Gaston Leroux

 

 

 

FATALITAS !

 

 

 

Nouvelles aventures de Chéri-Bibi

 

 

 

(1919)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  Françoise ment. 4

II  Descente au fond de l’abîme. 7

III  Deux âmes qui se cherchent. 21

IV  Les voiles se déchirent. 26

V  Un bon coup de Chéri-Bibi 39

VI  Nina et Palas. 47

VII  Éclaircie. 65

VIII  Une journée qui avait bien commencé et qui finit mal 70

IX  Chéri-Bibi et Palas. 87

X  Cartes sur cartes. 94

XI  Jalousie. 102

XII  De quelques événements qui se passèrent chez Nina-Noha. 108

XIII  Deux voix dans la tempête. 115

XIV  Une amie. 121

XV  La petite maison de la rue de Dunkerque. 128

XVI  De l’état civil de Chéri-Bibi dans la capitale. 135

XVII  Être ou ne pas être. 152

XVIII  Le miracle. 159

XIX  « Encore les femmes ». 166

XX  La Tullia. 170

XXI  Explications tragiques. 178

XXII  À fond de cale. 184

XXIII  Chéri-Bibi est toujours à la hauteur. 198

XXIV  Petite fête à bord. 206

XXV  Fin d’une carrière mondaine. 216

XXVI  L’Auberge des Pins. 221

XXVII  La chambre aux persiennes closes. 228

XXVIII  Monsieur et madame Martens. 234

XXIX  Le procès. 242

XXX  La cachette de Nina-Noha. 249

XXXI  Où Chéri-Bibi produit son petit effet. 265

XXXII  Madame Martens. 273

À propos de cette édition électronique. 281

 

I

Françoise ment

Il y a de certains moments où le mensonge devient une chose sacrée et dérobe à la vérité son éclat, son rayonnement, sa force irrésistible de persuasion. On ne voit point d’ombre alors sur la figure qui ment, ni de trouble dans le regard. Et cependant Françoise ne sait pas mentir. Elle n’a jamais menti. Voilà pourquoi elle ment si bien quand elle ment pour la première fois, soutenue par cette idée terrible que si elle ment mal, elle va déterminer une catastrophe. Laquelle exactement ? Elle l’ignore !… Elle ne comprend rien à ce qui se passe, si ce n’est que la police poursuit son mari, que son mari se cache de la police, et d’elle, Françoise !… Et qu’il a partie liée avec cette espèce de monstre blessé dont il lui semble entendre le souffle au-dessous d’elle.

 

« Il y a longtemps que vous êtes dans cette pièce, madame ? demanda l’inspecteur…

 

– Mais, monsieur, depuis au moins deux heures… Vous m’effrayez, s’écria-t-elle. Êtes-vous sûr que des malfaiteurs ?… Il va falloir fouiller toute la maison ! Ne me quittez pas, monsieur !… »

 

Elle s’est redressée sur sa chaise longue : elle est subitement haletante. Son mensonge s’aggrave ! Et elle dit instinctivement tout ce qu’il faut dire pour que cet homme parte et cherche ailleurs ! Elle lui dit de rester près d’elle ! Il est déjà parti !… Elle le suit ! Elle l’accompagne !… Françoise est née instantanément à l’intrigue. Elle en connaît tous les détours. Une attitude trop calme devant une irruption policière aussi inattendue aurait été des plus maladroites, et Françoise s’est émue tout juste ce qu’il fallait.

 

Non seulement elle a convaincu de son ignorance l’inspecteur, mais encore cette sorte de monstre qui se cache sous sa chaise longue, et son mari, derrière le rideau ! Tous deux pensent qu’elle les sauve sans qu’elle s’en doute !

 

Cela aussi était nécessaire. L’œuvre est parfaite. Ils entendent la jeune femme questionner anxieusement l’inspecteur qui redescend dans les jardins, appelé par ses hommes.

 

Aussitôt deux têtes se montrent dans le boudoir : celle de Palas d’abord, puis celle de Chéri-Bibi entre les glands qui pendent de la chaise longue…

 

« … Vingt-deux ! (attention) souffle Chéri-Bibi, qui, dans les moments critiques, retrouve facilement l’argot du bagne, c’est peut-être un « décanillage à la manque ! »

 

– Je ne pense pas ! réplique à voix basse Palas ; ma femme l’a convaincu…

 

– Sans Mme d’Haumont « nous étions cuits », continue Chéri-Bibi, qui sait allier les formules du plus profond respect et de la plus grande correction (dès qu’il s’agit du beau sexe) au jargon le plus verdâtre…

 

Palas ne répond pas. Le cœur battant et les tempes glacées, il écoute… il écoute s’éloigner cette voix… cette chère voix qui les a sauvés… et qui questionne… questionne encore…

 

Le miracle heureux, pense Palas, ce n’est pas qu’ils aient échappé à l’inspection, c’est que Françoise ne se soit pas soudain trouvée en face de l’horreur qu’ils apportaient tous deux quand ils avaient pénétré dans le boudoir.

 

Il est comme assommé par l’idée que cette chose affreuse eût pu se produire, et il faut le glissement douloureux de Chéri-Bibi sur le parquet et le sourd halètement du bandit pour le rappeler à la réalité féroce de la minute présente :

 

« Où vas-tu ? demande-t-il, hébété…

 

– Eh bien, quoi ? tu ne m’invites pas à dîner, probable ? Et puis, Mme d’Haumont peut rentrer ! je ne puis pas rester ici ! faut s’trotter ! mais t’occupe plus de moi ! Tu as assez fait, Palas ! T’as tout payé d’un coup ! Et ça, mon vieux ! je te le rendrai ! Et avant qu’il soit longtemps ! Si tu n’étais pas si loin, j’embrasserais le bout de tes ripatons ! j’ai connu des poteaux ! mais toi, tu es digne de mon cœur ! Et tu sais, le cœur de Chéri-Bibi, c’est quelque chose dont on ne se doute pas !… »

 

Ce disant, il continuait de se traîner sur les coudes, et, peu à peu, il gagnait du côté du balcon…

 

« On ne viendra plus par là ce soir ! Écoute les flics ! Ils sortent de la volière ! (la villa). Ils en ont assez vu par ici ! moi aussi !… Tu vas me descendre sur la pelouse !… et ce vieux cachalot de Sylvio aura tôt retrouvé sa piaule… t’en fais pas !… »

 

Palas ne le quitta point. Il avait retrouvé toute sa lucidité d’esprit en entendant à nouveau la voix de Françoise qui appelait les domestiques dans le jardin et leur ordonnait de fermer les portes avec soin. Lui aussi était dans la nécessité de disparaître à nouveau, de sortir de la villa pour y revenir le plus normalement possible. Tous deux purent profiter de ce que, sur l’initiative de Françoise, qui avait fait rentrer tout le personnel, les jardins étaient redevenus déserts, pour s’y glisser et gagner la grève.

 

De là, ils atteignirent la cabane, sans autre aventure, et Palas donna les premiers soins à Chéri-Bibi :

 

« Mon vieux, soupirait le bandit, t’as des mains de femme, et tu me dorlotes comme une poupée ! J’en ai l’âme en pleurs ! Mais, tout de même, j’ai le cuir déchiré, et je connais quelqu’un qui n’a pas son pareil pour ces blessures-là ! C’est le docteur Yoyo !… »

 

Palas retourna à Nice et rentra à la villa avec une auto. Le soir même, le docteur Ross veillait Chéri-Bibi.

 

Quand M. d’Haumont se présenta à la villa Thalassa, les domestiques lui apprirent en quelques mots l’événement de la soirée. Effrayée par l’irruption de la police, Mme d’Haumont s’était couchée. Elle reposait maintenant.

 

Après quelques minutes où, dans la solitude du cabinet de toilette, il avait fait disparaître les dernières traces d’un labeur de forçat, Palas s’en fut entrouvrir la porte de la chambre de Françoise. Celle-ci dormait d’un sommeil si profond que le malheureux remercia le Ciel… et referma la porte.

 

À la vérité, dans ce sombre acharnement du mauvais sort à le poursuivre, il y avait des éclaircies, un soudain retour heureux des événements qui le sortait de l’abîme au moment où il croyait en toucher le fond. Cette femme qui reposait si paisiblement derrière cette porte lui redonna un peu de calme.

 

Il avait cru qu’il allait falloir mentir encore, inventer des choses, tout de suite… expliquer son retard, et montrer un visage de comédie… Déjà, par un effort suprême, le dernier d’une journée bien remplie, il s’était préparé à cela… Ce n’était pas seulement de ses effets qu’il avait fait la toilette, mais de son regard, mais de son sourire. Et voilà qu’elle dormait !… Quand il se retrouva seul chez lui, il eut une détente farouche et il tomba dans un fauteuil en riant d’un rire sourd et stupide qu’il arrêta net, du reste, car il lui faisait peur et cela touchait à la folie…

 

Événement formidable ! Palas était tranquille… jusqu’au lendemain matin… Alors il s’endormit comme une bête. Il ne rêva même pas du bagne !

 

II

Descente au fond de l’abîme

Chéri-Bibi, lui aussi, passa une nuit excellente grâce à de certains médicaments primaires dont Yoyo avait le secret. Et il fit, lui, des rêves : des rêves admirables ! Il rêvait qu’il avait débarrassé à jamais Palas des trois bandits qui formaient le seul obstacle à son bonheur. Quand il se réveilla, il était encore plein de cette idée charmante et il tâcha, pendant quelques instants, à se rappeler par quel coup heureux et terrible il était parvenu à un aussi enviable résultat.

 

La mémoire qu’il avait de son rêve lui faisait défaut sur ce point capital, et il ne s’en montra point autrement chagriné, car il ne manquait point de confiance en son imagination à l’état de veille, dès qu’il s’agissait de débarrasser la société de quelques mauvais garçons. Il venait de décider, à part lui, de conférer de cette chose importante, au plus tôt et dans le plus grand secret, avec son ami la Ficelle, et un sourire de bon augure errait déjà sur sa lèvre monstrueuse, quand deux petits coups secs frappés à la porte de l’huis le firent se dresser, la mine terriblement hostile, car il ne connaissait point cette manière de frapper.

 

« Qui est là ?

 

– C’est moi ! répondit une voix de femme qui le fit tressaillir. Ouvrez-moi, monsieur Sylvio ! »

 

Chéri-Bibi, du grabat où il était étendu, tira le cordon qui faisait jouer le verrou, et une femme parut. C’était Mme d’Haumont.

 

Avec elle entra toute la lumière de la rade. Et elle-même, dans ce taudis, dans ce trou d’ombre au fond duquel remuait l’ombre de Chéri-Bibi, surgit comme une âme en visite, comme une douce flamme du paradis attirée dans l’antre d’une sorcière par quelque invocation irrésistible. Au fait, sur le foyer en cendre, finissaient de cuire, dans un chaudron, des herbes et ingrédients diaboliques apportés la nuit même par Yoyo et qui n’étaient peut-être point seulement destinés à des cataplasmes… Pour que Macbeth s’en vînt vers les sorcières de minuit, il avait fallu peut-être un miroton moins compliqué que celui qui mijotait dans le pot du piaye roucouyenne. Yoyo connaissait le secret de toutes les mixtures et il pouvait beaucoup demander à leurs vertus. Chéri-Bibi put penser que c’était à la toute-puissance du sorcier qu’il devait l’apparition de cette fée sur le seuil de sa nuit.

 

« Entrez, gentille dame ! » exprima le plus doucement qu’il put le monstre frissonnant.

 

Françoise avait bravement refermé la porte.

 

Chéri-Bibi soupira : il ne la voyait plus ; tout au moins avait disparu cette forme de lumière qui l’avait soulevé de son grabat, dans un émoi de tout son être.

 

Chéri-Bibi aimait la beauté. Il l’avait jadis fréquentée pendant des heures heureuses et sublimes, et c’était un homme qui n’avait pas hésité dans son temps à accomplir des exploits mythologiques (nous voulons dire dignes de la mythologie) pour un sourire de femme.

 

Or, si peu qu’il la vît, dès qu’elle eut repoussé la porte, il voyait bien que Mme d’Haumont ne souriait pas… Certes non !

 

Que venait-elle faire chez lui ? Elle ne lui avait jamais adressé la parole. Il l’avait quelquefois promenée en barque, mais ç’avait toujours été comme s’il n’avait pas existé pour elle ! Elle passait tout le temps de la promenade à mêler ses yeux aux yeux de Palas. Ils (les yeux de Mme d’Haumont) n’avaient jamais eu un rayon pour le pauvre pêcheur Sylvio.

 

C’était un miracle qu’elle sût même qu’il existât, qu’il habitât ces quatre planches, au bord de l’eau.

 

« Monsieur, fit la voix grave de Françoise (une voix qui ne tremblait pas), je suis Mme Didier d’Haumont !

 

– Je vous ai reconnue, madame ! » fit Chéri-Bibi en hochant la tête et pour dire quelque chose… « J’ai le vertige, pensait-il, l’attente fait que tout tourne autour de moi ! »

 

Il n’attendit pas longtemps :

 

« Moi aussi, je vous ai reconnu, monsieur !… J’ai reconnu tout à coup le pêcheur Sylvio quand mon mari vous a pressé dans ses bras ! »

 

Il y eut au fond de l’antre un grognement rauque qui était aussi un gémissement… et puis plus rien…

 

Et ce fut encore la voix grave de Françoise qui reprit :

 

« Je vous ai aperçu aussi, monsieur, la nuit où vous avez sauté par la fenêtre du bureau.

 

– Et vous n’avez rien dit ?

 

– Je me suis évanouie…

 

– Évidemment !… »

 

Cette fois le silence fut long. On entendait seulement la vaste poitrine battante de Chéri-Bibi.

 

« Je comprends, finit-il par dire, dans un souffle et dans un sourire (dans un effroyable sourire qu’elle ne vit pas, car elle se serait assurément enfuie, effrayée devant une créature de Dieu qui pouvait avoir des sourires pareils). Je comprends le souci qui vous amène !… » Et, dans l’ombre, Chéri-Bibi se prit la gorge comme s’il voulait y étrangler le ricanement sinistre qui déjà enflait ses muscles…

 

Ainsi cette femme s’était évanouie d’horreur parce qu’elle avait vu son mari l’embrasser comme un frère !… « Évidemment ! Évidemment ! » Elle avait vu la peste en personne sortir de la nuit et presser Palas sur son sein que la vie n’eût pas été arrêtée en elle par une plus grande épouvante !

 

Ça, c’était le lot de Chéri-Bibi, de n’avoir qu’à paraître pour faire hurler les petits enfants, et se pâmer les femmes !

 

« Je comprends ! je comprends le souci qui vous amène !… On n’embrasse pas ça !… Qui suis-je, moi qu’il a embrassé ?… Eh bien, madame, je suis !… je suis !… »

 

Il devina qu’elle se rapprochait de lui, il sentit la chaleur de sa main qui n’osait pas toucher sa bouche…

 

« Taisez-vous !… Je ne suis pas venue ici pour savoir qui vous êtes !… Je ne le savais pas quand vous étiez cachés, tous deux, mon mari et vous dans mon appartement…

 

– Fatalitas !… vous nous aviez vus, madame ! haleta Chéri-Bibi !… Vous saviez que j’étais sous votre chaise longue ?…

 

– Oui, monsieur, et je ne me suis pas évanouie…

 

Oh !… vous saviez que j’étais là, moi, moi, l’horreur de moi !… »

 

Elle ne dit rien. Elle attendait qu’il parlât, maintenant. Mais Chéri-Bibi ne pouvait pas parler. Sur un fond de demi-gémissement, de demi-rugissement, éclataient de temps à autre des monosyllabes, des moitiés de mots, des commencements de phrases aussitôt évanouies…

 

Tout cela traduisait son enthousiasme pour une petite femme qui n’avait eu qu’à poser tranquillement sa fragilité sur un divan, entre un bandit qui se cache et un policier qui cherche, pour tromper et retarder le Destin.

 

Cependant, un peu calmé, quoique tremblant toujours d’un reconnaissant émoi, Chéri-Bibi finit par prononcer :

 

« Elle est brave ! Timidité : Tu es une enfant qui n’a point de place ici ! On peut vous parler carrément, madame : vous nous avez sauvés ! Votre mari sait-il cela ?

 

– Non !… puisque je suis ici !…

 

– Évidemment ! Et c’est à moi que vous venez demander de trahir le secret… »

 

Elle se leva. Par la lucarne, un rai de lumière venait de pénétrer. La figure de Françoise entra dans cette lumière et la renvoya à Chéri-Bibi, sur son grabat, en effluves adorables :

 

« Je ne viens point, dit-elle, pour connaître votre secret à tous les deux ! Je sais que vous courez le même danger… je viens vous demander, à vous, le moyen d’y parer ! et de sauver mon mari, sans que mon mari s’en doute ! »

 

Elle n’avait pas achevé cette phrase que toute la masse de Chéri-Bibi basculait, roulait aux pieds de cette femme et s’y maintenait, tandis que ses mains agrippaient le bas de la jupe et que le monstre en embrassait les plis, passionnément.

 

Françoise voulait le relever.

 

« Laissez ! Laissez ! supplia-t-il… Laissez-moi ici ! c’est si bon ! je ne me mets pas souvent à genoux !… je vous prie de le croire ! Cela ne m’est arrivé qu’une fois dans la vie, et c’était aux pieds d’une sainte comme vous ! Tout ce que je peux faire de bon, tout ce que je peux tenter de bien (ce sont des choses qui m’arrivent), c’est en souvenir d’elle ! Après tout, c’est une vieille histoire qui n’a rien à faire ici ! mais c’était un ange comme vous ! Alors, laissez-moi pleurer un peu à vos pieds ! Ça soulage ! Depuis tant d’années ! tant d’années que je n’ai pas pleuré aux pieds d’une femme !… »

 

Françoise, qui pleurait, elle aussi, attendit qu’il ne pleurât plus. Ce ne fut pas long. Chéri-Bibi, soudain furieux de son apitoiement, dévora (si l’on peut dire) la moitié de son chagrin en silence.

 

« Vous avez beaucoup souffert ? » demanda Françoise, qui ne voulait pas se montrer égoïste et qui cependant ne pensait qu’à une autre souffrance…

 

« Oui !… Oui !… pas mal ! merci !…

 

– Et mon mari aussi a beaucoup souffert ? fit-elle, en hésitant…

 

– Oui ! oui ! un peu !… » Et tout à coup Chéri-Bibi revenu de lui-même, mécontent de sa faiblesse envers lui-même, voulut bien se rappeler que cette femme n’était pas venue là pour lui…

 

« Trop !… s’écria-t-il ! il a trop souffert ! car, lui, madame, il est innocent, comme un enfant, c’est une âme toute blanche, comme la vôtre, madame, digne de la vôtre !… Vous saurez tout ! c’est nécessaire ! Si vous ne saviez pas tout, vous pourriez vous imaginer… »

 

Françoise tremblait d’angoisse. Chéri-Bibi s’en aperçut… Il s’interrompit :

 

« Non ! vous ne pourriez imaginer cela ! alors il vaudrait peut-être mieux se taire… »

 

Et il attendit :

 

« Je ne crains rien pour lui ! » fit-elle, de sa douce voix grave, un peu tremblante, et elle se répéta tout haut, comme pour se donner du courage, une phrase qu’elle ne cessait de dire tout bas depuis vingt-quatre heures : « J’ai foi en lui ! J’ai foi en lui ! » puis, elle ajouta, avec une ferveur nouvelle :

 

« Dites-moi tout ce qu’il faut ! »

 

Chéri-Bibi s’était redressé, avait regrimpé sur son grabat avec des grognements : « Il réfléchissait !… » Et voilà qu’il cessa de réfléchir… qu’il fit entendre une phrase qui grondait entre ses dents depuis quelques minutes, une phrase qu’il avait grand-peine à retenir prisonnière… il ne la retint plus parce qu’il fallait en finir et qu’entre lui et cette femme, il ne pouvait plus y avoir de demi-confidences…

 

« Lui et moi, nous sommes deux forçats en rupture de ban ! »

 

La figure de Françoise était toujours dans la lumière, de telle sorte que Chéri-Bibi put assister du fond de sa nuit à la transformation subite de ce visage qui sembla quitter la vie.

 

Les paupières battirent et retombèrent sur le regard, lourdes comme du marbre et toute la figure elle-même ne fut plus qu’une image de pierre caressée d’un rayon idéal.

 

Cependant, cette image, en dépit de l’apparence, était vivante, puisque les lèvres remuèrent pour laisser passer un mot dans un soupir : « Le malheureux ! »

 

Ainsi, dans cette affreuse conjoncture où elle apprenait toute l’immensité de son propre désastre, elle ne pensait qu’à la calamité de l’autre, de celui à qui elle avait donné son cœur, son âme, sa chair, et dont elle ne pouvait pas douter, puisqu’elle lui avait donné tout cela. Sous le coup qui venait de lui être porté, elle ne pensait pas qu’elle avait épousé un forçat, elle pensait au forçat qu’elle avait épousé et qui était innocent ! Cela représentait pour lui une somme déjà si considérable de misère et de désespoir qu’elle ne pouvait avoir même l’idée de commencer à prendre sur elle-même la mesure de son malheur personnel.

 

Cela était d’une grandeur telle que Chéri-Bibi en était comme foudroyé.

 

Un mot tombé de cette bouche adorable l’avait frappé jusqu’à l’anéantissement. Chéri-Bibi prétendait connaître l’amour, et il y avait dans sa vie passée des heures où ce sentiment lui avait inspiré les plus généreux crimes de la terre… Tout de même, un amour aussi parfait, aussi absolu que celui qui remplissait le cœur de cette femme, peut-être ne l’avait-il pas soupçonné !

 

Un mot le tira de son accablement extatique : « Parlez ! »

 

Alors, il parla, et ce pitoyable bandit se rappela que jadis, entre deux stations à Cayenne, il avait su tenir à une femme le plus noble et le plus tendre langage du monde. L’élégance et la beauté, surgies à ses côtés, chassaient instantanément l’argot. Une belle douleur qui passait anoblissait la sienne. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il parlait que Françoise, dans une grande détente heureuse de tout son être, pleurait…

 

Il parlait avec une émotion si profonde de l’innocence de son ami (son ami !), que la jeune femme posa sa main, dans un geste inconscient de reconnaissance, sur la main de Chéri-Bibi. Celui-ci se recula aussitôt, avec un sourd rugissement, au fond de son antre !…

 

« Pas les mains ! on ne me touche pas les mains !… Un ange comme vous ne touche pas les mains de Chéri-Bibi !… »

 

À ce nom, célèbre dans les fastes du crime universel et dont on avait terrifié sa première enfance, comme autrefois les gouvernantes en usaient avec le loup-garou, Françoise eut un « oh ! » d’épouvante… et, au recul de pudeur de Chéri-Bibi, elle répondit par un recul d’horreur…

 

On ne la voyait plus. Ils ne se voyaient plus. Ils étaient chacun dans leur coin, chacun dans leur bout d’ombre :

 

« N’ayez pas peur, madame ! gronda la voix redevenue férocement ironique de l’affreux bandit… je ne bougerai plus !… Je vous le jure !… Prenez le temps seulement de « vous remettre » pour mieux m’écouter… Je ne dirai que des choses utiles, vous pouvez en être assurée… Je ne veux pas que vous reposiez auprès de Palas avec une âme inquiète !…

 

Palas ? interrogea-t-elle dans un souffle.

 

– C’est ainsi que nous l’appelions au bagne, madame. Un joli nom, n’est-ce pas ? C’est moi qui le lui ai choisi !… Mais son vrai nom, je vais vous le dire : votre mari s’appelle Raoul de Saint-Dalmas ! Ce nom ne vous dit rien, vous étiez trop jeune, lors de l’affaire… »

 

Il s’arrêta. Il l’entendit qui « claquait des dents !… » Elle, si brave tout à l’heure, maintenant, elle avait peur !… elle avait peur de lui !… Le monde entier avait peur, depuis si longtemps, de Chéri-Bibi ! Et il eut pitié de cette pauvre créature qui avait la terreur de son nom, et qui grelottait parce qu’il avait haussé un peu la voix et que, depuis un instant, il s’exprimait sur un ton fâché…

 

Dès lors, il lui parla à voix basse (oh ! à voix basse, il pouvait avoir une voix si douce, certaines intonations sympathiques du plus heureux effet !) et il lui conta toute la triste aventure du pauvre Saint-Dalmas, comme s’il eût récité l’une de ces complaintes des bords de la route que les marchands d’images d’autrefois vendaient pour deux sous aux petits enfants après les leur avoir chantées.

 

C’était infiniment pitoyable. Et il ne pouvait y avoir qu’un brave homme pour trouver une façon aussi joliment touchante de conter un si injuste malheur… Alors elle cessa de claquer des dents. Elle écoutait. Elle écoutait !

 

Maintenant Chéri-Bibi confiait à Françoise qu’il s’était échappé lui-même du bagne pour aider Palas à prouver son innocence, et que c’était dans la recherche de cette preuve qu’ils avaient failli tous deux être pincés par la police et qu’il leur était arrivé la méchante aventure de la nuit !

 

Ce disant, Chéri-Bibi laissait ignorer à Françoise l’existence des misérables qui poursuivaient son mari. Ainsi la rassurait-il le mieux qu’il pouvait, lui affirmant que Raoul de Saint-Dalmas « passait pour mort et n’avait plus rien à redouter de l’injustice des hommes ! »

 

Enfin, il l’enseignait sur la conduite à tenir : elle devait, avant toutes choses, cacher à son mari qu’elle savait la vérité !

 

« Mais je crois à son innocence ! protesta-t-elle.

 

– Gardez le silence, vous dis-je. Tant qu’il ne pourra pas apporter à la face du monde la preuve de cette innocence-là, il ne pourra supporter l’idée qu’au fond de vous-même vous êtes en droit d’en douter !… La pensée qu’il y aurait peut-être des moments où vous y croiriez moins, à son innocence, lui ferait haïr la vie ! Il m’a dit qu’il se tuerait si vous appreniez jamais qu’il a passé dix ans au bagne et qu’il a été assez lâche pour vous épouser !… Je n’insiste pas !… » conclut Chéri-Bibi.

 

Sans doute, pour graver plus fortement dans l’esprit de Françoise le souvenir de ces dernières phrases lui dictant la nécessité du silence, le bandit avait repris sa grosse voix qui paraissait toujours si grondante de menaces… Tant est que Françoise, dans le moment qu’elle se sentait un peu moins de répugnance pour un si célèbre brigand, lequel avait montré tant de dévouement pour la pauvre victime qu’elle adorait, se reprit à trembler comme une feuille.

 

Le rayon de soleil qui passait par la lucarne s’était glissé peu à peu jusqu’au grabat et éclairait maintenant les mains ! « Pas les mains ! Pas les mains ! »

 

Ah ! ces deux énormes pattes qui s’étaient refermées sur tant de crimes dont la terre était encore toute retentissante !… Elles lui faisaient peur. Elles lui faisaient peur !… Et tout à coup, ce fut plus fort qu’elle !… Comme ces mains avaient remué un peu vers elle, elle se sauva !…

 

Elle fut près de la porte d’un bond, l’entrouvrit d’une main tâtonnante, bredouilla quelques mots honteux de remerciements, puis, comme elle sentait qu’elle allait étouffer, elle se jeta dehors… et se mit à courir… courir comme une folle… poursuivie par un mot qui éclatait encore à ses oreilles et qui avait salué son départ éperdu : Fatalitas !

 

III

Deux âmes qui se cherchent

Quand Françoise rentra à la villa Thalassa, M. d’Haumont la cherchait. Il ne comprenait point qu’elle fût sortie si tôt sans qu’il l’eût vue. Les domestiques ne pouvaient donner aucun renseignement utile. Françoise entendit son mari, dans le jardin, qui questionnait un jardinier.

 

Le son de cette voix émue lui fut une douce musique, après les derniers grognements de l’autre.

 

Elle sentit battre son cœur ineffablement et elle comprit qu’elle ne l’avait jamais tant aimé. Mais elle tremblait d’être surprise dans son émoi.

 

Elle eût voulu avoir des heures devant elle pour se recueillir.

 

Elle se demandait avec angoisse si elle n’allait point se trahir tout de suite, si son visage n’allait point apprendre à Didier qu’elle savait tout ! Et les dernières paroles de Chéri-Bibi : il se tuerait ! n’étaient point faites pour la calmer, bien qu’elles lui commandassent le sang-froid.

 

Elle s’était arrêtée derrière le petit temple de l’amour qui dressait, à l’extrémité des terrasses, sa coupole de marbre parmi l’enchevêtrement d’une flore embaumée.

 

Elle avait mis la main sur son sein. Et, quoi qu’elle fît pour dompter son cœur en désordre, elle se demandait si elle n’allait pas suffoquer, s’abattre là stupidement, quand Didier, inquiet, surgit devant elle.

 

« Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ? » et il courut vers elle.

 

« Rien ! Rien ! je suis montée trop vite ! je voulais te faire une surprise !… je suis un peu essoufflée ! ce n’est rien ! je t’assure, mon chéri… »

 

Là, là, (calme-toi, mon cœur ! maintenant le plus gros est fait !) Elle reprenait son équilibre mental et la libre disposition de son corps ! Elle l’avait vu, le forçat !

 

Elle lui avait parlé naturellement…

 

Elle avait trouvé tout de suite le mensonge nécessaire… Elle sentait qu’elle saurait toujours lui mentir sans hésitation avec une habileté que lui dicterait son incommensurable amour…

 

Didier l’embrassait et elle riait de bonheur, un peu plus fort, un peu plus nerveusement peut-être qu’il n’eût fallu, mais elle était montée si vite !… elle avait couru…

 

« Ce matin, je n’ai pas voulu te déranger, tu dormais si bien !…

 

C’est comme moi, hier, quand je suis rentré, je n’ai pas voulu t’éveiller…

 

– Crois-tu ! quelle histoire ! fit-elle tout à coup. Tu sais qu’ils m’ont fait peur, ces gens de la police ! on t’a raconté ?…

 

– Oui, c’est assez bête, ce qu’ils ont fait là !… Tu ne vas plus te croire en sûreté ici !… Si tu veux, nous allons déménager !

 

– Oh ! mon chéri, me prends-tu pour une sotte ?… »

 

Et elle lui parla tout de suite d’autre chose, d’autre chose de très important, de la robe que Violette aînée devait lui livrer le jour même, « encore une surprise que je te réserve pour ta fête de charité de l’hôpital auxiliaire de Cimiez… ».

 

« Tu verras comme je serai belle, c’est une idée à moi ! Oh ! très simple, tu sais, mais d’un chic !

 

– La coquette !

 

– Oui, pour toi, pour toi seul !… »

 

Il était rassuré quant à elle, c’était visible. Peut-être avait-il redouté que les événements de la nuit précédente eussent laissé chez Françoise un souvenir inquiétant… La façon hâtive dont il l’avait recherchée le matin même, le trouble avec lequel il l’avait abordée, tout le faisait supposer… Mais, maintenant, il respirait librement. L’effroyable aventure avait passé près de sa femme sans qu’elle en eût été effleurée.

 

« Où es-tu allée te promener, ce matin ?

 

– Mais tout près d’ici, mon chéri, jusqu’à notre rocher, tu sais, celui où l’on est si bien pour s’embrasser… je t’attendais… je me disais : il va se douter que je suis là !… Et tu n’es pas venu, méchant !…

 

– J’y allais », fit Palas.

 

Et c’était la vérité…

 

Cette matinée se passa, pour Françoise (sans que Palas s’en doutât un seul instant), dans une occupation ardente de son esprit autour « des gestes du forçat » !…

 

Observations muettes, alternatives de terreur et de confiance ardente… (un forçat ! un forçat ! oh ! ces deux syllabes dans la sonorité de son cœur) mouvements de pitié et d’amour…

 

Un moment il fut devant elle et il paraissait l’avoir oubliée, tant son esprit préoccupé envisageait dans le secret de sa conscience de redoutables et pressantes hypothèses…

 

Et il marchait devant elle, les mains dans les poches, les épaules lasses et le menton bas.

 

Alors, ce fut une révélation atroce…

 

Elle n’avait connu jusqu’alors que le héros… elle venait d’apercevoir le bagnard !

 

Il ne devait pas être autrement sur le roc brûlant où le Destin l’avait jeté dix ans, de l’autre côté des océans !…

 

Dix ans de bagne ! Cet homme dont elle avait pénétré la belle âme, dont le cœur généreux, comme celui d’un enfant, tenait tout entier dans ses petites mains d’épouse… cet homme avait vécu dix ans au bagne !… Ce fut si soudain cette vision, qu’elle ne put retenir une sourde exclamation. Didier se retourna.

 

« Quoi encore ? quoi encore ?…

 

– Rien ! Rien ! je t’aime ! je t’aime ! ah ! comme je t’aime !… »

 

Elle lui avait pris la tête entre ses doigts de lumière ; elle l’avait rapprochée de ses lèvres tremblantes d’amour… et ses baisers allaient chercher les rides les plus profondes, celles qui se cachaient aux tempes, dans l’ombre propice du cheveu rude, celles qui avaient conservé les souvenirs les plus forts de la douleur. Elle les lavait de ses larmes tièdes qu’elle ne pouvait plus retenir et qui coulaient doucement sur ce visage adoré…

 

« Françoise ! Françoise ! qu’as-tu ? balbutiait-il encore.

 

– Rien ! rien ! je t’aime !… je t’aime et je pleure ! Laisse-moi pleurer ! je pleure de bonheur… mon chéri ! mon chéri ! »

 

Il sortit de ses mains ébloui et terrifié.

 

Un amour pareil, au fond de son abîme, il y avait de quoi crier de joie et d’horreur ! Il se laissa aller dans ses bras, ne voulant plus penser à rien, décidé à s’abandonner à son destin qui le frapperait par-derrière, quand il lui plairait !…

 

Mais elle ! Mais elle !

 

IV

Les voiles se déchirent

Quelques heures plus tard, à cause d’elle, il retournait déjà vers le seul être qui avait osé se mettre entre le Destin et lui ! Les autres n’allaient pas en rester là !…

 

Chéri-Bibi le rassura.

 

Certainement, après l’échec de leur première tentative de chantage et les dangers personnels qu’ils avaient courus, Arigonde et sa clique le laisseraient quelque temps en paix : ce qui donnerait le temps à Chéri-Bibi de négocier cette affaire dont il se chargerait désormais : « On fera en sorte que tu n’en entendes plus parler !… Compris Palas, ne me parle plus de ces voyous-là ! Ils n’en valent pas la peine ! N’y pense plus ! »

 

Ces paroles, prononcées avec cette assurance particulière à Chéri-Bibi, qui ne permettait aucune objection, avaient le don de rassurer un peu Palas. Il savait qu’il pouvait compter sur son vieux compagnon de géhenne. Chéri-Bibi parlait de négocier l’affaire. Palas avait pu juger de quelles ressources insoupçonnées Chéri-Bibi disposait. L’homme qui lui avait livré, quelques années auparavant, le trésor de Yoyo, était bien capable d’être encore assez riche pour contenter les appétits de chantage les plus ouverts.

 

Dans le moment qu’il se faisait ces réflexions consolantes, on frappa à la porte de la cabane. Palas en montra de l’émoi.

 

« N’aie crainte, c’est le bon docteur qui vient soigner le pauvre pêcheur Sylvio. Entrez, docteur ! »

 

Le docteur Ross entra et retira ses lunettes.

 

M. Didier d’Haumont ne l’avait encore jamais vu de si près. Il ne put retenir une exclamation. Il venait de reconnaître Yoyo !

 

Ainsi Yoyo était venu en France avec Chéri-Bibi ! Palas voulut demander des explications, mais Chéri-Bibi lui répliqua que le docteur n’avait pas une minute à perdre, et il donna carrément congé à M. d’Haumont.

 

Celui-ci s’en alla, persuadé plus que jamais que Chéri-Bibi et Yoyo complotaient de le sauver une fois de plus avec l’or de la forêt vierge…

 

Légèrement étourdi par une aussi heureuse perspective, Palas rentrait à la villa Thalassa quand son attention fut tout de suite attirée par une silhouette féminine qui l’intrigua étrangement. Cette démarche ne lui était point inconnue…

 

Cependant, au lieu de hâter son pas, il n’avança plus qu’avec une certaine hésitation. C’était ainsi maintenant : quand le moindre événement imprévu survenait, une instinctive inquiétude suspendait instantanément le cours normal de son geste ou de sa vie intérieure.

 

Malmené à nouveau si cruellement par un mauvais destin qui, pendant plus de trois ans, semblait s’être détourné de lui, Palas courbait déjà les épaules sous de nouveaux coups. Il laissa pénétrer cette femme dans le vestibule de la villa et attendit qu’elle fût introduite pour questionner le domestique.

 

Ce qu’il apprit n’était point de nature à calmer sa curiosité. La visiteuse n’avait point donné son nom. Elle avait seulement prié que l’on annonçât à Mme d’Haumont, une amie…

 

Dans le moment, Françoise était enfermée dans son boudoir avec des livres qu’elle avait rapportés de Nice, une collection des causes célèbres, où l’affaire de Saint-Dalmas était retracée dans ses plus grands détails. La malheureuse dévorait littéralement le compte rendu de ces audiences où tout semblait accabler l’accusé, mais où retentissait aussi avec une persistance et des accents dont elle était toute frémissante sa farouche protestation d’innocence.

 

Quand on frappa à la porte, Françoise dissimula rapidement ses livres. Elle fut tout étonnée de l’étrange façon dont se présentait la visiteuse inconnue.

 

Elle posa quelques questions au domestique et lui ordonna de la faire entrer dans le grand salon du rez-de-chaussée.

 

Ayant mis les causes célèbres sous clef, elle descendit.

 

Elle n’avait pas plus tôt pénétré dans le grand salon qu’un double cri de joie retentissait aussitôt et les deux femmes étaient dans les bras l’une de l’autre :

 

« Madame Martens !…

 

– Ma petite Françoise ! »

 

C’était une très ancienne et très bonne amie de la famille. Mme Martens avait connu Françoise, fillette, une dizaine d’années avant les événements présents.

 

Depuis la guerre, elles n’avaient pas eu l’occasion de se revoir, mais elles s’étaient écrit souvent. Mme Martens avait eu une grande peine de ne pouvoir assister au mariage de Mlle de la Boulays. Elle était elle-même mariée depuis vingt ans à un magistrat célèbre par ses travaux sur le droit criminel, figure austère, nature glacée, qui n’avait pas su la rendre heureuse. Enfin, le grand chagrin de sa vie était de n’avoir pas d’enfants. Quand elle avait connu Françoise, elle l’avait aimée comme sa fille.

 

À l’époque où nous nous trouvons, Mme Martens « allait » sur ses trente-huit ans. Elle avait conservé une taille élégante. Elle était plutôt grande. Cette femme avait dû être fort jolie. Peut-être l’était-elle encore en dépit des misères intimes qui la minaient : un voile épais cachait ses traits.

 

Françoise voulait qu’elle se mît tout de suite « à son aise », qu’elle ôtât sa voilette…

 

« Tu vas encore me trouver changée, je suis une vieille femme qui n’a jamais été heureuse ! Et toi, ma petite Françoise, es-tu heureuse ?…

 

– J’adore mon mari !… Tu verras comme il est beau et comme il est bon !…

 

– Je brûle de le connaître… Tu vas me le présenter !… »

 

Dans le moment même, la porte s’ouvrit. C’était Palas.

 

Il avait entendu le double cri de joie et il n’avait pu résister plus longtemps au désir de savoir qui était cette femme élégante qui était venue surprendre sa femme, et dont la démarche ne lui paraissait pas étrangère.

 

« Viens, que je te présente à ma meilleure amie… Mme Juliette Martens !… »

 

À ce nom, Palas resta comme cloué sur place. Et, en face de lui, il y eut une sourde exclamation sous la voilette…

 

« Juliette Martens ! Juliette Martens ! » Tout tourne autour de Palas… et la visiteuse, de son côté, appuie sa main tremblante sur un meuble…

 

Heureusement que le trouble qui s’était emparé des deux personnages passa inaperçu de Françoise. Dans le même instant, la femme de chambre était venue avertir sa maîtresse que Mlle Violette aînée désirait lui dire un mot très pressé.

 

Déjà Palas et Mme Martens avaient reconquis le sang-froid dont ils avaient grand besoin.

 

« Je vais voir ce qu’elle me veut ! jetait à la hâte Françoise, et je reviens tout de suite ! Mais avez-vous fini de vous faire des cérémonies ? Ma meilleure amie, Didier ! ma meilleure amie !… »

 

Elle s’échappa.

 

La porte refermée, Mme Martens se laissa tomber dans un fauteuil, en murmurant :

 

« Vous !… Oh ! vous !… c’est vous !… »

 

Palas était maintenant d’une pâleur terrible.

 

« Le bagne m’a donc si peu changé ! » prononça-t-il d’une voix si basse que Mme Martens devina plutôt ses paroles qu’elle ne les entendit… « Vous m’avez reconnu du premier coup !…

 

Et vous, me reconnaîtriez-vous ? fit-elle, en soulevant sa voilette… Reconnaissez-vous la trace de ma douleur et de mes remords ?… »

 

Et il revit ce visage qui avait été si beau, ces traits, maintenant flétris, qui avaient illuminé son ardente jeunesse… Oui, cette femme avait été son premier amour… cette femme avait commis pour lui l’unique faute de sa vie, une faute terrible dont elle portait encore le poids… Ô souvenir ! ô passé ! ô folie du printemps de la vie !…

 

Il s’était glissé derrière elle. Sa voix tremblait :

 

« Juliette ! Juliette, m’avez-vous pardonné ?… Juliette ! Juliette ! Pourquoi vous êtes-vous retirée si rapidement et si cruellement de moi !… J’étais si jeune ! Si vous m’aviez permis de continuer de vous aimer, Juliette, bien des malheurs auraient peut-être été évités !… Je ne serais point devenu la victime de ce démon, de cette Nina-Noha qui causa ma perte… et ma mère vivrait encore !… Juliette ! Juliette ! quand j’ai été condamné, m’avez-vous cru coupable ?…

 

– Non ! Jamais ! »

 

À ces mots prononcés avec une force inattendue par Mme Martens, Palas mit un genou à terre et il embrassa le bas de sa robe… Mais elle le releva tout de suite dans l’effroi que l’on entrât…

 

« Et je vous retrouve, marié à Mlle de la Boulays !…

 

– Silence ! un jour viendra où je vous raconterai tout !

 

– Raoul, je ne veux pas vous juger, soupira-t-elle… Ma faute à moi a été si grande !… Raoul, qu’est devenu notre enfant ?… Ah ! c’est cela, le remords ! le remords de toute ma vie !… »

 

Et, comme elle ne pouvait retenir ses pleurs, elle baissa aussitôt sa voilette…

 

« Ne pleurez pas ! Ne pleurez pas ! »

 

Ils avaient cru entendre du bruit derrière la porte… mais celle-ci restait close ; ils eurent tous deux un soupir où tenait tout le passé…

 

… Le passé… Il y avait presque vingt ans de cela… vingt ans que, pendant une absence prolongée de M. Martens qui faisait partie d’une mission de droit international voyageant à travers le monde, elle s’était abandonnée à la fougue amoureuse du jeune Raoul, dont elle avait fait connaissance aux bains de mer.

 

Elle s’était reprise tout de suite, épouvantée de la faute commise et châtiée bientôt par l’événement le plus redoutable.

 

Un enfant ! le prodigieux espoir de sa vie, qui allait devenir son tourment, sa géhenne de chaque jour !… un enfant qu’il allait falloir cacher et qu’elle ne pourrait peut-être jamais voir !

 

Et il avait fallu mentir honteusement, odieusement, partir pour la Suisse, accoucher mystérieusement… et, une nuit, une porte s’était entrouverte et un enfant avait été déposé entre les bras de Raoul… car les choses se passent dans la vie, hélas ! comme dans les romans… ce sont les mêmes gestes qui paraissent préparés, « convenus », et qui ne sont que fatals, des rencontres d’événements jugés exceptionnels et qui ne cessent cependant de se répéter suivant une logique implacable qui réunit dans un même lieu, à une heure utile, des gens qui ont toutes les raisons possibles pour ne pas se rencontrer :

 

« Comme le monde est petit ! » s’écrie-t-on.

 

Si petit qu’il soit, il est encore plus grand que l’imagination des hommes, et, pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire les faits divers dans la Gazette des Tribunaux.

 

La condamnation d’un innocent devait réduire l’enfant de Juliette et de Raoul à un sort précaire. La femme à qui on l’avait confiée, ne voulut point garder chez elle la fille d’un forçat !… et elle s’en était débarrassée entre les mains d’une étrangère qui n’avait fait que traverser la Suisse et qui n’y était jamais revenue…

 

« Ah ! que nous avons été coupables, Raoul !… C’est peut-être pour cela que Dieu vous a si cruellement châtié… mais à moi, qu’est-ce qu’il me réserve ?… »

 

……………………

 

Françoise s’était trouvée en face de Violette aînée et de Gisèle :

 

« Vous voulez me dire un mot très pressé… Mon Dieu, que se passe-t-il de si grave ?…

 

– Quelque chose de très, très grave… répondit en souriant la directrice de la fameuse maison de couture…, je ne pourrai pas vous livrer votre robe avant demain soir !…

 

– Comment ! ce n’est que cela !

 

– Nous passions par Saint-Jean. Gisèle a voulu m’accompagner pour que vous ne me grondiez pas trop… Elle a désiré aussi vous remercier de toutes vos bontés pour elle et pour sa maman !…

 

– Comment va la maman ?…

 

– Un peu mieux, madame… grâce à vous, elle possède maintenant le meilleur remède : le soleil !

 

– Alors, vous êtes installées dans votre nouvel appartement du quai du Midi ?

 

– Oh ! nous n’avons eu qu’à y entrer ! Tout était prêt pour nous recevoir… Comment vous dire notre reconnaissance ? Et ces fleurs ! toutes ces fleurs, et tout ce soleil !

 

– Des fleurs ? interrompit Françoise, étonnée… mais je n’ai pas envoyé de fleurs !

 

– On a dit que c’était de votre part !…

 

– C’est un tour de mon mari !…

 

– Oh ! madame ! il est si bon ! remerciez-le pour nous !…

 

– Attendez !… »

 

Françoise entra dans le salon où elle avait laissé Didier et Mme Martens.

 

« Dis-moi donc un peu, mon chéri ! c’est toi qui envoies ainsi des fleurs aux jeunes filles sans me prévenir !… Oh ! ne fais pas l’étonné ! Ta petite protégée, Gisèle, m’a tout dit !…

 

– C’est vrai ! elle est là ?…

 

– Peut-elle te remercier ?…

 

– Mais fais-la donc entrer ! »

 

Quand Françoise était apparue dans le salon, Palas disait à Mme Martens qui lui faisait part de toutes les vaines et inutiles démarches qu’elle avait fait faire pour retrouver les traces de son enfant :

 

« Moi, je l’ai cherchée trois ans !…

 

– Et vous ne la cherchez plus ? avait imploré Mme Martens.

 

– Non, Juliette, je ne la cherche plus !…

 

– Vous avez appris qu’elle était morte ?

 

– Non, non, elle n’est pas morte !…

 

– Raoul ! Raoul ! prenez garde à ce que vous dites !… Vous savez ce qu’est devenue notre enfant !… »

 

Françoise était alors entrée. Quand elle se fut retirée pour aller chercher Gisèle, Palas dit à Mme Martens :

 

« Vous me demandiez ce qu’était devenue notre enfant… eh bien, regardez ! »

 

Gisèle entrait, suivie de Françoise et de Violette aînée.

 

C’était quelque chose de très fragile et de très beau que cette jeune fille qui venait à eux très intimidée. Jamais peut-être elle n’avait été aussi « éthérée », aussi lumineuse, avec ses cheveux blonds fous qui s’échappaient de dessous sa petite toque de loutre, son teint à peine rosé, sa chair diaphane, ses grands yeux à la fois éclatants et doux…

 

Elle ne disait rien. Elle était oppressée. Elle regardait M. d’Haumont comme dans les livres de messe les anges en prière regardent le bon Dieu.

 

Palas fit un pas vers elle et lui tendit la main : elle embrassa cette main.

 

« Voulez-vous bien finir, mon enfant !… » fit Palas, surpris, et, paternellement, il la baisa au front.

 

Françoise l’embrassa à son tour :

 

« C’est notre petite protégée, chère amie… Croyez-vous qu’elle est jolie ! Il faut que vous l’embrassiez aussi ! » déclara Françoise en se tournant vers Mme Martens qui se trouvait alors tout près de Gisèle et qui contenait à grand-peine son émotion.

 

Elle n’eut qu’à se pencher pour poser ses lèvres tremblantes sur cette tête chérie.

 

« Mais vous pleurez, madame… » fit Gisèle, étonnée.

 

Et elle leva ses beaux yeux candides vers cette figure énigmatique que dissimulait un voile épais, vers cette femme inconnue qui lui marquait soudain un intérêt si inattendu…

 

Cependant Violette aînée hâtait le départ. Françoise, qui continuait de vivre son drame intérieur, en dépit de toutes les contingences, et qui était trop préoccupée de son propre émoi pour s’étonner de celui des autres, accompagna Gisèle et Violette dans les jardins.

 

Mme Martens s’était précipitée à la fenêtre. Sous un rideau relevé, elle fixait, sans que son regard pût s’en détacher, cette belle enfant dont elle avait rêvé pendant tant d’années qu’elle ne les comptait plus.

