSTÈRE DE LA BOUGIE AU PETIT CASQUE D’ARGENT.. 222

XXIX  CE QUI PEUT ARRIVER À « UNE FEMME DE TÊTE ». 229

XXX  FUITE.. 233

XXXI  LA MÊME PENSÉE CONDUIT LES PAS DE JACQUES ET CEUX DE FANNY.. 236

À propos de cette édition électronique. 254

 

I

JACQUES ET FANNY

 

Suivi de son « caddie », porteur de ses « clubs », Jacques Munda de la Bossière rentra triomphant au château. Il ne s’était point cependant mêlé à la partie et ne pouvait, ce jour-là, tirer quelque orgueil de son adresse : mais son nouveau terrain de golf avait eu un tel succès !

 

Il est vrai qu’il y avait mis le prix, n’ayant pas hésité à jeter par terre quelques bons arpents de ce coin de la forêt de Sénart qui faisait partie du domaine. Et, ma foi, il en usait avec ce domaine comme s’il lui appartenait, le soignant en véritable propriétaire, l’embellissant, ne reculant devant aucune dépense.

 

Après une rapide caresse à deux magnifiques lévriers, champions de coursing, que le valet de chiens ramenait au chenil, l’exercice terminé, Jacques, léger de toute sa jeunesse, de toute sa santé et de toute sa bonne humeur, traversa le vestibule d’un bond, escalada l’escalier monumental qui conduisait aux appartements du premier étage et frappa à la porte du cabinet de toilette où « madame » était enfermée avec sa femme de chambre.

 

– On n’entre pas ! protesta une voix jeune et harmonieusement timbrée bien qu’elle affichât un léger accent britannique.

 

Mais Jacques dit :

 

– Vous savez que les Saint-Firmin sont là !

 

– Ça n’est pas possible ! fit entendre aussitôt la voix d’or. Le vieux notaire lui-même !…

 

– Et sa jeune femme ! reprit Jacques… Bien changée, la belle Marthe, vous verrez, chère Fanny !… Ils dînent ici ce soir !…

 

Et l’annonce de la présence, cependant bien humble, d’un couple notarial parmi les hôtes généralement très mondains de la Roseraie, fit que la porte s’ouvrit sans plus tarder.

 

– Non, mais que se passe-t-il donc, darling ? demanda Fanny en attirant son mari près d’elle.

 

C’était une très belle et très aimable et charmante et captivante personne que Fanny aux cheveux rouges, la femme de Jacques, et si drôle en ce moment avec une mèche flamboyante sur l’œil gauche et un étonnement si singulier dans l’œil droit et toute sa frimousse de lait et son cou de cygne, sortant de l’emmaillotement hâtif du peignoir de toilette…

 

– Ah ! my dear !… my dear !…

 

Elle n’était pas anglaise du tout mais tenait à en avoir l’air, qui lui allait très bien.

 

Elle se laissa tomber sur une chaise, et pria Katherine que l’on entendait à côté, dans la penderie, se battant avec l’armoire aux robes de les laisser un instant. Un amour de femme de chambre, anglaise vraiment, traversa la pièce sur ses souliers légers, dans sa courte robe noire qu’égayait le petit tablier blanc garni de dentelles.

 

Quand ils furent seuls, les deux époux restèrent un instant silencieux, se regardant, et il ne paraissait point que ce leur fût là un spectacle désagréable.

 

Ils formaient un beau couple, comme on dit : grands tous deux. La taille de Fanny était fameuse pour le tango, et quand Jacques l’enlaçait, tel un amoureux sentimental qu’il n’avait cessé d’être, cela formait un groupe à inspirer un sculpteur, en quête de sujet pour pendules.

 

Ils ne cachaient à personne la satisfaction qu’ils avaient de s’aimer, surtout dans cet admirable cadre de la Roseraie qui semblait avoir été fait pour eux.

 

– Les Saint-Firmin !… mais par quel hasard ? demanda la jeune femme.

 

– Justement ! émit Jacques avec un sourire, dois-je attribuer leur visite à mes hasards ? Ainsi faisait-il allusion à cette partie du terrain de golf où l’architecte a accumulé les difficultés du jeu.

 

– Marthe ne manquait jamais une partie, du temps d’André, fit remarquer Fanny de sa voix claire et candide.

 

– Oui, ils étaient de bons amis, ajouta Jacques en ne cessant de regarder sa femme qui paraissait toute préoccupée.

 

– A-t-elle parlé de lui ?…

 

– Pas un mot ! mais le vieux, lui, après avoir approuvé, sans que je le lui eusse demandé, du reste, toutes les modifications que j’avais apportées au château et à ses dépendances, a trouvé le moyen de me dire, avec le sourire que tu sais : « Votre frère André, quand il reviendra, ne le reconnaîtra plus ! »

 

À ces mots, Fanny sursauta :

 

Notaire de malheur ! s’écria-t-elle et elle continua, dans une fureur charmante mais sincère : Ah ! ils en crèvent petit tchéri !… Je vous dis qu’ils crèvent tous de jalousie, vous entendez, tous, tous ! Indeed !… Ah !… si André revenait demain, comme ils seraient heureux !… Avec quelle joie ils nous verraient retourner à Héron !… Eh bien ! on le lui rendrait son château, on le lui rendrait !… Ce serait bien dommage, n’est-ce pas petit tchéri ? bien dommage, je dis… un si beau château, si confortable… Mais vous seriez si content, vous, de revoir votre frère, mon Jack !

 

– C’est vrai ! répondit Jacques, d’une voix grave, bien heureux, Fanny !

 

– Il faut pourtant vous faire à l’idée de sa mort, petit tchéri, si vous êtes raisonnable !…

 

Elle avait dit cela presque cruellement avec une hostilité dont Jacques voulut bien être surpris.

 

– Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, et pourquoi insistez-vous sur une… hypothèse que j’ai toujours repoussée avec horreur ?

 

– Vous êtes un sentimental good fellow ! reprit-elle aussitôt avec sa voix de caresse, et vous me plaisez bien ainsi… Cependant, y a-t-il de ma faute, darling, si votre frère, depuis cinq ans, n’a point donné de ses nouvelles ? Et pourtant il aimait bien ses enfants… pauvre petite Germaine, pauvre petit François, qui n’ont plus d’autre bon papa que vous, my love, et d’autre vilaine petite maman que moi !… Vous aimez bien votre petite famille, comme votre propre fils Jacquot, darling, mais vous n’aimez pas beaucoup votre petite femme pour désirer qu’elle quitte toutes ces belles choses qui lui vont si bien, ce beau château, ce beau parc, ces beaux appartements, cette belle salle de bains, ce beau cabinet de toilette…

 

Elle faisait le baby… Elle s’était levée doucement, et habilement s’était glissée sur ses genoux, et l’enivrait déjà de son parfum et du mouvement agile de ses doigts dans la volute de ses beaux cheveux épais et fins, autour de l’oreille.

 

– Nous ne sommes plus pauvres, ma Fanny, maintenant. Vous serez belle et toujours heureuse… même si nous devions quitter la Roseraie.

 

– C’est la Roseraie que je veux ! Et c’est la Roseraie que les autres nous envient : une royale propriété, darling. Qu’est-ce que vous avez répondu au vieux Saint-Firmin, quand il vous a parlé du retour de votre frère, petit tchéri ?

 

– Je lui ai répondu : « Je suis sûr qu’André, quand il me fera la joie de revenir, me félicitera autant des améliorations que j’ai apportées à la Roseraie qu’il sera heureux de la prospérité de son usine de Héron ! »

 

– Ça, c’est tapé, petit tchéri !… s’exclama-t-elle. En vérité, de quoi André se plaindrait-il ? Depuis son départ, vous avez su faire rendre à l’oxyde de thorium son maximum de lumière, et si je ne connais rien de plus beau que le château de la Roseraie, je ne sais rien, petit tchéri, de plus pratique que le manchon à incandescence Héron, le seul, mesdames et messieurs, l’unique qui puisse rivaliser avec le soleil !… et la lune, mon amour !…

 

Et elle embrassa Jacques, en riant et en l’entraînant tout doucement jusqu’à la fenêtre.

 

Située en avancée, sur l’aile droite, cette fenêtre permettait d’admirer l’imposante et somptueuse silhouette du château Louis XIV, aux murs percés d’une multitude de fenêtres à meneaux ornés de sculptures mythologiques, de têtes de lion, en bosse, d’effigies en marbre patiné par le temps. Aux quatre coins, s’élançaient les tours énormes qui donnaient à l’ensemble une majesté incomparable.

 

À leurs pieds, c’étaient les douves, les ponts de pierre conduisant aux pelouses magistralement dessinées, à la roseraie magnifique, au parc, aux bois, à la forêt immense, déjà touchée par l’automne et qui se dorait aux rayons du soleil couchant.

 

– Il me semble, petit tchéri, que tout cela est à nous ! et que je ne pourrai jamais quitter tout cela !…

 

Jacques embrassa sa femme.

 

– Quel enfant vous êtes !

 

– Je ne me revois pas dans notre appartement de Héron, reprit-elle en secouant ses boucles rouges…

 

– Nous y avons pourtant été heureux, exprima Jacques, très heureux qu’André nous y donnât l’hospitalité, à notre retour de Saigon !

 

– Je me demande comment on peut être heureux de recevoir l’aumône ! émit-elle en retournant à sa toilette et en tripotant nerveusement les frêles objets précieux à sa beauté.

 

Il la gronda et lui rappela leur détresse. Ils s’étaient connus au Tonkin et s’étaient mariés là-bas : elle, fille d’un planteur dont les affaires ne prospéraient guère et qui avait été élevée assez librement, dans la fréquentation quotidienne de jeunes misses très riches, qui avaient exaspéré chez elle un ardent besoin de luxe ; lui, que l’on croyait puissamment riche comme son frère, mais qui, en réalité, avait gaspillé son patrimoine dans des entreprises de caoutchouc ; il avait été littéralement dépouillé par des forbans de la Côte-d’Ivoire, aidés par des hommes d’affaires de Paris. Il était venu pour se refaire au Tonkin, avec d’utiles recommandations, et tout de suite était tombé amoureux de cette jolie Fanny qui lui donnait son cœur et sa main, croyant conclure une bonne affaire.

 

Il l’aimait tellement et avait eu une si belle peur de la perdre qu’il n’avait pas hésité à la tromper, à lui mentir. Quand elle sut la vérité, ce fut un beau tapage ; mais elle lui appartenait ; un enfant – le petit Jacquot – venait de naître, et ils étaient si jeunes tous les deux ! Enfin, ils s’aimaient assez pour ne point désespérer tout à fait de l’avenir.

 

En attendant, il fallait vivre. André, resté veuf avec deux enfants, avait écrit : « Viens donc avec ta femme, il y a de la place pour vous, à Héron, et tu pourras m’être utile. » Et ils étaient venus.

 

Les Munda de la Bossière avaient donné longtemps à la France d’honnêtes magistrats et de valeureux guerriers, mais en ce siècle de vie difficile où, dès que l’on ne possède point les revenus de quelques millions, on est pauvre, ils n’avaient pas hésité à se tourner vers le commerce et l’industrie privée, ce qui, après tout, est bien aussi honorable que d’aller vendre son nom en Amérique, et ce qui est même plus sûr quand on n’appartient qu’à une bonne petite famille du Béarn.

 

André, l’aîné de Jacques de dix ans, était sorti de Polytechnique sous un bon rang et était entré tout de suite dans l’industrie privée. Ayant eut la chance de rencontrer sur sa route un pauvre inventeur, il l’avait convenablement dépossédé de son fameux « manchon », le manchon « Héron », selon toutes les règles encore maintenant en usage et grâce auxquelles de bons petits capitaux se multiplient à l’infini, cependant que l’inventeur et sa famille meurent de faim, ou à peu près.

 

André n’était point cependant un méchant homme, mais les affaires sont les affaires.

 

La preuve qu’il n’était point un méchant homme, c’est que ses enfants l’adoraient et qu’il n’avait pas hésité à tendre une main secourable à son frère.

 

Il n’eut, du reste, point à s’en repentir. Désireux de se rendre utile, Jacques s’était donné corps et âme au manchon à incandescence, si bien que ses appointements, qui étaient de six mille francs lors de la première année, furent portés a douze mille la seconde. Mais ils restèrent à ce chiffre, la troisième, et il y avait quelque probabilité que le jeune ménage continuerait longtemps encore à se contenter pour vivre de ses misérables cinquante louis par mois, quand des événements surprenants étaient venus bouleverser l’existence de chacun, à l’usine et au château.

 

II

UN DÉPART PRÉCIPITÉ

 

Tout en se mettant du rouge, Fanny revécut le fameux soir où, après dîner, dans la salle à manger de leur petit appartement de Héron, après une triste discussion où les deux époux s’étaient dit quelques vérités assez amères, André était entré tout à coup, secouant leur lamentable accablement.

 

Il était effroyablement pâle.

 

Ah ! elle se rappelait tous les détails, toutes les paroles échangées, tout.

 

André était, comme Jacques, de haute stature, et généralement donnait une impression de force. Or, ce soir-là, il tremblait et il avait un pauvre visage désespéré qui faisait pitié.

 

En le voyant dans cet état, ils s’étaient levés tous deux, effrayés :

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Il y a… Il y a…

 

Mais il ne put tout d’abord en dire plus long, et il s’était affalé sur un siège, arrachant son faux col, respirant longuement.

 

Et comme Jacques s’inquiétait, il avait fini par le rassurer d’un geste. Non, il n’était pas malade…

 

– Mais d’où reviens-tu ? Que t’est-il arrivé ?…

 

– Il ne m’est rien arrivé ! rien ! rien !… Seulement voilà, je suis obligé de partir !

 

– Partir ?… Pas pour longtemps ?…

 

– Est-ce qu’on sait ?… en voyage !…

 

– Tu vas voyager… et où ?…

 

– Il faut que j’aille en Amérique… pour les affaires… pour les affaires…

 

– Mais il n’y a rien là que de très naturel !… pourquoi t’émeus-tu à ce point ?

 

– C’est l’idée de quitter la Roseraie et les petits… tu comprends !… l’idée de quitter Germaine et François…

 

– Veux-tu que je parte à ta place ?… si c’est possible !… avait demandé Jacques.

 

– Non, non ! ça n’est pas possible, avait répondu André avec un soupir… ça n’est pas possible… c’est moi qui dois m’en aller !

 

– Eh bien ! pourquoi n’emmènes-tu pas les enfants avec toi ?

 

– J’y ai bien pensé… mais en ce moment, je ne peux pas… je ne peux pas !… Non !… plus tard !… plus tard, je t’écrirai de me les amener… dans quelques mois…

 

– Dans quelques mois ?…

 

– Ne me demande plus rien !… plus rien !… mais en attendant, soigne-les bien, n’est-ce pas ?… aime-les bien ! Et il avait ouvert les bras, et les deux frères s’étaient donné une longue accolade… Je ne puis rien vous dire d’autre, avait-il ajouté après un silence ; sinon que je pars cette nuit, que je vais à Paris prendre le train de Bordeaux du matin, et que, dès maintenant, je te mets, toi, Jacques, à la tête de mes affaires. Ce sera toi, le patron ici. Vous habiterez la Roseraie, vous me remplacerez en tout !… Voici des papiers qui donnent à Jacques pleins pouvoirs et qui fixeront sa part dans les bénéfices. Tout est en règle. Je sors de chez le notaire !…

 

– Tu reviens de Juvisy ?…

 

– Oui !…

 

Ceci avait été dit d’un ton très sec comme pour couper court à tout commentaire, à toute explication. Fanny et Jacques avaient échangé un rapide coup d’œil et n’avaient plus soufflé mot.

 

– Examine ces papiers, avait dit encore le frère, moi, je retourne au château. À quatre heures du matin, je serai ici. Nous signerons notre accord, et je prendrai l’auto ici pour me rendre à Paris. Préviens le chauffeur.

 

Là-dessus, il avait poussé un profond soupir et, s’étant levé, avait gagné la porte. Celle-ci n’avait pas été plus tôt refermée que Fanny se jetait au cou de son mari, incapable de retenir plus longtemps la joie, l’allégresse, le délire qui la transportaient. Au fond, elle détestait André qui ne leur avait point fait, près de lui, la place qu’ils méritaient, pensait-elle.

 

Quelle aubaine que ce départ et quelle histoire : « Ah ! petit tchéri ! petit tchéri ! »

 

Elle avait repris tout de suite son accent britannique qu’elle négligeait depuis quelque temps, le trouvant déplacé dans l’humble condition qu’ils occupaient.

 

Jacques avait eu de la peine à calmer cette exaltation : « Attends au moins qu’il soit parti ! » mais quand ils eurent aperçu, à travers les vitres de la salle à manger, André remontant dans sa charrette anglaise, ils s’étaient précipités sur les papiers, les avaient lus, dévorés… Un tiers sur les bénéfices !… un tiers !… C’était la fortune !… Et tout était en règle… tout avait été admirablement préparé, rédigé, on avait pensé à tout. Il n’y avait plus qu’à signer… et Jacques avait signé d’un paraphe triomphant, tandis que Fanny riait nerveusement derrière lui…

 

– Et vous pensez, petit tchéri, avait-elle dit, qu’un arrangement pareil, ça n’est pas pour deux jours !…

 

– Il a dit : des mois…

 

– Ne pensez-vous pas, petit tchéri, que ceci a l’air d’un testament ?…

 

– Un peu, avait répliqué Jacques.

 

– Que peut-il donc lui être arrivé ?…

 

– Ce qui lui est arrivé est tout récent, car je l’ai encore vu à six heures à l’usine, et il ne m’a parlé de rien, et il ne paraissait point craindre ou espérer quoi que ce fût de nouveau ; c’est inimaginable… et cependant, il a fallu que ce fût vite fait pour qu’il ait eu le temps de courir chez son notaire à Juvisy et de tout régler avec le vieux Saint-Firmin…

 

– Une histoire de femme ? avait émis Fanny.

 

Jacques avait secoué la tête. Il ne le pensait pas. Quelle femme ?… André était un père de famille modèle et qui était resté fidèle au souvenir de la maman de Germaine et de François pour laquelle il avait eu un véritable culte.

 

Certes, parmi les hôtes de la Roseraie, il y avait souvent des femmes très élégantes et aussi très coquettes, mais André ne semblait point en avoir distingué quelqu’une et se montrait aimable avec toutes, indifféremment.

 

Dans les derniers temps, on avait un peu jasé parce qu’il avait appris à la jeune femme du vieux Saint-Firmin, le notaire de Juvisy, à se servir d’un club, mais la parfaite correction de son attitude en toutes circonstances avait éloigné les soupçons.

 

Du reste, le Saint-Firmin s’était mis à jouer au golf, lui aussi, et on avait fini par rire du jaloux, sans croire à la réalité d’une aventure qui aurait été, du reste, assez peu reluisante, pour un Munda de la Bossière.

 

Et puis, l’ex-pupille du vieux Saint-Firmin, devenue son épouse au sortir du couvent, avait conservé toutes les grâces naïves de la jeune fille et semblait ignorer encore toutes les coquetteries de la femme.

 

Quoi qu’il en fût, depuis le départ d’André, le couple n’était plus jamais revenu à la Roseraie, bien qu’il y fût souvent invité, et cela, plus d’une fois, avait donné à réfléchir à Jacques et à Fanny.

 

Pour en revenir au fameux soir, André s’était présenté à l’heure dite, Jacques et Fanny l’attendaient. Ils ne s’étaient point couchés. Il leur parut qu’André avait recouvré un peu ses esprits. Il n’avait plus cette pâleur qui les avait effrayés. Il était moins agité, il paraissait déjà avoir pris son parti du mystérieux événement qui le chassait de la Roseraie. Il s’était montré presque tendre avec Fanny, lui recommandant, une dernière fois, les enfants, lui faisant promettre qu’elle se considérait comme leur maman, pendant tout le temps de la séparation dont il ne pouvait prévoir le terme. Il l’avait engagée à s’installer au château dès le lendemain et à s’y considérer absolument comme chez elle.

 

Au moment de partir, il avait accepté la proposition de Jacques qui lui offrait de l’accompagner au moins jusqu’à Paris.

 

– Tu as raison ! Viens !… Nous avons encore à parler de l’usine… et puis j’ai quelques dernières recommandations à te faire. Pour être plus tranquilles, laissons le chauffeur.

 

Et ils étaient partis tous deux dans l’auto. Fanny la voyait encore s’éloigner dans la nuit, avec son feu arrière et la grosse masse sombre de la bâche, jetée sur la malle d’André pour la préserver de la pluie fine qui tombait… Ensuite la jeune femme s’était allongée sur un canapé et avait essayé de fermer les yeux ; mais elle était trop énervée pour goûter quelque repos. Une étrange agitation la secouait, la jetait tout à coup sur ses pieds, la faisant courir près de son fils qui dormait d’un sommeil paisible.

 

Elle eût voulu qu’il se réveillât. Elle eût voulu ne pas être seule. Elle eût voulu ne pas penser, elle avait peur.

 

Et elle ne savait pas de quoi !…

 

Les heures lui avaient paru interminables. Que faisait donc Jacques ?… Pourquoi n’était-il pas déjà revenu ?… Elle calculait. Il aurait pu être de retour depuis une demi-heure, au moins !…

 

Le front à la vitre, l’oreille tendue, le regard aigu, elle avait assisté, frissonnante, au lever de la pâle aurore d’un jour humide d’automne tout emmitouflé des buées matinales.

 

Et, soudain, elle avait tressailli, car elle avait vu sortir de cette vapeur l’étrange figure, bien connue dans la contrée pour jeter le mauvais sort, du sourd-muet Prosper, un pauvre homme qui vivait en reclus dans la forêt, au fond d’un trou de grotte dont il avait fait sa demeure. Bancal, il se traînait sur des béquilles, faisant des kilomètres pour rencontrer quelqu’un qui ne s’enfuît pas à sa vue comme devant la peste et voulût bien lui abandonner quelque aumône. Il se risquait quelquefois jusqu’à Héron, jusqu’à la Roseraie, où la charité d’André et de Jacques lui permettait d’aller mendier aux cuisines.

 

Bien qu’elle ne fût nullement superstitieuse, Fanny, ce matin-là, était dans un état d’esprit tel qu’il lui sembla que du bout de sa béquille qu’il agitait comme un possédé, Prosper lui envoyait du malheur.

 

Et l’angoisse de la jeune femme n’aurait certainement fait que grandir si l’auto n’était enfin revenue, conduite par Jacques qui apercevait tout de suite Fanny derrière sa vitre, et lui envoyait des baisers.

 

Il rentra l’auto lui-même dans le garage au-dessus duquel se trouvait justement leur appartement.

 

Il avait sauté de la voiture, ouvert les portes du garage avec une ardeur juvénile, une sûreté de mouvements, une joie de vivre parfaite et, là-haut, Fanny s’était mise à rire ; à rire, à rire… comme tout à l’heure, elle avait tremblé de peur, sans savoir pourquoi… Peut-être tout simplement parce qu’elle avait remarqué qu’il y avait toujours sous la bâche, derrière l’auto, une grosse masse sombre et qu’elle avait pu craindre que ce fût toujours là la malle d’André et qu’André ne fût pas parti… imagination qui, évidemment, était bien faite pour lui secouer les nerfs…

 

« Suis-je bête ! se disait-elle. Suis-je bête… Jacques aura rapporté quelque chose de Paris ?… »

 

Cinq minutes plus tard, Jacques était dans ses bras.

 

– Alors, ça y est !… Il est parti ?… Pour longtemps, dis ?… Raconte, petit chéri, raconte !…

 

Mais Jacques n’avait rien à dire que ceci : André avait pris le train de Bordeaux et toutes les paroles qu’il avait prononcées durant le court voyage laissaient à entendre que son absence durerait au moins un an, deux ans, peut-être. Une active correspondance devait être échangée entre les deux frères.

 

– Aussitôt arrivé en Amérique, il doit m’écrire longuement et, sans doute, alors consentira-t-il à nous expliquer sa conduite.

 

Après quoi, Jacques avait déclaré qu’il mourait de faim, que la douleur de cette séparation l’avait sérieusement « creusé », et qu’il mangerait bien la moitié d’un poulet froid arrosé d’une bonne bouteille de bourgogne.

 

La bonne bouteille, il se chargerait d’aller la chercher lui-même. Il prit ses clefs et descendit à la cave.

 

Fanny se rappelait avec quelle vivacité Jacques avait dévoré ce matin-là et avec quelle… facilité il avait vidé sa bouteille, lui ordinairement si sobre… Il avait eu l’occasion, sur une question de sa femme, de répondre aux préoccupations de celle-ci relatives à la grosse masse sombre c’était un panier de manchons qu’une grande maison de Paris avait refusés à cause d’un défaut de confection et qu’il avait rapporté lui-même de leurs magasins de la rue de Rivoli…

 

Enfin, il s’était levé, avait serré longuement sa femme dans ses bras, et s’était écrié : « À l’ouvrage ! » Il descendit aussitôt à l’usine.

 

Jamais il ne lui avait donné une pareille impression de santé et de force.

 

Dans le pays et à l’usine, tout le monde fut stupéfait du brusque départ d’André, mais l’étonnement arriva à son comble quand, au bout de trois mois, l’absent n’eut pas encore donné de ses nouvelles. Jacques, sur le conseil du notaire qu’il était allé trouver à plusieurs reprises dans son étude de Juvisy, s’était alors adressé au Parquet.

 

Il avait raconté au substitut du procureur de la République toutes les circonstances étranges de la fuite de son frère. Immédiatement, une enquête avait été ordonnée, enquête qui suivit André avec Jacques, jusqu’au train de Bordeaux.

 

Les employés de la gare avaient vu et reconnu Jacques et André (car ceux-ci prenaient assez souvent le train pour Juvisy) et l’on put préciser que c’était bien le matin du départ d’André. On les avait remarqués aux guichets et sur le quai. Bien mieux, un facteur avait vu Jacques revenir seul du quai, sortir de la gare, remonter dans son auto et partir.

 

Et puis, plus rien ! C’était le mystère.

 

Plus de trace d’André dans un train, pas plus que sur un bateau.

 

Le Parquet avait conclu, après examen des papiers laissés par l’absent et interrogatoire du vieux Saint-Firmin, qui semblait avoir eu la pleine confiance du voyageur dans ses derniers arrangements, qu’André, pour des raisons inconnues, avait voulu disparaître, et pour un temps indéterminé, puisqu’il avait encore pris la précaution, la nuit du départ d’écrire à l’institutrice des enfants, Mlle Hélier, pour lui confirmer la confiance qu’il avait en elle et lui attribuer la direction de l’instruction de Germaine et du petit François, pendant tout le temps de son absence, si longue fût-elle.

 

Le Parquet estimait qu’André avait voulu tromper tout le monde en parlant d’un voyage à Bordeaux et en Amérique. Le voyageur devait être descendu à quelque station avant Bordeaux. Bref, pour la justice, l’absence était volontaire, et le Parquet s’en désintéressa.

 

Fanny en était là de ses souvenirs, et Jacques, silencieux à ses côtés, semblait être plongé, lui aussi, dans des pensées bien profondes, quand le bruit d’une querelle d’enfants, venu de l’ancienne nursery transformée en salle de jeu, leur fit dresser la tête. Ils entendirent distinctement la voix du petit François qui criait :

 

– Le château n’est pas à toi !… Le château est à moi !… Tu n’es rien ici !… Ton papa n’est rien ! Ta maman n’est rien !… Vous êtes tous des domestiques de papa !

 

En proie à une irritation folle, l’enfant accompagnait cette déclaration de bris de meubles. D’autres cris d’enfants lui répondaient.

 

Fanny s’était levée brusquement dans une agitation telle que Jacques crut bon de la retenir.

 

– Je t’en prie ! Du sang-froid ! Reste ici !…

 

Il lui serrait fortement le poignet, et elle obéit à cette autorité ; elle ne le suivit pas, mais quand il fut parti, une expression de rage enfantine et terrible se répandit sur son beau visage, cependant qu’elle aussi, comme les petits là-bas, brisait des objets autour d’elle et éclatait en sanglots.

 

C’est dans cet état qu’il la retrouva et il en fut bouleversé.

 

– Ma petite Fanny, tu vas te rendre malade ?

 

Et il serra dans ses bras, la dorlota comme une pauvre petite chose fragile.

 

– Ça n’est pas sérieux, voyons, chère Fanny, ça n’est pas sérieux !…

 

Elle finit par se calmer, par pouvoir prononcer quelques paroles…

 

– C’est épouvantable… on a pu l’entendre… nos invités…

 

– Mais non ! mais non ! rassure-toi…

 

– L’avez-vous corrigé, au moins, cet abominable François ?

 

– Non !… Je lui ai dit : « C’est vrai, François, ton papa reviendra dans son beau château et je lui dirai que tu as été méchant. » Cela l’a fait taire. Ne fallait-il pas le faire taire, d’abord ? N’est-ce pas votre avis ?

 

– Vous avez toujours raison, Jack, acquiesça Fanny d’une voix subitement étrangement douce, et elle tamponna ses yeux, aux belles paupières meurtries.

 

– Tout ceci, fit-il, est encore la faute de cette Fräulein stupide, qui s’amuse à exciter entre eux les deux petits garçons. Mlle Hélier me l’a dit : « Vous verrez qu’il nous faudra renvoyer Lydia. »

 

Jamais ! protesta Fanny. C’est moi qui ai choisi Lydia et Lydia aime trop notre Jacquot. Votre demoiselle Hélier ne pense qu’à Germaine et à son François. Me prenez-vous pour une sotte, darling ?

 

– Je voudrais tant que ces petits s’entendent entre eux.

 

– Vous voulez la chose impossible, petit tchéri ; mon Dieu ! combien vieille je suis ! Laissez-moi à ma toilette et allez vous habiller, cher !

 

Elle le mit à la porte, et elle eut encore une crise quand il fut parti ; puis elle appela Katherine et passa une heure avec sa femme de chambre à réparer le désordre de son désespoir.

 

III

M. ET MME SAINT-FIRMIN

 

Les joies que procurèrent à Fanny une robe à l’extrême dernière mode, arrivée de la rue de la Paix par le dernier train, l’eurent bientôt accaparée : cette merveille était de soie jaune avec tunique de tulle aux motifs perlés, s’il vous plaît, c’est-à-dire qu’un vrai fichu de perles descendait sur la gorge, sur l’épaule nue. En bas, dans l’étoffe fendue, apparaissaient les jambes gantées de dentelle de prix, les pieds chaussés de cothurnes aux hauts talons rouges. Avec sa robe jaune, ses cheveux rouges, ses talons rouges, elle avait l’air d’une flamme.

 

Elle eût pu être grotesque ; elle était admirable, et, la première, elle s’en fit l’aveu. Le luxe le plus excentrique lui allait à ravir. Au fumoir, elle fut accueillie avec des cris d’extase.

 

Elle se laissait faire la cour avec une aisance captivante qui n’accordait jamais rien, car elle était fort honnête femme. Mais il lui semblait qu’elle ne pourrait plus jamais se passer d’hommages.

 

Dans le grand salon, sur le parquet en marqueterie, datant de Tavannes, elle promenait sa royauté de l’un à l’autre de ses hôtes, distribuant ses grâces avec équité. Le fameux terrain de golf avait valu aux Munda de la Bossière les fréquentations les plus flatteuses et nous ne sommes plus, du reste, à une époque où la fortune du manchon Héron eût pu être un obstacle aux triomphes mondains de la noblesse.

 

Les invités ne demandaient même plus si l’on avait des nouvelles d’André. Cela eût paru indécent. Jacques et sa femme étaient considérés comme les véritables maîtres de la Roseraie.

 

Tout à coup, Fanny ne prêta plus aucune attention aux histoires de jeu ou aux potins qu’on lui rapportait des derniers thés-tango. Les Saint-Firmin venaient d’entrer.

 

Elle ne reconnaissait plus Marthe. Elle ne l’avait pas vue depuis cinq ans. La jeune femme du notaire de Juvisy n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sa pâleur était devenue quasi diaphane. On eût dit une blanche image de missel prête à s’envoler. La simple robe de tulle blanc dont elle était revêtue accentuait encore cette allure d’ange.

 

Fanny ne reconnut point non plus la voix de Marthe, quand celle-ci lui dit : « Je suis si contente de vous revoir… » La voix aussi s’était effacée…

 

– Demandez-lui donc pourquoi elle n’est pas alors venue plus tôt ! grinça la crécelle du vieux Saint-Firmin qui suivait.

 

Le notaire, lui, n’avait pas changé.

 

C’était toujours le petit vieux à barbiche, sec et sarcastique, jamais tranquille sur ses jambes, toujours sautillant et ricanant, trouvant la vie drôle, amusante, même dans ses pires horreurs, dans ses plus lamentables drames intimes, qu’il connaissait par métier et dont il jouissait en dilettante.

 

On le disait fort riche, spéculateur heureux avec les fonds de ses clients, rendant des services d’argent qui coûtaient cher ; et malgré cela il vivait en ladre, entre son étude de Juvisy et sa petite maison au bord de l’eau, où il tenait enfermée cette jeunesse.

 

Comment Marthe avait-elle pu consentir à épouser cette façon de méchant diable, toujours vêtu de noir et qui avait un rire si désagréable ? Le Dr Moutier, un commensal de la Roseraie, prétendait qu’il l’avait hypnotisée.

 

À quoi les hôtes de la Roseraie répondaient que le Dr Moutier, qui était de l’école de Nancy, voyait de l’hypnotisme partout. Sa célébrité avait commencé au procès Eyraud, où il avait « déposé » en concluant à l’innocence ou tout au moins à l’irresponsabilité de Gabrielle Bompard, suggestionnée par le criminel.

 

– Vous devriez bien l’endormir, et lui suggérer d’engraisser, lui dit-on, ce soir-là, en lui montrant la pauvre petite Mme Saint-Firmin.

 

Le vieux mari, tout en ne cessant de tourner autour de Fanny et en serrant les mains qui se tendaient vers lui (car il avait obligé beaucoup de ceux qui étaient là), expliquait :

 

– Ah ! chère madame, vous ferez bien de la gronder. Un accès de neurasthénie aiguë… qui a duré cinq ans ! Hein ? qu’est-ce que vous dites de ça ?… Ne plus vouloir voir personne, depuis cinq ans… ne plus sortir pendant des mois, à faire croire que je la tenais séquestrée… S’accorder quelques promenades, le soir, le long de la rive déserte, comme une âme en peine… et je lui donne tout ce qu’elle désire, vous savez !… Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, ma parole d’honneur !… A-t-on jamais vu ça ?… Elle se laisse périr littéralement. Et savez-vous ce que les médecins disent : « Neurasthénie !… neurasthénie !… » Qu’est-ce que ça signifie neurasthénie ?… ça veut dire maladie. Eh bien, puisque vous êtes docteur, monsieur, guérissez-la, saprelotte !… Il doit y avoir des remèdes chez le pharmacien !

 

– La neurasthénie est une maladie de l’âme ! émit le Dr Moutier.

 

– Des blagues ! tout ça, répliqua l’autre. Et c’est avec ces blagues-là que vous donnez la maladie aux gens bien portants… Quand les médecins n’avaient pas inventé la neurasthénie, personne ne l’avait !

 

On rit, mais déjà le singulier petit vieux s’était tourné vers une grande, longue vieille demoiselle, à profil d’oiseau de proie, mais aux yeux bleus très tendres, qui venait d’entrer sans bruit, habillée d’un simple fourreau de soie noire. Elle se glissait modestement dans un coin du salon.

 

– Eh bien ! mademoiselle Hélier, s’écria-t-il, de son timbre le plus aigu, comment va Napoléon Ier ?…

 

Mlle Hélier, l’institutrice des enfants, rougit jusqu’aux yeux, car tout le monde s’était mis à rire et elle n’aimait point que l’on raillât le culte qu’elle avait pour les esprits de nos grands morts, avec lesquels elle entretenait des relations suivies par le truchement des tables tournantes et frappantes.

 

À part cette innocente manie, c’était un très noble personnage que cette vieille demoiselle, aux vertus et à la science de laquelle Fanny aimait à rendre publiquement hommage.

 

À table, Mlle Hélier se trouva à côté de Saint-Firmin et elle le gronda sévèrement ; mais le sarcastique notaire n’empocha point la mercuriale sans tenter de mettre encore les rieurs de son côté. Il éleva la voix pour charger sa voisine de présenter ses excuses à M, de Buonaparte, affirmant qu’il n’avait point voulu offenser personne de l’autre monde et expliquant qu’il était bien trop prudent pour cela, n’ignorant point que les fantômes, surtout les fantômes des grands hommes, sont très vindicatifs et peu enclins à la plaisanterie.

 

La pauvre Mlle Hélier ne savait quelle contenance tenir ; elle était froissée, au-delà de tout, par les plaisanteries vulgaires de ce méchant homme, qui ne croyait à rien, et essayait de la faire passer pour une sotte.

 

Avec un tact et un à-propos qui ne lui faisaient jamais défaut, Fanny appela au secours de l’institutrice le Dr Moutier, qui était très « calé » lui, comme il convenait à un savant de l’école de Nancy, sur les tables tournantes, les médiums, les esprits et les fantômes.

 

– Vous en avez fait tourner, des tables, vous, docteur ?

 

– Mais bien sûr, c’est un passe-temps très agréable.

 

Il avait l’air de se moquer de lui-même, mais il n’en trouva pas moins le moyen de dire leur fait, avec une certaine grâce, aux intelligences moqueuses qui repoussent d’emblée la survie et les manifestations de l’au-delà.

 

– Il est passé le temps où nous ne croyions, nous, médecins, qu’à ce que nous trouvions sous notre scalpel ! Des esprits comme Charcot…

 

– Est-ce que Charcot, de son vivant, s’est entretenu avec Napoléon Ier ? interrogea en gloussant l’incorrigible Saint-Firmin.

 

– Parlons sérieusement, répliqua le docteur.

 

– Non ! Non ! protestèrent quelques convives, pas sérieusement !… pas sérieusement !…

 

D’autres, au contraire, encouragèrent l’orateur.

 

Enfin ! vous êtes chrétiens ; croyez-vous, oui ou non, à l’immorta­lité de l’âme ? où êtes-vous victimes, comme monsieur Saint-Firmin, d’un grossier matérialisme qui ne lui permet point de comprendre que la forme des choses et des êtres n’est qu’une apparence variable selon les sens et les facultés de chacun ? La forme peut disparaître, l’enveloppe visible périr, mais la force qui les soutient, elle, ne périra point, et puisqu’elle continue d’exister, pourquoi ne se manifesterait-elle pas ?

 

– Par des tables tournantes ! interrogea Jacques à la manière ironique.

 

– Pourquoi pas ?… Par des chocs, par des coups, enfin par un déplacement de choses visibles qui atteste l’existence des formes invisibles.

 

– La maison hantée ! s’écria-t-on… Brr… docteur ! vous nous faites peur !…

 

– Méphistophélès, va !… reprit Jacques. Regardez-moi la bonne figure de papa gâteau de notre illustre Moutier, continua-t-il, et dites-moi si l’on se douterait jamais qu’il est à tu et à toi avec le diable !…

 

– Oh ! mes prétentions ne vont pas jusque-là, protesta le docteur en tapotant drôlement ses favoris poivre et sel qui encadraient avec soin sa bonne face poupine de sympathique savant à lunettes… Tout de même nous arrivons dans certaines circonstances à manier les forces invisibles, presque avec la même facilité que nous tâtons le pouls à un malade !…

 

Il n’était point dans l’intention de la maîtresse de maison de laisser longtemps ce brave docteur trotter sur son cheval favori, et elle se disposait à profiter de l’entrée du second service pour faire dévier la conversation, quand tout à coup on entendit une voix blanche, une pauvre voix lointaine qui disait :

 

– Mais les fantômes ! docteur, est-ce que vous croyez aux fantômes ?…

 

Toutes les têtes se tournèrent vers Mme Saint-Firmin, qui avait parlé, et à laquelle on aurait pu répondre qu’il suffisait de la regarder pour y croire.

 

IV

IL Y A DES GENS SÉRIEUX QUI CROIENT AUX FANTÔMES

 

– J’avoue que je n’en ai jamais vu, répondit le docteur, mais je me garderai bien d’en nier l’existence. D’autres, qui sont plus savants que moi, en ont vu et, ma foi, je ne comprendrais pas pourquoi on ne les croirait pas, quand ils ont la valeur expérimentale d’un William Crookes, par exemple !… Je vous cite celui-là parce que c’est un des plus illustres. Il n’est pas une science qui ne doive une découverte à cet esprit sagace. Les travaux de Crookes sur l’or et sur l’argent, son application du sodium au procédé d’amalgamation sont utilisés dans tous les placers d’Amérique et d’Australie. À l’aide de l’héliomètre de l’Observatoire de Greenwich, il a pu, le premier, photographier les corps célestes, et ses reproductions de la Lune sont célèbres ainsi que ses études sur le phénomène de la lumière polaire, sur la spectroscopie.

 

« Crookes a aussi trouvé le thalium, sans compter la plus formidable découverte de toutes : le quatrième état de la matière, ce n’est donc pas un hurluberlu ! Eh bien, ce savant a aussi photographié des fantômes !

 

– Non ! vous voulez rire ! s’exclama Jacques.

 

– Le docteur s’amuse de nous !… fit Fanny.

 

– Mais pas le moins du monde ! osa protester Mlle Hélier… c’est bien connu !…

 

– C’est historique ! exprima Moutier, et je ne me moque de personne !… William Crookes s’est livré pendant dix ans à l’étude des manifestations spirites, construisant pour les contrôler scientifiquement des instruments d’une précision et d’une délicatesse inouïes ! Assisté d’autres savants aussi rigoureusement méthodiques que lui-même, il opérait dans son propre laboratoire, entouré d’appareils électriques qui eussent rendu impossible ou mortelle toute tentative de supercherie ! Dans son ouvrage : Recherches sur le spiritualisme, Crookes analysa les divers genres de phénomènes observés : Mouvements du corps pesant, Exécution d’airs de musique sans contact humain, Écriture directe, Apparition de mains en pleine lumière, Apparition déformes et de figures, et, enfin, la Photographie de l’esprit de Katic King !

 

– Mais est-ce qu’il a photographié Napoléon Ier ? grinça encore la crécelle de Saint-Firmin.

 

– Oh ! assez ! assez ! lui cria-t-on, mais il insistait si drôlement que Fanny elle-même ne put que lui pardonner. Vous comprenez, moi, parmi les morts, il n’y a que Napoléon Ier qui m’intéresse ! Je voudrais savoir ce qu’il fait là-haut, entre ses deux femmes, Joséphine et Marie-Louise ! Mademoiselle Hélier, je vous en prie, la prochaine fois que vous aurez l’occasion de vous trouver seule avec lui, demandez-lui un peu comment il s’arrange !…

 

– Alors William Crookes a photographié des fantômes ?… reprit soudain la lointaine voix blanche de la pâle Mme Saint-Firmin.

 

– Mais oui, madame, répliqua simplement le Dr Moutier… et il n’y a pas que lui !…

 

– Mais comment peut-on photographier de purs esprits ? demanda une vieille dame intéressée, mais sceptique.

 

– C’est que ces purs esprits, madame, répondit le docteur avec une conviction tranquille, et je vous cite là l’opinion et l’explication de gens qui n’ont jamais passé pour des imbéciles, c’est que ces purs esprits ne sont point dénués entièrement de forme !… Il leur reste une forme généralement invisible à nos yeux, impalpable dans les conditions ordinaires, mais qui n’en existe pas moins, et que l’on appelle le peresprit.

 

C’est trop d’esprit pour moi, déclara le notaire. Mais on le fit taire encore, et tout le monde fut d’accord pour réclamer du docteur des renseignements sérieux sur le peresprit.

 

Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce qui ne connaît pas, à notre époque, le peresprit ? osa encore faire entendre, outrée à la fin de tant d’ignorance, la timide Mlle Hélier.

 

– Moi ! moi ! moi ! lui répliqua-t-on en riant, d’un bout à l’autre de la table.

 

– Mademoiselle Hélier a bien raison de s’étonner, reprit le docteur. Le peresprit est aujourd’hui à la base de toute science psychologique, et la religion elle-même, qui en a besoin pour expliquer ses apparitions, se garde bien de le nier. C’est une substance infiniment ténue, intermédiaire entre la matière et qui suit après la mort, en conservant la forme dernière que lui a conservée la matière. D’où la reconnaissance possible, dans certaines conditions d’exaltation magnétique, des morts, par les vivants ! Y êtes-vous ?

 

– Comme c’est simple ! s’écria-t-on, en forçant un peu les rires ; mais ces rires se turent tout à coup, car il se passait un petit incident là-bas au bout de la table. La petite Mme Saint-Firmin venait tout simplement de glisser sur le parquet.

 

On se précipita, on la releva, on voulut la transporter dans une chambre, mais revenue presque aussitôt à elle, elle manifesta avec une étrange énergie la volonté de ne point quitter la salle.

 

– Mon Dieu ! j’ai eu un petit étourdissement !… N’en parlons plus et excusez-moi !…

 

Et elle reprit sa place à table. On était, naturellement, assez ému autour d’elle, et comme le docteur s’empressait :

 

– Ah ! vous pouvez la soigner, lui lança Fanny… c’est vous qui êtes cause de tout avec vos histoires de trépassés !

 

– Mais c’est vous qui me les avez demandées, madame !… et, se tournant vers la pauvre Marthe… et puis c’est madame qui a insisté (mais la regardant avec attention) : Pourquoi vous attarder, mon enfant, à un sujet de conversation qui vous est sans doute désagréable ?

 

– Il ne m’est pas désagréable du tout, je vous assure.

 

Et Marthe disait cela d’un certain air égaré, en regardant son mari qui paraissait furieux de l’incident et ne trouvait pas de termes assez accablants pour sa femme dans les excuses qu’il fournissait à Mme de la Bossière et à Jacques.

 

– On ne sait pas ce qu’elle a !… Par instants, on dirait qu’elle rêve… Et puis, elle passe des heures en prière… Elle devient bigote, ma parole !… Elle ferait bien mieux de prendre ses jus de viande !

 

V

PENDANT QUE LES UNS JOUENT AU BRIDGE OU AU POKER, LES AUTRES INTERROGENT LES ESPRITS

 

– Elle doit manquer aussi de distractions, cette petite, envoyez-la-nous donc !

 

– Ah ! madame, vous êtes bien bonne et elle ne mérite pas vos bienfaits.

 

Fanny réclama d’autorité quelques bonnes histoires de chasse pour faire fuir les revenants ; et le dîner, dont la gaieté avait paru un instant compromise, s’acheva dans la bonne humeur générale.

