Gaston Leroux

 

 

 

LE CHÂTEAU NOIR

 

 

 

(1916)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  Amour ! amour ! 4

II  Du sang ! du sang ! 9

III  Nuit d’orient. 15

IV  « Trop tard ». 31

V  Athanase Khetev. 38

VI  Au palais royal 47

VII  Expédition.. 57

VIII  Le Château Noir. 61

IX  Kara Selim... 73

X  Le donjon.. 82

XI  Les oubliettes du Château Noir. 90

XII  À travers l’enfer. 104

XIII  Sur les toits. 112

XIV  « Je t’aime ». 118

XV  Sur quelques événements qui survinrent dans le donjon.. 132

XVI  Où l’on voit apparaître pour la première fois le seigneur Kasbeck. 144

XVII  Les noces d’Ivana Hanoum... 156

XVIII  Nuit d’amour ! Ô nuit d’amour ! Ô belle nuit d’amour ! 167

XIX  Comment Rouletabille était mort. 177

XX  Évasion d’un squelette. 186

XXI  Le tiroir secret. 190

XXII  Ce que Rouletabille, La Candeur et Ivana trouvèrent à la place du squelette. 208

XXIII  Le donjon assiégé. 221

XXIV  La chanson de « la Maritza ». 243

XXV  Les dernières cartouches. 256

À propos de cette édition électronique. 283

 

I

Amour ! amour !

 

« Regardez ! on voit encore la cicatrice !… »

 

Rouletabille se pencha sur le cou nu qui s’inclinait avec grâce et, à l’échancrure du chaste décolletage, près de l’épaule ambrée d’Ivana, il aperçut la ligne blanche, très nette, qu’avait laissée le coup de poignard. Troublé, le jeune homme fit un signe de la tête en rougissant. Il avait vu.

 

« Les sauvages ! murmura-t-il dans son émoi.

 

– Chut ! fit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents de jeune louve, nous sommes tous encore un peu sauvages, en Bulgarie, mais nous n’aimons pas qu’on nous le dise !

 

– Oui, vous savez dissimuler ! » répliqua le reporter en désignant, d’un geste rapide, les personnages fort corrects qui évoluaient dans le salon du général Vilitchkov, s’asseyaient à une table de bridge ou causaient dans les coins.

 

La plupart des hommes portaient la veste blanche coupée en travers par la bandoulière qui soutient l’épée, la culotte sombre ; d’autres officiers étaient sanglés dans de longues lévites de drap gris. Quelques-uns avaient à la main la casquette plate recouverte d’une sorte de galette blanche. Quelques habits noirs, deux ministres ; des jeunes femmes aux toilettes élégantes parlaient entre elles des dernières modes de Paris.

 

« Et vous êtes à la veille de partir en guerre contre les Turcs[1] ! fit Rouletabille en précisant sa pensée.

 

– Nous n’en savons rien encore, cher ami !

 

– Pourquoi me mentez-vous ? lui dit-il en la regardant droit dans ses yeux admirables dont la flamme noire se détourna des siens. On a beau savoir bien mentir en Bulgarie, est-ce que ce n’est pas mon métier à moi, de savoir que c’est la guerre ? »

 

Elle rit :

 

« Petit orgueilleux !

 

– Pour une fois, Ivana, pour une fois prenez-moi au sérieux, je vous en prie. Et écoutez-moi. Écoutez-moi bien !… Je ne devais pas venir à Sofia. Mon journal avait presque décidé d’envoyer ici une sorte d’état-major ; oui, des généraux à la retraite, enfin ce que nous appellerions des « bonzes calés » mais impotents. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on les laissât à leurs rhumatismes et j’ai assumé la responsabilité de la campagne. Pourquoi ? Parce qu’un matin, à Paris, m’étant présenté à l’heure du déjeuner dans la salle de garde de la Pitié et m’étant étonné de l’absence d’Ivana Vilitchkov, il m’a été répondu que la jeune étudiante en médecine à laquelle je m’intéressais tant venait de partir pour Sofia. Je vous suivrais au bout du monde, Ivana !

 

– Vieux fou !

 

– Si vieux que ça ?

 

– Oh ! vous paraissez toujours dix-huit ans !… Vous devriez laisser pousser votre moustache !

 

– Elle ne veut pas pousser ! avoua le reporter au désespoir : j’ai beau faire, j’aurai toujours l’air du gamin du Mystère de la Chambre Jaune… et vous m’appelez vieux fou !

 

– Mon petit Zo, savez-vous comment se dit fou, en turc ? Mahboul ! Oui, vous êtes ça, mon petit père, à cause que vous êtes venu ici dans l’espoir qu’Ivana Vilitchkov, nièce du général Vilitchkov, vous donnerait des « tuyaux » que vos confrères n’auraient point ! Eh ! allez donc, reporter !

 

– Vous ne me connaissez pas si vous me croyez capable d’indiscrétions qui ne manqueraient point de vous être préjudiciables… »

 

Et il précisa encore les conditions dans lesquelles il avait entrepris ce voyage dans lequel il devait inaugurer cette série de reportages sensationnels et d’aventures formidables qui a commencé à la guerre des Balkans et qui devait se continuer sur tous les champs de bataille de la grande mêlée mondiale, qui se préparait alors dans la coulisse austro-allemande.

 

Il était venu à Sofia, surtout parce qu’il aimait Ivana.

 

Dieu qu’elle était belle, Ivana Vilitchkov ! Elle avait cet air noble et un peu indomptable des filles de Koprivchtitsa qui sont les plus belles femmes des Balkans. Des sourcils noirs et fins comme de la soie, un visage mat avec une sorte de rayonnement, un front élevé, accusant la haute intelligence, de longs, de splendides cheveux noirs entourant la figure de leurs tresses gracieuses, des lèvres de corail, de grands yeux sombres pleins de lumière, une taille élégante, des mouvements vifs, mais toujours harmonieux, une poitrine de jeune guerrière.

 

Enhardi par le rire clair de la jeune fille, Rouletabille la provoqua :

 

« Osez dire que vous ne m’aimez pas !… »

 

Ils étaient penchés l’un vers l’autre, se défiant en riant, et si près qu’on aurait pu croire qu’ils allaient s’embrasser. Ivana s’écarta brusquement, car elle avait senti le souffle chaud du jeune homme. Rouletabille se passa la main sur le front, tâcha à reprendre un peu de sang-froid et rejoignit la jeune fille qui s’en était allée à une fenêtre contempler la ville nocturne, sous le rideau soulevé. Alors, il lui parla tout bas, avec angoisse et une certaine audace passionnée. Elle l’écoutait sans tourner la tête, attentive, immobile et muette.

 

« Il y a des preuves que vous m’aimez. Tenez, ici ! la joie que nous avons eue à nous retrouver, ça n’est pas une preuve, cela ? Et hier, cette promenade à cheval, hors les murs… la minute où près du pont de pierre je vous ai retenue sur votre cheval qui avait fait un écart. Je vous avais eue dans mes bras… oh ! un instant… Rappelez-vous notre embarras et notre silence, après. Ce n’est pas de l’amour, tout cela ? Eh bien, et tout à l’heure quand nous avons mêlé nos haleines ?…

 

– Taisez-vous ! je ne serai pas votre femme…

 

– Pourquoi ? Dites pourquoi. Vous avez dit cela bien mollement, Ivana… Vous êtes promise ? Y a-t-il quelque part quelqu’un qui puisse se dire votre fiancé ? »

 

Elle secoua sa belle tête.

 

« Non, il n’y a personne qui puisse se dire cela, mon ami, exprima-t-elle avec un certain effort… je ne veux pas me marier… et je vais vous dire pourquoi… ajouta-t-elle avec un énigmatique et grave sourire : un jour que je me promenais avec mon père dans le Balkan… naturellement j’étais bien jeune, puisque mon père a été assassiné quand j’avais six ans… c’était quelques mois avant sa mort… une vieille sorcière est venue à nous qui a lu dans les lignes de ma main et qui m’a dit : « Petite, méfie-toi de tes noces ! » Voilà !… Alors, vous comprenez, je ne tiens pas à me marier, moi !

 

– Oh ! s’il n’y a que ça !… »

 

Il regarda son visage immobile et fut stupéfait. Ivana était devenue de marbre. Il ignorait ces yeux durs, ce sombre regard. Il ne connaissait plus cette jeune fille qu’il avait devant lui.

 

« Ivana, qu’avez-vous ?

 

– J’ai « qu’on ne doit pas songer à se marier avec moi »… Je vous montrais tout à l’heure la cicatrice d’un coup de kandjar que j’ai reçu à l’âge de six ans… Sachez, mon ami, que c’est pour m’en éviter un second que mon oncle m’a tant fait voyager… et que je suis allée étudier la médecine à Paris… Vous connaissez maintenant la raison de mon exil ! Ça n’est peut-être pas très brave, mais c’est assez romantique, avouez-le !…

 

– Est-il Dieu possible que ces vieilles histoires des compagnons de Panitza et des assassins de Veltchef ne soient pas oubliées, s’écria le reporter. Saprelotte !… Sur Stamboulov et sur les vôtres, leurs ombres sanglantes ont été assez vengées…

 

Il paraît que non… fit-elle en se tournant vers lui et en regardant bien en face le sincère et profond émoi du jeune homme. Ici les haines sont éternelles et l’on ne doit jamais se fier à aucun pardon !…

 

– Ah ! je ne sais vraiment à qui et à quoi l’on peut se fier dans votre pays, Ivana ! s’écria Rouletabille et je me demande surtout pourquoi vous êtes revenue ici ?

 

– Parce qu’on va peut-être se battre !… laissa-t-elle glisser entre ses lèvres pâles d’où tout le sang semblait s’être retiré… Alors, vous comprenez… Ma vie ne compte plus !… Et puis qu’est-ce que la vie ?… »

 

Ivana, dans sa main glacée, saisit la main brûlante du reporter, et, lui montrant les invités de son oncle :

 

« Et qu’est-ce qu’un coup de couteau ?… Savez-vous bien, petit Zo, qu’il n’y a peut-être pas un de ces graves messieurs – je parle des vieux surtout – qui ne pourrait vous montrer sous la redingote ou sous la tunique, plusieurs cicatrices comme celle qui semblait vous émouvoir tout à l’heure. Tenez ; ce monsieur à cravate blanche et à lunettes, là-bas, qui trempe sa lèvre rasée dans sa tasse de thé et qui a l’air d’un honorable « rond-de-cuir » à la retraite…

 

– Très intelligent, fit Rouletabille, je l’entendais tout à l’heure s’exprimer sur les hommes de ce temps. Il les démonte comme une montre de poche.

 

– Oui, il voit au fond des choses comme dans une eau de source ; c’est Stancho, un ancien paysan, vice-président de notre Sobranié. Il était des cinq qui accompagnèrent Zacharie Stoianov dans sa dernière aventure à Troïan, avant la guerre de la Délivrance. Pendant quinze jours, errant dans une forêt, il ne se nourrit que d’oseille sauvage et d’escargots ; le seizième, il tomba dans un parti de bachi-bouzouks. Les Turcs découvrirent que c’était un « comité ». Son compte était bon. On lui posa sur la tête une couronne de fleurs des champs : « Tu plairas comme cela aux belles filles de Troïan ! » lui disaient les Zeptiés avant de le pendre. Et ils l’ont pendu !

 

– Pas possible !

 

– Oui ! Quand il fut pendu, ils tirèrent dessus. C’est ce qui l’a sauvé. Une balle coupa la corde ; mais comme il avait cinq autres balles dans le corps, ils le laissèrent pour mort.

 

– Il revient de loin ! constata Rouletabille, ahuri…

 

Nous revenons tous de loin, dans mon pays, exprima Ivana avec un certain orgueil. Si je vous disais encore, petit Zo, que ces quatre joueurs de bridge, à cette table, se sont plus ou moins assassinés les uns les autres dans nos querelles intimes, et que celui qui étale « le mort » en ce moment, de ses quatre doigts de la main droite, a perdu le cinquième lors de l’assassinat de Stamboulov ! Les deux, en face de lui, sont des cousins de Karavélov, que Stamboulov fit emprisonner, mettre à nu et fouetter jusqu’à l’évanouissement. Ils étaient certainement du complot où périt Stamboulov ; et où succombèrent, assassinés, mon père et ma mère.

 

– Et vous les recevez chez vous ?…

 

– Oh ! ils n’ont pas trempé directement dans l’attentat…

 

– Doux pays ! ricana le reporter.

 

– Mais enfin, monsieur, nous allons nous battre !… fit-elle d’une voix sourde, et notre devoir est d’oublier toutes nos querelles et toutes nos haines domestiques !

 

– C’est à voir, dit Rouletabille, mais je ne vous comprends plus lorsque vous me dites que vous, Ivana, vous risquez à chaque instant, malgré la guerre imminente, d’être encore la victime de toutes ces haines-là !…

 

– C’est que moi, dans mon affaire, j’ai un Pomak, exprima-t-elle doucement, avec un triste sourire.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça : un Pomak ?

 

– C’est un Bulgare qui s’est fait musulman, et je vous prie de croire que nous n’avons pas de plus terrible ennemi.

 

– Oui ! ça doit donner quelque chose de « soigné » ! fit Rouletabille en hochant la tête. Et comment s’appelle votre Pomak ?… Pourrait-on le savoir ?

 

– Il s’appelle Gaulow !… »

 

Le reporter avait conservé la main d’Ivana dans la sienne. Il la sentit tressaillir pendant que la jeune fille prononçait ce nom à voix très basse.

 

II

Du sang ! du sang !

 

À ce moment, un nouveau personnage entra dans le salon et se dirigea aussitôt vers Ivana. Il prit à peine le temps de la saluer pour lui tendre une feuille télégraphique…

 

« Qu’y a-t-il donc, Vastchenko ?

 

– Ivana Ivanovna, lisez, je vous prie, cette dépêche d’Andrinople que je viens de recevoir d’Athanase Khetev.

 

– Athanase Khetev ! fit Rouletabille, mais je le connais ! Il est venu à Paris…

 

– Oui, dit Ivana, c’est celui que vous appeliez le Hun…

 

Mais lisez donc », insista Vastchenko.

 

Ivana lut et sourit :

 

« Ce brave Athanase, il est toujours pour moi dans des transes !…

 

– Qu’y a-t-il donc ? » crut pouvoir demander Rouletabille.

 

Alors Ivana traduisit la dépêche.

 

« Allez voir Ivana et dites-lui que je suis triste parce que j’ai eu un mauvais rêve cette nuit ; qu’elle veille bien sur sa chère santé et sur celle de son oncle et qu’elle ne sorte point de chez elle avant mon arrivée qui n’est plus qu’une question d’heures. »

 

– Je trouve cette dépêche inquiétante, dit Rouletabille.

 

– Bah !… Vous savez, il voit toujours tout en noir, Athanase Khetev… » répliqua Ivana.

 

Le reporter lui demanda encore à voix basse :

 

« Sait-on où il habite, votre Pomak ?

 

– Mais vaguement… entre l’Istrandja et la mer Noire… Il disparaît pendant des années… On le signale à Andrinople… Il paraît de temps en temps en Bulgarie… Il vient sans doute voir si je n’y suis pas… et puis, on n’entend plus parler de lui. »

 

Et comme, en signe d’affection et de protection, Rouletabille serrait la main d’Ivana qu’elle lui avait abandonnée, elle l’entraîna :

 

« Venez, dit-elle, venez ! Il faut que vous sachiez comment mes parents sont morts… »

 

Elle souleva une portière et ils quittèrent le salon sur lequel Rouletabille jeta un dernier regard. Tous ces personnages si calmes et si corrects qui faisaient autour des tables tous les gestes de la civilisation, il les voyait maintenant dépouillés et nus, sanglants, déchirés par le fer, rouges des anciennes guerres et des luttes civiles, atroces, s’assassinant au nom de la patrie pour laquelle ils étaient prêts à mourir ensemble, et à trahir ensemble !… Civilisation et moyen âge ! Étrange, trompeur, cruel, attirant et repoussant mélange de l’extrême et hypocrite et bourgeoise politesse de l’Occident et des instincts barbares de l’Orient !

 

Ivana lui fit traverser une pièce sombre où une unique lampe semblait n’avoir été laissée là que pour éclairer un portrait de Stamboulov jeune. Elle le lui montra. Sous ce portrait, il lut ces lignes signées de Zacharie Stoianov : « On l’appelait l’écolier, mais sa parole ardente, sa résolution inébranlable, ses chansons patriotiques touchaient les plus endormis. La fatigue, la faim, l’esclavage, la mort n’étaient rien pour lui. »

 

« Surtout la mort des autres ! » exprima Rouletabille.

 

Ivana ne broncha pas. Elle dit :

 

« Oui, il en a tué beaucoup. Il n’est guère de famille qui n’ait à lui reprocher une victime de son patriotisme. Il faisait bien les choses. Les cachots étaient pleins et il y a eu de belles pendaisons après le complot de Routschouk et la trahison de Panitza !… Il le fallait, il le fallait… Mon père a été le bras droit de Stamboulov… lui aussi, il a sauvé la patrie… Maintenant, ils sont morts tous les deux à la tâche… Venez ! »

 

Elle le promenait dans une des dernières vieilles maisons de Sofia qui avait conservé son cachet mi-slave, mi-byzantin, immense masure bâtie de peu de pierre et de beaucoup de bois, où les pièces étaient vastes et sombres, traversées dans le plafond de poutres énormes, pièces sur lesquelles s’ouvraient des couloirs inattendus, des escaliers insoupçonnés, chambres truquées avec des placards et des alcôves comme de véritables boîtes à surprises… et tout cela encombré de meubles cocasses, de tapisseries lourdes faisant flotter sur les murs les figures hiératiques des saints orthodoxes tels que les ont fixées les moines du mont Athos. Des icônes, des bijoux autour de certains portraits, des meubles marquetés d’ivoire et d’or, enchâssés de pierres précieuses… et des parquets fatigués et gémissants. Curieuse vieille maison, considérée maintenant à Sofia comme un phénomène, surtout dans cette rue Moskowska et dans ce quartier où tout est neuf, à l’exception de la vieille petite église de Sainte-Sophie.

 

Antique demeure qui a vu tant de drames et qui pleure et qui geint comme une aïeule, de tous ses membres desséchés, dès qu’on la remue un peu. Une porte qu’ils poussèrent eut une plainte si lugubre que Rouletabille s’arrêta net, retenant Ivana par sa robe. Mais elle, lui jetant par-dessus l’épaule ce regard noir qui eût fait courir le reporter en enfer, fit :

 

« Venez ! venez ! »

 

Et ils pénétrèrent dans une chambre qui était comme une chapelle. La piété du général avait réuni là tous les souvenirs qui lui restaient de son frère et de la femme de son frère, la mère d’Ivana. Quels souvenirs ! Le regard, dans cette pénombre trouée des yeux clignotants des petites veilleuses, rencontrait d’abord deux mains coupées, effroyablement entaillées, qui avaient été naturalisées telles que l’assassinat les avait laissées et qui montraient leurs blessures dans une caisse de verre, comme, quelquefois, derrière la vitre des bijoutiers, une main de cire montre ses bagues ou ses bracelets. Ici, quelles bagues, quels bracelets dont la pourpre avait horriblement bruni !

 

« Ce sont les mains de mon père… »

 

Mais ils entendirent du bruit derrière eux et se retournèrent. Dans l’ombre, sur un sofa, une forme remuait et se dressa tout à coup en prononçant des mots que le jeune homme ne comprit pas. Un homme s’avança, habillé comme les tziganes que Rouletabille avait visités la veille en compagnie d’Ivana, dans un proche village, à côté du cimetière. Il avait de bonnes bottes, un pantalon bien épais, une ample touloupe de mouton assez sale et un bonnet en peau de chat de trois couleurs.

 

« C’est notre berger, Vélio, dit-elle, dévoué comme un chien. Je ne sais pas pourquoi mon oncle l’a placé ici avec ordre de ne laisser entrer personne. Vélio veut que nous nous en allions. Il s’en va prévenir mon oncle… »

 

Elle s’en fut vers un énorme coffret peint d’images naïves et tout clouté de cuivre, placé sur un tabouret byzantin, à côté des dépouilles manuelles de l’illustre mort…

 

« Ici, dit-elle, sont les souvenirs de ma mère… »

 

Et elle tira sans émotion apparente, mais après les avoir dévotement baisées cependant, quelques reliques… des étoffes de vieille soie… une paire de gants… de longs gants blancs tout maculés d’atroces taches brunes…

 

« Voyez ces gants !… Pauvre maman ! pauvre maman !… Tenez ! Et la robe qu’elle avait ce soir-là… Elle s’était habillée magnifiquement… il devait y avoir gala à la maison. Voyez la robe… dans quel état… les bandits… Il faut vous dire qu’ils l’ont traînée par sa robe jusqu’à la fenêtre… quand elle fut morte… Ils voulaient jeter son cadavre à la populace. Ma petite sœur et moi nous criions, vous pensez !…

 

– Comment ! Vous étiez là !…

 

– Ici, répondit-elle, en montrant un angle de la vaste pièce… ma petite sœur et moi nous nous étions réfugiées derrière ce fauteuil…

 

– Vous ne m’aviez jamais dit que vous aviez une sœur !

 

– Eh bien, apprenez-le ! Elle est morte ! Oui à Constantinople : on l’a jetée dans le Bosphore.

 

– Dans le Bosphore ?

 

– Oui, dans un sac de cuir, il paraît… Vous comprenez, nous ne pouvons pas être sûrs… Enfin, on nous a dit… Pauvre petite Irène !… Pourquoi me regardez-vous comme ça ?… Rappelez-vous, l’an dernier, la visite que je reçus à la Pitié d’Athanase Khetev…

 

– Oh ! je me rappelle parfaitement la visite du Hun…

 

– C’est cela… j’ai pris le deuil alors… Il venait m’apprendre la mort de ma sœur.

 

– Comment ! on jette encore des femmes dans le Bosphore, enfermées dans un sac de cuir ?

 

– Oh ! il y a huit ans et nous ne l’avons su que l’an dernier… Vous comprenez, ils n’envoient pas de lettres de « faire part »…

 

Et elle ne plaisantait certes pas en prononçant cette extraordinaire et inattendue phrase. Elle était derrière le fauteuil, maintenant, celui qui l’avait cachée un instant aux regards des assassins, quand elle avait six ans.

 

« Quelle scène ! petit ami, quelle scène ! Nous étions venues avec notre vieille gniagnia russe pour admirer la toilette de maman. Assassinée aussi la vieille gniagnia. Oh ! tout cela a été très rapide, écoutez. Stamboulov, brave comme un glaive, ne prenait aucune précaution. Le 15 juillet 1895, il sortait vers huit heures de l’Union Club, avec Petkof et mon père, montait dans sa voiture pour rentrer à la maison, quand les assassins se jetèrent sur Stamboulov et sur mon père et les accablèrent de coups de poignard et de revolver, sans que les gendarmes intervinssent. Oh ! un coup bien préparé ! Les malheureux furent taillés en pièces. Rien qu’à la tête, mon père avait quinze blessures. Ses bras étaient horriblement déchiquetés, les mains ne tenaient plus que par un lambeau de chair. Pendant cette tragédie, ma petite sœur et moi, à la maison, félicitions maman de sa beauté et de sa belle robe que voilà ! Tout à coup, une grosse voix se fait entendre dans la chambre à côté : et puis des pas précipités, et puis la bousculade des meubles. La porte s’ouvre : ma mère pousse un cri déchirant : « Gaulow ! » Oui, c’était Gaulow avec un sabre nu à la main. Celui-là, d’où sortait-il ? De l’enfer ? On le croyait mort. Mon père avait même montré à ma mère le rapport des agents parce que, de celui-là, elle avait la terreur. C’était le fils naturel et adoré d’un compagnon de Panitza. Il avait juré publiquement de nous détruire tous, le soir de l’exécution de Panitza et de son père. Au bruit, épouvantées, nous, les petites, nous avions couru derrière le fauteuil. Ma mère, pour nous protéger, se jette devant nous, à genoux les mains jointes, suppliant Gaulow. Gaulow lui passe son sabre au travers du corps et comme de ses mains gantées, elle s’était accrochée à Gaulow, Stefo le Dalmate, l’âme damnée de Gaulow, les lui hachait à coups de poignard. Ils étaient venus quatre pour le massacre. Les deux autres, après avoir tué la gniagnia, étaient déjà sur nous attirés par nos cris. Mais Gaulow, qui s’était acharné après ma mère, nous réclama comme sa proie : « À moi, les enfants, à moi ! » et il arracha un kandjar des mains de l’un de ses acolytes pour m’en frapper… »

 

Disant ces choses, Ivana était revenue au coffret d’où elle sortit encore des bijoux anciens d’une grande valeur, d’admirables colliers de perles, une croix grecque en diamants et rubis, des bracelets d’un travail merveilleux. Il y avait là une fortune sous ces oripeaux sanglants…

 

« Les bijoux de ma mère… »

 

Elle les laissa retomber et resta là à les contempler, les mains coquettement appuyées sur les hanches. Mais le berger Vélio, aux longs cheveux blancs sous son kalback et à la moustache pendante, est revenu. Et elle se retourne vers lui. Rouletabille fut bouleversé, car elle avait les yeux pleins de larmes. Dans le moment qu’il la croyait de marbre, elle pleurait. Décidément, elle était ainsi dans son pays, tantôt en pierre, tantôt fondant sous les plus tendres sentiments ou encore hirsute et farouche comme un coq de bataille.

 

À Paris, elle était toujours tranquille et claire. Mais la vieille maison l’avait reprise entre ses murs sanglants. C’était bien naturel. Elle parut avoir une dispute avec son berger et elle fit signe à Rouletabille qu’ils devaient quitter la chambre. Ils retrouvèrent les salles aux parquets cirés et fléchissants, Ivana revint à son récit.

 

« J’aurais pu, dit-elle, mourir sur le coup ; mais l’horreur et la terreur me donnèrent une agilité inouïe, et je parvins à glisser entre les doigts de mes assassins pour m’en venir tomber dans la troupe des amis de mon père qui rapportaient son cadavre. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, il n’y avait plus que les corps déchiquetés de maman et de la gniagnia. Ma petite sœur avait disparu. Au dernier moment, au lieu de la tuer, Gaulow s’était ravisé et l’avait emportée avec lui. Irène était très jolie. Nous sûmes plus tard qu’il l’avait vendue un bon prix à un marchand d’esclaves de Trébizonde.

 

– Mais tout cela est épouvantable ! s’écria Rouletabille. Que de crimes ! et pourquoi ? et pourquoi ?…

 

– Ah ! pourquoi ? fit-elle avec tranquillité, pourquoi ? Vous êtes extraordinaire. C’est la politique, mon cher ! »

 

« Je déclare sans atout ! » disait un des joueurs de bridge dans les moments que les deux jeunes gens rentraient dans le salon.

 

Rouletabille regarda ce joueur-là, qui était un colonel serbe, et il le reconnut :

 

« Mais c’est Stoian Mikaïlovitch ! souffla-t-il, celui qui a assassiné la reine…

 

– Lui-même, petit ami. Oui, on a dit qu’il était de l’assassinat de la reine Draga…

 

– Bonsoir, Ivana, dit le colonel, en rangeant ses cartes. Vous êtes belle, cette nuit, comme une petite lionne.

 

– Il a raison ! approuva Rouletabille. Votre coquetterie a, ce soir, une nuance de cruauté. Cet homme vous plaît ?

 

– Beaucoup !

 

– Moi, je ne puis le regarder sans frissonner. En passant à Belgrade, j’ai vu le placard du Konak dans lequel lui et sa horde ont assassiné ce pauvre petit roi et la malheureuse reine Draga… »

 

Elle le regarda étrangement. Elle dit :

 

« C’était un pauvre petit roi qui avait vendu son pays à l’Autriche ! Ils auraient dû le remercier, peut-être !… Ils n’ont fait que leur devoir !… Croyez-vous que si notre roi ne faisait pas le sien ?…

 

– On le dit très bien avec l’Allemagne, murmura Rouletabille. Guillaume est l’ami des Turcs, méfiez-vous ! »

 

Elle haussa les épaules et s’éloigna de lui, brusquement, avec hostilité. Elle se promena encore, un peu énervée, parmi les groupes, puis disparut sans même lui dire adieu.

 

Il sortit, descendit, fut dans la rue, la tête en feu et le cœur en révolte contre Ivana Ivanovna, à cause qu’elle approuvait l’assassinat d’Alexandre et de Draga, décidément Rouletabille était un sentimental et un piètre politique !…

 

Et puis ! il aurait dû se méfier de ces amours slaves ! Il aurait dû mater son cœur depuis bien des jours… Il en avait connu de ces jeunes filles, en son temps de Russie, que l’on croit douces et tendres comme des agnelles et qui sacrifient tout à une idée, et qui ont des cœurs de héros, en roc, contre lesquels viennent se briser le front des amoureux. Mais elle l’avait trompé, avec sa tranquillité et tout son bon sens scientifique à Paris. Il avait rêvé d’un ménage calme, avec cette doctoresse, un ménage qui l’aurait reposé de ses aventures. Ah ! bien !… Et puis, ce n’était pas tout cela ! Il l’aimait ! Il l’aimait ! Rouletabille aimait pour la première fois ! Comme il l’aimait, son Ivana Ivanovna ! Même en ce moment où il la détestait, peut-être ne l’avait-il jamais mieux aimée !

 

III

Nuit d’orient

 

Devant le café de Sofia qui fermait, car il allait être dix heures et l’on était en état de siège, Marko le Valaque, correspondant particulier de La Nouvelle Presse de Paris, voulut arrêter Rouletabille, lui demander les nouvelles, mais celui-ci avait hâte de rentrer chez lui pour expédier une dernière dépêche et se recueillir ensuite, penser aux effroyables histoires d’Ivana. La pauvre enfant ! la pauvre enfant ! Maintenant, il la plaignait, revoyait la cicatrice. Amour !… Amour !… Chez lui, dans son appartement de l’annexe de l’hôtel du Danube, dans le salon transformé en un véritable bureau d’état-major avec toutes ces cartes étalées sur les murs, sur les tables et piquées de petites épingles à tête de couleur, représentant celle-ci la première armée, celle-là la seconde, celle-là la troisième et toutes les épingles noires, là-bas, autour d’Andrinople, figurant les Turcs… Rouletabille, les mains derrière le dos, se promène, comme Napoléon avant une campagne.

 

Mais, au fond, il ne pense qu’à l’amour et à certaine cicatrice sous une épaule ambrée entrevue dans l’échancrure d’un corsage dont le délicat parfum l’enivre encore…

 

Rouletabille n’écoute même pas le rapport de son lieutenant La Candeur, un reporter de son service, une espèce de géant qu’il a amené de Paris pour les fidèles besognes. Et pourtant ce que dit La Candeur ne semble pas dénué d’intérêt.

 

« Rouletabille, on connaît le plan des Bulgares ! Fais marcher tes épingles ! La première et la deuxième armée vont descendre le cours de la Maritza et investir Andrinople. La troisième, elle, obliquera à l’ouest des deux premières, descendra d’abord du nord au sud, s’emparera de la voie ferrée, puis prendra l’offensive à l’est. Le gros coup sera d’abord la prise d’Andrinople. Le généralissime Savoff affirme à qui veut l’entendre qu’il va d’abord sacrifier cinquante mille hommes pour prendre Andrinople « à la japonaise ».

 

– Qu’il dit ! » finit par laisser échapper Rouletabille.

 

Et il ajouta :

 

« Tais-toi, idiot ! S’il le dit, c’est qu’il ne le fera pas ! S’il devait le faire, il ne le dirait pas !… On connaît le plan des Bulgares, dis-tu ? Du moment qu’on le connaît, exprima le reporter en haussant les épaules, c’est que ce n’est pas celui-là ! »

 

Et il alla se planter devant une immense carte des Balkans.

 

« J’suis pas plus idiot que toi, répliqua La Candeur, vexé. La preuve que c’est vrai, c’est que tous les officiers ont reçu des ordres conformes…

 

– Veux-tu que je te prouve que ce n’est pas vrai ? fit Rouletabille. Tiens, écris ! »

 

Et il lui dicta une dépêche retraçant le fameux plan des Bulgares, sonna son domestique, un Français nommé Modeste, ex-garçon de café et fort brave homme, et lui ordonna de la porter à la censure.

 

« À quoi penses-tu ? La censure est fermée à dix heures, dit La Candeur.

 

– Eh bien, Modeste, cours chez M. Franghia, le ministre des Postes et Télégraphes, qui est un bon ami à moi, et reviens ici avec le télégramme et l’estampille officielle, tu sais, le petit paraphe au crayon bleu !

 

– Jamais Franghia ne signera ça ! fit La Candeur.

 

– Nous verrons bien ! »

 

Rouletabille était retourné à sa carte, pensif…

 

« Tu cherches midi à quatorze heures ! déclara La Candeur. Les Bulgares ont renoncé à cacher leur plan parce qu’ils ne doivent pas en avoir d’autre ! Ils ne peuvent passer que par la vallée de la Maritza !

 

– Justement, répliqua Rouletabille, je cherche un endroit par lequel on ne peut pas passer !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que c’est là qu’ils passeront !

 

– Ils te l’ont dit ? ricana le brave La Candeur.

 

– Non ! Et c’est parce qu’ils ne me l’ont pas dit et que personne ne peut même y penser, que j’y pense, moi !

 

– Oh ! t’es malin ! on le sait… T’as beau regarder, va… pas une bonne route, pas de chemin de fer… Rien à faire à l’est de la Maritza. Les montagnes de Viza et de l’Istrandja ? infranchissables ! »

 

Rouletabille, qui avait repris sa pose à la Napoléon, répondit :

 

« C’est ce qu’on a dû dire à Bonaparte la veille du jour où il a franchi le Saint-Bernard ! »

 

À ce moment la porte s’ouvrit sous la poussée d’un jeune homme remarquablement beau, mais qui avait l’air d’une petite fripouille. Rouletabille avait choisi ce jeune Slave de Kiew comme interprète, d’abord parce qu’il parlait parfaitement bien plusieurs langues, dont les patois des Balkans et de l’Istrandja, et puis parce qu’il était débrouillard et à peu près sans scrupule. Il lui laisserait faire ce qu’un honnête reporter ne peut pas faire lui-même. À la guerre comme à la guerre ! Enfin, Vladimir prétendait avoir toujours des tuyaux spéciaux grâce à la bonne amitié d’une femme du plus grand monde (disait-il), à certaine princesse d’un certain âge, mais très riche et toujours habillée de somptueuses fourrures, que le jeune homme promenait avec un orgueil de paon dans des cafés de second ordre…

 

« Que se passe-t-il, Vladimir Pétrovitch ? Vous avez l’air furieux, mon ami ! »

 

Vladimir Pétrovitch posa sa canne, son chapeau, ôta ses gants (toujours très élégant, Vladimir Pétrovitch) et dit :

 

« Je suis furieux parce que j’ai encore rencontré ce brigand de Marko le Valaque ! Vous savez bien, le correspondant particulier de La Nouvelle Presse de Paris. Il me suit partout pour savoir ce que je vais faire, ce que je vais télégraphier. Ah ! méfiez-vous, monsieur, de Marko le Valaque ! c’est un homme sans scrupule qui est capable de tout : je ne le lui ai pas envoyé dire !

 

– Fiche-moi la paix avec ton Valaque ! Qu’est-ce que je t’avais dit de faire ?…

 

– Je viens de la poste, j’ai tenté en vain de télégraphier comme vous me l’avez demandé, à Jambol, à Straldja, à Kizil-Agatch ; toutes les communications postales et télégraphiques, par ordre du gouvernement, sont coupées sur tout l’est de la Bulgarie ! »

 

Rouletabille claqua des mains et fit entendre un « parbleu » triomphant, puis il revint devant sa carte et cria à La Candeur :

 

« Écris ! Journal Époque, Paris. – Le plan adopté par l’état-major bulgare que tous les correspondants de guerre télégraphient depuis deux jours n’a pas été sans étonner ceux qui pensaient que l’on ne s’arrêterait point à l’obstacle d’Andrinople. Mais il faut se rendre sans doute à l’évidence des ordres ostensiblement donnés, sans quoi la concentration des troupes, au lieu de se faire uniquement près de la Maritza, comme on l’avoue actuellement, aurait eu lieu certainement en grande partie à l’est bulgare, par exemple à Stradjal, à Jambol et à Kizil-Agatch, derrière les contreforts de l’Istrandja-Dagh, d’où l’armée bulgare, bien dissimulée, eût pu, par surprise, déboucher sur Kirk-Kilissé… »

 

Rouletabille n’avait pas fini de dicter sa dépêche que le domestique rentrait :

 

« Eh bien, Modeste ?

 

– Voilà la dépêche visée, monsieur.

 

– Hein ? fit Rouletabille, vainqueur ; elle ne les gêne pas, celle-là ! »

 

Et il l’arracha, puis donna le second télégramme à Modeste avec les mêmes recommandations pour le ministre.

 

« Vous ne pensez pas, exprima Vladimir Pétrovitch en se polissant les ongles, que si votre télégramme fait allusion seulement à une parcelle de la vérité, cet excellent M. Franghia va vous le viser ?

 

– J’espère bien qu’il ne me le visera pas ! répondit le reporter. Le télégramme ne partira donc pas, mais nous, nous partirons… comprends-tu, Vladimir Pétrovitch… de Kiew ! et à coup sûr, cette fois, et dans un pays où nous ne risquons pas de rencontrer des confrères ! »

 

Enchanté de lui-même, il se replongea dans l’étude de ses cartes…

 

« Qui est-ce qui vous a donné des tuyaux ? demanda Vladimir.

 

– Personne ! s’exclama Rouletabille ; moi, je laisse les tuyaux aux confrères et je fais du reportage avec des idées générales ! Voyez-vous, mes enfants, les idées générales, il n’y a encore que ça pour être renseigné !

 

– En attendant, en voilà un « de général », s’écria La Candeur. En effet, le général Poutilof faisait son entrée, poussant Modeste devant lui et suivi de quatre soldats baïonnette au canon.

 

« Messieurs, annonça-t-il, vous êtes aux arrêts, par ordre supérieur… Vous ne pouvez pas sortir d’ici. L’ordre vise ce garçon, monsieur et monsieur. (Il désignait Modeste, La Candeur et Vladimir). Quant à vous, monsieur (il montrait Rouletabille), veuillez me suivre chez le général-major. »

 

Les jeunes gens étaient ahuris. Avant qu’ils eussent eu le temps de protester, deux soldats prenaient la consigne dans le vestibule et les deux autres entraînaient Rouletabille.

 

« Bah ! Bah ! Je vous suis, fit le reporter. Bas les pattes ! » et, en lui-même : « Eh bien, ça va être commode de faire du reportage dans ce pays-là !… Seulement, maintenant, je connais leur plan !… »

 

Chez le général-major ! Quel général-major ? Rouletabille ne fut pas peu étonné de se voir conduire à l’endroit même d’où il venait. Il revoit la rue Moskowska et le jardin et la vieille maison du général Vilitchkov, la maison d’Ivana. Le premier étage est encore éclairé. La soirée doit toucher cependant à sa fin.

 

On pousse le reporter dans le pavillon du concierge, près de la grille. Ce pavillon est vide de son schwitzar. C’était la prison momentanée de Rouletabille.

 

« Le général-major va venir vous voir tout à l’heure… » annonce le général Poutilof, avant de refermer la porte, devant laquelle il laisse une sentinelle.

 

Il y a une autre sentinelle à la grille. Rouletabille est bien gardé.

 

Il attend. Une heure se passe. Il s’impatiente. Il s’assied. Il somnole, il se réveille en sursaut ; il se demande où il se trouve, il se rappelle son étrange captivité, il court à l’unique fenêtre qui donne sur le jardin ; il soulève le rideau.

 

Plus de lumière, là-bas… Mais quelles sont ces ombres qui glissent dans le jardin sous le clair de lune ? On dirait des officiers… Pourquoi se dissimulent-ils ainsi ?… Pourquoi marchent-ils courbés ?… Les voilà qui courent !… Ils pénètrent dans la maison comme des voleurs… Puis un cri soudain… un cri de mort ! Rouletabille croit avoir reconnu la voix d’Ivana. Il ne raisonne plus, il ouvre la fenêtre, bondit dans le jardin sans penser qu’il peut être fusillé à bout portant par la sentinelle… Mais voilà qu’il chancelle sur un corps… Il se penche, il tâte, il recule… C’est la sentinelle qui gît là, assassinée… Rouletabille, le cœur serré d’un horrible pressentiment, s’élance…

 

Quelle abominable chose se passait, en ce moment ?

 

Cependant l’alarme a dû être donnée, puisque des officiers sont accourus. Rouletabille les a vus disparaître dans la maison, de ses yeux. Pourvu qu’ils arrivent à temps ! Il bondit derrière eux, à travers le jardin lunaire, sans pouvoir retenir un rauque gémissement. Il pense à Ivana et à cette terrible histoire qu’elle lui a dite. Toutefois il s’efforce de se persuader que le cri qu’il a entendu tout à l’heure n’est point un cri de femme. Il le désire tellement ! Si ce cri était à elle, maintenant elle était peut-être morte !

 

Dans le moment qu’il allait franchir le seuil obscur de la maison, une faible lumière s’alluma à une fenêtre, au rez-de-chaussée, à gauche. Il y courut. Il allait donc savoir tout de suite ce qui se passait. Il regarda. La fenêtre était entrouverte : c’était une pièce de service, nue, assez sale, munie, au centre, d’une cheminée élevée de quelques pouces au-dessus du sol. Tout près étaient rangés les petits pots en cuivre servant à faire le café. Détails infimes que saisit le regard qui ne les cherche pas et que garde à jamais la mémoire aux minutes terribles de la vie. Rouletabille devait avoir longtemps aussi dans l’oreille le bruit de l’eau de la fontaine, qui venait frapper, goutte à goutte, la dalle de pierre. Et cependant il resta là une seconde ! Les gens qui étaient là ne remuaient pas. Silence et immobilité. Un Albanais sauvage, poudreux, avec ces airs de vagabond que gardent presque toujours les gens de cette race, quand ils n’ont pas d’emploi régulier, la ceinture garnie d’armes étranges, l’œil vif, les bras croisés, semblait attendre des ordres, être là aux aguets, ainsi que deux Turcs, dans ces vêtements de coton rouge et jaune qu’ils affectionnent dans les Balkans ; sur leurs épaules, à tous trois, étaient jetées des capotes de soldats bulgares, dans lesquelles ils avaient dû s’envelopper, se déguiser pour pénétrer jusque-là !

 

Ce qui était stupéfiant, c’était la tranquillité de ces bandits quand ils se savaient recherchés déjà par les officiers dont on entendait la galopade, là-haut, dans toute la maison. Et ils avaient allumé une lanterne, comme chez eux ! L’un d’eux fumait. Le fatalisme, le fatalisme musulman, jamais Rouletabille ne l’avait mieux vu que là, sur ces trois visages, si calmes en cette seconde tragique.

 

Au moment où le reporter, qui avait à peine arrêté son élan, allait repartir, quelque chose remua dans l’ombre et Rouletabille aperçut alors, sur la dalle de la cheminée, deux corps étendus qu’on avait jetés là, prisonniers ou agonisants : les domestiques peut-être qui s’étaient présentés les premiers aux coups de ces messieurs. Le grand Albanais détacha un coup de sa botte dans la cheminée. Il y eut un gémissement et tout retomba au silence.

 

Rouletabille était déjà parti, déjà dans l’escalier, ne comprenant rien à ce qu’il venait de voir. Toujours, le plancher, là-haut, résonnait de la galopade, mais le reporter ne connaissait pas la maison. L’obscurité le gênait. Il fit craquer une allumette, aperçut un commutateur, le tourna, ne parvint point à faire jaillir l’étincelle électrique et s’aperçut alors que les fils étaient coupés.

 

« Comme au Konak ! ne put s’empêcher de penser Rouletabille, tout chaud encore des souvenirs de Belgrade… comme au Konak, la nuit de l’assassinat de la reine Draga et du roi Alexandre… »

 

Et arrivé sur le palier du premier étage, il souffla sur son allumette après s’être orienté. Il préférait encore la nuit. Il ne savait pas qui il allait d’abord rencontrer. Il avait voulu de la lumière. Maintenant la lumière le gênait. On ne savait pas à qui, après tout, elle pouvait le dénoncer !

 

À tâtons, il avait pénétré dans le grand salon qu’il connaissait bien pour y avoir passé la soirée avec Ivana. En passant près d’une fenêtre, il tira, dans toute sa largeur, un rideau, et la clarté lunaire qu’il évita envahit un grand carré de la pièce, dont il fit le tour avec précaution.

 

Soudain il trébucha et recula avec horreur, comme tout à l’heure, là-bas, dans le jardin. Il avait encore marché sur un corps mou. Il se jeta à genoux, dans une angoisse indicible. Il tira le corps à lui, le poussa jusque dans le carré de lumière, et ce faisant, il se rendait compte qu’il tâtait des vêtements d’homme : et cela déjà le soulageait de l’horrible pensée qu’il avait eue. La tête du mort apparut dans la clarté froide de cette nuit sinistre. Il reconnut l’officier d’ordonnance du général Vilitchkov, à côté duquel il avait dîné le soir même.

 

La galopade, qui s’était éloignée, qui semblait avoir fait le tour des appartements, se rapprochait.

 

Rouletabille se rejeta dans la nuit. Et trois officiers qui avaient le sabre nu à la main apparurent à l’entrée qui donnait sur le palier, à cette même porte qui venait de laisser passer Rouletabille cependant que par l’autre porte, au fond, celle qui donnait sur les chambres que lui avait fait visiter Ivana, un autre officier, qui avait également un sabre à la main, surgissait dans un état de rage et d’exaltation extraordinaire !…

 

Il jetait aux autres des mots précipités, auxquels ceux-ci ne répondaient que par des monosyllabes, des dénégations énergiques.

 

À l’apparition des officiers, Rouletabille avait failli céder à son premier mouvement, qui était de se joindre à eux et de leur demander des explications ; mais la bizarre attitude de ces hommes, leur langage forcené, leur fureur et la figure terrible de celui qui semblait commander aux autres lui donnèrent immédiatement à réfléchir.

 

Ces gens avaient moins l’aspect de sauveurs que celui d’assassins.

 

En bas, à la vue des capotes, il avait pensé que l’Albanais et les Turcs s’étaient déguisés en soldats ; ceux-là, dont la figure n’était pas plus recommandable, avaient bien pu se déguiser en officiers bulgares… et ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle ils avaient pu approcher des sentinelles, les supprimer et pénétrer dans la demeure du général Vilitchkov et d’Ivana. Pour quelle abominable entreprise ? Déjà le jeune homme s’était heurté à deux cadavres… Qu’étaient devenus Vilitchkov et Ivana ?

 

Avaient-ils été déjà victimes des misérables ?

 

Le reporter ne le pensa point, devant la fureur croissante et le désarroi très apparent des conjurés. S’il avait pu douter encore un instant de la véritable personnalité des officiers qui se disputaient devant lui en ouvrant des portes et en agitant leurs armes, il ne tarda point à être complètement renseigné par un nom qui fut prononcé et dont les syllabes sonores lui étaient restées dans l’oreille depuis sa conversation avec Ivana. « Stefo !… Stefo, le Dalmate, avait-elle dit, l’âme damnée de Gaulow ! »

 

C’était donc la bande de Gaulow qui était là, accomplissant son horrible besogne, achevant l’effroyable vengeance commencée dix-huit ans plus tôt.

 

Et ces paroles de sanglant reproche que celui d’entre eux qui paraît le chef adresse à Stefo, si Rouletabille ne peut exactement les comprendre, du moins espère-t-il en saisir le sens… Le nom d’Ivana revient à plusieurs reprises dans la bouche de l’homme, de cet homme à la figure terrible, apparue une seconde, dans la clarté lunaire, et qui pourrait bien être la figure de Gaulow elle-même !

 

Évidemment, cet homme se plaint de ce qu’on n’a pas trouvé Ivana… et les autres répliquent qu’ils l’ont cherchée partout. Cela se comprend à leurs gestes…

 

Ivana est cachée, bien cachée dans cette mystérieuse demeure que Rouletabille quelques heures auparavant comparait lui-même à une boîte à surprise. Vivante et cachée ! Du moins Rouletabille l’espère. Sans quoi, il n’y aurait plus de Dieu ! Attention ! Ils ont fini de se disputer. Ils se consultent. Ils vont reprendre leurs recherches ! Ils s’orientent !

 

Ils se montrent des portes, des couloirs… Ils se distribuent la besogne, ils se partagent le chemin à reparcourir.

 

Et peut-être, cette fois, vont-ils tomber sur Rouletabille, sur Rouletabille qui ne peut rien faire… rien… rien… qu’attendre qu’ils s’en aillent… ou qu’on le découvre… Sur Rouletabille qui n’est pas armé. Pas un couteau, pas un revolver !…

 

Les faux officiers ont fait jaillir soudain des rais de lumière de petites lanternes sourdes dont ils apparaissent munis.

 

La lanterne d’une main, le sabre de l’autre, ils cherchent, et il y en a qui passent leur sabre au travers des rideaux, comme Hamlet, cherchant, de la pointe, ce pauvre Polonius. S’ils ont des revolvers, ils ne les montrent point. Pas un coup de feu n’a été tiré. On assassine ce soir à l’arme blanche. Rouletabille est accroupi, au fond de la nuit, derrière un fauteuil, un vaste fauteuil de cuir comme celui qui cachait autrefois Ivana et Irène quand on assassinait leur pauvre maman et leur vieille gniagnia dans la chambre aux reliques. On peut dire que Rouletabille fait du reportage vécu. S’il a, quelque jour, à raconter un drame d’Orient dans lequel on assassine les rois et les reines, il saura la figure et le « cachet » qu’il faut donner à tous ces gens-là. Il se rappellera le mufle rageur de Stefo, les allures fouinardes des autres qui tâtent les murs et les étoffes, chercheurs de portes secrètes ; et surtout il se souviendra de la colère formidable de ce Gaulow – car ce doit être lui en vérité – à qui sa proie échappe.

 

Mon Dieu ! pourvu qu’elle leur ait échappé, Ivana ! Rouletabille, à coup sûr mourrait de la mort d’Ivana. Du moins le pense-t-il parce qu’il aime pour la première fois et que le premier amour va toujours jusqu’à la mort, pense-t-on.

 

Les officiers, par des portes différentes, ont disparu, ont glissé, passant près de Rouletabille sans le voir, persuadés que cette pièce qu’ils ont certainement fouillée déjà de fond en comble, ne contient plus que ce peu intéressant cadavre de l’ordonnance du général Vilitchkov.

 

Et le général, lui, qu’est-il devenu ?… Sans doute est-il déjà mort, car les autres n’en parlaient pas… ne prononçaient point son nom, ne s’en étaient, dans leur désarroi, nullement préoccupés. Son compte, à celui-là, devait être réglé.

 

Que va faire Rouletabille ? Se sauver pour chercher du secours ? Ah ! bien, tous les sinistres oiseaux seraient envolés quand il reviendrait tout juste peut-être pour prendre dans ses bras le cadavre palpitant et tout chaud d’Ivana…

 

Alors ?… Ouvrir une fenêtre ?… Appeler ? L’entendrait-on ? Et puis, ils seraient tous sur lui, au second cri. Et combien sont-ils ? Huit, dix !… Ah ! s’il avait seulement un revolver !… Ivana ! Ivana ! où es-tu ? Il n’a plus aucune idée ! C’est l’amour qui lui enlève toute ingéniosité ! S’il n’avait pas aimé Ivana, bien sûr qu’il aurait déjà trouvé un moyen de la sauver, en admettant qu’il en fût temps encore… Mais il ne sait que gémir sourdement, se heurter à nouveau au cadavre de l’officier d’ordonnance… Ah ! ah ! le cadavre a un sabre… Rouletabille tire la lame toute nue… déjà à moitié sortie du fourreau… Maintenant, cette arme à la main, il écoute, moins tremblant, si le bruit de son pas n’a point été entendu ; il se glisse dans la pièce à côté, en rasant les murs, en tâtant les meubles, en se faisant tout petit, aussi petit que possible, soufflant tout bas, si bas : « Ivana !… Ivana !… Ivana !… » Il est exact que ce jeune homme aime jusqu’à la mort puisqu’il ne sait que mourir pour celle qu’il aime… C’est tout ce qu’il peut faire… venir mourir avec elle. Oh ! avec quelle voix sourde il l’appelle : « Ivana !… Êtes-vous là, Ivana ?… Ils sont loin… répondez-moi !… C’est moi !… moi, Rouletabille !… » Ah ! il fait tomber une chaise avec un certain fracas… et aussitôt il y a des bruits de pas dans la chambre à côté… une galopade… une galopade qui revient… Et Rouletabille s’écrase contre le mur, dans la nuit d’un rideau qui le couvre à peine, les yeux grands ouverts sur cette porte éclairée par la lune, sur cette porte qui va s’ouvrir et laisser repasser la galopade des assassins !…

 

Voici Stefo et puis un autre, et un autre, hagards et sanglants. Ils ne font que repasser comme des démons de cauchemar, et quand ils ont traversé la pièce, derrière eux, une forme blanche qui se glisse, chancelante, contre les murs : Ivana, dans sa robe de soirée, déchirée, dont elle traîne les lambeaux comme des ailes lasses, incapables de soulever un corps mourant, Ivana, dont la gorge blessée fait entendre un sanglot d’épouvante et dont les cheveux épars pendent derrière elle comme de longs serpents noirs.

 

Rouletabille l’a déjà appelée par son nom, s’est précipité vers elle, l’a reçue dans ses bras au moment où elle allait s’affaisser sur le tapis. Il soulève sur sa jeune et ardente poitrine ce poids si cher. Il arrachera cette proie à ses bourreaux. Il a une foi surhumaine dans sa force et dans sa chance.

 

Mais elle, elle, avec sa pauvre voix d’effroi, le fait redescendre à la réalité horrible :

 

« Les voilà !… Gaulow ! j’entends le pas de Gaulow ! »

 

Et c’est vrai qu’à droite, à gauche, des pas accourent de partout ! Des voix s’appellent ! s’interpellent !

 

Ivana montre un coin de la muraille.

 

« Là, là !… »

 

Que veut-elle dire ?

 

Ivana retrouve des forces, à cet instant suprême, pour soulever une tapisserie qui garnit le mur et cache une double porte qui est là, dissimulée, destinée à mettre en communication cette chambre avec une petite garde-robe bien étroite. Ivana fait glisser la double porte. Ils se précipitent dans ce refuge, mais pas assez vite pour qu’ils puissent éviter d’être aperçus d’un nouveau personnage qui vient de faire irruption dans la pièce, qui bondit vers eux… et qui arrive juste à temps pour rabaisser la tapisserie sur la double porte refermée.

 

Ivana, Rouletabille ont reconnu le berger Vélio, poursuivi, lui aussi, traqué et qui, avant de mourir, aura eu au moins le temps de faire le geste qui, peut-être, sauvera sa jeune maîtresse.

 

Car déjà les assassins sont sur lui…

 

Du fond de leur armoire, Ivana et Rouletabille entendent leurs vociférations, leurs admonestations, leurs menaces et leurs promesses.

 

Ils traînent maintenant Vélio avec eux, le sommant, sous peine de mort, de leur dire où est sa maîtresse, de leur dévoiler la mystérieuse cachette où, dans cette maison qu’il connaît, elle a pu se réfugier.

 

Mais Vélio prétend ne rien savoir… on entend ses désespérées dénégations… et la bande passe… pousse le malheureux plus loin, le traîne avec elle, au centre d’un tas de gestes de mort !

 

Pendant ce temps, les deux jeunes gens, au fond de leur placard, s’étreignent les mains, espèrent qu’ils sont sauvés, n’osent pas respirer, écoutent… Ah ! quand Rouletabille traversait naguère Belgrade et visitait les chambres fatales du Konak, il ne pensait point qu’il reverrait si tôt une horreur pareille et qu’il revivrait si tôt – pour en mourir peut-être – la nuit d’Alexandre et de Draga, au fond de leur placard !

 

Ainsi devaient-ils se tenir tapis, les deux amoureux souverains, dans la nuit de leur cachette, derrière les rideaux, tandis qu’ils entendaient « travailler » leurs ennemis !… et que l’on traînait de pièce en pièce Lazare Pétrovitch, comme ceux-ci traînaient Vélio, pour qu’il dévoilât la retraite de sa maîtresse…

 

Mais si Lazare Pétrovitch a parlé, Vélio s’est tu héroïquement comme un bon berger dévoué à la garde de ses maîtres, comme un chien fidèle.

 

Ah ! ces bruits de bottes et de sabres sur le parquet !… Quand cesseront-ils ?…

 

L’aurore, en chassant cette sinistre nuit, n’aura-t-elle point bientôt chassé ces bandits ?…

 

Comme ils s’étreignent éperdument, les petits, au fond de leur placard, quand les bruits se rapprochent !

 

Que pourrait faire Rouletabille dans ce carnage ? La couvrir de son corps ! Mourir avec elle ! N’est-ce pas ce qu’il a désiré tout à l’heure ? Son vœu est exaucé.

 

Il tient Ivana, embrassée. Il a sur son épaule, sa belle tête, appesantie, et il sent sur ses mains couler le sang de la gorge !

 

Par quel miracle, après un coup pareil, a-t-elle pu leur échapper ! Et puisque le Ciel a voulu ce miracle-là, comment croire que la Providence n’ira pas jusqu’au bout du miracle lui-même et ne la retirera point, vivante, du gouffre de cette aventure de vengeance et de sang…

 

Encore des cris ! si proches ! si proches ! « Gaulow ! » La voix d’Ivana semble près d’expirer en prononçant ce nom abhorré…

 

On frappe du poing sur les murs. On tâte les murs. Si les poings sonores frappent sur la tapisserie et si les autres entendent résonner la double porte de bois, ils sont perdus ! Ils sont morts !

 

Et la porte s’ouvrira comme elle s’est ouverte devant Draga et Alexandre et ils mourront comme sont mort le roi et la reine et ses deux frères, Nicolas et Nicodème, et le lion Lazare Pétrovitch et Naumovitch le brave, et Gakovitch, et comme tant d’autres sont morts dans les nuits rouges de l’Orient ensanglanté…

 

Un grand tumulte de meubles remués, de caisses que l’on traîne… et encore la voix de Gaulow qui donne des ordres… et la voix expirante d’Ivana à l’oreille de Rouletabille : « Ils ont fini d’assassiner, maintenant ils volent !… »

 

Oui, les misérables sont à la curée de tous les objets de valeur… Ils dépouillent les murs et vident les tiroirs… Ce Gaulow est décidément un bandit de grand chemin…

 

Mais ils n’ont pas fini d’assassiner, non ! et la preuve en est que voilà revenu Vélio !

 

Celui-ci n’est pas encore mort…

 

On l’a traîné de la cave au grenier, et le voilà de retour dans cette pièce. Il est jeté presque contre la cloison.

 

Il tombe à genoux et demande grâce, pitié !

 

Il jure qu’il n’a pas vu sa maîtresse !… qu’il ne sait rien !… qu’il ignore tout de cette maison !… qu’il vient d’arriver des champs !

 

Il supplie qu’on lui laisse la vie !…

 

On lui laisse cinq minutes pour se décider…

 

Mais il ne parle pas ! il ne parle pas ! Il fait des grands signes de croix orthodoxes et tout à coup pousse un horrible cri à cause d’un coup de sabre qui lui entre dans la poitrine.

 

On l’entend qui râle sur le plancher, qui se traîne… et l’on entend les coups de pointe dont il est lardé, cloué sur le plancher !…

 

Rouletabille voudrait s’élancer, défoncer les murs ; toute sa jeunesse répugne à cette passivité à deux pas d’un vieux serviteur que l’on assassine et qui meurt pour Ivana, mais aussi pour lui.

 

Ivana le sent prêt à bondir, mais elle le retient d’une étreinte forcenée.

 

Elle le presse sur son cœur, sur sa gorge haletante et, pour le vaincre et le sauver, à deux pas des assassins, elle lui donne, de sa lèvre ardente, enfiévrée, son premier baiser d’amour, parmi son sang, ses longs cheveux humides, baiser débordant de désespoir et de tendresse sauvage, d’étrange mais chaste volupté à cause de la mort qui regarde ce baiser-là…

 

Quand ils purent respirer et que leurs bras s’amollirent, toute la nuit qui était autour d’eux et toute la maison gardaient un immense silence. On eût dit que ce baiser avait commandé le silence… et que c’était lui qui avait fait fuir la horde !…

 

D’abord, ils ne purent croire à leur bonheur.

 

Ils écoutèrent, immobiles, des minutes éternelles…

 

Et puis, Rouletabille, malgré qu’elle le retînt encore, fit glisser la porte, souleva la tapisserie et regarda…

 

L’aurore, la blême et honteuse aurore éclairait le hideux spectacle… Ici, le corps de l’officier d’ordonnance, la face contre terre, roulé dans un coin, là, le cadavre haché de Vélio… du sang partout… un désordre épouvantable, des meubles renversés… les rideaux des fenêtres arrachés, les fenêtres ouvertes, les vitres brisées… le silence… la mort… et le silence… Le reporter risqua quelques pas dans cet horrible domaine… Pâle comme un spectre, comme l’image de la mort elle-même, Ivana le suivit. Ils s’arrêtaient… écoutaient… épiaient… Oui, en vérité… persuadés qu’il n’y avait plus personne à tuer ni rien à voler, les misérables avaient abandonné ce champ de massacre…

 

Rouletabille se retourna et reprit Ivana dans ses bras. Elle était au bout de ses forces et peut-être de son sang…

 

« Allons chez le général », souffla derrière lui Ivana… Le jeune homme crut qu’elle allait mourir… mais elle rouvrit les yeux et ses lèvres répétèrent :

 

« Chez le général… »

 

Et, de sa main défaillante, elle lui indiquait le chemin qui conduisait à la chambre des reliques…

 

« C’est la voix de mon oncle qui m’a avertie, expliqua-t-elle… Mais il a poussé un tel cri qu’il doit être mort. Allons voir… »

 

Et soudain, dans ce silence sépulcral, au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la chambre des reliques, un gémissement se fait entendre et grandit… ce sont des faibles appels… bien faibles… bien bas… bien mourants… mais répétés inlassablement et tout à fait lugubrement… Oh ! l’appel lugubre de cette voix qui meurt !…

 

Enfin ils sont arrivés à la porte, Rouletabille, toujours portant Ivana, qui a dressé sa tête pâle et dont les yeux, sous les paupières lourdes, ont retrouvé un nouvel éclat épouvanté à l’audition de ces sons sinistres.

 

La voix du général ! Elle la reconnaît.

 

« Prenez garde : il y a deux marches à descendre ! »

 

Ah ! la porte est poussée ; ils sont dans la chambre des reliques, avec la voix si lugubre qui appelle.

 

« Mon oncle, s’écria Ivana, mon oncle nous voilà ! C’est nous ! Ils sont partis ! Nous sommes sauvés !… »

 

Elle glisse des bras de Rouletabille. Elle veut faire un pas, mais elle chancelle, elle tombe avec un gémissement si faible, à faire grande pitié, en vérité.

 

Et la voix, au fond de l’ombre, de la nuit de cette chambre, n’a pas cessé son lugubre, épouvantable, mourant appel.

 

Rouletabille est allé à une fenêtre, a tiré un rideau.

 

Et l’aurore fait encore son apparition par là ! Il ne reconnaît plus cette chambre saccagée. Les mains coupées ne sont plus là ! Oui, même ces mains d’assassiné, Gaulow les a emportées. Elles lui appartiennent, elles font partie du butin de sa vengeance. Quelles ruines de toutes choses dans cette pièce ! Les Turcs et les Bulgares pomaks ont passé là ! Les murs ont été dépouillés de leurs tableaux, de leurs icônes, de leurs belles images, dont quelques-unes ont été arrachées des cadres et taillées en pièces, avec acharnement.

 

Et, au milieu de tout cela, le corps du général Vilitchkov n’est plus qu’une écumoire, ma parole ! tant il est troué, percé de coups, une écumoire dont tous les trous laisseraient passer des ruisselets de sang… Comment, ayant été pareillement troué, le général vit-il encore ?

 

Ses doigts pendent au bout de ses moignons !

 

Comme ces gens d’Orient aiment à couper les doigts ! Oui, c’est leur affaire. Ils veulent bien tuer, mais ils n’oublient pas de mutiler. C’est à cela que l’on reconnaît les véritables assassins d’Orient[2].

 

Rouletabille a soulevé la tête du général dont les yeux le fixent si étrangement, si étrangement, cependant que sa bouche ne cesse pas son appel lugubre.

 

Extraordinaire ! Extraordinaire ! Le général ne se plaint pas… non, ce ne sont point des plaintes qui sortent de ses lèvres vides de sang… ce sont des mots, toujours les mêmes, toujours les mêmes qui sont un avertissement – Rouletabille comprend cela – oui, un avertissement qui voudrait se faire comprendre… comme l’annonce d’un grand malheur que le général voudrait faire connaître avant de mourir…

 

Singulière position occupée par le général ; Vilitchkov est étendu, tout de son long, sur le plancher, mais ses bras et ses mains aux doigts pendants, sanguinolents, entourent éperdument, éperdument, le petit fauteuil de bois en X, ce qu’on appelle en Occident un fauteuil à la Dagobert, le petit fauteuil-tabouret, sur lequel était, ce soir encore, le coffret aux peintures byzantines, cloué de cuivre, vous savez bien, le petit meuble aux reliques et aux bijoux… et à la robe, souvenirs de l’assassinat de Stamboulov-Vilitchkov, mais le coffret, lui, a disparu.

 

La plainte du général doit dire, expliquer des choses inouïes, car Ivana, sur les coudes et sur les genoux, à travers un ruisseau de sang, s’est traînée jusqu’à son oncle, jusqu’à Rouletabille et prononce, à son tour, des syllabes insensées, en regardant le général avec un regard plus épouvanté encore – si possible – que celui qu’elle a montré à Rouletabille quand le jeune homme l’a rencontrée, poursuivie par la mort…

 

Et toujours le général serre, serre de ses bras défaillants, mutilés, le petit fauteuil à la Dagobert.

 

En vain, Rouletabille prononce-t-il des mots français… de telle sorte que le général se souvienne, veuille bien se souvenir qu’il sait aussi, lui, le général, parler français, mais Vilitchkov semble ne vouloir parler que pour sa nièce Ivana qui laisse retomber tout à coup brutalement la tête de son oncle et se redresse comme si elle était pleine d’une vie nouvelle et d’une force qui va lui permettre de courir on ne sait où.

 

La plainte du général ne s’est pas tue, mais une autre plainte est venue doubler la sienne. Un autre désespéré gémissement qui sort maintenant de la bouche d’Ivana, avec les mêmes mots sans cesse répétés que ne comprend pas Rouletabille.

 

Celui-ci voudrait courir derrière Ivana, la voyant se sauver, aussi stupéfait de cette course inattendue que l’oiseleur qui réchauffe dans ses mains l’oiseau quasi mort et qui, ayant entrouvert les doigts, le voit s’envoler !

 

Mais le général a poussé un si effrayant soupir en regardant fixement Rouletabille que le reporter ne peut s’empêcher d’aller à ces yeux qui l’hypnotisent, à cette bouche qui semble vouloir prononcer une parole suprême…

 

Et cette parole prononcée dans un souffle, Rouletabille la recueille avec un prodigieux étonnement, avec une stupéfaction dont l’expression sur sa bonne ronde héroïque figure eût pu faire sourire s’il n’y avait eu autour de cette dernière extraordinaire parole tant de sang et tant de cadavres…

 

Rouletabille recule devant cette phrase de folie. Le général délire, ses lèvres tremblent encore, et puis un dernier soupir. Le général est mort.

 

…………………………

 

Pendant ce temps, la course de la pauvre Ivana n’a pas été longue…

 

En sortant de la chambre, la jeune fille a roulé aux deux marches et ne se relève plus…

 

Alors elle attire de ses bras tremblants la tête de Rouletabille, qui s’est rué vers elle et qui se penche sur elle, et elle lui dit à l’oreille ces mots précipités :

 

« Gaulow a volé le coffret byzantin…

 

– Le coffret byzantin ? » répète, hébété, le pauvre reporter.

 

Et comme Rouletabille ne semble s’occuper que d’elle-même et nullement de ce qu’elle dit :

 

« M’entends-tu ?… M’entends-tu ?… Je te dis que Gaulow a volé le coffret byzantin… »

 

Et la voilà repartie à gémir des mots incompréhensibles en se tordant les mains…

 

Ce nouveau désespoir, ce dernier délire font sangloter Rouletabille, qui se précipite sur cette chère tête, qui l’attire à lui de ses bras défaillants, qui se penche sur ces lèvres agitées d’un tremblement convulsif, ces lèvres qui répètent maintenant en français :

 

« Les documents… les documents…

 

– Quoi ?… Quoi ?… Les documents ?… Parleras-tu, Ivana ?…

 

– Les documents sont partis…

 

– Mais parle donc, ma chère âme…

 

– À personne… Il ne faut dire cela à personne…

 

– À personne… mais parle… parle vite…

 

– Le coffret byzantin…

 

– Eh bien… le coffret byzantin ? »

 

Alors, dans un spasme, Ivana laissa échapper :

 

« Dans le coffret byzantin, il y avait un tiroir secret… et dans le tiroir secret le général avait mis tous les plans secrets de la mobilisation !

 

Qu’est-ce que tu dis ? » clama Rouletabille.

 

Mais elle n’a pas besoin de le répéter… Rouletabille a bien entendu et bien compris…

 

« À personne… il ne faut le dire à personne… souffle Ivana… excepté au général Stanislawof ! »

 

Et se soulevant sur un coude, et rassemblant ses dernières forces :

 

« Cours chez le tsar !… Cours chez le tsar !… »

 

Le général Stanislawof était en effet installé au Palais.

 

Rouletabille se releva.

 

IV

« Trop tard »

 

Elle lui ordonnait de partir, et cette fois il comprit, à son geste, qu’elle ne lui pardonnerait point de s’attarder auprès d’elle.

 

Du reste, il lui fallait aller chercher du secours au-dehors ; et le palais royal était tout près de là.

 

Il étendit Ivana sur un sofa, examina sa blessure, vit qu’elle n’était que superficielle, bien qu’elle eût répandu un sang abondant, conçut de cette constatation un immense espoir et descendit en courant.

 

Près de la grille du parc, il dut enjamber le cadavre de la première sentinelle contre lequel il avait trébuché en sautant par la fenêtre, au commencement de cet épouvantable drame. Derrière la grille, il y avait encore le cadavre d’un autre soldat.

 

Il fut dans la rue déserte, absolument.

 

Il tourna à gauche, prit son élan et ne s’arrêta que devant la grille du parc royal. Là, il parlementa avec la sentinelle, par gestes, mais il ne parvenait point à se faire entendre.

 

Un sous-officier survint.

 

L’agitation de Rouletabille, qui réclamait un officier, était si grande, si excessive, si impressionnante, que le sous-off’ alla réveiller l’officier de garde qui survint, les yeux bouffis de sommeil.

 

L’officier parlait français : Rouletabille lui dit tout de go qu’il y allait d’un intérêt immense qu’il vît le général Stanislawof sur-le-champ.

 

L’officier se mit à rire et déclara que le général dormait.

 

« Allez le réveiller ! »

 

L’autre le prit pour un fou.

 

« Je ne suis pas fou ! Le général-major Vilitchkov a été assassiné cette nuit, chez lui ! »

 

L’officier, à cette grave nouvelle, perdit toute son hilarité et prit sa course vers le palais.

 

Comme, de son côté, Rouletabille avait tenté un mouvement pour courir à la Moskowska et retourner à la maison de Vilitchkov, la sentinelle l’avait mis en joue. Celle-ci avait reçu l’ordre de l’officier de ne point le perdre de vue. Il attendit impatiemment, songeant à Ivana, qui était restée toute seule là-bas. Enfin, quelques minutes plus tard, il voyait sortir du palais tout un groupe d’officiers.

 

Ils marchaient vite, entourant un personnage que Rouletabille reconnut immédiatement pour être le général Stanislawof.

 

Le reporter avait déjà eu l’occasion d’approcher cet illustre soldat qui, pour l’honneur de son pays, devait, quelques mois plus tard, refuser de s’associer à l’attentat de Ferdinand contre la Serbie, et qui, plus tard encore, lors de la grande guerre européenne, rompit avec la Bulgarie traîtresse et mit son épée au service du Tsar de toutes les Russies.

 

Rouletabille courut à lui.

 

« C’est vrai que mon vieux frère d’armes a été assassiné ! » lui cria le général.

 

Le reporter se pencha à son oreille :

 

« Et les documents volés ! »

 

La nouvelle que le reporter apportait était formidable. Stanislawof eut une sourde exclamation et pâlit.

 

Fallait-il s’étonner que des documents si précieux eussent été transportés chez le général-major ? N’eussent-ils point dû rester dans les bureaux de la guerre ?

 

Nullement ! à cause de leur mystère même.

 

En dehors de quatre ou cinq officiers généraux au plus, personne ne connaissait, ne devait connaître le plan de campagne qui préparait le coup de foudre de Kirk-Kilissé.

 

Rédigés dans le plus grand secret, les documents relatifs à ce plan devaient être cachetés tous les soirs, emportés par le général-major à son domicile et dissimulés chez lui dans un endroit où il était sûr qu’on ne saurait point les découvrir…

 

Le général ordonna à ses officiers de le suivre à une certaine distance.

 

« Parlez ! parlez vite, vous êtes sûr que les plans sont volés ?… Comment savez-vous cela ?… et quels plans ?… qui vous a dit que le général avait, chez lui, des plans ? Comment le savez-vous ?… »

 

Et Stanislawof, les sourcils froncés fixait le reporter avec colère, de ses yeux perçants, aigus, froids et bleus, des yeux qui étaient connus cependant pour leur clair « regard d’enfant » mais qui, pour le moment, ne promettaient rien de bon au reporter.

 

Rouletabille, sans se laisser le moins du monde impressionner, raconta rapidement et nettement tous les événements de cette nuit abominable.

 

« Vous n’avez pas saisi une seule des paroles adressées par le général à Ivana ?

 

– Je ne les ai pas comprises, répondit le reporter. Quant à moi, je n’ai recueilli qu’une parole du général, la dernière qu’il ait prononcée avant de mourir… Le général, à ce moment, pouvait être déjà dans le coma…

 

– Qu’a-t-il dit ?

 

– Oh ! une chose bien singulière…

 

– Dites…

 

– Une chose qui certainement eût fait sourire dans un moins terrible moment…

 

– Et qui a peut-être une grande importance… Allez donc !…

 

– Le général Vilitchkov, avant de mourir, m’a dit que Sophie avait la cataracte !

 

Hein ? »

 

Rouletabille ne put que répéter la phrase et il la répéta sans sourire.

 

« Évidemment, il divaguait… fit Stanislawof… Tout ceci est plus terrible encore que vous ne l’imaginez…

 

– Il vous reste encore un espoir, émit le reporter, en hochant la tête.

 

– Et lequel, grand Dieu ?

 

Ces bandits se sont emparés des documents sans soupçonner, peut-être, qu’ils les emportaient !

 

Vous croyez ?

 

– Je crois que Gaulow et sa bande ignoraient que les documents fussent dans la maison du général, ou tout au moins dans le coffret. Ils sont revenus à Sofia pour achever, sur la personne d’Ivana, l’abominable vengeance qu’ils avaient commencée jadis sur celles de son père et de sa mère. Ivana parvenant à leur échapper, ils se sont rués, avec rage, sur le général, son oncle. Enfin, en vrais brigands, ils ont profité de l’expédition pour voler ce qui leur tombait sous la main. Le coffret en question était plein de bijoux, de joyaux, de souvenirs précieux. Ils ont emporté cette fortune. De même ont-ils emporté d’autres objets. Quant au tiroir secret, ils doivent en ignorer la présence, ils l’ignoreront peut-être toujours !

 

– Et pourquoi auraient-ils emporté ce coffret plutôt que d’autres ? Ils savaient donc qu’il renfermait des objets précieux ?

 

– Je crois me souvenir, général, qu’Ivana Ivanovna, après m’avoir montré les reliques et les bijoux de sa mère, avait négligé ou oublié de refermer à clef le coffret. Nous avions quitté la pièce précipitamment. Le berger Vélio était venu nous rechercher d’une façon si impérative de la part du général ! »

 

Ils ne se parlèrent plus jusqu’à l’hôtel Vilitchkov. La ville était encore endormie, derrière ses volets clos. Depuis quelque temps, le ciel s’était assombri, et une pluie très fine, mais assez dense, tombait.

 

Comme les officiers poussaient déjà la grille et ne pouvaient retenir de sourdes exclamations à la vue des cadavres des deux sentinelles étendues à l’entrée du petit parc, le général leur montra le reporter qui s’était jeté, à quatre pattes, devant lui, et examinait attentivement les pavés de la rue. Rouletabille glissait d’un pavé à un autre, avec de véritables gémissements d’angoisse ou encore avec de vrais grognements de chien reniflant une piste ; et tout à coup il se releva, la figure grimaçante d’inquiétude et d’effroi, les yeux hors de la tête.

 

« Général ! ils sont revenus ! Les bandits étaient arrivés en auto !… Partis et revenus et repartis !… Il n’y a pas une demi-heure qu’il pleut, ils sont revenus pendant qu’il pleuvait !… Ah ! Ivana ! Ivana ! Ivana !… »

 

Il avait bondi dans le parc ; il courait comme un insensé…

 

« Cette fois, ils me l’ont tuée !… »

 

Le général pénétra derrière lui, dans l’hôtel. Stanislawof reconnut le cadavre de l’officier d’ordonnance du général Vilitchkov et dut, plus loin, repousser du pied le corps du berger. Dix, vingt cadavres auraient pu se trouver, là, certes : il les eût considérés avec la même indifférence.

 

Il ne pensait qu’au coffret, et, pour le ravoir, il eût donné bien des choses et ruiné la caisse publique. Il souleva le corps mutilé du général Vilitchkov, s’assura que son vieux compagnon était bien mort, et l’embrassa avant de s’en aller :

 

« Si Ivana n’est pas morte, dit-il au cadavre, elle sera ma fille ! »

 

Pendant ce temps, devant lui, courant de pièce en pièce, Rouletabille continuait d’appeler Ivana…

 

Le reporter arriva à la chambre où il l’avait laissée, persuadé qu’il allait découvrir une horreur nouvelle, le corps supplicié de sa bien-aimée.

 

Ivre, titubant, osant à peine regarder devant soi, il poussa la porte.

 

La chambre était vide !

 

Ivana n’était plus sur le sofa… En revanche, il n’eut point de peine à démêler, d’un coup d’œil, dans le désordre des objets qui l’entouraient, la trace d’une courte lutte, de la brève résistance que la jeune fille avait tenté d’opposer à ses ravisseurs.

 

Ivana avait été enlevée !

 

À quel supplice Gaulow la réservait-il donc ?

 

Rouletabille touchait le fond du désespoir quand une main se posa sur son épaule. Il leva sur celui qui l’appelait ainsi un visage inondé de larmes. Le général était devant lui. Alors, il eut honte de sa pusillanimité, essuya ses pleurs et dit simplement, pour s’excuser :

 

« Général ! pardonnez-moi ! Je l’aimais !

 

– Eh bien ? fit l’autre, impassible et poursuivant sa sombre pensée, eh bien ? elle est morte ?

 

– Non ! ils l’ont enlevée !… Mais je la retrouverai !… et malheur à ceux qui auront porté la main sur Ivana ! Moi aussi je prouverai que je sais me venger. »

 

Or, le général dit :

 

« C’est le coffret qu’il faudrait retrouver !

 

Et le coffret aussi, général ! je le retrouverai ! Je vous jure que rien n’est perdu ni pour vous ni pour moi ! D’abord, ordonnez au maître de police…

 

– Le voilà ! fit le général en se retournant vers un fonctionnaire qui venait d’entrer et qui écartait les officiers.

 

– Général, dit le maître de police, je viens d’apprendre l’abominable attentat… »

 

Mais Stanislawof l’interrompit…

 

« Vous allez faire ce que vous dira ce jeune homme.

 

– Et quoi donc, monsieur ?

 

– Excellence, dit Rouletabille, il faut téléphoner ou télégraphier à tous les postes-frontière de ne laisser passer aucune automobile, aucune… et de les visiter toutes… de se rendre compte exactement de l’identité de toutes les personnes qui s’y trouvent, surtout si ces personnes sont des militaires ou se présentent sous l’apparence d’officiers, d’arrêter les suspectes, de voir si l’une d’elles, une jeune fille, n’est point retenue de force, de visiter les bagages, et de rechercher dans tous les véhicules qui se présenteront s’il n’est point une petite malle à couvercle courbe, en forme de coffret, ornée de figures byzantines et cloutée de cuivre.

 

– Auquel cas, continua le général, il faudrait retenir le coffret qui renferme une fortune en bijoux, en prendre le plus grand soin…

 

– Tout de suite ! tout de suite ! pressa Rouletabille. Courez, Excellence ! Je me charge du reste !… Dans quelques minutes je vous donnerai ou ferai parvenir toutes indications explicatives, tous signalements nécessaires.

 

– Allez ! » ordonna le général.

 

Le maître de police salua et sortit.

 

Rouletabille avait retrouvé toute sa force, toute son énergie, toute sa combativité, sa lucidité.

 

« Quand je dis que je me charge du reste, je dis que je me charge de tout ! car les mesures que nous venons d’ordonner, appuya Rouletabille, ne sont prises que par acquit de conscience… Ma conviction est qu’elles ne serviront de rien et que nos gens ont prévu toutes ces précautions-là ! »

 

Le général s’était mis à se promener de long en large. À considérer sa physionomie, il n’était point difficile de deviner qu’il croyait tout perdu.

 

Il s’arrêta devant le reporter et, après avoir éloigné d’un geste les officiers qui l’entouraient :

 

« Quoi qu’il arrive, je n’ai point besoin de vous dire, exprima-t-il avec une lenteur et une solennité très marquées qu’il ne faut parler de ces documents à personne !… à personne au monde !…

 

– À personne, général !… »

 

Rouletabille salua. Il était déjà parti…

 

Taciturne et la figure de plus en plus défaite, Stanislawof redescendit dans le jardin.

 

Des officiers avaient découvert dans les dépendances et dans une petite salle de service du rez-de-chaussée trois cadavres de bas domestiques et deux valets solidement ficelés, bâillonnés. Ils avaient fait conduire les valets vivants encore à la police qui les accusa immédiatement de complicité et les mit au cachot, ce qui prouve que ces sortes d’affaires sont toujours déplorables pour tout le monde, pour ceux qui en meurent et pour ceux qui en réchappent…

 

Dans sa course de la maison à la grille, Rouletabille avait été arrêté deux minutes par un objet qui avait échappé à la vue des officiers et qu’il mit dans sa poche, se réservant de l’examiner plus tard. Ce léger retard fit que le général, son escorte et Rouletabille se trouvaient presque en même temps à la sortie, sur la rue Moskowska, quand une auto d’une saleté repoussante, lourde de boue, déboucha de la place de la Cathédrale Saint-Alexandre-Newski et vint se ranger à toute allure devant l’hôtel Vilitchkov. De cette auto, un homme aussi peu présentable qu’elle, à la figure hâve, aux traits tirés, à la physionomie anxieuse, bouleversée, bondit et s’arrêta net en voyant le groupe d’officiers qui entourait le général Stanislawof.

 

En même temps, il apercevait les corps des deux sentinelles et laissait échapper une sourde exclamation de désespoir.

 

« J’arrive trop tard !… »

 

V

Athanase Khetev

 

« Oui, trop tard, Athanase Khetev ! » répéta le général.

 

Et lui montrant les cadavres de ses soldats :

 

« Gaulow a passé par là ! »

 

Athanase Khetev pâlit encore davantage, s’il était possible, et prononça un nom, en s’appuyant à la grille.

 

« Ivana ?

 

– Ils ont tué mon vieux camarade ! dit le général sans prendre aucune précaution pour la douleur de ce « membre de la famille », et ils ont enlevé sa nièce. Tâchez de nous la retrouver, Athanase Khetev, car je la considère maintenant comme ma fille ! mais si vous nous aviez débarrassé de Gaulow, tout ceci ne serait pas arrivé. »

 

Et il passa, suivi de son escorte.