 

« Ma fille !… Notre enfant ! notre enfant !… »

 

Palas, à côté d’elle, avait appuyé son front en feu à la vitre.

 

« La pauvre petite a bien souffert, dit-il, mais tout ce que je puis faire maintenant pour qu’elle soit heureuse…

 

– Et moi ! moi ! que puis-je faire ?… Mais enfin, je la vois, je la verrai souvent… sans qu’elle s’en doute !… Mon enfant ! »

 

Gisèle disparaissait alors avec Françoise à un détour de l’allée, Mme Martens, derrière la fenêtre, envoya un baiser passionné dans la direction de la jeune fille :

 

« Gisèle ! ma Gisèle !… Ah ! je veux la revoir tous les jours !…

 

– Vous restez à Nice ? interrogea Palas…

 

– Oui, pour le moment… Mon mari vient d’être nommé avocat général dans la région… Son avancement a été terriblement lent… Il n’a pas su se faire d’amis… Toujours le même caractère entier et tyrannique… Il est très malheureux… Nous sommes très malheureux… Ah ! quand je pense, mon ami, que le bonheur est là, dans cette maison, quand je pense au détour que ce bonheur a dû faire pour y arriver !… je suis épouvantée !… Ah ! quelle chose funeste, belle et tragique, que la vie ! Que de fois j’ai pensé à vous, Raoul, pour vous plaindre, pour gémir sur le sort terrible qui vous avait frappé… Et vous voilà ici !… Mais j’ai peur pour vous ! j’ai peur pour vous !…

 

– Et moi, j’ai peur pour Françoise, soupira Palas…

 

– Oh ! oui ! je vous comprends !… Aimez-la !…

 

– Je me reproche tous les jours, comme un crime, de l’avoir épousée !… Je suis infâme d’avoir fait cela !… Pour avoir fait cela, je mérite tous les supplices !… mais elle, qu’elle soit épargnée, mon Dieu !…

 

– Qu’elle soit épargnée !… » répéta Mme Martens comme un douloureux écho…

 

Tout à coup, Mme Martens, qui était restée à la fenêtre, peut-être dans l’espoir de voir réapparaître Gisèle, s’écria : « Mon mari ! » Ces deux mots, accompagnés de ce cri sourd d’angoisse, en disaient long sur les rapports intimes des deux époux. M. Martens, en effet, apparaissait dans le jardin au côté de Françoise qui revenait… « Il vient me chercher ! » Et elle se sauva. « Je l’emmène. Je ne veux pas que vous vous rencontriez !… » Palas eut le temps d’apercevoir le magistrat classique à favoris et lèvres rases, l’ancien juge qui continue à être au tribunal dans toutes les fonctions de la vie. Pas un homme, mais une conscience qui ne cesse d’examiner les autres et toujours avec la plus grande sévérité… un de ces légistes que la loi Bérenger a rendus malades et qui ne trouvent des circonstances atténuantes à rien, ni à personne. Il s’en rencontre encore comme cela en province. On les y laisse, du reste, et ils ne le pardonnent point au genre humain. M. et Mme Martens partirent, laissant derrière eux une immense impression de tristesse.

 

Françoise vint rejoindre Palas dans le salon :

 

« Mme Martens, fit-elle, avait hâte de rentrer. Elle n’a même pas pris le temps de te présenter son mari ! M. Martens, du reste, n’a pas insisté. C’est un ours !… Tu sais, ils ne sont pas heureux !… Ils ne s’aiment pas !… »

 

Et elle étreignit Palas.

 

V

Un bon coup de Chéri-Bibi

Le lendemain, chez M. de Saynthine, il y avait conciliabule entre Arigonde, le Bêcheur et Fric-Frac.

 

Après la fameuse échauffourée de la vieille ville et la poursuite de la police à laquelle ils avaient échappé par miracle, ils étaient décidés à rester momentanément tranquilles.

 

Du reste, Fric-Frac ne pouvait plus se montrer et la boutique du père Toulouse était privée de son propriétaire pour longtemps.

 

Enfin, ils espéraient bien que, voyant le danger, Palas ne tarderait pas à leur faire de nouvelles offres…

 

La Ficelle, qui était toujours en fonctions, assistait de loin ou de près à ces pourparlers, s’efforçant d’en perdre le moins possible.

 

Vers quatre heures du soir, on sonna à la porte du jardin, qui donnait sur les derrières de la petite villa, du côté du quartier de la Californie.

 

Aussitôt les deux molosses que l’on détachait toujours à la tombée du soir se mirent à grogner terriblement.

 

Ce fut Arigonde qui alla ouvrir lui-même le petit judas pratiqué dans le volet de fer.

 

Un homme était là qu’il ne reconnut pas : des mèches noires tombaient en désordre sur sa face brunâtre aux méplats accentués. Un chapeau mou, dont les bords étaient baissés, jetait de l’ombre sur cette physionomie rustique et sauvage.

 

L’homme était habillé d’un complet veston gris aux formes lâches, aux poches béantes :

 

« Que voulez-vous ? demanda Arigonde.

 

– Parler à M. de Saynthine, répondit l’inconnu d’une voix très gutturale et avec un accent étrange.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Je suis aide-jardinier chez M. Didier d’Haumont. »

 

Arigonde resta un instant sans répondre. Il réfléchissait. Évidemment Palas lui envoyait un messager. Mais il ne l’attendait pas si vite. Et il avait toutes les raisons possibles de se méfier…

 

« Une seconde », fit-il.

 

Aussitôt prévenus, le Bêcheur et Fric-Frac montrèrent une forte jubilation.

 

« Il y vient ! s’exclama le premier.

 

– À nous son aubert ! (son argent), glapit le second.

 

– Patience ! et chambardez pas ! s. v. p. ! émit M. de Saynthine, prudent, m’est avis qu’il se presse beaucoup après avoir tant « renaudé » !

 

– Il a vu qu’on aurait sa peau, son cœur et son honneur s’il ne mettait pas les pouces ! Mets-toi à sa place et songe à ce qu’il risque : t’aurais déjà signé le traité de paix, conclut Fric-Frac.

 

– Gulche là-haut ! (grimpe là-haut), ordonna Arigonde au Bêcheur, et veille sur les environs ! Toi, Fric-Frac, reste dans la pièce à côté, prêt à te jeter sur le pante si tu aperçois quelque chose de louche… On va bien voir ce qu’il veut c’t’oiseau-là ! On dirait un Calabrais ! Et surtout « pas de rigolos ! » autant que possible… je n’aime pas le bruit !… »

 

Ayant ainsi distribué ses troupes, Arigonde s’en fut à l’ennemi, non sans avoir fait prévenir la Ficelle de tenir l’auto fermée prête à partir dans la seconde…

 

Sur un signal rassurant du Bêcheur qui guettait sur les toits, Arigonde ouvrit. L’homme entra. Il était calme, sans crainte. Arigonde l’avait fait passer devant lui. En pénétrant dans la salle à manger, qui avait vue sur la mer éclairée alors d’une façon fulgurante par un commencement de soleil couchant, le visiteur ôta son chapeau. Arigonde ne put retenir un cri :

 

« Yoyo !…

 

– Ah ! fit l’autre, vous me connaissez ? moi aussi… »

 

Le « Parisien » avait déjà recouvré son sang-froid. Il avait vu Yoyo à l’œuvre dans la forêt vierge, il savait combien il avait été dévoué à Chéri-Bibi et il pensa qu’il devait l’être de même à Palas. Les Peaux-Rouges sont souvent capables de ces héroïsmes désintéressés. Ils se donnent à l’un ou à l’autre, pour rien, pour le plaisir, heureux d’une caresse, comme des chiens.

 

Ainsi Palas, raisonnait Arigonde, avait amené Yoyo en France pour sa sauvegarde personnelle et Yoyo était au courant de tout !… Sa visite présente le laissait prévoir… Son moi aussi (je vous connais) ne dissimulait rien… Arigonde résolut de brusquer les choses.

 

« Eh bien, fit-il, parle. C’est M. d’Haumont qui t’envoie ?

 

– Non ! répondit l’autre en secouant la tête et en regardant le Parisien bien en face. Non ! j’en ai assez de celui-là !… »

 

Ces derniers mots avaient été lancés avec un accent de haine qui surprit le Parisien…

 

De plus en plus, il se méfiait. Il se jeta dans un rocking, alluma une cigarette, se balança et fit d’un air très détaché :

 

« Pourquoi viens-tu me raconter cela à moi ?…

 

– Parce qu’hier il m’a frappé et qu’il me traite comme une bête ! Je suis chrétien. J’ai été baptisé…

 

– Tant mieux pour toi ! ricana le Parisien.

 

– Tant pis pour lui ! gronda Yoyo. Il m’en veut parce que j’ai mal gardé la maison de M. Toulouse, l’autre soir, et qu’il a failli être surpris par la police…

 

– Nous aussi ! » continua de ricaner Arigonde.

 

Avant tout, il ne voulait point paraître étonné devant le Peau-Rouge de quoi que ce fût, ni surtout impressionné par sa démarche… Où Yoyo voulait-il en venir ?… Tout était là !…

 

« Tu es venu en France avec lui ?…

 

– Non, c’est Chéri-Bibi qui m’a envoyé ici pour lui apporter de la poudre d’or, ma poudre !… »

 

Arigonde cessa de se balancer sur sa chaise.

 

« Tout ce que j’ai, continuait Yoyo, appartient à Chéri-Bibi !… mais tout ce que j’ai, n’appartient pas à celui-là !… Chéri-Bibi m’a sauvé, moi, ma femme, mes frères… Celui-là m’a battu, comme le chien d’un autre… Qu’il crève !…

 

– En attendant, tu lui as donné ton or !

 

– Oui ! soupira l’autre, il l’a bien fallu ! Je l’avais promis à Chéri-Bibi !

 

– Et il y en avait beaucoup ?…

 

– Autant que la première fois, quand tu as tenté de le prendre chez le señor Fernandez !… rappelle-toi…

 

– Diable ! ricana encore Arigonde, tu fais de beaux cadeaux, toi, quand tu t’y mets !… »

 

Comme s’il était agacé ou froissé par les propos ironiques de son interlocuteur, Yoyo se leva, les sourcils froncés, l’œil mauvais :

 

« C’est assez bavardé. Veux-tu de l’or, oui ou non ? » fit-il les dents serrées…

 

Arigonde comprit que c’était fini de plaisanter. L’irritation de Yoyo paraissait sincère et son désir de vengeance contre Palas aussi.

 

« Si tu sais où est cet or, pourquoi ne le prends-tu pas toi-même ? Voilà ce qui m’étonne, Yoyo ! Jusqu’alors, tu as été notre ennemi, je suis bien obligé de prendre des précautions…

 

– Tu prendras toutes les précautions qu’il te plaira et tu auras tout l’or, quand tu voudras… Tu me poses des questions ridicules : tu sais bien qu’il m’est impossible, à moi, de prendre à cet homme-là une poudre d’or que j’ai promis à Chéri-Bibi de lui donner !… Toi, tu n’as rien promis à Chéri-Bibi, comprends-tu ? »

 

Arigonde comprenait et il en était comme ébloui. Cela encore faisait partie de cette mentalité exceptionnelle de l’Indien : l’impossibilité morale où celui-ci se déclarait de toucher à cette poudre d’or !… Et il ne perdit plus son temps à discuter. Il lui fallait, au contraire, profiter de l’état d’esprit du Peau-Rouge, au plus tôt, car le lendemain, peut-être, Yoyo aurait changé d’avis.

 

« Où est l’or ?

 

– Là où je vais te conduire… ça n’est pas loin !…

 

– Prends bien garde à toi, Yoyo, si tu me trompes, tu es mort. Au contraire, si tu es un ami sincère, tu pourras tout me demander… et je te vengerai de Palas !

 

– C’est tout ce que je te demande ! déclara Yoyo. Le reste m’importe peu ! Tu as tort de te méfier de Yoyo. Yoyo ne te quitte plus !

 

– J’emmène mes amis, je t’avertis encore de cela !…

 

– Emmène-les, vous ne serez pas trop… Le sac est lourd !… »

 

Dix minutes plus tard, l’auto que conduisait la Ficelle emportait Arigonde, Fric-Frac, le Bêcheur et Yoyo, du côté du cap Ferrat.

 

Passé Villefranche, l’auto faisait un détour assez mystérieux vers la haute corniche, puis revenait vers la mer, par un chemin de torrents…

 

Enfin, toujours sur les indications de Yoyo, elle pénétrait dans une crique, toute bordée de hauts rocs qui la dissimulaient à tous les regards. Que Palas eût choisi ce lieu désert, sauvage et quasi inabordable, à deux pas de chez lui, pour y cacher son trésor, la chose paraissait des plus naturelles.

 

Yoyo expliquait à Arigonde que le sac d’or se trouvait dans une grotte que le torrent, au moment de ses crues, balayait et recouvrait quelquefois entièrement. Il fallait prendre des précautions. Du reste, il leur montrerait le chemin.

 

« Non ! tu nous l’indiqueras, répondit Arigonde… et tu marcheras entre le Bêcheur par-devant et moi par-derrière, avec Fric-Frac !… »

 

Yoyo fit comprendre d’un geste que cela lui était indifférent. Arigonde et ses compagnons étaient armés jusqu’aux dents, qu’avaient-ils à craindre ?…

 

Ils sautèrent sur le roc. La grotte s’ouvrait devant eux. Les eaux s’y engouffraient avec un bruit sinistre…

 

Cependant les derniers rayons du soleil y glissaient une lumière rassurante. Le long du roc, sous la voûte de granit, des dalles naturelles, d’une largeur suffisante, côtoyaient le gouffre.

 

Yoyo désigna du doigt un renfoncement de la pièce à hauteur d’homme : « C’est là ! »

 

Sur la dalle, les trois bandits se haussèrent sur la pointe des pieds, pour voir… Ils tournaient le dos au gouffre… Yoyo était au milieu d’eux !… La Ficelle était à l’entrée de la grotte.

 

Soudain, il se passa quelque chose de fantastique… La dalle sur laquelle ils se trouvaient se souleva brusquement et le dernier rayon de l’astre du jour éclaira une cariatide formidable, la figure farouche, les épaules de colosse de Chéri-Bibi qui portait et rejetait le rocher le long duquel quatre hommes glissaient avec une clameur de désespoir et de suprêmes malédictions, pour disparaître dans les eaux tourbillonnantes…

 

Il y eut encore quelques appels du fond des eaux… Puis, plus rien, un grand silence, le silence de la mort… Yoyo, lui, qui savait comment les choses devaient se passer, avait déjà rejoint la Ficelle qui le sauva du gouffre… Quant aux autres…

 

Et, tout à coup, l’on entendit, dans cette grotte où la nuit venait d’entrer avec la mort, le rire démoniaque, l’écho terrible de la joie infernale de Chéri-Bibi, manifestation dont il payait généralement ses peines chaque fois qu’il prétendait avoir accompli une bonne action !… Chéri-Bibi riait !… riait !…

 

Pauvre Chéri-Bibi ! il aurait été certainement moins gai, s’il avait pu lire cette lettre signée de Saynthine qui fut apportée, le soir même, au comte de Gorbio, chez Nina-Noha :

 

« Vous apprendrez certainement demain par les journaux que M. de Saynthine et deux de ses amis se sont noyés par accident… En ce qui me concerne, je ne suis que blessé et réfugié à bord de la goélette Tullia. Laissez croire à ma mort. Nous avons été victimes d’un complot monté par Didier d’Haumont… Je puis vous dire maintenant qui est cet homme. C’est un forçat en rupture de ban, nommé Raoul de Saint-Dalmas. Nous l’appelions là-bas : Palas !… »

 

VI

Nina et Palas

Raoul de Saint-Dalmas ! L’assassinat du banquier Raynaud ! Le vol du collier de perles ! On devine l’effet foudroyant d’une telle lettre sur les deux personnages.

 

« Mais évidemment, c’est lui ! Comment ne l’ai-je pas reconnu tout de suite ? » s’exclama la danseuse.

 

Nina ne parvenait pas à comprendre qu’elle n’eût pas identifié immédiatement ce visage qui, chaque fois qu’elle le rencontrait, attirait, retenait son attention et la tourmentait comme un problème obscur dont elle cherchait au fond de sa mémoire fragile les données mystérieuses…

 

Raoul ! c’était Raoul ! cet héroïque officier de la Grande Guerre, ce Didier d’Haumont qui était venu se mettre si singulièrement entre eux et leurs ténébreux projets relatifs à la famille de la Boulays !

 

Lui aussi, quand il la rencontrait, la regardait avec une inquiétude certaine et avec une obstination bien dangereuse s’il ne voulait point être reconnu. Que pouvaient être ses projets pour qu’il osât ainsi s’approcher d’elle dans un moment où tout lui commandait la retraite et le silence ?…

 

« Comme il a changé ! murmura-t-elle. Il est plus vieux de vingt ans !…

 

– Eh ! le bagne ne rajeunit pas son homme ! » ricanait Gorbio.

 

Si Nina était stupéfaite de l’événement, Gorbio, lui, en était triomphant. Une joie féroce lui gonflait le cœur.

 

Il y avait tant de choses entre Raoul de Saint-Dalmas et lui ! Il y avait d’abord que c’était lui, Gorbio, qui allait assassiner le banquier Raynaud. Il y avait que c’était lui qui avait volé le collier de perles pour le donner à Nina !

 

Le collier de la reine de Carynthie ! Nina le portait ! Elle n’avait osé le porter, du reste, qu’au bout de plusieurs années… Certes, la perle défectueuse qui eût pu le faire reconnaître à première vue avait disparu et la monture avait été changée !… Et puis, qui pensait encore à cette vieille histoire ?…

 

Eh bien, il y avait un homme qui devait y penser toujours ! Et cet homme, que l’on croyait au bagne, s’asseyait maintenant à ses côtés dans les fêtes publiques !

 

Le collier !… Gorbio et Nina le regardaient maintenant tous deux… et soudain, sans qu’un mot eût été prononcé entre eux, ils eurent le même geste… Ils le détachèrent de ces admirables épaules…

 

Et Nina ouvrant un meuble sûr, y prit un coffret dans lequel elle déposa le bijou…

 

Puis la porte du meuble fut refermée…

 

Et encore, Gorbio eut un ricanement de triomphe qui avait fait tressaillir la danseuse…

 

« Comme tu ris ! tu es donc si content que cela qu’il soit ici cet homme ?

 

– Si je suis content ? Regarde-moi ! mais regarde-moi donc, Nina ! Est-ce que tu ne vois pas que j’étouffe de bonheur ?… Didier d’Haumont, un bagnard !…

 

– Oui ! oui, je comprends ! avec un pareil secret, tu le tiens ! Il t’appartient !

 

– Tu ne comprends rien du tout ! éclata Gorbio. Il ne m’appartient pas ! Il appartient au bagne ! Comprends-tu maintenant, comprends-tu que je vais renvoyer au bagne Didier d’Haumont, le mari de Mlle de la Boulays ?

 

– Tu es terrible !

 

– Je suis ton élève !…

 

– Tu trouves qu’il n’a pas assez souffert ?

 

– Jamais !…

 

– Tu vas me faire croire que tu aimais Françoise !

 

– Françoise ! je m’en f… Mais lui, il m’a humilié, écrasé, fait jeter à la porte, as-tu oublié qu’il a failli me tuer ?

 

– Mon Stani, je crois que tu as aimé Françoise !… »

 

Gorbio eut un geste tragique :

 

« Tu sais bien que je n’ai jamais aimé que toi ! Je te l’ai assez prouvé !… »

 

Ils se turent. Dans leur silence montaient tant de souvenirs… d’un temps où le comte Stanislas de Gorbio n’était encore qu’un petit commis en bijouterie, dans la maison de l’expert chargé de vendre les joyaux de la reine de Carynthie…

 

Jeune et élégant, d’une élégance de bar, nécessaire à un employé qui fréquente, pour la plus grande prospérité de son négoce, les grandes demi-mondaines qui ont trop de bijoux ou les petites artistes qui n’en ont pas assez, il avait amusé tout d’abord Nina par son bagout et ensuite par son audace amoureuse, car il s’était déclaré fou d’elle. Elle n’en avait fait que rire jusqu’au jour où, lui ayant dit : « Je ne sais même pas, mon cher, ce que vous seriez capable de faire pour moi », il lui avait froidement sorti le bijou qu’elle avait tant convoité : le collier volé au banquier Raynaud !

 

« Voilà ce que je suis capable de faire pour toi ! »

 

Et elle avait reçu le collier de ses mains rouges de sang.

 

Après un moment de stupéfaction et d’horrible admiration, elle s’était donnée à Gorbio.

 

Ils étaient admirablement faits pour s’entendre. Nina faisait déjà partie, à cette époque, d’une organisation formidable, payée par l’étranger, et elle venait de trouver dans Gorbio l’homme dont elle avait besoin…

 

Raoul venait alors d’être condamné. La danseuse l’avait laissé partir pour le bagne sans regret, comme sans pitié…

 

Après tant d’années, le cœur de Nina ne semblait point être devenu plus tendre… Et ce soir-là, où ils venaient de recevoir la lettre d’Arigonde, elle finit par dire à Gorbio :

 

« Ma foi, tu as peut-être raison ! Renvoie-le au bagne ! C’est encore là qu’il nous gênera le moins ! »

 

Gorbio, songeant à sa vengeance, ne lui répondit pas. Le lendemain matin, quand il s’apprêtait à la quitter, elle lui demanda encore :

 

« Que vas-tu faire ? »

 

Il lui répondit vaguement :

 

« Je vais réfléchir ! »

 

Et il la laissa, très distraite, très lointaine, ne songeant plus, de toute évidence, qu’à la revanche qu’il allait prendre.

 

« Pauvre Raoul ! soupira Nina, il n’a que ce qu’il mérite. Il n’avait qu’à rester là-bas ! »

 

Cependant, l’idée que tant de joie mauvaise chez Gorbio pouvait avoir pour origine un véritable amour pour Françoise n’avait point quitté Nina.

 

Et c’est sans doute cette imagination qui la conduisit à rouvrir le meuble, à regarder le coffret, à en faire jouer un tiroir secret ignoré de Gorbio et dans lequel la danseuse avait glissé, depuis bien des années, la perle défectueuse qui pouvait faire reconnaître à coup sûr le collier, ainsi que quelques lettres du comte fort imprudentes, comme il arrive à l’ordinaire aux lettres d’amour et qui désignaient suffisamment le véritable auteur de l’assassinat du banquier Raynaud.

 

En contemplant ces reliques, Nina eut un sourire qui en disait long sur ses projets éventuels, dans le cas où Gorbio cesserait de lui être un instant fidèle… Puis elle rangea hâtivement son petit trésor, car on frappait à la porte. La soubrette annonçait un visiteur : « À cette heure-ci ? »

 

Il était dix heures du matin et Nina venait à peine de sauter du lit.

 

Le visiteur avait insisté tout particulièrement, disant que l’affaire était d’importance. Nina lisait la carte qui lui était tendue ; elle ne put retenir une exclamation : « Ah ! par exemple !… » C’était Didier d’Haumont !…

 

Didier d’Haumont venait chez elle ! Il osait cela !… Il se croyait donc bien sûr de n’être point reconnu ! « Ou il est fou ! se dit-elle, ou il m’aime toujours ! »

 

Ce fut à cette dernière hypothèse qu’elle s’arrêta. Il plaît toujours à une femme d’expliquer l’inexplicable par le sentiment excessif qu’inspire son charme et sa beauté. Elle imagina tout de suite que Raoul de Saint-Dalmas ne s’était échappé du bagne que pour retrouver quelques minutes de plaisir dans ses bras et qu’il préférait le risque de retourner à Cayenne au supplice d’être privé plus longtemps de ses fantaisies amoureuses.

 

Ce n’était point la fadeur d’une lune de miel avec la fille de M. de la Boulays qui pouvait avoir fait oublier à Raoul les heures diaboliques de leur cruel amour ! Il avait suffi qu’elle rencontrât une fois le pauvre homme pour qu’il redevînt son esclave, quoi qu’il lui en dût coûter…

 

Ainsi sa pensée amoureuse agitait la danseuse pour la plus grande satisfaction de son orgueil. Et aussitôt elle courut aux armes.

 

C’est-à-dire qu’elle se fit rapidement, mais sûrement, les lèvres et les yeux en grande coquette et s’enveloppa, aussi peu que possible, dans les plis lâches d’un kimono brodé de fleurs d’où sortaient ses bras nus et parfumés.

 

Après un dernier coup d’œil à la glace, elle passa dans son boudoir et dit à la soubrette :

 

« Faites entrer !… »

 

Et elle attendit, étonnée de sentir son cœur battre à coups précipités. Elle aurait aimé cet homme qui allait venir, qu’elle n’eût pas été plus émue…

 

Depuis qu’il avait été si facilement reconnu par Mme Martens, Palas était agité par les plus sombres pressentiments ; trop d’ennemis et trop de souvenirs l’assiégeaient. Il sentait bien que, quoi qu’il fît, la vérité allait éclater un de ces jours ! D’abord il s’attendait à voir réapparaître les sombres silhouettes du Parisien et de ses acolytes… Une seule chose pouvait le sauver, lui rendre l’honneur, lui permettre de redresser le front devant Françoise : la preuve de son innocence dans l’affaire du collier !

 

Si sa liberté d’action lui était gardée quelques semaines encore, quelques jours, quelques heures, c’est à cela qu’il devait travailler : trouver la preuve !

 

Et dans tous ses malheurs, la Providence semblait lui avoir réservé une chance inouïe… Il ne pouvait en douter… du moins il espérait ne plus devoir longtemps en douter : le collier, il l’avait revu !… revu sur les épaules de Nina !… Nina !…

 

Et depuis qu’il l’avait revu, il ne pensait qu’à lui !… C’étaient, à s’y méprendre, les mêmes perles, car il les connaissait… et les avait admirées autrefois avec Raynaud, avant la vente, et le soir fatal, il les avait eues dans la main !… Qu’importe qu’il y manquât l’une d’elles, celle dont Raynaud lui avait montré les défauts !… L’absence de celle-ci était une preuve de plus !… On avait fait perdre ainsi au collier sa dangereuse originalité.

 

D’où Nina tenait-elle le collier ?… L’avait-elle depuis longtemps ?…

 

Il fallait savoir !… savoir !…

 

Et ses pas le conduisaient, malgré lui, dans cette avenue où Nina-Noha venait de louer une villa pour la saison !… Comment savait-il cela ?… parce que, depuis qu’il avait vu le collier sur les épaules de Nina, rien de ce qu’elle faisait ne lui était indifférent.

 

Et il se trouvait maintenant sous les fenêtres de la villa… Il y avait là quelques arbres, un petit jardin ouvert à tous, derrière quelques balustres de marbre…

 

Il s’en approcha encore. Il était devant la porte…

 

« Ah ! savoir ! savoir !… Oui, mais si elle te reconnaît ? Eh bien, si elle me reconnaît, qui me dit qu’elle ne m’aidera pas à prouver mon innocence !… »

 

Et il sonna.

 

Il eut affaire tout de suite à une soubrette mise comme une femme de chambre de théâtre, qui le dévisageait avec une curiosité effrontée et qu’il ne regarda même pas.

 

Il ne savait pas beaucoup ce qu’il disait. Il insistait pour voir l’artiste, disant que c’était très important et très pressé.

 

Et il donnait sa carte.

 

On le fit monter au premier étage… et on le laissa seul.

 

La petite soubrette revint :

 

« Madame vous attend !… »

 

Et quand il fut entré, la petite soubrette resta derrière la porte à écouter…

 

Palas s’avança, très troublé, reconnaissant le parfum d’autrefois, avant même qu’il eût aperçu Nina sur sa chaise longue…

 

Un geste de celle-ci lui disait de s’approcher…

 

Il vint à elle, machinalement. Elle lui eût montré, tout de suite, la porte pour qu’il s’en allât, il se fût enfui.

 

Elle lui montrait un fauteuil, il s’assit.

 

L’horrible passé ressuscité le rendait plus faible qu’un enfant.

 

Il avait peur maintenant, peur de cette femme qui l’avait tant fait souffrir !…

 

Comment était-il venu jusque-là ? Par quel coup de folie se trouvait-il là ?… « Ah oui, le collier !… »

 

Il regarda les épaules de cette femme… Le collier n’y était plus.

 

Et ce fut elle qui rompit, la première, le silence.

 

« Vous avez désiré me parler, monsieur d’Haumont ? »

 

Ah ! quelle douceur inattendue dans cette voix !… Elle lui parlait si rudement jadis, quand elle le chassait… et même quand elle acceptait qu’il restât là !…

 

Il la regarda.

 

Elle était souriante, accueillante.

 

Certainement elle ne l’avait pas reconnu !… Et elle paraissait pleine de bonne volonté… Il se rappela soudain des phrases qu’il avait préparées, quelques heures auparavant, pour le cas où il se déciderait « à y aller ».

 

« Madame, commença-t-il, il s’agit encore d’une fête de charité !

 

– Encore !… On ne peut donc se passer de moi !… »

 

Ces dernières paroles avaient été prononcées avec une intention si évidente et pouvaient vouloir dire tant de choses, que Palas en fut un instant tout troublé.

 

Y avait-il seulement la redoutable coquetterie de la courtisane dans cette phrase audacieuse, ou fallait-il y découvrir un sens plus terrible ?

 

L’avait-elle, oui ou non, reconnu ? Il eût juré que non, tout à l’heure… Maintenant, il ne savait plus !…

 

En tout cas, Nina ne lui paraissait pas hostile, bien au contraire. Il eut l’occasion de s’apercevoir qu’elle se mettait en frais pour lui plaire. Elle avait redressé son buste, elle se penchait vers lui dans une attitude pleine d’abandon… Elle lui souriait. Elle lui demandait :

 

« Et que puis-je faire encore, pour être charitable ?

 

– Mais tout simplement vous montrer, madame !… comme vous l’avez fait à Valrose, et danser pour notre joie et pour nos pauvres poilus ! Ne changez rien à votre programme, venez avec les mêmes costumes, les mêmes bijoux !… »

 

Sa voix avait tremblé sur les derniers mots. Quant à Nina, elle était trop avertie pour ne pas attacher à ces syllabes une importance considérable.

 

Elle leva les yeux sur ce visage tout à l’heure encore si mystérieux et dont l’émoi actuel ne parvenait pas à se dissimuler. Elle répéta avec une apparente indifférence :

 

« Les mêmes bijoux ? Vous tenez aussi à mes bijoux ?

 

– Nullement, répliqua Palas, mais vous en avez de si beaux qu’ils vous font plus rayonnante encore, si possible. J’étais, l’autre jour, à Valrose avec un ami qui se connaît en belles perles et qui les aimait… et qui en a la folie… Il m’affirmait qu’il avait rarement vu quelque chose d’aussi parfait que votre collier. »

 

Elle s’étendit à nouveau sur la chaise longue et son visage fut dans l’ombre.

 

Palas, heureusement, ou malheureusement pour lui, n’en put voir la férocité.

 

Dans ce moment, Nina haïssait assez son ancien ami pour le tuer sur-le-champ si elle en avait eu la possibilité sans crainte du danger ou du scandale.

 

Ainsi il était venu du bagne jusqu’à elle non point, comme elle l’avait trop vite supposé, poussé par le souvenir ardent de leurs anciennes amours, mais pour lui poser des questions sur le collier.

 

Évidemment, il avait dû le reconnaître ou tout au moins avait-il de forts soupçons. Dans tous les cas, il venait d’agir avec une maladresse qu’elle se jurait de lui faire payer cher…

 

« À propos de mon collier, fit-elle, avec une tranquillité glaciale, il faut que je vous dise qu’ayant eu besoin d’argent, je l’ai vendu !…

 

– Peut-on savoir à qui ? questionna Palas… Je suis sûr que mon ami l’eût payé très cher.

 

– Votre ami ou vous ?… » interrogea sur un ton net et brutal la terrible femme…

 

Et comme Palas ne savait que répondre, tout désemparé par cette attaque directe…

 

« Avouez donc ? ajouta-t-elle, en se levant, avouez donc, cher monsieur d’Haumont, que vous eussiez désiré faire un beau cadeau à votre jeune femme !… »

 

Il s’était levé… Il comprenait qu’on ne désirait point qu’il prolongeât sa visite.

 

Du reste, il ne savait plus beaucoup où il en était. Et puis il lui était insupportable d’entendre cette comédienne lui parler de sa femme… Nina perçut encore cela, ce qui l’incita naturellement à continuer :

 

« Savez-vous bien que Mme d’Haumont est très jolie ?… Tous mes compliments !… »

 

Il prit congé hâtivement, sentant qu’il était prêt à commettre quelque sottise irréparable. Cependant, il eut encore la force de dire qu’il reviendrait pour traiter définitivement de la fête de charité.

 

Il se retrouva dehors sans savoir comment, après s’être heurté au docteur Ross qui entrait, et avoir bousculé la soubrette qui leur ouvrait la porte à tous deux.

 

Il allait, se répétant : « Elle m’a reconnu !… Elle m’a reconnu !… » Mais, au fond, il n’en était pas si sûr que cela, car enfin !… si elle l’avait reconnu, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne l’eût point confondu irrémédiablement ! Elle lui eût jeté son vrai nom à la figure tout de suite ! C’était une femme qui n’avait peur de rien !

 

Et puis, qu’avait-elle à redouter ? surtout de lui ? Dix minutes plus tard, il était sûr, absolument sûr qu’elle ne l’avait point reconnu.

 

Le docteur Ross avait trouvé Nina-Noha dans un état d’énervement et de fièvre qui fut pour lui l’occasion d’une de ces ordonnances dont il avait le privilège et le secret.

 

Ces ordonnances-là, jamais on ne les présentait aux pharmaciens, pour lesquels il professait, ainsi que pour toute leur pharmacopée, le plus absolu mépris.

 

Du reste, il avait toujours les drogues nécessaires sur lui, de certaines poudres auxquelles le malade ne résistait pas, soit qu’il fût guéri, soit qu’il en mourût sur l’heure. Les décès, néanmoins, avaient été assez rares dans sa clientèle depuis qu’il exerçait sur la Côte d’Azur, et nous savons que Nina-Noha avait plus que de la confiance en lui.

 

« Ah ! docteur ! je ne sais ce que j’ai aujourd’hui ! Je suis nerveuse ! je suis nerveuse ! Tenez, je viens de recevoir la visite d’un homme charmant, M. Didier d’Haumont ! Eh bien, j’ai été on ne peut plus désagréable avec lui, sans aucune raison ! Je dis sans raison, parce qu’il venait demander mon concours pour une fête de charité !…

 

– Qui, M. d’Haumont ? » demanda avec son flegme habituel le docteur Ross.

 

Nina dut lui dire tout ce qu’elle savait du mariage du capitaine avec Mlle de la Boulays et de son duel avec le comte de Gorbio.

 

« Qui, Mlle de la Boulays ? Qui, Gorbio ? »

 

Prétextant qu’il ignorait tout des choses de l’Europe et des gens de France, ce singulier docteur ne cessait de poser des questions avec une insistance et quelquefois une naïveté qui étonnaient, amusaient ou agaçaient ses belles clientes.

 

« Il s’instruit », disait Nina, qui était la première à lui pardonner son indiscrétion.

 

À part cela, c’était, sous des dehors froids, le meilleur garçon du monde, toujours prêt à rendre service. N’était-ce pas lui qui avait déniché pour Nina cette charmante petite soubrette, maligne comme un singe, qu’était Zoé, et dont le zèle primesautier et infatigable enchantait la danseuse ?

 

Sans doute Mlle Zoé tenait-elle, de son côté, à remercier le docteur Ross qui lui avait procuré une si bonne place, car en reconduisant le médecin américain, elle le retint sur le seuil par un bavardage que l’autre écouta avec une patience parfaite et un intérêt complaisant. Zoé aimait déjà sa maîtresse. Elle venait s’enquérir de sa santé ! Elle dit tout haut :

 

« Madame se fatigue trop ! Elle travaille tous les matins, elle répète tous les après-midi. Ainsi, aujourd’hui, bien qu’elle soit souffrante, elle ne manquera pour rien au monde sa répétition de quatre heures à l’Eldo !… »

 

Le docteur Ross hocha la tête, assujettit ses lunettes et s’en alla de cette allure compassée et guindée qu’il prenait sans doute pour de la distinction européenne…

 

……………………

 

C’était un être tout à fait original que ce docteur Ross. D’abord, il ne soignait que ceux qui lui plaisaient, et encore « quand il était en train », prétendait Nina, laquelle entretenait volontiers ses amis des petites manies de son « Peau-Rouge », comme elle l’appelait (elle ne croyait pas si bien dire). Elle citait des cas où il avait refusé de se déranger, bien qu’on lui promît des sommes considérables. En revanche, on le savait pitoyable aux pauvres, et ce n’était un secret pour personne qu’il allait assez souvent faire sa tournée dans les plus humbles cabanes de la côte.

 

Les pêcheurs de Villefranche, en particulier, s’honoraient de sa visite, et il n’était point jusqu’à un certain Sylvio, dont la jambe, à la suite de quelque accident, se trouvait dans un fâcheux état, qui n’eût à le remercier de ses bontés.

 

Ce matin même, c’est encore la porte de la cabane du pauvre pêcheur, accroupie entre deux rochers, que poussa la main bienfaisante du chirurgien de Chicago.

 

Il y a, entre ces murs humides, dans cette pièce sombre et basse, une grande désolation. D’abord ce sont les soupirs de la Ficelle qui pleure sa propre mort, laquelle l’attache à ces lieux obscurs et sans joie, loin du sourire de Zoé. Il a pu lire dans les feuilles que le chauffeur de M. de Saynthine s’est noyé avec son maître dans cette malheureuse promenade qui devait se terminer par une si terrible catastrophe…

 

« Monsieur Hilaire ! grogna Chéri-Bibi, vos plaisanteries ne cesseront donc jamais ! J’ai connu un temps où le seul fait de vous trouver à mes côtés eût suffi à votre bonheur !

 

– Certes, monsieur le marquis !… Pardon ! mon cher monsieur Sylvio !…

 

– Vous ne manquez de rien ici, reprit Chéri-Bibi, et vous ne risquez point d’y rencontrer une épouse acariâtre.

 

– Évidemment ! Évidemment !

 

– Eh bien, fais-moi donc le plaisir, la Ficelle, mon ami, de me laisser guérir tranquillement de cet accident stupide qui m’enchaîne à ce grabat comme Prométhée à son rocher ! » (Nous avons appris, dans un ouvrage précédent, que M. le marquis du T…, alias Chéri-Bibi, avait, pendant une des plus intéressantes périodes de sa vie, fréquenté les belles-lettres.)

 

Et Chéri-Bibi se remettait à geindre pour son compte.

 

Au fait, jamais le Titan, accablé sous les liens ingénieux que la main des dieux avait forgés pour lui, ne grogna plus épouvantablement que le protecteur redoutable de Palas, réduit à garder un grabat à cause d’une méchante foulure qui n’avait fait que s’enflammer depuis que, malgré l’avis de son médecin, il avait voulu aussitôt se remettre au travail… pour une besogne de justice et d’enfer dont M. Hilaire avait encore le frisson…

 

La porte s’ouvrit donc devant ce bon docteur Ross, qui se mit immédiatement à son travail salutaire avec ses onguents spéciaux et ses cataplasmes.

 

Chéri-Bibi, soulagé, daigna lui exprimer, entre deux grognements, quelque reconnaissance, après quoi, il lui demanda s’il y avait du nouveau du côté de la Nina-Noha.

 

Cette Nina-Noha n’avait cessé, depuis le retour de Chéri-Bibi en Europe, de préoccuper celui-ci. Tout ce qu’il savait d’elle et tout ce que Palas, pendant ses années de bagne, lui en avait appris l’avait toujours incité à penser qu’elle n’était point étrangère aux malheurs judiciaires de Raoul de Saint-Dalmas et qu’elle devait en savoir long sur la mort du banquier Raynaud.

 

Chéri-Bibi avait, lui aussi, remarqué plusieurs fois le collier que portait la danseuse, et quand son enquête autour de Nina-Noha lui eut appris les rapports de l’ancienne amie de Palas avec Gorbio, chose qu’ignorait encore Palas, il n’avait pas hésité à diriger sur elle le docteur Ross d’abord, puis à placer auprès de Nina cette petite Zoé, chargée de lui rapporter tout ce qui se passait et se disait dans la maison.

 

Pourquoi Zoé ? Parce que Zoé parlait l’italien, et que le comte et Nina, entre eux, s’entretenaient souvent dans cette langue.

 

Ce que Zoé, ce matin-là, avait entendu, vu et compris était d’importance ! Aussi le docteur Ross eut-il un certain succès quand il eut répété ce que lui avait dit la soubrette d’occasion.

 

Chéri-Bibi ne s’était donc pas trompé ! C’était bien là le collier volé au banquier, et l’assassin de Raynaud, d’après la conversation surprise, ne pouvait être que Gorbio !…

 

Or, la preuve de tout cela était enfermée dans un meuble chez Nina !…

 

Chéri-Bibi eut un rugissement de triomphe et sauta de son grabat.

 

Hélas !… Il y retomba aussitôt avec un gémissement de rage et de douleur…

 

VII

Éclaircie

Nous avons laissé M. d’Haumont au plus fort de ses réflexions.

 

« Je ne me reconnaissais pas moi-même après six mois de bagne. Alors ? »

 

Alors, il n’y avait qu’un souvenir fidèle et douloureux comme celui de Mme Martens, que le remords d’une honnête femme pour retrouver sous le masque présent le visage du passé !

 

Il en était là de ses raisonnements quand, débouchant sur le quai du Midi, il se trouva justement en face de Mme Martens…

 

De qui celle-ci lui aurait-elle parlé, sinon de Gisèle ? Depuis qu’elle avait entrevu la radieuse enfant dans le salon de la villa Thalassa, Mme Martens ne pensait plus qu’à sa fille et cherchait toutes les occasions de la rencontrer et de lui parler. Les sœurs Violette avaient trouvé dans la femme de l’avocat général une cliente qui ne quittait plus leur atelier.

 

À cette heure du déjeuner, Gisèle était de retour chez elle, dans ce nouvel appartement en plein midi, que lui avait procuré l’attentive bonté de M. d’Haumont. Mme Martens n’eut aucune peine à décider celui-ci à l’emmener avec lui dans la visite qu’il se proposait de faire à sa « petite protégée ».

 

Le temps était radieux, la baie des Anges recourbait sa faucille d’éblouissant azur devant cette grève qui fait suite à la promenade des Anglais et remonte jusqu’au Rocher du Château. En cet endroit, plus de palaces, plus d’hôtels magnifiques, de villas somptueuses, mais une quantité de petits appartements ensoleillés, aux balcons fleuris, abritant de modestes ménages dont la plus grande richesse est certainement cette splendide lumière du jour dont ils jouissent, de l’aurore au crépuscule.

 

Sur le galet, les barques des pêcheurs ont été tirées. Les filets sèchent sur les dalles du port. Deux petits restaurants ont sorti devant leurs fenêtres des tables aux nappes éclatantes, bientôt surchargées des plats de « coquillages » réclamés par les amateurs. Quelques douzaines d’huîtres fraîches arrosées d’une bouteille de Bellet tentent les moins gourmands, dans ce décor enchanteur.

 

Mais Didier d’Haumont et Mme Martens n’eurent d’attention que pour la plus douce des apparitions surgie entre les branches embaumées d’un de ces petits jardins suspendus aux proches balcons. C’est Gisèle qui sourit à la lumière bienfaitrice, en poussant avec sa grâce coutumière le fauteuil où celle qui lui a servi de mère renaît à l’espoir de la vie.

 

À cette vue, Palas ne sent plus, pendant quelques instants, la formidable angoisse qui, nuit et jour, torture son âme, et Mme Martens oublie tous ses remords devant le fruit adorable d’une faute qu’elle a tant pleurée… Ni l’un ni l’autre ne saisissent autre chose que ces cheveux d’aurore encadrant le sourire du printemps.

 

Comment s’apercevraient-ils qu’ils ne sont pas les seuls à voir cela et l’apprécier ?… En quoi, du reste, pourrait les intéresser cette silhouette inconnue, à demi dissimulée dans l’ombre de la tente du restaurant en plein air ? Encore quelque amateur de « coquillages » qui a bien le droit, en vérité, d’oublier ses huîtres un instant pour goûter le charme d’un joli visage penché sur un balcon.

 

Déjà Palas et Mme Martens ont pénétré dans la maison.

 

Gisèle ne les a pas aperçus. Un petit garçon passait en courant, vendant des journaux locaux et annonçant un « terrible accidengue au cap Ferrat ».

 

Gisèle, inquiète tout de suite, avait jeté une pièce et descendu, comme il est d’usage là-bas, un petit panier au bout d’une ficelle.

 

Le camelot y avait déposé sa marchandise. Et tout à coup :

 

« Maman !… c’est M. de Saynthine, cet affreux homme qui me poursuivait, qui est mort avec deux de ses amis et domestiques !… Un accident en rade de Villefranche !… Les pauvres gens !… »

 

Mais Mlle Athénaïs n’était point disposée à pleurer la mort du persécuteur de son enfant et elle déclara avec une conviction touchante « que c’était le Ciel qui l’avait puni ! »

 

La naïve cruauté de cette dernière phrase ne dut point passer inaperçue du mangeur d’huîtres, car son ombre parut en recevoir quelque agrément…

 

Gisèle avait encore le journal à la main quand Palas et Mme Martens firent leur entrée dans l’appartement.

 

La première chose que fit la jeune fille fut de tendre le journal à son bienfaiteur…

 

D’abord Palas ne dit rien. Le coup était trop fort, sa joie intime trop immense…

 

La Providence, après l’avoir accablé si longtemps, se mettait soudain si formidablement de son côté qu’il en était comme assommé. Car il n’y avait pas de doute possible : à la description des personnages qui accompagnaient Saynthine dans l’auto, Palas reconnaissait qu’il était à jamais débarrassé de ses farouches ennemis.

 

Le simple fait divers, un banal accident, le faisait ressortir de l’abîme où il avait été à nouveau plongé… Pour lui, l’aurore nouvelle se montrait, plus radieuse que jamais, à son obscur horizon ! Il en était ébloui !

 

Il eût voulu relire ces lignes libératrices… Il n’y parvenait pas… trop de lumière dansait dans ses prunelles.

 

Et c’était cet ange, sa fille, qui lui apportait une nouvelle pareille ! Ah ! cette fois, Dieu était enfin avec lui !…

 

Quand il put parler, il balbutia quelques hâtives excuses et s’enfuit.

 

Il s’enfuit pour ne point étreindre cette enfant sur son cœur, pour ne point lui crier sa joie et sa délivrance !…

 

Quand il arriva sur le quai, il répétait encore, il ne pouvait s’empêcher de répéter à mi-voix, comme une litanie : « Arigonde est mort ! »

 

Et il passa presque en courant devant le mangeur d’huîtres…

 

Celui-ci, qui avait fini de déjeuner, solda son addition, alluma un cigare, et s’en fut d’un pas tranquille vers le port en murmurant : « Arigonde est mort, mais pas encore enterré. »

 

VIII

Une journée qui avait bien commencé et qui finit mal

L’après-midi de ce même jour, le comte Stanislas de Gorbio (mon petit Stani… disait Nina dans l’intimité) s’était rendu sur la promenade des Anglais, où il comptait trouver quelques personnages de qualité, de passage à Nice, et propres à lui fournir, innocemment, quelques renseignements dont il savait toujours tirer profit.

 

La journée était belle et les promeneurs nombreux. Ceux-ci passaient, potinant, entre les chaises où s’étaient installées les mères de famille penchées sur leurs travaux d’aiguille ou de tricot… avec une application qui n’était interrompue que par l’apparition d’une toilette à sensation ou de visages inconnus auxquels la curiosité des dames, toujours en éveil, cherchait immédiatement à donner des noms.

 

Le monde est petit, c’est toujours le même qui se rencontre, l’été sur les plages du Nord, l’hiver sur celles du Midi, au printemps et à l’automne dans les milieux mondains de la capitale et dans les allées du Bois à onze heures et à six heures.

 

Le comte de Gorbio s’était fait de nombreux amis dans ce monde-là, si tant est qu’on puisse donner le nom d’« amis » à tous ceux à qui l’on serre la main. Sa « personnalité » n’avait jamais été plus en vogue depuis le duel où le pistolet de M. Didier d’Haumont l’avait abattu. Dieu seul savait les histoires qui s’étaient chuchotées autour de cette aventure ! Les fiançailles du comte avec Mlle de la Boulays n’avaient été un secret pour personne et il y avait veillé lui-même, persuadé trop tôt que l’« affaire était conclue ». L’échec qu’il en avait subi avait été d’autant plus retentissant…

 

Aussi, plus que jamais, avait-il ses raisons de « plastronner » pour donner le change et refaire sa fortune mondaine.

 

Il ne perdait pas une occasion de se montrer et de prouver qu’un incident même aussi cruel (un mariage raté et un duel néfaste) ne pouvait l’arrêter en chemin. Comme il passait pour très riche et disposant des plus grandes influences, on lui pardonna vite son malheur… Chacun était persuadé qu’un homme comme lui prendrait tôt sa revanche…

 

Or, cette revanche, il la tenait ! Et comment !…

 

L’heureux rayonnement qui éclairait son visage ne passa point inaperçu. On le félicita de sa bonne mine. Ses propos étaient enjoués et son esprit redoutable.

