Gaston Leroux

 

 

 

PALAS ET CHÉRI-BIBI

 

 

 

Nouvelles aventures de Chéri-Bibi

 

 

 

(1919)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  Les soupirs de Palas. 4

II  Chéri-Bibi 8

III  Les ombres du passé. 14

IV  Quelques gestes dans la nuit. 20

V  Comment Chéri-Bibi était mort. 30

VI  Pernambouc, le bourreau du bagne. 41

VII  Les mystères de la forêt vierge. 49

VIII  Les chercheurs d’or. 60

IX  Adieux de Palas et de Chéri-Bibi 71

X  Quatre ans plus tard. 74

XI  Le comte de Gorbio. 78

XII  Une commission pressée. 85

XIII  M. Hilaire. 90

XIV  Le jugement de Dieu. 100

XV  Lune de miel 111

XVI  Le programme très simple de Chéri-Bibi 121

XVII  M. de Saynthine. 128

XVIII  Les cauchemars de Palas. 130

XIX  Une mauvaise nuit suivie de mauvais jours. 137

XX  Coup d’œil sur l’abîme. 143

XXI  Suite de la villégiature de M. Hilaire. 148

XXII  Le magasin de M. Toulouse. 154

XXIII  Le héros et le bandit. 164

XXIV  Un ange veillait. 169

À propos de cette édition électronique. 172

 

I

Les soupirs de Palas

 

Sur la grève embrasée, devant le flot redoutable où glissaient les requins affamés, gardiens de sa prison, Palas était étendu. Le forçat semblait une bête lasse au repos. Au fait, il avait profité de la « relâche » de dix heures pour venir chercher là un peu de fraîcheur et de solitude, entre deux rochers qui l’isolaient du reste du bagne. Ah ! s’isoler ! Ne plus entendre !… Ne plus voir !… Ne plus penser !… Mais comment Palas eût-il fait pour ne plus penser à ce qu’il avait vu le matin même ?… à ce qu’il avait été forcé de voir ?…

 

Ce matin-là, il y avait eu double exécution !… un terrible exemple nécessaire… de la bonne besogne pour Pernambouc, le bourreau du bagne, et pour son aide : « Monsieur Désiré »… Horreur ! oh ! horreur !

 

Palas en frissonnait encore. C’était un corps encore jeune, plein de force et de souplesse. Appuyé sur les coudes, le menton dans la coupe de ses mains, il semblait faire quelque rêve impossible… Le large chapeau de paille jetait son ombre sur l’ombre de son regard profond qui glissait vers les lointains horizons. Ce que l’on apercevait de sa figure rase et de son profil était un dessin ferme et plein de finesse. Malgré la puissante empreinte du bagne qui a tôt fait de vieillir les plus jeunes, cet homme ne paraissait guère avoir plus de quarante ans…

 

C’était ce mélange de force et de délicatesse qui lui avait fait donner ce surnom de Palas, par lequel on désigne dans le langage du Pré (bagne) ceux que la nature a doués d’une prestance généralement appréciée des dames « Il fait son Palas !… » mais le vrai nom de Palas était célèbre dans les fastes criminels depuis plus de dix ans, époque où le jury de la Seine l’avait condamné à la peine de mort, lui, Raoul de Saint-Dalmas, jeune homme d’excellente famille qui, après avoir gaspillé son patrimoine, avait été accusé d’avoir assassiné son bienfaiteur pour le voler.

 

Il avait dû sa grâce à sa jeunesse, au désespoir de sa mère, morte de douleur, et aussi à l’acharnement avec lequel il avait crié son innocence, en dépit des preuves qui semblaient l’accabler. Et maintenant il était au bagne, à perpète…

 

« Tu soupires, Palas ! »

 

L’homme tressaillit et tourna la tête. Aussitôt des rires grossiers se firent entendre et il aperçut, assis autour de lui, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur. Sa rêverie l’avait emporté si loin qu’il ne les avait pas entendus venir.

 

Ces quatre-là étaient ses pires ennemis, ceux qui n’avaient jamais désarmé et à cause desquels, dernièrement encore, il n’avait pas hésité à se faire enfermer pendant des mois dans l’île du Silence, l’île Saint-Joseph, toute proche, qui est réservée à ceux qui ont commis des crimes au bagne ou qui se sont révoltés contre la chiourme.

 

Pour ne plus voir ces quatre monstres qui le poursuivaient de leurs tracasseries diaboliques, ou de leurs plaisanteries hideuses, il avait cherché querelle à un « artoupan » (garde-chiourme) et l’avait gravement menacé, ce qui lui avait valu, quelque temps, le régime terrible de l’île voisine, l’internement dans un édifice spécial où les surveillants eux-mêmes ne doivent communiquer avec les prisonniers que par geste ou par écrit, jamais par la parole.

 

Et depuis qu’il était sorti de son encellulement, il le regrettait et cela d’autant plus que Chéri-Bibi, le formidable bandit qui, depuis de si nombreuses années, avait épouvanté le monde, mais qui avait pris Palas en amitié, n’était plus là pour faire taire d’un froncement de sourcils l’abominable Fric-Frac, ou le Parisien lui-même.

 

Oh ! il n’était pas loin, Chéri-Bibi ! il était enfermé, pour le moment, dans l’établissement central, derrière des barreaux à travers lesquels Palas, un matin qu’il était de corvée de balayure, avait pu l’apercevoir et échanger avec lui quelques signes mystérieux d’amitié. Ça avait été rapide du reste, car le chef des artoupans avait pénétré dans la cour et, aussitôt, de toutes les cellules juxtaposées et grillées, de telles bordées d’injures avaient été déversées que le malheureux garde-chiourme avait rappelé la corvée, fait évacuer la cour par le service des cuisines qui apportait la soupe et déclaré dans sa fureur qu’il laisserait les « fagots » crever de faim dans leur pourriture pendant trois jours !…

 

Au-dessus de ces menaces et de tout cet affreux tumulte, Palas entendait encore le rire énorme, le rire gigantesque de Chéri-Bibi…

 

Ce n’étaient ni le Parisien, ni Fric-Frac, ni le Caïd, ni le Bêcheur qui eussent risqué ainsi de se faire mettre au cachot. Ils se la coulaient « en douce », assez bien vus des autorités qu’ils renseignaient sournoisement, sur l’état d’esprit ou sur les projets d’évasion de leurs camarades, trouvant à cette trahison des bénéfices certains.

 

Et même quand leur naturel batailleur ou pillard reprenait le dessus, ils n’écopaient guère, comme corvées de punition, que de la « balade à la bûche », qui consiste à transporter pendant des heures de lourds madriers d’un point à un autre, pour les rapporter ensuite au point de départ.

 

Dans l’instant, pendant qu’ils commençaient à agacer Palas, ils travaillaient tout doucement à fabriquer des objets d’art destinés à être échangés, quand se présentait un visiteur, contre des paquets de tabac ou quelque menue monnaie. Arigonde, dit « le Parisien », venait de finir de graver au couteau, dans une mâchoire de requin, ces mots fatidiques : « Le tombeau du forçat. »

 

Cet Arigonde en voulait à mort à Palas de l’avoir détrôné, aux Îles du Salut, comme « homme du monde ». Jusqu’à son arrivée, c’était lui qui avait le « sceptre de l’élégance », si l’on peut dire. Inutile d’expliquer que cette réputation d’élégance tenait moins dans la coupe des habits et dans la façon de faire son nœud de cravate que dans certaines manières que l’on ne trouve point dans le commun des forçats, et qui attestent une éducation soignée. En dépit de toutes les hâbleries du Parisien, qui n’était jamais à court pour raconter ses bonnes fortunes dans la haute et vanter ses relations mondaines, Arigonde, à côté de Palas, n’en paraissait pas moins ce qu’il avait été tout d’abord, un employé de petit magasin qui fait des grâces avec la clientèle.

 

Palas avait repris sur la grève sa position première et il n’avait pas l’air d’entendre le Bêcheur qui glapissait :

 

« Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire… »

 

Ricanement des autres…

 

« Mossieu Palas ne daigne point entrer en conversation avec d’humbles « fagots » comme nous, reprit le Bêcheur (un ancien clerc d’huissier qui avait aidé un client à découper son patron en morceaux). Mossieu Palas fait sa chicorée, sa chochotte, sa patagueule !…

 

– Mossieu Palas pleure sur les malheurs de la patrie ! glapit l’ignoble Fric-Frac, un ex-monte-en-l’air, qui était un petit homme quasi désarticulé, marchant de côté, comme un crabe.

 

– Caïd aussi voudrait faire pan pan sur les Boches ! Caïd bon soldat !… »

 

Palas se mordait les doigts pour ne pas laisser échapper un rugissement en entendant cette horreur de Ben Kassah, le « fagot » musulman, voleur de petites filles et pourvoyeur, réclamer sa part au combat !

 

Hélas ! Hélas ! ne soupirait-il pas lui-même après la sienne ! Et c’est bien parce qu’ils l’avaient entendu, le soir où ils avaient appris la déclaration de guerre, clamer son désespoir et encore une fois son innocence et réclamer un fusil, que les misérables se gaussaient de lui sinistrement.

 

« Je viens de voir le payot qui raboule de la vergne (le vaguemestre qui revient de la ville), déclara le Parisien, il apporte de fameuses nouvelles ! Paraît que Joffre réclame Palas pour en faire son chef d’état-major ! »

 

Cette fois Palas bondit et tous reculèrent, car Palas était fort. Seulement ils savaient qu’il répugnait à se « piocher avec les fagots » et, de fait, il se contenta de leur cracher quelques menaces qui déchaînèrent leur rire, à distance.

 

« Si tu crois que tu nous épates avec tous les flambeaux que tu racontes ! lui cria Fric-Frac. Garde ta salade !

 

– Des vannes à la noix ! exprima le Bêcheur en se mettant prudemment hors de portée, quée jactance !…

 

– Quand t’auras bien jacté, j’te bénirai quoiqu’j’ai su l’cœur ! » annonça le Parisien, qui n’osait se mesurer avec Palas, mais qui le haïssait tant qu’il mourait d’envie de le battre…

 

Il fit un pas vers Palas.

 

Celui-ci serrait les poings. Il commençait à voir rouge quand l’arrivée d’un nouveau personnage fit disparaître les quatre misérables comme par enchantement.

 

Il n’avait pas eu besoin, celui qui arrivait, d’ouvrir la bouche. Il n’avait eu qu’à se montrer.

 

C’était Chéri-Bibi.

 

II

Chéri-Bibi

 

« Tu es donc sorti du cachot ? demanda Palas.

 

– Oui », répondit le bandit qui travaillait de la pointe de son couteau un morceau de bois dur taillé d’une singulière façon.

 

C’était une figure effroyable que celle de Chéri-Bibi. D’exceptionnelles aventures, de longues années de bagne, coupées d’évasions sans nombre, des passions farouches, la torture de la chair et jusqu’à la flamme ardente du vitriol avaient ravagé cette face formidable qu’on ne pouvait voir sans terreur.

 

Cependant de temps à autre – quand il regardait Palas par exemple – une lueur de bonté étrange éclairait cette tête d’enfer.

 

Toute sa personne, du reste, était redoutable. Ses poings énormes, sa carrure, ses épaules qui semblaient faites pour soulever de prodigieux fardeaux, tout en lui donnait une impression de force irrésistible.

 

Lorsqu’il fournissait un effort, les muscles dessinaient sous sa blouse de forçat un relief saisissant. Cette blouse le couvrait toujours. On ne l’avait jamais vu, comme ses compagnons, travailler ou se promener le torse nu. On disait que la chair de sa poitrine portait, imprimé, le secret de sa vie et que certains tatouages exprimaient en toutes lettres celui de son cœur. Or, Chéri-Bibi avait une grande pudeur pour les choses de l’amour. Cet homme, dont on ne comptait plus les crimes, avait toujours eu, comme on dit, des mœurs irréprochables.

 

Chéri-Bibi et Palas se croyaient seuls. Ils n’avaient pas vu Fric-Frac revenir sournoisement sur ses pas pour, à l’abri d’un rocher, les guetter et les écouter. Chéri-Bibi s’assit à côté de Palas, travaillant toujours son morceau de bois dur.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Palas.

 

– Ça ! répliqua Chéri-Bibi, c’est la clef de la liberté !

 

– Qu’est-ce que tu dis ? » fit Palas en pâlissant.

 

Chéri-Bibi poussa un soupir à fendre les cœurs les plus endurcis.

 

« Je t’aime bien, mon poteau, et j’aurais voulu te conserver près de moi, dit-il d’une voix qui tremblait, mais je vois bien que tu te meurs ici !… Réjouis-toi ! Tu seras bientôt libre ! Tu vas pouvoir retourner en France, Palas ! »

 

Celui-ci savait que Chéri-Bibi ne parlait jamais inutilement. Il le crut. Un espoir immense gonfla sa poitrine.

 

« En France ! soupira-t-il.

 

– Vingt-deux », souffla le bandit.

 

Vingt-deux, dans le langage du bagne, signifie « Attention ! »

 

Palas tourna légèrement la tête et aperçut la silhouette d’un garde-chiourme qui passait non loin d’eux, le fusil en bandoulière.

 

L’artoupan jeta un coup d’œil de leur côté et s’éloigna en longeant le flot.

 

Fric-Frac était toujours à son poste d’écoute. Chéri-Bibi continuait :

 

« Et, tu sais !… je te donnerai les papiers d’un honnête homme ! T’auras tout ce qu’il faut pour te faire encore du bonheur !

 

– Mon Dieu ! » gémit l’autre.

 

Et il regarda Chéri-Bibi. Chéri-Bibi pleurait.

 

Palas tressaillit. C’était un spectacle auquel il n’avait jamais assisté ; des larmes dans les yeux de Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi se donna des coups de poing dans les yeux, pour se punir certainement de cet instant d’attendrissement et il cracha un blasphème épouvantable.

 

« Pourquoi ne fuis-tu pas avec moi ? demanda Palas.

 

– Parce que je te gênerais, mon petit ! T’auras vite oublié Chéri-Bibi, va !…

 

– Jamais, dit l’autre. Il n’y a que toi de bon pour moi ici ! Tu n’as pas cessé de me protéger.

 

– Te protéger ! T’as besoin de la protection de personne ! Sous tes dehors de demoiselle t’es aussi fort que moi ! Si tu avais voulu les bomber une bonne fois ceux qui te font du boniment, ils t’auraient vite fichu la paix ! Mais t’es trop grand seigneur ! Du reste, c’est ce qui m’a plu en toi ! Moi, j’aime les gens bien élevés ! et puis j’aime aussi les honnêtes gens ! et t’es un honnête homme ! Je te crois quand tu me dis que t’es innocent ! Je me rappelle le temps où je n’avais pas encore fichu mon premier coup de couteau ! Ah ! je le vois toujours, ce premier coup de couteau ! J’en avais toujours un, de couteau, à la ceinture. J’étais garçon boucher au Pollet ! Tu le connais, le Pollet ? C’est près de Dieppe. L’été, tu as dû aller aux courses par là ? T’as toujours été un type chic, toi ! Pourquoi que te revoilà tout pâle ?

 

– Parce que je pense aux courses de Dieppe ! fait Palas en fermant les yeux.

 

– Oui, c’était le bon temps, hein ? Crois-tu qu’il y en avait des élégances. Du v’lan ! du zinc ! et des gommeux anglais ! Et des cocottes que c’en était honteux ! Pour t’en revenir à mon premier coup de couteau, ça m’est arrivé juste sur la falaise de Dieppe. Un voyou était en train de faire passer le goût du pain à un brave homme. J’arrive. J’veux donner un coup de couteau au voyou, je tue l’honnête homme ! C’est moi qu’ai été condamné… Fatalitas ! V’là le départ de tous mes malheurs !… Mais je ne veux plus penser à tout ça ! ni à la France, ni à rien ! J’ai commis plus de crimes que j’ai de doigts aux deux mains ! Et toujours dans la meilleure intention ! Tu sais ; c’est comme un fait exprès ! Fatalitas ! Alors, vaut mieux que je reste ici, pas ? Une fois pour toutes ! Le bagne, vois-tu, il a été fait pour moi, c’est mon foyer !… Toi, t’es jeune, c’est une autre paire de manches ! Tu peux te refaire une vie ! Épouser une brave et honnête femme, la rendre heureuse ! Un conseil : fuis les gourgandines ! Tu dois en être corrigé, hein ?

 

– Il y a des chances ! fit Palas en souriant à Chéri-Bibi, dont les propos de haute moralité l’étonnaient toujours dans cette bouche effroyable… Mais tu ne m’as toujours pas dit ce que tu fabriques là ! »

 

Chéri-Bibi ne répondit pas tout de suite, mais levant les yeux vers le môle dont on apercevait la pointe protégeant un petit port naturel, il dit :

 

« Aborgne (regarde) un peu là-bas ce qui se passe. »

 

Palas regarda. Là-bas, une forte chaloupe à pétrole venant certainement des établissements forestiers de Saint-Laurent-du-Maroni, accostait au môle. Un officier en sortait et était reçu sur le môle par le groupe des autorités qui avaient la garde de l’île.

 

« Zieute bien ce qui se passe ! continuait Chéri-Bibi, qu’est-ce que tu vois ?

 

– Eh bien, mais, répondait Palas, c’est l’officier de surveillance qui vient de finir sa tournée. Ils doivent tous lui demander des nouvelles de la guerre. Elles ne doivent pas être bonnes. Ils n’ont pas l’air de se réjouir.

 

– Et après ?

 

– Après ? Le lieutenant se penche sur la chaloupe.

 

– Ah ! fit Chéri-Bibi, nous y voilà. Et alors ?

 

– Le mécanicien est debout sur le roof et lui passe quelque chose que l’officier met dans sa poche.

 

– Halte ! T’en as assez vu ! et maintenant, regarde ça ! »

 

Chéri-Bibi montrait son bout de bois, auquel il avait cessé de travailler…

 

« Ça, continua le bandit, c’est exactement la chose que l’officier de surveillance vient de mettre dans sa poche. Et sais-tu ce que c’est que la chose ? C’est une pièce du moteur indispensable pour que la machine marche ! Quand il a ça dans sa poche, l’as de carreau (l’officier) est tranquille. Rien à faire pour les « fagots » avec son grafouilleur ! (Rien à faire pour les forçats avec sa chaloupe automobile). En allant de corvée à Saint-Laurent, j’ai eu l’occasion de bien examiner sa pièce. Je te jure que celle-là doit y ressembler comme une fraline (sœur), et s’il y manque quelque chose, on fera ce qu’il faudra ce soir.

 

– Ce soir ! s’exclama Palas.

 

– Oui, mon petit ! ce soir tu seras libre, foi de Chéri-Bibi ! J’ai fini de creuser mon trou dans la case ! Ce soir on va rigoler. Vingt-deux ! Les artoupans ! On sonne l’appel ! »

 

Les deux forçats se levèrent. Palas, derrière Chéri-Bibi, vacillait d’espérance. Ils s’en furent s’aligner avec les autres de leur bordée dans un chemin creux que dominait une case de l’administration ; c’est là qu’ils travaillaient à tracer une nouvelle route qui traversait l’île.

 

Or, de toute cette journée, Palas et Chéri-Bibi n’avaient pas fait un geste qui ne fût épié de Fric-Frac, pas échangé une parole qui n’eût été entendue ou devinée de lui.

 

Fric-Frac avait dit entre-temps au Parisien, au Caïd et au Bêcheur :

 

« Tenez-vous chauds ! Y aura du bon ce soir à la neuille autour des cubes ! (Tenez-vous prêts, y aura du bon cette nuit, pendant la partie de dés.) »

 

Quand il fut six heures, après le dernier appel, les forçats se dirigèrent vers leurs dortoirs, presque gaiement. La journée était finie.

 

Les forçats sont alors enfermés dans leurs « cases », dortoirs communs, où ils font ce qu’ils veulent, dorment ou boivent, ou jouent, débarrassés des gardes-chiourme. Chéri-Bibi, Palas, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd, le Bêcheur partageaient la même case avec une vingtaine d’autres. Ce soir-là, « l’as de carreau » fit la tournée des dortoirs.

 

Alignés devant la double rangée de leurs hamacs, ils écoutaient ses observations. L’officier leur déclarait qu’il ne voulait point de bruit dans la case ; qu’ils étaient chez eux, la porte fermée, mais que c’était pour dormir et que si l’on avait encore à se plaindre d’eux, il enverrait toute la case dans les cages du bâtiment central.

 

Avant de partir, il demanda :

 

« Quelqu’un a-t-il à me présenter une observation ? »

 

C’est alors que Palas s’avança et dit :

 

« Monsieur l’officier, le bruit court que de mauvaises nouvelles sont arrivées de France.

 

– En quoi cela peut-il vous intéresser ? répliqua l’autre très durement. Des gens comme vous n’ont plus rien à faire avec la France ! »

 

Palas avait pâli. Un grondement des plus menaçants courut les rangs des bagnards. Les artoupans leur imposèrent silence en sortant leurs revolvers.

 

Cependant l’un des forçats ne put s’empêcher de s’écrier :

 

« Qu’on nous donne un fusil, on verra si nous ne savons pas mourir comme les autres !…

 

– Vous n’en êtes pas dignes ! » répliqua l’officier, et il s’éloigna.

 

La porte fut refermée. Des poings terribles se dressèrent. Un tumulte de blasphèmes emplit la case. Palas se jeta dans son hamac et se cacha la figure dans les mains.

 

Pour des êtres qui ont été accablés par le destin comme Palas, ces heures de dortoir, si chères aux autres à cause de l’absence de toute surveillance, étaient certainement ce qu’il y avait de plus dur dans le châtiment dont la justice humaine l’avait frappé. La promiscuité y était abominable. Toutes les passions, tous les vices entretenus par l’alcool et le jeu s’y donnaient un libre cours. Là, c’était vraiment l’enfer. Heureusement pour Palas que le sort, si cruel par ailleurs, lui avait donné comme compagnon Chéri-Bibi. La présence de ce dernier et la terreur qu’il inspirait faisaient qu’on laissait Palas à peu près tranquille.

 

Dans son hamac, il fermait les yeux pour ne point voir toutes ces têtes hideuses, mais il entendait. Et c’était horrible !

 

Les bouteilles de tafia, les jeux de cartes, l’or sortaient l’on ne savait d’où et le sabbat commençait.

 

Sans se préoccuper de ce que l’on faisait autour de lui, Chéri-Bibi avait soulevé une des dalles dont le sol de la case était pavé. Un trou était là, béant : il s’y introduisit. Il y avait deux mois que Chéri-Bibi travaillait à ce trou.

 

Il n’avait été interrompu dans son travail souterrain que par les huit jours de cachot qu’il s’était fait donner dans l’intention d’achever tranquillement de sculpter de la pointe de son couteau le bout de bois qui devait leur fournir le moyen d’user du moteur de la chaloupe.

 

Quand il travaillait à son trou, ses compagnons, chaque matin, l’aidaient à sortir, sans qu’on s’en aperçût, la terre qu’il avait extraite pendant la nuit. Il avait promis en échange aux fagots qu’il y aurait, au bout de son projet, de l’évasion pour tous ceux qui en voudraient.

 

Il ne s’était pas expliqué davantage. On le laissait faire, curieux de ce qu’il allait tenter.

 

Le Parisien et sa bande ne l’avaient pas vendu et il y avait à cela plusieurs raisons, dont la moindre n’était pas que Chéri-Bibi avait déclaré que si on le vendait, il saurait qui avait fait le coup et que de toute façon, même s’ils étaient innocents, il ferait passer le goût du pain au Parisien et à Fric-Frac. Il se trouva encore que, depuis quelque temps, le Parisien et sa bande nourrissaient le projet, eux aussi, de s’évader.

 

Ils ne désespéraient point que le plan de Chéri-Bibi, quand ils le connaîtraient entièrement, leur fût utile. Ce soir-là, assis sur leurs sacs, dans un coin, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur regardaient Chéri-Bibi se glisser dans son souterrain.

 

« C’est-il qu’il sera bientôt fini, ton trou ? demanda le Bêcheur.

 

– Je vous demande encore huit sorgues (nuits) », fit Chéri-Bibi, et il disparut.

 

Les quatre forçats avaient sorti les dés et faisaient une partie à la lueur sinistre des falots réglementaires accrochés au toit du baraquement.

 

La nuit était tombée, rapide, comme toujours dans ces régions.

 

D’autres parties, dans tous les coins, avaient commencé. Il y en avait qui jouaient aux cartes. On avait débouché des bouteilles. Une abominable odeur de rhum s’était répandue.

 

Dans son hamac, Palas semblait dormir.

 

« Chéri-Bibi vous ment, souffla Fric-Frac à ses trois acolytes : Chéri-Bibi nous a chiqué (menti). C’est ce soir qu’il fait son coup. Il s’échappe par son souterrain et embarque dans la chaloupe de l’as de carreau. Il a un truc pour faire marcher la machine. Palas doit aller le rejoindre dans une demi-heure, sitôt que Chéri-Bibi aura paré le moteur prêt à partir. Mais les poteaux (camarades) empêcheront Palas de sortir, et c’est nous qui nous esbignerons ! Chéri-Bibi, ne voyant pas arriver Palas, reviendra le chercher, nous en profiterons pour sauter dans la chaloupe, et en route ! »

 

Le coup était savamment monté ; les autres « fagots », furieux d’apprendre que Chéri-Bibi les avaient trompés, se tenaient prêts à marcher sur un signe de Fric-Frac.

 

Palas simulait le sommeil. Et cependant une fièvre intense le brûlait. À cette heure effroyablement décisive, il songea à sa mère morte de douleur, et il pria vers elle ! sa maman ! Les années dorées de sa belle jeunesse ! Il revécut le passé. Il revit sa lumineuse image quand tout lui souriait, quand il n’avait qu’à se pencher pour cueillir toutes les fleurs embaumées de la vie…

 

III

Les ombres du passé

 

Mais voilà que dans ce jardin enchanté, Raoul n’avait pas su choisir…

 

Il a toujours fallu très peu de chose pour que le Paradis devienne le Jardin des Supplices… À l’aurore de la vie comme à l’aurore du monde, il suffit toujours d’un geste de femme pour déterminer la catastrophe…

 

Que de folies il avait faites pour cette danseuse fantasque qui se moquait de lui et qui le ruinait, pour cette Nina-Noha qui n’avait su que le torturer, l’affoler de jalousie et le précipiter aux pires fièvres du jeu !

 

Alors il s’était lâchement accordé une excuse à ces premiers désordres. Si la courtisane avait été sa première passion, elle n’avait pas été son premier amour ! C’est dans ses bras qu’il avait voulu oublier une femme, une jeune amie de sa mère, douloureusement mariée à un très honnête homme qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle s’était donnée à Raoul dans un moment d’égarement, puis s’était reprise aussitôt, poursuivie par le remords de la faute commise… Ça avait été là pour Raoul et pour cette femme une terrible aventure, pleine d’un mystère redoutable auquel Raoul, maintenant, ne pouvait songer sans une inexprimable angoisse…

 

Mais comme elle avait été vite oubliée, cette première faute de sa vie, dans la loge où Nina-Noha rhabillait chaque soir sa beauté quasi nue, après les danses d’un art violent, tour à tour langoureux et brutal, qui faisait courir tout Paris !… Il avait voulu être le seul maître de cette idole ! Stupide orgueil ! Folie ! Il avait payé de son patrimoine quelques instants d’un plaisir toujours disputé.

 

Quelle pitié ! Il se rappelait certain soir de répétition générale dans un petit théâtre mondain du boulevard où Nina avait triomphé ! Elle lui avait promis de souper avec lui. Pénétrer à une heure du matin dans une salle de restaurant à la mode avec cette femme couverte de bijoux à son bras, était pour Raoul une joie éclatante pour laquelle, comme un enfant, il donnait tout ce qu’il possédait !

 

Elle avait été bonne ce soir-là : elle lui avait permis de l’afficher ! Raoul de Saint-Dalmas, aux yeux de tous, était l’heureux ami de Nina-Noha ! Quelle heure inoubliable ! Palas voyait encore la salle chaude, éblouissante de lumières et de la parure des femmes ; il entendait encore les tziganes et leur musique frénétique ; il eût pu répéter les propos de ses amis qui faisaient la cour à Nina ; mais Nina, ce soir-là, ne les écoutait pas : elle souriait à Raoul qui lui avait promis pour le lendemain ses derniers vingt mille francs…

 

Vingt mille francs un sourire de Nina, c’est pour rien ! Mais le payer du bagne, Raoul, n’est-ce pas un peu cher… Ouvre les yeux, Raoul, et regarde ! Regarde les convives qui sont cette nuit à ton banquet ! Voilà des figures qui changent un peu des petites fêtes du boulevard…

 

Avec quelles expressions de haine ces masques de bagnards se penchaient sur leur misérable victime ! Palas ne disait rien ! Il ne disait jamais rien, ce chien de Parigot, cette « demoiselle » qui était forte comme un Turc et qui, pendant plus de dix ans, n’avait même pas daigné se colleter une seule fois avec eux ! À quoi pensait-il sous ses paupières closes ? Ah ! ils n’étaient pas incapables de lui arracher les paupières pour savoir un peu quel rêve on faisait là-dessous !…

 

Pauvre Raoul ! malheureux enfant qui, au fond de la nuit du bagne, faisait revivre l’éclat des fêtes parisiennes et le souvenir ardent de Nina-Noha !… Elle avait été plus cruelle encore que ses bourreaux actuels, la jolie danseuse qui l’avait mis si bien à la porte quand il avait été ruiné. Alors il avait pensé à son seul refuge, à sa chère maman qui accueillit avec joie l’enfant prodigue.

 

« Maintenant, tu vas travailler ! » Sincère, il avait promis de racheter ses fautes. Mme de Saint-Dalmas avait conduit son fils chez un vieil ami de la famille, le banquier très parisien Charles Raynaud, qui avait consenti à prendre Raoul chez lui.

 

C’était un très brave homme qui n’avait pas eu lui non plus une jeunesse exemplaire, ce qui ne l’avait pas empêché de se mettre plus tard au travail et d’acquérir une fortune considérable. Il voulut former lui-même Raoul, en souvenir du père du jeune homme qui, lui, avait été un ami fidèle. Il en fit son secrétaire particulier et le garda dans son propre bureau. Au bout de quelques mois, Raoul, qui avait montré une grande volonté de travail et une rare intelligence, était devenu l’homme de confiance de Charles Reynaud.

 

Le malheur fut que Raoul n’avait pas cessé de songer à Nina. Il avait essayé de renouer des relations avec la danseuse. Elle ne l’avait même pas reçu dans sa loge. Il souffrait atrocement de ses mépris. Tout le drame devait venir de là.

 

Le samedi qui précédait le grand prix de Dieppe, Raynaud était entré dans son bureau : avec un ami au moment où Raoul maniait des sommes considérables. Le jeune homme se disposait à les lui remettre.

 

Pendant que Raoul comptait les liasses de dix mille francs, Raynaud disait à son ami :

 

« Le tuyau est sûr !… Volubilis à vingt contre un, dans un fauteuil !… »

 

On vint demander sur ces entrefaites le banquier, qui passa dans une pièce adjacente. Son ami ne l’attendit pas. Raoul avait des flammes au cerveau. Il avait arrangé, pour le lendemain, un voyage à Dieppe, moins pour voir sa maman qui s’y trouvait en villégiature, que parce qu’il savait que Nina serait au grand prix !… Nina ! Volubilis ! Vingt contre un ! et deux louis en poche !

 

Ses mains froissaient fébrilement tous ces billets, dont un seul pouvait lui redonner une petite fortune.

 

Charles Raynaud était l’ami intime du propriétaire de Volubilis. Raoul n’avait aucun doute sur la valeur du tuyau. Il pensait pouvoir rembourser le surlendemain… Tout de même, un emprunt pareil, quelle que fût la somme et l’espérance de remboursement, ça avait un nom !

 

Raoul était en train de désépingler une liasse de dix mille, pour lui emprunter une coupure, une seule !… quand Raynaud rentra dans le bureau… Il n’eut que le temps de faire disparaître toute la liasse dans la poche intérieure de son veston… Le banquier jeta en hâte toutes les sommes qui se trouvaient sur la table dans son coffre, sûr de la comptabilité et de l’honnêteté de Raoul. Et il partit… Derrière lui, un jeune homme, d’une pâleur mortelle, faisait un geste comme pour le retenir… mais le banquier ne se retourna pas.

 

Raoul de Saint-Dalmas avait cinq cents louis à mettre sur Volubilis et c’était un voleur !…

 

…………………………

 

La minute qu’il vécut quand, le lendemain, la cloche du pesage annonça que le départ venait d’être donné, comment l’oublierait-il jamais ! Quelle torture et quel espoir habitaient son cœur ! Oui, dans une minute, montre en main, il serait un homme perdu à jamais ou riche de nouveau et nul ne pourrait soupçonner sa honteuse défaillance… et Nina-Noha serait à lui !

 

C’est pour elle qu’il avait vécu cette minute atroce ! Il avait passé la nuit à errer comme un insensé sous ses fenêtres !… Mais quelle revanche, peut-être, se préparait pour lui… Dans une minute, il serait fixé : Nina ou la cour d’assises !

 

Il n’avait pas voulu voir la course. Seul, derrière les tribunes, il marchait. La sueur coulait de ses tempes ! Quelqu’un qui l’eût rencontré alors, l’eût difficilement reconnu, tant la folie du moment l’avait ravagé ! Ses gants, entre ses mains, n’étaient plus que des loques.

 

Un immense silence planait sur le champ de courses comme il arrive parfois dans les secondes critiques où le sort d’une grande épreuve est en suspens…

 

Et puis, tout à coup, il y eut mille cris :

 

« Volubilis ! Volubilis ! Volubilis ! tout seul ! »

 

Il se rua vers les tribunes, bouscula des joueurs qui protestèrent, mais arriva à temps pour voir Volubilis… que l’on avait cru un moment vainqueur, arriver quatrième…

 

Raoul descendit les gradins avec des hésitations de vieillard.

 

Il voulait quitter le champ de courses, tout de suite. Il pensait à se tuer. Il rencontra Nina entourée de ses amis : « Eh bien, mon petit, il me coûte cinquante louis, ton tuyau ! » Il ne répondit pas. Il lui jeta un regard de désespoir infini. Il ne l’aimait plus. Son désastre moral était si grand qu’il ne lui restait plus qu’un horrible mépris pour elle et pour lui-même. Il gémit :

 

« Pardon, maman ! »

 

Et c’était pour sa mère qu’il avait renoncé au suicide…

 

Il s’était demandé, à cause d’elle, s’il n’y avait point quelque chose de mieux à faire et de plus brave que de se loger une balle dans la tête. Les bons sentiments qui étaient encore au fond de lui et que n’avaient pu étouffer tout à fait les désordres de son imprudente jeunesse lui avaient dicté son devoir. Dès le lendemain matin de ce jour fatal, il se rendait à son bureau comme à l’ordinaire. Il était décidé à tout dire à Raynaud.

 

Celui-ci ne parut pas de la matinée. Raoul eut encore à manier de fortes sommes. Pas une seconde la possibilité de regagner les dix mille francs volés en faisant un nouvel emprunt à la caisse ne le tenta. Il n’en eut même pas l’idée. Son premier geste, dans ce genre d’exercice, l’avait rempli d’une horreur sans nom. Il se sentait capable de mourir de faim devant des millions.

 

L’après-midi, il fut le premier au bureau, Raynaud ne venait toujours pas. Le supplice de Raoul était à son comble. Un haut employé de l’administration qui eut l’occasion de lui parler fut frappé de sa pâleur et de son air égaré. Il ne paraissait pas entendre ce qu’on lui disait :

 

« Vous êtes malade ? » lui demanda-t-il.

 

Il ne répondit pas à sa question, mais demanda :

 

« Est-ce que M. Raynaud ne doit pas venir aujourd’hui ?

 

– Si, mais il arrive tard. Il est à la vente des bijoux de la reine de Carynthie. »

 

Raynaud rentra vers les six heures. Mais il n’était pas seul. Il avait avec lui quelques amis qui le félicitaient de l’achat d’un collier de perles magnifiques. Sans s’apercevoir du trouble de Raoul, il lui montra le collier dans son écrin. Raoul connaissait déjà ce bijou que Raynaud désirait acquérir et qu’il était allé voir avec lui chez l’expert. Il se pencha sur le collier sans pouvoir prononcer un mot. Raynaud crut qu’il prolongeait à dessein son examen à cause d’une des perles qui avait un défaut :

 

« Je ne comprends qu’ils aient laissé cette perle dans un pareil joyau, disait Raynaud. Je la ferai enlever. Tel quel, le collier est encore pour rien : cent cinquante mille francs ! »

 

Raoul, pour qu’on ne s’aperçût pas de son agitation, continuait de fixer stupidement le collier. Toute sa vie, il devait en avoir la vision…

 

« C’est une perle morte, mais il serait peut-être possible de lui rendre son éclat primitif. »

 

Et ces messieurs discutèrent quelque temps là-dessus.

 

Puis ils se retirèrent et Raoul et Raynaud restèrent seuls. Alors Raoul dit tout. Pendant qu’il parlait, le banquier le regarda d’abord avec stupéfaction, puis avec une menaçante sévérité : c’est en tremblant que Raoul termina sa confession.

 

« Ce n’est pas pour moi, monsieur, que je vous implore. C’est pour ma mère : qu’elle ne sache rien ! Je me tiens à votre disposition pour faire ce que vous voudrez ! Je suis votre chose ! J’accepterai le travail le plus misérable et, devrais-je les regagner sou à sou, je vous rendrai ces dix mille francs !… »

 

Il s’était tu. Le banquier gardait le silence, un silence terrible qui se prolongeait. Raoul crut qu’il était perdu. Il sortit un revolver de sa poche.

 

Raynaud vit le geste, comprit que Raoul allait se tuer. Il lui saisit la main, le désarma, jeta le revolver sur le bureau :

 

« Malheureux enfant, qu’as-tu fait là ! »

 

Raoul s’écroula à ses genoux en sanglotant. Il le releva.

 

« Rassure-toi, ta mère ne saura rien ! »

 

Le banquier alla lui-même pousser le verrou de la porte qui faisait communiquer son cabinet avec les bureaux de son administration et revint à Raoul.

 

« Comprends-tu que ce qu’il y a de plus affreux dans cette histoire, c’est que toi, qui as reçu une éducation exceptionnelle et dont je veux croire, malgré tout, le fonds honnête (tes aveux et ton repentir me le prouvent), tu n’aies pas su résister à une aussi basse tentation ! Tu es plus coupable qu’un autre, Raoul ! Écoute : voici ce que j’ai décidé : tu vas quitter Paris, la France et toutes les Nina-Noha qui ont fait ton malheur. Tu iras te refaire une vie en Amérique. Tu prendras demain matin le paquebot qui part du Havre pour New York ; je dirai à ta mère que c’est moi qui t’ai expédié là-bas d’urgence pour une affaire importante. Tu vas prendre le rapide de huit heures, ce soir. Tu n’as pas de temps à perdre ! »

 

Et, ouvrant son coffre-fort, il y prit deux liasses de dix mille francs qu’il tendit à Raoul.

 

« Débrouille-toi avec cela et redeviens un honnête homme ! Ne me remercie pas. Je fais cela en mémoire de ton père qui m’a rendu de gros services ! »

 

Raoul, éperdu, suffocant de reconnaissance, partit avec les vingt mille francs. Le banquier lui ouvrit lui-même la petite porte qui lui servait d’entrée particulière et qui permettait la sortie directe par la cour.

 

Il avait laissé son coffre-fort ouvert.

 

Il n’y avait pas une minute qu’il était revenu dans son cabinet que, des autres bureaux, on entendit un tumulte effroyable, des cris, le bruit d’une lutte, un coup de feu. On se rua sur la porte du cabinet. On dut la défoncer. Quand on pénétra dans le bureau particulier de Raynaud, celui-ci gisait, tué d’une balle au front devant son coffre-fort ouvert.

 

Le collier, les titres, les billets, tout ce qui avait une valeur avait disparu.

 

On chercha Raoul. Il restait introuvable. On se rappela la mine singulière qu’il avait eue ce jour-là. Le soir même, l’enquête avait établi que le revolver fumant encore, trouvé dans le bureau, avait été acheté le matin de ce jour par Raoul. On ne douta point qu’il eût fait le coup, ni qu’il se fût échappé par la fenêtre laissée grande ouverte et donnant sur le toit d’une petite pièce en encorbellement d’où l’on pouvait gagner, par une fenêtre, l’escalier intérieur d’un immeuble voisin.

 

Le lendemain matin, Raoul était arrêté au Havre au moment où il se disposait à prendre le paquebot pour l’Amérique.

 

C’est en vain qu’il clama son innocence. Son avocat lui-même n’y crut pas. Trop de preuves l’accablaient. On sait le reste.

 

IV

Quelques gestes dans la nuit

 

Nous avons vu Chéri-Bibi quitter le dortoir pour se glisser dans son trou.

 

Le souterrain qu’il avait creusé là avec une patience et une astuce que l’on ne rencontre qu’au bagne, constituait un travail de géant, pour peu que l’on songe à la simplicité excessive des outils dont il disposait : un couteau, une pointe de fer et quelques boîtes à sardines. Cependant, il en était arrivé à bout… et tout seul, défendant à quiconque de mettre le nez sur son ouvrage… Le souterrain était long de plus de cent mètres, s’avançant autant que possible dans de la terre meuble, mais évitant le sable, pour déboucher entre deux rochers… On se trouvait alors dans un endroit absolument désert, surtout la nuit. Enfin ce débouché se trouvait sur la grève le long de laquelle Chéri-Bibi devait se glisser pour atteindre le môle où était enchaînée la chaloupe…

 

Quand il apparut à l’orifice de ce trou, il n’était pas plus de neuf heures du soir.

 

La nuit était claire, de sa clarté équatoriale. Il fallait donc prendre de grandes précautions pour n’être point aperçu, soit des gardes de service, soit des rondes…

 

Mais, en dehors de ces rondes qui suivaient toujours le même chemin, à heures fixes, le service de garde était réduit à sa plus simple expression. C’était l’heure du dîner pour les autorités et du repos pour les bagnards enfermés dans leurs cases.

 

Un artoupan, le fusil en bandoulière, était généralement assis sur un banc, adossé à un petit baraquement à l’extrémité du môle, veillant vaguement, fumant et attendant en bâillant son heure de relève.

 

Ce soir-là, Chéri-Bibi en se glissant à quatre pattes, le long du môle, put constater que l’artoupan n’y était pas. Où était-il ? S’était-il endormi dans la baraque ? Avait-il coupé à son service et buvait-il du tafia en compagnie de quelques camarades ?

 

« Tant mieux pour lui ! » souffla Chéri-Bibi, et il sauta dans la chaloupe… Il ajouta même, toujours en aparté : « et tant mieux pour moi !… » Chéri-Bibi répugnait, en général, aux gestes de grande brutalité ; il ne s’y résolvait que contraint et forcé, et il avait suffisamment, à ce propos, eu l’occasion d’accuser la fatalité pour remercier, pour une fois, la Providence qui lui épargnait la vie d’un homme !…

 

…………………………

 

Une demi-heure environ après le départ de Chéri-Bibi, il y avait un étrange silence dans la case. Tous les jeux s’étaient arrêtés, tous les regards étaient tournés d’un même côté. Le trou creusé par Chéri-Bibi était presque sous le hamac de Palas, qui venait de laisser glisser ses jambes sur le sol, mais qui s’arrêta soudain dans son mouvement, surpris par le silence subit.

 

Et tout à coup, tous se ruèrent sur lui :

 

« Où vas-tu ? »

 

Palas les vit si menaçants qu’il comprit qu’ils étaient déterminés à tout, plutôt que de le laisser sortir de la case.

 

Il essaya de parlementer :

 

« Je vais rejoindre Chéri-Bibi. Il m’a demandé de venir l’aider. Qu’est-ce qu’il y a là qui vous gêne ? »

 

Palas ne parlait jamais argot. Cela encore était fait pour exciter l’animosité des bagnards, qui ne pardonnaient point à Palas d’être resté aussi distant avec eux qu’aux premiers jours.

 

« Des vannes ! Des vannes, l’épateur ! Le batteur ! C’est pas vrai ! Chéri-Bibi veut jamais qu’on taupe (travaille) pour lui. N’a besoin de personne pour arracher son copeau !

 

– Il m’a dit de venir le rejoindre !

 

– Tu mens ! Palas ! faut rester icicaille ! Un bon conseil : range tes gadins (pieds) et « joue de l’orgue » (ronfle), c’est ce que t’as de mieux à faire ! »

 

C’était le Parisien qui avait parlé.

 

Il se tenait, du reste, à une distance suffisante de Palas.

 

De son côté Fric-Frac dirigeait son monde assez sournoisement, en poussant le plus possible contre Palas, se disant qu’il n’y en aurait jamais trop et qu’il allait y avoir de la casse !

 

La bataille fut déchaînée par un mouvement brutal de Caïd, qui avait saisi les pieds de Palas et les avait rejetés dans le hamac.

 

Palas bondit hors du hamac sur le Caïd, mais celui-ci lui échappa. Ils furent vingt sur Palas… Il y eut des coups terribles. On entendait sonner des crânes sur les dalles.

 

Cette case où se déchiraient des bêtes fauves était pleine de sourds rugissements, de râles effroyables. Sentant que la haine de ses compagnons ne lui permettrait jamais de s’évader, Palas, dont le dernier espoir était mort, résolut de mourir avec lui. Mais il se paierait en mourant de tout ce qu’il avait souffert, de tout ce qu’il avait enduré de ses ignobles geôliers, plus haïssables que les artoupans et plus féroces que les monstres eux-mêmes qui guettent leur proie derrière les rochers de la « Royale ».

 

Il se battit comme un lion.

 

Beaucoup de ceux qui l’accablaient devaient conserver longtemps les traces cruelles de cette lutte sanglante.

 

Cependant, dans cet étroit espace, il succomba bientôt sous le nombre.

 

Quasi étouffé, réduit à l’impuissance, vingt forçats pesant sur ses membres, il se vit lié étroitement et formidablement par une corde sortie d’on ne sait où. Ainsi fut-il rejeté dans son coin, haletant et vaincu… Il ferma les yeux pour qu’on ne vît pas son désespoir !

 

Ainsi, au moment où il croyait en sortir pour toujours, la géhenne le reprenait tout entier. Continuer à vivre cette vie ! Plutôt mourir ! Pourquoi ne l’avaient-ils pas tué tout à l’heure ? Que n’avait-il senti autour de sa gorge rugissante l’étreinte de fer des doigts assassins qui l’auraient délivré de cette existence maudite ? Dix ans il avait enduré ce supplice ! dix ans pendant lesquels il n’avait cessé d’espérer sa délivrance par l’évasion ou par le miracle qui aurait prouvé son innocence ! Maintenant il n’espérait plus rien ! Il songeait au genre de suicide à choisir…

 

Et pendant ce temps-là, Chéri-Bibi l’attendait !… Chéri-Bibi qui avait tout préparé, qui avait accompli des prodiges… pour aboutir à quoi ?…

 

… Parmi les têtes hideuses des bandits penchées sur Palas, celui-ci eût en vain cherché maintenant le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur ! Les quatre forçats, pendant l’atroce bataille, s’étaient glissés dans la galerie creusée par le plus redoutable des « fagots »…

 

Soudain, un coup de feu éclata dans la nuit… Tous sursautèrent. Et « monsieur Désiré » qui aidait à l’ordinaire Pernambouc, le bourreau du bagne, pour une boîte de sardines ou un paquet de « caporal supérieur »… souffla à l’oreille de Palas :

 

« T’as entendu ! On joue aux pruneaux, pas bien loin d’la côte !… Chéri-Bibi a bien pu trinquer ! C’est pas encore c’te sorgue (cette nuit) qu’il te sauvera ! Prends garde que « l’as de carreau » apprenne que t’étais de mèche avec Chéri-Bibi. Y a du gros temps pour la chiourme. Je te dis ! je te dis qu’ils finiront par me donner ta cabèche (ta tête). »

 

Et il ajouta avec son rire ignoble :

 

« Tu sais, ce ne sera pas de refus, je n’ai déjà plus de tabac ! J’ai tout donné aux pott’… monsieur Désiré a bon cœur ! »

 

On entendit soudain le galop des patrouilles… et une voix, au lointain, cria : « On a la peau de Chéri-Bibi !… »

 

Palas pleurait…

 

Disons tout de suite qu’Arigonde, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur, après s’être glissés dans le trou de Chéri-Bibi, en étaient sortis sans encombre.

 

« Compliment à Chéri-Bibi… exprima le Bêcheur en humant l’air frais de la nuit… Sa mère, en le mettant au monde, a dû penser à une taupe !

 

– Ta g… ! et trottons-nous ! commanda Fric-Frac… Chéri-Bibi va pas tarder à aller chercher des nouvelles de Palas !… Attention à manœuvrer !… »

 

Ils suivirent les rochers en bordure de mer ; les vagues, par instants, les mouillaient jusqu’aux genoux…

 

« Halte ! commanda tout à coup Arigonde.

 

– Merci pour le bain de pieds ! grogna le Bêcheur.

 

– Moi, toujours content, jamais malade, jamais mouri !… susurra le Caïd.

 

– Si nous faisons un pas de plus, Chéri-Bibi peut nous apercevoir… » déclara Arigonde.

 

Maintenant le Parisien et sa bande ne bougeaient plus. Ils avaient aperçu la tête de Chéri-Bibi qui se haussait prudemment au-dessus du bordage de la chaloupe, dans le dessein évident d’explorer les environs.

 

Ce que les quatre bandits avaient prévu arriva. Ne comprenant point pourquoi Palas se faisait tant attendre, Chéri-Bibi très inquiet, se résolut à refaire le chemin déjà accompli et à se rendre compte par lui-même des causes de ce retard.

 

Arigonde et ses trois acolytes le virent sortir de sa chaloupe et ramper sur le môle, ne se déplaçant qu’avec les plus grandes précautions et s’arrêtant pour écouter si le silence de la nuit n’était troublé d’aucun bruit suspect.

 

Ainsi gagna-t-il la grève. Nous avons dit que là il était facile de se cacher, en raison de la grande accumulation de rochers dont la plage est couverte.

 

Il n’en est point de même de la rive qui se trouve en face de Kourou et du continent. Celle-ci est plate et toute nue.

 

Chéri-Bibi, bien gardé par les rochers, continua donc son chemin sans encombre, mais aussi à cause des rochers, il n’aperçut point les quatre fuyards qui n’étaient pas à dix mètres de lui…

 

Quand il se fut enfoncé dans l’ombre, les bandits rampèrent à leur tour sur le môle et, de là, se jetèrent dans la chaloupe. Ce fut vite fait, mais ils n’y étaient pas plus tôt installés que Fric-Frac donna l’éveil. Chéri-Bibi revenait.

