Gaston Leroux

 

 

 

CHÉRI-BIBI ET CÉCILY

 

 

 

Premières Aventures de Chéri-Bibi

 

 

 

(1913)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  «La morue à l’espagnole ». 3

II  Cécily. 25

III  Un joli monsieur. 49

IV  Le duel de Chéri-Bibi 75

V  Où l’on touche au sublime. 105

VI  Voyage de noces. 142

VII  Où Chéri-Bibi goûte un bonheur éphémère. 164

VIII  Chéri-Bibi au chevet de la marquise, sa mère. 179

IX  Une ombre qui passe. 185

X  Déjeuner de famille. 200

XI  Chéri-Bibi se remet à l’ouvrage. 215

XII  Bataille. 227

XIII  Quelques autres transes. 245

XIV  Encore un petit effort. 253

XV  Reine va parler. 283

XVI  Fatalitas ! 300

À propos de cette édition électronique. 328

 

I

«La morue à l’espagnole »


Cinq mois après les événements que nous venons de raconter, dans Les Cages flottantes, la Ficelle, qui avait six millions dans sa malle, débarquait à Palmerston, petite capitale naissante du territoire du nord, dans l’Australie septentrionale. Un bon port, quelques baraques, quelques églises et temples en bois, quelques maisons en briques ; la Ficelle ne s’arrêta point aux beautés du paysage. Il lui avait semblé apercevoir, au loin, sur rade, un gros navire à l’ancre qui ressemblait à l’Estrella ; cependant il n’en avait pas reconnu les dernières couleurs. Depuis son départ, le transport avait peut-être changé plusieurs fois d’habits, de pavillon, de nom. Quelles avaient été ses aventures ? Ah ! quelles nouvelles attendaient le pauvre la Ficelle ?

 

Après avoir déposé son bagage à l’hôtel, il courut à la poste et il en sortit avec une lettre à l’adresse qui lui avait été indiquée quand il se heurta à un gros petit homme qui lui roulait entre ses jambes :

 

« Petit-Bon-Dieu ! !

 

– La Ficelle !

 

– Ah ! bien, mon vieux !… On se retrouve ! Vite ! des nouvelles de Chéri-Bibi !

 

– Parle-moi d’abord des tiennes… Ça a marché l’opération ?

 

– Oui, je suis paré. Mais Chéri-Bibi, je te demande ?

 

– Du moment que tu as réussi, fit Petit-Bon-Dieu, ce sera pour nous tous une grande consolation.

 

– Chéri-Bibi, je te demande ?

 

– Chéri-Bibi est mort, mon pauvre vieux ! »

 

La Ficelle lui tomba dans les bras. Il avait reçu le coup au cœur. Petit-Bon-Dieu lui donna des soins énergiques et, quand il rouvrit les yeux :

 

« Où est ton bagage ?

 

– À l’hôtel !

 

– Et les millions ?

 

– À l’hôtel aussi !

 

– Eh bien, mon vieux, t’as pas peur !… Eh bien, quoi ! tu ne vas pas tourner de l’œil, peut-être !… T’as donc pas de sang dans les veines ! »

 

Il le porta plus qu’il ne le conduisit à l’hôtel, le seul de Palmerston où pouvait descendre un voyageur qui avait, dans sa malle, des millions. Petit-Bon-Dieu eut vite fait de commander une charrette. Il ne quittait pas les malles des yeux. Le bagage fut descendu, sur son ordre, dans une chaloupe où la Ficelle se laissa glisser plus mort que vif.

 

« Nagez ! » commanda Petit-Bon-Dieu aux matelots qui l’attendaient.

 

La chaloupe sortit du port et se dirigea vers la haute rade.

 

« T’as bien fait de pas perdre de temps. T’arriveras pour son enterrement ! » fit Petit-Bon-Dieu.

 

La Ficelle leva les yeux au ciel et pleura en silence.

 

« Son enterrement, c’est une façon de parler, dit Petit-Bon-Dieu, attendu qu’on va reprendre la mer pour pouvoir le jeter tranquillement à l’eau sans que les autorités s’en mêlent ! T’as compris ? Tu sais… on est toujours fâché avec les autorités. De ce côté-là il n’y a rien de changé. Mais réponds-moi ! T’as pas fini de pleurer comme un veau !

 

– Qué malheur ! soupira la Ficelle. Si je n’avais pas raté le dernier bateau à Batavia, je serais peut-être bien arrivé pour lui fermer les yeux !

 

– Non ! calme-toi… on n’a jeté l’ancre sur rade que ce matin, et il avait déjà cramsé !

 

– Mais comment qu’il est mort ? Dis-moi quelque chose !…

 

– De la même maladie que le marquis, paraît !… Seulement, le marquis, lui, il se porte bien.

 

– C’est toujours comme ça, sanglota la Ficelle. Les bons y s’en vont et les méchants y restent !…

 

– Eh bien, tu sais, nous serons rien contents de te voir revenir avec le magot ! On commençait à s’embêter ferme à bord !

 

– L’as-tu vu avant de mourir ?

 

– Oui, un peu… mais il ne disait plus rien… On voyait bien que ça tournait mal… Tout le monde a eu bien du chagrin… mais puisqu’il n’y avait rien à faire, on s’était rendu peu à peu à c’t’ idée-là. Fallait bien ! Le Kanak a tout fait pour le sauver !

 

– Oui, c’est le Kanak qui l’a tué avec tous ses trucs !… Ah ! quelle misère !… Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… je ne lui survivrai pas longtemps, bien sûr !

 

– T’aurais tort, attendu que nous voilà riches !

 

– Ah ! tu n’as pas de cœur, Petit-Bon-Dieu ! Quand je t’entends parler comme ça, tiens, j’aurais envie, bien sûr, de te faire passer le goût du pain !…

 

– Vois-tu ça !… Fallait-il que tu l’aimes !

 

– Plus que ma vie !… Si tu savais comme il a été bon pour moi ! Et puis, je te dis, c’était un brave homme, une bonne nature. Mais c’étaient les hommes qui l’avaient rendu méchant. Les hommes, et pis : la misère… et pis : la fatalité ! Fatalitas ! comme il disait toujours… Ah ! malheur !… je ne l’entendrai plus dire : Fatalitas ! en montrant le poing au ciel ! Où qu’on l’a mis ?

 

– Sur son lit de commandant. C’est sa sœur qui le veille.

 

– La bonne sœur Sainte-Marie-des-Anges ! Comment qu’elle va, celle-là ? V’là une brave fille !…

 

– Elle va bien… Tout le monde va bien.

 

– Oui, n’y a que Chéri-Bibi qu’est mort ! Dire que j’ai fait tant de chemin pour apprendre une chose pareille ! »

 

La chaloupe aborda. Le temps était maussade, la journée pluvieuse, les vents mal réglés. Tout apparaissait triste et même lugubre à l’esprit en deuil du pauvre la Ficelle. Combien cette journée de retour était différente de celle qu’il s’était promise après tant de tribulations !

 

Dans son rêve, il avait toujours vu, à la coupée, l’attendant avec confiance, la figure terrible de Chéri-Bibi, dont les traits savaient si bien s’adoucir pour lui. Et voilà qu’il apercevait la face énigmatique et qu’il avait toujours détestée, bien qu’elle fût belle et régulière, du Kanak ! Que venait-il faire parmi eux ? Pourquoi leur apporter la fortune, du moment qu’elle n’enrichissait pas Chéri-Bibi ? Il aurait voulu disparaître dans les flots avec les millions qu’il traînait avec lui !

 

Ces bandits, il les détestait. « Ils avaient commis mille horreurs. » Certainement, lui, la Ficelle, s’était bien rendu coupable de quelques indélicatesses, mais il fallait en accuser le malheur des temps, comme il avait dit pour Chéri-Bibi ; il avait bien tué, dans des circonstances excusables, semblait-il, deux « artoupans » ! Mais quoi, des artoupans, des sous-cornes, ça ne compte pas ! Ça prend tant de plaisir à soigner à coups de pied, de poing et de revolver la misère du pauvre monde ! Ainsi du moins pensait la Ficelle qui faisait déjà son examen de conscience, car il sentait qu’il ne tarderait point à rejoindre l’âme de son « poteau défunt », où qu’elle se trouvât, aux enfers probablement.

 

Il entendit, comme dans un rêve, que le Kanak lui souhaitait la bienvenue ; il serra des mains par-ci, par-là, entendit la voix de la Comtesse, celle de Gueule-de-Bois et de quelques autres auxquels il ne répondit même pas.

 

Et il se laissa conduire près de Chéri-Bibi.

 

La chambre du commandant avait été transformée en chapelle ardente. On avait jeté un grand voile noir barré d’une croix blanche sur le corps du bandit, dont la tête reposait, toute blanche, sur l’oreiller, où elle semblait dormir. Une main pendait. La Ficelle la saisit en s’écroulant à genoux. C’était une main d’ami, celle-là ! Il l’avait eue souvent dans la sienne ! Il en reconnaissait la rudesse, les callosités, les nœuds et les cicatrices, et, sur elle, il laissa couler ses larmes.

 

Puis il releva la tête pour le voir une dernière fois. Il était bien là, tel qu’il l’avait connu dans ses bons moments de repos, quand on ne le poursuivait pas trop, quand il pouvait « respirer » entre deux méchants coups que lui imposait son éternelle ennemie, la fatalité. Mais la Ficelle songea justement que Chéri-Bibi ne « respirait » plus ! Et il éclata en sanglots. Alors, il vit à côté de lui une femme qui priait, et il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges.

 

« Vous l’aimiez bien ! lui dit-il, ma sœur. Vous l’aimiez malgré ses crimes. Moi aussi. Je ne le répéterai jamais trop. Il était moins méchant qu’on ne croyait, allez ! Tout ça, c’est de la faute à la fatalitas ! »

 

Et il s’en alla en titubant.

 

Il avait commencé son panégyrique de Chéri-Bibi avec Petit-Bon-Dieu, il l’avait continué avec sœur Sainte-Marie-des-Anges, il l’acheva avec tout l’équipage. Il s’en allait de porte en porte, de batterie en batterie, de gaillard d’arrière en gaillard d’avant, en chantant les louanges de Chéri-Bibi.

 

Ce jour-là, on vit bien qu’il avait trop de peine, et on ne lui parla pas affaire. Du reste, Petit-Bon-Dieu avait rassuré tout le monde. Seulement on veillait sur ses mains.

 

Vers le soir, il pénétra chez le Kanak et, ayant fermé la porte, il se déshabilla et sortit de ses poches intérieures un million en billets de banque dont il s’était matelassé.

 

« Que la volonté de Chéri-Bibi soit faite, lui dit-il. Voilà ton million, le Kanak ! Personne n’en saura jamais rien ! Les autres millions sont dans la malle jaune. Prends-les ! Distribue-les ! Je ne veux rien voir, rien savoir, rien avoir… Je veux seulement qu’on me fiche la paix, qu’on ne m’adresse plus la parole ! »

 

Et il alla s’asseoir « à la poupe, au pied du pavillon ».

 

Le lendemain, sur le vaisseau qui avait repris sa route de corsaire vers l’archipel, furent célébrées les obsèques de Chéri-Bibi. Furent-elles civiles ? Furent-elles religieuses ? Dieu seul eût pu le dire, qui écoutait la prière de sœur Sainte-Marie.

 

En tout cas, s’il ne fut pas accueilli au ciel, il fut bien pleuré sur le bateau. Le Kanak fit un magnifique discours que les forçats écoutèrent avec recueillement et attendrissement. La Ficelle ne cessa point de faire entendre sa douleur. Et pendant que ses camarades retournaient à leurs affaires, il commença son pèlerinage à la cage, au cachot, à la cabine de Chéri-Bibi, à la cambuse où il s’était si bien défendu, à la marmite dans laquelle il s’était si bien caché, quitte à bouillir avec la soupe, enfin partout où Chéri-Bibi avait porté ses pas.

 

Comme il revenait sur le pont, il se heurta à un grand diable dans lequel il reconnut immédiatement le marquis Maxime du Touchais. Ah ! évidemment, le beau gentilhomme avait bien changé. Mais la figure, si les joues étaient moins bombées, moins pleines qu’autrefois, était toujours harmonieuse avec ses lignes un peu bourboniennes qui dénotaient la race. Le marquis avait surtout perdu du ventre, mais il avait encore cette taille et ces épaules carrées qui le faisaient remarquer dans toutes les manifestations sportives. Seulement, maintenant, il marchait un peu courbé.

 

Du reste, il n’était point tout à fait guéri, et il continuait d’être soigné par le Kanak dans cette partie spéciale de l’infirmerie qu’il avait partagée de si longs mois avec Chéri-Bibi. Ses amis avaient reçu l’ordre de ne le point fatiguer, et il vivait très isolé, parlant le moins possible, très abattu, semblait-il, par sa mauvaise fortune et attendant avec impatience le moment de la délivrance.

 

La Ficelle le regarda, passa en fermant les poings de rage. Ah ! c’est celui-là qui devrait être maintenant au fond de la mer !…

 

À ce moment, son regard croisa celui du marquis et il tressaillit, se retint à la rampe d’une échelle pour ne point tomber.

 

Quand l’autre eut disparu, il murmura :

 

« Bien, qu’est-ce que j’ai, moi ? Je ne peux pas regarder un marquis sans tomber en faiblesse ! C’est vrai que son regard m’a fait mal !… C’est peut-être parce qu’il a les yeux bleus comme Chéri-Bibi… Et dame ! tout ce qui me rappelle Chéri-Bibi, ça me chavire un peu… Tout de même, c’est pas les petits yeux ronds de l’autre qui étaient si drôles quand ils riaient avec moi !… Mais qu’est-ce que j’ai ?… Qu’est-ce que j’ai ?… Qu’est-ce que j’ai ?… »

 

C’était plus fort que lui. Une puissance inconnue et à laquelle il ne pouvait résister le poussait à revoir ces yeux-là !…

 

Et il attendit deux heures que le marquis du Touchais, qui était enfermé avec le Kanak et les principaux du bord, sortit du carré des officiers. Alors il fut déçu : le marquis avait des lunettes noires.

 

Voici ce que l’état-major avait décidé pour la sécurité de tout l’équipage. Le marquis serait déposé sur un coin de la côte de Bornéo, dans un petit village marin d’où il ne pourrait obtenir du secours par commissionnaire qu’au bout d’une vingtaine de jours.

 

De là, il regagnerait la ligne de Chine et rentrerait en France comme il lui plairait. En plus, le marquis s’engageait à ne rien dévoiler de son aventure avant deux mois, et cela sous peine des pires châtiments. C’était là un traitement rapide et de faveur qu’il obtenait au titre de propriétaire des millions de la libération. Ce programme exécuté de point en point, le marquis n’aurait jamais à craindre la vindicte de la chiourme, qui, au contraire, le considérait comme l’un de ses bienfaiteurs.

 

Quant à tous les autres naufragés, amis de du Touchais, ancien état-major, Barrachon, de Vilène et autres, ancien équipage et anciens surveillants militaires avec leurs familles, ils seraient débarqués dans une petite île déserte du Pacifique, abritée du mauvais temps par des récifs de corail, avec deux mois de vivres. Cette petite île était tout à fait en dehors des routes suivies par la navigation. Le Kanak s’arrangerait pour faire connaître aux autorités australiennes l’existence de cette nouvelle colonie, de telle sorte qu’on vînt en temps utile à son secours, dans deux mois au plus tard.

 

Naturellement l’état-major de la chiourme n’était pas assez niais pour demander le secret à tout ce monde, et voilà bien pourquoi il lui semblait bon de prendre toutes ses précautions de temps et d’espace.

 

Tous, du reste, se déclarèrent satisfaits des susdits arrangements, puisqu’il n’y avait pas à y revenir, et l’équipage, dans l’allégresse bien compréhensible où le jetait sa nouvelle fortune, ne demandait qu’à fêter un aussi heureux jour ; mais le Kanak fit observer que l’on avait procédé le matin même aux funérailles de Chéri-Bibi et qu’il fallait honorer sa mémoire en retardant toutes réjouissances publiques jusqu’au moment où l’on pourrait « s’amuser entre soi ».

 

Alors on vota des remerciements et un vin d’honneur à la Ficelle, qui ne voulut « rien savoir ».

 

On finit par respecter sa douleur.

 

L’Estrella avait mis le cap sur Bornéo. Pendant ce court voyage, la Ficelle continua de vivre avec l’ombre de Chéri-Bibi. Il était comme halluciné et on commençait, sur le bâtiment, à le considérer et à le traiter un peu comme un fou. Par moments, il parlait tout seul, ou du moins tout le monde croyait qu’il était seul, mais lui, il s’imaginait que Chéri-Bibi était à ses côtés et l’entendait. Il naviguait non point avec son souvenir, mais avec lui.

 

« Il est toujours à bord : je le sens, j’en suis sûr ! »

 

Et quand il ne croyait pas, dans son imagination surexcitée, que Chéri-Bibi se promenait avec lui sur le pont, il le cherchait.

 

Il le cherchait partout, comme si l’autre lui faisait la mauvaise farce de se cacher. Il ne mangeait guère, et, déjà si maigre, il dépérissait encore. Il semblait que la moindre brise allait le balayer du pont et le jeter aux vagues ou aux nuées. Un souffle, quoi ! Un soir, la Ficelle se laissa tomber, de plus en plus lugubre, sur un banc du pont supérieur. Il se sentait exténué, prêt à rendre l’âme. Soudain un point blanc, sur le banc, attira son attention. C’était un mouchoir que l’on avait oublié là, un mouchoir assez fin qu’il glissa machinalement entre ses doigts, mais il fut arrêté par un nœud, par un nœud énorme et de forme singulière que l’on avait fait à ce mouchoir. La Ficelle se dressa, affolé, et tremblant de tous ses membres. Ça, c’était le nœud très spécial que Chéri-Bibi faisait à ses mouchoirs quand il voulait se rappeler quelque chose. Que voulait dire ceci ?… Qui osait faire le nœud de Chéri-Bibi… sinon Chéri-Bibi lui-même ?…

 

« Je te dis qu’il n’est pas mort ! Je te dis qu’il n’est pas mort ! » lui criait quelqu’un d’invisible, mais si fort qu’il en avait les oreilles pleines.

 

Du reste, ce n’était point la première fois qu’il trouvait des traces vivantes de Chéri-Bibi sur ce bateau, depuis qu’on avait jeté son cadavre à la mer. Comme il refaisait toutes les promenades de Chéri-Bibi, il avait trouvé dans des coins des culots de pipe encore tout chauds, aux endroits mêmes où Chéri-Bibi aimait à s’asseoir pour fumer et rêver… dans des endroits où n’allait jamais personne, par exemple à l’avant, hors de la claire-voie, tout à fait sur la poulaine, où il restait là, les jambes ballantes au-dessus de la mer. Ah ! mais, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?… Il ne rêvait pas, pour sûr !… Et ce mouchoir ?… À qui donc appartenait-il, ce mouchoir qui portait le nœud de Chéri-Bibi ?… On l’avait oublié là, on viendrait peut-être le rechercher… Et il se recula, alla s’adosser au bossoir de la grande chaloupe… et il attendit… il attendit.

 

En attendant, il pensait encore à un petit événement de la veille au soir, auquel il avait eu bien tort de ne point attacher d’importance. Oh ! ce n’était pas grand-chose : quelqu’un avait toussé dans le couloir des premières, et la Ficelle en avait reçu comme un coup au cœur. Il eût juré que c’était Chéri-Bibi. Il n’avait fait qu’un bond en douceur jusqu’au couloir et là avait aperçu le marquis qui s’éloignait tranquillement, les mains dans les poches.

 

La Ficelle en eût crié de misère ! Cependant il avait bien entendu Chéri-Bibi tousser. Entre mille il eût reconnu la toux de Chéri-Bibi ; et voilà que c’était ce marquis de malheur qui toussait comme un de la chiourme !…

 

Donc la Ficelle, dissimulé derrière son bossoir, attendait… Le timonier piqua le quart de dix heures et une grande ombre un peu penchée apparut… La Ficelle, pour ne point tomber, saisit le bossoir à pleins bras… Mais tout de même, il glissa, et s’écroula à genoux, les dents claquantes… Cette ombre-là était Chéri-Bibi tout craché ! Il faisait un temps un peu trouble et la lune était couverte de nuées… La Ficelle se fût trouvé nez à nez avec le fantôme hollandais volant qu’il n’eût pas été plus épouvanté… C’était Chéri-Bibi, revenu du royaume des morts et marchant comme lorsqu’il était vivant, avec les mêmes tics, le même déhanchement, le même traînement de la jambe et la même allure chaloupée des épaules… Ah ! on ne pouvait pas se tromper ! Cette fois, ce n’était pas un rêve ! Après avoir vu, de ses yeux vu Chéri-Bibi mort, glissé dans un sac et jeté à l’eau avec un bon boulet au pied, il le revoyait vivant, se promenant tranquillement sur le pont, comme s’il commandait encore son navire !

 

La Ficelle cria :

 

« Maman ! »

 

L’autre, qui le touchait presque maintenant, s’arrêta bien en face de lui, sans le moindre émoi, et la Ficelle, les yeux dessillés, à la lueur certaine de la lune, qui venait de se nettoyer de ses nuages, reconnaissait encore, toujours le marquis !

 

Ce gentilhomme ne manifesta aucun étonnement de trouver la Ficelle à genoux et les dents claquant d’effroi. Un aussi mince personnage n’était évidemment point capable de retenir son attention. Il lui tourna le dos et continua sa promenade silencieuse, mais ce n’était plus du tout Chéri-Bibi, ni sa façon de marcher, ni de traîner la jambe, ni de chalouper. C’était bien le marquis par-derrière comme par-devant !

 

Dans le crâne de la Ficelle, les idées tournaient en une lamentable marmelade.

 

Il s’était traîné sur le pont, tel un blessé qui a perdu l’usage de ses jambes, il s’était adossé « à la muraille ». Le marquis allait, venait, comme s’il n’avait pas été là.

 

« Un drôle d’oiseau tout de même, pensait la Ficelle… un drôle d’oiseau que ce marquis depuis sa maladie. On ne le voit plus jamais avec ses amis… il ne fréquente personne… il ne parle à personne… et il attend la nuit pour venir se promener sur le pont et causer avec les étoiles ! »

 

À ce moment, le marquis, sans doute fatigué, s’assit sur le banc où la Ficelle avait laissé le mouchoir. Il aperçut le linge blanc, le saisit, le regarda et se moucha dedans. La Ficelle sentit que ses cheveux (qu’il portait longs depuis ses voyages) se dressaient sur sa tête : IL AVAIT ENTENDU SE MOUCHER CHÉRI-BIBI !

 

C’était trop pour cette nuit-là, il s’évanouit.

 

La fraîcheur du petit jour le ranima. Il regarda autour de lui. Le marquis n’était plus là. Cette partie du pont était déserte. Il rassembla ses idées : le marquis avait reconnu son mouchoir, puisqu’il s’était mouché dedans : c’était donc lui qui avait fait le nœud à la Chéri-Bibi. Le marquis, quand il n’avait pas ses lunettes, avait un certain regard à la Chéri-Bibi ; le marquis, la nuit, quand il ne se croyait pas observé, marchait comme Chéri-Bibi. On eût dit qu’il se délassait des contraintes du jour. Mais enfin, malgré tout ça, le marquis était le marquis et n’était pas Chéri-Bibi. Ah ! non, si c’était Chéri-Bibi, qu’est-ce qu’il aurait fait de ses oreilles, et de son nez camard, et d’un tas d’autres choses qui l’enlaidissaient pour tout le monde, excepté pour la Ficelle ? Tout ça était descendu à la mer, dans le sac, avec Chéri-Bibi lui-même…

 

Tout à coup la Ficelle eut un sursaut, comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Il revoyait le Kanak et la Comtesse couverts de sang, sortant de la cabine où ils tenaient prisonniers Chéri-Bibi et le marquis, à cause de cette étrange maladie qu’ils soignaient à coups de bistouri !… Il se rappelait les cris, les gémissements, puis les subits et longs silences comme il en règne chez les malades que l’on a endormis pour quelque opération… Il se souvenait encore de tout ce qui avait été dit à propos du procès du Kanak et de la Comtesse, et des lanières de chair humaine !… Eh ! eh ! est-ce qu’il était sur la trace ?… Est-ce que ?… Est-ce que ?… S’ils ne les mangeaient pas, c’était pour quoi en faire alors ?… Ils n’avaient jamais voulu dire ce qu’ils en faisaient… C’était peut-être bien, après tout, que leur truc ne leur avait pas toujours réussi… Et la preuve c’est que, à bord de l’Estrella, un des deux malades en était mort… Ah ! mais… ah ! mais… Ça devait être dangereux de changer la peau des gens, surtout malgré l’un d’eux… Ah ! mais… ah ! mais… Était-ce possible, une chose pareille ?…

 

Ah ! bien, on disait que si ! La Ficelle se rappelait qu’il avait bien ri, un soir, après la soupe, quand le maître d’équipage avait lu un article du journal Le Matin dans lequel on racontait que les chirurgiens pouvaient maintenant greffer sur un animal vivant tous les organes ou tous les membres qu’ils voulaient et qu’ils avaient pris à d’autres animaux vivants[1].

 

Eh bien, ce que les chirurgiens ne faisaient encore qu’avec les bêtes, le Kanak l’avait fait avec des gens. Seulement ça avait dû lui coûter cher de gens ! Voilà pourquoi, en cour d’assises, il avait préféré encaisser ses dix ans de travaux forcés et se taire…

 

Une aussi truculente cogitation faisait couler des gouttes lourdes de sueur le long des tempes de l’imaginatif la Ficelle. C’était-y possible, mon Dieu ! qu’on puisse comme ça changer le masque des gens !… Sans compter que si c’était possible, ça n’avait pas dû être bien difficile, car les formes de têtes, en hauteur et en largeur, de Chéri-Bibi et du marquis, étaient à peu près d’égales dimensions. Mais comment avait-on fait pour le nez… pour apporter sur le visage de Chéri-Bibi la forme du nez bourbonien du marquis ?… On avait dû certainement scier le nez de Chéri-Bibi et greffer le cartilage du marquis. Quel ouvrage ! quel ouvrage !

 

« Eh ben, il n’a pas peur, le Kanak… admirait la Ficelle. Ah ! on dit qu’aujourd’hui les chirurgiens ne reculent devant rien, devant rien !… Et puis les mains ! Il a fait la même chose avec les mains !… Et moi qui avais pris la main du mort… et qui pleurais dessus… Bien sûr, c’était la main de Chéri-Bibi… et ce n’était plus la sienne !… Ça devait être plus douloureux que tout, les mains… »

 

Il se rappelait à ce propos les gémissements horribles de Chéri-Bibi : « Pas les mains ! Pas les mains !… »

 

« Ah bien !… Ah ! bien !… si on m’avait dit ça… je ne me serais pas tant fait de bile, sûr ! Sacré Chéri-Bibi, va ! Il n’y a que lui pour nous jouer des tours pareils ! Ça, v’là un coup pour le père Bertillon ! Il peut chercher les empreintes d’épiderme, maintenant qu’on change de mains comme de gants… Et les signes sur la peau !… C’est-y que Chéri-Bibi aurait changé de peau du haut en bas ?… Ah ! bien, je regrette qu’on ait habillé le macchabée, ça m’aurait fait plaisir de les voir une dernière fois avant qu’elles partent, toutes les « fleurs de bagne » (tatouages) que Chéri-Bibi s’était fait dessiner sur la peau du palpitant !… Pauv’Bertillon, va ! Quelle affaire !… Et la longueur des oreilles ! et la hauteur du nez ! Et patati et patata !… Enfoncée, l’anthropométrie !… Ah ! là, là ! Non, c’est trop beau, c’est trop beau ! C’est pas possible !… Je bave et je dis qu’il pleut ! »

 

Et il se mit à rire comme un fou, ne sachant plus ce qu’il devait faire de toutes les idées baroques qui lui « barbotaient dans le ciboulot ». La mort de Chéri-Bibi l’avait rendu « louf », c’était sûr. Il se traîna jusqu’à sa cabine et se jeta sur sa couchette, où il continua de rêver tout éveillé, et puis vers six heures du matin, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

 

Il dormit jusqu’au soir. On était venu prendre de ses nouvelles. On s’était montré inquiet, mais il déclara dès son réveil qu’il ne s’était jamais si bien porté et qu’il avait une faim de loup. On lui demanda ce qu’il désirait manger. Il réfléchit un instant et dit :

 

« Ça ne vous regarde pas. Je vais me faire une douceur moi-même… »

 

Il s’habilla et s’en fut à son ancienne cuisine dont il avait été le dévoué mitron. Et là, il se mit à travailler sérieusement. Il se confectionna une morue à l’espagnole, plat dont il avait la savante recette et dont jadis raffolait Chéri-Bibi.

 

« Le pauvre garçon, disait-on autour de lui, il s’imagine encore qu’il prépare une délicatesse pour Chéri-Bibi. Comme il l’aimait !… »

 

De fait, la Ficelle n’avait jamais montré autant d’application ni d’entrain au cours de toute sa carrière culinaire. Et il confectionnait sa morue à l’espagnole si copieusement qu’on eût pu croire que Chéri-Bibi, qui mangeait comme six, allait vraiment en être.

 

600 grammes de morue dessalée ;

600 grammes de pommes de terre ;

500 grammes de tomates ;

100 grammes de poudre de piment rouge d’Espagne (à défaut de piment rouge frais qu’il n’avait pas et dont il eût mis 400 grammes) ;

40 grammes d’oignons ;

10 grammes d’ail ;

10 grammes de farine ;

2 décigrammes de poivre fraîchement moulu ;

Sel ;

Bouquet garni (laurier à défaut du thym et du persil) ;

Mie de pain rassis tamisée.

 

Ses camarades l’avaient laissé seul, car ils n’ignoraient pas qu’il ne fallait point troubler la Ficelle quand il faisait de la morue à l’espagnole.

 

Il coupa la morue en morceaux, la jeta cuire dans l’eau, l’égoutta quand elle fut cuite, en retira les arêtes et réserva 200 grammes de bouillon de cuisson. Il soupira parce qu’il pensait avec ennui que s’il avait eu des piments frais, il les eût pelés, émincés en languettes, et les eût saupoudrés d’un décigramme de poivre, mais comme il n’en avait pas, il dut bien s’en passer. Il fit revenir dans l’huile des oignons pelés et hachés, il ajouta les tomates coupées en morceaux, l’ail, le bouquet garni, le reste du poivre ; il mouilla avec le bouillon de morue réservé et laissa cuire pendant dix minutes ; il ajouta ensuite la farine pour lier la sauce, il continua la cuisson pendant quelques minutes encore, retira le bouquet, goûta, fit claquer sa langue avec satisfaction, compléta cependant l’assaisonnement avec un peu de sel (la morue ayant été trop dessalée), puis il passa la sauce et la réserva.

 

Entre-temps, il avait fait cuire les pommes de terre à la vapeur. Alors il les pela et les coupa en tranches. En suite de quoi il s’empara d’un plat allant au feu, il étala au fond une couche de tranches de pommes de terre, il mit dessus une couche de morceaux de morue, par-dessus (à défaut de languettes de piment) un quart de sa poudre de piment rouge d’Espagne, mouilla avec un peu de sauce et répéta quatre fois les mêmes alternances ; il saupoudra avec de la mie de pain et finalement fit cuire au four une demi-heure environ, jusqu’à ce que le plat eût pris une de ces consistances onctueuses dont l’aspect seul fait entrer les gourmets en extase[2].

 

Quand il ouvrit son four, une odeur admirable, un parfum des mille et une nuits se répandit dans la cuisine. La Ficelle ferma les yeux.

 

« Oh ! Chéri-Bibi, fit-il, si tu étais là ! » Il rouvrit les yeux, glissa le plat sur une serviette, prit deux cuillers et, par les couloirs déserts à cette heure, il gagna rapidement cet endroit du pont où le marquis était accoutumé de venir se promener quand tous ceux qui n’étaient pas de quart dormaient déjà à bord. Et il déposa son plat fumant et odoriférant, non point sur le banc où il s’asseyait d’ordinaire, mais à une vingtaine de pas de là, sur une grosse poulie. Ceci fait, il se dissimula comme il l’avait fait la veille.

 

Le marquis ne tarda pas à arriver. Et cette fois, c’était si bien le marquis que le malheureux et tremblant la Ficelle sentit son cœur se serrer jusqu’à l’étouffement.

 

Le marquis s’assit à sa place habituelle, mais soudain il leva la tête, le nez. Il semblait aspirer, avec une certaine joie inquiète, des effluves inattendus. Et il se leva, les narines palpitantes. Il s’orienta… s’en vint, après quelques hésitations, jusqu’à cet endroit qui dégageait, par cette belle nuit étoilée, de si suaves parfums. Ô le pauvre cœur de la Ficelle ! Maintenant le marquis est à deux pas de la poulie odoriférante. Il se penche, il est au-dessus du plat, au-dessus de la morue à l’espagnole…

 

Vivement, il regarde à droite et à gauche, si on ne l’aperçoit pas.

 

Et il se jette sur le plat gloutonnement, en criant : « Fatalitas ! »

 

« Fatalitas ! répète la voix délirante de la Ficelle… Ah ! Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… »

 

Ils sont dans les bras l’un de l’autre, ils s’embrassent, ils s’étreignent.

 

« Chut ! pas tant de potin !… Et puis la morue va refroidir, la Ficelle ! »

 

Et ils mangent. Voilà qu’ils mangent tous les deux leur morue, à même le plat.

 

« Alors, quoi, te v’là marquis maintenant ?

 

– Tais-toi ! que le Kanak ne se doute jamais que tu le sais !…

 

– Qué que ça peut lui fiche ? Je ne te lâche plus !… C’est entendu, hein ?

 

– Oui, oui, c’est entendu ! Ah ! la bonne morue, mon vieux la Ficelle !… Tu viendras m’en faire de temps en temps, chez moi, hein ! dans mon marquisat ?

 

– C’est vrai, maintenant, c’est à toi tout ça ! Te voilà le mari de Cécily ! »

 

Chéri-Bibi laissa tomber sa cuiller. Il avait assez mangé de morue à l’espagnole.

 

« Ah ! ne me parle pas de ça ! dit-il… La seule idée de ça, ça me rend fou[3] ! … »

II

Cécily


L’auto s’arrêta au haut de la côte de Dieppe, avant d’arriver au Pollet.

 

« Dois-je attendre monsieur le marquis ? demanda le chauffeur.

 

– Non, Carolle, tu vas retourner au Tréport, et là, tu attendras mes ordres. »

 

Le marquis et son secrétaire descendirent de l’auto.

 

« Eh bien, mon brave Hilaire, nous voici au bout de nos tribulations.

 

– Monsieur le marquis doit être bien ému ! » fit Hilaire en regardant son maître, un homme superbe, de grande et forte corpulence, tandis que lui, chétif, flottait dans un complet veston de voyage qui paraissait trop grand pour son étroite poitrine, pour ses membres grêles et fragiles.

 

« Oui, Hilaire, oui, je suis ému, tu peux le croire, si ému que je ne suis point fâché d’arriver à la nuit tombante dans un pays où chaque pierre, tu entends, chaque pavé de la route évoque pour moi un souvenir.

 

« Ah ! que d’années passées depuis les événements fatals qui m’en ont arraché et que tu connais ! C’est là que j’ai vécu une enfance et une adolescence bien heureuses. Ô terre bénie ! sol de ma patrie ! Enfin je reviens à toi après tant d’espérances qui se sont brisées et de combats et de fatigues ! Se peut-il que le plus cher de mes vœux soit exaucé ! Ah ! mon cher Hilaire, je ne me flattais plus de mourir un jour, comme un honnête homme, dans ce pays de Caux qui m’a vu naître, d’avoir un jour mon tombeau dans ces lieux si chers.

 

« Salut donc, ô mon pays ! Je revois tes humbles demeures, les toits qui fument dans la paix du soir, les petits enfants qui se poursuivent avec des cris joyeux, et les bonnets blancs de mes Polletaises assises au pas de leurs portes pour mieux voir passer l’étranger.

 

« Voici derrière les fenêtres les feux qui s’allument. Comme mon cœur bat à l’aspect de ce porche, où, si souvent, je montai dans la diligence retentissante qui me conduisait vers Biville ou Criel et dans toute la vaste campagne ! Mon Dieu ! Hilaire, arrêtons-nous ici. Tu vois cette route dont la montée bifurque vers la falaise, c’est le chemin du Puys où j’ai connu mes premières joies et mes plus grandes douleurs ! C’est là qu’avec ma petite sœur nous filions comme le vent à travers les prés verts pour arriver bientôt aux grands buissons d’aubépines, tramés de chèvrefeuille et d’églantiers, qui abritaient la demeure de Cécily… Cécily !… Cécily !… Laisse-moi pleurer, Hilaire !… D’où vient qu’une invincible tristesse, en ce jour qui devrait être le plus beau de ma vie, m’envahit, m’emplit d’un mystérieux effroi… comme si je courais au-devant d’une catastrophe fatale, d’un malheur que rien ne pourra détourner de ma tête ?

 

– Avançons un peu, monsieur le marquis, fit Hilaire… On commence à nous regarder.

 

– Tu as raison, mon ami, il ne faut point nous faire remarquer. Je ne tiens pas à ce que le marquis du Touchais soit reconnu, ni à ce que l’on salue son heureux retour avant que je n’aie goûté pleinement la joie solitaire de revoir tant de choses et de gens qui me tiennent au cœur par des fibres si sensibles… Ah ! c’est elle !… la voici… la devanture !… rien n’a changé, Hilaire !… rien n’a changé !… Voici la devanture de fer de la première boucherie où je fis mon apprentissage !…

 

– Je vous avouerai, monsieur le marquis, dit Hilaire, que je n’aime point beaucoup ces sortes de grilles qui me rappellent, à moi, les plus fâcheuses heures de votre chère existence !… »

 

Et il essaya de l’entraîner en le prenant respectueusement par le bras.

 

Mais le marquis se dégagea et dit :

 

« Le beau veau ! Regarde, Hilaire, ce veau, il est superbe ! Et cette fressure… Elle est magnifique ! Ils ont toujours eu ici de la belle fressure, parce que jamais ils n’achetaient de viande trèfle, c’est-à-dire malade. Je n’en veux, du reste, pour preuve que ces poumons qui sont tout à fait « coches », comme on dit dans la partie, c’est-à-dire excellents. C’est comme ce bœuf attaché encore au tinet, il fait plaisir à voir, je t’assure !

 

– Monsieur le marquis, je vous en prie, on s’attroupe déjà autour de nous…

 

– Oui, oui, Hilaire, je viens… tu as raison, mon garçon ; mais excuse-moi, tu sais. C’est ici que j’ai appris à donner mon premier coup de couteau ! »

 

Ils traversèrent le pont, et encore le marquis s’arrêta pour embrasser d’un coup d’œil ce port, sur les quais duquel il avait joué avec l’entrain de l’innocence. Il dit à son secrétaire en lui montrant la sombre silhouette d’un steamer :

 

« Ça c’est le bateau de Newhaven. Nous assisterons à son départ demain matin. Pense ce soir à me faire regarder l’heure de la marée. Et maintenant, je vais te montrer la statue de Duquesne. »

 

Ils furent arrêtés par un grand encombrement de voitures comme il s’en produit, au moment des courses, en pleine saison (ce qui était le cas) et il dit :

 

« Je vois avec plaisir qu’il y a toujours de la circulation. »

 

Quand ils arrivèrent sur la place où s’érige la statue du grand marin, le marquis campa Hilaire à un endroit propice, et bien que l’ombre du soir fût déjà tombée, le secrétaire put admirer la noble attitude du héros dieppois dans ses larges bottes.

 

« Quand nous étions petits, ma sœur et moi, dit le marquis, nous ne passions jamais devant cette statue sans que je fasse remarquer : « Tu vois, Jacqueline, ce n’est pas du bronze, c’est Du…quesne ! »

 

Le marquis rappelait ces enfantillages avec attendrissement et il lui semblait qu’il était redevenu petit enfant.

 

« Où allons-nous dîner ? demanda Hilaire qui avait faim.

 

– Écoute, Hilaire, si tu le veux bien, nous allons lâcher ce soir les palaces, et je vais te conduire dans une modeste gargote du port où je me régalais quelquefois avec les camarades, aux jours de congé, quand j’étais en apprentissage. Ça nous coûtera 1, 50 F par tête, vin compris, moins les suppléments, bien entendu, et nous aurons une excellente friture.

 

– Je remarque que monsieur le marquis, fit Hilaire, qui ne tenait point du tout à la gargote, devient fort économe depuis quelque temps.

 

– Je n’ai jamais aimé le gaspillage, répondit le marquis, et ma foi, sans être avare, un sou est un sou.

 

– Monsieur le marquis comptait moins quand il était pauvre.

 

– La belle affaire de ne point compter quand on n’a point d’argent !

 

– C’est juste ! se rendit Hilaire.

 

– Mais de quoi te plains-tu ? Nous privons-nous de quelque chose et ne vivons-nous point selon notre rang ? Ce que je n’aime point, vois-tu, Hilaire, c’est le coulage. Il ne profite à personne. Enfin n’oublions pas que nous avons à rattraper six millions.

 

– Chut ! interrompit vivement Hilaire, en pinçant respectivement le bras de son maître.

 

– Je ne dis rien que tout le monde ne puisse entendre, continua le marquis en se frottant le bras… Je le répète, six millions, c’est de l’argent ! Que d’honnêtes gens on pourrait faire avec six millions ! »

 

Et il poussa sous les arcades où ils étaient revenus, en face de la poissonnerie, la porte vitrée d’un « bistro ».

 

Il y avait là une douzaine de matelots et de petits employés qui dînaient assez bruyamment. Le patron de l’établissement – M. Oscar, on l’appelait – flatté de voir entrer chez lui des clients aussi reluisants, se précipita. Mais le marquis connaissait les aîtres et il n’eût point besoin de ses services pour pénétrer dans une sorte de cabinet particulier séparé de la salle commune par des cloisons munies de vitres sur lesquelles glissaient de petits rideaux sales.

 

« Ça sent le graillon, fit Hilaire dégoûté.

 

– Ça sent la friture dieppoise ! fit le marquis. Monsieur Oscar, vous nous donnerez quatre fritures dieppoises, des crabes et des crevettes et quatre portions de tête de veau à l’huile et deux carafes de cidre pour commencer !

 

– Ces messieurs attendent des amis ? demanda M. Oscar, obséquieux.

 

– Nullement, fit le marquis. Mais je sais quelles sont les portions de la maison, et je prends mes précautions, monsieur Oscar.

 

– Vous me connaissez donc, monsieur, sauf votre respect ?

 

– Nullement, mais j’ai vu votre nom sur votre porte. De mon temps, le patron s’appelait Lavallée.

 

– Il est mort, dit Oscar, et je lui ai succédé.

 

– Et les affaires vont toujours bien ?

 

– Que non point, monsieur, et tel que vous me voyez, je cherche à vendre. Les palaces me font le plus grand tort. Les clients sont difficiles, et il faut maintenant faire venir le poisson de Paris.

 

– Et pourquoi donc, monsieur Oscar ?

 

– Mais parce que les palaces achètent tout le poisson frais de Dieppe, mon cher monsieur !

 

– Vous voyez bien, fit Hilaire, mélancolique, que nous aurions mieux fait d’aller dans un palace.

 

– Monsieur, vous n’aurez pas à vous plaindre, déclara Oscar, je cours à la cuisine ! »

 

Le marquis soupira :

 

« S’il n’y a plus moyen de manger de poisson dans les ports de mer ! »

 

Mais il ajouta tout de suite :

 

« Vois-tu, Hilaire, ça m’est bien égal. C’est le décor que je suis venu chercher.

 

– Il est propre ! » fit Hilaire…

 

Mais il mit aussitôt un frein à sa mauvaise humeur, car une délicieuse petite bonniche venait de faire son entrée. Jeune et coquette, le bonnet bien blanc sur l’oreille, l’œil éveillé, le sourire futé, adroite et vive, elle mit le couvert avec tant de grâce qu’Hilaire en tomba en extase.

 

« Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il en rougissant.

 

– Virginie, monsieur, pour vous servir ! »

 

Hilaire, immédiatement, grava ce nom dans son cœur.

 

Ainsi qu’il sied aux commencements de l’amour, Hilaire resta silencieux pendant tout ce fâcheux repas et ne toucha guère à ces « horribles rogatons » comme il disait. Le marquis, lui, parlait pour deux, rappelant vingt anecdotes de sa jeunesse et cherchant beaucoup, apparemment, à s’étourdir, Hilaire, qui le connaissait bien, ne s’y méprenait pas, persuadé que tous ces bavardages cachaient avec soin la seule pensée dont le marquis était alors préoccupé et qu’il n’exprimait point.

 

Sur ces entrefaites, un gamin pénétra dans l’établissement en criant le titre d’un journal du soir dont les matelots de la salle voisine s’emparèrent.

 

« Mes enfants, fit entendre presque aussitôt un lecteur, paraît qu’on en a fini avec le fameux Bayard. »

 

À ces mots, le marquis et Hilaire se prirent la main et écoutèrent avec une curieuse anxiété.

 

L’homme continuait :

 

« Oui, tenez, c’est dans le journal. On a fini par le rattraper, depuis un an qu’on lui courait dessus, et il a été coulé.

 

– Lis donc, lis donc ! » crièrent les autres.

 

Alors l’autre lut tout haut :

 

« Dépêche du Times : « Nous recevons de notre correspondant de Singapour une courte dépêche nous apprenant la fin du fameux Bayard et de son équipage de forbans. C’est dans la mer des Moluques, près des îles Soula, que le croiseur français La Gloire, qui était à sa recherche depuis un an, et auquel il avait réussi jusqu’alors à échapper à travers les innombrables archipels de la Malaisie, a pu le rejoindre. Un combat rapide s’est engagé, et le Bayard, canonné par La Gloire, a sauté. Les trois quarts de l’équipage ont été noyés. Le reste, qui s’était réfugié dans des chaloupes et qui tentait de fuir, a préféré se laisser fusiller que de se rendre. La Gloire a recueilli plus de cent cadavres parmi lesquels on a pu identifier le chef des bandits, le Kanak et sa terrible épouse, la Comtesse. On sait que le Kanak avait remplacé défunt Chéri-Bibi à la tête de ces abominables corsaires. Ainsi se termine cette effroyable aventure, qui occupe le monde entier depuis de longs mois et qui avait terrorisé toutes les mers de Chine. »

 

Le lecteur avait terminé.

 

Dans le cabinet particulier, les deux convives, qui étaient plus pâles que la nappe certainement, poussaient un profond soupir en disant : « Amen ! »

 

Dans la salle commune, on se livrait à des commentaires touchant la veine qu’avait eue le marquis du Touchais d’échapper à de pareils brigands.

 

« Ça lui a tout de même coûté cinq millions ! fit un des matelots, car on était maintenant tout à fait au courant des événements dont le commandant Barrachon et le marquis et bien d’autres avaient failli être victimes ; et le marquis lui-même, à son passage à Paris, s’était laissé très complètement interviewer par les reporters des plus grands journaux.

 

« On dit que le marquis va bientôt revenir à Dieppe, fit un soupeur. C’est « la Belle Dieppoise » qui va être contente ! Elle va recommencer, pour sûr, à écraser le pauvre monde, tandis que la marquise, qu’est si bonne, va recommencer à pleurer toutes les larmes de son corps ! Tout de même il y a des choses qu’est pas juste !

 

– À ce qu’il paraît que c’est elle qui ouvre, ce soir, le bal du « Denier du pauvre marin », dit un autre, dans la grande salle du Casino.

 

– Oui, avec le sous-préfet, la chère dame ! C’est la première fois qu’on la revoit dans une fête de charité, depuis qu’elle a appris la mort de son frère, là-bas, en Océanie.

 

– Son frère, encore un joli coco ! Il est mort de faire la noce, paraît-il, et de fumer de l’opium. Elle ne doit pas beaucoup le regretter.

 

– Si seulement son mari avait pu crever comme son frère, elle serait bien débarrassée, la pauvre ! Mais avec l’idée que son marquis va lui revenir un de ces quatre matins, elle ne doit pas avoir le cœur à la danse ! Sans compter qu’elle était bien tranquille sans lui ! Ah ! si j’avais été à la place de la marquise, moi, c’est pas moi qu’aurais donné les cinq millions pour que les brigands me rendent un oiseau pareil !

 

– Le marquis est riche de ses spéculations de Rouen à Saint-Julien. Son notaire n’avait besoin de la permission de personne pour le tirer de là, bien sûr !

 

– Enfin, je la plains !

 

– Vous n’avez pas vu « la Belle Dieppoise » qui revenait des courses aujourd’hui ? Elle en avait une toilette « tape-à-l’œil » !

 

– C’est tout de même une belle femme, c’te baronne Proskof, seulement le marquis sait ce qu’elle lui a coûté ! »

 

Comme les dîneurs en étaient là de leur conversation, ils durent déranger leurs chaises pour laisser passer les deux clients du cabinet particulier.

 

« Tiens ! fit le matelot quand les deux hommes furent sous les arcades, en voilà un qui ressemble au marquis comme deux gouttes d’eau !

 

– Pas possible ! s’exclamèrent les autres. Crois-tu que le marquis viendrait dîner ici ? T’es pas malade ! »

 

Dehors, le marquis, qui était de plus en plus agité, regarda sa montre.

 

« Il n’est que huit heures et demie ! fit-il.

 

– Ça ne commencera pas avant dix heures, dit Hilaire.

 

– Le programme annonce l’ouverture du bal pour neuf heures !… Ah ! quand je pense que dans une demi-heure… j’ai peur, Hilaire, je tremble comme un enfant… Je peux bien te le dire maintenant… L’idée de revoir Cécily m’épouvante. Oui, d’abord ça m’a été une immense joie !… Et c’est ce qui m’a fait tout souffrir, tout supporter : c’est ce qui m’a fait endurer le supplice ! L’idée que je serais son mari, son maître… qu’elle m’appartiendrait… que cette femme que j’adorais, et qui était si loin, si loin de moi, allait être à moi !… à moi !… que je pourrais vivre à ses côtés, la voir tous les jours, la respirer, marcher dans son parfum, et, Hilaire, le soir, lui tendre les bras !… N’était-ce pas le sublime des enchantements, le paradis ?… Eh bien, Hilaire, de ce paradis, voilà plus d’un an que je retarde le moment où j’en pousserai la porte !…

 

– Vous avez bien fait, monsieur le marquis, répondit le secrétaire, – n’eût-ce été que pour attendre ce jour où nous apprenons la disparition de ces deux êtres qui étaient les seuls au monde à avoir notre secret. Maintenant, nous voilà tranquilles ! Enfin, cette année vous aura profité et à moi aussi ! Vous avez voyagé, vous avez vu le monde et du monde ! Vous avez appris bien des choses ! Vous avez traversé « la société ». Vous savez comment on s’y tient, comme on y réussit ! Vous avez fréquenté votre notaire ! Vous avez compulsé vos papiers ! Vous connaissez votre fortune ! Elle ne vous étonne plus. Vous savez parler aux femmes : vous êtes un vrai gentilhomme. Vos manières se sont affinées et votre langage s’est épuré. Je vous écoutais tout à l’heure saluer votre pays en des termes choisis, comme on lit dans les livres ; aucun mot vulgaire ne vous échappait plus, et bien que l’occasion s’en présentât, vous n’avez pas une seule fois laissé passer ce fatalitas ! qui, autrefois, émaillait si souvent vos discours ! Moi-même, je vous ai suivi sur ce beau chemin, j’ai profité des leçons que nous avons prises en commun et je ne me reconnais plus !

 

– Tu as toujours ta bonne figure pâlote, et tes bons yeux de chien fidèle, mon vieux la Ficelle.

 

– Ne prononcez plus ce nom-là, monsieur le marquis ; il est mort avec toutes nos misères.

 

– Tu as tout à fait l’étoffe d’un parvenu, mon pauvre la Ficelle, moi ça ne me déplaît point quand tu t’oublies à dire « Chéri-Bibi ! » comme autrefois, et que nous sommes seuls, bien entendu !

 

– Ne me mécanisez point, monsieur le marquis, pria la Ficelle, blessé. Si j’ai l’air d’un parvenu, je vous trouve bien souvent maintenant celui d’un Joseph Prud’homme. Ah ! bien sûr, on n’a point seulement changé que votre visage !

 

– Qu’importe, la Ficelle, si mon cœur est toujours le même !

 

– De ce côté-là, vous n’avez point changé, il faut le dire. Vous aimez toujours Mme Cécily. Vous ne songez qu’à elle… Tenez, nous voici déjà au casino, qui est tout illuminé. Que comptez-vous faire ?

 

– Viens, la Ficelle, mon bon la Ficelle, viens faire un tour de jetée… Nous avons le temps.

 

– Comme vous tremblez, monsieur le marquis ! Vous me faites pitié. Appuyez-vous sur mon bras.

 

– Vois-tu, Hilaire, je suis bien malheureux ! Comprends-moi… Cette femme… cette femme, c’est toute ma vie !… et j’ai sur elle tous les droits… Voilà ce qui est terrible… Si j’allais la faire souffrir !… Elle ne m’aime pas… Elle est heureuse de mon absence… Si j’étais brave et si j’avais le cœur que tu dis, je m’enfuirais ce soir, sans l’avoir revue… Conçois-tu les transes par lesquelles je passe, et pourquoi, au Tréport, nous sommes restés trois jours à ne rien faire, alors que tout m’appelait ici ? Je ne sais où diriger mes pas… J’hésite… Je suis comme un pauvre homme dans les ténèbres… Un instant, j’avais eu l’idée de rester là-bas, dans les Amériques… de m’y installer… Mais je n’ai pas pu, non, non… Sa pensée m’attire, comme le fer attire l’aimant.

 

– Comme l’aimant attire le fer, crut devoir corriger le bon Hilaire.

 

– Si tu veux… Alors je me suis embarqué pour l’Europe… et puis ça a été Paris… et puis toujours plus vers elle. Nous nous sommes rapprochés… et maintenant il faut que je la voie… Je vais d’abord essayer de la voir de loin… Ce bal m’a décidé… Quand j’ai su qu’elle serait à ce bal, je me suis dit : « Voilà une occasion ! »… Je pénétrerai dans le casino, après avoir payé mon entrée, bien entendu !… Je resterai en dehors de la salle des fêtes… Mais à travers les grandes fenêtres, on voit les danses… on assiste au spectacle… Je reverrai Cécily… Je brûle de savoir si elle a gardé cette beauté d’autrefois que j’ai emportée dans mon cœur !… Asseyons-nous un peu sur ce banc, mon cher Hilaire, mon bon et excellent la Ficelle, mon cher, mon seul ami… Je suis heureux, vois-tu, que lors de ton voyage aux millions, tu n’aies pas vu Cécily !

 

– Non ! vous savez bien, monsieur le marquis, que c’est par l’entremise du notaire que tout a été réglé… Et je suis heureux, moi, que ce notaire soit mort ; comme ça, il ne me reconnaîtra plus !

 

– Maître Régime, qui l’a remplacé, est un bien digne homme, la Ficelle ; mais je te disais donc que j’étais heureux que tu n’aies point vu Cécily, et je vais te dire pourquoi : tous les hommes n’ont point les mêmes goûts… Tu n’aurais peut-être pas trouvé Cécily aussi belle que je l’eusse désiré, et j’en aurais eu une grosse peine… et je t’en aurais voulu, vois-tu, la Ficelle… Je ne puis comprendre qu’on n’admire pas Cécily ! »

 

« Me voilà prévenu », se dit le dévoué secrétaire.

 

Ils étaient sur la jetée ; la brise du large leur apportait, en même temps que les senteurs marines, les bruits des premiers flonflons.

 

« Allons-y, s’écria Chéri-Bibi, le sort en est jeté ! »

 

Et se levant, il entraîna rapidement la Ficelle vers le Casino. Il y avait déjà foule aux grandes grilles de l’entrée, et des voitures, des autos ne cessaient d’amener un public des plus élégants. Nos deux hommes pénétrèrent dans la cour réservée, et rapidement se dirigèrent vers l’une des hautes fenêtres de la salle de gala, près de laquelle ils s’installèrent extérieurement, dans un coin d’ombre qui les protégeait contre les regards indiscrets. On ne les voyait point et ils voyaient. Chéri-Bibi s’était assis pour calmer ses agitations, les yeux fixés sur le salon où les groupes commençaient déjà à évoluer. Sur une estrade, à côté de l’orchestre, on avait disposé les riches lots de la tombola qui devait être tirée à la fin de la fête. De gaies jeunes filles, de charmantes jeunes femmes montaient et descendaient, regardant les lots, se les passant de main en main avec des réflexions et des sourires. Des jeunes gens, une fleur à la boutonnière, allaient de chaise en chaise, saluer ou « retenir » leurs danseuses. Quelques-uns faisaient le beau, tendaient le jarret, prenaient des airs ridicules. Un homme qui paraissait une quarantaine d’années fit son entrée, remarquablement élégant, portant haut une tête futile et jolie et tout à fait déplaisante pour ceux qui n’aiment point les bellâtres. Chéri-Bibi qui, justement, ne les aimait pas, se leva en étouffant un vilain juron. Il reconnaissait cet homme.

 

« Monsieur de Pont-Marie ! siffla-t-il ; en voilà un qui m’a toujours déplu ! »

 

M. de Pont-Marie donnait le bras à une vieille dame qui avait fort grand air sous ses cheveux blancs et son fichu de dentelle.

 

« Tiens, la marquise douairière du Touchais ! dit Chéri-Bibi à la Ficelle.

 

– Vous la connaissez, monsieur le marquis ? demanda la Ficelle.

 

– Je te crois, c’est ma mère ! »

 

Dans tout cela, il ne voyait pas Cécily. Son regard plongeait dans les groupes, cherchait autour des jeunes femmes, car pour lui, Cécily était toujours une jeune femme, bien qu’elle dût avoir maintenant dans les trente-cinq ans, « la belle âge » avait dit la Ficelle consolateur. Sans doute n’était-elle pas encore arrivée. Elle n’était pas en retard puisque le sous-préfet n’était pas encore là.

 

Une seconde il pensa qu’elle était là, peut-être, qu’elle « lui crevait les yeux » et qu’il ne la reconnaissait pas !… Une idée pareille lui faisait couler des gouttes de sueur, en abondance, sur le front qu’il épongeait, fébrile, fiévreux, ne tenant plus en place, le pauvre garçon !

 

Mais ce n’était pas possible !… Son cœur battait à grands coups sourds dans sa poitrine qui résonnait comme un tambour… et il savait bien que, même si ses yeux n’avaient pas reconnu Cécily, son cœur en s’arrêtant, lui aurait dit : « C’est celle-là ! » car son cœur s’arrêterait, ça, c’était sûr ! Et il était bien capable d’en mourir, ma foi ! Il s’appuya sur la Ficelle qui le sentait grelotter.

 

À un moment, il y eut une sorte de remue-ménage dans le salon. Les groupes se retournèrent… Des personnes qui étaient assises se levèrent… Tous les visages paraissaient curieux… et les jeunes hommes empressés couraient à la porte où il semblait que se produisît une entrée sensationnelle.

 

« C’est Cécily, ou le sous-préfet !… » se dit à moitié mourant Chéri-Bibi, car il ne pouvait imaginer un tel dérangement que pour sa bien-aimée ou pour le représentant galonné du gouvernement. Mais ce n’était ni le sous-préfet, ni Cécily. C’était, par exemple, un couple rutilant…

 

La dame était admirablement empanachée. La Ficelle, qui s’était mis un peu à la littérature depuis qu’il était le secrétaire de Chéri-Bibi, la jugea « d’une altière beauté ». Grande et d’une harmonie de lignes idéale, exhalant de toute sa personne, de sa démarche, de sa façon de regarder et de sourire, un charme des plus sensuels, elle arrivait là en conquérante, en véritable reine de la fête. Elle portait avec audace une robe de princesse en bengaline jaune paille épousant de très près les formes et barrée en sautoir par une vaste écharpe en crêpe de Chine cramoisi.

 

Chéri-Bibi, furieux, allait demander tout haut : « Quelle est cette péronnelle ? » quand il aperçut son « cavalier ». Son cavalier, c’était le baron Proskof, qui, lui, était revenu en France, aussitôt qu’il l’avait pu, auprès de la baronne, « son épouse », laquelle avait, par miracle, échappé au naufrage de la Belle-Dieppoise dans une chaloupe qui avait été recueillie par le navire abordeur.

 

Si Chéri-Bibi avait douté plus longtemps que cette superbe personne fût la baronne elle-même, il aurait été vite renseigné par les propos qui se tenaient autour de lui, à toutes les fenêtres. Les spectateurs du dehors murmuraient : « La Belle Dieppoise ! » Et peut-être n’eût-il point résisté à l’envie d’exprimer assez haut sa façon de penser à l’égard de cette effrontée. Mais il n’en eut pas le temps. Cécily venait d’arriver.

 

Comme Chéri-Bibi était monté sur une chaise, il s’effondra. La Ficelle le reçut dans ses bras, le redressa, lui glissa quelques paroles d’encouragement, auxquelles il répondit avec de vagues coups de tête, qu’il promettait d’être raisonnable et il retourna à sa vitre, contre laquelle il appuya une figure de mort.

 

Le sous-préfet était allé au-devant de la présidente du « Denier du pauvre marin » et maintenant il la conduisait à sa place, lui ayant offert son bras et lui parlant fort galamment. Chéri-Bibi, immédiatement, se mit à détester ce sous-préfet.

 

Ah ! elle était d’une grâce merveilleuse, la petite marquise du Touchais, et combien paraissait touchante sa naturelle mélancolie ! Autant sa rivale répandait d’éclat sur son passage, autant celle-ci plaisait par son charme modeste et son élégance de bon ton. Car élégante, elle l’était autant que l’autre, sinon plus, si tant est que l’on doive appeler élégance cet agrément qui est inné chez certaines femmes et qui résulte de la parfaite distinction des manières, de la facilité dans les mouvements, d’un goût sans défaillance dans la parure et de la simplicité dans la richesse. La marquise du Touchais était habillée d’un fourreau de soie blanche recouvert de chantilly noir.

 

« Ciel ! commença Chéri-Bibi dans le secret de son for intérieur, où son amour pour Cécily s’exprimait toujours avec un lyrisme qui dépassait la vulgaire humanité… Ciel ! la voilà, la douce lumière de ma vie ! Celle qui a quatre parts dans mon cœur ! Ô cher objet de mes alarmes ! Espoir tant pleuré ! Qu’elle est belle ! Ses malheurs n’ont fait que la rendre plus belle à mes yeux ! Femme, elle dépasse les promesses de la jeune fille. Regardez-la marcher, et dites-moi si les fées qui glissent dans les prés fleuris ont des pas plus légers ! Regardez-la sourire, et dites-moi si la douleur qui sourit, sœur de la pitié qui pleure, n’est point la plus belle ! Ô jeunes insensés, qui tourbillonnez « comme un essaim volage » autour de cette reine bourdonnante qu’est sa rivale, comment pouvez-vous l’avoir vu passer sans avoir été conquis pour toujours ? »

 

Là-dessus il soupira, et voilà qu’après s’être étonné du peu d’empressement que les amoureux de la baronne mettaient à saluer son idole, une fureur à la Chéri-Bibi l’entreprit des pieds à la tête, en voyant Cécily danser avec le sous-préfet.

 

M. le sous-préfet avait une façon de sourire à Cécily qui déplaisait souverainement à Chéri-Bibi. Celui-ci trouvait également que ce haut fonctionnaire en prenait trop à son aise avec la taille de la marquise. Il la serrait trop ; ce n’était point convenable ; et il avait un petit air fat en la faisant tourner qui méritait des gifles. D’abord, c’était bien simple : Chéri-Bibi ne comprenait point comment on osait toucher à son idole, et il maudissait les usages du monde qui, sous prétexte de charité, ordonnaient de pareils jeux dont l’indécence le révoltait.

 

Il finit par ne plus regarder le sous-préfet, parce que « ça lui faisait trop mal », et il ne s’occupa plus que de la danseuse. Celle-ci glissait sans effort, le regard lointain, l’âme ailleurs. Chéri-Bibi la vit passer tout près de lui et il en reçut une commotion qui le fit s’appuyer pantelant à la muraille. La fenêtre avait été entrouverte. Il lui parut qu’au passage il avait respiré l’haleine de sa bien-aimée. Cette bouche aux lèvres vermeilles, ces yeux adorables, cette taille qui pliait, cette robe qui se soulevait, retenue par la main et laissant voir des chevilles divines, les petits pieds gantés de soie fine dans les petits souliers de satin !… Ah ! c’était tout cela, sa Cécily !… Et tout cela était à lui ! à lui !… Il n’avait qu’à vouloir… Cette pensée, comme il l’avait confié tout à l’heure à la Ficelle, cette pensée, en vérité avait de quoi le faire devenir fou… Alors demain, après-demain, enfin quand il oserait… ce soir même, s’il en avait le courage… il n’avait qu’à se présenter et dire : « Me voilà ! »… Le maire, le curé, le bon Dieu, les gendarmes au besoin, tout le monde était avec lui, sur la terre et dans les cieux, pour lui apporter, pour lui donner Cécily, pour lui dire : « Prends-la… elle t’appartient !… » Il serra de ses mains crispées son front brûlant… Ah ! oui, il oserait, il oserait… D’abord, maintenant qu’il l’avait vue, le reste n’était plus possible… le reste, c’est-à-dire la fuite, l’abnégation, le départ pour toujours, l’abandon de tant de beauté et de jeunesse… Il ne pouvait plus se passer de cette femme… Quoi qu’il arrivât, il la voulait…

 

La danse était terminée ; le sous-préfet avait reconduit Cécily à sa place, auprès de la marquise douairière. Chéri-Bibi se calma un peu. Désormais, il était sûr de lui, de ce qu’il ferait.

 

Il n’y avait plus à y revenir. Il serait le marquis du Touchais jusqu’au bout.