 

« En voilà un qui a de l’abattage ! » murmurait une dame un peu mûre à sa fille en âge de se marier et qui avait eu déjà quelques aventures de demi-vierge avec de notoires rastas.

 

Soudain, le front de Gorbio se rembrunit, ses yeux devinrent fixes, on regarda ce qu’il regardait et l’on aperçut Mme Didier d’Haumont qui s’avançait sur la promenade avec Mme Martens.

 

Françoise semblait heureuse et elle l’était en effet.

 

Depuis la minute terrible où elle avait tout appris et où elle s’était mise à épier Palas avec une angoisse si tragique, jamais elle ne l’avait vu comme ce jour-là, libre apparemment de tout souci, et d’une aisance si naturelle qu’elle était presque inexplicable pour une personne qui, comme Françoise, avait sondé l’abîme sur lequel naviguait son mari.

 

Celui-ci était rentré à la villa du cap Ferrat, transformé littéralement, au moral et même au physique. Certaines rides du front que Françoise avait vues se creuser de jour en jour depuis leur arrivée à Nice, s’étaient évanouies comme par enchantement.

 

Elle n’avait pu s’empêcher de montrer son étonnement et Palas, devinant qu’il ne devait plus être reconnaissable depuis qu’il avait appris l’accident providentiel qui le débarrassait du Parisien et de sa bande, avait jugé bon de donner à sa femme une rapide et vague explication : « J’ai eu de graves soucis d’affaires ! c’est passé ! n’en parlons plus ! »

 

Joliment, elle lui avait reproché d’avoir eu l’esprit occupé par quelque autre chose que leur amour, la seule chose qui comptât pour elle, au monde !…

 

Et elle aussi s’était réjouie intimement, persuadée que Didier venait de faire un pas immense sur le chemin où il tentait de trouver, comme Chéri-Bibi l’avait expliqué à Françoise, la preuve de son innocence dans le drame qui avait bouleversé sa vie.

 

Cette belle journée ne lui en paraissait que plus radieuse, et Mme Martens elle-même s’étonnait de sa gaieté qui faisait contraste avec l’expression un peu sévère et réservée qu’elle avait remarquée sur le visage de la jeune femme dans leurs précédentes rencontres.

 

Françoise n’avait pas encore aperçu le comte de Gorbio…

 

Elle ne le vit que lorsqu’elle fut tout près de lui, à la hauteur du groupe dans lequel il pérorait.

 

Alors, son visage changea.

 

Elle regarda droit devant elle, comme si elle n’avait point aperçu le personnage, mais ils savaient tous deux qu’ils s’étaient vus…

 

Et tout le monde qui assistait à cette scène le savait aussi…

 

On avait surpris le rapide croisement de leurs regards. Quelle aubaine pour ces oisifs qu’une rencontre pareille !… Qu’allait-il se passer ?… Car certainement il allait se passer quelque chose… Et il se passa ceci, que le comte salua Françoise…

 

Celle-ci ne pouvait pas ne pas voir ce coup de chapeau…

 

Françoise, qui était devenue d’abord très pâle, dès qu’elle avait reconnu le comte, sentit que son visage s’embrasait. Elle hâta le pas, en détournant légèrement la tête avec un mépris marqué…

 

Elle était furieuse… Elle se mordait les lèvres… Elle dit à Mme Martens :

 

« Vous avez vu ? Cette audace !…

 

– Ça, oui, répondit Mme Martens, c’est d’un insolent et d’un mufle ! Il devait ne pas vous voir. »

 

Gorbio était resté à sa place, continuant de regarder Françoise qui s’éloignait. Un sourire terrible crispait sa lèvre. Il y avait un grand silence autour de lui. Il dit tout haut :

 

« Mme d’Haumont ne me connaît plus. Elle a tort ! Elle n’a pas de meilleur ami que moi ! »

 

En rentrant à la villa Thalassa, la première chose que Françoise dit à son mari fut cette extraordinaire histoire du coup de chapeau du comte de Gorbio…

 

« J’espère que tu n’as pas répondu à son salut ? s’écria Palas.

 

– Je suis passée près de lui comme si je ne le connaissais pas !… »

 

Tant de méchante hardiesse les stupéfiait et venait jeter une ombre sur le bonheur parfait de cette rare journée.

 

Ils se mirent à table en pensant encore à Gorbio…

 

Ils savaient que le comte était en pleine convalescence, mais ils étaient loin de se douter qu’il surgirait aussi vite dans leur vie… Ils étaient en droit de penser que l’ancien rival de Didier aurait le bon goût de faire tout son possible pour passer inaperçu, si le hasard les mettait tous trois sur le même chemin… Que signifiait une incorrection aussi grave à toutes les conventions mondaines ?

 

Palas avait de graves raisons de se méfier du comte et, plus d’une fois, chez M. de la Boulays, il avait eu l’occasion de s’étonner de certaines de ses attitudes.

 

Sans qu’il pût formuler contre lui rien de précis, Palas nourrissait à l’égard de Gorbio des sentiments plutôt hostiles, en dehors même de toute rivalité d’amour, mais il avait été assez honnête homme pour se méfier de ses propres impressions et pour les mettre au compte de cette rivalité même et de sa propre jalousie.

 

Mais maintenant il se laissait aller à son ancienne haine pour un homme qui aurait pu posséder Françoise et qui lui apparaissait de plus en plus comme un rastaquouère de redoutable envergure.

 

L’incident prenait à ses yeux une ampleur soudaine. Il commençait, de ce point-là, à le considérer non plus seulement comme le résultat d’un manque absolu de tact, mais, qui sait ? comme une menace !…

 

Les deux époux se faisaient part de leurs réflexions et échangeaient encore des hypothèses quand un domestique entra, apportant une carte sur un plateau. Palas lut et eut une sourde exclamation :

 

« Lui ! c’est trop fort !

 

Qui, lui ?

 

– Mais lui, Gorbio !

 

– Ce n’est pas possible !… »

 

Françoise prit la carte des mains de son mari et lut à son tour : « Le comte de Gorbio demande à voir M. et Mme d’Haumont pour une communication urgente ! »

 

« Mais je ne veux plus revoir ce misérable qui a voulu te tuer ! » s’écria-t-elle.

 

Le domestique attendait des ordres.

 

« Faites entrer dans mon bureau », commanda Palas.

 

« Pourquoi le reçois-tu ?

 

– Pour lui faire passer le goût de revenir !… » répondit Palas, qui s’essayait à reconquérir tout son sang-froid…

 

Le comte, dans le bureau, attendait, sans impatience… Il jouissait de l’émoi que sa seule présence apportait dans cette maison.

 

Il se représentait la stupéfaction et la colère des deux époux en face d’une démarche qui devait leur apparaître d’une audace incompréhensible et d’une insolence sans nom.

 

Qu’allaient-ils résoudre ? Il avait envisagé l’hypothèse où l’on refuserait de le recevoir… En ce cas, il aurait refusé de se retirer et, de toute façon, une explication devenait nécessaire, fatale…

 

Cette explication serait courte, mais foudroyante ; et, à l’idée de l’effet qu’il allait produire avec une seule phrase, sa figure prenait une expression de férocité triomphante.

 

Quand Didier d’Haumont parut, domptant difficilement la plus noble colère qui eut encore gonflé le cœur d’un époux outragé, il fut frappé par cette physionomie, par cette face où rayonnait une joie diabolique, et il ne put retenir plus longtemps son courroux. En quelques mots durs, prononcés d’une voix âpre, il déclara à Gorbio qu’il trouvait sa démarche, quel qu’en fût le but ou le prétexte, d’une extrême inconvenance.

 

À quoi Gorbio, glacé, répondit :

 

« J’ai quelque chose de très important à dire à Mme d’Haumont et il m’a semblé plus correct de le dire devant vous ! » »

 

Les deux hommes étaient alors séparés par la largeur de la pièce. Gorbio s’en vint vers Palas, le fixant de ses yeux où flambaient toutes les joies de la vengeance…

 

Palas comprit que cet homme était terriblement armé contre lui et redouta le pire…

 

Ce fut le pire, en effet, qui arriva… Gorbio prononça :

 

« Je veux lui dire qu’elle a épousé un forçat !… »

 

Palas recula sous le coup… Mais l’autre continuait :

 

« Une bonne nouvelle à apprendre à Mme d’Haumont, n’est-ce pas, Raoul de Saint-Dalmas ! »

 

Ainsi Gorbio savait tout ! Son secret, son horrible secret était maintenant entre lui et cet homme !…

 

À l’heure où il se réjouissait de la disparition providentielle des quatre misérables qui le poursuivaient de leurs hideuses entreprises, un nouvel ennemi surgissait, et lequel !

 

Celui que Françoise avait rejeté, bafoué, qu’il avait lui-même abattu par un coup inespéré et qui ressuscitait pour prendre la plus terrible, la plus effroyable revanche !… Ô misère incalculable ! Non point à cause de son mauvais destin, à lui, mais de sa douleur à elle, de son désespoir et de la mort de son amour, la mort de son cœur et de son corps !… Car une phrase comme celle-ci : « Vous avez épousé un forçat », ça tue !…

 

Palas ne bougeait plus, il semblait un cadavre debout…

 

Devant lui il y avait cette bouche qui continuait de cracher la haine et l’épouvante avec ce mot qui revenait sans cesse : « forçat ! »

 

Et, tout à coup, Palas ne put l’entendre davantage, ce mot-là !

 

Il sauta à cette gorge, son poing puissant l’étreignit et il soufflait à l’autre :

 

« Assez ! assez ! tais-toi ! tais-toi !… »

 

L’autre râlait, se débattait, ruait dans les meubles renversés et comme le mot affreux ne se faisait plus entendre, Palas lâcha Gorbio, se rendant compte soudain de son geste homicide :

 

« Mais assassine-moi donc !… Fais ton métier ! » glapit Gorbio en se mettant toutefois prudemment à l’abri d’une nouvelle agression derrière un meuble.

 

Et il ricana, sinistre :

 

« Tu t’y connais !… Il n’y a que le premier pas qui coûte ! »

 

Ah ! certes, ce premier pas n’eût guère coûté à Palas dans la voie du crime !… Si quelqu’un désira jamais « tuer », ce fut bien Palas dans cette minute terrible…

 

Et pendant que cette atroce scène se déroulait dans le bureau, Françoise, seule dans la salle où l’avait laissée son mari, attendait, en prêtant l’oreille aux moindres bruits.

 

Didier lui avait fait promettre qu’elle ne quitterait point cette pièce. Il lui avait juré qu’il serait calme et garderait son sang-froid quoi qu’il advînt, enfin, qu’après avoir vu le comte il reviendrait aussitôt auprès d’elle…

 

Or, il ne revenait pas…

 

L’entrevue se prolongeait…

 

L’angoisse, l’inquiétude de Françoise augmentaient de seconde en seconde. Que pouvaient se dire les deux hommes ?…

 

Les plus redoutables hypothèses lui embrasaient le cerveau… Françoise, cependant, ne s’arrêta point à la seule qui fût exacte : la connaissance, par Gorbio, du secret de Palas…

 

Cette hypothèse-là était si terrible qu’elle la jugeait impossible. Elle préférait la rejeter tout de suite…

 

Elle envisagea plutôt celle qui lui paraissait la moins à craindre : elle savait que Gorbio était en affaire avec M. de la Boulays. Le comte avait là un prétexte tout trouvé à cette étrange démarche… Mais encore ce n’était qu’un prétexte ! Qu’y avait-il au fond de tout cela ?…

 

Eh bien, au fond de tout cela, il y avait la haine de deux hommes qui aimaient la même femme !… Gorbio et Didier se haïssaient jusqu’à la mort… Françoise l’avait bien vu lors du duel !

 

Quel drame nouveau allait sortir de cette interminable visite ?

 

Elle frissonna…

 

Elle entrouvrit la porte de la salle…

 

Il lui semblait entendre des éclats de voix… Et puis il y eut un grand coup sourd, comme il arrive quand un meuble tombe sur un tapis…

 

Elle ne réfléchit plus à rien… Elle ne se souvint plus de ce qu’elle avait promis à Didier… Elle s’avança, haletante, du côté du bureau…

 

Dans le bureau, Gorbio disait à Palas :

 

« Je ne quitterai point cette pièce sans avoir vu Mme d’Haumont !… Je veux qu’elle sache tout !… et qu’elle sache tout par moi !… C’est moi qui mesurerai devant vous votre degré d’ignominie !… »

 

Palas, penché sur une table, étreignait de ses poings crispés le meuble, arrêtant ainsi l’élan qui pouvait le jeter encore à cette gorge abominable pour la faire se taire à jamais…

 

Il râla :

 

« Non, pas ça !… Tout ce que vous voudrez, mais pas elle !… Que vous me fassiez souffrir, moi, je supporterai tout !… Mais elle, épargnez-la !… »

 

Et il eut l’admirable lâcheté de lui souffler :

 

« Vous l’avez aimée !…

 

– Je vous hais encore plus que je ne l’ai aimée !… gronda Gorbio.

 

– Écoutez ! reprit Palas d’une voix rude et qui cessait d’être suppliante… je vous parle maintenant « dans votre bien »… ne me poussez pas à bout !…

 

– Je ne crains pas !… je ne crains pas un forçat !…

 

– Encore !… Ah ! taisez-vous… car tout à l’heure vous craigniez un assassin !… Gorbio, je suis capable de vous assassiner, vous savez !… »

 

Comme il disait cela, il entendit un bruit de pas dans le couloir. Il s’en fut à la porte, souleva le rideau, aperçut la silhouette de Françoise.

 

Alors, il tourna vers le comte un visage d’une pâleur mortelle, revint à sa table, ouvrit un tiroir et saisit un revolver…

 

Il allait tuer !… C’était inéluctable, il n’avait pas d’autre moyen de suspendre la vérité formidable sur cette lèvre maudite.

 

Cependant Gorbio surveillait le geste de Palas :

 

« Ah ! ah ! ricana-t-il, le revolver !

 

– Oui, le revolver, ma femme vient, elle sera ici dans une seconde, si vous dites un mot de ce qu’il ne faut pas qu’elle sache, je vous jure que je vous tue comme un chien !… »

 

Il répéta : « Je vous le jure. »

 

Gorbio haussa les épaules.

 

« Vous me prenez pour un enfant ! Ma mort ne garderait point votre secret ! Si vous croyez que je n’ai pas pris toutes mes précautions !… Ce ne sera qu’un crime de plus et tout à fait inutile, je vous en préviens. Si vous voulez absolument tuer quelqu’un, tuez-vous, c’est tout ce que je puis faire pour vous !

 

– Ce serait déjà fait si cela pouvait la sauver », râla Palas…

 

Puis ils ne se dirent plus rien, ils attendirent l’entrée de Françoise…

 

Les secondes passaient, interminables…

 

C’est que, dans le corridor, Françoise s’était arrêtée, la main à son cœur ; elle étouffait !…

 

Qu’allait-elle encore voir en poussant cette porte ? Quel spectacle d’horreur lui était encore réservé ?… Tout à l’heure, ce bruit… était-ce le bruit d’un meuble qui tombe ou le bruit d’un corps… Puisqu’elle est venue pour savoir… encore un peu de courage !… Elle regarde ! elle voit !… Non, il n’y a pas de morts dans la pièce, il y a deux vivants qui se regardent avec une haine indicible… Elle entre, spectrale…

 

……………………

 

Devant l’attitude de bataille des deux hommes et les regards qu’ils lui jetèrent à son entrée dans le bureau, Françoise ne douta point qu’elle fût elle-même l’objet de leur querelle et la seule cause de cette scène redoutable.

 

Toutes les autres hypothèses s’évanouirent. Elle allait savoir jusqu’où pouvait aller l’audace amoureuse du comte, mais aussi elle était prête à châtier tant d’insolence.

 

« Vous aviez demandé à me voir, monsieur de Gorbio ? »

 

Avant de lui répondre, le comte se tourna vers Palas et alors, il eut un spectacle si nouveau que son esprit, frappé par une transformation aussi brusque, envisagea avec la rapidité de l’éclair tout le parti qu’il pouvait tirer d’un plan nouveau.

 

À la première attitude, si furieusement hostile de Palas, avait succédé chez le malheureux une physionomie exprimant la plus terrible angoisse et une suprême supplication.

 

Tout son être semblait crier : « Ayez pitié d’elle ! »

 

Le voyant ainsi, éperdu, si complètement à sa disposition, Gorbio se rappela ce que lui avait dit Nina-Noha : « Cet homme t’appartient… Tu peux en faire tout ce que tu voudras !… »

 

Ah ! certes ! il le voyait bien maintenant, dans ses yeux, qu’il pouvait tout lui demander ! Tout exiger de lui ! Le traiter en esclave !

 

N’était-ce pas une vengeance, celle-là ? Et plus complète, plus cruelle que celle qui consistait à tout briser d’un mot !…

 

S’il prononçait ce mot, qu’adviendrait-il ? Évidemment tout serait fini pour Palas, mais pour lui aussi !…

 

Tandis qu’il pouvait s’amuser longtemps avec cette petite histoire-là et ne prononcer le mot de la fin que lorsqu’il aurait traîné sa victime dans tous les chemins utiles pour des besognes hideuses, des travaux nécessaires à ses mystérieux desseins…

 

Sa résolution prise, Gorbio rompit enfin l’effrayant silence qui s’était établi entre les trois personnages, et se retournant vers Françoise :

 

« Madame, pardonnez-moi, fit-il en s’inclinant et sans dissimuler un sourire cynique et sournoisement triomphant… pardonnez-moi si j’ai eu l’audace de venir vous troubler dans cette heureuse retraite, mais une affaire dans laquelle nous avons des intérêts communs…

 

– Je sais, monsieur, que vous avez été en affaires avec mon père !

 

– Nous sommes toujours en affaires, madame… Les engagements commerciaux ne se rompent heureusement pas avec la même facilité que… »

 

Palas ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase. Il était allé à Françoise, et il la reconduisait à la porte, cependant que d’une voix suppliante il lui disait :

 

« Laisse-moi régler avec M. de Gorbio les intérêts de cette affaire sans importance !…

 

– Mais M. de Gorbio n’a qu’à s’adresser à mon père, fit-elle tremblante.

 

– Je t’en prie, murmura Palas, tu m’avais promis de ne pas venir !…

 

– Je t’attends dans le salon à côté ! chasse-le !

 

– Ce serait déjà fait si tu n’étais venue… »

 

Elle consentit à attendre la fin de l’entretien dans une pièce adjacente… Son impatience se doublait de l’incompréhension où la laissait l’événement… Pourquoi Gorbio restait-il ?… Qu’avait-il encore à dire ?… Et pourquoi son mari prenait-il tant de précautions après avoir montré tant de colère ?

 

Autant de questions qui restaient sans réponse et qui la laissaient dans un désarroi absolu…

 

Elle ne comprenait bien qu’une chose, c’est que si elle était restée entre ces deux hommes une seconde de plus, il se serait passé quelque chose d’irréparable…

 

Et maintenant, elle attendait que Gorbio voulût bien s’en aller !…

 

Palas, la porte refermée, était retourné auprès du comte. Fou de honte, il lui demanda sans le regarder :

 

« Que voulez-vous de moi ?…

 

– Eh ! ricana Gorbio, beaucoup de choses ! Vous comprendrez, mon cher monsieur d’Haumont, que j’ai besoin d’y réfléchir…

 

– Ne me poussez pas au désespoir…

 

– Mais non ! mais non !… Je ne suis pas un méchant homme, moi. Je vous l’ai prouvé tout l’heure ! Vous m’avez fait pitié, littéralement, et, devant votre pauvre misère, j’ai oublié tant de raisons que j’avais de vous en vouloir !… Vous verrez que nous finirons par faire une paire d’amis…

 

– Je ne crois pas à votre pitié… Dites-moi ce que vous voulez de moi, pour qu’elle ne sache pas… pour qu’elle ne sache jamais… »

 

Le comte regarda Palas et se félicita déjà de la résolution qu’il avait prise de goûter une vengeance patiente et froide…

 

Cela ne faisait que commencer et, vraiment, c’était un plaisir des dieux…

 

Ah ! que le menaçant d’Haumont de tout à l’heure était loin !

 

Il lui répondit :

 

« Je vous le dirai bientôt ! Au revoir, monsieur d’Haumont ! »

 

Il partit, laissant l’autre accablé, étourdi du coup qu’il lui avait porté et aussi de tous ceux dont son silence le menaçait…

 

Françoise vit passer Gorbio avec son sourire insolent. Dès qu’il fut hors de la villa, elle courut à Palas qu’elle retrouva dans le bureau, et qu’elle surprit avec une figure terriblement ravagée…

 

« Tu vas me dire ce qui s’est passé entre vous ! j’ai entendu un bruit de lutte !… Vous vous êtes battus !…

 

– Tu as bien fait de venir, ma petite Françoise… Cela nous a rendu quelque sang-froid à tous les deux… Sans toi, je l’aurais tué !… Ah ! je le hais bien, cet homme !… »

 

Elle le vit frissonnant, grelottant de haine inassouvie…

 

Elle le prit dans ses bras, une fois de plus, pour qu’il y trouvât un sûr refuge contre les maux qui ne cessaient de l’assaillir, pour qu’il y puisât, sur son sein, une confiance nouvelle, génératrice de la force nécessaire à la lutte contre son affreux destin. Mais, cette fois, Palas ne put que pleurer, sangloter sur son épaule, comme un enfant.

 

IX

Chéri-Bibi et Palas

Le lendemain matin, quand, par la porte entrouverte de sa cabane, Chéri-Bibi vit venir à lui la silhouette de son Palas, il se sentit tout frissonnant d’un orgueil bien compréhensible !… Ne l’avait-il pas débarrassé de ses pires ennemis ?

 

Bientôt, dès qu’il pourrait remuer ses « jambes de laine », une dernière expédition lui livrerait le collier qui prouverait au monde l’innocence de celui qui avait été Raoul de Saint-Dalmas !…

 

Ah ! la route était déblayée ! Maintenant on respirait un air pur qui ne risquait point d’être empesté tout à coup par certaines odeurs de bagne que traînaient toujours avec eux ces ennemis du genre humain qu’étaient l’affreux Arigonde, le repoussant Fric-Frac, le blême le Bêcheur et le hideux Caïd, tous défunts, sinon pour la plus grande gloire (car Chéri-Bibi ne faisait point afficher sur les murs ses belles actions), du moins pour la plus grande jubilation intime du protecteur de Palas !…

 

Donc Palas s’en venait tout doucement vers l’humble demeure du pêcheur Sylvio…

 

Il marchait la tête basse, et Chéri-Bibi ne put voir sa physionomie que lorsqu’il fut à quelques pas de lui…

 

Tout de suite il fut frappé par un air de désolation qui le surprit plus qu’on ne saurait dire. Lui qui avait préparé son plus engageant sourire (le sourire de Chéri-Bibi !) en resta tout pensif !

 

Le plus inquiétant était que Palas ne disait rien encore !…

 

Il serra la main de Chéri-Bibi et se laissa tomber sur un escabeau, sans même demander des nouvelles de la santé de son ami…

 

Chéri-Bibi, de plus en plus angoissé, ferma sa porte et demanda sur le ton le plus tendre à Palas « ce qu’il avait ».

 

« Il y a que je suis à bout de lutte ! » laissa tomber Palas avec un grand soupir qui porta l’émotion de Chéri-Bibi à son comble…

 

« À bout de la lutte ?… Contre qui ?… Contre quoi ?…

 

– Il y a que par moments, continua Palas, et je ne te cache pas, Chéri-Bibi, que je suis dans un de ces moments-là, je regrette le bagne !… »

 

En entendant ces mots, le bandit se leva si brusquement qu’il renversa tout l’échafaudage sur lequel reposait l’équilibre de son poêle et son organisation tuyautière, ce fut un beau tapage et un grand encombrement dans la petite pièce. Mais Palas était tellement entrepris par ses sombres pensées qu’il sembla ne s’être aperçu de rien et ne tressaillit même point !…

 

Chéri-Bibi avait croisé les bras, au centre de tout ce tohu-bohu, et demandait, d’un air qu’en dépit de cet incident ridicule il tendait de rendre triomphant :

 

« Est-ce que le Parisien, le Bêcheur, Fric-Frac et le Caïd ne te laissent pas, maintenant, bien tranquille ? »

 

Palas secoua la tête :

 

« Possible ! fit-il d’une voix sourde… mais écoute bien, Chéri-Bibi, Gorbio aussi connaît mon secret et il est venu me menacer jusque chez moi, pas plus tard qu’hier !

 

– Ah ! oui ! vraiment, rugit Chéri-Bibi. Celui-ci aussi connaît ton secret !… Eh bien, tranquillise-toi, il ne sera pas plus difficile de te débarrasser de Gorbio que du Parisien et de sa bande. »

 

Palas, en entendant ces mots, était devenu pâle comme un linge.

 

« Que veux-tu dire ? »

 

Et il se leva en regardant Chéri-Bibi jusqu’au fond des yeux…

 

Chéri-Bibi ne saisit pas tout d’abord le sens du mouvement de Palas. La question que celui-ci lui posait s’accompagnait d’une émotion qui le trompa même tout à fait. Ce « que veux-tu dire ? » lui parut tout tremblant d’espoir sur les lèvres de Palas.

 

« Que veux-tu dire ? » c’était sous-entendu : « Est-il bien possible que tu m’aies réellement débarrassé à tout jamais du Parisien et de sa bande et que tu sois prêt à en faire autant pour ce Gorbio qui me gêne ? »

 

C’est donc avec un sourire des plus satisfaisants que le bon et redoutable Chéri-Bibi répondit, tout en soulignant d’un clignement d’œil sa pensée : « Je veux dire que Gorbio non plus n’est pas à l’abri des accidents !… »

 

Mais il n’avait pas achevé cette phrase que Palas, qui, cette fois, avait tout compris, car il connaissait « son homme », s’écartait de Chéri-Bibi en chancelant d’horreur…

 

« Tu as fait cela !… Tu as fait cela !…

 

– Eh bien, oui… Mais ?… qu’est-ce qu’il t’arrive ?… qu’est-ce que tu as ?… Tu ne vas pas te trouver mal !… »

 

Mais Palas reculait toujours, la main en avant comme pour se parer du contact de cet homme terrible qui, inconsciemment, l’avait fait son complice… complice de ce crime nouveau, formidable !…

 

À cause de lui, cet homme avait tué !… Palas avait cru à un accident… providentiel… à un hasard. Un hasard !… Il s’appelait Chéri-Bibi, le hasard !… et il avait massacré Arigonde, Fric-Frac, le Bêcheur, le Caïd !… et il ne demandait qu’à continuer, le hasard !…

 

Chéri-Bibi, complètement effaré par l’incompréhensible attitude de Palas, se pencha sur lui comme sur une énigme indéchiffrable et il répéta même, dans un bredouillement :

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?

 

– Ne m’approche pas !… Ne m’approche pas !… Ne me touche pas ! »

 

Pauvre Chéri-Bibi qui s’attendait à des félicitations !… Tout à coup il fut foudroyé par cette pensée que Palas n’était pas content !… Alors il eut une vraie colère d’enfant : « Ça, par exemple, ce serait trop bête !… Tu ne vas pas les regretter ?… »

 

Et comme l’autre se taisait, écrasé par l’idée trop lourde de ce quadruple assassinat : « C’étaient des bandits ! » jeta Chéri-Bibi dans un geste magnifique…

 

« Et nous ? et nous ? qu’est-ce que nous sommes ?… »

 

À ces mots, Chéri-Bibi, qui avait une si haute opinion de lui-même et qui croyait l’avoir fait partager à Palas, crut que ce dernier était devenu subitement fou et il traduisit sa pensée intime en frappant à deux reprises son large front de son index noueux…

 

« Mais tu ne vois donc pas, reprenait Palas haletant, tu ne vois donc pas que tu me fais horreur !… Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! tes mains seront donc toujours rouges de sang !… Tu m’as fait ton complice !… ton affreux destin pèse sur moi !… Je ne veux plus voir ton visage ! tu me soulèves le cœur !… »

 

Cette dernière phrase, plus particulièrement, fut sensible à un homme qui avait tant fait pour Palas… Être traité ainsi par son ami le plus cher, auquel on a donné tout le sang des autres !…

 

Chéri-Bibi se redressa dans une attitude de grave dignité et répliqua avec une ironie suprême :

 

« Monsieur d’Haumont, je constate avec regret que, quoi que je fasse, je ne puis réussir qu’à vous offenser !… Oui ! oui ! je sais que je renferme tous les vices !… Le pire des hommes, à côté de moi, est blanc comme neige ! Défunt Arigonde lui-même n’était qu’un agneau, si l’on jette un regard sur mes méfaits sans bornes… Moi, je trouble tout !… Je serais capable, comme dit l’autre, d’apporter la concorde dans l’enfer ! et voilà que j’apporte l’enfer dans le cœur d’un honnête homme !… Pardon !… Palas !… »

 

À l’amertume avait succédé une réelle douleur…

 

C’est presque en pleurant qu’il soupira : « Pardon, Palas. » Mais Palas était déjà loin, fuyant cette tanière maudite…

 

Alors, resté seul avec son désespoir, Chéri-Bibi s’arracha les cheveux dans un vrai délire :

 

« Fatalitas ! hurlait-il, trois fois fatalitas ! » et, du même coup, tout l’humble argot du bagne lui remonta à la gorge : « J’défargue le plancher des vaches de quatre godins, et j’suis engueulé comme si j’avais chouriné quatre enfants de chœur ! » (Je débarrasse la terre de quatre bandits et je suis traité comme si j’avais assassiné quatre honnêtes gens.)

 

Il montra le poing au ciel, ce qui ne lui arrivait que dans les très grandes occasions.

 

« Vous l’avez entendu : « Ta vue me soulève le cœur !… Je ne peux plus voir ton visage ! » Sang et tripes ! Mon saladier dégoûte monsieur !… Nous verrons si tu feras encore « ton patagueule » (ton dégoûté) quand je t’amènerai l’collier d’la danseuse pour blanchir l’grimoir’ des mouches (ton casier judiciaire) !… »

 

Et Chéri-Bibi, éperdu et une fois de plus sublime, cherchait le bâton qui devait soutenir son pas encore chancelant dans l’expédition dont il espérait voir sortir triomphante l’innocence de l’ingrat !… »

 

Aussi le docteur Ross qui, sur ces entrefaites, entrait dans sa bauge, fut-il bien reçu quand il émit l’idée de procéder à un pansement nécessaire.

 

« La médecine aux chiens ! lui glapit Chéri-Bibi sous le nez… Garde tes purges et tes emplâtres pour la civilisation, comme dit l’autre ! Guéris-la si tu peux avec tes onguents !… À chacun sa manière ! moi, j’soigne la société, j’soigne la société comme je peux !… avec ma pince monseigneur, et aussi (quand il le faut, il le faut ! Bouche-toi les cliquettes, Palas !) avec mon couteau, dans une gaine de chair, jusqu’au manche !… »

 

X

Cartes sur cartes

Ne sortir d’un gouffre que pour retomber dans un autre est une gymnastique épuisante même pour les natures les plus robustes.

 

Nous pouvons dire que peu d’hommes auraient été susceptibles de supporter la somme d’émotions qui avaient assailli Palas depuis qu’il avait cru toucher au seuil d’une vie nouvelle. Des années de bagne lui avaient trempé l’âme, mais encore celle-ci fléchissait-elle par moments et eût-elle succombé tout à fait si, à travers tous les avatars d’une existence de mensonge et d’horreur, la lueur soudaine venue des perles de Nina-Noha n’avait apporté dans sa sombre nuit un espoir !…

 

Et c’est à cet espoir-là qu’il retournait !…

 

Les nouveaux coups portés par Gorbio, l’horrible confidence de Chéri-Bibi, tout ce qui venait ajouter à sa détresse morale ou précipiter son malheur le rejetaient à nouveau vers la danseuse et son collier !

 

Si le salut n’était pas là, il n’était nulle part !

 

Une première fois, Nina lui avait menti, il n’en doutait plus. Il fallait savoir pourquoi. Détenait-elle une partie de la vérité ?… En tout cas, ce collier, coûte que coûte, il le reverrait ! Il était décidé à tout pour cela !…

 

Plus on le lui cachait, plus l’espoir qu’il représentait l’attirait tyranniquement, farouchement…

 

Nina le reçut, cette fois, avec une impatience narquoise… mais il ne s’en émut pas. Lui aussi avait le front sombre, chargé d’une volonté obstinée…

 

« Oui, madame, je reviens vous parler de ce collier !… Pourquoi ne pas me dire où il se trouve ?… »

 

Il avait renoncé à tout subterfuge… Ainsi il pensait surprendre Nina et l’acculer à une explication définitive…

 

Il fut servi immédiatement :

 

« Vous êtes bien curieux, monsieur Raoul de Saint-Dalmas ! »

 

C’est à peine s’il tressaillit. Que de fois s’était-il demandé depuis sa première visite : « M’a-t-elle reconnu ? » et que de fois s’était-il dit : « Il vaudrait peut-être mieux qu’elle m’eût reconnu !… »

 

Il ne baissa pas la tête :

 

« Oui, Nina, c’est moi, fit-il. Puisque vous m’avez reconnu, peut-être aurez-vous pitié de moi !… »

 

Ainsi parlait Palas, et sa voix tremblante d’un espoir insensé s’était faite si suppliante qu’un autre cœur que celui de Nina en eût été certainement ému… Mais l’égoïsme passionné de la courtisane ne laissait approcher la douleur que pour s’en repaître.

 

Nina n’avait plus besoin des explications de Palas pour tout connaître du malheur dans lequel il se débattait, d’abord parce qu’en partie ce malheur était son œuvre, ensuite parce que Gorbio l’avait suffisamment instruite du reste.

 

Elle n’ignorait rien de ce qui s’était passé la veille au soir à la villa Thalassa et c’était une jouissance infinie pour elle que de voir son ancien ami, traqué par Gorbio, accourir à elle, comme à une ressource suprême contre ce même Gorbio avec qui elle avait partie liée…

 

Comme elle les tenait tous les deux ! et avec quelle belle tranquillité elle présidait, impassible et curieuse, à ce drame farouche dont elle était le centre redoutable !…

 

Cette cruauté, toute naturelle chez Nina, n’avait pas besoin d’être alimentée par de justes causes.

 

La danseuse n’avait aucune raison de haïr un homme qui s’était ruiné pour elle et qu’elle savait innocent du crime qui l’avait retranché pendant six ans des vivants et qui le faisait maintenant se cacher sous le masque héroïque de Didier d’Haumont !

 

Elle aimait la souffrance des autres pour elle-même. Et il faut bien avouer que celle-ci était d’une qualité supérieure !

 

Pour qui aurait observé cette femme dans le moment qu’elle s’étendait nonchalamment sur sa chaise longue, fixant d’un regard oblique le malheureux qui lui adressait une si ardente et si désespérée prière, il n’y aurait pas eu de doute que cette scène avait surtout un sens de volupté !

 

Avec quel raffinement Nina faisait durer le plaisir :

 

« Est-il possible, dit-elle, en ramenant les plis de sa robe sur ses jambes qui, autrefois, avaient affolé Raoul de Saint-Dalmas… est-il possible que M. Didier d’Haumont, le gendre du tout-puissant M. de la Boulays, ait besoin de la pitié de quelqu’un !… »

 

Palas s’écria :

 

« Oui, il a besoin de la pitié de tous !… depuis que Raoul de Saint-Dalmas vous a aimée, Nina !… depuis que vous l’avez fait si atrocement souffrir aux temps lointains de sa stupide jeunesse, et surtout, Nina, surtout depuis qu’il a été frappé pour un crime qui n’est pas le sien !… Nina ! Nina ! vous ne m’avez jamais aimé, mais vous saviez quel honnête petit garçon j’étais quand vous m’avez connu… Vous savez bien, vous, que j’étais incapable de faire le mal et que je ne suis pour rien dans la mort de Raynaud !… Je vous le demande, Nina… M’avez-vous jamais cru coupable ?… »

 

Il était devant elle, pantelant, haletant, plaidant sa cause comme devant un juge suprême d’où allait dépendre son honneur et sa vie.

 

Il fallait qu’il eût cette femme avec lui… cette femme qui savait d’où venait le collier… cette femme qui n’avait peut-être qu’un mot à prononcer pour le sortir de l’abîme…

 

« Nina ! M’avez-vous jamais cru coupable ? » répéta-t-il dans un sanglot où passaient son martyre de dix années et toute la douleur du moment présent…

 

Elle répondit d’une voix langoureuse, presque tendre, pas tout à fait plaintive :

 

« J’ai cru que vous aviez été plus malheureux que coupable !… »

 

À cette réponse qui voulait être ambiguë, mais qui, dans le fait, était loin de l’innocenter, Palas sentit un froid glacial descendre dans ses veines.

 

Encore une fois Nina lui échappait !… Nina se refusait !…

 

Mais il n’abandonna pas cette terrible partie !

 

« Jouons cartes sur table, Nina, fit-il, la voix changée… Je recherche la preuve de mon innocence. Le collier que vous aviez ressemble étrangement à celui qui fut volé au banquier Raynaud !

 

– Est-ce Dieu possible ? » s’écria Nina, jouant admirablement la surprise…

 

« C’est si bien possible que je pourrais affirmer que c’est lui. On en a changé la fermeture et l’on a fait disparaître la perle défectueuse, mais je l’ai reconnu !…

 

– Mais, mon ami, vous êtes fou !… Comment voulez-vous ?…

 

– Ah ! comment voulez-vous ?… C’est justement cela que je viens vous demander… Dites-moi qui vous a offert ce collier et vous me mettrez peut-être sur les traces du voleur et de l’assassin ! »

 

Nina, maintenant, paraissait réfléchir. Sa tête dans une main, elle montrait un visage sérieux, attentif à ce que lui disait sa pensée intime…

 

Palas attendait, dans une angoisse de plus en plus impatiente.

 

Enfin elle se décida :

 

« Vous allez savoir, mon cher Raoul (elle lui redonnait le nom de leurs amours et Palas espéra). Vous allez savoir toute la vérité !… car j’ai confiance en vous !… »

 

Palas se jeta à ses genoux, lui prit sa main glacée dans ses mains brûlantes…

 

Qu’allait-elle dire ?… Qu’allait-elle dire ?…

 

Ce mot tant attendu, le Sésame qui lui ouvrirait les portes de l’avenir et refermerait à jamais celles du passé, allait-il fleurir sur ces lèvres peintes ?…

 

Hélas ! Hélas ! voici ce que disaient les lèvres peintes et menteuses :

 

« Ce collier m’a été offert avant la guerre par un prince étranger… et c’est à ce prince que je l’ai revendu, par l’intermédiaire d’un neutre !…

 

– Son nom ? râla Palas.

 

– Vous pensez bien que je ne veux pas risquer d’être poursuivie pour commerce avec l’ennemi… et que je ne puis vous dire le nom que vous me demandez !… »

 

Palas s’est relevé.

 

Cette femme se joue atrocement de lui !…

 

Tout son espoir se change en haine… Ah ! comme il la déteste, cette Nina-Noha ! Avec quelle rage muette il la regarde étendue dans sa voluptueuse indifférence.

 

Il ne peut plus entendre le son de sa voix, de sa voix qui va dire :

 

« Mais, mon cher ! vous avez bien tort de vous tourmenter ! personne ne pense plus à cette vieille histoire !

 

– Si ! moi ! » lui jette Palas, la bouche crispée, les yeux flambants de la haine qui le brûle… « moi, j’y pense à toutes les minutes de ma vie ! et je suis payé pour y penser ! Et j’y penserai jusqu’au jour qui viendra où la lumière sera faite, tout entière, sur cette atroce aventure ! Tu entends, Nina ! Tout entière !… et malgré toi peut-être !… »

 

Elle se redressa à son tour, ses sourcils se froncèrent terriblement :

 

« Qu’est-ce que cela signifie ? Des menaces ? des menaces à moi ?… À moi qui n’aurais qu’un signe à faire pour vous faire retourner au pays d’où vous venez ?… »

 

Palas, éperdu, passa sa main sur son front en sueur… Il essayait de rassembler ses pensées.

 

« C’est vrai, je deviens fou, mais Nina, comment ne le deviendrais-je pas devant vos étranges réponses !…

 

– Mes étranges réponses ?…

 

– Dites-moi, où est le collier ?…

 

– Hein ? mais ce collier n’a rien à faire avec le vôtre…

 

– Nina ! vous connaissez peut-être le nom du vrai coupable… »

 

La danseuse cette fois, ne put s’empêcher de tressaillir, mais son émoi fut si rapide que Palas ne s’en aperçut même pas…

 

« En fait de coupable, déclara-t-elle d’une voix nette et coupante, je ne connais encore que vous !… Et rien ne prouve que vous êtes innocent !… Je vous prierai donc, si vous tenez à mon silence, de ne plus me dire un mot de tout ceci ! Que ce soit entendu une fois pour toutes, monsieur Didier d’Haumont !… »

 

Elle allait sonner pour le faire reconduire. Mais Zoé, qui avait frappé, apportait une carte :

 

« Mon cher, fit-elle à Palas, après avoir lu, c’est M. le comte de Gorbio, un de mes bons amis !… »

 

XI

Jalousie

Pendant que ces événements se passaient à Nice, Françoise, restée à la villa Thalassa, souffrait d’une inquiétude qui, depuis la veille, n’avait fait que grandir.

 

La terrible scène entre Didier et Gorbio, suivie d’une dépression si singulière chez son mari dont elle avait pu admirer, dans les circonstances les plus tragiques, la force de résistance morale, ne cessait de la poursuivre.

 

Elle voyait encore le sourire diabolique du comte, dans le moment qu’il quittait la villa et qu’elle l’observait sans qu’il s’en doutât…

 

Elle ne pouvait oublier non plus l’attitude de haine et de combat dans laquelle elle avait surpris les deux hommes.

 

Et elle était persuadée que Didier ne lui avait pas dit toute la vérité sur ce qu’il s’était passé entre lui et Gorbio !…

 

Pour la centième fois, elle se répétait : « Que peut-il bien y avoir encore entre eux ?… et pourquoi Gorbio qui avait tant de raisons de ne pas pénétrer ici ?… » À ce moment, une femme de chambre vint prévenir Françoise que Mme d’Erland et une amie venaient lui rendre visite…

 

« Avez-vous dit que j’étais là ?

 

– Mme d’Erland a aperçu madame dans le jardin… »

 

Françoise n’aimait pas Mme d’Erland, elle la trouvait méchante, toujours prête à railler celles que l’on croyait ses plus intimes amies, et se plaisant à colporter les plus odieux potins… Cette Mme d’Erland du reste était extraordinairement renseignée sur tout et sur tous, et, comme elle avait un esprit redoutable, les uns la supportaient par crainte, les autres par amusement.

 

Elle n’avait jamais amusé Françoise qui la subissait. Était-ce un pressentiment ? Mme d’Haumont se rendit auprès de Mme d’Erland avec plus d’ennui et de contrainte que jamais…

 

Cependant, en parfaite femme du monde, Françoise composa son visage, et l’entrevue fut tout de suite d’une politesse et d’une banalité charmantes.

 

On prit le thé en potinant.

 

Il fut question des fêtes de charité qui ne cessaient de se succéder et pour lesquelles on ne cessait pas de faire appel à l’inépuisable dévouement de ces dames…

 

Françoise annonça que son mari était chargé du programme de la prochaine fête de Cimiez…

 

Aussitôt Mme d’Erland laissa tomber, en regardant son amie :

 

« Ah ! mais c’est donc cela que M. d’Haumont est toujours fourré chez Nina-Noha ! »

 

L’effet fut immédiat. Bien qu’elle eût tout donné pour que rien en elle ne trahît l’émoi fatal qui la brûla instantanément, le visage de Françoise s’était embrasé d’une flamme dévorante…

 

Didier chez Nina-Noha !… Elle trouva un prétexte pour se lever, déplacer un objet. Elle voulait paraître légère et indifférente.

 

La vérité est qu’elle s’accrochait aux meubles, pour ne pas tomber.

 

Didier, tout le temps « fourré » chez Nina-Noha !… Mais ça n’était pas vrai, mais cette femme mentait !… Didier ne pouvait pas aller chez Nina-Noha !…

 

Nina-Noha était la dernière femme dont il pût franchir le seuil !… Elle le savait bien, elle, Françoise, qui connaissait par cœur les débats du procès de Raoul de Saint-Dalmas !… Elle savait ce que cette femme avait été dans la vie de Didier !… le mal qu’elle lui avait fait !… Elle savait surtout que Didier devait, avant toute chose, redouter d’être reconnu par cette femme !…

 

Et il serait tout le temps « fourré » chez elle ?… Allons ! allons ! allons ! ce n’était pas vrai une chose pareille !… « Ou alors, ou alors !… »

 

Quand Françoise revint vers Mme d’Erland, le sang qui l’embrasait tout à l’heure avait fui ses joues, et elle était pâle comme une nappe d’autel…

 

Mme d’Erland et son amie ne semblaient s’être aperçues de rien et continuaient de converser entre elles, le plus simplement et le plus innocemment du monde.

 

« Je ne vois pas pourquoi, disait Mme d’Erland, on ne peut organiser une fête de charité sans la Nina-Noha… Il y a beau temps qu’elle a cessé de faire recette… Moi, je la trouve un peu marquée, qu’en pensez-vous, ma chère Françoise ?…

 

– Je la trouve encore très bien », parvint à prononcer Françoise.

 

L’amie dit :

 

« C’est étonnant comme il y a des femmes qui parviennent à se conserver, surtout dans ce monde-là !… Comment font-elles ?

 

– Elles font la noce ! exprima Mme d’Erland.

 

– Ça conserve donc, la noce ?

 

– Plus que les travaux des champs ou les travaux d’aiguille… Et même que la tapisserie… Voyez les honnêtes femmes dépassant trente-cinq ans, elles en paraissent soixante… Alors, reprit Mme d’Erland en se retournant vers Françoise, M. d’Haumont a engagé la Nina ?…

 

– Mais je n’en sais rien, répondit Françoise, d’une voix qu’elle essayait vainement de rendre naturelle, ça n’est peut-être encore qu’un projet…

 

– Comment, M. d’Haumont ne vous en a pas parlé ?… fit l’amie… Alors c’est une surprise qu’il vous prépare… J’habite auprès de la villa que la Nina a louée cet hiver, et voici plusieurs fois que je vois M. d’Haumont entrer chez elle…

 

– Nous venons encore de l’y voir entrer tout à l’heure ! ajouta Mme d’Erland !… Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup… Mais qu’est-ce que vous avez, Françoise ?… Nous ne vous avons pas fait de peine, surtout ?…

 

– Quelle peine ? Que voulez-vous dire ?…

 

– Mais je ne sais pas moi !… Vous êtes tout à coup si drôle !… Vous voilà toute pâle !… Vous n’êtes pas jalouse ?…

 

– On n’est pas jalouse d’une Nina-Noha, déclara l’amie.

 

– Mais c’est une vieille dame, votre Nina… et quand on est jeune et belle et aimée comme vous !…

 

– Ma chère, ces nouvelles mariées sont extraordinaires !… Nous avons fait de la peine à Mme d’Haumont !…

 

– Aucune, je vous assure, répondit Françoise avec une froideur et un calme terribles… aucune peine… Et rassurez-vous, mesdames, je ne suis pas jalouse… »

 

Mme d’Erland était maintenant assez embarrassée devant l’attitude glacée de Françoise… Elle ne demandait plus qu’à s’en aller.

 

Du reste, elle n’avait plus rien à faire à la villa Thalassa… Son honnête besogne était accomplie. Elle trouva le moyen cependant de la parachever.

 

« Je suis sûre, faisait l’amie, que si cette Nina n’avait pas tous les bijoux dont elle se pare comme une châsse, on ne la regarderait même pas !… Mais les hommes sont si bêtes !…

 

– C’est au comte de Gorbio qu’il faut aller dire cela, ma chère, prononça Mme d’Erland.

 

– Pourquoi au comte de Gorbio ? demanda Françoise dont la tête tournait.

 

– Comment ! vous ne savez pas que le comte l’entretient, cette fille !… À ce qu’il paraît qu’il n’a rien à lui refuser !… Mais elle non plus, du reste… et depuis longtemps !… »

 

Elles s’en allèrent. Françoise trouva la force de les accompagner jusqu’aux terrasses.

 

Elles n’eurent pas plutôt franchi la grille du jardin qu’elle commandait son auto…

 

Elle claquait des dents. Le jour, ou plutôt ce sombre soir, où elle avait surpris son mari embrassant l’ombre formidable de ce démon de Chéri-Bibi elle n’avait pas été plus frappée d’horreur !…

 

Était-ce possible ?… Était-ce possible ? Son Didier aimait encore, aimait toujours Nina-Noha !…

 

La courtisane l’avait repris dans ses filets !

 

Toutes les scènes muettes auxquelles Françoise avait assisté depuis quelques jours, ces désespoirs chez Didier, ces rayonnements soudains, ce bonheur inexplicable dans sa situation présente, dans son mensonge présent, cette joie qu’il avait marquée tout à coup la veille, en rentrant à la villa Thalassa et qu’il avait si négligemment expliquée : « J’avais quelques ennuis d’affaires ! N’en parlons plus ! » tout cela, tout cela lui venait de Nina-Noha, soit évidemment qu’elle l’accueillît, soit qu’elle le repoussât !…

 

Horreur ! Horreur !… Les uns s’élèvent par le péché, les autres tombent par la vertu !… Françoise en face d’un pareil crime d’amour et de sa trop grande innocence à elle, pleura des larmes amères sur sa stupidité !… Elle comprenait maintenant ce qui s’était passé entre Gorbio et Didier ! C’était la jalousie qui avait dressé les deux hommes l’un contre l’autre, jusque chez elle et non à cause d’elle, comme elle l’avait ridiculement pensé, mais à cause de Nina-Noha !

