Gustave Le Rouge
Henry de Brisay

L’HÉROÏNE DU COLORADO

(1918)

 

 

 

Table des matières

PREMIER ÉPISODE – À la conquête du rail 5

CHAPITRE PREMIER – Helen et George. 6

CHAPITRE II – Le frein cassé. 11

CHAPITRE III – L’aiguille. 17

CHAPITRE IV – Le gant blanc. 22

CHAPITRE V – La lutte pour le rail 26

CHAPITRE VI – Spike et Lefty au travail 30

CHAPITRE VII – La chasse aux bandits. 34

DEUXIÈME ÉPISODE – La revanche de Helen. 38

CHAPITRE PREMIER – Un grand artiste méconnu. 39

CHAPITRE II – Spike gagne son pari 45

CHAPITRE III – Helen s’installe. 55

CHAPITRE IV – Les wagons d’explosifs. 64

CHAPITRE V – L’image qui accuse. 75

CHAPITRE VI – Le saut dans l’abîme. 81

TROISIÈME ÉPISODE – La bataille sur les chantiers. 88

CHAPITRE PREMIER – À coups de sifflet 89

CHAPITRE II – Policeman intervient 94

CHAPITRE III – Une revanche. 99

CHAPITRE IV – Une histoire d’étiquettes. 103

CHAPITRE V – En gare du Signal 108

CHAPITRE VI – En attendant le constable. 113

CHAPITRE VII – La vengeance de miss Helen. 118

QUATRIÈME ÉPISODE – La conversion de Spike. 122

CHAPITRE PREMIER – L’argent changé en feuilles sèches. 123

CHAPITRE II – Le billet taché. 128

CHAPITRE III – Où Spike ne joue plus la comédie. 139

CHAPITRE IV – Le masque qui endort 147

CHAPITRE V – Spike fait ses preuves. 155

CINQUIÈME ÉPISODE – À qui le passage ?. 160

CHAPITRE PREMIER – Dans les griffes de Dixler. 161

CHAPITRE II – La maison de Mick Cassidy. 167

CHAPITRE III – À la manière allemande. 173

CHAPITRE IV – Les combinaisons de Fritz Dixler. 179

CHAPITRE V – Un enlèvement peu banal 184

CHAPITRE VI – Les bandits du rail 191

CHAPITRE VII – George Storm boit l’obstacle. 197

SIXIÈME ÉPISODE – La pente mortelle. 202

CHAPITRE PREMIER – Une nouvelle face de Dixler. 203

CHAPITRE II – Spike passe un mauvais quart d’heure. 210

CHAPITRE III – Un coussin dans une vitre. 216

CHAPITRE IV – La course à la mort 221

CHAPITRE V – Moins une….. 229

SEPTIÈME ÉPISODE – La loi de Lynch. 233

CHAPITRE PREMIER – Dixler se fâche. 234

CHAPITRE II – L’auto volée. 239

CHAPITRE III – Le repas interrompu. 245

CHAPITRE IV – Escalade, effraction et cambriolage. 251

CHAPITRE V – La balle du destin. 256

CHAPITRE VI – La loi de Lynch. 261

CHAPITRE VII – Au poteau du supplice. 266

HUITIÈME ÉPISODE – Le mensonge de la mine. 273

CHAPITRE PREMIER – Les mystères du numéro 7 de la Trente-troisième Avenue. 274

CHAPITRE II – La mine d’or. 280

CHAPITRE III – Propositions. 288

CHAPITRE IV – Le contrat 292

CHAPITRE V – Un combat à toute vapeur. 297

NEUVIÈME ÉPISODE – Le tombeau d’or. 303

CHAPITRE PREMIER – La mine salée. 304

CHAPITRE II – Une cruelle déception. 309

CHAPITRE III – Un affront sanglant 314

CHAPITRE IV – La catastrophe. 318

CHAPITRE V – Vers Santa Leona. 322

CHAPITRE VI – L’agonie. 327

CHAPITRE VII – Le tombeau d’or. 330

DIXIÈME ÉPISODE – Les voleurs de valises. 334

CHAPITRE PREMIER – L’innocence de Spike. 335

CHAPITRE II – Les associés de Hamilton. 342

CHAPITRE III – Préparations. 350

CHAPITRE IV – L’échéance. 354

CHAPITRE V – Acrobaties. 360

ONZIÈME ÉPISODE – Le train de la mort 364

CHAPITRE PREMIER – Invitation inattendue. 365

CHAPITRE II – La bague de fiançailles. 370

CHAPITRE III – L’insulte. 375

CHAPITRE IV – Diviser pour régner. 380

CHAPITRE V – Une catastrophe imminente. 385

CHAPITRE VI – Un match tragique. 390

CHAPITRE VII – L’héroïne. 395

DOUZIÈME ÉPISODE – L’enterré vif 400

CHAPITRE PREMIER – Le triomphe de Helen. 401

CHAPITRE II – Le double lasso. 406

CHAPITRE III – La mort qui monte. 411

CHAPITRE IV – Le dernier crime de Dixler. 416

CHAPITRE V – Morte la bête. 419

Épilogue. 426

À propos de cette édition électronique. 429

 

PREMIER ÉPISODE – À la conquête du rail

Le drame dont nous allons raconter les émouvantes péripéties constitue un véritable document de guerre, bien qu’il se soit déroulé avant l’ouverture des hostilités et l’entrée des États-Unis dans le conflit européen.

Il montre combien était grave pour la grande république américaine le péril germanique qui la menaçait dans son unité et ses intérêts nationaux, sous quelles formes multiples et quels dehors trompeurs il était parvenu à l’envahir ; quels terribles ravages il eut fini par produire en elle si les événements qui bouleversent le monde et les crimes allemands dont elle fut elle-même victime, ne l’avaient appelée à se ranger fièrement et courageusement du côté des peuples qui défendent leurs droits et leur liberté.

Il montre également quelle admirable et clairvoyante énergie l’Américain sait apporter – et il nous en fournit actuellement des preuves héroïques – dans la lutte qu’il entreprend et qu’il soutient contre tout ce qu’il sait devoir être un danger pour son pays.

CHAPITRE PREMIER – Helen et George

Le général Todd Holmes avait eu une existence très mouvementée. Quoique riche, il était parti comme volontaire, dès le début de la guerre contre l’Espagne, et il n’avait pas tardé à jouer un rôle important. Plus tard, il avait guerroyé contre les pillards mexicains et dans ces luttes de frontière, il s’était acquis la réputation d’un chef héroïque, sagace, rompu à tous les stratagèmes de la guerre d’embuscade.

Brusquement, à cinquante ans à peine, il avait demandé sa mise à la retraite.

Le général Holmes était pourtant encore dans toute la verdeur d’une robuste maturité. Il restait encore sans fatigue une journée entière à cheval. Mais des buts plus intéressants s’offraient à son activité.

Au cours de sa longue carrière, il avait pu explorer cette riche province du Colorado, où abondent les mines de cuivre, d’or et d’argent et que son climat sec et tempéré très salubre, rend plus favorable que tout autre aux entreprises industrielles.

Todd Holmes venait de perdre sa femme, Georgina, qu’il adorait ; il avait besoin, pour faire diversion à son chagrin, d’entreprendre quelque labeur gigantesque qui lui permît d’oublier, en ne lui laissant pas le temps de se souvenir.

Puis, il voulait que son unique enfant – sa petite Helen – alors âgée de huit ans, et le vivant portrait de Mme Georgina, fût riche, prodigieusement riche.

Avec ses capitaux et ceux que lui confièrent ses amis, il avait fondé la compagnie du Central Trust, dont le but était la construction d’un réseau de voies ferrées qui rendissent accessibles aux pionniers et aux capitalistes les immenses richesses du Colorado.

Une compagnie rivale, la Colorado and Coast, avait bien, dès le début, réussi à acquérir une part importante des actions de la Central Trust, mais les deux puissants groupes financiers, en présence des terribles difficultés de l’énorme tâche, avaient, d’un commun accord, renoncé à entrer en compétition et s’étaient prêté, jusqu’alors, dans toutes les circonstances, une aide efficace et mutuelle.

Le général Holmes voyait avec satisfaction ses plans audacieux entrer dans la voie des réalisations. Plusieurs tronçons importants de lignes étaient terminés et en pleine exploitation.

Le projet d’un tunnel de plusieurs milles de longueur, qui devait traverser cette partie des montagnes Rocheuses qu’on appelle les montagnes du Diable, était au point, après de longs et laborieux efforts, et les techniciens qui avaient été à même de l’étudier le considéraient comme un véritable tour de force, à cause de la succession chaotique de marécages, de précipices, de torrents et de falaises abruptes qui caractérisent la géologie des Devil’s Mounts.

Le directeur de la Central Trust habitait à Denver, la capitale du Colorado, une luxueuse villa, Cedar Grove, en bordure du jardin public aux cèdres centenaires et aux gigantesques palmiers.

Malheureusement, et c’était un des gros chagrins de Helen – qui adorait son père – le général ne pouvait passer chez lui qu’un jour ou deux par semaine.

Le reste du temps, il courait les déserts et les plaines avec ses piqueurs et ses ingénieurs, veillant à tous, prévoyant tout, se dépensant sans compter, dans une incessante activité.

Précisément – c’était un vendredi – le directeur de la Central Trust allait prendre le train pour surveiller lui-même la paye du samedi, dans des chantiers les plus éloignés, en pleine brousse.

En descendant de l’auto qui l’avait conduit à la gare, Todd Holmes, comme il ne manquait jamais de le faire en pareil cas, avait fait à la rigide mistress Betty Hobson, qui en son absence dirigeait son intérieur, toutes sortes de recommandations au sujet de la petite Helen, dont le caractère indépendant et déjà même quelque peu excentrique demandait une surveillance de tous les instants.

Mistress Hobson avait promis de se montrer plus attentive, plus vigilante que jamais et le général était monté dans son sleeping complètement rassuré.

*

* *

Pendant que le rapide stoppait en gare – en Amérique, les voies ne sont pas clôturées comme chez nous – un petit vendeur de journaux d’aspect misérable, âgé d’environ douze ans, s’était approché de la machine aux cuivres luisants, et la contemplait avec une curiosité passionnée.

« Comme c’est beau et robuste, une locomotive ! murmurait-il. Ah ! cela est une belle chose ! »

Et c’est avec une sorte de respect craintif qu’il passait son doigt sur le moyeu des hautes roues étincelantes qui, dans un instant, allaient couvrir des milles et des milles de rail.

Quand le train fut parti, George Storm, ainsi se nommait l’enfant, s’éloigna pensivement de la gare, oubliant même de crier Denver’s Standard ! dont il portait de nombreux exemplaires sous le bras.

Le chauffeur de l’auto du général, qui attendait à quelques pas de là, fut frappé de la mine soucieuse de l’enfant.

– Eh bien, lui demanda-t-il en riant, ça marche le commerce du papier ?

– Pas trop fort, mais il faut bien faire quelque chose pour gagner sa vie…

– Tu n’as donc plus de parents ?

– Non, ma mère est morte, il y a trois ans, et mon père, qui était mécanicien, a péri dans le grand accident d’Ocean-Side.

– Ah ! oui, je me souviens !…

Mais déjà, l’enfant continuait son chemin tout à sa rêverie.

Il était entré dans le jardin public que traverse une voie ferrée d’intérêt local et il s’était assis au pied d’un gros palmier.

Tout à coup il tressaillit.

Une délicieuse petite fille, aux cheveux blonds, aux grands yeux ingénus venait de sortir de derrière un des massifs du jardin.

George Storm la connaissait de vue, c’était la petite Helen, la fille du général Holmes, qui – ce qui lui arrivait souvent – avait profité de la négligence des domestiques pour faire un tour de promenade dans le jardin public.

Le petit crieur de journaux contemplait la fillette avec émerveillement ; il la mangeait littéralement des yeux. Dans son esprit précocement mûri par le malheur, il se faisait tout un travail. Il comprenait qu’entre cette petite fée blonde et lui, se creusait un infranchissable abîme.

Un monde les séparait. Jamais cette délicieuse petite Helen ne serait sa camarade, ne consentirait à partager ses jeux. Jamais il ne pourrait embrasser ses joues si délicatement rosées comme il s’en sentait une confuse envie.

Et il continuait de son coin à la regarder avec des yeux, à la fois admiratifs et mélancoliques.

Helen, cependant, ne songeait guère à lui. Elle avait aperçu Vloup, le gros dogue du gardien du square, un des compagnons habituels de ses jeux, et elle avait couru après lui.

– Vloup, ici, viens mon vieux Vloup.

L’animal, très intelligent, était accouru, puis se sauvait pour se laisser rejoindre, et prendre la fuite de nouveau, à la grande joie de l’enfant, qui riait de toutes ses blanches quenottes, chaque fois qu’elle pouvait rejoindre le chien.

Dans leurs folles gambades, Helen et le fidèle Vloup traversaient et retraversaient la voie du chemin de fer, de l’autre côté de laquelle se trouvait le petit marchand de journaux.

Tout à coup, George Storm poussa un cri terrible et se dressa éperdu.

Un train lancé à toute vitesse venait d’apparaître au détour de la voie au moment où la petite Helen venait de s’engager entre les rails.

L’enfant épouvantée, demeurait inerte, terrassée par la surprise et par la peur.

Elle allait certainement être écrasée.

Le train était trop près pour que le mécanicien pût faire utilement usage de ses freins.

George Storm avait tout compris. Abandonnant son paquet de journaux, il s’était élancé, avait saisi rudement la petite Helen dans ses bras, l’avait emportée d’un bond désespéré hors de la zone mortelle, et les deux enfants tout meurtris avaient roulé ensemble sur le gazon.

Déjà le train était passé et allait stopper quelques centaines de mètres plus loin.

Tout ce drame n’avait pas duré dix secondes.

Maintenant, le petit vendeur de journaux, avec des gestes maternels, consolait Helen qui portait au genou une grande écorchure, et il la berçait doucement dans ses bras en essayant d’étancher les larmes qui coulaient de ses yeux. Il tamponnait avec son mouchoir la blessure du genou et, peu à peu, avec des paroles persuasives et câlines, il parvenait à calmer la fillette.

– Ne pleurez pas ; belle petite chérie, lui disait-il, cela ne sera rien, mais une autre fois, il faudra faire bien attention aux trains. Une locomotive, c’est une chose si terrible et si puissante !…

– Oh ! je n’ai plus peur, murmura Helen, en souriant à travers ses larmes.

– Si j’avais été à la place du mécanicien de ce train, ajouta George d’un ton de défi, j’aurais trouvé moyen de stopper, mais quand je serai grand, je serai mécanicien comme mon père.

Déjà la pelouse s’emplissait d’une foule effarée, parmi laquelle se trouvaient le chauffeur de l’auto de M. Holmes et mistress Hobson, toute tremblante encore du péril que venait de courir sa jeune maîtresse et de la responsabilité qui pesait sur elle.

– Helen, où est Helen ! clamait-elle. Elle n’est pas blessée au moins ?

Les voyageurs descendus du train faisaient chorus. Helen, enlevée à George que tout le monde félicitait, était maintenant dans les bras de mistress Hobson qui la tenait sur son cœur – d’une façon un peu bien théâtrale – mais, comme on l’emportait, la fillette eût pour son humble sauveur un regard chargé d’une infinie reconnaissance.

– Je ne vous oublierai jamais, lui dit-elle gravement.

Et le pauvre George Storm, en dépit de cette promesse, demeura dans le jardin, maintenant désert, en proie à de douloureuses méditations.

CHAPITRE II – Le frein cassé

Depuis que George Storm, le petit crieur de journaux, avait arraché à une mort certaine la fille du général Holmes, le directeur de la Central Trust, les années avaient passé.

Le général avait maintenant la barbe et les cheveux entièrement blancs, mais il était à peine un peu courbé, un peu vieilli. On eût dit que la dévorante activité qu’il déployait lui avait conservé une relative jeunesse.

Ses efforts, d’ailleurs avaient été, en partie, couronnés de succès. Le réseau des voies de fer allongeait chaque jour ses rubans à travers le désert, tissant à travers les montagnes et les marécages, les plateaux désolés du centre, un filet de plus en plus serré, englobant les carrières les mines, les cités nouvelles, jaillies du sol comme par magie, au coup de sifflet des locomotives civilisatrices.

Seul, le fameux tunnel qui devait traverser les montagnes du Diable (Devil’s Mounts) était à peine commencé. C’était là le gros morceau de l’entreprise, la difficulté la plus terrible à surmonter. Mais le général avait la foi qui transporte les montagnes et chaque jour, des adhésions nombreuses venaient apporter à son œuvre un appoint plus efficace.

Puis il était heureux.

Helen, la fillette indisciplinée et capricieuse, était devenue une adorable jeune fille douce, instruite, modeste, et d’une compétence dans certaines questions techniques qui lui permettait d’apporter à son père une aide précieuse en maintes occasions.

Elle n’avait gardé de son enfance un peu sauvage, qu’un goût presque désordonné pour les sports. Nageuse, boxeuse, écuyère hors ligne, elle était capable de traverser un bras de mer à la nage, ou de faire cent milles à cheval, sans étriers, sur un mustang indompté du Hano.

Une des coquetteries de cette étrange fille, était de ne rien ignorer de tout ce qui touche aux chemins de fer. Elle savait manœuvrer un frein, faire une aiguille, et elle avait un jour piloté pendant cinquante milles un train spécial où avaient pris place des invités de son père.

À cette coquetterie tout au moins bizarre, il y avait peut-être une raison, Helen – en dépit de la distance sociale qui les séparait – était toujours demeurée l’amie de son sauveteur, George Storm.

Grâce à la protection du général Holmes, le petit crieur de journaux était devenu mécanicien sur une des principales lignes de la Central Trust, et, c’était lui qui avait eu l’honneur d’initier miss Helen Holmes au mécanisme si compliqué et, pourtant si simple, de la locomotive.

George avait réalisé le rêve de son enfance. Il conduisait à travers les immenses espaces du désert un de ces monstres de fer et d’acier qui l’avaient tant émerveillé autrefois.

Et quand il avait entrevu, dans le jardin de Cedar Grove, miss Helen le saluant de sa petite main, alors qu’il passait sur sa machine, il emportait du bonheur pour plusieurs semaines.

Ce matin-là, le train chargé de cuivre que conduisait George Storm, traversait une contrée aride et désertique, à cent milles de Denver ; à perte de vue c’était un horizon de collines pierreuses, de torrents desséchés, les arbres étaient rares et rabougris, les herbes de la prairie brûlées par le soleil.

George venait de renouveler le contenu des boîtes à graisse, lorsque Joë Martyn, son chauffeur, l’appela brusquement.

– Que se passe-t-il donc ? demanda George.

– Un gros ennui, M. Storm, fit Joë, la soupape ne fonctionne plus.

– Je vais voir.

– C’est tout vu…, je l’ai visitée. Si je ne m’en étais pas aperçu, la chaudière pouvait très bien éclater.

– Voilà qui est ennuyeux, murmura-t-il, pour remorquer ce train lourdement chargé, je ne puis pas diminuer la pression.

– Il serait prudent de stopper, fit observer Joë.

George acquiesça à cette demande et fit manœuvrer les freins.

Le conducteur, le garde-frein et les autres employés du train, aussitôt prévenus, tinrent conseil.

– Je ne vois qu’une chose à faire, déclara George, c’est de télégraphier à la direction du matériel de traction pour demander des instructions.

Tout le monde tomba d’accord, c’était là le parti le plus sage.

Dans les chemins de fer américains, des boîtes de fer contenant un télégraphe portatif sont disposées de distance en distance, le long de la voie. Le mécanicien a toujours sur lui la clef qui ouvre ces boîtes.

Précisément il y en avait une dans le voisinage, George Storm l’ouvrit et lança le télégramme suivant :

Direction de la Central Trust

La soupape de sûreté du train n° 145 ne fonctionne plus. Télégraphiez instructions.

G. Storm, mécanicien.

Quelques minutes plus tard le télégramme, heureusement parvenu à Denver, était remis au directeur de la traction.

– C’est un accident assez fréquent, dit-il à l’employé qui venait de lui apporter le message de George. Voici ce que vous allez répondre :

Et il libella :

Mécanicien Storm,

Ramenez train 145, avec frein de secours.

Le message fut immédiatement expédié et reçu par George. Celui-ci, malgré la répugnance qu’il éprouvait à ramener un train dans de pareilles conditions, s’empressa d’obéir aux ordres qui lui étaient transmis.

*

* *

Ce même jour, le général Holmes se disposait à monter en gare de…, dans le train spécial qui lui était réservé, lorsqu’il fut abordé par un gentleman d’allure correcte et même élégante, à la physionomie intelligente, au visage complètement rasé.

– Général, dit le nouveau venu en s’inclinant respectueusement, excusez-moi de la liberté que je prends, et permettez-moi de me présenter moi-même. Je suis Fritz Dixler, le principal administrateur de la Colorado Coast, la compagnie rivale de la vôtre.

– On m’a fait grand éloge de vos talents, dit poliment le général.

– Je vais droit au fait, répliqua Dixler avec une franchise brutale j’ai cru que dans notre intérêt commun il serait peut-être utile que nous fassions connaissance.

– Vous avez bien fait, il y a longtemps que je voulais vous voir. Il y a certainement beaucoup de points sur lesquels nous pourrions nous entendre.

– Je ne demande que cela. Il est stupide que deux sociétés aussi puissantes que la Central Trust et la Colorado se fassent la guerre au lieu de collaborer pacifiquement.

Le général Holmes avait été conquis du premier coup par l’apparente franchise de son rival, un Allemand naturalisé depuis peu d’années et qui – on ne sait comment – avait su prendre dans la Compagnie du Colorado une place prépondérante.

Le général Holmes était loin de soupçonner qu’il se trouvait en présence d’un personnage des plus dangereux. Fritz Dixler, fondé de pouvoir de plusieurs banques qui servaient de paravent aux agents du gouvernement allemand, ne s’était introduit dans la Colorado Coast que pour y faire prédominer l’influence allemande.

Le but de Dixler était d’accaparer au profit de l’Allemagne tout le réseau des voies ferrées du Colorado. À ce moment, les Allemands étaient en train d’envahir les opulentes provinces du sud-ouest des États-Unis. On n’a pas oublié qu’un Allemand authentique, ami du Kaiser, fut peu de temps avant la déclaration de guerre maire de San Francisco, et de bruyantes manifestations pro-germaines avaient lieu en plein jour, sans que le gouvernement américain trop confiant s’en offusquât alors.

Dixler, d’ailleurs, afin d’avoir les coudées franches, et d’après les instructions de l’ambassade allemande, s’était fait naturaliser citoyen américain, aussitôt après son arrivée aux États-Unis. Il parlait l’anglais avec une correction parfaite et peu de personnes connaissaient sa véritable nationalité ; d’ailleurs on n’attachait à ce fait aucune importance.

– Voici ce que je vous propose, dit le général. Nous avons longuement à causer, montez avec mon ami et associé, M. Rhinelander que vous connaissez, dans le train spécial qui va me conduire à Denver, vous ferez connaissance avec ma fille Helen, et je vous montrerai mon cottage de Cedar Grove.

Dixler eut un sourire étrange.

– J’accepte, déclara-t-il avec enthousiasme. Ce sera pour moi un très grand honneur d’être présenté à miss Helen.

– Et, chemin faisant, nous pourrons causer affaires tout à notre aise… mais il faut que je prévienne ma fille.

*

* *

Miss Helen se promenait sous les beaux arbres du jardin de Cedar Grove et s’apprêtait à monter à cheval pour sa promenade quotidienne, lorsqu’on lui remit un télégramme. Elle le décacheta et lut :

J’arrive avec Rhinelander et Dixler. Viens à notre rencontre.

Ton père, HOLMES.

– Cela ne change rien à mes projets, murmura la jeune fille, je vais seulement choisir comme but de promenade la gare du rapide.

Et après avoir donné quelques ordres pour la réception de ses invités, elle monta en selle, non sans avoir caressé son cheval, un arabe de pure race que le général Holmes, avait acquis à prix d’or d’un cheikh de Massate.

Arabian, c’était le nom du pur-sang, était intelligent comme un chien. On eût dit qu’il comprenait les recommandations de sa maîtresse qui faisait de lui tout ce qu’elle voulait…

Quand il regardait la jeune fille de ses grands yeux clairs presque bleus, on ne pouvait s’empêcher de penser à ces légendes arabes où un prince changé en bête, ou un monstre, devient l’esclave d’une fée ou d’une princesse à laquelle il obéit aveuglément et qu’il préserve de tous les périls.

Miss Helen sauta légèrement en selle et Arabian fila comme une flèche dans la direction de la gare de la Central Trust, située à quelque distance de la ville.

Miss Holmes connaissait tout le personnel des bureaux et elle était respectée et obéie de tous. Elle alla droit au bureau télégraphique qui mettait directement l’administration centrale en communication avec les diverses gares du réseau.

– Le train 18 où se trouve votre père ainsi que MM. Rhinelander et Dixler, lui répondit l’employé, n’arrivera pas avant une heure.

– Tant pis, j’attendrai, mais M. Tolny, vous avez l’air tout préoccupé.

– Je suis très inquiet, miss, et précisément au sujet de votre protégé George Storm.

– De quoi s’agit-il ?

– Le train 145 qu’il conduit était en détresse, la soupape de sûreté ne fonctionnant plus, ils ont réussi à la raccommoder, mais…

À ce moment la sonnerie de l’appareil télégraphique retentit ; l’instant d’après le télégraphiste Tolny portait à miss Helen la dépêche suivante :

Le 145 part – frein cassé – par voie 18.

La jeune fille eut un geste d’angoisse.

– Mais c’est terrible, s’écria-t-elle, en se tordant les mains, le 145 va rencontrer le train spécial, une épouvantable collision va se produire.

La sonnerie du télégraphe tintait à nouveau. Le cœur brisé par l’émotion Helen lut cette autre dépêche :

« Le train 18 (le train spécial, parti à l’heure) doit être à ce moment près de la rivière. »

– Comment faire ? mon Dieu ! Comment faire, murmura la jeune fille avec épouvante, la collision va avoir lieu, le 145, qui n’a plus ni frein ni soupape de sûreté, dévale sur une pente rapide, M. Tolny, conseillez-moi !… Les minutes sont précieuses.

– Miss, il faudrait arriver assez vite à l’aiguille, qui se trouve à l’intersection des voies pour rejeter à temps le 145 sur une voie de garage. Mais il n’y a plus le temps. Dans vingt minutes peut-être, la catastrophe aura lieu.

– Attendez, dit la jeune fille, il y a peut-être un moyen, je vais essayer, moi ! Je cours au secours de mon père. Télégraphiez cela si vous voulez à la prochaine gare. Mais je n’ai plus une seconde à perdre.

CHAPITRE III – L’aiguille

Tout ce qu’avait expliqué le télégraphiste Tolny à miss Helen était malheureusement exact. Par économie dans la région des mines, la Central Trust faisait surtout usage du matériel d’occasion, de wagons achetés à d’autres compagnies et ayant déjà fait un long service.

Cette méthode avait l’avantage d’être peu dispendieuse. On en était quitte pour ne marcher qu’à une vitesse modérée, et pour ne jamais surcharger les wagons.

Mais, dans la pratique, ces sages prescriptions étaient rarement suivies. Sur l’ordre même des ingénieurs, quand on était pressé, on forçait la vapeur, et quand un stock de minerai était attendu à l’usine, on n’hésitait pas à mettre double charge.

Il en résultait des accidents assez fréquents. Celui dont George Storm était victime en offrait un exemple.

On sait combien le jeune mécanicien était habile dans sa partie. Après avoir vu successivement la soupape de sûreté de la locomotive, puis les freins, cesser de fonctionner, il s’était mis courageusement au travail et avec l’aide du chauffeur et des employés du train, il avait réussi à remettre en état la soupape de sûreté, télégraphiant au fur et à mesure à l’administration centrale tout ce qu’il faisait.

Une réparation effectuée dans de pareilles conditions ne pouvait être solide. Au bout d’un quart d’heure la soupape cessa, de nouveau, de fonctionner. Toutes les tentatives faites pour la remettre en état, furent inutiles.

– Maintenant, s’écria George, avec découragement, tout ce que nous tenterons ne servira de rien.

– Pourvu, murmura Joë, le chauffeur, qu’ils aient arrêté le train 18…

– Ils ne nous ont pas répondu affirmativement, fit observer un des employés.

– Nous courons à une mort certaine, à un véritable suicide, déclara Joë avec énergie. Sans frein et sans soupape, nous allons dévaler le long de la pente avec une vitesse croissante et nous irons nous aplatir contre le train 18.

– Oui, approuvèrent les autres employés, c’est courir à un véritable suicide. Allons-nous-en ! Il faut sauter du train pendant que nous pouvons encore le faire.

– Désertez votre poste si vous voulez, moi je reste, dit froidement George Storm. D’ailleurs, je vais fermer le régulateur.

– Cela n’empêchera pas le train de dégringoler la pente, grommela Joë. Allons-nous-en ! La première chose est de sauver notre peau. Moi, je donne l’exemple !

En même temps qu’il finissait sa phrase le chauffeur avait adroitement sauté du tender sur le ballast. Les autres l’imitèrent.

George resta seul.

Il avait eu beau fermer le régulateur, le train continuait à descendre la pente avec une vertigineuse vitesse.

À quelques milles de là, près du Rio Colorado, sur l’unique voie, il devait fatalement entrer en collision avec le train 18, le train spécial où se trouvaient, le général Holmes, Rhinelander, un de ses associés, et Fritz Dixler, le principal administrateur de la Compagnie du Colorado, la puissante rivale de la Central Trust.

Assis à l’arrière du pullman-car, accoudés à la balustrade de la plateforme, les trois financiers étaient loin de soupçonner l’épouvantable et imminent péril qui les attendait. Pendant que se déroulaient à leurs yeux les changeantes perspectives d’un admirable paysage, ils causaient tranquillement de leurs affaires, énumérant tour à tour, dans une sorte de défi, les succès remportés par chacune des compagnies rivales dans cette gigantesque lutte pour la conquête du rail.

Et le train spécial les emportait vers la catastrophe certaine, à une vitesse de quatre-vingt-dix milles à l’heure.

Cependant miss Helen, sur son cheval Arabian, dévorait la route avec une rapidité qui tenait du prodige.

Arabian semblait avoir des ailes aux talons. Stimulé par sa maîtresse, il franchissait vallées, ruisseaux et collines, comme un vivant météore.

– Nous approchons, songeait la jeune fille, le cœur serré d’angoisse la gorge sèche. Peut-être arriverai-je à temps pour les sauver tous.

Ils se trouvaient maintenant en vue du gigantesque pont mobile, tout en acier, jeté sur le fleuve, qui, lorsqu’il est levé, livre passage aux navires du plus gros tonnage.

Helen s’était engagée sur le pont, dont les poutrelles métalliques résonnaient bruyamment sous les sabots du pur-sang. De l’extrémité où se trouvait la jeune fille, le pont apparaissait comme un interminable corridor de fer dont l’autre bout semblait se perdre dans l’éloignement.

Tout à son idée fixe, miss Helen s’était engagée sans réfléchir, sans regarder sur la géante passerelle, mais elle avait à peine franchi une vingtaine de mètres, qu’un formidable craquement se fit entendre.

Le tablier mobile se levait pour livrer passage à un torpilleur.

Helen n’eut que le temps de retenir Arabian, cabré d’épouvante. En face d’elle, c’était le vide, à vingt mètres de profondeur, à ses pieds les eaux mugissantes du fleuve, sur lequel le torpilleur s’avançait majestueusement.

Ce pont qui comme par un fait exprès, se levait au moment où elle allait passer, c’était cinq minutes, dix minutes peut-être de perdues. Ces dix minutes, cela représentait la vie de son père, la vie de George Storm, celle de tous les voyageurs du train.

La jeune fille eut un moment de vertige.

– Il faudra bien que j’arrive, s’écria-t-elle, avec une sorte de rage ! Et sans se rendre compte de la témérité insensée de son action, elle lança son cheval dans le gouffre béant, ouvert sous ses pieds.

Le cheval et l’amazone avaient disparu dans les eaux torrentueuses et jaunes du grand fleuve.

Bientôt ils reparurent.

Helen nageuse émérite était remontée à la surface et se maintenait à côté d’Arabian qu’elle soutenait de sa poigne d’acier et qu’elle encourageait de la voix.

Tous deux faillirent d’abord être entraînés par le courant très violent en cet endroit, mais après quelques minutes d’une lutte désespérée, Helen, remontée en selle, réussissait à gagner des eaux plus tranquilles. Puis elle se rapprocha du rivage.

Finalement, trempée jusqu’aux os, couverte de boue, elle réussit à prendre pied au milieu des roseaux qui garnissent les bords du fleuve.

Sans perdre une seconde, elle continua sa route, franchissant les fourrés et les buissons, sans même se soucier du pauvre Arabian qui frissonnait de tous ses membres, de froid, sans doute, mais peut-être aussi de la peur qu’il avait eue.

Déjà Helen apercevait l’aiguille installée au pied du signal d’alarme, à l’intersection des deux voies.

– J’arrive à temps ! s’écria-t-elle, avec un immense soupir de soulagement.

Elle était descendue de cheval et s’était précipitée vers l’aiguille. Mais, tout à coup, elle poussa un cri de désespoir.

Comme il arrive souvent dans l’ouest de l’Amérique, où les bandits sont nombreux, l’aiguille était immobilisée par un énorme cadenas.

Miss Helen n’avait pas songé à cela. Ainsi, les efforts surhumains qu’elle avait tentés seraient inutiles. Elle n’aurait risqué sa vie que pour arriver à temps, pour être le témoin impuissant et désespéré de la catastrophe où allaient périr ceux qu’elle aimait.

Nerveusement, de ses frêles menottes, elle essaya d’ébranler l’énorme verrou. Elle ne le déplaça pas d’une ligne. Ses ongles saignaient vainement sur le métal rouillé.

Elle regarda autour d’elle avec égarement et resta quelques secondes toute chancelante : elle était à bout d’énergie.

Cet instant de dépression ne dura d’ailleurs que l’espace d’un éclair.

Brusquement Helen se releva, les yeux brillants de fièvre. Elle venait d’apercevoir presque à ses pieds, une grosse pierre. Peut-être qu’avec cette masse pesante, elle arriverait à forcer le cadenas.

Elle se mit à l’œuvre avec une énergie que redoublait l’imminence du danger. Il lui semblait déjà entendre bourdonner à ses oreilles, le grondement des deux trains arrivant en sens inverse.

Et elle frappait à coups redoublés : il lui semblait qu’elle était douée d’une surhumaine vigueur.

Enfin, le cadenas, déjà entamé sans doute par la rouille, se brisa avec un craquement sec, au moment même – cette fois, ce n’était pas une illusion – où Helen entendait arriver comme un tonnerre, le grondement tout proche d’un train lancé à toute vapeur.

Elle s’était ruée sur l’aiguille, manœuvrant les pesants leviers de fer, comme si c’eût été deux brins de paille.

Les disques tournèrent en même temps que les rails se déplaçaient.

L’aiguille était faite.

Une minute plus tard le train spécial arrivait en trombe et s’engageait sur la voie libre.

– Sauvés ! murmura la jeune fille qui se sentait prête à défaillir, après tant de poignantes émotions, ils sont sauvés.

Elle n’avait pas eu le temps de reprendre son sang-froid, lorsque le train 145 arriva à son tour et s’engagea sur une voie de garage.

C’est alors que se produisit un accident que Helen ne pouvait prévoir.

La locomotive sur laquelle se trouvait George Storm alla s’écraser sur une rame de wagons abandonnés sur cette voie latérale qui ne servait qu’à de rares occasions.

Helen s’était élancée avec un cri déchirant. Toute sa joie serait gâtée s’il fallait qu’elle apprît la mort du brave Storm.

Elle franchit rapidement la faible distance qui la séparait du théâtre de l’accident – un accident de second ordre, heureusement – et là, elle eut la joie de trouver son ami le mécanicien, sans une égratignure, très calme, au milieu des débris des wagons éventrés.

– J’ai sauté à temps, dit-il simplement.

Helen, trop émue pour prononcer de banales paroles, serra énergiquement la main de George et échangea avec lui un de ces regards où elle savait mettre toute son âme.

Déjà arrivaient – car le train 18 avait stoppé presque aussitôt – le général Holmes, Dixler, Amos Rhinelander, et tout le personnel de la station voisine. Helen fut chaudement félicitée et George lui-même eut sa part d’éloges.

Seul le général Holmes trouvait que George finissait par prendre dans les préoccupations de sa fille, une trop grande place. Il fit remarquer à Helen que si courageux et si bon mécanicien qu’il fût, George n’était pas un homme de son monde.

La jeune fille ne répondit à cette observation que par un imperceptible haussement d’épaules, et elle reprit place avec son père et les invités, dans le confortable pullman-car, où elle trouva tout ce qui lui était nécessaire pour changer de costume.

En cours de route, Dixler fut présenté à miss Helen et se montra très empressé auprès d’elle. Mais tout en se montrant très polie envers l’hôte du général, elle garda envers celui-ci une réserve pleine de froideur qui n’était guère faite pour l’engager à continuer ses tentatives de flirt.

Une heure plus tard, tous prenaient place à une table brillamment servie dans la salle de Cedar Grove.

CHAPITRE IV – Le gant blanc

Depuis plusieurs jours, le général Holmes était soucieux. La Compagnie du Colorado, qui jusqu’alors n’avait lutté contre la Central Trust qu’avec certains ménagements, devenait délibérément agressive.

À plusieurs reprises, et, cela grâce aux sournoises menées de l’Allemand Fritz Dixler, le général s’était vu enlever des parcelles de terrain et des concessions minières sur lesquelles il avait jeté son dévolu et dont les propriétaires avaient déjà donné leur parole.

Ce matin-là, c’était précisément le jour où devait avoir lieu l’assemblée générale des actionnaires de la Central Trust et de ceux de la Compagnie du Colorado, le général s’entretenait de ces graves questions avec son fidèle associé Amos Rhinelander et celui-ci ne lui dissimulait pas ses inquiétudes.

– Tenez général, dit Rhinelander en tendant un télégramme à son interlocuteur, voici qui va vous édifier complètement. C’est J. B. Rhodes, un de nos principaux actionnaires qui m’écrit.

Le général Holmes lut :

Colorado and Coast ont amateurs essayant de louer la ligne que nous avons en vue. Garde surveille attentivement. Nous arriverons par le tram de midi et nous vous donnerons détails complémentaires.

Votre dévoué,

J. B. RHODES.

– Voilà qui est désagréable, murmura le général. Je ne sais pourquoi, ils ont complètement changé d’allures avec nous.

– J’attribue leur manque de volonté à l’influence de Dixler. Cet Allemand est le type accompli de la ruse et de la fourberie. Aucun scrupule ne l’arrête.

– N’exagérez-vous pas, mon cher ami ? Dixler est très actif, très remuant, je le sais, mais de là à le croire malhonnête… Il a toujours fait preuve de la plus grande cordialité envers ma fille et moi.

– Nous verrons bien qui de nous deux aura raison. Le général eut un haussement d’épaules.

– Les gens de la Colorado peuvent faire tout ce qu’ils voudront, déclara-t-il nettement. Je suis prêt, s’il le faut, à lutter contre eux. Nous avons en main une chose qui nous assurera toujours la supériorité.

– Le plan du tunnel ?

– Précisément.

Le général avait ouvert un coffre-fort et en avait retiré un rouleau de papiers qu’il étala sur la table.

– Écoutez-moi bien, Rhinelander, continua-t-il. Vous savez comme moi que pour construire une ligne qui concurrence sérieusement la nôtre, nos adversaires seront forcés de la faire passer à travers les montagnes Rocheuses… Et il n’y a qu’un seul endroit où un tunnel puisse être creusé : les montagnes du Diable. Tant qu’ils n’auront pas en leur possession le plan qui a demandé des années d’études et qui nous assure sur eux une avance considérable, ils ne pourront rien faire.

Petit à petit, Rhinelander se laissait convaincre par l’enthousiasme du général Holmes.

Celui-ci détaillait complaisamment tous les reliefs du terrain : gouffres à pic, marécages, torrents. Une ligne établie dans une pareille région aurait pu coûter en travaux d’art des milliards de dollars, mais grâce aux habiles dispositifs, imaginés par le général et ses ingénieurs, la ligne pouvait être établie avec la plus grande économie.

– Évidemment, dit Rhinelander, ce plan est un chef-d’œuvre.

– Et nos adversaires payeraient cher pour l’avoir en leur possession mais il ne sort jamais de mon coffre-fort.

– Peut-être aussi à la réunion qui doit avoir lieu tantôt trouverons-nous un terrain d’entente.

Le général avait consulté sa montre.

– Je le souhaite, mon cher ami, fit-il. En tout cas, je suis prêt à la guerre comme à la paix. Excusez-moi, j’ai encore deux ou trois courses urgentes à faire avant midi.

– Alors à tantôt. Nous nous retrouverons à l’arrivée du train spécial qui doit amener les administrateurs et les principaux actionnaires des deux compagnies rivales.

La gare située en bordure des jardins de Cedar Grove, la demeure du général Holmes où devait avoir lieu la réunion des actionnaires, présentait cette après-midi-là le spectacle de la plus brillante animation. Nombre des plus riches capitalistes de la Colorado se trouvaient là et d’autres allaient arriver par le train spécial.

Dixler, très élégant et arrivé dès le matin, flirtait avec miss Helen très en beauté, mais la jeune fille ne prêtait qu’une oreille distraite aux flatteries intéressées du rusé Teuton.

– Miss Helen, soupirait-il, je vous assure que j’ai pour vous la plus respectueuse et la plus profonde admiration.

– Je suis certainement très flattée d’inspirer de pareils sentiments à M. Fritz Dixler.

– De quel ton vous me parlez, je ne me fais pas illusion ; je vois que je ne vous suis pas sympathique. Je vous assure que vous avez tort.

– Pourquoi cela ? demanda la jeune fille qui ne put s’empêcher de sourire.

– Miss Helen, répliqua l’Allemand avec vivacité, pourquoi ne me permettez-vous pas d’aspirer à votre main.

– Je suis beaucoup trop jeune pour songer au mariage ; d’ailleurs je ne veux pas quitter mon père.

– Vous ne le quitterez pas, reprit Dixler avec entêtement. Et si je vous épousais, la Colorado and Coast et la Central Trust pourraient fusionner. Tout l’État du Colorado nous appartiendrait au bout de peu de temps.

À ce moment même, le sifflet de la locomotive vint interrompre la déclaration d’amour du financier. Le train spécial entrait en gare, conduit par George Storm, spécialement choisi en cette occasion à cause de son habileté professionnelle.

À la descente du pullman-car, ce furent des échanges de saluts et de présentations.

MM. Rhodes et Rhinelander, de la Central Trust.

MM. Dixler et Garde, de la Colorado Coast !…

– Enchanté de faire votre connaissance, mon général.

– La charmante miss Helen Holmes, l’héroïne du dernier accident de chemin de fer.

– C’est cela, l’Héroïne du Colorado ? dit la jeune fille en plaisantant. Tant que vous y êtes, ne vous gênez pas.

– C’est cela, l’Héroïne du Colorado, firent plusieurs voix. C’est miss Helen elle-même qui s’est baptisée, le surnom lui restera.

Au milieu de ce tohu-bohu de conversations, de rires et de shake-hand, George Storm qui était descendu de sa machine pour saluer son directeur et sa fille – comme il le faisait souvent – demeura immobile et silencieux dans un coin. Aucun de ces capitalistes, fiers de leurs dollars et de leur influence ne faisaient attention au pauvre mécanicien.

Miss Helen fut la première à s’en apercevoir et, d’un geste impulsif qui fit froncer le sourcil au général et amena une moue de mécontentement sur la face rasée de Dixler, elle serra la main noire d’huile et de charbon de sa menotte gantée de daim blanc.

Le geste fit presque scandale dans le groupe des financiers.

– Miss Holmes a de singulières relations, dit méchamment Dixler. Le général Holmes avait attiré sa fille un peu à l’écart.

– Décidément, fit-il, ma chère enfant, tu exagères. Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas que tu te montres aussi familière envers ce mécanicien. Tu t’exposes aux moqueries de nos invités, ce qui ne me plaît guère.

– C’est bien, mon père, murmura la jeune fille avec un geste de dépit. Je ne croyais pas commettre un si grand crime en serrant la main à l’homme qui après tout m’a sauvé la vie…

Helen était si mécontente de la remontrance paternelle que, dans un mouvement d’inconsciente nervosité, elle avait enlevé le gant de daim blanc noirci par la poignée de main de George et l’avait laissé tomber à terre.

Elle ne s’en aperçut qu’au moment de remonter en auto. Elle en fut vivement contrariée. Elle n’eût pas voulu que George s’imaginât que c’était par mépris pour sa personne et pour ses mains noircies par un rude labeur qu’elle avait jeté son gant.

Pourtant c’était bien là ce que le pauvre diable s’imaginait.

Il avait vu tomber le gant et il avait deviné les paroles aigres-douces qu’avaient échangées le père et la fille.

– Ce n’est pourtant pas de ma faute, songeait-il, ce n’est pas moi qui lui ai tendu la main, c’est elle qui l’a prise.

Cependant la gare se vidait petit à petit. Les voyageurs du train spécial se dispersaient par petits groupes en discutant avec animation. L’auto dans laquelle miss Holmes effectuait le court trajet qui la séparait de Cedar Grave avait disparu.

Lorsque George Storm se crut seul, il se baissa et d’un geste furtif ramassa le gant blanc, et le fit disparaître sous son bourgeron de toile brune, non sans l’avoir effleuré d’un respectueux baiser.

– Ce sera un souvenir d’elle, murmura-t-il en se retirant presque consolé déjà.

CHAPITRE V – La lutte pour le rail

Les actionnaires des deux compagnies rivales avaient pris place autour d’une vaste table dans le grand salon de Cedar Grove. Le général Holmes, après avoir souhaité la bienvenue à ses hôtes, les assura qu’il ferait son possible pour amener la solution amiable de tous les litiges. Et sous l’influence de ces paroles conciliantes, le début de la réunion fut en effet assez cordial.

Mais dès que Dixler eut pris la parole, la discussion ne tarda pas à s’envenimer.

– Gentlemen, dit-il, la proposition que j’ai à vous faire de la part des actionnaires que je représente est très simple : le général Holmes et son groupe possèdent trois mille actions de la Central Trust, la Colorado en possède deux mille. Je demande une égale répartition des actions.

– Quelle raison alléguez-vous pour nous dépouiller, demanda le général qui contenait à grand-peine sa colère.

– C’est très clair. La nouvelle ligne que vous êtes en train de construire va réduire à rien le trafic d’intérêt local que nous possédons, par conséquent, il est juste que vous nous indemnisiez.

– Et si nous refusons ?

– Alors, c’est une guerre à mort entre nous. Nous vous retirons nos capitaux comme les statuts de votre société nous le permettent ; nous annulons notre participation et nous construisons au besoin une ligne parallèle à la vôtre pour la concurrencer.

Le général était pâle de colère.

– Vous usez là, fit-il, d’un procédé déloyal ! Nous ne pouvons pas de gaieté de cœur nous laisser enlever nos actions. Vous avez dès l’origine connu le tracé de notre réseau. Nous avons toujours été de bonne foi.

– Je ne le nie pas, murmura hypocritement Dixler, mais je représente ici les intérêts des actionnaires. Je vois que nous ne tomberons jamais d’accord. Il n’y a qu’un moyen de résoudre la question.

– Lequel ?

– Mettez la question aux voix.

– Soit ! acquiesça rageusement le général. On vota par mains levées.

Le résultat du vote fut exactement celui que prévoyaient Dixler et le général Holmes lui-même. Aucune des deux parties ne voulut céder. Tous les actionnaires de la Central Trust voulaient garder leurs actions, et tous ceux de la Colorado voulaient les leur prendre.

Dixler triomphait…

– Dans ces conditions, continua-t-il, il est inutile de prolonger la discussion ; vous voulez la lutte ? Eh bien, nous lutterons. Ce sera tant pis pour vous.

– Je n’ai pas dit mon dernier mot, grommela le général entre ses dents. Je vous affirme que vous trouverez à qui parler.

Des paroles de défi furent ainsi échangées de part et d’autre, et la séance prit fin au milieu d’une irritation et d’un mécontentement général.

Cependant M. Holmes, qui était avant tout un véritable gentleman, reconduisait cérémonieusement ses hôtes jusqu’au vestibule de la villa et prit congé d’eux avec des paroles courtoises.

Il se rappela alors qu’il avait offert à Dixler, qui habitait un autre district de la province, de lui donner une chambre pour la nuit, et il jugea qu’il serait incorrect à lui de ne pas tenir sa promesse.

Dixler eut d’ailleurs le sans-gêne d’accepter.

– Pour mon compte, dit-il, avec son effronterie habituelle, je ne suis nullement brouillé avec vous. Je n’ai fait qu’obéir aux actionnaires qui m’avaient confié leur mandat. Je suis d’autant plus charmé d’accepter votre hospitalité qu’étant donné votre offre, j’ignorais que nous n’allions pas nous entendre ; je n’ai pris aucune disposition pour mon logement cette nuit.

Pendant que les actionnaires prenaient congé du général, avec une froide et cérémonieuse politesse, Dixler eut l’audace de s’approcher de miss Helen, pour lui adresser ses galanteries habituelles, mais la jeune fille lui répondit de telle façon qu’il jugea inutile d’insister. Quittant la jeune fille, il alla faire ses adieux à M. Garde, le plus gros actionnaire de la Colorado Coast, et qui lui aussi était un agent du gouvernement allemand.

– Écoutez, Dixler, lui dit ce dernier en l’attirant à l’écart, j’ai reçu des ordres formels de l’ambassade et j’ai la mission de vous les transmettre. Vous savez que sans le plan du tunnel nous ne pouvons rien faire. Il ne suffit pas de défier nos ennemis sans avoir les moyens de les vaincre. Je compte sur vous pour nous procurer ce plan.

– J’essayerai.

– Il faut essayer et réussir. J’ai précisément sous la main deux mauvais drôles de notre connaissance : Spike et Lefty.

– Deux gibiers de potence, fit Dixler, avec une grimace significative.

– Ils peuvent exécuter une besogne qui répugnerait à de plus honnêtes. Vous me comprenez. À tout hasard, je leur ai fait dire de vous attendre à la grille extérieure du jardin.

– Alors, ce serait cette nuit même, demanda l’Allemand sans enthousiasme.

– Cette nuit, il faut mettre à profit votre connaissance des lieux, le plan est dans le coffre-fort, dans le cabinet de travail du général. Il a eu lui-même la sottise de nous le dire. Alors, c’est entendu, je compte sur vous.

Et comme pour répondre à une objection possible de son interlocuteur.

– D’ailleurs ajouta-t-il, puisque vous passez la nuit dans la maison, c’est une raison pour qu’on ne vous soupçonne pas. Donc à demain et bonne chance.