 

Ah ! bien, si on avait dit ça au petit garçon du Pollet, à l’enfant qui osait à peine lever les yeux sur la demoiselle des Bourrelier !… Maintenant Chéri-Bibi ne regrettait plus rien, absolument rien des extraordinaires événements de sa criminelle vie, ni les années de prison, de bagne, de misère, ni son innocence méconnue par des juges aveugles, ni ses révoltes épouvantables, ni les heures d’atroce haine contre un implacable destin, et pour la première fois il remercia la fatalitas qui, par les chemins de trahison et de sang, l’avait conduit dans les bras de Cécily. Les bras de Cécily !… Il les voyait nus pour la première fois ! Ah ! les beaux bras !… les bras de sa femme !… sa femme !…

 

L’orchestre préludait aux premières mesures de la prochaine valse. Chéri-Bibi vit tout à coup M. de Pont-Marie qui, le monocle à l’œil, s’inclinait avec un sourire idiot (pensait Chéri-Bibi) devant Cécily. Celle-ci sourit au danseur, se leva et parut accepter son bras avec plaisir. Alors ils commencèrent de tourner. Ce qu’avait éprouvé Chéri-Bibi en regardant la danse du sous-préfet et de Cécily n’était rien hélas ! en comparaison de la tempête qui, dans l’espace d’un instant, lui bouleversa l’âme. La Ficelle, dont il pétrissait les bras, se retint pour ne pas crier et crut prudent, après s’être dégagé, d’assister d’un peu plus loin aux manifestations de l’amour et de la haine de Chéri-Bibi.

 

Ce M. de Pont-Marie était un polisson. Il dansait les yeux sur Cécily, et certes il ne lui souriait pas, en dansant, comme le sous-préfet, mais toute sa haïssable physionomie de bellâtre, amateur de femmes, reflétait l’ardeur de ses honteux sentiments intimes. Par instants, ses lèvres murmuraient des mots que Chéri-Bibi bien certainement n’entendait pas, mais dont il devinait le sens. C’étaient, de toute évidence, « des paroles de flamme », alors que Cécily rougissait et détournait la tête. Ah ! ce que Chéri-Bibi souffrait !

 

« Le monstre, pensait âprement Chéri-Bibi qui, dès que le couple se rapprochait, avait des envies folles de sauter à la gorge du danseur, le misérable ! Il abuse de cette soirée à laquelle la marquise a été obligée d’assister, il profite de ce que, publiquement, au milieu de ce bal, pendant cette danse qu’elle lui a aimablement accordée, Cécily ne peut pas le traiter comme il le mérite, pour lui dire des choses qui l’auraient fait jeter à la porte par les larbins s’il avait eu l’audace de les prononcer chez elle ! »

 

Et les yeux de ce Pont-Marie brillaient, sa main pétrissait la petite main de Cécily qui, visiblement, se défendait. Ah ! ce que Chéri-Bibi souffrait ! C’était à hurler de douleur et de rage impuissante !… Et elle continuait de danser… et elle continuait de l’entendre !

 

Le malheureux Chéri-Bibi se rappela les propos abominables des filles à bord du Bayard quand elles accusaient sa Cécily de s’en laisser conter par ce Pont-Marie !… Si… vraiment… Allons donc !… allons donc !… allons donc ! Une pareille horrible pensée !… Il était bien maudit pour avoir eu une pensée aussi monstrueuse ! Il s’enfonça les ongles dans les joues et ses joues pleurèrent des larmes de sang. Sa Cécily !… Sa pure Cécily !… aimer un imbécile pareil !… Un idiot à monocle !… (l’astigmatisme attesté par le monocle équivalait toujours, aux yeux de Chéri-Bibi, à un brevet d’idiotie)… Mais c’était lui, Chéri-Bibi, l’idiot !… et la preuve, la preuve en était qu’au beau milieu de la danse, la jolie marquise se dégageait doucement mais fermement de son danseur et lui demandait d’un ton très net (Chéri-Bibi eut la joie surhumaine de l’entendre) de la reconduire à sa place.

 

Ça, par exemple, c’était bien fait ! Chéri-Bibi se mit à rire comme un insensé. L’autre faisait une tête, mais une tête !… Ah !… bien ! il était remis à sa place !… Et comment !… Chéri-Bibi trépignait de joie. Il n’entendait pas autour de lui des personnes qui le considéraient avec effarement et qui disaient :

 

« Ce pauvre monsieur est fou ! »

 

La Ficelle dut le tirer par la manche pour le faire revenir au sentiment des réalités et des convenances… Ah ! que Chéri-Bibi était heureux maintenant ! Certes, il n’eût jamais douté de sa Cécily, mais enfin, si jamais on racontait des choses (les hommes, et les femmes aussi, sont si méchants), il savait, lui, que sa Cécily n’aimait pas le Pont-Marie. Il venait d’en avoir la preuve, bien mieux, cette scène au bal prouvait que jamais Cécily n’avait permis que Pont-Marie lui adressât le moindre propos « volage »…

 

Le comble fut mis à son enthousiasme quand il vit la jeune marquise du Touchais se pencher à l’oreille de la douairière et la décider à quitter la place. Elles se levèrent. Et Chéri-Bibi, qui se retenait d’applaudir, se disait en a parte :

 

« Tu as bien raison, ma chérie ! Je suis tout à fait de ton avis ! Va, ma colombe, rentre dans ton doux nid ! Cet endroit où l’on rencontre des baronnes Proskof et des Pont-Marie n’est point fait pour toi ! »

 

Justement, la baronne Proskof et son mari se trouvaient près de la porte de sortie au moment où les deux marquises allaient la franchir, après avoir pris congé du sous-préfet et de quelques-uns de ces messieurs, sous prétexte d’une grande fatigue de la douairière. La baronne avait demandé tout haut au baron de la conduire un instant dans les salons de jeux, et il y eut rencontre inévitable.

 

La « Belle Dieppoise », avec une hauteur sans pareille, passa devant Cécily en lui coupant carrément le chemin, et même en la bousculant un peu. Toute l’assemblée s’aperçut de cela, et il y eut un léger murmure. La Ficelle eut toutes les peines du monde à retenir Chéri-Bibi qui voulait sauter par la fenêtre et aller corriger dare-dare le baron. Une dame assise sur une banquette, non loin de Chéri-Bibi, dit tout haut :

 

« C’est honteux ! Mais la pauvre petite marquise fait bien de s’en aller ! Ce n’est pas la première fois que cette grue lui fait des avanies ! »

 

Chéri-Bibi, qui traînait derrière lui la Ficelle suspendu à son veston, courut au couloir de sortie et vit passer les deux marquises qui se dirigeaient vers la grille. Il les suivit. À la grille, par une fatalité cruelle, ces dames se heurtèrent encore à cette péronnelle de baronne, dont le mari appelait une voiture. Sans doute, du moment que Cécily quittait la place et qu’elle n’avait plus à lui imposer d’affront, trouvait-elle la soirée terminée et avait-elle résolu d’aller s’amuser ailleurs.

 

Les deux marquises attendaient leur auto.

 

Le malheur voulut encore que la pluie commençât à tomber drue et fine, ce qui amena une légère bousculade et de la précipitation dans le mouvement des équipages. L’auto des marquises se présenta dans le même moment que la calèche à deux chevaux demandée par le baron.

 

Aussitôt la « Belle Dieppoise » éleva la voix, pour commander au cocher de se hâter et de venir se ranger près d’elle, au plus court : ce que fit le cocher, gênant l’auto des marquises, qui dut attendre et s’arrêter net, au risque d’un accident.

 

La baronne en profita pour – passant sous le nez de Cécily – poser déjà le pied sur le marchepied. Mais elle dut se rejeter vite en arrière et elle poussa un cri d’effroi. Sous une poussée irrésistible, les deux chevaux, qu’un inconnu avait saisis au mors, reculaient en hennissant et en se débattant sous deux poings de fer, et tout l’équipage glissa en arrière, avec une brutalité et une rapidité inattendues.

 

Mais la place était dégagée et le chauffeur de la marquise put se ranger le long du trottoir. Les deux femmes montèrent vivement pendant que l’inconnu criait d’une voix retentissante :

 

« Les honnêtes femmes d’abord ! »

 

L’auto démarra en beauté, cependant que, penchée à la portière, Cécily essayait vainement de revoir le personnage qui lui valait cette extraordinaire revanche. Mais il avait déjà disparu. Et le baron Proskof, qui brandissait sa carte et qui ne savait à qui la donner, fut l’objet d’une risée générale.

 

« Il est temps de rentrer à l’hôtel, fit la Ficelle à Chéri-Bibi, après ce beau coup. Mais permettez-moi mon cher marquis, de vous faire remarquer, avec toute l’amitié que j’ai pour vous, que voilà revenue cette humeur batailleuse qui nous a valu déjà tant de déboires. Et puis, laissez se débrouiller entre eux chauffeurs et cochers. Prendre des chevaux au mors, faire reculer un équipage, c’est la besogne de palefrenier, monsieur le marquis ! »

 

III

Un joli monsieur


Cécily jouait avec son enfant. Greuze lui-même n’a jamais mis plus de grâce dans les jeux maternels. Ils se poursuivaient tous deux dans les allées ombreuses de la villa de Puys. Le petit Bernard, qui avait sept ans, était déjà un aimable garnement qui faisait de sa mère tout ce qu’il voulait. Les faiblesses de Cécily s’excusaient de toutes les misères de son foyer.

 

Son enfant était tout pour elle. Elle n’éprouvait aucune joie hors de lui. Et bien qu’il fût déjà fort insupportable, elle le trouvait le plus gentil des enfants des hommes. Il est vrai qu’il ne ressemblait point à son père.

 

Ce matin-là, qui était le lendemain de la fête du « Denier du pauvre marin », elle avait serré le petit Bernard sur sa poitrine avec une émotion exceptionnelle, et l’enfant s’en était aperçu. Il avait demandé :

 

« Qu’as-tu, maman ? Tu as du chagrin, tu as pleuré ? »

 

Et comme la mère, sans lui répondre, détournait la tête, il avait cassé d’un coup de pied solide son beau cheval mécanique.

 

De quoi Cécily avait été fort touchée. Avec cet aveuglement adorable des mères, elle se disait : « Du moment qu’il me voit du chagrin, le pauvre petit ne peut plus supporter ses jouets. »

 

C’était elle qui lui avait appris à lire, à écrire, à compter. Bernard, qui était extrêmement intelligent, s’était montré un écolier facile et la mère en avait conçu un orgueil incommensurable. Son fils était promis aux plus hautes destinées. Le ciel, qui avait départi à la pauvre mère de si grands malheurs d’une part, lui avait, d’autre part, donné bien de la consolation avec cet enfant-là. Elle ne souriait que lorsqu’elle était avec lui et faisait tous ses caprices.

 

L’enfant, du reste, adorait sa mère, qu’il trouvait belle, la plus belle de toutes les mamans, disait-il, et il aimait à couvrir de caresses et de baisers ses joues harmonieuses et ses beaux bras nus, relevant à cet effet, comme un jeune amant, les manches du peignoir.

 

« Bernard, viens m’embrasser !

 

– Oh ! maman, comme tu sens bon ! »

 

Elle n’était coquette que pour lui et se parait pour qu’il l’admirât.

 

Un domestique vint annoncer M. de Pont-Marie.

 

« Ah ! mon ami Georges ! Qu’il vienne, qu’il vienne tout de suite !… Courons, maman, au-devant de lui ! » s’écria joyeusement le gamin dont M. de Pont-Marie avait su se faire un ami en le gâtant de jouets et de friandises (Bernard était gourmand.)

 

Mais, au grand étonnement de Bernard, sa mère donna l’ordre au concierge de faire entrer M. de Pont-Marie au petit salon, et, prenant la main de l’enfant, elle l’entraîna dans sa salle d’études où elle le confia à « Miss ».

 

« Mais, maman, je veux voir mon ami Georges !

 

– Une autre fois, mon chéri. Maintenant il faut travailler. Miss, je vous le confie, ne le quittez pas ! »

 

Et elle l’embrassa avec passion. Mais le petit la laissa partir en boudant.

 

Cécily était très troublée. Elle passa dans son boudoir pour donner le temps à son émoi de se calmer un peu. L’audace de M. de Pont-Marie était vraiment excessive. Revenir ce matin, après ce qui s’était passé hier !… Elle soupira. Quelle basse engeance, en vérité, que celle des hommes !… Elle n’en avait connu qu’un, un seul qu’elle mettait au-dessus du troupeau !… mais un cœur d’or, celui-là !… et qui n’avait vécu que pour elle !… et dont l’image, entourée, hélas ! d’un cordon de deuil, ne la quittait jamais… Cécily, à ce souvenir, ne put retenir ses larmes. Mais elle les sécha vite, car elle se rappelait que M. de Pont-Marie l’attendait.

 

Elle se leva, se fit un front de colère et pénétra dans le petit salon, très émue au fond, et un peu plus pâle qu’à l’ordinaire.

 

En face d’elle « l’ami de la famille » se tenait incliné et fort correct, attendant un geste d’elle comme un étranger en visite.

 

Cécily lui montra un fauteuil, s’assit elle-même assez loin de lui et lui dit :

 

« Je suis satisfaite, monsieur de Pont-Marie, de vous voir ce matin. Vous saurez plus tôt ce que j’ai à vous dire. Il ne faudra plus mettre les pieds ici, mon pauvre ami.

 

– Madame ! protesta immédiatement « le pauvre ami » en se soulevant.

 

– Oh ! monsieur de Pont-Marie, vous êtes un homme du monde. Comment avez-vous pu vous conduire comme vous l’avez fait hier soir ?…

 

– Mais, madame, je vous assure que tous les hommes du monde à ma place en auraient fait autant. Vous étiez si jolie ! Ils n’auraient certainement pu résister au plaisir de vous le dire… Je vous l’ai dit ; je ne vois point que mon crime soit si grand !…

 

– Mais, monsieur de Pont-Marie, à quoi bon tout ceci ? Vous m’aimez, dites-vous ? Moi, je ne vous aime pas et ne vous aimerai jamais, et mon devoir est de ne point vous entendre plus longtemps. Une première fois, quand vous m’avez parlé de ces choses, je vous ai pardonné. Devant la menace de ma porte fermée, vous avez montré un si sincère repentir que j’ai eu pitié de vous, et aussi un peu, je dois le dire pour être exacte, de moi-même… J’étais si seule, si abandonnée, je n’avais pas d’amis… mon mari me délaissait… j’étais triste à mourir… depuis quelques mois vous sembliez avoir changé complètement votre vie, vous m’entouriez de soins si touchants, et apparemment si désintéressés, vous me plaigniez si bien et vous compreniez si parfaitement ma tristesse que j’éprouvais une réelle sympathie pour vous… je ne m’en défends pas, loin de là !… et puis, tout d’un coup, je me suis vue en face d’un homme comme les autres, qui ne demandait qu’à profiter de la faiblesse et de l’isolement d’une pauvre femme…

 

« Je vous assure que j’en ai eu, alors, la plus grande peine… et je suis bien excusable de vous avoir pardonné alors, une première fois !… Vous avez su vous faire aimer de mon enfant, mon Bernard, qui montrait toujours une si grande joie de vous revoir… de jouer, comme il disait, avec son bon camarade Georges ! Il était entendu qu’on ne reparlerait plus du passé… que vous en feriez loyalement l’essai… et peu à peu, je me suis laissée aller à la douceur de nos fréquentations, j’ai goûté à nouveau le calme de nos entretiens et tous les soins assidus de votre parfaite amitié… Je vois bien aujourd’hui qu’en agissant ainsi c’est moi qui étais coupable… Eh bien, monsieur de Pont-Marie, pardonnez-moi, comme je vous pardonne ces paroles enflammées et un peu ridicules que vous m’adressâtes hier… mais vous comprenez bien que l’expérience a assez duré… qu’elle est concluante… que nous ne devons plus nous revoir… Serrons-nous la main une dernière fois, et disons-nous adieu !

 

– Mais, Cécily, moi, je vous aime !

 

– Adieu, monsieur !

 

– Mais c’est impossible ! Mais vous ne comprenez donc pas ! Mais vous ne voyez donc pas que je suis fou de vous ! Oui, j’ai été sage ! Oui, je ne vous ai pas adressé, pendant deux ans, une seule parole d’amour ! Oui, j’ai eu cette force incroyable de vous cacher tout le trouble de mon cœur, et qu’il n’y avait pas d’amant plus passionné que moi, et que votre chère présence me ravissait… et que votre parfum m’étourdissait… et que la seule pression amicale de votre main me remplissait d’une joie ineffable… et qu’un seul de ces regards me jetait en extase ! Mais si j’ai eu ce sublime courage, c’est justement que je savais que vous n’étiez pas une femme comme les autres, c’est que j’avais su vous apprécier, vous mettre à votre rang, vous juger telle que vous êtes, la plus honnête et la plus désirable et la plus digne de tous les sacrifices, et que je pensais que vous finiriez par vous apercevoir qu’on ne vit pas impunément dans l’intimité d’une femme telle que vous, que vous finiriez par comprendre que je vous adorais, que vous finiriez enfin par avoir pitié de ma longue abnégation et de mon respectueux silence, et de mon muet amour ! Je me disais que tant de souffrances cachées auraient leur récompense et que vous m’appartiendriez un jour, Cécily ! »

 

La jeune femme s’était levée et avait gagné du côté de la porte, mais de Pont-Marie se plaça résolument devant elle :

 

« Non, madame, vous ne vous en irez pas avant que je ne vous aie dit tout ce que j’ai à vous dire, avant que je ne vous aie montré le fond de mon cœur… Cécily ! Cécily ! pourquoi ne vous laisseriez-vous pas aimer ?… Pourquoi ne nous aimerions-nous pas ?… C’est votre droit, c’est notre droit… Vous pouvez m’appartenir, puisque vous n’appartenez plus à personne !… Votre mari !… Un moment, vous l’avez cru mort et vous en avez eu une grande joie… Ah ! ne dites pas non !… J’étais là quand la nouvelle est arrivée de la perte de la Belle-Dieppoise… Vous avez failli vous évanouir, je le sais bien. C’est moi qui vous ai reçue dans mes bras. Minute divine !… Et ne me dites pas que ce n’était pas de bonheur que vous vous trouvâtes mal !… Car vous le détestez, ce monstre, qui vous a pris toute votre vie, toutes vos illusions, qui a piétiné sur vos sentiments les plus sacrés… qui n’a su que vous faire souffrir… et vous insulter du scandale de ses honteuses maîtresses… Oui, vous avez pu penser que vous étiez libre… libre… Eh bien, en réalité, ne l’êtes-vous pas, je vous le demande ?… Depuis plus d’un an qu’il est sorti de cette étrange aventure du Bayard, vous a-t-il donné une seule fois de ses nouvelles ?… Vous a-t-il écrit ? S’est-il préoccupé de son fils ?… Il a écrit à son notaire, oui… il a vu son notaire… et il s’est occupé de sa fortune, de ses biens, de son argent… et il continue de se promener à travers le monde en s’amusant… Mais, madame, si sa femme n’existe pas pour lui, pourquoi existerait-il pour elle ? Vous n’êtes plus liée à cet homme… vous ne lui devez plus rien… pas même une pensée… Je vous dis que vous êtes libre, madame !… Vous êtes libre et je vous aime !… Cécily !… Cécily !… Cécily !…

 

– Laissez-moi passer, monsieur, où j’appelle mes gens ! Je vous en prie… je vous en prie, monsieur de Pont-Marie, vous ne voudrez pas causer un scandale !… Allons ! laissez-moi passer !… Mais c’est affreux !… mais vous êtes fou !… »

 

L’autre s’était jeté à ses genoux et l’avait prise dans l’étau de ses bras nerveux et il embrassait follement ses genoux. Cécily, épouvantée et n’osant crier, essayait en vain de se dégager… Elle lui repoussait la tête de ses mains crispées, et maintenant il embrassait ses mains prisonnières.

 

Elle se défendait avec une sombre énergie, mais il la prit brutalement par la taille en continuant de l’étourdir de son langage de fou :

 

« Je t’aime, je t’aime !… Cécily !… Pourquoi me repousses-tu ?… Nous pourrions être si heureux !… Cécily !… »

 

Il la serrait contre lui, l’écrasait contre son cœur pendant qu’elle commençait à gémir en renversant la tête.

 

Mais soudain, il lâcha la pauvre femme en bondissant en arrière et en laissant échapper un cri de douleur.

 

Cécily venait de lui enfoncer la pointe d’une broche dans la joue. Il saignait. Il aurait pu être blessé grièvement. Il gronda, furieux, féroce :

 

« Je te dégoûte donc bien ! Eh bien, ma petite, ça ne se passera pas comme ça !… Je te dis que je te veux et je t’aurai !… »

 

Certes, à ce moment, M. de Pont-Marie n’avait plus rien de l’homme des salons. C’était une affreuse brute bavante et rageante qui ne demandait qu’à se venger sur sa proie !… Cécily tremblait devant lui comme un oisillon sous la chasse de l’émouchet. Il était si menaçant qu’elle n’hésita plus. Miss et son enfant étaient à quelques pas de là. D’une main affolée, elle ouvrit la fenêtre. Elle allait appeler. D’un geste terrible il la fit taire.

 

Elle se tut parce qu’il s’était reculé et qu’il s’était assis et qu’il lui disait, avec une voix sourde :

 

« Asseyez-vous !… Ne craignez rien !… Je ne vous toucherai plus !… Mais refermez la fenêtre… J’ai quelque chose à vous dire… »

 

Et comme elle restait là, immobile, c’est lui qui alla fermer la fenêtre. Elle eût pu s’enfuir alors par la porte et elle se dirigea en effet de ce côté, mais il la cloua sur place avec un mot :

 

« Il s’agit de Bernard !

 

– Quoi ? Bernard ? fit-elle, déjà sur une défensive haletante.

 

– Oui, et vous comprenez déjà que ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de nous. Calmez-vous ! je vous en prie. Regardez-moi. Mon accès est passé. Maintenant, je suis tranquille. Nous avons besoin de tout notre sang-froid. Cécily, vous avez eu tort de me traiter comme vous l’avez fait. Je n’ai plus aucune mesure à garder avec vous. J’ai essayé de vous séduire par mon amitié, mon dévouement de tous les instants…

 

– Par votre hypocrisie… interrompit-elle.

 

– Si vous voulez… nous n’en sommes plus à nous faire des compliments. Mais, puisque l’hypocrisie n’a pas réussi, je vais vous parler avec franchise : Cécily, vous n’êtes pas une honnête femme ! »

 

Elle se leva :

 

« Misérable !… »

 

Mais l’autre ne se démonta point :

 

« Je répète : vous n’êtes point une honnête femme !… Vous avez trompé le marquis !

 

– Lâche !… Lâche que vous êtes !… Vous savez bien que ce que vous dites est faux !… Vous profitez de ce que je suis seule pour m’insulter !… Mais allez-vous-en donc !… Allez-vous-en !…

 

– Chassez-moi ! je vous en défie !…

 

– Tout de suite, misérable !… »

 

Et elle avança la main vers un cordon de sonnette.

 

« Allez donc, sonnez ! que j’apprenne à tous que votre fils n’est point celui du marquis du Touchais ! »

 

Elle se laissa tomber sur un fauteuil, les yeux hagards et certainement plus morte que vive.

 

« Ah ! vous vous taisez ! reprit de Pont-Marie avec un ricanement sec…

 

– Que voulez-vous que je réponde à un pareil blasphème ? balbutia-t-elle.

 

– Des grands mots !… Vous en avez toujours… Vous feriez mieux d’être raisonnable, allez !… et de m’écouter gentiment. Remettez-vous, Cécily… on pourrait entrer. »

 

Il se leva, alla à la glace, remit en place, d’un revers de main, sa coiffure défaite, arrangea son col, tira le nœud de sa cravate, épongea, avec son mouchoir, la goutte de sang qui perlait à sa joue.

 

« Encore un peu, dit-il, et j’étais défiguré. Ç’eût été dommage ! Je tiens beaucoup à ma figure. »

 

Il se retourna, la vit devant lui si tremblante, si épouvantée qu’il en eut peut-être pitié. Il s’assit tout près d’elle et il commença d’une voix redevenue douce et policée :

 

« Cécily, vous avez aimé un homme, votre cousin, Marcel Garavan, capitaine au long cours, mort des fièvres, il y a quatre ans, à la Nouvelle-Orléans. Pas de protestations inutiles ! De mon côté, je parle comme un homme qui n’a plus rien à ménager. Ce jeune homme n’avait aucune fortune, et pour rien au monde le père Bourrelier ne lui aurait accordé votre main. Je n’ai pas à vous rappeler les tristes événements qui vous ont faite la marquise du Touchais. Il y a huit ans environ, pendant que le marquis achevait une croisière sur les côtes de Norvège, avec ses amis dont j’étais, Marcel Garavan vint à Dieppe et alla faire une visite à sa cousine. Il la trouva à son goût. Vous l’aimiez toujours. Le reste s’entend ! »

 

Cécily paraissait changée en statue. Les yeux fixes, elle regardait le misérable sans donner signe de vie. Elle attendait… Elle attendait… elle attendait la chose formidable qui devait venir, qu’elle sentait venir ! L’autre faisait une pause, jouissait visiblement du martyre qu’il imposait.

 

« Le séjour à Dieppe de Marcel Garavan, continua-t-il, se prolongea et puis cessa brusquement à la nouvelle du retour du marquis. Neuf mois plus tard, la marquise du Touchais mettait au monde le petit Bernard. Mais elle avait pris la précaution d’aller faire ses couches en Angleterre. C’est ainsi qu’elle parvint à tromper sur la date de la naissance de l’enfant et que le marquis se crut père. La joie de celui-ci fut immense. Non point qu’il aimât Cécily, non point qu’il aimât son enfant : le marquis du Touchais n’a jamais aimé que lui-même et sa race ! Or sa race était sauvée ! Il avait pu craindre que sa race s’éteignît avec lui. La marquise lui donnait un fils. Tout était pour le mieux ! Il apprit cette nouvelle aux Açores, où il abordait avec la Belle-Dieppoise, après une nouvelle croisière dans les Antilles. Je vous prie de croire qu’il y eut une certaine fête à bord. Je le sais. J’y étais !… Tout ceci est-il exact, madame ?… Vous ne répondez pas !… Dois-je en conclure que nous sommes d’accord ? »

 

Les lèvres de la statue se desserrèrent :

 

« D’accord sur quoi, monsieur ?

 

– Sur tout, madame, sur tout ce que je viens de vous dire et sur le reste que vous devinez !… Le reste, c’est l’ignorance nécessaire dans laquelle doit être entretenu ce pauvre marquis du Touchais… car vous le connaissez, madame !… Ce monsieur n’a pas beaucoup de principes, mais il a un préjugé si vous voulez !… celui de sa race !… et il y tient !… Oui, il tient encore à être le père de son enfant et vous savez qu’il aimerait mieux vous étrangler de sa propre main plutôt que de permettre qu’un petit voleur s’introduise chez lui pour lui chiper le nom de ses ancêtres. Le jeune Bernard du Touchais n’a point une goutte de sang des Touchais dans les veines ! Ne l’oubliez pas !… Je parlais tout à l’heure d’étranglement, c’est une brutalité à laquelle certainement le marquis n’aurait point recours, parce qu’elle serait, dans la circonstance, inutile. Un bon procès en désaveu de paternité et un divorce le débarrasseraient vite du fils et de la mère et lui permettraient, maintenant qu’il est riche, de convoler en d’autres justes noces et de faire des petits Touchais qui, cette fois, seraient bien à lui ! Concluons, madame. Voici un secret qui n’est connu que de vous et de moi. Je vous donne un conseil. Restons unis et soyons-le plus que jamais pour le conserver, ce secret !… »

 

Il avait fini. Il salua et se dirigea vers la porte. Mais un appel de Cécily le fit se retourner.

 

« Monsieur, eut-elle encore la force de lui dire, je vois bien que vous êtes capable de tout. Mais votre crime ne vous profitera pas. Et cette infernale histoire, que vous avez inventée, personne ne la croira !

 

– Pas même le marquis ? demanda de Pont-Marie en se rapprochant d’elle.

 

– Pas plus le marquis qu’un autre… à moins que vous n’ayez fabriqué des preuves, et dans ce cas, il ne serait point difficile de déjouer votre fourberie !

 

– Je vous comprends, Cécily, j’ai toujours dit que vous étiez très intelligente. Vous voulez savoir si j’ai des preuves. Oui, j’ai des preuves ! J’ai les lettres de Marcel Garavan ! Vous voici renseignée, j’espère ?

 

– Les lettres ! » s’écria la malheureuse, en s’agrippant à lui d’un geste si sauvage qu’il eut vraiment peur.

 

Il la repoussa :

 

« Oui, les lettres ! celles que vous croyez encore dans votre tiroir secret ! Comment ! vous n’avez pas eu la curiosité de les relire depuis trois jours ! Comme le cœur oublie !

 

– Misérable !…

 

– Ah ! il ne s’agit plus de s’injurier… Madame, je ne vois pas pourquoi je vous ferais attendre le principal détail de mon programme. J’ai loué, à deux kilomètres d’ici, à Pourville, la villa que nous avons admirée ensemble lors de notre dernière promenade avec Bernard. J’y fais faire quelques aménagements. Le coin est joli et discret. Tout sera prêt dans huit jours. Demain en huit, à trois heures, je vous y attendrai.

 

– Jamais.

 

– C’est bien, madame, vous réfléchirez.

 

– Jamais ! Je vous hais ! J’aimerais mieux la mort !

 

– Cela ne sauverait point votre fils, madame !… Vous ne pensez qu’à vous ! Il faut songer aussi un peu au futur marquis du Touchais !

 

– Mais vous n’avez donc pas pitié de moi, monsieur !

 

– Je vous aime, madame, c’est tout ce qu’il me reste à vous dire…

 

– Je me tuerai avec mon enfant !

 

– Vous ne ferez pas cela !… Et tenez, j’en ai assez !… Vous allez me promettre tout de suite que vous viendrez ! J’en ai assez de toutes ces tergiversations ! Je vous veux ! Je veux être sûr de vous avoir !… Dites-moi que vous viendrez, ou j’exécute tout de suite ma menace ! J’envoie les lettres au marquis !

 

– Ah ! misérable ! misérable ! misérable ! »

 

La pauvre femme se tordait les bras dans un désespoir effrayant… Puis elle se traîna à genoux à son tour et supplia son bourreau d’avoir pitié, sinon d’elle, du moins de son enfant. Elle avait des sanglots et des prières qui eussent attendri un tigre. Mais de Pont-Marie ne l’écoutait même pas. Qu’elle était belle ainsi, dans son horrible détresse ! Il le lui dit :

 

« Madame, vous êtes encore plus belle ainsi qu’au bal !… Allons ! répondez ! On vient !… Relevez-vous donc si vous ne voulez pas être surprise par vos domestiques ! »

 

Il l’aida à se relever. On venait, en effet ; on entendait des pas qui se dirigeaient vers le salon. Elle se dissimula dans une embrasure de fenêtre, ne voulant point montrer son désordre. Et de Pont-Marie lui souffla :

 

« Eh bien, vous décidez-vous ? Viendrez-vous ? »

 

À ce moment, un domestique entra.

 

« Madame, dit-il, c’est M. le marquis qui demande si madame la marquise peut le recevoir ?

 

– Quel marquis ?

 

– Mais M. le marquis du Touchais, madame ! »

 

La foudre tombant dans ce salon n’eût point produit plus d’effet. Il y eut un silence terrible et puis, tout à coup, de Pont-Marie s’écria, joyeux :

 

« Comment ! le marquis ?… Quelle bonne surprise !… Mais dites-lui donc qu’il entre !… N’est-il pas chez lui ?… Je vais être bien heureux de lui serrer la main !

 

– Faites, Jean ! » ordonna la voix d’outre-tombe de la marquise.

 

Le domestique disparut.

 

« Eh bien, c’est entendu ? interrogea fébrilement le hideux de Pont-Marie. Vous viendrez ?…

 

– Je viendrai !… »

 

Et elle jeta à de Pont-Marie, comme une folle :

 

« Vous direz à mon mari que je suis allée chercher mon fils et que je reviens tout de suite. »

 

Elle s’enfuit, désireuse de se trouver un instant seule pour se ressaisir l’âme et se refaire un visage.

 

Georges de Pont-Marie, lui, était radieux. Il triomphait. En vérité, le marquis avait été bien bon d’arriver à une minute aussi décisive. Maintenant Cécily ne pouvait plus lui résister ! Comme il en était là de son intime jubilation, Chéri-Bibi fit son entrée.

 

Il avait soigné sa toilette. Jamais le marquis du Touchais n’avait été aussi beau, aussi tiré à quatre épingles, aussi pommadé, aussi luisant, aussi verni ! Tout de même, il était un peu pâle. Un binocle en or, aux verres légèrement fumés, chevauchait son nez bourbonien, le nez de la race.

 

Il s’attendait à se trouver en face de Cécily. Il s’estima heureux qu’elle ne fût point encore là. Cela lui donnerait le temps de se remettre tout à fait, mais en apercevant de Pont-Marie qui s’avançait vers lui, la main tendue et la mine joyeuse, il ne put dissimuler une légère grimace.

 

« Ah ! bien, s’écriait le triomphant de Pont-Marie, en voilà une surprise !… Et une bonne !… C’est comme ça qu’on traite les amis !… On ne prévient personne, non !… Eh bien, Maxime, qu’est-ce que tu as ? Tu ne me serres pas la main ?

 

– Si, si… répondit vivement Chéri-Bibi… Mais comment donc ! »

 

Et il lui toucha la main sans effusion aucune.

 

« Mais, parle-moi ! Dis-moi quelque chose !… s’écriait de Pont-Marie… Je te trouve tout changé !

 

– Où est la marquise ? demanda Chéri-Bibi.

 

– Répète !

 

– Je demande où est la marquise ?

 

– Ah ! bien… je ne me trompais pas !… Ta voix aussi a changé, tu sais !…

 

– Oui, oui !… je sais, j’ai eu pas mal de bronchites là-bas… des maux de gorge… c’était très malsain.

 

– Je te crois facilement… À part ça, tu as bonne mine !… Toujours chic !… Toujours ohé !… ohé !… Le coffre solide ! Ma parole, on dirait que tu as forci !… Faut prendre garde, tu sais !… Un peu de bedon, ça va !… mais pas trop n’en faut !… Faut surveiller ça, à nos âges !… Moi, je me suis mis au régime.

 

– Dites-moi donc, monsieur de Pont-Marie !…

 

– Quoi ? monsieur de Pont-Marie ? Tu fais des cérémonies, maintenant ! Pourquoi ne m’appelles-tu pas « monsieur le vicomte », comme mes domestiques ? Es-tu drôle !

 

– Dis donc, Georges, tu vas me rendre un service.

 

– Oh ! comme tu as la voix creuse… j’aurai du mal à me faire à cette voix-là !… Et puis tu as l’air solennel ! Tu marches comme la statue du commandeur ! Un service ? À ta disposition ! Qu’est-ce que tu veux ?

 

– Je voudrais que tu fiches le camp !

 

– Tu veux que je m’en aille ?

 

– Oui, tu comprends, il y a si longtemps que je n’ai pas vu Cécily…

 

– Ah, ça !… sans compter que depuis trois mois que tu es en France, tu aurais pu te souvenir que tu avais des amis à Dieppe… Enfin, je t’ai toujours connu comme ça !… Entre nous, tu as toujours été un peu louf !… Eh bien, tu as à causer avec Cécily ?… C’est bon, je te quitte… Tu m’inviteras à déjeuner une autre fois… À bientôt, mon vieux Maxime !…

 

– Adieu, monsieur !…

 

– Hein ?

 

– Pardon !… je veux dire… à bientôt, Georges…

 

– À la bonne heure ! »

 

M. de Pont-Marie lui serra une dernière fois la main et s’en alla en se disant : « Un peu glacé, le marquis. Pour sûr, on a dû lui faire des potins, lui raconter que j’avais chauffé Cécily… Et puis, je ne sais pas ce qu’il a : il me paraît un peu frappé. La société du bagne ne lui a pas réussi ! »

 

Resté seul, Chéri-Bibi s’en fut, avec gravité, devant un portrait en pied de Cécily qui avait été peint au temps qu’elle était encore jeune fille.

 

Elle était habillée d’une robe de mousseline blanche et d’une rose dans les cheveux. Se rappelant la Cécily de la veille, au bal du casino, Chéri-Bibi, mentalement, établit des comparaisons et dit : « Je l’aime bien aussi comme ça ! »

 

Une porte grinça sur ses gonds. Il tressaillit et devint pâle. Ce n’était pas elle, mais un domestique qui jetait sur la table des journaux. Ah ! Chéri-Bibi n’était pas brave ! Non point qu’il pût imaginer une seconde que sa transformation courût un danger quelconque… l’expérience était faite depuis longtemps à cet égard. Pour que quelqu’un pût sentir naître en lui le plus vague soupçon sur la personnalité du marquis du Touchais, il eut fallu que le marquis fût aimé de ce quelqu’un-là. Or il n’avait jamais été aimé de personne. Chéri-Bibi n’avait pas à craindre de la perspicacité du cœur. Non. Il redoutait simplement de se trouver en face de sa femme.

 

Enfin elle parut.

 

Il la vit venir à lui à pas lents, glissant comme une ombre, traînant ses petits pieds dans un kimono d’azur à fleurs d’or. Il la compara tout de suite à une princesse de rêve et resta coi, sans dire un mot, la bouche cousue, le gosier sec. Elle aussi le regardait maintenant, sans rien dire, et ils étaient là comme deux statues ; et cela eût pu durer longtemps. Il eût voulu dire quelque chose. Il avait préparé des phrases. Il ne se rappelait plus rien. Il aurait été incapable de dire « bonjour ». Un parfum délicat venait d’elle et l’enivrait. La tête « lui tournait ». Il pensait avec terreur qu’il allait se trouver mal. Il ne sentait plus son cœur. Il avait peur de mourir et il eût voulu se sauver.

 

D’un geste d’automate, elle finit par lui montrer une chaise, sur laquelle il se laissa glisser. Et elle parla. Il était temps. Il se sentait devenir fou. Elle dit, d’une voix blanche :

 

« Je suis allée chercher votre fils ; je le croyais à la maison, mais il est allé sur la plage avec « miss ». Il va revenir tout à l’heure.

 

– Je serais très heureux de le revoir, dit-il. Votre santé est toujours bonne ? »

 

Elle eut une légère hésitation au son de cette voix… mais il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait entendue… et ce son nouveau ne lui était pas plus désagréable que l’autre, au contraire. Elle répondit :

 

« Ma santé est excellente, merci. Celle de votre fils aussi. Je vois avec plaisir que, de votre côté, vous ne semblez pas avoir trop souffert de vos malheureuses aventures.

 

– Elles ont été terribles, Cécily. »

 

Il lui avait dit, à elle : Cécily ! À elle, à elle ! Il n’aurait jamais cru que c’était si facile que ça ! Il s’était dit bien souvent : « Jamais je n’oserai… lui dire… Cécily… comme ça… tout court… Il me semble que ce sera plus fort que moi ; que je lui dirai encore : « Mademoiselle » comme autrefois, quand je lui apportais sa viande bien persillée. » Et il lui avait dit : « Cécily ! » comme un homme dit à sa femme, quoi !… Désormais, tout lui parut facile. Le sang recommença à circuler librement dans ses artères glacées, et il allait s’enhardir quand « sa femme », qui était restée silencieuse quelques secondes, fit :

 

« Cécily ! Cela me semble drôle que vous m’appeliez Cécily avec la voix un peu nouvelle que vous apportez de là-bas… Vous ne m’avez jamais appelée Cécily, quand nous étions seuls ! »

 

Ça, par exemple, pensa Chéri-Bibi, ça n’est pas de chance. Comment donc pouvaient-il s’appeler entre eux, ces gens du monde ? Monsieur ? Madame ? C’était bien ridicule ! Oui, mais ils étaient fâchés ! Allons, Chéri-Bibi, c’est le moment de payer d’audace !

 

Et d’un léger mouvement, il se rapprocha de sa femme. Ses yeux rencontrèrent, sur le bras du fauteuil, une main exsangue qui tremblait. Alors, derrière ses verres fumés, il regarda bien cette femme et vit ses yeux profonds, ses arcades sourcilières creusées, le cerne de douleur et de peur, et s’aperçut que toute la fraîcheur du visage était récente, fausse et menteuse : de la poudre et du rose et du rouge, de la vie artificielle étalée sur les lèvres couleur de mort… Ses yeux se mouillèrent de pitié. Il pensa : « La pauvre femme ! » et il voulut prendre cette main, qui se retira.

 

Il en fut un peu décontenancé, mais son incommensurable amour lui versait maintenant des forces. Il dit :

 

« C’est vrai, c’est la première fois que je vous donne votre petit nom, Cécily… et vous me permettrez, désormais de vous appeler ainsi. Si cela ne vous choque point trop, cela me fera plaisir… Bien des choses ont changé depuis que nous nous sommes vus, mon amie… (Elle ne broncha pas à « mon amie ».) Oui, bien des choses… Je vous disais tout à l’heure que mes aventures avaient été terribles !…

 

– Je les ai connues par les journaux, monsieur… et par votre notaire… »

 

Ah ! elle m’a appelé « Monsieur ». C’est bien ce que je pensais ; ils se disaient « Monsieur » et « Madame » dans le particulier, réfléchissait Chéri-Bibi. Quel ménage !

 

« Oui, reprit-il, les journaux en ont parlé… et mon notaire… À ce propos, je tiens à vous remercier de l’empressement que vous avez mis à seconder ses efforts pour ma libération… Évidemment j’aurais pu, j’aurais dû vous écrire. Je ne l’ai pas fait pour la même raison qui m’a tenu éloigné d’ici depuis plus d’un an… Cécily, je voudrais me faire comprendre… Depuis longtemps je ne mérite plus votre intérêt… Certainement je me suis mal conduit avec vous ! »

 

Phrase malheureuse ! et que Chéri-Bibi regretta sur-le-champ en voyant la figure de sa femme changer tout à coup d’expression. Le masque de la politesse glacée avec lequel elle l’écoutait se transforma en une seconde, et ce fut avec une hauteur presque insultante qu’elle laissa tomber ces mots : « Vous dites, monsieur ? » (Chéri-Bibi pensa : « Tout de même, ce qu’il a dû lui en faire voir, le bougre, pour qu’elle me parle comme ça ! ») Et il baissa la tête sous le poids écrasant de la muflerie de l’autre.

 

Cécily, du reste, le regardait et l’écoutait sans le comprendre, car, après l’expérience qu’elle avait faite du marquis, elle était en droit de ne point même soupçonner la grandeur, la beauté, la générosité des sentiments que le bienfaisant amour avait fait naître dans le cœur de cet homme qui lui revenait après tant de traverses. Elle se demandait certainement « où il voulait en venir » et quelle épreuve nouvelle se préparait pour elle derrière cette attitude de bizarre repentir auquel elle ne pouvait croire, bien entendu.

 

L’homme dont elle portait le nom l’avait du reste habituée à tout redouter. Elle n’avait jamais cessé de trembler sous son joug. Après l’effroyable tyrannie dont il l’avait brisée, il était vraiment le bienvenu à dire : « Certainement, je me suis mal conduit avec vous ! » Décidément, le misérable n’avait aucun sens moral. Il allait peut-être lui demander « d’oublier » ! C’eût été le comble !

 

Or, justement, c’est ce que Chéri-Bibi ne manqua point de lui proposer, avec une diplomatie mondaine un peu sommaire dont il eût été bien excusable pour tout autre que pour Cécily.

 

Accentuant ce ton doucereux et larmoyant qui correspondait parfaitement selon lui à la situation présente et aux souvenirs des trahisons et méchancetés du marquis dont cette maison était pleine, il plaida avec une naïveté incroyable les circonstances atténuantes ou tout au moins les raisons qui pouvaient lui faire espérer, dans des temps plus ou moins prochains, le pardon.

 

Il s’étendait avec une pitié alanguie sur les dernières catastrophes qui lui avaient « ouvert les yeux ». Il avait subi une longue captivité chez les bandits. Il avait vu la mort de près. Il sortait d’une fièvre typhoïde : bref il s’attendrissait si parfaitement sur ses malheurs qu’il soupçonna que Cécily, dont il connaissait le bon cœur, devait, pour le moins, en être touchée.

 

Pour s’en assurer il osa lever les yeux du tapis dont il avait humblement apprécié les dessins pendant toute la durée de son triste discours ; peu à peu son regard s’enhardit jusqu’à revoir ces yeux tant aimés qui, tout à l’heure, l’avaient foudroyé de leur éclat orgueilleux : ils pleuraient !

 

Oui, Cécily, sa Cécily pleurait en l’écoutant ! Il avait donc su trouver le chemin de son cœur !

 

Pathétique et déjà ivre de sa victoire, ne sachant plus beaucoup ce qu’il faisait, le malheureux Chéri-Bibi se leva en balbutiant :

 

« Cécily !… Vous pleurez !… (Elle ne le voyait pas, car elle avait tourné la tête.) Pourquoi détournez-vous la tête ? N’ayez point honte de ces larmes qui prouvent votre bon cœur. (Ce disant, il s’approchait en tapinois.) Regardez, Cécily… Moi aussi, je pleure… (C’était vrai qu’il pleurait.) Cécily, laissez-moi vous embrasser… »

 

Il s’était vivement courbé au-dessus de cette tête adorée et déjà ses lèvres effleuraient en tremblant cette chevelure dont le parfum lourd achevait de le griser, quand, à son grand dam, Cécily, qui n’avait nullement soupçonné le mouvement de l’ennemi, le repoussa avec une rudesse singulière chez un être aussi fragile ; mais elle avait vu « de quoi il retournait » et ses forces en avaient été décuplées. Elle s’était levée, et rouge, haletante, superbe d’indignation sous cette tentative d’un chaste baiser comme sous le plus cruel outrage, belle comme jamais il ne l’avait vue belle, elle s’écria :

 

« Vous !… Vous voulez m’embrasser !… »

 

Il la regardait, médusé, anéanti, consterné. Heureusement pour leurs relations futures, que la jeune femme, dans sa colère, était incapable de mesurer un pareil abattement ; sans quoi, elle qui avait connu le marquis sous des aspects plutôt dominateurs, elle eût jugé qu’il était atteint maintenant par le gâtisme et qu’il n’y avait plus à s’occuper d’une aussi lamentable ruine.

 

Ah ! la colère de Cécily ! La jeune femme tamponnait rageusement ses belles paupières gonflées encore de ces larmes qui avaient si fâcheusement inspiré Chéri-Bibi. Et elle lui criait, à travers ses sanglots rauques, qu’elle ne voulait point laisser sortir devant son tyran et qui l’étouffaient :

 

« Me laisser embrasser par vous !… Moi !… À quoi pensez-vous ?… Êtes-vous devenu fou tout à coup ?… Avez-vous perdu la mémoire ?… Comment avez-vous pu penser que je me laisserais traiter comme l’une de ces filles que vous payez pour qu’elles soient toujours prêtes à subir vos caprices ?… Ah ! vraiment, vous m’avez vu pleurer !… Et votre monstrueux égoïsme a pu vous faire croire que je pleurais sur vous !… C’est sur moi, monsieur, que je pleurais !… Sur toutes les douleurs que je vous dois… sur toutes les hontes dont vous m’avez abreuvée !… Quand je pense que vous n’avez pas hésité à nous chasser brutalement, votre mère et moi, de votre maison !… du château du Touchais, dont vous étiez si fier, pour le donner à cette femme qui est votre maîtresse, et qui, hier encore, en plein bal, devant cinq cents personnes, par ses sourires, ses propos, toute sa grossière insolence, osait m’outrager… Quand je pense à tout cela !… Et quand je vous vois, par je ne sais quel mystère ou dans quel dessein, tenter de m’apitoyer, je me demande si je rêve !… Et vous avez voulu m’embrasser, vous ! Ah ! monsieur !… monsieur ! Mais vous savez bien que c’est impossible !… Mais vous savez bien qu’il y aura toujours entre nous une chose, quoi que vous fassiez, que je ne saurais oublier jamais ! jamais !… Souvenez-vous de la nuit de votre départ pour la Norvège ! »

 

« Mais qu’est-ce que j’ai encore fait, cette nuit-là ? » se demandait, atterré, le pauvre Chéri-Bibi.

 

« Certes !… vous êtes ici, chez vous !… Vous êtes le maître !… Restez, partez !… Faites ce que vous voulez… c’est votre affaire !… je n’y puis rien !… mais enfin monsieur, vous êtes un homme du monde… ou du moins, vous en affectez les manières. »

 

Cette dernière phrase fit rougir d’embarras et d’une certaine satisfaction le malheureux Chéri-Bibi.

 

« Eh bien… conduisez-vous, je vous prie, de telle sorte qu’une explication aussi superflue que celle que nous venons d’avoir ne se renouvelle plus !… C’est tout ce que je vous demande !… »

 

Elle était dans une agitation indescriptible. Elle répéta encore, mais cette fois en se soulageant du sanglot qui l’étranglait et en s’effondrant dans son fauteuil, presque pâmée :

 

« M’embrasser !… m’embrasser !… Lui ! lui !… »

 

Soudain, elle se redressa parce qu’on avait frappé à la porte. Elle se tamponna vivement les yeux et dit :

 

« Entrez ! »

 

C’était le domestique, qui restait sur le seuil, assez embarrassé, comme s’il n’osait faire part d’une commission qui le gênait.

 

« Eh bien, Jean ?…

 

– Madame la marquise, c’est le valet de pied de la baronne Proskof !… »

 

La marquise était devenue écarlate en entendant prononcer ce nom ; et elle fixait, avec une attention terriblement hostile, son mari dont elle constatait le sang-froid honteux. En vérité, ce nom n’avait point le don de l’émouvoir outre mesure, et l’insensé ne paraissait pas comprendre que ce nom-là, prononcé dans cette demeure, était une nouvelle insulte pour sa femme.

 

« Allons ! dites, Jean… que veut-il ?… interrogea-t-elle d’une voix sifflante.

 

– Mme la baronne Proskof a appris le retour de M. le marquis, et elle attend M. le marquis chez elle, à cause du bail.

 

– C’est bon ! c’est bon ! Qu’il dise à la baronne que j’y vais tout de suite… fit Chéri-Bibi avec un empressement qui lui valut une nouvelle « sortie » de Cécily.

 

– Allez donc, monsieur !… Là-bas, on ne saurait se passer de vous ! »

 

Et elle s’en alla, raide comme la justice, le laissant tout pantois. Cependant, la voyant disparaître, il eut un mouvement de révolte, et il l’arrêta pour lui dire :

 

« Madame, je tiens à vous prévenir que je reviens déjeuner.

 

– C’est comme vous voudrez, monsieur. Je vous le répète : vous êtes ici chez vous ! »

 

Et quand elle fut partie, il s’en alla à son tour, avec un petit geste sec de la main sur son chapeau, qu’il avait coiffé en bataille, et en bougonnant :

 

« Ah ! mais si elle croit que ça va se passer comme ça ! Elle est trop méchante, à la fin ! Et ce n’est pas encore elle qui me fera tourner en bourrique ! »

 

IV

Le duel de Chéri-Bibi


Quand Chéri-Bibi revint chez Cécily, il paraissait calmé, fort content de lui et il mourait de faim.

 

De loin, il aperçut sur le perron la cornette blanche d’une religieuse. Il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges. Il monta par une allée, tandis qu’elle descendait par une autre. La pelouse les séparait. Il salua son passage et elle lui rendit son salut, puis continua son chemin. Chéri-Bibi était bien décidé à éviter autant que possible sa sœur, qui était revenue à l’hôpital de Dieppe, et surtout à ne lui point parler. Il ne voulait pas qu’elle entendît sa voix. C’était plus prudent. Du reste, à bord, dans les derniers temps, il ne lui avait jamais adressé la parole. Il ne lui parlait pas depuis qu’il était mort… Pauvre Jacqueline !…

 

« Tout de même, songeait-il, si on nous avait dit, quand nous étions enfants, que j’entrerais ici en marquis et qu’elle en sortirait en « bonne sœur » !… Fatalitas !… »

 

Il fut tiré de ses réflexions par un groupe des plus gracieux qui apparaissait sur le perron. C’étaient Cécily et son fils.

 

Le petit vint au-devant de son père en courant. À la manière affectueuse dont il sauta à son cou, Chéri-Bibi vit bien que le petit ne le détestait point et que Cécily n’avait rien fait pour détourner à son profit la part d’amour filial qui revenait à ce bandit de père. « Noble femme ! se dit-il. Elle a toutes les vertus. Heureux l’homme qui sera aimé d’elle ! » Il rendit ses caresses à l’enfant, et comme l’enfant ne ressemblait pas à son défunt papa, Chéri-Bibi se dit qu’il l’aimerait beaucoup.

 

« Tu m’as rapporté beaucoup de jouets de chez les sauvages ?

 

– Oui, mon fils, une malle pleine ; mais je t’avertis tout de suite que ces messieurs se fournissent dans les meilleures maisons de la capitale. »

 

Chéri-Bibi, qui ne laissait point que d’être un peu pompeux, aimait ce terme qui désignait Paris. Il vit que Cécily, qui venait au-devant d’eux, l’avait entendu et souriait. Il en fut tout bouleversé de bonheur.

 

« Ah ! bien, elle pourra désormais me faire tous les reproches qu’elle voudra ! Je courberai la tête et dirai amen ! La chère femme ! Cette légère toilette d’été lui sied à ravir. Et cependant ce n’est rien : un peu de mousseline blanche sur les plus chères épaules du monde. C’est un ange du paradis ! Je voudrais baiser la trace de ses pas ! »

 

Elle marchait maintenant devant lui, en tenant son enfant par la main. Et Chéri-Bibi la suivit d’assez près pour respirer ce parfum qu’il aimait tant. À table, il s’assit entre sa femme et son fils. Il put s’imaginer qu’il s’en fallait de peu qu’il fût réellement le plus heureux des hommes. Le déjeuner avait été servi dans la véranda, d’où l’on avait vue sur la mer. Il y avait de petites voiles blanches à l’horizon. Le ciel était d’azur ; une brise légère avait passé sur les fleurs du jardin. Le service était impeccable, la nappe d’une belle lingerie, le couvert éblouissant, les radis un peu poivrés et le cœur de Chéri-Bibi débordant d’amour.

 

« Cécily, dit-il, vous avez reçu la visite de sœur Sainte-Marie-des-Anges ?

 

– Oui, mon ami, elle est venue m’apporter une triste nouvelle : la marquise, votre mère, est un peu souffrante. Hier soir, nous sommes allées toutes deux à la fête du « Denier du pauvre marin », et elle a pris froid sous la pluie, en attendant notre auto devant la grille du casino. J’irai la voir avec Bernard après déjeuner.

 

– Cécily, vous avez toujours été parfaite pour ma mère, et je vous en remercie ; mais moi, je me suis bien mal conduit envers elle, la pauvre femme ! Sa porte m’est fermée, et ce n’est que justice. Mais puisque vous allez la voir, annoncez-lui donc une nouvelle qui ne pourra que la réjouir et aidera peut-être à la remettre sur pied ; elle va pouvoir, d’ici à huit jours, retourner s’installer d’une façon définitive au château du Touchais.

 

– Si ce que vous dites est vrai, fit Cécily, qui ne cachait pas son étonnement, elle en pleurera de joie certainement. Elle m’a souvent confié qu’elle n’avait point eu de plus grande peine au monde que celle de s’être vue éloignée aussi… brutalement du lieu où se rattachaient tous les souvenirs de sa vie et où elle avait espéré mourir… Mais on quitte donc le château ? demanda-t-elle sans le regarder.

 

– Oui, Cécily, on quitte le château.

 

– Ils en ont assez ?

 

– Non, Cécily, ils n’en ont pas assez ! ils quittent le château parce que je les chasse !

 

– Vraiment ! (Cécily pensait : « Il en a assez de la Belle Dieppoise ! Il doit avoir quelque part une nouvelle maîtresse ! ») Eh bien, mon ami, je ne vous cacherai point qu’en ce qui me concerne je n’en suis pas autrement fâchée. Et si la Belle Dieppoise a cessé de plaire, tant mieux ! Oh ! simplement à cause du voisinage qui était un peu encombrant !

 

– Je sais ! Je sais ! Je connais un homme qui a été bien coupable en tout ceci et qui en aura un remords éternel. »

 

Cécily n’en croyait pas ses oreilles. Elle regarda Chéri-Bibi, qui baissa les yeux et rougit comme un enfant. Le nez dans son assiette, il fit son mea culpa avec une grande discrétion du reste, à cause de la présence du petit Bernard.

 

« Quand on songe à tout ce que vous avez souffert, Cécily, on ne mériterait point d’être assis à cette table. »

 

Cécily le vit manger, cependant qu’il disait ces choses extraordinaires, avec un tel entrain qu’elle pensa : « En tout cas, le remords ne lui a pas ôté l’appétit ! »

 

« Cette femme, dit-elle, m’a fait souffrir moins pour moi que pour votre mère et que pour le nom des Touchais. Mais puisqu’elle s’en va, qu’il n’en soit plus question : bon voyage ! Jusqu’au dernier moment, elle n’a pas désarmé. Hier encore, à cette fête, elle a trouvé le moyen de nous insulter, votre mère et moi, ou tout au moins de nous provoquer, de montrer une insolence dont, au surplus, elle a été bien châtiée. Puisque vous sortez de chez elle, mon ami, elle vous a peut-être mis au courant d’un incident qui s’est produit à la grille du Casino, devant deux cents personnes ?

 

– Nullement, Cécily, nullement. Elle ne m’en a point soufflé mot !

 

– Évidemment elle ne s’en est point vantée ! Sachez donc qu’au moment de partir elle a fait prendre à sa voiture la place de notre auto, sous notre nez, et si malhonnêtement qu’il y eut, autour de nous, des murmures. Heureusement un inconnu, qui venait de voir ce qui s’était passé, s’est jeté à la tête des deux chevaux de cette fille, et avec un courage, une force inouïe, a fait reculer tout l’équipage, en criant : « Les honnêtes femmes d’abord ! », ce qui fut applaudi de tout le monde. Nous pûmes ainsi partir à notre rang. La marquise en avait les larmes aux yeux de bonheur, et moi j’aurais bien donné quelque chose pour savoir quel était cet homme qui avait su si bien nous faire rendre justice. J’aurais voulu le remercier, mais il avait déjà disparu. »

 

Le petit Bernard dit :

 

« Moi, si je le connaissais celui qui a fait reculer les chevaux de la méchante femme, je l’embrasserais !

 

– Embrasse-moi donc, dit Chéri-Bibi avec une grande simplicité.

 

– Comment, c’est toi papa ?

 

– Mais oui, mon fils, c’est moi. »

 

Le petit se jeta à son cou et l’embrassa avec transport cependant que Cécily, stupéfaite, assistait toute déroutée à ces effusions.

 

« Et toi aussi, maman, n’est-ce pas, tu vas l’embrasser ? »

 

Chéri-Bibi était devenu écarlate, et c’est en tremblant qu’il déposa l’enfant à sa place.

 

« Allons, sois sage, Bernard, faisait Cécily très troublée. Laisse ton père déjeuner tranquillement…

 

– Mais tu peux bien l’embrasser puisque c’est lui !

 

– Je t’ai déjà dit que les petits enfants ne doivent pas parler à table !… »

 

Maintenant elle n’osait plus regarder Chéri-Bibi. Et c’est en ayant l’air très occupée de goûter un plat que l’on venait d’apporter pour l’enfant qu’elle demanda :

 

« Alors, c’était vous ?… Vous étiez donc à Dieppe ?

 

– Je venais d’arriver, Cécily, trop tard pour vous causer l’embarras de mon retour à la villa. Du reste, vous n’étiez pas prévenue et j’avais résolu de passer la nuit à l’hôtel. Avant de me coucher, je fis une courte promenade au Casino. Le hasard voulut que j’assistasse à l’incident. C’est aussi simple que cela. Vous n’avez pas à me remercier.

 

– Vous auriez pu vous faire écraser, mon ami… »

 

Et elle ne dit plus rien, devenue soudain songeuse, laissant le père et l’enfant jouer et se raconter des histoires qui les faisaient bien rire tous les deux.

 

Le repas touchait à sa fin quand un domestique vint annoncer à M. le marquis que son secrétaire et maître Régime étaient au salon.

 

« Bien ! bien ! qu’ils y restent ! Je viens tout de suite.

 

– Il ne faut pas que je vous dérange si vous avez à « causer affaires », mon ami, fit Cécily. Vous pouvez rejoindre ces messieurs. Je ferai servir le café au salon.

 

– C’est cela ! Vous êtes parfaite ! Vous songez à tout, Cécily. Excusez-moi donc… c’est, en effet, pour une petite affaire. »

 

Il embrassa son fils et s’en alla.

 

« C’est extraordinaire, je ne le reconnais vraiment plus, fit à mi-voix Cécily.

 

– Crois-tu qu’il est gentil, mon papa, et qu’il est brave ! Il m’a dit que tous mes joujoux allaient arriver tantôt avec son automobile. À ce qu’il paraît qu’il a une auto épatante, papa ! Je veux qu’il m’apprenne à conduire, tu sais, maman ! On s’amusera bien ensemble ! »

 

À ce moment, dans l’encadrement de la grande baie ouverte de la véranda, s’offrit la figure énigmatique de M. de Pont-Marie.

 

« Je ne vous dérange pas ! »

 

Il était entré dans la propriété familièrement, comme il faisait toujours… On n’annonçait plus M. de Pont-Marie. En l’apercevant, Cécily avait eu un geste de recul et d’effroi. Cependant, elle parvint à se maîtriser. Et devant le domestique qui achevait le service, elle s’excusa de sa peur et pria M. de Pont-Marie de la venir rejoindre dans la véranda. Depuis l’entrevue terrible elle avait eu le temps de réfléchir : le chantage dont elle était victime ne devait avoir d’autre but que celui de lui faire verser de l’argent. Elle savait Pont-Marie très gêné dans ses affaires et réduit aux derniers expédients. Elle s’était attendue même ces jours derniers à ce qu’il eût recours franchement à sa bourse et elle n’eût point hésité à lui venir en aide, en amie. Or elle venait de se rendre compte que le misérable, pour se tirer d’embarras, avait préparé contre elle un véritable guet-apens déguisé sous les couleurs de l’amour, et précédé du cambriolage de sa correspondance la plus secrète. Il faudrait payer cher ; sans doute le sacrifice serait énorme, mais elle était décidée à tout pour rentrer en possession des lettres, sauver l’honneur de son fils et ne point subir l’affreux outrage dont l’ignoble personnage l’avait menacée.

 

Du moment qu’il ne s’agissait plus que d’une question d’argent, il ne fallait désespérer de rien et garder tout son sang-froid pour traiter au mieux avec ce triste individu. Depuis l’absence de son mari, elle avait repris en main la gérance de sa fortune ; enfin elle avait de grandes disponibilités, depuis la mort de son frère.

 

Pont-Marie avait cru trouver Cécily avec le marquis ; il se mordit les lèvres en l’apercevant toute seule, et il attendit avec curiosité ce qu’elle allait faire, car il se proposait de tirer un plus ou moins heureux pronostic de l’attitude qu’elle allait prendre. En tout cas, il pensait bien que, le sachant armé comme il l’était, elle n’aurait point l’audace de le faire jeter à la porte.

 

Tout de suite, il la vit conciliante, froide sans doute, mais enfin très abordable. Elle le pria de s’asseoir en attendant le marquis, car Pont-Marie lui avait annoncé que c’était le marquis qu’il désirait voir.

 

« Il est avec son secrétaire et son notaire, il ne saurait tarder.

 

– Il vous a dit la sotte querelle ? demanda Pont-Marie.

 

– Il ne m’a rien dit du tout. Quelle sotte querelle ?

 

– S’il n’a point jugé bon de vous en entretenir, vous m’excuserez, madame, mais je préfère me taire. Dans ces sortes d’affaires, ajouta-t-il avec une maladresse voulue, le mieux est en effet de parler peu et d’agir vite.

 

– Vous m’en avez trop dit ou pas assez ! »

 

Et se tournant du côté du petit, elle le congédia :

 

« Bernard, je t’en prie, mon enfant, va retrouver miss, j’irai vous rejoindre tout à l’heure. »

 

Et quand ils furent seuls :

 

« Allons, monsieur ! Nous n’en sommes plus à nous faire des cachotteries. Pour que je vous revoie si tôt après ce qui s’est passé entre nous tout à l’heure, il faut que ce soit pour un sujet qui en vaille la peine. Que voulez-vous ?

 

– Au fait, vous avez raison. Vous êtes une femme de tête, et puis Maxime, entre nous, jusqu’à ce jour, a été bien peu intéressant. Cependant je viens me mettre à sa disposition. Il va se battre en duel. Cela ne vous bouleverse pas trop, non ?

 

– Non, vous l’avez dit vous-même, je suis une femme de tête. Et à cause de quoi, ce duel ?

 

– Pas à cause de quoi, à cause de qui.

 

– Eh bien, à cause de qui ?

 

– À cause de vous !

 

– De moi ?

 

– Parfaitement, c’est comme cela ! Maxime est devenu la cause de tous nos étonnements. Il défend sa femme maintenant. C’est admirable ! Il a un peu tardé, à mon avis. Mais n’est-ce pas, madame, il vaut mieux tard que jamais ! Enfin, c’est très bien ce qu’il a fait !

 

– Mais comment puis-je être la cause ?

 

– Ça s’est passé chez les Proskof, où je me trouvais. La baronne s’est exprimée d’une façon peu congrue à votre égard. Elle n’était pas contente, car le marquis venait de lui donner congé, le bail étant arrivé à expiration.

 

– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

 

– Vous désirez le savoir ?

 

– Je le veux !

 

– Elle a dit : « C’est pour installer ici la fille Bourrelier ! »

 

– Et alors ?

 

– Et alors votre mari a administré une gifle formidable au baron, qui est allé rouler dans les placards en cassant de la porcelaine de prix. Oh ! ça a été admirablement fait ! Maxime a toujours eu une poigne très solide. Là-dessus, il est parti en disant : « J’attends vos témoins. » Le baron m’a prié d’être son premier témoin. Je me suis récusé. J’ai toujours été beaucoup plus l’ami de Maxime que celui du baron ; enfin, madame, je suis aussi votre ami, à vous, et je viens offrir mes services au marquis.

 

– Le voilà, monsieur ! » dit Cécily, que cette confidence avait troublée beaucoup plus qu’elle ne le voulait paraître ; et elle descendit dans le jardin en appelant Bernard, mais en réalité pour se donner une contenance.