 

Ils se dissimulèrent tous quatre sous le roof, ne respirant plus, dans l’attente de ce qui allait se passer.

 

Pourquoi Chéri-Bibi revenait-il, et si vite ? Se doutait-il de quelque chose ?…

 

Le redoutable ami de Palas leur inspirait une telle terreur qu’ils avaient peur de son ombre comme des enfants qui, traversant la forêt la nuit, ont peur du loup-garou.

 

Ils n’étaient pas armés. Chéri-Bibi devait l’être, et même s’il ne l’était pas, ils n’auraient pas pesé lourd tous les quatre entre ses énormes pattes…

 

Enfin, ils savaient que certains avaient payé de leur vie l’imagination qu’ils avaient eue de se mettre en travers de ses projets. C’étaient là bien des raisons pour qu’ils se tinssent tranquilles.

 

Mais que pouvait bien faire Chéri-Bibi ? On ne l’apercevait plus. Il avait disparu derrière la machine. Bientôt cependant ils le virent se relever et s’éloigner à nouveau avec les mêmes précautions que la première fois.

 

Quand il eut disparu, Fric-Frac, qui avait été mécanicien dans sa jeunesse, souffla :

 

« Acrès (vite) vous autres ! faites sauter les cadenas des chaînes. »

 

Ses trois compagnons s’y employaient déjà, quand un affreux blasphème de Fric-Frac les fit se retourner.

 

« Vingt D… ! Chéri-Bibi a remporté la pièce du moteur !

 

– Plus rien à faire ! nous sommes flambés ! » gémit le Bêcheur consterné, et il arrêta le Caïd qui, d’une forte poigne, continuait de tirer sur le cadenas.

 

« C’est donc ça qu’il est revenu, le faux frère ! gronda le Parisien. Écoutez, il faut en prendre son parti et se pagnoter sous le roof ! Quand il va revenir avec Palas, il y a des chances pour qu’il ne s’aperçoive de rien ! Ils fileront sur le continent. Quand ils auront accosté, nous sauterons derrière eux ! Et s’ils nous pigent en route, je ne pense pas qu’ils perdent leur temps à nous ramener au pré !… Il y a du bon, faisons les morts !… »

 

Pendant ce temps, Chéri-Bibi continuait son chemin vers l’ouverture de son souterrain.

 

Il se glissait sur la terre avec sa souplesse de grand fauve.

 

Soudain, il s’arrêta. Il avait entendu des voix.

 

Et bientôt il aperçut les silhouettes de l’officier de surveillance et du commandant de l’administration pénitentiaire…

 

Après dîner, ces messieurs faisaient un petit tour.

 

Ils avaient allumé des cigares et parlaient stratégie.

 

Les événements foudroyants de la guerre les passionnaient à ce point que, s’étant arrêtés pour discuter de la retraite ordonnée par Joffre et de la situation de Sarrail à Verdun et de Castelnau à Nancy, ils restèrent là, près d’un quart d’heure, sans que Chéri-Bibi pût faire un mouvement… Fatalitas ! La route était barrée !…

 

D’abord, très inquiet de ne pas voir venir Palas, Chéri-Bibi redoutait maintenant de le voir sortir de l’orifice du souterrain, ce qu’il ne pouvait faire dans le moment sans attirer l’attention des deux chefs.

 

Et le temps passait ! Et il pouvait survenir tel événement qui ruinerait de fond en comble un plan si laborieusement établi !…

 

Or, justement voilà que Chéri-Bibi se prit à frissonner de la tête aux pieds…

 

Chéri-Bibi frissonnait rarement, mais il voyait arriver une chose terrible…

 

Un chien énorme, un véritable molosse, chargé, lui aussi, de la surveillance, accourait droit sur lui.

 

« Tiens ! dit le commandant, voilà Tarasque qui fait sa petite tournée ! Ici, Tarasque !… »

 

Mais la bête, au lieu de se diriger vers le commandant, continuait son chemin sur Chéri-Bibi.

 

Le bandit la vit venir à lui avec une angoisse indicible.

 

Chose singulière, Tarasque ne donnait pas de la voix. Aussi, sans plus s’en préoccuper pour le moment, les deux officiers continuaient-ils à discuter leur plan stratégique…

 

Ils ne se doutaient point qu’à dix pas d’eux se déroulait un drame farouche.

 

Tarasque était un ami de Chéri-Bibi. Comment cette affection était-elle née entre le molosse et l’homme ?

 

Ils s’étaient aimés tout de suite, à leur première rencontre. Ce monstre de chien avait-il deviné un frère dans ce monstre d’homme ?

 

Leurs mufles, à tous deux, avaient du reste plus d’une ressemblance, et leurs instincts de carnage étaient faits pour s’entendre.

 

Toujours est-il que Tarasque, qui n’avait que des crocs pour le menu fretin des bagnards, avait une langue pour lécher les mains de Chéri-Bibi chaque fois qu’il le pouvait.

 

Ceux qui ont pénétré dans la première aventure de Chéri-Bibi et qui savent quel singulier trésor de tendresse cachait le cœur de ce grand criminel maudit du destin, comprendront l’attachement que pouvait avoir le forçat pour cette bête qui le caressait.

 

Eh bien, dans le moment, ses caresses allaient le perdre d’une façon aussi terrible que l’eût été l’attaque la plus forcenée et, du même coup, perdre Palas.

 

Chéri-Bibi aimait Tarasque, mais il avait promis à Palas la liberté !…

 

Encore quelques secondes de ces démonstrations amicales et les deux officiers, mis en éveil, seraient sur la bête et sur Chéri-Bibi…

 

Celui-ci, qui avait mis la tête de Tarasque sous son bras, fouilla avec l’autre main dans sa poche et y prit un couteau tout ouvert…

 

Il s’agissait de tuer la bête de telle sorte qu’elle tombât foudroyée.

 

Le cœur de Chéri-Bibi agonisait. Il avait tué bien du monde dans sa vie, et cela par suite d’événements qui lui paraissaient inéluctables, et il en avait eu bien de la peine, mais jamais encore il n’avait eu tant d’horreur pour son métier d’assassin.

 

Il embrassa la bête, et la bête l’embrassa… Et, pendant ce baiser formidable la pointe aiguë et sûre de Chéri-Bibi entrait dans la gorge de Tarasque et la lui tranchait d’un seul coup « sans avoir à revenir dans la blessure », comme on dit dans le jargon de boucherie.

 

Or, Chéri-Bibi avait été garçon boucher dans sa prime jeunesse. Il connaissait son affaire. Il l’avait prouvé depuis, hélas ! et de toutes les manières ! Il savait tuer proprement. La bête eut un long et affreux soupir et expira en inondant Chéri-Bibi de son sang.

 

« Fatalitas ! » gémit en lui-même Chéri-Bibi.

 

Et cette minute affreuse fut inscrite parmi les plus atroces de son atroce vie…

 

« C’est singulier, exprima le commandant, qu’est-ce que peut avoir Tarasque à soupirer ainsi ?… Tarasque ! Viens ici, Tarasque ! »

 

Voyant que Tarasque n’arrivait pas, les deux hommes se levèrent, très intrigués. Ils s’en furent au roc derrière lequel ils l’avaient vu disparaître et ils trouvèrent la bête étendue sur le sol.

 

« Qu’est-ce qu’elle a ? Elle est malade ! Tarasque ! Tarasque ! »

 

Ils se penchèrent… La bête était encore toute chaude… Soudain le lieutenant se releva en jurant et secouant sa main pleine de sang.

 

Il avait enfoncé sa main dans la gorge de Tarasque !…

 

On avait coupé la gorge du chien !

 

Le commandant jura à son tour. La chose était inimaginable ! On n’avait rien vu, rien entendu !

 

Ça ne pouvait être que le coup d’un « fagot » évadé !… Il donna immédiatement l’alarme en déchargeant en l’air son revolver. Une patrouille qui passait le long de la grève accourut…

 

Et maintenant, pour comprendre ce qui va se passer, il faut se rendre un compte approximatif de la disposition et de l’aspect général des lieux.

 

Les îles du Salut sont séparées les unes des autres par des détroits de quelques centaines de mètres. Elles possèdent une rade sûre, où mouillent les plus grands navires.

 

Le paquebot de la Compagnie transatlantique qui est chargé du service normal entre la Martinique et la Guyane y fait escale à l’aller comme au retour…

 

L’effectif du pénitencier est très considérable ; les îles, en effet, servent de dépôt, et les transportés y séjournent un certain temps avant leur classification, répartition et immatriculation.

 

C’est à l’île Royale que sont installés le commandant et les différents services administratifs, ainsi que les magasins d’approvisionnement, plus un immense hôpital sur lequel sont évacués les condamnés malades des établissements pénitentiaires de Cayenne, de Saint-Laurent et des exploitations forestières.

 

C’est également dans cette île que sont organisés les ateliers de couture, cordonnerie, chapellerie, effets à l’usage des transportés.

 

Enfin nous avons dit que la difficulté des évasions et la possibilité du maintien d’une discipline plus sévère font de l’île Royale le pénitencier de répression pour les incorrigibles ou les bandits célèbres.

 

Il y existe encore une briqueterie.

 

Près de l’extrémité ouest, sur l’hôpital, est allumé un phare à feu fixe, visible à plus de trente kilomètres.

 

On aperçoit et l’on reconnaît de loin les îles parce qu’elles sont élevées ; l’île Royale est la plus haute (60 mètres d’altitude). Du côté du continent, elle se présente en forme de pain de sucre irrégulier.

 

Mais revenons à Chéri-Bibi dont la situation était des plus mauvaises. Il avait pu rétrograder sans être aperçu, mais pour regagner son trou, il lui fallait traverser un espace découvert où il lui était impossible de se dissimuler.

 

D’autre part, il ne pouvait rester où il se trouvait, à vingt pas du cadavre du chien, derrière un gros rocher suspendu où les artoupans l’auraient bientôt trouvé.

 

Ceux-ci étaient accourus à l’appel du commandant. Chéri-Bibi entendit l’un d’eux qui disait :

 

« Il y a du gros temps dans la chiourme depuis hier ! Le bruit court qu’Arigonde allait filer ! »

 

Mais déjà un « sous-corne » remplissait de ses imprécations la nuit sonore !

 

On lui avait tué son chien, son Tarasque !

 

Ce ne pouvait être que Chéri-Bibi qui avait fait le coup ! Tarasque ne se laissait jamais approcher que de Chéri-Bibi…

 

À la nouvelle que Chéri-Bibi s’était évadé, ou du moins tentait de s’évader, et courait librement dans l’île, les artoupans commencèrent à perdre la tête.

 

Les évasions du forçat étaient si célèbres et avaient été souvent accompagnées d’événements si incroyables qu’ils ne pouvaient, à cette idée, conserver leur sang-froid.

 

Il fallait avertir la garde, mettre toute la garnison sur les dents !…

 

Le commandant et le lieutenant les arrêtèrent. Chéri-Bibi ne pouvait être loin…

 

Il venait de tuer cette bête à quelques pas de l’endroit où ils se trouvaient. Cet endroit était découvert. Le bandit n’aurait pu le traverser sans qu’ils s’en fussent aperçus ! Et, logiquement, le commandant s’avança vers la pierre qui cachait Chéri-Bibi.

 

Celui-ci était en train de songer :

 

« Vais-je me laisser accrocher, me livrer maintenant, quitte à recommencer une autre fois ?… »

 

Il balança une seconde à cause des difficultés formidables et imprévues qui se dressaient tout à coup devant lui !

 

Et puis l’accumulation même de ces difficultés tenta ce cœur diabolique. Il pensait aussi qu’on ne réussit pas une autre fois un coup raté ! Qu’il lui faudrait retrouver autre chose, recommencer un plan, que ce serait long, qu’il serait mis au cachot pour de longs mois, que l’on découvrirait son souterrain et que peut-être le « truc » de la chaloupe ne serait plus possible.

 

Enfin, il avait donné sa parole d’honneur à Palas !

 

Et quand Chéri-Bibi avait donné sa parole d’honneur, il n’y avait pas d’exemple qu’il ne l’eût tenue à fond, pour le bien ou pour le mal, deux termes entre lesquels il se promenait depuis si longtemps le couteau à la main, qu’il n’en distinguait point toujours d’une façon bien nette la différence. Eh bien, cette fois encore, il vaincrait donc ! ou il y laisserait sa réputation avec sa peau.

 

Le commandant avançait toujours…

 

Il allait le découvrir. La minute était décisive pour le bandit ; il ne pouvait être sauvé que par quelque surprise et par un effort prodigieux.

 

Cette roche surplombait une sorte de talus au pied duquel le groupe venait de parvenir. Chéri-Bibi, depuis un instant, s’était arc-bouté et, silencieusement, dépensait une énergie formidable.

 

Tout à coup, la roche, arrachée à son lit de glaise, bascula et roula sur les artoupans. Ceux-ci poussèrent des cris horribles. Quelques-uns d’entre eux furent grièvement blessés.

 

Le commandant et le lieutenant n’avaient eu que juste le temps de se jeter de côté ! Profitant du désarroi, Chéri-Bibi avait fait un bond dans la nuit.

 

Il fuyait du côté du bois. Tous les gardes qui restaient valides se précipitèrent sur ses traces…

 

Au moment où il allait leur échapper, en sautant d’un talus garni de hauts bambous, il aperçut tout à coup, au-dessous de lui, un artoupan qui le visait… Il n’eut même pas le temps de se baisser… le coup partit et Chéri-Bibi tomba d’un bloc, écrasant les branches sous son poids énorme de géant foudroyé…

 

Une immense clameur salua ce coup bien placé : « Chéri-Bibi est mort !… »

 

V

Comment Chéri-Bibi était mort

 

Dans le dortoir, Palas tentait, par un effort suprême, de se débarrasser de ses liens. Il ne pouvait croire à la mort de Chéri-Bibi. Du reste, c’était l’avis général des bagnards : « Pensez-vous que Chéri-Bibi s’est laissé clampser comme ça ! »

 

Les bruits du dehors se rapprochèrent encore… Les bagnards ne prêtaient plus aucune attention à Palas ; ils étaient tout entiers au drame qui se jouait au fond de la nuit et dont ils essayaient de saisir ou de deviner les péripéties.

 

L’horreur de la situation redonnait des forces à Palas. Le désir d’en finir, soit par l’évasion, soit par quelque éclat qui entraînerait la fin de tout cela, décuplait soudain son énergie un instant fléchissante.

 

Oui, plutôt la mort, même de la main de Pernambouc ou de « monsieur Désiré », que de continuer à vivre ainsi !…

 

Sous son effort puissant et continu, ses liens se relâchaient. Lentement, avec mille précautions et sans qu’on pût surprendre un seul de ses gestes, il finit par se défaire de sa corde.

 

Il guettait le moment où il allait sauter de son hamac et se jeter dans le trou au bout duquel il espérait encore trouver Chéri-Bibi.

 

Rapide, il fut soudain sur ses pieds. Mais, dans l’instant, de nouveaux coups de feu éclatèrent dehors, en même temps qu’un grand tumulte.

 

Palas avait eu une seconde d’hésitation. Cela avait été suffisant pour qu’il eût tous les « fagots » autour de lui !

 

« Les « sous-cornes » tirent sur Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi est pincé ! s’écriaient-ils. Vingt-deux ! v’là qu’on crible à la grime ! (Attention ! voilà qu’on crie à la garde !) Avant cinq broquilles (minutes), nous allons avoir les artoupans sur le dos ! »

 

Et ils firent disparaître la corde et rajustèrent soigneusement la dalle dont ils mastiquèrent les joints avec de la mie de pain mouillée et enduite de poussière !

 

À l’extérieur, on entendait toujours des galopades, des cris, des appels, des coups de sifflet et les blasphèmes des gardes-chiourme.

 

Enfin tout ce bruit se rapprocha encore de la case et la porte du dortoir fut ouverte.

 

Une douzaine de gardes armés jusqu’aux dents se ruèrent au milieu des bandits et l’on entendit derrière eux la voix de l’officier de surveillance qui commandait l’appel.

 

Les fagots s’étaient mis chacun à la place de son hamac.

 

L’officier put constater à l’instant qu’il y avait cinq manquants : Chéri-Bibi, Fric-Frac, Arigonde, le Caïd et le Bêcheur, lesquels ne répondirent point à l’appel de leur numéro…

 

Palas, lui, répondit à l’appel du sien : le numéro 3213 !

 

L’« as de carreau », fou de rage, se rejeta dehors… Les « cornes » reçurent l’ordre de garder le dortoir avec deux hommes et d’en mettre dix autres autour de la case.

 

« Cette fois, je suis bien perdu », pensait Palas.

 

Épuisé par tant de luttes et d’angoisse et vaincu par la ruine de son suprême espoir, il se laissa tomber sur son sac de galérien, tandis que les deux artoupans, laissés dans le dortoir par « l’as de carreau » essayaient de deviner par quel moyen les cinq forçats avaient pu s’enfuir.

 

La bande de bagnards riait sournoisement de la vanité de leurs recherches. L’un d’eux fit assez haut pour être entendu : « Plus souvent qu’ils l’auront, Chéri-Bibi ! Ils crèveront tous avant lui, pour sûr !

 

– Et moi je vous dis que Chéri-Bibi a craché sa cartouche ! (est mort) beugla l’un des gardes-chiourme qui était chargé de surveiller le dortoir d’où les cinq forçats s’étaient évadés… J’le sais bien, p’t’être ! J’ai vu son cadavre !…

 

– T’entends c’ qu’il dit l’artoupan ? souffla à Palas « monsieur Désiré ». Il dit que c’est vrai que Chéri-Bibi a clampsé ! qu’il a vu son cadavre !… »

 

Palas frissonna…

 

Il aimait Chéri-Bibi.

 

C’était singulier cette affection d’un garçon comme Palas pour un bandit de la carrure de Chéri-Bibi qui apparaissait à tous comme l’incarnation du crime sur la terre. Mais ce n’était pas inexplicable…

 

Il avait trouvé chez ce monstre une pitié pour son infortune qu’il eût en vain cherchée ailleurs, au bagne et hors du bagne.

 

Sous des dehors d’épouvante, Chéri-Bibi lui avait révélé des sentiments d’une délicatesse insoupçonnable ! Chéri-Bibi l’avait aimé comme un frère et protégé comme son enfant !

 

Palas avait souvent pensé qu’il y avait autre chose qu’une bravade au destin dans ce mot : Fatalitas ! que le bandit jetait si souvent vers les cieux !

 

La vie de Chéri-Bibi était un mystère au fond duquel nul autre que lui-même n’était jamais descendu.

 

Que connaissait-on de Chéri-Bibi ? Un bras qui se lève et qui frappe !

 

Mais entre ces deux lueurs de couteau, qui laissaient derrière elles deux flaques de sang, c’était la nuit… obscure comme l’abîme de son âme… Pourquoi donc son chemin avait-il été si rouge ?

 

Il avait expliqué en quelques mots à Palas par quelle affreuse ironie le destin lui avait fait frapper un homme qu’il voulait sauver ! Tout était parti de là !

 

Tout ! Palas avait été quelquefois curieux de se pencher sur ce tout…

 

« Ne regarde pas là-dedans ! L’enfer y bouillonne ! » lui répliquait Chéri-Bibi.

 

Et puis le bandit se levait et avec une ironie farouche :

 

« Tu ne voudrais pourtant pas que je t’explique tous mes crimes !… Il y en a trop !… »

 

Et il ajoutait dans un rire gigantesque :

 

« Je t’affirme que je suis inexcusable !… »

 

…………………………

 

« Pigez-moi Palas qui pleure parce qu’il croit que Chéri-Bibi est mort !… »

 

Ainsi « monsieur Désiré » continuait de torturer Palas.

 

Celui-ci ne voulait se rappeler de Chéri-Bibi que cette affection qui l’avait si souvent sauvé, lui, du désespoir, et aussi cette action mémorable qui avait sauvé Chéri-Bibi du bourreau, quand repris en France (après des aventures dont l’une des plus retentissantes avait été la capture du vaisseau qui transportait les forçats à la Guyane) il avait été jugé à nouveau et, cette fois, condamné à la peine de mort…

 

Chéri-Bibi avait raconté à Palas que pendant tout le procès il n’avait pas ouvert la bouche. Son avocat avait plaidé malgré lui ; quand la sentence fatale avait été prononcée, l’accusé avait remercié les jurés du service qu’ils lui rendaient à lui, en même temps qu’à la société !

 

Et, le soir même, comme un fourgon ramenait Chéri-Bibi dans la prison centrale de la ville où il venait d’être jugé, le condamné avait entendu des cris désespérés et, en descendant de sa sinistre voiture, il avait vu que l’hôpital, qui se trouvait sur la même place, brûlait.

 

Il avait eu vite fait de se débarrasser de ses gardiens et de bondir dans la fournaise.

 

Il sauva à lui seul, ce soir-là, plus de soixante personnes !

 

« Le feu ! disait-il, ça me connaît ! »

 

Il ne le quittait que pour y retourner et revenir avec ses précieux fardeaux.

 

Quand il n’y eut plus personne à sauver il revint se constituer prisonnier. Sa chair fumait.

 

Dans toute la France il n’y eut qu’un cri : la grâce !

 

Il fut gracié.

 

« Fatalitas ! » avait prononcé l’homme quand on était venu lui en apporter la nouvelle. « On a donc encore besoin que je tue quelqu’un sur la terre !… »

 

…………………………

 

Miracle ! les pleurs de Palas avaient fini par attendrir ces bêtes féroces.

 

« N’te fais pas saigner (ne te fais pas de chagrin), Palas ! Tout ça, c’est des vannes ! on te dit qu’il n’est pas encore clampsé Chéri-Bibi ! D’abord il ne peut pas casser sa canne ! Y a des types comme ça ! Ils ont beau faire, quand la Blafarde les voit, a f… le camp ! »

 

Aussitôt il y eut vingt voix pour se joindre à celle qui venait consoler le malheureux Palas. L’idée d’une catastrophe de cette taille : la mort de Chéri-Bibi, n’entrait décidément dans l’idée de personne. Il fallait être artoupan – ou mauvaise gale comme « monsieur Désiré » – pour imaginer une pareille stupidité. Il n’était pas encore né celui qui descendrait Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi avait toujours fait ce qu’il avait voulu !

 

Quand le pied le démange, il n’y avait rien à faire ! Il savait se donner de l’air ! Les sous-cornes en savaient quelque chose ! On l’avait vu, soumis à une surveillance des plus sévères, sans cesse sous les yeux d’un garde-chiourme, qui n’avait d’autres occupations que d’observer ses mouvements… eh bien, Chéri-Bibi trouvait moyen de vaincre tous les obstacles ! Bien mieux, il annonçait à l’avance qu’il s’en irait ! Au jour dit, à l’heure dite, c’était chose faite !

 

Et s’il revenait, s’il se laissait reprendre, c’était bien sûr parce qu’il ne pouvait pas se passer de l’air du pré (du bagne). Comme il dit : « Le bagne, c’est mon foyer. »

 

C’était bien connu que Chéri-Bibi avait toujours sur lui son nécessaire, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour s’évader quand « ça lui chante » !… Et on ne sait jamais où il cache tout ça !…

 

Une fois pourtant il s’était laissé prendre. Il avait mis « son trousseau de départ » dans une forme à souliers qu’il avait recouverte d’un morceau de cuir, cloué comme s’il avait voulu commencer une chaussure, mais la forme était à pivot et contenait une collection soignée comme nécessaire ! une paire de moustaches et des favoris, un tour de cheveux, un ciseau à froid, une bastringue (petite scie propre à scier les fers, faite d’un ressort de montre), un petit miroir pour la toilette, du fil, des aiguilles, une plume et du papier !…

 

Souvent il laissait traîner sur son banc sa forme à souliers, quelquefois il la ployait sous son bras en se rendant au travail de la chiourme.

 

Ça avait été un événement le jour où « l’as de carreau », qui voyait cette forme-là depuis quelque temps, avait fini par trouver que cet ouvrage de cordonnerie avançait trop peu et l’avait confisqué !

 

Cette fois-là on avait découvert le pot aux roses ! Mais Chéri-Bibi avait bien d’autres tours dans son sac !… On n’en viendrait jamais à bout, c’était sûr !…

 

À ce moment de la discussion, la porte s’ouvrit et un sous-corne entra. Il venait demander si l’on avait enfin découvert le moyen d’évasion des cinq compères, mais ses deux collègues lui répondirent en haussant les épaules.

 

« Tout de même ils ne se sont pas envolés ! reprit le nouveau venu…

 

– Va le demander à Chéri-Bibi !

 

– Chéri-Bibi est mort !

 

– Ah ! vous voyez bien ! s’écrièrent joyeusement les deux artoupans qu’on avait laissés en garde dans la case… Nos clients ne veulent pas le croire !…

 

– Il est mort dans les bambous ! C’est le commandant lui-même qui commandait la battue. Et c’est Bordière qui l’a tué ! il l’a eu au bout de son fusil ! Paraît qu’il a culbuté comme un lapin !… Ah ! y a pas d’erreur ! Fallait bien que ça finisse comme ça !… Au revoir, je me sauve ! Oh ! ça craque là-haut, tu sais ! Vous avez entendu le canon de l’île du Diable. Y a du gros temps dans la chiourme ! Mais il y aura de la gratte pour ceux qui découvriront les quatre autres ! Bordière a de la veine ! Il va se faire un bon mois avec la peau de Chéri-Bibi !… »

 

Et l’homme était reparti. La porte refermée, il y eut une véritable clameur où se manifestaient l’étonnement, l’incrédulité, l’impossibilité où l’on était de concevoir une pareille énormité ! Chéri-Bibi se laissant culbuter comme un lapin !…

 

Soudain, comme les artoupans étaient en train de discuter sur l’événement, dans le fond de la case, une dalle derrière eux se souleva doucement et Palas qui pleurait et ceux qui se trouvaient derrière les gardes-chiourme virent apparaître la gueule effroyable et terriblement vivante de Chéri-Bibi !

 

Non, Chéri-Bibi n’était pas mort ! Il n’était même pas blessé ! Cela avait été encore un de ses trucs de basculer sous le coup de fusil de l’artoupan comme s’il avait été frappé à mort… et cela pour attirer tous les gardes loin de l’orifice de son souterrain qu’il voulait regagner coûte que coûte aux fins de rejoindre Palas.

 

Ce qu’il avait prévu était arrivé et tous, ayant reconnu la silhouette de Chéri-Bibi qui s’affalait en tournant sur lui-même s’étaient précipités en criant leur victoire !

 

Le garde Bordière avait escaladé joyeusement le talus, supputant déjà la gratification qu’allait lui valoir un coup pareil ! On lui serait certainement reconnaissant d’avoir débarrassé le bagne d’un animal aussi difficile à tenir en cage !…

 

De tous les côtés on accourait. Le commandant lui-même se précipita… et le bruit se répandit de proche en proche dans l’île que Chéri-Bibi était enfin retourné aux enfers !

 

Il se trouva même, comme nous l’avons dit, des gardes pour affirmer qu’ils avaient touché son cadavre !

 

La vérité était qu’on le cherchait encore en vain. Bordière, l’heureux Bordière, qui avait réussi un si beau coup, devenait enragé de ne plus en retrouver même la trace hors du bambou… Il donnait des explications : « Je l’ai vu tomber ici ! Il a poussé un grand cri et s’est affalé ! Regardez tout ce sang ! Il est certainement blessé à mort ! Il doit être allé crever un peu plus loin !… »

 

Cela touchait au sortilège, au miracle ! Le commandant ne disait plus rien, ne savait plus ce qu’il fallait croire.

 

Peut-être Chéri-Bibi avait-il des complices parmi ses hommes. Peut-être en avait-il acheté quelques-uns ? Est-ce qu’on savait avec un être pareil !

 

On racontait qu’il avait toujours de la poudre d’or sur lui ! Où ? Comment ? On n’en avait jamais rien su !

 

Certains, même, prétendaient qu’il cachait comme il voulait trente louis d’or dans son estomac !

 

Cet homme mangeait de l’or, l’avalait, s’en débarrassait, le cachait, le reprenait quand il voulait !

 

Des tas d’histoires auxquelles les autorités n’avaient pas cru… mais maintenant, le commandant trouvait tout possible !…

 

Cependant, il ne s’était passé dans l’occasion qu’une chose fort simple : Chéri-Bibi s’était glissé sous bois jusqu’au réduit et jusqu’à son trou… Si l’on avait trouvé du sang sur les bambous, c’est qu’il y avait essuyé ses mains, rouges encore du sang de Tarasque.

 

Pendant qu’on cherchait partout un cadavre, il était dans le souterrain. Et voilà comment sa tête surgissait tout à coup dans le dortoir où la nouvelle de sa mort était l’occasion de tant de discours !

 

D’un coup d’œil, il jugea la situation. Il vit les artoupans. Il vit Palas. Il vit ses confrères « fagots » qui, médusés par cette figure formidable, retenaient l’immense éclat de rire dont ils étaient prêts à saluer une apparition qui donnait un si parfait démenti aux histoires des « sous-cornes ».

 

Ce fut rapide : Palas se glissa jusqu’au trou et y disparut, cependant que Chéri-Bibi tenait encore tout le monde sous son regard de fauve.

 

Et puis la dalle retomba.

 

Et quand les gardes-chiourme se retournèrent, il n’y avait rien de changé dans la case !… Si ! Il y avait encore un forçat de moins !…

 

Ils mirent quelque temps à s’en apercevoir. Ce fut « Monsieur Désiré » qui leur donna l’éveil en disant à mi-voix et de façon à n’être entendu que d’eux :

 

« Tiens ! Où est Palas ? »

 

Alors ils le cherchèrent !

 

Cette fois leur responsabilité était directement en cause ! Ils n’avaient plus envie de plaisanter. Et quand ils furent certains que celui-ci aussi venait de s’évader, ils entrèrent dans une fureur sombre !

 

Encore une fois, ils bousculèrent tout dans le dortoir, avec mille menaces et blasphèmes. Ils devenaient à leur tour enragés quand un regard de « Monsieur Désiré » les renseigna.

 

Ce regard leur montrait une dalle, et comme cette dalle n’était pas rescellée, comme ses joints étaient en poussière, ils découvrirent toute l’affaire du coup !

 

Ils firent sauter la dalle et furent en face du trou. L’un d’eux s’y précipita en ordonnant à l’autre de rester à son poste.

 

Et l’on entendit aussitôt deux, trois, quatre détonations. Le garde-chiourme, s’avançant dans le souterrain, tirait sur les fugitifs.

 

Toute l’administration pénitentiaire était maintenant sur pied. Sur l’ordre du lieutenant, le service des bureaux téléphonait à la sous-direction des autres îles pour annoncer cet événement déplorable : l’évasion de six forçats, et pour que l’on établît toutes mesures nécessaires à leur reprise avant qu’ils aient pu, par quelque moyen impossible à prévoir, gagner le continent.

 

Le canon de l’île du Diable, placé sur la plate-forme de la petite tour qui surmonte les baraquements pénitentiaires, et qui avait été hissé là, lors de la captivité du capitaine Dreyfus, venait de tonner et annonçait ainsi la fermeture de la rade.

 

Tout ce qu’il y avait de gardes-chiourme dans les îles, toute la force dont disposait l’administration s’était mis à la recherche des introuvables bandits.

 

L’officier de surveillance que les fagots avaient surnommé l’« as de carreau » y mettait un acharnement plein de rage, et son exaltation était bien compréhensible : Chéri-Bibi lui avait joué déjà de fameux tours, mais ce dernier tour-là, dont les étranges péripéties s’étaient déroulées sous son nez, dépassait l’imaginable. Le brigand lui avait tué Tarasque à la lueur de son cigare !

 

Revenant de sa tournée d’appel dans les dortoirs avec la certitude nouvelle que d’autres forçats avaient suivi Chéri-Bibi dans sa fuite, et sans qu’il eut pu se rendre compte du chemin qu’ils avaient pris pour s’évader, l’officier ne décolérait plus.

 

Il alla rejoindre avec sa troupe le commandant qui achevait sa battue, sans avoir aperçu, lui non plus, l’ombre d’un fugitif. Bien entendu, personne ne croyait plus à la mort de Chéri-Bibi !…

 

Le commandant, qui venait d’être au courant de l’importance de l’événement, cria au lieutenant :

 

« Il faut prévenir Cayenne, Kourou, Sinnamarie, Saint-Laurent et tous les postes de la côte. C’est déplorable, mais il n’y a pas à hésiter. Les bandits, pour faire un coup pareil, devaient pouvoir être sûrs de quitter la rade, et ils ont dû s’entendre avec quelque bâtiment de passage. Qu’est-ce que c’est que cette goélette hollandaise qui est venue jeter l’ancre sur rade avant-hier soir ? Peut-être leur a-t-elle détaché quelque canot, peut-être ont-ils rejoint quelque embarcation à la nage !

 

– Espérons dans les requins ! fit l’autre.

 

– En attendant, pendant que nous cherchons Chéri-Bibi ici, les autres sont peut-être déjà hors de nos eaux ! Allez vite téléphoner à Cayenne et à Kourou !

 

– Mon commandant, permettez-moi de vous demander s’il ne vaudrait pas mieux que, pendant que l’on téléphonera à Cayenne, je me rende moi-même, avec la chaloupe à pétrole, sur le continent… J’aurai vite atteint Kourou, qui n’est qu’à treize kilomètres, d’où je ferai passer des ordres pour Sinnamarie et Saint-Laurent, et je veillerai moi-même à l’exécution des mesures à prendre ! Sans compter que si je rencontre nos « fagots » en route, je puis vous les ramener du coup.

 

– Vous avez raison ! Prenez avec vous deux surveillants bien armés et fusillez-moi tout de suite tout ce que vous rencontrerez et qui n’obéira pas aux ordres !… »

 

L’officier salua et se dirigea hâtivement vers le môle.

 

Nous avons quitté le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur sous le roof d’avant de la chaloupe. Ils y étaient toujours, dans un état d’esprit qu’il est assez facile de se représenter. Ils avaient eu le loisir de se rendre compte que leur évasion n’était plus un mystère pour personne.

 

Les bruits de l’île, la galopade des gardes-chiourme, enfin le coup de canon de l’île du Diable finissaient de les renseigner.

 

Fric-Frac conclut tout haut :

 

« Nous sommes fichus ! Rien à faire dans ce grafouilleur qu’on ne peut pas manœuvrer ! Si encore Chéri-Bibi et Palas arrivaient, on pourrait peut-être s’entendre ! »

 

Au lieu de Palas et de Chéri-Bibi, ils virent accourir le lieutenant et deux « sous-cornes », armés jusqu’aux dents qui se jetèrent dans la chaloupe.

 

Les fugitifs n’avaient pas bougé. Dans l’obscurité profonde où ils étaient entassés, ils pouvaient encore espérer de n’être point découverts tout de suite. C’était leur dernière chance qu’on ne vînt point sous le roof y chercher un bout de filin ou tout autre objet nécessaire à la manœuvre.

 

Ils n’en respiraient plus. Le mécanicien ne s’étant pas trouvé là, c’était un bonheur pour les forçats que l’officier de surveillance fût parti sans lui. Il allait être occupé par sa machine pendant tout le voyage.

 

Déjà il avait sorti de sa poche la fameuse pièce du moteur et la remettait en place.

 

Les artoupans étaient plus redoutables, mais voilà que, sur l’ordre de l’officier, ils se glissaient déjà au-dessus du roof, où ils restaient un doigt sur la gâchette de leur fusil, l’œil au guet, fouillant la nuit.

 

Les bandits les entendaient remuer au-dessus d’eux.

 

Ce fut l’officier lui-même qui détacha les chaînes et les rejeta, d’un geste, au fond du roof où elles vinrent tomber sur Fric-Frac et le Bêcheur, qui ne dirent pas ouf !

 

Et la chaloupe se mettait en marche !

 

Elle faisait d’abord le tour de l’île à toute vitesse. Évidemment « l’as de carreau » ne voulait point quitter ces eaux sans avoir accompli cette inspection circulaire qui pouvait, pour peu qu’il fût servi par le hasard, lui faire découvrir quelque chose d’anormal qui l’eût mis sur la trace des évadés, ou lui eût révélé un coin de leur plan.

 

N’ayant rien trouvé, il revint à la rade et s’en fut aborder la goélette hollandaise, sauta à bord, constata rapidement que tout y était normal et que son canot et sa norvégienne ne l’avaient pas quittée.

 

Après quelques phrases brèves échangées avec le capitaine il rejoignit la chaloupe.

 

Pendant sa courte absence, les quatre bandits avaient été bien tentés de sortir de leur trou et de se jeter sur les artoupans.

 

Mais c’était bien risquer, et avec bien peu de chances de réussite. Les surveillants étaient armés et les abattraient comme des bêtes. Il était difficile, du reste, de les surprendre. Au premier bruit qu’ils auraient entendu sous eux, les gardes auraient pris l’éveil, auraient compris que le gibier qu’ils cherchaient si loin était tout près !

 

Sans compter qu’en pleine rade on serait accouru leur prêter main-forte immédiatement. Si l’on devait tenter un coup de ce genre, il était préférable d’attendre la pleine mer.

 

Déjà la chaloupe avait le cap sur le continent, laissant, derrière elle, les îles.

 

La traversée fut rapide. La chaloupe marchait merveilleusement. Aucun incident pendant le court voyage.

 

L’événement se déroulait si magnifiquement pour les quatre bandits qu’ils n’avaient qu’à laisser faire. On verrait bien tout à l’heure… Un immense espoir commençait de naître en eux !

 

Et l’on toucha le pontonnement de Kourou. C’est là que le drame allait se dérouler pour le Parisien et sa bande. La minute allait être décisive.

 

Les chaînes auxquelles on attachait la chaloupe étaient maintenant sous le roof, sur les genoux des bandits ! Pouvaient-ils imaginer que l’officier ou les artoupans allaient s’en saisir sans découvrir enfin leur repaire ?

 

Oui ! ils espéraient cela, car l’extrémité des chaînes se trouvait hors du roof, et il suffisait de se baisser et de ramasser cette extrémité pour que tout le reste vînt ! C’est ce qui arriva.

 

Un garde-chiourme se baissa, tourna même la tête du côté de cette tanière d’où les misérables se tenaient prêts à bondir au moindre incident, mais ils ne furent pas aperçus…

 

Selon ses habitudes, l’officier rendit son moteur inutilisable, et après qu’il eut attaché sa chaloupe, il sauta sur le ponton, ordonnant aux deux gardes de le suivre.

 

On les vit bientôt disparaître tous trois dans la nuit.

 

Le Parisien, Fric-Frac, le Bêcheur et le Caïd poussèrent un soupir effroyable. Depuis une demi-heure ils n’avaient pas osé respirer.

 

Fric-Frac ôta son béret, et saluant dans la direction de l’« as de carreau », il prononça avec émotion et gravité ce seul mot : « Au revoir et merci ! »

 

Bientôt ils furent accroupis sur le pontonnement, cherchant le gardien qui s’y trouvait toujours.

 

Comme ils ne le découvrirent point ils se soulevèrent à demi et se mirent à courir du côté de la terre ! mais tout à coup ils entendirent derrière eux des éclats de voix et l’ordre de s’arrêter.

 

Bien entendu ils s’enfuirent à toutes jambes. Il y eut un coup de feu dans leur direction :

 

« Acrès ! gronda le Parisien… Au satou ! (à la forêt) et dare-dare !… »

 

VI

Pernambouc, le bourreau du bagne

 

Chéri-Bibi et Palas avaient trop d’avance sur l’artoupan qui les « canardait » pour risquer d’être atteints.

 

Mais quand celui-ci déboucha, peu de temps après eux, du souterrain par où étaient passés les six bagnards, on imagine la musique qu’il put faire.

 

Les deux forçats s’étaient vu couper le chemin du môle et avaient dû se rejeter dans un petit bois de haute futaie…

 

En vain s’efforcèrent-ils de regagner de là, à plusieurs reprises, les amoncellements des rochers de la grève ; toutes leurs tentatives furent éventées de ce côté, et c’est avec un sombre désespoir que Chéri-Bibi, qui ignorait le départ de la chaloupe, dut y renoncer.

 

Maintenant, les gardes recommençaient à fouiller le bois avec fureur. Ils déchargeaient à tout hasard des coups de fusil, des coups de revolver dans les arbres. Ils juraient abominablement.

 

Leurs invectives s’adressaient à Chéri-Bibi qui leur avait donné si souvent tant de mal et qu’ils n’avaient jamais pu prendre lors de ses évasions. C’était toujours lui qui, après quelques semaines de séjour dans la forêt, venait se reconstituer prisonnier.

 

Les évasions de forçats, surtout sur le continent, n’étaient pas rares. Les relégués y sont moins surveillés ; ceux-là aussi, comme Chéri-Bibi, disparaissaient pendant quelque temps, puis rentraient d’eux-mêmes, ayant achevé ce qu’ils appellent : leur petite villégiature. Ils avaient pris le temps de ramasser un peu de poudre d’or, à la batte, dans des endroits connus d’eux seuls ; et puis, las de l’horrible vie de la forêt et de ses multiples dangers, ils venaient reprendre leur place au bagne.

 

On avait beau les fouiller, on ne trouvait rien sur eux.

 

Ils avaient des trucs, extraordinaires et insoupçonnés, pour cacher cette poudre d’or qui leur procurait quelques satisfactions à Cayenne et dans les établissements forestiers.

 

Mais Chéri-Bibi, comment faisait-il pour s’enfuir des îles sans être dévoré par les requins ?

 

Enfin cette fois-ci on était à peu près sûr, au moins, qu’il se trouvait encore à terre ! On avait aperçu sa silhouette et celle de Palas dans le moment qu’ils s’étaient jetés dans le bois.

 

« Au dépôt de charbon ! » souffla le bandit à Palas, dans l’instant qu’ils allaient être cernés.

 

La marine, en effet, entretient aux îles du Salut, un énorme dépôt de charbon. Chéri-Bibi, plus d’une fois, avait trouvé là un sûr refuge.

 

Pour retrouver le bagnard dans cet amoncellement de morceaux de charbon et de briquettes, il eût fallu tout bouleverser, tout transporter.

 

Aux heures du repos, quand les forçats étaient moins surveillés, Chéri-Bibi se glissait dans l’entrepôt et se creusait là des corridors et des chambres connus de lui seul et insoupçonnables. Un jour ou l’autre, ça pouvait toujours servir ! Le moment était venu d’en user à nouveau !…

 

Pour y arriver sans encombre, autant que possible, ils prirent par le chemin le plus long, faisant un grand détour derrière le magasin d’approvisionnement.

 

Ils soufflèrent un peu et, tournant le « pain de sucre » de l’île, ils arrivèrent enfin au dépôt de charbon.

 

Mais, c’était une malédiction ! Le dépôt de charbon était entouré d’une petite troupe de gardes qui en défendaient l’approche.

 

Décidément l’expérience des évasions passées avait dû donner l’éveil à l’administration pénitentiaire. Rien encore à faire de ce côté.

 

Chéri-Bibi jura, et comme il jurait, un coup de feu stria la nuit et une balle siffla entre Palas et lui.

 

Ils étaient à nouveau découverts !

 

Ils arrivèrent ainsi, chassés peu à peu de partout, jusqu’au bâtiment central de l’île dans lequel on enfermait ceux qui s’étaient révoltés contre la chiourme ou qui avaient été condamnés par les tribunaux du bagne.

 

Là, en dépit du service de surveillance renforcé, toutes les portes étaient toujours fermées. Ce soir-là, cependant, une seule était restée entrouverte. Chéri-Bibi et Palas se glissèrent derrière elle.

 

Sur cette porte, trois mots étaient peints en noir : bois de justice.

 

Chéri-Bibi et Palas n’étaient point seuls là-dedans : il y avait deux corps et deux têtes… au fond d’un panier… deux têtes coupées du matin même…

 

Et puis, il y eut le bourreau Pernambouc, qui entra, et qui referma la porte.

 

Il était gai.

 

Il revenait de la cantine où il avait festoyé à ses frais, en sourdine.

 

Il avait régalé tout le monde toute la journée. Il était content.

 

Il chantonnait…

 

C’était un heureux caractère, trouvant que la vie avait toujours son bon côté.

 

Le bon côté de la vie au bagne, c’était, pour lui, la mort des autres.

 

Donc, Pernambouc chantonnait :

 

J’ vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu Félisque Faure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

 

Il ne continua pas.

 

Pernambouc venait de se retourner :

 

À la lueur sanglante d’un falot suspendu à la muraille, il reconnut Chéri-Bibi et Palas.

 

Il ne poussa pas un cri. Il ne fit pas un geste.

 

Il regretta simplement de n’avoir pas fermé sa porte, et il attendit.

 

Chéri-Bibi ne fut pas long à s’expliquer :

 

« Écoute ! Il y a gros à gagner pour toi ! Au lieu de mettre ces tronçons-là dans ton sac et d’aller les jeter comme tu le fais toujours au bout du môle, tu nous y mettras à tour de rôle, Palas et moi, et tu nous videras dans la limonade (dans l’eau), comme t’as l’habitude, mais tout près du grafouilleur (chaloupe) à « l’as de carreau ». C’est compris ?

 

– Combien ? » demanda Pernambouc.

 

Chéri-Bibi défit une doublure de la ceinture de son pantalon et il y recueillit quelque chose qui brilla. Pernambouc détacha le falot de la muraille et le pencha sur cette chose brillante.

 

« J’ te donne la moitié de la poudre de jonc (poudre d’or) que j’ai là ! dit Chéri-Bibi.

 

– Je veux tout ! » répondit Pernambouc.

 

Chéri-Bibi lui donna la moitié de sa poudre pour qu’il transportât Palas d’abord, et lui promit l’autre moitié quand il reviendrait le chercher !

 

« Comme ça, c’est juste ! fit Pernambouc. All right mylord ! Mais qu’est-ce que je vais faire de mes tronçons ?

 

Tu n’as qu’à les enterrer ici ! Tu trouveras bien le moyen de t’en débarrasser. D’ici là, t’as pas peur qu’ils ressuscitent ! »

 

Une minute plus tard, Palas se glissait en frissonnant de toute sa chair et de toute son âme dans l’horrible sac du condamné à mort.

 

Et Pernambouc le chargeait sur ses épaules.

 

Sur le môle, l’« artoupan » dont Chéri-Bibi avait constaté l’absence au début de son expédition, était accouru reprendre son poste dès les premières rumeurs d’évasion. Il était gai, lui aussi ; et peut-être bien que sa gaieté avait été puisée à la même source où s’était si bien désaltéré ce brave Pernambouc…

 

Il aperçut soudain le bourreau qui s’avançait, assez péniblement du reste, le sac du condamné à mort sur le dos. Il alla au-devant de lui et lui demanda, goguenard :

 

« Elle pèse lourd, ta sale marchandise ?

 

– Oui, c’est pas de la plume ! fit l’autre ; j’ai hâte de m’en débarrasser !

 

– Va donc ! répliqua l’artoupan. Ça ne manque pas de tombeaux du forçat, ce soir ! On dirait qu’ils le savent ! J’ai vu des requins qui tournaient et retournaient près du môle.

 

– Où ça ? demanda Pernambouc.

 

– Tout au bout !

 

– J’ vais leur donner à souper, fit Pernambouc avec un rire abominable.

 

– J’ t’accompagne !… » dit l’artoupan, guilleret.

 

Tout en marchant, Pernambouc se rendait compte que la chaloupe de l’« as de carreau » n’était plus à quai. Un rire sinistre le secoua tout entier.

 

Cependant, il n’était pas méchant. C’était, nous l’avons dit, une nature généreuse qui, à la cantine, n’aimait pas « faire suisse » ; mais à l’idée de la bonne tête qu’allait faire Palas quand, dans l’eau, il allait s’apercevoir que la chaloupe était en balade et que les requins l’attendaient, il ne put s’empêcher de s’esclaffer.

 

« Eh ben, mon vieux, tu sais ? ça te rend gai ces petites affaires-là ? fit le garde.

 

– Oui, répliqua Pernambouc. Y a du bon ! J’ai bien gagné ma journée ! J’ suis content de moi… »

 

Arrivé au bout du môle, il jeta son sac sur la pierre…

 

« Où qu’ c’est que tu les vois, les requins ? »

 

La présence de l’artoupan gênait un peu Pernambouc, et il profita de ce que l’autre, penché au-dessus du flot, essayait de distinguer le mouvement des monstres entre deux lames, pour jeter rapidement son sac.

 

Quand le garde-chiourme se retourna au bruit que fit Palas en plongeant dans l’élément liquide, il ne distingua qu’une grosse masse sombre qui disparaissait dans un remuement d’écume.

 

Presque aussitôt un autre tourbillon gonfla la lame à quelques brasses de là et, sur la mer lumineuse et phosphorescente, glissa l’ombre bondissante d’un squale énorme qui disparut dans la direction de Palas.

 

Il y eut alors, au-dessus de l’endroit où celui-ci avait disparu, un bouillonnement, et puis tout s’apaisa.

 

« Malheureux, qu’il fait nuit ! exprima l’artoupan. On verrait si la mer est rouge !

 

– Oh ! a pas peur, s’exclama Pernambouc, en voilà encore un qui est mort et enterré ! »

 

Et il s’éloigna en chantonnant :

 

J’vas à Trouville, à Étretat !

J’ fais mon mossieu Félisque Faure !

J’ vas partout comme un chef d’État…

 

Fera plus Palas !… Palas est mort !

 

Eh bien, non ! Palas n’était pas mort !… Avant qu’il eût touché la mer, un couteau avait éventré son sac.

 

Tout de suite, entre deux eaux, il avait nagé, d’un effort puissant, vers cet endroit où il croyait toucher la chaloupe. Plus de chaloupe !…

 

Et, à sa place, un requin qui accourait vers lui et se renversait déjà sur le dos, la gueule ouverte comme un gouffre…

 

Palas connaissait la manœuvre… On ne parlait que de cela, pendant les heures de repos, aux îles…

 

Il plongea et lui passa sous le dos…

 

Le monstre avait déjà perdu la piste et la cherchait de l’autre côté du môle…

 

Mais que faire ?… Du côté où il se trouvait, Palas venait d’apercevoir le garde-chiourme qui s’asseyait sur la haute marche du petit escalier, seul endroit du môle où il put aborder !

 

Il replongea, redisparut entre deux eaux, décidé à regagner la grève au plus vite, derrière l’artoupan, en faisant le tour du môle si les requins lui en laissaient le temps !

 

Pas une seconde il ne pensa à se livrer pour sortir de cette épouvantable situation. Plutôt mille morts que de recommencer le bagne ! Peut-être arriverait-il à temps sur la grève pour rencontrer Pernambouc et son nouveau fardeau et sauver Chéri-Bibi de l’affreux danger qu’il avait couru lui-même. Ils se cacheraient encore ! Et elle reviendrait, la chaloupe !