Fritz Dixler n’était qu’à demi satisfait de la dangereuse besogne qu’on lui imposait, mais M. Garde était un des plus gros actionnaires de la Colorado Coast ; de plus, il était au courant du passé peu édifiant de son complice. Enfin celui-ci se rendait parfaitement compte de la nécessité impérieuse qu’il y avait pour lui de mettre la main sur le plan du tunnel.

– Après tout, réfléchit-il, Garde a raison, on ne retrouvera peut-être jamais une si belle occasion. Ce qui m’ennuie c’est d’avoir affaire à deux basses fripouilles comme Spike et Lefty. Je ne puis cependant pas opérer moi-même.

Tout en faisant ces réflexions, il s’était dirigé vers le jardin, et était arrivé sans être remarqué jusqu’à la grille extérieure où devaient l’attendre les deux bandits.

Il faisait nuit noire lorsqu’il y arriva ; et d’abord il ne vit personne. Il frotta une allumette, et la clarté de la flamme lui révéla, tout près de lui, deux faces marquées du sceau de l’ignominie, qui semblaient jaillir des ténèbres. L’une surtout était hideuse, celle de Spike.

Le misérable avait les traits hâves et flétris : le crâne complètement rasé, le sourire abject d’un évadé du bagne.

– Vous ne nous voyez donc pas, ricana le drôle ; il y a déjà un moment que nous vous attendons, monsieur Dixler. Il paraît que l’on a besoin de nos services ?

– Oui, répondit Dixler en réprimant un frisson de dégoût, mais il faut réussir, et ne pas vous laisser prendre. Autrement vous pourriez retourner dans un endroit que vous connaissez bien.

– Inutile de parler de ce ton-là, répliqua cyniquement Spike. Dites de quoi il s’agit.

L’Allemand se pencha à l’oreille du bandit et lentement, minutieusement, sans omettre le moindre détail, il lui expliqua comment il devait s’y prendre pour voler le plan, et l’endroit où se trouvait le coffre-fort.

Lefty, le comparse de l’affaire, le type du scélérat insignifiant, se tenait à l’écart, s’en rapportant en toutes choses à Spike, qu’il regardait comme un homme de génie.

– Ce n’est pas tout, dit enfin Spike, il y a une question qu’il faut traiter. Je veux bien croire à vos promesses mais je demande une avance. Il y a des frais dans une expédition comme celle que nous allons tenter cette nuit.

Dixler s’exécuta d’assez mauvaise grâce et remit quelques bank-notes aux deux coquins. Puis il se hâta de rentrer à Cedar Grove où son absence n’avait pas encore été remarquée.

Au repas du soir, Dixler n’avait pour commensal qu’Amos Rhinelander, qui d’ailleurs n’échangea avec lui que quelques phrases banales. Le général et sa fille s’étaient fait excuser et avaient pris leur repas dans la salle à manger d’été, située à l’autre bout de la villa.

Le général Holmes, qui se levait dès la pointe du jour, avait l’habitude de se coucher de très bonne heure, mais ce soir-là, il allait et venait dans son cabinet de travail, en proie à toutes sortes de pressentiments néfastes.

– Ils engagent la bataille contre nous, c’est vrai, songeait-il, mais pourtant nous avons la partie belle. Sans le plan du tunnel, ils ne peuvent rien faire, absolument rien faire.

Machinalement il s’était approché du coffre-fort. Il en fit jouer le secret, poussa la lourde porte d’acier chromé et sur une des tablettes intérieures, il prit le fameux plan, le considéra un instant, et un rapide sourire se dessina sur ses traits.

– Il est bien à sa place, murmura-t-il, et tant qu’il sera là, nos ennemis seront réduits à l’impuissance.

Rasséréné par la constatation qu’il venait de faire, il referma soigneusement le coffre-fort et regagna enfin son appartement. Il pouvait être alors dix heures du soir.

CHAPITRE VI – Spike et Lefty au travail

Pas une lumière n’apparaissait aux fenêtres de Cedar Grove. Tous les habitants de la villa étaient plongés dans le sommeil – sauf peut-être le misérable Dixler – lorsque Spike et Lefty, qui avaient pris du cœur en buvant force rasades de whisky, pénétrèrent à pas de loup dans le jardin.

Spike, qui était d’une agilité simiesque, se hissa à la force du poignet sur le balcon du cabinet de travail dont il avait soigneusement relevé l’emplacement exact. Puis il aida Lefty à le rejoindre après que ce dernier lui eut passé un volumineux paquet qui renfermait les instruments de travail des deux bandits.

Ils ouvrirent sans difficulté la fenêtre qui n’avait été que poussée. Ils se trouvaient maintenant dans la place, à quelques pas de là se trouvait le coffre-fort qui renfermait le plan convoité. À l’aide d’une lanterne sourde ils reconnurent les lieux.

– Ce ne sera pas commode, grommela Spike, après avoir examiné en connaisseur le meuble d’acier martelé.

– Comment vas-tu faire, demanda Lefty ; avec une déférence respectueuse.

– Comme d’habitude. Tire les rideaux des fenêtres, je vais faire marcher le chalumeau à gaz oxhydrique.

Lefty s’empressa d’obéir, pendant que Spike tirait du paquet qu’il avait apporté, un minuscule gazomètre. Un instant après une longue flamme bleue jaillie de l’appareil venait entamer l’acier du coffre-fort à une place marquée d’avance.

Sous l’influence de la terrible température de la flamme bleue, le métal s’amollissait. Au bout d’une dizaine de minutes, un trou de la dimension d’un bouchon ordinaire était pratiqué dans la porte.

Brusquement, la langue de flamme avait disparu, la pièce n’était plus éclairée que par le mince filet de lumière venu de la lanterne sourde.

– Maintenant, dit brièvement Spike, la cartouche.

– Et il prit dans la poche de son veston un petit tube de cuivre qui n’était autre qu’une cartouche de dynamite munie de son détonateur, et il l’ajusta dans le trou creusé par la flamme oxhydrique.

Pendant ce temps, Lefty, qui paraissait de longue date dressé à cette manœuvre, drapait toute la façade du coffre-fort avec l’épaisse couverture de laine qui avait servi à envelopper l’attirail des deux bandits. La couverture était destinée, autant à atténuer le bruit de l’explosion, qu’à amortir la chute de la porte d’acier, si elle venait à se détacher sous la poussée de l’explosif.

Il y eut une détonation à peine plus forte qu’un coup de revolver, presque aussitôt suivie d’un grincement de métal.

– Bravo, chuchota Spike, ça y est, la porte est arrachée. Dépêchons-nous de prendre le plan et détalons.

– Tu es toujours épatant ! murmura Lefty avec admiration.

Du premier coup, Spike avait aperçu le plan et s’en était emparé, et, sans réfléchir qu’il eût été plus simple de repasser par le balcon, il s’était précipité dans l’escalier, suivi de son complice.

Dans l’ivresse de leur succès, ils venaient de manquer à la plus élémentaire prudence. Maintenant, ils ne savaient plus par où sortir et ils erraient affolés à travers les escaliers et les pièces désertes du rez-de-chaussée.

Tout à coup, ils entendirent tinter longuement une sonnette, et peu après des ombres parurent dans le jardin.

– By Jove ! grommela Spike, nous allons être pincés. Il faut faire taire cette maudite clochette ! et trouver une issue avant que l’alarme soit donnée.

Et ils remontèrent au premier étage d’où semblait partir le tintement ininterrompu de la sonnette ; ivres de fureur et de peur, prêts à tout…

Voilà ce qui s’était passé :

Bien que le cabinet de travail du général fut assez éloigné des pièces habitées de sa villa, miss Helen, qui ne dormait pas, avait parfaitement entendu le bruit de la détonation, et, courageuse comme à son ordinaire, elle avait passé un vêtement de nuit et s’était aventurée hors de sa chambre.

Sous l’influence d’un étrange pressentiment, elle avait couru au cabinet de travail, avait vu le coffre-fort éventré, le plan disparu.

Affolée, ne sachant si elle devait appeler à l’aide, elle avait tout à coup entendu dans le silence de la nuit le bruit d’un train entrant en gare à la station toute proche.

La station, c’est de là seulement que pouvait venir une aide efficace. La villa était isolée au milieu d’un vaste parc, et si elle était cernée par des bandits ? comme Helen se l’imaginait dans son affolement – une troupe de robustes policemen ne serait pas de trop pour la défendre et surtout pour reconquérir le plan volé.

Il n’y avait d’ailleurs à Cedar Grove que deux femmes de chambre, qui couchaient dans les combles et qui n’eussent pas été d’un grand secours. Les autres domestiques avaient tous leur logement en ville.

C’est alors que miss Helen se souvint du fil transmetteur, qui, ainsi que cela se pratique dans certaines administrations, sert au transport de petits objets qu’on fait glisser le long de l’inclinaison du fil.

Étant enfant, elle s’était souvent amusée à y faire glisser une sonnette, qu’elle agitait au moment du passage des trains, pour envoyer le bonjour à son ami George.

Cette sonnette existait encore, en un instant Helen l’eut fait glisser à l’autre extrémité du fil, et elle l’agita frénétiquement.

« Le train qui vient d’entrer en gare est celui que conduit George Storm, songeait-elle, et c’est ici qu’il termine son service. S’il m’a entendu, il viendra à notre secours. »

Dans son affolement, elle avait complètement oublié Dixler, ce soir-là l’hôte de la villa.

Cependant, elle ne s’était pas trompée dans ses prévisions.

Le tintement de la sonnette s’agitant au-dessus de sa locomotive, rappelait à George trop de souvenirs pour qu’il n’y fît pas attention.

– Cet appel en pleine nuit ! s’écria-t-il angoissé, il se passe quelque chose d’insolite à Cedar Grove. Miss Helen court peut-être quelque danger !

Et sans plus réfléchir, le brave garçon, suivi de son chauffeur, s’était élancé dans la direction de la villa.

Pendant ce temps, Spike et Lefty, cherchant toujours une issue avaient poussé une porte, s’étaient trouvés en face de Helen.

– C’est elle qui donne l’alarme, hurla Spike, il faut la faire taire. Il va faire jour d’ici peu, nous serions pincés comme des rats d’eau dans une ratière.

– Au secours ! cria la jeune fille d’une voix mourante.

Mais Spike avait bondi sur elle, et la tenait à la gorge. Puis, avec une dextérité que stimulait le danger qu’ils couraient, les deux bandits lui lièrent les bras et les jambes, la bâillonnèrent et la laissèrent évanouie, à demi-morte, sur un divan.

– Maintenant, dit Spike, je sais par où passer, suis-moi.

Grâce à la fenêtre ouverte sur le jardin dans la chambre de Helen, le bandit s’était rapidement orienté.

Une minute plus tard, les deux copains traversaient le jardin sans encombre et dévalaient vers la gare de toute la vitesse de leurs jambes.

Il s’en était fallu de peu d’ailleurs qu’ils ne fussent pris.

Maintenant toute la maison était sur pied. Dixler, George, son chauffeur, Rhinelander, deux policemen venus de la gare fouillaient tous les coins de la villa, exploraient le jardin, et enfin constataient le bris du coffre-fort et le vol.

Dixler, qui pour dérouter les soupçons, faisait étalage du plus grand zèle, fut le premier à se demander ce qu’était devenue miss Helen. Il courut à la chambre de la jeune fille, et c’est lui qui coupa ses liens et la délivra du bâillon qui l’étouffait.

À peine revenue à elle, elle murmura d’un air égaré :

– Le plan, ils ont volé le plan du tunnel !…

Mais Dixler, à qui une des femmes de service venait de dire quelques mots, s’écria d’un air de componction :

– Hélas ! miss, ce n’est pas le seul malheur… Votre père…

– Parlez, je suis assez courageuse pour supporter toute la vérité.

– En apprenant le vol dont il venait d’être victime, le général Holmes a été frappé d’une congestion.

Sans répondre une parole, Helen s’était élancée vers la chambre de son père auquel on faisait respirer des sels et dont on frictionnait les tempes. Mais tous les soins furent inutiles. Frappé dans ses espoirs les plus chers, le général avait succombé à une apoplexie foudroyante.

Helen demeura quelques minutes comme écrasée par l’immensité du malheur qui la frappait. Elle tint longtemps dans ses mains les mains déjà glacées de son père.

Puis brusquement, elle s’arracha à cette contemplation, essuya ses larmes et relevant la tête :

– J’aurai le temps de pleurer mon père, s’écria-t-elle, maintenant il faut que je le venge. Il faut que je fasse arrêter les bandits qui ont causé sa mort et que je retrouve le plan volé ! Et cela je le ferai, je le jure sur le corps de mon pauvre père assassiné.

CHAPITRE VII – La chasse aux bandits

Suivie de Dixler, de George Storm, de Rhinelander, du chauffeur Joë et de toutes les personnes présentes, miss Helen s’était élancée vers la gare. C’était la seule direction qu’eussent pu prendre les fuyards. De nombreuses traces de pas, des arbustes brisés dans les massifs ne permettaient d’ailleurs aucun doute à cet égard.

À la station on recueillit de nouveaux renseignements. Il faisait maintenant grand jour et les employés de la gare prétendaient avoir vu un quart d’heure auparavant des ombres suspectes rôder autour du train même qu’avait conduit George et qui stationnait sur une voie de garage.

Le train fut fouillé de fond en comble sans amener aucune découverte.

À ce moment un homme d’équipe accourut en faisant des signes désespérés.

– Je suis sur la piste, expliqua-t-il, les gredins se sont emparés d’une locomotive en stationnement et ce sont eux que vous apercevez là-bas au tournant de la voie.

– Il faut les rejoindre à tout prix, déclara miss Helen.

– Voici une machine qui est plus rapide que celle qu’ils ont volée, dit George. Montons-y tous. Je me charge de les rattraper. Le tender est plein de charbon, ils n’en ont certainement pas autant.

Le conseil du mécanicien fut aussitôt suivi. Tout le monde, y compris miss Helen et deux policemen, prit place sur la locomotive, qui bientôt brûla le rail à une effarante vitesse.

– Nous gagnons un peu de terrain, fit remarquer George Storm au bout d’une demi-heure de poursuite, mais il y aurait peut-être un moyen plus rapide. Nous sommes sur la même voie et nous nous exposons à une collision. C’est à un mille d’ici que la voie bifurque. Nous allons nous engager sur la voie parallèle.

Spike et Lefty, qui de loin adressaient de hideuses grimaces à leurs poursuivants, eurent un ricanement de joie en voyant que la locomotive qui leur donnait la chasse faire machine arrière, pendant que miss Helen descendait et manœuvrait à l’aiguille.

Leur joie fut de courte durée.

Sitôt que George vit sa machine sur la seconde voie et qu’il n’eut plus de collision à redouter, il ouvrit tout grand le robinet d’adduction de la vapeur et bientôt la distance entre les locomotives diminua.

Maintenant on distinguait très nettement la face ricanante de Spike, la face stupide de Lefty.

Les deux bandits avaient beau bourrer le fourneau de combustible, la distance diminuait de plus en plus.

– Je vais toujours en démolir quelques-uns, hurla Spike en grinçant des dents.

Et il mit en joue miss Helen avec un énorme browning.

Pendant quelques minutes, les balles crépitèrent comme une grêle sur les tôles de la machine.

George et le policeman ripostèrent avec cette différence qu’ils étaient beaucoup mieux pourvus de cartouches que ceux qu’ils poursuivaient.

Il vint un moment où les bandits furent à court de munitions. D’ailleurs, on n’apercevait plus Lefty. On sut plus tard qu’il avait été tué d’une balle en plein cœur.

Spike se vit perdu. Le feu baissait sous sa chaudière, son charbon tirait à sa fin, et ses ennemis l’avaient presque rejoint.

Il vint un moment où les deux locomotives se trouvèrent côte à côte.

– Il faut le prendre vivant, s’écria miss Helen, à cause du plan. Sans savoir si quelqu’un l’accompagnait, elle avait bondi de la locomotive sur la toiture du tender et de là sur l’auto-machine et elle était tombée à l’improviste sur Spike, auquel elle cherchait à arracher le plan.

Le misérable luttait désespérément, roulant autour de lui des yeux égarés, pareil à une bête fauve traquée dans son repaire.

Enfin d’un suprême effort il se dégagea et sauta dans le vide.

La voie en cet endroit, traversait un immense marécage, à travers lequel on avait jeté un pont. Spike avait assez bien calculé son élan pour savoir qu’en cet endroit il ne risquait pas de se tuer. Et il n’avait pas lâché le plan du tunnel des montagnes du Diable.

En tombant du haut du pont, Spike était venu s’enfoncer dans la vase du marécage que surmontaient d’épais bouquets de roseaux.

Un instant il pensa que ces roseaux lui permettraient d’échapper à ses ennemis. Une seconde de réflexion lui fit comprendre qu’on aurait vite fait de le retrouver. Il n’avait pas assez d’avance pour dépister ceux qui le poursuivaient.

Alors, dans sa cervelle exaspérée, une autre idée lui apparut.

On me prendra si on peut, réfléchit-il rapidement, mais on n’aura pas le plan, et grâce au plan, j’aurai des droits à la reconnaissance de Dixler et des autres.

Ce projet parut au bandit trop judicieux pour n’être pas mis immédiatement à exécution.

Fébrilement, il déplaça une motte de gazon au pied d’une des piles, creusa dans la terre molle un trou avec ses ongles, y fourra le plan soigneusement roulé, puis remit la motte de gazon à sa place et se tapit dans les roseaux, retenant son haleine, immobile comme une statue.

Les événements prouvèrent à Spike qu’il avait raison de ne pas se bercer du chimérique espoir d’une évasion.

Quelques minutes après, ses ennemis étaient sur ses traces.

– Par ici, criait Helen ; il est par ici, les roseaux sont foulés.

En un clin d’œil, le bandit fut cerné, dix poings menaçants s’abattirent sur lui et bientôt il fut solidement appréhendé.

Non sans l’avoir gratifié de quelques horions, il fut hissé sur le pont et on le fit monter dans la locomotive qui avait servi à sa capture et qui reprit à toute vapeur le chemin de Cedar Grove.

Là on le descendit du train avec le même cérémonial et on le conduisit à la villa où les magistrats devaient l’interroger, après avoir fait les constatations d’usage.

Sur un signe imperceptible de Dixler, qui, on le sait, avait assisté à toutes les péripéties de cette dramatique capture, Spike avait fini de se débattre et de hurler, et pendant un instant, au milieu de la foule qui remplissait le vestibule de la villa, les policemen chargés de sa surveillance, cessèrent un moment de s’occuper de lui.

Sans affectation, Dixler s’était approché.

Alors Spike fit signe à son complice de regarder une de ses manchettes et celui-ci put lire ces quelques mots, tracés au crayon :

« Ai enfoui plan tête du pont, marque 21. »

L’Allemand eut un diabolique sourire. D’un imperceptible signe, il fit comprendre à Spike que tout irait bien et que ses protecteurs ne l’abandonneraient pas.

Le bandit, dès lors, se tint tranquille et répondit docilement aux questions qui lui furent posées.

Par exemple, quand on lui demanda ce qu’il avait fait du plan, il prit son air le plus stupide.

– Quand j’ai vu que j’allais être pris, déclara-t-il, je l’ai jeté dans le fourneau de la locomotive.

On ne put tirer autre chose de lui. Dixler triomphait.

– Maintenant, songeait-il, je crois bien que nous avons gagné la partie. Le général mort, le plan disparu, la Central Trust ne vaut plus grand-chose et nous n’aurons pas grand-peine, je crois, à nous en rendre acquéreur.

En prenant une physionomie de circonstance, il alla se joindre à la foule des amis qui avaient pénétré dans la chambre mortuaire où était exposé le corps du général Holmes.

Maintenant qu’elle avait arrêté ceux qui avaient causé la mort de son père, miss Helen sentait toute son énergie l’abandonner.

Elle allait à présent, pouvoir se donner tout entière à sa douleur.

DEUXIÈME ÉPISODE – La revanche de Helen

CHAPITRE PREMIER – Un grand artiste méconnu

Quand Ebenezer Spike s’éveilla le lendemain matin, il fut fort étonné de ne pas reconnaître les murs familiers de sa petite chambre de Denver.

Il fit un mouvement pour se lever, mais ce geste lui arracha un cri de douleur et il retomba sur la couchette fort peu confortable où il était étendu.

Avec la douleur la mémoire lui revint.

Comme sur un écran cinématographique, tout le drame de la veille se déroulait devant lui.

D’abord, les propositions de Dixler, puis l’expédition avec Lefty, nocturne et furtive à Cedar Grove, l’heureuse ouverture du coffre-fort et la capture des documents signalés par l’Allemand. Jusque-là tout allait bien et Spike avait conscience d’avoir accompli de la bonne besogne. Mais à partir de ce moment les affaires se gâtaient ; la petite jeune fille qui voulait savoir qui faisait tant de tapage, cette nuit-là dans le cottage, la bataille avec Helen, il ne l’avait bien vue qu’un instant, dans un rais de lune ; – oh ! comme elle avait une figure expressive, vraiment belle et dramatique – et puis, la fuite, et puis enfin… la mauvaise chose… le grand malheur, la rencontre du vieux gentleman… et le vieux gentleman qui avait tellement peur qu’il tombait en faiblesse… la fuite, la poursuite, les deux trains haletants, l’un derrière l’autre ; la petite demoiselle qu’il avait si bien ficelée, reparaissant tout à coup et l’obligeant à faire le saut dans la rivière, le plan caché près de la pile du pont…, enfin, et c’est ici que l’aventure se gâtait tout à fait, la dernière poursuite, l’arrestation, la rentrée à Cedar Grove et là, le vieux gentleman mort, parfaitement mort – il avait le cœur trop sensible – et parce que cette brute de Lefty avait une figure si peu sympathique et des manières de sauvage !

Et maintenant, c’était la justice et après la prison. Brrr…, le bandit eut une terrible vision de potence, de corde et d’un homme au bout de la corde qui gigotait et lui ressemblait comme un frère.

Un frisson râpa l’échine du misérable, sa figure de vieux singe devint d’une pâleur terreuse. Il ferma les yeux.

Une voix rude le força bientôt à les rouvrir, quelqu’un l’appelait :

– Eh ! Spike !… Spike regarda.

Devant lui, derrière les croisillons de la grille de fer qui séparait sa cellule du couloir, il y avait un gardien, un gros garçon rouge, avec des yeux bleus qui semblaient fabriqués en porcelaine et qui l’examinait avec une évidente satisfaction.

Reconnaissant un gardien – espèce humaine que dans sa longue carrière pénitentiaire Ebenezer avait appris à bien connaître et qu’il détestait particulièrement – Spike grogna :

– Je vous prie, monsieur, de me laisser tranquille ! Le gardien éclata de rire.

– Tu ne me reconnais pas.

– J’ai l’habitude de choisir les personnes que je fréquente.

– Pas toujours, pas toujours, vieille boule. Il t’est arrivé, bien des fois, de connaître des gens malgré toi.

Cette allusion aux nombreux malheurs qu’il avait eus, exaspéra Spike.

– Je vous répète, monsieur, grinça-t-il, tandis que ses petits yeux étincelaient comme des clous neufs, je vous répète que je vous prie de me laisser tranquille.

La colère de Spike sembla amuser beaucoup le gardien.

– Allons, damné garçon, dit-il, nous allons te rafraîchir la mémoire… tiens ! rien qu’en te disant mon nom : Tom Brooks.

Spike qui s’était retourné, le nez contre la muraille, fit un bond et se retrouva face à face avec son interlocuteur.

– Hé ! hé ! ricana le gardien, il me semble que tes souvenirs se réveillent.

– Vieille canaille ! hurla Spike, le diable ne t’a donc pas étranglé.

– Il t’étranglera avant moi, vieille boule, mais avant que tu fasses le saut dans la trappe, je suis vraiment heureux de t’avoir retrouvé pour te faire un peu payer le tour que tu m’as joué à Frisco.

Une voix rude s’éleva dans le lointain couloir :

– Brooks !

Le gardien devint tout rouge et rectifia immédiatement la position, en répondant :

– Monsieur !

– Vous savez que je vous ai défendu déjà plusieurs fois, de causer avec les détenus… Venez ici.

Tom Brooks s’éloigna, tandis que Spike se frottait les mains, en répétant :

– Qu’est-ce qu’il va prendre, la vieille crapule, avec le surveillant-chef !

Quatre années auparavant, au cours d’un séjour dans une prison de San Francisco, Spike avait eu comme gardien ce même Tom Brooks qu’il venait de retrouver, et Spike se rappelait toutes les méchancetés, toutes les petites tortures que lui avait fait subir ce tyran de troisième classe, qui savait être, à l’occasion, un ingénieux bourreau.

Mais Spike avait eu sa revanche.

Avec quelques bons garçons qui aspiraient, comme lui, à respirer l’air pur de la prairie, il avait, un beau jour, empoigné, ligoté et bâillonné le dit Brooks et pris la clef des champs, au moyen de celles dont l’infortuné gardien était porteur, si j’ose dire.

Spike riait encore tout seul, au souvenir de la tête effarée et des yeux exorbités de Brooks, quand celui-ci reparut, goguenard, devant la grille.

– Eh ! vieille boule, me voilà revenu, je ne t’ai pas faussé compagnie bien longtemps !

– Le surveillant a dit qu’il était défendu de causer avec les prisonniers, objecta Spike, d’un air très digne.

– Le surveillant est parti déjeuner.

– Il a bien de la chance, le surveillant, soupira ingénument l’agent de Dixler.

– Tu as faim, mon gaillard ?

– Une faim terrible.

Tom Brooks eut un fou rire.

– Alors tu attendras jusqu’à ce soir, décida joyeusement le gardien, tu dîneras de bien meilleur appétit.

Spike ne répondit pas, mais ses yeux de renard eurent une petite flamme.

– Et puis comme cela, poursuivit Tom, je vais pouvoir te donner des nouvelles sans me bousculer.

Le gardien tira de sa poche un journal et le déplia lentement.

– L’affaire fait un bruit énorme, vieille boule. Te voilà célèbre. Pense donc, d’un seul coup tu cambrioles, tu voles le plan de la ligne de la Central Trust et tu fais décéder le général Holmes.

– Je n’y suis pour rien, répliqua vivement Spike.

– Oui, oui, c’est entendu, c’est toujours la même chanson. Quand deux gredins ont assassiné quelqu’un, c’est toujours la victime qui est fautive.

– Non, non, protesta Spike avec la plus grande énergie, je suis un voleur, un escroc, un faussaire, tout ce que tu voudras, mais je n’ai jamais tué, et jamais je ne tuerai, entends-tu Brooks.

– Ça, mon garçon, ce n’est pas mon affaire, c’est la tienne. Tu tâcheras de te débrouiller avec les juges. Maintenant, un conseil de bon camarade. Tu m’écoutes ?…

– Oui.

– Je crois que si tu voulais dire où tu as caché le plan, tu pourrais peut-être encore sauver ta vilaine peau de singe.

Spike ne répondit pas.

Brooks ne sembla pas découragé.

Il poursuivit.

– Écoute ; tu m’as dit tout à l’heure que tu avais faim.

Les puissantes mâchoires de Spike eurent un petit tressaillement, mais le gredin ne desserra pas les dents.

– Qu’est-ce que tu dirais de deux bons œufs au lard ? La poitrine de Spike se gonfla.

– … d’une belle tranche de bœuf ? Spike eut un soupir.

– … d’un bon verre de whisky ?… Les yeux de Spike se mouillèrent.

– Eh bien ! conclut le gardien, Spike aurait tout cela avant cinq minutes si Spike voulait confier à son ami Brooks où il a caché le plan de la ligne des montagnes du Diable.

Malgré les douleurs qu’il ressentait dans tout son corps meurtri, Spike sauta hors de sa paillasse et se rua sur la grille avec une telle expression de fureur que Brooks, ne pensant plus aux barreaux protecteurs, recula prudemment de deux pas.

– Assassin, crapule, canaille, bandit ! hurlait Spike au paroxysme de la rage, gare à toi quand je serai hors d’ici.

– Tu ne sortiras d’ici, vieille boule, que pour faire ta visite à master Penkins.

Master Penkins était l’honorable bourreau de Denver.

– Veux-tu faire un pari ? riposta Ebenezer.

– Lequel ?

– C’est qu’avant huit jours je serai libre.

– Elle est bonne, la plaisanterie, ricana le gardien.

– Souviens-toi de San Francisco !… Le rire du gardien s’éteignit.

Il s’éloigna en grommelant des paroles de menaces.

Il y a un proverbe français qui assure que qui dort dîne. Ebenezer voulut tenter l’expérience. Il s’étendit de nouveau sur sa couchette et essaya de s’endormir.

Mais ce fut en vain qu’il appela le sommeil, il avait trop de choses qui remuaient dans sa tête.

Et puis, comment tout cela finirait-il ? Si les juges étaient persuadés comme le journal de cette brute de Brooks que c’était lui, Spike, l’assassin du général ? C’était la mort tout simplement. À cette pensée, il enrageait. Comment ! ce serait pour mille pauvres dollars, chichement donnés par Dixler, qu’il serait pendu ! Ah ! il n’avait jamais eu de chance ! Il conclut, avec un grand coup de poing dans sa paillasse.

Tout ça, c’est encore la faute du Memphis advertiser !

Il faut dire pour l’explication de cette phrase mystérieuse, que Spike qui appartenait à une bonne famille avait été irrésistiblement entraîné vers le théâtre dès son adolescence.

Son physique ingrat ne lui permettant pas de remplir les emplois d’amoureux, il avait dû longtemps se contenter des emplois de groom et de valet. Enfin, un jour – jour de gloire – Charles Bâtes, le célèbre vaudevilliste, lui avait confié, car Spike ne manquait pas d’intelligence, le rôle principal d’une nouvelle pièce : Open the Window… dont on disait le plus grand bien.

Spike ne se sentait pas d’aise, et vivait dans un rêve doré. Il voyait miroiter devant lui la gloire et la fortune.

Le réveil fut dur.

La représentation ne put s’achever.

Déjà le physique disgracieux de Spike avait indisposé le public, quand un subit manque de mémoire le laissa bafouillant à l’endroit le plus excitant.

Ce fut une tempête. On faillit démolir la salle.

Le lendemain, le grand journal de Memphis, où avait eu lieu la représentation, l’Advertiser, publiait un article où Spike était traîné dans la boue et traité de détraqué indécent et maladroit.

Le surnom de Stupid Key (Singe idiot) demeura au pauvre Spike qui ne put jamais trouver un engagement et qui, de chute en chute, de misère en misère finit par tomber dans le crime.

Et depuis ce temps-là, toutes les fois qu’il lui arrivait du malheur, Spike ne manquait pas de renouveler son imprécation farouche contre le malencontreux journal dont la critique avait brisé son avenir théâtral.

Le prisonnier en était là de ses réflexions, quand le surveillant-chef vint à passer dans le couloir.

Spike sauta à bas de son lit et courut à la grille.

– Pardon, monsieur, commença-t-il.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le fonctionnaire, d’un ton bourru.

– Je voudrais écrire une lettre ?…

– C’est bien, je vais vous envoyer ce qu’il vous faut.

Dans les prisons des États de l’Union, les prisonniers ont le droit d’écrire à n’importe qui toutes les lettres qu’ils veulent. Les lettres sont envoyées scrupuleusement à leur adresse après, bien entendu, que le directeur en ait eu pris connaissance.

Une heure plus tard, Spike remettait à Brooks furieux d’être obligé de lui servir de facteur, le billet suivant :

Monsieur Dixler,

J’ai tellement de chagrin de ne plus vous voir que, si vous ne venez pas rendre une petite visite, je suis capable de faire une bêtise.

Votre dévoué,

EBENEZER SPIKE.

CHAPITRE II – Spike gagne son pari

Il y avait déjà un mois que Helen était orpheline, mais le temps avait beau passer, la douleur restait la même.

Elle ne pensait qu’à son père.

Vingt fois par jour, en traînant ses pas dans ce Cedar Grove, où elle avait grandi, où elle avait été si heureuse, elle songeait qu’elle ne verrait plus jamais, jamais, le cher papa, qui était si bon, si joyeux, qui aimait tant sa petite fille.

Et Helen ne pouvait retenir ses larmes.

Tous les jours, M. Hamilton, son parrain, et qui avait pour la jeune fille une affection quasi paternelle, venait au cottage et essayait de parler affaires à l’orpheline.

– Plus tard, plus tard, mon bon Ham, lui disait-elle.

– Mais, ma petite fille, répondait le brave homme, le temps passe. Il faut pourtant que vous sachiez où vous en êtes.

– Écoutez, Ham, voulez-vous me donner encore huit jours.

– Soit, dans huit jours, je reviendrai… et vous serez raisonnable.

– Je vous le promets.

Dixler allait sortir de chez lui, quand on lui remit la lettre de Spike.

Il la lut rapidement et son parti fut vite pris. Spike était son complice et il avait besoin de le ménager. Si le comédien mangeait le morceau, cela pourrait devenir plus que gênant pour lui, Dixler.

Le jeune homme sauta dans son auto et se fit immédiatement conduire à la prison de Denver.

Sa situation d’ingénieur en chef de la Compagnie du Colorado, lui ouvrait toutes les portes et ce fut sans difficulté que l’Allemand obtint l’autorisation de voir Spike dans sa cellule.

Or, ce matin-là, Spike était encore de plus mauvaise humeur que d’habitude. Tom Brooks, son bourreau venait, pour lui faire une bonne plaisanterie, de lui passer par le guichet, un unique morceau de pain, qui devait composer tout le menu du prisonnier.

– C’est jeudi, aujourd’hui, protestait Spike, j’ai droit à ma portion de viande.

– Oui, mon garçon, ricanait Brooks, tu as parfaitement raison, et tu as eu ta portion de viande comme les autres.

– Alors ?

– Alors, il est arrivé un petit accident. Comme je t’apportais ton repas, la portion de viande – un beau morceau de bœuf, ma foi – a glissé de l’assiette et est tombée par terre. Justement le chien du directeur passait, il a sauté sur la tranche et s’est sauvé avec.

On ne sait pas à quelles extrémités se serait porté Spike s’il n’avait aperçu à ce moment, dans le couloir, Dixler qui se dirigeait vers sa cellule. Quand il fut devant la grille que Brooks venait d’ouvrir :

– Laissez-nous, dit Dixler à Brooks, en lui montrant la permission délivrée par le directeur.

– Impossible, monsieur, fit Tom, en soulevant sa casquette.

– Et pourquoi, je vous prie ?

– Parce que les règlements sont formels. Je dois assister à tous les entretiens que peuvent avoir les prisonniers.

– C’est bon, fit le jeune homme qui, bien que violemment contrarié, cherchait à faire bonne figure.

– Ah ! bonjour, monsieur Dixler, c’est gentil de venir voir les amis dans la peine ! s’écria Spike.

– Je veux que vous soyez bien persuadé, Eben, répliqua l’ingénieur en regardant le prisonnier bien dans les yeux que je ne les abandonne jamais.

Puis s’adressant à Brooks :

– J’espère, monsieur, disait-il, que vous êtes content de votre prisonnier.

– Euh ! euh ! fit Tom, ça dépend des jours. Mais comme nous sommes de vieilles connaissances, on finit toujours par s’entendre.

Dixler sourit agréablement.

Cependant, très vite, Spike lui disait, en allemand :

– Avez-vous été au pont ?

– Pas encore.

– Allez-y le plus tôt possible.

– J’irai aujourd’hui et si je trouve ce que tu sais, je te jure que tu ne moisiras pas ici.

La voix de Brooks retentit.

– Oh ! messieurs, les règlements ! je vous en prie, observons les règlements ! Il est interdit de causer avec les prisonniers dans une langue étrangère.

– Pardon, fit l’Allemand, j’ignorais absolument.

Il s’entretint encore quelques instants avec l’ancien forçat, auquel il donna des conseils moraux et des nouvelles insignifiantes, puis il prit congé de l’ancien comédien en lui promettant de revenir bientôt lui faire une nouvelle visite.

Dès qu’il fut hors de la prison, Dixler prit dans son portefeuille, un morceau de papier que Spike lui avait glissé subrepticement dans la main et où il y avait écrit :

Surveillez tête de pont,

marque 21,

près poutre en bois.

Il songea un instant, puis monta dans sa voiture.

L’ingénieur donna ses indications au chauffeur ; une demi-heure plus tard, il était à l’endroit indiqué.

Après avoir fait stopper sa voiture à quelque distance du pont, il descendit la berge du creck et s’engagea dans les roseaux.

Ses recherches ne furent pas longues.

Grâce aux indications précises de Spike, il eut vite fait de déterrer le précieux document.

Un sourire de triomphe illumina le beau visage du gredin.

C’était bien le plan du tunnel des montagnes du Diable.

– Allons, murmura-t-il, en regagnant son auto, ce Spike est vraiment un garçon précieux. Il est bien trop intelligent pour rester en prison… je m’occuperai de lui, dès demain.

*

* *

Ainsi qu’il l’avait promis à Helen, M. Hamilton se présentait huit jours plus tard à Cedar Grove.

– Eh bien ? monsieur ! demanda la jeune fille, en lui serrant les mains.

– Ma chère Helen, répondit M. Hamilton d’une voix grave, je viens vous annoncer une mauvaise nouvelle.

– N’hésitez pas… dites tout de suite ce que vous savez, je suis courageuse.

– Eh bien, mon enfant, le malheur est encore plus grand que je ne l’avais prévu. Votre pauvre père avait engagé jusqu’au dernier dollar dans cette affaire.

« Pour le moment, vous n’avez plus rien, car tout l’avoir de votre père a été englouti dans cette maudite aventure du tunnel des montagnes du Diable. C’est pour nous aussi un coup terrible. Sans le plan, nous sommes presque paralysés. Néanmoins, je fais quand même commencer les travaux de la ligne. L’essentiel est de gagner du temps. Si nous abandonnons notre projet ce serait la catastrophe. Dieu veuille que nous réussissions… En attendant le résultat, ne désespérez pas. Vous savez combien je vous aime et combien j’aimais votre père. Vous allez venir chez moi et j’espère que vous me permettrez de vous traiter comme ma fille.

Helen avait redressé la tête.

Une flamme vaillante brillait dans ses yeux.

Son joli visage avait une expression de volonté et de force qui frappa le directeur de la Central Trust.

– Merci de tout mon cœur, cher et bon ami, répondit la jeune fille, mais je ne veux être à charge de personne. Je suis forte, bien portante, mon pauvre père m’a fait donner une éducation qui me permet de remplir bien des emplois. J’ai l’intention très arrêtée de travailler pour gagner ma vie. La seule chose que je vous demande, c’est de me recommander à quelqu’un de vos amis afin que je puisse trouver un emploi le plus vite possible.

– Bien, Helen, bien ma chère enfant ! s’écria M. Hamilton ému. Il sera fait comme vous le désirez et je vous estime pour votre décision.

Le directeur prit une carte dans son portefeuille et écrivit rapidement quelques mots. Quand il eut fini, il tendit la carte à Helen. Elle lut :

Monsieur Robert Green,

Inspecteur à la Colorado Railway.

Mon cher Bob,

Cette carte vous sera présentée par Helen Holmes, la fille du général. Je vous serai personnellement très obligé de tout ce que vous pourrez faire pour elle.

HAMILTON.

*

* *

– Embrassez-moi, s’écria Helen, en sautant au cou du vieillard. Si mon pauvre père nous voyait, il serait content de vous… et je crois qu’il serait aussi content de moi.

Ce n’était pas seulement le désir d’être agréable à Spike, qui poussait Dixler à favoriser son évasion. Le jeune homme aurait parfaitement laissé son complice pourrir sur la paille humide des cachots de Denver, s’il avait eu la certitude que l’ancien comédien passerait de vie à trépas, sans souffler mot. Mais il savait bien que Spike ne lui pardonnerait pas son abandon, et se voyant définitivement « lâché » ne manquerait pas de confier aux juges bien des choses qui auraient pour lui, Dixler, des conséquences infiniment désagréables.

Il résolut donc d’agir le plus rapidement possible.

Le lendemain, il se rendait à la prison.

L’inévitable Tom Brooks lui ouvrit la porte de la cellule et pénétra à la suite de l’Allemand.

En voyant Dixler, Spike cligna de l’œil.

– Eh bien, monsieur Dixler, demanda-t-il, avez-vous fait une bonne promenade, hier ?

– Excellente, mon cher Spike, c’est une des meilleures journées que j’aie eues depuis longtemps.

– De quel côté avez-vous porté vos pas ?

– Du côté de Wood Bridge.

– À merveille. C’est un endroit bien agréable.

– N’est-ce pas ? J’y ai même fait une rencontre qui m’a comblé de joie.

Tom Brooks écoutait cette absurde conversation avec une sorte d’attention stupide. Profitant d’un moment où le gardien tournait la tête Spike put glisser à l’oreille de Dixler :

– Occupez l’homme pendant deux minutes. Aussitôt, Dixler se tourna du côté de Tom.

– Et vous, monsieur Brooks, demanda-t-il affectueusement, vous ne devez pas sortir souvent avec votre affreux métier ?

Le gardien soupira.

– On n’est pas juste pour nous, monsieur, confia-t-il. Nous n’avons même pas nos dimanches ! C’est dur. Un jour par mois seulement, c’est dégoûtant et il y a bien d’autres choses…

Tandis que Tom Brooks faisait ses doléances à Dixler, qui semblait y prendre un intérêt croissant, Spike ne perdait pas son temps.

Rapidement, il avait arraché et pétri en boule une partie de la mie de son pain, puis, glissant sa main sous le pardessus de l’Allemand, il avait enfermé dans la mie de pain la clé de sa cellule qui pendait au premier rang du trousseau que Brooks tenait à bout de bras.

Avec des précautions infinies, l’empreinte de la clé soigneusement prise, il détacha la mie de pain du morceau d’acier, se renversa en arrière et cria d’une voix glapissante :

– Ah çà ! monsieur Dixler, est-ce à Brooks ou à moi que vous venez faire une visite ?

– Taisez-vous, vermine gronda Tom, furieux d’être interrompu au milieu de son discours.

– Je vous prierai de me parler poliment, rectifia Spike, d’un air digne.

– Non, mais a-t-on jamais vu ce gibier de potence…

– Chut ! chut ! fit Dixler, ne vous disputez pas. Aussi bien, il faut que je m’en aille. Mais je reviendrai demain, dit-il à Spike, en le regardant fixement.

– Alors à demain, fit l’ancien forçat, en allongeant le bras pour donner une poignée de main à son ami.

Dixler tendait la main et sentit une boule molle qu’on lui glissait dans les doigts.

Il comprit et eut un sourire.

– À demain, dit-il, en s’en allant. Puis à Brooks :

– Au revoir, monsieur Brooks, j’ai pris un plaisir infini à votre conversation.

Brooks, gonflé comme un dindon, l’accompagna jusqu’à la porte, en l’assurant que jamais il n’avait rencontré au cours de sa longue carrière un gentleman aussi intelligent et aussi sympathique.

Spike dormit très peu cette nuit-là. Il ne doutait plus de la bonne volonté de Dixler, mais comment les choses allaient-elles tourner. L’ancien comédien savait par expérience qu’une évasion est une chose délicate, que l’adresse et l’audace ne suffisent pas toujours et qu’il faut aussi une bonne part de chance pour réussir…

Au matin, il finit pourtant par s’assoupir. Il eut un rêve bizarre, ce dont il se souvint avec une étrange netteté à son réveil.

Spike se voyait courant dans la prairie et poursuivi par des chiens sauvages. Les animaux hurlants allaient l’atteindre quand, dans un dernier effort, il gagnait un petit vallon où il lui semblait qu’il serait à l’abri.

Mais aussitôt qu’il avait mis les pieds sur le perfide gazon de la vallée, Spike s’apercevait avec horreur que le terrain cédait sous ses pieds, et qu’il s’enfonçait doucement mais inévitablement dans un fétide marécage.

Et Dixler, subitement surgi d’une touffe de roseaux, lui appuyait sur les épaules en ricanant et afin de le faire enfoncer plus vite.

Spike voulait appeler au secours, mais, par un étrange phénomène, pas un son ne sortait de son gosier contracté par l’angoisse.

Soudain, au moment où le misérable allait disparaître dans la boue, Helen Holmes apparaissait… Oh ! il reconnaissait bien sa vaillante petite figure et ses beaux yeux hardis. Elle repoussait rudement Dixler et, avec une force incroyable, arrachait Spike à l’étreinte mortelle de la vase.

Et quand Spike, couché sur un sol ferme parmi des herbes qui sentaient bon, reprenait connaissance, Helen lui souriait gentiment et n’avait plus du tout l’air fâché…

Ce rêve avait frappé Spike étrangement. Il restait les yeux mi-clos, gardant toujours la franche vision de Helen, quand la voix de Brooks le fit sursauter :

– Une visite pour toi, vieille boule ! Spike ouvrit les yeux tout à fait.

Derrière la grille de la cellule, il apercevait Dixler qui, malgré la chaleur, était engoncé dans un vaste pardessus.

En entrant dans la cellule et en donnant la main à son complice, Dixler, d’un coup d’œil, lui recommanda d’être sur ses gardes.

Puis il dit d’un ton indifférent :

– Mon vieux Spike, nous ne nous reverrons pas d’ici quelque temps.

– Vous me lâchez.

– Non, mais il faut que j’aille surveiller les travaux de la ligne.

– Dans combien de temps serez-vous de retour ?

– Dans six semaines environ.

– Alors, intervint Brooks avec un gros rire, vous pouvez, monsieur faire vos adieux définitifs à cette vieille vermine, car lorsque vous reviendrez, il y a longtemps que mon ami Spike aura été interrogé, jugé et exécuté.

Spike fit une grimace extraordinaire, puis frappant sur l’épaule de Tom.

– Tu ne veux toujours pas tenir mon pari ? demanda-t-il.

– Quel pari ?

– Tu sais bien que je t’ai proposé de parier avec moi que je serai bientôt libéré.

Le rire de Brooks redoubla.

– Je ne veux pas te gagner ton argent, vieille boule, fit-il en haussant les épaules.

Au bout de cinq minutes de conversation, Dixler prétextant un rendez-vous, prit congé de Spike.

Tom Brooks referma la porte à double tour et se disposa à accompagner Dixler.

– Tiens, dit tout à coup Dixler les yeux fixés sur l’extrémité du couloir. Qu’est-ce qu’il y a donc par terre là-bas, on dirait un portefeuille.

Les regards de Tom Brooks se portèrent vers l’endroit indiqué.

– C’est pardieu vrai, gentleman, s’écria le gardien qui courut vers l’objet tombé et le ramassa.

Mais déjà Dixler avait tiré de son paletot un long rouleau qu’il passa rapidement à Spike à travers un des croisillons de la grille.

L’ancien forçat fit vivement disparaître le paquet sous sa paillasse.

– Ah ! monsieur, voilà une sale blague, faisait piteusement Brooks qui revenait tenant dans une main un portefeuille d’apparence modeste et dans l’autre un bout de papier tout déchiqueté.

– Qu’est-ce qu’il y a Brooks ?

– Il y a, monsieur, qu’il n’y a rien comme argent.

« Mais simplement ce papier, qui est bien la plus détestable chose que j’aie jamais vue.

– Montrez, Brooks…

Et le gardien, rouge de colère, tendit le papier à Dixler. L’Allemand put lire en gros caractères :

BROOKS EST PLUS BÊTE QU’UN VIEUX MULET DU NEW HAMPSHIRE.

Le gardien ajouta :

– C’est sûrement quelqu’un qui me connaît bien qui a écrit ça.

À ces mots, l’ingénieur ne put réprimer son hilarité, Spike fit chorus derrière sa grille.

Tom Brooks devint violet.

Il expliqua :

– Ce que j’en dis, ce n’est pas pour la… chose… du machin… mais c’est que le New Hampshire est justement mon pays.

Dixler entraînait le gardien en le consolant. Les deux hommes disparurent. Le corridor était désert. Avec une extraordinaire célérité, Spike retira le paquet de sa paillasse.

Quand il l’eut déroulé, il se trouva avoir étendu sur son lit un grand cache-poussière en toile. Dans les poches, il y avait une casquette, de grosses lunettes de chauffeur et une clé…

– Allons, fit Spike avec un rire joyeux. Dixler fait bien les choses. En un tour de main, Spike se débarrassa de sa hideuse livrée de prison. Il jeta loin de lui avec dégoût l’infamante blouse rayée blanc et vert et endossa vivement le cache-poussière.

Il enfonça la casquette jusqu’aux oreilles, s’affubla de lunettes noires et, désormais méconnaissable, glissa en tremblant la clé dans la serrure.

Elle tourna sans difficulté… la porte s’ouvrit et Spike se glissa dans le couloir.

Il aperçut dans le parloir qui précédait le vestibule Tom Brooks et Dixler causant toujours.

Dixler, comme par hasard, était arrêté sur le seuil, touchant presque complètement la porte.

Spike continuait, sans se presser, à marcher vers la sortie.

Au moment où il s’engageait sous la grande voûte, le portier sortait de sa loge.

Spike eut un frisson.

Il lui semblait que le portier le regardait avec méfiance, l’ancien comédien paya de toupet.

Il se retourna vers l’intérieur de la prison et cria de toutes ses forces.

– C’est réparé, monsieur, nous pourrons partir quand vous voudrez. Le concierge, persuadé qu’il avait affaire au chauffeur de l’un des visiteurs de la maison, n’insista pas et continua sa route.

Une fois dehors, Spike se mélangea à la foule et marcha au hasard un quart d’heure.

Quand il s’arrêta, il était devant la gare.

Il demeura une minute hésitant.

Machinalement il avait mis les mains dans ses poches. Il sentit un papier dans ses doigts.

Il le saisit vivement. C’était une lettre qu’il décacheta. Il lut :

« Va m’attendre au camp de Pôle Creek. »

En plus de ce mot, l’enveloppe contenait un billet de cent dollars.

L’étrange visage de Spike se plissa curieusement.

– Il y a du plaisir, murmura-t-il, à travailler avec un homme comme ça.

Il entra dans la gare pour prendre son billet.

CHAPITRE III – Helen s’installe

Grâce à la recommandation de M. Robert Green, Helen Holmes avait été immédiatement placée dans les bureaux de l’exploitation de la nouvelle ligne de la Central Trust.

Du somptueux palais de New York ou même de l’élégant cottage qu’elle venait de quitter à la grande maison de bois qui allait être désormais sa patrie, la transition était brutale, mais nous l’avons déjà dit Helen était une vaillante et son énergie savait accepter les plus rudes efforts pour parvenir au but fixé.

Désormais, Helen suivait, sans défaillir, la route de vie qu’elle s’était tracée.

Elle ne reculerait devant rien, elle ne se laisserait rebuter par nul obstacle jusqu’au jour où elle pourrait enfin réaliser sa volonté.

La tâche était nette.

Il s’agissait de retrouver le plan volé, ce plan du tunnel des montagnes du Diable qui avait été l’œuvre et la pensée de son père, ce plan sans lequel il était impossible de réaliser d’une façon pratique et rémunératrice la ligne d’Omaha à San Francisco.

Ce plan, elle l’aurait.

En attendant, bien sagement assise à sa table, Helen Holmes travaillait dans la grande baraque en bois qui servait d’abri aux bureaux de la Central Trust Railway, au camp de Last Chance.