 

Des agents arrivaient et transportaient les corps des sentinelles dans la loge ; la police commençait son œuvre, défendant l’entrée du jardin contre la curiosité de la foule.

 

L’ordre était de ne donner d’abord aucune explication ; plus tard on expliquerait l’événement par un vulgaire cambriolage, suivi d’assassinat.

 

« Fait divers, fait divers ! » avait déjà dit le général à ses officiers d’ordonnance.

 

L’homme qui était descendu de l’auto était resté contre la grille, comme assommé par les paroles de Stanislawof.

 

Sa figure n’était point médiocre.

 

C’était un rude personnage : jeune, dans les trente ans, maigre, musculeux, la poitrine creuse, les mains puissantes. Les traits de son visage étaient accusés, le nez bossu, les cheveux dressés, d’une nuance bleu noir ; un front de moyenne élévation, des yeux petits, enfoncés ; en ce moment, son regard semblait mort sous les sourcils touffus. Ses lèvres étaient minces, dures et trop nettement dessinées. Il était habillé d’un vêtement civil boutonné jusqu’au col.

 

Rouletabille lui prit la main en l’appelant par son nom.

 

Le reporter reconnaissait cet homme. Ivana le lui avait présenté à Paris, à l’hôpital de la Pitié. Il avait passé, là-bas, en France, quelques jours seulement, ne semblant y être venu que pour annoncer à Ivana la mort de sa sœur. Et Rouletabille se rappelait ce qu’Ivana avait dit de ce parent, après son départ… des choses très bulgares : qu’il avait été élevé par les soins du général Vilitchkov, car ses parents étaient morts tragiquement, comme tant d’autres. Son père était un riche négociant que ses affaires avaient retenu en Thrace, aux environs d’Andrinople. Quelques années après la naissance d’Athanase, sa mère avait disparu, on ne sut jamais comment. Un mois plus tard, on l’avait retrouvée près de Kadikerei, la gorge coupée. Le bruit avait couru que c’était un agha turc qui l’avait enlevée et assassinée. Son mari, le père d’Athanase, voulut se venger, mais il n’était arrivé qu’à blesser l’agha à coups de poignard. Il dut s’enfuir, abandonner sa maison et son fils ; mais agité d’une haine mortelle contre le Turc, il était resté cependant en Thrace, s’efforçant de soulever l’élément bulgare. Trahi, il avait été surpris dans le Balkan et fusillé.

 

Le général Vilitchkov était parent, par sa femme, de Khetev. Il fit venir l’enfant et le fit élever. C’est dire qu’Athanase, qui avait déjà toutes ses haines personnelles, prit, par surcroît, à sa charge, et hautement, celles de la famille Vilitchkov. Ivana l’avait dépeint comme un excellent garçon « quand on le connaissait, un peu sombre, brute et sournois d’apparence, mais brave au-dessus de tout… Pour moi, il a toujours été parfait, disait-elle. Athanase avait huit ans quand je suis née. Il m’a protégée, aimée comme un frère. »

 

Rouletabille répéta :

 

« Athanase Khetev ! »

 

L’autre fixait toujours la terre de ses yeux sans regard. L’entendait-il ? En tout cas, il ne le reconnaissait point.

 

Or, Rouletabille était pressé. Il insista.

 

« Monsieur, dit le reporter, il faut reprendre vos sens. Je sais quelle perte vous avez faite dans la personne du général, mais nous ne devons pas rester une minute de plus ici si nous voulons garder quelque espoir de retrouver sa nièce. »

 

Ces paroles semblèrent produire l’effet attendu. Athanase leva les yeux sur le reporter.

 

« Vous ne me reconnaissez pas ? La nièce du général m’a présenté à vous, à Paris… Joseph Rouletabille…

 

– Oui, fit l’autre, comme sortant d’un rêve… je me rappelle…

 

– Eh bien, en route !… »

 

Brusquement Athanase Khetev revint à la réalité des choses et aux nécessités de l’heure.

 

« Oui, en route ! s’écria-t-il en courant à sa machine… En route !… Ont-ils beaucoup d’avance ?

 

– Une demi-heure, trois quarts d’heure au plus.

 

– Ah ! s’écria Athanase, nous les rattraperons si Dieu le veut ! »

 

Et il mit son moteur en marche, d’un geste qui eût pu tout briser. Puis il sauta dans la voiture. Le reporter était déjà à sa place à côté d’Athanase, qui conduisait lui-même. Il lui montrait la direction opposée à celle du chemin par lequel il était arrivé, du côté de la mosquée de Brandja-Bachi. Et Athanase, secouant sa tête hirsute et nue, car il avait perdu sa casquette, s’en étonnait.

 

« Par là ? Pourquoi par là ! Êtes-vous sûr qu’ils sont partis par là ?

 

– Oui, j’ai examiné le peu de traces qu’ils ont laissées sur des pavés de faïence ; mais, même sans traces, ils auraient certainement pris par là.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que vous vous en étonnez ! Leur intérêt n’était-il point de prendre le chemin le plus inattendu ?

 

– Mais leur intérêt est de regagner la frontière turque le plus tôt possible !…

 

– Le plus sûrement possible.

 

– Mais nous nous en éloignons.

 

– Vous en revenez, de la frontière turque. Il n’y a pas tant de chemins pour les autos dans votre pays ! Vous ne les avez pas rencontrés, n’est-ce pas ?… C’est donc que s’ils sont venus par là… ils sont retournés par ailleurs, expliqua avec volubilité le reporter impatienté. En route, monsieur, en route ! »

 

La voiture bondit… Ils firent le tour du palais royal, prirent par la rue Tergouska…

 

« Passez par le pont des Lions ! commanda le reporter…

 

– Pourquoi ?

 

– Je vous le dirai tout à l’heure… »

 

La voiture remonta d’un élan l’avenue de la Princesse-Marie-Louise. Quand ils arrivèrent sur le quai Bojana, au coin du pont des Lions et du boulevard Silvnitza, le reporter fit stopper.

 

Athanase ne comprenait pas. Rouletabille lui montra un garage-magasin dont les portes étaient entrouvertes.

 

« Parce que vous devez avoir besoin d’essence.

 

– C’est vrai !…

 

– Et qu’eux aussi ont dû avoir besoin d’essence. »

 

Et comme l’autre restait sur son siège, comme ébloui par l’éclat de l’idée de Rouletabille, le reporter lui cria :

 

« Eh bien, descendez, monsieur Athanase, je ne sais pas parler bulgare, moi ! »

 

Athanase descendit. Sur les indications de Rouletabille, pendant qu’il se réapprovisionnait d’essence, il questionna les employés, et la joie des jeunes hommes fut grande quand ils eurent appris que, trois quarts d’heure au plus avant eux, une limousine, dans laquelle se trouvaient des officiers et une femme, avait stoppé devant le magasin et s’était, comme l’avait prévu le reporter, ravitaillée d’essence.

 

Les employés donnèrent toutes les explications qu’on voulut bien leur demander, fournissant même un très grand luxe de détails ; la jeune femme – il leur avait été facile de voir que c’était une jeune femme car elle était nu-tête et à moitié enveloppée dans une capote d’officier, – ne se cachait nullement. Elle était très pâle et paraissait malade, mais point agitée. Elle regardait les choses de la rue, vaguement, à travers les carreaux.

 

Les officiers avaient paru très pressés.

 

L’officier conducteur ayant retiré l’un de ses gants pour mettre son moteur en marche, un employé avait aperçu une main toute rouge de sang. L’employé avait demandé à l’officier s’il ne s’était point blessé ; l’officier lui avait répondu qu’il s’était blessé, en effet, en mettant sa machine en marche : un retour de manivelle…

 

Sur la route à suivre, ces curieux voyageurs avaient demandé quelques renseignements. Ils voulaient arriver par le plus court chemin à Monasteritche et les employés leur avaient tracé l’itinéraire : traverser le pont, toute la partie nord de l’avenue Marie-Louise, remonter un peu le boulevard Ferdinand Ier, passer devant la gare et rejoindre la grand-route. Là ils n’avaient plus qu’à courir tout droit.

 

Cependant voilà qu’Athanase, maintenant, retombait dans le doute.

 

« Si c’étaient eux, dit-il à Rouletabille, ils n’auraient pas laissé à Ivana la liberté de regarder à la portière, ou Ivana aurait certainement appelé, crié à l’aide…

 

– Non ! répliqua Rouletabille, elle n’aurait pas appelé, elle n’aurait rien crié du tout.

 

– Pourquoi ?

 

– Je vous dirai ça plus tard, quand nous aurons le temps. Demandez à l’employé s’il y avait des malles, des coffres sur cette limousine. »

 

L’employé répondit qu’il n’avait remarqué aucune malle, aucun coffre…

 

« Demandez-lui si, avant cette limousine, il n’avait pas vu une autre auto avec d’autres officiers. »

 

L’employé répondit qu’en effet une torpédo avait précédé la limousine d’une vingtaine de minutes, qu’elle était montée également par des officiers, et qu’elle était partie presque aussitôt, à toute allure, après que l’officier qui conduisait eut demandé les mêmes renseignements que l’on devait fournir, par la suite, à ceux de la limousine.

 

De toute évidence, pensaient les employés, les deux voitures allaient au même endroit et poursuivaient le même but.

 

Aussitôt que l’un des garçons eut prononcé le mot torpédo, Athanase, cette fois, s’était écrié : « Ce sont eux ! », et sa figure, alors si sombre, immédiatement s’était éclairée : « Ce sont eux, j’en suis sûr ! »

 

Depuis la frontière turque, Athanase poursuivait une limousine et une torpédo montées par des officiers qu’il savait être de faux officiers, et parmi lesquels il était sûr que se trouvait Gaulow. Il bondit sur son siège.

 

Le garçon de magasin mettait déjà le moteur en marche. Rouletabille l’arrêta pour lui faire demander encore si, dans cette torpédo, il y avait des malles, des coffres.

 

L’employé répondit que la voiture était pleine, par-derrière, d’un amas de colis.

 

« N’avait-il point vu, parmi ces colis, une espèce de coffre peint de couleurs vives et tout clouté de cuivre. »

 

Oui, il l’avait vu !

 

Rouletabille cria :

 

« En marche ! »

 

Ils repartirent.

 

« Ce sont eux ! Ce sont eux ! ne cessait de répéter Athanase ; mais pourquoi, demanda-t-il au reporter, perdez-vous votre temps à vous occuper des malles ! Qu’est-ce que peut bien nous faire votre coffre clouté de cuivre ?

 

– Monsieur Athanase, il ne faut négliger aucun détail. S’il est démontré que ces gens emportent avec eux les coffres qui ont été volés chez le général, il est démontré du même coup que ce sont bien les mêmes que ceux que nous cherchons.

 

– Croyez-vous, exprima encore Athanase, que nous en avons une chance que ces bandits se soient arrêtés à ce magasin !

 

– Et que nous nous y soyons arrêtés nous-mêmes ! corrigea Rouletabille.

 

– Maintenant, nous n’avons qu’à courir derrière eux.

 

– Oui, fit le reporter pensif, oui, oui, oui, monsieur Athanase… c’est bien ! c’est beau ! c’est même trop beau ! Ils auraient bien pu au moins cacher le coffre ! dites-moi, ce Gaulow est très… très fort ?…

 

– S’il est fort ! Je poursuis Gaulow depuis dix ans, fit la voix sourde d’Athanase. Mais j’ai enfin découvert sa retraite ! Hélas ! il venait, dans le moment même de la quitter ; oui, il n’était plus dans son Château Noir, un vrai repaire qu’il a là-bas au fond des montagnes et où il vit en roi. Je l’ai encore manqué de dix minutes à Kirk-Kilissé. Il avait pris le train pour Andrinople. Je sautai dans le train suivant. Quand j’arrivai à Andrinople, il avait quitté la ville depuis une heure avec ses compagnons, c’est-à-dire avec sa bande, et je venais d’apprendre que deux autos les attendaient au-delà de la frontière bulgare pour une mystérieuse entreprise dont je ne soupçonnais que trop le but abominable. Je résolus aussitôt de télégraphier, mais télégraphier comment ? Télégraphier quoi ? Dans cette période d’avant-guerre, me laisserait-on télégraphier en langage chiffré avec le général-major à Sofia ? Non. En « clair », que pouvais-je dire ? Qu’un danger le menaçait ? Je me serais fait arrêter comme espion et la dépêche ne serait pas partie. Ah ! j’ai passé, là des minutes que je n’oublierai de ma vie ! J’ai tenté quelque chose cependant : puisque toute dépêche, même la plus anodine, envoyée au général-major aurait été certainement l’objet d’un grand retard et de l’examen méfiant de la censure, je télégraphiai à un de mes amis d’aller avertir Ivana…

 

– Que vous aviez fait un mauvais rêve…

 

– C’est cela… et de ne point sortir de chez elle… Ah ! après un pareil avertissement, pourquoi ne s’est-elle point méfiée ?… Est-ce que le général n’aurait point dû prendre des précautions ?…

 

– Elle n’a pas voulu montrer cette dépêche au général…

 

– L’insensée !… Quant à moi, je ne perdis pas une minute… Je pris le train la nuit même à Andrinople et arrivai à la frontière bulgare, à Hermanli, où se trouve la douane, pour apprendre que les bandits étaient descendus du précédent train, en se faisant passer pour des patriotes de Thrace qui allaient s’engager à Sofia. On venait à peine de viser leurs passeports quand deux autos, dont on me fit la description la plus exacte, étaient venues les prendre et les avaient emportés sur la route de Philippopoli.

 

« Je fis réveiller le chef de la douane, je fis venir le chef de gare et leur déclarai à tous deux que ces gens étaient des espions turcs, et, qu’ils allaient à Sofia faire un mauvais coup et que nous devions tout tenter pour les faire arrêter en route, à tout prix.

 

« – Il n’y a qu’à télégraphier », dit le chef de gare.

 

« J’allai avec lui dans son bureau. Il sonna l’appel avec Philippopoli. On ne lui répondit pas : le fil était coupé.

 

« Je ne doutai point qu’ils eussent fait le coup.

 

« Et, cependant, je ne pouvais m’expliquer comment ils pouvaient craindre ma poursuite puisque j’étais persuadé qu’ils l’ignoraient. Mais le chef de gare dit tout à coup : « Attendez, nous avons reçu, ce soir, un télégramme d’Andrinople pour Siméon Tzankof ! »

 

« Je me récriai : c’était l’un des noms de guerre de Gaulow, celui certainement sous lequel il avait fait libeller son passeport !

 

« L’employé se rappela la rédaction du télégramme. Elle était brève : deux mots turcs : Dikat ète : « fais attention ! » Je me rappelai alors avoir rencontré sur le quai de la gare d’Andrinople un individu dont j’avais quelque raison de me méfier. Aussitôt que je l’avais aperçu, je m’étais dissimulé, mais trop tard sans doute. Gaulow sait que je le recherche depuis dix ans et il a tenté de se débarrasser de moi plusieurs fois avec le même acharnement que je mets à vouloir me débarrasser de lui… Mais nous verrons bien qui, finalement… »

 

– Continuez donc ! Continuez donc votre récit… interrompit Rouletabille.

 

– Dans mon malheur, j’ai eu cette chance de trouver cette auto qui était restée à la frontière parce que son propriétaire n’avait point les papiers qu’on lui demandait et qu’il était allé les chercher par le train à Tirnovo. Les autorités me laissèrent prendre l’auto, après leur avoir énoncé et prouvé mes qualités.

 

« Service d’état-major qui primait tout !

 

« J’étais tombé heureusement sur une bonne machine mais j’avais bien du retard !

 

« N’importe, je partis ! Je fis les cent premiers kilomètres assez rapidement malgré quelques petits accidents qui me mirent dans un état de désespoir que vous comprendrez facilement.

 

« À Philippopoli et, plus tard, à Tatar-Bajardjick, je recueillis des renseignements certains sur les deux autos qui étaient montées maintenant par des officiers !

 

« J’imaginai facilement que Gaulow et ses hommes avaient trouvé les costumes nécessaires à cette transformation dans les autos qu’on leur avait amenées et qu’ils s’étaient ainsi travestis en cours de route, ce qu’ils n’auraient pas pu faire en chemin de fer…

 

« Il faut vous dire encore qu’à Philippopoli, j’avais de nouveau essayé de télégraphier. Les fils, encore là, avaient été coupés. Ah ! ils prenaient bien leurs précautions !…

 

« Toutefois j’estimais que rien encore n’était perdu… car je continuais à « gagner » sur Gaulow…

 

« Arrivé à Zehtiman, c’est-à-dire à une cinquantaine de kilomètres de Sofia, je pouvais espérer arriver, sinon avant les bandits, du moins en même temps qu’eux à l’hôtel de la rue Moskowska. Ah ! monsieur, je vous prie de croire que je remerciais le ciel et que je bénissais l’incident de frontière qui m’avait livré cette vaillante petite voiture ! Nous en avions fait de la vitesse et dans un pays plutôt accidenté ! Les autres avaient peut-être encore dix minutes d’avance sur moi !

 

« À quelques kilomètres de la ville, un de mes pneus éclata.

 

« Je me précipitai sur un pneu de rechange, que j’avais aperçu à l’arrière.

 

« Ce pneu, que je croyais neuf, était crevé lui-même !

 

« Je tombai à genoux sur la route, en me mordant les poings de fureur !

 

« Je me disais que, pendant que j’étais là, impuissant, on m’assassinait ma chère Ivana !

 

« Je voulais me tuer ! Je devenais fou !

 

« Puis je repris mes sens, parce que je voulais user jusqu’à ma dernière chance !

 

« Qui me disait que les autres achèveraient leur voyage sans encombre ? Je pris la boîte à outils et me rafistolai un pneu en me servant de semelles de caoutchouc et en liant le tout avec des bouts de ficelle. Heureusement, j’avais une chambre à air, intacte. Après vingt minutes de ce travail, je pouvais à peu près rouler.

 

« Je revins ainsi à Ichtiman, retournant sur mes pas, sachant que je ne pouvais espérer trouver un pneu de rechange qu’en cet endroit. On m’indiqua un forgeron qui faisait métier d’en vendre et qui se chargeait de toutes réparations d’auto. Grâce à ce brave homme, je pus me remettre en route, définitivement. Mais, hélas ! que de temps perdu ! Et pendant que je volai vers Sofia, quelle angoisse atroce me serrait le cœur !

 

« Enfin je vis apparaître les maisons, les églises de Sofia ! Mais je n’avais pas rencontré les bandits. Que faisaient-ils en ces terribles minutes ? Je donnai toute ma vitesse et arrivai en trombe, mais trop tard, trop tard ! Ivana ! Ivana !… »

 

Rouletabille ne put s’empêcher d’observer que tout le désespoir d’Athanase Khetev s’adressait uniquement à Ivana, et oubliait complètement ce pauvre général-major.

 

« Vous l’aimez bien, votre cousine, monsieur Athanase ? »

 

M. Athanase hocha le front et leva une seconde – pas trop longtemps, à cause d’une embardée possible – les yeux au ciel.

 

« Je crois bien, monsieur, que je l’aime ! répondit-il de sa grosse voix rauque et pitoyable, n’est-elle pas ma fiancée ?

 

– Stop ! » hurla Rouletabille.

 

VI

Au palais royal

 

Rouletabille avait sauté de l’auto avant même qu’elle fût arrêtée. D’abord c’était son idée à lui qu’on était dans le mauvais chemin et que les autres les conduisaient où ils voulaient, comme par le bout du nez. Mais en vérité nous devons attribuer la rapidité de son mouvement surtout au besoin qu’il avait de ne pas rester plus longtemps auprès d’Athanase qu’il eût volontiers étranglé.

 

Pour ne pas avoir à parler trop tôt à cet homme et pour cacher son trouble, le reporter s’était mis à inspecter très attentivement la route comme s’il avait soudain découvert quelque chose de très important. Il ne parvint peu à peu à se calmer qu’après s’être répété dix fois la phrase d’Ivana : « Personne, dans le monde, n’a le droit de se dire mon fiancé. »

 

Cependant il était bien improbable que le Bulgare osât à ce point « se vanter » ! Alors Rouletabille, qui voulait absolument se consoler, imagina qu’Athanase avait demandé la main d’Ivana et que la jeune fille, qui aimait ce garçon comme un frère, avait hésité à lui faire de la peine et lui avait répondu n’importe quoi, d’une façon assez vague, n’ayant pas le courage de lui ôter tout espoir.

 

Ceci posé, il vit plus clair dans son cœur et sur la route. Et, soudain, il découvrit les traces qu’il faisait semblant de chercher !… Elles le conduisirent hors de la chaussée. Cette fois il fit signe à Athanase de descendre et de le suivre dans un petit chemin de traverse.

 

Ils n’étaient pas encore très loin de la ville. Tout à coup, ils poussèrent en même temps une exclamation.

 

Dissimulées au milieu d’un bouquet d’arbres, il y avait là deux autos abandonnées. Ils y coururent et y trouvèrent dans un grand désordre des vêtements qu’on avait jetés là pêle-mêle, des capotes de soldats et d’officiers, des uniformes de différents grades, maculés, et des voiles qui avaient appartenu à Ivana… des voiles tragiques, ensanglantés, sur lesquels Athanase se précipita et qu’il emporta comme des reliques.

 

Rouletabille avait vu le geste et avait fermé les poings, et on eût pu croire qu’il allait se jeter sur son rival… mais il se contint et continua de marcher, relevant toutes les traces qu’il rencontrait.

 

« Monsieur, demanda Athanase, que pensez-vous ? Puisqu’ils ont abandonné les autos, ils ne sauraient être loin.

 

– Oh ! il se peut très bien qu’ils ne soient pas tout près… Deux grandes charrettes les attendaient à l’endroit où nous avons trouvé les autos… deux charrettes et ils ont pu faire du chemin.

 

– Pourquoi des charrettes ?

 

– Des charrettes de maraîchers… Vous n’avez pas vu qu’ils ont semé la route de choux et de carottes… Ils ont quitté les autos et les uniformes trop compromettants, et certainement les ont remplacés par des habits de paysans. Ils ont pu rentrer à Sofia, ou ce qui est plus probable, se sont mêlés à toutes les voitures campagnardes qui revenaient des halles centrales et regagnaient les villages… À cette heure, ils sont certainement garés…

 

– Mais comment ont-ils pu faire avec une jeune fille déjà blessée qui a dû se débattre, crier, appeler à l’aide dès qu’elle apercevait ou entendait du monde sur la route ? demanda Athanase.

 

– Criait-elle, appelait-elle, quand elle regardait paisiblement derrière le carreau de l’auto, comme vous l’a dit l’employé du magasin du Pont-des-Lions ?

 

– C’est incompréhensible !

 

– On avait peut-être promis à Mlle Vilitchkov une balle dans la tête au premier cri.

 

– Je connais Ivana… ce n’est pas cela qui aurait pu l’arrêter !… Elle se serait plutôt fait tuer que de devenir la proie de ces misérables !…

 

– Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? C’est incompréhensible, mais c’est ainsi ! Elle ne s’est pas débattue, et elle n’a pas crié !… affirma Rouletabille.

 

– Dites-moi donc qu’elle les a suivis de bonne volonté !

 

C’est mon avis ! finit par lui lancer le reporter.

 

– Monsieur, vous allez m’expliquer comment vous osez proférer une pareille sottise… » cria le Bulgare en s’avançant, les poings fermés, prêt à frapper. Rouletabille pâlit, mais se contint.

 

« Monsieur ! je ne vous expliquerai rien du tout !… et cessons immédiatement, si vous le voulez bien, cette vaine querelle. Nous n’avons pas le temps de nous disputer !… »

 

Ils rentrèrent à Sofia sans se dire un mot. Athanase était accablé.

 

Sans plus s’occuper du reporter, le Bulgare, arrêtant son auto devant le Palais, pénétra chez le tsar et demanda le général Stanislawof. Il ne s’apercevait même pas que Rouletabille l’avait suivi. On les laissait passer tous les deux, croyant qu’ils demandaient audience ensemble.

 

Athanase Khetev, seul, était entré chez le général. Un huissier traversait l’antichambre, porteur d’un ordre ; Rouletabille lui remit sa carte pour le général, puis il occupa ce loisir en examinant un crasseux petit agenda qu’il venait de sortir de sa poche. C’était l’objet qu’il avait ramassé sur la pelouse de l’hôtel Vilitchkov. Il y avait là-dessus des notes écrites tantôt en turc, tantôt en bulgare, tantôt en français. Et puis des dates, des dessins étranges, d’une géométrie singulière… À la fin, toute une série de noms et d’adresses turcs. Tout cela lui parut au premier abord incompréhensible, des mots turcs, il ne comprenait que ceux-ci : guidje, la nuit ; guéné, queledjem, je reviendrai : ces deux mots étaient suivis d’une date ; puis sandalje, l’atelier ; guidich, guilich, aller et retour.

 

Mais tout à coup, ayant continué à feuilleter l’agenda, sa physionomie s’éclaira et il finit par pousser une sourde exclamation ; il avait lu ces mots français : Sophie a la cataracte !

 

Il remit vivement l’agenda dans sa poche. L’huissier venait, dans le même moment, le chercher et l’introduisait chez le général.

 

Athanase faisait alors à Stanislawof un récit en bulgare. Stanislawof le pria de le continuer en français. Athanase obtempéra, après avoir jeté un méchant coup d’œil au reporter :

 

« Ce misérable, général, m’a toujours glissé entre les doigts… Combien de fois ai-je cru le tenir… mais il m’échappe toujours !… Gaulow a dix, vingt personnalités ! Il s’appelle Gaulow pour nous, Tzankof pour les Pomaks, Dotchan dans le Rhodope, Siméon en Macédoine, Hadji Abd ul Kerim à Kirk-Kilissé et à Andrinople, Kara Sélim au Château Noir ! Il a des noms que je ne connais pas à Odessa et dans tous les ports de la mer Noire, où il se repose, en faisant un double métier de pirate et de marchand d’esclaves, de sa profession de brigand dans la montagne…

 

– Mais enfin, interrompit le général, il y a bien un endroit où ce génie du mal se repose de toutes ces personnalités-là en redevenant Gaulow pour lui-même… un coin où il cache le fruit de ses rapines, un repaire où il va reprendre des forces !

 

– Oui, général, il y a un endroit comme ça ! Et cet endroit, je le connais, enfin ! Au prix de ma vie qui ne compte pas, j’ai pu m’en approcher ! Cet endroit s’appelle Kara-Koulé ! Le Château Noir !

 

– Et il se trouve ?

 

– Ici, général… à cet endroit exact sur cette carte, dans un repli inconnu de l’Istrandja, non loin du Tachtépé… C’est de là qu’il part, c’est là qu’il revient, son horrible besogne accomplie… C’est là qu’il rapportera le précieux butin de sa dernière expédition, la fille du colonel Vilitchkov, et tout ce qu’il nous a volé !… Là, il est le maître, non pas après Dieu, car il n’en reconnaît aucun, ni celui des chrétiens qu’il a renié, ni celui des musulmans qu’il a cependant publiquement adopté !… Il est le maître, tout court ! et personne au monde ne peut plus rien contre lui !… Aucun empereur n’est plus maître dans son empire ; aucun seigneur féodal n’a jamais été si puissant, plus isolé et plus redouté dans son château !… Mais, général, tant que le vautour n’aura point retrouvé son nid, tout n’est pas perdu pour nous ! Nous pouvons encore espérer le surprendre… Je vous ai fait, tout à l’heure, le récit fidèle de notre malheureuse expédition de ce matin, mais au moins nous en pouvons tirer cette conclusion que le misérable n’est pas loin… Qu’il est, en tout cas, encore chez nous, en Bulgarie ! Eh bien, qu’il n’en sorte pas !… Faites surveiller toutes les routes, tous les chemins, rendez la frontière infranchissable, et nous pouvons encore être sauvés ! »

 

Le général se tourna vers le reporter et lui dit :

 

« Qu’est-ce que vous pensez de tout cela, vous, monsieur Rouletabille ?

 

– Oh ! moi, fit tranquillement le jeune homme, depuis notre petite expédition de ce matin, avec Monsieur, je pense tout le contraire de Monsieur !…

 

– Que voudriez-vous donc ? demanda le général intrigué.

 

– Je voudrais que vous donniez l’ordre au maître de police de ne plus faire surveiller les routes, de laisser la paix aux voyageurs suspects, enfin de rendre, autant que possible, la frontière franchissable ! »

 

Athanase Khetev écoutait Rouletabille comme dans un rêve, mais le général, après avoir marqué d’abord quelque étonnement à l’énoncé d’un programme qui paraissait être une gageure, sembla comprendre Rouletabille. Il lui détacha une petite tape amicale sur l’épaule et dit à l’officier :

 

« Tenez, Khetev ! en voilà un qui n’aurait pas mis dix ans à découvrir Gaulow !

 

– Général, répliqua Khetev, cramoisi et en lançant un regard de flamme à Rouletabille, permettez-moi de vous avouer que je ne saisis pas très bien ce qu’a voulu dire Monsieur…

 

– Comment ! vous ne comprenez pas que Rouletabille (il dit Rouletabille tout court et le reporter devint immédiatement aussi rouge que Khetev, mais pour des raisons différentes), vous ne comprenez pas que Rouletabille désire que l’on permette à Gaulow de retourner dans son château le plus tôt possible, car plus tôt nous saurons où se trouve Gaulow, plus tôt nous pourrons lui reprendre les plans !… »

 

« Tiens ! se dit le reporter, il a parlé des plans à l’Athanase. Mais je m’en fiche, moi, des plans ! »…

 

« Et Mlle Vilitchkov !… exprima Rouletabille en s’inclinant.

 

– Et Ivana ! j’y compte bien, approuva le général. Je la considère maintenant comme ma fille adoptive…

 

– Général, déclara Rouletabille, vous m’avez compris tout de suite, ce qui prouve bien que mon plan est excellent ! En tout cas, j’imagine que c’est le meilleur. Ce Gaulow est fort. Il a tout prévu. Abandonner une auto pour une charrette de paysan quand on vous poursuit à soixante-dix ou quatre-vingts à l’heure n’est pas une conception à mépriser ! Et ceci n’a pas été le fait du hasard ! La charrette ou les charrettes avaient été commandées d’avance ! Soyez sûrs que des gens qui ont commencé, dans le moment le plus critique, et alors que nous étions quasi sur leur dos, à nous jouer de cette sorte, ont encore plus d’un tour dans leur sac ! Eh bien, laissez-les faire ! Et aidez-les même à arriver jusqu’à leur château, puisque nous ne pouvons les en empêcher !… Là, messieurs, il faut espérer que ce sera à notre tour de rire…

 

– Monsieur, interrompit Athanase, j’avais l’honneur de dire tout à l’heure au général que Gaulow, dans son château, est invulnérable.

 

– Invulnérable pour quelqu’un qui vient le combattre, mais nullement pour moi qui me présenterai en ami ou tout au moins en « passant ». Je n’aurai point à farder la vérité. Je dirai qui je suis, ou plutôt qui nous sommes, car j’emmène avec moi mes deux reporters et nos domestiques. Il est toujours permis à des correspondants de guerre de s’égarer dans la montagne et de demander à se réfugier dans le premier château qu’ils rencontrent. Nous venons de Bulgarie, peut-être notre hôte aura-t-il la curiosité de nous demander des nouvelles de Sofia… Enfin, il n’a aucune raison pour ne point nous recevoir, il ne se méfiera point de nous. Il ne me connaît pas ; peut-être aura-t-il le désir de faire ma connaissance. Enfin, quand nous serons dans la place, je vous jure bien que nous nous débrouillerons, que nous parviendrons à joindre Mlle Vilitchkov, en tout cas, que nous saurons où elle est et du diable si nous ne mettons point la main sur le coffret qui contient les fameux documents !

 

– S’il est venu ici pour voler des documents de guerre, et s’il y a réussi, il y a des chances pour qu’il ne les ait point gardés en sa possession, exprima d’une lèvre dédaigneuse Athanase, qui ne se rendait pas… Vous pensez bien qu’il n’aura pas voulu perdre une minute pour les faire parvenir et les vendre à l’état-major ottoman !

 

– Voilà justement ce qu’il nous faut absolument savoir… Le général et moi pensons qu’il se peut très bien que Gaulow ignore la présence de ces documents parmi les objets qu’il a emportés…

 

– Je pense !… je pense !… dit le général ; la vérité est que je n’en sais rien !…

 

– Eh bien, je le répète… il faut savoir… Certes, si Gaulow a pris connaissance de ces papiers, il n’y a plus rien à faire, rien à faire qu’à avertir le général que ses plans sont connus, mais tant que le général ne sera pas averti de cela, il n’aura pas le droit de désespérer… »

 

Stanislawof appuya sur un timbre.

 

Un sous-officier se présenta.

 

« Faites entrer le grand-maître de police. »

 

Celui-ci arriva presque aussitôt. Il fut étonné de trouver Rouletabille dans le cabinet du général.

 

« Vous pouvez parler devant ces messieurs, Excellence, dit le général. Eh bien, y a-t-il quelque chose de nouveau ?

 

– Hélas ! non, général… Nous n’avons jusqu’alors reçu aucune nouvelle susceptible de nous mettre sur la bonne piste… Mais nous ne pouvons pas désespérer ; j’ai fait télégraphier partout… Et, dès ce moment, toutes les autos, toutes, qui arrivent dans la ville, qui traversent les villages, toutes les autos, sur toutes les routes, sont arrêtées, fouillées, les voyageurs interrogés…

 

– C’est bon ! interrompit avec une impatience marquée le général… nos bandits ne sont plus en auto !… Vous pouvez faire arrêter toutes les autos que vous voudrez, ça leur est bien égal.

 

– Ils ne sont plus en auto ?…

 

– Non, monsieur !… Ils voyagent, paraît-il, en charrette.

 

– Je vais faire arrêter toutes les charrettes, général !…

 

– C’est beaucoup, monsieur !… Et puis ce sera peut-être inutile, car au moment où l’on arrêtera toutes les charrettes, il est possible qu’ils soient remontés en auto… mais laissons cela, et dites-moi : y a-t-il eu torture ?

 

– Oui, répondit le grand-maître de police, qui paraissait fort confus. Oui, général, il y a eu torture ! Le corps du général Vilitchkov vient d’être examiné très attentivement par les médecins légistes qui en ont fait l’autopsie. Il ne saurait y avoir de doute. Il y a eu torture.

 

– Eh ! parbleu !… gronda Stanislawof. Ils ont voulu le faire parler ! Ils avaient donc quelque chose à lui faire dire !… Ils savaient donc bien ce qu’ils venaient chercher ! C’est sûr ! Ils ont emporté le coffret en toute connaissance de cause !…

 

– Général, s’écria Rouletabille, rien n’est moins sûr que cela !… D’abord parce que Gaulow est un homme à torturer le général Vilitchkov uniquement pour le plaisir… et ensuite parce que je ne crois pas que, même au milieu des pires tortures, le général eût parlé !…

 

– Moi non plus, certes, je ne le crois pas !… Mais, sans s’en rendre compte, il s’est peut-être trahi… Rappelez-vous comme il tenait embrassé ce tabouret sur lequel était posé le coffret… La rage avec laquelle il a dû défendre ce coffret a peut-être renseigné suffisamment Gaulow… Enfin, nous ne pouvons rester dans cette incertitude… Nous sommes dans la nécessité d’agir désormais comme s’il savait !… c’est-à-dire de tout recommencer ! c’est-à-dire de gagner du temps !… Télégraphiez des dépêches optimistes, monsieur ! fit le général à Rouletabille… Messieurs, je vous remercie !… »

 

C’était un congé, Rouletabille eut un mouvement d’énervement… il était battu… Il voulut protester !

 

« Général, je vous supplie de réfléchir à ma proposition !…

 

– Eh ! monsieur, votre proposition tient des contes des Mille et une Nuits… elle est séduisante au premier abord et puis elle fait sourire… »

 

Et, se tournant vers le grand-maître de police :

 

« Excellence, redoublez de vigilance, mettez toute la police du royaume sur pied… Faites tout au monde pour que Gaulow ne nous échappe pas…

 

– Il vous échappera ! reprit l’obstiné reporter, et nous ne saurons pas où il est ! Si vous le traquez, il restera caché pendant des semaines, guettant un moment plus propice pour franchir la frontière ! Laissez-le retourner à la Karakoulé, général ! »

 

Mais le général secouait la tête.

 

Il dit encore au maître de police : « Je vous transmets l’ordre de Sa Majesté d’avoir à arrêter Gaulow dans les vingt-quatre heures. »

 

Et il ajouta : « Monsieur (il montrait Athanase) ira tout à l’heure chez vous pour vous rendre compte en détail de son expédition de ce matin. »

 

Le grand-maître de la police salua et se retira, en se disant : « Je suis fichu ! »

 

Mais Rouletabille, lui, voyant que le Khetev ne bougeait point, ne sortit pas !

 

Comme il restait là, le général voulut bien s’amuser un peu de son obstination et, le poussant tout doucement vers la porte, il lui dit :

 

« Votre projet, mon petit ami, part d’un bon naturel et d’une confiance en vous-même qui, je le vois bien, doit rarement vous faire défaut ; mais là où je vous trouve en défaut, moi, c’est quand vous ne soulevez même pas cette hypothèse, pourtant fort plausible, que Gaulow n’ait nullement le dessein de retourner, précisément, en ce moment, à la Karakoulé ! »

 

Rouletabille, qui avait été ainsi reconduit presque jusqu’à la porte, se rejeta brusquement dans la salle.

 

« Eh ! général ! De cela je suis sûr ! Gaulow doit se trouver au Château Noir le 12 octobre !…

 

– Il vous y a donné rendez-vous ?

 

– Non point, mais à un certain individu venant de la mer Noire et qui doit débarquer à Vasiliko, un nommé Kasbeck… »

 

Ce fut le tour d’Athanase de bondir.

 

« Kasbeck, le Circassien ! l’eunuque d’Abdul-Hamid !… Ah ! général, s’il en est ainsi, tout s’explique… C’est en suivant cet eunuque que j’ai fini par découvrir Gaulow !… C’est cet eunuque qui a acheté autrefois à Gaulow la petite Irène, pour le harem de l’ex-sultan… Général ! Général !… Gaulow est venu ravir Ivana pour la vendre à Kasbeck !… Comment avez-vous donc appris cela, monsieur ? s’exclama Athanase en se tournant vers Rouletabille.

 

– Oh ! moi, monsieur, fit Rouletabille en le regardant avec sa tête à gifles… je sais tout parce que c’est mon métier de tout savoir !

 

– Mais encore me direz-vous ?

 

– C’est mon secret, monsieur !…

 

– Et à moi, demanda Stanislawof, vous ne me le confierez pas ?

 

– À vous, général, s’écria Rouletabille, je dirai ceci : »

 

Et, s’avançant en face de la grande carte pendue au mur, il mit le doigt à l’endroit que tout à l’heure avait désigné Athanase.

 

« Voici Tachtépé, et c’est là que s’élève la karakoulé de Gaulow ! Eh bien, je dis ceci : Gaulow sera là le 12 prochain ! Et moi aussi !… Nous sommes le 5. Nous avons donc sept jours devant nous pour nous joindre, lui et moi ! Quatre jours plus tard (je m’accorde quatre jours), c’est-à-dire quatre jours après être entré dans son château, c’est-à-dire le 16 octobre, je saurai exactement tout ce que nous avons besoin de savoir ! Je saurai si les plans sont toujours dans le coffret, et si on en soupçonne la présence !

 

– Si vous les trouvez dans ces conditions, dit le général, vous les détruirez ! Cela sera plus prudent que de tenter de nous les rapporter. Ce qu’il importe, c’est que nos intentions soient restées inconnues de l’ennemi !…

 

– Général ! Je saurai à quoi m’en tenir sur ce point le 16 au plus tard ; le 17 l’un de nous, moi peut-être…

 

– Ou moi, dit Athanase…

 

– Oui, monsieur, car je vois avec plaisir que monsieur ne demande pas mieux que de faire partie de notre expédition… Moi donc, ou monsieur… l’un de nous traversera la frontière et vous apprendra ce qu’il en est, de telle sorte, général, que le 18 au plus tard, vous serez fixé !

 

– Mais si le 18 je n’ai pas de nouvelles de vous…

 

– Vous en aurez, général…

 

– Il est entendu qu’Athanase Khetev part avec vous !…

 

– Certes ! fit Khetev… Sans moi, il serait bien difficile à monsieur de parvenir jusqu’à la karakoulé ! »

 

Rouletabille haussa les épaules et ne lui répondit pas, mais au général, en regardant la carte :

 

« Le 17, dans l’Istrandja-Dagh, en deçà de la frontière à Kaïlkhar et à Odjakini, que vos courriers nous attendent ; ils nous verront arriver. Dans l’un de ces deux villages, l’un de nous demandera : le courrier du général Stanislawof !…

 

– Pourquoi justement Kaïlkhar ou Odjakini ? demanda le général en regardant Rouletabille assez fixement.

 

– Oh ! vous le savez bien !… Parce que selon mon plan, qui par hasard s’est rencontré justement être le vôtre, les deux villages de Kaïlkhar et d’Odjakini commandent les deux défilés par lesquels l’aile gauche de votre troisième armée, qui est censée achever sa mobilisation au-dessus de la Maritza et qui en réalité est restée groupée à l’extrême Est, non loin, du terrain des dernières manœuvres de septembre, débouchera sur le versant Sud de l’Istrandja, au-dessus même de Kirk-Kilissé.

 

– Tu es le diable ! grogna Stanislawof… Mais si tu réussis, tu pourras venir me demander ensuite tout ce que tu voudras, tu entends, petit, tout ce que tu voudras ! »

 

Le général le tutoyait ! Rouletabille résolut de profiter d’un si heureux moment.

 

« Justement, dit-il, avec un certain embarras, j’ai quelque chose à vous demander.

 

– Voyez-vous cela !… Je pensais bien aussi que tu ne montrais pas un aussi beau zèle pour l’unique amour du reportage ! Eh bien, parle !…

 

– Général ! monsieur m’excusera, mais je ne puis parler que devant vous seul ! »

 

Ce disant, il avait montré Athanase.

 

Avant de gagner la porte, Athanase salua aussi Rouletabille, mais celui-ci lui tourna le dos. Le général s’aperçut du mouvement.

 

« Eh quoi !… fit-il. Vous vous connaissez depuis ce matin et vous voilà déjà ennemis !… Allons donc, messieurs, j’ai besoin de vous !… Je veux que vous vous serriez la main !… »

 

Rouletabille dit :

 

« Et moi, général, je veux que monsieur me présente des excuses. »

 

Athanase pâlit, mais il fit un effort et dit :

 

« Monsieur, je vous les dois. »

 

Ils se serrèrent la main sous le regard de Stanislawof qui leur ordonnait d’oublier une inimitié dont il ignorait, du reste, la cause.

 

Puis Rouletabille recommanda à Athanase de faire ses préparatifs de départ et lui donna rendez-vous chez lui, à huit heures. Il lui annonça en même temps qu’ils prendraient ensemble un train spécial de nuit lequel déposerait l’expédition, dans le plus grand mystère, quelques kilomètres avant la frontière.

 

Quand ils furent seuls, le général dit à Rouletabille sur un ton du reste fort encourageant :

 

« Allons, jeune homme, je vous écoute.

 

– Général, fit le reporter, si je réussis, voilà ce que je vous demande… Vous disiez, tout à l’heure, en parlant de cette jeune fille qu’a enlevée Gaulow et dont tous les parents sont morts assassinés, vous disiez que vous vous considériez comme son père adoptif… Eh bien, si je réussis à la reprendre à Gaulow en même temps que tous les documents, je vous demanderai la main d’Ivana Vilitchkov !… »

 

À la grande surprise de Rouletabille, Stanislawof toussa singulièrement après cette chaude confidence…

 

« Vous y tenez beaucoup ? demanda-t-il.

 

– Si j’y tiens ?… s’écria Rouletabille, qui déjà pâlissait à vue d’œil.

 

– C’est que je vais vous dire, mon petit ami ; ce que vous me demandez là est tout à fait impossible !… J’ai déjà promis la main d’Ivana à Athanase Khetev !… »

 

VII

Expédition

 

Quelques heures plus tard, à la nuit noire, un train spécial emportait assez mystérieusement la petite expédition. Elle était composée d’Athanase Khetev, de Rouletabille, du bon géant La Candeur, de cette petite aimable fripouille de Vladimir, de l’ex-garçon de café Modeste et d’un autre géant natif de Transylvanie, le nommé Tondor, valet de chambre de Vladimir Petrovitch ; car Vladimir Petrovitch, qui ne savait pas le plus souvent comment il dînerait, avait un valet de chambre ! et quel valet ! Celui-ci avait la folie des grandeurs comme son maître qui lui avait promis qu’un jour tous deux « rouleraient carrousse » ; Tondor serait sur le siège, bien entendu.

 

Ces messieurs emmenaient naturellement avec eux des chevaux et des mules destinées à porter les tentes, Modeste, qui faisait fi du panache, avait décidé de monter une mule sur laquelle il serait mieux, disait-il, pour dormir. C’était un très fidèle domestique qui somnolait toujours quand il ne dormait pas tout à fait, mais, dans cette époque troublée, on prenait ce qui vous tombait sous la main. Rouletabille lui avait demandé, entre deux sommes, s’il n’avait pas servi dans quelque restaurant de la Côte d’Ivoire où il aurait attrapé la maladie du sommeil. À quoi Modeste lui avait répondu en bâillant qu’il n’était point besoin d’aller à la Côte d’Ivoire pour attraper cette maladie-là et qu’il en avait senti les premières atteintes dans la première semaine qu’il avait fréquenté une brasserie du quartier Montmartre, où il servait des clients trop éveillés jusqu’à trois heures du matin.

 

« C’est une maladie fort répandue, monsieur, expliqua-t-il, chez les garçons de café. Nous sommes comme ça, rien qu’à Paris, plusieurs milliers qui arrivons « à la boîte » à neuf heures du matin pour astiquer les cuivres et garnir la terrasse, et qui ne pouvons guère être dans notre lit avant le lendemain matin entre trois et quatre heures. Quatre heures de sommeil, monsieur, ce n’est pas assez… surtout quand on n’a pas le droit de s’asseoir. Si vous arrivez à une heure où il n’y a pas presse, dans un café ou dans une brasserie, vous trouverez tous les garçons debout, appuyés d’une jambe contre une table ou le pied sur un bâton de chaise, les bras croisés dans une attitude de profonde méditation. Or, monsieur, ils ne méditent pas ; ils dorment. Ils dorment une minute, deux minutes, trois minutes ; ils se rattrapent comme ils peuvent. Moi, monsieur, j’ai fait mon compte : j’ai vingt-trois mille trois cent soixante-quinze heures de sommeil à rattraper !

 

– Hein ! s’était écrié Rouletabille.

 

– Suivez-moi bien. J’ai quarante ans, je suis garçon de café depuis l’âge de quinze ans, par conséquent, il y a vingt-cinq ans que je sers et, par une sorte de fatalité, toujours dans des maisons qui ont « la permission de trois heures ». Un honnête homme doit dormir sept heures au moins. Moi, monsieur, j’en dormais quatre. Trois cent soixante-cinq jours multipliés par les trois heures qui me manquaient quotidiennement font 1095, que je multiplie par 25, ce qui fait bien 23 375 heures de sommeil à rattraper !

 

– Vous auriez dû me dire ça, mon garçon, avait fait Rouletabille, mélancolique, avant que je vous aie engagé.

 

– Ah ! monsieur, je ferai le service de monsieur en dormant, mais je le ferai… »

 

…………………………

 

Le lendemain matin la petite expédition était déposée au pied de l’Istrandja-Dagh. Vladimir et La Candeur savaient vaguement que l’on allait étudier les futurs champs de bataille. À partir de là on allait entrer en pays ennemi. Aussi fallait-il voir la figure que faisait le bon géant La Candeur, qui trouvait que Rouletabille se livrait à un reportage aussi dangereux que compliqué ! Cependant, les jours suivants, il finit par se dérider en constatant que le voyage, dans ce pays de mine si hostile, se passait sans méchante aventure et cela en dépit des fâcheux pronostics de Vladimir qui croyait reconnaître dans chaque silhouette apparue un peu furtivement, Marko le Valaque ! Plus que jamais c’était sa bête noire !

 

Le soir, sous leur tente, quand Rouletabille croyait que Vladimir et La Candeur dormaient, les deux reporters, peut-être pour oublier Marko et les méchants tours qu’il leur préparait dans l’ombre, jouaient aux cartes avec acharnement. Rouletabille finit par les surprendre et leur enlever les cartes malgré leurs gémissements. Il n’y eut point d’autre incident !

 

Comment la petite troupe franchit-elle la frontière sans être gênée par les Turcs, comment traversa-t-elle ces montagnes abruptes et sauvages habitées par des populations soupçonneuses sans être inquiétée ? voilà ce qui ne manqua pas d’étonner Rouletabille, mais une aussi heureuse réussite pouvait au besoin s’expliquer par la parfaite connaissance du pays qu’avait Athanase Khetev.

 

Tout de même une si complète tranquillité commençait à intriguer assez sérieusement le reporter quand un beau matin, après maints détours, ils arrivèrent au pays de Gaulow. Là Athanase prit le déguisement d’un pauvre muletier et se plaça lui-même sous les ordres d’un katerdjibaschi (chef des muletiers) qu’il avait retrouvé dans la montagne et qu’il avait engagé tout de suite, car il le connaissait depuis longtemps.

 

Il leur fallut descendre d’abord dans une vallée défendue par des pics farouches. Si loin que le regard pût aller, la contrée n’avait point un aspect qui portât beaucoup à la réjouissance ; ils trouvèrent des ruines encore fumantes, mais ce qui les étonna le plus fut certainement un village aux fenêtres duquel les paysans avaient mis des drapeaux. « Ce n’est pas pour nous qu’on pavoise, tout de même ? » grogna La Candeur.

 

– Non, répliqua Vladimir qui venait d’interroger une fillette aux loques sordides, c’est pour le mariage de Kara Selim, le seigneur du Château Noir.

 

– Quel mariage ? implora Rouletabille.

 

– Ah ! on ne m’a pas dit exactement avec qui, mais il se marie pas plus tard que demain, avec une jeune chrétienne dont il a fait dernièrement la connaissance ! »

 

Athanase, en entendant ces mots, avait enfoncé ses éperons dans les flancs de sa bête. Rouletabille cria, la voix rauque : « En route ! » et le dépassa…

 

« Où allons-nous ? Où allons-nous ? Qu’est-ce que nous sommes venus faire dans ce patelin de malheur !… gémissait La Candeur, et qu’est-ce que ça peut bien nous faire que ce Kara Selim se marie ou reste célibataire ? »

 

Pendant des heures encore, ils précipitèrent leur marche descendante en silence. Vers le soir, le temps, qui avait été assez beau, changea brusquement comme il arrive dans la montagne, et ce fut tout à coup, au sombre détour d’un âpre défilé, la tempête… la tempête au fond d’un gouffre.

 

Ils durent, quelques instants, s’arrêter, s’abriter derrière un rocher qui barrait à moitié la route et qui semblait être descendu là pour leur dire : « Enfants des hommes, n’allez pas plus loin ! »

 

Cette tempête allait si bien à ce gouffre fermé de tous côtés par de prodigieuses falaises, dont les cimes allaient se perdre dans d’affreux nuages noirs traversés du glaive brisé de la foudre, qu’il semblait que jamais la nature, en cet horrible endroit, ne devait s’apaiser et que les éléments en furie avaient été enfermés là pour éternellement bouillonner, combattre et rugir !

 

Des traînées de brouillard flottaient dans l’air comme des oiseaux monstrueux. Le vent tout-puissant aboyait avec ses mille voix de chiens et aussitôt la redoutable armada des nuées informes se précipita au devant des voyageurs.

 

« En avant ! hurla Rouletabille en faisant claquer son fouet au-dessus de la tête des muletiers.

 

– En avant ! » répéta Athanase.

 

Et les audacieux sentirent aussitôt sur leur nuque les coups de poing de l’ouragan, de l’ouragan qui plongeait dans la neige, la fouillait et la dispersait ! Les chevaux baissaient la tête et s’ébrouaient. D’immenses tourbillons entouraient la caravane. La Candeur se lamenta lugubrement, Vladimir éclata d’un rire insensé et insultant pour Dieu ou le Diable qui avait pris soin de cette infernale tourmente. Le temps et l’espace semblaient avoir cessé d’exister. Nos voyageurs avancent-ils ? Restent-ils en place ? Fait-il nuit ? Fait-il jour ?… Et cette ombre formidable, là-bas, apparue tout à coup avec ses créneaux, ses mâchicoulis, ses échauguettes, son donjon et ses tours… cette ombre terrible accourt-elle vers eux ou glissent-ils vers elle ?…

 

Non ! Non ! ceci n’est pas un rêve, un cauchemar, ceci n’a rien d’une hallucination… ceci existe… « Le Château Noir » est bien accroupi sur ce roc d’enfer, suspendu comme une menace au-dessus de cet abîme… Le Château Noir existe. Il a une place sur la terre et sur la carte et cependant il est plus terrible à voir que les horribles châteaux dessinés par la folie ou par le génie de l’homme ou par l’imagination extravagante et maladive des poètes !

 

Quel architecte d’Occident, venu jadis avec les Croisés, s’est arrêté là pour dresser au fond de l’Orient épouvanté cette bâtisse de forme hideuse, hérissée, effrayante comme une bête gigantesque à l’affût, animal de l’Apocalypse qui guette la terre du haut des repaires célestes, bloc toujours prêt pour la bataille, forteresse de proie que les siècles ont noircie, mais n’ont pas pu entamer !…

 

« En avant !… En avant !… Le Château Noir ! C’est le Château Noir !… » Et Rouletabille court jusqu’au fond de cette sombre aventure comme un Don Quichotte moderne, qui, plus heureux que l’ancien, a une vraie dame à sauver !…

 

Leur courage a vaincu l’ouragan, mais ils n’ont point fini de lutter. La tourmente se transforme. Le vent s’est tu. Mais voilà qu’une pluie atroce, froide et noirâtre épanche ses inépuisables torrents ; la terre qui la reçoit exhale ses vapeurs empestées ; et le choc de la grêle et des frimas flottants, mêlé au fracas des eaux qui gardent le pied de ces murs monstrueux, fatigue la nuit qui tombe !…

 

« C’est-y bientôt qu’on arrive ? demande le lamentable La Candeur, cependant que Vladimir se déclare enchanté de la douche.

 

– Encore un peu de patience ! crie Rouletabille. Quand tu y seras, tu ne demanderas qu’à en sortir… »

 

Mais il est probable qu’on les a vus du château, car ils n’ont point à faire entendre d’appel. À leur approche, un énorme pont-levis se baisse, les happe au passage, les fait glisser au-dessus de l’abîme, puis se soulève au bout de ses chaînes et vient se recoller avec un bruit sourd contre la porte du Château Noir qui a englouti nos voyageurs…

 

VIII

Le Château Noir

 

« Si ces messieurs veulent se changer ! Ils ont eu bien vilain temps ! »

 

C’est par ces paroles de bonne hospitalité prononcées par un majordome obséquieux que Rouletabille et ses compagnons sont accueillis.

 

« On n’est pas mieux reçu dans une pension suisse !… observe tout haut le reporter.

 

– Pourvu que nous n’y trouvions pas Marko le Valaque ! s’exclama Vladimir, qui n’avait pas cessé pendant tout le voyage de songer à ce redoutable concurrent en mauvaises nouvelles. S’il ne nous a pas suivis, c’est qu’il nous a précédés. Il est peut-être mieux renseigné que nous sur ce que nous venons faire ici !… »

 

Ceci était une allusion directe à la discrétion de Rouletabille qui n’avait pas encore instruit d’une façon bien précise ses compagnons sur sa mission et les dangers qu’elle allait leur faire courir.

 

« Monsieur nous fait injure en comparant Le Château Noir à une pension de famille, reprend le majordome… nous ne recevons ici que des voyageurs de choix et il ne faudrait pas prendre notre maison pour une gargote… L’hospitalité de Kara pacha est célèbre à la ronde et je suis chargé d’annoncer à ces messieurs que notre illustre maître se fait une vraie joie de les recevoir !

 

– En vérité, il nous attendait ?…

 

– Vous avez été annoncés par notre intendant qui vous a, paraît-il, aperçus de loin sur nos terres…

 

– Où avez-vous donc servi, mon garçon ?…

 

– Au café Hongrois, à Budapest.

 

– Au café Hongrois ? Moi aussi, s’écria Modeste. Encore un café qui ferme à trois heures du matin !

 

– Et comment êtes-vous là ? demanda Rouletabille.

 

– Ce fut un soir que Kara Selim, qui était venu au café Hongrois, m’entendit parler plusieurs langues. Le digne seigneur avait besoin d’un interprète. Il me proposa aussitôt des conditions telles que j’acceptai de le suivre jusque chez lui comme drogman. La place n’est pas mauvaise… je ne me plains pas… En plus des pourboires… j’ai aussi ma part sur les bénéfices. Si ces messieurs veulent me suivre… »

 

Nos voyageurs regardaient, un peu ébahis, ce garçon vêtu d’une longue capote toute galonnée d’or, comme on voit aux serviteurs des palaces, et qui racontait si tranquillement son « boniment » devant une demi-douzaine de gens à figure plutôt rébarbative qui étaient assis sur les bancs de pierre de ce singulier vestibule dont le plafond en forme de voûte réunissait les deux tours d’entrée entre lesquelles se trouvait la poterne. Ces soldats de fortune, un peu débraillés, et du reste armés jusqu’aux dents, jouaient entre eux en buvant du raki. Ils jouaient aux dés et Vladimir appréciait les coups.

 

« Vous faites bon ménage avec ces gens-là ? demanda Rouletabille au majordome.

 

– Oh ! monsieur, ils ne sont pas méchants et ils ont tout ce qui leur faut. Vous pouvez parler tout haut, ils ne comprennent pas le français. Moi, je suis d’origine polonaise et je m’appelle Priski, pour vous servir. Notre intendant m’a dit de me mettre à votre entière disposition. Vous n’avez rien à craindre. Son Excellence Kara Selim est dans ses bons jours. Il est amoureux. Il se marie et il y en aura des fêtes ici ! Il a invité tous les hobereaux de la contrée, comme on dit chez vous, et des voyageurs comme vous, en une pareille circonstance, ne manqueront pas d’être les bienvenus.

 

– Est-ce qu’ils sont toujours les bienvenus, les voyageurs ? interrogea La Candeur avec un coup d’œil à Rouletabille qui voulait faire entendre bien des choses.

 

– Toujours, monsieur, répliqua l’autre avec un drôle de sourire. Mais, je vous en prie, si vous voulez me suivre, je vais vous montrer vos chambres.

 

– Elles sont loin, ces chambres ?

 

– Non, monsieur, je vais vous y conduire, c’est à l’hôtel des Étrangers.

 

– À l’hôtel des Étrangers ?

 

– Oui, c’est ainsi que nous appelons le donjon. Oh ! vous serez là comme chez vous. Venez ! »

 

Et il fit signe à toute la caravane de le suivre.

 

Ils traversèrent toujours sous la pluie, une immense « baille » qui était pleine de soldats de Gaulow, c’est-à-dire de brigands fort joyeux, dont la plupart avaient le type pomak, qui riaient, jouaient et buvaient sous des tentes qu’ils avalent dressées dans cette cour, comme en plein bled. D’autres s’étaient réfugiés sous les auvents, sous les baraquements qui se dressaient au pied des courtines reliant les tours entre elles. Des feux étaient allumés çà et là, autour desquels gesticulaient des silhouettes de démons. Il y avait une dispute au couteau dans un coin. Toute cette partie du château était réservée à la plus basse soldatesque, si l’on peut même ainsi s’exprimer en parlant d’une pareille troupe.

 

« Si monsieur veut s’abriter sous mon parapluie ! »

 

Car ce majordome avait un énorme parapluie rouge, comme en ont les portiers d’hôtel pour aller quérir par mauvais temps les voyageurs à leur descente de voiture. Bien qu’il fût habitué depuis qu’il avait franchi les « portes de fer » de l’Orient à un mélange des plus savoureux de barbarie et de civilisation, Rouletabille ne put s’empêcher de sourire au parapluie rouge tenu si honnêtement par ce laquais en livrée qui bousculait d’authentiques bandits aux fins qu’il arrivât, sans être trop mouillé, à l’hôtel des Étrangers qui était le donjon !…

 

On les y conduisait tous à l’hôtel des Étrangers ! tous, bêtes et gens, toute la caravane…

 

« Vous verrez, monsieur, disait Priski, vous y serez comme chez vous… Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’aurez qu’à me demander. Et puis, vous y serez à peu près tout seuls… Nous n’avons, pour le moment, qu’une honorable famille allemande de Hambourg… le père, la mère, les deux filles et le petit garçon, âgé de onze ans… Nous devons les garder encore huit jours, mais ils ne font pas de bruit… ajouta Priski, s’arrêtant devant une poterne et en tirant de son énorme poche un énorme trousseau de clefs.

 

– Ah ! ah ! dit Rouletabille, en affectant de plaisanter, je crois que nous voici arrivés à notre prison ?… »

 

La Candeur sursauta. Il n’aimait pas beaucoup ces plaisanteries-là.

 

« Votre prison ?… Ce n’est pas une prison… Vous pouvez entrer et sortir quand vous voulez du donjon et vous avez le droit de vous promener dans toutes les cours du château et dans le château, excepté, bien entendu, dans le selamlik de Kara Selim et dans le harem, n’est-ce pas ?

 

– Et hors du château ? demanda La Candeur.

 

– Hors du château, répliqua Priski en riant, il faut une permission !

 

– Bien ! Bien ! fit Rouletabille… compris !… Nous voilà logés à la même enseigne que la famille allemande…

 

– Eh bien, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? leur souffla Priski… Ne faites pas comme la famille allemande, ça lui portera malheur… Voyez-vous… il vaut mieux se faire une raison… accepter le coup du sort, être raisonnable quant à la note à payer et ne point repousser comme des gens mal élevés les invitations que ne manquera point de vous faire Kara Selim pour ses noces !… Les Allemands boudent… Le pacha noir n’aime pas ça !… Entrez, messieurs, je vous en prie, n’ayez pas peur… Tenez, voilà la clef… Elle est à vous… Chaque voyageur a sa clef… Nous vous recommandons seulement de ne pas oublier de fermer la porte… car, entre nous, le pays n’est pas sûr… Parmi tous ces gens que nous venons de croiser dans la baille, il s’en trouve qui ont reçu une mauvaise éducation et qui ne sont point toujours d’une extrême délicatesse : voilà pourquoi nous avons reçu l’ordre de tout mettre sous clef… C’est plus prudent… et il ne faut tenter personne, n’est-ce pas ?…

 

– Priski, vous me paraissez tout à fait un brave homme ! Tu as entendu monsieur, La Candeur ?… Commences-tu à te tranquilliser ?

 

– Monsieur n’était donc point tranquille ? demanda Priski.

 

– C’est que, fit Rouletabille, on avait raconté à monsieur des histoires de brigands !

 

– Il y a toujours de mauvaises langues ! » ricana Priski.

 

La Candeur était anéanti. Il ne pouvait plus douter que ses compagnons et lui fussent tombés entre les mains d’une bande de brigands. Et il se mit à trembler, sans avoir la force de prononcer une parole. Généralement il ne faisait point étalage d’une exceptionnelle bravoure. Son amitié pour Rouletabille lui servait de courage et il fallait que celle-ci fût bien forte pour qu’il eût accepté de faire partie d’une expédition pareille, qui débutait d’une façon aussi malheureuse.

 

Quant à Rouletabille, il paraissait enchanté. Au fond, les choses, pour lui, ne se présentaient point trop mal. Et du reste il n’avait qu’à se rappeler toutes les histoires analogues arrivées récemment à des voyageurs en Épire et aussi la capture de quelques amis qu’il avait vus à Tanger et qui s’étaient laissés surprendre par un pacha des environs, pour ne point juger sa propre aventure trop exceptionnelle. La montagne musulmane, où qu’elle se trouve, est toujours restée très féodale et le brigand avec lequel on a affaire est souvent un merveilleux seigneur, féroce quand il le juge nécessaire, mais très aimable homme si on ne le contrarie pas.

 

Nos voyageurs se trouvaient sous une nouvelle voûte creusée dans le mur de ronde qui isolait tout à fait le donjon du reste du château. Ce mur, appelé en terme d’architecture du Moyen Âge, chemise, « chemise du donjon », clôturait une bande de cour circulaire au centre de laquelle se dressait le donjon lui-même. Au deuxième étage de l’énorme tour, une lumière brillait à une fenêtre.

 

« C’est la famille allemande, dit Priski, en montrant du doigt la vitre éclairée. Ils doivent être en train de dîner ; ils ont refusé d’aller dîner avec Kara Selim ; ils ont eu tort. Il y a gala ce soir. J’espère que ces messieurs ne feront pas comme les Allemands… Ces messieurs aussi sont invités !…

 

– Nous acceptons ! dit Rouletabille.

 

– En ce cas, je conseillerai à ces messieurs de ne plus perdre une minute. Ces messieurs n’ont que le temps de s’habiller ! »

 

Et il traversa la cour en hâte, toujours en protégeant Rouletabille de son parapluie rouge.

 

Les murs du donjon plongeaient dans un fossé ; un pont était jeté sur ce fossé, que Rouletabille, La Candeur et Vladimir traversèrent cependant qu’Athanase restait, comme les autres domestiques, à soigner les bêtes dans la courette, où il trouvait de quoi loger tous les impedimenta sous un hangar adossé à la « chemise ».

 

Le majordome avait refermé son parapluie. Parvenu dans la salle des gardes, il avait craqué une allumette et allumé trois bougies, prises, comme il disait « au bureau de l’hôtel ».

 

Cette salle des gardes, avec ses piliers trapus, ses voûtes gothiques, son âtre prodigieux, n’aurait point manqué de soulever l’enthousiasme d’un ami des monuments historiques, si l’aspect n’en avait été quelque peu gâté par la vision, contre la muraille, d’un tableau où l’on avait peint les numéros des chambres, où l’on avait suspendu des clefs, et près duquel, sur une petite tablette, on avait aligné des bougeoirs. Le cuivre de ces bougeoirs brillait d’un éclat incomparable.

 

« Ça a l’air d’être tenu proprement, fit remarquer Vladimir, lequel s’amusait beaucoup depuis qu’il se savait prisonnier « chez des brigands ! »

 

– Monsieur, répliqua le majordome, c’est moi-même, ce matin, qui ai frotté les bougeoirs au « brillant belge ».

 

Mais déjà Priski s’était plongé dans le mystère d’un étroit escalier en colimaçon, qui grimpait à l’étage supérieur.

 

Nos jeunes gens l’y suivirent.

 

Au premier étage, Priski leur montra trois chambres qui communiquaient entre elles de plain-pied :

 

« C’est ce qui nous reste de mieux à vous offrir, pour le moment ! dit-il.

 

– Mais c’est parfait ! exprima Rouletabille en examinant avec une satisfaction non dissimulée l’ameublement propret acheté certainement dans quelque bazar moderne, les petits lits de camp, le linge bien blanc, les petites descentes de lit et les petites tables de toilette de ces trois formidables chambres dont les murs avaient cinq mètres de profondeur et dont les fenêtres semblaient des embrasures prêtes à recevoir des canons ou tout au moins des fauconneaux.

 

– Mon Dieu ! monsieur… nous tenons à ce que nos voyageurs sortent d’ici assez contents et qu’ils aient le moins de reproches à nous faire. Évidemment vous ne trouverez pas à l’hôtel des Étrangers le luxe du Carlton à Londres ou à Paris, mais nous avons fait notre possible pour que vous ne manquiez point de ce qu’on appelle en Turquie le hirchnut, c’est-à-dire le confort !

 

– Priski !… seriez-vous assez aimable pour dire à mon valet de chambre de monter ma cantine. Je vais m’habiller ! »

 

Mais déjà Vladimir s’était précipité et nos gens procédaient avec soin à leur toilette et Rouletabille revêtait son smoking, cependant que Priski allumait du feu dans les cheminées, et quelles cheminées !… On eût pu y brûler des arbres !…

 

« La seule chose que je craigne, émit Priski en s’arrêtant de souffler sur les braises, est, qu’au jour, vous ne trouviez vos chambres un peu sombres ; mais que ces messieurs prennent patience… dans huit jours, comme je vous l’ai dit, ces vilains Allemands nous auront débarrassé le plancher et vous pourrez prendre leur place. Le second étage, en effet, est plus gai, plus clair, plus aéré ! Je regrette bien que vous soyez arrivés si tard !

 

– Cependant, fit Rouletabille, si les Allemands n’ont point consenti à s’entendre pour ce que vous m’avez dit tout à l’heure…

 

– Ah ! s’ils ne veulent point payer la note !… eh bien, mais ils s’en iront tout de même.

 

– Ils s’en iront sans payer ? osa demander avec un léger mais nerveux sourire le timide La Candeur.

 

– Oui, monsieur, sans payer !… Vous comprenez… Nous ne forçons personne. Paye qui veut !

 

– Et alors ? se risqua-t-il à demander encore.

 

– Alors, c’est monsieur Djellah qui vient les chercher…

 

– Qui est-ce monsieur Djellah ? leur consul ?

 

– Non, monsieur, monsieur Djellah n’est point leur consul ; monsieur Djellah, c’est « monsieur Bourreau » !

 

– Ouais ! soupira La Candeur en s’affalant.

 

– Vous voyez, continua l’excellent Priski, qu’au fond, il vaut mieux s’arranger…

 

– Mais si l’on n’a plus d’argent pour payer ! monsieur le majordome ! ! ! finit par exploser La Candeur, lequel trouvait maintenant ce M. Priski moins drôle qu’on n’aurait pu le juger tout d’abord.

 

– Oh ! plus d’argent pour payer ! sourit Priski en secouant la tête avec un évident scepticisme. On dit d’abord cela, que l’on n’a plus d’argent pour payer !… et puis on en trouve bien tout de même, allez !

 

– Vous êtes bon, vous ! Ça dépend encore de ce qu’on demande ! exprima lugubrement La Candeur… Est-ce que vous demandez cher ?

 

– Nous demandons toujours une somme honorable !

 

– Honorable ! Honorable ! Il s’agit de savoir ce que l’on entend par honorable ! ! !… combien demandez-vous par personne ? »

 

Mais Vladimir lui fit signe de se taire et prit la parole à son tour d’un air innocent.

 

« Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on nous prendrait par personne… Les habitudes de ces messieurs de la montagne sont de traiter en bloc, les riches payant pour les pauvres… Je crois qu’avec une dizaine de mille francs !… hein ? »

 

Priski ricanait.

 

« Vingt mille… » continua Vladimir.

 

Priski haussa les épaules.

 

« Trente mille !… »

 

Priski se moucha dans un mouchoir immense et fit entendre un fort méprisant bruit de trompette.

 

La Candeur alors se leva dans une grande agitation et demanda tout pâle :

 

« Est-ce que vous nous lâcheriez tous pour quarante mille francs ?

 

Vous voulez rire, messieurs ! déclara en souriant M. Priski. Nous ne recevons pas l’aumône !… D’abord, nous ne nous occupons jamais des gens à moins de cent mille francs… Il ne faut pas que ces messieurs oublient que nous avons des frais !… »

 

Sur quoi M. Priski salua, engageant les jeunes gens à terminer tôt leur toilette. Aussitôt qu’il fut parti, Rouletabille dit à La Candeur : « T’en fais une binette !… parce qu’ils ne voudraient pas nous relâcher pour quarante mille francs !… qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Tu sais bien que je n’ai plus que quelques billets…

 

– Ce que j’en disais, c’était pour savoir… ! répondit l’autre évasivement. On peut toujours bien demander !… Eh bien, nous voilà dans un joli pétrin !… Ah ! ça, mais tu n’es pas fou de nous avoir conduits dans ce pays-là !

 

– Tu m’écœures ! fit Rouletabille ; tes plaintes n’ont jamais été plus nauséabondes. Dépêche-toi de t’habiller… Moi je vais faire un petit tour…

 

– Où vas-tu ?

 

– Si on te le demande… »

 

Mais il était déjà parti… Cinq minutes plus tard, il revenait, l’air radieux.

 

« All right ! Tout va bien !…

 

– Tu trouves ! reprit La Candeur.

 

– Ah ! tu ne vas pas recommencer !

 

– Si encore on savait pourquoi on est venu ici !… regrogna-t-il, entêté.

 

– Le fait est, exprima Vladimir, que le moment serait peut-être venu de nous le dire !

 

– Ma foi, je n’y vois plus aucun inconvénient », répondit Rouletabille.

 

Et, après avoir allumé sa pipe, il leur avoua qu’il les avait jetés dans une aventure dans le dessein tout naturel de leur faire accomplir un reportage unique au monde et qui, certainement, ferait mourir de désespoir et d’envie Marko le Valaque lui-même !

 

À ces mots, Vladimir ne se sentit plus de joie, cependant que La Candeur, plus maussade que jamais, attendait que Rouletabille eût fini de s’expliquer.

 

Celui-ci se plaça entre eux et leur dit tout bas :

 

« Eh bien, voilà ! Kara Selim, le seigneur de ce château a volé au général Vilitchkof les plans de la mobilisation bulgare et j’ai promis au général Stanislawof de les lui rapporter !… qu’est-ce que vous dites de ça ?… »

 

Vladimir déclara simplement en se frottant les mains avec jubilation : « À voleur, voleur et demi ! on tâchera d’être à la hauteur » !…

 

Rouletabille sourit et se tourna vers La Candeur.

 

« Et toi, La Candeur, qu’est-ce que tu dis ?

 

– Je dis que je m’en f…, moi, des plans de la mobilisation bulgare, et ce n’est pas encore pour ça que je m’emploierai à me faire casser la g… ! Les Bulgares et les Turcs je les mets tous dans le même sac !… je dis que je regrette ma manille de la brasserie Montmartre !…

 

– Moi aussi, je m’en f… des plans de la mobilisation bulgare !… gronda Rouletabille en regardant La Candeur sous le nez. Mais je vais te dire : il y a une chose dont je ne me f… pas, pour parler ton langage d’apache…

 

– J’aime mieux les apaches que les Bulgares !…

 

– Vas-tu m’écouter, espèce de buse !… Ce n’est pas seulement des documents que Kara Selim a volés au général Vilitchkof ! Mais il lui a pris encore sa nièce !…

 

– La belle Ivana ! s’exclama Vladimir…

 

– Ah ! je comprends tout, maintenant ! murmura La Candeur en poussant un soupir à fendre la muraille, c’est pour ça qu’on est parti si vite de Sofia !… Tu l’aimes toujours ?…

 

– Oui, et elle se marie demain !…

 

– Ah ! mon pauvre vieux ! ressoupira La Candeur, t’en as une veine !…

 

– Hein ?

 

– Je te dis que t’en as une veine ! quand je pense que tu aurais pu te marier avec une Bulgare !… »

 

Rouletabille se fâcha tout rouge. Il adorait Ivana et il s’efforça de faire comprendre à l’entêté La Candeur qu’il y a Bulgare et Bulgare et qu’Ivana comme le général Stanislawof étaient de sincères amis de la France, mais il eut beau dire, La Candeur mettait Bulgares et Pomaks dans le même sac et maudissait en bloc tous ces pays où il fallait payer pour se faire garder par des voleurs et payer encore pour ne pas se faire couper la tête par M. Bourreau !

 

À ce moment, la porte se rouvrit et réapparut l’aimable majordome.

 

« Il ne vous coupera pas la tête, annonça cet excellent M. Priski.

 

– Vous croyez ? fit La Candeur arrêté soudain dans son désespoir, vous croyez qu’il ne me coupera pas la tête ?…

 

– Non ! dit Priski. Il empale !… »

 

La Candeur se mit à gémir, cependant que M. Priski éclatait de rire.

 

« C’est évidemment très drôle ! fit Rouletabille, qui, lui aussi, commençait à trouver ce M. Priski moins plaisant.

 

– Mon Dieu, monsieur, répliqua Priski, je ris parce que je vois à qui j’ai affaire. On ne voyage point comme ces messieurs sans avoir laissé derrière soi quelques petites ressources… Ces messieurs ont des parents…

 

– Je suis orphelin, dit La Candeur.

 

– Des amis…

 

– Ah ! s’il faut compter sur les amis !…

 

– Monsieur le majordome, interrompit Rouletabille, si vous êtes chargé par quelqu’un de nous interroger pour savoir « s’il y a à faire », vous répondrez de notre part à ce quelqu’un que nous sommes de pauvres journalistes, mais que nous appartenons à un journal fort prospère qui ne reculera pas devant un raisonnable sacrifice pour être agréable à votre maître.

 

– Eh bien, mais voilà une bonne parole. Il n’en faut pas davantage pour commencer.

 

– Comment, pour commencer ?

 

– Mais oui, nous avons l’habitude ! Aujourd’hui nous apprenons que Monsieur est un pauvre journaliste – il montrait Rouletabille. Demain, Monsieur – il montrait La Candeur – voudra bien nous avouer qu’il est un sérieux « barine », un tout à fait charmant seigneur, dont il a bien l’air, du reste !

 

– Moi, moi, un seigneur ! s’exclama La Candeur, furieux.

 

– Je ne dis point cela pour vous outrager ! En attendant, si ces messieurs sont prêts, je vais avoir l’honneur de précéder ces messieurs. »

 

Les trois jeunes gens suivirent à nouveau Priski qui les arrêta une seconde dans l’escalier pour monter à l’étage supérieur.

 

On n’avait toujours pas revu Athanase Khetev ; mais, selon son habitude, Rouletabille laissait faire au Bulgare ce qu’il voulait, ne s’occupant jamais de lui. De son côté, Athanase n’avait aucune sympathie pour le reporter qui, plus d’une fois, devant lui, avait eu le tort de ne pas assez cacher l’intérêt personnel qu’il portait à Ivana.

 

« Je vais voir, avait dit M. Priski, ce que devient ma famille allemande. »

 

Il disparut une minute et redescendit.

 

« Rien à faire ! soupira-t-il. Ils sont enragés. J’ai frappé à la porte : ils ne m’ont même pas ouvert et ils ont répondu à toutes mes questions en entonnant le Deutschland über alles ! »

 

À ce moment, comme les jeunes gens débouchaient à nouveau dans la baille, le bruit d’une cloche se fit entendre.

 

« La cloche du dîner ? interrogea Rouletabille.

 

– Non, monsieur, c’est la cloche du pont-levis. Ce sont nos gens qui rentrent… »

 

En effet, Rouletabille et ses compagnons assistèrent presque aussitôt à l’invasion de la baille par une troupe invraisemblable de bandits boueux et ruisselants qui se jetaient en bas de leurs bêtes avec des jurons forcenés où Allah trouvait son compte comme tous les autres dieux de la création.

 

« Messieurs, si vous n’aviez pas été surpris par la tempête, émit l’aimable Priski qui ne laissait jamais tomber la conversation, ou si vous aviez pu échapper à l’ouragan, croyez-vous que vous auriez échappé à ces gens-là ?

 

– Qu’est-ce donc que ces gens-là ?

 

– Monsieur, ce sont nos zaptiés (gendarmes) qui sont chargés de la sûreté de nos routes…

 

– Décidément, déclara le reporter, il était écrit que nous devions faire connaissance ce soir !

 

– C’est bien cela, monsieur, kismet ![3]… »

 

Et il les poussa devant lui.

 

Mais un grand diable d’Albanais, appuyé sur son fusil, leur barra le passage et leur adressa quelques mots impératifs dans un jargon que personne excepté Priski ne pouvait comprendre.

 

« Messieurs, fit Priski, j’avais oublié de vous présenter cet excellent homme qui est le concierge du donjon. Il couche dans cette petite guérite à seule fin que si vous aviez besoin de quelque chose, la nuit, vous ayez quelqu’un sous la main. Pour le moment, il vous demande de lui montrer le fond de vos poches et de déposer dans sa guérite vos armes, si par hasard vous en aviez. C’est le règlement. Il est défendu de se promener armé dans le château. »

 

À ce dernier énoncé du règlement, Rouletabille, en face de toutes les armes qui se promenaient à toutes les ceintures dans cette redoutable baille, ne put s’empêcher de sourire ; cependant il ne fit aucune difficulté pour « retourner ses poches » et donner son revolver, un gentil petit browning auquel il tenait beaucoup. Les deux autres firent de même.

 

« Ces armes ne sont pas perdues ! fit Priski. On vous les rendra en partant. Demain matin, le kiaiah, notre intendant, viendra également chez vous, faire l’inventaire de vos bagages et vous débarrasser de tout cet encombrant matériel de guerre que les voyageurs ont coutume de traîner toujours avec eux dans ce pays. La chose serait déjà faite si notre kiaiah n’était très occupé ce soir. En tout cas, messieurs, je vous conseille de ne point conserver une arme sur vous ; il y va de la peine de mort !

 

– Non ! s’écria La Candeur. Puis-je au moins conserver ceci ? »

 

Et il sortit une sorte de petit canif agrémenté de tout ce qu’il faut pour se curer les dents, se limer les ongles et déboucher les bouteilles.

 

Le grand Albanais examina curieusement l’objet, en fit jouer toutes les lames et finalement le garda.

 

« Mais c’est un canif de poche ! s’écria le pauvre La Candeur.

 

– C’est sans doute à cause de cela ! fit Priski, que l’Albanais l’a mis dans la sienne !… »

 

Le géomètre le plus habile eût éprouvé quelque difficulté à établir le plan de cet entassement de constructions qu’on appelait la Karakoulé. Le sommet du rocher étant fortement incliné du sud au nord, les bâtiments grimpaient les uns sur les autres et le premier étage de telle façade devenait, par-derrière, un rez-de-chaussée.

 

Ainsi, toutes les parties de l’enceinte que les jeunes gens traversèrent, communiquaient entre elles par des escaliers et des voûtes innombrables et n’en restaient pas moins séparées par des murs crénelés qui faisaient de chacune de ces bâtisses autant de réduits, autant de forteresses qu’il eût fallu prendre les unes après les autres !

 

« Messieurs, fit Priski, je vous laisse entre les mains de notre kaïmakan[4] ! »

 

IX

Kara Selim

 

Depuis que Priski les promenait entre ces invraisemblables murs, Rouletabille pensait : « Où est Ivana ? »… mais il n’osait questionner Priski sur l’emplacement du harem. En traversant la cour du donjon, il n’avait pas revu Athanase, qui, déjà, devait fouiner partout. C’est qu’ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, point de temps à perdre et il fallait qu’Ivana fût sauvée dans la nuit, car, pour lui, il ne faisait point de doute que c’étaient les noces d’Ivana que l’on était en train de célébrer.

 

Ainsi réfléchissait Rouletabille quand Priski, ce curieux cavas du pacha noir, lui annonça le kaïmakan.

 

Alors il leva les yeux et faillit reculer.

 

Dans le personnage qui les attendait sur le seuil d’une galerie éclairée aux lanternes, il venait de reconnaître Stefo le Dalmate.

 

C’était bien le même grand gars, maigre avec son long nez, ses yeux gris perçants et une barbe qu’on aurait pu dire copiée sur celle de la Communion de saint Jérôme, à part que celle de Stefo était d’un noir de jais… Rouletabille revoyait le misérable dans la nuit de l’hôtel Vilitchkof, son grand sabre sanglant à la main, poursuivant Ivana avec des cris de mort !…

 

Et comme le reporter restait là, un peu saisi, et qu’il n’obéissait pas assez vite au geste qui lui disait d’avancer, Stefo le Dalmate eut un éclair dans ses yeux gris, un tremblement de colère dans son haut corps orgueilleux.

 

Cependant il se ressaisit vite et c’est en essayant de sourire qu’il dit :

 

« Bouyourounouz ![5]

 

– Il nous prie de le suivre », fit Vladimir en poussant Rouletabille et en entraînant La Candeur.

 

Rouletabille repérait tous les points saillants de leur errance nocturne dans ce formidable palais et casait dans sa tête le souvenir géométrique des passages et des cours.