 

XII

De quelques événements qui se passèrent chez Nina-Noha

Palas ignorait tout des relations de Gorbio et de Nina-Noha.

 

La révélation qui lui en était faite tout à coup par la visite de Gorbio à Nina et par la façon dont la danseuse avait prononcé ce mot : « un ami… » le jeta dans une stupeur profonde en même temps qu’elle lui faisait entrevoir un nouvel abîme…

 

Nina continuait :

 

« Je sais que vous avez eu des rapports un peu tendus avec le comte… Je crois qu’il serait préférable que vous ne le rencontriez pas !… »

 

Étourdi par tout ce qu’il venait d’entendre et par ce dernier coup qui lui était porté, Palas fut reconduit par Zoé sans se rendre compte des gestes qu’il accomplissait, se laissant pousser dans un escalier de service, et c’est ainsi qu’il sortit de chez la danseuse par une porte que ne franchissaient à l’ordinaire que les domestiques et les fournisseurs.

 

Il traversa le jardin sans entendre un gémissement qui s’éleva sur ses pas, et le suivit jusqu’à ce qu’il eût disparu…

 

La nuit était venue, rapide… Quelle autre douleur que la sienne habitait l’ombre, autour de Nina-Noha ?

 

Hélas ! c’était celle de Françoise accourue pour être sûre désormais que rien ne manquait à son malheur…

 

Ne plus pouvoir douter du mal dont il peut mourir semble devoir être un soulagement à l’être le plus courageux que le soupçon effleure, et il n’aura de cesse qu’il ne soit complètement renseigné là-dessus. Aussitôt après survient la catastrophe qu’il dépendait de lui de laisser en suspens, mais il aime mieux la subir que la craindre…

 

Ainsi, Françoise, laissant son auto à l’angle de l’avenue, était-elle venue jusqu’à la fenêtre de Nina et presque dans les massifs du jardin ouvert qui précédait la villa, épier la sortie de Didier…

 

Elle non plus n’était point maîtresse de ses gestes. Sa douleur et le besoin inéluctable de souffrir davantage lui faisaient accomplir les mouvements les plus ordinaires de la plus vulgaire passion. L’amour, à un certain degré, ne connaît plus la séparation des classes, celle qui fait qu’il y a d’une part des gens qui ne doivent pas faire certaines choses « parce que cela ne se fait pas » et d’autre part, des gens qui peuvent se permettre les gestes les plus « nature » parce qu’ils en sont encore tout près.

 

Ce gouffre qui sépare les uns et les autres, creusé lentement par des siècles de civilisation, l’amour a vite fait de le combler. Si elle aime vraiment, il arrivera un moment où la plus grande dame sera surprise écoutant derrière une porte.

 

Françoise était depuis quelques minutes dans le jardin de Nina, haletante, tremblante et brûlante de honte, quand Gorbio le traversa et pénétra chez la danseuse.

 

Françoise avait reconnu le comte, elle avait eu un mouvement comme pour l’arrêter en chemin. Le « comte va trouver Didier, là-haut ! Il va se passer une chose atroce !… »

 

Elle ne pensa plus, une seconde, qu’au drame qui allait éclater !… Elle courut à la porte… Elle était prête à entrer… Et puis, tout à coup, elle se dit : « … et si Didier n’y était pas ? »

 

Car enfin, il pouvait ne pas y être !… Devait-elle ajouter foi à tous les potins de Mme d’Erland ?…

 

Il avait suffi de quelques mots d’une femme, connue de tous pour son méchant esprit, pour que tout le formidable échafaudage de son héroïque confiance en Didier s’écroulât sous elle et la laissât pantelante, meurtrie, agonisante, comme une pauvresse d’amour, dans les jardins d’une Nina !…

 

Et pendant ce temps, son Didier était peut-être chez elle à l’attendre !…

 

Dans l’instant où elle allait se précipiter pour l’y rejoindre (car ainsi va, saute à tous les vents de leur pensée, l’amour des femmes : lof pour lof, comme disent les marins) Didier sortit de chez Nina par l’escalier de service… poussé dans la nuit par une soubrette complice de cette terrible aventure… Et cependant que Gorbio, lui, pénétrait chez la danseuse, en maître !… Ignominie. Abominable désolation au fond de l’ombre !…

 

Quand Didier se fut éloigné, Françoise se traîna jusqu’à l’auto… Elle n’eut que la force d’y monter et de jeter l’adresse du Cap-Ferrat.

 

Gorbio n’était pas resté très longtemps chez Nina. Il paraissait fort affairé en sortant. De son côté, Nina, fatiguée sans doute de son entrevue avec M. d’Haumont, se mit au lit de bonne heure et recommanda à Zoé que l’on ne troublât son repos sous aucun prétexte.

 

Or, elle ne dormit pas, elle réfléchissait aux nouveaux événements et sans doute à tout le parti qu’elle et Gorbio allaient pouvoir tirer de leur alliance (exigée par eux) avec le gendre de M. de la Boulays.

 

Peut-être aussi sa capricieuse pensée la promenait-elle dans ses aventures d’antan, quand le jeune Raoul faisait ses premières folies. Ce qu’elle s’était jouée de lui !… Ce qu’elle l’avait fait souffrir !… Comme il l’aimait alors !… Elle n’avait pas besoin de menacer dans ce temps-là !… Sur un mot d’elle il se serait jeté au feu !… Sa seule présence, un coin de sa chair entrevue le rendait fou…

 

Et cela ne la faisait pas sourire, la Nina-Noha, de constater que sa puissance de séduction avait à ce point diminué que tous ses artifices ne lui servaient plus de rien au regard de Raoul, devenu l’indifférent Didier d’Haumont.

 

Cela aussi, cela surtout, il le lui payerait !

 

Elle en resta là de ses réflexions et elle commençait enfin de somnoler quand un bruit étrange attira son attention…

 

C’était comme le crissement d’une lime ou d’une scie sur de l’acier… Cela s’arrêtait par instants et puis cela reprenait.

 

Par moments, cela paraissait assez lointain… et puis cela semblait tout proche…

 

Il y avait, à part cela, un grand silence dans l’avenue et dans la maison… Il pouvait être onze heures au plus tard, pensait-elle ; chez elle, tout le monde devait être couché…

 

Elle n’eut pas peur, mais elle fut angoissée…

 

Les plus braves (et Nina était brave) ne sont pas sans inquiétude dans la nuit, en face d’un bruit inexpliqué…

 

Maintenant le bruit avait cessé tout à fait… Comme il ne reprenait pas, Nina en fut à se demander si elle n’avait pas été le jouet de son imagination…

 

Elle se leva, prit un mignon revolver dans sa table de nuit, et entrouvrit sa porte.

 

Elle avait l’oreille très fine, elle perçut le sourd et étouffé murmure de quelques voix, au fond de l’appartement… Cela venait du boudoir, où semblait en venir…

 

Elle pensa à s’enfermer dans sa chambre et à sonner, à réveiller tous ses domestiques… Et puis, tout à coup, elle eut une pensée singulière… et, hardiment, elle se dirigea, sans faire le moindre bruit, vers le boudoir…

 

Brusquement elle en ouvrit la porte.

 

Il y eut de sourdes exclamations, un commencement de ruée sur elle. Mais, elle, de sa voix claire :

 

« Laissez-moi vous ouvrir ce meuble, madame et messieurs ! ce sera beaucoup plus simple ! »

 

En effet, elle avait tout vu dans une seconde… Une espèce de colosse accroupi devant le meuble et travaillant l’acier des ferrures à la lueur d’une lanterne sourde tenue par une femme dont elle ne distingua pas d’abord le visage… Tout près de la fenêtre-balcon, un autre homme faisait le guet…

 

« Donnez d’abord votre joujou, commanda la voix rude de Chéri-Bibi, et nous verrons après si on peut s’entendre… »

 

Elle ne fit aucune difficulté pour déposer le revolver sur le meuble. Chéri-Bibi mit aussitôt sa large patte dessus :

 

« Ouvrez le meuble et on ne vous fera pas de mal ! dit-il.

 

– Vous êtes bien bon, répliqua-t-elle… J’ai justement la clef sur moi !… Mais on n’y voit pas clair ! fit-elle.

 

– Je ne peux pas supporter la lumière électrique, expliqua la grosse voix de Chéri-Bibi… Mademoiselle vous éclairera !…

 

– Mais la lanterne tremble dans sa main ! » fit remarquer Nina.

 

En même temps, elle saisissait cette main et dirigeait la lueur sur le visage de la porteuse :

 

« Zoé !…

 

– Madame, ils m’ont menacé de me tuer si je ne faisais pas tout ce qu’ils voulaient !

 

– Pauvre fille ! soupira drôlement Nina.

 

– Je vais vous éclairer, moi, déclara Chéri-Bibi, et moins de bavardage, s’il vous plaît ! Finissons-en, je suis pressé !…

 

– Oui, dépêchez-vous, soupira le tremblant la Ficelle sur le balcon… voilà du monde !…

 

– Mais, messieurs, ce n’est pas plus difficile que cela ! »

 

Et Nina ouvrit le meuble.

 

Chéri-Bibi se précipita. Aussitôt on entendit un puissant et désolé « Fatalitas ! »

 

Le meuble était vide !…

 

XIII

Deux voix dans la tempête

Nous avons vu comment, pour échapper aux coups que lui préparait Gorbio, Palas était retourné chez Nina dans le fol espoir de trouver auprès de la danseuse une arme de salut.

 

Et c’est Gorbio lui-même qu’il avait rencontré !

 

Cette union, insoupçonnée de lui jusqu’ici, finissait de l’accabler et en faisait un pauvre homme, errant dans les avenues désertes autour de la villa, ne sachant plus ce qu’il devait faire ni où il devait aller, ne se le demandant même point, étant aussi incapable, dans le moment, de diriger ses pas que la marche de sa pensée…

 

Il avait cru que Nina, pour qui il avait tant souffert, aurait pitié de lui, et qu’après l’avoir reconnu elle lui tendrait un bras secourable pour l’aider à sortir de l’abîme.

 

C’est elle qui l’y précipitait à nouveau, car il ne pouvait plus douter que ce ne fût elle qui l’avait dénoncé à Gorbio !…

 

Et maintenant qu’est-ce que cet homme voulait de lui ?…

 

Dans le remous fatal qui entraînait Palas, le faisant tourner vertigineusement dans un cercle de plus en plus rétréci, au centre duquel se trouvait ce rocher funeste du bagne d’où il avait tenté, par un effort surhumain, de s’éloigner pour toujours et sur lequel, au bout de quatre ans, toutes les forces de la société, plus redoutables quelquefois que celles de la nature, le ramenaient inéluctablement, dans ce maëlstrom où il se débattait, déjà à moitié englouti, il ne pouvait plus s’accrocher qu’à Gorbio !… son plus cruel ennemi !…

 

Pauvre ! lamentable ! pitoyable Palas !…

 

Il était venu chercher le bras secourable de Nina et celle-ci lui montrait la main de Gorbio !…

 

S’il laissait passer cette main, c’était fini de lui, fini du bonheur, fini de Françoise !… Mais, s’il acceptait le secours de cette main-là, qu’adviendrait-il de lui quand il en subirait l’étreinte ?…

 

Gorbio ! Gorbio ! quelle honte pour une âme régénérée au feu de vingt batailles : dépendre d’un Gorbio !…

 

Ah ! s’il n’y avait pas eu Françoise !… C’était son plus effroyable châtiment, Françoise ! comme elle avait été son plus grand bonheur défendu !… Dans le ciel pur qu’il avait entrevu, elle avait été sa faute nouvelle ! Il avait été brave dans les combats, il avait été lâche dans l’amour ! Et aussitôt il avait été entouré de nuées tragiques… Maintenant, il n’y voyait plus clair…

 

Maintenant, il dépendait de Gorbio !…

 

Or, comme il en était là, le corps et l’âme grelottant au fond de la nuit et de sa misère, Gorbio vint à passer…

 

Il marchait vite, enveloppé d’une longue cape qui lui cachait les bras. Il n’avait prêté aucune attention à ce promeneur solitaire. Il fallut que Palas s’arrêtât, pour qu’il reconnût Didier d’Haumont.

 

Il eut un brusque retrait de tout le corps.

 

« Ah ! c’est vous !… Que me voulez-vous ?…

 

– C’est à moi à vous le demander, monsieur de Gorbio !

 

– Ici ?…

 

– Ici ou ailleurs, répondez-moi !… où vous voudrez, mais répondez-moi !… répondez-moi le plus vite possible ! Vous comprendrez que je ne puis plus vivre ainsi !…

 

– Je vois que vous vous faites beaucoup de bile, monsieur d’Haumont. Vous avez bien tort !… Je vous affirme que vous avez tout à fait tort !…

 

– Encore une fois, je vous prie, je vous supplie de vous expliquer !…

 

– Je n’en ai pas le temps, mon cher, je prends le train ce soir même pour Paris… À mon retour !…

 

– Un mot, un mot tout de suite !… Ma vie est entre vos mains. Je ne suis pas un lâche et je ne veux aucune grâce pour moi, mais que je sache au moins si je dois vivre ou disparaître !… et si je dois vivre, à quelles conditions ?

 

– Allons ! allons ! mon cher d’Haumont, voilà une bien grande exaltation !… Reprenez votre sang-froid, que diable ! À mon retour, nous bavarderons de tout cela ! et vous verrez que nous serons les meilleurs amis du monde !… »

 

Le comte, ayant jeté ces derniers mots, s’enfonça dans la nuit, laissant Palas plus effrayé de ses promesses amicales qu’il ne l’avait été de ses menaces…

 

Palas, comme un enfant qui souffre, soupira : « Mon Dieu ! » Tout d’un coup, dans son désarroi, il vit surgir une ombre à son côté, une ombre connue :

 

« Voulez-vous remettre un mot au pêcheur Sylvio, de la part du docteur Ross ? »

 

En même temps, l’ombre, qui n’était autre que celle de Yoyo, lui glissait une enveloppe dans la main et disparaissait dans la direction suivie par le comte de Gorbio…

 

Une commission pour Chéri-Bibi ! Dans sa détresse, ce message mystérieux lui parut de bon augure… En tout cas, il donna un but nouveau à sa pensée…

 

Depuis qu’il avait fui la cabane du pêcheur Sylvio, après avoir prononcé des paroles terribles pour une amitié qui ne les méritait pas, car les sentiments et les actions de Chéri-Bibi ne pouvaient être appréciés suivant la commune mesure humaine, Palas traînait au fond de lui un sourd remords…

 

Il avait été bien rapide à condamner des gestes qui n’avaient eu d’autre but que de le sauver… gestes sanglants qui le remplissaient d’horreur, mais dont il n’avait pas le droit d’être le juge impitoyable, lui, le bénéficiaire et l’ami de ce fléau du Destin qu’était Chéri-Bibi !

 

Et voilà qu’il avait l’occasion de retourner à la cabane du pauvre pêcheur… de celui qui n’était venu sur cette terre que pour le protéger. Comme il allait lui ouvrir ses bras et lui demander pardon !…

 

Malheureusement, ce soir-là, quand Palas poussa la porte de la cabane qui dressait ses misérables planches au bord des flots, Chéri-Bibi n’était pas là… (Il travaillait encore pour toi, Palas ! ingrat Palas !) Et Palas, après avoir laissé la lettre, reprit le chemin de la villa Thalassa, le seul port de refuge dans son éternelle tempête…

 

Françoise était rentrée chez elle dans un état moral effrayant. Elle s’était enfermée dans sa chambre, après avoir donné l’ordre, que, sous aucun prétexte, on ne l’y dérangeât…

 

Elle ne pouvait crier dans la rue, elle ne pouvait crier devant son chauffeur, elle n’avait pas à montrer sa plaie saignante à des domestiques… Ah ! maintenant, elle peut gémir à son aise ! pleurer ! étouffer ! se meurtrir le sein ! Il n’y a pas de souffrances physiques comparables à une telle douleur d’amour… d’abord la douleur d’amour, arrivée à ce paroxysme, est la pire des douleurs physiques, et la preuve, c’est que la vie du corps devient insupportable.

 

Françoise demande la mort, elle l’appelle comme une délivrance… et, peut-être, se la serait-elle accordée elle-même, si elle ne s’était évanouie…

 

Quand elle revint à elle, elle perçut des voix dans le jardin, sur les terrasses…

 

C’était Didier qui venait de rentrer et qui interrogeait les domestiques… Elle reconnut la voix de son mari et elle se reprit à souffrir horriblement. Elle ne pouvait plus entendre cette voix !

 

De même, il lui semblait qu’il lui serait impossible de revoir cet homme !… car elle l’aimait encore !… et il en aimait une autre !…

 

Son amour à elle, qu’elle avait élevé au-dessus du sublime, lui parut tout à coup une chose honteuse et sale…

 

Elle s’enfuit, le fuyant, lui, et se fuyant elle-même, c’est-à-dire s’arrachant à la Françoise amoureuse qui attendait tous les soirs son Didier et qui ne demandait peut-être qu’à l’attendre encore, pour le plus lâche et le plus abject des pardons, après une explication mensongère !…

 

Les vêtements en désordre, le sein nu, comme une bacchante égarée qui pleure son dieu, elle courut dans les jardins lugubres, descendit comme une ombre folle les degrés des terrasses, parvint aux rochers et mêla sa plainte farouche au ululement de la mer… Une tempête accourait du fond de l’orient marin… Françoise s’enfuit dans la nuit et dans la tempête en criant : « Didier ! Didier !… »

 

Cependant Didier avait pénétré dans la chambre de sa femme, déjà très inquiet des rapports des domestiques… Le spectacle de désordre qui l’y attendait le fit frémir.

 

Françoise a disparu !… Elle s’est enfuie !… Des portes entrouvertes montrent le chemin de sa course insensée…

 

Il la cherche dans les jardins… Il trouve son écharpe accrochée aux balustres des terrasses qui descendent vers la grève.

 

Et lui aussi s’enfonce dans la tempête avec de grands cris.

 

Il est sûr maintenant que Gorbio a parlé ! Françoise sait tout !… Et elle a voulu mourir…

 

Ah ! comme il la cherche, comme il l’appelle ! comme il la demande, sa Françoise ; aux rochers et aux flots de la mer ! « Françoise ! Françoise ! »

 

Mais la tempête engloutit la voix de Françoise : « Didier ! Didier !… »

 

XIV

Une amie

L’aurore surprit Palas sur la grève qu’il avait remplie toute la nuit de ses cris et de son désespoir.

 

Il était persuadé que Françoise s’était noyée, et, maintenant, il attendait que le jour lui montrât le cadavre de celle qui n’avait pu survivre à l’effroyable révélation : « mariée au numéro 3213 ». Gorbio s’était bien vengé ! Il pouvait partir pour Paris. Il n’avait plus rien à faire à Nice. Françoise était morte, et Palas allait mourir !

 

Voir une dernière fois le corps adoré de sa femme, l’embrasser, l’étreindre une dernière fois, et, chargé de ce fardeau funèbre, lui aussi il entrerait dans la mer qui lui donnerait le repos suprême.

 

Avec le jour, la tempête s’était apaisée… Palas, entre les rochers, cherchait… Un amas d’herbes marines, les formes bizarres que prennent parfois les débris rejetés par les flots guidaient ses pas chancelants…

 

Il se penchait, il tâtait cette plage maudite qui lui avait pris Françoise et qui ne la lui rendait pas !…

 

Cette apparition errante attira l’attention des matelots qui conduisaient leurs barques vers la pêche matinale. Ils se le montrèrent, ils le hélèrent.

 

Alors il leva la tête et il s’aperçut que la nature calme, oublieuse des fureurs et des drames de la nuit, se préparait à vivre l’un de ses plus beaux jours.

 

Les caps et les promontoires allumaient leurs pierres dorées et la mer se recourbait au creux des golfes avec son plus doux soupir…

 

Alors il ne put continuer de voir ce spectacle enchanté qui avait été leur joie à tous les deux, lors de ces heureux matins, trop rapides, hélas ! qui suivaient leurs premières nuits d’amour.

 

Il haït cette lumière qu’elle ne voyait plus !

 

Il refit en courant, en se heurtant aux rocs comme un insensé, le chemin qui conduisait à cette demeure d’où elle était partie pour toujours et où il ne rentrerait que pour y chercher une mort brutale qui le délivrerait de l’allégresse éternellement renouvelée de l’indifférente nature.

 

Il avait réussi à tromper la curiosité inquiète des domestiques, et, déjà, au fond d’un tiroir, il avait mis la main sur l’arme libératrice quand, derrière les volets clos, une voix se fit entendre :

 

« Pour M. d’Haumont ! tout de suite, c’est très pressé ! »

 

À cette heure !… Une commission pressée !… Sa main trembla et laissa retomber l’arme… son cœur, un instant, s’arrêta de battre. Et puis, la vie lui revint tout à coup devant les explications qui s’échangeaient à quelques pas de lui :

 

« Monsieur ? On ne l’a pas revu… Il n’y a personne à la villa. »

 

Il ouvrit la fenêtre. Il apparut de façon si subite et si sinistre que les hommes reculèrent dans le jardin.

 

Mais déjà sa main s’était emparée du message ; cela venait de Mme Martens. Elle disait : « Venez vite ! Françoise est chez moi ! Elle est folle ! Elle croit que vous la trompez avec la Nina-Noha ! »

 

Françoise est vivante ! Françoise est vivante !… Ah ! le soleil peut luire encore !… Didier crie de bonheur ! Françoise croit qu’il la trompe avec Nina ! Ah ! le voilà qui rit !… Il rit terriblement !… et puis son rire même s’apaise… Il rit maintenant comme un enfant, devant une imagination pareille… Et il pleure !…

 

Et c’est en pleurant de joie qu’il s’enveloppe d’un manteau, ne prenant même pas la précaution de changer de hardes…

 

Il se jette dans l’auto qui a amené le domestique de Mme Martens…

 

Le voilà chez Mme Martens ; celle-ci vient le rejoindre tout de suite :

 

« Françoise ?… Françoise ?… » réclame Palas…

 

Et l’autre, en quelques phrases brèves, explique :

 

« Elle vous a vu sortir de chez Nina ! et elle est persuadée que c’est à cause d’elle que Gorbio est venu vous faire une scène de jalousie !…

 

– Mais c’est fou !… Mais c’est fou !… Vous savez bien, vous, pourquoi j’allais chez Nina !…

 

– Oui, je le sais, mais je ne pouvais pas le lui dire !…

 

– Mais, moi non plus, je ne peux pas le lui dire !… Qu’est-ce que je vais lui dire ?… Qu’est-ce que je vais lui dire ?…

 

– Tout ce que vous voudrez !… Elle vous adore ! elle vous croira ! Ah ! mes enfants, vous vous faites bien du mal ! Mais dans quel état êtes-vous tous les deux !… Elle a été comme une folle toute la nuit !…

 

– Et moi, je l’ai cherchée toute la nuit !…

 

– Elle pleure parce qu’elle n’a pas eu le courage de se tuer ! Elle voulait se jeter dans la mer !… Elle m’a dit qu’elle avait essayé, mais que la mer n’avait pas voulu d’elle !…

 

– Conduisez-moi auprès d’elle !…

 

– Non, allez-y, reprenez-la !… Elle m’a juré qu’elle ne vous reverrait jamais !… J’ai essayé en vain de la raisonner… Il n’y a que l’amour qui puisse guérir un tel désespoir !

 

Mme Martens montrait une porte à Palas… Et Palas pénétra dans la pièce où Françoise se tenait, farouche et silencieuse, ayant peut-être aussi épuisé ses larmes…

 

Dès qu’elle l’aperçut, elle fut debout avec un grand cri :

 

« Non ! non ! pas vous !… Allez-vous-en ! allez-vous-en !… Je ne veux plus vous voir !… »

 

En vain, Palas, voulant parler, s’accrochait à elle. Elle se débattait, couvrant sa voix de ses cris :

 

« Je ne vous demande rien ! Aucune explication ! Aucune ! Vous ne m’aimez pas !… Vous ne m’avez jamais aimée !…

 

– Regarde au moins ce que tu as fait de moi depuis hier soir, et répète-moi que je ne t’aime pas !… »

 

Elle le regarda. Il avait rejeté son manteau. Elle le vit dans ses guenilles et dans ses blessures, car il était sorti de cette nuit tout ensanglanté… Elle aussi était pitoyable à voir. Ils se contemplèrent pendant quelques muettes secondes… et de communs sanglots les rapprochèrent…

 

« Pourquoi es-tu allé chez cette Nina ?…

 

– Françoise, murmura Palas, Françoise, mon adorée, tu as pu douter de moi !…

 

– Pourquoi es-tu allé chez Nina !

 

– Que crois-tu donc ?… Tu sais que je t’aime !… Que cela te suffise !… Notre amour serait sinon diminué, du moins sali par une explication quelconque à propos d’une telle femme !…

 

– Et tu es allé chez elle !… Pourquoi es-tu allé chez elle ?…

 

– Écoute, ma chérie, tu me causes une grande douleur… Tu sais bien pourquoi je suis allé chez elle… Mme Martens a dû te le dire. J’y suis allé pour cette fête de charité…

 

– Tu y es allé plusieurs fois et tu ne m’en as rien dit !… »

 

Elle le regardait de ses yeux brûlés de larmes… la flamme dévorante de la jalousie se rallumait en elle…

 

Elle s’écarta de lui et dit, haletante :

 

« Didier, tu vas me jurer sur notre amour que tu n’avais pas d’autres raisons d’aller chez Nina-Noha !… ou plutôt, non, pourquoi jurer ?… Je vais simplement te demander ta parole d’honnête homme que tu n’avais point d’autres raisons d’aller chez cette femme !… »

 

Il y eut un silence…

 

« Ah tu vois ! s’écria-t-elle, tu vois que tu avais une autre raison !…

 

– Oui ! finit par dire Palas en baissant la tête, j’avoue que j’avais une autre raison !…

 

– Laquelle ?…

 

– Je ne puis te la dire !… »

 

Ces derniers mots furent prononcés avec une telle douleur que Françoise, oubliant un instant les sentiments affreux qui l’agitaient, en fut frappée… Elle considéra un instant encore cette face qui avait gardé la trace de tant de souffrances dont elle n’avait peut-être pas encore pénétré tout le mystère et elle fut ébranlée…

 

Palas continuait en secouant la tête :

 

« Ne me demande rien !… Ce secret n’est pas le mien !… C’est celui d’un homme qui a jadis aimé Nina-Noha et qui m’avait chargé d’une importante mission auprès d’elle… Mais toi, toi ?… Comment as-tu pu douter de mon amour ? »

 

« C’est le secret d’un homme qui a jadis aimé Nina-Noha ! »

 

Françoise connaissait cet homme-là ! Il était devant elle. Aujourd’hui c’était elle, Françoise, qu’il aimait. Pouvait-elle en douter, ainsi qu’il le lui demandait ?… Dans le moment, Mme Martens entra :

 

« Eh bien, ma petite Françoise, la paix est faite ?… Tu sais bien qu’il t’adore !

 

– Oui, répondit-elle d’une voix grave et profonde, je le crois, je le crois fermement !… Mais je lui demande de ne plus retourner chez Nina-Noha !… »

 

Palas eut un hochement de tête qui promettait… Et Mme Martens reprit, raillant amicalement Françoise :

 

« C’est très vilain d’être jalouse !

 

– Oui, je suis jalouse, répliqua Françoise… jalouse à en mourir ! »

 

XV

La petite maison de la rue de Dunkerque

Le comte Stanislas de Gorbio avait un magnifique appartement, connu de tout Paris, au coin de la rue Lesueur et de l’avenue du Bois. Ce n’est point cependant vers ce domicile somptueux qu’il se dirigea à son arrivée à Paris. Il avait fait route avec le docteur Ross, rencontré à la gare. Ensemble, ils avaient déjeuné dans le wagon-restaurant. Pas une seconde le comte n’avait quitté un petit sac sur lequel, chaque fois qu’il pouvait le faire sans être vu, Yoyo jetait des regards embrasés d’envie. Ce petit sac contenait le fameux collier.

 

Devant l’insistance de Palas et le danger que cette insistance représentait, c’était Nina qui avait déterminé le comte, sur le point de partir pour Paris, à emporter le collier avec lui et à le cacher dans un endroit secret, connu d’eux seuls, où ils avaient coutume de dissimuler leurs documents les plus précieux. Comment Yoyo était-il au courant de la chose ? De la façon la plus simple. Envoyé en éclaireur par Chéri-Bibi auprès de Nina-Noha quelques heures avant la dernière expédition à la villa de la danseuse, il avait su espionner tous les gestes des intéressés avec cette astuce et cette ingéniosité qu’il avait rapportées de la forêt vierge et adaptées aux milieux les plus civilisés. Il avait été témoin, derrière une vitre et entre deux rideaux, de la commission donnée à Gorbio et, très au courant de ce que tramait Chéri-Bibi contre Nina, il avait pris sur lui de ne plus quitter le comte. En chemin nous avons vu qu’il avait pris le temps de prévenir Chéri-Bibi par le truchement de Palas qu’il avait aperçu, errant comme une âme en peine autour de la maison.

 

À la gare d’arrivée, Gorbio et Ross se séparèrent. Yoyo constata que personne n’attendait le comte et que celui-ci montait dans un taxi de louage. Yoyo offrit la forte somme à un chauffeur, qui se mit immédiatement à sa disposition. Quand, au coin du boulevard Magenta et du boulevard de Strasbourg, le comte lâcha son taxi, Yoyo fit de même. Le comte remontait à pied vers la gare du Nord, toujours enveloppé de sa pelisse de voyage sous laquelle il portait le sac. Yoyo suivit ; bientôt Gorbio prit la rue de Dunkerque et ralentit le pas. Il avait l’air d’un flâneur, regardant les devantures. Il arriva ainsi devant une vieille petite maison haute de deux étages, qui s’élevait au coin de deux rues et dont le pan coupé était occupé, au rez-de-chaussée, par un bistrot d’assez mauvaise apparence. Le rez-de-chaussée, dans la rue de Dunkerque, était pris entièrement par un magasin d’antiquités. Le comte s’arrêta devant cette boutique, comme si les objets hétéroclites qui garnissaient la vitrine étaient susceptibles de l’intéresser. De fait, quelques instants plus tard, il pénétrait chez l’antiquaire et on pouvait le voir, de la rue, en discussion avec le marchand, à propos d’une vieille petite horreur dorée qu’ils tournaient et retournaient dans leurs mains, en la faisant valoir autant que possible dans la pauvre lumière du jour. Puis les deux hommes s’enfoncèrent dans l’ombre de la boutique et on ne les vit plus. Yoyo constata que la boutique était vide et en profita pour s’y glisser. Sitôt là-dedans, il devint invisible, rampant entre cent objets divers. Il faisait corps avec l’ombre. La pièce avait beau être encombrée, il avançait sans rien déplacer, sans remuer un meuble, sans faire entendre un bruit. C’était toujours le Peau-Rouge sur la piste de guerre.

 

La porte de l’arrière-boutique était entrouverte. Les deux hommes se trouvaient encore dans cette petite pièce obscure, éclairée seulement par un vasistas donnant sur une cour. L’antiquaire allumait une petite lampe qu’il remit, sans mot dire, à Gorbio puis il souleva une trappe et Gorbio, éclairé par sa lampe, descendit, sans mot dire, les premiers degrés d’un étroit escalier de cave. Comme il allait disparaître, il fit signe à l’antiquaire de regagner le magasin. Celui-ci obéit aussitôt et passa auprès de Yoyo.

 

Ce marchand avait une figure patibulaire. Du premier coup d’œil, il déplut fort à Yoyo, mais celui-ci avait autre chose à faire que des études de physionomie… Il se glissa dans l’arrière-boutique et descendit l’escalier à quatre pattes, comme un chat. Son plan, du reste, était d’une simplicité sauvage. Si Gorbio, retournant la tête, s’apercevait de quoi que ce fût, il bondissait dessus comme un jaguar et l’étranglait avant qu’il eût le temps de soupirer… Mais Gorbio ne s’aperçut de rien… Il était tout à sa besogne qui consistait à ouvrir une porte de cave fermée par une serrure de sûreté des plus compliquées… La porte ouverte, il la referma aussitôt sur lui. Tout ceci s’était passé en quelques secondes et Yoyo était juste arrivé pour voir Gorbio ouvrir la porte et la refermer. Yoyo alla immédiatement coller son oreille contre cette porte. Il n’entendit que des bruits fort vagues, par exemple un bruit de chaînettes remuées… Il resta là cinq minutes, au bout desquelles il se rejeta vivement dans l’encoignure de l’escalier, s’aplatissant sur le sol, la tête tournée vers l’apparition du comte et toujours prêt au bondissement s’il était nécessaire… Mais Gorbio ne le vit pas plus en partant qu’il ne l’avait aperçu avant d’entrer dans le caveau. Il refermait tranquillement sa porte. Yoyo, dans l’ombre, eut un charmant sourire. Il venait de découvrir, au-dessus de la porte, une étroite ouverture dont il allait faire son profit… Une minute plus tard le comte était remonté et la trappe était rebaissée. Yoyo pouvait travailler en paix. Il avait, du reste, de l’ouvrage. Les objets que le comte cachait si inopinément dans cette cave devaient avoir, à ses yeux, une valeur peu ordinaire. Il fallait y pénétrer coûte que coûte. Négligeant la première porte et la première serrure, Yoyo s’élança d’un bond au-dessus de l’obstacle, par le soupirail entrouvert, et retomba devant une seconde porte et une seconde serrure des plus compliquées ! Yoyo n’en vint à bout qu’en sciant le bois autour d’elle avec l’un de ces petits instruments de poche que la fréquentation de ses amis blancs de la Guyane lui avait appris à apprécier et dont les compagnons de Chéri-Bibi ne se séparaient guère, vu les nécessités de l’existence… Cela demanda du temps. Enfin il pénétra dans la cave. Naturellement Yoyo avait sa petite lampe électrique comme il convient à un Peau-Rouge qui n’ignore plus rien des bienfaits de la civilisation. Il fit le tour de la cave. Elle était assez profonde. Elle n’avait rien qui pût la distinguer de toute autre cave. Des objets de rebut, quelques planches pourries, un restant de poussière de charbon et une demi-douzaine de feuillettes et de barriques. Deux de ces barriques étaient encore pleines, ce dont put juger Yoyo en les déplaçant avec un gros effort… Yoyo déplaça tout. Yoyo chercha partout. Yoyo creusa partout… Il ne sentait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif, ni le sommeil. Il sortit de là sans avoir rien trouvé.

 

Il ne s’agissait pas seulement pour Yoyo de sortir de la cave, il fallait sortir de la boutique. Ceci lui demanda encore une demi-journée, mais il ne la regretta pas…

 

Ayant soulevé la trappe et s’étant glissé dans le magasin, il eut l’occasion d’entendre quelques bouts de conversation des plus intéressants entre l’antiquaire et ses singuliers clients. Il en venait là de toutes sortes et qui semblaient appartenir à toutes les classes de la société ; mais, qu’ils fussent mis comme les derniers des marchands de bric-à-brac ou comme de nouveaux riches en quête de meubles anciens, ils avaient ceci de commun qu’après quelques secondes de discussion sur le prix des objets en litige, ils baissaient le ton pour parler immédiatement d’autre chose.

 

Généralement, c’était le marchand d’antiquités lui-même qui les mettait à leur aise d’un mot :

 

« Ça va ! Tu peux y aller !… Il n’y a personne dans la boutique !… »

 

Et le client y allait !… Il apportait le plus souvent un pli qu’il accompagnait de certaines recommandations. Il perçut aussi des questions auxquelles cet « excellent monsieur Punaise » (c’est ainsi que les habitués dénommaient l’honnête boutiquier) répondait, ou ne répondait pas, à sa fantaisie…

 

On s’entretenait du n° 1… « Le n° 1 est-il arrivé ? » « Quand reverra-t-on le n° 1 ? » « Il y a des choses que je ne puis dire qu’au n° 1. » « Je vais être obligé de m’appuyer le voyage, si le n° 1 tarde à revenir. » D’où Yoyo concluait sans difficulté que le n° 1 ne pouvait être que le comte de Gorbio lui-même.

 

Il était aussi question de « la dame », et Yoyo sut, de toute évidence, de quelle dame il s’agissait.

 

Quant à M. Punaise, tantôt il avouait que le comte était à Paris, tantôt il jurait qu’il ne s’y trouvait pas.

 

Il devait avoir toute la confiance du patron et tenir dans la maison de commerce Gorbio, Nina-Noha et Cie un rôle des plus considérables.

 

L’affaire paraissait montée avec une rare intelligence. D’abord le fait d’avoir choisi comme lieu de « truchement », comme point de bifurcation de leur organisation un magasin d’antiquités, prouvait que ces gens-là avaient pensé à tout… N’importe qui peut passer la porte d’une boutique de bric-à-brac. On n’était pas plus étonné de voir entrer chez M. Punaise une casquette qu’un chapeau haut de forme.

 

Yoyo croyait n’avoir plus rien à apprendre chez M. Punaise, et se disposait à profiter de l’inattention de l’antiquaire, et de l’occasion de la porte entrouverte, pour fuir enfin une maison où il pensait bien revenir quand il aurait apaisé la faim qui, depuis deux jours, lui tenaillait les entrailles…

 

Déjà, dans l’ombre de la nuit commençante, il avait glissé sur ses quatre pattes, quand il remarqua les allées et venues d’une demi-douzaine de jeunes personnages de mauvaise mine qui passaient devant la boutique, y jetaient un coup d’œil, puis pénétraient chez le bistrot qui faisait l’angle de l’immeuble.

 

Yoyo ne fut pas longtemps sans se rendre compte de l’intérêt que l’antiquaire prenait, derrière ses vitres, aux manières de ces messieurs.

 

La nuit étant tout à fait tombée, le Peau-Rouge put sortir sans être aperçu de la boutique ; mais, rendu de plus en plus curieux par ces manigances, il n’eut garde de s’éloigner. Aussi, sous le porche qui servait d’entrée à la cour de cette maison vétuste, put-il assister au colloque rapide de M. Punaise avec l’un de ces messieurs apaches qui, après être entré chez le bistrot, en était ressorti presque aussitôt.

 

Du peu que Yoyo put entendre, il y avait à conclure sans aucun doute que le magasin d’antiquités entretenait les meilleures relations avec le cabaret interlope du coin de la rue de Dunkerque.

 

Yoyo n’hésita pas. Quand ces messieurs se séparèrent et que l’antiquaire eut fermé sa boutique, le Peau-Rouge suivit l’apache dans le cabaret.

 

Si l’on n’a pas oublié le régime qu’il subissait depuis plus de deux jours, on comprendra que Yoyo ne « payait pas de mine ». Ses vêtements déchirés, un linge sans couleur, ses joues creuses, ses yeux brillants, sa chevelure pendante et l’immense fatigue de tout son pauvre être épuisé le classaient, dès la première vue, parmi les plus lamentables déchets d’humanité…

 

Son entrée dans ce milieu « spécial » constitué plus particulièrement par des sujets qui avaient eu « des malheurs » n’éveilla donc aucune méfiance. Nous serons plus près de la vérité en indiquant qu’elle souleva même quelque intérêt.

 

Yoyo eût difficilement expliqué son délabrement physique s’il avait sorti les billets dont sa poche était pleine.

 

Il déclara donc qu’il n’avait pas le sou, qu’il mourait de faim et de soif, et que son âme était à vendre pour un morceau de pain et deux doigts de pinard.

 

En d’autres temps, il avait des chances, avec un tel discours, de se faire jeter à la porte ; mais il arrivait dans un moment où ces messieurs racolaient, pour une besogne qui restait inexpliquée, les hommes de bonne volonté.

 

Le patron, un gros pépère tout reluisant de graisse, aux épaules carrées, aux biceps noueux sous les manches de la chemise retroussée, fut aux petits soins pour Yoyo.

 

Il le confessa, tout en répandant sur lui ses bienfaits.

 

Il avait deviné en lui un Américain du sud, un Argentin qui avait fait un sale coup. Yoyo ne le démentit point. À minuit, Yoyo, restauré, faisait partie de la bande et trinquait joyeusement avec ses nouveaux compagnons.

 

XVI

De l’état civil de Chéri-Bibi dans la capitale

Non loin de la rue Lesueur où nous avons dit que Nina-Noha avait un appartement à Paris et à quelques pas de l’avenue de la Grande-Armée, entre un herboriste qui avait fermé boutique depuis la guerre et un marchand de fromages qui faisait fortune, il y avait une boutique de « bougnat » qui était la plus « miteuse » qu’on pût imaginer.

 

C’était un vrai trou avec un comptoir, quelques flacons sur des tablettes et une demi-douzaine de margotins dans un coin perdu.

 

Le charbonnier, un brave Auvergnat, était parti pour le front, laissant le soin de son commerce et de son honneur à sa jeune femme, laquelle avait aussi bien maltraité l’un que l’autre. Il avait fallu vendre.

 

Un acheteur, contre toute espérance, s’était présenté, et le fonds, qui ne valait pas quatre sous, fut payé 4000 francs, « rubis sur l’ongle ».

 

Dans le quartier, l’acheteur fut regardé d’abord comme un fou. C’était du reste un être fort original ; il passait son temps, quand il était dans sa boutique, ce qui lui arrivait rarement, à bavarder avec des amis venus d’on ne sait où.

 

Le marchand de fromages, qui était en train de faire fortune, tout en gémissant sur le malheur du temps, eut bientôt fait d’expliquer aux commères d’alentour tout le mystère… Le bougnat faisait partie d’une bande noire qui se souciait peu du petit commerce à domicile et qui gagnait des « mille et des cents » en procédant à un accaparement dans les grandes largeurs…

 

À partir de ce moment, le bougnat suspect fut respecté de tout le monde et chacun l’appela « Monsieur Talboche » gros comme le bras. C’était Chéri-Bibi.

 

M. Talboche était absent de sa boutique parfois des semaines entières… Quand il réapparaissait, les voisins lui faisaient compliment de sa bonne mine, bien qu’il eût une figure à avoir assassiné père et mère ; mais les gens sont ainsi faits qu’ils admirent la malice, au point de lui trouver de la beauté.

 

Or, M. Talboche, après une absence qui s’était, cette fois, particulièrement prolongée, venait de rentrer chez lui avec une jeune demoiselle et un vieux long monsieur tout efflanqué que l’on n’avait encore jamais vu dans le quartier. Et les potins commençaient d’aller leur train quand on vit, le soir même, réapparaître à l’horizon du bougnat une silhouette bien connue, mais qui marquait plus mal que jamais. On l’appelait le cow-boy, à cause de ses airs de « sauvage d’Amérique » et il passait naturellement pour disposer de tout le charbon des États-Unis.

 

Le cow-boy était accompagné d’un personnage qui marquait encore plus mal que lui et avec lequel il semblait, du reste, dans la meilleure intelligence.

 

Ils avaient dû prendre, au cours de leur chemin, quelques petits verres chez les bistrots et ils pénétrèrent joyeusement chez M. Talboche avec la pensée évidente de compléter une aussi belle tournée.

 

Chéri-Bibi vit entrer Yoyo sans étonnement. Il l’attendait.

 

Mais la jeune demoiselle, qui n’avait pas été prévenue de cette réapparition, en marqua aussitôt une joie excessive et se jeta littéralement au cou du cow-boy.

 

Sur quoi, un troisième personnage, qui grognait dans un coin, vautré sur les derniers margotins de la maison, sursauta avec animation contre ce qu’un pareil spectacle présentait d’indécent dans un magasin tenu par un homme qui s’était toujours vanté d’aimer et de protéger les bonnes mœurs.

 

Mais Chéri-Bibi avait autre chose à faire que d’écouter les jérémiades de la Ficelle. Sur un signe de Yoyo, le bougnat d’occasion avait passé dans son arrière-boutique et s’y était enfermé avec le cow-boy et son nouveau « poteau ».

 

La conversation dut être des plus intéressantes, car elle se prolongea assez tard dans la soirée et ne fut interrompue que par le soin que prenait Chéri-Bibi de venir chercher une bouteille pleine quand celle qu’il avait emportée était vide.

 

Zoé, pendant ce temps, essuyait les verres, mettait de l’ordre, si l’on peut dire, dans le ménage, enfin essayait de se rendre utile.

 

Quant à M. Hilaire, il boudait affreusement. Du reste, depuis son retour à Paris, qui datait de la veille, il n’était pas à prendre avec des pincettes.

 

Quoi qu’il s’en défendît, et en dépit de tous les sentiments qu’il avait voués à Chéri-Bibi, il ne pouvait s’empêcher de penser que le magasin de la rue Saint-Roch était autrement confortable que l’affreuse boutique du bougnat Talboche.

 

Enfin, ce n’étaient point les nouvelles façons d’être de Zoé, ni de Yoyo, qui pouvaient lui faire oublier qu’il y avait là-bas (pas bien loin, dix minutes en métro), une brave femme en grand deuil qui continuait d’édifier la rue Saint-Roch par la persistance de son désespoir conjugal… car M. Hilaire avait reçu des nouvelles de sa moitié, Mme Hilaire, qui, à la suite de son aventure de Nice avait introduit une demande en divorce, avait montré, en apprenant la mort de son mari, chauffeur chez M. de Saynthine, une douleur des plus édifiantes… Elle ne cessait, avait-on écrit à M. Hilaire, d’embrasser la photographie de son malheureux époux, en l’arrosant de ses larmes !…

 

Dans le moment, M. Hilaire était prêt à tout pardonner, et cela pour le plaisir bourgeois de chausser une paire de pantoufles auprès d’un bon feu !…

 

Justement, avec la nuit était venu un temps de chien… Les vitres crépitaient sous la pluie et le verglas…

 

Chéri-Bibi n’avait pas pensé au souper… Le ventre de M. Hilaire était dans la tristesse comme son âme…

 

M. Hilaire ne voulait plus même regarder cette petite Zoé, tant il se sentait de l’irritation pour son ingratitude…

 

Et qu’est-ce qu’ils faisaient, les autres, à bavarder si longtemps derrière cette porte ?

 

Tout à coup, la figure de M. Hilaire s’illumina ; Yoyo a peut-être trouvé le collier !… car lui seul était sur la bonne piste ! On n’est sans doute revenu à Paris que parce que Yoyo a découvert le collier !… Mais alors ?… mais alors ?… c’est fini les aventures ! Chéri-Bibi va lui donner congé !… C’est promis ! c’est juré !…

 

M. Hilaire en est là de ses réflexions quand la porte du fond s’ouvre… L’apache, en dépit de toutes les consommations offertes par son hôte, apparut beaucoup moins ivre en sortant qu’en entrant.

 

Il serra la main de Chéri-Bibi avec une satisfaction marquée :

 

« Je crois, dit-il, que nous venons de boucler, tous les deux, une bonne affaire !

 

– Je le crois », répéta Chéri-Bibi.

 

Et l’apache s’en alla…

 

« C’est un confrère ! expliqua Chéri-Bibi. On était fait pour s’entendre…

 

– Ça, grogna la Ficelle, ça n’a jamais été un bougnat !…

 

– Non, mais c’est un « fagot » comme on en rencontre plus souvent sur les bords de l’Oyapok que dans le quartier de l’Opéra, mon vieux la Ficelle, à moins qu’on ne passe par hasard devant certaine épicerie…

 

– Oui, oui, monsieur le marq… je n’insiste pas… Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

 

– Petit curieux, va !…

 

– Assez ! assez ! compris, monsieur le marq… Je vais faire mon testament !…

 

– Vous oubliez, monsieur Hilaire, que vous êtes déjà mort !… »

 

Désormais, M. Hilaire « se laissa faire » sans essayer de comprendre et surtout sans élever des objections, sans faire entendre de ces nauséabondes lamentations qui lui valaient de si redoutables rappels à l’ordre de la part de Chéri-Bibi… Seulement il comptait les jours. Deux déjà s’étaient écoulés sans qu’il se fût passé autre chose d’extraordinaire que le déménagement de M. Talboche. Oui, M. Talboche avait transporté son fonds de la rue Lesueur dans la cour d’une petite maison de la rue de Dunkerque.

 

La maison tout entière était à la dévotion du comte, habitée par les plus habiles fripons à sa solde et truquée comme un vrai fort Chabrol, capable au besoin de soutenir un siège, nourrissant une petite troupe d’apaches, dont le quartier général se tenait chez M. Miche, le mari de la concierge et le tenancier du bar.

 

À toute heure du jour et de la nuit, il y avait chez M. Miche une « permanence », qui permettait de faire face à tous les événements…

 

Chéri-Bibi, piloté par Yoyo et par son nouvel ami, qui était une sorte de lieutenant dans la bande et qui se faisait pompeusement appeler « le major », avait tôt fait connaissance avec M. Miche, avec son comptoir, ses petits verres et sa clientèle spéciale.

 

C’est lui qui fournissait le bistrot de charbon et il avait fait connaissance aussi avec sa cave.

 

Seulement, M. Miche, méfiant, ne laissait jamais personne pénétrer seul dans son sous-sol… Il y avait suivi pas à pas Chéri-Bibi jusqu’à ce qu’il eût déchargé son dernier sac et il était remonté derrière lui, puis il avait rabattu la trappe qui donnait derrière le comptoir.