 

Déjà il avait fait le tour du môle quand le monstre, qui l’avait manqué une première fois et qui était toujours à sa recherche, lui barra soudain la route et, se retournant à nouveau sur le dos, glissa vers lui en ouvrant sa terrible mâchoire.

 

C’est ce mouvement assez compliqué qu’est obligé de faire le requin dès qu’il veut se saisir de sa proie qui permet aux pêcheurs de perles, par exemple, de plonger dans des eaux infestées de squales et, le plus souvent, de leur échapper. Dès que la bête se retourne, ils plongent par-dessous et quelquefois trouvent le temps de lui ouvrir le ventre de bout en bout d’un magnifique coup de couteau, arme qu’ils emportent toujours entre leurs dents.

 

Palas avait trop peu pratiqué cette escrime avec les squales pour penser à autre chose qu’à la fuite.

 

Il eut vite reculé jusqu’à la pierre du môle, mais il savait que, de ce côté, il y avait un gros anneau qui servait à attacher les petites embarcations.

 

Il l’atteignit d’un bras presque épuisé, tant ses élans avaient exigé de dépense musculaire ; mais, avant que la bête fût sur lui, il avait encore eu la force de saisir l’anneau des deux mains et de s’enlever hors de l’eau, à la force des poignets.

 

Le requin passa sous lui à le frôler, referma sa gueule sur le vide, et disparut dans la nuit…

 

Pendant ce temps, Pernambouc était allé retrouver Chéri-Bibi.

 

Celui-ci vivait des minutes terribles.

 

Les amitiés ou les amours de Chéri-Bibi étaient aussi excessives que ses haines. Son cœur avait adopté Palas. Savoir celui-ci en danger était pour lui le plus cruel des supplices…

 

Pernambouc, en rentrant dans sa cabane, le trouva assis sur le panier des condamnés à mort… Le falot éclairait une tête à répandre l’épouvante chez les moins impressionnables…

 

Si peu impressionnable qu’il fut, Pernambouc frissonna.

 

« Tout s’est bien passé, se hâta-t-il de jeter avant toute question.

 

– Palas est dans la chaloupe ? demanda Chéri-Bibi.

 

– Palas est dans la chaloupe », répondit Pernambouc en tendant, d’une main, le second sac à Chéri-Bibi… et en lui réclamant, de l’autre, le reste de la poudre d’or…

 

Quelques minutes plus tard, Pernambouc réapparaissait sur le môle, courbé sous l’énorme fardeau de son sac et de Chéri-Bibi…

 

L’artoupan somnolait sur la marche de l’escalier… Pernambouc dut le bousculer un peu :

 

« Laisse-moi finir ma besogne !

 

– Ah ! c’est le numéro 2 ! grogna l’artoupan… Il a l’air plus lourd que l’autre, hein ? Veux-tu que je t’aide à le balancer ?…

 

– T’occupe pas !… Dis donc ! remonte un peu sur le môle… Il me semble avoir vu la figure du mecquart (commandant) par ici !… et il jure ses vingt dieux !… Ils f… toute l’île sens dessus dessous, ce soir !…

 

– C’est-il vrai que Chéri-Bibi est mort ? demanda l’autre en remontant sur le môle…

 

– Oh ! avec celui-là, on ne sait jamais !… »

 

Et Pernambouc poussa le sac dans l’eau où il s’engouffra avec un remous énorme…

 

Pernambouc n’était pas encore remonté, qu’une sourde exclamation venait de la mer et le faisait de nouveau frissonner jusqu’aux moelles : Fatalitas !

 

« Tu as entendu ?… Il me semble qu’on a parlé, fit l’artoupan.

 

T’es dans le rêve, ce soir… »

 

Le garde n’insista pas. Il était occupé maintenant par le bruit lointain d’un moteur…

 

« Tiens ! fit-il tout haut, voilà l’officier de surveillance qui revient !…

 

– Oui ! oui ! dit Pernambouc… c’est le grafouilleur !… »

 

Et, sa journée achevée, son devoir accompli, il regagna son dortoir en « fagot » bien discipliné.

 

Le commandant, lui aussi, avait entendu le « grafouilleur »… Il arriva pour le voir aborder et recevoir l’officier, qui avait accompli toutes les consignes, mais qui n’avait rencontré aucun fugitif !…

 

« Cela devient de la fantasmagorie ! s’écriait le commandant en quittant le môle avec les officiers… Nous non plus, nous n’avons rien trouvé !… »

 

Dans le même moment, le garde-chiourme ne fut pas un peu stupéfait de voir l’embarcation quitter le quai, sans qu’apparemment elle fût montée par personne. Il cria, il appela. Il visa la chaloupe et, à tout hasard, déchargea quelques cartouches dans sa direction… L’état-major accouru ne pouvait en croire ses yeux.

 

Pendant ce temps, dans la chaloupe, Palas et Chéri-Bibi, enfin retrouvés, gagnaient le large. Le moteur rendait merveilleusement… Ils pouvaient se croire hors de danger… Quand soudain Chéri-Bibi s’écria :

 

« La tapouille !… »

 

Ainsi appelle-t-on le bâtiment chargé du transport des condamnés et aussi de la surveillance entre les établissements pénitenciers.

 

La côte était proche…

 

Cependant Palas et Chéri-Bibi n’eurent que le temps de s’y échouer avant que le canot mis à la mer par la « tapouille » n’eût débarqué lui-même sur le continent la bande d’artoupans qui, déjà, « leur tirait dessus ».

 

Palas et Chéri-Bibi se jetèrent, éperdus, dans la forêt vierge.

 

« Nous les avons ! Nous les avons ! » hurlaient les artoupans…

 

Mais bientôt ils s’arrêtaient dans leur poursuite… Ils reculaient même, devant un véritable brasier qui commençait à crépiter de toutes parts.

 

Chéri-Bibi avait mis le feu à la forêt !…

 

VII

Les mystères de la forêt vierge

 

Palas et Chéri-Bibi étaient entrés dans quelque chose de redoutable : la forêt vierge. Combien d’évadés, qui avaient cherché là un refuge, y avaient trouvé la mort… et dans les conditions les plus cruelles ! Il leur avait fallu lutter contre tout et contre tous : la faim, les fièvres, les bêtes, les hommes.

 

Il n’est point rare que quelque corvée forestière, en défrichant un nouveau coin des bois vierges, se trouve en face de plusieurs cadavres à moitié dévorés. C’est tout ce qui reste d’une évasion retentissante.

 

Il faut être un bien vieux « fagot » pour trouver dans le satou (forêt) une amie qui vous défend et vous garde. Nous avons dit que las de la vie de sauvage qu’on y mène, plus d’un forçat est revenu se constituer prisonnier…

 

Cependant Chéri-Bibi dit à Palas :

 

« La forêt, ça me connaît ! Ils peuvent bien nous lancer tous les artoupans de la colonie, je les défie de nous reprendre ! »

 

Et, tout d’abord, pour arrêter quelque temps ceux qui les poursuivaient, le bandit avait tranquillement mis le feu à un vaste abattis d’arbres de toutes dimensions et de toutes essences que la hache avait couchés par terre depuis des mois, et que l’ardent soleil équatorial avait à point desséchés. L’abattis, en quelques minutes, était devenu un gigantesque brasier qui communiqua sa flamme à tout un coin de la vivante forêt, si bien que, devant la violence de l’incendie, Palas, inquiet, se demandait déjà s’ils n’allaient pas être victimes eux-mêmes de leur moyen de défense.

 

Le vent qui s’était élevé à la tombée de la nuit soufflait nord et nord-ouest et poussait les flammes dans la direction de Cayenne.

 

Sentant d’instinct tous les animaux qui fuyaient du côté opposé, c’est-à-dire au-devant du vent, Palas voulait entraîner Chéri-Bibi vers le nord-est, mais celui-ci l’arrêta d’un mot :

 

« Par là, nous sommes sûrs de retrouver les artoupans qui doivent s’être préparés à nous barrer le chemin. Laisse-moi faire et ne quittons pas l’incendie ! »

 

Palas « se laissa faire », se disant, en aparté, que s’ils étaient à peu près sûrs, en effet, de ne point retrouver les artoupans en fuyant de ce côté, ils risquaient fort d’être brûlés vifs. Au fait, ils sentaient derrière eux la chaleur plus ardente du brasier !

 

Maintenant, ils bondissaient…

 

« Ça y est ! nous sommes sauvés ! » proclama Chéri-Bibi.

 

Et Chéri-Bibi, à travers des lianes qui, à côté d’eux, commençaient déjà à crépiter, montra à Palas la nappe rose d’une rivière.

 

L’eau ! l’eau, la rivière de Kourou !

 

Quelques secondes plus tard, ils traversaient la rivière à la nage.

 

« Attention aux caïmans ! » faisait Chéri-Bibi… et puis, tout à coup :

 

« Dans l’eau ! fit-il à voix basse, dans l’eau jusqu’à la g… ! V’là les artoupans ! J’aimerais mieux les caïmans ! »

 

Et, dans l’instant, du coude de la rivière, déboucha une chaloupe pleine des gardes lancés à la poursuite.

 

Cachés dans les roseaux, au milieu des plantes aquatiques, Palas et Chéri-Bibi durent, à maintes reprises, plonger complètement pour n’être pas aperçus car la lumière était éclatante, et le ciel semblait rejoindre la terre dans un même embrasement, dans une même illumination de ces cierges prodigieux qu’étaient les arbres géants de la forêt vierge, plusieurs fois centenaires…

 

« Plus haut ! » commanda le sous-off, et l’embarcation, remontant le courant, disparut enfin.

 

Palas et Chéri-Bibi, à peu près sûrs d’avoir, cette fois, dépisté les gardes-chiourme, car il était visible que ceux-ci croyaient encore les deux évadés sur quelque point de l’autre berge, sautèrent sur la rive droite et s’enfoncèrent dans la forêt, s’éloignant à la fois de la rivière et de la mer, pénétrant hardiment au cœur même des bois vierges.

 

Chéri-Bibi semblait suivre un plan arrêté, car il suspendait sa marche, de temps à autre, comme pour s’orienter. Cette marche était du reste devenue fort difficile, et Palas émit l’hypothèse qu’ils pourraient peut-être maintenant s’arrêter, prendre quelque repos, et repartir au jour.

 

Sous le dôme de la haute futaie et dans l’enchevêtrement des lianes et des plantes parasites de toutes sortes, ils se glissaient maintenant dans la plus profonde obscurité.

 

« As-tu de quoi faire du feu ? répondit Chéri-Bibi. Non ! n’est-ce pas ? Eh bien, moi, il me restait trois allumettes, je n’ai pas besoin de te dire que le séjour dans l’eau ne les a pas rendues très inflammables ! Alors quoi ? mon petit ! S’endormir la nuit dans le satou, sans feu à côté de soi, c’est vouloir ne plus se réveiller que sous la dent d’un jaguar ! En route ! On se reposera au jour ! »

 

Ainsi marchèrent-ils tout le reste de la nuit, se rendant compte que, s’ils se reposaient un instant, ils fermeraient les yeux, accablés…

 

Chéri-Bibi encourageait Palas en lui racontant des histoires énormes sur la forêt vierge et que celui-ci avait souvent peine à croire ! Que de drames étranges ! que de fabuleuses et mystérieuses fortunes dont la légende courait autour des placers d’or !… En attendant, ils étaient quasi tout nus, chacun avec un couteau pour toute arme.

 

« Depuis que nous marchons, fit Chéri-Bibi, nous ne devons plus être bien longtemps sans rencontrer le Pupu !

 

– Qu’est-ce que c’est que ça, le Pupu ?

 

– C’est une petite rivière qui va se jeter dans la rivière de Cayenne et qui nous barre forcément le chemin. Un peu plus haut, un peu plus bas, nous sommes obligés de la rencontrer. Alors, là, mon petit, nous verrons clair dans notre histoire !… »

 

Palas avait les pieds en sang. Il avait voulu plusieurs fois se défaire des rudes souliers que lui avait octroyés l’administration pénitentiaire. Chéri-Bibi s’y était résolument opposé.

 

« Mon petit, c’est plein de grages là où nous marchons ! et il n’y a rien de plus venimeux que ces serpents-là ! Il ne faut qu’un coup !… Faisons le plus de bruit possible en marchant pour les faire fuir, et garde tes godasses ! »

 

Avec leurs couteaux, dont ils usaient souvent pour se faire un chemin parmi l’enchevêtrement inextricable des plantes parasites, ils s’étaient taillés deux bâtons, véritables épieux, arrachés à un bois dur comme le fer et appelé « bois canon ». En marchant, ils tapaient de droite et de gauche dans le fourré et, souvent, ils entendaient le bondissement d’une bête qui détalait dans la nuit… Enfin le jour se leva brusquement.

 

Et Chéri-Bibi se mit à courir. Bientôt Palas l’entendit qui criait :

 

« Le Pupu ! le Pupu ! »

 

Il put encore se traîner jusque-là, et tomba, épuisé, devant un ruisseau aux ondes fraîches et bondissantes sur des rochers clairs. Chéri-Bibi avait déjà le menton dans l’eau et buvait… buvait !… Palas se pencha sur la même coupe ; après quoi, tous deux s’endormirent comme des brutes, à l’ombre des branches qui venaient pendre au-dessus de ce ruisseau enchanté.

 

Si profond était leur repos et leur anéantissement, qu’ils n’entendirent pas quatre hommes qui descendaient assez bruyamment cette rive tant désirée.

 

En apercevant Palas et Chéri-Bibi, les quatre hommes s’arrêtèrent d’un même mouvement : c’étaient le Parisien, le Bêcheur, le Caïd et Fric-Frac !…

 

La joie des quatre bandits fut immense en voyant à leur disposition les deux êtres qu’ils haïssaient le plus au monde. Ces quatre hommes étaient armés de haches, dont ils s’étaient emparés en même temps que de quelques provisions, déjà épuisées du reste, en traversant une exploitation forestière à leur sortie de Kourou.

 

Ils n’avaient qu’à lever leurs armes et à frapper ; et déjà le Parisien agitait sa hache en fixant Palas d’un regard où le besoin de tuer avait déjà mis du sang.

 

Mais le Bêcheur, qui était la plus forte tête de la bande, tombait d’accord avec Fric-Frac, lequel était le plus malin, pour décider qu’il y avait matière à réflexion. Ils entraînèrent le Parisien et le Caïd et il y eut un conciliabule.

 

Le résultat de cette conversation fut que les quatre bandits remirent à un peu plus tard leur sournois attentat. Le raisonnement du Bêcheur était au surplus des plus convaincants : ce n’était un mystère pour personne que Chéri-Bibi avait, dans quelque endroit du bois vierge, ce qu’au bagne on appelle une « carette » (cachette) dans laquelle il avait certainement eu la précaution, lors de ses précédentes expéditions, d’entasser tout ce qui pouvait être utile à un « fagot » (provisions et autres) pour ne point calancher dans le satou ! (mourir dans la forêt). De toute évidence les deux hommes qui dormaient là quasi tout nus, rompus de fatigue et dénués de tout, n’avaient pas encore atteint l’une de ces carettes. Ne convenait-il point, avant de les exterminer, d’attendre qu’ils eussent eux-mêmes livré leur trésor à des gens qui, comme le Bêcheur, Arigonde, Fric-Frac et le Caïd en avaient le plus grand besoin !

 

Ayant décidé cela, ceux-ci remontèrent un peu vers le nord pour se trouver derrière les deux compagnons quand ils se remettraient en marche. Ils n’avaient pas abandonné les rives du Pupu qui, certainement, devaient être un guide pour Chéri-Bibi.

 

De fait, au réveil, Chéri-Bibi, après s’être orienté, tira Palas de son sommeil écrasant, et tous deux suivirent la rive en s’enfuyant vers le sud-ouest.

 

Arigonde et sa bande ne perdaient pas un seul de leurs mouvements. Et ils eurent la joie de voir Chéri-Bibi s’arrêter au pied d’un immense balata (arbre à caoutchouc), soulever une roche et creuser la terre à la pointe de son bâton de bois canon. Palas l’aidait. Ils semblaient travailler tous deux avec une fièvre croissante. Pour ceux qui assistaient à cette scène, il ne faisait point de doute que, là, se trouvait la carette au trésor !…

 

Enfin, Chéri-Bibi se pencha, et après avoir fouillé la terre, il se mit à passer à Palas différents objets.

 

Fric-Frac qui savait se mouvoir dans la forêt sans faire craquer une branche, comme il savait à Paris glisser de nuit dans un appartement sans heurter un meuble, s’était avancé au plus près des deux compagnons sans leur donner l’éveil et regardait toute la scène avec avidité. D’abord ce fut un sac plein d’objets de première nécessité. Fric-Frac entend la voix rauque de Chéri-Bibi qui énumère : une boussole, une petite lanterne, une scie, des boîtes de conserves, des épices, deux bouteilles de tafia, un briquet et de l’amadou, une boîte de fer où sont enfermés les papiers d’identité nécessaires pour faire, en France, d’un forçat, un honnête homme :

 

« Il y a plusieurs honnêtes hommes là-dedans, grogna joyeusement Chéri-Bibi, tu choisiras !… »

 

Un flacon rempli d’un liquide brunâtre : antidote sûr pour la morsure des serpents !

 

Chéri-Bibi a pensé à tout ! mais le plus beau, certainement, est ce grand coffre d’où le bandit sort deux sabres d’abattis, une carabine, un revolver, des munitions et trois cartouches de dynamite… « Et tout cela en excellent état ! fait remarquer Chéri-Bibi, à cause de la précaution que j’avais prise de recouvrir sac et coffre d’une épaisse couche de balata ! »

 

Palas ne sait comment exprimer sa joie ! Il rit. Pour la première fois, il rit depuis qu’il est au bagne ! Il ne se doute pas, le malheureux, qu’il y a là, tout près de lui, deux yeux qui voient ces trésors, qui brûlent de convoitise !

 

Ah ! si Fric-Frac avait eu à côté de lui ses trois compagnons, peut-être n’eussent-ils point attendu, pour se jeter sur les deux amis, que ceux-ci se fussent saisis de leurs armes ! Peut-être, car Palas et Chéri-Bibi, même sans armes, sont bien redoutables…

 

Déjà, les deux amis apaisent leur faim avec les boîtes de conserves, puis Chéri-Bibi, sa carabine sur l’épaule, semble prêt à partir pour la chasse…

 

« Affûte tes crocs, mon petit, dit-il à Palas, j’ vais te chercher ton dîner et j’ te prie de croire que c’est pas à la table du mecquart (le commandant), qu’on servirait un lucullus pareil !… D’abord, occupons-nous du poisson !

 

– Tu veux chasser et pêcher à la ligne en même temps ? » demanda Palas qui, depuis qu’il avait découvert toutes ces merveilles, oubliait ses misères et montrait une joie d’enfant.

 

« Tu vas voir comme je pêche à la ligne, moi ! » répliqua Chéri-Bibi.

 

Et s’avançant sur le bord du Pupu, après avoir passé sa carabine à Palas, il sortit de son précieux sac dont il avait passé la bretelle à l’épaule, une cartouche de dynamite. Une minute plus tard, cette cartouche éclatait au milieu du Pupu et, aussitôt, sur les eaux bouillonnantes, quelques dizaines de poissons, gros et petits, venaient flotter le ventre en l’air.

 

« Hein ! qu’est-ce que tu dis de la friture ?

 

– Je regrette la cartouche de dynamite ! fit Palas. Nous n’en avons plus que deux !

 

– C’est plus qu’il nous en faut ! répliqua Chéri-Bibi. À quoi veux-tu qu’elles nous servent, sinon à pêcher ? J’en usais autrefois quand je m’amusais à prospecter (chercher de l’or) à travers le satou, mais maintenant je n’en ai plus besoin et je te dirai pourquoi au dessert !… »

 

Chéri-Bibi se mit à chasser et fut assez heureux pour « descendre » un maïpouri (un tapir) et une perdrix.

 

La perdrix était grosse comme un poulet et le tapir comme un petit poney. Sa chair est une des meilleures viandes rouges de là-bas.

 

Avec les aïmaras (poissons des rivières de la Guyane) qu’ils avaient ramassés au fil de l’eau, après la pêche à la dynamite, le dîner ne devait pas manquer d’être succulent.

 

Ils établirent leur campement à une centaine de mètres du Pupu, sous une futaie épaisse, creusèrent un trou, y allumèrent du feu et quand ce trou fut chaud comme un four, ils y glissèrent le tapir dépouillé et sanglant.

 

Ils mangèrent en buvant l’eau fraîche du Pupu, coupée de tafia.

 

Chéri-Bibi tira de son sac, au dessert, du tabac et ils se mirent à fumer en devisant gaillardement.

 

Palas trouvait cette existence admirable et déclarait ne point comprendre la conduite de ces évadés du bagne, qui, ayant eu le bonheur inespéré d’avoir pu atteindre la forêt vierge, venaient se reconstituer prisonniers !

 

Entendant cela, Chéri-Bibi eut un sourire terrible…

 

Le soir allait tomber. Il y avait maintenant un silence impressionnant de tous êtres et de toutes choses autour d’eux.

 

« Eh bien, déclara Chéri-Bibi à voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu des arbres eux-mêmes, eh bien, moi qui suis son ami à la forêt… moi, je te dirai que je ne puis pas la regarder, moi, Chéri-Bibi, sans frissonner et surtout dans des heures comme celle-ci, où elle ne respire plus !… Son silence me fait peur !… Je n’ai jamais eu peur que de deux choses, Palas, de mon couteau pour les autres, et de la forêt pour moi !… Car la forêt est comme moi !… quelquefois elle veut être bonne, et c’est dans ces moments-là qu’elle tue !… La forêt, c’est quelque chose comme ma grande sœur ! Je l’aime bien, elle m’aime bien, et cependant elle m’empoisonnerait tout comme un autre, parce que, quand on est né pour le crime, il n’y a rien à faire. On en a toujours un en train, dans le moment qu’on y pense le moins ! Méfie-toi ! Faut toujours se méfier ! La forêt, c’est plein de mystères, plein de souffles qui tuent, de plantes et d’animaux qui portent la mort dans leur haleine… Et puis, il n’y a pas que les herbes et les bêtes… Tiens ! écoute… gronda tout à coup Chéri-Bibi en sautant sur sa carabine et en fouillant l’ombre derrière Palas… tu n’as pas entendu ?

 

– Non… Quoi ?…

 

– Une respiration d’homme !… »

 

Chéri-Bibi resta quelques minutes à écouter la forêt… et puis il vint se rasseoir auprès du foyer et jeta aussitôt des cendres dessus.

 

« Je te dis, fit-il à voix basse, qu’on a respiré, pas bien loin de nous ! et que c’était une respiration d’homme !… Peut-être un sorcier qui passe et qui s’est approché de nous pour voir… En tout cas, éteignons le feu, qui éclaire trop, et allumons le fanal. C’est tout juste ce qu’il faut pour faire fuir les bêtes, tandis que le grand feu, vois-tu, ça attire les hommes s’il y en a dans les environs !… Alors, tu n’as rien entendu, toi ? Non ! tu ne sais pas ? Sûr… n’y a qu’un sorcier pour être venu si près !… Malheur que Yoyo ne soit pas là !

 

– Qu’est-ce que c’est que ça, Yoyo ?

 

– Yoyo ? C’est à coup sûr le premier sorcier du satou ! C’est lui qui m’a appris bien des choses ! Il a un remède pour tout ! Il fait fuir les mauvais esprits… et il m’a donné cet antidote pour les serpents… Je te le présenterai dans trois ou quatre jours de marche… C’est un Indien originaire du pays des Émerillons et il a failli être mangé par une tribu féroce des Roucouyennes, lui et toute sa famille !

 

– Tout sorcier qu’il est !

 

– Oh ! en ce temps-là il n’était encore qu’apprenti sorcier ! Il n’avait pas encore passé les examens !

 

On passe donc des examens, dans la forêt, pour être sorcier ?

 

– Les Indiens, par ici, appellent les sorciers des piayes. Il y en a beaucoup qui se prétendent piayes, mais s’ils n’ont pas de vrais titres, ils ne trompent personne. Il y a des épreuves auxquelles on reconnaît, à ne jamais s’y méprendre, un vrai piaye. Celui-ci saura par exemple se faire obéir, à l’heure dite, d’un tigre ou d’un jaguar. Comprends qu’il connaît tous les parfums, toutes les herbes, tous les détritus spéciaux dont il faut semer la route des bêtes, pour qu’elles viennent jusque-là où il veut les faire venir !

 

– Et ce Yoyo, c’est un ami ?

 

– Un très grand ami ! C’est moi qui l’ai sauvé du massacre… Et depuis il travaille pour moi avec ses frères, dans un endroit secret de la forêt !… Là où il y a beaucoup d’or, Palas ! Plus d’or peut-être que tu ne pourras en emporter… »

 

Chéri-Bibi veilla toute la nuit et soigna Palas comme son enfant. Il avait réussi à lui fabriquer une sorte de hamac des plus sommaires, en entrelaçant quelques lianes et en les suspendant à un arbre. C’était suffisant pour garer Palas de l’innombrable et atroce piqûre de fourmis qui sont la plaie mortelle des nuits de la Guyane. Le lendemain, Palas ne savait comment le remercier, comment lui exprimer le sentiment dont son cœur débordait par tant de tendre affection… Palas ne comprenait pas :

 

« T’occupe pas de ça ! dit Chéri-Bibi en levant le campement… C’est une affaire entre moi et le bon Dieu ! Il a plutôt été dur pour moi, le cher Seigneur qui est aux cieux ! et nous ne sommes pas toujours d’accord !… Mais je lui pardonne bien des choses parce qu’il t’a mis sur mon chemin ! Tu sais, dans le milieu que je fréquente, ça ne se rencontre pas tous les jours une g… comme la tienne, qui n’est pas celle d’une crapule !… V’là tout ! Tu me plais, parce que je t’ai vu souvent pleurer, appeler ta maman comme un gosse et parce que t’as la peau blanche et l’âme comme une sacristie. Tu me reposes, quoi ! En voilà assez ! N’en parlons plus !… Et puis, il faut que tu saches une chose, mon petit, c’est que tout ce que j’ai t’appartient. Ma vie, mon or, tout ! Ma vie te sert ici, mon or te servira en Europe ! J’en ai beaucoup.

 

« Yoyo seul sait où il se trouve. Marchons jour et nuit, je ne serai tranquille que lorsque nous aurons rejoint Yoyo. Tous les piayes ont peur de Yoyo, et les Peaux-Rouges lui obéissent depuis le pays de Taheca, jusque chez les Paramacuas. Yoloch, le diable, et Goudon, le dieu bon, sont à sa dévotion. C’est le roi du satou !

 

Et où est-il, Yoyo ? demandait Palas.

 

– Dans un coin du satou que bien peu de gens connaissent, je te jure… en dehors de lui, de sa famille et de moi-même… Cependant il vient presque tous les dimanches faire ses provisions chez Sanda, au cabaret-magasin du village des chercheurs d’or. »

 

Ils précipitèrent leur marche pendant deux jours et deux nuits.

 

De temps en temps, ils rencontraient des indigènes qui leur adressaient les politesses d’usage, d’assez loin, du reste.

 

« Hodio (bonjour).

 

– Akonno, Feï-de-ba (merci, comment êtes-vous) ?

 

– Li vacca bouilléba (le voyage est heureux grâce au Ciel) !

 

– Diafonno (bonne continuation) ! »

 

Quelquefois les indigènes parlaient presque correctement le français. Palas s’en étonnait.

 

« La fréquentation du beau monde, mon cher, expliquait Chéri-Bibi. Des habitués des exploitations forestières et des colonies pénitentiaires de la côte. Yoyo parle français comme toi-z-et-moi ! »

 

D’autres indigènes mêlaient drôlement le français et le « pupu ».

 

« Comment lifika ? (Comment ça va ?) »

 

– Philippi ! couche-toi du bon côté ! (Bonne nuit, dors bien !) »

 

Palas demanda à Chéri-Bibi s’il était vrai qu’il y eût à la Guyane, comme on le prétendait, des tribus d’anthropophages.

 

Chéri-Bibi hocha la tête et dit :

 

« Y en a ! C’est assez rare, mais y en a… Quand l’occas’ d’un bon « boulot » se présente… tu comprends ?… on ne peut pas leur en vouloir… À ce qu’il paraît que ce n’est pas mauvais !… Généralement, les indigènes ne sont pas méchants, si les sorciers ne les déchaînent pas… mais il y a des tribus qui ne travaillent que pour ça ! Elles n’habitent pas par ici… c’est plus loin, du côté des Pelzgoudars ! Yoyo me disait que par là il fallait se méfier. C’est des gens qui aiment les bons morceaux…

 

– Et qu’est-ce que c’est que les terribles Oyaricoulets ?

 

– Les terribles Oyaricoulets, je te dirai que je n’en ai jamais vu et que je crois bien que ceux qui en parlent le plus ne les ont pas vus davantage que moi ! Cependant on ne peut jamais dire. La forêt, c’est un monde et il ne faut jamais s’étonner de rien ! On raconte qu’ils ont de grandes oreilles, semblables à celles des ânes, des pieds d’une longueur démesurée. C’est des géants, quoi ! Ils montent aux arbres comme des singes ! Ils auraient des arcs gros comme le bras et d’une portée incroyable, et naturellement « ils bouffent de l’étranger ». On raconte aussi qu’ils ont des nez gros comme des becs d’ara ! Des histoires ! »

 

Cependant il arriva ceci : vers la onzième heure du troisième soir, Chéri-Bibi s’était endormi, accablé et, cette fois, c’était Palas qui veillait… Son arme dans les mains, il écoutait le bruit singulier du satou la nuit et tressaillait souvent, s’imaginant avoir entendu quelques branches craquer et même, comme disait Chéri-Bibi, un respiration d’homme !

 

À deux ou trois reprises, il se leva, fit le tour du campement, s’arrêtant et écoutant, et n’avançant qu’avec les plus grandes précautions. Tout ce que lui avait raconté Chéri-Bibi des maléfices de la forêt hantait sa cervelle inquiète…

 

Plusieurs fois, il se pencha sur l’ombre, prêt à tirer… et puis il se traitait d’enfant peureux, et revenait s’asseoir à côté de Chéri-Bibi.

 

Une heure à peu près se passa ainsi. Soudain, il y eut des branches qui craquèrent très distinctement, comme sous la poussée ou au passage d’un corps. Et puis il y eut un soupir ! oh ! très distinctement un soupir et, plus qu’un soupir… comme un murmure humain…

 

Palas secoua Chéri-Bibi, mais celui-ci continuait de dormir.

 

Se reprochant d’avoir voulu arracher son ami à son formidable repos, Palas, pour s’assurer qu’il n’avait pas été victime de ses sens surexcités, se glissa, l’arme en avant, dans la direction de ce qu’il avait cru entendre…

 

Le bruit avait repris, mais semblait s’éloigner.

 

Palas s’avança résolument, et, tout à coup, déboucha dans une petite clairière au centre de laquelle un indigène, à genoux et levant les bras vers la lune éclatante, soupirait et semblait se livrer à de douloureuses incantations.

 

C’était un Indien, vêtu simplement d’une peau de bête, au visage étrangement tatoué et aux longs cheveux partagés par une raie médiane. Ses yeux brillaient dans la nuit comme de petites bêtes lumineuses, cependant qu’il sanglotait sa sourde et singulière litanie où revenait à chaque instant le nom de « Galatha ! Galatha ! Galatha ! »

 

Il n’avait pas aperçu Palas qui restait caché derrière un arbre… Palas disait : « C’est un sorcier, c’est un piaye qui invoque Yoloch ou Goudon ! » Mais il n’avait aucune envie de l’interrompre dans ses prières.

 

Tout à coup le piaye fut entouré par une bande forcenée de Peaux-Rouges dont les ombres bondissantes paraissaient démesurées à Palas et le remplissaient d’effroi.

 

Elles semblaient sauter aussi haut que les arbres ; et les jeux de la lumière lunaire à travers les branches se prêtaient à toutes les imaginations d’un homme qui avait entendu toute la journée les légendes impressionnantes du satou.

 

Il s’enfuit, persuadé d’avoir rencontré les terribles Oyaricoulets eux-mêmes, et il ne laissa de cesse à Chéri-Bibi qu’il ne fût réveillé. Celui-ci se laissa entraîner encore à moitié endormi.

 

Enfin, quand il fut réveillé tout à fait, le lendemain matin, et que les fugitifs eurent laissé loin derrière eux cette contrée redoutable :

 

« Me diras-tu enfin ce que tu as vu ? questionna Chéri-Bibi.

 

– Je te dis que j’ai vu les terribles Oyaricoulets eux-mêmes !

 

– Mais encore ?

 

– Ils dansaient comme des fous, prêts à tous les crimes, autour d’un sorcier qui se lamentait effroyablement en criant : Galatha ! Galatha !

 

Eh, Palas ! c’était un pauvre homme qui pleurait sa femme qui venait de mourir, sa galatha !… Et tu as assisté tout simplement à une messe pour le repos de son âme !… Que Goudon la protège ! et que Yoloch nous en préserve ! Tu t’étonnes pour peu de chose ! »

 

Le reste de la journée, le bandit prêta une extrême attention à l’aspect des lieux qu’ils traversaient. Son visage, vers la fin du jour, s’éclaira tout à fait. Palas en augura que leurs affaires allaient de mieux en mieux.

 

Ils avaient quitté le Pupu et remontaient le cours d’une autre rivière dans la direction du nord-est. Chose singulière, la forêt ne leur était plus hostile. Toutes choses, au contraire, semblaient se prêter à leur dessein. Ils trouvèrent même une piste qui leur permit de faire un long chemin sans trop de fatigue.

 

Enfin, vers le soir, ils arrivèrent au sommet d’une éminence boisée, d’où, le bras tendu de Chéri-Bibi put montrer à Palas les placers et le village des prospecteurs d’or.

 

VIII

Les chercheurs d’or

 

Sur les bords d’une rivière qui se jetait à trois journées de là dans l’Oyapock, fleuve qui marque la frontière de la Guyane française et du Brésil, s’élevait le cabaret-magasin du señor Sanda, qui avait installé, en plein pays des prospecteurs d’or, un établissement sur le modèle de ceux que l’on rencontre dans les solitudes forestières du Haut-Chaco et que l’on dénomme là-bas « albacen ».

 

Là, on vendait de tout, de tout ce qui peut être utile à un travailleur de la forêt : outils, victuailles, conserves, ferblanterie, vêtements, armes, munitions, et toutes sortes d’alcools. C’était un cabaret, et c’était une épicerie. C’était aussi un tripot. Certains y entraient les poches pleines de poudre d’or et s’en retournaient travailler aux « sluices » ayant tout perdu, d’autres y faisaient une rapide fortune, mais pas pour longtemps. Au fait, le señor Sanda était le seul qui s’enrichit.

 

Certain dimanche, il y avait dans la grande salle du cabaret, construite de quelques planches et couverte d’un toit en tôle ondulée, une furieuse partie à la table du fond, près du comptoir derrière lequel Sanda, aidé de ses « boys » servait le tafia, le rhum et les boissons fermentées indiennes à ses clients de passage.

 

À la table de jeu, la poudre d’or passait de main en main et les petits sacs se vidaient sur un coup de dés ou se remplissaient au milieu de cris, de protestations, de clameurs sauvages suivies subitement d’impressionnants silences.

 

Près de la porte, à une table où ils venaient de s’asseoir autour d’une bouteille, Fric-Frac, Arigonde, le Bêcheur et le Caïd devisaient assez sournoisement en regardant tantôt le patron, tantôt la table du fond où se jouait un jeu d’enfer et tantôt les nouveaux arrivants.

 

« On se croirait au Jockey-Club ! exprima le Bêcheur.

 

– Ta bouche, bébé ! » fit Arigonde.

 

Nos quatre bandits n’avaient pas de poudre d’or, eux ; ils n’avaient rien, mais ils étaient en possession d’un fameux secret qui les avait amenés là et qui les remplissait d’un sombre et magnifique espoir : ils avaient entendu toute la conversation entre Chéri-Bibi et Palas concernant Yoyo et son trésor…

 

Aussi avaient-ils accompli de véritables tours de force, ne s’arrêtant ni jour ni nuit, pour arriver aux placers avant les deux compagnons…

 

Depuis vingt-quatre heures, ils s’étaient mis à la recherche de Yoyo, sans aucun succès… Enfin, ils venaient d’échouer chez le señor Sanda, devant une bouteille qu’ils auraient peut-être quelque difficulté à payer.

 

Tout à coup, le Parisien se leva et dit :

 

« Ne vous occupez pas de moi et continuez à jaspiner ! » (Et, dans le creux de sa main, il leur montrait des dés que les autres connaissaient bien).

 

Il alla regarder la partie à la table du fond, où régnait quelque confusion.

 

On discutait un coup… Arigonde sortit un coin de linge qui avait peut-être été un mouchoir et dans lequel semblait être retenue, par un nœud savant, une quantité appréciable de la précieuse poudre…

 

Et il se mêla à la partie…

 

Sa première victime fut un métis crépu qui arrivait des placers, sa ceinture bien garnie. Une demi-heure après, il n’avait plus rien ! Il jurait du reste qu’on l’avait volé et la querelle allait « tourner au vilain », car deux autres prospecteurs nouvellement arrivés prenaient parti contre la bande, quand le señor Sanda s’interposa et affirma qu’il ne recevait chez lui que des gentlemen de la plus grande correction. Il avait une autorité souveraine. Il pouvait expulser du cercle qui lui déplaisait, sans avoir à consulter son conseil d’administration.

 

Grand Seigneur, Arigonde commanda immédiatement les alcools les plus chers, invita tous ceux qui voulurent être de la fête et paya d’avance, sans sourciller, entre les mains de Sanda, une somme énorme. Alors Arigonde connut, comme il l’avait prévu, le sourire de Sanda et le son de la voix du cher homme ! Elle était aussi agréable à entendre que la poudre d’or était douce à regarder.

 

Fric-Frac, le Pêcheur et le Caïd s’étaient rapprochés et prenaient leur part, comme bien l’on pense, de la ripaille générale :

 

« Je lui ai délié la bavarde (la langue) au cabarmuche (mastroquet), fit Arigonde. Nous allons essayer d’en profiter… »

 

Arigonde avait versé toute la poudre d’or qu’il avait gagnée dans le fond d’un chapeau de feutre à larges bords, et, la laissant glisser entre ses doigts, il dit à Sanda :

 

« Les pauvres bougres ! Je leur ai pris peut-être le travail de six mois !

 

– Oh ! ils sont rares, ceux qui font fortune dans le satou, répondit Sanda. En dehors de quelques Indiens qui ont le vrai filon et qui se cachent de l’Européen comme de la peste… Tenez ! celui-là, là-bas, qui passe…

 

– Où ça ?

 

– Devant l’albacen… c’est un sorcier célèbre… il sait où il y en a de l’or, celui-là ! Un nommé Yoyo !… »

 

Arigonde se précipita à la fenêtre… Il vit passer un homme dans toute la force de la jeunesse…

 

Son aspect était plutôt redoutable, hérissé et même diabolique. Il portait les cheveux tressés par petits paquets. Il était beau. Il se déplaçait avec harmonie. On soutenait difficilement le feu de son regard.

 

Les bandits ne le quittaient pas des yeux.

 

« Il vient faire ses provisions, dit Sanda ; pour la fête de la maraké qui est la plus importante de l’année, et pour laquelle les Indiens sortent tous les pavillons de vannerie attachés à de hauts bambous, frappent sur tous leurs instruments et jouent de la flûte dans des os de mort…

 

Dans le moment, l’un des joueurs, qui avait retrouvé de l’or, provoqua Arigonde à une nouvelle partie. Le Parisien jugea, à l’aspect de la salle, qu’il lui serait difficile de refuser… et il se rassit en face de ses partenaires ; mais un coup d’œil à Fric-Frac et à ses poteaux leur avait désigné Yoyo, de l’autre côté de la rue, entrant dans une case, et l’un d’eux était déjà sorti, prenant la piste de l’Indien…

 

C’est sur ces entrefaites, à la tombée brutale de la nuit, que se produisit l’arrivée de Palas et de Chéri-Bibi.

 

Ils étaient exténués et ne s’arrêtèrent dans le village que devant Sanda.

 

Quand ils pénétrèrent dans le cabaret-magasin, patron et clients étaient si bien occupés par la partie que les nouveaux arrivants passèrent complètement inaperçus. Ils s’en furent à une table loin des lampes, jetant leurs sacs à côté d’eux, dans un coin obscur…

 

Puis Chéri-Bibi se leva pour aller examiner des ustensiles de cuisine pendus au mur et dont il s’était promis, en cours de route, l’acquisition.

 

Palas, accablé, la tête dans les mains, semblait ne plus avoir la force d’exprimer un désir. Tout de même il finit par tourner la tête au bruit qui venait du fond de la salle. C’étaient des imprécations, des cris de colère contre le mauvais sort. Le Parisien continuait de gagner, insolemment.

 

Soudain, Palas tressaillit. Quelqu’un venait de parler dont il croyait bien avoir reconnu la voix… Et cependant la chose lui paraissait impossible…

 

Il se leva et se rapprocha des joueurs… Les dés roulaient sur la table.

 

Tout à coup, il y eut un grand éclat de voix :

 

« Ces dés sont pipés ! »

 

Et Palas, qui venait de jeter l’accusation, fixait le joueur avec des yeux de flamme ! Une haine indicible gonflait sa poitrine et son cœur… Le Parisien ! le Parisien ! en face de lui !… cet homme qui, pendant des années, l’avait fait tant souffrir !…

 

« Cet homme vous a volés ! »

 

On se ruait déjà sur Arigonde, mais Palas secouait la grappe humaine qui le séparait de son ennemi et s’écriait :

 

« Non ! non ! laissez-moi faire !… Cet homme est à moi ! Il m’appartient !… Ah ! j’attendais ce moment-là depuis longtemps ! »

 

En vain, Chéri-Bibi voulut-il s’interposer. Arigonde et Palas, enlacés pour une étreinte mortelle, roulaient sur le plancher…

 

Or, Sanda, dès le début des hostilités et voyant que les choses allaient tourner au tragique, avait, comme c’était son devoir, envoyé l’un de ses boys prévenir le chef de district…

 

… Et, tout à coup, au plus beau de la bataille, comme Arigonde suffoquait déjà sous les doigts étrangleurs de Palas, la pleine obscurité fut faite… Les acolytes du Parisien avaient éteint les lampes.

 

Et quelqu’un cria : « La police ! »

 

La police arriva, en effet… On ralluma les lampes… et l’on constata que tous les oiseaux étaient envolés…

 

Sanda, philosophe, dit au chef de district :

 

« Heureusement que ma clientèle paie d’avance !… »

 

Arigonde, sauvé de la griffe de Palas par l’astuce et le dévouement de ses compagnons, eut vite retrouvé ses sens et surtout celui de la situation. Il s’agissait avant tout de ne pas lâcher Yoyo.

 

Les quatre bandits étaient sûrs que Chéri-Bibi ignorait encore que le piaye eût fait son apparition dans le village ; et c’est pleins de confiance dans leur entreprise, qu’ils se glissèrent sur les traces de Yoyo, dès que celui-ci eut repris le chemin de la forêt.

 

Yoyo les traîna ainsi une partie de la nuit dans des fourrés quasi impénétrables. Mais quand le jour arriva, ils s’aperçurent tout à coup qu’ils l’avaient perdu…

 

Pendant des heures, ils essayèrent en vain de retrouver sa piste… Alors ils tinrent un important conciliabule, en conclusion de quoi, ils se résolurent à retourner au village, car ils risquaient de s’égarer dans cette partie du satou, et c’était la mort…

 

Au village, ils achèteraient tout ce qui leur manquait encore, les armes dont ils avaient besoin, et s’en iraient tranquillement attendre le passage de Chéri-Bibi et de Palas à la frontière du Brésil. À ce moment, ceux-ci reviendraient de chez Yoyo et seraient porteurs du trésor… et Arigonde n’ignorait pas plus que ses compagnons vers quel point de la côte Palas tenterait de s’embarquer pour l’Europe… Le plan fut adopté d’enthousiasme.

 

Pendant ce temps, Chéri-Bibi et Palas étaient entrés eux aussi dans la forêt. Chéri-Bibi marchait à coup sûr, grâce à des points de repère qui avaient été établis depuis des années, et, soudain, comme il passait sous un arbre géant, quelque chose lui tomba dans les bras. C’était Yoyo !

 

Yoyo qui s’était aperçu qu’il était suivi, et qui avait grimpé dans les branches avec l’agilité d’un singe, Yoyo qui venait de reconnaître Chéri-Bibi !…

 

La présentation de Palas se fit selon les lois de la plus haute convenance. Yoyo était un piaye qui semblait ne rien ignorer des formules de la politesse et y tenir par-dessus tout :

 

« C’est moi qui l’ai mis au courant des bienfaits de la civilisation ! » expliquait Chéri-Bibi avec une pointe d’orgueil !…

 

Cependant, la présence signalée dans les environs d’une bande d’indésirables (et Chéri-Bibi reconnut, à la description que lui en fit Yoyo, Arigonde et ses acolytes) précipita les manifestations d’une amitié que le caractère du sorcier avait rendue presque sacrée… et quand Yoyo eut exprimé à Chéri-Bibi combien sa famille serait heureuse de le revoir, tous trois se hâtèrent de s’enfoncer au plus profond du pays de Macuano, où le piaye avait sa demeure.

 

Quand Chéri-Bibi et Palas y arrivèrent, ils y reçurent l’accueil le plus touchant. La vieille mère, la jeune sœur, les frères firent fête aux nouveaux arrivants.

 

Pour le repas du soir, il fut confectionné une « pimentade » qui mit les larmes aux yeux de Chéri-Bibi.

 

Jamais poissons et piments n’avaient été aussi agréablement accommodés pour le palais du forçat et il déclara qu’il n’en avait jamais mangé de si bonne, même au temps où il se cachait dans une cabane de pêcheurs de Martigny, après une méchante histoire de tentative d’assassinat de gendarme dont il rappelait, non sans une certaine fantaisie, les péripéties héroï-comiques.

 

Cette histoire était, paraît-il, tout à l’honneur de Chéri-Bibi, celui-ci ayant pris la défense d’une jeune fille, d’âge mineur, dont la vertu lui avait paru en danger… Le malheur avait encore été que le jury s’était imaginé que cette vertu avait été en danger surtout à cause de Chéri-Bibi… Et Chéri-Bibi concluait : « Je m’y attendais… mais quand on a sa conscience pour soi, tout le reste devient rigolo !… »

 

L’auditoire indigène dont l’esprit était des plus déliés, écoutait Chéri-Bibi de tout son cœur. La soirée se prolongea de la sorte le plus doucement du monde, dans l’agrément des souvenirs criminels de Chéri-Bibi qui avait renvoyé les affaires sérieuses au lendemain. Quant à Palas, il croyait rêver…

 

Il ne s’étonnait plus de rien ! Les événements les plus extraordinaires finissaient par lui paraître naturels. Il savait d’avance que tout pouvait lui arriver ! et, se mettant à l’école de Chéri-Bibi, il s’attendait à tout ! Avant-hier c’étaient le bagne, les forçats, les artoupans ; hier, c’étaient les terribles Oyaricoulets et le non moins terrible Arigonde… ce soir, c’était un bon dîner qui se terminait par des anecdotes, dont le moins qu’on en pût dire était qu’elles ne dépassaient point le fantastique des événements en cours ; demain !… que devait-il lui arriver demain ?… Ah ! oui, Chéri-Bibi lui avait dit que demain il serait millionnaire !…

 

Et en vérité, il le fut. Après une excellente nuit, qui était la première de sécurité qu’ils passaient dans la forêt depuis leur départ de l’île Royale, Yoyo pria Chéri-Bibi de l’accompagner…

 

Ils arrivèrent près d’un clair ruisseau le long duquel des femmes et les frères du piaye travaillaient à ramasser la poussière d’or à la battée.

 

On sait que toute cette région est l’une des plus riches du monde en poudre d’or, et presque tous ses ruisseaux en roulent en quantités appréciables. Seulement les difficultés de l’exploitation et souvent l’impossibilité de vivre pour les Européens au cœur de la forêt vierge, rendent la récolte du précieux métal des plus difficiles. Il a fallu de vastes entreprises, fournies d’immenses capitaux, pour arriver à un résultat rémunérateur. Les prospecteurs libres, qui se refusent à accepter une place d’ouvrier, sont destinés à se décourager vite ou à périr. Pour quelques-uns qui furent servis par une riche chance, combien ont succombé !

 

L’indigène, lui, peut résister. Seulement, quand il a découvert un gisement ou quelque crique chargée plus que toute autre de la merveilleuse poudre, il est dépouillé, ou plutôt exproprié, suivant toute la vigueur de la loi de propriété instituée par les Blancs. Aussi, instruit par l’expérience, il se cache et travaille en solitaire.

 

Depuis des années, Yoyo et sa famille travaillaient pour Chéri-Bibi… À la suite de quel immense service, cette petite troupe d’Indiens s’était-elle faite l’esclave du bandit ? Modestement, Chéri-Bibi avait dit de Yoyo : « Je lui ai sauvé la vie. » La vérité est qu’il avait sauvé du massacre anthropophagique toute la famille, un jour que Chéri-Bibi, las du bagne, comme il lui arrivait quelquefois, villégiaturait sur les rives du haut Oyapok… Mais ceci, comme dit Kipling, c’est une autre histoire…

 

Chéri-Bibi ayant fait un signe, Yoyo conduisit ses hôtes à travers un marécage couvert de bambous, et où ils se fussent certainement enlisés, si des pierres, quasi invisibles et secrètement distribuées sous la fange, ne se fussent trouvées là pour soutenir leurs pas.

 

Chacun n’avait qu’à répéter les gestes de Yoyo. Fermant la marche venait l’un des frères, qui s’appuyait sur le manche d’une pioche avec un grand air de majesté.

 

Ainsi abordèrent-ils un îlot de roches moussues gardé jalousement par cette ceinture de limon. Puis ils pénétrèrent dans un cirque étroit, et Yoyo dit :

 

« C’est là ! »

 

Il adressa quelques mots rapides à son frère, qui introduisit aussitôt son pic sous une large et haute pierre, laquelle paraissait immuable et qui, toutefois, presque instantanément, bascula, découvrant une anfractuosité que remplissait une mousse épaisse.

 

Les indigènes la soulevèrent et un sac de cuir apparut. Le piaye se pencha et en délia les nœuds compliqués… Alors chacun put voir que le sac était plein de poudre d’or…

 

Quand, deux jours plus tard, ils eurent traversé le fleuve Oyapok et franchi du même coup la frontière du Brésil, Chéri-Bibi poussa un profond soupir et dit à Palas, en lui désignant le sac que Yoyo et l’un de ses frères avaient apporté jusque-là, et en lui montrant l’espace devant lui :

 

« La fortanche et la fille de l’air ! (La fortune et la liberté !)