 

Ils glissaient maintenant dans une sorte de cloître, sous les arceaux duquel était étendue une soldatesque un peu plus reluisante que celle qu’ils avaient vue dans la baille.

 

Décidément il y avait une forte garnison à la Karakoulé, et tous ces gaillards-là étaient armés jusqu’aux dents.

 

La majorité était kurde, avait été ramassée en Anatolie ; Allah seul savait à la suite de quels méfaits. Les autres représentaient pour le moins cinq ou six races différentes. Il y avait là des Luzes trapus, habillés de bure blanche ; des Tcherkesses, à bonnet de fourrure ; des noirs, Arabes, jusqu’à des Turcs de la plaine, en longs habits.

 

Moins effrayants à voir que les Pomaks de la grande baille, ils dormaient ou fumaient leurs pipes ou étaient assis autour des marmites de riz.

 

La Candeur ne quittait point des yeux son grand « caïman » qui, en les précédant, ne cessait de jouer avec le manche de son poignard. Bien que le majordome ne lui eût point raconté des choses extrêmement gaies, il préférait encore Priski qui, lui, au moins, n’avait pas de poignard.

 

Ainsi arrivèrent-ils dans le selamlik, c’est-à-dire l’appartement dans lequel Kara Selim recevait les hommes, le selamlik étant, en Orient, opposé au harem, qui est uniquement réservé aux femmes, aux eunuques et au maître du lieu.

 

Quand ils eurent traversé un riche vestibule dont les murs étaient décorés de dalles de faïence qui brillaient comme des glaces à la lueur des flambeaux portés par des esclaves noirs qui ne bougeaient pas plus que des statues, ils pénétrèrent dans une vaste salle où se trouvait déjà une assemblée assez nombreuse. Tout ce monde-là, qui était celui des principaux officiers et fonctionnaires du palais et des environs, était assis sur les talons au fond d’un immense divan qui faisait tout le tour de la salle, aux murs de laquelle étaient suspendus les plus riches tapis. Deux braseros brûlaient au centre et répandaient une douce chaleur. Des parfums grillaient dans des cassolettes.

 

Au fond, sur des coussins qui lui faisaient une sorte de trône et sous un dais qui laissait pendre des étoffes somptueuses, il y avait un homme tout habillé de noir qui était Gaulow.

 

Celui-là, à première vue, Rouletabille ne le reconnut pas. Son rude visage ne présentait plus rien de cette funeste férocité qui avait épouvanté le reporter au fond de l’hôtel Vilitchkof.

 

L’aspect formidable de cette tête de brute, ivre de sang, avait disparu ; les traits restaient sévères sans doute, mais si intelligents, si paisibles et si beaux !… car Gaulow était beau.

 

Il était de taille moyenne et bien prise ; son torse, serré dans une sorte de pourpoint de soie, n’était point celui d’un athlète, mais montrait des lignes solides et harmonieuses ; son cou sortait nu et blanc de tout ce noir et portait avec orgueil la tête au profil régulier, à la mâchoire un peu forte, mais à la ligne sourcilière idéalement horizontale sous le front large et court à cause que les cheveux, ramenés et régulièrement coupés en avant, lui faisaient tout de suite une couronne noire et libre. Il n’en avait point d’autre. Il ne portait ni fez, ni turban. Son vêtement n’était guère celui d’un Oriental, en dehors d’une lévite aux longs plis sur laquelle il était assis et qui était noire comme le reste. Ses jambes admirables étaient gantées d’un pourpoint de soie noire. À sa ceinture noire étaient glissées des armes d’une richesse éclatante. Enfin, ce monstre avait une beauté vraiment noble et intelligente. Ses mouvements décelaient une vigueur nerveuse et souple, la vigueur de ces panthères apprivoisées que la mythologie hellénique donnait pour montures aux compagnons de Bacchus indien.

 

Il regarda venir à lui les jeunes gens avec une certaine négligence, en fumant son chibouk dont la magnifique anche d’ambre lui emplissait la bouche.

 

Rouletabille, qui voulait « bien se faire voir » du maître, se rappela les us de la cour du sultan du Maroc, prince qu’il avait interviewé lors d’un voyage à Fez, et, comme s’il avait été en face de « Sidna », il s’arrêta par trois fois et esquissa la révérence trois fois.

 

Kara Selim souriait et parlait à ses voisins en regardant le reporter. L’un de ses voisins était le kiaiah (l’intendant) et Rouletabille pensa que Kara Selim débattait avec lui le prix qu’il allait leur demander pour leur rançon ; l’autre devait être une sorte d’ecclésiastique ; il portait l’habit des mellahs et devait exercer près du pacha noir les doubles fonctions de chapelain et de conseiller. Il avait l’air très intelligent et très fin. À la Karakoulé, il devait représenter la science et les beaux-arts. Il parlait français et demanda aux jeunes gens s’ils venaient de Sofia.

 

Rouletabille répondit qu’ils avaient dû nécessairement passer par Sofia, mais qu’ils ne s’y étaient point arrêtés. Kara Selim leur demanda s’il était vrai que la guerre fût près d’éclater comme les Turcs le racontaient et ce qu’ils en pensaient ; enfin il leur posa des questions qui prouvaient ou qui étaient destinées à prouver une complète ignorance de la situation diplomatique ; mais Rouletabille ne s’y laissa point prendre. Le pacha noir se méfiait-il déjà ? Avait-il découvert les documents dans le coffret byzantin ? Soupçonnait-il ces jeunes gens d’avoir été lancés sur la piste desdits documents et aussi, naturellement, sur celle d’Ivana ?

 

Ivana !… Où était-elle ? Où l’avait-on enfermée ? Dans quelle chambre lointaine de ce prodigieux château gémissait-elle en attendant le supplice de la cérémonie du lendemain ?

 

Il pensait encore à elle quand des voix féminines, de jolis rires, un babillage que l’on essayait à peine d’étouffer se firent entendre.

 

Tout ce bruit charmant venait de larges loges aménagées dans la partie la plus élevée des murs de cette grande salle, loges garnies de « moucharabiés », grilles de bâtons dorés derrière lesquelles les femmes de Kara Selim pouvaient venir en toute liberté et le visage découvert, car elles ne craignaient point le regard des hommes ; de là-haut, elles assistaient aux fêtes du selamlik.

 

Il n’est guère de selamlik dans le monde ottoman qui ne possède ces sortes de loges. Rouletabille, qui avait été reçu par le menebbi à Tanger et qui avait mangé avec ce noble seigneur les confitures de roses, était déjà au courant de cette particularité et savait qu’il ne fallait point se retourner vers les moucharabiés ni sembler prêter une attention quelconque à la présence des femmes derrière les bâtons dorés.

 

Aussi, bien qu’il se demandât avec angoisse si Ivana n’était point parmi ces femmes qu’il entendait, et malgré qu’il eût un gros intérêt à lui montrer son visage, il ne se retourna point. Vladimir, très « averti » lui aussi, resta impassible. Mais La Candeur, naturellement, se retourna et regarda ostensiblement en l’air, du côté des moucharabiés.

 

Aussitôt toutes les conversations cessèrent dans la salle, les rires se turent derrière les mystérieux grillages : un silence terrible s’appesantit sur tous. Il n’y avait que La Candeur qui n’eût point compris. Mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’il avait dû commettre, sans le savoir, quelque abominable gaffe, car le pacha noir lui lança un regard foudroyant et donna l’ordre bref à Stefo le Dalmate d’aller conduire les jeunes gens contre la muraille, en un coin du divan où La Candeur se laissa tomber plus mort que vif.

 

Les rires repartirent derrière les moucharabiés.

 

« Surtout, ne les regarde plus », lui cria Rouletabille.

 

Le malheureux garçon, comprenant tout à coup de quel crime il s’était rendu coupable, tourna avec énergie la tête du côté opposé à celui où se faisait entendre le rire des femmes. Pour qui pénètre pour la première fois dans quelque sérail vraiment digne de ce nom, c’est-à-dire dans un de ces magnifiques palais des princes osmanlis, il n’est rien de plus agaçant que ce murmure-là, qu’on ne voit pas, qui vient d’on ne sait où et qui a l’air de se moquer de vous.

 

Sur ces entrefaites, le dîner fut servi ; une foule de serviteurs envahirent la salle, et Rouletabille fut heureux de retrouver M. Priski qui donnait des ordres pour qu’on approchât des jeunes gens les plats d’argent.

 

« Kara Selim est furieux, lui dit Rouletabille. Mon ami a regardé du côté des moucharabiés.

 

– Bah ! il lui pardonnera, s’il paie bien, répondit M. Priski.

 

– Ah ! pour cela, il peut être tranquille. C’est le neveu de Rothschild !

 

– En vérité !… »

 

M. Priski ne manqua point, à cette occasion, de prendre avantage de ce qu’il avait su deviner en « Monsieur Candeur » un barine des plus respectables.

 

« Vous comprenez, effendi ! disait-il avec un sourire entendu : moi « on ne me la fait pas ! »… Je suis depuis trop longtemps dans le métier ! Au premier coup d’œil, je vois à qui j’ai affaire… J’ai bien vu tout de suite, que monsieur était un « client sérieux »… Ah ! on n’avoue pas ça tout de suite, on voudrait passer inaperçu… On joue au plus malin !… On a tort, c’est du temps perdu ! »

 

M. Priski eût continué longtemps sur ce chapitre si Rouletabille ne l’avait interrompu pour lui poser négligemment cette question :

 

« Dites-moi, cette nouvelle épouse, dont on parle tant, d’où vient-elle ?

 

– Monsieur, Kara Selim seul pourrait vous renseigner au juste point. Le bruit court qu’il l’a ramenée de Bulgarie, à son dernier voyage, et qu’il en est fou !…

 

– Et elle, en ce qui la concerne, sait-on si elle accepte son sort avec la même joie ?

 

– Vous voulez sans doute dire, monsieur, si elle y souscrit de son plein gré ?… Eh bien, monsieur, on le prétend, et j’ai vu, pas plus tard que ce matin, le premier eunuque qui m’a affirmé qu’ils feraient tous deux un charmant ménage !

 

– Il y a longtemps que les fiancés sont arrivés à la Karakoulé ?

 

– Oh ! depuis avant-hier… C’est à peine si, avant ce soir, on a aperçu notre cher seigneur. Il était tout le temps fourré chez Ivana Hanoum. Il lui faisait la cour, vous comprenez ! »

 

En entendant le nom d’Ivana, le reporter blêmit.

 

« Eh mais ! répliqua-t-il, je croyais qu’un musulman ne pouvait parler à sa femme et la voir que le soir de ses noces ?

 

– C’est exact, monsieur, si la fiancée est musulmane ; mais vous oubliez que dans le cas qui nous occupe, elle est encore chrétienne. Les fiançailles se font à la chrétienne, ce qui n’empêchera pas le mariage de se conclure à la musulmane. De telle sorte, monsieur, que vous allez pouvoir, ainsi que tous les nobles invités de mon maître, sans risquer pour cela votre tête, vous allez pouvoir, dis-je, contempler tout à l’heure Ivana Hanoum, puisque, ce soir, nous n’en sommes encore qu’aux fiançailles.

 

– C’est vrai !… Elle va venir ici… s’exclama Rouletabille d’une voix sourde, en essayant de dompter le tumulte d’un tas de sentiments contradictoires qui se partageaient sa pauvre âme inquiète…

 

– C’est elle qui présidera la petite fête qui doit suivre le dîner. Et puis elle s’en ira et aucun autre homme que son maître ne la verra plus jamais à part les eunuques !… Mon Dieu, monsieur, combien vous voilà pâle !… »

 

Seul, Vladimir dévorait. Du reste, le repas était succulent. Quelques kachefs, officiers subalternes, veillaient à ce que chacun fût abondamment servi. En plus des rôtis, il y avait des volailles presque grasses, chose rare en Turquie, des entremets, des fruits conservés, des confitures et des gâteaux dans une cristallerie merveilleuse, enfin toutes sortes de crèmes. La Candeur ne touchait à rien, il faisait peine à voir. Il semblait prêter une oreille attentive à un vieux musicien qui, à la fois poète et sorcier de tribu, chantait des chansons dans les trois langues des abdurrahmanli, le kurde, le turc et le persan. Il était aveugle comme Homère et tenait en main un instrument composé de trois cordes de métal tendues sur une planche. La lyre de ces ménétriers ambulants qui furent les pères de la poésie ne devait être ni beaucoup plus compliquée ni beaucoup plus harmonieuse.

 

Mais bientôt le chanteur se tut, car les serviteurs enlevaient tous les plats d’argent et une portière soulevée laissait passer les joueurs de flûte qui faisaient retenir l’air des premières mesures du chant de la Douleur de Feridoun. C’était étrangement doux et mélancolique. Derrière ces joueurs de flûte venaient le bin-baschi ou commandant de la forteresse avec un détachement de chevaliers blancs à la ceinture noire, qui portaient devant eux leurs lances à houppette, puis une foule de serviteurs et d’esclaves, les cafetiers, les donneurs de pipes, les limonadiers ou scherbetisz, les confiseurs, les baigneurs, les tailleurs, les barbiers, les huissiers ou thiaoux, les icholantes ou pages du pacha, tous personnages que Priski nommait au fur et à mesure qu’ils défilaient et allaient se ranger au fond de la pièce ; il y eut encore deux bouffons qui s’essayaient à des farces grossières, des porteurs de lanternes magiques, un iman.

 

Puis encore un détachement de chevaliers à la ceinture noire, puis deux énormes et flasques matrones au visage recouvert qui amenaient par la main une jeune femme, au corps svelte sous la robe de mousseline et dont il était impossible de voir la tête tant celle-ci était enveloppée des replis d’un immense voile blanc.

 

Derrière ces trois femmes, d’autres se montrèrent qui n’étaient nullement voilées. C’étaient des esclaves et les danseuses commandées pour la fête.

 

Elles tenaient à la main des instruments de musique comme le sautour, le psaltérion aux cordes de métal, le dairé (tambour de basque garni de lames de laiton), le sinekeman ou viole d’amour, originaires d’Italie. Une harpe fut apportée par un eunuque.

 

Comme la jeune femme à la tête voilée était arrivée en face de Kara Selim, elle s’inclina profondément devant son maître, mais celui-ci se leva, et, la prenant des mains des matrones, la fit asseoir à son côté.

 

Que dire des sentiments de Rouletabille quand il vit passer à quelques pas de lui cette femme qu’il savait être Ivana ? Il s’était placé en avant du divan pour qu’elle l’aperçût si possible, pour qu’elle vît tout de suite qu’il était là, qu’il ne l’avait pas abandonnée ! Mais quelle imprudence pour un jeune homme qui, tout neuf à l’amour, n’avait pas appris à commander à l’agitation de son âme ? Si Kara Selim avait surpris dans le moment l’éclat de ce regard, la fièvre qui y brûlait, il aurait été renseigné sur le hasard qui lui avait amené, la veille de ses noces, ce jeune voyageur.

 

Mais Kara Selim était tout à la cérémonie.

 

À l’air des joueurs de flûte avait succédé une chanson lente, bizarrement modulée : la mélodie presque aiguë aux premières syllabes des vers, descendait par des transitions insensibles et se terminait par un long point d’orgue, comme jadis la musique d’Orphée et de Sapho.

 

Les paroles étaient celles d’un vieil air populaire d’Anatolie, une vieille complainte turque que Priski traduisit à mi-voix :

 

« Le printemps vient ; la fille s’en va aux champs ; dans sa poitrine chante un oiseau prisonnier. Où es-tu, mon amant ? En Égypte ou à Bagdad ? J’ai cueilli une azalée au lever du soleil !… »

 

Peu à peu la voix s’affaiblit, puis s’éteignit tout à fait…

 

Pendant que la voix se mourait ainsi, les deux matrones, derrière leur maîtresse, la dévêtaient de ses longs voiles. Tout à coup Kara Selim se leva et lui arracha le dernier qui empêchait de voir son visage. Alors tout le monde put contempler Ivana, pendant que le pacha noir proclamait que cette fille de « giaour » était sa proie et son bien, et que dès le lendemain il en ferait sa cadine favorite !

 

Aussitôt il y eut un grand bruit de musique et de tambours de basque et les danses commencèrent. Et ce fut un grand bienfait pour nos trois reporters dont les sourdes exclamations se perdirent au milieu du tumulte. Il y eut des danses d’almées, d’étonnantes danses du ventre où plusieurs esclaves se distinguèrent, encouragées par les battements de mains et les cris des assistants.

 

Mais ce fut une esclave russe qui obtint le plus grand succès.

 

Elle vint au milieu de la salle, les bras coquettement appuyés sur les hanches, et dansa la « cosaque » en se chantant à elle-même des airs bizarres, pleins d’une fougue enfantine et sauvage. Tantôt elle était presque assise par terre et lançait les pieds comme on jette une chose qui vous gêne, tantôt elle bondissait et tournait sur elle-même dans l’air. Enfin elle s’arrêta les bras croisés sur la poitrine et branla lentement la tête ; puis elle prit cette tête entre ses mains comme pour l’arracher et cria comme l’aigle crie quand il s’élance vers le soleil…

 

Mais Rouletabille ne prenait guère, comme l’on pense bien, sa part de la fête ! Il n’avait d’yeux que pour Ivana Vilitchkov, la captive de ce magnifique bandit qui affichait avec tant de cynisme et d’insolence son rare bonheur.

 

Eh ! ils faisaient un beau couple tous les deux ! Beau et harmonieux !… Elle, toute en blanc, lui, tout en noir !

 

Elle aussi était calme, avec une figure très pâle et de beaux yeux paisibles.

 

Rouletabille ne pouvait lire sur cette physionomie immobile aucune trace de combat.

 

Elle avait dû accepter tout de suite d’être sa femme, comme elle s’était soumise tout de suite à ses ravisseurs, comme elle les avait suivis… Sans cris, sans désespoirs, sans appels, enfin, comme Rouletabille l’avait dit lui-même à Athanase presque de son plein gré !…

 

Rouletabille connaissait trop Ivana depuis ses dernières confidences pour n’avoir point, du premier coup découvert la raison d’une aussi inattendue conduite.

 

Ce n’étaient point Gaulow et ses compagnons qu’Ivana consentait à suivre…

 

C’étaient les documents !

 

Elle ne vivait plus que pour les ravoir, les reprendre ou les détruire, et rien n’existait en dehors de cela pour quoi elle était prête à sacrifier sa propre existence !

 

Ah ! le cri de douleur et de rage avec lequel elle avait appris à Rouletabille le formidable rapt ! Avec quelle autorité surhumaine elle l’avait chassé loin d’elle pour qu’il courût apprendre à Stanislawof que les plans de mobilisation avaient été volés !

 

Mais aussi (Rouletabille s’imaginait, s’était toujours imaginé cela) : avec quel ravissement elle avait dû voir revenir ses bourreaux, ses bourreaux qui l’emportaient, qui la traînaient avec eux et avec les plans volés !… Pourquoi se serait-elle débattue ? Pourquoi aurait-elle appelé ? Les documents n’étaient point dans cette auto qui l’emportait, mais ne la conduisait-on pas vers le mystérieux repaire où elle pourrait sans doute les approcher !… Toute sa conduite avait été certainement dictée par cette idée fixe. Approcher, voir, toucher le coffret byzantin ! Reprendre les documents !

 

Et si, ce soir, elle était assise si calme et si près de Kara Selim, c’est qu’il fallait qu’il en fût ainsi, à cause du coffret byzantin !

 

Rouletabille n’en doutait pas !

 

Il n’avait pas besoin qu’elle lui parlât, ni même qu’elle tournât son regard vers lui pour lire dans ses yeux qu’ils n’étaient habités que par cette pensée-là !

 

Et si, demain, elle acceptait d’être Ivana Hanoum, la première cadine de Kara Selim, c’est qu’il le fallait encore !… Sa religion, son honneur, son amour peut-être, elle sacrifiait tout sur l’autel de la patrie !

 

Rouletabille s’exaltait à la fréquentation d’une idée aussi haute ; il se sentait devenir fort, fort, fort, moralement et physiquement fort à cause de l’honneur qu’il avait d’approcher un aussi beau destin ! Et il se sentait la capacité de vaincre, en une nuit !

 

Il avait une nuit devant lui ! une seule !…

 

Demain, il serait trop tard !… Demain, c’était la victoire de Gaulow !…

 

Il regarda à sa montre l’heure qu’il était : dix heures. Il fit signe à Priski.

 

Il lui dit que ses compagnons et lui étaient exténués et désiraient aller se reposer. Priski lui dit que rien ne s’opposait maintenant à ce qu’ils se retirassent et il les fit sortir à l’anglaise. Sur le seuil de l’immense salle pleine de la fumée des parfums des chibouks et du bruit de plus en plus frénétique de la fête, Rouletabille se retourna. Oh ! cette seconde, cette seconde où leurs deux regards se croisèrent ! Malgré l’espace, la fumée, les bruits, malgré tout, ils se rencontrèrent, ils se heurtèrent… Oh ! ce choc électrique qui le galvanisa, lui… comme il avait dû, elle, l’emplir d’un vaste espoir !… Ils s’étaient compris… Ils savaient qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre, et que s’ils ne réussissaient pas, l’un ne mourrait pas sans l’autre…

 

Le majordome ramena les jeunes gens au donjon par le même chemin que celui qui leur avait servi à l’aller. Dans les cours et dans la baille régnait une grande ripaille. Les soldats faisaient la fête aussi, à l’instar des officiers, et l’on voyait danser, autour des feux, des bohémiennes aux haillons rouges.

 

Quand ils furent arrivés dans la cour circulaire du donjon, Priski leur souhaita une bonne nuit, après s’être enquis de l’heure à laquelle ils voulaient être réveillés le lendemain matin et de ce qu’ils désiraient prendre pour leur petit déjeuner.

 

Et le majordome allait se retirer quand Rouletabille, ayant poussé derrière lui la porte qui faisait communiquer la courette avec la baille, fit signe à M. Priski qu’il avait encore un petit mot à lui dire.

 

X

Le donjon

 

« Monsieur le majordome ! commença Rouletabille, vous nous avez dit tout à l’heure que nous étions libres dans le château.

 

– Oui, monsieur, absolument libres d’aller et de venir…

 

– De telle sorte, continua Rouletabille, que s’il nous prenait fantaisie, tout à l’heure, de sortir du donjon, le grand escogriffe d’Albanais qui est de l’autre côté de la porte n’aurait rien à y voir…

 

– Pardon ! monsieur, pardon ! Il est là justement pour vous empêcher de sortir !… Comprenez-moi bien… Vous êtes libres d’aller et de venir dans le château, le jour… mais la nuit, après le couvre-feu, il y a une consigne générale qui fait que chacun doit reposer dans l’endroit qui lui est assigné. Vous n’avez aucune bonne raison pour sortir du donjon, la nuit…

 

– Voilà une consigne qui restreint singulièrement notre liberté… Et si nous voulions sortir quand même, qu’arriverait-il ? Pourriez-vous nous le dire ?…

 

– Mais, parfaitement, l’Albanais vous passerait par les armes après avoir appelé à son aide la garde ! Du reste, c’est une conjoncture que nous n’avons pas à envisager. »

 

Mais M. Priski avait à peine prononcé ces mots qu’il se sentait fort brutalement renversé par Rouletabille, lequel l’avait traîtreusement saisi par-derrière.

 

En même temps, le reporter, aidé de Vladimir, bâillonnait d’un foulard le majordome qui, du reste, n’essayait de pousser aucun cri ni d’opposer à cette agression inattendue la moindre résistance.

 

« Emporte-le ! » ordonna Rouletabille à La Candeur, lequel avait assisté à cette scène sans s’y mêler et sans la comprendre.

 

La Candeur fit cependant ce que lui commandait son chef de file. Il se baissa et emporta dans ses bras, comme une plume, ce pauvre M. Priski.

 

« Où faut-il le déposer ?

 

– Dans ta chambre… Et ne grogne pas. Je t’ai emmené, c’est pour que tu nous sois utile à quelque chose… »

 

Ils pénétrèrent dans la chambre des gardes. Rouletabille alluma une bougie au bureau de « l’hôtel » et ils s’engouffrèrent dans le petit escalier, La Candeur portant toujours le majordome. Quand ils furent dans la chambre de La Candeur, Rouletabille fit étendre Priski sur le lit et dit aux deux reporters :

 

« Je vous en confie la garde. Vous me répondez de lui sur vos têtes. À tout à l’heure. »

 

Et il les laissa.

 

Il descendit dans la cour du donjon, en fit le tour et se trouva en face du hangar où les bêtes avaient été remisées par Modeste et Tondor qui dormaient profondément sur une botte de paille. Athanase veillait. À l’approche de Rouletabille, il se leva et dit :

 

« Je vous attendais. Il y a du nouveau. J’ai vu la chambre d’Ivana.

 

– Et moi, fit Rouletabille, j’ai vu Ivana. Venez ! »

 

Ce disant, il frappait sur l’épaule des muletiers, leur ordonnait de se lever, secouait d’importance Modeste qui voulait se recoucher, puis il ordonna aux domestiques d’envelopper les sabots des bêtes avec des torchons. Il les y aida.

 

« Collez-leur le bec dans les poches à avoine ! comme ça elles ne henniront pas. »

 

Ainsi fut fait ; enfin il fit charger sur les bêtes tout le bagage.

 

« Où est la cantine des conserves M. H., demanda-t-il, et celle des déjeuners du cycliste ?

 

Ces messieurs les ont déjà portées dans leur chambre, expliqua Modeste…

 

– En route, pas de bruit ! qu’on se taise !

 

– Pensez-vous que nous irons loin comme ça ? demanda Athanase.

 

– Écoutez, monsieur, laissez-moi faire, et je réponds de tout ! Nous réussirons ou pas un de nous s’échappera…

 

– Je l’entends bien ainsi », exprima le farouche Athanase.

 

Ils firent faire aux chevaux et aux mules le tour du donjon. La chemise qui entourait presque entièrement cette tour était un mur haut de huit mètres au moins. Malgré la lune qui éclairait en partie le chemin de ronde, on ne pouvait voir nos gens d’aucune partie du château, même des plus proches tours.

 

Ils arrivèrent ainsi devant le petit pont-levis qui donnait accès dans la salle des gardes.

 

Ce petit pont n’était plus, depuis longtemps, soulevé par des chaînes. Maintenant il était établi là à demeure.

 

Rouletabille répéta :

 

« Surtout pas de bruit ! »

 

Et il prit sa jument par la bride et il la tira à lui sur le pont. Les bêtes firent quelques difficultés à franchir le fossé et Rouletabille se félicita d’avoir assourdi le bruit de leurs sabots sur le pont de bois par les linges dont ils étaient maintenant emmaillotés.

 

Quand toute la caravane eut trouvé place dans la salle des gardes, Rouletabille pria Athanase d’aller écouter au second étage ce qui se passait chez les Allemands tandis qu’il fouillait dans le bagage.

 

Athanase redescendit en disant : « Ils ronflent ! »

 

Rouletabille avait ouvert une lourde boîte de fer où se trouvaient les munitions de la troupe. Il y puisa un objet oblong, rond, entouré d’une mèche qu’il mit dans sa poche. D’un sac, il tira deux longues cordes terminées par un crochet ; il en donna une à Athanase en le priant de se la nouer autour de la ceinture, comme il faisait lui-même, de telle sorte qu’ils pussent conserver la liberté de leurs bras.

 

Cela terminé, il s’en fut au petit pont du donjon, marcha jusqu’à son extrémité, du côté de la courette circulaire, s’accroupit, se pencha et glissa entre une pierre et le dessous du pont cet objet dont il s’était muni. En revenant, il déroula, toujours sous le pont, la mèche dont il fixa l’extrémité près de la poterne. La lune l’éclairait.

 

« Dynamite ? fit Athanase.

 

– Oui, dynamite.

 

– Monsieur, dit Athanase, je voudrais bien comprendre.

 

– Tout de suite.

 

– Moi aussi, je voudrais bien comprendre, émit timidement Modeste, qui par hasard ne dormait pas… Et mon ami Tondor aussi voudrait bien savoir…

 

– Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?

 

– Nous voudrions savoir quand nous pourrons sortir d’ici.

 

– Mon Dieu, mon ami, je ne saurais vous le dire… car je ne vous cache pas qu’en ce moment je m’arrange pour y rester le plus longtemps possible. Vous avez compris sans doute que nous sommes tombés entre les mains d’une bande qui ne nourrit point à notre égard d’excellentes intentions. Nous allons nous arranger pour tenir ici quelques jours en attendant du secours.

 

– C’est de la folie ! exprima brutalement Athanase.

 

– Ça n’est pas possible, monsieur, s’écria Modeste. Alors… nous allons nous battre ?

 

– Il y paraît.

 

– Quand on se bat, exprima Modeste, sans aucun enthousiasme, ça fait du bruit !…

 

– Et quand on fait du bruit, c’est bien désagréable, pour ceux qui ont sommeil, n’est-ce pas, Modeste ? »

 

Comme Rouletabille se relevait et faisait mine de pousser les gros verrous qui fermaient intérieurement la poterne de la salle des gardes, Athanase l’arrêta.

 

« Monsieur, dit-il au reporter, vous avez tort de fermer si hermétiquement cette porte, car je vous annonce qu’il n’entre nullement dans mes intentions de m’enfermer ici avec vous…

 

– Je le pense bien, dit le reporter. Vous vous en irez !

 

– Par où ? demanda Athanase.

 

– Par ici !… »

 

Et il fit signe à Athanase de le suivre. Laissant là Tondor et Modeste avec la consigne de ne bouger sous aucun prétexte, Rouletabille, suivi du Bulgare, grimpa fort prestement l’étroit escalier en colimaçon, sans s’arrêter au premier étage, où ils entendirent en passant les deux voix de Vladimir et de La Candeur qui se disputaient ; également au second étage, ils ne prêtèrent point une attention soutenue aux ronflements sonores de la famille hambourgeoise.

 

Ils ne s’arrêtèrent que sur la plate-forme.

 

Arrivé là, Rouletabille se retourna et souffla à Athanase :

 

« À genoux !… »

 

En effet, à cette hauteur, sous le clair de lune, s’ils s’étaient tenus debout, ils eussent pu être aperçus de quelque sentinelle du château. Ils firent le tour de la terrasse à quatre pattes et finalement se dissimulèrent entre deux créneaux, du côté de la campagne.

 

« Vous voyez, dit Rouletabille ; les derrières du donjon, à l’endroit où il est rejoint par la « chemise », donnent directement sur la campagne !… »

 

Athanase se pencha et se releva tout de suite :

 

« Vous voulez dire sur un précipice… »

 

Oui, la campagne, de ce côté-là, était un précipice… Le donjon semblait prolonger le roc, être taillé dans le roc lui-même. Mais aucun bruit d’eau, aucun tumulte de torrent ne montait du lointain bas-fond qui se perdait dans l’ombre.

 

Le ruisseau aux eaux mugissantes que les jeunes gens avaient entendu à leur arrivée à la Karakoulé coulait sur la façade ouest du château : à l’est, la Karakoulé n’était défendue que par l’espace, son élévation et le vertige.

 

« C’est par là que vous partirez ! souffla Rouletabille à Athanase.

 

– C’est haut ! répondit froidement Athanase.

 

– Trouvez-vous que c’est trop haut ? demanda le reporter.

 

– Rien n’est jamais trop haut pour moi ! répliqua l’irascible Bulgare, mais ce sera sûrement trop haut pour nos deux cordes, même réunies…

 

– Aussi les allongerons-nous de lanières de linge et draps tordus ensemble. Nous allons faire travailler Modeste et Tondor. Mais qu’est-ce que cela ? » dit tout à coup le reporter en fixant un point de la plate-forme jusqu’alors resté dans l’ombre et que la lune venait d’éclairer.

 

C’était une vague chose accroupie avec des sortes de bras menaçants et tendus vers les deux compères.

 

Rouletabille se glissa jusqu’à cette chose, l’examina, la palpa, la fit crier légèrement, grincer et revint auprès d’Athanase.

 

« Voyez notre bonne fortune, dit-il. Il y a là sur cette plate-forme un vieux treuil qui a dû servir jadis à faire monter des provisions directement de la campagne dans le donjon. Il ne lui manque qu’un filin et une barquette. Nous les y mettrons et vous n’aurez qu’à vous y attacher. Nous vous descendrons fort proprement par ce truchement sans que personne ne s’en aperçoive et avant qu’aucune alarme n’ait été donnée dans le château et aux alentours.

 

– Quand prévoyez-vous que nous pourrons sortir d’ici ? demanda Athanase.

 

– Comment nous ?… Nous, nous restons, mon cher monsieur.

 

– Je vous répète que c’est de la folie. D’autre part, si vous restez, pourquoi tenez-vous à ce que je m’en aille ? Vous savez bien que je ne partirai qu’avec Ivana et, si Dieu le veut, avec les documents !… »

 

Rouletabille se dressa autant qu’il le lui était permis entre les deux créneaux, et lui montrant les feux qui, de-ci de-là, s’étaient allumés au sommet des monts et dans la vallée, il lui dit :

 

« Athanase, ne soyez pas entêté et, pour le salut de tous, faites ce que je vous dirai. Regardez ces feux : ce sont autant d’yeux ouverts dans la nuit pour veiller sur le domaine du pacha noir.

 

« Vous savez que toutes les routes, toutes les pistes de cette partie de l’Istrandja-Dagh lui appartiennent, et vous m’avez dit qu’elles sont si bien gardées que nul étranger, perdu ou tombé dans cette vaste toile d’araignée dont le Château Noir est le centre, ne saurait échapper au monstre qui l’habite. Pour sortir de chez Gaulow, pour échapper à son étreinte avec Ivana, il vous faudrait au moins deux jours ; vous seriez repris, vous et Ivana, avant deux heures. Quant à partir tous ensemble, nous ne pouvons espérer, avec ce qui nous reste à faire et en admettant que tout réussisse, tenter de fuir avant l’aube. Nous serions vite rejoints et incapables de nous défendre.

 

« Seul, Athanase, vous pouvez passer ! Vous passerez ! Vous êtes passé déjà. On ne vous connaît pas. Vous êtes un quelconque muletier pomak qui n’éveillerez aucune méfiance sur votre chemin. Vous ferez ce que vous avez déjà fait. Mais il faut que vous soyez seul, n’est-il pas vrai ?… Si je vous parle si longuement en ce moment où les minutes nous sont si précieuses…

 

– Oh ! la fête ne se terminera pas avant minuit, interrompit Athanase, et nous ne pourrons rien faire avant qu’on ait reconduit Ivana chez elle.

 

– Je le sais, Athanase, mais les secondes n’en sont pas moins chères. Aussi écoutez-moi et comprenez-moi bien : nous ne réussirons que si nous quittons cette terrasse en nous donnant la main. Je continue. Il est donc impossible qu’Ivana vous suive, et d’autre part, il est nécessaire qu’elle soit sauvée dans quelques heures. Eh bien, nous l’amènerons ici, et c’est ici dans ce donjon que nous la défendrons, en attendant le secours que vous irez chercher !

 

– Quel secours ? J’arriverai trop tard !…

 

– Peut-être que non… espérons-le… En tout cas, nous n’avons point l’embarras du choix. Nous tiendrons… nous tiendrons au moins cinq jours, car ces gens n’ont point de canon, et ces murs sont formidables, et nous avons de bonnes munitions et nous sommes bien approvisionnés… Nous tiendrons jusqu’à ce que vous nous reveniez… ou nous succomberons, Athanase Khetev, si vous ne revenez pas !

 

– J’aime mieux rester avec vous, partager le sort d’Ivana… Vous êtes perdus d’avance… Sur quel secours pouvez-vous réellement compter ? »

 

La fine silhouette de Rouletabille se redressa encore, entre les antiques créneaux dominant le pays, la plaine et la montagne. Il appuya ses mains sur l’épaule d’Athanase, et lui montrant, cette fois, la lointaine muraille qui, illuminée par les reflets de la lune, barrait l’horizon, il lui dit :

 

« Athanase Khetev ! Derrière cet obstacle naturel, si impénétrable qu’aucun de vos ennemis n’a pu s’imaginer qu’un général aurait l’audace ou la folie de le faire franchir à ses armées, derrière ces montagnes, tout un peuple rassemblé dans le mystère incroyable d’une seconde mobilisation attend !… Et qu’attend-il ? Vous, Athanase Khetev !… Il attend que vous veniez lui dire : « Ils ne savent pas, ils ne se doutent pas !… Venez !… » Le jour où vous serez allé lui dire cela, Athanase Khetev, il vous suivra, ses armées se mettront en marche derrière vous… et regardez ces défilés… ces gorges obscures… ces sombres vallées de rocs, tout l’empire redoutable de Gaulow… tout cela tout à coup tressaille… tout cela bruit, tout cela s’éclaire de milliers de baïonnettes. Il y en aura bien quelques-unes pour sauver Ivana ! »

 

À ces paroles de flamme qui le brûlaient d’autant mieux que le ton dont elles étaient dites était plus contenu, plus étouffé, plus sourd, que la chaleur qui les animait était plus concentrée, Athanase s’était rapproché de Rouletabille et… ce que le jeune homme avait prévu arriva… Il lui prit la main. Il dit :

 

« Quand pourrai-je partir ?… Quand pourrai-je être sûr de cela ?… Quand serons-nous fixés sur le sort des documents ? que je sache si je dois aller vaincre avec eux ou rester ici, et mourir avec vous ?

 

– Nous saurons cela cette nuit ou demain au plus tard… » répondit Rouletabille.

 

Et lui serrant la main avec une énergie préméditée :

 

« Alors, nous sommes d’accord ?

 

– Nous sommes d’accord !

 

– Si nous sommes d’accord, nous sommes bien près d’être sauvés ! fit le reporter. Lorsque vous redescendrez avec les troupes vers Kirk-Kilissé et que vous passerez par ici, vous ne nous oublierez pas en route, Athanase Khetev ?… »

 

Le Bulgare le regarda un instant d’une façon assez étrange, puis laissa tomber ces mots d’une voix sourde :

 

« J’aurai accompli mon devoir vis-à-vis de mon pays, je n’aurai plus à penser qu’à Ivana, vous le savez bien ! »

 

Rouletabille releva la tête comme pour saluer le défi, mais il pensa tout de suite que le moment n’était pas venu d’une explication définitive entre eux, à propos d’Ivana. Athanase dut juger de même, car il n’insista point. Ils étaient tous deux dans la situation exacte de ces alliés balkaniques, qui s’entendaient pour la délivrance d’une terre captive ardemment convoitée par chacun et qu’ils se promettaient en secret de se disputer avec acharnement après leur commune victoire.

 

« Descendons ! dit Rouletabille. Il est temps d’agir ! »

 

XI

Les oubliettes du Château Noir

 

Quand Rouletabille et Athanase pénétrèrent dans la chambre où cet excellent M. Priski était toujours étendu, ficelé et bâillonné sur le lit de La Candeur, La Candeur et Vladimir, singulièrement troublés, paraissaient fort occupés, le premier à considérer sa montre (car, disait-il, il avait trouvé le temps long), le second à déchiffrer une carte du vilayet d’Andrinople, sur laquelle, affirmait-il, il étudiait le plan des futures opérations. Rouletabille les regarda tous deux avec sévérité, car il se doutait bien qu’ils mentaient, mais il avait autre chose à faire qu’à démêler, ce soir-là, le mystère de leur mensonge, et il alla tout droit à M. Priski, qu’il délia de ses liens et de son bâillon.

 

Athanase, qui ne savait pas que le majordome était leur prisonnier, se montra tout heureux de l’événement et daigna féliciter Rouletabille de s’être ainsi assuré la propriété d’un personnage qui ne manquerait point de leur être fort précieux.

 

Aussitôt M. Priski secoua la tête et prit la parole.

 

« Messieurs, leur dit-il, je suis heureux que vous m’ayez débarrassé de ce bâillon, moins parce qu’il m’étouffait que parce que je vais pouvoir vous faire mesurer toute la vanité de ce petit attentat sur ma personne. Vous avez vu, messieurs, que je ne me suis point débattu, que je n’ai pas essayé d’appeler à l’aide ; bref, que j’ai évité de vous causer le moindre désagrément. Si j’avais crié on serait venu et vous auriez eu à vous repentir de ce léger malentendu.

 

« Je ne suis point un méchant homme et ne veux point, comme on dit, la mort du pêcheur… Et puis j’ai l’habitude… oui… Vous pensez bien que ce n’est pas la première fois qu’on se livre à ce genre de sport sur ma personne… Il n’en est jamais rien résulté de fameux, voilà ce que je désirais vous dire. Si vous étiez bien sages, vous me laisseriez, tranquillement aller me coucher…

 

– Sans doute va-t-on s’apercevoir de votre absence ? interrogea Rouletabille, frappé du sang-froid du majordome, et sans doute va-t-on venir vous chercher ?

 

– Je ne le crois pas, monsieur, je ne le crois pas !… Je tiens trop peu de place ici, et l’on a fait trop la fête, ce soir, au château, pour que quelqu’un pense au bon Priski. Non ! non ! votre concierge lui-même, ce grand diable d’Albanais que je vous ai présenté, se préoccupe peu de savoir si je suis encore dans le donjon ou si je suis dans mon lit… Non, on ne viendra pas me chercher, rassurez-vous !… Ça n’est pas ordinairement ainsi que les choses se passent…

 

– Et comment se passent-elles donc, mon cher monsieur Priski ?

 

– Mon Dieu !… On essaie de me mêler toujours à une tentative d’évasion qui ne réussit jamais… et l’on finit par me laisser reprendre le chemin de ma loge, bien tranquillement !… ou bien encore on veut aller jusqu’au bout des choses, car il y a des « entêtés » partout et cela se termine fort mal pour les « entêtés » ! Croyez-moi, messieurs, écoutez-moi, c’est la voix de la sagesse qui vous parle par ma bouche. Ne cherchez pas à vous évader !… S’évader !… Évidemment, c’est un beau rêve…

 

– Mon cher monsieur Priski, interrompit Rouletabille… Il ne s’agit point de nous évader…

 

– Allons… tant mieux, et de quoi s’agit-il donc ?… Si je puis vous être utile…

 

– Voilà ! Au point où nous sommes avec vous, nous aurions tort de vous cacher quoi que ce soit. Nous avons formé le dessein d’enlever Ivana Hanoum ! »

 

Cette fois, M. Priski se dressa tout à fait sur son séant !

 

Et montrant un visage bouleversé par l’effroi :

 

« Et pourquoi faire, mon Dieu ?… puisque vous ne pouvez pas, puisque vous ne voulez pas vous évader !

 

– Pour l’amener ici, monsieur le majordome !…

 

– L’amener ici !… Mais c’est de la démence !… Et pourquoi l’amener ici ?

 

– Monsieur Priski, nous ne pouvons nous passer de la société des dames.

 

– Messieurs, vous êtes fous et je renonce, dans ces conditions, à continuer un inutile entretien. »

 

Sur quoi M. Priski s’étendit de nouveau sur le lit de La Candeur et tourna la tête du côté du mur.

 

« Monsieur Priski, levez-vous ! Levez-vous ou je vous tue ! »

 

Le majordome regarda du côté de Rouletabille, vit un revolver dans la main du jeune homme, considéra sa figure tragique et sauta sur ses pieds.

 

« Alors, c’est sérieux ?

 

– Si sérieux, monsieur Priski, que si, d’ici une heure, vous ne nous avez pas conduits sans danger pour nous, à la chambre d’Ivana Hanoum, ou tout au moins aussi près que possible de cette chambre, vous aurez cessé de vivre !…

 

– Mais vous êtes insupportables !… s’écria Priski en se tordant les mains… tout à fait insupportables !… Comment voulez-vous que je vous conduise à une chambre que je ne connais pas ?… Elle doit être dans le harem, cette chambre… et on n’approche pas du harem… »

 

Alors Athanase prit la parole.

 

« Cette chambre n’est pas dans le harem, dit-il. Ce n’est que demain qu’Ivana Hanoum entrera dans le harem. On lui prépare, en ce moment, les appartements de la kadine favorite qui a cessé de plaire… »

 

M. Priski regarda avec stupéfaction ce muletier sordide auquel il n’avait jusqu’alors prêté aucune attention, qu’il avait pris pour quelque bas serviteur pomak, et qui, cependant, parlait français avec une correction au moins égale à la sienne. La figure de M. Priski semblait dire : « D’où sort-il, celui-là ? »

 

« Vous m’avez l’air bien renseigné, l’ami, fit-il.

 

– Oui, répliqua Athanase, sans s’étonner de son étonnement… je me suis mêlé, pendant que vous étiez au selamlik, à la foule des soldats de la baille et j’ai appris ce qu’il nous importait de savoir… qu’Ivana Hanoum, à son arrivée ici, avait été directement conduite dans la chambre haute de la troisième tour de l’ouest. Vos soldats, qui, tous s’entretenaient de l’événement du lendemain, c’est-à-dire du nouveau mariage de leur chef, se montraient une fenêtre de cette tour ; lointaine où une lumière brillait… tout là-haut, par-dessus les courtines du chemin de ronde.

 

– Eh bien, vous en savez plus long que moi, exprima Priski. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?…

 

– Monsieur, reprit Rouletabille d’une voix glacé, nous allons vous dire tout de suite ce que nous désirons que vous nous disiez de plus. Nous savons où se trouve cette chambre, mais nous ignorons comment y atteindre ! Il faut nous y conduire, voilà tout !…

 

– Voilà tout !… Voilà tout !… Vous êtes bon, vous !… Il y a au moins deux fossés, trois chemins de ronde, quatre cours, quatre murs et autant de portes avant d’atteindre le pied de cette tour, qui est dans l’espace réservé aux bâtiments d’habitation de Kara pacha, et, tout cela gardé par des gens armés jusqu’aux dents !

 

– Voilà pourquoi, mon cher monsieur Priski, nous nous adressons à vous, vous qui connaissez tous les arcanes de ce château du diable ! »

 

Priski sembla réfléchir profondément, regarda ses prisonniers (dont il était le prisonnier), parut se demander encore à quel genre de fous il avait affaire et pour quelle entreprise dangereuse ces jeunes gens étaient venus se faire prendre au pays de Gaulow, et puis tout à coup il prit son parti, s’assit, pria Rouletabille de rentrer son revolver dans sa poche et déclara qu’il était à la disposition de ces messieurs.

 

Il les avait suffisamment avertis d’avoir à se tenir tranquilles, et, bien entendu, ils n’auraient à s’en prendre à personne des catastrophes qui ne manqueraient point de survenir.

 

« Interrogez-moi, messieurs, je ferai ce que vous voudrez !

 

– Monsieur Priski, combien y a-t-il de chemins pour se rendre du donjon à la troisième tour de l’ouest ? demanda Rouletabille.

 

– Trois, répondit le majordome, en se croisant les jambes et en renversant le torse d’un petit air assez insolent. Trois… pas un de plus… pas un de moins… Il y a le chemin de tout le monde que je vous signalais tout à l’heure, et qui vous est impraticable puisque, dès la première baille, vous vous heurteriez à une bonne partie de la garnison…

 

– Ensuite ?…

 

– Ensuite il y a les courtines… Vous savez, messieurs, ce que sont les courtines, ces petits chemins aériens, au-dessus des murailles, qui réunissent, entre elles les différentes fortifications. Par ces courtines, on peut se glisser dans toutes les parties du château fort en s’aidant des gouttières. En somme, c’est le « chemin des toits ». La nuit, il serait assez praticable, quand il ne fait pas clair de lune, si l’on n’était dans la nécessité de passer devant un veilleur qui, sur une terrasse, a justement la consigne de la surveiller ! Quoi qu’il en soit, vous pourriez suivre avec quelque chance ce chemin, mais il n’est praticable qu’au retour. Oui, on peut, par là, revenir au donjon, on ne peut pas en sortir.

 

Et pourquoi ?

 

– Parce que, pour isoler tout à fait le donjon, il a été fait des coupures entre ces courtines et la chemise du donjon. Les deux courtines qui aboutissent à cette chemise par l’est et par l’ouest en restent donc séparées de quelques mètres par un espace béant au-dessus duquel on peut cependant jeter des petits « ponts volants ». Ces petits ponts volants existent… soutenus par des chaînes, mais attachés à la courtine même et non à la chemise du donjon, de telle sorte que, du sommet de la chemise, vous ne pouvez les manœuvrer, tandis que la chose vous est possible si vous êtes sur la courtine, c’est-à-dire dans le château et hors du donjon. Je dois dire que cette disposition est nouvelle et a été imaginée pour le cas où des personnes de marque comme vous, messieurs, auraient quelque velléité d’aller, de nuit, se promener sur les toits.

 

– Et le troisième chemin ?

 

– Le troisième chemin est celui des caves ou souterrains, que je connais particulièrement pour l’avoir fréquenté moi-même, d’abord une première fois par simple curiosité. Je puis vous en parler en toute connaissance de cause, et je ne saurais trop vous dissuader d’en user. Toutefois, je dois dire que c’est le seul qui vous reste.

 

– Il est donc bien terrible ce chemin ? demanda Rouletabille.

 

– Terrible, c’est peu dire, monsieur !…

 

– Que vous y est-il donc arrivé de si affreux ?…

 

– Il m’est arrivé que je m’y suis évanoui d’épouvante et que j’aimerais mieux mourir de votre main que de recommencer un pareil voyage. Toutefois si vous y tenez absolument, je vous accompagnerai jusqu’à un carrefour tout proche de l’endroit où je me suis évanoui, mais je n’irai certes pas plus loin…

 

– Et quel est cet endroit où vous vous êtes évanoui ?

 

– Monsieur, c’est un étroit couloir en hauteur qu’il faut traverser et remonter pour revenir à la lumière du jour. Si on parvient à faire cela, on se trouve alors dans le « quartier des esclaves » d’où il est relativement facile, en se suspendant aux « corbeaux » de la troisième tour de l’Ouest d’atteindre la poivrière, et vous vous trouvez là justement au-dessus de la chambre que monsieur désignait tout à l’heure comme étant celle d’Ivana Hanoum.

 

– Eh bien, mais voilà le chemin qu’il nous faut ! fit Rouletabille.

 

– Vous dites cela, monsieur, parce que vous ne savez pas de quoi il est question, assurément… et je reste persuadé que vous ferez comme il signor Marinetti, un client, monsieur, qui n’avait pas froid aux yeux… Quand il fut parvenu à ce point là, il retourna carrément sur ses pas, sans fausse honte, revint me trouver dans cette chambre où il m’avait préalablement enfermé, ficelé comme une andouille et menacé de mort si je ne lui procurais pas le moyen de s’évader… Eh bien, il me délia, me pria de ne rien dire de son escapade à quiconque, m’envoya lui confectionner un plat d’excellents raviolis à la napolitaine et se tint fort tranquille jusqu’au jour où, grâce à la générosité d’une vieille tante, il put « payer sa note » et s’en aller.

 

– Rouletabille ! osa faire entendre La Candeur, Rouletabille ! réfléchis bien à ce que dit monsieur… monsieur n’a aucun intérêt à te tromper… et ce qu’il nous raconte est assez impressionnant…

 

– Ce signor Marinetti était une mazette… prononça le reporter.

 

– Monsieur, continua Priski en se balançant d’une façon de plus en plus énervante sur sa chaise, je vous ai gardé le plus beau pour la fin…

 

« Vous avez peut-être entendu parler de Lord Radlan ?…

 

– Qui est-ce qui n’a pas entendu parler de Lord Radlan ? C’est ce riche Anglais, vingt fois millionnaire, qui a disparu, il y a deux ans, pendant une croisière qu’il faisait dans la mer Noire ? On a dit qu’il s’était noyé en rentrant à son bord, un soir, à Odessa. Mais comme on n’a pas retrouvé son cadavre, les compagnies d’assurances sur la vie n’ont rien voulu payer aux héritiers, d’où de retentissants procès, qui durent encore…

 

– Parfaitement, vous êtes au courant ? Eh bien, monsieur, Lord Radlan, je peux bien vous le dire pour que vous en fassiez votre profit… Lord Radlan n’est pas mort à Odessa. Il est mort ici, monsieur, victime de son imprudence… Je l’ai bien regretté.

 

« C’était un homme charmant avec une belle barbe en or qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine et qu’il peignait toute la journée.

 

« À lui aussi il a fallu montrer le chemin, et tout ce que j’ai pu lui dire n’a servi de rien !… Il était aussi entêté que monsieur (Priski montra Rouletabille) et lui aussi avait un revolver et lui aussi menaçait le pauvre Priski… Qu’ajouterai-je, messieurs ? Il s’en est allé par ce couloir-là et n’en est plus jamais revenu !

 

– C’est peut-être qu’il en était sorti ! dit Rouletabille…

 

– Non, monsieur, non !… Il n’en est pas sorti !… De cela, on est absolument sûr : le kachef des esclaves me l’a dit assez souvent : on l’a entendu au fond du trou de couloir, pendant plus de huit jours. D’abord il a crié, il a gémi, puis il a agonisé, puis il n’a plus rien dit du tout ! Voilà l’histoire de Lord Radlan.

 

– Elle est terrible, grelotta La Candeur. Et comment se fait-il qu’on ait laissé périr un homme de cette valeur qui eût pu payer une rançon digne d’un Rothschild (La Candeur prenait ses précautions).

 

« Ah ! monsieur ! je vous ai déjà prévenu : ici on ne force jamais les gens ! Libre à eux de vouloir leur malheur ! Lord Radlan avait dit : « Vous n’aurez pas un penny de moi, plutôt mourir ! » et il est mort !

 

– Et pourrait-on savoir enfin, demanda Athanase, quel est cet endroit si terrible et comment il est fait ?

 

– Monsieur, répondit Priski en arrêtant son insupportable balancement et en donnant beaucoup de solennité à sa voix, on désigne, en langue pomak, ce lieu maudit d’une appellation assez bizarre : comme on dirait en français : « Je ne rends rien et je retiens tout ! »

 

– Priski, conduisez-nous à ce lieu maudit ! commanda Rouletabille.

 

– Tout de suite, mon bon jeune homme, obtempéra Priski, mais si vous avez une bonne amie vous pourrez me laisser un mot pour elle !…

 

– Trêve de plaisanteries, monsieur Priski, voici minuit qui sonne ! C’est l’heure !

 

– Oui, oui !… Minuit… l’heure des crimes !… Vous êtes bien pressé, suivez-moi !… »

 

La Candeur éprouva aussitôt le besoin de se jeter dans les bras de Rouletabille, mais celui-ci le repoussa assez brutalement. Le bon La Candeur, très égoïstement, larmoyait :

 

« Tu veux donc ma mort, Rouletabille ? Tu sais bien que je ne te laisserai jamais aller tout seul dans un souterrain pareil !… J’aurais trop peur de rester ici sans toi… Alors, c’est décidé, tu y vas !… Tu n’as pas pitié de moi !… Allons-y, Vladimir ! Puisqu’il est enragé !… Quel métier, mon Dieu ! »

 

Ils descendirent tous dans la salle des gardes, où les conduisit Priski. Là, celui-ci leur montra une dalle circulaire et son anneau de fer.

 

« Ah ! mon Dieu, gémit La Candeur, voilà la porte du tombeau !… »

 

Priski demanda à Tondor un piquet de fer qu’il passa dans l’anneau, mais la pierre était lourde et ne cédait pas à ses efforts.

 

« Aide-le donc ! » fit Rouletabille à La Candeur.

 

Celui-ci, qui avait des larmes plein les yeux, se baissa et souleva la pierre avec une facilité qui lui valut les éloges du majordome.

 

« Mâtin ! dit Priski, vous devez avoir un beau biceps, mon ami !… »

 

Rouletabille penchait déjà une lanterne sur l’ouverture noire béante. Les rayons du fanal éclairaient une petite échelle de fer qui se perdait dans la nuit.

 

« C’est là le souterrain qui passe sous le chemin de ronde du donjon, fit Priski, et qui se dirige, après avoir traversé la baille et passé sous la petite mosquée, vers le Selamlik. Autrefois, il devait permettre aux défenseurs du donjon de sortir du château du côté ouest du rocher ; mais aucune issue n’existe plus aujourd’hui. Seulement il se croise avec un couloir conduisant à cet endroit maudit, qui aboutit, lui, comme je vous l’ai dit, au quartier des esclaves.

 

– Je ne rends rien et je retiens tout ! fit entendre La Candeur comme un écho funèbre.

 

– Monsieur, dit Priski à Rouletabille, passez-moi votre lanterne et je vous précéderai jusqu’à ce couloir-là. Je ne puis faire davantage pour vous.

 

– Allume-lui une lanterne », dit Rouletabille à La Candeur.

 

Le bon géant tremblait tellement qu’il lui fallut l’aide de Tondor pour arriver à un résultat. Quand il l’eut allumée, il déclara que cette lanterne était pour lui, il ne resterait pas dans la salle des gardes. Il avait trop peur.

 

« J’ai besoin de toi, ici ! fit Rouletabille.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour surveiller le poste d’en face ! et garder nos derrières. Si l’on pénétrait dans le chemin de ronde, chose dont tu peux te rendre compte en entrouvrant le petit « judas », tu n’aurais qu’une chose à faire, tu te baisserais… baisse-toi… baisse-toi donc ! Et tu allumerais ce bout de mèche qui passe… Le pont-volant sauterait. Nous entendrions certainement la détonation et nous serions là tout de suite. Tu vois ! rien à craindre !…

 

– J’ai peur ! j’aime mieux aller avec toi ! Vladimir restera pour la mèche ; moi, je tremblerais trop ; je ne pourrais pas l’allumer…

 

– Je t’ordonne de rester ici !… »

 

Mais il ne voulut pas en démordre. C’était la première fois qu’il désobéissait à Rouletabille. Rouletabille l’embrassa :

 

« Viens donc ! dit-il, tu es un brave garçon !…

 

– Brave ! moi… Ah ! si on peut dire !… »

 

Il fut entendu que Vladimir resterait dans la salle des gardes avec Tondor qui continuait à ne rien comprendre à ce qui se passait et avec Modeste qui dormait entre les mules. À la moindre alerte, Vladimir devait faire parler la dynamite.

 

Priski descendit le premier, puis Rouletabille, puis La Candeur qui se disputa même à cette occasion avec Athanase, puis Athanase.

 

Deux minutes plus tard, Vladimir, qui était resté aux écoutes au-dessus du trou, n’entendait plus rien et ne percevait aucune lueur. Il s’en fut au petit « judas » de la poterne et là observa le dehors. Mais tout le château, si bruyant tout à l’heure, semblait plongé dans le plus profond sommeil.

 

Pendant ce temps les autres continuaient leur route souterraine.

 

Une cinquantaine d’échelons leur avaient permis d’atteindre le niveau d’une galerie haute de deux mètres et large d’un mètre cinquante environ. Le sol en était humide et visqueux. Des gouttes d’eau tombaient de la voûte.

 

« C’est l’eau de l’égout de la baille qui est crevé, expliqua Priski. Vous comprenez, on ne fait plus de réparations. »

 

Ils marchèrent cinq minutes environ puis descendirent encore une trentaine de marches. Ils aperçurent alors, sur leur gauche, des portes massives garnies de gros clous, de barres de fer et d’énormes serrures.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rouletabille.

 

– Ça, ce sont d’anciens cachots qui servaient aux condamnés politiques.

 

– Comment ? aux condamnés politiques ?…

 

– Oui, l’ancien maître du château, l’ancien pacha, celui que Kara Selim a renversé, y est resté, paraît-il, onze ans. Son squelette est encore là, du reste, attaché par la patte à une énorme chaîne. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à pousser la porte.

 

– Une autre fois !… Avançons, dit Rouletabille… mais on étouffe déjà ici… l’air devient quasi irrespirable. Comment ce malheureux a-t-il mis onze ans à étouffer ?…

 

– C’est ce que se demandait souvent Kara Selim. Paraît qu’il n’en revenait pas. Vous savez, il y a des gens qui ont la vie dure !… »

 

En même temps que l’air devenait de plus en plus irrespirable, le boyau souterrain se faisait plus étroit. Depuis quelques minutes, La Candeur était obligé de marcher plié en deux.

 

Ils arrivèrent brusquement à un carrefour, à une espèce de petite place sur laquelle s’ouvraient trois couloirs.

 

« Vous voyez comme je suis bon, dit Priski. Je vous ai dirigés jusque-là pour que vous ne vous égariez pas, pour que vous ne perdiez pas votre temps. Ce couloir-ci conduit du côté de la tour du veilleur, celui-là du côté de la Barbacane ; mais ils sont bouchés tous les deux à soixante mètres d’ici. Voilà le vrai chemin. Vous n’avez plus qu’à aller tout droit. Moi, je reste ici.

 

– Non, Priski, non ! Il faut venir avec nous, mon ami, déclara Rouletabille.

 

– Mais, monsieur, je ne puis plus vous être utile à rien, fit Priski qui se mit à trembler.

 

– On ne sait jamais, répondit le reporter. Et puis qui nous dit que ces deux couloirs sont réellement bouchés, que vous ne pouvez pas vous échapper par l’un d’eux et donner l’alarme dans le château ? Allons, un peu de courage, mon ami ! »

 

Priski se jeta contre le mur et jura qu’il n’irait pas plus loin.

 

« Prends-le sur ton dos ! » commanda Rouletabille à La Candeur :

 

Ainsi fit La Candeur qui tremblait presque autant que Priski.

 

Priski avait bien essayé un instant de se débattre ; mais Athanase, qui fermait la marche, mit bon ordre à ces velléités de désordre en lui faisant sentir sur le front le froid d’un canon de revolver.

 

« Et maintenant à la… comment appelle-t-on ça ?…

 

À la je ne rends rien et je retiens tout !… Prends garde à toi, Rouletabille…

 

– Oh ! ne crains rien… je fais attention, va !…

 

– Il a un nom qui ne promet rien de bon, c’t’endroit-là !

 

– Oh ! ce doit être quelque oubliette… C’est un vrai nom d’oubliette, ça !

 

– Justement, prends garde de tomber dedans…

 

– Des oubliettes ! continuait Rouletabille en tâtant avec force précautions le terrain devant lui, on sait ce que c’est… Il y en a dans tous les vieux châteaux forts. As-tu jamais visité un château fort sans que le concierge t’ait fait voir les oubliettes ?… C’est un trou, quoi !… un puits ! En voilà des histoires pour des oubliettes…

 

– Eh bien, Priski, vous ne dites plus rien, mon garçon !

 

– Courez ! Courez toujours, monsieur, nous en reparlerons tout à l’heure !…

 

– Est-ce que nous approchons ?…

 

– Encore un peu de patience, monsieur… nous y voilà… et les dents de Priski se mirent à claquer d’épouvante.

 

– Prelotte ! fit La Candeur, qui suait à grosses gouttes… Il n’est pas rassurant, le locataire du dessus !…

 

– Prenez garde, monsieur, prenez garde, râla Priski… Nous y voilà… Vous y êtes !…

 

Halte ! » hurla Rouletabille.

 

Il venait de glisser sur le sol visqueux et l’un de ses pieds avait rencontré le vide. La Candeur l’agrippa d’une main puissante.

 

Depuis quelque temps le souterrain s’était élargi et Rouletabille venait d’arriver au bord d’un trou, d’un petit gouffre circulaire, large environ de trois mètres de diamètre.

 

Ceci avait l’air d’un puits profond, évidemment plus large que ceux que les guides nous font voir lors de la visite des châteaux moyenâgeux dont les restes nous sont gardés par la piété des archéologues, mais en somme il n’y avait rien là de si affreux, ni surtout de si redoutable. Évidemment, il ne fallait point se laisser choir dans ce trou, mais telle n’était point non plus l’intention de Rouletabille. Il se mit à genoux pour mieux voir.

 

« Prends garde ! mon Dieu ! fais bien attention à toi ! » suppliait La Candeur qui, ayant passé sa lanterne à Athanase, tenait d’une main Priski sur son dos et retenait de l’autre Rouletabille, qu’il n’aurait point lâché pour un empire.

 

« C’est un trou, quoi !… dit Rouletabille. Priski nous a « monté un bateau »… N’est-ce pas, Priski ?…

 

– Il ne répond plus ! fit La Candeur, il ne remue plus. Il est peut-être mort !… »

 

Penché au-dessus de l’oubliette, sa lanterne à la main, Rouletabille s’inclina autant qu’il put.

 

« Évidemment ! on n’en voit pas le fond, dit-il… et c’est très frais là-dedans… Possible qu’il y ait là une nappe d’eau souterraine qui communique avec le torrent. Mais c’est pas tout ça !… Je vois bien par où l’on descend, je ne vois pas par où l’on monte. »

 

Alors il leva la tête, et regarda au-dessus de lui…

 

Aussitôt il lâcha la lanterne, qui tomba avec fracas dans l’oubliette, faisant lugubrement retentir les parois de son bruit de ferrailles et vitres brisées, cependant que le reporter se rejetait en arrière avec un grand cri. Il avait fait reculer La Candeur et Athanase qui se pressaient autour de lui.

 

Priski s’était laissé glisser le long de la muraille et regardait Rouletabille sans dire un mot, fixant sur lui des yeux sans vie. Appuyé contre la paroi du souterrain, Rouletabille respirait bruyamment comme si l’air lui manquait. Ses prunelles semblaient s’égarer dans leur orbe.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? » demandaient La Candeur et Athanase.

 

La figure de Rouletabille était si défaite, si lamentable à voir à la lueur de la lanterne d’Athanase, que La Candeur en était prêt à sangloter.

 

« T’as pas mal, dis ?… T’as pas mal ?…

 

– Non ! répondit le reporter… Non !… c’est passé !… c’est passé !… Non… je n’ai pas mal…

 

– Mais qu’est-ce que tu as eu ?

 

– Eh bien, il y a eu que j’ai eu peur !… »

 

Et, se tournant vers Priski :

 

« Vous avez raison, Priski… c’est épouvantable… »

 

Athanase n’y tint plus et s’en vint à son tour au bord de l’oubliette et, lui aussi, leva sa lanterne… et lui aussi eut un mouvement de recul, une sourde exclamation… lui aussi revint vers les autres avec un visage de mort.

 

« Oh ! fit-il… oh !

 

– Va voir, La Candeur, va voir !… Il faut que nous revoyions cela… il faut que nous nous habituions à cela… Puisque c’est par là que nous devons passer… Et puis, maintenant, tu es averti… tu sais que c’est horrible… Va !… »

 

Mais La Candeur secouait la tête. Il ne voulait pas y aller.

 

« Mais puisqu’il faut passer par là !

 

– Eh bien, on y passera, mais je fermerai les yeux.

 

– Il faut se faire une raison, dit Rouletabille. Après tout, c’est des morts ?

 

Vous avez vu souvent des morts comme ça ? demanda Athanase d’une voix blanche.

 

– Non, dit Rouletabille, jamais !…

 

– Si c’est des morts, fit La Candeur, moi ça ne me fait pas peur !… Je n’ai peur que des vivants… Passez-moi la lanterne… Les histoires de revenants, vous savez, ça ne m’a jamais beaucoup retourné… et je ne crains pas de passer le soir devant le cimetière. »

 

La Candeur faisait le brave – ce qui ne lui arrivait pas souvent – s’en fut avec la lanterne au bout du couloir et, arrivé à l’oubliette, regarda en l’air.

 

« Ne lâche pas ta lanterne, lui avait heureusement crié Rouletabille : ce qui fit qu’en effet La Candeur ne la lâcha pas ; mais il revint en titubant et aussi pâle que les autres.

 

– Oh ! fit-il en secouant la tête… c’est bien la chose la plus affreuse que j’aie vue de ma vie, mais c’est pas tous des morts ; j’en ai entendu un qui respirait.

 

– Ils peuvent soupirer comme ça pendant des jours et des jours, expliqua Priski qui reprenait du souffle, et mieux, il y en a parfois qui vous parlent comme du fond de l’autre monde… Alors, vous comprenez, quand on ne s’y attend pas, ça vous fiche un coup sur la nuque, surtout quand on est tout seul… Maintenant que vous avez vu ce que c’était, allons-nous-en !… allons-nous-en !… allons-nous-en !…

 

– En route ! commanda Rouletabille.

 

– Nous rentrons ?… implora La Candeur.

 

– Toi, tu rentreras avec monsieur (il lui montrait Priski) et tu continueras à le surveiller.

 

– Je ne veux pas te laisser, Rouletabille… Qu’est-ce que je deviendrais sans toi, dans cet abominable souterrain ?

 

Ne pourront passer que ceux qui ont des cordes.

 

– M. Athanase me prêtera la sienne… »

 

Rouletabille réfléchit et dit :

 

« Au fond, tu peux nous être encore utile. Viens donc !

 

– Et moi ? soupira Priski, laissez-moi retourner au donjon.

 

– Je vous ai déjà démontré que c’était impossible, cher monsieur Priski.

 

– Qu’allez-vous faire de moi ?…

 

– Vous vous suspendrez au cou de mon ami La Candeur… N’est-ce pas, La Candeur ?

 

– Ma foi, ce n’est pas de refus… Dans le cas où je tomberais, monsieur me serait bien utile… »

 

Rouletabille se décida à retourner vers l’horrible chose… et cette fois, se força à regarder longuement cette épouvante suspendue sur sa tête.

 

Quelle vision d’enfer !

 

Comme de mauvais anges précipités, des corps affreux semblaient tomber du ciel, les mains et la tête en bas, dans cette position spéciale que l’art donne quelquefois au nageur qui plonge… nageurs du gouffre noir… plongeurs de la mort dont les mains à jamais étendues ne rencontrent que le néant. Certains de ces corps n’étaient plus que des squelettes encore habillés de loques sanglantes ; mais la plupart avaient conservé sur leurs visages, ravagés par la terreur, les stigmates suprêmes de leur atroce agonie ; d’autres semblaient encore avoir des yeux vivants, des yeux tout grands ouverts comme pour mieux mesurer l’abîme de l’éternelle nuit… et leur bouche aussi était grande ouverte comme si elle laissait encore passer le hurlement qui avait accompagné les premières heures de leur prodigieux supplice. Leurs membres étaient teints de sang, les flots de leurs chevelures glissaient comme de lourds serpents le long de leurs tempes livides ; la lueur rouge venue de la lanterne vacillante au poing tremblant d’un enfant audacieux, éclairait fantastiquement ces ombres forcenées, ces gosiers avides aux muets abois, ces flancs épouvantablement déchirés. Tous ces corps, les uns proches, les autres lointains… tous avaient ce même geste de démons précipités de la droite de Dieu et courant à la géhenne… Et les voyageurs sacrilèges de ces catacombes maudites, en apercevant pour la première fois ce mystère d’apocalypse, avaient dû s’enfuir pour éviter que cette grappe formidable de damnés ne leur tombât sur la tête !… Puis ils étaient revenus… Et maintenant Rouletabille et Athanase cherchaient à comprendre par quel miracle la précipitation n’avait pas continué, comment cette gesticulation d’outre-tombe était restée suspendue dans le vide…

 

Rouletabille se retourna vers Priski, en essuyant son front en sueur.

 

« Quand nous étions dans le donjon, tu nous as dit que l’on pouvait passer par là ?… Comment peut-on passer par là ?…

 

– Qu’un moyen, monsieur, qu’un moyen ! fit Priski, en grelottant : en s’aidant des morts ! Vous voyez bien qu’ils vous tendent la main !

 

– Oh ! qu’est-ce qu’il dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ? se lamenta La Candeur !

 

– Il dit des bêtises, répliqua Rouletabille, calmons-nous un peu si possible, et tâchons à reprendre notre sang-froid. Ces morts ont été certainement arrêtés dans leur chute au fond de l’oubliette par des crocs de fer, comme il arrive souvent. Avec l’hameçon de nos cordes nous pourrons atteindre ces crocs, et nous élever ainsi jusqu’à l’orifice de l’oubliette, si toutefois les crocs continuent à garnir les parois jusqu’à cet office.

 

– Non, monsieur, interrompit Priski, il n’y a pas de crocs jusqu’en haut, mais à partir de l’endroit où il n’y a plus de crocs, il y a un étroit escalier circulaire qui monte jusqu’à la dalle. Alors, arrivé là, on peut soulever la dalle, qui se présente comme celle du donjon. Ceci n’est pas difficile. Ce qui est difficile, c’est de traverser les morts !

 

– Nous allons toujours essayer », dit Rouletabille, et il lança la pointe de fer recourbée qui terminait sa corde, au-dessus de sa tête.

 

XII

À travers l’enfer

 

Au premier coup, la corde resta suspendue à un énorme croc à l’extrémité duquel un hideux squelette faisait de la gymnastique.

 

« Attention, prévint le jeune homme… Je m’élance. »

 

Et après avoir passé la lanterne à Athanase, il se laissa aller tout doucement au balancement de la corde qui le fit se heurter contre la paroi de l’oubliette.

 

Alors rapidement, s’aidant des pieds contre la pierre, il se hissa jusqu’au croc sur lequel il s’assit et qu’il partagea avec le squelette… Mais sans doute trouvait-il qu’il y avait trop peu de place, car il bouscula du pied le squelette qui, lui, perdit l’équilibre et continua son chemin interrompu depuis peut-être plusieurs siècles.

 

Ce débris d’humanité passa sous le nez de La Candeur pour aller se perdre au fond du prodigieux trou dans le moment que le reporter ne s’y attendait pas ; aussi le salua-t-il d’un cri effrayant. La Candeur avait pensé que c’était Rouletabille qui tombait.

 

Heureusement la voix sévère de son ami qui l’accablait d’injures le rassura tout de suite, sans quoi il eût été capable de vouloir suivre Rouletabille jusqu’au fond du puits, après y avoir précipité Athanase et M. Priski, à seule fin de ne point voyager seul – ce que sa pusillanimité redoutait par-dessus tout. Athanase s’était hissé à son tour sur le croc de Rouletabille, tandis que le reporter s’installait plus haut en compagnie d’un esclave noir fort desséché et fort crépu, qui était solidement maintenu par le crampon de fer entre les os du bassin.

 

« Tu sais, la maçonnerie est solide ! jeta Rouletabille à La Candeur. Tu peux y aller !… Les anciens avaient un mortier épatant, il n’y a pas à dire. On croirait que tout ça est construit d’hier, s’il n’y avait pas les vieux morts !…

 

– Rouletabille, ne blague pas, ça n’est pas le moment, exprima La Candeur, tu n’en as pas envie et ça nous porterait malheur ! »

 

Athanase usait, pendant ce temps, de la corde de Rouletabille. Puis vint le tour de La Candeur qui protesta entre ses dents, comme il fallait s’y attendre, que « tout cela n’était pas du reportage » et qui, ayant attaché à son cou le bon monsieur Priski, finit par se suspendre à la corde d’Athanase.

 

En somme, l’ascension s’accomplissait régulièrement et rien ne semblait devoir venir en troubler l’harmonie.

 

Comme ces morts, de près, paraissaient fort anciens, nos compagnons commençaient à se faire à l’horreur ambiante et ce fut même le plus épouvanté de tous, l’excellent M. Priski, qui prouva à cette occasion, avec quelle facilité la nature humaine peut s’adapter à toutes les circonstances, même aux plus exceptionnelles de notre aventureuse existence.

 

Maintenant il osait regarder les choses et les gens en face, si bien qu’on l’entendit s’exclamer à un moment où le plus grand silence régnait dans l’oubliette et où chacun se reposait des efforts déjà fournis :

 

« Ah ! mais, voyez donc… Le mort d’en face… mais c’est lui… je le reconnais… C’est ce pauvre Lord Radlan !… Mon Dieu, comme il est changé… Il a bien dû se faire déchirer par trois crocs… Et sa barbe !… Sa barbe a encore poussé !… »

 

En effet, le mort d’en face avait une barbe d’une longueur extraordinaire et qui coulait de lui (car il avait la tête en bas) comme une pluie d’or…

 

« Un bien brave homme, messieurs… et qui aimait la vie… et qui avait le pourboire facile… Seulement, il était un peu entêté !… Eh ! mais… tenez… je ne me trompe pas… le Turc là, au-dessus de lui… le kachef avec ses vêtements retournés, c’est Kibrigli lui-même, le contrôleur des sorbets… ma parole ! Ce sacré Kibrigli… en voilà un qui était rigolo… on ne savait pas ce qu’il était devenu… un beau jour il disparut, on disait qu’il s’était sauvé avec une odalisque ramenée de Smyrne. Pauvre Kibrigli ! il ne rigolera plus !… C’est égal ! Comme on se retrouve !…

 

– Chut !… écoutez donc !… écoutez donc !… » fit tout à coup la voix de Rouletabille.

 

Aussitôt, il n’y eut plus dans ce puits du diable que le bruit de quelques respirations haletantes.

 

« Il me semblait avoir entendu une plainte… »

 

À ce moment, Rouletabille était à cheval sur un crampon qui retenait de son double hameçon le corps déchiqueté d’un de ces chevaliers blancs qu’il avait tant admirés lorsqu’il en avait aperçu la troupe ardente à son arrivée dans le pays de Gaulow…

 

« Eh ! mais, il remue encore !… Il est vivant !… souffla le reporter… Oh ! c’est horrible ce croc qui lui est entré dans la poitrine… Malheur !… Il tressaille… Tenez !… entendez-vous ? il se plaint…

 

– Quand je vous disais que j’avais entendu des plaintes, fit La Candeur.

 

– Haussez la lanterne, Athanase… Vous êtes plus bas que moi… éclairez-lui le visage… Oh ! c’est presque un enfant… regardez, ses lèvres remuent… Il souffre peut-être encore…

 

– On pourrait peut-être le délivrer de son croc… dit La Candeur.

 

– Oui, c’est épouvantable… regardez… il ouvre les yeux… Oh ! c’est abominable ! Attendez ! je vais essayer !… »

 

Rouletabille s’efforça, en effet, d’une main de le soulever… et puis de le pousser… et la victime de cet atroce martyre eut un soupir qui fit dresser d’horreur les cheveux sur la tête de La Candeur… lequel supplia alors qu’il laissât ce pauvre chevalier tranquille mais Rouletabille s’acharnait à son horrible besogne de pitié, et, tout à coup, le corps repoussé au-dessus de l’abîme, bascula, fit un plongeon… et puis à nouveau s’arrêta net à un autre hameçon qui l’avait repris ! Il y eut un cri atroce et ce fut tout… cette fois, le pauvre petit chevalier blanc devait être bien mort, mais maintenant il était à la hauteur de M. Priski et comme la lueur de la lanterne d’Athanase descendait jusque-là, le majordome ne put retenir une exclamation nouvelle.

 

« Ah ! mais, celui-là, je le connais aussi. C’est Rifaut. Il n’y a pas longtemps qu’il doit être là… Il me dictait encore une lettre pour sa vieille mère, ma foi, pas plus tard qu’avant-hier… C’est sûrement une vengeance de Stefo le Dalmate qui ne pouvait pas le sentir. Si Kara pacha savait qu’on a touché à un de ses chevaliers blancs, il serait furieux, mais il ne le saura pas. Qui est-ce qui irait le lui dire ?… Stefo le Dalmate est encore plus redouté que Kara pacha !… »

 

La voix de Rouletabille, tout là-haut, annonça qu’il était enfin arrivé à l’escalier.

 

« Mais il est très dangereux, cet escalier-là !… J’aime mieux les crocs, moi, même quand ils sont déjà habités !… »

 

En effet, Rouletabille se trouvait devant des marches qui n’avaient pas plus de cinquante centimètres de large, creusées dans l’épaisseur de la maçonnerie et qui tournaient dans l’oubliette jusqu’à son orifice, laquelle se trouvait à une dizaine de mètres au-dessus. Cet orifice était hermétiquement clos par une plaque de fer.

 

Or, ce minuscule escalier n’avait pas de rampe, ni extérieurement ni contre la muraille… On ne pouvait se retenir à rien…

 

Certes, il ne fallait pas faire un faux pas et il ne fallait pas avoir le vertige, sans quoi on risquait immédiatement d’être précipité dans le vide et de partager l’horrible sort de ce malheureux dont Rouletabille avait voulu abréger le martyre. Chose curieuse, on pouvait facilement atteindre cet escalier en s’appuyant sur le dernier crampon de fer. Rouletabille s’en étonna :

 

« Ma parole, avec un peu de chance, on pouvait encore sortir de cette oubliette-là !…

 

– Oui, expliqua Priski, c’est une particularité bien connue de tout le monde au château et on en a fait souvent des gorges chaudes… Quand on vous jette, il faut avoir la chance d’être accroché par un crampon pour tenter la chance de se décrocher et de remonter à la surface ! Cette chance-là ne s’est produite qu’une fois pour une belle esclave de Circassie, qui avait eu le tort de renverser du café chaud sur les pieds de la kadine. On la précipita et on n’y pensa plus. Huit jours plus tard, elle fut rencontrée par les eunuques dans le quartier des esclaves, se traînant sur les dalles du couloir, le visage en sang et les seins arrachés. Elle avait pu remonter !

 

– Vous voyez donc bien que votre oubliette rend quelquefois ce qu’on lui donne ! dit Rouletabille.

 

– Cette fois-là seulement, vous dis-je, et pas pour longtemps. La kadine fit rejeter la Circassienne dedans ! et cette fois, elle n’est plus revenue.

 

– Attention ! commanda Rouletabille, j’entends du bruit ! On marche au-dessus de nos têtes… Soufflez la lumière, Athanase. »

 

Aussitôt la lumière de la lanterne fut soufflée et une nuit profonde régna dans l’oubliette.

 

On entendit très distinctement un bruit de pas sur la plaque de fer. En revanche, il y avait un silence absolu sous cette plaque : M. Priski avait fini de raconter ses histoires.

 

Soudain il y eut une sorte de remue-ménage là-haut. Puis des voix, puis le silence… Puis le bruit de la plaque que l’on soulevait.

 

« Malheur !… souffla Rouletabille… on nous a découverts ! à moins que ce ne soit une exécution !… »

 

C’était une exécution !…

 

La plaque fut soulevée, enlevée, glissée hors du cercle de l’oubliette. Puis, tout à coup, après quelques ordres brefs, en turc, un corps plongea…

 

« Gare à la marchandise !… » souffla Rouletabille.

 

Ils sentirent tous le vent de ce corps précipité en même temps qu’un cri terrible emplissait le prodigieux cylindre de l’oubliette…

 

Et là-haut la plaque était replacée, retombait avec sonorité sur sa rainure de marbre. Et les pas s’éloignèrent.

 

Mais en bas, en bas… il y avait un drame, un drame effroyable qui se jouait dans les ténèbres… D’abord on ne comprit pas… On entendait comme une espèce de râle… une voix sourde mourante d’épouvante… qui réclamait du secours… et puis un cri de La Candeur :

 

« Où est Priski ?…

 

– Allumez donc la lanterne ! cria Rouletabille à Athanase.

 

– Je n’ai pas d’allumettes…

 

– Tonnerre !… Moi j’en ai, mais je ne peux pas faire un mouvement… je ne peux pas me retourner… Comment monter, maintenant ? Comment descendre ? C’est épouvantable !… Mais qu’est-ce qu’il y a en bas ? Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…

 

– Veux-tu me lâcher ! Veux-tu me lâcher ! hurlait La Candeur… C’est Priski qui va me faire tomber !… Là… tu n’es pas mieux comme ça ! Tiens-toi donc tranquille ! »

 

Et, en même temps, on entendait le râle extraordinaire de Priski et aussi un effroyable gémissement : Duchtoum ! Duchtoum !

 

« C’est l’homme qui tombe ! fit Athanase. L’homme dit qu’il tombe !

 

– Eh bien, qu’il tombe ! Mais qu’est-ce que tu as, toi, La Candeur ? demandait Rouletabille, très effrayé par son ami…

 

– C’est Priski… Priski qui a glissé !… et il a failli me faire tomber avec lui, l’animal… Je ne sais pas ce qu’il y a !… Si encore on y voyait clair ! Ou si on entendait ce qu’il dit… Qu’est-ce que tu veux ? »

 

Enfin, le râle singulier de Priski cessa et on entendit qu’il essayait de prononcer des paroles… paroles qu’il n’arrivait pas à formuler à cause de sa terreur.

 

Enfin cela sortit.

 

« Passez-moi… passez-moi… un couteau… un couteau !… »

 

Et il répéta furieusement « un couteau !… un couteau !… » pendant que l’autre voix d’épouvante grondait effroyablement, sourdement, désespérément : Duchtoum ! Duchtoum !… (je tombe ! je tombe !)