 

Cependant, Marthe avait retenu près d’elle le docteur et ils ne cessèrent leurs confidences que lorsqu’on passa au salon.

 

– Que vous disait-elle donc de si intéressant ? demanda Mme de la Bossière au Dr Moutier, quand elle eut installé ses joueurs de poker et de bridge.

 

– Ne souriez pas… j’ai une requête à vous proposer de sa part…

 

– Dites !…

 

– Elle voudrait faire tourner une table !

 

– Non !…

 

– C’est comme je vous le dis…

 

– Elle est malade !… Alors, elle est venue ici pour faire tourner des tables ?…

 

– Tenez, je parie qu’elle en parle déjà à Mademoiselle Hélier…

 

La jeune femme et la vieille demoiselle étaient, dans l’instant, assez curieuses à considérer : Mlle Hélier, fort agitée, semblait fuir une prière que l’autre lui adressait avec une ferveur enfantine.

 

– Après tout, exprima Fanny, si ça peut lui faire plaisir et si elle décide cette vieille toquée d’Hélier… que l’on s’asseye à mes tables pour jouer au bridge ou pour les faire tourner, je n’y vois aucun inconvénient, moi !…

 

– Et à moi, cela pourra me servir à étudier d’un peu près ce troublant tempérament qui me paraît susceptible d’hypnose… et qui pourrait peut-être faire un excellent médium…

 

– C’est cela, vous allez la rendre folle tout à fait.

 

– Ou la sauver !… Elle se trouve en ce moment très visiblement sous une influence extraordinaire dont nous ignorons la nature… Elle a certainement une arrière-pensée que je ne connais pas et qu’il serait peut-être intéressant de pénétrer pour la guérir… La séance ne nous sera pas inutile… Tenez ! elle entraîne Mademoiselle Hélier… Ah ! chère madame, vous savez qu’elle a une peur folle de son mari… Il faut que le mari ne sache rien !… Elle compte sur vous pour que vous l’accapariez…

 

– C’est bien, je me charge du mari, accorda Mme de la Bossière, mais vous me raconterez tout ce qui s’est passé ?… Vous me le promettez ?…

 

– Tout, je vous le promets !… Ah ! dites-moi, où serons-nous le plus tranquilles ?…

 

– Pour évoquer le diable ? mais il faut demander ça à Mademoi­selle Hélier !… Elle vous prêtera peut-être sa chambre.

 

Et Fanny quitta le docteur en riant. Sur le seuil du fumoir, elle rencontrait son mari et lui racontait tout.

 

– Oh ! allons voir ça ! fit Jacques, très amusé…

 

– Mais je me suis chargée du Saint-Firmin.

 

– Ne t’inquiète pas… il vient de consentir à faire un quatrième…

 

Mlle Hélier, Marthe et le Dr Moutier avaient déjà disparu…

 

– Le plus fou des trois, c’est certainement le docteur, émit Fanny.

 

– Ça, quand les savants se jettent dans le spiritisme, on ne sait pas jusqu’où ça peut aller ! Vous y croyez, vous, Fanny, aux fantômes du professeur Crookes ?

 

– Moi, je ne crois qu’en vous, my dear !… et vous n’avez pas l’air d’un spectre, petit tchéri !

 

Elle pria Jacques de l’attendre, s’assura que ses hôtes n’avaient point besoin d’elle et revint le trouver. Ils se renseignèrent sur le chemin suivi par les fugitifs, traversèrent tout le château en courant et en riant comme des écoliers. Enfin, ils reprirent leur sérieux au moment de frapper à la porte de l’appartement de Mlle Hélier.

 

– On peut entrer ? c’est nous !…

 

La porte s’entrouvrit et ils aperçurent l’étrange face hostile de Mlle Hélier, dont les yeux bleus, ordinairement si doux, semblaient lancer des flammes.

 

– Ah ! je le savais bien ! fit-elle. On veut se moquer de moi !…

 

– Mais non ! supplia Fanny… Je vous assure, mademoiselle, ma bonne demoiselle !… On sera bien sage… on fera tout ce que vous voudrez… On se tiendra tranquillement dans un coin…

 

Elle dut les laisser pénétrer chez elle, mais elle les pria assez sèchement de rester dans son petit salon qui était plongé dans l’obscurité.

 

– Ne bougez pas, ne parlez pas ! c’est tout ce qu’on vous demande…

 

Elle les laissa, passant dans sa propre chambre dont on apercevait une partie faiblement éclairée par la lueur falote d’une lampe invisible qui avait dû être reléguée dans quelque coin. Un assez lourd guéridon d’acajou, soutenu par un pied à trois griffes, avait été tiré au milieu de la pièce.

 

D’où ils se trouvaient, Jacques et Fanny ne voyaient encore ni le docteur ni Mme Saint-Firmin.

 

Ils n’apercevaient, se mouvant avec des gestes silencieux, dans la pénombre, que Mlle Hélier, dont la figure avait repris cet air hermétique qui se répand ordinairement sur le visage des vivants quand ceux-ci interrogent sérieusement les morts.

 

Et, en vérité, Mlle Hélier faisait toute chose sérieusement… Combien sérieusement venait-elle de placer trois chaises autour du guéridon d’acajou !…

 

Jacques et Fanny avaient bien envie de pouffer de rire, mais ils tenaient trop à assister à la séance jusqu’au bout pour se laisser aller à cette manifestation intempestive.

 

Du reste, ils ne tardèrent pas à être impressionnés eux-mêmes par l’apparition, dans le cercle de la lumière falote, de la figure douloureuse de Marthe et de celle du docteur, lequel semblait étudier sa malade avec une curiosité aiguë.

 

De toute évidence, le savant était beaucoup plus préoccupé par le diagnostic qu’il lui serait peut-être possible d’émettre à la suite de cette exceptionnelle expérience, que par l’évocation prochaine des esprits.

 

Marthe semblait souffrir réellement.

 

Elle se laissait conduire sans résistance par l’institutrice, obéissant à ses moindres gestes, tombant sur sa chaise, allongeant au-dessus de la table ses mains diaphanes ; Mlle Hélier lui fit écarter les doigts.

 

Puis l’institutrice s’assit à son tour et le docteur en fit autant. Eux aussi allongèrent les mains.

 

Dans cette lumière avare, les deux silhouettes fantomatiques, aux gestes de rêve, de Marthe et de Mlle Hélier, l’aspect extraordinairement sérieux du Dr Moutier, et enfin le silence prolongé qui accompagnait l’immobilité des trois partenaires, tout concourait à donner à cette scène une allure de bizarre mystère qui, après avoir failli faire éclater le rire de Jacques et de Fanny, les retint bientôt au fond de leur obscurité, étonnés et attentifs.

 

Cinq minutes se passèrent ainsi, au bout desquelles quelques craquements se firent entendre dans la table.

 

Je crois bien que l’esprit est là ! fit à voix basse Mlle Hélier. Puisque c’est vous qui l’avez évoqué, voulez-vous l’interroger ? il répondra peut-être !

 

– Je veux bien, reprit Marthe dans un souffle.

 

La pauvre jeune femme était agitée de frissons. Sur la table, on voyait ses mains trembler.

 

– Demandez-lui : « Qui êtes-vous ? »

 

La voix blanche de Marthe demanda :

 

– Qui êtes-vous ?

 

Et, patiemment, l’on attendit. Au bout de quelques secondes, la table se décida et, se soulevant sur deux de ses griffes, retomba et resta immobile.

 

A, fit l’institutrice… Maintenant, continuez d’épeler à voix haute, madame.

 

L’agonisante voix de Marthe reprit B, C, etc.

 

À la lettre N, la table craqua, sembla hésiter, puis se souleva à nouveau et retomba.

 

AN, constata l’institutrice, continuez, madame… ne vous effrayez pas…

 

Mais Marthe claquait des dents. Cependant, elle eut la force de recommencer l’alphabet.

 

Cette fois, le guéridon se mit en mouvement à la lettre D.

 

– AND…

 

André, fit le docteur.

 

– Oui, André, soupira Marthe…

 

– Mon Dieu ! gémit Mlle Hélier, si c’était M. André de la Bossière… il serait donc mort !

 

Et ils continuèrent patiemment leur interrogatoire… La table répondit : André de la Bossière !

 

Mlle Hélier se montra aussitôt dans un tel état d’exaltation que le docteur dut la prier violemment de se calmer.

 

– Je crains que la séance ne puisse se prolonger, fit-il, en montrant Marthe qui avait maintenant une figure de spectre et les yeux hagards… Dépêchons-nous… nous n’avons pas une minute à perdre…

 

– Docteur, fit la voix très émue de Jacques, au fond de l’autre pièce… mon avis est qu’il faut en finir… vous voyez bien que cette enfant va encore se trouver mal.

 

– Non !… Non !… répliqua aussitôt Mme Saint-Firmin… je serai forte… laissez-moi !… laissez-moi l’interroger

 

Et, disant cela, les mains toujours étendues sur la table, elle ouvrait des yeux immenses qui se fixaient sur la pénombre, comme s’ils voyaient ou comme s’ils cherchaient à voir une forme invisible pour tous. Puis, sans se soucier de ceux qui étaient là, auxquels elle révélait au moins une intimité d’âme avec le défunt que l’on avait à peine osé soupçonner, elle demanda tout haut :

 

– Si c’est vous qui êtes là, André, mon ami, mon frère bien-aimé, dites-nous ce qui vous est arrivé ?…

 

À la suite de quoi il y eut encore un long silence, puis de nouveaux bruits dans la table, et soudain, elle frappa de façon fort nette des coups détachés, pendant qu’on entendait la voix basse et haletante de Marthe qui épelait l’alphabet : A, B, C, D À chaque coup de la table, la voix de Marthe s’arrêtait une seconde, pour reprendre plus bas et plus défaillante. Et Mlle Hélier lisait les lettres, formait les syllabes…

 

La table disait :

 

– J’ai été ass… as… si… n… é !

 

Assassiné ! répéta râlante, Marthe, et elle glissa dans les bras du docteur qui la surveillait

 

– En voilà assez !… En voilà assez de cette mauvaise plaisanterie !… s’écria la voix irritée de Jacques, et il fit irruption dans la chambre, suivi de Fanny qui répétait :

 

– Ils vont la rendre folle ! Ils vont la rendre folle !…

 

VI

OÙ LE DOCTEUR MOUTIER PARLE RAISON

 

– Oh ! monsieur, je ne suis pas folle, protestait doucement Marthe, à qui le docteur faisait respirer des sels et qui, d’un geste inconscient, repoussait le flacon… Surtout, ne dites rien de tout cela à mon mari… S’il savait, il me tuerait !…

 

– Il vous tuerait !… Mais vous voulez rire, ma pauvre enfant !… C’est lui qui, s’il vous entendait, rirait !…

 

C’était le docteur qui parlait ainsi en pressant dans ses mains les mains de Marthe. À ce contact réchauffant et solide, à cette bonne voix bien vivante, Marthe semblait reprendre des forces, revenir à la vie réelle des gens et des choses.

 

– Que voulez-vous dire, docteur ? demanda-t-elle.

 

– Je veux dire que je viens de vous étudier… Je sais maintenant quelle est votre maladie, allez !… Elle est tout entière dans cette petite cervelle-là. Il y a longtemps que vous vivez avec cette idée que votre excellent ami, M. André de la Bossière, est mort assassiné !… Avouez que c’est une idée dont vous ne pouvez pas vous défaire… qui vous poursuit partout… Avouez que c’est elle qui a fini par vous pousser ici, pour demander cette séance de table tournante où vous espériez bien qu’elle apparaîtrait enfin exprimée en dehors de vous-même !… Mais ma pauvre petite il ne faut pas vous dissimuler une seconde que c’est vous-même qui avez répondu à vos propres questions !… Entendez-vous bien !… inconsciemment, certes ! Mais c’est vous qui avez fait remuer la table aux bons endroits, sans vous en apercevoir !

 

– Ça, je ne le crois pas une seconde, s’écria Mlle Hélier, dont l’irritation éclata sans pudeur… C’est l’esprit qui était là !… c’est l’esprit qui a frappé, et rien ne me retirera maintenant de la tête que M. de la Bossière a été assassiné !…

 

– Eh bien ! gardez donc cette idée-là dans votre tête… et qu’elle n’en sorte pas !… c’est tout ce que l’on vous demande ! répliqua Fanny avec brutalité… Si l’on vous écoutait, vous nous rendriez tous fous, ici, avec vos histoires de l’autre monde !…

 

– L’autre monde et celui-ci ne font qu’un, madame !

 

– Je vous en prie, mademoiselle !… commanda la rude voix de Jacques. Ce n’est pas le moment de faire un cours de spiritisme. Vous devez vous rendre compte que Madame Saint-Firmin est très malade !… et par votre faute !…

 

– Chut !… elle pleure…, dit le docteur… Laissez-la pleurer, cela lui fera du bien !…

 

Marthe était en proie, en effet, à une véritable crise de larmes et de sanglots… Quand elle fut un peu calmée, le docteur pria qu’on le laissât seul avec la jeune femme, ce que l’on fit aussitôt. Jacques et Fanny se retrouvèrent en pleine lumière. Fanny s’étonna de la pâleur de son mari.

 

– Mon Dieu ! vous voilà aussi pâle que Mme Saint-Firmin !

 

– Oui, cette idée que mon malheureux frère a pu être assassiné m’a complètement bouleversé !…

 

– Mais vous n’allez pas être aussi stioupide que cette petite… Remettez-vous, darling !… Ah ! quelle histoire ! si j’avais su… Mais vous ne croyez pas aux tables tournantes, petit tchéri.

 

– Pas plus que vous… et je suis sûr que le docteur ne fait semblant d’y croire que pour se rendre intéressant auprès de sa clientèle féminine… Cependant, quand la table s’est soulevée… et que l’alphabet a annoncé André, je ne vous cache pas que j’en ai eu froid jusque dans les moelles…

 

– Réchauffez-vous ! réchauffez-vous, en embrassant votre petite femme, petit tchéri !…

 

Il lui baisa la main et ils retrouvèrent Saint-Firmin qui s’inquiétait justement de l’absence de sa femme. Fanny lui apprit qu’elle était allée voir dormir les enfants, avec Mlle Hélier, et il se remit à son bridge.

 

Ce soir-là, quand tous les invités furent partis et que les hôtes eurent regagné leurs appartements, le docteur, Jacques et Fanny se retrouvè­rent dans le boudoir.

 

– Eh bien ? demanda Fanny, va-t-elle mieux ?

 

– Oh ! elle est plus malade que je ne le croyais ! répondit le docteur… Elle a des apparitions !

 

– Des apparitions ?…

 

– Enfin, elle a eu une apparition !… André lui est apparu !

 

– Non !

 

– Pas plus tard qu’hier !… dans son jardin, au bord de l’eau… elle l’a très bien reconnu… et André lui a parlé… André lui a dit qu’il avait été assassiné !… Là-dessus elle s’est trouvée mal, et quand elle est revenue à elle, André avait disparu…

 

– Tu penses ! dit Jacques.

 

– Oh ! mais alors, elle est à enfermer, la pauvre petite !… dit Fanny.

 

– Non ! elle n’en est pas là… Je l’ai interrogée très à fond, et elle se rend très bien compte qu’elle a pu être victime d’une hallucination… d’autant plus que le fantôme traînait derrière lui un bruit de chaîne comme dans toutes les histoires fantastiques de revenants… Alors elle se dit maintenant qu’elle a eu peut-être une imagination Et savez-vous pourquoi elle est accourue au golf aujourd’hui ? parce qu’elle a peur maintenant de rester seule avec son mari ; et je vais vous dire autre chose, entre nous… quelque chose qu’elle ne m’a pas avoué, qu’elle ne m’a pas confié… Cette petite est persuadée qu’André a été assassiné par son mari !… Il y a eu certainement une histoire terrible au moment du départ d’André, entre elle, André et le vieux Saint-Firmin. Quoi qu’il en soit, je lui ai conseillé de venir ici le plus souvent possible… lui disant qu’elle y trouvera de vrais amis… Tâchez de la confesser… nous tâcherons de la guérir… Quand nous connaîtrons toutes les données du problème, nous le résoudrons raisonnablement, et nous chasserons de cette pauvre tête tous les fantômes qui la hantent.

 

– Mais dites donc, docteur, fit entendre Fanny, vous oubliez que vous croyez vous-même aux fantômes ?…

 

– Je ne crois pas aux fantômes qui traînent des chaînes derrière eux, répondit le bon docteur, avec un large sourire, et voyez-vous, madame, chaque fois que je puis expliquer une manifestation de l’au-delà par un phénomène de chez nous comme, par exemple, par l’état d’esprit de cette petite, je n’y manque jamais ! D’abord, c’est plus facile et ça ne m’empêche pas de dormir. Allons nous coucher.

 

VII

MARTHE TIENT À SES FANTÔMES

 

Le lendemain soir, après une journée particulièrement heureuse pour la nouvelle châtelaine de la Roseraie qui avait elle-même conduit, en mail-coach, ses invités dans la forêt de Sénart et leur avait fait servir un déjeuner champêtre, Fanny était en train de raconter à son mari, qui n’avait pu quitter l’usine, les amusantes péripéties de cette joyeuse promenade quand la femme de chambre se présenta, effarée.

 

– Madame, fit-elle, c’est Mme Saint-Firmin, mais dans quel état !…

 

– Où est-elle ?

 

– Ah ! madame, elle est en bas… plus morte que vive. Elle ne veut pas être vue de personne, je l’ai fait entrer dans le cabinet de monsieur…

 

Ils descendirent et trouvèrent la malheureuse femme affalée au fond d’un fauteuil… Elle était là comme un petit tas noir et boueux au-dessus duquel on apercevait sa face blême aux grands yeux qui semblaient toujours voir des choses extraordinaires.

 

Elle grelottait. On n’eût pu dire si c’était de peur ou de froid. Elle bougea à peine quand Fanny fut près d’elle.

 

Mme de la Bossière lui prit les mains. Elles étaient brûlantes.

 

– Mais vous avez la fièvre ; ma pauvre enfant… Qu’est-il encore arrivé ?… Et d’où venez-vous ? Comment êtes-vous dans cet état ?

 

Elle était littéralement couverte de boue et sa robe était déchirée. Elle avait la tête nue, les cheveux épars. Elle avait l’air d’une folle qui serait parvenue à s’enfuir de son cabanon et qui aurait longtemps couru à travers champs. Et il y avait un peu de cela dans son cas.

 

Elle fit comprendre par petites phrases hachées qu’elle s’était sauvée de chez elle, par-dessus le mur du jardin, et qu’elle avait couru, couru, couru, jusqu’à la Roseraie…

 

– Mais pourquoi ? mais pourquoi ?…

 

– Pourquoi ?… Et elle parut retrouver du coup toutes ses forces. Elle se souleva brusquement comme si elle avait reçu une décharge électrique…

 

– Parce que… parce que je l’ai revu !…

 

– Vous avez revu qui ?… demanda Fanny qui devinait bien cependant, après la séance de la veille, de qui il s’agissait…

 

– J’ai revu André !… je vous dis que je l’ai revu…, répéta Marthe avec une énergie incroyable !… Ah ! cette fois, ne me dites pas que ce n’était pas lui !… je l’ai vu comme je vous vois.

 

Fanny et Jacques se regardèrent…

 

– Ah ! ne me prenez pas pour une folle !… C’est abominable !… Si vous aviez été là, vous l’auriez vu comme moi !…

 

Elle se laissa tomber, prise d’une grande faiblesse…

 

– Il faut prévenir Moutier, dit Fanny, très ennuyée de ce nouvel incident.

 

– Non !… Non ! pas le docteur, protesta Mme Saint-Firmin, plus tard ! plus tard ! plus tard, le docteur !… J’ai des choses à vous dire… j’ai des choses à vous dire !… Si je ne le dis pas à vous, son frère, sa belle-sœur, à qui voulez-vous que je le dise ?… Seulement, je voudrais de l’eau, de l’eau bien froide… avec un morceau de sucre et un peu de fleur d’oranger, vous permettez ?…

 

Et elle claquait des dents. Elle faisait pitié… Jacques avait sonné, donnait des ordres sur le seuil à la femme de chambre. Fanny s’efforçait de calmer l’extraordinaire visiteuse.

 

– Ma pauvre enfant, vous savez ce que vous a dit le docteur, hier ! Vous êtes dans un état d’exaltation qui vous fait voir des choses impossibles…

 

– Non !… Non !… rien n’est impossible !… Maintenant j’en suis sûre, absolument sûre, absolument sûre !… André est mort ! Il me l’a dit !… Attendez !… Attendez !… Je me méfiais, après tout ce que m’avait dit hier le docteur… que c’était moi qui, inconsciemment, faisait marcher la table, que c’était moi qui me créais l’image du fantôme d’André, etc., oh ! je me méfiais de moi-même… de mes yeux, de mon intelligence, de mon pauvre cerveau, de ma pauvre tête qui est, en effet, bien malade.

 

Elle se passa la main sur le front et sembla, un instant, rassembler ses souvenirs.

 

– D’abord, je vous avouerai que, depuis le départ d’André, j’avais cru le voir plusieurs fois… je n’en avais parlé à personne… car je me raisonnais et j’étais d’avis que c’était là une obsession de ma pensée… de ma pensée que je ne pouvais détourner de la sienne…

 

« Il faut bien aussi que vous sachiez que, de son vivant, entre André et moi, il y avait une communauté d’idées absolues… Nous étions amis souverainement… liés d’âme, car nous nous aimions comme… comme de futurs époux…

 

– Comment ! comme de futurs époux ! s’exclama Fanny.

 

– Oui ! oui ! comme de futurs époux… Ah ! je vous dis tout ! continua Marthe d’une voix passionnée, parce que je sais que si je ne me décharge pas un peu de ce secret qui m’étouffe, il arrivera encore des malheurs !… Mon mari est vieux ; André et moi, nous étions jeunes… nous nous étions promis d’être l’un à l’autre… après la mort de mon mari. Et, sans doute, cela était un crime !… un crime impardonnable d’enterrer déjà ce vivant… et voilà que c’est l’autre qui est mort !… Mon André ! Mon André ! Oh ! il est bien mort !… Il me l’a tué !

 

Elle regarda avec égarement autour d’elle, et puis :

 

– Toutes les portes sont bien fermées ? Nous sommes seuls ? Écoutez : J’aurais eu certainement des nouvelles d’André s’il n’était pas mort… et comme je n’en avais pas, je ne pensais qu’à sa mort… et à aller le rejoindre… mais pour cela, il fallait être sûre qu’il fût bien mort… et de cela j’aurais voulu avoir la certitude… l’absolue certitude… et, un soir que je pensais à lui avec une ardeur maladive, suppliant son ombre de m’appeler près d’elle si elle avait vraiment quitté son corps… et où j’étais hantée par l’idée du suicide… il y a environ deux ans de cela… je me trouvais, tenez, dans le petit kiosque qui domine le bord de l’eau, alors j’ai vu ou j’ai cru voir une ombre éclairée par la lune et qui ressemblait étrangement à André… Cette ombre légère, inconsistante, flottait entre les saules de la rive, sur les eaux ; je m’évanouis.

 

« Le lendemain, je me réveillai dans mon lit. J’étais soignée par une sœur qu’était allé chercher mon mari. Cette sœur venait du couvent où j’avais été élevée et s’était toujours montrée si bonne avec moi que je lui confiai l’histoire de l’apparition. Elle me raisonna, me confessa, et, comme j’étais naturellement pieuse, n’eut pas de peine à me faire renoncer à l’idée du suicide. Seulement, je retournai souvent le soir dans le kiosque.

 

« Loin de me faire peur, l’image d’André flottant sur les eaux m’attirait. J’aurais voulu là revoir. Je le désirais de toute mon âme.

 

« Elle ne revint pas et j’en conclus que j’avais bien réellement été victime d’une hallucination… Or, écoutez bien !… écoutez bien !… Je ne suis pas folle… l’avant-dernière nuit… l’ombre est venue et elle m’a parlé !

 

– Eh ! ma petite ! le docteur nous a mis au courant de cette apparition-là !… On a des hallucinations de l’oreille comme des yeux !…

 

– Et vous savez ce qu’elle m’a dit, l’ombre avant-hier ?…

 

– Oui, elle vous a dit : « J’ai été assassiné ! » accorda Fanny pitoyable… le docteur nous a raconté tout cela !…

 

– Oui, mais André ne m’avait pas dit où il avait été assassiné ; eh bien, il est revenu aujourd’hui pour me le dire !… Voilà voilà pourquoi je viens vous trouver, ajouta Marthe d’une voix rauque.

 

– Reprenez un peu de fleur d’oranger, mon enfant, dit Fanny qui, cette fois, crut Marthe réellement folle… et puis, je vous en supplie, ne vous énervez pas comme ça !… Voyons, le docteur nous avait pourtant dit que vous lui aviez promis d’être raisonnable… Malgré cela, je suis sûre que, depuis hier soir, vous n’avez fait que penser à cette sotte apparition…

 

– Oh ! madame, ne parlez pas ainsi !…

 

– Est-ce vrai ce que je dis ! Est-ce que vous avez dormi, la nuit dernière ?…

 

– Non, madame !… je ne dors plus !…

 

– Et vous rêvez tout éveillée, voilà l’histoire !… n’est-ce pas, my darling ?…

 

– C’est mon idée ! répondit la voix grave de Jacques…

 

Et il se leva pour aller déposer sur la table le verre de Marthe.

 

Mais cette fois, madame, cette fois, il ne flottait plus sur les eaux… il marchait comme vous et moi, et était venu tout près de moi… j’aurais presque pu le toucher… Il a tendu les bras vers moi… oh ! c’était affreux !… Il avait à la tempe une plaie saignante !… Oui, une plaie qui saignait encore !… Pensez donc depuis cinq ans !…

 

– Où allez-vous donc, darling ? demanda Fanny à Jacques.

 

– Un verre d’eau, je vais prendre un verre d’eau, vous n’avez pas soif, vous ?

 

– Vous paraissez ému, darling, c’est vrai, votre frère, vous l’aimiez tant !… Et elle se retourna du côté de Marthe.

 

– Alors, vous disiez que sa blessure saignait encore depuis cinq ans !… Vous voyez bien que vous rêvez toujours ma chère petite !…

 

Mais Marthe ne se démonta pas.

 

– Je vais vous dire tout, en détail. Mon mari se couche de bonne heure. Après le dîner, qui ne dure guère, il essaie de me raconter généralement des histoires de l’étude. Ce soir, je ne lui ai pas répondu. Il m’a souhaité bonne nuit et a regagné sa chambre.

 

« Je réfléchissais, je me disais : « Tu as encore eu une hallucination ainsi qu’il y a deux ans… Maintenant que tu es raisonnable et tranquille, et lucide, et que le docteur t’a avertie, retourne au kiosque et tu te rendras bien compte qu’il n’y a pas d’ombre du tout et que tu as rêvé. »

 

« Là-dessus, j’ai jeté une écharpe sur mes épaules et j’ai traversé le jardin.

 

« J’entendais la bonne qui remuait sa vaisselle dans la cuisine et, dans le jardin, j’ai aperçu la silhouette de mon mari qui passait et repassait devant la fenêtre de sa chambre. Tout cela était bien naturel, et moi-même, je me sentais très naturelle.

 

« Tout de même, quand j’ai eu atteint l’escalier du kiosque, je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Je me disais : « S’il est encore là ce soir, c’est que c’est bien lui !… »

 

« Madame, tout d’abord je n’ai rien vu… j’ai fait le tour de la table de bois, je suis allée m’appuyer à la rampe et j’ai regardé le fleuve, l’endroit où je l’avais vu marcher sur les eaux, entre les branches des saules, au-dessus des nénuphars, et puis, la rive… Il y avait un silence énorme. J’ai entendu sonner l’heure à une chapelle. Je suis bien restée là une demi-heure, et, tout bas, j’appelais : « André !… André !… » pour voir s’il allait venir… Mais j’étais bien persuadée qu’il ne viendrait pas, parce que je m’efforçais de penser à ce que m’avait dit le docteur… Ne voyant rien sur la terre, je levai les yeux au ciel.

 

« Il y avait de gros nuages noirs qui glissaient sur la lune. J’allais partir quand m’étant redressée, un bruit de chaînes se fit entendre… et mon regard retourna à la rive. C’est alors, madame, que je le vis.

 

« Ah ! il était là ! il se détacha des saules, glissa sur l’herbe, vint presque au pied du mur… Il levait les bras et me disait : « Marthe ! Marthe !… Il m’a assassiné ! » Ah ! le pauvre, comme il était pâle, et il me montrait sa plaie saignante à la tempe Il ajouta encore, avant de disparaître, en traînant sa chaîne : « Il m’a assassiné en automobile ! »

 

À ce moment, il y eut, derrière Fanny, le fracas déplaisant de la vaisselle qui se brise. Mme de la Bossière se retourna vivement. C’était son mari qui venait de laisser tomber un verre et une assiette.

 

– Faites donc attention, darling, vous dépareillez notre beau service de Bohême… »

 

VIII

OH ! SI LAZARE AVAIT VOULU NOUS DIRE…

 

M. Saint-Firmin, qui était à la recherche de sa femme, depuis une heure, et qui avait parcouru toute la campagne environnante, dans son vieux tilbury attelé d’un cheval poussif, eut enfin l’idée de venir sonner à la grille de la Roseraie. On ne put lui cacher que la fugitive s’y trouvait et il la ramena, après l’avoir consciencieusement traitée de « toquée » et avoir présenté ses excuses à Mme de la Bossière.

 

Celle-ci, pour décider Marthe à suivre son mari, lui avait promis qu’elle irait la voir le lendemain. La jeune femme pouvait compter sur son aide morale dans l’étrange crise qu’elle traversait.

 

– Vous devriez faire voyager cette enfant, avait conseillé Fanny au notaire ; dans son état, le séjour mélancolique de la villa du bord de l’eau ne lui vaut rien !

 

– Eh bien ! et les affaires ? avait répliqué le Saint-Firmin.

 

– Elle est tout de même assez grande pour voyager sans vous !

 

– Elle m’aime trop !

 

Et le vieux diable avait claqué du fouet son bidet, en faisant entendre son vilain rire. Quant à Jacques, il était couché depuis près d’une heure. Sans doute n’avait-il pas eu la patience d’entendre plus longtemps le récit des hallucinations de cette pauvre Marthe.

 

Il n’avait même point demandé à sa femme ce qu’elle comptait faire de sa visiteuse nocturne, ni si elle allait lui offrir l’hospitalité. Après avoir ramassé lui-même les morceaux du service qu’il avait si maladroitement brisé, il s’était esquivé à l’anglaise.

 

La chambre de Jacques n’était séparée de celle de Fanny que par le boudoir privé. Fanny, avant de sonner sa femme de chambre, frappa à la porte de son mari. Elle sentait un besoin impérieux de lui parler. Elle voulait lui communiquer surtout les dernières confidences de Marthe qu’elle estimait d’importance… Mais elle avait beau frapper on ne lui répondait pas. Elle trouva bizarre que Jacques se fût si vite endormi et qu’il n’eût pas eu la curiosité de l’attendre, après la singulière démarche et les contes fantastiques de la petite Saint-Firmin.

 

Elle tourna tout doucement la clenche et ouvrit la porte.

 

– Vous dormez ? demanda-t-elle à voix basse.

 

Seul, le bruit d’une respiration régulière lui répondit au fond de l’obscurité.

 

Alors, après avoir réfléchi un instant, elle referma la porte aussi doucement qu’elle l’avait ouverte et pénétra dans son cabinet de toilette, sonna Katherine, se laissa déshabiller sans dire un mot, procéda à sa toilette de nuit, et essaya de dormir, mais elle y parvint assez difficilement.

 

Jacques se leva de grand matin. Quand le temps était beau, il aimait à se rendre à pied à l’usine, qui se trouvait à deux kilomètres du château. Aussi renvoya-t-il le groom avec la charrette anglaise, car la journée s’annonçait magnifique. Les chignons roux des petites futaies se démêlaient déjà aux rais d’or du soleil. Toute la campagne se réveillait, fort guillerette, faisant sa toilette matinale, se débarrassant hâtivement des derniers voiles de la nuit.

 

Aussi loin que le regard de Jacques s’étendait, en bas vers la Seine, et sur sa gauche jusqu’à la lisière de la forêt de Sénart, toutes ces terres appartenaient au château. Comme disait sa femme : « C’était là une royale propriété ! »

 

Vous admirez vos terres ! dit tout à coup, derrière lui, une voix qui le fit sursauter. C’était le Dr Moutier. Jacques lui tendit la main et sourit :

 

– Si, à son retour, André veut me les vendre, je ne demanderai pas mieux que de les acheter !… Mais vous êtes bien matinal, mon cher hôte !…

 

– Ah ! moi, à la campagne, vous savez, je suis pour le footing… j’ai besoin de maigrir…

 

– Vous avez raison, docteur, acquiesça Jacques. Vous êtes trop gros pour un médecin spiritualiste…

 

– Mon ami, je l’avoue… j’attache trop de prix à certaines satisfactions charnelles. Tenez, encore tout à l’heure, votre cuisinière sur mon indication, du reste, m’a fait monter dans ma chambre, pour mon premier déjeuner deux œufs sur le plat à la crème… c’était un rêve !…

 

Jacques s’arrêta une seconde à contempler cette excellente face réjouie, aux lèvres sensuelles, puis allant quérir la sincérité du regard sous les bésicles d’or :

 

– Entre nous, docteur, lui dit-il, avouez donc qu’un bon vivant comme vous ne doit pas croire un mot de tout ce qu’il nous a raconté l’autre soir…

 

Mais le « papa Moutier », comme on l’appelait dans les salles de rédaction des revues scientifiques où il s’était fait une réputation assez originale en étendant hardiment le domaine du magnétisme animal de Charcot et en osant associer le spiritualisme le plus transcendental[1] et même le plus orthodoxe au spiritisme expérimental de Crookes, le papa Moutier sursauta :

 

– Ah ! ne dites pas ça ! ne dites pas ça !… Vous pourriez me causer le plus grand tort !… Certains me croient malade et vous voyez si j’en ai l’air !… Il ne manquerait plus que l’on me prît pour un farceur !… et surtout à la veille de faire paraître un périodique qui va révolutionner tous les cercles s’occupant plus ou moins de la science magnétique et de toutes les formes de la suggestion…

 

– Ah ! bah ! vous ne nous aviez pas dit ça !…

 

– C’est encore un secret… un secret scientifique et mondain, si j’ose dire, et qui ne m’appartient pas, à moi seul !… Mais à un ami comme vous, je peux tout avouer… d’autant plus que je vous dois bien ça, puisque vous m’offrez une hospitalité qui me permet de travailler en paix à notre premier fascicule…

 

– Et cela va s’appeler ?

 

La Médecine astrale ! Et savez-vous avec qui je travaille ? Avec le grand Jaloux !…

 

– Le grand Jaloux de l’Académie des sciences ?

 

– Et des conférences de l’École des sciences politiques et sociales ! Parfaitement !…

 

– Mais alors, mon cher, c’est la fortune !…

 

– Je l’espère !…

 

Le grand, le beau Jaloux !… les conférences de Jaloux ! Depuis Caro et les Carolines à la Sorbonne on n’avait pas encore assisté à un pareil succès !… Depuis deux ans qu’à l’École des sciences politiques et sociales, le beau Jaloux (un peu trop grand pour être tout à fait beau, mais si chic, si distingué, ma chère !) avait inauguré ses conférences philosophi­ques et expérimentales sur la médecine de l’âme, c’était tous les mardis, dans la salle austère, un assaut d’élégances, une bousculade de petites femmes affolées, de larbins se battant pour conserver ou garder la place de leur maîtresse… On appelait ces élèves enthousiastes les Jalouses Quelle extase dès que le maître apparaissait ! et comme elles étaient prêtes pour toutes les expériences de la médecine de l’âme !…

 

– Ce Jaloux n’est pas un imbécile ! fit Jacques en souriant.

 

– Mon cher, ne souriez pas… c’est agaçant… Jaloux est un précurseur !… Il voit si loin que l’on n’ose le suivre… dans les milieux officiels, mais les autres nous sont acquis…

 

– Vous avez au moins leur curiosité…

 

– Quand on a promis, comme Jaloux, d’arracher son secret à la mort ! c’est bien le moins qu’on regarde agir un homme de la valeur de Jaloux ! Vous le connaissez, Jaloux ?

 

– Pour l’avoir vu un jour de séance solennelle à l’Académie.

 

– Eh bien, je vous le présenterai dans quelques jours. Oui, il doit venir jusqu’ici lire avec moi les dernières épreuves de notre premier numéro, une chose qui va faire pousser des cris… nous allons établir pour la première fois la théorie probable de la suggestion des morts !… D’où notre titre de Médecine astrale Vous verrez !… Nous finirons bien par vous convertir à nos théories !…

 

– J’en doute !… Du reste, j’aime assez : Théorie probable !

 

– Eh ! mon cher, nous sommes des hommes de science et par conséquent prudents !… Tous les observateurs sérieux, qui ont voulu savoir ce qu’il y a de vrai dans le spiritisme, se sont soumis à toutes les conditions indispensables pour la réussite de l’expérience. Et ce n’étaient pas des sots.

 

« C’est lentement, méthodiquement, qu’ils se sont familiarisés avec toutes les phases du phénomène… M. Barkas s’est tenu dans l’expectative pendant dix ans, M. Crookes pendant six ans, M. Oxon pendant huit ans. C’est après l’étude attentive de tous les faits et aussi après s’être familiarisés avec toutes les étrangetés apparentes des manifestations, qu’ils recherchèrent les causes capables de les produire. Quand ils eurent réuni une grande quantité d’observations prises dans différents milieux, ils en firent la synthèse et conclurent enfin à l’existence et à l’intervention des esprits !

 

– Vous parlez avec une conviction ! Mais dites donc, fit Jacques, comme s’il se rappelait tout à coup une chose assez intéressante… dites donc !… vous savez que Mme Saint-Firmin a revu son fantôme !

 

– Encore !…

 

– Oui. Elle est accourue hier soir pour nous faire part de cette importante nouvelle… Docteur, je ne vous cache pas que cette petite folle commence à m’ennuyer.

 

– Bah ! qu’est-ce que cela vous fait ?

 

– Comment, qu’est-ce que cela me fait ? Mais elle finira par nous faire croire qu’André a été assassiné alors que je n’ai pas renoncé à voir revenir mon frère, moi !…

 

– C’est un sentiment tout naturel, mais aussi, je le crains bien, une vaine espérance… Tout de même, si cette jeune femme, avec le secours de ses apparitions, allait vous mettre sur les traces d’un crime et vous faire arrêter l’assassin, hein ! vous y croiriez après cela, aux fantômes !…

 

Jacques ne répondit pas, il fit quelques pas, haussa les épaules et laissa tomber ces mots :

 

– Vous ne savez pas ce qu’elle nous a dit hier ? Elle nous dit que mon frère avait été tué en automobile !…

 

– Ah ! ah ! c’est un renseignement précis !… s’exclama le docteur, en rabaissant brusquement ses lunettes sur son nez et en regardant Jacques avec son meilleur sourire.

 

– Mon Dieu ! je trouve que cette petite raconte tout simplement tout ce qui lui passe par la tête…

 

– C’est peut-être exact, et je le crois comme vous. Après l’avoir examinée, étudiée… mais enfin on ne saurait rien affirmer… d’une façon absolue !… Quand Jaloux viendra, je lui soumettrai le cas…

 

– Vous n’allez cependant pas me dire que Jaloux croit sérieusement à l’intervention des morts !…

 

– À l’intervention possible des morts… Il se contente de cela pour l’instant…

 

– Mon cher, laissez-moi tranquille, quand on est mort, c’est pour longtemps… et nous ne saurons jamais ce qui se passe dans ce pays-là !… personne n’en est revenu.

 

– Vous oubliez Lazare qui en est revenu vivant !

 

– Oui, Lazare ! Eh bien, Lazare ! Pourquoi ne nous a-t-il pas dit ce qui se passe par là-bas !…

 

– Ah ! si Lazare avait voulu nous dire…

 

– Il n’a rien dit parce qu’il ne savait rien. Parce que au fond de son ossuaire il n’était pas mort. C’est bien simple ! fit Jacques à la stupéfaction du docteur… et il continua en se gaussant : ce n’est pas le premier léthargique que l’on voit surgir du cercueil !…

 

– Païen !… païen !… païen !… et pauvre ignorant que vous êtes ! s’écria Moutier hors de lui, levant des poings hostiles au bout de ses courts petits bras vengeurs. Mais sachez donc, monsieur, que scientifiquement, on peut mourir et renaître !… Oui, monsieur, oui, scientifiquement, un homme est mort ! Eh bien si vous vous y prenez à temps, vous pouvez le faire revivre !… Oui, monsieur, c’est comme je vous le dit, monsieur !…

 

Le « père Moutier » était réellement furieux. On eût dit qu’il allait battre son hôte… Il avait des moments comme cela où, dès que l’on touchait à ses théories, il ne connaissait plus d’amis.

 

Alors, Jacques lui rit au nez. Le père Moutier lui tourna le dos, carrément, et s’enfuit à travers la campagne, sans doute, pour « éviter de faire un malheur » !

 

IX

LES THÉORIES DU DOCTEUR CARREL SONT MISES À
CONTRIBUTION

 

Jacques entra dans l’usine et s’astreignit à ne plus penser qu’aux manchons à incandescence.

 

Le spectacle de l’activité qui régnait dans le bâtiment et dans les cours, le bruit des grands chars automobiles qui apportaient la matière première ou remportaient les caisses prêtes pour la livraison, le tumulte rythmé de la machinerie lui plurent ce matin-là, plus encore que de coutume.

 

Il passa quelques heures dans un nouvel atelier qu’il venait de faire installer, de manière que le mandrinage et le calibrage des manchons se fissent mécaniquement et avec une précision, une netteté encore inconnues.

 

Jacques était sympathique à tout son personnel dont il obtenait le maximum de travail par un système de participation aux bénéfices qui avait toujours effrayé André, mais que le cadet avait su faire pratique en le rendant, grâce à d’ingénieuses combinaisons, à peu près illusoire. De telle sorte, expliquait Jacques, qu’ouvriers et ouvrières travaillaient comme des nègres, soutenus par l’« espérance » ; c’était une nouvelle force qu’il avait prise à son service.

 

Héron n’avait jamais encore connu une pareille ère de prospérité.

 

Des ateliers, Jacques s’en fut aux bureaux, constata que tout marchait à souhait, et vers onze heures reprit le chemin du château.

 

« Cet animal de Moutier, tout de même ! » exprima-t-il tout haut en pénétrant dans le parc.

 

Ainsi, tout le travail du matin n’avait pas chassé de son esprit toutes les histoires abracadabrantes de cet irritable petit bonhomme à lunettes… et ce fut de lui qu’il s’informa aussitôt qu’il eut gravi l’escalier de marbre du perron.

 

– Le docteur Moutier est descendu aux cuisines, lui fut-il répondu par un valet de pied.

 

Jacques ne s’en étonna point, car le mage de La Médecine astrale était incroyablement gourmand et il aimait à faire travailler les cordons bleus suivant ses recettes.

 

Presque aussitôt, du reste, le bonhomme apparut.

 

– Ah ! mon cher, s’écria-t-il, vous m’en direz des nouvelles ! Apprenez qu’en ce moment, au fond d’une casserole, une jeune poulette est en train de s’attendrir au contact de cent cinquante grammes de crème, de cent vingt grammes de beurre et de parmesan râpé.

 

– Fi ! l’horreur ! interrompit la voix harmonieuse de Mme de la Bossière. Et Fanny s’avança dans une robe légère en duvetin rayé noir et blanc, blouse ceinturée d’un large galon brodé d’or, qui lui donnait vingt ans.

 

– Saprelotte ! que vous êtes jolie ! s’exclama le père Moutier ! Alors, vous ne voulez pas de ma cuisine ?

 

– Vous mangerez tout, goinfre ! répondit Fanny, en donnant ses belles mains à baiser à son mari… Vous voilà donc, petit tchéri !… Il me semble, mon seigneur et maître, que je ne vous ai pas vu depuis des semaines !… Pourquoi êtes-vous parti sans m’avoir embrassée, ce matin ?

 

– Parce que je n’ai pas voulu vous réveiller, tout simplement !… Je suis parti de si bonne heure !…

 

– Et vous, docteur, qu’est-ce que vous avez fait ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec nous ce matin ? Vous nous auriez aidé à prendre notre revanche. Nous avons fait une partie de crosses avec ces dames… vous maniez si bien la crosse… Et vous êtes léger comme une petite balle, indeed

 

– Ne vous moquez pas de moi, belle madame, ce matin, je n’ai pas perdu mon temps… Je me suis querellé avec votre mari à propos de fantômes et je suis allé voir notre pauvre folle.

 

– Vous êtes allé voir Mme Saint-Firmin ? s’étonnèrent en même temps Fanny et Jacques.

 

– Parfaitement !… je voulais finir de la confesser et quelques mots que m’avait dit votre mari m’avaient intrigué. Bref, en vous quittant, mon cher ami, je me suis rendu à la villa du bord de l’eau. On n’a fait aucune difficulté pour me recevoir… la jeune femme était au lit… grelottante de fièvre… et elle avait besoin d’une bonne ordonnance… Le Saint-Firmin a été enchanté d’avoir sa consultation à l’œil. Moyennant quoi j’ai obtenu qu’il s’éloignât et qu’il me laissât seul avec la malade. Elle m’a tout conté… l’histoire de la nuit… le retour du revenant, la fuite au château… Cette fois, je l’ai sondée à fond, cette petite âme bizarre, et je lui ai fait avouer ce que je ne faisais que soupçonner, c’est-à-dire qu’elle croyait à l’assassinat d’André par son mari !… Rien que ça ! Elle m’a prié, du reste, de vous le répéter, pour que vous ne l’abandonniez pas, que vous veniez la voir le plus souvent possible, que vous décidiez le Saint-Firmin à la laisser partir. Et elle m’a déclaré (ce qui, mes chers amis, vient tout à fait corroborer mes idées sur l’état d’esprit de la pauvre enfant !)… elle m’a déclaré que cela ne l’étonnait pas du tout que le fantôme d’André lui eût raconté qu’il avait été assassiné en automobile, attendu que le lendemain du départ d’André, M. Saint-Firmin avait loué à Juvisy une automobile et qu’il avait été absent toute la journée et qu’il n’avait jamais voulu dire où il était allé ce jour-là… Et elle reste persuadée que Saint-Firmin est allé rejoindre votre frère, l’a proprement occis, et est revenu gratter son papier timbré…

 

« À quoi j’ai répondu à la pauvre enfant, car elle fait vraiment pitié : « Vous voyez bien, encore une fois, que toutes les histoires que vous me racontez ne tiennent pas debout ! Vous vous forgez tout cela dans votre petite tête et vous y croyez dur comme fer… Quoi d’étonnant à ce que la nuit vos hallucinations viennent vous raconter les folies que votre petite tête a perpétrées pendant tout le jour ? D’où l’histoire du fantôme et de l’automobile… Si M. Saint-Firmin, le lendemain du départ d’André, n’avait pas pris exceptionnellement une auto et si vous ne l’aviez pas su… le fantôme ne vous aurait jamais parlé d’automobile ! c’est clair ! »

 

– Et qu’est-ce qu’elle vous a répondu ? demanda Fanny.

