Gustave Le Rouge

LA VALLÉE DU DÉSESPOIR

Le Journal des voyages
15 septembre 1927 au 5 avril 1928

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER – UN DRAME AU DÉSERT.. 3

CHAPITRE II – VERS LA VALLÉE MAUDITE.. 7

CHAPITRE III – LE TALISMAN DE CHANITO.. 12

CHAPITRE IV – LE NO MAN’S LAND.. 16

CHAPITRE V – L’HACIENDA.. 23

CHAPITRE VI – VERS LA VALLÉE DU DÉSESPOIR.. 28

CHAPITRE VII – LES PORTES DE PORPHYRE.. 34

CHAPITRE VIII – LE MAÎTRE DE LA VALLÉE.. 38

CHAPITRE IX – EN PLEIN MYSTÈRE.. 46

CHAPITRE X – LE VRAI VISAGE DU MAÎTRE.. 56

CHAPITRE XI – LE SECRET DU VIEUX CÈDRE.. 65

CHAPITRE XII – L’AMULETTE DE CHANITO.. 68

CHAPITRE XIII – RENCONTRES INATTENDUES. 78

CHAPITRE XIV – LE SECRET DE LA VALLÉE.. 87

À propos de cette édition électronique. 93

 

CHAPITRE PREMIER – UN DRAME AU DÉSERT

Il y avait un mois que Martial Norbert avait quitté Mexico, en compagnie d’un vieux métis indien, Chanito, qu’on lui avait recommandé pour sa probité et pour la parfaite connaissance qu’il avait des parties encore inexplorées de la Cordillère des Andes. Martial, d’ailleurs, n’avait eu qu’à se féliciter de son choix et il appréciait de plus en plus les qualités d’un pareil guide, depuis qu’ils avaient pénétré dans les régions désertiques de la Sonora, la terre sans eau, sans arbres et sans maître, qu’on a énergiquement appelée No man’s land, la terre hostile à l’homme.

Après une rude matinée de marche à travers une plaine de sable, où les deux mules pesamment chargées enfonçaient parfois jusqu’au poitrail, ils avaient fini par atteindre un ravin abrité, où, sur les bords d’un petit ruisseau, poussaient quelques saules, quelques euphorbes et de maigres palmiers.

Martial, accablé de fatigue, anéanti par une chaleur suffocante, était tombé dans un profond sommeil. Chanito, lui, veillait sur le repos de son maître, « le señor padrone », comme il l’appelait, en fumant d’un air profondément pensif des cigarettes de gros tabac noir, roulées dans une feuille de maïs en guise de papier. Sa face osseuse et couleur de brique, aux méplats fortement accentués, ses lèvres bleuâtres, ses pommettes saillantes, son nez à la fois aplati et busqué faisaient invinciblement songer à ces impassibles colosses gravés dans le roc par les Aztèques et les Chichimèques et que l’on retrouve dans les ruines de leurs temples.

Chanito était vêtu d’un vieux veston de cuir, d’un pantalon de toile bleue en loques et coiffé d’un feutre rongé par l’usure, mais orné d’un galon doré et de petites plaques d’argent, suivant l’ancienne mode mexicaine. Un léger bruit arracha tout à coup le métis à sa rêverie, il tressaillit, se leva et jeta un rapide coup d’œil autour de lui, des pics bleus de la sierra Madre qui bornaient l’horizon vers la droite, jusqu’aux vagues lointaines du Pacifique, derrière la mouvante bordure des dunes. Le bruit s’accentua, répercuté par les échos de la montagne, le bruit, familier à l’oreille du vieux coureur des bois, d’un pic d’acier sonnant sur le dur granit. Et, dans le mortel silence du désert endormi sous un soleil torride, le son paraissait tout proche.

– Un prospecteur… murmura Chanito, en se rasseyant tranquillisé, mais sans perdre de vue la vieille carabine placée à côté de lui.

Troublé dans sa sieste, Martial s’était réveillé et se frottait les yeux. Il allait parler, demander l’explication de ce bruit insolite, mais le métis mit un doigt sur ses lèvres, et lui fit comprendre qu’il ne fallait pas déceler leur présence.

– C’est un homme qui cherche de l’or, fit-il à voix basse.

– Il pourrait peut-être nous renseigner, répliqua le jeune homme.

Chanito secoua la tête.

– Je ne crois pas, murmura-t-il, les prospecteurs n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires, surtout quand ils viennent de découvrir un gisement, ce qui est le cas…

Martial regarda avec précaution, en se cachant derrière les roseaux qui bordaient le ruisseau, dans la direction que lui indiquait son guide et aperçut à quarante mètres de là un grand gaillard à longue barbe brune d’assez mauvaise mine, qui, armé d’un pic, tapait de tout son cœur sur la roche quartzeuse. À cet endroit, la ravine s’élargissait brusquement, le ruisseau devenu plus important coulait entre deux hautes falaises… C’est sur une sorte de plate-forme située à mi-côte de cette falaise que le prospecteur s’était installé…

À côté de lui étaient éparpillés la pelle, le lourd marteau, les fleurets et les cartouches de dynamite, outillage habituel du moderne chercheur d’or, avec la battée classique, le plat de fer battu qui sert à laver les sables aurifères. Dix mètres plus bas, un âne pelé broutait mélancoliquement près du ruisseau.

À ce moment, une face basanée se montra entre deux fissures du roc, à quelques pas du prospecteur et regarda celui-ci avec une atroce expression de ruse et de basse cruauté. On eût dit un tigre prêt à bondir !

– Sainte Vierge ! murmura Chanito, en se signant dévotement, le pauvre chercheur d’or est perdu !

– Comment cela ? demanda Martial, profondément ému.

– L’homme qui le guette est un bandit, le fameux Bernardillo, connu de tous les habitants de la frontière, et même en Arizona, où il a commis je ne sais combien de meurtres. Son procédé n’a pas changé. Il suit pendant des jours et des jours un prospecteur et quand celui-ci a découvert un filon, il l’assassine et s’empare du produit de son travail.

– Il faudrait empêcher cela ! s’écria Martial avec indignation.

– Trop tard, « señor padrone »… Voyez !…

Le bandit, avec une souplesse et une lenteur toute féline, était sorti de sa cachette, tenant à la main une navaja à large lame. Il n’était plus qu’à deux pas du prospecteur, tout entier à son rude labeur.

La gorge serrée par l’angoisse, Martial assistait impuissant à ce drame atroce. Il eût voulut crier, mais sa voix s’étrangla dans son gosier paralysé par l’émotion. D’ailleurs, comme l’avait dit Chanito, il était trop tard.

Le prospecteur venait de déposer son pic, pour étancher la sueur qui ruisselait de son visage. C’est alors seulement qu’il aperçut Bernardillo, qui se ruait sur lui comme une bête fauve. La lame de la navaja décrivit une courbe étincelante comme un éclair, mais, à cet instant précis, le claquement sec d’une détonation fit retentir les échos de la sierra, et le bandit, frappé en plein cœur, dégringola tout sanglant du haut du rocher.

En se retournant, Martial aperçut Chanito qui, sa carabine encore fumante dans les mains, souriait d’un grave sourire.

– Je m’étais trompé. Il n’était tout de même pas trop tard, « señor padrone », fit-il sentencieusement. Voilà toujours un coquin de moins !

– Tu as bien fait, bégaya Martial, encore tout bouleversé, mais n’aurons-nous pas d’ennuis à cause de ce meurtre ?

Chanito eut un superbe haussement d’épaules.

– Bah ! dit-il, avec insouciance, au contraire ! J’aurais plutôt droit à une prime, car ce gredin de Bernardillo a été condamné à mort deux ou trois fois… Maintenant, allons voir le prospecteur, celui-là peut dire qu’il nous doit une fière chandelle !

L’homme était demeuré à la même place : en proie à la stupeur et au saisissement, à la suite du drame rapide dont il avait failli être victime et auquel il n’avait rien compris. À la vue de ceux qui l’avaient sauvé – il n’était pas encore tout à fait sûr que ce fût eux –, il porta la main au browning qu’il avait à la ceinture, avec un geste de méfiance.

– C’est vous qui avez tiré ? demanda-t-il.

– Oui, répondit Martial.

Il en resta là de sa phrase, tant il était surpris. Le prospecteur et lui se dévisageaient avec étonnement, mais sans nulle malveillance.

– Voyons, dit enfin Martial, c’est bien toi, Léon de Fontenac ?

– Oui, mon vieux, mais du diable si je t’aurais reconnu !

– Et toi, avec ta longue barbe !…

Les deux amis qui, pendant la guerre, avaient servi dans la même escadrille, s’embrassèrent avec effusion, à la grande stupeur de Chanito. Fontenac, le rude prospecteur, était très ému.

– Tu ne peux pas te figurer, murmura-t-il, avec quel plaisir on retrouve un vieux camarade comme toi, quand il y a six mois qu’on vit en plein désert ! Ah ! j’en ai des choses à te raconter !

– Que diable fais-tu ici ? Je te croyais riche.

– Je l’étais, répondit Fontenac d’un air détaché, seulement, j’ai le défaut d’être très dépensier !…

– Je comprends… tu as mangé ton patrimoine en faisant la fête ?

– C’est cela même. J’ai fait mille folies, je te raconterai cela…

Cette conversation en langue française était demeurée lettre morte pour l’honnête Chanito qui ne parlait qu’un mauvais espagnol, émaillé d’anglais et de patois indien. Voyant que son « señor padrone » et le nouvel ami de celui-ci ne daignaient pas le mettre en tiers dans leurs confidences, il s’éclipsa discrètement, et sans qu’on eût besoin de lui en donner l’ordre, s’occupa des besognes qui lui parurent les plus urgentes. Son premier soin fut de traîner aussi loin qu’il put le cadavre du bandit et de l’enterrer sommairement dans une excavation naturelle qu’il combla de menus fragments de schiste, pour en défendre l’accès aux vautours. Il alla ensuite chercher les deux mules, demeurées en haut du ravin avec le bagage, et les installa près de l’âne de Fontenac. Il partit ensuite, la carabine en bandoulière et disparut bientôt le long des berges du ruisseau. Martial, qui avait suivi du regard son taciturne serviteur, dit à son ami :

– Je suis sûr que Chanito va nous revenir avec quelque gibier succulent. Il a dû se douter que je t’invitais à dîner et il a jugé sans doute que le corned-beef n’était pas un mets assez distingué pour toi…

Le fracas d’une détonation coupa court aux explications de Martial, et une volée d’oiseaux aquatiques, parmi lesquels se trouvaient des aigrettes et des spatules au plumage d’un rose délicat, s’éleva des roseaux qui bordaient le ruisseau.

– Je ne croyais pas si bien dire, reprit Martial, Chanito vient de gagner notre déjeuner, car c’est un tireur extraordinaire.

– J’en sais quelque chose, répliqua Fontenac, en songeant à la balle infaillible qui avait abattu son assassin.

Le métis reparut bientôt, il avait tué un de ces canards sauvages si abondants au Mexique, qu’on en trouve au bord de presque tous les cours d’eau ; en outre, il avait ramassé, chemin faisant, des racines de dahlias sauvages, qu’il comptait servir en guise de légumes et les fruits rouges et charnus de l’arbre qu’on appelle le cerisier des Antilles. Il avait encore une poignée de goyaves, à la chair fondante, sucrée et parfumée, dont le goût rappelle à la fois celui de la fraise et celui des meilleures oranges.

– Décidément, s’écria Martial en se frottant les mains, je crois que nous allons faire un vrai festin de Balthazar.

– Il ne faudrait pas t’y habituer, répliqua Fontenac d’un ton sérieux. Quand tu auras voyagé un jour ou deux dans la vraie sierra, tu ne trouveras plus de pareilles aubaines.

– Raison de plus pour en profiter ! s’écria gaiement Martial. Tiens ! pendant que Chanito s’occupe de la cuisine, tu vas m’aider à dresser le couvert sur ce bloc de granit, qui ressemble un peu à une table, d’autres blocs plus petits nous serviront de sièges, ce sera parfait !

CHAPITRE II – VERS LA VALLÉE MAUDITE

Ce fut avec une certaine satisfaction de vanité que Martial étala sur la table de granit toutes les richesses de son garde-manger. Le canard rôti à la ficelle, frotté extérieurement de piment, et intérieurement parfumé par les noix du muscadier, fut dévoré jusqu’aux os, puis Chanito ouvrit une boîte de corned-beef, qu’accompagnaient les tubercules de dahlias cuits sous la cendre. En guise de pain, on mangea du biscuit trempé dans l’eau limpide de la source. Le dessert eut un véritable succès, ce fut pour ainsi dire le clou de ce banquet improvisé en plein désert : les cerises des Antilles, les goyaves et des figues de cactus, que Chanito avait adroitement débarrassées de leurs piquants, furent déclarées incomparables.

– Mon vieux ! s’écria Fontenac, j’ai déjeuné comme un roi ! Il y a bien longtemps que je n’avais fait un pareil repas !… Sais-tu qu’il y a des semaines que je n’ai mangé que de ces haricots qui s’appellent ici des « frigeoles » – ils sont d’ailleurs très bons –, et quelques lanières de cette horrible viande séchée au soleil, le « tasajo », qui est à la fois fade, puant et coriace.

– Et que tu payes sans doute au poids de l’or ?

– Tu ne crois pas si bien dire. Depuis longtemps, je ne vis plus que de la poudre d’or que je récolte à la sueur de mon front, dans le lit des torrents et au flanc des roches. Quand j’en ai un peu, je vais jusqu’à une fazenda, à vingt kilomètres d’ici, renouveler mes provisions : généralement du tasajo ou du lard rance et de la farine de maïs.

– Et qu’est-ce que tu bois ?

– Parbleu, de la « flotte », fit gaiement Fontenac, et encore, quand j’en trouve, car j’ai terriblement souffert de la soif, dans ce maudit pays.

– Monsieur de Fontenac, dit solennellement Martial, j’ai l’honneur de vous inviter à prendre le café, un « café arrosé », comme on disait à la cantine, à moins que vous ne préfériez un grog.

– Tu blagues ? fit le prospecteur émerveillé.

– Je n’ai jamais été plus sérieux. Je possède quelques bouteilles d’authentique rhum de canne, de la caña ; rien ne nous empêche de confectionner un excellent grog.

– Décidément, j’ai trop de chance, murmura Fontenac, devenu songeur, je retrouve un vieux copain, qui me sauve la vie, je découvre un joli filon, et… je dîne en ville !

Il ajouta après un silence :

– Je parie que tu as du tabac ?

– Bien sûr !

– Alors, c’est complet, sais-tu qu’il y a huit jours que je n’ai fumé ? Vois-tu, je suis trop heureux aujourd’hui, j’ai peur qu’il ne me tombe une tuile… Mais toi, mon vieux, tu es l’enfant gâté de la fortune. Tu arrives ici avec un domestique et des mules chargées de boustifaille. Seulement, ajouta-t-il en devenant subitement grave, tu n’es en ce moment que sur la limite du vrai désert, du No man’s land.

Martial se taisait.

– J’ai beaucoup d’amitié pour toi, reprit Fontenac. Sois franc, tu es comme moi, sans le sou ! Tu viens chercher fortune dans un pays où les trois quarts de ceux qui s’y risquent laissent leur peau. Moi, j’ai réussi, par le plus étonnant des hasards ; le gisement que j’ai repéré vaut deux cent mille dollars au bas mot, probablement plus. Veux-tu que nous partagions ? Tu en seras quitte pour me donner un coup de main avec ton Indien ?

– Merci, répondit Martial tristement, je ne puis pas accepter. D’abord, je suis riche…

– Hein ? grommela Fontenac, estomaqué.

– Mais oui, j’ai des bank-notes en portefeuille. J’allais précisément t’en offrir.

– Alors, vrai ? Je ne comprends plus. Tu es chargé d’une mission scientifique ?

– Nullement. Tu n’ignores pas que je suis sculpteur de mon métier.

– Je le sais… Au temps de ma splendeur, j’allais admirer tes « navets » au vernissage… Alors, je me demande un peu ce que tu viens fiche ici ?

– Mon bonheur est en jeu, et la vie de personnes pour lesquelles je sacrifierais volontiers la mienne…

– Tu es amoureux ?…

– Follement ! Je suis fiancé à Miss Rosy, la fille de l’ingénieur Wilcox, un géologue et un chimiste de premier ordre, et pour le moment, je suis à la recherche de mon futur beau-père, dont on est sans nouvelles depuis deux ans.

– Voilà qui n’est pas banal ! s’écria Fontenac avec étonnement, et c’est dans ce désert que tu comptes retrouver l’ingénieur ?

– Laisse-moi t’expliquer… M. Wilcox, un spécialiste des terrains miniers, a rendu d’immenses services au Gouvernement mexicain, dont il est le créancier pour une somme considérable. Comme on ne pouvait le payer, on lui a offert, au lieu d’argent, une vaste concession dans une région montagneuse, située à dix ou douze milles au nord de l’endroit où nous nous trouvons en ce moment.

– Je commence à comprendre, murmura Fontenac, qui demeurait songeur.

– Il y a trois ans que M. Wilcox est parti et depuis deux ans, sa fille n’a reçu de lui aucune nouvelle. Rosy est venue habiter Mexico, elle a fait toutes sortes de démarches, toutes sortes d’enquêtes. Elle n’a pu obtenir aucune précision, aucun renseignement sérieux. Tous ceux auxquels elle s’est adressée sont persuadés que l’ingénieur a péri dans le désert ainsi que les deux hommes de confiance qui l’accompagnaient, Mactawish et Bentley.

– Alors, c’est ta fiancée qui ne veut pas croire à la mort de son père qui t’a envoyé à sa recherche. Je crains bien que tu n’en sois pour tes peines.

Martial avait tiré de sa poche une carte d’état-major sur laquelle tout un vaste emplacement était souligné au crayon rouge.

– Voilà, dit-il, la concession de mon futur beau-père.

– Mais, c’est superbe ! déclara Fontenac. Deux ou trois lieues carrées de montagnes, dans un coin qui passe pour renfermer des placers !… Il est vrai qu’ici le terrain ne coûte pas cher…

Fontenac s’était brusquement interrompu, sa physionomie exprimait à la fois l’étonnement et l’inquiétude.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Martial.

– Est-ce que tu sais que la concession accordée à ton futur beau-père englobe un district maudit que l’on appelle la Vallée du Désespoir ? Les Indiens, les Gambusinos, les bandits eux-mêmes s’en écartent avec épouvante.

– Je suis au courant, mais cette appellation romantique la « Vallée du Désespoir » n’a pas produit sur moi une grande impression. D’ailleurs, c’est là seulement que j’ai quelque chance de retrouver M. Wilcox, à moins qu’il ne soit mort, comme j’ai beaucoup de raisons de le croire.

Les deux amis étaient redevenus silencieux, comme si chacun d’eux n’eût osé faire part à l’autre de ses réflexions.

– Sais-tu, dit enfin Fontenac, que tu t’es engagé, peut-être un peu à la légère, dans une singulière aventure ! Pour quelque raison que ce soit, la Vallée du Désespoir est redoutée de tout le monde, je connais des chercheurs d’or qui font un détour de plusieurs milles pour ne pas passer à proximité de cette terre de désolation.

– Je suppose que tu ne crois pas à toutes ces histoires-là ? répondit Martial en haussant les épaules. Je suis persuadé, moi, que la Vallée du Désespoir est une vallée comme les autres, et je suis bien décidé à y pénétrer.

Fontenac était devenu grave.

– Je ne suis pas de ton opinion ! fit-il. Cette terreur unanime qu’inspire ce coin de terre à des gens qui pourtant ne passent pas pour avoir froid aux yeux me donne à penser. Si tu errais dans le désert depuis aussi longtemps que moi, tu me comprendrais. As-tu parlé de cela à ton Indien ?

Martial s’esclaffa.

– Chanito ! s’écria-t-il, mais il a une frousse bleue dès qu’on parle devant lui de la fameuse vallée, à tel point qu’il n’a consenti à m’accompagner qu’à condition qu’il se retirerait dès que nous serions à une certaine distance de la terre maudite. Et pourtant Chanito est brave ! Il n’a peur ni des bandits, ni des jaguars, ni des serpents à sonnettes.

– Tu vois bien ! reprit Fontenac, qu’il faut pourtant qu’il y ait quelque chose… Tiens, appelle donc Chanito, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il en pense.

Martial fit un signe à l’Indien qui, à quelques pas de là, fumait béatement sa cigarette.

– Il paraît que tu es un poltron ! lui dit rudement Fontenac.

Le métis se contenta de secouer négativement la tête.

– Alors, pourquoi ne veux-tu pas accompagner mon ami jusqu’au bout de son voyage ?

Le métis s’était redressé, il regarda bien en face son interlocuteur ; son visage couleur de vieux cuir s’était coloré d’une faible rougeur.

– Je ne suis pas un poltron, dit-il lentement, mais je n’approcherai pas de la Vallée du Désespoir.

– Pourquoi ?

– Je n’ai pas peur des hommes ni des bêtes féroces, mais je ne veux pas avoir affaire aux mauvais esprits qui ont élu la Vallée pour demeure.

– C’est donc si dangereux que cela ?

Chanito se drapa dans ses guenilles avec un geste emphatique.

– Regarde les ossements blanchis qui couvrent les chemins, dit-il avec une solennité qui ne manquait pas de grandeur.

Martial se sentit ému malgré lui, de funestes pressentiments l’envahissaient, il devinait des périls inconnus.

– Eh bien, moi, s’écria Fontenac en riant, je ne crains pas les mauvais esprits, quand j’ai une bonne carabine et des cartouches ! Si tu veux, mon vieux Martial, je t’accompagnerai. À nous deux, nous tordrons le cou aux démons de la Vallée.

– Ne parlez pas ainsi, murmura Chanito avec épouvante. Si vous leur faites des menaces, ils se vengeront !

Et comme pour bien montrer qu’il n’était pas complice de ceux qui provoquaient les mauvais génies, il se retira à quelques pas de là et se remit à fumer en silence.

– Ce Chanito n’a pas l’air d’un mauvais diable, reprit Fontenac, mais quel pleutre ! Mon cher ami, je te réitère ma proposition : j’irai avec toi.

– Je ne veux pas que tu m’accompagnes, répondit Martial d’un ton sérieux.

– Pourquoi donc, s’il te plaît ?

– Je ne veux personne avec moi ! Je me suis juré de mener à bien cette aventure sans être aidé de qui que ce soit. D’ailleurs, tu as eu la chance de découvrir un gisement d’or, il faut l’exploiter jusqu’à la dernière parcelle. Tu ne retrouveras peut-être jamais une autre occasion de refaire ta fortune.

– Bah ! je reviendrai quand nous aurons élucidé ensemble le mystère de la Vallée du Désespoir.

– Je ne le veux à aucun prix. Tu sais bien que les rôdeurs de frontière sont sur ta piste, il suffirait que tu restes deux jours absent pour que ton or ait disparu.

– Cela m’est bien égal ! J’irai avec toi !…

– N’insiste pas, tu me fâcherais !

Fontenac connaissait le caractère très impérieux de son camarade, il n’ignorait pas que la contradiction l’irritait jusqu’à le rendre intraitable, il ne s’obstina pas dans son idée, pourtant, il se sentait le cœur serré en songeant que Martial courait étourdiment au-devant d’un péril mortel.

– Je ferai comme tu voudras, murmura-t-il tristement, mais ce m’est un vrai chagrin, puisses-tu ne pas te repentir de ne pas avoir accepté mon aide.

– Le danger n’est pas si grand que tu te l’imagines, répondit Martial, avec un sourire, laisse-moi cette petite satisfaction d’amour-propre d’avoir triomphé tout seul de périls qui, à raisonner froidement, me paraissent plus imaginaires que réels.

– C’est mal à toi de me dédaigner !… balbutia Fontenac avec une sincère émotion.

Les deux amis échangèrent une poignée de main.

– Maintenant, dit Martial, il faut que nous nous séparions, Chanito est déjà en train de charger les mules, mais, auparavant, dis-moi ce qui te manque, je ne te quitterai pas sans t’avoir au moins ravitaillé.

Fontenac ne voulut que quelques boîtes de corned-beef, une petite provision de cartouches et un sac de farine de maïs et, sur les instances de son ami, quelques paquets de gros tabac.

En revanche, il contraignit Martial à accepter une petite boîte remplie de poudre d’or, puis ils se séparèrent.

Longtemps, Martial entendit le pic du chercheur d’or qui sonnait sur le dur granit, dans le grand silence du désert. Petit à petit, ce bruit qui lui semblait être le dernier adieu de son ami s’affaiblit, se perdit dans la rumeur immense de la montagne et de la mer lointaine et le jeune homme se retrouva dans toute l’horreur de la solitude aux côtés de l’impassible Chanito.

Fontenac avait, lui aussi, bien des fois abandonné sa rude besogne pour suivre au loin les silhouettes de la petite caravane, qui allaient en diminuant à mesure qu’ils s’éloignaient vers le fond de la vallée et qui ne furent bientôt plus que des points imperceptibles sur l’immensité rougeâtre de la plaine désertique.

CHAPITRE III – LE TALISMAN DE CHANITO

En sortant de la région montagneuse qu’ils venaient de traverser, Martial et son guide se trouvèrent dans une plaine aride, semée de cailloux et dont le sol était hérissé de plantes grasses aux épines acérées. Pas un arbre, ils ne rencontraient d’autres êtres vivants que de petits lézards et de temps en temps un serpent rouge qui regagnait son trou effrayé par les pas des mules. Parfois aussi, un de ces grands vautours blancs qui habitent les sommets de la Cordillère passait, les ailes étendues, à des hauteurs inaccessibles.

Au fond de l’horizon, sur le ciel d’un bleu aveuglant, d’un bleu d’encre bleue ou d’indigo foncé, une chaîne de montagnes s’estompait dans le lointain, d’une couleur plus claire. Il faisait plus de 45° à l’ombre et les mules, le poil mouillé de sueur, n’avançaient qu’avec lenteur.

Cette plaine désolée ne semblait devoir jamais prendre fin. Après plusieurs heures de marche, Martial avait la sensation d’avoir piétiné sur place, dans ce morne paysage, toujours pareil à lui-même.

Vers la fin de la journée, Chanito abattit d’un coup de carabine un lézard noir, de près d’un mètre de long, auquel sa crête dorsale fantastiquement découpée donnait l’apparence d’un fabuleux dragon.

– Pourquoi, demanda Martial, as-tu tué cette bête inoffensive ?

– C’est un « guachi-chevé » que les Espagnols appellent un iguane. Nous le mangerons à notre souper.

– Tu le mangeras tout seul si tu veux ! s’écria le jeune homme avec une grimace de dégoût.

– Vous avez tort de mépriser cet animal, sa chair est très recherchée des amateurs. Les Indiens le conservent quelquefois plusieurs semaines sans lui donner à manger, la bouche cousue pour l’empêcher de maigrir…

Enfin, vers le soir, on atteignit un creux abrité, où poussaient quelques bruyères et quelques-uns de ces faux poivriers qui portent des grappes de fruits d’une belle couleur rouge.

On décida de passer la nuit dans cet endroit. Martial était brisé de fatigue. Ce fut avec une véritable satisfaction qu’il se reposa sur la terre couverte d’un gazon pelé parsemé de ces soucis jaunes que les Indiens appellent la « Fleur des morts ». Pendant ce temps, Chanito allumait un feu de broussailles et faisait rôtir son iguane dont il avait farci l’intérieur avec les feuilles aromatiques du ravensara.

Malgré ses préjugés européens, Martial sentit ses narines agréablement chatouillées par le fumet de cet étrange rôti et sur les instances de son guide, il consentit à en goûter et fut obligé de reconnaître que la chair blanche du lézard était d’un goût délicieux, qui rappelait à la fois la sole et les cuisses de grenouille.

Après le repas, Martial tomba presque aussitôt dans un sommeil accablant, qui se prolongea sans interruption jusqu’au matin. Quand il ouvrit les yeux, Chanito avait déjà sellé les mules et préparé le café.

– Je vous ai réveillé de bonne heure, expliqua-t-il, car il est préférable de marcher avant que le soleil soit encore sur l’horizon. Vous pourrez vous reposer pendant la grosse chaleur du jour.

– Sommes-nous loin de la Vallée du Désespoir ? demanda le jeune homme.

– Vous avez encore à faire à peu près une journée et demie de marche, mais c’est aujourd’hui que je vous quitterai.

– Alors, tu es bien décidé à ne pas m’accompagner ?

– Cela n’a-t-il pas été convenu entre nous ? répondit gravement l’Indien. Je n’entrerais pas dans la Vallée du Désespoir, quand vous me donneriez une de ces mules chargées de poudre d’or.

Il accompagna ses paroles d’un grand signe de croix, car il était persuadé que le seul fait de prononcer le nom de la redoutable Vallée lui porterait malheur.

– Tu es donc bien sûr que je ne reviendrai pas ? demanda Martial, impressionné malgré lui par la frayeur que montrait Chanito, ordinairement si brave.

Le métis garda le silence en hochant tristement la tête.

– Mais enfin, reprit Martial avec impatience, que penses-tu que deviennent ceux qui ont ainsi disparu ?

– Je ne sais pas, mais de tout temps, cet endroit a eu une sinistre réputation, les Indiens eux-mêmes l’ont toujours évité, et il arrivait très souvent malheur à ceux qui y campaient, ne fût-ce qu’une seule nuit.

– C’est absurde !

Mais, malgré les questions les plus pressantes, Martial ne put tirer de Chanito aucun renseignement précis.

On se remit en chemin, les mules qui avaient brouté l’herbe et les buissons couverts d’une rosée abondante marchaient plus allègrement.

L’aspect du paysage s’était modifié. Le terrain, s’élevant par une pente insensible, aboutissait à un plateau couvert d’une véritable forêt de cactus de toutes les formes et de toutes les couleurs, dont les épines acérées rendaient, en quelques endroits, la marche presque impossible.

À côté des figuiers de Barbarie, chargés de centaines de petits fruits violets, s’élevaient de gigantesques cierges, parés de fleurettes jaunes, des cactus organos dont les tubes vert bronze aux épines aiguës s’érigent parallèlement les uns aux autres comme les tuyaux d’un orgue ; certaines espèces rampantes entortillaient leurs innombrables tiges et faisaient songer aux nids de vipères. Enfin, c’était le viznaga, étrange végétal, d’un aspect véritablement fantastique.

Qu’on se figure une gigantesque citrouille, de quatre à cinq mètres de circonférence, armée de milliers d’épines roses et transparentes.

À plusieurs reprises, Chanito dut mettre pied à terre, et se frayer un passage à coup de machete.

On marcha ainsi pendant presque toute la matinée, au milieu de ces végétations hostiles qui eussent fait la joie d’un horticulteur d’Europe.

Chanito arrêtait de temps en temps sa monture, et consultait le vent et le soleil, en homme qui depuis son enfance connaît l’art de s’orienter dans le désert.

Enfin, il obliqua brusquement vers la droite, et au bout de dix minutes, atteignit un sentier qui aboutissait au fond d’une ravine. Martial le suivit.

Les cactus avaient disparu et dans le creux du sentier poussaient des mimosas et des fougères géantes.

– Où me conduis-tu ? demanda Martial.

– Je connais l’endroit. Il y a de l’eau et des arbres et vous y serez très bien pour déjeuner et pour faire la sieste. Il ajouta en poussant un soupir : C’est là que nous devons nous séparer !…

Ils avaient atteint le fond du ravin où un mince filet d’eau tombé du rocher allait se perdre un peu plus loin dans les sables. Mais, dans ce creux abrité du vent, ce peu d’humidité avait suffi à faire pousser toute une végétation luxuriante. Des saules, de beaux lauriers, des lataniers, variété de palmier dont les feuilles gracieusement épanouies en forme d’éventail servent à tresser des corbeilles et des chapeaux, enfin un avocatier chargé de fruits d’un vert tendre, de la forme d’une grosse poire et dont la saveur un peu fade est appréciée des Indiens.

Les mules qui avaient flairé le voisinage de l’eau poussaient de joyeux hennissements. Elles se jetèrent avidement sur l’herbe drue qui tapissait les bords de la petite source, sans même attendre d’être débarrassées de leur charge.

Chanito, comme de coutume, alluma du feu, ouvrit une boîte de conserve, fit cuire dans la poêle quelques minces galettes de maïs, mais Martial observa qu’une profonde tristesse se peignait dans les regards de son guide. Évidemment, il en coûtait beaucoup à l’honnête Indien de se séparer de lui.

Bien que presque confortable, surtout pour un repas pris en plein désert, le déjeuner fut mélancolique.

À la fin Martial offrit au métis un grand gobelet rempli d’eau-de-vie de canne.

Chanito qui, comme tous ceux de sa race, avait pour l’alcool une invincible passion, dégusta le breuvage en connaisseur. Il laissa même, sans faire la moindre résistance, Martial remplir une seconde fois son gobelet.

– Le moment est venu de nous séparer, dit-il enfin.

– Mais il est bien entendu, répondit le jeune homme, que dans huit jours tu viendras m’attendre à cette même place pour que nous retournions ensemble à Mexico.

Le métis fit un signe de tête affirmatif, mais sa physionomie exprimait si clairement la conviction qu’il avait de ne plus jamais revoir Martial que celui-ci en fut tout à la fois touché et irrité.

– Tu es assommant avec ta mine d’enterrement ! s’écria-t-il, tu me prends sur les nerfs ! Eh bien, sois persuadé d’une chose : c’est que tu me retrouveras sain et sauf ; apprends que dans la Grande Guerre, je suis revenu d’endroits mille fois plus dangereux à traverser que la Vallée du Désespoir.

– Je le souhaite de tout mon cœur, répondit gravement Chanito, car vous avez été très bon pour moi, mais malheureusement… ah ! pourquoi n’avez-vous pas voulu écouter mes conseils ?

Le jeune homme haussa les épaules.

– C’est bon, fit-il, ne parlons plus de cela… Il fait encore trop chaud pour se mettre en route, nous allons faire une petite sieste, après quoi, nous partirons.

Martial s’étendit à l’ombre d’un grand laurier, et ne tarda pas à s’endormir.