 

Il est bon de dire que lorsqu’il n’était pas chez M. Miche, Chéri-Bibi, en raison évidente de son métier, dans lequel il était aidé par Yoyo et quelquefois par Zoé, était tout le temps fourré dans les caves. Il n’y avait que l’antiquaire qui ne demandait point de charbon à M. Talboche !…

 

M. Punaise se chauffait au gaz. Or, Chéri-Bibi n’était entré dans la cave de M. Miche que dans l’espoir de pénétrer dans la cave de M. Punaise, parce que Yoyo avait découvert qu’il existait une communication directe entre l’une et l’autre cave…

 

Tout le secret de la disparition du collier tenait peut-être dans le fait de cette communication…

 

En tout cas, c’était dans le sous-sol de l’antiquaire et du marchand de vin qu’il fallait travailler, pour peu que l’on attachât quelque importance aux propos de Yoyo. Chéri-Bibi croyait que celui-ci avait mal cherché et pensait être plus heureux que lui…

 

Dès l’abord, M. Talboche avait tenté un rapprochement avec l’antiquaire, mais M. Punaise, aux premiers mots de charbon à descendre dans la cave, avait froidement mis M. Talboche à la porte de chez lui, sans autre explication… La concierge, elle-même, cette bonne Mme Miche, avertie par l’antiquaire, avait fait entendre qu’il fallait laisser M. Punaise tranquille…

 

Tout l’espoir de Chéri-Bibi se reportait donc du côté de la cave du bistrot.

 

Il résolut de tenter quelque chose d’important, le soir du troisième jour.

 

La Ficelle avait déjà deviné que les événements allaient se précipiter, Chéri-Bibi avait mis les volets de bonne heure et il avait sorti d’un panier un de ces succulents soupers comme il avait l’habitude d’en préparer autrefois quand il s’agissait de se donner du cœur au ventre pour les terribles besognes de la nuit…

 

Chéri-Bibi seul était gai. Contrairement à son habitude, Yoyo était triste, la petite Zoé aussi. La Ficelle était lamentable…

 

« Allons ! mes enfants !… Un peu de courage !… fit Chéri-Bibi !… On se retrouvera bientôt !

 

– On va donc se préparer ! bégaya la Ficelle, déjà plein d’espoir.

 

– Je parle pour les amoureux, mon bon la Ficelle ! Il ne s’agit donc pas de toi ! Tu as passé l’âge !… Il s’agit de Yoyo et de Zoé entre qui il y a promesse de mariage !…

 

– Ah ! oui !… Voilà donc la belle histoire !… » souffla la Ficelle d’un air qu’il essayait en vain de faire désinvolte, mais qui trahissait de pauvres sentiments d’amour-propre blessé ! Au surplus, il fallait s’y attendre ; une petite fille des rues est bien faite pour s’entendre avec un grand garçon de la forêt ! « Ça fera un beau couple devant M. le maire ! Je m’invite à la noce et je bois à sa santé !… »

 

– C’est ce que tu as de mieux à faire ! déclara Chéri-Bibi en versant son champagne à la ronde… Quant à moi, continua-t-il avec cette onction inquiétante que la Ficelle connaissait depuis des années, quant à moi, je suis heureux d’avoir vu naître, sous mes auspices, les jeunes feux d’un honnête amour… C’est toujours plus plaisant que d’assister aux grimaces indécentes d’un vieux singe comme toi, mon bon la Ficelle !… Allons, ne te fâche pas !… Tu auras bientôt la joie de serrer Virginie sur ton cœur…

 

– Ouais ! grogna M. Hilaire… pour peu que je tarde, elle sera morte de douleur, la pauvre !…

 

– En attendant, voilà ce que tu vas faire… Tu m’écoutes, la Ficelle ?…

 

– Ah ! si je vous écoute !…

 

– Yoyo doit nous quitter ce soir même, c’est ce qui t’explique sa tristesse.

 

– Ah ! ah ! Il n’emmène pas sa… sa fiancée…

 

– Non ! C’est toi qui la gardes !…

 

– Moi ? Ah ! ce serait trop fort… Non ! je ne me charge pas d’une affaire pareille !…

 

– Si ! trancha net Chéri-Bibi… Tu t’en charges ! c’est moi qui te le dis, et ce n’est que justice !… Voilà un brave garçon qui est tout prêt à se marier et que j’envoie à Nice pour nos petites affaires, c’est bien le moins que l’on fasse quelque chose pour lui.

 

– Vous avez donc encore des petites affaires à Nice ? » questionna M. Hilaire, assez inquiet…

 

« J’y ai Gorbio qui vient d’y retourner… Comprends que j’y envoie Yoyo qui ne demanderait pas mieux que de rester ici… Veux-tu partir à sa place ?

 

– Non ! non ! je reste, ça va !… Et je ferai respecter mademoiselle Zoé, c’est entendu !…

 

– C’est juré ?

 

– C’est juré !…

 

– Eh bien, va, Yoyo ! si tu ne veux pas manquer ton train ! »

 

Yoyo embrassa Zoé qui se laissa faire avec émotion.

 

Après cette scène touchante et quand Yoyo fut parti, Chéri-Bibi se leva et garnit en silence ses poches de certains outils de travail que la Ficelle jugea de la plus haute importance.

 

« C’est bien pour ce soir ! gémit-il en lui-même. Que le bon Dieu nous protège ! J’ai peut-être eu tort de ne pas partir à la place de Yoyo !… »

 

Chéri-Bibi, ayant terminé ses préparatifs, toussa, frappa sur l’épaule de la Ficelle et lui dit :

 

« En route !

 

– Oui, oui, en route ! »

 

La Ficelle connaissait ce que signifiaient ces « en route ! » là…

 

« Où allons-nous ? demanda-t-il.

 

– Pas loin ! Prendre un verre chez M. Miche !

 

– Jolie connaissance, votre M. Miche ! bougonna la Ficelle. « Quand on vient de prendre du champagne de première marque chez M. Talboche, je trouve que c’est déchoir que d’aller se faire servir un petit verre sur le comptoir de M. Miche !… Quoi qu’il en soit, je suis à la disposition de M. Talboche !… »

 

Il s’arrêta subitement, effrayé de ses propos audacieux et aussi du regard que lui lançait Chéri-Bibi.

 

« Écoute, la Ficelle, écoute la consigne, mon garçon !

 

– Oui, monsieur le marq…

 

– Ce soir, tu vas t’enivrer avec la bande ! compris ?

 

– Oui, monsieur le marq…

 

– Appelle-moi monsieur Talboche !…

 

– Oui, monsieur Talboche !…

 

– Et si, par hasard, il y a un pante qui ne soit pas convenable avec Zoé ! Tu lui tomberas dessus !…

 

– Entendu, monsieur Talboche, mais monsieur Talboche viendra à mon secours ?

 

– Non ! car M. Talboche ne sera plus là !

 

– Alors, je suis mort ! et pour « de bon » cette fois ! soupira la Ficelle… Songez donc, je les aurai tous sur le dos, dans la minute. Tenez, monsieur Talboche ; il y a une chose qui arrangerait tout !… On n’a qu’à laisser Mlle Zoé ici !… Voilà dix heures passées, ce n’est pas le moment de sortir les jeunes filles à marier !…

 

– Vous n’avez pas de chance dans vos « raisonnements », monsieur Hilaire … déclara Chéri-Bibi sur ce ton glacé qui figeait toutes les répliques sur les lèvres de ses interlocuteurs. « Figurez-vous que « je sors » Mlle Zoé pour qu’on lui manque justement de respect et pour que vous ayez l’occasion de la faire respecter ! Comme vous l’avez juré à notre ami Yoyo… L’avez-vous juré, oui ou non, monsieur Hilaire ? Et faut-il tenir pour rien vos serments ? »

 

M. Hilaire n’avait plus rien à dire. Il comprenait que Chéri-Bibi avait besoin d’une querelle ce soir-là, chez M. Miche, c’est ce qui pouvait lui arriver, à lui, M. Hilaire, de plus désagréable, mais il jugea inutile d’insister et, sur un signe de Chéri-Bibi, il « offrit son bras » à Mlle Zoé.

 

« Compliments ! monsieur Hilaire ! » fit Chéri-Bibi en fermant la porte de sa boutique qui donnait dans la cour, vous avez ainsi tout du gentleman ! Si votre ami Yoyo vous voyait, il serait content !… »

 

L’heure légale à laquelle le cabaret de M. Miche devait fermer était passée depuis longtemps, mais, comme l’on pense bien, jamais la réunion n’était aussi brillante chez M. Miche qu’après cette heure-là !…

 

Il y avait certaines façons de pénétrer dans l’établissement que connaissaient les initiés, surtout les habitants de la cour… M. Talboche, M. Hilaire et Mlle Zoé firent une entrée solennelle par l’office… Jamais encore Mlle Zoé n’avait franchi la porte du mastroquet. Sa curiosité, comme toujours, dominait sa crainte des événements, en quoi elle était bien différente de ce bon M. Hilaire. Elle passait dans la maison pour la nièce de M. Talboche. On savait que Yoyo et la Ficelle se la disputaient et la gardaient de près.

 

Son arrivée fit sensation et fut accueillie par des murmures flatteurs.

 

« Justement on disait que ça manquait de dames ce soir ! » fit entendre une voix de rogomme.

 

« Monsieur Miche », derrière son comptoir, saluait en faisant des grâces… Lui aussi avait « distingué » Zoé, depuis que le nouveau bougnat avait emménagé dans la cour. Il s’empressa. Il passa lui-même le torchon sur la table et il installa ses nouveaux hôtes.

 

Les « mauvaises pièces », dont la salle était pleine n’eussent pas demandé mieux que de frayer familièrement avec les compagnons de la demoiselle, mais si la figure ahurie de la Ficelle prêtait à d’agréables plaisanteries la mine toujours inquiétante, même au repos, de Chéri-Bibi, laissait à réfléchir.

 

Ce fut Zoé qui prit l’initiative de faire un petit tour dans le camp ennemi. Elle avait dû recevoir les instructions de son oncle Talboche. Tant est que lorsqu’elle se leva brusquement pour aller voir de près une partie de dés qui se jouait sur le comptoir, la Ficelle, dans la crainte irréfléchie de complications qu’il continuait toujours à redouter, tout en les sachant nécessaires, voulut la retenir. Mais Chéri-Bibi, étreignant le poignet de son poteau, lui souffla : « Laisse donc faire ! »

 

Zoé, elle aussi, voulut jouer… On lui fit une place de reine.

 

Pendant ce temps, le charbonnier et M. Hilaire, à qui nul ne prêtait plus attention, échangeaient des propos utiles et définitifs.

 

Tout à coup, Chéri-Bibi fit à la Ficelle :

 

« Va ! »

 

La Ficelle pâlit, mais sous le regard terrible du maître, il se leva…

 

Il faut dire que dans ce moment M. Miche, qui venait de jouer la partie perdue par Zoé contre un baiser qu’il avait gagné, embrassait à pleines lèvres la charmante enfant…

 

C’était l’occasion ou jamais pour la Ficelle, gardien « juré » de la vertu de la fiancée de Yoyo, d’intervenir. Cette occasion, il ne l’avait pas cherchée, et, au spectacle de cet homme vigoureux étreignant cette fragilité, il eût bien voulu la fuir… Mais « Va ! » c’était la voix de Chéri-Bibi et c’était celle du devoir !… Chéri-Bibi répéta à voix basse : « Va, et entre-lui dedans ! »

 

Le malheureux allait…

 

L’assistance le voyait s’avancer et elle en concevait de grandes joies prochaines… d’autant plus que le « Major » n’était pas là pour imposer une discipline qui pesait généralement à cette armée irrégulière…

 

Plus la Ficelle avançait, plus il pâlissait. Enfin, il fut près du groupe au baiser et commença à protester avec politesse :

 

« Monsieur Miche, fit-il avec une ingénuité tremblante, vous oubliez que Mademoiselle est avec moi !

 

Non, non, je ne l’oublie pas ! répliqua M. Miche, je vais vous la rendre tout à l’heure !… »

 

Ce fut un beau succès pour M. Miche, et il eut tous les rieurs avec lui, mais ce qui se passa par la suite plaça d’emblée M. Hilaire au rang des héros ! Monsieur Hilaire donna une gifle à Monsieur Miche !

 

Après quoi il eut le bonheur de s’évanouir immédiatement, ce qui lui évita de se sentir emporté dans une tempête de coups de poings, dans un ouragan de bataille où le Major, qui venait d’entrer, fit sa partie, pour défendre, du reste, que l’on achevât d’assassiner sa nouvelle recrue…

 

Le plus étonnant fut que dans tout ce brouhaha, Chéri-Bibi avait disparu et que Mlle Zoé, elle-même, n’avait pas l’air de s’en préoccuper… Transformée en infirmière, elle versait sur la tête du pauvre la Ficelle un broc d’eau fraîche destiné à le faire revenir à la vie…

 

Ce fut M. Miche qui, le premier, constata l’absence du bougnat : « Tiens, le bougnat a fichu le camp ! », dit-il en ramassant les débris d’une verrerie dont le prix était décuplé depuis la guerre !

 

« Oui ! Il n’aime pas les coups !… expliqua Zoé…

 

– Ça n’est pas comme ce monsieur !… » constata M. Miche en se tournant vers la Ficelle qui rouvrait les yeux dans le moment qu’il lui rendait ce juste hommage… Mais il n’en sourit pas avec moins de mélancolie à Mlle Zoé qui lui prodiguait des consolations qu’il n’entendait du reste pas, car, à côté de lui, deux petits coups secs venaient d’être frappés sous la trappe… sous la trappe qui conduisait à la cave derrière le comptoir !

 

Ces deux petits coups avaient une signification effrayante pour la Ficelle : ils disaient : « Je suis entré là-dedans, maintenant, il faut que j’en sorte ! »

 

Alors de désespoir, à l’idée de ce qui allait encore se passer, il se révanouit.

 

« Tout de même, il ne va pas crever avant d’avoir payé la casse ?…

 

– Vous occupez pas de ça ! s’écria tout à coup une voix retentissante… je règle tout dans la tôle ! »

 

Et, sous la trappe soulevée, apparaissait la figure terrible de Chéri-Bibi !…

 

L’idée que ce nouvel acolyte, hier encore inconnu dans la bande, avait pu rester une demi-heure, et plus peut-être, dans sa cave fit voir rouge à M. Miche ! Mais Chéri-Bibi avait bondi, des bouteilles plein les bras, et c’étaient autant de projectiles !…

 

« Qui est-ce qui veut à boire ?… »

 

Le Major qui, cette fois, avait pris le parti du mastroquet, reçut pour son compte une bouteille d’amer dont l’effet fut foudroyant. Il s’affala dans son apéritif préféré, cependant que Chéri-Bibi, qui avait ramassé sous son bras ce pauvre paquet inerte de la Ficelle, opérait vers l’office une retraite farouche, éclairée par le sourire diabolique de Mlle Zoé…

 

Une heure plus tard, la Ficelle se réveillait au fond d’un lieu inconnu… S’étant tâté et ayant constaté qu’il avait encore la libre disposition de ses membres, il se glissa hors du trou… Personne !… Un chantier de construction abandonné, depuis la guerre… M. Hilaire commençait à en avoir assez des trous inconnus… S’étant glissé entre deux planches, ce qui lui fut relativement facile, il prit, à travers les rues désertes, le chemin qui conduisait au plus court à la rue Saint-Roch !… La nuit était belle, froide et claire !… La lune était dans son plein… M. Hilaire crut voir l’image de Virginie qui lui souriait au firmament !…

 

Enfin ! Voici la rue Saint-Roch !… Voici le boyau obscur où les rayons lunaires ne pénètrent pas, mais où brille une lumière, celle de l’espérance, à la fenêtre de Virginie !…

 

Voici la devanture derrière laquelle se cache tant de douleur… D’un poing ému, M. Hilaire frappe par trois fois. Il attend !… Minutes d’une angoisse inexprimable !…

 

La devanture se soulève. M. Hilaire tend les bras !

 

Virginie paraît.

 

Elle pousse un cri terrible.

 

« Toi ?… s’écria-t-elle. Toi vivant ?…

 

– Oui, Virginie !… Moi, vivant !…

 

– Ça, c’est trop fort !… S’il est permis de se moquer ainsi des gens !… Vaurien, va… »

 

Et aussitôt M. Hilaire, qui dans cette demi-obscurité n’y voyait pas trop clair, fut illuminé, comme on dit, par trente-six chandelles !… Un poing terrible l’attaquait avec violence à l’arcade sourcilière droite, le faisait basculer jusqu’au milieu de la rue et s’enfuir en jetant mille imprécations, cependant que derrière lui la voix conjugale accompagnait son départ précipité de réflexions retentissantes qui troublaient le repos de la rue déserte et paisible.

 

La démonstration était faite : Mme Hilaire n’aimait son mari que lorsqu’il était mort !

 

XVII

Être ou ne pas être

Le comte de Gorbio était retourné à Nice pour mettre fin au supplice de Palas en lui portant le coup de grâce… de son amitié !

 

Cette chose formidable, la plus redoutable de toutes (l’amitié de Gorbio !), le mari de Françoise la voyait venir comme la pire des catastrophes depuis qu’il lui avait été donné sinon de mesurer, du moins d’imaginer, presque à coup sûr l’immense infamie ténébreuse du comte. Perspective effroyable : l’amitié de Gorbio ! qui lui enlevait jusqu’au goût de vivre les dernières heures de bonheur que pouvait encore lui dispenser l’amour.

 

Car Françoise, après un premier accès de sombre mélancolie, avait, devant le muet désespoir d’un époux qu’une âpre jalousie avait accusé à tort, tendu vers lui ses bras qui accordaient moins le pardon qu’ils ne le demandaient…

 

« Tu es bon ! tu es meilleur que moi ! pardonne-moi si je t’ai montré un triste visage depuis quelques jours ! »

 

Comment, comment repousser ces beaux bras ?… Ah ! terribles heures d’amour incapables d’effacer ce chiffre toujours présent dans l’alcôve comme le mane, thecel, pharès au mur de Balthazar : « 3213 ! »

 

Était-il écrit que ce chiffre ne devait plus jamais le quitter ? Un jour qu’il fuyait la villa Thalassa comme un voleur et que, pour ne plus penser à ce chiffre-là, il gravissait l’escalier qui conduisait chez Gisèle, ce fut la mort elle-même qui lui ouvrit la porte de sa fille, avec ce chiffre à la bouche…

 

« Oui la mort avait parlé, et Gisèle savait !… »

 

Mme Anthenay était morte dans la nuit… Mme Martens et Violette, bientôt rejointes par Françoise elle-même, qui avait reçu la triste nouvelle après le départ de Didier, essayaient en vain de consoler une enfant qui se réfugiait dans un silence farouche, sans plainte et sans larmes, mais confinant à la plus triste douleur…

 

Quand Didier parla de faire transporter cette enfant défaillante à la villa Thalassa, Gisèle se leva comme une folle : « Non ! non ! laissez-moi ! Vous êtes tous trop bons ! Laissez-moi toute seule !… » Et cette fois, dans une crise salutaire, elle éclata en sanglots. D’un geste, Didier avait fait signe aux femmes de s’éloigner… Il resta seul avec elle. Il se pencha sur le secret de Gisèle qui déjà l’étouffait. Il l’en soulagea, cependant qu’une douleur nouvelle, plus atroce peut-être que toutes celles subies jusqu’alors trouvait encore place dans son cœur lamentable !

 

« Cette femme que j’aimais comme ma mère n’était pas ma mère !… sanglotait Gisèle… J’étais indigne du moindre de vos regards !… Savez-vous de qui je suis la fille, moi ? Monsieur, je suis la fille d’un forçat ! »

 

Devant le silence terrible de M. d’Haumont, la malheureuse se tordait les mains…

 

« C’est atroce ! c’est atroce ! Plutôt mourir ! je veux mourir !…

 

– Mais qui vous a dit une chose pareille ? Mais c’est impossible, finissait par balbutier Palas, tremblant d’horreur…

 

– J’ai appris cela cette nuit, dans les papiers de la morte !… Tenez, tenez, les voilà !… Lisez ! lisez !… Je suis la fille de Raoul de Saint-Dalmas, un voleur et un assassin !… Ah ! comprenez maintenant que j’aimerais mieux être morte, moi aussi !… Pourquoi n’est-ce pas moi qui suis morte ? Mon Dieu !… »

 

Palas s’effondra, sanglotant. C’était trop ! à la fin ! jusqu’à sa fille qui venait lui reprocher son crime !…

 

« Ah ! vous pleurez ! vous pleurez, vous aussi ? Vous voyez bien que c’est affreux !… »

 

Et la voix toujours balbutiante, la pauvre voix suppliante :

 

« Mon enfant… mon enfant !… ne vous désespérez pas ainsi… je me rappelle en effet cette affaire ; beaucoup ont prétendu que votre père était… était… (aurait-il la force de le dire), innocent !… »

 

Alors elle se leva, en une attitude de démente :

 

« Mais je n’en sais rien, moi !… Je ne sais qu’une chose, c’est que je suis la fille d’un forçat !… »

 

Le malheureux ! Il s’appuyait au mur pour ne pas tomber… et il avait une figure de crucifié… Il supplia encore… Il râla sa supplication :

 

« Gisèle ! Gisèle !… Votre malheur vous rend plus chère que jamais à mes yeux !… Vous n’êtes pas responsable des fautes de votre père !… Il ne faut pas que vous en souffriez !… Je ne le veux pas !… Vous allez me jurer que vous en garderez le secret ? »

 

Elle se laissa conduire par lui jusqu’à la couche funèbre, devant laquelle les trois femmes à genoux priaient !… Et elle jura tout bas, en le regardant, pour lui tout seul…

 

Puis il s’enfuit. Pas loin. On guettait sa sortie, en bas. Un gamin qu’il ne connaissait pas lui glissait un pli dans la main et s’éloignait sans un mot.

 

Sur l’enveloppe : Monsieur Didier d’Haumont. Il décachette : « Mon cher ami, je vous attends à l’hôtel à 5 heures. Ne manquez pas de vous y présenter. Il y va des intérêts les plus graves. Votre dévoué – Stanislas de Gorbio. » Eh bien, tant mieux ! Qu’on en finisse ! Que tout éclate ! Que le gouffre dont il n’a pu sortir se referme sur lui et l’engloutisse à jamais !…

 

L’heure du thé, dans l’hôtel le plus chic de la Riviéra… Groupes mondains et demi-mondaines, musique, joyeuse compagnie… En hâte, Didier traverse le hall. Mais on l’appelle… une voix amie ! combien amie !… La voix de Gorbio bien accueillante et suffisamment élevée pour que tous l’entendent ; « Ici, cher ami. Permettez-moi de vous présenter. » Ah ! comme il est sûr de lui-même, de sa force, de son irrésistible force, et comme devant tous il marque le point !… Gorbio tendait la main à Didier d’Haumont qui l’accepte, qui prend un siège à sa table ! quel événement sensationnel ! « Et quel geste ! d’un chic, ma chère ! »

 

Ces dames, des femmes du monde, des artistes et Nina-Noha… (La charité, pendant la guerre, a mêlé tous les mondes, comme le jeu avant !) Et Didier est placé auprès de Nina-Noha qui lui sourit, qui lui pose des questions banales auxquelles il répond par des monosyllabes… Tout ceci est atroce, mais il est venu là pour savoir ce qui l’attend… Il ira jusqu’au bout !

 

Jusqu’au bout, ce fut un quart d’heure plus tard, dans l’appartement du comte. Et cette fois, ce fut rapide et net :

 

« Vous êtes absolument en mon pouvoir ! Voici les services que j’attends de vous ! Ils n’ont rien d’excessif et ne vous demanderont aucune peine… Vous me procurerez, par l’intermédiaire de M. de la Boulays, des renseignements précis relatifs à certaines décisions de la plus grande importance, prises depuis quinze jours par une haute administration française. J’aurai l’occasion de vous dire laquelle avant quarante-huit heures !… Vous m’avez compris ?… »

 

Si Palas a compris !… Cependant, il resta muet comme s’il n’avait pas entendu… Alors Gorbio lui tend un papier : « J’attends de vous une lettre signée ainsi libellée que vous m’apporterez demain avant midi !… et nous aurons ainsi la preuve que nous sommes tout à fait d’accord !… »

 

Gorbio lut : « Mon cher comte, je suis votre homme pour tout ce que vous voudrez exiger de moi ! » C’est simple ! Comme c’est simple !

 

Palas froissa le papier, dompta une inutile fureur :

 

« Et si je vous dénonçais tout de suite ?… s’écria-t-il ; si je dénonçais le comte de Gorbio comme un traître ?… si je vous perdais en me perdant ?

 

– Nul ne vous croirait ! Vous n’avez aucune preuve… Dans plusieurs affaires, je suis l’associé de M. de la Boulays. Il serait éclatant pour tous que vous agissez par pure jalousie ! On se rappellerait que vous avez déjà fait quasi tout ce qu’il fallait pour me tuer !… Enfin, on n’hésiterait pas entre la parole du comte de Gorbio et celle d’un forçat en rupture de ban !…

 

– Laissez-moi donc faire, comte, fit soudain derrière eux une voix féminine… Vous verrez que M. d’Haumont signera ! »

 

C’était Nina-Noha.

 

« Ah ! je pensais bien que vous en étiez aussi ! » s’écria Palas…

 

Le comte a disparu… Palas était seul encore une fois avec Nina…

 

« Ne me regarde pas ainsi, c’est moi qui te sauve !… Sans moi, le comte t’aurait dénoncé depuis longtemps !… Mais ici, avec nous, tu n’auras rien à craindre !… Songe qu’on te demande peu de chose en échange de la sécurité la plus absolue !… Il n’y a plus que Gorbio et moi à connaître ton secret !… On te le gardera bien, si tu veux !… Quand ce ne serait que pour ta femme !… »

 

Didier se leva, sans répondre à Nina-Noha…

 

Maintenant il est dehors… Depuis deux heures, il va, vient, sans savoir où le conduisent ses pas. Il s’est assis dans un café, dans un bouge obscur de la vieille ville… Comment se trouve-t-il là ?… Il ne le sait pas ! Combien de stations a eues ce calvaire ?… Il ne le saura jamais !… « En échange de la sécurité absolue, quand ce ne serait que pour ta femme !… »

 

Et maintenant, le voilà près de sa femme qui pleure de détresse en apercevant son visage effroyable :

 

« Didier ! Didier ! »

 

Mais son parti est pris. Le capitaine d’Haumont est un honnête homme, et il s’écrie :

 

« Ne m’appelle pas Didier !… J’ai nom Palas, et tu n’as épousé qu’un bandit ! »

 

XVIII

Le miracle

Le père qui, dans une minute tragique, frappe son enfant pour le sauver de la torture (cela s’est vu en Chine lors de la révolte des boxers et du siège des légations, cela s’est vu même au théâtre) ; l’époux qui, pour épargner à l’épouse les fantaisies sadiques d’une troupe de barbares prêts à tous les crimes, la tue sur sa prière (cela s’est vu plus récemment en Europe) ne sont pas dans un état intime de plus effroyable désespoir que Palas venant dire à Françoise : « Tu as épousé un bandit !… le n° 3213, forçat en rupture de ban !… »

 

Car Palas aime Françoise à la fois comme sa femme et comme son enfant, car son cœur pour elle est à la fois embrasé d’amour et plein d’une tendresse sainte… Et il imagine que s’il égorgeait cette créature adorée, avec un couteau, il ne la ferait pas plus souffrir ou ne lui porterait pas un coup plus mortel qu’avec cette horrible phrase…

 

… Et cependant… et cependant, voilà le miracle !… Au fur et à mesure qu’il parle, au lieu du désespoir et de la douleur qu’il s’attend à voir éclater chez Françoise, c’est de la joie… presque l’extase, qui se peint sur le visage de la jeune femme…

 

Il parle !… Elle sait maintenant pourquoi il retournait chez Nina !… Chercher la preuve de son innocence !… Mais elle n’en a pas besoin, elle, pour y croire !

 

Et le miracle continue…

 

Elle l’embrasse avec transport !

 

Elle lui apprend qu’elle sait tout son passé !

 

Et il tombe à ses genoux !…

 

Elle sait ! et elle n’en a rien dit ! Elle a continué de l’aimer !…

 

Et il se tait, maintenant, car elle parle ! c’est à son tour, à elle, de lui dire des choses formidables !…

 

Ah ! comme il embrasse ses genoux !…

 

Quelle est cette sainte qui ne redoutait pas le terrible aveu, mais qui attendait, avec une impatience tous les jours plus douloureuse, la confidence d’un cœur qui pouvait se croire maudit et qui était adoré avec tout son secret, dans le secret du cœur de l’autre ?…

 

« Nul ne peut rien contre notre amour ! lui crie-t-elle en l’entourant de ses bras frémissants !… Non, personne au monde !… puisque nous pouvons l’emporter, intact, jusque dans la mort !… »

 

Et elle continue :

 

« Dénonce donc les misérables qui veulent te faire chanter !… Puis, qu’on vienne ensuite chercher mon amour dans mes bras !… Morts ou vivants, ils nous emporteront ensemble, mon adoré ! »

 

Quand vint le matin, Françoise regardait dormir Palas.

 

C’était peut-être le dernier repos avant le sommeil suprême…

 

Quel calme et quelle douceur heureuse étaient répandus sur ce front où Françoise avait vu passer tant de tempêtes !…

 

Épuisement sublime de l’être après des heures décisives et qui se soucie peu du lendemain après une veille pareille !…

 

Cependant, Palas ouvrit les yeux sous les baisers de Françoise :

 

« Mon amour, lui dit-elle, éveille-toi ! l’heure avance… »

 

Étourdi, il ne comprenait pas…

 

Ah ! oui, c’est vrai ! il se rappelait maintenant !… Il avait jusqu’à midi !…

 

La pendule marquait dix heures…

 

Palas soupira :

 

« Tu as raison ! je n’ai plus que deux heures pour les dénoncer !…

 

– Ou pour signer !… » exprima Françoise, avec le plus grand calme…

 

« Comment ?… Pour signer ?…

 

Oui, j’ai réfléchi », continua-t-elle, en se rapprochant de Palas et en lui glissant ses bras autour du cou…

 

« Tu as réfléchi, Françoise ?… À quoi donc as-tu réfléchi ?… Tu me fais peur !…

 

– J’ai réfléchi à ce que t’a dit Gorbio : il a raison : si tu n’as aucune preuve contre lui, on ne te croira pas !… On reviendra te chercher pour te reconduire là-bas !… On trouvera nos deux cadavres, c’est entendu ! Mais lui, il continuera à tromper tout le monde !… à trahir tout le monde !… tout le monde, mon Didier, et la France !… Voilà à quoi j’ai réfléchi…

 

– C’est terrible, en effet… fit Palas… il est exact que je suis un forçat et que je n’ai aucune preuve contre cet « honnête homme ! »

 

– On dit : « Nous mourrons », continua Françoise, et nous croyons avoir tout dit en disant cela !… nous sommes des enfants amoureux qui ne songent qu’à eux ! et c’est très laid cela, tu ne trouves pas, mon amour ?

 

– Que veux-tu que je fasse ? demanda Palas.

 

– Eh bien, je veux que tu signes, répliqua Françoise sans hésitation…

 

« Signe ce qu’il te demande… Alors il ne se méfiera plus de toi et te fournira lui-même, un jour prochain, la preuve de son infamie !…

 

– Certes, cela est très beau ! mais très dangereux, Françoise ! en attendant, après une signature pareille, je puis passer, moi, pour son complice !

 

– Non, car en même temps… » Et Françoise alla chercher dans l’écritoire un papier qu’elle avait préparé et qu’elle lut : « Mon cher papa… Didier et moi nous sommes sûrs, maintenant, que le comte de Gorbio est un misérable… Nous en aurons la preuve dans quelques jours… en attendant, méfie-toi de tout ce qu’il peut te proposer !… »

 

Palas se leva et embrassa Françoise :

 

« C’est toi… c’est toujours toi qui as raison ! Ah ! le cœur des femmes !… Suprême intelligence !… Oui, je ferai tout ce que tu me dis… je t’obéirai comme un enfant !… Tu es le meilleur, et le plus sûr des guides et le plus courageux !… Je signerai donc, quoi qu’il puisse arriver de moi !…

 

– De nous, mon Didier, de nous !… Ce qu’il faut avant tout, c’est arriver à confondre le misérable !… »

 

C’est dans cette noble exaltation que Palas se rendit chez Gorbio.

 

Nous pouvons dire qu’il y était attendu… Nina était avec le comte… Celui-ci se montrait impatient et Nina le calmait :

 

« Je vous dis qu’il viendra ! »

 

Mais il était plus de onze heures et Gorbio ne tenait plus en place.

 

« J’ai peut-être eu tort, dit-il, de me dévoiler aussi nettement devant lui !… Il est capable de faire une folie et de nous perdre tous !…

 

– Tiens, s’écria-t-elle tout à coup en soulevant légèrement le rideau d’une fenêtre… le voilà !… »

 

C’était Palas, en effet, qui arrivait assez hâtivement et d’une allure très décidée…

 

« Regardez-le, il a peur d’être en retard !… »

 

Aussitôt introduit, M. d’Haumont salua froidement le comte et Nina et prononça ces simples mots :

 

« Je suis venu pour signer !… »

 

Et il signa !…

 

« Je vous avais bien dit, comte, que M. d’Haumont n’avait rien à me refuser !…

 

– Eh bien, répondit Gorbio, vous voyez que tout arrive, monsieur d’Haumont ! et que nous voici les meilleurs amis du monde ! »

 

Palas s’inclina, glacé :

 

« Je suis à vos ordres !

 

– Aujourd’hui, fit le comte, je n’en ai point à vous donner, mais n’oubliez pas notre dernière conversation. Agissez en conséquence… Je vous ferai parvenir prochainement mes instructions !… »

 

Palas prit congé. Il pouvait être content de lui ; la dernière phrase du comte semblait lui promettre que sa dangereuse abnégation et son astucieux héroïsme seraient prochainement récompensés. « Je vous ferai parvenir prochainement mes instructions ! » Deux lignes de Gorbio… et ensuite Palas et Françoise pouvaient mourir !…

 

Quand il rentra à la villa Thalassa, Françoise courut à lui.

 

« Mon amour, lui dit-elle, dans ce terrible drame, il nous arrive un petit ennui…

 

– Ce n’est pas possible, Françoise. Désormais, rien ne peut nous toucher !

 

– Si, mon chéri. Nos heures de bonheur sont comptées, et je pensais bien passer ces heures-là avec toi, tout seul !… tout seul !…

 

– Eh bien, nous fermerons notre porte… ou nous irons nous recueillir dans un coin perdu de la montagne…

 

– Mon chéri, Mme Martens vient de nous amener Gisèle.

 

– Où est-elle, la chère enfant ? » s’exclama Palas.

 

Françoise lui montra la villa… Elle n’eût pu parler… Elle souffrait à nouveau d’une insupportable et inexplicable angoisse.

 

XIX

« Encore les femmes »

La joie avec laquelle Didier d’Haumont avait accueilli Gisèle à la villa, alors que la cruauté des événements et leur rapidité faisaient ardemment désirer à Françoise une solitude à deux, avait apporté le plus grand trouble dans son cœur fervent et fidèle…

 

Françoise ne comprenait pas cet étrange empressement, et Didier, tout à l’idée d’apporter au plus tôt au désespoir de sa fille la consolation problématique et inquiétante de la vérité, ne s’apercevait pas que Françoise ne comprenait pas !…

 

Les yeux détournés momentanément de sa femme et fixés sur Gisèle, il ne voyait rien de la douleur grandissante de l’autre !…

 

Son cœur ne lui reprochait rien, car, s’il avait tant de hâte de renseigner la pauvre enfant, son désir n’était pas moins grand de confier à Françoise le dernier mystère…

 

Pouvait-il tenter un tel aveu avant de savoir quelle serait l’attitude de Gisèle devant son père forçat ?… De toute évidence, non !… Ce secret appartenait à Gisèle en toute propriété… Lui-même n’avait pas le droit d’apprendre à sa femme que Gisèle était la fille d’un condamné à mort, si la volonté de son enfant était que le monde entier continuât à ignorer une horreur pareille !

 

Gisèle ne croyait pas à l’innocence de Raoul de Saint-Dalmas !… Tout ce que lui en avait dit M. d’Haumont ne lui était apparu que comme des paroles de bonté destinées à panser ce qu’elle croyait être son inguérissable blessure. Et, à la villa Thalassa, M. d’Haumont dut entreprendre un vrai travail… Il y mettait une ardeur bien compréhensible…

 

Ceci n’alla point sans quelques promenades solitaires que Françoise eut la honte d’épier, mais qui ne lui apportèrent aucune certitude sur un malheur qu’elle voulait croire impossible…

 

Elle en arriva à s’adresser les plus grands reproches…

 

Elle se traita de folle !… Palas prenait des libertés avec Gisèle, et Françoise en avait affreusement souffert, mais elle n’avait jamais découvert, en somme, que son mari dépassât la mesure d’un bienfaiteur qui, de par son âge, a le droit d’être un peu tendre avec une enfant dans le chagrin…

 

Sur ces entrefaites, Mme d’Erland vint en visite à Thalassa… Elle attendait Françoise dans le salon qui donnait sur le jardin, quand vinrent à passer Palas et Gisèle… Elle se déclara aussitôt « médusée »…

 

Mme d’Erland se rappela certain matin où M. d’Haumont attendait cette petite intrigante sur le trottoir !… Et maintenant, elle avait su se faire accepter à la villa !… Et M. d’Haumont avait eu le toupet de l’y installer ! « Vraiment, il y a des gens qui ne doutent de rien !… »

 

Françoise survint sur ces entrefaites. La conversation ne languit pas longtemps… Après quelques banalités, Mme d’Erland dit qu’elle venait d’apercevoir M. d’Haumont « avec cette petite de chez Violette » !

 

« Vous l’avez donc adoptée, ma chère ?…

 

– Pas précisément, mais cette enfant vient de perdre sa mère, elle est fort souffrante elle-même, et comme mon mari, depuis longtemps, s’intéressait à la famille… »

 

Françoise s’arrêta, elle était au bout de ses forces… Ce mot « s’intéressait » lui parut tout à coup monstrueux… et il lui sembla que Mme d’Erland la regardait avec une horrible compassion.

 

Le silence qui suivit lui fit endurer mille supplices… Elle rougissait et pâlissait tour à tour… On eût dit que c’était elle, la coupable…

 

Enfin la visiteuse se leva avec son plus grand air… Avant de prendre congé, elle laissa tomber cette phrase :

 

« Elle est jolie, cette petite ! »

 

Puis elle parvint à glisser quelques mots habiles sur « le danger qu’il y a, à introduire des jeunes personnes dans les ménages »…

 

Françoise la laissa partir… Elle étouffait…

 

Évidemment, Mme d’Erland savait quelque chose ! Sa discrétion avait été plus terrible qu’une franche accusation… Elle avait considéré Françoise avec pitié !… Tout le monde la plaignait !… C’était horrible !… Et, tout à coup, une phrase, la première phrase du réquisitoire de l’avocat général dans le fameux procès, lui brûla le cerveau de ses lettres de feu : « Ce sont les femmes qui ont causé tous les malheurs du jeune Raoul de Saint-Dalmas ! » C’était le magistrat qui avait raison, et elle, la malheureuse, elle avait été trompée par lui comme tant d’autres ! Didier avait gardé toutes les passions de Raoul !… Il continuait à être l’amant de Nina et il entretenait maintenant une maîtresse à domicile !… Elle alla jusque-là ! elle alla plus loin encore. S’il lui avait fait, à elle, l’aveu de son passé, c’est qu’il savait que Gorbio, son rival auprès de la danseuse, allait tout lui dire !…

 

Ainsi court la douloureuse pensée de Françoise jusqu’à l’abîme au bord duquel elle reste, cependant, un instant suspendue… C’est que Françoise se rappelle une minute pas très lointaine, où son cœur était habité par le même désespoir, et cependant, quelques jours plus tard, Françoise ouvrait ses bras à Didier innocent !… Que s’était-il passé de nouveau depuis ?… Une nouvelle visite de Mme d’Erland !et puis, hélas !… et puis, tout de même, l’installation de Gisèle, ces promenades de Palas et de Gisèle… Ah ! savoir ! être sûre !… Hélas ! hélas ! quand elle ne l’accuse pas, elle doute de Didier !…

 

Où est-il maintenant ?… que fait-il ?… Il est encore avec elle ?… Où ?…

 

Elle les cherche… Elle les cherche en se cachant…

 

Et, tout à coup, elle les découvre tous deux, cachés dans l’ombre des mimosas, où plus d’une fois Françoise a connu les baisers de Didier, et où maintenant Didier embrasse Gisèle et la serre dans ses bras avec une tendresse et une émotion souveraines…

 

XX

La Tullia

La Tullia était toujours à quai dans le vieux port. C’était un singulier bâtiment que celui-là… Il tenait de la goélette et du charbonnier. Quelle marchandise transportait-il ?… Un peu de tout, s’il fallait attacher quelque importante aux propos surpris entre les hommes d’équipage, peu bavards, qui ne s’attardaient guère sur les quais…

 

D’où venait-il ?… Personne ne le savait au juste… Il était là depuis des semaines.

 

Cependant, ce jour-là, un mouvement inusité semblait régner à bord de la Tullia…

 

Les matelots, qui avaient tous des figures plus ou moins patibulaires, allaient et venaient en hâte, rapportant de la ville des paquets, comme il arrive au moment d’un départ…

 

Seul, le capitaine, une figure assez flegmatique tout enluminée par de joyeux cocktails et qui paraissait prendre la vie du bon côté qui, pour lui, devait être celui de la paresse, ne se pressait pas plus que d’habitude, se traînant sur le quai ou sur le pont ou sur la dunette, les mains dans les poches et le cigare aux lèvres…

 

Tout près de là, assis sur le quai, se tenait un pêcheur des plus flegmatiques, dont la figure fortement cuivrée ne nous est point tout à fait inconnue…

 

Un soir que Yoyo, de retour à Nice, suivait le comte de Gorbio, qu’il avait reçu mission de surveiller jour et nuit, il fut surpris de voir celui-ci se diriger à pied vers le quartier du port, par les rues désertes de la vieille ville, aborder au coin du quai un individu enveloppé d’une cape marine dont il avait rabattu le capuchon.

 

Quand les deux ombres se séparèrent, Yoyo, lâchant le comte, suivit l’inconnu.

 

L’homme gravit la passerelle d’un bâtiment qu’éclairait la lueur d’un falot…

 

Comme il passait devant le falot, le visage de l’homme apparut… Yoyo poussa une sourde exclamation : « Le Parisien !… »

 

« Le Parisien ! » Arigonde ! Arigonde n’était pas mort !… le soir même une dépêche partait pour Paris et, le lendemain matin, il y avait, dès la première lueur du jour, sur le quai des Docks, à deux pas d’un bâtiment appelé Tullia, un pêcheur à la ligne…

 

……………………

 

Ce jour-là, le jour où il y avait tant de mouvement autour de la Tullia, un canot automobile se détachait de ses flancs et gagnait la haute mer…

 

… Mais, après avoir piqué droit sur l’horizon, il était revenu, en douce, le long de la côte, et à la godille, jusqu’à l’entrée de la rade de Villefranche, non loin des terrasses de Thalassa, à quelques pas de cette grotte qui avait failli être si fatale à Arigonde et qui avait vu le désastre final de la double carrière de Fric-Frac et du Bêcheur…

 

Depuis, le Parisien l’avait fréquentée, et par là, s’était introduit plus d’une fois dans les jardins de la villa Thalassa…

 

Les sentiments d’Arigonde pour Gisèle n’avaient fait que s’accroître depuis qu’il était persuadé que Palas, s’il n’était déjà son rival, n’allait pas tarder à le devenir. Et la joie d’une entreprise conçue déjà depuis quelque temps contre la jeune fille se doublait chez lui du plaisir féroce qu’il éprouvait à l’avance en pensant au bon tour qu’il allait jouer à l’autre !…

 

L’événement devait être proche… et il ne fallait pas être grand clerc, en examinant, cet après-midi-là, les faits et gestes et aussi la fièvre d’Arigonde, débarquant si mystérieusement à quelques pas des terrasses de Thalassa, pour prévoir quelque chose comme un enlèvement.

 

Or, il y eut mieux que cela !… Tant est qu’il y a des minutes dans la vie où tout semble concourir à combler les fripons…

 

Arigonde, lui aussi, était déjà dans les jardins quand Françoise épiait si douloureusement les gestes de son mari et de Gisèle… Il s’y trouvait avant elle et il était mieux placé qu’elle.

 

Il était si bien placé que non seulement il put voir, mais encore qu’il put entendre…

 

Qu’entendait-il ? Oh ! quelques bouts de phrases, au cours d’une longue conversation :

 

« Oui, Gisèle, je vous jure que votre père est innocent !… »

 

Son père ! Quelle révélation !…

 

Et les bras de Palas qui s’ouvrent, et Gisèle qui s’y jette :

 

« Oui, ton père c’est moi, le forçat, c’est moi !… Les hommes n’ont pas cru à mon innocence, mais toi, Gisèle, y croiras-tu ?… »

 

Ah ! si elle y croyait maintenant !…

 

Arigonde vit de loin le père et la fille rentrer en silence à la villa.

 

Ils n’avaient plus rien à se dire, tout était accompli, et une grande joie était en eux.

 

Palas goûtait une paix profonde. Il en était comme accablé. Il avait atteint son but. Deux cœurs croyaient en lui ! Que lui importait le reste ? Le reste ?… C’était tout ce qui allait venir, la mort, peut-être !… Au moins le déshonneur, le bagne !… Et cependant il eut un regard de reconnaissance vers le ciel, et, quand il se trouva seul, dans son bureau, il pleura des larmes heureuses !…

 

Gisèle avait regagné sa chambre, qui était au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était restée ouverte sur le jardin… Elle aussi pleurait, mais c’était sur les souffrances de celui qu’elle avait aimé déjà comme un père avant que lui fût révélé un secret qu’elle prévoyait depuis la veille… Tombée dans un fauteuil, elle évoquait d’affreuses visions, l’existence terrible du bagne !… et la douleur d’un perpétuel mensonge pour un homme comme M. d’Haumont, quand, tout à coup, quelque chose lui passa devant les yeux…

 

Quelque chose qui tomba à ses pieds… un billet…

 

Elle le ramassa, inquiète, peureuse devant ce nouveau geste du mystère… et elle lut : « Si vous voulez que Raoul de Saint-Dalmas, votre père, ne soit pas dénoncé ce soir à la police, rendez-vous immédiatement à Nice, sur le quai des Docks. On vous dira ce que vous devez faire pour le sauver… Si vous tenez à sa vie, gardez le secret de votre démarche et brûlez ce billet ! »

 

Gisèle, pâle d’épouvante, courut à la fenêtre d’où lui était venu ce redoutable message. Elle n’aperçut âme qui vive. Elle relut le billet… Elle se prit la tête dans les mains… Elle crut qu’elle allait devenir folle… Ce n’était pas le moment, cependant ! Quelques minutes d’égarement, et elle perdait M. d’Haumont, son bienfaiteur, son père !…

 

Elle n’hésita pas, elle jeta un manteau sur ses épaules… Elle ne s’aperçut pas, dans la rapidité de ses gestes, que l’affreux billet, qu’elle tenait dans le creux de sa main, lui échappait…

 

En sortant de sa chambre, elle rencontra une domestique qui recula devant la figure qu’elle lui montra… Gisèle lui jeta au passage :

 

« Dans une demi-heure, vous préviendrez Monsieur que j’ai été obligée de me rendre à Nice et que je rentrerai peut-être assez tard !… »

 

Et elle s’enfuit !…

 

La femme de chambre trouva la commission étrange, et se résolut au bout de quelques minutes de tergiversation à aller prévenir son maître.

 

Elle le rencontra, sortant de son bureau, et lui fit part de l’événement. Effrayé, ne comprenant rien à ce que lui disait cette domestique, M. d’Haumont courut à la chambre de sa fille, et, la première chose qu’il aperçut, fut ce billet froissé…

 

Il se jeta dessus et lut… Cette écriture, Palas la connaissait bien !… C’était celle du Parisien ! C’était l’écriture très spéciale d’Arigonde !… Arigonde qu’il croyait mort !… Il se pencha sur ce billet terrible qu’un souffle aurait pu emporter et il lut à son tour : « Si vous voulez que Raoul de Saint-Dalmas, votre père, ne soit pas dénoncé ce soir à la police, rendez-vous immédiatement à Nice, sur le quai des Docks… »

 

D’où était venu ce billet ?… Lui aussi, il courut à la fenêtre. Il ne vit personne. Mais il constata des choses qui avaient échappé au regard éperdu de Gisèle… des feuilles froissées, des branches foulées…

 

« L’auto ! » commanda-t-il d’une voix râlante, et il courut à la grille, sur le chemin qu’avait pris la jeune fille… Elle devait avoir déjà une certaine avance, mais il pensa qu’il la rattraperait, même si elle avait pu prendre le tramway à la station du Pont-Saint-Jean… Son auto arrivait, il s’y jeta…

 

Il avait griffonné sur une carte quelques mots, à la hâte, qu’il chargea un domestique de porter immédiatement à Mme d’Haumont…

 

L’auto brûlait la route… Tout à coup, Palas aperçut au loin, mais distinctement, la silhouette de Gisèle… celle-ci venait d’arrêter un taxi qui revenait à vide de Nice et elle y montait.