 

– Elle m’a répondu qu’elle voudrait être morte !…

 

– Pauvre petite ! j’irai la voir cet après-midi.

 

– Ce qu’il y a d’amusant dans cette lugubre histoire, fit remarquer Jacques, c’est que le docteur qui passe son temps à nous faire croire aux fantômes quand nous sommes bien portants n’est tranquille que lorsqu’il en a chassé de nos cervelles la sotte imagination, quand nous sommes malades !

 

– Mon cher, vous ne voudriez tout de même point que je confonde les fantômes de Mme Saint-Firmin avec ceux de William Crookes !

 

– Pour moi, je vous avouerai…, commença Jacques. Mais le docteur le pria de se taire s’il tenait à conserver son amitié.

 

– Allons ! ne nous fâchons plus ! concéda Jacques, car nous étions fâchés, ma chère Fanny. Ce bon, cet excellent docteur voulait tout simplement m’étrangler.

 

– Madame, ce qui me met hors de moi, c’est que votre mari, par ses sourires, semble toujours mettre en doute ma bonne foi !

 

– Eh ! mon cher, reprit Jacques, je ne doute pas de votre bonne foi, mais votre bonne foi n’est pas nécessairement la science… et quand vous venez prétendre, comme tantôt, que vous pouvez prendre un homme scientifiquement mort et le faire sciemment revivre, j’ai bien le droit de sourire tout de même.

 

– Non, monsieur, vous n’en avez pas le droit !

 

Et le père Moutier, retourné d’un coup à la plus noble indignation, avait relevé ses bésicles sur son front, laissant voir ses gros yeux qui lui sortaient de la tête, tandis que d’un geste fébrile il fouillait dans la poche intérieure de sa redingote. Il en sortit bientôt un considérable portefeuille en maroquin noir, l’ouvrit, y prit une coupure de journal jaunie, qu’il agita sous le nez de Jacques, stupéfait et de Fanny amusée :

 

– Non, monsieur, vous n’en avez pas le droit !… Et pour vous confondre, j’ai retrouvé dans les dossiers que j’ai apportés ici pour travailler au premier fascicule de La Médecine astrale j’ai retrouvé cette page du Matin qui, je l’espère, fera cesser vos doutes et votre sourire, monsieur le sceptique ! Après cette lecture, j’espère que vous ne me traiterez plus de charlatan !…

 

– Mais je ne vous ai jamais traité de charlatan !…

 

– Vous l’avez pensé ! Silentium ! Cela est daté du 27 septembre 1901 et intitulé en article leading : Un déjeuner de savants ! et en sous-titre, nous voyons ceci : « Ils y discutent sur la vivisection des condamnés à mort et laissent entrevoir l’espoir de ressusciter les hommes ! »

 

– Bigre ? fit Jacques.

 

– Ah ! mon chéri, soyez sérieux, pria gentiment Fanny.

 

– À ce déjeuner, continua le directeur de La Médecine astrale, il y avait les premières personnalités de la science et ce génie français qui a été obligé de s’expatrier en Amérique, parce que, en France, on le trouvait « trop avancé », trop audacieux, bref, parce qu’on ne le comprenait pas ! J’ai nommé le Dr Carrel !

 

– Connu, dit Jacques.

 

– Or, voici ce que disait le Dr Carrel à ce déjeuner. Je lis, monsieur, je lis Le Matin : « Je n’hésiterai point, reprit à son tour le docteur Carrel, à demander à ce qu’on me livrât, de son plein gré, un condamné à mort pour qu’il me fût possible de faire sur lui des expériences qui ne seraient point nécessairement mortelles, mais qui seraient bien utiles à la chirurgie actuelle. Quelles seraient ces expériences ? Elles seraient avant tout prudentes… mais ce qu’il faut chercher, ce qu’il faut étudier sans relâche, ce sont les méthodes de conservation des organes et des tissus ET LE SECRET DE LES FAIRE REVIVRE… »

 

– « Je n’invente rien !… lisez : « les faire revivre », et entre autres choses, voilà ce qu’à ce déjeuner, à propos de la mort et de la résurrection des tissus, voilà ce que dit le Dr Tuffier : « Ce serait là d’audacieuses opérations chirurgicales. Vous savez que les annales de chirurgie citent déjà quatre ou cinq massages du cœur qui comptent parmi les tentatives les plus hardies. Dans un cas de traumatisme du cœur, si une balle est venue se placer dans un ventricule, par exemple, il arrive que l’enveloppe cardiaque, le péricarde, gonfle, comprime le cœur qui se tait et cesse de battre. On peut alors ouvrir un « volet » dans la poitrine, inciser le péricarde et masser le cœur. La circulation qui avait cessé reprend peu à peu. Le sang figé dans les veines afflue au cœur et reprend sa route vers la périphérie. L’homme qui était mort ressuscite ! Il vit ! Il peut guérir[2] !

 

« Voilà comment a parlé le Dr Tuffier, et j’estime, n’est-ce pas, qu’il n’y a plus rien à ajouter, conclut le papa Moutier en rangeant avec soin la coupure dans son immense portefeuille.

 

Mais il ajouta, cependant :

 

– Et voilà comment, mon cher, scientifiquement, on peut aller chez les morts et en revenir !…

 

– Docteur, je vous fais amende honorable, déclara Jacques en lui tendant la main… Et maintenant allons manger la poulette au parmesan… mais en bons vivants qui laisseront un instant les morts tranquilles, n’est-ce pas, docteur ?…

 

X

JACQUES EST UN PEU ÉNERVÉ

 

Après le déjeuner, Fanny retint auprès d’elle son mari :

 

– Vous n’êtes vraiment pas curieux, darling !…, lui dit-elle, avec sa plus jolie moue. Pourquoi m’avez-vous quittée aussi brusquement hier soir et laissée avec cette triste petite femme sans plus vous occuper de votre Fanny ?… Pourquoi ne me demandez-vous même pas ce qu’elle a dit quand vous avez été parti ?

 

– Parce que les querelles conjugales de M. et Mme Saint-Firmin ne m’intéressent en aucune façon, entendez vous, chère belle Fanny.

 

– Comme vous me dites cela ! petit tchéri ! Vous paraissez exaspéré.

 

– Je ne suis pas exaspéré, mais vous pouvez penser que je suis excédé ! C’est la vérité ! Vous pouvez comprendre qu’il ne m’est nullement agréable de voir mêler André d’une façon ridicule à ces histoires de folie !

 

– Hélas ! mon cher, il y est mêlé plus que vous ne croyez encore, répondit Fanny en pinçant les lèvres et en montrant par son attitude subitement réservée qu’elle avait été froissée du ton de Jacques.

 

– Expliquez-vous donc !

 

– J’ai peur de vous énerver, darling !

 

– Profitez de ce que je le suis, au contraire, et finissons-en ! Qu’est-ce que cette petite toquée a imaginé encore ?

 

– Oh ! ce que je vais vous apprendre ne s’est pas passé dans le domaine de l’imagination ! C’est tout simplement l’histoire vraie du départ d’André. Voulez-vous la connaître ?

 

– Je vous écoute.

 

– C’est très simple. Voilà ce qui s’est passé. Le Saint-Firmin avait surpris quelques pages d’une correspondance échangée entre sa femme et votre frère. Dans ces lettres, il était question d’un amour purement moral et platonique, mais comme on y parlait aussi d’un bonheur parfait qui ne manquerait point de suivre la mort du vieux grigou, celui-ci n’a point voulu croire que sa femme fût restée honnête avec un pareil dessein dans le cœur.

 

« Persuadé qu’il était le plus ridicule des maris, il en est devenu soudain le plus tragique et, un soir, où il est rentré dîner à la villa du bord de l’eau plus tôt que de coutume et où il trouva André retenant tendrement dans les siennes les mains de Marthe, il jura par les plus terribles serments qu’il tuerait sa femme comme une bête malsaine si, dans la nuit même, André ne disparaissait pour toujours du pays. Le Saint-Firmin avait les lettres, il fallait céder. André, pour sauver la vie de Marthe, promit immédiatement tout ce qu’il voulut. C’est alors que le notaire reparut aussitôt derrière le mari offensé et que le Saint-Firmin, après avoir entraîné André dans son cabinet, rédigea avec lui toutes les paperasses nécessaires à la gestion de ses biens et de l’usine pendant son absence. Voilà l’histoire vraie. Le reste n’est qu’invention, je le veux bien, du cerveau en travail de la pauvre Marthe. Il paraît, du reste, qu’elle souffre le martyre !… Il ne se passe point de journée où son mari ne lui ricane sous le nez cette phrase qui l’épouvante : Il ne reviendra plus ! plus ! plus ! Il ne reviendra plus, parce qu’il l’a assassiné, pense-t-elle… mais vous, petit tchéri, vous ne le pensez pas, n’est-ce pas ? Vous pensez qu’il est toujours vivant, votre cher frère ?

 

– Oui, Fanny, je le pense, ou du moins, je l’espère.

 

Et il se leva, le front sombre.

 

– Comment ! vous me quittez sans m’embrasser ?

 

Il l’embrassa : alors, elle le retint de ses deux petites mains jetées à ses fortes épaules et, le regardant bien dans les yeux :

 

– Jack, pouvez-vous dire à votre chère petite femme pourquoi vous avez cassé ce verre, hier, quand cette folle est venue nous raconter qu’André avait été assassiné en automobile ?

 

– Parce que, répondit Jacques de sa voix la plus calme, j’ai été extraordinairement ému à la pensée que cette folle disait cela pour moi !… Elle savait que j’avais conduit mon frère à Paris en auto le matin de sa disparition, et, dans sa folie, elle était bien capable de me soupçonner.

 

– Alors, vous avez dû être heureux d’entendre, par la bouche du docteur, qu’elle visait, par ces propos, son mari !…

 

– Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… J’ai été surpris dans le moment par un pareil propos, mais n’est-ce pas ? une folle est une folle !… et si j’étais à la place de Saint-Firmin, je l’aurais fait enfermer depuis longtemps… S’il n’y prend garde, elle finira par le faire guillotiner… Au revoir, Fanny…

 

– Good bye, dear !…

 

Aussitôt qu’il se fut éloigné, Fanny sonna sa femme de chambre et commanda l’auto.

 

– Je serai de retour de bonne heure, dit-elle à Katherine… je vais à Paris… un essayage rue de la Paix… Vous direz tout cela à monsieur s’il s’inquiétait de mon absence.

 

Sitôt qu’elle fut à Paris, Mme Jacques Munda de la Bossière se fit conduire en effet chez son couturier, mais, contrairement à ses habitudes, elle n’y resta qu’un instant. De là, elle se rendit aux magasins du « Manchon Héron », où elle n’allait presque jamais, au coin de la place du Louvre et de la rue de Rivoli. L’installation en était tout à fait luxueuse, et surtout si éblouissante, le soir ! Un vrai palais de feu !…

 

Quelquefois, quand Jacques et sa femme se trouvaient tous deux à Paris dans la journée, Fanny allait retrouver là son mari et ainsi avait-elle eu l’occasion de faire connaissance avec quelques employés supérieurs.

 

Cet après-midi-là elle tomba sur le chef de la comptabilité qui était un des plus anciens de la maison.

 

« Monsieur Gordas, lui dit-elle, j’ai à vous demander un service.

 

– À votre entière disposition, madame.

 

– On doit vous apporter, ce soir, de la rue de la Paix, un paquet pour moi. Voulez-vous veiller à ce que l’un des camions automobiles, avant de retourner à Héron, l’emporte !

 

– Mais comment donc, madame.

 

– Et qu’on le soigne, ce paquet, c’est fragile, vous savez !

 

– Oh ! comptez sur moi.

 

Et comme si elle posait la question la plus banale avant de se retirer :

 

– Ça va toujours les manchons Héron ?

 

– Ah ! madame, comment pouvez-vous demander cela ?

 

– Et vous, vous êtes content, vous n’êtes pas trop fatigué ?

 

– Oh ! madame, ce n’est pas l’ouvrage qui manque, on n’arrête pas depuis le matin, répondit l’employé un peu surpris.

 

– À quelle heure arrivez-vous donc le matin ?

 

– Mais à neuf heures !

 

– Neuf heures, mais c’est une heure raisonnable, cela ! Comment ! Les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures !…

 

– Jamais, madame !

 

– Jamais ?… Mais enfin mon mari, par exemple, voudrait entrer dans le magasin avant neuf heures ?…

 

– Il ne le pourrait pas, madame, non, il ne le pourrait pas !… Les devantures de fer ne sont levées qu’à neuf heures précises… et il n’y a personne pour les lever avant]… Mais si votre mari, madame

 

– Non ! non ! monsieur Gordas, rassurez-vous !… On ne vous fera pas lever plus tôt !… Notre conversation n’a aucune importance !… C’est moi qui croyais que vous ouvriez plus tôt, voilà tout !… Au revoir, monsieur Gordas… et pensez à ma petite commission, n’est-ce pas ?…

 

– Oh ! madame !…

 

XI

LES SOMBRES RÉFLEXIONS DE FANNY

 

Elle se sauva… Elle aurait bien voulu poser d’autres questions, une autre, par exemple, mais elle sentait bien aussi qu’il ne fallait pas la poser !… D’abord, elle regrettait déjà ce qu’elle avait fait… se jugeait imprudente… son cœur battait dans sa poitrine à grands coups sourds… elle manquait d’air… elle baissa les deux glaces de la limousine qui la ramenait à toute allure à la Roseraie. Il lui semblait que Gordas s’était quelque peu étonné de ses questions. Elle se reprochait de n’avoir pas été assez naturelle…

 

Cependant, quoi de plus naturel que de venir au magasin pour lui recommander ce paquet… et quoi de plus banal que cette remarque indifférente : « Comment ! les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures ! » Vraiment, non, elle n’avait pas trop insisté.

 

Là où elle aurait été impardonnable, évidemment, c’eût été si elle avait demandé : « Pardon, monsieur Gordas, vous ne vous rappelez pas si, il y a cinq ans, le matin même du départ de M. André, mon mari est venu prendre ici, dans son auto, un panier de manchons qu’une grande maison de Paris avait refusés à cause d’un défaut de confection… »

 

D’autant plus impardonnable eût été Mme de la Bossière qu’elle n’ignore plus maintenant l’heure d’ouverture des magasins et qu’elle doit se souvenir que ce matin-là, à neuf heures, Jacques était déjà de retour à Héron, avec son auto !… avec son auto et le panier de manchons Héron… ou… ou… ou… avec… la malle

 

Ouf !… le flacon de sels… un peu d’énergie, chère belle madame, un peu d’énergie…

 

Pourquoi ce jour-là Jacques lui a-t-il menti ?… Car elle vient d’apprendre qu’il lui a menti… elle n’en doute plus… bien qu’elle ne l’ait jamais positivement soupçonné de mensonge à son égard… jusqu’à… mon Dieu… jusqu’à hier… jusqu’à cette minute précise où Jacques a laissé tomber son verre, cependant que Mme Saint-Firmin prononçait ces mots : « André a été assassiné en automobile ! »

 

Encore un peu de sels anglais sous les narines pincées et si pâles, si pâles de la belle Fanny aux cheveux rouges…

 

Chose bizarre, ce bris de verre sur le parquet, qui avait réveillé sa mémoire au bout de cinq ans, lui avait rappelé le bris singulier d’une soucoupe cinq ans auparavant… C’était au dernier repas qu’ils avaient fait à Héron, après le départ d’André… Elle s’était alors souvenue qu’elle avait remarqué le matin, au retour de l’auto conduite par Jacques, le renflement de la bâche dont, au départ, on avait recouvert la malle d’André, à cause de la pluie fine qui tombait, et elle avait simplement demandé à Jacques :

 

– Mais dites donc, est-ce qu’André n’aurait pas emporté sa malle ?…

 

C’est là-dessus que Jacques, qui finissait, debout, sa tasse de café, avait laissé tomber la soucoupe.

 

Pourquoi me dis-tu ça ? avait-il fait, hostile, en ramassant les morceaux de la soucoupe

 

Et elle entendait encore la voix dont elle avait attribué la sonorité rauque et inattendue à la position anormale de Jacques penché sur le parquet… et quand elle avait dit ça, déjà il s’était relevé, et son calme reconquis, il disait :

 

– Ce que tu as vu sous la bâche, c’était un panier de manchons… oui… Je suis revenu avec un panier de manchons que j’ai pris en passant rue de Rivoli. Ce sont des manchons refusés pour défaut de fabrication et que j’avais hâte d’examiner moi-même…

 

C’était si simple et si normal qu’elle n’avait pas insisté… bien que… bien qu’elle eût juré, oh ! ma foi, oui… qu’elle eût juré qu’elle avait bien vu la malle… c’était absolument la forme, absolument… et même il lui avait semblé apercevoir, sous un pan de la bâche soulevé, le coin de cette malle aux clous de cuivre… mais après ce que venait de lui dire son Jacques… comment eût-elle douté de son erreur… Et maintenant !… Voilà que maintenant elle était sûre que Jacques lui avait menti !

 

André a été assassiné en automobile ! Oh ! la phrase flamboyante, lettres de feu à la lueur desquelles elle apercevait du même coup son mari penché sur les morceaux de la soucoupe qu’il vient de briser et sur ceux du verre qui vient de lui échapper, à cinq ans de distance !…

 

Car Jacques n’est pas un maladroit !… il n’a cassé, en cinq ans, que cette soucoupe et que ce verre…

 

En automobile, il l’aurait tué en automobile !…

 

Est-ce qu’elle pensait vraiment cela ?… Est-ce qu’elle pouvait, enfin, le penser ?

 

L’enquête n’avait-elle pas démontré que l’on avait vu les deux frères sur le quai de la gare d’Orsay et Jacques remonter seul, et repartir seul dans son auto ?…

 

Elle avait si bien pensé cela, malgré tout… que, pour n’y plus penser, elle était venue chercher à Paris la preuve que Jacques avait bien, ce matin-là, rapporté le panier de manchons dont il lui avait parlé. Et voilà qu’elle ne rapportait d’autre preuve que celle qu’il lui avait menti… et que sans doute, sans doute, c’était bien la malle qu’il avait traînée derrière lui, à Héron… Du reste, l’enquête n’avait pas trouvé trace de la malle… mais n’en avait tiré aucune conclusion… car, au bout de trois mois, les employés ne pouvaient donner aucune indication précise sur les numéros de bulletins attribués à tel ou tel voyageur… Pourquoi avait-il rapporté la malle et qu’en avait-il fait ?

 

« Voyons ! voyons ! voyons !… » Elle essayait de se calmer pour pouvoir mieux réfléchir, rappeler ses idées, ses souvenirs… Quand il était revenu, le chauffeur n’était pas là… le garage était vide… Jacques avait tout fait lui-même… Il était monté embrasser sa femme, s’était montré extrêmement tendre, presque exalté… ricanant un peu cynique­ment de la douleur de cette séparation fraternelle qui l’avait creusé : « Un bon déjeuner, une bonne bouteille… » Comme il avait dit : « Une bonne bouteille ! » Elle en avait été elle-même étonnée… car Jacques n’attachait pas un prix exceptionnel aux bonnes bouteilles… Mais il avait déjà pris la clef de la cave… et était descendu lui-même… dans la cave dont l’escalier ouvre dans le garage !

 

XII

LORS DU DÉPART D’ANDRÉ, FANNY AVAIT « PENSÉ À TOUT »

 

– Oh ! cette année, j’espère être plus heureux avec Bob et Taf, déclara Jacques à M. de la Mérinière qui s’était laissé retenir à dîner au château, après une visite aux chenils, car il était grand amateur de coursing. Il élevait, aux environs, pour son compte et celui des autres. À peu près ruiné, le beau vieillard, pour vivre correctement, était obligé de mettre dans le commerce ses petits talents.

 

– Nous avons été battus, l’an dernier, par White Havana, à M. Gabriele d’Annunzio, n’est-ce pas, monsieur ? demanda Fanny.

 

– Tout l’honneur est pour lui ! répliqua la Mérinière. Vous ferez courir à Saint-Cloud ?

 

– Vous pouvez y compter, répondit Jacques. J’aime le champ de courses de Saint-Cloud pour le coursing. Son sol, un peu gras et mou, est assez lourd pour les galops mais ne risque pas de blesser les pattes des chiens… Je suis de l’avis de Slip !

 

Fanny écoutait Jacques s’exprimer avec cette aimable nonchalance qui était l’un de ses charmes mondains. Il semblait n’attacher d’importance à quoi que ce fût. Elle ne l’avait vu vraiment « s’emballer » que contre les audacieuses prétentions du papa Moutier, expliquant, sans sourire, son système de « l’autre monde ». Et encore, parce qu’on avait mêlé à ces histoires-là, et d’une façon si bizarre, le nom d’André… Mais dame ! si Jacques avait assassiné son frère !… hypothèse à laquelle elle ne parvenait décidément point à songer avec sang-froid.

 

– Les lièvres, l’an dernier, disait M. de la Mérinière, se sont montrés d’une vigueur étonnante. Pendant la seconde journée, ils ont fait des randonnées folles à travers les champs de courses et plusieurs chiens se sont trouvés sur le flanc et forcés.

 

– D’où viennent ces lièvres ? interrogea Fanny, qui paraissait entièrement captivée par la conversation de M. de la Mérinière.

 

– Mais, de Bohême, madame. À ce qu’il paraît qu’en France les lois interdisent les moyens de prendre les lièvres vivants !… Auriez-vous cru cela ?

 

– En vérité !

 

« En vérité, pensait-elle, si quelqu’un n’a pas une figure d’assassin, c’est bien mon cher Jacques !… Ah ! la belle, bonne, franche et chevaleresque figure aux clairs yeux bleus qui regardent bien en face la chère aimée Fanny et lui sourient parce qu’ils la trouvent tout à fait belle avec sa robe de charmeuse rose et sa couronne de roses dans ses cheveux rouges…

 

« Cette histoire de manchons, pense-t-elle, ou croit-elle penser dans l’instant, cette histoire de manchons ne prouve rien du tout. Jacques a pu être averti du retour de ces manchons et de leur dépôt chez les concierges. Il n’avait donc point, pour les prendre, besoin d’attendre l’ouverture du magasin… Quant à moi… qu’est-ce que j’ai cru voir ?… Un coin de la malle… parce que j’avais vu cette malle à cette même place… et que j’ai pu l’y croire encore !… »

 

– Vous vous trompez, la Bossière, le prix de Malgenêt est réservé aux puppies…, faisait entendre M. de la Mérinière.

 

– Parfaitement, approuva Fanny, l’an dernier c’est Forturies Wheel, puppy anglais, qui a battu Plaisantin au major Fontenoy.

 

– Quelle mémoire ! chère amie, fit Jacques.

 

« S’il m’a à ce point menti, si vraiment il a ramené la malle, et s’il a caché la malle, c’est qu’il savait déjà que son frère ne reviendrait plus jamais la lui demander. »

 

– Oui, monsieur, demain, si vous voulez, une tournée de links, c’est entendu !…

 

« En admettant qu’il se fût débarrassé d’André, la malle devait le gêner beaucoup… beaucoup… à moins… à moins qu’elle ne lui ait beaucoup servi, au contraire… Mais à cela, elle n’ose pas penser… ce serait trop horrible, trop… Voyez-vous que Jacques eût ramené son frère dans la malle !… Quelle chose !… »

 

Shocking !… ne peut-elle s’empêcher de prononcer en se levant de table et en offrant son bras à M. de la Mérinière.

 

– Et quoi donc, madame, serait shocking ?

 

– De nous laisser battre encore cette année, après tous les efforts que nous avons faits pour le coursing ! Mais Bob et Taf sont dans d’excellentes conditions, je vous assure !…

 

Au salon, tendant une tasse de café à Jacques, elle se disait : « Voilà un pauvre petit tchéri que j’ai cru assassin tout l’après-midi… Ce soir, je ne le crois plus ! Non ! »

 

– Comment va, darling ?

 

– Très bien, Fanny… qu’avez-vous vu à Paris ?

 

– Oh ! personne… je suis passée rue de Rivoli pour une commission… j’ai vu Gordas et je suis revenue tout de suite.

 

– Vous n’êtes pas allée prendre le thé au Fritz ?

 

– Ma foi non, cher.

 

– Et où avez-vous pris le thé ?

 

– Mais je n’ai pas pris de thé.

 

– Fanny, je ne vous reconnais plus.

 

Elle le quitta, car elle se sentait rougir jusqu’à ses cheveux rouges… Est-ce qu’il se serait douté de son émotion ?… « Non, certes, le petit tchéri ne peut se douter de rien, s’il est innocent !… Et il l’est !… C’est moi, la coupable ! » car enfin, comment cette idée de son mari assassin s’était-elle aussi vite et aussi nettement présentée à sa conception ?… C’est que, peut-être, cette idée était déjà là, tout au fond de l’adorable Fanny… non point l’idée précise que Jacques avait assassiné, mais qu’il aurait pu assassiner !

 

– Combien de morceaux de sucre ?

 

« De telle sorte que le monstre, c’est moi !… » Elle ne fit aucune difficulté pour se l’avouer, en menaçant de la petite pince d’argent M. de la Mérinière qui voulait être servi par les jolis doigts de son hôtesse.

 

Oui, oui, c’était elle, la coupable !… Du moment qu’elle l’avait si faussement cru capable d’une telle abominable action, lui, si correct, c’est qu’elle avait eu ça dans le tréfonds de son imagination depuis des années, depuis le premier jour, peut-être… À quoi donc avait-elle pensé ce fameux matin du départ, pendant l’absence de Jacques ?… Pourquoi avait-elle été si fébrile, si inquiète et même si nerveusement rieuse ?

 

Évidemment, l’aubaine inespérée l’avait légèrement détraquée, mais néanmoins, il lui semblait bien, à la réflexion, que ce matin-là, elle avait pensé à tout… Elle n’avait pas manqué de faire remarquer à Jacques que les papiers d’André étaient extraordinairement en règle… Elle avait même ajouté : « Tu ne trouves pas, petit tchéri, que l’on dirait un testament !… »

 

Que signifiait une telle phrase si elle ne voulait pas dire que tout était prêt pour qu’André disparût !… et si elle ne songeait pas déjà au bienfait qui résulterait pour eux d’une telle disparition

 

Se le nierait-elle plus longtemps à elle-même ?… c’est elle qui était shocking !… et elle mourrait certainement de honte si son excellent mari pouvait soupçonner une seconde l’infamie de cette misérable petite femme, indigne du noble et charmant « Djack ».

 

Tout de même, elle voudrait bien avoir la clef de la cave…

 

XIII

LA CLEF DE LA CAVE

 

Il est trois heures du matin. Dans son grand lit, Fanny, qui ne peut dormir, songe à la clef de la cave qui, depuis « ce jour-là », n’a jamais quitté son mari. Cette clef, une clef de grandeur moyenne, ouvrant une serrure assez compliquée pour que les domestiques, le chauffeur ne pussent trop facilement pénétrer dans une cave honnêtement garnie, cette clef restait ordinairement à la maison, dans l’appartement de Héron.

 

Mais le fameux jour, après être remonté de la cave, Jacques avait glissé la clef dans l’anneau de son trousseau. Après tout, ce geste était si simple ! On allait déménager, s’installer au château. Jacques n’avait point voulu que cette clef s’égarât. C’était un homme nonchalant, par genre, dans le monde, mais très appliqué et de grande précaution dans le privé.

 

La cave, située sous le garage, avait été mise entièrement à la disposition du ménage par André au moment de leur installation à Héron. Depuis qu’ils vivaient au château, elle ne leur servait plus guère ; et Fanny se rappelait même avoir conseillé à son mari, lors du déménagement, de faire transporter le vin qui s’y trouvait dans les caves de la Roseraie, à quoi Jacques avait répondu qu’André pouvait revenir d’un moment à l’autre et qu’ils apparaîtraient un peu ridicules. Du reste, le vin vieillirait aussi bien en paix à Héron qu’à la Roseraie. Et ainsi les choses étaient restées en l’état…

 

De temps en temps, deux ou trois fois par an, Jacques éprouvait soudain le besoin de goûter à certains crus de la Côte-d’Or et revenait de Héron avec un panier de bouteilles dans la charrette anglaise…

 

Mon Dieu ! comment peut-on rester éveillée toute une nuit, la cervelle occupée par des détails aussi oiseux ?… En voilà des histoires pour une clef de cave !… Est-ce que les amateurs, les vrais amateurs ne gardent point jalousement là clef du caveau où ils ont présidé avec tant de soin à l’arrangement de leur trésor liquide ?…

 

Mais est-ce que Jacques peut être compté parmi les vrais amateurs ?

 

Eh ! après tout, cette clef n’est pas la seule qu’il ait gardée à son trousseau et qui ne lui serve plus ! Ça l’amuse de remuer des clefs dans sa poche en se promenant dans les ateliers… c’est un tic… une manie.

 

Quatre heures du matin… Fanny entend le petit timbre argentin de la pendule de Boulle, au-dessus de là commode, dans le boudoir… Est-ce qu’elle va entendre ainsi sonner toutes les heures ?… Eh bien ! Elle sera fraîche au moment de se lever !… et cela parce qu’en pensant à cet éternel panier de manchons Héron, elle s’était fait tout à coup cette réflexion : « Était-il naturel que Jacques, dans le bouleversement invraisemblable qu’amenait, dans leur existence, l’extraordinaire départ d’André, eût songé à cette besogne infime du contremaître : aller prendre livraison, quand tout le monde dort encore, d’un panier de manchons refusés par la clientèle ?… » Est-ce que les camions automobiles qui faisaient le service de Héron à Paris et vice versa n’étaient pas là pour cela ? Et ce matin-là, lui, ne devait-il point n’avoir d’autre hâte que celle de venir la retrouver, elle ?… Mon Dieu ! comme toutes ces déductions lui font mal à la tête… La demie de quatre heures… Autre grave et importante pensée : elle songe que, depuis leur départ, on n’use plus du garage particulier de Héron, du garage dans lequel débouche l’escalier de la cave…

 

Jacques y a fait transporter des caisses pleines d’objets à eux, des meubles qui ne servent plus, de vieilles choses démodées qui encombraient certains coins de la Roseraie. Ce n’est plus qu’un débarras, dont, ma foi, nul autre que lui n’a réouvert la porte… Non, certainement, nul autre que lui… deux ou trois fois l’an quand il se rend à la cave, pour revenir avec le panier du cru de Bourgogne, dans la petite charrette anglaise… Et alors il rapporte avec lui la clef du garage qu’il a jetée, une fois, devant elle, dans un tiroir de son bureau, à la Roseraie… une clef énorme que l’on ne saurait avoir toujours dans sa poche, évidemment ! Mon Dieu ! que la pauvre Fanny a mal, mal à la tête… Après les déductions, viennent, logiquement, les inductions, les nécessaires inductions… et tout cela fait un affreux micmac quand on veut s’endormir… et l’on ne peut pas s’endormir. Elle peut se créer ainsi dans sa petite tête monstrueuse tout un roman aussi invraisembla­ble que celui qui est sorti des hallucinations de Marthe !…

 

Ah ! dormir ! dormir ! ne plus penser à ça !… Voyons ! est-ce que si… si Jacques avait ramené « ce qu’elle pense » dans la malle… et si la malle était vraiment dans la cave… est-ce qu’il retournerait là-bas ?… Mais il n’oserait plus y remettre les pieds !… Mais il passerait devant cette porte le moins souvent possible… mais il s’efforcerait de ne plus jamais penser à ce qu’il y a derrière cette porte… et, au contraire, il allait tranquillement chercher du vin fin, quand rien ne l’y forçait, deux ou trois fois l’an !… Ainsi !… cinq heures…

 

Inouï !… Elle aura passé sa nuit à caresser cette imagination abominable !… Elle n’est pas digne de Jacques, non, non… Et aussi, elle a honte, en tout cas, de sa faiblesse Le séjour aux colonies où il lui a été donné de voir martyriser d’une façon un peu excessive des domestiques indigènes qui avaient mal fait les commissions aurait dû l’habituer davantage à cette idée que la vie humaine – surtout la vie des autres – n’a qu’une valeur bien relative… Cependant – et cela devait la rassurer –, si son Jacques dans ce temps-là a pu se montrer, par raison, et pour faire des exemples, un peu cruel envers de misérables coolies, il n’en est pas moins un gentleman qui, rentré dans la vie civilisée, est incapable certainement d’oublier l’importance d’une existence aussi considérable que celle d’un frère aîné, même quand cette existence est gênante…

 

Six heures… la châtelaine se lève… Elle est hésitante…

 

Dans la lueur rose de la veilleuse, elle se regarde passer, timidement, si timidement, devant là grande psyché… Elle est vraiment charmante, Fanny, dans son déshabillé en mousseline de soie brodée qu’elle vient de passer à la hâte… et sous son bonichon de dentelle… Les fantômes qui se promènent cette nuit dans les couloirs du château de la Roseraie ne feraient point fuir tout le monde…

 

Celui-ci glisse, avec une légèreté bien gracieuse, sur ses mules de satin… Il traverse le boudoir, le cabinet de toilette, la salle de bains, ouvre tout doucement une porte, celle du cabinet de toilette de Jacques…

 

À la première lueur de l’aurore, là, sur une étagère, la première chose que Fanny aperçoit à côté du porte-cigarettes, du briquet et de la montre, c’est le trousseau de clefs…

 

Elle reconnaît la clef de la cave parmi toutes les autres… Elle l’a eu si longtemps à sa disposition, là-bas, à Héron. Elle est là parmi quatre ou cinq de grandeur à peu près égale et d’autres plus petites, d’un travail plus raffiné…

 

Mais certainement, à moins de la chercher justement ce jour-là – événement bien problématique –, Jacques ne s’apercevra point que cette clef lui manque…

 

Fanny la détache si délicatement, en évitant le tintinnabulement, que le dormeur, à côté, ne s’éveillera pas.

 

Il dort toujours avec une si belle conscience !…

 

La porte est entrouverte ; Fanny allonge la tête, gracieuse. Elle à la précieuse clef dans la longue dentelle de sa manche… Elle écoute… quelle admirable respiration régulière… quel rythme apaisé et apaisant. Ce souffle tranquille ne sera-t-il point une leçon pour la curieuse Fanny ? ne l’invitera-t-il point à remettre la clef à sa place ?…

 

Non… Elle veut savoir ce qu’il a fait de la malle !…

 

Et tout à coup, elle pense que cette clef ne lui suffit point, qu’il lui faut encore l’autre, celle du garage qui est en bas, dans le tiroir du bureau… du bureau fermé à clef !

 

Alors, elle s’affole !… Elle n’en sortira pas avec toutes ces clefs… car Jacques va s’éveiller certainement… et les domestiques doivent être déjà descendus… mais ils sont encore aux sous-sols… Cependant, elle peut agir rapidement, entrer dans le cabinet et n’être point aperçue… et puis, après tout, elle a bien le droit d’aller dans le cabinet de travail de son mari…

 

Elle a repris le trousseau sur l’étagère et la voilà maintenant haletante sur le palier du grand escalier… Elle n’entend aucun bruit. Elle descend en courant.

 

La voilà dans le cabinet de travail obscur… elle va à tâtons au bureau… elle l’ouvre… Oh ! le tiroir… la clef du garage, l’énorme clef, où est-elle ?… Mon Dieu !… Où l’a-t-il mise ?… Dans cet autre tiroir peut-être ?… Oui, elle la sent sous ses doigts… la voilà… Elle referme à clef le bureau… elle sort du cabinet… personne… elle remonte… on entend les domestiques qui ouvrent les volets de la salle à manger…

 

Enfin, elle ne rencontre personne… la voilà à nouveau dans le cabinet de toilette de son mari… de son mari qui dort toujours ; elle dépose le trousseau sur l’étagère, à côté du porte-cigarettes, du briquet et de la montre… et puis elle s’enfuit comme une voleuse… court se rejeter dans son lit… avec les deux clefs… les deux clefs de la science du bien et du mal…

 

XIV

LA CAVE

 

Ce jour-là était un dimanche. Il y eut une grande tournée de links au golf de Sénart. Fanny s’arrangea pour n’être point de la partie et, vers trois heures de l’après-midi, pénétra dans l’usine qui était à peu près abandonnée, ce jour-là…

 

La cour où s’élevait le bâtiment qu’ils avaient autrefois habité, au-dessus du garage, était fort retirée et la jeune femme n’avait à craindre aucun regard indiscret.

 

Du reste, on ne pouvait guère s’étonner qu’elle pénétrât dans ce garage où avaient été entassés des objets dont le besoin pouvait à nouveau se faire sentir.

 

Ce n’est pas sans une certaine émotion que la châtelaine de la Roseraie considéra un instant les fenêtres de l’appartement où, pendant trois ans, Jacques et elle avaient vécu si modestement, traités comme de simples contremaîtres par le frère aîné. Elle n’avait point revu ces lieux depuis qu’ils en étaient partis. Son orgueil y avait trop souffert…

 

Elle poussa un soupir de détresse à l’idée qu’elle avait pu consentir à s’enfermer entre ces murs pendant trois longues années, sa jeunesse et sa flamboyante beauté… et, courageusement, elle s’approcha de la porte du garage, introduisit dans la serrure l’énorme clef, fit un effort qui meurtrit ses mains délicates et enfin, avec un grincement, la porte céda.

 

Vivement, elle se glissa dans le hangar et repoussa le lourd battant.

 

Elle fut entièrement dans le noir.

 

Elle avait prévu le cas, et tira de son sac une bougie et une boîte d’allumettes.

 

Les gestes étaient sûrs, un peu saccadés, mais braves.

 

Et la lumière fut.

 

Autour d’elle, c’était un véritable capharnaüm. Des caisses, des malles, des paniers, de vieux meubles, des fauteuils à trois pattes, de grands vases ébréchés surgissaient tour à tour de l’obscurité à la lueur vacillante de la flamme qu’elle promenait d’une main qui tremblait à peine.

 

À travers tout cet encombrement, elle se dirigeait vers le fond, à droite, tournant autour des choses quand il était nécessaire, les écartant au besoin, les reconnaissant au passage.

 

Ainsi revit-elle le pauvre ameublement de noyer de leur salle à manger, et, du même coup, le morne désespoir où Jacques la trouvait plongée, le soir, quand il rentrait du travail et qu’elle l’attendait, les deux coudes sur la table, sa pâle figure hostile entre ses deux mains frémissantes.

 

Elle ne répondait point à ses questions. Elle daignait parfois lever sur lui son regard, un regard qui en disait long sur le dédain qu’une jolie petite femme aux admirables cheveux rouges peut nourrir dans son cœur pour un mari qui laisse moisir un pareil chef-d’œuvre au fond d’une cour d’usine de manchons à incandescence !

 

… Ah ! le lugubre et poussiéreux passé !… Était-il vraiment parti ?… pour toujours ?… Était-il remisé à jamais ?… Était-il enterré plus bas, si bas dans la terre qu’elle ne le reverrait plus réapparaître ? jamais ! jamais !…

 

Jacques lui disait bien que maintenant ils étaient riches… Allons donc ! elle savait bien le contraire !… Il avait dépensé tout ce qui lui revenait dans les bénéfices depuis cinq ans !… Et elle se doutait bien de certaines choses… Enfin il avait agi en maître… en maître !… Quelle imprudence, n’est-ce pas, quand le vrai maître peut revenir d’un moment à l’autre !

 

Maintenant, la voilà devant la petite porte de la cave !… Elle s’est bien promis de ne pas avoir peur !… et elle vient d’ouvrir la petite porte de la cave, et elle a peur !… oui, cet escalier étroit, humide, glacé lui fait peur… et l’odeur horriblement fade qui monte de ce trou la fait hésiter… oh ! un instant ! là !… Fanny est une femme qui a plus de courage encore que de peur et aussi plus de curiosité…

 

Elle descend quelques marches… c’est la première fois qu’elle descend dans cette cave… Oh ! certes ! elle n’était pas une excellente ménagère !… Elle n’a jamais eu la prétention de passer pour une excellente ménagère, même dans le temps où il eût été bien naturel qu’elle s’occupât de sa cave !… Mais la cave était le domaine de Jacques… le domaine qu’il a si jalousement gardé depuis…

 

L’escalier tourne… tourne… Est-ce que là tête de Fanny ne tourne pas un peu, elle aussi !… Il lui semble qu’elle descend dans un tombeau !…

 

Et qu’est-ce donc qu’elle vient chercher ici, si ce n’est un tombeau ? Possible ! mais elle se heurte à des barriques…

 

La bougie projette des lueurs fantastiques sur ces énormes choses… Elle a l’audace néanmoins de se pencher sur certaines d’entre elles qui n’ont point de forme de barriques, mais de caisses, presque de malles !

 

Est-ce qu’elle croit vraiment qu’elle va retrouver la malle abandonnée entre une barrique et une caisse ?… Alors, qu’est-elle venue faire là ?…

 

Oui… qu’est-elle venue faire là ?… Tout à coup, ayant dépassé un mur, elle entre dans la lueur blême… Ici, on voit presque clair… à cause de ce carré de jour blafard qui entre par le soupirail… et elle souffle sa bougie, craignant que, de l’extérieur…

 

Justement, il lui a semblé qu’une ombre avait glissé le long du soupirail… Elle reste quelques instants, immobile, inquiète, regrettant d’être venue, trouvant sa conduite imprudente ou stupide…

 

Mais, ses yeux, peu à peu, se sont faits à la pénombre… ses yeux voient assez distinctement les murs aux carrés de maçonnerie dans lesquels s’alignent les bouteilles selon les années et selon les vins… Jacques a toujours eu de l’ordre…

 

Maintenant, elle regarde le sol, ses yeux se fixent sur le sol… comme s’ils ne pouvaient pas s’en détacher…

 

Il y a, sur le sol de terre battue, une sorte de renflement là-bas qui ne lui paraît guère « naturel ». Si c’était vraiment cela, est-ce qu’il aurait l’imprudence de ne rien mettre dessus ?

 

Oui, certainement, là où la chose se trouve, il a dû mettre des caisses dessus !… Peut-être là-bas, dans le coin, cet empilement de barriques vides et de vieilles caisses à charbon ?…

 

Elle ne va pas remuer tout ça, n’est-ce pas ?… C’est à peine si elle ose remuer elle-même !… Allons ! allons, pourquoi est-elle venue ?…

 

Et soudain, elle pousse un cri terrible.

 

Elle a entendu remuer derrière elle.

 

Elle se retourne avec horreur :

 

– Qu’est-ce que tu fais là ?…

 

C’est Jacques qui, follement, lui étreint les mains, lui brise les poignets et qui répète avec rage :

 

– Qu’est-ce que tu fais là ?… qu’est-ce que tu fais là ?…

 

– Jacques, Jacques ! supplie-t-elle… Mais l’autre continue, farouche, lui brûlant la figure de son souffle qui halète :

 

– Tu es venue pour le voir, dis ?… petite curieuse !…

 

Et il ricane atrocement… sa fureur le transporte… Fanny a soudain la terreur qu’il la tue, là, dans la nuit de cette cave et qu’il jette son cadavre à côté de l’autre…

 

– Mon Jacques !… Mon Jacques !…

 

Il ne l’entend pas ! Il continue dans son accès de démence :

 

– Tu ne pouvais pas te passer de le voir, hein ?… Ça a été plus fort que toi !… J’ai vu naître ton désir dans tes yeux !… Me prends-tu pour un aveugle ou pour un idiot ?… Depuis que la folle a prononcé le mot « automobile », l’autre soir… j’ai suivi, j’ai deviné toutes tes pensées… Je savais que tu voudrais voir, voir… voir où est passée la malle !… Il n’y a que toi qui avais reconnu la malle et tu aurais pu l’oublier !… Mais tu ne sais pas oublier… pauvre insensée !… pas plus que tu n’as su résister au désir de venir la voir !…

 

« Eh bien ! tiens ! ajouta-t-il, en la lâchant tout à coup, tu vas être satisfaite !…

 

– Qu’est-ce que tu fais ! Jacques ! Qu’est-ce que tu fais !…

 

– Je vais te la montrer, la malle !…

 

– Tais-toi ! Oh ! Tais-toi !…

 

– Et après, tu me ficheras la paix !… Hein ?… Tu ne reviendras plus ici !…

 

– Mon Jacques ! Je t’en supplie !…

 

– Tu vas la voir, je te dis !…

 

Et le voilà qui, dans un coin, saisit une pioche qu’il dresse d’un geste terrible au-dessus de sa tête… Fanny, au comble de l’horreur, tombe à genoux, car, en vérité, on ne saurait dire si cet homme va frapper cette femme ou frapper la terre !…

 

Soudain la pioche retombe… Jacques saisit le bras de Fanny…

 

– Silence !… ordonne-t-il… Des pas dans la cour…

 

En effet, des pas qui se traînent, approchent, glissent là-haut, contre le mur… ils passent, chaussés de galoches, devant le soupirail… Ils s’éloignent, ils s’arrêtent… et puis, il leur semble qu’ils entrent dans le garage…

 

Jacques commande à Fanny, plus morte que vive :

 

– Reste ici !

 

Et il s’avance à tâtons, vers l’escalier…

 

Tout à coup, au haut de l’escalier, on crie :

 

– Qui est là ?…

 

Et Jacques répond :

 

– C’est moi, mon brave Ferrand !… Je suis venu chercher quelques bouteilles…

 

– Ah bien, monsieur ! répond la voix du gardien, là-haut… ça m’étonnait aussi que la porte du garage, qui est toujours fermée à clef… Vous n’avez pas besoin que je vous aide, monsieur ?