 

– C’est à toi que je les dois ! répondit Palas. Je ne l’oublierai jamais ! »

 

Palas avait d’abord refusé ce don royal. Il ne comprenait pas qu’avec une fortune pareille et des amis comme Yoyo dans la forêt, Chéri-Bibi fût resté si longtemps au bagne et fût tout prêt à y retourner.

 

« Viens avec moi en Europe ou, si tu ne le veux pas, vis ici avec Yoyo ! avait-il supplié. Tout est préférable au séjour du pré… »

 

Il n’avait d’abord eu pour toute réponse qu’un de ces terribles ricanements qui mettaient entre Chéri-Bibi et l’humanité un abîme… Ceux qui entendaient ce rire-là comprenaient qu’il y avait de l’autre côté du gouffre quelque chose de tout à fait loin d’eux, d’en dehors d’eux, et d’en dehors de tout, quelque chose que l’on n’atteindrait jamais, et ils n’insistaient pas.

 

Cependant, quelques instants plus tard, Chéri-Bibi avait fait pour Palas un petit effort d’explications auquel il n’aurait jamais consenti pour tout autre, de quoi il semblait résulter que le moment n’était point encore venu pour l’Europe de revoir Chéri-Bibi, qu’il y avait des raisons gigantesques à cela, que le forçat amassait évidemment une fortune pour ce moment-là, mais que, comme ce moment était encore très éloigné, Palas pouvait en toute tranquillité d’esprit accepter son or et que Yoyo aurait tout le temps de réunir un autre trésor…

 

En ce qui concernait particulièrement le bagne, Chéri-Bibi ajouta, avec son rire diabolique, qu’il y retournerait par goût !…

 

« Sans compter que je ne puis me passer de certaines nouvelles qui ne m’arrivent que là ! (Au bagne.) »

 

Yoyo vint mettre fin à la conversation en annonçant qu’ils auraient, le soir même, la pirogue dont ils avaient besoin pour descendre l’Oyapok jusqu’à la mer.

 

Il en avait acheté une à des Indiens ; elle était de forte dimension et taillée d’une pièce dans le tronc d’un énorme bois-canon.

 

Yoyo la dirigea, assis à la poupe et chantant doucement des complaintes de son pays.

 

Le voyage se passa sans encombre et, quand ils ne furent plus qu’à quelques milles de la mer, les voyageurs reprirent le chemin des terres, sur le sol brésilien, et parvinrent ainsi près du cap Orange, à un endroit où s’élevait une auberge, très honorablement connue dans la contrée pour donner l’hospitalité aux voyageurs sans les tracasser de questions indiscrètes au sujet de leur point de départ, ou de leurs antécédents plus ou moins judiciaires.

 

Du reste, le maître de l’auberge, un certain Fernandez, était l’ami de Chéri-Bibi.

 

Il le montra bien à la joie exubérante qui éclata dans toute sa truculente personne quand il aperçut Chéri-Bibi : « Ah ! fit-il, l’arroseur ! »

 

Il n’appelait pas autrement Chéri-Bibi à cause de la façon dont le bandit, qui était par hasard un de ses clients et qu’il ne connaissait pas autrement, l’avait tiré d’affaire un jour de désespoir et de faillite, avec quelques gros billets dont il l’avait littéralement arrosé, et que l’aubergiste avait acceptés sans en demander l’origine.

 

Chéri-Bibi avait donc en Fernandez un ami presque aussi dévoué que Yoyo et il pouvait compter sur lui à l’occasion. Un aubergiste, sur la lisière du satou, passé la frontière, ça peut être intéressant pour un « fagot à la promenade ». Chéri-Bibi prétendait que c’était lui, le bagnard, qui avait encore fait la bonne affaire.

 

La famille de Fernandez, composée d’une femme encore jolie et de deux accortes jeunes filles vint, sur l’ordre du patron, présenter ses hommages à Chéri-Bibi et reçut l’ordre de préparer un souper de gala.

 

« Ça va toujours le commerce ? » demanda Chéri-Bibi, quand ils se trouvèrent tous réunis dans la salle particulière de Fernandez, devant un flacon doré de vin d’Espagne.

 

« Mon Dieu, oui ! répondit l’aubergiste… entre les bagnards, les chercheurs d’or, les contrebandiers et les pirates, ça se maintient ! »

 

Palas demanda des nouvelles de la guerre :

 

« Mauvaises pour la France, exprima Fernandez avec un hochement de tête ! Maintenant, le paquebot qui va faire escale ici demain matin va peut-être en apporter de meilleures !

 

– Mais je croyais, fit Chéri-Bibi, que le service des Antilles ne passait devant le cap Orange que dans huit jours !

 

– Sans doute, reprit l’aubergiste, mais nous avons un paquebot, venu de la Martinique, qui passe tout le long des côtes à des dates qui nous ont été communiquées, et qui est chargé de recueillir tous les Français qui tombent sous la loi militaire et qui descendent de l’intérieur des terres « pour rejoindre » !

 

Chéri-Bibi se tourna vers Palas :

 

« Voilà justement qui va combler les vœux de mon ami, M. Didier d’Haumont, qui a quitté son exploitation du haut Oyapok (une affaire magnifique en pleine prospérité) pour aller accomplir son devoir en France ! Seulement, mon cher ami, M. Didier d’Haumont a mis tant de précipitation dans son départ, qu’il a complètement oublié sa garde-robe. Comme je sais que vous avez des portemanteaux toujours prêts, j’espère qu’il n’y a que demi-mal.

 

– Votre ami trouvera chez moi tout ce qu’il lui faut ! » répliqua Fernandez en s’inclinant devant Palas avec toutes les marques du plus grand respect !

 

« Voilà qui va bien ! Vous accompagnerez vous-même mon ami au paquebot, n’est-ce pas ?

 

– Votre ami n’aura pas d’autre serviteur que moi et je le recommanderai au commandant Lalouette, qui est une vieille connaissance et qui sera très honoré de lui être agréable !

 

– Alors, voilà qui est réglé, fit brusquement Chéri-Bibi en dissimulant son émotion, mais où donc est passé notre Yoyo ? »

 

À l’instant même, Yoyo rentra dans la salle. Chéri-Bibi dut lire une certaine inquiétude sur son visage, car il le questionna :

 

« Ce n’est rien, tout va bien ! » répondit laconiquement Yoyo.

 

On soupa. Le repas fut des plus gais. L’hôtesse et ses filles étaient des plus gracieuses. Chéri-Bibi se montrait le plus exubérant. Il ne mangeait pas : il dévorait. Et il buvait à l’excès. Lui qui se piquait d’avoir toujours observé, au cours de son aventureuse vie, la plus grande sobriété et qui manifestait toujours un mépris d’anachorète pour les ivrognes, ne cessait de tendre son verre et tenait tête à Fernandez qui passait pour le plus fort buveur de la côte.

 

Seul, Palas n’avait ni faim ni soif.

 

Mais Palas ne s’étonnait pas plus de Chéri-Bibi que Chéri-Bibi de Palas. Ils savaient fort bien à quoi s’en tenir, l’un et l’autre, sur la goinfrerie exubérante ou la fièvre de boisson de l’un, comme sur l’abstinence de l’autre, et que ces façons d’être avaient toutes deux leur origine dans une certaine idée qui ne les quittait pas et qui était que le lendemain soir, à cette heure-là, ils se seraient quittés avec beaucoup de chances de ne jamais plus se revoir !

 

Dix ans de bagne, à côté l’un de l’autre, font des haines effroyables ; ou des amitiés qui tiennent presque à quelque chose de supérieur à l’amitié et qui créent un lien d’unité morale, oserons-nous dire, qui ne se rompt point sans un affreux déchirement…

 

On a vu de ces bandits mourir, plutôt que de se séparer. Et peut-être que si le suicide n’avait pas été défendu à Chéri-Bibi pour des raisons que nous connaîtrons certainement un jour, peut-être bien que la nuit de gala chez le seigneur Fernandez aurait été, de par la volonté désespérée du forçat, la dernière nuit du bandit !

 

Elle faillit du reste lui être également fatale et sans qu’il y fût pour rien !

 

Chéri-Bibi avait vu clair sur le visage de Yoyo quand il y avait lu de l’inquiétude.

 

Pendant le repas, Yoyo s’absenta souvent. D’abord il avait passé en revue tous les visages plus ou moins pâles de la salle commune et puis il avait rôdé autour de l’établissement.

 

Le point de départ de sa secrète agitation avait été un certain cri d’ara qui ne les avait guère quittés dans leur descente de l’Oyapok, ce qui était assez naturel, la forêt étant en lisière et en nourrissant de grandes quantités, mais ici, on était loin de la forêt…

 

Enfin certains remuements de l’ombre au ras de terre, autour de l’auberge, ne lui avaient pas paru naturels… Il grimpa jusqu’au mirador, y fit une brusque escalade, en descendit presque aussitôt. Cette fois, il devait être fixé…

 

Quelques heures plus tard tout semblait reposer dans l’auberge quand, Fric-Frac, ayant forcé la porte de la cour avec une habileté et dans un silence impressionnant, même pour ses acolytes, pénétra dans l’auberge, suivi d’Arigonde, du Bêcheur et du Caïd. Ils avançaient avec la plus grande prudence…

 

Tout à coup, ils furent arrêtés nets par un éclat de rire formidable, qui secoua bien étrangement le silence solennel de la nuit. Ah ! ils le reconnaissaient ce rire-là ! Et ils ne demandèrent pas, comme on dit, leur reste !… Ils rebroussèrent chemin avec une précipitation qui leur fit à tous se heurter le nez sur la porte qu’ils avaient ouverte tout à l’heure… et qu’ils retrouvèrent fermée !…

 

Dans le même moment, une fusillade éclata autour d’eux…

 

Alors ils accomplirent des miracles pour sortir de cette auberge du diable, où ils avaient cru surprendre leur monde ; et où ils se trouvaient si joliment coincés… Par quelle puissance élastique parvinrent-ils à atteindre la crête d’un mur d’où ils sautèrent, au risque de se rompre les membres ?

 

Du reste, ils laissèrent là un peu de leurs plumes ; et, le lendemain matin, on pouvait suivre leur débâcle à la piste… une piste de sang…

 

« Tout de même, expliqua alors Chéri-Bibi, dans le plus grand secret, au bon Fernandez… tout de même, ceci te fera comprendre combien il est nécessaire que je reste dans le pays pour les faire recoffrer… et moi avec… histoire de les surveiller de près pour qu’ils ne fassent pas de peine à mon Palas !… »

 

IX

Adieux de Palas et de Chéri-Bibi

 

Quand le paquebot fut en rade et que le moment fut venu pour Palas et Chéri-Bibi de se faire leurs adieux, il n’y eut point, entre les deux hommes, d’inutiles paroles. Voici comment les choses se passèrent dans toute leur simplicité : si c’est le cœur qui fait les éloquents (pectus est quod disertos facit), c’est lui aussi qui fait les grands silencieux.

 

Chéri-Bibi, comme l’on pense bien, après tant de tribulations, était fait comme un voleur, ce qui ne lui allait pas trop mal. Il ne lui restait plus guère de toute sa défroque, que sa culotte de cuir et qu’un vague morceau d’étoffe de toile grossière, sous laquelle il parvenait à peine à cacher de singuliers tatouages qui ne lui avaient pas été faits par les sauvages de la Guyane.

 

Dès lors, on peut se faire une idée de l’antithèse qu’il présentait avec Palas, lequel venait de revêtir un complet, à la dernière mode du boulevard, arrivé quelques semaines auparavant de Rio !

 

Quand Palas entra dans la chambre où Chéri-Bibi, dans un silence farouche, l’attendait, celui-ci, d’abord ne le reconnut pas. Chéri-Bibi avait devant lui un homme du monde ! Nous pouvons dire cependant que Chéri-Bibi en avait connu des hommes du monde ! non point seulement pour les avoir fréquentés dans le temps qu’il les faisait passer de vie à trépas, mais encore pour avoir été, pendant un certain temps, homme du monde lui-même ! Eh bien, Palas l’« épatait » !

 

Sang et tripes ! ce Palas avait de la race ! Devant le spectacle d’une aussi formidable métamorphose, le cœur de Chéri-Bibi, qui était déjà gonflé de douceur, se remplit d’orgueil : il était fier de son poteau ! si bien que l’association de ces deux sentiments excessifs, dans un viscère pourtant habitué à d’étonnants bouillonnements, produisit une telle émotion qu’il ne put l’exprimer que par les plus douces des larmes qui eussent coulé depuis bien longtemps de sa paupière desséchée. Palas vit que les jambes de ce titan tremblaient sous lui quand il se leva pour lui faire honneur. Alors il le prit dans ses bras.

 

Et tous deux s’étreignirent. Quelque temps ils restèrent ainsi sur la poitrine l’un de l’autre. Leurs deux cœurs battaient à l’unisson de leur commune douleur. Bien vain eût été le souffle de leurs bouches à côté du langage chaud, puissant, d’un rythme, à la fois brutal et tendrement désordonné, qui gonflait leurs artères…

 

Quelques coups, frappés à la porte, leur apprirent qu’il fallait se quitter. Leurs bras se dénouèrent.

 

« Puisque tu ne m’accompagnes point, dit Palas, je veux au moins de tes nouvelles. M’en donneras-tu ? Je sais que, là-bas, tu reçois une correspondance secrète ! Me diras-tu comment je puis t’écrire ? »

 

Chéri-Bibi secoua la tête :

 

« Non ! non ! fit-il, tout est fini ! Je le veux !… Nous ne nous connaissons plus ! Palas est mort !… »

 

Il y eut entre eux, à la suite de cette parole terrible, mais nécessaire, un de ces courts silences profonds comme ces gouffres où ceux qui redoutent le vertige craignent de regarder. Puis Chéri-Bibi dit encore :

 

« Écoute ceci : je crois que tu es garé pour toujours ! Mais on ne sait jamais ! J’ai là-bas un ami à qui tu peux tout demander si tu as besoin, un compagnon la Ficelle ! Il est établi épicier à Paris, dans la rue Saint-Roch, et s’appelle de son vrai nom M. Hilaire. C’est un personnage des plus honorables. Tu peux te fournir chez lui. Si tu veux être bien servi, tu n’as qu’à prononcer ce mot : Fatalitas ! »

 

Ce furent là les dernières paroles, les suprêmes paroles de Chéri-Bibi faisant ses adieux à Palas (novissima verba).

 

Et Palas se laissa emmener par Fernandez…

 

…………………………

 

Les petites embarcations qui avaient amené les voyageurs de l’estuaire de l’Oyapok s’étant éloignées, la Dordogne (capitaine Lalouette) recommença de fendre les flots de ses hélices et bientôt le cap Orange disparut et avec lui, peu à peu, tout l’horizon de Guyane, de cette terre où Palas avait tant souffert. Mais c’était là l’honneur de Palas qu’en dépit de si longues tortures, il n’en pouvait détacher ses regards parce qu’il y laissait un cœur misérable et sublime sans lequel il serait mort de désespoir depuis longtemps !

 

Soudain, un léger cri, à côté de lui, lui fit tourner la tête… Une jeune fille, dans un émoi charmant, portait les mains à sa coiffure. Son voile, soulevé par la brise, s’était enroulé à un hauban et la retenait prisonnière…

 

Palas apporta son secours à la délivrance de la belle enfant. Ses doigts et ceux de la jolie voyageuse se frôlèrent…

 

Le geste le plus banal, l’événement le plus insignifiant, prennent quelquefois une importance considérable dans un certain domaine secret, apanage des âmes sensibles, et dont les limites n’ont été marquées par aucun arpenteur…

 

Quelques minutes plus tard, Palas connaissait le nom de la jeune fille… C’était Mlle Françoise de la Boulays… qui revenait avec son père du haut Amazone où il avait été chargé d’une mission officielle… Ils rentraient en France, infiniment tristes des événements redoutables qui, depuis un mois, s’y succédaient…

 

… Palas n’osa point se présenter au dîner, dans la salle commune…

 

Rentrer ainsi, sans transition, dans la vie, alors qu’on appartient au tombeau depuis plus de dix ans… Rencontrer le regard candide de cette pure jeune fille, quand il en était encore à frémir du « mauvais œil » des artoupans, se servir des mets délicats dans une vaisselle de luxe, quand il avait encore la nausée des baquets de service dans lesquels clapotait la soupe des « fagots » !… Palas avait peur ! Palas avait peur !…

 

Et puis, tout à l’heure, en passant devant une glace, il s’était découvert… et il avait vu son front nu… son front nu de forçat… sur lequel il lisait, lui, en lettres éclatantes, le numéro 3213 !…

 

Il resta sur le pont…

 

Tout à coup, l’officier préposé à la télégraphie sans fil passa près de lui en hâte et pénétra dans la salle à manger… et presque aussitôt la voix du commandant éclata :

 

« Mesdames, messieurs ! la victoire !… la victoire des Français !… Joffre a battu les Allemands sur la Marne !… »

 

Le délire qui suivit, nous l’avons tous connu. Partout dans le vaste monde, où il y avait des cœurs français ou simplement amis de la liberté et du droit, il y eut la même ivresse ! Le même soupir de délivrance est monté vers les cieux, le même étourdissement a fait trembler les plus forts…

 

Quand Mlle de la Boulays remonta sur le pont, elle trouva Palas qui pleurait… et elle lui serra la main… et elle lui parla…

 

Quand elle partit, il resta. Il continua de l’écouter toute la nuit. Il était encore là, quand depuis longtemps tout reposait à bord, en dehors des hommes de quart.

 

Alors le soleil parut à l’orient et éclaira le front rayonnant de Palas qui, appuyé au bastingage, regardait se lever sur le monde l’aurore nouvelle !…

 

X

Quatre ans plus tard

 

« Et pourquoi donc, mon cher capitaine, n’avez-vous pas accepté la Légion d’honneur ? C’est incompréhensible !

 

– Parce que, mon cher ange gardien, j’estime que je ne l’ai pas méritée, voilà tout !

 

– Ça, c’est trop fort !… »

 

Et Mlle Françoise de la Boulays se leva du banc où elle venait de faire asseoir le capitaine Didier d’Haumont, convalescent ; décidément, il y avait des minutes où elle ne comprenait plus du tout son cher malade !… Didier d’Haumont avait été plusieurs fois blessé, avait eu de nombreuses citations, portait avec une joie orgueilleuse sa croix de guerre, mais avait obstinément refusé la Légion d’honneur !… « Plus tard ! quand je l’aurai méritée ! »

 

« Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, c’est de l’orgueil !… s’écria la jeune fille délicieusement irritée.

 

– C’est peut-être bien quelque chose comme cela ! » répliqua le capitaine en souriant, puis, soudain, il devint grave et se tut.

 

Or, ces silences subits du convalescent, au milieu des conversations les plus enjouées, étaient encore une de ces choses que Mlle de la Boulays ne s’expliquait point… C’est vrai qu’il y avait, comme cela, des moments où le capitaine lui échappait complètement, et non seulement par ses silences, mais, quelquefois encore, par certaines réflexions inexplicables à propos de l’opinion la plus courante et généralement acceptée des cerveaux les plus raisonnables… Eh bien, lui, il avait parfois un mot, accompagné d’un extraordinaire sourire, qui pouvait faire croire qu’il ne pensait pas, là-dessus, absolument comme tout le monde !

 

Et, cependant, Françoise était bien persuadée qu’elle n’avait jamais rencontré sur son chemin une plus noble intelligence que celle du capitaine Didier d’Haumont, un esprit plus sympathique au service d’un cœur plus vaillant.

 

Elle avait été attirée vers lui dès le premier jour, lors de cette fameuse soirée à bord de la Dordogne, où l’on avait appris et fêté la victoire de la Marne, et où elle avait assisté à l’émotion si intense, si ardemment personnelle, de ce voyageur inconnu, son voisin de table…

 

Ils avaient fait tout de suite une jolie paire d’amis, pendant la traversée. Le commandant Lalouette avait présenté Didier à M. de la Boulays ; et le père de Françoise, ardent patriote, avait été touché du généreux enthousiasme avec lequel un homme comme M. d’Haumont, qui n’était plus un jeune homme, quittait d’importantes affaires pour venir réclamer en France sa place au combat. Certes ! l’exemple n’était pas rare, mais ce qui était remarquable dans le cas de M. Didier d’Haumont, c’était la joie presque enfantine avec laquelle il parlait des batailles prochaines, et cette sorte d’allégresse mystique au milieu de laquelle il entrevoyait la mort :

 

« Mourir comme ça, disait-il, je donnerais tout ce que j’ai, pour mourir comme ça ! »

 

Or, on disait M. d’Haumont très riche.

 

Françoise avait caché son émotion lorsque, le paquebot arrivé à destination, il avait fallu se séparer. Et Didier lui avait dit :

 

« Adieu pour toujours ! »

 

Elle n’avait même pas eu le temps de lui demander l’explication de cette singulière parole, tant le départ de Didier avait été brusque.

 

M. de la Boulays possédait un château à la limite de la zone des armées. Il avait consacré, tout de suite, une grande partie des locaux et des dépendances de la propriété aux besoins de la Croix-Rouge.

 

Dans cet hôpital temporaire, Françoise prodigua ses soins aux blessés avec un dévouement inlassable.

 

Pendant plus de deux ans elle n’avait pas entendu parler de M. Didier d’Haumont. Un jour vint, cependant, où elle lut son nom dans un journal. Malgré la grande discrétion avec laquelle on identifiait alors les exploits de nos héros, on y racontait comment le lieutenant Didier d’Haumont avait tenu toute une nuit avec sa compagnie, contre deux régiments boches, sur une position qui était de la dernière importance et dont nos réserves n’avaient pu approcher avant l’aurore. Il en était revenu sur une civière, grièvement blessé, entouré de sept hommes qui lui restaient. Le jour où elle avait lu ce haut fait à son père, M. de la Boulays avait à sa table un général commandant un groupe d’armées, dont le nom était célèbre depuis l’Yser. Il connaissait le lieutenant d’Haumont pour avoir été son colonel et avait pu apprécier sa folle bravoure dans la bataille des Flandres. Du reste, cet homme lui avait été exceptionnellement signalé par la place de Paris, où il devait avoir des amis, entre autres un banquier israélite attaché au ministre de la guerre, et par l’intermédiaire duquel, s’il fallait en croire ce qui se racontait sous le manteau, Didier d’Haumont aurait versé au Trésor, à titre de don, environ deux millions de poudre d’or, toute sa fortune !

 

Mlle de la Boulays s’était retirée sur ces derniers mots, ne voulant pas laisser voir à son père jusqu’à quel point tout ce que l’on disait de M. Didier d’Haumont la touchait et même la « bouleversait ». Le journal qui narrait son dernier exploit rapportait en même temps qu’après avoir été quelques jours entre la vie et la mort, le lieutenant était maintenant hors de danger.

 

Des mois et des mois passèrent… Et, un soir de grande offensive, on avait apporté dans la salle d’opérations, un capitaine qui avait été sérieusement « amoché » par un éclat d’obus.

 

Françoise reconnut Didier d’Haumont dans le moment que celui-ci rouvrait les yeux. Leur émotion à tous deux fut grande et ils ne se la dissimulèrent point. Il voulut savoir la vérité sur son cas. Il supplia la jeune fille de le sauver d’une opération qui ferait de lui un infirme. Il préférait disparaître. Et, en vérité, il ne demandait obstinément qu’une chose : qu’on le laissât mourir !

 

Ce fut elle qui le sauva et sut le garder d’une amputation qui était déjà décidée. Et maintenant, il était guéri… et traité en vieil ami de la famille, dans les appartements mêmes de M. de la Boulays. Ses forces étaient, disait-il, tout à fait revenues, bien que Mlle de la Boulays en doutât, et il parlait déjà de partir…

 

L’armistice, qui venait d’être signé, lui créait, disait-il, de nouveaux devoirs…

 

« Vous me dites tout le temps que vous me devez la vie, exprimait Françoise sur un ton à peu près fâché, et il semble que vous ne puissiez me prouver votre reconnaissance que par votre prompt départ ! »

 

C’est au milieu d’une de ces aimables querelles, que nous surprenons Didier et Françoise dans le parc de la Boulays.

 

Après un silence, la jeune fille demanda :

 

« Vous n’avez plus de parents, monsieur d’Haumont ?

 

– Non !… Je n’ai plus de famille… »

 

Elle eut encore une hésitation et puis elle lança vivement, en détournant la tête, car elle était devenue rouge comme une cerise :

 

« Et vous n’avez jamais songé à vous en refaire une ?

 

– Ma foi, non ! Maintenant, il est trop tard !… »

 

Et il ajouta en riant :

 

« Vous oubliez que j’ai des cheveux gris !

 

– Oh ! si peu ! Et puis, qu’est-ce que ça prouve ?

 

– Cela prouve que j’ai passé l’âge de me marier…

 

– C’est bête ce que vous dites là ! Notre ami, le vicomte d’Arly, s’est marié à soixante ans !

 

– Eh bien, j’attendrai. »

 

Elle se prit à rire :

 

« Dites-moi, vous n’avez jamais pensé à cette coïncidence qui nous a fait nous rencontrer ici, dans des circonstances aussi tragiques, alors que vous m’aviez fait vos adieux pour toujours ! C’est le destin qui se vengeait de vous ! Et combien cruellement ! Pourquoi vouliez-vous me quitter pour toujours ? »

 

Il la regarda bravement en face. Il était très pâle et il dit :

 

« Parce que ma vie ne m’appartient pas ! »

 

Françoise s’appuya un instant sur le marbre d’un balustre. Visiblement elle chancelait. Il en eut pitié et il eut aussi pitié un peu de lui-même.

 

« En temps de guerre, ajouta-t-il, ne trouvez-vous pas que cela porte malheur de se dire au revoir… quand notre vie appartient tout entière au pays ?… »

 

Elle respira. Elle avait pensé, tout de suite, que le cœur de Didier n’était plus libre !…

 

Elle fut rassurée, mais elle restait furieuse de cette obstination incompréhensible à ne point comprendre qu’il était aimé et qu’il n’avait qu’un mot à dire…

 

« Je vous quitte, fit-elle très nerveuse. Il faut que je me fasse belle pour le dîner. J’attends mon flirt ce soir ! »

 

XI

Le comte de Gorbio

 

C’était un bel homme que le comte Stanislas de Gorbio, et tout jeune encore, « dans les trente-cinq ans »…

 

Il y a des femmes qui ne peuvent supporter ce genre de beauté d’homme : yeux de velours noir, moustaches noires, cheveux noirs, barbe noire, teint d’une pâleur et d’une délicatesse presque féminines, dents éclatantes apparues dans un éternel sourire… Ils sont trop beaux ! affirment-elles, ils en sont fades ! Elles préféreraient, à les entendre, un homme franchement laid !

 

Disant cela, quelques-unes mentent, qui changeront d’avis si cette fadeur leur rend hommage. C’est ainsi, par exemple, que Mlle de la Boulays, qui avait déclaré à maintes reprises et sans y attacher alors autrement d’importance, que les manières et la personne du comte Stanislas de Gorbio ne pouvaient que « la faire sourire », autrement dit qu’elle s’en moquait, commençait de prêter ce soir-là une attention des plus gracieusement assidues aux propos aimables du comte.

 

Elle avait quitté ce costume de la Croix-Rouge qui seyait admirablement à sa régulière beauté, mais qui accentuait le côté sérieux et un peu grave d’une physionomie qui semblait appartenir moins à une jeune fille, qu’à une jeune femme déjà avertie des douleurs de la vie… L’enfance de Françoise n’avait pas été heureuse. À dix ans, elle avait eu l’immense infortune de perdre sa mère qu’elle adorait ; son père s’était remarié et ils avaient été très malheureux tous les deux. Enfin, un divorce était survenu récemment, qui avait libéré le père et l’enfant. Et maintenant, ils vivaient l’un pour l’autre, ne se quittant plus, voyageant ensemble, se consolant dans une affection parfaite des chagrins passés.

 

M. de la Boulays s’était lancé dans les grandes entreprises, désireux d’augmenter la fortune de sa fille, qui était destinée à faire un très brillant mariage. Celle-ci avait déjà refusé plusieurs partis. Elle disait qu’elle n’était point pressée et cependant elle venait d’avoir vingt-cinq ans.

 

Mlle de la Boulays était blonde, blonde jusqu’à l’ensoleillement. de tout ce qui l’approchait. M. le comte Stanislas de Gorbio en était comme illuminé. Jamais, du reste, cette jolie tête avec sa couronne d’or ne s’était inclinée encore vers lui avec tant d’obligeance à écouter des paroles qu’il ne jugeait pas plus éloquentes aujourd’hui que la dernière fois. Jamais ces yeux, ces grands yeux gris-vert aux reflets changeants comme une onde impressionnée par la moindre humeur du ciel, jamais ces yeux-là ne l’avaient regardé avec cette insistance.

 

En vérité, ils ne regardaient que lui ! Ce soir-là, le comte de Gorbio eut presque raison de se croire sûr de sa victoire.

 

Didier assistait à cela. Ce qu’il put souffrir est inimaginable. Pendant tout le dîner, il en fut comme accablé, répondant mal aux quelques questions que lui posa M. de la Boulays à qui la tristesse de son hôte n’avait pas échappé.

 

Quand on passa dans les salons, le père de Françoise vint à Didier et lui demanda s’il n’était point souffrant ; le capitaine lui répondit qu’au contraire il se sentait tout à fait dispos et que, s’il avait marqué quelque mélancolie au cours de ce dernier repas, c’est qu’il était dans la nécessité, à la suite de certaines nouvelles qui lui étaient venues de Paris, de partir le soir même, profitant du dernier express.

 

M. de la Boulays s’inclina, émit quelques regrets polis, ne tenta rien pour retenir Didier. Il ne doutait point que Didier ne fut très jaloux du comte de Gorbio, car il ne pouvait imaginer que quelqu’un qui approchait Françoise ne l’aimât point sur-le-champ. Le comte de Gorbio aussi aimait sa fille. Celle-ci choisirait, ferait ce qu’elle voudrait. Il lui plaisait de sourire ce soir au comte : M. de la Boulays aurait été enchanté du mariage de sa fille avec M. de Gorbio qui était un personnage considérable, un peu audacieux en affaires, mais à qui généralement tout réussissait…

 

Quand Françoise, une tasse de café dans la main, s’approcha de Didier, celui-ci fut près de lui annoncer son départ, mais comme elle passait rapidement après l’avoir servi comme les autres avec un vague sourire et quelques paroles banales, il ne dit rien.

 

Maintenant, elle avait rejoint Gorbio dans un coin de fenêtre et le bavardage reprenait entre eux. Puis elle eut un visage grave. Elle ne disait plus rien. C’était l’autre qui parlait, parlait encore, en la regardant d’une certaine façon… Didier se détourna, il tremblait de souffrance. Que lui disait-il donc de si intéressant pour qu’elle l’écoutât de la sorte ?

 

Voici ce que Gorbio disait à Françoise. C’était assez banal, mais très catégorique :

 

« Depuis la première fois que je vous ai vue, je vous aime. Me permettez-vous de demander votre main à M. de la Boulays ? Je crois pouvoir vous assurer que votre père verra notre union avec bonheur !… »

 

Et Françoise, qui ne paraissait point surprise, répondait :

 

« Si vous avez parlé de vos projets à mon père, comment se fait-il qu’il ne m’en ait rien dit ?

 

– M. de la Boulays m’a répondu : « Je ferai tout ce que voudra ma fille ! C’est à elle de décider et à vous de la convaincre. » Vous ai-je convaincue ? »

 

Mlle de la Boulays restait très attentive à ce que lui disait le comte, mais, apparemment, elle n’en était point autrement troublée. Elle leva les yeux, non pour regarder son interlocuteur, mais pour chercher Didier. Elle ne le vit pas. Il avait quitté le salon. Elle répondit au comte :

 

« Laissez-moi réfléchir ! »

 

Et elle le quitta.

 

Didier, en effet, avait gagné la terrasse… Là, il rencontra un officier, son voisin de table, et lui demanda qui était ce comte de Gorbio qui paraissait si avant dans l’amitié de M. de la Boulays. L’officier lui répondit :

 

« C’est un comte du pape, très répandu depuis trois ou quatre ans dans tous les mondes. Il a mis des sommes importantes dans des usines de guerre. On dit qu’il a des intérêts communs dans certaines affaires avec M. de la Boulays. »

 

Didier descendit dans le parc, promenant dans la solitude obscure une âme désemparée.

 

Il vint appuyer son front brûlant aux fers de la grille et il regardait vaguement la ligne blanche de la route sans rien voir. Il n’aperçut pas près de lui, de l’autre côté du mur, un homme qui l’épiait. Il ne vit pas ou, plutôt, ne prit aucune attention à une voiture de mercanti qui vint à passer sur la route : il ne distingua point le signe qu’échangèrent le mercanti dans sa voiture et l’homme derrière le mur. Didier ne voyait que ce qui se passait en lui, n’assistait qu’à son propre événement qui lui paraissait la plus grande misère du monde et cependant un temps avait été, encore tout proche, où il s’était cru le plus misérable des hommes !

 

Mais c’est qu’alors il ne connaissait que l’enfer et n’avait pas approché de ce paradis perdu : l’amour de Françoise. La légende des hommes nous montre ce spectacle affreux : Adam et Ève chassés de l’Éden par un ange armé d’un glaive flamboyant. Didier tenait leurs malheurs pour au-dessous du sien. On les avait chassés du jardin adorable : Didier s’en chassait lui-même. C’est lui que Dieu avait chargé du glaive pour s’en percer lui-même.

 

Autrefois (il n’était pas loin, cet autrefois) il y avait autour d’un nommé Palas une ombre formidable d’où s’échappait, par instants, un mot qui éclatait en lettres de feu comme les syllabes funestes au festin de Balthazar : Fatalitas !

 

Didier tressaillit aux souvenirs de Palas et il s’en retourna vers le château d’un pas mal assuré, à travers le parc, sur la nuit duquel venait de se lever l’hésitante clarté de la lune.

 

Devant lui, il trouva une forme qui lui barrait le chemin. C’était la forme de l’amour. C’était Françoise :

 

« Qu’est-ce que me dit mon père ? fit-elle tout de suite. Vous partez ce soir même pour Paris ? Vous voulez nous quitter, monsieur d’Haumont ? »

 

Didier lui répéta ce qu’il avait dit à M. de la Boulays. Alors, elle lui parla de l’imprudence qu’il allait commettre, à cause de sa santé encore précaire.

 

« Ma santé est maintenant parfaite, grâce à vos soins, que je n’oublierai jamais ! »

 

Il avait essayé de prononcer cette dernière phrase d’une façon assez morne, se refusant à y laisser voir l’émotion qui l’étreignait à le faire crier… Tout de même, sa voix trembla…

 

Il y eut un silence qu’elle ne rompit pas tout de suite. Un banc était là, elle s’y assit. Enfin, elle parut se décider :

 

« Votre départ si précipité me gêne beaucoup, je vous assure », déclara-t-elle d’une voix blanche, derrière laquelle, elle aussi, dissimulait des sentiments qui, dans le moment, n’étaient pas dénués d’une certaine irritation contre le capitaine.

 

« Figurez-vous, continua-t-elle, que j’avais besoin du conseil d’un bon ami, et j’avais rêvé de m’adresser à vous…, mais voilà que vous vous en allez : c’est dommage !…

 

– J’ai encore deux heures devant moi, répondit froidement Didier, et si je puis vous être utile, croyez bien, mademoiselle…

 

– Alors, je me décide, exprima Françoise d’un air dégagé. Figurez-vous qu’il m’arrive une aventure, ce soir ! Une aventure à laquelle j’étais loin de m’attendre… Vous savez que le comte de Gorbio s’amusait à me faire la cour… Tout le monde prenait cela pour un jeu ; et, moi-même, j’étais à cent lieues de me douter !… Je l’appelais « mon flirt », en me moquant un peu de lui et de ses façons un peu trop charmantes, à mon gré…, que voulez-vous, chacun ses goûts ! Moi, j’aime que les hommes soient des hommes ! Et le comte ne me séduisait nullement avec ses manières de jeune coquette…, mais je vous ennuie peut-être avec toutes mes histoires !

 

– Je ne perds pas une de vos paroles, mademoiselle.

 

– Eh bien, voilà maintenant l’événement !… Le comte de Gorbio m’a dit, ce soir, qu’il m’aimait et qu’il avait parlé de cela à mon père, lequel, m’a-t-il raconté, serait heureux de le nommer son gendre. Bref, M. de Gorbio me demande ma main. Je lui ai répondu de me laisser quelque temps pour réfléchir et, voyez mon amitié pour vous et ma confiance dans votre jugement, je suis venue aussitôt réfléchir auprès de vous ! Parlez-moi franchement, monsieur d’Haumont, que me conseillez-vous ? »

 

Lui disant cela, elle lui prit la main, car elle le voyait devant elle, immobile comme une statue et dans un silence qui l’effrayait, car elle ne doutait point qu’il l’aimât et une telle attitude la faisait souffrir pour lui autant qu’elle souffrait elle-même. Elle le fit asseoir auprès d’elle sur ce banc où ils avaient eu, depuis deux mois, de si doux entretiens. S’il restait de marbre, lui, elle ne cachait plus son émotion… Et le geste avec lequel elle lui faisait prendre place à son côté, ce geste un peu autoritaire de sa main si douce n’était-il point le plus significatif des aveux ?

 

La voix de Didier se fit alors entendre. Et ils ne la reconnurent ni l’un ni l’autre. Quel était donc ce troisième personnage qui les séparait et qui venait de prononcer ceci :

 

« Vous connaissez le comte mieux que moi, mademoiselle, et, dans cette affaire, ce que je pense ou ce que je ne pense pas a si peu d’importance !… »

 

Le cœur de Françoise se glaça, car il n’y avait pas de troisième personnage ! C’était bien Didier d’Haumont, assis près d’elle, qui avait dit cette chose atroce…

 

Elle fut debout :

 

« Aucune importance, en effet ! répéta-t-elle. Il ne s’agit que de mon bonheur ! Cela vous importe peu !

 

– Oh ! mademoiselle ! » protesta le malheureux.

 

Et il ne put ajouter un mot.

 

« Enfin me conseillez-vous, oui ou non, de l’épouser ?

 

– Si c’est un honnête homme, oui ! »

 

Tout était bien fini entre eux. Elle lui dit sur un ton où il y avait presque de la haine :

 

« Monsieur d’Haumont, merci ! Vous êtes un véritable ami ! Voulez-vous avoir la bonté de m’offrir votre bras pour rentrer ? »

 

…………………………

 

L’homme qui était près de la grille et que le capitaine d’Haumont n’avait pas aperçu avait repris son chemin, rasant le mur. Il poussait devant lui une bicyclette. Il rattrapa sans se presser la voiture de mercanti qui continuait lentement sa route, au pas de son vieux cheval. Cent mètres plus loin, l’homme arriva à une petite porte qui s’ouvrait dans le mur. Il faisait signe au mercanti de s’arrêter, échangeait avec lui quelques mots en allemand, sautait sur sa bicyclette et s’enfuyait rapidement dans la campagne.

 

Le mercanti faisait alors reculer sa voiture contre le mur du parc et se mettait en mesure de dételer, comme s’il venait de décider de passer la nuit en ce lieu.

 

Sur ces entrefaites, la petite porte s’ouvrit et un domestique du château parut, nu-tête, les mains dans les poches. Il semblait être venu là, en promenade, « prendre l’air ». Cependant, entre les deux hommes, celui qui dételait et celui qui « prenait l’air », il y eut un échange de phrases rapides :

 

« Tout va bien ?

 

– Oui, tout va bien. Le comte est arrivé. »

 

Et le domestique montra la clef de la porte sur la serrure.

 

Le mercanti regarda sa montre, fit un signe de tête et le domestique rentra dans le parc.

 

Cinq minutes plus tard, le mercanti s’y trouvait lui-même, caché au fond d’un kiosque qui était attenant au mur et dont le toit surplombait la route, près de la petite porte. À la moindre alerte venant du dehors ou du dedans, le mercanti pouvait trouver un refuge, ou sur la route, ou dans le parc. Le lieu était bien choisi pour un entretien particulier. On ne pouvait y être surpris. Sans compter qu’il était tout naturel pour les hôtes de M. de la Boulays d’y venir goûter le frais ou rêver. Le mercanti n’attendit pas longtemps le rêveur… Le comte Stanislas de Gorbio se présenta presque aussitôt :

 

« Eh bien ? interrogea-t-il.

 

– J’ai une lettre pressée de Nina-Noha », dit le mercanti.

 

Et il tendit un pli.

 

Le comte s’en empara, et sans doute avait-il grand-hâte d’en connaître le contenu, car, s’enfonçant dans un coin du kiosque et, abrité par l’homme, il n’hésita pas à faire jouer une petite lanterne sourde de poche. La lecture fut rapide. Le comte parut satisfait et posa quelques questions au mercanti touchant les visites qui avaient été faites et les hôtes qui avaient été reçus au château pendant ces derniers jours. Sur le moment qu’ils allaient se séparer, le comte demanda à cet homme :

 

« Avez-vous quelques renseignements particuliers sur ce capitaine d’Haumont qui fait tant parler de lui ? Personne ne le connaissait avant la guerre ?

 

– J’en ai demandé et j’en attends. Méfiez-vous. il n’a cessé de se promener, tous ces temps-ci, dans ce parc, avec la fille du proprio ; et « l’inspecteur volant » vient de me dire qu’il y est encore maintenant. »

 

Le comte crispa les poings, donna congé à son interlocuteur et se jeta hors du kiosque. Il arrivait au château quand il vit se profiler devant lui les deux silhouettes du capitaine d’Haumont et de Mlle de la Boulays. La jeune fille s’appuyait sur le bras de l’officier.

 

Le comte hâta sa marche sans faire le moindre bruit, désireux de surprendre les termes d’une conversation qu’il présumait suffisamment intime pour l’intéresser particulièrement, mais il ne put rien entendre, car, en vérité, les deux promeneurs ne disaient rien.

 

Ce silence ne calma nullement M. Stanislas de Gorbio. Il avait suffisamment « de monde » et d’expérience des choses de l’amour pour ne pas ignorer qu’il y a quelquefois entre un homme et une jeune femme des silences plus éloquents que les paroles les plus tendres. C’est dans le moment que l’on se comprend le mieux que l’on a le moins de choses à se dire et ce sont des instants fort doux que ceux qui se passent dans l’échange muet d’une unique pensée commune et le sentiment délicieux d’un accord parfait.

 

Le comte était furieux. Il ne croyait pas le danger si réel… Jusqu’à ce jour, il n’y avait même pas cru du tout… Il n’avait attaché qu’une importance médiocre à certains rapports secrets qui lui étaient venus de la domesticité du château.

 

M. de Gorbio avait une opinion de ses mérites personnels qui ne lui permettait que difficilement de concevoir un échec auprès des dames. Et il s’était persuadé qu’en dépit de ses airs enjoués et railleurs, Mlle de la Boulays avait été très touchée par les grâces délicates de son jeu. Or, voilà qu’il découvrait qu’il avait un rival sérieux. Il savait, d’autre part, que l’on comptait beaucoup, chez ses amis, sur son mariage avec Mlle de la Boulays. Cet obstacle qui se dressait devant lui le disposait donc à quelque action fâcheuse pour le capitaine d’Haumont, quand il se trouva face à face avec lui dans le hall du château.

 

Les deux hommes, du reste, se considérèrent avec une hostilité à peine dissimulée sous l’air trop enjoué de l’un et trop glacé de l’autre ; mais, derrière eux, une voix disait :

 

« Monsieur de Gorbio, je viens de parler de nos projets au capitaine, qui est un ami sincère. Il m’a donné des conseils qui me prouvent qu’il ne tardera pas à être le vôtre. Dès ce soir, vous pouvez demander ma main à mon père. »

 

En entendant ces paroles qui le comblaient et auxquelles il s’attendait si peu, la joie et la reconnaissance du comte se traduisirent immédiatement par des louanges au brave capitaine d’Haumont, et il s’avança vers ce dernier en lui tendant la main ; mais sans doute, par l’effet d’un méchant hasard, M. d’Haumont s’était baissé dans le moment même pour ramasser quelque objet, si bien que, lorsqu’il se releva, il avait tout à fait oublié M. de Gorbio et que celui-ci resta la main tendue sans que personne songeât à la lui prendre, pas même Mlle de la Boulays, qui avait disparu par une autre porte…

 

XII

Une commission pressée

 

M. d’Haumont monta dans sa chambre. Il était dans un tel désarroi qu’il ne prêta pas la moindre attention aux domestiques qui le bousculaient un peu au passage pour arriver plus tôt au pied du grand perron, où une automobile venait de stopper.

 

Quand il ferma sa fenêtre, il entendit bien la voix de M. de la Boulays qui saluait un nouvel arrivant :

 

« Comment allez-vous, mon cher ?… »

 

Mais ceci même ne retint point son attention, bien que le nom qui fût prononcé appartînt à l’une des personnalités politiques les plus illustres de cette guerre.

 

Une telle visite n’avait, au reste, rien d’exceptionnel ; le château de M. de la Boulays était situé au carrefour des plus importantes routes de communication avec l’arrière immédiat du front et les personnages les plus considérables venaient souvent lui demander l’hospitalité.

 

La plupart étaient des amis du châtelain, presque toujours des « connaissances ». M. de la Boulays avait appartenu longtemps à la diplomatie et connaissait à peu près tout ce qui comptait dans la République.

 

M. d’Haumont n’entendait donc ni ne voyait, ni ne se préoccupait d’autre chose que de fermer sa fenêtre et de faire sa valise.

 

Comme il ramassait sur les meubles les derniers objets qui lui étaient personnels, il saisit une photographie qui représentait Mlle de la Boulays dans son costume de la Croix-Rouge et qui était ainsi dédicacée : « À l’héroïque capitaine Didier d’Haumont, son admiratrice : Françoise de la Boulays. »

 

Il la regarda quelques minutes avec une expression qui eût renseigné le moins averti si, par hasard il s’était trouvé là. Mais le capitaine avait fermé sa porte ; il aimait d’être sûr de sa solitude quand ses sentiments intimes menaçaient de le trahir par le besoin tyrannique de quelque manifestation extérieure.

 

Combien prennent ainsi leur revanche dans le particulier de la contrainte qu’ils s’imposent dans le monde ! Et le spectacle ne manquerait point d’imprévu qui s’offrirait aux indiscrets poussant la porte derrière laquelle viennent de s’isoler l’orgueil offensé, l’amour bafoué ou toutes autres passions qui traversent les salons avec le masque de l’indifférence et de la froideur !

 

On verrait l’orgueil s’arracher les cheveux, l’amour bafoué jurer comme un portefaix. On aurait vu M. Didier d’Haumont approcher de ses lèvres une image adorée, l’en écarter presque aussitôt, puis finalement la brûler à la flamme d’une bougie !

 

Il considéra jusqu’à la fin et avec une grande douleur le supplice dans lequel se consumait une effigie si chère. Elle semblait réellement souffrir du martyre qu’il lui imposait, et à la lueur de la dernière flamme, sous la dernière cendre, la figure de Mlle de la Boulays se crispa avec une inoubliable expression de désespoir et de reproche à l’adresse de son bourreau.

 

Chose singulière – et qui attesterait une fois de plus qu’il y a entre la matière et l’esprit, même séparés par d’épaisses cloisons, une affinité à laquelle le Moyen Âge n’a point vu de limites, puisqu’il en a fait « l’envoûtement », pendant que Mlle de la Boulays souffrait ainsi dans son image, elle souffrait pareillement dans son corps ! Et ce fut dans la même minute que, répondant dans son salon à des familiers de la maison qui la félicitaient sur une nouvelle que M. Stanislas de Gorbio se plaisait à répandre, elle s’affaissa sur un meuble, comme soudain privée de vie…

 

Dans la chambre, M. d’Haumont bouclait son bagage, quand on frappa à sa porte : C’était le valet de M. de la Boulays, un certain Schwab, qui se disait d’origine alsacienne et qui ne lui avait jamais plu, sans qu’il pût dire pourquoi, n’ayant jamais eu à s’en plaindre. Mais quand on a derrière soi, comme M. Didier d’Haumont, un passé plein de traverses, où il a fallu fréquenter un peu de tout, on a les sens particulièrement aiguisés pour pressentir la valeur morale des éléments plus ou moins mystérieux qui vous entourent si bien que M. d’Haumont avait de mauvais pressentiments en ce qui concernait ce Schwab.

 

Celui-ci venait lui dire que M. de la Boulays le priait de bien vouloir passer dans son bureau, avant son départ.

 

D’Haumont suivit le domestique, qui l’introduisit dans une pièce où le châtelain se trouvait seul avec l’important personnage qui venait d’arriver.

 

Ce personnage avait été chargé d’une enquête secrète dont il a été parlé depuis, lors d’événements retentissants qui touchaient directement à une propagande destinée à servir les intérêts de l’ennemi…

 

Le capitaine d’Haumont fut présenté à M. G… par M. de la Boulays.

 

« M. G…, continua celui-ci, a besoin d’un homme sûr pour une commission importante. Il est venu de Paris dans son auto avec un personnel restreint et dont il ne peut se séparer. Il s’agit de porter cette nuit, à Paris, un pli dont vous répondez sur l’honneur. M. G… tient à ce que la commission soit faite avec beaucoup de discrétion. Puisque vous prenez le train pour Paris ce soir même, j’ai estimé que M. G… ne pouvait avoir de meilleur « commissionnaire » que vous !

 

– Je vous remercie, monsieur de la Boulays, fit aussitôt le capitaine, de l’occasion que vous me procurez de me rendre utile. Où trouverai-je le destinataire, monsieur ?

 

– Chez lui, à l’hôtel d’Ar…, au coin de la rue Saint-Honoré, près de la rue Saint-Roch.

 

– J’arriverai à Paris vers deux heures du matin, fit remarquer Didier. Dois-je le faire réveiller ?

 

– Immédiatement. Vous lui ferez passer ceci. »

 

Et M. G… griffonna quelques mots sur sa carte, qu’il donna à Didier. M. de la Boulays dit alors :

 

« J’avais proposé à M. G… de vous faire conduire à Paris en auto, mais M. G… préfère que vous preniez le train comme vous y étiez décidé. En principe, votre voyage à Paris ne doit avoir aucun rapport avec le passage de M. G… chez moi.

 

C’est entendu, messieurs. Maintenant, il me va falloir prendre congé de vous, je n’ai plus que le temps de me faire conduire à la gare !

 

– Voici le pli », dit M. G… en lui tendant une enveloppe de dimensions moyennes, sur laquelle il n’y avait aucune suscription. Mais M. G… prononça un nom et répéta :

 

« En main propre ! »

 

Didier avait glissé la lettre sur sa poitrine, dans une poche intérieure de sa vareuse. Puis il boutonna hermétiquement son vêtement.

 

Il s’inclina devant M. G…, qui lui serra solidement la main en le remerciant dans des termes qui eussent pu donner de l’orgueil à un autre. Mais Palas n’avait plus que l’orgueil de sa souffrance.