Quand il se réveilla, les deux mules étaient déjà sellées et chargées par les soins du métis et tous les préparatifs de départ étaient terminés.

Ainsi que nous l’avons vu, Martial était pourvu d’une carte de la région, il possédait aussi une boussole de poche, et, ainsi pourvu, il ne lui était pas possible de s’égarer. Cependant, Chanito lui fit remarquer que les cartes de cette contrée presque inexplorée fourmillaient d’erreurs et d’inexactitudes et il tint à lui faire toutes sortes de recommandations, fruit de sa parfaite connaissance du pays. Il lui enseigna la manière de reconnaître, d’après la nature des arbres, le voisinage d’une source. Il lui indiqua les fruits sauvages et les racines dont il pourrait faire sa nourriture en cas de besoin.

Martial, plus ému qu’il ne voulait le paraître du dévouement que lui témoignait le brave Indien, lui remit une dizaine de piastres de plus qu’il ne lui en était dû d’après leurs conventions. Enfin, il lui fit cadeau d’une bouteille de son alcool, d’un couteau à plusieurs lames et d’un petit miroir, objets qui avaient excité au plus haut point sa convoitise.

– Il faut que je vous fasse aussi un présent, dit Chanito, en tirant de dessous sa veste de cuir une petite figurine d’argile rouge, qu’il portait suspendue au cou, par une cordelette de fil d’aloès.

« Tant que vous garderez ceci, déclara-t-il avec conviction, les mauvais esprits ne pourront rien contre vous. »

– Je te remercie, répondit Martial, très touché de l’amitié que lui témoignait son guide, mais si tu me donnes ton amulette, tu ne seras plus défendu contre les esprits ?

Chanito repartit avec l’adorable naïveté qui le caractérisait :

– Ils ne sauront pas que je vous l’ai donnée, il y a trente ans que je la porte. Elle me vient de mon arrière-grand-père qui était un cacique puissant. Si vous revenez sain et sauf, vous me la rendrez, car c’est une chose très précieuse.

Le pauvre métis faisait certainement un grand sacrifice en se séparant de la figurine de terre cuite. Martial essaya vainement de refuser son offre généreuse, il lui fallut accepter. L’amulette, qu’il venait de se passer autour du cou, représentait un homme à tête de crocodile accroupi dans une posture bizarre, et qui devait sans doute figurer une des divinités des anciens Aztèques.

On remonta par le sentier jusqu’au plateau des cactus, et c’est là qu’après un dernier adieu, et une dernière poignée de main, eut lieu la séparation, Chanito se dirigea vers le sud, tandis que Martial poursuivait sa route vers le nord.

Il se trouvait maintenant seul en plein désert, abandonné à ses propres ressources.

CHAPITRE IV – LE NO MAN’S LAND

Tous ceux qui, comme Martial, ont eu la chance de revenir indemnes des héroïques tueries de la Grande Guerre, en ont conservé une bravoure et une audace qu’il est difficile de mettre en défaut. Au bout d’une heure de marche, notre héros ne pensait presque plus à Chanito, qu’il n’avait pourtant quitté qu’avec un véritable chagrin. Son imagination se perdait en suppositions plus fantastiques les unes que les autres sur cette mystérieuse Vallée qui avait été sans doute le tombeau de l’ingénieur Wilcox.

En y réfléchissant, ce qui le surprenait plus que tout le reste, c’est l’étrange mutisme auquel il s’était heurté chaque fois qu’il avait voulu obtenir un renseignement précis. On eût dit que, sans s’être donné le mot, ceux auxquels il s’était adressé, avaient ourdi contre lui une véritable conspiration du silence.

« Peut-être, après tout, songea-t-il, ne trouverai-je là rien d’extraordinaire ; d’ailleurs, je touche au but, demain, au plus tard, je serai fixé. »

Tout en s’abandonnant à ses rêveries, il avait continué à cheminer lentement sur l’immense plateau où les cactus, maintenant, devenaient plus rares, cédaient la place à des blocs de rocher, à des bancs de galets, puis à des monticules de sable qui, chauffés à blanc, reflétaient cruellement les rayons ardents du soleil. La chaleur était si grande que des couches d’air surchauffé semblaient miroiter au fond de l’horizon.

Les mules, sur ce sol brûlant, qui cédait parfois sous leurs pas, et qui ressemblait à des cendres à peine refroidies, souffraient terriblement ; elles ahanaient, baissaient la tête, l’oreille tombante, l’œil morne, et Martial était souvent obligé de les prendre par la bride, pour les aider à franchir les passages difficiles.

La nuit les surprit au milieu de cette ingrate région. Martial commençait à ressentir ce serrement de cœur, cette indicible et secrète angoisse que connaissent bien tous ceux qui, pour la première fois, se sont trouvés seuls en plein désert.

Le soleil qui, dans ces régions, n’offre pas les longs et splendides couchants de nos pays tempérés, disparut en quelques minutes. Ce fut la nuit, brusquement fraîche, presque froide, faisant ruisseler sur les pierres surchauffées les gouttes d’une rosée abondante comme une pluie. Dans le silence écrasant, Martial n’entendait que la plainte monotone du Pacifique lointain et les cris funèbres de quelques aigles et de quelques vautours qui regagnaient les cimes de la Sierra. Tout brave qu’il fût, il frissonna.

– Pourquoi cet imbécile de Chanito n’a-t-il pas voulu m’accompagner ? grommela-t-il avec mauvaise humeur. Pourquoi aussi n’ai-je pas accepté la proposition de Fontenac ?

Il se sentait découragé, perdu dans l’immensité, écrasé par ce silence, d’où semblaient monter mille voix assourdies et insinuantes.

Martial n’était pas homme à rester longtemps sous le coup de cette déprimante impression.

« Allons ! se dit-il, je ne suis pourtant pas une poule mouillée !… Il s’agit maintenant de camper tant bien que mal et de dormir une bonne nuit, pour être demain tout à fait d’aplomb. »

Il déchargea les mules, déposa son bagage dans l’abri formé par deux roches, il alla cueillir assez loin de son point de départ de juteuses raquettes de cactus dont les bêtes de somme sont très friandes. Puis il songea à lui-même mais Chanito n’était plus là pour lui allumer du feu, donner à son repas un semblant de confortable. Il ouvrit une boîte de corned-beef et but quelques gorgées d’une outre encore à demi pleine, mais l’eau, puisée pourtant quelques heures auparavant à la source du ravin, était tiède et gardait un affreux relent de cuir : il trouva au corned-beef un goût atroce, et il ne put s’empêcher de se remémorer l’anecdote racontée par l’auteur des Empoisonneurs de Chicago : Le nègre tombé dans l’appareil de broyage de viandes et transformé lui-même en conserve, la dame anglaise retrouvant un ongle du pauvre diable dans un pâté et restant évanouie, tout le scandale qu’avait fait cette effroyable histoire, montrant sous son vrai jour l’abominable avidité de certains spéculateurs américains.

Il rejeta avec dégoût ce qui restait dans la boîte de conserve, se roula dans son manteau et s’endormit.

Comme chaque soir, brisé par les fatigues d’un climat auquel il n’était pas accoutumé, il ne fit qu’un somme. La fraîcheur de la rosée matinale le réveilla.

Il s’étira en bâillant, jeta autour de lui le regard vague et lourd de l’homme brusquement arraché à ses rêves et à son repos, mais tout à coup, il eut un cri de frayeur et de surprise : ses deux mules et tout son bagage avaient disparu. Il n’en restait d’autre trace qu’un petit tas de raquettes épineuses à demi rongées.

Martial fut d’abord plus surpris qu’effrayé. Qu’on eût pu le suivre à la piste dans ce désert inhospitalier, voilà ce qu’il ne s’expliquait pas. Il ne lui venait pas non plus à la pensée que Chanito eût été capable de le trahir. La façon dont il avait été dépouillé demeurait pour lui inexplicable.

Il frémit en songeant que rien n’eût été plus facile à ceux qui l’avaient volé que de l’assassiner pendant son sommeil, et il ne comprenait pas pour quelle raison il avait été épargné.

– J’ai quand même de la chance, murmura-t-il, c’est un miracle que je n’aie pas été tué.

Puis, il se demanda avec une certaine anxiété si ce vol dont il venait d’être victime n’était pas une première offensive des fantastiques habitants de la Vallée du Désespoir.

« C’est un avertissement très clair, songea-t-il, on veut sans doute me faire entendre que je ne dois pas aller plus loin… »

À un moment donné, il faillit s’y résoudre : il reviendrait jusqu’à l’endroit où il avait laissé Fontenac, et cette fois, prierait celui-ci de l’accompagner. Il était très perplexe. Puis, il réfléchit qu’il touchait au but de son voyage, et qu’il perdrait un temps précieux en allant à la recherche du prospecteur. Enfin, la vanité s’en mêla. Il eût été vexé d’avoir recours à l’ami dont il avait dédaigné l’offre généreuse.

« Tant pis ! conclut-il, je suis presque arrivé à destination, j’irai jusqu’au bout ! Voyons maintenant ce qui me reste. Ce n’est hélas ! pas grand-chose… »

Il était encore en possession d’un browning, d’une provision de cartouches, d’un couteau solide et d’un peu de tabac. Il trouva aussi la boîte de poudre d’or que Fontenac lui avait donnée, mais il l’eût volontiers cédée pour une outre remplie d’eau ou pour quelques boîtes de conserves.

La perte qui lui fut le plus sensible fut celle de sa boussole qu’il avait serrée la veille dans le petit nécessaire qui contenait ses objets de toilette et qui avait disparu avec le reste du bagage.

En furetant sur le sol, il trouva encore un flacon de chloroforme. Ce flacon faisait partie d’une boîte de pharmacie assez complète, qu’il avait achetée à Mexico et qui avait, elle aussi, disparu. Le pharmacien qui la lui avait vendue, trompé par sa qualité d’explorateur, lui avait même recommandé l’emploi du puissant anesthésique pour la capture de certains gros insectes.

Martial supposa que ses voleurs avaient par curiosité ouvert la pharmacie et dans leur précipitation en avaient laissé tomber la fiole qu’il venait de ramasser, à demi enfoncée dans le sable. Il la mit dans sa poche sans trop savoir à quoi elle pourrait lui servir.

De nouvelles hésitations l’assaillirent, il se demanda s’il ne serait pas plus sage de sa part de revenir sur ses pas, mais Chanito lui avait indiqué si clairement la route à suivre, en prenant pour point de repère deux pics que leur forme bizarre ne permettait pas de confondre avec les autres, qu’il lui parut impossible de s’égarer.

« Sans boussole, réfléchit-il, il me serait plus difficile de retrouver Fontenac, que d’atteindre la vallée dont je ne suis plus éloigné que de quelques milles. »

Ce dernier argument l’emporta. Martial se mit courageusement en route, bien qu’il fût loin d’avoir, l’entrain dont il était animé deux jours auparavant.

Après avoir repéré les deux pics de la Sierra qui devaient l’empêcher de s’écarter de la bonne voie, il commença à marcher d’un bon pas en se promettant de prendre du repos dès que la chaleur viendrait à l’incommoder.

Pendant une heure, tout alla bien, quoique le terrain très accidenté, semé d’énormes blocs qu’il lui fallait, contourner, l’obligeât à des zigzags continuels, mais au bout de ce temps, les premières atteintes de la faim et de la soif se firent sentir. Il s’efforça de réagir, mais à mesure qu’il avançait, ses souffrances augmentaient. Son estomac criait famine, et il éprouvait dans l’arrière-gorge une sensation de sécheresse brûlante, enfin son cœur battait à grands coups et de sourds bourdonnements faisaient retentir à ses oreilles comme un bruit lointain de cloches.

Il tint bon encore une heure, mais en dépit du feutre, à larges bords dont il était coiffé, le soleil le brûlait de ses rayons presque verticaux et il était à bout de souffle. Il comprit qu’il ne pourrait aller plus loin.

Il fit halte près d’un maigre cactus, le premier qu’il eut aperçu depuis le matin. Avec la patience dont il avait vu Chanito faire preuve en pareille circonstance, il se mit à débarrasser avec son couteau les petites figues violettes de leurs piquants, plus fins que les plus fines aiguilles.

Si peu réconfortante que fût cette nourriture, elle lui fit le plus grand bien, il mangea tous les fruits dont était chargée la plante épineuse, même ceux qui étaient encore verts et à peine noués. S’il n’était pas restauré, du moins il était désaltéré.

Pourtant, il ne pouvait songer à se remettre en route avant que la grosse chaleur fût tombée. Il s’étendit à l’ombre d’un monticule de sable et fit la sieste.

Il rêva qu’on lui faisait griller les pieds sur des charbons ardents ; des formes imprécises qui n’avaient pas de visage se penchaient vers lui avec des gestes cruels et parlaient d’une voix très basse dans un langage qu’il ne comprenait pas. Il se réveilla en portant la main à ses yeux où il ressentait un douloureux picotement : pendant son sommeil, le soleil s’était déplacé et ses rayons le frappaient directement.

C’était là l’explication du cauchemar qu’il venait d’avoir, il était baigné de sueur. Il se releva en chancelant, étourdi comme un homme ivre. Il fit quelques pas. Il avait l’impression que les monticules de sable, les rocs couleur de sang, et dans le lointain, les pics bleuâtres de la Sierra dansaient autour de lui.

– Ce ne sera rien ! dit-il tout haut.

Il dut se rasseoir quelques minutes à l’ombre d’un autre rocher. Il tremblait d’avoir attrapé une insolation, qui sous ce climat eût été mortelle, et il comprenait alors l’avertissement que lui avait donné son ami de Fontenac, en lui prédisant les souffrances qui l’attendaient quand il serait pour de vrai entré dans le désert, dans le réel No man’s land.

« Si seulement Chanito était là, se disait-il, lui qui veillait sur moi pendant mon sommeil, qui, silencieusement et sans se faire valoir, aplanissait pour moi toutes les difficultés, m’évitait toutes les souffrances que je dois endurer dans ce désert… »

Et il ne put s’empêcher de réfléchir que si le métis si brave et si dévoué avait refusé de l’accompagner dans la Vallée du Désespoir, c’est que, véritablement, il fallait qu’il y eût là d’extraordinaires dangers à courir, et il se souvenait d’une phrase de Chanito :

– Quel est l’homme qui peut se vanter de connaître tous les mystères de la Sierra ?

Martial n’était pas de ceux qui s’abandonnent longtemps au découragement. Il fit effort pour lutter contre cette espèce d’horreur sacrée que lui inspirait la solitude.

– Est-ce que je vais devenir poltron ? murmura-t-il en s’efforçant de sourire. J’en ai vu bien d’autres pourtant, pendant la Grande Guerre… Quand j’ai promis à Rosy de me rendre dans la Vallée du Désespoir, pour savoir ce qu’était devenu son père, je savais pourtant bien que ce ne serait pas une promenade précisément agréable. Allons en route !

Martial se releva, complètement guéri de sa faiblesse passagère. Il s’orienta et se remit en chemin, bien décidé à faire preuve du plus grand sang-froid et à ne s’étonner de rien. Il avançait avec une lenteur voulue. Chaque fois qu’il rencontrait un cactus, il en cueillait les figues et en remplissait une de ses poches en prévision du repas du soir. Il était attentif à tout, et il espérait que le hasard lui ferait rencontrer un de ces lézards iguanes qui ressemblent à des bêtes de l’Apocalypse, mais dont la chair est si délectable.

Il ne rencontra rien. Au contraire, la région, à mesure qu’il marchait, paraissait plus désolée et plus ingrate, les cactus eux-mêmes avaient disparu, il n’apercevait plus un seul serpent rouge, c’était à travers un désert de pierres et de sable qu’il cheminait péniblement.

Il songea à ces paysages de rêve qu’ont décrits les poètes et les fumeurs d’opium et où il n’existe ni eau, ni plantes, ni bêtes. C’était une de ces perspectives comme il n’en avait vu que dans les albums de photographies astronomiques où se déploient les montagnes et les ravines désolées de la Lune, la planète sans vie et sans atmosphère.

Il lui semblait que ses amis, sa fiancée, les villes où il y avait des hommes étaient à une distance incommensurable de lui, à des dizaines de siècles en arrière, peut-être.

Peu à peu son cœur se serrait sous le coup d’une angoisse inconnue. Ce n’était pas de la peur, ce n’était pas de la frayeur. Il savait qu’il n’avait à craindre ni les bêtes féroces, ni les bandits, que même, peut-être, quitte à revenir sur ses pas, il ne mourrait pas de faim ; mais il croyait deviner que, dans ce silence désolé, des forces muettes et terribles l’entouraient et qu’il était entre les mains de ces puissances inconnues.

En proie à ces pensées obsédantes, Martial ne s’était pas aperçu que le chemin qu’il suivait allait continuellement en pente. C’était comme un immense plateau, qui finissait par se diviser en cent ravines qui dévalaient en une cavalcade de galets et de pierrailles vers la base de la Cordillère.

À un moment donné, Martial leva les yeux pour vérifier la situation des deux pics qui lui servaient de jalons. Il ne les aperçut plus. Il s’était trop rapproché du pied de la montagne, il avait négligé certaines recommandations de Chanito, et maintenant, il ne savait plus où il se trouvait.

Il était perdu dans le désert, et il comprenait que c’était là une chose terrible.

Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de revenir sur ses pas, mais une voix intérieure lui criait qu’il était trop tard. C’était la veille qu’il eût fallu prendre cette décision, se mettre à la recherche de Fontenac, quitte à perdre plusieurs jours pour le retrouver. Il essaya pourtant de voir s’il ne pourrait pas regagner le petit vallon ombragé de beaux arbres où il s’était séparé de Chanito. Malheureusement, sur le sol pierreux qu’il avait parcouru depuis plusieurs heures, ses pas n’avaient pas laissé la moindre trace, les rocs et les monceaux de pierres, les bancs de galets granitiques se ressemblaient tous. Retrouver le chemin qu’il avait suivi, il lui eût été aussi facile d’essayer de suivre la piste des grands vautours blancs qui passaient à des hauteurs inaccessibles.

Machinalement, il appuya un instant sa main sur un bloc de porphyre. Il la retira vivement, la pierre était brûlante. La chaleur du soleil, réverbérée par la surface miroitante des rocs, montait à ses narines en bouffées suffocantes.

Il sentait littéralement l’odeur du granit, comme les ouvriers fondeurs discernent, au seul flair, l’arôme rêche du fer, amer du cuivre, douceâtre de l’aluminium et de l’argent, et le noble parfum de l’or.

Il ne savait plus depuis combien de temps il marchait, et il se demandait ce qu’il deviendrait quand la nuit viendrait à tomber. Puis, il commençait à éprouver de la fatigue.

Déjà, comme tous ceux qui habitent les solitudes, il éprouvait le besoin de penser tout haut, comme s’il se fût adressé à des interlocuteurs invisibles.

– Du courage, dit-il, ce n’est pas le moment de se laisser aller, je vais manger la poignée de figues que j’ai dans ma poche et me remettre en route.

Le bruit de ses paroles que répercutaient des échos très lointains l’épouvanta. Il lui sembla que des voix ironiques se moquaient de son malheur. Mais il réagit promptement. Il se souvint de certains épisodes de la guerre où, dans la rafale des obus, sa vie avait été mille fois plus exposée qu’elle ne l’était en ce moment. Il s’efforça de réfléchir avec calme.

Avec beaucoup de patience, il décortiqua ses figues, les mangea et repartit dans la direction qu’il supposait la bonne.

La région où il continuait de « progresser » devenait horriblement tourmentée. À certains endroits, il lui fallait descendre au bas de véritables falaises, qu’un ravin séparait d’autres falaises aussi escarpées qu’il lui fallait gravir ou contourner. Il était mouillé de sueur des pieds à la tête.

Tout à coup, il se trouva sur un sentier qui paraissait très praticable, et avec un bonheur inouï, il découvrit sur le sable rouge les traces qu’y avaient laissées des fers de chevaux ou de mulets.

« Allons, se dit-il, voilà qui est bon ! ce sentier conduit bien quelque part… J’ai bien fait de ne pas perdre courage, je serais mort de soif et de faim au milieu de ces cailloux qu’on dirait chauffés à blanc. »

Cette fois, il continua son chemin presque gaiement. Il n’était plus l’homme désespéré et perdu dans le désert ; grâce à ce sentier providentiel, il était redevenu le voyageur qui s’est quelque peu détourné de son chemin, mais qui le retrouvera facilement.

Plein de confiance, il marcha ainsi pendant un quart d’heure, et, tout à coup, il se trouva en présence d’un squelette dont les ossements d’un blanc d’ivoire avaient été admirablement nettoyés par les vautours.

Il s’arrêta pour réfléchir. Il se pencha vers le squelette dont les dents restées intactes semblaient grimacer un sourire et il constata que le crâne était troué de deux balles. De vêtements il n’y avait pas trace.

Quelque pauvre diable assassiné par les bandits, se prit-il à dire.

Il demeura pensif, en face de cette lamentable dépouille qui avait dû appartenir à un homme jeune et énergique. Il hésitait. Littéralement, ce squelette lui barrait le passage.

Il demeura ainsi cinq longues minutes, mais elles ne s’étaient pas écoulées qu’il s’aperçut que le soleil déclinait brusquement.

Quelques minutes encore, et ce fut la nuit complète, la nuit tout à coup glaciale après les torrides ardeurs du jour.

Martial frissonna.

Ce squelette ne lui était-il pas un avertissement de ne pas aller plus avant ? Il avait été profondément impressionné, il n’était plus maître de son système nerveux, surexcité par toutes les péripéties qui s’étaient succédé pendant ces dernières journées. Il devenait superstitieux, sans vouloir se l’avouer à lui-même.

« Je ne continuerai pas dans cette direction, décida-t-il, le bon sens le plus vulgaire m’indique que s’il y a des habitations c’est en remontant le sentier que je les trouverai et non pas autrement. »

Ce dont il ne voulait pas convenir en lui-même c’est qu’il éprouvait une répugnance invincible à franchir cette carcasse blanchie jetée en travers de sa route.

« Et pourtant, s’avouait-il, quelque chose me dit que c’est ce sentier seul qui peut me conduire à la Vallée du Désespoir. »

Il rebroussa chemin et se mit à marcher à grands pas sans oser regarder derrière lui. Des étoiles étincelantes dans un ciel admirablement pur, il tombait une lumière très douce. Il faisait aussi clair que par une matinée d’hiver sous le pâle soleil du Nord.

Martial avait maintenant ses vêtements tout trempés de rosée et il respirait avec bonheur cette fraîche atmosphère sans même s’apercevoir que ses mains étaient brûlantes et qu’il tremblait de fièvre.

Il marcha silencieusement pendant une demi-heure ; et il n’osait toujours pas se retourner ; il lui semblait que s’il l’eût fait, il eût trouvé à quelques pas en arrière le squelette d’une blancheur d’ivoire de l’homme assassiné.

Mais bientôt d’autres préoccupations d’une nature plus précise le délivrèrent de cette obsession, qu’il attribuait à la faiblesse de ses nerfs.

Le sentier qu’il suivait aboutit brusquement à un plateau rocheux où il se perdit sans que Martial pût en retrouver la moindre trace. Le sol était comme dallé de larges plaques de schiste sur lesquelles des caravanes entières auraient pu passer sans laisser le moindre vestige.

Martial, que le désespoir commençait à gagner, se remit à errer à l’aventure, examinant tantôt les pics bleus de la Sierra, qui semblaient reculer indéfiniment devant lui, tantôt les blocs de rochers qui, plus près des aspects fantomatiques, affectaient des silhouettes de spectres goguenards.

– Allons, murmurait-il de temps en temps, un peu de courage… C’est le moment d’avoir du cran.

Dès lors, il avança au hasard, la tête perdue, les pieds endoloris par la longue marche qu’il venait de fournir, les reins cassés.

Il mourait d’envie de se jeter au pied d’un roc et de dormir, mais une sorte de fièvre, mêlée de peur aussi, le tenait debout et le forçait à aller de l’avant.

Le bruit de ses pas résonnait dans le grand silence que troublait seul le vagissement lointain du Pacifique ou le cri funèbre d’un oiseau de nuit.

Cette plaine aride qu’il traversait semblait se prolonger à l’infini, avec ses blocs aux formes confuses dont la foule semblait le suivre et le précéder et qui étaient comme des moines en prières, comme des morts drapés de leur linceul ou comme de gigantesques et fantastiques animaux.

Il allait céder à la fatigue et au découragement, lorsque tout à coup, très bas sur l’horizon, une petite tache de lumière apparut, d’une lumière rougeâtre et terne, qui ne ressemblait en rien à l’éclatante splendeur des étoiles.

Il ne put s’empêcher de se comparer au héros du conte qui avait bercé son enfance, au Petit Poucet, lorsqu’il découvre la demeure de l’ogre.

« Ce n’est sans doute pas un ogre, songea-t-il, qui a établi son repaire dans cette solitude, c’est, plus que probablement, d’affreux bandits dans le genre de ce Bernardillo que mon fidèle Chanito a si magistralement abattu… N’importe, tout vaut mieux que d’errer comme je le fais depuis plus d’une journée. »

Et courageusement, il se remit en chemin vers cette mystérieuse petite lueur sans se dire qu’il allait peut-être au-devant de périls nouveaux et plus redoutables.

CHAPITRE V – L’HACIENDA

À mesure que Martial marchait dans la direction de la petite lumière qui tremblotait au bas de l’horizon, la route lui devenait plus facile. Le terrain continuait à descendre et il comprit qu’il était sans nul doute à l’entrée d’une de ces vallées fertiles qui s’abritent comme des nids verdoyants entre les contreforts escarpés de la montagne. S’il avait obliqué un peu plus vers la gauche, dans la longue marche qu’il venait de faire, il se fût certainement évité les tortures de la faim et de la soif qu’il avait endurées.

Dans un suprême sursaut d’énergie, il marcha deux heures les regards toujours fixés vers cette chétive petite lumière d’où il attendait le salut.

Le terrain pierreux avait tout à coup fait place à une herbe rare et maigre où poussaient çà et là quelques arbustes, et dans le lointain, Martial crut entendre le mugissement des bœufs et le hennissement des chevaux.

« Je ne suis certainement pas loin d’une hacienda », songea-t-il, avec un frémissement de joie.

Et pour un moment, il ne sentit plus la douleur que lui causaient ses pieds meurtris et ses reins endoloris.

L’herbe se faisait plus épaisse, quelques arbres apparaissaient, mais la petite lueur qui servait à Martial d’étoile polaire ne semblait guère plus proche qu’au moment où deux heures auparavant il l’avait aperçue pour la première fois.

Tout à coup elle s’éteignit.

Notre aventurier eut un moment de désespoir. Cette malchance l’accablait. Il était tellement découragé qu’il se jeta dans l’herbe mouillée de rosée et y demeura étendu, décidé à dormir là, sans tenter aucun autre effort.

L’excitation nerveuse qui l’avait fait, jusque-là, marcher avec courage, était tombée en même temps que l’espoir de trouver bientôt un peu de nourriture et un endroit où se reposer. Il était aussi courbaturé dans toute sa personne que s’il eût été moulu de coups de bâton, ses yeux se fermaient malgré lui. Il se laissait aller, il renonçait à lutter.

Déjà il s’endormait, vaincu, quand le mugissement lointain qu’il avait déjà entendu une première fois parvint à lui, dans le silence de la nuit claire, et il vit là comme une sorte d’avertissement providentiel.

Il se releva en faisant appel à toute son énergie et passant la main sur les touffes d’herbe dont l’eau ruisselait comme après une pluie, il s’humecta le front et les tempes de cette rosée glaciale.

– Je suis stupide, murmura-t-il, en dormant dans cette herbe mouillée, je vais attraper les fièvres, alors qu’il y a une hacienda à deux pas d’ici. Allons ! en route, il faut vaincre ou mourir !

Il se releva en boitant et sous la radieuse clarté de la lune qui rendait les moindres objets aussi visibles qu’en plein jour, il étudia le terrain. Puisqu’il y avait des bestiaux, ils avaient dû venir paître cette herbe épaisse et ils devaient avoir laissé des traces. En les suivant, il ne manquerait pas d’arriver à l’hacienda. Ce raisonnement se trouva juste. Il atteignit un endroit où le sol était piétiné, et il n’eut plus qu’à suivre l’empreinte des sabots, pour se trouver en face d’une haute palissade derrière laquelle il apercevait quelques bâtiments d’aspect misérable et qui lui parurent construits de boue desséchée, avec une toiture en feuilles de palmier.

– Enfin, tout de même… J’y suis, murmura-t-il avec un soupir de soulagement.

Il fit le tour de la palissade pour trouver une entrée, mais déjà des chiens aboyaient. En même temps, des lumières allaient et venaient dans l’intérieur. Il était arrivé à une barrière à claire-voie faite de solides poutrelles, il essaya de l’ouvrir, mais elle était maintenue intérieurement par de grosses barres de bois, et il entendit de l’autre côté le craquement sec d’une carabine qu’on arme.

– Au large ! cria une voix, en mauvais espagnol, nous n’ouvrons à personne pendant la nuit.

C’est alors que Martial se ressouvint des conseils de Chanito.

– Je suis seul et sans armes ! s’écria-t-il d’une voix forte. Je meurs de sommeil et de faim et si je vous demande l’hospitalité, je suis en mesure de la payer convenablement.

Avec la rapidité de pensée que donnent quelquefois les situations désespérées, Martial s’était dit que si on mettait tant de difficultés pour lui ouvrir, c’est qu’il était tombé chez d’honnêtes gens. Dans un repaire de bandits, on l’eût tout de suite laissé entrer pour le dépouiller plus aisément.

– Attends un instant, reprit une voix.

Il y eut des chuchotements, comme le bruit d’une discussion à voix basse de l’autre côté de la barrière. Les habitants de l’hacienda se consultaient.

Dix minutes s’écoulèrent. Martial commençait à s’impatienter, à trouver que ces préliminaires traînaient en longueur.

Enfin, une face basanée apparut à travers le grillage. C’était celle d’un Indien au teint cuivré, dont les cheveux d’un noir bleuâtre, aussi rêches et aussi durs que des crins de cheval, étaient tressés en petites nattes, qui s’échappaient de dessous un feutre à larges bords en pain de sucre, orné d’une profusion de vieux galons dorés.

L’homme jeta sur Martial un regard perçant, puis à la grande surprise du jeune homme, il lui dit tout à coup :

– Montre ce que tu as là, attaché autour du cou.

Martial se rapprocha et mit en pleine lumière l’amulette représentant un dieu à tête de crocodile, que lui avait prêtée Chanito. Aussitôt, les manières de cet hôte peu accueillant se modifièrent du tout au tout. Ce fut d’une voix presque aimable qu’il reprit :

– Tu es seul ? Tu n’as pas de mauvaises intentions.

– Je ne veux que dormir et manger, répliqua Martial avec énergie.

Et utilisant une formule qu’il tenait de Chanito :

– Oui ou non, suis-je ton hôte ?

– Tu es mon hôte, répondit l’Indien après une minute de réflexion.

Tous les voyageurs ont remarqué que les Indiens, à quelque race qu’ils appartiennent, ne prennent jamais une décision à la légère, ils mettront parfois un quart d’heure à se résoudre à une chose toute simple, mais une fois leur résolution prise, ils vont jusqu’au bout, sans que rien puisse les faire changer d’avis.

La barrière s’était ouverte et sitôt que Martial l’eut franchie, elle fut presque simultanément barricadée de nouveau. À la lueur d’une torche de bois résineux, il aperçut une cour intérieure d’aspect sale et misérable, encombrée de tas d’ordures. Il se trouvait entouré de plusieurs Indiens tous vêtus à peu près de la même façon, d’une longue blouse de coton, nouée à la ceinture et d’un caleçon qui leur venait à peine aux genoux. Ils avaient pour coiffure de vieux feutres ou des chapeaux en fibre de palmier.

À l’attention avec laquelle ils le dévisageaient, le jeune homme comprit que son arrivée dans cette pauvre ferme du désert était, pour ses habitants, un grand événement. Tous le regardaient avec une singulière curiosité et deux jeunes filles de treize à quatorze ans apparurent à la porte de l’hacienda et contemplèrent l’étranger avec un effarement plein d’admiration.

Martial commençait à se rassurer. Évidemment, il n’était pas tombé dans un repaire de bandits. Il avait la chance, en ce pays du Mexique où abondent les communistes, où les bolcheviks se livrent à une propagande intense, d’avoir rencontré une famille d’Indiens isolée du reste du monde et en retard de quelque deux cents ans sur les idées courantes.

Tout de suite, il fut fixé, en apercevant dans la pièce basse où il pénétra une madone au teint cuivré, dont le cou était entouré de colliers faits avec des baies aux couleurs éclatantes, de petits coquillages et des morceaux de verre. À côté de cette icône domestique se trouvait un cierge venu sans doute d’une ville lointaine et que l’on ne devait allumer que dans les grandes circonstances. Cet intérieur était nu et désolé ; des nattes de feuilles de maïs ou de fibres de latanier, des poteries grossières, quelques escabeaux en formaient l’ameublement.

Suivant les rites de la politesse indienne, on donna à manger et à boire à Martial sans lui adresser aucune question.

Une des jeunes filles qu’il avait d’abord aperçues et qui ne paraissait nullement intimidée de ses vêtements sommaires, ranima le feu qui couvait sous la cendre, fit griller des lanières de viande séchée et fit cuire sur une plaque de fer des tortillas de maïs. Une autre apporta une cruche pleine de pulque, cette espèce de vin que l’on retire de l’agave et qui est spécial au Mexique.

L’agave est une plante grasse, qui atteint plusieurs mètres de circonférence ; qu’on se figure un gigantesque artichaut. Quand la plante a atteint une douzaine d’années, on coupe la tige, on creuse un trou au centre et ce trou se remplit en moins de vingt-quatre heures d’une liqueur épaisse et sucrée qui en fermentant donne le pulque, que les Mexicains comparent au meilleur vin, mais qui, en réalité, possède un goût d’herbage très persistant et se rapproche beaucoup plus du cidre que de toute autre boisson. Néanmoins, le pulque est très enivrant.