 

Chéri-Bibi faisait son entrée dans la véranda. Il assista au départ précipité de Cécily et à son visible émoi. Il aperçut Pont-Marie et grogna dans sa moustache : « Le voilà encore, celui-là ! » Du reste, la présence de Pont-Marie chez lui, après ce qu’il avait vu, de ses yeux vu, la veille au soir, au bal du casino, le faisait souffrir d’une façon aiguë. Il ne pouvait comprendre que Cécily ne lui eût point fermé sa porte. Il demanda assez grossièrement :

 

« Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ?

 

– Monsieur, je viens me mettre à votre disposition. Je me suis rappelé que nous étions de bons amis autrefois. J’ignore pourquoi nous ne le sommes plus aujourd’hui, mais enfin je suis resté l’ami de la marquise.

 

– Je le sais, monsieur, je le sais !

 

– Et si vous avez besoin d’un témoin, me voilà ! le baron va vous envoyer les siens tout de suite.

 

– Monsieur, je vous remercie d’avoir pensé à moi. Bien aimable. Mais le choix de mes témoins est fait. Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre ici une seconde. J’ai un mot à dire à ma femme et je suis à vous. »

 

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et courut rejoindre Cécily, qu’il apercevait, se promenant, solitaire, sous l’allée ombreuse des tilleuls où il l’avait vue rêver si souvent quand elle était jeune fille. Il la trouva agitée.

 

« Mon amie, lui dit-il en l’abordant, je viens de voir Pont-Marie. C’est un monsieur qui me déplaît souverainement. Je ne vous ferais point part de mes sentiments si je ne les croyais partagés. Tout à l’heure, quand je suis entré dans la véranda, je ne sais ce qu’il vous disait, mais certainement il vous faisait de la peine, car vous êtes sortie la figure décomposée. Je l’ai prié de m’attendre pour venir prendre votre avis : j’ai une forte envie de le reconduire par la peau du cou ! »

 

Chéri-Bibi, à son grand étonnement, s’aperçut vite que cette déclaration ne produisait pas tout l’effet qu’il en attendait. Cécily avait pâli, et, maintenant, elle balbutia :

 

« Mais, pourquoi donc ?… Vous n’avez rien eu avec Pont-Marie, j’espère bien !… C’est un ami avec lequel je tiens à rester en excellents termes…

 

– Et moi, madame, je suis persuadé que ce bellâtre ne mérite point toutes vos bontés, ni surtout votre indulgence ! L’autre soir, au casino, il s’est conduit avec vous d’une façon presque indécente, si bien que vous avez dû « le remettre à sa place » et regagner la vôtre. Oui, madame, j’ai vu cela ! J’ai assisté à cela ! Et ce matin, quand j’ai pénétré dans votre salon et que je l’y ai trouvé, je me suis dit : « Tiens, voilà un petit mufle qui vient demander son pardon. » En le revoyant tout à l’heure dans la véranda j’ai bien été forcé de me dire : « Il l’a obtenu. » Mais en vous voyant le quitter dans cet état d’agitation, j’ai ajouté « illico » : il ne le mérite pas ! Si jamais, madame, il vous manque de respect, il faut me le dire !

 

– Monsieur, fit entendre Cécily sur un ton qu’il ne lui avait point connu pendant toute la durée du déjeuner, vous oubliez que si j’avais dû vous attendre pour me faire respecter, j’aurais risqué depuis longtemps de n’être plus respectable ! Vous vous êtes étrangement mépris sur l’attitude de M. de Pont-Marie à cette soirée du Casino. Je n’ai rien à lui reprocher. Je me suis trouvée subitement un peu souffrante et voilà pourquoi je suis partie de si bonne heure avec votre mère qui, elle-même, était très fatiguée. »

 

Chéri-Bibi souffrait mille morts en l’entendant parler ainsi. Il était sûr qu’elle mentait.

 

« Malheureux que je suis ! gémissait-il en lui-même. Elle l’aime ! Je ne puis plus en douter ! »

 

Furieux, il dit :

 

« Je vous demande pardon, madame (maintenant, c’était lui qui lui disait : madame), de m’être aussi grossièrement trompé ! Faut-il l’inviter à dîner ?

 

– Non, mon ami, répondit-elle, subitement radoucie… mais à déjeuner pour après-demain. »

 

Chéri-Bibi reçut le coup et s’en alla, titubant, dans l’allée ombreuse des tilleuls.

 

« Après-demain, se jura-t-il, je serai mort ! »

 

Quant à Cécily, bien qu’elle fût en proie à mille sentiments contradictoires, elle se félicitait de l’idée de cette invitation qui devait lui procurer l’occasion de causer avec Pont-Marie et peut-être de s’entendre définitivement avec lui avant que les huit jours ne fussent écoulés. Elle ne tenait nullement à faire connaissance avec la mystérieuse villa de Pourville.

 

Pour donner un autre cours à ses idées qui devenaient fort embrouillées à l’égard de son « nouveau mari », elle appela miss et Bernard et leur ordonna de s’apprêter à sortir avec elle. Elle allait prendre des nouvelles de la vieille marquise douairière, qui serait bien stupéfaite d’apprendre la chevaleresque attitude d’un fils qu’elle avait maudit et juré de ne plus revoir. Tous trois prirent le chemin creux qui conduisait, sous une voûte épaisse de feuillage, entre deux hauts talus, à la demeure rustique où la bonne dame avait transporté ses pénates, aidée de Reine qui lui restait dévouée jusqu’à la mort. La marquise douairière, qui était très bonne, mais très fière, avait préféré, au sortir de l’orgueilleux château du Touchais, cette humble maisonnette des champs à la villa démocratique des Bourrelier, où elle eût risqué, du reste, de rencontrer son mécréant de fils. Cécily trouva Reine sur le pas de la porte.

 

« Vous faites bien de venir, madame la marquise, dit-elle, madame n’est pas bien du tout !… »

 

Elle pénétra chez la douairière au moment même où passaient, remontant le chemin qu’elle venait de descendre, deux beaux messieurs habillés d’impeccables redingotes et chapeautés de huit-reflets plus brillants que des sabres.

 

« Les témoins du baron ! » se dit-elle.

 

C’étaient eux, en effet. À la villa Bourrelier, on les attendait. Chéri-Bibi était revenu dans la véranda, où il avait retrouvé Pont-Marie avec ses deux témoins à lui, M. Hilaire et maître Régime, son notaire de Rouen, présentement en villégiature à Dieppe. Maître Régime était aussi pâle que le plastron de sa chemise depuis qu’il savait qu’on réclamait son concours pour la rédaction d’un procès-verbal pour lequel il n’était point besoin de papier timbré. Maître Régime était un brave homme de loi, de figure paterne, aux mains grassouillettes, qui certainement n’avaient jamais tenu une épée. C’est du reste l’argument qu’il tenta de faire valoir auprès de son client ; mais M. de Pont-Marie répondit avec un sourire sarcastique qu’il n’avait point à se préoccuper de cette question, attendu qu’on se battrait presque certainement au pistolet, le baron étant l’offensé et de première force à cette arme.

 

« Mais, monsieur, s’écria encore le pauvre maître Régime, je n’ai, de ma vie, chargé un pistolet !

 

– On les fera charger par l’armurier ! » répliqua Pont-Marie d’une voix ridiculement tragique.

 

Chéri-Bibi, agacé de cette discussion qui ne tendait, de la part de Pont-Marie, qu’à déconsidérer le témoin Régime, se tourna brusquement du côté du notaire :

 

« Enfin, monsieur, êtes-vous mon ami, oui ou non ?

 

– Sans doute, monsieur le marquis, sans doute, mais le caractère de ma charge…

 

– Oui ou non, voulez-vous être mon témoin ? »

 

Maître Régime comprit, au ton sur lequel la question lui était posée, que, certainement, s’il ne voulait pas être le témoin du marquis, celui-ci cesserait d’être son client. Il accepta, avec un soupir.

 

« Vous croyez, demanda M. Hilaire, qui était presque aussi pâle que maître Régime, vous croyez, monsieur de Pont-Marie, que le baron choisira le pistolet ? Y est-il vraiment aussi fort que vous le dites ?

 

– C’est notre premier prix de tir ! Il fait mouche presque à chaque coup !

 

– Tant mieux ! grogna Chéri-Bibi, en allumant un excellent cigare, ce sera plus vite fini.

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria maître Régime, en joignant ses grasses petites mains, comme s’il allait entrer en prières.

 

– Je veux dire que s’il me tue tout de suite, il n’aura pas besoin de recommencer !

 

– Vous désirez donc échanger plusieurs balles ? demanda Pont-Marie d’une voix qui affectait l’indifférence.

 

– Je ne le désire pas, répondit Chéri-Bibi en le regardant si férocement que Pont-Marie crut à quelque accès de fièvre comme on en rapporte souvent de ces aventures lointaines, je ne le désire pas, je le veux !… Je ne veux pas un duel pour rire, moi !… Je veux un résultat !… Vous entendez bien, vous autres, mes témoins… je veux que l’on tire jusqu’à ce qu’il y ait un résultat ! » (ce résultat, pensait le désespéré Chéri-Bibi, c’est la mort et la fin de mes souffrances.)

 

M. de Pont-Marie dit :

 

« Il ne faut désespérer de rien. En duel, on ne sait jamais !… C’est une chose de viser un carton et une autre de viser sur un homme qui, lui-même, tire sur vous. Enfin, autant que je m’en souvienne, le marquis était lui-même assez fort au pistolet.

 

– Oh ! il est bien plus fort au revolver » s’écria inconsciemment la Ficelle.

 

Et comme il ajoutait :

 

« Ne pourrait-on pas se battre au revol… »

 

Il n’acheva pas, reculant devant le regard de Chéri-Bibi, qui le foudroyait à son tour.

 

« Monsieur ! mon secrétaire divague… »

 

M. le secrétaire s’affala dans un coin et ne dit plus mot. La conversation languissait, quand le domestique vint apporter deux cartes. C’étaient les témoins du baron. Chéri-Bibi alla les recevoir au salon et les mit en rapport immédiatement avec maître Régime et M. Hilaire. Puis il sortit et retrouva encore de Pont-Marie dans le jardin. Il ne pouvait voir cet homme. Déjà, avant d’avoir reçu le mensonge de Cécily, il le détestait, mais maintenant il le haïssait avec une force que, seul, pouvait maîtriser son malheureux amour.

 

L’autre, en l’apercevant, se rapprocha de lui. Chéri-Bibi, à chaque pas qu’il faisait, grinçait des dents :

 

« Mais il ne va donc pas ficher le camp ! Mais il ne voit donc pas, l’imbécile, que sa seule présence me rend malade !

 

– Marquis, fit avec désinvolture Pont-Marie qui, de toute évidence, avait prit le parti de ne s’apercevoir de rien, en effet… marquis, pourquoi ne m’avez-vous pas pris comme témoin ? Ces deux malheureux tremblent dans leur culotte, c’est visible ! Je vous assure que je ne vous comprends pas ! Voyons ! franchement, Maxime… qu’est-ce qu’il y a entre nous ?… Je veux le savoir !… Permets-moi de te tutoyer comme autrefois, pour te le demander. On t’a fait des racontars sur moi !… On a peut-être trouvé que je venais trop souvent ici !… Ceux-là ne me connaissent point, Maxime… et ne connaissent pas ta femme !

 

– Ma femme !… Je te défends, tu entends ! je te défends de parler de ma femme !…

 

– Ah ! tu vois bien que tu m’en veux !… Tu vois bien que tu as quelque chose contre moi !…

 

– Non !… interrompit brusquement Chéri-Bibi, non ! non ! je n’ai rien contre vous ! Je vous demande pardon !… Je suis revenu un peu malade de là-bas… »

 

Et il ajouta d’une voix sourde, après une courte hésitation :

 

« La preuve que je ne vous en veux pas… c’est que je vous invite à déjeuner pour après-demain… C’est dit ?

 

– Mais, mon cher, je ne sais vraiment pas si je peux… Alors, dis-moi que nous sommes amis comme par le passé…

 

– Oui, oui !… comme par le passé…

 

– Et tutoie-moi comme par le passé. Dis-moi : « Accepte à déjeuner, tu me feras plaisir, Georges !… »

 

– Eh bien !… accepte à déjeuner, tu me feras plaisir, Georges !

 

– Et serre-moi la main.

 

– Voilà !

 

– Aïe ! tu me fais mal !… mais tu vas me briser le poignet ! Ouf !… Eh bien, tu sais !…

 

– Et maintenant, au revoir, fit Chéri-Bibi qui suait à grosses gouttes.

 

– Oui, oui !… au revoir… À propos, ta femme sait que je viens déjeuner après-demain ?… Ça lui fera plaisir ?…

 

– Comment donc ! Mais comment donc si ça lui fera plaisir !… »

 

Et Chéri-Bibi s’enfuit à grands pas, car il sentait qu’il ne pouvait plus se contenir et qu’un malheur serait vite arrivé. Dans la véranda, il se jeta sur les coussins en sanglotant :

 

« Cécily !… Cécily !… »

 

Il resta près d’un quart d’heure ainsi, enfoui dans sa misère, et puis il se releva, un peu plus calme…

 

« Allons, du courage ! se dit-il. Votre pourvoi est rejeté, Chéri-Bibi !… »

 

Il saurait mourir !… Car il ne pensait plus qu’à cela depuis qu’il était persuadé que Cécily aimait ce bellâtre de Pont-Marie.

 

Ses témoins vinrent le rejoindre. La conférence était terminée. On s’était mis d’accord sur le chiffre de quatre balles à échanger à vingt-cinq pas, au commandement et les témoins du baron avaient fait entendre que leur client ferait tout son possible pour qu’il y eût un résultat. Le combat devait avoir lieu le lendemain matin, à neuf heures, dans le parc du Touchais.

 

Maître Régime, dont l’émoi ne faisait que grandir avec sa responsabilité, prit congé du marquis et s’en fut se coucher, car il ne tenait plus sur ses jambes. Quant au secrétaire du marquis, il pleurait… Il avait compris que Chéri-Bibi avait éprouvé de grands déboires du côté de Cécily et qu’il avait résolu de se laisser tuer comme un lapin. Chéri-Bibi le consola de son mieux en lui disant qu’il ne manquerait point de le coucher sur son testament et qu’il pouvait se considérer, dès maintenant, comme à l’abri du besoin.

 

« Monsieur le marquis est très bon, gémit le pauvre garçon. Mais qu’il soit persuadé d’une chose, c’est que je ne lui survivrai pas ! »

 

La marquise et le petit Bernard arrivèrent sur ces entrefaites. Le petit Bernard embrassa tendrement son père, ce qui redoubla la douleur du dévoué secrétaire. Cécily regardait avec étonnement ce grand dadais qui « chialait » en détournant la tête. Chéri-Bibi présenta alors M. Hilaire et demanda à sa femme de bien vouloir lui faire un petit coin chez eux.

 

« Nous avons le pavillon avec la chambre au rez-de-chaussée. Je crois que ce sera parfait pour votre secrétaire, mon ami.

 

– Mais oui, le pavillon ! Cécily, vous seriez tout à fait aimable de montrer le pavillon à mon dévoué secrétaire. Je vous demande pardon, Cécily. Je ne dînerai point ce soir avec vous ; vous aurez la bonté de me faire monter une tasse de thé vers les huit heures. J’ai beaucoup à travailler ; je vais m’enfermer dans mon bureau. »

 

(Le dévoué secrétaire pleure comme une fontaine.)

 

« Allons, Hilaire, ne fais pas l’enfant, je te prie !

 

– Oui, monsieur le marquis !

 

– Cécily, vous avez vu ma mère ! Comment va-t-elle ?

 

– Elle va mieux, mon ami. Elle a accueilli avec une joie si visible la bonne nouvelle que je lui ai apportée, que Reine et moi nous espérons dans une prompte guérison. Du reste, le docteur ne nous a pas caché sa satisfaction.

 

– Avez-vous, Cécily, présenté mes respects à ma mère ?

 

– Non, mon ami. Elle ne me l’a pas encore permis.

 

– Quelles femmes ! se dit Chéri-Bibi. Jamais je n’aurais cru que, dans la haute, on était si rancunier ! »

 

Et il alla s’enfermer dans son bureau, qui avait été jadis le bureau de M. Bourrelier père. Pendant ce temps, la marquise conduisait le lamentable la Ficelle à son pavillon.

 

« Pourquoi qu’il pleure comme ça, le monsieur ? » avait demandé le petit Bernard.

 

« Vous avez entendu mon fils, monsieur Hilaire, fit Cécily, en renvoyant son enfant rejoindre miss. Il s’étonne de vous voir si désolé.

 

– Madame la marquise, répliqua le dévoué secrétaire, en se mouchant avec éclat, madame la marquise ne sait donc point que mon maître a résolu de se faire tuer ?

 

– Je sais, monsieur Hilaire, que le marquis doit se battre en duel demain, mais je n’ignore pas non plus qu’il est de première force aux armes et qu’il saura se défendre.

 

– Vous êtes dans l’erreur, madame la marquise, sauf votre respect. Ces messieurs doivent échanger quatre balles et le marquis m’a dit qu’il tirerait en l’air (Chéri-Bibi, qui n’était point dans les grandes circonstances de la vie des plus communicatifs, n’avait rien dit du tout à son ami la Ficelle !) ; vous voyez donc bien, madame, qu’il veut se faire tuer ! »

 

Et il se remit à pleurer.

 

« Vous aimez bien le marquis, monsieur Hilaire ?

 

– Ah ! madame, comment ne l’aimerais-je pas ? Il est si bon !… Ah ! je sais bien qu’il n’a pas toujours été comme ça, et qu’il a eu des torts envers madame la marquise…

 

– Monsieur Hilaire, fit Cécily d’une voix et sur un ton qui glacèrent le pitoyable la Ficelle, monsieur Hilaire, voici votre appartement !… Au revoir, monsieur Hilaire !… »

 

Hilaire en resta, selon son expression, « comme deux ronds de flan ». Quand il reprit haleine, il s’écria :

 

« Mais comment donc qu’il faut leur parler à ces femmes-là ? On a beau être délicat, on n’arrive jamais à leur faire plaisir !… Décidément, la Cécily de Chéri-Bibi a m’ fait suer ! J’aime mieux Virginie !… »

 

Après s’être essuyé les yeux, il regarda « son appartement ». Il le trouva magnifique. Son cabinet de travail, sa chambre à coucher, sa salle de bains ! En d’autres temps, il eût dansé une gigue joyeuse devant toutes ces splendeurs. Mais le funeste destin qui ne cessait de s’acharner sur son maître l’incita à une nouvelle et profonde mélancolie. Il se donna un coup de brosse, « étrenna » son lavabo et, après avoir refait le nœud de sa cravate, redescendit tout doucement vers le port en murmurant tous les dix pas :

 

« C’était trop beau ! »

 

Toutefois, l’espoir lui restait que Chéri-Bibi, devant la vilaine figure du baron Proskof, reprendrait goût à la vie et tiendrait à lui démontrer qu’il savait, lui aussi, se servir des armes à feu.

 

Il s’en fut, sous les arcades, au cabaret du Port, où il avait déjeuné le matin même et où il avait eu le loisir de tailler une bavette avec la charmante Virginie. Cette blonde enfant du pays de Caux lui faisait oublier les palaces et la mauvaise qualité de la friture. Cette fois, il eut la malchance de trouver le cabaret fermé, les volets sur la porte, et, sur les volets, cet avertissement aux clients : « Fermé pour cause de changement de propriétaire. »

 

« Pourvu que Virginie reste, se dit la Ficelle, le propriétaire m’est bien indifférent ! »

 

Ainsi vont les pauvres humains ne se doutant point que le caillou qu’ils heurtent d’un pied indifférent sur la route, vient quelquefois de les faire trébucher sur le mystérieux chemin de leur destinée.

 

Jusqu’au soir, il resta accoudé, comme un vieux marin à la retraite, sur une pierre du quai, sans autre distraction que celle de cracher dans l’eau. Il ne dîna pas. Quand il revint, assez tard, à la villa, il aperçut de la lumière au rez-de-chaussée, « dans le bureau ».

 

Et il se dit avec un morne désespoir :

 

« C’est M. le marquis qui fait son testament ! »

 

Il ne se trompait pas. Mais depuis de longues heures, Chéri-Bibi en avait fini avec les « dernières dispositions » relatives au partage posthume de sa fortune. C’était son testament moral qui l’occupait, le dernier souvenir qu’il allait laisser à Cécily, son suprême adieu à la vie et à l’amour. Comme il lui parlait par-delà la tombe, en tant que marquis du Touchais, il avait eu soin de régler en cinq sec le passé, tout en exprimant beaucoup de regrets ; mais par la peinture éblouissante de son amour présent, il pensait faire naître des remords dans le cœur impitoyable de celle qui n’avait pas su pardonner !

 

Plus d’une fois, Chéri-Bibi dut interrompre le cours de sa brûlante confession pour laisser couler ses libres larmes. Ainsi c’était dans le moment qu’il croyait posséder Cécily qu’il allait la perdre pour toujours ! Quelques heures avaient suffi pour fixer son inéluctable destin. La minute tragique allait sonner où « la fatalité » allait écrire le mot « fin » sous son monstrueux roman. Du moins le croyait-il ; et, les yeux humides, tout brouillés de l’image de Cécily, le cœur gonflé de son impuissant désespoir, il se leva et dressa vers le plafond des mains suppliantes.

 

Là-haut, on marchait encore, malgré l’heure tardive. Là-haut, c’était la chambre de Cécily, le temple défendu où glissaient dans « des sandales parfumées » les petits pieds de sa cruelle déesse. C’est en ces termes choisis que Chéri-Bibi lui parlait pour la dernière fois. L’instruction primaire qu’il avait reçue, complétée trop tard par la lecture des bons auteurs, qui sont les classiques, lui avait fait adopter des formules un peu surannées mais qu’il choisissait pour leur noblesse, leur pompe et ces excès de distinction dont il avait soif au sortir de l’argot.

 

« Mes malheurs m’ont instruit, soupirait-il. Le sang sur ma main pâlit et s’efface. Il était écrit que la souillure serait lavée par cette expiation inattendue. Aujourd’hui ma bouche est pure et Cécily est mon bourreau ! »

 

Mais pourquoi n’était-elle pas encore couchée ?… Pourquoi ne reposait-elle point paisiblement si le sort de son funeste époux lui était aussi indifférent qu’elle semblait l’afficher ? Si elle en aimait un autre, ne touchait-elle point à la délivrance ?

 

Là-haut, le bruit des chers petits pas cessa et Chéri-Bibi se laissa retomber dans son fauteuil en face de sa tâche inachevée. Soudain, il se redressa, le cœur bondissant. Le parfum de Cécily était autour de lui ! Il se retourna : Cécily était derrière lui. Ah ! le pâle et douloureux fantôme ! Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle lui glissa des mains comme une ombre. Il gémit. Alors elle lui dit, avec la douce voix qu’il lui avait connue autrefois :

 

« Que faites-vous, mon ami ? Pourquoi ne reposez-vous pas ? C’est ce matin que vous vous battez. N’aurez-vous point besoin de toute votre force et de tout votre sang-froid ?

 

– Non, Cécily, je n’en aurai point besoin ! Quand je serai mort, vous lirez tout ceci que je vous écrivais, et peut-être alors trouverez-vous, Cécily, que je méritais d’être pardonné.

 

– Je ne le lirai point, dit-elle, de sa voix de plus en plus douce, je ne le lirai point, car vous vivrez ! »

 

Et elle prit tous les papiers qui étaient sur le bureau, les approcha d’une bougie et les jeta dans le foyer, où ils ne furent bientôt plus qu’un petit tas de cendres. Mais auparavant, ils avaient éclairé la pièce, et Chéri-Bibi avait été bouleversé par la vision de Cécily, dans sa troublante toilette de nuit. Elle avait jeté sur son désordre un peignoir léger, qui ajoutait à l’irréalité de cette charmante et inquiétante apparition. Elle était à la fois l’image, un peu floue, de la douleur et de l’amour. Il tomba à ses pieds. Il sentit qu’elle se penchait au-dessus de sa tête inclinée, et, divine ivresse, instant inoubliable, minute fortunée, la fraîcheur des lèvres de Cécily glissa sur le front formidable de Chéri-Bibi ! Il ferma les yeux de bonheur, comme un sot. Quand il les rouvrit, elle avait disparu.

 

Alors il se releva, fort comme Hercule devant le monstre de Némée. Il vivrait. Il aimerait. Il serait aimé ! Il marcha comme un insensé, dans cette pièce qui, tout à l’heure, avait vu son désespoir, et dont les glaces reflétaient maintenant, aux pâles rayons du petit jour, ses traits triomphants. La fenêtre s’était ouverte sous son poing vainqueur. Il respirait l’aube nouvelle, comme si elle n’eût pu lui apporter assez d’air pour remplir sa vaste, son heureuse poitrine. Cécily lui appartiendrait ! Il n’en doutait plus ! Le ciel, la terre, les flots lointains de la mer, le monde tout entier était à lui. Le soleil, ce jour-là, se lèverait pour assister à sa gloire. Malheur à qui ne serait point avec lui sur le chemin de la vie ! Ce petit baron Proskof, qui était si adroit au pistolet, manquerait Chéri-Bibi, et Chéri-Bibi lui, qui était si adroit au revolver – ce qui est beaucoup plus difficile – ne manquerait pas le petit baron Proskof ! Car il y a des bonheurs qui apportent tout avec eux : le beau temps, la réussite dans les affaires et la chance dans le combat. Oui, il y a des minutes où l’on ne peut pas mourir ! Chéri-Bibi, lui, étouffait presque de la joie de vivre : il dut arracher son faux-col, sa cravate, écarter devant sa poitrine haletante la chemise qui le gênait. Et cette heureuse exaltation qu’accompagnait un désordre qu’il exagérait dans son allégresse héroïque, il se plut à la contempler devant la grande glace qui surmontait cette cheminée où tout à l’heure Cécily, d’un geste, lui avait appris à ne point désespérer de l’amour !

 

Comme il se regardait ainsi, beau comme un demi-dieu qui se débarrasse en hâte de ses impedimenta pour courir plus vite à la victoire… soudain il pâlit, il chancela… Il porta la main à son cœur… On eût pu croire qu’il allait tomber, d’un bloc, frappé à mort… Mais il poussa un sourd rugissement, il se redressa comme doivent se redresser les grands fauves dans la jungle, après le coup qui les a momentanément abattus et que le chasseur a cru mortel… Et il bondit, par la fenêtre, dans le jardin… courut d’une haleine au petit pavillon où reposait M. Hilaire, frappa à la fenêtre de la chambre du rez-de-chaussée. La fenêtre s’ouvrit. Le malheureux la Ficelle recula devant ces yeux hagards, ce front blême, cette figure sinistre.

 

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il avec épouvante.

 

Chéri-Bibi l’avait rejoint.

 

« Il se passe ceci !… » s’écria Chéri-Bibi en lui montrant sa poitrine dénudée.

 

Alors la Ficelle lut sur la peau de son ami, outre une demi-douzaine de tatouages représentant des ancres marines et des cœurs percés de flèches, cette phrase indélébile À Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi ! Le malheureux avait signé !

 

« Eh bien ! qu’est-ce que ça peut vous faire ? exprima l’infime la Ficelle, qui ne saisissait pas la raison d’un tel émoi pour une chose aussi commune.

 

– Malheureux ! Tu ne comprends donc pas que je me bats en duel ce matin, que j’ai quatre-vingt-dix-huit chances sur cent tout au moins d’être touché, et que les témoins et le docteur peuvent être dans la nécessité d’écarter ma chemise !

 

– Ah ! là là ! » fit la Ficelle simplement.

 

Et il se prit la tête dans les mains d’un air égaré.

 

Chéri-Bibi ne disait plus rien. Il avait refermé sa chemise sur son secret. On entendait sa respiration courte, son souffle rauque de bête traquée.

 

« Sortons d’ici ! fit-il tout à coup. Viens !… »

 

Et il l’emporta, plus qu’il ne l’entraîna, dans le jardin d’abord, sur la falaise ensuite, où ils parvinrent en enjambant un petit mur que Chéri-Bibi avait souvent escaladé dans sa jeunesse.

 

Chéri-Bibi allait vers la mer. Il lui semblait que l’air du large lui ferait du bien, lui apporterait peut-être des idées. Car enfin il fallait faire quelque chose… quelque chose…

 

La Ficelle soupira :

 

« Pourquoi aussi qu’il ne vous a pas enlevé ce coin de peau-là ?

 

– Ah ! pourquoi ? pourquoi ? Il est trop tard pour le lui demander, maintenant qu’il est mort !… Ah ! je lui avais assez dit de m’enlever ce morceau de peau-là, et il n’a jamais voulu sous prétexte que, sur le cœur, c’était trop dangereux ! Il préférait me changer les mains, disant que c’était plus utile. De ce côté, il avait raison, mais il aurait bien pu faire les deux. La peau du cœur n’est pas plus sensible que la peau des mains… Il devait avoir son idée !… Je l’ai toujours pensé ; je l’ai toujours craint ; et je n’ai vraiment été tranquille qu’en apprenant qu’on avait retrouvé son cadavre !… En attendant, nous voilà propres !

 

– Oui ! obtempéra la Ficelle… Nous voilà propres !… Ça allait trop bien !

 

« Pour sûr que ça allait trop bien ! Mais je vous l’avais assez répété : « Monsieur le marquis, ne faites plus de bêtises… Calmez-vous, qu’il ne nous arrive pas malheur !… » Satané duel, va !

 

– Il n’y a qu’un moyen, fit Chéri-Bibi, c’est que je tire tout de suite et que j’aie la chance de l’abattre !…

 

– Et si vous ne l’abattez pas ? Et s’il vous touche ?

 

– Je me tiendrai bien de profil, je ne bougerai pas le bras, je tirerai l’avant-bras collé au corps. Comme ça, j’ai des chances d’être touché au bras.

 

– La belle affaire !… Ils vous enlèveront votre chemise tout de même.

 

– Ah ! misère de misère !…

 

– Oui, misère de misère !… Il n’y aurait qu’un moyen : c’est que vous ne vous battiez pas !

 

– Tu es fou !… J’aime mieux mourir que de passer pour un lâche !…

 

– Vous êtes bien bon ! Ah ! je vous vois d’ici blessé, pendant que les autres vous tripotent. Tout à coup, ils reculent en poussant des cris. On accourt. On demande ce qu’il y a, et tout le monde lit : À Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi !… »

 

Chéri-Bibi se tourna vers l’astre du jour qui montait, radieux, au firmament. S’il avait pu, comme Josué, arrêter l’heure de cette journée fatale, il n’eût certes point hésité, quitte à déchaîner mille catastrophes dans notre système planétaire. Mais, comme il ne le pouvait pas, il se contenta de tendre vers l’astre ses poings irrités :

 

« Ô toi, qui fais rouler sur le monde le flambeau de la lumière, aie pitié de mes injustes tourments !

 

– Ce n’est point le moment de faire le prudhomme ! Regardez devant vous, monsieur le marquis ! »

 

Et la Ficelle lui montrait, tout là-bas, sur le sentier qui longeait la falaise et où les deux désespérés promeneurs venaient de s’engager, une silhouette qui se détachait au-dessus de la ligne d’horizon des flots pâles.

 

Chéri-Bibi n’avait point, ce matin-là, ses lunettes aux verres fumés et son regard était aussi perçant que celui de son dévoué secrétaire.

 

Il eut un haut-le-corps et murmura :

 

« Le baron ! »

 

C’était lui, en effet, qui venait vers eux, les mains dans les poches, prenant l’air frais du matin. Sans doute la veillée des armes lui avait-elle été assez pénible et, ne pouvant dormir, avait-il résolu de venir se détendre les nerfs, dans une promenade hygiénique, sur la falaise solitaire.

 

Chéri-Bibi avait ordonné à la Ficelle de ne plus prononcer un mot et de continuer, à son côté, son chemin.

 

Le baron venait de les apercevoir à son tour et de les reconnaître. Il était trop tard pour reculer. Il eût semblé fuir. La falaise est à tout le monde.

 

Le sentier par lequel ils avançaient, l’un au-devant des autres, était fort étroit, et tout près du bord de la falaise même. Pour que le baron passât, il fallait que Chéri-Bibi ou la Ficelle se déplaçassent. Chéri-Bibi, qui était le plus près du bord, et qui était aussi le plus poli, le plus adapté aux usages du monde, fit un premier mouvement pour s’effacer. Le baron Proskof en profita pour, en ôtant son chapeau, se glisser dans l’étroit passage qui lui était ouvert.

 

Malheureusement, juste à ce moment, il y eut entre le baron et Chéri-Bibi une série de faux mouvements comme il arrive souvent à deux personnages qui se trouvent nez à nez et qui veulent se faire des politesses. Dans ces faux mouvements, il y en eut un qui fut plus faux que les autres et qui envoya le baron Proskof, les quatre fers en l’air, dans l’abîme !

 

Chéri-Bibi et la Ficelle s’étaient arrêtés, assez émus. Ils entendirent bientôt au-dessous d’eux : floc !

 

« C’était un bien vilain monsieur ! dit Chéri-Bibi. Allons nous coucher, la Ficelle. Si tu m’en crois, nous ne viendrons plus nous promener par ici : c’est trop tentant, la falaise ! »

 

V

Où l’on touche au sublime


Dès huit heures du matin – car le duel était pour neuf heures – Chéri-Bibi et son dévoué secrétaire se promenaient dans l’allée centrale de la propriété Bourrelier, en attendant le premier témoin, maître Régime.

 

Chéri-Bibi était vraiment beau à voir. Son calme magnifique, avant le combat, la parfaite sérénité de ses manières, son tranquille langage, sa noble attitude, en un mot, eussent étonné les plus indifférents, car il n’est point toujours donné aux plus braves d’être aussi maîtres de leurs nerfs quelques minutes avant d’aller risquer leur vie.

 

À l’abri d’une persienne du premier étage, une forme féminine était penchée sur cet héroïque spectacle.

 

C’était Cécily, qui n’avait point dormi de la nuit et qui contemplait maintenant avec une émotion grandissante cet époux qui allait se battre et peut-être se faire tuer pour elle…

 

Pour elle ! Depuis qu’il était revenu à Dieppe, le marquis s’était conduit de telle sorte qu’il avait complètement bouleversé les idées et peut-être le cœur de l’adorable Cécily. Eh quoi ! c’était ce même homme qui l’avait fait si cruellement souffrir, qui lui donnait maintenant tant de sujets de satisfaction ! L’avant-veille, il avait fait reculer les chevaux de la baronne, la veille il avait chassé cette péronnelle du château du Touchais qu’elle outrageait de sa présence, et aujourd’hui il allait se battre pour sa femme !

 

Une main sur son sein, dont elle avait peine à comprimer les battements inusités, Cécily commençait de se faire des reproches ; car, au fond, elle était bien la meilleure personne du monde, et si elle avait accueilli avec tant de hauteur le marquis repentant, c’est que le passé, hélas ! lui avait bien donné le droit de douter d’une pareille transformation. Elle se faisait donc des reproches ; elle se disait qu’elle avait peut-être été pour quelque chose dans l’ancienne conduite du marquis ; elle se rappelait avec quelle dureté, dès le début de son mariage, elle avait fermé la porte de sa chambre à ce haut gentilhomme, comme à un simple maître de forges, toute roturière qu’elle était ! Puisqu’il lui montrait, à cette heure, tant de marques d’amour, c’était sans doute qu’alors il l’aimait déjà ! Et elle n’avait pas su le deviner !… Et cela expliquerait bien des choses : le désordre de sa vie amoureuse, le scandale de la Belle Dieppoise et tous les événements qui avaient suivi, jusqu’à cette atroce nuit du départ pour la Norvège, où elle voulait voir maintenant moins de désir de vengeance que d’irrésistible amour chez un homme qu’après tout elle avait bafoué !

 

Ainsi va le cœur des femmes, c’est-à-dire aux extrêmes ! Il va tout à la haine ou tout à l’amour, glissant de l’une à l’autre et vice versa avec une rapidité que rien n’arrête.

 

Regardez Cécily derrière sa persienne : elle est bien près d’aimer Chéri-Bibi !

 

D’abord la démarche qu’elle avait risquée dans la nuit, le baiser qu’elle avait accordé, l’encouragement qu’elle avait donné au marquis en brûlant devant lui son testament, autant de faits qui prouvaient, plus clair que la douce lumière de cette matinée normande, que son cœur venait de s’ouvrir aux sentiments les plus tendres, qui sont ceux du pardon et de l’amour.

 

Elle l’admirait d’être si fort devant le danger, et réellement elle trembla pour lui.

 

Elle redouta ce duel.

 

Elle frissonna à la pensée qu’on allait peut-être lui ramener tout à l’heure ce beau corps inanimé. Elle qui, quelques jours auparavant, avait le droit de considérer la mort du marquis comme une délivrance, ne se défendit plus contre l’angoisse d’une pareille imagination. Elle voulait maintenant qu’il vécût, et, comme elle était pieuse, elle pria pour lui.

 

Cependant Chéri-Bibi commençait de s’impatienter. Ainsi sont les véritables héros qui veulent toujours arriver les premiers au combat.

 

Chéri-Bibi craignait d’être en retard. Maître Régime ne se montrait pas. Le marquis dit tout haut :

 

« Ce tabellion va nous déshonorer ! Je ne me pardonnerai point de faire attendre le baron ! »

 

Or, comme il prononçait ces mots, une voiture s’arrêta devant la barrière et maître Régime en descendit ; mais il n’était point seul.

 

En reconnaissant le personnage qui accompagnait son premier témoin, Chéri-Bibi ne put retenir un mouvement de désagréable surprise. L’homme qui venait là, de taille courte, mais bien prise, petite tête sur larges épaules, yeux intelligents, cet homme était le plus redoutable de ses ennemis. C’était le fameux Costaud… l’ancien secrétaire du commissaire de police de Dieppe, l’inspecteur actuel de la Sûreté, l’infernal Javert qui avait toujours poursuivi, avec tant d’ardeur, le malheureux Chéri-Bibi !

 

Mais déjà le nouveau marquis du Touchais était sur la défensive.

 

Il venait d’entrevoir la douce image de Cécily derrière sa persienne, et la seule idée que cette femme adorée commençait de lui montrer un sympathique intérêt lui donnait plus de force qu’il n’en fallait pour affronter un Costaud.

 

En outre, il ne pouvait craindre d’être reconnu. En ce qui concernait sa voix, il n’avait jamais entretenu de grandes conversations avec ledit Costaud, dont le rôle avait surtout consisté jusqu’alors à lui passer les menottes, et il y avait beau temps de cela !

 

Sa voix s’était modifiée depuis. D’autre part, Costaud n’avait jamais fréquenté le marquis du Touchais. Enfin, n’était-il point absurde de penser une seconde que Costaud pourrait soupçonner Chéri-Bibi dans la peau du marquis ?

 

La Ficelle, lui, n’avait rien à craindre de Costaud en particulier, pas plus que de la justice en général, ayant vécu, depuis la première évasion de Chéri-Bibi, dans l’ombre de son illustre ami, sans être mêlé directement à ses coups. Jamais pris, jamais surpris, son casier judiciaire était vierge. Enfin, n’était-il pas le secrétaire de M. le marquis ?

 

Ils attendirent de pied ferme le représentant de l’autorité qui s’avançait en silence à côté de maître Régime. Celui-ci paraissait encore plus agité que la veille, mais une certaine allégresse débordait de toute sa grassouillette personne. Et comme Chéri-Bibi lui reprochait de loin son peu d’empressement à arriver au rendez-vous, le notaire expliqua avec force gestes enthousiastes que la faute en était à M. l’inspecteur Costaud, qui l’avait retenu au bas de la côte du Pollet pour lui apprendre une extraordinaire nouvelle : des pêcheurs de crevettes venaient de trouver le corps du baron Proskof au pied de la falaise.

 

« Comment ! le baron est mort ! s’exclama Chéri-Bibi en reculant d’un pas sous l’effet de la surprise.

 

– Mort !… Mais ça n’est pas possible ! amplifia M. Hilaire. Nous nous battons ce matin avec lui !

 

– Je le savais, messieurs, fit Costaud, que le notaire présenta. Et je savais aussi que maître Régime était le premier témoin de M. le marquis. En villégiature moi-même à Dieppe, où j’ai débuté dans la carrière lors d’une affaire célèbre qui a eu bien du retentissement dans le monde, je fus averti ce matin par un de mes collègues de la lugubre trouvaille des pêcheurs de crevettes. Je m’en fus aussitôt sur les lieux et là je trouvai le corps du baron Proskof à l’endroit même où fut trouvé, il y a de cela des années, celui de M. Bourrelier père, assassiné par le terrible Chéri-Bibi !

 

– À l’endroit même ? interrogea encore avec les marques de la plus évidente stupéfaction M. le marquis du Touchais.

 

– Oui, oui ! à l’endroit même !… ma parole ! Et le corps était étendu comme l’autre… sur le ventre… les bras en croix ; j’aurais pu croire que Chéri-Bibi avait encore passé par là si j’avais été de quelques années plus jeune.

 

« Et si Chéri-Bibi n’était pas mort, naturellement ! répéta l’inspecteur de la Sûreté… Mais au fait, monsieur le marquis, vous avez assisté à cette illustre agonie, à bord du Bayard. Je vous avouerai que j’ai lu avec passion vos interviews dans la grande presse. Jusque-là, je n’avais guère cru à la mort du fameux bandit. Mais enfin, votre témoignage, ceux qui ont été récoltés auprès des survivants de l’extraordinaire aventure, enfin le retour de sœur Sainte-Marie-des-Anges après le décès de son frère, ont fini par me convaincre, bien que, je ne vous le cache pas… tout au fond… j’ai comme le pressentiment que ce formidable individu fera encore parler de lui !

 

– Même après sa mort ?

 

– Eh ! monsieur le marquis, je ne peux me faire à l’idée de cette mort !… Chéri-Bibi, mourir de maladie comme n’importe qui… et disparaître, aussi simplement que cela, dans le moment qu’il est le maître et qu’il n’a plus qu’à recueillir le fruit de son incommensurable audace !… à l’heure où il allait toucher vos millions, monsieur le marquis !… Non ! Non !… ça n’est pas possible !…

 

– Eh bien ! monsieur Costaud… fit tranquillement Chéri-Bibi, qui paraissait se désintéresser de la question, mettons qu’il n’est pas mort, voilà tout !…

 

– Oh ! je ne dis pas cela ! je ne dis pas cela !… Mais ça m’étonne plus que je ne saurais le dire ! Il nous a joué tant de tours !… Ne nous en aurait-il point ménagé là un dernier de sa façon !… Enfin, vous êtes sûr de l’avoir vu décédé, vous, monsieur le marquis ?

 

– Je l’ai vu mort, monsieur Costaud, comme je vous vois vivant !

 

– Ah ! il faut que vous me le disiez ! J’avais grande envie de m’entretenir de cet événement avec vous, monsieur le marquis. La mort du baron Proskof m’en a fourni l’occasion, tant mieux !… Et excusez-moi d’être venu vous déranger, monsieur le marquis… Maintenant, je vais continuer mon enquête sur la mort de ce pauvre baron.

 

– C’est une mort bien étrange ! fit remarquer Chéri-Bibi. Et elle me prive d’un bien beau duel !… Quoi qu’il en soit, messieurs, ajouta-t-il, en se tournant vers ses témoins, notre devoir est de nous rendre sur le lieu de la rencontre. C’est l’heure.

 

– Monsieur le marquis, permettez-moi de vous y accompagner, pria Costaud. J’aurai, en chemin, quelques questions à vous poser d’homme à homme, pour le bien de la justice…

 

– Je suis à votre entière disposition, monsieur… »

 

Ils sortirent. Chéri-Bibi, en poussant la barrière, se tourna du côté de la persienne : il vit un mouchoir qui s’agitait. Cécily n’avait rien entendu de la conversation qui venait d’avoir lieu, et par conséquent, croyait toujours que son mari allait se battre. Du reste ce n’était pas sans une certaine horreur qu’elle voyait une lourde boîte de pistolets entre les mains de maître Régime, lequel la portait comme un homme de loi une serviette, avec une désinvolture qui s’expliquait par la certitude où il était qu’elle ne servirait point.

 

La marquise prit le quatrième personnage, M. Costaud, pour quelque médecin en villégiature, réquisitionné par les témoins pour la circonstance. La vérité était que les docteurs devaient se rendre directement sur le lieu du combat qui avait été choisi dans un bout du parc du château du Touchais, sur la falaise. Le chemin était court. On le fit à pied, par la traverse.

 

Tout de suite Costaud s’était rapproché de Chéri-Bibi :

 

« J’ai quelques questions assez délicates à vous poser, monsieur le marquis. Ne dites rien si elles vous gênent… mais dans le cas où vous pourriez me répondre, cela me serait certainement d’une grande utilité… Voici : je suis allé déjà ce matin, avant mon retour à Dieppe, comme bien vous le pensez, rendre visite à la baronne. C’est même moi qui lui ai appris le malheur, pendant que le commissaire faisait porter le corps à la ville aux fins d’autopsie. C’est une femme de tête. Quand elle sut qu’on venait de trouver le cadavre de son mari au pied de la falaise, elle dit : « Quel imbécile !… »

 

– Ah ! ah ! elle a dit : « Quel imbécile !… »

 

– Elle a dit : « Quel imbécile !… », et cela pour moi a été comme un trait de lumière. J’avais cru à un accident possible monsieur le marquis, je ne crois plus maintenant à l’accident.

 

– Et à quoi croyez-vous donc ? demanda Chéri-Bibi, très intéressé.

 

– Mon Dieu ! je crois à un suicide. Il était de notoriété publique que les affaires du baron et de la baronne étaient fort mal en point. On attendait, pour les débrouiller, avec une impatience de jour en jour grandissante, votre retour. Or, il paraît, s’il faut en croire les potins de la plage, il paraît que monsieur le marquis n’a réalisé aucune des espérances de l’honorable couple. Il aurait donné congé à la Belle Dieppoise !… Monsieur le marquis, je vous le répète, ne voyez dans mes questions que le désir d’élucider au plut tôt un drame qui me paraît des plus simples…

 

– Mais, monsieur Costaud, je ne vous trouve nullement indiscret. On arrive à un âge où il faut se ranger. J’ai pu faire des folies dans ma jeunesse, mais jeunesse se passe. C’est ce que j’ai essayé, en effet, de faire comprendre à cette dame Proskof et à son baron de mari. Ils ont reçu ma communication d’une façon désagréable… d’où le duel !

 

– D’où le suicide !… Le baron vous attendait pour que vous payiez ses dettes et vous lui administrez une gifle. Il a perdu la tête. Et la Belle Dieppoise qui, elle, n’a pas tout à fait désespéré de vous, le traite d’imbécile ! Voilà toute l’histoire. Qu’en pensez-vous ?…

 

– Je pense, monsieur Costaud, que c’est puissamment raisonné. Le baron s’est suicidé, n’en parlons plus ! J’aime mieux cela que de l’avoir tué de ma propre main après avoir été si bien reçu dans la famille ! »

 

Ainsi s’établit la légende du suicide du baron Proskof, sur la falaise du Puys, après un rapport des plus circonstanciés où l’inspecteur de la Sûreté Costaud se montra particulièrement doué au point de vue psychologique. Cette première rencontre avec le terrible agent remplit Chéri-Bibi d’une joie ineffable. Il goûta à part lui le plaisir de se voir traiter avec une grande déférence par un agent de la police, dont il avait eu jadis à subir les pires brutalités.

 

« Décidément, se disait-il, quand on est riche tout vous réussit. On dirait que le monde entier se ligue pour vous éviter le moindre ennui ; et l’agent Costaud lui-même se charge d’écarter tous ceux que j’aurais pu redouter à la suite de mon geste de l’épaule sur la falaise. »

 

Il trouvait la société bien faite et Costaud lui devenait sympathique. D’humeur charmante, le marquis serra dans le parc toutes les mains autour de lui et se retint pour ne pas féliciter de la mort de leur client les témoins du baron, qui lui apportaient solennellement la sinistre nouvelle. Il remercia les docteurs de leur dévouement en regrettant sincèrement – dit-il – qu’ils se fussent dérangés pour rien. Enfin il demanda à présenter ses hommages à la veuve.

 

Celle-ci ne refusa pas de le recevoir. Le bon Hilaire le vit disparaître dans le château avec terreur. Il se dit que certainement la Belle Dieppoise allait le dévorer. Il ne fut rassuré qu’en le voyant réapparaître quelques minutes plus tard, le sourire sur les lèvres et l’air fort gaillard. Chéri-Bibi l’entraîna tout de suite, après avoir pris congé de M. Costaud, de maître Régime et de toute la société.

 

« Cette fille, dit-il à Hilaire en lui parlant tout de suite de la baronne, cette fille me paraît enchantée de la mort de son mari, bien qu’elle eût cru devoir parer son visage, dès mon entrée, du plus morne désespoir. Mais j’ai mis tôt fin à cette comédie en lui signant un chèque pour la forte somme. Si je n’aime point, Hilaire, les dépenses inutiles, il est des circonstances où je n’hésite pas à « faire des sacrifices » dès qu’il s’agit de l’honneur du marquis du Touchais et de la dignité de son épouse. Hilaire, on n’entendra plus parler de la baronne Proskof.

 

« Après les obsèques, auxquelles nous assisterons comme voisins de campagne, elle quittera définitivement ce pays. Courons, Hilaire, courons apprendre cette bonne nouvelle à notre Cécily ! Ah ! je bénis ce duel qui s’est si heureusement terminé ! Sans lui, la marquise ne serait pas venue me consoler cette nuit, de son geste généreux !… Elle a permis que je l’embrasse !… Sans lui, elle ne serait pas restée derrière sa persienne à guetter mon départ !… Douce, aimable Cécily ! Elle agitait son mouchoir ! Elle croyait que j’allais me battre ! Hilaire, je te dis qu’elle m’aime ou qu’elle est bien près de m’aimer ! Courons calmer ses transes et mettons un terme à ses alarmes !… Si j’ai enfin touché son cœur comme je crois pouvoir l’espérer… elle doit être dans une terrible anxiété !… »

 

Ils hâtèrent leur marche sans plus se parler. Chéri-Bibi arriva le premier à la barrière et ne put s’empêcher de laisser échapper un vilain, un très vilain mot : sous une tonnelle, Cécily causait d’une façon assez intime avec M. de Pont-Marie !

 

Chéri-Bibi, après avoir dit son vilain mot, avait poussé la barrière, et maintenant il s’avançait vers le couple, les poings fermés, cependant que le doux la Ficelle lui tirait par derrière les pans de sa redingote en murmurant d’une voix suppliante :

 

« Pas de bêtises, monsieur le marquis ! Et surtout plus de duel, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! »

 

La conversation, sous la tonnelle, était si animée que ni Cécily, ni Pont-Marie ne s’étaient encore aperçus de l’arrivée de Chéri-Bibi. Quand ils le virent tout près d’eux, ils se levèrent, fort embarrassés, le rouge de la confusion sur le visage.

 

Que pouvaient-ils se dire ? De toute évidence, ils craignaient d’avoir été surpris. Chéri-Bibi n’avait pu saisir un mot de cet intéressant entretien, et il le regrettait bien. Il roulait des yeux terribles. Ce fut Cécily qui retrouva, la première, son sang-froid. Elle dit :

 

« M. de Pont-Marie est venu m’apporter la nouvelle de la mort du baron Proskof. Cela m’a bien rassurée, mon ami. »

 

À ces mots, la colère de Chéri-Bibi tomba. Cécily avait dit d’une façon si simple et si gentille et en même temps si significative : « Cela m’a bien rassurée, mon ami », qu’il eût été un monstre d’ingratitude, s’il n’en avait été attendri jusqu’au fond du cœur. Mais il n’en continua pas moins à garder rancune à Pont-Marie de sa présence.

 

Sans lui, il eût certainement joui d’un spectacle autrement intéressant dont il s’était régalé d’avance. Il avait escompté son retour, la joie de Cécily en constatant qu’il avait échappé aux dangers du combat ; il s’était représenté sa chère petite femme se jetant dans ses bras et oubliant tout le passé dans un sanglot d’amour.

 

Ainsi, sans doute, les choses se seraient-elles déroulées pour la plus grande satisfaction de l’orgueilleux amoureux Chéri-Bibi. Il eût toujours été temps, pensait-il, d’apprendre à Cécily qu’il n’y avait pas eu de duel du tout : la glace n’en était pas moins, dès lors, définitivement rompue !… Et voilà que cet abominable Pont-Marie était venu se mettre au travers d’un aussi heureux événement !…

 

Ah ! il le détestait bien, celui-là !… Et c’était un grand malheur, en vérité, qu’il ne pût s’en défaire en quelque duel, à cause de ce malheureux bout de peau que le Kanak lui avait laissé sur la poitrine et qu’il convenait de cacher à tous, même et surtout en cas d’accident, chose qu’il fallait toujours prévoir dans un duel.

 

En tout cas, il ne serait pas long à lui fermer la porte du domicile conjugal. Et, en attendant, il allait, le jour même, poliment lui signifier son congé. Chéri-Bibi brûlait, en effet, de rester seul avec Cécily, en tête à tête, et de continuer, dans le cœur troublé de la malheureuse femme, cette besogne amoureuse qu’il avait si bien commencée. Ainsi ouvrit-il la bouche pour faire entendre à M. de Pont-Marie qu’on l’attendait chez la Belle Dieppoise, quand Cécily, avec son plus charmant sourire, dit à son époux :

 

« Je vous avais prié d’inviter à déjeuner M. de Pont-Marie pour demain ; mais puisque le voilà, je le retiens aujourd’hui. Nous avons beaucoup de choses à nous dire ; M. de Pont-Marie est le secrétaire du « Denier du pauvre marin », j’en suis la présidente ; nous avons des comptes à régler. Nous les achèverons aujourd’hui ; du moins je l’espère. En attendant, mon ami, je vous prie de nous excuser. Nous allons nous plonger dans les chiffres… À tout à l’heure !… »

 

Et elle lui tendit la main… Il la prit sans bien savoir ce qu’il faisait. C’était à lui, Chéri-Bibi, que l’on donnait congé… Il s’inclina sur cette main qu’il adorait, prêt à pleurer comme un enfant. Mais déjà Cécily lui avait tourné le dos et gagnait son boudoir, près de la véranda, où elle s’enfermait avec Pont-Marie.

 

Chéri-Bibi poussa un soupir de trompe d’automobile et il s’enfuit à travers champs. Derrière lui, la Ficelle courait et s’essoufflait. Enfin il le rejoignit près d’un talus contre lequel Chéri-Bibi s’était laissé glisser. Le pauvre homme avait la tête dans les mains et pleurait.

 

La Ficelle respecta cette grande douleur jusqu’à l’heure du déjeuner. Alors il osa adresser la parole à M. le marquis.

 

« Il est midi », dit-il.

 

Chéri-Bibi se leva. Maintenant, il paraissait plus calme. Il semblait avoir pris une résolution, et tout de suite la Ficelle en parut inquiet.

 

« Qu’est-ce qu’il va encore faire ? » se disait le dévoué secrétaire, toujours prêt à prévoir et à éviter, autant que possible, les événements fâcheux.

 

À l’approche de la villa, Chéri-Bibi avait retrouvé toute sa correction d’homme du monde. Il s’appliqua à la conserver, en dépit du coup qu’il reçut, quand le domestique lui apprit que Mme la marquise et M. de Pont-Marie étaient toujours enfermés dans le boudoir. Il se disposa à aller troubler ce duo qui, vraiment, se prolongeait un peu trop, même au nom de la charité.

 

N’était-il pas le maître ?… N’était-il pas chez lui ?… Mais la porte s’ouvrit devant lui, et il vit sortir les deux personnages. Pont-Marie avait un petit air sarcastique du plus déplaisant effet. Quant à Cécily, elle montrait un bien pauvre visage, qui était d’une extrême pâleur, avec de grands yeux inquiets qui n’osaient pas regarder son époux.

 

« Allons déjeuner, mon ami », dit-elle d’une voix étrange, et elle prit le bras de Chéri-Bibi.

 

Celui-ci, dont l’émotion était à son comble, sentit la petite main qui tremblait. Comme Pont-Marie était resté en arrière, entrepris par le petit Bernard qui jouait avec lui, Chéri-Bibi dit à sa femme, d’une voix profonde comme le dévouement, sourde comme la vengeance, rapide comme l’amour :

 

« Cécily, cet homme vous fait souffrir ! Je ne veux pas savoir quelle peut en être la raison, mais voulez-vous, une fois pour toutes, que je vous en débarrasse ?

 

– Devenez-vous fou, mon ami ? répliqua-t-elle, hâtivement ; que croyez-vous donc ?… Nous avons eu une discussion à propos de nos comptes… Je vous raconterai tout cela plus tard !… Ça n’a aucune importance… aucune… aucune… (et la petite main tremblait de plus en plus fort). Je vous prie d’être poli avec lui pendant le déjeuner… Regardez-le. Il a déjà oublié notre différend… Il s’amuse avec Bernard… avec votre fils… monsieur !… »

 

Chéri-Bibi poussa un cri. Cécily venait de s’évanouir dans ses bras !

 

Il l’emporta, comme un enfant, dans sa chambre. Les femmes de service accoururent. On fit respirer des sels à la malade. Chéri-Bibi avait cette tête pâle sur son épaule. Il était fou de terreur et d’amour. On dut dégrafer le corsage de Cécily. Chéri-Bibi ferma les yeux. Ce fut le moment que Cécily choisit pour rouvrir les siens. Elle poussa un soupir et aperçut la figure décomposée du marquis. « Comme il m’aime ! » pensa-t-elle. Et elle frissonna en songeant à la terrible bataille qu’elle livrait à Pont-Marie et au bout de laquelle il lui faudrait peut-être succomber.

 

Le petit Bernard, entrant sur ces entrefaites, elle le prit dans ses bras et le couvrit de baisers passionnés, objet de tant d’amour et de douleur ! Elle serrait sur son cœur le prix de son supplice avec une telle fougue désordonnée qu’elle ne prenait point garde qu’elle était maintenant l’objet des regards passionnés du père. Finalement celui-ci, très troublé, la laissa aux mains des femmes et quitta la chambre en se cognant aux meubles, la tête perdue.

 

Tout de suite, dans le jardin, il tomba sur l’éternel Pont-Marie, qui lui demanda des nouvelles de la marquise. Il pria celui-ci de le suivre dans son bureau. Et là il mit à exécution la résolution qu’il avait prise de dire carrément à Pont-Marie que sa figure avait cessé de lui plaire. Dans l’exaltation où il se trouvait, il n’y alla point par quatre chemins. La Ficelle, le cœur battant, écoutait derrière la porte. Et voici ce qu’il entendit :

 

« Monsieur de Pont-Marie, il faut nous excuser de ne pas vous retenir à déjeuner dans l’état où se trouve la marquise. Mon auto, si vous le désirez, vous reconduira à Dieppe. Maintenant, j’ai, personnellement, une petite prière à vous adresser : ne remettez plus jamais les pieds ici ! Oh ! je vous en prie, laissez-moi parler, ce ne sera pas long. Nous avons été les meilleurs amis du monde. Nous ne le sommes plus. La cause ? Vous la connaissez, et je ne suis pas un imbécile. Vous faites la cour à ma femme. C’était peut-être votre droit dans le temps, quand je ne l’aimais pas ; mais maintenant je l’adore ! Votre attitude me déplaît donc souverainement. Mais entendons-nous bien ! Je ne vous en veux pas ! Je ne vous cherche point querelle. J’ai la plus grande confiance dans la vertu de la marquise, et je sais que, en dépit de tout ce que je lui ai fait souffrir, elle est incapable de me tromper. Seulement, vous comprendrez que la situation a changé, que la place que je ne tenais plus ici, je suis venu l’occuper, que j’y tiens et que vous n’avez plus qu’à vous éloigner. Donnons-nous la main, Pont-Marie, et adieu ! »

 

M. de Pont-Marie ne serra point la main qu’on lui tendait. Et il s’assit sur un siège qu’on ne lui offrait point.

 

Stupéfait, et outré de cette attitude inattendue, Chéri-Bibi s’avança, menaçant, et la Ficelle qui regardait par le trou de la serrure, crut bien que son maître allait sortir l’impudent par la fenêtre. Mais Pont-Marie eut une phrase qui arrêta net Chéri-Bibi dans son élan :

 

« Avez-vous décidément perdu la mémoire ?… »

 

Chéri-Bibi en resta tout pantois.

 

« La mémoire ? Quelle mémoire ? balbutia-t-il.

 

– Oui, reprit l’autre, tranquillement, en se croisant les jambes, parce que, je vais vous dire, si vous avez perdu la mémoire à la suite de vos fièvres, ce qui, après tout, est bien possible, moi, je me charge de vous la rendre. C’est un petit service qu’on ne saurait se refuser entre vieux copains comme nous ! Et je n’aurai pas besoin de secours d’aucun docteur pour cela ! » ajouta Pont-Marie d’une voix sifflante, cependant que ses sourcils froncés, ses lèvres minces qui mordillaient sa moustache, attestaient une grande fureur intime, à peine domptée.

 

Et tout d’un coup, il se leva, se dressa en face de Chéri-Bibi médusé, le regarda franc dans les yeux et lui décocha une petite tape nette de la main droite sur l’épaule.

 

« Voyons, lui fit-il à voix basse, dis-le moi donc que tu n’as rien oublié !… Je le veux !… Tu entends !… Je veux t’entendre me le dire aujourd’hui, c’est nécessaire ! »

 

Chéri-Bibi, très embarrassé, mais comprenant, à la flamme des yeux de cet homme en colère, que ce n’était pas le moment de le contrarier, et redoutant par-dessus tout il ne savait, hélas ! quel mystérieux scandale, obtempéra en murmurant :

 

« Non ! non ! je n’ai rien oublié ! »

 

Et il baissa la tête, consterné.

 

« Alors, passe-moi cent louis, cela vaudra mieux !

 

– Cent louis ?… Les voilà !… Et tu sais, si tu en veux davantage pour ne plus revenir ici…

 

– Jamais de la vie ! Je tiens surtout à ton amitié, moi ! fit Pont-Marie en empochant les deux billets de mille, et n’oublie jamais, au lieu de me mettre à la porte, que nous sommes gens de revue ! Mes hommages à la marquise. Dis-lui donc que je viendrai lui faire une petite visite, sur les deux heures, demain ou après-demain ! »

 

Et il quitta la pièce en sifflotant.

 

Chéri-Bibi était resté derrière son bureau, complètement abruti. C’est là que le rejoignit la Ficelle.

 

« En voilà encore une histoire ! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire avec cet animal-là ? s’interrogeait tout haut le pauvre Chéri-Bibi en se croisant les bras.

 

– Pas quelque chose de très propre, pour sûr, émit d’une voix timide le dévoué secrétaire ; monsieur le marquis a eu une jeunesse si orageuse !… »

 

Chéri-Bibi ne revit point Cécily de la journée. La marquise lui fit dire qu’elle était encore un peu souffrante et qu’elle le priait de l’excuser. Il prit son mal en patience, espérant que le lendemain viendrait remettre les choses en ordre, c’est-à-dire au point où elles étaient quelques minutes avant l’heure fixée pour le duel, quand l’attitude de sa femme commençait de lui permettre toutes les espérances.

 

Mais le lendemain l’indisposition de la marquise se prolongea. Cécily ne quitta point la chambre ; elle avait en réalité une assez forte fièvre. Chéri-Bibi, admis un instant, en même temps que Bernard, dans l’intimité parfumée de ce nid élégant où reposait ce qu’il avait de plus cher au monde, était si ému qu’il se montra sous un jour un peu stupide.

 

Il ne savait dire qu’une chose, c’est qu’il fallait aller chercher un médecin.

 

Mais Cécily s’y opposait, affirmait qu’elle n’avait besoin que d’un peu de calme. Du reste, elle ne pouvait souffrir auprès d’elle d’autre docteur que le docteur Walter, un praticien anglais qui était venu depuis quelque temps s’établir dans le pays, et qui l’avait justement quittée le jour de l’arrivée du marquis pour aller chercher, à Marseille, sa femme, qui débarquait des Indes.

 

Cet homme éminent avait su rapidement se faire une clientèle dans les premières familles du pays. La vieille marquise douairière avait été soignée par lui avec une science et un dévouement incomparable, et Cécily elle-même n’avait eu qu’à se louer de la sûreté de son diagnostic et de son tact d’homme du monde.

 

Chéri-Bibi n’écoutait nullement les louanges dont Cécily, sans doute pour dire quelque chose, car elle paraissait au moins aussi troublée que son mari, se montrait si prodigue « envers un docteur que Chéri-Bibi croyait bien ne connaître ni d’Ève ni d’Adam ». Pour lui, la voix de Cécily faisait une douce musique, mais tant que cette voix ne lui disait point : « Je vous aime », le sens des paroles prononcées lui était aussi indifférent que le docteur Walter lui-même.

 

En attendant il regardait, et ce qu’il apercevait de Cécily, dans un déshabillé charmant où se précisaient les souvenirs de la veille, lui mettait des flammes au cerveau. Avec ses grands yeux que cernaient la fièvre et l’insomnie de deux nuits passées dans l’inquiétude et peut-être dans les larmes, Cécily n’avait jamais été aussi jolie et surtout si désirable.

 

Il déposa un baiser craintif et maladroit sur une main qui le laissa faire avec indifférence.

 

Encore une fois, il se sauva. Fatalitas ! Dans le jardin, il se heurta encore, toujours à l’affreux Pont-Marie ! Il lui cria :

 

« La marquise est malade. Impossible de la voir, mon cher. Aujourd’hui, elle ne reçoit personne ! »

 

Mais il n’avait pas plus tôt terminé cette phrase qu’une femme de chambre les rejoignait et disait :

 

« Madame la marquise prie M. de Pont-Marie de ne point s’éloigner sans qu’elle l’ait vu. Elle le recevra dans quelques minutes dans le petit salon. »

 

Chéri-Bibi devint plus froid qu’un marbre. Il ne put prononcer une parole et il s’appuya de la main à un jeune ormeau qu’il broya en silence. Pont-Marie s’était détourné et négligemment fouettait de son stick les herbes de la pelouse. Chéri-Bibi, grinçant des dents, s’éloigna enfin sans avoir accompli le crime qu’il avait au bout des doigts.