 

Il partit sans revoir Mlle de la Boulays. Le trajet était assez long du château à la gare. Il y fut conduit par une auto du service sanitaire. Le train était en retard. Il dut l’attendre une heure. Il choisit un compartiment vide, mais à la dernière minute, un voyageur ouvrit la portière et vint s’installer en face de lui. Didier était trop préoccupé pour prêter à ce personnage la moindre attention…

 

Palas était content de lui ! Oui, le cœur farouche du bagnard pouvait battre avec orgueil sous la tunique du soldat ! Chose admirable ! c’est seulement à cette heure où il venait de décider de ne plus regarder du côté du bonheur, qu’il osait regarder du côté du bagne ! C’était la première fois que sa pensée y revenait nette, franche et calme !…

 

Jusqu’à ce jour, il s’était détourné avec horreur d’un passé qu’il maudissait et il avait surtout cherché jusque dans le tumulte de son héroïsme, à oublier !…

 

Tout à coup, était venue avec l’amour la tentation la plus forte qui pût arrêter un homme sur le chemin de la régénération. Il pouvait emporter cette jolie fille sur son cœur et à l’autel : tout le monde applaudissait à l’union du courage et de la beauté. Ce fut une vision pleine de rayons que celle de cet hymen et, un instant, il en avait été ébloui. Il avait fermé les yeux. Quand il les avait rouverts il avait aperçu sous l’auréole qui nimbait la bien-aimée, des signes singuliers, des lettres qui formaient un mot : Cayenne ! et un numéro : 3213 !…

 

Et maintenant, il s’en allait ! Oui. Il avait eu le courage de partir ! Il avait eu encore ce courage-là auprès duquel il estimait que l’autre était facile ; le dernier courage de se dire : On n’épouse pas Palas !…

 

Eh bien, cela était beau ! Il pouvait souffrir incommensurablement, mais il pouvait regarder maintenant le bagne en face sans rougir ! Et cela, c’était encore quelque chose !…

 

C’est quelque chose de se dire : je viens de là, de cette abjection, et de cette infamie, j’ai été ce rebut du monde, cette chair maudite, je n’avais plus de nom que dans des bouches infâmes : on m’appelait : cotret, falourde et relingue ! On m’appelait Palas ! et maintenant on m’appelle M. Didier d’Haumont, mais moi, je m’appelle : un honnête homme !

 

Ainsi pensait Palas quand le train arriva à Paris…

 

Il descendit rapidement, se hâtant vers la cour de sortie, sa valise à la main, et il se dirigea en courant vers l’unique auto-taxi qui stationnait près de la grille.

 

À ce moment, il fut rejoint par le voyageur qui était venu s’asseoir dans le même compartiment que lui et qui, en cours de route, avait cherché en vain l’occasion d’engager la conversation.

 

« Mon capitaine, mon auto est venue me chercher à la gare… Voulez-vous me permettre de vous conduire chez vous ?… »

 

Didier allait accepter une offre qui tombait si à propos quand, tout à coup, sans autre raison que celle d’une prudence qui, chez lui, était toujours en éveil, il refusa. Il ne connaissait point cet homme si aimable… Maintenant, il avait pour devise de se méfier de tout et de tous.

 

Après l’avoir remercié, il reprit sa course vers le taxi, mais il arriva trop tard. Celui-ci, chargé, démarrait. Heureusement, il restait deux fiacres.

 

Didier n’hésita pas, monta dans l’un d’eux et, donna l’adresse : « Au coin de la rue Saint-Roch et de la rue d’Argenteuil », ne voulant point préciser davantage l’endroit où il se rendait.

 

Le fiacre, à une bonne allure, descendit le boulevard de Strasbourg, prit par les grands boulevards, puis, ayant descendu l’avenue de l’Opéra, pénétra dans les petites rues. Encore cinq minutes, et Didier toucherait au but.

 

Soudain, il y eut un choc terrible et Didier, avec la voiture, fut renversé…

 

Il eût pu être tué du coup, il se releva sans une égratignure, et d’un bond, jugea le nouvel événement. Une auto venait de heurter si violemment le fiacre que celui-ci était en miettes, que le cheval se mourait éventré et que le cocher, qui avait roulé dans le ruisseau, ne donnait plus signe de vie.

 

De l’auto, une demi-douzaine d’ombres avaient bondi et entouraient les débris de la voiture.

 

Elles se resserrèrent autour de Didier avec une spontanéité qui ne laissait aucun doute sur leurs intentions… Mais il s’était rué de côté et, renversant l’une de ces ombres, avait disparu dans une ruelle voisine.

 

Les autres se mirent, en silence, à courir derrière lui.

 

Et ce n’était point le moins dramatique de l’affaire que ce silence avec lequel s’opérait la tragique poursuite. Didier put espérer un moment avoir dépisté les misérables ; il ne savait exactement où il était… Un coup de sifflet retentit derrière lui et d’autres ombres apparurent sous un réverbère, lui barrant l’issue de la rue.

 

Il revint sur ses pas, mais de ce côté, il distingua d’autres ombres.

 

Cette fois, il ne pouvait pas fuir et c’était la bataille ! Elle ne lui faisait pas peur, mais sa « commission » était bien en danger et sa vie aussi…

 

Or, comme il cherchait un coin pour y attendre ses adversaires, il lut sur une plaque, à la lueur d’une lanterne publique, ces mots : Rue Saint-Roch… et, un peu plus loin, sur le rideau de fer qui fermait la boutique, en lettres gigantesques : Hilaire, grande épicerie moderne et des Deux-Mondes réunis. Une horloge sonna à ce moment les trois heures du matin.

 

XIII

M. Hilaire

 

Remontons maintenant de quelques heures en arrière et voyons ce qui s’était passé, dans ce magasin, qui devait avoir son heure de célébrité.

 

M. Hilaire était un personnage fort honorablement connu dans son quartier. Sa maigreur et sa physionomie singulière, qui semblait à la fois rire et pleurer, y étaient célèbres. C’était un bon compagnon pour ceux qu’il honorait de son amitié et un joueur à la manille redoutable, car il avait quelques habitudes de cabaret, d’esprit farce au fond, en dépit des airs bourgeois qu’il affectait pour obéir à sa femme.

 

Celle-ci était le point noir dans l’heureuse existence de M. Hilaire, car Virginie était jalouse, et le Ciel l’avait douée dès sa naissance du plus détestable caractère. S’il n’y avait pas eu Virginie et la concurrence toute proche de la maison du coin : Aux produits alimentaires, M. Hilaire eût été un homme parfaitement heureux. On disait dans le quartier qu’il était parti de peu et que c’était à son avantage. Ses ennemis seuls (les clients des Produits alimentaires, le patron et la patronne et toute leur clique) affirmaient que la jeunesse de M. Hilaire avait été plus qu’orageuse et que ce devait être un ancien anarchiste, tant ses propos, quand il avait bu un petit coup de trop, étaient peu respectueux pour l’ordre social.

 

Cette nuit-là, M. Hilaire veillait dans sa boutique, mettant de l’ordre dans sa comptabilité. S’il n’était point encore couché, c’est qu’il attendait encore sa femme, avec laquelle il avait eu une discussion orageuse, à propos d’une petite commise qui était tout leur domestique, depuis que les deux jeunes gens qui s’instruisaient chez eux dans le commerce de la mélasse et des pruneaux étaient partis pour la guerre, où ils avaient fait, même, figures de héros, et d’où ils étaient revenus de temps en temps les voir avec des galons sur les manches et des médailles sur la poitrine.

 

Pour en revenir à cette petite commise, elle avait dix-sept ans, toutes ses dents et un nez en trompette. Elle était noire comme une taupe ou encore comme une bohémienne. Bohémienne, elle l’était peut-être. Elle parlait l’italien. C’était peut-être une enfant ramassée sur les routes. M. Hilaire, dans ces temps difficiles, ne s’était point attardé à ces détails pour l’engager. La demoiselle avait un nom qui sentait le fagot. Elle s’appelait Sarah. Mme Hilaire l’appela Zoé.

 

Or, cette petite, qui sous les ordres de la patronne abattait de l’ouvrage comme quatre hommes et était toujours d’une bonne humeur exaspérante, avait un grave défaut : deux yeux noirs magnifiques et qui semblaient toujours se moquer du monde. M. Hilaire s’amusait beaucoup de ces deux yeux-là et ne pouvait les regarder sans rire. Il n’en allait pas de même pour Mme Hilaire. Elle avait surpris plusieurs fois son mari et la commise en train de se faire quelques petites agaceries. Cela n’avait pas été de son goût et les scènes qui s’en étaient suivies l’avaient bien prouvé.

 

Ce soir-là même, elle les avait trouvés se jetant des pruneaux à la figure ! Cela avait fait un beau tapage ! Zoé avait reçu une gifle et M. Hilaire aussi. Après quoi, Mme Hilaire était montée s’habiller, déclarant qu’elle en avait assez de l’existence avec un homme qui ne respectait pas la marchandise et ne savait pas tenir son rang avec les domestiques.

 

Après avoir enfermé Sarah-Zoé dans sa mansarde et mis la clef dans sa poche, elle avait annoncé à son mari qu’elle se retirait chez sa mère en attendant mieux !

 

Cette menace, qui visait de toute évidence l’honneur de M. Hilaire et qui se renouvelait au moins une fois par semaine, n’était point faite pour anéantir l’épicier. Il savait que sa Virginie n’était guère portée sur la bagatelle et qu’elle n’avait qu’un défaut : les cartes ! « Va faire un petit poker, se dit-il en aparté, et tâche que la partie dure le plus longtemps possible. »

 

Elle rentrerait décavée, c’était réglé ! En attendant, M. Hilaire, pour se fournir des armes qui lui rendraient l’avantage, s’était mis à éplucher dans le détail la comptabilité que tenait sa chère femme et qu’elle falsifiait de temps à autre pour dissimuler les menus emprunts qu’elle faisait à la caisse sans en rien dire à son pingre d’époux.

 

Ainsi les heures passaient… M. Hilaire, qui venait d’avoir la preuve que sa femme avait détourné quarante-deux francs cinquante centimes, l’attendait avec une impatience bien compréhensible, quand deux coups de poing formidables retentirent sur le rideau de fer ; aussitôt une voix gronda : « Fatalitas ! »

 

Il était alors deux heures du matin. C’était à peu près à cette heure-là que le capitaine Didier d’Haumont, dans son train, pensait au bagne, pour la première fois, sans trop de honte…

 

En entendant ces syllabes fatidiques, M. Hilaire surgit de son comptoir comme eût fait hors de sa boîte un diable poussé par un ressort puissant, et il chavira dans le magasin comme s’il avait reçu un de ces coups qui étourdissent leur homme.

 

M. Hilaire pensait bien reconnaître cette voix qui avait jeté le mot formidable ! Était-ce bien possible, une chose pareille ?

 

C’était si bien possible que le mot fut répété et que de nouveaux coups ébranlèrent la devanture. Et la voix, l’étrange voix qui bouleversait follement M. Hilaire, reprit :

 

« Ouvre donc ! Je sais que tu es seul ! »

 

Tremblant comme un enfant qui a peur ou qui a trop de joie, M. Hilaire se pencha vers la petite porte basse qui s’ouvrait dans la devanture et fit jouer les serrures. Aussitôt, une chose énorme se glissa par là dans la boutique. La porte fut repoussée d’un coup de pied et la forme se développa dans toute son ampleur.

 

C’était un homme, ou plutôt une bête humaine de haute taille, carrée, trapue, avec des membres redoutables, des poings à foudroyer le front des ruminants, une tête extraordinairement farouche, où l’on ne voyait bien que la flamme de deux yeux…

 

« Chéri-Bibi ! soupira M. Hilaire en portant la main à son cœur, comme font les personnes sensibles, en proie à une émotion.

 

– Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien ! gronda l’autre… Tu as été bien longtemps à m’ouvrir !… Tu ne m’aimes donc plus, la Ficelle ! »

 

À ces mots, M. Hilaire, plus pâle que le pécheur au jour du jugement dernier, ouvrit ses bras et tomba sur la vaste poitrine de celui qu’il avait le plus aimé au monde !

 

Chéri-Bibi se laissait embrasser avec une certaine satisfaction.

 

« Tu me prouves en ce moment, déclara-t-il de sa voix rugueuse, au fond de laquelle tremblait une émotion dont il voulait rester le maître, tu me prouves qu’il y a encore de braves gens sur la terre ! La prospérité n’a point desséché ton cœur, mon brave la Ficelle !…

 

– Voyez en moi le plus heureux des hommes, puisque je vous retrouve, monsieur le marquis !…

 

– Chut ! gronda Chéri-Bibi, que ce nom ne revienne plus jamais sur tes lèvres ! Oublie le passé, la Ficelle, comme je veux l’avoir oublié moi-même ! N’aie plus un souvenir pour des aventures qui ont fait leur temps et dont les événements présents nous éloignent à jamais ! À cette heure terrible, d’autres devoirs nous sont nés ! Je suis revenu en France pour protéger l’innocence, mon cher ami !

 

– Ah ! je reconnais bien là monsieur le marquis !

 

– Veux-tu me ficher la paix avec ton « monsieur le marquis » ! Sache que je m’appelle maintenant « le Saigneur ».

 

– Bien, monsieur le seigneur…

 

– Le Saigneur ! C’est un nom qu’ils m’ont donné à la Villette, je travaille aux abattoirs… c’est moi qui suis chargé de donner du couteau dans la gorge des bêtes ! Alors, là-bas, ils m’ont appelé le Saigneur ! c’est bien simple ! C’est un nom qui me va ! Je l’ai gardé…

 

– Il y a longtemps que vous êtes là-bas, monsieur le Saigneur ?

 

– Je te prie de m’appeler le Saigneur, tout court !

 

– Je ne peux pas ! je ne peux pas ! j’ai trop de respect pour vous, monsieur le marquis !

 

– Ah ! le b…, il est toujours aussi bête ! Embrasse-moi, mon vieux la Ficelle ? Sais-tu que tu as un peu engraissé.

 

– Ce n’est pas de la faute à Virginie, déclara M. Hilaire… Elle me fait des scènes tout le temps ! »

 

Chéri-Bibi ricana :

 

« Et tu te laisses faire des scènes !… Ah ! mon brave la Ficelle, il ne te manquait plus que ça !… C’est vrai que tu es devenu un bourgeois !… »

 

Ils se regardèrent un instant en silence. Ils s’étaient assis en face l’un de l’autre et ils se tenaient les mains et leurs yeux parlaient pour leur cœur, où s’épanouissait la fleur rouge de leur amitié. Alors, toute confiance revenue en eux, comme aux beaux jours de leur jeunesse quand ils avaient eu tant de luttes à soutenir contre le sort contraire, ils remontèrent le cours de leurs plus doux souvenirs, mais la vie de Chéri-Bibi était ainsi faite que ses plus doux souvenirs s’entouraient toujours de quelques décès tragiques… et ceux qui les eussent entendus, ces deux hommes, évoquer ainsi avec attendrissement leur aimable passé se seraient certainement enfuis, poursuivis par l’épouvante…

 

« Je vous ai demandé s’il y avait longtemps que vous étiez arrivé en France, monsieur le Saigneur ?

 

– La date ne te regarde pas, répliqua l’autre. Je me suis occupé de me reclasser. C’est fait. Me voilà tranquille maintenant à la Villette ! sans compter que j’ai encore en vue une boutique de bougnat. Aussitôt que j’ai eu une heure de libre, je suis venu te trouver… Je savais que tu étais seul, car je faisais surveiller les sorties de ta femme ! Je ne veux pas que tu aies des ennuis dans ton ménage à cause de moi !… tu comprends ?

 

– Monsieur le Saigneur a toujours été d’une délicatesse !

 

– Quand Mme Hilaire reviendra, je serai averti par le cri de l’oiseau voyons-voyons…

 

Je vois que la police de monsieur le Saigneur est toujours bien faite !…

 

– Alors, tu me cacheras quelque part et je sortirai quand vous vous serez en allés vous coucher !… Et maintenant, la Ficelle, parlons de choses sérieuses ! »

 

Le visage de Chéri-Bibi devint alors si grave que M. Hilaire crut bien qu’il allait être question de certaines choses dont il était défendu de parler et dont il avait eu la discrétion de ne pas souffler mot.

 

« Depuis quatre ans, tu n’as pas eu de nouvelles », commença Chéri-Bibi…

 

L’épicier l’interrompit tout de suite.

 

« Non ! depuis cinq ans que madame la marquise… »

 

Chéri-Bibi se leva, terrible.

 

« Qui est-ce qui t’a permis de me parler d’elle ? » râla-t-il.

 

Mais il parvint à dominer sur-le-champ son effrayante agitation ; il se laissa retomber sur sa chaise, se passa une main sur le front et prononça ces mots avec une douceur sombre et un air de suprême mélancolie :

 

« Mon bon la Ficelle, tu sais bien qu’il ne faut jamais me parler d’elle ni de son enfant ! Nos lèvres ne sont pas assez pures pour que nous puissions oser prononcer son nom ! et quant à son enfant, j’aurais peur que ça lui porte malheur !… je suis mort ! en réalité ! voilà ce qu’il faut que tu n’oublies jamais ! Chéri-Bibi peut vivre ! Mais monsieur le marquis est mort ! Et Chéri-Bibi lui-même est mort pour eux ! tant qu’ils n’auront pas besoin de lui !… Je sais qu’en ce moment ils sont à l’étranger et heureux ! Son fils grandit auprès d’elle et elle en fait le plus beau et le plus noble des fils des hommes ! Si l’on a besoin de moi plus tard, on verra ! En attendant, rompons avec le passé ! c’est entendu, la Ficelle ?

 

– Mon cher monsieur le Saigneur, j’ai bien de la peine d’avoir inconsidérément remué tant de douleurs…

 

– Assez ! »

 

Et il ne fut plus question entre eux de ce passé mystérieux que nous respecterons comme eux-mêmes, jusqu’au jour où la destinée le rejettera dans le cours de leur exceptionnelle vie…

 

Chéri-Bibi, après un dernier soupir, reprit :

 

« Je voulais te demander simplement si quelqu’un n’était pas venu te parler de moi ?

 

– Non ! pas depuis plus de cinq ans !… »

 

Chéri-Bibi resta un instant songeur, puis il dit :

 

« Tant mieux ! il m’a oublié ! »

 

Et comme la pensée de Chéri-Bibi semblait partie à l’autre bout du monde, M. Hilaire, pour lui donner l’occasion de revenir près de lui, émit cet apophtegme :

 

« Partout, toujours, il y aura des ingrats !

 

– Je ne demande de gratitude à personne et je n’en ai pour personne ! gronda Chéri-Bibi… Ici-bas, chacun pour soi et Dieu contre tous !… »

 

M. Hilaire ne tressaillit même point à cet affreux blasphème. Il avait si souvent entendu son ami « arranger » le ciel et la terre dans des termes si foudroyants, c’est-à-dire si susceptibles d’attirer le feu qui, un jour ou l’autre, doit brûler l’impie, qu’il avait décidé de ne plus se faire de bile en attendant cette inévitable catastrophe.

 

Depuis quelques secondes, autre chose retenait son attention que les propos apocalyptiques de Chéri-Bibi.

 

Il y avait eu des pas précipités dans la rue, on s’était arrêté devant sa boutique. On venait de frôler la devanture de fer. Ce n’était point là, certes, des pas de femme et il ne pouvait s’agir de Mme Hilaire !

 

Il allait se lever pour se rendre compte de ce qui se passait quand un coup de poing fut frappé et quand le mot fatidique fut à nouveau jeté aux échos de la rue :

 

« Fatalitas ! »

 

Chéri-Bibi bondit :

 

« Lui ! s’écria-t-il… J’arrive donc à temps ! Dieu, cette fois, serait-il avec moi !… »

 

Puis il dit à M. Hilaire, qui le regardait avec stupeur et ne comprenait rien à ce qui se passait aussi bien chez lui que dehors :

 

« Ouvre, fais bon accueil à celui qui entrera et ne dis pas que je suis là ! »

 

Sur quoi, Chéri-Bibi passa dans la salle à manger.

 

M. Hilaire ouvrit une seconde fois la petite porte basse, non sans avoir sorti d’un tiroir un revolver qui était toujours là en cas de mauvaise aventure. Palas se précipita dans la boutique. M. Hilaire referma le portillon et, pour plus de précautions, ferma également le volet de fer.

 

Il regarda son étrange visiteur et fut rassuré tout de suite en découvrant une figure d’honnête homme, bien que tout à fait effarée.

 

Le nouveau venu respirait fortement et se passait une main fébrile sur son front en sueur.

 

« Asseyez-vous, monsieur », dit l’épicier avec infiniment de politesse.

 

L’autre s’assit. Maintenant Palas était plus calme.

 

M. Hilaire se mit à sourire.

 

« Vous voilà bien essoufflé !… Que vous est-il donc arrivé, monsieur ?

 

– Des bandits me poursuivent… exprima Palas… Ils ne doivent pas être loin ! Si je n’avais pas aperçu un peu de lumière sous votre porte et si vous n’aviez pas veillé à cette heure, je ne sais ce qui me serait arrivé ! »

 

Il cessa de parler !

 

On entendait le glissement de pas furtifs et même quelques paroles échangées par des voix assourdies, sur le trottoir, à cinq pas d’eux. Et puis, il y eut un grand silence, mais ils ne s’y trompèrent point et Hilaire dit à voix basse :

 

« Ils sont encore là !

 

– Oui ! Ils ont dû me voir entrer ! En ce cas, ils ne sont pas près de partir !…

 

– Que vous veulent-ils donc ?

 

– Monsieur, je ne puis vous le dire !

 

– Monsieur, je vous en ai déjà trop demandé. Excusez-moi ! Je n’ai besoin de rien savoir, je suis tout entier à vos ordres et prêt à vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir. Vous avez prononcé un mot en frappant à ma porte qui me fait votre esclave ! »

 

Palas, visiblement, rougit.

 

« Oui, fit-il dans un souffle : Fatalitas ! »

 

Et il se tut. Ils écoutaient la nuit qui gardait son grand silence. Le capitaine prononça au bout d’un instant et non sans quelque embarras :

 

« C’est un mot de passe que m’a donné un ami qui, paraît-il, est le vôtre !

 

– Oui, monsieur, acquiesça en s’inclinant M. Hilaire, un grand ami, le meilleur, le plus sûr des amis… et aussi le plus malheureux !

 

– Je lui dois tout ! dit simplement le capitaine. Encore aujourd’hui, c’est lui qui me sauve, grâce à vous ! »

 

M. Hilaire s’inclina encore. Ni l’un ni l’autre n’avaient prononcé le nom de Chéri-Bibi, mais ils ne pensaient qu’à lui, dans le moment, tous les deux.

 

« Monsieur, reprit Palas, voici ce qu’au nom de cet ami je vais vous demander ! vous me direz si la chose est possible…

 

– Je vous écoute, monsieur !

 

– D’abord, je m’excuserai auprès de vous de ne point vous dire mon nom et je vous serai reconnaissant de ne point essayer de le connaître.

 

– Monsieur, quand vous sortirez d’ici, je ne me rappellerai même point que vous y êtes venu. »

 

Palas mit sa main dans la main de M. Hilaire :

 

« Mon ami, fit-il, m’avait bien dit que je pouvais compter sur vous. Ce que vous venez de me dire est plein d’une délicatesse que je n’oublierai jamais…

 

– La délicatesse, c’est lui qui me l’a apprise ! soupira M. Hilaire… Que puis-je encore faire pour vous, monsieur ?

 

– Monsieur, il faut que je sorte de chez vous au plus tôt, sans être vu…

 

– On vous attend dans la rue ! objecta M. Hilaire en montrant d’un geste de la tête la porte derrière laquelle se passait certainement quelque chose.

 

– Oui ! fit le capitaine… je voudrais éviter cette rue en sortant de chez vous…, est-ce possible ?

 

– C’est possible, monsieur, mais c’est peut-être imprudent ! Voulez-vous m’attendre ici un instant ? »

 

Sur ces mots, M. Hilaire sortit du magasin et pénétra dans la salle à manger, d’où il ressortit, du reste, presque aussitôt.

 

« Monsieur, voici ce que je vous propose : une promenade sur les toits !

 

– Où me conduira-t-elle ?

 

– Hors de la rue Saint-Roch et tout près de l’hôtel d’Ar… »

 

Déjà l’officier était debout :

 

« Je vous suis, monsieur ! »

 

M. Hilaire ouvrit une porte qui donnait sur un petit escalier intérieur : ils furent bientôt arrivés dans le couloir des chambres de bonnes. M. Hilaire avait une bougie allumée dans la main. Il l’éteignit.

 

« Inutile que l’on voie de la lumière dans la pièce où nous allons entrer, expliqua-t-il, car cette mansarde donne sur la rue.

 

– Elle est inhabitée ? demanda le capitaine.

 

– Non, monsieur ! Ma femme, qui est absente ce soir, y a enfermé notre commise avant de partir… »

 

Et M. Hilaire frappa.

 

« Qui est là ? demanda la voix de Zoé.

 

– C’est moi ! ne t’occupe de rien ! Et surtout n’allume pas ! »

 

Mlle Zoé se dit, en se retournant dans son lit contre le mur : « Quel enragé que le patron ! Il va encore aller faire son tour de gouttière ! Un beau jour madame s’en apercevra et c’est encore la pauvre Zoé qui trinquera ! »

 

Soudain, elle se redressa sur son coude :

 

« Mais vous savez bien que vous ne pouvez pas passer ! Madame a emporté la clef !

 

– J’ te dis de te tourner contre le mur ! » souffla la voix sur le palier.

 

Et aussitôt Zoé entendit que l’on « trifouillait » la serrure. Ça ne fut pas long. Zoé en fut elle-même tout étonnée. Elle ne connaissait pas à M. Hilaire ce joli talent d’amateur.

 

La porte s’ouvrit. Deux hommes entrèrent. Mlle Zoé avait beau être tournée contre le mur, elle n’en trouvait pas moins le moyen de satisfaire sa curiosité, grâce à un pâle rayon de lune qui perçait les rideaux.

 

Son maître était déjà à la fenêtre et l’ouvrait avec la plus grande précaution et sans faire le moindre bruit. Il fit signe à l’homme qui l’accompagnait, grimpa le premier sur le toit et l’homme suivit.

 

« Tiens, pensa Zoé, il a un compagnon ce soir ! Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? D’où vient-il ? Par où est-il passé ? »

 

La petite Sarah-Zoé avait trop le goût des aventures pour n’être pas intéressée au plus haut point par celle-ci. Elle avait déjà glissé ses deux petites pattes hors des draps, quand sa porte s’ouvrit de nouveau et une ombre formidable apparut. Elle eut peur et poussa un cri. Mais l’ombre l’avait déjà rejetée sur son lit :

 

« Ne bouge pas si tu tiens à ta peau, manouche (bohémienne). As pas peur d’un Romani ! »

 

« Tiens ! un frangin ! Paraît qu’il me connaît », pensa-t-elle en grelottant de tous ses petits os.

 

Elle essayait de se rassurer, mais elle « n’en menait pas large ». Elle fut bien contente de voir celui-ci prendre le chemin des toits comme les autres.

 

« Sainte Sarah ! soupira-t-elle, il y a du monde au balcon ce soir ! Quelle mi-carême dans la gouttière !… »

 

Et elle disparut sous la couverture… Son petit museau n’en sortit que pour voir entrer, une demi-heure plus tard, M. Hilaire, lequel, après avoir refermé la fenêtre, la menaça de châtiments terribles, si elle n’oubliait pas ce qu’elle avait pu voir cette nuit-là.

 

Sur quoi, M. Hilaire descendit rapidement car il entendait Mme Hilaire qui revenait déjà de chez sa mère…

 

Le lendemain matin, en aidant son patron à faire l’étalage, Mlle Zoé vit un officier qui s’arrêtait en passant devant M. Hilaire, et comme elle avait l’oreille très fine, elle l’entendit qui lui disait :

 

« Monsieur, vous vous êtes conduit cette nuit comme le plus brave et vous m’avez sauvé la vie ! Nous nous reverrons, monsieur ! »

 

À quoi, M. Hilaire répondit :

 

« Quand il vous plaira, monsieur ! je ne ferme que le dimanche à midi. Tous les soirs, de cinq à sept, je fais une petite partie au café du coin. Là-bas, il y a un cabinet pour causer. Je serai toujours heureux de vous rendre service ! »

 

Et il ajouta, comme une cliente approchait :

 

« Et avec ça, monsieur désire ?… »

 

L’officier ne désirait sans doute plus rien, car il quittait avec assez de hâte le quartier, montait dans un taxi et se faisait conduire rapidement à la gare de l’Est.

 

XIV

Le jugement de Dieu

 

Quelques heures plus tard, M. d’Haumont arrivait au château de la Boulays.

 

Il en était parti avec la ferme résolution de n’y plus jamais revenir, quoi qu’il dût lui en coûter. Et voilà qu’il foulait à nouveau ces allées avec une satisfaction intime qu’il ne pouvait se dissimuler. Sans doute avait-il, pour faire faillite aussi promptement à une ligne de conduite qu’il s’était tracée avec un courage cruel, un motif puissant, mais en toute sincérité, ce motif, il ne le regrettait pas !

 

Il n’eût même point fallu le pousser beaucoup pour que M. d’Haumont avouât qu’il bénissait les redoutables aventures dont l’aboutissement devait lui faire revoir une fois de plus des lieux et des images dont son cœur était plein.

 

Un devoir impératif lui faisait pousser cette grille. Il n’avait rien à se reprocher. Ici était la trahison. Il fallait la démasquer. Depuis qu’il avait failli être victime de cette mystérieuse bande qui l’avait poursuivi jusqu’aux abords de l’hôtel d’Ar…, le capitaine était persuadé que le mot d’ordre auquel avaient obéi ses misérables agresseurs était parti de chez M. de la Boulays. C’est là seulement que des paroles avaient pu être surprises, apprenant à l’ennemi caché l’importance de la mission secrète qui lui avait été confiée. Pour tout dire, M. d’Haumont croyait maintenant que le château de La Boulays était le centre d’un espionnage constant. Il se rappelait qu’en sortant du cabinet de M. de la Boulays la veille au soir, il s’était presque heurté à ce Schwab, dont l’attitude lui avait toujours paru suspecte… Quelques minutes plus tard, au moment de quitter le château, il avait cru apercevoir deux ombres qui se parlaient dans le parc, dont l’une était assurément ce Schwab et dont l’autre rappelait étrangement la silhouette de Gorbio ! Cet incident n’avait pas autrement retenu son attention, mais, aujourd’hui, quel relief il prenait dans sa pensée !…

 

Il arrivait après le déjeuner. Ces messieurs étaient au fond du parc, en train de faire quelques cartons avec le comte de Gorbio.

 

Quelques coups de feu, puis des exclamations rapprochées lui firent comprendre qu’il n’était plus loin du stand. Il entendit même la voix de Françoise qui disait :

 

« Bravo, comte ! Voilà un carton merveilleux. Il est regrettable que les Boches ne se trouvent pas en face de votre pistolet ! »

 

Françoise s’était déjà éloignée du groupe où le comte « faisait le beau » avec son pistolet, quand elle aperçut Didier. Elle tressaillit et devint toute pâle. Cependant, elle continua sa route vers le château, comme si elle ne l’avait pas vu.

 

M. de la Boulays fut surpris autant que sa fille du retour si rapide et tout à fait inattendu du capitaine, et, bien que celui-ci n’eût point manifesté le désir de se trouver seul immédiatement avec lui, il comprenait qu’il devait avoir à lui communiquer une commission d’urgence qui pouvait avoir quelque rapport avec l’importante mission dont M. d’Haumont avait été chargé dans la nuit. Cependant, il se conforma à l’attitude de M. d’Haumont et attendit.

 

Le comte de Gorbio avait été d’une correction glacée avec ce dernier, qu’il ne désirait nullement revoir.

 

Il y eut encore quelques cartons où s’affirma de nouveau la prodigieuse adresse du comte. On le félicita et l’on rentra au château. Didier, prétextant une faiblesse du bras droit, s’était récusé quand on lui avait tendu les pistolets. Il n’avait pas voulu courir le risque d’une humiliation devant Gorbio, et quand il regardait cet homme, ce n’est certes point sur un morceau de carton qu’il avait envie de tirer !…

 

Sitôt dans les appartements, M. de la Boulays s’avança vers Didier et lui dit en aparté :

 

« Monsieur d’Haumont, vous avez quelque chose à me communiquer ?

 

– Oui, quelque chose de grave.

 

– Voulez-vous que nous montions dans mon bureau ?

 

– Non ! N’ayons point l’air d’avoir une conversation sérieuse… On nous épie. »

 

Ils s’en furent sur la terrasse, pendant que s’organisait une partie de poker avec le comte et une partie de bridge où M. de la Boulays devait s’asseoir.

 

« Vous me préviendrez, messieurs, quand mon tour viendra…

 

– Eh bien ? demanda-t-il, assez interloqué, à Didier. De quoi s’agit-il ?

 

– Monsieur de la Boulays, il y a un espion chez vous !… »

 

En entendant ces mots, M. de la Boulays ne put se maîtriser et s’écria :

 

« Gorbio avait raison !… »

 

Si bien qu’avant même que M. d’Haumont eût pu ajouter un mot, Gorbio lui-même qui avait entendu le cri de M. de la Boulays survint, et demanda une explication. Mais M. d’Haumont était devenu soudain muet et glacé, et M. de la Boulays, devant l’attitude du capitaine, se montrait fort embarrassé. Puis, brusquement, le comte s’excusa d’être intervenu d’une façon aussi maladroite dans une conversation aussi intime.

 

« J’avais cru entendre : Gorbio avait raison !… je vois que j’avais tort ! » et il s’éloigna, malgré tout ce que put lui dire M. de la Boulays…

 

« Je crois que vous auriez pu vous expliquer devant le comte, fit M. de la Boulays. Il m’a fait renvoyer ce matin ce domestique qui vous déplaisait tant et qu’il aurait surpris, m’a-t-il dit, écoutant aux portes !…

 

– Schwab n’est plus là ? s’exclama M. d’Haumont ? Eh bien, je le regrette !… Nous aurions certainement pu le confondre ou le prendre sur le fait !… Maintenant, il est trop tard !…

 

– En tout cas, on ne saurait reprocher à M. de Gorbio…

 

– Je ne lui reproche rien !… Je regrette seulement que grâce à la précipitation avec laquelle il a fait chasser ce traître, Schwab puisse, à cette heure, se rendre utile ailleurs !…

 

– Monsieur d’Haumont, fit M. de la Boulays, avec une grande douceur, je vous trouve un peu injuste envers M. de Gorbio… Mais, laissons cela et dites-moi ce qui vous est arrivé pour que je vous trouve dans un tel état d’esprit ?… »

 

En quelques mots, Didier narra son aventure, sans donner les détails de l’agression, passant naturellement sous silence l’incident de l’épicerie moderne, la promenade sur les toits, la descente dans la cour d’un marchand de bois, tandis que les agresseurs attendaient leur victime, rue Saint-Roch. Le principal n’était-il point que, finalement, il ait pu mener sa mission à bonne fin ?… Il termina en faisant part à M. de la Boulays de la façon dont il s’était trouvé nez à nez avec Schwab, en sortant de son cabinet ; la veille, mais il ne crut point devoir parler de la silhouette du comte, qu’il avait cru apercevoir ensuite dans le parc, à côté de celle du domestique.

 

Après ce récit, M. de la Boulays regretta moins que jamais d’être débarrassé de Schwab, ce qui n’était point la manière de voir de M. d’Haumont.

 

On vint sur ces entrefaites chercher M. de la Boulays pour le bridge ; il quitta le capitaine après lui avoir fait promettre qu’il resterait à dîner.

 

M. d’Haumont ne pouvait refuser l’invitation de M. de la Boulays. Il n’avait aucun prétexte à fournir pour quitter le château avant l’heure du train qui le ramènerait à Paris.

 

De tout l’après-midi, il n’eut point la joie de revoir Mlle de la Boulays ; seulement, une demi-heure avant le dîner, comme il rêvait fort mélancoliquement sur la terrasse en se balançant sur un rocking-chair et en fumant un cigare, il la vit venir à lui. Il cessa de fumer et arrêta le mouvement de son fauteuil.

 

Il vit à ses yeux tristes et pleins d’amour qu’elle souffrait du même mal que lui et il se maudit de ne pouvoir rien contre leur double malheur, rien, que disparaître.

 

Elle était revenue à lui, dans toute la simplicité de son âme, telle qu’il l’avait connue au réveil de son supplice de soldat, lorsqu’elle avait soutenu ses premiers pas de convalescent, lorsqu’elle avait tourné vers lui sa figure amie et toute sa foi.

 

Ils descendirent dans le parc.

 

« Mon père m’a dit que, cette nuit, vous aviez encore couru de grands dangers, monsieur d’Haumont ? »

 

Sa voix marquait une émotion profonde ; il vit une larme couler de ses beaux yeux. Il put oublier un instant le passé infâme et l’avenir impossible. Il vécut une minute divine. Il était aimé, en ce temps, en ce lieu, qu’il isola instantanément de tous les temps et de tous les lieux de la terre. Le bras de la bien-aimée tremblait sur le sien. Il oublia tout. Il fut un homme heureux quelques secondes et il leva vers le ciel un regard de reconnaissance éperdue.

 

Que dit-il ensuite ? Quelles paroles dut-il prononcer et qui ne pouvaient être que banales puisqu’elles ne pouvaient avoir trait à ce qui se passait dans son cœur ? Il raconta peut-être les événements de la nuit ; il parla peut-être d’autre chose ; cela n’avait aucune importance, ce qu’il disait ! Cela tombait dans le silence… mais, entre leurs deux âmes attentives seulement au rythme muet de leur amour, cela ne l’interrompait pas.

 

Comment, dans cette extase, eût-il vu derrière lui la haine allumer le regard d’un rival ? M. de Gorbio se tenait debout à côté de M. de la Boulays, sur la terrasse du château, et ce qu’il voyait et ce qu’il entendait le gonflait de fureur.

 

Il voyait Françoise au bras de Didier, et il entendait M. de la Boulays. Or, celui-ci lui apprenait que c’était en vain qu’il s’était efforcé de déterminer sa fille à fixer une date pour le mariage…

 

« Mais enfin, que vous a-t-elle répondu ?

 

– Elle ne m’a rien répondu… Elle est allée rejoindre le capitaine d’Haumont… »

 

Le comte ne put retenir un geste de colère.

 

Cependant les deux hommes se turent, car M. d’Haumont et Françoise, appelés par la cloche du dîner, remontaient sur la terrasse.

 

Au dîner, M. d’Haumont se trouva placé à côté de Françoise. Il avait en face de lui le comte. Celui-ci mit immédiatement la conversation sur l’existence des chercheurs d’or, sur l’aléa de leurs entreprises et surtout sur la triste nécessité où l’on était de vivre là-bas avec les pires aventuriers !…

 

« C’est exact ! répliqua sans aucune émotion apparente M. d’Haumont, M. de Gorbio connaît les mœurs de ce pays comme s’il y avait été ! »

 

L’entretien ne pouvait continuer longtemps sur ce ton sans qu’on eût à redouter quelque trouble dans le repas.

 

L’hostilité des deux interlocuteurs était si visible que les convives se regardèrent avec un étonnement marqué. À quoi allait-on assister ?

 

M. de la Boulays sentait tout à coup le danger et ne cachait pas son inquiétude. Quant à Françoise, elle avait gardé tout son calme ; elle pria M. de Gorbio de leur raconter quelques-uns de ces potins de coulisses qu’il narrait d’une façon si charmante et qui les changeraient de toutes ces histoires d’espions ou de sauvages.

 

« Mais moi, je tiens à m’instruire ! protesta le comte. On ne sait pas ce qui peut arriver dans la vie. Est-il vrai, monsieur d’Haumont, que vous vous en allâtes là-bas sans le sou et que vous en êtes revenu riche comme un nabab ? »

 

Didier n’eut pas le temps de répondre. Françoise s’en chargea pour lui.

 

« M. d’Haumont, répliqua-t-elle, est plus pauvre maintenant qu’avant ! Il a donné toute sa fortune à la France, plus un peu de son sang ! »

 

Il y eut un murmure approbateur. C’est tout juste si l’on n’applaudit pas.

 

« M. d’Haumont est un héros et l’homme le plus désintéressé que je connaisse ! repartit immédiatement le comte. Je suis très heureux qu’il veuille bien me compter parmi ses amis ! »

 

Ce revirement subit et si peu attendu ne trompa personne ; toutefois il mit fin momentanément à une situation des plus délicates pour M. et pour Mlle de la Boulays, que tout le monde regardait.

 

Il était facile de comprendre quel était l’objet de la querelle et la raison de l’animosité qui avait mis aux prises un instant les deux hommes.

 

Quant à M. de la Boulays, il était de plus en plus embarrassé. Il ne comprenait pas bien l’attitude de sa fille. Françoise était soudain apparue comme une furieuse ennemie du comte et il se posait le problème de savoir pourquoi, si de tels sentiments l’animaient, elle lui avait accordé sa main.

 

Il résolut de la confesser, car c’était un fort brave homme, et bien que ses intérêts fussent liés dans certaines affaires à ceux de Gorbio, pour rien au monde il n’aurait voulu voir sa fille malheureuse.

 

Et même, si elle aimait M. d’Haumont, elle n’avait qu’à le dire.

 

Quand on se leva pour passer au salon, Mlle de la Boulays prit immédiatement le bras de M. d’Haumont et pria aussitôt celui-ci de descendre avec elle dans le parc pour qu’elle y prît le frais, dont elle sentait le besoin. Elle ne manqua point, en s’éloignant, de s’excuser avec gentillesse auprès du comte d’accaparer ainsi « son ami ».

 

« C’est mon malade, disait-elle, je veux lui faire mes dernières recommandations. »

 

Elle s’enfonça avec Didier sous les arbres.

 

« Savez-vous bien que vous avez été fort désagréable avec mon futur mari ? lui dit-elle quand ils furent seuls. S’il ne vous plaît pas, vous auriez tort de ne point me le dire, moi qui ne l’ai pris que sur vos conseils ! Mais rien n’est perdu ! Nous avons le temps d’en choisir un autre si celui-ci ne vous convient plus ! »

 

Elle n’attendit point sa réplique.

 

« Et maintenant, ajouta-t-elle brusquement, vous allez faire vos adieux à mon père et partir tout de suite, si vous ne tenez pas à manquer votre train !… La petite torpédo vous conduira à la gare. »

 

C’était elle maintenant qui le poussait à s’en aller, qui avait hâte de le voir quitter le château. Évidemment, elle redoutait tout d’une explication entre les deux hommes. Mais, dans le même moment, M. de Gorbio se présenta devant eux :

 

« M. de la Boulays désirerait vous parler, mademoiselle ! Il m’a prié de venir vous en prévenir… »

 

Et il termina sur un ton assez frais :

 

« Vous m’excuserez de venir troubler ainsi votre dernier entretien !

 

Mais vous ne le troublez pas du tout, veuillez le croire, mon cher comte ! M. d’Haumont, soyez assez aimable pour me conduire auprès de mon père !… »

 

Le comte les laissa s’éloigner. Il voyait rouge.

 

Un quart d’heure plus tard, M. d’Haumont partait dans la torpédo.

 

En route il eut une panne et n’arriva à la gare que pour voir « filer » son train. Il n’y avait plus d’express que le lendemain matin. Il prit une chambre en ville. Il n’y était pas entré depuis cinq minutes que l’on frappait à sa porte. Il ouvrit.

 

C’était M. de Gorbio. Celui-ci salua correctement et s’excusa de venir déranger M. d’Haumont à une heure pareille, mais il était persuadé que lorsque le capitaine connaîtrait le motif de son empressement, celui-ci ne lui en garderait pas rancune. Voici ce dont il s’agissait. M. de Gorbio avait toujours tenu que l’honneur d’un homme était ce qu’il avait de plus précieux au monde et comme le sien s’était trouvé offensé par les propos de M. d’Haumont, il venait sans plus tarder, réclamer de celui-ci une réparation !

 

M. d’Haumont l’écoutait avec un grand sang-froid. Il déclara que la démarche du comte l’étonnait beaucoup et qu’il ne savait en quoi il avait pu personnellement lui être désagréable.

 

« En beaucoup de choses, monsieur, sur lesquelles il ne me convient pas de m’expliquer… mais vous avez eu, entre toutes, une certaine phrase sur les aventuriers que vous n’eussiez certes pas achevée si je ne m’étais retenu par égard pour mes hôtes !

 

– Monsieur ! interrompit M. d’Haumont, toujours très froid, cette phrase, c’est vous qui l’avez prononcée et je n’ai fait qu’y répondre. Mais il suffit ! Vous voulez vous battre ? Nous nous battrons donc ! Mais quand la paix sera signée ! Jusqu’à ce moment-là, tout mon sang appartient à mon pays…

 

– Je m’attendais à cette excuse, monsieur, elle est très facile ! Nous ne savons quand la paix sera signée ! nous serons peut-être très vieux l’un et l’autre… que diable ! l’armistice me suffit à moi !… et je suis ainsi fait que cette idée de conserver si longtemps par devers moi le souvenir d’une aussi grave offense me rend comme enragé. Je veux vous tuer tout de suite, monsieur d’Haumont !

 

– Je vous répète que mon sang appartient pour le moment à mon pays…

 

– Vous lui avez déjà donné, nous a dit Mlle de la Boulays, la moitié de votre sang, à votre pays ! Je réclame l’autre ! Quand on sait qu’on ne peut pas, ou qu’on ne veut pas se battre, on se conduit en conséquence, monsieur, et l’on garde pour soi la mauvaise opinion que l’on a de ses voisins. »

 

M. d’Haumont ne répondit pas au comte. Il lui montrait la porte.

 

Alors M. de Gorbio retira d’un geste lent un gros gant d’auto et fit le geste de souffleter M. d’Haumont.

 

Ce qui suivit fut rapide. Didier prit M. de Gorbio entre ses mains terribles, le souleva, le balança et allait lui faire éclater le crâne sur le mur, quand l’autre hurla dans son épouvante la seule chose qui pouvait le sauver :

 

« Lâche qui a peur de mon pistolet ! »

 

Didier le laissa retomber :

 

« C’est bien, fit-il, je me battrai !… »

 

Pendant ce temps, Mlle de la Boulays cherchait dans tout le château M. le comte de Gorbio et s’inquiétait fébrilement de ce qu’il était devenu.

 

Elle apprenait enfin qu’il était parti dans la limousine. M. de la Boulays était dans son bureau et ne se doutait de rien. Sur ces entrefaites, la petite torpédo rentra et Françoise sut, par le chauffeur, que M. d’Haumont avait manqué son train et qu’il s’était fait conduire à l’hôtel.

 

Elle sauta dans la torpédo en proie aux plus sinistres pressentiments. Il lui apparaissait comme certain que Gorbio, furieux de la façon dont elle l’avait publiquement traité et de l’attitude de Didier à son égard, devait être à la recherche du capitaine pour le provoquer. C’était peut-être une chose déjà faite. Elle se rappela la force extraordinaire du comte au pistolet ! Elle frémit. En outre, elle acquit la certitude que la limousine du comte l’avait précédée une heure plus tôt…

 

Son angoisse augmentait à chaque instant jusqu’à l’étouffement. Elle était persuadée qu’ils étaient en train de se battre. Ils n’avaient pas pu attendre jusqu’au lendemain matin !

 

À l’hôtel, quand elle sut que Didier était là-haut et sauf, elle pleura de joie ! Elle courut à la chambre et frappa comme une folle. Le capitaine lui ouvrit.

 

« Tu vas te battre ! » s’écria-t-elle.

 

Ce tutoiement éclatant en disait long sur leur amour dont, entre eux, il n’avait jamais été question. Ils en restèrent tous deux changés en statues.

 

« Pardon ! fit-elle en rougissant… Je vous demande pardon ! »

 

Et elle s’affaissa sur une chaise en sanglotant.

 

« Oui, fit-il, Françoise !… C’est vrai, je vais me battre demain matin !… »

 

Elle fit :

 

« Ah ! mon Dieu !… »

 

Et puis, d’un air égaré :

 

« À quoi vous battrez-vous ? Au pistolet ? Vous avez vu ce que ce misérable peut faire avec un pistolet : il va vous tuer ?

 

– Oui ! répondit simplement Didier, qui était transfiguré par une joie divine ! Oui, il va me tuer… Je ne puis rien faire à cela… Mais parce que vous êtes venue, Françoise, je mourrai le plus heureux des hommes ! »

 

Alors elle se leva et lui prit les mains :

 

« Tu ne te battras pas ! Je ne le veux pas et tu ne le peux pas ! Tu ne dois pas te battre ! Tu es un soldat, toi ! En temps de guerre un soldat ne se bat que contre l’ennemi ! Tu trahirais si tu te battais ! Non ! Non ! tu ne te battras pas !

 

– Mais, mon cher ange, je lui ai dit tout cela ! et il m’a frappé au visage !

 

– Il t’a touché, toi ! Il a osé ! Et il n’est pas mort !

 

Ah ! tu vois, Françoise, tu vois que toi non plus, tu n’accepterais pas de vivre après cela ! Non, mon amour, il n’est pas mort, parce que comme j’allais lui briser la tête contre ce mur, il m’a dit que j’avais peur de son pistolet ! Tu vois bien qu’il faut que je me batte !

 

– Non ! non ! jamais ! C’est un assassin, cet homme !

 

– Nous nous serions déjà battus si nous avions trouvé des témoins ! Nous avons dû remettre la partie à tout à l’heure. Il se charge de tout. Nous aurons tous deux les témoins qu’il lui faut. Et maintenant, Françoise, retournez auprès de votre père et gardez le silence sur tout ceci ; il me reste une heure pour vous écrire, pour vous écrire de longues choses !

 

Pourquoi m’écrire ? Pourquoi cesses-tu soudain de me tutoyer ? Pourquoi reprends-tu cet air glacé qui m’a tant fait souffrir ? Tu n’as qu’un mot à me dire, un mot que tu ne m’as jamais dit !

 

– C’est pour vous expliquer pourquoi je ne vous ai jamais dit ce mot-là qu’il faut que je vous écrive !

 

– Et après ? Tu te battras !

 

– Je me battrai !…

 

– C’est que tu ne m’aimes pas, Didier ! Hélas ! mon amour, tu ne m’as jamais aimée ! Et cependant tu sais que je t’aime depuis le premier jour… mais tu n’as su encore que me faire pleurer !

 

– C’est vrai ! fit Didier. Mais tu es si bonne que je suis sûr que tu me pardonneras !… »

 

Il s’assit, et, les coudes sur une table, il enfonça sa tête dans ses mains pour ne plus la voir.