 

– Non ! Non ! mon ami, continuez votre ronde !…

 

– À votre service, monsieur !…

 

Et l’homme s’en alla…

 

Quand le bruit de ses pas eut traversé la cour, Jacques dit à Fanny :

 

– Tu vois à quoi tu nous exposes !… Tu n’avais même pas fermé la porte derrière toi et tu avais emporté la clef avec toi et cette porte ne ferme bien qu’à clef !… Il serait venu dix minutes plus tard, j’aurais pu lui montrer, à lui aussi, ce que tu désires tant voir !…

 

Elle n’a de force que pour râler :

 

– Allons-nous-en. Allons-nous-en !…

 

– Attends donc que nous soyons sûrement délivrés de sa présence… Inutile qu’il nous voie sortir tous les deux d’ici…

 

Et ils restèrent encore quelques minutes sans plus se dire un mot, dans cette cave-tombeau. On entendait les dents de Fanny qui s’entrechoquaient. Enfin il dit :

 

– Viens, maintenant ! Prends ma main !… si tu veux encore prendre ma main !…

 

Elle ne répondit pas à cela. Elle dit :

 

– J’ai apporté une bougie !…

 

– Eh bien ! allume, pourquoi l’as-tu soufflée ? Tu trouves naturel que l’on descende sans lumière dans une cave ?

 

Elle ne répondit pas, essaya d’allumer, mais elle y mettait trop de temps. Il lui prit brusquement la bougie des mains. Et il marcha devant.

 

Elle suivit, terrifiée. Quand ils furent sortis du hangar et qu’il eut fort tranquillement et fort posément fermé la porte, il la regarda :

 

– Je ne puis vous ramener au château, dit-il, avec une figure pareille !… Montons un instant là-haut !… ça nous rappellera le bon temps !…

 

Et il la poussa dans le couloir sombre qui conduisait à l’appartement abandonné du premier. Elle n’y pénétra point sans un frisson.

 

L’homme savait bien ce qu’il faisait en ramenant dans ce cadre lugubre cette femme qui ne pouvait se passer de luxe.

 

Dans cette pièce qui avait été la salle à manger, dont les papiers décollés pendaient lamentablement aux murs, on avait laissé une table en bois blanc et quelques chaises de paille. Il la pria de s’asseoir et lui demanda la permission d’allumer une cigarette. Il en tira quelques bouffées, regarda un instant au-dehors, puis vint s’asseoir, la face dure, devant la table.

 

Il essayait de la dévisager, mais elle était allée s’affaler dans un coin d’ombre, et elle ne bougeait pas plus d’une morte.

 

XV

LE RÉCIT DE CAÏN

 

Alors il parla :

 

– C’est pour vous que je l’ai tué !…

 

Et il attendit.

 

Mais elle n’eut pas une protestation. Elle n’avait même pas tressailli, fait un geste. Sans doute, elle aussi, elle attendait…

 

Alors il reprit :

 

– J’aurais voulu que vous l’ignoriez toujours, pour vous éviter l’ennui de ces tristes pensées qui viennent, par instants, assaillir un assassin !… Et il ajouta, d’une voix très sèche, car elles viennent !…

 

Il jeta nerveusement sa cigarette. Nouveau silence. Puis :

 

– Voici comment les choses se sont passées : Vous aviez dû remarquer qu’André, au moment de monter avec moi en automobile, était infiniment plus calme que lorsqu’il était venu nous trouver après le dîner. Et vous allez voir pourquoi. Il pensait déjà à ne plus partir !… Nous n’étions pas arrivés à Paris qu’il était décidé à rester !

 

« – Pourvu qu’on me croie parti, me dit-il, c’est tout ce qu’il me faut ! J’ai réfléchi. Je vais faire le simulacre du départ, mais je reviendrai sans que l’on n’en sache rien !… et quand j’aurai fait ce que je dois faire, je me moque de tout… et il ajouta : Je saurai bien me défendre tout seul !

 

« – Tu es donc menacé ? lui demandais-je.

 

« Il me répondit évasivement :

 

« – Moi… je m’en fiche !… et il ajouta immédiatement : Pardonne-moi de te parler par énigme et n’essaie pas de comprendre. Au fond, c’est très simple, mais le secret ne m’appartient pas !

 

« Je n’insistai pas et je pensais à quelque histoire de femme. Je vous avoue que, dans le moment, je ne soupçonnai point une seconde que ce fût pour cette petite Marthe qu’il avait consenti à s’expatrier d’une façon aussi brutale… ce n’est que plus tard que l’idée m’en vint… Enfin, ce que nous savons aujourd’hui éclaire tout à fait les paroles d’André. En somme, il revenait pour la sauver, elle, des griffes de son mari et dès qu’il aurait réussi à la mettre à l’abri, il se moquerait de ce que pourrait faire le Saint-Firmin !…

 

« Mais tout ceci ne m’occupait guère ; je ne voyais qu’une chose, moi, c’est qu’il ne partait pas !… et que, dans quelques semaines, au plus, l’ancienne vie allait reprendre pour tout le monde à Héron et au château !… Or, cette vie-là, vous l’avez connue !… Moi aussi !… Les murs de cette salle pourraient en dire long… Vous commenciez à ne plus m’aimer, Fanny, et moi je vous aimais toujours !…

 

Il respira, attendit encore… Mais Fanny resta muette.

 

« – Alors, nous n’allons plus à Paris ? demandai-je brutalement à André, comprimant à grande peine la rage qui bouillonnait en moi.

 

« – Mais si ! mais si ! me répondit-il. Dans le programme, rien, apparemment, n’est changé !… Nous allons à Paris, je passe prendre quelques papiers dans mon appartement de la rue d’Assas et tu me conduis à la gare du quai d’Orsay où je prends mon billet pour Bordeaux. Nous nous disons ostensiblement adieu. Je monte dans le train. Tu remontes dans ton auto et tu viens m’attendre à la gare d’Austerlitz ; c’est simple.

 

« – Très simple, fis-je, mais la malle ?

 

« – Ah ! c’est Vrai, la malle !… Diable ! je n’avais pas pensé à la malle !… Eh bien, écoute, on ne la voit pas la malle sous sa bâche… à cette heure matinale aucun facteur ne se précipitera pour la faire enregistrer… Du reste, je descendrai rapidement comme si je n’avais d’autres bagages que le sac que je porte à la main !…

 

« – C’est comme tu voudras ! fis-je…

 

« – Ça n’a aucune importance, la malle, ajouta-t-il encore… L’important est que l’on me croie parti, moi, voilà tout !… et que, pendant quelque temps, je ne me montre pas…

 

« Il resta, là-dessus, plongé quelques instants dans ses réflexions, puis il se mit à me parler des affaires de l’usine, mais je ne l’écoutais plus… Nous arrivâmes à Paris et suivîmes le programme qu’il avait tracé, de point en point. Après l’avoir quitté sur le quai de la gare d’Orsay, j’allai l’attendre à la gare d’Austerlitz. Je ne pensais plus. J’agissais mécaniquement. J’étais abruti.

 

« Je le vis bientôt apparaître. Il vint se placer à côté de moi et nous voilà repartis dans le petit jour commençant. Il me fit faire un détour immense, nous nous trouvâmes dans la forêt. Je devais le laisser non loin de Ris Orangis. De plus en plus j’étais atterré… vraiment anéanti… Je me demandais comment je ferais pour vous annoncer la chose en rentrant… Je vous voyais… je vous entendais… je vous devinais… je savais que s’il n’y avait pas eu le petit Jacques vous seriez partie depuis longtemps… et André ne me parlait plus que de ses affaires, m’entretenait des commandes qui étaient arrivées la veille, de certaines circulaires à expédier aux succursales de province… J’étais déjà redevenu l’employé. Il ne s’agissait plus de me mettre à la tête de l’usine… Enfin il me dit : « Gardez en ce moment votre appartement de Héron… je crois que tout finira par s’arranger… j’ai eu tort de m’affoler ! »

 

« Bref, tout s’écroulait autour de moi… et je conduisais la voiture à une allure vertigineuse comme si j’eusse voulu créer une catastrophe qui, celle-là, eût tout terminé.

 

« Une haine soudaine, terrible, montait en moi contre cet homme qui ne se doutait point du désespoir où son irrésolution m’avait réduit…

 

« – Mais tu vas nous tuer ! s’écria-t-il tout à coup, en s’apercevant enfin de la marche insensée de la voiture, et il me mit la main sur le bras, car un tronc d’arbre encombrait le chemin. Pour l’éviter, je donnai un coup brusque au volant. Nous fîmes une embardée effrayante ; je rétablis cependant l’équilibre mais, au même instant, un pneu crevait.

 

« Il jura et nous nous mîmes hâtivement à la besogne. Quand je me relevai, André était encore à genoux sur la route, la tête penchée sur l’essieu, considérant de près la roue amovible. J’avais à la main, moi, la lourde manivelle dont on se sert dans ces occasions.

 

« Que s’est-il passé en moi ?… Je pensais à vous… Je ne pensais pas à tuer cet homme… du moins je n’y pensais pas une seconde auparavant… Ce fut plus fort que moi. Je frappai à la tempe, un coup terrible.

 

« Vous entendez ? À la tempe !… et vous pouvez mesurer l’émotion dont je fus saisis en entendant, l’autre soir, cette folle de Marthe parler de la blessure à la tempe de son fantôme !… Une blessure qui saignait toujours depuis cinq ans !… C’est ce qui me rassura et je songeai avec sang-froid que dans toutes les histoires d’imagination, dans les contes populaires comme certainement dans la propre imagination de cette malheureuse, les assassinés apparaissent plus facilement frappés à la tempe !… C’est la blessure classique, surtout si elle doit continuer à saigner pendant des années sur la figure d’un fantôme, d’un fantôme… qui traîne derrière lui, en marchant, un bruit de chaînes… Cette Marthe, cette Marthe, avec toutes ses stupidités, ne saura jamais, il faut l’espérer, comme elle a fait bondir mon cœur !… et puis l’histoire de l’automobile !… Ah ! celle-là !… Vous me pardonnerez, maintenant, Fanny, d’avoir dépareillé le service de Bohême ? Alors, carrément, j’ai cru qu’elle me soupçonnait ! que c’était pour moi qu’elle parlait, et carrément, j’en ai pris mon parti, j’ai été assez brave pour dire ce que j’en pensais au docteur… qui, depuis… m’a rassuré… Marthe croit a l’assassinat d’André par son mari !… Ça me soulage, certes ! mais entre nous, je préférerais qu’elle ne crût pas à l’assassinat du tout ! car ces affreux, entendez-vous, Fanny !… d’entendre tout le temps parler de l’assassinat d’un homme que l’on a tué ! Et pourtant je ne suis point pusillanime !… si peu pusillanime, vous allez voir !… Donc, j’avais tué mon frère… je voyais son corps étendu à mes pieds sur la route. Le sang coulait de sa blessure, j’avais horreur de ce que j’avais fait.

 

« Mais c’était fait ! et maintenant il fallait que ce fût bien fait ! Vous avez pu juger plusieurs fois que je suis un homme de décision. J’eus le courage de constater froidement, l’oreille sur la poitrine, que mon frère était bien mort.

 

« Qu’est-ce que j’allais faire du cadavre ?… Où allais-je le transporter ?… D’abord, je le tirai dans un taillis près de l’auto ; ainsi, il était caché de ceux qui pourraient passer, dans l’instant sur la route. Il fallait faire vite !… J’eus l’idée de le porter dans l’auto et d’aller le jeter, fortement lesté, pour qu’il ne remontât pas, en Seine…

 

« Dans ce but, je lui bandai fortement le front avec un mouchoir, à cause du sang, et rabaissai la casquette sur la blessure. En somme, le crâne fracassé laisserait échapper peu de sang, mais, vous comprenez, j’avais peur des taches !

 

« Ceci fait, je le tirai jusqu’à l’auto. Où le mettre ?… Tout à coup, l’idée de la malle surgit en moi, comme une flamme.

 

« Il y avait là une malle qui, logiquement, devait disparaître avec son propriétaire. Eh bien ! il fallait mettre le cadavre dans la malle et faire disparaître la malle.

 

« La malle était fermée à clef. Je fouillai André, lui pris ses clefs, et j’ouvris la malle. Celle-ci était pleine. Je la vidai à moitié de ses vêtements et de son linge que je portai à l’intérieur de l’auto et sur lesquels je jetai une couverture. J’introduisis le corps dans la malle avec une adresse et une force dont je me serais cru incapable.

 

« Je voulais profiter des derniers voiles de la matinée, des brumes qui, heureusement, enveloppaient ma sinistre besogne. Quand je l’eus caché dans la malle, je rabattis le couvercle et refermai la malle à clef pour toujours !…

 

« Puis je rabattis la bâche sur le tout !… Après quoi, j’examinai minutieusement mes vêtements et l’auto et fis disparaître quelques traces de sang qui se trouvaient sur la manivelle… et je repris ma place au volant.

 

« J’étais déjà plus tranquille, plus calme !… J’avais du temps pour songer à ce que j’allais faire du cadavre !… car déjà j’avais repoussé l’idée du plongeon en Seine comme devant donner un résultat trop aléatoire…

 

« Il fallait enfouir cette malle dans un endroit où personne n’irait chercher !… et tout à coup, j’ai pensé à ma cave dans laquelle personne ne descendait jamais, que moi !…

 

« Dès lors, tout m’apparut avec une simplicité triomphante… J’arriverais avec l’auto. Si le chauffeur était au garage, je le prierais d’aller me faire une course urgente, je m’occuperais seul de la voiture, je monterais rapidement chercher la clef de la cave et je redescendrais au garage ; je tirerais la malle à moi et la traînerais jusque dans la cave ainsi que les effets supplémentaires. Là, garé de toute surprise, j’avais tout loisir de venir enterrer mon mort et son linge aux heures que je jugerais les plus propices.

 

« Quand cette imagination que je réalisai ensuite exactement se fut déroulée dans tous ses détails dans mon cerveau en feu, je devins calme… extrêmement calme comme un instant auparavant j’avais été accablé par l’horreur de mon crime !…

 

« C’était fini !… André était parti !… Et il ne reviendrait plus !… Et toi !… toi !… toi !… car c’est pour toi… Fanny… pour toi… alors, pourquoi ne me réponds-tu pas ?… Pourquoi restes-tu dans ton coin d’ombre comme une pierre ?… Tu sais tout !… Parle-moi !… Récompense-moi !… J’en ai besoin, tu sais !… car je te jure !… je te jure qu’il y a des jours où il me faut chasser le souvenir à grands coups de joie, ou à coups de travail, comme on chasse une bête dangereuse à coups de fouet pour n’en être pas dévoré !…

 

– Cela s’appelle le remords, mon ami !…

 

Elle était devant lui et lui tendait ses lèvres. Il l’embrassa à l’étouffer.

 

Elle demandait grâce.

 

– Prenez garde ! Prenez garde ! darling !… Vous me dévorez comme le remords ! Je vous aimerais encore un peu plus, oui, vraiment, encore un peu plus, si vous aviez moins de remords !… Mais allons-nous-en !… Sauvons-nous, mon ami !… loin de cette maison, de cet appartement… Avez-vous vu dans le garage l’horrible chose !… horrible, en vérité !…

 

– Quoi donc ? demanda-t-il stupéfait…

 

– Je veux parler, vous savez bien, darling, de ce mobilier de salle à manger en noyer ciré…

 

XVI

LA PETITE MAISON DU BORD DE L’EAU

 

Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, M. et Mme de la Bossière s’en furent vers la petite maison du bord de l’eau.

 

Fanny avait promis une visite à Marthe et Jacques avait jugé charitable et peut-être utile d’accompagner sa femme.

 

Certes, il se fût très bien passé des imaginations de la malade, mais du moment qu’elles visaient catégoriquement le vieux Saint-Firmin, il n’eût guère été politique de les négliger.

 

Depuis le matin il tombait une petite pluie fine qui avait fini par cacher tout à fait le soleil. L’automne avait pâli les feuillages des bouleaux qui, dévalant la forêt, venaient presque jusqu’à la lisière du fleuve faire une ceinture d’argent à « la petite maison du bord de l’eau » !

 

Le tout était assez mélancolique, particulièrement quand on arrivait par la berge, car il y avait là, au coin de la villa, devant le chemin de halage, tout un petit bocage de trembles de haute futaie.

 

Jacques dit qu’il n’aimait point le tremble parce que c’était un arbre triste, toujours grelottant au moindre souffle et balançant ses hautes feuilles rondes comme dans une éternelle lamentation.

 

Fanny s’étonna que son mari eût de pareilles pensées sur les arbres ; elle ne l’eût jamais cru aussi poétiquement impressionnable.

 

Elle garda cette réflexion pour elle, cependant. Elle découvrait son mari depuis vingt-quatre heures. Jusqu’alors, elle ne le connaissait pas.

 

Ils étaient venus à pied, malgré la bruine, ayant revêtu caoutchoucs et pèlerines dans le désir d’une promenade à deux à travers champs. Depuis la veille, ils ne se quittaient point.

 

Il ne leur fallut pas plus de vingt minutes pour arriver à la villa.

 

C’était une petite maison carrée à deux étages, aux murs pâles et nus, aux fenêtres presque toujours closes de volets gris. Un toit d’ardoises. Pas de corniches, pas de balcons, pas d’ornements.

 

Un haut mur entourait un jardin qui prolongeait la propriété jusqu’au chemin de halage sur lequel pouvait ouvrir une petite porte que l’on voyait toujours fermée. De ce côté, les piliers vermoulus et le toit pointu d’un kiosque vétuste dépassaient le mur.

 

Jacques sonna à la porte de la maison. Une vieille servante vint leur ouvrir, et les reconnaissant, leur dit :

 

– Madame sera bienheureuse de voir Monsieur et Madame.

 

– Elle n’est point malade ? demanda Fanny.

 

– On peut dire qu’elle est fatiguée, et cependant elle ne remue guère ! fit la servante, après les avoir débarrassés de leurs caoutchoucs et en les introduisant dans un salon qui sentait le renfermé.

 

Ils s’assirent. Il y avait là du velours d’Utrecht comme il devait y avoir du reps dans les chambres. Devant chaque fauteuil, un petit coussin rouge en forme de galette attendait les pieds des dames en visite. Sur la cheminée, sous trois globes, une pendule de marbre noir et deux chandeliers d’argent. Sur la pendule, un motif en bronze représentant un guerrier romain. De petits ronds de dentelles sur les meubles. Dans une vitrine, une grande quantité d’objets d’ivoire et d’écaille et un œuf d’autruche.

 

– Ce qu’on doit s’amuser ici ! fit Jacques entre ses dents.

 

– Surtout, répliqua Fanny, quand on a rêvé de devenir châtelaine de la Roseraie !…

 

– C’est vrai, murmura Jacques… Il n’en faut pas davantage pour troubler la plus solide cervelle…

 

Ils se turent, car ils entendaient le frôlement d’une robe dans le corridor et la porte s’ouvrit.

 

C’était Marthe. Elle était de plus en plus spectrale avec son peignoir blanc qui flottait autour de ses membres grêles, et sa figure de cire et ses grands yeux noirs qui brillaient d’un feu de plus en plus inquiétant. Vivement, elle leur tendit ses deux mains :

 

– Oh ! que je suis contente !… contente de vous voir… Si vous n’étiez pas venus, je n’aurais pas pu attendre à demain pour venir chez vous !… Je me serais encore échappée, car vous êtes des amis, n’est-ce pas ?… Le Dr Moutier me l’a dit… et puis, monsieur Jacques, il faut… chut !… attendez !…

 

Elle alla écouter près de la porte… puis revint près d’eux, un doigt sur ses lèvres exsangues…

 

– Méfions-nous !… Méfions-nous de la vieille servante… Mais je pourrai maintenant toujours sortir quand je voudrai… car j’ai découvert ce matin que la clef du cellier ouvrait la serrure de la petite porte du jardin… Comme cela, je ne serai pas obligée de rester dans le kiosque la nuit, perdant mon temps à lui tendre les bras, quand il vient… vous comprenez, j’irai le rejoindre… et il pourra me serrer dans ses bras et peut-être m’emporter avec lui, chez les morts !… Je voudrais tant être morte maintenant qu’il est mort… Oh ! j’espère bien que je n’en ai plus pour longtemps… Je vous disais donc, monsieur Jacques, et certainement madame de la Bossière sera de mon avis : « Il faut que vous vengiez votre frère ! »

 

« L’assassin de votre frère ne peut pas continuer ainsi à se promener parmi les hommes sans que vous vous en occupiez un peu. Songez que je déjeune, que je dîne tous les jours avec lui, moi !… Je ne suis soutenue que par l’espoir, la certitude d’arriver à le confondre… C’est la prière que j’adresse à Dieu tous les soirs… et, la nuit, Dieu m’envoie André pour me donner les renseignements nécessaires… des renseignements, monsieur Jacques, qui feront que nous saurons tout… tout… et cela bientôt… Déjà, cette nuit, il est revenu… chut !… j’entends la vieille servante qui rôde dans le corridor… Il faut se méfier de la vieille servante… elle est peut-être complice… tout est possible… Elle écoute aux portes !

 

Elle alla entrouvrir la porte et dit tout haut avec une affectation de civilité qu’elle croyait naturelle :

 

– La pluie a cessé !… Venez donc faire un tour.

 

Sur le seuil du jardin, ils rencontrèrent la vieille servante qui avait une bonne figure. Cette Nathalie avait servi la première femme de M. Saint-Firmin et n’avait jamais martyrisé la seconde. Elle paraissait tout à fait insignifiante et surtout préoccupée de sa lessive qu’elle achevait dans le cellier. Cependant, elle connaissait « son monde », car elle demanda si « ces messieurs et dames » voulaient qu’elle leur servît quelque chose.

 

– Rien ! Rien !… s’écria vivement Marthe… N’acceptez rien !… Les biscuits sont moisis ! Ah ! vous ne direz pas, Nathalie, que les biscuits ne sont pas moisis !…

 

Nathalie, derrière elle, haussa les épaules avec douleur et pitié et se frappa le front en murmurant :

 

– La pauvre dame !… La pauvre dame !

 

Et Marthe entraînait les autres dans le jardin.

 

– Sans compter, continua-t-elle, qu’ils peuvent être empoisonnés… Est-ce qu’on sait jamais ?… Moi, j’en mange, je mange de tout ce qu’il m’offre dans l’espoir de mourir, n’est-ce pas ?… Mais vous, ça n’est pas la même chose…

 

Ils la suivaient. Elle avait mis ses petits pieds dans de grosses galoches et ils s’en furent ainsi tous trois, par l’allée du milieu, bordée de buis, d’arbres fruitiers si vieux que l’écorce blanche en tombait toute seule. Dieu ! que ce jardin était triste !… La pluie avait cessé, mais de toutes ces pauvres branches tordues et de ses dernières feuilles, le jardin pleurait goutte à goutte sa jeunesse à jamais enfuie et que personne n’avait songé à renouveler.

 

Marthe avait jeté un fichu sur ses épaules, et s’en enveloppait frileusement, en attendant que les deux visiteurs l’eussent rejointe. M. et Mme de la Bossière comprirent bientôt où elle les conduisait.

 

Ils apercevaient à l’extrémité d’une double rangée de tilleuls, sur la gauche, le fameux kiosque où Marthe venait passer une partie de ses nuits.

 

C’était une petite boîte rustique, toute moussue, et dont le toit pointu avait d’épaisses garnitures de lierre relevé en panache comme un chapeau démodé. Les marches par lesquelles on accédait à la plate-forme étaient moisies, s’effritaient de vieillesse et d’humidité. Une rampe de bois vermoulue qui fléchissait sous la main bordait l’escalier.

 

Marthe semblait impatiente.

 

Quand ils furent tous trois dans le kiosque, elle dit tout de suite :

 

– Nous serons bien là pour ce que j’ai à vous dire… on ne nous entendra pas et, de cet endroit, nous pourrons voir tout ce qui se passe… Tenez, ajouta-t-elle brusquement, en étendant le bras, c’est là qu’il vient !…

 

Par-dessus le mur, on apercevait devant soi, dans le crépuscule humide qui jetait déjà son voile sur la pâle coulée du fleuve, un chétif bouquet de saules au pied duquel était attachée une vieille nacelle. Sur ce coin désolé de la rive pesait encore l’ombre proche et gémissante du petit bois de trembles.

 

– Oh ! que c’est triste, ici ! ne peut s’empêcher de dire Mme de la Bossière.

 

– Oui, mais si vous saviez comme c’est beau au clair de lune !… quand il vient flotter sur les eaux, comme Jésus… Il marche sur les eaux, je vous assure, et cela lui paraît si naturel… Il aborde au rivage…

 

– Mais ma petite, il doit venir sur ce vieux bachot ! exprima Jacques, et le bruit des chaînes que vous entendez, c’est le bruit de la chaîne du bachot… quand il l’attache au pied des saules.

 

– Mais laisse donc madame Saint-Firmin parler… Tu penses bien que si c’était aussi simple que ça, madame Saint-Firmin s’en serait déjà bien aperçue…

 

– Vous avez absolument raison, madame… je ne suis ni aveugle, ni sourde, ni folle, quoi qu’en dise mon mari…

 

Vers quelle heure vient-il ? demanda Fanny.

 

– Ordinairement, vers quatre heures du matin, madame… Mais je me tiens prête, à n’importe quelle heure, et je ne me lasse pas de l’attendre, maintenant que je sais qu’il vient ou qu’il peut venir… parce qu’il ne peut venir évidemment toutes les nuits. Qu’est-ce que je vous disais donc ? Après avoir abordé à cet endroit, généralement, parce que quelquefois il apparaît sans que l’on sache d’où il vient, simplement en se rendant visible tout d’un coup… Il vient en me tendant les bras en silence… en silence… On n’entend pas le bruit de ses pas… on n’entend que le petit bruit de chaînes… dont s’accompagnent toujours, paraît-il, les pas des fantômes qui sont les captifs de la mort…

 

– Ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant !… interrompit encore Jacques… Où avez-vous lu tout ça ?… Où avez-vous rêvé tout ça ?…

 

– Mais laisse donc, je t’en prie, Jacques !… fit encore Fanny avec humeur.

 

– J’ai pu croire que je rêvais… Mais maintenant je suis sûre qu’il vient, qu’il m’attend, qu’il m’aime toujours… assura Marthe, avec d’angéliques hochements de tête… Elle est bien à plaindre la pauvre chère âme avec sa blessure rouge à la tempe !… C’est évidemment sur moi qu’elle compte pour la venger… mais je suis si faible… si faible… que je n’y arriverai jamais si vous ne m’y aidez pas !…

 

Elle leur prit une main à tous les deux et la leur serra avec une force nerveuse dont ils l’eussent cru incapable.

 

– Dites-moi que vous m’aiderez, et je vous dirai ce qu’il m’a dit cette nuit…

 

– Vous savez bien que nous vous aimons beaucoup, ma petite Marthe, dit Fanny.

 

– Ce n’est pas cela que je veux entendre !… Dites-moi : « Je vous aiderai ! »

 

– Eh bien ! nous vous aiderons !…

 

– C’est cela… merci !… Maintenant, je suis plus tranquille. C’est un grand secret qu’il m’a confié là… et qui va peut-être pouvoir nous aider beaucoup… Il m’a dit si douloureusement, si douloureusement… « Marthe ! Marthe ! je voudrais reposer en terre sainte… va chercher mon cadavre !… »

 

« Alors je lui ai demandé : « Dites-moi, André, où est votre cadavre ? »

 

« Et il m’a répondu : « Eh bien, mais !… Il a caché mon cadavre dans la malle !… »

 

« Et, là-dessus, il a disparu comme de la fumée… Qu’est-ce que vous dites de ça ?… Nous savons maintenant où est son cadavre… il faudrait savoir où est la malle… ça sera peut-être très difficile… On a cherché parfois des cadavres dans des malles pendant des mois, des années… Rappelez-vous l’affaire dont nous a tant parlé le Dr Moutier, l’affaire Gouffé, je crois… Enfin, il faudra être bien prudent parce que Saint-Firmin a dû prendre ses précautions !… Et maintenant, descen­dons, descendons vite ; revenons à la maison, car mon mari ne sera plus longtemps à rentrer… Je veux qu’il nous trouve bien sages tous les trois dans le salon, et nous parlerons de la pluie sans avoir l’air de rien !…

 

Mais, rentrée dans la petite maison du bord de l’eau, Fanny, en quelques mots, prit congé et ils se sauvèrent. On n’eût pu se servir d’un autre mot.

 

Jacques était incapable de parler.

 

Fanny avait à peine pu tirer une phrase de politesse hors de sa gorge desséchée…

 

C’est elle qui, la première, eut reconquis un peu de sang-froid.

 

– Il faut, dit-elle, savoir ce que tout cela veut dire… On a fini de rire avec cette petite…

 

– Elle ne m’a jamais fait rire ! exprima Jacques, dont la pâleur effraya Fanny.

 

– Remets-toi, lui dit-elle. Avant tout, il ne faut pas faire les enfants…

 

– C’est épouvantable ! murmura Jacques… quand elle a dit la chose… j’ai cru que j’allais m’abattre comme une masse… Cette petite a des visions !… je finirai par croire que Moutier n’a peut-être pas tout à fait tort de prétendre…

 

– Tais-toi ! Moutier se moque de nous !… Tu ne vas pas devenir aussi fou que Marthe, hein ?… André n’est pour rien là-dedans !… Si André, réellement, lui apparaissait, si André pouvait quelque chose il nous aurait déjà arraché ses enfants !… Or, il ne s’en occupe même pas !…

 

– C’est vrai ce que tu dis !…

 

– Sais-tu ce que je pense ?… Je pense, moi, qu’elle voit réellement quelqu’un… et pas une ombre, pas un fantôme, quelqu’un de bien vivant, qui a peut-être… quand je dis peut-être… qui a dû assister à… à l’affaire… en tout cas (et elle se penche à son oreille), qui t’aura vu dans la forêt, mettre le cadavre dans la malle !… Voilà ce que je pense Quelqu’un qui ne veut pas se compromettre, qui ne veut faire aucune dénonciation, mais qui connaît Marthe et son caractère mystique… et qui a trouvé ce moyen de la mettre sur la trace. Voilà ce que je crois, et c’est beaucoup plus grave que toutes vos histoires de fantômes…

 

– Oh ! fit Jacques, qui s’arrêta et s’appuya contre un arbre, car il ne pouvait plus marcher… si nous en sommes là !

 

– Il faut savoir si nous en sommes là… et dans ce cas…

 

– Dans ce cas ?…

 

– Agir… et agir sans perdre une minute…

 

Fanny le prit sous le bras, l’entraînant, essayant de lui passer un peu de son courage. Mais chez Jacques la volonté chancelait.

 

XVII

À QUATRE HEURES DU MATIN

 

À quatre heures du matin, deux ombres immobiles se dissimulaient derrière une clôture, à quelques pas de la petite maison du bord de l’eau.

 

De l’endroit où elles se trouvaient, elles découvraient tout le coin de la rive jusqu’au bouquet de saules et, à gauche, le mur du jardin, puis, se perdant dans l’obscurité d’une nuit où la lune se montrait avare de ses rayons, le petit bois de trembles qui finissait à la forêt de Sénart.

 

Dans le mur, il y avait une petite porte qui restait fermée. Dans le kiosque, on n’apercevait aucune silhouette accoudée sur la rampe rustique dans l’attente du mystère nocturne.

 

– Ils ne se sont peut-être pas donné rendez-vous, ce soir…, souffla Jacques à l’oreille de Fanny.

 

Mais Fanny lui mit la main sur la bouche.

 

Et ils attendirent encore… patiemment, car ils voulaient savoir… savoir…

 

Quatre heures et demie…

 

Soudain, la petite porte s’entrouvre tout doucement, et une forme blanche apparaît sur le seuil.

 

C’est Marthe.

 

Elle est telle qu’ils l’ont vue l’après-midi même, dans sa robe blanche, avec son châle sur ses épaules frissonnantes.

 

Elle fait deux pas comme en un rêve. Sa démarche est lente, on dirait une somnambule.

 

Elle étend les bras. Elle regarde autour d’elle, elle s’arrête devant l’ombre difforme et fantastique des saules et elle appelle d’une voix basse et passionnée : « André !… André !… »

 

– Tu vois bien qu’elle rêve…, dit Jacques.

 

Fanny lui serre la main à la briser.

 

– Tais-toi donc !… Tu n’entends pas un bruit de chaînes ?…

 

– Si, si, mais c’est la chaîne du bachot…

 

– Attends donc !…

 

– Mais Marthe va tomber à l’eau !…

 

– Eh ! Après ? répliqua la voix sèche de Fanny.

 

Mais Marthe ne tomba pas à l’eau ; elle marchait le long de la rive et se pencha sur le fleuve et tendit les bras dans un équilibre inquiétant en répétant de sa tendre voix suppliante : « André !… André !… »

 

Mais elle ne tomba pas.

 

Un instant, elle resta tout à fait immobile, comme en extase, sembla parler à quelqu’un, lui adressa des signes… puis tout doucement, la tête appuyée sur l’épaule et les bras ballants, elle revint vers la porte, en pleurant…

 

Afin de ne perdre aucun de ses mouvements, Fanny et Jacques étaient peu à peu sortis de leur cachette…

 

Persuadés, du reste, qu’ils avaient affaire à une personne en état de somnambulisme, ils ne prenaient plus de grandes précautions.

 

Fanny disait à Jacques :

 

– Tu l’as vue ? Tu l’as entendue ?… Demain, elle nous racontera encore qu’elle a vu son mort et qu’elle lui a parlé !…

 

– Ce qu’il y a de terrible, répliqua Jacques, c’est qu’elle nous dira peut-être comme aujourd’hui, ce que le mort lui a répondu…

 

Il avait prononcé ces mots à voix très basse et cependant ils eurent l’effroi de voir tout à coup la forme blanche de Marthe suspendre sa marche hésitante, se retourner vers eux et leur dire :

 

– Non ! non !… ce soir le mort ne m’a rien dit !… Le mort n’est pas venu… et pourtant je l’ai bien appelé… je lui ai parlé, moi !… je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur… mais il n’est pas venu !… que voulez-vous, ce sera pour une autre nuit…

 

Et elle essuya du doigt ses larmes, puis tranquillement, elle continua :

 

– Quant à vous, mes amis, je vous attendais. Oh ! je savais bien que vous viendriez !… Sitôt que Mme de la Bossière m’a demandé hier : « À quelle heure vient-il, votre fantôme ? » j’ai bien compris que vous viendriez !… Vous vouliez vous rendre compte… savoir si je ne rêvais pas tout éveillée… c’est assez naturel !… Le malheur est que justement aujourd’hui il ne soit pas venu ! car nous aurions pu causer tous les quatre !…

 

Ayant dit ces choses, non point dans le rêve, mais « dans la vie » et fort posément, elle leur serra la main à tous deux comme à de bonnes vieilles connaissances qu’elle était heureuse d’avoir rencontrées avant de rentrer chez elle, et elle rentra, en effet, chez elle, en refermant soigneusement la petite porte du jardin…

 

– Ce qu’il y a d’extraordinaire, dit Fanny à Jacques, quand ils se retrouvèrent seuls…

 

– C’est que nous soyons ici, répondit Jacques… Allons-nous-en !

 

– Je ne l’ai jamais vue aussi lucide !… Elle raisonne fort bien !… Et, tu vois, pas plus que nous, elle n’a aperçu le fantôme…

 

– Allons-nous-en !

 

Mais tout à coup, ils tressaillirent tous les deux, car ils venaient d’entendre à nouveau, dans la nuit, le bruit de chaînes

 

Ils se dissimulèrent aussitôt derrière leurs planches, et, avidement, regardèrent.

 

Ils aperçurent alors une forme penchée qui glissait sur les eaux pâles, qui disparaissait un instant derrière les saules, qui faisait encore entendre un bruit de chaînes et qui réapparaissait sur la berge où elle se mettait à marcher avec des gestes bizarres.

 

– Mais c’est Prosper le bancal ! fit Jacques…

 

– Le sourd-muet !… dit Fanny… Tiens, il traîne, à l’une de ses béquilles, un filet plein de poissons.

 

– Il revient de la maraude, expliqua Jacques… Il sera allé braconner avec le bachot.

 

– Je parie que c’est lui qu’elle aperçoit, qu’elle voit !… exprima Fanny…

 

– Les sourds-muets ne parlent pas, dit Jacques…

 

– Est-on sûr qu’il soit sourd-muet, celui-là ?

 

À cette question posée par sa femme et dont il appréciait, dans le moment toute l’importance, Jacques ne répondit pas.

 

Et ils ne dirent plus rien, car ils s’étaient compris.

 

Prosper, claudiquant, bringuebalant son filet dont les écailles d’argent brillaient de temps à autre sous la lune, s’éloignait très vite, s’enfonçait dans le bois de trembles, rejoignant la forêt dont il avait fait sa mystérieuse demeure.

 

– Je crois que nous pouvons nous en aller, maintenant, dit Fanny… Il n’y a plus rien à voir ici… Et ils rentrèrent à leur tour, chez eux, par le fond du parc et la petite poterne de la Tour d’Isabelle dont Jacques avait pris la clef. Les chiens n’aboyèrent même point.

 

S’ils avaient été surpris, en bas, à une heure pareille, surveillant la petite demeure du bord de l’eau, ils avaient décidé de tout dire au vieux Saint-Firmin des lubies de sa femme, de façon qu’il la surveillât mieux ou qu’il la fît enfermer dans une maison où ses propos n’auraient plus aucune importance, et où elle aurait cessé d’être dangereuse pour tout le monde.

 

Or, voilà que quelqu’un, un pauvre être qui passait pour idiot et que l’on croyait sourd et muet, et qui habitait un misérable trou de grotte, dans la forêt, les préoccupait davantage maintenant que Mme Saint-Firmin elle-même.

 

XVIII

LE DANGER SE RAPPROCHE

 

Le lendemain, Jacques resta toute la journée au château, incapable du moindre travail, depuis qu’il savait que le mort avait dit : « Il a caché mon cadavre dans la malle ! »

 

Cette phrase l’avait tenu en éveil toute la nuit, et l’avait poursuivi toute la journée, le reportant par la pensée dans le coin de cette cave où il avait enfoui le corps de son frère.

 

Ou Marthe agissait et voyait et entendait comme une somnambule et, dans ce cas, le somnambulisme devenait étrangement dangereux, ou elle était renseignée réellement par quelqu’un ; et alors, ils touchaient, peut-être, à une catastrophe.

 

Quant à Fanny, elle appelait toutes les ressources de son intelligence pour prévenir le péril, pour le conjurer, pour le deviner.

 

Prouvant une force de caractère peu ordinaire, elle vaqua à ses devoirs de maîtresse de maison avec une liberté d’esprit apparente, qui ne laissa point deviner un instant sa terrible préoccupation.

 

Et cependant, elle ne pensait, elle aussi, qu’à ça !…

 

Pour elle, il ne faisait point de doute que « quelqu’un savait »…

 

Était-ce le bancal ? le jeteur de sorts ? comme on l’appelait dans le pays ?… Le coup venait-il de cet idiot ? À la réflexion, elle ne pouvait y croire… L’être paraissait si insignifiant… et puis, encore une fois, il était bien connu comme sourd-muet…

 

Tout à coup, comme elle se promettait de l’approcher dès qu’elle aurait été avertie de sa présence, soit à la Roseraie, soit à Héron où il venait souvent mendier, elle se rappela qu’elle avait aperçu Prosper à Héron même quelques instants seulement avant le retour de Jacques en automobile à Héron, le fameux matin sinistre. Il ne pouvait donc point avoir assisté « à la chose », dans la forêt. Elle courut dire cela à Jacques qu’elle trouva prostré au fond d’un fauteuil, devant son bureau.

 

La sueur au front, il dut se rappeler exactement où la « chose s’était passée ». D’une voix sourde, il expliqua qu’elle s’était passée, à plus d’une lieue de là, au rond-point de la Fresnaie. Ce souvenir et cette précision les rassurèrent en ce qui concernait Prosper. Du reste, un événement qui survint dans l’instant devait les tranquilliser tout à fait à cet égard. Il était cinq heures environ ; le jour touchait à sa fin quand un garde demanda à parler à Jacques et fut introduit. Ce garde expliqua qu’il avait trouvé des lacets de braconnier dans le bois, qu’il les avait surveillés et qu’il avait découvert le fautif. Ce n’était ni plus ni moins que le jeteur de sorts qui, en l’apercevant, s’était enfui si malheureuse­ment qu’il pouvait bien s’être cassé la jambe…

 

– Et qu’est-ce que vous en avez fait ? demanda Fanny.

 

– Mon garçon et moi, nous l’avons ramené sur nos fusils et deux branches d’arbre. Il n’a pas cessé de gémir. Nous sommes bien embarrassés de lui, mais ce n’était pas chrétien de le laisser dans le bois dans un état pareil.

 

– Vous avez bien fait de le ramener, dit Fanny. C’est un pauvre homme. Le Dr Moutier va aller voir ce qu’il a. Où l’avez-vous déposé ?

 

– Chez la concierge !

 

– J’y vais tout de suite…

 

Elle entraîna Jacques :

 

Darling, je vous en prie, sortez de cet accablement… Soyez fort, continuez à commander à la fortune qui vous a chéri depuis cinq ans… et si quelqu’un sait… ne désespérez pas encore car alors, il sait depuis cinq ans, et pendant cinq ans, il n’a rien dit… et peut-être aussi qu’on ne sait rien et qu’on désirerait savoir !…

 

Mais Jacques secoua la tête.

 

– Il y a, dit-il, des choses là-dedans qui nous dépassent.

 

– Taisez-vous, petit tchéri !… Il n’y a dans tout ceci qu’une folle qui doit se taire, ou qu’une petite fille très intelligente, qui fait la folle et qui, je vous le jure, se taira tout de même !…

 

Il la vit devant lui, debout, admirable d’énergie… et si menaçante… qu’il eut honte de lui-même.

 

– Allons voir notre sourd-muet, décida-t-il.

 

Le Dr Moutier que l’on dérangea dans la rédaction d’un article sur « la suggestion dans l’emploi des vésicatoires » les suivit en bougonnant. Il aurait voulu avoir terminé cet article pour l’arrivée du Professeur Jaloux. Le Dr Moutier était le seul qui restait alors au château de tous les hôtes de la Roseraie. Il profitait avec acharnement de cette retraite pour mettre au point le premier fascicule de La Médecine astrale, sur lequel Jaloux, de l’Académie des sciences, qu’il attendait d’un instant à l’autre, devait venir jeter le coup d’œil du maître.

 

Moutier regretta d’autant plus le temps qu’on lui faisait perdre qu’il se rendit compte tout de suite qu’on l’avait dérangé pour peu de chose… une simple foulure… très douloureuse, sans doute, car Prosper poussait des cris inarticulés dès qu’on le touchait, et il ne fallait pas être dégoûté pour le toucher, grognait le docteur en se relevant et en réclamant de l’eau et du savon pour se laver les mains.

 

– Vous allez prendre une brosse de chiendent, du savon noir et de l’eau chaude et me nettoyer cette ordure, dit-il au garde et au concierge en leur montrant le misérable qui essayait de se soulever sur ses coudes comme s’il voulait fuir, et dont les gestes désordonnés semblaient réclamer les béquilles qui avaient été jetées dans un coin. Après, continua le père Moutier, je le panserai… et il pourra retourner au diable !

 

Jacques et Fanny n’avaient point cessé de dévisager l’idiot et de chercher à pénétrer un peu le mystère de son imbécillité ; mais c’est en vain qu’ils avaient épié une lueur de raison, une intention quelconque dans son regard de bête. Un grognement perpétuel sortait de sa bouche tourmentée : « Han !… Han !… Han !… Han !… »

 

Dans le moment qu’ils se détournaient de ce triste spectacle avec dégoût, mais rassurés, M. et Mme de la Bossière ne furent pas peu étonnés de voir accourir Mlle Hélier. Très pâle et extrêmement agitée, elle semblait avoir perdu la force de parler :

 

– Oh ! madame !… madame !…

 

– Qu’y a-t-il, mademoiselle Hélier ?… Voyons, parlez !… Mon Dieu ! il n’est rien arrivé à Jacquot ?…

 

– Non, madame… non, pas à Jacquot, mais au petit François…

 

– Ah ! bien, vous m’avez fait une peur !…

 

– Qu’est-il arrivé à François ? demanda vivement M. de la Bossière…

 

– Oh ! rien de grave, monsieur, heureusement…

 

– Alors, pourquoi êtes-vous dans cet état ?…

 

– C’est à cause de Mme Saint-Firmin…

 

– Quoi ?… Quoi ?… Mme Saint-Firmin ?… Qu’est-ce qu’elle a fait, Mme Saint-Firmin ?…

 

Fanny se plaça devant son mari qui tremblait déjà comme une feuille et répéta hostile :

 

– Oui, qu’est-ce qu’elle a fait, Mme Saint-Firmin ?

 

– Elle est évanouie, madame !

 

– Évanouie ?… Où ça ?…

 

– Dans la chambre de madame !…

 

– Dans ma chambre ! Qu’est-ce que cela veut dire ?…

 

Le docteur et Jacques couraient déjà en avant et Mlle Hélier donnait des explications à Fanny qui la harcelait de questions et qui aurait voulu comprendre et qui ne comprenait rien, rien à une pareille histoire…

 

Voilà ce qui était arrivé : dans l’après-midi, le petit François s’était plaint de maux de tête et Mlle Hélier l’avait couché, se promettant d’avertir le docteur si l’enfant se plaignait encore. Mais il s’était endormi presque tout de suite et elle l’avait laissé reposer, persuadée que sa légère indisposition avait été causée par la fougue excessive avec laquelle le petit s’était livré au jeu durant toute la matinée.

 

L’institutrice s’était ensuite retirée dans la salle d’étude, certaine qu’elle entendrait le premier appel de l’enfant, et elle s’était mise à sa correspondance.

 

C’était jour de congé. Germaine et Jacquot étaient allés à la promenade avec Lydia. Rien ne venait troubler le grand silence du château, et il n’y avait aucune raison pour que Mlle Hélier n’entendît pas le moindre bruit.

 

La salle d’étude n’était séparée de la chambre de François que par le cabinet de toilette des enfants.

 

Pour ne point troubler le repos du petit, Mlle Hélier avait fermé la porte de l’étude où elle travaillait, mais elle avait eu soin de laisser, grande ouverte, celle qui faisait communiquer les deux autres pièces. Deux heures environ s’étaient écoulées ainsi. Surprise du sommeil prolongé du petit, Mlle Hélier s’était enfin levée, avait ouvert la porte du cabinet de toilette et tout de suite avait poussé un grand cri. Une terrible odeur de gaz la suffoquait !