 

« Passe donc ton couteau à Priski, gronda Rouletabille, et que ça finisse !…

 

– Tu es bon, toi ! Si tu crois que c’est commode… Il a failli me faire tomber, ton Priski de malheur, et maintenant le voilà penché sur le croc. Je ne sais pas ce qu’il y a !… Tiens ! le voilà, mon couteau !… Où est ta main, Priski ?… Où est ta main ?… Me répondras-tu ?… Mais où est ta main, bon sang de bon sang !… Ah ! moi, je ne peux pas me pencher davantage !…

 

– Un couteau ! un couteau !

 

Duchtoum ! Duchtoum !

 

– Eh bien, tu le tiens, mon couteau !… Ça y est, oui ! T’es accroché quelque part ? Où que c’est que t’es accroché ?… C’est-il bientôt fini c’te comédie-là ?… Si je n’avais pas eu la corde d’Athanase pour me retenir, je serais propre, moi, maintenant, continuait de monologuer La Candeur.

 

– Ahahah ! ahahah ! Ah !

 

– Quelle est cette nouvelle horreur de cri ?… »

 

L’oubliette n’est plus qu’une atroce clameur « ahahahahah ! »

 

« Mais qu’est-ce que tu fais, Priski ?… Diras-tu ce que tu fais, bon sang ? »

 

Et comme l’atroce clameur un instant s’était tue, on entendit la voix sifflante de Priski qui disait :

 

« C’est l’homme qui tombe qui ne veut pas me lâcher… Il m’est tombé dessus au passage… m’a presque assommé sur mon croc et contre le mur…

 

– Ahahahah !

 

– Oh ! mais, c’est abominable, des cris pareils !…

 

– C’est lui qui crie…

 

– On l’entend bien ! Qu’est-ce qu’il a ?

 

– Il a qu’il ne veut pas me lâcher la main… Il est pendu à ma main !… Alors, je lui scie la sienne…

 

– Ahahah ! ahah ! ahah !… »

 

…………………………

 

L’ascension de l’oubliette reprit quand l’homme eut cessé de crier, ce qui demanda un certain temps car il ne lâcha la main du majordome que lorsque celui-ci eut suffisamment travaillé avec le couteau de La Candeur.

 

Heureusement, tout a une fin, même la résistance désespérée de celui qui ne veut pas mourir au fond d’une oubliette.

 

Priski retrouva son équilibre sur son croc de fer ; La Candeur rentra en possession de son couteau, l’essuya soigneusement et passa sa boîte d’allumettes à Athanase qui n’avait jamais rien de ce qu’il lui fallait.

 

Athanase alluma sa lanterne et éclaira Rouletabille qui commença de gravir l’escalier.

 

Les autres le regardaient avec une anxiété croissante, mais, lui, ne regardait personne.

 

Il avait grand soin de détourner ses yeux du vide et fixait la pierre autour de lui, au-dessus de lui, mais le vide était là, quand même, le vide le tirait par le bas de son pantalon, il le prenait au col de son vêtement. Le vide voulait lui faire tourner la tête.

 

Du haut en bas de son individu, il agrippait Rouletabille, il l’étreignait à l’étouffer ! Il lui parlait aussi : il lui disait à l’oreille :

 

« Viens !… Viens avec moi, tu sais bien que tu ne peux pas te passer de moi, que tu ne peux pas ne pas penser à moi : que je suis si près… si près… »

 

Rouletabille accéléra sa marche au risque de trébucher. Il sentait son ennemi devenir plus fort, plus tenace, plus irrésistible ! Allait-il le jeter lui aussi sur les crochets de fer ? en faire un de la grappe infernale ? Le sang aux tempes, les artères bourdonnantes, il courut, il s’élança, il jeta ses mains à une échelle qui était dans la pierre, au haut de l’escalier, presque contre la plaque d’orifice !…

 

Il était temps !…

 

Il poussa un long soupir auquel répondit un autre soupir en bas, celui de La Candeur qui, les yeux fixés sur son copain là-haut, en avait oublié son propre équilibre et qui, se maintenant d’une jambe à son croc de fer, suivait, penché, tous les mouvements de Rouletabille, les bras étendus comme pour le recevoir, s’il était arrivé un malheur !…

 

Désormais, Rouletabille était fort. Il dit aux autres, de là-haut :

 

« Je ne vous souhaite pas de passer par où je viens de passer, à moins d’être couvreur ! Et encore !… Vous monterez avec la corde !… »

 

En effet, il attacha la corde à l’échelon et la leur jeta.

 

Puis, se tenant d’une main à cet échelon, il repoussa au-dessus de sa tête la plaque qui fermait l’oubliette… il essaya de la soulever… mais elle était vraiment lourde et Rouletabille était épuisé…

 

Alors, La Candeur laissant là M. Priski, qui se mit à gémir, et brûlant la politesse à Athanase, La Candeur grimpa comme un orang-outang à cette corde que venait de jeter son camarade, posa un pied sur une marche de l’escalier derrière Rouletabille et, avançant un poing formidable au-dessus de sa tête, souleva la plaque comme une galette.

 

« Vas-y maintenant, petit père… As pas peur !… C’est bon pour moi de trembler, mais écoute d’abord si t’entends rien !… et zyeute partout ! »

 

Le reporter était du reste assez prudent pour se passer des conseils de La Candeur. Il ne quitta son poste d’observation que lorsqu’il fut certain de ne risquer aucune surprise.

 

La Candeur lui disait :

 

« Prends ton temps ! petit père… Je ne suis pas fatigué, tu sais ! »

 

Rouletabille se glissa enfin sous la plaque et sortit de l’oubliette. Quelques secondes plus tard, il jetait à voix basse aux autres :

 

« Sortez ! »

 

Et tous sortirent, sains et saufs, de cet affreux boyau de mort où ils venaient de passer des minutes qu’ils n’oublieraient de sitôt.

 

XIII

Sur les toits

 

La Candeur respirait trop bruyamment au gré de Rouletabille et fut prié de commander aux mouvements de son thorax ; Athanase roulait les cordes en silence, songeant apparemment qu’ils n’étaient encore qu’au commencement de leur besogne ; M. Priski les regardait tous trois avec admiration :

 

« Je ne sais pas ce qu’il adviendra de tout ceci, confessa-t-il, mais comme on dit en Transylvanie, vous êtes de « vrais petits lapins blancs » !… Rien ne vous arrête et tout vous réussit, et vous avez des yeux rouges pour voir la nuit. Au fond, qu’est la vie ? Souffrance, doute, angoisse, désespoir ! Qui de nous sait d’où il vient ; où il va ?…

 

– Tais-toi, Priski de mon cœur ! tais-toi ! ordonna Rouletabille.

 

– Je ne sais pas où nous allons, ni comment nous reviendrons, mais je souhaite que ce ne soit plus par ce chemin-là ! proposa La Candeur en fermant hermétiquement l’orifice de l’oubliette.

 

– Messieurs, à genoux, à genoux… J’aperçois une sentinelle là-bas sur la plate-forme.

 

– C’est la plate-forme de veille, monsieur, expliqua Priski ; les autres postes de garde en bas ne nous gênent pas, mais si nous voulons revenir au donjon par les courtines et les toits, nous sommes obligés de passer devant cette sentinelle qui est bien gênante, car elle ne manquera point de donner l’alarme.

 

– Je crois, en effet, dit Rouletabille, après avoir considéré du lieu assez élevé où il se trouvait la distribution générale du château, je crois bien que nous serons obligés de nous en débarrasser.

 

– Cela fera du bruit, monsieur, dit Priski.

 

– Non, monsieur. »

 

Rouletabille avait fait le tour de la plate-forme où il se trouvait, plate-forme qui communiquait avec le quartier des esclaves par trois corridors obscurs fermés de grilles.

 

À voix basse, Priski donnait les indications qu’on lui demandait : par ici les femmes, par là les hommes… Le troisième petit couloir, là au fond, correspondait avec les « conscrits » comme on dit en français, c’est-à-dire ceux dont on voulait faire des soldats. C’étaient des adolescents faméliques raflés dans les plaines d’Anatolie et que l’on soumettait, avant de les faire entrer dans le rang, à une rude éducation.

 

« Enfin, risquons-nous d’être surpris ici ?

 

– Monsieur, on n’y vient de temps en temps que pour l’oubliette… c’est vous dire que, puisqu’elle vient de fonctionner, vous pouvez être à peu près tranquille. »

 

Cette plate-forme qui dominait le quartier des esclaves, touchait, au Sud-Ouest, à la troisième tour de l’Ouest, qui était une grosse tour massive à quatre étages et à poivrière. Au sommet de la poivrière était dressée une énorme girouette qui grinçait sous le vent, lequel venait soudain de s’élever, poussant à nouveau de gros nuages noirs sous la lune, ce qui n’était pour déplaire à personne.

 

Athanase, qui avait fini de rouler les cordes fort proprement en rond comme on fait sur le pont des navires, regardait maintenant cette tour et n’y découvrait plus la fenêtre de la chambre d’Ivana. Priski lui dit qu’elle se trouvait sur l’autre côté, au nord-est, regardant la baille. Le mur était nu du côté qui touchait à la plate-forme, sans aucune ouverture.

 

Du niveau de cette plate-forme jusqu’aux « corbeaux » qui soutenaient la gouttière de la tour, il n’y avait pas quatre mètres.

 

Rouletabille fit signe à La Candeur de s’approcher. Et il le colla contre le mur, grimpa sur son dos, sur ses épaules, saisit le corbeau, la gouttière, procéda à une rapide gymnastique des poignets et se trouva à la base de la poivrière. Athanase se disposait à suivre le même chemin.

 

« Et moi ! comment ferai-je ? demanda La Candeur.

 

– Toi, tu es obligé de rester là, lui souffla Rouletabille. Tu n’as pas la prétention de monter sur les épaules de M. Priski ? Et qu’est-ce qui surveillerait M. Priski ? Et puis, nous sommes obligés de repasser par là… prends patience. »

 

Athanase, ayant ramassé ses cordes, avait rejoint Rouletabille. À ce moment M. Priski réclamait un moment d’attention.

 

« Messieurs, vous vous disposez à courir de nouveaux dangers qui ne sont pas moindres que ceux que vous venez de traverser, car vous voilà sur la frontière du harem qu’aucun mortel, soucieux de ses jours…

 

– Oh !… assez !… La barbe !… fit Rouletabille.

 

– Si quelqu’un vient, demanda La Candeur, que dois-je faire ?

 

– Tue d’abord Priski pour qu’il ne parle pas et puis fais-toi tuer ensuite sans dire que nous sommes de l’autre côté !

 

– Ça, dit La Candeur, c’est toujours facile.

 

– Je vais prier pour qu’il ne vienne personne », dit M. Priski.

 

Rouletabille et Athanase, s’allongeant dans la gouttière, comme des chats, disparurent aux yeux de La Candeur.

 

Cette gouttière, dans laquelle ils manœuvraient, était de date récente. Les créneaux, trop vieux, n’avaient pas été remplacés. De telle sorte que la position des deux hommes était assez critique en ce sens que, s’ils glissaient, ils n’avaient rien pour se rattraper. Leur situation leur apparut plus difficile encore lorsqu’il fut question d’user des cordes qu’ils avaient emportées pour descendre jusqu’à la fenêtre de la chambre haute.

 

« Monsieur, commença Rouletabille, il s’agit de savoir quel est celui de nous qui va descendre, en se laissant glisser le long de la corde, jusqu’à cette fenêtre.

 

– Monsieur, répondit Athanase, il ne fait point de doute que c’est à moi que cet honneur revient.

 

– Monsieur ! je voudrais bien savoir pourquoi ?…

 

– Monsieur, parce qu’il s’agit de pénétrer dans la chambre d’une jeune fille dont je suis le fiancé.

 

– Monsieur, il n’est point d’usage qu’un fiancé pénètre dans la chambre d’une jeune fille avant qu’elle soit devenue sa femme, dit Rouletabille.

 

– Enfin, monsieur, il faut que l’un de nous reste ici !

 

– C’est absolument nécessaire pour que celui qui reste ici aide l’autre et Mlle Vilitchkov à sortir de cette chambre. C’est de celui qui restera ici, de son courage, de sa force et de son sang-froid que dépendra la réussite de l’entreprise. Dans ces conditions et pour faire cesser une discussion qui a déjà trop duré, je vous laisserai donc, monsieur, descendre dans la chambre, pendant que je resterai ici.

 

– Merci, monsieur, mais où allons-nous attacher la corde ? demanda Athanase.

 

– Nous ne pouvons l’attacher à la gouttière ; celle-ci ne supporterait point le poids de deux corps balancés dans le vide. Il n’est que la pointe de la poivrière pour nous offrir quelque sécurité. Quand la corde sera attachée à cette pointe, je ne craindrai pas de la voir m’échapper des mains en guidant votre descente », expliqua Rouletabille d’un air assez dégagé.

 

Là-dessus Athanase se tut en regardant Rouletabille. Il réfléchissait qu’en somme, sa vie allait certainement dépendre entièrement du reporter. Rouletabille pouvait détacher la corde ou la couper, ou commettre quelque maladresse volontaire et c’en était fait d’Athanase. Athanase n’ignorait pas l’importance que la disparition de son individu pouvait avoir pour Rouletabille. En fin de réflexion, il lui dit :

 

« Monsieur, tout compte fait, il est préférable que ce soit moi qui me trouve ici pendant que vous descendrez dans la chambre le long de la corde.

 

– Vous avez donc changé d’avis ? interrogea Rouletabille, avec un léger sourire, car il comprenait parfaitement ce qui se passait dans le cerveau d’Athanase.

 

– Mon unique avis est qu’il faut sauver Ivana Vilitchkov, monsieur, je n’ai point d’autre pensée et c’est à cette pensée-là que je sacrifie la joie et l’orgueil que j’aurais eus à l’arracher moi-même à sa prison. Monsieur, je suis beaucoup plus fort que vous, et c’est de la force qu’il faut ici ! »

 

Rouletabille daigna trouver toutes ces raisons excellentes ; il les accepta, profitant de la méfiance de son rival.

 

Cependant, il ne manquait pas de faire les mêmes réflexions que se faisait tout à l’heure le Bulgare. Sa vie allait dépendre entièrement d’Athanase qui savait son amour pour Ivana.

 

Si Rouletabille était brave, il n’était ni imprudent ni téméraire ; il connaissait trop peu ou trop Athanase pour se livrer complètement à lui. L’amour rend quelquefois misérables les cœurs les plus droits. Pouvait-il compter sur Athanase ? Tout était là !

 

« Monsieur, c’est entendu, vos raisons sont excellentes. C’est moi qui descendrai. Je vais attacher ma corde à la girouette de la poivrière.

 

– Monsieur, fit Athanase, le toit est d’une inclinaison rapide, faites bien attention à vous. J’ai jugé tantôt que vous étiez sujet au vertige ; moi, je ne le crains pas. Si vous le permettez, j’irai attacher votre corde moi-même.

 

– Ne vous dérangez pas ! Je vous en prie !… »

 

Rouletabille grimpait déjà. Il augurait fort mal de la dernière politesse d’Athanase. L’empressement du Bulgare à vouloir attacher lui-même la corde ne lui disait rien de bon.

 

S’accrochant aux plombs et aux ardoises, Rouletabille eut bientôt atteint la pointe de la poivrière, mais aussitôt il dut faire un faux mouvement, car, emporté par son poids, il glissa le long de la dangereuse pente et cela avec une effrayante rapidité.

 

Rien ne pouvait plus le retenir. Rien ne le séparait plus de l’abîme.

 

Un seul obstacle pouvait encore s’interposer entre le vide et lui, c’était Athanase, Athanase qui avait vu le drame, qui pouvait accourir au secours du jeune homme, mais qui, alors, eût couru le risque d’être précipité avec lui.

 

Une seconde et c’en était fini de Rouletabille !

 

Athanase n’hésita pas. Il se jeta au-devant de son rival qui courait à la mort ; et il s’apprêtait à recevoir le choc lorsqu’il vit, avec une stupéfaction indicible, le reporter s’arrêter brusquement avant qu’il ne l’eût touché, se redresser à demi et lui dire :

 

« Merci, monsieur Athanase ! Vous êtes un gentil garçon !… »

 

Puis, sans attendre qu’Athanase fût revenu de son étonnement, Rouletabille enjambait la gouttière et se laissait couler le long de sa corde… dont il avait eu le temps d’attacher le crochet à la pointe de la poivrière et qu’il tenait dans sa main gantée en simulant une glissade destinée à le renseigner sur l’état d’âme d’Athanase Khetev !

 

Celui-ci, comprenant maintenant le jeu du reporter, se mordait les lèvres, admirait cette présence d’esprit, cette imagination, toujours en activité, et enviait Rouletabille d’être au bout de la corde.

 

Cette gymnastique se passait à l’intérieur du château, cependant que sur la façade extérieure, du côté de l’ouest, on entendait gronder les eaux du torrent.

 

Comme nous l’avons dit, le vent avait recommencé à souffler et la nuit était redevenue noire ; en somme, le ciel se prêtait à l’entreprise hardie de Rouletabille.

 

La fenêtre de la chambre haute était à trois mètres environ au-dessous des « corbeaux ». Le jeune homme constata avec plaisir que cette fenêtre était dépourvue de barreaux. La hauteur à laquelle la chambre se trouvait et sa position, à l’intérieur du château, avait fait trouver sans doute une précaution de ce genre, tout à fait inutile.

 

Pour s’approcher de la fenêtre, comme la corde en était éloignée par la corniche des toits de quatre-vingts centimètres environ, Rouletabille donna avec le pied appuyé sur le mur, un mouvement de balancement nécessaire à cette corde à laquelle il était suspendu ; puis, mesurant bien son élan, il parvint à prendre position sur la fenêtre.

 

La pierre de la fenêtre n’était point large ; Rouletabille y tenait à peine. Il touchait du front de petits vitraux enclavés dans les cadres de plomb. Derrière cette fenêtre il y avait un lourd rideau entièrement tiré qui ne lui permettait point de voir quoi que ce fût de ce qui se passait à l’intérieur.

 

Frapper ? C’était bien imprudent !… Il était très possible qu’Ivana ne fût point seule et qu’elle fût gardée la nuit même par quelqu’une de ses femmes.

 

Non, Rouletabille ne frapperait pas.

 

Il tira de sa poche un léger outil de vitrier, car, étant parti de Sofia pour faire besogne de cambrioleur, il s’était muni de tous les ustensiles et instruments dont il pourrait avoir besoin… et, avec son diamant, il commença doucement de couper une petite vitre près de la fermeture. Un grincement, des plus légers, dénonçait son travail et il pensait bien n’être point entendu quand il vit, tout à coup, dans la pénombre intérieure de la chambre, l’ombre du rideau s’agiter et une figure venir se coller mystérieusement contre la croisée.

 

Douce et mystérieuse apparition.

 

C’était la belle figure pâle d’Ivana, plutôt devinée qu’entrevue.

 

Le reporter arrêta son travail, et la fenêtre, avec lenteur, fut ouverte.

 

XIV

« Je t’aime »

 

Une main prit les mains de Rouletabille et le reporter se glissa dans la chambre. Quelle émotion pour notre amoureux ! Il avait beau venir là dans des circonstances tout à fait exceptionnelles et dans un but difficile, il n’en était pas moins dans la chambre de la bien-aimée ! Et c’était sa première bien-aimée ! Rouletabille, un peu étourdi par les sentiments qui l’assiégeaient, par cette atmosphère de jeune femme d’Orient où les parfums sont combinés toujours avec une science séculaire, Rouletabille pressa amoureusement la petite main qui le guidait.

 

La main aussitôt le quitta.

 

Il dit à voix très basse :

 

« Ivana ! »

 

Elle ne lui répondit point. Elle était allée allumer une veilleuse qu’elle avait préalablement éteinte pour soulever le rideau de la fenêtre.

 

Rouletabille la vit très calme et très triste, nullement étonnée de sa singulière visite. Il tendit ses bras vers elle : Ivana ! Mais elle mit un doigt sur ses lèvres pâles : Silence !… et enfin, elle voulut bien se rapprocher de lui.

 

« Je vous attendais, dit-elle, je ne savais par où vous viendriez !… Quel chemin vous inventeriez, mais je vous attendais, mon petit Zo !… Chut !… mes femmes dorment dans la pièce à côté. On croit que je repose moi-même… J’ai dû me coucher… faire celle qui dormait… et puis je me suis relevée, car j’étais sûre que je vous verrais cette nuit… Ah ! mon petit, mon petit, je n’avais pas besoin de rencontrer votre regard tantôt dans cette salle de fête pour savoir que nous n’étiez venu que pour moi et que vous alliez tout tenter pour vous rapprocher de moi !… Hélas ! si vous aviez compris mon regard, vous ne seriez pas venu, petit Zo !

 

– Moi, et pourquoi ? Ivana ! Ivana ! je suis venu vous chercher !… Nous n’avons pas une minute à perdre !… Suivez-moi et vous êtes sauvée !…

 

– Si vous commettez la moindre imprudence, petit Zo ! tout est perdu !… Vous savez bien que je ne puis vous suivre !… Vous savez bien pourquoi je suis là !… Les documents… Les plans de l’état-major, mon ami, j’aurai les documents demain… Ah ! je crois que nous pouvons espérer encore !… Je le crois !… et à quel prix, petit Zo !… Savez-vous bien que ce que vous faites là est terrible ! Vous êtes dans la chambre de celle qui a consenti à être la première kadine de Kara pacha !… »

 

Elle lui disait ces choses extraordinaires simplement et ainsi qu’elle eût annoncé des choses naturelles sur lesquelles il n’y avait plus à revenir ! Non, vraiment ! est-ce qu’elle croyait qu’il allait la laisser devenir la femme de Gaulow et qu’il n’était venu de si loin, à travers tant de dangers, que pour assister à des noces pareilles !

 

Il regarda son ombre souple devant lui et qui semblait avoir peur de se rapprocher de lui.

 

Elle était vêtue d’un vague vêtement sombre qui se confondait avec les ténèbres et il n’apercevait de son visage que quelques lignes fantomatiques où brûlait la calme flamme de ses beaux yeux noirs.

 

Il lui tendait toujours les bras. Elle ne venait point. Il s’impatienta. Il lui dit :

 

« Ivana ! Avant tout, je vous aime ! »

 

Mais elle secouait la tête, sans doute parce qu’il avait dit « avant tout » et qu’elle, elle ne l’aimait point ainsi, qu’elle ne pouvait aimer personne ainsi. Il le vit bien, la trouvant séparée de lui par un espace immense, la Bulgarie !…

 

En ce moment même, où il avait rêvé de la tenir dans ses bras et de lui rendre avec tendresse le baiser tragique qu’elle lui avait donné devant la mort, en ce moment même, elle ne pensait pas à lui !…

 

Sa bouche murmura bien, sa belle bouche qu’il adorait : « Oh ! mon ami, mon frère !… Petit Zo !… être cher… » Mais ce n’était point là le transport de son amour, c’étaient des termes qui semblaient s’apitoyer sur quelqu’un de défunt, sur quelque chose de bien fini, de disparu pour toujours… Est-ce que vraiment, vraiment, elle était décidée à être la femme de ce monstre ?… Allons donc ! Tout était possible ! Excepté ça !…

 

Et puisqu’elle ne venait pas à lui et qu’elle se défiait, il se glissa sournoisement jusqu’à elle et brusquement saisit cette ombre chère dans ses bras.

 

Elle rejeta la tête en arrière, frémit, et lui, sentant fondre entre ses mains cette âme forte, espéra… mais elle se reprit :

 

« Petit Zo !… Il faut partir !…

 

– Jamais !… je suis venu pour vous chercher… pour vous enlever !… je vous enlève et nous trouverons bien ensuite moyen de sauver ces documents ! D’abord, où sont-ils ?

 

– Je les crois toujours dans le coffret volé par Gaulow… et ce coffret, Rouletabille, ce coffret plein de bijoux, il a la générosité de me le rendre le soir de mes noces !… Comprenez-vous ? Comprenez-vous, petit Zo ?… Comprenez-vous pourquoi il faut que je sois la femme de Gaulow ?… Demain soir, quand il m’aura apporté ce coffret dans la chambre nuptiale, je saurai la vérité !… je vous le ferai savoir dès le lendemain matin !… et vous partirez, vous rentrerez avec elle, à Sofia !

 

Et vous ? implora Rouletabille qui trouvait ce plan insensé, monstrueux !…

 

Et vous ? répéta-t-il en enlaçant d’un embrassement puissant cette jeune vie dont il sentait le poids si cher. Et vous ?

 

Oh !… moi !… ne vous occupez plus de moi ! Moi, je serai heureuse si j’ai pu rendre service à mes frères !… Zo ! Zo ! vous m’aimez !… lui dit-elle en lui prenant la tête entre ses mains fiévreuses, moi aussi, je vous aime… mais il faut obéir… j’ai besoin de vous… j’ai besoin que vous ne commettiez aucune imprudence… Le lendemain de ses noces, la kadine sortira du château avec le Pacha noir ! Elle demandera à visiter le pays de Gaulow. Soyez sur le passage du cortège !…

 

« Si j’ai un foulard rouge à la main, partez, ne perdez pas une seconde ! Vous avez trouvé le moyen de venir jusqu’à moi, vous trouverez bien le moyen de vous enfuir d’ici ! Il faut que vous réussissiez, ami ! ami ! Faites que l’épouvantable sacrifice auquel je me suis résolue ne soit pas inutile à mon pays… accomplissez des miracles… supprimez les obstacles… franchissez la frontière dans les vingt-quatre heures… courez au général Stanislawof… et dites-lui… dites-lui qu’ils n’ont rien vu, rien découvert !…

 

– Et si vous n’avez pas le foulard rouge ? » demanda Rouletabille d’une voix sombre et en laissant tomber ses bras avec désespoir, car il comprenait que le cœur de cette femme était en ce moment loin du sien et que leur amour comptait pour bien peu, hélas ! dans une tragédie de cette hauteur !

 

« Si je n’ai pas le foulard rouge, partez encore !… Courez !… Tuez vos chevaux sous vous… soyez plus diligent encore si possible… et dites au général que la trahison est victorieuse, et qu’il invente autre chose avant de déclarer la guerre.

 

– Et après ?

 

– Après ? répéta-t-elle comme dans un rêve.

 

– Oui « après ? » dit-il d’une voix de plus en plus hostile et en s’écartant d’elle tout à fait, car maintenant il la haïssait comme il lui était arrivé souvent… je vous dis : après ? enfin je vous demande ce que je devrai faire après que j’aurai fait cela et que j’aurai obéi à l’ordre que vous m’aurez ainsi donné, le lendemain de vos noces ?

 

– Oh ! après… mon ami… il ne faudra plus penser à moi qu’avec un sentiment de grande fierté… si vous m’êtes dévoué vraiment… après il ne faudra pas me plaindre, petit ami, je vous le défends…

 

– Mon Dieu, madame, je croyais qu’il fallait toujours plaindre les femmes de Gaulow !

 

– Pas celle-là ! petit ami, pas celle-là… car j’aurai eu un grand bonheur avant de mourir…

 

– Votre dessein est donc de mourir ?

 

– Oui, petit ami, mon dessein est de mourir après l’avoir tué ! Vous voyez comme c’est simple !

 

– Ah ! qu’importe, s’exclama Rouletabille en s’arrachant les cheveux, qu’importe que vous le tuiez, si vous n’en avez pas moins été sa femme ! »

 

Et il sanglota comme un enfant en se laissant tomber sur un divan bas qu’elle avait glissé près de la fenêtre.

 

Alors, elle s’assit près de lui et elle le prit sur son cœur ; et elle étouffa ses pleurs sous ses prudentes mains car elle redoutait que la peine de ce jeune homme ne fût entendue des femmes qui étaient chargées de veiller sur elle !

 

Elle lui dit de douces paroles. Elle voyait qu’il souffrait et elle avait pitié de lui et encore cela faisait souffrir davantage Rouletabille qui eût préféré que sa souffrance fût partagée. Mais les grandes héroïnes ont des poitrines de marbre qui s’échauffent difficilement au vulgaire contact de la douleur humaine… Ah ! Rouletabille était bien malheureux ! C’était si simple de partir ensemble !

 

Il lui dit comment il avait imaginé de transformer le donjon en une forteresse dans laquelle ils auraient attendu que les soldats de Stanislawof vinssent les délivrer.

 

« Mais ça n’est pas mal du tout, ça, petit Zo ! pas mal du tout !… Je veux dire que ça n’aurait pas été mal du tout !… si on avait pu mettre la main sur le coffret byzantin avant la nuit de noces !… Mais hélas ! je n’ai plus d’espoir que dans ma nuit de noces !

 

– C’est épouvantable ! grondait Rouletabille… J’ai envie de nous tuer tous les deux, là, sur ce divan ! pour ne plus entendre parler de cette nuit de noces-là !…

 

Et les documents, mon ami… Vous n’y pensez plus !…

 

– Ah ! vous… vous y pensez pour moi à ces maudits documents !… Où sont-ils ? Où sont-ils ? Où sont-ils ?… Mais, enfin, parlez, mettez-moi sur leur piste… Racontez-moi des choses sur ce coffret byzantin, puisqu’il n’y a que cela qui vous occupe !… Nous avons encore quelques heures de nuit, faites en sorte que j’en puisse profiter, car enfin, si je reviens à vous en disant : « Le coffret byzantin, le voilà !… Les documents, les voilà !… » vous ne refuserez pas de me suivre cette fois, hein ? N’est-ce pas, Ivana Hanoum ? Vous ne me refuserez pas cela !…

 

– Ah ! mon ami, en ce cas, je vous suivrais au bout du monde !…

 

– Eh bien, parlez, dites quelque chose… Croyez-vous d’abord que Gaulow les cherchait, ces documents ?

 

– Oui, de cela, je suis sûre !…

 

– Miséricorde ! fit Rouletabille, c’est bien ce que j’avais craint !… Oui, oui, il les cherchait… Et savez-vous, Ivana, où il les cherchait ?… Derrière les tableaux de la chambre des reliques. Voilà pourquoi il a mis en pièces tous ces tableaux, toutes ces icônes !… Le général, votre oncle, avait dû, par précaution, dire à quelqu’un de l’état-major, à une seule personne peut-être en qui il avait fait toute confiance, où il cachait les plans secrets de votre mobilisation et cette confidence, faite en français, par précaution, a été certainement surprise par un agent de Gaulow, car Gaulow a tout bouleversé dans la chambre des reliques et tout emporté de ce qu’il n’a pas brisé dans cette chambre !

 

– Mais pourquoi, demanda Ivana, en lui pétrissant les mains dans sa fièvre de comprendre, pourquoi a-t-il brisé les portraits, les images ? Pourquoi cherchait-il plus spécialement les documents derrière les icônes ?

 

– Ivana, votre père, avant de mourir, a prononcé une phrase… une phrase que j’ai retrouvée sur un agenda tombé de la poche de Gaulow…

 

– Quelle phrase ?

 

Sophie à la cataracte !…

 

– Sophie à la cataracte ! répéta haletante Ivana qui serra davantage encore les mains de Rouletabille entre les siennes qui brûlaient.

 

– Oui, comprenez-vous ? Pour moi, il cherchait les plans derrière une icône de sainte Sophie. Il y a peut-être dans l’imagerie byzantine une Sophie à la cataracte, comme il y a dans l’imagerie romaine une Vierge à la chaise ! Mais qu’avez-vous, mon amour ?… Vous étiez brûlante, et vous voilà glacée !

 

– Ah ! mon ami… mon ami… si vous avez lu cette phrase sur le livre de Gaulow… et si Gaulow est venu dans la chambre des reliques, à cause de cette phrase… nous sommes perdus… bien perdus !… Tout est perdu !…

 

– Et pourquoi ? Remettez-vous, Ivana !… Je vous en prie !… J’ai besoin de toutes mes forces !… de toute votre intelligence !…

 

– Tout est perdu, répéta-t-elle, d’une voix épuisée, parce qu’il y a en effet une Sophie à la cataracte et que cette Sophie qui est la gardienne de nos documents… cette Sophie se trouve sur le coffret byzantin…

 

– Malheur ! et vous croyez que Gaulow l’aura vue ?… Moi, je ne l’avais pas remarquée…

 

– Parce que vous ne la cherchiez pas. Ah ! la Sophie à la cataracte est bien visible ! elle est grande comme le coffret, mon ami !…

 

– Mais enfin, je l’aurais bien remarquée. Où est-elle ?…

 

– Elle est peinte sous le coffret… Et vous comprenez bien que depuis qu’il voyage, qu’on le tourne et retourne comme une malle, comme une valise, ils l’ont vue ! Ils l’ont vue !… Et s’il en est ainsi, ah ! que Gaulow doit rire du cadeau qu’il va me faire… S’il a repris les documents dans le tiroir secret, avec quelle joie machiavélique il va me donner ce coffret vide, ce coffret pour lequel je vais me donner, moi !… »

 

Elle se laissa tomber tout de son long sur le divan comme si elle était à bout de tous ses efforts et de son suprême espoir… Elle était comme morte… elle était effrayante d’immobilité. Elle avait la tête dans les deux mains, et le regard atone… Et lui n’osait plus risquer une parole devant une douleur pareille, une douleur qui lui redonnait cependant de l’espoir à lui… car enfin si elle jugeait l’abominable sacrifice inutile, elle n’avait plus qu’à fuir… Mais encore il put juger qu’il ne la connaissait pas. Ce fut elle qui parla la première et pour dire d’une voix très sûre :

 

« Qu’importe ! il faut savoir !… »

 

Rouletabille était encore condamné ! Mais il avait vu d’autres condamnations que celles-là ! et il savait qu’entre la condamnation et l’exécution il y avait toute la marge qu’une volonté, servie par un esprit subtil, pouvait y mettre. Il avait été condamné autrefois à être pendu : on lui avait mis la corde au cou et cependant il était encore bien vivant, à côté de cette Ivana qui n’existait pas pour lui alors et qui semblait ignorer aujourd’hui toutes les ressources de son audacieuse imagination.

 

Au milieu de cette grande vague qui les emportait, qui les roulait l’un et l’autre dans son remous dramatique, son œil fin et rusé ne cessait de fixer cette pauvre petite planche de salut qu’était la Sophie à la cataracte, sur laquelle il avait essayé une seconde d’appuyer leurs efforts défaillants et qui avait cédé tout de suite, tout de suite sous la main. Il essayait, en se débattant, de ressaisir cette fragile épave. Il y retournait en traînant son Ivana farouche et désabusée.

 

« Ivana, cette image, il ne vous en a pas parlé, lui ?

 

– Non, pas un mot. C’est peut-être qu’il en avait déjà trouvé le secret !

 

– Et vous, vous le connaissez, ce secret ?

 

– Moi ? fit-elle en redressant un visage égaré. Moi ? mais je ne sais rien !… Ce secret, je l’ignore !… je n’ai appris qu’à la dernière heure, par la bouche de mon père mourant, que ce coffret avait un tiroir secret ; mais il n’a pas pensé à me signaler comment on l’ouvrait. Et il a voulu certainement réparer cet oubli à la dernière seconde, alors que vous étiez seul près de lui et ainsi a-t-il pris le temps de balbutier quelques paroles interrompues par la mort et qui ne nous disent nullement comment s’ouvre ce tiroir !…

 

– Mais cette sainte image, Ivana, vous la connaissiez déjà ? Elle vous avait déjà frappée ?…

 

– Autrefois, ma mère s’était amusée à me la montrer souvent… en me disant que si j’étais bien sage… la sainte Sophie à la cataracte me ferait des surprises !… Il y avait là évidemment une allusion au tiroir secret dans lequel elle aimait sans doute à dissimuler des objets précieux qu’elle me destinait… Elle tenait énormément à ce coffret que lui avait donné mon père le jour de leur mariage… Elle l’avait toujours dans sa chambre ; elle s’en amusait comme une enfant… Elle nous en montrait à ma petite sœur Irène et à moi les trésors cachés pour jouir de notre éblouissement… Mais jamais, jamais devant nous elle n’a fait jouer le tiroir secret…

 

– Et cette Sophie était appelée « à la cataracte », interrogea encore le jeune homme d’une façon pressante, à cause d’une cascade, d’un paysage accessoire ?…

 

– Non ! non ! elle était appelée ainsi à cause d’une taie qu’elle a sur l’œil !…

 

– Alors, c’est simple, fit l’autre. Pour faire jouer le tiroir secret, il faut appuyer sur l’œil…

 

– Ma petite sœur Irène et moi avons touché souvent l’œil malade de la Sophie à la cataracte et nous n’avons jamais vu apparaître de tiroir secret !… »

 

Ces mots singuliers et enfantins de tiroir secret, de cataracte et de Sophie revenaient avec un acharnement bizarre sur leurs lèvres frémissantes ; et ils se les renvoyaient avec colère, comme s’ils s’en voulaient mortellement de se battre autour de syllabes aussi ridicules dans un moment où se jouait leur destin.

 

« Ah ! si je l’avais entre les mains, ce coffret de malheur, répétait Rouletabille en rage, je vous jure bien que je pourrais l’ouvrir !

 

– Demain soir ! émit la voix sèche d’Ivana, il sera à moi ; je briserai la Sophie à la cataracte et elle n’aura plus rien à nous cacher !… Nous saurons si elle a été la gardienne fidèle des papiers de mon père ou si elle nous a trahis !…

 

– Demain soir !… demain soir !… encore demain soir !… Demain soir, vous serez… »

 

Ivana se retourna vers lui en lui montrant ses dents de jeune louve :

 

« Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? gronda-t-elle. Avant d’en arriver là, j’ai tout fait pour approcher du coffret… J’ai usé de ruse. J’ai imaginé des caprices d’enfants !… j’ai joué de l’amour !… oui, je suis allée jusqu’à simuler de l’amour pour cet assassin des miens !… Et cela a pris !… Il a trouvé cette monstruosité naturelle !… Il est brave et beau !… Il croit que je l’aime !… Quand il m’approche, mes membres frémissent et il croit que c’est d’amour… le feu de mon sang me brûle le visage et il croit que c’est d’une abominable et irrésistible joie !…

 

« Et le plus beau est que je le lui laisse croire !

 

« Je lui ai promis au cours de ce voyage, qui avait moins l’air d’être un rapt qu’un voyage de noces, je lui ai promis de ne consentir à être sa femme consentante, sa kadine favorite, que s’il me permettait, lui, de me faire reine de toutes mes volontés et des siennes, et de toutes mes fantaisies, et entre autres, je lui disais que je voulais d’abord qu’il me rendît tous les bijoux de ma mère, auxquels je tenais par-dessus tout, et ce coffret byzantin qu’il avait emporté et qui renfermait des souvenirs précieux… Tout, il m’accorda tout… il me promit tout… pour après !… Il ne m’accorde rien avant ! Vous comprenez, petit père ?… Qui de nous jouait l’autre ?… Qui de nous se moque de l’autre ?… Un soir, à bord d’un navire à lui qui était venu nous chercher au rivage de cette mer Noire qu’il traite comme si elle lui appartenait, le Pacha noir embarqua devant moi le fruit de ses rapines et je vis passer le coffret… le coffret byzantin… Je fis aussitôt un mouvement pour m’en approcher… Il s’en aperçut.

 

– « Ah ! le coffret, fit-il avec un étrange sourire… Vous l’avez reconnu… Ce sera pour le soir de nos noces !… »

 

« Et je n’osai insister pour ne point donner l’éveil… Et peut-être déjà n’y a-t-il plus rien dedans… Peut-être que les plans sont déjà à Andrinople… Et demain soir… demain soir !… Ah ! comme il rira ! »

 

– Rouletabille la prit par les cheveux, releva à la poignée cette belle tête au pâle désespoir, et tel un soldat vainqueur qui contemple son trophée, il approcha de son jeune et ardent visage cette face sur laquelle semblaient se répandre déjà les ombres de la mort.

 

« Non ! fit-il, il ne rira pas !… »

 

Puis, après l’avoir baisée aux lèvres, il laissa rouler la tête d’Ivana comme si le bourreau de Kara pacha l’avait détachée de ce corps aimé et il prononça ces mots, en se dirigeant vers son chemin aérien :

 

« Au revoir, Ivana Ivanovna !

 

– Mon ami, mon ami ! que vas-tu faire ? »

 

C’était elle maintenant qui courait après lui, qui se traînait derrière ses pas… Mais il ne se retournait même point.

 

Elle lui jeta ses beaux bras autour du cou.

 

« Tu sais bien que je t’aime !…

 

– Oh ! Ivana ! je ne sais pas cela !…

 

– Je t’aime ! Je t’aime ! Avant de partir, dis-moi que tu me crois !…

 

– Je ne dirai pas cela, Ivana !… parce que je ne vous crois pas !… Si vous m’aviez aimé, vous auriez trouvé un autre moyen de savoir ce qui est ou ce qui n’est pas dans le coffret byzantin !

 

– Ah ! que tu es cruel… Mais dis-moi au moins ce que tu vas faire… Puis-je compter sur toi ?… »

 

Rouletabille la repoussa brutalement et elle gémit pendant qu’il lui disait :

 

« Oui, oui, vous pouvez compter sur moi ! Nous saurons ce qu’il y a dans le coffret byzantin et s’il n’y a rien, même s’il n’y a rien, il ne rira pas, je vous le promets ! »

 

Il avait pénétré sous le rideau et entrouvert la fenêtre ; il était prêt à s’élancer…

 

« Attends, lui dit-elle, attends au moins que ce gros nuage noir ait caché la lune. Tes compagnons veillent sur ta fuite là-haut ?…

 

– Oui, dit-il, là-haut il y a un homme qui m’attend ! Vous le connaissez, Ivana. C’est Athanase Khetev ! »

 

Et il saisit la corde.

 

Mais elle le retint de toute la force de ses bras frissonnants… Elle bégayait :

 

« Athanase !… Athanase est ici !… lui !… lui !… là-haut !…

 

– Eh bien, fit-il, cela vous étonne !… Pourquoi cela vous étonne-t-il ?… Lui aussi veut vous sauver… C’est son droit : il dit qu’il est votre fiancé !…

 

– Sur la tête de mon père, il n’a pas le droit de dire cela !

 

– C’est vrai, Ivana ? fit Rouletabille en se retournant. C’est bien vrai ?

 

– Je te le jure, mon amour ! »

 

Il était déjà sur le rebord de la fenêtre…

 

Il allait se jeter dans le vide.

 

« J’ai peur, dit-elle !… J’ai peur pour toi à cause de cet homme là-haut… Sait-il que tu m’aimes ?…

 

– Il le sait !…

 

– Alors, pour Dieu ! prends garde à toi !… Il est capable de tout !…

 

– Tout à l’heure j’ai failli tomber, il a voulu me sauver !…

 

– Tout à l’heure, tout à l’heure, tu n’avais pas passé une heure avec moi, dans ma chambre… Comment se fait-il qu’il t’ait laissé venir ?…

 

– Parce qu’il a redouté que ce ne fût moi qui restasse là-haut.

 

– Et toi tu n’as pas craint cela !… Toi, tu ne crains rien !… Ah ! mon bon petit Rouletabille ! »

 

Et elle l’embrassa passionnément.

 

« Et maintenant, adieu va ! grimpe vite ! surprends-le ! Il n’y a pas d’autre chemin. Si tu meurs, je mourrai, petit Zo !… »

 

Il s’élança vers le ciel, de l’amour plein le cœur. On allait peut-être couper la corde là-haut ! S’il était mort dans ce moment-là, il serait mort heureux !…

 

Mais il acheva son ascension sans encombre, et quand il eut disparu dans l’ombre de la poivrière, Ivana referma soigneusement la fenêtre, et le rideau de velours retomba.

 

Rouletabille monta dans la gouttière de la poivrière. Là il se retrouva en face de La Candeur qui, à genoux, près de la corde, avait l’air fort courroucé contre Athanase, lequel, à genoux lui-même, ne paraissait point de meilleure humeur à l’endroit de La Candeur. Placés comme ils l’étaient là, ils avaient l’air de deux chats en querelle.

 

« Qu’y a-t-il ? demanda Rouletabille.

 

– Il y a, répondit La Candeur, que monsieur, sous le prétexte qu’il vous trouvait trop longtemps parti, voulait couper la corde !

 

– Fichtre ! j’ai bien fait de t’emmener, La Candeur !

 

– Tu penses !… Mais ne fais plus de blague comme tout à l’heure avec ta corde !… Tu sais, j’en ai eu une faiblesse !

 

– Et ce bon M. Priski ! qu’en as-tu fait ?

 

– Ce bon M. Priski nous attend !… Il fait ce qu’il peut ! »

 

Rouletabille halait sa corde. Athanase se redressa.

 

« Et Ivana ? demanda-t-il.

 

– C’est de Mlle Vilitchkov, je crois, que vous parlez ?… » fit Rouletabille, sans même prendre la peine de regarder son rival, qui était en ce moment, du reste, fort laid à voir.

 

Et s’élançant sur la pente de la poivrière pour aller détacher sa corde de l’« épi », il laissa tomber ces mots :

 

« Elle va très bien, je vous remercie. Elle m’a chargé de vous faire tous ses compliments… »

 

En redescendant, il prit soin de se laisser prudemment glisser du côté du quartier des esclaves, sans quoi il eût risqué quelque dangereuse explication avec Athanase, qui ne dissimulait plus son envie de l’étrangler.

 

Rouletabille sauta le premier sur la plate-forme où il retrouva ce bon M. Priski solidement ligoté. Ils profitèrent du premier rayon de lune qui se glissa entre deux nuages, pour échanger tous deux un petit salut fort amical.

 

« Messieurs, leur dit le majordome, quand il les vit tous réunis autour de lui et sans Ivana, messieurs, croyez-moi, j’estime que votre petite expédition a suffisamment duré ! Si vous ne tenez pas absolument à ce qu’elle finisse plus mal qu’elle n’a commencé, suivez mon conseil et le chemin des toits et courtines qui vous conduira au donjon. Le seul obstacle, je vous l’ai déjà dit, que vous rencontrerez est cette sentinelle, sur la petite plate-forme de la tour de veille. Vous ne pourrez passer près d’elle sans qu’elle vous aperçoive. Toutefois je ne crois pas, d’après ce que vous m’avez montré de votre savoir-faire, que cette difficulté vous arrête bien longtemps. Rentrons, messieurs, la nuit s’avance… Il n’est que temps de regagner son honnête lit !…

 

– M. Priski parle bien, M. Priski a raison, dit Rouletabille. M. Priski va nous précéder sur le chemin des courtines…

 

– Je n’y vois aucun inconvénient, messieurs, si toutefois, « le neveu de M. de Rothschild » consent à me porter, car je tiens absolument à mon ligotage et je suis un homme mort si vous oubliez une seconde que je suis votre prisonnier. »

 

Sur un signe de Rouletabille, La Candeur chargea ce paquet de M. Priski sur son épaule :

 

« Je n’ “arrête” pas de travailler ce soir, soupira le pauvre garçon.

 

– Et ça n’est pas fini ! » lui jeta Rouletabille pour le consoler.

 

Au moment où toute la bande allait quitter la plate-forme, Athanase se campa devant Rouletabille. Le Bulgare tremblait encore de colère contenue :

 

« Je désirerais savoir ce que, pendant une heure, a pu vous dire Mlle Vilitchkov…

 

– Eh bien, pendant une heure elle m’a dit que vous n’étiez point son fiancé ! »

 

Athanase, en entendant ces mots, bondit sur Rouletabille et lui agrippa le poignet si fortement que le reporter ne put retenir un petit cri de douleur. Il était, du reste, furieux, et essayait, mais en vain, de se débarrasser de l’étreinte du Bulgare. L’autre le serrait comme dans un étau !…

 

« Ah ! vous allez me lâcher ! finit par lui dire Rouletabille, ou j’appelle La Candeur et je vous fais jeter par-dessus le toit, de l’autre côté du château, dans le torrent ! »

 

Ce programme très précis effraya-t-il le Bulgare ? Toujours est-il qu’il lâcha Rouletabille et ne prononça plus un mot. Le reporter courut derrière La Candeur et Priski. Les jeunes gens avaient hâte maintenant de retrouver le donjon. Le chemin pittoresque fut parcouru sans aventures jusqu’au moment prévu par le majordome.

 

Arrivés à cette maudite plate-forme de veille, il leur fallut s’arrêter. On devait passer au-dessus d’elle, derrière les créneaux, à moitié démolis d’un vieux mur qui avait appartenu à l’enceinte primitive.

 

Au-dessous, sur la terrasse, la sentinelle allait et venait, d’un mouvement incessant, changeant de temps à autre son fusil d’épaule.

 

Cette sentinelle était un grand type de Turc, ma foi, fort déplaisant et qui avait une figure bien rébarbative sous la lune, laquelle, voulant sans doute profiter des rares instants qui lui restaient pour se montrer jusqu’à l’aurore, s’était mise à briller de son plus vif éclat.

 

Donc nos jeunes gens s’étaient arrêtés et considéraient impatiemment cet encombrant gardien. Il ne fallait pas songer à le tuer d’un coup de feu : le bruit eût donné l’éveil immédiatement au poste qui se trouvait un peu plus bas, à une dizaine de mètres de là et qui gardait une poterne du selamlik.

 

Pour le même motif, il était également impossible de penser à une agression qui l’eût fait prisonnier. Si rapidement que l’opération eût été menée, la sentinelle eût bien trouvé le temps de pousser un cri.

 

Un coup de couteau donnerait un résultat trop problématique.

 

Bref, toujours allongés derrière leurs débris de créneaux, Rouletabille et La Candeur paraissaient assez en peine.

 

La Candeur avait déposé M. Priski entre Rouletabille et lui. Chaque fois que cette vilaine sentinelle de Turc revenait du côté de La Candeur, La Candeur tremblait comme une feuille.

 

C’est que ce vilain Turc de sentinelle avait la tête presque à la hauteur des créneaux, c’est-à-dire à la hauteur de La Candeur.

 

Si le Turc s’était dressé sur la pointe des pieds, il n’aurait point manqué d’apercevoir La Candeur.

 

« J’ai peur, dit La Candeur.

 

– Tant mieux ! fit Rouletabille en se penchant à l’oreille de La Candeur… Tant mieux !… tu vas lui donner ton coup de poing de la peur !… Tu sais, celui qui a assommé le sergent de ville !

 

– Ah ! oui… oui… acquiesça tout de suite La Candeur… Tiens, je n’y pensais plus… ça, c’est une idée !…

 

– N’est-ce pas ? Quand il va revenir là tout à l’heure, et que tu auras sa tête, là sous toi… ça te sera facile !… On lui décrocherait presque son bonnet de dessus la tête à ce grand diable de sentinelle de Turc !… Il viendra jusque-là !… Tu attends qu’il se retourne… Tu tâches à avoir très peur… et pan !

 

– Compris !… Compris !…

 

– Tu sais que si tu rates, nous sommes tous « cuits » !

 

– Ah ! tu me fais trop peur !…

 

– Tant mieux ! tant mieux !…

 

– Je sens qu’il n’en réchappera pas !…

 

– C’est ce qu’il faut, on le croira mort d’un coup de sang. Tu comprends, il ne faut pas qu’on soupçonne…

 

– Le pauvre diable ! Il a peut-être des enfants !…

 

– Je m’informerai… va toujours…

 

– Taisez-vous ! conseilla M. Priski au fond de sa ligature, le revoilà !… »

 

La sentinelle revenait, en effet, sous les jeunes gens, et M. Priski, qui n’avait rien saisi de la conversation de ses hôtes et qui continuait à se demander comment ils allaient sortir de ce mauvais pas, assista au spectacle suivant, d’abord avec un certain effarement, ensuite avec un évident enthousiasme.

 

M. Priski aimait « l’ouvrage bien faite ». Il fut servi.

 

D’abord il aperçut le neveu de M. de Rothschild qui gonflait le dos comme un animal à l’affût ; puis, lentement, M. La Candeur levait la masse de son poing tremblant et formidable au-dessus du Turc qui s’avançait avec une lenteur tout à fait majestueuse, puis tout à coup M. Priski entendit « floc ! » et il ne vit plus de sentinelle.

 

« Je crois bien qu’il est mort ! dit La Candeur en se tournant vers M. Priski et en le rechargeant sur son dos.

 

– Moi aussi, dit Rouletabille, je crois bien qu’il ne s’en relèvera pas !… C’est encore plus épatant que pour le sergent de ville.

 

– J’ai eu tellement peur !… expliqua La Candeur.

 

– Tous mes compliments à monsieur, exprima à son tour Priski sur le dos de La Candeur… monsieur a un joli poignet, monsieur fait sans doute de la culture physique ! »

 

Dix minutes plus tard, ils étaient à l’extrémité de la courtine, devant le chemin du donjon.

 

« Vous pouvez me délier maintenant, dit M. Priski, nous n’avons plus à craindre les mauvaises rencontres ; et puis je connais la manœuvre du petit pont volant, je vais pouvoir vous aider. »

 

Le pont volant ayant été abaissé entre la courtine et la chemise, la petite expédition descendit facilement dans le chemin de ronde du donjon. Elle revenait sans Ivana et quelqu’un manquait à l’appel. C’était Athanase Khetev. On ne savait ce qu’il était devenu.

 

« Laissons le pont volant baissé, dit Rouletabille en constatant l’absence du Bulgare. Il ne faut point lui couper la retraite. »

 

Précaution inutile… Athanase Khetev ne rentra point…

 

XV

Sur quelques événements qui survinrent dans le donjon

 

Rouletabille dormit d’un sommeil de plomb jusqu’à huit heures du matin. Alors il se réveilla en sursaut à un bruit de trompette qui sonnait dans la baille.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en se frottant les yeux et en s’efforçant de se remettre moralement très vite « dans la situation ». Elle n’était point brillante, la situation, mais, au moins, l’expédition de la dernière nuit l’avait faite aussi nette, aussi simple que possible.

 

À un moment donné de cette journée nuptiale seraient réunis dans une même chambre du château : Gaulow, Ivana et le coffret byzantin !

 

Le dessein de Rouletabille était d’attendre ce moment-là pour « rafler » le tout : le marié qui leur serait un précieux otage, la mariée qu’il se réservait personnellement pour des noces moins païennes, et le coffret byzantin dont il ferait cadeau au général Stanislawof.

 

Le « tassement » de cette entreprise et la façon dont elle se présentait, qui permettrait de tout réussir ou de tout « rater », avait, dès la nuit même, consolé Rouletabille du quasi-échec de son expédition. En arrivant au donjon, il s’était jeté sur son lit, ayant hâte de prendre le repos nécessaire avant le suprême combat du lendemain.

 

Il s’était endormi après s’être juré que, cette fois, il triompherait ou y laisserait la peau.

 

Il se réveilla très allègre. Un gai rayon de soleil pénétrait dans la formidable chambre. Le bruit clair et joyeux de la trompette lui chantait dans l’oreille. Son premier regard fut pour le visage un peu « terreux », pour la physionomie généralement sympathique, mais, dans le moment, moitié figue, moitié raisin, de ce bon M. Priski que Rouletabille avait enfermé avec lui pour être sûr de le retrouver à son réveil, tant il l’aimait.

 

« Eh bien, monsieur Priski, qu’est-ce que c’est que ce bruit de trompette ? Vous ne me répondez pas.

 

– Monsieur je désirerais savoir si vous n’êtes pas bientôt décidé à me rendre ma liberté !…

 

– Mais pourquoi donc, mon cher monsieur Priski ?

 

– Ce n’est point parce que je m’ennuie avec vous, loin de là, mais je commence à trouver ridicule ma détention qui ne rime plus à rien et qui finirait par vous causer le plus grave préjudice.

 

– Monsieur Priski, vous nous avez dit que vous étiez un si mince personnage que votre absence ne manquerait point de passer inaperçue, surtout en ces jours de fête ; comme j’ai besoin de vous, je vous garde.

 

– Aurez-vous encore longtemps besoin de moi ?

 

– Vingt-quatre heures au plus !… Ça vous va ?…

 

– Moi je veux bien… mais vous verrez que ça finira par étonner tout de même quelqu’un que l’on ne m’aperçoive plus…

 

– On vous croira occupé près de vos hôtes du donjon… et ce sera la vérité…

 

– Et vous-mêmes, reprit Priski, on se demandera ce que vous devenez !…

 

– Eh ! mais il n’y a aucune raison pour que l’on ne nous voie pas, nous autres ! N’avons-nous point la permission de la libre promenade dans le château ? Nous en userons, monsieur Priski, nous en userons ! Je n’ai jamais assisté à un mariage musulman, moi !… et puisque nous sommes invités, je tiens à bénéficier de l’occasion… Ne vous mettez pas en peine pour nous. »

 

À ce moment, on entendit un grand tapage à l’étage au-dessus.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rouletabille.

 

– Ça, monsieur, ce sont les Allemands du dessus qui s’impatientent ! Ils trouvent sans doute que l’on tarde bien à leur apporter leur petit déjeuner du matin.

 

– Qu’est-ce qu’ils prennent ?

 

– Du café, des confitures et des biscuits !

 

– Mais nous avons aussi bien que cela à leur offrir ! »

 

Rouletabille appela Modeste et lui ordonna de servir le déjeuner indiqué par M. Priski aux locataires du second.

 

Quand Modeste, toujours somnolent, eut pris les ordres, Rouletabille, par la porte entrouverte, eut tout loisir d’entendre la conversation qui se tenait alors entre La Candeur et Vladimir. La Candeur racontait l’expédition de la nuit dans des termes homériques.

 

Il se vantait d’avoir mis en fuite une armée de morts et de vivants, et agitait les bras, donnait des coups de pied, semblait se battre avec le ciel et la terre, affirmant qu’il avait assommé à coup de poing au moins dix hommes.

 

Au beau milieu de ce discours, Rouletabille toussa.

 

La Candeur sursauta, se retourna, vit Rouletabille, rougit et baissa la tête.

 

« Quand on est aussi capon que toi, mon garçon, fit Rouletabille, on est mal venu à raconter de pareilles sornettes ! Ne le croyez pas, Vladimir… Il est aussi brave que ce bon M. Priski, qui, avec ses histoires à dormir debout, voulait nous priver d’une petite promenade hygiénique, laquelle, de tout point, s’est passée d’une façon charmante !

 

– D’une façon charmante !… D’une façon charmante !… Enfin, s’exclama La Candeur, j’ai tout de même tué une sentinelle, moi !

 

– Toi ! tu as tué une sentinelle ?… Tu t’imagines cela, La Candeur et, permets-moi de te le dire tout de suite parce que je te veux du bien, que c’est une imagination bien dangereuse, mon garçon !…

 

– Je croyais bien pourtant l’avoir tuée… et je ne comprends pas…

 

– Ah ! tu ne comprends pas !… Quand on ne comprend pas, on n’imagine pas !… Rappelle-toi seulement ce que t’a coûté à Paris ce pauvre petit coup de poing que tu avais, par mégarde, donné à un sergent de ville… et songe, malheureux, songe à ce que pourrait te rapporter en Turquie l’assassinat d’une sentinelle !…

 

– Ah ! l’assassinat, monsieur, je n’ai point dit l’assassinat !… c’est horrible, l’assassinat !

 

– D’une pauvre sentinelle qui ne faisait de mal à personne…

 

– À personne… ça c’est vrai !… elle ne faisait de mal à personne…

 

– Tu en conviens toi-même !

 

– Cependant, Rouletabille, elle nous bouchait la route !

 

– Et c’est une raison parce qu’on a la route bouchée pour assassiner les gens ?…

 

– Mon Dieu ! je ne l’ai pas assassinée et…

 

– Ah ! tu vois bien !… Et c’est tant mieux pour toi, car dans le cas où tu l’aurais tuée, cette sentinelle, tu serais, toi, pendu avant la fin du jour !…

 

– Avant la fin du jour ! tu crois ?… Ah ! Rouletabille, tu as raison… je n’ai certainement pas tué ce pauvre homme…

 

– Non, La Candeur, non, tu ne l’as pas tué…

 

– Il n’y a eu qu’une coïncidence.

 

– Oui… une fatale coïncidence.

 

– Rappelle-toi, Rouletabille… Ce malheureux est certainement mort d’un coup de sang, juste au moment où nous passions.

 

– C’est ce que j’ai toujours pensé pour mon compte… Il est mort d’un coup de sang juste au moment où nous passions et où tu lui donnais un coup de poing sur la tête !

 

– Tu crois que je lui ai donné un coup de poing sur la tête ?

 

– Oh ! moi, je ne sais rien de rien !… Tu étais plus près de lui que moi !…

 

– Écoute, Rouletabille, si nous avions des ennuis à cause de ce Turc-là, voilà ce qu’il faut dire : « Le pauvre a eu un coup de sang et il est tombé sur mon poing !… »

 

– Et encore, continua Rouletabille, sérieux comme un pape, pourquoi est-il tombé sur ton poing ? Parce que, justement, tu t’avançais vers lui pour l’empêcher de tomber !…

 

– C’est cela !… c’est tout à fait cela !… conclut La Candeur, à peu près rassuré et plein de reconnaissance pour son ami Rouletabille qui pensait à tout (heureusement pour ceux qui ne pensaient jamais à rien) et il se retourna du côté de Vladimir :

 

– Tu as entendu, Vladimir ? Tu sais exactement maintenant comment ça s’est passé avec ce pauvre grand diable de sentinelle de Turc.

 

– Oui, oui, répondit Vladimir, qui se retenait de rire à cause du sérieux imperturbable de Rouletabille. Et sois tranquille, va, je ne le raconterai à personne.

 

– Et vous, Vladimir, qu’avez-vous fait pendant notre expédition ? demanda Rouletabille en procédant rapidement à sa toilette.

 

– Monsieur, j’ai mis le donjon en état de défense. J’ai transporté nos carabines et les fusils des domestiques et toutes nos armes et munitions à toutes les ouvertures et à toutes les meurtrières qui, du haut en bas du donjon (excepté au second, habité par les Allemands), se trouvent en face de la poterne du mur de ronde. Si les agents de Kara Selim s’étaient présentés à la poterne, monsieur, ils auraient été bien reçus, je vous prie de le croire.

 

– Compliments, Vladimir. Mais j’espère que tu as fait disparaître ce matin tout cet arsenal ?

 

– Non, monsieur.

 

– Imprudent !… Est-ce que tu ne m’as pas vu, en rentrant cette nuit, ranger ma dynamite ?… Courez, Vladimir, courez… Descendez toutes les armes et toutes nos munitions dans le souterrain de la salle des gardes… Qu’on ne soupçonne chez nous non seulement aucune velléité, mais encore aucune possibilité de résistance.

 

– Oh ! monsieur, fit Priski, je crois, tout compte fait, que ce n’est pas aujourd’hui que l’on pensera à vous déranger… Nos gens sont gris de la fête d’hier et ils ne se réveilleront que pour s’enivrer à la fête d’aujourd’hui !

 

– Mais je m’imaginais que les musulmans ne devaient boire que de l’eau…

 

– Monsieur, si nous étions restés plus longtemps hier soir, à la réception de Kara pacha, vous auriez pu juger par vous-même qu’il est avec Allah des accommodements. »

 

À ce moment, la trompette qui avait réveillé Rouletabille retentit à nouveau et le reporter demanda à nouveau ce que cela signifiait.

 

« Cela signifie que le voyageur aperçu déjà une première fois par le veilleur a pris la route de la Karakoulé et qu’il sera ici avant dix minutes !

 

– C’est peut-être de nouveaux clients ? demanda Rouletabille.

 

– C’est peut-être les gendarmes ! espéra La Candeur…

 

– Messieurs, écoutez ces nouveaux éclats de la trompette… Il nous arrive un grand personnage !… On sonne, en ce moment, le rassemblement des misruks, qui sont des « lanciers » commandés par le Delhy-Bachi, c’est-à-dire le « chef des fous ». À mon idée, ça doit être le seigneur Kasbeck lui-même qui nous arrive !

 

– Le seigneur Kasbeck ! s’écria Rouletabille.

 

– Vous le connaissez ? demanda Priski.

 

– Non ! Non ! mais j’ai entendu parler d’un Kasbeck qui avait été chef des eunuques de l’ex-sultan ! Serait-ce le même, mon cher monsieur Priski ?

 

– Mais c’est exactement lui. Oh ! c’est un homme, celui-là !… Un homme extraordinaire, aimable, bien élevé, poli, même avec les femmes, d’une science sans égale. Il sait tout… Il a tout vu !… Il parle quatre langues !… Monsieur, si vous le connaissiez, il vous plairait beaucoup !… beaucoup !… Voulez-vous que je vous le présente ?…

 

– Nous verrons cela, monsieur Priski.

 

– Il parle français comme vous et moi… Je suis sûr qu’il serait enchanté de faire votre connaissance.

 

– Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

 

– Sans doute fêter le mariage de notre Kara pacha. Ce sont deux vieux amis qui ont quelquefois de fortes disputes à cause des affaires… mais ça finit toujours par s’arranger… On ne résiste pas au seigneur Kasbeck !… Et riche !… et généreux ! Quand il ouvre la main, monsieur, il y a toujours de l’or dedans !

 

« Messieurs, laissez-moi aller au-devant du seigneur Kasbeck ? Si je ne suis pas là pour le recevoir, il ne manquera point de me faire chercher jusqu’ici.

 

– Bigre ! fit Rouletabille, voilà qui est bien ennuyeux.

 

– Messieurs, je comprends votre ennui, mais je reviendrai vous retrouver aussitôt que je le pourrai.

 

– Pardon, monsieur Priski, pardon… Vous ne m’avez pas compris… Quand je dis que c’est ennuyeux… Je veux dire que c’est ennuyeux pour vous !…

 

– Et comment cela, monsieur ?

 

– Vous pensez bien qu’après la confiance que nous vous avons montrée (car nous ne vous avons rien caché de ce que nous avons fait et de ce que nous sommes venus faire ici) il nous est impossible de vous laisser approcher une personne quelconque de l’extérieur… Qu’allons-nous faire de vous, mon cher monsieur Priski ?

 

– On peut toujours le descendre dans le souterrain ! émit La Candeur qui, par extraordinaire, avait une idée…

 

– Bravo, La Candeur, tu te formes, mon ami… Descends donc tout de suite M. Priski dans le souterrain !

 

– Vous n’allez pas faire ça ! protesta Priski hors de lui.

 

– Mais qu’est-ce que vous voulez que nous fassions ? N’avez-vous pas dit vous-même que le seigneur Kasbeck allait vous envoyer chercher ici ? Descends-le ! Descends-le, La Candeur, et sans perdre une minute ! Et ligote-le bien : il adore d’être ligoté, cet excellent M. Priski, et s’il n’est pas sage, tu iras le jeter dans l’oubliette !

 

– Grâce, monsieur ! »

 

Et comme Rouletabille s’éloignait et s’apprêtait à descendre.

 

« Vous n’allez pas me quitter ainsi ? Où allez-vous, monsieur ?

 

– Présenter mes hommages à votre ami Kasbeck, mon cher monsieur Priski ! »

 

Rouletabille, en effet, descendit rapidement, après avoir recommandé à La Candeur une prompte exécution de ses ordres. Dans la salle des gardes il rencontra Vladimir, qui venait de descendre toutes les armes dans le souterrain. Il le pria de laisser le souterrain entrouvert, d’aider La Candeur à y descendre M. Priski, puis il lui donna l’ordre de venir le rejoindre dans la baille, avec son camarade.

 

Avant de sortir il demanda encore des nouvelles d’Athanase Khetev, mais il lui fut répondu qu’on n’avait pas revu le Bulgare, ce qui contraria fort Rouletabille.

 

« Où diable peut-il être passé ? Lui est-il arrivé un accident ? Que manigance-t-il ? »

 

Telles étaient les questions qu’il se posait. Il redoutait par-dessus tout que l’autre n’eût pris une initiative qui contrariât la sienne.

 

Il poussa le verrou de la poterne et pénétra dans la baille, où régnait une animation extraordinaire. Au milieu d’une soldatesque revêtue des uniformes les plus baroques, il vit arriver, entre autres cortèges, celui de la musique militaire de Kara pacha. Il imagina que ces messieurs, habillés comme des singes de foire et brandissant des cuivres bizarres, des tambours aux formes inédites, devaient être capables d’une prodigieuse cacophonie. Depuis quelques minutes, il assistait à ce spectacle quand il fut rejoint par Vladimir et La Candeur, qui faisaient une figure bien déplaisante. La Candeur se tenait tristement le nez avec son mouchoir.

 

« Qu’y a-t-il ? leur demanda Rouletabille tout de suite, car les deux autres le regardaient avec consternation sans lui faire part de la fâcheuse nouvelle dont ils étaient certainement porteurs.

 

– Il y a, monsieur, commença Vladimir, qu’il nous est arrivé une fâcheuse histoire avec ce Priski !…

 

– Quoi ! s’écria Rouletabille qui devint vert, il ne s’est pas échappé ?

 

– Mais si, monsieur…

 

– Ah ! misérables !… »

 

Vladimir l’arrêta, car il courait déjà au donjon.

 

« Monsieur ! monsieur !… Il s’est échappé, mais nous l’avons rattrapé !…

 

– Brute ! que ne le disais-tu tout de suite !

 

– Ça n’est pas si simple que cela, monsieur ! Il faut que vous nous écoutiez. La faute en est d’abord à La Candeur qui n’a pas ficelé M. Priski tout de suite comme je le lui recommandais.

 

– C’est vrai, La Candeur ?

 

– C’est vrai, avoua l’autre en baissant le nez.

 

– Qu’est-ce que tu avais donc à faire de si pressé ?

 

– Monsieur, je m’étais mis à étudier le terrain des opérations sur la carte du vilayet d’Andrinople…

 

– Et moi, fit Vladimir, je regardais l’heure qu’il était à ma montre quand tout à coup ce Priski nous a brûlé la politesse.

 

– Vous êtes donc toujours en train, quand je ne suis pas là, d’étudier la carte du vilayet d’Andrinople et de regarder l’heure qu’il est ? Qu’est-ce que signifie encore cette histoire-là ?… Voilà plusieurs fois que je vous surprends dans cette curieuse occupation !… Que je vous y trouve encore, moi, en train de regarder la carte et de consulter votre montre !

 

– Si on ne peut plus s’instruire ! grogna La Candeur.

 

– Si on ne peut plus savoir l’heure qu’il est ! soupira Vladimir.

 

– Allons ! continuez, vous m’avez l’air de deux jolis compères tous les deux !… Il ne faudrait pas essayer de me faire prendre des vessies pour des lanternes, vous savez !… Après !… Alors, vous l’avez rattrapé ?

 

– Oh ! nous l’avons rattrapé tout de suite dans l’escalier, nous l’avons ramené dans la chambre et, cette fois, La Candeur l’a ficelé ! Mais pendant que nous ne le regardions pas, il s’est déficelé !

 

– Qu’est-ce que vous faisiez donc pendant que vous ne le regardiez pas ?

 

– Oh ! monsieur, nous croyions être bien tranquilles, et La Candeur étudiait le terrain des opérations…

 

– Tonnerre !… Vous vous fichez de moi !… Vous me prenez peut-être pour un Ramollot ?… Eh bien, je vais vous apprendre comme je m’appelle, moi !… Il se déficelle, et puis ?

 

– Et puis il s’est sauvé !…

 

– Mais vous l’avez rattrapé ?…

 

– Non, monsieur, cette fois nous ne l’avons pas rattrapé.

 

– Hein ?…

 

– Mais ne vous rendez pas malade… nous savons où il est.

 

– Et où est-il ?

 

– Il s’est sauvé chez les Allemands à l’étage au-dessus !

 

– Et vous n’y êtes pas allés ?

 

– Monsieur, nous en revenons. Nous avons frappé, frappé. Ils ont ouvert, puis aussitôt qu’ils nous ont aperçus, ils nous ont fermé la porte au nez.

 

– Tu veux dire que j’ai reçu la porte sur le nez ! dit La Candeur qui, en effet, avait le nez fort enflé. Ils se sont enfermés au verrou, et nous les avons entendus se disputer avec Priski. Oh ! monsieur, ils lui en ont dit ! Mais l’autre criait aussi fort qu’eux, si bien que nous avons craint que le bruit de leur dispute ne passât le chemin de ronde du donjon et que nous sommes accourus ici vous le dire !

 

– Et pendant ce temps-là, il est peut-être parti, tas d’idiots ! » leur jeta Rouletabille en prenant sa course vers le chemin de ronde.

 

Les autres le suivirent.

 

« Eh ! Rouletabille, ne crains rien, nous avons laissé Tondor et Modeste à la porte des Allemands avec la consigne de ne laisser sortir personne !…

 

– Quelle histoire !… Je ne peux pas m’absenter une seconde sans que vous fassiez des bêtises !… »

 

Ils furent tout de suite dans le chemin de ronde. La Candeur leva le nez vers la meurtrière du second étage.

 

« Tiens, on ne les entend plus !… Tout à l’heure quand nous sommes sortis d’ici, ils beuglaient !… »

 

Terriblement préoccupé par les suites que pouvait avoir la libération de Priski et se jurant que, désormais, il ferait tout lui-même, Rouletabille bondissait dans l’escalier du donjon et arrivait à bout de souffle devant la porte des Allemands, où il trouvait Modeste étendu sur le seuil, comme un chien de garde et dormant, et Tondor se promenant de long en large.

 

« Rien de nouveau ? demanda Rouletabille en poussant un soupir de soulagement.

 

– Si, monsieur, répondit Modeste en ouvrant naturellement la bouche d’abord, mais ce qui était moins naturel chez lui, un œil ensuite.

 

– Quoi donc ? Il n’est pas sorti ?…

 

– Si ! mais attendez !… Tondor et moi nous nous sommes jetés derrière lui, ah ! bâillonné, ficelé ! Tondor s’y entend. Il n’a pas dit ouf !…

 

– Bravo, Tondor, applaudit Vladimir qui arrivait.

 

– Et où l’avez-vous mis ? demanda Rouletabille.

 

– Mais nous l’avons descendu dans le souterrain, comme nous l’avait dit M. Vladimir !

 

– Allons-y ! Je veux le voir !… Vous n’auriez pas dû le laisser tout seul ! et je me demande ce que vous faites encore ici !…

 

– Mais nous empêchons les autres de sortir !… On nous a dit de ne laisser sortir personne !…

 

– Mais je m’en fiche des autres, tas d’idiots ! ! »

 

Rouletabille ne comptait plus que sur lui-même. Toute la bande descendit : Rouletabille, La Candeur, Vladimir et les deux domestiques. Arrivés dans la salle de garde ceux-ci soulevèrent la dalle, et Modeste descendit. Comme il ne disait rien au fond de son trou, Rouletabille fut pris d’une peur !

 

« Il n’y est plus ! s’écria-t-il.

 

– Si ! si ! monsieur, il y est… Oh ! il n’a pas bougé, répondit la voix de Modeste. Tenez, je vais vous jeter le bout de la corde : Tondor le halera. »

 

Un bout de corde fut en effet jeté du souterrain dans la salle des gardes et Tondor hala de toutes ses forces. C’était un gars solide que Tondor et cependant il paraissait « en avoir son plein », comme on dit.

 

« Jamais je n’aurais cru, fit Rouletabille, que Priski était si lourd que ça ! »

 

Enfin le paquet humain arriva au niveau de la salle des gardes : la tête émergea du puits. Une triple exclamation échappa aux trois jeunes gens : ce n’était pas la figure de Priski ! Ce n’était pas Priski. C’était une énorme face rousse et rubiconde et terriblement barbue. Il ne pouvait prononcer une parole, un bâillon l’étouffait ; mais les yeux qui lui sortaient de la tête et toute sa forcenée physionomie disaient, mieux que des phrases, la fureur dont tout son être était animé.

 

La surprise pour les jeunes gens était trop forte. Malgré la gravité de la situation, ils partirent à rire.

 

Les yeux de l’Allemand se firent plus féroces !

 

« Prenez garde qu’il n’éclate ! » fit La Candeur en se reculant avec son ordinaire prudence.

 

Mais Rouletabille avait déjà fini de rire et, quand l’Allemand roula sur les dalles comme une énorme saucisse, le reporter demanda à Modeste ce que cela signifiait.

 

« Monsieur, dit Modeste qui ne comprenait rien à l’étonnement de ses maîtres et qui s’attendait à des félicitations, on nous a dit de ne laisser sortir personne : La première personne qui est sortie est monsieur, nous nous sommes assurés de monsieur…

 

– Monsieur, je vous présente toutes mes excuses : il y a eu erreur », fit Rouletabille en se penchant sur l’Allemand.

 

Mais celui-ci dardant sur le reporter des yeux de flamme, secoua la tête. Il n’acceptait pas les excuses.

 

« Reportez-le en haut, commanda Rouletabille ; Il faut voir ce qu’est devenu Priski.

 

– Oh ! monsieur, dit Modeste, il est certainement toujours là-haut, sans quoi nous l’aurions vu sortir.

 

– M’est avis, dit Vladimir en suivant Rouletabille qui remontait vivement au second étage, m’est avis que si cet Allemand s’est risqué hors de sa chambre pour aller sans doute menacer quelque autorité turque des représailles de son pays, c’est que les autres ont conservé là-haut Priski comme otage.

 

– C’est la seule chose en laquelle j’espère encore, appuya Rouletabille. Nous allons leur rendre leur Allemand ; espérons qu’ils nous rendront Priski.

 

– Espérons-le, monsieur. Voici toujours l’Allemand. »

 

Les domestiques, en effet, apportaient l’Allemand, toujours ficelé.

 

« Vous savez, dit Vladimir, qu’ils sont têtus comme le diable. Comment allons-nous faire pour qu’ils veuillent bien ouvrir leur porte ?

 

– Enlevez le bâillon de l’Allemand ! » ordonna Rouletabille.

 

Le bâillon fut enlevé.

 

Aussitôt une bordée redoutable d’injures tudesques fut projetée sur le palier. Mais aussitôt aussi, au son de cette voix si chère, la famille allemande ouvrit sa porte.

 

On vit apparaître Mama, Gretchen et les deux Jungenmänner (jeunes gens) qui hurlèrent en apercevant l’équipage dans lequel on leur ramenait leur chef de famille. Vladimir finit tout de même par leur faire entendre que s’ils leur rendaient M. Priski, on leur rendrait leur paterfamilias.

 

« Ia ! Ia ! Ia ! » commanda la terrible voix du terrible Allemand ficelé.

 

Alors les jungenmänner apportèrent un nouveau colis, c’était ledit M. Priski, ficelé également et bâillonné. Rouletabille livra le paquet allemand et prit possession du paquet Priski. La porte se referma avec éclat. Les verrous furent tirés à l’intérieur et une voix retentissante déclara que l’on n’ouvrirait plus qu’au consul allemand lui-même !

 

« Maintenant, descendons monsieur Priski », fit Rouletabille.

 

Le pauvre majordome fut redescendu dans la salle des gardes, puis glissé dans le trou du souterrain où Modeste, en punition de sa stupidité, fut chargé de le surveiller.

 

« Enlevez-lui au moins son bâillon », dit Rouletabille, après avoir examiné de près la solidité des liens.

 

La Candeur se pencha et enleva le bâillon de M. Priski au moment où celui-ci allait disparaître dans le trou et au moment aussi où l’effroyable cacophonie des musiciens de Kara pacha éclatait à quelques pas de là, dans la baille.

 

« Voilà la fête qui commence ! eut tout juste le temps de dire avec beaucoup de mélancolie M. Priski avant que la dalle qui refermait le trou ne lui retombât sur la tête.

 

– Ce pauvre M. Priski, dit Rouletabille, n’a pas beaucoup de distraction ! Et puisqu’il ne peut pas aller à la fête, allons-y, nous autres ! Nous lui raconterons ce qui s’est passé.

 

– Et nous rapporterons de la pâtisserie à Modeste », ajouta La Candeur qui était toujours bon pour les domestiques.

 

XVI

Où l’on voit apparaître pour la première fois le seigneur Kasbeck

 

Ah ! les voyageurs de l’hôtel des Étrangers pouvaient faire, en ce beau jour, tout ce qu’ils voulaient. On n’avait guère le temps de s’occuper d’eux. Et ils purent juger par eux-mêmes combien ils comptaient pour peu de chose dans ce brouhaha de réjouissances nuptiales ! On les bouscula et ils bousculaient. On ne les regardait même pas !… Les gens de Kara pacha se disaient que c’étaient des voyageurs comme ils en avaient tant vu passer dans le donjon et qui disparaîtraient un beau jour, comme les autres !

 

Ils étaient arrivés à nouveau dans la baille, au moment où l’harmonie officielle achevait sa musique du diable et où chacun se précipitait derrière un groupe de cavaliers qui entouraient le kaïmakan, Stefo le Dalmate et un nouveau personnage que Rouletabille n’eut point de peine à connaître pour Kasbeck, car tous le nommaient.

 

Ce Kasbeck était une chose énorme, montée sur une mule magnifique harnachée ; il était tout enveloppé des voiles blancs les plus rares, et il apparaissait vraiment grand seigneur musulman en ceci qu’il faisait tenir toute son élégance dans la blancheur et la finesse des tissus dont il parait sa monstrueuse personne. Le malheur était qu’il fût eunuque, ce qui lui enlevait beaucoup de sa dignité de seigneur, mais ce qui augmentait de beaucoup sa valeur marchande. Et quand un eunuque comme Kasbeck peut se vanter d’avoir été le premier eunuque du dernier sultan, il trouve à sa fortune incomplète bien des consolations.

 

Rouletabille n’eut que le temps d’apercevoir sa masse éclatante de blancheur, sa tête enrubannée à la mode des vieux Turcs, son profil gras, son menton lourd, sa bouche fine et ses yeux petits, mais très spirituels.

 

Tout cela sautait au trot de la mule qu’avait effrayée la musique et tout cela disparut avec Stefo le Dalmate, les cavaliers, les lanciers, le chef des fous et les Albanais, sous la voûte romane, au pavé sonore, qui précédait la cour du selamlik…

 

Rouletabille pensait : si vraiment il est venu pour acheter Ivana, il va faire une tête en apprenant le mariage… Mais quelle foi faut-il ajouter aux histoires d’Athanase ?… Voilà sur quoi il faudrait être fixé… et que fait en ce moment le Bulgare ?

 

Le reporter finissait par redouter qu’il lui fût arrivé réellement malheur, qu’il eût été victime d’un accident, qu’il fût tombé du haut d’un toit, d’une courtine !…

 

Vladimir avait suivi la foule du côté du selamlik, Rouletabille l’arrêta.

 

« Non, dit le reporter, pas de ce côté. Nous connaissons cet endroit et nos instants sont précieux… » et il l’entraîna sous une autre voûte, vers un côté du château, qu’ils ignoraient encore, et qui était plus proche des bâtiments du harem, lesquels étaient dominés par la quatrième tour de l’Ouest, dont l’échauguette servait à Rouletabille de point de repère.

 

La grande cour dans laquelle ils pénétrèrent en sortant de la baille, vers le fond, les étonna tout de suite par son aspect de village.

 

Décidément, ce Château Noir était un monde, se suffisant à lui-même, capable de nourrir un peuple. La cour était tout entourée de petites maisons paysannes, commodes, riches et chaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaient de propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraite d’hiver ; on voyait là des bœufs assez petits et maigres à la vérité, des moutons magnifiques à larges queues, des chèvres à longs poils tombant jusqu’à terre.

 

Rouletabille, derrière le chenil, avait découvert un petit escalier aux pierres usées qui grimpait le long du roc et permettait d’atteindre une courtine à créneaux. Il fit signe aux jeunes gens de s’arrêter et grimpa lestement sur ce mur qui fermait ce coin du Château Noir, mur du haut duquel il pourrait voir ce qu’il y avait derrière…

 

« Oh ! oh ! fit Rouletabille en arrivant au haut de son mur, d’où il découvrit un vaste quadrilatère désert, nous ne sommes pourtant pas dans le quartier des esclaves. »

 

Et il s’aplatit derrière les créneaux.

 

« C’est pourtant là le marché, continua-t-il, le marché aux esclaves, ou je me trompe fort… Quand on en a vu un, on les a vus tous… et il est impossible d’en oublier l’aspect triste, inquiétant, nu, délabré, sordide. »

 

Il avait déjà vu de ces places spéciales, consacrées à la vente de la chair humaine, au Maroc et en Asie Mineure. Et dans ce qu’il avait sous les yeux, il reconnaissait la disposition unique de ces étranges et lugubres carrefours.