 

Mais il n’avait jamais autant souffert !

 

À la barrière, il rencontra la Ficelle, radieux, qui revenait de Dieppe où il avait revu la belle Virginie, cette petite bonne du restaurant du port qui avait fait sur lui, à première vue, une si forte impression.

 

« Oh ! monsieur le marquis, murmura la Ficelle tout plein de son sujet et ne s’apercevant point du tumulte qui ravageait son maître… Oh ! monsieur le marquis, comme je vous comprends maintenant ! et que c’est beau, l’amour !

 

– Tu aimes donc, mon brave Hilaire ? interrogea la voix affreusement désillusionnée de Chéri-Bibi.

 

– Si j’aime ! fit la Ficelle, extatique et joignant les mains.

 

– Si tu aimes, malheureux, un jour viendra où tu connaîtras la jalousie ! C’est le plus épouvantable des maux. Il me dévore. Monsieur Hilaire, vous voyez cet homme ?

 

– M. de Pont-Marie ?

 

– Lui-même ! Eh bien, monsieur Hilaire, je le soupçonne d’être au mieux dans les bonnes grâces de la marquise. Mais je veux en être sûr. Il va être reçu par elle tout à l’heure ! Vous allez me faire le plaisir d’écouter derrière la porte ce que ces gens disent et vous me rapporterez leurs propos ici-même, dans ce petit sentier où je me promène en vous attendant. Allez ! »

 

M. Hilaire salua et s’éloigna pour exécuter la consigne, cependant que Chéri-Bibi levait les poings vers un ciel implacablement bleu et réclamait l’orage. Chéri-Bibi était revenu au temps où il aimait à envelopper ses gestes avec la tempête.

 

De l’endroit où il se trouvait, M. le marquis du Touchais surveillait l’entrée de la villa. Il n’eut pas à attendre un quart d’heure pour voir sortir le Pont-Marie qui frisait sa moustache d’un air fort guilleret. La Ficelle apparut bientôt à son tour et il affichait une mine que Chéri-Bibi jugea des plus pitoyables. Sans doute avait-il quelque méchante nouvelle à lui annoncer et prenait-il déjà une figure de circonstance.

 

Le cœur de Chéri-Bibi dansait. À mesure qu’il se rapprochait du marquis, la Ficelle devenait de plus en plus funèbre. L’autre n’y tint plus et fit quelques pas au-devant de son dévoué secrétaire. Avant même qu’il l’eût rejoint, il lui râla :

 

« Eh bien ?

 

– Eh bien, répondit l’autre avec un grand embarras… eh bien ! ça a été difficile d’écouter à la porte, car je craignais à chaque instant d’être surpris par les domestiques… »

 

Chéri-Bibi saisit le poignet de la Ficelle dans l’étau de sa main toute puissante. La Ficelle gémit de douleur.

 

« Tu vas me dire ce que tu as entendu !

 

– Mais oui ! Mais oui !… pleurnichait la Ficelle ; mais laissez-moi, vous me faites mal !

 

– Parle !…

 

– Monsieur le marquis… ce Pont-Marie est un misérable !… J’ai entendu peu de chose, mais c’est un misérable !…

 

– Pas de phrases, va, je t’écoute…

 

– Monsieur le marquis… il vous trompe !

 

– Ah ! »

 

Chéri-Bibi reçut le coup sans bravoure et montra tout de suite sa défaite à la Ficelle. Celui-ci aurait bien voulu mentir pour éviter bien des complications, mais il n’avait pas osé. En tout ceci, il avait pris garde de ne pas parler de Cécily ; mais de toute évidence, puisque Pont-Marie trompait le marquis avec Cécily, Cécily trompait le marquis avec Pont-Marie. Ce sont là de ces vérités qui n’ont pas besoin d’être démontrées, parce qu’elles sont évidentes par elles-mêmes.

 

Chéri-Bibi était vert.

 

La Ficelle, qui craignait, dans la minute, de le voir passer de la vie à trépas, murmura : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Il suivait maintenant son maître en silence, son maître qui marchait le dos courbé, les jambes flageolantes, comme un pauvre homme vieilli de vingt ans.

 

Ainsi poursuivirent-ils jusqu’à la grève, dans un endroit désert où Chéri-Bibi se laissa tomber plus qu’il ne s’assit sur un rocher. La mer était calme, le ciel pur ; une paix exaspérante régnait sur toute la nature.

 

« Alors elle a un amant ? questionna le marquis d’une voix rauque.

 

– Dame, oui ! soupira la Ficelle… Voyez-vous, monsieur le marquis, vous avez été trop longtemps absent.

 

– Je ne te demande pas tout ça ! Ne lui cherche pas d’excuse, je t’en prie !… C’est une misérable ! »

 

Et il sanglota. La Ficelle aussi avait les yeux humides. Chéri-Bibi se moucha.

 

« Mais enfin, qu’est-ce que tu as entendu ?

 

– Monsieur, les domestiques passaient…

 

– Ah ! tu ne vas pas recommencer…

 

– Monsieur, je n’ai pu entendre que deux ou trois phrases. Il lui disait qu’il l’aimait… qu’elle était l’amour de sa vie… des bêtises…

 

– Après ? Après ?

 

– Après, monsieur, il vaudrait peut-être mieux que je me taise, car si je parle, ce qui est bien inutile après ce que vous savez, il pourrait arriver de grands malheurs.

 

– Le plus grand malheur qui pourrait arriver, la Ficelle, c’est que tu ne parles pas… »

 

Chéri-Bibi était si menaçant que l’autre se mit à trembler.

 

« Monsieur ! monsieur ! nous étions si tranquilles !… Oui, oui ! je vais vous dire, monsieur… Il lui a donné un rendez-vous…

 

– Ah !… pour quand ?…

 

– Pour après-demain !… après-demain, après-midi… grelotta la Ficelle.

 

– Et où ça ?

 

– Ah ! je n’ai pas bien entendu… je vous promets… je vous jure… »

 

Chéri-Bibi pencha sur la Ficelle son terrible regard, dont le malheureux n’essaya point de supporter l’éclat. Il lâcha :

 

« Rendez-vous dans une villa de Pourville appelée les Mouettes, à trois heures après-demain. Elle a dit qu’elle irait. C’est tout. Je ne sais plus rien. Je n’ai eu que le temps de partir, après avoir entendu ça… »

 

Le soir même, M. le marquis du Touchais annonçait la nécessité où il se trouvait de s’absenter pendant quelques jours. Il emmenait, naturellement, son secrétaire. Le surlendemain, vers les deux heures et demie, une voiture fermée attendait Mme la marquise du Touchais devant la villa de La Falaise. Elle y monta, après avoir embrassé son fils comme une folle, par-dessus la voilette épaisse qui cachait sa pâleur et son désespoir.

 

Le coupé déposa la malheureuse dans une ruelle de Dieppe, devant le portail d’une église, et s’éloigna dès qu’elle y fut entrée. Si sincère, si exaltée que pût être la prière de Cécily, elle n’en fut pas moins très courte, car la marquise ressortait quelques minutes plus tard par une petite porte d’où elle se dirigea vers une limousine hermétiquement close, qui semblait l’attendre à quelques pas de là.

 

Cécily n’eut point à parler au chauffeur, qui mit aussitôt son moteur en marche et se dirigea vers la côte de Pourville.

 

Cette limousine, ce chauffeur inconnus, mis ainsi à la disposition de la marquise du Touchais, étaient une attention délicate de ce parfait homme du monde qu’était M. le vicomte de Pont-Marie, lequel avait pris sur lui de régler les détails de la cérémonie, de telle sorte que la réputation de Cécily n’eût point à souffrir d’une aventure à laquelle il l’avait acculée avec une patience et une férocité qui allaient recevoir leur prix.

 

Dans le moment que, pour conduire mystérieusement à la villa des Mouettes sa belle victime, il cherchait un chauffeur étranger au pays, voici que celui-ci par un hasard qui ne se présente que pour les amoureux, s’était offert : son maître, un étranger en villégiature à Dieppe, était absent pour quelques jours. Pont-Marie pouvait donc disposer du chauffeur et de l’auto. Le chauffeur s’appelait Cadol et, moyennant une certaine somme, avait promis d’être discret.

 

L’auto avait gravi en vitesse la côte de Pourville ; elle prit aussitôt, ralentissant un peu son allure, un sentier privé qui aboutissait à une grille qu’elle trouva ouverte.

 

Elle entra dans une cour et s’arrêta devant le perron d’une villa bâtie au cœur d’un petit bois, dans le style des chalets normands.

 

Toutes les fenêtres de ce chalet étaient closes, fermées de persiennes. On eût pu le croire inhabité. Cependant, au bruit que fit l’auto en se rangeant devant le perron, la porte s’entrouvrit.

 

Cécily descendit rapidement de voiture et gravit les marches, haletante, comme une bête peureuse et traquée qui a hâte de se ruer en quelque trou obscur où on ne la verra plus. Seulement, elle, elle savait qu’elle courait à son supplice.

 

Elle fut dans la pénombre d’un couloir, toute étourdie, les tempes battantes. Un homme était derrière elle qui refermait la porte, lui prenait une main glacée et la dirigeait vers l’escalier. Elle se laissait conduire comme dans un cauchemar, sans force pour résister, molle, lourde au bras qui dut la soutenir et se refermer sur elle comme sur une proie et l’emporter dans une chambre où brûlaient les cires d’un candélabre sur une table, auprès d’un lit. – Ainsi on éclaire les morts dans la journée. – C’était sinistre. C’était lugubre. C’était funéraire. Elle recula d’horreur. Le misérable ne lui faisait même pas la grâce de l’étape d’un salon où l’on s’explique ou de la transition d’un boudoir. Il la conduisait devant ce lit qui semblait attendre un cadavre et où allait s’allonger son honneur mort.

 

Il lui dit :

 

« Vous êtes chez vous ! »

 

Et il fit un pas vers la porte, annonçant cyniquement qu’il ne serait pas long à revenir. Elle le retint. Elle étouffait dans cette chapelle. Elle s’appuyait au mur sombre. Elle réclama de l’air. L’autre secoua la tête. Tout était bien fermé, calfeutré, les épais rideaux tirés sur les fenêtres. Il ne s’expliquait pas, mais il était facile de comprendre qu’il avait pris toutes les précautions contre une dernière résistance, contre une suprême révolte. Il ne voulait pas courir le risque qu’à la dernière minute, dans un affolement qu’il fallait prévoir, elle ne criât vers le dehors un appel qui pourrait être entendu. Et puis, peut-être que cela lui plaisait à cet homme d’avoir cette femme à demi-morte, au fond de ce tombeau.

 

Il répéta :

 

« Je reviens !… Je vous apporte les lettres !… Vous me comprenez !… »

 

Et il sortit.

 

Elle se laissa tomber au coin d’une chaise longue, ses yeux de folle grands ouverts sur le décor tragique, sur cette couche funèbre, sur les deux flammes blêmes qui se reflétaient dans une glace, laquelle lui renvoyaient l’image fantomatique de ses joues d’ivoire, au-dessus de la voilette qu’elle avait relevée pour respirer.

 

Elle resta ainsi sans mouvement jusqu’au moment où il revint.

 

Certainement, il avait espéré que, mise en face de l’inévitable, elle aurait eu hâte d’en finir et qu’il l’aurait trouvée docile. Il ne put retenir un geste d’impatience.

 

Il lui dit :

 

« Vous n’êtes pas raisonnable ! »

 

Elle tourna vers lui ses yeux hagards, comme si elle était étonnée de le trouver là, comme si elle ne s’attendait pas à le voir, comme si elle se demandait : « Que me veut cet homme ? »

 

« Vous n’êtes pas raisonnable, Cécily ! reprit-il. Je vois bien qu’il faut encore parler, bien qu’entre nous, au point où nous en sommes, au point où vous avez voulu que nous en soyons, les paroles soient tout à fait inutiles. Mais au moins mettez-vous à votre aise : retirez votre voilette, ce chapeau, je vous en prie. »

 

Il s’était approché. Elle cria :

 

« Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !… »

 

Elle avait jeté en avant ses mains tremblantes. Elle claquait des dents. Elle eût fait pitié à un tigre. Lui, il était calme, sûr de lui, presque froid en face de cette femme qu’il torturait et des souffrances de laquelle il se repaissait en silence. Ils restèrent quelques instants ainsi. On n’entendait que la respiration haletante de Cécily.

 

« Je vous déplais donc bien ? » demanda-t-il, cynique.

 

Elle ne répondit pas. Il dit encore :

 

« Pourquoi êtes-vous venue ? Il ne fallait pas venir, si vous ne vouliez pas sauver votre fils ?… l’honneur de votre fils ?… le nom de votre fils ?… Tenez, voici vos lettres ! »

 

Elle allongea la main d’un geste farouche et saisit le paquet que l’autre lui tendait et qu’il lui laissa prendre. Elle eut un cri de victoire.

 

Pont-Marie ricana :

 

« Vous pouvez compter les lettres. Elles y sont toutes. Quand je promets quelque chose, moi, je tiens ! Je suis un homme d’honneur ! J’aurais pu, dans le regrettable désarroi où vous êtes, garder par-devers moi l’un de ces petits morceaux de papier où vous exprimez avec tant d’enthousiasme la joie secrète que vous avez à élever un enfant qui n’a point du sang des du Touchais dans les veines et qui risque, par cela même, de devenir un honnête homme, comme son père, le beau Marcel Garavan. J’aurais pu encore arracher pour mon usage personnel l’une de ces pages où vous décrivez avec tant de subtilité l’apparition de ces marques de ressemblance sur le visage et dans les manières de l’enfant, marques qui vous font écrire : « Il ressemble comme deux gouttes d’eau à son père ! Que le marquis du Touchais ne vous voie jamais, mon cher Marcel ! » Rien ne m’aurait empêché, après avoir fait quelques emprunts à ces lettres qui vous ont été rendues après la mort de l’aimable capitaine au long cours, rien, dis-je, ne m’aurait empêché de m’approprier quelques lignes amoureuses – il y en a tant – de votre amant lui-même, chère madame, où il célèbre le souvenir brûlant de certaines heures enflammées. »

 

Il se rapprocha d’elle et continua :

 

« Pourquoi vous cachez-vous le visage ? Pourquoi vous détournez-vous ? N’ayez point honte d’avoir donné quelques minutes de votre triste vie à l’amour. Il fut votre seule consolation. Je veux espérer qu’il continuera de l’être, car vous pensez bien, chère madame, que ce n’est point pour un rapprochement passager que j’ai tant travaillé à vous amener ici. Nous nous aimerons. Je vous forcerai à m’aimer. Et après avoir été, par la faute de votre mauvaise volonté, si brutal, j’aurai le temps de me montrer si galant homme que vous me pardonnerez ! Vous verrez !… Vous verrez !… Ne commencez donc point par vous écarter ainsi de moi ! C’est tout à fait inutile !… Vous êtes à moi !… et à moi pour longtemps, pour aussi longtemps que je voudrai : il faut en prendre votre parti !… Si vous avez imaginé que la restitution de toutes vos lettres… de toutes, vous entendez bien, madame… si vous avez imaginé que cette restitution vous délivrerait de moi, une fois le prix payé à forfait, vous vous êtes étrangement méprise sur mon caractère d’abord, sur la force de mon amour ensuite. Eh quoi ! je ne vous aurais pas plus tôt possédée qu’il me faudrait vous dire adieu pour toujours ! J’aurais goûté les joies du paradis, uniquement pour en être chassé !… Vous ne me connaissez pas ! »

 

Il s’arrêta une seconde après ce long bavardage, pour jouir en silence de l’effet produit, de la nouvelle anxiété qui se lisait dans toute l’attitude de la jeune femme, laquelle, en possession de ses lettres, se demandait avec horreur par quel insoupçonné et démoniaque artifice le misérable prétendait la « tenir » pour toute la vie !…

 

Mais il ne se pressait point de s’expliquer. Ce prologue à la scène de brutal amour qu’il avait organisée semblait lui donner des rares sensations qu’il goûtait en dilettante féroce.

 

Son « plaisir » ne pouvait lui échapper. Il s’en amusait d’abord. Avant d’imposer l’outrage, il tournait autour de sa victime en lui infligeant de ces petits supplices d’attente qui décuplent l’horreur de la torture définitive et aussi la joie du bourreau quand celui-ci aime son métier.

 

Et ainsi il se vengeait de tout ce qu’il avait souffert lui-même, à cause des longs dédains de Cécily, et il se récompensait amplement des grands travaux qu’il lui avait fallu accomplir, dans l’ombre, pour bâtir cette ténébreuse aventure.

 

Enfin il daigna lui faire mesurer toute l’importance de son malheur. Il dit :

 

« Vous avez toutes vos lettres, mais moi, j’en ai toutes les photographies. Comprenez donc que vous ne serez jamais délivrée et que ce n’est pas quelques morceaux de papier qu’il faut m’acheter, mais mon silence ! Allons, Cécily, soyez raisonnable… et mettez-vous à votre aise ! »

 

Elle était là, affalée sur ce canapé, comme assommée, quasi morte, ne voyant point comment elle pourrait échapper à ce misérable. Peut-être allait-elle devenir folle !

 

Elle le laissa, sans mouvement, sans une révolte, comme si elle ne voyait point, elle le laissa retirer les longues épingles qui retenaient son chapeau, et soulager son opulente chevelure de ce chapeau et de la voilette.

 

Elle était enveloppée d’un léger manteau sombre qu’il lui fit glisser des épaules.

 

Dans le moment, les lèvres exsangues de la malheureuse laissèrent glisser un nom, celui de son fils : Bernard ! Fallait-il qu’elle l’aimât !… Elle évoquait dans cette minute atroce où les bras affreux de cet homme déjà l’entouraient, faisaient autour d’elle des gestes qu’elle ne savait pas, qu’elle ne voulait pas connaître… Bernard : le fruit de sa faute ! De quel prix elle allait payer cette faute !… Et son supplice ne faisait que commencer !… Se renouvellerait-il chaque fois que cet homme le voudrait, chaque fois qu’il lui ferait un signe ?… Que ne pouvait-elle mourir ! Hélas ! sa mort ne servirait de rien et ne sauverait pas le petit Bernard du sort dont Pont-Marie le menaçait ! Celui-ci, du reste, avait charitablement averti la mère que si, dans un moment d’inconscience, elle essayait de lui échapper par ce moyen tragique, le marquis aurait aussitôt la preuve qu’il n’était point le père de l’enfant.

 

Tout à coup, elle poussa un cri et échappa aux mains agrippeuses de l’homme.

 

« Non ! non ! râla-t-elle. Pas ça, pas ça ! De l’argent, de l’argent ! Tout l’argent que vous voudrez, mais pas ça !… Toute ma fortune personnelle ! Tout ce que vous voudrez, mais laissez-moi !

 

– Oh ! fit l’autre en grinçant des dents de rage, car il avait bien pensé que cette fois elle s’était enfin soumise, et il tremblait déjà de son désir de la posséder. Oh ! n’est-ce pas, nous n’allons pas recommencer ? De l’argent ? Vous savez bien que je n’en veux pas ! Si j’en ai besoin, ricana-t-il d’une façon sinistre, votre mari m’en donnera !… Mais de vous, je ne veux que vous-même ! Pour qui me prenez-vous, Cécily ? Vous savez bien que je ne mêle point les questions d’argent aux questions d’amour !… Cécily, Cécily ! Je vous aime !…

 

– Misérable !… »

 

Il l’avait acculée dans un coin. Ses bras s’enroulèrent à sa taille. Elle le griffa et lui échappa encore ; il se rua, furieux. Le désordre où il l’avait mise décuplait son désir. Elle tomba à genoux, leva vers lui des mains suppliantes, gémit :

 

« Je suis une honnête femme ! »

 

Mais l’autre, déchaîné, son visage de bête au-dessus d’elle, lui cracha :

 

« Tu mens ! Tu as toujours menti ! Tu as menti à ton mari, à tout le monde !… Tu as fait figure d’honnête femme et tu n’étais qu’une… Si tu ne cèdes pas, si tu ne cesses pas cette comédie, avant ce soir on saura ce que tu es ! Tu as eu un amant ! Tu peux bien en avoir deux ! Il n’y a que le premier pas qui coûte… »

 

Toujours à genoux, elle s’accrocha à ses mains menaçantes, parvint à l’arrêter dans sa rage, à le faire taire, et, secouée de sanglots, elle essaya une fois encore d’exciter sa pitié. Elle lui dit alors une si sombre histoire que Pont-Marie, penché sur elle, resta un instant à l’écouter.

 

Il sut comment l’honnête Cécily était devenue la maîtresse de Marcel Garavan et de quelle horreur cette unique faute avait été précédée. Le marquis, jusqu’à la fameuse nuit qui avait précédée son départ pour la Norvège, n’avait eu avec sa femme aucune relation conjugale. En vain avait-il tenté plusieurs fois de se rapprocher de sa femme, mais celle-ci qui l’avait épousé sans l’aimer, par devoir filial, et qui avait su, dès la première nuit, lui dicter les conditions de ces étranges noces, l’avait toujours écarté, attribuant aux plus bas caprices les rares accès de tendresse de son époux.

 

L’orgueil de Maxime du Touchais avait été mis là à une rude épreuve et le misérable avait résolu de s’en venger de la plus ignoble façon. La veille de son voyage dans les mers septentrionales, il avait versé à sa femme un narcotique qui l’avait mise à sa disposition. Et la pauvre Cécily s’était réveillée dans les bras de la brute, sans force pour le repousser, mais suffisamment lucide, hélas ! pour assister à tout son martyre. Et puis il était parti ! Et Marcel Garavan, quelques jours plus tard, était venu ! Elle l’aimait, celui-là. Elle lui avait accordé un bonheur qu’elle lui aurait toujours refusé si le marquis, par son horrible conduite, ne lui en avait donné tous les droits !…

 

Les cris, les pleurs, les supplications dont le récit de cette abominable aventure fut accompagnée auraient attendri le cœur le plus dur ; mais Pont-Marie avait-il un cœur ? Il ne trouva, dans cette histoire, que des raisons plus fortes d’aller jusqu’au bout de sa redoutable passion.

 

« Ce que vous me racontez là, fit-il, ne m’étonne en aucune façon. Votre mari est capable de tout ! Vous avez bien fait de vous venger avec ce Marcel Garavan, et puisque Marcel Garavan est mort, vous n’avez plus qu’à vous venger avec moi !… »

 

Elle jeta un sanglot déchirant. Pont-Marie l’avait soulevée dans ses bras impatients. La pauvre Cécily était bien perdue, quand tout à coup ce fut au tour de Pont-Marie de pousser un cri de terreur. Ses bras s’ouvrirent. Cécily roula sur le parquet. Pont-Marie râlait dans l’étau d’une main puissante. Un homme était là, qui venait de sortir d’un placard comme un diable de sa boîte, et qui, tranquillement étranglait M. le vicomte. C’était le formidable Chéri-Bibi. Cécily s’était relevée au comble de l’horreur, et Chéri-Bibi beaucoup plus par pitié pour sa femme, certainement, que par compassion pour le misérable Pont-Marie, fit grâce à ce dernier de la vie, mais en le priant assez brutalement de ne plus se retrouver sur son chemin. Il le rejeta hors de la chambre d’une façon si malheureuse pour le galant gentilhomme que celui-ci descendit tout l’escalier sur le dos, avec un si grand fracas que le chauffeur Cadol, qui attendait patiemment dans la cour qu’on eût besoin de ses services, accourut aussitôt. Il poussa la porte du vestibule, que Pont-Marie vit s’ouvrir avec une certaine stupéfaction, car il l’avait lui-même fermée à clef, et demanda à M. le vicomte, lequel se relevait en se frottant les côtes, la cause d’un si grand tapage.

 

Dédaignant de répondre à une question aussi indiscrète, M. de Pont-Marie ordonna à celui qui la posait de mettre sans plus tarder son moteur en marche, mais l’homme répliqua, avec le plus grand sang-froid, que son maître venait justement de revenir à Dieppe, qu’il se trouvait, par le plus grand des hasards, dans cette maison, et que lui, Cadol, n’avait plus d’ordre à recevoir de son client de passage.

 

« Je suis le chauffeur de M. le marquis du Touchais ! »

 

De Pont-Marie n’en demanda point davantage. Et il s’enfuit à pied, la rage dans le cœur, la menace aux lèvres et ruminant déjà quelque méchant projet de vengeance.

 

En haut, Chéri-Bibi et Cécily, restés seuls en face l’un de l’autre, s’étaient regardés en silence, celui-là avec des yeux où se lisait le plus tendre amour, celle-là avec les marques de la plus profonde épouvante. L’arrivée du marquis, en la débarrassant de l’odieuse entreprise de Pont-Marie, ne l’avait point sauvée. Bien au contraire, puisque cette intervention apprenait, à celui qui eût dû l’ignorer toute sa vie, un secret pour lequel Cécily avait été près de donner son honneur. Le marquis, certainement, dans son placard, avait tout entendu. Il savait maintenant que le petit Bernard n’était point son fils. À l’horrible pensée que, désormais, son enfant allait supporter le poids de sa faute, Cécily, après avoir poussé un soupir, s’évanouit…

 

Quand elle se réveilla, elle était dans sa chambre de la villa de Puys, entourée de ses femmes, de son mari et de son fils. L’enfant, heureux de voir sa mère revenir à la vie, la couvrait de baisers. Elle répondit à sa tendresse dans une inquiétude inexprimable.

 

Docile aux soins qu’on lui prodiguait, elle n’osait toutefois regarder du côté du marquis, lequel lui parlait avec une douceur qui la bouleversait. Elle redouta, dans son for intérieur, une pareille attitude plus que la colère, le mépris ou la vengeance immédiate. Elle connaissait le formidable orgueil du marquis et ne doutait point qu’il n’eût déjà fixé dans son esprit les formes de la catastrophe qui allait, inévitablement, fondre sur elle. Tant de dissimulation ne pouvait que préparer une plus grande cruauté. Sans doute voulait-il, pour qu’elle pût supporter le coup qu’il lui préparait, qu’elle eût retrouvé toutes ses forces. Elle frissonna.

 

« Vous avez froid, mon amie ? » demanda Chéri-Bibi en lui prenant tendrement la main.

 

Cette fois, elle le regarda.

 

Est-ce que vraiment il ne saurait rien ? Était-il possible qu’il n’eût rien entendu ? Elle lut sur son visage tant de réelle bonté pour elle qu’elle put le croire. Elle le vit embrasser Bernard avec une affection si évidente qu’elle fut trompée. Mais comme, dans le même moment qu’il l’embrassait, il priait le petit de s’éloigner pour qu’il laissât reposer sa mère, et écartait aussi les femmes, elle fut reprise par la terreur. Il restait, lui. Il voulait être seul avec elle. Qu’allait-il se passer ?

 

Il lui tenait toujours la main. Cette main se mit à trembler, cependant qu’une indicible angoisse se répandait sur les traits de la malheureuse.

 

« Cécily, prononça Chéri-Bibi d’une voix profonde, j’ai tout entendu de ce qui a été dit dans la villa de Pourville entre cet homme et vous ; mais je vous jure sur la tête de cet enfant, que j’embrassais tout à l’heure, je vous jure que j’ai tout oublié ! »

 

Elle ne comprit pas tout d’abord. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle resta comme hébétée sous le coup de cette déclaration formidable. Il fallut qu’elle s’en répétât mentalement les termes pour qu’elle arrivât enfin à espérer. Un aussi prodigieux pardon l’anéantissait. La voyant dans cet état, Chéri-Bibi pensa qu’elle doutait encore de lui, et il n’hésita point à lui mesurer à nouveau l’immensité de sa générosité.

 

« Ne craignez rien pour vous, ni pour notre fils, Cécily. Je continuerai d’aimer cet enfant ; il continuera de porter mon nom. Bernard est innocent d’une faute que je n’aurai point l’impudeur de vous reprocher, mon amie. Le véritable coupable, c’est moi. Quand on s’est conduit envers vous comme je l’ai fait, on mérite tous les malheurs, et ceux-ci ne sauraient compter auprès de la joie que j’aurais à vous savoir enfin parfaitement heureuse ! Cécily, vous l’avez bien mérité ! »

 

Pendant qu’il tenait ce langage, Chéri-Bibi était vraiment beau à voir. Ses yeux brillaient d’un saint éclat ; toute son ardente physionomie disait l’allégresse du sacrifice ; la lumière des grandes actions l’auréolait. Il était surhumain. Il s’était vraiment mis dans la peau d’un marquis idéal, qui passait par-dessus tous les préjugés de nom et de race et qui acceptait, malgré le plus sanglant outrage, de traiter comme un fils un enfant qui n’était pas le sien. Pas une minute, durant cette noble scène, il n’eut cette pensée basse et « terre à terre » qu’il lui était facile, à lui, Chéri-Bibi, de se montrer aussi héroïque dans une affaire où il y avait tout à gagner et rien à perdre, pas même l’honneur. Pas une seconde, il ne se dit : « Que cet enfant soit du marquis du Touchais ou de ce M. Garavan, cela m’est bien indifférent puisqu’il ne peut pas être de moi ! » Non ! Non ! sur les hauteurs où il s’était placé, il était réellement l’époux offensé qui accomplit cet acte prodigieusement chrétien non seulement de pardonner, mais encore de prendre sous sa protection la coupable et le fruit de la faute.

 

« Mon ami, vous êtes sublime ! » s’écria Cécily en sanglotant.

 

Et elle lui jeta ses beaux bras autour du cou et l’attira sur son cœur enfin conquis.

 

« C’est vrai que je suis sublime ! » pensait Chéri-Bibi en délirant sous le premier baiser de sa femme, et il ne lui fallait rien de moins que le sentiment de cette sublimité pour qu’il ne s’abandonnât point à de trop vulgaires démonstrations de reconnaissance pour un amour qui daignait enfin se laisser atteindre, après avoir été si longtemps poursuivi.

 

Chéri-Bibi sut garder sa grandeur dans ce moment redoutable. Il sut se laisser aimer ! Les douces ombres du crépuscule propice enveloppaient déjà l’heureuse demeure… Ce fut la nuit. Ils ne se dirent rien jusqu’au jour. Mais comme l’a si bien et si discrètement exprimé le poète : « Qui dira jamais ton silence, ô volupté ! Ange éternel des nuits heureuses ! »

 

VI

Voyage de noce
s.

Le lendemain matin, Chéri-Bibi se promenait dans les allées de son jardin, avec un petit air satisfait.

 

La Ficelle le rejoignit dans le moment qu’il parlait tout seul.

 

« Que faites-vous donc, monsieur le marquis ? Voilà que vous parlez tout seul, maintenant ?

 

– Monsieur Hilaire, répondit Chéri-Bibi, je suis en train de me raccommoder avec le bon Dieu ! Voyez le beau temps qu’il fait et comme cette terre est belle sous le ciel d’azur ! comme ces fleurs embaument ! comme l’air du matin est frais et vivifiant ! comme on respire largement au bord de cette mer apaisée ! Je suis heureux, mon bon la Ficelle, et je demande pardon au Créateur d’avoir méconnu jusqu’à ce jour la douceur de ses bienfaits !

 

– Ah ! j’aime à vous entendre parler de la sorte, monsieur le marquis ! Je vous assure qu’hier, quand je vous ai vu prendre le chemin de Pourville avec cet air sombre, annonciateur des pires catastrophes, j’ai bien cru que c’en était fini de notre sécurité et de notre bonheur ! La fatalité, me disais-je, le poursuit encore, le poursuivra toujours ! Chéri-Bibi retourne au crime !

 

– J’allais à l’amour », répliqua le marquis.

 

Disant cela, Chéri-Bibi avait levé au-dessus de sa tête ses deux bras en forme de corbeille, dans un geste de gracieuse exaltation qui frappa particulièrement M. Hilaire. Celui-ci se rapprocha encore de Chéri-Bibi, l’examina avec une curiosité un peu effrontée, et lui demanda sans aucune discrétion :

 

« Mais qu’est-ce que monsieur le marquis a de changé ?

 

– J’ai de changé que Cécily m’aime, mon cher, mon bon, mon excellent la Ficelle ! »

 

Et le marquis serrait les mains de son secrétaire avec un transport tel que celui-ci en eut les larmes aux yeux, tant cette démonstration d’une sûre, d’une impérissable amitié lui broyait les phalanges.

 

« Monsieur le marquis, vous me faites mal ! osa soupirer le pauvre garçon qui était devenu blême de douleur.

 

– C’est pour te punir, mon cher la Ficelle, de cette déplorable manie que tu as d’écouter derrière les portes ! Outre que ça ne se fait pas dans notre monde, cela te conduit, comme tu écoutes mal, à mal comprendre, et voilà comment j’ai pu croire une seconde que la marquise, qui est la plus pure des femmes, aimait ce Pont-Marie qu’elle a en abomination. Une fois pour toutes, la Ficelle, sache que la marquise n’aime que moi ! »

 

Une joie si orgueilleuse, une si truculente allégresse étaient peintes sur l’éblouissant visage de Chéri-Bibi que M. Hilaire ne douta plus que la victoire ne fût complète.

 

Il s’inclina et dit :

 

« Tous mes compliments. Du reste, je dois avouer à monsieur le marquis que je n’ai jamais douté que monsieur le marquis triomphât. Les vertus de monsieur le marquis…

 

– Dis donc, la Ficelle, il ne faudrait pas t’offrir ma tête, mon ami…

 

– Je jure que je ne dis que ce que je pense, et même que ces expressions sont loin de rendre toute l’estime et toute la confiance, et toute…

 

– C’est bon !… c’est bon !… Et toi, la Ficelle, es-tu heureux ?… Tu m’as parlé d’une certaine Virginie.

 

– Monsieur, je puis vous dire que tout se présente, de ce côté, de la plus encourageante façon…

 

– Allons, tant mieux ; je ne suis pas un égoïste et j’aime, quand je suis heureux, à ce que tout le monde le soit autour de moi. Et maintenant, allez-vous-en, mon ami, car je vois venir la marquise dans son charmant déshabillé du matin. »

 

La Ficelle ne se le fit pas répéter et se sauva en saluant de loin Cécily, qui descendait les marches du perron, blanche et harmonieuse apparition, au seuil de cette maison du bonheur.

 

Chéri-Bibi s’en fut au-devant de sa femme, les mains tendues et le sourire reconnaissant.

 

Cécily, un peu rougissante, pencha son front sur lui pour qu’il l’embrassât, mais Chéri-Bibi attira sa femme sur sa vaste poitrine et voulut, un instant, l’y retenir prisonnière. Mais la marquise lui dit gentiment :

 

« Maxime, prenez garde aux domestiques !

 

– Tu as raison, mon amour, obtempéra l’obéissant époux. Notre bonheur est si en dehors de tout et de tous que nous devons le garder pour nous tout seuls. Aussi, pour fuir les regards indiscrets, voici, adorée, ce que je te propose, après mûre réflexion : un petit voyage de noces. Au milieu des inconnus et voyageant incognito, nous serons plus facilement l’un à l’autre. Aucun devoir mondain ne viendra troubler le cours de notre bonheur tout neuf, car pour moi, comme pour toi, je l’espère, nous sommes de tout jeunes époux et nous ne sommes mariés que d’hier.

 

– Mon ami, je ferai tout ce que vous voudrez, répondit Cécily avec un sourire angélique. Partout où je serai à votre côté je serai la plus heureuse des femmes. »

 

Ils décidèrent vite de partir pour Paris.

 

Chéri-Bibi faisait le beau et le renseigné. Dans la peur qu’il avait qu’on ne le crût point assez « marquis », il exagérait les plaisirs de la capitale, tristes joies éphémères qu’il avait subies avec résignation à son retour d’Amérique et dont il parlait, sans s’en douter, bien entendu, comme un provincial. Ce qui le sauvait, c’est que Cécily était, la chère femme, plus ignorante et plus simple encore d’esprit que lui.

 

Comme dans le train qui allait les déposer sur les quais de la gare Saint-Lazare, Chéri-Bibi croyait devoir reprendre avec une certaine exaltation de commande, et qu’il estimait de bon goût, l’énumération des félicités qui les attendaient, Cécily se blottit câlinement contre lui et lui dit en lui montrant ses beaux yeux suppliants :

 

« Mon Maxime, si Paris allait te reprendre ! Songes-y bien, mon ami, je n’y survivrais pas !

 

– Ni moi non plus ! répliqua Chéri-Bibi, car je t’assure que je suis bien las et bien fatigué de cette existence stupide de « grand seigneur ». Aussi, tu n’as plus rien à craindre, m’amour. Il n’y a plus au monde pour Maxime que sa Cécily !… »

 

L’amour se plaît toujours aux propos enfantins et aime les tournures de phrases d’autant plus jeunettes que ceux qui les échangent sont plus éloignés de leurs mois de nourrice.

 

Le train arrivait. Ils allèrent d’abord au bureau télégraphique de la gare envoyer une dépêche à miss et à la Ficelle, qui avaient reçu tous deux la garde sacrée du petit Bernard, et puis ils descendirent à pied dans Paris, sur le désir de Cécily, que la perspective de marcher sur les trottoirs et de s’arrêter à la devanture des magasins amusait.

 

La première chose qu’aperçut Chéri-Bibi en mettant le pied sur l’asphalte parisien, où il avait mené une si éblouissante existence, fut ce bureau d’omnibus où l’inspecteur Costaud l’avait si brutalement poursuivi à la suite d’il ne savait plus bien quel crime. Il détourna la tête.

 

Ayant remonté la rue Auber, ils arrivèrent devant l’Opéra, que Chéri-Bibi fit admirer à Cécily, et n’oubliant pas de mentionner qu’autrefois il y avait eu sa loge.

 

« Nous irons entendre Faust ! dit-elle. Faust à l’Opéra et Oedipe roi à la Comédie-Française, voilà ce que je désire voir d’abord à Paris.

 

– Et puis le tombeau de l’Empereur, ajouta Chéri-Bibi.

 

– Tu te moques de moi, dit Cécily, avec une moue gentille. Je sais bien que je ne suis pas Parisienne, mais je le deviendrai, si cela peut te faire plaisir.

 

– Jamais de la vie, ma Cécily ! Reste comme tu es, tu es un ange, la plus belle, la plus intelligente, la meilleure des femmes ! Ah ! pour rien au monde, je ne voudrais que tu devinsses comme une de ces poupées avec lesquelles j’ai gaspillé les plus belles années de ma vie ! Elles n’ont ni cœur, ni cervelle, et passent leur temps à changer de toilette et à se mettre de la poudre de riz.

 

– Quelle misérable vie ! soupira Cécily.

 

– Oui… quelle existence pour elles et pour leur mari ! Et pour leurs enfants, quand elles en ont ! Ah ! quand je vois comme tu éduques notre Bernard !

 

– Notre Bernard ! Ah ! Maxime, comme tu es bon !

 

– Eh bien, puisque je suis si bon que ça, nous allons voir si l’on joue Faust ce soir, et dans ce cas nous n’attendrons pas plus longtemps pour contenter ton désir, ma chérie. »

 

La marquise murmura :

 

« Faites-lui des aveux, portez mes vœux… »

 

Il lui semblait vraiment qu’elle était jeune mariée, tant elle montrait de joie fraîche et un peu niaise à propos de petits riens du tout, comme d’un chapeau à une vitrine, qui lui plut, et que ce cher Maxime lui acheta, sans même marchander, bien qu’il coûtât 150 francs.

 

« Qu’importe le prix, disait-il, du moment qu’il te va à ravir ! »

 

On ne jouait pas Faust ce soir-là, ce qui était bien extraordinaire, mais ils constatèrent, en arrivant place du Théâtre-Français, qu’ils voyageaient décidément sous les plus heureux auspices, car l’affiche de la Comédie annonçait justement Mounet-Sully dans Œdipe roi, ce qui est bien la plus belle chose que l’on puisse voir au théâtre.

 

Aussitôt Chéri-Bibi arrêta une auto.

 

« Nous allons rentrer nous habiller dans notre palace, chère amie, et puis nous irons dîner en ville, et puis nous irons à Œdipe roi, puisque cette pièce t’amuse. Que la fête commence ! »

 

Chéri-Bibi avait fait envoyer les malles dans un grand hôtel de la rue de Rivoli. Il y retint un appartement dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin des Tuileries. Cécily lui en fut reconnaissante.

 

« Quelle douceur, cette verdure, ces arbres, ces pelouses, ces chants d’oiseaux et les cris joyeux des enfants, après le tumulte de la rue et l’encombrement des carrefours, dit Cécily. Ici on se croirait à la campagne.

 

– Déjà ! dit en riant Chéri-Bibi. Voulez-vous qu’on y retourne ?

 

– Pas encore, mon ami ! »

 

Elle lui mit ses beaux bras autour du cou et ils oublièrent la campagne et la ville dans un baiser.

 

Après quoi, madame ayant sonné la femme de chambre, monsieur passa dans le petit salon, où il prit un journal qui traînait et dans lequel il put lire :

 

« On annonce le départ pour Cayenne de vingt-huit jeunes filles bien constituées, tirées de la maison centrale de Clermont. Quelques-unes sont particulièrement belles. On se propose de les unir aux forçats qui se seront fait remarquer par leur bonne conduite. Décidément, depuis l’aventure de Chéri-Bibi, l’administration pénitentiaire ne sait plus quoi inventer pour se faire bien voir de ces messieurs de la relingue. Ayant appris à ses dépens combien les chaînes de fer comptent peu pour des gaillards pareils, elle les remplace par les doux liens d’une union forcée, mais honnête. Chéri-Bibi, avant de mourir, aura beaucoup fait pour la chiourme. Nous espérons que celle-ci reconnaissante, quand elle se sera rendue maîtresse de nos pénitenciers – ce qui ne saurait tarder avec le système humanitaire actuel – n’hésitera plus à lui élever un monument sur la grand place de Nouméa et de Cayenne ! »

 

Chéri-Bibi, après avoir lu, jeta le journal loin de lui, avec un geste de dégoût, cependant que la marquise entrouvrait justement la porte de sa chambre pour lui adresser son plus joli sourire. Un peignoir léger était jeté négligemment sur ses belles épaules. Chéri-Bibi en loucha, mais, vive et coquette, Cécily avait déjà couru au journal, l’avait ramassé et cherchait le passage qui avait si bien pu causer cette mauvaise humeur.

 

« Ce n’est rien ! protestait Chéri-Bibi ; je t’en prie, Cécily, ne lis pas ! Les chroniqueurs d’aujourd’hui n’ont plus aucun esprit, et messieurs les journalistes en sont réduits à chercher midi à quatorze heures pour remplir leurs colonnes. Va vite t’habiller, ma Cécily ; si nous voulons aller au théâtre, nous ne sommes pas en avance ! »

 

Mais elle, mutine, voulait voir. Et elle lut le passage où il était question de Chéri-Bibi. Elle rejeta, elle aussi, le journal avec horreur.

 

« Toujours ce nom ! fit-elle. Je le fuis et il me poursuit partout ! C’est en vain que je voudrais l’oublier, ce monstre qui fut l’assassin de mon père et du tien ! Quand je pense aux bontés que j’ai eues pour lui dans ma jeunesse, le traitant comme un petit camarade, bien qu’il fût l’enfant de la concierge ! Ah ! je voudrais retourner à cette époque pour lui tordre le cou ! Que de catastrophes eussent été ainsi évitées, et il n’aurait pas épouvanté l’univers ! »

 

Soudain Cécily courut au marquis effondré :

 

« Oh ! mon ami, qu’avez-vous ? Comme vous êtes pâle ! Allez-vous vous trouver mal ?

 

– Donnez-moi un verre d’eau sucrée, murmurèrent les lèvres blêmes de Chéri-Bibi : je ne me sens pas, en effet, bien à mon aise !

 

– C’est de ma faute, sanglota, éperdue, la pauvre Cécily, en écrasant un morceau de sucre au fond d’un verre, qu’elle tendit en tremblant à son impressionnable époux. C’est de ma faute ! J’avais bien besoin de faire revivre ces épouvantables souvenirs ! Comment vous trouvez-vous ?

 

– Merci, ça va mieux ! mais, voyez-vous, chère amie, chaque fois que l’on parle devant moi de ce Chéri-Bibi…

 

– Cela ne m’arrivera plus, je vous le jure, Maxime !… mais pardonnez-moi pour cette fois, ce fatal retour au passé, comme je me le pardonne à moi-même, car, au moins j’aurai eu une fois de plus la preuve de la sensibilité de votre cœur, mon ami. Vous êtes bon, et vous aimiez bien vos parents, cher Maxime !

 

– Si je les aimais ! soupira Chéri-Bibi en levant les yeux au ciel.

 

– Eh bien, s’ils nous voient maintenant là-haut, exprima Cécily avec une douce piété, ils doivent être heureux de notre bonheur. »

 

Et elle se pencha vers lui pour l’embrasser sur le front, mais enivré de son parfum, l’autre tendit les bras, et il ne fallut rien de moins que l’impatience de la femme de chambre, oubliée dans la chambre à côté, pour qu’ils se souvinssent de l’heure qui marche toujours, elle, que l’on rie ou que l’on pleure, que l’on s’embrasse ou que l’on assassine.

 

Ils venaient de faire leur entrée dans un restaurant du boulevard des Capucines, quand le maître d’hôtel, courant à Chéri-Bibi, avec un empressement de bon augure, montra une table « à monsieur le marquis »…

 

Pendant que Cécily, en laissant aller son royal manteau aux mains du valet de pied, concevait une légitime vanité d’être vue au bras d’un homme à la mode, « si connu dans la capitale », Chéri-Bibi, dans la crainte de quelque impair, regrettait d’être venu dans ce restaurant où le maître d’hôtel le connaissait si bien alors que, lui, le connaissait si peu.

 

La figure de ce maître d’hôtel rayonnait d’une façon inquiétante. La joie qu’il avait de revoir « monsieur le marquis » le rendait dangereux par l’abondance de ses discours : il s’informait de la santé de son client, se plaignait d’être resté de si longues années sans le voir et faisait allusion à de lointains services, sortant, de la nuit des temps, des noms de compagnons, d’anciennes ripailles que Chéri-Bibi entendait pour la première fois.

 

Décidé à couper court à cette exubérance qu’il jugeait avec raison de mauvais goût et qui le mettait au supplice à cause de la difficulté qu’il avait à y prendre part, Chéri-Bibi finit par dire d’un ton très sec, mais un peu au hasard :

 

« C’est bien, Henry, donnez-moi la carte ! »

 

Le maître d’hôtel, devenu subitement froid et correct et extraordinairement réservé, attendit la commande, après avoir fait remarquer cependant qu’il ne s’appelait pas Henry, mais Émile.

 

Le dîner manqua un peu d’entrain à cause de l’air glacé avec lequel Émile et non Henry tournait autour de la table de Chéri-Bibi, veillant au service avec un soin jaloux. On eût dit qu’il avait peur que Chéri-Bibi se sauvât sans payer. Celui-ci en eut peut-être l’intuition, car il ne tarda pas à demander l’addition, négligeant liqueurs et cigares.

 

Comme Chéri-Bibi venait de laisser ostensiblement dans l’assiette un pourboire qu’il croyait excessif et qui n’était que suffisant, la figure sévère du maître d’hôtel se pencha vers lui et ses lèvres remuèrent :

 

« Monsieur le marquis, que je n’ai pas vu depuis tant d’années, a sans doute oublié qu’il me doit vingt francs ! »

 

Chéri-Bibi blêmit, car Cécily avait entendu. Sans tergiverser cependant il glissa deux doigts dans la poche de son gilet et jeta le louis au maître d’hôtel qui le ramassa en disant :

 

« Merci pour les intérêts ! Le vestiaire de M. le marquis !… »

 

Chéri-Bibi était furieux. De blême, il était devenu pâle de rage et il fut heureux de retrouver l’air frais dans un moment où il avait tant besoin de son sang-froid.

 

« L’idiot ! ne put-il s’empêcher de s’écrier aussitôt sur le trottoir, il empruntait de l’argent aux domestiques !

 

– De qui donc parlez-vous, mon ami ? demanda Cécily, inquiète de le voir dans cet état de fureur concentrée.

 

– Oh ! d’un camarade de jeunesse que je chargeais de régler mes dépenses en ville et qui était assez indélicat, comme vous avez pu le constater vous-même, hélas ! pour me laisser des dettes partout !

 

– Mon Dieu, mon cher Maxime, ça n’est pas bien grave ; mais, entre nous, vous auriez dû récompenser la complaisance du maître d’hôtel qui avait ainsi rendu service à votre ami en croyant le rendre à vous-même !

 

– Ce laquais ne méritait pas un sou ! déclara Chéri-Bibi avec force. Et puis, si je suis parfois généreux jusqu’à la prodigalité (allusion au chapeau de 150 francs), dévoué jusqu’à l’abnégation, reconnaissant jusqu’au sacrifice, je me montre volontiers ménager jusqu’à la pingrerie avec des valets qui ne demandent qu’à vous voler, et rancunier jusqu’à la haine, haineux jusqu’à la vengeance, vindicatif jusqu’à l’embûche et à la trahison !

 

– Mon ami, vous vous calomniez ! s’exclama la pauvre Cécily, vous m’avez prouvé que vous saviez pardonner !

 

– Tu m’avais pardonné avant moi, ange au front vermeil, répliqua Chéri-Bibi, en serrant le bras de sa femme apeurée.

 

– Mais alors pour qui ces terribles paroles ? Pour qui avez-vous de la haine ? Pour qui de la vengeance, des embûches et de la trahison ? »

 

Chéri-Bibi s’essuya le front. Il était calme. Il répondit :

 

– Pour ce camarade qui a emprunté vingt francs pour moi à Émile.

 

– Mon Dieu ! Maxime, tout cela est bien loin ! Jurez-moi que si, par hasard, vous rencontrez à Paris ce vieux camarade, vous ne lui ferez pas de mal ?

 

– Je puis vous jurer cela, ma Cécily, et que ma colère ne vous épouvante point : ce vieux camarade est mort ! »

 

Ils étaient arrivés place du Théâtre-Français, et c’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans l’auguste maison, en se faisant les plus doux compliments, en s’adressant les plus heureux regards, ne s’imaginant point qu’ils étaient curieusement observés par un couple, qui loua une loge, au bureau, derrière eux, et qui se trouva, comme par hasard, en face d’eux, dans la salle de spectacle.

 

Ce fut Cécily qui les aperçut la première.

 

« Tiens, dit-elle, M. et Mme d’Artigues !

 

– Où donc ? » demanda Chéri-Bibi, qui se rappela soudain le couple mondain qui lui avait été présenté lorsqu’il était commandant du Bayard.

 

« En face, mon ami, ne les voyez-vous point ? Ils nous voient, eux, ils nous saluent. Répondez donc à leur salut, Maxime. »

 

Maxime s’inclina de mauvaise grâce.

 

« Je dois vous dire, chère amie, que je n’aime point beaucoup ces gens-là, fit-il. Nous sommes un peu en froid depuis notre dernière traversée. Ils m’en ont voulu de tous leurs malheurs, et moi, de mon côté, je me suis aperçu que, sous leurs dehors mondains, ce ne sont point des gens tout à fait comme il faut.

 

– J’aime à vous l’entendre dire, mon ami, car c’est toujours, je vous l’avoue aujourd’hui, avec une certaine répugnance que je les recevais autrefois à notre table, mais vous me les ameniez, Maxime, et même dans ce temps-là je n’aurais point voulu vous contrarier en rien. Autant que possible, je leur faisais bon visage.

 

– Vous êtes « le modèle des épouses », Cécily ; que dis-je, « vous êtes une sainte » !

 

– Les saintes attendent leur récompense du paradis, répliqua la marquise du tac au tac, mais moi, j’ai eu mon bonheur sur la terre ! »

 

Et elle lui serra la main. Il laissa sa rude patte dans ce petit gant blanc parfumé, qui le pressait délicieusement, et il enveloppa sa femme de son chaud regard d’amour. Il avait oublié tous les d’Artigues de la terre quand le rideau se leva sur les malheurs d’Œdipe.

 

Enfants, du vieux Cadmus jeunes postérités,

Pourquoi vers ce palais vos cris sont-ils montés ?

 

Peu à peu il s’intéressa à la pièce. Cette fatalité qui pesait sur le fils de Laïus et de Jocaste ne lui était point inconnue. Il en avait mesuré les coups. Il savait que ce n’était point là un conte, une invention, une imagination de poète. Il aima et plaignit Œdipe comme un frère.

 

Dans un entracte, il sortit brusquement, sans rien dire à Cécily, qui en resta tout étonnée.

 

Il fit cinq cents pas dans la galerie des bustes, tourna en rond dans le foyer, sous le regard de Voltaire, se disant entre les dents des choses obscures qui le faisaient prendre pour un fou par ceux qui passaient près de lui.

 

Quand il rentra dans la loge, Cécily lui dit :

 

« M. d’Artigues sort d’ici ; il a été extrêmement aimable. À l’entracte prochain, vous irez rendre cette politesse à Mme d’Artigues. Faites-lui entendre que nous sommes de passage, que nous partons demain ; surtout évitez toute invitation, puisque ces gens vous déplaisent autant qu’à moi. »

 

Chéri-Bibi approuva de la tête et se replongea dans la terrible aventure du héros thébain. Plus le malheur enserrait celui-ci de son lien funeste et inévitable, plus Chéri-Bibi montrait d’agitation. Par instants, il avait de sourdes exclamations qui surprenaient Cécily. Il marmonnait des : « C’est bien ça ! C’est bien ça ! » approuvant du geste, enfin manifestant une telle sensibilité que la marquise, après avoir souri, finit par être touchée.

 

Elle dut lui répéter deux ou trois fois, à la fin de l’acte, qu’il était de son devoir d’aller présenter ses hommages à Mme d’Artigues. Il y alla à son corps défendant, bien résolu à se montrer si maussade et si mal disposé à renouer des relations qui le gênaient, que celles-ci s’en trouveraient définitivement rompues.

 

À son entrée dans la loge, Mme d’Artigues se tourna vers lui, avec une grâce un peu hautaine, et lui tendit la main, d’un geste de reine à sujet.

 

Le pauvre Chéri-Bibi en resta tout pantois. Il avait cru trouver Mme d’Artigues avec son mari, et celui-ci s’était éclipsé. Se rappelant les gentillesses qu’il avait surprises sur le Bayard, entre cette dame et le marquis du Touchais, Chéri-Bibi jugea sa situation assez inquiétante. Sans le savoir, peut-être s’était-il conduit comme un mufle avec une femme du monde, qui lui avait paru du dernier bien autrefois avec ce cher Maxime, et que celui-ci, depuis son retour en Europe, avait complètement oubliée.

 

La femme de lettres le pria de s’asseoir, en le dévisageant curieusement, à travers son face-à-main.

 

« C’est drôle, fit-elle, quand je vous regarde de bien près, je ne vous reconnais plus du tout ! De loin, c’est vous ; de près, j’en doute. Ce n’est point du reste la première fois que vous me produisez cet effet. Quand on a pu enfin vous revoir à bord du Bayard, après votre maladie, je vous trouvais je ne sais quoi de changé. Je savais bien que la maladie pouvait transformer un homme, mais pas à ce point ! »

 

À de tels propos, Chéri-Bibi ne répondait que par un silence d’abruti et par l’anéantissement de tout son individu. Fallait-il que la malchance le poursuivit encore pour que, au début de ce voyage de noces, qu’il avait rêvé si fleuri, si doux et si débarrassé de toute complication néfaste, il se heurtât à cette rusée femelle dont la moindre parole lui donnait le frisson !

 

Les yeux de Mme d’Artigues derrière le face-à-main lui faisaient peur. Lui, qui avait tout bravé et qui n’avait point redouté l’approche de Cécily, se demandait avec une angoisse qui lui broyait le cœur si le miracle qui avait fait de lui un marquis n’allait point perdre de sa vertu devant ces yeux-là.

 

Elle continuait :

 

« Changé, vous l’avez été du tout au tout, pour les autres comme pour moi ! Dès vos premières sorties, à bord du vaisseau, vous nous fuyiez ! Pourquoi ? Que vous avions-nous fait ? N’étions-nous point vos premières victimes ? Ne vous avions-nous pas suivi jusqu’au bout ? Alors qu’une autre vous quittait, ne suis-je pas restée à vos côtés, bravant la mort avec vous ? Oh ! monsieur, je vous en ai beaucoup voulu de votre étrange attitude à notre égard, à mon égard. Vous nous avez quittés, vous avez regagné l’Europe, sans plus vous occuper de nous, de moi, que si nous n’avions pas existé. Et cependant… et cependant, Maxime, rappelez-vous cette nuit terrible, la dernière nuit que nous avons passée à bord de la Belle-Dieppoise, qui n’était plus qu’une épave, alors que vous gémissiez sur l’abandon de la baronne Proskof ! Qui est-ce qui vous a consolé ?

 

– Oui ! oui ! je me la rappelle », soupira le pauvre Chéri-Bibi, qui tenait avant tout à mettre un frein à ce flot débordant de souvenirs… et il pensait : « Allons bon ! encore une à qui je dois de la reconnaissance et qui ne me laissera tranquille que lorsque je la lui aurai prouvée !… » Mais ce disant il recommençait cependant à « respirer », car ces reproches assez violents attestaient qu’il n’était point découvert et alors il se rendit compte que toute la méchante impression ressentie d’un examen qu’il avait cru dangereux lui était venue de ce face-à-main, toujours braqué sur lui.

 

« Madame, lui dit-il, je vous aime mieux sans votre face-à-main. »

 

Elle l’abaissa et daigna lui sourire. Bien mieux, elle lui mit sa main dans la sienne et se pencha sur lui ; mais fidèle comme Hector, et chaste comme Joseph, il se recula avec horreur. Elle s’en montra irritée.

 

« Vous voilà bien dégoûté, fit-elle.

 

– Mon Dieu, madame ! fit-il en se levant, je crois bien que voici la fin de l’entracte et je vais rejoindre ma femme…

 

– Vous lui présenterez mes compliments ! lui jeta la d’Artigues, outrée. Mon cher Maxime, vous ne serez pas étonné que m’ayant traitée comme une fille, je me venge comme une fille !… La marquise prendra, j’en suis sûre, un grand intérêt à la lecture de certaines lettres !…

 

– Quelles lettres ?… quelles lettres ?… balbutia le pauvre Chéri-Bibi.

 

– Eh ! vous avez la mémoire courte !… Ces lettres que vous m’écriviez à bord de la Belle-Dieppoise, quand vous me promettiez déjà d’abandonner la baronne Proskof, et même de divorcer un jour avec votre Cécily pour épouser Mme d’Artigues, redevenue libre de son côté ! »

 

« Quelles amours compliquées il avait l’animal ! pensait pendant ce temps, avec une rage et un effroi grandissants, Chéri-Bibi. Jamais je ne m’en tirerai ! »

 

Et l’autre, le voyant si « dérouté », continuait, impitoyable :

 

« Ah ! mon cher, si vous avez la mémoire courte, vous avez l’écriture longue. Votre femme sera certainement enchantée de savoir avec quels yeux vous la jugiez à cette époque, comment vous l’appréciiez et de quelle manière vous en parliez. Une femme peut oublier les mauvais traitements, les infidélités, les humiliations, mais il y a certaines choses, certaines petites choses qu’elle ne pardonnera jamais. Ce sont celles, les plus douloureuses, qui tendent à la tourner en ridicule. »

 

Le malheureux Chéri-Bibi étouffait. Il s’était rejeté dans un coin de la loge. Il pensait que décidément on n’avait pas de chance, dans la famille, avec les lettres.

 

« Combien ? » râla-t-il.

 

Mais, maintenant, Mme d’Artigues riait de toutes ses dents, qu’elle avait belles. Voyant cet homme en son pouvoir, elle s’amusait de lui, cruellement.

 

« Mon Dieu ! comme vous êtes devenu brutal, mon cher marquis ! fit-elle. Avez-vous oublié que le cadeau vaut moins par lui-même que par la façon dont il est donné ? Je repousse vos présents si vous ne les offrez point avec grâce. Mais attendez !… on frappe les trois coups : le rideau va se lever. Retournez auprès de la marquise, à laquelle vous ferez mille amitiés de ma part.

 

– Quand vous reverrai-je ? implora Chéri-Bibi, bouleversé et en baisant humblement cette main qu’elle lui tendait et qu’il eut voulu mordre.

 

– Mais ce soir même.

 

– Ce soir même ! s’exclama Chéri-Bibi, de plus en plus troublé… Ce soir même !… Mais c’est impossible !

 

– Je le veux ! répliqua cette femme entêtée. Charles et moi allons souper à l’Abbaye de Bedlam. J’ai encore quelques petites choses à vous dire, qui ne sauraient souffrir de retard. À tout à l’heure ! J’y compte ! »

 

D’Artigues rentrait dans la loge. Chéri-Bibi, qui avait une envie folle de se jeter sur le couple et d’en faire de la chair à pâté, se sauva, les tempes battantes, le cœur en tumulte, les oreilles bourdonnantes.

 

Il retrouva Cécily, qui était déjà toute au spectacle…

 

Les malheurs d’Œdipe continuaient. De plus en plus, Chéri-Bibi était conduit à faire un singulier rapprochement entre la fatalité qui avait si méchamment frappé le héros antique, et celle qui le poursuivait, lui, jusque dans cette salle de spectacle.

 

Au fond, qu’étaient les crimes d’Œdipe, lequel avait tué son père et épousé sa mère, dans l’ignorance où il était resté de sa naissance, à côté de ceux de Chéri-Bibi, innombrables, tous s’engendrant les uns les autres et tous issus d’un geste généreux ? (Le geste qui avait tué le père de Cécily, dans un moment où Chéri-Bibi voulait le sauver.) Et voilà que maintenant qu’il se croyait débarrassé enfin de la nécessité de tuer – après avoir pris la peau d’un autre – la catastrophe rôdait de nouveau autour de lui, préparait sournoisement ses coups, venait de lui faire entrevoir sa hideuse face rouge.

 

Chéri-Bibi broya sournoisement la tablette de la loge sur laquelle Cécily avait disposé sa jumelle, son réticule et ces aimables bibelots dont ne se dépare jamais une jolie femme.

 

Il fallait bien qu’il passât sa fureur sur quelque chose.

 

La tablette céda. Les objets qu’elle soutenait tombèrent avec éclat. Cécily poussa un cri. Toute la salle se retourna. Des protestations s’élevèrent. En ce moment, Œdipe, qui venait de s’arracher les yeux, descendait les marches du temple, en promenant ses mains ensanglantées sur les jeunes fronts innocents d’Étéocle et de Polynice.

 

Un tel spectacle, l’émoi de la salle, le cri de Cécily, la rage qui était dans son cœur, tout contribua à faire perdre la tête à ce pauvre Chéri-Bibi qui, lui, s’arracha les cheveux dans un geste sauvage, et montrant sur la scène le fils de Laïus, abandonné des dieux, s’écria :

 

« Voilà un type dans mon genre !… Voilà un type dans mon genre !… »

 

La marquise, épouvantée, croyant que son mari était subitement devenu fou, le suppliait de se calmer, l’entourait de ses bras tremblants et le défendait contre l’invasion de deux gardes républicains, qui accouraient pour expulser les perturbateurs.

 

« C’est bien ! c’est bien ! Pas d’histoires, dit Chéri-Bibi, nous nous en allons ! Et surtout ne me touchez pas ! Je suis le marquis du Touchais. »

 

À l’énoncé de ce titre, les gardes, comme de bons républicains qu’ils étaient par définition, s’inclinèrent.

 

Alors Chéri-Bibi aida la marquise éperdue à mettre son manteau, passa son pardessus et sortit avec dignité, regrettant à part lui de n’avoir pas pu conserver son sang-froid. Derrière eux, des imprudents murmuraient : « C’est un fou ! » et cela assez haut pour que Chéri-Bibi pût les entendre ; mais il faisait la sourde oreille, ayant hâte de mettre dans sa voiture la malheureuse Cécily, qui tremblait comme une feuille agitée par le vent d’automne.

 

À peine furent-ils seuls, après qu’il eut jeté l’adresse de l’hôtel au chauffeur, que la marquise éclata en sanglots. Chéri-Bibi la prit sur son cœur et lui dit :

 

« Mon adorée, calme ta peine. J’ai eu un accès de fièvre chaude. Depuis ce fatal voyage dans les mers de Malaisie, cela m’arrive quelquefois ; mais, comme tu vois, cela ne dure pas… et je n’en avais pas eu depuis dix-huit mois. Du reste, les médecins que j’ai consultés m’ont dit que je finirais par ne plus en avoir du tout. Que cela ne trouble point notre bonheur.

 

– J’ai eu bien peur », soupira Cécily, qui avait véritablement craint pour la raison de son mari.

 

Elle fut la première, arrivée à l’hôtel, à parler d’un repos nécessaire. Chéri-Bibi se montra sage comme une image et se laissa border comme un petit enfant. Mais, vers minuit, il quittait sa chambre en tapinois et ne rentrait à l’hôtel qu’à l’aurore.

 

Ce matin-là, quand il se présenta dans la chambre de la marquise, il avait la mine encore ravagée sous un grand air de satisfaction.

 

« C’est singulier, lui dit-elle, tu as l’air à la fois content et malade !…

 

– Eh ! ma bonne amie ! si je suis malade, c’est que l’atmosphère de Paris ne me vaut décidément plus rien ! et si je suis content, c’est qu’avec votre permission, j’ai résolu d’en chercher une autre !

 

– Nous n’aurions pas dû quitter Dieppe ! soupira la marquise.

 

– Retournons-y ! » s’écria Chéri-Bibi…

 

Les bagages furent vite prêts. Comme ils quittaient l’hôtel, un camelot leur passa sous le nez en hurlant : Le double assassinat de l’île de Puteaux ! Mort tragique de M. et de Mme d’Artigues !