Martial en absorba avec plaisir plusieurs lampées, il dévora les tortillas et la viande séchée et ce repas, qu’en toute autre occasion il eût trouvé détestable, lui parut délicieux.

Une fois rassasié, il tombait littéralement de sommeil. Ses hôtes le conduisirent jusqu’à un réduit où se trouvait un grand tas de paille de maïs sur lequel un vieux manteau était étendu en guise de couverture. Il était si fatigué, que sitôt qu’il se fut allongé sur cette couche rustique, sans même s’être déshabillé, il s’endormit d’une façon instantanée et, pour ainsi dire, foudroyante.

Il ne fut tiré de ce sommeil accablant que par les beuglements des vaches dont il n’était séparé que par une mince cloison.

Il se leva, calme et dispos, il secoua joyeusement les brins de paille qui s’étaient attachés à ses vêtements et à ses cheveux. Il faisait grand jour. D’un coup d’œil, il se rendit compte de l’endroit où il se trouvait.

À une des extrémités de la cour, un enclos entouré de palissades, un corral, enfermait une vingtaine de bestiaux à demi sauvages, auxquels déjà un jeune Indien ouvrait la barrière pour les laisser aller trouver leur pâture en liberté.

Généralement, les animaux errent à leur gré dans la savane, sans que leur maître s’en préoccupe, quelquefois, pendant des mois entiers, mais la situation de la ferme aux frontières du désert infesté de brigands avait nécessité des précautions spéciales. Les bestiaux qui, d’ailleurs, ne pouvaient sortir de l’étroite vallée où la ferme était construite, étaient ramenés chaque soir au corral que gardaient une dizaine de chiens féroces.

Martial entra dans la pièce où il avait soupé la veille et qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher, et il y trouva les deux petites Indiennes déjà occupées, l’une à écraser le maïs avec une primitive meule de pierre, l’autre à faire cuire les tortillas.

Une matrone à cheveux blancs les surveillait, vêtue d’une chemise de coton qui lui venait à peine aux genoux, mais parée en guise de collier d’un chapelet de corail dont la croix d’argent pendait sur sa poitrine et dont elle semblait très fière.

Toutes trois saluèrent le jeune homme en leur mauvais espagnol et lui demandèrent s’il avait bien dormi et s’il voulait déjeuner.

Martial, qui se sentait presque aussi affamé que la veille, accepta cette offre avec empressement. Il remarqua que pendant qu’il mangeait, les trois Indiennes regardaient avec une singulière curiosité – une curiosité où il y avait du respect – l’amulette qu’il portait au cou, et du fond de son cœur, il bénit l’honnête Chanito qui l’avait pourvu de cette espèce de talisman.

Il terminait ce repas, lorsque le chef de famille, le même qui la veille lui avait permis d’entrer dans l’hacienda, apparut au seuil de la porte. Martial salua son hôte, le remercia et apprit de lui qu’il se nommait Coyotepec, qu’il était de l’antique race tlascalienne et qu’il habitait ce vallon perdu depuis une trentaine d’années.

Ces renseignements que Coyotepec donnait sur son propre compte étaient une façon courtoise de faire comprendre à Martial qu’il devait, lui aussi, dire ce qu’il était, d’où il venait, et où il allait.

– Je suis à la recherche d’un de mes parents, un prospecteur dont on est sans nouvelles depuis deux ans, et qui doit se trouver dans une vallée proche d’ici…

Et il raconta comment il avait été dépouillé de ses bagages et de ses armes et comment il s’était égaré.

– Ce que je voudrais de toi, conclut-il, c’est que tu me vendes un cheval ou un mulet et assez de vivres pour continuer mon chemin pendant quelques jours.

L’indien demeura silencieux cinq longues minutes, puis, tout à coup :

– Qui t’a donné le talisman que tu portes au cou ? demanda-t-il, en fixant avec des prunelles ardentes la figurine de terre cuite. Vends-la-moi. Tu auras un mulet et des provisions.

– Cela m’est impossible ! Ce talisman ne m’appartient pas ! Je dois le rendre d’ici une huitaine à mon ami Chanito qui me l’a prêté pour une expédition dangereuse.

– C’est bien, répondit Coyotepec, sans montrer la déception qu’il éprouvait, moi aussi, je suis un ami de Chanito, qui est venu bien des fois s’asseoir à mon foyer.

Et il ajouta avec un orgueilleux sourire :

– Chanito est un des descendants de nos anciens caciques…

L’Indien paraissait animé des meilleures dispositions, et après une longue et minutieuse discussion, il fut convenu que, moyennant cent cinquante piastres, il céderait un mulet et assez de vivres pour passer une semaine.

Quand il s’agit du paiement, Martial tira de son portefeuille quelques bank-notes, dont il s’était pourvu un mois auparavant dans un grand établissement financier de Mexico. Mais, à la vue de ces papiers, Coyotepec leva les bras dans un geste de mépris et d’horreur.

– Le marché est rompu, déclara-t-il, en se contenant à grand-peine, je ne donne pas ce qui m’appartient en échange de feuilles de papier !… Tu me dis que tu es un ami de Chanito et tu m’offres des images comme Bernardillo, qui m’a volé deux chevaux et quatre bœufs !

Et Coyotepec alluma un cigare de tabac à moitié vert, roulé à la main, et qu’il avait dû fabriquer lui-même et se retira d’un air indigné à quelques pas de son hôte.

CHAPITRE VI – VERS LA VALLÉE DU DÉSESPOIR

Martial se trouvait dans un extrême embarras. Il ne comprit pas d’abord pourquoi l’Indien refusait d’un air aussi dégoûté des billets de banque qui faisaient prime sur tous les marchés du monde.

« Il est fou », se dit-il.

Puis, il réfléchit ; le nom de Bernardillo, le bandit qui avait tenté d’assassiner Fontenac, l’éclaira. Il se souvint qu’au Mexique les faux-monnayeurs, sauf dans les grandes villes, ont le champ à peu près libre : il faut faire très attention quand on ne veut pas recevoir en paiement des piastres en plomb argenté, des dollars de cristal simplement dorés et de faux billets de banque plus ou moins adroitement imités. Le désert de la Sonora, par sa proximité avec la frontière des États-Unis, est un terrain de choix pour les contrefacteurs des papiers d’État. Ils écoulent en Amérique les faux billets mexicains, et au Mexique les fausses bank-notes.

Martial devina sans peine que Coyotepec avait dû payer un large tribut à ces bandits, mais il tenait à avoir quelques éclaircissements. Il se rapprocha de l’Indien, qui fumait impassiblement, sans paraître s’apercevoir de sa présence.

– Les billets que je t’offre sont bons, lui dit-il, pourquoi n’en veux-tu pas ?

– Je ne puis les accepter, répliqua Coyotepec, avec calme. Bernardillo m’en avait donné de pareils l’an dernier, en échange de mes bestiaux. J’ai été les porter à la ville pour acheter des cartouches, de la farine et des outils et c’est tout juste si on ne m’a pas mis en prison.

– Les miens sont bons, répliqua Martial, avec vivacité, et si tu le désires, je t’accompagnerai jusqu’à la ville, où j’échangerai les billets contre de beaux aigles d’or.

– La ville la plus proche est à huit journées de marche, répliqua l’Indien avec entêtement, je ne puis pas quitter mon hacienda en ce moment. Puis, tu sais, je ne tiens pas à être mis en prison.

Malgré tous les raisonnements de Martial, Coyotepec ne sortit pas de là ; les bank-notes, vraies ou fausses, lui inspiraient une invincible répulsion.

Martial ne savait comment sortir de cette impasse lorsqu’il songea à la petite boîte de poudre d’or que lui avait offerte son ami Fontenac. Il la tira de la poche de son veston, l’ouvrit et la mit sous le nez de l’Indien.

– Et ça, lui dit-il, crois-tu que ce soit de la fausse monnaie ?

Coyotepec, avant de répondre, prit délicatement entre le pouce et l’index un grain de métal et le fit craquer sous ses dents. Sa physionomie s’éclaira.

– C’est de l’or, murmura-t-il, mais puisque tu as de l’or, pourquoi, tout à l’heure, m’offrais-tu de mauvais papiers ?

Malgré toute son éloquence, Martial eut grand-peine à démontrer à son hôte qu’il n’avait pas voulu le tromper. Celui-ci, tout en approuvant, gardait visiblement un reste de défiance.

Enfin, on finit par s’entendre, la poudre d’or fut pesée dans une balance primitive dont les plateaux étaient formés de deux calebasses et estimée approximativement.

Après des calculs qui durèrent plus d’une heure, car l’Indien comptait de mémoire et sur ses doigts, il fut convenu que, moyennant l’abandon de son or, Martial aurait droit à un mulet qu’il pourrait choisir lui-même, à dix livres de tasajo, à une gourde pleine de caña, à une vieille carabine et une douzaine de cartouches.

Il fut entendu qu’il partirait le lendemain matin et que son hôte qui, au fond, était enchanté du marché qu’il venait de conclure, lui donnerait des renseignements sur la route à suivre.

– Jusqu’à plusieurs journées de marche d’ici, déclara l’Indien, je connais admirablement le pays. Quel que soit l’endroit où tu veuilles te rendre, tu ne pourras pas te tromper avec les renseignements que je te donnerai.

– C’est à merveille. Je vais à la Vallée du Désespoir.

Le visage de Coyotepec était devenu d’une pâleur cendrée, presque gris, ce qui est la façon de pâlir des hommes de la race rouge.

– Dis-tu vrai ? balbutia-t-il, incapable de cacher son émotion, mais tu as perdu l’esprit ? Tu cours à la mort.

Martial était impatienté.

– Vous me dites tous la même chose, s’écria-t-il avec véhémence. Que peut-il y avoir d’extraordinaire dans cette vallée ? Apprends, ami, que je n’ai pas peur. Je suis un de ceux qui ont combattu pendant toute la Grande Guerre, et tu vois que j’en suis revenu indemne ; je suis un homme du pays de France.

Coyotepec se recula avec un geste où il y avait de l’épouvante et de l’admiration. Au fond de ce désert, le bruit de la gigantesque bataille où des nations entières s’étaient entr’égorgées était arrivé jusqu’à lui. Des Américains étaient venus, une certaine année, lui acheter tous ses chevaux et les lui avaient payés en beaux dollars d’or, enfin, un de ses fils, l’aîné le plus brave, séduit par des recruteurs yankees, était parti pour le vieux continent et l’on n’avait jamais plus eu de ses nouvelles.

– Tu es un homme très brave, dit-il, et hier soir, quand tu t’es assis sous mon toit, j’ai vu tout de suite que tu n’étais pas un bandit, mais crois-moi, ne tente pas l’impossible, de plus audacieux que toi ont vainement essayé de pénétrer ce mystère…

– J’y réussirai, moi ! déclara Martial, avec une tranquillité qui fit impression sur l’Indien.

– Tu y mourras !

– Chanito m’a dit la même chose… Alors, j’y mourrai… Mais c’est donc impossible d’entrer dans cette vallée ?

Coyotepec paraissait très troublé, il hésitait, cherchait ses mots.

– Je n’aime pas à parler de cela, fit-il. Écoute pourtant. On a très aisément accès à la Vallée… mais, cela est malaisé à expliquer – tous ceux qui ont voulu y entrer avec de mauvaises intentions contre Celui qui l’habite n’ont jamais pu l’atteindre ; leurs ossements t’indiqueront la route que tu as à suivre…

Martial ne put s’empêcher de songer au squelette qu’il avait trouvé la veille et dont la rencontre l’avait pour ainsi dire obligé à revenir sur ses pas.

– Je ne te comprends pas, répliqua-t-il, tu disais à l’instant que c’était très aisé ?

– Oui, pour beaucoup, cela est vrai, les hors-la-loi, les desperados – c’est peut-être de là que vient le nom de la vallée –, y sont reçus sans difficulté, le mauvais esprit qui y règne leur fait bon accueil et rétribue largement leurs services ; seulement la plupart ne reviennent jamais.

– Il en revient pourtant, demanda Martial, dont la curiosité était vivement excitée.

L’Indien hocha la tête :

– Ceux-là arrivent profondément mélancoliques, mais souvent malades, ils ont leur ceinture pleine de poudre d’or, mais ils meurent toujours, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, avant que le délai d’un an soit écoulé.

– Mais enfin, s’écria Martial, que leur a-t-on fait ? Pourquoi meurent-ils ?

– Aucun d’entre eux n’a jamais osé le dire. Ils affirment au contraire que dans cette vallée maudite, qui est le royaume du Démon, ils sont admirablement nourris, bien traités et ne travaillent guère.

La logique de Martial s’insurgeait contre ces racontars. Il ne put s’empêcher de déclarer malgré le désir qu’il avait de ne pas vexer l’Indien :

– Cela ne tient pas debout ! Quand ils commencent à être envahis par cette mélancolie dont tu parles, pourquoi ne s’en vont-ils pas ?

– Ils ne peuvent pas : ceux qui ont fait un pacte avec le Maître de la Vallée sont obligés d’y rester jusqu’à la fin de leur engagement.

« Puis, je crois, pour parler franchement, ajouta l’Indien en baissant la voix, que personne ne connaît la vérité… L’histoire de ceux qui ont fait un pacte avec l’esprit du mal, est toujours la même. Il les attire avec sa poudre d’or, puis il les fait mourir et emporte leur âme. C’est ce que m’a très bien expliqué le révérend padre Eusébio, qui vient à l’hacienda tous les ans.

« Et maintenant, señor Francese, êtes-vous toujours décidé à pénétrer dans la Vallée du Désespoir !…

– Plus que jamais, répliqua Martial impétueusement. Tout ce que tu viens de me raconter est exagéré, grossi par la peur ! Le démon de la Vallée n’est qu’un habile coquin, et je le démasquerai !

Coyotepec fit pieusement un signe de croix et murmura à demi-voix une prière à la madone.

Martial, contrairement à ce que l’on pourrait penser, était enthousiasmé par tout ce que venait de lui apprendre l’Indien. Il était parti à la recherche de l’ingénieur Wilcox, par amour pour Rosy, la fille de celui-ci. Mais, maintenant, son point de vue était changé. Il mettait son amour-propre à découvrir le secret de cette étonnante vallée, il voulait réussir à tout prix à démasquer le prétendu démon.

– Le diable dont tu parles, affirma-t-il, je le ramènerai à Mexico avec une chaîne autour du cou !

Coyotepec leva les bras au ciel, puis il secoua la tête avec une expression de physionomie qui indiquait clairement son admiration pour l’héroïque témérité de son hôte et, en même temps, le chagrin que lui causerait sa mort, assurément inévitable.

– Tu ne sais donc pas, reprit-il, que ce n’est pas d’aujourd’hui que la Vallée est maudite. Depuis plus de cent ans, et même bien au-delà, les Indiens aussi bien que les hommes blancs la fuient avec terreur. Il n’est jamais arrivé que du mal à ceux qui y ont pénétré, et pourtant, elle est riche en minerai d’or. Les Espagnols des temps anciens s’y étaient établis ; ils durent se retirer sans qu’on ait pu en connaître la raison, et il a fallu que le diable lui-même s’installât dans cet endroit pour s’emparer des riches filons qu’il renferme.

Martial ne put s’empêcher de sourire.

– Je te répète, fit-il, que je ramènerai le démon de la Vallée au bout d’une chaîne. Tout ce que tu m’as dit ne m’effraie pas. Pourquoi ne serais-je pas l’homme envoyé de Dieu, qui doit terrasser le démon et le forcer à rentrer dans l’enfer où est sa place !

– Bien d’autres avant toi ont essayé, murmura l’Indien, impressionné quand même par l’assurance de Martial.

– Crois-tu donc, reprit ce dernier, que le diable puisse l’emporter sur la Vierge ? Il arrive un moment où le Ciel doit triompher de l’Enfer.

Martial avait trouvé le point faible de son interlocuteur. Ce dernier ne sut que lui répondre. La dévotion superstitieuse qu’il portait à la Vierge ne lui permettait pas de douter qu’elle ne finît par triompher.

Il fit un nouveau signe de croix.

– Que la Vierge soit bénie, je souhaite de tout mon cœur que tu réussisses, mais le démon est si malin, et il y a tant d’années qu’il est installé là !…

Martial comprenait que l’Indien était prêt à lui révéler tout ce qu’il savait de la mystérieuse vallée, et cette enquête qu’il sentait sur le point d’aboutir l’intéressait passionnément. Il se recueillit un instant avant de poser une nouvelle question à Coyotepec.

– D’après toi, fit-il, il y aurait donc deux siècles que le démon attire à lui les desperados ?

– Mais non ! Il n’y a guère plus de deux ans. Auparavant, la Vallée avait mauvaise réputation : personne ne s’y risquait, mais ce n’était pas comme aujourd’hui, le démon n’y était pas encore installé à demeure.

« On savait seulement que l’air et l’eau, les plantes et les animaux ne ressemblaient en rien à ce que l’on voit ailleurs, et avaient quelque chose de surnaturel.

« On dit encore aujourd’hui que les aigles et les vautours, quand ils passent au-dessus, gagnent à tire-d’aile les hauteurs du ciel et accélèrent leur vol, comme s’ils étaient frappés d’épouvante…

Martial n’ignorait pas combien il est difficile de tirer des Indiens des renseignements exacts ; leurs phrases les plus claires sont toujours pleines de réticences, et il faut souvent leur répéter un grand nombre de fois la même question avant d’arriver à leur faire dire la vérité. Aussi reprit-il avec insistance :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi les Espagnols de l’ancien temps avaient abandonné la vallée ? Peut-être que les eaux ou l’air y étaient malsains ?

– C’est cela même, répondit précipitamment l’Indien. Je ne m’en souvenais plus… Il y a si longtemps qu’on m’a raconté cela ? Ils étaient tous atteints d’une maladie horrible qui ressemblait à la lèpre… C’est ce qui les a forcés de fuir.

– Tu ne peux pas me dire quelle était cette maladie ?

– C’est tout ce que je sais…

Et l’Indien changea brusquement de conversation et se mit à parler des plantes et des arbres de la Vallée.

– Il y a, fit-il, des organos aussi gros que les colonnes de nos anciens temples, des palmiers énormes, des lauriers géants comme on n’en voit pas dans le Sud et, à côté de cela, des endroits où rien ne peut pousser, les graines qu’y apporte le vent y germent rapidement ; les plantes y grandissent à vue d’œil, mais, tout à coup, les feuilles et les fleurs s’étiolent comme si elles étaient brûlées par un feu intérieur.

Malgré lui, Martial était profondément troublé par les révélations de l’Indien, qui, certainement, était de très bonne foi. Il continua patiemment à le questionner.

– Voyons, reprit-il, tu m’as dit tout à l’heure qu’il n’y a que deux ans que le démon habite la vallée ?

– C’est vrai, señor Francese, répondit Coyotepec, sans hésiter, il n’y a pas plus de deux ans.

Martial tressaillit. Il y avait juste trois ans, que l’ingénieur Wilcox était parti pour aller prendre possession des terrains qui lui étaient concédés par le gouvernement mexicain.

– Mais, répliqua le jeune homme, il y a trois ans, n’as-tu pas vu une grande caravane d’hommes blancs traverser le désert ?

– Non, répondit l’Indien étonné, il y a trente ans que j’habite ici et aucune caravane d’hommes blancs ne s’est dirigée vers la Vallée du Désespoir.

– Cependant, répliqua le jeune homme, pour que les desperados soient si bien logés et si bien nourris, il doit y avoir des magasins de vivres, des maisons ?

– Il y a tout cela, répondit l’Indien, de belles maisons de bois couvertes de métal, et ce qu’il y a de plus extraordinaire – et ce qui prouve bien que c’est là l’œuvre du diable –, on n’a jamais vu personne apporter les matériaux nécessaires à la construction de ces maisons, ni aucun ouvrier venu pour travailler à les édifier.

Martial se disait qu’il y avait là un mystère beaucoup plus compliqué qu’il ne se l’était imaginé tout d’abord, et il se demandait avec une sorte d’angoisse quel rôle le père de Rosy avait pu jouer dans cette étrange fantasmagorie.

C’était à n’y rien comprendre. L’ingénieur adorait sa fille. Pour qu’il fût demeuré si longtemps sans donner de ses nouvelles, il fallait qu’il fût mort ou prisonnier.

Mort ? Mais tué par qui ? Prisonnier ? Mais de qui ?

Martial ne pouvait admettre un seul instant l’existence de l’être surnaturel que lui avait décrit de son mieux Coyotepec et cependant, il s’avouait à lui-même que le récit de l’Indien l’avait profondément troublé, précisément par son invraisemblance et son illogisme. Maintenant une autre pensée l’obsédait… Et si ce démon ou ce spectre c’était M. Wilcox lui-même ?

Il demeurait perplexe.

Il n’avait jamais vu le père de Rosy. La jeune fille, qui vivait avec la liberté illimitée des mœurs américaines, s’était fiancée avec la certitude que son père approuverait entièrement son choix. Mais, depuis, ce père, par une coïncidence bizarre, n’avait plus donné de ses nouvelles.

Martial comprenait que l’aventure où il s’était engagé – il ne voulait pas se dire imprudent, car il adorait Rosy, loyale et belle, tout acquise à celui qu’elle aimait – devenait de plus en plus inquiétante. Mais il était décidé à aller jusqu’au bout ; bien mieux, il trouvait un charme passionnant à cette histoire romanesque et pleine d’énigmes dont il était un des principaux héros, et qui, peut-être, finirait tragiquement.

– Maintenant, dit-il tout à coup à Coyotepec, je ne te demande que de m’indiquer le chemin qui d’ici conduit à la Vallée de Désespoir.

– Je le ferai, répondit gravement l’Indien, parce que tu es un homme courageux et aussi parce que tu es un ami de Chanito. Je te conduirai même aussi loin qu’il est permis de le faire à un chrétien, mais je croirais compromettre mon salut éternel si je m’approchais trop près de la Vallée du Démon.

« Je te laisserai à l’endroit où se trouve le premier squelette… »

CHAPITRE VII – LES PORTES DE PORPHYRE

Le reste de la journée, Martial ne revit plus son hôte. Coyotepec était sans doute parti soigner son bétail ou, peut-être, chasser les oiseaux d’eau qui devaient abonder dans un petit étang situé à quelques centaines de mètres, en bas de l’hacienda.

Il fut confirmé dans cette opinion en entendant retentir une série de détonations qui venaient du côté de l’étang, d’où s’élevèrent presque aussitôt des vols d’oiseaux aquatiques. L’hacienda, silencieuse pendant la grande chaleur du milieu du jour, n’était gardée que par les trois Indiennes et ces chiens féroces d’une race non cataloguée et qui tenaient à la fois du coyote ou loup de prairie et des dogues importés autrefois par les Espagnols.

Ces animaux semblaient doués d’un singulier instinct. Ils avaient compris que Martial était l’hôte de leur maître, mais, peut-être, avaient-ils pensé qu’il était depuis trop peu de temps à l’hacienda pour qu’on oubliât de le surveiller.

Ils n’aboyaient pas contre notre héros, ils n’essayaient pas de le mordre, mais ils le suivaient obstinément et il vit très bien que s’il avait voulu franchir sans leur permission la palissade de la ferme, il eût été immanquablement dévoré.

Au moment où le soleil, devenu presque vertical au-dessus de l’horizon, rendait la sieste nécessaire, il alla se jeter sur son tas de paille de maïs et dormit à poings fermés, mais les chiens ne l’avaient pas quitté ; ils s’étaient accroupis ou couchés en rond et formaient un demi-cercle en face de la porte. Si le dormeur dans son sommeil froissait la paille ou poussait un soupir, les chiens grognaient sourdement. On eût dit qu’ils n’attendaient qu’un ordre précis pour croquer à belles dents l’inconnu qu’ils avaient pris en surveillance.

Bien reposé, Martial se leva, alluma un cigare que lui offrit une des petites Indiennes et tout en réfléchissant à sa singulière situation, inspecta les dépendances de l’hacienda. Les chiens, quand il s’était levé, n’avaient pas aboyé, mais ils continuaient à le suivre à distance respectueuse et chaque fois qu’il se rapprochait de l’entrée ils se plaçaient de façon à lui barrer le passage.

Il s’amusa fort de ce manège, il comprit que les chiens avaient fini par partager la mentalité défiante de leur maître, qui, dans ce désert, à des centaines de kilomètres de toute habitation, devait avoir pour principe de ne se fier à personne.

Il essaya de caresser ces animaux au poil roussâtre, au museau allongé, mais chaque fois qu’il voulut passer la main sur leur dos, ils se retirèrent en grognant.

Si singulier que cela puisse paraître, Martial commençait à trouver le temps long, en dépit de toutes les préoccupations, de toutes les suppositions bizarres qui lui travaillaient la cervelle.

Il voulut lier conversation avec les trois Indiennes mais elles parlaient si mal l’espagnol, elles émaillaient leurs phrases de tant de vocables indiens qu’il était difficile de converser longtemps avec elles. Puis leur mentalité était réduite à des idées d’une simplicité enfantine.

Elles demandèrent au « señor Francese » si on trouvait beaucoup de poudre d’or dans son pays, si les bestiaux se vendaient cher, et si les femmes étaient jalouses.

Martial répondit de son mieux à ces questions, mais au bout de peu de temps, il trouva la conversation des Indiennes assommante et il sortit fumer un autre cigare, toujours suivi de sa silencieuse escorte aux dents aiguës.

Enfin, un peu avant le coucher du soleil, Coyotepec, ses frères et ses fils, rentrèrent avec leurs bestiaux qu’ils enfermèrent soigneusement dans le corral, après les avoir abreuvés à une auge de bois qui se trouvait dans un coin de la cour.

Les chiens, avec un instinct admirable, avaient compris sans doute que le retour de leur maître rendait leur surveillance inutile. Ils avaient cessé de suivre Martial, et avaient regagné leur poste habituel au pied de la palissade.

Cette soirée se passa de la même façon que la précédente.

Le lendemain, dès l’aube, Martial fut réveillé par son hôte, qui lui amenait le mulet choisi la veille, et qui lui remit les vivres et les armes dont ils étaient convenus. Coyotepec y ajouta même une outre remplie d’eau, qui n’avait pas été stipulée dans le marché, mais sans laquelle, par cette chaleur dévorante, il eût été impossible à Martial de se mettre en route.

Après avoir fait ses adieux aux gens de l’hacienda, dont, somme toute, il n’avait eu qu’à se louer, notre héros partit avec l’Indien, qui trottait à ses côtés sur un cheval à demi sauvage, en fumant silencieusement. Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Martial laissa derrière lui la pauvre ferme du désert, où il avait trouvé une si cordiale hospitalité et où il ne reviendrait sans doute jamais plus.

Guidé par Coyotepec, il refit en sens inverse à peu près le même chemin qu’il avait parcouru quelques jours auparavant.

L’air était d’une pureté admirable, et les pics lointains de la Sierra se silhouettaient nettement sur le ciel d’un azur profond.

On eût dit qu’on n’avait pour ainsi dire qu’à allonger la main pour les toucher. Mais Martial avait appris à ses dépens à se méfier des illusions d’optique, si fréquentes dans les pays de montagnes. Il n’ignorait pas que de nombreux kilomètres le séparaient encore de ces hautes cimes que l’extraordinaire limpidité de l’air faisait paraître toutes proches.

Au bout de trois heures de marche pendant lesquelles aucun incident remarquable ne se produisit, Martial et son guide arrivèrent à l’endroit où se trouvait le squelette.

Là, Coyotepec arrêta net son cheval.

– Adieu, dit-il à Martial, d’une voix grave, je t’ai amené jusqu’ici, selon ma promesse. Tu es toujours dans l’intention de pénétrer dans la vallée maudite ?

– Plus que jamais ! répondit le jeune homme avec fermeté.

– Alors, que Dieu et les Saints te protègent. Moi je n’irai pas plus loin. D’ailleurs, tu ne cours pas le risque de t’égarer. Tu n’auras qu’à suivre cette chaîne de collines, après lesquelles tu verras une profonde vallée où il y a une source. Tu la traverseras et bientôt, tu te trouveras à l’entrée du défilé qui donne accès dans la Vallée. Il est impossible que tu te trompes, car à droite et à gauche de l’entrée, il y a deux rochers rouges comme du sang et hauts comme des tours d’église.

Martial remarqua qu’en dépit de son impassibilité l’Indien paraissait ému ; son visage tanné offrait la même expression de tristesse que le jeune homme avait déjà observée sur celui du brave Chanito, lorsqu’ils s’étaient séparés. Évidemment Coyotepec était persuadé que son hôte courait à une mort certaine et, malgré lui, cette tristesse de l’Indien l’impressionnait péniblement, mais il ne laissa rien voir de ce qu’il ressentait et, après une dernière poignée de main, les deux hommes se séparèrent. De nouveau, Martial se trouvait seul dans le désert, mais cette fois, il était bien reposé, muni de vivres et fermement décidé à ne pas se laisser abattre par les pressentiments fâcheux qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver.

Pendant le restant de la matinée, il suivit fidèlement l’itinéraire que lui avait tracé l’Indien. Vers le milieu de la journée, un frugal repas et une longue sieste lui permirent de continuer son chemin jusqu’à la nuit close. Il campa au pied d’un monticule de sable, mais, pour déjouer, s’il était possible, les entreprises des voleurs du désert, il eut soin de débarrasser son mulet du bât qu’il portait ; il le mit sous sa tête en guise d’oreiller, de plus, il entrava les pieds de l’animal de façon qu’il ne pût s’écarter. Dans un coin, bien abrité, il avait posé l’outre pleine d’eau, qu’il regardait comme l’article le plus précieux de son bagage.

Il dormit tout d’une traite et se réveilla le lendemain frais et dispos. Il constata avec une vive satisfaction qu’on ne lui avait rien volé, mais une déception imprévue l’attendait. L’outre que lui avait donnée Coyotepec et qui, recousue en plusieurs endroits, devait servir depuis des années, avait laissé fuir, par une fissure invisible, presque toute l’eau qu’elle contenait.

Martial se hâta de boire ce qui restait, et enfourcha sa monture à laquelle il avait accordé quelques gorgées du précieux liquide. Il se mit en route, assez mécontent de cette perte qui pouvait avoir pour lui de graves conséquences. Ce qui le rassurait, c’est qu’il ne devait pas être très loin de la vallée où l’Indien lui avait affirmé qu’il trouverait une source. Il y arriva à peu près à l’heure de la sieste, mais déjà, il avait beaucoup souffert de la soif, le manque d’eau lui causait des tortures intolérables.

Large de plusieurs kilomètres, la vallée où il venait d’entrer offrait un sol uni et sablonneux, où poussaient çà et là quelques mezquitos et quelques saules rabougris, mais il chercha vainement la source indiquée par l’Indien. Les vagues de sable se succédaient les unes aux autres, avec une fatigante monotonie, et il sembla à Martial qu’il était impossible qu’il existât une goutte d’eau dans un pareil désert. De plus, il n’y avait dans cet endroit désolé aucune plante, aucun fruit qui pussent rafraîchir l’homme et sa monture, tous deux torturés par l’horrible fièvre de la soif.

Il n’était pas loin de midi et la chaleur était devenue si accablante que Martial dut interrompre ses recherches pour dormir quelques heures à l’ombre d’un rocher.

L’inévitable sieste terminée, il se remit en route, mais le découragement commençait de nouveau à l’envahir. Il ne se sentait pas la force de passer encore une journée sans eau et il était persuadé qu’il n’en trouverait pas et que l’Indien l’avait trompé.

Il était parvenu – mais au prix de quels efforts – aux deux tiers de la plaine sablonneuse, quand le mulet, qui, la langue pendante, l’œil terne, semblait pouvoir à peine se soutenir sur ses jambes, se redressa tout à coup en poussant un hennissement.

En même temps, Martial aperçut dans le lointain une douzaine d’animaux qu’il crut être des chiens ou des chacals et qui étaient en réalité des coyotes. Ils grattaient furieusement la terre de leurs pattes. Il remarqua aussi que près de ces animaux poussaient quelques saules nains, un peu plus verdoyants, un peu moins rabougris que ceux qu’il avait rencontrés jusque-là.

« Si c’était là que se trouve la source ? » pensa-t-il.

Comme si le mulet aussi assoiffé que son maître eût deviné la pensée de ce dernier, il reniflait bruyamment et recommençait à hennir.

Ces symptômes étaient de bon augure, l’animal devait avoir deviné le voisinage de l’eau.

Martial pressa le pas. À sa vue, les coyotes disparurent.

À la place où ils avaient fouillé, il n’y avait pas de source, mais le sol paraissait légèrement humide et après avoir creusé lui-même quelque temps à l’aide de son couteau, il atteignit une nappe d’eau boueuse, sans doute ce qui restait de la source tarie par le soleil et absorbée par le sable et il put boire à longs traits et abreuver sa monture.

Il avait repris courage. La chance semblait tourner. En cherchant tout autour de lui, il découvrit le tronc d’un pin renversé par la foudre et il y trouva assez de résine pour boucher la fissure de son outre ; après l’avoir ainsi calfatée, il la remplit d’eau, s’assura qu’elle ne fuyait plus.

Ce soir-là, il dîna d’excellent appétit d’un lambeau de tasajo grillé, arrosé de quelques gorgées de cette eau fangeuse qu’il trouvait exquise, pendant que sa monture dévorait avidement les feuilles des arbustes que le peu d’humidité qui y persistait avait fait pousser sur les bords de la source tarie. Il s’endormit plein de confiance dans l’avenir, après avoir pris contre un vol possible les mêmes précautions que la veille. Il brûlait maintenant de pénétrer dans cette terrible vallée que tous ceux qui lui en avaient parlé, lui avaient représentée comme un endroit extraordinaire.

La fièvre de l’impatience l’empêcha de dormir et bien avant que le soleil se fût montré derrière les cimes neigeuses, il était debout, prêt à partir.

En deux heures, il acheva la traversée de la plaine de sable. Il put alors constater que les renseignements que lui avait fournis Coyotepec et qui corroboraient ceux de Chanito, étaient d’une rigoureuse exactitude.

Il ne tarda pas en effet à apercevoir les deux grands rochers rouges qui se trouvaient à l’entrée du défilé. C’était, comme il put s’en assurer plus tard, deux blocs de porphyre, d’une éclatante couleur de pourpre, de la variété la plus rare.