 

Il soupira, enfin rassuré ; dans trente secondes, il l’aurait rejointe !…

 

C’est dans ce moment que l’auto, après avoir fait une brusque embardée à un tournant, retomba avec un bruit d’explosion !…

 

Un pneu crevé !… la panne !… et le taxi s’éloignait à toute allure…

 

……………………

 

Yoyo pêchait toujours à la ligne. Il vit revenir le canot automobile avec Arigonde…

 

Arigonde fut tout de suite à bord. Il y eut sur le pont un rapide conciliabule entre le capitaine et lui, à la suite de quoi les ordres pour le départ parurent subir un contretemps.

 

Ainsi la passerelle fut remise en place, et le capitaine, toujours flegmatique, toujours mâchonnant son cigare et toujours les mains dans les poches, descendit sur le quai, cependant que, sur la dunette, Arigonde rejoignait le second du bord et le priait de mettre un terme aux clameurs avec lesquelles il présidait au dernier arrimage…

 

Que signifiait tout ceci ?… Yoyo en était encore à se le demander, quand un taxi-auto, descendant du port par la rampe de l’est, arriva sur le quai et s’arrêta.

 

Une jeune fille en sautait immédiatement et se trouvait nez à nez avec le capitaine Amorgos…

 

Yoyo ne connaissait pas cette jeune fille. Il n’avait même jamais eu l’occasion de l’apercevoir… Tout de même, il eût donné beaucoup pour entendre ce qui se disait entre le marin et cette belle enfant.

 

La demoiselle paraissait agitée et inquiète. Le capitaine était des plus polis. Il avait mis sa casquette galonnée à la main et souriait !

 

La jeune fille le suivit d’un pas délibéré, et tous deux montèrent à bord.

 

Aussitôt la passerelle fut retirée, les amarres larguées, et la Tullia, quittant le quai, gagna doucement du côté du chenal.

 

On ne voyait plus ni la jeune fille, ni le capitaine, ni Arigonde… Seul, le second, sur la dunette, se détachait sur le fond rose d’une belle soirée commençante.

 

C’était un départ paisible et nullement dramatique… Yoyo se disposait à quitter le quai et à aller rendre compte à Chéri-Bibi du départ de la Tullia et du Parisien, quand un homme, qui descendait la rampe de l’est à vive allure, se jeta dans ses jambes. Ils se reconnurent tous deux :

 

« M. d’Haumont !

 

– Yoyo ! Il y a longtemps que tu es là ?… As-tu vu une jeune fille descendre d’un taxi ? »

 

En trois phrases brèves, Palas était renseigné. Le doigt de Yoyo désignait la Tullia qui venait d’entrer dans le chenal.

 

Palas courut… Une course folle !… Qu’espérait-il ?… Yoyo suivait… Ainsi Palas gagna-t-il tout d’abord les rochers qui s’avancent en promontoire devant la Réserve, et en face desquels la Tullia devait passer… la Tullia dans laquelle se trouvait sa fille, à la merci du plus misérable de ses bourreaux !…

 

Palas se jeta à l’eau !

 

XXI

Explications tragiques

À la porte de la chambre où Françoise était allée s’enfermer avec son désespoir et la résolution d’en finir avec les horreurs de la vie, une domestique était venue frapper. Elle apportait le mot écrit en hâte par Didier. Françoise, de sa fenêtre où elle avait appuyé son front en feu, venait de voir Gisèle sortir de la villa et, quelques instants plus tard, son mari : « Va la rejoindre ! » avait-elle murmuré avec une amertume terrible…

 

Quand elle eut lu le billet de Didier qui était ainsi libellé : « Saynthine n’est pas mort et continue de poursuivre Gisèle… Ne t’inquiète pas si je rentre tard ce soir ! » elle se dit tout haut à elle-même : « Ils sont deux aussi pour celle-là, comme pour Nina ! » Ah ! le dégoût suprême !… »

 

Elle déchira le billet et en laissa tomber les morceaux. Ainsi eût-elle voulu arracher son cœur… Mais comme c’était beaucoup plus difficile que de se tirer simplement un coup de revolver dans la poitrine, elle se leva et se dirigea vers un petit meuble où elle savait trouver l’arme qui allait être le grand remède à tous ses maux…

 

En passant devant une glace, Françoise se vit et recula d’effroi…

 

« Mon Dieu ! dit-elle, j’ai l’air de mon propre fantôme… »

 

Dans le même moment la porte s’ouvrit, et une femme se précipitait vers elle :

 

« Françoise ! que se passe-t-il ? »

 

C’était Mme Martens qui, avertie par la confidence inquiète de la femme de chambre, forçait la consigne.

 

« Oh ! ma pauvre enfant, tu as l’air d’une morte !

 

– C’est ce que j’étais en train de me dire, répondit Françoise avec un sourire glacé !… et plût à Dieu que je le fusse déjà !…

 

– Tu m’épouvantes !… Reviens à toi, ma petite Françoise !… qu’est-il arrivé ?… Confie-toi à moi, je t’en supplie ?… Il y a quelques jours encore tu me parlais de ton bonheur…

 

– Oui !… eh bien, c’est fini !… ça n’a pas été long, n’est-ce pas !…

 

– Où est ton mari ?… Il faut que je lui parle !…

 

– Mon mari est avec Gisèle !… »

 

Ceci fut dit d’une telle sorte, simple et terrible à la fois, que Mme Martens fut renseignée du coup…

 

Elle comprit !… elle prit Françoise dans ses bras… et celle-ci se laissait faire sans qu’elle parût même s’apercevoir de l’étreinte :

 

« Françoise ! Françoise ! es-tu folle ?… qu’est-ce que tu crois ?

 

– Je ne crois pas !… répondit la statue, j’ai vu !…

 

– Tu as vu quoi ?…

 

– Je les ai vus s’embrasser comme ne s’embrassent pas deux…

 

– Ça, ce n’est pas vrai !…

 

– Décidément, répliqua Françoise avec un sourire d’outre-tombe, décidément, ma chère… vous croyez beaucoup à la vertu de M. d’Haumont !… Eh bien, apprenez que M. d’Haumont, qui nous a raconté ce qu’il a voulu concernant Nina-Noha, est, par-dessus le marché, l’amant de Gisèle !…

 

– Malheureuse ! C’est sa fille !… »

 

À cette révélation, la statue parut se ranimer… du sang afflua à ses tempes… la vie alluma sa flamme dans ce regard éteint.

 

« Sa fille ! sa fille ! répéta Françoise… Et comment savez-vous donc, madame, que c’est sa fille ?…

 

– Ah ! je le sais depuis quinze ans !…

 

– Vous savez cela depuis quinze ans !… Depuis quinze ans, vous savez que Gisèle est la fille…

 

– La fille de Raoul de Saint-Dalmas !… Oui, ma petite Françoise, je sais cela… Mais comprends donc que j’ai reconnu ton mari tout de suite !… Notre famille était amie des Saint-Dalmas !… »

 

Françoise considérait Mme Martens avec des yeux hagards :

 

« Ah ! ah ! soupira-t-elle… vous saviez, vous saviez qu’il…

 

– Je sais que tu as été sublime, je sais comme toi qu’il est innocent !… Oh ! Françoise, Françoise, parce que tu l’as vu embrasser Gisèle… Mais c’est sa fille !… mais c’est sa fille !… »

 

Maintenant Françoise tremblait de fièvre, elle claquait des dents :

 

« Pourquoi ne me l’a-t-il pas dit à moi ?… Pourquoi vous a-t-il dit, à vous, une chose pareille ? »

 

Mme Martens prit entre les siennes les mains glacées de la malheureuse et les plaça sur son cœur ami, sur son cœur douloureusement fidèle :

 

« Ah ! crois-moi, Françoise, il était résolu à tout te dire après avoir révélé à Gisèle le secret de sa naissance !… Si tu les as vus dans les bras l’un de l’autre, c’est que maintenant l’enfant sait tout !… Ah ! Françoise, ne doute pas de ton mari !… C’est le meilleur et le plus malheureux des hommes !… et si une faute a été commise, ce n’est pas lui le plus coupable !

 

Vous connaissez donc la mère de Gisèle, madame ?

 

– Non !… ceci est le secret de Raoul… on parlait d’une femme mariée… je dis que cette femme est coupable car elle n’a rien fait pour cette enfant… et que la première chose qu’a faite Raoul en sortant de son enfer a été de la rechercher, de la sauver de la misère, de lui apporter une protection de tous les instants. Ne t’étonne pas que je plaide la cause de ton mari avec cette chaleur… je l’ai connu… il y a longtemps !… Il était jeune, il a fait des folies… mais c’était un noble cœur, et chez nous, dans notre famille, je parle chez mon père, chez ma mère où il fréquentait, nous n’avons jamais douté de lui !… Jamais !… Ah ! Françoise, comprends mon émotion, l’autre jour, quand je l’ai reconnu dans ce mari que tu me présentais !… Ton mari !… Comprends maintenant que, depuis, il m’a confié toute votre terrible histoire… Il sait qu’il peut me parler comme à la plus fidèle amie !… Il sait comme je t’aime, ma petite Françoise !… Si tu savais, toi, avec quel accent il est venu me dire : « Elle savait tout ! Et elle a continué de m’aimer !… Son amour, la seule chose qui compte pour moi en ce monde, me sauve !… et le bagne peut revenir, et la mort peut me frapper !… Je remercie le Ciel, car j’ai été le plus heureux des hommes !… à cause d’elle !… à cause de ma Françoise ! » et en disant cela, il sanglotait !… Ah ! laisse-moi pleurer !… »

 

Mais déjà Françoise pleurait, elle aussi…

 

Ce fut Françoise qui, la première, reconquit la pleine possession d’elle-même…

 

« Mais alors… fit-elle, mais alors ? cette histoire de poursuite est vraie !… Et Didier, où est-il ?… quels dangers court-il encore ?… »

 

C’était au tour de Mme Martens de ne pas comprendre… Françoise la mit au courant du départ précipité de Gisèle suivi de Didier… De toute évidence, il s’était passé quelque chose d’inattendu et peut-être de très redoutable !…

 

« Et il ne rentre pas !… »

 

Elle voulait sortir, essayer de le retrouver…

 

Mme Martens lui fit entendre qu’elle n’avait aucune indication, aucun indice… Elle lui fit espérer qu’il pouvait rentrer d’un moment à l’autre… Enfin elle la persuada, beaucoup plus facilement qu’elle n’avait osé l’espérer, de rester à la villa pour qu’elle y attendît le retour de Didier…

 

Mme Martens, alors, la voyant plus calme, la quitta.

 

Aussitôt que Mme Martens fut partie, Françoise, jetant une écharpe sur ses épaules, descendit, par la terrasse, jusqu’à la mer, et, à travers les rochers, se dirigea vers une certaine cabane de pêcheur…

 

XXII

À fond de cale

Palas était fort bon nageur. Ce fut un jeu pour lui d’atteindre en quelques brassées, et sans être aperçu du bord, la chaloupe que la Tullia traînait derrière elle à la remorque…

 

La nuit commençante semblait propice à son hardi dessein… Se hissant, à l’aide du cordage qui retenait la chaloupe, jusqu’au bastingage de la Tullia, il choisit son moment pour se glisser vers le gaillard d’arrière…

 

Tout l’équipage était alors à la manœuvre et il ne lui fut point malaisé de se dissimuler derrière quelques ballots qui encombraient le pont…

 

De là il pouvait voir et entendre…

 

Où était sa fille ?… Qu’avait-on fait de sa fille ?…

 

Il y avait bien des chances pour que la malheureuse fût retenue prisonnière dans le roof central qui devait être le seul endroit à peu près propre du bord… servant de dortoir, de salle à manger et de carré aux officiers !… Les officiers de la Tullia !… Palas venait de voir passer quelques figures… tout ce monde-là lui rappelait certaines silhouettes qui avaient habité ses cauchemars pendant dix ans !…

 

Comme il n’avait pas encore aperçu Arigonde, Palas était à peu près certain que celui-ci devait se trouver auprès de Gisèle… Se rapprocher de sa fille, l’avertir de sa présence au plus tôt, tenter de l’enlever si la chose apparaissait possible, et cela dans la nuit même, n’était pas un plan irréalisable… grâce à la chaloupe que la goélette traînait derrière elle…

 

La Tullia avait mis le cap sur l’Orient, mais n’était pas très éloignée de la côte… Palas pouvait espérer que le Parisien cesserait, pendant quelques instants, à l’heure du repas, d’imposer à la malheureuse enfant son ignoble présence… Alors il saurait la délivrer… alors, la chaloupe était là, prête à recueillir Palas et Gisèle… Avant tout, il fallait agir avec une excessive prudence. Un geste maladroit pouvait les perdre tous les deux… Palas pensa que la surveillance devait forcément se relâcher en pleine mer… Les forbans n’auraient plus rien à craindre. Et peut-être même Palas allait-il bientôt voir apparaître sur le pont la captive et son ignoble ravisseur…

 

Cependant le temps passait… et Gisèle restait invisible…

 

Alors les pensées de Palas devinrent tellement sombres que son immobilité lui fut tout à coup insupportable… Cette effroyable brute d’Arigonde était capable du crime le plus odieux.

 

Palas regretta de n’avoir pas accepté que Yoyo vînt partager comme il le lui avait offert l’aventure… Il avait cru plus habile de l’expédier immédiatement à Chéri-Bibi pour que celui-ci fût instruit du drame que la Tullia emportait dans ses flancs.

 

Palas n’y tient plus… Il quitte son refuge, il profite de ce que les hommes de quart sont tous, dans le moment, réunis sur le gaillard d’avant, pour ramper sur le pont et gagner du côté de la grande écoutille qui est restée ouverte sur la cale…

 

À la suite d’une manœuvre inattendue, il n’eut que le temps d’arriver à cette écoutille et de se jeter sur cette échelle… Des commandements, des coups de sifflets ont retenti… des hommes accourent… le second apparaît. La manœuvre rompt le calme de la nuit, le bâtiment a changé de route, remis le cap sur l’horizon… et maintenant il danse à la lame…

 

Palas a descendu encore quelques échelons, de peur d’être aperçu…

 

Et soudain quelque chose se passe au-dessus de sa tête qu’il ne comprend pas tout d’abord… Les hommes achèvent de fermer la grande écoutille, glissant les panneaux au-dessus de sa tête. Ils l’enferment à fond de cale !… et cela sans qu’ils s’en doutent, de toute évidence !… Palas a laissé faire, épouvanté, mais espérant tout de même encore que, tout à l’heure, quand le pont sera redevenu désert, le panneau cédera à son effort tout-puissant…

 

La force accomplit de tels miracles au bagne que lorsqu’elle en est sortie, elle a peine à croire que quelque chose lui résistera, surtout lorsqu’elle a pour la décupler des sentiments comme ceux qui bouillonnent dans le cœur de Palas !…

 

Quelques minutes d’immobilité et de stupeur…

 

Il est là, suspendu à une échelle, dans l’abîme noir… Va-t-il escalader la nuit ? Va-t-il descendre au fond des ténèbres ?… Chercher à tâtons quelque issue ?

 

Le balancement du navire s’est accentué, mais le roulis a cessé. La Tullia doit maintenant filer, appuyée sur le vent…

 

Il monte, et sa tête heurte le panneau, sa main le tâte et glisse… Maintenant ses épaules s’arc-boutent.

 

Obscure cariatide dans le néant noir de cette cale, il déploie une force prodigieuse et vaine… la sueur coule sur ses muscles vaincus…

 

Mais tout à coup, un rai de lumière glisse comme une lame d’argent dans l’interstice de deux planches et apporte un peu de vie au fond de cette nuit opaque… Il tend la main à cette lumière et la cueille dans sa paume comme une onde pâle et glacée… Mais elle lui échappe, disparaît… On a dû jeter quelque bâche, là-haut !

 

Ne pouvant plus monter, il descend…

 

Il descend et il écoute !…

 

Un murmure !… des voix !… Le grondement d’une voix d’homme… et… et un sanglot !… c’est sa fille !

 

C’est sa fille qui pleure !…

 

Oh ! alors, il prend la nuit à pleins bras ! et il se bat avec elle ! avec les formes mystérieuses dont elle encombre son chemin. Avec quelle force et quelle prudence il lutte contre le noir ! Comme il le repousse, le rejette, l’écarte, le roule sous lui, et lui met les genoux dessus !…

 

Ah ! c’est une besogne formidable que de déplacer un arrimage pareil !…

 

Mais il y a sa fille qui pleure derrière tout ça !…

 

Il s’arrête, il n’entend plus rien ! Cette douleur le guidait… maintenant il regrette que sa fille ne pleure plus ! …

 

Alors, à tout hasard, il bouscule encore la nuit… et quelque chose cède dans la nuit… quelque chose qui lui rompt les bras et l’écrase… mais quelque chose derrière quoi apparaît une petite lueur… une petite lumière, couleur de sang… et en même temps une voix d’homme accourt jusqu’à son oreille… une voix d’homme qu’il connaît bien et qui dit : « Tiens ! où est passé le couteau ? »…

 

……………………

 

Gisèle était montée à bord de la Tullia, persuadée qu’elle n’avait rien à craindre pour elle.

 

Dans son taxi elle avait réfléchi que la manœuvre dont un anonyme menaçait, dans le moment, M. d’Haumont, était avant tout une tentative de chantage…

 

Chantage terrible et qu’il fallait subir et pour lequel elle avait été choisie comme intermédiaire, parce qu’elle était peu à redouter… Il allait sans doute falloir s’entendre. On allait lui fixer un chiffre et on agirait sur son esprit pour qu’elle déterminât M. d’Haumont à céder.

 

Elle avait donc suivi le capitaine sur la Tullia avec docilité et décision.

 

Sur la prière de celui-ci, elle était descendue dans le roof central…

 

Un coin d’élégance inattendu, ce roof de goélette, soigné, ciré, astiqué comme une jolie cabine de maître à bord d’un voilier de plaisance…

 

Là se trouvait un homme dont elle ne pouvait apercevoir la figure qu’assez mal, dans l’ombre…

 

Le capitaine alluma lui-même la lampe suspendue au-dessus de la table centrale entre deux petites alcôves qui servaient de divans, le jour, et qui se transformaient en couchettes, la nuit.

 

Mais Gisèle poussa un cri : elle venait de reconnaître M. de Saynthine !…

 

Et aussitôt, d’un mouvement spontané, elle voulut se rejeter en arrière, regagner le pont…

 

Mais déjà Arigonde la retenait de force, la rejetait au fond du roof cependant que le capitaine qui, sans doute, en avait vu bien d’autres, refermait lui-même les deux battants de la petite porte et remontait en sifflotant un vieil air barbaresque lancinant et mélancolique…

 

« Je vous demande pardon de cette brutalité, commença par déclarer M. de Saynthine en s’inclinant avec galanterie, mais j’éprouve tant de joie dans votre compagnie que l’idée de vous perdre par un stupide malentendu me fait sortir de mon naturel qui est généralement aimable avec les dames… »

 

Et comme Gisèle ne répondait pas, le considérant avec un effroi grandissant :

 

« Ne tremblez pas ainsi, continua-t-il… Je ne vous veux aucun mal, au contraire… je ne suis ressuscité que parce que je vous veux du bien !… »

 

Elle se taisait toujours, alors il soupira :

 

« Ainsi ! mon enfant, vous aussi vous me croyiez mort ?… Vous avez dû bien pleurer !… »

 

Même silence. M. de Saynthine recommença de s’excuser :

 

« Qu’est-ce qu’a bien pu vous raconter votre canaille de père ? Vous a-t-il dit que nous avons été au bagne ensemble ?… Et que nous faisions là-bas une jolie paire d’amis ?… »

 

Cette fois Gisèle parla, ou plutôt râla, le suppliant de se taire.

 

« Si vous ne voulez pas que je devienne folle, taisez-vous !… »

 

Elle ne put en dire davantage… Elle étouffait sous les sanglots.

 

« C’est la première fois que je fais pleurer une femme, ricana Arigonde… Vous m’en voyez, ma chère enfant, aux mille regrets !… Si vous étiez raisonnable, vous vous feriez un peu moins de bile pour votre noble père. Il est loin de mériter l’intérêt que vous semblez lui porter… Et surtout, c’est un bonhomme, voyez-vous, dont il convient de se méfier… »

 

Et comme Gisèle avait levé sur lui un regard terriblement hostile, au milieu de ses larmes, il s’expliqua :

 

« Ainsi, moi, qui vous parle, qui vous regarde, qui vous admire et qui vous aime… Eh bien, s’il n’avait tenu qu’à lui, je ne pourrais ni vous parler, ni vous répondre, ni vous admirer, ni vous aimer !… Ah ! l’affaire avait été bien montée, allez !… et il a pu me croire convenablement trépassé avec quelques camarades !… Qu’est-ce que c’est pour l’assassin du banquier Raynaud que la mort de trois ou quatre vieux camarades de bagne qui le gênent ?… Je vous en prie, mademoiselle, ne vous trouvez pas mal !… la conversation n’est pas encore terminée… et puis, je vais vous dire… je n’en veux pas du tout à monsieur votre père !… Au contraire, moi, je l’admire cet homme-là !… et la preuve, c’est que je veux entrer dans sa famille !… Vous voyez que tout peut s’arranger !… mademoiselle Gisèle, M. de Saynthine a l’honneur de vous demander votre main !… »

 

Gisèle maintenant était renseignée sur le genre de chantage adopté par Saynthine et sur ce qu’on voulait d’elle dans cette affaire.

 

Et maintenant, quelle que fût sa fièvre, si grande que fût son horreur, en dépit du trouble plein d’épouvante où la jetaient ces propos terribles pour son père, au fond de l’abîme où elle se débattait, sa pauvre, sa misérable pauvre petite perspicacité féminine en éveil lui faisait entrevoir une possibilité de salut… ou, tout au moins, espérer le retard de la catastrophe, une suspension des coups du destin dans un moment où elle était à l’entière disposition de son bourreau et où elle pouvait craindre le pire…

 

Ce n’était point seulement de l’argent que le misérable voulait, comme elle l’avait d’abord cru quand il n’était encore pour elle qu’un anonyme… Ce n’était pas seulement elle-même, Gisèle, qu’il désirait, comme elle l’avait pensé quand Saynthine avait si subitement ressuscité au fond de ce traquenard… c’était la fille et l’argent !…

 

Ses dernières paroles ne laissaient aucun doute à cet égard… Ce n’était pas ironiquement qu’il avait demandé la main de Gisèle. Il l’avait demandée sur un ton terriblement sérieux… Gisèle comprit ce que représentait pour ce bandit la réussite d’un plan pareil… et la force d’un Saynthine, marié à la fille (fût-elle naturelle) de M. d’Haumont !…

 

Gisèle s’était replongée la tête dans ses mains. Arigonde crut que le moment était indiqué d’intervenir et il s’assit auprès d’elle. Il voulut lui prendre ces petits poings qui s’obstinaient à cacher un visage dont la vue lui avait toujours été agréable…

 

« Ah çà ! fit-il… mon seul aspect vous fait donc peur ?…

 

– Non ! eut la force de répondre la jeune fille sur un ton très bas, très épuisé, mais qui déjà avait perdu quelque chose de son hostilité et de son humeur première… ce sont vos manières qui me font peur !…

 

– Eh bien, pour vous faire plaisir, je vais en changer… et tout de suite !… Tenez, je ne veux plus être que le plus humble et le plus dévoué de vos esclaves !… Tous, à bord de la Tullia, nous sommes vos esclaves, mademoiselle Gisèle !… Pour commencer, je vais vous servir de steward, voulez-vous ?… Vous devez avoir faim ?… Non ?… Moi, je vous dis qu’il faut manger !… Tenez, vous allez voir comme cela va être gentil… Nous allons faire la dînette tous les deux !… »

 

Gisèle ne dit pas non !…

 

Si malin que soit un homme, si fort, si intelligent qu’il puisse être, un air de femme (simplement l’air qu’elle prend pour parler ou pour ne rien dire) est plus fort que lui !…

 

Le galant est roulé d’avance par une enfant innocente, et même par une niaise !… Par exemple, le Parisien, au fond de cette cabine de bateau transformée en cabinet particulier, s’imagine que son charme opère !… Encore une qui n’aurait pas fait longtemps la méchante !… Aussi faut-il le voir maintenant, empressé et galant !… Il raconte des histoires amusantes… Il veut paraître spirituel… Il est aux petits soins. Il se dérange pour le moindre objet… Gisèle est conquise !…

 

Et le voilà tout à coup revenu encore une fois de loin, de très loin, en apercevant, dans une petite glace, le geste de Gisèle qui, pendant qu’il a le dos tourné, ramasse sur la table un couteau qu’elle fait disparaître…

 

Tremblant de fureur à peine contenue, il revient à Gisèle, et la malheureuse voit se pencher sur elle un visage qui lui sourit affreusement et qui lui demande, les yeux dans les yeux :

 

« Tiens, où est donc passé le couteau ?… »

 

Arigonde n’a même pas besoin de faire un geste pour le lui reprendre, ce pauvre petit couteau, Gisèle le jette sur la table en balbutiant :

 

« Ce n’était pas pour vous !

 

Vraiment !… Et pour qui donc, mademoiselle, pour qui le petit couteau ?…

 

– Pour moi !… »

 

Le Parisien éclata d’un rire sinistre :

 

« Des idées de suicide ? Ça vous passera !… »

 

Et Gisèle sanglote !… Son geste malheureux a refait de cet homme un abominable tyran :

 

« Allons, commença-t-il, assez pleuré comme ça !… Essuyez vos larmes, je vous prie !… Je ne veux pas qu’on vous voie avec les yeux rouges, moi !… Pour qui me prendrait-on ?… »

 

Il s’est levé et ordonne à Gisèle de le suivre :

 

« Nous allons faire un petit tour sur le pont !… cela vous fera du bien de prendre l’air !… Ça vous changera les idées !… Vous paraissiez plus raisonnable tout à l’heure… Il faudra le redevenir, ma petite ! »

 

Il la fait passer devant lui… elle obéit. La voilà sur le pont, par une nuit magnifique… Elle n’est plus qu’une misérable petite chose entre ses mains !… Elle se sent perdue, complètement à la merci des caprices de ce monstre.

 

Elle regrette amèrement le couteau du suicide… pendant que l’autre, qui a passé son bras sous le sien, reprend un ton idyllique et lui fait des phrases sous les étoiles !…

 

Évidemment, M. de Saynthine pose pour la galerie… il sait qu’il est regardé… Le capitaine Amorgos et le jeune Nicopoli, son second (par la méchanceté de son venin, une vraie vipère), ne doivent pas être bien loin, épiant sans s’en donner l’air le moindre geste de cette promenade des deux amoureux sur le pont, par le plus beau clair de lune du monde…

 

Il ne déplaît pas à Arigonde de montrer à ces messieurs comment, en quelques heures, il a su conquérir sans tapage les bonnes grâces d’une charmante demoiselle qui, dès l’abord, en l’apercevant, avait commencé par manifester un désespoir mortel…

 

Devant les yeux qui le regardent manœuvrer (peut-être du haut de la cabine de dunette, peut-être derrière la misaine), il affecte ces façons auxquelles les amants ne manquent point d’avoir recours quand ils désirent prouver à l’univers qui les entoure que la dame qu’ils accompagnent n’aura bientôt plus rien à leur refuser.

 

Ce sont de ces airs penchés et enveloppants, de ces attentions délicates, mais un peu familières, qui ne sont permis qu’aux élus…

 

Ah ! comme Gisèle avait envie de crier vers les étoiles !… mais les étoiles sont trop haut… elles ne l’entendraient point… Et pour comble de malheur, pas l’ombre d’une voile sur la mer… pas une lumière humaine… pas un espoir à l’horizon !… Que va-t-elle devenir !… Seigneur ?…

 

Redescendre dans cette horrible prison…

 

Hélas ! voilà que le moment en est venu ! M. de Saynthine a jugé que cette comédie a assez duré !… Il conduit les pas hésitants de Gisèle vers l’escalier du roof.

 

Mais la jeune fille s’arrêta soudain… Arigonde comprend maintenant que la perspective de se retrouver enfermée avec lui va pousser Gisèle à quelque manifestation désespérée… Elle va appeler à son secours… comme une petite bête !… Et il va être ridicule !… Cette physionomie crispée, ces membres tremblants, il n’est pas difficile de deviner que cette enfant est prête à toutes les résistances…

 

Alors il joue le grand jeu. Il lui dit qu’elle peut aller se reposer sans crainte. Il n’est pas une brute (prétend-il). Et ce n’est pas dans une cabine de cargo qu’il a rêvé de posséder un bijou aussi rare…

 

Il saura attendre, il saura se faire aimer (et d’autres balivernes)… Ne doit-elle pas être sa femme ?… Elle peut aller reposer en paix, et, la saluant noblement, il s’éloigne…

 

Elle l’a regardé partir d’un air hébété, et puis tout à coup elle s’est mise à descendre cet escalier redoutable, comme si quelque chose de plus fort qu’elle, de plus puissant que sa volonté l’attirait là… en bas !…

 

Amorgos et Nicopoli, le capitaine et le second du bord, se sont bien amusés certes, et maintenant ils ne cachent rien du plaisir que leur a procuré la petite récréation de tout à l’heure. Ils ne manquent point d’en faire part à ce cher M. de Saynthine, « qui a vraiment du succès auprès des dames » !…

 

On a bu quelques bouteilles. Les cerveaux s’échauffent, les imaginations s’enflamment, les amours-propres se froissent… Celui de M. de Saynthine est à la torture, et depuis trop longtemps pour sa patience… Il ne saurait douter que ses compagnons se moquent de lui…

 

Et voilà qu’il se lève, en frappant la table d’un coup de poing formidable, comme un mal élevé… Ce petit Nicopoli lui porte particulièrement sur les nerfs !…

 

« Je fais ce que je veux, atteste Saynthine… quand je veux et où je veux !…

 

– Tu fais surtout ce qu’elle veut !… réplique Nicopoli. Tu n’es pas plus malin que les autres !… Elle te mène par le bout du nez… et la preuve, c’est que tu es là à nous raconter des histoires pendant qu’elle se fiche de toi dans sa cambuse !… »

 

L’autre s’est mis à jurer, ce qui ne saurait remplacer des raisons. Brutal, il renverse quelques flacons vides et apparaît sur le pont.

 

On sait où il va ! Il a prononcé ces mots : « Ce soir, si ça me plaît ! » Et il paraît que ça lui plaît ce soir, car il écarte le matelot de garde, devant le roof et descend, avec un grand tintamarre d’homme soûl, l’escalier qui conduit à la chambre de Gisèle.

 

Une lueur rougeâtre, venue de la lampe charbonneuse, éclaire sinistrement la petite pièce vide.

 

Une ombre est étendue dans l’une des alcôves… Vers cette ombre-là, la brute se penche… Il n’y a plus ni calcul, ni comédie… Il y a là une femme et son maître !…

 

Tant pis, ou tant mieux, s’il y a du bruit, on saura qu’il est au bout de sa patience !…

 

XXIII

Chéri-Bibi est toujours à la hauteur

Françoise se dirigeait vers la cabane du pêcheur Sylvio…

 

Depuis sa première, son étrange et terrible entrevue avec Chéri-Bibi, elle n’avait cessé de penser à cet être formidable dont la mentalité lui échappait, et qui s’était constitué, à la porte de chez elle, le gardien de son bonheur…

 

Qu’un homme comme Didier d’Haumont, même ayant passé par le bagne, ait pu devenir l’ami d’une telle créature, née pour le crime, condamnée au crime, voilà qui défiait toute explication. Et cependant… et cependant, Françoise avait entendu, dans cette bouche maudite, des mots d’une telle pitié, et aussi d’une telle douceur, quand il parlait de l’innocent… « oui, mais il est innocent, lui ! » qu’elle sentait instinctivement que c’était vers ce monstre qu’il fallait aller, si elle voulait du secours !…

 

Elle était sortie en frissonnant de l’antre de la Bête, mais plus d’une fois, dans les moments les plus difficiles, sa pensée inquiète s’était rassurée parce qu’elle savait que, là-bas, pas bien loin des terrasses, la bête veillait !…

 

Ainsi qu’au lendemain de la nuit tragique, quand elle était venue sur ces rochers quérir la clef du mystère, elle frappa à la porte du pêcheur Sylvio. Cette fois, il n’était point seul.

 

Il y avait même grande réception dans la cabane de Sylvio, et l’ombre en paraissait si irrégulièrement peuplée que Françoise recula, mais Chéri-Bibi déjà s’était avancé.

 

D’un geste de grand d’Espagne, il invitait la visiteuse à pénétrer dans son humble demeure :

 

« Soyez la bienvenue chez le pauvre pêcheur Sylvio, madame !… Dans les temps que nous traversons, où la méchanceté et la malice des hommes dépassent toute mesure… c’est un spectacle réconfortant que celui de ces cœurs fidèles. »

 

Ce fut d’abord à Yoyo d’être présenté.

 

Moins que les autres, le pauvre garçon, dans le moment, ne payait pas de mine. Il était encore tout essoufflé de la course qu’il avait fournie pour venir apporter à Chéri-Bibi les dernières nouvelles… et il était assez lamentablement accompagné de ces accessoires de pêcheur à la ligne qu’il avait achetés à un amateur sur les quais du vieux port de Nice.

 

« L’illustre docteur Ross, de Chicago ! commença Chéri-Bibi ; le plus renommé chirurgien-dentiste de la cité d’azur, la coqueluche de ces dames et un grand ami de la célèbre Nina-Noha !… »

 

Françoise tressaillit en entendant ce nom et elle se demanda pourquoi le bandit, qui était au courant de tout, le prononçait devant elle… Elle ne comprenait point non plus la raison pour laquelle tout ce joli monde lui était présenté.

 

L’étrangeté de la scène, la vision inquiétante de ces figures entr’aperçues dans l’ombre, le ton singulièrement exalté du pêcheur Sylvio, tout lui faisait peur, mais elle avait confiance ! Elle sentait que quels que fussent les gestes et les paroles de cet être énigmatique et terrible, il y avait quelque chose entre eux deux qui liait formidablement la femme du monde au forçat : l’amour de l’une et l’amitié forcenée de l’autre pour Palas !

 

« Celui-ci, madame, est M. Hilaire, honorable commerçant du quartier Saint-Roch, à Paris, ex-chauffeur à Nice de M. de Saynthine, autre ami de Mlle Nina-Noha et du comte de Gorbio !… »

 

Françoise, haletante, recula d’un pas, devant le salut un peu trop prononcé du long corps de la Ficelle, qui se cassait devant elle avec une politesse pleine de trouble et de précipitation.

 

« Très honoré, madame, de faire votre connaissance…

 

– Quant à cette petite, terminait le pêcheur Sylvio, c’est Mlle Zoé, issue d’une excellente famille de bohémiens… Elle s’est faite chanteuse des rues depuis que sa maîtresse, Mlle Nina-Noha, s’est privée de ses services de soubrette, un soir qu’elle l’avait surprise, écoutant aux portes ! »

 

Maintenant Françoise comprenait… Tout ce petit monde avait été les yeux et les oreilles de Chéri-Bibi autour de Nina et de Gorbio, c’est-à-dire autour du danger qui menaçait Didier.

 

Zoé n’avait pas achevé sa révérence, que la voix de Chéri-Bibi grondait tout à coup :

 

« Et maintenant, vous autres, allez voir dehors si j’y suis !… »

 

La bande disparut comme une volée de moineaux effarouchés.

 

Le bandit et Françoise se trouvèrent seuls.

 

La pauvre femme n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche :

 

« Je sais ce qui vous amène ! » prononça Chéri-Bibi sur un ton effroyablement lugubre et qui n’était certes point fait pour redonner de l’espoir à la visiteuse… « Rassurez-vous ! nous le sauverons encore cette fois-ci ! »

 

Mme d’Haumont se laissa tomber sur un escabeau. Elle n’avait plus la force de se soutenir. À l’air de Sylvio, à la façon dont il lui parlait, elle ne pouvait plus douter qu’une catastrophe nouvelle menaçait son Didier…

 

Sylvio eut pitié de tant de faiblesse. Lui aussi était profondément ému et toute la rudesse de son accueil, toute l’exaltation de ses propos étaient bien destinés un peu à masquer cette émotion-là.

 

Cependant il n’y parvenait qu’à demi et sa grosse voix tremblait en disant à Mme d’Haumont :

 

« Madame, vous êtes une sainte et le Ciel vous a mise sur la terre pour vous faire souffrir comme seul il sait faire souffrir les saintes et les misérables comme moi ! Avec vous, pas de subterfuges, pas de petits moyens, pas de vaines paroles, pas d’hypocrisie. La vérité toute nue ! Vous m’avez déjà prouvé une fois que vous pouviez la supporter ! À vous votre courage ! et nous sortirons encore de cette vilaine affaire-là… Votre mari est tombé dans un traquenard ! On lui a fait croire que cette jeune fille que vous aviez recueillie chez vous, courait les plus grands dangers ! Et il l’a suivie à bord d’un bâtiment qui a pris immédiatement le large et qui est commandé par l’un de ses pires ennemis, par un M. de Saynthine dont vous avez peut-être déjà entendu parler !… »

 

Et Chéri-Bibi acheva brutalement et sur un ton où éclatait toute sa colère contre la fausse innocence d’une enfant qu’il croyait capable de la pire intrigue : « La jeune fille en question était d’accord avec Saynthine ! »

 

Françoise poussa un cri :

 

« Ça n’est pas vrai !… je l’ai cru, moi aussi !… Mais je viens d’apprendre que c’était la fille de Didier !

 

– La fille de qui ? hurla Chéri-Bibi.

 

– Mais sa fille, à lui ? comprenez-vous… ? sa fille !…

 

– Oh ! ! ! »

 

Et ce fut au tour de Chéri-Bibi de s’effondrer… Il se heurta aux murs et les murs de sa cabane, autour de lui, parurent vaciller…

 

Nous avons eu l’occasion, à bien des reprises, de juger en quels termes élégants, mesurés et quelquefois raffinés Chéri-Bibi aimait à s’exprimer devant les dames. Mais cette fois, la surprise était trop rude !… et il perdit toute notion de cette haute civilisation à laquelle il s’était initié jadis avec un élan digne d’une meilleure destinée et dont il savait se souvenir dans les grandes occasions…

 

Pas une seconde il ne douta de la révélation que lui apportait Françoise ! Elle expliquait trop de choses et qui l’avaient fait trop souffrir pour qu’il ne l’accueillît point avec une allégresse triomphante ! Elle innocentait son Palas ! Elle le remettait en place dans son cœur !…

 

Mais ce cœur misérable, qui avait douté, lui, de son Palas, combien était-il coupable !… Chéri-Bibi avait assisté à une promenade de Palas et de Gisèle et cela lui avait suffi pour qu’il crût Palas infâme ! Récemment, il avait également été témoin de la douleur jalouse de Françoise ! Et il avait gémi sur elle ! Et il était parti de là, en maudissant Palas !…

 

Chéri-Bibi, se souvenant de cela, frappa sur son cœur infidèle comme sur un tambour ! Son poing fermé meurtrit effroyablement sa poitrine retentissante.

 

Il était effrayant à voir et terrible à entendre : « Gratte-pavé !… Godin !… orphelin !… Buteur et fourline !… Surineur à la manque ! Tu mériterais de te faire gerber à la passe pour une schonckerie pareille ! À Chaillot, bourriche et busard ! Et toi, mon brûlant qui ne m’as rien envoyé ! (Et toi mon cœur qui ne m’as rien dit) j’te tamponnerai jusqu’à ce que t’aies perdu le goût du soupir !… »

 

Françoise put croire qu’il allait se tuer sur place, avec son poing !

 

Elle râlait d’épouvante et n’osait faire un mouvement. Ces cris d’une amitié farouche et qui n’avaient plus rien d’humain, lui inspiraient maintenant autant de terreur que les manifestations de la haine la plus redoutable…

 

Elle avait fermé les yeux et claquait des dents quand Chéri-Bibi, revenant à lui, l’aperçut et daigna s’occuper d’elle.

 

« Vous et moi, madame, lui dit-il, nous avons été bien coupables !… Palas ne méritait pas cela ! Mais c’est assez perdu notre temps en lamentations… Vous allez rentrer chez vous et nous allons nous mettre au travail, nous autres !…

 

– Qu’allez-vous faire ?…

 

– Ce serait trop long à vous raconter ! Qu’il vous suffise de savoir qu’on vous le ramènera !

 

– Je ne vous quitte pas ! »

 

Il fit : « Ah ! » et la regarda longuement…

 

« Vous ne savez pas où nous allons !…

 

– Vous allez me le dire !…

 

– Nous allons à San Remo, où le bateau qui emporte votre mari doit faire escale… Vous voyez comme c’est simple ! Vous n’aurez pas besoin de vous faire de bile.

 

– Je vais avec vous à San Remo !…

 

– Ah !… »

 

Il la regarda encore…

 

« Écoutez, lui dit-il… je vous emmènerai si vous me promettez d’être bien sage, là-bas !…

 

– Comment cela ?

 

– Il ne faudra pas nous gêner !

 

– Je vous aiderai !

 

– À quoi ?

 

– Je ne sais pas, mais je ne vous quitte pas… »

 

Chéri-Bibi mit un genou à terre et baisa le bas de la robe de Françoise.

 

Puis il se releva, ouvrit la porte de sa cabane, fit un signe.

 

Les trois autres entrèrent. Alors, d’une voix très calme, il leur donna des ordres relatifs au voyage. Le docteur Ross devait s’occuper des passeports pour la frontière ; M. Hilaire, de l’auto (Chéri-Bibi avait refusé celle de Françoise) et la petite Zoé de diverses commissions urgentes.

 

Quand ils furent partis, Chéri-Bibi dit à Françoise :

 

« Comprenez pourquoi je vous ai présenté ces oiseaux-là, chère madame… Nous traversons une période difficile où M. et Mme d’Haumont doivent savoir sur qui compter quand ils se trouveront dans l’embarras. Vous allez les voir à l’œuvre, ce sont de braves gens !

 

– Ce sont aussi des amis de mon mari ? demanda Françoise rêveuse.

 

– Non madame, ce sont des amis de moi, mais sur un signe de moi, ils sont prêts à se faire tuer pour votre mari… S’ils ne sont pas morts déjà, ce n’est pas de leur faute !…

 

– Mais enfin, qui donc êtes-vous pour aimer et être aimé pareillement ?

 

– Je suis le crime, madame !… »

 

XXIV

Petite fête à bord

Nous avons vu Arigonde descendre dans le roof, poussé par l’alcool, les rires de ses compagnons… et les pires instincts…

 

Soudain, comme il est courbé au-dessus de cette ombre qui semble endormie (ce dont il eût dû se méfier à cause qu’il avait fait tant de bruit), l’ombre se soulève, un front se dresse vers son front, des yeux rencontrent ses yeux… Épouvantablement pâle, dégrisé… Ce n’est pas Gisèle qui est là, c’est Palas !…

 

Palas qui bondit sur lui… Il essaie d’étouffer son appel rauque, d’annihiler les mouvements furieux de ce corps qui rue… Ah ! du bruit, il y en a, hélas !… Si bien que là-haut Amorgos et Nicopoli ne peuvent pas se regarder sans sourire :

 

« Décidément, M. de Saynthine a bien du mal à se faire comprendre !…

 

– Il avait la bouche un peu pâteuse !… » explique Nicopoli.

 

Mais le tapage devint tel que le matelot de garde appela les deux officiers :

 

« Si nous n’intervenons pas, dit Amorgos, il ne va plus rester que des morceaux !… »

 

Et ils intervinrent…

 

Ce fut une lutte atroce dans ce petit carré où bientôt Palas, à moitié assommé et réduit à l’impuissance, râlait et était jeté, ficelé comme seuls les marins savent le faire, sur l’une des couchettes… Quant à Gisèle, on ne fut pas long à la retrouver, derrière les planches qui avaient livré passage à Palas, dans la cale d’où on la tira plus morte que vive, et avec une horrible brutalité… elle fut traitée comme son père… Entre les deux colis humains un homme fut placé, armé jusqu’aux dents…

 

Le Parisien fut hissé sur le pont dans un état lamentable ; il avait une grave blessure à la tête… Mais une seule chose le préoccupait : « Comment Palas se trouvait-il à bord ?… »

 

Pendant qu’on le soignait, il dit à Amorgos : « Capitaine, il sera plus prudent de ne pas nous arrêter à San Remo ! »

 

……………………

 

Pirates, flibustiers, contrebandiers, tous frères de la grande aventure, sont bien connus pour n’être point de petits anges. Ils ont conservé, à travers les siècles, et cela, sans aucun doute, à cause d’une existence toujours menacée d’être tranchée brutalement dans le meilleur de son cours, le goût de la ripaille, des festins et de la débauche.

 

Pour peu que leurs instincts de bêtes sauvages aient encore trouvé à se développer dans une période de guerre où tout, sur les vastes mers, devient leur proie, il n’est plus bientôt de plaisirs qu’ils se refusent. Et le plus apprécié d’une bande de forbans qui s’est confortablement gavée de mangeaille et d’alcool est, à coup sûr, au dessert, la vue des larmes d’une belle captive qu’on dénude sans vergogne, et qu’on attache classiquement sur le pont pour son supplice.

 

Ce qui se passa sur la Tullia, ce soir-là, était donc dans l’ordre des choses possibles et même fatales. Les aventuriers qui la montaient n’avaient rien à envier à leurs ancêtres pour la bestialité de leurs appétits et la cruauté de leurs réjouissances.

 

Gisèle fut attachée, à demi nue, au mât de misaine. Palas fut ligoté au grand mât… Un matelot, sur l’ordre d’Arigonde, s’en vint, armé d’une garcette, et le supplice de Gisèle commença… Mais ce fut le cri de Palas qui couvrit les gémissements de la pauvre enfant et perça la nuit…

 

La jeune fille pencha sa tête sur son épaule comme un oiseau qui meurt…

 

L’abominable Arigonde ne put s’empêcher d’admirer tant de grâce à l’agonie, et, sans doute y prit-il quelque goût, car, pour prolonger un moment aussi agréable et qui le vengeait à la fois du père et de la fille, il résolut de laisser celle-ci quelque temps dans cette position, honteusement exposée aux regards de ces démons.

 

Il suspendit donc le supplice et revint prendre place au côté de Nicopoli en disant :

 

« Prenons d’abord des forces ! »

 

Et il emplit son verre.

 

Ce que Palas put souffrir dans l’horrible attente de ce qui allait se passer, ajouta une joie inappréciable à tout le plaisir que le barbare se promettait.

 

On but encore ; les lourds couplets de matelots tournèrent au son d’une guitare que le maître-coq grattait avec mélancolie. Ce vieillard sale et poisseux paraissait être « revenu » de beaucoup de choses et ne prendre qu’un intérêt médiocre à des réjouissances qu’il accompagnait depuis de trop nombreuses années de la même harmonie…

 

À plusieurs reprises, Palas eut de ces sursauts qui prouvaient un suprême effort pour se débarrasser de sa prison de cordes et chaque fois sa tentative lui valait des lazzis et un examen sérieux de ses liens ainsi qu’un redoublement de précautions.

 

Arigonde, ayant jugé bon tout à coup d’en finir, ramassa la garcette à ses pieds et se dirigea vers Gisèle.

 

Palas l’arrêta au passage d’un râle, pour la première fois suppliant :

 

« Une fortune ! une fortune si tu ne touches pas à cette enfant !

 

– Tu m’as déjà chanté cet air-là ! lui répliqua le misérable… Ça ne prend plus ! Et puis, ta fortune, si je dois l’avoir, je l’aurai ! Mais laisse-moi prendre la peau de ta fille d’abord !… »

 

Alors, levant son bras, il commença de frapper. Un cri monta vers les étoiles, si aigu, si douloureux et si émouvant que les airs en furent déchirés et que la vaste mer frissonnante parut répondre à cette clameur d’ange torturé par Satan, par une autre clameur innombrable…

 

Effrayés de ces bruits inattendus, les matelots avaient suspendu leurs abominables jeux et le bras d’Arigonde ne s’abaissa point une seconde fois.

 

Du reste, dans le même moment, des coups de feu éclatèrent.

 

Un matelot, auprès d’Arigonde, bascula, frappé à mort… et des ombres bondirent sur le pont, qui semblèrent venues du ciel pour sauver Gisèle de son affreux supplice.

 

Palas eut un grand cri de joie et de triomphe :

 

« Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !…

 

– Me voilà, mon poteau ! As pas peur ! c’est pas encore aujourd’hui qu’ils t’auront !… »

 

Il arrivait, en effet, géant de la délivrance envoyé par Dieu – ou par le diable – et déjà il faisait autour de lui un terrible carnage…

 

Il avait ramassé une barre de fer et son moulinet brisait les têtes comme coques de noix et rompait les membres. À son côté, Françoise, que Palas n’avait pas reconnue, veillait sur Chéri-Bibi comme le fils du roi Jean à la bataille de Poitiers. Elle lui criait :

 

« À droite ! À gauche ! »

 

Une attaque étant survenue par-derrière, la jeune femme déchargea son revolver sur l’homme qui menaçait le bandit sauveur.

 

La Ficelle avait retrouvé tout son entrain d’autrefois, lorsque, persuadé qu’il n’y avait plus rien à faire pour éviter les coups, il se mettait à en distribuer avec une rage d’autant plus grande qu’il ne se trouvait pas là pour son plaisir.