 

Cette disposition consistait en une succession de piliers qui, le plus souvent, soutiennent la voûte d’une galerie quadrangulaire, dans l’ombre de laquelle s’accroupit et grouille la marchandise humaine. Mais quand il n’y a pas de galerie, les piliers, carrés et trapus, édifiés en épaisse maçonnerie, sont tout de même là. C’est autour d’eux que les lots d’esclaves étaient autrefois groupés, poussés à coups de fouet. Maintenant que la vente se fait avec une discrétion louable, même dans les parties les plus reculées du monde musulman, et le plus souvent hors du marché, ces piliers ne sont plus généralement considérés et visités que comme des objets historiques.

 

À la Karakoulé cependant, le marché aux esclaves servait encore, puisque Rouletabille, du haut de son observatoire, ne tarda pas à voir apparaître, sur sa gauche et sur sa droite, une double troupe ou plutôt un double troupeau humain qui sortait de deux voûtes romanes, obscures et basses, trouées dans les murs, et dont les grilles venaient d’être ouvertes par des serviteurs.

 

En même temps survenaient, avec quelques officiers, le seigneur Gaulow lui-même et l’eunuque Kasbeck. Gaulow était tout en noir, comme la veille. Une grande épée lui pendait au côté, et, de temps à autre, il s’appuyait, des deux mains, sur son pommeau, comme font les bourreaux dans les vieilles estampes. Kasbeck était tout en blanc, comme nous l’avons vu. Il n’avait pris que le temps de descendre de mule. Il paraissait fort irrité et semblait ne point vouloir entendre raison sur tout ce que lui disait le maître du Château Noir.

 

Pour qu’ils continuassent à discuter ainsi en public ; et pour qu’un eunuque de l’éducation de Kasbeck laissât voir aussi ostensiblement sa mauvaise humeur, il fallait que la cause de leur querelle fût bien importante.

 

Si Rouletabille n’avait pas assez d’yeux pour voir, il eût voulu avoir encore de plus grandes oreilles pour entendre. Mais sa bonne fortune le servit encore. Sans doute, pour ne pas être compris de ceux qui les entouraient, Kasbeck et Gaulow se querellaient en français et quelques éclats de leur ardente conversation parvenaient jusqu’aux créneaux derrière lesquels le reporter se dissimulait. Aux gestes et aux mots qu’il put discerner lorsque les deux interlocuteurs, dans leur promenade enfiévrée, passaient à portée de son ouïe, il crut comprendre que l’eunuque se refusait à entrer dans le détail d’un marché qui ne lui convenait pas.

 

C’est en vain que Gaulow voulait attirer l’attention de Kasbeck du côté des galeries où les serviteurs venaient de faire ranger un lot de belles esclaves qui se présentaient le visage découvert, souriant de toutes leurs dents qu’elles avaient éclatantes, et le regard brillant. Elles étaient, pour la plupart, fort convenablement vêtues d’étoffes de damas et de mousselines de Brousse dont elles s’étaient parées avec coquetterie.

 

Certes, toutes n’auraient pu faire des odalisques, car il faut beaucoup de choses pour cela et des qualités qui ne s’acquièrent point sans une grande volonté ni sans un travail prolongé, mais la plupart étaient capables de tenir leur rang comme esclaves dans des maisons importantes, et de devenir kjajakadine (première dame de compagnie) avec de la conduite ; et même, celles qui savaient compter, haznadarousta (trésorière). C’était leur rêve, du reste : celui qu’on avait fait entrevoir à ces demoiselles et à leurs parents avant de les acheter en Circassie, chez les Kurdes ou dans les plaines d’Anatolie, car celles que l’on volait étaient les plus rares et venaient alors presque toutes de la haute Arménie…

 

Cette bonne volonté dans l’esclavage et l’avenir qui leur était promis rendait tous ces visages presque gais. Rouletabille, qui avait vu de tristes hordes bousculées sur les marchés de l’Atlas, en Mauritanie, ne retrouvait point cette impression d’angoisse, de révolte et de pitié qu’il avait ressentie jadis au spectacle de l’encan humain.

 

Pendant ce temps, Kasbeck, de plus en plus têtu, continuait à ne vouloir rien entendre :

 

« J’ai là tout ce qu’il vous faut ! disait Gaulow avec une patience bien surprenante et en essayant de séduire son hôte par la douceur… je me suis arrangé pour qu’il n’y ait aucun retard dans la livraison…

 

– Ta ta ! ta ta !… laissez-moi tranquille ! grondait Kasbeck en essuyant son visage écarlate et tout ruisselant de sueur…

 

– Deux petites filles de Monktara…

 

– Ni de Monktara ni d’ailleurs…

 

– Elles n’ont pas neuf ans et dansent comme des almées…

 

– Laissez-moi tranquille avec vos almées !…

 

– J’ai une jeune fille de Samarie…

 

– Je n’en veux pas !… Gardez votre marchandise, Kara Selim !… Gardez-la toute…

 

– Vous avez tort… Je vous aurais consenti une grande diminution…

 

– Et moi, je vous aurais donné plus de cinq mille livres turques en plus du prix convenu (plus de cent mille francs), pour celle que vous savez bien. »

 

Rouletabille n’avait pas eu besoin d’entendre cette dernière phrase pour comprendre que toute la colère de l’eunuque venait de ce que Gaulow lui refusait la seule esclave à laquelle il tenait par-dessus tout. Le maître du Château Noir avait certainement appris à Kasbeck que celle qu’il venait chercher pour remplacer la petite Irène, descendue dans un sac de cuir au fond du Bosphore, n’était plus à vendre ! que cette Ivana, sur laquelle l’eunuque avait cru pouvoir compter pour le harem de l’ex-sultan, allait devenir la femme de Gaulow !… sa première kadine favorite ! et que ces noces inattendues seraient célébrées le jour même ! Aussi la fureur de l’eunuque était extrême.

 

« Je ne comprends pas !… Non, je ne comprends pas, finit-il par dire à Gaulow, qu’on fasse de pareilles bêtises pour les femmes ! »

 

Gaulow ne put s’empêcher de sourire :

 

« Eh ! je savais bien que vous ne seriez pas content, mon cher Kasbeck, et que vous m’en diriez de très désagréables… mais, que diable ! vous finirez bien par entendre raison !… Tenez !… Il y en a deux, là, que je vous ai gardées pour la bonne bouche… »

 

Ce disant, il fit un signe et on fit avancer devant un pilier, au premier rang, deux femmes qui étaient entièrement enveloppées dans leur feradje et dont la figure était invisible sous le yasmak…

 

« Ce sont des princesses, celles-là… Vous entendez ! de vraies petites princesses… les filles d’un agha en disgrâce dont nous avons surpris la caravane aux environs de Sour… Tenez ! regardez-moi ça !… »

 

Et le geste de Kara Selim repoussa au fond de la cour ses officiers et les serviteurs. Il ne resta près d’eux que l’un des eunuques de service qui souleva le yasmak des deux petites princesses. Rouletabille aperçut deux adorables figures, au teint pâle, aux grands yeux noirs très tristes qui se laissaient dévisager comme des choses mortes, sans un mouvement de recul ou de révolte…

 

« Et les dents ?… Voulez-vous voir les dents ? »

 

Gaulow leur fit ouvrir la bouche…

 

« Elles n’ont pas plus de quatorze ans, vous savez !… »

 

Mais Kasbeck haussa les épaules et, pour bien montrer qu’il en avait assez de cette comédie, cracha par terre.

 

Du coup, Gaulow pâlit.

 

L’injure était forte. Un autre que Kasbeck l’eût payée sur l’heure. Mais sans doute Kara Selim avait-il de bonnes raisons pour se contenir car il se tourna d’un autre côté, comme s’il n’avait rien vu.

 

« Alors, vous ne m’achetez rien, Kasbeck, c’est bien entendu ? »

 

Il n’attendit point la réponse pour ordonner le départ des esclaves qui reprirent le chemin obscur des grilles, avec docilité.

 

On n’avait même pas regardé les hommes. Ceux-ci s’étaient tenus en tas, dans le coin opposé de la cour, à peine visibles sous la galerie. Ils n’étaient point nombreux, mais les spécimens que Rouletabille put apercevoir étaient superbes : des nègres d’Éthiopie, quelques Abyssins, de beaux mulâtres…

 

« Mon cher Kasbeck, tenta encore Kara Selim… j’ai un eunuque nubien, étonnant, rarissime… qui ferait très bien à la porte d’un harem de Galata ; il est grand, a des moustaches énormes, il ferait honneur à son maître avec un costume rouge et or et des pistolets à sa ceinture, je vous assure…

 

– Rien du tout !… »

 

Les esclaves hommes disparurent en silence comme avaient disparu les femmes… et les officiers de Kara Selim, et les serviteurs quittèrent aussi la cour… Il ne resta plus dans le grand quadrilatère sinistre que Gaulow qui était pourtant au bout de sa patience ; cela se voyait au froncement de ses sourcils, à l’éclair cruel de son regard quand Kasbeck lui tournait le dos…

 

« Ce n’est pas moi qui ne suis pas raisonnable ! » répondit Kasbeck en prenant le bras de Gaulow et en l’entraînant au fond de la cour. Et il ajouta :

 

« Sommes-nous tranquilles ici pour causer ?

 

– Oui, répliqua Gaulow… plus tranquilles que dans mon Selamlik, où il y a toujours des oreilles derrière les portes… Mais parlez vite, mon cher… car je vous ai dit que je me mariais, et l’on attend plus que moi pour que la fête commence !

 

– Kara Selim, tu te maries avec Ivana ! tu fais une faute ! Il serait devenu fou d’Ivana !… Il l’est déjà !… Il ne vit plus qu’avec sa photographie, celle que tu m’as envoyée et que tu avais pu dérober il y a cinq ans !… Sur cette image, c’est étonnant comme cette Ivana ressemble à son Irène !… On dirait sa sœur jumelle… et tu sais s’il l’aimait celle-là !…

 

– Pourquoi l’a-t-il tuée ?…

 

– Tu sais bien qu’elle le trompait avec Mehmed bey : double crime, celui de l’adultère et celui de commettre cet adultère avec un jeune Turc qui conspirait contre Abdul-Hamid ! Le sac de cuir était tout indiqué. Mais après, ce qu’il l’a regrettée !… Ce qu’il l’a pleurée, son Irène !… Aucune autre n’a pu la lui faire oublier… Dame ! on l’avait prise pour lui, toute petite… et on l’avait bien élevée pour lui… La sultane Valideh s’en était si bien occupée !… Elle en avait fait un petit chef-d’œuvre !…

 

– Justement, console-toi, Kasbeck… Abdul-Hamid n’aurait rien retrouvé d’Irène dans Ivana… Ivana est une Parisienne… et il ne les aime pas !…

 

– Mais c’est la sœur d’Irène !… Cette idée-là le fait passer par-dessus tout !… C’est la sœur d’Irène et elle lui ressemble !… Enfin, il l’attend !…

 

– Tu lui diras que le coup n’a pas réussi.

 

– Il ne voudra plus me croire… Je n’ai conservé d’influence sur lui qu’en lui assurant que je pourrais un jour lui présenter une autre Irène…

 

– Mon cher Kasbeck, vous parlez comme un enfant, répartit l’autre en reprenant son ton de grande cérémonie ; ce n’est pas vous qui avez besoin d’Abdul Hamid, dans sa triste situation, c’est lui qui a besoin de vous, de nous, de tous ceux qui n’ont point perdu l’espoir de le faire remonter sur le trône !

 

– À ce propos, dit Kasbeck, j’ai vu Tysal et Sabah, pacha, et Djavid et Kiassim !…

 

– Eh bien, où en êtes-vous ? demanda Gaulow avec une grande précipitation, laquelle pouvait s’expliquer aussi bien par l’intérêt qu’il portait à l’entrevue de Kasbeck avec ces messieurs que par le désir qu’il avait de changer de conversation.

 

– Où nous en sommes ? Par Allah ! cela va très bien ! Le complot prend corps. Ils ont tous assez du comité Union et Progrès et se déclarent prêts à travailler cette fois pour eux, c’est-à-dire pour Abdul-Hamid si celui-ci s’y prête un peu.

 

– Il y a un an que vous me dites cela, Kasbeck…

 

– Ils n’attendent qu’une occasion, et aussi, vous le savez bien, de l’argent… beaucoup d’argent… Ils en manquent… Ils ont déjà disposé de leur fortune pour la cause… c’est des millions qu’il faudrait, pour être sûrs de réussir… car il ne s’agit point uniquement d’assassiner le gouvernement, ce serait trop simple !… Il faut que… « l’événement » coïncide avec un soulèvement de toute l’Asie Mineure… Un soulèvement pareil, mon cher Kara Selim, ne peut se produire, qu’avec la complicité des autorités… et, ça coûte cher, les autorités… »

 

Ici, Kasbeck coula un regard sournois du côté de Kara Selim et poussa un soupir.

 

« Ah ! si nous avions les millions de la chambre du trésor !… dit-il.

 

– Parlons-en de la chambre du trésor ! répondit Kara Selim en s’appuyant négligemment sur le pommeau de sa grande épée… Elle n’a jamais existé !…

 

– Il y a longtemps, Kara Selim, que vous êtes persuadé de cela ? demanda Kasbeck en regardant fixement Gaulow qui ne sourcilla point.

 

– Depuis mon dernier voyage à Constantinople. Les indications que vous m’avez données ne signifient rien, absolument rien. J’ai vu Canendé Hanoum… Elle ne savait même pas ce que je voulais dire avec le couloir de Durdané… Elle n’a jamais entendu parler de ce couloir-là au temps où elle était au harem… Jamais le nom n’a été prononcé devant elle… bien mieux, elle ne voit pas comment, à l’endroit qui nous occupe, ce couloir aurait pu conduire à un escalier descendant à la chambre du trésor !…

 

– Canendé Hanoum est prudente, fit observer Kasbeck… Elle a toujours passé pour une grande diplomate. Admettons qu’elle n’ait point voulu se compromettre…

 

– Elle m’a juré qu’elle était sincère !… et savez-vous ce qu’elle m’a dit encore ? Elle m’a dit que si un pareil couloir avait existé, le grand eunuque en eût su quelque chose ! »

 

Kasbeck secoua la tête :

 

« Le maître a toujours eu ses petits secrets ; même pour le grand eunuque, exprima-t-il… Enfin ! si elle ne sait rien du couloir, elle a tout de même entendu parler de la chambre du trésor ?

 

– Naturellement, comme tout le monde au harem !… concéda Gaulow. Mais elle n’est point loin de croire à une légende.

 

– Vous parlez sérieusement ?

 

– Très sérieusement… Elle ne m’a pas caché qu’elle ne croyait guère à une fable inventée dans les heures d’ennui au harem… Toutes les petites cervelles de ces dames travaillaient ferme sur ce thème : la chambre mystérieuse où Abdul-Hamid enfermait, entassait depuis des années des sommes incalculables, des bijoux, des joyaux de toutes sortes… Un conte des Mille et une Nuits, mon cher Kasbeck !…

 

– Il ne faut pas oublier, mon cher Kara Selim, que nous sommes justement dans le pays de ces contes-là !… Et Abdul-Hamid aura été le dernier sultan qui les aura rendus possibles ou, du moins, qui en aura réalisé quelques-uns !… Cette chambre du trésor était bien dans sa manière… Pourquoi n’aurait-il pas eu une chambre pour cacher ses trésors comme il en avait tant pour cacher sa personne ?… Rappelez-vous la stupéfaction avec laquelle les nouveaux venus, dès les premiers jours de la révolution triomphante, ont découvert tout cet enchevêtrement architectural qui faisait de Yildiz-Kiosk une véritable boîte à surprise, avec des chambres truquées d’où l’on pouvait sortir sans être vu d’aucun serviteur et dans lesquelles on pouvait entrer alors que l’on vous croyait ailleurs !… Rappelez-vous ces mannequins extraordinaires que l’on trouva dans une cave du Djihan-Numa-Kiosk, au fond du jardin intérieur, mannequins ressemblant autant que possible à Abdul-Hamid et qu’il disposait le soir, derrière telle ou telle fenêtre, dans telle chambre où il était censé travailler, alors qu’il allait se reposer dans une autre !… Et vous trouvez d’une imagination enfantine l’histoire de la chambre du trésor ! Mais vous savez bien qu’Abdul-Hamid était avare ! Ce qui eût été tout à fait extraordinaire, c’est qu’il n’eût point une chambre comme celle-là !… Réfléchissez-y !…

 

– On l’a cherchée partout ! répliqua l’autre… Les hommes du nouveau régime et les deux gouvernements qui se sont succédé ont tout bouleversé pour mettre la main sur les trésors d’Abdul-Hamid, au fond d’Yildiz-Kiosk, et on n’a rien trouvé !… Abdul-Hamid n’était pas un sot et justement parce qu’il était avare et connaissait exactement le prix de l’argent, il n’eût jamais laissé dormir ses fonds dans une cave !… et, la preuve, c’est qu’il avait des comptes partout et des dépôts partout, aux banques de Paris, de Berlin, de Londres !… Enfin, si cette chambre existait avec des richesses fabuleuses, Abdul-Hamid, qui n’a plus d’espérance que dans ces richesses-là pour remonter sur le trône, vous aurait déjà donné le moyen certain de les retrouver !…

 

– Eh ! vous savez bien qu’il n’a confiance en personne !… Il craint d’être volé et c’est très naturel !… D’un autre côté, il voudrait bien agir… ce qui fait que tantôt il semble prêt à parler… et que tantôt il retient sa parole… Enfin, la dernière fois il a « lâché » le couloir de Durdané… et il m’a formellement assuré que la chambre du trésor se trouve sous ce couloir-là.

 

– Oui, mais le couloir n’existe pas ! n’a jamais existé !…

 

– Eh ! vous n’en savez rien !

 

– Ne vous a-t-il pas dit que Canendé Hanoum le connaissait. Eh bien, il vous a menti ! Il vous mène en bateau, mon cher !… Il a trompé tout le monde, toute sa vie !…

 

– Cependant, vous lui êtes toujours dévoué, Kara Selim !

 

– Toujours !… C’est lui qui a fait ma fortune, qui m’a fait pacha !… qui m’a fait vali !… Qui m’a fait maître de l’Istrandja-Dagh !… Avec le nouveau gouvernement il n’y a rien à faire pour moi !… je ne me fais pas d’illusion, allez !… Le comité Union et Progrès et, d’un autre côté, les gens de Mahomed Chevket pacha me laissent tranquille parce qu’ils ont assez à faire à se quereller entre eux, mais ni avec les Jeunes-Turcs… ni avec le parti militaire je ne pourrai jamais m’entendre… Soyez tranquille, Kasbeck, je marche avec vous !… et le moment viendra, je n’en doute pas, où Abdul-Hamid, avec l’aide ou sans l’aide des richesses de sa chambre du trésor, retrouvera son trône !… Il y aura encore de beaux jours pour Marénin-Kiosk, l’Adjem-Kiosk !… et le musée des animaux !… Allah est grand !…

 

– Si la guerre éclate et si les Turcs sont battus, comme on peut le craindre… exprima gravement Kasbeck, c’est la victoire à brève échéance d’Abdul-Hamid !…

 

– Eh bien, mon cher ! fit Gaulow en quittant le banc de pierre où il était assis… je suis plus patriote que vous !… La victoire d’Abdul-Hamid à ce prix-là… je n’en voudrais pas !… Ma foi non !… Voyez-vous, Kasbeck… je hais trop ce pays-là !… »

 

Et ce disant, Gaulow montrait du doigt la cime des monts qui le séparaient de la Bulgarie… Et son visage, si beau, quand il était au calme ou animé des sentiments de l’amour, redevint instantanément hideux de férocité. Les sourcils froncés, les lèvres relevées, la mâchoire mauvaise, il fixait le Nord d’un regard de haine terrible…

 

« Mes frères, les Bulgares… murmura-t-il dans un rictus sinistre… qu’ils y viennent donc !…

 

– Croyez-vous qu’ils vont venir ? Croyez-vous qu’ils sont prêts ? demanda Kasbeck…

 

– Ils vont venir… mais ils ne sont pas prêts… » ricana-t-il.

 

Et il ajouta, en regardant l’eunuque d’une façon assez étrange :

 

« Vous pouvez m’en croire, Kasbeck… je reviens de là-bas… je suis très renseigné !Et maintenant, venez !… j’entends le chant joyeux des trompettes !… Ce sont les ripailles qui commencent… Aujourd’hui, je me dois à mes amis… dont vous êtes, Kasbeck… Ma foi, je crois bien que vous êtes mon meilleur ami !… Au selamlik, Kasbeck ! on nous attend !…

 

– Encore un mot, Kara Selim, fit l’eunuque… Je voudrais que vous me répondiez franchement sur un point qui me tient à cœur… En vérité, en toute vérité, vous ne croyez pas à la chambre du trésor ?…

 

Ma foi, non ! je n’y crois point !…

 

– Vous ne croyez point qu’en cherchant entre le haremlik, la bibliothèque et le Bosphore ?…

 

– Tout cela est bien vaste jusqu’au Bosphore !…

 

– Vous savez bien que l’on prétend que la chambre du trésor communique avec le Bosphore et qu’il était facile à Abdul-Hamid de noyer ses richesses d’un seul coup !… On racontait encore cela de mon temps, à Yildiz-Kiosk !… Je suis persuadé que si l’on cherchait du côté des ruines de Tcheragan…

 

– Vous êtes fou ! Kasbeck, vous perdez la tête !…

 

– Écoutez ! fit Kasbeck en lui mettant une main sur l’épaule, écoutez, Kara Selim, je sais que vous avez cherché du côté des ruines de Tcheragan !…

 

– Moi !…

 

– Oui, vous !

 

– Quand ?

 

– La dernière fois que vous êtes allé à Constantinople…

 

– Mon cher, je suis allé aux échelles prendre mon caïk qui m’attendait pour me conduire aux Eaux-Douces d’Asie, voilà tout !… Allons ! au selamlik !… »

 

Et il parvint à l’entraîner bien que l’eunuque têtu s’obstinât à vouloir obtenir de lui d’autres précisions sur son dernier voyage à Constantinople…

 

Quand ils furent partis, Rouletabille, qui, depuis plus de vingt minutes, n’avait pas fait un mouvement, commença par se dégourdir les jambes, puis poussa un soupir. Il avait des « fourmis » dans les pieds et des flammes dans le cerveau !… Ah ! certes, il ne regrettait pas son ankylose ! Ce qu’il avait entendu derrière son créneau valait bien un tour de rein !… Abdul-Hamid amoureux d’Ivana !… le complot !… assassiner le gouvernement !… la chambre du trésor !… Yildiz-Kiosk ! Ah ! mais ! Ah ! mais !… Il y avait bien des pages de l’agenda qu’il comprenait maintenant !

 

Tant de notes mystérieuses qui ne pouvaient être que des aide-mémoire pour celui qui les avait tracées et restées lettre morte pour tout indiscret qui aurait pu mettre le nez dans le précieux livre, prenaient toute leur signification maintenant, après la conversation des deux compères !…

 

Ces noms propres et ces adresses… ces initiales… c’était le complot tout cela !… c’était la liste des conspirateurs !… et tous ces chiffres et ces petits plans… ces carrés, ces losanges, ces parallélépipèdes se succédant de page en page, ici avec un point d’interrogation et là un point d’exclamation !… mais tout cela c’était… c’était… les recherches de Gaulow autour de la chambre du trésor !… Il avait un joli toupet de prétendre qu’il n’y croyait pas !…

 

Précieux agenda !…

 

Comme Rouletabille se félicitait d’avoir pu garder pour lui, tout seul, le secret de sa trouvaille dans le parc du général Vilitchkov !… Plusieurs fois, il avait été sur le point d’en parler au général Stanislawof d’abord, à Athanase ensuite… et de le leur soumettre, pensant qu’ils y trouveraient tout de suite des choses que son ignorance de l’Orient et des langues orientales ne lui permettait pas de comprendre immédiatement…

 

Et puis, au dernier moment, il avait toujours été retenu… par le pressentiment qu’un pareil carnet tombé d’une pareille poche (celle de Gaulow) pourrait être un jour très utile à celui qui le déchiffrerait… et qu’il lui serait surtout une arme si tout le monde continuait d’ignorer qu’il la possédât…

 

Aujourd’hui, il était bien récompensé, car il n’était pas possible que les secrets de ce carnet-là ne l’aidassent point dans l’aventure formidable où il était engagé avec Ivana ! avec Ivana que se disputaient Abdul-Hamid qui espérait devenir son maître, Gaulow qui se disait déjà son époux, Athanase qui se prétendait son fiancé et lui, Rouletabille, qui était sûr d’être le seul aimé ! et, par conséquent, qui n’était pas loin, surtout depuis cinq minutes, de se croire le plus fort !

 

Après un dernier coup d’œil donné à cette partie du Château Noir et aux courtines qui montaient du côté du haremlik, il se résolut enfin à redescendre et à regagner la « bergerie » où il avait laissé La Candeur et Vladimir. Mais il ne retrouva point les reporters dans cette cour et, du reste, ne s’attarda point à les rechercher.

 

Il reprit hâtivement le chemin du donjon au milieu de la cohue des gardes qui faisaient grand tapage dans la baille. Mais à l’hôtel des Étrangers Rouletabille constata avec plaisir que c’était grand calme et que nul ne songeait à venir troubler la paix des voyageurs.

 

Dans la salle des gardes, Modeste ronflait : Tondor cousait des galons d’argent à son habit, comme il en avait vu à celui du majordome de la karakoulé ; enfin, au premier étage, dans les chambres, Rouletabille tomba sur Vladimir et sur La Candeur qui, à son aspect, se mirent une fois de plus à « étudier le terrain des opérations et à regarder l’heure à la montre ».

 

Trop d’objets sollicitaient l’activité du reporter pour qu’il daignât s’étonner une fois de plus d’une attitude qui l’avait déjà intrigué, et il donna l’ordre aux deux jeunes gens d’aller lui chercher aussitôt M. Priski. En même temps, il commanda à Modeste, qu’il avait réveillé, au passage, d’un solide coup de pied dans la partie la plus charnue de son individu (Modeste dormait sur le ventre), de préparer un excellent déjeuner pour le majordome du Pacha noir.

 

M. Priski fut monté, déficelé, frictionné, réchauffé, cajolé, choyé au possible. Il en avait les larmes aux yeux.

 

« Qu’est-ce que vous allez encore me demander ? exprima-t-il avec une certaine défiance, car l’expérience l’avait instruit.

 

– Monsieur Priski, commença Rouletabille, en le faisant asseoir à la table que Modeste avait recouverte de ses conserves les plus appétissantes, monsieur Priski, je vais vous demander de me faire l’honneur d’accepter ce modeste repas. Et, pendant que vous mangerez, comme nos minutes sont précieuses, vous aurez la bonté de suivre sur ce mur blanc, le tracé que je vais faire à l’aide de ce charbon noir. »

 

Sur quoi Rouletabille dessina sur la muraille le plan de la karakoulé, avec ses cours, ses bâtiments, ses murs, ses diverses enceintes.

 

« Est-ce à peu près cela ? demanda-t-il à M. Priski quand il eut achevé toute cette géométrie.

 

– C’est tout à fait cela, soupira M. Priski, la bouche pleine.

 

– Vous ne voyez point quelque petite erreur à relever ?

 

– Ma foi, non.

 

– Le haremlik et le selamlik sont bien placés par rapport l’un à l’autre ?

 

– Mon Dieu ! oui !…

 

– Eh bien, monsieur Priski, vous allez me marquer avec ce charbon la place exacte où se trouvait, dans le harem, l’appartement de l’ex-première kadine que l’on a remis ces jours-ci entièrement à neuf (je parle de l’appartement) pour qu’il puisse être étrenné ce soir par Ivana Hanoum ? »

 

M. Priski se leva, prit le charbon des mains de Rouletabille et alla faire une croix à un point extrême du plan. Puis il revint s’asseoir après avoir rendu au reporter son « crayon ».

 

« Merci ! fit Rouletabille, je vous crois trop intelligent, monsieur Priski, pour mettre, une seconde, en doute votre bonne foi. »

 

M. Priski leva les yeux au ciel comme pour l’attester de ses excellentes intentions à l’égard d’un étranger qui lui faisait servir un aussi excellent déjeuner, dans une aussi méchante circonstance.

 

Cinq minutes plus tard, M. Priski était redescendu au fond de son trou et Modeste était chargé de sa garde particulière.

 

XVII

Les noces d’Ivana Hanoum

 

Le matin de ce grand jour, Ivana avait vu entrer dans sa chambre de la tour de l’Ouest une vieille dame d’aspect fort aimable et d’allure obséquieuse, mais qui commandait avec autorité aux quelques esclaves qui l’avaient suivie.

 

C’était la yen-khich-kadine, c’est-à-dire la maîtresse des cérémonies de la chambre nuptiale. Jusqu’à l’heure où elle appartiendrait à l’époux, Ivana appartiendrait à cette femme.

 

Elle comprit cela tout de suite et se laissa faire. Elle se laissa enduire de cosmétique et couvrir d’essences. On lui teignit de henné les ongles et la plante des pieds.

 

Les servantes, chargées de la toilette, papillonnaient autour d’Ivana et de la kadine, qui donnait un ordre. Celle-ci apportait le riba, condiment à base d’antimoine, au moyen duquel on donne aux cils et aux sourcils cette teinte d’un noir bleu qui commence à être apprécié même en Occident, et qui rend les yeux si expressifs et si langoureux. Celle-là était chargée du sari, pommade composée de litharge et de réalgar destinée à faire tomber le dernier duvet. Les crèmes de sandal, de rose et de jasmin étaient apportées par d’autres, qui travaillaient à genoux. Enfin, vinrent le rouge et le talc, pour donner à la peau l’onctueux de l’ivoire poli.

 

Ces soins délicats terminés, on cercla d’anneaux d’or les chevilles, les jambes et les bras de la belle fiancée. On attacha à son cou un collier de quatre rangs de perles, et à ses oreilles des pendeloques du plus bel orient. Les doigts du pied et de la main disparurent sous les bagues garnies de diamants, de rubis, d’émeraudes et de turquoises.

 

On lui natta sa longue et luxuriante chevelure que l’on couvrit du tarbouche.

 

On lui fit revêtir un caleçon de satin rose aux larges plis et ne tombant que jusqu’au genou ; on lui fit passer une tunique bleue, également de satin, ajustée à la taille, très échancrée sur le sein, soutachée d’argent et brodée de semences de perles. Un cachemire blanc de la plus grande finesse lui ceignit les reins. Les manches de la tunique étaient fendues, laissant voir la blancheur des bras emprisonnés dans les cercles d’or.

 

Quand elle fut ainsi habillée et parée, Ivana dut se laisser conduire par la maîtresse des cérémonies jusqu’au harem qui communiquait avec la tour de l’Ouest par une porte basse.

 

Une troupe d’esclaves l’attendait dès le seuil et la saluèrent à genoux. Elle fut presque aussitôt introduite dans une grande pièce appelée le divan, qui était garnie du meuble circulaire connu sous le même nom et qui donna également ce nom à tous les genres de réunion qui s’y tiennent.

 

À la vue de la belle jeune fille, une vingtaine de femmes nonchalamment accroupies, soit sur le divan, soit sur des nattes de jonc, soit sur de magnifiques tapis de Perse, se levèrent en tumulte, quittant leurs narghilés au long bout d’ambre et se pressant avec une ardente curiosité et des exclamations de joie autour de la nouvelle arrivée.

 

« Une Françaoni ! » s’écrièrent-elles…

 

Pour ces dames, toute femme qui n’est point musulmane est une Française !… du moins ont-elles gardé l’habitude de l’appeler ainsi, car la plupart d’entre elles ont reçu une instruction et une éducation qui ne leur permettent plus d’ignorer la géographie.

 

« Machalla ! elle est charmante ! » déclarèrent-elles toutes.

 

Elles savaient cependant que c’était une rivale ou une nouvelle maîtresse devant la volonté de laquelle tout allait céder désormais au harem, mais elles prenaient garde d’en montrer du dépit. Et puis elles lui étaient reconnaissantes de les avoir débarrassées de la première kadine, qu’elles détestaient.

 

Elles lui prenaient les mains, les baisaient, admiraient ses yeux, caressaient sa soyeuse chevelure.

 

Parmi ces femmes, il y en avait qui étaient vêtues splendidement. La soie, les broderies d’or, la fine mousseline d’ananas, les perles fines, les diamants lourdement enchâssés s’étalaient à profusion dans leurs ajustements et point toujours avec le meilleur goût. Les kadines de l’Istrandja-Dagh ne sauraient rivaliser avec celles du Bosphore, qui savent s’habiller avec autant de science que de délicatesse, soit à l’ancienne mode, soit à la mode parisienne.

 

Ici, on était au fond de l’Orient le plus lointain, de celui des vieux âges. Depuis le charmant tarbouche, espèce de bonnet grec, posé coquettement sur des nattes de cheveux entremêlées de petites pièces d’or qui faisaient entendre au moindre mouvement de tête leur bruit métallique, jusqu’aux mignonnes babouches, jusqu’aux colliers de corail qui s’entrelaçaient sur les poitrines, tout datait, tout était vieux-turc.

 

Celles qui étaient le plus brillamment parées se nommaient les cettis, ou « dames », hiérarchiquement classées. Les autres étaient des odalisques chargées de fonctions plus ou moins subalternes.

 

Il y avait, comme chez les hommes de la maison militaire d’un bey, la cetti porte-chibouk, la cetti porte-café, et, en remontant dans le rang, l’effendicetti (la savante, celle qui s’occupe des écritures). À chacune de ces fonctions étaient attachés des honneurs, de la considération et une portion d’autorité.

 

Toutes ces femmes s’empressaient autour d’Ivana, examinant son habillement, ses bijoux, lui faisant des compliments et l’assaillant de questions.

 

Ivana souriait vaguement et ne répondait pas, mais elles n’avaient pas l’air de s’en apercevoir.

 

Sur ces entrefaites, la yen-khieh-kadine se leva et entraîna Ivana et ses esclaves dans un boudoir où étaient préparés la robe et les joyaux de la mariée.

 

Ivana ne marqua aucun étonnement, aucun énervement de se voir à nouveau entre les mains des femmes. Si elle avait cru en avoir terminé avec les exercices de la toilette, la maîtresse des cérémonies lui fit comprendre que le costume dont on l’avait vêtue pour son entrée au harem, ne pouvait servir pour la cérémonie. La jeune fille, que tant de gestes autour d’elle auraient pu avoir agacée, ne protesta point cependant ; sans doute était-elle décidée à laisser couler les événements de cette journée avec calme et un certain fatalisme.

 

On la dévêtit donc et on lui passa une longue robe brodée d’or et garnie d’une grosse frange autour de la jupe ; la maîtresse des cérémonies lui affirma que cette robe, délicate attention de Kara Selim, était sortie des ateliers d’une des meilleures maisons parisiennes de Constantinople. Ce vêtement avait deux longues traînes qui furent tenues par deux esclaves circassiennes d’une beauté et d’une grâce remarquables.

 

Le bonnet aux sequins fut remplacé par un lourd diadème de diamants et l’on ajouta aux bijoux dont Ivana était déjà couverte ceux qui avaient été enfermés soigneusement dans la chambre du trousseau.

 

Parée de cette façon, Ivana, dont le visage avait été enveloppé non point du yasmak ordinaire, mais d’un voile rose qui cachait complètement ses traits, fut reconduite dans la salle du divan où, cette fois, Kara Selim l’attendait.

 

Celui-ci avait toujours ce costume noir que nous avons décrit et qui faisait de lui un seigneur moyenâgeux fort élégant, mais funèbre.

 

La seule parure exceptionnelle qu’il avait sortie pour ce grand jour consistait dans un collier d’un grand prix qui pendait sur sa poitrine. Il laissa venir à lui Ivana, en lui souriant joliment de sa belle bouche toujours un peu féroce.

 

Son regard, devant cette jolie personne, si somptueusement habillée et qui allait bientôt lui appartenir, était celui d’un homme épris. On ne pouvait s’y tromper à la façon dont il faisait le tour d’Ivana et des « charmes » qu’elle laissait entrevoir.

 

La yen-khieh-kadine fit agenouiller la jeune fille devant Kara Selim comme elle eût dû le faire devant son père, selon la coutume, mais le père d’Ivana ayant été assassiné par Kara Selim, c’était celui-ci qui se présentait pour le remplacer. Et son geste, en la circonstance, avait encore cette signification qu’il ne recevait sa nouvelle femme de personne et qu’il ne la tenait que de lui.

 

Avec des manières pleines d’une grâce ardente et audacieuse, il la releva, osa lui donner sa bénédiction suivant la mode ottomane, et lui mit autour de la taille une ceinture de diamant, symbole de la dignité de femme mariée à laquelle elle allait être élevée.

 

Chez les Turcs, une femme ne doit point porter cette ceinture avant le jour de son mariage, et l’acte d’agrafer la ceinture est une espèce d’investiture que l’on confère à la jeune fille comme le symbole de l’état de femme. Cette coutume est encore usitée, du reste, dans certaines parties de l’empire pour les jeunes hommes qui partent à la guerre ; car, au temps jadis, l’investiture du sabre se faisait avec une pompe qui ne le cédait en rien à la célébration du mariage.

 

Au même instant, une pluie de pièces d’or et d’argent tomba sur les têtes des spectatrices, qui se roulèrent les unes sur les autres dans leur impatience d’en attraper quelques-unes. Cet empressement n’était point dû à la cupidité, mais au fétichisme. Cet argent, en effet, est tenu en grande considération en Turquie parmi les gens superstitieux, et là-bas tout le monde l’est plus ou moins. On dit que ces pièces de monnaie portent bonheur ; aussi les garde-t-on aussi longtemps que possible, de manière à ne pas laisser échapper la bonne chance.

 

La cérémonie de la pluie d’or terminée, Kara Selim offrit son bras à Ivana qui y appuya, en tremblant légèrement, le bout de ses doigts ; et il donna l’ordre à la yen-khieh-kadine de les précéder dans la chambre nuptiale.

 

En comprenant que Gaulow la conduisait déjà dans son appartement, Ivana se sentit tout à coup si faible qu’elle dut s’appuyer davantage sur le bras qui la dirigeait. L’époux crut à une tendre pression de celle qui allait devenir sa femme et il la lui rendit avec amour.

 

Ivana était défaillante.

 

Si le voile rose qui l’enveloppait n’avait point caché son visage, Kara Selim et les assistants auraient été épouvantés de sa pâleur.

 

Allait-elle avoir la force de suivre jusqu’au bout l’héroïque et terrible programme qu’elle s’était tracé ? Elle avait accepté d’avance le sacrifice avec une sorte de divine allégresse qu’ont dû connaître les martyrs ; pas une seconde, elle n’avait pensé qu’il lui était possible d’hésiter entre son honneur, sa vie, son amour et le salut de la patrie. Puisqu’elle ne pouvait connaître le secret du coffret byzantin qu’en se donnant à cet homme qui avait été le bourreau de sa famille, elle lui avait dit :

 

« Je serai à toi !… »

 

Mais voilà que l’heure étant venue de se donner, il lui semblait qu’elle n’allait plus avoir que la force de mourir !…

 

Depuis la première heure du jour, elle n’avait été qu’une poupée entre les mains des femmes, se laissant tourner, retourner, admirer… si loin d’elles… si loin !… la pensée perdue dans un rêve vague qu’elle n’eût su préciser, mais où elle fuyait avec acharnement cependant l’image précise d’un Gaulow la prenant dans ses bras… et maintenant elle sentait qu’au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient, le froid courage dont elle avait fait preuve jusqu’au matin de ce jour-là, la décisive énergie qui l’avait soutenue dans le plus ardent péril… oui, elle sentait que tout cela fondait, s’en allait, la laissait désarmée…

 

Elle avait d’abord follement espéré, tellement elle était devenue faible et enfantine, que cette journée d’habillage, de déshabillage, de salutations entre poupées, se prolongerait indéfiniment… et que le soir, le terrible soir serait long… plus long à venir… que les autres soirs… Et voilà que tout à coup Kara Selim, amoureux, n’attendait point l’heure nuptiale et la conduisait dans sa chambre !…

 

Ah ! elle ne pouvait mettre en doute la signification de ce geste qui l’avait relevée avec passion, de la précipitation avec laquelle ce barbare sanguinaire, qui devait se trouver bien magnanime d’avoir déjà tant attendu, la conduisait à la chambre fatale…

 

« Zo ! » murmura-t-elle.

 

Oui, dans cette minute désespérée, ce fut cette syllabe dont elle saluait familièrement notre Rouletabille qui expira sous le voile rose… Ce fut l’image du petit reporter accouru vers elle à travers tous les dangers qui se dressa dans son esprit déséquilibré par la précipitation des événements, et peut-être, dans ce moment-là, regretta-t-elle de ne pas l’avoir suivi quand il était venu la visiter sur les toits comme une hirondelle.

 

« Zo !… »

 

Est-ce que Rouletabille n’allait pas apparaître pour l’arracher à cet homme qui lui souriait d’une façon si infâme ?

 

Elle jeta autour d’elle un regard éperdu, mais à travers les mailles fines de son voile, elle n’aperçut que les visages d’insouciance ou de gaieté de ses compagnes qui l’avaient suivie.

 

Mais alors elle n’allait donc point rester seule avec cet homme ?

 

La chambre, en effet, où elle venait de pénétrer, s’emplissait d’un pépiement d’oiselles, du caquetage des invitées qui ne cessaient de venir grossir la troupe des femmes du haremlik de Kara Selim et des rires de très jeunes filles conduites par de grasses matrones.

 

De voir encore tout ce monde autour d’elle, cela calma son insupportable angoisse.

 

Il ne paraissait point qu’on dût les laisser seuls tout de suite, car certaines s’installaient, s’étendaient déjà sur les tapis. Alors, elle regarda bien cet appartement, cette chambre, la chambre de ses noces. Celle-ci avait été décorée d’une façon digne de la fille d’un grand vizir. Le divan avec ses coussins était tout en riche velours rouge brodé d’or d’un bout à l’autre ; les coussins avaient à chaque coin des glands de perles. Les fenêtres et les portes étaient ornées de superbes rideaux de soie dont la frange était également d’or.

 

Une grande fenêtre balcon s’ouvrait dans un mur. Cette fenêtre était naturellement munie de barreaux à l’extérieur et de treillage en bois à l’intérieur. Tout cet assemblage, appelé djumba, était doré.

 

Le tapis était un de ces magnifiques et moelleux gobelins dont les dessins et les couleurs surpassent tout ce qu’on a pu faire dans ce genre en Orient.

 

Enfin, dans le fond, était dressé l’aski.

 

Cet aski est une chose assez curieuse, un meuble qui appartient à la fiancée et qui ne reste là que pendant la cérémonie du mariage. L’aski n’est ni plus ni moins que le trône de la fiancée, sur lequel elle se place pour recevoir les hommages de la foule. On donne le nom d’aski non seulement au siège lui-même, mais en particulier à une espèce de tente ou de dais de tulle rose qui se suspend au plafond et descend gracieusement jusque sur le plancher. Ce dais était parsemé d’étoiles d’or et surmonté d’une guirlande de fleurs qui descendait jusqu’en bas en forme de festons. C’est dans cette niche féerique que s’assied la jeune fiancée pour recevoir les hommages et les félicitations des dames.

 

Kara Selim conduisit lui-même Ivana sous le dais et la fit asseoir. Il n’eut garde de lever son voile, mais il lui prit une main entre les siennes et s’étonna de la trouver glacée. Il lui demanda si elle avait peur de lui. Ivana, pour toute réponse, secoua la tête.

 

« N’oubliez point, Ivana, ajouta-t-il d’un certain air où elle vit de la menace et, ce qui lui parut plus grave, de la raillerie, n’oubliez point que vous m’avez promis de m’aimer !…

 

– Et vous, murmura la jeune fille, ne m’avez-vous point promis quelque chose ? »

 

Gaulow sourit comme il savait sourire :

 

« Ah ! ah ! fit-il, vous pensez encore au coffret byzantin ?

 

– Je vous ai dit, Kara Selim, combien je tenais à ce coffret et qu’il est plein pour moi des plus précieux souvenirs, des médailles, des bijoux que je considère comme des fétiches, et que l’on m’a fait regarder comme tels depuis ma plus tendre enfance ; comment pouvez-vous vous étonner que j’y tienne, et que, surtout dans un jour comme celui-ci, je veuille les toucher ?…

 

– Vous les toucherez ! Vous les toucherez, Ivana, promit Kara Selim, de sa voix la plus douce, mais comprenez que je ne pouvais faire apporter dans la chambre nuptiale un meuble qui y serait en ce moment déplacé. Regardez cette chambre et remarquez que, selon l’usage, vous n’y voyez ni chaise, ni sofa, ni coffre d’aucune sorte, rien en dehors de l’aski. C’est la coutume qui le veut ainsi[6]. Ce soir, vous trouverez tout le mobilier dont vous pourrez avoir besoin et ce coffret byzantin dont vous avez tant envie. »

 

Elle le remercia et il s’éloigna car un eunuque venait au-devant de lui et faisait signe qu’il avait une communication pressante à lui faire. On venait alors lui annoncer l’arrivée de Kasbeck et, aussitôt, il quitta sa jeune épouse, laquelle, le voyant s’éloigner, poussa un profond soupir de soulagement.

 

Cependant la foule curieuse des femmes l’entourait et elle dut rester exposée ainsi à leurs regards, à leurs remarques et quelquefois à leurs quolibets, pendant plus de deux heures. Elle étouffait, elle eût voulu se lever, respirer un autre air que celui-ci, qui était surchargé de parfums, mais la terrible kadine était là qui veillait à ce qu’elle ne fit aucun mouvement qui ne fût permis par le cérémonial.

 

Enfin, on ouvrit la porte de la chambre du trousseau, et toutes les kadines et les invitées venues du dehors s’y précipitèrent.

 

On peut s’imaginer qu’il y eut de nombreux cris d’admiration dans la chambre du trousseau d’Ivana. Le seigneur Kara Selim devait avoir bien fait les choses. Cependant, beaucoup de ces dames sortirent du djeiss-odassi avec des rires et des réflexions désobligeantes qu’elles exprimèrent assez haut pour que la nouvelle mariée, toujours assise sous son dais comme une idole, les entendît.

 

« Il y avait dans cette chambre, disaient-elles, de grandes richesses, mais elles ne leur étaient pas inconnues. Tous ces objets somptueux avaient déjà servi à la dernière kadine favorite, celle dont Ivana venait prendre la place. »

 

Et, à propos de cette kadine, les unes se racontèrent à l’oreille, mais toujours assez haut pour être entendues de la fiancée, qu’on ne la reverrait plus, car elle s’était montrée si insupportable à la suite de sa disgrâce que Kara Selim, pour s’en débarrasser, n’avait pas hésité, la nuit dernière, à la faire précipiter dans le ialniss guidich (ce que M. Priski appelait le « je prends tout et je ne rends rien ! » et ce qui signifiait textuellement « l’aller seulement »), dans la terrible oubliette de la cour des esclaves !…

 

Cette petite nouvelle, rapportée certainement dans le sentiment de faire réfléchir la nouvelle maîtresse sur la fragilité des choses humaines, ne parvint pas cependant à faire frissonner Ivana qui, en ce moment, n’avait pas peur de la mort, mais de l’amour.

 

Enfin la maîtresse des cérémonies donna le signal pour que l’on se rendît au réfectoire, et Ivana put quitter l’aski et se mêler au reste de la société, qui ne cessa de l’assourdir de compliments et de commérages, tout en se bourrant de sauces et de sucreries.

 

Pendant ce temps, la chambre nuptiale restait vide. Mais bientôt, elle était envahie par les esclaves chargées de meubles, sous la conduite de la maîtresse des cérémonies, qui faisait remplacer l’aski par un grand lit en marqueterie, disposait avec régularité les fauteuils et les sofas, la table de toilette, et tout ce qui pouvait apporter un peu de confort moderne à cette pièce si nue tout à l’heure. Ayant jeté un coup d’œil à tout cet assemblage d’une richesse de fort mauvais goût, mais qui la contenta parfaitement, la yen-khieh-kadine s’en alla enfin en fermant les portes. Si par hasard elle fût revenue une heure plus tard, ses oreilles auraient été certainement surprises par un bruit d’une nature particulière qui venait de la fenêtre du fond, de cette fenêtre à balcon, garnie de grilles et de treillages dorées appelés djambas, sur laquelle elle avait fait glisser un haut rideau de tapisserie. Mais elle ne vint pas, et ce bruit, qui était comme une sorte de grincement ressemblant singulièrement à celui que produirait une lime mordant et usant le fer, se continua à peu près jusqu’au moment où nous retrouvons notre Rouletabille accourant au selamlik, Rouletabille que la bienveillante hospitalité de Kara Selim avait envoyé chercher et qui se rendait à cette nouvelle invitation en toute hâte, avec ce bon La Candeur, qui paraissait du reste aussi essoufflé que lui.

 

« Pourvu que l’on ne se doute de rien !… murmurait celui-ci, qui n’avait point perdu l’habitude de trembler à propos de tout et à propos de rien…

 

– Vladimir est venu nous chercher tout de suite, répliquait Rouletabille. Ils doivent bien comprendre qu’il nous fallait au moins le temps de nous habiller…

 

– Tout de même, c’est une veine, cette fête !… Si tous ces gens-là ne passaient pas leur temps à boire, à manger et à danser, il y a beau temps qu’ils auraient levé le nez en l’air et qu’ils nous auraient coffrés, avec notre manie de nous promener sur les toits !

 

– Touche du bois ! commanda Rouletabille, superstitieux. Il ne faut jamais évoquer la catastrophe !

 

Saperlotte !… fit La Candeur en arrêtant soudain Rouletabille et en devenant tout pâle…

 

– Quoi encore ?… qu’y a-t-il ?… mais parle donc !

 

– Eh bien, nous sommes partis si vite que j’ai oublié de retirer la corde… Elle est toujours attachée à la cheminée et elle se balance dans le vide !…

 

– Malheur !… Tu n’en fais jamais d’autres !… gronda Rouletabille…

 

– Si je courais dire à Vladimir de refaire le chemin des courtines et d’aller l’enlever !…

 

– Oui, va !…

 

– J’y vais !… »

 

Et le bon La Candeur se disposait à aller réparer sa gaffe quand une main se posa un peu bien rudement sur son épaule…

 

Il se retourna…

 

C’était Stefo le Dalmate, accompagné de cette sorte de chapelain qui parlait si bien le français.

 

« Eh ! messieurs ! que devenez-vous ? demanda cet homme au béat sourire. Il ne manque plus que vous au selamlik. Notre seigneur Kara Selim vous a déjà réclamés deux fois…

 

– Monsieur, dit Rouletabille, nous étions bien fatigués de notre journée d’hier et nous prenions quelque repos quand on est venu nous inviter de la part de Kara Selim…

 

– Oui, nous étions encore tout endormis, ajouta La Candeur, si bien, monsieur, que j’ai oublié mon mouchoir de poche et que je retourne le chercher si vous n’y voyez aucun inconvénient.

 

– Jamais de la vie !… Vous vous moucherez dans votre serviette », répliqua cet homme sale et tyrannique qui, aidé de ce grand brutal de Stefo le Dalmate, poussa les deux jeunes gens dans la salle du banquet.

 

Quant à Kasbeck, qui avait aperçu deux habits à l’européenne et qui s’était fait aussitôt renseigner sur les voyageurs, il voulut qu’on lui présentât tout de suite les journalistes.

 

Rouletabille fut très heureux de faire la connaissance de ce majestueux et brave eunuque auquel il allait pouvoir demander quelques précieux renseignements sur la marche de la cérémonie.

 

Rouletabille avait besoin de savoir, dans le détail, comment on se marie en Turquie. Kasbeck, justement, ne lui marchanda point son bavardage. L’eunuque était surtout fier de montrer sa pure science de la langue française et de vanter les mœurs turques dont il faisait la condition du bonheur parmi les hommes.

 

En même temps, il sirotait doucement un petit verre d’alcool, ce qui n’est point absolument défendu par le Prophète, qui n’a pensé qu’au jus de la vigne…

 

« Ce qu’il y a d’admirable chez vous autres Orientaux, dit Rouletabille, c’est votre philosophie…

 

– Certes oui !… cela même est une condition du bonheur… C’est pourquoi je ne crois pas que Kara Selim soit jamais heureux, fit-il. Il est resté un homme de l’Occident et ne sait que courir les aventures nouvelles… Il se remue trop. Il n’est pas assez gras !… Regardez-moi la figure qu’il fait : il est sinistre.

 

– Il trouve peut-être que nous l’ennuyons, dit le reporter… Il voudrait, sans doute, avoir déjà rejoint sa jeune épouse…

 

– Halte-là ! Pas avant l’ombre du soir, mon petit ami !…

 

– Ah ! vraiment, pas avant l’ombre du soir…

 

– Non ! non !… jusque-là il n’a pas le droit de remettre les pieds dans la chambre nuptiale. Maintenant il nous appartient !… »

 

Rouletabille, sans doute, n’avait point besoin d’en savoir davantage, car il fit un signe à Vladimir, et ils s’esquivèrent avec une rapidité que Kasbeck trouva assez déplacée. Quand il tourna la tête, le jeune homme n’était plus là.

 

Rouletabille et La Candeur sortirent du selamlik sans grande difficulté, en évoluant avec adresse parmi les groupes étendus sur les tapis et en se frayant un chemin au milieu des comédiens et des danseurs.

 

« Dépêchons-nous, disait Rouletabille, et nous arriverons certainement à achever notre besogne avant « l’ombre du soir ». Ce M. Kasbeck est un bien brave homme d’eunuque… Il m’a un peu rassuré, car nous avons encore du temps devant nous…

 

– As-tu remarqué, demanda La Candeur, comme ce M. Kasbeck a une drôle de voix ? Il a la voix comme cassée ; c’est peut-être à cause de cela qu’on l’appelle : Kasbeck. »

 

Mais ils eurent bientôt fini de rire.

 

Comme ils sortaient du cloître qui précédait le selamlik pour entrer dans la « baille », ils revirent en face d’eux Stefo le Dalmate et l’homme qui parlait si bien français.

 

En même temps, une vingtaine de soldats les entourèrent et ils ne purent plus ni avancer ni reculer.

 

« Qu’est-ce que ça signifie ?… » demanda Rouletabille atrocement pâle, car il comprenait que, dans ce moment où le salut d’Ivana ne dépendait plus que de sa liberté, on le faisait prisonnier !…

 

Il essaya toutefois de payer d’audace.

 

Mais une voix le fit se retourner et il dut s’appuyer contre le mur pour ne point tomber : cette voix-là était celle de M. Priski, de ce cher M. Priski lui-même qui lui disait :

 

« Cela signifie, monsieur Rouletabille, que j’avais bien raison de vous dire que vous aviez tort de jouer ce gros jeu-là ! et que toute cette petite histoire se terminerait beaucoup plus mal pour vous que pour moi !… Je ne vois guère que M. le neveu de Rothschild qui pourrait maintenant s’en tirer… et encore il faut que son oncle l’aime bien !… »

 

Ni Rouletabille ni La Candeur n’eurent le temps de répondre, car les soldats les emmenèrent avec assez de brutalité.

 

XVIII

Nuit d’amour ! Ô nuit d’amour ! Ô belle nuit d’amour !

 

Au harem comme au selamlik, chez les dames comme chez les hommes, le reste de la journée se passe à savourer les délices de la table et les charmes de la musique. L’heure de la prière du soir et la voix de l’iman mirent tout à coup fin aux orgies et interrompirent les chants. Chacun, parmi les hommes, s’empressa de prendre hiérarchiquement place dans les rangs des fidèles qui allaient invoquer la bénédiction du ciel sur ceux qui, en ce jour-là, allaient être unis par le lien sacré du mariage.

 

Au premier rang aurait dû se trouver le père de la fiancée ; mais nous avons dit pour quelle raison, plus mauvaise que bonne, il n’était point là, et pourquoi, là encore, Kara Selim crut bon de prendre sa place devant tous ses officiers, ses intimes et ses serviteurs.

 

Quand les prières furent terminées, toute la société se leva et forma un cercle autour de l’iman qui, se tournant vers le fiancé, récita une courte oraison pour invoquer Allah et le prier de faire descendre ses bienfaits sur les nouveaux époux.

 

À peine les derniers mots étaient-ils prononcés qu’une retentissante fusillade éclata tout à coup dans le château.

 

Kara Selim, qui jusqu’à ce moment s’était tenu les bras croisés et le front de plus en plus sombre, leva la tête, et comme chacun autour de lui se montrait assez inquiet des coups de feu que l’on venait d’entendre, il calma l’émoi de tous d’une phrase prononcée d’une bien sinistre façon :

 

« C’est la fête de nuit qui commence ! » dit-il.

 

Dans le même instant, un officier accourait vers lui.

 

« Eh bien ? demanda Kara Selim.

 

C’est fait, monseigneur ! » répondit l’officier en s’effaçant aussitôt…

 

Kara Selim sembla alors avoir recouvré du coup sa bonne humeur. Et il riait de toutes ses dents féroces en disant à ses invités :

 

« Maintenant, vous pouvez aller dans les jardins voir le feu d’artifice.

 

– Mais quel est donc ce bruit de fusillade que nous avons entendu tout à l’heure ? lui demanda Kasbeck.

 

– Oh ! rien, mon cher Kasbeck, répondit-il… moins que rien… Vous savez, ce jeune homme avec lequel vous vous êtes si longuement entretenu cet après-midi…

 

– Ah ! oui, le reporter français !…

 

– Oui, un nommé Roule… roule…

 

– Rouletabille.

 

– C’est cela : Rouletabille.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, il est mort !

 

– C’est dommage, fit Kasbeck en guise d’oraison funèbre. Il paraissait bien gentil et désireux de s’instruire… »

 

Kara Selim était déjà loin ; il essayait de gagner furtivement la porte du harem ; mais, comme l’usage le voulait, ses amis, aussi agiles que lui, le saisirent et, retirant leurs sandales parvinrent à lui en administrer quelques coups dans le dos. Ces coups sont les derniers adieux que les invités font à l’homme qui se marie. C’est une fort ancienne coutume chez les Turcs.

 

À la porte du harem, Kara Selim fut reçu par un eunuque qui, une torche à la main, le conduisit à la chambre nuptiale.

 

Une fois là, le fiancé n’en avait pas encore fini avec les cérémonies et les formalités imposées par l’usage. Il vit sa fiancée qui, couverte de son voile rose, l’attendait au bout du divan. Kara Selim la regarda comme si vraiment il ne la connaissait pas encore et qu’il eût hâte de dévoiler ce visage.

 

Il demanda, ainsi qu’il est ordonné, à s’approcher d’elle. Mais voilà que, pour augmenter les ennuis de Tantale, la yen-khieh-kadine apparut et étendit devant le fiancé un tapis brodé d’or destiné à la prière.

 

Le fiancé, obéissant à cette invitation, récita donc une prière qui fut très courte. Alors la maîtresse des cérémonies s’esquiva et laissa les nouveaux époux tout seuls.

 

La porte refermée, Kara Selim s’approcha d’Ivana.

 

Il n’est point dans la coutume que le fiancé lève le voile de la fiancée sans beaucoup de cérémonies et de raffinements : c’est le moment où il peut et doit montrer sa bonne éducation. Les mœurs orientales ne tolèrent pas qu’un mari se rende coupable de grossièreté. Ce n’est donc, généralement, qu’après mainte prière et mainte sollicitation que le fiancé parvient à vaincre la modestie de sa fiancée et qu’il obtient pour la première fois d’admirer ses traits.

 

Après avoir répété trois fois de suite sa demande, le fiancé lève le voile de l’épouse et s’empresse de lui témoigner sa reconnaissance de la faveur qu’il a reçue, en lui attachant une épingle de diamants dans les cheveux. L’usage rend ce présent obligatoire, car le mari doit payer le bonheur de voir le visage de sa fiancée : yuz-gurumluk est le nom que les Turcs donnent au présent qu’une jeune fille exige pour montrer son visage.

 

Kara Selim, qui connaissait le visage d’Ivana, ne fit point tant de manières ; il s’approcha d’elle, comme nous avons dit, assez galamment, s’assit à ses côtés et la pria d’enlever son voile en lui présentant aussitôt son yuz-gurumluk qui était, en la circonstance, deux solitaires de grande beauté.

 

Ivana, d’un geste décidé, enleva son voile et montra un visage de cire.

 

En voyant le présent, elle ne put s’empêcher de tressaillir.

 

« Pourquoi, lui demanda-t-elle d’une voix étouffée, pourquoi ne me donnez-vous pas l’épingle d’usage ?

 

– Parce que, répondit Kara Selim, avec cet affreux sourire qui ne le quittait guère, parce qu’une épingle, ça pique ! »

 

Si Ivana, qui était absolument sans armes, avait compté sur cette épingle-là pour se défendre, elle devait en faire son deuil. Cette fois, elle était bien à la complète merci de Gaulow. Ne l’avait-elle pas voulu ?…

 

Et le coffret n’était pas là !…

 

Non !… elle ne le voyait pas !… Ses yeux, qui faisaient le tour de la pièce ne découvraient point l’objet d’un si grand sacrifice ; le meuble fatal pour la possession duquel elle avait consenti à devenir l’esclave de cet homme… n’était pas dans la chambre…

 

Quant à Kara Selim, il semblait complètement avoir oublié sa promesse.

 

Il dévisageait la jeune femme et la couvrait d’un regard si brûlant, que celle-ci, effrayée, se recula et lui retira ses mains qu’il voulait déjà retenir prisonnières.

 

« Eh quoi ! Ivana ?… N’êtes-vous point ma femme ? fit-il en fronçant les sourcils. Et n’avez-vous point consenti à mon bonheur ?… Pourquoi vous éloignez-vous de moi ?… Est-ce que je vous fais peur ?… Prenez garde ! ajouta-t-il, en se reprenant à sourire de sa façon féroce, je pourrais croire que vous ne m’aimez pas !… Et je ne m’en consolerais jamais, ricana-t-il. Allons, Ivana, soyez bonne, mon épouse chérie… Donnez-moi vos petites mains… Non !… Vous me les refusez ?… Me faudra-t-il vous les prendre de force ?… Qui est-ce qui m’a donné une petite sauvage pareille ?… Qui ?… mais c’est moi, pardi !… c’est Kara Selim qui a donné Ivana à Kara Selim !… Ce cher seigneur se soigne bien !… car elle est jolie, Ivana… et si blanche ! si blanche !… Ordinairement, les petites épouses, le soir de leurs noces, sont roses, mais Ivana est blanche comme le marbre des mosquées !… Heureux Kara Selim qui a le bonheur de posséder une aussi rare, une aussi exceptionnelle petite épouse blanche !… si blanche que l’on ne voit plus le sang de ses lèvres !… Mais l’heureux Kara Selim voudrait bien savoir ce que sa pâle fiancée cherche ainsi de tous côtés, hors le côté où il se trouve… Pourquoi tourne-t-elle la tête ?… pourquoi détourne-t-elle son regard ? son si beau et si noir regard… les plus beaux yeux des filles du Balkan, mon cher Selim !… »

 

Et tout à coup, cette voix sifflante se fit rude, brutale :

 

« Allons ! allons ! ma chère, assez de cette comédie !… »

 

Et comme elle se levait, le fuyait, il lui jeta les bras autour des épaules, ses bras puissants dans lesquels elle fut emprisonnée, dans lesquels elle étouffa.

 

« Mais tu me détestes donc !… Dis-le donc !… dis-le donc que tu me détestes !… Tu as tant de raisons de me haïr, Ivana, que tu t’en trouveras soulagée, et si cela peut te faire plaisir, je te dirai que cela ne me gêne nullement !… »

 

Elle se débattait… mais il la retenait, rageur et méchant.

 

Il ne parla plus. Il écumait. La fureur le faisait gronder comme une bête. Il voulait rapprocher de ses lèvres cette belle tête qui s’écartait de lui avec horreur… Et dans cette lutte acharnée, un moment, ils « virent rouge » tous les deux. Gaulow saisit la chevelure d’Ivana à pleines mains, comme une proie, et elle, qui avait retrouvé dans la lutte toutes ses forces et toute sa puissance de révoltée et toute sa haine, et qui se rendait compte qu’il était inutile de poursuivre plus longtemps, par la ruse, un héroïque mais impossible projet, lui enfonça ses dents de jeune louve dans le cou. Ah ! ce fut une belle morsure ! Il cria et il la lâcha.

 

« Vous avez écarté de moi toutes les armes, dit-elle… mais vous m’avez laissé mes dents !… »

 

Kara Selim, en s’essuyant le sang de sa blessure, gronda :

 

« Je t’aime mieux comme ça !… Ça me va, une louve !… On se déchirera !… Mais tu verras comme on s’aimera !… »

 

Elle ne l’écoutait pas… Instinctivement, elle avait reculé jusqu’à la fenêtre-balcon. Ce n’est que par là que pouvait lui venir du secours ! Car maintenant, elle l’attendait, ce secours, elle le désirait de toutes ses forces, de toute son âme !… Puisque Gaulow lui avait menti… Puisqu’il ne lui donnait pas ce coffret convoité ! (Et s’il ne lui donnait pas, pensait-elle, c’est qu’il ne voulait pas qu’elle apprît qu’il avait pénétré son secret et qu’il connaissait les plans de mobilisation.) Puisqu’elle ne pouvait plus rien pour son pays… et puisqu’elle ne pouvait tuer cet homme qu’elle abhorrait… elle consentait à se laisser sauver !… Et elle attendait qu’il vînt, lui !… celui qu’elle n’avait pas voulu suivre la veille et qui lui avait promis de revenir en dépit de tout et contre tous !…

 

« Zo ! Zo ! où es-tu ? clamait son âme, appelait toute son âme !… Que fais-tu pendant que Kara Selim se prépare à rebondir sur sa proie qu’il finira bien par terrasser si tu n’accours !… Il était capable de tant de choses, son petit Zo !… Il était bien connu pour avoir accompli tant de merveilles !… C’était un petit qui avait sauvé tout le monde !… Est-ce qu’il ne la sauverait pas elle !… Pourquoi ne venait-il point, puisqu’il l’aimait et puisqu’il savait qu’il était aimé d’elle ?… Est-ce que vraiment il allait la laisser souiller par ce bandit ?… Plutôt la mort !… Mais elle n’avait pas une arme pour se tuer !… Dieu du Balkan ! est-ce qu’elle allait être vraiment la femme de Gaulow sans avoir sauvé son pays !… »

 

Et rien, rien derrière le rideau !…

 

Elle tâte le rideau devant la fenêtre… Elle s’appuie contre le rideau !… Elle avait tant espéré dans ce rideau !…

 

Il ne peut venir que par là !… Elle le sait !… elle le sait !… c’est une fenêtre… c’est un balcon qui donne sur un précipice où grondent les eaux affreuses d’un éternel torrent !… Mais qu’est-ce que cela pour Rouletabille !… pour Rouletabille qui ne connaît point d’obstacle, qui a l’intelligence divinatrice d’un petit dieu et les ailes de l’hirondelle… pour son petit Zo qui est venu la nuit dernière la trouver par les toits !… Mais en cette horrible nuit où elle lutte contre Kara Selim, où est-il ?… Que fait-il ?… Ne devrait-il pas déjà être là ?…

 

Il n’y a personne derrière le rideau, et la fenêtre est fermée avec ses grilles de bois et ses barreaux de fer intacts ?… Ah ! elle est bien enfermée dans la cage, toute seule, toute seule avec Gaulow dont le cou saigne et qui tantôt ricane en essuyant son sang et tantôt rugit ?…

 

Il eût pu appeler des serviteurs… Il eût pu la faire jeter par ses esclaves dans une oubliette, mais il préfère, en ricanant et en rugissant, panser lui-même son cou qui saigne, l’envelopper d’une bande de dentelles arrachées aux loques de la robe de mariée et se promettre, avec une joie ardente et féroce de reconquérir la mariée, la petite terrible louve qui se défend et qui mord si bien, et qui est, à cause de cela, un morceau vraiment digne de lui…

 

Petite louve, petite louve, prépare tes dents ! Le lion prépare ses griffes… Le Pacha noir te regarde, au fond du Château Noir… Et Rouletabille n’arrive pas !…

 

Kara Selim joue vraiment maintenant un jeu qui l’amuse. On lui a toujours si peu résisté, à ce cher seigneur, que cela le change bien agréablement, car il est brave et ne craint ni les coups, ni les morsures, ni la douleur… À la chasse, il est le plus fou. Il a failli se faire éventrer cent fois par des cochons sauvages, par les vieux solitaires dont il fouillait la gorge de son couteau… Et il a tué de sa main un serviteur trop zélé qui, en craignant pour la vie de son maître, avait eu la malencontreuse idée d’envoyer une balle dans la tête de l’un de ces vieux solitaires qu’il était en train de « suriner » avec son couteau, le combattant corps à corps, mêlant son sang au sien, ainsi que font deux braves bêtes ! Ah ! quelles chasses que les chasses de Gaulow !

 

Et voilà un amour qui ressemble à l’une de ces chasses ! On peut le dire : Gaulow est à la noce !…

 

Comme un fauve, il glisse vers elle avec des mouvements félins…

 

Ils ont entre eux des meubles qu’ils se jettent dans les jambes.

 

Ils ont des élans et des reculs admirables !…

 

Et tout à coup, Kara Selim l’accroche par un lambeau de la jupe, la fait trébucher et les voilà maintenant l’un contre l’autre, mêlant leurs haleines hostiles et leurs râles de combat. Ils luttent !

 

Ils roulent ! Ils s’arrachent !… Et c’est même, cette fois, la louve, la petite louve du Balkan qui a le dessus avec ses dents qui croquent le pouce droit de ce cher seigneur.

 

Le cher seigneur n’a eu que le temps de bondir en arrière et tout juste de retirer son pouce pour conserver le compte de ses doigts de la main droite, ce cher seigneur !

 

Mais il a le pouce bien arrangé, ma foi !…

 

Cette fois, il a cessé de rugir, il souffle, assis sur le coin du divan. Il a besoin de se reposer un peu et de lécher son pouce !… Oui, il le lèche, son pouce comme un chien batailleur qui lèche la blessure qui vient de lui être faite…

 

Ah ! la bataille devient intéressante. Du moins, il le dit :

 

« Tu te défends bien, Ivana ! Tu es une brave fille du Balkan !… Tu mords bien !… Tu es une chère petite louve chérie… Bon !… voilà que tu pleures !… que tu sanglotes !… Ah ! tu ne vas pas avoir une attaque de nerfs !… Ce ne serait pas drôle ! (Ivana pleure, en effet, par hoquets nerveux, parce que Rouletabille n’arrive pas ! et parce que cet effroyable sacrifice d’elle-même ne servira de rien)… Remets-toi un peu, Ivana !… Je te donne cinq minutes de repos !… Moi aussi, j’ai besoin de souffler… On s’est bien battu !… Mais comme on s’aimera !… Ah ! tu me hais bien ! Tu n’as pas oublié que j’ai tué ton père… et ta mère !… Ah ! ah ! tu ne pleures plus !… À la bonne heure !… Je craignais que tu ne redevinsses une pauvre petite femmelette… oui, j’ai tué ta mère… Un grand coup de sabre !… Ah ! ah ! cela te remet d’aplomb !… Mais, attends donc, petite louve chérie !… (Ivana a fait un mouvement pour se jeter sur Kara Selim)… C’est toi qui recommences maintenant !… Là, tiens-toi tranquille… quand on recommencera, je dirai : « time ! » comme dans les matches de boxe à Stamboul…

 

» Elle était bien belle, ta mère, Ivana ! Et quel cri elle a jeté quand je lui ai passé mon grand sabre à travers son beau corps ! Allons ! allons ! tu vas encore te trouver mal !… Tu verras, tu verras que tout cela se terminera plus tôt qu’on ne croit par des baisers !… Nous sommes d’une race où s’il fallait continuer à se détester de génération en génération nous serions tous morts depuis longtemps ! Nos pères se sont tant tués les uns les autres que les fils ne trouveraient plus de filles à épouser s’il fallait en chercher dans les familles amies… Il n’y a de familles amies que parce qu’elles se sont pardonné, Ivana !… Moi, au fond, j’ai l’air méchant comme ça… mais je suis pour le pardon des offenses !… Comme je te le dis Ivana, comme je te le dis !…

 

» Ainsi j’ai pardonné à ton père d’avoir tué le mien !… Tu peux bien me pardonner à moi, je ne dis pas tout de suite, mais dans une heure ou deux, par exemple, d’avoir tué le tien et aussi ta mère par-dessus le marché. Je ne parle pas de ton oncle, qui ne compte pas !…

 

» Sais-tu pourquoi j’ai tué ton oncle, Ivana ? Ça n’est pas par esprit de vengeance, ma foi non !… c’est parce qu’il n’a pas voulu me dire où il cachait les plans de mobilisation !… Tout simplement ! tout simplement comme je te le dis !

 

» J’étais allé là-bas pour ça… et aussi un peu pour toi, Ivana, je te l’avoue… mais ton oncle aurait pu garder sa chère vie s’il y avait tenu. Je savais que les plans de mobilisation bulgare étaient chez lui !… Je déteste la Bulgarie ! Tu le sais ! Elle m’a fait trop de mal, à mon pauvre père et à moi, pour que je ne la déteste pas !… je voudrais la voir anéantie !… au-dessous de toutes les nations !… et je ne désespère pas d’approcher moi-même la torche du palais de son Tsar… oui, Sofia brûlera ! je l’allumerai !… Il n’en restera plus rien !… que des ruines noircies avec de l’herbe dans les rues… de l’herbe que je ferai manger à mon cheval ! Si ce jour-là vient, comme je l’espère… Allah est grand ! je me suis fait mahométan dans cet espoir-là !…

 

» Alors, tu penses que c’était une affaire pour moi, Ivana, que d’avoir les plans secrets de la mobilisation bulgare !… J’ai ma police là-bas… et elle est bien faite… je te prie de le croire… je te raconte tout puisque nous sommes mariés… j’ai donc ma police… jusque dans le palais du tsar, jusque dans le gouvernement, jusque dans les bureaux de l’état-major… C’est ma police des bureaux de l’état-major qui m’a appris que chaque soir le général Vilitchkov, ton oncle, emportait les plans secrets de mobilisation et le plan secret de campagne chez lui, à son domicile particulier… C’étaient des plans qui ne devaient être connus de personne !… à ce qu’il paraît !… Tu penses, tu penses à ce que j’aurais donné pour les avoir !… Chez lui ?… Où les cachait-il chez lui ?… Voilà ce qu’il fallait savoir… On l’espionna… mais on ne put faire entrer aucun espion chez lui… Ce Voïlo était un très brave homme qui ne se serait pas vendu pour des millions. Je l’ai tué, mais je l’estime !… D’autre part, voler les documents en plein jour à l’état-major était impossible !… Ah ! je te raconte tout, puisque tu es devenue ma petite louve mignonne… Mais un jour, à l’état-major, mon espion, caché derrière la porte, a entendu un coin de conversation entre le général Vilitchkov et l’autre général-major Radchich, et Vilitchkov disait à Radchich :

 

» – S’il m’arrivait un accident la nuit, il faut que vous sachiez où retrouver nos plans ; je vais vous dire où je les cache. Vous serez le seul à le savoir. »

 

» Tu penses, tu penses, si mon diable d’espion écoutait, Ivana ! Mais, il n’entendit bien qu’une chose, c’est qu’il s’agissait d’une peinture représentant une Sophie à la cataracte ! Eh bien, Ivana, eh bien, si je suis venu si subitement à Sofia, malgré les dangers d’une pareille expédition, c’était pour retrouver les plans derrière cette peinture-là !

 

» La vie du général Vilitchkov ! je m’en moquais un peu ! Et, s’il avait voulu, je te répète, il l’aurait gardée. Mais on l’a lardé de coups de couteau sans qu’il ait seulement rien dit ! C’est un héros ! J’ai envoyé celui-là au diable : c’est bien sa faute ! Tiens, mon cou qui resaigne ! Ah ! tu m’as bien mordu, petite louve de mon cœur ! Sans compter le souvenir de tes chères petites quenottes sur mon pouce ! Mais attends un peu, va, on finira bien par s’entendre ! »

 

Il était retourné à une glace et se démaillotait le cou, pour examiner encore cette gênante blessure, qui ne voulait point cesser de saigner !

 

Pendant ce temps, Ivana renaissait à un prodigieux espoir. Elle avait écouté le bavardage cynique de son affreux et terrible et très bel époux, avec une angoisse qui grandissait avec cet espoir-là ; Gaulow, qui croyait les plans derrière le tableau, ne les avait certainement pas cherchés dans le coffret. Et si, par hasard, il n’avait point aperçu la sainte Sophie, sous le coffret, les documents devaient toujours être à leur place ! Mais pourquoi ne lui avait-il pas donné alors le coffret promis ? Pourquoi ?… Elle n’osait le lui demander.

 

Il venait de lui parler des plans qu’il avait cherchés ; s’il ne les avait pas encore trouvés, n’était-ce point lui donner des soupçons que de lui demander cela ? Elle devait être bien adroite, bien adroite : que faire ? Ah ! il n’y avait plus que ce coffret qui l’intéressât ! elle ne pensait plus à son horrible fortune ! Elle ne pensait plus à Rouletabille. Le coffret, le coffret !

 

Gaulow se retourna vers elle.

 

« Il me semble que vous êtes un peu plus calme, hein ? Quelle bataille ! Nous en rirons longtemps ; du moins je l’espère. Ces plans, Ivana, vous n’en aviez jamais entendu parler chez le général ?

 

– Jamais ! répondit-elle.

 

– Ah ! ah ! vous vous apprivoisez, petite mignonne. Jamais ! Je vous crois. Le général n’était pas un type à confier des secrets à une petite fille. Mais, dites-moi, vous connaissiez bien les tableaux de l’hôtel Vilitchkov et toutes les peintures sur les murs ? Avez-vous remarqué une Sophie à la cataracte ? Qu’est-ce que c’était que cette Sophie-là ?

 

– Je ne l’ai jamais vue, et je ne sais pas ce que cela veut dire : « Une Sophie à la cataracte », répondit Ivana, dont la voix tremblait de joie. S’il lui posait une pareille question, alors, alors, c’est qu’il ne savait rien, rien !

 

« J’aime à vous entendre parler sur ce ton qui est celui d’une jeune femme honnêtement élevée, chère Ivana. Vous avez la voix vraiment douce entre deux morsures !… Fini de se battre pour le moment, hein ? » lui dit-il, câlin, et il se rapprocha d’elle.

 

Ivana le laissa venir et il ne put s’empêcher de rire de la voir maintenant si tranquille.

 

« Vous verrez que nous finirons par faire une sacrée paire d’amis… Voyons, répondez-moi… vous me mentez, sans doute… patriotiquement… car vous êtes une patriote, Ivana, je le sais !… et, ma foi, capable de tout pour votre patrie !… (Nouvel effarement d’Ivana, qui se dit : « Il se moque de moi, il sait tout ! ») Mais, maintenant, vous pouvez parler… Vous pensez bien que les plans ne sont plus derrière ce tableau-là ! Le général Radchich, qui n’était pas à Sofia, le jour de notre expédition, est certainement revenu les chercher en apprenant la mort de son camarade… (Ivana respire à nouveau : non… non… il ne sait rien !…) Dites, Ivana, dites… Qu’est-ce que c’est que « la Sophie à la cataracte » ?

 

Il s’était encore rapproché d’elle et était parvenu à lui prendre une main qu’elle lui abandonna. Elle se décida tout à coup : elle ne pouvait plus supporter ces atroces alternatives d’espoir et de désespoir. Il fallait savoir, même en risquant de lui donner des soupçons… car le principal était de savoir… et le pire était de rester dans l’incertitude, l’incertitude qui les paralysait là-haut, par-delà les Balkans et l’Istrandja-Dagh !

 

« Je vous le dirai, fit-elle, si vous me donnez ce que vous m’avez promis. »

 

Il ne dissimula point qu’il avait compris tout de suite :

 

« Ah ! le coffret ! dit-il en souriant presque gaiement.

 

– Oui, le coffret, reprit-elle d’une voix qui tremblait un peu… vous m’aviez dit qu’il serait ici, ce soir… pourquoi n’y est-il pas ? Vous n’avez pas de parole, Kara Selim !…

 

– Décidément, vous ne pensez qu’à ce coffret !… On dirait que vous n’avez accepté ce mariage que pour entrer en possession du coffret !… Voilà qui est bien étrange, Ivana, ricana Gaulow.

 

– Étrange ? pourquoi ? reprit-elle d’une voix qu’elle sentait avec terreur devenir de moins en moins assurée, je vous ai déjà expliqué qu’il contenait des bijoux, des souvenirs de famille auxquels je tiens fort naturellement par-dessus tout !

 

– Oui-da… Et c’est pour ravoir ces souvenirs-là que vous avez joué la comédie, Ivana ! que vous avez consenti tout de suite à devenir ma femme, la femme de Kara Selim ! l’épouse de Gaulow, assassin de votre père et de votre mère ! Certes, l’Orient a vu beaucoup de drames qui, commencés dans le sang, se sont terminés avec amour… mais il ne faut pas prendre Kara Selim pour un imbécile, Ivana Ivanovna ! Puisque vous tenez tant à ce coffret, Ivana, je vais vous dire une chose : il est à vous et je vous le fais apporter tout de suite… mais écoutez-moi bien, mon épouse chérie… le coffret est vide de ce qu’on avait mis dedans !… Ah ! ah ! vous ouvrez des yeux comme si vous alliez rendre l’âme ! ma chère âme ! N’est-ce pas que je vous ai devinée ?… N’est-ce pas que Kara Selim n’est pas plus bête qu’une belle petite louve du Balkan ?… Allons ! allons ! remettez-vous… ce coffret est une bien jolie chose par lui-même, un bien agréable souvenir lui aussi… Je vais donner des ordres pour qu’on vous apporte le coffret vide, Ivana !… Le voulez-vous ? »

 

Elle regarda fixement, de ses grands yeux qui semblaient mourir, cet homme dont chaque parole lui déchirait sa pauvre âme agonisante. Et l’autre comprit bien qu’elle essayait de lire en lui qu’il l’avait tout à fait devinée !… Il ne put s’empêcher d’avoir un éclat extravagant :

 

« Vide ! vide !… Croyez-moi, Ivana Ivanovna, il n’y a plus rien dans ce coffret, absolument rien qui puisse vous intéresser !… J’y ai mis bon ordre, ma chère âme ! Les petites choses pour lesquelles vous vouliez m’épouser n’y sont plus !… Mais le coffret est tout de même à vous… Le voulez-vous ? »

 

Elle secoua la tête, et comme elle cédait cette fois à l’évanouissement, il la reçut dans ses bras.

 

XIX

Comment Rouletabille était mort

 

Rouletabille et La Candeur, que nous avons laissés aux prises avec les soldats commandés par Gaulow, avaient été d’abord conduits dans une espèce de corps de garde, sous l’œil narquois de M. Priski.

 

Celui-ci ne se faisait point faute de les accabler de ses sottes facéties. Ce n’était pas que cet homme fût méchant, mais c’était un petit caractère qui ne savait point triompher avec modestie ni oublier les injures subies.

 

On s’était assez moqué de lui, pensait-il, pour qu’il lui fût permis d’avoir son tour.

 

Rouletabille, du reste, ne l’entendait même pas. Effondré sur un banc de pierre, à côté de La Candeur, il ne pensait qu’à Ivana qui n’avait plus aucun secours à attendre de lui et qui était définitivement perdue. Puisque maintenant on connaissait ses projets, il ne pouvait pas espérer les réaliser. Comment, du reste, échapper à la surveillance de ces vingt terribles gardiens qui ne le quittaient pas ?…

 

Tout était bien fini !…

 

Pendant ce temps, M. Priski racontait à qui voulait l’entendre comment il s’était échappé des caves du donjon où ces messieurs avaient eu la prétention de le retenir prisonnier.