En face de lui, une falaise taillée à pic et haute comme une cathédrale barrait l’horizon comme un mur.

Martial ne put s’empêcher d’être ému. Il touchait donc au but de son voyage. Il allait connaître le secret de cette légendaire vallée et de l’être mystérieux qui y avait installé sa demeure.

Avant de pénétrer dans l’étrange repaire, il résolut de se reposer quelque temps et de réfléchir.

Il n’était guère plus qu’à cinquante pas des portes de porphyre et il cherchait un endroit où il y eût un peu d’ombre pour s’y asseoir, quand il aperçut presque à ses pieds un squelette humain aussi blanc, aussi poli que le premier qu’il avait rencontré.

Il s’efforça de ne pas arrêter sa pensée sur cet objet macabre, mais, malgré lui, ses regards ne pouvaient s’en détacher.

« Chanito dirait que c’est un second avertissement du destin, songea-t-il, mais tant pis ! je ne reculerai pas… »

Cependant, cette rencontre avait réveillé sa prudence. Il cacha dans la tige d’une de ses hautes bottes le revolver qui lui restait, et aussi la fiole de chloroforme qu’avaient oubliée les voleurs de sa pharmacie, ne laissant voir que sa carabine, qu’il ne lui était guère possible de dissimuler.

Ces précautions prises, tenant son mulet par la bride, il marcha délibérément vers la muraille de rochers et franchit le seuil couleur de sang de la porte de porphyre.

CHAPITRE VIII – LE MAÎTRE DE LA VALLÉE

Martial se trouvait maintenant dans un étroit et tortueux couloir. Deux personnes n’y auraient pu marcher de front et les parois en étaient si hautes qu’il y faisait presque nuit bien qu’il fût à peine onze heures du matin. Le silence le plus profond régnait dans ce ténébreux corridor de rocher qui était sans doute le lit de quelque ancien torrent ou peut-être une fissure de la montagne due à un soulèvement volcanique. Dans cet étroit défilé, un seul homme eût pu tenir tête à une armée.

Martial s’expliquait maintenant que les bandits qui pullulent dans ce désert n’eussent pu jamais venir à bout du despote inconnu qui avait fait de la vallée son royaume.

À mesure qu’il s’avançait, il s’aperçut que le mulet qui le suivait donnait des signes d’impatience et de terreur. Il renâclait, frappait du pied la terre, s’arrêtait à chaque pas pour ne continuer sa route qu’avec hésitation. Évidemment, l’animal pressentait quelque danger, et ce dernier avertissement, venant après les autres, fit sur Martial une grande impression.

Les légendes des Indiens, leurs racontars grossis par la peur, pouvaient être faux de point en point, mais l’instinct de l’animal n’était pas sujet à caution, la répugnance qu’il mettait à pénétrer dans la vallée était une preuve certaine qu’il y avait là un péril.

« Mais lequel ? » se demandait anxieusement Martial, qui comprenait tout à coup que, s’il eût voulu revenir sur ses pas, il n’eût pas pu le faire !

Pour quelle raison ? Il ne savait pas se l’expliquer, mais il en était sûr !

Le défilé dont les parois se rejoignaient presque à leur sommet ressemblait maintenant à ces cryptes qui s’étendent au-dessous de certaines cathédrales.

Martial avançait toujours, mais son cœur bondissait dans sa poitrine, sa gorge se serrait, ses mouvements devenaient nerveux, et il sentait, malgré tout son courage, une brume de terreur envahir peu à peu son cerveau.

En pénétrant dans le défilé, il avait passé la bride de son mulet dans son bras droit, et il avançait lentement, l’œil aux aguets, le doigt sur la détente de sa carabine.

Il abandonna vite cette attitude, d’abord en raison du profond silence qui régnait dans le défilé, puis à cause de la résistance de plus en plus énergique que lui opposait la bête. Il supposait d’ailleurs que, tant qu’il cheminerait dans ce boyau resserré, il n’aurait affaire à aucun ennemi.

Il fut brutalement détrompé.

Il était en train de tirer sur la bride du mulet, qui, tremblant de tous ses membres, le poil hérissé et mouillé de sueur, refusait d’avancer, s’arc-boutait au sol de ses quatre sabots, quand, tout à coup, le craquement d’une batterie d’arme à feu se fit entendre, si près de Martial qu’il retentit presque à son oreille.

Il tourna la tête : le canon d’une carabine était à quelques pouces de son front. En même temps, une voix assourdie et rauque lui cria :

– Bas les armes et haut les mains, ou tu es mort !

Martial obéit docilement, il jeta son arme, lâcha la bride de son mulet et leva les bras en l’air. Sans bien s’en rendre compte, quoique naturellement il eût peur, il éprouvait un indicible soulagement en constatant qu’il n’avait affaire qu’à un danger matériel, le risque de recevoir une balle dans la tête, et ce risque, il l’avait couru tant de fois, au cours de la Grande Guerre, qu’il n’en était pas très ému.

Pendant quelques secondes, il demeura immobile, mais instinctivement, ses regards se portaient dans la direction de cette voix impérieuse et assourdie qui venait de le désarmer.

Il s’aperçut alors que dans la paroi du couloir était creusée une niche, qu’un avancement du roc très habilement disposé lui avait empêché de voir bien qu’il y touchât presque.

Dans cette niche se tenait un être dont le seul aspect plongea de nouveau Martial dans la stupeur et dans l’épouvante.

Des pieds à la tête, il disparaissait sous un vêtement ; était-ce un vêtement ou une cuirasse qui brillait comme de la toile d’argent ?

La tête était protégée par un casque, à peu près pareil pour la forme à ceux dont se servent les escrimeurs ; la surface en était lisse et à la place des yeux, s’encastraient deux larges lentilles de cristal jaune ; et il y avait un trou à peine perceptible à la place de la bouche. Une sorte de blouse tombait jusqu’aux genoux, les mains étaient gantées, les jambes protégées par des bottes de cette même toile d’argent, qui enveloppait le nouveau venu de la tête aux pieds.

Derrière cette étrange apparition, Martial aperçut deux chiens gigantesques, des chiens comme il n’en avait jamais vu. Ils étaient presque aussi grands qu’un cheval de moyenne taille, et ils appartenaient à cette race nouvellement créée par les Boers et qui seule attaque sans peur les lions. Une légende veut que ces terribles molosses descendent des chiens géants qu’un roi de l’Inde, Porus, offrit à l’empereur Alexandre le Grand.

Martial, en présence d’un pareil adversaire, se sentait anéanti, réduit à rien, entièrement à la merci de l’homme au casque d’argent, et il en arrivait à se demander avec angoisse si les fables des Indiens, les terrifiants récits de Chanito et de Coyotepec n’étaient pas l’expression de la pure vérité.

Cependant, il avait conscience que derrière ses lentilles de cristal jaune, l’homme voilé le scrutait d’un regard aigu, le vrillait pour ainsi dire de ses ténébrantes prunelles.

« Il va me flanquer une balle dans la tête », songeait-il, et les deux squelettes si blancs qu’ils ressemblaient à de l’ivoire lui revenaient en mémoire avec leur crâne troué.

Puis, il se souvint de la façon inexplicable dont on lui avait volé ses vivres, ses armes, ses munitions, et il comprit que les Indiens n’avaient pas tort.

Il sentait très nettement que sa vie en cette seconde tenait à un fil, et cette seconde lui parut longue comme les siècles des siècles.

Tout à coup, le canon bronzé de l’arme qui touchait presque son front s’écarta. Martial comprit que pour le moment du moins il était sauvé.

– Je suis le Maître de la Vallée, dit la voix rauque et sourde qui s’échappa du casque d’argent. Je ne sais pas ce que tu es venu faire ici, mais il est encore temps de te retirer.

L’homme voilé avait parlé espagnol, mais avec un très fort accent anglais.

– Je ne tiens pas à me retirer, répliqua Martial avec tout son courage, je suis un désespéré. Je suis venu vers toi parce que j’ai besoin de vivre.

La voix reprit d’un accent plus doux.

– C’est bien, tu as eu raison, mais alors, il faudra travailler pour moi. Je ne te demande pas qui tu es, ni d’où tu viens. Si tu m’obéis, tu n’auras pas à t’en repentir.

– J’accepte, répondit Martial, sans une seconde d’hésitation.

L’homme voilé descendit de sa niche, après avoir remis sa carabine en bandoulière, mais il tenait en mains un énorme browning et ses molosses le suivaient pas à pas, sans un aboiement, silencieux comme des ombres.

Il prit la carabine de Martial, toujours immobile et bien résolu à voir ce qu’il adviendrait, il s’empara des cartouches qu’il avait dans ses poches, de son couteau, d’un crayon et d’un carnet qu’il avait conservés, puis il lui ordonna de marcher devant lui.

Ils cheminèrent en silence.

Le défilé déboucha brusquement dans une vallée immense et verdoyante, qu’encerclaient de toutes parts les inaccessibles sommets de la Sierra.

Aux paysages de désolation qu’il venait de traverser, Martial voyait tout à coup succéder une véritable oasis, un éden caché au milieu des arides montagnes, qui en défendaient l’accès.

Comme le lui avait expliqué Coyotepec, les plus beaux arbres du Mexique poussaient là, avec une surprenante vigueur, lançaient des fusées de feuillages et de fleurs à des centaines de pieds au-dessus du sol. Des séquoias étageaient leur frondaison d’un vert sombre autour d’un tronc rougeâtre de dix à douze mètres de diamètre, et paraissaient aussi vieux que la terre elle-même. Des cocotiers gigantesques pliaient sous le poids de leurs fruits. Des lataniers, des manguiers, des céïbas, et, un peu plus loin, des grenadiers, des citronniers sauvages, des goyaviers formaient une véritable forêt, dont les branches étaient reliées par un inextricable lacis de lianes, d’où pendaient des fleurs aux parfums accablants.

Parmi ces lianes, Martial reconnut le jalap aux corolles d’un bleu d’azur, le vanillier, et de fabuleuses orchidées.

La plupart de ces arbres, sauf quelques-uns, comme les séquoias, étaient chargés de fruits, et Martial pensa que la vallée avait dû être cultivée autrefois et que la prodigieuse forêt qu’il traversait avait été deux ou trois siècles auparavant un verger qui, sous une influence qu’il ne s’expliquait pas, avait pris des proportions grandioses. Il y avait même des lauriers qui étaient devenus des arbres de haute futaie.

Toujours suivi de l’homme au casque d’argent, notre héros descendit un sentier bordé de fougères arborescentes et de grands mimosas et atteignit une clairière, dont le sol était émaillé de capucines, de soucis et de dahlias sauvages. Il y avait encore des magnolias, des cactus dont les feuilles étaient couvertes des insectes dont on retire la cochenille.

Enfin, une foule de végétaux dont Martial ne connaissait pas les noms. Il remarqua, entre autres, une herbe couleur d’azur, dont les Indiens tirent une belle teinture bleue.

La clairière une fois franchie, Martial et son énigmatique compagnon s’engagèrent de nouveau sous les voûtes de la futaie magique où régnait une fraîcheur embaumée. Puis, au bout d’une centaine de pas, le décor se modifia.

La terre apparaissait maintenant couverte de feuilles à demi desséchées, comme si elle eût été ravagée récemment par un incendie, cependant, de jeunes pousses d’un vert clair jaillissaient des racines flétries, et Martial pensa que cette partie de la vallée ne tarderait pas à être recouverte d’une végétation aussi opulente que la région qu’il venait de traverser.

Mais quel ne fut pas son étonnement, en apercevant un peu plus loin un groupe de maisons de bois, couvertes de feuilles de zinc et protégées par de hautes palissades. Ces constructions paraissaient en excellent état. C’était pour ainsi dire un village qui avait surgi brusquement en plein désert. Dans les environs se voyaient des monceaux de mâchefer, des tas de planches, des amas de pierres, comme il s’en trouve aux abords de toutes les exploitations minières.

Le Maître de la Vallée et son nouveau serviteur s’arrêtèrent au pied de la palissade, en face d’une épaisse porte de bois renforcée de plaques de tôle.

L’homme tira une clé de sa poche, ouvrit la porte, et conduisit Martial dans une pièce située au rez-de-chaussée d’une des maisons. Il y avait là une table massive, des escabeaux, quelques ustensiles de cuisine, un fourneau à pétrole et une masse de caisses vides qui avaient dû contenir des boîtes de conserves.

Sans que le Maître de la Vallée leur eût donné aucun ordre, les deux chiens géants, auxquels un troisième était venu se joindre, étaient demeurés en dehors de la maison, et Martial remarqua qu’ils n’avaient poussé aucun aboiement depuis le moment où il les avait aperçus pour la première fois. Le silence de ces animaux avait quelque chose d’effrayant.

– Vos chiens ne sont pas bruyants ! dit-il, cédant à un invincible besoin de dire quelque chose, de rompre l’inquiétant mutisme de l’inconnu.

– Il y a d’excellentes raisons pour qu’ils n’aboient pas, répondit celui-ci, on leur a coupé les cordes vocales et ils ne mordent jamais personne qu’une seule fois.

– Comment cela ?

– Quand ils ont commencé de mordre quelqu’un, ils le dévorent jusqu’au bout.

Martial se sentit froid dans le dos.

– Vous comprenez, reprit le Maître de la Vallée, que, dans la situation exceptionnelle où je me trouve, je suis tenu de prendre certaines précautions.

Et comme le jeune homme se taisait, consterné :

– Il n’y a pas encore très longtemps, mes chiens ont croqué jusqu’aux os deux bandits du désert qui avaient réussi à pénétrer chez moi et qui croyaient pouvoir me dépouiller facilement.

« Cela n’a pas peu contribué, d’ailleurs, à augmenter la mauvaise réputation que je possède dans tout le pays. Je puis vous assurer que je suis bien gardé.

« Vloup, Rex et Black, mes trois dogues du Cap, sont mes seuls véritables amis, et je ne me séparerais d’eux à aucun prix, ils ont une intelligence presque humaine.

Martial se souvint à ce moment du pauvre animal qui portait son bagage et que, dans l’émoi que lui avait causé la première apparition du Maître de la Vallée, il avait complètement oublié.

– J’espère, dit-il humblement, que vos chiens n’auront pas dévoré le mulet que j’ai laissé derrière moi.

– Rassurez-vous. Votre monture est restée à l’entrée du bois. Je l’enverrai chercher et la ferai conduire aux écuries. Quand vous quitterez la vallée, vous pourrez la reprendre en meilleur état qu’elle n’était avant d’y arriver.

Et l’homme ajouta d’un ton de sourde colère :

– Quoi qu’on ait pu vous raconter, ici, on ne vole personne. Vous pourrez vous en rendre compte par vous-même !

Mille questions se pressaient sur les lèvres de Martial, mais il n’osait en énoncer aucune.

L’homme venait de placer sur la table, dans une assiette de fer, une superbe tranche de jambon et une bouteille de ce vin noir de Californie qui rappelle les crus riches en alcool du sud de l’Espagne et de l’Algérie. Il y ajouta du biscuit de mer, et même un flacon de pickles.

– Je suppose, fit-il, que vous avez besoin de vous restaurer. Ce soir, vous mangerez mieux.

Et par la porte entrouverte d’une pièce voisine qui servait sans doute de magasin, il montra à son hôte des planches où s’alignaient des boîtes de conserves, tandis que des jambons et des pièces de bœuf fumé se balançaient au plafond. Dans un coin, il y avait des tonneaux et des caisses de whisky.

Martial était stupéfait. Malgré les assertions des Indiens, il ne s’attendait pas à trouver des approvisionnements aussi considérables et aussi variés, dans ce coin isolé séparé du reste du monde par un désert et des montagnes presque infranchissables.

Son interlocuteur jouissait de sa surprise.

– Ici, déclara-t-il, orgueilleusement, nous ne manquons de rien. Je possède un potager très bien fourni, une réserve de pommes de terre et de fruits secs. J’ai même un four et je mange du pain frais quand cela me plaît !

Martial ne répondit pas. Il avait décidé de ne faire aucune question à son hôte et d’attendre que celui-ci lui donnât de lui-même les explications qu’il jugerait convenables. En attendant, il avait attaqué, avec l’appétit d’un homme qui depuis longtemps n’a pas fait un bon repas, la tranche de jambon placée devant lui. En même temps, il faisait tremper dans le gobelet d’étain, qu’il avait rempli de vin, le dur biscuit.

En un clin d’œil, il ne resta plus trace ni du jambon, ni du biscuit, ni du vin.

Le Maître de la Vallée apporta alors une bouteille de whisky et un autre gobelet pour lui-même, et après avoir versé à boire, s’assit en face de son hôte, ou plutôt de son nouveau serviteur.

– Il est bon, dit-il à ce dernier, qu’avant tout je vous donne quelques explications.

Et il parut à Martial que sa voix, toujours assourdie et rauque, avait une intonation plus cordiale qu’au début de leur connaissance.

– Il n’y a pas un mot de vrai dans les histoires qui courent sur mon compte, reprit-il. Les Indiens croient toutes les bourdes que leur raconte le premier venu et les propagent en les amplifiant encore. Je ne suis ni un démon, ni un fantôme, mais un homme comme un autre.

« Si je suis habillé d’une façon qui vous paraît singulière, au fond, voilà la cause de toutes les légendes, c’est que j’ai de sérieuses raisons pour cela. La principale, c’est que je souffre d’une maladie terrible qui m’a complètement défiguré. Plus tard, quand, peut-être, je vous aurai raconté mon histoire, vous comprendrez que je ne puis agir autrement.

En écoutant ces paroles, Martial se sentit soulagé d’un poids énorme. Tout ce qu’il y avait de surnaturel dans les récits qu’on lui avait faits sur la vallée maudite s’expliquait maintenant de la façon la plus simple. En se reportant à ce que lui avait dit Coyotepec, il ne doutait pas que, de même que les premiers Espagnols, le Maître de la Vallée ne fût atteint de la lèpre.

C’était sans doute cette même affreuse maladie qui devait exister à l’état endémique dans la vallée, dont mouraient les travailleurs qui y avaient longtemps séjourné. Il n’y avait plus là, ni diablerie, ni mystère.

Le danger couru était cependant suffisamment redoutable, mais Martial se promit de l’éviter par une hygiène rigoureuse, et d’ailleurs, de ne séjourner sur ce sol empoisonné qu’autant de temps qu’il le faudrait pour accomplir la mission dont l’avait chargé sa fiancée.

Et une question à laquelle il n’avait pas songé se présenta tout à coup à son esprit.

– Combien de temps devrai-je travailler pour vous ? demanda-t-il au Maître de la Vallée. C’est un point que nous n’avons pas encore traité.

– Chez moi, lui répondit la même voix à la fois assourdie et rauque, on ne travaille jamais moins d’une année.

– Faudra-t-il vous signer un engagement ?

– Inutile : un honnête homme tient sa parole sans avoir besoin d’écrit, et un coquin se moque d’une signature.

– C’est bien, murmura Martial, qui se sentait entièrement désarmé, je me mettrai au travail dès que vous le voudrez. Comment dois-je vous appeler ?

– On m’appelle le Maître de la Vallée, je n’ai pas d’autre nom… Buvez encore un coup de whisky et venez avec moi, je vais vous montrer ce que vous aurez à faire.

Martial obéit sans mot dire, et le maître et le serviteur escortés par les chiens muets se dirigèrent vers une partie de la vallée qui paraissait aussi stérile et aussi désolée que l’autre région était fertile et luxuriante.

Martial, depuis qu’il se trouvait dans la Vallée du Désespoir, marchait de surprise en surprise. Il aperçut des machines rouillées, qui lui parurent être des concasseurs et des pulvérisateurs d’un modèle très perfectionné, mais elles gisaient à l’abandon près de gigantesques monceaux de scories et de gravats, et, sans doute oubliées là, elles n’avaient pas dû servir depuis longtemps.

Ils avaient atteint un endroit où la falaise, éventrée par quelque puissant explosif, présentait une profonde excavation, de laquelle partaient des galeries qui s’enfonçaient au cœur de la montagne ; à l’entrée de l’une d’elles apparaissaient les rails d’un chemin de fer à voie étroite, qui reliait l’entrée de la mine à un grand hangar de bois, situé à quelques centaines de mètres en arrière. Sur la voie stationnaient trois wagonnets remplis de cailloux à demi transparents, dont les uns étaient jaunes, d’autres d’un brun rougeâtre. Très ignorant en géologie, Martial comprit pourtant que c’était là le minerai – il n’eût pu dire lequel – qu’il allait être chargé d’extraire.

Le Maître de la Vallée avait pris dans une niche du rocher deux lampes Davy qu’il alluma. Il en remit une à Martial, auquel il donna aussi un pic et une pelle ; puis tous deux, longeant les rails de la minuscule voie ferrée, s’enfoncèrent dans les ténèbres de la galerie. Ils y étaient à peine entrés que le bruit d’un outil qui frappait le roc suivant un rythme monotone parvint à leurs oreilles, en même temps, ils distinguèrent une lumière qui scintillait très loin dans les profondeurs obscures. Martial, à ce moment, ressentit une secrète angoisse. Cet étrange compagnon dont le vêtement de métal chatoyait à la lueur des lampes, ne le conduisait-il pas à la mort ? Sortirait-il jamais vivant de cette sombre galerie ?

Le Maître de la Vallée qui, sans doute, devinait ce qui se passait en lui, se hâta de le rassurer.

– Vous allez avoir un camarade dans votre travail, expliqua-t-il, un brave Irlandais qui est ici depuis plusieurs semaines et qui pourra vous dire, lui, de quelle façon je traite les hommes que j’emploie. Vous constaterez par vous-même que je ne suis pas si terrible qu’on veut bien le dire.

« D’ailleurs, le labeur n’a rien d’excessif, il consiste à détacher les blocs de minerai du fond de la galerie et à les entasser dans les wagonnets. Je sais combien ce climat est accablant, aussi je n’exige pas de vous beaucoup d’heures de travail : deux heures et demie ou trois heures le matin, autant l’après-midi, je n’en demande pas davantage.

– Je ferai de mon mieux pour vous satisfaire, balbutia Martial, obligé de reconnaître que ses préventions étaient injustes et que le prétendu démon traitait assez humainement ceux qu’il employait.

« C’est à n’y rien comprendre, se disait-il, à mesure que je crois avoir fait un pas vers la découverte de la vérité, le mystère semble devenir plus impénétrable, l’énigme plus insoluble. Malgré son accoutrement bizarre, cet homme n’a pas l’air animé de mauvaises intentions. Et cependant… »

Ils étaient arrivés tout au fond de la galerie où un robuste gaillard, vêtu d’une vieille veste de cuir et remarquable par une longue barbe rouge et une épaisse tignasse de la même couleur, abattait consciencieusement des blocs qu’il entassait ensuite dans un wagonnet.

– Voilà votre nouveau camarade, dit le Maître de la Vallée. Je suppose que vous vous entendrez bien, et maintenant, je vous laisse travailler.

Cette présentation sommaire terminée, l’homme au casque d’argent, que Vloup, Rex et Black ne quittaient pas d’une semelle, faussa compagnie aux deux mineurs qui virent sa silhouette décroître jusqu’à ce qu’elle atteignît la tache de lumière qui marquait l’extrémité de la galerie.

Quand il eut disparu, Martial et son nouveau camarade se regardèrent, dans une muette interrogation. L’homme à la barbe rouge avait déposé son pic et essuyait son front trempé de sueur.

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

– Martial, répondit le jeune homme.

– Quelle nation ? Anglais ?

– Non, Français, et toi ?

– Je suis Mike l’Irlandais. Tu veux boire un coup pour faire connaissance ?

– Volontiers, répondit Martial, qui tenait à se mettre dans les bonnes grâces de son compagnon.

Celui-ci tira d’un sac à provisions une bouteille de vin presque pleine et la tendit poliment à son camarade qui dut en boire au goulot une forte lampée.

Après cet indispensable protocole, la glace était rompue, les deux hommes causèrent amicalement.

– J’espère qu’on sera de bons copains, nous deux, fit Mike en tendant à Martial une main vaste et poilue. Donne-moi une poignée de main, c’est de bon cœur.

Ce shake-hand une fois échangé, ils étaient devenus définitivement bons amis.

– Tu sais, fit Mike, qu’ici, malgré tout ce qu’on raconte, on n’est pas mal : pas trop de fatigue, une paye supérieure, et, comme nourriture, tout ce qu’il y a de bien, de la viande à tous les repas, du vin à discrétion, du whisky et du tabac, comme on veut !

– Et comment est-on payé ? demanda Martial très intéressé.

– On a le choix entre la poudre d’or, les piastres du Mexique et les bank-notes ; la caisse est bonne !

– Et toi, qu’est-ce que tu préfères ?

Mike eut un rire bruyant ; ses petits yeux d’un bleu pâle étincelèrent sous ses sourcils en broussaille.

– Moi, fit-il, je ne suis pas très malin, je fais comme les Indiens qui aiment mieux la poudre d’or, avec ça on est sûr de ne pas être roulé !…

L’Irlandais s’était interrompu brusquement.

– Maintenant, grommela-t-il, assez causé… au travail ! Moi, dans mon genre, je suis honnête, je ne veux voler ni le pain que je mange, ni l’argent que je gagne.

Il reprit son pic et se remit à taper sur la roche avec un entrain admirable.

Martial l’imita et une heure ne s’était pas écoulée qu’ils avaient rempli un wagonnet qu’ils roulèrent jusqu’à l’ouverture de la galerie.

CHAPITRE IX – EN PLEIN MYSTÈRE

Cette première journée s’écoula sans le moindre incident. Petit à petit, Martial se rassurait et cette impression de sécurité était due en grande partie à la présence de Mike dont la naïveté et la bonhomie lui avaient tout de suite été sympathiques.

Lorsque tous deux eurent terminé leur travail de la journée, Mike guida son compagnon jusqu’à une petite maison de bois que protégeait une double palissade.

– Voilà notre logis, dit gaiement l’Irlandais : en bas c’est la salle à manger ; en haut les chambres à coucher, chacun la nôtre. Au bout de huit jours tu te trouveras très heureux ici.

– Je le souhaite, répondit Martial qui ne pût s’empêcher de sourire.

– Crois-tu, continua Mike avec enthousiasme, que ça ne fait pas plaisir de trouver tous les soirs son dîner servi sans qu’on ait à s’occuper de rien ?

Le couvert était mis sur une table grossière faite de planches non rabotées et les deux mineurs que le rude labeur de l’après-midi avait mis en appétit considérèrent avec satisfaction le grand plat de pommes de terre fumantes, les tranches de bœuf qu’accompagnaient un broc de vin et une bouteille whisky ; une boîte de cette marmelade d’oranges que l’on trouve partout en Amérique représentait le dessert.

– Et c’est tous les jours comme ça ! s’écria l’Irlandais avec admiration.

Ils dévorèrent silencieusement leur pitance tels deux loups affamés ; mais une fois que Mike eut rempli de whisky les deux gobelets d’étain, qu’il eut allumé sa pipe et offert une cigarette à son nouveau camarade, l’Irlandais devint plus loquace. Martial n’eut même pas la peine de lui poser des questions.

– On a raconté des tas d’histoires sur cette fameuse vallée, déclara-t-il d’un ton confidentiel, mais tout ça c’est des blagues ! Moi, jamais je n’ai été aussi content !…

– Quand es-tu payé ?

– Toutes les semaines, je touche mon petit sac de poudre d’or mais je le laisse entre les mains du Maître de la Vallée qui se charge de le faire parvenir à ma femme et à ma fille qui habitent une petite ville de l’Arizona, et toutes les semaines, ma femme m’accuse réception de mon envoi.

– Le Maître de la Vallée a donc un bureau de poste ? demanda le jeune homme avec surprise.

– Il a tout ce qu’il veut, murmura Mike en baissant la voix d’un ton de respectueuse frayeur. C’est un homme très puissant.

– Je n’en doute pas, dit Martial absorbé dans ses réflexions.

– Il n’y a guère qu’un mois que je suis ici, reprit Mike, et j’ai mis déjà de côté de cette façon un joli magot. À la fin de l’année, j’aurai quelques milliers de dollars devant moi ; alors j’irai rejoindre ma femme et nous monterons un petit commerce. Ce sera le vrai bonheur !…

L’Irlandais, les yeux au ciel, souriait lentement, perdu dans ses rêves.

– Avec tout cela, demanda Martial, tu ne m’as pas encore dit quel est le genre de minerai que nous exploitons. Pourtant, tu dois le savoir, toi qui es un vieux prospecteur ?

– C’est tout bonnement du minerai de zinc, répliqua l’Irlandais, surpris de l’ignorance de son camarade. Tout le monde connaît ça ! Et ce minerai-là contient presque toujours de l’argent.

– Je croyais, comme le disent les Indiens, qu’ici il y avait de l’or.

– Il y en a, et même beaucoup, mais le gisement est situé à l’autre bout de la vallée et c’est le maître qui l’exploite lui même… Il y a aussi des diamants…

Martial aurait voulu poser bien d’autres questions à l’honnête Irlandais, mais celui-ci tombait de sommeil.

– Allons, grommela-t-il en bâillant, il est temps d’aller se coucher, il faudra se lever de bonne heure demain.

Martial, qui se sentait lui-même très fatigué après cette journée de travail et d’émotions, suivit l’Irlandais jusqu’au premier étage où il trouva une chambre sommairement mais proprement meublée. Un lit de fer à sommier métallique, une chaise et une petite commode de bois blanc renfermant le linge indispensable avoisinaient un tub et un appareil à douche, mais ce qui surprit Martial plus que tout le reste c’est que ce réduit, comme d’ailleurs la salle à manger, était éclairé à l’électricité. Comment avait-on pu réaliser en pleine sierra une pareille installation, c’est ce qu’il n’arrivait pas à comprendre. Décidément, il fallait que le Maître de la Vallée fût un homme très puissant.

Notre héros se sentait la tête lourde, il était courbaturé, brisé de fatigue. Il se jeta sur son lit tout habillé.

Il ne put trouver le sommeil, peut-être sans doute par l’excès même de sa fatigue et de son énervement. Toutes sortes de supposition s’offraient à son esprit enfiévré. Maintenant qu’il avait atteint cette inaccessible Vallée du Désespoir, qu’il était au cœur de la place, il ne se voyait guère plus avancé qu’auparavant ; jusqu’alors il n’avait pu recueillir le moindre renseignement sur le père de Rosy. Mille pensées contradictoires le tourmentaient.

Un moment il s’imagina que le mystérieux Maître de la Vallée était peut-être M. Wilcox, mais alors pourquoi, si riche et disposant d’un si formidable pouvoir, laissait-il sa fille sans nouvelles ?

C’était impossible.

Alors il en vint à se dire, non sans une secrète épouvante, que les squelettes qu’il avait rencontrés sur sa route, étaient ceux du père de Rosy et des gens de son escorte, assassinés sans doute par l’homme au casque d’argent !

« Il faudra pourtant que j’arrive à connaître la vérité ! » se répétait-il, cruellement tourmenté par l’insomnie qu’aggravaient encore les ronflements sonores de l’Irlandais qui lui parvenaient à travers la cloison.

En dépit de la brise fraîche venue de la mer et qui tempérait un peu la torpeur brûlante de l’atmosphère, Martial avait le front mouillé de sueur. À la fin, il se leva, persuadé qu’une promenade dans le bois tout trempé de rosée calmerait sa fièvre et lui permettrait de dormir. Sans faire de bruit, il descendit au rez-de-chaussée, trouva grande ouverte la porte de la salle à manger et sortit ; mais, quand il voulut franchir la première palissade, il en trouva la lourde porte fermée à clef et, comme il s’en rendit compte plus tard, extérieurement maintenue par d’énormes verrous.

Cet obstacle n’était pas fait pour l’arrêter ; très sportif, il réussit sans peine à atteindre le sommet de la muraille. Il s’apprêtait à descendre de l’autre côté quand au clair de lune, presque aussi brillant que le jour, il vit se dresser la silhouette des trois chiens géants qui, le cou tendu, les prunelles phosphorescentes, n’attendaient que le moment où il mettrait pied à terre pour le dévorer.

– Quand mes chiens ont commencé à mordre quelqu’un, avait dit le Maître de la Vallée, ils le dévorent jusqu’au bout.

Tout brave qu’il fût, Martial frissonna. C’eût été folie que d’essayer de lutter contre les bêtes féroces ; d’ailleurs, derrière elles, se dressait la seconde palissade, plus haute encore que celle qu’il venait de franchir.

À bout d’énergie, découragé, le jeune homme se laissa glisser jusqu’à terre, regagna sa chambre et s’étendit sur son lit, où cette fois, presque instantanément, il s’endormit d’un sommeil de plomb, de ce sommeil accablant qui suit les grandes fatigues mais que troublent souvent les cauchemars.

Il rêva que l’homme au casque de métal, le Maître de la Vallée, l’avait terrassé et lui mettait le genou sur la poitrine, mais, dans ce rêve, son ennemi n’était pas un être humain, c’était un fantôme de métal dont le poids atroce l’écrasait, lui faisait craquer les côtes. Enfin, dans son rêve il arrivait toujours à se relever, mais l’homme lui allongeait un seul coup de son poids aussi pesant qu’une massue et le renversait de nouveau.

À ce moment Martial ouvrit les yeux en poussant un cri, il se trouva en face de Mike qui le bourrait de taloches amicales pour le réveiller.

– Allons, paresseux, s’écria l’Irlandais qui riait de tout son cœur, il est temps de se lever pour aller au turbin.

Martial se sentait reposé, tout à fait remis de ses fatigues, bien qu’il eût couché tout habillé, n’ayant enlevé que son feutre et ses bottes avant de s’étendre sur son lit. Après avoir hâtivement procédé à sa toilette, il se rechaussait quand au fond d’une de ses bottes ses mains rencontrèrent le flacon de chloroforme et le browning tout chargé qu’il avait réussi à dissimuler.

Sans rien dire à Mike qui était redescendu en bas il glissa le flacon et le browning dans ses poches, heureux d’avoir en sa possession deux armes qui pourraient à l’occasion lui devenir précieuses.

Il déjeuna de bon appétit avec l’Irlandais et tous deux se rendirent au travail.