Un ingénieur entra.

– Bonjour, miss Holmes.

– Bonjour, monsieur Dickson.

– Avez-vous fini d’établir les feuilles de service.

– Oui, monsieur, les voici.

Et Helen tendait les papiers à Dickson.

– Ah ! pardon, fit l’ingénieur en se ravisant. Il y a une petite modification que je vous prie de faire. Car c’est le mécanicien Storm qui partira avec le 18 au lieu de Philippe.

– Bien, monsieur.

Helen reprit le papier, fit le changement de nom demandé et rendit le bordereau à l’ingénieur.

Quand elle fut seule, elle se mit à songer.

George Storm…

Quand elle était arrivée à Last Chance et après avoir vu M. Fowler, l’agent principal qui lui avait expliqué le travail qu’elle aurait à faire, la première personne qu’elle avait rencontrée avait été Storm qui descendait de sa machine.

– George ?…

– Miss Helen.

– Que je suis content de vous voir.

– Et moi aussi ! miss Helen, bien heureux. Par quel prodigieux hasard vous trouvez-vous à Last Chance ? Helen eut un grand rire, si franc, si frais.

– Parce que j’y suis employée.

– Employée ! !

– Au secrétariat de la direction. Storm ouvrait des yeux immenses.

– Vous, vous, répétait-il, abasourdi, employée au camp. Vous, la fille du président de la Central Trust.

– Hélas ! mon ami, le président est mort et sa fille est ruinée.

– Ruinée !…

– Complètement… Je n’ai pour toute fortune, actuellement, que les mille deux cents dollars qui composaient ma bourse particulière.

– Et Cedar Grove ?

– Vendu !

– Et l’argent de la vente ?

– A servi à payer les dettes de mon père.

– Ruinée ! ruinée ! répétait Storm, qui ne pouvait se faire à cette idée que miss Helen Holmes ne possédait plus qu’un millier de dollars.

Helen éclata de rire.

– M’aimez-vous moins ? George, parce que je n’ai plus un sou.

– Ah ! pardieu, miss Helen, s’écria chaleureusement le mécanicien et s’il faut dire la vérité tout entière, j’aime presque mieux qu’il en soit ainsi.

– Et pourquoi donc, George ? demanda hardiment la jeune fille.

– Parce que, parce que… répétait George, embarrassé, et qui, comprenant qu’il venait de faire une bêtise, se sentait devenir rouge comme une pomme.

– Enfin, vous avez une raison !…

– Oui, miss Helen, mais elle est si bête, que je ne veux pas la dire.

– Vous savez, George, que je n’aime pas les cachotteries.

– Eh bien ! fit brusquement Storm, en prenant son parti : c’est parce que maintenant, je pourrai vous voir plus souvent.

– Ça ! c’est une explication, à la rigueur.

– Pensez donc, miss Helen, je passe tous les jours ici, moi, je suis affecté au service de la ligne de Frisco au camp, je transporte les travailleurs, les matériaux, les explosifs ; alors, souvent, entre deux trains, je pourrai vous dire un petit bonjour, et je serai bien content, miss Helen.

– Avant toutes choses, George, je vous prie de laisser dorénavant de côté, les cérémonies, je vous appelle George, appelez-moi Helen.

– Je n’oserai jamais.

– Quoi de plus naturel ! Ne sommes-nous pas deux bons camarades qui travaillons chacun de notre côté pour gagner notre vie, n’est-ce pas George ?

– Certainement, miss Helen.

– Encore !

– Laissez-moi le temps de m’y faire, répondit en riant le mécanicien, ça me semble si drôle.

– Est-ce que nous ne nous appelions pas ainsi, autrefois ?

– Autrefois, nous étions deux gamins.

– Aujourd’hui, nous sommes deux camarades ; est-ce dit, George ?

– C’est dit, Helen !

– À la bonne heure !

– Alors… la main.

– Je ne peux pas !

– Pourquoi ?…

– Elle est si noire !

Et piteusement, George tendait sa main tout encrassée de charbon, d’huile, de poussière.

– Qu’est-ce que ça peut faire ! s’écria joyeusement Helen, et sa main nerveuse et fine vint se lier à la main robuste de Storm.

– Oh ! miss Helen, c’est-à-dire Helen, fit George, consterné.

– J’en serai quitte pour me laver les mains tout à l’heure, nigaud. Elle ajouta, subitement sérieuse :

– Je vais même y aller tout de suite, car il faut que je me présente à M. Fowler.

– L’agent principal !

– Lui-même.

– C’est un bon garçon. Je vais vous conduire.

– Mais… ma main !

– Ah ! c’est vrai, dit George en riant. Venez jusqu’à ma machine. Les deux jeunes gens firent quelques pas et se trouvèrent tout de suite près des voies.

Une puissante machine haletait doucement, comme quelqu’un qui reprend son souffle, après une longue course.

– C’est ma Catherine, dit Storm, en flattant de la main le monstre d’acier, c’est une bonne fille. Puis, il appela « Sammy ! ».

Un chauffeur, noir comme un cafre et ruisselant de sueur, apparut sur le plateforme.

– Descends un seau d’eau et du savon.

Une minute plus tard, Helen pouvait enfin se laver les mains.

– Grand Dieu ! dit-elle, riant et furieuse, en retirant du seau ses menottes dégouttantes d’eau savonneuse, avec quoi vais-je m’essuyer.

Obligeamment, Sammy tira du coffre de la machine un vieux chiffon graisseux.

– Es-tu fou, animal ! s’écria George.

– J’ai bien mon mouchoir, gémissait Helen, mais il est trop petit.

– J’ai bien mon mouchoir, riposta Storm, mais il est bien grand.

– Tant mieux, tant mieux, vite, vite, donnez votre mouchoir, George !

Le jeune homme plongea sa main sous sa jaquette de cuir et tira avec mille précautions de la poche de son veston, un énorme mouchoir bien blanc, qui aurait pu faire aisément une sorte de foc pour un bateau de petit tonnage.

– Il est merveilleux ! dit Helen, en s’en emparant. Quand la toilette de la jeune fille fut terminée, elle dit :

– Conduisez-moi vite auprès de M. Fowler, j’ai peur d’être en retard !

Les deux jeunes gens se hâtèrent vers les bureaux.

Au moment d’entrer dans le baraquement, George dit à Helen :

– Où déjeunez-vous ?

– Je n’en sais absolument rien.

– Alors je vous invite.

– Et j’accepte.

– Je reviendrai vous prendre à midi.

– Entendu !

Les deux jeunes gens se séparèrent. Helen entra dans la maison de bois, tandis que George retournait auprès de sa machine.

*

* *

À midi tapant, George Storm faisait son entrée dans le bureau.

Helen finissait de ranger ses papiers et ses porte-plumes.

– Êtes-vous prête, Helen ?

– Je suis à vos ordres, monsieur le mécanicien ! répondit en riant Helen.

En un tour de main elle mit son chapeau, endossa sa jaquette.

– Où m’emmenez-vous ? demanda Helen, en sortant.

– À la cantine ! On n’a guère le choix du restaurant ici. Helen fit une petite moue.

– Écoutez, George ! Ce n’est pas une pose de ma part, mais pour le premier jour, j’aimerais bien que vous trouvassiez quelque chose de plus… calme, de plus intime, que la cantine du camp de Last Chance.

– Diable ! diable ! répétait le mécanicien, en se grattant la tête.

Tout à coup, son visage s’éclaira.

– J’ai trouvé ! s’écria-t-il joyeusement, nous allons aller demander à déjeuner à Sammy.

– Sammy !… le nègre ?

– Oui, mon chauffeur… Il doit être à peu près blanc, maintenant, il est installé au camp avec sa femme, qui est charmante. Ils m’aiment bien, tous les deux, ils ne nous refuseront pas l’hospitalité.

Sam Rowland et sa femme, Ketty, habitaient une petite maison en bois, comme toutes les constructions du camp ; mais, Sammy, qui avait tout à fait des idées originales, avait badigeonné sa maison de raies énormes, vertes, bleues et blanches, d’un aspect extrêmement pittoresque.

Au moment où Helen et George se présentaient, Sammy perfectionnait justement son œuvre. Au moyen d’un pot de couleur garance et d’un pinceau colossal, il peignait sur les bandes vertes des fleurs rouges, de l’effet le plus réjouissant.

En quelques mots, George expliqua à son chauffeur ce qu’il désirait. Celui-ci, avant de répondre, dit simplement :

– Il faut que je demande à mon gouvernement. Et il appela, d’une voix de stentor :

– Ketty ! Ohé ho, Ketty !

Une petite femme blonde et toute mignonne, parut sur le seuil. Elle était fraîche, rose et avait les plus jolis yeux bleus du monde.

– Bonjour, monsieur Storm ! dit-elle avec un sourire au mécanicien.

– Il ne s’agit pas de ça, Ketty ! rugit Sam, en brandissant le pinceau qu’il avait conservé au poing, il ne s’agit pas de ça. Voilà, le patron qui voudrait savoir si tu peux lui donner à déjeuner, ainsi qu’à mademoiselle ?

– Vous nous rendriez service, ma bonne Ketty, appuya George. Miss Holmes est employée au camp, depuis ce matin, et pour le premier jour, elle n’a pas voulu manger à la cantine.

– Et vous avez bien raison, miss Holmes. La cantine ! Ah ! c’est du joli !… Une caverne d’ivrognes… Si mon Sammy y mettait seulement le bout des pieds, il verrait la bonne volée qu’il recevrait.

Cette affirmation de ce petit bout de femme déclarant qu’elle rosserait ce colosse – Sam avait bien six pieds – était tellement drôle, que tout le monde éclata de rire.

– Et ce ne serait pas la première ! affirma Ketty, qui tenait à prouver que c’était elle qui portait les culottes.

– C’est bon ! c’est bon ! grommelait Sammy, on sait que tu es mon gouvernement, mais c’est du déjeuner qu’il s’agit.

– Pour une fois, mon homme, et par hasard, tu dis une parole sensée.

– Monsieur Storm, continua-t-elle, en s’adressant à George, et vous, miss Holmes, accordez-moi vingt minutes et j’espère vous servir un petit déjeuner qui ne sera pas bien extraordinaire, mais que je soignerais de mon mieux.

Laissant le camp à leur gauche, les deux jeunes gens descendirent jusqu’aux rives de la Garana, une petite rivière qui est un des affluents du San Joachim, et dont les bords fleuris de roseaux et de grands osiers offraient une retraite fraîche et charmante.

Quand ils furent éloignés de tout voisinage indiscret, Helen, dont le joli visage était devenu subitement grave, dit à George Storm.

– George, je compte sur vous pour m’aider dans une grande chose, que je rêve d’entreprendre.

– Vous savez que je vous suis tout dévoué, Helen, dévoué jusqu’à la mort, ne m’avez-vous pas déjà sauvé la vie. Vous pouvez disposer de moi à votre fantaisie.

– Que pensez-vous du plan qu’on a volé dans la caisse de ce pauvre papa ?

– Je pense que si je tenais là le gredin qui a fait le coup, il passerait un vilain quart d’heure.

– Il ne suffit pas de menacer en vain, comme un enfant bavard, il faut agir comme un homme.

– Je vous répète que je vous suis acquis.

– Bon, à partir de ce moment, il faut, comme moi, vous consacrer à la recherche du plan du tunnel des montagnes du Diable.

– Avez-vous des soupçons ?

– Oui, et je vous le dirai tout à l’heure. Pour le moment, qu’il vous suffise de savoir que l’homme que nous avons arrêté a déclaré aux juges que le plan est resté aux mains de son complice, un certain Lefty, qui s’est échappé.

– Alors, il faut courir après Lefty. Helen eut un mystérieux sourire.

– Je ne crois pas que ce soit la bonne piste, dit-elle.

– Il est certain que les deux gredins n’ont pas volé le plan pour leur compte personnel. Ils ne sont dans l’aventure que des instruments. Il faut donc chercher du côté de ceux qui ont été les instigateurs du crime.

– Alors !…

– Alors, dans cet ordre d’idées notre cercle d’investigations se rétrécit bien vite. Qui avait intérêt à dérober le plan du tunnel ? Des concurrents de la Central Trust ? Quels sont les concurrents de la Central Trust ? Les gens de la Colorado Railway.

– Oui, oui, ce doit être cela, dit vivement Storm, qui suivait avec un intérêt passionné les déductions de la jeune fille, et parmi tous ces gens de la Colorado, il y en a un surtout, qui ne me dit rien qui vaille.

– Lequel ?

– Fritz Dixler… Oui, d’ailleurs cet homme, je le hais, instinctivement, sans pouvoir m’expliquer pourquoi.

– L’autre jour, il vous a refusé la main.

– Je m’en moque. Le jour où je voudrai lui apprendre la politesse, je vous jure que je lui donnerai une bonne leçon. Mais ce n’est pas pour la grossièreté que je le déteste, c’est parce que je sens, je suis sûr, que cet homme vous fera du mal.

– Vous êtes fou, George, dit Helen avec son joli rire, M. Dixler est mon flirt.

– Que dites-vous ?

– Était mon flirt, serait peut-être plus exact, car depuis six semaines Helen Holmes n’est plus, au lieu de la riche héritière qu’on pourrait convoiter, qu’une pauvre fille employée dans une compagnie de chemins de fer et gagnant trente dollars par semaine.

– Comment ! ce misérable se permettait de vous faire la cour ?

Et Storm avait les yeux brillants, les poings serrés, la bouche mauvaise.

Helen l’observait avec un malicieux sourire.

– Oh ! comme vous êtes en colère, George.

Le mécanicien rougit encore une fois violemment, et balbutia :

– Qu’est-ce que vous voulez ? miss Holmes, quand je pense que ce misérable vous a manqué de respect, je deviens fou !

– Qu’est-ce que vous me chantez là. Si M. Dixler m’avait manqué de respect, je suis assez grande fille pour lui apprendre le savoir-vivre, mais il ne s’agit de rien de semblable. M. Dixler a flirté avec moi, mais comme un homme bien élevé flirte avec une jeune fille du monde.

– Cependant ?

– Et puis cela ne vous regarde pas, coupa Helen, qui avait de la peine à s’empêcher de rire, en voyant l’air déconfit que prenait Storm. Ce dont il faut nous occuper maintenant, c’est du plan et du plan seulement.

À ce moment, la voix formidable de Sam Rowland retentit :

– Patron, criait-il, mon gouvernement vous fait dire que le déjeuner est prêt.

– Tant mieux, dit Helen, car j’ai grand faim. Dépêchez-vous, George.

Et les deux jeunes gens se dirigèrent à grands pas vers la maisonnette bariolée.

Ils n’étaient pas éloignés de cent mètres des rives de la Garana, qu’une touffe de roseaux s’écartait doucement et que le beau visage de Dixler apparaissait dans la verdure.

– Je regrette d’être arrivé trop tard, murmura-t-il, car je crois bien que ces deux tourtereaux parlaient de moi. Ma parole, continua-t-il, en haussant les épaules, cet imbécile de mécanicien semblait être jaloux de moi…

L’Allemand demeura quelque temps immobile, les yeux fixés sur la fine silhouette de Helen, qui s’éloignait.

– C’est qu’elle est charmante, reprit-il au bout d’un moment, oui… mais elle n’a plus le sou !

Il réfléchit encore un peu, eut un mauvais sourire et ajouta :

– Ce serait amusant tout de même… bah ! pourquoi pas ! enfin, nous verrons.

Il alluma une cigarette et reprit lentement le chemin de Pole Creek (le ruisseau de la perche).

Le camp et les chantiers de la Compagnie du Colorado s’étendaient sur la rive droite de la Garana. Tout en marchant, Dixler contemplait avec une sorte d’orgueil cette immense cité ouvrière, qu’il avait créée par son intelligence et qu’il animait par sa volonté.

Il se détourna un instant pour regarder le camp de Last Chance.

Il eût un sourire de pitié méprisant :

– Ah ! ils pourraient travailler ceux-là, c’était la ruine certaine au bout de l’effort.

Ce que Dixler s’expliquait mal, c’était l’obstination de Hamilton à poursuivre l’ancien tracé de Holmes et qui n’avait aucune chance de succès, puisqu’il n’avait plus en sa possession le plan du tunnel des montagnes du Diable.

À ce moment, un nègre qui arrivait en courant s’arrêta devant l’Allemand :

– Qu’y a-t-il Platon ?

– Massa ! c’est un homme qui est dans la case et qui veut parler à toi.

– Il a dit son nom ?

– Spike qu’il a dit, massa, oui Spike, c’est bien ce nom-là.

CHAPITRE IV – Les wagons d’explosifs

Helen était dans son bureau et travaillait à un relevé de comptes que venait de lui remettre M. Fowler, quand elle entendit la porte s’ouvrir, en même temps qu’une voix demandait :

– Miss Holmes, s’il vous plaît ?

– C’est moi, fit Helen en se levant.

Un personnage maigre, osseux, vêtu comme un ouvrier était devant elle. La tête crapuleuse avait quelque chose de simiesque.

Helen eut un mouvement de recul.

Elle se ressaisit et se reprochant de ne pas mieux maîtriser ses nerfs elle demanda au nouveau venu :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Vous remettre ça, miss Holmes.

Et l’homme tendit à la jeune fille un bout de papier. Helen le prit et lut :

« John Blay, 25 dollars, vu : Hamilton. »

– C’est pour me faire inscrire sur les listes de paye. M. Hamilton vient de m’embaucher comme surveillant du matériel.

– Ah ! bon.

Mais Helen ne se pressait pas d’inscrire sur son registre le nommé John Clay. Elle ne pouvait détacher les yeux de la face hideuse du nouveau surveillant.

Elle pensait obstinément :

– Où donc ai-je déjà vu cette affreuse figure ?

Cependant Helen, se dégageant de cette obsession, s’était mise à écrire.

– Voilà, c’est fait, dit-elle à John Clay en lui rendant le papier.

– Merci, miss Holmes, dit le surveillant en saluant gauchement Helen.

Il allait s’en aller, mais se ravisant et se penchant sur la jeune fille, il lui dit à voix basse :

– Vous n’avez jamais fait de théâtre, miss Holmes.

– Qu’est-ce qu’il vous prend ?

– C’est dommage, miss Holmes, vous avez un visage pathétique, si dramatique. Vous feriez une admirable Cornélia.

Helen haussa les épaules et alla se rasseoir.

– C’est un fou, murmura-t-elle, en se remettant à la besogne. Mais elle ne pouvait fixer son attention sur son travail. Elle avait toujours la figure de Clay devant les yeux. Elle pensait :

– J’ai déjà vu cette tête-là quelque part.

Cependant, John Clay sortait des bureaux, tout en monologuant.

– Quel dommage, quel dommage qu’elle ne veuille pas se mettre au théâtre… je lui donnerais des leçons, des conseils. C’est drôle, je l’aime tout plein cette petite fille, et quand je pense que je suis dans les pattes de Dixler et qu’il me faut…

– Eh bien ! dit tout à coup une voix railleuse, qui le fit tressaillir, vous déclamez des vers…

Le surveillant releva la tête.

Dixler était devant lui ; il poursuivit :

– Voyons, maître Spike, as-tu exécuté mes ordres.

– Chut ! chut ! fit l’ancien comédien, en roulant des yeux effarés, je ne m’appelle pas Spike ici, je me nomme John Clay.

Et il montrait le papier qu’il tenait toujours à la main.

– Ah bon ! fit l’Allemand. Alors te voilà embauché à la Central Trust. C’est à merveille.

– Savez-vous qui je viens de rencontrer, au bureau ?

– Comment le saurai-je, imbécile !

– La petite miss Holmes.

– Je le savais.

– Vous savez donc tout.

– Oui ! Mais à propos de miss Holmes, il va falloir la surveiller, elle aussi.

– Vous ne voulez pas lui faire de mal ?

– Oh ! oh ! vieux singe, ricana l’Allemand ; serais-tu amoureux de miss Helen, par hasard ?

– Pouvez-vous penser une pareille bêtise… Seulement, elle m’intéresse cette petite.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’elle a une figure dramatique, et je voudrais qu’elle fît du théâtre.

– Ah çà ! vieux fou, tu n’es pas encore guéri de ta manie, et les oranges que tu as reçues en avalanche, à Memphis, ne t’ont pas calmé.

– J’ai été victime d’une cabale, fit fièrement Spike en se redressant.

– Tu joues un jeu bien autrement intéressant en travaillant avec moi. Rappelle-toi bien mes instructions, dit l’ingénieur en redevenant sérieux. Observe tout, mets ton nez dans tous les services et chaque fois que, sans te compromettre, tu peux entraver la marche des travaux, agis ou viens me prévenir.

– C’est compris.

– Maintenant, je te recommande en plus un certain George Storm, le mécanicien du train 18, de la Central Trust, ne le perds pas de vue.

– Oh ! pour celui-là, vous pouvez être tranquille, j’ai une dent contre lui. C’est lui qui m’a pincé avec trois autres, la fameuse nuit…, enfin, vous savez bien.

– Ah bah !… mais en ce cas, il va te reconnaître, quand il te rencontrera ici.

– Pas de danger. Il faisait noir… et puis, maintenant, je suis vêtu comme un gentleman ; ça change.

Cette prétention de ressembler à un gentleman, qu’émettait l’ancien forçat, fit sourire Dixler.

– À présent, file à ton travail, dit l’Allemand. Aussi bien voici venir quelqu’un qui n’a pas besoin de savoir que nous nous connaissons.

Spike, d’un geste souple, s’esquiva derrière une pile de traverses et Dixler fit quelques pas au-devant de Hamilton, qui venait à lui.

– Eh bien ! je ne me trompais pas, s’écria le directeur avec un sourire de sa bonne face franche et rude, c’est l’ennemi qui a pénétré dans nos frontières.

– Oh ! l’ennemi… protesta Dixler, en serrant la main offerte.

– Vous avez raison, je retire le mot.

Le directeur de la Central Trust ajouta gravement :

– Je vous connais de longue date, Dixler, j’ai pu vous apprécier, je sais que nous pouvons être rivaux, adversaires, mais ennemis, jamais.

– À la bonne heure !

– Nous courrons un match, voilà tout. Lequel gagnera ?…

– Moi !

– En êtes-vous bien sûr ?

– Je n’ai pas l’ombre d’un doute. Et tenez, puisque nous nous rencontrons, laissez-moi vous dire loyalement que vous avez tort de vous obstiner.

– Pourriez-vous me donner quelques raisons ?

– Je pourrais vous en donner cent. Une seule suffira.

– Parlez !

– La Central Trust n’a pas les reins assez solides pour porter jusqu’au bout un pareil fardeau.

– C’est ce qui vous trompe.

– Même à supposer que vous puissiez mener à bonne fin votre entreprise, les frais seront tellement énormes que le rendement de l’affaire ne permettra pas à la compagnie de tenir le coup.

– Nous verrons bien !

– C’est tout vu. Ah ! si vous aviez encore le plan de ce pauvre Holmes, ce serait autre chose. Son tracé économisait tant d’argent que l’opération devenait d’emblée excellente.

– Qui vous dit que ce plan, nous ne l’avons plus ?

– Vous bluffez, vieux Ham. Il y avait un seul et unique exemplaire du plan, et c’est ce document qui a été volé. Est-ce vrai ?

– Vous voulez me faire parler, Dixler, mais vous en serez pour vos frais. Dites-moi maintenant ce que vous pensez de l’état de nos travaux.

– Ils vont bien, mais nous, nous sommes déjà au mille 23.

– Et nous, seulement au mille 16. Ce qui, d’après vous, semble vouloir indiquer que nous sommes en retard.

– Dame ! il me semble.

– Vous calculez mal, mon cher ami, car vous qui êtes au mille 23, avez commencé vos travaux il y a trois mois. Nous, il n’y a que quarante jours que nous avons donné le premier coup de pioche et nous en sommes pourtant au mille 16.

– Enfin… qui vivra verra.

– Vous me quittez ?

– Il faut que je fasse un tour à mon chantier de Plate River.

– Vous ne voulez pas dîner avec moi ?

– Non, j’ai beaucoup à travailler ce soir.

– Ce sera pour une autre fois.

– Bientôt, j’espère.

Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent.

Hamilton en remontant vers les chantiers fit un signe à un employé.

– Venez donc, Hardy, lui dit-il. L’employé, un conducteur de travaux, s’avança.

À ce moment, comme par hasard, Spike, sortant de son abri, s’approchait de M. Hamilton comme s’il avait eu quelque communication à lui faire.

Le directeur ne fit même pas attention au surveillant.

– Tenez, Hardy, disait-il au conducteur, prenez connaissance de cette note et prévenez l’exploitation.

Hardy prit le papier, lut la note et répondit :

– Bien, monsieur.

– Vous préviendrez le mécanicien de la nature de son chargement.

– C’est entendu, monsieur.

– Qui doit conduire aujourd’hui le train normal.

– George Storm.

– À merveille.

Et tournant les talons, M. Hamilton s’éloigna.

Le surveillant partit en courant dans la direction des voies de garage. Quand il eut disparu derrière la baraque des électriciens, Spike se baissa vivement et ramassa la note que le conducteur des travaux avait laissé tomber par mégarde.

Il lut, tandis qu’un sourire ridait toute sa vilaine face de singe :

Le train de matériel comprendra aujourd’hui, outre les voitures ordinaires, deux wagons d’explosifs.

HARTLING.

Spike regarda de tous côtés pour voir si quelqu’un ne l’épiait pas. Personne ne faisait attention à lui.

Il se lança alors à toutes jambes dans la direction de Pôle Creek. L’ancien forçat ne fut pas long à faire le chemin qui séparait les deux camps.

– Bonne nouvelle, mon maître, cria-t-il, en entrant comme un fou dans la case de Dixler. Tenez, lisez, qu’est-ce que vous dites de ça.

Et il mit sous les yeux de l’Allemand, la note que Hamilton avait remise à Hardy.

– Veux-tu ne pas beugler comme ça, fit Dixler, en lui mettant la main, rudement, sur la bouche.

Puis, quand il eut lu :

– Tiens, dit-il, en allant à un grand coffre de bois de chêne, qui lui servait de tiroir et d’armoire, je vais te donner quelque chose dont j’espère, tu sauras te servir avec adresse.

L’ingénieur plongea dans le coffre et en retira un petit paquet qu’il tendit à Spike.

Celui-ci s’en saisit.

– Tu n’auras qu’à glisser ça, après l’avoir trempé, dans la boîte à graisse de l’un des wagons du train aux explosifs… tu vois que ce n’est pas bien malin ?

– Assurément.

– Maintenant, file, et ne te fais pas pincer… Spike fit un pas vers la porte et se ravisant :

– À propos, savez-vous qui doit conduire le train ?

– Non.

– C’est George Storm.

– C’est ce que l’on appelle faire d’une pierre deux coups, répondit le misérable, en ricanant.

*

* *

– Alors voilà, Storm, tout est bien réglé, comme cela.

– Oui, M. Hardy.

– Vous garez le train à Pittsburg et vous revenez avec votre machine haut-le-pied ?

– C’est entendu.

– Vous n’avez plus que le temps de vous préparer, le départ est pour 11 h 15.

Les mains dans ses poches, la casquette sur ses yeux, Ebenezer Spike adossé au tronc d’un arbre, avait écouté tout ce dialogue, parfaitement indifférent en apparence, mais dès que Storm se fut éloigné, se dirigeant vers sa machine, Spike s’élança dans la direction opposée.

Quand il fut ainsi au bout du train, au dernier wagon et après avoir constaté qu’il était bien seul, il glissa dans la boîte à graisse, après l’avoir préalablement trempé dans une flaque d’eau, le petit paquet que Dixler lui avait remis.

*

* *

Sam Rowland s’étant penché, par hasard, en dehors de la plate-forme, se rejeta vivement en arrière et saisit le bras de Storm.

– Damnation, patron, le feu est au train.

– Qu’est-ce que tu dis.

– Regardez vous-même, le wagon de queue brûle. Abandonnant un instant son manomètre, George sauta sur le tender. Il n’y avait pas à s’y tromper.

Une fumée noire qui, d’instant en instant, devenait plus opaque, s’élevait comme un sinistre panache, à l’arrière du train.

– Pas de temps à perdre, vieux Sam, commanda George, en sautant sur la plate-forme, la prise d’eau de Book Hom n’est pas loin, nous allons essayer d’éteindre.

Storm leva des manettes, des leviers et le train précipita sa marche.

Bientôt, la grosse tour métallique de la prise d’eau apparut. Le mécanicien, aussitôt, stoppa et avec un tel bonheur, que les wagons en feu étaient juste à la hauteur de la tour. Suivi de Storm, Sam Rowland monta sur les toits des wagons, et de voiture en voiture, gagna les compartiments incendiés.

Là, les deux hommes mirent en action l’énorme tuyau qui se mit à cracher des torrents d’eau. Mais au bout de quelques minutes, il fallut se rendre à l’évidence.

L’eau ne triomphait pas de la flamme.

L’incendie augmentait d’intensité d’instant en instant. Au milieu de la fumée, le bon Sam dit tranquillement :

– Oserais-je vous rappeler, monsieur Storm, que les wagons d’explosifs sont en milieu du train ?

– Oui, vieux Sam, répondit George, je le sais, et c’est pourquoi nous allons agir d’autre façon. Nous allons décrocher la machine et les premières voitures et laisser le reste à la grâce de Dieu.

– Bien, monsieur dit placidement le chauffeur, quand l’opération fut terminée.

– Maintenant, Sam, tu vas monter sur la machine et conduire le train ou ce qu’il en reste à Pittsburg, qui était notre destination.

– Mais vous ?

– Moi, je reste, je vais essayer encore de sauver les explosifs.

– Mais…

– Pas de réflexion. Je commande ici.

Sam baissa la tête et fit deux pas vers la machine ; puis il revint et serra énergiquement les mains du jeune homme.

– Allons à notre ouvrage, dit Storm en se dégageant.

Une minute plus tard, il était remonté sur les toits des wagons incendiés et le reste du train filait à toute vapeur, dans la direction indiquée.

*

* *

Helen finissait de mettre au net un rapport de l’ingénieur principal sur les terrassements quand la sonnerie du téléphone l’appela à l’appareil :

– Allô, la Central Trust de Last Chance ?

– Oui, c’est moi.

– C’est le porte-vigie 138 qui vous prévient qu’il vient de voir passer quatre wagons incendiés, revenant tout seuls sur Last Chance, les freins cassés sans doute. Un homme est visible sur le toit des wagons.

– Avez-vous pu reconnaître à quelle formation appartiennent ces wagons.

– Au train de matériel qui est parti ce matin pour Pittsburg.

– Bien.

Helen raccrocha le récepteur. Les yeux agrandis d’épouvante, les lèvres tremblantes, les joues blêmes, elle revint à sa place. C’était le train de Storm et l’homme sur le toit des wagons, c’était George lui-même…

Que faire ?

Il fallait agir pourtant, on ne pouvait le laisser mourir ainsi…

Tout à coup, une idée folle traversa son cerveau.

Elle se précipita hors du bureau en criant aux employés :

– Le train aux explosifs, les freins cassés et sa machine revient sur Last Chance !…

Puis elle courut au hangar aux provisions où elle se rappelait avoir vu un énorme rouleau de cordes. Elle s’en empara et s’élança au-dehors.

Cependant au camp de Last Chance, l’alarme était donnée, et M. Hamilton aussitôt prévenu.

Helen, maintenant, courait le long de la voie aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

Enfin elle s’arrêta.

Dans le lointain, au bout de la ligne, on apercevait une petite touffe de fumée qui grandissait.

– Oh ! mon Dieu, murmura Helen, faites que j’aie le temps. Tout en parlant, elle agissait.

Elle avait façonné à l’une des extrémités de la corde un solide nœud coulant qu’elle envoya adroitement coiffer le haut d’un poteau télégraphique, puis traversant la voie et traînant toujours son filin, elle commença de monter dans un chêne-vert qui se trouvait exactement en face du poteau télégraphique.

Elle lia l’autre bout de la corde à une robuste branche et attendit. La corde maintenant traversait la voie à peu près à trois ou quatre mètres du sol.

Le train était visible.

Il approchait avec une impressionnante rapidité. Avec une terrible angoisse Helen distingua parmi les volutes de fumée une silhouette d’homme sur le toit d’un wagon.

– Mon Dieu, pensa-t-elle, mais dans tous ces tourbillons, dans cette vitesse il ne verra pas la corde.

L’héroïque jeune fille n’hésita pas.

Empoignant le câble à pleines mains, elle commença à cheminer et bientôt son corps se balançait au milieu de la voie. Le train arrivait en trombe.

– George, cria désespérément Helen dans le fracas.

Cependant Storm, dans la poussière, dans les flammes, avait remarqué ce corps qui se balançait dans le vide.

À cent mètres, il reconnut Helen.

Comprenant l’admirable dévouement et l’ingénieuse intention de la jeune fille, il ramassa toutes ses énergies, se tenant prêt à bondir.

Au moment où il passait sous le câble, il s’élança. Ses mains s’accrochèrent au câble sauveur. Il reçut une épouvantable secousse et crut que ses épaules se disloquaient, mais le train était déjà loin.

M. Hamilton, qui surveillait la voie avec sa lorgnette, avait assisté au terrible drame.

Il eut un cri de joie quand il constata l’heureuse réussite du plan de miss Holmes.

Maintenant il s’agissait de compléter le sauvetage.

Le directeur donna aussitôt des ordres et bientôt deux équipes munies de grandes couvertures le suivaient en courant.

Car la situation des deux jeunes gens était des plus critiques. Helen et George, tous deux épuisés, étaient sans force pour rejoindre l’arbre ou le poteau.

Ils se cramponnaient à la corde avec l’énergie du désespoir, mais il était évident que dans quelques minutes, quelques secondes peut-être, leurs doigts meurtris lâcheraient prise et qu’ils viendraient s’écraser sur la voie. Heureusement les secours arrivaient à temps.

Une vingtaine d’hommes saisissant fortement la couverture, la tendirent, fortement sous la corde.

– Sautez, George, commanda Helen. Le mécanicien obéit.

Puis ce fut le tour de Helen.

Un instant après, ils étaient sains et saufs dans les bras l’un de l’autre.

– Vous m’avez encore une fois sauvé la vie, Helen, disait tout bas George, comment reconnaîtrai-je jamais ce que vous avez fait pour moi.

Helen le regarda bien en face de ses yeux rieurs et charmants et répondit :

– En m’aimant comme je vous aime.

– Vrai, vrai ! balbutia le pauvre garçon éperdu, vous m’aimez un peu.

– Je n’aurai pas d’autre mari que vous. À partir d’aujourd’hui, nous sommes fiancés.

Et comme pour sceller la solennelle promesse, une effroyable déflagration d’air bouleversa les couches d’air. Des morceaux de fer, des débris de toutes sortes retombaient un peu partout.

C’était le train qui sautait.

En entendant l’explosion, Dixler avait eu un mauvais rire, puis il s’était aussitôt dirigé vers le camp de Last Chance.

La première personne qu’il vit en entrant dans les bureaux, ce fut George.

Il croyait si bien le jeune homme pulvérisé, qu’il ne put retenir un mouvement de dépit.

– Ah ! cette fois, s’écria chaleureusement Helen, qui n’avait pas quitté son fiancé. Je crois que vous pouvez lui donner la main. Il s’est conduit en héros.

Mollement, Dixler tendit le bout des doigts à Storm qui les serra sans enthousiasme.

– La véritable héroïne, c’est vous, interrompit M. Hamilton qui s’était approché.

Et, malgré les protestations de la jeune fille, il raconta ce que Helen avait fait.

Un instant après, comme Storm et Hamilton avaient dû s’éloigner pour affaires de service, Dixler, penché vers l’orpheline, lui disait d’un ton pénétré :

– Miss Holmes, j’ai pour vous la plus grande sympathie et croyez bien que vous avez en moi un véritable ami. Si jamais vous avez besoin d’un appui, d’un secours, venez me trouver.

– Merci, monsieur, répondit froidement Helen. Dixler voulut lui prendre la main.

Elle la retira vivement.

– Excusez-moi, monsieur, si je vous quitte, coupa-t-elle vivement, j’ai encore beaucoup à travailler.

CHAPITRE V – L’image qui accuse

Sa dernière conversation avec Hamilton avait laissé Dixler soucieux. L’Allemand savait bien qu’il était en possession du plan mais il redoutait quelque chose : quoi exactement ? il n’aurait pas su le dire, mais c’était comme le pressentiment d’un malheur ou du moins de quelque chose d’extrêmement désagréable qui le menaçait.

L’Allemand se résolut, afin d’avoir la tranquillité, à ruiner définitivement l’œuvre entreprise par Hamilton. Après avoir travaillé toute la nuit, il envoyait un long rapport au conseil d’administration de la Colorado, à Oceanside, et le résultat de cette manœuvre ne se faisait pas attendre.

Le surlendemain, M. Hamilton était sur les chantiers, dans la petite tente qui lui servait de bureau, quand on lui apporta la lettre suivante :

Mon cher Hamilton,

J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Vous savez que bien que, rivale de la vôtre, notre Compagnie du Colorado avait verbalement consenti à laisser passer votre transit sur notre voie de Clover Hill, pour faciliter votre besogne. Notre commission des travaux vient de décider qu’elle ne renouvellerait pas la location. J’ai bataillé comme j’ai pu en votre faveur, mais je me suis heurté à une volonté bien nette du conseil d’administration. Il reste une chance de salut.

D’après une conversation que vous auriez eue avec notre ingénieur en chef, M. Dixler, il paraîtrait que vous auriez entre les mains un plan ou une copie du plan du fameux train du général Holmes.

Si cela était, nous serions heureux de reprendre les pourparlers d’antan et de faire en commun la grande et nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco.

Nous vous attendrons jusqu’à lundi, midi.

Bien sincèrement à vous,

Fred MILNER.

Après avoir lu cette lettre, Hamilton resta un moment atterré. Le coup était rude.

Le bail de Clover Hill non renouvelé, c’était la mort sans phrases de l’entreprise.

Il faudrait, pour amener les matériaux au chantier de la Central Trust, construire une ligne extrêmement coûteuse, étant donné la nature des terrains que le rail devrait traverser.

Très ému, le directeur alla trouver Helen, et lui donna connaissance de la lettre de M. Milner.

– Mon Dieu, fit-elle, mais ce serait épouvantable, il faut trouver une solution, et pourtant, ajouta-t-elle avec angoisse, je sens sous tout cela une manœuvre sourde, qui me prouve que nos ennemis n’ont pas désarmé.

– Et ils ne désarmeront pas. La seule chose qui pourrait nous sauver, ce serait de représenter le plan. Où est-il maintenant ?

– Je le retrouverai, je vous le jure, déclara Helen avec une énergie fébrile.

– Mais, ma pauvre petite, nous n’avons que trois jours devant nous, et la tâche n’est pas commode. J’ai partout fait rechercher ce Lefty qui vous a échappé après le cambriolage, et il reste introuvable. Quant à Spike qui était sous les verrous, ses complices ont trouvé moyen de le faire échapper.

– N’importe, dit Helen, ne désespérez pas encore. En trois jours, on fait bien des choses.

M. Hamilton quitta Helen sans ajouter un mot, car il ne voulait pas ruiner les dernières espérances de la jeune fille, mais il sortit du bureau, profondément accablé.

*

* *

Ce matin-là, Dixler était de belle humeur.

Il venait de recevoir de Slotter, son agent à Oceanside, une lettre lui apprenant que ses suggestions avaient été suivies à la lettre et qu’on avait mis M. Hamilton en demeure d’apporter le plan du général Holmes ou de voir dénoncé le bail de Clover.

– Décidément, murmura-t-il, en se versant un verre de cherry, je suis en pleine veine ; j’étais bien fou, l’autre jour, avec mes idées noires.

Tout en monologuant, il continuait d’ouvrir son courrier.

– Tiens, qu’est-ce que cela, fit-il, en tirant d’une grande enveloppe une photographie. Mais c’est moi-même. Ah ! j’y suis, les deux journalistes qui sont venus, l’autre matin, m’interviewer… Ils avaient voulu à toute force prendre un cliché de cet éminent M. Fritz Dixler. M’ont-ils assez rasé, d’autant plus que j’étais en plein travail… je bûchais même le plan de cet infortuné et toujours regretté général Holmes…

Ici, le misérable éclata de rire.

– Mais c’est que je suis très beau sur cette photo, continua-t-il, en regardant l’épreuve avec complaisance. Tiens ! une idée… je vais l’envoyer, avec une invitation, à cette petite Helen, qui est décidément bien gentille… Spike ! hé ! Spike !… voyons, il rôdait par là, tout à l’heure.

L’ignoble visage de l’ancien forçat parut, dans l’entrebâillement de la porte.

– Entre, vieux singe, tu vas me faire une commission. Spike pénétra dans le bureau.

En travers de la photographie, l’ingénieur écrivit :

Chère Miss Holmes, Faites-moi donc l’amitié de venir déjeuner avec moi, demain. Je vous ferai visiter Pole Creek. Sincèrement,

DIXLER.

L’ingénieur mit la photo sous enveloppe, écrivit l’adresse et tendit la lettre à Spike.

– Tu vas porter cela à miss Holmes et tu me donneras la réponse.

– Bien, monsieur.

Et Spike sortit, en contorsionnant son visage de la plus hideuse façon.

*

* *

Helen avait beaucoup réfléchi depuis son entrevue avec Hamilton. Des faits qui lui avaient, jusqu’à présent, échappé étaient revenus à sa mémoire. Elle aurait voulu causer avec Storm pour contrôler ses souvenirs, mais George était parti la veille et elle lui avait gaiement souhaité bon voyage, car c’était la première fois qu’il allait conduire le Central Pacific, de San Francisco à Omaha, et retour.

Une idée, surtout, obsédait la jeune fille.

Ce John Clay, ce surveillant des travaux, embauché par Hamilton, elle se rappelait maintenant où elle avait vu sa tête ignoble.

C’était au cours de l’agression dont elle avait été victime à Cedar Grove, durant la nuit tragique.

Elle n’avait vu qu’un instant les traits de l’un des deux bandits, mais ils étaient gravés dans sa mémoire.

John Clay, c’était Spike !

Et d’autre part, elle avait surpris plusieurs fois de mystérieuses conversations, à Last Chance ou sur les bords de la Garana, entre ce misérable et Dixler.

Tout cela commençait à se coordonner dans son esprit.

Elle s’expliquait, maintenant, cette répugnance ressentie pour l’Allemand. Tout s’enchaînait. Dixler était la tête, Spike était l’instrument. Maintenant elle voyait clair.

La jeune fille se rendit immédiatement chez M. Hamilton.

– Mon vieux Ham, dit-elle en entrant, il faut que vous partiez ce soir pour Oceanside.

– Mais qu’irais-je faire là-bas, ma pauvre petite.

– Vous m’attendrez.

– Vous avez découvert quelque chose ?

– Peut-être.

– Vous ne voulez rien me dire ?

– Non, parce que je ne sais rien.

M. Hamilton ouvrait des yeux immenses.

– Vous me croyez un peu toquée, fit Helen en riant, rassurez-vous, j’ai toute ma tête, et je crois être sur la bonne piste.

Le directeur, d’abord, se refusa à tenter cette suprême démarche qu’il appelait une inutile folie, mais Helen fit si bien qu’elle triompha de sa résistance.

Une heure après, M. Hamilton pénétrait dans le bureau, Spike, devant lui, portait sa valise.

– Vous le voyez, ma chère enfant, je vous obéis, je pars pour Oceanside.

– Vous verrez que vous n’aurez pas à le regretter.

– Le ciel vous entende !

– Il m’exaucera… Ah ! je suis contente, vieux Ham.

Helen sauta au cou du brave homme et l’embrassa tendrement. Un quart d’heure plus tard M. Hamilton était dans le train et l’orpheline qui l’avait accompagné jusqu’au wagon, lui criait :

– Bon voyage !… à demain…

En rentrant à son bureau, Helen réfléchissait. Comment fallait-il opérer ? Devait-elle confondre Spike et le forcer à avouer en le menaçant de le remettre entre les mains du shérif.

Elle en était là de ses réflexions, quand elle remarqua que quelqu’un marchait tout près, derrière elle.

Elle se retourna.

La jeune fille ne put s’empêcher de tressaillir en reconnaissant Spike :

– Que me voulez-vous M. Clay ? demanda-t-elle.

– Vous parler !…

– À moi !

– Oui, j’ai une commission pour vous.

– Montez jusqu’au bureau.

– Je vous suis, miss Holmes. Quand Helen fut derrière son guichet :

– Eh bien ! interrogea-t-elle.

– Voici ce qu’on m’a dit de vous remettre, dit Spike en tirant de sa poche la lettre de Dixler qu’il passa par l’ouverture.

Helen prit l’enveloppe et ferma violemment le guichet au nez de Spike.

Puis elle passa dans son bureau particulier et ouvrit la missive.

Elle eut un petit choc au cœur en voyant la photographie mais après avoir lu les quelques mots tracés en travers elle rougit d’indignation.

– L’insolent, murmura-t-elle.

Et d’un geste instinctif elle s’apprêtait à déchirer le portrait. Soudain une pensée l’arrêta.

Si elle allait à Pôle Creek pourtant… qui sait si elle n’apprendrait pas quelque chose… de nouveau, elle regardait la photographie…

– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela ?…

La poitrine haletante, les mains frémissantes, Helen courait à sa table et prenait une loupe…

– Là, là !… mais oui… sous le coude de Dixler, elle ne se trompait pas, elle n’était pas folle, on voyait déployé un coin du plan de son père, du plan volé… Ah ! elle le reconnaissait bien, elle l’avait étudié tant de fois avec le pauvre papa.

Donc, son instinct ne l’avait pas trompée ; c’était bien Dixler qui détenait le précieux document.

La providence semblait la guider par la main.

Il n’y avait plus à hésiter.

Elle cloua soigneusement la photographie au mur et passa dans le bureau commun.

Spike attendait toujours derrière le guichet.

Helen lui fit son plus gracieux sourire, auquel l’ancien cabot répondit par une épouvantable grimace.

– Vous pouvez dire à M. Dixler que j’accepte bien volontiers son invitation et que je serai à Pole Creek dans une demi-heure.

Spike ne bougeait pas.

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ? questionna l’orpheline.

– Parce que vous avez une admirable figure tragique.

– Oh ! je suis encore bien plus tragique que vous ne pouvez le croire.

Et Helen éclata de rire.

– Tous les dons, tous les dons, murmurait Spike, en s’en allant. Une figure pathétique quand elle veut, un sourire exquis quand il lui plaît… Ah ! si elle voulait suivre mes leçons !…

Quand il entra dans la maison de l’Allemand, Spike semblait radieux.

– Deux bonnes choses à vous annoncer, monsieur Dixler, miss Holmes va venir déjeuner, et le vieux est parti pour Oceanside.

CHAPITRE VI – Le saut dans l’abîme

Helen maintenant n’hésitait plus.

Sa décision était prise, elle suivait une volonté précise, elle mesurait toute la gravité de l’acte qu’elle allait accomplir. Mais elle ne tremblait pas.

Au moment où elle passait devant les bureaux, elle rencontra M. Fowler qui sortait.

– Vous m’excuserez cette après-midi, si je suis un peu en retard, lui dit-elle, M. Dixler m’a invité à déjeuner au camp de Pôle Creek.

– Allez, allez, miss Helen répondit aimablement l’agent principal, je suis bien content que vous preniez un peu de distraction. Ce n’est déjà pas si gai à Last Chance.

Il la salua et s’éloigna vers la cantine.

À présent Helen dépassait les dernières baraques du camp de la Central Trust ; devant elle, la prairie avec ses hautes herbes descendait jusqu’à la Garana. Le soleil était resplendissant, il promenait son globe doré sur un ciel sans nuage ; l’air était d’une limpidité et d’une transparence dont nous n’avons aucune idée en Europe.

Devant Helen, souriait parmi les graminées une route fleurie.

Un rideau de collines enserrait la petite rivière ; les pentes, couvertes de bruyères, semblaient semées de rubis. Elles étaient couronnées de sapins et de cistes aux couleurs sombres.

Un aigle décrivait de grands cercles dans le ciel. Des petits oiseaux invisibles chantaient doucement, des parfums légers et grisants s’émanaient des plantes et des fleurs. Helen se sentait l’âme légère.

Quand la jeune fille eût franchi sur une passerelle rudimentaire le cours paisible de la Garana, le camp de Pole Creek lui apparut avec ses baraques, ses machines, ses wagons bourrés de matériaux.

Elle s’arrêta une seconde contemplant la bruyante agglomération industrielle, puis avec un accent d’une intraduisible énergie :

– Go ahead ! murmura-t-elle.

Quand Dixler avait appris que Helen acceptait son invitation, il n’avait pu réprimer un mouvement de joie.

Sans bien savoir encore quelle ligne de conduite il adopterait avec Helen, l’Allemand ressentait une joie mauvaise en constatant que la jeune fille subissait son influence et acceptait son emprise.

Quant à savoir ce qu’il ferait plus tard, il laissait aux circonstances le soin de le guider.

L’ingénieur avait arrangé le plus proprement possible sa maison de bois, et il faisait disposer sur la table, par Platon, son nègre, un couvert presque élégant.

Il était donc occupé à placer les verres, quand une voix gaie l’interrompit dans sa besogne.

– Dépêchez-vous, je meurs de faim. Il se retourna.

Le gracieux visage de Helen était encadré dans la fenêtre et lui souriait.

Dixler courut à la grille qu’il ouvrit, fit entrer la jeune fille, la débarrassa de sa toque et de sa jaquette et la remercia chaleureusement d’avoir bien voulu accepter son invitation.

Tout en répondant gaiement, Helen observait tous les objets qui l’entouraient. Elle sentait, elle était sûre que le plan était là…, mais dans quelle cachette ?

Le repas commençait…

Platon venait d’apporter la traditionnelle soupe aux huîtres, suivie du rôti de porc aux haricots.

Dixler était galant : il ne tarissait pas de compliments, et Helen lui répondait en riant, un peu fébrile peut-être.

– Ma parole, dit l’Allemand qui se rapprochait de la jeune fille et dont les yeux avaient d’étranges lueurs, il m’aurait bien étonné celui qui, il y a seulement trois mois, m’aurait prédit que j’aurais le plaisir de déjeuner en tête à tête dans ma maison de bois avec la délicieuse miss Holmes.

Helen, à cette allusion aux terribles événements qui avaient bouleversé sa vie, s’assombrit brusquement et resta silencieuse.

Dixler s’aperçut bien vite de la nouvelle attitude de sa compagne.

Il s’excusa avec une lourdeur d’Allemand, et de la sorte ne fit qu’augmenter le malaise de Helen.

Il dit enfin, pensant tout arranger :

– Évidemment, chère Helen, vous avez passé déjà des moments bien pénibles, mais, à votre âge, vous n’êtes encore qu’au début de la vie et l’avenir, sans doute, vous réserve de belles revanches.

Comme Helen restait muette, il ajouta :

– Tenez, si vous le voulez bien, nous allons boire à votre santé. J’ai dans mon coffre quelques vieilles bouteilles de cherry, qui n’auront jamais plus belle occasion de se déboucher.