 

Le marquis et la marquise poussèrent un même cri d’horreur. Ils tombèrent sur ces quelques lignes en dernière heure : On a cru d’abord que M. et Mme d’Artigues s’étaient noyés en passant la Seine, cette nuit, pour se rendre dans l’île de Puteaux où ils possèdent un pavillon qui a été le théâtre de bien des petites fêtes… mais l’examen des cadavres prouve qu’ils ont été tous deux victimes d’une effroyable agression. Le cou et la gorge portent des traces horribles de strangulation… On se croit en face d’un étrange drame passionnel…

 

« Ah ! ce Paris !… ce Paris ! s’écria Chéri-Bibi… je n’y remettrai plus jamais les pieds !… On rencontre un jour des amis en bonne santé ; le lendemain il n’en reste plus rien qu’un article qui les déshonore !… »

 

Cécily frémissait, muette d’épouvante.

 

« À Dieppe ! à Dieppe ! cria Chéri-Bibi… et en vitesse !… »

VII

Où Chéri-Bibi goûte un bonheur éphémère


Neuf mois après, Chéri-Bibi était père. Ce fut un grand bonheur pour tout le monde. Bien qu’il fût de notoriété publique, à Dieppe et dans les environs, que depuis qu’il était revenu de ses aventures, le marquis de Touchais « n’attachait point ses souliers avec des saucisses », il y eut une grande distribution de secours aux pauvres. Le bon la Ficelle vit se doubler ses appointements. Heureux Chéri-Bibi ! Heureux la Ficelle !

 

Enfin, ils y étaient entrés dans le paradis ! Rien ne venait plus troubler leur sécurité. Le Pont-Marie avait disparu de l’horizon. Ils aimaient et ils étaient aimés ! La jeune Virginie avait en effet répondu aux feux de M. Hilaire. Les deux compères se laissaient soigner, dorloter, vivre au cours langoureux des jours et des nuits.

 

Ils avaient des conversations attendrissantes sur les conditions du bonheur parmi les hommes. Souvent, en remontant, de compagnie, la côte du Pollet, ils devisaient comme des sages. Le moral de Chéri-Bibi avait changé en même temps que son physique. Et maintenant, la transformation était complète. Il se sentait beau, fort et riche. Alors il devenait bon, tout en restant fort ménager de son bien, ce qui est le suprême de la sagesse. Ceci ne prouvait point que tous les gens qui sont beaux, forts et riches, fussent bons, mais bien que la méchanceté antérieure de Chéri-Bibi n’était qu’un accident. Et cela lui suffisait à lui-même, quand il pensait encore – le moins souvent possible – à certaines choses du passé et qu’il avait besoin de s’excuser.

 

Quelquefois, Chéri-Bibi arrêtait la Ficelle devant une modeste maison de pêcheurs. C’était le soir ; l’homme était rentré de ses durs travaux et fumait sa pipe, sur le seuil, tandis que la femme raccommodait les filets et que la marmaille jouait dans le ruisseau.

 

« Regarde-moi ce tableau, disait-il, ces gens sont pauvres mais honnêtes. Ils sont heureux ! L’argent pourrait les perdre ! Ne cherche point d’autre raison, la Ficelle, à ce que tu appelles ma parcimonie, par politesse. Je ne demande pas mieux que de secourir « ceux qui ont besoin », mais d’abord, il faudrait me prouver que ceux-ci ont besoin de quelque chose ! »

 

Ainsi philosophant, ils arrivaient à la villa de la falaise. Chéri-Bibi apercevait le voile blanc qu’agitait Cécily et il hâtait le pas.

 

« Elle m’attend, la chère femme ! »

 

Elle l’attendait en effet avec son dernier-né sur les bras, et c’était une minute bien attendrissante que celle qui réunissait le père, la mère et l’enfant. Tendresse et baisers, douces joies de la famille !

 

Le cœur de Chéri-Bibi se fondait à la chaleur de cet aimable foyer. Les yeux de la Ficelle se mouillaient de larmes. Le petit Bernard, adorable garnement, donnait, par ses jeux, de la gaieté à ce tableau bucolique. Gâté par « son père », qui ne lui refusait aucun jouet, il était le petit tyran de la maison ; et Cécily, en constatant chaque jour la parfaite conduite de son mari envers celui qui avait pris une place qui ne lui appartenait pas, sentait redoubler son amour pour cet homme extraordinaire, qui l’avait autrefois tant fait souffrir et qui lui donnait aujourd’hui de si inattendus sujets de satisfaction.

 

Elle avait naturellement désiré que le bébé fût baptisé du nom dont elle nommait elle-même le marquis, depuis que le bonheur conjugal avait pénétré, d’une façon aussi inopinée qu’héroïque, sous le toit de la villa de la falaise.

 

Mais, par un entêtement étrange, le marquis s’était opposé à ce que l’on donnât à son fils le prénom de Maxime. Et l’enfant s’appelait Jacques. Le père avait dit qu’il trouvait ce nom gentil. La Ficelle, qui n’ignorait point le vrai prénom de Chéri-Bibi, avait surenchéri sur le charme de ces deux syllabes. La mère avait consenti et Jacques était maintenant un gros bébé de trois mois qui ne ressemblait pas plus à son père que son frère aîné, du reste.

 

Non, on ne retrouvait point dans Jacques les traits du marquis du Touchais, mais une certaine rudesse de visage inconnue de la famille, qui enchantait d’ailleurs Chéri-Bibi, tout en inquiétant un peu la mère. Il n’avait point l’air commode, le moutard ! Et déjà, il n’en faisait qu’à sa grosse tête !

 

Cécily avait voulu l’allaiter. Quand Chéri-Bibi voyait la tête de son fils sur ce beau sein adoré, il ne pouvait s’empêcher de lever vers le ciel, auquel il avait si souvent montré le poing, des yeux reconnaissants et de remercier la Providence de lui avoir réservé pour le milieu de ses jours, après tant de tribulations, un bonheur que rien désormais ne semblait devoir troubler.

 

Jamais plus il ne prononçait le mot : fatalitas ! Et il tendait à croire que les humains sont surtout des êtres bien impatients, qui ne laissent point à la sagesse divine le temps de balancer, par un apport certain de félicités, toutes les tristes épreuves par lesquelles la Providence s’est plu d’abord à les faire passer, à seule fin de leur faire mieux goûter, par l’antithèse, le prix du bonheur sur la terre.

 

Une seule chose au sein de cette merveilleuse béatitude le chagrinait : c’était la conduite du bon la Ficelle. Il la trouvait déréglée, et plus d’une fois il ne le lui avait point envoyé dire. M. Hilaire avait une maîtresse en ville. Cette Virginie était une jeune fille de bonne famille normande, c’est-à-dire de braves paysans qui avaient un petit bien dans le pays de Caux.

 

Elle était venue servir à Dieppe parce que, avec un certain goût qu’elle avait de la coquetterie, il lui déplaisait de traire des vaches. Tant est que M. Hilaire l’avait eue sage, ce dont il s’était vanté auprès de son maître, comme un sot. Il n’en avait point récolté de félicitations. Loin de là, Chéri-Bibi lui avait reproché toute l’ignominie de sa conduite.

 

Quand on a l’honneur d’être le secrétaire de M. le marquis du Touchais – du nouveau, qui était un homme rangé, d’intérieur, bon mari, et bon père, bien-pensant, et conduisant son monde à la messe – on n’a aucune excuse de séduire les filles.

 

« As-tu songé, mon ami, disait certain soir le marquis à son dévergondé secrétaire, as-tu songé à ce qui peut arriver à cette pauvre enfant ? Imagine qu’elle devienne mère… La voilà perdue par ta faute. Tu l’as déshonorée. Que ferais-tu en pareil cas ? Songe à la responsabilité que tu encoures pour quelques moments de plaisir.

 

– Virginie est débrouillarde, répondit la Ficelle. Je la connais : elle s’en tirera toujours.

 

– Tu raisonnes en égoïste et comme un sans-cœur. Monsieur Hilaire, vous me dégoûtez. Ne me parlez plus jamais de vos amours !

 

– Monsieur le marquis, il faut pourtant que je vous en parle encore. Ce que vous avez prévu n’est que trop arrivé : Virginie est enceinte !

 

– La malheureuse ! Que vas-tu faire ? Réfléchis avant de dire une bêtise.

 

– J’ai réfléchi, monsieur le marquis, j’ai réfléchi que Virginie s’en tirerait toujours avec une petite somme d’argent.

 

– Tu n’as pas le sou ! Tu dépenses tous tes appointements !

 

– Sans doute, mais je suis certain que monsieur le marquis, dans une occasion pareille, ne nous laissera pas dans l’embarras. Si je donne cinq mille francs à Virginie, elle sera contente et il n’y aura pas de scandale !

 

– Pas un franc ! tu entends, pas un sou ! Je ne veux pas encourager tes vices, et s’il y a scandale, je te chasse !

 

– Vous ne ferez pas ça, monsieur le marquis !

 

– Je le ferai comme je le dis !

 

– Virginie m’arrachera les yeux !

 

– Beau dommage ! Tu n’as qu’à te conduire comme il faut avec cette enfant et elle ne t’arrachera rien du tout !

 

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

 

– Épouse-la !

 

– Vous parlez sérieusement, monsieur le marquis ?

 

– Petit débauché, quel conseil attendais-tu donc de moi ? Pour la mère et pour l’enfant, tu dois l’épouser ! Je l’ai vue. Elle fera une excellente femme de chambre.

 

– Monsieur le marquis, j’avais espéré faire un beau mariage !

 

– Fais d’abord un honnête homme, la Ficelle ! Épouse ta Virginie et je te donne dix mille francs !

 

– Ah ! monsieur le marquis, c’est encore vous qui êtes le meilleur de nous tous ! C’est vrai ! Vous avez raison ! Virginie m’aime et je l’aime ! Pourquoi chercher la fortune quand on a le bonheur ? Il ne faut pas avoir trop d’ambition !

 

– À la bonne heure ! j’aime à t’entendre parler comme un brave garçon ! Un beau mariage ! Qu’espérais-tu donc ?… Songe que je t’ai tiré de rien, la Ficelle… que tu n’es qu’un pauvre mitron dont j’ai fait le secrétaire de M. le marquis du Touchais !

 

– Je ne l’oublierai jamais, monsieur le marquis, jamais ! Alors, je cours apprendre cette bonne nouvelle à Virginie. Justement cela tombe bien, elle doit quitter sa place aujourd’hui ou demain, au restaurant du port. Le nouveau propriétaire arrive avec un nouveau personnel, paraît-il.

 

– Il change donc tout le temps de propriétaire, ton restaurant du port ? demanda Chéri-Bibi, qui se rappelait que la Ficelle lui avait déjà appris, il y avait un an environ, le départ de M. Oscar.

 

– Ah ! le nouveau propriétaire est attendu depuis un an ! Il devait arriver du jour au lendemain, et il y a un an que ça dure ! C’est même assez drôle ! Pendant tout ce temps-là, c’est un bonhomme venu de Paris qui a fait l’intérim avec Virginie.

 

« Heureusement qu’il avait affaire à une fille honnête, ce gérant-là, car il ne connaissait rien à la restauration, paraît-il, ni à la limonade. Et pour remercier Virginie, voilà qu’on la fiche à la porte !

 

– Tu l’amèneras ici, elle commencera son service demain, fit Chéri-Bibi.

 

– Ah ! monsieur le marquis !

 

– C’est bon, c’est bon, tu me remercieras une autre fois, chenapan !

 

– Et où accouchera-t-elle, monsieur ?

 

– Chez moi !…

 

– Ah ! mon Dieu ! Et le petit, où qu’il sera élevé ?

 

– Chez moi, avec le mien, la Ficelle !

 

– Mon Dieu ! mon Dieu !… Alors ils joueront ensemble, ils grandiront ensemble, ils… Ah ! tenez, monsieur le marquis, il faut que je vous embrasse ! Je savais bien, moi, que vous étiez un brave homme !

 

– Eh bien, embrasse-moi donc ! Et surtout continue, toi, à être un brave garçon. C’est encore le meilleur moyen d’être heureux ici bas, la Ficelle. »

 

M. Hilaire sortit des bras de M. le marquis tout en larmes ; et ce fut pour courir, comme un fou, à Dieppe, pour dégringoler la côte du Pollet, au bout de laquelle il arriva essoufflé et tout en nage. Au coin du pont, il faillit se faire écraser par une voiture qui remontait à Puys, à grande allure.

 

C’était une légère voiture de maître, un élégant boggy, dans lequel se trouvait un homme qui apostrophait avec assez de rudesse l’imprudent la Ficelle.

 

À cette voix, le secrétaire du marquis du Touchais tressaillit et se retourna vivement. Mais déjà le petit équipage était parti à fond de train.

 

« Quelle brute ! » murmura la Ficelle.

 

Sur le trottoir du pont, un homme, qui avait assisté à l’incident, s’avança.

 

« Eh bien, vous l’avez échappé belle ! Il est pressé, le docteur Walter », fit le passant en qui le secrétaire du marquis du Touchais reconnut M. Costaud, agent de la Sûreté générale.

 

M. Hilaire salua sans répondre et s’éloigna en haussant les épaules. M. Hilaire n’aimait point la conversation de ces messieurs de la police en général, ni en particulier celle de M. Costaud dont la figure ne lui avait jamais beaucoup plu.

 

Cinq minutes plus tard, il poussait la porte du restaurant du port et était accueilli moitié figue, moitié raisin, par la belle Virginie, qui lui fit signe aussitôt de s’asseoir dans un coin, près du comptoir.

 

Elle était rouge comme un bouquet de cerises, les cheveux ébouriffés, le bonnet de travers et lui confiait en haletant qu’elle avait eu à se défendre avec une certaine énergie contre les entreprises galantes du nouveau patron qui venait enfin d’arriver.

 

Elle l’avait, du reste, proprement giflé, avait réclamé son dû et attendait que le bonhomme redescendit du premier étage où il était allé chercher de l’argent pour lui régler son compte.

 

« Je suis bien contente de partir, expliqua-t-elle, car cet homme-là me fait peur ; il roule un ventre de barrique, et vous « fusille » avec de petits yeux de fouine. On ne sait pas, à le regarder, s’il veut rire ou vous assassiner. Quand il s’approche de vous, on se recule instinctivement, comme à l’approche d’un monstre. Quand j’ai vu qu’il voulait m’embrasser, j’ai crié d’horreur et je l’ai battu. J’ai cru qu’il allait me tuer. Et puis, il a ri d’une façon sinistre ».

 

À ce récit, M. Hilaire s’était senti entrepris par une noble indignation.

 

« J’arrive bien, fit-il avec solennité. D’abord Virginie, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : je t’épouse ! M. le marquis nous donne 10 000 francs pour nous mettre en ménage. Tu seras femme de chambre de Mme la marquise qui est une bien bonne personne. Notre enfant sera élevé avec le fils de la maison. Nous voilà heureux pour toute la vie, madame Hilaire.

 

– Mon Dieu ! est-ce bien possible ? » s’écria Virginie qui, à l’annonce de cette fortune inespérée, changea de couleur, c’est-à-dire que de rouge qu’elle était comme un bouquet de cerises, elle devint blanche comme une fleur d’oranger.

 

« C’est si bien possible que je t’emmène à l’instant et malheur désormais à celui qui voudra te faire des avanies ! Je suis un peu là pour te faire respecter ! Et en premier lieu tu vas voir comment je vais l’arranger ton patron ! Ta malle est prête ? Oui ? Va la chercher. Fais-la descendre par la fille de cuisine. Moi je reste ici pour dire son fait à ce galapiat !

 

– Oh ! mon chéri ! prends garde, surtout ! C’est un homme qui m’a l’air capable de tout ! Attends que nous soyons sortis pour lui crier ce que tu as à lui dire ! conseilla la prudente Virginie.

 

– Ne crains rien, je sais ce que j’ai à faire. Et je lui apprendrai à se conduire avec les honnêtes femmes, moi, à ce tonneau, quitte à le mettre en perce ! »

 

Virginie courut donc chercher sa malle, et presque dans le même instant, à l’autre bout du cabaret désert, apparut le patron. Il passa dans la lumière de la porte, et M. Hilaire put le voir en plein.

 

M. Hilaire, qui était assis, se leva comme projeté en l’air par un ressort mécanique, et retomba sur son siège comme une masse inerte. Le nouveau venu, qui avait aperçu cette gesticulation désordonnée, n’en parut pas autrement étonné. Il continua de rouler vers son unique client sa panse rebondie, et quand il fut près de lui, il lui tendit une horrible main flasque au bout d’un bras trop court.

 

« Bonjour, la Ficelle, fit-il ; comment que ça va, mon garçon ? »

 

La Ficelle murmura dans un souffle :

 

« Petit-Bon-Dieu !…

 

– Eh oui ! mon bon la Ficelle : Petit-Bon-Dieu lui-même ! pour te servir, quoi ! Tu ne dis rien ? Cela t’étonne de me voir ici ? Tu savais pourtant bien que le rêve de ma vie était de m’établir cabaretier. Eh bien, m’y voilà. Que veux-tu ! à mon âge, on commence à en avoir assez, des aventures ! J’ai trop traîné ma bosse à travers le monde, je me range. Je deviens bourgeois tout comme un autre. Et toi, la Ficelle, ça va-t-il comme tu veux ? »

 

Le malheureux la Ficelle, qui ne savait où se mettre et qui maudissait la minute où il se trouvait en face d’un fâcheux témoin du regrettable passé, le malheureux la Ficelle ne sut que dire :

 

« Je te croyais mort !

 

– Tu en es bien excusable, mon bon ami, déclara Petit-Bon-Dieu en glissant un escabeau entre ses jambes et en s’attablant à côté du secrétaire du marquis du Touchais. Je dois dire que quelques-uns de mes amis et moi, nous avons fait le nécessaire pour que cette croyance fût assez généralement répandue. C’est plus prudent. Toi-même, n’as-tu pas changé de nom en suivant la fortune de M. le marquis du Touchais ? Et pourtant, tu n’avais pas encore, que je sache, eu affaire à la justice de ton pays, ni à celle des autres, mais ton amitié pour défunt Chéri-Bibi et le rôle assez important que tu avais bien voulu jouer dans la révolte du Bayard… Hein ? Quoi ? Tu me dis de me taire ?

 

– Mon Dieu ! gémit le tremblant la Ficelle, j’aimerais autant que l’on parlât d’autre chose…

 

– Il n’y a personne ici pour nous écouter, continua Petit-Bon-Dieu, imperturbable. Rassure-toi donc. J’ai autant d’intérêt que toi à ne point ressusciter les ombres du passé. Il n’y a plus ici que M. Bénevent, Jean-Charles Bénevent, honnête cabaretier-restaurateur qui va se permettre d’offrir un petit verre de vieux marc à son vieil ami, M. Hilaire, secrétaire de M. le marquis du Touchais. Tu vois, je suis renseigné sur ton compte. Et je te renseigne sur le mien, à seule fin qu’il n’y ait pas d’erreur.

 

« Calmez-vous donc, monsieur Hilaire ! Ne me montrez plus cette vilaine figure décomposée ! Nous sommes faits pour nous entendre. Je sais bien que vous préféreriez me savoir bien réellement trépassé au plaisir de trinquer avec moi…Mais, que voulez-vous ? c’est le hasard qui m’a amené à acheter ce fonds, le pur hasard que je bénis, moi, puisqu’il me vaut de me rapprocher d’un ami si fidèle ! (Petit-Bon-Dieu qui, comme nous l’avons dit, avait été clerc d’huissier, n’avait point perdu, même en traversant le bagne, l’habitude du beau langage.) Allons ! à ta santé, la Ficelle !… Goûte-moi cette vieille eau-de-vie ! Ah, ça, tu ne vas pas te trouver mal, mon garçon ?

 

– Non, non… C’est la surprise… l’étonnement… n’est-ce pas ?… Je ne m’attendais…

 

– Évidemment, tu n’étais pas préparé… Eh bien, et ton patron, il se porte toujours bien ?

 

– Toujours… toujours ! balbutia la Ficelle, en manquant de s’étrangler avec son marc, car il avait avalé de travers.

 

– Voilà un brave homme !… Moi je l’aime beaucoup… Je lui dois tout, à ce marquis-là ! C’est avec ma part que je suis venu m’établir ici, tandis que les autres la gaspillaient là-bas, du côté de la Chine… Je ne lui souhaite que du bonheur, moi, à M. du Touchais… Inutile de le lui dire, n’est-ce pas ? Je ne te charge pas de lui faire part de mon arrivée dans le pays, à lui ni à personne…

 

– Écoute, Petit-Bon-Dieu, interrogea la Ficelle d’un air fort embarrassé, il y a une chose que je ne comprends pas…

 

– Dis, mon petit. Je pourrai peut-être t’expliquer.

 

– Eh bien, voilà… Comment que ça se fait que tu sois venu dans un pays où que tu étais sûr que tu pourrais retrouver des gens qui te reconnaîtraient ?

 

– Allons donc ! Me reconnaître ? Mais on me croit mort… À bord, je ne l’ai jamais beaucoup fréquenté, ton marquis… et il y a des chances pour qu’il ne vienne pas déjeuner ici…

 

– T’as tout de même du toupet, Petit-Bon-Dieu !

 

– C’est vrai que ça ne m’a jamais manqué…

 

– C’est-y que tu rêverais de faire encore un mauvais coup ?

 

– Je suis rangé, que je te dis !…

 

– Il y a plus d’un an que tu as acheté ce cabaret… Comment que ça se fait qu’on ne t’y voie qu’aujourd’hui ?

 

– J’vas te dire… Avant de m’établir honnête homme, je trouvais que ma mort était encore un peu jeune. Un an de plus dans la tombe… et une belle barbe qui pousse…

 

– Ça ne m’a pas empêché de te reconnaître du premier coup.

 

– Parce que tu m’aimes, la Ficelle !… »

 

Et Petit-Bon-Dieu heurta son verre contre celui du malheureux garçon en riant d’une façon bien sinistre.

 

Sur ces entrefaites, Virginie arriva dans la salle du cabaret avec sa malle. Elle trouva son fiancé en train de boire avec l’homme qui s’était si grossièrement conduit avec elle tout à l’heure. Elle en resta comme anéantie, les mains ballantes. Enfin elle put prononcer avec courroux :

 

« Monsieur Hilaire, vous n’avez pas de cœur !

 

– De quoi… de quoi, la petite ?… » gronda le nouveau cabaretier.

 

Mais déjà M. Hilaire s’était levé tout pâle ; et il dit, la voix tremblante :

 

« Monsieur Bénevent, je vous présente Mlle Virginie, ma fiancée.

 

– Ah ! ah ! fit l’autre, tous mes compliments ; vous avez là une maîtresse femme, monsieur Hilaire. Je regrette bien qu’elle ne soit déjà « promise », sans quoi je lui aurais offert ma main !

 

– C’est moi qui vous ai mis la mienne sur la figure, vieux polisson !

 

– Ne craignez rien, je ne l’ai pas oublié, répliqua Petit-Bon-Dieu avec un regard si sournois et si menaçant que le pauvre la Ficelle ne put s’empêcher de frissonner.

 

– Allons, la belle, continua Petit-Bon-Dieu, combien je vous dois ? »

 

Il la régla, lui demanda de ne point lui garder rancune, força la Ficelle à retrinquer avec lui pendant qu’on était allé chercher une voiture pour emporter la malle, et se tenait encore, goguenardant cyniquement, sur le pas de sa porte, quand M. Hilaire et sa fiancée s’éloignaient à la hâte du côté du Pollet.

 

Virginie était « outrée ». La conduite de son futur époux lui apparaissait moins que reluisante, et elle menaçait, devant tant de lâcheté, « de rentrer chez sa mère ».

 

À sa grande surprise, M. Hilaire qui, jusqu’alors, ne lui avait pas répondu, retrouva l’usage de la parole pour lui exprimer qu’il était tout à fait de cet avis et qu’un immédiat séjour chez ses parents qui habitaient dans les environs ne pouvait lui faire que du bien et lui procurer le repos nécessaire avant qu’elle n’entrât dans sa nouvelle place. Elle le quitta, ne comprenant rien à ce qui se passait, mais profondément vexée.

 

La Ficelle ne fut pas plutôt seul qu’il courut comme un fou jusqu’à la côte du Puys. De temps en temps, cependant, il s’arrêtait pour souffler. Alors il se prenait les cheveux à poignée et frémissait :

 

« Ça allait trop bien ! ça allait trop bien. Qu’est-ce qu’il est venu faire ici, celui-là, mon Dieu ! Et qu’est-ce que va dire Chéri-Bibi ? »

 

Puis il reprenait sa course. À la villa de La Falaise, on lui apprit que M. le marquis venait de sortir. On était venu le chercher de la part de sa mère, la marquise douairière, qui, paraît-il, allait plus mal…

 

VIII

Chéri-Bibi au chevet de la marquise, sa mère


Ce n’est point sans une certaine anxiété que Chéri-Bibi s’était rendu auprès de la vieille dame. C’était la première entrevue qu’il allait avoir avec sa mère. Il l’avait toujours redoutée.

 

La marquise, avec l’entêtement des vieillards qui pardonnent difficilement l’outrage fait à leurs cheveux blancs, avait refusé jusqu’alors de revoir son fils, bien que celui-ci lui eût permis à nouveau, après le départ de la Belle Dieppoise, de venir se réinstaller au château du Touchais où elle désirait mourir. Elle n’avait point cédé non plus aux prières de sa belle-fille qui lui représentait Maxime comme étant changé du tout au tout et bien à son avantage.

 

Même à l’occasion de la naissance du petit Jacques, elle ne se laissa point attendrir par les supplications de Cécily.

 

« Plus tard, disait-elle, plus tard, nous verrons s’il est digne de notre pitié ; l’expérience nous renseignera sur la valeur de ces beaux sentiments dont vous me parlez et auxquels je ne puis encore croire. Ce n’est point du jour au lendemain que je puis oublier qu’il m’a chassée de chez moi !

 

– Vous y voilà revenue, ma mère, insistait Cécily.

 

– Jusqu’au jour où il lui plaira d’y installer à nouveau une de ses créatures ! » répliquait la douairière avec une dureté qui glaçait le cœur de sa belle-fille.

 

La vérité était que la vieille dame attendait un mouvement spontané de son fils, une démarche qu’il lui devait après les affronts passés, une tentative personnelle de réconciliation où elle le voyait à ses pieds, lui demandant pardon de toutes les fautes de sa jeunesse.

 

Tant qu’il ne se serait point de lui-même résolu à cette humiliation nécessaire, elle penserait que Cécily se trompait sur les véritables sentiments de son époux. Et comme Chéri-Bibi n’était point pressé d’aller embrasser les genoux de Mme du Touchais mère, bien au contraire fuyait toutes les occasions de la rencontrer, la situation n’avait pas changé depuis un an.

 

Il fallait ce jour-là que la marquise fût bien malade pour que Cécily eût fait dire à son mari de se rendre au château du Touchais. Chéri-Bibi s’était dirigé vers l’auguste demeure de ses aïeux à pas comptés. Il se rappelait avoir lu dans son enfance des histoires dans lesquelles des mères aveugles ne se trompaient point sur l’identité de leur progéniture. Si marquis du Touchais qu’il fût devenu, il ne l’était peut-être pas assez pour tromper une vieille maman qui y voyait encore assez clair.

 

Cependant, il ne pouvait éluder l’épreuve. Il s’en consolait à l’avance avec cette pensée que si la marquise était la première à flairer l’incroyable phénomène, on la traiterait tout de suite de folle. Enfin il s’en remettait à sa bonne étoile qui depuis un an brillait au firmament avec un éclat de première grandeur. Et il lui apparut tout d’abord qu’il n’avait point tort d’espérer, car ayant rencontré dans le parc sœur Sainte-Marie-des-Anges qui allait chercher un prêtre, celle-ci lui dit :

 

« Hâtez-vous, monsieur le marquis, Mme la marquise est bien bas. Elle ne reconnaît plus personne…

 

– Allons, tant mieux ! » pensa Chéri-Bibi.

 

Et il adressa un sourire enchanté à la bonne sœur, qui s’enfuit comme si elle avait vu le démon.

 

Il pénétra dans le salon sans avoir rencontré un domestique, mais il fut rejoint presque aussitôt par la vieille Reine, la dame de compagnie de la douairière, qui était aussi pâle que devait l’être la mourante.

 

Chaque fois qu’il apercevait Reine, Chéri-Bibi ne pouvait s’empêcher naturellement de se rappeler le récit de sa sœur, sur le Bayard. Il se disait : « C’est elle, cette Reine, qui sait tout ! C’est par elle que l’on connaîtra un jour la vérité sur l’assassinat du vieux marquis, c’est par elle que j’apprendrai qui est l’homme au chapeau gris, celui qui, avant de tuer le marquis avec le couteau de Chéri-Bibi, avait jeté le père Bourrelier du haut de la falaise, après lui avoir enlevé ce couteau que, bien innocemment, le pauvre Chéri-Bibi avait planté dans le dos ! » Ainsi pensait Chéri-Bibi, chaque fois qu’il rencontrait, par les chemins de Puys, la silhouette furtive de Reine, laquelle le fuyait d’ailleurs, aussitôt qu’elle l’apercevait.

 

Par elle, il espérait bien un jour se venger de l’inconnu qui avait été la cause initiale de tous ses malheurs. S’il n’avait point jusqu’à ce jour poursuivi plus âprement ce dessein, c’est que le parfait bonheur du nouveau marquis du Touchais avait complètement relégué au second plan la vengeance de Chéri-Bibi. Il s’avança vivement vers Reine. La bonne femme recula, en poussant un cri.

 

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda Chéri-Bibi ; est-ce que je vous fait peur ? »

 

Reine pâlit davantage encore si possible et c’est toute tremblante que, sans répondre à la question, elle lui dit :

 

« M. le docteur Walter prie M. le marquis de ne point monter tout de suite dans la chambre de Mme la marquise. Il espère sauver Mme la marquise, mais il faut lui éviter tout émotion. »

 

Ces quelques mots, pourtant bien simples, furent prononcés d’une voix presque expirante. Et c’est en s’appuyant aux meubles que la vieille Reine quitta le salon, après avoir jeté un singulier regard au fils de la mourante.

 

« Encore une qui ne pardonne point les vilenies du marquis du Touchais ! pensa Chéri-Bibi. Décidément, il me faudra bien de la vertu pour effacer tous ses péchés. Mais je me sens, avec l’amour de Cécily, la force d’un saint, et j’aurai cette Reine comme les autres ! Pourvu que ce docteur Walter ne rende point à mon honorable mère une trop grande lucidité. C’est tout ce qui me reste aujourd’hui à demander à la Providence ! »

 

Tout au fond de sa pensée, il maudissait le retour de ce docteur de malheur qu’il ne connaissait point, qui avait quitté le pays dans le moment même que lui, Chéri-Bibi, y arrivait, et qui réapparaissait juste à temps pour accomplir le miracle de sauver peut-être sa mère dont le trépas aurait si bien arrangé ses affaires.

 

Mais il ne s’avouait point une aussi vilaine pensée. Il la trouvait indigne du mari de Cécily. Il arpenta le salon, laissant faire les événements qui le gâtaient si heureusement depuis quelque temps.

 

Les mains derrière le dos, il s’arrêtait parfois pour contempler une peinture, un vieux tableau. Il y avait là quelques-uns de ses ancêtres. Il n’était point fâché de faire leur connaissance. Il leur adressait des sourires ou des grognements, selon que leur visage lui plaisait ou lui déplaisait. Ainsi arriva-t-il devant le portrait de son père, le marquis du Touchais, mort assassiné, soi-disant, par Chéri-Bibi.

 

Il ne put retenir une exclamation.

 

Sous le portrait et sur le cadre – objets que la marquise douairière avait emportés avec elle et rapportés au château, lors de sa réinstallation – dans un écrin de velours, où il était retenu par des fils d’or, se trouvait le couteau, le couteau de boucher dont était mort le marquis.

 

Chéri-Bibi le reconnaissait bien. Ah ! c’était bien son couteau ! l’arme fatale qui l’avait fait conduire jadis en cour d’assises, et condamner comme un assassin !

 

On avait respecté sur l’acier les taches de rouille, qui n’étaient autres que des taches de sang du marquis. Que de souvenirs se rattachaient à cet objet tragique ! Quelle évocation du passé pour Chéri-Bibi !

 

Il ne pouvait encore en détacher ses regards, quand on vint le chercher pour le conduire au chevet de la mourante.

 

Il eut cette consolation d’apprendre d’une femme de chambre qu’elle allait plus mal, malgré tous les efforts du docteur Walter.

 

Quand il pénétra dans la chambre, où régnait une douce pénombre, il vit Cécily à genoux auprès du lit. Reine se trouvait debout, à côté du docteur, au pied de la couche où la marquise semblait déjà dormir de son dernier sommeil.

 

La vieille dame de compagnie sanglotait dans son mouchoir. Quant au docteur, il contemplait la malade en silence, semblant attendre quelque chose qui ne se produisait pas.

 

Ce médecin était un homme assez grand, mince, jeune encore, d’allure anglaise, avec sa lèvre rasée et ses favoris roux. Il ne prêta aucune attention à Chéri-Bibi quand celui-ci entra.

 

Chéri-Bibi, jugeant au silence effrayant de la malade qu’elle était quasi morte et par conséquent qu’il ne risquait rien, se jeta à genoux, à côté de Cécily, prit la main pendante de la marquise, y déposa un baiser filial et dit, d’une voix mouillée :

 

« Ma mère ! »

 

Or, comme si la moribonde n’attendait que ce mot pour revenir à la vie, elle poussa un profond soupir, rouvrit les yeux, fixa son fils, et soudain, retrouvant des forces que l’on croyait évanouies pour toujours, elle lui retira sa main et lui montra la porte.

 

« Va-t’en ! » fit-elle dans un souffle.

 

Aussitôt la voix du docteur Walter se fit entendre.

 

« Elle est sauvée », prononça-t-il.

 

Mais, à ces mots, qui eussent dû remplir d’une joie ineffable M. du Touchais fils, celui-ci releva une tête d’épouvante, et, les yeux hagards, fixa l’homme qui se tenait au pied du lit, tandis que ses lèvres murmuraient pour lui seul, dans une indicible horreur :

 

« Le Kanak ! »

 

Et Chéri-Bibi s’évanouit tout comme un autre.

IX

Une ombre qui passe


Quand il se réveilla dans une petite pièce adjacente où on l’avait transporté, Chéri-Bibi se vit soigné par le docteur Walter, cependant que Cécily penchait sur lui un visage de folle anxiété. Mais ce n’était point le visage de Cécily qui l’occupait, c’était la figure de ce revenant, de cet homme qui connaissait son terrible secret, auquel il devait tout, par lequel il pouvait tout perdre et dont il s’était cru débarrassé par la mort.

 

Ah ! c’était bien lui ! c’était bien lui !

 

Ce n’était point la nouvelle teinte de ses cheveux, ni ses favoris roux qui pouvaient le tromper ! Il le reconnaissait à ne pouvoir s’y méprendre. C’était son nez, son profil ascétique. Il reconnaissait ses yeux bleus, ternes et glacés. Et surtout c’était la voix avec laquelle il l’encourageait sur le Bayard à subir l’affreux supplice qui, de Chéri-Bibi, avait fait un marquis du Touchais !

 

Qu’allait-il se passer, grands dieux ? Que voulait-il ? Pourquoi était-il revenu ?

 

Hélas ! comment en douter ? Son but n’était que trop facile à deviner. Il allait le faire chanter ! Combien voudrait-il ? Un, deux, trois, quatre millions ! Et après ceux-là, d’autres encore, d’autres toujours, jusqu’à la ruine ! Qu’est-ce que Chéri-Bibi pouvait refuser à un pareil homme ? Rien ! Il n’avait qu’un mot à dire, et Chéri-Bibi était perdu ! Il n’y avait plus de marquis, plus de fortune, plus de Cécily ! Et son fils serait voué à l’opprobre pour toujours !

 

C’en était fini du bonheur !

 

Ah ! il n’avait pas été longtemps heureux ! La Providence ne l’avait pas longtemps gâté ! Elle avait été rapide, la contre-passe !

 

La fatalité pesait à nouveau sur le pauvre Chéri-Bibi, de son poids terrible que rien ne pouvait soulever, aucune force au monde. Fatalitas ! Elle était revenue, la hideuse fatalitas !

 

Cet homme n’avait qu’à entrouvrir le vêtement du malade, qu’à écarter sa chemise, qu’à montrer cette poitrine, cette peau, ce morceau de peau où étaient tracés les signes indélébiles de sa honte et de ses crimes, et que le chirurgien avait su si précieusement conserver pour qu’il restât entre ses mains, éternellement, sa chose, son esclave. Misère de misère ! Il y a vraiment ici-bas des gens qui ont trop de déveine !

 

Chéri-Bibi, instinctivement, porta ses regards sur sa propre poitrine ; mais il constata que sa chemise était restée fermée sur son acte de naissance. Évidemment, l’autre n’avait aucun intérêt à le perdre tout de suite.

 

On lui avait simplement arraché son faux-col et entrouvert le col de sa chemise. Il regarda l’homme aux favoris roux qui lui faisait respirer des sels. La figure de ce médecin était plutôt souriante, et la calme indifférence avec laquelle il s’exprimait, les gestes tranquilles avec lesquels il manipulait cette pauvre chose qu’était devenu en une seconde Chéri-Bibi, loin de rassurer le patient, le fit frissonner jusqu’aux moelles :

 

Le docteur disait :

 

« Là, c’est fini… Tout cela est de ma faute, chère madame, expliquait-il en se tournant du côté de Cécily. Je n’aurais point dû annoncer à M. le marquis avec cette brutalité que sa mère était sauvée. Cela lui a retourné les sens. M. le marquis aime bien sa mère.

 

– Cela va mieux, mon chéri ? » demanda Cécily.

 

Chéri-Bibi se releva, et en silence remit l’ordre dans sa toilette. Dans la glace, il regardait sa femme et le docteur Walter. Ils étaient si « naturels » tous deux, et le médecin paraissait maintenant si peu se préoccuper de lui, Chéri-Bibi, que le marquis dut se demander s’il rêvait ou s’il n’avait pas été la victime de quelque hallucination, laquelle, dans les circonstances douloureuses qu’il traversait – la maladie de sa mère – eût été, ma foi, bien explicable.

 

Le médecin faisait maintenant des recommandations à Cécily, relativement à l’état encore très mauvais de la marquise douairière, et énumérait les nécessités thérapeutiques du traitement.

 

« Avez-vous une plume, madame ? » demanda-t-il.

 

Cécily, après avoir embrassé, sans fausse honte, son mari, sortit pour aller quérir ce qu’il fallait pour écrire une ordonnance.

 

Resté seul avec le redoutable individu, Chéri-Bibi se retourna rapidement vers lui. Il allait ouvrir la bouche, quand l’autre, qui s’était assis à une petite table, prit la parole d’un air fort tranquille :

 

« Monsieur le marquis, vous avez dû être douloureusement frappé par l’attitude que madame votre mère a prise à votre égard, au sortir de son accès. Ceci explique, autant que la joie sincère que vous avez ressentie en apprenant qu’elle se trouvait hors de danger, l’état de faiblesse soudaine dans laquelle vous êtes tombé. Il ne faut point vous étonner de cette force avec laquelle les vieillards que l’on croit dans le coma semblent ressusciter pour reprendre à point de vieilles querelles qui devaient être depuis longtemps oubliées.

 

« Excusez-moi, monsieur le marquis, de faire ici allusion à des dissentiments de famille que je voudrais voir, tout le premier, effacés ; un médecin est un peu un confesseur. Il y avait près d’une année que je soignais la marquise douairière quand je me vis dans la nécessité de m’éloigner momentanément de ce pays, événement qui coïncide, je crois bien, avec votre retour. J’étais devenu presque un ami de la famille et je reçus de la malade certaines confidences qui me furent utiles plus d’une fois dans mon diagnostic. Le moral, en effet, influe souvent sur le physique.

 

« Votre mère, monsieur le marquis, a souffert plus qu’on ne saurait dire… du triste état de ses relations avec son fils. Si vous le permettez, je m’emploierai à vous rapprocher, comme il convient, de madame la marquise. Je sais que c’est votre plus cher désir et il ne faut voir dans cette proposition qu’en d’autres circonstances je qualifierais moi-même d’audacieuse, que ce qui s’y trouve en réalité : le désir de vous servir et de guérir une malade pour laquelle j’ai toujours professé autant de respect que d’admiration.

 

« Les femmes, monsieur le marquis, sont meilleures que les hommes. Elles savent pardonner ; je n’en veux pour preuve que l’exemple que nous donne votre admirable femme ; cependant, quand elles arrivent à un certain âge, elle ne sont point exemptes de certaines petitesses de caractère qui sont le propre de tous les vieillards, comme la rancune. Laissez-moi faire. Ne poussons point les choses. Mme la marquise vous a aujourd’hui mis à la porte : bientôt elle vous ouvrira ses bras.

 

– Si vous saviez, mon ami, comme le docteur Walter est bon ! » s’écria Cécily, qui était rentrée depuis un instant et qui avait entendu les dernières phrases du médecin.

 

Chéri-Bibi, lui, paraissait avoir perdu l’usage de la parole. L’homme qui venait de lui tenir cet extraordinaire langage avait montré tant de naturelle onction, et paraissait si uniquement préoccupé de ce qu’il disait, de ce qu’il croyait devoir dire au point de vue amical et professionnel, qu’un doute étrange et tout à fait insupportable commençait à se glisser dans l’esprit du nouveau marquis du Touchais. Cependant, c’était bien là le Kanak ! Il l’aurait juré !

 

Mais que signifiait alors cette comédie ? Il s’était trouvé seul, tout à l’heure, avec lui : comme se faisait-il, si c’était le Kanak, que celui-ci, immédiatement, ne lui eût point dit : « Tu m’as reconnu ! À nous deux, maintenant ! » ou quelque chose d’approchant…

 

Car, enfin, le Kanak n’aurait point pris la peine de venir exercer son art dans la famille du Touchais, uniquement pour le plaisir de distribuer des médicaments ! Mais rien, rien dans la diction, dans l’air du visage, dans les manières, rien dans le regard, qui se posait sur l’ancien forçat sans trouble et sans mystère, rien ne pouvait faire soupçonner qu’il y eût là quelqu’un qui eût quelque chose à dire de particulier à M. le marquis du Touchais – ou à Chéri-Bibi.

 

Le docteur Walter, penché sur son papier, écrivait d’une plume rapide. Son ordonnance terminée, il la tendit à Cécily en lui annonçant qu’il reviendrait dans la soirée. Puis il se leva, s’inclina devant la jeune marquise, et tendit sa main au marquis. Celui-ci la prit, en le regardant jusqu’au fond des prunelles. L’autre ne sourcilla pas, retira sa main sans avoir paru rien remarquer d’anormal dans l’attitude du marquis, et prit congé.

 

« Qu’est-ce que tu as, mon chéri ? implora Cécily. Cette scène t’a rendu bien malade, dis ?… Mais parle donc ! Tu ne prononces plus une parole !… Tu me fais peur !

 

– Laisse-moi, ma petite Cécily, laisse-moi… je suis, en effet, très impressionné. »

 

Il ouvrit la fenêtre :

 

« J’ai besoin d’un peu d’air. »

 

En réalité, il se penchait au-dessus du parc pour apercevoir encore l’incroyable apparition. Allait-il douter de ses sens ? Devenait-il fou ? Était-il réellement malade ?

 

En bas il vit le docteur qui rencontrait le curé que sœur Marie-des-Anges était allé chercher. Et il entendit ces paroles prononcées joyeusement :

 

« Ça ne sera pas encore pour cette fois-ci, monsieur le curé ! Heureusement que je suis arrivé avant vous ! Ne donnez point d’émotion à notre chère malade, et permettez-moi de vous reconduire. »

 

Sur quoi, le docteur prit le bras du curé et le ramena avec lui.

 

« C’est lui ! C’est lui ! se répétait le malheureux Chéri-Bibi. C’est absolument sa démarche ! Une ressemblance pareille est impossible ! C’est lui !

 

– Comment trouves-tu le docteur Walter ?… » demanda Cécily de sa voix d’ange.

 

Il se retourna, balbutiant :

 

« Hein ?… Quoi ?… Le docteur Walter ?… Oh ! très bien !… très bien !… »

 

Et, brusquement, brutalement, il la saisit à pleins bras, la pressa violemment contre sa poitrine, contre son cœur bondissant, la couvrant de baisers fous, cependant qu’effrayée de cette subite ardeur, elle essayait en vain d’échapper à son étreinte délirante. Il criait, il sanglotait :

 

« Ma femme !… ma femme !… Tu es ma femme !… ma petite Cécily !… mon ange !… mon adorée !… Tu es à moi !… à moi !… Je t’aime !… Je t’adore !… Ah !… qu’ils y viennent !… qu’ils y viennent donc tous m’arracher à toi !… Je les tuerais !… je les tuerais comme des chiens !… j’en ferais des morceaux !… tu entends, des morceaux !… Ma Cécily !… ma petite Cécily !… mon adorée Cécily !… N’aie pas peur !… va !… n’aie pas peur !… Je suis là !… Je t’adore !… On ne peut rien contre un amour pareil !… rien !… rien !… rien !… »

 

Et comme, de plus en plus affolée de le voir dans cet état que rien ne semblait justifier, elle essayait de comprendre, lui demandant des explications avec épouvante, il lui dit, redevenu tout à coup le plus doux des hommes :

 

« Je te demande pardon !… Je ne sais plus ce que je dis !… Je ne sais plus ce que je fais !… Je t’aime tant !… je t’aime tant !… »

 

Et il tomba, affalé, sur un siège.

 

« Mon pauvre Maxime, qu’est-ce que tu as ? Mais qu’est-ce que tu as ? C’est épouvantable de te voir dans un état pareil ! fit Cécily qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est ta mère qui t’a rendu fou !…

 

– Oui, oui, c’est ma mère… c’est cela… c’est ma mère… Tu comprends ! Tu comprends tout !… Tu devines tout, toi !… Tu es si bonne ! Me chasser, elle, ma mère, à son lit de mort !… A-t-on jamais vu cela, c’est affreux !…

 

– Affreux ! acquiesça Cécily. Elle est vraiment méchante ! Je lui ai pourtant dit combien tu étais bon pour moi, maintenant ! combien tu m’aimais !… comme tu te conduisais bien avec nous tous !… C’est incroyable qu’elle continue à te traiter ainsi ! Et cependant, il y a eu des moments où je croyais bien qu’elle allait céder, qu’elle allait me céder, qu’elle allait me prier de t’aller chercher… Je l’ai vue pleurer plus d’une fois quand je lui parlais de toi !… Et je pouvais penser que tout allait être fini, quand, soudain, elle se reprenait, redevenait froide comme un marbre, et ne voulait plus entendre prononcer ton nom !… Écoute, Maxime, je vais te dire une chose… une chose que je gardais pour moi, car, au fond, c’est une idée que j’ai et je ne suis sûre de rien.

 

– Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Parle ! fit le pauvre Chéri-Bibi qui se demandait encore ce qui allait lui arriver, tant, depuis quelques instants, il était devenu pusillanime.

 

– Tu sais bien, Reine ?

 

– Sa dame de compagnie ? Oui, eh bien ?

 

– Eh bien, je crois qu’elle ne t’aime pas !

 

– Ça, fit Chéri-Bibi, c’est tout naturel, si elle aime sa maîtresse… Je me suis mal conduit avec ma mère !

 

– Oh ! il doit y avoir autre chose… J’ai essayé plus d’une fois de la mettre de mon côté, de lui faire comprendre que je serais heureuse qu’elle joignît ses efforts aux miens pour obtenir ton pardon… Elle a toujours accueilli ma proposition avec une froideur décourageante… Je crois bien qu’elle te déteste… Elle doit détruire, auprès de ta mère, mon propre ouvrage ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?… Est-ce qu’autrefois tu t’en serais fait une ennemie ?

 

– Ah ! mon Dieu ! fit Chéri-Bibi, je ne pourrais te dire. Reine comptait si peu pour moi ! Mais c’est bien possible ! Essaye de te rappeler toi-même ? Moi, depuis mes fièvres, j’ai de telles absences de mémoire !…

 

– Mais, mon ami, je ne sais pas, moi ! Enfin je te dis ce que je pense, ce que je crois avoir remarqué. »

 

Mais Chéri-Bibi avait autre chose à faire, dans l’instant, que de penser à Reine. Il se leva, en poussant un gros soupir :

 

« Reine, tu sais, ça n’a pas d’importance. Qu’elle pense de moi ce qu’elle voudra, ça n’est pas bien grave ! Il n’y a qu’une chose importante et grave : c’est que tu m’aimes. M’aimes-tu, Cécily ?

 

– Si je t’aime !… »

 

Ils unirent leurs lèvres, et, une seconde, Chéri-Bibi ne pensa plus à cet affreux Kanak.

 

Cependant la silhouette de l’autre revint le hanter quand, après avoir quitté Cécily qui devait rester auprès de la vieille marquise, il se retrouva sur le chemin que le docteur Walter avait parcouru tout à l’heure. Mais la soirée était douce et calme ; l’air qui passait sur les prés embaumait ; la musique de la mer sur la grève était caressante. Une atmosphère de bonheur l’enveloppait. Comment croire que cette heure fortunée préparait pour lui la plus terrible catastrophe ?

 

Le Kanak ! Mais le Kanak était mort, officiellement mort ! Celui qu’il avait aperçu tout à l’heure, n’était, ne pouvait être que sa fausse image ! Il y a eu de telles ressemblances qui firent du bruit dans le monde et furent cause des plus incroyables erreurs judiciaires ! Il y a aussi bien des voix qui sont sœurs, émettant les mêmes sons, à s’y m’éprendre ! Il s’était affolé comme un enfant !

 

Ces réflexions le rassurèrent un peu. Toutefois, il se sentait encore bien inquiet et il tressaillit en entendant un bruit de pas précipités derrière lui. Il reconnut la Ficelle qui se présentait dans un grand émoi. Il eut le pressentiment d’un nouveau malheur. Il fut vite renseigné. La Ficelle ne prit point le temps de souffler pour lui jeter en pleine figure :

 

« Monsieur le marquis… je viens de voir Petit-Bon-Dieu ! »

 

Ils se regardèrent comme des spectres. Ils se retrouvaient tous deux comme aux pires jours des mauvaises entreprises défendues par les lois, quand la police les traquait et que la fatalité les acculait au fond de quelque impasse. Petit-Bon-Dieu ! Après ce qui venait de lui arriver avec le singulier docteur Walter, Chéri-Bibi se sentit bien touché. Il chancela.

 

Ah ! il n’était plus fort comme jadis ! Il ne défiait plus le ciel ! Il ne s’exaltait plus de toute la griserie de son malheur, pour se ruer sur l’obstacle sans compter les victimes qu’il laissait derrière lui. Autrefois, il n’avait rien à perdre, mais aujourd’hui !…

 

Les jambes brisées, il s’assit sur un talus au bord du chemin.

 

Là il se prit la tête dans les mains et écouta la Ficelle qui lui raconta son histoire. Quand la Ficelle eut fini, il resta quelques instants sans rien dire. Il réfléchissait ou tout au moins essayait de rassembler ses idées autour de ces deux faits : l’arrivée à Dieppe de Petit-Bon-Dieu et l’installation au Puys du Kanak.

 

Car maintenant, il estimait qu’il avait bien vu le Kanak. Le Kanak et Petit-Bon-Dieu devaient être de « mèche ». Qu’est-ce qu’ils allaient tenter contre lui ? Mon Dieu ! (Cette expression lui était maintenant coutumière et il ne répugnait point, depuis qu’il allait en famille à la messe, à invoquer la divinité après l’avoir si souvent maudite.) Mon Dieu ! s’il pouvait les contenter en une fois et qu’il n’en entendît plus parler ! Il ne regarderait pas au prix !

 

Mais c’était là une espérance dont il eût été imprudent de se leurrer. Le Kanak n’était-il point venu le relancer à Dieppe quelques mois après avoir touché un million ? Alors ?… Alors ?… ce serait toujours à recommencer.

 

Eh bien, oui… il y avait une solution devant laquelle il n’eût point hésité autrefois. Ces deux êtres le gênaient : il n’avait qu’à les supprimer !… Évidemment, c’eût été facile à Chéri-Bibi, mais après une année d’honnête vie aux côtés de l’honnête Cécily, l’idée du meurtre répugnait à M. le marquis du Touchais… Le sang, maintenant, lui faisait peur… Ah ! ciel ! il était si tranquille ! si tranquille !… Est-ce que, vraiment, il allait falloir se remettre à l’ouvrage ?

 

Sur un ton d’une lassitude infinie, qui trahissait son désarroi et son peu d’entrain à recommencer l’éternelle bataille, il révéla à son tour à la Ficelle l’inouïe résurrection du Kanak dans la personne du docteur Walter…

 

« Ah ! s’écria la Ficelle, c’était le Kanak qui passait en voiture !… Eh bien, il m’a flanqué un de ces savons !… Et je me suis dit : « Tiens, mais je connais cette voix-là, moi !… »

 

– N’est-ce pas, demanda Chéri-Bibi, qui décidément perdait tout espoir, n’est-ce pas, c’est bien la voix du Kanak ?

 

– Ma foi, c’était sa voix ! Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

 

– Rien.

 

– Comment rien ?… C’est qu’il y avait du monde, alors ?…

 

– Je suis resté seul un instant avec lui. Il ne m’a parlé que de la santé de ma mère.

 

– Enfin, il vous a fait un signe ?

 

– Aucun.

 

– Et vous, qu’est-ce que vous avez fait, qu’est-ce que vous lui avez dit, monsieur le marquis ?

 

– Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit.

 

– C’est inimaginable. Et vous vous êtes quittés comme ça ?

 

– Comme ça.

 

– Ça n’est pas bien malin !

 

– Je vais te dire, la Ficelle. J’étais si stupéfait de le revoir que je doutais que ce fût lui… et qu’il y a encore des moments où je me demande si c’est lui…

 

– Alors, vous n’êtes sûr de rien… Alors, ce n’est peut-être pas lui, après tout ?

 

– Depuis que tu m’as dit que tu as vu Petit-Bon-Dieu, je pense qu’ils sont arrivés de compagnie… C’est le Kanak qui l’aura amené, vois-tu.

 

– Eh ! Petit-Bon-Dieu est peut-être venu ici pour soutirer quelque somme encore au marquis du Touchais… ou tout simplement pour faire une fin, pour s’établir, comme il le prétend… Mais Petit-Bon-Dieu ne connaît pas notre secret. Et si le Kanak est réellement mort, il n’y a rien de perdu… Monsieur le marquis, vous avez peut-être bien rêvé que c’était le Kanak… Je voudrais bien le voir, moi, ce paroissien-là !

 

– Il est sorti d’ici avec le curé. Ils ont dû se quitter à la côte, fit Chéri-Bibi, et le docteur Walter est peut-être rentré chez lui.

 

– Où habite-t-il ?

 

– Cécily m’a montré sa villa, un jour que nous passions dans le chemin creux. C’est une petite villa isolée appelée les Feuillages.

 

– Ah ! je vois où c’est. Écoutez, monsieur le marquis, je vais aller faire un tour par là. Il faut savoir à quoi s’en tenir. Tout est préférable à cette incertitude. N’est-ce pas votre avis ?

 

– Certainement ! acquiesça l’autre. Mais pour moi, tu sais, c’est bien lui !

 

– Excuses, monsieur le marquis, vous n’en savez rien ! Tantôt vous dites blanc, tantôt vous dites noir. Vous êtes tout à fait désemparé. Vous faites peine à voir. Laissez-moi faire. Où que je vous retrouve, monsieur le marquis ?

 

– Ah ! je ne quitte pas d’ici », gémit Chéri-Bibi comme un tout petit garçon.

 

La Ficelle fut vite sur ses jambes et il prit à travers prés pour gagner le chemin creux dans lequel Chéri-Bibi le vit bientôt disparaître.

 

Celui-ci passa là une demi-heure terrible.

 

Enfin la Ficelle réapparut…

 

« Eh bien ? interrogea l’inquiet marquis du Touchais.

 

– Eh bien ! ça n’est pas lui !… Oh ! je le dis comme je le pense ! Ce n’est pas lui !… Nous avons eu la berlue tous les deux ! Ah ! certes, on pourrait s’y tromper… il a des airs du Kanak… mais le Kanak n’a jamais été comme ça !… et cet homme-là, lui, n’a pas changé depuis longtemps… j’ai vu un portrait de lui du temps de sa jeunesse. C’était déjà le même individu. La voix ? Eh bien, oui, la voix !… mais ce léger accent anglais, jamais le Kanak ne l’a eu. Et on n’invente pas cet accent-là ! Et puis, quoi, j’ai causé avec lui !… Enfin, songez-y, monsieur le marquis, le docteur Walter est venu s’installer dans le pays il y a deux ans ! Et, à cette époque, si le Kanak n’était pas encore mort, il était toujours en Océanie, que diable !…

 

– Monsieur Hilaire, vous avez raison ! Nous sommes toujours marquis ! conclut Chéri-Bibi en faisant effort pour redresser un torse qui avait perdu de sa ligne, depuis tantôt…

 

– Plus que jamais ! affirma la Ficelle. Et ce n’est point ce Petit-Bon-Dieu qui nous fera peur !… Il ne sait rien !… Si sa vue nous gêne, on pourra toujours s’arranger avec lui pour qu’il aille se faire pendre ailleurs !

 

– Je t’en charge, monsieur Hilaire !

 

– Comptez sur moi, monsieur le marquis… Il ne saurait vous gêner, vous ; mais moi, sa présence m’ennuie… Je retournerai au restaurant du port et j’arriverai bien à savoir de quoi il retourne dans sa caboche !… »

 

Ils rentrèrent à la villa de La Falaise, se disant à peu près tranquillisés ; cependant ils dormirent mal l’un et l’autre.

 

X

Déjeuner de famille


La vie, depuis quelques jours, semblait avoir repris son cours normal. La douairière allait de mieux en mieux. Cécily était radieuse. Après cette algarade, Chéri-Bibi s’était montré de plus en plus amoureux. Il faisait tout son possible pour chasser cette idée d’un docteur Walter qui n’eût pas été le docteur Walter, quand Cécily lui apprit un beau matin qu’il devait venir déjeuner avec eux.

 

La Ficelle n’était pas là. Depuis quelque temps, on le voyait peu. Il surveillait le restaurant du port.

 

Chéri-Bibi, à l’annonce que lui fit Cécily, ne marqua point un contentement extrême. Ce docteur avait beau n’être pas le Kanak, il lui ressemblait assez pour rappeler au faux marquis une période de sa vie qu’il eût voulu tout à fait oublier.

 

« Tu ne me parais pas enchanté de mon invitation, fit Cécily. Aurais-tu quelque chose contre notre ami ? (ainsi appelait-elle le docteur Walter).

 

– Non ! non ! ma chérie ; mais je suis si heureux quand je me trouve seul avec toi et mes enfants que l’annonce de la présence d’un étranger n’est jamais pour moi une bonne nouvelle.

 

– Le docteur Walter n’est pas pour nous un étranger. Et nous devons nous conduire avec lui au moins poliment. J’ai invité également sa femme. Cela ne te contrarie pas trop ?

 

– Sa femme ? Le docteur a donc une femme ?…

 

– Mais oui : elle est revenue des Indes. Je ne la connais pas. Et je ne savais même pas qu’elle fut arrivée ici ! Comme j’invitais le docteur à déjeuner, il se récusa en me disant justement que sa femme était aux Feuillages. Je ne pouvais faire autrement que lui dire de l’amener avec lui, que je serais enchantée de faire sa connaissance.

 

– Bien ! bien !

 

– Qu’est-ce que tu as ?…

 

– Moi ? Rien !

 

– Tu me parais tout drôle !

 

– Tout drôle ! Pourquoi ?… Pas le moins du monde !… Va pour le docteur Walter et son épouse… Après tout, nous ne pouvons vivre comme des sauvages !

 

– N’est-ce pas, mon ami… Tiens ! justement, je crois que les voici !… (On sonnait à la barrière.)

 

– Ah ! bon, je vais aller faire un bout de toilette et embrasser le petit Jacques. À tout à l’heure, Cécily !

 

– À tout à l’heure ! Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ?

 

– Ma chérie !…

 

– Écoute, Maxime… tu n’es pas malade ?… Tu me parais changé depuis quelques jours, depuis ton évanouissement… Tantôt tu as des accès de tendresse… et tantôt tu es distrait, distrait !…

 

– C’est une idée, Cécily ! C’est une idée ! »

 

Et comme on entendait des pas sur le gravier du jardin, il s’enfuit. Il courut dans son appartement et se laissa tomber dans un fauteuil. Une glace était devant lui. Il vit qu’il était tout pâle.

 

« Ah ça, mais, qu’est-ce que j’ai ?… »

 

Il eût pu regarder par la fenêtre de sa chambre ce qui se passait dans le jardin. Chose singulière, il n’osa pas. Il était sous le coup d’un grand malheur inévitable. Et fiévreusement, il regardait le moment d’acquérir la triste certitude de l’irrémédiable catastrophe. Enfin il poussa un soupir, se raisonna, argua vis-à-vis de lui-même qu’il était stupide de se mettre dans un état pareil parce qu’il allait recevoir à sa table un docteur qui ressemblait au Kanak, lequel docteur était accompagné de sa femme. Pourquoi le docteur n’aurait-il pas été marié ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?

 

Il se releva, fit quelques pas, se plongea la tête dans une cuvette, se traita d’imbécile, fit sa raie, tira ses manchettes, toussa, dit tout haut : « Allons, monsieur le marquis, ne faites pas l’enfant ! » et descendit.

 

Mais en approchant du salon où il entendit des voix, il se mit à trembler sur ses jambes. Enfin il se força à pousser la porte et il se trouva en face des deux invités qui s’étaient levés. Heureusement qu’il tenait encore le bouton de la porte ! Il put s’y appuyer. Il avait devant lui la Comtesse !… avec des cheveux rouges acajou au lieu de ses admirables cheveux noirs, mais la Comtesse !… et, naturellement, il ne douta plus, cette fois, de la personnalité du docteur !

 

« Ah ! mon Dieu ! comme tu es pâle ! » s’écria Cécily.

 

Ils se précipitèrent tous les trois vers lui pour le soutenir. Mais déjà il s’était redressé :

 

« Rien ! Rien !… j’ai eu… un éblouissement… je vous demande pardon, madame… »

 

Il essayait de réagir, de faire le fort, de froncer les sourcils. Il eût voulu paraître, dans l’instant, redoutable. Mais il faisait plutôt pitié. Cécily se désolait, expliquait que son mari, depuis un certain temps, était très mal portant ; et elle demandait au docteur de venir l’étudier sérieusement, de prescrire un régime.

 

Chéri-Bibi l’interrompit, assura sa voix, puisa dans l’ardente contemplation de sa femme une force nouvelle et la résolution ardente de faire face au danger.

 

« Ne parlons plus de cela, du moins pour le moment, docteur ! prononça-t-il. La marquise ne vous a pas invité à déjeuner pour me donner une consultation ! Je vous dirai que je n’ai pas pris le temps de déjeuner ce matin, et de là peut-être, est venu mon malaise. J’ai une faim de loup ! J’espère, madame, que vous avez également bon appétit. Vite, à table ! Docteur, offrez votre bras à ma femme ! »

 

Et il tendit le sien à la Comtesse, qui s’y appuya avec un énigmatique sourire.

 

Ils passèrent dans la véranda, où le couvert était mis.

 

Chéri-Bibi avait à sa droite Mme Walter. Il osa la regarder. Il osa lui parler. Il la questionna sur son grand voyage, et pendant qu’elle lui décrivait avec complaisance les splendeurs du Gange et les curiosités de Bénarès, il s’étonnait de ce qu’elle fût restée si jeune et si belle.

 

Il soutenait sans broncher l’éclat de son regard.

 

Il se rappelait qu’elle l’avait aimé et qu’il l’avait méprisée. Il se disait qu’elle aussi avait une vengeance à tirer de lui. Mais maintenant que le premier coup était porté, il se sentait la force de lutter.

 

Une haine féroce commençait de l’entreprendre contre ces deux êtres qui venaient l’attaquer si délibérément, en plein bonheur. Oui, oui, il allait se remettre à l’ouvrage ! Puisqu’il le fallait ! Et il ne reculerait point devant la besogne ! Les misérables l’auraient voulu ! Tant pis pour eux ! Chéri-Bibi leur montrerait ce qu’il était encore capable de faire, même dans la peau d’un marquis du Touchais !

 

Ainsi il avait à côté de lui, à sa table, dans sa villa de La Falaise, en face de sa femme, de son ange adoré, cette misérable, cette fleur de bagne, cette fille à forçats et à artoupans, qui épouvantait les plus endurcis, par sa férocité, lors de la révolte du Bayard, et amusait les plus cyniques par son extraordinaire argot.

 

Elle l’avait aidé, évidemment, lors de son évasion des fers, il lui était difficile de l’oublier, mais c’était encore poussée par la plus vile des passions, par le vice qui lui faisait désirer tenir dans ses bras cette renommée de crimes, cette gloire de sang qu’était alors Chéri-Bibi ! Pouah ! M. le marquis du Touchais en avait la nausée !

 

Rien qu’à la pensée qu’il avait pu jadis frôler cette fille, et qu’il avait été dans la nécessité de repousser ses audacieuses caresses, le rouge de la honte lui montait au front ! Et cela faisait sa dame, sa mijaurée, avait de belles manières, étonnait Cécily et le marquis du Touchais lui-même par son aplomb et son élégance et son langage choisi, précieux, presque ridicule de mignardise !

 

Les femmes savent dissimuler ! Tout assoiffée de vengeance qu’elle devait être contre Chéri-Bibi, contre le bonheur de Chéri-Bibi, contre cet amour qu’il avait pour une autre et qu’il lui avait refusé à elle, elle lui souriait, faisait l’aimable ! Quel monstre ! pensait M. le marquis du Touchais.

 

Dans le même moment, il sentit qu’un genou frôlait le sien. Il s’écarta un peu. Mais le genou le suivit, fit pression, et un petit pied vint se poser sur le sien.

 

Cette fois, Chéri-Bibi ne bougea plus, ne parla plus. Il paraissait changé en statue.

 

Eh bien, elle en avait du toupet ! Devant Cécily ! à deux pas de sa femme ! Et il était obligé de subir ce rapprochement odieux pour éviter tout scandale ! Il lui parut qu’il commettait lui-même un sacrilège en acceptant ce petit pied sur le sien, sous le toit conjugal, lui honnête époux et honnête père de famille ! Et cependant, il ne rejeta point, non seulement pour éviter des mouvements qui eussent pu donner l’éveil à ce cher ange, mais encore parce qu’il lui venait tout à coup à l’idée que la Comtesse l’aimait toujours et n’avait point renoncé à conquérir ses faveurs.