 

Zoé, la petite Zoé elle-même avait ramassé une hache et frappait à tour de bras.

 

Quant à Yoyo, c’est lui qui était monté, ou plutôt qui avait grimpé le premier à bord avec l’agilité d’un singe.

 

Aussitôt sur le pont, Yoyo s’était rué dans les haubans, avait couru dans la mâture, s’était allongé dans les vergues et faisait pleuvoir de là-haut des « pruneaux » qui ne sortaient certainement point de la rue Saint-Roch, où il n’y a pas d’armurier.

 

Cependant toute cette troupe ne faisait jamais que cinq unités dont deux femmes.

 

L’équipage, après le premier moment de stupéfaction et d’effroi, s’était ressaisi. Il se rendait compte du petit nombre des agresseurs.

 

Amorgos, frappé à mort, râlait… mais Nicopoli hurlait et tâchait de mettre un peu d’ordre dans la bataille.

 

Ayant réuni une dizaine d’hommes qui avaient trouvé à s’armer et qui n’étaient pas encore trop éclopés, il se précipita à leur tête sur Chéri-Bibi, qu’il avait jugé le seul redoutable.

 

Et une lutte décisive s’engagea.

 

Dix hommes, même rendus enragés par l’alcool, n’étaient point pour faire peur au forçat. Cependant, ayant vu Françoise en danger, il dut reculer pour lui porter secours et se trouva tout à coup dans une situation des plus critiques…

 

Deux pirates avaient réussi à s’emparer de Françoise et l’entraînaient déjà, quand Chéri-Bibi, voyant cela, ne s’était plus occupé que d’elle et avait tourné le dos à ses propres ennemis, courant au plus pressé.

 

Mouvement fatal, dont les hommes de Nicopoli profitèrent pour l’acculer à la chaloupe, arrimée maintenant sur le pont, et sous laquelle le forçat ne fut plus libre de manier la massue qui le faisait si redoutable.

 

Les autres poussèrent des hurlements de triomphe, car Chéri-Bibi paraissait bien perdu, quand, tout à coup, les plus proches de ses agresseurs basculèrent… et du même coup Françoise fut délivrée.

 

Il semblait que la chaloupe fût soudain habitée par le diable ! Et c’était bien une sorte de diable, en effet, qui surgissait de là, comme d’une boîte, pour foudroyer ses propres troupes dont il devait avoir besoin en enfer ! Yoyo avait tout du démon avec sa peau brûlée, ses yeux de braise et les mèches bizarres de ses cheveux qui lui faisaient au front comme des cornes de bouc !…

 

Pendant toutes ces péripéties, que devenait le Parisien ? Arigonde ne perdait pas son temps. Il connaissait Chéri-Bibi, il savait l’équipage nombreux, mais plus qu’à moitié ivre ; il avait jugé que le résultat du combat restait fort problématique, et comme il n’aimait point à courir de risques, il avait tout de suite pris son parti : quitter le bord le plus tôt possible avec ses prisonniers !

 

Ce plan lui fut singulièrement facilité par le fait que le canot automobile qui avait amené les agresseurs à bord de la Tullia était maintenant à la disposition de Nicopoli…

 

Ce canot n’était autre que celui qui avait servi à Arigonde à aborder à la villa Thalassa et qui l’avait ramené dans le vieux port… Il n’appartenait point à la Tullia, et quand celle-ci avait pris la mer, Yoyo avait remarqué que le canot automobile restait à quai. Palas s’était jeté avec tant de précipitation à l’eau, que Yoyo n’avait même pas eu le temps d’imaginer que cette embarcation pouvait leur être utile. C’est cependant avec ce canot, dont il put s’emparer quelques minutes plus tard, qu’il avait accouru annoncer les événements à Chéri-Bibi. Yoyo avait entendu les matelots dire entre eux qu’ils allaient faire escale à San Remo et la question se posa d’aller à San Remo ou de courir sus à la Tullia. Heureusement que Chéri-Bibi décida de courir sus à la goélette, sans désemparer. Cette décision était moins due à son astuce qu’à sa nature « primesautière » qui le conduisait droit au danger que courait Palas. L’expédition fut servie par la petite noce qui se faisait à bord… Nul ne prit garde à cette chaloupe qui courait à la Tullia sans aucune précaution. Les cris du supplice perçus par Françoise et Chéri-Bibi leur faisaient négliger toute prudence… si bien que tout le petit équipage se rua à bord, à la suite de Yoyo, et que le canot automobile devint le butin de celui qui put s’en emparer.

 

Sitôt que Nicopoli eut averti Arigonde que l’on disposait du canot automobile, celui-ci sut ce qui lui restait à faire…

 

Palas et Gisèle, dûment bâillonnés, furent descendus comme des paquets dans le canot… par les soins mêmes de Nicopoli, qui avait lâché un instant les combattants et qui avait approuvé la décision d’Arigonde, décision qui pouvait lui servir à lui-même à tout hasard.

 

Elle lui servit sûrement, car une chose que le Parisien n’avait pas dite au second de la Tullia, c’est qu’il venait de mettre le feu au bâtiment, trouvant l’occasion bonne de réduire en cendres Chéri-Bibi et toute sa clique.

 

Quand, à bord, les derniers combattants s’aperçurent de l’incendie, le canot automobile s’était déjà éloigné de plusieurs brasses.

 

Ce fut à ce moment seulement que Palas, à la lueur de la goélette qui brûlait comme une torche, distingua nettement, pour la première fois, les traits de Françoise qui, penchée au-dessus du bastingage, regardait le canot qui l’avait amenée, partir sans elle !

 

Depuis qu’elle était sur la Tullia, tous les efforts de Françoise pour se rapprocher de Palas avaient été repoussés.

 

Elle ne le voyait plus sur le pont, à cette place où il avait fait si formidable figure de martyr ! Où était-il ?…

 

Palas, parvenant à se défaire de son bâillon, poussa un cri suprême vers elle : « Françoise ! » auquel répondit un cri désespéré : « Didier ! »

 

Chéri-Bibi avait entendu, vu, compris… Il ne lui restait qu’un espoir : la chaloupe du bord !… Heureusement que l’équipage était maintenant à peu près réduit à rien. Les derniers éclopés, fuyant l’incendie, se précipitèrent en vain sur la petite embarcation : Chéri-Bibi et sa troupe en restèrent les maîtres, la mirent rapidement à l’eau et purent quitter sans trop de dommage ce champ de carnage qu’était devenu le pont de la Tullia.

 

Quelques derniers coups de feu furent tirés dans leur direction… puis des hommes se jetèrent à la mer pour ne pas être brûlés vifs.

 

Désespérément, près de disparaître sous les flots, ils réclamaient du secours, suppliaient, criaient vers la chaloupe…

 

Mais dans celle-ci on avait autre chose à faire que de s’occuper de l’agonie de quelques pirates…

 

Dans le sillage du canot automobile, Françoise et Chéri-Bibi voyaient s’éloigner Arigonde et ses victimes, avec une rapidité qui ne leur laissait aucun espoir.

 

Il y eut encore des clameurs, quelques appels déchirants au-dessus de la mer embrasée.

 

Françoise, debout dans la chaloupe, se tordait les mains. Chéri-Bibi la fit asseoir et commanda de sa voix rude :

 

« À Menton ! »

 

Il n’y avait plus, en effet, qu’à rejoindre la côte au plus tôt et à y poursuivre ceux qui allaient pouvoir, avant eux, l’atteindre et y chercher un mystérieux refuge…

 

XXV

Fin d’une carrière mondaine

Nina-Noha était retournée à Paris pour un numéro de danse qu’elle devait donner à la petite salle Favart…

 

C’était le soir de la répétition générale. La loge était déjà pleine de fleurs. Il n’y manquait que la gerbe de Gorbio et Gorbio lui-même…

 

Que pouvait faire le comte ?… Il était parti la veille pour le château de la Boulays… l’affaire devait être d’importance puisqu’il y avait passé la nuit.

 

Soudain, on frappa et la porte s’ouvrit sans qu’on eût attendu la réponse… C’était Gorbio. Il était très pâle. Nina vit qu’il se passait quelque chose de grave. Elle congédia ses servantes.

 

« Eh bien, comte, que devenez-vous ?…

 

– Nina, je crois que je suis suivi !… »

 

D’un bond, elle se releva de son sofa.

 

« Comment, vous êtes suivi ? Et c’est chez moi que vous venez ? fit-elle d’une voix sourde pleine de menace et de colère.

 

– Je viens de m’en apercevoir à l’instant !… mais je me suis peut-être trompé…

 

– Ah ! bien ! de la pusillanimité alors… c’est autre chose… Racontez-moi ce qui vous est arrivé pour que je vous rassure…

 

– Ce n’est pas de la pusillanimité… c’est de la peur !

 

– De mieux en mieux ! Je ne vous reconnais plus… » lui jeta-t-elle avec un certain mépris…

 

Gorbio s’était assis et passait un mouchoir sur son front glacé.

 

« J’ai peur de m’être laissé rouler par la Boulays !…

 

– Comment cela ?… Dites vite !… »

 

Et elle le regardait d’un air dénué de toute amitié… Si le comte avait commis quelque gaffe, elle ne le lui pardonnerait jamais !… Chose singulière : l’admiration qu’elle avait eue pour lui était tombée depuis son mariage manqué avec Mlle de la Boulays, ce qui prouvait bien que Nina faisait passer ses affaires avant l’amour… Le duel malheureux du comte avait encore ajouté à sa désillusion… et, depuis qu’il avait été si cruellement blessé dans sa chair et dans son amour-propre, elle trouvait qu’« il avait beaucoup baissé ».

 

Gorbio lui narrait rapidement ce qui s’était passé la journée précédente entre lui et M. de la Boulays, l’histoire du dossier.

 

« Ce dossier était des plus intéressants… J’ai passé ma nuit à le collationner et à prendre des notes… je crains que l’on ne m’ait vu prendre des notes !

 

– Quoi de plus naturel ? On vous mettait dans l’affaire… c’était votre devoir de prendre des notes !

 

– Écoutez-moi, je vous prie… je crains…

 

– Je vois que maintenant vous craignez tout !

 

– Oui, tout !… je crains que ce dossier ne soit un faux dossier et que l’on m’ait ainsi tendu un piège.

 

– Quel piège ?… En admettant votre hypothèse, vous croyez le dossier sérieux, et dans votre bonne foi vous prenez des notes… que peut-on vous reprocher ?

 

– Eh ! ma chère, on peut me reprocher d’avoir communiqué ces notes qui doivent rester secrètes !…

 

– À qui les avez-vous communiquées ?

 

– À F. 24 et à C. 12 !

 

– À F. 24 et à C. 12 ! Mais personne n’en sait rien, j’espère ! commença-t-elle à gronder…

 

– Moi aussi, je l’espère, mais maintenant je n’en suis plus sûr !

 

– Depuis quand ?

 

– Depuis qu’en arrivant ici j’ai découvert, en me retournant sur le seuil de l’entrée des artistes, deux figures suspectes sur le trottoir…

 

– C est tout ?

 

– Ça puait la police, ma chère !

 

– Je crois, heureusement pour vous, que vous vous faites les plus noires illusions !… Vous allez me faire le plaisir de reprendre votre sourire et d’aller rejoindre vos amis dans la salle… En tout cas, puisque vous avez d’aussi étranges hallucinations, ne revenez plus ici, ce soir !… Ça me gênerait pour mes entrées. »

 

Le comte se leva. Les paroles de la danseuse ne l’avaient nullement rassuré. Il paraissait de plus en plus préoccupé.

 

« Ah ! un dernier mot, mon cher comte ! Si, par hasard, il vous arrivait malheur, arrangez-vous pour que je n’en sois gênée en rien, je vous prie !… »

 

Gorbio, devant cette menace, tressaillit :

 

« M’abandonneriez-vous, Nina ?

 

– Comment, si je vous abandonnerais !… mais je ne me souviendrais même plus de vous avoir connu !… Et votre intérêt serait de m’oublier de même !

 

– Mon intérêt ?

 

– Oui ! souvenez-vous de l’affaire Raynaud ? J’ai encore toutes vos lettres et la perle !… Vous voyez combien ce serait dommage que l’on perquisitionnât chez moi ! »

 

Gorbio avait compris. Il se retira en proie aux plus sinistres pressentiments…

 

Nina paraissait à la fin du premier acte. Elle obtint un triomphe. Toute la salle debout l’applaudissait. Elle aperçut le comte, dans une loge. Il avait repris son sang-froid, en tout cas faisait bonne figure… Elle lui en sut gré. Si vraiment il était à cinq minutes d’une arrestation, il ne manquait pas d’un certain « plastron ».

 

Cependant elle ne manqua point, dans l’entracte, alors que tous ses admirateurs se pressaient dans la loge, de souligner l’absence du comte… On s’en étonna :

 

« Oui… nous sommes en froid depuis quelque temps ! »

 

Soudain le flirt auquel elle avait fait précédemment ses confidences se précipita dans la loge :

 

« On vient d’arrêter le comte de Gorbio ! »

 

Ce fut un émoi indescriptible…

 

Nina seule conservait son calme…

 

« L’arrêter, pourquoi ?… disait-elle en refaisant son maquillage… Il est vrai que, depuis quelque temps, il paraissait préoccupé… mais il ne me disait rien, comme toujours !… Du reste, depuis longtemps nous n’étions plus que deux vieux amis… »

 

XXVI

L’Auberge des Pins

Le père Césaire était en train de lever le premier volet de son établissement quand le bruit d’un moteur sur l’eau lui fit tourner la tête, et presque aussitôt il aperçut, doublant le promontoire qui protégeait contre les regards indiscrets l’Auberge des Pins, un canot automobile qui se dirigeait dare-dare vers son rustique embarcadère.

 

En même temps un certain coup de sifflet le renseigna d’une façon précise sur la nature de la visite qu’on venait lui faire, car lâchant là son volet, il courut jusqu’au bord de l’eau.

 

« Bonjour, Césaire ! jeta la voix d’Arigonde. Pas d’étrangers dans ta cambuse ?…

 

– Personne, monsieur ! Les copains du mas sont partis dans la nuit. Je ne les reverrai pas avant demain soir !… La maison vous appartient !… Je vois que vous apportez du gibier !… Pécaïre ! de la chair fraîche, même !… Bonjour, monsieur Nicopoli !… comment va le capitaine ?

 

– J’espère qu’il est en bonne santé ! On bavardera tout à l’heure ; aide-nous à rentrer « la prise » ! »

 

Palas fut débarqué le premier. Il n’essaya point la moindre résistance entre ces quatre hommes armés jusqu’aux dents, et qu’il sentait prêts à le « brûler » au premier geste.

 

Si ce n’était chose faite, il devait certainement mettre une si patiente générosité au compte du plaisir que prenait Arigonde à prolonger son supplice…

 

Le père et la fille étaient entre de bonnes mains. Toute l’intelligence de Palas, tout sa lucidité étaient tendues vers ce seul but : sauver Gisèle ! Aussi écoutait-il et regardait-il… Et cela sans qu’il y parût, car, dans le moment, il affectait un abattement suprême, un épuisement absolu destinés à tromper ses geôliers et son bourreau.

 

Quand on le fit sortir de l’embarcation, il ne tourna même pas la tête du côté de Gisèle, ce qui apparaissait bien comme la preuve absolue de sa misère physique et morale…

 

Ils le descendirent à la cave, le jetèrent dans un cachot que n’éclairait aucun soupirail, resserrèrent ses liens et l’attachèrent encore par un pied à une chaîne qui était scellée dans la muraille.

 

« Comme ça, lui dit Arigonde, tu ne feras pas de bêtises et il ne t’arrivera pas de malheur !… J’ai promis à Gorbio de veiller sur toi !… Si tu es bien sage, je viendrai te voir de temps en temps avec ta fille, quand nous serons mariés… À part ça, tu commanderas ton menu. Le père Césaire n’a rien à te refuser… C’est moi qui paie ! »

 

Et ils refermèrent sur lui la lourde porte dont ils tirèrent soigneusement les verrous.

 

Gisèle, qui ne donnait d’autre signe de vie que le gémissement qui s’échappait par instants de ses lèvres exsangues, fut portée, plus que conduite, dans une chambre de l’établissement, si tant est que l’on puisse décorer de ce nom les réduits de l’Auberge des Pins…

 

« Et maintenant, en attendant le dessert, à table ! commanda Arigonde, moi j’ai une faim de loup ! »

 

Ils s’installèrent sur la terrasse.

 

À cette heure, ils ne risquaient pas d’être dérangés. Du reste, le père Césaire recevait de rares visites. On le savait peu hospitalier, et de méchants bruits couraient sur son établissement. Il laissait dire. Ça l’arrangeait.

 

L’endroit où s’élevait l’auberge était isolé, loin de toute route fréquentée, dans un creux de la côte dangereux pour la navigation.

 

Cela n’empêchait point que l’endroit fût charmant et, sous les premiers rayons du jour, cette bicoque sur son fond de verdure avec son collier de rochers rouges, au bord de la mer d’azur, n’éveillait aucune idée sinistre.

 

Arigonde, Césaire et Nicopoli déjeunèrent le plus gaiement du monde et burent comme d’aimables garçons qui ont la conscience tranquille et qui se réjouissent de la prospérité de leurs affaires.

 

Césaire avait bien remarqué que le front de M. de Saynthine était un peu amoché et que la tenue de ses hôtes était fort négligée, mais il avait eu bien garde de ne faire la moindre allusion à ces détails, pas plus qu’il ne montrait, du reste, de curiosité pour les origines de la double capture que l’on venait de lui confier.

 

Il ne manqua point cependant de demander des nouvelles de Monsieur le comte :

 

« Monsieur le comte va toujours bien ? »

 

Ils burent à la santé de « Monsieur le comte ».

 

Soit par crainte, soit par reconnaissance, ils ne tarirent point d’éloge à son endroit. M. Césaire prétendait que c’était l’homme le plus puissant de France, que l’on n’avait rien à lui refuser, et qu’il n’y avait point de mauvais cas duquel il ne sût tirer ses amis.

 

« Voilà un homme avec qui c’est tout bénéfice de travailler ! »

 

Du reste, il leur avait promis la fortune à tous !…

 

« Oui, eh bien, en attendant que la fortune vienne… je vais aller me reposer ! déclara le Parisien.

 

– Compris ! ricana ignoblement Nicopoli.

 

– Dans les bras de l’amour ! fit M. Césaire en clignant de l’œil du côté de la chambre où ces misérables avaient jeté Gisèle… Faut-il que j’aille chercher M. le maire ? »

 

Arigonde ne les écoutait plus. Cependant, sur le seuil de l’auberge, il se retourna :

 

« Hein ! si vous entendez du bruit, ne vous croyez pas obligés de venir voir ce qui se passe ! »

 

Les deux autres s’esclaffèrent et il disparut dans l’établissement.

 

« Il a raison de nous prévenir ! se moqua Nicopoli. Elle en fait un raffut, la petite, quand il veut l’embrasser ! Je parie que nous allons encore rigoler !… Tu vas entendre ça, tout à l’heure !… »

 

Ils appelèrent le matelot de la Tullia qui était resté à bord du canot automobile et ils vidèrent encore une bouteille.

 

De temps en temps ils se taisaient, le regard posé sur les persiennes closes… Et en effet ils perçurent bientôt un certain tumulte, des cris, puis plus rien ! puis cela recommença.

 

« Dis donc ! fit Nicopoli, il n’y a pas que nous qui trinquons ici ! Je crois que tes meubles ont leur part !… Ton Louis XVI prend quelque chose !… »

 

Le matelot, lui, chantonnait une barcarolle italienne où il était dit que c’était une très belle chose que l’amour…

 

Sur ces entrefaites, le facteur survint. Il donna le courrier à Césaire, un journal et deux lettres, accepta de boire un verre, prêta une seconde l’oreille aux bruits de l’auberge :

 

« Fais pas attention, lui dit Césaire, c’est un ménage qui ne fait que se disputer… »

 

Et il s’en alla.

 

Césaire ouvrit le journal et aussitôt poussa une exclamation :

 

« Ah non ! ça n’est pas possible !

 

– Quoi donc ? »

 

Voyant Césaire extraordinairement ému et tout pâle, Nicopoli lui arracha le journal où s’étalait une « manchette » énorme :

 

Arrestation du comte Stanislas de Gorbio.

 

Ils n’en pouvaient croire leurs yeux. Ils relisaient les dix lignes du télégramme de l’agence sans comprendre. Enfin ils durent se rendre à l’évidence. Le tout-puissant seigneur de Gorbio avait été arrêté à sa sortie du petit théâtre de la salle Favart, pendant un entracte. On avait saisi sur lui des papiers compromettants. Le bruit courait que le comte était à la tête d’une organisation puissante, servant les intérêts étrangers, organisation qui avait des ramifications sur tout le territoire. Des commissions rogatoires avaient été envoyées dans toutes les villes où Gorbio avait séjourné. À Nice, particulièrement, l’enquête, commencée dans le plus grand secret, promettait de prompts résultats et de retentissants scandales !

 

Les figures de Césaire et Nicopoli s’étaient terriblement allongées.

 

« Ah ! bien, c’est fini de rire ! grogna le patron de l’Auberge des Pins… si on avertissait Saynthine ?… »

 

Dans le même moment, ils relevèrent la tête du côté de la fenêtre aux persiennes closes… Quel drame se passait encore là ? Les bruits de lutte semblaient avoir repris avec une force nouvelle…

 

Et puis, tout à coup, le silence, un silence plus effrayant que tout le tumulte qui l’avait précédé.

 

« Prévenir Saynthine ?… répéta Nicopoli ; si tu savais ce que je m’en f… qu’il se débrouille !… Moi, je me trotte en Italie. Adieu, Césaire ! »

 

Il était déjà levé. Il s’arrêta un instant devant un gamin sordide qui sortait du bois en agitant ses loques.

 

« Le bambino ! fit Césaire, qu’est-ce qu’il veut ? »

 

Le bambino courut à Césaire :

 

« Le padre m’a dit d’aller vous prévenir. Les macaques arrivent par le bois et par le rocher rouge !…

 

– N… de D… ! les gendarmes ! glapit Césaire… attends-moi deux secondes ! Je te suis, Nicopoli !… »

 

Et il entra dans sa bicoque pour y ramasser son magot.

 

Quand il en ressortit, il jura encore d’une façon effroyable ; Nicopoli ne l’avait pas attendu et le canot automobile disparaissait derrière le cap, filant droit sur l’Italie… Alors il se jeta dans le bois avec le bambino.

 

Et l’Auberge des Pins paraissait déserte et abandonnée quand parurent les gendarmes.

 

XXVII

La chambre aux persiennes closes

Quand Arigonde pénétra dans la chambre où ses complices et lui avaient enfermé Gisèle, il se trouva en présence d’un tableau qui eût arraché des larmes aux plus insensibles.

 

Le jour doré qui filtrait à travers les persiennes éclairait, jetée sur une couche rustique, l’image la plus gracieuse, mais aussi la plus douloureuse qui se pût concevoir de la captivité. Des vêtements en lambeaux recouvraient à peine cette chair jeune qui avait déjà tant souffert. Des liens rugueux la meurtrissaient. La tête tombée sur l’épaule, les paupières closes, les lèvres exsangues attestaient que la vie n’était plus qu’en suspens dans cette enveloppe fragile. Seule était bien vivante la chevelure de flamme touchée par les premières flèches d’or du matin.

 

Tant de faiblesse réunie à tant de souffrance n’étaient point capables cependant d’émouvoir Arigonde, nous voulons dire de l’attendrir, car ému, il le fut en effet en ce sens que sa sauvagerie naturelle lui fit goûter une allégresse diabolique en face d’une proie que rien ne pouvait plus lui ravir et qui, à son cœur de forban, paraissait d’autant plus séduisante qu’elle portait déjà les marques de sa cruauté.

 

Il appela : « Gisèle ! » mais rien ne lui répondit. La pauvre fille n’avait même point tressailli… Il se pencha rapidement sur le corps inerte et s’assura qu’il y avait encore là, de la douleur vivante. Il ne s’agissait que de la réveiller.

 

Avec un ricanement affreux, il commença de détacher les cordes, mais ses doigts tremblaient d’une fièvre abominable et il ne sortait pas assez vite de tous ces nœuds compliqués. Si bien que, dans son impatience, il prit son couteau de poche, ce terrible couteau des matelots avec lequel ils se font les ongles et la peau, et en ayant ouvert brusquement la lame, il trancha…

 

Gisèle poussa aussitôt un long soupir. Alors le Parisien jeta son couteau et prit Gisèle dans ses bras.

 

Elle le fixait maintenant de ses grands yeux au fond desquels il y avait toute l’horreur du monde, car il l’embrassait…

 

Oui ! il lui imposait son ignoble baiser… Cet homme qui avait fait ces plaies prétendait les guérir avec sa bave. Or il arriva ceci. Dans le moment, les bras du misérable étaient les liens les plus solides qui eussent encore emprisonné Gisèle. Elle était perdue. Et il put le croire, car il eut un rire triomphant. Mais voilà qu’elle lui cracha à la figure !…

 

Fou furieux, il la lâcha une seconde. Elle était déjà loin de lui !…

 

L’extrême faiblesse touche à l’extrême force quand elle est galvanisée par la peur, par l’horreur, par la volonté de mourir plutôt que de céder.

 

Ce fut une lutte prodigieuse entre ces deux êtres si dissemblables, entre cette grâce fuyante, entre cette souplesse de chat qui griffe et qui mord et cette bestialité dont un geste pouvait tout briser.

 

L’homme n’eut pas toujours l’avantage. Et tous les cris de douleur ne furent pas poussés par Gisèle…

 

Ces cris, le bruit de la lutte, les gars qui buvaient alors sur la terrasse de l’auberge ne furent pas seuls à les entendre. Ils parvinrent jusqu’au cachot de Palas !…

 

Le malheureux ne les avait pas attendus pour commencer sa besogne de libération, mais ils décuplèrent son énergie. Palas avait d’abord essayé de scier l’un de ses liens avec ses dents, puis il s’était traîné jusqu’à une barrique roulée dans un coin du cachot et avait réussi à finir d’user sa corde en la frottant à un cercle de fer.

 

Le premier lien parti, le reste n’était plus qu’une question de patience. Mais il n’avait pas le temps d’avoir de la patience !… En entendant les cris de Gisèle, il rugissait, prétendait d’un seul coup à tout faire sauter ! Il ne faisait plus rien de bon maintenant… Aussi eut-il cette volonté suprême d’agir avec méthode comme s’il avait tout son temps devant lui.

 

Quelques minutes plus tard, il était libre de toute entrave, ayant desserré l’écrou qui serrait à son pied le bracelet de fer. Il ne restait plus en face de lui qu’une vieille porte. Seulement Gisèle ne criait plus !

 

Dans la chambre, Arigonde avait fini par venir à bout de la résistance désespérée de la jeune fille. Profitant d’un moment où, haletante, elle s’était accrochée, épuisée, à la commode, il s’était glissé derrière elle et l’avait saisie de telle sorte qu’aucun des gestes de la malheureuse ne pouvait l’atteindre. Alors il la souleva et allait la rejeter quasi assommée sur les dalles quand Gisèle, dont la main traînait sur le meuble, sentit sous ses doigts un couteau.

 

C’était le couteau qui avait servi à trancher ses cordes… ses doigts se refermèrent dessus.

 

Elle poussa un dernier cri :

 

« Pas vivante ! »

 

Et elle s’enfonça l’arme avec la dernière force du désespoir dans sa gorge nue.

 

Le Parisien fut tout éclaboussé du sang de la vierge.

 

Il la laissa glisser d’entre ses bras et elle ne fut plus sur le carreau qu’une pauvre petite chose qui allait mourir…

 

Cette affreuse conclusion n’était certes point dans le programme d’Arigonde. Il se pencha avec une exclamation de rage sur ce corps palpitant qui agonisait ; il avait eu raison de la résistance de cette enfant, mais cette enfant lui échappait dans la mort ! Et, pour la première fois, il maudit la mort qui ne l’avait pas servi, qui avait cessé d’être sa complice !…

 

Il se releva, écumant encore de la lutte, vociférant sourdement contre un destin tragique qui lui volait ses amours ; et ses mains sanglantes, en cherchant à s’essuyer aux murs et aux meubles, traçaient autour de lui des gestes rouges.

 

Soudain la porte sauta et il se trouva en face de Palas !

 

« Ma fille ! »

 

Hélas !… il vit ce que l’autre en avait fait, de sa fille.

 

Dès lors, il n’y eut plus un cri… Une lutte à mort commença entre les deux hommes ! Ils roulèrent à terre, noués, s’étouffant, se brisant, se sonnant la tête sur les dalles, s’étreignant la gorge, se déchirant des dents comme des fauves au combat…

 

Tantôt c’était le Parisien qui avait le dessus, tantôt c’était Palas… Cependant Palas sentait ses forces s’en aller… Il était au bout de l’effort prodigieux qu’il fournissait depuis deux jours et deux nuits !…

 

Allait-il succomber ? Il eût tant voulu vivre pour le tuer, lui, et pour savoir si elle était morte, elle !…

 

Eh bien : non ! elle n’était pas morte… Elle rouvrit les yeux… Il y avait encore quelque chose qui ressemblait à de la vie dans ces yeux-là… et si bien que tout à coup les yeux comprirent.

 

Arigonde pesait de tout ce qui lui restait de force sur la poitrine de Palas, lui enfonçant ses genoux dans les côtes ; ses doigts assassins avaient saisi la gorge du vaincu… et il serrait… serrait… Un spasme formidable secouait sous lui les jambes de Palas… Encore quelques secondes et tout était fini !… Mais Gisèle s’était rapprochée, traînée dans son sang, jusqu’au couteau dont elle s’était frappée et qui avait roulé à ses pieds… L’étreinte des deux hommes avait été si rapide que ni l’un ni l’autre n’avait réussi à s’en emparer… Gisèle put l’atteindre… Alors elle se rapprocha encore, se souleva sur son coude, parvint à se mettre sur un genou…

 

Elle leva l’arme ! Le couteau ne tremblait point dans sa petite main… et elle l’enfonça dans le dos d’Arigonde à trois reprises… jusqu’au manche !… et puis elle retomba inerte, pour continuer de mourir…

 

« Morte ! morte ! Gisèle ! »

 

Est-il vrai que Gisèle soit morte ? « Si tu n’es pas morte, Gisèle, soulève encore une fois tes paupières !… Regarde encore une fois ton père avant de le quitter pour toujours !… Ne reste pas insensible à ses sanglots !… Aie un dernier tressaillement dans ses bras !… »

 

Mais ni un geste, ni un tressaillement ne répondirent aux embrassements éperdus de Palas !…

 

Et, tout à coup, la chambre se remplit. L’auberge est pleine de cris… Des hommes armés se précipitent. Deux gendarmes surgissent au milieu de cette scène de meurtre et de sang.

 

Arigonde, lui, n’est pas mort ! Sa tête se soulève… Il a quelque chose à dire avant d’expirer : « Cet homme, dit-il, nous a assassinés, mon amie et moi, par jalousie !… C’est un échappé du bagne ! le numéro 3213 !… »

 

Et il mourut. Telles furent les dernières paroles d’Arigonde, surnommé, aux îles du Salut, le Parisien !…

 

Quelques instants plus tard, une auto était arrêtée dans la rue d’un village voisin par une foule au milieu de laquelle s’avançaient deux gendarmes, et, entre eux, des menottes aux poignets, un homme couvert de sang…

 

Françoise, qui se trouvait dans l’auto avec Chéri-Bibi, demanda :

 

« Qu’est-ce que c’est ? »

 

On lui répondit :

 

« C’est un forçat, échappé du bagne, qui vient encore de faire un sale coup ! »

 

Elle se souleva, reconnut Palas et tomba évanouie dans les bras de Chéri-Bibi. Celui-ci avait tout vu, entendu et compris. il hurlait déjà vers le ciel : « Fatalitas ! »

 

XXVIII

Monsieur et madame Martens

M. l’avocat général Martens, qui allait, ce jour-là même, « occuper ». comme on dit au Palais, dans l’affaire d’Haumont, était un magistrat intègre, sévère pour les autres comme pour lui-même, d’une moralité à toute épreuve et d’un esprit étroit.

 

Le devoir ne se parait jamais chez lui du moindre « à-côté » plaisant. Le plaisir ? il l’avait ignoré toute sa vie. Il y a des âmes qui naissent maussades et peuvent accomplir de grandes choses ; mais on n’est pas heureux autour d’elles et elles ne font point goûter la vertu. S’il survient à ces gens-là quelque avanie dans leur ménage, on ne les plaindra pas.

 

Le malheur conjugal de M. Martens avait été ignoré de tous, aussi bien que de lui-même, mais beaucoup, s’ils l’avaient connu, n’eussent point manqué de trouver toutes sortes d’excuses à sa femme. Dans le fait, peut-être, n’aurait-on rencontré qu’une personne pour condamner la malheureuse, et cette personne n’était autre que Mme Martens elle-même.

 

La pauvre créature, depuis cette heure de faiblesse qui l’avait jetée dans les bras du jeune Raoul de Saint-Dalmas, ne vivait que de remords et dans la terreur continuelle du châtiment. Elle savait que si jamais son mari apprenait sa faute, elle n’aurait à compter sur aucun pardon. Le droit du mari bafoué, l’orgueil du magistrat outragé pousseraient M. Martens au plus terrible éclat et le déshonneur pour elle et pour sa famille était le moins qu’elle pût attendre…

 

Tout ceci nous fait comprendre dans quel état d’esprit pouvait se trouver Mme Martens depuis « l’affaire de l’Auberge des Pins » et surtout depuis que, par une sorte de fatalité où elle voyait le retour d’un dieu vengeur, elle savait que c’était son mari qui allait prononcer le réquisitoire en cette cour d’assises de province devant laquelle l’affaire allait être évoquée.

 

Le procès faisait un bruit considérable. Le nom de M. de la Boulays mêlé à un pareil scandale, le mariage de Françoise avec un forçat, les rumeurs qui couraient sur les points de contact que présentaient l’affaire Gorbio et l’affaire d’Haumont, l’attitude bizarre de Nina-Noha au cours de l’enquête, tout se réunissait pour exciter la curiosité publique.

 

On avait retenu dans les hôtels des places trois semaines à l’avance et l’on se disputait les entrées de faveur à la cour d’assises.

 

C’était en vain qu’au cours de l’enquête Didier d’Haumont avait prétendu que Gisèle était sa fille et qu’il avait voulu la sauver des entreprises de son ancien compagnon de bagne. Il était accusé d’avoir assassiné ce dernier et tenté d’assassiner Gisèle par jalousie.

 

Gisèle avait survécu à ses blessures, mais la raison de la pauvre petite semblait atteinte à jamais et il avait fallu renoncer à tirer de ses brefs interrogatoires la moindre lueur sur l’affreux drame…

 

Le parquet avait pensé un instant à lier l’affaire d’Haumont-Saint-Dalmas à l’affaire Gorbio, mais l’enquête en ce qui concernait celui-ci menaçait de durer de longs mois encore et l’opinion publique, très surexcitée, n’aurait vu là qu’un moyen dilatoire pour éloigner le châtiment d’un homme qui avait abusé de tous, mais qui disposait encore de puissants appuis !

 

On en voulait surtout à Palas d’avoir fait un instant figure de héros, pour redevenir si vite ce qu’il avait été tout d’abord : un assassin !

 

Palas avait donc une très mauvaise presse. Les exploits qu’il avait accomplis se retournaient contre lui. Quand on avait ainsi racheté un abominable passé on ne perdait pas une seconde fois l’honneur en volant la confiance d’une honnête famille, en abusant de la candeur d’une jeune fille, en épousant un des plus beaux noms de France et en le traînant dans le plus ignoble des scandales !…

 

Les clameurs d’indignation de Françoise, ses cris de confiance dans l’innocence de son mari ne faisaient que soulever la pitié autour d’elle. On l’admirait, elle, et on la plaignait. Elle était dans son rôle ! Elle voulait sauver l’honneur du nom !

 

Elle s’y employait seule, avec ses propres forces… car on ne voyait plus M. de la Boulays. Très malade, il avait fermé sa porte à tous.

 

Des témoins, au cap Ferrat, avaient vu courir Mme d’Haumont sur la grève, la nuit, comme une folle. Des domestiques avaient déposé sur l’attitude singulière des époux et sur les larmes secrètes de leur maîtresse. Ah ! elle avait été belle la lune de miel sur la Côte d’Azur ! Et c’était un joli monsieur que ce monsieur d’Haumont !…

 

Le fait qu’il avait eu l’audace d’installer ce petit mannequin de Gisèle jusque chez lui, chez sa femme !… mettait le comble à tant d’infamies…

 

Le matin du jour où allaient s’ouvrir les débats pour lesquels on comptait plusieurs audiences, M. Martens se trouvait dans son cabinet de travail, revoyant et classant quelques pièces de son dossier quand, derrière lui, la porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé.

 

Il tourna la tête et aperçut Mme d’Haumont, introduite discrètement par Mme Martens qui se retira.

 

La figure de l’avocat général, qui avait d’abord marqué une furieuse irritation, devint de marbre.

 

Il laissa venir à lui ou plutôt se traîner vers lui la malheureuse femme qui n’osait regarder ce masque glacé !…

 

Cependant il l’arrêta charitablement dans le mouvement qu’elle fit pour se jeter à ses pieds. Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

 

Ce n’était pas sa pitié qu’elle venait chercher, c’était sa justice. On ne l’avait jamais entendue ! Certes, pendant toute cette affreuse enquête, elle avait parlé, mais les hommes à qui elle s’était adressée, ou qui l’interrogeaient, avaient écouté les mots qui sortaient de sa bouche sans jamais y croire ! sans jamais essayer d’y croire !… Si on avait essayé cela, alors on l’aurait entendue ! et on l’aurait comprise !… car on serait descendu dans son cœur et on aurait bien vu qu’une femme comme elle n’aurait jamais continué à aimer un homme comme Didier, si elle avait pu douter de son innocence, aussi bien pour le crime dont on l’avait accusé autrefois, que pour celui d’aujourd’hui.

 

« Il m’a toujours dit la vérité !… Je savais que mon mari était un forçat évadé !… Je savais cela !… Je savais cela !… C’est lui qui me l’avait dit !… »

 

Alors, M. Martens daigna laisser tomber ces mots :

 

« Avant ou après votre mariage ? »

 

Françoise se releva en criant :

 

« Avant ! avant ! avant !… Il me l’avait dit avant mon mariage !… Ah ! vous voyez bien que c’est un honnête homme !… Cet homme-là n’a jamais trompé personne… il en est incapable !… Vous voyez bien : avant !

 

Vous le jurez ? » demanda le magistrat, cette fois, réellement ému.

 

Françoise vit cette émotion. C’était la première fois qu’elle obtenait un semblant d’intérêt chez cet homme de pierre. Elle n’hésita pas. Elle crut qu’elle allait sauver Didier :

 

« Je le jure !…

 

– Sur quoi ?… Jurez-le donc sur le Christ !

 

– Je le jure sur le Christ … fit-elle plus pâle qu’une nappe d’autel et cependant qu’en son cœur elle adressait une prière suprême à la divinité : « Jésus me pardonnera et le sauvera ! »

 

« Allons, madame ! vous avez fait un faux serment… vous n’avez pas encore l’habitude… Ici, du reste, ce n’est pas grave, ce n’est qu’une affaire entre le Christ et vous !… »

 

Il sonna… Françoise, chancelante, s’appuyait aux murs.

 

« Vous a-t-il dit aussi, à vous, que Gisèle était sa fille ?

 

– Oui ! Oui ! Il m’avait tout dit ! »

 

La malheureuse ne savait plus ce qu’elle faisait, ce qu’elle disait. Le magistrat, la voyant dans un état voisin de la déraison, en eut pitié. Il s’avança vers elle et la soutint ! comme le domestique paraissait sur le seuil de son cabinet, il lui dit d’appeler Mme Martens. Celle-ci, qui attendait le résultat de cette suprême tentative avec une folle angoisse, accourut.

 

« Reconduis ton amie ! fit-il à sa femme… Mme d’Haumont a perdu complètement la tête. Elle prétend que son mari lui avait dit que Gisèle était sa fille. Elle a oublié qu’elle a déjà raconté à l’instruction que c’était toi qui lui avais apporté cette singulière nouvelle !… »

 

Françoise ne l’entendait plus ! Elle ne les écoutait plus !… Ces gens-là pouvaient bien se dire tout ce qu’ils voulaient, maintenant qu’elle était sûre qu’il n’y avait plus rien à faire avec eux.

 

Elle les quitta, ou plutôt se sauva. À cette heure, Didier devait arriver au Palais de Justice. Elle y vola !…

 

Cependant, Mme Martens disait à son mari, qui lui reprochait en termes très durs d’avoir reçu une femme avec laquelle il lui avait ordonné de rompre, et d’avoir poussé l’audace jusqu’à l’introduire dans son cabinet de travail :

 

« Et si vraiment c’était sa fille ? »

 

M. Martens haussa les épaules.

 

« Une fois pour toutes, prononça-t-il avec la dernière dureté, je te prie de ne plus te mêler de cette affaire ! On prétend que j’ai le cœur sec et que je suis incapable du moindre sentiment de charité ; j’en ai cependant pour toi. Un autre, dans ma situation, ne t’aurait pas pardonné ce que tu as eu l’audace de faire sans m’avoir préalablement consulté… Et quand j’ai appris, du reste, que tu étais allée, de ta propre initiative, chez le juge d’instruction pour lui affirmer que c’était un fait dont on parlait autrefois, dans les milieux où fréquentait le jeune Raoul de Saint-Dalmas, que celui-ci avait eu une liaison avec une femme du monde et que de cette liaison un enfant était né… Quand j’ai su que tu commettais cette imprudence – pire que cela – cette faute d’introduire dans cette affaire mon nom ! mon nom à moi qui allais requérir !… ma colère dans l’instant t’aurait brisée ! »

 

Il s’arrêta un instant, suspendant le geste menaçant qu’il avait esquissé.

 

« Et puis, j’ai réfléchi, moi qui n’ai pas de cœur, et je me suis dit que ta vieille amitié pour Françoise, que tu avais connue enfant, pour M. de la Boulays, qui était un ami de ton père, que ta tendresse pour une famille ainsi éprouvée t’avait fait inventer sur les prières de Mme d’Haumont cette histoire à dormir debout !…

 

« Et je t’ai excusée… et je t’ai pardonnée… Mais tu ne devais plus revoir Françoise ! Tu ne devais plus recommencer tes folles démarches ! Je ne dois qu’à l’amitié de l’avocat de ce misérable que tu ne sois pas appelée à la barre comme témoin !

 

« Et voilà qu’aujourd’hui tu recommences !… Voilà que tu me jettes dans mon bureau la femme de ce forçat contre qui je vais requérir !… Ma parole, quand je t’entends, quand je te regarde, tu me parais aussi folle qu’elle ! »

 

Folle, oui ! Mme Martens pouvait l’être… Jour et nuit, elle attendait un événement, un incident, un secours du Ciel qui eût, tout à coup, fait éclater cette vérité : Gisèle est la fille de Didier d’Haumont, la fille de Raoul de Saint-Dalmas !… Et le jour du procès était venu, et cette vérité passait encore au regard de son mari « pour une histoire à dormir debout ! »

 

Comme une insensée, elle répondit à tous les reproches de l’avocat général par ces mots qu’elle répétait d’une façon presque farouche :

 

« Et s’il disait vrai ? si c’était sa fille ?… Si c’était sa fille ?… »

 

Mais cette démence grandissante rejeta d’un seul coup M. Martens à son ordinaire attitude de magistrat ; que rien ne saurait émouvoir que la froide raison.

 

Il mit sa lourde serviette de maroquin sous son bras et prononça :

 

« Voilà bien les femmes !… Dès qu’une hypothèse séduit leur sentimentalité, elles l’adoptent et sont prêtes pour elle à tout sacrifier ! En me faisant de telles scènes, Juliette, vous troublez mon recueillement dont j’ai le plus grand besoin, et en introduisant la femme de l’accusé chez moi vous pouviez porter atteinte à ma réputation, si elle n’était bien établie !… Calmez-vous, je vous prie, et attendez la fin de tout ceci, ici même… Qu’on ne vous voie pas au Palais de Justice !… Qu’on ne vous voie nulle part ! »

 

Il partit. Il n’avait pas plus tôt tourné le coin de la rue qui conduisait au palais, que Mme Martens sortait à son tour en hâte et se jetait dans une auto de louage qui passait.

 

XXIX

Le procès

On s’écrasait dans la salle d’audience. Le Tout-Paris était là. On avait fait le voyage. On avait passé une nuit joyeuse dans les hôtels comme faisaient les fêtards d’autrefois autour de la Roquette, en attendant l’heure de l’exécution.

 

Le président, qui était un fort brave homme et qui ne tenait point à se faire d’ennemis parmi tous ces personnages plus ou moins influents qui lui demandaient un mot de passe sur sa carte, en avait distribué à tout le monde ou à peu près.

 

Aussi l’atmosphère de la salle était-elle plus que surchauffée une heure avant l’ouverture des débats.

 

On se montrait les principaux témoins qui avaient trouvé place devant le prétoire en attendant l’appel de l’huissier.

 

L’entrée de Françoise souleva une telle vague de curiosité que quelques-uns furent comme submergés et firent entendre des cris d’étouffement. Cela commençait bien.

 

Il y eut là, du reste, un premier incident. Françoise se présentait seule. Elle arrivait directement de chez M. Martens et avait encore cet air égaré avec lequel elle en était partie.

 

Cette femme, tout le monde la plaignait, c’était la martyre.

 

Au premier rang des bonnes amies assises qui auraient été heureuses de jouer un petit rôle dans cette tragédie, il y avait Mme d’Erland. Elle était placée sur le passage de Françoise ; sitôt qu’elle l’aperçut, elle se détacha du groupe auquel elle était en train de raconter des histoires terribles sur les mœurs de l’accusé et elle fit un mouvement comme pour serrer Mme d’Haumont dans ses bras.

 

Elle pensait qu’une démonstration aussi courageuse ne manquerait point de la mettre en valeur.

 

Le malheur fut que Françoise, en la reconnaissant, ne put retenir une exclamation de dégoût et la repoussa avec une rudesse sauvage !

 

« Vous osez ? »

 

Et elle passa.

 

On l’applaudit.

 

Mme d’Erland n’avait pas beaucoup d’amis. Elle frémit de cette manifestation hostile et, dès lors, elle mena la cabale dans la salle d’audience à la tête de tous ceux qui étaient persuadés de la culpabilité de Palas. Déjà deux camps se formaient. Et les débats n’étaient pas encore commencés.

 

Enfin on annonça la cour. Le président prononça tout de suite une petite allocution pour recommander le calme. On fit l’appel des jurés.

 

On ordonna d’introduire l’accusé, et Palas parut entre deux gendarmes.

 

Jamais il n’avait porté aussi haut la tête, même sous les balles. Il paraissait grandi. Il dominait… Il regarda la cour, le jury, ne vit point à ses pieds, dans le prétoire, Françoise qui le fixait éperdument et qui n’avait plus la force de se soutenir. On dut l’emmener avant l’appel public des témoins, car elle défaillait.

 

Et pendant qu’on entraînait la pauvre femme, elle fit entendre un sanglot si profond que toute la salle en fut remuée et que Palas, tressaillant tout à coup, abaissa son regard vers ce coin de foule en rumeur qui lui cachait l’épouse aimée et fidèle, celle qu’il avait fait tant souffrir et à qui il faisait, dans le moment même, gravir son effroyable calvaire… celle qui n’avait rien mérité de tout cela et dont la vie se serait écoulée heureuse, pleine de joie et de lumière, si elle n’avait pas rencontré un jour Palas, échappé du bagne, qui avait mis sa main dans la sienne !…

 

En face de la vision foudroyante de cette injustice, il oublia que lui-même n’était qu’une victime du destin et il s’accusa farouchement, il s’accusa tout haut… Ce furent ses premiers mots, ceux qui retentirent sur le seuil de ces débats à peine ouverts, alors que son interrogatoire n’avait pas encore commencé :

 

« Mon seul crime, le voici ! »

 

Et ses doigts tremblants montraient sa femme que l’on emportait.

 

Puis il parvint à dompter cette émotion-là encore et, fort de son calme revenu, ses yeux allèrent fouiller le fond de la salle, tout là-bas, dans le public debout.

 

Mais sans doute ne trouva-t-il point de ce côté ce qu’il cherchait, car il ramena vers les magistrats un front assombri.

 

Que faisait en ce moment Chéri-Bibi ? C’eût été, en vérité, pensait alors Palas, lui demander trop d’audace que d’exiger qu’il vînt en personne assister, au milieu des gendarmes, à ces débats… alors surtout que tout était perdu !… et que la police, instruite que le redoutable forçat était en ce moment en France, se livrait aux plus actives recherches pour le retrouver.

 

On savait quelle amitié le liait à Palas là-bas, au bagne ! On avait dû compter sur sa curiosité d’assister aux débats pour préparer quelque souricière… Chéri-Bibi avait eu vent de la chose et s’était garé.

 

« Allons ! allons ! soupira l’accusé, tout est bien consommé ! »

 

Il écouta la lecture de l’acte d’accusation avec un intérêt soutenu et visible. Tant d’autres affectent l’indifférence ou le repentir ; mais lui, au fur et à mesure que les arguments s’accumulaient et paraissaient l’accabler, il marquait davantage cette espèce de défi qui était déjà sur sa face quand il avait pénétré dans la salle d’audience.