Cette journée et la suivante se passèrent sans aucun incident. D’ailleurs, Martial ne tira de son compagnon aucun renseignement nouveau : Mike n’en savait pas plus que ce qu’il avait raconté le premier soir. Le mystère de la vallée demeurait intact ; pourtant Martial, résolu à faire preuve de toute la patience imaginable, ne se découragea pas.

Le troisième jour était un dimanche, jour de repos où, comme l’Irlandais l’expliqua, les travailleurs avaient la permission de se promener à leur guise dans le bois.

Le samedi soir, Martial eut la surprise de trouver au chevet de son lit un petit sac de poudre d’or qui représentait sa paye ; comme il l’apprit, il en était de même chaque semaine. D’ailleurs, le Maître demeurait invisible.

– Est-ce qu’il vient souvent ? demanda Martial à son camarade.

– Lui ! on ne le voit presque jamais, il est parfois des semaines sans paraître et j’ai eu quelquefois l’illusion de me trouver en pleine solitude. C’est pourquoi je suis bien content, depuis que tu es arrivé, d’avoir quelqu’un à qui parler. J’aurais fini par attraper le cafard !

Le dimanche matin, les deux compagnons que le hasard avait réunis dans de si singulières circonstances, procédèrent longuement et paresseusement à leur toilette. Ils déjeunèrent sans se presser, comme de « vrais rentiers », suivant l’expression de Mike, puis ils sortirent pour aller flâner à travers la vallée. Martial, persuadé qu’au cours de cette promenade il allait faire d’intéressantes découvertes, était d’excellente humeur et répondait sans impatience au bavardage de son camarade dont la conversation, pourtant, n’était guère variée.

Laissant derrière eux les baraquements qui constituaient la demeure personnelle du Maître et qui, eux aussi, étaient entourés d’une haute palissade, ils traversèrent cette bande de terrain qu’on eût dit ravagée par un incendie et s’engagèrent sous l’ombrage des grands arbres. Autour d’eux le plus profond silence régnait ; sans quelques fumées bleues qui s’élevaient au-dessus des bâtiments on eût pu se croire dans un village abandonné.

– Est-ce que nous sommes les seuls travailleurs employés ici ? ne put s’empêcher de demander Martial.

– Non, répondit l’Irlandais en baissant la voix et en jetant autour de lui un regard effrayé, il y en a bien d’autres, mais ceux-là on ne les voit jamais.

Martial allait demander une explication plus claire, quand, à quelques pas derrière eux, il aperçut les trois chiens géants, Vloup, Rex et Black, qui les suivaient sans se presser. Assez inquiet il les montra à l’Irlandais.

– N’aie donc pas peur, lui répondit ce dernier, ils ne nous diront rien pourvu que nous ne cherchions pas à quitter la vallée. Ce sont des bêtes admirablement dressées. Moi j’ai fini par m’habituer à elles, je n’en ai plus peur. Chaque dimanche, elles m’escortent de la même façon pendant ma promenade et me reconduisent poliment jusqu’à la porte de la maisonnette. Hein, c’est drôle !

– Je ne trouve pas, grommela Martial avec une grimace de désappointement.

Les deux amis, accompagnés de leurs terribles geôliers, continuèrent silencieusement leur promenade. Ils suivaient un large sentier pavé de pierres volcaniques de couleur noire, de la nature du basalte, que Martial n’avait pas remarqué lors de son arrivée.

– C’est très commode ce sentier, dit-il machinalement.

– Oui, répliqua Mike, mais il ne faut s’en écarter ni à droite ni à gauche, ce ne serait pas prudent.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas… Mais c’est l’ordre du Maître.

Martial ressentit une angoisse inexprimable ; ainsi chacun de ses gestes était guetté, il n’avait pas la liberté du moindre mouvement.

– Je comprends l’épouvante des Indiens, murmura-t-il, ici c’est pis que si l’on était en prison…

L’Irlandais parut à la fois très contrarié et très alarmé.

– Tais-toi donc ! fit-il rudement, il pourrait arriver malheur. Qui sait s’il n’entend pas ce que nous disons.

Martial ne répondit pas, il avait le cœur serré et, bien qu’il ne se l’avouât pas à lui-même, il commençait à comprendre la témérité de son entreprise. Il savait maintenant qu’il était entièrement à la merci du personnage mystérieux entre les inexorables griffes duquel il était tombé.

« Que veut-il faire de moi ? quel est son but ? qui est-il au juste ? »

Pour la millième fois il se posait ces questions avec angoisse et il n’y trouvait pas de réponse. Une invincible terreur le gagnait petit à petit et il s’expliquait qu’on eût donné à cette région affreusement sinistre, en dépit de ses beaux arbres et des richesses qu’elle renfermait, le nom de « Vallée du Désespoir ».

Pourtant rien n’était plus admirable que le paysage qui l’entourait. Le feuillage des arbres, dont quelques-uns montaient jusqu’à cinquante mètres, formait une voûte impénétrable aux rayons du soleil ; des lianes couvertes de fleurs embaumées s’élançaient d’un tronc à l’autre et retombaient en lourdes guirlandes autour desquelles voletaient des insectes d’une grosseur prodigieuse. Il y avait des scarabées, des papillons et des libellules aux ailes larges comme les deux mains ; des écureuils volants, dont les quatre pattes sont réunies par une membrane et qui ressemblent à des chauves-souris, s’élançaient de branche en branche.

Cette forêt offrait partout l’exagération grandiose, invraisemblable et fantastique ; les citrons et les oranges y étaient aussi gros que des melons, les bananes atteignaient un mètre de longueur ; tout y était gigantesque et hors de proportion avec tout ce que Martial avait vu, même dans les forêts les plus luxuriantes de l’équateur. Les fougères y étaient devenues de véritables arbres ; certaines feuilles de palmier offraient plus d’un mètre de largeur. Il y avait des fleurs de magnolia grandes comme des choux, des jasmins jaunes qui pendaient en grappes énormes, enfin des violettes aux touffes vigoureuses qui ressemblaient à des pensées. De toutes ces fleurs, de tous ces fruits montaient de vertigineux parfums, des odeurs tellement puissantes que Martial se sentit plusieurs fois près de défaillir.

– Cette vallée est extraordinaire, murmura-t-il, on se croirait dans un coin de forêt préhistorique, miraculeusement conservée à travers les siècles. Ce que je vois est invraisemblable, presque impossible.

Ce qui le confirmait dans son idée, d’une forêt antédiluvienne, préservée par quelques prodiges, c’était la quantité et la grosseur des reptiles qui pullulaient dans les endroits marécageux : des crapauds gros comme des chats se tenaient immobiles entre les racines des arbres et semblaient dévisager les promeneurs de leurs inquiétantes prunelles couleur d’or. Au bord d’une mare, une tortue alligator était étendue paresseusement ; la queue de ce reptile monstrueux qui tient le milieu entre la tortue et le crocodile était armée d’un triple rang de pointes aiguës, Martial s’en écarta avec horreur et l’Irlandais lui-même ne paraissait qu’à demi rassuré.

Ce fut bien pis quand ils aperçurent rampant doucement dans l’herbe un serpent qui paraissait avoir deux têtes, une à chaque extrémité du corps. C’était l’amphisbène, un reptile assez commun au Mexique, et, d’ailleurs, à peu près inoffensif.

Martial dut rassurer l’Irlandais qui tremblait de peur.

Partout, d’ailleurs, des lézards gris ou rouges sautillaient sur les basses branches et des serpents d’arbres aux couleurs chatoyantes glissaient lentement d’un tronc à l’autre en donnant la chasse aux insectes.

D’ailleurs, tous ces animaux que personne sans doute n’inquiétait semblaient ne se soucier aucunement des deux promeneurs, ils ne se dérangeaient même pas au bruit de leurs pas.

Les chiens géants cependant paraissaient éprouver une certaine inquiétude ; ils s’étaient rapprochés de Mike et de Martial comme pour leur demander aide et protection et ils se serraient les uns contre les autres avec une évidente frayeur.

Ce fut avec un véritable soulagement que les deux camarades et leurs surveillants atteignirent une clairière d’où les reptiles étaient absents.

– Drôle de promenade que tu me fais faire là, dit Martial.

– Bah, répliqua l’autre, il paraît que toutes ces bêtes ne sont pas dangereuses ; le Maître a détruit les grands crocodiles et les boas qui, à certain moment, avaient rendu la vallée inhabitable, mais on m’a dit que dans la partie du bois où personne ne pénètre, il existe encore de vrais monstres comme il n’y en a nulle part ailleurs : des chauves-souris géantes avec des gueules de caïman, de gros lézards hérissés de piquants et qui portent une corne sur le nez comme des rhinocéros. Le Maître les conserve précieusement et n’a jamais voulu les détruire.

Martial se demandait s’il rêvait, si tout ce qui l’entourait était bien réel. Il était oppressé, haletant comme s’il eût fait un mauvais rêve. L’angoisse l’étreignait à la gorge, puis les violents parfums qu’il venait de respirer lui étaient montés au cerveau, il se sentait près de défaillir.

Tout à coup il devint mortellement pâle, étendit les bras et perdit connaissance. Il fût tombé à terre si Mike ne l’eût retenu de sa poigne robuste et ne lui eût fait avaler presque aussitôt une forte lampée de whisky, car l’Irlandais ne sortait jamais sans être muni d’une gourde de gros calibre, toujours abondamment remplie. Martial revint à lui presque aussitôt.

– Ah ça ! qu’est-ce qui te prends ? grommela l’Irlandais d’un air mécontent, en voilà une femmelette !

– Ce n’est rien, balbutia le jeune homme, je me sens tout à fait bien maintenant…

Ils continuèrent leur chemin mais plus lentement. Ils se trouvaient maintenant dans une avenue de cèdres et de séquoias où flottait le parfum balsamique de la résine et dont le sol parfaitement sec ne laissait place à aucun reptile. Les fûts de ces arbres millénaires formaient des rangées de colonnes qui se fondaient dans le lointain dans une brume couleur d’azur.

Les plus vastes cathédrales du monde eussent tenu à l’aise sous ces voûtes grandioses qui avaient plus de cent mètres en certains endroits et qui semblaient s’étendre jusqu’au fond de l’horizon. Des écureuils presque aussi gros que des chiens s’ébattaient dans les branches et il régnait dans cette crypte un silence profond que troublaient seuls le craquement d’une branche desséchée, la chute d’une pomme de pin ou le croassement d’un corbeau.

Malgré ses craintes, malgré ses inquiétudes, Martial Norbert se surprenait tout à coup à ressentir de cette promenade dans la forêt magique un charme singulier. Il croyait vivre un conte de fées un peu terrible, mais pourtant merveilleux, comme ces histoires de revenants dont on avait bercé son enfance. Vraiment, quand il y réfléchissait, ce pays était unique au monde et il éprouvait une certaine fierté d’avoir réussi à y pénétrer.

Mike, qui l’avait familièrement pris par le bras, dit tout à coup, comme s’il eût deviné les pensées de son compagnon :

– Tout de même, mon vieux, c’est épatant !… J’aurais jamais cru qu’il existait un patelin comme ça… C’est pas ordinaire !… Tu me croiras si tu veux, quand je serai obligé de m’en aller, ça me fera quelque chose…

– Parbleu ! murmura Martial, tu es comme moi, tu voudrais savoir.

– Tiens, parbleu !

Les deux hommes s’étaient arrêtés et se regardaient bien en face, échangeant dans ce regard tout ce qu’ils n’osaient pas exprimer par des phrases.

– On verra !… On se débrouillera… murmura enfin Martial en serrant plus énergiquement qu’il ne l’avait jamais fait la patte velue, garnie de poils pâles et rudes comme une pince de homard, que lui tendait son compagnon.

– On est des amis, hein ? fit Mike.

Ils marchèrent un bon quart d’heure sans dire un mot, chacun d’eux se disant qu’il pouvait avoir pleine et entière confiance dans l’autre.

La majestueuse avenue d’arbres géants semblait interminable et toujours plongée dans un silence de mort. De temps en temps, seulement, de gros pigeons verts passaient d’un arbre à l’autre en roucoulant, puis un corbeau au plumage chatoyant d’un éclat métallique apparut perché sur une branche ; il était gros comme un aigle ; de la cisaille géante de son bec il eût pu décapiter des agneaux et Martial se demandait si cette formidable bête de proie qui les considérait d’un œil tranquille n’allait pas les attaquer.

Ils passèrent, le corbeau géant ne se dérangea même pas.

– Pourquoi, dit tout à coup Martial, ne trouve-t-on pas tous ces animaux d’une taille colossale dans les autres parties du Mexique ?

– Parce que, répondit tranquillement l’Irlandais, ils meurent dès qu’ils sont sortis de la vallée ou alors ils se hâtent d’y rentrer.

Mike et Martial venaient d’atteindre un massif de rochers vêtus de longues mousses verdoyantes et d’où tombait une petite source dont l’eau limpide comme le cristal formait un ruisseau qui allait se perdre vers l’autre extrémité de la vallée.

Martial, dont la gorge était desséchée par la chaleur de ce brûlant après-midi, s’élança pour boire à cette source providentielle, mais Mike le saisit par le bras et le retint d’un geste presque brutal.

– Ne bois pas ! grommela-t-il d’une voix étranglée presque tragique, l’eau est empoisonnée. Tous ceux qui en boivent, ne fût-ce qu’une seule gorgée, succombent à des coliques mortelles.

– Mais la raison ? questionna le jeune homme, d’une voix assourdie par l’angoisse.

– Je ne sais pas… balbutia l’Irlandais, je ne puis pas savoir… Je suppose que les roches d’où suinte cette eau doivent renfermer des filons de cuivre ou d’arsenic.

Martial ne répondit rien. Il constatait avec une secrète anxiété que dans cette diabolique vallée le moindre geste offrait un danger, mais il n’était pas dans son caractère de rester longtemps sous l’impression de cette frayeur dont aucun homme ne peut se défendre.

« C’est bien, se dit-il, j’accepte la lutte, j’étais venu ici pour retrouver le père de Rosy mais, même si je le retrouve, il faudra que je découvre le secret de cette vallée de l’enfer ou que je meure à la tâche ! »

La forêt de cèdres et de séquoias colossaux s’arrêtait net en face de la haute falaise rocheuse qui servait de remparts à la vallée.

Mike et Martial la côtoyèrent quelque temps. Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils se trouvèrent en face du défilé par lequel Martial avait pénétré dans cet étrange royaume, mais l’étroit couloir n’était plus libre.

Une herse formée de barres de fer très rapprochées en fermait l’entrée, les barreaux en étaient gros comme le poignet. Il eût fallu des mois pour en scier un seul et la falaise, haute comme une église et verticale comme un mur, défiait toute escalade.

Martial était occupé à étudier l’agencement de cette infranchissable barrière quand il s’aperçut que les trois chiens s’étaient rapprochés de lui d’un air menaçant. Mike l’entraîna.

– Il ne faut pas rester ici, lui dit-il, les chiens se figureraient que nous voulons nous évader !… Rentrons vite à notre cambuse. Je crois d’ailleurs que la nuit ne va pas tarder à tomber et je ne tiens pas à me trouver dans le bois en pleines ténèbres.

Martial n’eut aucune objection à faire.

Lui et son compagnon, marchant tous deux très vite, revinrent sur leurs pas, en suivant le fameux pavé de basalte dont il leur était défendu de s’écarter ; ils avaient hâte maintenant d’être rentrés dans leur cabane où ils trouveraient leur dîner servi et où ils pourraient dormir sans crainte.

Ils traversèrent presque en courant la forêt des séquoias, mais quand ils eurent atteint la région marécageuse où régnaient en maître les reptiles, ils ne purent s’empêcher de ralentir le pas.

Brusquement, comme il arrive dans les climats tropicaux, la nuit était venue, ils avançaient au milieu d’opaques ténèbres, encore accrues par l’épaisseur des feuillages. On eût dit que les parfums accablants et vénéneux des lianes, des fleurs aquatiques et des fruits trop mûrs et déjà pourrissants s’exhalaient d’une façon plus intense que pendant le jour. La brise leur apporta un affreux relent de musc que Martial connaissait bien.

– Il doit y avoir des crocodiles pas loin de nous, murmura-t-il.

– Je connais ça, répliqua l’Irlandais d’une voix brève, raison de plus pour marcher le plus vite possible… On a eu tort de s’attarder…

Ils continuèrent leur route silencieusement, mais ils avaient besoin de faire appel à tout leur courage. Des mouches à feu voletaient par milliers autour d’eux et répandaient une lueur fantastique comme celle que l’on observe dans les vieux cimetières hantés par les feux follets, des prunelles luisantes phosphoraient dans l’ombre des buissons, et, à leur côté, sous leurs pieds, au-dessus de leurs têtes, Mike et Martial percevaient le glissement mou que font en rampant les bêtes visqueuses.

Des essaims de sphynx atropos qui ressemblent à des têtes de mort, des lucanes aux cornes aussi longues que celles de jeunes chevreaux tourbillonnaient autour d’eux.

Mais ce qui troublait profondément Martial c’était les voix qui s’élevaient de ce marécage damné ; le coassement des grenouilles-taureaux et le sifflement des crapauds se mêlaient à d’autres cris d’une nature inexplicable. C’était de temps à autre la clameur d’agonie de quelque petite bête surprise par un serpent ; puis il y avait des froissements d’écailles, des hululements, des bruits assourdis, dont rien ne saurait rendre l’accent tragique et déchirant. Tout ce monde de la fange, ce peuple de reptiles, se livrait dans les ténèbres une guerre atroce où les plus faibles étaient, sans merci, dévorés par les plus forts.

Martial, qui avait descendu une quinzaine d’avions allemands, qui s’était à deux reprises échappé en parachute de son appareil en flammes, dut s’avouer à lui-même qu’il avait peur. Mike qui avait passé son bras sous le sien, s’aperçut qu’il frissonnait.

– Allons, lui dit-il, faut pas s’en faire… Bien sûr qu’avec toutes ces sales bêtes, il peut arriver un accident, mais il paraît que tant que nous ne quitterons pas le pavé de basalte nous n’avons pas grand-chose à craindre.

Là encore il y avait un mystère et Martial n’essaya pas de le pénétrer, il avait hâte d’être sorti de cette forêt aux parfums enivrants et putrides.

Les chiens cependant, le poil hérissé et mouillé de sueur, ne semblaient pas partager la tranquillité de l’Irlandais. Comme dans la première traversée de la forêt marécageuse, ils s’étaient rapprochés de leurs prisonniers et se frottaient doucement contre eux comme pour leur demander protection. Ils n’avaient sans doute pas dans le sentier de basalte la même confiance que Mike. Martial put caresser Rex et Vloup sans que les féroces animaux montrassent les dents.

Après une marche forcée qui parut interminable à Martial, on sortit enfin de cette forêt ensorcelée. À l’éblouissante clarté de la lune, on traversa cette lande à demi stérile qui semblait avoir été ravagée par un incendie et l’on aperçut les lumières des petites maisons de bois couvertes en zinc et entourées d’une double palissade.

Mike poussa un profond soupir et aspira l’air frais de la nuit à pleins poumons.

– Ça va ! s’écria-t-il avec une naïveté désarmante, c’est très joli d’aller à la promenade, mais on est tout de même rudement content de rentrer chez soi !…

Martial pensa qu’il fallait vraiment que l’Irlandais fût doué d’un vigoureux optimisme pour regarder comme son home la prison où ils étaient gardés à vue, à peine mieux nourris, à peine un peu plus libres que des forçats, sans compter l’angoissant mystère qui de toutes parts les entourait et pesait sur leur destinée. Martial se surprit à prendre en pitié l’étonnante candeur de son camarade.

« Pauvre Mike ! songea-t-il. Quelle patience, quelle bonté et quelle confiance !… Je crois qu’avec quelques bonnes paroles, on lui ferait croire tout ce qu’on voudrait. »

L’Irlandais interrompit brusquement ses réflexions et, se rapprochant de son camarade avec une mine apeurée, il chuchota à son oreille, d’une voix presque imperceptible :

– Je ne t’ai rien dit tout à l’heure, mon vieux, mais dans le bois j’ai eu très peur. À un moment donné il m’a semblé que des gouttes de sang tombaient lentement de branche en branche, et dans le creux des vieux cèdres, je croyais voir, accroupies et immobiles, des femmes pâles comme des mortes qui me regardaient de leurs yeux ternes de fantômes, chargés d’une infinie tristesse.

Mike parlait avec une telle conviction que Martial en ressentit une désagréable émotion.

– Bah ! répliqua-t-il en faisant effort pour réagir, tout cela, ce sont des hallucinations !… Tu n’es pas irlandais pour rien et je suis sûr que tu crois, comme tous tes compatriotes, à l’existence des nains magiques, des revenants et des dames blanches qui errent la nuit dans les endroits où un crime a été commis.

– Bien sûr que j’y crois ! répliqua Mike avec une sorte d’emportement, ce sont des choses que personne, chez nous, ne se permettrait de nier et qui ont eu des milliers de témoins…

– Eh bien, moi, s’écria Martial, dans un sursaut de révolte, je n’ajoute pas foi à toutes ces sottises et je suis persuadé que tout ce qu’il y a de mystérieux et de terrible dans cette vallée, je parviendrai à l’expliquer tout naturellement.

En prononçant cette phrase, notre héros, oubliant toutes ses prudentes résolutions, avait élevé la voix. Mike le rappela d’un coup de poing dans l’épaule au sentiment de la situation.

– Ah ça, fit-il, est-ce que tu es fou ? je t’ai pourtant prévenu !… le Maître entend tout ce qu’on dit dans la vallée !

À ce moment, des profondeurs de la forêt s’éleva un long et lamentable gémissement, pareil au cri d’une bête qu’on égorge, puis tout entra dans le silence.

– Tu vois !… bégaya Mike qui tremblait de tous ses membres.

Tous deux continuèrent à cheminer sans mot dire.

Ils n’étaient plus qu’à une faible distance de leur maisonnette, quand Martial avisa, un peu à gauche, isolée des autres bâtiments, une petite construction en planches qu’il n’avait pas aperçue le matin et qui, par exception, n’était entourée d’aucune palissade. Poussé par la curiosité il s’en rapprocha.

Il poussa une porte qui n’était fermée qu’au loquet.

Dès le seuil, il fut pris aux narines par une ammoniacale odeur de fumier, il entendit hennir des chevaux ; il comprit que là sans doute se trouvaient les écuries du maître. Le bâtiment, très long, dallé de ciment et divisé en boxes par des cloisons, était éclairé par quelques lampes électriques. À leur clarté, Martial reconnut tout de suite, en face de mangeoires pleines d’orge, les deux mules qu’on lui avait volées et aussi, un peu plus loin, le mulet que lui avait vendu quelques jours auparavant l’Indien Coyotepec. Il n’y avait plus de doute à conserver.

C’était en exécution d’un plan longuement mûri qu’il avait été attiré dans cette sinistre vallée. Vers quel but ? Il se le demandait anxieusement. Il se disait que, sans nul doute, l’homme au masque de métal devait être au courant de tous ses projets.

Instinctivement il fit entendre ce sifflement bizarre que lui avaient enseigné les muletiers mexicains et auquel les animaux étaient habitués d’obéir.

Les deux mules hennirent et, dans un mouvement brusque pour rejoindre leur ancien maître, firent sonner la chaîne de fer qui les attachait au râtelier.

Martial fit un pas, mais avant qu’il eût pu atteindre les boxes où se trouvaient les bêtes qui lui avaient été volées, il se trouva entouré par les trois chiens muets qui lui montraient leurs crocs d’un air menaçant. Il se hâta de sortir de l’écurie, rejoignit Mike qui l’attendait plein d’inquiétude et tellement bouleversé qu’il n’osa demander à son camarade aucune explication.

Un quart d’heure plus tard tous deux se retrouvaient dans la petite salle à manger de leur maisonnette, et dînaient de bon appétit. Pendant ce repas ils n’échangèrent pas un mot, comme si chacun d’eux eût craint de communiquer à l’autre les pensées qui lui venaient à l’esprit.

CHAPITRE X – LE VRAI VISAGE DU MAÎTRE

Deux semaines s’écoulèrent sans qu’il se produisît aucun fait intéressant. Décidé à pénétrer le secret de la fabuleuse vallée, Martial s’était juré de faire preuve de la plus grande patience et de la plus grande ténacité.

Il travaillait dans la mine avec une régularité et un entrain que Mike lui-même admirait. Après avoir chargé toute la journée des wagons de minerai, il allait manger et dormir, en homme tout à fait content de son sort.

Cette tactique finit par lui réussir jusqu’à un certain point. Il avait entièrement gagné la confiance de l’Irlandais, et petit à petit, bribe par bribe, lambeau par lambeau, Mike en vint à lui donner certains renseignements précieux.

C’est ainsi que Martial apprit que trois fois par semaine, à quelques exceptions près, le maître s’absentait pendant presque toute une nuit, toujours accompagné d’un mulet pesamment chargé.

Lorsque Mike se laissait aller à ses besoins de confidences, Martial se gardait bien de l’interrompre ou de l’interroger et feignait même de ne prendre aucun intérêt au bavardage de son camarade.

Alors celui-ci, vexé de voir que son ami le Français ne semblait pas le prendre au sérieux, donnait des précisions.

– Ce qu’il y a de plus curieux, déclara un soir l’Irlandais poussé à bout par le silence et le sourire sceptique de son camarade, c’est que, quand le maître s’absente, il ne se dirige pas du tout du côté de la forêt et du défilé qui aboutit au désert. Il va dans une direction opposée, vers l’est, là où la falaise a plus de cinq cents mètres de haut. C’est en cet endroit que s’élève le vieux cèdre que l’on dit avoir plus de trois mille ans et dont vingt hommes, les mains étendues, ne pourraient entourer le tronc.

– Tout cela m’est bien égal, murmura Martial en bâillant avec une indifférence affectée. Pourvu que je sois nourri à peu près convenablement, que je touche chaque semaine mon petit sac de pépites, je ne m’occupe pas du reste. À la fin de l’année, quand j’aurai des économies, je ferai comme toi, j’irai installer une boutique dans une petite ville de la Nouvelle-Californie où il y a beaucoup à faire.

– On se retrouvera, s’écria Mike avec un attendrissement auquel l’influence du whisky n’était pas étrangère, on est des copains ! comme qui dirait des frères ! nous deux, pas vrai, hein ?…

Rentré dans sa chambre, Martial se livra à de profondes réflexions ; il n’avait pas la moindre envie de dormir. Les révélations de l’honnête Mike lui faisaient entrevoir les choses sous un aspect tout nouveau.

Il était évident pour lui, maintenant, que la vallée avait plusieurs issues plus ou moins secrètes, il ne s’agissait plus que de les découvrir, et à force d’observations, il ne désespérait pas d’y réussir.

Une semaine encore s’écoula. Martial devenait nerveux, l’Irlandais n’avait plus rien à lui apprendre et le jeune homme se demandait s’il pourrait jamais s’échapper de sa prison. Il arrivait à suspecter la bonne foi de son camarade. Après de longues hésitations il résolut d’en finir.

Un soir que toutes les fenêtres de la maison du maître étaient illuminées, que Mike, assommé par une ration de whisky plus copieuse encore que d’ordinaire, faisait vibrer les cloisons par ses ronflements sonores, il procéda à de suprêmes préparatifs.

Sans attirer l’attention de Mike, il avait réussi à emporter jusqu’à sa chambre et à cacher sous son lit un des pics d’acier armé d’une pointe de diamant qui servaient à détacher le minerai. C’était là une arme redoutable, en outre il possédait toujours le flacon de chloroforme et le browning dont il ne s’était pas séparé un seul instant depuis son arrivée dans la vallée.

Plusieurs jours auparavant, Martial avait trouvé dans le coffre d’outils qui servaient à réparer les wagonnets une grosse tarière et il s’en était servi pour percer des trous dans la palissade. Il les avait disposés de telle façon qu’en y plantant quelques chevilles ou quelques bouts de fer il avait à sa disposition une échelle commode qui lui permettrait d’atteindre le sommet de la palissade presque en un seul bond.

De plus il avait mis de côté une planche assez large pour lui tenir lieu de pont, entre les deux enceintes de pieux. De cette façon les chiens géants qui lui servaient de geôliers ne pourraient rien contre lui.

Martial – il l’avait prouvé – était d’un caractère très énergique ; il réfléchissait longtemps avant de prendre une résolution, mais une fois qu’il l’avait prise, il exécutait son projet coûte que coûte. Il demeura une longue demi-heure perdu dans ses pensées, pesant minutieusement les chances adverses ou favorables qu’il avait de mener à bien son audacieuse entreprise. Enfin, il se leva.

– Je ne puis pas demeurer éternellement ici, murmura-t-il, il ne faut pas attendre qu’on m’ait dépouillé des armes qui me restent. Le Maître est là, et ne songe sans doute guère à moi… Je ne retrouverai sans doute pas, d’ici longtemps, une occasion plus favorable.

Sa décision était prise ; sans perdre un instant il passa de la conception à l’exécution.

Méthodiquement, sans se presser, il procéda aux derniers préparatifs ; d’abord, il glissa dans sa ceinture les deux sacs de poudre d’or qui représentaient son salaire de deux semaines. Il plaça, bien à portée de sa main, chacun dans une des poches de son veston, son flacon de chloroforme et son browning ; enfin il se passa en bandoulière, en guise de fusil, le pic à pointe de diamant qu’il maintint avec une cordelette en place de bretelle.

En faisant le moins de bruit possible, il descendit au rez-de-chaussée, s’empara à tout hasard d’une grosse tranche de jambon et d’une bouteille de whisky qu’il avait mise en réserve quelques jours auparavant et il se dirigea vers l’endroit de la palissade où il avait planté les clous et les chevilles qui lui en faciliteraient l’escalade.

La planche qui devait lui servir de pont était à la place où il l’avait mise. Il la dressa verticalement, et sitôt qu’il eut atteint le sommet du rempart, il la saisit par l’extrémité, la tira à lui et réussit à la poser en équilibre en l’assujettissant dans les interstices que laissaient entre eux les pieux aigus ; enfin, il s’aventura sur ce fragile chemin qu’il comptait franchir en quelques enjambées.

Mais au premier pas qu’il fit, la planche sciée en son milieu par une main mystérieuse se rompit avec un craquement sourd, et Martial s’abattit rudement à deux pas des trois chiens dont il entendait le souffle haletant, dont il voyait les yeux briller dans la nuit comme des gouttes de phosphore. Il comprit qu’il était perdu et que celui qui le tenait entre ses griffes avait mis toutes les chances de son côté.

Heureusement, dans sa chute, il était tombé presque droit sur ses pieds et au moment même où il avait touché terre les crocs d’un des monstres l’avaient saisi à la cheville et il sentait leurs pointes aiguës traverser déjà le cuir épais de ses bottes. Il songea à faire usage de son browning, mais dans la même seconde, il réfléchit qu’il ne fallait faire aucun bruit qui pût donner l’alarme.

D’un geste brutal il cassa net la cordelette qui assujettissait le pic d’acier et d’un formidable élan il fendit le crâne de son ennemi qui s’écroula en poussant un râle.

Malheureusement, Martial avait frappé avec une telle violence que son pic avait rencontré un des gros fils de cuivre qui distribuait dans toute la vallée la lumière et la force motrice. À demi foudroyé il lâcha son arme, les nerfs secoués d’un douloureux tremblement.

Dans une inspiration désespérée il s’empara d’une moitié de la planche qui lui avait servi de pont et en usa, en guise à la fois de bouclier et de massue, pour tenir en respect ses deux ennemis. Il eût bien voulu rentrer en possession de son pic. Avec cette arme terrible, avec sa vigueur naturelle, décuplée par l’imminence du danger, il eût sans rémission assommé les deux molosses.

C’est alors qu’il assista à un spectacle extraordinaire : un des chiens, Vloup, comme s’il eût deviné la pensée de son ennemi, prit avec précaution entre ses dents la barre d’acier et la porta beaucoup plus loin.

Martial pendant ce temps se défendait toujours grâce à sa planche mais il comprenait que la lutte n’allait pas tarder à devenir inégale et qu’il finirait, forcément, par avoir le dessous.

À deux pas de lui il voyait la gueule béante du dogue aux crocs luisants, aux babines couleur de sang et il comprenait que s’il faisait le moindre faux pas, s’il avait la moindre distraction, il serait dévoré par les deux bêtes féroces, car le second dogue revenait lentement, prêt à prendre part à la lutte.

Martial avait dans sa poche plusieurs boules de charpie qu’il avait préparées en effilant un de ses mouchoirs et qu’il tenait prêtes à tout événement.

Pendant que d’une seule main, il continuait à tenir le chien en respect, de l’autre il débouchait précipitamment le flacon, renversait la moitié de son contenu sur un des tampons, et au moment où l’animal ouvrait toute grande sa formidable gueule, il jetait dedans la boulette anesthésiante.

Le résultat de ce stratagème fut instantané. L’animal presque aussitôt vacilla sur ses pattes, bâilla et finit par rouler à terre comme s’il eût été assommé.

Il ne restait plus à Martial qu’un ennemi mais ce dernier, Vloup, paraissait beaucoup plus intelligent que les deux autres. On eût dit qu’avec une sagacité presque humaine, il avait jugé la situation… Il rampait le long de la palissade, se tenant hors de la portée de la planche que brandissait Martial et n’attendant que l’occasion de lui sauter à la gorge traîtreusement ; mais tout en tournant autour de son ennemi dont il essayait de lasser la patience et de fatiguer l’attention, il s’arrangeait toujours de façon à se trouver entre Martial et la barre d’acier qui luisait dans l’herbe humide de rosée à quelques pas de là.

Notre héros, en proie à une colère furieuse, poursuivit Vloup avec sa planche, mais l’animal évitait adroitement ses coups, prêt à profiter de sa moindre défaillance, de sa moindre maladresse.

Ce jeu de cache-cache se poursuivit pendant un long quart d’heure et Martial se demandait s’il n’allait pas être obligé, quel qu’en fût le danger, à recourir à son browning, lorsque enfin, après cette énervante poursuite, Vloup eut un moment de distraction, la lourde planche s’abattit sur son crâne et l’assomma à moitié… Martial en profita pour verser dans la gueule du monstre le restant de son chloroforme.