Sans attendre la réponse de la jeune fille, Dixler se leva et alla ouvrir le grand coffre de chêne qui lui tenait à la fois de malle et d’armoire.

Machinalement Helen suivait des yeux tous les mouvements de Dixler…

Tout à coup, elle étouffa un cri…

Là… là… parmi des couvertures, du linge, des armes, des verres, des bouteilles, il y avait un rouleau de papier qu’elle connaissait bien et dont une feuille déroulée laissait voir l’inscription.

Devant elle… à quelques mètres d’elle… le plan volé était là !

Maintenant, il s’agissait de jouer serré.

Dixler avait refermé le coffre et revenait souriant une bouteille de cherry à la main.

L’Allemand débouchait le flacon, remplissait les verres, et élevant le sien il dit avant de boire :

– À votre avenir, Helen, à vos amours !

– Voilà deux choses que je ne connais pas plus l’une que l’autre, répondit en riant la fille du général, dont la pensée revenait sans cesse à ces précieux papiers qui n’étaient séparés d’elle que par si peu de chose.

– Vous ne pensez cependant pas rester vieille fille, reprit l’ingénieur. Vous vous marierez un jour.

– C’est bien mon intention.

– Helen, chère Helen, dit Dixler que le vin capiteux et dont il usait largement commençait à rendre tendre, pourquoi ne pas comprendre que je vous aime de tout mon cœur et depuis si longtemps.

L’orpheline le regarda avec un tel mépris que l’Allemand ne put retenir un geste de rage.

– Je suis bien fou, reprit-il, de chercher à m’installer dans une place qui est déjà prise…

– Que voulez-vous dire ?

– Je m’entends.

Helen sentit que la conversation devenait dangereuse et qu’on allait à une querelle, qui, dans la circonstance, ne pouvait que manquer à ses projets. Elle reprit donc son plus gracieux sourire et dit en se penchant sur Dixler :

– Nous n’allons pas nous disputer, je pense. Au lieu de dire des bêtises vous feriez bien mieux de m’offrir ces belles poires et ces magnifiques ananas que je vois là-bas.

Dixler se levait déjà. Helen le retint.

– Vous ne connaissez rien au service, dit-elle toujours gaiement. Nous mangerons le dessert quand la table sera nette. Mais ce soin me regarde. Ne bougez pas et laissez-moi faire.

Gracieuse et légère, Helen emportait les plats, les assiettes, et les déposait sur le bureau. Dixler, la tête dans ses mains, songeait.

Helen crut le moment propice.

Elle se pencha rapidement, ouvrit le coffre sans bruit et étendit la main vers le rouleau convoité.

– Non, certes !

Mais Dixler était déjà sur elle.

– Ah ! fille maudite, hurlait-il, c’est pour ça que tu étais venue ici ! Une lutte atroce s’engagea.

L’Allemand brutal et féroce avait empoigné Helen à pleins bras et cherchait à l’arracher du coffre et à la terrasser, mais la jeune fille souple et sportive, opposait à l’ingénieur une résistance inattendue.

Pourtant elle se sentait faiblir.

Une minute, quelques secondes encore, et Dixler allait être vainqueur… le plan perdu pour jamais.

– Non, non, cela ne serait pas… cela ne pourrait pas être.

Un instant, d’un effort désespéré, elle put se dégager. Saisissant alors une des bouteilles étendues au fond d’un coffre elle la brandit et l’asséna sur le crâne de Dixler, qui, avec un cri sourd, s’affaissa comme une masse.

Une seconde, Helen, en face de son acte, demeura immobile et tremblante, mais brusquement la vision de son père étendu sans vie passa devant ses yeux et tout son trouble s’évanouit.

Elle franchit le grand corps de l’Allemand, revint au coffre, saisit les documents, ouvrit la porte sans bruit et se trouva dehors.

Nul ne fit attention à elle.

Autour du feu, les ouvriers des chantiers faisaient griller des tranches de chevreau ou de mouton et n’étaient occupés que de leur repas.

Helen ne mit pas dix minutes à franchir la distance qui séparait Pole Creek de Last Chance. Elle rentra précipitamment dans le bureau et s’installa à la table du télégraphe.

Elle était seule.

Tous les employés étaient encore à déjeuner.

Vite, elle passa la dépêche suivante :

Hamilton, Oceanside.

J’ai le plan, arriverai le plus rapidement possible.

HELEN.

*

* *

Quand Dixler revint à lui, il resta quelques secondes comme hébété, cherchant à rassembler ses idées. Enfin, la mémoire lui revint. Avec un cri de rage, il se mit debout.

Après un coup d’œil au coffre ouvert, il dit en serrant les poings : – J’ai été joué comme un enfant, mais si Helen croit que je la laisserai tranquillement en possession des papiers, c’est qu’elle ne me connaît pas.

Il essuya le sang qui lui souillait le visage, avala un grand verre d’eau et partit en courant.

Helen commençait à écrire un mot à M. Fowler, pour le prier d’excuser son absence, quand, par la fenêtre ouverte, elle aperçut Dixler.

Elle se précipita sur la porte, et ferma le verrou.

Il était temps.

Elle entendait gronder la voix de l’Allemand derrière les planches.

– Rendez-moi le plan, Helen, et je vous jure que je ne vous ferai pas de mal, mais si vous voulez lutter avec moi, gare à vous.

Et la pression de l’épaule pesante de l’ingénieur faisait déjà craquer les joints du vantail.

L’orpheline comprit que, dans une minute, elle serait à la merci de l’Allemand.

Elle saisit le plan qu’elle avait laissé sur la table et se lança dans l’escalier conduisant aux bureaux des dessinateurs.

Derrière elle, elle entendit la porte qui s’effondrait. C’était Dixler qui d’une ruée violente avait tout fait sauter.

En courant, Helen traversa le bureau, descendit l’autre escalier qui donnait sur le garage des autos, et s’élança hors de la baraque.

Au moment de franchir la voie en construction, elle se retourna.

Dixler était derrière elle.

En fuyant, Helen avait d’abord eu l’idée de se réfugier à la cantine où elle aurait certainement trouvé des défenseurs, mais dans son trouble, elle s’était trompée de route !

Elle courait maintenant dans la direction de la mer.

Quand la jeune fille s’aperçut de sa méprise, il était trop tard. Bientôt elle atteignait les rives de la falaise. À cent pieds au-dessous d’elle les vagues venaient se briser, écumantes sur les récifs.

– Ah ! je te tiens, maudite voleuse, s’écria Dixler, qui maintenant ne courait plus.

– Pas encore ! répondit intrépidement Helen.

Elle n’avait pourtant qu’un geste à faire : jeter le plan aux pieds de Dixler et elle était sauvée. Mais sa vaillance était sans limite ; un cœur d’homme battait dans cette poitrine d’enfant.

Sans frémir, elle abaissa ses regards au-dessous d’elle.

En se précipitant de la falaise, elle avait soixante quinze chances sur cent de se tuer.

Pourtant elle n’hésita pas.

Rendre le plan… jamais.

– Voyons, disait Dixler, à trois pas d’elle, maintenant, ne vous obstinez pas, maudite fille. Rendez-moi ce que vous m’avez pris.

Déjà il allongeait les bras et la touchait presque… Helen le repoussa si rudement qu’il chancela, fit une courte prière et sauta dans l’abîme.

L’Allemand se redressa avec un blasphème et courut à l’endroit où la jeune fille venait de se précipiter.

Il ne vit rien que la mer et le ciel.

Par un bonheur incroyable, la jeune fille avait plongé entre deux rocs aigus et s’était tirée de son effroyable chute sans une égratignure.

– Je te retrouverai, fit Dixler, blême de fureur et en tendant le poing vers la mer. Pour le moment, le plus pressé est d’arriver le plus vite possible à Oceanside pour ruiner les projets de cette vieille bête de Hamilton.

*

* *

Le Bragdon était un grand vapeur qui faisait le service de la baie.

Du bord on avait vu le saut terrible de la jeune fille et le commandant avait immédiatement changé sa route pour aller au secours de la personne qu’on voyait distinctement maintenant lutter contre les flots.

Dix minutes plus tard, une embarcation du vapeur recueillait Helen qui suppliait qu’on la débarquât sur la côte.

Le lieutenant qui commandait la chaloupe se rendit à ses désirs, et vint aborder à un petit promontoire que surmontait une ancienne cahute de pêcheur.

Après avoir chaudement remercié son sauveur, Helen tira le plan de son corsage et, pour le faire sécher, l’étendit au soleil sur la toile de la tente.

TROISIÈME ÉPISODE – La bataille sur les chantiers

CHAPITRE PREMIER – À coups de sifflet

Helen Holmes était en possession du plan du tunnel des montagnes du Diable, et elle était en sûreté dans un canot automobile qui la déposerait à Oceanside, bien avant midi, l’heure fixée par les actionnaires de la Central Trust, comme dernier délai pour le dépôt du plan.

La jeune fille ressentait une indicible satisfaction, et elle avait oublié toutes ses fatigues, tous les dangers qu’elle avait courus.

Tout en tenant la barre du canot qui filait à toute vitesse le long des falaises escarpées qui avoisinent le nord d’Oceanside, elle s’abandonnait à l’ivresse du triomphe. Dixler, une fois encore, avait eu le dessous dans la lutte ; la société de la Central Trust réorganisée sur une base plus solide, avec de nouveaux capitaux, allait terminer l’immense réseau de ses voies de fer et Dixler et ses complices définitivement matés n’auraient plus qu’à rétrocéder à leurs adversaires victorieux les quelques lignes qu’ils avaient déjà construites.

Quant au plan qui avait été considérablement détérioré par l’eau de mer, Helen l’avait étalé avec précaution sur la bâche de grosse toile qui recouvrait le toit de la cabine, pour qu’il séchât au soleil.

Mais après s’être abandonnée pendant quelque temps à l’exaltation du succès, Helen réfléchit et sa gracieuse physionomie refléta les inquiétudes qui, maintenant, l’assaillaient en foule.

Elle connaissait assez Fritz Dixler pour savoir que l’Allemand ne lâcherait pas si facilement la partie.

– Évidemment, se dit-elle, il est déjà dans une auto, ou dans un train pour tâcher d’arriver à Oceanside avant moi. Il va me susciter toutes sortes de difficultés, tâcher de me reprendre ce plan que j’ai eu tant de mal à conquérir… Il n’y a qu’un train pour Oceanside, où il arrive vers onze heures trente ; ce train, il a certainement dû le prendre.

En cela, Helen voyait juste.

Dixler, plein de rage lorsqu’il s’était vu dépouiller du précieux document, avait immédiatement sauté dans une auto et, filant en quatrième vitesse, il était arrivé à la station la plus proche, une minute à peine avant l’arrivée du train pour Oceanside et il y avait pris place.

Installé dans un pullman-car le bandit reprenait conscience, grâce au train, il arriverait avec une avance d’une bonne demi-heure sur sa rivale et une demi-heure, c’était plus qu’il n’en fallait pour mettre à exécution le projet qu’il avait combiné.

Helen avait l’intuition de ce qui se passerait, et, comme pour donner un aiguillon à ses craintes, elle aperçut bientôt, dévalant les pentes de la falaise, disparaissant entre les collines pour reparaître un peu plus loin, le train d’Oceanside avec sa locomotive géante aux bielles trapues, que couronnait un panache de fumée noire.

– Le train a une demi-heure d’avance sur moi, s’écria-t-elle avec dépit et certainement Dixler est là.

La voie du chemin de fer côtoie le rivage en cet endroit, et de son embarcation elle pouvait compter les wagons, elle en distinguait les ferrures luisantes et les petites fenêtres arrondies.

– Dixler peut très bien me voir, songea-t-elle, et Dieu sait de quels sinistres projets est capable ce bandit assoiffé de vengeance et furieux d’avoir été vaincu !

Mais tout à coup la jeune fille se redressa, le visage rayonnant. Elle venait de se souvenir que c’était précisément ce jour-là que George Storm prenait son service pour la première fois en qualité de mécanicien sur la ligne d’Oceanside.

C’était George, sans nul doute, qui conduisait le train, et George était au courant de tout, c’était lui qui, la veille, avait piloté le canot automobile jusqu’au pied de la falaise où Helen l’avait trouvé.

Mais, comment prévenir le mécanicien ?

Helen, dans une seconde d’inspiration, crut en avoir trouvé le moyen. Habituée à la manipulation des appareils télégraphiques dans les gares de la Central Trust, elle savait par cœur l’alphabet morse, où chaque lettre est représentée par une combinaison de la ligne et du point.

La jeune fille avait quitté pour un instant la barre et manœuvrait fébrilement le sifflet d’alarme du canot, dont les vibrations très aiguës s’entendaient à plusieurs milles. Un son prolongé remplacerait la ligne, un son bref le point, et Storm entendrait et comprendrait certainement.

Toute tremblante à la pensée que son initiative pourrait ne pas réussir, Helen composa d’abord – à coups de sifflet, les mots George Storm. Elle avait choisi le moment où le train et le canot couraient presque parallèlement l’un à l’autre.

Au bout d’une minute d’une attente pleine d’angoisse, elle eut la satisfaction d’entendre le puissant sifflet de la locomotive lui répondre, à l’aide du même alphabet : Compris Parlez.

Elle en éprouva une joie délirante.

– George est là et m’entend, s’écria-t-elle, nous sommes sauvés ! Et elle se hâta de lancer le télégramme suivant :

Dixler à bord de votre train, ralentissez afin que je puisse arriver à Oceanside la première.

Quelques minutes après, Helen eut la satisfaction de voir le long convoi diminuer de vitesse, puis s’arrêter tout à fait.

– Allons, fit-elle joyeusement, Dixler va être battu encore cette fois-ci !

Pendant ce temps, le canot automobile fendait les vagues et déjà les hautes murailles des docks et des entrepôts d’Oceanside et les mâtures élancées des grands voiliers, à l’ancre dans la rade, se devinaient à l’horizon.

Helen avait gagné la partie.

Ce n’était pas sans un certain orgueil professionnel que le mécanicien George Storm avait pris place, pour la première fois, sur la puissante locomotive du rapide d’Oceanside. Tant qu’il avait été au service de la Central Trust, jusqu’à la mort du général Holmes, il n’avait conduit que des convois chargés de ballast, de charbon ou de minerai, et maintenant c’était un vrai train de voyageurs, sur une ligne toute neuve, aboutissant à une grande et populeuse cité, avec une locomotive qui faisait aisément 120 kilomètres à l’heure. Aussi mettait-il une sorte de coquetterie à déployer toutes les ressources de son habileté professionnelle.

L’œil fixé sur le manomètre, la main sur la manette du régulateur, il veillait à ce que le niveau de l’eau ne baissât jamais dans la chaudière, et il s’assurait fréquemment du bon fonctionnement de la soupape de sûreté et du frein automatique.

Entre-temps, George contemplait avec émerveillement le grandiose paysage des rochers abrupts, des forêts et des collines, au pied desquelles venaient mourir les vagues de l’Océan. C’est alors que son regard exercé avait reconnu, filant entre les lames, la petite embarcation de Helen, et son cœur avait battu plus vite à la pensée de celle qu’il aimait d’un amour sans espoir, et pour laquelle il eût, sans hésitation, sacrifié sa vie.

Il était perdu dans sa rêverie, quand les coups de sifflet étaient parvenus à ses oreilles. Lui aussi, comme la plupart des gens de sa profession, savait par cœur l’alphabet Morse, et souvent il s’était servi de ce moyen pour communiquer de loin avec la jeune fille.

Helen a besoin de moi, s’écria-t-il. Voyons ce qu’elle désire.

Et arrachant une feuille de papier blanc de son carnet.

– William, dit-il au chauffeur, prends un crayon, et note les lettres que je te dirai, une à une et très doucement.

– Bien, monsieur George, mais pour quoi faire ?

– Ne t’occupe pas de cela.

Le message une fois reçu, le mécanicien n’avait pas hésité. Il avait légèrement laissé tomber les feux et fermé à demi le tube d’adduction de la vapeur.

Au bout de cinq minutes, le train ne marchait plus qu’à soixante kilomètres à l’heure, puis la vitesse diminua graduellement et finalement le train stoppa, dans un endroit complètement désert, en pleine campagne.

Les voyageurs, mécontents, étaient descendus des wagons. Dixler surtout, était furieux.

– On n’a pas idée de cela, hurla-t-il ; à quelle heure arriverons-nous à Oceanside ?

– Je n’en sais rien, monsieur, dit le chauffeur, que tout ce qui précède avait fortement intrigué, mais je crois qu’il y a une avarie aux tiroirs ; M. Storm est en train de les examiner.

– George Storm est ici, s’écria Dixler, alors je m’explique l’avarie. Je rencontrerai donc toujours ce misérable sur mon chemin !

George qui faisait mine d’arranger un des tiroirs, se releva, le visage empourpré de colère. Les deux hommes se trouvèrent face à face, au milieu d’un cercle formé par les voyageurs et les employés du train.

– Il n’y avait aucune raison valable d’arrêter, déclara Dixler d’un ton rogue et je vais demander au directeur de la compagnie, une sanction sévère contre le mécanicien et le chauffeur.

– C’est que, dit ce dernier pour se justifier, M. Storm a reçu un message.

– Quel message ?

Le chauffeur tira de sa poche le papier sur lequel se trouvait le télégramme de Helen et le présenta à Dixler.

Dixler blêmit de rage en constatant qu’une fois de plus Helen avait trouvé moyen d’entraver ses projets.

À ce moment, il n’était plus maître de lui. La pensée de voir s’écrouler de nouveau ses projets le transportait de fureur.

Il se rua sur George Storm et le saisit à la gorge. Mais le mécanicien, d’une stature athlétique, était de taille à se défendre et l’Allemand « encaissa » quelques directs vigoureusement appliqués.

Enfin, on les sépara.

Mais à la demande de Dixler, le chef de train ordonna à George de quitter la locomotive. On n’était plus qu’à quelques milles d’Oceanside et le chauffeur, stimulé d’ailleurs par la promesse d’une forte gratification, se faisait fort d’atteindre la gare à l’heure fixée par les horaires.

La locomotive bourrée de charbon reprit sa course folle à travers les ravins et les vallons.

Dixler triomphait à son tour.

CHAPITRE II – Policeman intervient

Les actionnaires de la Central Trust étaient réunis dans un des salons du Terminus Hôtel d’Oceanside, situé à proximité du port, et depuis près de deux heures ils discutaient âprement sur la nouvelle direction à imprimer à l’entreprise, maintenant qu’ils allaient de nouveau se trouver en possession du plan du tunnel des montagnes du Diable, ainsi que l’avait annoncé le télégramme de Helen.

L’ingénieur Hamilton, animé par le succès, avait parlé avec une véritable éloquence.

– Gentlemen, avait-il dit, la Central Trust triomphe à présent, sans jeux de mots, sur toute la ligne. Les sacrifices d’argent que je vous demande sont minimes par comparaison avec les énormes dividendes que vous êtes appelés à toucher, dans un avenir très proche, le percement des Devil’s Mounts nous rend maîtres du trafic de plusieurs milliers de milles carrés de territoire riche en mines de toute sorte.

Il y eut un murmure d’approbation. Hamilton continua au milieu d’un profond silence.

– Vous connaissez aussi bien que moi la situation. Privé du plan qu’il nous avait volé, Dixler est incapable de soutenir la lutte. Il nous cédera à bon compte les quelques tronçons de voie ferrée déjà construits par la Colorado Coast, et la voie parallèle commencée par nos adversaires pour nous concurrencer nous permettra de doubler notre trafic. Je crois, gentlemen, qu’après un pareil succès nous devrons quelque reconnaissance à miss Helen Holmes.

– C’est entendu, s’écrièrent plusieurs actionnaires, la part d’actions que miss Holmes a héritées de son père sera augmentée ! Hurrah ! pour miss Helen, l’Héroïne du Colorado.

Mais, un personnage à la voix aigrelette, à la face chafouine, s’était avancé au milieu du salon et demandait la parole.

Walter Rogsorm, un homme d’affaires de réputation assez louche, était de notoriété publique le porte-parole, l’homme de paille de Dixler. Son intervention ne surprit personne.

– Gentlemen, commença-t-il, notre éminent collègue, M. Hamilton parle d’or. Ses promesses sont alléchantes et il vient de nous faire entrevoir de merveilleux résultats.

« Je serais charmé qu’il ait dit vrai, mais nous ne pouvons pas, sur la lecture d’un simple télégramme, prendre une décision sérieuse. Je constate, moi, un fait brutal. Il est près de midi, miss Helen n’est pas arrivée, et nous ne sommes pas en possession du plan. Hamilton tira son chronomètre.

– Il est midi moins le quart, dit-il.

– Soit, c’est entendu. Mais il est bien compris aussi qu’une fois midi sonné, nous sommes en droit de traiter avec la Colorado Coast Company. C’est tout ce que je voulais vous faire remarquer.

Les paroles de Ragsorm avaient jeté un froid dans le groupe des actionnaires. Maintenant ils se regardaient inquiets et nerveux, et chaque minute de ce quart d’heure, qui devait être décisif, leur paraissait longue comme un siècle.

À ce moment même, le rapide d’Oceanside entrait dans le hall de la gare, il était exactement onze heures quarante-cinq.

George Storm, navré du peu de succès qu’avait eu son intervention, aurait bien voulu suivre Dixler, mais il en fut empêché par les employés du train qui, d’urgence et presque de force, le conduisirent au bureau du directeur de la traction, aussitôt mis au courant du retard volontairement causé par le mécanicien.

– Monsieur Storm, dit froidement le directeur, quelle que soit votre habileté technique, nous ne pouvons conserver à notre service des agents qui mettent le matériel de la compagnie au service d’intérêts particuliers. Qu’avez-vous à répondre ?

– Rien, murmura George.

– Votre manière d’agir m’étonne, fit le directeur qui s’attendait à une explication, j’avais pourtant sur vous des renseignements excellents. Tant pis, je le regrette pour vous, mais à partir d’aujourd’hui vous n’appartenez plus à la compagnie. Je suis obligé de vous révoquer, vous pourrez passer à la caisse quand il vous plaira.

Le mécanicien se retira sans mot dire. Il comprenait qu’aux yeux de tous il était dans son tort, et que le directeur n’avait pas pu parler autrement qu’il venait de le faire. Mais pour Helen, il eut subi bien d’autres affronts que celui qu’il venait d’essuyer.

Il alla toucher le peu d’argent qui lui était dû, et se dirigea mélancoliquement du côté du Terminus Hôtel où il savait retrouver Hamilton et miss Holmes. Il se flattait de l’espoir que son dévouement n’avait pas été inutile et que la jeune fille était arrivée à temps.

Pendant que se déroulaient ces événements, Helen toute joyeuse, pilotait son canot automobile vers l’entrée du port et, louvoyant habilement entre les steamers, les voiliers et les embarcations de toute sorte, ancrées dans les bassins, elle arrivait à quai. Et prenant à peine le temps d’ancrer son canot, elle sautait dans un taxi-auto en jetant au chauffeur l’adresse du Terminus Hôtel.

Elle tenait sous son bras le précieux plan, maintenant parfaitement sec et qu’elle avait roulé avec soin.

Malheureusement – le train étant arrivé exactement à l’heure prévue – Dixler avait sur elle quelques minutes d’avance.

Le bandit était, lui aussi, monté en taxi en descendant du pullman-car, mais en sortant de la gare il avait réquisitionné un policeman, et l’avait prié de prendre place à côté de lui dans l’auto.

Quand miss Helen, rayonnante de joie, arriva devant l’hôtel, Dixler et le policeman qui l’accompagnait lui barrèrent le passage.

– Voici ma voleuse ! s’écria Dixler, en désignant la jeune fille à son acolyte. Elle a pris dans mon bureau des papiers de grande valeur, entre autres ce plan, qu’elle porte sous le bras, et que je reconnais parfaitement.

– C’est une odieuse calomnie !

« C’est lui, Dixler, le voleur ! Laissez-moi passer. Le policeman l’avait rudement empoignée.

– Vous ne passerez pas sans avoir fourni des explications, déclara-t-il.

Puis, se tournant vers Dixler :

– Et vous, monsieur, faites la preuve de ce que vous avancez ?

– C’est facile, dit le bandit avec un sarcastique sourire. Donnez-vous la peine de regarder ce plan. Il est revêtu de mon cachet, il porte mon nom et l’adresse de ma maison : Dixler Colorado Coast Company.

Miss Helen ne savait que répondre.

– Vous voyez, fit le policeman, que monsieur ici présent a raison, vous êtes une voleuse et je vais vous conduire au Police Office.

– Non, dit ironiquement Dixler qui avait tranquillement roulé le plan et l’avait mis sous son bras. C’est inutile. Je suis content d’être rentré en possession de mon bien. Je n’en demande pas davantage. Relâchez cette jeune fille. Je ne porte pas plainte contre elle. Qu’elle aille se faire pendre ailleurs.

– Comme il vous plaira, murmura le policeman qui ne comprenait rien à une pareille aventure. Du moment que vous ne portez pas plainte…

Miss Helen, abasourdie, consternée, était encore à la même place, à la porte de l’hôtel, que Dixler et le policeman avaient disparu.

Ce fut la mort dans l’âme que la jeune fille, faisant appel à toute son énergie, se décida à pénétrer dans l’hôtel et à monter jusqu’au salon où l’attendaient les actionnaires de la Central Trust.

Quand elle franchit le seuil, de joyeuses acclamations l’accueillirent.

– Bravo, miss, vous êtes exacte ! Le plan, donnez-moi vite le plan !

– Ce que vous avez fait est admirable.

Mais voyant la mine consternée de la jeune fille, les physionomies s’allongèrent et ce fut au milieu d’un silence glacial qu’on entendit s’élever la voix de Ragsorm, l’agent d’affaires.

– Miss Helen, dit-il, nous devinons aisément que vous n’êtes pas en possession du plan que votre télégramme nous annonçait. Nous attendons vos explications.

– On vient de me le reprendre. Dixler m’a fait arrêter par un policeman…

Il y eut un sourire d’incrédulité sur tous les visages.

– Je vais vous expliquer… Le plan, je l’avais il y a cinq minutes.

– Je crois plutôt, dit insolemment Ragsorm qui triomphait, que miss Helen a voulu gagner du temps et se moquer de nous.

– Je vous défends de parler sur ce ton à miss Helen, s’écria Hamilton, en serrant les poings.

– Comme il vous plaira. Mais nous sommes ici en présence d’un fait brutal. Miss Helen devait nous apporter, avant midi, le plan du tunnel des montagnes du Diable. Pour une raison ou pour une autre, elle n’a pas pu le faire. Donc, nous reprenons notre liberté d’action.

– Parfaitement ! hurlèrent en chœur les actionnaires.

– Par conséquent, pas de plan, pas d’argent. Nous ne pouvons aventurer des capitaux dans une entreprise fatalement vouée à l’insuccès, puisque nous sommes privés de notre principal moyen d’action.

– Gentlemen, dit Helen, qui avait recouvré tout son sang-froid. Agissez comme il vous plaira. J’ai fait l’impossible pour vous donner satisfaction. J’ai malheureusement échoué, mais si vous m’accordiez un délai…

– Oui, approuva Hamilton, quelques jours seulement…

– Non, déclara nettement Ragsorm, qui se sentait soutenu par tous les autres, il n’y a pas de délai possible. Il y a assez longtemps qu’on tire les choses en longueur et qu’on se moque de nous.

– Pas le moindre délai, firent les autres actionnaires d’une même voix. Nous avons attendu assez longtemps !

Ragsorm avait tiré sa montre.

– Gentlemen, expliqua-t-il, je suis obligé de vous quitter pour prendre le train qui part d’Oceanside à midi trente-cinq, mais je suppose que maintenant la chose est décidée. Personne de vous n’avancera un seul dollar à M. Hamilton pour l’établissement de sa ligne.

– Pas un seul dollar !

– Alors, j’y compte.

– C’est entendu, et, de plus, nous allons nous mettre en rapport avec M. Dixler qui, somme toute, s’est montré le plus fort et le plus intelligent dans toute cette affaire.

– Et qui est en possession du plan, ne l’oublions pas. Je pense le voir aujourd’hui même et je vous tiendrai au courant.

– C’est cela. Au revoir, M. Ragsorm.

L’agent d’affaires serra les mains qu’on lui tendait à la ronde, salua froidement miss Helen et l’ingénieur Hamilton et partit.

Un peu plus tard, il rejoignait Dixler à la gare d’Oceanside et le mettait au courant de l’heureuse issue de l’assemblée des actionnaires.

Les deux complices montèrent ensemble dans le train qui devait les ramener aux chantiers en se félicitant mutuellement de leur triomphe inespéré.

– Alors, fit Dixler, vous êtes bien sûr que les actionnaires ne feront pas la moindre avance ?

– Pas la moindre.

– J’en suis d’autant plus charmé que Hamilton, je le sais, a fait une grosse commande de traverses, qu’il sera incapable de payer. Il va être obligé d’interrompre les travaux sur son chantier. Cette fois, je crois que nous avons gagné la partie.

CHAPITRE III – Une revanche

Après le départ de Ragsorm, miss Helen Holmes et l’ingénieur Hamilton quittèrent à leur tour l’assemblée des actionnaires où ils savaient leur cause définitivement perdue.

Helen avait la mort dans l’âme et Hamilton était tout aussi découragé, pourtant il essaya de réconforter la jeune fille.

– Ce n’est pas votre faute si vous avez échoué, lui dit-il, vous avez accompli des prodiges, mais nous continuerons la lutte, il ne sera pas dit que Dixler l’emportera.

– Nous avons affaire à un ennemi sans scrupules et diaboliquement rusé, murmura tristement la jeune fille. Mais je suivrai vos conseils en toute chose.

Ils cheminèrent quelque temps silencieusement le long des quais. C’est alors qu’ils aperçurent George Storm qui, non moins mélancolique, les attendait près de l’endroit où avait été amarré le canot-automobile.

– Vous savez, dit le mécanicien en les abordant, qu’ils m’ont honteusement congédié à cause du retard.

– Et c’est de ma faute, murmura miss Helen, en remerciant d’un regard affectueux le dévoué compagnon de son enfance.

– Tout cela ne serait rien, si nous n’avions pas perdu le plan, ajouta Hamilton.

– Le plan est perdu ?

– Oui, ou pour être plus exact, Dixler l’a volé de nouveau à miss Helen.

Et l’ingénieur mit George Storm au courant du vol suivi du refus des actionnaires de faire la moindre avance de fonds à la Central Trust.

– Que faisons-nous maintenant, demanda Helen qui paraissait très déprimée.

– Nous allons regagner les chantiers de la gare du Signal, répondit Hamilton, et George nous accompagnera. Comme le train de midi trente-cinq est parti depuis longtemps, le mieux est de nous servir du canot-automobile.

– Soit, dit George, je prendrai la barre.

Tous trois s’installèrent dans l’embarcation et démarrèrent.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient sortis de la rade, encombrée de steamers de toutes nationalités, et longeaient les hautes falaises du rivage. Tous trois demeurèrent silencieux et mornes, lorsque tout à coup miss Helen jeta un cri.

– Mais non, bégayait-elle en proie à une vive émotion, ce serait trop de chance. Mais si, c’est bien vrai ! Mais regardez donc, George, Hamilton, nous sommes sauvés.

Et elle montrait, sur la toile blanche de la bâche qui recouvrait sa chambre du canot, un enchevêtrement compliqué de lignes bleues, rouges et noires.

– Qu’y a-t-il donc, demanda Hamilton prêt à se demander si sous le coup de tant de violentes émotions la raison de la jeune fille ne s’était pas égarée.

– Vous ne comprenez donc pas ? fit-elle avec impatience, quand je me suis jetée à la mer, le plan a été complètement imbibé par l’eau salée. Une fois à bord du canot, mon premier soin a été d’étendre le plan bien à plat sur la toile pour le faire sécher.

– Je comprends, fit George, le plan s’est décalqué !

– Et avec une netteté surprenante, rien n’y manque !

– C’est une chance inouïe, extraordinaire ! balbutiait Hamilton stupéfait.

Et dans sa joie il embrassait Helen, il pleurait et riait aux éclats, il ne se connaissait plus.

En un clin d’œil la toile fut coupée tout autour du plan, si miraculeusement retrouvé.

– Et maintenant, dit Helen qui avait recouvré tout son sang-froid, il faut retourner en toute hâte à Oceanside.

– Pour quoi faire ? demande George.

– Il y a une demi-heure à peine que nous sommes en route. Nous avons les plus grandes chances de retrouver les actionnaires encore en séance.

– Vous croyez qu’ils ne sont pas partis ?

– Mais non, ils doivent être en train, à l’heure actuelle, de discuter les moyens de céder à Dixler leurs liasses d’actions de la Central Trust, au meilleur compte possible.

George Storm s’était empressé de virer de bord ; le canot filait comme une flèche à la crête des lames, et moins d’un quart d’heure après venait s’amarrer au quai du grand bassin, presque en face du Terminus Hôtel.

Miss Helen ne s’était pas trompée.

Quand, suivie de Hamilton, elle pénétra en coup de vent dans le salon, les actionnaires étaient encore là. Ils manifestèrent quelque surprise en voyant revenir la jeune fille.

– Vous n’avez pas ajouté foi à mon récit, leur dit-elle, vous avez cru que je me moquais de vous. Mais tenez le voici, le plan du tunnel des Devil’s Mounts ou plutôt son décalque.

Et au milieu de l’attention générale, elle raconta comment le plan mouillé avait pu se reproduire sur la toile blanche de la bâche.

Les actionnaires exultaient. Ils venaient précisément de reconnaître qu’ils étaient à la merci de Dixler, et la possession du plan allait leur rendre toute leur supériorité.

– Miss Helen, dit l’un d’eux, permettez-moi de vous adresser toutes nos félicitations. Vous êtes aussi ingénieuse que vous êtes brave. Une fois de plus, vous venez de sauver la situation.

– J’espère, gentlemen, déclara alors l’ingénieur, que dans ces conditions, rien ne s’oppose plus à ce que vous teniez vos promesses. Je vous avais demandé de m’ouvrir un certain crédit.

– Accordé ! accordé ! firent ensemble plusieurs voix.

– Tout le crédit dont vous aurez besoin !

– Désormais, nous sommes avec vous et nous marchons à fond !

– Vous n’aurez pas à vous en repentir, dit l’ingénieur avec calme, maintenant je réponds du succès. Vous devez vous en rendre compte en réfléchissant un instant. Entre les mains d’un homme comme Dixler, vos capitaux étaient étrangement aventurés. Vous étiez vaincus d’avance dans la lutte.

Tous connaissaient la haute probité de l’ingénieur. Pas un d’eux ne souleva une objection, puis Ragsorm, l’agent de Dixler n’était plus là pour brouiller les cartes.

Au bout d’une courte discussion à laquelle miss Helen elle-même prit part, un chèque se montant à une somme considérable fut remis à Hamilton à titre de première avance.

Il comptait se servir de cet argent pour acquitter le prix d’un lot important de traverses qui devaient lui permettre de pousser activement la construction d’un tronçon de voie qui partait de la gare du Signal.

Pendant que ses projets – sans qu’il s’en doutât – se trouvaient ainsi contrecarrés, l’Allemand Dixler, en possession du plan dont il se croyait l’unique détenteur, s’abandonnait à toutes les joies du triomphe.

Installé sur la plate-forme extérieure d’un wagon de luxe en compagnie de Ragsorm, son fidèle aide, il fumait un havane en contemplant le paysage de l’air satisfait d’un homme qui a bien employé sa journée.

Il prit la peine d’expliquer à Ragsorm qu’il connaissait mal cette partie du Colorado et quelle était la situation.

– Hamilton, dit-il, a construit une voie qui part de la gare du Signal et j’en construis une autre qui est parallèle à la sienne.

– Cette gare du Signal est à vous ?

– Ni à moi ni à lui ; elle appartient à une troisième compagnie, mais on nous la cédera, si nous sommes les plus forts…

– Alors, cette voie parallèle que vous construisez ?…

– Sera terminée avant la sienne puisqu’on lui refuse toute avance. Je vous ferai visiter tout cela… Le chantier de la Central Trust et le mien sont tout proches l’un de l’autre ; on dirait deux camps ennemis.

« Seulement, ajouta-t-il avec orgueil, désormais c’est mon camp qui l’emporte. Hamilton n’existe plus.

Comme on vient de le voir, Dixler se trompait en cela, et se trompait lourdement.

En sortant de la réunion des actionnaires, l’ingénieur avait confortablement lunché en compagnie de George Storm et de Helen dans la salle à manger du Terminus Hôtel.

Puis l’ingénieur était allé, sans perdre de temps, rendre visite à M. Manager, le grand marchand de bois avec lequel il était en affaires pour les traverses de la voie en construction. Un contrat avait été signé et il avait été convenu de part et d’autre que les traverses arriveraient le jeudi suivant en gare du Signal, où elles seraient déchargées par les ouvriers du chantier de Hamilton et immédiatement posées.

Ce ne fut que lorsque cette importante affaire fut définitivement réglée que l’ingénieur reprit le chemin de ses chantiers.

Il avait été décidé que George, en attendant qu’il retrouvât un autre emploi, aiderait à la surveillance des travaux, et miss Helen était heureuse de savoir que désormais elle aurait près d’elle cet ami sûr et dévoué, sur lequel elle pouvait compter absolument.

Dans le canot automobile qui les emportait sur la mer unie comme un lac, les trois amis se livraient à toutes sortes de rêves d’avenir.

Hamilton se jurait de poursuivre et de mener à bien l’œuvre commencée par le général Holmes. George et Helen demeuraient silencieux, mais aux regards affectueux qu’ils échangeaient de temps à autre, on eût su deviner quelles étaient leurs pensées.

CHAPITRE IV – Une histoire d’étiquettes

Dixler travaillait paisiblement dans son bureau, lorsqu’il reçut la visite d’un personnage vêtu en terrassier, auquel les regards fuyants, l’expression sournoise de ses traits, donnaient un caractère de ruse et de bassesse répugnantes. C’était Spike, l’ancien forçat, le complice habituel de Dixler dans ses ténébreuses machinations.

C’était Spike, on s’en souvient, qui avait une première fois volé le plan du tunnel, puis qui, plus tard, grâce à la protection de Dixler, avait réussi à s’évader du pénitencier où il avait été enfermé.

Pour le moment, Spike avait trouvé à s’embaucher dans les chantiers de Hamilton et il y jouait le rôle d’espion au profit de son complice qu’il tenait au courant des moindres événements.

– Te voilà, vieux coquin, lui dit familièrement l’Allemand qui se trouvait ce matin-là d’excellente humeur. Eh bien ! quoi de neuf ?

– Bien des choses, grommela l’autre d’un air renfrogné.

– Hamilton ne doit pas faire le fier en ce moment ! Il est complètement coulé.

Spike secoua la tête.

– Je crois que vous êtes mal renseigné. Jamais l’ingénieur n’a paru aussi satisfait.

« Les travaux sont poussés avec une activité dévorante. L’argent ne manque pas, et la meilleure preuve c’est que Hamilton reçoit jeudi un train entier de traverses pour la voie.

Dixler s’était levé en serrant les poings.

– Que me chantes-tu là ? C’est impossible. L’ingénieur, à cause de moi, n’a plus ni argent ni crédit.

– On ne le dirait guère, gouailla l’ancien forçat. Ce qui est certain, c’est que les traverses sont payées d’avance.

– Tu es fou !

– J’ai vu les reçus dans le bureau de l’ingénieur. L’Allemand était en proie à une sourde fureur.

– Mais alors, murmura-t-il avec rage, on se moque de moi et Ragsorm me trahit. Il m’a affirmé que les actionnaires de la Central Trust refusaient tout nouveau crédit.

À ce moment, on frappa à la porte. C’était Ragsorm lui-même.

– Vous ne pouviez arriver plus à propos, lui dit rudement Dixler. Tâchez de répondre exactement à mes questions. Est-il vrai – contrairement à vos affirmations d’hier – que les actionnaires de la Central Trust aient fait de nouvelles avances à Hamilton ?

Ragsorm était devenu blême.

– Je suis obligé d’avouer, balbutia-t-il ; je viens de l’apprendre à l’instant.

Cette fois, Dixler ne fut plus maître de sa colère, il saisit l’homme d’affaires à la gorge et la serra à l’étrangler.

– Ah ! traître, bandit ! J’ai envie de t’assommer. Et moi qui croyais naïvement ce qu’il me racontait hier. Mais, ils n’ont toujours pas le plan.

Ragsorm se dégagea par un suprême effort de la poigne qui l’enserrait.

– Eh bien, si, bégaya-t-il, ils l’ont, le plan. Dixler passait de la colère à la stupeur.

– Mais, c’est idiot, grommela-t-il. Ils ne peuvent pas avoir le plan, puisqu’il est dans mon coffre-fort.

– Ils en ont un calque, ce qui revient au même. Et c’est justement à cause de cela qu’ils se sont décidés à financer de nouveau.

Et Ragsorm, en phrases entrecoupées, raconta ce qu’il venait d’apprendre et ce que nos lecteurs connaissent déjà, l’histoire du plan miraculeusement reproduit sur la toile du canot.

L’homme d’affaires croyait que Dixler, après cette explication, allait s’excuser de sa violence. Il n’en fut rien.

– Tu n’es décidément bon à rien, lui dit-il ; il fallait rester jusqu’à la fin, me prévenir. Va-t-en, que je ne voie plus ta laide face de coquin.

Ragsorm ne se fit pas répéter deux fois cette invitation. Il disparut sans rien répliquer. Spike et Dixler demeurèrent seuls.

– Je suis battu encore une fois, prononça l’Allemand, dont la colère faisait peu à peu place à la réflexion ; mais il ne s’agit pas de s’endormir et de laisser le champ libre à Hamilton et à sa séquelle.

– J’ai bien une idée, fit Spike, cela m’a réussi très bien une fois, dans le Texas.

– Parle ?

– Si on changeait les écriteaux des wagons et qu’au lieu d’être adressées à M. Hamilton, ils fussent expédiés à M. Dixler ?

– Eh bien !

– Vous en prendriez livraison et vous les emploieriez. Avec la difficulté actuelle de trouver du bois, cela vous donnerait un mois d’avance au moins sur vos adversaires, et d’ici là…

– Et tu te charges de mener à bien cette expédition ?

– J’essaierai, fit modestement l’ancien forçat. J’ai réussi des choses plus difficiles.

– Eh bien, soit ! fit Dixler, devenu pensif. Gagner un mois, c’est énorme. Va, je te récompenserai généreusement en cas de succès.

Les deux bandits se concertèrent pendant quelque temps, et il fut décidé que, sans perdre un instant, Spike irait immédiatement à la rencontre du train de traverses. Il fallait que les écriteaux fussent changés longtemps à l’avance.

Deux heures plus tard – Spike, le matin, avait pu se renseigner exactement en lisant le courrier de Hamilton –, il débarquait dans la petite gare située en pleine brousse, où le train chargé de traverses stationnait en attendant que la voie fût libre.

Après avoir rôdé quelque temps autour de la station, il crut le moment favorable arrivé et il se glissa entre deux wagons, puis se hissa dans un fourgon.

Malheureusement pour lui, il avait été vu par un employé de la gare qui donna l’alarme et appela ses camarades.

– Venez vite, vous autres, encore un de ces gredins de tramps qui voyagent gratis et qui pillent les fourgons.

– Il est passé par là.

– Non, par ici.

– Il faut le cerner et lui donner une bonne correction.

– Ça lui fera du bien !

En dépit de son agilité, Spike fut empoigné brutalement par plusieurs mains robustes et houspillé d’importance.

– Faut-il appeler le policeman ? demanda un des employés.

– Bah ! fit un autre, il a reçu une belle volée. Ça lui ôtera l’envie de recommencer, qu’il aille donc se faire pendre ailleurs !

Spike moulu de coups se retira clopin-clopant, encore tout heureux et tout aise de s’être tiré de cette aventure à si bon compte.

Le bandit n’avait d’ailleurs nullement renoncé à son projet, il en avait seulement modifié le plan.

À un mille environ de la gare où il avait été si malmené, un viaduc coupait la ligne du chemin de fer, jusqu’à angle droit.

Spike monta sur le viaduc et attendit.

Puis, quand le train de traverses, qui allait, comme tous les convois de ce genre, à une allure assez lente, fut engagé sous le viaduc, Spike descendit à la force du poignet, le long des traverses de fer, sauta dans le train en marche, puis se tint allongé sur les pièces de bois.

Le chef de train avait bien cru voir un homme sauter sur les wagons, mais il n’en était pas sûr, puis dans ce train, chargé de pièces de bois, il n’y avait rien à voler.

Cette réflexion empêcha l’honnête fonctionnaire de faire arrêter le train, comme cela se pratique ordinairement.

– Bah ! se dit-il, c’est un pauvre bougre qui n’a pas de quoi prendre un billet. Je le ferai descendre à la prochaine station.

Pendant ce temps, allongé sur les traverses, Spike avait tiré de ses poches tout un attirail et s’était mis à l’œuvre. Bientôt les étiquettes qui portaient :

Tr. 12

Hamilton

GARE DU SIGNAL

se trouvèrent remplacées par d’autres, ainsi libellées :

Tr. 18

M. Dixler

GARE DU SIGNAL

La gare du Signal étant commune aux chantiers des deux entreprises il serait ainsi facile à l’Allemand de prendre possession des traverses.

Cependant, Spike n’était pas au bout de sa tâche. Changer les étiquettes, c’était un premier point d’acquis, mais ce n’était pas tout.

Rampant de wagon en wagon, le bandit atteignit le fourgon du chef de train, et après s’être prudemment assuré que celui-ci était absent, il s’y introduisit et alla droit à la petite cabine qui renferme le bureau et les papiers.

Il trouva, sans peine, le cahier qui remplace en Amérique ce que nous appelons les lettres de voiture, et il en changea soigneusement le libellé, remplaçant partout le nom de Hamilton par celui de Dixler.

Cependant, le chef de train, qui regagnait son poste d’observation, s’aperçut, cette fois, qu’il y avait quelqu’un dans sa cabine.

Il n’avait plus à hésiter.

Il fit signe au chauffeur de stopper et le train s’arrêta immédiatement.

Spike dont le travail était terminé et qui avait remis le cahier à sa place, sauta lestement à terre et se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes.

On ne songea pas à la poursuite, et continuant sa route en sens inverse du train, il ne tarda pas à arriver à une petite station, où il y avait un poste télégraphique.

De là, il lança la dépêche suivante :

DIXLER,

Gare du Signal Étiquettes changées

SPIKE

Puis, satisfait d’avoir si bien accompli la mission dont on l’avait chargé, le bandit attendit paisiblement, en sirotant un verre de gin, le passage du train qui le ramènerait à la gare du Signal.

Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure, que la patronne de la taverne lui apprit que le dernier train était passé. Alors Spike se décida à se procurer, contre espèces sonnantes, un cheval, dans un rancho voisin, et c’est de cette façon que s’opéra son retour.

Depuis longtemps Dixler était en possession du télégramme qui lui annonçait que le changement d’étiquettes s’était opéré sans encombre, et il avait pris toutes les dispositions nécessaires pour que le restant de l’opération – le vol de tout un train de bois – réussît aussi bien que les débuts semblaient l’annoncer.

CHAPITRE V – En gare du Signal

Le matin de ce jour-là – un jeudi – miss Holmes, dans le petit bureau qu’elle occupait près de celui de l’ingénieur Hamilton, avait reçu un télégramme l’avisant que les traverses étaient arrivées en gare du Signal.

– C’est bien ! dit l’ingénieur, aussitôt prévenu par la jeune fille, je vais surveiller moi-même le déchargement des wagons et George Storm nous donnera un coup de main.

– Cela ne sera pas long, fit remarquer le mécanicien, nous avons là une équipe de solides travailleurs.

– Allez les chercher, ils peuvent se mettre à la besogne, dès à présent.

Mais ils avaient à peine eu le temps de poser à terre quelques-unes des lourdes pièces de bois, qu’une autre troupe, à la tête de laquelle se trouvaient Spike et Dixler, arrivait au pas de course.

– Laissez ces traverses ! fit Dixler d’une voix pleine d’arrogance.

– Et pourquoi les laisserions-nous, répliqua George Storm sur le même ton.

– Parce qu’elles sont à moi ; regardez plutôt les étiquettes. Vous ne savez donc pas lire.

George regarda les étiquettes et constata, avec dépit, qu’elles portaient le nom de Dixler. Mais tout de suite, il flaira quelque supercherie.

– Je ne sais pas ce que cela veut dire, répliqua-t-il, en s’efforçant de rester calme, mais ce train nous appartient, et voici la dépêche qui nous avise de son arrivée.

– Je me moque de la dépêche, ces traverses sont portées à mon adresse, et je défends à qui que ce soit d’y toucher.

– C’est ce que nous allons voir.

Et George voulut saisir une des pièces de bois, mais un des hommes de Dixler, un colosse, lui décocha un formidable coup de poing.

George riposta, tout aussi vigoureusement. En une minute, la mêlée devint générale.

Au milieu d’un concert de jurons, de cris et de vociférations de toutes sortes, on entendait le bruit mat des coups de poings, les grincements des os broyés.

C’était une épouvantable bagarre, qui menaçait de plus mal tourner encore, car un certain nombre de travailleurs de la voie étaient possesseurs de ces longs couteaux que les Américains appellent des bowie knives.

Miss Helen s’était élancée courageusement au milieu de la mêlée allant de l’un à l’autre, essayant de calmer les plus enragés.

– Mais, c’est honteux de se battre avec une sauvagerie pareille s’écria-t-elle, ils vont s’exterminer. M. Dixler ! M. Storm ! empêchez ces hommes de s’entre-tuer ! Voyez le sang coule déjà.

Dixler avait son plan. Il fit mine de céder aux remontrances de la jeune fille.

– Miss Helen ! fit-il hypocritement, vous avez parfaitement raison. Allons, vous autres, restez tranquilles. Ce n’est pas moi qui ai commencé la bataille ! Je suis dans le cas de légitime défense, puisque ces traverses sont à moi.

– Quelle importance ! s’écria George. Vous savez bien que vous mentez.

– Il y a un moyen très simple de se renseigner, reprit l’Allemand, allons au bureau des marchandises de la gare du Signal. Le cahier du chef de train nous éclairera immédiatement. C’est le seul moyen de s’entendre.

– Oui, approuva Spike, avec un ricanement gouailleur, c’est le seul moyen.

– Et, si le cahier du chef de train vous prouve que les traverses sont bien à nous, fit Hamilton, vous nous les laisserez décharger tranquillement.

– Je vous le promets. Cependant, vous allez vous convaincre qu’elles sont bien à moi.

Tous s’étaient précipités vers les bureaux de la gare de marchandises. L’employé, mis au courant, ne fit aucune difficulté pour montrer le cahier.

C’était là que le rusé Dixler les attendait.

– Vous pouvez voir, dit-il tranquillement, que je vous ai dit la vérité. Regardez, l’expédition a bien été faite en mon nom et pas à celui de Hamilton. J’espère que, maintenant, vous n’allez plus nous déranger dans notre travail.

L’ingénieur était atterré. Le cahier comme les étiquettes portait le nom de Dixler.