 

S’il en était ainsi, sa défense contre le Kanak devenait plus facile. Il pourrait peut-être se faire de cette femme une alliée, quitte à s’en délivrer selon les moyens du moment quand il se serait débarrassé de l’autre !

 

Ce qu’il lui convenait d’apprendre le plus tôt possible, c’est ce qu’il avait exactement à redouter, ce que l’on avait préparé contre lui, le plan du Kanak, en un mot. La Comtesse, s’il se montrait habile, finirait peut-être par le lui dévoiler tout à fait !

 

Il répondit à la pression de ce pied par un mouvement sympathique et il vit aussitôt que sa voisine lui en était reconnaissante, dans le regard, dans l’inflexion de la voix, dans toute une attitude qui ne se gardait même pas assez. Heureusement que la pure Cécily était à mille lieues de se douter d’une monstruosité pareille !

 

Tout de même, Chéri-Bibi eut peur, et tout doucement il retira son pied de sous celui de la Comtesse. Mais celle-ci, dans le même moment, sans doute pour qu’il n’ignorât rien de la fièvre qu’il lui communiquait, mit sa main sur celle du marquis, sa petite main brûlante, et lui dit sur le ton le plus encourageant :

 

« Et vous, monsieur le marquis, vous aussi, vous avez beaucoup voyagé ? Personne n’a encore oublié cette terrible histoire du Bayard ! Vous avez été prisonnier des forçats ! Ah ! que je voudrais vous entendre nous raconter vos aventures ! J’en ai déjà le frisson ! »

 

Le docteur Walter n’hésita pas à joindre sa prière à celle de sa femme et il fallut que Chéri-Bibi bon gré, mal gré, s’exécutât !…

 

Le docteur Walter lui demanda même des détails sur le fameux Chéri-Bibi et aussi sur le Kanak !…

 

« Mais il y avait aussi une femme à bord, une femme que l’on appelait la Comtesse, je crois ? fit Mme Walter en reprenant, d’autorité, le pied de Chéri-Bibi.

 

– Oui, madame, répondit le marquis qui eût voulu pouvoir les étrangler tous deux, illico, sur place. Oui, c’était justement la femme du Kanak.

 

– Était-elle belle ?

 

– Mon Dieu ! madame, elle était, ma foi, très jolie…

 

– On a dit que c’était une ancienne femme du monde ?

 

– On l’a dit, madame…

 

– On a dit aussi qu’elle aimait Chéri-Bibi. Est-ce vrai ?

 

– Je n’en sais rien, madame. Elle ne m’a point fait ses confidences… Je crois cependant que Chéri-Bibi avait une certaine sympathie pour elle. »

 

Remerciement du pied de Mme Walter, sous la table. Honte de Chéri-Bibi, qui n’osa plus regarder du côté de Cécily et qui s’estima le dernier des hommes, le plus indigne des goujats !… Ah ! les bandits !… Ils le lui paieraient tous deux !…

 

« Est-ce que Chéri-Bibi est réellement mort ? » demanda brutalement le docteur en regardant bien en face le marquis.

 

Celui-ci ne baissa point les yeux. Et il répliqua d’une voix si grave que Cécily en fut tout étonnée :

 

« Oui, docteur, oui… Chéri-Bibi est mort ! Je l’ai vu moi-même jeter à la mer, dans son sac funèbre, alors que depuis quelques jours déjà il n’était plus qu’un cadavre. Sa sœur, qui habite dans le pays, a assisté comme moi aux tristes obsèques de ce célèbre bandit. Il est mort ! Et je vous prie de croire qu’il ne ressuscitera plus !

 

– Pourquoi dis-tu cela, mon ami ? demanda Cécily, qui ne comprenait point l’importance ni l’opportunité de cette affirmation…

 

– Parce que, Cécily, le docteur Walter semble en douter…

 

– C’est, mon cher hôte, répliqua le docteur avec un sang-froid au moins égal à celui du marquis, c’est que Chéri-Bibi est un être si extraordinaire qu’on a peine à s’imaginer une fin aussi… naturelle. D’autres l’ont dit avant moi. Tenez ! il y avait ici il y a deux ans – et il vient peut-être toujours à Dieppe – il y avait ici un inspecteur de la Sûreté…

 

– Un nommé Costaud sans doute ? demanda Chéri-Bibi avec une candeur désarmante.

 

– Oui, c’est cela : Costaud. Eh bien, M. Costaud ne pouvait croire à la mort de Chéri-Bibi. On avait beau lui dire ce que vous nous avez répété, il répondait invariablement : « Chéri-Bibi n’est pas mort ! Il avait intérêt à disparaître… Il a trompé tout le monde sur son bateau, comme autrefois il avait trompé tout le monde au bagne. Et vous verrez, ajouta-t-il, que l’on apprendra quelque jour qu’il a échappé à la mort comme il s’est enfui de Cayenne. Il réapparaîtra sous un autre nom ou sous une autre figure. » Et ce M. Costaud paraissait bien sûr de son affaire en disant cela.

 

– Tout est possible, fit la Comtesse, mais ce n’est rien moins que sûr… C’est ce que nous appellerons une supposition gratuite », ajouta-t-elle en se tournant du côté de Chéri-Bibi et en le regardant de telle sorte que celui-ci vit bien qu’elle était déjà avec lui et qu’il ne dépendait que de lui de jouer la partie avec elle contre le Kanak.

 

Il la remercia tout doucement, sous la table, avec son pied. Et il reprenait espoir, en dépit de l’audace infernale avec laquelle le docteur Walter insistait :

 

« Mon amie, je vous assure que l’on ne sait jamais ce qui peut arriver avec ces gens-là. Qui nous dit que nous ne le côtoyons pas tous les jours, que nous ne le frôlerons pas au Casino ? Costaud me disait : « Je ne désespère pas de revoir Chéri-Bibi à Dieppe. C’est son pays. Ce fut le théâtre de ses premiers exploits. Il y reviendra. » Je vous avouerai que moi, qui adore les romans-feuilletons français et qui me délasse dans leur lecture de mes travaux quotidiens, je vous avouerai que cela m’amuserait beaucoup… Voyez-vous qu’on l’arrête, un soir, en plein Casino ! On croyait avoir affaire à un comte, à un baron ou à un marquis… et c’était Chéri-Bibi !

 

– Vous avez beaucoup d’imagination, docteur ! » fit le marquis un peu pâle.

 

Et il se leva. Le café était servi au jardin. Cécily et le docteur s’en furent les premiers. Assurée qu’elle était de n’être point vue, la Comtesse fit signe à Chéri-Bibi de rester un peu en arrière.

 

« Il en sera quitte pour son imagination », murmura-t-elle entre les dents, mais suffisamment haut pour que le marquis l’entendit.

 

Comme elle avait pris son bras, Chéri-Bibi lui serra tendrement la main.

 

« Je t’aime toujours ! lui souffla-t-elle.

 

– Qu’es-tu venue faire ici, la Comtesse ? demanda Chéri-Bibi en retardant encore sa marche.

 

– Te sauver, Chéri-Bibi !… Te sauver si tu as un peu pitié de moi ! Ils ont préparé contre toi une chose effroyable !

 

– Qui, ils ?

 

– Lui, et Petit-Bon-Dieu !

 

– Je m’en doutais. Les misérables !…

 

– Mais rien n’est perdu encore si tu m’écoutes !…

 

– Je tuerai le Kanak, la Comtesse !

 

– Cela ne te sauvera pas ; il a pris ses précautions, je le sais. C’est lui qui me l’a dit. Il a écrit toute ton histoire et fait son testament dans lequel il révèle ta vraie personnalité et donne les moyens de s’en procurer les preuves. Le tout a été mis sous enveloppe cachetée qui sera ouverte le jour de sa mort.

 

– Alors je ne peux pas le toucher ?

 

– C’est pourquoi il se croit si fort ! Regarde-le ! Je le déteste !

 

– Je suis perdu, la Comtesse !

 

– Faut voir !… M’aimeras-tu ? »

 

Chéri-Bibi n’eut pas à lui répondre. Cécily s’était retournée sur eux et les appelait. Pendant qu’elle servait le café avec sa grâce coutumière, son mari la regardait aller et venir sans plus dissimuler son profond accablement. Ce que venait de lui révéler la Comtesse lui coupait bras et jambes. Il était désarmé : le Kanak pouvait tout contre lui. Il serait dans ses mains comme un jouet. Le Kanak serait son maître, son tourmenteur, son bourreau, et il lui était défendu, à lui, Chéri-Bibi, de penser à s’en débarrasser. Son crime serait le signal de sa défaite, de sa ruine.

 

Ah ! le Kanak « s’était gardé à carreau » ! Et Chéri-Bibi devrait le subir jusqu’au dernier sou, jusqu’à ce qu’il l’eût dépouillé, lui et les siens ! Pauvre Cécily ! Pauvre petit Jacques !

 

Chéri-Bibi avait glissé l’une de ses mains sous son gilet, sous sa chemise, et ses ongles déchiraient sa poitrine, striaient de rouge les infâmes et indélébiles marques bleues qui faisaient de lui un Chéri-Bibi pour la vie et même par-delà la mort !

 

Cécily et le docteur s’étaient éloignés un instant pour juger du coup d’œil que l’on avait du haut d’un tertre d’où l’on apercevait la mer.

 

« Mais enfin, gronda l’impuissant Chéri-Bibi, quand il se vit seul à nouveau avec la Comtesse, mais enfin, combien d’argent veut-il ?

 

– Tout !

 

– Et qu’est-ce qu’il me restera à moi ?

 

– C’est ce que je lui ai demandé. Il m’a répondu qu’il te resterait ton amour pour ta femme. Si tu l’aimes bien, Chéri-Bibi, te voilà consolé !… Et finalement, c’est moi qui n’aurai rien ! Oh ! je le vois bien, va, j’ai vu comme tu la regardais tout à l’heure !…

 

– Ne parle pas de ça, ça ne te regarde pas !… »

 

Il lui jeta cette phrase avec tant de férocité qu’elle lui murmura dans un extraordinaire transport :

 

« Ah ! je te retrouve presque comme dans le temps, quand il ne t’avait pas enlevé ta gueule, Chéri-Bibi !… Eh ben, va, tout n’est pas dit entre nous trois ! Je le déteste et je t’aime ! Le reste viendra à son heure… Faut pas désespérer de la Providence !

 

– Enfin ! qu’est-ce que vous avez manigancé ? Tu peux toujours bien me le dire ! Comment est-il venu il y a deux ans ? Il avait donc quitté tout de suite le Bayard ?

 

– Oui, tout de suite après toi ! Et nous sommes revenus en France où l’on pensait bien te retrouver. Il avait naturellement toujours pensé au grand chantage. Pour lui, le million ne comptait pas ! L’œuvre de sa vie, c’était toi ! Il l’avait ratée avec tant d’autres !… Tu penses bien qu’il n’allait pas te lâcher, après avoir réussi ta figure ! Non ! le million ne comptait pas ! Et il l’a bien prouvé en le perdant en un mois à Monte-Carlo. C’est alors qu’il est venu s’installer ici, croyant que tu arriverais bientôt !

 

– Et toi ?

 

– Moi ! je partais pour les Indes avec un riche commissaire du gouvernement anglais. J’aimais mieux m’en aller. Je ne voulais pas assister à ce qui allait se passer. Ça me faisait trop de peine. Et puis, je pensais toujours à toi. Tu m’as toujours traité comme une chienne. Mais je t’ai dans la peau !… Ah ! ne dis rien, je ne te demande rien, Chéri-Bibi !… J’attendrai !… mon jour viendra !

 

– Les bandits ! » grondait en lui-même Chéri-Bibi.

 

Il aurait voulu avoir un couteau au bout des ongles pour se l’entrer dans les chairs, pour se déchirer, pour se punir de s’être mis ainsi, lui qui se croyait arrivé au sommet du bonheur, entre ces deux êtres qui allaient le broyer !

 

La Comtesse, les yeux fixés sur le Kanak et la marquise qui discutaient encore là-haut du paysage et s’extasiaient sur le panorama, continuait sa brève histoire en phrases rapides : « C’était le Kanak qui lui avait présenté son lord, aux fins de « le vider », car, en attendant que le grand coup du marquis réussît, il fallait de l’argent. Et elle n’avait cessé de lui en envoyer des Indes. Cet homme la tenait à cause de leur passé commun effroyable. Le lord était mort, laissant la forte somme à la Comtesse, et le Kanak, instruit par sa police, une police internationale de bagne, la meilleure de toutes, était venu la rejoindre au moment où elle espérait pouvoir s’en débarrasser. Depuis un an, on mangeait l’argent du lord. Maintenant qu’il n’y en avait plus, on reprenait le coup du marquis. »

 

Et cette fois, le Kanak était bien décidé à se faire riche pour toute sa vie !… Voilà le plan ! Il était simple.

 

« Faudra que tu passes par tout ce qu’il voudra, mon pauvre Chéri-Bibi ! Ah ! tu avais pensé à le tuer ! Mais tu ne peux pas le tuer !

 

– Je ne peux ni le tuer, ni me tuer, car je sais ce qu’il ferait après ma mort !

 

– Il ferait chanter ta femme, la main sur ton cadavre, en lui révélant que le fils du marquis du Touchais est le fils de Chéri-Bibi…

 

– Ah ! tais-toi ! tais-toi ! râla Chéri-Bibi… et il eut, après un silence affreux, une sorte de rugissement sourd : Fatalitas !

 

– Prends garde ! voilà ta femme ! Je disais à votre mari, marquise, que vous aviez une propriété charmante. Oh ! charmante !… La vue y est adorable, et l’air y est exquis. Ça n’est pas comme aux Feuillages où nous vivons dans une humidité pénétrante. Je ne sais pourquoi mon mari est allé chercher cette masure dans le chemin creux. Ce n’est pas un chalet, chère madame, c’est une éponge !… une éponge, je vous assure ! Le docteur, qui est arthritique, m’en dira des nouvelles. Gare aux rhumatismes, mon ami !…

 

– Si j’étais assez riche, fit le docteur, j’achèterais au marquis sa villa de La Falaise, en admettant qu’il voulût bien la vendre. En attendant, chère amie, si tu le veux bien, nous allons prendre congé et retourner aux Feuillages, mon courrier m’attend !

 

– Madame, disait Cécily, chaque fois que vous voudrez nous faire le plaisir de venir nous voir, vous serez la bienvenue à la villa de La Falaise… »

 

Au moment du départ, Cécily et le docteur, parlant de la santé de la marquise douairière, laissèrent seuls encore un instant Chéri-Bibi et la Comtesse. Celle-ci se pencha rapidement à l’oreille du marquis.

 

« Je veux voir, fit-elle, si tu es toujours Chéri-Bibi ou un marquis à la manque ! Le testament se trouve chez Petit-Bon-Dieu, au premier étage du restaurant du port, dans un vieux secrétaire en acajou ! Prends le testament d’abord ! Tue le Kanak ensuite… et nous causerons ! »

 

Cécily venait à elle, lui tendant la main :

 

« À bientôt, j’espère, chère madame…

 

– À bientôt, marquise… »

 

XI

Chéri-Bibi se remet à l’ouvrage


Il faisait, cette nuit-là, un temps affreux, à ne pas mettre, comme on dit, un chien dehors. Le vent, la pluie faisaient rage ; la mer déferlait sur les rochers avec une violence retentissante. Sur la falaise, balayée par l’orage, il faisait noir comme dans un four. L’ombre même des villas n’était point visible, à dix pas, dans cette obscurité opaque. Aucune lumière.

 

Deux heures du matin venaient de sonner à la petite chapelle, dans l’étroite vallée. Le vent de mer semblait acquérir, de minute en minute, plus de force. Sa voix sinistre hululait terriblement, annonciatrice d’inévitables catastrophes. Il fallait plaindre les pauvres marins qui n’étaient point rentrés au port et aussi les malheureux terriens que leurs occupations ou les malheurs de la vie avaient chassés de leurs foyers pour les jeter au milieu de cette tourmente.

 

Mais qui donc pouvait être assez abandonné de Dieu et des hommes pour se tenir dehors par un temps pareil ? La nature, moins inclémente souvent que la civilisation, offre des refuges au plus misérable contre les colères du ciel. Il y a des grottes, des anfractuosités, des coins de roc où les humains peuvent se mettre à l’abri, puisque aussi bien il y a des cavernes pour les bêtes.

 

Alors que font donc sous la pluie diluvienne et dans le vent glacial ces deux ombres courbées sous le poids de l’ouragan, qui s’avancent au milieu de l’abominable nuit ? Vers quel but, peut-être plus obscur encore que les ténèbres, tendent-elles ? Vers quoi marchent-elles ? Qui les pousse ?

 

Fatalitas !

 

Oui, c’est le destin qui conduit ces deux ombres louches, la fatalité du crime qui engendre le crime et qui ne lâche jamais son homme dès qu’elle l’a marqué, une première fois, de sa main rouge, et c’est peut-être aussi le destin qui a voulu envelopper de tempête ces deux êtres qu’il a voués à des gestes tragiques.

 

« Fatalitas ! souffle Chéri-Bibi, qui se rattrape à la Ficelle, car il vient de manquer de glisser sur la terre humide. Quel temps, mon bon la Ficelle !

 

– Vous plaignez pas, monsieur le marquis ; vaut mieux ce temps-là pour ce que nous avons à faire que le clair de lune !

 

– Je suis trempé jusqu’aux os, et certainement je vais attraper un bon rhume.

 

– Mme la marquise vous soignera.

 

– Chère Cécily ! Elle qui me croit bien au chaud dans mon lit !

 

– C’est ce qu’il faut, dit la Ficelle, philosophe. Nous ne pouvions pas l’inviter.

 

– Ah ! là ! là ! si ça continue, il va falloir se mettre à quatre pattes !

 

– Tant mieux ! Tant mieux ! Nous ne risquons point de rencontrer M. Costaud.

 

– La Ficelle, ta bonne humeur m’étonne !

 

– C’est que je me dis que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et qu’après nous recommencerons à être tranquilles comme devant.

 

– Arrêtons-nous un instant à l’abri du sémaphore.

 

– Nous avons tort, monsieur le marquis.

 

– Je ne peux plus respirer.

 

– Nous en avons pourtant bien vu d’autres.

 

– Certainement, mais j’en ai perdu l’habitude… Tiens, un instant, là. Ah ! tout de même, tu ne diras pas que ça ne fait pas du bien de souffler un peu !… En vérité, je t’admire ! Alors, toi, ça ne te fait rien de te remettre à la besogne ?

 

– Peut-être plus qu’à vous, monsieur le marquis, car j’ai moins à y perdre. Mais mon dévouement à monsieur le marquis me pousse à lui dire les paroles nécessaires pour qu’il ne se décourage pas… Moi, je ne suis encore qu’un pauvre hère, mais j’apprécie tout l’effort qu’il faut à un honnête homme comme monsieur le marquis pour revêtir une défroque abandonnée depuis si longtemps, s’affubler de ces vêtements rapiécés, se coiffer de cette ignoble casquette…

 

– Tu as raison, la Ficelle. Quand, avant de sortir par la fenêtre, je me suis regardé dans la glace de mon armoire, je ne cacherai pas que j’ai frissonné. Je me faisais peur à moi-même. Et enfin, quand je me suis reconnu là-dessous, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Que veux-tu, la Ficelle, je n’ai plus l’habitude, je n’ai plus l’habitude ! Et puis je croyais si bien que tout cela était fini !

 

– Ah ! je vous en prie, monsieur le marquis, ne vous attendrissez pas ! Ce n’est pas le moment. Il va falloir montrer de l’énergie.

 

– J’en aurai… Mais laisse-moi te dire que j’ai honte d’être dehors comme un vaurien, par un temps pareil, et d’être habillé comme un ouvrier du port. Ah ! si Cécily me voyait !…

 

– Évidemment, nous ne sommes pas beaux ! Et je dois dire également à monsieur le marquis que si Virginie apercevait dans cet accoutrement son fiancé, nous ne serions point près d’aller à la noce, toute enceinte qu’elle est, la brave fille…

 

– As-tu bien tous les instruments ?

 

– Oui, là, dans le sac.

 

– Les clefs ? Les rossignols ? La pince-monseigneur ? La petite lanterne sourde ? Où t’es-tu procuré la pince-monseigneur ?

 

– Monsieur le marquis, je l’ai volée… Parfaitement. C’est moi qui me suis remis, comme vous voyez, le premier à l’ouvrage… Eh bien, je n’aurais jamais cru que c’était si dur de s’approprier le bien d’autrui, une fois, comme vous dites, qu’on a perdu l’habitude… J’étais tout tremblant, tout chose… Je me suis sauvé comme un enfant…

 

– Ça prouve ton bon naturel, la Ficelle.

 

– Oui, mais, écoutez donc, faut pas être trop enfant non plus ! Si vous l’êtes maintenant plus que moi, nous ne ferons point de bonne besogne. Voilà pourquoi je fais le brave et pourquoi j’essayais de vous remonter tout à l’heure.

 

– C’est vrai ! il faut en finir !… Allons, viens ! »

 

Et ils repartirent sous la pluie, dans la tempête, au fond de la nuit noire.

 

« Ce qu’il y a de bon maintenant, soufflait la Ficelle en manière de consolation, c’est que nous avons le vent pour nous, un bon vent arrière qui nous pousse droit vers le restaurant du port. »

 

Ils aperçurent bientôt les premiers réverbères de la côte et descendirent rapidement à Dieppe ; ils traversèrent le pont, les quais, sans rencontrer âme qui vive. Les douaniers étaient enfoncés dans leurs petites guérites.

 

Ils s’arrêtèrent un instant, à deux pas de la Halle aux poissons, et regardèrent les fenêtres de Petit-Bon-Dieu.

 

La maison faisait le coin du quai et avait deux étages. Au rez-de-chaussée, les volets sur les vitres ne laissaient passer aucune lumière. Au premier étage, ainsi qu’au second, pas une lueur. Tout semblait dormir ici comme dans les maisons voisines. Ils prirent par une petite rue et arrivèrent tout de suite sur la place où se dresse la masse sombre de la statue de Duquesne.

 

Ils s’adossèrent au socle, et là confondus avec l’ombre du grand marin, ils observèrent quelques minutes les alentours, avant de risquer l’aventure, profitant de ce moment de répit pour s’entendre sur les dernières dispositions à prendre.

 

La maison du restaurant du port avait une entrée sur la petite cour d’un vieil immeuble dont la façade donnait sur la place. On pénétrait dans cette cour par une vaste porte en chêne toute consolidée de clous et de barres de fer dans laquelle se trouvait encastrée une autre petite porte dont la Ficelle avait la clef.

 

Cette clef lui avait été donnée par Virginie au temps où la jolie Cauchoise était servante au restaurant et habitait sous les combles de la maison. La Ficelle connaissait donc bien ce chemin. Il ne put s’empêcher de faire remarquer à Chéri-Bibi :

 

« Monsieur le marquis, vous m’avez plus d’une fois reproché mes escapades galantes, les trouvant indignes de la situation que j’occupais près de vous, mais n’estimerez-vous pas, aujourd’hui, que nous étions déjà, en quelque sorte, servis par la Providence qui me faisait tomber amoureux d’une jeune personne que je ne pouvais joindre qu’en passant par un chemin dont la connaissance nous est maintenant d’une grande utilité ?

 

– Pas tant de phrases, la Ficelle, et agissons ! Et surtout, cesse de me donner du marquis dans une entreprise où mon nom ne doit pas être prononcé. Je te l’ai dit. Que je n’aie pas à te le répéter !

 

– Bien, monsieur le marquis.

 

– Encore !

 

– Préférez-vous que je vous appelle Chéri-Bibi ?

 

– Ne m’appelle pas du tout si tu ne veux pas recevoir mon pied quelque part… Dis-moi… tu es sûr qu’il n’y a qu’une pièce au premier étage ?

 

– Oui, et le meuble en question s’y trouve. Cette pièce servait de bureau au patron et aussi quelquefois de cabinet particulier pour des clients exceptionnels qui ne voulaient point être confondus avec le populaire d’en bas.

 

– Tu dis qu’il est impossible de passer par la porte du petit escalier donnant sur la cour ?

 

– Impossible, car elle est fermée à l’intérieur par une barre de fer cadenassée, et la cuisinière, qui a la clef, à l’habitude de coucher tout près de là. Nous devons arriver directement au premier étage par la fenêtre de la cour, en montant à l’échelle.

 

– Et cette échelle est là ?

 

– Oui, monsieur le m…, je l’y ai toujours vue. L’affaire sera vite faite, je vous le répète. Petit-Bon-Dieu couche au second, comme l’ancien patron, je m’en suis assuré pas plus tard qu’hier en faisant bavarder prudemment la cuisinière que j’ai rencontrée au marché.

 

– Et nous ne courons aucun danger ?

 

– Aucun, je crois pouvoir l’affirmer, monsieur le m… »

 

Cette phrase ne se termina point sans une légère exclamation de M. Hilaire, qui venait de recevoir le pied de M. le marquis dans le derrière, comme M. le marquis le lui avait fait prévoir pour lui apprendre à être moins poli.

 

« Les gens qui habitent sur la cour, dans l’autre immeuble, ne peuvent pas nous entendre ? interrogea Chéri-Bibi, sévère.

 

– Dame ! nous agirons aussi prudemment que si nous allions à un rendez-vous d’amour. Ils ne m’ont jamais dérangé, moi, exprima l’infortuné secrétaire en se frottant le bas du dos.

 

– C’est que je vais te dire, la Ficelle… pour rien au monde, je ne me laisserai surprendre. Pour rien au monde, je ne permettrai à quiconque de mettre dans une fâcheuse posture le personnage que tu sais… Si quelqu’un se présente, ce serait bien malheureux pour lui !…

 

– J’ai compris, mons… j’ai compris. Ah ! nous voilà dans une bien triste histoire… Oui, ce serait bien regrettable pour ce quelqu’un-là.

 

– Il faudrait le régler en cinq sec, et tu t’y emploieras aussi bien que moi, n’est-ce pas, la Ficelle ?

 

– En cinq sec, monsieur le…, en cinq sec ! Puisqu’il le faut, on n’hésitera pas… Mais j’espère que nous n’en serons point réduits à cette terrible extrémité.

 

– Je l’espère au moins autant que toi, reprit en soupirant Chéri-Bibi… Quelle heure est-il ?

 

– Trois heures moins le quart, peut-être.

 

– Dans une demi-heure, il faut que tout soit terminé, car il faut être au plus tôt aux Feuillages, comme c’est entendu avec la Comtesse… de telle sorte que le Kanak n’ait point le temps de refaire un nouveau testament. Mais là-bas l’affaire sera vite réglée. Nous avons une amie dans la maison.

 

– Il est grand dommage, monsieur, que nous n’ayons point pu commencer à travailler une heure plus tôt.

 

– C’est toi-même qui m’as dit que Petit-Bon-Dieu ne se couchait point de bonne heure.

 

– Sans doute, mais je redoute le petit jour pour rentrer à la villa de La Falaise. Faits comme nous sommes, nous ne manquerons point d’attirer la curiosité des passants si nous en rencontrons.

 

– Je sais un petit chemin par les haies, qui nous évitera ce désagrément, répliqua Chéri-Bibi, qui paraissait avoir pensé à tout. Allons, es-tu prêt ? Passe-moi le diamant ! Prépare ta lanterne sourde, et en avant !

 

– Que Dieu nous garde ! » souhaita la Ficelle.

 

Et c’est tout juste s’il ne fit point le signe de la croix, tant il était devenu, à l’instar de son maître, bien-pensant.

 

Deux minutes plus tard les deux ombres étaient dans la place. La Ficelle trouva l’échelle dans le cellier et l’appliqua, avec de grandes précautions, contre le mur, de telle sorte que la tête de cette échelle vint aboutir à l’appui de la fenêtre du petit salon du premier étage.

 

Chéri-Bibi monta le premier.

 

La Ficelle, portant le sac à outils, suivait.

 

Chéri-Bibi commença à travailler en silence. Avec son diamant de vitrier, il découpa nettement la vitre, qu’il reçut avec adresse et qu’il passa à la Ficelle. Après quoi il glissa la main jusqu’à la poignée de la fenêtre, qu’il tourna ; et la fenêtre s’ouvrit.

 

Les deux compères furent bientôt dans le salon, sur leurs semelles de corde, car ils s’étaient chaussés d’espadrilles de bain, pour la circonstance.

 

« Ouf ! fit tout bas Chéri-Bibi, en s’asseyant dans un fauteuil, car le cœur lui battait plus qu’il n’eût osé l’avouer à son second, et il avait besoin de se remettre un peu. Ouf ! nous y voilà ! Tout de même, je suis moins rouillé que je ne l’aurais cru ! »

 

La Ficelle avait fait jouer sa petite lanterne sourde, dont il dirigea le rayon sur un coin du salon.

 

Alors ils aperçurent le secrétaire d’acajou.

 

C’était un vieux meuble qui ne paraissait point bien redoutable. Chéri-Bibi se releva, fouilla avec un certain dégoût dans le sac où la Ficelle avait accumulé tous les objets nécessaires à la cambriole et s’approcha du secrétaire avec une collection respectable de clefs, de rossignols, de crochets, de passe-partout.

 

Ils purent venir à bout ainsi de l’une des deux serrures, mais l’autre résista à toutes leurs tentatives.

 

Du reste, ils tremblaient, en toute vérité. Le moindre bruit qu’ils faisaient avec leur trousseau métallique les immobilisait pendant des minutes entières qu’ils passaient à écouter, la sueur au front, s’ils n’avaient pas été entendus, s’ils n’avaient pas donné l’éveil.

 

Ce fut bien autre chose quand il leur fallut se servir de la pince-monseigneur. Le meuble craquait, et ils s’arrêtaient dans leur besogne, le souffle coupé, les jambes flageolantes.

 

Un moment, il leur sembla avoir perçu un soupir lointain, profond, douloureux. Ils se tinrent cois… épouvantés.

 

« C’est quelqu’un qui bâille là-haut ! finit par dire la Ficelle.

 

– Alors on est réveillé ! émit Chéri-Bibi.

 

– Eh bien, pressons-nous, nous n’avons pas de temps à perdre !… »

 

Et cependant ils en perdaient, car il leur aurait fallu donner un violent effort pour faire sauter la serrure de sa gâche, et cet effort les effrayait à cause du bruit qu’ils redoutaient.

 

« Ah ! je n’ai plus la main !… Je n’ai plus la main !… gémissait le pauvre Chéri-Bibi en essuyant les gouttes de sueur qui lui coulaient le long du visage. Autrefois, il y aurait eu beau temps que tout serait fini !

 

– Et puis on n’a plus le cœur non plus ! avoua le bon la Ficelle.

 

– Non, on n’a plus le cœur non plus ! Un méchant meuble de rien du tout ! je n’aurais jamais cru que j’étais devenu si feignant ! soupira Chéri-Bibi.

 

– Allons, monsieur… encore un peu de courage ! Songez que c’est pour votre femme, pour votre enfant que nous travaillons ! »

 

Ce noble rappel de la Ficelle aux devoirs de famille de M. le marquis du Touchais ne fut point perdu. Chéri-Bibi se redressa galvanisé. Et plein d’une ardeur factice et passagère, il se remit à l’ouvrage. Il appuya de toutes ses forces sur la pince, et cette fois le meuble céda.

 

Le couvercle du secrétaire se rabattit sur Chéri-Bibi, et la Ficelle n’eut que le temps de le retenir sur ses deux mains tendues.

 

Toutefois, il y avait eu un gros craquement, un gros gémissement du bois auquel avait répondu, presque immédiatement, un gémissement humain, là-haut !

 

« Bonsoir de bonsoir ! fit la Ficelle, qu’est-ce qui se passe ?

 

– Nous nous en f… ! Allons, ouste, ta lanterne ! »

 

Chercher dans le meuble le testament, l’emporter, fuir, tout cela ne devait plus être maintenant qu’une question de secondes. Chéri-Bibi aurait déjà voulu être dehors. Armé de la lanterne de la Ficelle, il fouillait dans tous les coins et recoins du secrétaire, ouvrait tous les tiroirs, s’impatientait, ne trouvait rien, absolument rien : le meuble tout entier était vide.

 

Il n’y avait pas un papier là-dedans !…

 

Si, il y en avait un, un papier qu’il finit par découvrir et qui était appliqué avec des punaises contre le bois du secrétaire, dans le fond, comme une pancarte. Sur cette pancarte, on avait tracé une ligne d’écriture, une phrase que le jet de lumière éclaira, syllabe par syllabe, et qui fit reculer Chéri-Bibi et la Ficelle, cependant qu’ils laissaient échapper un affreux juron.

 

Cette phrase venait de leur sauter aux yeux, avec ses gros caractères soulignés de points d’exclamation ironiques : Petit-Bon-Dieu présente bien ses hommages à M. le marquis du Touchais.

 

XII

Bataille


Les deux compères s’étreignirent la main dans un mouvement où ils avaient mis tout leur désespoir.

 

« Nous sommes perdus ! » gronda Chéri-Bibi.

 

Et il se traîna jusqu’à la fenêtre, suivi de la Ficelle, qui avait éteint sa lanterne. L’échelle n’y était plus ! Et dans la cour, où ils eussent pu tenter de sauter, quittes à se rompre le cou, ils distinguèrent deux ombres qui faisaient le guet, enveloppées de manteaux.

 

Ils se rejetèrent dans la chambre et s’en furent, en s’appuyant aux murs, jusqu’à la fenêtre qui donnait sur le port. Elle était grillée comme la plupart des fenêtres de ces antiques masures. Ah ! ils étaient bien pincés comme dans une souricière !

 

« La garce ! » exprima Chéri-Bibi, affolé.

 

Cette dernière apostrophe s’adressait certainement à la Comtesse, qui avait su si bien le conduire jusqu’au fond de cette impasse. Elle s’était moquée de lui et l’avait eu, lui, Chéri-Bibi, comme un novice. Du moins le pensait-il.

 

La rage de Chéri-Bibi cependant était moins grande que sa peur. Comment allait-il sortir de là ? Avant tout, il convenait d’éviter tout scandale. Et il devait combattre les bandits dont il craignait d’être la proie sans donner l’éveil aux honnêtes gens. Il tournait avec précaution dans l’étroite pièce, en râlant :

 

« Nous voilà propres ! nous voilà propres !

 

– Ça, c’est vrai, monsieur le marquis, nous voilà propres ! » gémissait M. Hilaire, qui était de l’avis de son maître, plus que jamais maintenant, et qui dut certainement à la gravité de la situation de n’être point rappelé à l’ordre aussi brutalement que tout à l’heure.

 

Oui, Chéri-Bibi avait peur ! S’il avait pu cependant, au centre d’événements aussi redoutables, garder cette juste faculté d’appréciation qui, depuis qu’il avait été promu à une nouvelle destinée, en avait fait l’un des hommes les plus équitables de son temps, il n’eût point manqué de juger que c’était bien son tour ! Car enfin, depuis qu’il était au monde il avait fait souvent peur aux honnêtes gens, la nuit, pour qu’il éprouvât lui aussi, au moins une fois dans sa vie, cette sensation d’angoisse désagréable qui annihile les plus braves et les fait grelotter comme des enfants au sein mystérieux des ténèbres.

 

La Ficelle n’était point plus brave. Ses mains tâtonnantes rencontrèrent une porte qu’il secoua en vain. Cette porte conduisait à l’étage supérieur. Elle était bien fermée. Il s’en fut à l’autre porte. Il alla à la serrure. Pas de clef. Mais il tourna la clenche. La porte cédait. Il n’avait qu’à ouvrir.

 

« C’est la porte qui donne sur l’escalier descendant au restaurant ! souffla-t-il tout bas à l’oreille de Chéri-Bibi, qui était penché sur lui. Nous n’avons qu’à descendre ! Là nous ouvrirons une fenêtre et nous sauterons sur le quai. »

 

Mais Chéri-Bibi lui saisit le poignet :

 

« N’ouvre pas !… »

 

Il redoutait un piège.

 

Il n’était point naturel que cette sortie leur eût été si bénévolement ménagée. Et comme ils se tenaient là, dans un désordre absolu, ne sachant s’ils devaient avancer ou reculer, le mari de Cécily s’étreignit le front de ses doigts fébriles.

 

Il pensait à sa femme, à son enfant, à tout ce qu’il aimait sur cette terre de malheur, et il eut une rapide et déchirante vision de la douceur du foyer là-bas, du calme repos où ils devaient être plongés tous deux, dans le nid tiède de la villa de La Falaise, pendant qu’il errait, lui, dans les couloirs de la nuit et du crime, habillé et armé comme un malfaiteur.

 

« Vois-tu, dit-il à la Ficelle, qui s’était accroché à lui comme un enfant aux jupes de sa mère, vois-tu, il y a des métiers où il vaut mieux ne pas avoir de famille ! »

 

Comme il prononçait cette parole de sagesse, il sentit sur sa main quelque chose qui coulait. C’était comme des gouttes qui tombaient une à une du plafond. Et, dans ce même moment, l’affreux soupir qu’ils avaient entendu précédemment recommença. Cela venait encore d’en haut.

 

Ils perçurent un léger bruit qui se traînait sur le plafond. Et, comme ils n’avaient point bougé et que la main de Chéri-Bibi était restée sur son front, il sentit encore cette coulée tiède sur sa peau brûlante.

 

Que se passait-il là-haut ?

 

Qu’allait-il se passer ici ? Qu’avait-on préparé contre eux ? Dans quel traquenard allaient-ils se jeter au moindre geste ? Et pourquoi ce soupir ?

 

Chéri-Bibi s’était penché sur la Ficelle qui étouffait d’angoisse et lui avait pris sa petite lanterne. Il en dévoila la lumière très prudemment et regarda sa main. Elle était rouge de sang !

 

Oui, d’en haut c’était du sang qui coulait !

 

Chéri-Bibi se recula, plein d’horreur. Il n’était plus habitué à cette rosée-là depuis longtemps.

 

Et alors, continuant à couler d’en haut, les gouttes de sang tombaient sur le parquet avec le bruit monotone des gouttes de pluie filtrant au travers d’une gouttière mal soudée. Cette pluie rouge ajoutait intensément à leur épouvante.

 

Acculés dans leur coin, tous les deux, au fond des ténèbres, le dos appuyé à cette porte qu’ils n’osaient pas franchir, la Ficelle armé d’un couteau, Chéri-Bibi brandissant sa pince-monseigneur comme une massue (ils s’étaient interdit les armes à feu), ils attendaient que se produisit quelque événement qui les renseignât sur l’étendue de la catastrophe qu’on avait préparée pour eux, cette nuit-là ! Et ils eussent préféré une franche attaque à cette expectative lamentable, dans le noir, pendant qu’au-dessus de leur tête semblait se traîner une agonie.

 

Le parquet seul était éclairé dans un étroit espace, par le jet de la lanterne qu’ils avaient déposée à leurs pieds. Et, dans ce cadre de lumière, la pluie rouge continuait de couler…

 

Soudain, un billet blanc, un morceau de papier, tomba au même endroit…

 

Le billet, lui aussi, avait dû trouver l’espace nécessaire pour se glisser entre les poutrelles pourries du plafond. Ce papier, c’était peut-être un avertissement ! C’était peut-être le salut ! C’était peut-être un nouveau piège !… Il fallait savoir ! Chéri-Bibi s’allongea jusqu’à lui, ramassa le billet maculé de taches rouges et l’approcha de la lanterne. Il y avait là quelques mots qui venaient d’être écrits avec du sang.

 

« VOULU TE SAUVER… JE MEURS… PRENDS GARDE… CHÉRI-BIBI, T’ADORE… TE FAIRE TOUT SIGNER PAR TORTURE… TESTAMENT, JE CROIS… GIME… »

 

Des lettres avaient été tracées entre « je crois » et cette dernière syllabe « gime » ; mais elles étaient si bien mêlées au sang frais dont le billet était tout barbouillé, qu’elles étaient devenues illisibles.

 

Chéri-Bibi leva sa tête vers le plafond ; mais on ne soupirait plus là-haut. On ne se traînait plus.

 

« La Comtesse ! » murmura-t-il, et il arracha le papier, dont il mit les morceaux dans sa poche.

 

Pour lire, il s’était étendu sur le plancher, au ras de la lumière de la lanterne sourde. Il fut tout étonné, alors que son oreille était tendue vers les bruits d’en haut, vers les soupirs venus du plafond qui, subitement, s’étaient tus, il fut, disons-nous, tout étonné d’entendre distinctement un murmure de voix qui venait d’en bas.

 

Il colla son oreille sur le plancher.

 

Voilà maintenant qu’il percevait les mots rapides, échangés cependant à voix basse, dans la salle du restaurant, des mots comme ceux-ci : « Attendons ! »… « Il doit travailler encore »… « Le coffre-fort est solide ! »… Et encore, celui-ci, qui lui dévoilait tout le plan de ses adversaires : « Faudra bien qu’il descende ! »

 

Comme il l’avait redouté, l’ennemi l’attendait en bas. C’était là qu’il avait tendu sa chausse-trape. Il se félicita d’avoir arrêté la Ficelle au moment où il se disposait à descendre. Tous deux seraient maintenant les prisonniers de ces bandits, tandis qu’après tout, il n’y avait rien de fait.

 

Peu à peu, Chéri-Bibi, malgré l’effroyable pluie de sang qui continuait à tomber de là-haut, reprenait son sang-froid. Il savait qu’on l’attendait. Il avait le temps de réfléchir, de voir ce qu’il allait pouvoir risquer. Il n’avait plus rien à craindre d’en haut, s’il n’y allait pas, et tout à redouter d’en bas s’il descendait.

 

Il ne pensait point du tout à grimper à l’étage supérieur pour courir au secours de la malheureuse qui agonisait. Le rôle qu’avait joué la Comtesse dans cette affaire lui paraissait encore trop louche pour qu’il la plaignît ou qu’il cessât de se méfier de son intervention. Ce sang, cette agonie, c’était peut-être encore une comédie ! Non, ce qu’il eût voulu tout de suite savoir, c’était combien il y en avait en bas.

 

Or, dans le moment qu’il s’étonnait d’avoir si bien entendu la rapide conversation des complices, il s’aperçut qu’il avait collé son oreille sur une petite trappe dont l’anneau était encastré assez exactement dans le bois du plancher.

 

C’était une toute petite trappe, pas plus grande que la largeur des deux mains. Elle devait servir au patron de l’établissement, soit à surveiller le travail de ses employés quand il se trouvait en haut, soit à leur crier ses ordres, soit à se rendre compte de la qualité de la clientèle.

 

Chéri-Bibi fit signe à la Ficelle d’étouffer à nouveau la lumière de la lanterne, puis il parvint assez facilement à passer un doigt dans l’anneau et à soulever la planchette. Il se pencha sur le trou ainsi ouvert dans le plancher. Sa figure partit comme éclairée d’une lointaine et mystérieuse lueur et presque aussitôt il se rejeta en arrière en retenant une exclamation.

 

Si vif qu’avait pu être ce mouvement, son compagnon avait aperçu, une seconde, le visage effaré de Chéri-Bibi.

 

La Ficelle vint regarder à son tour, jeta un coup d’œil au-dessus du petit cadre si étrangement lumineux, et lui aussi eut le même rejet instinctif de tout le corps en arrière.

 

Et puis, tous deux, retenant leur respiration, revinrent en glissant à leur observatoire et, tête-à-tête, considérèrent avec épouvante le spectacle d’en bas. Leurs mains, pendant ce temps, s’étaient encore rejointes et, par leur étreinte nerveuse, ils se communiquaient l’importance de leur émoi.

 

C’est que ce qu’ils voyaient n’était guère fait pour les rassurer. Éclairés d’une façon fantomatique par la lumière avare d’une petite lampe presque entièrement baissée et entourée, pour plus de précautions, d’une étroite gaine de papiers qui ne laissait point aller les rayons jusqu’aux coins restés ténébreux de la salle de restaurant, des figures terrifiantes, à cause de leur quasi-résurrection, surgissaient, muettes, silencieuses, immobiles.

 

Autour de la table, elles étaient quatre.

 

Et l’on comprendra l’indicible effroi de Chéri-Bibi et de la Ficelle en reconnaissant dans ces quatre figures de fantômes Gueule-de-Bois, Boule-de-Gomme, le Rouquin et un autre relingue de la « cage des financiers », bien connu pour sa lâche férocité : Va-Nu-Pieds.

 

Ainsi toute la fleur du Bayard était là, qui avait suivi le Kanak dans ses pérégrinations et escompté le coup de fortune que celui-ci leur avait sans doute promis s’ils le secondaient dans son entreprise contre le marquis. Celui-ci avait été une trop belle proie, la première fois, pour qu’ils ne tentassent point de renouveler l’aventure en grand, et après l’avoir réduit à une nouvelle captivité, de le dépouiller, cette fois, « jusqu’à l’os ».

 

De toute évidence, le Kanak, faible physiquement et pusillanime, n’avait point osé risquer tout seul le coup contre Chéri-Bibi. Et voilà la troupe qu’il amenait pour le réduire à sa merci.

 

« Et s’ils savent tout, si l’autre leur a tout dit ? » s’interrogea avec une angoisse terrible notre désespéré héros. S’ils savent qui ils poursuivent dans la peau du marquis du Touchais ?

 

Il se rappela la façon dont Petit-Bon-Dieu venait de le saluer si ironiquement du fond de son secrétaire.

 

« Ah ! les bandits ! Ils savent tout ! Ils savent tout ! râla Chéri-Bibi en entraînant la Ficelle dans un coin du salon… Tu les as reconnus, dis ? Tous ceux de ma cage !… Ah ! misère, c’est tout le passé qui revient !

 

– Monsieur le marquis, grelottait la Ficelle, qui, lui, sentait s’en aller tout son courage depuis qu’il avait vu les effrayantes figures… monsieur le marquis… écoutez-moi… Nous ferions mieux de nous rendre !… »

 

Chéri-Bibi ne lui répondit pas. Il pensait. Prodigieusement, il pensait. Entre le crime de là-haut, qui continuait à « couler », et celui qui se préparait en bas, il parvenait cependant à penser. Oui, Petit-Bon-Dieu, Gueule-de-Bois et les autres savaient tout ! Ils n’ignoraient point le secret que le faux marquis du Touchais venait chercher au fond du secrétaire d’acajou, par cette nuit abominable ! Et, avec ce secret, ils allaient le pressurer, et petit à petit, jusqu’à lui faire rendre l’âme, après lui avoir pris tous ses sous !

 

Pouvait-il traiter avec ces gens-là ? Pourrait-il vivre avec cette menace éternelle dans le dos ? Ils étaient sept maintenant à connaître le secret ! Dieu seul savait ce qu’ils en feraient ! Sept qui se dispersaient aux quatre coins du monde du crime, et qui, de temps à autre, reviendraient lui montrer leurs figures patibulaires, en lui tendant à nouveau la main ; sept qui étaient réunis, cette nuit-là, autour de lui, car il ne doutait point que le Kanak ne fût quelque part autour de lui, surveillant l’affaire, en même temps que l’agonie de la Comtesse, s’il était vrai que celle-ci fût en train de mourir pour avoir voulu le sauver – ce dont il n’était point sûr. Oui, tous, tous étaient là, tous ceux qui savaient ou qui, tout au moins, étaient susceptibles de savoir ! Ils étaient tous providentiellement là !

 

Ainsi tout à coup lui apparut l’affaire dans l’effroyable flambée d’idées contradictoires où se consumait son cerveau.

 

Alors, après toutes ses hésitations et toutes ses peurs, il se retrouva le Chéri-Bibi d’autrefois, quand il se ruait contre le destin, pour le vaincre une fois de plus. Mais cette fois il remercia la Fatalitas d’avoir ainsi rassemblé, pour une unique et définitive besogne, les derniers des hommes qui pouvaient espérer sa perte.

 

Il allait tout tuer ! Il s’en sentait de taille ! La folie du meurtre galopait déjà en ses ardentes veines. Il dit à la Ficelle, qui s’arrêta de trembler en le voyant, ou plutôt en le sentant tout à coup si fort :

 

« Tout tuer en silence ! »

 

Dès cette minute, il eut son plan.

 

Renseigné par la petite troupe sur ce qui se passait dans le cabaret, en bas, il avait un avantage marqué sur ceux d’en bas qui ne savaient point, eux, ce qui se passait en haut, et qui finiraient bien par s’énerver, par se lasser, par monter voir !

 

Eh bien, alors, on verrait ! Il s’agissait, après tout, d’en démolir d’abord deux ou trois, si possible, en douceur.

 

Chéri-Bibi s’était placé debout, en retrait, près de la porte, armé de sa lourde pince.

 

La Ficelle était retourné à son poste d’observation. Les sinistres figures n’avaient point bougé. Sur la table, il percevait vaguement le pâle éclat des verres que l’on vidait en silence.

 

La Ficelle cherchait en vain la silhouette du Kanak et celle de Petit-Bon-Dieu, quand ce dernier sortit soudain de la nuit opaque et murmura quelque chose, sa face jaune penchée à l’oreille de Gueule-de-Bois.

 

La terrible figure de Gueule-de-Bois se releva vers le plafond. De toute évidence, ils parlaient de ceux qu’ils pouvaient déjà considérer comme leurs prisonniers et s’étonnaient de ne plus entendre aucun bruit. La Ficelle surprit presque aussitôt un signe de Petit-Bon-Dieu ; et la lampe, qui déjà répandait une assez faible lumière, fut encore baissée, puis portée tout au fond, sur un coin de la cheminée. Aussitôt la Ficelle rejoignit Chéri-Bibi et le mit au courant de ce qui se passait.

 

Le maître le repoussa de façon à garder la liberté de tous ses mouvements et le colla contre le mur d’en face en lui ordonnant de ne pas bouger.

 

À ce moment, la pluie avait cessé et, comme il arrive souvent après de violents orages, la lune se montra entre deux gros nuages.

 

Chéri-Bibi crut entendre, dans le silence de toutes choses, le craquement d’une marche d’escalier.

 

Il pensa que Petit-Bon-Dieu, fatigué d’attendre, se décidait à aller voir ce qui se passait au premier et il retint son souffle.

 

Il ne s’était pas trompé. Le bruit se renouvela et, bientôt après, on tournait la clenche de la porte, et, tout doucement, la porte s’ouvrit.

 

Les rayons de la lune vinrent éclairer en plein la stupéfaction de Petit-Bon-Dieu qui s’attendait à trouver les deux compères en train de travailler à l’ouverture du secrétaire. Or, son premier regard ne rencontrait personne.

 

Peut-être son second regard eût-il découvert Chéri-Bibi et son lieutenant, contre le mur, mais on ne lui laissa point le temps de ce second regard-là.

 

Telle la bête à l’abattoir qui reçoit le coup de maillet qu’elle n’attendait pas et qui s’abat sans un soupir, tel Petit-Bon-Dieu s’étala sans dire ouf ! entre les bras de la Ficelle qui le déposa avec de grandes précautions, sur le plancher, en le tirant un peu en retrait de la porte pour que son cadavre ne gênât point les autres curieux qui, sans doute, ne manqueraient point de venir.

 

La pince-monseigneur de Chéri-Bibi, après avoir défoncé tout à l’heure assez maladroitement le meuble d’acajou, avait ouvert fort proprement le front de Petit-Bon-Dieu.

 

En somme, Chéri-Bibi se remettait assez promptement à la besogne et se « refaisait la main », de telle sorte qu’il pouvait, sans trop de présomption, ne point désespérer du reste de l’ouvrage.

 

Cinq bonnes minutes se passèrent, et, par la petite trappe, restée ouverte, on entendit un bruit de semelles remuées, quelques chuchotements et, tout d’un coup, le retentissement dans l’escalier d’un pas qui ne se dissimulait point.

 

La porte avait été légèrement repoussée par les soins de la Ficelle.

 

Le pas s’arrêta à mi-étage, et, après quelques secondes d’hésitation, la voix rauque de Gueule-de-Bois se fit entendre.

 

Elle demandait tout haut :

 

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a, Petit-Bon-Dieu ? »

 

Petit-Bon-Dieu ne pouvait pas répondre, et pour cause.

 

« Tonnerre ! glapit Gueule-de-Bois, je parie qu’ils ont décanillé ! »

 

Et il hurla :

 

« Petit-Bon-Dieu !… Petit-Bon-Dieu !… »

 

En arrivant à la porte, il eut le tort d’avancer le bout de son nez pour voir « de quoi il retournait ».

 

La terrible pince-monseigneur s’abattit comme le marteau sur l’enclume ; seulement l’enclume ne résista pas.

 

« Et de deux ! » compta philosophiquement la Ficelle en rangeant le second cadavre à côté du premier.

 

Le malheur est qu’une aussi belle opération ne pouvait se continuer avec une aussi magnifique ordonnance. Gueule-de-Bois avait fait, en tombant, beaucoup d’éclat. Et les autres, les trois autres étaient accourus en se bousculant au bas de l’escalier.

 

Chéri-Bibi et la Ficelle distinguèrent parfaitement les voix de Boule-de-Gomme, de Va-Nu-Pieds et du Rouquin. Ils « jaspinaient » tous ensemble. Quant au Kanak, il n’en était pas question. On ne l’avait pas vu ; on ne l’entendait pas.

 

« Ah ! les cochons ! ils les ont butés ! ils les ont butés ! criaient ceux d’en bas.

 

– Vous allez fermer vos plombs ! grondait le Rouquin à ses camarades, on ne s’entend seulement pas ! S’ils ne sont pas menons (mignons) là-haut, on saura bien leur faire passer le goût du pain !

 

– Laissez-moi parler, je vous en prie », suppliait Boule-de-Gomme, le financier.

 

Va-Nu-Pieds criait :

 

« La Ficelle, soyez raisonnable, là-haut ! Voyons, la Ficelle, on ne veut pas vous faire de mal ! »

 

En une autre occasion, les trois bandits se fussent rués au combat et seraient « entrés dedans » sans demander la permission, mais ils semblaient avoir reçu une consigne qui les embarrassait, cependant que le sort qui avait été réservé à leurs deux camarades n’était point fait pour les tranquilliser. On avait dû leur dire :

 

« Surtout, pas de bruit pour le voisinage, pas de rigolos ! »

 

Il ne s’agissait pas pour eux de tuer les otages, naturellement, mais de les annihiler, de les réduire à merci, et ils étaient venus cinq contre deux, sans parler du Kanak et de la Comtesse, et encore la Ficelle, à leurs yeux, ne comptait-il pas ! L’affaire devait être facilement bouclée. Aussi ils étaient stupéfaits, désemparés, devant le fait brutal qui venait de se passer et les privait de deux des meilleurs d’entre eux.

 

À tout hasard, devant le silence obstiné des autres, ils sortirent leurs couteaux.

 

S’ils avaient pu aborder l’obstacle de front, ils auraient eu beau jeu, mais avec cet étroit escalier de bois qui ne laissait passer qu’une seule personne à la fois, ils risquaient tous d’être saignés à tour de rôle, comme des lapins.

 

Voilà pourquoi Va-Nu-Pieds retenait le bouillant Rouquin et aussi pourquoi Boule-de-Gomme essayait de faire taire ses deux acolytes à seule fin d’entrer en pourparlers avec l’ennemi.

 

« La Ficelle, dis bien à M. le marquis qu’on ne veut pas lui faire de mal ! Il est notre prisonnier. Il ne peut pas nous échapper, quoi qu’il fasse. Eh bien, c’est pas la peine de se faire du bobo. Il n’y a qu’à s’entendre !… »

 

Pendant ce temps, Chéri-Bibi réfléchissait qu’il n’avait plus en face de lui que trois hommes, dont deux terribles, le Rouquin et Va-Nu-Pieds, doués d’une force peu ordinaire. Il commençait cependant à penser que la partie devenait égale, à moins que le Kanak ne lui eût encore, pour finir, préparé quelque tour de sa façon, qu’il ne pouvait soupçonner. Il se décida vite. Il dit à la Ficelle :

 

« Je te donne Boule-de-Gomme, débrouille-toi !

 

– Je ferai mon possible, monsieur le marquis », répondit le jeune homme, en frissonnant, car il n’aimait point la bataille et il n’était brave que lorsqu’il le fallait absolument, et son rôle le plus souvent avait consisté à faire le guet, lors des fameuses aventures d’autrefois.

 

« Écoute bien ! Je vais me jeter sur eux ! On roulera. Tu seras debout, t’auras l’avantage. Mais ne perds pas de temps ! »

 

En bas, les voix reprenaient.

 

« Monsieur le marquis, continuait à expliquer Boule-de-Gomme, rendez-vous ! sinon, nous serons dans la nécessité de pénétrer chez vous à la fois par la porte et par la fenêtre ; vous serez pris entre deux feux et nous pourrons être poussés, si vous résistez encore, à quelque extrémité !

 

– Merci de l’avertissement ! » ricana Chéri-Bibi.

 

Et aussitôt il y eut quelque chose de formidable qui tomba dans le groupe formé par les trois hommes : une masse, un corps énorme, qui les renversa de tout son poids et les projeta, les dispersa au fond de l’ombre. Avec d’affreux jurons, les bandits se relevèrent, se cherchèrent, s’agrippèrent.

 

Le premier debout fut Va-Nu-Pieds ; mais saisi immédiatement à la gorge par Chéri-Bibi, il râlait bientôt sous les doigts de fer, tandis que de son autre main restée libre et armée de la pince-monseigneur, le héros du Bayard, le roi des bagnes, faisait un moulinet terrible, écartait momentanément le Rouquin, lequel essayait de le larder de coups de couteau.

 

Le Rouquin, voyant qu’il ne parvenait pas à entamer de sa lame le terrible lutteur, recula et, du fond de l’ombre, arriva tête baissée, à tout risque sur Chéri-Bibi.

 

Les hommes, à nouveau, roulèrent.

 

Chéri-Bibi et le Rouquin s’entreprirent.

 

Pendant ce temps, la Ficelle en avait fini avec Boule-de-Gomme, ayant ouvert le ventre du financier avant que celui-ci ne se relevât. Il l’avait si proprement tailladé que le malheureux râlait en perdant ses entrailles. Ceci fait, le bon la Ficelle était allé achever Va-Nu-Pieds, déjà à moitié mort.

 

Et quand ce fut fini, il se releva, le couteau libre, pour porter secours à son maître.

 

Ainsi dans les duels héroïques de jadis, les seconds, après avoir proprement mis à mal la victime que le sort des armes ou le choix des combattants avait désignée à leurs coups, se retournaient sur les plus dangereux adversaires de leur client et l’accablaient par-derrière.

 

Mais malgré sa bonne volonté, ce jeune homme n’eut pas à intervenir dans le combat de géants que se livraient sur le carreau de la salle obscure Chéri-Bibi et le redoutable Rouquin.

 

En vérité, la Ficelle n’eût pu dire, en contemplant avec un effroi bien compréhensible la masse informe constituée par ces deux corps qui roulaient comme s’ils n’en formaient qu’un, à qui appartenait ce bras dressé soudain en l’air, cette jambe qui ruait, ces épaules qui étouffaient.

 

Du haut de la cheminée, la lueur pauvre de la lampe éclairait mal et fantastiquement ces derniers sursauts du combat.

 

La masse, en roulant, renversait tout sur son passage, chaises et tables, verres et bouteilles : telle la toupie lancée sur le plan où elle a pour mission, après s’être heurtée aux parois du jeu, d’abattre les quilles.

 

La Ficelle, pour ne pas être atteint et peut-être brisé du coup par cette force tumultueuse et rebondissante qui sortait de l’ombre pour y retourner et en ressortir presque aussitôt, avait escaladé vivement quelques degrés de l’escalier, et, penché sur la rampe, encourageait à mi-voix Chéri-Bibi, en lui conseillant de ne point faire quartier à son méchant partenaire.

 

« Tue, Chéri-Bibi ! disait-il. Tue ! Tue ! Mais tue-le donc ! »

 

Il est probable que Chéri-Bibi ne demandait que cela, et que si la chose n’était point déjà faite, il n’y avait pas de sa faute.

 

Mais l’autre se défendait.

 

Soudain, du fond de la nuit où la bataille s’achevait, vint un soupir effrayant de douleur et de mort. Et puis plus rien !… Ce fut le silence. Qui avait poussé ce soupir-là ? La Ficelle qui tremblait d’anxiété, n’eût pu le dire, car au moment de mourir, presque toutes les voix, presque tous les râles se ressemblent. Qui était mort ? Qui attendait que l’autre fût bien mort pour le lâcher et s’en venir ou rassurer la Ficelle, ou le « buter » à son tour ?

 

En dépit du silence qui se prolongeait, nous devons rendre cette justice à la Ficelle qu’il douta peu de la victoire de son maître.

 

« C’est fini, Chéri-Bibi ? demanda-t-il.

 

– J’attends, répondit la voix du maître, pour savoir s’il ne « triche pas » ! »

 

Mais le Rouquin ne trichait pas. Chéri-Bibi avait eu la chance, dans ses ébats, de rencontrer sur le parquet, sous sa main, la pince-monseigneur qui lui avait échappé dans sa chute, et il avait réussi, avec un rare bonheur, à l’enfoncer dans la cervelle du Rouquin, par le chemin tout trouvé de l’œil !

 

Le pauvre Rouquin était bien mort !

 

Et Chéri-Bibi n’était même pas blessé, préservé qu’il avait été du couteau par la glorieuse cotte de mailles de son ancêtre, le maréchal du Touchais, qui l’avait portée à la bataille d’Arques, aux côtés de M. de Mayenne contre ce huguenot de Henri IV.

 

Ce délicat et solide chef-d’œuvre des armuriers d’autrefois avait séduit notre héros dès l’abord qu’il avait visité son château avant que d’y faire rentrer, avec tous les honneurs dus à son rang, Madame Mère, sitôt le départ de la Belle Dieppoise. Il avait mis alors la cotte de maille dans sa poche, en ce disant : « Voilà qui peut toujours servir dans les combats à l’arme blanche ! »

 

L’événement lui donnait raison, mais, toutefois, il n’expliqua point le mystère de son invulnérabilité au bon la Ficelle, préférant le voir s’étonner de sa chance et ne voulant point perdre de son prestige aux yeux de « sa troupe ».

 

XIII

Quelques autres transes


Chéri-Bibi s’étant levé, pria la Ficelle, avec un soupir d’aller voir « s’il ne restait plus rien à faire ».

 

La Ficelle s’en fut prendre la lampe sur la cheminée et retourna au champ de bataille, prêt à porter le dernier coup aux vaincus, s’il était nécessaire. Mais la bouche ouverte, les yeux chavirés, le souffle éteint, les trois brigands avaient bien cessé de vivre. La Ficelle l’assura à Chéri-Bibi, qui détournait la tête.

 

« Mon petit la Ficelle, tu as été bien brave !… Va voir encore les deux autres là-haut », pria Chéri-Bibi, qui avait de l’ordre, mais à qui ces besognes secondaires avaient toujours répugné.

 

Bientôt la voix de la Ficelle se faisait entendre :

 

« Ils sont tous morts ! »

 

Et Chéri-Bibi lui répondait :

 

« La société en sera bien débarrassée ! »

 

Ainsi se décernait-il un brevet de civisme destiné au besoin à calmer de problématiques remords.

 

« En tout cas, ils ne parleront plus ! exprima la Ficelle, qui décidément détestait les bavards ; cela vaut mieux ainsi, même s’ils ignoraient votre secret, car ils connaissaient le mien ! Regrettons seulement, monsieur le marquis, que ce vilain Kanak ne figure point au tableau ! »

 

Chéri-Bibi, qui avait rejoint son lieutenant au premier étage, ne daigna même point sourire à l’audace cynique de ce terme cynégétique. Il ne pensait plus qu’à s’en aller.

 

« Allons-nous-en, la Ficelle. Nous bavarderons demain matin. Nous n’avons plus rien à faire ici.

 

– J’ai connu un temps où monsieur le marquis eût été plus curieux, observa le jeune homme.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Je veux dire que rien ne nous bouscule en ce moment, puisque la Comtesse ne nous attend plus aux Feuillages, la pauvre femme ! que nous avons tout loisir d’aller voir là-haut d’où vient ce beau sang rouge qui a coulé en bas et aussi si, par hasard, le Kanak ne se serait point réfugié dans les combles de l’établissement !

 

– Tu as peut-être raison ; mais je suis bien las ! soupira Chéri-Bibi.

 

– Oh ! monsieur le marquis est encore solide, objecta la Ficelle sur le ton de la plus basse flatterie. Et je suis sûr qu’avec un bon coup d’épaule, il n’aurait pas besoin de s’y reprendre à deux fois pour faire sauter cette porte qui conduit aux appartements supérieurs.

 

– La Ficelle, je crains quelque piège !…

 

– Monsieur le marquis, après vous avoir vu tout à l’heure à l’ouvrage, moi, je ne crains qu’une chose, c’est que nous laissions là-haut sans secours une malheureuse femme qui peut-être se meurt à cause de vous !

 

– Ton langage prouve ton bon cœur, la Ficelle ; mais je ne saurais oublier que c’est cette femme qui, par son adroit mensonge, m’a attiré ici.

 

– Monsieur, je ne le crois pas ! Elle vous aimait… C’est elle qui aura été trompée. Le Kanak devait savoir qu’elle avait de la sympathie pour vous. Il s’est dit : « En lui racontant que le testament est dans le secrétaire du restaurant du port, elle le dira au marquis, qui viendra l’y chercher !… » Pour moi, voilà toute l’histoire !

 

– Ma foi ! c’est possible !

 

– Ce qui est encore possible, c’est que la pauvre femme, ayant appris au dernier moment que le testament était ailleurs, et voyant qu’on s’était moqué d’elle, a redouté le guet-apens pour vous. Elle sera accourue, décidée à faire manquer le coup ! Et le Kanak l’aura exécutée !… Écoutez, monsieur le marquis, écoutez ! On a encore soupiré là-haut !… Le sang ne coule plus, mais on a encore soupiré !… Elle n’est peut-être point morte… Enfin il faut se décider, insista la Ficelle, tout étonné des hésitations de son maître.