 

Mais ces messieurs avaient eu la malencontreuse idée, tout à l’honneur de leurs sentiments humains, du reste, de lui offrir à déjeuner, et il avait profité de ce que ces messieurs étaient fort occupés, pendant ce déjeuner, à considérer un plan de la Karakoulé qu’ils avaient tracé sur le mur, pour soustraire sur la table un couteau qu’il avait dissimulé dans sa manche, et dont il s’était servi ensuite, quand il avait été redescendu dans le souterrain, pour couper les liens dont on l’avait précautionneusement saucissonné, et cela en dépit de la garde de Modeste, lequel s’était, une fois de plus, endormi.

 

Il avait fallu à M. Priski de la patience et quelques heures d’un difficile travail, mais enfin, avec de la volonté et un peu de bonne humeur (et M. Priski ne manquait ni de l’une ni de l’autre), on arrive à bout de tout.

 

S’étant ainsi libéré et ayant, par un effort surhumain, soulevé la dalle de bronze de la salle des gardes, dans le moment que Modeste ronflait avec une encourageante sonorité, il ne trouva plus personne pour l’arrêter sur son chemin qui était court. Il avait été vite hors du donjon et avait couru tout dire à Kara Selim. Celui-ci lui avait aussitôt promis force présents.

 

M. Priski avait donc bien des raisons d’être content de lui et manifestait surtout sa satisfaction en plaignant avec amertume ces messieurs de l’entêtement qu’ils avaient pris à ne point suivre ses conseils.

 

Ils s’étaient crus plus forts que la Karakoulé et ils avaient cru pouvoir jouer avec elle ; mais la Karakoulé est plus forte que tous et ne laisse partir ses hôtes que lorsqu’elle le veut bien. Mon Dieu ! M. Priski le leur avait assez répété !…

 

Quand M. Priski fut au bout de son bavardage, de son souffle et de sa salive, La Candeur, qui, lui, l’avait écouté du commencement à la fin, bouche bée et avec des signes manifestes d’approbation, La Candeur laissa échapper un soupir et d’une voix dolente :

 

« Monsieur Priski, s’il n’avait tenu qu’à moi, nous n’en serions pas où nous sommes. Mais qu’est-ce qu’on va faire de nous ?

 

– Mon cher monsieur, tout cela dépend des ordres que le maître de céans aura donnés au seigneur Stefo.

 

– Je crains bien, émit La Candeur, que nous ne puissions plus faire d’ici longtemps un pas sans être accompagnés.

 

– Il y a des chances pour qu’on vous surveille, répondit évasivement M. Priski.

 

– Est-ce qu’on va nous reconduire au donjon ?

 

– Je ne le pense pas. Le donjon est un hôtel libre, comme je vous l’ai déjà fait entendre, et vous avez perdu, par la manière dont vous vous êtes conduits depuis que vous êtes arrivés ici, le droit de rester, pendant votre captivité, dans un hôtel libre, répliqua encore M. Priski avec un grand sérieux. Vous avouerez, du reste, que vous ne l’avez pas volé !

 

– Sans doute, monsieur Priski, sans doute…

 

– Cependant, il se peut que l’on vous reconduise au donjon… je veux dire dans le chemin de ronde du donjon, reprit M. Priski avec un effort visible, dans le cas où vous devriez être exécutés.

 

– Hein ?…

 

– Je ne vous en parle que par humanité et parce qu’il faut tout envisager dans votre situation… Oui, c’est dans ce chemin de ronde-là qu’ont lieu, ordinairement, les exécutions !… »

 

Rouletabille, qui était plongé dans un rêve un peu comateux, en fut tiré par un poids énorme qui s’abattait sur son épaule. C’était La Candeur qui n’avait plus la force de se soutenir.

 

Le premier reporter de L’Époque secoua son ami :

 

« Qu’est-ce qu’il te prend ? Qu’est-ce qu’il y a, La Candeur ?… Eh ! La Candeur !… Eh bien, La Candeur !… »

 

M. Priski était allé trouver Stefo le Dalmate qui commandait déjà à ses hommes étendus sur les pavés de se relever et de le suivre, avec les prisonniers.

 

M. Priski revint tout de suite.

 

« Ça y est ! dit-il.

 

– Qu’est-ce qui y est ? demanda Rouletabille.

 

– Kara Selim a donné l’ordre de vous reconduire au donjon !

 

– Ah ! mon Dieu ! sursauta La Candeur.

 

– Oui… Kara Selim a donné l’ordre que l’on fusille tous les prisonniers !… »

 

La Candeur s’évanouit et n’eut point ainsi la satisfaction d’entendre la fin de la phrase de M. Priski :

 

« Tous les prisonniers, excepté le neveu de M. de Rothschild ! »

 

Mais Rouletabille, lui, avait tout entendu et criait aux oreilles de La Candeur :

 

« Excepté le neveu de M. de Rothschild. Excepté le neveu de M. de Rothschild ! Excepté le neveu de M. de Rothschild ! »

 

Si bien et si fort que le pauvre La Candeur finit par entendre et rouvrit les yeux en souriant à la vie.

 

Sur quoi, l’homme qui parlait si bien français et qui avait des airs de chapelain s’approcha des deux jeunes gens.

 

« Il vient m’apporter le secours de la religion ! pensa Rouletabille. Ma foi, je ne le connais pas… J’aime mieux aller en enfer !

 

– Messieurs, dit l’homme en montrant Stefo le Dalmate, notre Kaïmakan s’énerve et me charge de vous dire que si vous ne voulez pas suivre ses soldats de bonne volonté, il va vous faire emporter de force.

 

– Tu vois de quoi nous avons l’air ! s’écria Rouletabille, nous avons l’air d’avoir peur de mourir !…

 

– Tu as raison, dit La Candeur ; reprenons notre sang-froid… »

 

Et il se souleva sur ses genoux et puis se mit sur ses pieds. Il tremblait comme une feuille.

 

« Allez dire à votre « caïman », fit-il, à cette espèce de chapelain, que nous sommes prêts à le suivre et que nous n’avons pas peur de mourir ! »

 

Mais il le retint soudain par la manche : « quarante mille francs pour vous, dit-il, si vous nous faites évader ! » Mais le chapelain s’en alla comme s’il n’avait pas entendu ou comme s’il n’avait pas compris !

 

« Qu’est-ce que tu lui racontes ? demanda Rouletabille. Où irais-tu les chercher les quarante mille francs ? »

 

Mais La Candeur n’eut pas le temps de répondre.

 

À ce moment ils furent poussés hors du corps de garde par les soldats de Stefo.

 

La Candeur pâlit, claqua des dents mais maîtrisa suffisamment son émotion pour pouvoir appeler à lui M. Priski qui goguenardait avec Stefo le Dalmate à quelques pas de là.

 

« Monsieur Priski ! Monsieur Priski !

 

– Monsieur le neveu de M. de Rothschild ?

 

– Je désirerais dire un mot très pressé à ce monsieur qui était là tout à l’heure et qui parle si bien français.

 

– Monsieur, ce ne sera pas difficile, vous allez le voir tout de suite… Il nous a précédés sur le lieu de l’exécution ! »

 

La Candeur eut un éblouissement, mais il vit devant lui son petit ami Rouletabille qui le regardait si tristement mais avec un si calme et si navrant sourire qu’il eut honte de sa faiblesse et de sa lâcheté.

 

« Monsieur Priski !… courez dire à votre maître que mon oncle donnera au moins deux millions pour notre rançon à tous !

 

– Au point où tu en es, promets-en trois ! lui souffla Rouletabille.

 

– Trois millions ! quatre millions ! » sanglotait La Candeur.

 

Mais bientôt il se tut, car on lui donnait de grands coups de crosse dans les reins. Le mot d’ordre était qu’il fallait éviter le scandale et ne point attirer l’attention des invités qui étaient venus se réjouir à la Karakoulé en un si beau jour.

 

Les premières ombres de la nuit enveloppaient déjà le donjon quand la sinistre troupe, conduite par Stefo, pénétra dans le chemin de ronde avec ses prisonniers. Ils trouvèrent là une cinquantaine de soldats devant le pont-levis et la porte du donjon. Ces soldats paraissaient, ma foi, fort embarrassés. Ordre leur avait été donné d’entrer dans le donjon en silence et d’y exécuter avec le moins de bruit possible tous les prisonniers, ceux qui se trouvaient avec eux et ceux qui étaient dans le donjon.

 

Fort habilement, le « chapelain » de la Karakoulé, le monsieur qui parlait si bien français, était entré d’abord tout seul dans le chemin de ronde, avait franchi le pont-levis et s’était disposé à pénétrer dans la salle des gardes quand la lourde porte doublée de fer lui avait été subitement fermée au nez !

 

Alors il avait appelé ses hommes et, après avoir essayé vainement de parlementer à travers l’huis, il avait fait apporter des barres de fer et des pioches, avec lesquelles on se disposait maintenant à enfoncer la porte.

 

À une meurtrière du second étage, la tête rousse et fulgurante du Hambourgeois passait et vomissait un torrent d’injures et de menaces que personne ne comprenait, excepté M. Priski, qui venait d’arriver, et qui accourut pour se rendre compte de la situation.

 

« Oh ! vous ne viendrez pas à bout de cette porte-là, dit-il, que par la poudre ! Il faut la faire sauter avec de la poudre ! Et encore il faudra que la « mine » soit bien faite !… »

 

Sur quoi le « chapelain » lui répliqua qu’il y avait pensé, mais qu’il avait renoncé à ce moyen-là à cause du bruit.

 

« Alors, dit M. Priski, le mieux serait d’attendre à demain. Demain, tous les invités auront quitté la Karakoulé et nous aurons vite fait de nous rendre maîtres du donjon et « d’exécuter tous ces gens-là » sans courir le risque de troubler la fête, ce qui ne manquera point d’arriver si l’on s’obstine à agir ce soir même. »

 

Le chapelain alla consulter Stefo le Dalmate.

 

Les voyant perplexes, Rouletabille s’avança :

 

« Messieurs, dit-il, il y a un moyen de faire ouvrir la porte du donjon ; seulement ce moyen est dangereux.

 

– Quel est-il ? demanda le chapelain.

 

– Il consisterait à dégager un peu les abords du pont-levis, expliqua Rouletabille, et à nous laisser nous avancer, mon ami et moi. Nul doute que, pour nous sauver, notre ami, qui est resté avec les domestiques dans le donjon, n’entrouvre la porte. Alors, vous accourez, vous vous précipitez derrière nous et vous empêchez qu’il ne la referme !…

 

– Parfaitement, obtempéra le chapelain ; seulement il se peut très bien que nous ne parvenions point à l’empêcher de la refermer, et si vous avez pu pénétrer dans le donjon, vous voilà momentanément sauvés !

 

– Voilà pourquoi je vous ai dit tout d’abord, répliqua Rouletabille, que le moyen est dangereux. Mais au fond, si l’on réfléchit bien, pour qui est-il surtout dangereux ? Il l’est beaucoup plus pour nous que pour vous. Si nous entrons dans le donjon, qu’est-ce que vous risquez ? De nous reprendre demain ! Et nous, si nous n’y entrons pas, non seulement nous restons ce soir vos prisonniers, mais nous faisons courir le risque à nos amis de les faire prendre avec nous !… jugez !… »

 

Le chapelain se grattait le bout du nez.

 

« Ce serait peut-être amusant, dit-il.

 

– Oui, fit Priski, chacun courrait son risque. »

 

Et ils expliquèrent la chose à Stefo, qui voulut bien en rire comme d’un jeu qu’il accepta tout de suite, avec l’arrière-pensée de fusiller les jeunes gens sur le pont-levis au moment où la porte s’ouvrirait. Comme cela, il était sûr de ne point perdre ses prisonniers et acceptait pour lui et les siens la chance d’arriver à la porte avant qu’elle ne fût fermée, et de capturer ainsi, le soir même, le reste de la troupe.

 

Il faisait déjà trop sombre pour que Rouletabille et La Candeur pussent encore distinguer quoi que ce fût de ce qui se passait aux trous noirs des meurtrières du donjon : mais le jeune reporter en chef pensait bien que Vladimir devait se demander, derrière ces murs, la raison de tant de tergiversations, pourparlers, allées et venues dans le chemin de ronde, et aussi comment il pourrait bien faire pour apporter du secours aux prisonniers sans livrer leur dernière retraite.

 

Quand il fut entendu que les deux jeunes gens s’avanceraient tout doucement jusqu’au milieu du pont et que les soldats de Stefo resteraient sur le bord du fossé jusqu’à ce moment-là, Rouletabille demanda la permission de s’engager sur le pont-levis, en face de la poterne, et d’appeler le camarade Vladimir pour lui demander d’ouvrir la porte.

 

Stefo le Dalmate, qui avait une bonne carabine dans la main et qui se croyait sûr de ne point manquer son gibier, y consentit.

 

« Rouletabille, souffla La Candeur qui grelottait, tu vois bien que nous ne serons pas plutôt sur le pont que ces gens vont nous fusiller par-derrière.

 

– C’est la seule chance que nous ayons de n’être point fusillés par-devant, répondit Rouletabille, du moins je parle pour moi !…

 

– Oh ! mon affaire est aussi claire que la vôtre ! gémit La Candeur, quand ils verront que je ne suis pas le neveu de Rothschild, ils me feront passer le goût du pain ! Autant en finir avec vous tout de suite ! »

 

Maintenant Rouletabille, de ses petits yeux au regard aigu, cherchait à percer l’obscurité pour savoir si, sous la porte du donjon, « la mèche » n’avait pas été posée !… la mèche qui devait descendre sous le pont-levis et aller rejoindre la cartouche de dynamite à l’endroit même où se trouvait Stefo avec sa carabine… C’est ainsi que la veille au soir il avait disposé l’engin, lequel, pendant le jour, avait été retiré, mais qui avait dû être reposé de même façon par Vladimir si celui-ci avait suivi les indications de Rouletabille.

 

Cependant les ténèbres étaient trop épaisses déjà pour qu’on pût se rendre compte de rien.

 

Le dessein du reporter était de crier à Vladimir d’allumer la mèche et il expliqua alors tout bas à la Candeur qu’aussitôt qu’il crierait : allume ! tous deux devaient se jeter à plat ventre pour tâcher d’éviter la première décharge, puis ; de là, bondir jusqu’à la poterne. Il ne lui en raconta pas davantage, car le brave La Candeur n’aurait point manqué de faire observer que pour éviter d’être fusillés ils allaient se faire dynamiter.

 

Et c’était vrai !

 

Mais au point où ils en étaient, Rouletabille ne pouvait plus trouver autre chose pour les sauver que cette explosion-là ! L’on verrait après ce qui resterait des uns et des autres.

 

Il appela :

 

« Vladimir ! »

 

Une voix, au premier étage, se fit entendre.

 

« Rouletabille !…

 

– C’est toi, Vladimir ?… Écoute, mon garçon !… Tu vas descendre dans la salle des gardes et tu ouvriras la poterne…

 

– Bien, monsieur !…

 

– Attends ! Ces messieurs, qui sont très gentils, nous permettent de nous avancer seuls jusqu’au milieu du pont… Tu ouvriras la poterne quand nous serons au milieu du pont !…

 

– Bien, monsieur !…

 

– Tu l’ouvriras toute grande, la poterne !

 

– Oui, monsieur !…

 

– Et en même temps, comme on n’y voit pas clair, tu allumeras !

 

C’est vrai ! dit La Candeur, tu penses à tout, il fait noir comme dans un four ! »

 

Mais Rouletabille attendit en vain une réponse à ce : tu allumeras ! Est-ce que Vladimir ne l’avait pas compris, ou est-ce que l’ayant compris, il ne lui avait pas répondu parce qu’il n’avait rien à allumer ?… En tout cas, le reporter était décidé à en finir. Il se tourna vers Stefo et le chapelain :

 

« Êtes-vous prêts, messieurs ?…

 

– Nous sommes prêts, fit répondre Stefo en ricanant.

 

– Vous avez entendu, monsieur, ce que j’ai dit à mon camarade !

 

– Oui, répondit le chapelain, tout !

 

– Nous ne trichons pas ! Je lui ai dit d’ouvrir la poterne toute grande ! C’est vous faire le jeu bien beau, messieurs !

 

– C’est exact ! acquiesça le chapelain.

 

– Aussi nous espérons que de votre côté, tant que nous ne serons pas au milieu du pont, vous n’entreprendrez rien contre nous !

 

– C’est entendu !

 

– Alors, nous avançons ?

 

– Avancez !… »

 

Stefo, dans la nuit, épaula sa carabine.

 

« Surtout, monsieur, ne tuez pas le neveu de Rothschild ! dit près de lui l’honnête Priski, toujours prêt à défendre les intérêts de son maître.

 

– N’aie pas peur, dit Stefo, je le blesserai simplement à la patte pour qu’il ne se sauve pas, voilà tout ! Quant à l’autre, tu me l’abandonnes, monsieur Priski ?

 

– Ce Rouletabille ! Vous pouvez bien en faire ce que vous voudrez ! répondit M. Priski. Il n’a pas le sou !… »

 

Rouletabille avait pris La Candeur par la main et ils avaient fait les premiers pas sur le pont :

 

« Attention ! dit-il à voix basse, et prépare-toi. »

 

Ils firent deux pas encore. Stefo attendait que la poterne s’ouvrît là-bas pour appuyer sur la gâchette de sa carabine… Et tout à coup on entendit un hurlement de Rouletabille :

 

« Allume ! »

 

Aussitôt une flamme jaillit de la poterne et courut sous le pont pendant que la poterne s’ouvrait, et les deux jeunes gens après s’être d’abord jetés à plat ventre, se ruaient en un bond prodigieux : derrière eux, l’explosion se produisait et allait faire sauter Stefo le Dalmate et trois ou quatre soldats qui furent, plus ou moins, réduits en bouillie. Le pont sauta en partie et se souleva du côté de la poterne, protégeant en même temps ceux qu’il avait de lui-même rejetés vers la salle des gardes et formant bouclier contre les projectiles de l’explosion et contre les balles des soldats qui, dans ce chaos inattendu, ne savaient que décharger leurs fusils contre le donjon.

 

Nos amis étaient sains et saufs et c’était miracle. Il en est de la dynamite comme de la foudre qui frappe ceux-ci et respecte ceux-là, sans qu’il y ait d’autre explication à cette incohérence que la veine des uns et la malchance des autres.

 

Aussitôt le chapelain et M. Priski, qui étaient indemnes eux aussi, arrêtèrent les représailles. Et comme ils craignaient par-dessus tout de troubler l’exceptionnelle nuit de leur maître par le récit d’une aussi sombre aventure, ils résolurent de la lui cacher jusqu’au matin et de lui envoyer aussitôt un officier pour lui dire que ses ordres avaient été exécutés. Ils pensaient bien qu’au matin, ils en auraient fini avec ces enragés… Voilà comment Rouletabille était mort, cette nuit-là… pour Kara Selim…

 

XX

Évasion d’un squelette

 

Rouletabille et La Candeur avaient roulé jusqu’au fond de la salle des gardes.

 

Sur eux, la poterne avait été soigneusement refermée par les soins de Vladimir. Et bientôt, quand on eut constaté que personne n’était blessé, on se fit force compliments d’un événement qui mettait nos jeunes gens à l’abri de Gaulow et de ses hommes, au moins jusqu’au lendemain matin.

 

En effet, il fut aussitôt visible que cette trêve si utile leur était accordée, par la disposition même que prenaient dans le chemin de ronde leurs gardiens. Ceux-ci avaient allumé des feux non seulement pour rechercher les blessés de l’explosion, dont quelques-uns avaient été projetés assez loin dans la cour circulaire ou au fond du fossé, mais encore dans le but d’éclairer toute la face du donjon, de telle sorte qu’ils n’eussent aucune surprise à craindre de la part des assiégés.

 

La Candeur vit ainsi transporter quelques victimes, dont Stefo le Dalmate, qu’à l’ordinaire il appelait le Caïman, et qui avait été assez grièvement blessé. Il ne put s’empêcher de tressaillir en face des résultats trop importants de leur ingénieuse défense.

 

Hélas ! s’ils avaient bien reculé, le Caïman, lui, avait trop bien sauté !

 

Jamais, le Pacha noir ne pardonnerait aux hôtes du donjon l’état dans lequel on lui avait mis son premier lieutenant, même au neveu de Rothschild !

 

Enragés de la façon dont ils avaient été traités par l’explosion et furieux aussi d’avoir vu leurs deux prisonniers leur échapper, les soldats ne se gênaient point pour montrer le poing au donjon et pour promettre à ceux qui y étaient enfermés un avenir peu réjouissant, tout cela heureusement dans une langue que La Candeur ne comprenait point, mais dont, tout de même, il devinait à peu près le sens.

 

Comme il en était là de ses tristes réflexions, La Candeur sentit qu’on le frappait à l’épaule. C’était Rouletabille qui réclamait son attention :

 

« Suis-moi !…

 

– Te suivre ?… Où ça ?… Nous sommes entourés de tous côtés.

 

– Si bien entourés, acquiesça Rouletabille, qu’ils ont même songé à envoyer des gardes au pied du donjon, du côté de la campagne et des précipices… je redescends de là-haut : rien à faire par là…

 

– Alors, laisse-moi dormir, je tombe de sommeil.

 

– Non ! suis-moi !

 

– Où ?

 

– Dans le souterrain !

 

– Penses-tu que nous allons pouvoir fuir par là ? et que ce Priski de malheur n’aura pas pris ses précautions !

 

– Mets toujours ça dans ta poche et suis-moi ! »

 

Et Rouletabille tendait à La Candeur une espèce de petite bougie assez lourde.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ?…

 

– C’est une chose qu’il ne faut pas, autant que possible laisser tomber, c’est « une cartouche de dynamite »…

 

– Encore ?…

 

– Oui, encore !… encore une heureusement ! C’est la dernière, La Candeur, rassure-toi ! mais ne le regrette pas. Elle va nous être aussi utile que la première.

 

– Qu’est-ce que tu vas en faire ?

 

– Elle va nous servir comme l’autre, à nous isoler !

 

– Ah ! je comprends !…

 

– Eh bien, si tu comprends, suis-moi… C’est tout ce que je te demande… »

 

Depuis un quart d’heure qu’il avait pénétré dans le donjon, Rouletabille n’avait pas perdu son temps. Il avait passé en revue les dispositions prises sous la direction de Vladimir par la petite garnison. Toutes les meurtrières donnant sur le chemin de ronde étaient armées et approvisionnées de munitions. Les défenseurs, selon les besoins du moment, pourraient se transporter sur tous les points nécessaires et faire pleuvoir sur les assaillants une grêle de projectiles sans être exposés eux-mêmes.

 

Rouletabille se sentant sûr, à nouveau, de son donjon, surtout depuis que le pont avait sauté, reprenait espoir.

 

La partie n’était pas perdue !

 

La nuit ne faisait que commencer, et dans la rapide excursion qu’il venait de faire tout là-haut, au sommet de la formidable tour, il avait vu la foule des invités se presser encore dans la première cour du harem, cependant que les hommes sortaient du selamlik pour assister au feu d’artifice dont l’explosion du pont avait été comme le signal et dont les premières bombes commençaient à irradier le ciel.

 

« Non ! Ivana n’appartenait pas encore à Kara Selim et peut-être arriverait-il encore assez à temps pour la sauver ! »

 

Il avait son idée !

 

Nous savons que c’était dans les moments les plus difficiles et dans les cas les plus désespérés que ces sortes d’idées lui embrasaient la cervelle… Mais, avant tout, il fallait, comme il l’avait expliqué à La Candeur, se garder contre une surprise par le souterrain…

 

Tondor souleva une fois de plus la fameuse plaque de fer et les deux reporters descendirent à nouveau dans le gouffre noir. Rouletabille était en avant, éclairant les ténèbres du feu d’une petite lanterne. Il s’était, comme la première fois, entouré de cordes bien que, cette fois, il ne pût espérer passer par l’oubliette qui devait être gardée. Arrivé sur le sol du souterrain, il éclaira la descente de La Candeur et tous deux refirent bientôt le chemin qu’ils avaient fait avec M. Priski.

 

Ils passèrent devant les lourdes portes des cachots, sans s’y arrêter et parvinrent ainsi au carrefour qui avait marqué leur première étape avant d’arriver à l’oubliette.

 

« Chut ! fit Rouletabille… Arrêtons-nous et écoutons !… »

 

Ils ne perçurent aucun bruit.

 

« Je crois que, de ce côté, nous sommes bons ! » dit-il encore, et, prenant la cartouche dans la poche de La Candeur (il ne l’avait pas gardée sur lui parce que ses poches étaient pleines d’instruments propres au cambriolage et capables de déterminer des chocs dangereux) prenant donc la cartouche, il la glissa dans une fissure du roc, à un mètre environ du sol ; il y attacha une mèche qu’il déroula à reculons en entraînant avec lui La Candeur.

 

Et ils revinrent ainsi non loin des portes des cachots.

 

Rouletabille dit alors à La Candeur :

 

« Tu vas rester ici et écouter ; au moindre bruit suspect du côté du carrefour, tu allumes ! Compris ?

 

– Compris !

 

– Et tu te sauves, naturellement, jusqu’au donjon…

 

– Et toi ?…

 

– Ne t’occupe pas de moi !… Moi, je vais aller rendre visite à ce pauvre pacha que Gaulow a traité si cruellement !…

 

– Quel pacha ?…

 

– Le squelette !…

 

– Le squelette, dans le cachot !… s’exclama La Candeur, ahuri, et qu’est-ce que tu veux en faire de ce squelette ?

 

– Rien ! mais il y a dans le cachot du squelette une honnête petite fenêtre.

 

– Pas si honnête puisqu’elle a des barreaux !…

 

– Nous allons bien voir !… »

 

Et Rouletabille s’en fut pousser les lourds verrous du cachot dans lequel ils avaient vu, dans une précédente promenade souterraine, le fameux squelette du pauvre pacha attaché par la patte !

 

« Les barreaux, disait encore Rouletabille en secouant la porte, les barreaux ne me font pas peur !…

 

» Si on ne peut pas les limer parce que ce serait trop long, on les descellera !… Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons des barreaux sur notre chemin, et ils ne nous ont jamais arrêtés ! »

 

La porte céda là-dessus à ses efforts.

 

Et il entra dans le cachot.

 

Une exclamation qu’il poussa fit accourir La Candeur.

 

La chaîne de fer et son anneau étaient toujours là, mais le squelette avait disparu !

 

Le plus beau était que les barreaux de la fenêtre avaient été arrachés, enlevés de leurs alvéoles de pierre et que l’on pouvait relever sur la muraille décrépite toutes les traces d’une évasion.

 

« Ce que le pauvre pacha n’a pu faire de son vivant, dit Rouletabille, il l’a accompli après sa mort.

 

– C’est tout à fait extraordinaire ! conclut La Candeur. Le squelette s’est évadé ! »

 

XXI

Le tiroir secret

 

Nous avons laissé Ivana Ivanovna dans les bras de Gaulow au moment où, croyant comprendre que celui-ci s’était joué d’elle et avait vidé le coffret byzantin de son précieux bagage, elle s’était quasi évanouie. Le coup, en effet, était rude !

 

Cependant, sur les bords de l’abîme où elle roulait inconsciente, elle fut réveillée par le baiser de Gaulow. Les lèvres du bandit sur les siennes lui produisirent l’effet d’une brûlure atroce. Elle rouvrit les yeux, se vit entre les mains démentes d’un misérable qui allait abuser de sa faiblesse pour affirmer des droits que la cérémonie du jour lui avait donnés ; elle reconnut ce visage détesté, cette face de crime, ces yeux qui s’étaient repus de l’agonie de son père et de sa mère ; et la haine formidable qu’elle avait vouée, depuis l’enfance, à ce Gaulow qui la tenait entre ses bras, lui redonna subitement les forces nécessaires pour lui échapper.

 

Il s’attendait si peu à cette révolte nouvelle, il fut tellement surpris par cette renaissance brusque d’une proie qu’il croyait inerte et incapable de lui résister encore, qu’il ne put que la laisser glisser, avec stupeur, d’entre ses doigts.

 

Et maintenant, il la regardait en face de lui, debout contre le mur, pâle comme la mort, mais les ongles en avant comme une furie.

 

À tout autre elle eût fait peur, tout autre eût reculé devant cette rage. Quand il fut un peu remis de son étonnement, il éclata de rire… puis il lui dit :

 

« Encore une fois, calme-toi. Et réfléchis que tu m’appartiens. Tu ne saurais m’échapper, tu es ma femme. Je serai ton mari. Je me réjouis, en dessous, de tes mines. Ta douceur intermittente ne me trompait pas. J’étais curieux de savoir où tu voulais en venir. Tu voulais gagner du temps, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Parce que tu attendais du secours ? Ne le nie pas ! je le sais !… Sournoisement, tu regardais de tous côtés dans cette chambre pour savoir d’où ce secours te viendrait et tu t’étonnais, tu t’impatientais de ne pas le voir apparaître. Tu es allée à cette fenêtre, tu as tâté, sans en avoir l’air, en t’appuyant dessus avec négligence, ce rideau. Ivana, regarde ! Il n’y a personne derrière ce rideau ! »

 

Et Gaulow, d’un large geste, fit glisser le lourd rideau sur sa tringle. Les grillages de bois et les barreaux de fer apparurent.

 

« Si le secours avait dû venir, continua-t-il, il serait venu par ce balcon. Il n’y a que par là et par la voie des airs qu’il pourrait venir. Qui attendais-tu ? Allons ! allons ! Ivana, réponds-moi ! qui attendais-tu ?

 

– Personne, répliqua farouchement la furie, debout contre le mur… non, je n’attendais personne !…

 

– Si ! si ! repartit l’autre… quelqu’un ! tu attendais quelqu’un… un voyageur de passage peut-être… un homme ou un jeune homme venu de bien loin, derrière toi, dans l’espérance de t’arracher aux griffes de l’affreux Gaulow ! Un journaliste, peut-être », ricana-t-il.

 

Il jouait, comme un tigre avec une souris et il s’amusait formidablement de l’effet produit par ses paroles.

 

En vain la furie détournait-elle la tête pour qu’il ne vît point l’angoisse nouvelle qui s’emparait d’elle en apprenant que l’ennemi était si bien renseigné, il la sentait toute frémissante de la moindre de ses phrases peu à peu révélatrices du triste sort de Rouletabille.

 

Il reprit :

 

« Un journaliste ! un petit journaliste ! Savez-vous bien, Ivana Ivanovna, que ces journalistes se croient tout permis !… Avoir rêvé de s’emparer de la femme, de la femme légitime de Kara Selim et n’avoir pas hésité pour cela à pénétrer dans le Château Noir du Pacha noir !… Brave petit journaliste, va !… Et savez-vous encore, Ivana, ma petite louve chérie, qu’il s’en est fallu de bien peu, ma parole, qu’un si beau plan ne réussît !… »

 

Sur quoi, il pénétra tout à fait dans le coin de la porte-fenêtre du balcon et ouvrit celle-ci en priant Ivana de le suivre.

 

« Venez ! Venez, chère petite… je voudrais vous montrer quelque chose… quelque chose de très intéressant… un joli ouvrage… »

 

Elle ne bougea pas, mais elle ne put s’empêcher de regarder… Que voulait-il dire ?… Quelle infamie nouvelle avait-il inventée ? Quelque piège certainement pour le pauvre enfant qui s’était dévoué pour elle et qui voulait la sauver malgré elle…

 

De tous ses yeux, elle regardait… et quand il la vit ainsi, attentive, il lui montra un coin des moucharabiés… Il souleva légèrement la grille de bois qui cédait sous sa main…

 

« Voyez, dit-il, le grillage a été scié… Il tient encore cependant… Oh ! la chose a été proprement faite… c’est une œuvre d’artiste, de véritable artiste !… Ces journalistes, aujourd’hui, doivent connaître tous les métiers !… tous les métiers qui ouvrent les portes, les fenêtres… ou qui les enfoncent… Il n’y a que bien peu de chose à faire pour que ce grillage cède sur l’espace nécessaire pour laisser passer un homme, un petit homme !…

 

» Mais ce n’est pas tout !… Le barreau derrière, ma chère… oui, l’un de ces barreaux est presque entièrement limé… Mais de cela vous ne pouvez vous rendre compte… Il faudrait venir près de moi… Il ne faudrait pas plus de cinq minutes de travail pour qu’il cédât lui aussi tout à fait… Et c’est à peine si on peut s’en apercevoir de l’intérieur de la chambre… Ah ! votre fuite était bien préparée, mignonne… Et si vous en doutez, regardez la corde… Oui, une corde, une corde qui descend jusqu’au roc et qui est attachée tout là-haut à la cheminée. Comme c’était simple !… Comme ça l’est encore !… Votre Rouletabille – car c’est bien ainsi qu’il s’appelle, n’est-ce pas ? – votre Rouletabille n’a plus qu’à venir !… On l’attend !… Vous n’êtes pas curieuse de voir cette corde ?… Voyons, un peu de courage, un peu de bonne volonté, ma chère !…

 

» La corde est là contre la muraille et tout contre le balcon, là, à droite !… Vous vous étonnez peut-être de ce que je connaisse, à cet endroit, l’existence de cette très dangereuse corde, dangereuse pour notre amour et pour mon honneur, et d’apprendre que, cependant, elle s’y trouve encore !… Je vais vous dire !… On voulait l’enlever !… J’ai dit : « Non ! non ; laissez-lui prendre… ce chemin-là… Et puis, quand il sera dessus, eh bien, derrière lui, là-haut, vous la couperez !… » Oui, il sera toujours temps, à ce moment, de couper la corde !… Pauvre gentil garçon !… Pauvre gentil journaliste !…

 

» Pauvre petit amoureux peut-être !… Car qui me dit qu’il ne vous aime pas ? Ah ! au point où il en est, maintenant, vous pouvez bien m’avouer cela !… Vous comprenez bien qu’il n’est plus à craindre, le pauvre ! Il va faire un bond d’une quarantaine de mètres dans le torrent ou bien s’écraser bien gentiment sur le rocher !… Tenez… continua Gaulow en se penchant et en regardant en l’air… le voilà justement !… Oui, on l’aperçoit d’ici !… Il va prendre la corde !… »

 

D’un bond, Ivana fut sur le balcon et hurla dans la nuit :

 

« Zo ! ne descends pas !… ne descends pas !… »

 

Mais Gaulow la jeta dans la chambre avec un nouveau rire éclatant ; puis il referma la fenêtre et dit :

 

« Enfant !… vous croyez tout ce qu’on vous dit !… Votre Zo, votre petit Rouletabille ne descendra pas par cette corde ! ne descendra plus jamais le long d’une corde qui conduit à une fenêtre où l’attend Ivana Ivanovna… il est mort, madame !… »

 

Elle reçut le coup, qu’elle attendait du reste, car il y avait trop de joie méchante sur le visage de cet homme pour qu’il n’eût point cette nouvelle à lui annoncer. Et cependant elle cria :

 

« Ce n’est pas vrai !

 

– Madame, il a été exécuté par mes ordres, dès la première heure du soir !

 

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

 

– Pourquoi me dites-vous « ce n’est pas vrai » ?… du moment que j’avais la preuve de ce qu’il était venu faire ici… Je l’ai fait tuer !… Il est mort bravement, du reste, crut-il devoir ajouter, il est mort en disant : « Pauvre Ivana ! »

 

Les jambes de la jeune fille tremblaient sous elle ; elle dut s’asseoir sur le divan.

 

« Non ! Non ! Si c’était vrai, je l’aurais su !… Quelque chose me l’aurait dit, car je l’aime !… Je l’aime de toutes mes forces, Kara Selim !… Je l’aime autant que je vous déteste ! »

 

Cela était parti malgré elle… Elle n’avait pu, dans sa douleur, retenir le cri de son amour et de sa rage… Pauvre petit Rouletabille !… Elle croyait bien maintenant que l’autre ne la trompait pas. Il était trop tranquille et trop satisfait lorsqu’il disait : « Il est mort !… » Mort !… Mort pour elle !

 

– Vous l’aimiez, gronda l’autre, et vous avez consenti cependant à devenir ma femme !… Il y a donc au monde, Ivana Ivanovna, quelque chose de plus fort que l’amour ! »

 

La tête d’Ivana roulait contre la muraille. Elle aussi, elle eût voulu être morte. Puisque rien n’avait réussi de ce qu’elle avait tenté et puisque Rouletabille était mort, elle appelait la mort à son tour, de toute son âme… Elle vit que l’autre se rapprochait d’elle… Elle lui cracha à la figure ces mots :

 

« Oui, il y a quelque chose de plus fort que l’amour, c’est la haine !

 

– Je l’ai toujours pensé, fit-il, et c’est ainsi que je me suis toujours expliqué vos sentiments pour moi… Vous ne m’avez épousé que par haine, Ivana Ivanovna… et dans le dessein de vous venger, avouez-le donc !… Ah ! si vous aviez eu une arme !… qu’est-ce que vous auriez fait de Gaulow ?… Pauvre Gaulow !… Tuer Gaulow !… Vous avez toujours été prête à donner votre vie pour cela !… Pour avoir la tête de Gaulow… entre vos mains… la tête de Gaulow… entre vos charmantes petites mains… n’est-ce pas que vous vous êtes mariée pour cela ?… Mais je me méfie de Judith, moi… et des coffrets byzantins !… »

 

Elle redressa la tête… Pourquoi lui parlait-il tout à coup du coffret byzantin ? Que voulait-il dire ?… Elle ne comprenait pas.

 

Il continuait, en ricanant :

 

« Des coffrets byzantins, qui contiennent tant de souvenirs de famille et de si beaux bijoux ! Des bijoux qui piquent ! Des bijoux qui tuent ! Et de jolies petites croix de ma mère, aiguës comme des poignards, comme des poignards qu’on enfoncerait si aimablement dans le cœur du pauvre Gaulow !

 

» Ah ! Ivana Ivanovna, quelle belle nuit de noces vous lui réserviez, au seigneur de la Karakoulé, avec votre coffret byzantin ! »

 

Elle ouvrait des yeux énormes, immenses ! Encore une fois, l’espoir renaissait en elle, l’espoir que sa mort prochaine et celle de Rouletabille n’auraient pas été inutiles ! Alors, alors, c’était encore possible, cela : que Gaulow ignorât le véritable trésor du coffret byzantin ! Et que les paroles si précises qu’il avait prononcées, concernant ses raisons à elle de tenir tant à ce fatal coffret, se rapportassent uniquement aux armes qu’elle eût pu trouver là-dedans pour se délivrer ou pour se venger ! Mais alors, si elle pouvait être sûre de cela ; si elle pouvait encore se rapprocher de ce coffret que Gaulow ne redoutait plus, si elle pouvait s’assurer de la présence des documents, elle pourrait en faire tenir encore la nouvelle au tsar, par Athanase qui certainement était encore libre, lui, et dont Gaulow ne devait même pas soupçonner l’arrivée à la Karakoulé puisqu’il n’avait pas prononcé son nom.

 

Ah ! comme elle regrettait maintenant de s’être évanouie au moment où Gaulow, lui-même, lui avait proposé de faire apporter le coffret débarrassé de ce qu’il croyait être son plus dangereux contenu…

 

… Mais que dit Gaulow, maintenant ? Que fait-il ?… Il se lève… il donne des ordres !… Il raille toujours, mais quelle douce raillerie est la sienne au cœur d’Ivana qui espère !… qui espère !… Il ordonne qu’on apporte le coffret !… Il prétend qu’il n’est point un méchant homme et qu’il ne saurait priver plus longtemps sa jeune femme de si intéressants souvenirs de famille… Il se tourne vers elle :

 

Ivana Ivanovna n’a d’yeux que pour le coffret, apporté par deux esclaves qui le déposent non loin de la fenêtre… de la fenêtre sur laquelle Gaulow a tiré à nouveau le rideau…

 

Les esclaves déposent l’objet sur le tapis et s’en vont.

 

Et voici le coffret entre Ivana et Kara Selim.

 

Tous deux le regardent avec des sentiments bien différents. Kara Selim est goguenard : Ivana Ivanovna sent son cœur battre sa poitrine à la rompre.

 

C’est un coffret en bois, grand comme une petite malle, orné de toutes sortes de bariolures, avec des dessins de clous dorés, d’arabesques creusées avec le fer rougi…

 

… C’est à ce coffret-là qu’était allée la dernière pensée du général Vilitchkow, quand il était tombé sous les coups de Gaulow, de Stefo le Dalmate et de leurs soldats…

 

« Eh bien ? fit Gaulow… Il est à vous ! Vous êtes contente ?

 

– Oui », répond, de la tête, Ivana…

 

Et elle se lève… elle veut en faire le tour… voir s’il n’a pas été brisé dans quelque coin…

 

Elle se lève donc et elle a la force de jouer la comédie… Elle fait l’enfant gâtée qui oublie toutes ses peines devant le jouet promis… Elle a la force de murmurer :

 

« Il est si vieux ! Nous l’avions depuis si longtemps dans la famille ! C’est un vieil ami ! »

 

On dirait qu’elle a tout oublié depuis qu’elle a retrouvé son coffret. Elle fait la petite fille. Les jeunes femmes n’ont-elles pas de ces faiblesses ? Gaulow s’y laissera prendre.

 

Et elle se décide à ouvrir le coffret ; elle tend déjà la main vers la serrure…

 

« Et la clef ? fait Gaulow… qui est-ce qui a la clef ? qui est-ce qui va demander gentiment la clef au terrible Gaulow ? »

 

En même temps, il lui montre, du bout des doigts la clef, la petite clef, chef-d’œuvre de vieille serrurerie qui orne le coffret !

 

Ivana la reconnaît…

 

« C’est une chance, Ivana, explique Kara Selim, que l’on ait oublié, le fameux soir, cette petite clef sur cette serrure… si elle n’avait pas été là, je n’aurais pas eu la pensée, peut-être, d’emporter cette boîte encombrante… mais le coffret était ouvert et m’offrait ses trésors !… Je les ai pris pour les rendre, Ivana… Ils sont à vous ! et voilà la clef !… »

 

Elle vint à lui et avança la main vers la clef, mais il recula ses doigts… Il s’amusait et cela seul donnait le frisson : Gaulow jouant avec une jeune femme… une jeune femme à qui il promet une clef, qui s’avance pour la prendre, et à qui il la retire… Et voilà encore la jeune femme dans ses bras :

 

« Un baiser ?… un baiser pour la clef ?… Attention ! ne mordez pas !… »

 

Cette fois, elle subit son baiser sans s’évanouir… ce n’est plus le moment de manquer de forces… Eh bien, elle en a… elle en a, Ivana Ivanovna… Elle en a tellement qu’elle ne se révolte pas… Ce cher Kara Selim a même pu croire un instant que ce baiser lui faisait plaisir, à elle, car elle n’a point montré d’impatience, non !…

 

Oh ! ces filles du Balkan sont si bizarres ! si bizarres !… On en a vu qui étaient bien aussi difficiles que cette Ivana et que le premier baiser du maître matait…

 

Maintenant elle a la clef, elle se dégage gentiment, sans brutalité aucune, presque avec coquetterie… Et comme elle a un peu de rose sur sa pâleur, à cause du baiser, Kara Selim la trouve encore plus jolie et le lui dit.

 

Mais elle a la clef et elle veut s’en servir… et l’autre, en riant, la laisse faire…

 

Elle glisse la clef dans la serrure… Elle éprouve quelque difficulté… Elle se met à genoux devant le coffret… Ah ! si elle pouvait le tâter par-dessous… voir si on ne l’a point défoncé… Mais il est là à plat sur le tapis, le coffret, et lourd, si lourd qu’elle ne peut même pas le pousser…

 

« Voulez-vous que je vous aide ? demande l’autre.

 

– Non ! non ! merci !… je l’ouvrirai bien toute seule… J’ai l’habitude… »

 

Ah ! voici que la clef tourne… tourne, tourne sans s’arrêter. Le coffret doit être ouvert maintenant… Elle se lève, elle en soulève des deux mains le couvercle… L’autre, en face, la regarde faire, souriant comme un galant homme qui a apporté un cadeau à sa petite femme et qui ne demande qu’à jouir de sa surprise…

 

Elle soulève donc le couvercle… le soulève… Et tout à coup elle chancelle… elle le referme…

 

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda l’autre en se levant.

 

– Rien ! rien !… un peu de faiblesse… balbutie-t-elle… mais c’est passé !… c’est passé !… »

 

Et elle se glisse la main sur le front, pour essuyer la sueur froide qui y perle !…

 

« Eh bien, c’est toute la curiosité que vous avez ?…

 

– Tout à l’heure ! tout à l’heure !… Laissez-moi respirer !… »

 

Et elle s’éloigne du coffret ; lui s’en rapproche… Mais elle gémit, elle étend les bras et dit :

 

« Tout tourne autour de moi !… »

 

Il accourt, heureux qu’elle ait, lui semble-t-il, imploré son assistance.

 

Il la soutient…

 

Comme elle est douce, maintenant !… Il ne la reconnaît plus !… Tout à l’heure elle l’éloignait ; maintenant il lui paraît qu’elle le retient !…

 

« Merci, dit-elle… merci ! c’est fini !… »

 

Il la conduit à petits pas sur un coin du divan… Il la fait asseoir, il s’assied près d’elle… Il la traite comme un objet fragile… et elle se laisse faire… Tout rude qu’il est, Gaulow est gagné à cette douceur qu’il n’attendait pas… Il en est remué.

 

Il lui en exprime sa reconnaissance en lui serrant les mains… et, voilà qu’elle répond à cette pression… qu’elle retient ses mains.

 

Oh ! la bizarre petite fille du Balkan !

 

Il lui dit :

 

« J’aime à vous voir ainsi plus raisonnable, Ivana. C’est la fureur qui vous animait tout à l’heure qui vous a faite si faible, voyez-vous !… Il ne faut plus recommencer ce jeu-là !… »

 

Il lui propose des cordiaux… veut lui faire boire l’eau réconfortante d’un flacon… il veut se lever pour aller chercher le flacon… mais elle le retient encore… et lui se sent à nouveau tout remué par cette manifestation amicale…

 

On a beau aimer les jeunes louves qui se défendent bien… on est sensible aussi à leur aimable défaite…

 

Et Ivana paraît bien vaincue…

 

Il lui parle maintenant tout bas, près des lèvres, comme un véritable et gentil amoureux qui donne de bons conseils :

 

« Non, il ne faut pas recommencer ce jeu qui vous brise… qui vous tuerait… Ivana, acceptez le sort qui vous est fait ! Je vous jure que vous ne serez pas à plaindre !… Acceptez-le tout de suite puisque, aussi bien, vous ne pouvez plus rien espérer d’autre… moi, je vous aime… laissez-moi vous aimer… vous serez heureuse !… C’est vous qui commanderez à la Karakoulé !… C’est vous qui serez la maîtresse !… »

 

Il lui promet de ne vivre que pour accomplir son moindre désir…

 

Toutes les richesses, toute la fortune de la Karakoulé et de son maître, tout cela est à elle… Il la couvrira des plus beaux joyaux, comme aucune kadine favorite n’en a jamais eu, jamais !…

 

Les bijoux nouveaux qu’il a mis dans le coffret ne sont rien à côté de ce qu’il lui réserve !…

 

« Vous voyez, dit-il, que je ne suis pas si terrible ! Je vous ai pris quelques bijoux de famille, parce que je les jugeais dangereux, mais je les ai remplacés par d’autres. Les avez-vous vus seulement, Ivana ?

 

Oui, oui ! fait Ivana de la tête… oui, elle les a vus !…

 

Mais l’autre proteste… elle n’a pas eu le temps de voir !… Elle a à peine ouvert le coffret… et elle l’a refermé tout de suite… ce n’était vraiment pas la peine de tant le demander, ce coffret ! il veut encore se lever pour lui montrer les bijoux de sa nuit de noces qu’il a mis, par surprise, dans le coffret ! mais encore elle le retient !…

 

« Restez près de moi ! » ose-t-elle dire, si bas qu’il peut à peine l’entendre… mais il comprend qu’elle ne demande qu’à être prise dans ses bras et que, lasse enfin d’une lutte inégale et inutile, la femme s’abandonne au beau Pacha Noir ! Car il est beau et le sait. Par Allah !… il a connu suffisamment de victoires pour ne pas s’étonner outre mesure de celle-ci…

 

« Ivana !…

 

– Kara Selim ! soupire la jeune femme en dénouant légèrement l’étreinte qui se resserre autour d’elle… Kara Selim, je suis votre femme… et je vous obéirai… Mais si vraiment vous m’aimez comme vous le dites, ayez un peu pitié de moi !… Je vous jure que je ne vous résisterai plus… D’abord je ne le puis plus… vous pouvez faire de moi, dès maintenant, ce que vous voudrez… Je suis à bout de forces… je suis lasse… je suis à vous, mon ami… Mais laissez-moi voulez-vous… laissez-moi quelques minutes… épargnez-moi quelques minutes encore… laissez-moi, seule ?… Si je vous demande cela, qui est bien naturel…

 

– C’est par ruse ! dit-il, rendu immédiatement à toute sa méfiance.

 

– Non !… c’est par convenance… Quand vous reviendrez… dans quelques minutes… vous trouverez une femme docile, mon ami, et qui vous attendra… »

 

Kara Selim la regarda, puis lentement se leva.

 

« Je vous accorde ces quelques minutes-là, dit-il en se mordant les lèvres, car il prévoyait encore quelque calcul pour lui échapper… Mais sachez, Ivana, que ce seront les dernières… et que si vous me trompez, je vous en ferai repentir !… »

 

Là-dessus, il quitta la chambre sans même se retourner, persuadé qu’elle allait lui tendre un piège, mais se promettant de surveiller, du dehors, ce qui se passerait, lui parti, dans la chambre nuptiale. Il connaissait un coin, pour cela, qu’il avait fait aménager du temps de l’ancienne première kadine, pour écouter les propos qu’elle pouvait tenir quand il n’était pas là, et aussi dans le moment qu’il en était le plus jaloux, pour voir ce qu’elle pouvait faire. De ce coin-là, auquel on arrivait par une petite terrasse, donnant sur les jardins, on entendait et l’on voyait très bien…

 

Ivana se traîna jusqu’à la porte qu’il avait refermée sur lui ; elle entendit son pas qui s’éloignait et aussi les ordres qu’il donnait aux eunuques de service. Aussitôt elle courut au coffret, en souleva le couvercle, et… Rouletabille en sortit le revolver à la main.

 

Rouletabille, déguisé en houri, Rouletabille secouant les voiles blancs et le yalmack d’une kadine qu’il avait chipés, Allah savait où.

 

« Ouf ! fit-il, je commençais à m’ankyloser dans cette boîte ! »

 

Elle lui faisait signe de se taire, tremblante de bonheur, cette fois, mais, épouvantée de son adresse et de son audace.

 

« Pourquoi l’as-tu retenu ? fit le reporter qui tutoyait pour la première fois Ivana, mais qui n’avait pas le temps de s’attarder à des formules de politesse. Aussitôt que tu as su que j’étais dans la boîte, il fallait l’amener près de moi ; je lui aurais réglé son compte et nous en serions débarrassés !… »

 

Il disait cela en enlevant méthodiquement le déguisement qui l’embarrassait. Ivana le regardait faire sans une pensée, admirant son sang-froid, incapable de l’aider.

 

« Je n’ai pas voulu, dit-elle, non ! Je n’ai pas voulu te l’amener. Il est plus fort que toi, et il eût appelé ses esclaves ! Il a toujours son sifflet pendu à un collier ! Ah ! petit Zo ! petit Zo, vivant !…

 

– Il t’avait dit que j’étais mort, l’animal !… Il croit donc qu’on tue comme ça Rouletabille !… »

 

Et, ce disant, il était déjà au balcon, avait arraché les moucharabiés et sorti sa lime, et achevait son ouvrage sur le barreau déjà très fortement entamé.

 

« S’il nous laisse dix minutes, nous sommes sauvés !… Tire le rideau !… Tire le rideau sur moi !… S’il revient trop vite… je resterai caché jusqu’au moment où je jugerai le moment propice pour lui sauter dessus !… »

 

Elle tira le rideau… et il continua à lui parler à voix basse, derrière le rideau, cependant qu’elle ne savait que l’écouter, regarder le coffret, et se passer les mains sur le visage, d’un geste de folle.

 

Comment n’avait-elle pas hurlé sa joie en ouvrant le coffret devant Kara Selim et en apercevant la figure de Rouletabille !

 

Mais, derrière son rideau, toujours travaillant, il lui disait :

 

« Remue, marche, déplace des objets pendant que je finis de limer ce barreau… fais enfin qu’on ne m’entende pas du vestibule !… Va donc !… Je n’en ai plus pour longtemps !… Tiens, glisse le coffret jusqu’ici !… Si nous n’avons pas le temps d’ouvrir le tiroir secret, nous l’emporterons !… »

 

Ces mots la firent revenir à elle, à toute l’importance de la situation !

 

Elle courut au coffret, et, cette fois, comme il était débarrassé du poids de Rouletabille, elle put le déplacer, le traîner tout près du rideau !

 

« Oui ! oui ! nous l’emporterons !… » dit-elle.

 

Et elle le vida de tout ce qu’il contenait avec une prodigieuse hâte ! Maintenant elle avait honte d’elle-même : du temps qu’elle avait mis à se ressaisir… et l’autre petit, là-bas, derrière son rideau, qui songeait à tout !… Ah ! petit Zo ! petit Zo !…

 

Les mains d’Ivana vont au fond du coffret !… le coffret est intact, elle le soulève ; elle arrive, avec effort, à le dresser sur un des côtés, et le dessous apparaît, intact, lui aussi !

 

« Tiens ! souffle-t-elle… elle est là… elle est là, la Sophie à la cataracte !

 

– Tout à l’heure, répond l’autre… chaque chose en son temps !… Dis donc, Ivana ! La porte de ta chambre ne ferme pas à clef, au verrou ?… enfin, ne ferme pas !…

 

– Non ! pas à l’intérieur !… répond la jeune femme… Oh ! j’ai regardé… mais il a pensé à tout… dépêche-toi !… Tu sais, le coffret est intact !…

 

– Oui, ils n’ont rien cassé ; c’est déjà bon signe !…

 

– Oh ! ça ne prouve rien !… exprime-t-elle avec une fièvre nouvelle… Ils ont eu le temps de découvrir le secret du tiroir !…

 

– Et toi, tu l’ignores ?…

 

– Mais oui, je l’ignore ! je l’ignore ! je l’ignore !…

 

– Calme-toi donc, puisque la malle est à nous… nous n’avons plus rien à craindre. (Ils trouvaient qu’ils n’avaient plus rien à craindre.) Nous aurons le temps, nous autres, de le traîner jusqu’au donjon !… Allons ! remue ! remue ! Tousse !… fais du bruit, je vais faire sauter le barreau !… Il ne tient presque plus !… »

 

Ce qu’on ne saurait dire ni décrire et ce qu’il faut imaginer, c’est le mouvement de cette scène, sa rapidité, les gestes inouïs qui l’accompagnent, l’attitude de cambrioleur de Rouletabille derrière son rideau, et, dans la chambre, cette jeune fille qui tourne et retourne cette caisse fatale, avec rage, cette caisse qui ne veut pas encore livrer son secret !…

 

Ah ! les mains d’Ivana, glissant le long des parois du coffret, les doigts courant sur les jointures, cherchant un point qui cède, un ressort caché. Elle presse cette caisse, elle la caresse, elle la griffe…

 

Enfin elle la secoue, elle la secoue et elle entend, à l’intérieur du tiroir secret, des choses qui se déplacent !… Sont-ce les documents ?… Qui pourrait le dire avant de les avoir vus ?… Est-ce que Gaulow, pour se jouer d’elle jusqu’au bout, n’a pas pu remplacer les plans de mobilisation par quelques papiers de son invention et de sa cruelle fantaisie !…

 

Cette caisse est solide comme du fer : Ivana n’eût pu la briser qu’en réveillant tout le harem !…

 

Et voilà Rouletabille qui, soulevant le rideau, apparaît :

 

« C’est fait ! dit-il, en regardant l’heure à l’énorme oignon qui ne le quitte jamais… Ce brave Kara Selim a dit : dix minutes ! nous avons encore cinq minutes devant nous, s’il n’est pas trop pressé !… Laisse donc ton coffret, nous avons le temps de l’emporter, nous allons le descendre jusqu’à la corniche. Une fois que nous allons être arrivés sur le roc, nous tournerons au coin de la tour du Sud-Ouest et là on ne peut plus nous atteindre ; à moins qu’on n’ait découvert le chemin par où je suis venu ! Ah ! la voilà donc la fameuse Sophie ! »

 

Il venait de l’apercevoir pour la première fois. Il se jeta à genoux et la considéra attentivement de tout près comme s’il avait été extrêmement myope.

 

« Le dessin et la couleur en sont très effacés, fit-il ! Je parie qu’ils ne se sont aperçus de rien !…

 

– Dépêchons-nous, Zo, au nom du Ciel ! Il peut revenir, nous n’avons pas une minute à perdre !

 

– Si ! nous avons cinq minutes ! Ah ! si je pouvais trouver le secret du tiroir, on n’aurait pas besoin d’emporter ce coffret encombrant !… »

 

Et lui aussi se mit à le tâter, à le manipuler dans tous les coins, à scruter cette malle maudite !… Mais il finit par un geste qui lui était coutumier quand il ne trouvait point ce qu’il cherchait : par s’arracher les cheveux !

 

« Certainement, dit-il, cette taie sur l’œil de Sophie n’a pas été mise là pour des prunes ! »

 

Et il appuyait, du pouce, sur l’œil malade de Sophie… Il essayait de faire glisser cette pupille voilée. Hélas ! rien ne cédait sous son doigt !

 

Derrière lui, Ivana, affolée, gémissait.

 

« Partons, partons ! Il me semble que je l’entends !

 

– Tu n’entends rien du tout, puisque je n’entends rien !… Un peu de patience, que diable !… Attends, il me semble que je vois quelque chose là… sous la taie, on perçoit, oh ! à peine… mais tout de même… tu ne vois pas !… On distingue le petit point d’or de la pupille… C’est drôle, il me semble que je ne vois plus sur ta Sophie, sur toute ta Sophie, que ce petit point d’or-là… »

 

Et il appuya plus particulièrement sur ce point d’or de la pupille… mais rien encore ne bougea.

 

Il se releva en s’essuyant le front. Il n’avait rien trouvé, mais il s’efforçait de lui cacher son désappointement.

 

« Ah ! ton coffret byzantin ! ajouta-t-il en le soulevant par un des anneaux de cuivre, ce que je me suis fait des cheveux dedans !… J’ai bien cru un moment que c’était fini et que ce cher seigneur avait renoncé à le faire transporter dans ta chambre ! Je me la rappellerai ma nuit byzantine ! »

 

L’incorrigible gamin bavardait pendant qu’elle l’aidait à porter sa caisse, en claquant des dents à cause de la peur qu’elle avait que la porte, là-bas, derrière eux, ne s’ouvrît !…

 

Enfin, ils furent avec leur fameuse caisse, contre les barreaux qui ne pouvaient plus les empêcher de passer maintenant…

 

« Attends un peu que je saisisse la corde ! » fit-il.

 

Et il se pencha au-dehors et parvint assez difficilement à attirer à lui la corde qui était toujours attachée à la cheminée et que Kara Selim avait défendu d’enlever pour avoir la joie mauvaise de montrer à Ivana « le chemin par où elle aurait pu s’évader si Rouletabille n’était pas mort ! »

 

La nuit était très sombre. Le vent soufflait, balançant la corde. On entendait, en bas, le mugissement du torrent.

 

Rouletabille attira Ivana à lui.

 

« Toi d’abord, fit-il. Je vais t’attacher. Quand tu sentiras le roc sous tes pieds… tu dénoueras la corde : je descendrai ensuite le coffret et puis je dégringolerai à mon tour… »

 

Elle secoua la tête.

 

« Non ! non ! fit-elle, le coffret d’abord !… Et puis nous nous descendrons tous les deux ensemble ! Nous nous sauverons ensemble ou nous mourrons ensemble… Descendons le coffret et nous glisserons ensuite le long de la corde !

 

– Tu n’auras pas peur !

 

– Non ! »

 

Il n’y avait pas à hésiter.

 

Il la connaissait. Elle ne lâcherait pas son coffret.

 

En un tournemain, il eut noué la corde autour du coffret, et ils poussèrent ou plutôt essayèrent de le pousser hors du balcon.

 

Fatalité ! Le coffret ne passait pas !

 

Non ! l’écartement entre les barreaux restés intacts n’était pas assez large ! Il eût fallu scier deux barreaux et ils n’avaient pas le temps !…

 

Ivana laissa échapper un gémissement de désespoir, et Rouletabille, qui ne jurait jamais, blasphéma :

 

« En être arrivés là après tant d’efforts, tant d’efforts !

 

– Il ne passe pas, fit Rouletabille, très pâle ! Ivana ! nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour avoir ces documents ! Il faut partir !… »

 

Et il voulut l’entraîner encore… mais elle se dégagea et lui jeta dans un rauque sanglot :

 

« Jamais !… Il faut savoir !… Il faut savoir !…

 

– Mais c’est de la folie !… répliqua-t-il en se jetant encore sur le coffret et en le secouant avec plus de rage qu’elle n’en avait montré… Tu vois bien qu’on n’en a point découvert le secret ; du reste, cette peinture ne ressemble pas plus dans son effacement à une Sophie qu’à toute autre figure… On peut être tranquille… Rassure-toi !… Les documents y sont toujours ! Et comme nul ne s’en doute, on peut agir comme s’ils étaient en notre possession… comme si nous les avions vus !

 

– Tu ne connais pas le monstre ! Il a pu remplacer ces documents par d’autres papiers insignifiants. Il faut savoir s’il s’est joué de moi ! Il faut savoir, petit Zo !… »

 

Elle se tordait les mains.

 

« C’est pour savoir cela que j’ai tant risqué et que j’ai failli te perdre et que nous mourrons peut-être ! Zo ! ne partons pas sans savoir, ce serait lâche !

 

– Mais tu ne vois donc pas, malheureuse, que tu nous tues ! Et qu’il va arriver. »

 

Elle bondit jusqu’à la porte.

 

« S’il entre, je me jette sur lui et tu le tues ! Mais cherche, cherche, cherche, petit Zo ! Chaque fois que tu as voulu bien chercher, tu as bien trouvé. »

 

Elle le suppliait.

 

« Tu verras que nous y resterons tous, dit-il assez froidement, mais il lui céda, resta et croisa les bras devant ce terrible coffret qui lui présentait la curieuse et impassible image de la Sophie à la cataracte.

 

– Si tu entends des pas, dit-il, tu me préviendras, j’accourrai près de toi ! D’ici là tu ne me dis plus un mot, plus un seul ! »

 

Et profondément, il réfléchit, il s’appliqua à ne plus penser qu’à cette énigmatique image. Muet, il l’interrogea de son regard aigu sur tous les points, mais il y avait un point entre tous les autres qui attirait et retenait son attention, c’était toujours le petit point d’or au centre de l’œil.

 

Tout à coup il se releva, en laissant échapper une exclamation :

 

« Ah ! très bien…

 

– Tu as trouvé ; petit Zo ? demanda l’autre, là-bas, debout contre sa porte.

 

– Eh ! fit-il, je crois bien que oui !

 

– Qu’est-ce que tu cherches ?

 

– Je cherche une aiguille !…

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour faire à Sophie l’opération de la cataracte ! »

 

Elle eut aussi une exclamation sourde… Elle ne doutait plus que ce fût cela… elle aussi avait vu le petit point au centre de l’œil… mais elle n’avait rien su en tirer, rien su deviner de cette chose si simple ! Parbleu ! c’était toujours simple quand on avait trouvé ! C’était simple cette relation d’idées entre la cataracte et l’opération qui la guérit ! Mais il fallait la trouver ! il fallait la trouver ! Et il n’y avait que Rouletabille pour trouver des choses aussi simples que celles-là !…

 

Une aiguille ?… Une aiguille !… Il ne fallait plus qu’une aiguille !… une aiguille ou une épingle !… cette chose si simple encore, si facile à trouver dans une chambre de femme !…

 

« Enfin, tu as bien cela, toi, une aiguille ? lui cria-t-il.

 

– Non !… je n’en ai pas ! je n’en ai pas !… Il n’y en a pas dans la chambre ! Sur son ordre, on a enlevé de la chambre et du coffret tout ce qui pique !… Comprends-tu ? Comprends-tu cette misère ?… Il avait peur que je me défende !… Et il a fait enlever tous les bijoux dangereux !

 

– Mais une petite aiguille pour coudre !… Tu n’as pas cela, une petite aiguille pour coudre ?… une petite épingle ?… Tu n’as pas une petite épingle sur toi ? » continuait, fébrile, Rouletabille, en cherchant sur les meubles !…

 

Mais il n’y avait là que des meubles pour s’asseoir ou pour se coucher !… pas d’étagères, pas de commode, pas de tiroirs, au fond desquels on pût trouver une épingle, non ! non ! pas d’épingles !…

 

Et le temps passait. Ivana avait abandonné son poste.

 

Maintenant ils cherchaient tous les deux, ils promenaient des mains égarées sur les meubles, ils tournaient comme des fous dans la chambre. Une aiguille, une aiguille pour un empire ! Qui eût pu mesurer, à cette minute tragique, le prix d’une aiguille ! Le sort de la future guerre des Balkans dépendait d’une aiguille !

 

Ne trouvant pas ce qu’il fallait sur les meubles, ils le cherchèrent sur eux, sur leurs vêtements ; une aiguille, une épingle, quelque chose enfin qui pût percer l’œil de la Sophie à la cataracte ! Tout à coup Rouletabille s’assit par terre et défit son soulier.

 

Puis il en arracha le lacet…

 

Et, armé de la pointe de cuivre de ce lacet, il se précipita sur le coffret !

 

Il enfonça la pointe dans l’œil de Sophie !

 

Aussitôt on entendit bien un léger déclic, mais rien ne se déclencha extérieurement.

 

Ivana, qui avait attendu, haletante, le résultat de l’opération, s’enfonçait de désespoir les ongles dans la chair des joues.

 

Rouletabille la fit rudement se tenir tranquille.

 

« Ne te frappe pas ! Nous y sommes ! La taie de l’œil a bougé ! a tourné sur elle-même ! Je te dis que nous y sommes ! Attends un peu ; aide-moi !… »

 

Sur ces indications, elle l’aida à redresser le coffret et à le placer sur deux sièges, de façon qu’il fût supporté en l’air, comme il l’était dans la chambre des reliques, sur les bras du fauteuil à la Dagobert.

 

Alors il s’agenouilla, glissa sa main au-dessous, tâtonna avec la pointe du lacet jusqu’à ce qu’il eût trouvé le centre de l’œil et brusquement enfonça…

 

Immédiatement on entendit le bruit de détente d’un ressort et le déclenchement se produisit, projetant au-dehors presque la moitié du tiroir secret, dont les bords étaient si bien dissimulés sous les ornements, la peinture et le dessin des clous qu’il était impossible, quand le tiroir n’était pas ouvert, de les apercevoir…

 

Et maintenant qu’il était ouvert, cela paraissait un tiroir… un tiroir si simple et sans mystère… un tiroir comme tous les tiroirs… Enfin ! enfin ! enfin !… le tiroir était ouvert !

 

Et tous les documents étaient là !

 

Les lourdes enveloppes couvertes de larges cachets de cire de l’état-major qu’Ivana connaissait bien !… On n’y avait pas touché !… Les documents étaient aussi intacts que le jour où on les avait placés là !…

 

À cette vue, ils ne purent retenir un cri de folle allégresse et de triomphe !

 

Et ils se précipitèrent sur les précieux papiers qui remplissaient le tiroir…

 

Mais à ce moment des coups furent frappés à la porte !…

 

Ils n’en pouvaient douter : c’était Kara Selim qui revenait !

 

Il n’y avait pas à hésiter ; Rouletabille referma brusquement, d’un geste, le tiroir qui disparut avec les documents dans le secret du coffre avec un petit bruit sec ; puis sortant son revolver, il bondit jusqu’à ce coin de la muraille contre laquelle la porte, en s’ouvrant, allait le cacher !

 

Ivana comprit, et, décidée à se jeter à la gorge de Kara Selim sitôt qu’il serait entré, elle s’avança elle-même vers la porte.

 

Les coups reprenaient de plus belle…

 

Enfin, la porte, doucement, s’ouvrit.

 

Ce n’était pas Kara Selim.

 

C’était la ken-khieh-kadine, la maîtresse des cérémonies de la chambre nuptiale, dont la veille, en cette nuit de noces, devait sans doute se prolonger jusqu’au matin, et qui se présentait toute tremblante.

 

« Pardon, seigneur, murmurait-elle, vous avez appelé ?… »

 

Elle regardait inclinée et craintive sur le seuil, n’osant pas encore entrer… Elle regardait étrangement Ivana dont la figure hâve, les vêtements en désordre et toute l’attitude extraordinaire et incompréhensible étaient bien faits pour la stupéfier… et, subitement, elle s’écria :

 

« Où est Kara Selim ? Kara Selim a appelé ! Où est Kara Selim ? »

 

Et elle fit un pas prudent dans la chambre tout en menaçant Ivana.

 

« Qu’avez-vous fait de Kara Selim ?

 

– Il est sorti de la chambre, répondit avec calme Ivana qui essayait de répondre sur un ton naturel à cette femme dont tous les soupçons étaient éveillés… Il est sorti il y a dix minutes et je l’attends !… »

 

La kadine était entrée dans la chambre, mais elle n’avait pas lâché la porte, se réservant une retraite.

 

« Vous mentez, s’écria-t-elle… Pourquoi tout ce désordre ! Vous l’avez assassiné !… »

 

Et elle commença de pousser des cris.

 

À ce moment, Rouletabille se montra et voulut se jeter sur elle, mais elle se rua dans le vestibule, en tirant la porte à elle et on entendit ses appels insensés, qui allaient réveiller tout le harem ; puis, presque aussitôt, il y eut un gros tumulte, les galopades des serviteurs et leurs cris et leurs appels.

 

Rouletabille avait saisi Ivana et l’emportait comme une plume. Il s’agissait d’arriver à la fenêtre avant la ruée des esclaves et des eunuques.

 

En une seconde, ils y furent.

 

« Tiens-toi bien à mon cou ! » lui cria-t-il.

 

Il agrippa la corde et il enjambait, chargé de son précieux fardeau le balcon, quand une foule délirante se précipita dans la chambre.

 

Alors il allongea vers cette tourbe furieuse son bras armé du revolver et fit feu.

 

Des corps basculèrent au milieu des hurlements, des blasphèmes.

 

Et il descendit, emportant Ivana, glissa avec la rapidité d’une flèche le long de la corde, plongea dans les ténèbres de la nuit opaque et mugissante de toutes les eaux du torrent, au-dessous d’eux.

 

Au-dessus d’eux, on continuait de hurler et des coups de feu strièrent la nuit. Les balles crépitèrent autour d’eux, sur les murs, sur le roc.

 

Ivana tenait toujours Rouletabille embrassé.

 

Tout à coup le reporter poussa un cri affreux : la corde cédait, ne les retenait plus !

 

On venait de la couper au-dessus d’eux !

 

Mais trop tard !… Leurs pieds rencontraient presque aussitôt le roc sur lequel avait été édifiée la Karakoulé et qui surplombait à cet endroit les eaux du torrent, faisant bordure, formant une sorte d’étroite corniche sur laquelle Rouletabille comptait bien pour les conduire sans encombre jusqu’au tournant du mur du Sud-Ouest…

 

Ni l’un ni l’autre n’était blessé…

 

Mais tant qu’ils n’auraient pas atteint ce tournant-là, ils restaient exposés aux coups de revolver et aux coups de fusil qu’on leur tirait du balcon, au hasard, heureusement…

 

Enfin ils sortirent de la zone dangereuse… et avant que les créneaux se garnissent autour d’eux des soldats qu’on allait jeter certainement à leurs trousses, ils avaient tout le temps d’atteindre la petite fenêtre par où Rouletabille était sorti du cachot souterrain, la petite fenêtre par où s’était évadé le squelette… le mystérieux squelette qui lui avait si curieusement montré le chemin !…

 

XXII

Ce que Rouletabille,
La Candeur et Ivana trouvèrent à la place du squelette

 

Le fait est que Rouletabille, pour pénétrer jusqu’à Ivana, avait été étrangement servi par les curieuses pérégrinations de ce squelette-là. Il avait trouvé devant lui le chemin tout frayé. Bien mieux, comme s’il avait prévu que, derrière lui, Rouletabille pourrait en avoir besoin, cet aimable squelette avait laissé accroché à l’un des barreaux la corde qui avait servi à son évasion du cachot.

 

Sans perdre son temps à démêler les raisons d’un aussi prodigieux mystère, le reporter, qui était décidé à ne plus s’étonner de rien depuis qu’il avait mis le pied dans cet extraordinaire Château Noir, s’était laissé glisser le long de la corde et avait couru sur l’étroite corniche qui au-dessus du torrent, longeait le pied des murs du Sud-Ouest jusqu’à l’enceinte du haremlik.

 

L’étude rapide mais approfondie qu’il avait faite de la Karakoulé lors de ses dernières promenades dans les cours et sur les toits lui permettait de se mouvoir avec sûreté dans ce labyrinthe de pierres et lui avait révélé une ouverture grillagée donnant, d’un côté, à peu de hauteur de la corniche, sur la campagne rocheuse, et, de l’autre, approximativement, sur les jardins d’hiver du harem.

 

C’est ce qui lui avait inspiré l’idée, quand le chemin des toits lui eut été interdit après la fuite et les révélations de M. Priski, de pénétrer dans le harem, en usant de la fenêtre du cachot souterrain, qui prenait jour extérieurement, lui aussi, au-dessus de la corniche.

 

Cette corniche était formée, comme nous l’avons dit, par les rochers surplombant le torrent, les murs de la Karakoulé ayant dû être édifiés légèrement en retrait, à cause de cette voussure creusée dans le roc par les eaux furieuses du torrent, descendu de l’Istrandja-Dagh.

 

Ayant contourné la troisième tour du Sud-Ouest, Rouletabille s’était vu alors presque à la hauteur de l’ouverture grillagée donnant sur le haremlik. Événement de plus en plus curieux, le grillage avait été arraché, puis simplement replacé, et Rouletabille n’avait eu qu’à se hisser à la force des poignets, à pousser la grille, et il se trouva dans une embrasure d’où il lui était facile de voir tout ce qui se passait dans cette partie du harem.

 

Or, il ne s’y passait rien du tout. Il avait devant lui la grande piscine d’hiver, qui servait aux bains des hanums et qui, à cette heure, était déserte.

 

Tout le peuple du harem, femmes et eunuques, kadines, odalisques et esclaves se tenait à ce moment dans les jardins, les cours et sur les terrasses, occupé par le feu d’artifice.

 

S’étant rendu compte de cette heureuse coïncidence, Rouletabille sauta dans une immense pièce luxueusement dallée des pierres les plus rares, où chantaient des jets d’eau retombant en pluie parfumée dans des vasques, suivant une architecture qui n’a pas varié depuis les Mille et une Nuits.

 

De là, il pénétra dans une sorte de vestiaire où étaient accrochés des voiles et des vêtements de femme, des feradje, des yalmacks qui appartenaient sans doute aux invités de la noce et qui avaient été laissés provisoirement pour être repris au moment du départ.

 

Sauter sur ces linges précieux, s’affubler d’un feradje et se couvrir le visage du yalmack ne fut pour notre reporter que l’affaire d’un instant.

 

À cette heure de la nuit commençante, un tel déguisement au milieu d’une fête qui avait attiré de nombreuses femmes inconnues, des esclaves et des eunuques, devait merveilleusement servir Rouletabille.

 

En effet, le jeune homme avait rôdé un peu partout, à l’intérieur et dans les cours, sans avoir été arrêté une seule fois par une question à laquelle il eût été bien en peine de répondre.

 

Il avait pu ainsi s’approcher des appartements de la nouvelle kadine favorite, était entré dans la chambre du trousseau sans être aperçu des deux eunuques qui avaient mission de surveiller le vestibule et qui étaient occupés à une fenêtre par le spectacle du « bouquet » ; de là, poussant une porte, il avait aperçu au fond d’une petite pièce où on avait remisé les splendeurs de l’aski nuptial, le coffret byzantin qui devait être apporté le soir même dans la chambre d’Ivana !

 

Se glisser jusque-là, forcer la serrure, ouvrir le coffre et se jeter dedans en entendant du bruit dans la chambre du trousseau, tel avait été le plan du reporter réalisé presque aussitôt que conçu !…

 

Certes, c’était beaucoup risquer ! C’était tout risquer ! Et la vie d’Ivana et la sienne !…

 

Mais il avait couru déjà de tels dangers et il y avait si miraculeusement échappé ! Enfin, depuis une heure, tout semblait si bien lui réussir et l’aider dans ses pas et démarches, tous les obstacles s’étaient si inopportunément abaissés devant lui qu’il ne désespéra point de réussir.

 

Cependant le bruit qu’il avait entendu et qui lui avait fait croire qu’on venait chercher le coffret n’avait pas eu de suite… et il était resté là-dedans, haletant, en sueur, étouffant un peu, soulevant parfois le couvercle pour respirer… il était resté là-dedans beaucoup plus longtemps qu’il ne l’eût désiré…

 

Enfin, comme il commençait à perdre patience, le moment vint où il entendit, pour tout de bon, cette fois, approcher les serviteurs… où il se sentit soulevé ! avec quelle terrible émotion !… Si l’on trouvait le coffret trop lourd !… Si… mais non… le transfert se faisait normalement.

 

On le déposait à nouveau… Il entendait la voix de Gaulow. Il entendait la voix d’Ivana !

 

Et maintenant que nous savons par quelle route Rouletabille était venu, allons le retrouver avec Ivana sur le chemin où il l’entraîne… sur cette corniche qui conduit les deux fugitifs jusqu’au donjon !

 

À ce moment, tout le château se remplit de clameurs et d’appels ! Le bruit des trompettes retentit. Des coups de feu partent de toutes parts. Un énorme tumulte monte de la baille ; des soldats courent sur les courtines ; des feux s’allument au sommet des tours jetant des lueurs sinistres dans la nuit épaisse, grondante des eaux descendues de la montagne.

 

Il faut qu’Ivana et Rouletabille se hâtent de gagner leur refuge !… Enfin les voilà sous la fenêtre du cachot… La corde est toujours là… Ils se hissent jusqu’à cette embrasure… Rouletabille fait glisser Ivana la première !… Sauvée !… Elle est sauvée !… du moins le pense-t-il… Sauvée si le donjon résiste à l’assaut formidable qui va lui être livré par toutes les forces de la Karakoulé menées au combat par Gaulow, furieux du rapt d’Ivana !…

 

Mais Rouletabille a tant fait !… Que ne ferait-il pas encore, maintenant qu’il a Ivana et qu’il est maître enfin du secret inviolé du coffret byzantin !… Car enfin son programme est bien près d’être accompli ! Il a repris Ivana à Gaulow et il sait maintenant que Gaulow ignore tout des plans de mobilisation ! des plans restés intacts au fond de leur tiroir !

 

Il ne lui reste plus qu’à faire avertir le général Stanislawof ! qu’à faire porter la nouvelle de cela à celui qui l’attend avec ses armées derrière l’Istrandja-Dagh !

 

Mais par qui va-t-il faire savoir ces choses ? Qui donc va être son messager maintenant qu’Athanase a disparu, car, en ce qui le concerne, il est bien décidé à ne point quitter Ivana et, personnellement, les documents bulgares ne l’intéressent pas plus que des documents turcs ! La voilà, la difficulté inattendue à laquelle il va se heurter tout de suite et dont ne se doute pas Ivana qui imagine déjà avec joie que pendant qu’elle va, par sa présence, retenir autour du donjon Gaulow et ses soldats acharnés à sa perte… le porteur de la bonne nouvelle dont nul ne s’occupera… Athanase, déguisé en muletier, franchira la frontière et ramènera avec lui les armées !…

 

Ah ! elle ne pense plus qu’à cela, Ivana !

 

Elle ne pense même pas à remercier Rouletabille qui vient d’accomplir de tels miracles !

 

Ils sont à peine descendus dans le cachot, sains et saufs, à peine sont-ils entrés dans cette paix souterraine, après avoir échappé à l’épouvantable orage qui est déchaîné contre eux à l’extérieur, qu’elle lui dit, qu’elle lui demande, haletante :

 

« Athanase ?… Où est Athanase ?… Il faut qu’il parte !… qu’il parte tout de suite !… Tu m’as dit que tu avais un moyen sûr de le faire partir d’ici !… Il n’y a pas une minute à perdre !… »

 

Rouletabille ne répond pas tout d’abord. Peut-être est-il un peu vexé, ce garçon.

 

Pas un merci, pas un baiser !…

 

Elle ne pense qu’à Athanase ! En cela, Rouletabille est injuste, car il sait bien dans quel esprit Ivana pense à Athanase. Mais, tout de même, c’est presque avec joie qu’il lui dit :

 

« Athanase est mort.

 

– Mort ! répète-t-elle d’une voix rauque. Athanase est mort ? »

 

Il se tait.

 

Elle lui crie :

 

« Tu es sûr de cela ?…

 

– Mon Dieu, non, répondit-il, en cherchant par terre, à tâtons, sa lanterne, et en écoutant curieusement et anxieusement l’émoi et le tressaillement de la jeune femme, au fond des ténèbres… Non, je n’en suis pas sûr… Mais en ce qui nous concerne c’est tout comme !… Il a disparu si absolument depuis vingt-quatre heures que je ne puis expliquer sa disparition que par sa mort ! En tout cas, nous ne pouvons plus compter sur lui !

 

– Alors, c’est moi qui partirai !… souffle Ivana, dont l’agitation paraît extrême.

 

– Tu sais bien que c’est impossible !… Si tu veux que le message n’arrive jamais au général… tu n’as qu’à partir…

 

– Ah ! tu ne sais pas ce que je suis capable de faire !…

 

Si ! Si ! gronda l’autre, mécontent et cherchant toujours sa lanterne.

 

– Je ne voyagerai que de nuit !…

 

– Pour que le message arrive à temps, il faut voyager de jour et de nuit et sans être gêné… comme l’eût fait Athanase déguisé en muletier !…

 

– S’il en est ainsi, malheureux, puisqu’il n’y avait que lui pour cette besogne, pourquoi l’as-tu laissé mourir ?

 

– Ça, c’est trop fort !… »

 

Il relève la tête et, très irrité :

 

« C’est tout ce que tu trouves à me dire ?

 

Pardon, petit Zo !… fait-elle tout de suite, radoucie, mais comment allons-nous faire ?…

 

– Ah ! on trouvera bien… nous aurons notre katerdjibaschi, notre chef de muletiers, et Vladimir !…

 

– Qu’est-ce que c’est que ça, Vladimir ?

 

– Mon secrétaire…

 

– Tu as amené ici ton secrétaire ?…

 

– Oui, je te le présenterai… Il connaît toutes les langues de l’Istrandja-Dagh et est très débrouillard… Tu vois ! nous ne sommes pas perdus !… On s’arrangera, mais laisse-moi un peu respirer et faire de la lumière !… Je ne sais plus où j’ai mis ma lanterne !… »

 

Il tâtonne… Il se penche… Il glisse les mains le long du mur… Il remue une chaîne… Ah ! qu’est-ce qu’il sent sous la main ?…

 

Il a fait un bond dans l’obscurité !…

 

« Le squelette ! crie-t-il… Le squelette est revenu !…

 

Le squelette ?… Quel squelette ? interroge Ivana, qui s’affole, elle aussi, de l’affolement de l’autre…

 

– J’ai senti son crâne sous ma main… Il y avait là un squelette enchaîné… Tout à l’heure, il était parti !… et voilà qu’il est revenu !…

 

– Zo ! fait Ivana de sa voix grave… Zo ! tu deviens fou !

 

– C’est vrai, répond Zo, qui essaie maintenant de rire… Je ne sais plus où j’en suis… Ah ! voilà ma lanterne !… Nous allons bien voir ce que c’est ! »

 

Et il se redressa avec sa lanterne et il s’apprêtait à en faire jaillir la lumière, quand, dans le même moment, la porte du cachot s’ouvrit et se referma avec une force irrésistible et une ombre se jeta dans leurs jambes assez brutalement, cependant qu’une formidable explosion secouait toute la Karakoulé.