– Je n’ai qu’à m’incliner, balbutia-t-il, bien qu’il y ait là quelque chose d’incompréhensible et d’inouï. J’attendais ce train pour aujourd’hui. Il m’a été annoncé, ce matin même.

– J’en suis fâché pour vous, railla l’Allemand, mais les faits sont là et je n’ai pas de temps à perdre en de vaines discussions.

– Un instant ! s’écria miss Helen, qui depuis le commencement de cette discussion sentait la colère l’envahir. M. Hamilton et vous aussi, George Storm, prenez la peine d’examiner ce cahier d’un peu plus près.

– Qu’a-t-il de spécial ?… fit Dixler.

– Ceci, ne voyez-vous donc pas que ces mots ont été grossièrement surchargés. Un enfant s’en apercevrait. Le changement d’étiquette, la falsification du cahier, tout cela c’est un tour de passe-passe de M. Dixler. Il en a bien d’autres dans son sac, mais nous ne nous laisserons pas faire, c’est moi qui vous le dis.

– Alors, tant pis pour vous ! hurla l’Allemand. La bataille va continuer et c’est nous qui sommes les plus forts.

– C’est ce que nous allons voir, s’écria George, les poings serrés. L’instant d’après, la bagarre avait recommencé. À voir l’acharnement que déployait chacun des adversaires, on eût dit qu’ils étaient personnellement intéressés au succès de la lutte !

– Comment ferait-on bien pour arrêter cette tuerie, dit Hamilton à miss Helen ?

– Il n’y a qu’un moyen ; je vais prévenir le constable et ses hommes. Et elle se précipita dans le bureau où étaient installés les appareils téléphoniques.

Par malheur, Dixler avait deviné le projet de la jeune fille et il avait toutes sortes de bonnes raisons pour éviter la présence du magistrat. Il fit signe à Spike et lui dit quelques mots à l’oreille.

L’ex-forçat, avec son agilité coutumière, escalada le toit de la maisonnette de planche qui tenait lieu de bureau, et tirant de sa poche une pince coupante, il se mit en devoir de sectionner les uns après les autres, tous les fils télégraphiques et téléphoniques qui reliaient la gare du Signal à la grande station d’Oceanside et aux villes avoisinantes.

Pendant ce temps, miss Helen réitérait vainement ses appels.

– Je n’y comprends rien, murmura-t-elle, on ne répond pas.

– Parbleu, fit Hamilton, les coquins sont capables d’avoir coupé les fils pour empêcher qu’on ne vienne à notre secours.

– Il n’y a pas de doute ? J’aurais dû penser à cela. Helen et l’ingénieur s’élancèrent en dehors.

Ils arrivèrent juste au moment où Spike ayant terminé sa tâche criminelle, dégringolait du toit et s’enfuyait.

– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle. Voyez, sur l’ordre de Dixler, son complice, l’ancien forçat, a coupé tous les fils.

– Oh ! murmura l’ingénieur, si on était débarrassé de Dixler, je me chargerais de calmer les hommes qui sont avec lui et de leur faire entendre raison.

– Vous avez raison. Ah ! si je pouvais téléphoner, faire venir du renfort.

Hamilton réfléchissait.

– Écoutez, miss Helen, dit-il, il y a un moyen auquel nous n’avons pas songé.

– Lequel ?…

– Il doit y avoir dans le bureau un de ces téléphones portatifs que l’on emploie le long des voies de chemin de fer en cas d’accident.

– Je comprends. Vous voudriez que je branche l’appareil portatif sur un des fils coupés.

– Précisément, mais pour cela, il va falloir que vous montiez sur le toit.

– Ce n’est pas cela qui m’embarrasse, dit la jeune fille avec insouciance. J’ai fait des choses plus périlleuses avec mon cheval Arabian, et quand j’ai sauté du haut de la falaise dans la mer, pour échapper à Dixler…

– Alors, dépêchez-vous, ma chère Helen, car cette bataille est un véritable massacre.

Miss Holmes rentra dans le bureau et en ressortit avec une boîte oblongue en tôle d’acier. C’était le téléphone portatif dont avait parlé Hamilton.

Malgré le fardeau dont elle était chargée, Helen escalada le toit avec la plus grande facilité, et, tenant les fils de la boîte, elle commença à les raccorder tant bien que mal avec l’extrémité des fils que Spike venait de couper.

Comme nous l’avons dit plus haut, à l’aide de cet appareil portatif qui se pose sur n’importe quel fil, et dont on fait surtout usage dans les accidents de chemin de fer, on peut d’un point quelconque de la ligne, se mettre en communication avec les autres postes.

Elle avait d’abord pensé à téléphoner au constable du district, mais en y réfléchissant, elle se dit que le magistrat, dont le poste se trouvait à plusieurs milles de là, mettrait peut-être trop de temps à venir, et quand elle se fut assurée du bon fonctionnement de l’appareil, elle se mit directement en communication avec la station la plus proche où les communications étaient facilitées par le grand nombre des trains.

Le dialogue suivant s’engagea :

– Allô !

– Allô !

– Je suis miss Helen Holmes !

– Que désirez-vous ?

– Nous avons besoin qu’on vienne tout de suite à notre secours. Dixler, de la Colorado Coast Company, s’est emparé de force d’un train de traverses payées par nous et dont nous allions prendre livraison. Les chantiers sont en ce moment le théâtre d’une bataille sanglante entre les travailleurs des deux camps.

– C’est très sérieux ?

– Plusieurs ouvriers ont été déjà gravement blessés ; il faudrait se hâter de venir à notre aide.

– Je vais faire le nécessaire. Le constable va être prévenu immédiatement et va se mettre en route avec ses hommes. Tenez bon jusque-là.

– Nous essayerons.

– Ce n’est pas pour rien qu’on vous a surnommée l’Héroïne du Colorado. Adieu, miss. Bon courage. Vous pouvez compter sur nous.

CHAPITRE VI – En attendant le constable

John Topping, le constable du district du Signal, n’avait rien de commun avec les magistrats de nos cités du Vieux Monde, dont l’existence s’écoule en grande partie dans un bureau confortablement aménagé et pourvu de fauteuils douillettement rembourrés.

Escorté d’une douzaine de solides gaillards vêtus à la mode mexicaine et coiffés d’immenses feutres pointus, à larges bords, l’honorable John Topping passait le plus clair de son temps à cheval.

Dans ces régions sans cesse désolées par les rixes sanglantes et les attaques à main armée sur la grande route, il ne se passait pas de jour qu’il ne fût appelé à intervenir dans quelque bagarre.

Disons-le d’ailleurs, il jouissait d’une autorité sans conteste.

Il était bien rare que sa seule présence ne mit pas fin aux batailles à coups de couteau, ou de revolver, et n’amenât l’arrestation des coupables.

C’est que le magistrat était doué d’une rare énergie ; il n’y allait pas, comme on dit, par quatre chemins.

En Europe, surtout en France, on use de toutes sortes de politesses et de prévenances envers les malfaiteurs. On ne les arrête qu’après avoir minutieusement vérifié leur culpabilité et, quand on les interroge, ils sont accompagnés d’un avocat qui les met en garde contre les questions captieuses du juge d’instruction.

En Amérique, rien de pareil.

Un officier de police quelconque, même un simple policeman, se trouve-t-il en présence d’un malfaiteur ou d’un individu regardé comme tel, il braque son revolver sur lui en lui ordonnant de lever les bras.

Si l’homme met le moindre retard, la moindre hésitation à faire « camarade », l’agent tire. Si l’homme est tué, c’est tant pis pour lui. Il n’avait qu’à obéir à la loi. Non seulement l’agent n’encourt aucun blâme, mais il est félicité.

C’était cette méthode radicale que mettait en pratique l’honorable mister Topping, et il en avait jusqu’alors obtenu des résultats excellents.

Les plus redoutables bandits se rendaient à sa merci, sachant que M. Topping, pour trois secondes de retard, n’hésiterait pas à leur loger une demi-douzaine de balles dans la tête.

Le digne magistrat achevait précisément un quartier de saumon grillé relevé d’une excellente sauce au piment, qu’accompagnait une bouteille de ce capiteux vin de Californie, qui n’est pas sans analogie avec le vin d’Espagne, lorsque le téléphone installé en permanence sur la table de la salle à manger, lui apprit que les chantiers de la gare du Signal étaient en ce moment le théâtre d’une véritable bataille rangée.

– C’est insensé, grommela-t-il, en se versant une rasade de consolation, quel métier ! Voilà huit jours que je n’ai pu terminer paisiblement mon repas ! Ce Dixler finit par devenir insupportable. Il faudra que j’en débarrasse le pays.

Le constable, tout en récriminant, avait bouclé la ceinture qui supportait deux énormes brownings à douze coups, et il s’était assuré que les bandes de cartouches dont il était toujours amplement muni se trouvaient bien à leur place.

Il ouvrit la fenêtre qui s’ouvrait sur la cour intérieure du poste, et sur un coup de sifflet de lui, les policemen en train de panser leurs chevaux, sous les hangars, furent en selle en un clin d’œil.

Tous étaient habitués à ces alertes subites, et par habitude, ils en étaient venus à aimer le péril et la bataille.

– Qu’y a-t-il, monsieur Topping, demanda un des policemen.

– Peuh ! fit le constable, en homme qui en avait vu bien d’autres, une bagarre dans les chantiers de la gare du Signal. Rien de grave, je pense, mais il s’agit d’arriver avant qu’il y ait eu trop de têtes cassées. En filant en droite ligne à travers le Hano, nous pouvons être arrivés avant une demi-heure.

Une seconde après, les cavaliers – ils n’étaient que quinze en comptant le constable – se lançaient dans la plaine dans une galopade effrénée.

Leurs montures, des chevaux de race, choisis entre mille, filaient comme des météores.

La petite troupe que commandait le constable, ne fut bientôt plus au bout de l’horizon qu’un nuage gris qui diminuait d’instant en instant et qui finit par disparaître complètement.

*

* *

Pendant ce temps, la bataille continuait plus âpre et plus terrible que jamais entre les hommes de Hamilton et ceux que commandait Dixler. Ce dernier, cependant, cerné de tous côtés, avait fini par être séparé des siens, et ceux-ci n’étant plus soutenus par sa présence commençaient à faillir. La victoire, toujours incertaine, semblait pencher du côté de la Central Trust.

Mais tandis que miss Helen était occupée à escalader le toit, à raccorder les fils et à téléphoner, George Storm avait eu une idée dont il avait fait part rapidement à l’ingénieur Hamilton et que celui-ci avait approuvée avec enthousiasme.

– Il n’y a qu’un moyen de sauver nos traverses, avait dit le mécanicien : c’est de les emmener quelques milles plus loin. Quand Dixler et ses acolytes s’apercevront que le train a disparu, la bataille s’arrêtera d’elle-même. Le vol des traverses était une chose à réussir du premier coup. Le fait de gagner une heure – ce qui donne le temps au constable d’arriver – nous assure partie gagnée.

– Je m’en rapporte à vous, murmura l’ingénieur très ému.

– Et surtout, ajouta George Storm, pendant que je vais démarrer, occupez suffisamment Dixler pour qu’il ne puisse pas intervenir.

Gagnant l’avant du train chargé de traverses – cause de la bagarre – le mécanicien monta sur la locomotive, desserra les freins et manœuvra la manette du régulateur. La vapeur pénétra en sifflant dans les tiroirs, les bielles se mirent en mouvement, et le train roula très lentement d’abord, puis à une vitesse de plus en plus accélérée.

Au milieu du vacarme de la gare, des vociférations de la lutte ou les swings et les directs tombaient drus comme grêle sur les crânes et sur les poitrines, personne ne s’aperçut tout d’abord que le train de traverses, objet du litige, était en train de filer vers une direction inconnue.

Alors du haut du toit où elle se trouvait, Helen avait tout vu, tout compris.

Elle n’eut qu’une pensée.

George Storm était seul, il allait courir, sans nul doute, un grave péril, elle devait partager ses dangers.

Au moment où le train qui n’avançait encore qu’avec lenteur passait en face du toit qui lui servait d’observatoire, la jeune fille prit son élan, sauta sur un des wagons et de là se mit en devoir de gagner la locomotive.

Par malheur, hélas, un autre personnage encore que miss Helen venait de s’apercevoir du départ du train.

C’était Spike.

En sautant en bas du toit, après avoir coupé les fils, il s’était tenu à l’écart de la mêlée, cherchant dans sa cervelle matoise quelque ruse médite.

Il était déjà furieux d’avoir vu sous ses yeux Helen raccorder les fils coupés avec ceux de l’appareil portatif. Sa colère fut au comble, quand il constata, mais trop tard, que le train quittait la gare du Signal.

Courir après !… Il ne fallait pas y songer, George Storm avait bourré ses fourneaux, ouvert tout grand le tube d’adduction de la vapeur. La locomotive brûlait le rail à une vitesse insensée, une vitesse qu’on eût cru impossible d’obtenir de cette lourde machine aux quatre roues accouplées, spécialement construites pour donner beaucoup de force en remorquant lentement d’interminables convois de marchandises.

– Cela ne se passera pas comme cela, s’écria-t-il avec un geste de haine. La voie sur laquelle ils se sont engagés décrit une courbe de plusieurs milles, je puis encore les rejoindre en coupant à travers la plaine.

Spike s’était glissé hors du chantier. Il détacha un des chevaux de Hamilton, sauta en selle d’un bond et partit à bride abattue.

Le bandit connaissait admirablement le pays. Il était à peu près sûr de rejoindre le train qui, une fois loin de la gare, ralentirait sûrement son allure à un passage à niveau qu’il connaissait.

Spike, faute d’éperons, lardait son cheval de coups de bowie knife et le pauvre animal, sanglant, affolé, dévorait l’espace avec une rapidité vertigineuse. Le bandit eut toutes les peines du monde à l’arrêter, quand enfin, apparurent les lignes luisantes des rails.

Sans plus se préoccuper de sa monture fourbue, Spike colla son oreille contre les rails ; il perçut le grondement sans cesse grandissant du train qui s’approchait.

– Bon ! grommela-t-il, je crois que j’arrive à temps. Il s’était aplati contre le talus.

Quand le train qui – chose prévue par lui – n’allait plus qu’à une faible vitesse passa à proximité, Spike n’eut aucune peine à escalader le marche-pied et à grimper sur la toiture d’un fourgon.

Mais là, il se trouva en face de Helen, qui laissant pour un instant George Storm à sa locomotive, était montée pour inspecter l’horizon.

– Ah ! je te tiens, ricana le bandit, à nous deux ma belle, je vais cette fois-ci me rassasier de vengeance, rien ne peut te sauver de la mort.

Il avait saisi la jeune fille à la gorge et il essayait, tout en l’étranglant, de la précipiter du toit du wagon sur la voie.

Une lutte terrible se déroula.

Miss Helen, douée d’une athlétique vigueur, résistait courageusement, mais cependant peu à peu ses forces diminuèrent. Elle prévoyait le moment où elle allait se briser le crâne sur les cailloux aigus du ballast.

D’un sursaut désespéré, elle réussit à relâcher l’étreinte des mains qui l’enserraient.

– Au secours ! George, au secours ! cria-t-elle, Spike m’assassine !

– Te tairas-tu, vipère, hurla le bandit en serrant de nouveau et plus vigoureusement le cou de la jeune fille, et il s’acharnait de toutes ses forces pour la projeter dans le vide. Il allait sans nul doute y réussir, Helen à bout d’énergie se vit perdue…

George Storm n’avait-il donc pas entendu son appel ? Si.

Abandonnant la direction de sa machine, il vola au secours de la jeune fille, que Spike fut obligé de lâcher pour faire face à ce nouvel assaillant.

Il était temps ! Helen, à demi étranglée, meurtrie de coups, était incapable de se défendre plus longtemps.

Pendant qu’elle se remettait lentement, Spike et George s’étaient saisis et une lutte désespérée s’était engagée entre eux. Oubliant qu’ils se battaient sur le toit d’un wagon en marche, vingt fois en se débattant ils faillirent être précipités sur la voie.

George profitant de la surprise qu’avait causée son arrivée inattendue, l’avait d’abord emporté, mais l’ancien forçat était d’une colossale vigueur et connaissait certains coups traîtreux spéciaux aux malfaiteurs de profession que l’honnête mécanicien ne pouvait qu’ignorer.

Inopinément renversé par un croc-en-jambe sournois, George se vit à la discrétion de son adversaire qui lui avait mis un genou sur la poitrine.

– Le train de traverses est le dernier que tu auras conduit ! hurla-t-il. Il n’acheva pas. Miss Helen, qui avait eu le temps de reprendre complètement ses sens, venait de lui asséner sur le crâne un formidable coup de bâton.

Spike resta sur place à demi assommé et George, pour s’assurer complètement de sa personne, s’empressa de regagner son poste sur la locomotive ; puis tout à coup, il poussa un cri de surprise et de désappointement.

– Qu’y a-t-il ? demanda miss Helen.

– Impossible d’aller plus loin, murmura-t-il, nous ne sommes qu’à quelques yards du grand croisement de lignes sans cesse sillonné par des rapides. Nous sommes obligés de rester là.

Il avait fait fonctionner le frein automatique, le train stoppa et Helen en descendit aussitôt pour inspecter les environs.

CHAPITRE VII – La vengeance de miss Helen

Pendant que George Storm s’éloignait avec son train de la gare du Signal, vers laquelle, dans le même temps, le constable Topping et ses cavaliers se dirigeaient à bride abattue, la bataille avait continué sur les chantiers. Mais les deux partis commençaient à éprouver une certaine lassitude qui alla en augmentant, dès que Dixler, qui avait réussi à se dégager, eut constaté le départ du train, en même temps que la disparition de Spike.

Peu de temps après, d’ailleurs, une galopade furieuse ébranlait le sol et le constable et les policemen entraient en scène.

Les partisans de Dixler ne se trompèrent pas sur l’identité des nouveaux venus, dont les feutres mexicains étaient remarquables de très loin. Ce fut un cri général.

– Le constable ! Sauve-qui-peut !

En un clin d’œil, Dixler et sa troupe eurent disparu et M. Topping qui, d’abord, avait commencé le « Haut ! les mains ! », fut un peu désappointé, quand il s’aperçut qu’il n’avait plus devant lui, que Hamilton et ses ouvriers.

– Dixler et sa bande se sont envolés à votre approche, expliqua l’ingénieur ; quant aux traverses, elles sont, pour l’instant du moins, hors de l’atteinte de nos adversaires.

– Pas tant que vous le croyez, répliqua M. Topping, après un moment de réflexion. Vous oubliez que George Storm ne peut aller très loin ; quand il arrivera au croisement des grandes voies, il sera obligé de garer son train.

– Je n’avais pas songé à cela…

– Mais, interrompit M. Topping, où est miss Holmes ?

– Elle a suivi George et je viens d’apprendre que Spike, le forçat évadé, s’est lancé à sa poursuite.

– Et nous venons de voir Dixler et sa bande, filer dans la même direction, reprit le constable, qui avait l’habitude des promptes décisions.

« Nous trouverons en arrivant miss Helen et George Storm assassinés et les traverses… Allons, vite, en selle, si nous voulons arriver à temps !…

Comme toute cette délibération que nous ne faisons que résumer ici, avait duré une demi-heure, pendant ce temps la bande que commandait Dixler avait pris de l’avance.

On repartit donc en toute hâte, et cette fois – sur le conseil de Hamilton – en suivant la voie ferrée, car la plaine était dans ces parages, sillonnée de ravins, de puits, de mines et d’excavations qui auraient retardé la marche des chevaux.

George et miss Helen, immobilisés sur leur train, attendaient avec une vive impatience qu’on vînt à leur secours, ou tout au moins qu’on leur apportât des nouvelles de la bataille.

– Si je croyais que le combat a pris fin, dit George Storm, je ferais machine en arrière et nous regagnerions la gare du Signal.

« Le constable doit être arrivé sur les lieux, je crois pourtant qu’il est plus prudent d’attendre.

« Je vais monter à la cabine d’observation où se tient d’ordinaire le chef de train. Je viendrai vous dire si je n’ai rien aperçu de suspect à l’horizon.

George escalada la plate-forme du wagon sur laquelle Spike, attaché à sa roue, grinçait des dents et se tordait dans ses liens, puis Helen le vit redescendre précipitamment un instant après :

– Que se passe-t-il donc ? demanda la jeune fille, vous avez l’air consterné.

– Cette fois, nous sommes perdus, une troupe nombreuse, que j’ai parfaitement reconnue pour être celle de Dixler, s’avance vers nous en suivant la voie. Ils seront ici dans dix minutes.

– Prenons la fuite, avant qu’ils soient arrivés.

– Il n’est plus temps, nous serions aperçus et traqués. Les deux jeunes gens se regardèrent avec angoisse, la situation leur paraissait désespérée.

Déjà, ils entendaient les cris de joie que poussaient les gens de Dixler, à la vue du train.

George demeurait silencieux, la main serrée sur la crosse de son browning, le front crispé par l’effort de l’attention. Enfin il releva la tête, le visage presque souriant.

– Je vais essayer pour les repousser, dit-il à miss Helen, d’un moyen assez bizarre, mais qui, à ce qu’on m’a affirmé, a souvent été employé avec succès contre les Indiens.

– Si vous pouvez réussir ! murmura la jeune fille, qui au fond ne conservait plus grand espoir.

– Vous allez voir ; il est indispensable que nous laissions ces bandits s’approcher le plus près possible de la locomotive.

– Vous savez que je ne suis pas peureuse…

Quelques minutes plus tard, Dixler et sa bande se ruaient en poussant des cris de triomphe, vers la locomotive ; alors, au moment où ils allaient en escalader le marche-pied, un sifflement aigu retentit. George venait d’ouvrir les purgeurs de la machine.

Aveuglés, ébouillantés par deux jets de vapeur brûlante, les bandits s’enfuyaient en hurlant. Dixler lui-même, cruellement échaudé, ne se sentait plus le courage de tenter un nouvel assaut. D’ailleurs, personne n’eût voulu le suivre.

Les bandits s’étaient retirés à distance respectueuse de la machine, et là, ils tenaient conseil, quand les policemen de M. Topping apparurent au détour de la voie.

Ce fut un désarroi général.

Devant les revolvers braqués sur eux, les bandits, sans en excepter Dixler, levèrent les mains et se rendirent à discrétion. On les désarma, et on regagna promptement la gare du Signal. Là, on fit descendre les prisonniers.

Le constable qui avait une grande habitude de ces sortes de bagarres, avait déjà pris une décision.

– Je vais, dit-il à Hamilton, qui avait rejoint Helen et George, remettre en liberté les travailleurs, qui, somme toute, n’ont fait qu’obéir à leur patron.

– Il est certain, approuva l’ingénieur, qu’ils ne s’imaginaient sans doute pas se rendre complices d’un vol à main armée. Mais il y a deux coquins que je vous conseille de mettre sous les verrous, c’est Spike et Dixler.

– Oh ! ceux-là !… Alors, M. Hamilton, vous déposez une plainte contre eux, entre mes mains.

Miss Holmes partit d’un franc éclat de rire.

– Mon cher ami, dit-elle à l’ingénieur, je vous propose ma vengeance bien plus amusante. Ne portez pas plainte contre ces deux gredins.

– Comment cela ! fit l’ingénieur avec surprise.

– Non, à votre place, je leur ferais grâce pour cette fois, mais à cette condition qu’ils déchargent eux-mêmes les traverses qu’ils voulaient nous voler.

Le constable eut un sourire approbateur.

– Miss Holmes a raison, étant donnée la façon dont l’affaire se présente, Dixler arguera de sa bonne foi. Les rixes du genre de celle qui vient de prendre fin sont fréquentes dans les chantiers.

– Oui, fit George, et Dixler commencera par déposer caution, nous n’aurons même pas la satisfaction de l’avoir gardé quelques jours en prison.

– Alors, c’est entendu, dit gaiement le constable, j’avoue que cela va m’amuser de voir l’orgueilleux Allemand condamné à jouer le rôle de docker.

*

* *

Dixler et Spike, la rage au cœur, durent se soumettre et ils commencèrent immédiatement à décharger les lourdes pièces de bois. Dixler avait d’abord opposé une énergique résistance, puis sur la menace d’être lynché par les hommes de Hamilton, il se résigna à obéir.

Tout en accomplissant ainsi, la sueur au front, le dur labeur qui lui était imposé, il jetait sur le groupe que formaient ses adversaires, au centre du chantier, des regards chargés de haine. Comme Helen passait auprès de lui, insoucieuse et souriante, il lui dit à demi-voix :

– Si vous avez gagné la partie, cette fois-ci, miss Helen Holmes, vous n’aurez pas toujours autant de chance, je vous jure que j’aurai ma revanche, une sanglante et terrible revanche. L’humiliation que vous m’imposez aujourd’hui vous coûtera cher.

La jeune fille haussa les épaules avec une moue dédaigneuse :

– Vous savez bien, Dixler, dit-elle, que je ne vous crains pas.

Jusqu’ici, vous n’avez pas été le plus fort. Et sans même abaisser son regard vers l’Allemand, fou de colère et de rage, elle alla rejoindre ses amis.

QUATRIÈME ÉPISODE – La conversion de Spike

CHAPITRE PREMIER – L’argent changé en feuilles sèches

– Ham, mon vieux Ham, qui passez devant ma porte sans même venir dire bonjour à votre petite Helen, donnez-vous donc la peine d’entrer, j’ai un télégramme à vous remettre.

C’était Helen Holmes qui, toute rieuse, de l’entrée de son bureau interpellait ainsi M. Hamilton, l’ingénieur en chef et le directeur de la Central Trust.

– Ma chère enfant, répondit gaiement le brave homme en embrassant la jeune fille sur les deux joues, vous calomniez votre vieil ami, car après avoir fait ma tournée sur les chantiers, mon intention était de venir vous prendre et de vous emmener déjeuner.

– Alors je vous pardonne, dit Helen, à condition que le menu soit soigné. En attendant, venez prendre votre dépêche.

Helen rentra dans le bureau et le vieillard la suivit.

Au moment où Hamilton prenait la dépêche des mains de la jeune fille, un beau fox turbulent et fou commença à sauter tout autour du directeur en aboyant d’une voix glapissante.

– Mais c’est Jap, s’écria le vieil ami de Helen en se penchant pour caresser le chien.

– C’est Jap, en effet, mon chien qui est bien le plus insupportable animal que je connaisse… mais aussi le plus fidèle et meilleur compagnon, ajouta l’orpheline en saisissant le fox qu’elle embrassa tendrement.

Jap en profita pour, d’un grand coup de langue, lui balayer toute la figure.

Durant ce temps, Hamilton avait pris connaissance du télégramme.

– Ah ! je suis plus tranquille, dit-il en jetant le papier sur le bureau. Tenez, lisez Helen.

La jeune fille lut à son tour. La dépêche était brève.

Le montant de la paye du mois est expédié par le train 4.

– Pensiez-vous donc, demanda Helen en laissant à son tour tomber le télégramme sur son sous-main, qu’il y aurait quelques difficultés pour l’arrivée de cet argent.

– Ma chère enfant, mieux vaut tenir que courir, et j’ai tant d’ennuis dans cette maudite exploitation que je suis tout surpris quand les rouages ont l’air de marcher de façon normale.

M. Hamilton sortit du bureau et Helen l’accompagna quelques pas.

Maître Jap ne perdait pas son temps.

Ce papier qu’il avait vu passer de mains en mains l’intriguait furieusement.

Dès que Helen eut le dos tourné, il sauta sur le bureau, respira, renifla le télégramme puis le happa à pleine gueule et se sauva dehors, sans doute pour prendre connaissance du document plus à son aise.

Mais les fox sont des chiens qui manquent de suite dans leurs idées. Au bout de vingt pas et de dix bonds, Jap pensa à autre chose, lâcha la dépêche et se lança comme un fou à la poursuite des feuilles mortes qui tourbillonnaient déjà, un peu plus loin.

Or, Spike, éternel et ponctuel espion de Dixler, installé par lui à Last Chance, pour surveiller tout ce qui se passait sur les chantiers de la Central Trust, était justement assis sur une bille de bois en face des bureaux.

Ce fut devant l’ancien forçat que Jap abandonna son télégramme.

Machinalement, le comédien méconnu le ramassa et en prit connaissance.

Quand il eut lu et relu la dépêche, une petite flamme s’alluma dans ses yeux, il se leva et, de son pas traînant, se glissa hors du camp.

Un quart d’heure plus tard, il entrait dans la baraque de Dixler.

– Du nouveau, patron ! dit-il en refermant la porte.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Allemand en s’arrêtant d’écrire.

– Ceci.

Et Spike tendait la dépêche à l’ingénieur. Dixler, après avoir lu, se mit à rire.

– Tu vas voir, Spike, dit-il, que cet argent-là va se tromper de chemin. Puis, redevenant sérieux :

– Il n’y a pas une minute à perdre, poursuivit-il, va chercher Dock, Bill et Lugg, ce sont des costauds ; à vous quatre, vous saurez bien, je pense, rafler les bank-notes au bon moment.

– Soyez sans crainte, patron.

– J’attache d’autant plus d’importance à ce… détournement, que cela vous permettra, à toi et à tes copains, de monter la tête aux ouvriers de Last Chance. Vous leur direz que l’histoire du vol est une blague, que la compagnie n’a plus le sou et quand vous les verrez chauffés à blanc, vous commencerez à crier qu’il faut quitter les chantiers et abandonner une compagnie qui n’a même pas de quoi régler une paye mensuelle. Tu vois la mise en scène.

– N’ayez pas peur, patron, j’ai été comédien.

– C’est vrai. Je l’oublie toujours. As-tu de l’argent ?

– Donnez-en encore un peu… ça ne nuit jamais.

Dixler remit à son complice une poignée de bank-notes et Spike le quitta pour se mettre à la recherche des honorables gentlemen qui devaient l’assister dans son expédition.

*

* *

À cinq heures précises, le conducteur du train 4, qui venait d’arriver à Last Chance, entrait dans le bureau du gardien-chef et remettait à Hamilton, qui l’attendait en compagnie de Helen, six grandes enveloppes non fermées et bourrées de billets de banque.

L’ingénieur compta les bank-notes.

– Sept mille huit cent trente-trois dollars, le compte y est, dit-il, quand il eut fini son opération.

– Voulez-vous alors me signer ma feuille, monsieur, demanda le conducteur du train.

Hamilton, au moment où il prenait la plume sur le bureau, eut un faux mouvement et renversa l’encrier, quelques billets furent tachés de violet et Helen les essuya de son mieux, comme elle put.

– Maladroit ! dit-elle, en riant, à son tuteur.

Celui-ci, furieux, signa en maugréant la feuille du conducteur qui, saluant sortit. Puis, comme Helen lui tendait les enveloppes dans lesquelles elle venait de remettre les bank-notes, Hamilton dit brusquement au garde en chef :

– Je ne puis garder jusqu’à demain une pareille somme dans ma baraque. Je n’ai pas un tiroir qui ferme ! Dites-moi, Hartley ?

– Vous désirez, monsieur ?

– Vous avez ici un coffre-fort solide ?

– Pour ça oui, c’est un bon coffre-fort.

– Eh bien, vous allez me garder ces billets jusqu’à demain.

– À vos ordres, monsieur.

L’honnête Hartley, gardien-chef des chantiers de Last Chance, prit les précieuses enveloppes, les enfouit dans le coffre-fort ; puis il referma la lourde porte et brouilla les lettres du mot de sûreté.

– À présent, je suis tranquille. Venez-vous Helen, nous allons faire une petite promenade jusqu’à la Garana.

– Vieux Ham, allez tout doucement et, dans un instant je vous rejoindrai. Je vais passer dans ma chambre pour me laver les mains, qui sont pleines d’encre… c’est encore de votre faute !

L’ingénieur sortit en bougonnant, tandis que Helen riait de tout son cœur.

– Puisque vous vous en allez miss Holmes, dit le gardien-chef, je vais en profiter pour fermer les bureaux, si vous le permettez.

– Mais faites, mon bon Hartley. Elle ajouta, avec une hésitation :

– Vous ne craignez rien pour les billets ? Hartley se mit à rire.

– Ah ! mademoiselle, il faudrait être un fameux malin pour ouvrir le coffre… et puis vous savez que mon logement n’est pas loin. J’aurai l’œil sur les bâtiments.

Hartley aurait peut-être été moins confiant s’il avait pu découvrir l’affreuse face de Spike qui était restée une seconde collée à la vitre d’une des fenêtres, tandis que Hamilton lui remettait la somme destinée à la paye.

Car Spike était un homme expéditif. Aussitôt après avoir téléphoné à Oceanside à M. Bill qu’il avait besoin à Last Chance de sa présence immédiate, ainsi que de celle de MM. Dock et Lugg, il était venu rôder autour des bureaux en attendant l’arrivée du train 4.

Il avait assisté d’ailleurs à la remise des valeurs ; il avait vu M. Hamilton confier ses billets à Hartley et celui-ci les enfouir dans la caisse.

Et Spike avait eu un petit rire satisfait, en songeant que le hasard faisait bien les choses et que sa besogne n’était plus qu’un jeu d’enfant.

*

* *

Le lendemain matin, Dixler se leva avec le jour. Il avait peu dormi, cette nuit-là, car il lui tardait de connaître le résultat de l’audacieux cambriolage ordonné par lui.

Mais, quand à huit heures, il aperçut Spike et ses trois acolytes se présenter, la mine radieuse, il n’eut pas d’inquiétude.

– Alors ! questionna-t-il, les choses se sont bien passées ?

– Tenez ! patron, voici les fafiots, répondit l’ancien forçat, en jetant des liasses de billets sur la table.

L’Allemand eut un sourire de triomphe.

– Bien travaillé ! mon garçon. Et ça n’a pas été trop dur ?

– Mais non patron ! De l’ouvrage de demoiselle. Le vieux Hamilton avait laissé la galette dans le coffre-fort du gardien-chef Hartel Hartley. Alors, quand il a fait bien noir et que tout a été bouclé, nous nous sommes amenés en douce, avec ces messieurs. Par mesure de précaution, j’avais risqué un œil sur la combinaison, mais je n’avais pu bien lire que les deux dernières lettres : deux L, alors, une fois dans la baraque, nous avons fait un petit travail de littérature, qui a abouti au mot Bell, et à l’ouverture du coffre-fort.

« Nous avons pris les talbins et dans les enveloppes, nous avons mis à leur place du vieux papier… pour faire durer le plaisir plus longtemps. Dixler se mit à rire.

– Bien joué ! vieux singe, dit-il, en allongeant une claque formidable sur l’épaule de l’ex-comédien : je suis content de toi et de ces messieurs… et je le prouve, ajouta-t-il, en distribuant aux quatre bandits quelques-uns des billets qu’on venait de lui apporter.

– Deux cents dollars chacun, pour commencer. Pour le reste, vous allez l’emporter le plus tôt possible, à Oceanside, vous le déposerez chez Storr.

– Le vieux receleur ?

– Lui-même ! C’est un homme à moi, quant à toi Spike, tu vas retourner à Last Chance et commencer à chauffer les ouvriers… C’est compris ?

– À merveille ! patron, vous allez voir, on va faire du beau travail.

– J’y compte bien, messieurs ! Je ne vous retiens plus.

Les coquins comprirent que l’audience était terminée. Lugg, qui avait de l’usage et savait son monde, tendit à l’ingénieur une large patte noire et déformée.

Mais, Dixler lui tourna le dos et Lugg en fut pour ses frais.

CHAPITRE II – Le billet taché

– Car, enfin, gentlemen ! à qui ferez-vous croire cette fable absurde, du vol de la paye ! Je vous le demande ? La vérité est tout simplement que la compagnie se paye notre tête, au lieu de nous payer notre mois…

– Oui ! oui ! il a raison !…

– C’est honteux !…

– L’argent !… ou on chambarde tout !…

– À mort, Hamilton !

C’était Spike, qui, fidèle à la consigne reçue, haranguait sur les chantiers, les ouvriers auxquels on venait d’annoncer que par suite de la disparition des fonds envoyés par le siège social, la paye serait retardée de quarante-huit heures.

Ce retard aurait, sans doute, été accepté sans difficulté par les hommes de l’exploitation, si Spike n’avait pas tout d’abord travaillé toutes les fortes têtes du chantier. Quand l’ancien forçat eut constaté un commencement de fermentation, il se répandit dans les groupes, jetant partout sa parole haineuse et donnant à tous les pires conseils.

– Nous sommes les victimes d’une conspiration du capital, continuait Spike, car savez-vous quel est le but des administrateurs de la compagnie ?

– Non ! non !…

– Dis toujours !

– Parle ! mais parle donc, Spike.

– Eh bien ! gentlemen ! c’est tout simplement de vous remplacer sur les chantiers par de la main-d’œuvre jaune. On veut vous dégoûter, pour mettre à votre place des Chinois, des sales Chinois, que ces messieurs de la Central Trust paieront de quelques cents et d’une poignée de riz.

– Ah ! mais non.

– Ça ne se passera pas comme ça.

– Où est Hamilton, qu’on le crève ?

– Ça y est, on va tout démolir.

George Storm, qui venait de descendre de son train et qui tombait en pleine effervescence, sans rien comprendre à ce qui se passait, courut à la direction.

Hamilton était là, Helen debout près de lui.

Il téléphonait à Oceanside, pour demander l’envoi immédiat de fonds.

– Ah ! Monsieur Hamilton !

– Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ?

– Il y a que ça chauffe rudement.

– Où cela ?

– Sur les chantiers. Ils crient qu’ils vont tout saccager, s’ils n’ont pas leur argent.

– Bah ! bah ! quelques mécontents… je vais aller les faire taire.

– Écoutez ! écoutez Rhine ! fit tout à coup Helen, en ouvrant la fenêtre.

Une bouffée de clameurs furieuses entra dans le bureau.

– Entendez-vous ? Des voix hurlaient.

– Le feu ! foutons le feu aux bâtiments.

– Hamilton ! Hamilton ! À mort Hamilton.

Le vieux directeur eut un geste de colère et se précipita vers la porte.

– Mais ils vont vous tuer, vieux Ham, dit Helen en cherchant à l’arrêter.

– Bah ! bah ! laissez-moi, petite fille, j’en ai vu bien d’autres ; ils ne me mangeront pas.

Et, résolument, il se jeta dehors.

Spike, sa tâche accomplie, avait été retrouver ses copains dans une petite buvette qui se trouvait au bout du camp. Avec la satisfaction d’une bonne conscience, il avala un verre de whisky et alluma une cigarette.

– Mes petits enfants, dit-il à Dock, Bill et Lugg, je m’en vais vous dire adieu. Retournez au plus tôt à Oceanside, moi je vais aller voir comment tournent les événements.

Le tavernier sortit aussi, attiré au-dehors par les cris de la foule, qui, d’instant en instant devenaient plus féroces.

La cantine restait déserte.

Seule, une petite, une toute petite chose, continuait à vivre à l’intérieur de la cahute.

L’allumette que Spike avait jetée derrière lui, après avoir allumé sa cigarette, persistait à flamber par terre tout doucement. Sa mince flamme jaune gagna un vieux chiffon graisseux qui traînait. Le chiffon s’embrasa et communiqua le feu à un amas de caisses vides.

En cinq minutes, toute la maisonnette était en feu. Par malheur, la cantine était adossée au hangar qui abritait les huiles et l’essence. Le bâtiment ne fut bientôt plus qu’une torche rouge et noire, dont le vent rabattait le panaché vers les autres baraques de l’exploitation.

Hamilton, malgré son âge, était solide, énergique et vigoureux ; il se jeta au plus épais de la bagarre et cria de sa rude voix, qui domina un instant le tumulte :

– Qu’est-ce que vous avez à crier comme ça, tas d’abrutis ! Votre argent a été volé, ce n’est pas vous qui en pâtirez, c’est la compagnie. Je viens de téléphoner à l’instant à Oceanside qu’on me renvoie des fonds par le prochain train. Vous serez tous réglés demain.

– Pas demain, tout de suite.

– Oui, oui, à l’instant.

– L’argent, nous voulons l’argent.

Une dizaine d’énergumènes l’environnaient en vociférant.

– Mais vous êtes idiots, complètement idiots, répliqua le directeur, que la colère commençait à gagner.

On ne l’écoutait plus.

Un grand diable de terrassier l’avait pris à la gorge ; un autre, plus expéditif encore ou peut-être plus pratique, fouillait dans ses poches.

De deux coups de poing bien appliqués, Hamilton se dégagea.

Mais d’autres venaient à la rescousse.

Storm, voyant le danger couru par son directeur, se précipita à son secours.

Des contremaîtres et des chefs de chantier le suivirent. Une furieuse bataille s’engagea.

Tout à coup, une clameur s’éleva, plus forte que tous les autres bruits.

– Le feu !

Les combattants s’arrêtèrent et, en un instant, chacun demeura immobile, considérant avec stupeur les tourbillons de flammes qui s’élevaient maintenant de trois baraquements.

Devant le terrible fléau, Hamilton avait repris tout son sang-froid. Il commanda :

– Atkins, Jeffries, Macdonald, prenez chacun vingt hommes et démolissez tous les bâtiments qui se trouvent à gauche de la voie. Il faut faire la part du feu. Les haches et les pics sont dans le hangar 23 ; hâtez-vous, les garçons, du cœur et des bras.

Sans une hésitation, chacun obéit.

En présence du danger commun, on ne pensait plus qu’à obéir au chef.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que le bruit de haches, attaquant les murs, résonnait dans tout le chantier.

Spike avait assisté en amateur à cette scène tragique.

– C’est exprès que tu as mis le feu ! lui demanda tout bas Bill.

– Le feu, moi ?

– Mais oui !… Voyons, avant de sortir tu as jeté ton allumette sur un tas de vieux chiffons.

L’ancien forçat éclata de rire.

– Ma parole d’honneur, mes petits enfants, reprit-il, c’est absolument par hasard que la chose s’est faite, mais c’est du beau travail, et maintenant que tout flambe, je dirai au patron que c’est une diabolique idée du vieux Spike.

– Et tu auras une gratification supplémentaire, vilain singe ! ricana Lugg, en lui donnant une grande claque dans le dos.

– Le patron aime que l’on ait de l’initiative, dit-il en se rengorgeant avec une aimable fatuité.

Il ajouta en changeant de ton :

– Mais le patron aime surtout que ses ordres soient ponctuellement exécutés. Voilà pourquoi, mes amours, je vous engage vivement à prendre le train et d’aller déposer l’argent, comme il vous l’a dit, chez Storr. Bill et Lugg suffiront pour faire la commission. Dock restera avec moi. Je puis avoir besoin de lui.

– Tu as raison, dit Lugg, nous n’avons plus rien à faire ici ; tu viens, Bill.

Les quatre bandits échangèrent des poignées de main avec des mines complices.

Spike et Dock se rapprochèrent du foyer de l’incendie ; Bill et Lugg se dirigèrent vers la petite baraque qui servait de gare à Last Chance.

– Deux billets pour Oceanside ? demanda Lugg, en jetant un bank-note de cent dollars à l’employé.

– Tu n’es pas fou, répondit celui-ci. Je n’ai pas douze shillings de monnaie dans ma caisse. Va demander qu’on te change ton billet au poste central. Seulement, dépêche-toi, le train part dans cinq minutes.

Lugg, suivi de Bill, courut vers les bâtiments du poste central.

Helen était seule dans le bureau.

Lugg se pencha au guichet et demanda de la monnaie de cent dollars.

La jeune fille, encore tout émue des tragiques événements qui venaient de se passer, compta presque machinalement l’argent au gredin.

Aussitôt en possession de leur monnaie, Bill et Lugg filèrent à toutes jambes.

Au moment de jeter le billet dans son tiroir, Helen y jeta un dernier coup d’œil.

Le bank-note était en plusieurs endroits maculé d’encre violette.

L’orpheline eut un sursaut.

En un éclair, elle se rappela l’incident de l’encrier renversé par Hamilton, les billets tachés, elle revit la figure sombre des deux bandits qui venaient de se présenter au guichet.

Plus de doute… C’étaient les voleurs qu’elle venait de voir…

Nous savons déjà que Helen était une fille pleine d’énergie et de décision.

Elle n’hésita pas.

Elle donna un tour de clé à son tiroir-caisse et se précipita sur les traces des deux malandrins.

Quand elle arriva à la gare, elle eut un cri de rage impuissante.

Le train venait de partir. Il disparaissait déjà au tournant de la voie parmi les volutes de fumée de l’incendie.

Helen jeta un regard désespéré autour d’elle.

Les voleurs allaient donc lui échapper.

Soudain, elle aperçut à quelque distance un inspecteur de la traction qui s’avançait à califourchon sur la petite voiture électrique sur rails qui, aux États-Unis, sert à tous les travailleurs de la voie pour se transporter rapidement d’un point à l’autre.

En quelques mots, la jeune fille mit l’inspecteur au courant, sauta sur sa machine et se lança à toute vitesse à la poursuite du train.

Au bout de deux milles, grâce à une pente qu’elle avait descendue avec une vertigineuse vitesse, Helen avait presque rattrapé le train.

Elle fit des signaux conventionnels au conducteur qui se tenait sur la plate-forme arrière et ralentit la marche du convoi, de telle sorte que la jeune fille put bientôt le rejoindre.

Elle sauta sur la plate-forme sans s’inquiéter de sa poussette.

– Les voleurs de l’argent de la paye sont dans le train, dit-elle, haletante, au conducteur. Nous allons les arrêter.

Quelques instants auparavant, Bill s’était installé à la fenêtre du wagon pour contempler le paysage et, comme à ce moment le train était engagé sur une courbe, il put parfaitement apercevoir et reconnaître Helen qui faisait des signaux au conducteur.

– Lugg, fit-il en rentrant vivement la tête, nous sommes flambés.

– Tu es fou ?…

– Non, non, la petite caissière du poste central est à notre poursuite.

Lugg se mit à rire.

– Tu n’as pourtant pas bu grand-chose, ricana-t-il.

À ce moment, les deux hommes entendirent une voix tout près d’eux qui disait :

– Tenez, les voici, là, tous les deux.

Les deux bandits sursautèrent en reconnaissant Helen. D’un bond, les deux misérables furent à l’extrémité du wagon.

– Vite, vite, ils se sauvent ! criait Helen.

Mais Bill et Lugg étaient de bons garçons qui savaient à temps prendre leur parti.

Comme le convoi à ce moment traversait le San Joachim sur un double pont de fer ouvragé comme de la dentelle, ils piquèrent une tête hardiment dans le fleuve.

Helen trépignait sur la plate-forme du wagon.

– Mon Dieu, miss, disait le conducteur du train en manière de consolation… voyez… tout n’est pas perdu. Les deux hommes se dirigent vers la côte. Ils y seront dans un instant et, par conséquent, ils seront forcés de traverser la ville ; nous, nous allons stopper dans vingt minutes en gare d’Oceanside et vous pourrez continuer vos recherches.

– Et mes coquins seront loin, conclut Helen ironiquement.

Puis elle ajouta toute frémissante.

– Il me reste encore une chance de les rejoindre, je la joue !

Et avant que l’employé stupéfait ait pu faire un geste pour la retenir, Helen s’était lancée dans le vide.

La jeune fille avait bien calculé son élan. C’était le moment où le train allait quitter le pont, dont la partie inférieure servait de voie aux piétons, aux voitures et aux tramways. Ce fut sur le second terre-plein que Helen vint s’abattre.

Elle ne perdait pas de vue les hommes de Dixler qui, après être sortis du fleuve et s’être essuyés de leur mieux, se dirigeaient en courant vers un car qui justement débouchait du pont. Les deux gredins y sautèrent.

Mais Helen s’était relevée sans aucun mal. Elle avait vu Bill et Lugg monter dans le car.

Un taxi passait à vide. Elle l’arrêta et s’adressant à un policeman qui était tout à côté.

– Pardon, monsieur, fit la jeune fille, je poursuis deux voleurs. Je vous prie de m’accompagner.

L’officier de police monta dans l’auto avec l’orpheline et l’auto fila à la suite du tramway.

– Attention, dit Lugg, qui de sa place surveillait les alentours. Voilà encore la petite caissière à nos trousses.

– Mais elle est enragée, cette fille-là, grommela Lugg.

– Enragée ou non, elle nous piste dur. Tiens, la vois-tu dans l’auto rouge avec un flic ?

– Avec un flic ?… Très bien, nous ne sommes plus loin maintenant de chez Storr… On va leur brûler la politesse.

Une minute après, au risque de se tuer, les deux copains sautaient sur la chaussée.

Bill et Lugg se faufilèrent entre les voitures et s’engagèrent à toute vitesse dans la rue de Storr le receleur.

Le vieux gredin habitait un immeuble sordide.

Un escalier extérieur desservait les différents étages. Bill et Lugg se faufilèrent entre les voitures et grimpèrent les degrés quatre à quatre ; ils heurtèrent violemment à une porte peinte en couleur rouge et où dominait au beau milieu du vantail un superbe chiffre 12.

– Qui est là ? demanda une voix avinée de l’intérieur.

– Bill et Lugg ! Ouvre vite, vieille main, nous sommes pistés. La porte s’ouvrit.

Les deux coquins se trouvaient dans un ignoble taudis suant la débauche par tous ses murs lépreux.

Un gros homme à la face luisante, aux yeux sournois, les regardait entrer avec défiance.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? bougonnait-il en fermant la porte.

– Ordre de Dixler, garder cet argent, dit Lugg très vite en lui passant une liasse de billets.

– Bien.

– Et puis, dit Bill qui prêtait l’oreille, nous faire filer au plus vite. Car les flics sont à nos trousses.

– Mille diables !… on monte l’escalier… c’est elle, reprit Lugg qui venait d’écouter à son tour. Ah ! la diablesse de fille !

– Quelle fille ?

– Tu nous embêtes… fais-nous filer, je te dis.

– Attendez, fit Storr, montez sur l’armoire. Les deux gredins se hissèrent sur une armoire branlante.

– Bon, maintenant soulevez la trappe et vous serez sur le toit… oui, oui, là à côté du vitrage.

Bill et Lugg étaient accoutumés à ces issues paradoxales. Trois secondes après ils avaient disparu. Il était temps.

On ébranlait la porte à grands coups de poing et une voix rude commandait :

– Ouvrez au policeman.

Storr, au lieu d’obtempérer à l’ordre reçu, se fourra précipitamment sous son lit.

Il y eut un bruit formidable et la porte s’abattit à l’intérieur de la chambre.

C’était le policeman qui, d’un coup d’épaule, venait de se frayer un passage.

– Là, là… dit Helen en montrant la trappe entrouverte.

Et le policeman et la jeune fille suivirent sans hésiter le chemin pris par les bandits.

Cependant Bill et Lugg n’étaient pas au bout de leurs peines. Storr n’avait pas prévu que leur retraite serait découverte. Il avait espéré les faire redescendre après la visite inutile du policeman. L’immeuble habité par le vieux receleur était en effet isolé. Il était impossible de passer sur un autre toit. La fuite était coupée.

Il fallait donc livrer combat.

Quand ils surgirent de la trappe, l’agent de police et Helen furent accueillis par une salve de coups de revolver, mais les gredins n’avaient pas de chargeur de rechange et ils durent bientôt jeter leurs armes inutiles.