 

Quand il releva le front, elle avait disparu. Alors il se mit à écrire. Cette lettre était une confession et un testament… un long cri de douleur et d’amour…

 

À l’aurore, quand M. d’Haumont eut pénétré dans le petit bois où l’attendaient déjà M. de Gorbio et les quatre témoins qu’il s’était chargé d’amener là, il eut la sensation de se trouver en face du peloton d’exécution.

 

Ces quatre hommes – les témoins – étaient sinistres et avaient la mine de gens qui savaient qu’ils allaient faire un mauvais coup. Ce duel se présentait dans des conditions si particulières, que M. de Gorbio devait avoir eu quelque peine à trouver des complices. Ce n’est pas une partie de plaisir que de voir tirer, quand on n’est pas Boche, sur un capitaine français, blessé de guerre et quelque peu célèbre par ses exploits, M. de Gorbio avait dû y mettre le prix.

 

Toutefois, ces messieurs, prévoyant des désagréments futurs, tinrent à ce que les choses se passassent tout à fait dans les règles. Ils regrettèrent que M. d’Haumont n’eût point apporté ses armes ; mais comme il acceptait sans aucune objection celles de son adversaire, il fut passé outre.

 

Les témoins de M. d’Haumont prirent grand soin que les pistolets fussent correctement chargés. Le sort désigna l’un d’eux pour diriger le combat.

 

Ce directeur donna quelques conseils au capitaine.

 

On voyait qu’il avait l’habitude du terrain. Il fit disparaître la mince ligne du col, dont la blancheur dépassait le bleu de la vareuse. Il recommanda bien à M. d’Haumont de s’effacer derrière son bras droit, de le tenir replié sur sa poitrine pour qu’il lui servît de bouclier, et de tirer dans cette position, le plus rapidement possible, dès le commandement de feu, pour ne point donner le temps à M. de Gorbio de viser entre le commandement de « Feu ! » et les syllabes fatales : une, deux, trois !… Sans doute, cette précipitation le ferait tirer un peu au hasard, mais c’était ce seul hasard-là qui pouvait sauver M. d’Haumont, car il n’y avait pas à se dissimuler que si M. d’Haumont laissait à M. Gorbio le temps de viser, M. d’Haumont était un homme mort.

 

Le témoin n’exprimait point tout haut, en des termes aussi précis, une opinion qui était celle de tout le monde, mais il la laissait suffisamment deviner.

 

On compta les pas. Les adversaires furent mis en face l’un de l’autre. Après la phrase préalable ordinaire, le commandement de « Feu ! » retentit. M. d’Haumont négligea de se presser, laissant à M. de Gorbio tout son temps, et il tira avec distraction presque en même temps que M. de Gorbio.

 

Il avait recommandé son âme à Dieu et pensé une dernière fois à Françoise. Il s’attendait à tomber foudroyé. Sa stupéfaction fut profonde de voir basculer M. de Gorbio.

 

Le cher comte oscilla une seconde et s’aplatit d’un coup, le nez sur le gazon. Les témoins se précipitèrent, suivis d’un autre monsieur que le capitaine n’avait pas encore vu et qui était apparemment le docteur.

 

En même temps, on entendit des cris de femme et Françoise apparut. Elle accourait pour, de toute évidence, empêcher le duel et, ayant entendu les coups de feu, elle criait d’autant plus désespérément qu’elle était certaine d’arriver trop tard ! Ce n’est que dans les romans ou au théâtre que l’héroïne sait si bien mesurer sa course qu’elle se trouve juste à temps sur le terrain pour glisser sa main sur le canon d’un pistolet et prendre pour elle une balle qui était destinée à celui qu’elle aimait.

 

Cependant, quand Mlle de la Boulays eut constaté que le corps qui était allongé sur le gazon était celui du comte et que M. d’Haumont n’était point blessé, elle ne regretta nullement son retard. Elle se jeta sur la poitrine de Didier en criant :

 

« C’est le jugement de Dieu ! »

 

De telles paroles, dans une bouche adorée, firent une extraordinaire impression sur M. d’Haumont et le remuèrent autrement que ne l’avait fait le duel lui-même.

 

« Le jugement de Dieu ! » C’était vrai que Dieu avait été pour lui, dans cette affaire, en le faisant échapper miraculeusement au coup infaillible du comte et en frappant celui-ci d’une balle qui n’avait aucune chance de l’atteindre !

 

Dieu voulait donc qu’il vécût ! Dieu voulait donc qu’il aimât ! Dieu trouvait qu’il avait assez souffert ! assez expié ! C’était Dieu qui, en faisant disparaître cet homme, lui jetait cette noble fille dans les bras, et lui seul savait la seule parole capable de déterminer son destin :

 

« C’est le jugement de Dieu ! »

 

Une pensée si réconfortante et qui le comblait d’une ivresse bien compréhensible, les larmes de joie de Françoise, l’embrassement de ses beaux bras, l’allégresse surnaturelle de se sentir sur le seuil d’une nouvelle vie éclairée par l’amour, firent que M. d’Haumont ne prêta qu’une oreille très distraite aux propos de ses témoins qui lui annonçaient que M. de Gorbio n’était pas tout à fait mort, mais qu’il n’en valait guère mieux.

 

Comme ils le saluaient, il leur rendit leur salut sans savoir trop ce qu’il faisait. Et il se laissa entraîner par Françoise…

 

Elle le conduisait, quelques semaines plus tard, jusqu’au pied de l’autel. Ce mariage fit grand bruit. Ce fut l’un des plus beaux mariages de la guerre.

 

Quelle belle sortie sur le parvis tout baigné de chaude lumière ! Un soleil de victoire semblait s’être levé ce matin-là tout exprès pour le capitaine Didier d’Haumont et sa radieuse jeune femme.

 

Ils descendirent le grand escalier au milieu du murmure d’admiration de la foule élégante. Comme dans tous les mariages riches, il y avait bien, par-ci, par-là, sur la chaussée, quelques mendigots avides, quelques traîne-savates… L’un d’eux se hissait à la grille dorée pour mieux voir et se déplaçait avec des contorsions de crabe. Près de lui, un sordide marchand de tapis, sa camelote sur l’épaule, regardait le cortège avec non moins d’intérêt. M. d’Haumont, qui était aux anges, ne voyait point ces choses de la terre, pas plus qu’il ne pouvait entendre les propos prononcés à mi-voix par un monsieur trop chic à une espèce de clerc d’huissier qui ne l’était pas assez :

 

« Eh bien, qu’est-ce que t’en dis « le Bêcheur » ?

 

– Je dis qu’il est mûr, « Parisien ». »

 

XV

Lune de miel

 

Elle se levait, dans son doux éclat, sur les flots d’argent de la rade de Villefranche, à l’extrémité du cap Ferrat, entre Nice et Monte-Carlo, la lune de miel de M. et Mme Didier d’Haumont. C’était là, dans la solitude parfumée des jardins de « Thalassa », la magnifique villa que M. de la Boulays possédait sur la Côte d’Azur, qu’ils avaient enfermé leur grand bonheur tout neuf.

 

Accoudé au balcon fleuri, l’heureux couple écoutait en silence les soupirs de la mer pâmée au pied des monts qui gardaient ce golfe enchanté… Deux vaisseaux appesantissaient leur masse sombre et endormie sur le lit de lumière de cette belle nuit marine.

 

Seul le bruit léger de deux rames qui soulevaient doucement une écume étincelante se faisait entendre sur la rade et une barque passa non loin d’eux, presque à leurs pieds.

 

« Mon Dieu ! qu’une promenade sur la mer doit être douce à cette heure divine ! » murmura Françoise.

 

Elle n’avait pas fini de formuler son vœu que Didier appelait le pêcheur qui conduisait la barque et le priait d’attendre. Ils descendirent le petit escalier qui conduisait à la grève et, l’homme ayant consenti d’un geste à les prendre avec lui, ils glissaient bientôt sur les lames qui venaient mourir à la pointe du cap Ferrat.

 

« Vous pêchez souvent à cette heure-ci ? interrogea Françoise. Il me semble vous avoir aperçu encore hier, tournant autour du cap. »

 

L’homme ne répondit que par un grognement.

 

« Décidément, dit Françoise tout bas à Didier, notre matelot n’est pas bavard ! »

 

Et ils ne lui adressèrent plus la parole. Ils l’oublièrent même tout à fait. Le bras de Didier pressait doucement la taille de Françoise. La tête de la jeune femme reposait sur l’épaule de l’époux. La brise était pleine de douceur et chargée de parfums qui leur venaient maintenant des jardins de Saint-Jean et des terrasses de Beaulieu… Leurs lèvres se joignaient dans l’heureuse nuit comme s’ils eussent été seuls.

 

Ce rustre, à quelques pas d’eux, ne comptait pas. Il avait l’air, du reste, quasi endormi sur ses rames, somnolent dans l’énorme cache-nez qui lui enveloppait la tête.

 

Et cet homme ne dormait pas et il disait dans le secret de son cœur : « Aimez-vous, soyez heureux comme des enfants qui n’ont point de soucis, pendant que Chéri-Bibi veille ! Que rien ne vienne troubler les heures de bonheur que vous avez pu ravir au destin ! Moi aussi, je les ai connues, ces heures divines ! Moi aussi, j’ai su ce que c’était que le baiser d’une femme adorée ! Moi aussi, j’ai senti une belle taille ployer dans mes bras. Moi aussi, je les ai entendus les doux soupirs de l’amour !… Hélas ! hélas ! tout passe ! pressez-vous ! Les nuits les plus enchantées sont proches des plus noirs chaos ! Le gouffre est sous nos pas ! Oubliez-le ! Oublie-le, Palas, pendant que tu le peux encore ! Je suis venu de très loin pour éloigner de toi les ombres lâchées dans ton ombre et qui te guettent comme une proie ! Prie ton Dieu en lequel tu crois encore, parce qu’il te comble, que je puisse te sauver du malheur avant même que tu t’en doutes ! Hélas ! hélas ! Rien n’est plus prompt en ce monde que le malheur ! Tu as raison de l’oublier, car tes plus tendres baisers seraient pleins de larmes amères !… »

 

Ainsi pensait Chéri-Bibi dans une forme lyrique et naturellement emphatique qui lui était habituelle quand les circonstances ne le poussaient point à s’exprimer dans le plus épouvantable argot.

 

Ceux qui ont connu comme lui les deux faces de la vie, par suite d’aventures qu’ils ne cherchaient point et qui les ont détournés de leur route première, se retrouvent avec une rapidité qui ne saurait surprendre, tantôt avec un cœur plein des rayons d’autrefois, tantôt avec le masque hideux sous lequel la Fatalité s’est plu à vouloir étouffer leur première image sans y réussir complètement.

 

Chéri-Bibi avait bien deviné ce qui se passait dans l’âme enivrée de Palas. Elle était dans le moment toute pâmée de reconnaissance pour le maître des choses, de la vie et de la mort qui lui avait infligé de si dures épreuves mais qui le récompensait si royalement.

 

Cet hymne secret à la Bonté souveraine montait d’autant plus haut que Palas pouvait se croire désormais à l’abri d’un retour de la méchante fortune. Pour le monde entier en effet (pensait-il), Palas était mort ! Les journaux lui avaient apporté cette bonne nouvelle quelques mois auparavant : « On a peut-être oublié, disaient les gazettes, le drame dans lequel succomba un banquier célèbre assassiné par le jeune Raoul de Saint-Dalmas. Celui-ci était parvenu à s’échapper du bagne, mais les autorités pénitentiaires viennent d’acquérir la certitude que le misérable est mort dans la forêt vierge comme tant d’autres qui ont tenté la même aventure. »

 

On ne le rechercherait donc plus et comme, à son arrivée en Europe, il avait appris par la même voie que ceux que l’on appelait là-bas Fric-Frac, le Parisien, le Caïd et le Bêcheur avaient été repris en même temps que le fameux Chéri-Bibi, il était en droit de conclure que le passé n’avait plus de menace pour lui !

 

Il était assuré, du reste, que Chéri-Bibi avait été l’artisan de cette belle sécurité et il lui en avait voué une plus forte reconnaissance dans ce temps-là où il pensait encore à Chéri-Bibi…

 

« Sois donc heureux, Palas ! Tu apprendras toujours trop tôt (si tu dois l’apprendre) que tes anciens compagnons de chaîne se sont échappés une fois de plus, après quatre ans de pré, et qu’ils ont été plus habiles cette fois, puisqu’ils sont parvenus à rentrer en France, où ils ont assisté à tes noces ! Ah ! si tu savais cela ! Combien appellerais-tu de tous tes vœux l’Ange Noir, qui seul peut te sauver et dont, dans le naturel égoïsme de ton bonheur, tu ne veux même plus te souvenir !… »

 

…………………………

 

Françoise était coquette, ce qui enchantait Didier, qui trouvait (et il avait bien raison) qu’une femme sans coquetterie est une femme sans charme.

 

Pendant les premiers mois de la guerre, Mlle de la Boulays s’était astreinte avec un véritable enthousiasme mystique à la plus stricte simplicité. Mais, en vérité, eût-elle pu prétendre qu’elle aimait uniquement son costume de la Croix-Rouge parce qu’il lui rappelait ses devoirs de charité ? Oubliait-elle tout à fait qu’il lui « allait » si bien !…

 

Ses fiançailles, son mariage très mondain lui fournirent un trop beau prétexte à revenir à ses goûts d’autrefois pour qu’elle ne se retrouvât point « en forme » devant les chiffons. Ceci, du reste, ne lui enlevait rien de ses qualités les plus solides, et il est tout à fait ridicule, comme cela se voit chaque jour chez les psychologues simplistes, de prétendre à enfermer les plus nobles sentiments dans un fourreau grossier, tandis que tous les défauts deviennent l’apanage inévitable des petites dames qui aiment trop les rubans.

 

M. d’Haumont prenait du plaisir à accompagner sa femme dans les magasins ou chez le couturier. Et, à Nice, après une flânerie sur la promenade des Anglais, il ne manquait jamais de ramener Françoise sur cette avenue toute fleurie, derrière ses grandes vitres, des dernières éclosions de la mode.

 

Ce jour-là, ils pénétrèrent chez les sœurs Violette, à cause d’une certaine robe de voile blanc bordée de perles devant laquelle Françoise n’avait pas pu passer sans un soupir.

 

L’aînée des sœurs Violette venait d’arriver de Paris avec toutes sortes de merveilles pour la Côte d’Azur. La maison mère de la place Vendôme avait ainsi des succursales dans toutes les grandes stations d’hiver ou d’été et dans les principales villes d’eaux.

 

Françoise n’était pas retournée chez les sœurs Violette depuis la guerre. Mais elle les connaissait bien et elle fut étonnée de voir l’aînée tendre immédiatement la main à son mari avec un bon sourire. Didier la connaissait donc aussi ? Didier fréquentait donc la mode avant son mariage ? Elle lui en fit la remarque qui lui venait à l’esprit avec une moue charmante et en le menaçant gentiment de son doigt levé.

 

« Madame, ne nous grondez pas, lui dit Mlle Violette aînée en souriant. Il y a un grand secret entre M. d’Haumont et moi !… Mais, comme c’est le secret d’une bonne action, il ne faut pas nous en demander davantage.

 

– Je veux connaître le secret ! insista joyeusement Françoise. Un mari ne doit pas avoir de secret pour sa femme !…

 

– Après tout, vous avez raison, madame… et tenez ! le secret, le voici !… »

 

À ce moment, une jeune fille paraissait au fond du magasin…

 

Elle était vêtue magnifiquement d’une robe que Françoise considéra aussitôt avec extase. Mme d’Haumont n’avait même pas regardé le visage de celle qui la portait. Un mannequin de chair ne compte pas beaucoup plus, pour les clientes, qu’un mannequin de son.

 

Cependant, il fallut bien qu’elle considérât avec quelque attention cette jolie tête au profil d’une finesse aristocratique quand la jeune fille, ayant aperçu M. d’Haumont, avait poussé une exclamation de joie, et toute rouge d’une émotion heureuse, s’était avancée rapidement vers lui, la main tendue. Et puis, jugeant sans doute son attitude indiscrète, elle s’était arrêtée dans son mouvement et avait murmuré presque en balbutiant :

 

« Ah ! monsieur d’Haumont ! Vous êtes donc ici ?

 

– Et vous-même ? repartit Palas avec un bon sourire… Il y a longtemps que vous êtes à Nice ?

 

– Je l’ai amenée avec moi hier ! fit l’aînée des sœurs Violette. Nous manquons de mannequins ici et je l’ai enlevée à la caisse à Paris pour lui faire apprendre un métier nouveau ici ! Elle fait tout ce que l’on veut ! Elle est charmante notre protégée, monsieur d’Haumont !

 

– Ma chère amie, dit alors M. d’Haumont à sa femme qui ne savait que dire ni que penser et qui restait légèrement interloquée au milieu de tout ce mystère, j’appelle toute ta bienveillance sur Mlle Gisèle, qui en est digne. C’est une histoire que je te raconterai plus tard !

 

– Une bien touchante histoire, madame… exprima Mlle Violette… et qui fait grand honneur à votre mari ! »

 

Giselle s’inclina avec beaucoup de grâce devant Mme d’Haumont.

 

« J’essaierai d’être toujours digne de vos bontés, monsieur et madame, fit-elle avec une grande simplicité… quand maman et moi nous avons su le mariage de M. d’Haumont, nous avons prié pour votre bonheur !

 

– Elle est délicieuse, cette enfant ! » déclara Françoise. Et elle lui donna une solide poignée de main. « Et regardez comme elle est jolie !… » Puis, se tournant vers son mari, elle ajouta avec une moue adorable :

 

« Je ne sais pas ce que vous avez encore fait pour qu’on vous marque tant de reconnaissance, mais vous savez les choisir, vos bonnes actions, mon cher Didier !… »

 

Quand ils sortirent du magasin, Françoise qu’animait la plus vive curiosité demanda des explications.

 

« Vite ! vite ! raconte-moi ! Tu sais que je suis jalouse, brigand ! »

 

Mais M. d’Haumont s’amusait beaucoup de l’impatience de sa femme. Il prenait un air détaché en disant :

 

« Ma chère, c’est un secret ! le secret de cette jeune fille ! je ne sais vraiment si je puis…

 

– Ah ! tu te moques de moi ! Ça n’est pas Didier ! Regarde la confiance que j’ai en toi… On entre dans un magasin… Le premier mannequin que l’on rencontre se jette dans tes bras et je ne lui crève pas les yeux !…

 

– Ce serait dommage ! fit Didier, car ils sont jolis, ses yeux.

 

– Oui, elle a de très jolis yeux bleus, avec une expression d’une douceur mélancolique qui vous poursuit, c’est vrai ! Oh ! tu es connaisseur ! Tous mes compliments ! Tout de même, tu avoueras que je suis une bonne fille… ! Est-ce que je sais ce que tu as fait avant notre mariage !

 

Françoise ! » jeta aussitôt Didier d’une voix sourde…

 

Il y avait tant de reproches dans ce mot, que Mme d’Haumont s’arrêta net de plaisanter.

 

Elle vit son mari si pâle qu’elle en fut douloureusement frappée.

 

« Oh ! mon Dieu ! je ne savais pas te faire tant de peine ! »

 

Il lui prit la main et la serra doucement.

 

« Ma chérie, dit-il, tu vas tout savoir… mais n’oublie jamais que depuis que je t’ai vue pour la première fois, il n’y a plus eu pour moi d’autre femme au monde !…

 

– Je te crois, mon Didier. »

 

Ils ne se dirent plus rien tant qu’ils furent au milieu de cette foule élégante qui se presse entre onze heures et midi sur la promenade de la baie des Anges. Mais dès qu’ils se retrouvèrent seuls, sur la terrasse généralement déserte qui, contournant le château, conduit au port, Didier confia à sa femme ce qu’il savait de Gisèle et comment il l’avait connue.

 

C’était lors d’une de ses premières « permissions ». Il se « remettait » des fatigues du front dans un petit entresol qu’il avait loué à son arrivée en France, dans le quartier du Luxembourg, devant les jardins qu’il avait toujours aimés et qui lui rappelaient les meilleures heures de son enfance.

 

Un jour, en sortant de son appartement, il avait été arrêté par le plus lugubre des cortèges qui descendait des mansardes. On conduisait à sa dernière demeure un pauvre diable ; derrière le cercueil descendait tout en larmes une jeune fille qui était si faible qu’elle avait visiblement la plus grande peine à se soutenir. Elle était seule, ou à peu près. Didier lui offrit l’appui de son bras. Elle s’accrocha à ce bras avec un désespoir et en même temps une foi si sincère que M. d’Haumont en fut ému profondément. Et il la conduisit ainsi jusqu’au cimetière. Et il la ramena.

 

Ce ne fut qu’au retour qu’elle sembla s’apercevoir du secours qui lui était venu d’un étranger :

 

« Oh ! monsieur, vous êtes bon ! » lui dit-elle, et comme ils étaient arrivés chez eux, elle se sauva, remontant à sa mansarde.

 

M. d’Haumont questionna la concierge. Il apprit que le père de Gisèle, attaqué par un mal qui ne pardonne guère, la phtisie, ne pouvait plus travailler depuis deux ans, que la mère était impotente et que la jeune fille ne parvenait à faire vivre cette misérable famille que par un travail écrasant. Ne pouvant guère quitter le logis, elle s’usait à des ouvrages à domicile qui leur permettaient tout juste, à tous trois, de ne pas mourir de faim.

 

M. d’Haumont connaissait alors l’aînée des sœurs Violette, ayant eu sous ses ordres l’un de ses neveux, un jeune sous-lieutenant avec qui il s’était lié d’amitié au milieu des dangers communs. Il alla trouver cette excellente dame et lui demanda si elle n’aurait pas une place pour une jeune fille honnête et digne de toute sa confiance. Les demoiselles Violette avaient justement besoin d’une caissière. Et voici comment Gisèle était entrée dans l’une des premières maisons de couture de Paris, comment sa mère et elle étaient sorties de la misère. En une année, la jeunesse aidant, elle avait reconquis sa belle santé. Enfin, elle était devenue la charmante jeune fille que Françoise avait aperçue tout à l’heure. Les sœurs Violette la trouvaient si jolie qu’elles l’arrachaient quelquefois aux travaux de la caisse pour en user comme de leur plus précieux mannequin, capable de faire valoir leurs plus sensationnelles créations.

 

« Et maintenant, ma chère Françoise, vous en savez aussi long que moi sur Giselle.

 

– Vous serez toujours le meilleur des hommes ! déclara Françoise en lui serrant tendrement le bras. On n’est bon comme ça, ajouta-t-elle avec un sourire un peu malicieux, que dans les romans populaires ou à l’Ambigu…

 

– Tu te moques de moi ! » fit Palas, étonné et déjà un peu peiné…

 

Mais elle, redevenue tout à fait sérieuse :

 

« Je t’adore, mon Didier ! »

 

Ils revinrent sur leurs pas, car c’était l’heure du déjeuner… En se retournant, ils faillirent se heurter à un singulier personnage, à la figure cuivrée, aux yeux sans sourcils et préservés de l’éclat du jour par une énorme paire de lunettes à verres jaunes. Cet étrange individu était habillé entièrement de toile blanche ; il avait des souliers blancs, il était coiffé d’un chapeau melon gris. Didier ne put s’empêcher de tressaillir en l’apercevant :

 

« Comme il ressemble à Yoyo ! » se dit-il…

 

Mais il ne s’était pas plus tôt dit cela, qu’il se trouva absurde et impardonnable de penser tout à coup aux gens et aux choses de la forêt vierge sur la promenade des Anglais.

 

« Avez-vous vu ? demanda Françoise en riant… En voilà un original ! Vous ne savez pas qui c’est !… À ce qu’il paraît que c’est un vrai Peau-Rouge, un chirurgien-dentiste très célèbre à Chicago qui vient d’ouvrir un cabinet à Nice ! Aimeriez-vous d’avoir pour dentiste un Peau-Rouge ? Moi, j’aurais peur qu’il m’endorme et qu’il me scalpe !… Mme d’Erland me disait, l’autre jour, que toutes les femmes ici en étaient folles et qu’il avait déjà toute la clientèle chic de la colonie étrangère. »

 

M. d’Haumont, souriant, se retourna. L’homme était toujours là, les suivant à vingt pas, fumant sa cigarette.

 

À quelques jours de là, il y eut une fête de charité dans les plus beaux jardins de Cimiez, sur les hauteurs qui dominent Nice, au château de Valrose. Mme d’Erland, qui était l’une des principales organisatrices de cette fête, pria Françoise, qu’elle avait connue petite fille et pour laquelle elle avait toujours montré une tendre affection, d’y venir tenir un comptoir. Françoise ne pouvait refuser. Didier l’accompagna. Il la laissa vendre son tabac de luxe avec toute la liberté et toute la grâce audacieuse que cette fonction exceptionnelle de cigarière comportait.

 

Il erra dans les bosquets, fit le tour d’affreuses ruines pseudo-romaines, se rapprocha du château et y pénétra presque en même temps que le fameux docteur Peau-Rouge, qui était entouré d’une véritable « cour » de jolies femmes. Il savait maintenant son nom, car on le rencontrait partout. Il s’appelait M. Herbert Ross.

 

En même temps que lui, il pénétra dans la salle de spectacle. Le chirurgien-dentiste de Chicago s’assit devant lui, à côté d’une femme dont la tournure ne semblait pas inconnue à Didier. Cette femme ne cessait de bavarder avec le Peau-Rouge et s’efforçait d’exciter son intérêt. Mais lui, flegmatique comme toujours, ne répondait que par monosyllabes. C’était son genre. On disait, du reste, qu’il ne savait parler que petit-nègre.

 

Sur ces entrefaites, une célèbre chanteuse russe se fit entendre dans L’Alceste de Glück. Gros succès, suivi de divers exercices au piano, à la harpe, au violon. Enfin, on annonça, dans ses danses de caractère, la célèbre Nina-Noha.

 

À ce nom, Didier eut un sursaut. Il l’avait bien lu plusieurs fois, ce nom, dans les journaux, depuis son retour en France ; il n’ignorait pas que la danseuse était toujours aussi courtisée, avait toujours les mêmes succès d’artiste et de jolie femme. Le temps semblait même avoir augmenté sa renommée, ou tout au moins l’engouement du Tout-Paris pour cette femme qui avait été la maîtresse du jeune Raoul de Saint-Dalmas, n’avait fait que grandir. La guerre était venue et n’avait rien changé à tout cela. À côté de ceux qui se battaient, il y avait ceux qui s’amusaient.

 

Il avait pensé cependant que Nina-Noha avait dû bien changer depuis quinze ans ! S’il y avait tenu, il aurait pu se rendre compte de la chose par lui-même. L’occasion n’était pas difficile à trouver. Mais il ne la cherchait pas ! Au contraire ! En dépit de l’image que lui renvoyait sa glace et qui lui montrait un Didier qui ne rappelait en rien le Raoul d’autrefois, Palas ne pouvait s’empêcher de frémir d’une particulière angoisse à l’idée de se retrouver en face d’une figure qui lui avait été jadis familière. S’il allait être reconnu ! Il avait beau se dire que c’était impossible, il n’en avait pas moins acheté un gros lorgnon noir à bordure d’écaille dans le dessein de trouver derrière ces verres obscurs un sûr refuge au cas où quelque rencontre subite le mettrait dans un cruel embarras.

 

Nina-Noha ! Elle était au seuil de tous ses malheurs ! Que de folies pour cette femme dont le souvenir lui faisait maintenant horreur !…

 

Elle parut !… Quel miracle !… Non, elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi fatalement belle. Ses yeux, ses grands yeux de flamme sombre avaient toujours leur inquiétant éclat ; ses mouvements étaient toujours aussi souples, aussi voluptueux. Elle était toujours aussi jeune !

 

Nina-Noha dansa dans une robe de ville qui la déshabillait plus que ne l’eût fait la simplicité d’une tunique de Corinthe. Quels furent exactement les sentiments de Didier devant cette vision ? Constata-t-il la mort de son ancienne passion ? Pleura-t-il sur lui-même ? Revit-il avec de la haine la cause de tant de malheurs ?…

 

Il applaudit comme tout le monde, sans savoir beaucoup ce qu’il faisait. Cinq minutes plus tard, il sortait de son rêve au son d’une voix qui, elle non plus, n’avait pas changé :

 

« Eh bien, docteur, vous êtes content ? »

 

La femme qui était devant lui et qu’il n’avait vue que de dos, quand elle bavardait tout bas avec le « docteur », c’était Nina !

 

Didier, instinctivement, mit son binocle noir. Elle s’était assise. Elle avait dansé uniquement pour faire plaisir à ce Peau-Rouge… C’est, du moins, ce qui résultait de ce que l’on entendait de sa conversation. Le capitaine, au surplus, ne l’écoutait plus. Il regardait !

 

Il regardait cette nuque qui l’avait rendu fou jadis. Encore maintenant, il ne pouvait en détacher ses yeux, mais ce n’était plus cette chair qui le retenait, ce n’était plus ce cou parfumé qu’il avait autrefois couvert de ses baisers qu’il regardait, c’était, sur cette chair, un collier !…

 

Seigneur Dieu ! il avait connu un collier comme celui-là et des perles toutes pareilles ! Il y avait de cela longtemps ! bien longtemps ! Il y avait plus de quinze ans de cela !… Oui, il avait tenu un joyau qui ressemblait, à s’y méprendre, à ce bijou qui pendait au cou de Nina !… Il avait eu des perles comme celles-là dans sa main, un certain jour que le banquier Reynaud les lui avait confiées pour qu’il pût apprécier la splendeur du collier de la reine de Carynthie !

 

Ah ! comme il voudrait pouvoir en compter les perles ! Ce collier (on l’avait assez répété pendant le procès pour que Palas s’en souvînt), ce collier avait soixante perles ! Ce collier que Raoul de Saint-Dalmas avait, s’il fallait en croire M. le procureur de la République, volé, et pour la possession duquel Raoul de Saint-Dalmas n’avait pas hésité à assassiner son bienfaiteur !…

 

Cela vous donne un coup au cœur de se retrouver subitement, au bout de quinze ans, en face d’un collier pareil ! tout pareil !… car, enfin, si c’était le même !…

 

« Je divague ! » Nina-Noha ! Un collier de perles ! L’assassinat de Reynaud, tout tourne en même temps dans la pauvre tête de Didier…

 

« Quoi d’étonnant, se dit-il, à ce que je ne puisse voir un collier sans penser à l’autre ! Mais l’autre avait une certaine perle… une perle qui avait un défaut…, une perle qui avait perdu sa lumière… M. Reynaud l’avait fait remarquer… Certes ! moi aussi, je me rappelle cette perle-là ! Elle n’était pas parfaitement ronde non plus… Certes ! certes ! je la vois encore… Mais ici je ne la vois plus.

 

« Est-ce que je deviens fou ? Est-ce que je n’aurai pas bientôt fini de regarder ce collier… et d’essayer d’en compter les perles ?… Pourquoi ne pas m’écrier tout de suite, dans cette salle, au milieu des gens : « Vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi ! Raoul de Saint-Dalmas ! J’ai été condamné à mort pour avoir assassiné le propriétaire de ce collier-là !… Il faut que cette dame me dise d’où elle tient ce collier »

 

Il avait peur de lui-même… Il sortit de la salle. Par un singulier hasard, Nina-Noha sortait derrière lui. Elle n’était plus avec le Peau-Rouge, mais avec un « monsieur » très élégant, qui la quitta du reste presque aussitôt, et à qui elle dit : « À ce soir, mon cher Saynthine… »

 

Dans le moment même, Didier rencontrait Mme d’Erland, une amie de sa femme, qui, elle aussi, sortait de la salle de spectacle et qui arrêta le capitaine.

 

C’était une pétillante, sémillante dame un peu mûre et au sourire d’une jeunesse fanée. Elle ne manquait ni d’esprit, ni de malice, ni surtout de méchanceté. Elle aimait de taquiner les amoureux. Elle avait assisté au bonheur de Françoise avec une joie accablante, et elle ne manquait jamais de dire à la jeune femme, quand elle la surprenait, regardant son mari avec adoration :

 

« Profites-en, ma petite, profites-en ! On ne sait jamais ce que ça dure avec ces messieurs ! »

 

Elle passait, du reste, pour avoir une certaine expérience des choses de l’amour et les méchantes langues prétendaient que, dans son temps, elle avait rarement laissé échapper l’occasion d’éprouver l’inconstance des hommes !

 

« Eh bien, demanda-t-elle à Didier, comment trouvez-vous notre petite fête ? J’ai vu tout à l’heure que vous ne vous y ennuyiez pas trop et que vous preniez un plaisir extrême à voir danser la Nina-Noha !

 

– Mon Dieu ! répondit Palas en se forçant à répondre et en faisant appel à une énergie surhumaine pour paraître naturel, car, au prononcé de son nom, Nina-Noha avait tourné la tête et le regardait maintenant avec une attention redoutable, mon Dieu ! il est vrai qu’elle danse fort bien !

 

– Et qu’elle est l’une de nos plus belles artistes, assurément. Ah ! brigand, elle était devant vous ! Je vous regardais : vous ne l’avez pas quittée des yeux ! Mais je raconterai tout cela à Françoise ! Il faut la mettre sur ses gardes, cette innocente ! »

 

Nina-Noha passait maintenant devant eux, d’un air fort indifférent…

 

Ah ! Mme d’Erland pouvait bien dire tout ce qu’elle voulait ! Nina-Noha n’avait pas reconnu Palas !

 

XVI

Le programme très simple de Chéri-Bibi

 

Ce même soir, quelques minutes avant l’arrivée du train de Paris, un domestique en livrée, coiffé d’une casquette dont la visière de cuir bouilli lui cachait un œil cependant que l’autre disparaissait sous une large bande noire qui lui faisait le tour de la tête, arpentait les quais de la gare de Nice.

 

Non seulement on ne voyait presque rien de la figure de cet homme, mais encore on était en droit de se demander comment il pouvait y voir lui-même.

 

Toutefois, son pas lourd mais assuré attestait qu’en dépit de tout son emmitouflement il conservait une vision sûre des choses extérieures. Il évitait les groupes, les employés, le chef de gare et même le commissaire central !

 

Quand le train entra en gare, il alla se placer près de la porte de sortie et laissa tranquillement défiler devant lui les voyageurs chargés de leurs colis. De temps en temps, comme il s’était placé dans un coin assez obscur, il était bousculé par la foule, mais il ne bougeait pas plus qu’un roc.

 

Soudain, il fit un pas en avant, allongea le bras et agrippa un long monsieur, d’une maigreur évidente, qui flottait dans un vaste pardessus.

 

Le monsieur sursauta et murmura :

 

« Ah ! c’est vous, monsieur le marq… »

 

L’autre lui envoya un renfoncement dans les côtes, qui arrêta net la phrase et les manifestations de joie du voyageur.

 

« Vous avez fait un bon voyage, monsieur Hilaire ? demanda le domestique en s’emparant de la valise du monsieur en pardessus flottant.

 

– Très bon voyage ! monsieur le seig…

 

– Appelle-moi Casimir, idiot !

 

– Bien ! monsieur Casimir… Mais je ne veux pas que vous me portiez ma valise… Je ne suis point fatigué… On voyage très bien dans ces premières… Maintenant, je ne veux plus voyager qu’en première !… »

 

– La ferme ! » gronda M. Casimir.

 

M. Hilaire ne dit plus rien. Quand ils furent dans l’avenue de la Gare, à la hauteur de Notre-Dame, le domestique dit au voyageur :

 

« Maintenant, tu peux parler !…

 

– Eh bien, c’est tant mieux ! soupira M. Hilaire… car j’ai beaucoup de choses à dire à monsieur le mar… monsieur Casimir !… D’abord, permettez-moi de vous remercier d’avoir réalisé le plus beau rêve de ma vie : un voyage sur la Côte d’Azur !

 

– Madame votre épouse n’a pas mis trop d’obstacles à votre départ, monsieur Hilaire ?

 

– Tout ce qu’elle a pu imaginer pour m’empêcher de partir, elle l’a fait ! Mais il a bien fallu qu’elle s’inclinât quand je lui eus dit que j’étais chargé par le gouvernement d’une mission secrète, relative à l’approvisionnement du littoral méditerranéen en pâtes alimentaires !… Mais cela encore ne s’est pas passé sans observations désobligeantes et elle m’a annoncé les pires catastrophes, comme des déraillements de trains, un tremblement de terre et quelques maladies épidémiques ! Mais je ne veux plus penser à ces instants désagréables ! Je suis à Nice ! Je le vois, ce pays de soleil !

 

– Tu le verras demain matin ! corrigea M. Casimir. En attendant, nous allons dîner ensemble. Je suis libre ce soir, répliqua Chéri-Bibi… Mon maître m’a donné congé !

 

– Votre maître ? Vous avez donc un maître, vous ? Je croyais que ce costume n’était qu’une apparence !… Je sais que M. le marquis a toujours aimé les travestissements et que même au temps…

 

– Es-tu ivre, la Ficelle ?

 

– Pardon ! pardon ! C’est plus fort que moi ! Je me crois toujours au temps où monsieur le marquis se déguisait pour courir les aventures… Et puis, c’est vrai, ce pays, cet air me grisent ! Je ne me reconnais plus ! J’ai rajeuni de vingt ans !… Je vous demande pardon !

 

– Écoute ! Je suis concierge chez le docteur Herbert Ross, 95 bis, avenue Victor-Hugo…, un chirurgien-dentiste à la mode et qui a déjà une fort jolie clientèle. N’oublie pas cela, c’est tout ce que je te demande… et toi, sais-tu ce que tu es ?…

 

– Comment ! si je sais ce que je suis ?… Je suis M. Hilaire, épicier, en villégiature sur la Côte d’Azur, dont tout le programme est de rire et de s’amuser… »

 

Ils étaient arrivés dans une rue sombre qui débouchait sur la place Masséna. Chéri-Bibi arrêta la Ficelle devant un hôtel.

 

« Je t’ai retenu une chambre ici, à ton nom ! Va ! Je t’attends ! »

 

Cinq minutes plus tard, M. Hilaire était de retour :

 

« Je n’ai pris que le temps de me laver les mains ! dit-il, et de me rafraîchir le visage. Où allons-nous dîner ? C’est moi qui régale !… »

 

Chéri-Bibi conduisit la Ficelle dans un restaurant de la vieille ville, célèbre pour ses tripes et son petit vin blanc. M. Hilaire était redevenu de la meilleure humeur du monde. Après le dessert, il alluma un cigare que lui passa Chéri-Bibi, et il le savoura béatement en se renversant sur sa chaise.

 

« Tu m’as fait connaître ton programme, lui dit Chéri-Bibi en posant ses coudes sur la table pendant qu’on leur versait le café, je vais maintenant, si tu me le permets, te parler un peu du mien ! Je te jure qu’il va rajeunir, mon bon ami la Ficelle ! et que tu te croiras revenu aux meilleurs temps de notre jeunesse !

 

– Je vous écoute, monsieur Casimir », répondit l’autre en lançant sa fumée au plafond et en paraissant s’intéresser beaucoup aux spirales dont il s’entourait.

 

« Je ne cache rien pour oublier les tracas du ménage et les complications du commerce, commença Chéri-Bibi en manière de prologue, comme certaines entreprises où il faut déployer quelque astuce, de la présence d’esprit, du sang-froid, beaucoup de courage, enfin toutes ces vertus qui nous ont permis jadis de surmonter quelques grosses difficultés dont tu ne saurais avoir perdu le souvenir.

 

– Ouais ! Si je vous comprends bien, monsieur Casimir, votre programme, tout en nous offrant de la distraction, ne serait point spécialement un programme de tout repos !

 

– Si tu tiens absolument à te croiser les bras pendant que je travaille, tu me regarderas faire, répliqua Chéri-Bibi d’une voix rude.

 

– J’en aurais bien du remords, monsieur Casimir…

 

– Si tu as trop de remords, tu reprendras le train !

 

– Ne vous fâchez pas, monsieur Casimir, vous savez bien que ma vie vous appartient ! Je vous l’ai donnée une fois pour toutes ! Je vous dois tout ! Je ne suis pas un ingrat ! Dites-moi donc de quoi il retourne… prononça M. Hilaire avec un gros soupir… Il y a encore quelqu’un qui vous gêne ?

 

Oui, il y a encore quelqu’un qui me gêne, monsieur Hilaire, vous l’avez dit !…

 

– Tant pis pour lui ! resoupira avec une grande tristesse l’épicier… Oui, tant pis pour lui ! Du moment qu’il vous gêne, il me gêne aussi !… Et tenez ! j’aime mieux vous dire tout de suite, ajouta la Ficelle qui voyait bien que c’était fini de plaisanter, que je ne serai tranquille que lorsque ce quelqu’un-là ne vous gênera plus !… Alors nous pourrons goûter en paix les délices de cet adorable pays… À nous deux, j’espère bien, mon Dieu ! que nous saurons nous arranger pour qu’il ne vous gêne pas bien longtemps…

 

– Je n’en attendais pas moins de toi, mon cher la Ficelle ! Sache donc que le monsieur qui me gêne est justement une certaine personne chez qui tu entreras dès demain comme chauffeur !

 

– Eh ! quoi ! soupira l’épicier…, vous m’avez déjà trouvé une place de chauffeur !… Et pour demain matin !… Et qu’est-ce qu’il fait, ce monsieur-là ?

 

– C’est un monsieur très bien ! Il ne fait rien, et il s’appelle M. de Saynthine…

 

– Je vous remercie, monsieur, de m’avoir trouvé une place aussi distinguée… M. Casimir est bien concierge chez un chirurgien-dentiste… Je ne vois pas pourquoi M. Hilaire ne serait pas chauffeur chez un rentier !… Et que faut-il faire ?

 

– Eh bien, tu t’occuperas de ton auto… comme tu faisais autrefois chez moi !

 

– Et puis ?

 

– Et puis tu auras bien soin de regarder tout ce qui se passe autour de toi !

 

– Et après ?

 

– Et d’écouter tout ce qu’on dira !

 

– Allons ! allons ! tout cela n’est pas très difficile…

 

– Ton futur maître, ce M. de Saynthine s’intéresse plus particulièrement à quelqu’un que tu connais, mon cher la Ficelle !

 

– À qui donc ? Je connais tant de monde depuis que je suis dans le commerce !

 

– Tu sais bien ?… ce monsieur qui est venu frapper de ma part à ta porte, certain soir !

 

– Ah ! oui ! mais je ne sais seulement pas comment il s’appelle.

 

– Il s’appelle Didier d’Haumont ! C’est un héros de la Grande Guerre ! Enfin, il a fait un si beau mariage qu’on en a parlé dans tous les journaux. Quand je t’envoie des clients, moi, monsieur Hilaire, je t’envoie ce qu’il y a de mieux !

 

– Ouais… ouais ! je vous en suis bien reconnaissant. Et qu’est-ce que mon maître, M. de Saynthine, a à faire avec ce M. d’Haumont ?

 

– Il a à faire qu’il lui en veut à mort et qu’il a juré sa perte sans même que l’autre s’en doute, le pauvre cher homme !

 

– Oui-dà ! Eh bien, qu’il y touche ! Un homme qui est venu me trouver de votre part et qui dit si bien : Fatalitas ! »

 

Chéri-Bibi se pencha à l’oreille de la Ficelle. « Tant que ce M. de Saynthine vivra, il n’y aura pas une seconde de sécurité pour ton client, la Ficelle ! »

 

M. Hilaire se gratta l’oreille :

 

« Dans ces conditions, l’affaire de mon patron est claire, soupira-t-il… Encore un qui ne fera pas de vieux os !

 

– Oui, gronda Chéri-Bibi, un accident est si vite arrivé ! Ah ! à propos ! Ton patron a un ami, une espèce d’olibrius qui lui sert d’homme à tout faire et qui s’appelle Onésime Belon, un vieux copain à lui qu’il a tiré de la misère et qu’il appelle dans le particulier « le Bêcheur », on n’a jamais su pourquoi…

 

– Je le surveillerai aussi, celui-là ?

 

– Comment, si tu le surveilleras ? Je crois bien que tu le surveilleras ! Il est aussi dangereux que son patron pour notre ami le capitaine… Notre ami le capitaine n’aura pas la vie tranquille tant que cet Onésime Belon… »

 

Chéri-Bibi n’acheva pas, mais il eut une torsion de ses deux mains réunies qui ne laissait aucun doute sur la nécessité où l’on était de se débarrasser également de cet oiseau-là…

 

« Ah oui ! soupira M. Hilaire… celui-là aussi !

 

Je ne veux pas non plus te laisser ignorer que l’Onésime Belon est tout le temps fourré chez un certain marchand d’habits de la vieille ville (ce qui explique pourquoi il est toujours si mal habillé), un surnommé Fric-Frac, qui est reconnaissable à ce qu’il marche de travers comme un crabe et porte, sans arriver à le dissimuler, une épaule plus haute que l’autre… Ce Fric-Frac se fait appeler, dans la vieille ville, M. Toulouse…

 

– Est-ce que celui-là en veut aussi à M. d’Haumont ? interrogea avec une inquiétude grandissante ce pauvre M. Hilaire qui commençait à suer à grosses gouttes…

 

– Comment ! s’il lui en veut ! Il a juré de le ruiner ou de lui faire passer le goût du pain ! Comprends bien ! tous ces gens-là ont un certain secret avec lequel ils ont résolu de faire chanter à mort le capitaine…

 

– Le faire chanter ! À mort !… Oui ! Oui ! Je comprends toute l’affaire !… Elle n’est pas compliquée… « faire chanter à mort »… Alors, ce monsieur Fric-Frac ?

 

– Ce monsieur Fric-Frac aussi ! dit simplement Chéri-Bibi.

 

– Aussi ?

 

– Aussi !

 

– Ça fait trois ! osa faire remarquer M. Hilaire.

 

– On apprend à compter dans l’épicerie !… »

 

Le ton sur lequel cette phrase terrible fut lancée dans le nez de M. Hilaire fit frissonner le pauvre homme, de la tête aux pieds…

 

Chéri-Bibi se leva, paya et siffla la Ficelle comme un maître appelle son chien. M. Hilaire sursauta et le suivit tel un toutou craintif qui vient de recevoir une bonne raclée…

 

« Je t’ai connu plus de ressort, la Ficelle !… émit Chéri-Bibi quand ils furent dans la rue.

 

– Dame ! trois ! Vous savez, monsieur le marquis, je n’ai plus l’habitude… je me suis passablement rouillé rue Saint-Roch… Laissez-moi seulement le temps de me faire à cette idée que nous avons un peu d’ouvrage sur le trimard !…

 

– Écoute, la Ficelle, je t’aime bien ! mais si tu continues à faire un nez pareil, à l’idée que tu vas rendre service à un brave soldat, idée qui devrait te transporter d’enthousiasme !… Songe donc que sans nous il serait la proie de ces misérables !…

 

– Des misérables ! Monsieur le marq… a raison… Je sens que l’enthousiasme me vient…

 

– Des maîtres chanteurs !

 

– Les maîtres chanteurs m’ont toujours dégoûté ! déclara M. Hilaire en crachant dans le ruisseau comme s’il les couvrait de sa bave…

 

– À la bonne heure ! À la bonne heure ! Je te retrouve… Songe que nous allons faire le bien dans l’ombre !…

 

Oui, oui, j’y songe ! Dans l’ombre ! dans l’ombre autant que possible !… Sûr qu’on ne nous décorera pas encore de ce coup-là !

 

– Non, mais tu auras ta conscience pour toi !

 

– Monsieur le marquis, il suffit ! Vous me décidez ! prononça M. Hilaire sur un ton à tout prendre assez lamentable.

 

– Eh bien, puisque te voilà devenu raisonnable… je vais t’achever le programme !

 

– Quoi ? Ce n’est pas encore fini ?

 

– Oh ! presque fini !…

 

– Presque ! resoupira M. Hilaire.

 

– Eh bien, quoi ! qu’est-ce qu’il y a encore !…

 

– C’est ce presque !… Vous avez dit : presque, M. Casimir… Eh bien, je l’avoue, ce presque m’épouvante… Autrefois, quand M. le marq… avait presque fini, nous en avions encore pour huit jours.

 

– Quelle pitié !… et que d’histoires pour un marchand de tapis !… gronda Chéri-Bibi…

 

– Un marchand de tapis ?

 

– Oui, un Tunisien qu’ils appellent le Caïd et qui trimballe toute la journée des tapis sur son épaule…, un moricaud sans importance…

 

– Ah, ça n’est que ça ! s’exclama M. Hilaire…, je vois ça d’ici… un li jamais malade, jamais mouri !

 

– Qu’il dit ! grogna férocement Chéri-Bibi.

 

– Comment, qu’il dit ?

 

– Ben oui ! s’il dit « li jamais malade, jamais mouri », il se trompe, voilà tout !

 

– Ah ! très bien ! M. le marq… en a toujours de bien bonnes… Et après ? Il n’y en a plus ?

 

Non, je ne pense pas en avoir oublié… Et puis, une fois pour toutes ! appelle-moi Casimir !…

 

– Bien ! bien ! monsieur Casimir… »

 

M. Hilaire ne prononça plus un mot. M. Casimir respecta son silence. Ainsi arrivèrent-ils à quelques pas de l’hôtel…

 

« Je puis rentrer me coucher ? demanda M. Hilaire d’une voix plaintive. On ne commence pas ce soir ?

 

Non ! va te reposer ! et surtout pas de mauvais rêves !

 

– Bonne nuit, monsieur Casimir !

 

– Bonne nuit, monsieur Hilaire ! »

 

XVII

M. de Saynthine

 

Il y avait quelques jours que M. Hilaire était chez son nouveau patron. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer d’une place aussi exceptionnelle. Ses appointements n’étaient pas minces. Quand il s’était présenté devant ce M. de Saynthine, celui-ci l’avait dévisagé assez longuement et avait dit : « Il a l’air d’une bête, mais il doit être bigrement intelligent ! »

 

Un tel jugement n’était point pour déplaire absolument à M. Hilaire qui se consolait de la première partie de la phrase en se disant : « J’ai l’air que je veux, quand je veux ! »

 

Ayant fermé la porte du petit bureau dans lequel il l’avait reçu, M. de Saynthine, qui était un homme entre les deux âges, fort élégant, avait continué tout en arrangeant sa cravate devant une glace, grâce à laquelle il ne perdait aucun geste de M. Hilaire :

 

« Mon garçon, vous m’êtes recommandé par un ami de Mlle Nina-Noha qui m’a affirmé que vous étiez d’un tempérament fort dévoué (M. Hilaire salua) et d’une discrétion telle que vous vous refuseriez certainement à me faire connaître le détail de vos dévouements dans votre dernière place ; il paraît que vous y avez rendu des services rares que seuls les événements d’une guerre imprévue ont pu interrompre… Tout ceci me convient parfaitement. On m’a assuré que vous ne faisiez rien pour rien et que votre dévouement n’allait jamais à l’encontre de vos intérêts. Je vous donne mille francs par mois. Êtes-vous satisfait ?