 

Aux exclamations qu’ils avaient poussées, Rouletabille et La Candeur s’étaient reconnus.

 

« N’aie pas peur, Ivana, fit tout de suite le reporter. C’est mon ami La Candeur qui vient de faire sauter quelques murailles pour nous protéger de toute surprise. »

 

Et, dans les ténèbres, il présente son collaborateur.

 

« Il a donc emmené avec lui tout son journal ! » pense la jeune fille.

 

La conversation continuait entre les deux reporters :

 

« Tu sais que le squelette est revenu, disait Rouletabille…

 

– Pas possible ! » répondit l’autre.

 

La lanterne, qui s’était éteinte, ayant été rallumée, les deux jeunes gens se penchèrent sur le squelette.

 

« Saprelotte ! fit Rouletabille, il a engraissé !… »

 

Et ils restèrent stupéfaits devant un grand corps d’homme étendu à la place même où jadis se trouvait le squelette et qui avait, comme lui, l’anneau de fer au pied.

 

L’homme était solidement ligoté et bâillonné d’un linge tout maculé de sang qui lui couvrait entièrement la face.

 

« Voilà, par exemple, la plus curieuse aventure qu’il nous soit encore arrivé, exprima Rouletabille, tout pensif. Qui est-ce que ça peut bien être ? »

 

Et rapprochant sa lanterne de la tête, il souleva le linge.

 

Un seul cri s’échappa de leurs trois bouches :

 

« Gaulow !… »

 

C’était bien Gaulow qui était là, son grand corps tout ganté de noir, et sa grande épée au côté !… Oui, il avait été ficelé avec son épée !… sa grande épée à deux tranchants, son épée de bourreau dont il n’avait pas pu se servir ! et l’on comprenait tout de suite pourquoi l’homme ne s’était pas défendu. Le sang qui lui couvrait le visage et qui le rendait terrible à regarder venait d’une blessure faite sur la tête avec un instrument contondant. Gaulow avait été assommé par surprise, mais il n’était pas mort, car, presque aussitôt, sous l’éblouissement des rayons de la lanterne, il ouvrit les yeux, mais il les referma d’épouvante.

 

Une furie – Ivana – se jetait sur lui, lui enfonçait ses doigts dans la gorge et lui crachait au visage toutes les injures et toute son horrible haine.

 

Comme une bête, elle ensanglantait ses ongles à cette proie ; on eût pu croire à voir sa mâchoire s’avancer si près de Gaulow d’une façon hideuse qu’elle allait s’en repaître.

 

Rouletabille, devant l’abominable spectacle d’Ivana accrochée à cette dépouille à demi morte, recula, s’appuya à la muraille et détourna la tête.

 

Un chien dévorant un cadavre lui eût inspiré moins de répulsion.

 

Il put croire un moment qu’il n’aimerait plus, qu’il n’aimerait jamais plus Ivana. Ceci n’était plus d’une créature humaine.

 

Et il fallut, pour qu’il revînt d’un tel sentiment d’horreur, qu’aux cris rauques et aux syllabes incompréhensibles qu’elle crachait sur le prisonnier, succédassent les phrases terribles d’un réquisitoire haletant, lequel ressuscitait le passé et tous les crimes de cet homme.

 

Elle les lui jetait par paquets !… Du fond des ténèbres, elle lui apportait les corps de ses victimes… les entrailles traînantes des malheureux qu’avait éventrés son sabre de reître, tous les fantômes crevés de blessures que le bandit de l’Istrandja-Dagh avait envoyés aux enfers… Elle faisait crier contre lui les derniers râles et les dernières malédictions… Elle faisait soupirer la petite Irène, morte noyée dans son sac de cuir, au fond du Bosphore !… Elle rappelait au monstre les prières de sa mère à genoux qu’il abattait sans merci…

 

Alors, Rouletabille se souvenant que, quelques minutes auparavant, cette enfant pouvait permettre à cet homme de poser ses lèvres sur les siennes, parce qu’il y allait peut-être du salut de son pays, lui pardonna sa ruée farouche et ses gestes dévorants de louve…

 

Eût-il voulu qu’elle ne fût point remuée quasi jusqu’à la folie par un si prodigieux et inattendu renversement de tout ! Il était là, à sa disposition, vaincu, ce Gaulow qui, quelques minutes auparavant, parlait en maître ! Et c’était elle, maintenant, qui pouvait faire de lui tout ce qu’elle voulait !… Tout ce qu’elle voulait !… Elle ne se demandait point comment ces choses étaient arrivées !… ni quel exécuteur des hautes œuvres de la Providence avait apporté dans ce cachot ce corps abhorré dont elle allait pouvoir faire tout ce qu’elle voulait !… Tout ce qu’elle voulait !…

 

Ce fut simple : comme elle en était arrivée à une crise de larmes où revenait sans cesse le nom de sa mère assassinée, elle se jeta tout à coup sur la poignée de la grande épée, et la tirant à deux mains, parvint à la sortir entièrement du fourreau.

 

« Gaulow, lui dit-elle en se relevant, je vais te couper la tête !… Oh ! si je n’y arrive pas du premier coup, je m’y reprendrai autant de fois qu’il le faudra ! »

 

Gaulow avait maintenant les yeux grands ouverts. Il était facile de voir que, pour la première fois de sa vie peut-être, la peur les habitait.

 

Rien ne pouvait plus le sauver de cette furie vengeresse et un rictus horrible contracta sa face qui avait été si belle.

 

La Candeur était tombé à genoux.

 

Rouletabille ne disait rien, ne faisait pas un geste pour arrêter ou suspendre cette exécution, se rendant parfaitement compte qu’un mot de pitié prononcé en ce moment, que le moindre mouvement de générosité ou de recul à propos d’un tel otage ne lui serait jamais pardonné.

 

Elle lui avait pris la lanterne des mains et il la lui avait cédée avec docilité. Elle l’avait déposée non loin de Gaulow, près de la tête. Le cou de cette tête renversée se présentait bien, sortait nu, s’offrait de lui-même à la lame.

 

Et Ivana soulevait déjà la grande épée quand ces mots semblèrent tomber du ciel :

 

« Attendez, Ivana, je vais vous aider ! »

 

Tous levèrent la tête.

 

« Athanase ! »

 

C’était Athanase lui-même qui se glissait par la petite embrasure, par la petite fenêtre du cachot, en disant :

 

« J’ai failli être tué par l’explosion. Toute la fondation de la deuxième tour Sud-Ouest a cédé et la tour s’est écroulée. J’ai failli être pris sous les débris au moment où j’arrivais sur la corniche. »

 

Et il sauta dans le cachot.

 

« Ah ! fit-il. Pendant que je vous cherchais encore dans le harem, vous étiez ici, Ivana… et vous y avez trouvé Gaulow… Croyez-vous que c’est un beau cadeau que je vous ai fait là ?…

 

– C’est vous qui avez pris Gaulow ? dit Rouletabille. Pendant que nous nous demandions si vous n’étiez point mort, vous ne perdiez pas votre temps, Athanase !

 

– Faisons vite ! reprit Athanase. Il y a un remue-ménage dans la Karakoulé !… Tout le monde cherche Gaulow… Ils sont tous comme fous de sa disparition… Ils finiront bien par s’imaginer que c’est nous qui l’avons emporté… Le donjon est-il en état de défense ?

 

– Oui, dit Rouletabille.

 

– Nous sommes garantis du côté de la corniche par l’écroulement de la deuxième tour, expliqua Athanase ; le torrent, trouvant un obstacle, recouvre maintenant la corniche… Après avoir failli être enseveli, j’ai failli être noyé… Allons, finissons-en ! »

 

Pendant ce colloque, Ivana s’était légèrement reculée dans l’ombre, hors du reflet de la lanterne ; on distinguait à peine sa silhouette appuyée sur la haute épée. Comme Athanase se penchait sur Gaulow, sans doute pour lui placer la tête à sa convenance, Ivana dit, d’une voix étrangement changée :

 

« Athanase… laissez-moi le soin de ma vengeance… En ce moment nous avons un devoir plus sacré à remplir. Nous sommes sûrs que les documents n’ont pas été touchés ; nous les avons vus. Ils sont intacts. On ne soupçonne même point l’existence du tiroir secret ! Athanase, il faut partir !… partir tout de suite !… Dans vingt-quatre heures il faut que vous ayez franchi la frontière du Nord !

 

– C’est bien ! fit Athanase, après avoir réfléchi quelques instants devant Ivana en silence, c’est bien, je vais partir ! Cependant j’aurais voulu lui couper, moi aussi, un peu le cou !… »

 

Et il montrait Gaulow étendu.

 

« Ce sera pour votre retour, mon ami !… Nous vous attendrons !…

 

» Oh ! ce ne serait pas si long si vous vouliez… Donnez-moi votre épée, Ivana, vous allez voir !… »

 

Ivana recula encore.

 

« Je vous dis que nous attendrons votre retour ! Partez !… Nous essayerons de tenir pendant tout ce temps ! Dépêchez-vous !… Nous ne tuerons pas Gaulow tout de suite. Jusqu’à votre retour, il nous servira d’otage ! Comprenez-vous ?… »

 

D’abord il ne répondit pas !… Visiblement il essayait de percer les ténèbres du regard pour « connaître », à cette minute précise, le visage d’Ivana, mais il lui fut impossible de le voir. Personne ne le voyait. Elle avait le visage de la nuit et une voix qui semblait mentir…

 

Rouletabille se disait : « C’est bien simple ! Elle veut le tuer toute seule. Elle expédie Athanase pour tuer l’autre toute seule. »

 

Après quelques hésitations, Athanase répondit d’une façon assez bizarre :

 

« Ah ! vous ne le tuerez pas tout de suite !… Après tout, vous avez peut-être raison, puisque, comme vous dites, il vous servira d’otage ! Je vais donc partir !… »

 

Rouletabille, depuis qu’il s’était trouvé en face de ce Gaulow dans le cachot, avait bien pensé que celui-ci ferait un fameux otage ; mais il avait vu la « furie Ivana » si ardente à cette curée qu’il n’avait pas cru un instant qu’il serait possible de lui enlever le morceau !… et maintenant c’était elle qui parlait de l’otage !…

 

Athanase ne pensait plus désormais qu’à son départ, nouait autour de lui ses loques. (Nous avons dit qu’il était vêtu comme le plus pauvre des katerdjibaschi.)

 

« Il n’y a que le torrent qui puisse vous laisser partir, dit Rouletabille. Rien à faire du côté du donjon qui est surveillé, ni du côté du précipice où je voulais vous descendre, à l’Ouest… »

 

Athanase répondit froidement :

 

« Le torrent ne me fait pas peur… surtout maintenant que les eaux se sont élargies à cause du barrage formé par la chute de la deuxième tour… J’ai vu tout à l’heure par où je pourrai passer et où je pourrai me laisser accoster… La nuit est opaque, il pleut à verse ; je ne doute pas du succès.

 

– Il faut, dit Ivana, que nous soyons sûrs de votre succès… car si vous mouriez en traversant le torrent, un autre partirait… »

 

Rouletabille dit :

 

« Nous ne pouvons être sauvés que par votre prompt succès. Nous essayerons de tenir trois, quatre jours au maximum et encore en parlementant grâce à notre otage (ainsi il espérait faire entrer plus profondément, et, pensait-il, plus sérieusement, l’idée nécessaire de l’otage dans la cervelle bouillante d’Ivana). Avant de pénétrer en Bulgarie, vous pourrez nous donner de vos nouvelles. Du haut du donjon on découvre jusqu’aux confins du pays de Gaulow. Vous vous rappelez cette cime que je vous montrais l’autre soir, cette cime dominant le défilé par lequel je voyais arriver les armées bulgares… eh bien ! si vous avez traversé sans difficulté le pays de Gaulow, montez jusqu’à cette cime, c’est du reste votre chemin, et attachez un mouchoir blanc à quelque bâton avec lequel vous nous ferez signe… J’ai une très bonne jumelle… Nous vous verrons… En marchant toute la nuit, vous serez là-bas vers les midi…

 

– Entendu, répliqua Athanase… Seulement, je vais vous dire, j’ai faim !… je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures. Si je pouvais emporter un petit morceau de pain !…

 

– Cours à la cantine ! ordonna Rouletabille à La Candeur et dis à Vladimir de te céder deux « déjeuners du cycliste » que tu apporteras. »

 

La Candeur disparut.

 

« Voulez-vous des armes ? demanda Rouletabille.

 

– Non !… je les ai perdues en route… Mais j’ai mon couteau, c’est tout ce qu’il faut à un pauvre muletier…

 

– Et c’est dans cet accoutrement que vous avez pu pénétrer dans le harem ? demanda le reporter.

 

– Eh bien, et vous ?

 

– Oh ! moi, j’étais déguisé en mouquère.

 

– Moi, dit Athanase, je restai dissimulé sur les toits jusqu’au commencement de cette nuit où, de gouttière en gouttière, j’étais parvenu jusqu’au haremlik. J’ai failli me tuer en me laissant tomber d’une hauteur de dix mètres dans les jardins, car la corde qui me restait était trop courte. Heureusement, je ne me suis même pas blessé, mais j’ai tué un eunuque dont je n’ai eu que le temps de glisser le corps dans un soupirail. De là, j’ai pu gagner la piscine, et pour me réserver une retraite dans le cas où je réussirais à sauver Ivana, après avoir tué Gaulow, j’ai fait sauter le grillage d’une petite fenêtre qui donnait sur la corniche, au-dessus du torrent ! N’est-ce point par cette fenêtre que vous êtes entré dans le harem ?

 

– Parfaitement ! dit Rouletabille… C’est donc cela que j’en ai trouvé le chemin tout préparé…

 

– En penchant la tête, continua Athanase j’aperçus alors la corniche et je pensai que par là je pouvais aller jusqu’au donjon. Pour m’en assurer je me laissai glisser sur la corniche et j’arrivai ainsi jusqu’à cette petite fenêtre, qui me parut, d’après la disposition du lieu, être celle qui ouvrait sur le cachot même que nous avait fait visiter M. Priski. Les barreaux en étaient scellés intérieurement dans une pierre à moitié pourrie par la mousse et je n’eus point de peine à la faire sauter… Puis, pour pousser l’expérience jusqu’au bout, je me jetai dans le cachot. La vue du squelette prisonnier me donna l’idée, à cause du désir que j’avais d’offrir Gaulow à ma chère Ivana, de délivrer le squelette dans l’espérance que je pourrais peut-être le remplacer par le cher seigneur que voilà !… »

 

Il se tourna alors vers la jeune femme qui n’avait point quitté le fond de l’ombre :

 

« J’ai réussi au-delà de toute espérance, madame, puisque le squelette est dans le cachot à côté et que vous pourrez trancher la tête de Gaulow quand cela vous fera plaisir !… »

 

Il y eut un tressaillement dans l’ombre, du côté d’Ivana, cependant que le reporter pensait : « Quelle drôle de mystérieuse histoire est encore celle-ci !… »

 

« Mais comment vous êtes-vous rendu maître de Gaulow ? demanda brusquement Rouletabille.

 

Ayant ainsi préparé son cachot où j’étais décidé à le ramener mort ou vivant, je repris le chemin déjà parcouru et rentrai dans le harem après avoir, comme la première fois, replacé avec adresse le moucharabié à la fenêtre de la chambre de la piscine ; les conversations surprises dans les bosquets m’avaient appris où se trouvait la chambre nuptiale ; cependant, pour n’être point surpris par deux eunuques armés jusqu’aux dents, je dus grimper sur une petite terrasse sur laquelle on était obligé de passer pour pénétrer dans le vestibule qui conduisait à la chambre nuptiale. Cette terrasse était toute garnie de balustres et d’ornements parmi lesquels je parvins à me dissimuler. Là, je trouvai tout un assortiment d’outils qui devaient servir aux jardiniers et aux ouvriers, et c’est là que je fis choix de la massue avec laquelle je devais assommer notre cher seigneur, lequel, quelques heures plus tard, sortait de la chambre nuptiale, pénétrait dans les jardins, sans doute pour prendre l’air, et, après avoir fait rentrer dans les appartements les deux gardes, se dirigeait justement vers ma terrasse, regardant de toutes parts si on ne l’apercevait pas et dans un but que je n’ai pas pris le temps de lui demander…

 

» Gaulow, sous mon coup, tomba. Était-il mort ?… Était-il vivant ?… Je ne m’attardai point à le savoir. Je traînai derrière moi cette chose inerte, retraversai la chambre de la piscine toujours déserte à cette heure, descendis mon fardeau sur la corniche et l’apportai sans encombre jusqu’ici ! Voilà tout le mystère. Comme je l’avais jeté un peu rudement sur le sol du haut de cette fenêtre, il poussa un soupir. Le cher seigneur n’était pas mort !… Je l’attachai à l’anneau et le ligotai avec les loques de son manteau, dont je fis hâtivement des liens ; puis je repartis pour vous sauver, Ivana, mais je n’étais pas plus tôt retourné dans le harem que des clameurs immenses m’apprenaient votre délivrance ! »

 

Si Athanase avait pu voir les traits de Rouletabille, il eût été stupéfait du degré d’ahurissement qu’ils trahissaient. En vérité, il y avait de quoi s’étonner, mais Athanase ne semblait nullement se douter de ce que son histoire présentait d’exceptionnel ! Voilà un homme qui prétendait aimer Ivana, et qui, en réalité, ne s’était occupé que de Gaulow ?

 

À ce moment, La Candeur reparut, agitant ses mains vides avec désespoir.

 

« Eh bien, et ces « déjeuners du cycliste » ?, demanda Rouletabille.

 

– Vladimir dit qu’il n’y en a plus !… »

 

Rouletabille se jeta sur La Candeur :

 

« Mais il a menti !

 

– Ah ! moi, je te répète ce qu’il m’a dit !…

 

– Eh bien, et les conserves M.H. ?

 

– Tu ne m’avais pas dit de t’apporter des conserves M.H., répondit avec candeur La Candeur.

 

– Pauvre idiot !… gronda Rouletabille… Retourne au donjon…

 

– Inutile, messieurs, je pars tout de suite, fit Athanase et dans trois jours je suis de retour.

 

– Partez donc ! dit Ivana. La faim vous donnera des ailes… Quant à moi, je n’ai plus faim ni soif de rien en face du repas que vous m’avez offert, mon cher Athanase !… »

 

Ce disant, elle regardait férocement Gaulow qui avait entièrement repris connaissance et qui avait redressé son torse contre la muraille… Elle ajouta :

 

« Merci, Athanase !… »

 

Alors, Athanase s’agenouilla et lui baisa longuement les mains cependant que Rouletabille sentait, comme on dit, son âme s’en aller…

 

« Au revoir, Athanase, dit-elle encore. Et portez la bonne nouvelle au général ! Que Dieu vous accompagne ! Nous vous attendons ! Au revoir ! »

 

L’autre répéta :

 

« Au revoir, Ivana ! À bientôt !… »

 

Et, se hissant jusqu’à l’embrasure sans retourner la tête, il se jeta dans l’affreuse nuit où bouillonnait le torrent de l’Istrandja-Dagh.

 

« Puisse-t-il arriver sain et sauf ! » fit Ivana avec un étrange soupir…

 

XXIII

Le donjon assiégé

 

Allongé dans une des meurtrières du troisième étage, Rouletabille écoutait les bruits du dehors. Dans la nuit très noire on distinguait vaguement une rumeur d’hommes et c’était tout. Tous les feux avaient été éteints dans la baille, dans les cours et dans le chemin de ronde moins par ordre peut-être que par la pluie qui s’était remise à tomber avec rage.

 

Les soldats de Gaulow avaient dû reculer jusque sous les hangars, sous les galeries et les cloîtres pour se mettre à l’abri. Certes ! ils n’étaient point bien loin. On les entendait grouiller dans les ténèbres, parfois s’appeler avec des cris, des malédictions.

 

Cependant, de toute la nuit, ils ne tentèrent rien.

 

Il devait y avoir dans la Karakoulé un désordre immense. La disparition de Kara Selim après la fuite d’Ivana, et la blessure de Stefo le Dalmate laissaient le château fort sans chef, dans le moment qu’il en avait le plus besoin. Les kachefs avaient dû se réunir quelque part autour des lieutenants alourdis par une journée de festins, et tout ce monde devait être fort embarrassé de prendre un parti.

 

Ainsi Rouletabille s’expliquait la tranquillité relative dont, momentanément, on leur permettait de jouir.

 

Aussitôt après le départ d’Athanase, Rouletabille avait commencé sa tournée. D’abord il s’était occupé du souterrain. Il avait quitté presque immédiatement le cachot, entraînant avec lui La Candeur, priant Ivana de garder un instant le prisonnier. Son dernier mot avait été pour lui recommander l’otage.

 

Il la laissait seule avec Gaulow pour qu’elle décidât seule de ce qu’elle avait à faire. Il savait qu’elle ne trouverait qu’en elle-même la raison suffisante pour comprendre que Gaulow vivant leur servirait davantage que Gaulow mort : et ce n’était point ce qu’on pouvait lui dire qui eût pu changer sa résolution, si elle voulait absolument goûter l’ivresse sanglante de la vengeance.

 

Tout au plus, Rouletabille avait-il osé lui suggérer une solution pratique, dans la situation désespérée où ils se trouvaient, mais il eût été maladroit d’insister.

 

Il la quitta donc, lui faisant bien entendre, par cette attitude, que le prisonnier lui appartenait. Enfin, si elle le tuait, si elle le torturait, si elle le martyrisait, comme en était fort capable cette fille du Balkan élevée entre deux assassinats, il ne serait point là, lui, Rouletabille, pour assister à une scène dont la pensée seule lui faisait horreur, tellement horreur que, dans l’instant où il s’imaginait Ivana accomplissant l’atroce chose, il se demandait comment il avait pu l’aimer !

 

Quand il était revenu de sa tournée dans le souterrain, après avoir constaté que la dynamite avait fait de la bonne besogne et que l’écroulement avait été tel, de ce côté, que les assiégés n’avaient jusqu’à nouvel ordre rien à redouter sous terre, il avait été heureux et surpris de retrouver, dans le cachot, Gaulow vivant à côté d’Ivana, Gaulow à qui l’on n’avait pas touché. Alors il avait pris les mains d’Ivana et lui avait dit :

 

« Merci !… »

 

Il l’adorait.

 

Et cependant, ce qu’elle avait dû être tentée, dans le noir… dans le noir dans lequel il l’avait laissée… dans le noir où elle aurait pu, à son gré, torturer Gaulow…

 

« Petit Zo, avait-elle murmuré, vous pouviez être tranquille… Vous m’aviez laissée sans lumière… Quand je tuerai Gaulow, je veux le voir mourir, moi !…

 

– En attendant, nous le gardons vivant ?

 

– Oui, fit-elle… ma foi, oui !… en attendant… en attendant que nous ayons bien songé à son supplice !…

 

– C’est cela !… songez-y encore trois ou quatre jours, avait répliqué Rouletabille, et après vous en ferez ce que vous voudrez !…

 

– J’espère que vous avez un autre cachot que celui-ci…

 

– Oui, à côté ; ce ne sont pas les cachots qui manquent à la Karakoulé et nous en choisirons un dont les barreaux ne laissent évader ni les morts, ni les vivants !…

 

– Et qui le gardera, nuit et jour ?

 

– Le katerdjibaschi !… avait-il répondu. Oui, nous avons avec nous un chef de muletiers… qui a eu quelques parents occis par les Pomaks… Il le gardera bien, allez !…

 

– Surtout, qu’il n’y touche pas !… Il m’en répondra sur sa tête !…

 

– Entendu !… »

 

Et ils étaient remontés dans le donjon où Vladimir la reçut avec mille compliments, et où elle voulut tout voir, tout de suite, tout connaître, tout inspecter avec Rouletabille.

 

Le reporter avait placé ainsi son monde : le katerdjibaschi dans le souterrain, Modeste dans la salle des gardes, avec la mission, pour se tenir éveillé, de creuser de la pointe de son couteau deux petites meurtrières dans le bois dur de l’énorme porte qui fermait cette salle, du côté du pont-levis, du temps où il y avait un pont-levis.

 

Au premier étage, il mit La Candeur et Vladimir, chacun à une meurtrière qui commandait le chemin de ronde ; au deuxième, il tenta encore d’entrer en correspondance avec les Allemands, mais ne réussit qu’à s’attirer une bordée d’injures. Moins que jamais ils ne voulaient parler à quiconque en dehors de leur consul. Puisqu’il était impossible de s’entendre avec eux et qu’ils pouvaient devenir, par leurs lubies, dangereux pour les défenseurs, Rouletabille fit condamner leur porte avec des madriers et les enferma chez eux comme dans une boîte.

 

Au troisième étage, il y avait deux chambres. Rouletabille les donna à Ivana, en se réservant cependant la permission de venir à toute minute dans l’une d’elles, d’où il pouvait surveiller à peu près tout ce qui se faisait dans la Karakoulé.

 

Au quatrième étage, c’était la plate-forme du donjon, entourée de ses hauts créneaux. Cependant, si haute que pût être cette plate-forme, elle n’était guère plus élevée que la plate-forme de la tour de veille (qui se trouvait à une centaine de mètres de là) et cela à cause des différents niveaux du roc, sur lequel avait été bâtie la Karakoulé. Le séjour de la plate-forme du donjon était donc assez dangereux puisqu’on y pouvait recevoir tout le feu de la tour de veille. Heureusement, l’étroit escalier qui conduisait au haut du donjon débouchait sur la plate-forme sous une espèce de petite échauguette de pierre dans laquelle une sentinelle pouvait tenir à l’aise et surveiller tout le côté Ouest et Sud-Ouest et Sud, des murs et des fossés de la Karakoulé.

 

Pour voir les côtés Est et Nord, il fallait sortir de cette guérite et s’avancer sur la plate-forme, mais en se glissant à genoux derrière les créneaux, on pouvait espérer d’échapper au feu de la tour de veille, pour peu qu’on fût agile.

 

Dans l’échauguette, Rouletabille mit Tondor.

 

Tondor, de cet endroit, dominait directement les murs qui plongeaient dans le gouffre du torrent depuis que la chute de la tour de l’Ouest avait fait monter les eaux et rendu impraticable le chemin de la corniche. Si, par la petite fenêtre de son cachot, Gaulow eût été capable de s’enfuir après avoir échappé au katerdjibaschi, il eût encore eu affaire au feu de Tondor.

 

Ainsi surveillé et bien défendu, le donjon était plus inaccessible que bien des « forts Chabrol » qui arrêtèrent devant leurs frêles murailles, pendant des journées historiques, la force publique.

 

Ici la maçonnerie avait une épaisseur d’au moins quatre mètres. Le seul point vulnérable était la porte de la salle des gardes, mais encore quelle porte ! et en tout cas, fallait-il y parvenir ! Un fossé profond de six mètres entourait le donjon et le pont-levis était en miettes !…

 

Les premières lueurs du jour commençaient d’allumer les cimes de l’Istrandja-Dagh quand Rouletabille se retrouva dans les chambres du premier étage où il venait de faire le compte des munitions. Tant avec les revolvers qu’avec les carabines à répétition, les assiégés avaient huit cents coups à tirer. Ce n’était pas beaucoup. Mais ce n’était pas rien.

 

« Voilà bientôt l’heure du déjeuner, dit Rouletabille à La Candeur ; nous allons en profiter pour faire le compte de nos provisions de bouche. Nous aurons toujours de quoi nous nourrir pendant quatre jours, en nous serrant un peu le ventre, mais à la guerre comme à la guerre !… À propos, qu’est-ce que c’est que cette histoire de « déjeuners du cycliste » que Vladimir a refusés à ce pauvre Athanase ? Je sais bien que nous ne sommes pas riches, mais ce n’était guère charitable. Eh mais !… s’écria-t-il tout à coup, il ne serait pas arrivé malheur aux « déjeuners du cycliste » ? J’en avais confié une pleine valise à Vladimir !…

 

– Je m’en vais aller le lui demander », fit avec un grand empressement La Candeur, que tous ces préparatifs de guerre semblaient avoir rendu de plus en plus mélancolique.

 

Et il se précipita dans l’escalier en appelant Vladimir qui, justement, était descendu faire un petit tour dans la salle des gardes, bien qu’il eût reçu l’ordre de ne pas quitter la meurtrière de sa propre chambre. Bientôt La Candeur revenait sans être suivi de Vladimir.

 

« Vladimir m’a dit qu’il était fort occupé en ce moment, avec Modeste à écouter un petit bruit qui doit venir du chemin de ronde et qui leur paraît peu catholique…

 

– Vladimir a eu tort de quitter son poste, répliqua sévèrement Rouletabille. Je vais descendre voir de quoi il s’agit, et je le gronderai ; mais, auparavant, ouvre-moi ta cantine, La Candeur, que je voie de combien nous disposons encore de boîtes de conserves M.H. !

 

– Rouletabille ! répondit La Candeur, qui était retourné à l’escalier, je crois que Tondor nous appelle là-haut ! Il doit s’y passer quelque chose de nouveau…

 

– Tondor ?… Tu en es sûr ?… je n’ai rien entendu !

 

– Oh ! moi, je l’ai entendu parfaitement ! C’est peut-être grave ? Si l’on montait !… Non ! ne te dérange pas !… J’y vais !… »

 

Et il s’élança vers le sommet du donjon comme, tout à l’heure, il avait dégringolé jusqu’à la salle des gardes. Rouletabille, intrigué, s’élança derrière lui.

 

Ils arrivèrent en même temps à la petite échauguette de la plate-forme où ils trouvèrent Tondor tout étonné de les voir.

 

La sentinelle leur fit signe qu’il n’y avait rien de nouveau et ils redescendirent.

 

« Je me serai trompé ! déclara La Candeur, assez penaud… mais, n’est-ce pas ? avec une sentinelle qui connaît si peu notre langue, il n’y a rien d’extraordinaire à cela !…

 

– Quand la sentinelle ne dit rien, exprima avec lucidité Rouletabille, il est facile de comprendre qu’elle n’appelle pas !… »

 

La Candeur détourna la tête.

 

« Qu’est-ce que tu regardes par là ? demanda Rouletabille.

 

– Je regardais, par cette petite meurtrière, si l’on ne pouvait pas apercevoir ce point que tu as désigné à Athanase pour qu’il nous fasse signe…

 

– Suis-moi…

 

– Je crois bien qu’en restant ici je pourrai distinguer, quand le jour sera un peu plus clair…

 

– Suis-moi, je te dis ! »

 

Notre Rouletabille connaissait son La Candeur. Celui-ci lui cachait quelque chose et l’affaire devait être d’importance pour qu’il osât lui mentir dans un pareil moment. La Candeur n’avait rien entendu du tout.

 

De même Rouletabille voulut savoir ce qui se passait dans la salle des gardes et y descendit. Il trouva Modeste creusant de la pointe de son couteau, avec une conscience somnolente, un petit trou dans la porte, qui était dure comme fer, ce dont, du reste, il se félicitait tout haut :

 

« Eh bien, quoi de nouveau ?…

 

– Rien, monsieur !…

 

– Et ce petit bruit dans le chemin de ronde ?…

 

– Quel petit bruit ?… Je n’ai pas entendu de petit bruit, moi !…

 

– C’est qu’il dormait ! expliqua en hâte La Candeur.

 

– Où est Vladimir ?

 

– M. Vladimir est descendu à l’instant même dans le souterrain, monsieur ; il m’a dit de vous dire qu’il allait surveiller le katerdjibaschi, qui, paraît-il, surveille lui-même un prisonnier.

 

– Va le chercher, dis-lui qu’il faut qu’il vienne sur-le-champ et remonte avec lui !… Où vas-tu, toi, La Candeur ?

 

– Je remonte voir si, à la petite meurtrière de l’escalier…

 

– Reste ici… »

 

Rouletabille se promenait, nerveux, dans la salle des gardes, les mains derrière le dos, le sourcil froncé. Chaque fois qu’il passait dans la lueur de la lanterne que l’on avait à demi aveuglée et qui était posée sur un coin de la table, devant le « tableau des voyageurs », La Candeur voyait son visage en plein et ne pouvait retenir un soupir…

 

Enfin surgirent tour à tour Modeste et Vladimir, des profondeurs du souterrain.

 

Rouletabille ordonna à Modeste d’aller continuer son ouvrage, puis se tournant vers les deux reporters, il leur dit, d’une voix cassante :

 

« Nous sommes en état de guerre. La moindre faute de l’un de nous peut entraîner la perte de la communauté : celui de vous qui quittera désormais son poste sans en avoir reçu l’ordre sera condamné à mort !… Montez devant moi !… »

 

Ils ne se le firent pas répéter deux fois.

 

La Candeur, en montant, tremblait de tous ses membres. Et Vladimir, du reste, ne paraissait guère plus rassuré.

 

« Qu’est-ce qu’ils ont ?… commençait à se demander avec une certaine anxiété Rouletabille… Qu’est-ce que je vais encore découvrir ?… Qu’est-ce qu’ils m’ont encore fait, ces deux lascars-là ?… Allons ! ouste ! plus vite que ça !… »

 

Arrivés dans les chambres, ils se tinrent si drôlement et si tristement devant Rouletabille que celui-ci en fut littéralement épouvanté.

 

« Enfin ! s’écria-t-il, me direz-vous ce que vous avez à me faire des têtes pareilles ?… »

 

Ils ne répondirent point. Ils restaient là, tous deux, les bras ballants, comme frappés d’idiotie.

 

Rouletabille, à bout de patience, secoua rudement La Candeur, qui finit par gémir :

 

« C’est de ta faute aussi… Tu ne parles tout le temps que de nous brûler la cervelle ! Alors tu comprends !…

 

– Je comprends quoi ?… Je ne comprends rien, sinon que vous faites les imbéciles tous les deux, et que ce n’est pas le moment !… Allons, ouvre-moi cette cantine-là et dis-moi combien il nous reste de boîtes de conserves… »

 

La Candeur s’agenouilla et se mit en mesure d’ouvrir l’une d’elles. Au moment où l’on aurait pu croire que cette simple opération allait s’effectuer, La Candeur releva la tête vers Rouletabille.

 

« Tu sais !… J’aime mieux te le dire tout de suite… ça n’est pas avec les boîtes de conserves qu’il y a là-dedans qu’il faut compter pour se nourrir ici…

 

– À cause ?…

 

– Ben !… à cause… »

 

Mais il ne put en dire davantage : Il se mit à pleurer, à braire comme un âne. Rouletabille était livide. Il se jeta sur La Candeur en criant :

 

« Cochon, tu as tout mangé !…

 

– C’est pas vrai !

 

– Eh bien, ouvre donc !… »

 

Mais il arracha la cantine des mains de La Candeur et il l’ouvrit lui-même. À la lumière du jour naissant, il put voir, d’un coup d’œil, tout ce qu’elle contenait, et il poussa un cri.

 

Ça ! vraiment, c’était plus fort que tout ! La cantine était pleine de chaussures ! de brodequins, souliers, bottines à élastique et à boutons, chaussures de travail et de fantaisie, de promenade et de soirée, mais toutes de la même pointure, et quelle pointure ! Celle de La Candeur !… et tout cela tout neuf, astiqué, propre, luisant comme au sortir du magasin.

 

Qu’est-ce que cela voulait dire ? D’abord ahuri, puis furieux, il le demanda à son reporter, la voix rauque, le geste menaçant… La Candeur reculait devant lui en demandant pardon comme un enfant.

 

« Où sont les boîtes de conserve ? me le diras-tu ?

 

– Je les ai laissées là-bas !

 

– Pour mettre ces chaussures à la place ?… hurla Rouletabille.

 

– Écoute, fit l’autre en se mouchant et en s’essuyant les yeux… écoute, tu vas comprendre… c’est toute une fortune !

 

– Quoi ?

 

– Mes chaussures !…

 

– Tu veux t’établir marchand de chaussures en Turquie ? »

 

L’autre renifla, prit du courage :

 

« Si je les ai achetées, ce n’est point pour les vendre, mais pour les porter !

 

– Tu ne risques point d’aller pieds nus ! dit Rouletabille.

 

– N’est-ce pas ? repartit le bon géant avec un vrai orgueil. Et ce n’est pas pour moi une mince consolation à tous mes maux passés, présents et futurs ! De tous ces maux-là, le pire, vois-tu, Rouletabille, est la souffrance du pied, non point celle qui vous vient d’un mal physique et vulgaire, mais de l’humiliation épouvantable qui est réservée aux pauvres garçons qui se traînent de place en place sans en trouver aucune avec des chaussures qui « fichent le camp » et qui attestent une misère qu’à force d’ingéniosité ils sont arrivés, à peu près, à dissimuler sur le reste de leur individu ! Toi, Rouletabille, tu ne sais pas ce que c’est. Au fond, tu as eu de la chance !… Si on t’a ramassé pieds nus sur les quais de Marseille, au moins on t’a chaussé tout de suite et tu n’as pas eu à souffrir de cette misère-là…

 

» Mais, moi, mon pauvre ami, qui avais quitté ma profession d’instituteur pour me lancer dans la littérature, moi qui ai traîné dans les antichambres avec des manuscrits ! Moi qui ai passé je ne sais combien d’heures à dissimuler mes extrémités postérieures sous les banquettes où j’attendais impatiemment d’être reçu par un homme d’où dépendait invariablement tout mon avenir et qui, dès qu’il me recevait, invariablement, semblait hypnotisé par le spectacle prodigieusement navrant de mes souliers avachis, aux cuirs rafistolés, retenus miraculeusement par des ficelles teintes à l’encre, je puis te jurer qu’il n’est point de pire supplice pour un honnête homme qui a gardé le moindre sentiment de sa dignité personnelle !

 

» Aussi m’étais-je dit que, dès que j’aurais quelque argent, et que ma situation me le permettrait, mon premier soin serait de mettre de côté des bottines pour les mauvais jours ! Et je me suis tenu parole, mon bon petit Rouletabille. Ayant fait dans un grand quotidien un honorable plongeon, chaque fois que mes fins de mois me l’ont permis, je me suis fait faire une paire de chaussures ! Tu vois d’ici, Rouletabille, toutes mes économies ! Et tu aurais voulu que je les abandonne !…

 

– Mais, malheureux ! s’exclama Rouletabille sincèrement apitoyé par ce plaidoyer inattendu, qu’est-ce que tu en feras de tes économies quand nous serons par ta faute tous morts de faim !…

 

– Eh ! bien nous n’en sommes pas là !… fit La Candeur avec une grande assurance… nous avons encore les « déjeuners du cycliste » de Vladimir !… »

 

Vladimir lui lança un regard foudroyant.

 

Rouletabille dit à Vladimir :

 

« Vous saviez cela, vous ! et vous ne me l’avez pas dit ? Je comprends maintenant pourquoi vous avez refusé de vous défaire de deux « déjeuners du cycliste… » Au fond, vous avez bien fait !… Deux déjeuners peuvent nous permettre de « tenir » vingt-quatre heures de plus… Allons ! faisons notre deuil des conserves, mais il faudra nous serrer le ventre !… et voyons vos déjeuners !… J’espère que votre cantine n’est pas pleine d’escarpins, à vous ?… Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ?…

 

– Monsieur, j’ai perdu la clef !

 

– Si ce n’est que ça, fit Rouletabille, on s’en passera. Faites sauter la serrure !…

 

– Monsieur, moi je n’ai aucun instrument pour faire sauter la serrure !

 

– Ah ! tenez ! Vous êtes aussi stupide que La Candeur ! »

 

Et il se mit lui-même à l’ouvrage. La serrure était solide ; elle résistait.

 

Un dernier coup de crochet et la valise fut ouverte. Rouletabille se releva en titubant…

 

Il n’y avait plus de « déjeuner du cycliste », ni de provisions d’aucune sorte dans la cantine !…

 

Elle était pleine d’une masse informe et obscure que le reporter souleva sans arriver à comprendre à quoi cela pouvait servir. Du reste l’objet en lui-même était parfaitement indifférent. Ce qui était terrible, c’est qu’il avait occupé une place bien précieuse !… Les animaux, chevaux et mules, après la première nuit passée dans le donjon, avaient été reconduits dans le hangar du chemin de ronde pour ne pas éveiller l’attention et n’avaient pas été ramenés dans la salle des gardes, de telle sorte que Rouletabille et ses compagnons n’avaient plus rien à manger, absolument rien !…

 

Le reporter, tenant toujours cette masse informe à la main, se retourna :

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Ça ! c’est ma cuirasse de cuir !… gémit Vladimir sur le ton le plus pitoyable et le plus humble qu’il put trouver…

 

– Quelle cuirasse ?

 

– Comment ! vous avez oublié que j’ai inventé une cuirasse ? Mais, monsieur Rouletabille, je vous en ai parlé plusieurs fois et si vous m’aviez prêté la moindre attention…

 

– C’est bien ! maintenant je vous écoute… répliqua Rouletabille d’un air sombre, presque farouche…

 

– Vous savez, monsieur, commença l’autre avec une timidité charmante… Vous savez qu’on a toujours cherché des cuirasses à l’épreuve de la balle.

 

– On le raconte…

 

– On a bien raison de dire, monsieur, que les inventeurs sont toujours traités avec indifférence ! La vôtre me pèse et quand je vous aurai expliqué que la cuirasse Dowe était constituée au moyen de matelassures assez épaisses avec, à l’intérieur, des tissus plus résistants… »

 

Silence de Rouletabille… Vladimir, qui attendait peut-être un encouragement qu’il ne voit point venir, tousse et continue :

 

« Quand je vous aurai rappelé que la résistance des tissus de la cuirasse Dowe a eu de rapides limites, vous comprendrez certainement comment j’ai été amené à l’idée de fabriquer un tissu qui fût plus résistant que celui de la cuirasse Dowe ! n’est-ce pas ?

 

– !…

 

– Et mon trait de génie a été de trouver un tissu qui déchire au passage l’enveloppe de nickel ou d’acier qui recouvre la balle de plomb moderne… qui la déchire, entendez-vous bien, au lieu d’en être déchirée !…

 

– !

 

– Et ainsi il y a à l’intérieur même de la cuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire, et même d’écoulement par fusion de la matière plomb…

 

– !

 

– Ce qui enlève à la balle sa puissance perforatrice !… »

 

Ah ! c’en était trop ! Rouletabille se retourna vers Vladimir Petrovitch et lui lança à toute volée un coup de pied dans le derrière.

 

« Tu sauras maintenant où mettre ta cuirasse ! » lui dit-il, cependant que l’autre se frottait l’endroit contusionné, avec une certaine mélancolie. Il n’était pas méchant pour un sou, ce Vladimir Petrovitch ! Il ne se fâcha pas. Depuis qu’il avait l’honneur d’être dans le service de Rouletabille, il en avait vu bien d’autres ! Ainsi le jour où Rouletabille s’était aperçu que cet élégant jeune homme grattait quelquefois les reçus du télégraphe pour lui soutirer d’infimes sommes, Vladimir Petrovitch avait entendu des paroles autrement dures pour son amour-propre que ne l’avait été certainement le pied du reporter pour la partie postérieure de son singulier individu… Vladimir ne protesta pas autrement, mais s’enfuit pour échapper à un second coup, suivi rapidement par La Candeur qui se précipita dans l’escalier, fit un faux pas, descendit sur le dos jusqu’à la salle des gardes et resta là, sur le derrière, anéanti. Vladimir, en soupirant, s’assit à côté de lui.

 

« Rouletabille a eu tort de se fâcher, dit-il, on sera peut-être bien heureux de l’avoir, ma cuirasse, c’est toujours utile dans un siège !…

 

– Eh bien, et mes chaussures ! fit La Candeur ; en admettant que nous sortions jamais d’ici, nous aurons beaucoup à marcher, et quand nos souliers seront usés, dans ces âpres montagnes… »

 

À ce moment, une fusillade terrible éclata dans le chemin de ronde. Plusieurs balles pénétrèrent en ricochant par les meurtrières dans la salle des gardes.

 

« Tout le monde à son poste ! » hurla Rouletabille, et pendant que chacun se rendait à la meurtrière et à l’étage qui lui avait été indiqué, lui-même bondissait, gravissait quatre à quatre l’escalier du donjon et arrivait sur la plate-forme.

 

Tondor s’apprêtait à faire feu, et en se penchant entre deux créneaux, Rouletabille put voir le chemin de ronde plein de soldats se bousculant autour des échelles qu’ils essayaient de faire tenir dans le fossé, pendant que d’autres, pour couvrir l’opération, tiraient à qui mieux mieux sur le donjon, essayant d’atteindre les meurtrières et d’empêcher ainsi les assiégés de gêner ceux qui avaient reçu mission d’atteindre la poterne et d’enfoncer la porte.

 

Le plan de Rouletabille fut vite conçu et exécuté : la plate-forme du donjon avait un rebord, une sorte de corniche que soutenaient des « corbeaux » ; entre chacun de ces « corbeaux » et tout près des créneaux, il y avait une ouverture par laquelle on plongeait directement dans le fossé qui entourait le donjon. Ces ouvertures étaient destinées jadis à laisser couler sur l’assaillant de la poix, de l’huile bouillante, du plomb fondu, etc. Rouletabille appela tout son monde sur la plateforme ; et chacun à plat ventre, l’œil au-dessus de l’ouverture, se mit tranquillement à fusiller les brigands qui étaient déjà en grand nombre dans le fossé.

 

« Tirez lentement, posément !… Visez bien votre homme ! disait Rouletabille, nous n’avons pas de munitions à gaspiller. »

 

Et lui-même, donnant l’exemple, ne manquait jamais son but. Du chemin de ronde, il était impossible d’atteindre nos jeunes gens, qui restaient invisibles derrière leur rempart de pierre. Certes on ne se faisait pas faute, en bas, de diriger sur le sommet de la tour une fusillade nourrie, mais qui ne donnait aucun résultat. L’assiégeant n’eût pu gêner les tireurs que de la tour de veille, mais il n’y avait pas encore songé.

 

Quant aux soldats qui étaient dans le fossé, il eût fallu qu’ils tirassent droit au-dessus d’eux, la crosse du fusil sur l’épaule et avec beaucoup d’adresse pour que les projectiles se glissassent par les étroites ouvertures d’où leur tombait cette pluie d’enfer !

 

Si bien que s’il y avait eu une bousculade au moment où les assiégeants s’étaient jetés dans le fossé, il y en eut une autre au moment où ils se ruèrent pour remonter dans le chemin de ronde. Alors, il n’y eut plus qu’à taper dans le tas, à laisser se vider tout seuls les chargeurs, qui décrochaient les soldats des échelles, par grappes.

 

Bien peu parvinrent à se tirer de ce mauvais pas ; et ceux qui y arrivèrent finirent de jeter le désarroi dans la troupe qui avait été chargée de les couvrir et qui, à son tour, essuyait directement le feu du donjon.

 

C’est qu’en effet Rouletabille, voyant le fossé déblayé, avait crié à sa petite garnison :

 

« Aux meurtrières !… »

 

Et tous étaient descendus à leur poste, courant de meurtrière en meurtrière, faisant feu à chaque étage, donnant l’illusion d’une troupe ardente et décidée à défendre chèrement sa vie.

 

Comme, au haut du donjon, Tondor était resté et continuait de tirer entre les créneaux, les assiégeants devaient être fort désemparés et se demander à quel nombre d’assiégés ils avaient affaire !

 

Cette première opération avait été, pour eux, désastreuse.

 

Ne trouvant aucun abri dans le chemin de ronde, ils le quittaient en hâte et rentraient dans la baille en emportant seulement quelques-uns de leurs blessés, car ils n’avaient pas eu le temps de secourir ceux qui gémissaient et appelaient au secours en se traînant dans le fossé. Bien mieux, après s’être ainsi sauvés, ils refermèrent derrière eux la lourde porte de la baille et le chemin de ronde apparut tout à fait nettoyé d’assiégeants.

 

« Cessez le feu ! » avait ordonné Rouletabille, qui pensait toujours à ménager ses munitions.

 

Tous purent alors se féliciter de cette première victoire. Vladimir dansait de joie et proclamait déjà qu’» ils ne s’y frotteraient pas de sitôt ». Le katerdjibaschi, qu’Ivana avait relevé de sa fonction pour qu’il pût venir se battre, riait d’un rire infernal en caressant la crosse de la carabine d’Athanase qu’Ivana lui avait passée.

 

Rouletabille, avait été, du reste, assez étonné de ne point voir la jeune fille venir faire le coup de feu à côté de lui. Tout ce qu’il connaissait de son caractère et de son excessive bravoure l’avait incité à penser qu’elle aurait à cœur de venir faire figure dans le combat ; mais elle avait préféré se faire geôlière. Encore là sans doute avait-elle été poussée par sa haine inassouvie ; peut-être s’était-elle dit que si le donjon était forcé, au moins aurait-elle la joie, avant de mourir, de tuer Gaulow de sa propre main et ainsi s’était-elle chargée de le veiller pour être plus sûre de ne le point manquer.

 

« M. Priski ! Ah ! celui-là, je ne vais pas le rater !… » s’écria Vladimir, qui avait allongé le nez à une meurtrière et qui, épaulant sa carabine, s’était déjà mis en mesure d’abattre le majordome, lequel dressait sa silhouette au-dessus de la courtine du Nord, quand un coup de feu retentit.

 

Aussitôt on vit M. Priski basculer, disparaître derrière le haut mur, et l’on entendit la voix de La Candeur qui montait de la salle des gardes.

 

« J’ai tué M. Priski !… J’ai tué M. Priski !… »

 

Les jeunes gens descendirent :

 

« Qu’est-ce que tu faisais ici ? demanda Rouletabille… qui paraissait de fort méchante humeur. J’avais crié : « Tout le monde en haut ! »

 

– Eh ! j’y suis allé là-haut, j’y suis allé tout de suite, répliqua La Candeur.

 

– Mais tu n’y es pas resté ?

 

– Ma foi, non ! Vous tiriez !… Vous tiriez ! et l’odeur de la poudre m’incommode !…

 

– Ah ! tu es brave !

 

– Tout de même j’ai tué M. Priski !

 

– Et tu as fait un beau coup, là !… Tu ne sais donc pas que le chapelain est mort ! J’ai vu qu’on l’emportait hier soir avec Stefo le Dalmate ! Il n’y avait plus que M. Priski pour faire entendre raison à ces sauvages, leur faire craindre des représailles et leur parler du neveu de M. de Rothschild !

 

– Ma foi, je regrette bien qu’il soit mort ! fit La Candeur ennuyé, mais ce n’est pas de ma faute !…

 

– Comment ! ce n’est pas de ta faute ?…

 

– C’est mon fusil qui est parti tout seul ! Je n’ai eu qu’à le poser sur la meurtrière, et pan ! M. Priski est mort ! Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?… Je ne tenais pas à le tuer, moi, M. Priski ! Je ne tiens à tuer personne, moi !… Je n’ai jamais fait de mal à personne, moi !…

 

– Oh ! nous le savons, dit Rouletabille, ce n’est pas toi qui gaspilleras tes munitions !…

 

– Oh ! je me rends utile comme je peux, répliqua La Candeur sur un ton plein de suffisance qui fit relever la tête à Rouletabille.

 

– Toi ! te rendre utile !… Tu es bien trop égoïste pour cela !… Tu ne songes qu’à t’amasser un fonds de cordonnier pour tes vieux jours !…

 

– Justement, n’en dis pas de mal de mon fonds de cordonnier… Je vois bien que tu en veux toujours à mes chaussures… Eh bien, baisse un peu le nez et vois ce que j’en ai fait de mes chaussures !… »

 

Rouletabille et Vladimir s’aperçurent alors que toutes les chaussures de La Candeur avaient été descendues et posées dans un ordre bizarre deux par deux, devant la poterne, sur les dalles de la salle des gardes.

 

« Ah ! ah ! fit Rouletabille en souriant.

 

– Compris ? demanda La Candeur.

 

– Compris ! Toi né gros malin !

 

– S’pas ?… Regarde mes godillots !… Juge de l’ordre admirable dans lequel je les ai placés !… Et jette un coup d’œil sous la porte !… Quand nos sauvages reviendront tout à l’heure pour défoncer cette porte ; quand ils grimperont jusqu’ici du fond du fossé, quelle est la première chose qu’ils apercevront, entre le bas de la porte qui est fort usé et le pavé de la salle des gardes qui ne l’est pas moins : ils apercevront toutes mes paires de chaussures, et ils se diront : « Mazette ! les assiégés ont reçu des renforts, fichons le camp ! » Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?… »

 

Rouletabille et Vladimir ne purent s’empêcher de rire.

 

« Tu ne m’en veux plus ? demanda le bon La Candeur.

 

– Non ! » répondit Rouletabille.

 

Sur ces entrefaites, une voix adorable, jeune et gaie, qui sortait de sous-terre cria :

 

« J’ai faim ! Quand est-ce qu’on déjeune ? »

 

C’était Ivana. Elle sauta avec allégresse au milieu des défenseurs du donjon :

 

« Eh bien, on est victorieux, fit-elle. Le katerdjibaschi vient de me dire ça !… Tous mes compliments !… Et maintenant, réjouissons-nous !… J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre ; mais auparavant, déjeunons ! Le combat a dû vous mettre en appétit, et moi je meurs de faim !…

 

– Ivana, répondit Rouletabille sur un ton plutôt lugubre, demandez donc à manger à ces messieurs ; moi je n’ai rien à vous offrir…

 

– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-elle étonnée… Est-ce que vous n’avez pas de provisions ?

 

– Ces messieurs les ont laissées en route et ont préféré apporter avec eux divers objets de toilette… voilà pourquoi nous n’avons pas de provisions, Ivana ; rien, pas un morceau de pain !… Et voilà pourquoi vous ne déjeunerez pas, ni ne dînerez… ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain, ni après après-demain !

 

– Ça n’est pas gai ! exprima la jeune fille… mais ne nous désolons pas, car je crois qu’avant longtemps notre affaire s’arrangera…

 

– Comment cela ? demanda Rouletabille.

 

– J’ai causé avec Gaulow !

 

– Ah ! ah !

 

– Et, ma foi, il est devenu fort raisonnable.

 

– Un nouvel époux n’a rien à refuser à sa jeune femme, pour peu qu’il soit galant, exprima bêtement La Candeur qui pensait faire de l’esprit.

 

– Vous avez l’esprit d’à-propos, dit Ivana sans sourciller. Justement, mon mari m’a accordé tout ce que je lui ai demandé.

 

– Que lui avez-vous demandé, Ivana ? questionna Rouletabille, soudain très sombre.

 

– Ceci, qui est ma foi fort simple et qui, je l’espère, contentera tout le monde, Gaulow nous laisse sortir de la Karakoulé, puis nous permet de traverser son pays : il s’engage à ce qu’il ne nous soit fait aucun mal, moyennant quoi nous lui laissons la vie sauve et nous lui rendons la liberté.

 

– Il dit ça ! s’écria La Candeur, mais moi je ne m’y fierais pas !… Je suis persuadé qu’aussitôt que nous lui aurons rendu la liberté et que nous serons sortis du donjon, il nous tombera dessus avec tous ses gens !

 

– Moi aussi, répliqua Ivana. Aussi ai-je stipulé que nous ne lui rendrions la liberté qu’arrivés à la frontière de Bulgarie et loin de ses troupes, qui recevront l’ordre de ne pas nous suivre.

 

– Oh ! oh !… émit Rouletabille, Gaulow a une bien grande confiance en vous, Ivana !

 

– Même si je ne tenais pas ma parole – et je la tiendrai, je le jure, – Gaulow y gagnerait de ne pas être tué tout de suite, répliqua-t-elle, car je ne lui ai point caché que si nous ne tombions pas d’accord immédiatement, je commencerais à le faire mourir !…

 

– Oui, vous ne lui avez pas laissé le choix !…

 

– C’est ce qu’il a compris !…

 

– Mes compliments !…

 

Oh ! vous pouvez me les adresser, petit Zo !… » fit-elle sur un ton qui retint, une seconde, l’attention du reporter.

 

Décidément, il y avait encore des moments où Ivana lui échappait tout à fait, comme maintenant, par exemple, où elle faisait preuve d’une diplomatie à laquelle il ne s’attendait guère, tout en renonçant bien facilement à une vengeance pour laquelle autrefois elle eût donné sa vie et celle des autres…

 

Il lui dit :

 

« Je suis heureux de vous voir aussi raisonnable, Ivana. Je sais que vous faites un gros sacrifice en nous donnant Gaulow ; le tout est de savoir maintenant si les brigands de la Karakoulé vont en vouloir ?

 

– Vous en doutez ?…

 

– Je doute qu’ils acceptent les conditions que vous avez fixées… Ils admettront difficilement que nous emmenions le Gaulow avec nous… et ma foi, je comprends leur méfiance.

 

– Et je comprends aussi la vôtre, ajouta-t-elle avec un singulier sourire. Vous pensez qu’une parole ne compte pas avec Gaulow et qu’une fois à l’abri, je ne me souviendrai plus de la mienne !…

 

– Eh ! eh !…

 

– Je vous répète que je tiendrai cette parole…

 

– Ivana ! Ivana ! Je ne vous reconnais plus !…

 

– N’est-ce pas ?… Je me civilise ?… Enfin, qu’allez-vous faire ?…

 

– Essayer de parlementer tout de suite, ma chère Ivana, avec l’aide de Vladimir… mais, croyez-moi, même si on nous laisse sortir, ne sortons qu’à toute extrémité… Vous me dites que vous tiendrez votre parole !… mais rien ne me dit qu’ils tiendront la leur…

 

– Que ferons-nous si nous restons ici ? Vous n’avez aucune provision de bouche ?

 

– Nous jeûnerons pendant quatre jours ; j’aime mieux jeûner pendant quatre jours derrière ces murs que manger à ma faim dans un pays où nous pourrons être assassinés à chaque pas que nous ferons !…

 

– En somme vous trouvez mauvais que j’aie négocié notre libération !…

 

– Je trouve, ma chère Ivana, répondit d’une voix grave Rouletabille, je trouve que vous avez agi un peu trop tôt et que c’est surtout la libération de Gaulow que vous avez négociée… » ajouta-t-il tout à coup en la regardant bien en face…

 

Elle détourna la tête en se mordant les lèvres et fut quelques instants sans répondre.

 

« C’est bien, finit-elle par dire : admettez que je n’aie point traité avec Gaulow et n’en parlons plus !

 

– Non point ! non point ! fit Rouletabille. Nous sommes en pleine diplomatie, restons-y !… C’est-à-dire prenons certaines précautions, sans prendre aucune définitive résolution. Il n’est point mauvais que ces gens sachent que nous avons Gaulow avec nous et même s’ils s’en doutent il est bon qu’ils en soient sûrs !… Et, en admettant même qu’ils acceptent votre petit traité, nous resterons bien libres, nous autres, de l’exécuter à notre heure… À propos, quelle heure est-il ? »

 

Et il tira son oignon :

 

« Dix heures !… Sapristi ! il n’est que dix heures… mon estomac marque midi… Je voudrais bien qu’il fût midi !

 

– Pour déjeuner !

 

– Non ! pour savoir si Athanase a réussi !

 

– C’est vrai, je n’y pensais plus !… »

 

Elle n’avait pas plus tôt prononcé cette phrase qu’elle devenait rouge comme une cerise… Étrange Ivana ! À quoi donc pensait-elle si elle ne pensait plus à cela ?… à la réussite de cela pour quoi elle avait consenti à devenir l’épouse musulmane de Kara Selim !

 

Rouletabille s’était aperçu de sa rougeur, de son embarras, disons le mot : de sa honte. Car c’était bien une honte pour cette patriote d’avoir cessé de penser à cela, tout le temps !

 

« Dieu du ciel ! songeait Rouletabille, que se passe-t-il encore dans cette petite tête-là ! Si elle ne pense pas à cela, à quoi pense-t-elle ?… Elle ne pense certainement pas à moi !… Depuis que je l’ai introduite dans le donjon, elle n’a pas eu un remerciement sincère, un élan, une véritable marque de tendresse, un abandon. Elle s’est enfermée dans sa chambre et je l’ai entendue marcher des heures… je lui ai parlé à travers sa porte ; elle ne m’a pas répondu. Et à l’heure du combat, elle m’a fui ! Elle est allée s’enterrer avec ce Gaulow. Je croyais que c’était pour l’assassiner et voilà qu’elle revient de là avec un petit traité d’alliance. Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce que cela signifie ? »

 

Il appela Vladimir.

 

« Attachez, lui dit-il, votre mouchoir à votre carabine et venez ! Nous allons essayer de parlementer… »

 

Les deux jeunes gens grimpèrent jusqu’au haut du donjon ; Ivana les suivit.

 

Tondor déclara qu’il n’avait pas vu la figure d’un ennemi depuis que la porte du chemin de ronde s’était refermée sur la fuite des mécréants.

 

« Vous allez vous montrer entre deux créneaux et agiter votre « drapeau blanc », dit Rouletabille à Vladimir… Moi, je surveille les alentours pour qu’on ne vous surprenne pas et qu’on ne vous tire pas dessus !… »

 

Et ils s’engagèrent tous deux sur la petite plateforme…

 

Dans le même moment, une fusillade éclata au dehors et une volée de balles sifflèrent aux oreilles de Vladimir et de Rouletabille. Ils se jetèrent dans l’échauguette ; ils avaient chaud !… C’était un miracle qu’ils n’eussent pas été atteints.

 

Des débris de pierres frappées par les balles volaient de toutes parts.

 

« Eh bien, dit Vladimir, si c’est ainsi qu’on parlemente dans le pays, je crois que nous pouvons rentrer nos discours.

 

– Ils tirent sur nous du haut de la tour de veille… La plate-forme va devenir intenable, exprima Rouletabille… Maintenant, ils n’ont peut-être pas eu le temps d’apercevoir notre drapeau blanc !

 

– C’est ce que je pense ! fit Ivana. M. Vladimir l’a à peine montré…

 

– Vous êtes bonne, ma chère Ivana !… dit Rouletabille pour sauvegarder l’amour-propre de Vladimir… j’aurais voulu vous y voir, vous !… »

 

Malheureuse phrase, qu’il regretta aussitôt… Ivana avait arraché le drapeau improvisé des mains de Vladimir et s’était ruée sur la plate-forme…

 

« Ivana !… »

 

Ah ! l’admirable enfant enragée qu’elle était là, au sommet de cette tour, cible de cinquante fusils qui s’étaient abaissés sur elle !… Elle paraissait un étrange gavroche de quelque héroïque mascarade avec les bouts de loques de sa robe de gala qui lui battaient les jambes et le veston que Rouletabille lui avait passé pour couvrir ses bras et sa gorge nus !

 

Et elle agitait son drapeau !… Elle l’agitait !…

 

Oh ! pas longtemps, les quelques secondes nécessaires à Rouletabille pour s’apercevoir de cette folie, se jeter sur elle, la faire rouler brutalement contre les créneaux et la retenir là comme une bête vaincue, afin qu’elle ne se redressât point, malgré tout le désir qu’elle en avait. Et comme elle avait réussi à relever la tête et que cette tête allait dépasser les créneaux, Rouletabille la saisit à pleins cheveux, à pleine crinière… Alors elle poussa un cri de douleur et cruellement le mordit…

 

Ce fut au tour de Rouletabille de crier :

 

« Ah ! ça commence bien, nos amours ! fit-il, les larmes aux yeux.

 

– Nos amours ! Je te déteste !… siffla-t-elle entre ses dents grinçantes.

 

– Je commence à le croire ! répliqua Rouletabille. En tout cas, Ivana, ce n’est pas le moment de nous faire une scène. Il va falloir retourner à l’échauguette, maintenant… Prenons garde de nous faire tuer !

 

– La belle affaire !…

 

– Ivana, vous voilà redevenue folle ! Qu’est-ce que vous avez ?… Il vous est arrivé quelque chose de nouveau que je ne sais pas !… Dites-le-moi, Ivana !…

 

– Je vous l’ai dit : il m’est arrivé que je vous déteste !

 

– C’est vrai ?

 

– Si c’est vrai !… Ah bien !…

 

– Qu’est-ce que j’ai fait pour cela ?… »

 

Elle le regarda méchamment, l’œil aigu :

 

« Vous discutez mes plans ! fit-elle… et je n’aime pas que l’on discute mes plans !

 

– Je vous ai fait entendre des paroles raisonnables !

 

– Raisonnables ? s’écria-t-elle !… Vous m’avez dit une chose que je ne vous pardonnerai jamais : vous m’avez dit que j’avais surtout négocié la libération de Gaulow !

 

– Ivana, prenez garde !… »

 

Une balle venait de faire éclater la pierre juste au-dessus de la tête d’Ivana. Mais nous avons dit qu’elle était comme enragée et elle se défendait avec acharnement contre l’empire du reporter, qui faisait tout pour la sauver, pour l’empêcher d’être frappée, et cela sans s’apercevoir qu’il s’exposait lui-même.

 

« Je vous déteste ! Je vous déteste !… »

 

Sa voix fit mal à Rouletabille :

 

« Vous le répétez trop, Ivana, pour qu’après tout ce ne soit pas vrai ! Dans votre pays, la haine suit facilement l’amour !

 

– Oui !

 

– Répétez-le !

 

– Je vous déteste !…

 

– Dites : je vous hais !

 

– Je te hais ! »

 

Il la lâcha et monta debout entre deux créneaux.

 

« Faites-vous tuer de votre côté si ça vous fait plaisir, cria-t-il à Ivana… Moi, je m’occupe de mon affaire !… »

 

Ce fut à son tour à elle à se jeter derrière lui, à le faire redescendre du poste où il était allé, dans une extraordinaire exaltation gamine, attendre la mort puisque Ivana ne l’aimait plus !

 

« Je t’aime ! Je t’aime !… »

 

C’était elle maintenant qui prenait soin de lui, qui le courbait à la hauteur de la muraille protectrice… et ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre à s’étouffer… Leurs lèvres, une fois encore, s’unirent comme au fond du placard tragique.

 

Singulier destin que celui de leur amour ! Ils ne s’aimaient qu’au sein des pires tourmentes, au milieu du sang, parmi l’assassinat et les tueries, et leurs bouches ne s’unissaient que lorsque la mort rôdait autour d’eux. Cette fois, elle était partout, la mort !… se faisait entendre en sifflements lugubres au-dessus de leurs têtes que leurs mains démentes étreignaient en une caresse délirante… Encore une fois, la mort seule était témoin de leur tendresse et, frappant sans relâche l’échauguette contre laquelle les balles ricochaient, elle semblait s’être faite la gardienne de leur solitude et menacer de ses coups quiconque oserait allonger la tête pour voir ces deux enfants s’embrasser !…

 

« C’est trop bon de se détester comme ça ! dit Rouletabille quand il put parler… tâchons de vivre, ma Jeanne !… »

 

Jamais il ne lui avait encore donné le nom que portent les Ivana dans son pays de France… Et il venait de le lui donner de tout son cœur : « Ma Jeanne ! » Il lui sembla qu’il ne l’avait pas encore aimée jusqu’ici…

 

À ce moment, le feu de l’ennemi s’étant légèrement ralenti, ils en profitèrent pour se glisser jusqu’à l’échauguette, où ils arrivèrent sains et saufs.

 

« Je désespérais de vous revoir, leur dit Vladimir ; mais il n’y a pas moyen de mettre le nez à la « portière ! » Chaque fois que j’ai essayé de voir ce que vous étiez devenus, il m’arrivait une bordée !… Vous en avez eu une chance !… Rouletabille est tout rouge !… Alors, vrai ?… Ils ne veulent rien savoir ?…

 

– Ils ont l’air d’ignorer même ce que signifie un drapeau blanc ! fit Rouletabille.

 

– Les sauvages !… On doit toujours respecter les parlementaires !… J’ai une idée… Voulez-vous qu’on leur envoie un poulet ?… Un morceau de papier autour d’un caillou… Entrons en correspondance !…

 

– Oh ! dit Rouletabille, il y aurait un truc plus simple…

 

– Lequel ? demanda Ivana qui s’était assise sur la dernière marche de l’escalier de pierre et qui leva sur le reporter ses beaux yeux noirs où n’était pas éteinte encore la flamme qui, tout à l’heure, les avait brûlés…

 

– Eh bien, mais, expliqua l’autre, il n’y a qu’à faire monter ici Gaulow lui-même. Il parlera à ses soldats, et il leur fera peut-être entendre raison !… Ce serait peut-être un moyen de réaliser votre combinaison, Ivana…

 

– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup à ma combinaison, exprima-t-elle avec une certaine hésitation… Vous m’en avez démontré le danger… et peut-être l’inanité… Au fond, nous sommes mieux ici, derrière ces murs que partout ailleurs… Il ne s’agit que d’avoir de la patience en attendant qu’on vienne nous délivrer… Il sera toujours temps de traiter !… Gardons notre otage pour la fin, comme vous le désirez !… »

 

Elle parlait par à-coups comme si les arguments lui venaient difficilement…

 

« Sans compter, dit Vladimir, que Gaulow ne serait pas plus que nous à l’abri des balles…

 

– Comment cela ?…

 

– Eh !… Les soldats l’auraient tué avant de l’avoir reconnu.

 

– Oui, dit Ivana avec effort… oui, vous avez raison, monsieur… Il y avait encore cela ; on pourrait nous le tuer et je ne m’en consolerais jamais !… »

 

Rouletabille avait encore « tiqué ». Cette dernière phrase avait été dite avec une obscure intention qu’il essaya en vain de pénétrer…

 

Le fait est qu’elle trouvait maintenant des prétextes pour l’épargner !

 

« Laissez-moi passer, Ivana, voulez-vous ?

 

– Où allez-vous ?… Ne sommes-nous pas bien ici ? Pourquoi redescendre dans cette prison ?…

 

– Je vais revenir… je descends chercher ma jumelle…

 

– Il est bientôt midi ?…

 

– Oui, bientôt !… et vous savez que nous avons rendez-vous avec Athanase à midi.

 

– Je vais chercher la jumelle ! dit Vladimir… et il se précipita dans l’escalier.

 

– Voilà le soleil ! s’écria-t-elle en se levant brusquement. Je vous dis que l’on va très bien voir !… Oh ! je suis sûre qu’Athanase a réussi !… C’est un vrai patriote !… Un homme qui sait ce qu’il veut !… » et, dans un rire étrange, elle ajouta :

 

« Je vous assure que nous pouvons nous tranquilliser sur son sort. Il a traversé le torrent, il a traversé le pays de Gaulow, il traversera la frontière et il reviendra nous délivrer… Avec un homme comme celui-là, reprit-elle avec plus de force encore, nous n’avons rien à craindre : nous sommes sauvés !… »

 

Ils étaient seuls ou à peu près. Là-haut, dans l’échauguette, Tondor ne comptait pas pour eux ou tout au moins n’entendait point ce qu’ils disaient.

 

Rouletabille attira Ivana sur son cœur et la serra fort, fort, moins comme un amoureux cependant que comme un protecteur, et elle se laissa faire comme une petite fille… et il espéra sa confidence, et pour l’avoir, il lui dit doucement entre deux baisers sur l’oreille :

 

« Jeanne !… Ma Jeanne est très malheureuse !… Ma Jeanne va me dire pourquoi !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… puisque rien ne nous sépare ? Est-ce que nous ne serons pas sauvés ensemble si nous devons l’être ?… Est-ce que nous ne mourrons pas ensemble si nous devons mourir ?… Pourquoi, ma petite Jeanne, pourquoi êtes-vous si malheureuse ?… »

 

Elle roula sa tête sur son épaule et laissa éclater le gros sanglot qui, depuis la veille, lui gonflait sa jeune et amoureuse poitrine :

 

« Parce que, dit-elle en s’accrochant à lui et en cachant son visage inondé de larmes, parce que je voudrais tuer Gaulow ! »

 

XXIV

La chanson de « 
la Maritza »

 

Rouletabille avait le cœur d’Ivana contre le sien quand elle laissa échapper ce vœu déchirant. Il la sentit vraiment si désespérée de ne pas tuer qu’il pâlit d’aimer un cœur qui savait haïr ainsi et qu’il en eut pitié :

 

« Allons, va le tuer ! dit-il.

 

– Le tuer comme je voudrai ? »

 

Ah ! l’abominable petite sauvage qu’elle était restée, en dépit de son éducation occidentale, en dépit de l’amour, en dépit de tout. Il décroisa les bras dont elle lui enlaçait le cou. Il lui rendit sa liberté sans ajouter un mot. Et elle, non plus, ne parla plus : Seulement elle descendit et elle était aussi pâle que lui. Il la regardait s’enfoncer dans le trou obscur de l’escalier et il frissonnait de l’horrible besogne qu’elle allait accomplir, vers laquelle elle descendait en s’appuyant à la muraille, comme ivre déjà du sang qu’elle se promettait de répandre…

 

Le cœur de Rouletabille était glacé. On allait vite du feu à la glace avec une aventure pareille !… Quel amour et quelle horreur ! Elle allait tuer !… Et cependant il n’y avait pas cinq minutes qu’il était sûr qu’elle avait tout fait pour épargner Gaulow depuis qu’il était en sa possession… Elle agissait tour à tour comme si elle le haïssait… et comme si… par instants… elle ne pouvait se défendre d’en avoir pitié… Gaulow était si beau ! Dans le moment elle lui en voulait peut-être de cette beauté-là !… Et, de rage contre lui et contre… elle-même… pensait Rouletabille, elle allait… atrocement, le tuer…

 

Hébété, quasi anéanti devant le mystère grandissant d’Ivana, il fixait stupidement le vaste paysage désolé, les rocs sauvages, les monts dénudés, toute cette terre tourmentée et balayée par les éternelles eaux du ciel…

 

Sur un coin de cette terre-là allait peut-être apparaître l’espoir ! Et voilà qu’il ne s’en souciait plus…

 

Il ne se souciait que d’un petit ange qui allait lui revenir tout à l’heure avec du sang sur le visage et sur les ongles, et il n’espéra plus qu’une chose, c’est que, du coup, ce serait fini, qu’il n’aimerait plus, qu’il serait pour toujours débarrassé de cet amour-là !…

 

« Monsieur, voici la jumelle… »

 

Il se retourna. Vladimir était devant lui, mais dans quel accoutrement !… Un vêtement énorme et singulier le faisait trois fois plus gros que nature.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Ça, monsieur, c’est ma cuirasse !…

 

– Et pourquoi donc as-tu mis ta cuirasse ?

 

– Monsieur, pour vous prouver qu’elle peut nous être utile…

 

– Et comment va-t-elle nous être utile ?

 

– Monsieur, vous savez bien que nous ne pouvons observer le sommet Nord de l’Istrandja-Dagh qu’en traversant la plate-forme, et que cette plate-forme est balayée par le feu de la tour de veille… À cause de quoi, j’ai pensé, monsieur, qu’en me couvrant une partie du corps avec ma cuirasse, j’aurais moins de chance d’être tué qu’en ne portant pas de cuirasse du tout !

 

– Puissamment raisonné ! fit Rouletabille, mais ce n’est pas toi qui dois porter cette cuirasse, c’est moi, puisque c’est moi qui vais traverser la plate-forme.

 

– Ma foi, non, monsieur !… La cuirasse est à moi, je ne vous la prêterai pas !…

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce qu’elle est trop dangereuse…

 

– Ah ! ah ! ta cuirasse est dangereuse…

 

– Oh ! très dangereuse !… Vous comprenez, il faut savoir s’en servir !…

 

– Tu m’apprendras !… Ne m’as-tu pas raconté qu’elle arrêtait les balles ? C’est le principal !

 

– Ça, monsieur, pour arrêter les balles, elle arrête les balles !

 

– Comment alors peut-elle être dangereuse ?…

 

– Parce que je vais vous dire… Ma cuirasse, comme j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer, est formée d’une succession de tissus d’une nature telle qu’ils déchirent au passage l’enveloppe de nickel ou d’acier de la balle, au lieu d’en être déchirés…

 

– Oui, oui, je me rappelle.

 

– Et ainsi il y a à l’intérieur même de la cuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire… et même d’écoulement par fusion de la matière plomb… ce qui enlève à la balle toute puissance perforatrice…

 

– Eh bien alors ?…

 

– Eh bien, alors, voilà où est le danger… Tout ce grand combat entre la balle et les tissus, cet arrêt du projectile, ce déchaussement du nickel et cet épanchement de la matière plomb ne se font pas sans un certain travail.

 

– Je le pense bien !…

 

– En l’occurrence, le travail est d’autant plus considérable que la balle a été lancée avec plus de force et est plus subitement arrêtée dans sa course…

 

– Je te suis… après ?

 

– Après, monsieur, c’est bien simple… là où il y a travail, il y a échauffement !

 

– Ah ! ah ! il y a échauffement ! Je commence à comprendre.

 

– Et, là où il y a échauffement, les tissus, qui ont arrêté la balle, prennent feu !

 

– Oui ! oui ! oui !

 

– Et la cuirasse brûle !…

 

– C’est dommage !…

 

– N’est-ce pas monsieur ?… Voilà pourquoi je vous disais que l’usage de cette cuirasse demandait quelque expérience et qu’il faut savoir s’en servir…

 

– Alors, quand elle brûle, qu’est-ce qu’on fait ?

 

– Monsieur, il y a deux écoles. D’après la première, on s’en débarrasse… mais il faut la détacher avec adresse, car la cuirasse brûle assez rapidement…

 

– Et d’après la seconde ?

 

– Ah ! d’après la seconde, on l’éteint ! et ce procédé est de beaucoup le meilleur, car si on l’éteint assez vite, la cuirasse peut resservir…

 

– Monsieur Vladimir Petrovitch, je ne voudrais point vous humilier, mais je préfère aller voir ce qui se passe sur la plate-forme du donjon sans cuirasse qu’avec votre cuirasse…

 

– Monsieur Rouletabille, ceci est mon affaire… je ne vous demanderai qu’une chose, c’est de garder près de vous ce seau d’eau que je viens de monter et qui pourra vous servir à m’inonder dans le cas où ma cuirasse aurait été touchée par quelque projectile. »

 

L’enragé Slave tenait à prouver l’utilité de son invention, et quand Rouletabille, à midi moins cinq, s’élança à quatre pattes sur la plate-forme, il le suivit dans son curieux accoutrement.

 

Le dieu des batailles, de la jeunesse et de l’amour veillait sur eux ; ils purent atteindre l’extrémité opposée du donjon sans être atteints par les balles qui avaient salué leur brève apparition. Dissimulés maintenant entre deux créneaux, ils étaient à peu près à l’abri.

 

Cependant Rouletabille, la jumelle braquée sur les monts, n’apercevait rien de ce qu’il cherchait, bien qu’à cette minute le temps fût devenu clair, le voile de nuées qui cachait à demi le paysage s’étant déchiré sous l’action du vent du nord…

 

Donc Athanase n’apparaissait pas, ni rien qui pût ressembler à Athanase. Midi, midi cinq… midi dix… rien encore !…

 

Fallait-il perdre tout espoir ?… L’aventure devenait plus terrible si Athanase ne se montrait pas !… Du moment qu’il n’avait pu réussir à passer au travers de ce pays ennemi qu’il était seul à connaître, qui donc pourrait, avec quelque chance de succès, tenter à nouveau le dangereux voyage ?… Il n’y avait pas à se le dissimuler… si Athanase ne surgissait point dans le champ de la jumelle, Rouletabille pouvait en conclure que tout était fini, et qu’il ne leur restait plus, à lui et à ses compagnons, qu’à se préparer à bien mourir… Le donjon de la Karakoulé serait leur tombeau !…

 

« Monsieur ! fit entendre Vladimir… je ne vois rien non plus… aucun être humain sur ce triste rocher… Il n’y a pas à confondre… Cependant, je vous ferai observer, car j’ai de très bons yeux, que nous n’apercevons la cime que d’un côté assez restreint… il faudrait un peu avancer sur notre droite…

 

– Je veux bien, dit Rouletabille, mais nous allons être exposés, par-derrière, aux balles…

 

– Monsieur ne vous occupez pas de ça… je glisse ma cuirasse par-derrière jusqu’au-dessus de ma tête, de façon à me garder la tête et le dos. Je me mets derrière vous et je vous protège !… »

 

Rouletabille appuya un peu à droite et découvrit en effet un coin de la montagne qu’il n’avait pas aperçu… et là, à cet endroit du roc, il distingua un point… un point qui se mouvait, qui grimpait… mais était-ce Athanase ?…

 

« J’aperçois quelque chose… mais je ne suis sûr de rien, dit-il à Vladimir… Il faudrait tenir encore là quelques secondes… »

 

Les balles sifflaient autour d’eux, ricochaient sur les murs…

 

« Nous tiendrons, monsieur, nous tiendrons, j’en fais mon affaire !… Regardez tranquillement… Prenez votre temps ! ne vous pressez pas !…

 

– Ah !… c’est bien un homme !… Ah ! il s’arrête…

 

– Et d’une !… fit soudain Vladimir.

 

– Quoi donc ? demanda Rouletabille…

 

– Rien, monsieur, c’est une balle qui vient de m’entrer dans le dos !

 

– Malheureux !…

 

– Mais non !… dans le dos de ma cuirasse… et de deux ! et de trois !… et de quatre !… Brr ! Dépêchez-vous, je sens que je chauffe !… »

 

Mais Rouletabille, sans plus s’occuper du drame qui se passait derrière lui, s’écriait :

 

« C’est lui !… Il agite le drapeau blanc ! Il a réussi !…

 

– Eh bien, mais en ce cas, sauvons-nous !… Nous n’avons plus rien à faire ici », déclarait Vladimir.

 

Et, se débarrassant de sa cuirasse qui commençait à flamber, le Slave se jeta à plat ventre sur la plate-forme et regagna en rampant l’échauguette. Il était suivi de Rouletabille triomphant…

 

« Nous sommes sauvés ! s’écriait le reporter qui ne pouvait contenir sa joie !… Dites à Tondor que dans trois jours, ou quatre au maximum, on viendra nous délivrer !… Ça lui fera plaisir, à ce garçon !… Allons, Vladimir, il faut faire part de cette bonne nouvelle à toute la garnison !… Vous pouvez même glisser un mot sous la porte des Allemands !…

 

– Monsieur, dit en se retournant Vladimir, laissez-moi contempler une dernière fois ma pauvre cuirasse !… et remerciez-la, car, sans elle, nous serions quatre fois morts !… »

 

À quelques pas de là, la fameuse cuirasse rendait, en effet, sa dernière flamme, et si haut qu’Athanase dut l’apercevoir et la prendre pour un signal des assiégés répondant au sien.

 

« Vous n’en direz pas de mal surtout ? demanda Vladimir.

 

– Ma foi, non ! je regrette seulement que nous n’ayons pas eu le temps de l’éteindre !

 

– Bah ! l’eau que j’avais montée ne sera pas perdue ! exprima Vladimir, en saisissant le seau et en l’élevant à hauteur de ses lèvres. Vous savez, monsieur, qu’il faisait chaud là-bas !… Quatre balles dans le dos, ça donne soif !…

 

– Quand tu auras fini, tu me passeras la timbale », fit Rouletabille.

 

La nouvelle du succès de l’entreprise d’Athanase fut accueillie avec enthousiasme du haut en bas du donjon. Rouletabille cependant n’avait pas encore revu Ivana. Il était descendu dans la salle des gardes, dont le disque de fer, faisant communiquer le donjon avec les cachots du souterrain, était resté soulevé, après avoir livré passage à la jeune femme. Le reporter regardait le trou sombre au fond duquel, dans le moment même, devait se passer l’horrible chose.

 

Il n’osa point descendre.

 

Il attendit qu’Ivana reparût… Les minutes lui paraissaient, comme on dit, des siècles…

 

Enfin une tête surgit au ras des dalles ; on eût dit une tête de morte. Jamais il n’avait vu Ivana aussi pâle. Elle glissa hors du trou comme un spectre, comme une apparition de théâtre surgissant de sa trappe.

 

Il n’osait pas l’interroger. Du reste, elle paraissait aussi gênée que lui.

 

« Eh bien, finit-elle par lui demander d’une voix blanche, vous avez vu Athanase ? »

 

Il fit signe que oui.

 

« Il a réussi ?

 

– Oui, il a réussi…

 

– Je vous disais que c’était sûr ! Il est porté par une idée qui le fera triompher de tout !… »

 

Il y eut un silence, puis elle répéta lugubrement :

 

« De tout !… »

 

Et, disant cela, elle appuyait sa main sur le bras de Rouletabille.