Alors sur le toit s’engagea une lutte farouche.

Lugg s’était jeté sur Helen.

Le policeman avait empoigné Bill. Et les quatre corps, étroitement liés, roulaient sur l’étroite plate-forme, tandis que pleuvaient les coups de poing.

Helen se sentit faiblir.

Elle rassembla toutes ses forces, fit un suprême effort et poussa Lugg jusqu’aux abords du toit.

Le bandit, une seconde, se retint à une saillie de briques, mais ses doigts lâchèrent prise et il tomba dans la rue où il s’écrasa.

Helen, penchée, avait vu l’horrible chute. Elle se rejeta en arrière, toute frémissante d’avoir tué. Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir.

Bill allait triompher du policeman. La jeune fille vint au secours de son compagnon qui bientôt reprit l’avantage. Cependant Bill luttait désespérément.

Tout à coup, les combattants sentirent le sol s’effondrer sous leur poids. Sans y faire attention, ils étaient arrivés sur le vitrage et les trois corps vinrent tomber dans la chambre de Storr au moment où le vieux receleur, comprenant que les choses se gâtaient, se disposait à filer.

Mais là tout fut bientôt fini.

Helen qui avait ramassé le revolver du policeman tenait en respect les deux coquins et criait :

– Hands up ! (Haut les mains !)

Storr et Bill levèrent les bras.

Ils se rendaient…

Le policier les fouilla. Il ne fut pas long à retrouver les bank-notes volés qu’il remit à Helen triomphante.

Une minute plus tard, Storr et Bill, les menottes aux mains, prenaient le chemin de la prison.

*

* *

Cependant, grâce aux mesures prises par Hamilton, l’incendie avait pu être circonscrit.

Mais les dégâts étaient énormes. De plus, l’agitation qui s’était calmée un moment pendant la lutte contre les flammes, reprenait de plus belle, maintenant que tout danger avait disparu.

– Vilaine histoire, avait mâchonné Hamilton, qui, au milieu de ses hommes, encore fidèles, et de ses contremaîtres, voyait les groupes des mutins se reformer.

– Monsieur, monsieur, fit soudain une voix haletante.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? grommela le directeur.

– Il y a, monsieur, dit George Storm, en se présentant, que miss Helen a disparu.

– Elle est au poste central…

– Elle y était, monsieur, mais elle n’y est plus. Cependant, son chapeau et sa jaquette sont encore au porte-manteau.

Le directeur devint très pâle.

– Vous êtes sûr de cela, Storm ?

– Absolument, monsieur. On a vu miss Helen sortir en courant du bureau et depuis elle n’a pas reparu.

Hamilton allait sans doute agir, tenter quelque chose pour retrouver sa pupille, mais à ce moment, les clameurs recommencèrent.

– À mort, Hamilton !

– Pendons les exploiteurs !…

– À bas la Central Trust !…

– Notre argent, nous voulons notre argent !

– Eh bien ! mes garçons, vous allez l’avoir votre argent, ne criez pas si fort.

Et une voix claire, jeune et joyeuse, dominait le fracas de l’émeute.

Hamilton et Storm se retournèrent, stupéfait : dans une auto rouge qui se frayait péniblement un passage parmi la foule des travailleurs, Helen continuait à parler aux ouvriers.

– Dans un quart d’heure, vous serez réglés, rentrez dans vos chantiers, les contremaîtres vont commencer de faire la paye dans un petit moment.

– Helen, murmura Storm, en joignant les mains.

– Mais, folle petite fille, s’écriait Hamilton, en recevant Helen dans ses bras qui sautait de la voiture, qu’est-ce que vous dites donc ! Oubliez-vous donc que nous n’avons plus d’argent !

– Mais si, puisque le voilà, riposta gaiement Helen, en mettant dans les mains de son tuteur les liasses de bank-notes.

– Comment, mais comment tout cela s’est-il passé ?

– C’est un peu long à raconter. Allons d’abord au plus pressé. Payez tous ces braves gens et puis laissez-moi aller me recoiffer et changer de costume.

À ce moment, Helen aperçut le policeman qui, raide comme un piquet, attendait sans mot dire, debout, auprès de la voiture.

– Ah ! monsieur Watson, fit-elle en allant à lui et en le prenant par la main, je vous demande pardon, je vous oubliais.

« Vieux Ham, reprit-elle, en présentant le policeman au vieillard, il faudra payer aussi la prime à ce brave garçon. Je vous réponds qu’il ne l’a pas volée. Là, maintenant, je me sauve.

Déjà, elle avait fait trois pas vers le bureau.

– Et à moi, miss Helen, vous ne direz rien ? balbutia Storm, d’une voix piteuse.

– À vous, George, répondit en riant la jeune fille, je dirai qu’il n’est pas galant d’empêcher une demoiselle aussi coquette que moi d’aller changer de toilette quand elle en a envie.

L’orpheline vit une telle expression de chagrin se marquer sur la physionomie du jeune homme qu’elle revint sur ses pas, et serrant la main du mécanicien :

– Je vous verrai tout à l’heure, George, lui dit-elle tout bas.

*

* *

Spike avait suivi avec la plus grande attention les événements qui venaient de se succéder si rapidement.

Quand Helen eut disparu, il se gratta la tête :

– Quelle fille ! quelle fille ! disait-il à demi-voix. Elle nous a roulés encore une fois… Et quelle magnifique expression elle avait, en parlant au vieux tout à l’heure… et quelle tendresse dans le regard pour son amoureux à l’instant même !… Ah ! si elle voulait faire du théâtre !

Et Spike, hochant la tête, s’en alla de son pas traînant, tandis que la foule hurlait :

– Vive la Central Trust ! vive Hamilton et vive miss Helen !…

CHAPITRE III – Où Spike ne joue plus la comédie

Dixler se trouvait à Oceanside, quand il apprit que Helen Holmes avait, encore une fois, fait échouer ses projets. Il entra dans une violente colère, à la nouvelle de l’argent reconquis et de la révolte calmée.

Allait-il donc être tenu en échec par une gamine ? La fortune, qui jusqu’à présent lui avait souri, allait-elle commencer à se montrer boudeuse.

L’Allemand alluma une cigarette et réfléchit profondément.

L’entreprise qu’il avait été chargé de mener à bien aux États-Unis, était cependant bien montée et devait réussir. Il s’agissait pour cette nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco et qui devait donner d’admirables bénéfices, de ruiner d’abord la Central Trust, puis ensuite de ruiner la Colorado, quand elle aurait triomphé de la Central. C’est à ce moment que paraîtrait la puissante compagnie allemande qu’il représentait et qui, après la débâcle des deux premières, rachèterait l’affaire pour un morceau de pain.

Et ce plan si simple, si honnête, si grandiose, où l’intelligence allemande se manifestait dans toute sa beauté, se trouvait entravé par une misérable fille sans ressources, sans appui et soutenue seulement par son indomptable énergie ! Allons donc ! Quelle pitié ! Elle était dangereuse, pourtant, cette Helen Holmes, dont il avait eu la sottise de s’amouracher. Mais depuis le terrible coup de bouteille dont il portait encore la marque au front, le caprice s’était changé en haine, et il n’attendait qu’une occasion de se venger.

Le dangereux coquin en était là de ses réflexions, quand on poussa la porte et la face noire et huileuse de Platon parut.

– Qu’est-ce ?

– Une lettre pour Missie.

– Donne.

Dixler prit la missive que lui tendait le nègre et, après l’avoir lue, une lueur de joie brilla dans ses yeux.

– Cette fois-ci, murmura-t-il, je crois que je la tiens. Il mit la lettre dans sa poche, et comme le nègre allait sortir, il lui commanda :

– Attends.

S’installant alors à sa table, il écrivit le télégramme suivant :

Spike, surveillant à Last Chance,

Arrive aussitôt que possible.

DIXLER.

Il plia le papier et le tendit à Platon.

– Cours vite mettre ça au télégraphe. Le nègre prit le papier, salua et sortit. Dixler alla se rasseoir dans un fauteuil.

– L’affaire peut être bâclée dimanche, murmura-t-il, avec un méchant sourire.

Et il alluma une autre cigarette.

*

* *

Il était midi moins le quart, et Helen se disposait à quitter le bureau pour aller déjeuner chez Sam, suivant son habitude, quand elle reçut le télégramme suivant :

Helen Holmes.

Des contrats pour M. Hamilton arriveront par le train 19. Apportez-les dimanche. Storm vous attendra à l’arrivée du train.

MAC CARTHY.

Helen venait de plier la dépêche et de la mettre dans son corsage, quand la hideuse tête de Spike apparut dans l’ouverture du guichet.

– Psst ! psst ! miss Holmes, fit-il avec une épouvantable grimace qui voulait être un sourire.

– Qu’est-ce que vous voulez ?…

– Il n’y aurait pas moyen d’avoir une petite avance ?

– Impossible, Clay, répondit en se levant la jeune fille. Le personnel abuse des avances. La direction les a supprimées.

Spike se gratta la tête.

– Il est impossible que vous n’ayez plus d’argent, Clay, poursuivit l’orpheline, vous avez touché votre paye hier.

– C’est diablement vrai, miss Holmes, mais il s’est passé tant d’événements depuis hier.

– Vous avez bu ?

– Oh ! non, miss Holmes !

– Vous avez joué, alors ?

Spike eut un grand rire silencieux qui déforma tellement son étrange physionomie qu’il aurait fait peur à un lion.

– Il y a bien une petite chose comme ça, consentit-il. Enfin, alors, il n’y a pas moyen. Bon, bon, n’en parlons plus… on s’arrangera autrement.

Il s’en allait.

– Dites-moi, monsieur Clay ? demanda Helen, avec une pointe d’hésitation.

Spike revint sur ses pas.

– Vous me donnez la petite avance ! fit-il vivement.

– Non, ce n’est pas cela.

– Ah ! tant pis.

– Je voulais vous demander… Vous ne souffrez plus de ce coup que je vous ai donné à la tête…

– Oh ! plus du tout, miss Holmes, ricana l’ancien forçat, vous êtes bien bonne de vous informer de ma santé.

– Vous ne m’en voulez pas trop ?

– Mais pas du tout, miss Holmes, on se battait n’est-ce pas, vous vous défendiez, c’est tout simple. Même je vous avouerai que j’ai pour vous beaucoup d’estime et de sympathie.

– Vraiment ! fit Helen en souriant.

– Oui, oui, mais je vous aimerais encore bien plus… si…

– Si ?…

– Si vous vouliez faire du théâtre.

La jeune fille éclata de rire et Spike s’en alla.

Après son déjeuner, en tête à tête avec la petite mistress Palmer, car Sam et George étaient en route, Helen revint au bureau, prévint son chef qu’elle était obligée de s’absenter. Elle s’habilla dans sa chambre et se rendit à la petite gare pour prendre son train.

Elle réaperçut Spike qui se glissait en se dissimulant le long de la voie et qui s’accrochait à l’arrière d’un wagon, avec l’intention évidente d’accomplir gratis le voyage de Last Chance à Oceanside.

Mais d’autres yeux étaient plus vigilants. Un contrôleur et un employé avaient surpris la manœuvre de l’ancien comédien qui fut vivement appréhendé et ramené sur la voie, le long du train.

– Votre billet ?

– J’étais un peu pressé, répondit Spike d’un ton détaché, et je n’avais pas eu le temps d’accomplir cette petite formalité.

– Payez, alors.

– Je n’ai pas le sou.

Et d’un coup d’épaules, Spike bouscula le contrôleur pour se dégager, mais d’autres employés étant survenus, notre gaillard fut bientôt maîtrisé.

– Alors, mon garçon, grommela le contrôleur, furieux d’avoir été bousculé, vous allez faire un petit voyage gratis, c’est vrai, mais ce sera pour entrer directement à la prison d’Oceanside.

Ce mot de prison sonnait lugubrement aux oreilles de Spike.

La prison !…

S’il était bouclé une fois de plus, on reconnaîtrait en la personne du surveillant John Clay, le sinistre gredin, avantageusement connu par toutes les polices de l’Union et qui portait le nom d’Ebenezer Spike deux fois évadé. Cette fois alors, il n’y coupait pas de dix ans de travail dur.

Il valait mieux n’importe quoi qu’une aussi désastreuse solution.

Aussi, bien qu’il n’eût guère de chance de réussir, Spike résolut-il de faire l’impossible pour échapper à ceux qui le tenaient. Il feignit, un instant, de se résigner, puis réunissant toutes ses forces, il culbuta deux des employés et prit le large.

Mais, par malheur, le chef de gare, une sorte d’hercule qui survenait, lui barra le passage et l’abattit d’un coup de poing.

Spike comprit que le destin était contre lui.

Il était fataliste.

Il se résigna.

À ce moment, Helen, attirée par le bruit de la bagarre, s’approcha du groupe et reconnut le surveillant de Last Chance.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

– C’est une espèce de lascar qui voulait voyager sans payer, répondit le contrôleur.

Les regards de Helen et de Spike se croisèrent. La jeune fille lut une telle détresse dans les yeux du misérable qu’elle eut pitié.

– Où allait-il ? questionna encore l’orpheline.

– À Oceanside, sans doute.

– Quel est le prix du billet ?

– Quinze shillings six pences.

– Les voici.

Helen ouvrit son sac et remit à l’employé la somme indiquée.

– Comment miss Holmes, s’écria le chef de gare, vous payez pour ce malandrin ?

– Vous allez me comprendre, monsieur Pashlow. Je suis un peu responsable de ce qui vient de se passer. Ce pauvre diable est venu ce matin me demander une avance ; comme j’ai cru qu’il voulait de l’argent pour aller boire, je la lui ai refusée.

Spike, en entendant les paroles de Helen, fit la plus extraordinaire grimace de sa vie et, pour la première fois depuis qu’il était un homme, une larme tomba de ses yeux.

– Du moment que vous payez pour lui, je n’ai plus rien à dire, grommela le chef de gare. Mais entre nous, c’est une drôle d’idée. Allons, vous autres, continua-t-il en s’adressant aux employés, lâchez-le maintenant et qu’on lui donne son billet.

Le chef de gare s’en alla en marmottant quelques mots peu amènes sur l’incohérence et l’esprit des femmes ; les employés reprirent leur besogne.

Spike et Helen restèrent seuls en face l’un de l’autre.

Il y eut d’abord un silence, mais comme la jeune fille allait rejoindre son wagon, l’ancien forçat la retint doucement :

– Vous m’avez rendu un grand, un très grand service, miss Holmes, commença-t-il d’une voix étranglée.

– Mon Dieu, monsieur Clay, je n’ai rien fait d’extraordinaire.

– Si, miss, vous avez fait une très belle chose, croyez-moi. Mais vous pouvez être assurée que vous n’avez pas obligé un ingrat. Je ne suis qu’une vieille crapule, mais quand par hasard quelqu’un me fait du bien, je ne l’oublie jamais. Non, je n’oublierai pas.

– Ne parlons plus de ça.

– Soit, maintenant, il me reste une dernière prière à vous adresser.

– Parlez !…

– Voulez-vous me donner la main.

– Mais de grand cœur, monsieur Clay.

Et Helen tendit sa fine main gantée au gredin.

– Je ne m’appelle pas Clay, reprit Spike avec violence, et je vous préviens que je suis un affreux drôle. Voulez-vous encore me donner la main.

– La voici, répondit la jeune fille avec son bon sourire. Elle serra fortement la main brutale de Spike, en ajoutant :

– Je vous souhaite de redevenir honnête homme.

– Bien le bonjour, conclut l’ancien forçat, en enfonçant sur sa tête sa casquette à carreaux.

Et il s’éloigna avec un éclat de rire si étrange, que Helen murmura pensive :

– On dirait un sanglot.

Spike, après ce bizarre incident, arriva, sans encombres, à Oceanside et se rendit aussitôt chez Dixler.

– À la bonne heure, tu es exact, dit l’Allemand en le voyant entrer.

– Vous avez de la chance de me voir aujourd’hui, répondit Spike, d’un ton bourru.

– Pourquoi cela ?

– Parce que sans une bonne âme, qui a payé ma place, je n’aurais pu payer mon billet.

– Tu n’avais donc plus d’argent.

– Plus un farthing !…

– Peste, mon cher, tu mènes la vie à grandes guides. Rien que de moi, tu as touché plus de quatre cents dollars depuis quinze jours.

– Si je les ai touchés, comme je ne les ai plus, c’est que je les ai dépensés.

– Parfaitement raisonné. En tout cas, puisque tu as trouvé un imbécile pour te faire des largesses, tout est pour le mieux.

– Ne dites pas cela ! ne dites pas cela ! s’écria Spike, en grinçant des dents.

Dixler regarda son homme de confiance avec étonnement, puis, après avoir haussé les épaules, il poursuivit :

– Assez de paroles inutiles, allons chez Storr. On nous attend.

– Mais Storr est au bloc.

– Il est libre, il est avec la police américaine des accommodements. Je l’ai fait relâcher hier, ainsi que Bill.

Spike ne demanda pas de plus amples explications et suivit Dixler. L’auto de l’ingénieur, qui attendait devant la porte eut vite fait d’amener les deux hommes chez le vieux receleur.

Storr n’était pas seul.

Les honorables gentlemen Dock et Bill lui tenaient compagnie.

L’infortuné Lugg manquait seul, et pour cause, à cette charmante réunion.

Aussitôt entré. Dixler prit la parole.

– Voici la chose, dit-il. La Compagnie du Colorado envoie aujourd’hui à Hamilton les contrats signés, qui vont permettre à la Central Trust de continuer son exploitation. Ces contrats, il me les faut ! Quelqu’un viendra les chercher au train 19, à la gare du Signal.

– Ce n’est pas la mer à boire, dit Bill, en se dandinant.

– Il ne faut pas rater votre coup. Vous allez avoir affaire à forte partie.

– Qui donc est chargé de porter les papiers à Last Chance ?

– Helen Holmes.

– Oh ! oh ! le plaisir sera double, ricana Bill. J’ai une revanche à prendre et ce pauvre Lugg à venger.

– Voici comment vous allez opérer : vous vous introduirez dans le train, qui emmènera la jeune fille, vous tâcherez…

– Pardon, monsieur, interrompit brusquement Spike, mais j’ai quelque chose à vous dire.

– Et quoi donc, maître Spike ?

– C’est que je ne marche pas.

– Tu plaisantes ?

– Je n’ai jamais parlé plus sérieusement.

La face du bel Allemand prit une expression féroce.

– En ce cas, Spike, gronda-t-il, tu en sais trop long sur mes affaires pour sortir d’ici vivant.

Et il s’avançait, les mains tendues, vers l’ancien forçat.

Mais Spike était sur ses gardes.

D’un swing bien appliqué, il fit chanceler Dixler, puis comme les autres revenaient à la rescousse, il leur lança adroitement une chaise et une table entre les jambes, ouvrit la porte vivement et put se sauver sans être inquiété.

En bas de l’escalier, le vieux comédien s’arrêta et réfléchit.

– Qu’est-ce que je vais faire ? monologua-t-il, pas un sou dans ma poche et quatre lieues à faire… et puis comment prévenir miss Helen de ce qu’on trame contre elle ?… J’ai été un idiot, j’aurais dû laisser Dixler raconter tout ce qu’il avait à dire… Tu baisses mon garçon, positivement tu baisses… Est-ce que cet accident t’arrive parce que tu as décidé de vivre en honnête homme désormais ?… Cela serait fâcheux pour la morale… Bah ! je trouverai bien un tampon de wagon où m’accrocher. L’essentiel est d’arriver avant eux à la gare du Signal.

Spike se gratta la tête, haussa l’épaule et se mit en marche à grandes enjambées.

Dixler, aussitôt Spike disparu, avait cherché à reprendre son calme, mais il ne pouvait cacher l’émotion qui l’agitait.

Il dit pourtant d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme :

– Ne nous occupons plus de cette brute. Nous travaillerons sans lui. Écoutez maintenant soigneusement mes instructions.

L’Allemand parla longtemps aux trois bandits, puis il les quitta, en répétant :

– Je vous attends à la halte de Mount Vernon, près de l’usine à gaz.

– Entendu, patron, dit Bill.

– Et tâchez d’être adroits, fit Dixler au moment où il franchissait la porte ; je vous rappelle mes promesses : mille dollars tous les papiers, cinq mille dollars si vous me livrez les papiers et la jeune fille.

– Je parie pour cinq mille dollars, dit joyeusement Storr…

– Allons ! bonsoir, à dimanche.

Et Dixler s’en alla, cette fois, définitivement.

CHAPITRE IV – Le masque qui endort

– Bill !

– Dock !

– Dis-moi vieux, comment vas-tu ?

– Pas très bien.

– Il est certain qu’on serait mieux dans un fauteuil de Monico.

– Dire qu’il y a des gens qui vantent le confortable des chemins de fer américains !

– Je voudrais les voir à notre place !

– Tu parles !

Cette bizarre conversation se tenait dans un lieu plus bizarre encore. C’était exactement sous le plancher du cinquième wagon du train allant de San Francisco à Denver que Bill et Dock échangeaient les propos que nous venons de rapporter.

Ils roulèrent encore quelque temps parmi l’acre poussière, le vent, le bruit infernal et la nuée de petits cailloux qui les criblaient comme d’impitoyables grêlons.

Enfin Dock cria dans le fracas :

– Je crois que c’est le moment !

– Si tu veux, vieux frère.

Les deux hommes sortirent alors de leur invraisemblable cachette et se trouvèrent sur le marchepied.

Bill déroula la longue corde qu’il avait autour du corps et par deux fois essaya de lancer le nœud coulant qui la terminait sur le toit du wagon.

Deux fois la corde retomba.

Mais à la troisième tentative, elle se tendit.

Avec une audace stupéfiante, Bill empoigna la corde et se mit à grimper.

En huit secondes, il avait atteint le toit du wagon ; là il fixa encore plus solidement le nœud coulant qui était venu s’accrocher à l’un des chapeaux servant aux prises d’air, et héla Dock, qui fit à son tour l’ascension.

*

* *

Helen, suivant à la lettre les instructions données dans la dépêche de la direction avait, ce dimanche-là, pris le train de bonne heure pour se rendre aux chantiers de Bridge Wells, où devait l’attendre M. Hamilton.

Au moment d’enfermer dans son petit sac les précieux documents qu’elle devait transporter, Helen, qui venait de les prendre dans le coffre-fort cambriolé si habilement par Spike, eut un petit sourire et hocha la tête.

Cette histoire de cambriolage lui rappelait avec bien d’autres choses que la Central Trust avait des ennemis hardis et puissants et qu’il fallait se méfier de tout et de tous.

Aussi, en souvenir de l’échange fait par Spike des bank-notes avec les vieux papiers, elle enveloppa avec le plus grand soin et cacheta avec méthode un rouleau de vieux prospectus et les mit dans son réticule.

Quant aux véritables contrats, elle les plia étroitement et les glissa dans sa poitrine.

Puis, elle alla prendre son train.

Helen, installée confortablement, était joyeuse, tandis que le train roulait.

D’abord, elle était seule dans son wagon, ensuite le temps était superbe, et puis elle songeait qu’elle allait revoir son ami Storm, absent depuis huit jours, et son vieux Ham, si bon et si dévoué pour l’orpheline.

Tout à coup Helen sentit une main brutale qui lui écrasait le visage, tandis qu’une violente odeur de pomme mûre lui montait au cerveau.

Un engourdissement invincible l’envahissait.

Elle fit un effort désespéré pour secouer la torpeur qui l’envahissait, puis il lui sembla que sa tête devenait lourde comme du plomb.

Enfin, pour elle, tout s’abolit.

– Bon travail, Dock…

– Le patron sera content, Bill.

– Cinq mille dollars.

– Quelle noce !

– Dis donc, vieux ! assez jaspiné, j’aperçois déjà dans le lointain la cheminée de l’usine à gaz.

– Diable !

– Mais avant tout, commençons par mettre en sûreté les papiers. Bill arracha brutalement à la main droite de Helen le sac de maroquin, l’ouvrit et eut une exclamation joyeuse.

– Chouette ! papa ! voilà notre affaire.

Il tendit le rouleau à Dock et mit dans sa poche le sac de la jeune fille.

– Maintenant, en douce, vieux ! Tu y es ?

– Oui, Bill !

– Allons-y !

Les deux hommes saisirent Helen, l’un par la tête, l’autre par les pieds et la déposèrent sur la plate-forme arrière du wagon.

À ce moment, ils aperçurent une auto qui filait le long de la voie, suivant le train.

Le convoi ralentissait, on allait arriver à une halte. L’auto força sa vitesse et se plaça exactement devant la plate-forme du wagon.

Bill sauta dans l’auto et tendit les bras.

Dock lui passa Helen, toujours endormie, puis sauta à son tour dans la voiture.

L’audacieux enlèvement s’était exécuté en moins de deux minutes.

Aussitôt le coup fait, l’auto vira et, laissant le train continuer sa route, s’éloigna un peu de la voie.

À quelque distance, la voiture stoppa.

– Vous avez les papiers ? demanda l’ingénieur.

– Voilà patron, répondit Dock, en passant le rouleau à l’Allemand. Très vite, l’ingénieur fit sauter les cachets.

Il feuilleta d’une main fébrile les feuillets qu’il venait de découvrir. L’un vantait les mérites incomparables du rasoir Hulcheime ; un autre affirmait que le meilleur savon était le Hop’s soap… ; quant aux traites, il n’y en avait pas la moindre trace.

Dixler lâcha un épouvantable jupon.

– C’est tout ça que vous avez trouvé ?

– Oui ! patron.

– Eh bien ! vous êtes des ânes, de stupides têtes de porc et la petite vous a roulés une fois de plus !

– Mais, cependant, patron !

– Assez ! nous tâcherons d’éclaircir cela tout à l’heure. Et, reprenant le volant, Dixler lança sa voiture dans la direction de l’usine à gaz.

Quand le train arriva à la halte de Dolly Hog, Storm, ainsi qu’il était convenu, attendait Helen sur le quai de la gare.

Le jeune garçon était très content.

Il allait revoir celle qu’il aimait.

Le convoi n’était pas encore arrêté, qu’il courait tout le long du train, pour apercevoir plus vite Helen.

Il ne vit que des visages inconnus.

Le mécanicien s’adressa au chef de train.

– Avez-vous remarqué si miss Helen est montée dans le train à Last Chance ?

– Mais certainement, monsieur ! Même à la halte d’Arden, j’ai dit deux mots à miss Helen, qui me demandait l’heure d’arrivée.

– Oh ! mon Dieu… murmura Storm, dont le cœur se mit à battre à grands coups.

– Voudriez-vous dire, monsieur Storm, que miss Helen n’est pas là ?

– Elle n’est pas dans le train !

– Ah ! ah ! c’est trop fort.

Le conducteur fouilla chacun des wagons, dévisagea chacun des voyageurs.

Il fallut bien se rendre à l’évidence.

Helen avait disparu.

La machine sifflait.

Storm sauta à côté du chauffeur.

Le pauvre garçon était comme fou. Une idée émergeait pourtant encore dans le chaos de son cerveau. Il fallait immédiatement prévenir Hamilton… et puis, c’était le devoir.

Ah ! sans cela, comme il aurait vite rebroussé chemin, interrogeant tout le monde, pendant tout le cours de la route, essayant d’avoir un indice, une lueur, quelque élément.

Le train allait dépasser l’usine à gaz.

Storm, penché en dehors de la plate-forme aperçut tout à coup une silhouette qui se glissait le long du mur.

Spike !

C’était Spike, qui rôdait par là.

Ah ! par lui, de gré ou de force, il saurait quelque chose.

– Ralentis ! demanda vivement George à son collègue. Celui-ci le regarda, étonné.

– Oui ! je veux descendre.

Le mécanicien du train 19 était un homme peu bavard et peu curieux. Il se contenta d’acquiescer de la tête et fit manœuvrer les manettes.

Le train ralentit brusquement.

Storm sauta à terre et se dirigea vers l’usine, en se dissimulant le mieux qu’il pouvait.

Sans avoir été entendu, il arriva tout près de l’ancien forçat, qui semblait écouter, l’oreille collée à une petite porte.

Il sauta à la gorge du vieux comédien.

Spike plia d’abord sous le choc, mais il était encore vigoureux et adroit, il put se dégager et il allait riposter de belle manière à son agresseur, quand il demeura stupéfait en reconnaissant Storm.

– Comment es-tu ici ? demanda Spike.

– Ah ! ça te dérange, vieille canaille ! hurla George, dont les mains tremblaient de colère.

– Chut ! plus bas ! tu vas faire du vilain, si tu gueules comme ça.

– Es-tu fou ! En tout cas tu n’arriveras pas à m’en imposer, je te tiens, je ne te lâche plus.

Et une seconde fois, il se jeta, avec fureur, sur l’homme de confiance de Dixler.

– Ah çà ! mais tu es donc enragé ! reprit Spike, en parant une bourrade. Je suis avec vous, maintenant, que je te dis. Je suis un honnête homme.

Spike prononça ces cinq mots, avec une impressionnante dignité.

Malgré la gravité de la situation, le mécanicien ne put s’empêcher de rire.

– Toi !… un honnête homme !… commença-t-il…

– Puisque je te le dis. Mais ne fais donc pas du potin comme ça. Ils vont nous entendre.

– Qui ?

– Dixler, Dock et Bill.

– Et miss Holmes ?

– Elle est là, aussi.

– Ah ! crapule !… tu cherchais à m’étourdir, pour m’empêcher d’aller à son secours… attends un peu.

Et, pour la troisième fois, George se rua sur Spike.

– Sacré tonnerre ! grondait l’ancien forçat en se défendant, puisque je te dis que je suis ici pour sauver miss Helen. Veux-tu m’écouter un instant, oui ou non ? Écoute-moi un peu ! je t’assure que tu ne t’en repentiras pas. Viens avec moi dans ce coin, là-bas, nous allons causer.

Malgré sa colère, Storm avait encore assez de sang-froid pour reconnaître dans les paroles de Spike un véritable accent de sincérité. Il cessa donc de frapper et dit en grommelant :

– Parle !… mais gare à toi si tu mens.

Spike haussa l’épaule et entraîna son compagnon sous un petit escalier, qui conduisait aux fourneaux. Pourtant George eut encore une hésitation.

– Mais, pendant que nous causons… miss Helen ?…

– Elle n’a rien à craindre pour le moment. Écoute-moi.

– Vas-y !

– Il faut d’abord que je te dise, que j’ai bien changé, depuis notre dernière rencontre. Je suis devenu un honnête homme.

– Assez de blague !

– Je ne blague pas. Tu vas voir comment c’est arrivé. On venait de m’arrêter et j’allais en prison, et pour moi la prison, c’était le bagne à perpette, quand voilà quelqu’un qui arrive et qui s’interpose, voilà que grâce à ce quelqu’un, tout s’arrange et je suis libre. Maintenant, sais-tu qui est ce quelqu’un ?

– Comment veux-tu que je le sache !

– C’était miss Helen.

– Helen ?

– Oui ! mon vieux ! ça te la coupe, surtout après la dernière conversation que nous avions eue, tous les deux, sur le toit d’un wagon ! Eh bien ! pourtant, c’est comme ça. Elle m’a regardé bien gentiment et comme je la remerciais, je lui ai dit : « Vous ne savez pas qui je suis, si vous le saviez, vous me laisseriez pourrir en prison ». Elle m’a dit : « Qui que vous soyez, je ne veux pas qu’il vous arrive malheur à cause de moi… » et puis… et puis…

– Qu’est-ce que tu as ?

L’épouvantable grimace que nous avons déjà signalée se reproduisit sur le visage du vieux comédien et des larmes coulaient dans ses paupières rougies.

– Tu pleures !

– Tonnerre de Dieu ! rugit le coquin, je ne veux pas que tu dises que Spike pleure, si jamais tu racontes que tu as vu pleurer Spike, je te casse la figure.

– Qui ça… Spike ? interrogea George.

– Eh bien oui, Spike c’est moi, j’ai mangé le morceau, je m’en moque. Clay, c’était le nom que j’avais pris pour me faire embaucher aux chantiers… Spike, c’est moi.

– Alors ?… c’est toi qui, à Cedar Grove, Lefty…

– Oui, oui, c’est moi, répondit Spike avec violence, mais ça c’est une affaire finie, ne parlons plus de ça… ça c’est une vilaine histoire… parlons de la belle maintenant, de l’histoire de Spike qui veut marcher de nouveau dans la bonne route, parce qu’une petite main blanche a serré sa vilaine patte, parce qu’une voix douce lui a dit : « Je souhaite que vous deveniez honnête homme ! »

– Mais comment Helen…

– On te racontera tout par le détail, mon garçon, répliqua Spike qui avait repris sa mine gouailleuse, l’essentiel à présent, c’est de savoir que je marche avec toi et qu’à nous deux, nous allons sauver miss Holmes des griffes de Dixler.

– Mais comment est-elle tombée entre ses mains ?

– Là-dessus, mon garçon, je peux d’autant mieux te renseigner, que c’est moi qui avais été chargé de faire le coup.

– Ah ! gredin !

– T’emballe pas, j’ai dit à Dixler que je ne mangeais pas de ce pain-là, et alors il a voulu m’estourbir, mais Spike n’est pas manchot et j’ai pu m’en aller sans trop de mal.

– Tout cela ne me dit pas…

– Attends donc un peu. Dixler savait que miss Helen rapporterait aujourd’hui dimanche à M. Hamilton les contrats de la compagnie. Les contrats, il les voulait, l’Allemand, pour je ne sais quelles manigances. Toujours est-il qu’il a mis en campagne Dock et Bill qui se sont lancés à la piste de la petite demoiselle. Au milieu de tout ça, j’étais bien embêté parce que j’ignorais presque tout de leur projet. Je savais seulement que le rendez-vous général était à l’usine à gaz Mount Vernon.

« Je m’y rendais à tout hasard quand voilà que sur la route, je suis frôlé par une auto qui filait à toute vitesse. J’eus tout juste le temps de me garer… mais voilà que dans la poussière, je crois reconnaître l’auto rouge et noire de Dixler. Je me gratte la tête pour chercher mes idées et, en baissant les yeux, j’aperçois sur le sol un mouchoir qui venait de tomber de la voiture ; je le ramassai, il puait à plein nez le chloroforme…

– Oh ! les misérables ! gémit Storm.

– Désormais, tu penses si j’étais fixé. Je savais tout. C’était le coup classique. Le mouchoir sur la figure au moment où l’on s’y attend le moins et toute la boutique… la chose qui me chiffonne, c’est que je ne m’explique pas comment ils ont pu passer du wagon dans l’auto. Enfin ça ne fait rien, l’essentiel est de savoir qu’elle est là et que nous allons la sauver.

– Oh ! oui, fit Storm en serrant les dents.

– Attention, ne faisons pas de bêtises. Calculons bien notre petite affaire. Voilà ce que je propose…

– Parle.

– Dixler et sa bande sont dans la chambre de chauffe. Toi, tu vas grimper par les tuyaux pour leur retomber sur la tête au bon moment ; moi, je vais attendre derrière la porte, et quand j’entends du chambard, je fonce ; c’est dit ?

– C’est dit.

Les deux hommes se serrèrent la main.

CHAPITRE V – Spike fait ses preuves

Dès que l’automobile fut arrivée devant l’usine déserte, Dixler fit transporter la jeune fille, toujours endormie, jusqu’à la chambre de chauffe éclairée seulement par d’étroites embrasures et où l’on ne pouvait rien voir du dehors.

Tandis que Dock et Bill faisaient l’inspection de l’usine pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, Dixler, resté avec Helen, contemplait sa victime.

Une bouffée de l’amour ancien lui revint au cœur. Si elle avait voulu pourtant, cette petite fille, elle aurait pu changer sa vie, faire de lui un homme vraiment bien, avec la conscience nette et les mains propres… et puis… et puis, le souvenir de la lutte engagée lui revint à la mémoire, il se rappela que dans les nombreuses phases du duel formidable engagé entre lui et elle, c’était Helen qui avait toujours triomphé…

Et l’orgueil étouffa l’amour.

Il n’eut plus qu’un désir : prendre sa revanche, et maintenant qu’il la tenait là, à sa merci, il saurait bien en tirer ce qu’il voulait. Si elle refusait de livrer les contrats et de répondre à ses questions… tant pis pour elle !

Helen rouvrit les yeux.

Elle les referma vivement, croyant sans doute être en proie à quelque cauchemar. Mais une lourdeur incomparable à la base du crâne, des douleurs aiguës dans les tempes et toujours cette odeur de pomme qui persistait…

Elle reprit conscience d’elle-même. Elle comprit qu’elle avait été victime d’un odieux guet-apens, qu’elle était au pouvoir de Dixler et elle releva ses paupières, acceptant courageusement la lutte.

– Ah ! ah ! s’écria alors Dixler en s’inclinant avec ironie… je suis charmé de constater que miss Holmes va mieux.

Helen le regarda avec mépris.

– N’affectez donc pas des manières de gentleman, riposta-t-elle cinglante, vous n’êtes pas un gentleman, monsieur Dixler !

– Je suis désolé de voir une aussi jolie bouche me refuser ce titre.

– Assez de raillerie, je le répète, vous êtes un drôle et un lâche ! Dixler blêmit et serra les poings.

– Oui, un lâche coquin qui n’a pas honte de s’attaquer aux femmes.

– Allons, en voilà assez, répliqua en grognant l’Allemand. Je ne suis pas ici pour écouter vos insultes, et vous ne devriez pas oublier que vous êtes entre mes mains, que je vous tiens et que je ne vous lâcherai pas.

– Vous ne me faites pas peur.

– Vous baisserez le ton tout à l’heure.

– Nous verrons bien.

À ce moment, Dock et Bill rentraient dans la chambre de chauffe.

– Nous sommes bien seuls, patron, dit Bill, il n’y a personne.

– À merveille, fit Dixler.

Puis se tournant vers Helen :

– À présent, ma petite, il faut nous remettre les contrats que vous apportiez au vieux Hamilton.

– Ils sont dans le sac que vous m’avez volé. Dixler éclata de rire.

– Je ne vous demande pas les vieux prospectus que vous aviez si soigneusement empaquetés. Ceux-là, j’ai eu le plaisir de les lire déjà.

– Je n’ai pas autre chose à vous donner.

– En ce cas, conclut l’Allemand avec un mauvais sourire, il ne me reste plus qu’une ressource.

Et s’adressant à ses deux complices, il ajouta :

– Fouillez mademoiselle !

Helen se redressa, pâle d’indignation et de colère.

– Vous commettriez cette infamie ! Dixler haussa les épaules.

Bill dit, en mettant la main sur l’épaule de l’orpheline :

– Si vous croyez qu’on va se gêner !

– Allons, allons, donnez de bonne grâce les contrats, miss Holmes.

– Vous êtes le dernier des misérables, répondit la jeune fille. Les papiers, vous ne les aurez qu’avec ma vie !

– Finissons-en, dit rudement l’ingénieur. Dock s’avança à son tour.

Helen se crut bien perdue.

Mais soudain, il lui sembla entendre un bruit léger dans l’escalier.

– Au secours ! au secours ! cria-t-elle de toutes ses forces.

Dixler lui ferma la bouche d’une main brutale, tandis que Bill l’enlaçait par derrière.

Souple et sportive, Helen put se dégager et sauta sur l’un des fourneaux, cherchant une issue pour s’échapper.

Mais Dixler l’avait déjà reprise.

À ce moment, on frappa à la porte.

– Va voir ce que c’est, Dock, cria l’Allemand, et si c’est quelqu’un qui vient nous embêter, tu sais ce que tu as à faire.

Dock entrouvrit la porte et ne vit personne.

– J’ai la berlue !… on n’a pas frappé ? marmotta le bandit. Pourtant, par acquit de conscience, il fit un pas au-dehors. Spike se dressait en face de lui.

Il voulut l’éviter, mais déjà le terrible poing de l’ancien forçat lui avait mis la mâchoire en marmelade. Il s’écroula comme une masse.

– Mille diables ! que se passe-t-il ? rugit Dixler qui cherchait à arracher le corsage de la jeune fille.

Tout à coup, il eut un cri de triomphe.

Sous ses doigts, il avait senti du papier. Il arracha les contrats, en criant :

– Victoire !

– Pas encore ! répondit Helen, en s’accrochant à lui et en cherchant à reprendre les papiers.

– Tenez bon, miss Helen, me voici !

Au son de cette voix qu’elle reconnut tout de suite, Helen eut un cri de joie.

Dixler se retourna une seconde, pour voir quel était ce nouvel arrivant.

Ce mouvement lui fut fatal.

D’un geste prodigieusement rapide, miss Helen lui arracha les contrats.

En même temps, George qui venait de dégringoler d’un tuyau de chauffage, se ruait sur l’ingénieur.

Entre les deux hommes, la lutte commença, farouche. Dock qui avait fait un pas vers la porte, pour voir ce qui se passait, s’élança au secours de son patron, mais avant qu’il l’eut rejoint, Spike était déjà sur lui.

Dock était agile, mais Spike était fort. Il plaça fort adroitement deux coups directs qui culbutèrent le bandit.

Dixler, tout en se débattant, avait pu jeter un coup d’œil autour de lui.

Il vit la partie perdue.

Il empoigna George brusquement sous le bras et le serra à l’étouffer, puis, profitant de la surprise, il envoya rouler le jeune homme sur le plancher.

Il s’engouffra en courant dans l’escalier, en criant :

– J’aurai ma revanche ! Spike voulait le poursuivre.

– Non ! non ! laissez cet homme, j’ai les papiers, c’est tout ce qu’il faut.

– Vous n’êtes pas blessée, Helen, dit en lui prenant la main George, qui s’était relevé.

– Non, merci ! je n’ai rien !… ou plutôt, j’ai les contrats, ajoutât-elle, en riant. Mais, comment êtes-vous arrivé si à propos ?

– C’est grâce à Spike ! répondit Storm.

– Vous voulez dire Clay ! fit Helen, surprise.

– Non ! non ! George dit bien, Clay n’existe plus, il n’y a plus que Spike.

Il ajouta fortement, en regardant Helen.

– Spike ! désormais honnête homme.

*

* *

– Mais, c’est épouvantable, ce que vous me racontez-là, Barnett… « Comment ! ma pupille disparue, enlevée en cours de route ?

– Il n’y a pas d’autre explication, monsieur Hamilton, on a fait des recherches sur la voie, il n’y a pas eu d’accident.

– Et Storm ?

– Quand il eut constaté l’absence de miss Holmes, il est monté sur la machine avec Noggs, puis il est descendu en cours de route.

– Et puis, rien ?

– Rien, monsieur le directeur.

Ces propos s’échangeaient entre M. Hamilton et le conducteur du train 19, à la station du Signal, où le directeur de la Central Trust était venu attendre Helen. Le pauvre homme semblait abattu, désespéré. Helen, sa petite Helen, qu’était-elle devenue ?

Une voix joyeuse lui fit soudain relever la tête.

– Me voici ! vieux Ham ! je suis un peu en retard, parce que je me suis arrêtée en route, mais voici vos contrats.

– Ma chère enfant ! s’écria M. Hamilton, en prenant Helen dans ses bras. Que vous est-il arrivé, mon Dieu !

– Nous vous raconterons cela en dînant, si vous voulez bien nous inviter à dîner tous les trois, George et Spike.

– Qui est Spike ? demanda Hamilton ahuri, en voyant la figure du vieux comédien, qui grimaçait derrière l’épaule du mécanicien.

– Spike ! c’est moi, monsieur ! fit l’ex-bandit, en s’avançant, désormais, je suis Spike.

Et Helen ajouta, gravement :

– Spike ! l’honnête homme !

CINQUIÈME ÉPISODE – À qui le passage ?

CHAPITRE PREMIER – Dans les griffes de Dixler

Il y a trois préceptes essentiels qui sont comme la base de l’éducation de la jeune fille américaine : n’être intimidée par personne, savoir se tirer d’affaire sans le secours d’autres, et se faire respecter de tous en toutes circonstances.

C’est ainsi que miss Helen Holmes, en face d’un grand magasin de nouveautés de la ville de Los Angeles, parlait à Spike, l’ancien forçat, avec autant de calme et d’aisance que si elle se fût trouvée dans le salon paternel, à la villa de Cedar Grove.

Spike, grâce à la générosité de miss Helen, venait de revêtir un complet neuf – un complet à carreaux peut-être un peu trop voyant – il était rasé de frais, chaussé de solides bottines, encore parées de l’étiquette du marchand, et il arborait, non sans fatuité, un col de chemise et des manchettes impeccables.

Sa physionomie même reflétait une satisfaction pleine de bonhomie, qu’on lui avait rarement connue autrefois.

Somme toute, notre vieille connaissance, Spike le malandrin, avait fait peau neuve de la façon la plus complète.

– Je suis heureuse de voir, dit gaiement miss Helen, que vous voici redevenu tout à fait un gentleman.

– J’appartiens à une excellente famille, murmura Spike, avec une modestie affectée, et, de plus, j’ai pendant assez longtemps exercé – vous le savez peut-être – la profession d’artiste dramatique.

– C’est fort bien, reprit la jeune fille, mais il faut maintenant tâcher de mettre votre conduite en rapport avec d’aussi beaux antécédents.

– Miss Helen…

– Laissez-moi vous parler franchement ; j’ai pu me rendre compte que, malgré tous vos défauts – pour ne pas employer un mot plus énergique – vous ne manquez pas de qualités. Vous avez agi envers moi et envers mes amis d’une façon que je n’oublierai pas.

– Je n’ai fait qu’obéir à la reconnaissance… déclama Spike avec emphase.

– Mister Spike, répliqua sévèrement miss Helen – tout en se mordant les lèvres pour ne pas rire –, nous ne sommes pas au théâtre. Ce que je vous dis est très sérieux. Vous êtes intelligent, instruit même ; il ne tient qu’à vous de faire honorablement votre chemin dans le monde.

– Je vous obéirai en toutes choses, murmura humblement l’ancien forçat.

– Ce que je vous demande n’est pas bien difficile.

À ce moment, la jeune fille crut entendre tout près d’elle un chuchotement confus ; elle regarda dans toutes les directions, elle ne vit personne.

Pourtant, elle ne s’était pas trompée. Tapi dans un angle propice, Dixler, qu’accompagnaient deux Allemands, Dock et Bill, ses acolytes ordinaires, avait suivi la conversation.

– Maintenant, murmura-t-il avec rage, voilà Spike au service de ce démon femelle ! Je m’en doutais depuis longtemps. Mais cela ne se passera pas ainsi ; en attendant, continuons à écouter cette intéressante conversation.

Tout à son œuvre de régénération, miss Helen poursuivait :

– Il faut, Spike, que vous deveniez notre collaborateur dévoué, dans l’œuvre que nous avons entreprise ; vous nous aiderez à déjouer les ruses de ce bandit de Dixler, à percer à jour ses complots.

– Nous avons affaire à forte partie, murmura Spike, devenu pensif.

– Je le sais, Dixler a derrière lui deux grosses banques teutonnes et, derrière ces banques, l’ambassadeur d’Allemagne lui-même. On ne lui ménage ni les capitaux ni les recommandations. Sans cette protection ténébreuse, il y a longtemps que la Central Trust aurait terminé le réseau de ses voies ferrées, et que la Colorado Coast aurait baissé pavillon.

– Je connais tout cela mieux que personne. Les Allemands ont compris l’importance d’une ligne qui draguerait à leur profit les richesses minières du Colorado. Ils ne reculeront devant rien pour arriver à leur but. Vous voyez que malgré vos récents triomphes, malgré l’impossibilité où ils sont de continuer un tunnel sous les montagnes du Diable, ils n’ont pas hésité à entreprendre la construction d’une ligne parallèle à la vôtre.

La jeune fille releva fièrement la tête :

– Ils ne m’intimideront pas une seule minute, s’écria-t-elle. Pas plus moi que M. Hamilton et que mon vieux camarade George Storm. Nous verrons si l’astuce allemande l’emportera sur trois volontés américaines. Est-ce que vous auriez peur de Dixler, mister Spike ?

– Nullement, répliqua l’ex-bandit, avec vivacité, je suis prêt à lutter avec vous contre Dixler et sa bande. Je vous prouverai que je ne suis pas un ingrat.

– Alors, c’est entendu, vous êtes des nôtres. Vous rompez carrément avec Dixler et sa bande. M. Hamilton va vous donner des appointements raisonnables et un emploi en rapport avec votre intelligence. Si nous réussissons, et nous réussirons, j’en suis sûre, vous ne serez pas oublié. Et, d’abord, soyons pratiques, avant tout, avez-vous besoin d’argent ?

Et sans attendre la réponse de Spike, qui esquissait un geste de dénégation, elle lui tendit plusieurs bank-notes.

– Ne me remerciez pas, continua la jeune fille, vous nous avez déjà rendu de grands services, et je suis certaine que vous nous en rendrez bien d’autres encore.

La conversation entre le malandrin repentant et celle qui, si généreusement, essayait de l’arracher à la voie du mal, se poursuivit longtemps sur ce thème.

Spike reçut de miss Helen les instructions précises sur le rôle nouveau qu’il aurait à jouer dans la Central Trust.

Tout en parlant, ils étaient arrivés près d’un square planté de beaux arbres et, en ce moment, presque désert. C’est là qu’ils se séparèrent.

– Au revoir, mister Spike, et bon courage, dit gaiement miss Helen en se retirant. J’espère que d’ici peu vous me donnerez de vos nouvelles.

La jeune fille était à peine hors de vue, que Dixler et ses deux acolytes apparurent aux regards effarés de Spike, d’une façon aussi inopinée que s’ils fussent sortis d’une trappe.

– Tous nos compliments, Spike, fit Dixler d’un air goguenard, vous possédez d’admirables relations.

– J’ai les relations qu’il me plaît, grommela l’ex-bandit, décidé à brusquer les choses. Elles valent toujours bien les vôtres, je suppose ?

Dixler continua, imperturbable.

– Par un pur hasard, j’ai eu le plaisir d’entendre une partie de votre conversation avec la charmante miss Helen Holmes.

– Dites que vous nous espionniez.

– Cela est encore bien possible. J’ai constaté avec un vif regret que monsieur Spike abandonnait ses vieux amis et passait avec une désinvolture charmante dans le camp de l’ennemi.

– Eh ! bien, après ?…

– Chacun est libre de faire ce qu’il veut, continua Dixler, avec un sang-froid qui exaspérait son interlocuteur, mais, avant de lâcher aussi malproprement les amis qui vous ont arraché au bagne et, peut-être, au fauteuil d’électrocution, il est bon de payer ses dettes.

– Quelles dettes ?

Dixler qui, jusqu’alors en parlant à son ancien complice avait employé le « vous » cérémonieux, reprit le tutoiement cynique dont il usait ordinairement.

– Tu n’as pas beaucoup de mémoire mon vieux, fit-il, tu oublies que je t’ai engagé dans mon chantier comme travailleur de la voie et que je t’ai versé deux semaines d’avance. Tu me dois deux semaines de travail.

Heureux d’en être quitte à si bon compte, Spike poussa un soupir de soulagement.