 

– Évidemment, la conversation, à côté de ces cadavres, n’est point gaie, exprima Chéri-Bibi, et quoi que nous fassions, faisons vite, pour quitter cette maison le plus tôt possible !…

 

– Allons ! un bon coup d’épaule ! Nous arriverons peut-être auprès de cette malheureuse assez à temps pour qu’elle nous dise, si elle le sait vraiment, cette fois, où se trouve réellement le testament…

 

– Allons-y donc ! Mais rappelle-toi, la Ficelle, que j’ai eu bien peu de chance jusqu’à présent avec les gens que l’on assassine et auprès des cadavres desquels on me trouve toujours quand arrivent les gendarmes !…

 

– Oh ! monsieur, écoutez !… écoutez !… »

 

Le doigt tendu, la Ficelle montrait le plafond. On entendait encore les douloureux soupirs… et le sang se remit à couler.

 

« À Dieu vat ! » s’écria M. le marquis du Touchais, comme font les marins qui risquent quelque désespérée manœuvre au milieu de la tempête, et il donna son coup d’épaule.

 

La porte sauta. En deux bonds, les deux gars furent à l’étage supérieur. La Ficelle ouvrit une porte sur laquelle la clef avait été tournée de l’extérieur et, au rayon de la lune, ils virent distinctement sur le plancher un long corps étendu. Une plainte légère, un souffle venait de ce corps.

 

« Ta lanterne ! » commanda Chéri-Bibi.

 

L’autre dut redescendre la chercher. Quand il remonta, il trouva son maître penché et soutenant une tête de femme. Et c’était bien la Comtesse qui agonisait. Elle avait la gorge et la poitrine trouées de coups de couteau.

 

« Ah ! la pauvre ! la pauvre !… gémissait Chéri-Bibi… Qui est-ce qui a eu le cœur de l’arranger d’une façon pareille ? Si c’est le Kanak, je la vengerai !… Je la vengerai !… »

 

La Ficelle, avec la lanterne, éclairait l’affreuse scène. Tout ici était dans un désordre terrible. La Comtesse avait certainement essayé de se défendre… et plus tard, quand on l’avait crue morte et qu’on l’avait laissée dans cette chambre, elle était parvenue à se traîner jusqu’à ce bureau, où elle avait pu encore, d’une main ensanglantée et qui avait laissé des traces partout, chercher une feuille sur laquelle elle avait écrit ces derniers mots pour Chéri-Bibi, avec son sang, le dernier souvenir qu’elle lui laissait d’elle, en souhaitant de toutes les dernières forces de son âme expirante qu’ils lui parvinssent pour qu’il ne crut point à sa trahison.

 

La Ficelle, qui avait découvert une cuvette et de l’eau, avait mouillé une serviette, et maintenant il la roulait autour de la tête de la malheureuse, qui ouvrit les yeux. La mort les vitrifiait déjà. Cependant la Comtesse dut reconnaître Chéri-Bibi, car sous la lèvre exsangue glissa le soupçon d’un triste sourire.

 

Se rappelant alors que cette femme l’avait sauvé autrefois, l’avait aimé et qu’elle n’avait jamais obtenu de lui la moindre tendresse, Chéri-Bibi se pencha vers elle, et, sur le front, lui donna un baiser.

 

Le visage de la malheureuse parut rayonner… ses yeux s’ouvrirent plus grands et retrouvèrent un suprême éclat, ses lèvres remuèrent et prononcèrent un nom d’abord : « Chéri-Bibi !… » et puis, après un silence et un dernier effort, un autre nom : « … GIME ».

 

Alors, pensant à la dernière syllabe du billet sanglant :

 

« Maître Régime ! s’écria Chéri-Bibi… Le testament est chez maître Régime !… La Comtesse, je te le jure, tu seras bien vengée !… »

 

Mais elle ne pouvait plus l’entendre. Elle était morte.

 

Après être montés jusque dans les combles, avoir visité toutes les pièces et constaté qu’ils ne laissaient derrière eux que des cadavres, Chéri-Bibi et la Ficelle entrouvrirent avec précaution la porte du cabaret, fermée à l’intérieur, qui donnait sur le quai, sous les arcades.

 

Personne dehors !… La pluie avait recommencé à tomber, leur promettant la protection de son voile propice.

 

Ils sortirent.

 

Trois quarts d’heure plus tard, ils étaient rentrés, sans autre mauvaise aventure, à la villa de La Falaise, après s’être dépouillés de leurs défroques qu’ils cachèrent dans un trou recouvert de pierres où ils savaient pouvoir venir les retirer, car ils prévoyaient qu’ils en auraient encore besoin.

 

Mais ils avaient assez travaillé cette nuit-là et bien mérité quelque repos.

 

M. le marquis, pour sa part, dormit jusqu’à onze heure, heure à laquelle il sonna son valet de chambre. Il apprit de celui-ci qu’on était venu chercher dans la matinée Mme la marquise, de la part de la marquise douairière, qui avait eu une nouvelle crise. Le docteur Walter se trouvait auprès d’elle.

 

« Vous en êtes sûr ? interrogea Chéri-Bibi, frappé de tant d’audace. Vous êtes sûr que le docteur Walter est au château ?

 

– J’en suis sûr, monsieur le marquis, c’est moi-même qui suis allé le chercher !

 

– Bien ! laissez-moi m’habiller !

 

– Monsieur le marquis ne veut pas que je l’aide ?

 

– Non ! fichez-moi le camp !… »

 

Chéri-Bibi, pour des raisons à lui connues, s’habillait toujours tout seul et n’avait nul besoin de son domestique pour passer sa chemise.

 

Dix minutes plus tard, il descendait dans le vestibule et était déjà prêt à sortir quand deux gentlemen mal rasés se présentèrent chez lui, le chapeau à la main :

 

« Monsieur le marquis du Touchais, s’il vous plaît ?

 

– C’est moi, que me voulez-vous ?

 

– Nous sommes des agents de la Sûreté, monsieur le marquis, et nous avons mission de ne pas vous laisser sortir de chez vous ! »

 

Chéri-Bibi, très pâle, avait reculé jusqu’au fond du vestibule.

 

« Qui vous a donné cette mission ? eut-il encore la force d’articuler, en domptant par un prodige de volonté l’émotion terrible qui l’étouffait.

 

– M. Costaud lui-même, monsieur le marquis. Il va arriver à l’instant, du reste, et vous donnera tous les renseignements désirables.

 

– C’est bien, messieurs ; j’entre dans mon salon. »

 

Et il disparut, leur fermant la porte au nez.

 

Dans le salon, il s’effondra, râlant :

 

« Je suis perdu ! »

 

Cependant, Costaud allait venir. Il n’avait pas une minute à perdre. La fenêtre du salon était ouverte. Il songea qu’il pouvait se sauver, tenter de s’échapper à travers les champs. Il bondit jusque-là et déjà il s’apprêtait à enjamber la fenêtre, quand une figure se dressa devant lui, venant du jardin :

 

« Bonjour, monsieur le marquis ! »

 

C’était Costaud !…

 

XIV

Encore un petit effort


Chéri-Bibi n’était pas encore revenu de son effroi que l’inspecteur Costaud, qui était allé le rejoindre dans le salon, s’excusait de la liberté grande qu’il avait prise de le faire surveiller d’aussi près.

 

« Monsieur le marquis, expliqua cet honnête policier, je n’ai point voulu que vous sortiez ce matin de chez vous sans être averti du danger qui vous menace. Un crime ou plutôt une série de crimes viennent d’être découverts à Dieppe. Chéri-Bibi est revenu ! »

 

Le marquis leva vers le brave Costaud une figure d’une pâleur qui faisait pitié, et l’agent ne manqua point de mettre sur le compte de la sinistre nouvelle qu’il apportait un émoi dont il était bien loin de soupçonner la véritable cause.

 

Le marquis cependant, après avoir soupiré profondément, semblait se remettre d’une alarme si chaude. Costaud l’encourageait à se mieux porter, en lui promettant, pour le défendre, le concours dévoué de ses agents.

 

Costaud rayonnait littéralement. Une jubilation excessive émanait de sa physionomie, à l’ordinaire un peu froide. Mais l’événement lui donnait trop raison pour qu’on lui en voulût de ne point cacher plus décemment les joies du triomphe. Il avait toujours dit que Chéri-Bibi n’était point mort et que l’illustre bandit ferait encore parler de lui. Or l’assassin de M. Bourrelier et du vieux marquis du Touchais venait de reparaître sur la scène de ses premiers exploits !

 

« Quelle imprudence ! ne put s’empêcher de faire observer le mari de Cécily. Il ne savait donc point, monsieur Costaud, que vous étiez là ?

 

– C’est un détail, répondit sans se troubler le joyeux Costaud, c’est un détail qui ne l’a point arrêté quand il a su qu’il aurait le plaisir de vous y rencontrer ! »

 

Le marquis regarda Costaud de travers, redoutant qu’il ne raillât, mais l’inspecteur parlait on ne peut plus sérieusement. Du reste, il s’expliqua tout de suite :

 

« Car c’est vous, monsieur le marquis, qui êtes le plus menacé en tout ceci. Il n’est point douteux que les misérables sont revenus dans ces parages dans le principal désir de vous tirer à nouveau quelque petit million. La bande à laquelle vous avez eu affaire à bord du Bayard n’est point si exterminée qu’on avait bien voulu nous l’annoncer.

 

– Et vous êtes sûr que Chéri-Bibi est avec eux ?

 

– Oui, monsieur le marquis ; il avait amené avec lui un certain Petit-Bon-Dieu, et ces autres fleurs de bagne : Gueule-de-Bois, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gomme. Rassurez-vous quant à ces derniers : ils sont morts ! On les a tués cette nuit !

 

– Tués ! Et qui donc a accompli cet exploit, monsieur Costaud ?

 

– À mon avis, c’est Chéri-Bibi lui-même. On a retrouvé leurs cadavres dans les salles du petit restaurant du port que Petit-Bon-Dieu avait loué sous un faux nom, naturellement. C’est là sans doute qu’ils devaient perpétrer le coup qui vous ramènerait dans leurs filets, car nous avons trouvé sur eux des papiers où il était question d’un guet-apens dirigé contre vous, et une pancarte, au fond d’un meuble, couverte d’une inscription bizarre et, à tout prendre, menaçante, par laquelle Petit-Bon-Dieu annonçait qu’il avait l’honneur de vous présenter ses hommages.

 

– Voyez-vous cela ?

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur le marquis !… Seulement, au dernier moment, ils n’ont pas dû s’entendre et ils ont voulu se débarrasser de Chéri-Bibi qu’ils jugeaient, sans doute, trop tyrannique et qui devait, bien entendu, se tailler la part du lion. Ils se sont réunis pour l’exterminer ; bien mal leur en a pris. Chéri-Bibi en a fait littéralement de la bouillie. Il faudra que vous voyez cela, monsieur le marquis, c’est du bel ouvrage… Ah ! le bandit n’a rien perdu de son entrain !

 

– Mais rien ne prouve dans tout cela l’intervention de Chéri-Bibi ?

 

– Si, monsieur le marquis ; d’abord il y a ce massacre qui porte bien sa marque, comme je me fais fort de le prouver au parquet, et enfin, pour que nul n’en ignore, ce petit bout de papier ensanglanté et malheureusement arraché sur lequel vous voyez ces mots tracés avec du sang : « Prends garde, Chéri-Bibi »… Cet avertissement a dû être écrit par un complice qui se trouvait à l’étage supérieur et que les autres ont à moitié assassiné, car il a disparu en laissant au second et au premier d’effroyables traces de sang. C’est peut-être Chéri-Bibi lui-même qui l’a emporté, mourant, après sa victoire, ne voulant pas laisser un si bon camarade entre les mains de la justice !

 

– Tout cela est bien affreux ! soupira le marquis du Touchais.

 

– Si je puis vous donner mon avis, monsieur le marquis, tout cela est surtout redoutable !… Méfiez-vous !… Gardez-vous jusqu’à ce que nous ayons mis la main sur ce Chéri-Bibi qui ne doit rêver maintenant qu’à une chose : s’emparer d’un otage de la valeur de M. le marquis ! Mes hommes ne vous quitteront plus ! »

 

Chéri-Bibi fit la grimace et, comme il était, avant tout, bon époux et bon père, il dit :

 

« Mon Dieu ! monsieur Costaud, je ne puis que vous remercier d’un zèle aussi louable ; cependant, pour ne point effrayer ma famille, je désirerais que cette surveillance se fit d’assez loin et avec une certaine discrétion. Avant tout, je désire que la marquise ne puisse soupçonner que le retour de ce Chéri-Bibi de malheur me fait courir le moindre danger. Je la connais, la chère femme, elle en ferait une maladie.

 

– Comptez sur mon adresse, monsieur le marquis.

 

– J’y compte, monsieur Costaud. »

 

Costaud prit congé, car cette épouvantable affaire allait lui donner bien de l’ouvrage, et Chéri-Bibi se dirigea illico vers le petit pavillon où le bon la Ficelle dormait encore à poings fermés.

 

Le bruit des crimes du restaurant du port s’était répandu avec une grande rapidité, et on peut dire que, dès midi, toute la ville fut sur les quais. Un nom volait de bouche en bouche : Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi était revenu !… Et, pour son premier coup de bienvenue, il en avait tué quatre !… Quel homme !… Lui que l’on croyait mort !…

 

On racontait qu’il s’était sauvé sur les toits, qu’il était déguisé en gendarme ; enfin, on inventait mille histoires stupides. Les gens se taisaient brusquement, regardant autour d’eux tous les visages avec sournoiserie. On le croyait loin et il était peut-être là, tout près, à écouter de ses deux oreilles, et bien capable de se venger sur-le-champ de ceux qui étaient assez imprudents pour ne point retenir leur langue.

 

Il y avait foule sous les arcades, à la poissonnerie, et une cohue indescriptible, malgré le service d’ordre, devant le restaurant du port.

 

Tout à coup l’intérêt et la curiosité malsaine de cette multitude semblèrent se transporter au-delà du pont, à cet endroit du quai où commence le faubourg du Pollet. Il y eut un mouvement général qui fit que l’on s’écrasa au bas de la côte de Dieppe. C’est que, dans ce coin du port, on venait de faire, à marée basse, une bien sinistre trouvaille. Des matelots avaient retiré de la vase une jambe et un buste de femme.

 

Les affreux débris furent transportés à la morgue au milieu d’un concert de malédictions et l’on apprit bientôt que c’était là les débris d’un crime encore tout frais et remontant seulement à quelques heures. Toujours Chéri-Bibi ! La figure du monstre grandit encore en horreur et beaucoup de ceux qui étaient là rentrèrent se barricader chez eux en frissonnant. Les armuriers firent des affaires d’or, car chacun voulait être armé. On s’arracha les journaux locaux de la plage qui racontaient la sanglante aventure à peu près telle que M. Costaud l’avait conçue. L’inspecteur, interviewé, demandait à la population de garder son sang-froid et de venir lui apporter tous les renseignements qu’elle pouvait croire susceptibles d’aider la police. M. Costaud laissait entendre qu’il était déjà sur la trace du grand criminel et qu’il ne tarderait point à mettre la main dessus, pour la troisième fois.

 

Les journaux du soir arrivèrent de la capitale avec des manchettes énormes où les quatre syllabes éclatantes de Chéri-Bibi se détachaient comme il convient. Les boutiquiers de la Grand-Rue fermèrent tôt leurs portes. Sur les petites plages environnantes, on prit également ses précautions. À Puys et à Pourville, on ne s’attarda point dans les rues ni les chemins.

 

Parmi les plus craintifs, nous devons citer M. et Mme Régime, en villégiature à Pourville. Ils avaient été surpris par l’affreuse nouvelle à Dieppe même, qu’ils traversaient dans l’intention d’aller faire une petite visite de politesse au marquis et à la marquise du Touchais qu’ils n’avaient point vus depuis quelque temps. Aussitôt qu’ils furent au courant de la terrible réapparition de Chéri-Bibi, ils arrêtèrent net leur petit voyage. On disait le marquis du Touchais menacé plus que personne par son ancien geôlier du Bayard et il n’était certainement point prudent, comme le faisait observer en tremblant la bonne Mme Régime, d’aller se jeter « dans la gueule du loup » !

 

« Tu as raison, Nathalie, acquiesça maître Régime. Rentrons chez nous. Ce sont des affaires qui ne nous regardent point. Du reste, je ne serais d’aucun secours au marquis, et on le dit bien gardé. »

 

Ils reprirent le chemin de Pourville et regagnèrent leur villa des Mouettes qu’ils avaient louée assez bon marché, en fin de saison, et aussi pour la raison qu’elle était assez isolée, non loin de la falaise et dans un petit bois. Le précédent locataire n’était autre que ce M. de Pont-Marie, qui ne l’avait point habitée et qui avait brusquement disparu du pays après s’être à peu près ruiné.

 

Quand, le soir venu, ils se virent seuls avec leur vieille domestique dans cette maison trop grande pour eux, ils regrettèrent leur isolement en ce temps de gloire renaissante de Chéri-Bibi.

 

Le revolver au poing (un vieux revolver de famille tout rouillé que l’on ne chargeait jamais de peur qu’il n’éclatât), maître Régime, suivi de son épouse tremblante, fit le tour de la propriété et s’assura par lui-même que toutes les portes étaient bien fermées. Puis ils « soupèrent », comme on dit là-bas pour désigner le repas de huit heures. Ils ne parlèrent que des anciens et des nouveaux crimes de Chéri-Bibi, mais à voix basse, comme si le bandit était caché quelque part, tout près de là, et pouvait les entendre.

 

Au dessert, cette conversation les avait réduits au plus douloureux effroi, et ils furent d’accord pour quitter Pourville et Dieppe dès le lendemain matin.

 

Ils montèrent se coucher, mais ayant soufflé leur bougie, ils ne purent dormir. Il leur semblait, à chaque instant, entendre des bruits « qui n’étaient pas naturels ». C’était cependant le souffle du vent dans la ramure, une branche qui craquait au-dehors, un meuble vermoulu qui gémissait au-dedans.

 

« Allume ! » supplia Nathalie.

 

La bougie fut allumée et soufflée plusieurs fois. Enfin, vers minuit, ils s’assoupirent au fond des ténèbres et sous les couvertures.

 

Soudain, ils rouvrirent en même temps les yeux. Il leur semblait que la bougie s’était allumée, cette fois, toute seule.

 

Il y avait de la lumière dans la chambre, mais une lumière bizarre, un fuseau de clarté qui se promenait sur les murs et sur les meubles, et qui vint, d’un coup, les illuminer en pleine figure, les aveugler, cependant qu’ils poussaient un gémissement désespéré et qu’ils se mouraient de peur.

 

Deux hommes avaient pénétré dans la chambre !… Maître Régime, sous son bonnet de coton, dressa une tête épouvantée, en râlant :

 

« Grâce ! Qui est là ?… »

 

Quant à sa tremblante moitié, elle se rejeta sous les draps, sans attendre la réponse.

 

À la question de maître Régime, une voix répondit :

 

« C’est moi, Chéri-Bibi ! »

 

Aussitôt, on entendit au fond du lit un immense gémissement. La tête de maître Régime retomba sur le bois de lit avec un bruit sourd et la pointe de son bonnet de coton se dressa en l’air, comme si les choses elles-mêmes prenaient conscience de l’horreur de la situation.

 

Cependant Chéri-Bibi essayait de rassurer ces êtres timorés. Il disait :

 

« Remettez-vous, maître Régime. Et vous aussi, madame. Nous ne vous tuerons que si c’est absolument nécessaire ! »

 

(Nouveau sursaut du bonnet de coton, nouveau gémissement sous les couvertures.)

 

« Nous ne sommes point venus pour vous faire du mal, mais pour vous demander un petit service. Nous savons que votre ami le docteur Walter a remis entre vos mains, maître Régime, un pli scellé qui n’est autre que son testament. Est-ce exact ? (Le bonnet de coton fait un signe que l’on peut traduire par l’affirmative.) Alors, donnez-nous ce testament et nous serons quittes ! »

 

Chéri-Bibi n’avait pas terminé sa phrase que la figure effarée de la bonne Mme Régime sortait de sous les couvertures et criait :

 

« Donne-lui le testament, Polydore !… »

 

Maître Régime ne résistait jamais à sa femme quand elle lui donnait son doux nom de baptême, et ce n’est point cette fois que maître Régime devait manquer à ses habitudes. Il allongea une main tremblante au-dessus de la table de nuit et parvint, non sans difficulté, à en faire glisser le tiroir dans lequel se trouvait son trousseau de clefs ; mais, comme dans ce même tiroir se trouvait également le vieux revolver de la famille, Chéri-Bibi bondit sur le malheureux et le saisit à la gorge.

 

Mme Régime poussa un hurlement d’épouvante, pendant que Polydore déjà râlait.

 

« Ah ! tu as voulu prendre ton revolver ! Tu vas mourir ! annonça Chéri-Bibi.

 

– Pitié, mon bon monsieur !… il n’est point chargé ! il n’est point chargé ! » proclama la délirante Mme Régime, joignant les mains.

 

Chéri-Bibi lâcha Polydore et le bonnet de coton retomba, flasque, sur le bord du lit. « Le bonnet de coton », après cette algarade, était incapable de prononcer un mot. Ce fut Nathalie qui prit la direction des opérations :

 

« Mon bon monsieur, le trousseau de clefs est dans le tiroir de la table de nuit… (et elle montrait aux deux ombres masquées qui se dressaient devant elle) là… là… et voici la clef… celle qui ouvre le meuble… là… en face de vous !… Vous trouverez le testament tout de suite, sur la première planche. On a écrit dessus : testament du docteur Walter !… Vous trouverez aussi de l’argent, quinze cents francs environ et de la monnaie… prenez tout… nous vous donnons tout !…

 

– Oui, tout, fit le bonnet de coton qui revenait à la vie.

 

– Nous prenez-vous pour des voleurs ? demanda Chéri-Bibi.

 

– Non ! Non ! proclamèrent ensemble Polydore et Nathalie.

 

– Eh bien ! gardez votre argent ! Nous vous en faisons cadeau ! »

 

Et Chéri-Bibi se dirigea avec le trousseau de clefs vers le meuble qu’il ouvrit et dans lequel il trouva, en effet, très facilement, le testament. À la lueur de sa lanterne sourde, il en examina les cachets, puis il le fit disparaître dans sa poche.

 

« Et maintenant, expliqua-t-il, nous n’avons plus qu’à vous dire une chose, chers monsieur et dame, c’est que si jamais vous parlez de notre petite visite, votre compte est bon !… Un mot et vous êtes morts !… foi de Chéri-Bibi !… Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?… On ne vous a pas pris le testament !

 

– Non ! non ! nous dirons que nous l’avons perdu, promit Nathalie.

 

– Si vous dites que vous l’avez perdu, deux heures plus tard, vous êtes morts !

 

– Ah ! mon Dieu ! Eh bien ! nous ne dirons rien du tout !

 

– Cela vaudra mieux pour tout le monde, conclut Chéri-Bibi… Adieu, monsieur ! adieu, madame ! Nous ne vous verrons plus que pour vous couper la langue ou la gorge, à votre choix !

 

– Messieurs ! nous vous donnons notre parole d’honneur ! » assura le bonnet de coton…

 

Les deux ombres saluèrent et disparurent le plus tranquillement et le plus naturellement du monde par les portes dont elles avaient toutes les clefs.

 

Penchés derrière les persiennes de leur fenêtre, Polydore et Nathalie, appuyés l’un sur l’autre, dans une étreinte de suprême désespoir, les regardèrent s’enfoncer dans la nuit et gagner le chemin de la grève.

 

« Eh bien, il est moins méchant qu’on le dit ! apprécia Mme Régime.

 

– Pourquoi Chéri-Bibi a-t-il besoin du testament du docteur Walter ? réfléchit tout haut maître Régime.

 

– Si tu veux me faire plaisir, Polydore, tu ne le demanderas à personne !…

 

– À personne ! » jura maître Régime… et, sur l’instigation de Nathalie, ils tombèrent à genoux, comme au temps où ils étaient petits enfants, pour remercier le Ciel de les avoir sauvés des griffes du terrible Chéri-Bibi, sans qu’il leur en coûtât autre chose qu’un manque au devoir professionnel.

 

Dehors, la nuit était tantôt sombre, tantôt claire, suivant que les gros nuages qui roulaient au ciel masquaient ou démasquaient la lune. Chéri-Bibi et la Ficelle avançaient avec prudence. Ils arrivèrent sans encombre à la grève. La marée était basse.

 

Ils regagnaient Dieppe et Puys par les galets, évitant ainsi les routes où ils pouvaient se heurter aux nombreux agents que M. Costaud avait fait venir de Paris.

 

La Ficelle était enchanté de l’expédition. Tout s’était admirablement passé. Seul, Chéri-Bibi montrait quelque mélancolie en songeant que sa tâche n’était pas encore terminée et qu’après avoir pris le testament, il lui restait encore à tuer le testateur.

 

« Ah ! le bandit ! disait la Ficelle, il ne se doute pas de ce qui l’attend ! Il va avoir un joli réveil tout à l’heure dans son dodo ! Car il doit dormir tranquille, le misérable, persuadé qu’il est à l’abri de tout, avec son testament qui nous liait bras et jambes !

 

– Oui, gronda Chéri-Bibi, il en était insolent ! Malgré le massacre de ses hommes, quelques heures après l’assassinat de cette pauvre Comtesse, si tu l’avais vu, l’avais entendu comme moi tantôt, chez moi !… Oui, chez moi ! Il a osé se montrer ! parler comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé !

 

– Quel toupet !…

 

– Oh ! Il n’a honte ni peur de rien !… Il est revenu du château du Touchais à la villa de La Falaise, accompagnant la marquise, mon épouse, et la rassurant comme un brave homme sur les suites de la nouvelle crise de la douairière !… À moi, il m’a conseillé le calme… devant Cécily !… J’avais envie de lui sauter à la gorge !… et cette envie-là, il la voyait bien !… Il en souriait, ironiquement, se sachant toujours le plus fort… depuis qu’il m’avait fait connaître, par la Comtesse, qu’il y avait un testament !… Et comme Cécily, au moment où il prenait congé, le priait de faire ses amitiés à Mme Walter, il lui a répondu tranquillement, en me regardant, que Mme Walter était partie pour un petit voyage !…

 

– Je crois, exprima la Ficelle, que monsieur le marquis, tout à l’heure, aura du plaisir à lui faire goûter le trépas !

 

– Oui ! dit Chéri-Bibi, quoique je sois bien fatigué ! Mais est-ce assez horrible ce qu’il a fait là !… La découper en morceaux ! La découper en morceaux !

 

– Il a dû revenir au cabaret pour faire ce beau travail-là, car, pour moi, il s’était enfui du restaurant du port en voyant que les affaires tournaient mal… Le Kanak n’a jamais été bien brave, expliqua la Ficelle, puis il a songé qu’on allait trouver sa femme là-haut, reconnaître l’épouse du docteur Walter… Alors il est revenu sur ses pas… et a découpé la malheureuse en morceaux… c’était plus facile à emporter… et moins facile à reconnaître…

 

– La pauvre jeune femme ! soupira Chéri-Bibi… elle m’aimait bien !

 

– Allons ! Allons !… ne vous énervez pas, monsieur le marquis !… Nos affaires se présentent le mieux du monde… La mort du Kanak sera encore mise sur le compte de l’abominable Chéri-Bibi, tandis que les agents de M. Costaud, en continuant de veiller sur monsieur le marquis, là-haut, à la porte de la villa de La Falaise, lui créent un alibi qui le met à jamais à l’abri de tout soupçon, si tant est qu’il puisse en naître, ce que je ne crois pas.

 

– La Ficelle, je suis fatigué !… fatigué !…

 

– Asseyons-nous donc !

 

– Il ne s’agit pas de cela, mon ami ! Je veux dire que je suis fatigué de tuer…

 

– Monsieur le marquis, quand on ne peut pas faire autrement !… »

 

Et le bon la Ficelle poussa un soupir bien douloureux :

 

« Et tout cela, monsieur le marquis, tout cela à cause de ce damné tatouage !… Ah ! celui qui vous a tatoué n’a pas perdu son encre !…

 

– C’est ce que je t’ai toujours dit quand tu me parlais de me faire détatouer !… Ah ! ce que j’ai essayé, la Ficelle !… Avant de me sauver, j’ai eu affaire à tous les détatoueurs du bagne ! Oui ! ils n’ont rien pu faire !… Ils avaient beau travailler avec leur aiguille !… Et puisqu’ils n’arrivaient pas à l’effacer, ce maudit tatouage, ils avaient beau essayer de le modifier, de le transformer en y ajoutant d’autres lettres, en l’étendant, en l’enguirlandant, je t’en fiche !… Les lettres de Chéri-Bibi réapparaissaient toujours, au-dessous de tout le reste !… Mon tatoueur en était assez fier !… Il me l’avait assez dit ! « Une encre indélébile, qui ne ressemblait à aucune autre et dont il avait seul le secret !… De l’encre faite avec le poison des plantes de la forêt vierge !… »

 

– Mais lui, il aurait peut-être bien pu vous détatouer ?

 

– Non !… il ne le pouvait pas !… Je lui ai offert tout ce qu’il voulait, la liberté, une part des pépites de notre or dans la forêt… Tout !… Il ne pouvait pas ! Il ne pouvait pas !… Le bon Dieu lui-même n’aurait pas pu, qu’il m’a dit… Et tiens ! pour que tu ne me reparles plus de ça… je vais t’avouer une chose… Je suis allé à Paris l’hiver dernier, tout seul, pendant quinze jours… Eh bien, c’était pour ça !… pas pour autre chose… Pour essayer de me faire détatouer… J’avais entendu parler d’électricité… de courants à haute fréquence qui vous enlèvent ça de la peau comme si c’était de la peinture à l’eau ! J’ai essayé ! Oui, je me suis fait darsonvaliser… plusieurs fois…

 

– Mais, pour ça, monsieur le marquis, il faut se mettre tout nu… Le docteur a dû vous voir… celui qui vous darsonvalisait, comme vous dites…

 

– Mais non !… On ne se met pas tout nu… On garde ses vêtements… Aussi, tu penses si j’avais une émotion en retirant ma chemise à l’hôtel !… Ah ! là ! là ! tous les autres tatouages, tous les enguirlandages disparaissaient au fur et à mesure… Mais celui-là, celui de Chéri-Bibi, était plus beau que jamais ! C’était comme un sort ! Fatalitas ! »

 

Sur ce dernier mot qui, depuis longtemps, soulignait tous les malheurs, ils continuèrent leur route en silence.

 

Ils passèrent à la nage le chenal de Dieppe, sans trop de difficultés, se retrouvèrent ruisselants sur la grève qui conduit à Puys, et bientôt entrèrent dans le village. Ils suivaient avec mille précautions le chemin creux qui conduisait aux Feuillages, quand un bruit de voix les fit se rejeter vivement dans un sentier, près d’une petite chapelle.

 

Ils s’arrêtèrent, dissimulés sous une haie, pour laisser passer deux ombres qui venaient à eux d’un pas assez rapide. Et ils reconnurent la voix : c’était le Kanak, et c’était Reine !… La vieille domestique de la marquise douairière était venue chercher, au milieu de la nuit, le docteur Walter, car sa maîtresse allait plus mal.

 

Quand ils se furent éloignés, Chéri-Bibi, impatienté de ce contretemps, ne put retenir un juron.

 

« Encore une, dit-il, en parlant de la vieille marquise, encore une qui ferait bien de mourir tout à fait, une fois pour toutes !

 

– Monsieur le marquis ! monsieur le marquis ! supplia la Ficelle, que dites-vous là ? C’est un sacrilège que de souhaiter la mort de sa mère ! Cela pourrait nous porter malheur !

 

– Tu as raison, la Ficelle, touchons du bois ! »

 

La Ficelle devait se rappeler toute sa vie le vœu malfaisant de son maître… et le regretter, hélas ! avec des larmes sincères, car il aimait bien Chéri-Bibi.

 

« Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda celui-ci. Si nous allions nous coucher ?

 

– Ah ! ça non ! protesta la Ficelle. Il faut en finir cette nuit, coûte que coûte ! Nous allons nous rendre à nouveau sur la grève, au pied de la falaise, non loin de cet escalier qui monte directement au château et par lequel le Kanak ne manquera point de redescendre. Il sera seul cette fois. M. le marquis n’aura qu’un geste à faire !

 

– Allons-y donc, mon pauvre ami ! obtempéra Chéri-Bibi, et Dieu veuille que le misérable ne se fasse pas trop attendre, car je gèle dans ces abominables effets mouillés, et je suis à bout de tout !… »

 

Ils avaient remis, pour la besogne de cette nuit-là, les haillons de la veille… Ils étaient faits comme de vrais vagabonds et ils grelottaient. Sur la plage, derrière une cabine, ils s’assirent et attendirent le retour du Kanak. Il y avait des lumières, tout là-haut, aux fenêtres du château.

 

« Ah ! le bandit se fait attendre, soupirait Chéri-Bibi. Quelle misère de me trouver, moi, le marquis du Touchais, par cette triste nuit, à une heure pareille, dans cet horrible accoutrement, sur cette grève déserte, et prêt à rejouer du couteau comme aux plus mauvais jours de mon histoire !… La Ficelle, je te l’avouerai, je suis véritablement à la fin de mon courage…

 

« Je n’en puis plus… Il me semble que j’ai été dégradé… et qu’il va me falloir recommencer toute ma vie, tous mes travaux pour reconquérir cette place que j’avais eu tant de mal à obtenir !… Me revoilà comme un pauvre soldat du crime, comme un voyou sans feu, ni lieu, ni Dieu !… Tout cela, vois-tu, n’est plus de mon âge. C’est lamentable… et ce n’est pas juste ! »

 

La voix de Chéri-Bibi disant ces choses était devenue si triste que la Ficelle en fut apitoyé, et c’est les larmes aux yeux qu’il répéta :

 

« Encore un petit effort, monsieur le marquis, et nous serons au bout de nos peines… un tout petit effort de rien du tout !

 

– Oui, oui ! encore tuer !… Tu appelles ça un petit effort de rien du tout !… Je n’ai fait que ça toute ma vie… ça finit par me lasser à la longue… Décidément la fatalité ne pardonne pas ; je continue à vivre dans une mare de sang… Il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi sur la terre, quand j’y pense… Si Cécily ne m’aimait pas autant et si je n’avais pas mon petit enfant, je me ferais sauter le caisson, bien sûr !

 

– Monsieur le marquis ! Monsieur le marquis !…

 

– Voyons, la Ficelle, sois juste… connais-tu une destinée pareille ?… Tiens ! Il y a eu des hommes à carnage forcé sur la terre et avec lesquels on a fait des pièces, des tragédies, des drames pour célébrer leur misère… Ils ne sont rien de rien à côté de moi !

 

« J’en ai vu jouer de ces pièces… C’est encore le sort qui me conduit toujours à des pièces comme ça !… La dernière fois que je suis allé à Paris, tiens justement pour me faire darsonvaliser, j’ai vu jouer Hamlet !… Eh bien, Hamlet, c’est atroce… Ils meurent tous là-dedans, noyés, égorgés, étranglés, poignardés, passés au fil de l’épée !… Mais ce n’est rien à côté de ce qui s’est passé, de ce qui se passe dans ma famille… et puis aussi, l’an dernier, avec Cécily, j’ai vu Mounet-Sully, dans Œdipe roi !… Ah ! celui-là, il est encore plus malheureux qu’Hamlet ! La fatalité n’y va pas de main morte avec lui… Il a tué son père sans le connaître !… Il a épousé sa mère sans le savoir !… Il est le frère de ses enfants !… Il s’arrache les yeux… et il devient aveugle naturellement !… Et tout cela, cependant, ça n’est pas de sa faute, c’est la fatalitas qui l’a voulu !… Comme pour moi !

 

« Je suis un type dans le genre d’Œdipe, moi ! Quand j’ai vu jouer ça, j’en étais malade, j’avais envie d’interrompre la représentation, de bondir sur la scène, d’arrêter ce Mounet-Sully et de crier : « Œdipe n’est pas celui qui joue la comédie !… c’est moi !… c’est moi !… c’est moi !… Moi qui ai tué mon beau-père, fait tuer le mari de ma femme, moi qui suis l’assassin du père de mes enfants, moi enfin qui me suis tué moi-même pour vivre parmi les hommes sous un visage qui ne m’appartient pas ! » Je suis sorti écumant, sans m’occuper de Cécily qui courait derrière moi ! On me prenait pour un fou !… Fatalitas ! Œdipe est plus malheureux qu’Hamlet, mais moins malheureux que moi ! »

 

Et le pauvre Chéri-Bibi leva un poing au ciel pour le maudire une fois de plus, en comparant ses malheurs à ceux des fils de Laïus !…

 

La Ficelle n’osait plus rien dire, le voyant si accablé. Cependant il était de son devoir de ne point laisser Chéri-Bibi en un état de prostration pareil dans un moment où il allait avoir besoin de toutes ses forces pour assassiner le docteur Walter.

 

« Monsieur le marquis, fit-il entendre timidement, quand je considère la nature et le caractère des personnes qui sont mortes de votre main, je ne trouve pas qu’il y ait lieu de se désoler à ce point, et vous accusez bien à tort le ciel qui a su si justement distribuer vos coups ! Prenons les choses par le commencement, puisque le Kanak ne vient pas encore et qu’il vous laisse le temps de voir clair en vous-même avant de lui infliger un châtiment qu’il a mérité mieux que tout autre. Voici d’abord le père Bourrelier, qui avait abusé de la vertu de Mlle votre sœur ; oubliant tout esprit de vengeance, ce qui est très chrétien, vous vous disposiez à le sauver, dans l’instant qu’il allait être précipité du haut de la falaise par un misérable coiffé d’un chapeau gris. Seulement, au lieu de frapper le misérable au chapeau gris, c’est dans le dos de M. Bourrelier que votre couteau est entré jusqu’au manche, par inadvertance. Allez-vous le plaindre ? Non ! car M. Bourrelier avait mérité cette fin tragique et le ciel veillait à ce qu’il la subît.

 

« Pour moi, je vois le bras de la Providence dans tout ce qui vous est arrivé par la suite. Celle-ci avait certainement à châtier, de par le monde, une certaine quantité d’autres personnages aussi peu recommandables que le père Bourrelier, et ce n’est pas pour une autre raison qu’elle vous a fait injustement condamner et poursuivre pour des crimes que vous n’aviez pas commis, à seule fin que vous deveniez, par votre irritation et les difficultés de votre exceptionnelle existence, l’aveugle instrument dont elle avait besoin.

 

« Songez que vous n’avez jamais tué pour le plaisir, mais acculé à la nécessité de vous défendre. Sans doute était-il écrit que ceux que vous frappiez devaient succomber, pour la punition de leurs péchés. Sans vous, le premier mari de Mme Cécily continuerait de torturer cette divine créature ! Aussi vous n’allez point regretter le trépas du bourreau, car jamais la victime n’aurait été ici-bas récompensée de ses vertus si vous n’aviez pris la place d’un homme qui ne la méritait point.

 

« D’autre part, s’il n’avait pas été écrit que Petit-Bon-Dieu, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gomme dussent trouver dans ce pays le terme d’une détestable carrière, croyez-vous que la fatalité, comme vous dites, se serait donné la peine de les y amener pour qu’ils périssent tous les quatre sous vos coups ? Enfin, elle sait bien ce qu’elle fait, la fatalité, quand elle se prépare à jeter dans vos bras le Kanak, désarmé. Il n’aura pas tardé, celui-là, à expier le crime d’avoir assassiné une pauvre femme dont on commence à retrouver les morceaux un peu partout !

 

– Tes paroles me font du bien, ami la Ficelle, avoua Chéri-Bibi ; cependant, je ne puis me retrouver à cet endroit du rivage sans me reporter, par la pensée, à cette nuit néfaste où, assis à l’endroit même que j’occupe aujourd’hui, je vis apparaître, le surlendemain de la mort du père Bourrelier, sur l’escalier de la falaise, conduisant au château du Touchais, l’homme au chapeau gris ! Celui-là, plus que tout autre, aurait mérité de tomber sous mes coups, et cependant il m’a toujours fui !

 

« Après s’être attaqué au père Bourrelier l’avant-veille, et lui avoir volé son portefeuille, il se disposait à aller assassiner le marquis du Touchais, le père, un brave homme qui n’avait fait de mal à personne, lui !… Ah ! je me verrai toujours bondissant sur les traces de ce coquin et arrivant trop tard ! hélas, pour sauver le marquis, mais assez tôt pour être arrêté comme étant l’assassin !… Et tu trouves cela juste, qu’après tant d’années il ne soit pas châtié… qu’on continue d’ignorer son crime et que le nom de Chéri-Bibi ne cesse de servir d’épouvantail aux petits enfants ?

 

– Et aux grandes personnes… crut devoir corriger la Ficelle ; mais ne vous impatientez pas, mon maître… tout arrive en son temps et je suis persuadé que ce vilain homme au chapeau gris aura son tour, tout comme un autre. Ne m’avez-vous pas fait entendre que Reine en sait plus long que nous sur ce chapeau-gris-là ?

 

– Oui, mais après avoir fait quelques confidences à sœur Sainte-Marie-des-Anges, elle ne veut rien dire. Il n’y a pas de raison pour qu’elle parle maintenant après s’être tue si longtemps ! Pourquoi épargnerait-elle l’homme au chapeau gris ?… J’ai idée, vois-tu, qu’il doit être de notre monde… Elle redoute certainement le scandale… Elle, elle le connaît… elle a dû voir son visage en plein, tandis que moi, je n’ai aperçu l’homme que de dos… d’abord sur la falaise, ensuite sur l’escalier… tu vois, à cet endroit éclairé par la lune… »

 

Ce disant, Chéri-Bibi montrait du doigt un coin de la falaise… et, brusquement, il se leva en tremblant si fort et avec une telle agitation que la Ficelle suivit son mouvement et lui demanda, anxieux, ce qu’il avait.

 

« Tu ne vois pas ?… Tu ne vois pas ?… là… là… sur la falaise… comme autrefois !… »

 

La Ficelle finit par découvrir la cause de l’extrême émotion de Chéri-Bibi. Tout le long du roc, suivant un chemin si à pic qu’il paraissait tout à fait impraticable à un être humain, une ombre se glissait et arrivait ainsi à un des paliers de l’étroit escalier conduisant au château du Touchais. Et, tout à coup, l’ombre se trouvait en pleine lumière lunaire et Chéri-Bibi s’écriait :

 

« L’homme au chapeau gris !… Oui, oui, c’est lui ! Ce sont ses gestes !… C’est son attitude !… sa taille !… Enfin ! il était tout à fait comme ça !… et il était inquiet comme ça !… »

 

Ce disant, Chéri-Bibi était prêt à s’élancer et la Ficelle avait grand-peine à le retenir.

 

« Lâche-moi donc !… Je te dis que c’est lui !… Il a suivi le même chemin !… »

 

Et Chéri-Bibi bouscula brutalement la Ficelle. Dans le même moment, l’homme, là-haut, se retourna, sans doute pour regarder si la plage était bien déserte et s’il devait craindre d’être aperçu d’en bas. Les deux hommes, dissimulés derrière la cabine, poussèrent la même exclamation :

 

« Pont-Marie ! »

 

Chéri-Bibi s’était jeté à quatre pattes et s’avançait déjà, la gueule en avant, comme un loup. La Ficelle s’était glissé derrière lui, jusqu’au pied de la falaise.

 

« Laisse-moi faire !… disait Chéri-Bibi. Ah ! j’aurais dû m’en douter ! Ne crains rien ! Son affaire est bonne à celui-là !…

 

– Mais, qu’est-ce qui le pousse au château ?…

 

– Cécily couche, ce soir, au château, auprès de la marquise… Le bandit doit avoir préparé un coup… Reste ici ! Surtout ne bouge que si je t’appelle !… »

 

Et comme Pont-Marie s’était décidé à gravir rapidement les derniers degrés de l’escalier, Chéri-Bibi, profitant d’un nuage qui masquait la lune, s’élança.

 

Quand la lune reparut, il était en haut de l’escalier, mais Pont-Marie avait disparu comme par enchantement. Peut-être avait-il entendu qu’il était poursuivi et s’était-il rejeté sur la falaise, peut-être avait-il pénétré dans le château par la petite porte donnant sur les jardins, qui était entrouverte toujours comme autrefois. Le docteur Walter et Reine avaient dû passer par là et, dans leur hâte, n’avaient point refermé la porte.

 

Chéri-Bibi la poussa et entra. Il regarda autour de lui. Personne ! Ah ! combien cette expédition nocturne, qui n’était point dans son programme, remuait en lui de souvenirs !…

 

Il ne s’y attarda point cependant, tout à l’activité de ses recherches. Il parcourut le jardin avec mille précautions. Pont-Marie n’était pas là. Chéri-Bibi pensa que c’était de sa faute… qu’il avait fait du bruit, qu’il s’était démasqué trop tôt, et ce raisonnement était des plus plausibles.

 

Il s’assit sur un banc, dans les ténèbres d’un bosquet, et, en silence, continua de surveiller les choses. Pont-Marie n’avait certainement pas eu le temps de pénétrer dans l’intérieur du château, dont les portes étaient fermées.

 

Il y avait des lumières au premier, dans l’aile habitée par la marquise. Derrière les fenêtres, Chéri-Bibi voyait passer Cécily et Reine, très affairées. Un troisième personnage vint les rejoindre et il y eut un bref conciliabule derrière les rideaux. Ce troisième personnage était le docteur Walter, qui devait faire ses dernières recommandations.

 

Chéri-Bibi était tellement préoccupé par la découverte qu’il venait de faire, et il avait le cœur si plein de rage contre ce Pont-Marie, dans lequel il retrouvait l’être néfaste qu’il avait cherché vainement autrefois, qu’il en oubliait que, cette nuit-là, il devait tuer le Kanak. Ce furent les événements qui se chargèrent de le lui rappeler en lui offrant la mort du Kanak, au bout des doigts.

 

Une lumière se montra à la tourelle de l’escalier qui faisait communiquer le premier étage du château et le rez-de-chaussée. Chéri-Bibi vit distinctement Reine qui descendait, précédant le docteur Walter en l’éclairant. Bientôt ils furent tous deux dans le grand salon, où avait été assassiné jadis le vieux marquis du Touchais. Reine et le docteur s’arrêtèrent un instant derrière la porte vitrée pour causer. Puis Reine tira le verrou de la porte et l’ouvrit.

 

« Voulez-vous que je vous accompagne, docteur ? demanda-t-elle. La petite porte du jardin est ouverte.

 

– Non, non ; remontez tout de suite auprès de votre maîtresse et faites bien tout ce que j’ai dit… Ah ! avez-vous du papier et de l’encre ? Je vais vous donner tout de suite l’ordonnance pour demain matin !…

 

– Voila, docteur !… »

 

Les voix sonnaient claires et nettes dans la nuit silencieuse.

 

Elle le conduisit à une table où le docteur trouva ce qu’il lui fallait pour écrire. Il s’assit, tandis que Reine, appelée par Cécily, laissait sa bougie au salon et remontait au plus vite en disant qu’elle allait redescendre tout à l’heure refermer la porte et que le docteur n’avait qu’à laisser l’ordonnance sur la table avant de partir.

 

Le Kanak, la tête penchée sur la table, car il était un peu myope, écrivait. Il tournait le dos à la porte entrouverte. Chéri-Bibi n’avait qu’à entrer… Jamais il n’aurait une si belle occasion… Il pouvait tuer le Kanak sur son ordonnance.

 

Il tira son couteau et entra.

 

À pas feutrés, il se dirigea vers ce dos qui s’offrait à lui, et il allait bondir, l’arme haute, quand un fâcheux craquement du parquet fit se retourner le Kanak avec une rapidité qui prouvait que ce singulier docteur devait toujours être « sur ses gardes ». Si bien sur ses gardes que Chéri-Bibi, dans son élan, vint se heurter le front sur un revolver, ce qui eut pour résultat de retarder l’heure d’un assassinat qu’il avait cru déjà accompli. Une pareille fausse manœuvre n’alla point sans arracher un soupir de douleur à notre héros, ni sans déclencher le rictus macabre du docteur.

 

« Sais-tu bien, fit le Kanak, que je pourrais te tuer comme un moineau !

 

– Tu n’as aucun intérêt à me tuer ! répliqua le faux marquis du Touchais, sur un ton d’une grande lassitude, aussi je ne te crains pas.

 

– Moi non plus, exprima avec une ironie suprême le Kanak. Tu sais que j’ai pris mes précautions et que ma mort serait le signal de ta ruine et de la fin du marquis du Touchais et, sans doute, en même temps de celle de Chéri-Bibi. Pourquoi venais-tu avec ton couteau et dans cet accoutrement ? Tu n’aurais pas eu la bêtise de me tuer, dis ? Tu voulais me faire peur ?

 

– Oui, car je veux absolument avoir avec toi une conversation. Ne fais pas le malin ; c’est moi qui ai gagné la première manche, pas plus tard qu’hier, et te voilà tout seul contre moi !

 

– Avec ton secret !

 

– Combien veux-tu ?

 

– Je veux d’abord que tu lâches ton couteau ; je rentrerai mon revolver. Puisque nos armes sont inutiles et que nous ne pouvons nous tuer, laissons ces accessoires et causons, les mains nettes.

 

– Comme tu voudras ! » obtempéra Chéri-Bibi qui mit son couteau dans sa poche.

 

Désarmés, ils se considérèrent fixement, pendant quelques instants, en silence. Ils se mesuraient, jaugeaient d’un coup d’œil ce qu’ils pouvaient bien valoir, dans le moment, l’un contre l’autre.

 

Chéri-Bibi eut un brusque mouvement de recul car on avait entendu des pas au-dessus d’eux.

 

« Ne crains rien ! fit le Kanak en le suivant, Reine ne descendra pas tout de suite. Je lui ai donné de l’ouvrage ; oui, elle et ta femme ne peuvent quitter la marquise, ta mère, en ce moment… Nous pouvons causer… »

 

Et il reprit en ricanant :

 

« Ta mère !… ta femme !…

 

– Ah ! bandit !… ne parle pas de ma femme !

 

– Comme tu voudras ! De quoi parlerons-nous donc ? Ah ! oui, tu me demandais « mon prix » ?… Sais-tu bien que tu es admirable ?

 

– Pourquoi ? interrogea naïvement Chéri-Bibi, toujours en reculant comme si l’air d’autorité et le regard flambant du Kanak lui en imposaient sérieusement.

 

– Pourquoi ? Mais, mon cher, parce qu’il n’est pas permis d’être aussi bête que toi ! Comment ! tu t’étais imaginé que j’avais fait de toi le marquis du Touchais pour un million ! Et maintenant, tu me demandes mon prix ?… Tu crois sans doute pouvoir te débarrasser de moi encore avec un nouveau million ?

 

– Non ! répliqua Chéri-Bibi, combien ?

 

– Je vais te dire : j’avais pensé à te prendre tout… ou à peu près ; c’est dans cette intention que j’avais amené mon état-major…

 

– Ton état-major n’existe plus. Combien ? »

 

Ce disant, Chéri-Bibi, insensiblement, reculait toujours et le Kanak le suivait sans crainte, car, ainsi, Chéri-Bibi était acculé dans un coin du mur, ne pouvant plus faire un pas sous l’œil de son ennemi qui surveillait ses moindres gestes. Du reste, le Kanak devait être rassuré sur les intentions de Chéri-Bibi qui avait tranquillement croisé les mains derrière son dos.

 

Il ne s’agissait plus entre ces deux hommes que de diplomatie, à propos d’une question financière.

 

– Oui, continuait, railleur, le docteur Walter, oui, j’avais rêvé de te dépouiller, de te prendre par la force, et, au besoin, par la torture, tout ton bien ! C’est un plan qui aurait pu réussir si tu n’avais été mis sur tes gardes par la Comtesse.

 

– La pauvre femme ! fit Chéri-Bibi.

 

– Dieu ait son âme !… fit le Kanak… Je crois bien qu’elle m’a rendu un gros service sans s’en douter. D’abord, grâce à elle, tu m’as débarrassé d’un quatuor qui commençait à m’embarrasser ; ensuite l’événement m’a fait réfléchir : qu’est-ce que j’aurais fait de tous tes millions ? Vos millions, monsieur le marquis, je vous les laisse !…

 

– Ah !

 

– Oui !… pour que vous les fassiez fructifier !… Vous serez comme qui dirait mon fermier !… Cela vous va-t-il ?

 

– Parle toujours !…

 

– Tu fais la grimace ?… Tu ne comprendras donc jamais que tu es ma chose, mon bien, ma terre ?… et que je t’ai créé dans ta vie nouvelle uniquement pour que tu travailles pour moi ! Sois raisonnable, je le serai !… Je te laisserai de quoi vivre… Le reste, dont je te fixerai le chiffre moi-même, tu me l’apporteras aux échéances ordinaires… Et si je suis content de toi, je te ferai un petit cadeau au terme de la Saint-Michel !… En principe, cela te va-t-il ?

 

– Tu es bien gentil pour moi !… répondit avec une grande froideur Chéri-Bibi… Mais j’aime mieux te prévenir tout de suite : cela ne me va pas !

 

– Je le regrette, mon garçon… car je n’ai pas autre chose à te dire…

 

– Tu te crois bien fort, le Kanak !

 

– Assez pour être sûr que tu réfléchiras et que nous deviendrons les meilleurs amis du monde !…

 

– Non !… Vois-tu, le Kanak, il y en a un de trop ici-bas, de nous deux !

 

– Je ne trouve pas !… Nous nous complétons si bien !

 

– Le Kanak, tu ne sais pas que j’ai juré à la Comtesse de la venger !…

 

– Des enfantillages ! Si tu me touches, je connais quelqu’un qui ira trouver le procureur de la République avec mon testament.

 

– Non, il n’ira pas !

 

– Ah ! bah !…

 

– Maître Régime n’ira pas trouver le procureur avec le testament… »

 

En entendant prononcer ce nom, le Kanak ne put s’empêcher de marquer quelque émoi.

 

« D’abord, tu ne sais pas si c’est maître Régime qui a mon testament !

 

– Si, il me l’a dit ! Et il n’ira pas le porter parce qu’il ne l’a plus !

 

– Tu dis ! fit l’autre, soudain très pâle…

 

– Je dis que c’est moi qui l’ai, ton testament !… »

 

Chéri-Bibi n’avais pas plutôt prononcé ces mots que le Kanak, poussant une sourde exclamation et redoutant le pire pour sa propre vie, bien que Chéri-Bibi n’eût point bougé les mains de derrière son dos et qu’il le sût désarmé, le Kanak fouilla dans sa poche pour y prendre son revolver. Mais il n’en eut pas le temps, car, d’un geste foudroyant, Chéri-Bibi avait arraché de son dos le couteau fatal qui se trouvait retenu par des fils de soie au bas du portrait du vieux marquis du Touchais, mort assassiné, et le plongeait dans la poitrine du Kanak qui tombait en râlant.

 

« Un coup pour moi ! » grondait Chéri-Bibi…

 

Et le Kanak finit de râler, car le second coup lui tranchait la gorge.

 

« Et un coup pour la Comtesse !… »

 

Chéri-Bibi regarda une seconde le Kanak, mort !… Puis il s’enfuit comme un fou, car ses morts, maintenant, lui faisaient peur !…

 

XV

Reine va parler


De ce dernier crime, Chéri-Bibi recueillit une grande paix. Outre que la disparition du Kanak n’eût point été susceptible de donner des remords au plus honnête homme, avec lui s’en allait pour toujours la crainte que l’on connût le prodigieux secret. Et il y eut une période de bonheur parfait à la villa de La Falaise. C’était pour nos deux compères, le paradis retrouvé.

 

Dans tout cela, il n’y avait que ce pauvre M. Costaud qui faisait peine à voir. Il cherchait toujours Chéri-Bibi, qu’il continuait de charger de tous les crimes de la contrée. D’abord, il ne faisait point de doute pour lui que le célèbre bandit eût assassiné de sa main et de son couteau le docteur Walter, dont on avait retrouvé le cadavre dans le grand salon du château du Touchais.

 

Du reste, toutes les traces de Chéri-Bibi relevées par le bon M. Costaud conduisaient soit au château du Touchais, soit à la villa de La Falaise, ce qui prouvait assez que Chéri-Bibi n’avait point renoncé à l’idée de s’emparer du marquis.

 

Aussi M. Costaud veillait-il sur celui-ci avec plus de zèle que jamais, mais avec le morne désespoir d’un policier qui est las de poursuivre une ombre qui lui échappe toujours.

 

De morceau en morceau, on avait fini par découvrir la tête de l’épouse du docteur Walter, et cette nouvelle victime identifiée fut encore portée au compte de Chéri-Bibi.

 

Tant d’horreurs faisaient frissonner le pays de Caux mais ne troublaient point les digestions de M. le marquis du Touchais non plus que de son dévoué secrétaire Hilaire.

 

En fait Chéri-Bibi et la Ficelle n’avaient plus qu’à se laisser vivre et qu’à goûter désormais un repos bien gagné. Le premier redoubla d’amour pour Cécily, le second épousa Virginie et tous deux se laissèrent soigner, dorloter, avec la conscience de n’avoir rien négligé pour atteindre à ce sommet du bonheur d’où ils avaient failli si péniblement glisser dans le moment qu’ils croyaient l’avoir atteint.

 

Ils étaient – c’était le cas de le dire – comme coqs en pâte. Chéri-Bibi engraissait. Cécily, qui avait toujours connu le marquis bel homme, le menaça, le plus gentiment du monde, de ne plus l’aimer, s’il ne se surveillait point. Alors cet excellent époux s’astreignit à des exercices qui faisaient la joie du petit Jacques. Il se mettait « à quatre pattes » et, le bébé sur le dos, caracolait dans les allées de son jardin, à l’instar du bon roi de la poule au pot. C’est ce qu’il appelait « faire de la gymnastique suédoise ». Semblant vouloir mettre le comble à toutes ces félicités, la vieille marquise douairière mourut.

 

Chéri-Bibi s’en réjouit au-delà de toute expression, dans le sein de la Ficelle, quoique le dévoué secrétaire ne manquât point de lui reprocher l’indécence d’une allégresse aussi sacrilège. Mais Chéri-Bibi n’aimait point sa mère.

 

Cependant, elle ne l’avait guère gêné tant qu’elle avait vécu, et nous pouvons dire tout de suite, sans anticiper sur les événements, que cette mort tant souhaitée ne porta point bonheur au tendre époux de Cécily.

 

Le jour des obsèques, tout Dieppe défila derrière le corbillard et vint serrer la main du marquis qui, sur les instances de la Ficelle, avait apporté un grand air de désolation. Quelle ne fut pas la stupéfaction de Chéri-Bibi en apercevant tout à coup le vicomte de Pont-Marie qui s’avançait vers lui avec la mine de circonstance et la main tendue.

 

« Mon cher Maxime, prononça cet homme sans vergogne, il est des heures où les anciens amis se retrouvent et où il est de leur devoir de tout oublier de ce qui les sépare pour ne se souvenir que de ce qui les rapproche ! »

 

Et comme le marquis restait devant lui « médusé » par un aussi formidable aplomb, Pont-Marie saisit la main de Chéri-Bibi et la lui secoua avec toutes les marques d’un dévouement sans bornes. Sur quoi, voyant que l’autre, de plus en plus anéanti, ne lui résistait pas, le vicomte se pencha à l’oreille du marquis comme pour l’embrasser, ainsi qu’on est accoutumé à faire dans les grandes douleurs, et lui dit tout bas :

 

« Donne-moi cent mille francs et tu n’entendras plus parler de moi ! »

 

Ayant dit, il n’attendit point la réponse et pénétra dans la foule en plaignant tout haut le malheur qui frappait la maison du Touchais.

 

Chéri-Bibi, appuyé sur la Ficelle, le suivait des yeux.

 

Eh quoi ! il était revenu celui-là !… Il avait osé !… Ce n’est plus dans l’ombre qu’il rôdait autour de Cécily… c’est en face qu’il venait le braver et l’insulter, lui, et essayer de le faire chanter !… Pont-Marie, l’homme au chapeau gris, celui qu’il avait bien cru reconnaître sur l’escalier de la falaise !… l’assassin du noble marquis, son père !…

 

Tout à coup Chéri-Bibi serra fortement le bras de la Ficelle.

 

« Regarde ! lui siffla-t-il… Mais regarde donc !… »

 

La Ficelle suivit la direction du regard aigu, si aigu de son maître… Et il vit le vicomte de Pont-Marie qui s’approchait de Reine, tout éplorée, toute lamentable, dans les longs voiles de deuil et soutenue par sœur Sainte-Marie-des-Anges. Pont-Marie s’arrêta devant Reine et lui tendit la main ; mais celle-ci poussa tout à coup un cri strident et se renversa en arrière dans les bras de la religieuse.

 

Le vicomte tout à fait étonné de cette crise inattendue, dit tout haut :

 

« La malheureuse ! elle devient folle ! »

 

Et il disparut.

 

On s’empressait autour de Reine.

 

Chéri-Bibi, la cérémonie terminée, fit monter rapidement la Ficelle dans sa voiture.

 

« Eh bien ! lui dit-il… tu as vu ! Tu as vu lorsqu’il s’est approché de Reine… Tu as compris ce qui s’est passé… Tu as entendu le cri de Reine !… Reine sait tout !… Et Pont-Marie c’est l’assassin !…

 

– Eh bien, monsieur, ça ne nous regarde pas !

 

– Tu dis !… Ça ne nous regarde pas !… Veux-tu que je te brise, la Ficelle, pour un mot pareil !… Tu oublies donc tout ce que ce misérable a fait souffrir à la marquise !… Est-ce que tu crois que j’oublierais cela, moi, si j’avais la grandeur d’âme de lui pardonner la propre misère de ma vie passée et le châtiment que j’ai enduré à sa place !…

 

– Vous ne devriez surtout pas oublier, monsieur, que c’est en passant par cette misère-là que vous avez acquis le bonheur présent !…

 

– Ne faudrait-il pas que je lui en sois reconnaissant, peut-être ?

 

– Pourquoi pas, monsieur !

 

– Tais-toi ! Tu n’es qu’un galopin !… Comment ! voilà un monsieur qui a voulu me prendre ma femme et qui a assassiné mon père… et tu veux que je le laisse tranquille ? Ma parole ! si je t’écoutais, je devrais lui dire merci, et lui donner par-dessus le marché, ce qu’il me demande !

 

– Que vous demande-t-il donc, monsieur ?

 

– Cent mille francs, pour que je n’entende plus parler de lui !

 

– Ah ! donnez-les-lui, monsieur !… Donnez-les-lui ! Donnez-les-lui tout de suite !…

 

– Est-ce que tu rêves ?

 

– Non ! Non, monsieur le marquis, je suis bien éveillé, et c’est avec toute ma raison que je vous dis : donnez à cet homme les cent mille francs qu’il demande et ne nous occupons plus de rien ! de rien que d’être heureux ! Ah ! monsieur, nous sommes sortis de tant de vilaines histoires, et si bien « à notre honneur », que je ne vous verrais pas sans chagrin vous embarquer dans cette nouvelle aventure ! Venger le vieux marquis du Touchais, personne n’y pense plus, monsieur ! Et rien n’est moins sûr, après tout, que M. de Pont-Marie soit un assassin ! Réhabiliter Chéri-Bibi, c’est une tâche au-dessus des forces humaines ! Soyons heureux, monsieur, avec nos femmes, je vous en supplie !…

 

– Tu n’as pas de cœur, la Ficelle ! Non, mon garçon, tu n’as pas de cœur. Tu t’abandonnes aux délices de Capoue ! C’est bien, j’agirai tout seul ; tu peux descendre de voiture !

 

– Non, monsieur !

 

– Tu ne veux pas descendre de voiture ?

 

– Non, monsieur !… Je suis persuadé que monsieur le marquis a tort, se ravisa immédiatement la Ficelle sur un geste menaçant de son maître, mais je ferai tout ce que monsieur le marquis voudra.

 

– Ah ! ce n’est pas trop tôt ! Eh bien ! mon petit, il faut que Reine parle !… Je suis persuadé qu’elle n’a qu’à dire un mot et nous serons débarrassés de Pont-Marie, mieux qu’avec cent mille francs dont il aura toujours besoin… Écoute donc ce que je vais te dire : tu vas aller trouver sœur Sainte-Marie-des-Anges.

 

– De votre part ?…

 

– Non !… je ne veux pas paraître en tout ceci…

 

– C’est plus prudent ! fit observer la Ficelle…

 

– Je ne veux pas paraître en tout ceci pour que l’on ne croie pas que le coup qui va frapper Pont-Marie soit le résultat d’une vengeance quelconque de ma part !… On sait qu’il y a eu des histoires entre moi et lui, et ma femme… et je ne veux point que Cécily, pas plus que moi, soyons mêlés à cette aventure. Il sera accusé du crime parce que Reine dira qu’il est le coupable, c’est bien simple !…

 

– Et moi, qu’est-ce que je dirai à sœur Sainte-Marie-des-Anges ?

 

– Tu lui diras qu’il y a des personnes (sans les nommer) qui ont pitié d’elle, qui ne voient point sans chagrin tout le bruit qui se fait, à propos des derniers crimes, sur le nom de Chéri-Bibi, que ces personnes sont persuadées, comme elle-même, que son frère, qui est réellement mort, n’est pour rien dans toutes ces abominations et qu’il est aussi innocent des crimes actuels que de celui du vieux marquis du Touchais. Tu ajouteras que ces personnes sont au courant de la confession que Reine, la dame de compagnie de la vieille marquise, lui a faite un jour, à elle, sœur Sainte-Marie-des-Anges, relativement à l’innocence de Chéri-Bibi, et qu’elles estiment que le moment est venu où Reine doit dévoiler la vérité, qu’elles comprennent parfaitement qu’elle ait attendu si longtemps pour nommer le coupable, sachant que c’était un ami intime de la maison et en particulier de M. le marquis Maxime, mais que maintenant les choses sont bien changées et qu’elle n’a plus rien à redouter de personne… qu’elle sera soutenue dans son œuvre de justice… et qu’elle ne doit plus tarder si elle ne veux point laisser le temps au misérable de commettre de nouveaux méfaits… Enfin, tu laisseras entendre que les personnes qui s’intéressent ainsi à la bonne Reine ont assisté à son évanouissement, aux obsèques de la marquise douairière, en face de M. le vicomte de Pont-Marie, et qu’elles ont compris la cause de son émoi !