 

Elle n’écoutait cependant que son courage et se précipitait dans la chambre de l’enfant. Là, quelle n’était pas sa stupéfaction en constatant que l’enfant n’était plus dans son lit et que la fenêtre de la chambre était ouverte !

 

Elle continuait alors sa course insensée, traversait ainsi l’appartement de Mme de la Bossière, arrivait dans la chambre, trouvait le petit qui se réveillait dans le lit de sa tante et, au pied du lit, Mme Saint-Firmin évanouie !… Elle l’était encore, du reste, car les soins de Mlle Hélier et ceux de la femme de chambre, accourue, n’avaient pu la faire revenir à elle.

 

– Pour moi, conclut l’institutrice qui avait de la peine à suivre Mme de la Bossière, c’est Mme Saint-Firmin qui a sauvé le petit. Elle sera entrée dans sa chambre, aura senti le gaz, ouvert la fenêtre, transporté François jusque dans votre chambre et là, s’est évanouie !…

 

– Possible ! répartit entre ses dents Fanny qui courait, mais comment Mme Saint-Firmin s’est-elle trouvée justement là pour sauver le petit, à votre place ?

 

– Oh ! madame !…

 

Mlle Hélier avait compris le reproche. Elle y fut sensible, et soupira :

 

– Le père, de son vivant, qui connaissait mon dévouement, ne m’eût point dit une chose pareille !… Et elle se traîna derrière Fanny, les jambes brisées.

 

Pour Mlle Hélier, le père maintenant était bien mort… Depuis que la table avait parlé, elle n’en doutait plus. Enfermée, le soir, dans sa chambre de la Tour Isabelle, les mains sur son guéridon d’acajou, elle passait les nuits à l’appeler, à lui crier : « Esprit, es-tu là ? » et à lui donner tout haut des renseignements circonstanciés sur le degré d’instruction des enfants. Quelquefois elle s’enfermait avec les enfants eux-mêmes et avec l’esprit, et il se passait alors des séances qui intriguaient fort Lydia, la Fräulein dont elle se méfiait, du reste, comme du feu… Elle se consolait de ce que l’esprit ne lui répondait pas (car il ne lui répondait pas) en lui parlant jusqu’au petit jour.

 

Elle enviait Mme Saint-Firmin qui paraissait en communication directe avec l’esprit d’André et, pour Mlle Hélier, il ne faisait point de doute que ce fût l’âme du défunt elle-même qui avait si miraculeusement conduit les pas de la femme du notaire jusque dans la chambre du petit, envahie par le gaz.

 

Pourquoi l’esprit était-il allé chercher Mme Saint-Firmin si loin, quand, elle, Mlle Hélier, était si près ! Mais l’institutrice n’en était plus, depuis qu’elle faisait du spiritisme, à compter les caprices des morts.

 

Elle eût donné beaucoup pour tenir au moins de la bouche de Marthe la confirmation de ses imaginations ! Hélas, à sa grande confusion, elle se vit fermer la porte au nez, assez brusquement, par Fanny. Alors, elle resta derrière la porte et écouta.

 

Dans le moment, la pauvre petite Mme Saint-Firmin revenait a elle, grâce aux soins énergiques du docteur, et commençait à tenir des propos qui devaient, en effet, remplir d’une joie sainte une spirite orthodoxe comme Mlle Hélier, mais qui inquiétèrent de plus en plus l’esprit positif de Mme de la Bossière, troublèrent jusqu’au fond de son obscure conscience l’âme tourmentée de Jacques, et donnèrent fort à réfléchir au Dr Moutier, lequel était toujours stupéfait de trouver sur son chemin des événements semblant donner quelque raison à ses théories astrales.

 

Après s’être enquis d’abord de la santé de l’enfant, Marthe raconta l’étrange histoire suivante :

 

– À la tombée du jour, je faisais ma promenade ordinaire le long de la rive, lorsque, brusquement, sortit de la buée qui, déjà, enveloppait le fleuve, l’image toute proche d’André.

 

– Il y a donc une heure à peine que cette image vous est apparue ? interrompit Fanny.

 

– Il devait être d’assez bonne heure, à peu près… oui, à cinq heures moins le quart, peut-être…

 

– Continuez, mon enfant !… et Fanny pensait : « Il ne peut donc s’agir du bancal qui était déjà entre les mains du garde et de son fils, depuis plus d’une heure », et, pensant ainsi, Fanny nécessairement pensait juste.

 

– Donc, je vis André, continuait Mme Saint-Firmin. Je ne fus pas autrement étonnée, bien qu’il ne fût pas dans ses habitudes de venir me voir si tôt, mais, l’ayant vainement attendu la nuit précédente, mon âme l’appelait avec une telle ferveur et une telle impatience que j’avais bien pensé qu’il n’aurait pas le courage de me résister plus longtemps.

 

« C’est ce que je lui dis, du reste, immédiatement :

 

« – André, je t’attendais, pourquoi n’es-tu pas venu la nuit dernière ? Où étais-tu ? Pourquoi n’es-tu pas toujours avec moi ? Tu vois bien que ce m’est un supplice de vivre sans toi ? Que fais-tu lorsque tu es loin de moi ?

 

« Alors, l’image, car dans la buée, il m’apparaissait telle une image transparente et si légère que je redoutais à chaque instant de la voir se dissiper comme la vapeur qui nous entourait, alors l’image me dit :

 

« – Marthe, il faut veiller sur les enfants !

 

« Et sa voix, en disant cela, était d’une tristesse infinie et me glaça le cœur et, de cette minute, je commençai à appréhender qu’un malheur les menaçât.

 

« – Mon Dieu ! m’écriai-je, il ne leur est rien arrivé ?

 

« André me répondit simplement :

 

« – Viens !… car un mort ne peut pas toujours être là !… On ne me laisse pas toujours faire ce que je veux !

 

« – Tu es donc bien malheureux, André ?

 

« Alors, il me répliqua :

 

 

« – C’est le mystère de la mort ! On ne peut rien dire !… Mais viens !…

 

« – Où veux-tu que j’aille ?

 

« Mais il ne me répondit pas. Seulement, je sentis une main de marbre qui se posait sur mon poignet ! Jamais ! Jamais je n’eusse pensé qu’une main de mort fut si lourde.

 

« Et la mienne était si légère dans cette étreinte de pierre !

 

« J’aurais voulu résister que je n’aurais pas pu. Il m’entraîna dans le petit bois de trembles et me conduisit jusqu’ici, à travers champs.

 

« Seulement, son image blanche, à côté de moi, était devenue, dans la nuit commençante, presque noire. Il ne me disait plus un mot. Il poussa la petite porte du parc et nous traversâmes le parc toujours en silence.

 

« Chose extraordinaire, j’étais intriguée, mais je n’étais pas épouvantée. Je le plaignais seulement à cause de ce qu’il m’avait dit et je pensais en frissonnant que le malheureux avait dû être tué en état de pêché mortel.

 

« Nous ne rencontrâmes personne dans le parc, personne sur le perron, personne dans le vestibule… Le château était déjà à peu près plongé dans l’obscurité et bientôt je n’aperçus plus l’image, mais je sentais toujours la main.

 

« Les portes s’ouvraient devant nous, dans le noir… et se refermaient derrière nous. Je les entendais distinctement s’ouvrir et se refermer.

 

« Nous sommes arrivés ainsi dans cette chambre où il faisait encore un peu jour… oh ! à peine ! mais suffisamment pour que l’on pût voir, dans le lit, le petit François qui reposait… L’ombre était redevenue visible. Elle me lâcha la main et je la vis se pencher au-dessus du lit. Alors, elle poussa un long soupir et dit : « Veille sur lui ! »

 

« Puis je ne la vis plus…

 

« Mais j’entendis la porte qui conduit dans l’appartement des enfants s’ouvrir et se refermer.

 

« Comme si je n’étais soutenue que par la présence de l’esprit, je sentis, sitôt qu’il fut parti, mes forces m’abandonner et je glissai sur le tapis…

 

« Je suis vraiment si faible… si faible… je crois bien alors que je n’existe plus qu’en sa présence… alors il vaudrait mieux que je fusse morte tout à fait !… Enfin, je vous ai dit tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, pour que ce soit un avertissement pour vous !… André, en somme, vous avertit par ma bouche qu’un malheur menace les enfants. Il veut que je veille sur eux, mais je n’en ai pas la force et, moi non plus, je ne fais pas ce que je veux !… Mon mari va rentrer tout à l’heure de l’étude et me chercher partout ! Il viendra ici. Il m’emportera !… Promettez-moi de bien veiller sur les enfants… c’est la commission du mort !…

 

Fanny n’avait pas attendu les dernières paroles de Mme Saint-Firmin pour aller poser des questions au petit François que l’on avait transporté dans la nursery. Mais l’enfant déclara qu’il ne s’était aperçu di rien ! qu’il avait été très étonné de se réveiller dans un lit qui n’était pas le sien. Alors, Fanny interrogea les domestiques, visita l’appartement et se rendit compte que dans le cabinet de toilette un tuyau en caoutchouc alimentant une cheminée à gaz avait sauté : quand elle revint, son opinion était faite.

 

Elle interrompit les propos incohérents qui s’échangeaient entre le docteur, Jacques et Marthe.

 

– Mon enfant, dit-elle à Marthe, qui lui avait abandonné des mains de fièvre… vous êtes très malade. Si votre mari ne vous fait pas soigner tout de suite, et loin d’ici…

 

– Oh ! madame, je ne demanderais pas mieux que de partir… je suis sûre qu’André me suivra partout où j’irai…

 

– Vous voulez dire : sa pensée… Vous vivez tellement avec sa pensée que vous ne faites plus un pas sans vous imaginer qu’il vous accompagne et vous ne vous rendez pas plus compte de vos gestes que si c’était une autre qui les accomplissait… Vous ne vous souvenez même plus que vous venez de sauver le petit François d’un grand malheur !…

 

– Moi, madame !

 

– Oui, vous !… Écoutez, je vais vous dire, moi, ce que vous avez fait… Écoutez-moi bien et rappelez votre souvenir… Faites un effort sur vous-même… Voilà ce qui s’est passé… Vous êtes venue ici pour les mêmes raisons que ces jours derniers, travaillée par l’idée de revoir les lieux habités autrefois par André et poussée par le besoin de nous parler de lui…

 

– Oh ! madame, et l’apparition ?…

 

– Laissez-moi donc tranquille avec l’apparition !… Toutes les personnes faibles comme vous ont des apparitions !… Donc, vous êtes venue au château… Vous n’y avez trouvé personne : nous étions en effet, à l’autre bout du parc, chez le concierge. Vous avez gravi l’escalier, espérant me trouver dans ma chambre… des portes étaient sans doute ouvertes… Vous êtes entrée… vous m’avez appelée… vous avez dû entendre des gémissements qui venaient de la chambre de François.

 

« L’enfant, en effet, à demi asphyxié dans son sommeil, pouvait râler, n’est-ce pas, docteur ?… Vous avez ouvert la porte de la chambre de François… Vous avez été suffoquée par l’odeur du gaz, mais vous vous êtes précipitée vers la fenêtre, vous l’avez ouverte, vous ayez pris l’enfant dans vos bras, vous êtes revenue ici, vous l’avez déposé sur le lit et, au bout de votre effort, vous vous êtes évanouie !…

 

« François a donc failli être victime d’un accident par le gaz ! s’écria Marthe.

 

– Mais vous le savez mieux que personne, puisque c’est vous qui l’avez sauvé, reprit Fanny !…

 

– Comment pouvez-vous douter, maintenant, ce que n’est pas André lui-même qui vient me voir ! continua la malheureuse au comble d’une exaltation qui la dressa, toute frémissante, au milieu de la chambre… et elle tourna sur elle-même, cherchant le petit François que la Fräulein avait emporté !…

 

« Oh ! veillez bien sur eux ! Veillez bien sur eux !… C’est moi, maintenant ? qui en suis responsable !… Ce n’est pas pour rien qu’André m’a amenée ici, avec sa main de marbre !… André savait !… André a dit : « Il était temps ! » André avait déjà sauvé son enfant… Il était passé par là… les morts entendent les cris de leurs enfants !… François a dû l’appeler dans son sommeil… et André est accouru !… C’est lui qui a ouvert la fenêtre. C’est lui qui a porté l’enfant dans le lit… c’est lui qui est venu me chercher et m’a conduite jusqu’ici en me disant : « Veille !… » Le croyez-vous, maintenant ? Le croyez-vous ?… Si ce n’est pas André, qui est venu me chercher, qui donc est venu ?… Qui ?… Mais je sais bien que c’est lui, moi !…

 

Et elle retomba sur son siège, cependant que les larmes coulaient doucement sur son pâle et triste visage.

 

« Bien sûr que c’est lui !… » se disait dans le même moment Mlle Hélier en quittant hâtivement son poste pour n’être point surprise et en retournant sans tarder à son guéridon d’acajou.

 

Il était temps, un domestique arrivait. Il ouvrit la porte et annonça à Mme de la Bossière que M. Saint-Firmin était en bas… et demandait à être reçu…

 

– Allons lui parler !… Venez docteur, dit Fanny… Il faut décider cet homme à faire soigner cette enfant !…

 

Et, entraînant le Dr Moutier qui restait tout à fait perplexe devant un cas aussi caractérisé de « suggestion par l’au-delà », elle lui disait :

 

– Il doit y avoir des maisons pour soigner ces maladies-là…

 

Quant à Jacques, qui n’avait pas quitté Marthe, il était presque aussi pâle, aussi défait qu’elle…

 

Il la regardait sans prononcer un mot…

 

Et il commençait réellement à avoir une peur affreuse de cette femme qui voyait si souvent son frère…

 

Soudain, elle se mit à parler tout haut, comme à elle-même… comme s’il n’avait pas été là…

 

– Moi, je sais bien que c’est toi, mon André ! disait-elle. Quand tu dois venir, tu m’en avertis de si loin !… Je sens que tu es à l’autre bout du monde… à des milliards de lieues peut-être, mais « la pensée » accourt ! la pensée qui te précède et qui vient frapper à mon seuil… et qui me dit : « Ouvre ta porte… je t’annonce qu’il va venir !… » et je fais ce que me dit « la pensée » et je ne pourrais pas rester tranquillement chez moi quand la pensée a parlé, la pensée qui accourt devant toi, mon André !… Je me lève, et je la suis, et je ne sens pas le froid du monde, car mon cœur brûle et m’étouffe à l’idée que tu accours de si loin, de si loin, pour me voir, pour me parler…

 

« Mon cœur se gonfle à remplir tout mon être… et je sens qu’il vient jusqu’à ma gorge… oui, mon cœur monte jusqu’à ma gorge… je crois que mon cœur va sortir de moi et rouler devant toi, à tes pieds… quand tu apparais… quand je te vois soudain, avec tes yeux si tristes et ta blessure qui saigne, et tes lèvres pâles qui soupirent.

 

« Comme je voudrais être morte pour soigner ta blessure… pour essuyer le sang qui coule toujours… pour l’arrêter avec mes lèvres, mon amour !… Tu souffres toujours de cette blessure qu’il t’a faite, moi, je le sais ! je le sens… Je souffre de ta blessure… c’est comme si c’était moi qu’il avait frappée !

 

Elle parlait encore quand Fanny rentra dans la chambre. Cette fois, ce n’était point Marthe qu’elle trouvait évanouie, mais c’était Jacques qui avait roulé sur le tapis, sans connaissance.

 

Elle renvoya Mme Saint-Firmin et donna seule des soins à Jacques. Elle eût pu, cependant, se faire aider de deux princes de la science : le Dr Moutier, et le professeur Jaloux qui venait d’arriver.

 

XIX

LE CRIME DE MLLE HÉLIER

 

– Ne me quitte pas !… Ne me quitte pas !… Minuit venait de sonner et Fanny avait eu un mouvement qui avait pu faire croire à Jacques que sa femme allait s’éloigner de son chevet.

 

Il se sentait faible et peureux, mais peureux à un point que, si elle l’avait laissé seul, il n’aurait peut-être pu s’empêcher de crier !

 

La nuit et le silence l’épouvantaient. Il avait fait allumer toutes les lumières dans sa chambre, dans le boudoir, dans le cabinet de toilette, dans la chambre de sa femme.

 

À la voix de Marthe, tout son crime était remonté du fond vaseux de sa conscience où il croupissait. Une angoisse folle lui avait serré le cœur et il avait fui jusque dans l’évanouissement l’évocation du fantôme d’André, avec sa plaie à la tempe ! Depuis le commencement de cette longue nuit où elle l’avait soigné comme un enfant, Fanny essayait en vain de le raisonner. Elle se heurtait à cet argument qu’il ne cessait de répéter :

 

– Qu’elle l’ait vu ou qu’elle ne l’ait pas vu, c’est tout de même André, ou l’idée agissante d’André, qui l’a conduite ici pour sauver François !… Son vrai fantôme n’en ferait pas davantage !…

 

– Si ! finit par répliquer Fanny… il ferait davantage !…

 

– Et quoi donc ? Tu trouves, toi, qu’il ne fait pas assez ?…

 

– Un vrai fantôme lui aurait déjà dit le nom de l’assassin !…

 

Cette dernière réplique sembla produire un effet satisfaisant sur l’esprit bouleversé de Jacques, mais cet effet ne fut que momentané. Jacques ne croyait point au vrai fantôme d’André, mais l’état d’âme singulier de Marthe l’entretenait dans une inquiétude insupportable à cause du danger qu’il ne pouvait s’empêcher d’y voir. L’extase dans laquelle elle vivait donnait à la jeune femme une lucidité extraordinaire et la poussait à des gestes qui pouvaient avoir des conséquences irréparables.

 

Évidemment, les histoires de cadavres cachés dans les malles n’étaient point rares, mais qu’elle en parlât précisément à propos d’un crime « de ce genre », voilà qui était bien néfaste !… Et puis l’automobile !… et puis la blessure à la tempe !… Tout cela finissait par dépasser le domaine des imaginations et des coïncidences… et puis cette arrivée de Marthe au château, avec le fantôme d’André, dans le but déterminé de veiller sur le petit François, alors que celui-ci venait, en effet, de courir le plus grand danger !…

 

– Tout de même, elle se souvient de tout, dit-il à Fanny, elle se souvient de tout, excepté d’avoir pénétré dans la chambre du petit, d’avoir ouvert la fenêtre et de l’avoir porté sur le lit !…

 

– Mon Jacques, j’ai fait mon enquête… personne, tu entends, personne ne s’est aperçu de l’accident avant Mlle Hélier…

 

– C’est bien ce qui m’inquiète…

 

– C’est ce qui devrait te rassurer… Marthe est la seule à être entrée dans l’appartement… Comment peux-tu douter ?…

 

– Je ne doute pas ! je ne doute pas !… ou plutôt je ne veux pas douter… le contraire serait absurde… oui… oui… c’est entendu… mais ç’est plus fort que moi, depuis que j’ai entendu la voix de Marthe parlant à André comme s’il était là… eh bien ! j’ai peur… oui, j’ai peur… comme s il était là !… comme si elle l’avait laissé là !… C’est idiot !… c’est idiot !… Et je suis stupide… mais, ma petite… j’en claque des dents…

 

– Jacques, tu me fais pitié !… J’ai parlé à Jaloux…

 

– Eh bien !… qu’est-ce qu’il dit, Jaloux ?

 

– Eh ! parbleu, tout spirite qu’il est, quand Moutier l’a mis au courant des choses, il n’a eu qu’une réponse : « Elle est malade !… »

 

– Et il sait que je suis au lit, moi ?

 

– Non, mais je ne lui ai pas caché que toutes ces lamentables histoires où réapparaissait le nom de ton frère chéri t’avaient attristé à un point que tu avais besoin de solitude… Je t’ai excusé… Ils étaient du reste enchantés, lui et le docteur… Eux aussi avaient besoin de solitude… Je leur ai fait servir leur dîner dans la chambre du docteur. Ils ont pu se mettre tout de suite à leurs travaux… La Médecine astrale… pour les poires… Ils n’y croient pas !… Ah ! ce n’est pas eux que les fantômes empêchent de dormir !… En vérité, vous n’avez pas honte, my dear ?

 

Elle le regardait avec une tendre sévérité. Il y eut un assez long silence entre eux pendant lequel elle semblait, de toute la puissance fascinatrice de son regard, essayer de lui redonner la force morale qu’il avait perdue… Il finit par murmurer :

 

– Oui, j’ai honte !… je vous demande pardon…

 

Et il se passa la main sur le front comme pour en chasser les images funèbres qui l’assaillaient…

 

– Oui, pardonnez ma faiblesse, Fanny aimée… j’ai eu comme… comme une détente de toute mon énergie passée… Depuis tant d’années, j’avais serré, serré le ressort… en silence, mystérieusement, tout seul… et j’ai senti tout à coup que je n’en pouvais plus !… le ressort de mon âme tendue depuis cinq ans !… cinq ans avec un pareil secret ! Je suis brisé !… Et c’est cette Marthe qui m’a brisé… Tu as parlé au Saint-Firmin… Que dit-il ? Lui as-tu dit, au moins, que sa femme était folle ?… Va-t-il nous en débarrasser ?…

 

– Le docteur lui a dit qu’il connaissait une maison où elle serait admirablement traitée, où l’on soignait ces maladies-là !… Il a répondu, avec le sourire que tu sais, qu’il ne quitterait point sa femme avant son dernier soupir !

 

– Oh ! il a dit « avant son dernier soupir » ?

 

– Parfaitement « avant son dernier soupir » ! et je suis persuadée, moi, d’une chose, c’est qu’il ne fait rien pour retarder le dernier soupir de cette femme !… Après la confidence de Marthe et cette atroce parole, tout s’éclaire, petit tchéri… et, si tu veux m’en croire, nous n’aurons plus longtemps à redouter les extases de la petite dame du bord de l’eau !… Le vieux Saint-Firmin ne croit nullement, lui, à la mort d’André… Il doit penser que le programme entre sa femme et ton frère tient toujours !… Ils se sont promis l’un à l’autre pour après sa mort ! Eh bien ! il la regarde mourir, elle !… tout simplement !… Considère son sourire, étudie un peu son attitude, devant cette femme qui se meurt, et tu comprendras !… Rappelle-toi aussi ce qu’elle a dit, lors de notre dernière visite : « Ne mangez pas de gâteaux, ils sont moisis et peut-être empoisonnés ! » Elle aussi… elle aussi sait que le vieux ne fera rien pour retarder sa mort, à elle ! Elle sait qu’elle ne peut lui faire plus de plaisir que de mourir avant lui !… et elle sait qu’il y veille… Comment veux-tu qu’une femme qui vit dans un drame pareil ait toute sa tête à elle ?… Elle vit déjà chez les morts !… et elle ne peut faire un pas sans traîner derrière elle ses fantômes… Mais je te prie de croire qu’elle ne les amènera plus ici !… Oui, j’ai donné des ordres, petit tcheri… le parc, le château seront fermés, maintenant, comme une forteresse… nous ne la recevrons plus !… qu’elle aille se faire soigner ailleurs !… Du reste, je suis d’avis que tu prennes dès demain des dispositions pour que nous puissions nous absenter quelques semaines. Un bon voyage nous fera du bien, petit tchéri !…

 

– C’est cela ! C’est cela !… Tu as raison !… Tu as raison !… je n’osais pas te le proposer. Allons-nous-en !… allons-nous-en !… Tiens ! cette idée me remet tout à fait d’aplomb !… La bonne idée !… Je vais me lever !… Je te dis que je vais me lever !… je vais travailler à mon bureau, jusqu’au jour !… Il faut que nous puissions partir demain, avant le soir… je ne veux pas passer une nuit de plus dans ce château, depuis qu’elle y a traîné derrière elle, comme tu dis, ses fantômes !… Allons-nous-en !…

 

Et il se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre, embrassa Fanny, ayant recouvré soudain, à la perspective de ce départ, tout son sang-froid et tout son équilibre… Il se mit même à plaisanter devant tout le luxe de lumières…

 

– Nous sommes décidément toqués ! fit-il. C’est ce coup du « cadavre dans la malle » qui nous a démolis… Moi, j’en ai eu comme le cœur et les jambes cassés en même temps !… Et, ma foi, c’était assez bête !… Elle a entendu vingt fois parler par Moutier de la malle de Gouffé… Il y a huit jours, les journaux racontaient encore l’histoire d’une malle trouvée dans les champs avec un cadavre dedans… alors, c’est si naturel qu’elle nous ait sorti ça !… Sommes-nous bêtes !… Allons ! me voici tout à fait raisonnable… Tu es fatiguée… Non… Non… Tu vas me laisser tranquille… c’est moi qui veux que tu te couches maintenant !… que tu te reposes !…

 

Mais elle secoua la tête :

 

– Je ne dormirai pas !

 

Il s’étonna à son tour :

 

– Eh quoi ? toi aussi ?…

 

– Que veux-tu dire avec ce « toi aussi » ? Vous pensez bien, petit tchéri, que je ne donne pas dans ces lubies, n’est-ce pas ?… Mais j’avoue que mes nerfs… oui, mes nerfs ne me permettent pas de dormir ce soir… c’est de votre faute à tous…

 

Tout à coup, ils s’arrêtèrent de parler, car il leur sembla avoir entendu des pas dans le corridor… le parquet avait craqué, avait gémi, comme sous le poids d’un corps !…

 

Ils restèrent immobiles, l’oreille tendue, la gorge serrée…

 

Comme ils recommençaient à respirer, il y eut un autre craquement…

 

Fanny, cette fois, s’avança résolument vers la porte, l’ouvrit et regarda dans le corridor, éclairé d’une veilleuse dans une fleur de verre…

 

Elle ne vit personne, écouta encore, n’entendit plus rien et referma la porte.

 

– Sommes-nous stupides ! fit-elle en souriant à Jacques, pour un craquement… Est-ce que le craquement des meubles va nous effrayer, maintenant ?

 

Il se crut assez fort pour plaisanter encore sur cela :

 

– D’autant plus, dit-il, que les fantômes, en marchant, ne font rien craquer du tout…

 

Mais il n’avait pas fini sa phrase qu’un horrible cri réveillait tous les échos du château, un cri d’enfant qu’on égorge !

 

Ils se ruèrent vers la nursery pendant que le cri affreux se continuait en d’indicibles lamentations. Ils pénétrèrent comme des fous dans la chambre du petit François et trouvèrent l’enfant, sur son lit, debout dans sa longue chemise, ses deux petits poings à la gorge, avec une face d’épouvante…

 

La lune l’éclairait de ses rayons pâles, filtrés par la grande vitre de la nursery.

 

En même temps accourait Lydia, la Fräulein, qui avait sa chambre à côté et qui était suivie de la petite Germaine et du petit Jacques, criant eux aussi à cause de ce bruit qui les avait jetés si brutalement hors de leur sommeil et de leur lit…

 

– Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?… interrogeait Fanny pleine d’angoisse, tandis que Jacques faisait de la lumière, la main tremblante, l’esprit égaré.

 

Lydia s’était précipitée sur l’enfant, l’entourait de ses bras, se livrait à des manifestations touchantes de dévouement et accompagnait le tout d’onomatopées et d’objurgations allemandes qui ajoutaient à la confusion et au tumulte.

 

Bientôt arrivèrent encore, dans un galop effaré, les domestiques, la femme de chambre, le maître d’hôtel, puis le Dr Moutier, et un grand monsieur aux cheveux pâles très cosmétiques, très maigre et très chic dans sa jaquette noire, le monocle solidement encastré dans l’arcade sourcilière, et qui paraissait fort calme en dépit de l’émotion ambiante. C’était le professeur Jaloux.

 

Ces messieurs avaient prolongé leur veille et venaient d’être arrachés à leurs chères études par ce cri qui avait réveillé le château. Comme ils étaient seuls à avoir conservé leur sang-froid, ils firent taire tout le monde et questionnèrent l’enfant qui avait cessé son gémissement rauque et qui regardait maintenant tous ces gens qui l’entouraient avec une sorte d’hébètement.

 

– Qu’est-ce que tu as eu, petit ? demanda Moutier. Tu as fait un mauvais rêve ?

 

Alors François, après une hésitation marquée, répondit à voix basse :

 

– J’ai vu papa !…

 

Fanny et Jacques se regardèrent. En vérité, ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

 

– Tu as rêvé de ton papa ? reprit le Dr Moutier en prenant la main du petit que Lydia avait recouché sous ses couvertures.

 

– Oh ! non, monsieur, répondit l’enfant en secouant la tête… Non, non !… je n’ai pas rêvé… je l’ai bien vu… La preuve que je ne rêvais pas, c’est que j’ai entendu sonner l’heure à l’horloge du château et les chiens aboyer…

 

– Pourquoi ne dormais-tu pas ?…

 

– Je ne sais pas, monsieur…

 

– Je le sais, moi !… s’écria Lydia, avec une émotion qui n’eut, du reste, aucun succès, car on la fit taire…

 

– Et comment as-tu vu ton papa ?…

 

– Eh bien, j’avais les yeux grands ouverts comme maintenant… et tout à coup, je l’ai vu dans le rayon de lune… Il était grand, grand, et si pâle et si effrayant avec sa blessure à la tempe qui coulait… alors j’ai eu peur ! peur ! peur ! si peur que j’ai cru que j’allais mourir et j’ai crie !… et aussitôt que j’ai crié, je ne l’ai plus vu !…

 

L’enfant avait dit ces choses avec un tel frémissement de tout son petit être que tous ceux qui étaient là en furent singulièrement impressionnés.

 

Jacques, en entendant l’enfant parler de la blessure à la tempe, s’était laissé tomber sur une chaise, les oreilles bourdonnantes… Fanny elle-même s’était appuyée au mur…

 

Il y eut un silence pendant lequel chacun semblait se recueillir.

 

Jaloux ne prononçait pas une parole. Il se bornait à étudier l’enfant qui s’était mis à pleurer en répétant ces mots : Papa m’a fait peur !

 

Le Dr Moutier lui tapota doucement la main.

 

– Tu as eu un cauchemar, mon petit ami !… Un cauchemar, c’est-à-dire un rêve, tout simplement. C’est peut-être la suite d’un commencement d’intoxication… bien qu’il paraisse cependant n’avoir guère souffert du gaz…, fit-il en se retournant du côté de Fanny. Qu’est-ce que cet enfant a mangé hier soir ?…

 

– Oh ! monsieur, ze n’est bas se qu’il a manché qui l’a vait rêfé !… moi che sais pien ce qui l’a vait rêfé… Tenez, foilà ce qui l’a vai rêfé !…

 

Et Lydia, que rien ni personne ne pouvait plus faire taire, se tournait dans le même instant vers Mlle Hélier, qui venait d’entrer.

 

La vieille sèche demoiselle, qui était accourue la dernière parce qu’elle avait mis quelques minutes à recouvrir sa toilette de nuit d’un vêtement décent, reçut en pleine figure impassible toute une avalanche de reproches mi-français, mi-allemands, où il était question tout à la fois de fantômes, de tables tournantes, d’apparitions et d’esprits.

 

En écoutant la Fräulein, Fanny reprenait ses esprits et Jacques revenait à la vie. Il ressortait de tout ce charabia que l’institutrice avait, ces temps derniers, mêlé les enfants à ses exercices bizarres et qu’elle les avait fait asseoir à son guéridon d’acajou, dans l’espérance que l’esprit de leur père voudrait bien leur répondre. Elle leur avait dit « qu’il avait déjà parlé » dans la table à une autre personne, que puisqu’ils étaient bien sages et qu’ils aimaient bien leur papa, celui-ci ne manquerait pas de venir s’entretenir avec eux. Germaine et François n’avaient pas d’abord voulu croire que leur papa fût mort, mais la vieille avait répondu que c’était lui-même qui avait déclaré « dans la table » qu’il avait été assassiné ! Enfin, toute une histoire épouvantable qui avait naturellement bouleversé l’esprit des enfants et que ceux-ci lui avaient répétée malgré l’ordre de silence qu’ils avaient reçu de Mlle Hélier.

 

Lydia en aurait parlé plus tôt à Madame si elle n’avait eu le dessein de « prévenir » Madame, dans le moment où une pareille comédie recommencerait, ce qui ne devait pas tarder avec une vieille folle comme Mlle Hélier !

 

À la suite de cette révélation, l’indignation fut générale. Le professeur Jaloux lui-même ne put retenir l’expression de son blâme.

 

– Faire du spiritisme avec des enfants ? C’est un crime.

 

Le père Moutier, lui, n’y alla pas par quatre chemins :

 

– C’est une misérable !… Une misérable !…

 

Fanny, dont les yeux lançaient des éclairs, destinés à foudroyer Mlle Hélier, et qui tremblait de colère, déclara qu’elle la jetait à la porte !

 

– Demain !… elle partira demain matin !…

 

Enfin, quand tout le monde se fut calmé, Mlle Hélier daigna laisser tomber ces mots :

 

– C’est bien ! je m’en irai ; j’ai eu tort puisque l’esprit n’est pas venu ! mais je ne suis ni une misérable ni une criminelle !… Un crime a été commis et il ne l’a pas été par moi !… Et Dieu, qui lit dans mon cœur, me pardonnera d’avoir pensé que l’âme immortelle du père pourrait venir dire lui-même à ses enfants qui l’avait assassiné !…

 

– Elle est folle !… Elle est folle !… Tous criaient : Elle est folle !… Ah ! la vieille toquée !…

 

– C’est une pauvre d’esprit !… émit le professeur Jaloux, et ce n’est pas moi qui la défendrai… car ces sortes de gens sont nos pires ennemis… Ce sont eux qui ruinent le spiritisme scientifique !…

 

Tout à coup, on entendit la voix sourde de Jacques, lequel n’avait encore rien dit, demander :

 

– C’est vous qui avez raconté à ces enfants que leur père avait une plaie à la tempe ?…

 

– Moi, monsieur ! moi ! mais je n’ai rien dit de cela !… Il ne faut pas me faire dire cependant ce qui n’est pas !… Comment voulez-vous que je sache si l’esprit a une plaie à la tempe !… l’esprit ne m’est jamais apparu à moi !…

 

Fanny se retourna vers les enfants et leur demanda s’il était exact que Mlle Hélier ne leur eût jamais parlé de la plaie à la tempe.

 

Elle avait compris toute la portée de la question de son mari. Évidemment, Jacques se disait que Mlle Hélier avait dû surprendre les confidences de Marthe et s’en servir auprès des enfants ; mais Germaine et François affirmèrent que Mlle Hélier ne leur avait jamais parle de la blessure à la tempe.

 

Alors, Jacques sortit de la pièce et se traîna jusqu’à son appartement comme il put, en chancelant et en s’appuyant aux murs.

 

XX

JACQUES EST MORT

 

Quelques minutes plus tard, après que chacun s’en fut allé se coucher, laissant à Lydia le soin de veiller sur le petit François, à qui l’on avait administré un calmant, Fanny vint rejoindre son mari.

 

Elle le trouva dans sa chambre, prostré au fond d’un fauteuil, les coudes aux genoux, la tête entre ses poings, les yeux fixes.

 

– Ne vous frappez pas, darling, lui dit-elle, en lui donnant une tape sur l’épaule. Allons, Djack ! réveillez-vous, vous aussi, de ce mauvais rêve. J’ai interrogé la petite Germaine et je sais maintenant la vérité sur « la blessure à la tempe » !

 

– Ah ! Eh bien ?… soupira Jacques en levant vers elle un visage effaré comme elle ne lui en avait jamais vu.

 

– Eh bien, c’est Germaine qui avait raconté à son frère le « détail de la blessure à la tempe ». Et elle connaissait elle-même ce détail pour avoir écouté aux portes, tantôt à son retour de promenade avec Lydia. Elle est venue jusqu’ici pour avoir des nouvelles de son frère et elle a entendu Mme Saint-Firmin qui vous faisait part de ses apparitions. Elle ne put se retenir dans la soirée d’en parler à François, car la conversation qu’elle avait surprise venait corroborer les histoires insensées de cette autre folle d’institutrice : c’était donc à Mme Saint-Firmin que le mort avait parlé et était apparu ! et Mme Saint-Firmin racontait que le mort avait une blessure à la tempe !… Y êtes-vous, maintenant ?…

 

Et elle ajouta :

 

« Quand on voit l’effet que les imaginations de Mme Saint-Firmin produisent sur un homme comme vous, Djack ! on ne doit pas s’étonner qu’un petit garçon, qui a failli être asphyxié par le gaz dans la journée, ait des cauchemars le soir, croit voir des fantômes la nuit et pousse des cris comme si on l’égorgeait !… Mais voici tout rentré dans l’ordre encore une fois. Dieu merci !…

 

– Mais nous partons toujours demain ! implora Jacques, qui avait écouté les explications de Fanny avec le soulagement visible d’un homme qui, ayant failli étouffer, retrouve le libre jeu de ses poumons.

 

– Oui, nous partirons et nous emmènerons non seulement Jacquot, mais encore François et Germaine. Il faut soustraire les enfants à tous ces ridicules souvenirs !… Quand ils seront débarrassés de Mlle Hélier et éloignés de la Saint-Firmin… ils ne penseront plus à leur fantôme, et il faut espérer que nous ferons comme eux. Ici, nous étions tous en train de devenir fous ! Moi-même, je me sentais influencée. Je devenais comme vous, Djack : le moindre mot que je ne pouvais m’expliquer sur-le-champ prenait des proportions surnaturelles… c’est comme ce bruit dans le couloir, le craquement que nous avons entendu…

 

– Écoute !… Pour Dieu, écoute !…

 

Il s’était dressé de nouveau, il lui avait saisi le poignet ; il la maintenait immobile pour qu’elle écoutât, elle aussi, et il paraissait plein d’horreur de ce qu’il entendait et de ce qu’elle n’entendait point.

 

Elle voulut le rassurer immédiatement.

 

– Mais je n’entends rien ! Jacques, je t’en supplie, calme-toi !… Je n’entends rien !… Il n’y a rien !…

 

Il resta encore un instant aux écoutes, puis sa main desserra son étreinte et Fanny retira son poignet endolori. Alors, il la regarda et elle fut épouvantée de l’horreur qu’elle lut dans ses prunelles, et il lui dit, dans un souffle :

 

– Tu n’as pas entendu un bruit de chaîne ?

 

Elle secoua la tête.

 

« Un bruit de chaîne, continua-t-il, qui se traînait doucement sur le parquet ?

 

– Où ?…

 

– Ah ! où… voilà ce qu’il faudrait savoir !… Un bruit de chaîne qui se traînait autour de nous, quelque part !…

 

– Quelque part, dans ton oreille, Jacques !… dans ton oreille ! seulement dans ton oreille et dans ton cerveau !… Oh ! prends garde à toi !… prends garde à toi !… Cette Marthe nous aura apporté ici la folie, si ça continue, Jacques, prends garde à toi !…

 

– C’est vrai ! fit Jacques en se passant la main sur le front… Il faut faire attention à soi… Il ne faut pas devenir fou !…

 

Mais il tressaillait au moindre bruit, et c’est ainsi que le son de la petite pendule de Boulle qui sonnait deux heures du matin dans le boudoir le fit frissonner.

 

– Ce que tu as cru entendre, dit alors Fanny, c’est certainement le déclenchement du ressort qui se produit toujours quelques instants avant qu’elle sonne…

 

– C’est bien possible ! répondit-il, mais ça ne ressemblait pas du tout à ce bruit de déclenchement, c’était comme une chaîne… une chaîne que l’on traîne à son pied… oui, oui, je sais ce que tu vas dire encore, une illusion !… c’est bien possible !… Je te dis que c’est bien possible ! tout est possible maintenant… maintenant que je ne peux pas me débarrasser de cette idée qu’elle a amené le fantôme avec elle, dans le château, et qu’elle est repartie en nous le laissant !… Oui, il me semble qu’il est là, qu’il nous voit, qu’il nous écoute, et qu’il s’amuse à nous épouvanter avec son bruit de chaîne…

 

– Mon Dieu ! Où allons-nous ?… Où allons-nous si tu crois à la réalité du fantôme ? soupira Fanny…

 

– Je ne te dis pas que je crois à la réalité du fantôme… je n’en suis pas tout à fait là… mais une idée de fantôme dont on ne peut pas se débarrasser, c’est aussi réel que le fantôme lui-même, vois-tu ?… puisque déjà je l’entends !… Alors, j’ai la terreur atroce de le voir !… Et qu’est-ce que ça me fait que le fantôme ne soit pas réel si je le vois ! si je le vois, moi, réellement !… Pour moi, il ne peut pas être plus réel !… Je te dis qu’André ne me quitte plus !… J’ai entendu la chaîne qu’il traîne à son pied, tout à l’heure… je l’ai entendue aussi bien que Marthe a pu l’entendre… mais je t’affirme, ma chérie, je te jure, que si je vois André comme elle le voit, elle, avec sa blessure à la tempe… eh bien ! j’en mourrai !… Cela je ne pourrai pas le supporter !… Non ! non ! je ne le pourrai pas !

 

Elle ne lui répondit même point, tant elle était anéantie de le voir réduit à cet état… Et il y eut entre eux un effrayant silence tout rempli de la présence du mort !

 

Et, tout à coup, au loin, dans la nuit, les chiens se mirent à hurler à la mort !… C’était une lamentation si lugubre, un hurlement si sinistre, une plainte si désespérée, une douleur si humaine dans la gorge des bêtes à la gueule tendue vers la lune, que Fanny elle-même en eut la sueur au front !… Il se prirent tous deux leurs mains moites et ne se lâchèrent que lorsque les chiens se furent tus.

 

C’est Jacques qui parla le premier :

 

– Les chiens auraient vu passer le fantôme d’André dans le parc ou glisser le long d’une fenêtre du corridor, qu’ils n’auraient pas mieux aboyé pour ma peur, dit-il. Je voudrais bien que cette nuit fût achevée… Je n’en puis plus… La lumière seule du jour me guérira…

 

– Eh bien ! secoue-toi un peu en attendant la lumière du jour ! Tu voulais aller travailler !… Tu dois avoir des tas de choses à faire si nous voulons partir demain… Descendons ensemble dans tes bureaux, veux-tu ? supplia-t-elle.

 

– Ça non !… ça, par exemple, non !… Je ne veux pas sortir avant le jour dans les corridors !… C’est effrayant ce que je vais te dire : J’ai peur de le rencontrer ! Écoute !… Ah ! écoute, cette fois !… Entends-tu ?… entends-tu ?…

 

Cette fois, elle trembla, elle aussi, et elle répondit à voix basse :

 

– Oui, silence !… J’entends !…

 

Et, deux minutes, ils restèrent ainsi, ne bougeant pas plus que les statues… Alors, comme ils n’entendaient plus rien, ni l’un ni l’autre : elle dit :

 

– C’est vrai qu’il y a comme un bruit de cliquetis de chaîne

 

– Ah ! tu vois !… tu vois !…

 

– Oui, mais je ne suis sûre de rien… Le bruit ne s’est pas renouvelé… et puis, après tout, il peut être très naturel… nous en chercherons la cause demain… et nous en rirons peut-être après l’avoir trouvée… C’est un bruit qui peut venir du dehors, un gond de porte qui grince, la chaîne d’un cadenas balancée par le vent…

 

– Il n’y a pas de vent ! dit-il.

 

Comme si le ciel eût voulu lui donner un immédiat démenti, le vent s’éleva aussitôt et ils furent stupéfaits d’entendre si vite sa voix lamentable aboyer aux fenêtres et s’engouffrer dans les vastes cheminées. Et les chiens se remirent, dans le même moment, à hurler à la mort ! Et ce fut un concert si triste que Jacques se boucha les oreilles. Mais tout à coup, Fanny lui arracha les mains des oreilles.

 

J’ai entendu le bruit de chaîne ! dit-elle… Et ce bruit est dans l’appartement… je te dis que quelque chose a remué dans ta chambre…

 

– Ah ! c’est toi, maintenant, c’est toi ! Tu vois que je ne suis pas si fou !… C’est le fantôme qui se promène !… Il est dans ma chambre !…

 

– Où est ton revolver ? demanda Fanny, la gorge sèche, la voix sifflante.

 

– Ah ! oui, mon revolver !… Tu as raison !… On ne sait jamais !… Et si je vois le fantôme, tu sais, je tire !… Je tire dessus comme sur un chien !…

 

– Je n’entends plus rien ! mais, certainement, reprit Fanny qui maintenant, croyait à un danger réel… certainement que quelqu’un a remué dans ta chambre…

 

– Attends ! je vais chercher mon revolver… Il est dans le tiroir de la table du cabinet de toilette… C’est le revolver qu’André a laissé !… Je tirerai sur le fantôme avec son propre revolver ! hein ! qu’est-ce que tu dis de ça ?… ça le fera peut-être fuir !… et il ricana comme si déjà toute raison l’avait abandonné.

 

Brusquement, il ouvrit la porte du cabinet de toilette. La pièce était plongée dans une demi-obscurité, uniquement éclairée par le rayon lunaire. Après une courte hésitation, Jacques s’enfonça dans l’ombre, tendant les bras vers la table où il était sûr de trouver le revolver.

 

Fanny l’entendit, un instant, tâtonner, ouvrir le tiroir… puis… il y eut dans la petite pièce la formidable explosion d’un coup de revolver, un cri terrible et la chute d’un corps !…

 

La jeune femme, d’un bond, fut dans le cabinet de toilette. Elle se heurta à un cadavre, celui de Jacques.

 

XXI

LE MORT RESSUSCITÉ

 

Elle fut persuadée qu’il s’était suicidé.

 

Mais au Dr Moutier et au professeur Jaloux, elle parla d’un accident.

 

– Jacques, leur dit-elle, aura voulu prendre son revolver dans le tiroir de la table et le revolver lui aura échappé ; le coup est parti et l’aura frappé.

 

L’arme fut, en effet, retrouvée, non loin du corps, sur le parquet.

 

Pendant qu’elle donnait ces détails d’une voix égarée et entremêlait ses explications de sanglots déchirants, les domestiques avaient porté le corps sur le lit de Fanny et les médecins, après avoir coupé avec des ciseaux la chemise de Jacques, examinaient sa blessure.

 

Ils constatèrent qu’elle était mortelle et que le malheureux du reste venait, à l’instant, de rendre le dernier soupir.

 

La balle l’avait frappé au cœur.

 

Quand elle sut qu’il n’y avait plus aucun espoir, la douleur et l’égarement de Fanny atteignirent au paroxysme. Elle se jeta sur cette dépouille encore chaude et l’appela des plus doux noms.

 

Mais il ne répondit pas.

 

Il était mort, mort, bien mort !…

 

Et cependant elle ne pouvait le croire encore. En se tordant les mains, elle suppliait les « deux princes de la science » que le destin avait, comme par miracle, réunis chez elle cette nuit-là, de faire des choses impossibles pour lui rendre son mari.