– Qu’à cela ne tienne, s’écria-t-il, en fouillant dans son portefeuille, je vais vous rembourser l’avance que j’ai reçue, mais, à l’avenir, je ne veux plus rien avoir de commun avec vous.

En cherchant dans ses papiers, Spike avait aperçu le contrat de travail passé entre Dixler et lui, il le prit et le mit en morceaux, en même temps qu’il tendait à son ancien complice le prix des deux semaines qui lui avaient été avancées.

Dixler et ses deux acolytes, qui, jusque-là, étaient demeurés silencieux, éclatèrent d’un rire énorme.

– Ah çà ! dit l’Allemand d’un ton narquois, est-ce que tu te moques du monde ? Que veux-tu que je fasse de ces quelques misérables bank-notes ? Ce n’est pas ton argent que je veux, c’est ton travail ; tu vas me suivre immédiatement au chantier, je t’emmène.

– Je refuse.

– Je suis sûr que tu voudras me suivre.

– Nous allons bien voir.

– C’est tout vu…

– Faites ce que vous voudrez, je ne veux plus, à l’avenir, être votre esclave et votre complice.

– C’est bien, mon vieux ; alors, puisque tu m’y forces, je vais employer, pour te convaincre, un autre genre d’argument.

Les deux hommes se regardèrent quelque temps les yeux dans les yeux.

Spike était très pâle, mais résolu. Dixler riait d’un mauvais rire ; derrière lui, ses deux acolytes, Bill et Dock, ricanaient.

L’Allemand avait tiré de sa poche un journal, qu’il déplia avec une lenteur affectée.

La première page était ornée d’une photographie – celle de Spike – qu’entourait un texte dont Dixler donna lecture à haute voix en s’arrêtant sur chaque mot, avec complaisance. Voici quel était ce texte :

500 dollars de récompense à qui livrera le bandit Thomas, autrement dit Spike Canneras, taille 1 mètre 70, yeux bleus, nez busqué, bouche grande, menton ovale, oreilles larges ; il porte sur l’avant-bras droit un tatouage représentant un dragon chinois. Récemment évadé d’un pénitencier, Spike a été plusieurs fois condamné pour vol et pour escroqueries.

Signé : le shérif : DALGUEN.

– Tu comprends, ajouta Dixler, après avoir terminé la lecture de ce document édifiant, que si tu refuses de me suivre au chantier, j’ai là une excellente occasion de gagner cinq cents dollars.

Spike baissait la tête, la rage et le désespoir dans le cœur.

– Tu vois, continua l’Allemand, de plus en plus gouailleur, que je suis maître de la situation. Je suis encore bon prince. Combien, à ma place, après l’ingratitude dont tu viens de faire preuve, n’hésiteraient pas devant une si belle occasion. Cinq cents dollars, c’est une somme.

Le misérable Spike ne répondit pas un mot. Il se voyait déshonoré aux yeux de miss Helen, à laquelle une grande heure auparavant, il faisait de si belles promesses. Il eût voulu être mort.

Dixler savourait avec un cruel sourire, la confusion et la douleur de son ancien complice.

– Allons, lui dit-il, je vois que tu as compris qu’il n’y a rien à faire contre moi. Monte en auto bien gentiment et tâche de ne plus comploter à l’avenir avec cette petite sotte de miss Helen ! C’est le meilleur conseil que je puisse te donner dans ta situation.

Bon gré, mal gré, Spike dut obéir, et monter en auto avec son ennemi, qui exigea, en outre qu’il déchirât le contrat qu’il avait précédemment signé à Helen.

Malgré le découragement et la honte qu’il éprouvait, Spike tint cependant à montrer à Helen qu’en dépit des apparences, il ne l’avait pas trahie.

Comme les deux chantiers, celui de la Central Trust et celui de la Colorado Coast étaient voisins, Spike eut l’occasion de parler à George Storm qu’il mit au courant de la vérité et qu’il chargea de restituer à la jeune fille l’argent qu’elle avait avancé et jusqu’au complet à carreaux – naguère son orgueil – qu’il avait acheté avec une partie de la somme.

Dixler, informé du fait en prit prétexte pour expédier Spike dans un autre chantier éloigné de plusieurs milles, afin qu’il n’eût plus aucun rapport avec miss Helen et ses amis.

L’Allemand ne désespérait pas de dompter tout à fait l’ancien forçat qu’il avait complètement à sa discrétion ; il eût été heureux de retrouver en lui l’instrument docile dont il s’était tant de fois servi, et il comptait bien réussir à force de privations et de menaces.

CHAPITRE II – La maison de Mick Cassidy

Ainsi que miss Helen l’avait expliqué à Spike, la lutte entre les deux compagnies rivales persistait plus âpre que jamais.

La Central Trust avait jusqu’alors la supériorité et avait pu construire une longueur de voies bien supérieure à celle qu’avait établie la Colorado Coast. De plus, les travaux du fameux tunnel des montagnes du Diable étaient poussés avec ardeur.

Dixler ne s’était pas découragé pour cela. Secrètement soutenu par la finance allemande et par l’ambassade, il avait persévéré dans son entreprise, et il continuait en ce moment même une voie presque parallèle à celle qu’édifiait M. Hamilton.

C’était là une concurrence qui, dans l’avenir, pouvait devenir redoutable pour la Central Trust, et l’Allemagne, avec le concours de ses compatriotes, espérait bien, à force de ténacité et de ruse, arriver sinon à devenir le seul maître du trafic, du moins à en accaparer la meilleure moitié.

C’était entre Dixler et M. Hamilton, puissamment secondé par miss Helen et George, une bataille de tous les instants ; les terrains étaient disputés à coups de dollars, les ouvriers débauchés par la promesse de salaires supérieurs.

Nous ne parlons pas de grèves et des accidents de toute nature que suscitaient les Allemands dans les chantiers de Hamilton, qui d’ailleurs répondait à ces attaques déloyales avec une énergie tout américaine.

La lutte prenait d’autant plus un caractère aigu, que les chantiers se trouvaient à proximité l’un de l’autre, et il n’était pas de journée que les travailleurs des deux camps n’échangeassent des injures et même des horions.

Au moment où Spike avait été contraint de rentrer au service de Dixler, la situation se présentait pour les deux compagnies d’assez singulière façon.

Forcés par la configuration du sol de faire suivre à leurs voies une bande de terrain assez étroite que bordaient à droite et à gauche des ravins et des marécages, Dixler aussi bien que Hamilton s’étaient tout à coup trouvés en présence d’une difficulté qui paraissait insoluble.

La bande de terrain praticable où passaient les deux voies se trouvait barrée en son milieu par une petite maison de bois entourée d’un terrain protégé par une palissade.

Sans perdre beaucoup de temps et dépenser beaucoup d’argent, il fallait que les rails fussent posés sur l’emplacement même de la maisonnette, et son propriétaire, un vieil Irlandais, nommé Mick Cassidy, faisait la sourde oreille.

Il est facile de se rendre compte que celui des deux ingénieurs qui se rendrait le premier acquéreur de la petite propriété, aurait sur son adversaire une avance considérable et l’obligerait à suspendre ses travaux ou du moins à les interrompre pendant quelque temps.

Chaque jour l’ingénieur Hamilton, qu’assistait le mécanicien George Storm, examinait le plan de la voie qui allongeait ses rails dans la direction de la maison de bois, et ils en revenaient toujours à la même conclusion : il fallait à tout prix acquérir la maison et le terrain de Mick Cassidy.

Or Mick, comme on dit quelquefois, ne voulait rien savoir.

Mick Cassidy était un curieux original.

Possesseur d’une petite rente de deux cents dollars que lui versait une compagnie d’assurances à la suite d’un accident de chemin de fer dont il avait été victime, le vieil Irlandais vivait en philosophe cynique, dans la maison de planches qu’il s’était construite lui-même.

On le voyait presque toute la journée installé sur le pas de sa porte, fumant sa pipe ou caressant sa barbiche grise d’un air malicieux.

Il paraissait prendre un grand plaisir à voir les travailleurs des deux équipes, suer sang et eau, en portant les pesantes traverses de chêne ou les rails d’acier.

– Ha ! ha ! ricanait-il, tous ces bougres-là prennent bien du mal pour donner de la valeur à ma pauvre maisonnette et à mon terrain dont personne, il y a deux mois, n’eût donné cinquante dollars. Ils travaillent pour moi, et ils ne s’en doutent pas ! Ça c’est une excellente plaisanterie, ce qu’on peut appeler une bonne blague.

Et le père Mick rentrait dans sa maison afin de siroter une goutte de whisky, ou rallumer sa pipe pour reparaître cinq minutes après, plus goguenard que jamais sur le seuil de sa porte.

– Cette situation ne peut pas durer, dit un matin l’ingénieur Hamilton à son dévoué collaborateur George Storm. Venez avec moi, nous allons faire une dernière tentative près de ce vieux maniaque.

– Comme il vous plaira, approuva le mécanicien, mais j’ai idée que le père Mick, qui est plus malin qu’il n’en a l’air, ne nous tient ainsi la dragée haute que pour faire payer plus cher sa baraque.

– Vous avez peut-être raison. Enfin nous allons voir.

Tous deux franchirent la faible distance qui séparait le chantier de Blackwood de la maison du père Mick. Celui-ci, contre son ordinaire, reçut aimablement ses visiteurs.

– Comment va la santé, monsieur l’ingénieur, dit-il en enlevant la pipe de sa bouche par déférence.

– Mais très bien, père Mick. Alors vous êtes toujours aussi têtu.

– Cela dépend, fit le vieillard avec un sourire plein de malice, mais donnez-vous donc la peine d’entrer.

– Voulez-vous un cigare ?

– Ça n’est pas de refus.

L’Irlandais prit le somptueux havane que lui tendait M. Hamilton, mais au lieu de l’allumer, ce qui l’eût forcé de quitter sa pipe, il le serra précieusement dans la poche intérieure de son veston.

Le logement de Mick Cassidy était modestement meublé d’une petite table, de deux chaises, d’un fourneau de cuisine et de quelques ustensiles ébréchés.

M. Hamilton embrassa d’un coup d’œil ce minable décor.

– Il ne tiendrait qu’à vous, père Mick, dit-il, de toucher aujourd’hui même cinq cents dollars.

– Cinq cents dollars, c’est une jolie somme, approuva railleusement le vieillard.

– Et votre maison ne les vaut pas.

– C’est selon.

– Pour trois cents dollars, vous pourriez en avoir une pareille en y comprenant le terrain.

– Ce ne serait pas la même.

Mick ne se pressait pas de faire connaître le fond de sa pensée ; il jouait avec ses interlocuteurs comme le chat joue avec la souris.

– Allons, père Mick, s’écria l’ingénieur impatienté, finissons-en ! je vous offre mille dollars, avouez que c’est royalement payer une pareille baraque située en plein désert.

– La baraque, comme vous dites, vaut mieux. D’abord, elle n’est plus un désert, puisque le chemin de fer y conduira.

– Dites votre prix.

– Je veux dix mille dollars, déclara Mick avec un sang-froid imperturbable. Dix mille dollars et la maison est à vous, autrement j’y reste ou je la vends à votre concurrent, M. Dixler, qui sera peut-être enchanté de conclure l’affaire.

– Vous avez un fier toupet, s’écria George Storm.

– On m’a toujours dit, répliqua le père Mick avec le même sang-froid, que c’était une qualité indispensable pour réussir dans les affaires.

– Vous abusez de la situation, reprit l’ingénieur, vous n’êtes pas raisonnable. Je ne peux pas conclure un pareil marché. J’irai jusqu’à deux mille dollars.

– C’est à prendre ou à laisser. Je suis sûr que M. Dixler sera plus coulant.

M. Hamilton et George échangèrent un coup d’œil rapide.

– Dix mille dollars, murmura George, c’est vingt fois ce que valent la maison et le terrain, mais ce n’est pas trop payer une victoire sur Dixler qui va se voir immobiliser dans ses travaux.

– Eh bien, soit ! dit l’ingénieur à haute voix, nous cédons à la nécessité. Vous aurez vos dix mille dollars.

– Parbleu ! grommela le rusé vieillard, je m’en doutais bien.

Et sa pipe, enseigne de satisfaction, exhala un vaste nuage de fumée.

– Alors, c’est entendu, reprit M. Hamilton.

– Parfaitement.

– Dans ce cas, je vais rédiger l’acte de vente immédiatement, j’ai apporté le papier nécessaire.

Sans perdre une minute, car avec un original de la force du père Mick, on pouvait s’attendre à toutes sortes de surprises, l’ingénieur dressa un acte de vente du terrain et de la maisonnette et le fit signer par Mick.

– Et l’argent ! s’écria celui-ci, se ravisant brusquement et regardant ses deux interlocuteurs, d’un air plein de méfiance.

– Je vais vous donner immédiatement un chèque sur la banque de Los Angeles.

– Un chèque ?… Oui, je sais, j’aurais préféré des dollars, enfin, ça ne fait rien.

L’ingénieur Hamilton prit son carnet, libella en bonne et due forme, un chèque de dix mille dollars à l’ordre de Mick Cassidy, le détacha et le remit au bénéficiaire qui s’inclina jusqu’à terre.

– Eh bien ! père Mick, lui dit-il, êtes-vous content, vous avez fait une bonne affaire ?

– Oui, ça va.

– Voulez-vous un cigare ?

– Volontiers.

Et Mick prit un second cigare qui alla rejoindre le premier, dans la poche du veston. Puis, il serra une dernière fois la main à ses acquéreurs, qu’il reconduisit cérémonieusement, et rentra chez lui pour y savourer en paix la satisfaction d’avoir mené à bien un marché aussi avantageux.

– Il fallait bien qu’ils cédassent, songea-t-il en se frottant les mains. La voie ne peut passer que par mon terrain. Tant mieux pour celui qui a conclu l’affaire le premier. Mais je n’ai peut-être pas demandé assez cher. Il aurait donné quinze mille dollars, comme il en a donné dix mille. Décidément, j’ai manqué d’estomac.

Cette pensée gâta quelque peu la joie de l’honnête Mick Cassidy, mais comme c’était un philosophe, il finit par se dire qu’il n’y avait pas à revenir sur le passé et qu’en somme, l’affaire demeurait excellente.

C’est d’ailleurs également l’opinion de M. Hamilton et de George Storm qui étaient partis emportant l’acte de vente, bien en règle, du terrain et de la maison.

Presque au moment même où tous deux se rendaient chez Mick, Dixler, lui aussi, après avoir examiné le plan des travaux avec ses piqueurs, en arrivait exactement à la même conclusion que ses adversaires.

– Décidément, pensait-il après une courte discussion, le seul passage possible est sur l’emplacement qu’occupe la maison de ce vieux fou. Il faut avoir raison de cet original, qui ne se fait tant prier que pour vendre plus cher sa marchandise. Allons, n’attendons pas que Hamilton m’ait devancé.

Malheureusement pour l’Allemand, il s’y prenait un quart d’heure trop tard. Quand il arriva devant la maison de l’Irlandais, Hamilton et George venaient d’en sortir. Ils ne purent s’empêcher d’adresser en passant, à leur ennemi, un salut ironique !

– Bonjour, monsieur Dixler, dit George Storm. Vous allez rendre visite à notre voisin, Mick, mais je vous avertis charitablement que si c’est pour lui acheter sa maison et son terrain, vous venez trop tard.

– Ce qui signifie ?

– Que j’ai en poche l’acte de vente, railla l’ingénieur Hamilton. Cette fois, vous vous êtes laissé devancer.

La physionomie de l’Allemand devint pourpre de colère.

– J’aurais dû m’y attendre, gronda-t-il, en serrant les dents. Puis il ajouta, en fermant les poings d’un air de défi :

– Ne vous hâtez pas trop de triompher. Vous avez bénéficié de ma négligence. C’est fort bien. Vous tenez l’acte de cession, mais vous ne tenez pas encore le terrain. Il pourra survenir bien des événements avant que les rails de la Central Trust ne s’allongent à la place de la maison de Mick. Vous devriez pourtant savoir que je ne suis pas un homme dont on se moque impunément.

Hamilton et George ne firent que rire des menaces de l’Allemand.

– Je comprends que vous soyez mécontent, lui cria le mécanicien, mais à qui la faute ? Il fallait être un peu plus vigilant. Ce que nous avons fait est de bonne guerre, tant pis pour vous.

Dixler montra le poing à ses adversaires.

– Je vous jure, leur dit-il, que vous aurez de mes nouvelles avant la fin de la journée.

Mais ils ne l’écoutèrent pas et se dirigèrent vers le wagon qui leur servait de bureau, pour donner les ordres nécessaires à la démolition de la bicoque.

CHAPITRE III – À la manière allemande

Après avoir vu George Storm et l’ingénieur s’éloigner, Dixler qui avait eu le temps de reconquérir son sang-froid, avança, ainsi qu’il en avait eu d’abord l’intention, vers la maison de Mick Cassidy.

Ce dernier qui avait assisté, de loin, à la discussion des deux ingénieurs, se hâta de faire entrer l’Allemand dont il ne devinait pas encore les intentions. Puis, il n’était pas fâché de savoir comment son nouveau visiteur apprécierait le marché qu’il venait de conclure.

Dès que Dixler fut entré, le père Mick, pour lui montrer qu’il connaissait bien, lui aussi, les belles manières, tira de sa poche, un des havanes de Hamilton :

– Un cigare, monsieur Dixler ?

– Volontiers, fit l’Allemand, qui ne put s’empêcher de sourire. Mais ils sont superbes vos cigares !

– Oui, murmura l’autre, avec une feinte modestie, ils ne sont pas trop mauvais, mais pourrai-je savoir ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

– On vient de me dire, père Mick, que vous avez vendu votre maison et votre terrain.

– On a dit la vérité, et je crois, sans me vanter, que je n’ai pas fait une mauvaise affaire.

Et une flamme d’orgueil passa dans les petits yeux rasés du vieil Irlandais.

– Pour combien avez-vous vendu ? demanda l’Allemand d’un air détaché.

– Dix mille.

– Pas mal.

– N’est-ce pas ?

– Et l’on vous a payé ?

– Parfaitement, j’ai là un chèque régulièrement libellé sur la banque de Los Angeles.

Dixler, à ces mots, partit d’un éclat de rire énorme, strident et tel qu’une ombre d’inquiétude passa sur la physionomie du père Mick.

– Il n’y a pas de quoi rire, il me semble, fit-il d’un ton aigre-doux.

– Mon pauvre père Mick, reprit l’Allemand, d’un ton de commisération, vous vous êtes fait rouler ; vous avez lâché votre maison et votre terrain ; vous aurez bien de la chance si vous arrivez à toucher quelques dollars.

– Mais expliquez-vous ! s’écria le vieillard atterré et furieux. Ce n’est pas possible !

– Vous ne voyez donc pas que votre chèque n’est signé que de Hamilton : les administrateurs, les actionnaires à qui appartiennent les capitaux refuseront de payer. La voie sera faite, votre maison démolie, vous n’aurez aucun recours.

– Et la justice ?

– Si vous plaidez, ils feront venir des experts, on évaluera votre baraque à quatre ou cinq cents dollars et il vous faudra payer là-dessus, un avocat. De toute façon, vous êtes floué, volé comme dans un bois.

Mick Cassidy était consterné ; il tombait du haut du beau rêve qu’il avait fait.

– Comment auriez-vous agi, à ma place ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– J’aurais demandé des bank-notes ou des dollars tout simplement.

– J’y ai bien pensé. Ils n’ont pas voulu. Ah ! les bandits ! J’en mourrai de chagrin… Dix mille dollars ! Je suis ruiné ! quel coquin que cet Hamilton, je lui enverrai une balle dans la peau !…

Dixler, que cette colère amusait fort, laissa l’Irlandais donner libre cours à sa colère et à son chagrin. Il n’intervint que quand il crut le moment opportun enfin arrivé.

– Écoutez-moi, vieux Mick, dit-il de sa voix la plus affectueuse, votre situation me peine, mais aussi, pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à moi ?

– Est-ce que je savais ? Mais j’aurai la peau de Hamilton.

– Il y a mieux à faire, c’est de lui rendre la monnaie de sa pièce. Soyez plus malin que lui. Il me vient une idée. Je vais venir à votre secours. Tout n’est peut-être pas encore perdu.

Mick, suivant une expression chère aux détectives, « buvait du lait » ; il se sentait renaître à l’existence.

– Que faut-il faire ? demanda-t-il anxieusement. Ah ! si je pouvais rattraper mon argent !

– Vous le rattraperez, et avec un gros bénéfice.

Et jugeant le moment venu de frapper un grand coup :

– Je vais vous donner quinze mille dollars, séance tenante.

– En bank-notes ?

– En bank-notes ou en dollars, à votre choix – je suis un homme, moi – mais vous allez me signer un contrat de vente pareil à celui que vous avez donné à Hamilton et comme il ne vous a pas payé, vous l’empêcherez d’entrer chez vous.

Mick gardait un reste de méfiance, quoique presque décidé.

– Possible, fit-il, mais ses hommes, forts du contrat, vont démolir ma maison.

– Erreur, le domicile d’un citoyen américain est inviolable. Vous allez prendre votre fusil, je vais vous envoyer des hommes avec des carabines. Vous tirerez sur Hamilton et ses ouvriers s’ils approchent. Pour vous expulser, il faudra un magistrat, et d’ici qu’il ne soit venu, j’aurai terminé ma ligne à moi et franchi votre propriété. Y êtes-vous ?

– C’est pourtant vrai, le domicile d’un citoyen américain est inviolable.

– Je me charge de tout. Je ne vous demande que de me laisser faire. Tout en parlant, Dixler qui savait combien les instants étaient précieux, libella rapidement un contrat, le fit signer par Mick Cassidy et lui compta en bons bank-notes les quinze mille dollars convenus. L’Irlandais ne se sentait pas de joie.

– Il y a plaisir à avoir affaire aux honnêtes gens, répétait-il, avec un sourire béat.

– Il ne s’agit pas de s’endormir, déclara l’Allemand, les gens de Hamilton ont déjà démoli une partie de la palissade du terrain. Ne les laissez pas pénétrer dans votre maison ! Prenez votre fusil et tirez sur le premier qui l’essayera. La loi est pour vous ; le domicile d’un citoyen américain est inviolable !

Stimulé de la sorte, Mick s’arma d’un vieux fusil de chasse et se mit à l’affût dans sa cuisine.

Pendant ce temps, Dixler avait envoyé chercher cinq ou six de ses plus robustes travailleurs et les avait postés à toutes les issues de la bicoque.

Cependant, forts de leur bon droit, les ouvriers de George Storm avaient commencé à démolir les palissades qui entouraient le terrain et ils allaient attaquer la maison.

Un d’entre eux s’en approcha, armé d’une hache.

– Feu ! commanda Dixler.

Mick lâcha la détente. Une balle siffla aux oreilles du charpentier, qui recula, épouvanté.

Il s’ensuivit un désordre inexprimable.

George Storm et Hamilton étaient accourus au bruit de la détonation et demandaient des renseignements aux ouvriers.

Dixler continuait à placer ses hommes, armés de carabines.

Quant à Mick Cassidy, maintenant qu’il se sentait en poche une belle liasse de bank-notes, et qu’il se croyait sous la protection des tirailleurs de Dixler, il avait repris ses airs malicieux et goguenards d’autrefois. Il contemplait la scène, appuyé sur son fusil, tout en fumant sa pipe en philosophe, sur le seuil de la porte.

Ce fut sur lui que tomba la colère de George et de Hamilton.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda ce dernier. Est-ce que vous vous moquez du monde ?

– Je défends à qui que ce soit de toucher à ma maison ; la demeure d’un citoyen américain est inviolable !

– Vieux coquin, s’écria George, qui contenait à peine sa colère. Ta maison, tu l’as vendue, elle t’a été payée, elle ne t’appartient plus.

– Je n’ai pas touché d’argent, riposta le vieillard. Je refuse de partir, et la justice me donnera raison. Maintenant, si quelqu’un touche à ma maison, il recevra des coups de fusils, je vous le garantis !

On n’en put tirer autre chose.

Dixler qui, de l’intérieur de la maison, avait entendu la discussion, riait sous cape.

– Il est évident, dit enfin l’ingénieur Hamilton, que Mick, soit par bêtise, soit par cupidité, s’est laissé circonvenir par Dixler.

– Ce traître d’Allemand, fit George, ne serait peut-être pas fâché, de faire naître comme cela est déjà arrivé, une bagarre sanglante entre les travailleurs des deux camps, afin de retarder d’autant les travaux et peut-être de les faire cesser.

– Vous avez raison, ayons la sagesse de ne pas répondre aux provocations de Mick, qui paraît complètement dominé par Dixler.

Les deux amis allaient se retirer, lorsque l’Allemand parut, le visage illuminé d’un sourire de triomphe.

– Vous voyez, dit-il, que j’avais raison, il y a une heure, quand je vous disais qu’il pourrait se passer bien des événements, avant que votre rail s’allongeât sur l’emplacement de la maison de Mick.

– Vous agissez comme un voleur de grand chemin, répondit sévèrement Hamilton, vous n’ignorez pas que j’ai acheté et payé cette propriété, dont vous voulez m’interdire l’accès.

– Moi aussi, je l’ai achetée et payée !

– Vous mentez !

– Voulez-vous voir le contrat.

– Inutile ! Je vais porter plainte contre vous au tribunal de Los Angeles !

– Faites ce qu’il vous plaira. Je m’en moque, mes droits sont égaux aux vôtres.

– La justice n’aura pas de peine à voir clair dans vos agissements. L’Allemand eut un sourire narquois.

– En attendant, railla-t-il, votre ligne n’avance pas. Et croyez-moi, cette affaire est loin d’être terminée. Vous voyez bien, monsieur Hamilton, que vous aviez tort de triompher si arrogamment.

– De grâce, interrompit George Storm, en s’adressant à l’ingénieur Hamilton, ne vous amusez pas à répondre aux provocations de ce bandit.

– Vous avez raison, nous avons encore à faire.

Tous deux se dirigèrent vers le wagon-bureau, garé sur une voie toute proche, pour délibérer sur la meilleure décision à prendre.

Ils avaient à peine tourné les talons que Dixler appelait d’un geste, Dock et Bill, ces deux jeunes vauriens que nous avons déjà vus lui servir de gardes de corps, lors de son entrevue avec Spike.

– Attention ! vous autres, leur dit-il à demi-voix, il ne faut pas perdre de vue ni Hamilton ni le mécanicien. Je veux absolument que vous arriviez à savoir ce qui va être décidé par eux.

– Ce n’est pas très facile ce que vous demandez-là, monsieur le directeur, dit Bill.

– Arrangez-vous, je vais voir si vous êtes intelligents.

Et, d’un signe de la main, il congédia les deux drôles, assez peu satisfaits de la mission qui venait de leur être confiée.

Resté seul avec Mick Cassidy, l’Allemand donna bruyamment cours à sa satisfaction.

– Vous avez vu, père Mick, comme je les ai envoyés promener. C’est nous qui demeurons les maîtres du champ de bataille.

L’Irlandais cligna de l’œil, facétieusement.

– Ils ont fait une drôle de tête, quand ils ont vu que je ne voulais pas déguerpir.

– Et je n’ai pas fini de les embêter, murmura Dixler, d’une voix chargée de haine. Ils apprendront un jour ou l’autre à leurs dépens, ce qu’il en coûte de contrecarrer les projets d’un homme tel que moi.

Pendant ce temps, George et l’ingénieur, après une longue conversation, expédiaient à miss Helen Holmes, à laquelle incombait le soin de diriger les services administratifs, installés à Los Angeles, une dépêche ainsi conçue :

Miss Helen Holmes,

Dixler s’oppose par la force à l’exercice de mon droit de passage, priez le juge de paix de m’attendre au train spécial, à onze heures et que ce train amène également des policemen.

HAMILTON.

– Sitôt que miss Helen m’aura répondu, dit l’ingénieur, je partirai pour Los Angeles. Il est indispensable que je voie le juge de paix, M. Jonas Mortimer. C’est un homme très intègre et très énergique, que je connais de longue date. Quand je l’aurai mis au courant des agissements de Dixler, il prendra certainement des mesures sévères contre lui et ses complices.

– Quelles sont vos instructions pour le temps que vous allez être absent ?

– C’est bien simple : maintenir le statu quo, jusqu’à l’arrivée du magistrat, éviter tout conflit avec les gens de Dixler. Cependant, il ne faut pas laisser Mick relever sa palissade. Que nos hommes continuent la construction de la voie sur ce terrain dont ils n’ont pas osé nous déloger.

– Je ne sais pas si à l’extrême rigueur, nous n’aurions pas la largeur nécessaire pour pousser notre voie de l’autre côté du terrain de Mick. Dans ce cas, Dixler serait bien attrapé, car la maison de Mick barre sa voie à lui. Il sera obligé de l’abattre, ce à quoi le vieux ne consentira pas, avant l’arrivée des magistrats.

– Vous verrez cela, je m’en rapporte à vous. Quant à la maison, on l’isolerait de la voie par un fort treillis de fil d’acier.

À ce moment, la sonnerie du télégraphe se fit entendre.

– C’est la réponse de miss Helen, dit George, en lisant :

Magistrat va venir vous voir, sitôt que vous serez arrivé. Le train spécial sera rendu dès onze heures.

HELEN.

– Miss Helen n’a pas perdu de temps, fit M. Hamilton complètement rassuré. Je cours prendre le train pour Los Angeles, afin de m’y trouver à onze heures. Je reviendrai comme il est convenu avec M. Jonas Mortimer. Au revoir donc, mon cher George et faites bonne garde.

Et l’ingénieur prit le chemin de la station de Blackwood, après avoir échangé avec George Storm, un cordial shake-hand.

CHAPITRE IV – Les combinaisons de Fritz Dixler

M. Hamilton eût été beaucoup moins rassuré s’il avait pu connaître le complot qu’en ce moment même ses ennemis ourdissaient contre lui. Voici ce qui s’était passé.

Lorsque Dixler eut ordonné à ses agents Dock et Bill de se procurer à tout prix des renseignements sur les projets de Hamilton, les deux mauvais drôles, assez embarrassés, se dirigèrent sans trop savoir comment ils allaient procéder vers le chantier de la Central Trust.

Rampant à travers les rames de voitures et les amas de traverses, ils atteignirent sans être vus le wagon qui tenait lieu de bureau à l’ingénieur.

Bill, le plus intelligent des deux chenapans, avait eu le temps de réfléchir. Il essaya d’abord, en collant son oreille à la paroi, d’écouter ce qui se disait dans l’intérieur du wagon-bureau, mais les planches de chêne étaient épaisses et la porte à coulisse bien fermée : il ne discerna qu’un murmure de voix inintelligible et confus.

– Nous ne pourrons rien savoir, murmura Dock déjà découragé.

– Attends donc, fit l’autre, j’ai une idée, un vieux truc qui réussit toujours, bien qu’il ait souvent servi. Il est à peu près certain que Hamilton et George Storm vont télégraphier à Los Angeles pour prévenir miss Helen et pour demander du secours.

– Oui. Eh bien ?

– Nous allons simplement brancher un bout de fil sur celui que tu vois installé sur le toit du wagon-bureau et, à l’aide de l’appareil portatif, nous intercepterons la dépêche. Va vite chercher un fil, des pinces et un appareil, mais surtout prends garde de te faire voir.

Dock s’empressa d’obéir et un quart d’heure plus tard, leur criminelle opération ayant parfaitement réussi, les deux coquins étaient en possession de la dépêche adressée par l’ingénieur à miss Helen. Dock voulait aller immédiatement porter ce précieux document à Dixler. Bill l’en empêcha.

– Ne te presse pas tant, lui dit-il, miss Helen va certainement répondre et nous aurons la satisfaction d’apporter au patron les deux dépêches, la demande et la réponse. Il ne pourra que nous adresser des félicitations.

Dock, une lourde brute à face d’assassin, aux joues énormes et carrées, fut émerveillé de l’intelligence de son camarade.

– Décidément, murmura-t-il avec un rire épais, tu es un malin. Il n’y a que toi pour avoir de bonnes idées.

D’ailleurs les précisions de Bill se réalisèrent de point en point. La dépêche de miss Helen fut interceptée avec autant de succès que l’avait été celle de Hamilton.

– Maintenant, ordonna Bill, nous n’apprendrons rien de plus, allons retrouver M. Dixler qui doit nous attendre avec impatience.

Supposition parfaitement exacte, du reste, l’Allemand se promenait de long en large, comme un lion en cage en attendant le retour de ses deux espions.

– Vous avez été bien longtemps, leur dit-il brutalement, et je parie que vous ne m’apportez rien d’intéressant.

– Voyez, dit simplement Bill, en lui tendant sous les yeux le texte des deux dépêches.

– C’est bon, fit Dixler après les avoir lues, pour une fois ce n’est pas trop mal travaillé, mais laissez-moi tranquille, j’ai besoin de réfléchir.

L’Allemand avait mille raisons de redouter l’arrivée de M. Jonas Mortimer dont il connaissait le caractère essentiellement probe et inaccessible à la corruption. Il fallait donc payer d’audace, inventer quelque ruse nouvelle.

Il avait beau se creuser l’imagination, il ne trouvait rien de pratique et de facilement réalisable.

– Je finirai bien par découvrir le stratagème inédit qu’il me faut employer, songea-t-il, mais d’abord allons au plus pressé.

Il tira son chronomètre.

Le train pour Los Angeles allait partir dans dix minutes. D’un geste impérieux, il rappela Dock et Bill et, tout en prenant dans un portefeuille quelques bank-notes qu’il leur remit :

– Vous autres, leur dit-il, vous allez prendre de suite le train pour Los Angeles. Vous avez lu les deux dépêches, par conséquent vous êtes au courant.

– Oui, monsieur Dixler, répondit Bill avec respect.

– Écoutez-moi attentivement. À onze heures, il part de Los Angeles un train spécial qui doit amener ici, pour déranger nos plans, le juge de paix Jonas Mortimer, un commissaire de police et des policemen. Hamilton, qui va prendre certainement un billet en même temps que vous pour aller au-devant du juge, sera aussi dans ce train spécial.

– C’est compris.

– Il faut que vous trouviez le moyen d’empêcher le train spécial d’arriver ici avant minuit. D’ici là notre voie aura dépassé la terre du vieux Cassidy et la situation aura changé de face.

– Comment ferez-vous ? demanda curieusement Bill.

– Cela ne te regarde pas, répondit durement l’Allemand. D’ailleurs, je ne sais rien moi-même encore. Puis-je compter sur vous ?

– Absolument, monsieur Dixler, fit Bill d’un ton plein de suffisance. Nous avons exécuté des tours de force plus difficiles. Je vous en donne ma parole, le train spécial n’arrivera pas ici dans la nuit.

– Cela suffit, allez-vous-en. Vous n’avez que juste le temps de prendre vos billets, mais surtout ne vous faites pas voir de Hamilton.

– N’ayez crainte. D’ailleurs, il ne nous connaît pas, c’est à peine s’il nous a vus une fois ou deux.

Les deux bandits avaient disparu depuis longtemps que Dixler demeurait encore à la même place, les sourcils froncés, les lèvres pincées, jetant alternativement des regards de colère sur les deux chantiers et sur la petite maison de bois au seuil de laquelle le philosophe Mick Cassidy continuait à fumer paisiblement sa pipe.

L’Allemand était à peu près sûr que les deux agents arriveraient à empêcher ou à retarder le départ du train spécial ; mais pour son compte, il ne voyait pas la possibilité de faire franchir à sa voie la terre de Cassidy.

Bien plus, il ne tarda pas à s’apercevoir que ses adversaires continuaient à pousser les travaux avec une activité fébrile.

Sous la direction de George, qui stimulait par ses paroles et son exemple les équipes de travailleurs, la voie de la Central Trust s’allongeait pour ainsi dire à vue d’œil.

Déjà quelques traverses étaient placées sur le terrain qui avait été le jardin de Mick.

– J’aurais dû songer à cela, grommela-t-il entre ses dents. Entre la route et la maison de Cassidy, ils ont juste la place de poser leur voie, mais ils l’ont. Et moi, je ne peux pas en faire autant, puisque cette satanée maison barre précisément la voie de la Colorado Coast, ma voie à moi…

Il se sentait devenir fou de colère, de rage impuissante.

Cependant les poseurs ajoutaient les traverses aux traverses, pendant qu’une autre équipe s’occupait à boulonner les rails avec une célérité qui tenait du miracle.

Dixler n’y put tenir davantage, les poings serrés. Il s’avança vers George Storm, dont il ne se trouvait plus qu’à quelques pas.

– Je vous défends d’avancer sur mon terrain ! lui cria-t-il.

– J’avancerai si cela me plaît, répondit George avec le plus grand calme. Vous savez fort bien que ce terrain a été acheté et payé par nous.

– Je l’ai payé et plus cher que vous !

– Nous avons la priorité.

– Si vous ne cessez immédiatement le travail, je vais ordonner à mes hommes de tirer sur vous.

– C’est une menace qui ne m’effraie pas. Vous y regarderez à deux fois avant de renouveler la sanglante bagarre de la gare du Signal, qui a failli tourner si mal pour vous. D’ailleurs, mes hommes sont en nombre et en armes.

– Vous violez la propriété de Mick.

– Nullement, je respecte son domicile, comme le veut la loi, mais nous avons pris livraison du terrain que nous avons payé. Les palissades sont arrachées. Rien ne peut nous empêcher de continuer notre travail. D’ailleurs remarquez que Mick lui-même ne formule aucune protestation.

Et il montrait à l’Allemand, non sans malice, le vieil Irlandais toujours occupé à fumer placidement sur le seuil de sa porte.

Dixler se rendait parfaitement compte que George avait raison, aussi, au lieu de répondre à ce dernier par une pluie d’injures, comme celui-ci s’y attendait, il se calma brusquement et sa physionomie exprima une sorte de résignation qui eût paru comique en toute autre circonstance.

Dixler était extrêmement maître de lui-même, il savait donner à ses traits l’expression qu’il voulait, et il n’était jamais aussi dangereux que lorsqu’il affectait de sourire, alors que la colère grondait au fond de son cœur.

– Je vois, monsieur Storm, dit-il presque cordialement au mécanicien, que je ne puis contrecarrer vos plans. Je vous cède donc la place… Pour le moment, du moins, ajouta-t-il à demi-voix, et je me retire.

Et, sans prêter attention à l’étonnement de George, que ces paroles inquiétaient vaguement, il se dirigea sans se presser vers la maison de l’Irlandais.

Pendant que ces événements se déroulaient dans les chantiers de Blackwood, le train express qui emportait Hamilton et les deux agents de Dixler filait à toute vapeur vers la gare de Los Angeles, qu’il atteignit sans accident.

Sitôt en gare, Dock et Bill se hâtèrent de quitter leur compartiment, avant que l’ingénieur ne fût descendu du sien et ils errèrent dans les bâtiments de la gare, en prenant les plus grandes précautions pour éviter d’être reconnus par les personnes qui avaient pu les voir à Blackwood.

Tout en flânant et en fumant, ils attendirent sans impatience la formation du train spécial réservé aux gens de justice.

Ils avaient déjà combiné tout un plan pour mettre à exécution les ordres de Dixler.

CHAPITRE V – Un enlèvement peu banal

Ainsi que nous avons eu l’occasion de le raconter plus haut, miss Helen Holmes dirigeait à Los Angeles où se trouvaient installés la majeure partie des bureaux du Central Trust, un important service administratif.

Infatigable, veillant parfois sur ses livres de compte, ou sur sa correspondance jusqu’à une heure avancée de la nuit, c’était elle qui s’occupait du recrutement du personnel, de l’approvisionnement et de l’outillage des chantiers, en même temps qu’elle prenait part aux assemblées des actionnaires et qu’elle tenait en respect les nombreux agents d’affaires d’origine allemande que Dixler commanditait à Los Angeles.

Comme le disait souvent Hamilton, cette jeune fille était comme l’âme vivante de la Central Trust, auquel elle imprimait chaque jour un nouvel et plus fécond essor.

Aussi, nulle affaire de quelque importance n’était-elle conclue, sans qu’on lui eût demandé conseil.

C’est à elle que Hamilton s’était tout d’abord adressé après la trahison de l’Irlandais, et miss Helen, sans perdre un instant, avait aussitôt téléphoné au juge de paix, dont elle avait eu l’occasion de faire connaissance en compagnie de Hamilton.

M. Jonas Mortimer était un petit homme, d’une activité prodigieuse. Levé chaque matin à cinq heures, hiver comme été, il était rarement couché avant minuit et il lui arrivait souvent de trouver les journées trop courtes.

C’est que, dans ce pays en pleine formation, les affaires étaient aussi nombreuses qu’épineuses. Les mines, les concessions de terrains, les exploitations de tout genre, donnaient lieu à d’innombrables contestations, qu’il fallait trancher avec autant de célérité que d’impartialité.

À ce double point de vue, M. Jonas Mortimer s’était acquis une solide réputation. En quelques phrases nettes et tranchantes, il débrouillait le procès le plus compliqué, et sa clairvoyance était si généralement connue et appréciée que, lorsqu’il avait donné tort à un plaideur, celui-ci renonçait généralement à continuer le procès et cherchait un arrangement.

D’ailleurs, le juge de paix, dont la serviette, toujours bourrée de dossiers, était légendaire à vingt milles à la ronde, connaissait admirablement tous les gens du pays, leur état de fortune, leur origine, leurs alliances, et leur moralité.

Comme il aimait à le répéter : « Il n’est pas facile de me rouler. »

Et on le savait si bien qu’il était rare qu’on essayât.

En outre, M. Jonas Mortimer était d’un tempérament très combatif, il aimait à se mesurer avec des adversaires dignes de lui, et les difficultés, au lieu de refroidir son ardeur, ne faisaient que l’animer davantage.

Il travaillait dans sa bibliothèque, lorsque la sonnerie du téléphone placé sur son bureau se fit entendre.

– Allô ! monsieur Mortimer ?

– Allô ! parfaitement.

– Je suis Helen Holmes.

– Ah ! fort bien, miss Holmes, en quoi puis-je vous être utile ?

– Il s’agit encore de Dixler, expliqua la jeune fille, que la dépêche de Hamilton n’avait pu mettre au courant de tous les détails du conflit. Il s’oppose, par la violence, à la construction de notre voie.

Au nom de Dixler, M. Jonas avait bondi. Le Dixler qui, grâce à ses nombreuses et puissantes relations dans la colonie allemande, avait plusieurs fois réussi à le mettre en échec. C’était pour le magistrat un véritable plaisir que d’avoir à lutter contre cet adversaire dont il connaissait l’astuce et la puissance financière et morale.

Il accepta sans hésitation l’offre du train spécial que lui faisait la jeune fille, au nom de l’ingénieur Hamilton, et il promit d’être exact au rendez-vous.

Quand Helen entra dans la gare, un peu avant onze heures, M. Jonas y était déjà, tenant sous le bras son indispensable serviette de maroquin – les mauvais plaisants affirment qu’il la plaçait chaque soir sous son oreiller, avant de s’endormir.

Il salua gaiement la jeune fille et lui posa quelques questions sur Dixler ; il commençait à prendre un grand intérêt aux révélations de la jeune fille, sur les exploits antérieurs de l’Allemand, lorsque M. Hamilton parut.

Après les congratulations d’usage, ce dernier expliqua rapidement ce qui s’était passé à l’occasion de la vente consentie par Mick Cassidy et la façon déloyale dont l’Allemand avait agi en cette circonstance.

– Vous avez le contrat de vente ? demanda M. Mortimer, après un instant de réflexion.

– Parfaitement, et le reçu bien en règle ; malheureusement, Dixler est aussi bien en règle que moi à cet égard.

Le juge de paix haussa légèrement les épaules.

– Cela n’a pas d’importance, dit-il d’un air détaché. Le seul fait que le contrat de Dixler porte cinq mille dollars de plus que le vôtre est la preuve de la surenchère et, par conséquent, de la mauvaise foi de Mick Cassidy.

– Il est certain, fit observer Helen, que ce vieux drôle ne peut nier un fait capital, c’est qu’il a vendu deux fois la même chose, délit qui est prévu par la loi.

– Puis, déclara l’ingénieur, nous avons des témoins et au besoin je sommerai Mick de prêter serment.

– Je connais Mick Cassidy, murmura le juge, en recueillant ses souvenirs, c’est un Irlandais, un ancien vagabond, un tramp qui a passé dans la fainéantise la plus grande partie de son existence. Il a eu la chance d’avoir quelques côtes enfoncées dans un accident de chemin de fer ; c’est depuis ce temps qu’il est rentier.

« Mais, je vous le répète, je me charge de lui faire avouer la vérité et de remettre toutes choses en l’état.

Et comme l’ingénieur s’excusait du dérangement qu’il causait à M. Jonas.

– Vous ne me causez aucun dérangement, répondit ce dernier.

« Je vous avoue au contraire, que je suis enchanté de donner une leçon à cet orgueilleux Dixler, qui s’imagine qu’il est au-dessus de la loi parce qu’il est riche, influent et surtout protégé par de hautes personnalités de la colonie allemande.

« La loi doit être la même pour tous. C’est une vérité que je lui apprendrai s’il l’ignore…

Cette conversation fut interrompue par l’arrivée d’un petit groupe de personnages graves et vêtus de noir.

C’était un des chefs de la police de Los Angeles et quelques-uns de ses agents choisis parmi les plus robustes. Tous étaient armés de carabines et de pistolets automatiques. Faisant droit à la demande de M. Hamilton, le juge de paix s’était adressé à la police locale pour le cas où Dixler, qu’on en savait fort capable, voudrait user de violence. Force devait rester à la loi.

L’officier de police, M. James Buxton et ses hommes étaient des gaillards déterminés, habitués à mettre le bon ordre dans les champs de mines et dans les places où abondent les aventuriers de toutes les maisons. L’expédition qu’ils allaient entreprendre n’avait rien qui pût les effrayer.

En outre, ainsi que le fit remarquer miss Helen Holmes, il n’était guère présumable que Dixler, si sûr de lui, entrât ouvertement en lutte avec la force publique, ce qui eût eu pour lui de très graves conséquences.

– Permettez-moi de vous poser une question, demanda M. Hamilton au juge de paix. Ai-je eu raison de ne pas attaquer Mick dans sa maison fortifiée ?

– Vous avez eu tout à fait raison, tant qu’un jugement, que la police seule est en droit de mettre à exécution, n’a pas ordonné l’expulsion d’un citoyen américain, son domicile est inviolable.

– De sorte que si Mick ou les estafiers de Dixler m’avaient logé une balle dans la tête ?…

– Ils eussent été dans leur droit, à condition toutefois qu’ils vous eussent pris en flagrant délit d’effraction ou de démolition de la maison.

– Somme toute, si la cabane de l’Irlandais barrait entièrement ma voie, je serais obligé de la respecter.

– Il faudrait plaider, mais je vous l’ai promis, je crois avoir le moyen d’arranger l’affaire sans procès. Mick a eu très grand tort de vendre deux fois son bien à des acheteurs différents.

Cet entretien avait lieu sur le quai même de la gare pendant que le chauffeur et le mécanicien du train spécial fourbissaient leurs cuivres, vérifiaient le bon fonctionnement des freins, des soupapes et des tiroirs et terminaient à l’aide de burettes à long col le graissage des organes délicats de leur machine.

La cheminée lançait des torrents de fumée noire, le manomètre enregistrait une forte pression, le train spécial pourrait partir sitôt que M. Hamilton en donnerait l’ordre.

Mais pendant que l’ingénieur et ses amis étaient absorbés par leurs discussions et les agents du train par les préparatifs du départ, deux hommes qui jusque-là s’étaient tenus cachés derrière les bâtiments de la gare s’étaient approchés sans affectation.

Bill et Dock – c’étaient eux – avaient réussi à s’introduire dans le train et personne n’avait fait attention à eux.

– Maintenant, dit Bill à son complice qui s’était tapi à ses côtés dans l’angle le plus obscur du fourgon, la première partie de notre programme est exécutée. Nous sommes dans la place et c’est là l’essentiel.

– Oui, mais le plus difficile reste à faire.

– Je voudrais que ce fût déjà fini. Il me tarde que nous soyons partis et que le train soit en pleine campagne déserte.

Par une bizarre coïncidence, l’ingénieur Hamilton, à la minute même, disait aux personnes qui l’accompagnaient :

– Monsieur Mortimer, monsieur Buxton, je ne voudrais pas vous bousculer, mais il est onze heures passées et si nous ne voulons pas arriver trop tard aux chantiers de Blackwood…

– À vos ordres, répondit-on d’une voix unanime.

– Au revoir, mon cher tuteur, dit miss Helen, restée seule sur le quai pendant que tout le monde prenait place dans le wagon-fumoir ; vous me tiendrez au courant des événements.

– Dès ce soir vous aurez un télégramme, à bientôt chère Helen.

– Et surtout, ajouta-t-elle, comme le train commençait à s’ébranler, n’oubliez pas de faire mes amitiés à ce brave George.

– Je n’y manquerai pas, au revoir.

Le train était déjà sorti de la gare que la jeune fille, toute songeuse, demeurait encore à la même place. Bientôt la locomotive du train spécial ne fut plus qu’une petite tache de fumée grise au fond de l’horizon. C’est alors seulement que miss Helen se décida à regagner ses bureaux.

Il nous faut maintenant revenir à George Storm que nous avons laissé à Blackwood.

Tout en attendant avec confiance l’arrivée du magistrat, le jeune homme mettait toute son ardeur, tout son entrain à stimuler les travailleurs qui faisaient avancer la voie de la Central Trust.

– En avant, ne cessait-il de leur répéter. Je vous promets une bonne gratification à tous, sitôt que M. Hamilton sera de retour ! Hardi, camarades, il faut devancer ceux de la Colorado Coast.

Et, pour donner l’exemple, il mettait lui-même la main à la pâte.

Le rail s’allongeait avec une célérité merveilleuse.

Dixler ne donnait pas signe de vie.

On eût dit que, comme il l’avait déclaré, il renonçait à la lutte.

Il s’était enfermé dans la maison de Mick Cassidy avec ce dernier, et il n’en sortait plus.

On ne devait pas tarder à apprendre le sujet de leur mystérieuse conférence.

Quand enfin Mick apparut au seuil de sa maison, il était rayonnant et serrait avec affectation dans sa poche des papiers qui ressemblaient fort à des bank-notes.

Quant à Dixler, en dépit de son impossibilité de commande, il réprimait à peine un sourire de satisfaction. Si George Storm, tout entier à son travail, eût pu voir ce jeu de physionomie, il ne fût pas demeuré sans inquiétude, mais il ne s’aperçut de rien.

Cependant, un mouvement extraordinaire commençait à se produire dans le chantier de Dixler. Mick était rentré chez lui…

Tout à coup, une équipe d’une vingtaine d’hommes s’avança vers la maison. Ils portaient d’énormes cordages, munis de crochets d’acier à l’une de leur extrémité.

La maison de Mick reposait tout entière sur un bâti de poutres posées à plat, surélevées de quelques centimètres par des pierres, pour éviter l’humidité. Entre ce bâti et le sol, il y avait un espace vide.

C’est par là que les hommes de Dixler passèrent d’abord leurs cordages, qui furent tirés au-dessus du toit et assujettis à l’aide des crochets.