Enfin pour plus de sûreté il reprit son pic et fendit définitivement le crâne aux deux chiens. Il était vainqueur mais il s’avoua qu’il avait eu terriblement peur, son front était baigné d’une sueur froide.

– Et pourtant, murmura-t-il, ce n’est là que le commencement…

Après s’être reposé quelques minutes et s’être réconforté d’une gorgée d’alcool, il poursuivit son chemin. En s’aidant des débris de la planche, il escalada aisément la seconde palissade.

Dès lors il ne pouvait plus reculer.

« Maintenant, se dit-il, il faut triompher ou périr !… Le Maître de la Vallée ne me pardonnerait jamais d’avoir tué ses chiens… »

Il s’avança lentement vers la demeure du Maître dont les fenêtres, comme une heure auparavant, étaient toujours brillamment illuminées. À moitié chemin, il s’aperçut que dans sa précipitation il avait oublié la barre d’acier qui venait de lui être si utile. Il se demanda s’il ne devrait pas revenir sur ses pas, franchir de nouveau la palissade, pour rentrer en possession de cette arme précieuse. Après une minute d’hésitation, il renonça à ce projet.

« Tant pis, songea-t-il, le temps est précieux, il faut aller de l’avant, puis j’ai encore un excellent revolver tout chargé, et ça, c’est une arme sérieuse. »

Ainsi que nous l’avons vu dans un précédent chapitre, les environs de la demeure du maître étaient encombrés de monceaux de scories, de vieilles planches, de tonneaux défoncés, de tous les débris que l’on rencontre ordinairement dans le voisinage des exploitations minières.

En y réfléchissant, Martial fut étonné que l’homme au masque de métal fît preuve d’une pareille insouciance aux abords de sa propre demeure et il se demanda si cette négligence, peut-être affectée, ne cachait pas quelque piège, quelque moyen de défense plus terrible que les autres.

Comme il l’avait constaté lors de sa première entrevue avec le Maître, la muraille de bois qui protégeait l’habitation de celui-ci n’était pas double, elle était seulement plus épaisse et plus haute que les autres et fermée d’une porte aux verrous massifs, doublée de plaques de tôle.

« Pourvu qu’il n’y ait pas de chiens », se dit Martial qui ne put s’empêcher de frissonner en songeant au combat qu’il venait de soutenir et dont il n’était sorti vainqueur qu’à grand-peine.

L’heure des hésitations était passée. À l’aide de planches qui avaient dû servir à boiser les galeries de mine, il atteignit sans peine le sommet de la muraille et redescendit de l’autre côté sans voir apparaître aucun des terribles molosses. Il se trouvait maintenant en face du bâtiment assez vaste où il avait déjeuné le jour de son arrivée : les trois fenêtres du premier étage étaient vivement éclairées et l’une d’elles à cause de la torride chaleur était entrebâillée.

Retenant son souffle, mettant quelquefois cinq minutes à faire un mouvement qui n’eût demandé que trois secondes, Martial étaya contre le toit le tronc d’un jeune pin à demi ébranché et commença à gravir cette périlleuse échelle pour atteindre l’appui de la fenêtre.

Parfois, il demeurait immobile pendant une longue minute, attentif au moindre craquement du bois, aux plus fugitives rumeurs qui montaient de la vallée endormie. Il lui semblait que les battements de son cœur angoissé faisaient un bruit énorme dans ce grand silence et il essayait vainement de réagir contre cette sensation qu’il n’arrivait pas à dominer.

Pourtant, il atteignit son but sans encombre, et, haletant, les mains appuyées sur le rebord de la fenêtre entrouverte, il regarda.

Dans une sorte de laboratoire, sommairement installé, il voyait de grandes cuves de verre, des bonbonnes de produits chimiques, des éprouvettes.

À une table grossière au centre de la pièce, un personnage était assis, mais placé de façon que Martial ne pût voir entièrement son visage. Pourtant notre héros ne doutait qu’il ne se trouvât en présence du Maître de la Vallée, car dans un coin gisaient le casque et la fameuse cuirasse.

À l’aide d’une petite balance de précision, le mystérieux personnage était gravement occupé à peser de la poudre d’or qu’il puisait dans une grande sébille, et sur la table étaient étalés pêle-mêle des diamants, des rubis, des émeraudes, et d’autres pierres précieuses à l’état brut. Dans un coin, il y avait un grand coffre de métal.

L’homme était tellement absorbé par ce travail qu’il ne soupçonnait certainement pas la présence de son ennemi. Celui-ci le contemplait avec une profonde émotion sans pouvoir s’empêcher de penser, en dépit de toutes ses préoccupations, au fameux tableau du maître flamand, les Peseurs d’Or, dont il avait devant les yeux une vivante réplique.

Tout d’un coup, l’homme fit un mouvement et avança la main, une main au pouce énorme, une main d’assassin ou d’impulsif, mais Martial ne fut pas frappé tout d’abord de cette particularité, à l’annulaire de l’inconnu il venait de voir briller une grosse émeraude que Rosy lui avait montrée autrefois : c’était une pierre unique et à laquelle l’ingénieur Wilcox tenait beaucoup.

Haletant, la gorge serrée par l’angoisse, le jeune homme se demanda avec un tremblement s’il ne se trouvait pas en présence du père de sa fiancée, si le redoutable Maître de la Vallée n’était pas l’ingénieur lui-même.

Cramponné à son arbre, en proie à une sorte de vertige, Martial demeura quelques secondes comme suspendu entre la vie et la mort.

À ce moment, l’homme tourna la tête, sans doute vaguement conscient d’une présence ennemie, obéissant peut-être à cet obscur instinct de défense qui nous fait nous retourner quand quelqu’un nous suit depuis longtemps.

Martial retint un cri de surprise ; cette face féroce aux lourdes mâchoires, au front déprimé, il la connaissait. Bien des fois, Rosy la lui avait montrée dans une collection de photos exécutées par elle-même.

– Vous voyez, cher Martial, lui expliquait-elle, ce portrait est celui de Bentley, l’homme de confiance et le préparateur de mon père. Il a une physionomie bien typique, mon père prétend qu’il n’a jamais rencontré un homme d’une aussi formidable énergie, qui serait capable d’accomplir les plus grandes choses dans le bien comme dans le mal.

Martial n’avait pas oublié ce type étrange qui rappelait à la fois le dogue et l’oiseau de proie, et en le voyant à quelques pas de lui il se demandait avec une mortelle inquiétude comment l’ingénieur, ce savant d’une si pénétrante sagacité, d’une si merveilleuse intuition, avait pu accorder sa confiance à une pareille bête féroce.

Martial se sentait à peine la force de raisonner, tout ce qu’il voyait était au rebours de ce qu’il eût pu supposer : ainsi Bentley, en dépit de ses affirmations, n’était nullement défiguré par la lèpre, son visage était rose et frais, ses lèvres vermeilles, et ses prunelles, d’un bleu d’acier, d’une expression très dure, étaient vives et claires.

Cette fois Martial ne conservait plus le moindre doute, Bentley avait certainement assassiné le père de Rosy. Martial ressentit à ce moment une douleur si poignante, une si atroce sensation d’impuissance et de désespoir en face du crime accompli, qu’un instant, il perdit la tête.

Qu’allait-il faire ? Il eut envie d’abattre Bentley d’un coup de revolver et de s’enfuir ; son front était baigné d’une sueur froide, il éprouvait toutes les tortures d’une véritable agonie.

Cependant, le bandit, un instant distrait par l’obscur avertissement de la subconscience, s’était remis tranquillement à peser son or.

À la fois terrifié et furieux, Martial restait désemparé, tremblant d’une fièvre nerveuse qui lui faisait griffer de ses ongles la planche qui formait le rebord de la fenêtre.

Il comprenait que d’une seconde à l’autre Bentley allait lever les yeux, l’apercevoir et l’abattre d’une balle en plein front, comme un vulgaire malfaiteur ; son corps serait dévoré par les bêtes de proie et ses os iraient blanchir à côté des squelettes qui défendaient l’accès de la vallée en excitant d’épouvante les Indiens et les coureurs du désert.

Il éprouvait un de ces moments d’abattement profond où l’on n’a plus confiance en rien, où l’on désespère de tout, même de soi-même.

Pourtant ses yeux ne pouvaient se détacher de l’homme à la face de bouledogue qui, avec un sourire où il y avait une sorte de satisfaction bestiale, continuait à peser sa poudre d’or.

Au milieu de tous les dangers qu’il avait courus, jamais Martial n’avait traversé de minutes aussi douloureuses et aussi poignantes ; sa force de résistance était à bout et il se sentait incapable de prendre la résolution virile et rapide qu’il eût fallu.

Mais, tout à coup, ses regards rencontrèrent, encadrée d’or et accrochée en haut de la cloison à laquelle se tenait adossé Bentley, une grande photographie qui était celle de Rosy, toute souriante, telle qu’était trois années auparavant, toute auréolée de sa magnifique chevelure qu’elle n’avait pas encore fait couper.

Il sembla à Martial que le regard si franc de la jeune fille l’encourageait, et presque instantanément, le marasme qui l’affligeait se dissipa.

À ce moment même, la petite branche sur laquelle s’appuyait un de ses talons craqua sous son pied et faillit céder.

À ce bruit, si léger qu’il fût, Bentley avait levé la tête ; l’espace d’un éclair, les regards des deux hommes se croisèrent.

Bentley eut une seconde d’hésitation ; un geste comme pour cacher sa poudre d’or, mais déjà Martial d’un bond avait sauté dans la pièce le browning au poing et appuyait le canon de son arme sur la tempe du bandit.

Comme Martial ne tira pas immédiatement, Bentley habitué à ces sortes de corps à corps comprit que son adversaire hésitait, et culbutant celui-ci d’un formidable coup de tête, il se dégagea ; une lutte atroce commença ; la sébille avait roulé à terre, ainsi que la balance et les deux hommes se débattaient sauvagement dans une poussière d’or qui s’attachait à leurs vêtements.

Habile à toutes les traîtrises, Bentley mordit jusqu’au sang l’oreille de Martial, mais celui-ci se sentait animé d’une force inconnue, il aveugla à demi Bentley de deux coups de poing dans les yeux, et il assena sur son crâne, aussi épais que celui d’un taureau, une série de coups de crosse qui réduisirent celui-ci à l’impuissance.

Crachant le sang, moulu de coups, le bandit était maintenant renversé et Martial lui broyait la poitrine de son genou en lui appuyant le canon de son arme sur le front.

– Dis-moi où est le père de Rosy, fit Martial d’un tel ton que Bentley comprit qu’il était mort s’il ne répondait pas catégoriquement.

– Il est vivant… bien portant… bégaya le bandit, dans un hoquet sanglant, où il cracha deux de ses dents cassées par la crosse du browning.

– La preuve de ce que tu avances, ou je te tue, répliqua Martial impitoyable. Je ne sais pas pourquoi je m’amuse à te questionner !… Je devrais commencer par te casser la tête…

Bentley, d’un formidable coup de reins, fit un mouvement pour se dégager, mais d’un direct foudroyant, Martial réussit à le mater.

Tout à fait dompté, maintenant très humble, le bandit expliqua d’une voix rauque et assourdie par la fureur :

– L’ingénieur n’est pas mort, il est dans un autre district de la vallée et je communique avec lui tous les jours par téléphone. Tu vas le voir toi-même.

– C’est bon, fit rudement Martial, tâche de te lever, et surtout n’essaie pas de me mentir ni de me tromper, sinon tu sais ce qui t’attend.

Avec l’aide de Martial, qui le tenait toujours en respect avec son arme, le Maître de la Vallée se leva péniblement, il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre, sa large face barbouillée de sang était effroyable. Tout en titubant, il se rapprocha du téléphone placé sur la table et se laissa retomber sur son siège.

– J’ai dit la vérité, murmura-t-il avec une grimace tragique qui essayait de ressembler à un sourire.

D’une main tremblante, il décrocha un des récepteurs et tendit le second à Martial. Ses mains tremblaient.

– Allô ! Allô ! cria-t-il avec effort, Monsieur Wilcox…

– C’est vous Bentley ? répondit une voix lointaine et assourdie.

– Mais oui.

– Rien de nouveau ?

– Non. L’exploitation se poursuit d’une façon régulière…

Martial se senti soulagé d’un poids énorme, il connaissait la voix de l’ingénieur avec lequel il s’était rencontré lorsqu’il commençait à faire la cour à Miss Rosy. M. Wilcox était donc vivant, et Martial avec sa naïve loyauté se repentait presque déjà d’avoir traité si brutalement le Maître de la Vallée.

Secoué par toutes sortes de terribles émotions, il suivait maintenant presque distraitement la conversation téléphonique qui était d’ailleurs des plus insignifiantes.

Mais tout à coup son cœur se serra, à un certain nasillement de l’appareil il venait de comprendre que ce n’était pas la voix de l’ingénieur qu’il entendait mais celle d’un gramophone qui, peut-être, bien des mois auparavant, avait enregistré la voix de M. Wilcox. Et pourtant notre héros hésitait, il n’était pas sûr de ne pas s’être trompé.

Il était si troublé, si perplexe, que pendant un instant, il oublia de tenir le canon de son browning appuyé sur la tempe du bandit.

Celui-ci avait déjà profité de la brève distraction de son adversaire. Allongeant doucement la jambe, il avait pressé du pied un piton de cuivre incrusté dans le plancher.

Derrière lui, Martial perçut un léger grincement ; c’était une porte à coulisse qui s’ouvrait, glissant dans ses rainures de métal et trois chiens bondirent dans la pièce, mais ils n’étaient pas de la même espèce que les autres, c’était des bloud-hounds, ces dogues qui descendent de ceux que les Espagnols avaient dressés à donner la chasse aux Indiens et dont la race a été soigneusement conservée dans tout le sud de l’Amérique.

Martial éprouvait pour ces animaux une espèce d’horreur, et, malgré toute sa bravoure, il se demandait en frissonnant si Bentley ne possédait pas une meute entière de ces bêtes à demi domestiquées, presque aussi féroces et aussi vigoureuses que des tigres.

Profitant de sa surprise, Bentley, d’un bond, s’était mis hors de la portée du revolver et s’était retranché derrière la table. Il triomphait.

– L’ingénieur est mort, ricana-t-il, et toi tu vas être dévoré par mes chiens… tu m’as cru vraiment trop naïf ! Je sais qui tu es… Tu ne reverras jamais Rosy. Tu n’avais qu’à ne pas te mêler de mes affaires, tant pis pour toi ! ! !… Il fallait que ça finisse comme ça ! !…

– Ce n’est pas fini, gronda Martial exaspéré.

Trois coups de revolver retentirent ; deux des chiens roulèrent le crâne fracassé, le troisième, mortellement blessé, s’abattit en râlant, et dans les spasmes de son agonie, ses poils hérissés se recouvraient de cette poudre d’or éparpillée sur le plancher de la pièce et qui s’était incrustée jusque dans les rainures du bois. Bentley ne s’attendait pas à cette riposte foudroyante, tant il avait compté sur l’aide de ses chiens maintenant hors de combat.

Avant qu’il eût le temps de se ressaisir, Martial d’un coup de la crosse de son arme où maintenant il ne restait plus que trois cartouches, assomma consciencieusement le bandit qu’il crut avoir tué. Il s’agissait maintenant de prendre la fuite le plus vite possible.

Après cette effroyable lutte, le jeune homme était haletant, il s’efforça pourtant de réfléchir. Tout d’abord, il s’empara du trousseau de clefs qui pendait à la ceinture de Bentley : dédaignant l’or et les gemmes précieuses qui jonchaient le sol, il ne prit qu’une petite lampe électrique et une boîte d’allumettes-bougies demeurée sur la table.

Après la satisfaction que lui avait causé cette victoire inespérée, il était en proie à une terreur folle, il était surpris de se trouver encore vivant dans un pareil endroit. Le désir de sortir de la vallée, de franchir les limites de cette enceinte infernale où tout ce qu’il avait vu semblait en dehors des règles de la nature, dominait en lui tout autre sentiment. Il était en proie à une de ces terreurs paniques qui, à certains moments, s’emparent des plus braves.

Ce plancher poudré d’or lui paraissait brûlant comme le pavé de l’enfer. En cette minute tragique les effrayants récits des superstitieux Indiens lui revenaient en mémoire et il était presque persuadé, dans son affolement, que c’était ces pauvres sauvages qui avaient raison.

Dans un effort désespéré, de toute sa volonté, il essayait de dominer cette épouvante secrète qu’il sentait monter en lui.

Sans même un regard pour Bentley, qui, le crâne fendu, agonisait dans une mare de sang, il sauta par la fenêtre, franchit la palissade et se retrouva sain et sauf au milieu de ces monceaux de décombres et de scories qui encombraient cette partie de la vallée.

Pour l’instant il était sain et sauf, mais après la lutte qu’il venait de soutenir, après les angoisses de cette nuit, il était profondément abattu. Il s’assit sur un tas de briques pour se reposer quelques instants, pour réfléchir, et pour étancher le sang qui coulait de son oreille et d’autres blessures d’ailleurs peu graves qu’il avait reçues pendant son combat avec Bentley.

Il ressentait une immense fatigue, le vertige l’envahissait. Il se demandait si tous les exploits qu’il venait d’accomplir, avec un invraisemblable succès, n’étaient pas le résultat d’un coup de folie.

Qu’allait-il faire maintenant ? Par où fuirait-il ?

Il se le demandait dans une angoisse qui lui faisait palpiter le cœur à grands coups sourds.

CHAPITRE XI – LE SECRET DU VIEUX CÈDRE

Martial, malgré l’envie qu’il avait de fuir, demeura plongé pendant plus d’une demi-heure dans une prostration accablante, incapable de prendre une résolution, mais, petit à petit, la brise rafraîchissante venue du Pacifique calmait ses nerfs, l’abondante et glaciale rosée qui mouillait son front lui causa une sensation de bien-être indicible. Enfin, le silence de cette belle nuit, si douce et si parfumée, le rassurait. Si on ne l’avait pas encore poursuivi, c’est que peut-être il n’avait plus d’ennemis à craindre. Il reprit courage. Martial offrait l’exemple d’un de ces tempéraments nerveux qui sont aussi prompts à l’abattement qu’à l’enthousiasme et maintenant c’était l’enthousiasme qui reprenait le dessus.

« Jusqu’ici, pensa-t-il, j’ai été le plus fort, mais cela ne peut pas durer toujours, le bon sens le plus vulgaire me conseille de partir. »

C’est alors qu’il comprit combien il était difficile de sortir de cette vallée que cernaient de toutes parts les falaises de granit ou de porphyre de la grande Cordillère : se retirer par le chemin qu’il avait suivi pour venir, il n’y fallait pas songer ; il se rappela l’étroit défilé barré par la lourde herse aux poutrelles d’acier. Puis l’idée seule de traverser la marécageuse forêt où coulaient des sources empoisonnées, où pullulaient des reptiles inconnus, lui faisait froid dans le dos.

C’est alors qu’il se souvint de ce que lui avait dit l’Irlandais : si Bentley s’absentait suivi de mules qui portaient sans doute son or, c’était probablement pour mettre son butin en sûreté, et comme en ces occasions, d’après les bavardages de Mike, l’aventurier se dirigeait toujours du côté du vieux cèdre situé à l’ouest de la vallée et dont l’énorme masse occupait en largeur et en hauteur autant de place qu’une cathédrale gothique, c’est que de ce côté, il existait une issue secrète.

Ce fut pour Martial comme une révélation. Il lui parut évident qu’un homme, dans une situation aussi périlleuse que l’était Bentley, avait dû se ménager plusieurs issues, se garder les moyens de prendre la fuite en cas de surprise. Cette supposition parut au jeune homme tellement vraisemblable qu’il se sentit tout réconforté. Puis, dans la situation tragique où il se trouvait, il n’avait pas le choix des moyens.

Contournant rapidement les bâtiments de l’usine et la maison de bois où Mike, l’Irlandais, continuait sans doute à dormir d’un calme sommeil, il se dirigea vers le cèdre.

Ce colosse végétal qui formait à lui seul toute une forêt et couvrait de son ombre plus de deux cents mètres carrés devait avoir des milliers d’années. Martial estima qu’il était cinq ou six fois plus haut que le fameux cèdre du Jardin des Plantes qui a pourtant deux cents ans. Ses racines énormes fantasquement bossuées semblaient le soulever hors de terre et formaient au-dessous de son tronc de véritables cavernes.

À la clarté des étoiles qui scintillaient comme une poussière de perles roses, dans le ciel d’un bleu de soie doux et profond, Martial constata que le sentier qu’il suivait était foulé par de nombreux pas d’animaux. Cette piste le conduisit jusqu’à une voûte que formait la fourche de deux racines aussi grosses que les chênes de nos pays.

Le terrain descendait par une pente rapide et les parois de ce couloir souterrain étaient maintenues, comme les galeries d’une mine, par un boisage solidement établi.

Son revolver d’une main, sa lampe électrique de l’autre, Martial s’engagea résolument dans ce couloir ténébreux qui lui semblait interminable. Il marcha ainsi pendant une demi-heure, il finit par courir, aussi vite qu’il le pouvait. Était-ce une illusion causée par les échos de la galerie, mais il lui semblait entendre, très loin derrière lui, des voix confuses, comme une rumeur d’aboiement.

« Le reste de la meute de ce coquin de Bentley doit être à mes trousses, songea-t-il. C’est vraiment grand dommage que je ne l’aie pas tué. »

Cependant les aboiements devenaient plus distincts, se rapprochaient, Martial pensa que Bentley qui n’avait confiance en personne devait posséder dans quelque bâtiment isolé une véritable armée de ces dogues féroces qui était pour lui la meilleure des sauvegardes.

Martial courait maintenant de toutes ses forces tout en se demandant avec anxiété si le souterrain qu’il parcourait n’allait pas aboutir à un gouffre où il trouverait la mort. Dans sa précipitation il butta contre une des racines du cèdre et s’étala de tout son long.

Sa lampe électrique s’était éteinte, tous les efforts qu’il fit pour la rallumer furent inutiles.

Les échos apportaient de plus en plus nettement à son oreille les hurlements des chiens ; il était désespéré. Dans ce trou noir où aucune fuite, aucune défense n’était possible, il serait immanquablement dévoré par les féroces animaux…

Il se souvint à propos des allumettes-bougies que, dans un mouvement de prudence instinctive, il avait prises sur la table de Bentley et glissées dans sa poche. C’est à la lueur tremblotante de ces ciruelos qu’il poursuivit sa route.

Les aboiements se rapprochaient. Il courut plus vite. Il ne prenait même plus le temps de frotter les allumettes, il sentait derrière ses talons la meute dévorante.

Tout à coup, il éprouva un choc formidable et demeura un instant à moitié assommé de la violence avec laquelle il s’était lancé contre l’obstacle qui barrait le couloir.

Son front saignait. Péniblement il frotta une allumette et constata qu’il se trouvait en face d’une porte de fer munie d’une énorme serrure.

Il était pris comme un rat dans une ratière ; dans quelques minutes les dogues seraient là, et le dévoreraient jusqu’aux os.

Son désespoir ne dura guère, le tintement du trousseau de clefs qui sonnait dans la poche de son veston lui donna tout à coup à penser qu’il avait peut-être les moyens de franchir la redoutable porte.

S’éclairant tant bien que mal à la lueur des petits bâtons de cire, il choisit une clef. Elle était beaucoup trop petite pour l’énorme serrure. Il en prit une autre ; celle-là était trop grosse.

Déjà il en avait essayé une dizaine, tellement énervé, tellement impatienté par les rugissements qui grondaient sous la voûte, que ses mains tremblaient et qu’il savait à peine ce qu’il faisait. Tout à coup, il se sentit cruellement mordu au mollet. Sans ses épaisses bottes, les dents acérées du dogue lui eussent enlevé un lambeau de chair.

Il se retourna d’un brusque mouvement pour brûler presque à bout portant la cervelle d’un bloud-hound géant, sans doute le plus agile de la bande, mais il entendait aboyer ceux qui venaient derrière et il n’avait plus maintenant que deux cartouches.

À ce moment, bien qu’il fût sans lumière, sa main, par une sorte d’intuition, choisit au hasard dans le trousseau une des clefs, l’entra dans la serrure et la porte de fer roula sur ses gonds avec un bruit retentissant comme celui du tonnerre ; Martial n’eut que le temps de la refermer sur la meute aboyante.

Il fit quelques pas dans une galerie plus large et plus haute que celle qu’il venait de quitter, et d’ailleurs très courte. À l’autre bout, il entrevoyait, par-delà les dunes de sable, les flots azurés du Pacifique, aux petites vagues comme glacées d’argent, sous la clarté tranquille de la lune dans un ciel sans nuage.

Martial atteignit en courant l’extrémité de la galerie ; il respira avec délices la brise chargée de sel, parfumée par les fleurs des tamarins et des genêts qui poussaient en buissons serrés sur les dunes.

Mais tout à coup, il s’arracha à cette contemplation et revint sur ses pas. Il fallait autant que possible retarder la poursuite de ses ennemis.

Revenu jusqu’à la porte de fer, il donna un double tour de clé, puis ramassant à ses pieds de menus cailloux il en glissa autant qu’il put dans la serrure. De cette façon, il était sûr d’avoir au moins quelques heures d’avance sur ses ennemis.

Derrière la porte, les rugissements des chiens éclataient dans un effroyable tintamarre.

Martial n’y prit pas garde.

Il était trop heureux de se sentir libre, et disons-le, trop fier d’avoir triomphé du Maître de la Vallée pour ne pas avoir reconquis toute son insouciance en même temps que toute sa bravoure. Il réfléchit.

« Bentley, se dit-il, est trop mal en point pour avoir dirigé la poursuite lui-même ; il a dû envoyer un de ses sous-ordres, et celui-ci, trouvant la porte fermée, reviendra tranquillement sur ses pas… »

Ce raisonnement n’était pas des meilleurs, si Martial se fût donné la peine de réfléchir, il se fût dit que Bentley avait dans le désert même de nombreux complices et que pour être sorti de la Vallée du Désespoir, on n’était pas encore à l’abri de ses griffes. Mais Martial était tellement heureux de son triomphe inespéré qu’il ne voulait pas penser au danger futur. Le péril présent était écarté, plus tard on verrait.

Marchant lentement, aspirant l’air à pleins poumons, il arriva jusqu’au bord de l’eau, la mer était haute. C’est avec un indicible plaisir qu’il trempa ses mains, rafraîchit son front brûlant de fièvre dans l’eau salée et s’amusa à recueillir quelques coquillages de la nature des palourdes, oubliés là par la vague et qui lui parurent délicieux.

Il se retourna pour voir derrière lui les montagnes géantes qui ceignaient la vallée maudite et qui se terminaient du côté de la mer par des falaises escarpées. Il était émerveillé lui-même d’avoir pu s’échapper d’un pareil endroit.

– Je suis sauvé, murmura-t-il, mais je suis sûr, maintenant, que Bentley est l’assassin du père de Rosy…

CHAPITRE XII – L’AMULETTE DE CHANITO

Allongé sur le sable de la grève, Martial reprenait haleine et se reposait de la course désordonnée qu’il venait de fournir. Le voisinage de l’Océan lui donnait un sentiment de sécurité qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Tout en se reposant, il réfléchissait, il s’expliquait maintenant beaucoup de choses quoiqu’il n’eût pas pénétré entièrement le secret du Maître de la Vallée. En étudiant le paysage qui l’environnait il aperçut, presque à la base de la montagne, une petite baie qui, à la rigueur, pouvait servir de port pour les bâtiments de faible tonnage ; une estacade à demi ruinée qui s’avançait assez loin dans la mer devait faciliter le débarquement des marchandises aux navires auxquels leur tirant d’eau interdisait l’accès du petit port naturel.

C’était là sans doute que des cargos et des goélettes venus de San Francisco avaient dû amener, toutes démontées, mais en pièces numérotées, les baraques de bois qui s’élevaient dans la vallée et les machines qui servaient à l’exploitation des mines.

C’est aussi, probablement, par cette voie que Bentley se ravitaillait, faisait venir d’Amérique les produits chimiques et les vivres qui lui étaient indispensables, sans que les Indiens et les coureurs des bois qui ne fréquentaient jamais cette plage déserte, séparée du reste du pays par la falaise escarpée que formait la montagne, eussent pu jamais soupçonner de quelle façon l’aventurier avait pu édifier un véritable village dans cet endroit isolé de l’univers entier.

Martial se souvint alors que dans une lettre – une des premières qu’il eût écrite à sa fille après son départ pour le Mexique – l’ingénieur Wilcox faisait allusion à la facilité qu’il y aurait pour lui à ravitailler ces mines par le Pacifique en évitant la mortelle traversée du No man’s land.

Martial demeurait pensif.

« Somme toute, conclut-il, je n’en sais pas beaucoup plus long que lorsqu’il y a quelques semaines, j’ai franchi les portes de porphyre. Je suis presque sûr que l’ingénieur a été assassiné, mais toute la partie mystérieuse du drame m’échappe complètement et les phénomènes étranges qui se produisent dans cette vallée demeurent pour moi tout aussi inexplicables qu’auparavant. Que vais-je faire ?… »

Après avoir longuement réfléchi, il décida qu’il tâcherait de gagner une station de chemin de fer et de retourner à Mexico. Il lui restait encore assez de poudre d’or pour payer son voyage, dès qu’il aurait atteint une de ces gares misérables installées à la limite du désert et où il ne passe quelquefois qu’un train – et quel train ! – tous les deux jours.

Il était maintenant bien reposé. Il s’était restauré avec une partie du jambon et du whisky dont il avait eu soin de se munir en quittant la maisonnette qu’il occupait en compagnie de Mike.

Il se mit en route, non sans s’être armé, en guise de canne, d’une grosse branche de tamarin, qu’il cassa au ras du tronc et qui était lourde et solide comme une massue.

Il n’ignorait pas qu’il se trouvait à trois ou quatre jours de marche d’une gare, mais n’ayant plus de carte et ne connaissant pas le pays, il était obligé de se confier au hasard, ou à sa bonne étoile.

Il avait décidé de suivre le rivage jusqu’à ce qu’il fît jour, car il eût été plus qu’imprudent de demeurer dans le voisinage de la vallée, puis il fallait profiter de la fraîcheur de la nuit.

Il marcha ainsi pendant trois heures sur le sable humide de la grève. Un silence profond régnait autour de lui, à peine troublé par le murmure des vagues et par les cris des oiseaux de mer.

Dès que le soleil commença à s’élever au-dessus de l’horizon, il se choisit une retraite au milieu d’un épais buisson de genêts, se coucha sur le sable et s’endormit.

Ce n’était pas sans intention qu’il avait marché sur le sable le plus près possible des vagues ; la marée maintenant presque basse allait monter et si Bentley et ses complices, après avoir réussi à ouvrir la porte de fer, lançaient leurs chiens contre le fugitif, ils ne pourraient retrouver ses traces. Martial n’ignorait pas d’ailleurs que les dogues ne possèdent nullement le flair délicat des chiens de chasse et, de même que les lévriers, n’ont pour ainsi dire pas d’odorat.

S’étant convaincu lui-même par ce raisonnement, notre héros dormit d’un profond sommeil pendant presque toute la journée à l’ombre du buisson qu’il avait élu pour chambre à coucher. À la tombée de la nuit, il se remit en route, s’orientant tant bien que mal, grâce aux étoiles.

Tournant le dos à la mer, il se dirigea hardiment vers l’est ; son projet était de contourner le gigantesque massif montagneux qu’il apercevait à sa gauche et qui renfermait en son centre la Vallée du Désespoir, et de regagner, si possible, la ferme indienne où il avait reçu l’hospitalité, ou tout au moins l’endroit où Chanito devait l’attendre, mais il ne s’était pas rendu compte de la difficulté de sa tâche ; pour revenir à l’endroit d’où il était parti, il lui fallait franchir une immense étendue de régions désolées, et cela sans carte et sans guide.

Il avait à peine fait trois heures de marche, en tournant le dos à la mer, qu’il se retrouva en plein désert dans une plaine de sable, semée de galets, qui semblait s’étendre à l’infini.

Martial avait tenu bon pendant cinq jours, grâce au peu d’expérience qu’il tenait de Chanito. N’ayant plus aucune provision de bouche, il avait mangé les petites figues épineuses des cactus. Deux fois, il avait assommé à coups de canne de gros lézards qu’il avait fait cuire sous la cendre en allumant un feu de feuilles sèches avec les allumettes-bougies dont il lui restait encore une dizaine et qu’il ménageait précieusement ; une autre fois il s’était rassasié, faute de mieux, avec les jeunes pousses du tunero, une autre variété de cactus, qui grillées sous la cendre chaude comme des pommes de terre lui avaient paru délicieuses.

Le lendemain, il était mourant de soif, quand il rencontra un véritable champ de ces énormes viznagas qui offrent l’aspect de melons de plusieurs mètres de diamètre, hérissés d’épines roses cornées et transparentes. C’était pour lui le salut.

Armé d’une longue pierre tranchante, en guise de couteau, il s’attaqua à un colosse végétal et pratiqua dans la sphère épineuse une large ouverture, alors il put boire à longs traits cette eau légèrement amère qui a sauvé la vie de tant de voyageurs, et en mangea la pulpe avec délices.

Il s’attarda toute une journée dans cet endroit. Il se rappelait non sans un certain plaisir une histoire que Chanito lui avait racontée : un bandit avait pu échapper à toutes les recherches de la police en se cachant dans l’intérieur d’un des énormes cactus qu’il avait évidé et dans lequel il avait pratiqué une sorte de volet qu’il remettait en place après être entré dans sa cachette.

Cependant notre héros ne pouvait rester éternellement dans cet endroit, il avait d’autant plus de hâte de partir qu’en observant les silhouettes de la Cordillère qui s’étendaient devant lui, il s’était persuadé qu’il ne devait pas être très éloigné de l’endroit par où il avait pénétré dans la Vallée du Désespoir. Après avoir eu soin de faire provision d’autant de moelle de viznagas qu’il pouvait emporter, il se remit en chemin. Une haute colline qu’il croyait n’être éloignée que de quelques milles lui permettait d’espérer qu’une fois qu’il l’aurait franchie, il trouverait une vallée avec de l’eau et de la verdure, mais quand il l’eut contournée après une pénible journée, il se trouva en face d’un paysage extraordinaire.