 

Elle se rappelait ce que le Dr Moutier avait dit dernièrement et se souvenait aussi des singulières paroles prononcées par le Dr Tuffier : Nous pouvons maintenant rendre la vie à un mort ! si nous nous y prenons à temps !

 

Après avoir renvoyé les enfants qui étaient, eux aussi, accourus en criant et jeté encore une fois à la porte Mlle Hélier qui, dans une circonstance aussi extraordinaire, aurait bien voulu se rendre utile et ne rien perdre de ce qui allait se passer, elle supplia les deux hommes de tenter l’opération. Mais ils n’avaient point l’air de comprendre ; et, devant l’embarras du Dr Moutier, mis, d’une façon aussi inopinée, dans un moment aussi tragique, « au pied du mur », elle lui jeta avec une rage délirante :

 

– Charlatan ! Charlatan !… Vous êtes tous des charlatans !… Vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites !

 

Moutier, qui venait d’écouter le cœur du mort au stéthoscope se releva, très pâle :

 

– C’est bien, madame !… Votre mari est mort !… Nous allons essayer de le ressusciter !

 

On venait justement de lui apporter sa trousse qu’il avait envoyé chercher à tout hasard dans sa chambre.

 

Jaloux le regarda et murmura :

 

– Pourquoi pas, après tout ?

 

Déjà l’opération l’enthousiasmait, car il voyait tout le parti à en tirer pour La Médecine astrale, si par hasard elle réussissait.

 

Mais, auparavant, il fallait être absolument sûr que celui qu’ils allaient opérer était tout ce qu’il y a de plus mort !… Lui aussi écouta le cœur au stéthoscope, pendant que le docteur demandait tout ce qu’il fallait, disposait ses linges, ses instruments et se lavait soigneusement les mains selon le rite aseptique.

 

Jaloux se releva et, déposant le stéthoscope, dit :

 

– Pour être mort, il est bien mort ! Le dernier organe qui meurt, c’est le cœur. Quand le cœur ne bat plus, c’est la mort ! Il est donc mort !… Vous avez vu, Moutier, que la balle doit être entrée dans le ventricule droit ?…

 

– Vite ! Vite ! Vite ! suppliait Fanny dont l’agitation les gênait et qu’ils voulurent éloigner. Mais elle promit d’être calme et le devint instantanément, en effet, après avoir juré qu’elle se tuerait si le docteur ne parvenait point à rendre Jacques à la vie.

 

L’opération commença. Les domestiques affolés s’étaient enfuis. L’idée que leur maître était mort et que les docteurs allaient tenter de le ressusciter les dépassait ; la femme de chambre, Lydia, la cuisinière se signaient comme si le diable était venu habiter, cette nuit-là, le château.

 

Quand Moutier enfonça son bistouri pour la première incision sur la peau, il pensait qu’il n’y avait pas plus de cinq minutes que « son client » avait rendu le dernier soupir.

 

– Si je réussis l’opération en dix minutes, fit-il, tout bas, à Jaloux, il y aura du bon !…

 

Jaloux, qui l’éclairait en tenant une lampe au-dessus de la poitrine de Jacques, lui dit :

 

– Tâchez de la réussir en cinq. Vous avez fait beaucoup de chirurgie autrefois !…

 

– Oui, mais tout dépend de la place occupée par la balle…

 

Et ils ne se parlèrent plus. Jaloux, voyant Fanny effroyablement calme, lui confia la lampe et se disposa à aider son ami.

 

Déjà, après avoir ouvert un volet sur la peau et avoir « tourné » cette peau comme on tourne la page d’un livre, Moutier était arrivé sur le « gril costal ».

 

Jaloux lui passait les pinces hémostatiques, destinées à arrêter toute hémorragie. Le docteur, armé du « costotum », se mit à scier la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième côte, ouvrant ainsi un second volet qu’il tourna et rabattit comme le premier et sur le premier.

 

Aussitôt, il incisa le péricarde, la membrane qui entoure le cœur et arriva au muscle du cœur lui-même.

 

Comme l’avait pensé Jaloux, la balle était allée se loger dans l’épaisseur du muscle du ventricule droit, après avoir lésé le nerf « innervateur » du cœur, si l’on peut dire.

 

Le cœur, en effet, s’était arrêté de battre, parce que ce nerf, qui a pour mission de dilater et de contracter, tour à tour, le cœur, avait cessé de fonctionner.

 

Sans s’occuper d’abord de la balle, le docteur « alla au plus pressé », c’est-à-dire au fonctionnement du cœur. Il enfonça sa main dans le péricarde et prit le cœur à pleine poigne comme il eût fait d’une poire à vaporisateur et lui imprima les mêmes mouvements de contraction et de dilatation.

 

Le moment était si solennel pour ces hommes de la science qui, avec la mort, allaient faire de la vie, que la respiration des trois vivants qui étaient là s’en trouvait comme suspendue… Ils attendaient pour reprendre leur souffle que le mort respirât !… les deux docteurs avec une anxiété au moins aussi aiguë, aussi douloureuse que l’angoisse purement sentimentale de la femme qui attendait la résurrection de l’être aimé.

 

Le mouvement de contraction était des plus durs, et, répété régulièrement des plus fatigants, mais le Dr Moutier ne se lassait pas, pas plus que dans certaines circonstances d’asphyxie il ne s’était lassé d’opérer la traction rythmique de la langue… et, cependant, quelle différence entre les deux opérations : avec celle-ci, il arrachait un vivant à la mort, mais avec celle-là, il rendait un mort à la vie !…

 

Et tout à coup, il lui sembla que la circulation revenait… elle revenait, elle revenait !…

 

Jaloux constata avec un cri de triomphe les battements de la radiale !…

 

Et Fanny eut une clameur sauvage d’espoir, car la face du mort se colorait !

 

Alors, tout se passa avec une rapidité inouïe : de la pointe de son bistouri, Moutier fit sauter la balle de sa prison musculaire, puis se mit a recoudre la lésion et, le point de suture terminé, à refermer les volets de chair et d’os, les rappliquant l’un sur l’autre, avec une précision mathématique qui devait permettre la soudure rapide, presque immédiate…

 

Et le mort continuait à respirer !…

 

– Madame, dit Moutier à Fanny d’une voix tremblante, votre mari revit !… Si aucune complication ne se produit dans l’état du ressuscité, il sera tout a fait guéri dans huit jours, et pourra se promener dans quinze !

 

XXII

UN SUJET INTÉRESSANT POUR LA SCIENCE

 

À la suite de ces événements exceptionnels, Fanny fut prise d’une fièvre intense qui la retint trois jours au lit, dans la chambre de son mari où on la soignait, cependant que « le mort » finissait de revenir à lui, dans la chambre de sa femme.

 

Les docteurs Moutier et Jaloux, qui continuaient d’observer leur ressuscité avec une curiosité scientifique bien compréhensible, redoutère­nt que la châtelaine de la Roseraie fît une grave maladie.

 

Mais il n’en fut rien. Fanny était douée d’un « ressort » qu’ils ne soupçonnaient pas. La troisième nuit, elle se retrouva assez forte et d’esprit assez lucide pour écouter avec profit la conversation des deux hommes de science qui, dans la pièce à côté, dont la porte était restée entrouverte, échangeaient leurs impressions sur l’état de santé du mort !

 

– Moi, il m’effraie, disait Moutier. J’ai peur qu’il ne nous soit revenu de -bas tout à fait insensé. Son silence obstiné, l’élargissement de ses pupilles, l’espèce d’épouvante avec laquelle il regarde les choses et les gens autour de lui, le frisson qui le secoue au moindre bruit, au moindre frôlement, la terreur visible qu’il éprouve devant une porte qui s’ouvre, tout cela dénote un désordre inouï dans les facultés !

 

– Eh ! mon cher ! songez qu’il revient de loin. Au fond, nous ne savons pas, nous, d’où il revient ! Mais lui, il le sait ! Il s’en souvient certainement ! émit, avec une grande énergie, le professeur Jaloux J’ai regardé ses yeux… Ils semblent encore pleins de choses que nous ne voyons pas et qu’il a vues, lui !… Comment, dans ces conditions, n’aurait-il point besoin d’un certain temps pour retrouver l’équilibre de ses sens d’homme vivant !

 

– Eh bien, mon cher, tant qu’il n’aura pas retrouvé cet équilibre, il faut le laisser tranquille !

 

– Jamais ! Ce que vous proposez est peut-être très humain au sens étroit du mot, mais tout à fait antiscientifique ! car, sachez-le, cet équilibre de ses sens d’homme vivant, il ne l’aura reconquis tout à fait que lorsque les choses de la mort qu’il a vues se seront effacées peu à peu sous l’image constante et continue des choses de la vie qu’il voit ! Et alors, vous saisissez qu’il ne se souviendra plus de rien ou que son souvenir sera devenu tellement vague et lointain qu’il ne lui apparaîtra plus que comme un rêve sans consistance. Et nous, scientifiquement, nous serons volés !… Voilà ce qu’il faut éviter. Il faut obtenir que cet homme parle pendant que ses sensations sont toutes fraîches !… Et je ne m’en irai que lorsqu’il aura parlé !…

 

– Et s’il continue à ne vouloir rien dire !… Il semble habité par l’épouvante !… soupira Moutier… Vous êtes cruel…

 

– Ah çà ! mais, mon cher, où voulez-vous en venir ?…

 

– Eh ! je voudrais que nous envisagions cette affaire d’une façon pratique et sans nous embarrasser d’hypothèses et d’espoirs qui ne feront que nous gêner pour La Médecine astrale.

 

– Enfin, oui ou non, croyez-vous à la continuité de la personnalité après la mort ?

 

– Oui j’y crois… J’y crois comme Crookes y a cru…

 

– Eh bien, s’il y a continuité de la personnalité, il n’y a aucune raison pour que cet homme qui s’est promené un quart d’heure dans la mort ne nous dise pas ce qu’il a vu !

 

– Évidemment, c’est un entêté !… fit Moutier avec un semblant de raillerie…

 

– Mon cher, vous paraissez enchanté qu’il se taise !… C’est inimaginable !… gronda Jaloux, sans cacher sa mauvaise humeur.

 

– Parlons sérieusement, reprit Moutier ; l’événement paraît si formidable, si inconcevable…

 

– Il n’est pas inconcevable, interrompit Jaloux… Il est inhabituel, voilà tout !

 

– Inhabituel, d’accord. Eh bien ! l’événement est tellement hors de nos habitudes, que le vulgum pecus scientifique aura de la peine à ajouter foi à la parole d’un monsieur vivant qui lui raconterait comment la mort est faite ! Et je ne serai pas fâché, outre mesure, après tout, qu’il se taise ! Notre opération n’en apparaîtra que plus sérieuse.

 

– Je me demande pourquoi, par exemple !

 

– Pourquoi !… parce que s’il avait répondu à vos questions précises sur le royaume de la mort, comme vous dites, et si nous avions répété vos questions et ses réponses… nous aurions passé pour deux fumistes qui abusent de la faiblesse mentale d’un malade. Ne suffit-il pas à notre gloire d’avoir fait revivre, par le truchement de la chirurgie, un mort ?…

 

– Non ! cela ne me suffit pas !… D’abord c’est vous qui avez fait l’opération !… Et je prends maintenant la responsabilité d’en tirer tout l’enseignement qu’elle comporte !… Je ne vous aurais jamais cru d’une pareille timidité !… Vous faites revivre un homme et vous vous éloigneriez de lui comme si vous veniez de lui raccommoder la jambe !… Mais cet homme que nous avons rappelé à la vie, vous entendez !… cet homme nous doit le secret de la mort !

 

– Vous l’avez déjà tourmenté là-dessus et il ne vous a jamais répondu… J’ai peur qu’il ne devienne fou, je vous le répète, et que l’on nous accuse de sa folie… En tout cas, puisqu’il n’a pas encore parlé et que nous ne savons même point s’il se souvient de son état de mort !…

 

– Allons donc !… Il ne pense qu’à cela !…

 

– Mais laissez-moi donc finir ce que j’ai à vous dire !… En attendant qu’il parle, je voudrais vous montrer le récit que j’ai fait, pour La Médecine astrale, de l’opération. Il nous faut préciser encore quelques points. Venez dans ma chambre…

 

Fanny les entendit s’éloigner.

 

Elle se leva tout doucement, s’enveloppa d’un peignoir et, bien qu’elle se sentît encore bien faible, se dirigea vers la chambre de son mari.

 

Elle en poussa la porte, et, tout de suite, perçut une sorte de gémissement rauque qui attira son regard du côté du lit où le mort convalescent était censé reposer.

 

Une faible lumière éclairait la pièce ; Fanny ne vit que les deux yeux ouverts extraordinairement sur son apparition à elle.

 

L’inexprimable frayeur qui était peinte dans ces yeux-là la fit hâter son pas vers le malheureux qui, à demi soulevé sur sa couche, la regardait venir.

 

Il la reconnut car, comme elle lui tendait les bras, il s’y laissa glisser avec un effroyable soupir d’aise.

 

Il devait l’attendre depuis longtemps.

 

Cependant, la main de Jacques lui montrait la porte du cabinet de toilette, et Fanny se glissa jusque-là, se rendant compte qu’elle obéissait à ce geste.

 

Le mort vivant voulait-il qu’elle fermât cette porte à cause du drame qui s’était passé dans cette pièce ? Ou plutôt Jacques tenait-il à ce que la garde-malade qui y était installée sur un canapé ne les vînt point déranger ?

 

La garde dormait ; Fanny ferma la porte et revint près de son mari.

 

Alors, Jacques étreignit Fanny et lui souffla à l’oreille ces mots qu’elle comprit tout de suite :

 

– Je l’ai vu !

 

Elle lui prit son pauvre visage entre ses mains douces et tendres ; elle roula cette tête criminelle, qui avait souffert pour elle, sur sa poitrine compatissante, et elle lui dit tout bas :

 

– Tais-toi ! Tais-toi ! Tu as été très malade !… Si tu pouvais pleurer !… Pleure, mon chéri, pleure, cela te fera du bien !… Ne pense plus à rien !… Si tu veux guérir, il ne faut plus penser à rien !

 

Mais l’autre reprit, en tremblant comme un enfant dans les bras de sa mère :

 

– Tu sais ? Tu le sais bien ?… Pourquoi fais-tu celle qui ne le sait pas ?… Tu sais bien que j’ai été mort !

 

– Très malade ! Très malade ! tais-toi !… si tu m’aimes, tais-toi !… Il ne faut plus écouter les docteurs !… Ce sont des niais, des imbéciles, mon chéri… de vrais imbéciles… et qui sont vraiment plus malades que toi !… Et je le leur dirai !… Et je ne veux plus qu’ils te tourmentent ! Du reste, je les ai écoutés, tout à l’heure… Ils ne croient pas une seconde sincèrement que tu étais mort !… Si tu ne veux pas mourir pour de bon, cette fois, il faut rejeter une pensée aussi absurde, tu entends, Jacques !… Promets-le-moi !… Nous mourrons fous tous les deux si tu ne me le promets pas… c’est simple… J’ai assisté à tout, moi ! Est-ce que je crois que tu étais mort ?… Ils sont arrivés à temps ! et ont fait l’opération qu’il fallait, à temps ! Voilà tout ! Voilà tout !… Tais-toi, tais-toi !…

 

– Si tu savais ! si tu savais ! gémissait le mort vivant… tu ne parlerais pas comme tu parles !… Surtout ne me quitte pas, ne me quitte plus jamais ! Ah ! je t’attendais ! je t’attendais ! je t’attendais !… maintenant que je sais, tu entends !… je ne veux plus mourir… je ne veux plus les revoir ! Je ne veux plus remourir avant de m’être repenti ! avant d’avoir expié ! avant qu’il m’ait pardonné !… Je ferai tout pour cela, c’est mon seul espoir, c’est ma seule pensée ! Qu’il me dise, quand je le reverrai, qu’il me dise : « Je te pardonne ! » Si tu savais, il est terrible, il est terrible !… et il a toujours sa blessure qui saigne !

 

– Mon chéri ! mon chéri ! tout ce que tu voudras !… nous ferons tout ce que tu voudras !… Surtout nous partirons !… nous irons loin d’ici ! loin !… si loin que tu ne le verras plus jamais !… que tu n’en entendras plus jamais parler et qu’il ne te tourmentera plus !…

 

– Ah ! pourvu que je ne revoie plus sa blessure qui saigne ! Chaque fois qu’une porte s’ouvre… qu’un rideau remue… qu’un pas glisse sur le parquet, j’ai peur de le revoir se dresser devant moi avec sa blessure qui saigne !… Maintenant que je l’ai vu, dans la mort, je suis sûr qu’il ne cesse de rôder autour de nous, dans la vie !… Il ne quitte pas le pays !… Il ne quitte pas le château !… ou bien, il est chez Marthe !… ou auprès des enfants !… Mais nous, nous ne le voyons pas !… Pour le voir, il faut avoir les yeux purs de Marthe ou les yeux purs des enfants, car les enfants l’ont vu, le petit François disait vrai : il a vraiment vu son papa, et c’est vraiment son papa qui l’a sauvé de l’asphyxie, et Marthe disait vrai !… Et ceux-là seuls voient, et nous, nous ne voyons pas !… Nous avons de pauvres yeux qui ne voient rien du tout !… Heureusement !… Heureusement !… Je veux bien qu’il soit là autour de nous !… qu’il veille sur ses enfants, comme c’est son droit, certes !… Mais qu’il ne m’apparaisse plus… non !… non !… ou alors qu’il cache sa blessure !… Écoute bien ce que je vais te dire, pour te faire connaître ces choses dont nous avons eu tort de rire, du temps de ma vie criminelle : un mort peut encore apparaître à un vivant même si ce vivant ne l’a pas mérité, quand ce vivant va mourir !… C’est ainsi que je l’ai vu, moi, avant de mourir !… juste !… juste le temps qu’il lui a fallu pour prendre mon revolver dans le tiroir, devant moi et pour me tuer !… Il m’a tué parce qu’il a cru que j’allais faire du mal à ses enfants ! Ah ! je te dis comme c’est arrivé ! En même temps que j’ai aperçu la figure menaçante à la tempe saignante, j’ai entendu le coup et je suis tombé foudroyé !… Mort !…

 

Fanny n’essayait même plus de retenir la divagation de Jacques, ou ce qu’elle croyait être fermement une divagation.

 

Elle retenait cette pauvre tête, ce pauvre front embrasé contre sa joue et elle la rafraîchissait en vain de ses larmes. Et elle ne douta point qu’il eût complètement perdu la raison. Son mari était fou !…

 

Elle tenta bien de lui faire comprendre que c’était lui qui avait tiré le coup de revolver contre lui-même pour se débarrasser de l’atroce pensée du crime qui pesait trop douloureusement à son cerveau, et peut-être aussi de la vision du fantôme qui le poursuivait, image inventée par son remords, mais il jura sur le Christ qu’il n’avait pas voulu se tuer et que c’était André lui-même qui l’avait tué !… « Il y a des circonstances où les morts peuvent toucher, soulever, remuer des objets comme les vivants… c’est connu ; c’est connu, même chez les vivants !… La science ne le nie plus !… William Crookes, avec ses morts, en a fait bien d’autres ! »

 

Ayant dit cela, sa tête s’appesantit et il s’endormit dans ses bras. Fanny resta ainsi plus d’une heure sans bouger. Elle n’avait jamais aimé autant cet homme que depuis qu’il endurait de tels supplices dont elle était la cause première.

 

C’est pour elle qu’il avait tué. C’est à cause d’elle que les tenailles du remords lui déchiraient le cœur et le cerveau.

 

Mais elle le guérirait ; oui, elle le guérirait par la fuite et par l’amour… Ils s’aimeraient sous des cieux de joie et de lumière que ne fréquentent point les fantômes du Nord.

 

Elle le sauverait de la torture psychologique que lui infligeaient ces deux monstres de médecins, elle le sauverait des hantises de Marthe et des tables tournantes de Mlle Hélier et de tout… de tout… loin… de… la malle !…

 

Au fond, elle était persuadée que c’était la malle qui était cause de toutes ces extravagances… la malle était trop près… son voisinage impressionnait tout… le château… le parc… tout le pays jusqu’au bord de l’eau, jusqu’à la petite maison du bord de l’eau…

 

Jacques devait, si près, en subir l’influence constante… et mieux !… l’attirance…

 

S’il allait quelquefois dans le garage, s’il descendait dans la cave sans qu’il y fût forcé par rien, par rien absolument de la vie extérieure… c’est qu’il ne pouvait résister au besoin de se rapprocher de la malle ? de la sentir sous ses pieds, avec le cadavre…

 

Fanny comprenait cela, elle-même pensait bien souvent à la malle et, par instants, avait des envies surprenantes, inouïes, des envies qu’il lui fallait combattre avec acharnement, de retourner dans la cave… et de piétiner la terre, au-dessus du mort !

 

Eh bien ! ils s’en iraient loin de la malle, loin des brumes à fantômes, dans les pays chauds, à Naples, à Capri, à Sorrente, sous les orangers… Et ils redeviendraient forts… Là-bas, on ne craint pas les morts… On se promène parmi des tombeaux fleuris ; les morts sont les amis des vivants et les laissent bien tranquilles… ça n’est pas comme dans le Nord où ils passent leur temps à vous faire peur… Elle regarda Jaques. Il paraissait plongé dans un sommeil de plomb, quand, peu à peu, sa respiration se fit rauque et irrégulière, et, enfin, il s’éveilla en sursaut, les yeux hagards, retenant de ses mains fébriles sa femme effrayée.

 

– Fanny ! Fanny ! ah ! mon Dieu ! regarde… regarde derrière les rideaux de la fenêtre !… Je te dis qu’il a bougé !… Entends-tu le bruit de chaîne, derrière le rideau de la fenêtre !… Je te dis qu’il est là !… Tiens ! tiens ! il bouge !… j’ai vu sa main !… j’ai vu sa main qui soulevait le rideau !… André est derrière le rideau !…

 

Fanny essayait en vain de le faire taire : il répétait en claquant des dents :

 

– Je te dis que j’ai vu sa main ! Je t’en supplie, va voir !… Va voir !… soulève le rideau !… Il se cache derrière le rideau !…

 

Il parlait avec une telle conviction et un tel effroi qu’elle en fut elle-même ébranlée et qu’elle s’en fut au rideau autant pour elle que pour lui !… De fait, il lui parut que le rideau tremblait, n’avait point son immobilité naturelle…

 

Frissonnante, les bras tendus, elle s’avança… mais par une extraordinaire coïncidence, voilà que tout à coup, et d’un seul coup, la petite lampe qui éclairait leur double angoisse s’éteignit comme si l’on venait de souffler dessus et ils furent plongés dans l’obscurité.

 

Alors, Jacques poussa un cri terrible et Fanny ne sachant plus ce qu’elle faisait, ni où elle allait, se heurta aux meubles et renversa un petit guéridon qui supportait un service de nuit en cristal. Il s’écrasa et se brisa sur le parquet avec un bruit inouï. En même temps, la jeune femme sentit un souffle glacé qui lui passait sur le front et dans les cheveux et la fenêtre s’ouvrit toute seule, d’un mouvement brutal qui rejeta la vitre contre le mur.

 

Jacques râlait, la porte de la chambre s’ouvrit, la garde-malade apparut épouvantée, un peu de lumière venue du cabinet de toilette éclaira ce désordre et les deux docteurs parurent.

 

La garde ralluma la lampe malgré le violent courant d’air qui s’engouffrait dans la pièce.

 

Fanny, rendue à la réalité de ses sensations par le souffle même de la nuit qui l’avait affolée, se rendit compte que toute cette fantasmagorie se résumait dans le fait d’une fenêtre mal fermée qui s’ouvre sous la poussée du vent, et elle alla elle-même fermer cette fenêtre.

 

Quant à Jacques, rejeté au fond du lit, retenant d’une main tremblante les couvertures sous sa face ravagée par la terreur, il suppliait les docteurs de le débarrasser des morts !

 

– Faites que je ne les voie plus !… gémissait-il… pourquoi m’avoir retiré de la mort si vous ne m’avez pas sauvé des morts ?… Soyez tranquilles ! Soyez tranquilles ! Il y en a ! Il y en a !… Ah ! vous voulez savoir si je les ai vus !… Eh bien ! oui, je les ai vus !… Je les ai vus comme je vous vois, et je les vois encore !… La maison en est pleine !… et la forêt !… et la vallée ! Si vous croyez que les morts quittent les vivants comme ça !… Ils sont derrière toutes les portes !… Ils guettent à toutes les fenêtres !… Ils vous attendent dans le creux des chemins !… Vous ne vous en doutez pas !… Mais je les ai vus, moi, pendant que j’étais mort, je les ai vus, penchés à l’oreille des vivants et leur soufflant des conseils terribles pour le bien ou pour le mal !… et les vivants ne s’en doutent pas !… Les morts conduisent les vivants par la main et les vivants ne s’en doutent pas !… Non ! Non !… s’ils savaient, ils se méfieraient !… Les vivants disent qu’ils ont des pressentiments !… Il n’y a pas de pressentiment ! il y a le souffle d’un mort dans l’oreille !… Il y a la main d’un mort qui vous conduit vers le bonheur ou vers la catastrophe !… car les morts… je vous le dis !… Je vous le dis !… car j’ai vu cela, moi !… Les morts restent incroyablement mêlés aux vivants… pour les aimer ou les haïr !… Il y a des morts terribles dont il est à peu près impossible, pour un vivant, de se débarrasser !… Les vivants ont tort de ne pas regarder de plus près dans leur ombre !… Ils v verraient des choses que j’ai vues, moi !… et ils se méfieraient !… et les vivants seraient moins fiers de se promener dans la vie, assurément !… Ah ! je vous en prie !… messieurs les docteurs, je vous en conjure… chassez les morts !… chassez les morts !… chassez les morts !…

 

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en !… ordonna brutale­ment Fanny aux docteurs. Vous voyez bien qu’il délire… Vous êtes des criminels… vous l’avez rendu à la vie pour le supplicier !… Vous avez torturé sa pauvre âme ! Allez-vous-en !

 

Et Fanny poussait les deux médecins spirites, en les jetant hors de la chambre, en les injuriant jusque dans le corridor…

 

Elle revint près de Jacques qui paraissait un peu calmé, et qui lui dit :

 

– Cela m’a fait du bien de me débarrasser de tout ça ! de tout ça que j’avais dans ma pauvre tête !… Crois-tu que je leur en ai dit ! Ma foi je leur ai dit tout ce que j’ai vu, ni plus ni moins… J’ai eu bien soin de ne pas leur parler d’André… Ça ! je ne peux pas en parler ! Il faut garder ça pour soi tout seul, un remords pareil, à cause du petit Jacques qui n’est responsable de rien, le pauvre ange, et de toi, ma chère Fanny…

 

Dans sa chambre, Moutier disait au professeur Jaloux :

 

– Mon cher ami, nous ne pouvons plus rester ici. Ce malheureux est peut-être fort intéressant, mais encore deux séances comme celles-ci et nous n’aurons plus qu’à le conduire à Charenton, sans compter que nous pourrions bien y rester nous-mêmes… Du reste, on ne nous souffrira plus ici, et autant que possible, il faut éviter un scandale que ne manquerait pas de déchaîner Mme de la Bossière si vous insistiez… De toute façon, moi, je n’en suis plus. Je vous dirai même que je ne suis pas exempt du remords… Enfin, songez que La Médecine astrale exige notre prompt retour à Paris…

 

– C’est bien, nous allons nous en aller. Mais je le regrette, fit Jaloux, pensif, car cela devenait intéressant…

 

– Croyez-vous ?… croyez-vous qu’il ait réellement vu tout ce qu’il nous raconte ?…

 

– Mais, mon cher, cela correspond assez avec notre système…

 

– C’est bien ce dont je me méfie…

 

– Enfin, bougonna Jaloux, vous ne croyez pas que cet homme qui revient de la mort invente pour notre plaisir…

 

– Oh ! il n’invente pas !… Il se souvient…

 

– De ce qu’il a vu pendant qu’il était mort !…

 

– Non, de ce qu’il peut avoir lu avant sa mort !…

 

Jaloux sursauta.

 

– Avec votre système à vous, s’écria-t-il, nous n’avancerons jamais d’un pas !…

 

– Eh ! mon cher, le doute est scientifique… et croyez-moi, nous ne paraîtrons vraiment forts qu’en ne cachant à personne que nous nous défions de nous-mêmes et des autres… mais tout de même, même en doutant, et en ne dissimulant pas notre doute, nous avons là de quoi faire avec l’opération et ce que ce mort nous a raconté un fameux fascicule pour La Médecine astrale.

 

– Et une belle conférence, ajouta Jaloux… Partons donc, mais nous ne pouvons laisser ces gens sans soins.

 

– Je réponds de Jacques, dit Moutier, mais nous passerons par Juvisy et nous lui enverrons un docteur de ma connaissance. Voici le petit jour, faisons nos valises.

 

Avant de partir, ils laissèrent une lettre pour Mme de la Bossière, dans laquelle ils prenaient fort dignement congé. En somme, s’ils n’avaient pas été là, M. de la Bossière serait encore mort !… Fanny avait fait donner des ordres au chauffeur pour qu’il se mît à la disposition de ces messieurs, dès la première heure du jour.

 

Comme l’auto descendait sur Juvisy et qu’ils arrivaient près de la rive, non loin de la petite maison du bord de l’eau, Moutier ordonna l’arrêt. Il venait d’apercevoir, au coin du petit bois de trembles, la silhouette falote de Marthe Saint-Firmin. Elle se tenait là comme si elle l’attendait, comme si elle était sûre qu’elle le verrait passer.

 

– Qui est-ce ? demanda Jaloux.

 

– C’est cette Marthe dont je vous ai parlé, vous savez, la Marthe au fantôme… Descendez !…

 

Ils s’en furent tous deux vers elle. Elle les salua de la tête et leur dit sans émotion apparente :

 

– Alors, c’est vrai que vous avez réussi à le faire revivre ? Je n’ai pas vu André depuis… je voudrais bien avoir des nouvelles !…

 

Les deux hommes se regardèrent.

 

– C’est vrai, dit le Dr Moutier, que nous avons été assez heureux pour sauver M. de la Bossière mais comment savez-vous que nous, l’avons fait revivre ?

 

– C’est André qui me l’a dit…

 

– Vous avez donc revu votre « apparition » ?

 

– Oui, quelques minutes après l’accident auquel André a assisté ! Il m’a dit que vous et le professeur Jaloux essayiez de faire revivre le mort.

 

– Vous êtes sûre que c’est André qui vous a dit cela ? Demanda avec une grande douceur le Dr Moutier. Vous savez ce que je vous ai dit, mon enfant, dans votre état, il faut vous méfier de vos yeux et de vos oreilles !… Je croirai plutôt moi que le bruit de l’opération est venu jusqu’à vous par… mon Dieu… par les domestiques qui ont certainement jasé… votre vieille servante en a peut-être entendu parler…

 

– Je ne parle plus à ma vieille servante… je ne parle plus à mon mari… je ne parle plus qu’à André, quand André le veut bien… Il m’a tout dit de ce qu’il a vu et entendu… et il est venu me voir parce qu’il savait que je l’attendais… il m’a dit : « Le Dr Moutier a dit tout bas au Dr Jaloux : Si je réussis l’opération en dix minutes il y aura du bon !… » Est-ce vrai, oui ou non ?

 

Et comme ils la regardaient complètement médusés, elle leur tourna tranquillement le dos et à pas lents rentra dans la petite maison du bord de l’eau.

 

Ce jeudi-là (les conférences du professeur Jaloux avaient lieu tous les jeudis), la petite rue qui conduit au porche majestueux de l’École des sciences politiques et sociales fut envahie de bonne heure par toute une bande de carabins qui ne cessèrent de se renvoyer les lazzis les plus grossiers relatifs à la théorie probable de la suggestion des morts et aux conférences philosophiques et expérimentales sur la médecine de l’âme.

 

L’âme, ils n’y croyaient pas, disaient-ils… pas plus, du reste, qu’ils ne croyaient à l’histoire de ressuscité du Dr Moutier. Pour eux, le bonhomme dont il était question était encore vivant quand on l’avait opéré. L’examen du cœur au stéthoscope ne leur suffisait pas.

 

Il n’y a qu’une chose qui puisse nous prouver réellement qu’un homme est mort, disaient-ils, c’est la rigidité cadavérique !… Eh bien ! cette rigidité n’a pas été constatée !… Bien mieux, elle ne pouvait pas l’être !… Elle ne le pouvait pas, par la raison bien simple que l’opération ne pouvait réussir que si elle était faite sur un corps encore chaud !… En somme, avec l’opération de Moutier, concluaient-ils au milieu des rires et des cris d’animaux, on ne peut ressusciter les morts que lorsqu’ils sont encore vivants !… »

 

Les mauvaises dispositions des étudiants à l’égard du conférencier mondain n’étaient point nouvelles. Aussi, dans la crainte d’une manifestation plus tapageuse qu’à l’ordinaire, la belle Mme de Bythinie, l’égérie du professeur Jaloux, avait-elle pris ses précautions.

 

C’était elle qui était allée trouver le directeur-administrateur de l’École et avait obtenu que pendant la conférence le porche de l’entrée ne fût pas ouvert.

 

Les élèves sérieuses, les « Jalouses », seraient averties, et pénétreraient dans l’établissement et dans la salle par un chemin inaccoutumé.

 

De même, Mme de Bythinie avait prévenu quelques rares journalistes qui étaient de ses amis, chroniqueurs de salon, bonzes importants de la presse bien-pensante.

 

Quant aux petits reporters, ils restèrent avec les carabins à se morfondre dans la rue jusqu’au moment où ils s’aperçurent qu’ils étaient joués puisqu’ils ne voyaient apparaître aucune de ces belles madames à panaches, aucun de ces équipages, aucune de ces livrées qui étaient là ordinairement bien avant l’ouverture de la conférence du professeur à la mode.

 

Les carabins se dispersèrent dans les brasseries ou s’en allèrent au cours, mais les reporters cherchèrent le moyen d’entrer malgré tout, et ils le trouvèrent, naturellement.

 

Quand ils furent parvenus à forcer la porte de la haute tribune, le professeur Jaloux prononçait ces phrases mémorables qu’ils n’eurent garde d’interrompre :

 

– Mesdames, messieurs, vous comprenez que le docteur Moutier et moi n’avons pas attendu les objections que nous lisons depuis quelques jours dans quelques feuilles scientifiques pour nous les faire à nous-mêmes ? On nous dit que la rigidité cadavérique, la décomposi­tion sont des preuves absolues de la mort et nous ne faisons aucune difficulté d’avouer que ces preuves nous font, dans la circonstance, défaut. Mais en avons-nous réellement besoin ? Je dirai non !… non, avec le Dr Tuffier et avec tous ceux qui pensent qu’un homme dont le cœur ne bat plus, dont le sang depuis un quart d’heure ne circule plus, est mort !… La décomposition, la rigidité cadavérique sont, en elles-mêmes, moins des preuves que des conséquences de la mort qui les a précédées. Mesdames, messieurs, le stéthoscope en main, nous avons constaté la mort de cet homme et voilà celui qui l’a fait revivre !

 

Disant ces mots, le professeur Jaloux, avec un de ces gestes plein d’autorité et de grâce dont il avait le secret, désigna, à sa droite, le brave Dr Moutier qui, écarlate et modeste, baissait les yeux.

 

Aussitôt, les Jalouses, comme si elles n’avaient attendu que ce signal, faisaient un triomphe au rédacteur en chef de La Médecine astrale, criaient : « Bravo ! bravo ! » à tue-tête, agitaient leurs aigrettes, secouaient leurs panaches et tapaient l’une contre l’autre leurs petites mains gantées et frénétiques.

 

– Mesdames, messieurs, continuait Jaloux en remuant, le petit doigt en l’air, sa cuiller dans le verre d’eau sucrée, un sentiment d’humanité dont nous n’avons pu nous départir ne nous a peut-être point permis de tirer d’un tel événement tout l’enseignement expérimental qu’il comporte. Cet homme était allé chez les morts ; qu’y avait-il vu ? Pour le savoir, il nous fallait l’interroger. Mais l’état manifeste d’épouvante dans lequel il se trouvait au retour d’un pareil voyage, et la faiblesse d’un organe dont la lésion récente encore n’avait pu entièrement se cicatriser, nous ordonnaient d’être prudents.

 

« Ce n’est qu’au bout de quelques jours que nous avons pu recueillir un témoignage d’outre-tombe qui nous a, mon confrère et moi, bouleversés.

 

« Sans doute, mesdames, messieurs, devons-nous, dans une circonstance aussi exceptionnelle, faire toutes nos réserves, sans doute devons-nous être les premiers, à nous garder, si j’ose dire, scientifique­ment, contre les conclusions trop hâtives d’une expérience qui nous émeut d’autant plus qu’elle semble corroborer d’une façon définitive des théories basées en partie sur l’hypothèse.

 

« Tout de même, quand on saura que le sujet était le plus sceptique des hommes du monde, en même temps qu’un scientifique et qu’un « commercial » des plus pratiques et des plus terre à terre, se riant de nos préoccupations et de nos travaux, et nous traitant facilement de vieux toqués, et vous, mesdames, de jeunes folles, j’estime que notre devoir scientifique est de prendre en considération la transformation radicale de son individu moral au sortir de l’opération, et – pourquoi ne le dirions-nous pas puisque c’est notre ardente conviction – de la mort ?

 

« Les premières paroles du ressuscité, retenues longtemps sur ses lèvres par la terreur même qu’il a à les prononcer et par l’effroi de la tombe, ses premières paroles, dis-je, ont été pour nous crier qu’il avait vu les morts !

 

À ces mots, un grand frisson parcourut toute la salle ; de petits cris d’effroi satisfait s’échappèrent de petites bouches. Une aussi importante nouvelle faisait se pâmer toutes ces dames. Tour à tour, elles se sentaient elles-mêmes mourir et renaître aux accents suaves et tout de même effrayants du divin Jaloux ! Avec lui, avec lui seul, elles eussent voulu visiter le ciel mais avec lui seul aussi elles consentaient à descendre en enfer. Suspendues à son verbe élégant et sacré, elles se promenaient dans le royaume des morts, en attendant l’heure des morts.

 

– Oui, mesdames, continuait Jaloux (il ne disait même plus « et Messieurs » tant les messieurs qui sont toujours un peu frondeurs et se plaisent à faire les « esprits forts » l’intéressaient peu en un pareil jour de triomphe), oui, mesdames, les premières paroles de l’opéré ont été pour nous tracer une fresque tragique de la vallée qu’il habite et telle qu’elle lui est apparue dans la mort, avec ses vivants et avec ses morts ! Ceux-ci entourant ceux-là de leurs tourbillons invisibles, âmes impures condamnées à faire leur purgatoire parmi toutes ces choses qu’elles ont tant aimées et qui ne se souviennent même plus d’elles, esprits alourdis par les liens matériels d’une existence précédente entièrement consacrée à la chair, et incapables, par conséquent, de s’élever jusqu’aux sphères sublimes qui se balancent sous les pieds de la Beauté ! c’est-à-dire de la divinité !…

 

… Jaloux, d’un coup d’œil, avait mesuré tout son succès. Avec quel geste d’archange, il emportait au septième ciel toutes ses belles proies soupirantes : « Les sphères qui se balancent sous les pieds de la Beauté !… » Ah ! ma chère !…

 

– Oui, mesdames, voilà ce que le docteur Moutier et moi avons cru saisir dans la lamentation, la malédiction, le gémissement, l’évocation terrible issus de la bouche tourmentée d’un nouveau Lazare qui a vu et qui se souvient !

 

« Mais, chères disciples, de ce qu’il nous semble avoir enfin la preuve de la réalité d’un monde spirituel que nous avons osé décrire, nous, sans l’avoir vu, et dont nous avons osé mesurer l’influence dans notre théorie du Pressentiment, de l’Avertissement et de l’Entraînement, nous ne montrerons point un ridicule orgueil. Nous nous rappellerons que ce n’est point avec l’aide de notre raison seule que nous sommes arrivés à la conception du monde invisible, mais en tenant compte des expériences spirites de nos illustres prédécesseurs, et des confidences des esprits par le truchement du médium !

 

« Aujourd’hui, après ce qui vient de se passer et dont j’ai été le témoin stupéfait et enthousiaste, nul n’a plus le droit de traiter d’hallucinations et de truquages les visions scientifiques et photographiées d’un Crookes !

 

« Mesdames, messieurs, les morts vivent !

 

« Le docteur Moutier et moi, nous ne désespérons pas de vous faire entendre cette grande parole par notre mort lui-même dès qu’il sera devenu un peu plus calme, et, disons le mot, un peu plus traitable. La dernière fois que nous l’avons vu, en effet, il était comme enragé et nous vous assurons qu’il ne nous a marqué aucune reconnaissance du service que nous venions de lui rendre !… Mais c’est un homme du monde ; aussi je suis certain que le moment n’est pas loin ou il se rappellera ce qu’il doit à la science spirite en général, et à la chirurgie astrale du docteur Moutier en particulier !

 

Ici, l’orateur s’était arrêté pour permettre à l’auditoire de l’applaudir ; le gentil tumulte des petites mains gantées remplit à nouveau joyeusement la salle, cependant qu’une vieille demoiselle, que l’on écrasait littéralement dans un coin, protestait avec force, disant qu’elle n’était point venue là pour son plaisir et demandait la parole.

 

Les Jalouses, outrées d’une pareille prétention, et lui criant que la conférence n’était point contradictoire, voulaient la jeter à la porte, mais la vieille demoiselle se défendait avec acharnement.

 

Le professeur à la mode finit par s’émouvoir d’une agitation aussi insolite et le Dr Moutier demanda très haut, sur le ton le plus sévère :

 

– Qu’est-ce qu’il y a ?… De quoi s’agit-il ?

 

Alors, on entendit la voix aiguë, frêle et désespérée de la vieille demoiselle que l’on écrasait dans un coin :

 

– C’est moi, docteur !… Moi, mademoiselle Hélier !… J’arrive de la Roseraie !… J’ai vu Mme Saint-Firmin… Le mort est encore revenu !…

 

– Taisez-vous !… On vous dit de vous taire !…

 

– Non ! non ! je ne peux plus me taire ! Le mort a parlé ! Il a été assassiné !…

 

– Qu’on me jette à la porte cette vieille folle !… ordonna, exaspéré, l’excellent Dr Moutier.

 

S’il ne s’était retenu, il se fût jeté sur elle et l’eût étranglée !…

 

Il ne manquait plus que cette imbécile avec ses histoires de revenants et de tables tournantes, pour jeter le discrédit et le ridicule sur une opération chirurgicale qu’il avait déjà tant de mal à défendre contre les audacieuses fantaisies du professeur Jaloux lui-même.

 

Car le Dr Moutier n’était qu’à moitié satisfait de la façon dont son collègue avait traité cette affaire.

 

Il avait dit au professeur : « Je vous en supplie, parlez par hypothèses, n’affirmez rien !… Le fait de l’opération en lui-même est assez intéressant pour que vous ne soyez pas tenté d’en tirer vous-même d’inquiétantes conclusions spirites. Ceux qui croient au spiritisme en tireront ces conclusions tout seuls, et ceux qui n’y croient pas encore seront amenés à y croire, ou tout au moins à réfléchir !… »

 

Or, il n’avait pu empêcher Jaloux de profiter d’une pareille occasion pour faire le joli cœur avec son royaume des morts !

 

Enfin, heureusement que Jaloux n’avait pas fait intervenir là-dedans, comme il y était décidé tout d’abord, le fantôme qui avait assisté à l’opération et qui était venu la raconter à la dame du bord de l’eau !

 

Ah ! du coup, il n’aurait plus manqué que ça !… C’est que Jaloux y croyait dur comme fer, lui, à ce fantôme-là !… Songez donc !… le fantôme avait répété à la petite dame une phrase que le Dr Moutier avait prononcée à l’oreille de Jaloux et que Jaloux aurait été seul à entendre !… Qu’est-ce qu’il en savait, lui, Jaloux, qu’il avait été le seul a l’entendre, cette phrase-là !… Est-ce que Mme de la Bossière qui était là n’avait pas pu l’entendre, elle aussi, et la répéter !… Et les domestiques ? est-ce qu’ils ne sont pas faits pour écouter derrière les portes ?…

 

Ah ! ce Jaloux, un orateur, oui !… ça, c’était un orateur, mais un homme de science, jamais de la vie !…

 

Moutier ne fut tranquille que lorsqu’il fut sûr que cette grande bringue d’Hélier avait été expulsée et qu’il n’avait plus à craindre la publicité de ses contes fantastiques.

 

Il n’avait pas remarqué qu’en même temps que la vieille demoiselle quittait la salle, un peu plus brusquement qu’elle ne l’eût désiré, la tribune du premier étage se vidait de tous ses reporters.

 

XXIII

MLLE HÉLIER RENSEIGNE LA PRESSE

 

Mlle Hélier, dont l’irritation ne demandait qu’à se manifester en une occurrence aussi désagréable à son amour-propre, fut rejointe dans la rue par la petite troupe des reporters, qui n’eurent, en somme, qu’à la laisser parler.

 

Elle ne leur cacha rien des événements qui venaient de bouleverser sa vie, et son indignation était si forte qu’elle ne s’aperçut nullement du plaisir malin que ces messieurs prenaient à d’aussi exceptionnelles révélations :

 

– Ni le professeur Jaloux, ni surtout le docteur Moutier, qui vient de se conduire si grossièrement à mon égard, n’ont le droit de se taire, leur dit-elle d’un trait, et puisqu’ils ne comprennent point leur devoir ou qu’ils en ont peur, je parlerai pour eux.

 

« Sachez donc que le monsieur qui revient de chez les morts, comme ils disent, est M. Jacques Munda de la Bossière, le propre fière de M. André Munda de la Bossière qui disparut d’une façon si singulière, il y a cinq ans, abandonnant ses enfants, le château de la Roseraie, son appartement à Paris et l’exploitation de sa manufacture de manchons Héron, près de la forêt de Sénart.

 

« La justice, vous devez vous en souvenir, essaya en vain de déchiffrer cette énigme ; elle y renonça. Mais il faudra bien qu’elle se remette à la tâche, car la vérité, un de ces quatre matins, finira par éclater : M. André de la Bossière a été assassiné !

 

– Qu’en savez-vous ? demandèrent aussitôt les reporters qui ne perdaient pas une parole de Mlle Hélier et prenaient d’abondantes notes, avec le sourire.