 

– Monsieur, avait répondu flegmatiquement M. Hilaire, ceci me paraît convenable pour commencer…

 

– Nous voilà donc d’accord ! avait conclu M. de Saynthine, mais il est bien entendu que vous obéissez au doigt et à l’œil, sans jamais une observation, sans jamais essayer de comprendre ce que l’on ne vous explique pas et en faisant celui qui ne comprend pas, quand vous avez compris ; enfin, que vous ne vous étonnerez de rien !

 

– Monsieur ! voilà qui est réglé ! c’est justement une place comme celle-là que je cherchais…

 

– Eh bien, allez trouver M. Onésime Belon, qui vous parlera du service courant… C’est encore à lui que vous aurez affaire quand il s’agira du service exceptionnel. Il faut obéir en tout à M. Onésime Belon comme à moi-même… »

 

M. Hilaire n’avait eu également qu’à se louer de M. Onésime Belon. En somme, la place n’était pas dure… Il avait l’oreille fine et l’œil scrutateur…

 

Quand il avait une minute à lui, il allait porter le résultat de ses observations au concierge du docteur Ross qui n’habitait pas bien loin de là, avenue Victor-Hugo.

 

Le docteur Ross ne recevait jamais passé cinq heures du soir ; aussi, à partir de cette heure, le concierge pouvait-il fermer sa loge. C’était un singulier concierge, qui, pour ne pas être dérangé par la sonnette de nuit, allait coucher dans une petite maison de Saint-Jean qu’il avait louée sur le bord de l’eau, pas bien loin du cap Ferrat…

 

… Quelquefois, la Ficelle avait le temps de l’accompagner jusqu’en ces lointains parages…

 

Un soir qu’ils passaient par le Mont-Boron, ils rencontrèrent un certain marchand de tapis qui dut leur adresser quelques propos désagréables, car ils eurent avec lui une assez violente querelle…

 

La Ficelle en était encore tout animé en quittant son ami, un quart d’heure plus tard, au carrefour de la route de Villefranche…

 

« Et d’un !… fit-il avec un gros soupir…

 

– Oh ! lui répliqua la voix rude de Chéri-Bibi, celui-là, ça ne compte pas !… »

 

XVIII

Les cauchemars de Palas

 

Mais revenons à M. de Saynthine…

 

Ce soir-là, M. de Saynthine, en quittant M. Onésime Belon, avec qui il avait eu une longue conférence, ouvrit la petite porte qui donnait sur le boulevard désert qui bordait la mer et remonta vers les lumières de la ville. Il passa devant la jetée-promenade, traversa le jardin public, s’arrêta devant la devanture encore éclairée des sœurs Violette, et dit : « Tiens ! tiens ! Gisèle travaille tard ce soir ! »

 

M. de Saynthine était amoureux. D’abord, en principe, M. de Saynthine était toujours amoureux. Il tenait ce tempérament sentimental d’un certain Arigonde qui avait été célèbre dans sa jeunesse par ses succès auprès des dames.

 

Nous savons que cette célébrité l’avait conduit jusqu’en cour d’assises et même plus loin, à la suite de malheurs irrémédiables survenus à ses conquêtes. Les quelques années passées au bagne n’avaient point éteint un aussi rare foyer.

 

Dans les premiers temps, l’ex-bellâtre avait gaspillé ses faveurs et ne s’était point montré trop sévère dans le choix de ses bonnes fortunes. Mais, las de trop d’occasions banales et de victoires acquises d’avance, il éprouvait bientôt le besoin d’une aventure plus sérieuse, plus difficile et plus durable.

 

Il avait eu l’occasion de voir à Paris Gisèle, chez les sœurs Violette, qui habillaient Nina-Noha.

 

Nina-Noha, pour servir des desseins qui se devinent, surtout si on veut bien se rappeler ses origines hongroises et sa trop récente naturalisation, ne manquait pas alors une occasion de produire dans les milieux mondains ce M. de Saynthine comme un ancien ami qui faisait de l’élevage en Argentine et qui était venu en France lors de la déclaration de guerre, pour étudier les moyens les plus efficaces d’être utile là-bas à son pays.

 

La vérité, trop simple, hélas ! était que la propagande ennemie, toujours à l’affût pour augmenter son armée d’espions, dans l’ancien comme dans le nouveau monde et qui avait des ramifications jusque dans les placers de la Guyane, avait enrôlé Arigonde et sa bande, dans le moment que, s’étant échappés une seconde fois du bagne, ils étaient arrivés, dénués de tout, aux confins de la Guyane hollandaise.

 

Les agents de la « Propagande » avaient tout de suite vu le parti qu’ils pouvaient tirer de ces messieurs et ils s’étaient chargés de leur reclassement en France.

 

Nina-Noha avait dû adopter Arigonde ; et, lorsqu’elle avait reçu la mission d’aller organiser l’espionnage mondain sur la Côte d’Azur, elle l’avait emmené avec elle. Toute la bande avait suivi.

 

La première idée du Parisien avait été de faire la cour à la danseuse, mais celle-ci l’en avait si brutalement découragé qu’il se l’était tenu pour dit :

 

« Nous ne sommes pas ici pour nous amuser ! » lui avait-elle jeté.

 

Le sentiment de sa dépendance était des plus désagréables à M. de Saynthine. En attendant que le grand coup médité contre Palas réussît, il avait donc cherché à se distraire et à se consoler du dédain de Nina-Noha par l’une de ces petites intrigues sentimentales où il était passé maître. La jolie figure mélancolique de Gisèle l’avait frappé dès le premier abord, un jour qu’il avait accompagné la danseuse chez les sœurs Violette.

 

À Nice, en passant devant la succursale des sœurs Violette, il avait pu apercevoir de nouveau la jeune fille, s’occupant de la vente. Depuis qu’il la poursuivait, elle ne répondait nullement à ses avances et il en était enchanté. Un peu de résistance n’était point pour lui déplaire.

 

Ce soir encore, ses pas l’avaient conduit tout naturellement vers elle. Et maintenant il la regardait, avec une certaine émotion, faire ses derniers rangements avant son départ. Il savait qu’elle habitait une chambre dans une maison de la rue d’Angleterre, car il l’avait suivie jusque-là et il était bien décidé à recommencer cette petite promenade le soir même.

 

Aussi son ennui fut-il profond quand la porte du magasin s’ouvrit soudain et qu’il se trouva en face de Nina-Noha et de sa femme de chambre.

 

« Qu’est-ce que vous faites là, Saynthine ?… Dites donc, accompagnez-moi jusqu’à chez moi, il faut que je vous parle !

 

– Mais, ma chère amie, j’ai justement rendez-vous…

 

– Ta, ta, ta !… Vous attendez Gisèle, n’est-ce pas ?… Ah ! cela vous étonne que je sois au courant ?… Gisèle s’est plainte de vous à Violette aînée, qui m’en a placé deux mots… Mais vos histoires de cœur ne me regardent pas… venez avec moi ; il y a là-haut quelqu’un qui aura du plaisir à votre conversation. »

 

Il dut obéir. Il était exaspéré. Il pensait qu’il aurait pu encore rejoindre Gisèle avant qu’elle fût arrivée rue d’Angleterre.

 

Quand elle fut chez elle, Nina-Noha ouvrit une porte que de Saynthine avait cru jusqu’alors condamnée. Cette porte faisait communiquer son appartement avec l’appartement voisin. Elle y entra et il entendit qu’elle disait :

 

« Oui ! ma robe sera prête pour demain soir… »

 

Et une voix demanda, qu’il ne reconnut pas tout de suite.

 

« Sais-tu si les d’Haumont iront chez Mme d’Erland ?

 

– Oui, ils iront. Je l’ai su par Mlle Violette, qui a vu Mme d’Haumont aujourd’hui. »

 

Puis, il y eut quelques phrases échangées tout bas et Nina-Noha vint lui dire de passer dans l’appartement voisin. M. de Saynthine vit alors un homme étendu sur un canapé, la figure très pâle et les yeux fiévreux.

 

« Ah ! monsieur le comte !

 

– Oui, c’est moi, ressuscité tout à fait ou à peu près… Je reviens de loin. Ce capitaine d’Haumont tire pourtant comme une mazette !… mais on lui revaudra cela, n’est-ce pas Saynthine ?

 

– Oui, oui, monsieur le comte !

 

– Mais qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Il n’y a plus en France de d’Haumont depuis cinquante ans… En voilà un qui revient de là-bas avec des millions ! Paraît qu’il possède au fond de la forêt vierge une exploitation magnifique… Tout de même, ça ne se cache pas une affaire pareille… J’ai fait prendre des renseignements… D’Haumont ? inconnu dans les Guyanes ! Vous autres dans vos pérégrinations à travers le pays, vous n’avez jamais entendu parler d’une entreprise d’Haumont ?

 

– Ma foi non !… Son affaire doit être située dans le haut Oyapok et même plus haut ! C’est très sauvage par là ! Personne n’y va ! Mais dans ces contrées-là, il suffit d’un coup pour réussir…

 

– C’est bizarre ! fit tout à coup Nina-Noha, j’ai vu pour la première fois le capitaine d’Haumont l’autre jour à la fête de Valrose, et j’ai eu tout de suite la sensation que cette figure-là ne m’était pas inconnue !

 

– Oh ! on s’imagine souvent cela ! exprima Saynthine avec un hochement de tête…

 

– Écoutez, Saynthine !… reprit Gorbio, j’ai fait faire une enquête des plus serrées sur le capitaine d’Haumont. Dans sa vie, il y a un trou !… Il faut savoir ce qu’il y a dans ce trou-là, mon garçon !… »

 

Saynthine s’inclina :

 

« On essaiera, monsieur le comte !… »

 

Sur quoi, il prit congé.

 

Ainsi, on l’avait fait venir pour le d’Haumont !…

 

« Plus souvent que je te donnerai à manger un pareil morceau ! » grogna-t-il, égoïste.

 

En repassant devant le magasin des dames Violette, il pensa de nouveau à Gisèle avec une animosité qui ne faisait que décupler le désir qu’il avait du joli mannequin…

 

Mais il ne le vit plus.

 

En effet, pendant qu’il suivait Nina-Noha où il plaisait à celle-ci de le conduire, on était venu chercher, en hâte, Gisèle. Sa mère était à toute extrémité ; et la pauvre enfant était partie affolée. Quelques minutes plus tard, M. et Mme d’Haumont pénétraient dans le magasin. Violette aînée apprenait à M. d’Haumont le malheur qui menaçait sa protégée et Didier proposait immédiatement de se rendre chez elle. Surprise un peu de l’émoi de son mari, Françoise n’en acquiesçait pas moins immédiatement à son désir. Et Mlle Violette elle-même les conduisait rue d’Angleterre.

 

Cinq minutes plus tard, ils frappaient à la porte d’un petit appartement, au cinquième. Une garde-malade vint ouvrir. Ils se trouvèrent dans une antichambre encombrée d’un lit-cage. C’était là que couchait Gisèle.

 

Mlle Violette était déjà passée dans la chambre de la maman. Les nouvelles étaient meilleures. Elle avait eu une crise, mais le docteur avait prononcé des paroles d’espoir, expliquait la garde. Mlle Violette vint leur dire qu’ils pouvaient entrer.

 

Ils pénétrèrent dans une pièce tenue très coquettement et où la maman de Gisèle, pâle sur son lit, les accueillit avec un bon sourire. Elle remercia Didier de tout ce qu’il avait fait pour sa fille et pour elle dans des termes qui firent venir les larmes aux yeux de Françoise. Elle sut également trouver des paroles si jolies pour parler à Françoise de son bonheur, que la jeune femme en fut remuée jusqu’au fond de l’âme.

 

« Mais où est donc Gisèle ? demanda Didier.

 

– Elle vient de descendre avec le docteur… Elle a voulu l’accompagner pour le confesser un peu, sans doute, la pauvre enfant ! Elle se doute bien que je suis très mal, bien que l’on fasse tout pour le lui cacher… »

 

Françoise et Mlle Violette protestèrent que le soleil du Midi faisait des miracles, mais encore fallait-il ne point habiter dans un appartement où il ne venait jamais, et elles s’arrangeraient pour que Mme Anthenay (c’était le nom de la mère de Gisèle) fût installée confortablement dans un petit appartement du quai du Midi, où elle aurait la visite du soleil, de son lever à son coucher !

 

Tout à coup, on entendit des coups brusques frappés à la porte du palier ; on courut ouvrir et Gisèle se jeta dans l’appartement, la figure bouleversée et éclatant en larmes, en sanglots convulsifs.

 

« Qu’y a-t-il ? Mais qu’y a-t-il ? » lui criait-on ?

 

Elle essayait de se retenir, demandant pardon à tous ceux qu’elle ne s’attendait pas à trouver là, de son stupide émoi.

 

« Ce n’est rien, j’ai eu peur dans la rue !

 

– Ça n’est pas vrai ! s’écria Mlle Violette, je parie que c’est encore lui ! Il vous a encore poursuivie !

 

– Eh bien, oui, c’est lui ! Il m’a insultée ! Il ne me lâche plus ! »

 

Didier s’était levé si pâle et avec une figure si terrible que Françoise en fut épouvantée.

 

« Qui ? qui donc vous a insultée ? » râla-t-il.

 

Mlle Violette était allée à la fenêtre du petit balcon qui, au-dessus du toit, permettait de voir dans la rue. Et elle désignait un homme coiffé d’un chapeau mou, dont le col de pardessus était relevé et qui avait les mains dans les poches, la canne sous le bras :

 

« Eh ! c’est bien lui ! s’écria-t-elle. Ce misérable poursuit tous les jours Gisèle ! Il faut déposer une plainte ! ».

 

Mais déjà Didier, n’écoutant pas sa femme qui, affolée, le suppliait de rester, s’était précipité hors de l’appartement comme un fou !

 

…………………………

 

En vérité – et je parle ici, bien entendu, pour le courant de la vie civile – il y a encore de nobles âmes, des cœurs aidant au bien, toujours près de bouillonner pour la vertu et qui n’hésitent pas de se lancer dans les aventures les plus désagréables dès qu’il s’agit d’un geste héroïque. On dit de ces gens que ce sont de vrais chevaliers, parce qu’ils ne manquent pas une occasion de défendre l’honneur des dames, et cela sans calcul d’aucune sorte, et même sans qu’ils gardent par devers eux la moindre idée de récompense.

 

Ainsi, par exemple, M. d’Haumont.

 

Il avait déjà suffisamment « fait » pour cette jeune fille, l’ayant tirée de la misère et lui ayant donné un bon état, pour qu’il fût en droit de croire ses devoirs de charité accomplis de ce côté. Il pouvait s’en tenir là. Mon Dieu ! Gisèle était assez grande pour se défendre contre les agaceries d’un passant et même contre l’entreprise d’un fâcheux.

 

Une employée de magasin qui se trouve en butte aux discours ridicules d’un flâneur et même à une tentative d’embrassement de la part d’un homme suffisamment épris pour oublier les mesures et la bienséance, cela se voit ! cela n’est pas rare ! C’est regrettable, mais la nature humaine n’est pas parfaite, et quand elle oublie, dans un mouvement irrésistible, la politesse des mœurs et le respect dû aux demoiselles trop jolies qui rentrent tard le soir chez elles, le mieux ne serait-il pas de laisser aux éléments en hostilité le soin et le temps de tout remettre en ordre !

 

L’indifférence ou le mépris d’une part, la lassitude ou l’orgueil froissé de l’autre auront tôt fait, généralement, de réduire la première ardeur d’un vilain monsieur qui, dans sa fatuité, avait pu se croire tout permis. Mais allez donc tenir ce langage de la raison aux redresseurs de torts, ils ne vous écouteront pas ! et dût-il en résulter pour eux la plus méchante avanie, les voilà tout de suite partis en guerre ! Regardez M. d’Haumont descendre cet escalier comme un insensé et se jeter dans la rue et chercher son homme, ou plutôt celui de Gisèle, avec des mouvements de dogue qui ne demande qu’à mordre, et concevez qu’il a perdu l’esprit.

 

Qu’est-ce que doit penser la pauvre Françoise là-haut ? Elle doit certainement se dire : « Eh bien, s’il se met dans des états pareils pour une étrangère à qui on a manqué de respect, que fera-t-il le jour où quelqu’un me regardera de travers ?… Ma foi, il ne pourra guère montrer plus d’irritation ! » Et cette constatation la rend toute mélancolique… Mais comme elle est, dans son genre, animée de sentiments qui ne le cèdent en rien pour la noblesse à ceux de M. d’Haumont et qu’elle aime celui-ci plus encore pour lui que pour elle-même (ce qui est le suprême de l’amour), elle a vite fait de rompre avec des réflexions qu’elle qualifie d’égoïstes, et n’a plus de transes que pour le sort réservé, dans cette algarade, à un homme pour lequel elle donnerait sa vie.

 

Mlle Gisèle, elle aussi, s’inquiète de ce qui peut arriver à son bienfaiteur et elle exprime tout haut le regret de n’avoir pas su se taire ! mais elle ne savait pas que M. d’Haumont fût là ! et surtout elle ne pouvait pas se douter qu’il prendrait si à cœur cette petite affaire ! Son émoi, ses excuses, sa douleur sont si sincères et exprimées, avec une candeur si vraie, que Françoise, dans le moment même qu’elle eût pu sentir naître en elle pour Gisèle une antipathie assez naturelle à la suite de l’attitude de son mari – toute de charité certes, mais d’une charité exceptionnelle ! – fut la première à la consoler !

 

Toutes deux étaient descendues aux nouvelles, avec la même agitation, le cœur habité par le même effroi.

 

En haut, cette pauvre Mme Anthenay se pâmait. Il n’y avait que Mlle Violette aînée qui avait gardé un peu de sang-froid :

 

« Qu’est-ce que vous voulez qui arrive ? M. d’Haumont dira son fait à ce butor, et le butor fichera le camp ! Vous savez qu’on ne le voit plus, le « suiveur » !

 

En effet, à l’apparition d’un monsieur qui agitait sa canne comme un fou, l’homme s’enfonçant de plus en plus dans le col de son pardessus, avait pris par une rue transversale et dirigé sa marche assez hâtive vers les lumières d’une voie plus centrale.

 

M. d’Haumont fut bientôt derrière lui. Ils se trouvaient alors tous les deux en pleine obscurité. M. d’Haumont lui jeta dans le cou :

 

« Arrêtez-vous donc un peu, monsieur ! j’ai quelque chose à vous dire ! »

 

À cette voix, l’homme tressaillit mais ne s’arrêta pas…

 

« Voulez-vous vous arrêter, repartit d’Haumont… J’ai à vous dire que vous êtes un lâche bonhomme et que si vous ne cessez vos infâmes poursuites, c’est à moi que vous aurez affaire !… »

 

Mais l’autre ne s’arrêtait toujours pas. Bien au contraire, il faisait les enjambées doubles.

 

« Vous entendez ! continuait ce fou de Didier… Que je vous voie encore sur le chemin de Mlle Anthenay et je vous calotte ! D’abord, vous ne partirez pas d’ici avant que j’aie vu votre figure ! »

 

Et, comme ils arrivaient dans la lueur d’un réverbère, le capitaine d’Haumont, levant sa canne, jeta sur le trottoir le chapeau mou de l’individu dont le haut du visage fut éclairé…

 

Aussitôt M. d’Haumont, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac, cessa net de gesticuler et poussa un sourd gémissement… Quant à l’homme, il ne prononça pas un seul mot : il ramassa son chapeau, l’enfonça sur sa tête et continua son chemin.

 

« Le Parisien ! râlait M. d’Haumont !… Le Parisien ! »

 

Et il revint sur ses pas en trébuchant, comme un homme ivre.

 

XIX

Une mauvaise nuit suivie de mauvais jours

 

Didier trouva au coin de la rue les deux femmes affolées. Il les rassura d’une voix altérée. L’homme s’était enfui à son approche. M. et Mme d’Haumont prirent tout de suite congé de Gisèle qui suppliait le capitaine de lui pardonner sa conduite stupide.

 

Dans le taxi de luxe qui les ramenait au cap Ferrat, Didier et Françoise ne parlèrent guère. La jeune femme était désolée. Elle pensait que son mari lui en voulait un peu des quelques observations qu’elle lui avait faites à propos de sa générosité trop vive.

 

Elle lui prit la main. Elle fut étonnée et même inquiète de la sentir toute glacée :

 

« Oh ! mon Dieu ! comme tu as froid ! Tu es mal, mon chéri !

 

– Non ! non ! je t’affirme, je suis très bien ! »

 

Elle lui passa une main sur le front. Il était couvert d’une sueur glacée… Elle s’effraya :

 

« Tu as certainement quelque chose ! mais parle donc ! pourquoi ne parles-tu pas ? Je ne t’ai jamais vu dans un état pareil ! »

 

Il essaya de la plaisanter, mais sa voix était toute changée… Elle se mit à pleurer :

 

« Je ne sais pas ce que tu as ! je ne sais pas ce que tu as ! Tu me caches quelque chose ! »

 

Il la prit dans ses bras et il l’embrassa avec une passion si subite qu’elle fut loin d’en être rassurée…

 

« Ciel ! fit-elle, toi aussi tu pleures !

 

– Je pleure parce que je vois ton chagrin ! ton inexplicable chagrin !… tu sais bien que je t’adore, Françoise !

 

– Oh ! oui ! oui ! Dis-moi cela ! dis-moi cela !

 

– Mon amour, est-ce que tu en doutes ?

 

– Je serais morte, si j’en avais douté ! Mais dis-le-moi tout de même, c’est si bon ! Prends-moi encore dans tes bras ! embrasse-moi ! embrasse-moi !… Pleure encore avec moi, c’est si bon !

 

– Nous sommes fous ! Nous ne savons pas pourquoi nous pleurons ! Nous nous conduisons comme des enfants ! C’est honteux !

 

– Mon amour ! mon amour ! alors, c’est vrai ! tu ne me caches rien ? tu ne l’as pas vu, ce sale individu ?

 

– Mais non, à peine !… Il fuyait littéralement !… Je l’ai engagé à ne plus revenir dans le quartier… et c’est tout ! n’en parlons plus !

 

– Non ! non ! n’en parlons plus !… »

 

Ils n’en parlèrent plus. Ils ne parlèrent même plus du tout jusqu’à leur arrivée à la villa…

 

Alors, quand ils furent chez eux, elle lui dit :

 

« Écoute, mon chéri, laisse-toi soigner… tout à l’heure, tu étais glacé, maintenant tes mains sont brûlantes… Tu as encore la fièvre !… Il y a trop peu de temps que tu es remis de tes blessures et nous nous conduisons comme des imprudents ! Tu auras attrapé froid en sortant de chez Mme d’Erland !… Mais qu’est-ce que tu fais ! Laisse donc les portes ! le domestique les fermera ! »

 

Oui, il se surprit poussant les verrous des portes lui-même comme un enfant qui a peur.

 

Et cependant il était redevenu un peu plus calme. Il avait tant besoin de douter. Il voulait douter encore ! Il avait peut-être mal vu ! car enfin cela avait été si rapide cette apparition d’une figure dans la lueur d’un bec de gaz. Et pas même une figure ! Un front, des yeux, c’était tout ! Était-ce suffisant pour être sûr qu’il s’était heurté au Parisien ? Certainement non ! Il fallait compter avec le jeu des ressemblances, aussi avec son propre état d’esprit, toujours prêt à croire au danger, à se l’imaginer tout proche.

 

Le Parisien à Nice ! Non ! non ! ce n’était pas possible ! Le bagne l’avait repris. Cela avait été annoncé dans les journaux. Et puis, si le Parisien avait été à Nice, il eût passé son temps à poursuivre un autre gibier que Gisèle. Le capitaine d’Haumont en saurait quelque chose…

 

Ainsi se raisonnait-il. La tendresse de Françoise, les soins inquiets dont elle l’entoura, l’attendrirent et le détendirent. Ils étaient si heureux, si tranquilles dans leur petit coin… il y avait une telle paix autour d’eux… non ! non ! il ne croyait plus à son malheur ! Il fut bien sage, prit son grog, se laissa dorloter, brisé par une émotion si nouvelle, accablé physiquement et moralement, s’endormit.

 

Françoise, elle, ne dormait pas.

 

Elle écoutait cette respiration oppressée, elle épiait ce sommeil douloureux à côté d’elle. Soulevée sur son coude, elle se penchait avec une angoisse grandissante et qui lui serrait le cœur à l’étouffer sur cette figure adorée qui souffrait d’un songe inconnu.

 

Quelles images redoutables passaient sous ces paupières closes pour qu’un pareil soupir gonflât cette poitrine haletante ? Elle n’avait jamais regardé dormir son mari. C’était effrayant !

 

Et puis, elle lui trouva soudain une figure qu’elle ne connaissait pas, et qui l’épouvantait.

 

Des rides qu’elle n’avait jamais remarquées creusaient sur le front, aux tempes, au coin des lèvres, des sillons profonds. Cette chair qu’elle avait vue au repos, si noble, si apaisée sous la domination d’une âme forte et brave, était ravagée comme si l’esprit de la peur s’était emparé d’elle, profitant de ce que la sentinelle ne veillait plus.

 

Il lui fut impossible de rester plus longtemps auprès de cette figure de martyre qu’elle ignorait et elle réveilla Didier pour revoir l’autre visage, celui qu’elle avait épousé.

 

Didier poussa un rauque gémissement et ouvrit sur elle des yeux hagards.

 

À la lumière falote de la veilleuse, elle le vit sortir de son cauchemar comme un nageur qui revient au niveau des eaux et qui peut enfin « reprendre sa respiration ».

 

« Didier ! Didier ! qu’as-tu ? Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, c’est moi, Françoise ! »

 

Alors la figure se détendit, les yeux furent habités à nouveau par la douce flamme qui les éclairait chaque fois que son regard se posait sur elle.

 

« Oh ! ma chérie ! je viens de faire un rêve épouvantable !

 

– Oui, oui ! épouvantable ! Et je t’ai réveillé.

 

– Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

 

– Mais rien ! tu souffrais, tu gémissais, tu soupirais affreusement !… »

 

La douce voix de Françoise semblait chasser définitivement les ombres atroces de la nuit.

 

« Mais à quoi donc rêvais-tu ainsi ? demanda-t-elle.

 

– Ma chérie, je rêvais au plus grand malheur du monde. Je rêvais que tu ne m’aimais plus…

 

– Oh ! mon Didier !… »

 

Elle le prit dans ses bras, lui mit sa tête sur sa poitrine.

 

« Écoute mon cœur », fit-elle.

 

Ils l’écoutèrent tous deux en silence. Ce silence, Didier ne le rompit point et il simula de céder à un sommeil doux et réparateur. Mais il ne dormait point. Il se défendait de dormir. Il redoutait la trahison des songes…

 

Elle aussi ferma les yeux et le trompa et il crut vraiment qu’elle dormait, mais elle savait qu’il ne dormait pas !

 

Ils se mentaient pour la première fois dans les bras l’un de l’autre !… Son sein nu supportait ce mensonge… Didier, comme un patient qui cherche le coin où s’étendre pour y moins souffrir, faisait reposer là son secret et elle ne douta point dès lors que ce secret ne fût digne d’un pareil refuge !

 

Avec un être comme Didier, il ne pouvait s’agir (en cette cruelle hypothèse d’un secret qui faisait à cet homme au côté d’une femme aimée de si terribles nuits) que d’un malheur qu’il avait le devoir de cacher, mais dont elle n’aurait pas à rougir pour lui si elle l’apprenait !…

 

Depuis la conduite étrange de Didier au début de ce qu’elle pouvait appeler leurs fiançailles, elle avait toujours pensé qu’il y avait eu dans la vie de M. d’Haumont quelque mystère… Elle persistait à imaginer une ancienne histoire de femme, de méchante femme naturellement, qui aurait autrefois abusé de la bonté de Didier et qui, maintenant encore, essayerait de le faire vilainement chanter… que ce fût cela ou autre chose, elle était sûre que de toute façon Didier était une victime…

 

Le lendemain matin, à la première heure, M. d’Haumont était à Nice. Il attendit le passage de Gisèle au coin de la rue d’Angleterre et de la rue Bardin, en faisant les cent pas devant un établissement d’hygiène électrique d’où le concierge considérait ces allées et venues avec ahurissement.

 

Didier savait que Gisèle, qui devait être à neuf heures au magasin, passerait par là ; et comme il ne tenait point à ce que les sœurs Violette connussent sa démarche après ce qui s’était passé la veille, il attendit le mannequin dans la rue. Une visite chez elle aurait été, à cette heure, inexplicable. D’autre part, il avait espéré que, poussée par quelque besoin du ménage, Gisèle descendrait dans le quartier de très bonne heure.

 

Au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient, son impatience faisait peine à voir. Le concierge de l’établissement d’hygiène le plaignit. Ce brave homme arrêta quelques clients qui entraient pour leur montrer le monsieur sur le trottoir :

 

« Si vous voulez voir un monsieur à qui on a posé un joli lapin ! »

 

À neuf heures moins le quart, une honorable dame qui venait faire dans l’établissement « sa haute fréquence » quotidienne, dans le dessein évident de se rajeunir autant que possible, descendit de son auto et, dans le moment qu’elle allait disparaître dans le vestibule, s’arrêta, complètement médusée.

 

Elle venait d’apercevoir M. d’Haumont courant à Gisèle et l’entraînant rapidement dans une conversation des plus animées.

 

« Ah ! bien, madame d’Erland, ça n’est pas trop tôt qu’elle arrive, la donzelle, exprima le concierge. Pensez, voilà plus d’une heure que l’autre poireaute sur le trottoir !

 

– Ce n’est pas possible !…

 

– Je vous dis qu’il était là à sept heures et demie… On peut dire qu’il est pincé !… »

 

Mme d’Erland était outrée :

 

« Le misérable ! murmura-t-elle… Et moi qui croyais plaisanter ! Pauvre Françoise ! »

 

Pendant ce temps, M. d’Haumont avait obtenu quelques précisions assez rassurantes relativement à la personnalité de l’individu qui pourchassait Gisèle.

 

Celle-ci avait été bien étonnée de trouver ce matin-là le capitaine sur son chemin, et dès qu’elle avait su ce qui l’amenait, elle avait pensé tout de suite qu’il s’était passé la veille au soir entre les deux hommes une scène assez brutale à laquelle l’officier voulait donner des suites.

 

Effrayée de cette perspective, elle avait supplié M. d’Haumont d’oublier l’incident ; mais celui-ci s’était exprimé dans des termes tels pour connaître toute la vérité, qu’elle avait fini par dire le peu qu’elle savait, c’est-à-dire que ce monsieur était un ami d’une cliente de Mlle Violette, qu’elle l’avait vu pour la première fois à Paris, où il était, paraît-il, très répandu dans les milieux artistiques et mondains, qu’il lui avait offert de la faire entrer au théâtre, où il comptait beaucoup d’amis, et qu’il s’appelait M. de Saynthine.

 

Quand il quitta Gisèle, Didier se disait : « Je suis fou ! J’ai rêvé ! »

 

Une heure plus tard, à la réflexion, il ne restait plus rien de ce qu’il appelait son imagination de la veille ; seulement il avait décidé que, pour échapper à un milieu, à une ambiance qui ne lui permettait plus de goûter comme il convenait les dernières heures précieuses d’un congé de convalescence, doucement éclairé par une lune de miel, il allait faire, avec Françoise, un petit voyage au cours duquel il espérait bien ne rencontrer ni Nina-Noha, ni l’ombre du Parisien…

 

Il mettait sur le compte de la réapparition de la danseuse à son horizon le trouble momentané dans lequel il était plongé. Dès lors, quitter les lieux qu’elle fréquentait devenait son plus cher programme.

 

Hanté par cette idée, il se dirigea vers les bâtiments où depuis la guerre se trouvait installé le service des sauf-conduits et des passeports.

 

Il traversait alors, ayant coupé au plus court, un coin de la vieille ville. Là, les rues sont étroites et tortueuses. Il se trouva arrêté devant une boutique basse de marchand de vieux habits et de tapis d’occasion à l’enseigne de Monsieur Toulouse.

 

Pourquoi cette enseigne le frappa-t-elle ? Pourquoi en retint-il le nom ? Plus tard, quand il se le demanda, il ne put rien se répondre, sinon qu’il y avait déjà, au fond obscur de lui-même, quelque chose qui savait que cette enseigne compterait dans sa vie.

 

Enfin la rue fut dégagée par le déplacement d’une petite voiture à bras chargée de légumes.

 

Quand cette voiturette se fut déplacée, elle découvrit une espèce de larve humaine qui rasait les murs et qui pénétra aussitôt dans un corridor sombre adjacent à la boutique de Monsieur Toulouse. Didier s’appuya au mur. Il avait reconnu Fric-Frac !…

 

Il trouva la force de s’enfuir du quartier ! Tout son être du reste lui criait : « Fuis ! » Ah ! se sauver avec Françoise au bout du monde !…

 

Il avait une figure de spectre quand il entra dans la salle où l’on délivrait les permis. Il était à peu près sûr que Fric-Frac ne l’avait point vu. Il se donna le temps de retrouver sa respiration, sa voix.

 

Quand il s’avança vers la table centrale, derrière laquelle les employés répondaient au public, il aperçut alors, debout tenant des papiers à la main, un homme en longue redingote flottante qui le dévisageait fixement.

 

Didier tourna sur lui-même. Il devenait fou !

 

Il ne sut jamais comment il avait pu se retrouver dehors, comment il avait eu la force de se jeter dans une voiture et de crier son adresse. Il avait reconnu le Bêcheur !…

 

XX

Coup d’œil sur l’abîme

 

Quand Didier rentra chez lui, il trouva une femme très inquiète.

 

« Comment es-tu sorti de si bonne heure sans me prévenir ?

 

– Tu dormais, je n’ai pas voulu te réveiller !

 

– Comme tu es pâle ! Tu es encore souffrant !… Didier ! Didier ! Tu me caches quelque chose !… Tu as reçu une mauvaise nouvelle !

 

– Mais non, ma chérie ! je t’assure… »

 

La femme de chambre apporta une lettre pour « Monsieur »… Celui-ci la prit et s’enferma dans le bureau, disant qu’il allait se débarrasser d’une longue correspondance en retard.

 

Évidemment, il voulait rester seul. Elle comprit cela. Elle n’insista pas. Elle était épouvantée.

 

Lui, dans le bureau, s’était mis la tête dans les mains et essayait de réfléchir. Il n’y parvenait point. Le coup avait été trop rude. Il en était comme assommé.

 

Sur la table il fixait stupidement la lettre sans l’ouvrir. Elle venait de Nice. Soudain, il s’en empara fébrilement et la décacheta en tremblant. Il s’y prit à plusieurs fois pour lire ceci :

 

« Mon cher capitaine, je crois qu’il est absolument nécessaire que nous ayons une entrevue. Rassurez-vous, je ne vous tiens pas rancune de notre dernière rencontre. Aussitôt que vous m’avez eu reconnu, vous vous êtes conduit tout à fait convenablement. Dès lors, j’aurais pu engager l’entretien, mais une conversation en pleine rue, fût-ce à dix heures du soir, n’est jamais bien sûre et, autant que possible, il est préférable que ce que nous avons à nous dire reste entre nous ! Mes amis sont ici. Je ne vous cache pas qu’eux aussi vous reverront avec joie. C’est chez l’un d’eux, M. Toulouse, marchand d’habits au coin de la rue Basse, dans la vieille ville, que je vous donne rendez-vous à cinq heures. Nous vous attendrons jusqu’à six heures, après quoi nous serons en droit de penser que notre lettre s’est égarée et nous en adresserons une autre à Mme d’Haumont en prenant, cette fois, les précautions nécessaires pour qu’elle arrive à destination. »

 

La lettre était signée du Parisien.

 

Chose singulière. Cette lettre soulagea Didier. Il allait voir le danger en face. Il allait savoir exactement ce qu’il pouvait craindre et ce qu’il pouvait espérer ; s’il pouvait encore vivre et combien de temps ?

 

Le danger qu’il pouvait courir en se rendant là-bas, il n’y songeait point. Ou l’on pourrait « s’entendre » ou ils pourraient le tuer : ils lui rendraient service.

 

Quand il eut arrêté sa ligne de conduite, il se trouva momentanément assez fort pour mentir par ses paroles, son visage et par son air à Françoise.

 

Il alla la retrouver, lui déclara qu’il se sentait tout à fait mieux, qu’il avait eu depuis la veille un de ces accès de fièvre paludéenne dont il se croyait débarrassé depuis longtemps et qu’il tenait d’un séjour qu’il avait fait quelques années auparavant dans les marécages de la brousse tropicale.

 

Ces propos ne calmèrent point l’inquiétude de la jeune femme…

 

Dans l’après-midi, elle se glissa dans le corridor jusqu’à la pièce qui servait à son mari de bureau et qui avait une porte vitrée sur laquelle un rideau était mal tiré. Alors elle vit Didier qui regardait une enveloppe qu’elle reconnut à un cachet de cire pour être celle qu’elle avait aperçue entre ses mains la veille de son duel. Il tourna un peu la tête. Jamais elle n’avait vu la figure de M. d’Haumont aussi douloureuse.

 

Hélas ! ce n’était point sur son propre sort que le malheureux s’apitoyait alors, mais sur celui de Françoise, sur la destinée qu’il lui avait faite dans un moment de lâcheté amoureuse… Il se traitait de misérable et avait horreur de lui-même. Il s’agissait bien de mourir ! Il s’agissait de la sauver de cette honte, elle !… Ah ! oui ! il irait à ce rendez-vous !

 

À ce moment il leva la tête ; il lui avait semblé entendre une voix mystérieuse qui lui soufflait tout bas : « N’y va pas ! »

 

La fenêtre était ouverte qui donnait sur les jardins. Il crut voir une ombre accrochée à cette fenêtre.

 

Il se souleva, le cœur battant affreusement…

 

« Chéri-Bibi !… »

 

Était-ce un rêve ? Il eut la force de se lever tout à fait… Il s’approcha de la fenêtre les bras tendus vers l’ombre !…

 

Et celle-ci répéta : « N’y va pas ! »

 

Et l’ombre sauta dans la chambre.

 

Derrière son rideau, Françoise, éperdue, assistait à ce spectacle inimaginable : cette monstruosité, cette hideur humaine dont la seule vue eût fait fuir d’épouvante les petits enfants et accourir les gendarmes, serrée dans les bras de son mari !…

 

Quelle étreinte était celle-là !… Par quel mystère insondable son Didier, son époux, son héros, tenait-il sur son cœur cette brute redoutable qui venait le visiter par le chemin des voleurs et des assassins ?

 

Un dernier jeu de la lumière fit surgir si tragiquement le masque effroyable du bandit que Françoise ouvrit la bouche pour crier son horreur ; mais l’horreur même étouffa son cri. Et elle s’abattit sur le tapis.

 

Elle n’avait pas perdu connaissance… Dans la pièce à côté, un sourd murmure attestait que la conversation continuait entre les deux amis…

 

Mais elle n’entendait point les mots ; ses oreilles lui sonnaient un tintinnabulement annonciateur de la folie…

 

Elle parvint à se traîner dans sa chambre et s’allongea sur sa couche.

 

… Dans le bureau, Chéri-Bibi avait coupé court aux demandes d’explication de Didier. Il ne s’agissait point de savoir comment Chéri-Bibi se trouvait là, mais ce qu’allait faire Palas, en face du danger qui le menaçait. Là, le bandit se heurta à un roc…

 

Tout ce qu’il put dire à son Palas pour le dissuader d’accepter le rendez-vous que lui assignait cyniquement Arigonde ne changea pas la résolution de Didier…

 

Celui-ci ne sortait pas de là : « Il fallait essayer de traiter à l’amiable » et ce n’est point la perspective que lui faisait entrevoir naïvement Chéri-Bibi, lequel lui proposait de le débarrasser dans un délai assez court, et, si c’était nécessaire, le soir même, des misérables qui le menaçaient, qui l’eût fait changer d’idée. En dépit de dix ans de bagne, il avait du mal à entrer dans une conception aussi catégorique de la suppression de l’obstacle humain. Aussi ne se contenta-t-il pas de supplier son ancien compagnon de géhenne de ne point intervenir dans cette redoutable histoire, mais il le lui ordonna !

 

À la première minute, il avait accueilli l’apparition quasi naturelle de Chéri-Bibi comme un secours inespéré que le Ciel lui envoyait dans son immense détresse ; mais une conversation de quelques minutes où la simplicité du plan de son ami lui était apparue avec épouvante, lui avait fait presque regretter de retrouver, en une circonstance où tout pouvait peut-être encore être sauvé par la délicatesse des moyens, un défenseur aussi brutalement zélé et pour lequel la vie humaine semblait compter si peu !

 

Le voyant dans d’aussi piètres dispositions, Chéri-Bibi eut honte pour lui de ce qu’il appelait son « manque de courage » et, assez vexé, ne lui cacha pas plus longtemps qu’il avait déjà pris sur lui-même de désencombrer son chemin du plus vulgaire de ses ennemis…

 

« Et de qui donc ? demanda Didier avec angoisse.

 

– Mais du Caïd ! L’homme dont on a trouvé le cadavre au Mont-Boron ! ça fait assez de bruit ! C’est moi », exprima Chéri-Bibi avec candeur.

 

Didier frissonna, se refusant cependant à comprendre tout à fait…

 

« Mais nous y étions, ma femme et moi, ce soir-là, au Mont-Boron, et près de l’endroit même…

 

– Justement ! Il vous empêchait de vous embrasser !

 

Et tu l’as tué !

 

– Ne te fais donc pas tant de bile ! Tu n’y es pour rien, toi !… Tout est de sa faute, calme-toi ! Il a eu tort de glisser par-dessus le parapet… Il était déjà bien abîmé, va, quand je l’ai achevé pour qu’il ne t’embête pas !

 

– Oh ! c’est atroce !…

 

– Mais non ! mais non ! faut rien exagérer… Et puis, tu sais, il n’était pas là dans de bonnes intentions !…

 

– Oh ! Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! ton amitié est redoutable !

 

– De quoi ! de quoi !… Oui, mon amitié est redoutable, mais pas pour toi, j’espère !… Tu ne sauras jamais tout ce qu’on a fait pour ta réussite !… et… et pour ton bonheur !

 

– Si, je le sais ! Je te dois tout !

 

– Je ne dis pas non !… Aussi, puisque c’est moi qui l’ai fait, ton bonheur… je ne veux pas qu’on y touche, moi !… »

 

Alors, en des termes qui attestaient une certaine connaissance du « beau monde », le forçat lui parla avec un attendrissement presque lyrique de la cérémonie du mariage à laquelle il avait assisté d’assez loin pour n’être point reconnu, d’assez près pour surveiller les méchantes gens et se mettre, si c’était nécessaire, en travers de leurs desseins.

 

Quand Didier connut de sa bouche qu’il s’était à nouveau échappé du bagne sur les pas du Parisien et de sa bande et qu’il était accouru en Europe uniquement pour les surveiller et les empêcher de le joindre, et quand il sut que Chéri-Bibi avait amené, pour cette entreprise idéale et digne des plus belles fastes de l’amitié, Yoyo, transformé en chirurgien-dentiste, et quand il n’ignora plus la part que M. Hilaire, à qui il devait déjà tant, prenait depuis quelques jours dans la garde que l’on montait autour de sa lune de miel ; quand il lui fut révélé que le pêcheur qui, certain soir, l’avait pris, lui et sa femme, dans sa barque, n’était autre que Chéri-Bibi lui-même, toujours Chéri-Bibi, génie protecteur, divinité tutélaire, toujours agissante, tantôt furtive, tantôt foudroyante, M. d’Haumont ne trouva point de termes pour exprimer sa surprise et sa reconnaissance, en même temps que sa stupéfaction consternée devant la preuve de tant de dangers encourus dans des instants où il les croyait à jamais écartés !

 

Sa main serra celle du bandit en tremblant, et son émoi lui venait autant de sa gratitude que de la découverte qu’il faisait de l’abîme sur lequel il avait navigué dans la barque où il s’était cru parti pour Cythère.

 

« Et de tout cela tu n’aurais jamais rien su, reprit avec un soupir sublime le pauvre Chéri-Bibi, si seulement ces s… là m’avaient laissé deux jours de plus ! »

 

M. d’Haumont comprit ce qu’un tel langage signifiait ! Il en frémit. Quel entretien ! Quelle rencontre !

 

Avoir à soi cet ange, Françoise, qui ne vivait que de son amour, et à soi aussi cet échappé de l’enfer : Chéri-Bibi !…

 

Mais le forçat n’était point venu là pour recevoir les compliments de Palas… Sitôt qu’il fut bien sûr qu’il n’arriverait pas à le persuader, il disparut brusquement.

 

Le forçat repartit comme il était venu, par la fenêtre, par les toits, par les airs qui roulaient de gros nuages lourds, parmi lesquels semblait rouler aussi le dos énorme de Chéri-Bibi.

 

XXI

Suite de la villégiature de M. Hilaire

 

Qui donc aurait pu dire que M. Hilaire, qui conduisait cet après-midi une énorme limousine, n’était point le maître de cette magnifique voiture ? Certes, il n’avait point l’air d’un domestique !

 

Du reste, M. Hilaire n’avait jamais eu l’air d’un domestique, même au temps qu’il servait un certain marquis qui le considérait lui-même plutôt comme un confident que comme un valet.

 

Ce jour-là, M. Hilaire avait particulièrement soigné sa toilette d’homme du monde. Un complet à carreaux, des guêtres blanches, un feutre gris avec lavallière bleue à petits pois blancs lui donnaient, en même temps qu’un nouvel air de jeunesse, une allure des plus distinguées. Il avait même une fleur à la boutonnière.

 

Arrivé à la gare, il stoppa et sauta de son auto avec une désinvolture charmante. Il trouva le moyen, grâce à quelque pourboire, d’aller attendre le train de Paris sur les quais défendus à un vulgaire public.

 

Comme toujours, le train de Paris était en retard. M. Hilaire alluma un cigare et se promena les mains derrière le dos. Qui attendait-il donc ? Soyons assurés que s’il avait attendu Virginie, il ne se fût point si avancé en frais de toilette.

 

En dépit de toutes les complications inattendues d’une villégiature qu’il avait espérée de tout repos, M. Hilaire était bien décidé à passer sur la Côte d’Azur quelques bonnes heures agréables. Le moment est peut-être venu de montrer M. Hilaire sous un jour qui n’est point tout à fait celui de la vertu. Assurément M. Hilaire, qui avait été élevé à l’école de la plus austère morale en ce qui concerne les mœurs et qui s’était nourri, dès la plus tendre enfance des propos les plus purs de Chéri-Bibi, lequel avait la haine non seulement du dévergondage, mais encore du manque de tenue avec les dames, assurément M. Hilaire eût été incapable de commettre dans le genre une mauvaise action !… et la candeur de Mlle Zoé ne courait point trop de risques avec lui. Il avait longtemps traité cette petite en véritable gamine qu’elle était. Il ne se gênait pas, par exemple, pour traverser sa mansarde, aux fins de quelque escapade nocturne qui ne portait de préjudice à personne, si l’on en excepte Virginie ; mais, depuis quelque temps, cette effrontée bohémienne l’amusait prodigieusement. Elle l’amusait d’autant plus que Virginie l’ennuyait davantage. Mme Hilaire abusait vraiment du droit d’une honnête épouse à se montrer désagréable et si M. Hilaire prenait tant de plaisirs aux imaginations fantasques et aux reparties souvent cocasses de Mlle Zoé, la faute en était pour beaucoup à Virginie qui était d’un commerce par trop maussade. Si bien que le cœur de M. Hilaire qui se détachait tous les jours un peu plus de celle-ci se rapprochait, sans qu’il s’en défendît trop, un peu plus de celle-là. Si bien que ce n’était pas Virginie qu’il attendait par le train de Paris, mais Mlle Zoé elle-même. Hélas ! Son malheur voulut qu’elles arrivassent toutes les deux !

 

D’abord il n’en vit qu’une, pour la bonne raison qu’elles n’avaient pas voyagé ensemble et surtout que Mlle Zoé qui s’était offert carrément une première, ignorait qu’elle eût derrière elle sa chère patronne qui voyageait en seconde.

 

Si M. Hilaire avait fait une toilette remarquable, Mlle Zoé ne s’était pas moins mise en frais. Elle avait arboré, pour voyager, une petite robe rose et certain chapeau qui n’avaient pas attendu Nice pour avoir leur succès.

 

Si elle se jeta dans les bras de M. Hilaire, sitôt qu’elle l’aperçut, ce ne fut point par excès d’effronterie ni manque d’innocence, mais son cœur débordait de reconnaissance pour celui qui venait de lui procurer une place de seconde femme de chambre chez une danseuse aussi célèbre que la Nina-Noha et dans un si beau pays ! Inutile de dire qu’elle avait « plaqué » Virginie avec enthousiasme !

 

Tout cela s’attestait par des embrassements qui faisaient rire M. Hilaire et aussi quelques voyageurs qui ne pouvaient s’arracher à la contemplation de la robe rose et du chapeau de la jeune voyageuse.

 

Et c’est dans le moment d’un si beau triomphe que l’on vit surgir d’on ne sait où et gesticulant comme une folle, une dame au corsage opulent qui se mit incontinent à casser son parapluie sur le dos de Mlle Zoé et sur le dos de M. Hilaire !

 

Celui-ci ne demanda pas son reste. Ayant reconnu d’où le coup venait, il se sauva avec une rapidité que les voyageurs qui se bousculaient à la sortie trouvèrent incivile.

 

Il ne s’arrêta néanmoins que lorsqu’il fut hors de la gare, derrière son auto, à l’abri de laquelle il pouvait attendre les événements. Pour plus de sûreté du reste, il en avait mis le moteur en marche !

 

À sa grande stupéfaction, son attente ne fut pas longue. Il vit apparaître Mlle Zoé au milieu d’un joyeux concours de populaire. Elle avait à la main quelques lambeaux de son chapeau auquel il ne restait plus de plumes et elle saignait du nez.

 

Il ne se montra point tout d’abord, mais quand elle passa près de lui, tournant la tête de droite et de gauche dans le dessein de le découvrir évidemment et quand il fut assuré que Virginie n’avait pas encore quitté la gare, il se montra tout à coup, la jeta plutôt qu’il ne l’installa dans sa voiture, sauta sur son siège et démarra en beauté, suivi des bravos et des acclamations d’un public en délire.

 

Ce ne fut qu’assez loin, hors de la ville, qu’il se retourna pour demander à Zoé, par-dessus la glace baissée, ce qu’elle avait fait de sa femme.

 

« Je lui ai flanqué une bonne peignée, répondit la charmante enfant. On nous a conduites toutes les deux dans le bureau du commissaire spécial. On a pris nos noms. Comme j’avais, moi, des papiers en règle, on m’a relâchée, mais comme Madame n’avait aucun papier, on l’a embarquée dans un train qui partait pour Paris !

 

– Et comment n’avait-elle pas de papiers ?