 

Il n’osait pas regarder sa main… cette main qui avait travaillé, en bas, à cette abominable besogne… et il n’avait point le courage non plus de la questionner sur cette besogne-là.

 

Il demanda simplement, évitant de parler du prisonnier :

 

« Le katerdjibaschi est toujours à son poste, dans le cachot ?

 

– Toujours ! On ne peut pas laisser le souterrain sans surveillance. »

 

Il tressaillit, car il trouvait la phrase plus explicite qu’aucune autre. Et tout à coup, il regarda cette main qui était restée, comme oubliée là, sur son bras.

 

Les ongles étaient pleins de sang !

 

Alors il se sépara d’elle brusquement, sous prétexte qu’il avait à faire le dénombrement des munitions. Au premier, il retrouva La Candeur et Vladimir. Il leur fit faire le compte du nombre de cartouches qu’il leur restait à tirer… six cents environ. Ainsi la première attaque leur avait pris deux cents « coups » ! Et le combat avait duré un quart d’heure à peine. Et ils devaient soutenir le siège pendant encore trois ou quatre jours !

 

Il ne faisait point de doute que les assiégeants, dans le mystère de la Karakoulé, préparaient une agression nouvelle. Quelle serait-elle ? Qu’étaient-ils en train d’imaginer, d’inventer ?… Tout bien réfléchi, Rouletabille ne redoutait une attaque sérieuse que du côté de la poterne. C’était surtout la poterne qu’il fallait défendre, et c’est uniquement pour ceux qui s’attaquaient à elle qu’il fallait réserver les munitions. Mais six cents balles !… ça n’était guère. Et si le siège, au lieu de quatre jours comme il le prévoyait, durait huit, quinze jours !… Car enfin il se pouvait encore qu’au bout de quinze jours ils ne fussent pas tous morts de faim ! On a vu des mineurs ensevelis vivre plus longtemps encore au fond de leurs tombeaux !…

 

La première chose à faire était donc de ménager les cartouches. Rouletabille pensa à cela tout l’après-midi, pendant lequel l’ennemi ne donna aucun signe de vie. Quand on lui demandait à quoi il réfléchissait, il répondait : « Je pense, donc je dîne ! Faites comme moi. Pensez à n’importe quoi et vous n’aurez pas faim ! » Le malheur est que les autres ne pensaient qu’à cela : assouvir leur faim ! Vladimir et La Candeur fouillaient partout, du haut en bas de leur prison, cherchant de vieilles croûtes oubliées par les rats et revenaient en se lamentant, disant qu’ils n’avaient rien trouvé mais absolument rien !…

 

« Tu verras, pronostiquait Vladimir à La Candeur, tu verras que nous serons obligés de manger le cuir de tes chaussures.

 

– Ça, jamais ! répondait l’autre, j’aimerais mieux me manger les pieds ! »

 

La fin de la journée s’achevait sans incident et d’une façon assez mélancolique quand Rouletabille, laissant le donjon à la garde, en haut, de Tondor et, en bas, du katerdjibaschi, prit avec lui La Candeur, Vladimir et Modeste et leur fit desceller quelques pierres, déjà branlantes, de la salle des gardes et des chambres du premier étage. Puis il leur fit transporter ces pierres jusqu’à l’échauguette de la plate-forme. Ce n’était point une mince besogne, car elles étaient lourdes, mais les efforts qu’ils durent fournir pour les transporter leur firent passer l’heure du dîner sans qu’ils pensassent trop à leur estomac vide. C’était déjà un résultat dont ne manqua point de se targuer le reporter.

 

« Porter des pierres en guise de dîner, ça vaut toujours autant que de bouffer des briques ! » leur disait-il.

 

Quand ils en eurent fini avec les pierres, il leur donna l’ordre de briser tous les meubles, qui furent aussi réduits à l’état de bûches et de copeaux. Les tables, les chaises, les bois de lit, tout fut également transporté en morceaux au haut du donjon.

 

« Qu’est-ce que va dire le propriétaire au moment de l’inventaire ? soupirait ce pauvre La Candeur qui, sous prétexte qu’il était fort à lui seul comme les trois autres, faisait trois fois plus de besogne et roulait jusqu’au haut des marches les objets les plus pesants, les pierres les plus lourdes. »

 

Et il maugréait comme à son ordinaire :

 

« Si c’est pour leur jeter tout ça sur la tête, il y en aura pour cinq minutes !… C’est pas la peine de se donner tant de mal.

 

– Qu’est-ce que tu dis, toi ? demandait Rouletabille en l’entendant bougonner !…

 

– Je dis que c’est pas une manière de défendre le donjon en le démolissant.

 

– Ferme ton bec, La Candeur !…

 

– Si tu pouvais me le fermer avec une miche de pain !

 

– Et puis quoi encore !… Monsieur voudrait peut-être un saint-honoré ? répliquait Vladimir qui, lui, n’avait pas perdu une seconde sa bonne humeur… Tu ne trouves pas que c’est amusant, toi, ce siège-là ?… Puisque nous sommes sûrs maintenant qu’on va venir à notre secours, qu’est-ce que ça peut nous faire de nous serrer un peu le ventre ?…

 

– Bon ! Bon ! nous en reparlerons, répliquait La Candeur, bourru, en cassant une table d’un coup de poing… Aujourd’hui ça va encore… mais demain, mais après-demain… nous verrons si tu seras aussi fier !…

 

– Moi ! disait Modeste, ça m’est bien égal. Puisque qui dort dîne, je dormirai !…

 

– Modeste, demanda Rouletabille, qu’est-ce que tu as comme batterie de cuisine ?

 

– Monsieur, j’ai deux grands chaudrons et une casserole.

 

– Tu monteras tout ça là-haut avec le poêle à pétrole… »

 

Sur ces entrefaites, la nuit était venue, obscure et pluvieuse. L’eau s’était remise à tomber à torrents. Rouletabille s’en félicita et, réunissant tout son monde sur la plate-forme, commença à faire rouler les pierres jusqu’à la partie des créneaux qui regardaient la tour de veille.

 

En deux heures, sur ses indications, on éleva là une sorte de fortification, de bouclier qui mettrait une fois pour toutes la plate-forme à l’abri du feu de cette tour et, comme la plate-forme n’avait que ce feu-là à craindre, toute la partie supérieure du donjon devenait disponible en tout temps pour les assiégés sans danger d’aucune sorte. Cela leur permettait une grande liberté dans la défense et rien, désormais, ne gênerait plus leur feu plongeant.

 

Quand ils eurent terminé cet ouvrage, Rouletabille fit monter à ses hommes des seaux d’eau puisée à l’aide d’une corde dans le torrent et versée au fur et à mesure dans les deux marmites et dans l’énorme casserole jusqu’à ce que les récipients fussent pleins. Il avait fait mettre tout le bois préparé à l’abri de la pluie.

 

« Ah ! murmurait-il… si nous avions du plomb fondu et de l’huile bouillante !… Mais baste : on les échaudera tout de même !… »

 

Il avait déniché un assez gros tuyau de gouttière coudé à branches inégales dont il boucha la plus longue branche qu’il fil aboutir à un trou de « corbeau ». Il était facile de retourner tout l’engin après l’avoir rempli d’eau et avoir plongé la petite branche dans l’une des marmites. Cela formait un siphon qui suffisait à Rouletabille pour l’accomplissement de son dessein, et il s’en montra enchanté. Le trou du « corbeau » où venait aboutir la gouttière donnait juste au-dessus de la poterne. Dans l’échauguette, le reporter avait encore fait dresser le poêle à pétrole sur lequel il avait installé la grande casserole pleine d’eau.

 

« Monsieur va sans doute faire le pot-au-feu ? » avait demandé Modeste.

 

Alors Rouletabille expliqua à ses aides que si par ce moyen il n’avait point la prétention de repousser l’ennemi, du moins il rendrait son séjour difficile dans le voisinage direct de la poterne et sans qu’ils eussent à gaspiller leurs munitions en l’aspergeant d’eau bouillante.

 

Puis, en attendant les événements, il permit à La Candeur et à Vladimir d’aller prendre quelque repos.

 

Lui, il veilla, prêtant l’oreille aux moindres bruits ; mais à cause de la violence des averses, il lui était presque impossible de se rendre compte de ce qui pouvait se passer du côté du chemin de ronde, d’autant plus qu’il faisait noir comme dans un four. C’est ainsi qu’à l’aurore, il eut une surprise plutôt désagréable.

 

S’ils n’avaient pas perdu leur nuit, les assiégeants avaient occupé la leur ! Sans que rien fût venu révéler leur travail, ils étaient parvenus à glisser de dessus le chemin de ronde jusqu’au seuil de la poterne une demi-douzaine de grosses planches qui faisaient pont et qui allaient leur donner un accès plutôt facile à la porte du donjon puisque le pont-levis qui avait sauté se trouvait ainsi remplacé.

 

Abrités derrière leur bouclier de grosses pierres, les jeunes gens considèrent les planches d’un œil morne. Du coup, ils perdaient tout le bénéfice du fossé !…

 

« En tout cas, exprima Rouletabille, ils ne peuvent se présenter que quatre de front, au maximum. Et nous les échauderons bien, pour commencer !… Vite, mes enfants, plus de blagues ! Faites-moi de la bonne eau bouillante qu’on leur servira pour leur déjeuner !

 

– Croyez-vous qu’ils vont nous attaquer tout de suite ? demanda Vladimir.

 

– Eh ! je n’ose espérer qu’ils attendront la nuit et qu’ils nous laisseront gagner encore un jour…

 

– Pourquoi ? fit La Candeur… Ils ne sont pas pressés, eux. Ils ne savent pas que l’on va venir à notre secours ! Et ils n’en sont pas à un jour près…

 

– Très juste, répondit Rouletabille, mais ce qui me fait supposer qu’ils vont opérer immédiatement, c’est la précaution qu’ils ont prise de ne pas refermer entièrement la porte de la baille.

 

– Oui, c’est là qu’ils préparent leur coup.

 

– Oh ! il y a du monde là-dedans… fit La Candeur d’un air important. On les entend grouiller d’ici. »

 

Qu’est-ce qu’avait La Candeur ? Il paraissait brave !

 

« Monsieur, dit Modeste, le bois est trop humide… Il ne prend pas sous le chaudron.

 

– Verse un peu de pétrole dessus et tu verras s’il ne prendra pas ! » lui dit Rouletabille.

 

Ainsi fut fait et l’eau commença de chauffer dans les chaudrons pendant qu’elle bouillait déjà sur le poêle à pétrole.

 

Au fur et à mesure, ils versaient l’eau bouillante de la casserole dans les marmites, puis les marmites s’échauffèrent elles-mêmes et Rouletabille se déclara « paré »…

 

À ce moment, une fusillade très nourrie éclata sur la gauche et une volée de balles vint ricocher sur le rempart de pierres qu’ils avaient élevé pendant la nuit plus haut que les créneaux. Cette première démonstration de l’ennemi avait été si vaine que Vladimir et La Candeur éclatèrent de rire, dansèrent une gigue et jetèrent leurs casquettes en l’air… Ils ne se tenaient pas de joie à cause de cette poudre perdue !…

 

« À la bonne heure, La Candeur !… te voilà gai ! fit Rouletabille, je te voyais si sombre hier soir que je craignais de te perdre de neurasthénie… mais qu’est-ce que tu as donc à la joue ?…

 

– Moi !… Je n’ai rien à la joue !…

 

– Si, si !… tu as une fluxion, mon garçon !…

 

– Une fluxion !…

 

– Tu es tout enflé !… Il faut soigner ça !

 

– Moi !… Je n’ai rien du tout.

 

– N’est-ce pas, Vladimir ?

 

– Eh, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire, fit Vladimir, qui était devenu au moins aussi écarlate que La Candeur.

 

– Mais, ma parole, vous aussi vous avez une fluxion !…

 

– Nous aurons attrapé un courant d’air, murmura La Candeur, d’une langue embarrassée.

 

– C’est bien possible ! un donjon, c’est plein de courants d’air ! appuya Vladimir.

 

– Eh bien, messieurs, vous me faites peur ! voilà qu’elle a changé de joue ?

 

– Quoi donc ?

 

– Votre fluxion, messieurs, votre fluxion à tous les deux. Est-ce que vous chiquez, mes enfants ?… Allons ! allons ! ouvrez la bouche… qu’est-ce que vous mangez là ?… Quelle est la saleté que vous mangez là ?… Voulez-vous me cracher ça !… Vous allez vous empoisonner, bien sûr ! »

 

Mais La Candeur et Vladimir n’avaient plus de « chique ». Vivement ils avaient avalé.

 

Quoi ?

 

Rouletabille craignait que, pour tromper leur faim, ils n’eussent imaginé quelque aliment dangereux. Aussi insista-t-il pour savoir ce qu’ils avaient mangé.

 

« Un peu d’étoupe… prise dans nos vêtements, avoua La Candeur.

 

– De la ficelle !… dit Vladimir.

 

– De l’étoupe ! s’exclama Rouletabille !… Vous gaspillez l’étoupe, monsieur La Candeur !… Sachez qu’avec de l’étoupe, nous pouvons faire du feu grégeois ! et vous, Vladimir Petrovitch, n’oubliez pas au haut de ce donjon que si Latude, dans sa prison, avait eu un peloton de ficelle… Enfin ! avez-vous bien mâché au moins !… »

 

Et, ce disant, il se précipita sur leurs poches, car il avait été conduit à ces poches par l’examen rapide des vêtements, où s’étaient accrochées quelques bribes, quelques poussières d’une couleur qui ne rappelait en rien l’étoupe ou le chanvre.

 

Après avoir fait mine de résister, Vladimir et La Candeur se laissèrent faire, plus honteux apparemment que l’on ne saurait dire… Rouletabille fouilla dans leurs poches, d’où les mains du reporter sortirent deux morceaux de pain d’épice !

 

D’abord, il ne sut rien dire. Il resta là bouche bée devant ce pain d’épice appétissant et doré que La Candeur et Vladimir regardaient de côté, d’un œil humide.

 

« Où avez-vous trouvé cela ? demanda-t-il. Vous n’avez pas honte de manger du dessert quand tous vos camarades meurent de faim ! »

 

Et Rouletabille jeta les deux morceaux par-dessus les créneaux, dans le chemin de ronde.

 

La Candeur et Vladimir poussèrent un hurlement.

 

Mais dans le même moment la porte s’ouvrait dans le mur qui encerclait le chemin de ronde du donjon, et une troupe d’une centaine d’hommes qui semblaient liés deux par deux, se ruaient à travers le chemin, traversaient le pont de planches improvisé et se précipitaient d’un même mouvement contre la lourde porte du donjon qui retentit lugubrement sous leur prodigieux élan.

 

Ces hommes s’étaient faits catapulte et portaient leur projectile à domicile : ces hommes traînaient avec eux un « bélier » formidable, une poutre énorme qui vint s’enfoncer dans la porte avec une telle force que tout le donjon en trembla, cependant que du haut des créneaux et des meurtrières des tours voisines, des mâchicoulis et des courtines, une averse terrible de balles s’abattait sur le donjon.

 

Mais, également, dans le même temps une autre pluie vint à tomber, celle-là moins retentissante, mais plus lourde… une pluie d’eau bouillante qui se déversait à gros bouillons bouillonnants sur les crânes les plus proches, sur les visages qui furent échaudés, cependant que d’affreux glapissements montaient entre les murs de la karakoulé, allant réjouir là-haut, sur la plate-forme du donjon, le cœur de nos amis.

 

« Ils nous ont secoués d’un fameux coup, dit Rouletabille. Il ne nous en faudrait pas beaucoup de pareils pour qu’ils nous défoncent notre porte, les bandits ! Aux carabines, messieurs, aux carabines ! »

 

Les premiers rangs, fuyant l’eau bouillante, s’étaient rejetés en arrière, bousculant les suivants ou tombant dans le fossé ; mais l’ennemi se remettait de cette première alerte et recommençait à manœuvrer le bélier, l’attirait vivement dans la baille, sans doute pour le rejeter avec un nouvel élan.

 

Cette petite opération coûta cher aux assiégeants. Tant qu’ils ne se furent pas rejetés dans la baille avec leur engin de guerre, ils furent sous le feu de Rouletabille et de ses compagnons qui, du haut de leurs créneaux, déchargèrent presque à coup sûr leurs carabines.

 

Quand cette courte bataille eut pris fin, une vingtaine de morts jonchaient le chemin parcouru par le bélier et on n’aurait pu compter les blessés qui s’étaient réfugiés comme des fous dans la baille en fuyant la pluie brûlante… Alors, dans le silence de cette nouvelle victoire, un chant s’éleva derrière Rouletabille et ses compagnons :

 

Coule Maritza,

Ensanglantée,

Pleure la veuve

Cruellement blessée,

Marche, marche, notre général !

Une, deux, trois, marchez soldats !

La trompette sonne dans la forêt,

En avant, marchons, marchons, hourra !

Hourra, marchons en avant !…

 

C’était le terrible chant de guerre des Bulgares, hymne de guerre qui, alors, n’avait pas encore accompagné la Trahison sur les champs de bataille, et c’était Ivana qui le chantait. Elle avait une carabine fumante à la main !

 

XXV

Les dernières cartouches

 

« S’ils veulent défoncer ainsi la porte, dit Rouletabille, il faut qu’ils sacrifient encore cinq cents hommes, car tous nos coups portent !…

 

– Cinq cents hommes ? ils y réfléchiront, exprima Vladimir, d’autant plus qu’ils ne savent pas si nous n’avons pas encore de gros stocks de munitions.

 

– Ils essaieront peut-être de venir sous terre ?… émit Ivana.

 

– Une mine ? ils n’auront pas le temps d’en creuser !… nous serons délivrés avant, mais c’est très possible, en effet, qu’ils y pensent !… »

 

Modeste dit :

 

« Croyez-vous que je leur ai servi à déjeuner ?…

 

– Oui, répondit en riant Rouletabille, tes casseroles auront au moins servi à quelque chose !… et il poussa un soupir dont il eut honte aussitôt.

 

– Pauvre Zo ! vous avez faim ?… demanda Ivana.

 

– Moi, pas du tout !… C’est Modeste qui s’est mis à parler de son déjeuner et de ses casseroles, sans cela, ma foi, je n’y pensais pas du tout !… Eh bien, et vous, vous ne souffrez pas ?…

 

– Non ! Non ! fit-elle, en secouant la tête avec énergie, l’odeur de la poudre est nourrissante !… mais c’est pour vous que je suis inquiète… Alors nous n’avons vraiment plus rien !… pas un morceau de pain ?…

 

– Il nous restait tout à l’heure deux morceaux de pain d’épice, dit Rouletabille, et je les ai jetés moi-même à ces misérables pour leur prouver que nous ne craignons point la famine !… N’est-ce pas, Vladimir ?…

 

– Oui, monsieur, oui, vous avez été bien héroïque !…

 

– À quoi réfléchit Modeste ? fit Rouletabille. Vous m’avez l’air bien préoccupé, mon garçon !

 

– Il a l’air, comme ça, mais il dort !… fit Vladimir.

 

– Non, monsieur ! répliqua Modeste. Je ne dors pas. Je pense.

 

– À quoi penses-tu ?

 

– Je pense que je voudrais bien vous faire un autre potage que celui que je viens de servir à ces messieurs…

 

– Voilà une fameuse idée !… acquiesça Rouletabille en resoupirant. Mais avec quoi pourrais-tu nous faire un potage, puisque nous n’avons plus rien ?…

 

– Oh ! vous savez, il faut quelquefois peu de chose !… J’ai vu faire des potages avec deux sous de n’importe quoi, des comprimés de rien du tout, qui n’avaient jamais rien contenu d’alimentaire, ce qui prouve bien, messieurs, qu’il n’est point nécessaire, pour faire un potage, d’avoir des aliments !…

 

– Oui, mais cela ne nourrit point, dit Vladimir avec dédain !

 

– Vous êtes bon ! fit Rouletabille… on voit bien que vous venez de manger du pain d’épice, vous !… Si ce potage dont parle Modeste ne nourrit point, au moins il trompe la faim !… Eh bien, Modeste ?…

 

– Je cherche, monsieur, je cherche !… D’abord, je dois vous dire que nous ne sommes pas si à bout de ressources que cela… Ainsi, il nous reste du sel !

 

– Ah ! ah ! du sel !…

 

– Et du poivre !…

 

– Et du poivre !… Mais alors, Modeste, tout n’est pas perdu !…

 

– Non ! non ! et de la moutarde !…

 

– De la moutarde ! Vous ne me le disiez pas !… Et c’est tout ?

 

– Oui, monsieur, avec un fond de bouteille d’huile !

 

– Eh mais ! si nous ne pouvons faire le potage avec cela, nous pouvons au moins tenter une salade !…

 

– Eh, monsieur, j’y avais bien pensé… Mais une salade, ça se mange cru, et j’ai bien peur que ce que j’ai à vous offrir comme salade ne soit trop indigeste…

 

– Tu as quelque chose à nous offrir comme salade ?

 

– À force de chercher, j’ai déniché dans un coin un vieux pot de géraniums !… »

 

À ce moment, La Candeur, qui avait disparu vers la fin de la bataille en déclarant que le spectacle de la guerre lui faisait horreur, se présenta dans un costume inattendu : il était en habit noir avec une serviette sur le ventre qui lui servait de tablier et une autre serviette sur le bras qui achevait de lui donner le type traditionnel du garçon de restaurant.

 

« Si ces messieurs et dames veulent passer à table, dit-il, ils sont servis ! »

 

Rouletabille soulevait des paupières en capote de cabriolet.

 

« Est-ce que tu deviens fou ? » dit-il.

 

Mais Vladimir, lui, n’avait nullement l’air étonné, et, offrant son bras à Ivana qui l’accepta, en riant, comme si elle se prêtait à une plaisanterie, il passa devant :

 

« Ma foi, dit Rouletabille, on verra bien ! suivons-les ! Mais je trouve que l’on fait bien des cérémonies pour une salade de géraniums !… »

 

La Candeur précédait le cortège. Ils descendirent un étage, deux étages. En passant devant la porte des Allemands, Rouletabille dit :

 

« C’est extraordinaire, on ne les entend plus ! Sont-ils morts ? Ils ne réclament même pas à manger !

 

– Qu’ils nous rendent d’abord l’Alsace et la Lorraine », prononça solennellement La Candeur qui descendait toujours.

 

Il conduisit ainsi le cortège jusque dans la salle des gardes… Là une table était magnifiquement servie, nous voulons dire que, avec l’aide des cantines sur lesquelles on avait jeté quelques planches et que l’on avait couvertes de serviettes, des assiettes, des timbales, des fourchettes et quelques flacons pleins d’une eau limpide, figuraient assez agréablement le couvert.

 

« Prelotte !… fit Rouletabille, si c’est toi La Candeur qui as imaginé cette petite farce-là, je ne te la pardonnerai de ma vie !… Ah ! permets-moi de te le dire : tu es un beau mufle, mon garçon !… Non content d’avoir dévoré en cachette avec Vladimir un pain d’épices que vous avez volé je ne sais où, tu tiens encore à te payer ma tête !… Tu trouves sans doute que nous n’avons pas assez faim, dis ? espèce de bandit ! de va-nu-pieds !… de propre à rien… Il faut que tu te déguises en garçon de restaurant et que tu dresses une table à faire venir le bifteck à la bouche !… »

 

L’autre n’avait pas sourcillé. Quand Rouletabille fut au bout de son souffle, La Candeur se tourna vers Modeste et dit :

 

« Garçon ! servez le bifteck aux pommes de monsieur !… Allons ! plus vite que ça !… monsieur est pressé !… »

 

Et Modeste s’esquiva, grimpant quatre à quatre l’escalier, puis La Candeur revint en face de Rouletabille, et tranquillement :

 

« Monsieur est impatient !… Monsieur a sans doute fait beaucoup de chemin !… Monsieur a besoin de se restaurer !… Nous connaissons ça, à l’hôtel des Étrangers !… On arrive toujours ici avec une fringale… Nous sommes habitués aux caractères comme celui de monsieur !… Mais on fera tout pour que monsieur soit content et nous donne sa clientèle… Si monsieur veut s’asseoir. »

 

Déjà Vladimir était assis, avait passé sa serviette dans le col de sa chemise, avait essuyé son verre et attendait le premier service sans sourire, armé à gauche de sa fourchette, à droite de son couteau.

 

Rouletabille regarda encore La Candeur, regarda Vladimir, murmura :

 

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?… »

 

Et finit par s’asseoir. Ivana s’assit à côté de lui. Là-dessus, un silence pesant régna dans la salle :

 

« Vous savez, s’écria à la fin Rouletabille, furieux, ça n’est pas drôle !… »

 

Mais il n’en dit pas davantage. Une certaine odeur des plus alléchantes descendait l’escalier en même temps que Modeste, qui se présenta avec une poêle où grésillaient encore, dans une huile odoriférante, des morceaux de viande qui, par Dieu, ressemblaient fameusement à des biftecks… à de véritables biftecks, bien en chair !…

 

Rouletabille se leva, plus ému que l’on ne saurait le dire et se demandant tout haut s’il ne rêvait point.

 

« Servez le bifteck de monsieur ! » criait La Candeur, triomphant.

 

Il y eut un bifteck non seulement pour Rouletabille, mais pour chacun des heureux convives. Ils se ruèrent dessus sans que personne songeât à demander d’explications. On verrait bien après ! On mangeait d’abord ! Les biftecks furent proclamés admirables. On n’en avait jamais mangé de meilleurs, bien entendu !

 

« Eh bien, monsieur, êtes-vous content ? demanda La Candeur à Rouletabille qui s’essuyait son soupçon de moustache après avoir fait disparaître le dernier morceau.

 

– Ah ! mon vieux La Candeur, dit Rouletabille, qui prenait goût au repas… quel malheur qu’après nous avoir annoncé un bifteck aux pommes, tu nous serves un bifteck sans pommes !

 

– L’ingrat ! s’écria joyeusement Ivana qui, elle aussi, avait fait honneur au repas.

 

– Les pommes frites de monsieur ! » annonça La Candeur d’une voix de stentor.

 

En effet, Modeste redescendait avec sa poêle qui chantait encore une chanson bien agréable aux oreilles des affamés : la chanson des pommes de terre frites !… Et elles étaient dorées, un peu huileuses, affilées, jolies comme des amours !

 

« La maison s’excuse auprès de son honorable clientèle, expliqua l’orgueilleux La Candeur, de n’avoir pu servir les pommes de terre en même temps que les biftecks, car la maison ne dispose que d’une poêle et il est nécessaire que les biftecks à la poêle soient servis brûlants, grésillants !… La maison s’excuse également de ne pas avoir de gril ; elle en avait un, sieurs et dames, mais il lui a été volé par un gentilhomme pomak qui a cru s’emparer d’un instrument de musique !

 

– Je propose un ban pour la maison !… fit Vladimir en se levant, la timbale en main. Vive l’hôtel des Étrangers !… Madame, messieurs, buvons à sa large hospitalité !… buvons.

 

– Buvons ! dit Rouletabille qui, décidé à ne plus s’étonner de rien, prenait plaisir à provoquer les miracles… mais quoi boire !… nous n’avons que de l’eau !

 

– Monsieur aime le sec ou le doux ? demanda aussitôt La Candeur en se penchant, une fiole dans chaque main !…

 

– Ah ! ça, c’est trop fort ! s’écria Rouletabille, du coup vous blaguez !…

 

– Goûte !… »

 

Et La Candeur remplit les verres… Ils burent en faisant claquer la langue !… Ils dégustaient !… Évidemment, cela ne valait pas un bon vin de Bourgogne qui les aurait tout à fait réchauffés, mais tout de même, ce petit vin blanc, hein ?…

 

« Enfin, me direz-vous, où vous avez volé tout ça ?…

 

– À la santé de Rouletabille !… À la santé de notre général en chef ! criait encore La Candeur, qui paraissait déjà un peu pompette !… Messieurs, nous serons délivrés dans deux ou trois jours et je vous annonce que nous avons encore des provisions pour huit jours !… Hip ! hip ! hurrah !…

 

– Messieurs, voici la salade, annonça Modeste.

 

– La salade aux géraniums ? demanda Rouletabille.

 

– Non point, monsieur, la salade aux capucines !… J’ai déniché quelques touffes de capucines entre les vieilles pierres de la plate-forme du donjon ; elles poussaient mélancoliquement sur la corniche extérieure ; j’ai risqué ma vie, messieurs, pour vous les apporter !… Messieurs, songez que ces capucines eussent pu être teintes de mon sang ! J’ai préféré vous les servir à l’huile et au vinaigre !… Et vous m’en donnerez des nouvelles !… »

 

En effet, de l’avis de tous, cette salade était exquise et il n’était point besoin, du reste, d’être enfermé dans un vieux donjon pour apprécier la salade aux capucines.

 

« Avez-vous songé au moins à nos fidèles gardiens ? demanda Rouletabille.

 

– Oh ! ils ont tout ce qu’il leur faut, déclara Modeste… Tondor en haut et le katerdjibaschi en bas se régalent, je vous prie de le croire…

 

– Mais enfin me raconterez-vous ?…

 

– Mange et bois, Rouletabille, et n’en demande pas davantage… fit La Candeur.

 

– Mais encore ?…

 

– La curiosité perdra l’homme comme elle a perdu la femme… émit Vladimir.

 

– Puisque nous gardons « tout le crime » pour nous ! exprima Ivana…

 

– Hein ? Quel crime ? »

 

Rouletabille n’avait plus faim, plus soif… Il était déjà debout…

 

« Que notre conscience, seule, reste chargée du forfait !… dit La Candeur d’une voix quasi lugubre.

 

– Mais que nos estomacs digèrent ! souhaita Vladimir en tendant sa timbale. Garçon, ne m’oubliez pas, s’il vous plaît. »

 

Tout à coup, on vit Rouletabille chanceler. Il dut s’appuyer à la table pour ne pas tomber. Une idée épouvantable venait de lui briser les jambes. Il ne se soutenait plus qu’à peine.

 

« Misérables !… leur souffla-t-il. Vous nous avez fait manger le prisonnier !… »

 

Un formidable éclat de rire accueillit cette explication inattendue d’un déjeuner de gala.

 

« Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne ! disait La Candeur. Le bifteck au pomak !… Messieurs, je vous propose, pour perpétuer cette minute inoubliable, de fonder le bifteck au pomak ! Si jamais nous réchappons de cette aventure, nous nous réunirons au moins une fois l’an pour manger le bifteck au pomak !… et nous écrirons, huit jours auparavant à la Karakoulé pour qu’on nous envoie de la marchandise toute fraîche !… »

 

Rouletabille, maintenant, riait plus fort que les autres… Il se tourna vers Ivana qui, elle aussi, semblait s’amuser énormément.

 

« Ma chère Ivana !… je vous en prie… j’en suis malade… Soyez plus charitable que les autres !… dites-moi par quel sortilège…

 

– Devinez ! dit-elle. Prenez votre bon bout de la raison !

 

Je veux bien, dit Rouletabille, je commence : Messieurs, il ne vous restait point de provisions ?

 

– Aucune ! proclamèrent-ils.

 

– Vous n’êtes pas sortis de la Karakoulé ?

 

– Nous n’en sommes pas sortis !…

 

– Ces provisions étaient donc dans la Karakoulé sans que nous le sachions ?…

 

– Il brûle ! fit La Candeur.

 

– Je commence par en haut, dit Rouletabille. À la plate-forme, rien !… Au troisième étage, rien… Au second étage, les Allemands ! Ah ! les Allemands ! Je parie que vous avez trouvé tout cela chez les Allemands !…

 

– Il a gagné !… » dit Vladimir.

 

Mais Rouletabille bondit et frappa du poing sur la table…

 

« Malheureux ! Vous les avez assassinés !…

 

– Non ! pas ça !…

 

– Mais vous avez parlé d’un crime !…

 

– Cambriolage à main armée !… » avoua La Candeur.

 

Et ils racontèrent leur petite expédition contre les locataires du second. C’est Vladimir qui en avait eu l’idée première en entendant un tintinnabulement insolite de fourchettes, la veille au soir, dans le moment qu’ils passaient devant le logement des Allemands.

 

Depuis plus de quarante-huit heures, on ne leur avait rien apporté à manger, à ces Allemands, et ils ne se plaignaient pas et ils faisaient entendre des bruits de couverts ; cela n’était point naturel. Vladimir fut persuadé que, pendant que l’on jeûnait dans le donjon, les Allemands, eux, ne manquaient ni ne se privaient de rien !

 

C’est alors qu’il parla de la chose à La Candeur, qui lui répondit aussitôt « qu’il fallait empêcher les Allemands de gaspiller leurs provisions ! » Lui aussi passa et repassa devant la porte, et chaque fois qu’il entendait le retentissement d’une assiette et quelque bruit de mâchoire, il revenait malade.

 

Ils finirent par en parler à Modeste, et commencèrent à débarricader le logement des Allemands. Sur le conseil de Vladimir, Modeste, qui parlait très bien l’allemand, se présenta à leur porte comme un envoyé du consulat de Kirk-Kilissé, le bruit ayant couru jusque-là que des citoyens allemands étaient molestés au fond de l’Istrandja-Dagh. La porte était entrouverte ; le géant La Candeur aidant, toute la famille allemande, sous la menace du revolver de Vladimir, était ficelée, bâillonnée, et le logement cambriolé dans les grandes largeurs. Ces gens voyageaient avec des malles pleines de conserves. Ils avaient des pommes de terre dans un sac et du corn-beef pour plusieurs jours, et des douceurs, et jusqu’à du nougat… et du vin !… du vin qui sentait un peu la pierre à fusil, mais enfin du vrai Rudesheimer !…

 

À l’aspect de tous ces trésors, les trois compères n’avaient pu s’empêcher de danser une danse échevelée, une gigue qui avait attiré Ivana chez les Allemands.

 

« Surtout, avait-elle demandé, n’en dites rien à Rouletabille ! »

 

C’était elle qui avait eu l’idée de la surprise et qui avait dressé subrepticement le couvert.

 

Rouletabille lui baisa le bout des doigts, le bout de ces doigts qu’il avait vus naguère si rouges et qu’elle lui abandonnait maintenant avec ses jolis ongles nettoyés du sang de Gaulow !… Bah ! c’est la guerre, c’est la vie, c’est la mort !… c’est l’amour !… On se tue, on s’embrasse ! On piétine des cadavres et on boit un bon verre de vin !

 

« Voilà le dessert !…

 

– Tu n’as pas jeté tout le pain d’épice ! » dit La Candeur à Rouletabille.

 

Modeste apportait le fameux pain d’épice… Et nos jeunes gens mordaient déjà dedans quand une formidable explosion ébranla à nouveau tout le donjon.

 

« Ça, s’écria Rouletabille, c’est le feu d’artifice !… À vos postes !… »

 

Chacun se jeta sur sa carabine et bondit au poste qui lui avait été désigné en cas d’alerte. Rouletabille était déjà sur la plate-forme du donjon… Il regardait dans le fossé, entre deux créneaux. Une âcre et épaisse fumée montait ; quand elle fut dissipée, il se rendit compte, à quelques dégâts, près de la poterne, qu’on avait essayé d’une mine ; mais celle-ci avait été si mal et si hâtivement disposée qu’elle avait fait beaucoup plus de bruit que de mal.

 

Quelques débris de roc et de pierres, infime partie des énormes fondations du donjon, avaient sauté un peu partout. La poterne, elle, était restée intacte, mais, ce sur quoi l’assaillant n’avait certainement pas compté, deux madriers du pont de fortune avaient été rejetés par le déplacement de l’air dans le fossé ; de telle sorte qu’il ne restait plus guère d’un ouvrage auquel il devait tenir beaucoup qu’une assez étroite passerelle.

 

Quoi qu’il en fût, cet incident laissa Rouletabille assez soucieux. C’était la poterne qui était visée, toujours. Que celle-ci sautât grâce à une autre mine, et la situation des assiégés devenait tout à fait précaire, sinon désespérée. Ils en seraient réduits à se défendre d’étage en étage. Or, la nuit surtout, par un temps de pluie et de ténèbres, il était bien difficile, sinon impossible, d’empêcher l’ennemi de faire tout ce qu’il lui plairait autour du donjon, puisqu’on ne voyait point l’assaillant, et qu’il était interdit à la petite garnison de cribler au hasard les alentours de la poterne d’une pluie de balles, à cause de sa pénurie de munitions.

 

Après avoir réfléchi un instant à ce nouveau danger, Rouletabille fit redescendre dans la salle des gardes tout ce qui lui restait du combustible transporté la veille sur la plate-forme ; puis tout l’après-midi se passa pour les assiégés à démolir avec les pics des tentes, qui servirent de levier, une partie de l’escalier qui conduisait au premier étage et à creuser le plancher de celui-ci et la voûte, de telle sorte que d’en haut on pût facilement, si c’était nécessaire, fusiller ceux qui se trouveraient en bas.

 

Quand il y eut, dans l’escalier, une solution de continuité suffisante pour assurer la retraite, on jeta sur ce trou béant deux planches arrachées à une cloison du troisième étage, pour permettre momentanément aux hôtes du donjon de communiquer entre eux du haut en bas de la tour.

 

Le soir venu, Rouletabille fit allumer, près de la poterne, dans la salle des gardes, un bûcher dont les braises furent entretenues avec soin et dont la lueur passant au-dessous de la poterne qui, comme nous l’avons dit, ne reposait point exactement sur le pavé usé, allait éclairer au-dehors les abords de cette poterne et tout au moins la partie du fossé qui touchait à son seuil. Du haut du donjon, Rouletabille se rendit compte par lui-même qu’en glissant le regard entre les trous des « corbeaux », cette lueur lui permettait de surveiller cette partie de défense qui lui tenait tant à cœur.

 

Le malheur était qu’on n’avait guère de combustible que pour une nuit et qu’on ne disposait plus d’aucune autre sorte de luminaire. Il restait bien encore un bidon de pétrole, mais le reporter jugeait cette réserve trop précieuse pour ne point la garder jusqu’à la dernière extrémité.

 

Le commencement de cette nuit-là, qui était celle du 18 au 19 octobre, se passa d’une façon étrangement calme.

 

On n’entendait aucun bruit dans le château, pas même le pas d’un soldat, pas l’appel d’une sentinelle.

 

Un si beau silence ne disait rien de bon à Rouletabille, qui ordonna à tout son monde de se tenir éveillé. Sans doute l’ennemi voulait-il donner à l’assiégé une fausse quiétude et le surprendre dans son sommeil, ou tout ou moins dans son assoupissement.

 

C’était d’autant plus probable que, tout l’après-midi, Rouletabille, tout en surveillant les travaux du donjon, l’avait entendu travailler dans la baille, à l’abri de la « chemise ». À quoi ? Voilà ce qu’il était impossible de deviner. Mais les coups de marteau n’avaient guère cessé qu’au crépuscule. Quelle machine de guerre fabriquaient-ils encore pour venir à bout de cette poterne devant laquelle ils avaient déjà perdu tant de monde ?

 

Voilà à quoi Rouletabille songeait, du haut de son donjon, en considérant la lueur qui ne lui révélait, dans cette nuit opaque, qu’une bien faible partie du mystère des ténèbres.

 

Par extraordinaire, il ne pleuvait pas. Le ciel même finit par se dégager de ses lourds nuages et, vers minuit, la lune se leva. Aussitôt le reporter fit éteindre les feux, en bas. Et désormais tout sembla dormir.

 

Deux heures passèrent encore dans cette paix absolue… Pour ne point céder au sommeil, Rouletabille marcha un peu sur sa terrasse. Près de là, dans l’échauguette, Tondor, sachant Rouletabille là, s’était mis à ronfler.

 

Le reporter regarda longuement les monts lointains de la frontière dont les cimes se dégageaient toutes bleues dans la clarté lunaire. Le secours viendrait-il de là ? Et quand ? Athanase maintenant devait avoir terminé sa mission ; peut-être était-il déjà sur le chemin du retour ? Revenait-il seul ? Ou avec les armées du général Stanislawof ? La guerre était-elle déclarée ? Autant de questions dont dépendait leur salut à tous et auxquelles nul, à la Karakoulé, ne pouvait répondre.

 

Il avait demandé à Ivana ce qu’elle pensait, ce qu’elle espérait et si elle espérait encore. Elle lui avait répondu qu’elle s’en remettait au destin et à lui, Rouletabille. Et les autres aussi s’en remettaient à lui. Les plus inquiets, comme La Candeur, finissaient par montrer de la confiance, en le voyant si sûr du succès final. Or, il n’était sûr de rien du tout. Le donjon pouvait tenir huit jours, oui. Mais il pouvait aussi être pris en deux heures. Est-ce qu’on savait ? Est-ce qu’on savait ce qui se tramait contre eux au sein de ces trop silencieuses ténèbres ?

 

Soudain Rouletabille dressa l’oreille. Il entendait marcher dans la baille. Un bruit de voix étouffées parvint jusqu’à lui, et il lui sembla que la nuit s’emplissait peu à peu d’un immense grouillement.

 

Il réveilla Tondor et lui commanda d’aller chercher La Candeur, Vladimir et Modeste. Les premiers arrivèrent, tout guillerets et bavards. Ils avaient dû passer la nuit à se régaler de quelque pitance qu’ils avaient cachée à Rouletabille, toujours aux dépens des Allemands qui avaient été débarrassés de leurs liens dans l’après-midi et renfermés à nouveau chez eux, avec tout juste ce qui leur était nécessaire pour ne pas mourir de faim. Nous ne disons pas de combien d’injures tudesques, de menaces de déclaration de guerre, cette opération avait été accompagnée. La famille de Hambourg n’était pas contente, et il y avait de quoi !

 

« Surtout, ne faites pas de bruit ! souffla Rouletabille aux deux reporters et en secouant Modeste qui avait si bien pris la place de Tondor au fond de l’échauguette qu’il avait commencé lui-même à ronfler… Vos chargeurs sont prêts ?… Je crois que nous allons assister à quelque chose de peu ordinaire… je ne sais pas ce qu’ils nous ont préparé… »

 

Ce disant, il finissait tout doucement de tirer à lui, près des créneaux et du bouclier de pierre, les munitions accumulées dans l’échauguette…

 

« Comme c’est certainement à la poterne qu’ils en veulent encore, nous ne pouvons pas être mieux qu’ici pour voir et pour tirer.

 

– Ça, nous sommes au premier rang des fauteuils d’orchestre, dit La Candeur, que la ripaille de cette journée mémorable avait mis tout à fait en forme.

 

– La belle lune ! fit Vladimir…

 

– Silence !… ordonna Rouletabille, je les entends !…

 

– Moi, je n’entends rien, affirma La Candeur.

 

– Tu n’entends rien parce que tu parles ! Tais-toi !…

 

– Bien, je me tais !…

 

– Il est ivre ! dit Vladimir, ne faites pas attention !… »

 

Rouletabille se retourna furieux sur eux :

 

« Tenez, fit-il, voilà pour vous dégriser ; regardez-moi ça !… Regardez-moi ce qui s’avance là, en face de la poterne… Qu’est-ce que c’est que ça ?…

 

– Bon Dieu ! fit La Candeur, moi ça me fait peur !…

 

– À moi aussi… » annonça Vladimir.

 

Et, de moins en moins rassurés, ils allongèrent le cou entre les créneaux, pour mieux voir cette forme inconnue… extraordinaire, qui glissait, qui s’avançait, au-delà de la porte du chemin de ronde… qui débordait dans le chemin de ronde, et qui marchait à petits pas comme une bête monstrueuse !… Et cette bête avait mille pattes !… On eût dit une gigantesque chenille, haute de cinq pieds environ, au dos velu.

 

La lune éclairait le monstre qui avançait toujours, du même mouvement lent et régulier.

 

Tout à coup, Rouletabille cria :

 

« Le chat !… »

 

En effet, c’était bien un « chat », le chat de guerre de jadis que ces guerriers d’un autre âge avaient fabriqué dans le dessein d’approcher des murs du donjon sans avoir à craindre les coups de l’assiégé.

 

Mais de quoi était fait ce toit qu’ils portaient au-dessus comme un immense bouclier ? Était-il à l’épreuve de la balle ?

 

Les jeunes gens déchargèrent sur la terrible bête de nuit leurs carabines : elle avançait toujours et il ne paraissait point qu’elle eût été touchée. Cependant cette carapace devait être en bois ! Oui, mais Rouletabille ne fut point longtemps à se rendre compte qu’elle avait été entièrement garnie de paille et d’épais fourrage dans lequel les balles entraient mais perdaient aussitôt leur force de pénétration.

 

« Tirez aux pattes !… Tirez aux pattes !… » criait Rouletabille…

 

En effet, on voyait tout le long du chat, des pieds qui dépassaient, les « pattes » de ceux qui portaient le singulier engin. Dès les premiers coups qui les atteignirent, ces « pattes » se garèrent et disparurent…

 

La longue bête velue atteignait maintenant le fossé, commençait à s’engager sur les trois madriers, qui conduisaient à la poterne…

 

Là-dessous, les soldats de la Karakoulé seraient tranquilles pour manœuvrer le bélier qui finirait bien par jeter bas la poterne.

 

Voyant qu’il perdait inutilement ses précieux projectiles, Rouletabille arrêta le feu et cria à La Candeur, à Vladimir et à Modeste de le suivre.

 

Ils descendirent et revinrent bientôt avec toutes les paillasses qu’ils avaient pu trouver dans le donjon, toute la literie de l’hôtel des Étrangers.

 

Rouletabille l’arrosa de pétrole dans le moment que les premiers coups commençaient de retentir contre la porte et que les assiégeants faisaient jouer leur bélier en poussant des cris de sauvages.

 

Presque aussitôt les paillasses enflammées furent jetées du haut du donjon et vinrent tomber sur le dos du « chat », qui commença de brûler. Voyant cela, Rouletabille, dans un trou de « corbeau », vida le reste de son bidon de pétrole qui alla illico augmenter l’incendie.

 

Tout d’abord, sous leur toit, les assiégeants ne s’étaient aperçus de rien, mais les flammes les gagnèrent et avec des hurlements de rage ils durent, cette fois encore, s’enfuir en désordre pour ne pas être carbonisés. Ils abandonnèrent leur bête d’apocalypse, qui acheva lentement de se consumer en illuminant la nuit et en faisant, par instants, surgir des ténèbres les hauts murs de la Karakoulé qui paraissait alors un château d’enfer.

 

Voyant le désastre de leurs adversaires, les assiégés ne manquèrent point de reprendre leurs carabines et d’accompagner leur fuite de coups bien dirigés qui firent encore quelques dizaines de cadavres. La fureur de l’ennemi se traduisit alors, du haut de toutes les courtines, par une décharge générale qui avait le donjon pour point de mire et qui ne réussit qu’à blesser, de nouveau, les pierres.

 

Les clameurs des assiégeants blessés se mêlaient à ce tumulte, au-dessus duquel plana la joie débordante de Vladimir, qui dansait un entrechat extravagant sur la plate-forme, tandis que les balles sifflaient autour de lui, après avoir frappé vainement le bouclier de pierre que Rouletabille avait fait si habilement édifier.

 

« Je vous dis, s’écriait Rouletabille, je vous dis que, du moment qu’ils n’ont pas de canon, ils ne viendront pas à bout de nous ! »

 

Ivana parut sur ces entrefaites.

 

« Où étiez-vous ? lui demanda le reporter. Nous avons vaincu cette fois sans vous !

 

– J’étais allée donner à manger au prisonnier, répondit-elle tranquillement en jetant un coup d’œil assez vague sur le champ de bataille.

 

– Quel prisonnier ? demanda le reporter stupéfait.

 

– Mais Gaulow !… De quel prisonnier voulez-vous qu’il s’agisse ?…

 

– Gaulow est donc encore vivant ?…

 

– Oui, fit-elle avec un effrayant sourire, et c’est moi qui le soigne.

 

– Ah ! Ivana, je croyais bien qu’il était mort ! lui dit-il en la prenant à part.

 

– Et pourquoi croyiez-vous cela, mon ami ?

 

– Ivana… ce sang… ce sang dont vos mains étaient couvertes… ce sang qui remplissait vos ongles ! D’où venait donc ce sang-là ?…

 

– Je vous le dirai peut-être un jour, petit Zo !…

 

– Ah ! vous l’avez torturé, sans le tuer ?…

 

– Gaulow est en très bonne santé, mon ami… Il ne faut pas oublier que nous pouvons en avoir besoin à la dernière minute et que sa vie nous répondra peut-être de la nôtre !

 

– Bien ! bien ! Ivana, vous voilà redevenue tout à fait raisonnable ! Je vous aime ainsi !… dit-il.

 

– Je regrette beaucoup que vous ne m’aimiez pas autrement… ajouta-t-elle et elle s’enfuit.

 

– Qu’est-ce qu’elle a encore ?… Qu’est-ce qu’elle a encore ?… » se demanda le reporter en la voyant disparaître par le trou de l’échauguette…

 

L’aurore du 20 octobre se leva et les jeunes gens eurent la joie de constater que l’incendie n’avait pas seulement détruit le « chat », mais encore le petit pont de fortune que les assiégeants avaient jeté sur le fossé.

 

Cependant, cette journée qui avait si bien commencé pour eux, se termina d’une façon bien lugubre.

 

Ils pensaient que si Athanase avait réussi comme on était maintenant en droit de l’espérer, ils ne devaient point tarder à voir poindre sinon une armée, tout au moins une colonne de secours. Aussi ne cessèrent-ils, tout ce jour-là, d’interroger l’horizon.

 

La garnison de la Karakoulé, après l’insuccès de la nuit précédente, les laissait tranquilles et comme il était suffisamment démontré qu’on ne pouvait atteindre l’assiégé sur la plate-forme du donjon, les soldats qui se trouvaient sur la tour de veille avaient cessé de tirer.

 

Rouletabille et ses compagnons étaient donc sur cette plate-forme comme chez eux. C’est de là qu’ils cherchaient à apercevoir, au loin, dans la campagne, la troupe qui devait les délivrer.

 

La jumelle de Rouletabille passait de main en main et quand un groupe un peu nombreux se montrait dans les défilés, du côté du nord, l’espoir faisait battre tous les cœurs. Mais ce groupe n’était suivi d’aucun autre et quand on pouvait en distinguer le détail, on s’apercevait que c’étaient des paysans autour d’une charrette, ou des bergers poussant leurs troupeaux.

 

Avec leur jumelle, ils n’interrogeaient pas seulement les chemins du nord, si tant est que l’on puisse appeler « chemins » des pistes que les récentes pluies avaient rendues encore plus impraticables.

 

Le secours pouvait venir aussi du nord-ouest et même de l’ouest, en admettant que les armées eussent commencé à franchir la frontière la veille, du côté de Devetli Agatch.

 

D’après les calculs de Rouletabille et ce qu’il savait de la mobilisation bulgare, c’était par là que se glisseraient les brigades de la quatrième division… Or, vers le soir, comme Vladimir, fatigué de regarder au nord s’était retourné vers l’ouest, son attention fut attirée par un point noir qui descendait entre les cimes et qui semblait se mouvoir avec assez de difficulté. Il pria Rouletabille de lui passer sa jumelle.

 

Vladimir resta alors quelques instants sans rien dire et sans bouger ; mais sa physionomie, pendant qu’il fixait le point en question dans la lorgnette, semblait rayonner, ce dont ses camarades s’aperçurent.

 

« Enfin, nous diras-tu ce que c’est ? » interrogea La Candeur.

 

Vladimir ne répondit point encore tout de suite ; mais il affichait un air de plus en plus satisfait…

 

« Tu nous fais mourir ! gémit La Candeur.

 

– C’est pour mieux te faire revivre !… répliqua l’autre. Messieurs, nous sommes sauvés !… Cette fois, il n’y a pas de doute. C’est la tête de l’armée qui débouche, là-bas, dans le défilé, et qui descend au pays de Gaulow !…

 

– De la cavalerie ? demanda Rouletabille.

 

– Non, les Bulgares ont très peu de cavalerie. C’est de l’artillerie, messieurs !… Oui, oui… je vois les canons ! »

 

Rouletabille arracha les jumelles des mains de Vladimir.

 

« Montre-moi ça !… »

 

Il regarda… Il regarda !…

 

Les autres étaient autour de lui et leur émotion était si intense qu’ils ne trouvaient plus un mot à dire… mais quand Rouletabille eut fini de regarder, ils osaient à peine l’interroger, tant ils virent un visage décomposé…

 

« Eh bien ?… fit La Candeur dans un soupir. Ça n’est pas ça ?

 

– Non ! ça n’est pas ça !… ce ne sont pas des canons ! répondit sur un ton de grand découragement le reporter de L’Époque… Vladimir a mal vu… c’est un canon !… Et je ne pense pas que ce canon appartienne à l’artillerie bulgare !…

 

– Hein ! qu’est-ce qui te fait croire ça ?

 

– Ce qui me fait croire ça, c’est qu’il n’y a point d’exemple qu’une armée se présente d’abord en pays ennemi avec un canon… un canon « en l’air ». Ce canon, du reste, semble entouré d’une troupe peu orthodoxe… et si vous voulez toute ma pensée, je vous dirai que ce canon appartient aux Pomaks ou aux Turcs, qu’on est allé le chercher à quelque poste avancé et peut-être même jusqu’à Kirk-Kilissé… tout simplement pour nous réduire, pour nous démolir, messieurs… Messieurs, je crois que cette fois nous sommes bien malades !… Nous ne pouvons rien contre le canon !…

 

– Alors, nous sommes fichus ! pleura La Candeur et il s’affala au fond de l’échauguette.

 

– Combien nous reste-t-il de cartouches ?

 

– Trois cents coups à tirer environ ! répondit Vladimir.

 

– Trois cents coups et Gaulow !… On peut encore tenir quelques heures tout de même, fit Ivana, qui avait assisté en silence à cette désespérée conversation… si nous pouvons résister jusqu’à demain midi… cela donnerait le temps à nos amis d’arriver.

 

– Je crois que nous pourrons tenir jusqu’à demain midi, fit Rouletabille. Voici la nuit. Approximativement, le canon ne sera pas là avant l’aurore… Ils vont nous canonner dès la première heure… La porte sautera. Le fossé à franchir, l’assaut, tout cela sera bien rapide, du moment qu’ils ont en face d’eux une porte ouverte. À huit heures du matin, ils seront maîtres de la salle des gardes.

 

– Et puis après ?… Ils ne seront pas sur un lit de roses ! dans la salle des gardes !… exprima Vladimir. Nous les fusillerons à bout portant comme des lapins par les trous de la voûte !

 

– Pendant dix minutes… Après quoi ils feront sauter la voûte !… Ils ont de la poudre !

 

– Bon Dieu de bon Dieu !… Seigneur Jésus ! dit La Candeur… Ils font sauter la voûte et il n’est encore que huit heures dix ! Nous ne tiendrons jamais jusqu’à midi !… Et puis, qu’est-ce qui nous dit qu’à midi les autres arriveront justement !

 

– Oh ! tu as absolument raison, La Candeur, répliqua Rouletabille. Rien ne nous dit cela… et c’est si peu sûr que si j’étais à ta place, au lieu de passer par des transes pareilles, je me suiciderais tout de suite !…

 

– Ça n’est pas le moment de rigoler, grogna La Candeur.

 

– Messieurs, dit Ivana, je crois que ce n’est le moment ni de rire ni de pleurer, mais celui de nous préparer à nous défendre d’étage en étage, de porte en porte !… Prenez donc vos dernières dispositions pendant que je vais m’occuper du prisonnier. Où allons-nous le mettre ? »

 

Décidément, elle ne pensait encore qu’à Gaulow…

 

« Amenez-le au troisième étage du donjon ! dit Rouletabille. Ce sera là notre dernier refuge avant la plate-forme, et, quand nous en serons là, nous serons bien heureux de l’avoir, pour, en traitant, gagner encore une heure ou deux…

 

– Quel que soit le traité, une fois que nous l’aurons « rendu » ils nous « zigouilleront », fit La Candeur qui voyait tout en noir…

 

– C’est bien pour cela que nous attendrons pour le rendre de ne pouvoir faire autrement… dit Vladimir.

 

– Eh bien, moi, j’ai une idée, s’écria tout à coup La Candeur… Quand ils nous assiégeront dans notre dernière retraite, on placera le Gaulow au beau milieu de l’escalier, attaché sur une planche comme une cible… comme une cible pour eux, comme un bouclier pour nous !… Ils ne pourront pas tirer sur nous sans risquer de le tuer ! Qu’est-ce que vous dites de ça ?

 

– C’est pas mal ! dit Vladimir…

 

– Et vous, Ivana, qu’en pensez-vous ? » demanda Rouletabille en se retournant du côté de la jeune fille…

 

Mais il fut étonné de la trouver très pâle… presque tremblante, agitée de mouvements nerveux qu’elle avait peine à dompter. Elle haussa les épaules sans répondre et descendit.

 

Quelques minutes plus tard, Gaulow, entre Tondor et le katerdjibaschi, surveillés par Ivana, était amené dans une chambre du troisième étage, à côté de la chambre même d’Ivana. Là, on lui lia à nouveau les pieds et les mains et il fut entendu qu’il aurait toujours un gardien comme dans son cachot. À ce propos, Ivana dit à Rouletabille :

 

« Prenez toutes dispositions pour garder Gaulow !… Mais croyez-moi, éloignez de lui le katerdjibaschi… Tout Pomak qu’il est, s’il déteste les Turcs, il aime bien l’argent… et j’ai surpris tout à l’heure un coin de conversation entre le chef des muletiers et Gaulow qui me donne à penser qu’il y a tentative de corruption…

 

– Oh ! dit Rouletabille, il fallait bien s’y attendre… mais vous m’aviez dit que nous pouvions être sûrs du katerdjibaschi…

 

Sans doute ! autant qu’on peut l’être d’un pauvre homme à qui l’on offre un million !…

 

– Gaulow lui a offert un million ?…

 

– Je l’ai entendu de mes oreilles !…

 

– Et le katerdjibaschi, comme vous le voyez, a résisté…

 

– Il a résisté parce qu’il ne croit pas que l’autre, une fois libre, tienne sa parole…

 

– Un million !… À ce prix-là, j’aimerais mieux ne pas lui donner de gardien du tout !… Ce serait plus sûr !…

 

– Faites ce que vous voudrez !… dit Ivana, d’une voix grave… Mais ne le laissez pas partir !… Ça, petit Zo, je ne vous le pardonnerais pas !… »

 

Et elle s’en alla après avoir jeté un dernier coup d’œil au prisonnier, un coup d’œil terrible…

 

Rouletabille eut alors la curiosité de regarder Gaulow d’un peu près pour savoir si elle ne l’avait pas torturé… Il n’y paraissait point. Gaulow ne se plaignait pas, il ne gémissait pas, il ne réclamait rien. Il avait, dans sa mauvaise fortune, gardé tout son orgueil et presque toute sa noblesse.

 

Bien qu’il passât presque toutes les heures de sa captivité dans une position des plus douloureuses, les membres liés, il ne consentait point à faire part de ses souffrances. Son visage restait impassible, les traits immobiles comme s’ils avaient été creusés dans le marbre. Le plus souvent il avait les paupières closes ; quelquefois il regardait ses geôliers avec une fixité éblouissante et insoutenable.

 

Rouletabille, dans le moment, considérait ce grand corps abattu, étendu à ses pieds. En dépit de cette misère et de la saleté qui recouvrait cette magnifique défroque, c’était toujours là le beau Gaulow. La tête était superbe.

 

Rouletabille ne lui adressa point la parole. Que lui eût-il dit ? Il ne pouvait point lui promettre un salut que, du reste, il ne méritait guère. Cet homme était à Ivana. Si elle le voulait, dans quelques minutes, il n’en resterait que des morceaux.

 

Le reporter demanda si on lui avait donné à manger ; on lui répondit que Gaulow avait refusé toute nourriture. Peut-être craignait-il le poison.

 

Pour qu’il fût mieux gardé, et sous la responsabilité de tous, Rouletabille transféra le quartier général de la salle des gardes dans cette pièce du troisième étage où gisait Gaulow. Ainsi le prisonnier ne restait jamais seul et jamais longtemps en tête-à-tête avec un seul gardien. Le katerdjibaschi fut envoyé dans l’échauguette, relevant Tondor, loin des tentatives de séduction de Kara Selim.

 

Toute la nuit, chacun travailla activement dans le donjon, préparant la défense de chaque marche, de chaque couloir, de chaque chambre. Les dernières réserves furent transportées sur la plate-forme, dont l’accès par l’échauguette devait être rendu presque impossible par la suppression de quelques marches.

 

L’ennemi ne tenta rien cette nuit-là. Il attendait son canon, qui ne devait pas tarder à arriver. Comme l’avait prévu Rouletabille, la pièce d’artillerie fit son entrée à la Karakoulé au lever du jour. Elle fut saluée par les cris joyeux et les hourras de toute la soldatesque de la baille ; et, du coup, les assiégés surent le sort qui leur était réservé.

 

Du haut du donjon, ils entendaient ces clameurs de féroce allégresse qui annonçaient leur prochain supplice.

 

En vain leurs regards faisaient-ils le tour de l’horizon… Le fond des défilés restait vide et les cimes ne se garnissaient point de ces troupes en marche qu’ils attendaient d’heure en heure, avec une impatience épuisante, un espoir toujours déçu.

 

Devaient-ils se résoudre à mourir ? Ce 21 octobre verrait-il la fin de leur résistance ? En tout cas, ils étaient décidés à vendre chèrement leur vie.

 

« Gardez-vous toujours une balle pour la fin ! leur avait conseillé Rouletabille, ce qui avait fait faire une énorme grimace au bon La Candeur.

 

– Ah ! bien, dit-il, ce n’est pas les façons de mourir qui manquent dans ce pays de malheur ! On pourra aussi bien se jeter du haut du donjon ! J’aime encore mieux ça que de me mettre un pistolet dans la bouche ! Je me connais, je me manquerais ou je n’aurais pas la force d’appuyer sur la gâchette. »

 

Un grand bruit venait de la baille, la double porte du chemin de ronde était ouverte, mais il était impossible aux assiégés de s’opposer à la mise en batterie, derrière les murs, du fameux canon. Et tout à coup l’explosion se produisit au milieu des cris sauvages. Une langue de feu s’allongea dans le chemin de ronde, une épaisse fumée monta de la baille et, en bas, la porte du donjon sauta, fut crevée du premier coup. Les assiégeants tirèrent cependant un second coup de canon avant de se ruer à l’assaut, ce qu’ils firent bientôt en déchargeant leurs fusils sur toutes les meurtrières et en hurlant. On eût dit la poussée d’une horde en folie.

 

Ils se jetèrent dans le fossé par centaines et dressèrent aussitôt les échelles qu’ils avaient apportées. Ils se bousculaient, marchaient les uns sur les autres, se disputaient avec acharnement pour arriver les premiers dans le donjon que le canon leur avait ouvert.

 

Vladimir et La Candeur avaient commencé le feu sur cette masse d’hommes, mais Rouletabille les arrêta immédiatement. Il n’y avait plus à défendre extérieurement le donjon qui était pris. Il fallait conserver ses munitions pour l’intérieur.

 

Tous descendirent au premier et passèrent le canon de leurs carabines dans les meurtrières qu’ils avaient percées dans la voûte et qui commandaient la salle des gardes.

 

Les premiers assiégeants qui arrivèrent furent fusillés si subitement que ceux qui les suivaient en haut de l’échelle hésitèrent un instant ; mais poussés par ceux d’en bas qui ne comprenaient pas ce qui se passait, ils durent sauter à leur tour dans la salle des gardes et recevoir la décharge des défenseurs. Malheureusement, il en venait trop, et bientôt il y eut une foule hurlante dans cette salle infernale qui semblait cracher la mort par toutes ses murailles.

 

De fait, il y eut là un beau massacre.

 

Les gens de la Karakoulé criblaient l’épaisse voûte de maçonnerie de leurs balles, mais c’était là manifestations de rage qui ne portaient aucun grave préjudice à la défense. S’étant précipités dans l’escalier, ils avaient trouvé un trou béant qu’ils n’avaient pu franchir et là encore ils avaient été reçus par une fusillade bien nourrie. Les vivants trébuchèrent sur les morts, les blessés jetaient des plaintes lamentables et ce tumulte effrayant correspondait dans la salle du dessus à un ordre redoutable. Les jeunes gens, sans se communiquer, même par une exclamation, leur ardeur, ou leur désespoir, tiraient, tiraient sans cesse.

 

« Visez bien ! disait Rouletabille. Visez bien !… »

 

Et c’est tout ce qu’on entendait, avec les coups de feu.

 

L’assaillant n’avait heureusement pas d’échelles assez longues pour atteindre, du fond du fossé, les meurtrières du premier étage… Il lui fallait, coûte que coûte, passer par cette damnée salle des gardes où tant de braves soldats de Gaulow avaient déjà trouvé leur tombeau. Si bien que devant un carnage qu’ils ne pouvaient empêcher et qui ne leur profitait guère, ils durent encore reculer.

 

Oui, Rouletabille et ses compagnons virent la troupe hésiter, puis vider précipitamment la salle des gardes et se rejeter dans le fossé… mais presque en même temps, ils aperçurent une mèche, laquelle mèche venait aboutir à un petit tonneau que l’on avait roulé jusque-là sans qu’ils s’en fussent aperçus au milieu de la mêlée et que l’on avait appuyé contre le principal pilier qui soutenait la voûte.

 

« La poudre ! cria Rouletabille ! Ils vont nous faire sauter !… Tous en haut, au troisième étage !… »

 

Ils précipitèrent leur retraite et grimpèrent l’escalier à la hâte. Au second, Rouletabille cria aux Allemands qui s’étaient débarricadés extérieurement et qui s’étaient rebarricadés intérieurement, de les suivre au haut du donjon, car on allait les faire sauter… mais il ne reçut pour réponse que des injures ; et aussitôt l’explosion se produisit.

 

Il y eut une telle chasse d’air dans l’escalier que Rouletabille, qui se trouvait encore au second étage à parlementer avec les Allemands, en fut assis du coup. Le donjon tout entier sembla s’anéantir.

 

Mais ce ne fut là qu’une sensation des plus désagréables. La voûte de la salle des gardes seule s’effondra avec les piliers qui la soutenaient… Le second étage lui-même ne fut pas atteint. Aussitôt les gens de la Karakoulé se ruèrent à nouveau dans le donjon et une bataille acharnée commença dans l’escalier et dans les corridors du second étage. Les jeunes gens reculaient, remontaient pas à pas, après avoir déchargé leurs armes et tout à coup Vladimir cria :

 

« Je n’ai plus de cartouches !… »

 

La Candeur n’en avait plus qu’une dizaine. Ils se jetèrent dans l’étroit boyau qui conduisait au troisième étage en emportant avec eux Modeste qui était grièvement blessé.

 

Sous eux des clameurs de triomphe montaient déjà, car le feu de l’assiégé se ralentissait singulièrement et l’on prévoyait certainement le moment où il allait être bientôt obligé de se rendre.

 

Rouletabille passa ses dernières cartouches à ses camarades en leur disant :

 

« Faites-les durer !… Je vais chercher Gaulow !…

 

– On lui mettra un poignard sur la gorge et il faudra bien qu’il ordonne aux siens de cesser le feu ! » hurla Vladimir.

 

Ils avaient peine à s’entendre. La cage de l’escalier n’était plus qu’une gueule formidable crachant de la flamme, de la fumée et du plomb…

 

Par instants, des marches s’effondraient et des grappes humaines étaient précipitées, mais l’assiégeant revenait à la charge, jetant des planches, des échelles, se suspendant aux moindres saillies du mur… et cela avec un élan d’autant plus irrésistible que maintenant, d’en haut, on ne tirait presque plus !…

 

Rouletabille était entré dans la chambre de Gaulow, croyant y trouver le prisonnier et Ivana, à laquelle il avait ordonné, quelques minutes auparavant, de ne point rester exposée au feu de l’escalier et qui était montée aussitôt au troisième étage.

 

Quelle fut sa stupéfaction en ne découvrant ni Ivana ni le prisonnier !

 

Il bondit dans les autres chambres : personne !… Il ne fit qu’un nouveau saut jusqu’à la plate-forme.

 

Là, il dut opérer d’abord un mouvement de recul devant une âcre fumée que le vent balayait sur lui et qui semblait monter de la base même du donjon. Le donjon tout entier semblait brûler.

 

Enfin il fit un pas hors de l’échauguette. Il aperçut alors, comme dans un rêve, Ivana attelée à une bien étrange besogne. Elle manœuvrait avec soin cette sorte de treuil avec lequel il avait pensé, un jour, descendre dans la campagne Athanase… Autour du treuil était enroulée une corde qu’elle déroulait maintenant plus précipitamment, mais en se penchant de temps à autre au-dessus des créneaux, sans doute pour voir où en était sa besogne… Mais quelle besogne ?… Et qui descendait-elle ?… Qui ?… qui ?… qui ?…

 

Rouletabille aussi regarda. Et ce qu’il vit le fit rebondir dans l’échauguette sans que, dans le tumulte effrayant de cette fin de lutte, au milieu des clameurs de la bataille et dans les fumées de l’incendie, Ivana eût pu voir que Rouletabille avait vu !…

 

Il avait vu Ivana sauver Gaulow ! descendre le chef de la Karakoulé au milieu des siens, le leur rendre, pour rien ! en ce moment où eux, les assiégés, allaient en avoir le plus besoin… où ils allaient tenter de racheter leur vie avec la sienne !…

 

Et il ne lui restait même pas la ressource de douter de ce qu’il avait vu : le spectacle, quoique entouré de la tempête de la bataille, avait été assez précis pour que Rouletabille n’eût perdu aucune des précautions qu’avait prises Ivana pour descendre son prisonnier à bon port !

 

Rouletabille n’avait pas seulement vu : il avait entendu… entendu cette phrase turque, sortie des lèvres d’Ivana, phrase que l’on avait assez répétée devant lui pour qu’il n’en ignorât plus le sens : Tehliké vauni ? (Y a-t-il danger ?) Djevab ver (réponds.) Et Gaulow avait répondu au bout de sa corde : Yok ! Yok ! Techekem iderim ! (Non ! Non ! Merci !) Sur quoi, Ivana avait encore déroulé la corde et Kara Selim avait été recueilli par ses guerriers, cependant qu’il criait à Ivana : Benem ilé guel ! Mais ces derniers mots, Rouletabille ne les avait pas compris, ce qui du reste importait peu, car ils avaient été prononcés avec un tel accent de reconnaissance et de joie qu’ils ne pouvaient que traduire celles-ci, en vérité.

 

D’avoir vu cela, d’avoir entendu cela, Rouletabille semblait être devenu fou !… Il rejoignit en quelques bonds insensés ses compagnons qui tiraient leurs derniers coups.

 

« Eh bien, et Gaulow ? cria La Candeur.

 

– Gaulow s’est enfui ! hurla une voix désespérée derrière La Candeur et derrière Rouletabille. Et cette voix était celle d’Ivana. Il s’est enfui du haut du donjon ! continuait-elle (car elle expliquait ! elle expliquait !…) Il s’est sauvé avec les cordes !… Ah ! je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit qu’on ne le garderait jamais assez ! Ah ! cet homme, pourquoi ne l’ai-je pas tué ? pourquoi ?… (Et elle se tourna vers Rouletabille qui détourna la tête en frissonnant devant tant de cynisme et de mensonge.) Pourquoi m’avez-vous empêché de le tuer ?

 

– Nous sommes bien f… ! dit La Candeur.

 

– On peut tenir encore un quart d’heure sur la plate-forme, s’écria Vladimir… Voilà le donjon qui commence à flamber… Nous nous jetterons dans les flammes quand il n’y aura plus rien à faire !… En avant ! »

 

Ce que Vladimir appelait aller « en avant » consistait, bien entendu, à aller en arrière. C’était leur dernier recul ! Après, ils n’avaient plus que le ciel ou, comme l’avait dit Vladimir, les flammes. Tondor hissa sur son dos Modeste blessé, qui semblait agoniser et être bien près de dormir son dernier sommeil. Ils purent tous atteindre la plate-forme grâce à la précaution qu’ils avaient prise de préparer encore là la rupture de quelques marches derrière eux.

 

Quand ils furent à cet étage suprême :

 

« Nous n’avons plus une cartouche, fit Vladimir… Ils peuvent venir !

 

– Oui ! dit La Candeur, ils n’ont plus qu’à se présenter. »

 

La fumée qui les enveloppait était tellement dense qu’ils avaient peine à respirer et qu’il leur était impossible de distinguer ce qui se passait à quelques pas autour d’eux. Il leur semblait qu’ils étaient au centre d’un bûcher, et ils s’attendaient à être, de minute en minute, la proie des flammes !

 

À ce moment, La Candeur aperçut le treuil et la corde qui pendait hors du donjon.

 

« C’est par là que s’est sauvé Gaulow, expliqua Ivana, qui paraissait avoir peine à contenir son hypocrite fureur.

 

– Mais il a dû avoir un complice ! s’écriait le bon La Candeur.

 

– Que t’importe s’il a eu un complice ou non ! répondit Vladimir avec la fatalité des Slaves en face de l’inéluctable… que t’importe, puisque nous allons mourir !

 

– Il m’importe qu’avant de mourir ça m’aurait soulagé de crever ce complice-là ! » gronda le géant en fermant les poings et en regardant farouchement autour de lui.

 

Ah ! ce n’était plus le timide, le niais, le bon La Candeur… C’était le terrible géant qui, sentant la mort prochaine, eût voulu frapper le traître, frapper de toutes ses forces, jusqu’à épuisement de ses forces avant de fermer les yeux pour toujours !… Et il grondait :

 

« Kara Selim avait promis de l’argent !… Il m’en a offert à moi !… Qui de nous s’est laissé acheter par Kara Selim ? Qui a noué toutes nos cordes pour assurer le salut de Gaulow !… Celui-là est sûr d’avoir au moins la vie sauve, n’est-ce pas ? si nous la lui laissons !

 

– Celui-là est châtié », fit la voix d’Ivana, et elle montra, d’un geste tragique et faux, le corps du katerdjibaschi qui avait roulé entre deux créneaux et dont les entrailles pendaient hors des murs… Et elle ajouta :

 

« C’est moi-même qui l’ai éventré avec l’épée que Kara Selim avait abandonnée ici sans doute parce qu’elle le gênait ! »

 

Et d’un autre geste de théâtre, elle montrait la grande épée à deux mains, toute sanglante, toute fumante encore du sang du katerdjibaschi.

 

« La misérable ! gronda Rouletabille entre ses dents ; elle a tué le pauvre homme parce qu’il s’opposait à l’évasion ! »

 

La Candeur la ramassa, cette épée de tueur, et, tranquillement, emmaillota sa pointe avec un coin de sa défroque ; puis il alla se poser, les deux mains à cette pointe, le pommeau énorme à ses pieds, tout auprès de l’échauguette. Et alors, immobile et magnifique comme un héros antique appuyé sur sa massue et attendant sans émoi les monstres sortis des forêts mythologiques, il dit :

 

« Avant de mourir, vous allez voir quelque chose ! »

 

Et ils virent en effet quelque chose.

 

Nous avons dit que l’extrémité de l’escalier donnant sur la terrasse du donjon ouvrait sous l’échauguette ; La Candeur était placé près de l’échauguette, un peu en dehors et de telle sorte que ceux des assiégeants qui gravissaient les marches de cet escalier ne pouvaient le voir.

 

Si depuis quelques minutes nos jeunes gens jouissaient d’une sorte de trêve, au milieu des tourbillons de fumée, qui les enveloppaient, c’est qu’en dessous d’eux, on travaillait à combler la solution de continuité qu’ils avaient créée dans l’escalier au troisième étage.

 

Cet ouvrage fut tôt terminé et les habitants de la Karakoulé se précipitèrent dans l’étroit boyau avec d’autant plus de rage et d’audace qu’ils s’étaient rendu compte que les assiégés n’avaient plus de munitions.

 

Et c’est ainsi qu’une nouvelle et formidable clameur apprit à Rouletabille, à Ivana, à Vladimir et à La Candeur que leur dernière retraite allait être envahie.

 

Une première tête dont la bouche grande ouverte lançait des paroles irritées se montrait au trou de l’échauguette. Aussitôt la formidable épée de La Candeur tournoya dans ses mains puissantes et s’abattit sur le crâne du mécréant qui plongea dans l’escalier.

 

« Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda La Candeur.

 

– Il nous criait de nous rendre ! » expliqua Vladimir.

 

Cette exécution augmenta la fureur de ceux qui s’écrasaient pour passer dans le trou de l’escalier. De nouveaux hurlements retentirent. Deux poings apparurent d’abord armés de pistolets qui furent déchargés en pure perte et une nouvelle tête se risqua : l’épée traça un nouvel éclair et frappa. La tête disparut.

 

Une troisième, beuglant des mots incompréhensibles, se présenta en manière de protestation.

 

« Monsieur, fit La Candeur, inutile d’insister. Je ne comprends pas le turc ! »

 

Sur quoi, il l’assomma.

 

Puis il ne dit plus rien car il avait trop de besogne… Du reste, il devait se garer à chaque instant pour éviter la pluie de mitraille que déversait ce trou du diable, mais chaque fois qu’une tête apparaissait, son compte était bon ! Garanti par le mur de l’échauguette, au milieu de l’explosion des armes, des flammes et de la fumée, il frappait, frappait sans se lasser. On entendait son « han ! » Et le pommeau de sa terrible épée entrait dans les crânes, comme dans le cœur des chênes le coin du bûcheron !

 

Il arriva que les assaillants se lassèrent avant lui !… Aucune tête ne se montra plus à l’ouverture de l’échauguette… les cris cessèrent dans l’infernal boyau…

 

Un étrange silence succéda tout à coup à l’affreux tumulte… Et La Candeur, qui attendait toujours avec sa grande épée, fut tout étonné de n’avoir plus rien à faire.

 

En même temps, la fumée qui entourait le donjon sembla diminuer d’intensité… les jeunes gens purent respirer plus librement. Vladimir s’écria joyeusement :

 

« Bravo, La Candeur ! c’est toi qui nous as sauvés ! Tu les as mis tous en fuite à toi tout seul !… Viens que je t’embrasse.

 

– Moi aussi, il faut que je t’embrasse, La Candeur, dit Rouletabille, qui avait assisté à cette dernière phase du combat sans prononcer un mot et en ne cessant de surveiller Ivana qui, appuyée à un créneau, s’était caché la tête dans ses mains… Embrassons-nous tous, mes amis, continua le reporter… car, cette fois, je crois bien que notre dernière minute est venue !…

 

– Pourquoi dites-vous cela ? questionna Vladimir. Ils n’oseront pas de sitôt venir se frotter à La Candeur !

 

– Vladimir !… Mais tant de silence après tant de bruit m’épouvante !… Ils doivent certainement préparer quelque « mine » sous nos pieds !… S’ils se sont sauvés, c’est qu’ils ne veulent pas sauter avec nous !… »

 

Et les trois jeunes gens aussitôt s’étreignirent… car ils comprenaient bien maintenant que seule l’hypothèse de Rouletabille était vraisemblable.

 

« Vous ne venez pas vous joindre à nous, Ivana ? demanda Rouletabille… Dépêchez-vous, si vous voulez que nous mourions ensemble !… »

 

Mais Ivana, derrière ses mains gémissait. On l’entendait râler : « C’est épouvantable !… C’est épouvantable !… »

 

« Peut-être est-il encore temps de vous laisser glisser le long de cette corde qui a été si utile à Gaulow ! continua Rouletabille, impitoyable… Elle nous est inutile à nous… Nous savons que nous serions très mal reçus en bas… Mais vous, Ivana, vous !… Vous êtes une femme… Ils ont pitié d’une femme, de la femme de Gaulow !… Ils vous attendent, Ivana ! »

 

Ivana tomba à genoux sans répondre et elle se cachait si bien qu’il était impossible de voir son visage.

 

« À genoux !… comme Ivana !… Mettons-nous tous à genoux et prions ! dit Vladimir, car nous allons mourir ! »

 

Rouletabille pensa à la dame en noir, cessa de regarder cette jeune femme qu’il avait tant aimée et qui venait de le trahir, et se laissant tomber à genoux auprès de Vladimir, il demanda pardon à Dieu et à sa mère d’être content de mourir.

 

« Moi, je mourrai debout », dit La Candeur, qui avait été élevé à la laïque.

 

Et il attendit, appuyé sur son épée, le coup de tonnerre qui devait tous les anéantir.

 

« Comme c’est long ! murmura Vladimir.

 

– Oui, fit Rouletabille, c’est bien long ! »

 

Tout à coup Vladimir bondit en poussant un cri qui n’avait plus rien d’humain. Tous crurent que c’était le commencement de la catastrophe et une sourde exclamation d’horreur s’échappa de toutes les poitrines. Mais voilà que Vladimir courait autour de la terrasse, et, montrant la campagne avec des gestes de dément s’écriait :

 

« Là, là, là !… »

 

Son émotion était telle qu’il semblait ne pouvoir en dire davantage.

 

Tous se levèrent. Le vent du nord venait de chasser les dernières fumées, le dernier voile qui enveloppait le donjon, et voilà que les monts, les cimes, les défilés apparaissaient couverts d’une multitude en marche. De longs cordons de troupes glissaient par les chemins, des cavaliers chevauchaient au flanc des monts, des étendards brillaient dans les premiers rayons du soleil.

 

« Les voilà ! les voilà !…

 

– Nous sommes sauvés ! »

 

Cette fois, ils disaient vrai ! C’étaient les armées du général Stanislavof qui descendaient, en chantant, les pentes réputées infranchissables de l’Istrandja-Dagh, et qui déjà chassaient devant elles les bandes de Gaulow ! Celles-ci, surprises par la nouvelle de cette marche foudroyante, avaient abandonné leur proie, au moment où elles croyaient bien la tenir, et le Château Noir s’était vidé d’un coup de son armée de brigands.

 

L’ivresse des reporters, à ce spectacle, fut sans bornes. Ils s’embrassèrent comme ils l’avaient fait tout à l’heure, mais avec autant d’allégresse dans le cœur qu’il avait été plein naguère de désespoir. Du moins, tel était l’enthousiasme de La Candeur et de Vladimir qu’ils ne s’aperçurent même point qu’aux joies délirantes de ce triomphe Rouletabille et Ivana prenaient une bien faible part. Ivana s’était relevée comme les autres, mais, saisissant la jumelle du reporter, et, sans plus prêter d’attention au secours qui arrivait du nord, elle ne semblait intéressée que par ce qui passait vers les chemins du sud, encombrés de la fuite éperdue de toute la soldatesque de la Karakoulé…

 

Quant à Rouletabille, penché sur l’agonie du pauvre Modeste, il recueillait, avec son dernier soupir, ses dernières paroles :

 

« Ah ! monsieur, c’est maintenant que je vais pouvoir les rattraper, mes vingt-trois mille trois cent soixante-quinze heures de sommeil !… »

 

Et Modeste mourut et Rouletabille pleura. Pleurait-il seulement sur ce mort ?… Pauvre Rouletabille qui avait tout fait pour la délivrance d’Ivana et qu’Ivana ne regardait même pas !… Elle venait de quitter précipitamment la terrasse, sans même un mot d’adieu aux reporters.

 

Quel était donc ce mystère qui l’avait ainsi transformée ? Mystère insondable du cœur d’Ivana ? ou quelque chose de pis encore ? Par quel miracle, cette héroïne apparaissait-elle tout à coup traîtresse à son amour et à son pays ? Allons ! Allons ! Rouletabille, ne pleure plus ! Échappe aux flammes de la Karakoulé et cours ! cours vite sur la piste de guerre, derrière Ivana qui t’échappe ! et surtout… surtout ne perds pas en chemin, avec ton cœur, le bon bout de ta raison !… Suis sans défaillir ta capricieuse fortune, va jusqu’au bout du mystère, jusqu’à la conclusion de cette étrange histoire de guerre et d’amour, jusqu’à tes étranges noces, ô Rouletabille ![7]

 


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Juin 2006

 

 

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[1] Il s’agit ici de la première guerre balkanique.

[2] Depuis, certains assassins d’Occident les ont assez bien imités.

[3] « C’est écrit ! »

[4] Sorte de khalifat, de « second du pacha ».

[5] Je vous en prie.

[6] Trente ans dans les harems d’Orient.

[7] La suite du Château Noir a pour titre : Les Étranges Noces de Rouletabille.