 

– C’est M. de la Bossière lui-même qui est apparu à la jeune femme du notaire de Juvisy, M. Saint-Firmin, pour le lui dire !

 

– Pour lui dire qu’il avait été assassiné !

 

– Mais oui !

 

– Pas possible !…

 

Et comme à cette déclaration étrange, il y eut quelques murmures accompagnés de plaisanteries de mauvais goût, des « chut » énergiques rétablirent le silence.

 

Alors Mlle Hélier put se lancer, avec une rapidité de parole extravagante, dans ses histoires de revenants, les seules qui, pour elle, fussent vraiment dignes de retenir l’intérêt de son auditoire.

 

Elle confia d’abord aux journalistes le rôle important qu’elle avait joué, pendant plusieurs années, au château de la Roseraie, et ne leur épargna aucun des événements fantastiques qui avaient précédé et occasionné son départ.

 

Ce furent, tour à tour, l’histoire de la table tournante, les propos surprenants de Mme Saint-Firmin, ses évanouissements, le récit des apparitions du bord de l’eau qui lui avait été confirmé, quelques jours auparavant, par Mme Saint-Firmin elle-même, enfin les promenades du fantôme dans le château.

 

À l’entendre, ce fantôme de l’assassiné avait été rencontré par tout le monde dans les couloirs de la Roseraie et racontait le crime dont il avait été victime à qui voulait l’entendre.

 

Bien mieux, il avait sauvé d’une asphyxie par le gaz le plus jeune de ses enfants, avait ouvert une fenêtre et transporté son fils tout endormi dans le lit de Mme Jacques de la Bossière ; enfin, la nuit suivante, quelques instants avant l’accident, et par conséquent avant la fameuse opération pratiquée sur M. Jacques de la Bossière, le fantôme d’André était encore apparu au petit François qui avait poussé un cri si terrible que tout le personnel du château en avait été réveillé !

 

Jamais reporters à l’interview ne s’étaient tant amusés.

 

– En somme, fit observer le petit Darbois, d’Excelsior, dans ce château, tout le monde revient de chez les morts ! C’était un endroit prédestiné pour l’opération du Dr Moutier ! Mais vous, mademoiselle, avez-vous assisté à cette opération ?…

 

– Non, monsieur, on m’a mise à la porte. J’ai eu à peine le temps d’apercevoir le corps de M. de la Bossière mort, mais je ne l’ai plus revu depuis qu’il revit ! J’avais été « remerciée » auparavant, je ne faisais plus partie de la maison ! Et pourquoi, monsieur ? Parce que justement émue des apparitions de M. André de la Bossière et de ses rendez-vous au bord de l’eau avec Mme Saint-Firmin, j’avais prié les enfants de s’asseoir avec moi à une table d’acajou et de questionner eux-mêmes l’esprit de leur père sur les circonstances dans lesquelles le malheureux avait trouvé la mort ! Mme Jacques de la Bossière ayant appris la chose n’a pas hésité à me traiter de vieille folle !

 

– Cette dame est vraiment inexcusable ! déclara le jeune Darbois, d’Excelsior.

 

– Si elle est inexcusable ! Dites donc qu’elle est criminelle !… J’agissais, en la circonstance, non point poussée par une malfaisante curiosité, mais dans le désir ardent de servir la vérité !

 

« Il est certain, continua-t-elle sur un ton qui n’admettait évidemment aucune réplique, que l’état de médiumnité dans lequel se trouve, à n’en point douter, Mme Saint-Firmin, retient dans le pays, au château et dans les environs, comprenez-moi bien, messieurs, comprenez-moi bien ! le peresprit du défunt ! Qu’y a-t-il de plus naturel pour une croyante comme moi, car je suis croyante, je ne le cache pas, et disciple d’Allan Kardec depuis bien des années, qu’y a-t-il de plus naturel que j’aie essayé moi-même, avec l’aide des enfants du mort, de faire parler le mort qui naît autour de nous ?

 

« On m’a chassée : j’ai su depuis ce qui s’était passé au château, j’ai lu le premier numéro de La Médecine astrale, je suis venue à la conférence du professeur Jaloux. Pourquoi ces messieurs n’ont-ils pas voulu m’entendre ? Ce que j’avais à leur dire était pourtant bien simple : « Puisque vous avez ramené de chez les morts Jacques de la Bossière, interrogez-le sur la mort de son frère, c’est votre premier devoir ! » Il a dû rencontrer son frère ! Pourquoi nous cacherait-il ce que son frère lui a dit ? Enfin, messieurs, nous ne pouvons plus en rester là ! La justice doit se préoccuper à nouveau de l’affaire. Qu’elle enquête ! Qu’elle interroge elle-même le ressuscité ! Qu’elle interroge Mme Saint-Firmin !… Mon Dieu ! on a bien vu des juges d’instruction interroger des somnambules, et ils ne s’en sont pas plus mal trouvés !…

 

Mlle Hélier eût pu continuer longtemps sur ce ton, mais elle s’aperçut que personne ne l’écoutait plus !

 

Les reporters étaient tous partis prendre le train pour Juvisy.

 

XXIV

REPRENONS NOS ESPRITS

 

Quelle aubaine qu’une histoire pareille pour les reporters : une vraie disparition, un crime possible, un château hanté, une dame qui a des visions, une opération abracadabrante, un enfant qui voit le fantôme de son père, un monsieur qui revient de chez les morts, une institutrice qui fait tourner des tables, le tout se passant dans un monde très chic et enfin, pour conclusion momentanée, ce scandale à la conférence du professeur Jaloux !

 

La bande joyeuse débarqua à Juvisy et se fit conduire dans des voitures au château de la Roseraie.

 

Mais là, elle se heurta à des grilles fermées et à un concierge impitoyable.

 

Mme de la Bossière avait déjà pris ses précautions, instruite et avertie par les premières indiscrétions des journaux de la localité et aussi par la curiosité déplacée de quelques promeneurs audacieux qui, le dimanche précédent, n’avaient pas craint de franchir les portes du parc dans l’espoir de rencontrer ou d’apercevoir à une fenêtre le « monsieur qui revenait de chez les morts ».

 

Après avoir en vain essayé de faire parler le concierge, les reporters s’en furent vers le plus proche village, dans le dessein d’interviewer les paysans, les fournisseurs, si possible. Ils désiraient aussi se faire indiquer la petite maison du bord de l’eau où habitait la « femme du notaire » qui avait des apparitions.

 

Pas une seconde, il ne leur venait à l’esprit qu’ils pourraient retourner à Paris bredouilles.

 

Quant au petit Darbois, d’Excelsior, il quitta à l’anglaise l’« orphéon », comme il disait, c’est-à-dire la troupe bruyante de ses confrères, fit le tour du parc, sauta par-dessus un mur, se glissa derrière des haies, se jeta dans une douve pour éviter un jardinier, en sortit à la nuit tombante, poussa la porte basse de la Tour Isabelle, circula au hasard dans quelques corridors et se trouva tout à coup dans une pièce en face de Mme Jacques de la Bossière qui poussa un cri.

 

– Ah ! madame, fit le petit Darbois, en s’inclinant de la façon la plus galante, je vous jure que ce n’est pas moi le fantôme ! Je ne suis que le petit Darbois, d’Excelsior et je vous présente toutes mes excuses pour la désinvolture avec laquelle je viens vous proposer mes services.

 

Fanny le toisa des pieds à la tête, puis :

 

– J’avais dit à mes gens que je n’y étais point pour les journalistes, déclara-t-elle d’un ton sec. Elle se rendait compte qu’elle était maladroite, mais l’audace tranquille avec laquelle ce petit blanc-bec venait de forcer sa porte l’exaspérait.

 

– Comme vous avez eu raison, madame, reprit l’autre sans se troubler. Si vous n’aviez pris cette excellente précaution nous aurions été là cinquante qui n’aurions pu faire que de la mauvaise besogne, tandis que seuls tous les deux, nous allons pouvoir nous entendre sur les termes d’une interview qui remettra les choses au point et fera cesser, j’en suis sûr, ces bruits extravagants…

 

– De quels bruits extravagants parlez-vous, monsieur ? Je vous assure que je ne sais point ce que vous voulez dire, et que je n’ai rien à vous dire !

 

– Madame, je sors de la conférence du professeur Jaloux… où il s’est dit, je vous assure, des choses absurdes et qu’il est dans votre intérêt de démentir avant qu’elles n’aient fait le tour de la presse mondiale. Cette affaire, madame, aura, si vous n’y prenez garde, un retentissement immense…

 

Du coup, elle comprit que c’était sérieux et ne pensa plus qu’à tirer profit, autant que possible, de la démarche du reporter.

 

– Ah ! Jaloux a parlé !… Il m’avait promis de se taire, s’écria-t-elle… Ce monsieur est un paltoquet ! un charlatan !… Eh bien, moi aussi, monsieur, je parlerai. Asseyez-vous, monsieur, il faut que tout cela finisse !…

 

– Madame, je suis un honnête homme, fit entendre le petit Darbois, et la plus élémentaire honnêteté m’oblige à vous dire que si le professeur Jaloux, dans sa conférence d’aujourd’hui, a rapporté les événements extraordinaires qui se sont déroulés autour d’une opération chirurgicale tout à fait exceptionnelle, il n’a pas cependant prononcé un nom, pas un seul !…

 

– Alors, comment êtes-vous ici !…

 

– C’est qu’à cette conférence se trouvait une demoiselle Hélier, qui a fait du scandale, qui a été expulsée, ce dont elle a conçu une irritation assez naturelle, irritation qui lui a délié la langue…

 

Mme de la Bossière ne s’attendait pas à celle-là… Décidément, il lui fallait faire face à tous, de tous les côtés à la fois !… Elle ne se laissa point abattre cependant, et prit les devants :

 

– Une domestique que j’ai remerciée… et vous faites métier, monsieur, de recueillir de pareils propos !… Que vous a-t-elle dit ?… Racontez-moi tout, tout !…

 

Le petit Darbois ne se le fit pas demander deux fois. Fanny l’écoutait avec la plus grande attention. Quand il eut fini, elle dit :

 

– C’est tout ?…

 

– Mon Dieu, oui !…

 

– Eh bien, et Jaloux, qu’est-ce qu’il a dit, dans sa conférence, cette grande bringue de Jaloux ?…

 

– Mon Dieu, madame, il nous a dit que le patient, aussitôt revenu de chez les morts, lui avait raconté avec force détails ce qui se passait par là-bas !…

 

– Et le Dr Moutier ?

 

– Madame, il n’a rien dit, mais il y a l’article de La Médecine astrale !…

 

– Oui, je l’ai lu, merci !… Et vous, monsieur l’interviewer, vous, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

 

– Madame, je suis justement ici pour vous poser la même question !

 

– Sans doute, mais si vous étiez à ma place… qu’est-ce que vous répondriez ?…

 

Le petit Darbois regarda cette belle femme irritée et chercha poliment une phrase qui pût lui faire plaisir.

 

– Je crois bien que je me répondrais : « Tout cela, c’est de la blague !… »

 

– Vous avez trouvé le mot, monsieur, tout cela, c’est de la blague !… c’est de la blague de professeur !… c’est de la blague de névropathe ! c’est de la blague de vieille fille qui passe son temps à interroger les morts parce que les vivants ne lui ont jamais rien dit !… Mais savez-vous bien, monsieur, que tout de même si on les écoutait trop longtemps, ils finiraient par nous rendre fous, ces gens-là !… Moi-même, il y a eu des moments où je me suis pris la tête à deux mains et où je me suis dit : « Reprenons nos esprits ! reprenons nos esprits ! »

 

« Oui, monsieur, je crois que si je n’avais pas gardé tout mon sang-froid, nous serions tous aujourd’hui à Bicêtre, ma parole !…

 

« Heureusement, j’ai pris le dessus et j’ai chassé d’ici tous ceux qui parlaient du fantôme, ou qui l’évoquaient ou qui y pensaient, et du même coup nous avons été débarrassés du fantôme !…

 

« Il n’est plus apparu à personne, du moins ici, et ça me suffit !…

 

« J’ai fait maison nette, monsieur, j’ai fermé ma porte aux esprits malades, et le fantôme nous fiche la paix !… et mon mari achève sa guérison dans le calme !… soigné par un brave praticien de la campagne, qui a l’esprit sain et qui ne lui raconte des histoires que pour le faire rire !… La première fois que mon mari a prétendu, devant lui, qu’il avait été vraiment mort, ce brave homme a tellement ri, mais tellement ri, que mon mari a fini par rire avec lui et que nous en étions tous malades, de rire !… Oui, monsieur !… Et la vision des morts dans la vallée ! rapportée de son voyage chez les morts, par mon mari ? Ce fut le bouquet !… Ce brave docteur s’est écrié : « Ça n’est pas possible, vous n’avez pas inventé ça tout seul ! Ça, c’est de la littéracoméditure !… Vous avez lu ça quelque part !… » Et il a voulu voir la bibliothèque, le bureau ; il a cherché jusque dans la chambre occupée avant l’accident par mon mari et il a fini par découvrir une demi-douzaine d’ouvrages spirites où se trouvaient justement précisées dans un style aussi biblique qu’impressionnant les lubies pseudo-scientifiques des Jaloux, des Moutier, des Crookes, est-ce que je sais ; moi ?…

 

« Oui, mon mari en était arrivé là, sous l’influence des discours extraordinaires du Dr Moutier, à se laisser influencer par des histoires pareilles, à les rechercher, à s’en nourrir en secret !… Comment voulez-vous qu’à la sortie d’une opération pareille en face d’un imbécile de savant qui abuse de sa faiblesse pour le faire parler, il ne lui sorte pas toutes les calembredaines qu’on a retrouvées imprimées au fond du tiroir de sa table de nuit !… Mais c’est fini !… Mon mari est guéri… et du cœur… et du cerveau !… Ah ! reprenons nos esprits, monsieur !… Reprenons nos esprits !…

 

XXV

FANNY NE QUITTE PLUS LE PETIT JOURNALISTE

 

Pendant que Mme de la Bossière parlait avec une conviction qui faisait plaisir à voir, le petit journaliste, entre deux notes jetées sur son calepin, admirait la bonne santé physique et morale de son hôtesse. Il souligna au stylo « femme de tête », lui sourit et lui dit :

 

– Madame, la cause est entendue ; vous aurez tous les gens d’esprit avec vous. Et les autres seront ridicules. Maintenant, voulez-vous que nous laissions de côté toute cette fantasmagorie pour aborder la seule question sérieuse que soulèvent, en somme, les incidents de ces jours derniers : je veux parler de l’absence prolongée de M. André de là Bossière. Qu’en pensez-vous, madame ?

 

– Mon Dieu, monsieur, je pense qu’elle est tout à fait anormale et inquiétante, et mon mari l’a trouvée si inexplicable qu’il a été le premier à « saisir » la justice et à lui demander une enquête. Cette enquête, hélas ! comme vous le savez, n’a rien donné et nous attendons toujours qu’il se produise quelque fait nouveau susceptible de nous éclairer sur une disparition qui nous a tous plongés ici dans un état d’esprit voisin du désespoir. Mon mari adorait son frère…

 

– Pensez-vous que M. André de la Bossière ait été assassiné ?

 

– Tout est possible, n’est-ce pas, du moment que nous n’avons plus reçu de ses nouvelles.

 

– Je vais vous avouer, madame, la raison pour laquelle je vous pose des pareilles questions. Dans toute cette histoire abracadabrante de fantômes sortie de la bouche de l’honorable Mlle Hélier, je n’ai retenu que l’état de visionnaire dans lequel se trouvait une certaine Mme Saint-Firmin.

 

« Il ne faut pas oublier, madame, que nous sommes à une époque où les juges d’instruction vont se renseigner auprès des somnambules ; voyez l’affaire Cadiou : c’est la somnambule qui a tout découvert. Certes, je ne crois pas aux fantômes, mais nous devons compter, aujourd’hui, avec la suggestion, avec l’état magnétique et somnambulique des témoins et avec beaucoup de choses encore qui faisaient rire ou qui faisaient peur autrefois et qui font penser aujourd’hui ! La justice ne répugne plus à chercher dans cet état de vision un puissant auxiliaire depuis que la science en a reconnu la réalité et étudié les surprenants phénomènes.

 

« Si Mme Saint-Firmin est sérieusement la visionnaire que l’on dit on ne saurait négliger son témoignage, et quant à moi, je ne manquerai pas, madame, en sortant d’ici, de l’aller interroger.

 

– Mais c’est fou, monsieur !…

 

– Je vous demande pardon, je ne connais pas Mme Saint-Firmin…

 

– Eh ! monsieur, fit Mme de la Bossière, en essayant de dominer l’irritation singulière où l’avaient jetée les dernières paroles de l’indiscret reporter… quand vous connaîtrez Mme Saint-Firmin, vous vous rendrez compte que ses propos n’ont pas plus d’importance que ceux de Mlle Hélier !… Ce sont deux toquées, ni plus ni moins ! L’état de santé de Mme Saint-Firmin est des plus précaires, et il n’est point rare de l’entendre divaguer. Le Dr Moutier lui-même a ri des visions de Mme Saint-Firmin et en a établi l’inanité. Comme le disait Moutier, elle s’imagine voir la nuit ce que sa cervelle malade a conçu pendant le jour ! Ne voit-elle pas – et c’est certainement la première chose qu’elle vous dira – ne voit-elle pas le cadavre de mon malheureux beau-frère dans une malle !

 

– Oh ! très intéressant ! interrompit le petit Darbois… Très fortes, les somnambules, pour les cadavres dans les malles !

 

– Et savez-vous pourquoi, monsieur ? Tout simplement parce que le Dr Moutier, qui a déposé lors de l’affaire Eyraud-Gabrielle Bompard, a raconté cent fois devant cette petite (Mme Saint-Firmin est restée presque une enfant) l’histoire de la malle de Gouffé !

 

– Madame, permettez-moi de vous dire que je ne saurais, sans avoir vu et entendu Mme Saint-Firmin, adopter d’aussi… catégoriques conclusions ! Car enfin, puisque vous parlez de la malle où l’on avait enfermé le cadavre du malheureux huissier, je ne puis oublier que c’est justement une somnambule qui a fait retrouver cette malle, une authentique somnambule, Mme Auffinger, dont mon ami Edmond le Roy, le rédacteur si sympathiquement connu du Journal, nous racontait encore dernièrement l’histoire. Lors de la disparition de l’huissier Gouffé qui faisait tant de bruit, un de nos confrères, se rappelant que cette Mme Auffinger avait rendu d’illustres services dans certaines recherches célèbres d’objets et de cadavres cachés, alla trouver cette dame…

 

Ici, le jeune reporter s’interrompit :

 

« Mais, je vous demande pardon, madame, je suis là à vous raconter des histoires, alors que notre temps à tous les deux est précieux… je vous demanderai la permission de prendre congé…

 

Ce fut Mme de la Bossière qui le retint. Elle était devenue tout à coup extrêmement curieuse de savoir comment une somnambule, une visionnaire, avait pu mettre la justice sur les traces d’un cadavre… Autrefois, quand Moutier racontait ces choses, elle ne les écoutait même pas ! Elle pria donc le reporter de continuer son histoire…

 

– Notre confrère, raconta le jeune Darbois en se rasseyant avec un sourire, s’était muni d’un gant et d’une cravate ayant appartenu à l’officier ministériel et il donna les deux objets à Mme Auffinger. Celle-ci, une fois magnétisée par son fils, vit que le disparu avait été attiré dans un piège, assassiné à Paris, aux environs de la Madeleine, mis dans un coffre, transporté en province, dans les environs d’une grande ville de garnison, et que le corps serait retrouvé le 23 août.

 

« Ceci se passait le 12 août. Le lendemain, l’article de notre confrère paraissait et bientôt on retrouvait à Millery, près de Lyon, un cadavre dans une malle.

 

« Mais ce cadavre était décomposé au point que l’on était incertain de savoir si c’était bien celui de Gouffé. Là, encore, l’intervention de Mme Auffinger fut décisive. Mme Landry, et Mlle Gouffé sœur et fille aînée de la victime, vinrent, avec sa calotte, trouver la somnambule. Celle-ci reconnut, dans son sommeil, avoir déjà été consultée pour cette recherche, puis elle déclara formellement que le cadavre de Millery était bien celui de l’huissier, donnant pour preuve que la troisième molaire de droite lui manquait et que l’on n’avait qu’à constater que la même molaire manquait au cadavre, ce qui, dans la suite, fut reconnu exact.

 

« Mme Auffinger alla même plus loin dans ses investigations magnétiques, puisqu’elle ajouta, et bien avant que les journaux en parlassent, que Gouffé avait un léger défaut dans un œil, de plus une certaine raideur dans une jambe résultant d’une névrose antérieure et déterminant une sorte de claudication. Enfin, elle annonça que les coupables seraient arrêtés, dans un des trois mois qui suivraient la consultation et qu’ils étaient partis pour l’Amérique.

 

« Et tout cela se vérifia, madame, conclut le reporter en se levant. Vous comprenez que si je pouvais réussir avec Mme Saint-Firmin ce que mon confrère a si bien réussi avec Mme Auffinger, ce serait une bonne aubaine pour tout le monde : pour vous, madame, qui sauriez enfin ce qu’est devenu votre beau-frère, et pour moi qui rapporterais un excellent article à mon journal. Madame, il ne me reste plus qu’à vous remercier de l’aimable accueil…

 

– Monsieur ! vous ne savez pas où habite Mme Saint-Firmin, je vais vous conduire chez elle moi-même !…

 

– Oh ! madame, je ne sais vraiment…

 

Mais Mme de la Bossière sonna, se fit apporter un manteau et un chapeau et sortit avec le jeune homme…

 

– Nous irons à pied, monsieur, c’est tout près…

 

Le reporter n’en « revenait pas ». Fanny, en dépit de l’émoi où la jetaient les démarches insolites de ce diable de journaliste, se rendit compte de l’étonnement de celui-ci. Elle pensa qu’il était dangereux de le laisser sous cette impression et dit aussitôt :

 

– Vous comprenez, monsieur, que moi, je commence à en avoir assez de toutes ces histoires ! Entre nous, je ne serais pas fâchée de vous voir constater par vous-même que les imaginations de Mme Saint-Firmin ne sont pas plus sérieuses que les inventions de Mlle Hélier ! Quand vous l’aurez jugée telle qu’elle est, c’est-à-dire une pauvre malade qui divague, vous le direz, vous l’écrirez, et c’en sera fini, il faut l’espérer, des fantômes de la Roseraie. Vous me parliez tout à l’heure des révélations d’une somnambule authentique… Libre à vous d’y croire, vous êtes jeune et impressionnable. Moi, je n’y crois pas… Mais Mme Saint-Firmin n’est pas une somnambule authentique… C’est une malade, je le répète, dont la tête est très faible et qui a de tristes cauchemars…

 

Ah ! ce petit reporter, si elle avait pu l’envoyer au diable avec tous les fantômes qu’il était venu interviewer !… Et elle l’accompagnait ! Elle se faisait son cicérone !… C’est qu’elle était sûre qu’il saurait pénétrer chez Marthe, comme il était entré chez elle ; et Mme de la Bossière avait, en vérité, quelque intérêt à assister à l’entretien !…

 

Malgré qu’elle prétendît ne point croire aux révélations du somnambulisme, elle n’ignorait point qu’à cet égard elle avait tort d’être aussi affirmative. L’histoire de Mme Auffinger l’avait fortement émue… et, dans cet ordre d’idées, elle ne pouvait songer sans un frisson aux curieuses coïncidences des révélations et des visions de Mme Saint-Firmin !… L’automobile !… La malle !…

 

Quand ils arrivèrent à la petite maison du bord de l’eau, elle fut tout étonnée de trouver les fenêtres du salon illuminées, la porte de la villa ouverte, et, sur le seuil, la vieille servante qui se lamentait. Un peu plus loin, dans l’ombre, on apercevait des voitures. En reconnaissant Mme de la Bossière, la servante dit aussitôt :

 

– Ah ! madame… vous n’avez pas rencontré monsieur !… Je voudrais bien qu’il rentre de l’étude !… Ils sont bien là une vingtaine à tourmenter cette pauvre Mme Marthe !… C’est des journalistes venus de Paris qui lui demandent des choses, des choses…

 

– Zut ! s’exclama le petit Darbois, je suis brûlé ! les confrères !… surtout, madame, ne dites pas qui vous êtes, car ils vous feraient tellement parler que vous ne vous y reconnaîtriez plus ! Il y a longtemps qu’ils sont là ?

 

– Dix minutes, peut-être, je ne voulais pas les recevoir ! Ils m’ont glissé sous le nez !… Il y en a un qui m’a embrassée… Qué vermine !…

 

Fanny, en apprenant qu’une vingtaine de journalistes se trouvaient réunis autour de Marthe, fut aussi désespérée que le petit Darbois, mais pour d’autres raisons. Elle suivit le reporter qui entrait dans le salon, carrément, après avoir frappé deux petits coups, pour la forme.

 

Ils trouvèrent les journalistes, les uns assis, les autres debout, qui prenaient des notes comme des écoliers, autour de Marthe, laquelle, debout contre la cheminée, leur dictait, d’une voix calme, des phrases comme celles-ci :

 

– Dites bien que lorsque Mlle Hélier est venue chez moi, elle m’y a trouvée souffrante, très faible et la tête tout endolorie encore des méchants cauchemars qui, depuis quelques mois m’ont poursuivie à la suite, justement, de ce triste état de ma santé. Si elle était venue me voir, aujourd’hui, par exemple, elle m’aurait trouvée mieux et tout à fait lucide, n’attachant aucune importance à de pauvres imaginations de mon cerveau. Mais Mlle Hélier, à qui j’ai eu tort de confier mes souffrances comme à une amie, est, si j’ose dire, plus malade que moi !

 

« Elle voit du surnaturel partout, et a donné à mes propos, peut-être sans s’en apercevoir, une forme qui pourrait surprendre… J’ai pu avoir des visions… ce qu’elle appelle des visions… ou encore des apparitions… mais, croyez-moi, je ne les ai jamais considérées, quant à moi, que comme des rêves…

 

– Pardon, madame, interrompit le petit Darbois, mais est-ce que vous n’auriez pas dit que le cadavre de M. André de la Bossière était dans une malle ?…

 

Marthe parut étonnée et un peu démontée par l’imprévu de cette question ; cependant, elle répondit presque aussitôt :

 

– J’ai dit cela comme j’aurais pu dire autre chose… On venait de retrouver un cadavre dans une malle, les journaux en parlaient… le Dr Moutier nous avait parlé de la malle de Gouffé… Tout cela avait fait impression sur mon esprit… je vous répète, monsieur, que ces choses n’ont aucune importance, et que je suis la première à en rire… Voilà, messieurs, toute l’histoire de mes visions… Je n’ai plus rien à vous dire… Je suis un peu fatiguée… Je vous demanderai maintenant la permission de me retirer…

 

– Pas avant que nous vous ayons remerciée madame, commença d’exprimer galamment un des journalistes… Mais un autre le tirait déjà par la manche !…

 

– Grouillons-nous !… Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons prendre le train…

 

En un clin d’œil, le salon fut vide. Le petit Darbois lui-même s’échappait après avoir pris hâtivement congé de Mme de la Bossière.

 

– Eh bien ! lui jeta celle-ci… qu’est-ce que je vous avais dit ?… Cette pauvre Mme Saint-Firmin reconnaît elle-même…

 

– Oui, oui, c’est bien dommage !…

 

– Dans tout ceci, il n’y a qu’une folle, Mlle Hélier, dites-le !…

 

– Comptez sur moi !…

 

Et il se sauva, la laissant seule avec Mme Saint-Firmin. Fanny était pâle de joie.

 

XXVI

LA JOIE DE FANNY DURE PEU

 

Mme de la Bossière s’avança, les mains tendues vers Mme Saint-Firmin, mais ce geste fut inutile car Mme Saint-Firmin ne le vit pas ou fit celle qui ne le voyait pas. Elle avait un regard extraordinairement mort et qui ne semblait refléter aucun des objets environnants. Dam quel domaine inconnu ce regard se promenait-il ? Qui aurait pu le dire.

 

« La voilà encore partie pour l’extase ! se dit Fanny, heureusement que ça ne lui a pas pris devant les journalistes ! Et moi qui allais la complimenter d’être redevenue si raisonnable !… »

 

Elle s’assit, décidée à attendre patiemment que Mme Saint-Firmin voulût bien s’apercevoir de sa présence. Or, comme elle levait à nouveau les yeux sur Marthe, Fanny s’aperçut de la dureté extraordinaire du regard, qui, maintenant, se fixait sur elle.

 

Elle en reçut comme un choc et cette sensation insupportable la fit même reculer sur sa chaise.

 

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… finit-elle par lui demander.

L’autre ne répondit point tout d’abord, comme si cette question mettait du temps à lui parvenir.

 

Enfin, ses lèvres remuèrent et les quelques paroles qui s’en échappèrent firent se dresser dans un désarroi indescriptible Mme de la Bossière.

 

– Pourquoi je vous regarde ainsi ?… Parce que c’est vous qui êtes la cause de tout !… Parce que c’est pour vous qu’il a été tué !… André m’a tout dit, il y a six jours, lors de sa dernière visite. Il ne veut pas que je continue à soupçonner plus longtemps mon mari… Jacques de la Bossière est né du sang de Caïn !… Mais c’est vous qui avez armé sa main !… Allez ! Allez ! mais allez-vous-en donc !… Ah ! surtout qu’il n’arrive rien aux enfants !… j’ai vu Mlle Hélier !…

 

À ce nom, Fanny retrouva son souffle…

 

– C’est elle qui vous a suggéré toutes ces horreurs ! Elle veut se venger de ce que je l’ai chassée !… Ah ! Marthe ! Marthe ! ma petite Marthe ! reprenez vos sens, rappelez vos esprits ! Est-ce bien vous qui nous parlez ainsi ! vous qui avez trouvé auprès de nous des amis, ma petite Marthe, de vrais amis ! Songez donc à ce qui arriverait si l’on vous entendait répéter de pareilles abominations !… c’est épouvantable !…

 

Et Fanny s’écroula sur un meuble, la figure dans les mains, comme en proie au désespoir le plus sincère et le plus touchant, à la vérité !…

 

Cependant Mme Saint-Firmin n’en parut point autrement émue. Elle s’en fut vers Fanny, avec cette allure de spectre qui ne la quittait plus, ce glissement qui la déplaçait comme si elle ne pesait rien à la terre, et elle lui posa sa main diaphane sur l’épaule.

 

– Calmez-vous, lui dit-elle, personne ne saura rien de ces choses, je n’ai rien dit de tout cela à Mlle Hélier, et elle n’en saura rien… Seulement il faut la rappeler auprès des enfants… c’est la volonté du mort !… Vous avez vu avec quelle prudence j’ai parlé aux journalistes… le mort ne veut pas que l’on sache !… à cause des enfants !… André nous fera connaître bientôt ses dernières volontés car il a assez souffert, même depuis sa mort, et il va bientôt être délivré de la terre où son fantôme était resté enchaîné et moi, alors, je ne le verrai plus !… ici-bas, du moins !… Madame, allez-vous-en !… je vous ferai savoir ce qu’il m’aura dit… je l’attends, cette nuit… songez que je ne l’ai pas vu depuis six jours !… et certainement s’il apprend que vous êtes là, il ne viendra pas !…

 

Fanny la regardait ! Ah ! si elle avait osé, comme elle aurait noué ses mains crispées autour de ce cou fragile ! Elle n’aurait pas eu beaucoup à appuyer… le dernier souffle s’en serait échappé… un pauvre soupir… et tout eût été fini !… et jamais plus cette petite bouche pâle n’aurait laissé passer les paroles terribles…

 

Ah ! ce qu’elles avaient dû se monter encore leurs pauvres têtes, Mlle Hélier et elle !… ce qu’elles avaient imaginé !… et comme Fanny aurait ri de tout cela si justement ce qu’elles avaient imaginé n’avait pas été vrai !

 

Mme de la Bossière tamponna ses belles paupières meurtries de son fin mouchoir de batiste…

 

– Ma pauvre Marthe, vous me faites de la peine !… une peine ! Vous voilà plus malade que jamais !… je reviendrai vous voir demain !…

 

– C’est inutile !… Je ne veux pas que vous veniez… Je ne veux plus vous voir, à moins que ce ne soit absolument nécessaire et que le mort me l’ordonne !… Du reste, je sens que vous me détestez !… Et moi, je vous hais, ce qui n’est guère chrétien, mais je ne puis pas oublier, n’est-ce pas, que Jacques a tué André à cause de vous !… Ne le niez pas !… Il me l’a dit… vous vouliez devenir châtelaine de la Roseraie…

 

– C’est vous qui vouliez le devenir ! éclata Fanny, et c’est parce que vous ne l’êtes pas que vous êtes devenue folle !

 

Elle se retourna pour juger de l’effet produit par sa sortie, mais elle se trouva en face d’une figure lointaine, aux yeux sans regard extérieur…

 

– André sait bien que je n’ai jamais pensé qu’à lui, disait cette voix de rêve…

 

Et, en vérité, disant cela, elle semblait voir André… et encore la voix revêtit un accent d’une douceur et, en même temps, d’une douleur infimes pour ajouter cette phrase qui tomba sur Fanny comme la foudre…

 

– Oh ! madame, pourquoi l’a-t-il tué au rond-point de la Fresnaie !…

 

XXVII

SUR LA LIMITE

 

Jacques après avoir glissé son fusil tout chargé par la porte entrebâillée du placard referma celui-ci à clef et mit la clef dans sa poche.

 

De cette façon, il était à peu près sûr qu’on ne viendrait pas lui voler son fusil et il savait où le prendre, si, par hasard, il en avait besoin. Au surplus, depuis quelque temps, il fermait, autant que possible, les portes derrière lui et ses poches étaient pleines de clefs.

 

C’était plus prudent, pensait-il, dans l’état d’esprit où il se trouvait et cela l’aidait à ne point se laisser envahir par la peur, dès que le soir survenait.

 

Il se tenait sur ses gardes, c’est-à-dire qu’il avait averti ses sens de ne point s’émouvoir à propos d’une chaise qui tombe ou d’un rideau qui remue.

 

Les soins et les raisonnements terre à terre de ce brave praticien de Juvisy lui avaient fait grand bien, et s’il n’était pas encore tout à fait persuadé qu’il n’avait pas été mort ! du moins il tendait à croire qu’en effet son cas n’avait pas été aussi exceptionnel que l’avaient prétendu Jaloux et Moutier et qu’il se pouvait fort bien qu’il fût simplement revenu des limites de la vie avec le souvenir d’un vilain cauchemar.

 

Cependant, il est toujours bon de prendre ses précautions, et puisqu’il avait retrouvé l’équilibre de ses facultés, il en profitait pour ne rien négliger de ce qui pouvait lui rendre la sérénité de l’âme qui lui faisait encore défaut.

 

Par exemple, il se gardait dans le cas où les fantômes qu’il avait si bien vus dans l’état de mort lui apparaîtraient de nouveau dans la vie pour lui prouver qu’ils n’étaient point de vaines images.

 

Et surtout, il avait réussi à se garder contre un fantôme, celui qui le tracassait par-dessus tout !

 

Ah ! celui-là, il y pensait sans cesse, même quand il ne le sentait pas en train de rôder autour de lui… Mais il l’avait bien attrapé, ma foi oui, il l’avait bien attrapé !…

 

Un soir, c’était… mon Dieu ! il y avait six jours de cela… c’était la première fois qu’il se levait depuis le terrible accident… Le docteur de Juvisy avait déclaré que tout allait pour le mieux et que Jacques pouvait maintenant compter vivre jusqu’à cent ans ! (Cent ans de vie, il avait dit cela sérieusement, le docteur, mais il avait mis à cela une condition, c’est que Jacques chasserait les fantômes de son cerveau, sans quoi les fantômes le reprendraient et l’entraîneraient d’une façon définitive, cette fois dans la mort, dans la vraie mort d’où l’on ne revient jamais !… Aussi Jacques avait-il promis d’être bien sage, et de ne plus se faire d’idées !) Donc, ce soir-là, il y avait six jours de cela, on l’avait roulé dans un fauteuil, car il se sentait encore bien faible, jusque dans la petite pièce qui servait de penderie à Fanny.

 

Et l’on ne s’était plus occupé de lui, car on procédait hâtivement au nettoyage de la chambre.

 

Cette pièce était justement celle qu’il fallait traverser pour aller chez les enfants, et c’était dans cette pièce-là que s’était passé l’« accident » !

 

C’était dans le tiroir de la table qu’il avait cherché le revolver, le soir de l’accident où son cerveau avait été si singulièrement troublé par certain bruit de chaîne. En revoyant la pièce, en revoyant la table, Jacques, naturellement, s’était rappelé ce qu’il s’était imaginé au moment de l’accident… Le fantôme se dressant tout à coup devant lui avec le revolver et tirant sur lui !… Pourquoi s’était-il imaginé cela alors que l’événement s’expliquait si simplement par l’accident ! Pourquoi toujours faire intervenir ce fantôme ?… Eh ! par Dieu ! se mit-il à penser, parce qu’il l’avait vu !… de ses yeux, vu !…

 

Une hallucination ?… Peut-être !… Certes, il était trop raisonnable, maintenant qu’il recevait des soins de ce brave médecin de Juvisy, pour faire de la peine à celui-ci et ne point admettre qu’il avait été victime, en effet, d’une hallucination !…

 

Mais tout de même, encore une fois, ces hallucinations étaient aussi terribles que la réalité !… Et puisque ces hallucinations vous tuaient par-dessus le marché, Jacques s’était demandé ce que de vrais fantômes pourraient faire de plus !…

 

Or dans le moment qu’il s’était demandé cela… il avait senti que le fantôme était revenu !…

 

Certes ! il n’y avait pas à se tromper, le fantôme était derrière lui… presque penché sur son fauteuil…

 

Jacques en apercevait la forme blême et floue dans la glace.

 

Mais le fantôme s’imaginait évidemment que Jacques, qui n’avait pas fait un mouvement, ne le voyait pas !…

 

C’était bien André, avec son insupportable blessure à la tempe !…

 

… Ah ! dans un autre temps, comme Jacques aurait bondi ! Quel tapage il aurait fait !… Mais, « instruit par l’expérience » et ayant recouvré l’équilibre de ses facultés, il avait appris à mater sa peur et à se raisonner…

 

Ce fantôme n’était, après tout, peut-être qu’une hallucination ?… Voilà ce qu’il ne fallait pas oublier !… et c’est bien cette pensée si raisonnable qui donnait à Jacques la force de regarder le fantôme « sans en avoir l’air »… et de ruser avec lui !…

 

Car Jacques était bien décidé, cette fois, à s’en débarrasser…

 

Fantôme ou hallucination, il allait tout simplement tenter de l’enfermer à jamais entre ces quatre murs !…

 

André, toujours appuyé au dossier du fauteuil, ne bougeait pas et Jacques ne remuait pas plus que lui…

 

Jacques faisait semblant de lire un journal qui était sur ses genoux…

 

Une simple bougie sur la table éclairait doucement cette scène muette…

 

Et Jacques calculait que, derrière le fantôme, la porte conduisant à la chambre que l’on était en train de nettoyer était fermée ; la clef était restée dans la serrure, mais de l’autre côté, du côté de la chambre… son premier soin, une fois dehors, serait donc d’aller donner un double tour à cette clef-là !… Ce qu’il fallait, c’était sortir si vite par la porte conduisant à l’appartement des enfants que le fantôme, surpris, n’eût point le temps de faire un mouvement…

 

S’il prenait bien son élan, en deux bonds, Jacques pouvait être dehors… par cette porte restée entrouverte… Une fois passé, il la rabattait sur le nez du fantôme ! et comment !… et le peresprit d’André restait enfermé là pour toujours… et ne viendrait plus le tourmenter jamais !…

 

Tant pis pour la penderie !… Ce serait désormais une pièce condamnée, et tant pis aussi pour les robes de Fanny. Elle s’en commanderait d’autres !…

 

Tout bien pesé, Jacques pensa que l’entreprise serait facile.

 

Il ne fallait point manquer de force, voilà tout !…

 

Alors, dans le moment que le fantôme le croyait quasi endormi sur son journal (Jacques faisait celui qui fermait les yeux)… il bondit et fut dehors en une seconde, et clac ! la porte fut refermée !…

 

Un tour de clef… Jacques se sentit alors prodigieusement léger… il avait des ailes !… Il s’était élancé dans le corridor, il était revenu dans la chambre, avait couru à la porte de la penderie et avait donné les deux tours de clef !… Cette fois, ça y était !… Ça y était bien !… Ah ! le fantôme était bien pincé !… bien attrapé !… Il n’en sortirait plus !…

 

Cependant les domestiques avaient entouré Jacques, qui leur riait joyeusement… Fanny était arrivée, avait renvoyé les importuns et Jacques lui avait, en quelques phrases claires et enthousiastes, expliqué tout…

 

Mais, à vrai dire, Fanny était réellement trop sérieuse pour son âge !… Fanny n’avait pas ri, bien qu’il eût pris la précaution de lui dire : « J’en suis débarrassé ! Fantôme ou hallucination !… » Tout de même Fanny lui avait promis de ne plus ouvrir jamais ces deux portes, moyennant quoi, il lui avait promis, lui, de ne plus avoir cette hallucination-là !… Et il avait tenu sa parole !…

 

Depuis six jours, Jacques n’avait plus rien vu d’extraordinaire. Il paraissait être redevenu un homme raisonnable et tranquille comme tous les hommes tranquilles dans la tranquille vie.

 

Ce qui ne l’empêchait pas, sans le dire à Fanny, de prendre encore des précautions… car il ne fallait pas se dissimuler que le fantôme devait être enragé là-dedans et qu’il imaginerait mille tours pour en sortir…

 

Quand Jacques ne se sentait pas surveillé, il allait coller son oreille contre la porte de la penderie et entendait distinctement le fantôme qui tournait là-dedans comme un toton !… Tantôt, il se heurtait aux vitres de la fenêtre avec un bruit de mouche emprisonnée… et tantôt, il remuait sa chaîne avec acharnement.

 

Tous ces bruits-là, du reste, déplaisaient fort à Jacques… il eût préféré que le fantôme prisonnier prît sa captivité en patience !…

 

Enfin, bientôt, Jacques ne l’entendrait plus ! Il était, en effet, convenu avec Fanny que l’on allait réaliser ces fameux projets de voyage qui leur feraient tout oublier !… Italie !… Italie !… Harmonie !… Harmonie !… Azur !… Santa Lucia ! Où est l’indicateur des chemins de fer ?…

 

Fort de savoir son fusil à deux pas de lui, son fusil chargé… Jacques ne craint pas de pénétrer, tout seul, ce soir, dans la chambre de Fanny pour chercher l’indicateur… Ah ! le voici sur la commode. Train de luxe… si on passait par Venise ?… l’automne, très bonne saison pour voir Venise…

 

Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?… Qui l’appelle ?…

 

Et il se retourne, haletant, vers la porte fermée de la penderie…

 

Une voix, il a entendu une voix sourde qui appelait :

 

– Jacques ! Jacques !…

 

La voix maintenant s’est tue… mais Jacques perçoit distinctement du frôlement contre la porte !

 

Alors, il perd toute mesure ! il en a assez… Il faut en finir avec ce fantôme. Ce fantôme enfermé dans la penderie fait vraiment trop de bruit avec sa chaîne.

 

Jacques va chercher son fusil, puis bravement, héroïquement, ayant tiré de sa poche un de ses lourds trousseaux de clefs qui ne le quittent plus… il introduit l’une de ces clefs dans la serrure de la penderie et, d’un coup, ouvre la porte, bravement ! héroïquement !…

 

Ah ! si le fantôme est là, il va le foudroyer, c’est sûr ! il se rue dans la pièce, le doigt sur la gâchette de son fusil… Pas de fantôme !… Non !… Il n’y a pas de fantôme dans cette petite chambre dont son regard fait le tour…

 

S’il y avait eu un fantôme, il l’aurait aperçu immédiatement, parce que cette petite chambre n’est éclairée que par la lumière venue de la grande. Il règne là une pénombre dans laquelle les fantômes – quand il y en a – se détachent avec une parfaite netteté… et chacun sait, du reste, que les fantômes sont bien plus visibles dans l’obscurité que dans la lumière…

 

Cependant, une minute auparavant, le fantôme d’André était là… Il l’a entendu remuer, il l’a entendu parler !… Où est-il passé ?… Qu’est-il devenu ?… Par où s’est-il enfui ?…

 

Ah ! là-bas, la fenêtre remue !… la fenêtre est entrouverte. Le fantôme vient d’ouvrir la fenêtre et de se sauver par la fenêtre en laissant derrière lui, dans l’air qui soulève le rideau, le bruit léger de sa chaîne…

 

Jacques se précipite sur cette fenêtre pour la refermer derrière le fantôme, mais la fenêtre résiste à son effort, parce que, du volet rabattu par le vent, une chaînette qui sert à l’ordinaire à retenir le volet contre la muraille, pend jusque sur la pierre de la croisée et promène çà et là son tintinnabulant cliquetis d’acier…

 

Alors Jacques éclate de rire, d’un rire énorme, colossal, d’un rire qui secoue de dessus sa poitrine le poids formidable de tous les fantômes de la terre !… Il rit… Il rit… jusqu’au moment où il aperçoit sur la table de la petite pièce une simple bougie coiffée de son petit casque d’argent !

 

Cette bougie était celle qui éclairait Jacques six jours auparavant, lorsque celui-ci lisait ou plutôt faisait semblant de lire son journal… le journal est encore par terre… personne ne l’a ramassé… mais la bougie, elle… la bougie qui brûlait, lorsque Jacques a bondi vers la porte et a refermé la porte, il y a six jours… qui donc l’a éteinte ?… qui donc l’a coiffée de son petit casque d’argent ?…

 

XXVIII

L’HORRIBLE MYSTÈRE DE LA BOUGIE
AU PETIT CASQUE D’ARGENT

 

Fanny était sortie de la villa du bord de l’eau dans un état d’esprit des plus dangereux pour cette pauvre Mme Saint-Firmin.

 

Une autre ne se serait point relevée facilement du coup porté par Marthe, mais Mme de la Bossière, qui était, selon la formule du petit Darbois, « une femme de tête », retrouva bientôt toute sa lucidité accoutumée pour faire face au danger qui était imminent et terrible.

 

Chemin faisant, elle raisonnait sur le cas de Marthe (ce qui lui était arrivé déjà bien souvent), et concluait (ce qu’elle n’avait pas encore osé faire).