 

– C’est tout ? demanda la Ficelle, d’un air fort ennuyé.

 

– C’est tout ! Tu vois que ce n’est pas bien compliqué. Sache seulement ce que Reine compte faire et ce qu’elle répondra à sœur Sainte-Marie.

 

– Bien, monsieur. Et quand dois-je voir sœur Sainte-Marie ?

 

– Tout de suite ! Cours la trouver !… Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ! Cadol va me déposer à la villa et te reconduira à Dieppe. Là, tu iras tout de suite à l’hôpital et tu demanderas la sœur… »

 

Chéri-Bibi alla retrouver Cécily qui, très fatiguée des nuits passées au chevet de la défunte, n’avait pu assister aux obsèques, suivant l’ordre du médecin. La pauvre femme jeta ses bras au cou du marquis, dès qu’il entra. Tant qu’il n’était pas là, elle vivait dans les transes, à cause toujours de ce Chéri-Bibi qui, d’après M. Costaud, continuait à assassiner tout le monde et lui avait tué le bon docteur Walter.

 

« Sais-tu, ma chérie, qui est venu me serrer la main au cimetière ? L’abominable Pont-Marie !

 

– Il a osé ! s’écria-t-elle.

 

– Il a osé ! Et sais-tu ce qu’il m’a demandé pour qu’on n’entende plus parler de lui ? Cent mille francs.

 

– Donne-les-lui ! fit-elle sans hésitation.

 

– Tiens, pensa Chéri-Bibi, elle parle comme la Ficelle !

 

– Donne-les lui plutôt deux fois qu’une ! Et qu’on ne le voie plus ! Il nous porterait malheur !

 

– J’y réfléchirai », répondit Chéri-Bibi tout pensif.

 

Mais, une heure plus tard, la Ficelle arrivait avec d’excellentes nouvelles.

 

« Monsieur le marquis, dit-il quand ils furent tous deux enfermés dans le bureau, c’est vous qui aviez raison ! Vous avez bien fait de ne pas donner les cent mille francs à ce Pont-Marie ! Il est perdu ! Reine va parler !

 

– C’est donc vrai ?… s’écria Chéri-Bibi, dont les yeux brillaient de joie méchante, car ce Pont-Marie, il le détestait bien, à cause surtout de la jalousie qu’il lui avait fait autrefois endurer.

 

– Ah ! je n’ai pas eu de longs discours à faire. Sœur Sainte-Marie-des-Anges a été d’abord très troublée de ma communication, et puis, voyant que j’étais si bien renseigné, elle m’a dit :

 

« – Eh bien, monsieur, dites à ceux qui vous envoient qu’ils peuvent se réjouir autant que moi ! Reine aura parlé avant quinze jours !… »

 

« Et elle me confia que la malheureuse Reine était dans tous ses états, à la suite de ce qu’elle avait vu au cimetière, et que l’audace de Pont-Marie venant lui serrer la main, à elle, l’avait bouleversée.

 

« – Le brigand, a-t-elle dit, en sortant de son évanouissement, il sera châtié de son crime !… »

 

– Elle a dit ça ?

 

– C’est sœur Sainte-Marie qui me l’a répété. La brave petite sœur, elle ne se sent plus de joie !… Elle fait plaisir à voir, elle est toute rajeunie. Elle a dit :

 

« – Enfin, la justice de Dieu arrive !… Pauvre Chéri-Bibi ! »

 

– Elle a dit : « Pauvre Chéri-Bibi » ?

 

– Elle l’a dit !… en pleurant…

 

– La brave fille !

 

– Et je me suis sauvé, parce que, moi aussi, je sentais que j’allais pleurer.

 

– Et tu n’as pas demandé si Reine avait des preuves ?

 

– Ah ! si monsieur !… Elle en a !… il faut croire… On m’a parlé à mots couverts d’un portefeuille.

 

– Tu ne me le disais pas ! Pont-Marie est fichu !

 

– Monsieur, je le crois !…

 

– Eh bien ! dansons un rigodon !… »

 

Et, entraînant la Ficelle, Chéri-Bibi dansa, tant il est vrai que l’homme, dans l’ignorance où il est de toutes choses et surtout de son destin, après avoir pleuré souvent sur des événements qui préparent son bonheur, se réjouit aveuglément de ceux qui apprêtent sa ruine.

 

Les jours suivants, en attendant que Reine parlât, Chéri-Bibi prépara tout pour un petit voyage. On irait passer l’hiver dans le midi, bien loin d’un tas de vieilles histoires qui seraient oubliées au printemps. Pendant l’absence de la famille, de grands travaux devaient être exécutés au château du Touchais qui allait être aménagé d’une façon digne de la nouvelle fortune de cette illustre maison. La saison suivante, en effet, on quitterait la villa de La Falaise pour habiter le château. On commença même tout de suite le travail de transformation dans les combles et couvertures qui avaient bien besoin d’être réparés. Les peintres s’empressèrent de gratter les vieilles peintures des chambres du second étage qui seraient entièrement refaites à neuf. M. le marquis du Touchais, sans sa hâte de mettre tout en train, ne quittait plus le château, ni son architecte.

 

La vérité est qu’il cherchait dans ce surmenage volontaire un dérivatif à ses pensées, une distraction à son impatience. Reine allait-elle enfin se décider ? Qu’attendait-elle ?…

 

Pont-Marie n’avait pas quitté Dieppe dans l’attente de ses cent mille francs et Chéri-Bibi, qui avait dû entrer en correspondance avec ce vilain personnage, faisait traîner les choses de telle sorte qu’il ne pût s’éloigner.

 

Cependant, il redoutait que Pont-Marie ne perdît patience. Aussi envoyait-il de temps à autre la Ficelle vers sœur Sainte-Marie-des-Anges qui faisait répondre :

 

« Les temps sont proches ! les temps sont proches ! »

 

Sur ces entrefaites, M. Costaud, bien persuadé, cette fois, que Chéri-Bibi avait de nouveau quitté la contrée, annonça au marquis son prochain départ pour Paris et celui de ses agents.

 

Costaud avait montré tant de dévouement pour le marquis que celui-ci ne voulût point le laisser s’en aller sans lui donner une grande marque de sa faveur. En dépit du deuil récent, il l’invita à dîner. Cécily, qui avait beaucoup de reconnaissance également pour M. Costaud, approuva son mari et, comme le vieil ami de la famille, maître Régime, était revenu à Dieppe pour les affaires du marquis, elle l’invita également. Oh ! sans cérémonie, un modeste petit dîner d’adieux.

 

Pour une fois, Chéri-Bibi ne voyait point partir son ami Costaud sans désagrément. Il eût voulu qu’il fût encore là au moment des révélations de Reine et que ce fût cet agent modèle qui mît la main sur Pont-Marie, comme il l’avait mise autrefois sur lui, Chéri-Bibi.

 

Alors, il dit à la Ficelle :

 

« Mon petit, il faut décider cette vieille toquée de Reine. Va retrouver sœur Sainte-Marie-des-Anges et apprends-lui que M. Costaud nous quitte, mais qu’avant son départ, M. le marquis du Touchais l’a invité à dîner. Ce dîner aura lieu demain soir et fais-lui entendre que nul autre mieux que ce M. Costaud ne semble désigné pour mettre la main sur le véritable assassin du défunt marquis, lui qui a arrêté autrefois Chéri-Bibi ! »

 

Grande fut la joie de M. le marquis du Touchais quand son secrétaire Hilaire revint de son expédition avec ces paroles décisives :

 

« Les preuves que Reine avaient mises en sûreté et qu’elle attendait sont arrivées. Reine parlera demain soir, chez M. le marquis du Touchais, devant M. l’inspecteur Costaud !

 

– Je n’en demande pas plus ! s’écria Chéri-Bibi. Ah bien ! on va rire !… Compte sur moi, mon vieux la Ficelle !… ça va être magnifique !…

 

– Pourrais-je savoir ce que monsieur le marquis entend par ces mots ? demanda timidement la Ficelle.

 

– Ça ne te regarde pas ! Ah ! dis donc, j’y pense !… Rien n’est plus simple que d’inviter Reine à ce dîner !…

 

– Gardez-vous-en ! Son dessein, m’a dit la sœur, est d’arriver au dessert, sans être attendue… et elle veut que tout le monde ignore qu’elle doit venir, même monsieur le marquis ! a-t-elle dit à sœur Sainte-Marie.

 

– Elle a peur, sans doute, qu’au dernier moment, je prévienne Pont-Marie, qui a été si longtemps mon ami !… Eh bien ! oui, la Ficelle, je vais le prévenir ! Et comment ! »

 

En effet, voici le mot que le soir même M. le marquis du Touchais faisait parvenir à M. le vicomte de Pont-Marie :

 

« Monsieur, je suis de votre avis. Il faut en finir. Trouvez-vous demain, à six heures du soir, à la petite porte du château du Touchais donnant sur l’escalier de la falaise. Je vous introduirai moi-même. Apportez toutes les photographies relatives aux lettres que vous savez. Vous me donnerez votre parole d’honneur qu’il n’en reste pas une en votre possession, et moi je vous donne la mienne que vous toucherez les cent mille francs. »

 

On était au mois d’octobre. Il faisait nuit noire, lorsqu’à six heures, le lendemain, M. de Pont-Marie se trouva à l’endroit indiqué. Chéri-Bibi lui ouvrit la porte lui-même et le précéda dans les jardins déserts et dans le château, abandonné depuis plus d’une heure par les ouvriers. Il le fit monter au premier étage, et comme il lui indiquait l’escalier conduisant au second, l’autre eut un mouvement d’impatience. Le marquis du Touchais se retourna, mit un doigt sur ses lèvres pour réclamer le silence et, lui montrant la porte :

 

« La marquise est là, réglons notre affaire sans la déranger, si vous le voulez bien ! »

 

Il mentait. Mais Pont-Marie suivit, sans se méfier. Arrivé dans le couloir du second, Chéri-Bibi dit encore :

 

« Ici, nous sommes chez nous ! »

 

Et brutalement, avant que Pont-Marie ait eu le temps de dire ouf ! ni de faire un geste, il l’envoyait rouler dans un cabinet noir, se jetait sur lui, lui liait bras et jambes, comme seul Chéri-Bibi savait le faire, lui mettait un bâillon et lui vidait les poches, s’emparait du paquet de photographies, d’un revolver, et se relevait en lui disant :

 

« À tout à l’heure ! »

 

Il fermait la porte à double tour et, tranquillement, quittait le château pour se rendre à la villa de La Falaise.

 

Là, il allait trouver Cécily, l’embrassait tendrement, et lui annonçait que le dîner n’aurait point lieu à la villa, mais au château, dans la grande salle à manger. Stupéfaite, la marquise demanda des explications, mais Chéri-Bibi ne lui en donna point. Il l’embrassa à nouveau et plus tendrement encore que tout à l’heure.

 

« Ma chérie, se contenta-t-il de dire, réjouissez-vous sans m’en demander la raison que vous connaîtrez tout à l’heure. C’est une bonne surprise que je veux vous faire. Seulement il faut m’obéir aveuglément. Nous dînerons ce soir au château du Touchais et vous mettrez trois couverts de plus, je vous en prie !

 

– Mais, mon ami, y songez-vous ? Nous avons déjà M. Costaud et maître Régime ! Trois couverts de plus, cela va faire un grand dîner !… Quinze jours après les obsèques de la douairière !

 

– Aveuglément, je vous demande de m’obéir…

 

– Bien, mon ami… Il sera fait comme vous le désirez !…

 

– Je n’en attendais pas moins de vous, ma bonne Cécily !

 

– Et puis-je vous demander pour qui ces trois couverts ?

 

– Mais comment donc ? C’est pour M. le commissaire de police, qui nous a évité bien des ennuis lors des constatations de l’assassinat du docteur Walter, pour M. le juge d’instruction, qui a été lui-même fort aimable, et pour M. le président du tribunal, qui était un grand ami de ma mère !… »

 

Sur ces paroles, il sortit, réclamant son auto, et Cécily resta bien cinq minutes à se demander pour quelle raison son époux bien-aimé tenait à avoir tant de magistrats, ce soir-là, autour de la table de famille. Elle ne la trouva point, mais le principal était qu’elle donnât des ordres pour le dîner au château ; ce qu’elle fit, sans plus tarder.

 

Chéri-Bibi s’était fait conduire à Dieppe, où il fit quelques visites. Il revint à Puys avec cinq personnages armés jusqu’aux dents. C’étaient M. Costaud et ses agents.

 

M. le marquis du Touchais avait annoncé fort mystérieusement à M. l’inspecteur de la Sûreté générale qu’il lui réservait « pour le dessert » une surprise d’une nature telle qu’il l’engageait à se faire accompagner par quelques-uns de ses plus solides amis.

 

« Allons-nous enfin arrêter Chéri-Bibi ? avait demandé immédiatement M. Costaud, qui ne pensait qu’à son brigand.

 

– Peut-être !… » avait répondu, de plus en plus énigmatique, M. le marquis du Touchais.

 

Les invités arrivèrent à huit heures et furent tout étonnés de se rencontrer dans un dîner aussi solennel, et que le deuil récent du marquis et de la marquise rendait inexplicable. Mais M. Costaud, clignant de l’œil comme quelqu’un qui est renseigné, leur laissa entendre que leur amphitryon n’avait pas dérangé pour rien les plus hauts représentants de la magistrature du pays.

 

Ils s’étonnèrent aussi de ce que le dîner leur fût servi non point dans la villa, mais au château, déjà tout bouleversé par les ouvriers, et qui sentait le plâtre et la térébenthine. À quoi M. Costaud répondit encore, en reclignant de l’œil, que M. le marquis « devait avoir ses raisons ».

 

M. Costaud avait ordonné à ses agents, sur les conseils de Chéri-Bibi, de se promener dans le parc et de se tenir prêts à accourir au premier signal. Quant à la Ficelle, il avait été laissé à la villa de La Falaise où il devait attendre Reine et sœur Sainte-Marie-des-Anges pour les conduire au château.

 

Pendant le dîner, la conversation fut assez languissante. On ne comprenait rien à ce qui se passait et chacun interrogeait le visage de M. le marquis qui conservait son secret.

 

Chéri-Bibi ne cessait de regarder du côté du parc, comme s’il attendait quelqu’un qui tardait à venir. Enfin il vit passer (et il fut le seul à les apercevoir dans la lumière qui tombait des fenêtres), la Ficelle précédant Reine et sœur Sainte-Marie-des-Anges.

 

Les deux femmes lui parurent d’une grande pâleur. Son secrétaire les conduisait, selon ses instructions, dans le salon qui était adjacent à la salle à manger. Alors, il se leva, s’excusa, demanda à la noble société la permission de s’absenter quelques instants, l’incita à la patience s’il tardait un peu à revenir et monta au second étage où il retrouva, ficelé sur le parquet du petit cabinet noir, son prisonnier… Il le prit dans ses bras et s’en fût le déposer dans un fauteuil d’une chambre contiguë. Il alluma une lampe, ôta le bâillon du prisonnier, attendit que celui-ci pût, sans contrainte, respirer tout son saoul, et arrêta dès leur origine les protestations indignées de M. de Pont-Marie par ces mots :

 

« Monsieur, j’ai vu les photographies ; elles y sont toutes. Vous m’aviez promis que vous n’en garderiez aucune par devers vous. J’ai cru dans votre parole et j’ai bien fait. Mais vous n’aurez point les cent mille francs. Je payerai votre audace et vos crimes comme il convient, en faisant arrêter immédiatement, sur le théâtre même de ses forfaits, l’assassin du marquis du Touchais, mon père ! »

 

XVI

Fatalitas
 !

« Tu dis !… hurla Pont-Marie en faisant un bond sur son fauteuil et en usant d’une force insuffisante pour le délivrer de ses liens… Qu’est-ce que tu dis ?…

 

– Je dis que tu es l’assassin de mon père !

 

– Eh bien, et toi ! ! !

 

– Comment, moi ?… interrogea Chéri-Bibi, interloqué.

 

– Ah ça ! gronda l’autre, qui tremblait de rage dans son filet de cordes, et dont la face menaçante, toute la figure révoltée, se dressa contre le visage du faux marquis du Touchais… ah, ça !… tu sais qu’il ne faudrait pas jouer longtemps ce jeu-là avec moi, mon petit !… et si tu espères te débarrasser de ton ami Pont-Marie par ce moyen, il faut que tu aies complètement perdu la tête !… Hein ! ce n’est pas sérieux.

 

– C’est si sérieux, reprit l’autre, mais d’une voix moins assurée, car il y avait dans les phrases furieuses de Pont-Marie quelque chose qu’il ne comprenait pas bien… c’est si sérieux que M. Costaud est en bas avec ses agents pour te mettre la main dessus et que rien ne peut plus empêcher, à cette minute, que tu ne reçoives le châtiment que tu as bien mérité !… assassin !… maître chanteur !… »

 

Pont-Marie ouvrait des yeux énormes, essayant de comprendre la conduite du marquis du Touchais à son égard et le considérant comme un fou. Il finit par ricaner :

 

« Non ! non ! tu ne feras pas cela !… Tu me prends pour un autre ! Et tu ne réveilleras pas une histoire pareille !… Tu ferais mieux de me donner les cent mille francs, va… et de me laisser filer !… Tu ne parviendras pas à me faire peur !… Tout ton prisonnier que je suis, je reste plus fort que toi !…

 

– À cause ?

 

– À cause que tu sais bien que je ne me laisserai pas faire !… Tu as beau avoir la mémoire courte, mon garçon… tu n’as pas oublié que lorsque j’ai donné le coup de couteau, c’est toi qui me tenais la chandelle ! »

 

Cette fois, ce fut le tour de Chéri-Bibi de bondir, car il était sur le point de comprendre, et l’horreur d’une situation qu’il s’était créée lui-même, sans s’en douter, faisait déjà que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il s’était penché sur Pont-Marie et lui soufflait, l’écume aux lèvres :

 

« Tu mens !… Tu mens !…

 

– Ça ne prend pas ! répliquait l’autre… Non !… Non !… ça ne prend pas ! Tu tairas ta g… ou je jaboterai !

 

– Tu mens !… continuait de râler Chéri-Bibi… Tu sais bien que tu mens !… »

 

Mais Pont-Marie lui lançait, de sa lèvre mauvaise et rageuse :

 

« Si tu y tiens absolument, tout le monde saura que le véritable assassin du marquis du Touchais, c’est son fils ! »

 

Chéri-Bibi lâcha Pont-Marie et recula en faisant entendre un rauque gémissement. Haletant, hagard, il fixait son prisonnier, qui continuait, sombre et railleur maintenant, et sûr de lui :

 

« Moi, vois-tu… je n’ai jamais été que ton complice ! Et tu le sais bien !… Et ce n’est que pour te sauver que j’ai donné ce coup de couteau-là !… Ce sont des choses qui ne s’oublient pas, cher ami !… Allons, délivre-moi et reconduis-moi gentiment jusqu’à ta porte, sans casse autant que possible… Nous reprendrons cette conversation un autre jour… Ce soir, vois-tu, mon pauvre Maxime… tu es un peu maboul ! »

 

Et comme l’autre, qui semblait maintenant être changé en statue, ne bougeait pas, il reprit brutalement :

 

« Allons, dépêche-toi !… Qu’est-ce que ça signifie, une comédie pareille ?… Tu as voulu m’intimider, dis ?… Tu ne veux plus raquer ?… Ah ! depuis que tu es revenu, tu es salement avare !… Et tu trouves sans doute que je t’ai déjà coûté trop cher… Imbécile !… Rappelle-toi le temps où tu étais pourri de dettes, où nous ne savions plus où trouver un billet de mille… Rappelle-toi le soir où tu m’as dit : « Le père Bourrelier est allé toucher la forte somme, cet après-midi, à Dieppe… Il a le porte-monnaie bien garni… » Rappelle-toi comme, sur tes indications toujours, je l’ai attaqué sur la falaise… Rappelle-toi notre colère en constatant que ce fameux portefeuille ne contenait qu’une somme insignifiante à côté de ce dont nous avions besoin, si bien que je regrettais le coup pour lequel on recherchait déjà ce pauvre petit Chéri-Bibi… Rappelle-toi cet autre soir – le soir suivant – où tu m’as dit : « Nous n’avons plus qu’à voler mon père ! » et où tu m’as envoyé ce petit mot qui me donnait rendez-vous la nuit, dans le parc du château, en me recommandant d’apporter tout ce qu’il fallait !…

 

« Bon Dieu ! tu tremblais assez, cette nuit-là, quand tu es venu me rejoindre ! Ah ! je vais te rafraîchir la mémoire, moi !… Oui, j’avais apporté tout ce qu’il fallait… J’avais même apporté le couteau dont j’ai frappé ton père, quand il est venu nous surprendre au début de l’opération et que tu le maintenais, et que j’ai cru que vous alliez vous étrangler tous les deux… Rappelle-toi comme je lui ai fait lâcher prise… et comme il était temps !… et comme tu claquais des dents en me cachant dans ta chambre, sous ton lit, pendant que nous écoutions les bruits de la maison et que l’on arrêtait ce Chéri-Bibi du ciel qui nous sauvait !… Eh bien, qu’est-ce que tu as !… Qu’est-ce qu’il te prend ?… Tu te trouves mal !…

 

Fatalitas ! gémissait Chéri-Bibi en s’effondrant sur le coin d’un canapé et en s’arrachant les cheveux… Fatalitas ! J’ai pris la peau d’un honnête homme, et c’était encore un assassin !… »

 

Il avait prononcé cette phrase bizarre à laquelle Pont-Marie ne pouvait naturellement rien comprendre, avec une si immense désespérance, un accent de douleur si surhumain que Pont-Marie crut cette fois que le marquis avait tout à fait perdu l’esprit. Il le vit se dresser encore, pousser un soupir effrayant, lever au plafond des mains tremblantes aux doigts crispés sur une invisible proie… et crier d’une bouche de folie : « J’ai tué mon père ! J’ai tué mon père !

 

– Eh bien ! ne le crie pas si fort ! et si ça te fait tant d’effet que ça qu’on te le dise, laisse-moi partir !…

 

– Mon fils à un père assassin !…

 

– Ah ! il est tout à fait fou !… laisse-moi partir, entends-tu ?.

 

– Oui ! oui !… fit Chéri-Bibi tout à coup, en se passant les mains sur le visage comme s’il voulait chasser les ombres hideuses qui l’assiégeaient… oui… oui… va-t’en ! Il faut que tu t’en ailles !… Il ne faut pas que l’on t’arrête ! Il ne faut pas que tu parles !… Il faut que tu te taises pour toujours !… pour toujours !… »

 

Ces deux derniers mots « pour toujours » lui embrasèrent soudain le cerveau, semblèrent lui indiquer tout à coup le seul geste qui pût vraiment, cette fois, le délivrer !… Ses yeux regardèrent férocement Pont-Marie ! « Et si je te tuais… tu ne parlerais plus jamais !… jamais !… »

 

Pont-Marie le vit s’avancer sur lui si décidé qu’il pâlit atrocement et se crut perdu. Il lui jeta :

 

« Prends garde !… Mon cadavre pourra t’embarrasser ! Est-ce que j’ai parlé depuis si longtemps ! si longtemps !… Est-ce que je n’ai pas, comme toi, intérêt à me taire ? Personne ne sait rien !…

 

– Voilà ce qui te trompe ! Il y a quelqu’un qui sait !… quelqu’un qui est là !… quelqu’un qui est venu te dénoncer !… quelqu’un qui parle peut-être en ce moment aux magistrats que j’ai fait venir moi-même… qui donne ton signalement aux agents dont j’ai entouré moi-même ce château !… Quelqu’un à qui tu crieras : « J’ai assassiné le père, mais son fils était mon complice !… » Tu vois bien qu’il faut que tu meures !…

 

– Eh ! ce que tu dis est impossible ! gronda sourdement Pont-Marie, impossible !… Qui est ce quelqu’un-là ?… Qu’est-ce que tu inventes encore là ? Quelle preuve peut-il avoir ?… Il s’en serait servi depuis longtemps !…

 

– C’est Reine !

 

– Reine ! la dame de compagnie de ta mère !

 

– Elle-même !… Rappelle-toi comme elle s’est évanouie quand tu t’es avancé vers elle à l’enterrement !

 

– Mais, triple insensé que tu es, si elle sait que j’ai tué le marquis, elle sait également que tu m’y as aidé !…

 

– Le crois-tu ? demanda franchement Chéri-Bibi en s’enfonçant les ongles dans les chairs de ses joues, qui en furent ensanglantées…

 

– Si je le crois ! Mais comprends donc que si vraiment elle sait, elle n’a attendu, pour parler, que la mort de ta mère !

 

– Misérable que je suis !… C’est en effet le jour de l’enterrement de la marquise qu’elle a dit qu’elle parlerait !…

 

– Tu vois !… s’il n’y avait eu que moi, il y a beau temps qu’elle m’eût dénoncé !… Eh bien, allons, il faut fuir… fuir tous les deux !…

 

– Attends ! quelle preuve a-t-elle ?…

 

– Est-ce que je sais, moi ? Avant de l’amener ici et de me ficeler comme un saucisson, vois-tu, Maxime, tu aurais dû le lui demander !…

 

– Assez, ne raille pas !… Nous n’avons pas un instant à perdre !… Mon Dieu ! réfléchissons ! Il faut… il faut que Reine ne parle pas !… Si elle a une preuve, il faut qu’elle ne la montre pas !…

 

– Mais enfin… toi qui es si bien renseigné, tu ne sais rien !… La nuit du crime, elle nous a peut-être vus !… mais ce n’est pas suffisant, cela ! ça n’est pas une preuve !…

 

– Je sais qu’il y a un… portefeuille…

 

– Un portefeuille ! s’écria Pont-Marie… le portefeuille du père Bourrelier !…

 

– Et sais-tu ce qu’il y a dans ce portefeuille ?

 

– Attends donc !… Oh ! misère !… j’y suis… ce ne peut être que ce billet que vous avons tant cherché !… tant cherché avec le portefeuille du père Bourrelier dans lequel je l’avais mis, pour te le rapporter comme tu me le demandais… ce billet dans lequel tu me donnais rendez-vous pour la nuit au château du Touchais ! Oui, c’est ce mot-là qu’elle a ! Ah ! nous l’avons assez cherché ! Nous avons fini par croire que je l’avais perdu en mer avec le portefeuille, car pour venir, j’avais pris à Dieppe une petite barque… Eh bien ! c’est ce mot-là qu’elle a ! C’est sous le lit de ta chambre, vois-tu, que je l’avais perdu !… c’est là qu’elle l’a trouvé !…

 

Fatalitas ! gronda Chéri-Bibi.

 

– Eh bien ! mon vieux, nous sommes f… ! F… f… ! Ah ! coupe mes cordes, n… de D… ! Il ne faut pas qu’elle parle ! ou nous sommes f… tous les deux !… tous les deux !… Ce n’est pas moi qu’il faut tuer, mon vieux, c’est Reine !… »

 

Pendant que Pont-Marie parlait, les yeux de Chéri-Bibi chaviraient… il se sentait suffoquer… étouffer… il était perdu ! Il arracha sa cravate, fit : « han ! » et l’on n’eût pu dire s’il expirait ou s’il revenait à la vie… Toutes choses autour de lui tournaient… Cette phrase dansait en lettres rouges sur le mur blanc : « Ce n’est pas moi qu’il faut tuer, c’est Reine ! » On frappa à la porte… Il tressaillit. Il avait reconnu cependant la manière de frapper de la Ficelle. Il alla lui ouvrir : c’était bien lui !… Il avait une lettre à la main.

 

« De la part de Reine, pour monsieur le marquis », dit-il.

 

Chéri-Bibi prit la lettre, et pendant que la Ficelle ouvrait des yeux et une bouche énormes en apercevant Pont-Marie dans un fauteuil, ficelé comme un boudin, il lui dit d’une voix sourde :

 

« Prie Reine de monter !…

 

– Bien, monsieur le marquis !…

 

– Tu entends ! Il faut qu’elle monte !

 

– Bien, monsieur le marquis !… »

 

Alors Chéri-Bibi referma la porte, s’adossa au mur, et, d’une main qui tremblait comme celle d’un vieillard alcoolique, il déchira l’enveloppe. Il avait reconnu du papier de chez lui… comme il en avait sur le bureau du petit salon… Reine avait écrit ce mot à la minute même… Peut-être se ravisait-elle ? Peut-être ne voulait-elle plus parler maintenant ?… Ses yeux brouillés déchiffraient avec peine l’écriture. Enfin il lut :

 

« Monsieur le marquis, je connais votre crime et celui de M. de Pont-Marie. Inutile, n’est-ce pas, que je précise lequel ? Je me suis tue tant que Mme votre mère a vécu, car je lui étais tellement dévouée, et je l’aimais tant, que, pour lui garder la paix et l’honneur de ses derniers jours, je crois bien lui avoir fait le sacrifice du repos de mon âme. J’ai laissé condamner sciemment un innocent. Mais l’heure de l’expiation a sonné. Je suis venue ce soir chez vous, monsieur le marquis, sachant que j’y trouverais des magistrats, dans le dessein de vous dénoncer à la justice des hommes. Cependant, en pénétrant dans ce vieux château où j’ai vécu tant d’années dans une famille respectée, mon cœur a été saisi de pitié, et je me suis dit qu’il suffirait peut-être d’aider la justice de Dieu !… Monsieur le marquis, j’ai la preuve de votre crime : je jure sur la tombe de ma chère maîtresse, votre mère, que je détruirai cette preuve si vous avez le courage de vous châtier vous-même. Il faut vous tuer, monsieur le marquis !… »

 

Chéri-Bibi mit la lettre dans sa poche.

 

« Eh bien ! demanda Pont-Marie, que dit-elle ?

 

– Rien qui te regarde, répondit l’autre, très pâle. Elle ne parle même pas de toi !…

 

– Qu’est-ce que je te disais ?… Elle n’attendait que la mort de la vieille, bien sûr !… Ah ! la garce !… Allons, Maxime, détache-moi… mais détache-moi, n… de D… ! Tu vois bien qu’il faut se carapater !…

 

– Attends donc ! fit Chéri-Bibi d’une voix effroyablement lugubre : elle va peut-être monter !

 

– C’est notre dernier espoir ?

 

– Oui !… »

 

On refrappa à la porte. C’était la Ficelle qui revenait avec la réponse de Reine.

 

La bonne vieille demoiselle était toujours au salon avec sœur Sainte-Marie et déclarait qu’elle ne voulait pas monter, qu’elle n’avait plus rien à dire à monsieur le marquis. Cependant elle avait encore écrit quelques mots qu’elle avait mis sous enveloppe. Chéri-Bibi se jeta dessus : « Je vous donne une demi-heure ! » disait la nouvelle missive. C’était bref, mais significatif.

 

Chéri-Bibi arracha une feuille de son carnet et écrivit :

 

« Vous avez eu autrefois pitié de ma mère, ayez aujourd’hui pitié de ma femme et de mon enfant ! Ne les privez pas d’un mari et d’un père qui les adore et qui se repent amèrement de toutes les fautes d’autrefois. C’est moins ma personne que vous frapperiez qu’une malheureuse famille innocente. Songez-y et ne soyez pas plus implacable que la justice des hommes, pour laquelle il y a prescription !… »

 

Il plia le mot en quatre et le donna à la Ficelle, qui le regardait faire, affolé de voir sa mine défaite et ses doigts tremblants.

 

« Ah ! mon Dieu ! que se passe-t-il ? demanda pitoyablement le dévoué secrétaire.

 

– Je t’expliquerai cela tout à l’heure, fit Chéri-Bibi d’une voix rauque. Va. Fais lire ça à Reine et arrache le mot ensuite ou plutôt, rapporte-le-moi, car je ne tiens pas à ce qu’il s’égare !… »

 

La Ficelle s’esquiva, affolé.

 

« Bon Dieu !… jura Pont-Marie… elle ne monte pas… eh bien, il faut descendre la chercher… la faire taire coûte que coûte !…

 

– Pas possible, répliqua avec un calme terrible Chéri-Bibi… elle ne quitte pas sœur Sainte-Marie…

 

– Eh bien ?…

 

– Eh bien, fit l’autre, de plus en plus froid, je ne puis pas tuer sœur Sainte-Marie !…

 

– À cause ?…

 

– Ça ne te regarde point !

 

– À cause que c’est une religieuse ?…

 

– Oui, c’est cela !… !

 

Alors, Pont-Marie beugla encore :

 

« Mais délivre-moi, n… de D… !

 

– Tu jures le saint nom de Dieu, Pont-Marie !… ça te portera malheur !… » fit Chéri-Bibi tout pensif.

 

En attendant la réponse de Reine, il s’assit et se prit la tête dans les mains, n’entendant même plus les réclamations, gémissements et malédictions de Pont-Marie. La Ficelle ne fut pas absent cinq minutes.

 

« Ah ! monsieur le marquis, Reine et sœur Sainte-Marie sont aussi pâles que vous, bien sûr !… Je vous avais bien dit que vous aviez tort de vous mêler d’une histoire pareille !

 

– La réponse ?…

 

– La voici avec votre petit mot. »

 

Et il tendit encore une enveloppe où se trouvaient les deux papiers.

 

Chéri-Bibi lut : « Y a-t-il prescription aussi pour votre dernier crime ? Et croyez-vous que je vais avoir pitié d’un homme qui, après avoir assassiné son père, a tué, presque sous mes yeux, car je suis arrivée au moment où vous le frappiez, le malheureux docteur Walter ?… Il y a trop de sang contre vous, monsieur le marquis… et je ne veux pas plus longtemps par mon silence être la complice de vos forfaits. Si, à la minute que je vous ai fixée, je ne suis point sûre de votre mort, j’apprendrai, moi, à M. Costaud, qui il doit arrêter, au lieu de chercher vainement dans l’ombre de votre première victime : du pauvre Chéri-Bibi ! »

 

Chéri-Bibi jeta ce dernier papier dans sa bouche comme il avait fait des autres. Il le mâchait d’un air bestial et tout à fait inintelligent. Il paraissait complètement hébété. Et il pleurait… Oui, des larmes silencieuses commençaient de couler le long de ses joues.

 

« Mais qu’est-ce qu’il y a, monsieur le marquis ? Qu’est-ce qu’il y a ? implorait la Ficelle…

 

Il y a que je vais mourir, mon bon la Ficelle… Oui, on se croyait heureux, et puis, pan !… voilà que je vais mourir !… Ah ! je n’ai pas de chance !… »

 

Et il se reprenait à pleurer comme un enfant, s’essuyant les yeux avec sa manche.

 

La Ficelle, bouleversé, tomba à genou.

 

« Relève-toi ! fit Chéri-Bibi avec un sourire navrant… Relève-toi et aide-moi à transporter dans le cabinet noir ce monsieur qui fait trop de bruit !… Il gêne mes derniers moments… »

 

Pont-Marie devenait en effet insupportable avec ses mouvements de grenouille récalcitrante. Ils le portèrent donc dans le cabinet et, comme il se reprenait à crier, ils lui remirent le bâillon ; après quoi, ils revinrent dans la chambre.

 

Chéri-Bibi tira de sa poche un revolver qu’il arma avec une grande tristesse.

 

La Ficelle se jeta sur son bras.

 

« Dieu du ciel ! gémissait-il… s’il est vrai que vous devez mourir, monsieur le marquis, tuez-moi auparavant !… Mais, sur la tête de votre enfant, dites-moi ce qui vous force à vous tuer ?… Dites-le-moi… Je vous trouverai peut-être bien un moyen de vivre !…

 

– Bon la Ficelle !… excellente créature !… cœur d’or !… brave compagnon de mes alarmes ! Il n’y a plus rien à faire, crois-moi, qu’à accomplir le dernier geste du destin !… J’ai voulu venger Chéri-Bibi, innocent de l’assassinat du marquis… mon père !… Et sais-tu qui était l’assassin de mon père ? Sais-tu qui est l’homme que Reine vient aujourd’hui dénoncer, preuves en main ?… C’est moi ! moi, M. le marquis du Touchais fils ! L’assassin de mon père, c’était moi !… Ah !… la Ficelle, quand je te l’ai toujours dit que je n’avais pas de chance !… Mais tout de même, une déveine pareille !… Il n’était pas distrait, le Dieu qui m’a frappé !… Il y a de quoi pleurer, n’est-ce pas ? C’est vrai, je pleure comme un pauvre gosse… non point parce que j’ai peur de mourir… tu sais que je n’ai pas peur de la mort !… mais parce que je quitte Cécily… et mon cher petit moutard que j’aimais tant !…

 

« Ah !… ça, oui, ça me fait chialer !… Dire que je ne les embrasserai plus jamais !… jamais !… Tiens !… viens que je t’embrasse, la Ficelle… Tu les embrasseras après, pour moi !… Et puis, tu veilleras bien sur eux !… Tu vas comprendre tout en deux mots : si je meurs, Reine ne parlera pas !… Elle me le promet, elle me le jure !… C’est encore une brave femme !… Elle me permet de sauver, par ma mort, l’honneur de mon fils !… Au moins, mon fils n’aura pas un assassin pour père !… Et je me tue pour eux, mon bon la Ficelle !… Mais cela, vois-tu, me relève à mes yeux et me donne du courage !… (Il regarde l’heure à sa montre.) J’ai encore un bon quart d’heure… Tout de même, j’ai bien du chagrin… Ma belle Cécily !… Mon cher petit Jacques !… »

 

La Ficelle était retombé à genoux et mêlait ses larmes à celles de Chéri-Bibi.

 

« Ma pauvre femme !… Elle était digne de tout mon amour ! Et je l’aimais comme on nous apprenait au catéchisme que les anges aiment le bon Dieu ! Oui, malgré toute ma méchante vie, mon cœur était resté comme celui d’un enfant ! Je l’avais conservé si pur pour elle, si beau ! Je le lui ai apporté entre mes deux terribles mains, et elle ne s’y est point trompée ! Elle l’a pris, et elle m’a aimé ! Alors vois-tu, mon bon la Ficelle, j’ai tort de me plaindre : un bonheur pareil, il faut que je le paye, et les portes de l’enfer peuvent s’ouvrir maintenant devant moi, puisqu’elle m’a aimé. »

 

Les deux hommes firent entendre un sanglot.

 

Doux allégement d’une heure mourante !… Souvenir !… Amour de Cécily !…

 

« Adieu, Cécily !… Adieu, mon petit Jacques !… Adieu, la Ficelle !… Adieu, sœur Sainte-Marie, qui a tant prié pour moi, et qui n’a point connu mon bonheur ! Adieu, vous tous que j’ai tant aimés ! »

 

Et Chéri-Bibi leva son revolver, mais la Ficelle se précipita à nouveau, avec un grand cri, sur son bras :

 

« Monsieur, monsieur, vous ne pouvez pas vous tuer !

 

– Pourquoi donc, la Ficelle, mon ami ?

 

– Parce que votre mort, au lieu de sauver de la honte votre femme et votre enfant, les déshonorerait pour toujours ! »

 

Chéri-Bibi fut frappé de l’exaltation triomphale de la Ficelle, mais il ne le comprenait point.

 

« Que veux-tu dire ?

 

– Monsieur le marquis a oublié les dessins qu’il s’est fait faire sur la poitrine.

 

– Mes tatouages ?…

 

– Oui, les tatouages de Chéri-Bibi…

 

– Malédiction ! jura Chéri-Bibi.

 

– Ce serait apprendre au monde que votre fils est le fils d’un forçat ! Ce serait livrer votre secret !

 

– Malheureux ! malheureux ! trois fois maudit que je suis ! jeta l’homme, dans une suprême lamentation. Je ne pouvais sauver ma femme et mon fils que par ma mort, et je ne peux pas mourir ! Fatalitas !… »

 

Ce fut au tour de Chéri-Bibi de tomber à genoux. Il s’arrachait les chairs, il s’arrachait les cheveux à poignées.

 

« Et Reine va parler, et Reine va parler si je ne me tue pas ! Et mon enfant, mon petit ange, comme moi sera maudit ! Dieu du ciel, si tu existes, accable-moi encore, toi qui m’as tant poursuivi, mais aie pitié d’un petit enfant ! Que faire, que faire, que faire ?…

 

– Monsieur, fit la Ficelle qui était toujours en proie à son étrange enthousiasme, monsieur, il faut me tuer, moi !

 

– Que dis-tu ? Ton dévouement pour moi te rend fou !…

 

– Ah ! puisqu’il lui faut un cadavre à cette Reine, elle l’aura !… Tuez-moi, monsieur !… Donnez-moi vos bijoux, vos bagues, votre montre !… Et quand vous m’aurez tué, brûlez-moi avec la maison !… brûlez-moi avec le château de vos ancêtres !… Mais brûlez-moi bien, qu’on ne me reconnaisse plus !… Défigurez-moi !… et vous êtes sauvé !… et votre femme est sauvée !… et votre enfant est sauvé !… On ne risque point, avec moi, de retrouver quelque bout de peau avec lequel l’ami Costaud saurait reconstituer Chéri-Bibi !… Tuez-moi, monsieur, et sauvez-vous !… Disparaissez !… Vous veillerez de loin sur Virginie et sur le petit que nous attendions, comme j’aurais veillé sur ceux que vous aimez si j’avais vécu !… »

 

Chéri-Bibi écoutait la Ficelle… l’écoutait… l’écoutait, et pendant qu’il l’écoutait, la lueur divine de l’espérance commençait à embraser son regard.

 

« Sublime amitié !… murmura-t-il… sublime inspiration ! »

 

Et il se releva et il dit à la Ficelle en lui montrant la porte du petit cabinet où ils avaient enfoui M. de Pont-Marie :

 

« Le cadavre, nous l’avons !… »

 

En fait, Chéri-Bibi anticipait un peu sur les événements, car M. de Pont-Marie était encore vivant, mais nul doute que, dans son esprit, il le vit déjà mort !…

 

La Ficelle avait compris.

 

« Vous voyez bien ! s’écria-t-il, joyeux, vous voyez bien, monsieur le marquis, qu’il y a un Bon Dieu !… »

 

Chéri-Bibi regarda sa montre.

 

« Vite ! dit-il… nous n’avons pas un instant à perdre !… »

 

Et il s’en fut glisser cette montre dans le gousset de M. de Pont-Marie, auquel il prit la sienne.

 

M. de Pont-Marie avait été rapporté dans la chambre par les deux hommes. Ne comprenant rien à cette substitution de montre, ses yeux, à défaut de sa bouche, toujours garnie de son bâillon, demandèrent une explication que Chéri-Bibi et la Ficelle ne jugèrent point utile de lui donner. Puis il y eut encore entre Chéri-Bibi et Pont-Marie, avec une certaine brutalité, à cause que l’on était pressé, substitution de bagues… Enfin, Chéri-Bibi commençait de se déshabiller et allait passer ses vêtements à M. de Pont-Marie, quand la Ficelle l’arrêta :

 

« Ça n’est pas la peine !… Il sera si bien brûlé qu’il n’en restera pas grand-chose !… Je vous demande une seconde !… »

 

Il s’absenta quelques instants et revint avec des seaux, des pots et des bouteilles.

 

« Monsieur le marquis, j’ai pensé à l’incendie parce que ce nous sera une chose vraiment facile… Les ouvriers ont laissé tout ce qu’il fallait pour cela… Il y a des pots de peinture et d’essence de térébenthine plein le couloir et le petit cabinet de débarras. La maison et le pauvre M. de Pont-Marie vont flamber comme une allumette ! »

 

Ce disant, il déposa ses récipients, se sauva, revint encore avec un paquet de loques maculées et deux litres dans les bras.

 

« Qu’est-ce encore que ceci ? demanda Chéri-Bibi, tout en mettant ses propres souliers aux pieds de M. de Pont-Marie, pour plus de prudence…

 

– Ceci, répondit la Ficelle en lui jetant les loques, c’est une blouse de peintre et une salopette que vous allez me faire le plaisir de mettre tout de suite : déguisement tout trouvé pour vous enfuir par le petit escalier de service pendant que tout commencera à brûler ici et que je m’occuperai, moi, en bas, à faire sortir Mme Cécily et vos honorables convives.

 

– Je te la confie, la Ficelle !

 

– Aie pas peur, monsieur le marquis.

 

– Et cette bouteille ?… Que fais-tu avec cette bouteille ?

 

– Vous le voyez, monsieur le marquis, j’arrose de son contenu les vêtements de M. le vicomte de Pont-Marie !…

 

– Mais qu’est-ce que c’est ?

 

– C’est du pétrole, monsieur le marquis !… »

 

Le prisonnier eut encore un sursaut, cependant qu’il roulait des yeux dont les globes semblaient prêts à sortir des orbites.

 

« Il croit que nous allons le brûler vivant ! fit Chéri-Bibi. Il nous prend pour des sauvages ! »

 

Ayant dit, Chéri-Bibi s’approcha par derrière de M. de Pont-Marie, et lui passant autour du cou son mouchoir roulé en corde, il se mit en mesure de l’étrangler en lui faisant le moins de mal possible. Si M. de Pont-Marie, sous l’action du garrot, continuait d’ouvrir des yeux de plus en plus épouvantables, Chéri-Bibi fermait les siens, car ce métier de bourreau lui répugnait plus que nous ne pourrions dire, et il eût peut-être, à cette heure de suprême désespoir, préféré mourir lui-même, tant il lui restait peu de courage contre les autres, que de faire trépasser de sa main un homme qui avait tous les droits à réclamer l’exécuteur officiel des hautes œuvres. Mais quoi ! puisque Chéri-Bibi ne pouvait pas mourir et qu’il lui fallait un cadavre, il le fit.

 

« Encore un ! » gémit-il en levant les yeux au ciel, quand ce cher vicomte ne donna plus aucun signe de vie.

 

Pendant ce temps, la Ficelle continuait d’arroser les corridors et les tentures du second étage avec ce qui lui restait de pétrole. Il revint avec une seconde bouteille.

 

« C’est fini ? demanda-t-il.

 

– C’est fini ! annonça Chéri-Bibi en soupirant.

 

– Il ne nous reste plus, fit la Ficelle, qu’à défigurer un peu, à tout hasard, monsieur le vicomte ! »

 

Et comme il s’agenouillait auprès du vicomte et promenait soigneusement sur les traits convulsés du mort un pinceau qu’il avait préalablement trempé dans sa bouteille, Chéri-Bibi, curieux, jeta un regard sur l’étiquette. Alors, il comprit. Son secrétaire « peignait » le visage de l’homme au chapeau gris avec de l’acide sulfurique.

 

Le vitriol accomplissait, avec une rapidité terrible, son œuvre de transformation.

 

« Là, maintenant il n’y a plus de danger que l’on ne reconnaisse pas le visage de M. le marquis du Touchais ! » exprima la Ficelle en se relevant et en se retournant du côté de son maître.

 

Puis, lui tendant les bras :

 

« Et maintenant, embrassons-nous, monsieur le marquis, il faut nous quitter… »

 

Ils s’embrassèrent.

 

« Mon bon la Ficelle !…

 

– Mon bon monsieur le marquis !… » reprenait la Ficelle, toujours respectueux en dépit de son immense émotion.

 

Ils se séparèrent après avoir encore parlé de Cécily et de l’enfant.

 

Chéri-Bibi se précipita dans l’escalier de service et la Ficelle se prépara « à allumer son feu »…

 

Mais tout à coup il voyait réapparaître Chéri-Bibi, haletant, plus hagard que jamais :

 

« Malheur !… l’escalier de service est gardé !… sur mon ordre !… Je l’avais oublié !…

 

– Les agents de Costaud ! s’écria la Ficelle… Ben quoi !… on passe au travers !…

 

– Ils me reconnaîtront !… Ils sauront que c’est le marquis qui s’est enfui !… Reine saura que je ne suis pas mort… et Reine parlera !… »

 

Maintenant, il semblait délirer.

 

« Non ! s’écriait-il… Non !… le marquis du Touchais n’est pas mort !… Il n’est pas mort ! »

 

Chéri-Bibi faisait pitié à voir, à cause du regard de folie qu’il promenait sur les choses, sur la face de Pont-Marie, dévorée par l’eau de feu, sur la bouteille de vitriol encore à moitié pleine.

 

Il répéta, au comble de l’exaltation :

 

« Le marquis du Touchais n’est pas mort tant que son visage existe ! »

 

Enfin il s’avança d’une façon si tragique vers la Ficelle que celui-ci comprit… oui, il comprit, car Chéri-Bibi lui montrait le vitriol.

 

« Non ! non ! pas ça !… pas ça !… clama le malheureux la Ficelle.

 

– Si tu ne fais pas cela !… râla Chéri-Bibi, tu entends, la Ficelle !… Si tu ne me peins pas, toi aussi, le visage comme tu viens de le faire à ce misérable, tu n’es pas mon ami !…

 

– Pas ça ! Pas ça !…

 

– Non ! tu n’es pas mon ami ! parce que tout ce que nous aurons fait ne servira à rien, tant que ce visage existera ! parce que je ne puis pas m’enfuir tant que ce visage existera !…

 

– Pas ça ! Pas ça !…

 

– Regarde ces gens qui veillent sur ce château… Veux-tu qu’ils voient, s’enfuyant à la lueur de l’incendie, le visage du marquis du Touchais ?… Veux-tu que Reine le voie ?… Allons, du courage, la Ficelle !… du courage, mon ami ?…

 

– Chéri-Bibi ! pas ça !… Pas ça !… Jamais !… Jamais !… »

 

C’était la première fois que, depuis bien longtemps, la Ficelle redonnait à son maître le doux nom de leurs aventures d’autrefois. Il le prononça sur un ton de si lamentable désespérance et de si profonde, de si sublime amitié, que Chéri-Bibi attira la Ficelle sur son cœur :

 

« Embrassons-nous, et disons-nous adieu, mon bon la Ficelle ! Non ! Non !… je ne te demanderai pas cela !… je le sais ! Tu m’aimes trop !… Non !… pas à toi !… Là, ne pleure plus, je m’arrangerai tout seul !… Écoute, j’ai tant souffert pour avoir ce visage-là que je puis bien souffrir encore un peu pour le perdre !…

 

– Souffrir encore un peu !… Ne fais pas ça ! Chéri-Bibi ! Ne fais pas ça !… On dit que c’est l’enfer !

 

– L’enfer m’appartient, la Ficelle !… je m’en étais échappé… j’y retourne !… Qu’importe !… N’en ai-je pas moins aimé !… et mon fils ne maudira pas ma mémoire !… Adieu, mon bon ami !… va-t’en !… Il le faut !… c’est l’heure et j’ai besoin de tout mon courage !… »

 

Il l’embrassa encore une fois et le porta comme un enfant sur le palier, tandis que le petit sanglotait dans ses bras puissants.

 

« Allons ! songe à ce que je t’ai dit… Va les sauver !… Dans cinq minutes j’aurai mis le feu à tout ça !… »

 

Et il ferma la porte du palier à clef.

 

La Ficelle joignit les mains, puis descendit l’escalier comme un homme ivre…

 

Il glissa le long des murs, passa comme une ombre devant la salle à manger où il se faisait entendre un bruit de voix tranquille. M. le président du tribunal racontait une histoire. Il traversa le salon. Il se dirigea vers Reine, qui, appuyée au bras de sœur Sainte-Marie, avait dans ses voiles noirs une pâleur de spectre.

 

Il lui dit :

 

« Monsieur le marquis a dit que c’était entendu et que vous seriez contente !… »

 

Et il quitta cette femme pour ne point la tuer.

 

Il pénétra dans le jardin, tourna le château, monta sur un tertre et regarda s’il pouvait distinguer quelque chose, là-haut, au second étage, où il n’y avait encore qu’une petite lumière… Alors, il aperçut distinctement, presque collée à la vitre, la figure de M. le marquis du Touchais, sur la bouche de laquelle Chéri-Bibi mettait un bâillon.

 

« Le malheureux ! C’est pour qu’on ne l’entende pas crier ! Ah ! il n’y a pas deux hommes sur la terre pour avoir un courage pareil !… Mon pauvre Chéri-Bibi ! Mon pauvre Chéri-Bibi !… Et tout ça pour ton gosse !… pour ta femme !… Ah ! sûr que t’es un honnête homme !… »

 

Il se rappela la promesse qu’il avait faite de veiller sur ces deux chères créatures… et il retourna au château en sanglotant… Il fallait sauver Cécily ; quant aux enfants, ils étaient restés à la villa de La Falaise.

 

Dans la salle à manger, Cécily finissait par être tout à fait inquiète de l’absence prolongée de son mari. Elle avait beau se rappeler qu’il l’avait prévenue, elle ne parvenait pas à masquer le trouble de son âme. Le mystère de ce repas devenait de plus en plus inexplicable pour elle : l’attitude des convives, les mines même de M. Costaud ajoutaient à son angoisse. Celui-ci surtout, qui paraissait être plus au courant que les autres, lui faisait peur, au lieu de la rassurer, par son air entendu.

 

Costaud, sentant l’heure proche, crut pouvoir dire :

 

« Madame, je pense que nous allons faire un beau coup, ce soir, grâce à M. le marquis ! Mais ne vous inquiétez pas… toutes nos précautions sont prises et mes hommes sont là !…

 

– Quel coup ? demanda Cécily, de plus en plus agitée…

 

– Ah ! voilà !… C’est un secret !…

 

– Est-ce qu’on va enfin arrêter Chéri-Bibi ? demanda le président du tribunal, en manière de plaisanterie.

 

– Peut-être ! répliqua l’autre, bien sérieusement. Mais c’est à M. le marquis qu’il faut le demander.

 

– Vous m’épouvantez ! » s’écria la malheureuse femme en se levant…

 

Mais elle n’en dit pas plus long et ne bougea plus… et toutes les figures, autour d’elle, se firent, comme elle, extraordinairement attentives… car on commençait d’entendre une sorte d’hululement prolongé, lent, sourd et funèbre qui venait des étages supérieurs et qui vraiment donnait à tous « froid dans le dos ».

 

« Qu’est-ce que c’est que cela ?… balbutia Cécily.

 

– Oui ! quelle étrange plainte ! » souffla le juge d’instruction…

 

– On dirait quelqu’un qui étouffe !… exprima le président.

 

– Oh ! mais c’est affreux ! » fit Cécily qui chancela.

 

Costaud était déjà debout, aussi inquiet que les autres.

 

« Oui, il faut voir !… »

 

La plainte, traversant les planchers et les murs, s’était faite plus forte, plus douloureuse… toute la maison en résonnait comme une caisse sonore.

 

Ils se précipitèrent tous sur la porte, Cécily en tête, mais déjà la porte s’ouvrait brutalement et la Ficelle, avec des gestes d’halluciné, apparaissait, en criant :

 

« Le feu ! Le feu !… Sauvez-vous !… Sauvez-vous !… »

 

Ce fut une bousculade inouïe… Heureusement que la Ficelle protégeait Cécily, sans quoi elle eût été piétinée… Cécily criait :

 

« Maxime !… Maxime !… Où est le marquis ?… Maxime, où es-tu ?… »

 

Et elle essayait de s’arracher des bras de la Ficelle, qui l’avait fait sortir de force du château.

 

Costaud criait :

 

« C’est Chéri-Bibi !… C’est Chéri-Bibi qui a mis le feu !… »

 

Et il appelait ses agents qui accouraient de tous les coins du parc attirés par les premières lueurs de l’incendie. Le feu avait pris là-haut, au deuxième étage, et déjà les combles n’étaient plus qu’un brasier… La marche du fléau était foudroyante, une flamme immense léchait la nuit noire… et les agents eux aussi criaient :

 

« Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… C’est Chéri-Bibi qui a mis le feu !… Nous l’avons vu !… Nous l’avons aperçu qui courait au dernier étage !… Il est encore dans la maison !… Vous l’entendez ! C’est lui qui crie !… Il brûle !…

 

– Ah ! cette fois, nous le tenons, il faut le prendre ou le faire griller ! » rugissait Costaud.

 

Au-dessus de toutes les clameurs, des cris des domestiques qui étaient sortis des sous-sols, des appels des agents et des magistrats qui cherchaient le marquis, au-dessus même des plaintes désespérées de Cécily qui continuait d’appeler Maxime et qui suppliait tout le monde de sauver son mari, au-dessus de tout cela grondait encore cette longue, longue, effroyable lamentation sourde…

 

Elle ne se tut qu’avec l’effondrement du plancher du second étage.

 

« Pourvu qu’il ait eu le temps de se sauver ! » murmurait la Ficelle, qui ne lâchait pas Cécily, redoutant à chaque instant un acte de désespoir.

 

On avait beau dire à la marquise que son mari avait dû quitter le château et que c’était ainsi qu’il fallait s’expliquer sa longue absence, elle voulait retourner dans la maison en flammes… s’assurer par elle-même qu’il n’était pas là… et, s’il était là, tenter de le sauver ou de mourir avec lui…

 

« Maxime ! Maxime !… »

 

Songeant tout à coup qu’elle pouvait encore monter au premier étage par le petit escalier de service qui n’était pas atteint par les flammes, elle repoussa brutalement la Ficelle et y courut. Derrière elle, on se précipita. Les agents criaient : « Prenez garde !… Prenez garde !… Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… nous l’avons encore vu tout à l’heure… là, à la fenêtre de la tourelle ! »

 

Costaud arriva à son tour, derrière Cécily, et, cette fois, ce fut un cri, un terrible cri de Cécily qui désigna à Costaud et à ses agents Chéri-Bibi lui-même !…

 

La porte de service venait d’être poussée, et sortant d’un nuage de fumée, diaboliquement illuminé par le crépitement des étincelles, surgissait une espèce de monstre à demi nu, un être hideux, dont la figure n’était plus qu’une plaie, dont la bouche n’avait plus qu’un râle, et dont la poitrine portait, comme une enseigne, l’estampille infâme : Chéri-Bibi. Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien lui !…

 

Déjà ramassé sur lui-même, il se préparait à foncer dans la nuit à travers les agents de Costaud, quand il aperçut Cécily devant lui qui le désignait à leurs coups et qui lui barrait le passage en criant comme une démente : « Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… ! Alors on vit le monstre se frapper le cœur, avec un cri sauvage, et se rejeter dans la fournaise.

 

Sa silhouette flamboyante apparut encore çà et là, comme le démon de cet enfer, et puis Chéri-Bibi lança dans la nuit, pour la dernière fois, son terrible cri de guerre : « Fatalitas ! »

 

Et puis ce fut le chaos…

 

… Et puis le château du Touchais finit de brûler, tranquillement, en silence… car on avait emporté Cécily, quasi morte…

 

Le lendemain on retrouva les restes du marquis Maxime du Touchais, que tout le monde plaignit comme la dernière victime de Chéri-Bibi.

 

… Mais on ne retrouva jamais les restes de Chéri-Bibi.

 

Ce qui faisait dire à cet entêté de Costaud :

 

« Vous croyez qu’il est mort ?… Nous en reparlerons peut-être un jour ! »

 

FIN.

 

 

 

 

 

 


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Janvier 2006

 

 

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[1] Voici l’article en question :

Hier, devant une assemblée de savants, médecins, chirurgiens, physiologistes réunis à l’Académie de médecine, le professeur Pozzi a fait une communication du plus haut intérêt sur les belles expériences de greffes animales tentées avec succès par un chirurgien français établi à New York, M. Alexis Carrel, qui est actuellement un des directeurs de l’Institut Rockefeller.

Lors d’un récent voyage scientifique fait aux États-Unis, le professeur Pozzi a constaté de visu les surprenants résultats obtenus par M. Carrel. Il en est revenu émerveillé.

Les premières expériences tentées par le savant français furent des rapiècements d’arriérés. Sur une chienne de taille moyenne, M. Carrel coupa en janvier 1917 la moitié de l’aorte abdominale sur une étendue de deux centimètres. Il rapiéça le vaisseau avec un morceau de péritoine prélevé sur le même animal et conservé pendant quelques jours dans de la vaseline. La chienne continua à se bien porter. Vingt-deux mois après, le 22 novembre 1918, on fit à l’animal une laparatomie, on lui ouvrit le ventre et on constata qu’il n’y avait plus aucune trace de l’opération primitive.

« J’ai vu cet animal, nous dit M. Pozzi à la fin de la séance, le mois dernier en parfaite santé. »

Mais ce n’est pas tout.

M. Carrel, enhardi par ce premier succès, tenta de remplacer des portions entières de veines ou d’artères par des veines fraîches prélevées sur d’autres animaux.

Le 7 juin 1917, il transplanta un segment de veine jugulaire sur la carotide d’un chien. Le 28 octobre de la même année, la circulation est tout à fait normale. Le 1erfévrier 1919, le chien est tué dans une bataille avec ses compagnons. On constate que la veine s’est « artérialisée », que la ligne de suture est presque invisible.

« Cette série d’expériences est particulièrement intéressante, dit M. Pozzi. Elle est susceptible d’applications chirurgicales chez l’homme et on conçoit la possibilité de traiter les anévrismes par l’extirpation de la tumeur et son remplacement pour la carotide par un segment de la veine fémorale pris sur le sujet lui-même. »

Des greffes d’organes d’animal à animal furent également tentées avec succès par M. Carrel.

« J’ai vu deux chiens à qui le chirurgien avait temporairement enlevé puis replacé la rate. Ils se portaient bien, mais on ne peut encore se prononcer sur le résultat avant qu’ils aient été sacrifiés.

« Le rein gauche d’une chienne est extirpé le 6 février 1918. Au bout de quelques minutes, après avoir été lavé et plongé dans une solution de Locke, on le remet dans la cavité abdominale. La même opération est faite pour le rein droit quinze jours après.

« Or le 5 mai dernier, la chienne vint gambader autour de moi. Quelques jours avant, elle venait de mettre bas normalement onze petits.

« Des expériences plus audacieuses furent alors entreprises. En 1918, M. Carrel a réussi pour la première fois à greffer la jambe d’un fox-terrier récemment tué, à un chien qu’il venait d’amputer. Les muscles, les nerfs, les vaisseaux furent réunis les uns aux autres. Dans la jambe morte, la circulation cependant se rétablit. Le chien mourut vingt jours après l’opération, d’une bronchapneumonie.

« Au moment de ma visite, j’ai vu un autre chien noir greffé depuis trois jours d’une patte antérieurement blanche. L’état de l’animal était fort bon. »

Une question importante devait être résolue. Pour cette chirurgie de l’avenir, il fallait pouvoir disposer à tout instant de vaisseaux ou de membres de rechange, pour les utiliser au moment voulu.

M. Carrel a trouvé le moyen de conserver la vitalité des tissus à transplanter en les immergeant dans une solution chimique particulière et en les plaçant dans une glacière dont la température est maintenue constante entre zéro et un degré centigrade.

M. Carrel n’hésite pas à dire que des transplantations de membres pourront, dans un avenir prochain, être tentées sur l’homme avec des membres provenant d’une amputation ou du cadavre d’un individu mort de mort violente.

« Toutefois, ajoute M. Pozzi, M. Carrel déclare qu’il faut être d’une extrême prudence et ne pas conclure trop hâtivement de l’animal à l’homme. Aussi a-t-il résisté jusqu’ici aux instances de deux clients, qui, avec une audace tout américaine, sont venus le supplier l’un de remplacer son bras amputé, l’autre de substituer un rein sain à son rein brightique, en empruntant le membre ou le viscère au cadavre d’un supplicié.

« Dans l’état actuel de ces recherches, je ne me laisserais point, nous dit en souriant le professeur Pozzi, remplacer un rein malade par un rein sain; mais je crois que, sans hésitation, je me laisserais remplacer une artère par un morceau de veine fraîche, si un anévrisme me menaçait.

« Quoi qu’il en soit, conclut M. Pozzi, ce sont de beaux espoirs que donnent à la science de guérir les belles expériences de M. Alexis Carrel, et elles ouvrent la voie à une nouvelle chirurgie. »

[2] Essayez, et vous m’en direz des nouvelles !

[3] Une transformation physique comme celle de Chéri-Bibi devient, de nos jours, de plus en plus facile. Faut-il encore rappeler cet article du Daily Telegraph?

« Les chirurgiens des États-Unis peuvent maintenant passer commande et recevoir, dans l’espace de quelques heures, n’importe quelle partie, pour ainsi dire, du corps humain, lesdites parties leur étant livrées vivantes et en parfait état de croissance.

« De même qu’une ménagère de New York peut obtenir sur demande ses denrées de première nécessité, de même les chirurgiens américains peuvent être approvisionnés de parties du corps humain, de nerfs, d’artères, des plus petites glandes du corps, de cornées, de différentes parties osseuses, de cartilages, etc.

« Cette déclaration sensationnelle a été faite par le docteur Alexis Carrel, de New York, qui est à la tête du service des recherches à l’Institut Rockefeller, dans une réunion tenue à Atlantic City, et à laquelle assistaient les membres de l’Association médicale américaine.

« Le docteur Carrel fit une profonde impression sur l’assemblée en déclarant qu’il était maintenant possible d’assurer la persistance de la vie dans chacune des parties du corps après leur ablation, et ainsi de greffer ces parties du corps sur un autre corps et de transposer les chairs d’un corps sur un autre sans difficulté sérieuse, si l’opération est faite avec méthode.

« Le docteur Carrel commença ses expériences sur des animaux appartenant aux classes inférieures.

« Un morceau du coeur d’un poulet a continué de battre 104 jours après son ablation, et l’examen microscopique a révélé le fait que les tissus qui le composaient se développèrent pendant plus de cinq mois.

« Au cours de cette opération de transfert, la mort des tissus ne survient pas, et quand ceux-ci sont devenus partie intégrante d’un autre corps, la vie continue en eux.

« Des rapports cliniques, dit le docteur Carrel, montrent de façon très concluante que cette opération de transplantation donne toujours de bons résultats. »

« De sorte que, maintenant que les expériences ont été complètement vérifiées, il est possible au savant d’informer le corps médical que l’Institut est à même de donner satisfaction à ses commandes dans le plus bref délai possible.

« L’Institut, dit-il, est parfaitement à même d’exécuter des ordres pressés. Ainsi, dernièrement, il reçut de Chicago une demande de cartilage nécessitée par une opération dans le genou. Le cartilage fut expédié par exprès dans un appareil frigorifique, arriva en bon état et put être employé. Le malade recouvra l’usage de sa jambe, et, actuellement, il marche comme s’il n’avait jamais été malade. »