 

Son regard devenait plus dur. Ses yeux avaient de la flamme en fixant la cour ou le jury. Assurément, il n’essayait point, par une tenue appropriée, d’exciter la pitié et la clémence de ses juges.

 

Il avait refusé l’assistance d’un avocat. On avait dû lui en désigner un d’office.

 

La fin de la première audience fut occupée par l’interrogatoire.

 

Celui-ci ne démentit point une seconde l’attitude antérieure de l’accusé. Palas répéta ce qu’il avait dit à l’instruction, ne se laissa démonter par aucune contradiction apparente, nia avec force ce qui paraissait l’évidence même aux esprits les moins prévenus, et soutint la plus mauvaise des causes avec une énergie sauvage qui augmentait l’indignation de la grande majorité du public persuadée de sa culpabilité.

 

Quant aux autres, ils n’avaient plus, pour croire encore à son innocence, qu’à se rattacher éperdument à la sincérité de ses accents.

 

Aussi ne s’en faisaient-ils point faute. Il y avait là, dans la salle, quelques-uns des anciens compagnons d’armes de Palas, de ceux qui avaient pu le juger à ses œuvres, aux heures les plus dures passées ensemble ; ils se rappelaient cette force morale qui les avait aidés non seulement à repousser l’ennemi, mais à triompher d’eux-mêmes dans l’accomplissement d’un devoir qui exigeait tous les sacrifices ; ils se disaient qu’une valeur pareille était incapable de mensonge.

 

Ils ne raisonnaient point cela. Ils le sentaient.

 

Et leur émotion débordait malgré eux quand l’accusé, las de répondre à tant d’arguments qui le pressaient de toutes parts, les balayait tous d’un geste large, et s’asseyait après avoir lancé ces derniers mots en conclusion à un interrogatoire qui l’excédait :

 

« S’il ne s’agissait que de moi, il y a longtemps que je vous aurais abandonné une vie qui m’est odieuse ! Mais ce que je défends ici, c’est l’honneur d’une femme ! c’est l’honneur d’un nom ! Je proclame que je n’étais indigne ni de l’un ni de l’autre ! Oui, je me suis échappé pour me refaire une vie ! J’ai pu croire un instant que se levait pour moi l’aurore d’une existence nouvelle !… Hélas ! le destin qui m’a frappé aveuglément il y a quinze ans me retrouve aujourd’hui et m’accable ! Mais pour le passé, pour le présent, je suis innocent de tout !… »

 

Là-dessus, l’audience fut levée et remise au lendemain. En quittant son siège, l’avocat général Martens ne put s’empêcher de laisser glisser entre ses lèvres minces ce mot qui en disait long sur son état d’âme vis-à-vis de l’accusé : « Commediante ! »

 

Le mot fut entendu de quelques jurés qui sourirent. Tout de même ils étaient émus. « Ah ! il parle bien, fit l’un d’eux en quittant le Palais de Justice. Je ne m’étonne pas qu’il ait toutes les femmes pour lui ! »

 

Palas avait toutes les femmes pour lui, moins Mme d’Erland. Celle-ci trouva le moyen de se rencontrer avec M. Martens qui regagnait son domicile. Ils se connaissaient. Ils firent un bout de route ensemble.

 

Sans doute la conversation fut-elle des plus intéressantes, tant est qu’au moment de se séparer l’avocat général dit à l’honorable dame :

 

« Dommage que vous ayez assisté publiquement à cette première audience… Mais qu’importe !… On peut toujours vous entendre…

 

– Ah ! pardon ! c’est que je n’y tiens pas du tout ! répliqua vivement Mme d’Erland, et j’ai été trop l’amie de Françoise pour venir apporter un témoignage qui ne serait pas de son goût puisqu’elle veut sauver à toutes forces ce misérable !… Mais je dois vous dire que je n’ai pas été la seule à assister aux faits que je vous apporte. J’étais avec une amie, Mlle Bauvais, qui en sait aussi long que moi et qui n’a aucune raison pour se taire, elle !… »

 

En arrivant chez lui, l’avocat général était d’une humeur charmante. Il demanda à voir sa femme. Son domestique lui apprit qu’elle était sortie, le matin même, derrière lui, et qu’on ne l’avait pas revue depuis.

 

Sur son bureau, M. Martens trouva une lettre de sa femme qui lui disait que, puisqu’il désirait qu’on ne la vît nulle part, elle s’absentait pendant quelques jours…

 

XXX

La cachette de Nina-Noha

Une personne qui suivait de près, bien qu’elle fût restée à Paris, les étapes du procès d’Haumont, était Nina-Noha.

 

Depuis l’arrestation de Gorbio, elle vivait dans les transes les plus vives. L’affaire du comte ressortissait des tribunaux militaires et la danseuse avait été l’un des premiers témoins appelés à l’instruction.

 

Ce n’était pas sans une profonde angoisse qu’elle s’était rendue à cette convocation, qu’elle attendait du reste, et qu’elle n’eût pu éviter que par la fuite, événement qu’elle préparait à tout hasard. Ses amis, qui étaient généralement bien renseignés, lui avaient dit alors qu’elle n’avait rien à craindre, puisqu’elle n’avait rien à se reprocher. Gorbio en avait trompé d’autres qu’elle !… Et l’on ne pouvait décemment point s’étonner qu’elle ne se fût point doutée du commerce criminel du comte quand un homme comme M. de la Boulays, pendant des années, n’y avait vu que du feu.

 

De ce fait, tout s’était passé sans accroc pour Nina. Ses rapports avec le comte avaient été de pure amitié, affirma-t-elle, et jamais la conduite de celui-ci ne lui avait permis de douter de son patriotisme. Il ne cessait du reste de répéter qu’ayant mis toute sa fortune dans les usines de guerre, la défaite de la France le ruinerait. Voilà tout ce qu’elle pouvait dire de Gorbio.

 

Enfin, les amis de la danseuse pouvaient encore attester que le comte et elle étaient en froid depuis quelque temps et qu’elle avait résolu de le quitter, ce qu’elle n’eût point manqué de faire si la police lui en avait laissé le temps.

 

Nina n’avait pas plus tôt quitté le cabinet du magistrat militaire chargé de l’instruction dans l’affaire Gorbio qu’elle avait dû se rendre devant le juge qui dirigeait l’enquête dans le procès d’Haumont. La démobilisation du capitaine étant un fait acquis lors du drame de l’Auberge des Pins, c’est devant la cour d’assises que devait passer Palas, et ce fut à un magistrat civil qu’eut affaire Nina-Noha. Il ne fut guère plus méchant que l’autre.

 

On savait qu’à Nice d’Haumont avait rendu visite à la danseuse. Cette visite, d’Haumont ne l’avait pas niée, au contraire… et il en avait donné la raison.

 

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de collier ? » avait demandé le juge à Nina.

 

Celle-ci avait souri :

 

« Le pauvre garçon ! il avait perdu tout à fait la tête ! Je n’ai pas besoin de vous dire que je l’avais reconnu du premier coup ! J’aurais pu le dénoncer. Pour rien au monde je ne l’aurais voulu. Il s’était refait une vie, tant mieux pour lui !… Tout de même, j’ai été obligée de le mettre à la porte quand il est venu me dire qu’un collier que j’avais porté à la fête de Valrose ressemblait beaucoup à celui que l’on avait volé au banquier Raynaud le jour de son assassinat ! Innocent ou non, je ne tenais pas à ce qu’il vînt m’excéder avec ses hallucinations !… »

 

Nina avait préparé toute une petite histoire pour le cas où le juge lui demanderait à voir le collier ; elle n’eut pas l’occasion de s’en servir. Le magistrat, en effet, n’avait pas à s’occuper d’une affaire qui avait été jugée et, pensait-il, bien jugée, quinze ans auparavant.

 

Après avoir adressé quelques reproches, qui avaient tout l’air d’être des compliments, à cette jolie femme qui n’avait point voulu se faire l’auxiliaire de la justice, le juge reconduisit fort aimablement le témoin jusqu’à la porte de son cabinet. Nina ne l’avait plus revu.

 

Tant de tranquillité dans cette double affaire l’avait d’abord rassurée, puis surprise, puis inquiétée d’autant plus qu’elle avait pu croire, dans ces derniers temps, qu’elle était surveillée.

 

Elle s’imagina bientôt qu’on ne l’avait si bien épargnée que pour mieux endormir sa méfiance. C’est la tactique habituelle, dans ces sortes d’affaires. On s’empare du principal coupable, mais on laisse toute liberté à son complice dont les démarches imprudentes serviront l’instruction. Et, un beau jour, quand on tient enfin tous les fils, on boucle tout le monde !…

 

Aussi Nina avait-elle redoublé de précautions. Tout de même, elle sentait qu’il était grand temps de partir et si elle n’avait craint d’être arrêtée à la frontière, elle aurait été « garée » depuis plusieurs semaines… Finalement elle avait tout arrangé pour que son départ ne parût suspect à personne.

 

Le jour que nous la retrouvons à Paris, qui était aussi le premier jour du procès d’Haumont, elle avait fait ostensiblement les préparatifs d’un voyage dont tout le monde était instruit. Il s’agissait, pour elle, d’aller « déposer » en cette cour d’assises de province où l’avocat de la défense l’avait fait « citer ». Cela devait lui prendre vingt-quatre heures. Elle jouait le soir. Elle rejouait le surlendemain. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’en cours de route elle devait quitter à contre-voie le train à certain endroit où la marche du convoi était fort ralentie et se jeter dans une auto qui lui ferait franchir la frontière avant qu’on ne se fût aperçu de sa fuite…

 

À cinq heures du soir, Nina revenait d’une répétition générale donnée en matinée à l’Odéon et à laquelle elle avait tenu à se montrer pour que chacun fût juge de sa sérénité dans ces heures difficiles où les bruits les plus redoutables commençaient à courir sur sa complicité avec Gorbio ; et elle rentrait chez elle quand elle fit soudain arrêter son auto.

 

On criait sur les boulevards les journaux du soir et les camelots passaient en agitant des feuilles où s’étalaient d’énormes titres sur le procès d’Haumont !… « Dernières nouvelles !… Incidents d’audience. L’interrogatoire de l’accusé ! »

 

Elle se pencha hors de sa voiture pour acheter un journal… dans le même moment une auto qui suivait de près la limousine, surprise par l’arrêt brusque de celle-ci, frôla la main de la danseuse dans une embardée assez maladroite.

 

Nina poussa un léger cri et regarda les gens qui étaient dans l’auto. Elle pâlit aussitôt et se rejeta dans sa voiture. Elle avait reconnu le policier qui avait arrêté Gorbio.

 

Quand elle descendit de son auto, devant le petit hôtel qu’elle habitait, au coin de l’avenue du Bois-de-Boulogne, Nina jeta un regard rapide « sur les environs ». Elle ne découvrit rien de suspect. L’auto du policier avait disparu.

 

Il n’y avait peut-être eu là qu’une rencontre fortuite. Elle ne voulut point l’espérer, se confirma dans cette idée, qu’elle avait depuis quelque temps, que la police ne la perdait pas de vue et que l’on n’attendait qu’une occasion, peut-être, pour s’assurer de sa personne.

 

Elle devait prendre le train le lendemain matin à huit heures. Elle regretta de ne point partir le soir même. Mais c’eût été donner l’éveil. Son salut, elle en avait maintenant le sentiment absolu, résidait tout entier dans le sang-froid qu’elle montrerait jusqu’à la dernière minute et dans l’exécution normale et tranquille d’un programme que la police connaissait dans tous ses détails.

 

Elle pensa encore que l’on avait peut-être résolu de l’arrêter en pleine cour d’assises après sa déposition. Cette imagination la réconforta. Quand on l’attendrait en cour d’assises, elle serait déjà loin !…

 

Ayant jeté un coup d’œil sur les trottoirs, elle tressaillit encore. Elle avait vu deux agents. Elle laissa retomber son rideau, se traitant d’idiote. Deux agents qui se promènent dans une rue, cela n’a rien d’exceptionnel. Ce n’était pas la première fois qu’elle en voyait rue Lesueur. Elle avait la fièvre. Elle ne put manger. Elle attendait, pour la conduire au théâtre, le jeune Darcy, son dernier flirt, celui que la rumeur des coulisses avait donné comme successeur à Gorbio.

 

Il ne vint pas. Est-ce que celui-ci allait l’abandonner comme tant d’autres déjà, qui trouvaient de singuliers prétextes pour se détourner de son chemin ?

 

Ah ! elle aurait dû quitter la France depuis longtemps !… Elle en voulait férocement à ceux qu’elle servait depuis tant d’années dans l’ombre, d’avoir exigé d’elle qu’elle restât ainsi jusqu’au dernier jour exposée à toutes les catastrophes !

 

Est-ce que tout n’était pas perdu depuis l’arrestation de Gorbio ? Parbleu ! puisque en effet tout était perdu et qu’on ne pouvait plus rien attendre d’eux, les gens de là-bas se débarrassaient du même coup d’elle !…

 

Elle trembla ! Elle eut une vision terrible… Les conseils de guerre n’épargnaient pas les femmes… Il y avait eu des exemples retentissants… Le poteau d’exécution à Vincennes… et dans la brume froide du matin, une silhouette élégante de femme, jeune encore, qui s’abattait, criblée de balles…

 

« Mon auto ! » commanda-t-elle d’une voix rauque…

 

Dans la rue, les agents avaient disparu.

 

Devant le théâtre, au théâtre, rien…

 

Et puis l’heure n’était-elle point passée maintenant ?… Est-ce qu’elle était passée, l’heure, quand on avait arrêté Gorbio ? Ne pouvait-on prétendre à la saisir, partout, en flagrant délit de travail pour les Boches ?… Elle essayait de raisonner… Elle ne faisait que divaguer…

 

Elle ne retrouva, en une seconde, tout son sang-froid que devant son habilleuse qui lui disait :

 

« Oh ! mais madame est malade !

 

– M. Darcy n’est pas venu ?

 

– Non, madame, personne ! »

 

Elle ne vit point dans sa loge les fleurs que le jeune homme lui envoyait tous les soirs. Elle se rappela un incident pareil le soir de l’arrestation de Gorbio et elle en conçut un mauvais présage.

 

Oui ! Oui ! celui-ci l’abandonnerait comme les autres ! Elle pensa encore que le public, depuis quelques jours, se montrait assez froid à son égard.

 

Tout à coup la porte de la loge s’ouvrit et Darcy parut.

 

Il était très pâle. Nina vit tout de suite qu’il savait quelque chose de nouveau. Elle éloigna son habilleuse.

 

Et l’autre la renseigna immédiatement :

 

« On vous arrête demain matin ! »

 

Nina-Noha reçut le coup avec courage, demanda des détails, voulut tout savoir. Darcy ne lui cacha rien. Il tenait l’affaire d’un attaché de cabinet qui était un ami intime et qui s’était documenté pour prouver à Darcy qu’il avait tort d’entretenir des relations avec Nina-Noha, laquelle était plus que suspecte.

 

« Pourquoi m’arrête-t-on ? Le savez-vous ? Gorbio prétendrait-il me mêler à ses histoires ?…

 

– Je crois pouvoir vous affirmer que Gorbio n’a rien dit contre vous !… et j’ai cru comprendre que si l’on vous arrêtait c’était dans l’espoir que vous accableriez Gorbio… On vous arrêterait pour que vous mangiez le morceau, quoi !

 

– Mais je ne suis pas la complice de Gorbio, moi !

 

– C’est ce que j’ai toujours dit ! Si je ne vous savais pas innocente, je ne serais pas ici, Nina, vous le savez bien.

 

– Écoute, mon petit, tu m’aimes bien, hein ?

 

– Si je vous aime, Nina !… »

 

Et il la dévorait de ses yeux pleins de larmes… Le malheureux n’avait encore rien obtenu de la danseuse et on allait la lui arrêter le lendemain matin !…

 

« Eh bien, puisque tu m’aimes et que tu crois à mon innocence, je vais te récompenser… en te prouvant, en effet, que je n’ai rien à redouter !… Nous allons passer ma dernière nuit de liberté ensemble, Darcy.

 

– Oh ! Nina ! Nina !… Ma Nina !… »

 

Il était tombé à ses genoux. Il lui embrassait les mains.

 

« Vite ! debout ! commanda-t-elle, soyons calmes ! Faisons comme si nous ne savions rien ! Ne pensons qu’à notre amour !

 

Bien ! bien, fit Darcy, qui étouffait de joie maintenant… Je ferai tout ce que vous voudrez ! Je suis votre esclave ! Si vous voulez fuir, je vous suis à l’étranger !… Et si l’on vous arrête, on m’arrêtera avec vous !…

 

– Il ne s’agit pas de fuir, il s’agit d’abord de souper !… Vous allez retenir une table chez N…

 

– Comment ! Vous voulez aller ce soir dans cette boîte clandestine ?

 

– Dame ! puisque officiellement on veut que nous nous couchions comme les poules !…

 

– Les poules ont quelquefois raison ! » opina Darcy en rougissant jusqu’à la racine des cheveux…

 

« Mon petit ! Je te comprends, mais comprends-moi aussi !… demain, moi, je ne danserai pas le tango, n’est-ce pas… Eh bien, saute dans mon auto et va chez N… de ma part… Commande-moi un menu spécial comme tu sais les faire… et reviens ici le plus tôt possible !… À tout à l’heure, mon chéri !… Je t’attends avec impatience… »

 

Il partit, l’habilleuse rentra.

 

« Prenez une voiture, lui dit-elle, et allez me chercher un cachet à la pharmacie, j’ai un mal de tête fou ! »

 

Restée seule, elle se jeta sur un bahut, qui était fermé à clef, l’ouvrit et, sous un tas d’oripeaux de théâtre, ramassa une sorte de boléro dont elle s’empressa de découdre la doublure.

 

Elle en retira une perle d’une forme singulière et quelques vieux papiers. C’étaient là, entre autres documents très précieux, les preuves de la culpabilité de Gorbio dans l’affaire de l’assassinat Raynaud. Elle ne pouvait les laisser là. Elle résolut d’aller les porter dans cette cachette mystérieuse où Gorbio avait déjà déposé le collier et où se trouvaient également des papiers qui intéressaient fort les deux complices. Les événements se précipitaient de telle sorte qu’il eût été de la dernière imprudence pour Nina d’emporter avec elle à l’étranger, comme elle l’avait espéré, tant de pièces compromettantes pour tout le monde. Elle pouvait être arrêtée d’un moment à l’autre dans la fuite difficile qu’elle allait tenter. La cachette de Gorbio défiait toutes les recherches.

 

Seulement il fallait pouvoir s’en approcher !

 

Parmi les oripeaux qu’elle avait sortis du coffre, se trouvait une défroque complète de machiniste de théâtre avec sa casquette.

 

Elle s’en revêtit en hâte, fit aussitôt glisser la planchette qui obstruait le judas pratiqué dans la porte de sa loge.

 

Elle attendit de ne plus voir personne dans le couloir mal éclairé pour s’y jeter… Une minute plus tard, elle était dans la rue… Elle la remonta tranquillement, la casquette sur le nez, les mains dans les poches, comme un brave ouvrier qui a sa conscience pour lui, l’ayant convenablement réchauffée avec les camarades, chez le bistrot, la journée faite…

 

Personne ne suivait l’ouvrier. De fait, Nina-Noha avait dépisté tout le monde – son amant, son habilleuse, et la police.

 

Elle commença de respirer ! Tout était loin d’être perdu !

 

Elle arriva au coin de la rue de Dunkerque… C’est là, on se le rappelle, que se trouvait l’un des domiciles du comte… Domicile où la police avait sérieusement perquisitionné, sans avoir rien trouvé, du reste… Car la police ignorait encore que les dépendances de l’immeuble étaient autrement intéressantes à visiter que l’appartement lui-même…

 

Notre ouvrier machiniste glissa sur le trottoir près de la porte du mastroquet… Encore, autant qu’il put en juger, le cabaret était vide.

 

Les volets fermés et peu de lumière…

 

Aucun bruit… Quoi d’étonnant à cela ? Depuis l’arrestation de Gorbio, la clientèle spéciale qui faisait le fond de la clientèle avait dû « se garer » ailleurs !

 

Nina-Noha descendit jusqu’à la boutique de l’antiquaire et frappa d’une façon spéciale…

 

Le bonhomme ne tarda pas à lui ouvrir. Elle pénétra rapidement dans le magasin et ferma la porte. L’antiquaire ne l’avait pas reconnue. Il dirigea sur ce visiteur inattendu le jet d’une lanterne sourde et montra qu’il était armé.

 

Nina souleva sa casquette. L’antiquaire recula, stupéfait :

 

« Oui, c’est moi ! pas une minute à perdre ! Quoi de nouveau ici ?

 

– La police est revenue il y a quelques jours, mais ça n’était pas pour nous ! déclara l’antiquaire…

 

– Eh bien, tant mieux !

 

– C’est à cause de l’histoire d’un certain Chéri-Bibi…

 

– Quelle histoire ?

 

– Paraît que le fameux bandit s’est échappé du bagne et qu’on l’aurait vu rôder par ici !

 

– Eh bien, qu’ils cherchent Chéri-Bibi et qu’ils nous fichent la paix ! Conduis-moi à la cave ! » ordonna Nina.

 

L’antiquaire souleva la trappe de son arrière-boutique comme il avait déjà fait devant Yoyo, et Nina descendit quelques marches. Elle lui prit sa lanterne sourde des mains et commanda :

 

« Attends-moi ici !… »

 

……………………

 

La police n’était pas mal renseignée en cherchant Chéri-Bibi aux environs de la rue de Dunkerque. La vérité était que, depuis des semaines, Chéri-Bibi, la Ficelle, Yoyo, et Zoé se relayaient dans les caves où ils étaient sûrs que se trouvait la fameuse cachette de Gorbio.

 

Quand Chéri-Bibi était reparti un instant pour le Midi, emmenant toute sa troupe active avec lui, il avait eu grand soin de laisser en ce mystérieux endroit une sentinelle sûre, capable de le renseigner sur les moindres événements. Or, depuis la visite de Gorbio dans sa cave, lorsque le comte était venu s’y débarrasser du collier, rien de nouveau ne s’était produit.

 

Chéri-Bibi avait espéré qu’un émissaire de Gorbio ou de Nina descendrait bien, quelque jour ou quelque nuit, dans ces sous-sols et, ne se doutant point qu’il était épié, finirait par trahir le secret de la cachette. Or, les semaines s’étaient écoulées, le procès de Palas commençait, et Chéri-Bibi en était toujours au même point !…

 

Le bandit avait un chemin à lui, maintenant, pour pénétrer jusque dans ces caves. Ce soir-là il avait décidé que c’était la dernière nuit qu’il consacrait aux sous-sols de la rue de Dunkerque. Il était résolu à partir le lendemain, même les mains vides, et à prendre le train pour les lieux où se décidait le sort de Palas !…

 

Une dernière rage le faisait tout retourner, tout creuser, tout fouiller. Le sol, le moellon des murs, tout avait été bouleversé…

 

La Ficelle n’en pouvait plus ! Yoyo était excédé ! Zoé donnait à boire dans un godet à la petite troupe épuisée… car dans leur malheur, ils avaient au moins cette consolation que le vin du comte était bon !… Il était même excellent !… Il y avait même une certaine barrique à laquelle la Ficelle avait fait l’honneur d’une chantepleure où il puisait à l’ordinaire plus que de raison.

 

Des fois, il apportait là son dîner, un quignon de pain et un morceau de cervelas, et, ma foi, avec la piquette du comte, il parvenait à oublier bien des choses : sa boutique de la rue Saint-Roch, l’irascible Virginie, les sourires de Zoé à Yoyo et l’incompréhensible obstination de Chéri-Bibi à les faire vivre dans une cave qui ne pouvait plus avoir pour eux aucun secret !…

 

Tout à coup, Yoyo sursauta sur ses pattes, les oreilles dressées comme un chat. Chéri-Bibi aussi avait entendu… on descendait l’escalier de l’antiquaire.

 

Et puis il y eut une lueur.

 

Les quatre compagnons disparurent, en une seconde, dans une cave adjacente… d’où ils pouvaient tout voir !

 

D’abord ce fut une ombre qu’ils prirent pour celle d’un homme et qui s’était arrêtée à la porte qu’il venait d’ouvrir. L’état de la serrure lui paraissait suspect, de toute évidence, bien que l’on eût fait le possible pour que l’on ne soupçonnât aucune effraction antérieure.

 

Sous le coup de cette découverte, l’ombre pénétrait vivement dans la cave… anxieuse certainement de ce qu’elle allait découvrir… On avait passé par là !… On avait peut-être trouvé la cachette !…

 

Chéri-Bibi sentit son cœur se gonfler d’un espoir prodigieux. Il venait de reconnaître Nina-Noha !…

 

Celle-ci, maintenant, promenait le jet lumineux de sa lanterne sourde sur tous les coins du sous-sol !… constatait que l’on n’avait pas laissé sans le fouiller un centimètre carré de terre. Et puis, tout à coup, elle disait tout haut :

 

« Les imbéciles ! Ils n’ont rien trouvé !… »

 

Chéri-Bibi fut d’autant moins vexé de cette réflexion qu’il savait qu’elle ne pouvait s’appliquer à lui, mais à la police, pour laquelle, du reste, il n’avait lui aussi qu’une considération mitigée… Haletant, et plus ému peut-être que Nina, il vit cette dernière se diriger, sans hésitation cette fois, vers un coin du caveau ; le coin où il y avait la barrique chère à la Ficelle, la barrique où, tout à l’heure encore, Chéri-Bibi lui-même se désaltérait !…

 

Nina posa sa lanterne sur cette barrique. Puis, écartant sa veste de machiniste, elle retira de son corsage les papiers et le petit étui qui enfermait la perle.

 

Elle posa encore le tout sur la barrique.

 

Enfin, à deux mains, elle se mit à tirer le large bouchon de bois de la bonde…

 

La bonde vint à elle… mais c’était une singulière bonde… si longue ! si longue !… Une bonde qui commençait par un bouchon et qui se continuait par un tube de cuivre ! lequel tube plongeait à l’ordinaire dans le vin !…

 

Chéri-Bibi et la Ficelle eurent besoin de tout leur sang-froid pour ne pas laisser échapper une sourde exclamation.

 

Maintenant ils comprenaient ! Le collier qu’ils cherchaient se trouvait dans le vin qu’ils buvaient !… Et ils pouvaient secouer la barrique ! Elle ne rendait toujours qu’un son de liquide remué !…

 

Ils eurent encore tout le loisir de constater que ce tube contenait également de précieux documents que Nina sortit… qu’elle examina… puis elle entassa le tout à nouveau dans le tube, ce qu’elle en avait sorti, collier et documents et aussi ce qu’elle avait apporté.

 

À ce moment, elle parut réfléchir, se demandant de toute évidence s’il était bien prudent de continuer à confier de tels trésors à une cave aussi visitée.

 

Or, il arriva que s’étant demandé cela, elle n’eut point à fournir de réponse à sa pensée, car quelque chose de formidable s’abattit sur elle… et avant même qu’elle eût poussé un cri, elle n’avait plus dans les mains cette bonde précieuse qui contenait tant de secrets.

 

Nina avait reculé sous le choc jusqu’au mur de la cave qui séparait celle-ci du caveau du mastroquet. La porte en était entrouverte.

 

Elle se jeta par là, folle de terreur… repoussa la porte, tira un verrou, pensa qu’elle avait au moins la vie sauve !

 

Elle gravit en hâte l’échelle qui conduisait à la trappe du cabaret et frappa de toutes ses forces. Elle savait que là elle allait trouver du secours…

 

La trappe, en effet, se souleva…

 

Nina-Noha bondit dans la pièce qui s’éclaira tout à coup !

 

« Je te dis que nous le tenons !… » fit aussitôt une voix rude.

 

Nina en effet était à nouveau agrippée… on lui éclairait le visage !…

 

« N… de D… ! c’est une femme… Et tu sais, mon vieux, elle ne ressemble pas à Chéri-Bibi !…

 

– Non, mais elle ressemble bigrement à Nina-Noha !… La prise est bonne tout de même ! »

 

Nina-Noha fit entendre un rugissement de rage. On lui mettait les menottes !…

 

……………………

 

XXXI

Où Chéri-Bibi produit son petit effet

Ce jour-là, il y avait grand émoi au Palais de Justice. L’audience qui se préparait promettait d’être l’une des plus sensationnelles du procès d’Haumont. Les mieux renseignés prétendaient même qu’elle serait décisive, car le bruit courait que des éléments nouveaux allaient apporter une lumière complète sur toute l’affaire.

 

C’est dire que, bien avant l’heure de l’ouverture des portes, la salle d’audience était assiégée par un public de plus en plus impatient. Un événement imprévu vint porter à son comble l’énervement général. On vit passer soudain dans un coin du Palais, poussé hâtivement vers le couloir qui conduisait aux salles réservées aux témoins, un couple fortement encadré de policiers. Et, dans ce couple, on reconnut le comte de Gorbio et Nina-Noha !…

 

Nina-Noha était donc arrêtée, elle aussi. La nouvelle n’en était pas encore parvenue en province. Elle se propagea au Palais et en ville avec une rapidité foudroyante.

 

Du coup, comme il était certain que le comte et son ancienne maîtresse (qui avait été aussi l’amie du jeune Raoul de Saint-Dalmas) allaient déposer à cette audience, ce fut une ruée vers la cour d’assises. Le service d’ordre fut débordé et le public se précipita dans la salle en criant et en s’écrasant.

 

Quand le président connut ce qui se passait, il demanda à « la place » du renfort et n’ouvrit les débats qu’après avoir admonesté le public et l’avoir menacé d’une expulsion immédiate à la moindre manifestation. On connaissait l’antienne. Elle n’épouvantait plus personne. Du reste, on était si curieux de voir et d’entendre, que c’est dans le silence le plus parfait qu’on l’entendit commander à l’huissier : « Faites entrer Mme d’Haumont ! »…

 

C’était le tour des témoins à décharge. Il était temps qu’ils arrivassent. Les deux dernières audiences avaient été désastreuses pour l’accusé. En particulier, la déposition de l’amie de Mme d’Erland avait produit un effet déplorable. Cette excellente personne avait raconté avec candeur tout ce qu’elle avait vu et tout ce qu’elle savait des relations de M. d’Haumont avec le petit mannequin des sœurs Violette. Et elle en savait long (par exemple sur les stations de M. d’Haumont dans la rue… des heures, messieurs, il attendait cette petite sur le trottoir !… et rien ne l’empêchait de voir Gisèle à son magasin ou même chez Mme Anthenay ! concluez !) et elle en avait vu assez pour savoir à quoi s’en tenir sur la nature de ces relations-là !

 

Chez la bonne Mme d’Haumont même, qui en souffrait atrocement, mais qui ne disait rien pour éviter le scandale, la pauvre martyre !… dans les jardins de la villa Thalassa, le témoin avait vu, de ses yeux vu, les deux amoureux se promenant la main dans la main, échangeant des baisers et s’écartant l’un de l’autre dès qu’un domestique passait !…

 

Cette fâcheuse déposition avait été suivie de celle de Mlle Violette aînée qui avait été encore plus néfaste à l’accusé si possible. Et pourtant, elle ne doutait point, elle, de l’innocence des rapports de M. d’Haumont et de son employée. Mais tout ce qu’elle en rapportait ne faisait qu’accroître la certitude de ceux qui soutenaient la thèse opposée.

 

Mlle Violette avait été bien naïve de s’en faire « accroire » ainsi ! Enfin rien, jusqu’alors, ne venait démontrer que Mme Anthenay n’était point la vraie mère de Gisèle, quoi qu’en prétendît d’Haumont ! Pour cela, il aurait fallu que l’accusé produisît les papiers trouvés par Gisèle la nuit de la mort de Mme Anthenay. Or, Gisèle les avait brûlés sur les conseils de d’Haumont ! Quelles histoires ! personne n’y croyait plus !…

 

Voilà donc où en étaient les affaires de Palas quand Françoise parut à la barre. Un murmure de pitié l’y accompagna. Elle comprit de quelle sorte d’« intérêt » elle était entourée et tout de suite, dès qu’on lui eut donné la parole, elle s’éleva avec indignation contre ce sentiment général qui l’offensait.

 

« On me fait l’injure de me plaindre comme une victime qui a été odieusement trompée par le plus lâche des hommes… Je proclame très haut que, quels que soient les événements passagers qui vous aveuglent, je ne mérite la plainte de personne puisque j’ai l’orgueil d’être la femme d’un héros et d’un martyr ! »

 

Cette jeune femme qui était apparue si fragile se dressait maintenant au-dessus de la salle et l’avait tout entière dans sa petite main… cette main qu’elle tendait avec tant d’amour vers Palas.

 

Déjà tous les cœurs étaient frémissants, brûlés par la flamme d’une parole sincère. On ne doutait plus d’elle, au moins !… Non, Françoise ne jouait pas une comédie sublime. Elle croyait !…

 

Et elle continuait en montrant son mari qui, dans l’instant, bénissait le Ciel de tous ses malheurs, qui lui étaient payés par cette minute divine… elle continuait :

 

« Oui ! un martyr !… d’abord injustement condamné pour l’assassinat du banquier Raynaud !… »

 

À cette affirmation audacieuse qui se dressait outrageusement contre tout l’appareil judiciaire, l’avocat général Martens se leva et parut devoir briser d’un coup l’élan d’un témoignage qui avait toute la couleur d’une admirable défense purement sentimentale, par ces mots ironiques destinés à ramener les esprits au terre à terre des responsabilités établies :

 

« Mme d’Haumont, fit-il, Mme d’Haumont pourrait peut-être nous dire qui a assassiné le banquier Raynaud ?… »

 

La pauvre femme resta tout interloquée. Elle allait cependant répondre quelque chose, mais elle n’en eut pas le temps.

 

Quelqu’un, au fond de la salle, répondit pour elle.

 

« Je le sais, moi, qui a assassiné le banquier Raynaud ! »

 

Toutes les têtes se tournèrent vers celui qui avait prononcé cette parole énorme… Le président ordonna qu’on l’amenât à la barre.

 

En quelques enjambées qui avaient tout bousculé autour de lui, il y était déjà…

 

Et l’on se demandait qui pouvait être ce colosse à la figure à la fois farouche et débonnaire, quand il prit sur lui de renseigner immédiatement tout le monde :

 

« C’est moi Chéri-Bibi ! »

 

Ce fut une rumeur, comme un bruit d’épouvante qui répéta à tous les échos de la salle : « Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi !… »

 

Les magistrats eux-mêmes ne disaient plus rien. Ils le regardaient. Ils voyaient Chéri-Bibi !…

 

« Eh bien, oui ! quoi, c’est moi, Chéri-Bibi ! pour la quatrième fois en rupture de ban ! Appelez donc les gendarmes, n… de D… ! »

 

De fait, les gendarmes, il les eut. Ils voulurent même lui mettre les menottes.

 

« Non, fit-il, maintenant, mes enfants, vous allez trop vite. Attendez que j’aie déposé, au moins ! »

 

Et, tourné vers le président :

 

« Mon président, j’ai des choses de la dernière importance à vous communiquer, mais je désirerais parler devant deux témoins que j’ai croisés tout à l’heure dans le corridor… Vous saurez toute la vérité quand le comte de Gorbio et sa Nina-Noha seront ici !… »

 

Tout cela était tellement imprévu que c’était Chéri-Bibi qui semblait maintenant diriger les débats.

 

Le président fit un signe. On introduit Gorbio et Nina.

 

Tout le monde était debout dans l’attente d’une scène prodigieuse… On entendait les cris de ceux qui, derrière, à moitié étouffés, ne voyaient rien : « Assis ! Assis ! »… Et la voix du président : « Vais faire évacuer la salle ! »

 

Gorbio et Nina se trouvaient maintenant dans le prétoire et regardaient Chéri-Bibi sans comprendre. Enfin la chose éclata :

 

« L’assassin du banquier Raynaud, le voilà ! » s’écriait Chéri-Bibi en désignant Gorbio… « Et voici sa complice !… » ajouta-t-il en montrant Nina.

 

Le comte et sa maîtresse s’étaient soulevés au milieu d’une agitation formidable. Ils protestaient, ils criaient. Ils accablaient le témoin d’outrages.

 

Le président renonçait à se faire entendre. Il allait se lever quand Chéri-Bibi le retint, d’un signe.

 

Chéri-Bibi sortait de ses poches le collier et les papiers. Il les glissa rapidement sous le nez de Gorbio et de Nina, et les mit dans la main de l’huissier qui les déposa devant le président !

 

« J’apporte mes preuves ! fit-il, signées des coupables !… »

 

Cette fois, on ne pouvait plus douter, il n’y avait du reste qu’à considérer un instant l’effondrement de Gorbio et de la danseuse pour savoir à quoi s’en tenir.

 

Il y eut dans la salle un tel mouvement spontané de fureur contre les deux misérables que l’on put croire que la vague qui déferlait contre eux allait tout engloutir !

 

Heureusement, Chéri-Bibi était là… Il n’eut qu’à se retourner et à lever ses poings formidables pour que « le flot reculât, épouvanté !… »

 

« Vous n’allez peut-être pas les tuer avant qu’on les juge !… Et maintenant, monsieur le président, que vous avez la vérité sur l’affaire Raynaud, vous pouvez le croire quand il vous dit que Gisèle est sa fille ! En ce qui me concerne, je n’ai plus rien à faire ici ! Gendarmes ! faites votre devoir ! les menottes ! et qu’on me ramène au bagne ! Et au trot, s. v. p. ! Voilà trop longtemps que je suis privé de la chiourme… Loin du « pré », moi, je m’ennuie ! »

 

Mais avant que les menottes ne vinssent enserrer les poignets du bandit, une petite main s’était glissée entre les siennes : c’était celle de Françoise !

 

Palas, à son banc, sanglotait.

 

« Adieu, Palas ! jeta Chéri-Bibi avec un rauque sanglot qui lui déchirait la gorge. Adieu, mon poteau ! Tu sais, si t’as besoin de moi, fais-moi signe ! Je t’entendrai de là-bas ! »

 

Palas s’était soulevé et lui tendait les mains. Aucune force ne put arrêter le bandit. Les deux hommes s’étreignirent dans le silence solennel et angoissé de tous !… Seule la voix de M. Martens s’éleva :

 

« Ah ! on s’entend bien au bagne ! »

 

Mais Françoise lui répliqua, au milieu d’applaudissements qui firent crouler la salle :

 

« Au bagne, où vous avez envoyé mon mari dix ans pour un crime qu’il n’a pas commis ! Il n’y a qu’un homme qui a cru à son innocence ! Et cet homme, c’est Chéri-Bibi ! Permettez à mon mari de lui dire au moins merci !

 

– Ça, elle est chouette, la petite dame », fit une voix au fond de la salle.

 

Et c’était Zoé qui, fort émue des embrassements de Chéri-Bibi et de Palas, s’était jetée sur l’épaule de Yoyo !

 

La Ficelle voulut la prendre pour la mettre sur la sienne. Yoyo le fixa avec son regard « peau-rouge » ! La Ficelle n’insista pas.

 

« Tu comprends, lui dit Yoyo, je l’emmène ! Nous suivons Chéri-Bibi là-bas !… Rien ne t’empêche de nous accompagner avec ta Virginie !…

 

– Je suis trop vieux ! soupira la Ficelle…

 

– Envoie-moi des pruneaux ! » fit entendre la voix de Chéri-Bibi qui passait entre ses gardiens.

 

« Fatalitas ! v’là encore monsieur le marquis bouclé ! »

 

XXXII

Madame Martens

L’événement était formidable, mais il faudrait peu connaître l’état d’esprit d’un magistrat comme l’avocat général Martens, c’est-à-dire d’un homme qui n’obéit qu’à sa conscience et qui a toujours ignoré les mouvements du cœur, pour imaginer que la preuve que l’on venait d’apporter de la culpabilité de Gorbio dans une affaire, du reste, que l’on n’avait pas à juger, pût, une seconde, ébranler sa conviction en ce qui concernait le procès actuel !

 

Et il ne fut pas long à ramener les débats sur leur véritable terrain : le double assassinat de l’Auberge des Pins.

 

Enfin, pour combattre dans l’esprit des jurés l’impression produite par les incidents précédents, il n’hésita pas à leur faire part d’une hypothèse qu’il considérait déjà, quant à lui, comme une certitude. Depuis longtemps, Gorbio et l’accusé avaient partie liée. Gorbio, Saint-Dalmas, Nina-Noha, tout cela formait un bloc que l’on trouvait à l’origine de l’affaire Raynaud.

 

Si Gorbio avait été le principal coupable, comme les documents nouveaux semblaient l’attester, Saint-Dalmas avait pu être son complice !…

 

Or, comme M. Martens venait de prononcer ces paroles funestes, Gorbio n’eut garde de laisser passer à côté de lui une aussi belle planche de salut sans s’y jeter. Le misérable se leva et commença à déclarer qu’en effet il n’avait dans cette première affaire qu’été l’instrument de Saint-Dalmas, qui lui avait indiqué le coup !

 

Le malheur pour Gorbio, et nous pouvons bien dire aussi pour M. Martens, fut que ces explications ne convainquirent personne. Bien au contraire. Une rumeur de mauvais augure accueillit le mensonge évident qui sortait des lèvres pâles de Gorbio. Quant à Palas, il était encore si enivré d’un événement qui le libérait aux yeux de tous de son infamie passée qu’il ne comprit point tout d’abord ce qui « se manigançait » contre lui.

 

Soudain, il entend ! Gorbio ose !… Alors il se lève ! Cette fois, il tremble d’une fureur sainte. Si jusque-là il est resté maître de lui, maintenant il ne retient plus sa colère. Et il écrase Gorbio d’une protestation si éclatante et si éloquente. que la salle en est soulevée : public, jurés, magistrats ! De tels bravos éclatent au fond de la salle que le président n’essaie point de les arrêter !… Du reste, à la façon nouvelle dont le président interroge l’accusé, on sent qu’il y a quelque chose de nouveau dans le cœur de tous (excepté chez M. Martens) : l’espoir que Palas est innocent de tout !

 

« Vous continuez de prétendre, dit le président à l’accusé, que Gisèle est votre fille !

 

– Oui, Monsieur le président !

 

– Et Gisèle sait que vous êtes son père ? »

 

Alors, nouveau coup de théâtre. Le président annonce que, usant de son pouvoir discrétionnaire, il va donner l’ordre d’introduire Gisèle, dont la santé est meilleure, et qui sera entendue à titre de simple renseignement…

 

M. Martens, étonné, se retourne vers le président et lui demande, pendant que toute la salle, dans une nouvelle rumeur, attend impatiemment l’entrée de Gisèle :

 

« Comment avez-vous su qu’elle allait mieux ? Et qui vous l’a amenée ? »

 

À quoi le président répond d’un geste en montrant, derrière lui, au premier rang des privilégiés qui assistaient aux débats sur l’estrade de la cour, une femme… Et cette femme c’est Mme Martens !

 

L’avocat général n’eut même pas le temps de s’appesantir sur cette incroyable, sur cette inexplicable attitude de sa femme… Gisèle entrait !… Elle était accompagnée par deux femmes de la maison de santé. L’une d’elles la soutenait. La pauvre enfant paraissait inquiète, craintive, en dépit des paroles d’encouragement qui lui étaient prodiguées… Soudain elle aperçut Françoise et rien ne la retint plus. Elle alla se jeter dans ses bras en pleurant…

 

Ce fut Françoise qui la soutint à la barre et lui dit de bien écouter ce que lui disait le président. Jusqu’alors elle n’avait pas encore aperçu Palas, qui, retombé sur la barre, n’avait plus la force de pleurer… mais voilà que le président lui dit, en montrant l’accusé :

 

« Pourriez-vous me dire, mon enfant, qui est cet homme ? »

 

Gisèle se retourna et vit « cet homme » entre les gendarmes. Elle tressaillit de la tête aux pieds. Ses yeux s’agrandirent. Visiblement, elle faisait un effort pour comprendre. Et peut-être comprenait-elle ?… Elle répondit :

 

« C’est M. d’Haumont ! »

 

Le président continua :

 

« Est-ce votre père ? »

 

Et toute la salle était comme suspendue aux lèvres de la jeune fille… Palas, comprenant que son sort dépendait des mots qui allaient être prononcés, s’était levé… Il était penché sur la réponse de Gisèle.

 

Et Gisèle dit :

 

« Je n’ai jamais connu mon père ! »

 

La malheureuse, dans sa demi-folie, ou tout au moins dans son esprit troublé, s’était dit : « On sait sans doute que mon père était forçat. Si je dis que M. d’Haumont est mon père, c’est moi qui le dénoncerai à la justice… » ou quelque chose d’approchant. Enfin elle avait voulu sauver son père… elle le perdait !

 

Il y eut un immense soupir de désappointement. Derrière le président on entendit une sourde exclamation et comme un sanglot.

 

C’est en vain que Palas, montrant Gisèle, s’écriait :

 

« Mais vous voyez bien que sa pauvre mémoire !…

 

– Assez ! on a assez torturé cette enfant ! interrompit l’avocat général, triomphant… la cause est jugée !

 

Pardon ! monsieur l’avocat général, répliqua aussitôt et fort calmement le président… Elle sera jugée lorsque je le dirai ! »

 

Et se tournant vers Palas :

 

« Si Gisèle est votre fille, vous pouvez nous dire au moins où elle est née ? »

 

Palas avait retrouvé tout son calme. Droit, les bras croisés, il semblait fixer le président… En réalité, il regardait une autre personne derrière le président… une autre personne qui souffrait peut-être plus que lui…

 

« Non, monsieur le président, je ne peux pas vous le dire ! car ce serait vous dire qui est sa mère !

 

– Et vous ne voulez pas nous dire qui est sa mère ?

 

– Non, monsieur le président ! »

 

Sur quoi l’avocat général, railleur, fit à Palas :

 

« Sans doute une question d’honneur ?

 

– Oui, monsieur l’avocat général, une question d’honneur ! »

 

Alors M. Martens :

 

« Ça, c’est l’alibi de tous les bandits qui ne peuvent donner l’emploi de leur temps après l’assassinat ! »

 

Palas, qui le brûle de son regard :

 

« Finissons-en donc ! et condamnez-moi ! »

 

Le président se lève en déclarant l’audience suspendue… On a emmené Gisèle quasi évanouie dans une petite salle adjacente.

 

Et maintenant l’avocat général, seul dans son cabinet, semble savourer sa victoire prochaine. Il va la remporter contre tout le monde, contre le président lui-même qui, un instant, a penché pour Palas, enfin contre sa femme !

 

Sa femme, justement, la voici ! Elle referme la porte du cabinet d’une main défaillante. Et elle n’a plus la force de faire un pas. Elle s’appuie contre cette porte pour ne pas tomber. Elle a une figure de morte !

 

M. Martens met toute cette terreur sur la crainte qu’il inspire. Cette femme a commis la faute de s’occuper des affaires de justice, elle a poussé l’audace jusqu’à prendre une initiative qu’il lui reproche comme un crime !…

 

« De quel droit êtes-vous allée chercher Gisèle ? Me le direz-vous ? »

 

Et, tout à coup, elle le lui dit :

 

« La mère de Gisèle, c’est moi !… »

 

Que se passa-t-il ensuite entre ces deux êtres ? Peut-être une scène formidable… peut-être le silence !…

 

Toujours est-il que ceux qui virent se rouvrir la porte du cabinet de l’avocat général virent sortir deux spectres…

 

À la reprise de l’audience, l’un de ces spectres se levait. Il était habillé d’une robe aux parements rouges…

 

« L’accusé avait raison ! » déclara M. Martens d’une voix qu’on ne lui connaissait pas… « Il est le père de Gisèle !… C’est la mère de Gisèle qui va venir elle-même à cette barre pour confesser sa faute… Que dis-je ? sa faute ? son crime ! »

 

Que de mouvements ! que d’exclamations ! Qui donc est cette femme ?… Quel est ce témoin nouveau qui s’avance ?… Des cris ! Un nom répété par toutes les bouches !… Le second spectre est apparu : c’est Mme Martens !…

 

C’est la femme de l’avocat général !…

 

Elle va tomber ; l’huissier se précipite, la soutient jusqu’à la barre…

 

« Jurez de dire toute la vérité ! » lui dit le président dont la voix tremble d’émotion.

 

Elle lève la main… une main si pâle qu’elle semble appartenir déjà au tombeau.

 

« Je le jure !… M. d’Haumont… est bien… le père… de… »

 

Et puis elle s’effondre.

 

Cette femme est peut-être morte… mais Palas est sauvé.

 

L’avocat général s’écrie d’une voix rauque :

 

« J’abandonne l’accusation ! Au nom de la justice, je demande à MM. les jurés d’acquitter cet homme, et je requiers la cour de prononcer sa libération provisoire en attendant la révision de son premier procès !… Quant à moi, je n’ai plus le droit d’occuper cette place ! »

 

Et il s’en va en chancelant !… C’est la fin d’une honnête carrière !…

 

Comment essayer de rendre l’émotion, l’enthousiasme avec lesquels furent accueillis l’acquittement et la libération de Palas ? On fit à M. d’Haumont et à Françoise, qui avaient placé la petite Gisèle au milieu d’eux, un cortège triomphal jusque sur les marches du Palais de Justice… Devant eux se levait le matin… un matin radieux !… Les débats s’étaient prolongés jusqu’à l’aurore… la véritable aurore nouvelle ?…

 

 

 

 

 

 


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Janvier 2006

 

 

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