 

Parce que je les avais chipés avant mon départ ! Tenez, les voici ! » exprima doucement l’innocente en ouvrant son réticule.

 

M. Hilaire montra aussitôt une joie désordonnée et fit une embardée telle que Mlle Zoé l’engagea à ne point procurer si tôt à Mme Hilaire la joie trop violente du veuvage !…

 

Sur quoi M. Hilaire proposa à Mlle Zoé de venir s’asseoir sur le siège, à son côté, ce qu’elle fit incontinent.

 

« La patronne, lui dit Zoé, avait certainement eu vent de mon départ…

 

– Ne parlons plus d’elle !… répliqua M. Hilaire, souhaitons-lui bon voyage !… et qu’il n’en soit plus question !… »

 

L’épicier portait encore à la joue gauche les traces du parapluie de Mme Hilaire, et cette blessure, si légère fût-elle, ne le disposait pas à plaindre beaucoup les tourments de Virginie.

 

« Ma petite Zoé, tu peux être maintenant tranquille. Tu vas servir chez des maîtres puissants. Le célèbre docteur Ross va t’introduire chez la non moins célèbre Nina-Noha qui saura te garer mieux que moi, hélas ! des extravagances de Mme Hilaire et si, par hasard, il lui prenait fantaisie de revenir dans ce pays où elle n’a que faire, ces gens-là trouveront bien le moyen de nous en débarrasser tous les deux. »

 

Ayant prononcé toutes ces paroles rassurantes, M. Hilaire et Mlle Zoé n’eurent plus qu’à admirer le paysage. Il était fort joli. La promenade qu’ils faisaient était en bordure de la mer, sur la route de Cannes.

 

L’air était doux bien que de gros nuages commençassent de monter à l’horizon, poussés par le vent d’ouest, ce qui, à l’ordinaire, présageait quelque méchante perturbation atmosphérique pour la soirée prochaine. Mais les amoureux ne s’occupent que de l’heure qui passe. M. Hilaire avait tout le ciel dans son cœur ; aussi l’autre, avec ses nuages, ne l’intéressait guère. Auprès de Zoé il oubliait tout, même la recommandation que son maître, M. de Saynthine lui avait faite, ce jour-là, d’être à cinq heures précises au coin de la rue Basse, dans la vieille ville, avec la limousine aux volets de fer !…

 

Une pareille recommandation avait été portée, tout de suite, naturellement, à la connaissance de M. Casimir ! Et M. Casimir avait, lui aussi, fait comprendre à M. Hilaire qu’il ne devait, pour rien au monde, manquer à ce rendez-vous fixé. M. Casimir avait même ajouté : « Probable que j’aurai moi-même besoin d’une auto ! Ce M. Saynthine est bien aimable de me prêter la sienne ! »

 

Mais de tels propos, qui avaient, sur le coup, fort intéressé la Ficelle, n’étaient plus à cette heure, que de la fumée dans sa cervelle d’amoureux…

 

Les joues de M. Hilaire se rosirent sous un regard plein de malice et de reconnaissance que lui lança la charmante Zoé.

 

Il sentait son genou près du sien : cela donnait des troubles à sa direction.

 

« Comme vous conduisez bien, monsieur Hilaire ! disait-elle, vous m’apprendrez, n’est-ce pas ?

 

– Mais, comment donc, quand vous voudrez ! la voiture n’est pas à moi !

 

Vous êtes rigolo, monsieur Hilaire ! Avec vous on ne s’ennuie jamais ! Voulez-vous un pruneau ?

 

– Comment ! tu as apporté des pruneaux ?

 

– J’en ai rempli mon sac de voyage… tenez ! reconnaissez-vous vos pruneaux ? les vrais, les seuls, les pruneaux de l’« Épicerie moderne et des Deux Mondes Réunis ! »

 

Mlle Zoé ayant ouvert sa petite valise, M. Hilaire put voir qu’elle contenait plusieurs sacs à la marque de la Maison ! et ils étaient tous pleins de pruneaux. Cette attention attendrit M. Hilaire au-delà de toute expression : ses yeux en devinrent humides et il ne put que dire à la charmante enfant :

 

« Tiens, ma petite Zoé, il faut que je t’embrasse ! »

 

Si bien qu’ils s’embrassèrent en mangeant des pruneaux. Or, dans le même moment, il y eut un grand tumulte sur leur droite. C’était le train de Paris qui remontait sur Marseille, car, à cet endroit, la voie suit pendant des kilomètres la route en bordure de la mer.

 

Mais le train faisait moins de bruit en passant que certaine dame de notre connaissance qui se trouvait à une portière et qui, littéralement, s’était mise à hurler ! La fureur de ses invectives dominait de beaucoup le ramage des roues et la démence de ses gestes épouvantait le garde-voie.

 

« Virginie !… C’est Virginie !…

 

– Madame ! C’est Madame ! »

 

Oui, c’était Madame ! et dans quel état !… Il faut se rendre compte de ce que la vitesse de l’auto égalait celle du train, si bien que depuis un instant ils voyageaient de compagnie et que la dame de la portière n’avait pas perdu une ligne de ce qui se passait dans la voiture. Elle avait reconnu M. Hilaire ! Elle avait reconnu Zoé ! Elle avait reconnu ses pruneaux !

 

L’indignation la projetait hors de la portière et s’il ne s’était trouvé dans le compartiment des personnes charitables pour la retenir par ses jupes, on aurait eu certainement à déplorer un affreux accident :

 

« Prends garde, Virginie ! tu vas te faire écraser ! lui cria ce bon M. Hilaire qui, oubliant toute rancune, lui conseillait de se réserver pour un moins cruel trépas !

 

– Voulez-vous un pruneau, madame ? lui demandait Zoé en lui tendant un sac où la malheureuse pouvait reconnaître à ne s’y point tromper les couleurs et la marque de l’« Épicerie moderne ».

 

– Messieurs et dames, c’est mon mari ! mon mari avec ma commise ! c’est du gibier d’échafaud ! »

 

Cette dernière invective froissa beaucoup M. Hilaire qui ralentit sa vitesse cependant que Mlle Zoé jetait au vent du train qui les dépassait :

 

« Amuse-toi bien, ma chérie !

 

– Maintenant, nous pouvons rentrer à Nice, exprima M. Hilaire, nous sommes sûrs de ne pas l’y trouver ! Mais quand elle reviendra, qu’est-ce que je vais prendre ? »

 

Cette perspective du retour de Mme Hilaire fit que, toute son exaltation partie, M. Hilaire tomba dans une soudaine mélancolie.

 

Il se rappela aussitôt, dans sa tristesse, la fidèle recommandation de M. de Saynthine et de Chéri-Bibi. Il jura comme un portefaix et donna toute sa vitesse.

 

« Comme vous voilà drôle tout d’un coup, lui dit Zoé… Qu’est-ce qu’il vous arrive ?…

 

– Rien ! je suis en retard…

 

– Dites donc ! Eh ! ne vous cassez pas la figure !… Quand est-ce que je rentre en place ?

 

– Demain !…

 

– Où me conduisez-vous ?

 

– À l’hôtel où je t’ai retenu une chambre d’avance… »

 

Il ne pouvait décemment pas avouer à Zoé qu’ayant conservé pour lui une chambre en ville, il lui avait d’abord retenu une chambre dans son propre hôtel, mais que Chéri-Bibi, mis par hasard au courant, était rentré dans une colère épouvantable en s’imaginant que M. Hilaire avait pu avoir des idées contraires aux bonnes mœurs… En vain M. Hilaire avait-il protesté avec indignation, affirmant que sa sympathie pour sa commise était on ne pouvait plus platonique… et qu’il n’avait échangé avec elle jusqu’à ce jour que des pruneaux… « Il ne faut qu’une fois !… avait répliqué tout net Chéri-Bibi en roulant ses gros yeux… Sufficit !… »

 

« C’est dans cet hôtel-là que vous habitez ?… demanda Zoé.

 

– Non ! » répondit, sans plus, M. Hilaire en rougissant…

 

XXII

Le magasin de M. Toulouse

 

Pour se rendre au magasin de Monsieur Toulouse, Didier n’avait pas eu besoin de prendre de renseignements.

 

Nous avons dit par quelle sorte de fatalité il avait été arrêté, l’avant-veille, devant la bizarre enseigne et la sordide maison.

 

Persuadé comme il l’était que les maîtres chanteurs n’avaient aucun intérêt à lui faire un mauvais parti et prêt à consentir personnellement tous les sacrifices possibles, ce qui lui donnerait au moins le temps de réfléchir et de prendre des décisions plus graves, il n’était nullement effrayé quant aux suites immédiates de sa démarche.

 

Il comprenait très bien que M. de Saynthine, pour de certaines besognes dans lesquelles il était obligé d’entrer en composition avec un Fric-Frac, préférât de beaucoup que l’œuvre s’accomplît dans la pénombre d’une arrière-boutique.

 

Tout de même, M. d’Haumont était armé comme il convient. Il sentait ses forces revenues. Nous avons pu juger, au cours de ce récit, qu’elles n’étaient pas ordinaires.

 

C’est donc d’un pas assuré qu’il s’était avancé dans l’enchevêtrement des rues étroites de la vieille ville et qu’il avait été droit à la devanture de Monsieur Toulouse.

 

Le soir commençait à tomber. Du reste, il fait nuit de très bonne heure entre ces hautes bâtisses, dans ces ruelles où deux charrettes ne sauraient se rencontrer…

 

Des lueurs commençaient à piquer les vitres des boutiques.

 

Au fond de l’ombre de la boutique de Monsieur Toulouse, il y avait une chandelle à la lueur de laquelle Didier reconnut Fric-Frac accroupi derrière son comptoir comme un chien de garde dans sa niche. Aussitôt qu’il aperçut M. d’Haumont, le maître de céans s’avança avec forces salutations vers le visiteur, lui souhaita la bienvenue sous son toit, qui était « tout à fait honoré d’abriter un héros comme Monsieur Didier d’Haumont » et lui demanda la permission, à cause des courants d’air, de fermer sa porte.

 

Didier ne répondit rien d’abord à cet ignoble préambule ; il regarda attentivement autour de lui les hardes qui encombraient le taudis, ne vit rien de suspect et laissa Monsieur Toulouse pousser ses verrous.

 

« Comme ça, personne ne viendra nous déranger », expliquait le marchand d’habits.

 

Si Fric-Frac avait pu assister au mouvement singulier qui se produisait alors dans la rue, peut-être n’eût-il point émis un avis aussi catégorique. En effet, des forces de police avaient entouré la maison ; nous pouvons ajouter qu’elles gardaient les rues adjacentes…

 

Depuis quelque temps, des vols, des cambriolages, des tentatives d’assassinat, se succédaient, toujours commis par la même bande. On savait que les chefs de cette bande avaient leur refuge dans la vieille ville où ils trouvaient de nombreux complices pour les dérober aux recherches de la police.

 

L’affaire du Caïd avait été classée dans la même série. Un agent de la Sûreté qui l’avait remarqué plus d’une fois traînant les rues de Nice, ses tapis sur l’épaule, avait reconnu son cadavre et s’était demandé ce qu’étaient devenus les tapis dont le moricaud ne se séparait jamais. Il en avait découvert d’identiques dans la boutique de Monsieur Toulouse.

 

Celle-ci fut surveillée, les allures de Fric-Frac parurent suspectes. La nuit venue, il recevait chez lui des gens qui s’y glissaient avec précaution. Bref, on en avait conclu qu’il ne fallait pas chercher ailleurs le repaire de la bande, et que si l’on organisait une souricière, on pourrait pincer tous les affiliés en une seule opération.

 

Cette souricière avait donc été tendue le soir même qui nous occupe. Il avait été ordonné qu’on laisserait pénétrer chez Monsieur Toulouse tous les visiteurs qui se présenteraient et qu’on les « cueillerait » en douceur, à la sortie.

 

Il est probable que ces messieurs de la police, cet après-midi-là, avaient déjà vu passer quelques ombres intéressantes, mais Didier excita plus spécialement leur curiosité et cela à cause du soin avec lequel il s’était enveloppé d’un gros pardessus au col relevé et de l’impossibilité où ils avaient été d’apercevoir même le bout de son nez sous les bords rabattus de son chapeau de feutre.

 

Nous devons dire, en effet, que si Didier était venu sans effroi à ce sombre rendez-vous, il ne tenait nullement à ce qu’on le reconnût pénétrant dans cet ignoble magasin de la vieille ville : aussi avait-il choisi des accessoires, manteau et chapeau, sous lesquels il pouvait se croire à l’abri.

 

Quand Fric-Frac eut fini de tirer ses verrous, Didier dit d’une voix très calme :

 

« Vous savez que je suis armé et qu’au moindre geste qui me déplaît, je vous abats tous comme des chiens !

 

– Oh ! mon cher capitaine, quelle mauvaise opinion vous avez conçue de nous depuis la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ; vous êtes armé ? Eh bien, moi, je ne le suis pas… Rien dans les mains, rien dans les poches ! Et je puis vous assurer que mes camarades ne le sont point davantage que moi ! Mais, mon cher capitaine, il faut que vous soyez bien persuadé que vous êtes ici chez des amis ! Non ! non ! monsieur d’Haumont, vous n’avez point dans tout Nice, et même ailleurs, de meilleurs amis que nous !

 

– Où sont-ils ? demanda Didier. Tâchons que les choses ne traînent point. Je ne suis pas ici pour mon plaisir.

 

– Si vous y êtes venu pour le nôtre, je crois pouvoir vous promettre que vous vous en irez d’ici le cœur léger, l’âme en paix et sans remords ! Quand on fait ce qu’on peut, dans la vie, on fait ce qu’on doit ! Nous ne vous demanderons rien que vous ne « puissiez pas ! » mon cher capitaine. Voulez-vous me faire l’honneur de passer dans mon arrière-boutique ? C’est là que ces messieurs vous attendent !

 

– Passe devant ! »

 

Fric-Frac s’inclina et « passa devant ».

 

Didier suivit, la main dans la poche de son pardessus, sur son revolver, prêt à tout !…

 

Il aperçut tout de suite, assis devant une table, deux personnages qu’il reconnut. C’était d’abord le Parisien, c’est-à-dire l’homme qu’il avait si brutalement malmené l’avant-veille au soir, celui qui poursuivait Gisèle et qui se faisait appeler M. de Saynthine.

 

C’était enfin le Bêcheur, habillé de noir, sérieux comme un clerc de notaire et qui avait devant lui une grande serviette de maroquin.

 

M. de Saynthine s’était levé et indiquait en face de lui, de l’autre côté de la table, une chaise, priant M. d’Haumont de bien vouloir s’y asseoir.

 

Le Bêcheur avait salué de la tête, ouvert incontinent sa serviette et en tirait des dossiers. Sur la table il y avait du papier, un encrier, un porte-plume.

 

« Je m’assoirai lorsque Fric-Frac, qui se tient derrière moi, sera à côté de vous, de l’autre côté de la table…, dit M. d’Haumont, qui ne paraissait nullement ému.

 

– Mon Dieu ! Monsieur d’Haumont, je m’appelle monsieur Toulouse, je vous prie de ne pas l’oublier, moyennant quoi il n’est rien que « monsieur Toulouse » ne fasse pour faire plaisir à monsieur d’Haumont ! »

 

Et Fric-Frac passa de l’autre côté de la table. Alors, Didier s’assit et posa son revolver devant lui. M. de Saynthine sourit. Le Bêcheur dit :

 

« Je vous assure, monsieur d’Haumont, que cet encrier nous suffira.

 

– Je vous écoute ! » fit Didier en jetant autour de lui un coup d’œil rapide.

 

Il était placé de telle sorte qu’il n’avait rien à redouter par-derrière. La pièce où il se trouvait était, comme la boutique elle-même, encombrée de tout ce qui peut constituer le « décrochez-moi ça ». Cependant Didier n’avait pas à craindre que quelque acolyte fût caché sous les défroques. Il remarqua qu’elles étaient, pour la plupart, suspendues au plafond sur des tringles de fer. Enfin, il n’était pas admissible qu’Arigonde et sa bande eussent mis quelque autre misérable dans le secret.

 

L’arrière-boutique donnait sur une étroite cour vitrée dont on apercevait les hauts murs. Une porte à vasistas donnait sur une autre cour. Les verrous en étaient tirés. C’était par le vasistas que Didier apercevait le toit vitré de la cour.

 

L’arrière-boutique communiquait avec le magasin par une ouverture sans porte, mais comme les deux pièces n’étaient pas de niveau on descendait dans le magasin par un escalier de trois vieilles marches…

 

Fric-Frac s’était assis à la droite du « Parisien », qui avait le Bêcheur à sa gauche. On eût dit un tribunal et ce fut naturellement le président, M. de Saynthine, qui prit la parole.

 

« Nous ne prononcerons pas de mots inutiles, annonça-t-il. Je vais au fait immédiatement. Quand M. d’Haumont a quitté son entreprise aurifère de la Guyane, celle-ci était particulièrement prospère, ce qui lui a permis d’emporter en Europe environ deux millions de francs de poudre d’or. En France, M. d’Haumont a pu faire un riche mariage. Mme d’Haumont a apporté en dot : d’abord une fortune personnelle qui lui venait de sa grand-tante maternelle, fortune évaluée à sept cent mille francs…

 

– Pardon ! interrompit le Bêcheur, pardon ! il y a là une petite erreur. D’abord cette fortune personnelle est évaluée exactement à (il feuilleta un dossier, s’arrêta à un chiffre) sept cent quarante-cinq mille francs. Mais cette fortune venait à Mme d’Haumont pour six cent mille francs de sa grand-tante maternelle, qui avait déshérité la mère de Mme d’Haumont, Mme de la Boulays, douairière, à cause de sa conduite qu’elle réprouvait… À ce chiffre sont venus s’ajouter cent quarante-cinq mille francs hérités par Mlle de la Boulays d’un frère de M. de la Boulays qui a laissé à M. de la Boulays le restant de sa fortune, dans les quarante-cinq mille francs, exactement (nouvelle recherche dans un nouveau dossier) quatre cent trente-deux mille huit cents francs, tous frais payés, lesquels quatre cent trente-deux mille huit cents francs et les intérêts produits pendant cinq ans dont il ne serait pas difficile d’établir le chiffre, ont été donnés personnellement à sa fille par M. de la Boulays, ce qui fait un total de un million cent soixante-dix-sept mille huit cents francs de dot, sans compter les intérêts susdits.

 

– Voilà une belle corbeille de noces ! reprit M. de Saynthine… et nous n’avons parlé de la fortune de Mme d’Haumont que pour mémoire et pour qu’il soit bien établi que M. d’Haumont ne sera pas sur la paille le jour prochain où il aura donné les deux millions qui lui sont propres à d’anciens camarades de chantier qui ont travaillé avec lui de longues années et sans l’appui dévoué et infiniment discret desquels il ne serait rien aujourd’hui ! »

 

Ayant dit, M. de Saynthine se pencha vers Didier et comme celui-ci gardait un sombre silence, il ajouta :

 

« Je ne sais pas si je me suis fait suffisamment comprendre ?

 

– Oui, finit par répondre M. d’Haumont. Malheureusement, c’est beaucoup trop cher ! »

 

Il y eut un silence. Ce fut Fric-Frac qui le rompit en disant :

 

« Il fallait s’y attendre ! Il va « liarder » !

 

– Non ! reprit M. de Saynthine. M. d’Haumont ne « liardera » pas. Il réfléchira que ça aurait pu être encore plus cher ! Il appréciera la délicatesse dont nous avons fait preuve en lui permettant de s’acquitter avec nous, sans avoir à toucher à la fortune de sa femme !

 

– La fortune de Mlle de la Boulays (il n’osa dire de Mme d’Haumont) ne m’appartient pas ! Je ne toucherai pas à un sou de la fortune de Mlle de la Boulays ! déclara Didier.

 

– Que M. d’Haumont se calme… puisqu’il n’est pas question de la fortune de sa femme et que nous ne lui réclamons rien de ce chef ! répliqua M. de Saynthine.

 

– On me permettra tout de même de faire remarquer, interrompit le Bêcheur, que M. d’Haumont a tort de dire que la fortune de sa femme ne lui appartient pas ! Elle est à lui aussi bien qu’à elle. Il peut en disposer entièrement, car M. et Mme d’Haumont sont mariés sous le régime de la communauté légale… M. d’Haumont voulait que cette communauté fût réduite aux acquêts, mais Mme d’Haumont, avec un désintéressement que l’on ne saurait trop louer, a exigé qu’il n’en fût rien ; et M. de la Boulays lui-même a dû s’incliner. Du reste, il l’a fait d’autant plus facilement qu’il savait avoir affaire à un parfait honnête homme qui saurait gérer avec soin et économie les intérêts de la communauté !

 

– Bavardage ! grogna Fric-Frac… Faudrait que M. d’Haumont se décide : est-ce oui, est-ce non ? »

 

Didier dit :

 

« Je suis prêt à vous donner tout ce qui m’appartient ! »

 

Les trois autres, à ces paroles, tressaillirent déjà d’une parfaite allégresse, quand M. d’Haumont se prit à ajouter :

 

« Malheureusement pour vos prétentions, que je trouve énormes, je ne possède plus que cent cinquante mille francs ! »

 

Un peu interloqués par cette déclaration inattendue, les trois compères finirent par rire.

 

« Elle est bien bonne ! explosa Fric-Frac. À qui ferez-vous croire une bourde pareille ? »

 

M. de Saynthine s’interposa :

 

« Je croyais pourtant, fit-il, m’être exprimé avec une certaine clarté… deux millions à nous, l’honneur, la gloire, le bonheur, la sécurité, l’amour et encore un million à vous !

 

Un million cent soixante-dix-sept mille huit cents francs, corrigea le Bêcheur. Il me semble qu’avec le lot qu’on vous laisse vous n’êtes pas à plaindre !

 

– Nous sommes trop bons ! affirma monsieur Toulouse, qui commençait à s’énerver et qui donnait un grand coup de poing sur la table, vous allez voir qu’il va falloir employer les grands moyens ! »

 

M. de Saynthine posa sa main sur le bras de « monsieur Toulouse ».

 

« Silence ! ordonna-t-il. Nous ne sommes ici, ni pour crier, ni pour plaisanter. »

 

Il prononça ce dernier mot en se retournant sur Didier :

 

« Je vous prie, monsieur, de nous répondre sérieusement !

 

– Je vous affirme, le plus sérieusement du monde, qu’il ne me reste personnellement que cent cinquante mille francs. J’ai donné le reste à l’État ! »

 

Cette fois, ils le regardèrent dans un silence effaré. M. d’Haumont n’avait certes pas l’air de « plaisanter ». Cependant, Fric-Frac ne put s’empêcher de frapper à nouveau la table de son poing rageur :

 

« Il se paie nos têtes ! Ça n’est pas possible !

 

– Moi je n’en crois rien ! » déclara le Bêcheur avec un mince sourire.

 

Mais le Parisien fit :

 

« Il en est bien capable !

 

Vous pourrez en avoir la preuve quand vous voudrez ! » reprit Didier impassible.

 

Alors, le Bêcheur et Fric-Frac s’unirent dans une même indignation. Ils se rappelaient ce que le Parisien leur avait dit du caractère de Palas et des coups de tête dont il était capable !

 

« Ah ! le cochon ! s’il a fait cela, il nous a volés ! » gémit « monsieur Toulouse. »

 

Le Bêcheur se leva et, perdant toute retenue, il se mit à tutoyer M. d’Haumont comme autrefois il tutoyait Palas :

 

« Si tu crois qu’on est venu de si loin pour cent cinquante mille francs !

 

– Cinquante mille francs ! reprit Fric-Frac, qui savait compter au moins aussi bien que le Bêcheur… Ah ! mais, on croit rêver !

 

– Soit ! fit tout à coup le Parisien, qui avait réfléchi. On contrôlera et tant pis pour toi si tu nous as menti ! et tant pis pour toi aussi si tu as dit vrai !

 

– Pour sûr qu’il nous conte des « flambeaux » !

 

– Silence ! ordonna le Parisien. C’est son affaire ! La nôtre, après tout, est de toucher ! Si tu n’as plus le sou personnellement…

 

– Eh parbleu ! qu’il nous donne la fortanche de sa chenille ! (la fortune de sa femme). »

 

Didier se leva, pâle comme un mort.

 

« Où que tu vas ? lui crièrent-ils.

 

– Je m’en vais parce que je n’ai plus rien à vous dire… Mes cent cinquante mille francs sont à vous ! c’est à prendre ou à laisser ! Vous ne pourrez me dénoncer sans vous perdre vous-mêmes. Vous n’aurez pas un sou de plus ! Vous réfléchirez ! Je ne tiens pas à la vie ! Vous aurez ces cent cinquante mille francs-là ou rien du tout !

 

– Assieds-toi, Palas ! et raisonnons un peu ! Ce serait dommage pour tout le monde de nous quitter comme ça… » repartit M. de Saynthine…

 

Maintenant ces messieurs ne posaient plus ! Ils se laissaient aller à leur naturel, celui que le bagne leur avait donné pendant plusieurs lustres ; ils parlaient argot et ils le tutoyaient. Ils étaient redevenus des camarades prêts à s’entendre ou à se crever. Ils l’appelaient à nouveau Palas.

 

Palas était resté debout.

 

« Tu n’as pas encore compris une chose, Palas ! c’est que nous ne voulons pas te faire chanter ! Un chantage, ça n’en finit plus ! Si nous acceptions tes cent cinquante mille francs, nous en aurions pour trois mois ! et ça recommencerait. On ne peut rien faire avec cent cinquante mille francs, à trois ! Il n’y a même pas de quoi faire un seul honnête homme ! Mais si tu es raisonnable, tu nous sortiras une bonne fois de la mouise. Ce que tu as, tant par ton mariage qu’autrement, nous te demandons de le partager avec nous !

 

– Il faut qu’il nous donne un million et il n’entendra jamais plus parler de nous ! je m’y engage ! » proclama Fric-Frac.

 

Et il leva la main et il cracha par terre.

 

Le Bêcheur prit à son tour la parole :

 

« J’ai ici la liste des titres apportés par Mme d’Haumont. Il y en a un gros paquet qui peut être bazardé tout de suite, et les autres ne présenteront pas de grosses difficultés. Palas est libre de faire ce qu’il veut de ces titres-là. Sa signature suffira. Il n’a pas besoin de donner d’explications, et s’il veut en fournir, c’est bien simple ! Il y a des titres qui ont remonté, il en profite pour les vendre ! Il y en a qui baissent, il s’en débarrasse avant qu’ils soient réduits à rien ! C’est lui qui a la gérance de la fortune. C’est son devoir de faire du « remploi ». Je me charge, moi, du remploi ! Il n’a qu’à donner sa signature. Il verra quel homme d’affaires je suis… Mme d’Haumont ne se doutera de rien ! On vous laisse les propriétés, la terre, et il y a encore l’héritage du papa beau-père ! T’es pas à plaindre ! Seulement, il faut t’asseoir, mon vieux, et prendre une plume ! Nous avons déjà trop bavardé ; le temps passe et nous n’avons encore rien fait de propre ! »

 

Ils regardèrent tous trois Didier qui était toujours debout, très pâle, les yeux mi-clos, son revolver à la main.

 

Ils ne craignaient pas son « rigolo ». Ils savaient bien que cet homme était incapable de faire trois cadavres. Ce n’était pas un Chéri-Bibi celui-là, et puis ce n’était pas un moyen de fuir le scandale que de s’en aller avec trois cadavres derrière soi ! Et puis ils ne se seraient pas laissé faire, on pense bien !

 

Non, ce qu’ils redoutaient maintenant en voyant cet homme si pâle, en dévisageant ce secret désespoir auquel ils l’avaient acculé, c’était que Palas n’usât de son arme contre lui-même ! Ma foi, il avait bien l’air d’un homme qui allait se tuer.

 

Ils saisirent cela d’instinct et Fric-Frac et le Bêcheur n’eurent point besoin du coup d’œil rapide de M. Saynthine pour le comprendre. M. de Saynthine fit aussitôt d’un air « bon enfant » :

 

« Au fond, il suffit que nous soyons d’« accord » en principe ! Nous ne sommes pas à un jour près ! La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui vis-à-vis les uns des autres sera la même demain. Et nous disposons toujours des mêmes armes pour la faire cesser si nous voyons qu’elle se prolonge ! Que M. d’Haumont montre de la bonne volonté et il n’y aura rien de cassé !

 

« Sans doute, nous ne pouvons sans dommage dénoncer M. d’Haumont à la police, mais il ne s’agit pas de la police ! L’idée que Mme d’Haumont peut rester longtemps encore, peut-être toujours – cela dépend de lui – ignorante de choses qu’elle n’a point besoin de connaître, activera la résolution de notre ancien compagnon ! Que M. d’Haumont prenne déjà les dispositions nécessaires au transfert des cent cinquante mille francs qu’il veut bien nous abandonner et nous reparlerons du reste dans huit jours… »

 

Didier se raccrocha à l’espoir suprême d’une entente possible.

 

« Il faut, dit-il, que je rentre chez moi maintenant ; je ne reviendrai plus ici. Je me rencontrerai avec M. de Saynthine, un soir que je lui ferai savoir, dans un endroit convenable et discret. Il recevra un avertissement ici. Dans quatre jours, nous nous serons définitivement entendus ou nous reprendrons chacun notre liberté ! »

 

M. de Saynthine avait jeté un nouveau coup d’œil à ses acolytes.

 

« Eh bien, c’est entendu ! dit-il. Et puissent ces quatre jours de réflexion t’apporter un bon conseil. Au revoir Palas ! Va ouvrir la porte de la rue, monsieur Toulouse !… »

 

Fric-Frac descendit dans le magasin. Didier le suivit.

 

Le Parisien souffla au Bêcheur :

 

« Les grands moyens ! »

 

Le Bêcheur n’eut que le bras à étendre et à appuyer la main contre le mur pour que, au moment même où Didier pesait de tout son poids sur les marches du petit escalier qui descendait au magasin, celles-ci s’effondrassent.

 

Didier poussa un cri, leva inconsciemment les bras en l’air et tomba. Les trois autres étaient déjà sur lui.

 

Son revolver avait roulé sur le pavé du magasin. Il était désarmé et, dans la situation où il se trouvait, presque dans l’impossibilité de secouer la grappe humaine qui l’étouffait.

 

Alors il fit entendre un sourd rugissement, auquel les autres répondirent par de hideux éclats de rire.

 

Mais voilà qu’en une seconde la petite fête prit une autre tournure. Aux gémissements de Didier répondit une sourde clameur mêlée à un terrible fracas.

 

Sous un poids énorme, le toit de verre de la courette se brisait et la porte qui faisait communiquer cette cour avec l’arrière-boutique était défoncée du coup.

 

Une forme humaine venait de rouler jusqu’aux pieds des bandits…

 

Tous trois s’étaient redressés, lâchant leur proie, et avaient jeté le même cri : « Chéri-Bibi ! »

 

Entrepris par une invincible épouvante, ils eurent un mouvement de recul ; mais voyant Chéri-Bibi toujours affalé, ils comprirent qu’il était grièvement blessé ; alors ils bondirent sur lui et le Parisien lui déchargea son revolver à bout portant dans la poitrine !

 

Mais Chéri-Bibi avait saisi l’arme, et les balles allèrent frapper le mur, après lui avoir éraflé la main, qui se mit à saigner abondamment… Les misérables étaient sur lui comme à la curée. Redoublant de haine pour ce monstre qui venait jusque chez eux se mêler de leurs affaires, ils allaient peut-être le mettre en morceaux, car Palas, singulièrement coincé dans le trou de l’escalier, essayait en vain de se dégager, quand il y eut des cris dans la rue ; la porte du magasin sauta, des policiers se précipitèrent.

 

Le Parisien, Fric-Frac et le Bêcheur, aux premiers coups frappés contre la devanture, s’étaient jetés au fond de la cour et se tenaient dans un escalier obscur par lequel, en tout état de cause, ils avaient dû préparer leur fuite.

 

Les policiers s’étaient élancés sur leurs pas, passant devant les deux corps étendus sans plus s’en préoccuper pour le moment.

 

Chéri-Bibi et Palas restèrent seuls un instant. On entendait l’appel des policiers dans les couloirs, les escaliers et jusque dans la rue.

 

Chéri-Bibi se souleva vers Palas, essaya de se remettre sur ses jambes, mais il devait avoir un pied cassé, car il retomba en grondant : « Fatalitas ! j’ai une patte molle ! »

 

XXIII

Le héros et le bandit

 

Palas avait pu enfin sortir de sa chausse-trappe. Il courait à Chéri-Bibi. En entendant le forçat lui annoncer qu’il avait une jambe cassée, il ne put retenir une sourde exclamation.

 

« Et maintenant, cavale ! lui souffla Chéri-Bibi, pendant qu’il en est encore temps ! Il est moins cinq broquilles (cinq minutes) si tu veux en réchapper !… T’occupe pas de moi ! Je ne peux plus remuer ma jambe de laine !… Écoute : au fond de la cour à droite, passe par la piaule du biffin (chiffonnier), n’y a personne ! Tu sautes au montant (escalier) de droite, les autres courent à gauche ! Arrive aux mansardes… Trotte sur les toits jusqu’au coin de la petite place… Descends comme tu pourras ! Tu trouveras là l’auto avec ton ami Hilaire. Il sera pas épaté de te voir, il nous attend ! Bonne chance !… »

 

Palas s’était penché et avait passé un bras sous les aisselles de Chéri-Bibi. D’un effort puissant, il le souleva :

 

« Què qu’ tu fais », fit l’autre qui était en train de bander sa main ensanglantée avec un mouchoir grand comme une serviette.

 

« Je t’emporte ! fit simplement Palas. Tu n’imagines pas que je vais te laisser ici !…

 

– Ah ! n… de D…, tu vas me f… la paix ! dis ! Moi, j’ suis f… j’ te dis que j’ai une jambe de laine ! T’as pas l’idée de m’emporter comme une poupée ! Tu ne sais pas ce que je pèse ! Et pis f… le camp ! mais f… le camp ! L’arnac (la police) va revenir ! Tu vas te faire pincer !… et tu ne me sauveras pas ! tu seras bien avancé !

 

– Écoute, Chéri-Bibi, c’est toi qui as chouriné le Caïd ! On recherche son assassin. Cette fois, tu n’y échapperas pas de la veuve (la guillotine) je ne te laisserai pas là ! »

 

Il s’était agenouillé, avait pris les bras de Chéri-Bibi et le chargeait sur ses épaules !

 

Chéri-Bibi lui sanglota dans le cou :

 

« Ah ! bien, ça c’est le plus beau que j’aie jamais vu de ma vie !… S’il y a un Dieu, qu’il nous protège !… Et maintenant, laisse-moi glisser, puisque tu le veux absolument, je m’appuierai à ton épaule, tu me soutiendras… Mais si tu les vois arriver, plaque-moi !… »

 

Ils traversèrent la cour qui était toute noire : c’était une manière de puits sur lequel donnaient d’infâmes logements qui paraissaient vides, car il n’y avait personne aux lucarnes. Toute la gent misérable qui grouillait là se tenait chez elle, ne voulant point connaître l’affaire et ne se mêlant du reste à ces drames que pour aider les « monte-en-l’air » à échapper aux « cognes ».

 

Chéri-Bibi guidait Palas. Depuis qu’il savait que son ancien patron était décidé à se rendre à l’appel des « fagots », il avait dû étudier les lieux. Ce n’était point du ciel qu’il était tombé au milieu de la bagarre.

 

Bientôt, ils furent dans un escalier si étroit que Palas avait de la peine à tourner avec son fardeau.

 

« Lâche-moi, mon vieux ! lâche-moi. Je te dis que tu vas te faire pincer !… Une vieille carne comme moi, qu’est-ce que ça peut te f… »

 

L’autre montait toujours… Pendant ce temps, « l’arnac » comme ils disaient, était redescendue par un autre escalier. Les policiers qui avaient perdu la piste des trois bandits, mais qui pensaient qu’ils ne pouvaient leur échapper finalement à cause des dispositions prises tout autour du pâté de maisons, repassaient par la boutique et s’arrêtaient stupéfaits de ne plus retrouver l’homme, ni son compagnon qui semblait si sérieusement blessé ! Ils ne trouvaient plus que des traces de sang…

 

Ils allèrent à la porte de la rue… Là, les policiers de garde déclarèrent que personne n’était sorti !…

 

« Bizarre ! fit un inspecteur de la Sûreté. Par où donc ces deux oiseaux-là se sont-ils envolés ? Il y en avait un qui paraissait avoir la patte cassée et l’autre était bien mal en point. M’est avis que les victimes doivent être encore plus intéressantes à retrouver que les assassins ! »

 

Il suivait sur les dalles les traces de sang. Elles le conduisirent à la courette, à la bauge des chiffonniers, à l’escalier sordide qui escaladait les murs humides de la bâtisse de droite…

 

« Doivent pas être bien loin ! »

 

Et ils se ruèrent à cette chasse nouvelle.

 

Chéri-Bibi entendit leur galop dans l’escalier. Il dit :

 

« Nous sommes f… »

 

Une porte était entrouverte sur un palier. Palas poussa.

 

Une petite fille et un petit garçon se mirent à jeter des cris perçants. Chéri-Bibi les regarda d’une façon si terrible que les deux enfants se turent instantanément, mourant d’effroi.

 

Palas avait tourné la clef dans la serrure. Les agents passèrent sur le palier sans s’arrêter, continuant vers les toits.

 

Malheureusement, dans le même moment, survint la mère qui s’était absentée pour faire une course dans le quartier ou pour bavarder avec quelque voisine et qui accourait retrouver ses petits, dans l’angoisse que lui causait tout le tumulte dont la maison était pleine. Elle fut stupéfaite de ne pouvoir ouvrir sa porte.

 

Elle appela : « Didi ! Gégé ! » Aussitôt les petits revinrent à la vie et se mirent à miauler de nouveau et puis, tout à coup ils se turent devant les yeux épouvantables de Chéri-Bibi !

 

La mère secouait la porte avec furie :

 

« Mais qu’est-ce qui a fermé cette porte ? Ce n’est point les petits ! Didi ! Gégé ! »

 

Nouveaux cris, nouveau silence !

 

Crise de désespoir de la mère sur le palier. Retour des agents. Elle leur expliqua qu’elle venait de rentrer chez elle, qu’elle avait trouvé la porte fermée à clef, que ses petits étaient seuls et qu’il devait se passer quelque chose d’affreux ! Dans le moment, les enfants jetèrent des clameurs d’écorchés. Le souffle leur était revenu, car Chéri-Bibi ne les regardait plus. La mère hurla…

 

« Parbleu ! Ils sont là ! » firent les agents.

 

Alors la mère comprit et fut prise d’une épouvante sans nom. Elle se rua contre la porte en vomissant des imprécations :

 

« À l’assassin ! À l’assassin ! On assassine mes enfants ! »

 

Les agents essayaient d’enfoncer la porte, mais cette femme les gênait et lorsqu’ils voulaient l’écarter, elle leur labourait le visage de ses griffes. Elle devenait folle…

 

Dans la chambre, Palas avait ouvert une fenêtre qui donnait sur une ruelle déserte, une espèce de cul-de-sac. Chéri-Bibi s’était traîné jusque-là et ils regardaient.

 

Il y avait une gouttière retenue au mur par des grappins de fer. C’était le dernier espoir ! En s’aidant de cette gouttière, on pouvait atteindre des échafaudages, et de là, gagner un toit.

 

« Va ! souffla Chéri-Bibi. Adieu ! Ne t’occupe plus de moi ou je me f… par la fenêtre ! »

 

Encore cette fois, tout ce que put dire Chéri-Bibi ne servit de rien… Comment Palas accomplit-il le miracle de le prendre avec lui, de le sauver avec lui ? Voilà ce qu’il n’eût pu dire cinq minutes plus tard !

 

Ils se trouvaient à l’avant-dernier étage et les étages étaient très bas. Les crampons tenaient solidement. La corniche de l’autre fenêtre au-dessus servit également de point d’appui à Palas !

 

Ils purent croire qu’ils allaient être précipités. On entendait toujours les cris des enfants, de la mère, des agents, et les coups formidables dont on ébranlait la porte qui, heureusement, était solide, comme il arrive dans les très vieilles maisons.

 

Enfin, ils atteignirent le toit, se trouvèrent en face d’une fenêtre, traversèrent une chambre vide qui, par une autre fenêtre, donnait sur un autre toit. Ils s’y jetèrent mais là, ils se heurtèrent à une cheminée et faillirent rouler dans la rue.

 

Palas commençait à souffler comme une forge.

 

Ils entendaient la poursuite des agents qui avait repris sur les toits et les cris qu’ils échangeaient avec ceux de la rue.

 

Chéri-Bibi guidait toujours la marche de plus en plus difficile de Palas, qui le portait presque.

 

« Là ! arrête-toi ! tout le monde descend ! »

 

Ils se glissèrent par une lucarne, furent dans une soupente, traversèrent un escalier.

 

« Lâche-moi, je vais descendre à cloche-pied ! »

 

Palas ne l’entendait même pas.

 

Des figures effarées se montrèrent sur le pas des portes.

 

« Couchez-vous tous ! n… de D… ! leur jetait Chéri-Bibi, que je ne vois plus vos g… ! Faites le mort, ou je vous rentre dedans !

 

« Encore une minute et nous sommes à l’auto ! souffla-t-il à Palas. Tout de même, je ne t’aurais jamais cru aussi fort ! Il est vrai que dix ans au pré, ça donne des muscles ! »

 

Enfin ils arrivèrent dans le couloir du rez-de-chaussée, d’où ils allaient pouvoir faire signe à l’auto ! Après, on n’avait plus qu’à démarrer en vitesse.

 

« J’entends le teuf-teuf ! La Ficelle a compris ! Il nous attend ! Il a mis son moteur en marche. »

 

Palas, qui avait toujours son fardeau formidable sur l’épaule, risqua un coup d’œil dans la rue.

 

« Oui ! fit-il, l’auto est là !

 

– Mais non ! elle n’est pas là ! glapit aussitôt Chéri-Bibi. Fatalitas ! c’est l’auto des agents ! »

 

Et il pensa que M. Saynthine et ses acolytes avaient réussi, dans leur fuite, à se jeter avant eux dans la voiture conduite par Hilaire, ce qui n’était pas évidemment dans le plan de Chéri-Bibi… Mais Chéri-Bibi, dans cette affaire, avait tout prévu…, sauf l’intervention de la police…

 

Soudain, ils aperçurent les agents qui bondissaient dans leur auto et qui ordonnaient à leur chauffeur de faire le tour de la vieille ville…

 

Et immédiatement après leur départ survenait la limousine avec M. Hilaire…

 

Chéri-Bibi et Palas firent un mouvement hors de leur couloir… Hilaire les aperçut et leur fit signe…

 

M. Hilaire vit venir à lui deux ombres énormes, l’une portant l’autre…

 

Il aida Palas à installer Chéri-Bibi :

 

« Tu es arrivé à semer Saynthine ?… souffla Chéri-Bibi…

 

– Et comment ! » répliqua M. Hilaire, qui venait simplement de déposer Mlle Zoé à son hôtel et qui s’attendait à un accueil farouche de Chéri-Bibi. Il encaissa les compliments et sauta au volant : « Au cap Ferrat ! et mets-en tant que tu peux ! » commanda le bandit…

 

L’auto repartit. Presque aussitôt la voiture dans laquelle s’étaient jetés les agents revenait sur la place et voyant devant elle la limousine démarrer en trombe, lui courait sus :

 

« Si tu ne les sèmes pas aussi, ceux-là, nous sommes f… ! » hurla Chéri-Bibi.

 

XXIV

Un ange veillait

 

Au tournant du pont Saint-Jean, par lequel on entre dans la presqu’île qui conduit au cap Ferrat, M. Hilaire arrêta l’auto, se jeta en bas et cria :

 

« Descendez ! ils nous gagnent ! mon moteur a des ratés ! dans une minute ils seront sur nous ! Mais moi je vais continuer, ils me poursuivront croyant que vous êtes toujours dans l’auto. Je m’en tirerai toujours ! allez !

 

– Je reste avec la Ficelle, lâche-moi ! » cria encore Chéri-Bibi à Palas.

 

Mais, aidé de la Ficelle, Palas chargea de nouveau Chéri-Bibi sur ses épaules et tous deux se jetèrent en bordure de la route, derrière un talus. Aussitôt la torpédo des agents réapparut, la Ficelle était reparti !

 

Cependant, la voiture des agents s’arrêta, elle aussi, au tournant du pont Saint-Jean. Il y eut un conciliabule. Ils devaient se douter de quelque chose, avaient dû voir l’auto s’arrêter, si bien que leur troupe se divisa en deux : la moitié continua sa route dans la voiture, l’autre moitié traversa le pont.

 

Palas avait profité de cette hésitation pour faire un peu de chemin à couvert, derrière un mur. À Chéri-Bibi, qui le suppliait une dernière fois de l’abandonner sur la route, il disait :

 

« J’ai repris des forces, ça va !… La presqu’île est un labyrinthe ! Ils ne nous trouveront pas dans la nuit ! Dans un quart d’heure, nous aurons atteint les jardins de la villa. Là, nous sommes sauvés ! »

 

À la villa, Françoise était dans des transes mortelles, l’absence de Didier se prolongeant dans un moment où l’esprit de la pauvre femme, encore hallucinée par l’effroyable vision, ne parvenait point à se ressaisir. Mme d’Haumont commençait de se laisser aller à un désespoir qui pouvait l’étouffer, car elle ne l’exprimait pas. Cette inquiétude farouche qui étreignait son cœur n’était visible pour personne.

 

Elle avait eu la force de se lever ; elle avait revêtu un peignoir et s’était étendue sur un canapé dans le petit salon boudoir du premier étage qui faisait suite à leur chambre. Elle avait fait allumer une lampe et elle avait pris un livre ; et elle avait congédié la femme de chambre. Elle avait prié qu’on la laissât seule jusqu’au moment du retour de M. d’Haumont.

 

Elle paraissait calme. Ce qu’elle avait vu était si horrible et si inexplicable, qu’elle sentait avant tout qu’il ne fallait point qu’il pût soupçonner, lui, qu’elle avait pu voir, elle, une chose pareille !… Et pour qu’il ne pût soupçonner cela, elle s’essayait devant les domestiques à cette impassibilité nonchalante et à cette apparence de faiblesse purement physique qui tromperait Didier !

 

Car il fallait le tromper pour essayer de savoir ! Pour essayer de comprendre ! Pour arriver à cela, elle ne devait compter que sur elle-même !… Le secret de son mari prenait des proportions telles, et se présentait dans des ténèbres si redoutables, qu’elle imaginait facilement que Didier ferait tout pour l’en écarter plutôt que de lui avouer une vérité, qui devait être d’autant plus terrible, qu’il la lui avait plus jalousement cachée !

 

Elle ne voulait point l’acculer au mensonge, à l’invention, aux expédients. Cela eût été indigne d’elle, indigne de son amour ! Elle prendrait tout le mensonge pour elle : c’était nécessaire ! Et quand elle saurait, à force de patience et de ruse sublime, elle ferait comme si elle ne savait pas, puisqu’il était nécessaire qu’elle ne sût rien ! Est-ce que Didier qui l’adorait et qui serait mort de douleur si elle avait épousé un autre homme (de cela elle était sûre), est-ce que Didier, pour n’avoir pas à partager avec elle son secret, n’était pas allé jusqu’à lui conseiller d’accepter la demande en mariage de Gorbio.

 

Il avait fallu des circonstances inouïes, pour déterminer Didier à lui dire : « Je t’aime ! » Comment n’aurait-elle pas compris que s’il savait maintenant qu’elle savait, elle aurait à redouter qu’il ne lui dise plus jamais : « je t’aime ! » Peut-être s’enfuirait-il ? Peut-être se tuerait-il ? Leur union n’avait été possible, elle le voyait bien, que parce que Didier avait un instant oublié ce quelque chose qu’il ne fallait pas qu’elle sût ! Allait-elle, par une question indiscrète, par une maladresse définitive, la lui rappeler, cette chose dont elle avait surpris, une seconde, la face épouvantable !

 

Non ! non ! elle ne dirait rien, et si elle voulait savoir, c’était pour lui rendre plus facile, à lui, sa tâche effroyable de dissimulation vis-à-vis d’elle !… Car maintenant, elle voyait bien qu’il ne s’agissait plus d’une ancienne histoire d’amour ou de quelque aventure banale d’autrefois dont il se serait, vis-à-vis d’elle, exagéré l’importance… Non ! non ! il y avait autre chose ! Après ce qu’elle avait aperçu, elle ne pouvait douter de la monstrueuse horreur de cette chose-là ! Mais… sans qu’il en sût jamais rien, elle allait veiller avec un soin farouche de tous les instants autour de leur amour et sa foi dans Didier éloignerait le malheur.

 

Car encore elle ne doutait point de lui et peut-être ne l’en aimait-elle que davantage qu’il fût ainsi accablé par le destin ! Ces pensées l’embrasaient, l’exaltaient, la ressuscitaient ! Bien qu’il eût serré dans ses bras ce monstre, elle aimait toujours Didier !

 

Où était-il à cette heure ? Pourquoi ne rentrait-il point ? Cette histoire qu’on lui avait contée sur la nécessité où il avait été de se rendre à la place, elle n’y croyait point ! Elle se redressa. Elle avait entendu des voix. Soudain, on sonna violemment à la grille. Elle courut à la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon qui faisait le tour du premier étage. Derrière les rideaux, elle regarda. La nuit était assez claire pour qu’elle distinguât une petite troupe de quatre ou cinq hommes qui appelaient. Un domestique accourait vers eux, leur ouvrait et ils se répandaient dans le jardin en courant.

 

Des mots parvinrent à son oreille.

 

« La police ! » murmura-t-elle, et elle s’affaissa sur le canapé.

 

À ce moment, bien que toutes les fenêtres fussent closes, elle entendit distinctement la voix de son mari qui disait sur le balcon : « Tout est fermé ! nous sommes fichus ! » Elle étouffa un cri et tourna la tête. Alors, au-dessus du brise-bise de la fenêtre qui donnait sur le balcon, derrière une plantation de mimosas géants qui cachait ce coin de la façade, elle aperçut un groupe inouï, son mari ployant sous le poids du monstre !

 

Elle eut la force de se lever, d’ouvrir sans bruit une fenêtre qui était à l’autre extrémité du balcon et de se jeter dans la chambre obscure…

 

Du fond de cette chambre, elle vit Didier se glisser dans le boudoir, refermer la fenêtre. Quant au monstre, il avait roulé sur le palier ; Didier n’eut que le temps de pousser l’homme sous le canapé et de se jeter derrière un rideau. On frappait à la porte !

 

Alors Françoise rentra dans le boudoir, revint s’étendre sur le canapé, reprit son livre et dit : « Entrez ! »

 

 

 

 

 


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Janvier 2006

 

 

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