C’était les ruines d’une ville colossale à demi ensevelie dans les sables et construite tout entière avec d’énormes blocs de granit et de basalte. Sur le toit des temples, des arbres avaient poussé et des divinités grimaçantes à tête d’animaux portaient comme une chevelure de feuillage. Il y avait des escaliers de cent marches, qui ne menaient plus à rien, de hautes colonnes d’où s’envolait un vautour mélancolique.

Martial était émerveillé et stupéfait, presque épouvanté. Il s’engagea dans un sentier obstrué par les mauvaises herbes et qui avait dû être une rue. Chacun de ses pas retentissait dans un silence solennel. Des serpents rouges s’enfuyaient, des centaines de petits lézards sautaient de pierre en pierre, et, à mesure qu’il avançait, il lui semblait que les dieux aux faces impassibles et cruelles le regardaient d’un air ironique, de leurs petits yeux de crocodile et allongeaient leurs dents de chacal ou de jaguar, comme pour le dévorer.

Il éprouvait un étrange malaise, puis l’idée qu’il serait complètement égaré le terrifiait. Serait-il donc destiné à errer des mois et des mois dans ces atroces déserts ?…

Une pensée plus poignante encore le torturait : que devait penser Rosy, à laquelle il n’avait pu donner de ses nouvelles depuis longtemps, elle devait sans doute croire qu’il était mort. Il comprit que s’il s’attardait à cette idée, il perdrait toute espèce de courage et d’énergie. Et pour retrouver la jeune fille, pour triompher du bandit Bentley, il ne fallait pas qu’il faiblît.

– Je tiendrai jusqu’au bout, grommela-t-il entre ses dents.

Il avançait maintenant lentement, observant avec attention tout ce qui l’entourait.

Il se trouva bientôt en face d’un énorme édifice que soutenaient une vingtaine de cariatides grimaçantes et auquel on accédait par une vingtaine de marches ; il les gravit, pénétra dans une haute nef où d’innombrables colonnes trapues faisaient penser à une forêt de pierre. Au fond du sanctuaire, des idoles majestueuses souriaient.

Martial n’avait jamais rien vu de plus beau ni de plus imposant. Seuls les colosses de l’ancienne Égypte auraient pu être comparés aux formidables statues qu’il voyait.

Dans un des bas-côtés du temple, il aperçut un escalier, qui, supposa-t-il, devait aboutir à quelque crypte, il le descendit, poussé par la curiosité.

Il se trouva dans une seconde salle presque aussi haute que celle du dessus, mais il y avait à peine fait quelques pas, qu’un long et funèbre gémissement parvint à ses oreilles en même temps que quelques mots confusément prononcés et qu’il crut être de l’anglais.

En proie à toutes sortes d’émotions, il se hâta de courir du côté d’où étaient partis les gémissements, mais il n’avait pas franchi la moitié du chemin qui l’eût conduit à l’extrémité de la crypte qu’un choc violent le culbuta. Il venait d’être atteint au genou par une lourde pierre arrondie que lui avaient lancée des mains invisibles. Il tomba sans pouvoir retenir un cri de douleur.

Avant qu’il eût le temps de se relever, il vit dans la pénombre, à la clarté atténuée que versaient les soupiraux situés à ras de terre, une sorte de géant sortir de derrière une colonne. Il lui sembla qu’il apercevait le génie gardien de ces ruines. Vêtu seulement d’un caleçon, mais paré de colliers et de bracelets d’argent et d’or, ses cheveux d’un noir bleuâtre tressés en petites nattes, le nouveau venu parut à Martial d’une stature surhumaine ; son torse, couleur de cuivre rouge, était bosselé de muscles énormes, son front bas, son nez écrasé, ses lèvres violacées et surtout l’expression impassible de la physionomie rappelèrent à Martial les faces des idoles qui, de tous les coins de la crypte, semblaient contempler cette scène avec une malveillante curiosité.

Dans le saisissement qu’il éprouva, il se demanda si quelqu’une des divinités des anciens Aztèques, Yappan ou Quetzalcoatl, n’était pas descendue de son piédestal pour mettre à mort le profane qui violait le secret de leur temple ; mais déjà le silencieux géant, avec un geste de lenteur imposante, l’avait saisi à la gorge, d’une main tellement puissante, que Martial comprit qu’il eût suffi à son adversaire de resserrer légèrement ses terribles phalanges pour qu’il fût étranglé. Il ne songeait d’ailleurs même pas à se défendre tant il se sentait incapable de lutter avec un pareil ennemi.

Ce dernier, cependant, le regardait avec une curiosité impassible et glaciale, de la même façon qu’il eût étudié une pierre ou un insecte, mais tout à coup, l’étreinte des doigts noueux se desserra et le géant eut un mouvement d’hésitation et de surprise, puis il se recula de quelques pas, ce qui permit à Martial de se relever.

Ce dernier, dans le désarroi où l’avait plongé cette agression imprévue, avait tout de suite supposé que cet adversaire inconnu sorti à point nommé des ténèbres de la crypte était un des esclaves de Bentley.

– Tu es sans doute au service du Maître de la Vallée ? demanda-t-il en espagnol.

– Oui, répondit le géant qui semblait perplexe, j’ai reçu l’ordre de te faire mourir, mais je n’ose le faire à cause de ceci.

Et d’un doigt respectueux il montrait le petit dieu à tête de crocodile dont Martial ne s’était pas séparé.

– Je suis un ami de Chanito, ajouta ce dernier à tout hasard.

Cette déclaration parut impressionner favorablement le géant indien qui sembla devenir de plus en plus hésitant et qui demeura cinq longues minutes sans répondre. Martial ne s’émut pas de ce silence, il savait que les Indiens ne prennent jamais une décision, si peu importante soit-elle, sans avoir longuement réfléchi.

À ce moment, une plainte déchirante monta du fond des ténèbres.

Martial frissonna. Cette fois – était-ce une hallucination ? – il lui avait bien semblé reconnaître la voix de l’ingénieur, qui peut-être ayant entendu de loin le bruit de la lutte appelait au secours.

Martial et l’Indien se regardaient les yeux dans les yeux comme si chacun d’eux eût essayé de lire la pensée de l’autre.

– C’est bon, dit tout à coup le géant, en son mauvais espagnol, je ne te ferai pas mourir.

Et après avoir eu soin de s’emparer du revolver que Martial avait laissé tomber de sa poche, il l’empoigna brutalement au collet et le poussant devant lui le força à remonter l’escalier par lequel il était descendu.

Quand ils se retrouvèrent dans la grande nef où l’âme des siècles passés semblait planer dans le silence, l’Indien lâcha son prisonnier et sembla réfléchir.

Martial, à sa grande surprise, aperçut alors, dans une sorte de chapelle, une idole de sept à huit mètres de haut qui était la reproduction exacte de l’amulette qu’il portait lui-même au cou. C’était sans nul doute à la protection de ce dieu inconnu qu’il devait la vie. Le géant, qui avait suivi la direction de son regard, grimaça une sorte de sourire qui signifiait clairement :

– Oui, c’est cela, tu comprends, on te fait grâce parce que tu es sous la protection du dieu, mais n’y reviens plus.

Brusquement, la nuit était venue, de grandes chauves-souris commençaient à tournoyer dans les ruines, et dans la pénombre du vieux temple les faces béates des idoles paraissaient animées d’une vie inquiétante. Il était à la fois apeuré et émerveillé ; il avait la sensation d’avoir franchi les portes d’un monde inconnu et fantastique et le géant indien immobile à ses côtés, les bras croisés dans une profonde méditation, n’était pas fait pour détruire cette illusion. Les derniers rayons du soleil couchant se jouaient sur son torse couleur de cuivre, faisaient scintiller le quadruple collier d’or et d’argent et les lourds bracelets qu’il portait.

Martial était profondément ému, il avait la sensation d’un homme transporté dans le pays des fées, comme les héros des contes qu’il avait lus dans son enfance.

Tout à coup, le cri d’un oiseau de nuit sans doute occupé à chasser les serpents des ruines se fit entendre, le charme était rompu.

L’Indien prit son prisonnier par le bras et l’entraîna, puis tout à coup, il s’arrêta et le lâcha en lui ordonnant d’un geste impérieux de ne pas bouger. Si extraordinaire que cela puisse paraître, notre héros n’eut pas un instant l’idée de prendre la fuite. Il demeura à la même place, contemplant les physionomies à la fois cruelles et rusées des idoles qui peu à peu se noyaient dans les ténèbres.

Le géant ne tarda pas à revenir, il portait une grande lanière de viande séchée, un petit sac de farine de maïs et une grande calebasse pleine de pulque qu’il remit à Martial sans mot dire, puis il l’entraîna et toujours silencieux le guida pendant un quart d’heure à travers les décombres, jusqu’à ce qu’ils fussent en dehors des décombres de la ville morte. Là, le désert recommençait.

D’un geste, l’Indien, l’index tendu vers la Sierra, montra à Martial son chemin dans la direction de l’est, puis il esquissa une sorte de salut, tourna le dos et disparut.

Notre héros continua son chemin sans même se retourner. Il était profondément impressionné par l’attitude de ce silencieux géant qui, bien qu’esclave du Maître de la Vallée, lui avait fait grâce de la vie et lui avait même donné des vivres, tout cela avec une incomparable dignité où ne perçait aucun mépris.

« Il n’y a pas à dire, songea-t-il, encore une fois, c’est Chanito qui m’a sauvé. »

Et involontairement, il porta la main à son amulette, envers laquelle, malgré tout son scepticisme d’Européen, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une superstitieuse gratitude.

Malgré ses fatigues des jours précédents, il était plein d’espoir, il avait des vivres pour quelques jours, il était presque certain que le père de Rosy n’était pas mort, et il comptait bien, quand il serait revenu bien escorté, retrouver sans peine les ruines de la ville et le vieux temple et délivrer l’ingénieur. Puis, faut-il l’avouer ? il comptait beaucoup, pour réussir à tout cela, sur la protection du mystérieux talisman qu’il portait à son cou.

Ce fut donc avec un véritable entrain qu’il se remit en route à travers une lande aride où ne poussaient même pas les cactus. Observant soigneusement les étoiles, se guidant sur les pics de la Sierra qu’il croyait reconnaître, il marcha allègrement jusqu’au matin.

Après un léger repas, car il tenait à faire durer ses vivres le plus longtemps possible, il se coucha à l’abri d’un buisson et dormit toute la journée d’un sommeil de plomb.

À la tombée de la nuit, il se remit courageusement en route, traversa des plaines de sable, franchit des ravins désolés, dont nulle plante, nulle créature vivante, ne venait animer l’horreur. Il pensa à ces paysages lunaires qu’ont photographiés les astronomes et qui offrent vraiment le squelette d’une planète morte. Pourtant, son courage ne faiblissait pas.

Pendant quatre jours, il marcha ainsi, se contentant d’une petite poignée de maïs, d’un minuscule carré de viande sèche et d’une gorgée de pulque.

Cependant, le moment vint où le petit sac de toile et la calebasse furent vides et où il eut mangé le dernier carré de son tasajo.

En terminant ce maigre repas, le dernier, peut-être, il avait le cœur serré. Il se remit pourtant en route avec l’espoir chimérique qu’il rencontrerait des viznagas ou qu’il tuerait quelques lézards.

Mais on eût dit que malgré son talisman, sa bonne chance l’avait abandonné ; les plaines de sable, les collines de pierre qu’il traversait sous le soleil ardent, ne lui offrirent rien qui pût satisfaire sa faim ou sa soif. Il avait les lèvres pelées, la gorge brûlante, ses tempes battaient et ses oreilles bourdonnaient comme s’il eût entendu des cloches lointaines. Il trouva enfin une plante inconnue de lui et, sans même se demander si c’était un poison, il en mâcha la tige avec une avidité furieuse, mais il la rejeta bien vite, c’était une sorte de coloquinte d’une amertume atroce.

La sueur ruisselait le long de ses joues, ruisselait dans le creux de son dos, il n’avançait plus qu’à grand-peine appuyé sur son bâton ; le soleil reflété par la chaleur des sables lui brûlait les yeux, le vertige lui montait à la tête.

Il éprouvait un insensible besoin de dormir, de se reposer, mais par une inexorable cruauté du sort, il n’apercevait ni un rocher ni un buisson à l’abri duquel il pût dormir. Il lui semblait que des voix impitoyables s’élevaient du sable brûlant et chuchotaient à son oreille : « Il faut que tu marches ou que tu meures. »

Et il marchait.

Il marchait en boitant comme un homme blessé à mort, et pourtant il ne pouvait pas s’arrêter.

Il n’essayait même plus de penser, de chercher sa direction et il se rappelait tout à coup ce que lui avait dit son ami Fontenac, quand il n’était encore que sur la limite du vrai désert : « Tu ne sais pas ce que c’est que le No man’s land, la terre ennemie de l’homme et où il ne peut pas vivre… »

Cette journée parut à Martial une des plus douloureuses qu’il eût jamais vécues ; vers la fin de l’après-midi, il ne marchait même plus, il se traînait, attendant la nuit et sa rosée bienfaisante comme une délivrance.

Il mettait maintenant plus d’un quart d’heure à faire quelques pas, ses reins étaient endoloris, il levait les pieds aussi péniblement que s’il eut eu des semelles de plomb et c’est à peine s’il y voyait, des centaines de mouches noires semblaient danser devant ses yeux. Tout à coup, il éprouva dans toute la région de la face et de la nuque une sensation de brûlure, la tête lui tourna. Il comprit qu’il venait d’être frappé d’une insolation, le coup de foudre solaire qui, sous les tropiques, tue un homme en quelques heures.

Il n’avait plus la force de lutter. Après toutes les luttes qu’il avait soutenues contre le climat et contre les hommes, il trouvait que c’était presque une bonne chose que de s’allonger sur le sable pour mourir.

Il glissa à terre, puis se releva, fit péniblement encore une dizaine de pas et tomba de nouveau. Cette fois il était évanoui… Quand il revint à lui, la nuit était venue, la brise glacée de la Cordillère rafraîchissait son front. Il se leva en titubant comme un homme ivre et, instinctivement, il se remit à marcher dans les ténèbres, à peine conscient de ce qu’il faisait et de l’endroit où il se trouvait.

Il ne fit guère qu’une cinquantaine de pas, torturé par les cuisantes brûlures que la rosée glaciale semblait envenimer, après les avoir d’abord calmées.

Il était hors d’état de raisonner. Il ne subsistait plus en lui que l’instinct de la bête blessée qui cherche un coin pour dormir ou pour mourir.

Il s’était allongé de nouveau sur le sable, les mains étendues dans un geste irraisonné pour chercher l’abri d’une pierre ou d’un buisson.

Ses mains ne rencontraient rien, il se traîna quelques pas plus loin et tout à coup, il se heurta à quelque chose de sonore et de fragile qui rendit un bruit d’osselet.

Ses doigts tremblants de fièvre palpèrent un corps arrondi dur comme la pierre qui était peut-être un crâne humain.

Il trembla d’avoir deviné juste et se recula avec horreur, mais à ce moment la lune se dégagea de derrière les brumes qui montaient du fond de la vallée et il s’aperçut qu’il était étendu à côté d’un squelette blanc comme l’ivoire, probablement un de ceux qu’il avait rencontrés avant de pénétrer dans la vallée maudite.

C’était là une épreuve au-dessus de ses forces, au-dessus des forces humaines, il comprit que sa destinée était accomplie et il ferma les yeux pour mourir.

*

* *

Dans le petit vallon arrosé d’une source claire, ombragé de palmiers et de lauriers verdoyants où Chanito s’était séparé de Martial, et lui avait donné rendez-vous, le vieil Indien, assis sur la selle de son mulet qui paissait à deux pas de lui, était plongé dans de profondes réflexions, tout en roulant ses cigarettes de gros tabac noir enveloppé de paille de maïs.

La physionomie si impassible d’ordinaire de l’honnête Chanito exprimait une certaine anxiété. De temps en temps il se levait, pour aller surveiller une mixture à l’odeur étrange qui cuisait à petit feu dans une casserole de fer équilibrée sur trois pierres en guise de trépied ; puis il se grattait le front, secouait la tête, grommelait de vagues paroles entre ses dents, en homme qui cherche la solution de quelque problème difficile.

À mesure que la cuisson de la mixture inconnue s’avançait, de nauséabondes vapeurs s’élevaient de la casserole.

Chanito les aspira avec délices, comme un gourmet sous les narines duquel on viendrait de faire passer un « homard à la Douglas » ou une grosse bécasse truffée.

Tout à coup, il se leva et se dirigea vers une hutte de feuillages qu’il avait construite lui-même, et qui se trouvait installée dans l’endroit le plus ombragé du vallon.

C’était là que sur une litière de branchages et de couverture de cheval gisait Martial Norbert, ou peut-être seulement son cadavre, tel que le fidèle Indien l’avait retrouvé, allongé près des squelettes qui défendaient l’accès de la Vallée du Désespoir.

Mort ? Martial ne valait guère mieux. L’insolation qui ne pardonne guère, surtout aux Européens, l’avait réduit à l’extrémité, il avait eu le délire, il brûlait de fièvre, enfin il était tombé dans cet abattement proche du coma qui précède la mort.

Heureusement pour lui, il n’était pas tombé dans les mains d’un savant officiel, dont la science se fût trouvée désarmée en face du phénomène brutal qu’est la brûlure du soleil tropical.

L’Indien, après avoir transporté le corps inerte de son ancien patron dans la petite vallée, lui avait recouvert tout le visage d’un masque fait d’herbes mâchées par lui et le résultat de cette médication peut-être un peu barbare avait été immédiat ; la fièvre avait disparu et le malade s’était endormi. Chanito comptait beaucoup sur l’effet de la décoction nauséabonde qu’il préparait pour mener à bien cette cure merveilleuse. Personne n’ignore que les remèdes les plus énergiques de la médecine nous viennent de l’Amérique centrale, le quinquina, la coca, le jalap, le baume du Pérou, le cacao, le curare sont tous des legs des Aztèques ou des Incas, mais beaucoup des secrets de l’ancienne médecine indienne ont été dédaignés par les docteurs européens et Chanito, lui, fidèle gardien des traditions, les connaissait toutes. Il savait guérir la morsure des serpents à sonnettes et des insectes venimeux ; il connaissait les herbes aromatiques dont le suc cicatrise rapidement les blessures ; enfin il savait triompher, par des moyens très simples, de maladies que les médecins de l’Ancien et du Nouveau Monde regardent comme inguérissables.

L’espèce d’emplâtre ou de masque appliqué par lui sur le visage de Martial avait eu pour effet de supprimer l’inflammation : le topique aux âcres parfums qui mijotait dans la casserole de fer devait en compléter l’action bienfaisante, en faisant disparaître la fièvre et en apaisant les nerfs exaspérés.

Certaines insolations causent de véritables accès de fièvre chaude. Martial se débattait en râlant, comme s’il eût été terrassé par un ennemi invisible, et de ses lèvres s’échappaient des paroles sans suite où revenaient interminablement les noms de Rosy et de Bentley.

Malgré la foi absolue qu’il avait dans l’efficacité de ses remèdes, Chanito était inquiet ; il craignait d’être venu trop tard. Ce fut avec mille précautions qu’il fit absorber à Martial le contenu d’un gobelet de sa mixture, puis agenouillé près de son malade, il attendit anxieusement l’effet de cette médication, tout en récitant une prière où les noms de saint Antoine et de saint Joseph se mêlaient bizarrement à ceux de quelques anciennes divinités mexicaines.

Au bout d’une heure, un changement favorable se manifesta dans la situation du patient. Les soubresauts convulsifs qui le faisaient se tordre sur son lit cessèrent petit à petit, une transpiration abondante se produisit.

Chanito eut un soupir de satisfaction, il enleva avec précaution le masque d’herbes mâchées qui couvrait le visage de Martial, il le lava avec de l’eau tiède et constata qu’il dormait ; ses mains étaient froides, presque glacées, toute trace de fièvre avait disparu.

Martial dormit vingt-quatre heures d’un sommeil semblable à la mort. Chanito ne s’émut pas de l’immobilité presque cadavérique où il le voyait plongé, il n’ignorait pas que c’était là l’effet habituel des puissantes solanées et des lianes vénéneuses dont il avait dosé habilement les sucs.

Quand notre héros reprit conscience de lui-même, il se sentit si faible qu’il n’avait pas la force de faire un mouvement. Il ouvrit les yeux, son premier regard rencontra celui de Chanito qui guettait impatiemment son réveil et dont la face tannée par le soleil rayonnait de satisfaction sous le vieux feutre orné de petites plaques d’argent.

Martial se sentit renaître ; Chanito était à ses côtés, il était sauvé. Incapable d’abord de prononcer un mot tant il était ému, il serra silencieusement la main du fidèle Indien.

– Comment m’as-tu retrouvé ? demanda enfin le malade d’une voix faible comme un souffle.

– Je vous expliquerai cela, mais pour le moment, il faut vous reposer, manger un peu et, demain, vous pourrez peut-être vous lever.

Martial n’insista pas. Dans l’état de profonde dépression où il se trouvait, il exécuta docilement tout ce que Chanito lui dit de faire.

Comme l’Indien l’avait annoncé, le lendemain, le malade – bien qu’encore peu solide sur ses jambes – put se lever et mangea de grand appétit quelques oiseaux d’eau, que Chanito avait abattus à son intention dans le voisinage du ruisseau. Il se remettrait rapidement, il s’en rendait compte. Mais, maintenant qu’il pouvait se regarder comme hors de danger, le sentiment de sa responsabilité s’imposait à lui, impérieusement. Il était dévoré d’inquiétudes, presque de remords, en pensant que le père de Rosy mourait lentement dans quelque cachot souterrain du temple en ruine.

Sitôt qu’il eut terminé son repas, il fit brièvement à Chanito le récit de ses aventures, mais en ayant soin de passer sous silence tout ce qui lui avait paru inexplicable et mystérieux dans la Vallée du Désespoir ; il craignait d’augmenter les superstitieuses terreurs de l’Indien et il s’efforça, au contraire, de trouver tous les faits comme parfaitement logiques et naturels.

Chanito, cependant, souriait d’un air un peu sceptique.

– Je comprends, dit-il enfin, en hochant la tête d’un air entendu, vous regardez tout cela, à votre point de vue d’homme blanc, mais je suis bien sûr moi que si vous n’aviez pas eu autour du cou l’amulette que je vous ai prêtée, vous ne seriez pas sorti vivant de la vallée maudite.

En parlant, il avait un sourire d’homme supérieur et Martial se demanda un instant si ce n’était pas le pauvre Chanito qui avait raison, car, enfin quoiqu’il eût séjourné plusieurs semaines près du Maître de la Vallée, il n’avait pu, somme toute, en pénétrer le mystère.

Il remarqua alors que les regards de Chanito demeuraient obstinément fixés sur l’amulette, qu’il n’osait sans doute réclamer, mais dont il mourait d’envie de rentrer en possession. Il s’empressa de la lui rendre et l’Indien, malgré son impassibilité, ne put s’empêcher de laisser éclater sa satisfaction.

– Je suis bien content, murmura-t-il, depuis que je m’étais séparé de cette relique qui a des vertus magiques, je craignais qu’il ne m’arrivât quelque malheur.

« D’ailleurs, ajouta-t-il poliment, elle sera toujours à votre disposition, chaque fois que vous en aurez besoin.

Martial sourit et se promit en lui-même de récompenser généreusement son guide qui, en se séparant de son talisman pendant si longtemps, avait certainement fait un gros sacrifice.

Quoiqu’il ne fût guère superstitieux, Martial ne pouvait s’empêcher de reconnaître que la petite idole de terre cuite lui avait sauvé la vie à deux reprises différentes et malgré tous ses raisonnements d’esprit fort, il ne savait que penser.

Pendant le restant de l’après-midi, Martial et Chanito discutèrent longuement, il fut décidé qu’ils gagneraient le plus rapidement possible la gare de chemin de fer la plus proche et qu’ils se rendraient à Mexico d’où ils reviendraient avec une troupe nombreuse et aguerrie pour délivrer le père de Rosy et pour s’emparer de Bentley. Ce dernier projet, d’ailleurs, ne souriait guère à Chanito, il secoua la tête d’un air mécontent.

– N’oubliez pas, dit-il gravement, ce qui est convenu entre nous. Sous aucun prétexte je ne veux pénétrer dans la Vallée du Désespoir !…

Ce programme fut suivi de point en point.

Deux jours plus tard, Martial et Chanito, installés dans un wagon délabré en compagnie d’Indiens pouilleux dont les cigares de tabac vert créaient une atmosphère à peu près irrespirable, roulaient vers Mexico. À vingt lieues de là ils devaient atteindre un embranchement d’où un train rapide leur ferait gagner en quelques heures la capitale du Mexique.

Ils traversaient un pays qui n’était déjà plus le désert. De loin en loin, ils apercevaient des haciendas aux toits de tuile rouge et qu’entouraient de nombreux troupeaux, ou des exploitations minières, reconnaissables à leurs hauts réservoirs juchés sur des mâts métalliques.

– Il faut que je te pose une question, dit tout à coup Martial qui demeurait pensif. Tu ne m’as pas encore expliqué comment tu t’y es pris pour me retrouver ? Comment as-tu su où je me trouvais ?

Les yeux obliques de l’Indien eurent un clignement malicieux.

– J’ai eu vite fait de savoir où vous étiez, murmura-t-il.

– Comment cela ?

Chanito tira de la poche de son vieux veston de cuir un bout de racine desséchée.

– C’est grâce à cela, fit-il.

– Je ne comprends pas.

– C’est du peyotl, reprit-il en remettant soigneusement le morceau de racine dans sa poche.

– Je ne suis pas plus avancé, dit Martial avec impatience.

L’Indien eut une minute d’hésitation.

– Vous n’êtes pas au courant, murmura-t-il, tant pis ! Je vous dirai cela plus tard.

Martial n’en put rien tirer de plus. Aux questions les plus pressantes, Chanito ne répondait que par des paroles évasives ou par un silence absolu.

Le voyage se poursuivit sans incident, et, après trois jours d’un voyage fatigant, le maître et le serviteur débarquaient à la grande gare de Mexico et se frayaient un chemin à travers une foule bruyante.

En apercevant les toilettes élégantes des voyageurs, les autos somptueuses alignées devant la gare, les magasins étincelants de dorures, Martial se demandait si tout ce qui lui était arrivé depuis deux mois n’était pas un mauvais rêve, s’il ne se réveillait pas de quelque extravagant cauchemar.

CHAPITRE XIII – RENCONTRES INATTENDUES

Élevée à la façon indépendante des jeunes Américaines, Miss Rosy Wilcox avait appris de bonne heure à ne compter que sur elle-même dans beaucoup de circonstances de la vie. Elle tenait de son père une extraordinaire énergie. Très sportive, elle savait conduire une auto en quatrième vitesse, tenir la barre d’un yacht, et elle n’avait pas dix-sept ans qu’elle avait déjà fait trois excursions en avion.

C’était aussi une jeune fille pratique qui, bien qu’elle n’eût que vingt-trois ans, possédait déjà le sens des affaires. Sans en rien dire à son père, elle avait gagné dix mille dollars en spéculant sur les pétroles avec les économies de sa tirelire et elle lisait les cours de la Bourse avec autant de sagacité qu’un vieux financier.

À la voir, on n’eût jamais deviné son véritable caractère. Ses cheveux d’un blond vaporeux, coupés très court, encadraient un visage frais et rose d’une douceur presque enfantine ; ses grands yeux d’un bleu de myosotis reflétaient l’innocence et l’ignorance des luttes cruelles de la vie, et quand on la voyait pour la première fois, ses longues mains blanches et frêles, sa taille onduleuse et souple donnaient tout de suite l’idée d’une faiblesse et d’une fragilité bien féminine.

Mais si on résistait à quelques-uns de ses caprices, si on s’opposait à l’une de ses volontés, cette physionomie si bénévole, si séduisante, se transformait, ses yeux bleus lançaient des flammes, un pli dur barrait son front et on comprenait qu’il n’eût pas été prudent de résister à cette volonté tenace et presque virile.

Ce qui l’avait séduite chez Martial, c’est qu’il possédait précisément les qualités qui lui manquaient. Aussi brave et aussi énergique qu’elle l’était elle-même, il avait en plus cette culture supérieure, cette courtoisie raffinée, qui est l’apanage des vieilles civilisations. Rencontrer dans le même homme un héros de la Grande Guerre, en même temps qu’un artiste glorieux sinon génial, ç’avait été pour elle un émerveillement et, tout de suite, la rude descendante des Yankees s’était pour ainsi dire complétée et s’était comprise.

Martial et Rosy s’aimaient follement et jamais la moindre discussion ne s’était élevée entre eux, ils comptaient l’un sur l’autre d’une façon absolue et chacun d’eux avait conscience qu’il ne pourrait avoir d’autre amour dans toute son existence.

Aussi, quand Martial avait déclaré qu’il allait se mettre à la recherche du père de Rosy, celle-ci avait-elle trouvé la chose toute naturelle ; bien plus elle avait insisté pour l’accompagner, et il avait eu besoin de toute son éloquence, de toute sa force de persuasion pour l’en dissuader.

– Si je ne reviens plus, lui avait-il dit, qui donc ira à ma recherche ?

Cet argument l’avait convaincue.

« C’est juste, avait-elle dit, je ferai comme vous voulez. »

Et elle avait déjà pris toutes les dispositions nécessaires pour organiser une expédition dont elle prendrait le commandement, dans le cas où Martial ne serait pas de retour, une fois expirée la date de trois mois qu’il avait fixée.

Rosy cependant ne demeurait pas inactive. Installée dans une villa de la banlieue de Mexico, elle multipliait les démarches près des hauts fonctionnaires, courait les ministères et les bureaux, mais partout elle se heurtait à une mauvaise volonté évidente. On opposait à ses réclamations véhémentes la force de l’inertie.

C’est que depuis que l’ingénieur Wilcox avait obtenu la concession des terrains miniers de la Vallée du Désespoir, le Gouvernement avait changé deux ou trois fois. Ceux qui étaient maintenant au pouvoir faisaient la sourde oreille. On faisait mille politesses à la jeune fille, on lui promettait tout ce qu’elle voulait, elle recevait même des invitations pour toutes les soirées officielles, mais, en somme, elle n’arrivait à aucun résultat pratique.

Il y avait d’ailleurs à cela une excellente raison : Bentley avait à Mexico deux ou trois correspondants grassement payés et qui, sans savoir même au juste de quoi il s’agissait, s’arrangeaient de façon à paralyser tous les efforts de la jeune fille.

Cette situation eût pu se prolonger indéfiniment.

Rosy, après avoir pris comme elle le faisait chaque matin une douche glacée, terminait sa toilette avec l’aide d’une petite Indienne nommée Lola, qu’elle avait prise comme femme de chambre, quand Miss Cécilia, la vieille gouvernante qui l’avait élevée, pénétra d’un air effaré dans la salle de bains.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune fille.

– Des nouvelles, Miss Rosy et de bonnes nouvelles, balbutia la vieille fille, qui paraissait tout émue. Votre père… M. Bentley est là qui vous demande…

Rosy ne prit que le temps de jeter un peignoir sur ses épaules et descendit au petit salon simplement meublé de sièges de rotin et orné de plantes vertes où elle recevait ses rares visiteurs.

Bentley alla au-devant de la jeune fille et lui tendit la main avec une singulière affectation de cordialité et de franchise.

Le Maître de la Vallée était complètement transformé. Le bandit au masque de métal était revêtu d’un complet d’une coupe savante, rasé de frais, et ses yeux étaient protégés par de larges lunettes aux branches d’or. Il était irréprochablement ganté, et il avait tout à fait l’aspect, du moins à première vue, d’un véritable gentleman.

– Miss Rosy, déclara-t-il, je suis heureux de vous annoncer que vous touchez à la fin de vos ennuis. L’exploitation est en plein rapport, votre père se porte admirablement et vous attend. Nous avons installé là-bas des habitations très confortables. D’ailleurs, je crois qu’il compte revenir à Mexico à la fin de l’année dès qu’il aura réglé certains détails.

Malgré la satisfaction que lui causaient ces bonnes nouvelles, Rosy ressentait je ne sais quelle méfiance instinctive.

– Pourquoi mon père n’est-il pas venu lui-même ? répliqua-t-elle, en fixant sur l’aventurier le regard perçant de ses grands yeux bleus.

– Vous n’y pensez pas, Miss Rosy, répondit Bentley, tranquillement, vous ignorez que nous récoltons d’énormes quantités d’or. Avec le personnel d’Indiens et de métis plus ou moins recommandables que nous employons, la présence d’un chef, d’un homme plein d’autorité comme l’est votre père est indispensable.

– Oui, balbutia la jeune fille, je me rends très bien compte…

Et elle ajouta, secrètement troublée :

– Mais pourquoi donc mon père est-il resté si longtemps sans me donner de ses nouvelles ? Pourquoi n’a-t-il pas répondu à mes lettres ?…

Il y avait dans la voix de Miss Rosy une sorte d’angoisse. Bentley eut un sourire accompagné d’un léger haussement d’épaules.

– Voyons, Miss, fit-il, vous êtes une Américaine, vous savez ce que sont les affaires ? Croyez-vous que votre père ait pu faire ce qu’il ait voulu dans un horrible désert, à des centaines de lieues des villes et des chemins de fer ? Nous avons lutté farouchement et j’ajouterai que je me suis donné de tout cœur à l’œuvre commune ; et maintenant, nous avons triomphé. Vous serez la plus riche héritière de l’Amérique.

Rosy pourtant n’était pas entièrement convaincue, elle demeurait silencieuse.

– Mais, enfin, s’écria-t-elle, pourquoi suis-je restée sans nouvelles ?

Bentley comprit qu’il fallait insister.