 

En somme, la puissance visionnaire de Mme Saint-Firmin s’était affirmée de jour en jour, grandissante par étapes, et précisant de plus en plus son objet au fur et à mesure que cet objet la tourmentait davantage.

 

Tout cela, pensait maintenant Fanny, était du somnambulisme pur… et normal… et scientifique ; il ne fallait plus se le dissimuler.

 

Oui, la science avait consacré d’une façon définitive ce pouvoir singulier de l’esprit, en état d’extase, chez certains individus.

 

Marthe voyait le crime !

 

Elle l’avait d’abord entr’aperçu… ne distinguant bien que la figure qui lui était si chère de l’assassiné… puis elle avait aperçu une automobile… puis une malle… un cadavre dans une malle… Enfin… elle venait de voir le crime lui-même, le crime en action, et la figure du criminel, au carrefour de la Fresnaie !

 

Ah ! ce n’était pas de l’imagination cela, servie par des coïncidences, non, non… c’était bien de la vision… et cette vision allait sans doute lui faire découvrir demain l’endroit où était caché le cadavre ! C’était classique !… Le petit Darbois en avait cité des exemples… La justice alors se mettrait en branle… la justice qui ne répugne plus maintenant, comme avait dit le reporter, à chercher un précieux auxiliaire dans le somnambulisme. Et Mme de la Bossière conclut.

 

Elle conclut que Marthe ne devait plus avoir de visions !…

 

Cela fut dit par elle, tout haut, telle la sentence d’un jugement dans la solitude du chemin que suivait Fanny rentrant à la Roseraie.

 

« Elle n’en aura plus !… Aujourd’hui, les visions lui commandent de se taire… demain elles lui ordonneront de parler… Elle n’en aura plus… »

 

Et Fanny ne plaignit point la pauvre Marthe ! Elle lui en voulait trop d’être venue troubler leur si belle, leur si magnifique quiétude ! Si Marthe ne s’était « mêlée de rien », Fanny ignorerait encore à cette heure ce qui s’était passé au rond-point de la Fresnaie. Elle en bénéficierait, et personne n’en parlerait, et son mari ne serait pas le pauvre être bourrelé de remords qu’elle ne reconnaissait plus et qu’elle commençait de mépriser… car, à quoi bon avoir la force qui tue, qui arme le bras, si l’on n’a point ensuite celle qui commande à la pensée et qui efface le souvenir ?

 

Les fantômes d’André n’avaient jamais été dans la pensée de Fanny que les formes diverses du remords. Et ces fantômes étaient tous venus de la villa du bord de l’eau !… C’était Marthe qui les lâchait tous les soirs dans la campagne !… Marthe disparue, les fantômes disparaî­traient !… Ah ! comme Fanny haïssait cette femme qui avait pu espérer un instant devenir châtelaine de la Roseraie et qui semblait avoir juré de perdre celle qui lui avait pris sa place !

 

Sept heures sonnaient quand Fanny rentra au château.

 

Elle calcula que les heures qui la séparaient de trois heures du matin seraient bien lentes à passer, dans la seule compagnie de l’idée de ce crime qu’elle avait au bout des doigts depuis qu’elle avait regardé de si près la gorge de Marthe… cette gorge si redoutable… et si fragile…

 

… Oui, elle n’aurait qu’à serrer un peu ! Elle sentait la gorge déjà entre ses doigts !… ses doigts qui se crispaient avec une joie sauvage sur cette gorge qui ne savait pas se taire…

 

Le valet de pied lui annonça que M. de la Marinière était au salon. Il était venu en auto prendre des nouvelles de M. de la Bossière.

 

« Tant mieux ! se dit-elle, je vais le retenir à dîner et il m’aidera à passer une partie de la soirée ! »

 

– Vous avez prévenu Monsieur ?…

 

– Katherine a frappé à la porte de Monsieur et Monsieur a répondu qu’il fallait « lui ficher la paix ! » et d’une voix si rude que Katherine prise de peur est redescendue en pleurant. Il faut que je dise à Madame : Katherine ne peut plus rester au service de Madame… et comme je dois me marier avec Katherine…

 

– C’est bien ! C’est bien ! Nous parlerons de tout cela demain, mon garçon !…

 

Et Fanny gravit hâtivement l’escalier du premier étage contenant à grand-peine sa colère, non point contre les domestiques, qui étaient bien excusables de ne plus vouloir rester dans cette maison fous, d’autant plus que quelques-uns d’entre eux avaient été pris de la maladie ambiante et croyaient voir des fantômes partout, mais contre Jacques qui avait dû se laisser aller à une nouvelle crise…

 

Elle le trouva dans la penderie tenant son fusil comme s’il était à l’affût, et fixant avec des yeux d’épouvante une bougie coiffée de son petit casque d’argent.

 

Elle lui arracha le fusil des mains. Elle était furieuse. Il se laissa faire.

 

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda-t-elle, d’une voix rude… je vous jure que si vous continuez à faire le fou… je ne vous soigne plus, moi !… Je commence à en avoir assez !… Ah ! oui, je commence a en avoir assez !… Où êtes-vous allé chercher ce fusil-là ?… Et il est chargé !…

 

Il ne répondait pas ; alors, avec des gestes précis, vivement, elle vida l’arme de ses cartouches. Il fixait toujours son bougeoir.

 

– Me direz-vous enfin ce qui vous est arrivé ?… Que vous a fait ce bougeoir ?… Pourquoi le regardez-vous ainsi ?…

 

Alors, à voix basse, sans cesser de regarder le bougeoir, il lui confia par petites phrases hachées l’horrible mystère… l’horrible mystère du petit bougeoir au casque d’argent !…

 

Cette bougie allumée avait été enfermée par lui dans cette chambre… Il avait conservé les clefs de cette chambre dans sa poche… or, il venait de retrouver, six jours plus tard, la bougie non consumée mais éteinte et coiffée de son petit casque d’argent !… Qui donc avait éteint cette bougie ?… »

 

Ayant dit, il leva sur elle un regard si troublé qu’elle eut peur, cette fois, que la raison fût partie pour toujours !… Elle se hâta de le rassurer…

 

– Qui ?… Vous demandez : qui ?… Mais, mon pauvre ami, c’est tout simplement Katherine !

 

– Mais c’est impossible !… Tu me mens !… Tu me mens ! parce que tu sens que ma raison chavire !…

 

– Voulez-vous m’entendre, hein ?… C’est Katherine qui me l’a dit elle-même. Et quoi de plus naturel, en vérité ?… Quand je suis arrivée dans la chambre, moi, il y a six jours, vous veniez de vous livrer à vos extravagances et l’on dut vous coucher. Je questionnai Katherine qui me dit :

 

« Madame, nous étions en train de faire la chambre pendant que l’on avait glissé Monsieur sur un fauteuil dans la penderie. Tout à coup, nous avons entendu du bruit et une porte qui claquait. Je suis allée aussitôt dans la penderie. Monsieur n’était plus là ! J’ai voulu ouvrir la porte qui conduit chez les enfants, elle était fermée à clef, je suis revenue alors dans la chambre, refermant la porte derrière moi après avoir éteint naturellement la bougie Là-dessus, Monsieur est rentré dans la chambre comme un fou, par le corridor, et a couru donner deux tours de clef à la porte de la penderie. » Voilà, mon pauvre ami, tout ce qui est arrivé. Cette explication vous suffit-elle ?…

 

Jacques la fixait d’un air hébété :

 

– Oui… c’est certain… c’est logique…

 

Et il soupira.

 

– Te revoilà bien malade !… Le docteur ne sera pas content…

 

– Ma chère… ma bien-aimée Fanny… il faut que nous nous en allions… J’ai regardé l’indicateur des chemins de fer… Est-ce que nous passerons par Venise ?…

 

– Où vous voudrez, mais vous me ferez grand plaisir en partant pour Paris, dès demain, avec votre valet de chambre… Oui, je ne veux pas que vous restiez ici un jour de plus…

 

– Ah ! c’est bien mon avis, fit Jacques… je ne me remettrai tout à fait que loin d’ici… Tout de même, ai-je été assez sot avec cette histoire de bougie éteinte… Pauvre garçon stupide que je suis !… Tenez !… c’est comme le bruit des chaînes… Vous savez, le fameux bruit de chaînes… que j’entendais toujours ?… que vous avez vous-même entendu un soir ?… rappelez-vous : vous disiez… « On trouvera demain l’explication… Un bruit de chaînes est un bruit très naturel… » Oui, vous disiez cela… Eh bien !… ma chère Fanny, vous aviez encore raison… c’est le bruit de la chaînette du volet !… Alors, il y a de quoi rire, n’est-ce pas ?… vraiment de quoi rire !… Et j’ai ri tout à l’heure aussi fort que lorsque le docteur rit quand je lui raconte que je suis revenu de chez les morts !… Il a fallu cette histoire de bougie éteinte pour me bouleverser l’âme à nouveau… mais maintenant, la voilà expliquée… cette histoire… tout s’explique décidément… et j’imagine que je vais bien dormir, ce soir…

 

Dans le petit salon, M. de la Marinière attendait patiemment qu’on voulût bien se rappeler sa présence au château, car il était fort curieux des événements qui se déroulaient chez ses amis. Il revenait de Paris à l’instant et il avait lu les feuilles du soir qui relataient les incidents de la conférence de Jaloux à l’École des hautes études. Il apportait les journaux à Mme de la Bossière et venait lui proposer son concours dans le cas où il faudrait leur faire parvenir une réponse… Quelle histoire !… Il brûlait de s’y mêler… d’y jouer un rôle d’ami, car c’était un excellent homme.

 

Quand Jacques fut couché, Fanny descendit et mit le comble aux vœux du vieux gentilhomme en le retenant à dîner…

 

– Et après, lui dit-elle, nous ferons un bésigue, n’est-ce pas ? Histoire de passer une bonne partie de la soirée avec un hôte charmant !… On nous abandonne depuis que le bruit court que la Roseraie est le rendez-vous de tous les fantômes de la vallée. Ah ! vous êtes au courant ?… Les journaux du soir ?… Merci, vous êtes bien aimable. !… Oh ! nous allons être envahis par les journalistes… Il en est déjà venu aujourd’hui… je n’en ai pas parlé à Jacques, bien entendu !… Oui, Jaloux et Moutier ont raconté l’opération et Mlle Hélier a donné nos noms… c’est charmant !… Si nous voulons avoir la paix nous n’avons plus qu’à déguerpir… et c’est ce que nous allons faire dès demain, mon cher La Marinière… vous voyez, je n’ai pas de secret pour vous… oui, nous allons partir sans tambour ni trompette… j’irai promener « mon revenant » en Italie ou en Suisse… et nous ne réapparaîtrons que lorsqu’on nous fera le plaisir de ne plus s’occuper de nous !… Allons ! venez dîner !… et donnez-moi des nouvelles de vos puppies, mon cher ami… ça va toujours, le coursing ?…

 

XXIX

CE QUI PEUT ARRIVER À « UNE FEMME DE TÊTE »

 

La Marinière repartit en auto à onze heures.

 

À minuit, tout paraissait dormir au château. Deux heures du matin sonnaient à l’horloge des communs quand une ombre qui profitait de toutes les ombres pour se dissimuler, au ras des haies, des murs et des clôtures, pénétrait au plus épais du parc.

 

Cette ombre venait du château et en était sortie par la porte basse de la Tour Isabelle.

 

Chose curieuse, les chiens qui s’étaient mis tout à coup à aboyer furieusement se turent lorsque l’ombre passa près des chenils et s’enfonça dans la ténèbre profonde de l’allée des platanes.

 

Elle prit ensuite par la petite futaie et arriva au mur de clôture du parc. Là, elle remonta le sentier pendant deux cents mètres environ, et s’arrêta enfin devant une porte vermoulue et à demi dissimulée sous un rideau épais de lierre et de plantes parasites.

 

Et aussitôt l’ombre ne put retenir une sourde exclamation. Cette porte qu’elle croyait trouver fermée était entrouverte.

 

La stupéfaction que lui causait ce détail imprévu suspendit un instant la marche de Fanny sur le chemin du crime.

 

Cependant, elle n’hésita point longtemps.

 

Elle se serait méprisée d’être venue jusque-là pour reculer… pour reculer devant une porte ouverte !… quand sa vie, sa fortune, l’honneur de son nom, l’avenir de son enfant, tout dépendait du geste à accomplir… du geste si simple… et qui demanderait si peu d’effort…

 

Elle réfléchit que cette porte pouvait être ouverte depuis des semaines… des mois… peut-être livrait-elle ordinairement passage a quelque domestique cherchant aventure au village…

 

Et, patiemment, pendant quelques minutes, Fanny attendit, tapie sous la futaie, l’oreille au guet. Elle n’entendit ni ne vit rien de suspect. Alors elle jugea que le moment était venu de précipiter sa marche vers la petite maison du bord de l’eau, car l’heure s’avançait, l’heure à laquelle Marthe avait rendez-vous avec ses visions.

 

Elle sortit du parc sans avoir rien remarqué d’anormal et, par le sentier qu’elle connaissait bien, qui longeait la lisière de la foret de Sénart, elle descendit jusqu’à la boulaie.

 

À travers les arbres, elle apercevait maintenant, de temps en temps, les murs éclatants et nus de la villa éclairés d’une façon intermittente par la lune. Il y avait de gros nuages au ciel, et le vent les chassait au galop du côté de la forêt qui commençait à chanter d’une façon lugubre.

 

Mais, armée uniquement de son cœur d’airain, Fanny ne tremblait ni physiquement – car elle avait pris soin de s’envelopper d’une cape épaisse qui protégeait jusqu’à son visage – ni, si l’on peut dire, moralement.

 

La forme nocturne des choses ne l’émouvait point. Le geste inattendu d’une branche, la silhouette tourmentée et gémissante de quelque buisson au bord de la route ne l’arrêtaient pas. Elle passait, avec précaution, mais elle passait, et elle se trouva bientôt derrière cette clôture de planches, où elle s’était déjà tapie certain soir, avec son petit chéri, pour surveiller les hantises de Marthe.

 

En ce temps-là, il ne s’agissait que de « savoir ». Maintenant, il fallait « agir ».

 

Et elle attendit.

 

C’était le même décor et à peu près le même temps… avec ses éclaircies de lune… C’étaient les mêmes heures qui sonnaient au clocher prochain du village… C’était le même balancement douloureux des trembles, sur la gauche, au coude du chemin de halage… C’était la même fraîcheur glacée entre les nénuphars de la rive et la racine des saules… C’était le même petit bruit de chaîne venant du bachot…

 

Ah ! ces bruits de chaînes, quelle importance ils avaient pris dans certaines pauvres cervelles malades !… Fanny n’aurait pu s’empêcher, même dans un pareil moment, d’en sourire si son attention n’avait pas été soudain accaparée mais entièrement accaparée – par l’apparition, sur le seuil de la petite porte du jardin, de la pauvre Marthe…

 

Ah ! certes oui, c’était bien elle qui avait l’air d’un fantôme… et plus que jamais !… Vraiment, si fragile, si fragile, si frissonnante… si peu de chose vraiment que Fanny elle-même, au cœur d’airain, en eût peut-être eu pitié si elle n’avait tout à coup, la pauvre folle, prononcé le nom de sa folie : « André !… André ! »

 

Elle appelait son fantôme chéri… elle appelait sa vision fidèle… Et elle devait sans doute le voir, car, puisqu’elle entendait des choses que personne n’entendait, elle pouvait voir des choses que personne ne voyait… Et la pauvre femme, les mains tendues vers son rêve, s’avançait vers le fleuve… en appelant : « André !… André ! es-tu là ?… »

 

Alors, derrière elle, avec des mouvements de tigresse à l’affût, Fanny se glissa. Elle n’avait plus qu’un pas à faire pour toucher sa victime, qu’un geste à accomplir pour la jeter au fleuve.

 

Mais ce pas, elle ne le fit point, et son geste retomba et Fanny faillit crier d’horreur : Le fantôme était là !

 

XXX

FUITE

 

Elle le reconnut à sa blessure à la tempe et aussi à toute sa figure visible dans le rayon de lune qui passait à travers les branches. C’était André. C’était bien ses beaux yeux qui semblaient encore avoir grandi et qui regardaient Marthe avec une tristesse infinie, c’était sa pâle et belle figure, si pâle, et qu’une souffrance surnaturelle semblait avoir encore allongée, bien qu’elle n’en distinguât point les contours perdus dans le flou de la nuit toujours humide et toujours brumeuse sur les bords.

 

Il paraissait vêtu d’une sorte de manteau vague ou plutôt d’une loque incolore qui lui tombait des épaules et se continuait dans la vapeur du fleuve. Et il était assis sur le bord du vieux canot. Il ne voyait que Marthe.

 

Si Fanny, en apercevant le fantôme d’André, n’avait pas hurlé d’épouvante c’est que de sa bouche ouverte le son s’était refusé à sortir. Le cri d’horreur des vivants à l’aspect des morts resta dans sa gorge contractée ; et, après avoir reculé en chancelant comme si elle avait subi un choc dont la violence l’eût étourdie, elle tourna sur elle-même et s’enfuit, éperdue.

 

Elle traversa d’abord le petit bois de trembles, remonta en courant dans la boulaie, et courut, courut encore quand elle eût atteint la lisière de la forêt. Elle n’osait se retourner pour savoir si elle était suivie par la terrible apparition, et, cependant, il lui semblait parfois entendre derrière elle le bruit fantastique des chaînes secouées…

 

Un instant, elle dut s’arrêter, s’appuyer au tronc d’un arbre pour y reposer – un instant, un instant – tout son pauvre corps haletant, tout son être misérable en déroute…

 

Mais elle repartit aussitôt, plus folle que jamais dans sa fuite, et telle qu’une bête traquée par les chiens, car elle avait entendu près d’elle, derrière elle, autour d’elle, les chaînes, les chaînes qui sautaient, qui grinçaient, tintinnabulaient au pied des morts !…

 

Et quand elle arriva tout en haut du plateau, au coin du mur du parc, elle eut encore un sursaut de terreur, car le chemin était traversé par une forme étrange qui faisait des gestes immenses sous la lune…

 

Cependant, ce fut cette forme-là qui la ramena des limites de la folie. Elle reconnut Prosper le bancal, qui agitait sa béquille.

 

Elle l’appela, heureuse de se trouver en face d’un corps vivant… de quelqu’un qui n’était pas encore allé chez les morts !…

 

Mais il la regarda comme s’il ne la connaissait pas et s éloigna rapidement dans un déhanchement monstrueux et grotesque toujours agitant au-dessus de sa tête l’une de ses béquilles et faisant entendre ce son sinistre, le seul que pût proférer sa bouche informe, son bec de lièvre hideux : « Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! »

 

Elle toucha le mur du parc ; elle était presque chez elle. Elle venait de reconnaître cet être misérable, ce pauvre idiot, qu’elle avait fait soigner chez elle ; elle se souvenait qu’il n’avait pas attendu le lendemain de son accident pour se sauver comme s’il avait peur qu’on lui fît du mal… Enfin, ses oreilles ne lui chantaient plus la stupéfiante chanson des chaînes…

 

Elle se reprenait à raisonner et elle retrouva la petite porte, rentra dans le parc et regagna sa chambre par la porte basse de la Tour Isabelle…

 

Alors, quand elle fut dans sa chambre et qu’elle eut fait autour d’elle de la lumière, et qu’elle se rappela tous ses gestes et… et ce qu’elle avait vu… elle se dit qu’elle avait eu peur d’une ombre…

 

XXXI

LA MÊME PENSÉE CONDUIT LES PAS DE JACQUES ET CEUX DE FANNY

 

Mais, en vérité, avait-elle eu peur d’une ombre ?

 

Voilà la question redoutable que Fanny se posait le lendemain matin de cette étrange expédition.

 

Comment, saine d’esprit comme elle était, n’ayant encore ressenti, et cela en aucune façon, et à aucun moment, la maladive influence de Marthe ni celle de son mari, comment avait-elle pu, elle, Fanny, qui ne croyait pas à grand-chose et qui n’était effrayée par rien, avoir une vision !

 

En y réfléchissant bien, elle jugeait la chose impossible. Elle se rappelait, du reste, l’état d’esprit avec lequel elle était arrivée sur la berge. Il était des plus criminels, mais des plus sensés. Comment, en une seconde, sa raison avait-elle pu chavirer à ce point ?…

 

… Et si André n’était pas mort ?

 

Car enfin, puisqu’elle l’avait formellement reconnu, il était moins absurde de penser qu’elle s’était réellement trouvée en face de lui qu’en face de son fantôme.

 

Si André n’était pas mort, bien des choses se trouvaient alors expliquées et, en particulier, la précision des renseignements donnés a Marthe sur le crime du rond-point de la Fresnaie…

 

D’autre part, si André n’était pas mort, bien des choses restaient inexplicables : où était-il ?… Comment vivait-il ?… Pourquoi n’était-il pas revenu chasser son frère et la famille de son frère du château ?… Pourquoi restait-il séparé de ses enfants ?… Que signifiaient ses apparitions nocturnes ?

 

Le mystère s’éclaircissait d’un côté et s’épaississait singulièrement de l’autre !

 

Enfin, comment n’eût-il pas été mort après ce que Jacques lui avait raconté du drame ? Jacques avait enfermé à clef le cadavre de son frère dans la malle ; et la malle avait été immédiatement enterrée par Jacques au fond de la cave de Héron ! Alors ?…

 

Alors, elle ne pensa plus qu’à la malle, et, avec son esprit pratique, ennemi de toute fantasmagorie, elle résolut d’aller voir elle-même si le cadavre était bien dedans !

 

Jacques devait partir dans la matinée et elle devait le rejoindre, le soir, à Paris, avec le petit Jacques. Il convenait, tout de même, en l’occurrence, de savoir ce qu’ils laissaient derrière eux ! Des fantômes ou une victime encore vivante qui préparait dans l’ombre une bien singulière et effrayante revanche ?…

 

Toute la question était là. Fanny ne quitterait point la Roseraie avant de l’avoir résolue.

 

Jacques partit pour Héron, à 9 heures, au bras de son valet de chambre. Il avait désiré cette promenade à pied dans la belle matinée un peu froide.

 

Il se trouvait bien, déjà solide, et heureux de faire un tour à l’usine, ce qui ne lui était pas arrivé depuis quelques semaines.

 

Il embrassa Fanny en la priant qu’elle ne tardât pas à le rejointe au Terminus où il descendrait sous un faux nom pour déjouer la curiosité des journalistes. Il ajouta qu’il passerait deux heures environ à Héron pour prendre les dernières dispositions avant le voyage ; à 11 heures, il monterait dans l’auto et déjeunerait à Paris.

 

Toute la matinée fut occupée par Fanny à donner des ordres pour les bagages, à régler la situation de ses gens pendant son absence, à recevoir une vieille demoiselle de Juvisy qui devait prendre auprès de Germaine et du petit François la place de Mlle Hélier et qui, tout en protestant qu’elle était d’esprit sain et qu’elle n’avait jamais cru aux fantômes et qu’elle n’avait jamais fait tourner de tables, regardait toutes choses autour d’elle avec un air d’égarement comme si elle redoutait de voir sortir du plancher ou des murs le diable en personne.

 

Le valet de pied, la femme de chambre anglaise et l’aide de cuisine devaient s’en aller, eux, dès le soir. Il prétendaient avoir vu, la nuit précédente, le fantôme se glisser dans le parc et pénétrer dans le château par la porte basse de la Tour Isabelle.

 

La cuisinière et Lydia haussaient les épaules en entendant de pareilles sornettes et elles avaient avec elles tous les esprits forts de la domesticité.

 

Fanny déjeuna seule, à midi, en lisant les journaux de Paris, qui ne parlaient que du « monsieur qui revient de chez les morts ».

 

Le petit Darbois d’Excelsior avait tenu parole. Il publiait une excellente interview, remettant toutes choses au point et dépeignant la châtelaine de la Roseraie sous les plus agréables couleurs : elle était belle et intelligente, mais c’était une maîtresse femme qui n’aimait point les mauvaises plaisanteries. Aussi mettait-elle en fuite les fantômes, et à la porte Mlle Hélier…

 

Après déjeuner, Fanny entra dans le bureau de son mari et passa une grande partie de l’après-midi à ranger des papiers d’affaires et de famille, et à chercher, dans les tiroirs, la grosse clef du garage qu’elle ne trouva pas.

 

Jacques l’avait emportée, comme il avait emporté la clef de la cave de Héron. Mais Fanny était bien décidée à faire sauter la serrure de cette cave et à la remplacer en sortant par un cadenas dont elle s’était déjà munie. Quant à la porte du garage, elle décida qu’elle demanderait à Ferrand (le gardien de Héron) de lui trouver une clef qui l’ouvrirait.

 

Un peu avant 4 heures, elle se fit atteler la petite charrette anglaise, et conduisant elle-même, elle se dirigea sur Héron en faisant le tour du parc pour dépister les curieux ou les reporters qui pouvaient se trouver devant la grille…

 

Elle était enveloppée d’un gros manteau d’auto et coiffée d’une casquette retenue par une gaze.

 

Sous son manteau, elle emportait un cache-poussière avec lequel elle devait « travailler » dans la cave !… Elle se rappelait qu’il y avait là-bas une pioche, une pelle… sans doute celles qui avaient servi autrefois…

 

Sitôt qu’elle fut arrivée à Héron, elle jeta les guides à Ferrand.

 

– Eh bien, mon brave Ferrand, vous avez vu Monsieur ?

 

– Oui, madame, et nous avons été tous bien contents de le voir si bien portant !… Monsieur est parti à Paris avec M. de la Marinière…

 

– M. de la Marinière est donc venu ce matin ?

 

– Ma foi oui !… Il savait bien que Monsieur devait s’absenter et comme il passait par là avec son auto, se rendant à Paris, il est venu lui dire bonjour et l’a emmené, de sorte que le chauffeur que Monsieur avait commandé n’a eu qu’à rentrer…

 

– Dites-donc, Ferrand, j’aurai besoin de pénétrer dans l’ancien garage pour prendre des objets qui me sont utiles et Monsieur a emporté la clef… Vous ne pourriez pas m’en trouver une qui ouvrirait la porte ?… Ça ne doit pas être bien difficile.

 

– Mon Dieu, madame… j’ai là des tas de clefs, on va toujours essayer… je crois bien que Monsieur y est allé aussi ce matin à l’ancien garage… je l’ai rencontré par là, il devait en sortir, il avait justement la clef à la main… si j’avais su…

 

Fanny pensa tout de suite : « Lui aussi n’a pas voulu quitter le pays sans avoir vu la malle et constaté que le cadavre est toujours dans la malle !… »

 

Elle sauta de la charrette assez rassurée. Si Jacques, après une visite pareille, était parti sans lui donner de ses nouvelles, c’est évidemment que tout s’était normalement passé.

 

Un quart d’heure plus tard, la porte de garage était ouverte par les soins de Ferrand qui avait fini par trouver une vieille clef rouillée ne servant plus à rien et qui s’adaptait parfaitement à cette serrure.

 

– Je la garde, dit Fanny.

 

– C’est comme Madame voudra. Si Madame a besoin de moi ?…

 

– Oh ! j’ai des recherches à faire parmi ces bibelots… allumez-moi la lanterne de la charrette, elle me servira… là… merci… et retournez à votre ouvrage, mon bon Ferrand… je vous appellerai si j’ai besoin de vous…

 

Elle referma sur elle la porte du garage, sérieusement, cette fois, à clef… elle écouta s’éloigner les pas du gardien… puis courut à la porte de la cave. C’était une porte à claire-voie faite de grosses planches. La serrure avait été choisie par Jacques d’un modèle assez compliqué, mais était par cela même assez délicate… Elle ne résista pas à la pesée de la pince que Fanny avait apportée dans la poche intérieure de son manteau d’auto avec le cadenas et les pitons.

 

Et Mme de la Bossière descendit, tendant sa lanterne allumée devant elle.

 

Au bas de l’escalier tournant, elle se heurta presque tout de suite à un grand désordre. C’étaient des caisses qui encombraient le chemin. Une grosse barrique avait été déplacée. Décidément, elle avait bien fait de venir ; Jacques n’avait pas eu le temps de remettre les choses en place… sans doute avait-il été dérangé par un appel… avait-il eu peur d’être surpris par Ferrand ou encore La Marinière était-il venu le chercher jusque dans la cour, frappant à la porte du hangar…

 

Elle avança encore, elle était dans ce coin de la cave que n’éclairait pas encore le soupirail et elle se trouva tout de suite sur le bord d’un trou dont la terre fraîchement enlevée avait été entassée sur l’autre bord… Une partie de cette terre avait été rejetée au fond du trou et recouvrait déjà la malle dont on apercevait encore cependant, çà et là, le cuir fauve et les boutons de cuivre terni…

 

Jacques n’avait même pas eu le temps de finir de rejeter la terre dans le trou ! C’était bien cela !… On était venu le déranger en pleine besogne ! Mais elle aurait la force de l’achever, se disait-elle…

 

Elle enleva, d’un geste rapide et décidé, son manteau, qu’elle mit à l’abri de toute souillure ; puis, à genoux sur son cache-poussière… elle se pencha au-dessus de cette tombe, au fond de laquelle il y avait une malle. Elle avait planté sa lanterne dans le terreau près d’elle.

 

Elle retira d’abord la pelle du trou.

 

Puis, elle se pencha à nouveau. Il n’y avait point tant de terre sur cette malle que la main de Fanny ne pût se glisser jusqu’à la serrure… C’est donc à la serrure que la main de Fanny alla !

 

Jacques avait-il pris le temps de refermer la malle à clef ?…

 

Fanny se rendit compte tout de suite qu’il n’avait pas pris ce temps-là…

 

Alors, elle n’avait plus, pour savoir, qu’à faire un dernier effort, qu’à se pencher davantage et à tirer à elle le couvercle… le lourd couvercle, recouvert en partie de terre, de l’énorme malle…

 

Et le couvercle fut soulevé…

 

Et, quand Fanny laissa retomber le couvercle, elle avait vu le cadavre !

 

En revenant au château dans la petite charrette anglaise, Fanny, contente de la bonne besogne « terminée » et l’esprit débarrassé d’un doute formidable, réfléchissait à cet étrange état psychique qui, à de certaines minutes et dans de certaines conditions, vous fait voir les fantômes de votre propre imagination.

 

Ainsi, elle en avait été victime elle-même, pensait-elle.

 

Pour trouver quelque excuse à une faiblesse dont elle se serait crue incapable et qui la ravalait à ses propres yeux au rang de cette névropathe de Marthe, elle se rappelait que cette minute de défaillance avait failli être la minute d’un crime. Toutefois cette défaillance-là, elle la regretterait. Ah ! si elle ne l’avait pas eue, le fantôme ne serait plus apparu à personne ! Que ne l’avait-elle noyé dans le fleuve avec son redoutable médium !…

 

Dès qu’elle eut franchi la grille elle pressentit quelque nouveau malheur !…

 

Tous les domestiques, la Fräulein et les enfants et la vieille institutrice étaient groupés sur le perron, faisant des gestes incompréhensibles et i’interpellant avec la plus grande agitation.

 

Fanny pressa le trot du poulain et perçut bientôt des exclamations, des cris : « Allons-nous-en !… Allons-nous-en !… »

 

On était à la fin du jour : cette sorte d’assemblée de fous sur les degrés de ce château blême, aux fenêtres closes, qui paraissait déjà une grande triste chose abandonnée, avait un aspect fantastique qui déplut singulièrement à Mme de la Bossière, laquelle s’était juré à elle-même de ne plus jamais se laisser troubler ni influencer par l’apparence plus ou moins bizarre des formes et des sons.

 

Aussitôt qu’ils l’aperçurent, les enfants coururent à elle, suivis de toute la domesticité.

 

Le petit Jacques pleurait, disant :

 

– Le fantôme !… maman !… le fantôme est encore là !…

 

Quant à Germaine et à François, ils affirmaient avoir vu « papa » assis dans le grand fauteuil de la penderie… Et ils s’étaient sauvés tant ils avaient eu peur… Ils racontaient que le fantôme leur avait parlé et leur avait dit tristement : « Pourquoi vous sauvez-vous ?… Vous ne me reconnaissez donc pas ? »

 

Ils l’avaient bien reconnu, mais leur papa mort leur faisait trop peur…

 

Exaspérée par cette nouvelle « imbécillité » (ce fut le terme dont elle se servit pour qualifier l’événement), Mme de la Bossière sauta de la voiture et questionna posément Germaine qui était déjà assez raisonnable pour ne plus croire à de pareilles sornettes. Germaine qui tenait son petit frère sanglotant dans ses bras, et qui pleurait presque aussi fort que lui, ne put que répéter :

 

– Nous avons vu papa !… Nous avons vu papa dans la penderie… il nous a parlé !…

 

Mais la colère de Fanny trouva particulièrement à se manifester quand, s’étant retournée vers les domestiques, elle apprit d’eux qu’ils n’avaient pas osé aller eux-mêmes dans la penderie pour rassurer les enfants et leur prouver qu’il n’y avait pas de fantôme du tout !…

 

La nouvelle institutrice, elle-même, ne savait que répondre : « Mon Dieu ! mon Dieu ! »… en joignant les mains, et, cependant, elle était bien connue pour ses sentiments « laïques ».

 

Et tous les autres, montrant la fenêtre aux volets clos de la penderie, disaient : « Oh ! madame, il n’y a plus de doute… il est là… il est là !… »

 

Même ceux qui ne croyaient pas aux fantômes, c’est-à-dire les esprits forts, déclaraient qu’ils ne voulaient point se mêler de cette affaire-là !…

 

Alors, Mme de la Bossière, prise d’une nouvelle indignation, écarta tous ces pauvres gens et dit :

 

– Eh bien, je vais y aller moi, dans la penderie, tas de lâches… tas d’imbéciles !…

 

– Prenez garde, madame !… Prenez garde !…

 

– Maman ! maman ! criait le petit Jacques. N’y va pas, maman !…

 

Elle était tellement énervée qu’elle lui flanqua une gifle.

 

Fanny fut vite au premier et pénétra dans son appartement dont les portes étaient restées ouvertes, sans doute, après la fuite des enfants.

 

La peur avait si peu de prise sur elle (surtout depuis qu’elle avait vu le cadavre dans la malle) qu’elle ne recula point devant l’obscurité qui régnait dans sa chambre. Et elle s’en fut tout de suite à la cheminée pour faire « de la lumière ».

 

Mais, comme elle s’avançait ainsi dans l’ombre, voilà que cette ombre fut éclairée d’un rayon, d’un trait lumineux qui, brusquement, s’en vint établir une oblique partant du trou d’une serrure et rejoignant le parquet de la chambre.

 

Cette fois, Fanny recula suffoquée par la surprise…

 

La serrure était celle de la porte de la penderie. Il y avait donc quelqu’un dans la penderie ; quelqu’un qui, dans la penderie, avait fait de la lumière !…

 

« Eh bien ! pourquoi n’y aurait-il pas eu quelqu’un dans la penderie ? Les portes n’en étaient plus fermées à clef… et pourquoi ce quelqu’un n’aurait-il pas fait de la lumière ?… »

 

Courageusement, ayant repris une fois de plus son sang-froid, elle avança et, d’une main ferme, ouvrit la porte et regarda.

 

Elle ne vit personne. Non ! Il n’y avait personne dans la petite pièce… L’autre porte était fermée… et elle n’entendait aucun bruit de pas… Cependant… il se pouvait fort bien que la personne qui avait allumé la bougie qui se trouvait sur la table eût pris le temps de s’éloigner… l’autre porte n’était pas fermée à clef…

 

Mais, tout de même, qu’est-ce que signifiait cette bougie allumée ?…

 

Cette bougie, dans un petit bougeoir d’argent, finissait par être effrayante même pour Fanny qui ne s’effrayait de rien… effrayante avec cette façon qu’elle avait de s’éteindre et de s’allumer, histoire d’épouvanter les gens… les gens au cerveau le plus solide, les femmes de tête même… n’était-ce point « le mystère du petit casque d’argent » qui recommençait et pour elle, cette fois ?…

 

Elle en eut tout de suite l’affreux pressentiment à certain souffle qui lui passa dans les cheveux, qui lui glissa sur la nuque, à un certain air frais et fade qui l’enveloppa comme un vent de tombeau. Le mort ne devait pas être loin !…

 

Et voilà qu’elle vit, cependant qu’elle regardait la bougie allumée… voilà qu’elle vit s’allonger à côté d’elle un bras de spectre, une main longue, longue, aux doigts pâles et desséchés qui s’approcha de la bougie, saisit le petit casque d’argent et en coiffa la bougie qui s’éteignit.

 

Fanny poussa un cri horrible !…

 

Elle voulut s’enfuir, mais les jambes lui manquèrent, et, s’étant élancée, elle glissa dans les bras du spectre… du spectre d’André qu’elle avait eu le temps de reconnaître avant de s’évanouir… car les spectres qui ne sont pas visibles dans la lumière… sont quelquefois visibles dans l’ombre…

 

Les domestiques avaient entendu le cri désespéré de Fanny ; ils n’avaient pas été les seuls à l’entendre… Une petite troupe de journalistes conduite par le jeune Darbois était parvenue à pénétrer dans le parc et débouchait devant le château quand la clameur atroce les avait un instant arrêtés. Et puis ils se précipitèrent.

 

Les domestiques leur expliquaient : « C’est Madame… Madame qui a voulu voir le fantôme dans la penderie… » et, rendus braves par la présence des reporters, ils guidèrent les recherches…

 

Mais toutes les recherches furent vaines…

 

… On ne retrouva pas Mme de la Bossière…

 

On se doute de l’immense stupeur qui accueillit au lendemain de ces événements extraordinaires les déclarations des témoins, contrôlées par les journalistes de la grande presse.

 

Le fantôme de M. André de la Bossière avait emporté sa belle-sœur !…

 

Cette nouvelle n’était point nécessaire pour bouleverser un pays qui possédait déjà un monsieur vivant revenu de chez les morts !… Toutes les cervelles un peu faibles de la région commencèrent à « se déranger » sérieusement et il y eut, dans la vallée, comme une épidémie de visionnaires. On voyait des fantômes partout, et des gens qui, jusqu’alors, avaient montré beaucoup de bon sens prétendirent entendre à chaque instant dans leur buffet ou dans leur table de nuit des bruits inexplicables…

 

On ne retrouva Mme de la Bossière que le matin qui suivit le jour de sa disparition, étendue sans connaissance au beau milieu d’un sentier de la forêt de Sénart, non loin de la petite porte qui faisait communiquer le parc avec cette forêt.

 

On parvint à faire reprendre ses sens à la malheureuse femme, mais ce qu’elle raconta, quand elle parla, n’était pas encore fait pour calmer les esprits.

 

Elle, qui était appréciée de tous ses amis et de toute la société qui fréquentaient la Roseraie pour le parfait équilibre de ses facultés, semblait « déménager » complètement.

 

Elle restait persuadée qu’elle avait été enlevée, à travers les muraille du château, par le fantôme de son beau-frère !…

 

Enfin, ce jour-là, comme pour mettre le comble à la fantasmagorie des événements qui se déroulaient à la Roseraie et à Héron, on vit apparaître M. de la Marinière qui déclara n’avoir point emmené dans son auto, ainsi qu’il avait été dit, M. Jacques de la Bossière. M. de la Marinière affirmait être revenu seul à Paris et le prouvait.

 

Où était donc passé le monsieur qui était revenu de chez les morts ?

 

L’énigme ne faisait qu’augmenter.

 

Le Parquet demanda à la Sûreté de mettre en chasse ses plus fins limiers, mais ce furent les journalistes qui, encore là, arrivèrent bons premiers…

 

Le jeune Darbois avait « travaillé » ferme. En somme, la dernière fois qu’on avait vu M. Jacques de la Bossière, ç’avait été devant la porte de l’ancien garage. Le reporter parvint à pénétrer dans le garage, et là, constata l’effraction toute fraîche de la serrure de la cave.

 

Il n’hésita pas à prendre l’initiative hardie de faire sauter le cadenas et il descendit dans la cave. La pelle, la pioche, la terre fraîchement remuée, le désordre des caisses et des barriques, tout lui disait : « le secret est là ». Et il creusa. Et il trouva la malle…

 

Et dans la malle, le cadavre de M. Jacques de la Bossière !

 

M. Jacques de la Bossière, l’homme qui revenait de chez les morts et qui y était si vite retourné, ne s’était pas enterré tout seul !…

 

On sut que Fanny, quelques heures après la disparition de Jacques, s’était enfermée dans le garage. On la soupçonna immédiatement d’avoir tué son mari.

 

Chose extraordinaire : le cadavre de Jacques de la Bossière ne portait aucune trace de violence, aucune blessure. La victime semblait être morte étouffée… et cependant il y avait de nombreuses traces de sang dans la malle

 

Alors, il fallut bien que Fanny qui comprenait tout, maintenant, expliquât au juge que son mari était mort suffoqué de ne point trouver dans cette malle un cadavre qu’il y avait mis.

 

Le coup avait été trop fort pour un homme dont le cœur avait été recousu récemment et, foudroyé par l’anévrisme, il avait glissé dans la fosse qu’il venait de creuser, puis, du même mouvement, dans la malle, dont le couvercle, sous l’effet de la secousse était retombé, se recouvrant en partie de la terre et de la pelle entraînées par la chute du corps.

 

Ainsi Fanny avait-elle, en apercevant le cadavre de Jacques de la Bossière sous le couvercle hâtivement soulevé, cru reconnaître le cadavre d’André !…

 

Le certain, pour le moment, était que M. André de la Bossière, frappé à la tempe et enfermé par son frère dans la malle derrière l’automobile (Fanny pour écarter d’elle tout soupçon de complicité avait tout raconté en détail), s’était échappé de cette malle…

 

Comment ?… La chose n’avait pu se passer que d’une façon. Étourdi par le coup il était revenu vite à lui dans la malle emportée par l’auto, n’ayant point trop perdu de sang à cause, sans doute, de la sorte de bandeau que Jacques lui avait fait avec son mouchoir, mouchoir retenu encore par la casquette précautionneusement enfoncée sur le front.

 

André s’était soulevé et avait, dans l’instant même, soulevé le couvercle de la malle qui pesait sur lui ! Pour cela, il était nécessaire que la malle n’eût pas été fermée à clef comme Jacques l’avait pensé !… Elle avait été mal fermée !

 

André sort donc à moitié de la malle, soulève la bâche, aperçoit son frère qui n’est occupé que de conduire la voiture, et aussitôt, ne pense qu’à lui échapper, car il ne fait plus de doute que si l’autre se retourne il n’hésitera pas à achever la besogne commencée…

 

Et Jacques roule sur la route… sur la route de la forêt de Sénart…

 

Et c’est ici que recommence le grand mystère… Qu’a-t-il fait pendant cinq ans dans la forêt de Sénart, pourquoi n’en est-il sorti que si tard et dans des conditions aussi étranges ?

 

L’article suivant paru dans Excelsior sous ce titre général : « Une étrange séquestration », et avec le sous-titre : « Le fou et le bancal », devait, quelques jours plus tard, livrer au public haletant la solution bien simple d’un problème qui, dès l’abord, avait paru impossible à résoudre !

 

Le jeune Darbois commençait par rappeler les séquestrations les plus célèbres, celles qui, par leur audace, stupéfiaient la population des villes. N’avait-on pas, maintes fois, au cœur des cités, au centre du mouvement quotidien le plus actif, découvert, par hasard, la prison jusqu’à ce jour insoupçonnée d’un pauvre débris d’humanité maintenu par la tyrannie ou l’avarice d’un geôlier d’occasion dans la décrépitude morale et physique la plus sordide !…

 

Il ne fallait donc point s’étonner outre mesure de retrouver M. André de la Bossière au fond de la grotte du rond-point de la Fresnaie où ce misérable idiot de Prosper, le sourd-muet, l’avait tenu enchaîné pendant cinq ans.

 

C’était là que le jeune Darbois était allé le chercher après avoir été frappé par la coïncidence des apparitions de Prosper derrière les apparitions d’André ! Le bancal courait alors après son prisonnier qui traînait a son pied la chaînette volée à un collier de chien avec laquelle Prosper l’attachait à son rocher… Sans doute, le pauvre fou, car M. André de la Bossière était fou, et comment après un traitement pareil ne l’eût-il pas été ? avait trouvé le moyen, au bout de cinq ans, de se libérer de temps à autre… Mais avec quelle épouvante il voyait réapparaître son maître et comme, précipitamment, il retournait à la niche !

 

Prosper tenait à sa victime comme au seul être humain qu’il lui était donné d’approcher. Est-ce que chacun ne s’enfuyait pas, sitôt qu’il apparaissait dans le pays, comme s’il eût apporté la peste avec lui ?… Et n’apportait-il pas plus que la peste puisqu’il apportait le mauvais sort

 

Avec quelle joie le misérable, en rentrant un jour dans son trou de bête, avait trouvé près de là cet homme qui se traînait sans force, sur la route !…

 

Il l’avait emporté avec lui comme une proie, ce compagnon inespéré de sa solitude, et il ne l’avait plus lâché !…

 

Ainsi le jeune Darbois se représentait-il le drame Ainsi l’avait-il expliqué aux magistrats qu’il avait conduits lui-même dans ce trou de l’enfer où un idiot avait enchaîné un fou !… Un fou qui se croyait mort !… un fou qui se croyait damné !…

 

D’où les déambulations nocturnes du pauvre captif, momentanément évadé, vers les lieux et les personnes qui lui furent chers « pendant la vie »… vers Marthe et la petite maison du bord de l’eau, vers le château où il essayait, sans se faire voir (car il sait que l’aspect des morts effraie les enfants) d’apercevoir ses enfants !… d’où son errance dans les corridors du château dont il connaissait les détours, d’où son apparition dans cette penderie dont M. le juge d’instruction vient de découvrir la porte secrète qui conduisait par un couloir que l’on croyait condamné jusqu’à la Tour Isabelle, de là jusqu’aux vieilles douves…

 

Et maintenant que le pays de Sénart se tranquillise, que les esprits, ceux des vivants et des morts s’apaisent ! que les enfants et les amis de M. André de la Bossière espèrent !… les hommes de science, après avoir examiné son pauvre front démoli, cette plaie atroce, encore saignante de temps à autre sous la griffe du bancal, ont déclaré qu’après une opération du trépan qui s’impose, la raison pourra revenir habiter ce crâne martyrisé ! Et surtout que Mlle Hélier soit heureuse !… Si l’esprit ne lui répondait pas dans la table, c’est que l’esprit était encore vivant !

 

 

 

 


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Novembre 2006

 

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[1] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Le Matin du 17 juillet 1909.