– Permettez-moi de vous dire, Miss Rosy, que vous raisonnez comme une jeune fille qui a toujours habité les villes. Vous semblez ignorer que le désert est sans cesse parcouru par des bandes de desperados qui assassinent tous ceux qu’ils rencontrent. Dix fois, vingt fois, nous avons envoyé des courriers. Aucun d’entre eux n’est revenu.

Malgré ces excellentes raisons, la jeune fille n’était pas entièrement convaincue.

– Pourquoi, objecta-t-elle, mon père ne m’a-t-il pas fait parvenir ses lettres par les navires qui ont apporté le matériel de San Francisco ?

– C’est juste, répliqua Bentley, imperturbablement, car il avait préparé d’avance avec grand soin tout ce qu’il dirait. J’ai oublié de vous dire que la dernière goélette qui a fait escale dans notre petit port avait reçu de votre père un lot assez important de poudre d’or et de minerai d’argent, depuis nous n’avons jamais revu ni le navire ni son capitaine.

Rosy était à peu près persuadée. C’est alors que Bentley tira de sa poche une lettre fermée qu’il remit à la jeune fille.

– Voici d’ailleurs, fit-il, un mot que votre père m’a chargé de vous remettre.

D’une main brûlante d’impatience, Rosy déchira l’enveloppe et elle lut :

« Ma chère enfant,

« Nous avons complètement réussi, tu me ferais un grand plaisir en venant nous rejoindre, ne fût-ce que pour voir, par toi-même, les merveilles que nous avons réussi à créer dans cette région désolée. Mon excellent ami et collaborateur Bentley t’accompagnera et je suis sûr qu’avec lui tu n’auras rien à craindre… »

Cette fois, Rosy était convaincue, elle avait reconnu l’écriture de son père.

– Mon Dieu, que je suis heureuse ! s’écria-t-elle.

Et elle porta la main à son cœur, rougissant et pâlissant tour à tour, si émue qu’elle demeurait incapable de prononcer une parole.

Bentley la considérait avec un flegme sarcastique, enchanté de voir que « sa combinaison » réussissait de point en point. Une ancienne lettre de M. Wilcox que le bandit avait interceptée, puis habilement maquillée avait produit ce merveilleux résultat.

– Quand faudra-t-il partir ? demanda la jeune fille.

Et elle ajouta :

– Ah ! Monsieur Bentley ! je suis si contente !… Je comprends qu’on meure de joie…

– Nous partirons dès que vous le voudrez, répliqua l’aventurier, avec un calme parfait, et je crois entre nous que le plus tôt sera le mieux.

– Mais, tout de suite ! s’écria fougueusement la jeune fille et elle appuya sur un timbre électrique.

Cécilia puis Lola apparurent.

– Vite, mes malles, commanda-t-elle, que tout soit prêt dans une demi-heure !…

– Vous avez le temps, déclara Bentley, qui ne se départait pas de son sang-froid, le rapide ne part qu’à onze heures.

En une minute, toute la villa fut en révolution, Miss Cécilia et la camériste indienne auxquelles était venu se joindre le cuisinier chinois traînaient des malles et des valises et y empilaient au hasard tout ce qui leur tombait sous la main. C’était un véritable affolement.

Miss Rosy pendant ce temps était allée chercher à la cave une bouteille d’authentique champagne français qu’elle offrit à Bentley.

Les coupes de cristal furent remplies.

– Je bois à la santé de mon admirable maître, l’ingénieur Wilcox, s’écria l’aventurier.

Miss Rosy leva en même temps sa coupe mais au moment où elle la choquait contre celle que lui tendait Bentley, le bandit jusque-là si calme la laissa échapper de ses doigts d’un geste plein de nervosité.

La coupe se brisa en mille miettes sur le guéridon de marbre et le liquide se répandit à terre.

– Mauvais présage ! murmura la jeune fille profondément troublée.

Bentley lui-même était devenu pâle, en dépit de tout son aplomb.

– Simple accident, Miss Rosy, bredouilla-t-il, je vous demande pardon de ma maladresse.

Tous deux se regardèrent interdits, et Rosy eut, en ce moment, l’intuition de quelque péril inconnu, mais ce ne fut qu’un éclair. Bentley était redevenu souriant, Rosy avait pris une autre coupe sur le dressoir et l’avait remplie ; tous deux burent, mais cette fois, sans porter la santé de personne.

Rosy venait de reposer sa coupe vide sur le guéridon, lorsque, tout à coup, elle tressaillit, devint blême, et se leva brusquement.

– Ah ! Mon Dieu ! balbutia-t-elle, je suis si troublée… Je ne vous ai pas encore dit !

– Je vous écoute, grommela Bentley devenu très rouge.

– J’aurais dû commencer par là, reprit-elle, je crois que je suis folle !… Je ne vous ai pas dit que mon fiancé, M. Martial Norbert, est parti depuis plusieurs semaines à la recherche de mon père.

– J’ignorais…

– Vous ne l’avez donc pas vu ?

– Cela n’a rien d’extraordinaire, reprit Bentley avec aplomb, il y a près d’un mois que je suis en route, et probablement que, pendant mon absence, M. Norbert a pu atteindre tranquillement nos établissements. Vous le trouverez en même temps que votre père. Nous avons fait route en sens inverse, il n’y a rien de surprenant à ce que nous ne nous soyons pas rencontrés.

Miss Rosy respira.

– Dire que je n’avais pas pensé cela, murmura-t-elle. Je suis maintenant complètement rassurée.

Les coupes furent de nouveau remplies de champagne.

– À propos, demanda tout à coup Rosy, pourrais-je emmener avec moi Miss Cécilia, ma vieille gouvernante ?

– Impossible, déclara froidement l’aventurier, votre père m’a fait des recommandations formelles à ce sujet, Miss Cécilia ne résisterait pas à la traversée du désert.

Miss Rosy ne répondit rien, mais en dépit du bonheur qu’elle éprouvait d’apprendre que son père était encore vivant, elle se sentait le cœur serré.

– L’heure passe, déclara Bentley en tirant de sa poche un gros chronomètre, heureusement que je suis pourvu d’une auto.

La jeune fille laissa Bentley en compagnie d’une seconde bouteille de champagne, pendant qu’elle allait veiller aux derniers préparatifs. Ce départ s’effectua avec la rapidité d’une fuite…

Après de hâtifs adieux à sa vieille et fidèle gouvernante, Rosy se trouva dix minutes plus tard, presque sans savoir comment cela s’était fait, dans la grande gare de Mexico. Bentley la fit monter dans un wagon de luxe, le train démarra, et les maisons blanches, l’ancienne capitale de Fernand Cortez avait depuis longtemps disparu à l’horizon, que Rosy n’était pas encore remise de l’étrange bousculade qui avait précédé ce voyage qui ressemblait presque à un enlèvement.

La jeune fille demeura longtemps pensive, secrètement angoissée, pendant qu’elle regardait fuir d’un œil distrait les magnifiques paysages qui entourent Mexico et où alternent les montagnes majestueuses et les plaines verdoyantes, couvertes des plus riches cultures du monde.

Il y avait une heure à peine que Rosy était partie et Miss Cécilia aidée de la petite Indienne s’occupait en maugréant à remettre un peu d’ordre dans les chambres bouleversées, lorsque la cloche de la porte d’entrée de la villa résonna bruyamment.

La vieille gouvernante, croyant que c’était sa maîtresse qui revenait, se précipita à la fenêtre, mais elle fut fort étonnée en voyant le domestique chinois ouvrir la grille à deux personnages d’aspect peu rassurant. L’un était un Indien, vêtu d’un vieux veston de cuir, d’un pantalon de toile bleue et coiffé d’un feutre pelé orné de petites plaques d’argent, l’autre, avec son sombrero, pareil à ceux des cow-boys, ses hautes bottes et sa face fiévreuse, n’avait pas la mine guère plus rassurante.

– Mais ce sont des bandits, de vrais coureurs de désert, balbutia la vieille dame épouvantée, je me demande pourquoi cet imbécile de Chinois a ouvert la grille.

Une carte que vint lui remettre le Chinois mit fin à ses craintes.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, c’est M. Martial Norbert ! Et Miss Rosy vient de partir ! Quel terrible contretemps !…

– Mais, bégaya Martial, étourdi comme s’il avait reçu un coup de massue sur le crâne, avec qui est-elle partie ?

– Parbleu, avec M. Bentley, l’homme de confiance de M. Wilcox. Il n’y a pas une heure qu’ils ont quitté la villa pour aller prendre le rapide…

Martial était tellement accablé par cette affreuse révélation qu’il demeura sans mot dire. Miss Cécilia continua nerveusement :

– M. Wilcox est en excellente santé, la mine produit des millions. Tout va bien et Miss Rosy est partie très contente, d’autant plus qu’elle comptait bien vous retrouver là-bas, comme M. Bentley le lui avait promis.

Martial était désespéré, anéanti. Ses efforts surhumains aboutissaient à la déconvenue la plus amère. Il arracha brusquement le col de sa chemise de grosse toile, il étouffait.

Il voyait par la pensée Rosy prisonnière dans la vallée maudite, surveillée par les dogues, entièrement à la discrétion de Bentley.

Il n’eut même pas la force et le courage de dire la vérité à la vieille gouvernante, qui, très étonnée, attendait qu’il s’expliquât.

– C’est bien, murmura-t-il, d’une voix étranglée, à peine distincte, je vais retourner immédiatement à la concession. Il s’est produit sans doute un malentendu… Je croyais trouver ici Miss Rosy…

– Il s’en est fallu de bien peu… Mais M. Bentley paraissait terriblement pressé.

Martial balbutia de vagues phrases de politesse, et sortit suivi de Chanito. Après tant de dures épreuves, il était à bout d’énergie.

Le maître et le serviteur vaguèrent au hasard, pendant plus de deux heures, par les magnifiques rues de la ville nouvelle. En dépit de son amour pour Rosy, en dépit de sa tenace volonté, de sa résolution bien arrêtée de ne pas abandonner la lutte, notre héros avait beaucoup de peine à se remettre du coup qui le frappait. Il n’était pas, heureusement, de ceux qui se laissent glisser au désespoir et s’abandonnent au découragement.

La bataille était engagée, il fallait vaincre.

– Du moins, grommela-t-il, la situation est nette, j’aime mieux cela !… La question est posée de façon très claire : il faut que je délivre Rosy et son père et que j’aie la peau de Bentley !…

Et se tournant vers Chanito dont la mine lugubre l’amusa :

– Mon vieux, lui dit-il familièrement, il ne faut pas s’en faire, c’est nous qui aurons le dessus !… C’est une chose certaine !…

L’Indien sourit.

Avec la merveilleuse intuition des races primitives, il avait deviné – à peu de choses près – ce qui se passait dans l’esprit de Martial.

Ils se trouvaient en ce moment en face d’un luxueux établissement de bains.

– Entrons ici, ordonna Martial, il faut que nous soyons présentables pour mener à bien certaines démarches…

Chanito suivit son maître, son « padrone » sans la moindre objection.

Une heure après, tous deux reparurent, reposés, rafraîchis, rasés avec soin et, pour nous servir d’une expression américaine : « rasés sous la peau ». On eût dit qu’ils étaient rajeunis. Une visite dans un grand magasin de confections compléta cette métamorphose.

Chanito, malgré ses protestations, dut accepter un feutre neuf, des bottes de cuir fauve, une superbe ceinture rouge. Il s’admira avec complaisance dans les glaces du magasin.

– J’ai tout à fait l’air d’un Haciendrero, déclara-t-il orgueilleusement.

Martial, pour son compte, avait fait emplette d’un complet de couleur sobre, mais d’une coupe parfaite. Son élégance discrète ne rappelait plus en rien le coureur du désert, l’esclave du Maître de la Vallée.

– Maintenant, déclara-t-il, je me sens un autre homme !… Je possède toujours, heureusement, le paquet de bank-notes que j’avais en partant d’ici, et j’ai d’ailleurs un compte dans la succursale d’une grande banque française.

« Nous allons nous mettre en campagne, je te donne ma parole que j’aurai la peau de ce gredin de Bentley, ou qu’il aura la mienne.

Le maître et le serviteur déjeunèrent dans un excellent restaurant français où Chanito – pour la première fois de sa vie – fit connaissance avec un certain vin blanc mousseux dont il devint tout de suite un fervent enthousiaste.

Un cigare mexicain, dont certaines variétés sont de beaucoup supérieures aux plus somptueux régalias, compléta ce festin de Lucullus.

On partit, l’addition royalement soldée.

Chanito, fier de son costume neuf, faisait sonner ses talons sur l’asphalte des trottoirs ; il avait retroussé cavalièrement son feutre, à la façon des mousquetaires.

La nuit venue, de toutes parts, les globes électriques illuminaient les façades étincelantes des magasins.

Ils passaient devant un luxueux café dont la terrasse était ombragée de palmiers, lorsque Martial s’entendit tout à coup héler par une voix joyeuse.

Il se retourna, surpris. Il se trouva en face de son ami Fontenac qui dégustait nonchalamment un cocktail, tout en parcourant les journaux français. Les deux amis s’embrassèrent avec effusion. Fontenac lui aussi était transformé, rien ne rappelait plus en lui le rude prospecteur à la barbe hirsute, aux mains calleuses que nous avons vu au début de ce récit.

– Ah ça ! fit-il, en riant, les diables de la Vallée du Désespoir ne t’ont donc pas tordu le cou ?

– Non, répondit Martial, mais il ne s’en est pas fallu de beaucoup !

Et il mit succinctement son ami au courant de ses surprenantes aventures.

– Tu as eu vraiment de la chance, déclara Fontenac, tu aurais bien pu ne jamais revenir.

– Mais toi ?

– Je ne suis pas à plaindre. Le filon que j’avais découvert était encore plus riche que je ne le pensais. À l’heure actuelle, j’ai près de cinq cent mille dollars bien à moi, déposés dans les coffres de la Banque Mexicaine, et ma nouvelle fortune va me permettre de te donner un sérieux coup de main.

– Comment cela ?

– J’ai déjà une bonne idée en ce qui te concerne. Mais par exemple, il ne faut pas que tu restes à Mexico. Je ne t’ai pas encore dit qu’aujourd’hui même, tout à fait indirectement d’ailleurs, j’ai eu de tes nouvelles. En demeurant ici, tu cours un grand danger.

Martial tombait des nues.

– Ça, par exemple ! s’écria-t-il, c’est un peu fort ! Je ne comprends pas quel danger…

– Tu es tout simplement sous le coup d’une plainte pour tentative de meurtre déposée contre toi par ce fameux Bentley dont tu viens de me narrer les exploits.

Martial était indigné.

– Le misérable ! murmura-t-il, mais cela ne tient pas debout ! D’où tiens-tu ce renseignement ?

– Du directeur de la police, lui-même, en compagnie duquel je fais presque tous les soirs ma partie de bridge. Tu n’ignores pas que dans ce beau pays du Mexique, les plus hauts fonctionnaires acceptent, sans se faire prier, les cadeaux et les pots-de-vin. Bentley, que je n’aurais jamais cru être le même personnage que le Maître de la Vallée, a profité de son voyage à Mexico pour distribuer quelques chèques aux personnages influents, avec lesquels il est d’ailleurs en excellent terme. Avec sa malice diabolique, il a facilement deviné que puisque tu avais réussi à lui échapper, tu reviendrais directement à Mexico. C’est une chance que tu m’aies rencontré. On a ton signalement précis, peut-être ta photographie. Huit jours ne se seraient pas écoulés sans que tu fusses arrêté. Ici une accusation de ce genre, quand elle est appuyée par un homme riche, est très grave, et, si Bentley pouvait te faire fusiller, je suis certain qu’il n’y manquerait pas.

Martial tombait de son haut.

– Mais c’est insensé, s’écria-t-il, comment vais-je faire ? Je ne puis pourtant abandonner ni Rosy ni son père.

– Je t’ai dit que j’avais une idée. Si tu m’en crois, dans une heure, nous serons loin de Mexico et nous serons arrivés à la Vallée du Désespoir quand Bentley ne sera pas encore à moitié route.

– Je ne comprends pas.

– Tu n’as décidément pas beaucoup d’imagination. Tu sais pourtant qu’il y a ici un superbe champ d’aviation.

– Tu as raison, s’écria Martial, éperdu. C’est le seul moyen ! Partons de suite. Nous n’avons pas le droit de perdre une seule minute.

Accompagnés de Chanito qui les suivait sans rien comprendre, car la conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu en français, Martial et Fontenac sautèrent dans un taxi qui les conduisit en quatrième vitesse au champ d’aviation.

Après une brève discussion, Fontenac fit emplette d’un superbe biplan entièrement neuf livré quelques jours auparavant par une grande firme américaine.

– Vous ne craignez donc pas de partir ainsi en pleine nuit ? demanda le directeur du garage, un vieil Espagnol à la mine sévère que la hâte de Fontenac surprenait beaucoup. Vous vous exposez à mille dangers. Beaucoup de pilotes ne se risqueraient pas ainsi.

Fontenac sourit, et tirant de son portefeuille son livret militaire et quelques certificats :

– Vous pouvez être rassuré sur mon compte, déclara-t-il, lisez ceci.

Le vieillard s’inclina, le prestige des héros de la Grande Guerre n’avait en rien diminué dans ce coin du monde.

Au bout de deux heures employées à vérifier le moteur, à embarquer les objets indispensables, armes, vivres, munitions, essence, sans oublier d’excellentes cartes d’état-major, l’appareil se trouva prêt. Fontenac s’installa dans la cabine du pilote pendant que Martial et Chanito prenaient place dans les fauteuils réservés aux passagers, car l’avion que venaient d’acquérir les deux amis était un appareil de grand luxe.

Fontenac était un pilote expérimenté. Après un démarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurs commencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables. La ville de Mexico disparut vers le sud dans une brume de lumière pendant que grandissait vers l’est la masse imposante de la Cordillère.

Fontenac consulta ses instruments, il filait vers la Vallée du Désespoir à une vitesse moyenne de deux cents kilomètres à l’heure.

CHAPITRE XIV – LE SECRET DE LA VALLÉE

Le voyage s’accomplit sans le moindre incident et le soleil se levait à peine, quand l’appareil survola la région voisine de la Vallée ; mais pour en trouver l’emplacement précis, les cartes manquaient, aucun ingénieur officiel, aucun explorateur ne s’étant encore aventuré dans ces montagnes désolées.

Martial se souvint heureusement du petit port qu’il avait remarqué sur la côte du Pacifique, il retrouva aussi sans grande peine le cèdre géant sous les racines duquel il avait passé pour s’évader.

Grâce à ces deux points de repère, après quelques tâtonnements, l’atterrissage put avoir lieu dans d’excellentes conditions, sur le sable même de la grève.

Par mesure de prudence, Martial et Fontenac avaient décidé de laisser l’avion sur le rivage pour qu’il ne pût tomber entre les mains de Bentley si les événements venaient à mal tourner. Chanito, qui, sous aucun prétexte, n’eût voulu mettre les pieds sur la terre hantée par les mauvais esprits, fut préposé à la garde de l’appareil.

Avec une cartouche de dynamite dont ils s’étaient pourvus, Martial et Fontenac firent sauter la porte de fer qui fermait le souterrain et ils pénétrèrent dans la vallée sans avoir rencontré personne.

Ils venaient d’arriver près de la maisonnette qui servait d’habitation à l’Irlandais, quand ils le virent paraître lui-même, sans doute attiré par le bruit de l’explosion.

Le pauvre Mike semblait vieilli de dix ans, ses traits étaient hâves et flétris, et il marchait péniblement en s’appuyant sur un bâton. Il parut très heureux de retrouver son ancien camarade mais il était si abattu, si déprimé qu’il n’eut même pas l’idée de demander à Martial comment, après s’être enfui de si dramatique façon, il était de nouveau de retour dans la vallée.

– Le Maître est parti, balbutia-t-il, moi, je ne puis plus travailler, je crois que je vais mourir… Il me semble que j’ai du feu dans la poitrine, et que l’on me pique les entrailles avec des pointes de fer rouge.

Et il ajouta en poussant un douloureux soupir :

– Ah ! si j’avais su, je ne serais jamais venu dans cet endroit qui est le royaume du diable… On m’avait pourtant prévenu…

Martial réconforta l’Irlandais de son mieux. Fontenac, cependant, observait que Mike portait aux doigts et au cou des érosions qui ressemblaient à des brûlures et offraient un caractère tout spécial.

Fontenac avait fait autrefois une partie de sa médecine, et il constatait que les rougeurs qui marbraient l’épiderme de Mike ne décelaient pas une maladie de peau ordinaire.

– Il est peut-être atteint de la lèpre, dit Martial quand il fut seul avec son ami.

L’aviateur secoua la tête.

– Non, fit-il, ce n’est pas cela, si je ne me trompe pas, c’est quelque chose de plus terrible encore.

Ils avaient laissé l’Irlandais assis à la porte de la maisonnette. Le revolver au poing, ils marchèrent hardiment vers les bâtiments où se trouvait le laboratoire de Bentley. Ils ne rencontrèrent personne, la porte de la palissade était ouverte, et ils purent arriver jusqu’à la pièce du premier étage sans avoir rencontré aucune résistance. Sur la lourde table faite de madriers mal équarris, il n’y avait plus ni poudre d’or ni diamant, mais le grand coffre de métal était toujours à sa place dans un coin.

– C’est peut-être là-dedans, dit Fontenac, que nous trouverons le secret du Maître de la Vallée.

Et avec la lame de son poignard, il en força la serrure.

– Voilà qui est tout à fait extraordinaire, s’écria-t-il, ce n’est pas là un coffre-fort banal, sais-tu en quoi il est ?

– Je ne puis pas deviner.

– Il est en plomb !

– Je ne comprends pas.

– Eh bien, je crois que je commence à comprendre. Le couvercle une fois soulevé, l’intérieur du coffre apparut rempli d’une poudre grise et brillante.

Fontenac demeurait silencieux, les yeux écarquillés de stupeur, il laissa retomber le couvercle, qui se referma avec un bruit mat.

– Ça, par exemple, s’exclama-t-il, c’est fabuleux !… Tu sais que j’ai été prospecteur assez longtemps pour m’y connaître un peu en fait de métallurgie, sais-tu ce qu’il y a dans ce coffre ?… Tout bonnement du minerai de radium d’une richesse extraordinaire, telle qu’il n’en existe sans doute pas de pareil dans le monde, il y en pour plusieurs milliards.

« Tu entends, reprit-il, dans une fièvre d’enthousiasme, je n’ai pas dit des millions ! Des milliards !…

Martial était stupéfait, il croyait rêver.

– Tout ce que tu as trouvé de mystérieux dans la vallée, reprit Fontenac, qui, instinctivement, s’était retiré à quelques mètres du coffre de plomb, s’explique de la façon la plus naturelle. Tu l’as échappé belle mon pauvre Martial, tu as travaillé dans une mine de radium et la maladie dont souffre le pauvre Mike, ces brûlures qui lui rongent les entrailles, ce n’est pas autre chose qu’un empoisonnement dû aux terribles rayons. Mike mourra de la même façon que ces deux professeurs du muséum qui ont été victimes de leurs expériences.

Martial était consterné, demeurait sans parole.

– Tu t’expliques maintenant pourquoi, reprit l’aviateur, les Espagnols et les Indiens qui ont les premiers exploité ces mines, en cherchant de l’or se croyaient atteints de la lèpre. Ils étaient simplement intoxiqués par les terribles radiations, et c’est pour cela que ce coquin de Bentley, qui grâce sans doute aux leçons de M. Wilcox savait à quoi s’en tenir, ne se risquait jamais dans la mine qu’avec cette cuirasse doublée de plomb qui, en même temps, ajoutait au mystère de sa personnalité et le faisait passer pour un être fantastique.

– Je l’ai échappé belle, murmura Martial, avec une sorte d’épouvante. Cette végétation luxuriante, ces sources empoisonnées, ces reptiles d’une dimension fabuleuse, tout cela s’explique par la présence du radium.

Les deux amis demeurèrent un moment silencieux.

– L’univers est encore une chose plus merveilleuse que nous ne pouvons l’imaginer, déclara Fontenac rêveur, cette vallée semble un fragment du monde antédiluvien conservé par miracle.

– Parbleu, reprit Martial, Bentley pouvait se payer le luxe de rétribuer royalement les malheureux qu’il envoyait à la mort et qui travaillaient à l’enrichir.

– Par exemple, affirma l’aviateur, je jure bien que ce bandit ne profitera pas de ces crimes. Et d’abord, il faut faire disparaître ce coffre, le cacher de telle façon que Bentley ne le trouve jamais. Ne perdons pas une minute, c’est la première chose que nous devons faire.

Ce n’était pas une chose facile que de transporter cette lourde masse. En sciant le tronc d’un jeune pin, Fontenac improvisa des rouleaux ; avec des planches, il transforma l’escalier en plan incliné et grâce à de pénibles efforts, le coffre put être descendu au rez-de-chaussée. À l’aide des rouleaux, ils le traînèrent en dehors de la palissade, et l’ensevelirent sous un monceau de scories et de déblais provenant de l’exploitation.

– Bentley sera bien attrapé, s’écria gaiement Fontenac.

– Je lui réserve une autre surprise, fit Martial, qui ne pouvait pardonner au bandit de l’avoir exposé à la plus terrible des morts.

Une fois cet impérial trésor mis en sûreté, les deux amis explorèrent dans leurs moindres recoins le laboratoire et les bâtiments qui en dépendaient. Ils découvrirent là de véritables magasins, d’une organisation extrêmement pratique. Il y avait des vivres pour plusieurs années, un véritable arsenal avec d’innombrables boîtes de cartouches, un assortiment complet de produits chimiques, de verrerie et d’appareils de laboratoire, le tout rangé dans le plus grand ordre et dans un état d’entretien et de propreté parfaite. Mais ce qui fit le plus plaisir à Martial, ce fut de découvrir un second coffre de plomb – mais vide, celui-là – exactement pareil à celui qui contenait le radium.

– Nous allons faire une bonne blague à Bentley, on va remettre ce coffre-là à la place de l’autre, et nous verrons la tête qu’il fera.

Avec beaucoup de peine, les deux amis transportèrent le coffre vide jusqu’à l’endroit qu’avait occupé l’autre. Enfin, après une exploration complète des bâtiments, ils revinrent vers la maisonnette de Mike. Le pauvre Irlandais, demeuré toujours à la même place, semblait à l’agonie.

Martial lui expliqua de quel mal il souffrait, lui promit de le guérir, et lui expliqua l’atroce combinaison de Bentley.

Mike, si malade qu’il fût, s’était redressé blême de rage.

– La canaille ! rugit-il, ah ! il pouvait m’en donner des sacs de poudre d’or !… Mais aussi vrai que je suis un honnête homme, je lui réglerai son compte.

– Surtout, lui recommanda Martial, quand Bentley va revenir, ne lui dis pas que nous sommes ici.

– Tu n’as pas besoin de me dire une pareille chose. Tu sais que je suis de tout cœur avec vous deux contre ce misérable assassin.

Deux jours se passèrent, Fontenac et Martial s’étaient installés dans la petite maison de Mike et attendaient l’ennemi. Ils trépidaient d’impatience, et ils se demandaient parfois si le rusé bandit n’avait pas emmené Rosy dans quelque coin perdu où il leur serait impossible de la découvrir.

Cette crainte était vaine, heureusement.

Un matin, Mike monta tout effaré à la chambre qu’occupaient Martial et Fontenac.

– Ça y est, s’écria l’Irlandais avec une sourde fureur, le coquin est revenu, il a avec lui une belle jeune fille qui doit être cette Miss Rosy dont vous m’avez parlé. Cachez-vous ! il ne faut pas qu’il vous surprenne.

– N’aie pas peur, dit Martial, c’est nous, en ce moment, qui sommes les maîtres de la vallée. Tu en auras bientôt la preuve.

Les deux amis avaient résolu d’attendre patiemment le moment le plus favorable pour s’emparer du bandit. Leur intention était de le surprendre et de la garrotter sitôt que la nuit serait venue. De la maison de Mike, ils virent Bentley vêtu d’un costume de sport très élégant introduire cérémonieusement Miss Rosy dans son habitation.

La jeune fille était souriante.

– Parbleu, grommela Fontenac, il lui raconte sans doute que son père est à deux pas d’ici… Mais patience, il a compté sans nous.

Bentley avait conduit la jeune fille dans une chambre presque luxueusement meublée en la priant de prendre un peu de repos avant le déjeuner. Resté seul, il avait gagné en hâte son laboratoire.

Son premier mouvement, quand il y fut entré, fut de courir à son coffre. Il fut désagréablement surpris en constatant qu’il n’était pas fermé, il en souleva le couvercle. Le coffre était vide.

Il était dans un état de rage inexprimable.

– On m’a volé, hurla-t-il, je suis dépouillé d’une fortune qui fait envie à bien des rois et ce ne peut être que cet Irlandais sournois qui a fait le coup.

Ivre de rage, il se rua vers la mine, revolver au poing.

Il courait de toute la vitesse de ses jambes.

– Il doit être parti, répétait-il en frémissant de colère, ce doit être un coup monté mais il faut quand même que je voie.

Il s’engagea dans l’étroite galerie à l’extrémité de laquelle il apercevait la faible clarté d’une lampe de mineur.

– Il est là, Dieu merci, soupira-t-il en essuyant son front mouillé de sueur, je vais savoir quelque chose.

Il courut de toute haleine, jusqu’au fond de la galerie, mais quand il y arriva, il constata avec fureur que la lampe était accrochée à une des colonnes qui soutenait le boisage et que la galerie était vide.

– Ah ! la crapule ! hurla-t-il.

Mais à ce moment, il reçut sur la tête un formidable coup de pic. C’était Mike qui, tapi dans un angle obscur, l’avait guetté en lui tendant le piège de la lampe allumée.

L’Irlandais qui avait sans doute longuement prémédité sa vengeance lui lia les pieds et les mains avec de solides cordelettes.

Quand Bentley revint à lui, il était ficelé comme un saucisson. Il regarda l’Irlandais d’un air hébété.

– Mon vieux, lui dit ce dernier avec une amère ironie, chacun son tour, tu vas téter un peu de radium.

– Idiot ! Imbécile ! laisse-moi vivre et je te ferai riche comme Crésus.

– Ça m’est égal ! dit froidement l’Irlandais, tu peux maintenant me faire des promesses ou des menaces tant que tu voudras, je m’en fiche complètement !…

Bentley se débattait, se tordait dans ses liens comme un tigre pris au piège. Mike le traîna dans une espèce de niche obscure, tout au fond de la galerie.

– Maintenant, mon vieux, fit l’Irlandais, je vais te faire mes adieux, je te souhaite bon voyage !

Mike frotta une allumette et se baissa et Bentley s’aperçut avec une indicible épouvante que l’Irlandais avait mis le feu à un cordon Bickford qui devait aboutir à quelques cartouches de dynamite.

L’Irlandais était parti en sifflotant sans même se retourner. Le misérable Bentley voyait la petite lueur qui rampait lentement dans les ténèbres et qui se rapprochait, inexorable comme la mort.

Puis il y eut comme un coup de tonnerre sous les voûtes. Sur un large espace, la galerie s’était écroulée, ensevelissant le bandit tout vif dans sa niche de pierre.

Mike n’eut rien de plus pressé que d’aller raconter à Martial et à Fontenac la façon dont il s’était vengé de son ennemi. Les deux amis allèrent aussitôt rejoindre Miss Rosy dont on devine la stupeur et l’indignation quand elle apprit le rôle odieux qu’avait joué celui qu’elle regardait comme l’homme de confiance de son père.

Après ces atroces révélations, Miss Rosy demeurait silencieuse, désespérée.

– Alors, murmura-t-elle, d’une voix tremblante d’émotion, dois-je croire que mon père est mort… qu’ils l’ont assassiné…

Martial n’osait lui répondre, ce fut Fontenac qui prit la parole.

– Non, Mademoiselle, répondit-il, d’un ton plein d’énergie et d’assurance, qui donna tout de suite confiance à la jeune fille, Martial sait où est votre père. Si invraisemblable que cela puisse paraître, vous l’aurez retrouvé avant qu’une heure se soit écoulée.

– Comment cela ? firent à la fois Martial et Rosy avec une surprise qui n’était pas jouée.

– Réfléchissez un peu, reprit l’aviateur avec le plus grand calme, Miss Rosy ignore que tu sais où se trouve M. Wilcox, on lui expliquera cela tout à l’heure. Grâce à notre avion et avec les explications de Chanito, nous atteindrons tout de suite la ville en ruine et délivrerons l’ingénieur.

*

* *

Ce programme fut suivi de point en point. En moins d’une demi-heure on avait atteint les décombres de la ville ensevelie. On trouva le temple facilement. Quand il eut appris la mort du Maître de la Vallée, le géant indien, qui montait toujours une garde vigilante dans la crypte, ne fit aucune difficulté à conduire Chanito qui était d’ailleurs un de ses parents éloignés jusqu’au caveau, où gisait M. Wilcox sur un tas de paille de maïs à demi pourri.

Le père de Rosy, quoiqu’il fût dans un état de faiblesse extrême, expliqua comment Bentley, qui n’était que son employé, s’était emparé traîtreusement d’abord de ses découvertes, puis de sa personne et comment il l’avait retenu prisonnier en voulant le forcer à lui accorder la main de Rosy, seule héritière de la merveilleuse mine.

– J’ai toujours refusé, déclara l’ingénieur, car je savais bien qu’une fois que j’aurais consenti, Bentley m’aurait assassiné…

*

* *

On pouvait lire tout récemment dans les feuilles mondaines cette note suggestive :

« Miss Rosy Wilcox, la fille du milliardaire bien connu, propriétaire de la célèbre mine de radium de la Vallée du Désespoir, vient d’épouser un des as de l’aviation française qui est en même temps un génial sculpteur, M. Martial Norbert. La cérémonie nuptiale, d’un luxe inouï, a eu lieu à la cathédrale de Mexico. Le cardinal Perez a donné la bénédiction nuptiale ; les témoins du marié étaient le marquis de Fontenac, le célèbre explorateur, et le consul de France. Le cacique Chanito, descendant d’une race royale, et le riche industriel bien connu Mike de Mike étaient les témoins de la mariée. »

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Octobre 2010

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