En un clin d’œil, à la grande surprise de George Storm et de ses ouvriers qui n’y comprenaient rien, la maison fut comme emmaillotée de câbles solides qui tous vinrent se réunir à un crochet central placé au-dessus du toit.

– Du diable, si je comprends ce qu’ils veulent faire, dit un poseur de rails.

– On dirait, fit un autre, qu’ils vont emporter la maison, comme on emporte une cage à serins, par l’anneau qui la surmonte.

On fut bientôt fixé sur les intentions de Dixler, qui, sans doute, pendant leur longue conférence, avait obtenu ou acheté l’autorisation de Mick.

Une grue à vapeur, montée sur rails, partit lentement du chantier de la Colorado Coast et s’avança vers la maison, en suivant la voie qui s’arrêtait à la porte de l’Irlandais.

La formidable machine – elle pouvait soulever jusqu’à cinquante tonnes – stoppa à quelques mètres de la maison et des appareilleurs se mirent aussitôt en devoir d’attacher au bras du levier de la machine, le crochet qui réunissait tous les cordages.

Un « oh ! » de stupeur et presque d’admiration s’éleva de toutes les poitrines.

Le doute n’était plus possible, Dixler enlevait la maison du vieil Irlandais, comme un simple ballot de marchandises. À une petite fenêtre, on pouvait voir le propriétaire de l’immeuble, nullement émotionné et fumant d’un air goguenard son éternelle pipe.

George n’avait pas perdu un détail de cette scène.

– Je ne puis, songeait-il, m’opposer à ce que fait Dixler. Le malheur est qu’une fois la maison enlevée, l’Allemand va pouvoir, sur l’emplacement qu’elle occupe, continuer sa voie, parallèlement à la nôtre.

Les ouvriers discutaient les chances de succès de l’opération.

– Cela réussira, disait l’un d’eux, la grue peut lever cinquante tonnes, la maison du vieux maniaque, même avec le mobilier, ne pèse pas si lourd.

– Oui, mais elle n’est pas solide, les planches sont vermoulues, elle peut éclater en morceaux au moment où on va la soulever de terre.

Les chaînes de la grue à vapeur venaient de grincer, il se fit un profond silence. Tous les ouvriers avaient abandonné leur travail et regardaient bouche bée un spectacle si extraordinaire.

Tout à coup, un craquement sourd se produisit. La maison de Mick Cassidy venait de s’arracher du sol et commençait à s’élever dans les airs avec une lenteur majestueuse.

Quelques applaudissements éclatèrent, même dans le camp de la Central Trust.

– Bravo ! Dixler, bien joué.

– Maintenant, il pourra continuer la voie. Hamilton est roulé ! La maison, cependant, continuait à s’élever.

– Que vont-ils en faire ? dit quelqu’un, en remarquant que la grue demeurait à la même place. Ils devraient la porter plus loin.

– Je me demande où ils vont la placer. Maintenant qu’ils la tiennent, ils devraient s’en aller avec.

Cette question que tout le monde se posait, se trouva résolue de la façon la plus imprévue.

L’habitation de Mick se balançait maintenant à plusieurs mètres du sol.

Un coup de sifflet retentit.

Brusquement le bras d’acier de la grue obliqua de gauche à droite.

La maison de Mick Cassidy se trouvait maintenant juste au-dessus de la voie que George était en train de construire.

Avant que les témoins de cette scène, pétrifiés de surprise, eussent pu prendre une décision ou intervenir d’une façon quelconque, la vaste poutre d’acier s’était rapidement abaissée.

La maison reposait, maintenant, sur les derniers rails, posés une heure auparavant par les ouvriers de la Central Trust.

– Et maintenant, ricana Mick, en apparaissant sur le seuil de la porte, avec sa pipe, n’oubliez pas, vous autres, que le domicile d’un citoyen américain est inviolable. Ah ! ah ! voilà une excellente plaisanterie.

George Storm était désespéré.

CHAPITRE VI – Les bandits du rail

Par les soins de miss Helen, qui pensait à tout, un lunch substantiel se trouvait servi dans le bar du train spécial.

Ces messieurs de la justice et de la police ne devaient souffrir en cours de route ni de la faim ni de la soif.

Sur le buffet de marbre servi par un négrillon en livrée vert pomme, coiffé d’une casquette plus galonnée que le képi d’un général – les savoureux jambons d’ours du Canada voisinaient avec le mouton fumé à l’écossaise, et le classique rosbif cher à tout cœur anglais. Les beaux fruits de la Californie s’entassaient dans des corbeilles, à côté des épis de maïs verts et des piments écarlates. L’ale et le porter qui coulaient dans les pintes d’étain étaient de première qualité, et l’on termina cette réfection qui n’avait rien d’ascétique par quelques coupes d’excellent champagne français.

Après un pareil repas, les policemen se sentaient en forme pour la bataille. L’Allemand Dixler et ses bandits pouvaient arriver, ils seraient reçus de la belle manière.

M. Jonas Mortimer et l’ingénieur Hamilton n’avaient pas attendu la fin de cette agape pour passer sur la plate-forme du wagon d’observation, à l’arrière du train ; ils avaient allumé un excellent trabucos, et tout en contemplant le paysage qui se déroulait à leurs yeux avec une vitesse vertigineuse, ils causaient de choses et d’autres.

Fatalement, on en était venu à parler de Dixler.

– Vous ne pourriez vous imaginer, fit le juge à demi-voix, combien est néfaste l’influence qu’exerce cet Allemand dans le pays.

– J’en sais quelque chose, murmura l’ingénieur ; sans ce gredin, le réseau de la Central Trust serait terminé depuis longtemps.

– Vous n’êtes pas le seul à avoir souffert de ses agissements. Partout je retrouve la trace de la puissante organisation qu’il dirige et derrière laquelle – il ne faut pas se le dissimuler – se trouvent les grandes banques allemandes et le gouvernement impérial lui-même. Le pays est infesté de ces gens-là. Ils accaparent tout, lignes de chemin de fer, concessions minières, carrières, pêcheries, plantations et, partout, ils commettent des vols, en baissant la voix, des crimes d’une nature plus grave.

– Le gouvernement devrait intervenir.

– Le peuple américain est par essence d’une nature trop loyale, trop généreuse, pour soupçonner la trahison et la perfidie des autres peuples. Mais nous nous exposons à un terrible danger. Beaucoup de nos chemins de fer sont aux mains des Allemands. Qu’arriverait-il si une guerre venait à éclater ?

M. Jonas Mortimer s’était interrompu ; il prêtait l’oreille.

– Il m’a semblé, dit-il, entendre comme un cri étouffé, le bruit d’une lutte.

M. Hamilton écouta à son tour.

– Je n’entends rien.

– Je me suis sans doute trompé, M. Buxton et ses policemen fument paisiblement leur pipe dans le bar. Ce n’est pas eux qui se battent, certainement.

L’ingénieur et le juge de paix, persuadés qu’ils avaient été le jouet d’une illusion, avaient repris au point où elle en était restée leur conversation sur les empiétements de l’Allemagne, pendant que le train spécial lancé à cent kilomètres à l’heure, traversait comme un météore les perspectives désolées, les déserts arides, mais riches en mines de toutes sortes que l’on rencontre dans cette partie de l’Amérique.

Cependant, la première impression de M. Jonas était la vraie. C’était bien le bruit assourdi d’une lutte qu’il avait distinguée à travers le fracas tonitruant des roues et le halètement de la machine.

Dock et Bill, tapis dans un coin du fourgon, étaient longtemps demeurés immobiles et silencieux.

Pour mener à bien leur projet, il fallait que le train fût loin de toute contrée habitée, très loin, en plein désert.

Enfin, comme on traversait une série de vallées pierreuses, coupées de ravins d’aspect sinistre, ils se décidèrent.

Alors que le train ralentissait un peu pour gravir une pente abrupte Bill s’aventura, le browning au poing, sur le marchepied du fourgon et se cramponnant de toutes ses forces aux appuis extérieurs, il se dirigea vers la locomotive, dont un espace de deux mètres à peine le séparait. Dock le suivait de près.

Secoués par l’infernale trépidation de la machine, les deux bandits sentaient une âpre bise leur flageller le visage.

Ils comprenaient qu’au moindre faux mouvement, à la moindre défaillance, ils seraient lancés dans le vide comme de vivants projectiles et voués à la mort la plus horrible.

À ce moment tous deux – chacun de son côté – regrettèrent de s’être lancés dans cette téméraire aventure. Ils ne s’étaient pas figurés que le train spécial marchait à une telle vitesse. Ce qui était déjà difficile dans un train ordinaire devenait là presque impossible.

Mais il était trop tard pour reculer, il fallait vaincre ou mourir.

La gorge serrée par l’angoisse, ils continuèrent à avancer…

Trois minutes plus tard, le chauffeur qui se relevait après avoir arrangé son feu, vit avec autant d’épouvante que de stupeur, le canon d’un browning à trois pouces de son front, pendant qu’une voix lui criait : Haut les mains ! et qu’une face hideuse aux globes vitreux se penchait vers lui.

Le pauvre diable se hâta d’obéir, pendant que Bill, qui s’était tenu jusque-là cramponné à la barre d’appui, se hissait sur la locomotive.

Le mécanicien, aussi surpris que son chauffeur, avait fait un mouvement pour le secourir ; il s’était trouvé sous le feu du browning de Dock, dont la face était d’autant plus effrayante qu’il avait eu plus peur.

En un clin d’œil, les deux malheureux furent ficelés et jetés au fond du tender.

Telle était la scène dont M. Jonas Mortimer avait entendu l’écho assourdi.

Bill et Dock essuyèrent la sueur qui leur couvrait le visage.

– Ça y est, grommela Bill, mais, ma foi, je ne voudrais pas recommencer, quand même on me donnerait cent mille dollars.

– Ni moi, approuva Dock.

– Nous n’avons pourtant pas fini.

– Par comparaison, ce qui reste à faire est une bagatelle.

Et Dock s’empara, sans plus de façons, de la gourde du chauffeur qui était pleine de pale ale et but à longs traits, puis il passa charitablement le récipient à son associé.

– Qui de nous deux va détacher l’attelage, demanda Bill, tout à coup.

– Moi si tu veux, dit Dock docilement, mais à une condition, c’est que tu vas diminuer cette damnée vitesse.

– Pour ça, rien n’est plus facile.

Bill avait empoigné la manette du régulateur ; au bout de dix minutes, le train ne marchait plus qu’à la vitesse d’un omnibus ordinaire, alors Dock s’aventura de nouveau sur l’étroit marchepied, puis s’accroupissant, s’arc-boutant aux chaînes, il défit l’un après l’autre les crochets de l’attelage et regagna sain et sauf la locomotive.

– Tu peux donner de la vitesse tant que tu voudras maintenant, dit-il joyeusement à Bill. Nous n’avons plus rien à faire ici.

– Alors, ça y est ?

– Parbleu ! Ce sont les policemen qui vont être furieux. Je connais cet endroit, c’est au moins à vingt milles de toute habitation, un vrai désert.

– Raison de plus pour n’y pas moisir !

Tout en parlant, Bill avait largement ouvert le tube d’adduction de la vapeur.

La locomotive se remit à brûler le rail, laissant bien loin derrière elle, le train spécial et ses passagers.

Ceux-ci ne se rendirent pas bien compte, tout d’abord, de ce qui leur arrivait ; mais finalement ils furent forcés de constater deux faits inquiétants, d’abord le ralentissement graduel du train, puis la disparition de la locomotive.

Le train, après avoir continué à rouler pendant quelque temps, en vertu de la vitesse acquise, venait de s’arrêter au haut d’un remblai, au milieu d’une contrée rocailleuse et sauvage, comparable par son aspect désolé aux paysages lunaires, sans arbres et sans eau, que nous a révélés la photographie.

Tout le monde descendit du train, au milieu d’un véritable concert d’imprécations.

– C’est stupide ! fit observer le juge. Nous voilà immobilisés là, peut-être pour longtemps. Ah ! si je tenais les coquins qui nous ont abandonné là !

– Ne vous y trompez pas, dit tranquillement M. Hamilton, c’est encore là un tour de Dixler.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Je vous expliquerai cela. Rappelez-vous que vous avez entendu un bruit de lutte. Le chauffeur et le mécanicien que je connais pour d’honnêtes gens, ont dû être assommés par des bandits à la solde de Dixler.

– Si c’est vrai, l’Allemand payera cher ce nouveau crime.

– Ne perdons pas de temps en paroles inutiles. Nous avons heureusement le téléphone portatif qui sert en cas d’accident, et qu’on peut brancher sur n’importe quel fil. Je vais prévenir miss Helen, elle nous enverra de Los Angeles une machine à grande vitesse.

L’ingénieur revint bientôt avec la boîte qui contenait l’appareil, en raccorda les fils avec ceux du télégraphe de la voie et dix minutes plus tard, il avait la satisfaction d’entrer en communication avec la jeune fille.

Miss Helen se montra plus indignée que surprise, du nouvel attentat commis par Dixler.

– Avec lui, dit-elle, il faut s’attendre à tout, mais le plus pressé est de venir à votre secours. Prenez patience d’ici une heure et demie, vous me verrez arriver moi-même avec la locomotive la plus rapide qu’on pourra trouver dans le dépôt.

Comme M. Jonas manifestait quelque surprise, l’ingénieur lui expliqua que miss Helen, grâce au milieu où s’était écoulée sa jeunesse, conduisait une machine aussi bien qu’un mécanicien de profession.

Les policemen avaient été prévenus : du moment qu’ils furent certains qu’on n’allait pas les abandonner en plein désert, ils prirent assez gaiement leur parti de la mésaventure.

Quand la locomotive libératrice fut signalée on la salua de hourras enthousiastes, et quand miss Helen, elle-même, descendit de sa machine – suivant sa promesse, elle n’avait guère mis qu’une heure et demie à effectuer le trajet – elle fut entourée, acclamée, félicitée par tous les voyageurs.

– Il faut maintenant, déclara la courageuse jeune fille, réparer le temps perdu. Je tremble que Dixler n’ait mis à profit ce retard dont il est l’auteur, pour ourdir contre nous quelque nouvelle machination.

– Il faut aussi, si cela se peut, ajouta M. Jonas, mettre la main sur les bandits qui ont détaché la locomotive.

– Comme il n’y a qu’une voie d’ici Blackwood, nous sommes sûrs de les rattraper à moins qu’ils n’aient laissé la machine en place pour se sauver plus aisément.

La locomotive fut attelée en queue, les voyageurs remontèrent dans leurs wagons et le train spécial, piloté, cette fois par Helen, reprit sa course vertigineuse à travers les montagnes et les vallées.

Cette seconde partie du voyage ne devait pas être moins dramatique que la première.

À un moment donné, les policemen placés comme guetteurs à l’avant du convoi, signalèrent un nuage de fumée, puis bientôt une locomotive isolée qui semblait monter à une faible vitesse.

C’était, on l’a deviné, Bill et Dock, son digne émule.

Les deux bandits avaient eu un accident à l’une de leurs bielles, mais peu désireux de rester en panne ou de traverser à pied une contrée inconnue et déserte, ils avaient réparé l’accident par des moyens de fortune et ils continuaient, tant bien que mal, leur voyage, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint quelque village ou simplement quelque ferme.

L’arrivée inattendue du train spécial, qu’ils croyaient bien loin, les atterra comme un coup de foudre.

– Nous sommes fichus, dit brusquement Dock.

Bill ne répondit pas, mais il bourra le foyer de charbon, ouvrit le régulateur, tenta l’impossible pour augmenter la vitesse.

Peine bien inutile, la bielle fonctionnait mal, le train spécial gagnait du terrain de minute en minute.

– Il faudrait stopper et nous enfuir, dit encore Dock.

– Comment ? si nous stoppons, ils auront vite fait de nous rattraper. Décharge toujours une ou deux bandes de cartouches sur eux, cela les intimidera peut-être.

Dock se mit à manœuvrer son browning, mais à ses balles que la distance rendait inoffensives pour ses adversaires, ceux-ci ripostèrent par une grêle de coups de carabines. M. Hamilton et M. Jonas Mortimer ne dédaignèrent pas de faire le coup de feu. Excellents tireurs tous les deux, ils s’attachaient à atteindre les organes essentiels de la locomotive ennemie.

Cette tactique réussit pleinement, d’ailleurs.

Au bout de dix minutes, un des tiroirs était crevé, faisant fuir la vapeur, la machine après des halètements d’agonie demeura immobile au sommet d’un talus escarpé.

– Sauve qui peut ! cria Dock…

Il ne put achever, la balle d’un policeman l’atteignant en plein front l’avait foudroyé.

Bill s’était élancé sous la grêle des balles, et se jetant à plat ventre, il s’était laissé rouler comme une boule jusqu’en bas du remblai, puis tout meurtri qu’il fût par les cailloux aigus, il avait pris ses jambes à son cou.

Le chauffeur et le mécanicien, plus morts que vifs, mais heureux d’en être quittes à si bon compte, furent débarrassés de leurs liens et racontèrent ce qu’ils savaient.

Enfin, on put se remettre en route et, jusqu’aux chantiers de Blackwood où on arriva très tard dans l’après-midi, il ne se produisit aucun accident susceptible d’être noté.

M. Jonas Mortimer arrivait aux chantiers avec la ferme intention d’infliger à Dixler un exemplaire châtiment.

CHAPITRE VII – George Storm boit l’obstacle

Sitôt que la maison de Mick Cassidy eut été mise en place, les hommes de Dixler s’étaient empressés d’enlever les câbles qui l’enserraient, la grue à vapeur avait regagné les hangars de la Colorado Coast Company et maintenant d’autres équipes égalisaient avec soin l’emplacement qu’occupait un quart d’heure auparavant l’habitation de l’Irlandais.

Dixler allait pouvoir continuer sa ligne et déjà ses hommes apportaient des rails et des traverses et commençaient à les poser.

Désespéré, ne sachant à quoi se résoudre, George Storm consultait nerveusement sa montre.

L’heure à laquelle il attendait le train spécial était passée depuis longtemps.

Non seulement George était vaincu, mais il se sentait ridicule.

Les ouvriers réduits à l’inaction formaient des groupes où l’on ne se gênait guère pour blaguer la déconvenue du patron. On n’avait d’admiration que pour Dixler, un fier homme tout de même, un malin celui-là !

La physionomie goguenarde du vieil Irlandais, qui triomphait insolemment dans sa baraque, mettait le comble à l’irritation du jeune homme.

C’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

George eût été heureux de trouver quelqu’un sur qui décharger le trop plein de sa colère.

Ce fut Dixler qui se présenta au moment même où, pour la centième fois peut-être depuis une heure, George consultait sa montre.

– Vous regardez l’heure, fit l’Allemand d’un ton provocateur. Je sais pourquoi vous attendez le train spécial qui doit amener ici les magistrats qui doivent me mettre à la raison.

– Vous êtes bien renseigné, grommela George, se contenant à grand-peine.

– Mieux que vous ne le croyez. Je pourrais vous dire, par exemple, que ce fameux train spécial, sur l’arrivée duquel vous comptez, n’atteindra les chantiers qu’à une heure avancée de la soirée, s’il les atteint.

– Je devine, s’écria le jeune homme avec indignation, que vous avez tendu quelque piège à mes amis. Mais quel que soit son retard, le train finira bien par arriver.

– Possible, mais alors la situation sera changée. Ma voie aura franchi la propriété de Cassidy. Le magistrat se trouvera devant un fait accompli.

« On ne démolit pas une ligne de chemin de fer sans jugement, il faudra plaider.

– Nous plaiderons.

– Oui, mais pendant ce temps les jours passent ; ma ligne avancera toujours, tandis que la vôtre restera au même point.

George Storm était d’autant plus furieux qu’il sentait une certaine apparence de vérité dans les paroles de l’Allemand.

Puis le fait de voir son adversaire si bien renseigné lui donnait beaucoup à penser. Il tremblait que M. Hamilton et le juge de paix n’eussent été victimes de quelque guet-apens.

Et le temps passait sans que le train spécial fût signalé.

Dixler, après les paroles insultantes qu’il venait de prononcer, s’était retiré avec ses hommes, ne s’occupant même plus de George qu’il semblait regarder comme une quantité négligeable.

Cependant le jeune homme, après la surprise que lui avait causée l’enlèvement de la maison, se ressaisissait peu à peu.

Puisque l’Allemand avait employé contre lui des moyens extralégaux, pourquoi ne ferait-il pas de même ? Pourquoi n’emploierait-il pas la force pour débarrasser sa voie de la maison qui l’obstruait.

Étant donnée la façon dont l’Allemand avait agi, le magistrat ne pouvait trouver mauvais que George eût employé les mêmes moyens.

Il fallait à tout prix et sans perdre de temps désobstruer la voie ; mais George ne voulait pas que cette opération, qui lui paraissait de prime abord impossible, fût le prétexte d’une rixe sanglante et coûtât la vie à un seul des travailleurs de l’un ou de l’autre camp.

Là était la difficulté.

Pendant que Dixler croyait son adversaire complètement démoralisé, celui-ci se creusait la tête, cherchant avec une volonté obstinée la solution du problème.

Il crut l’avoir enfin trouvée.

Sans faire connaître son projet à ses ouvriers, il appela un des contremaîtres en qui il avait toute confiance et lui donna à voix basse des ordres mystérieux.

Puis il se dirigea vers la maison de Mick Cassidy.

– J’ai à vous dire un mot, monsieur Mick, commença-t-il.

– Vous voulez sans doute, railla l’Irlandais, creuser un tunnel sous ma maison ?

– Trêve de plaisanterie, je vous somme une dernière fois de m’autoriser à démolir votre maison ?

Le vieux haussa les épaules.

– Vous savez bien que le domicile d’un citoyen américain est inviolable. Je tirerai des coups de fusil sur le premier qui touchera à mon habitation.

– C’est bien, ne vous en prenez qu’à vous de ce qui arrivera.

Et George Storm sans ajouter une parole se dirigea lentement du côté de son chantier. À ce moment un homme d’équipe couru après lui.

– Monsieur Storm, on signale le train spécial, il sera ici dans dix minutes.

– Je vous remercie, mais, ajouta-t-il entre ses dents, j’ai quelque chose à faire avant l’arrivée du juge. Comme dit l’Allemand, je le placerai devant un fait accompli. Mick Cassidy, cependant, était vaguement inquiet, mais il était tellement sûr de l’inviolabilité de son domicile, qu’il pensa que le mécanicien avait voulu seulement l’intimider.

En cela il se trompait.

Tout à coup un long sifflement se fit entendre.

Une locomotive que pilotait George, et qui poussait devant elle un unique wagon, arrivait à toute vitesse sur la voie de la Central Trust.

Il était clair de voir que wagon et locomotive allaient avant une minute rencontrer la maison de l’Irlandais. À la vitesse dont ils étaient lancés, il paraissait impossible de les arrêter.

Cependant, à cent mètres de la petite habitation, la locomotive stoppa, le wagon seul, continuant sa course, avec la vitesse d’un bolide, vint buter contre la maison.

Il y eut un craquement sinistre, un nuage de poussière s’éleva.

La baraque vermoulue s’était écroulée comme un château de cartes ; le vieux Mick n’avait eu que le temps de sauter, pour ne pas être écrasé sous les décombres.

C’était au tour de George de triompher.

– Maintenant, ordonna-t-il à ses hommes d’une voix tonnante, nous avons bu l’obstacle, déblayez-moi rapidement tout cela, il s’agit de réparer le temps perdu.

Les hommes se mirent gaiement au travail. C’était à présent le tour de Dixler d’être blagué ! L’Allemand qu’excitait Mick piteux et navré, était accouru plein de colère.

– Vous avez violé le domicile d’un citoyen, cria-t-il, il vous en coûtera cher.

– Permettez, répliqua George, avec calme, le cas n’est plus le même. J’ai simplement fait disparaître de mon terrain, de ma voie, un obstacle qu’on y avait déposé. J’étais dans mon droit. D’ailleurs, ajouta-t-il, retournant à l’Allemand un de ses arguments, nous plaiderons s’il le faut.

Et désignant d’un geste un groupe de personnages qui s’approchait à grands pas.

– Voici précisément, monsieur le juge Mortimer qui se fera un devoir de trancher la question. Je crois monsieur Dixler que vous êtes bien mal renseigné, quand vous m’avez dit, il y a un instant, que le train spécial n’arriverait pas aujourd’hui.

L’Allemand était blême de rage.

Ce fut bien pis quand M. Jonas le regardant bien en face, lui dit :

– Monsieur Dixler, vos complices ont commis sur ma personne, dans le train spécial, une tentative d’assassinat dont je vous rends responsable. Je vais me voir forcé de vous arrêter sous l’inculpation de complicité de meurtre.

L’Allemand se vit perdu.

– Je demande à fournir caution, balbutia-t-il, les lèvres blanches. Mais miss Helen s’était avancée, elle venait de se concerter avec Hamilton et George.

– Monsieur Mortimer, déclara-t-elle, nous ne portons pas plainte contre M. Dixler, et nous vous prions de faire de même. Un des bandits est déjà tombé sous les balles des policemen. C’est assez. Que l’on nous rende le terrain de Cassidy qui nous appartient, que nous avons payé, c’est tout ce que nous demandons.

– Et ma maison, interrompit Mick Cassidy qui s’était avancé au milieu du groupe.

– Vous, dit George, je vous conseille de vous taire. Si vous ne voulez pas aller en prison.

L’Irlandais qui, au fond, ne se sentait pas la conscience tranquille, se le tint pour dit et s’éclipsa. M. Jonas réfléchissait.

– Je ne mettrai pas M. Dixler en état d’arrestation, au moins aujourd’hui, déclara-t-il, mais je ne puis entraver l’action de la justice. Il faut que je sache la vérité sur l’attentat dont les voyageurs du train spécial ont été victimes. Si la complicité de Dixler est établie, il sera arrêté comme n’importe quel malfaiteur. La loi doit être égale pour tous.

Il ajouta, au milieu d’un profond silence :

– Quant à la question du terrain, cause de mon voyage, je la regarde comme jugée. La bonne foi de M. Hamilton est évidente, de même que la duplicité de Dixler et de Mick Cassidy me semble parfaitement établie. J’exige qu’avant une heure le terrain indûment occupé par la Colorado Coast Company soit complètement évacué.

– Mais par où voulez-vous que je fasse passer ma voie ? murmura Dixler avec découragement.

– Peu m’importe, cela ne me regarde pas. L’Allemand s’éloigna les dents serrées, la rage au cœur.

– Vous êtes les maîtres aujourd’hui, murmura-t-il en montrant le poing à miss Helen et à ses amis, mais, d’ici peu, je vous le jure, je prendrai sur vous une éclatante revanche.

Et il alla donner les ordres nécessaires pour l’enlèvement des rails et des traverses déjà posées sur l’emplacement de la maison de Mick.

SIXIÈME ÉPISODE – La pente mortelle

CHAPITRE PREMIER – Une nouvelle face de Dixler

Fritz Dixler, assis à sa table, dans sa petite maison de bois de Pôle Creek fumait mélancoliquement sa cigarette, quand Platon parut, sans avoir pris la peine de frapper, suivant l’ordre qu’il en avait reçu.

– Tu veux une bonne volée de coups de canne, double brute ! cria Dixler en se levant et ravi de trouver quelqu’un sur qui passer sa mauvaise humeur.

Le nègre roulait des yeux effarés. Il répondit très vite en tremblant :

– C’est un homme, qui dit voir de suite M. Dixler.

– Un homme ! quel homme ?

– Moi ! dit une voix rude.

Le personnage qui venait d’entrer si cavalièrement dans la baraque de l’ingénieur était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, roux de poils, la mâchoire forte, les yeux gris, perçants et autoritaires. Il était vêtu comme un ouvrier.

– Qu’est-ce que vous voulez ? grommela l’ingénieur.

– D’abord, vous faire lire ceci.

L’homme tendait un papier à Dixler. En même temps, il disait à Platon, d’un accent qui n’admettait pas de réplique :

– Toi ! va-t-en.

Le noir s’éclipsa sans demander son reste.

– Ah çà ! grommela l’Allemand, perdez-vous la tête, mon garçon. Vous vous mêlez de donner des ordres à mon domestique.

L’homme haussa les épaules.

– Lisez ! répéta-t-il.

L’Allemand jeta enfin les yeux sur le papier qu’on venait de lui remettre.

Il lut ces simples mots, écrits en allemand :

Le baron von Hiring vous donnera mes instructions.

Karl von BERNSTORF.

L’effet fut immédiat.

Dixler rectifia la position, bomba la poitrine, fit le salut militaire et dit d’une voix humble :

– À vos ordres ! monsieur le baron.

L’inconnu eut un sourire de mépris, et s’assit, sans façon, dans le fauteuil de Dixler, tandis que celui-ci restait debout.

– On n’est pas content de vous, à l’ambassade, Dixler ! commença sèchement von Hiring.

– Cependant !… voulut protester le directeur des travaux.

– Taisez-vous ! vous êtes ici pour m’écouter. Vous répondrez quand je vous interrogerai. Je le répète, on n’est pas content de vous, parce que vous avez fait du mauvais travail. Vous avez été placé pour supplanter la compagnie américaine du Central Trust Railway, et au bout de cinq mois d’efforts, quel résultat avez-vous obtenu, je vous le demande ? Voyez vos chantiers…, ils sont déserts, vos travaux sont interrompus, vous avez perdu votre procès devant les juges, Hamilton triomphe. Vous savez pourtant bien, mille diables, l’intérêt que nous avons à devenir les possesseurs de cette ligne, nécessaire à nos grands projets.

– Si vous saviez ! monsieur le baron…

– Taisez-vous ! Le comte Bernstorf est furieux et il a mille raisons de l’être. Il y a dans cette affaire un détail qui l’irrite plus que tout. C’est que vous, un Allemand de la vieille Allemagne, un officier de l’armée de sa glorieuse Majesté, un homme enfin sur lequel on avait le droit de compter, vous avez été roulé par une gamine qui, toutes les fois qu’elle s’est trouvée en lutte avec vous, a été la plus forte.

« Ne cherchez pas à vous justifier, reprit vivement von Hiring, en voyant que Dixler ouvrait la bouche pour parler. Nous connaissons les faits dans leurs plus petits détails. Nous sommes renseignés… Maintenant, il me reste à vous demander ce que vous comptez faire, parlez ?

– J’ai l’intention, répondit Dixler, qui était blême de rage, de reprendre les travaux coûte que coûte. Je vais embaucher des ouvriers allemands ou d’origine allemande et dont je serai sûr, et cette fois, je vous jure que j’irai jusqu’au bout.

Von Hiring haussa les épaules.

– Vous raisonnez comme un imbécile, dit-il, et vous irez à un nouvel échec. Au lieu de courir après des chimères, suivez tout simplement la bonne méthode allemande dont nous ne nous écartons jamais et qui nous a obtenu de si beaux résultats. Vous n’êtes pas le plus fort, ne vous obstinez pas dans la violence. Demandez à la ruse ce que vous n’avez pu arracher à la brutalité. La situation est simple, que diable ! Deux personnes font obstacle à la réalisation de nos projets : Joe Hamilton et Helen Holmes. Ces deux obstacles doivent disparaître ; c’est à vous de les supprimer.

– Mais vous me disiez, il n’y a qu’un instant, monsieur le baron !…

– Oh ! ne confondons pas ; je ne veux pas vous prêcher ici quelque attentat à tapage… Bien au contraire, il faut agir en douceur, avec prudence… Il faut surtout qu’on ne vous soupçonne pas de… l’accident qui peut arriver. Je vous sais assez intelligent pour me comprendre… Là-dessus, bonsoir ! Son Excellence m’a chargé de vous prévenir que vous aviez encore trois mois pour réussir. Ce laps de temps écoulé, si les choses ne sont pas au point, vous serez cassé comme verre ; vous voilà prévenu. Agissez en conséquence.

Le baron von Hiring s’était levé. Il se dirigeait vers la porte. Au moment de passer le seuil, il dit encore :

– Pour la question d’argent, ne ménagez rien. Un crédit illimité vous est ouvert… Ne me reconduisez pas… je dois passer inaperçu et nul ne doit soupçonner ma véritable personnalité. Bonsoir.

Il y avait déjà un moment que le baron avait disparu. Dixler était toujours à la même place, le front baissé, les yeux fixes, il y avait sur son visage de la colère, de la honte, de la peur.

Enfin, il releva la tête.

Un méchant sourire crispa sa bouche et il murmura avec un accent de défi :

– Je crois que j’ai trouvé… À nous deux miss Helen Holmes ! ! !…

*

* *

– Plus une assiette, miss Helen.

– Vraiment !

– Plus un verre…

– Pas possible.

– Il me reste une tasse, une pauvre tasse avec l’anse cassée, une tasse… Ce sont des sauvages, je vous le dis, des sauvages !…

Ces paroles s’échangeaient entre Helen Holmes et Mick Cassidy, au milieu des débris de la maison, que Storm avait si ingénieusement supprimée en lui envoyant un fourgon par le travers. Depuis la catastrophe, le bonhomme ne cessait pas ses lamentations et Helen, qui avait bon cœur, était venue pour le consoler.

– Comment vais-je faire pour me nourrir ?

– Mon tuteur vous a versé dix mille dollars.

– Je ne parle pas de plus tard, parbleu ! quand je pourrai aller à la ville, je ne serai pas en peine…, mais en attendant.

– Voyons, ne vous désolez pas, voici un petit fourneau qui me paraît en bon état… Je vais vous envoyer chercher un bon morceau de viande et des pommes de terre et vous ferez un petit repas confortable…

– Il n’y a pas à dire… vous êtes gentille, miss Helen ; dites-moi ?

– Quoi encore ?

– Vous ne pourriez pas en même temps que la nourriture me faire envoyer une fiole de whisky… toutes mes bouteilles sont en marmelade.

– Ce sera fait, promit en riant la jeune fille. Maintenant, allumons le feu.

– Ah ! ce n’est pas le bois cassé qui manque, soupira Cassidy, tenez, mademoiselle, il n’y a qu’à se baisser… Ah ! mon Dieu.

– Qu’est-ce que vous avez ?

– Dans quoi je mangerai mon repas ?

– Il vous reste une tasse.

– C’est vrai, mais elle est sale.

– Je vais la nettoyer.

– Oh non ! miss Helen, laissez donc, je vous en prie, ce n’est pas votre affaire.

– Voyons.

Helen enleva prestement la tasse des mains du bonhomme, découvrit une serviette échappée par miracle au désastre et se mit en devoir de frotter consciencieusement l’unique spécimen de la vaisselle de Cassidy.

– Alors, je vais aller me faire prêter un verre à la cantine.

– C’est ça.

Cassidy s’en alla d’un pas traînant et Helen resta seule. Tout en continuant son ouvrage, elle avait un petit sourire. Qui lui aurait dit trois mois auparavant qu’elle serait ce jour-là dans un camp d’ouvriers en train de récurer la vaisselle d’un pauvre diable l’aurait bien étonnée. C’était vrai, pourtant elle n’était plus qu’une pauvre fille, gagnant sa vie comme une manœuvre, une humble ouvrière… Bah ! tout cela changerait un jour. Elle avait confiance dans l’avenir et dans sa volonté.

– Quelle drôle d’occupation, miss Helen, dit une voix tout près. Elle se retourna.

Dixler était devant elle.

Le visage de la jeune fille se durcit.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.

– Vous dire que je suis très malheureux.

– Parce que nous vous avons battu dans le match que vous jouiez contre nous.

– Non, parce que j’ai perdu votre amitié. Helen le regarda, bien en face.

– L’avez-vous jamais eue.

– J’aurais pu l’avoir…

– Vous vous y êtes pris d’une drôle de façon.

– Oui, oui, je sais… vous devez me considérer comme un misérable. Mais vous savez la passion que nous mettons dans nos luttes industrielles… je me suis laissé emporter, j’ai eu tort, pardonnez-moi.

Helen ouvrit la bouche pour répondre à l’Allemand quelque dure vérité quand elle se ravisa. Quel nouveau plan machinait l’Allemand ?… Quelle invention diabolique préparait-il encore ? Il fallait le savoir et pour cela ne pas rompre brusquement.

Helen se mit à sourire.

– Dites que vous me pardonnez, répéta Dixler avec chaleur.

– Vous êtes un grand coupable, dit Helen souriant toujours, et je ne veux pas répondre avant de savoir si votre repentir sera durable.

– Mettez-moi à l’épreuve.

– Parce que vous avez péché par orgueil, il faut commencer par vous humilier. Tenez, finissez de nettoyer cette tasse.

L’orpheline, en riant, lui passa le récipient ultime de Cassidy. Dixler prit gauchement le linge et la tasse et s’efforça de faire la besogne imposée.

– Décidément, vous vous y prenez trop mal. Et Helen lui enleva tout des mains.

*

* *

Storm était en train d’essayer une nouvelle perforeuse, en compagnie de Hamilton, sur le chantier, quand s’étant relevé et ayant regardé au loin, il eut une sourde exclamation.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon, demanda le directeur, tout en continuant ses investigations.

– Il y a, monsieur, que je me demande si je ne deviens pas fou.

– Pourquoi ?…

– Voyez donc là-bas, n’est-ce pas Dixler que j’aperçois, causant avec miss Helen ?

Hamilton se redressa et regarda dans la direction indiquée.

– C’est ma foi vrai ! Qu’est-ce que ce drôle peut venir faire sur nos chantiers.

– Si on allait voir ? proposa Storm, dont le sang bouillait à la vue de l’Allemand exécré.

– Et tout de suite.

Les deux hommes abandonnèrent l’instrument et se dirigèrent à grands pas vers les débris de la maison de Cassidy.

– Ah çà ! monsieur, demanda d’un ton peu aimable le directeur de la Central Trust, quand il fut en présence de son rival, auriez-vous l’obligeance de me dire ce que vous venez faire chez moi ?

Dixler avait tressailli en apercevant Hamilton et Storm, mais il se remit très vite.

– Mon Dieu, monsieur Hamilton, je venais vous dire tout simplement ceci : J’ai eu tort de vouloir vous combattre et je reconnais ma sottise. Maintenant, très loyalement, je vous propose d’oublier le passé et de reprendre nos négociations en vue d’aboutir à une loyale association de nos deux compagnies.

– Vous en avez de bonnes, répliqua brusquement Hamilton. Vous nous avez obligés à la lutte. Nous ne pouvons accepter un compromis, maintenant que nous sommes sûrs du succès.

– À nous deux, nous pouvons faire de grandes choses !

– Je les ferai parfaitement bien tout seul.

– La Colorado est puissante ! Nos capitaux sont énormes.

– Je sais tout cela.

– Réfléchissez.

– C’est tout réfléchi.

– Allons, la main, Hamilton.

– Je donnerai volontiers la main à un adversaire loyal, mais vous avez agi comme un coquin !

Hamilton se montait. Helen le prit par le bras, voulant s’interposer. Sous l’insulte, Dixler avait pâli. Il garda pourtant son éternel sourire, et dit encore, conservant la main tendue :

– Alors, vous ne voulez pas ?

– Non.

En lui tournant le dos, Hamilton s’en alla, entraînant Storm, qui ne cherchait qu’une occasion d’avoir une querelle avec l’Allemand.

– Alors, il va falloir nous battre encore, fit Dixler, en regardant Helen.

– Bah ! laissez donc, dit la jeune fille qui paraissait contrariée de la rudesse de Hamilton, mon tuteur n’a pas dit son dernier mot.

– J’en doute !

– Je lui parlerai ce soir.

– Et vous ne voulez pas être mon amie ?

– Je ne suis pas votre ennemie, répondit l’orpheline, avec un demi-sourire.

– Vous voulez bien me donner la main.

– Pourquoi pas ?

Et crânement, Helen, regardant Dixler bien en face, serra la main offerte.

CHAPITRE II – Spike passe un mauvais quart d’heure

Spike, sous sa tente, rêvait tristement.

Ah ! ce damné Dixler, comme il le tenait bien. Pauvre Spike ! un moment, il avait cru pouvoir devenir un honnête homme, mais le sale Allemand était là, qui le guettait et qui, au moment où il allait s’évader du crime, lui posait la main sur l’épaule et lui disait :

– Je te garde, tu es à moi, tu continueras à me servir, malgré ta volonté.

Spike eut un mouvement de rage.

La pensée de Helen le torturait, qu’allait penser de lui la jeune fille ? Elle avait été si bonne, si confiante. Et ces beaux habits qu’elle lui avait achetés !…

Au fait, ces habits, il ne pouvait pas les garder, maintenant. Non, non cela il ne fallait pas le faire…

Avec un gros soupir, Spike se leva, prit dans son coffre son complet, soigneusement plié, et sa cape, et se dirigea vers les bureaux.

Tout à coup, il aperçut Helen devant lui. Un moment, il eut l’idée de tourner les talons et de s’enfuir, mais il était trop tard. La jeune fille l’avait vu et lui faisait signe.

– Tiens ! lui dit-elle en riant, vous déménagez ?

– Ce sont les habits que vous m’avez donnés, miss Helen.

– Je vois bien.

– Je vous les rapporte.

– Ils ne vous plaisent pas ?

– Ils me plaisent beaucoup, au contraire, mais je ne puis plus les garder.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne suis plus un honnête homme.

– Voyons, Spike, tâchez de parler clairement, mon ami. L’ancien forçat se gratta la nuque avec énergie.

– C’est que c’est très difficile à dire, miss Helen… C’est à cause de M. Dixler.

– De Dixler ?

– Oui, si je ne continue pas à faire pour lui la sale besogne pour laquelle il m’a embauché, je suis un homme perdu.

– Vous devez exagérer.

– Hélas ! non, miss Holmes. C’est bien la vérité que je vous dis là.

– Expliquez-moi pourtant comment il se fait que vous seriez perdu si vous vous sépariez de Dixler.

– Ah ! voilà… C’est justement ce que je ne peux pas vous expliquer.

– Allons, dit Helen avec colère, je vois ce que c’est, vous aimez mieux rester avec des coquins.

– Tenez, miss Helen, je vais tout vous dire… c’est à cause… Mais Spike s’arrêta net.

– Eh bien ?

– Non, non, je ne peux pas. Ça ne veut pas sortir du gosier. À vous, à vous, surtout, miss Helen, je ne peux pas dire… Ah ! tonnerre de sort… C’est dur, pourtant !…

« En tous cas, reprenez ces habits.

Et avant que la jeune fille ait pu l’en empêcher, il lui posa le paquet sur les bras.

– Vous êtes un vilain bonhomme, monsieur Spike, s’écria Helen, dont les beaux yeux lançaient des éclairs. Allez-vous-en, je ne veux pas vous voir !

Spike courba l’échine et s’en alla d’un air piteux.

Storm et Hamilton, qui avaient vu de loin la scène, s’approchèrent.

– Qu’est-ce qu’il y a Helen, demanda le directeur ?

– Il y a, vieux Ham, que je vous demande de chasser Spike de vos chantiers.

– Mais il vous a sauvé la vie, ma petite fille !

– C’est possible, mais je ne veux plus le voir. Il a eu l’aplomb de venir me dire qu’il faut qu’il reste au service de Dixler.

– Hé ! mais, interrompit Storm, voyez donc ce qui se passe là-bas ? Hamilton et la jeune fille regardèrent dans la direction indiquée.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Helen, mais c’est Spike qu’ils assomment. Oh ! les lâches… ils sont cent contre lui. Vite, vite, George, il ne faut pas permettre cela !

Storm appela une équipe d’ouvriers déchargeant un wagon, et tous s’élancèrent à la voix du mécanicien.

Après l’incident de la maison de Cassidy, Dixler, voulant poursuivre malgré tout, s’était adressé au district de Las Vegas, pour acheter un terrain qui lui permit le passage. Au grand étonnement de l’Allemand, et malgré le prix élevé qu’il offrait, la commune refusa.

Exaspéré par la résistance, l’Allemand, qui venait de rencontrer le procureur d’Oceanside, ne lui cacha pas que si la commune s’obstinait, il licencierait immédiatement ses ouvriers, en ne leur dissimulant pas le motif de l’arrêt des travaux.

– Étant donnés les gaillards qui forment vos équipes, répondit le procureur, une pareille manœuvre pourrait être dangereuse et je ne vous la conseille pas. Vos hommes, pour la plupart, ne sont pas des Américains, ce sont des bandits de sac et de corde, rebuts de tous les pays qui profiteraient du prétexte pour mettre Las Vegas à feu et à sang.

Dixler eut un ricanement féroce.

– C’est bien ce que j’espère, dit-il.

– Vous allez vous mettre dans un très mauvais cas.

– Pourquoi me refuse-t-on le passage ?

– Je n’en sais rien, mais croyez-moi, ne faites rien avant d’avoir encore tenté une démarche. Voulez-vous que je vous accompagne ? Nous verrons les autorités à Oceanside, et peut-être trouverons-nous un moyen d’arranger les choses.

Dixler parut réfléchir.

– Soit, dit-il enfin.

– Alors, je vous attends au train, dans une demi-heure.

– C’est entendu.

Les deux hommes se séparèrent.

Le procureur se rendit à la gare.

Dixler retourna vers les chantiers.

L’Allemand se trouva bientôt en présence de Dock. Il l’appela, ainsi que Bill, son inséparable.

– Mes garçons, dit l’ingénieur, en tirant un papier de sa poche, vous allez faire taper cette note et ensuite vous l’afficherez un peu partout.

Dock jeta les yeux sur le papier et lut tout haut :

OUVRIERS DE POLE CREEK

Les machinations de nos ennemis nous forcent à interrompre le travail dès aujourd’hui.

Je ne sais si j’aurai la possibilité de le reprendre. Je vous aviserai demain.

En tout cas, votre semaine vous sera intégralement payée aujourd’hui même.

Le directeur des travaux,

F. DIXLER.

– Ça va en faire un pétard, remarqua Bill, en mâchonnant sa cigarette.

– C’est bien ce que j’attends. Vous pourrez même chauffer à blanc ceux que vous verrez les plus excités. Il y aurait quelques têtes carrées du côté des chantiers de Last Chance que je n’en serais pas autrement mécontent.

– Soyez tranquille, patron, on chauffera.

– Je compte sur vous. Envoyez-moi les contremaîtres et les chefs de chantiers.

Vingt minutes après, il remettait aux chefs d’équipe l’argent de la paye et se rendait à la gare où il retrouvait le procureur.

Le train allait partir.

Il sauta dans le wagon avec le magistrat.

Une minute plus tard, le train filait vers Oceanside.

*

* *

Dock et Bill accomplirent en conscience leur besogne. Bientôt, la note de Dixler était affichée sur les poteaux, sur les grues, sur les wagons. Les ouvriers se groupaient et commentaient la nouvelle avec violence.

– Quel cochon, ce Dixler, disait un Irlandais, de taille athlétique.

– Ferme donc ça, Mac Leod, ce n’est pas à Dixler qu’il faut s’en prendre, repartait Bill.

– À qui donc, beau merle ?

– À ceux qui nous en veulent, parbleu ! appuya Dock, aux gens de la Central…

– Oui, oui, firent des voix, c’est la faute aux hommes de Last Chance.

– Et puis, aussi, et puis surtout, c’est la faute aux mouchards qui rôdent parmi nous, renchérit Dock.

– Oh ! toi, tu vois des mouchards partout, à t’entendre, ça serait plein d’espions, ici.

– En tout cas, mon garçon, en voici un que tu connais bien… Il est toujours fourré avec le vieux Hamilton. Encore tout à l’heure, il racontait ses boniments à miss Holmes.

Celui que l’on désignait ainsi à la vindicte publique n’était autre que Spike qui marchait la tête basse, tout à son chagrin, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait autour de lui.

– Ne me touche pas, mouchard ! fit une voix rude, tu me salis !

– Qui donc m’appelle mouchard ? dit le vieux comédien en relevant le front.

– C’est moi, Dock.

– Ah ! c’est toi, vermine. Encaisse celui-là pour t’apprendre à tenir ta langue.

Et Dock, qui n’était pas sur ses gardes, reçut un copieux coup de poing qui lui mit le nez à sang.

– À mort, à mort ! rugirent cent voix.

– Ah çà ! répliqua Spike, perdez-vous la boule. Laissez-moi m’expliquer avec Dock d’abord, je vous répondrai ensuite.

Mais vingt bras se levaient sur lui. Il reçut un coup de bâton sur la tête qui le fit chanceler. Des poings tombaient sur ses épaules et sur sa face, cognant dur. Spike était solide et adroit.

Il fonça sur ses adversaires et en culbuta deux, mais dix autres revinrent à la charge, puis d’autres encore et la clameur grandissait.

– À mort Spike, l’espion, à mort ! Spike se sentit perdu.

Mais il voulut bien se venger avant de mourir.

Il rassembla tout ce qu’il avait d’énergie et frappa avec fureur, avec frénésie.

Des corps encore tombèrent devant lui… Mais la vague humaine le submergea. Il lui sembla tout à coup que son crâne éclatait, tandis qu’une douleur atroce lui trouait la poitrine.

Et, pour lui, tout s’abolit.

Ce fut à ce moment que Storm, Hamilton, Helen et les gars de Last Chance s’élancèrent à son secours.

La bataille devint générale.

Storm s’était rué au plus épais de la mêlée où il faisait merveille. Ses poings de fer s’abattaient régulièrement comme deux marteaux, fêlant des têtes, cassant des côtes, enfonçant des poitrines.

Hamilton était parvenu à dégager le pauvre Spike qui n’était plus qu’une sanglante loque humaine.

– Storm ! Storm ! appela le directeur.

Le mécanicien se dégagea et accourut.

– Aide-nous, Storm, dit Hamilton.

Les deux hommes soulevèrent le corps inerte et l’emportèrent jusqu’à la voie où il y avait des wagons et une locomotive.

– Mettons-le dans le fourgon, et vous, Helen, conduisez-nous au chantier jusqu’au poste central.

Deux minutes plus tard, l’infortuné Spike était dans le fourgon. Storm et Hamilton lui prodiguaient les premiers soins.

Helen avait sauté sur la machine et l’avait mise en marche.

CHAPITRE III – Un coussin dans une vitre

Il y avait à peine cinq minutes que Helen était en marche quand elle ressentit un choc violent qui faillit la renverser sur sa plate-forme. Aussitôt qu’elle eut repris son équilibre, elle se pencha au-dehors et s’aperçut alors que sa locomotive était séparée du fourgon qui s’en allait maintenant tout seul à l’aventure.

D’un coup d’œil, elle comprit ce qui s’était passé. Un poteau, qu’on venait de dresser le long de la voie pour y poser des fils télégraphiques et sans doute mal enfoncé, s’était abattu tout à coup et, tombant entre la locomotive et le fourgon, avait rompu les amarres.

Le mal n’était pas bien grand ; Helen stoppa aussitôt et sauta à bas de sa machine.

Mais alors elle poussa un cri d’effroi.

Par une inconcevable malchance, le wagon emporté par son élan venait de s’engager sur la grande ligne dont la pente à cette partie du tracé était assez forte.

Et le fourgon continuait à rouler et sa vitesse s’accentuait.

Abandonnant sa machine sur la voie de garage où elle venait de l’arrêter, Helen se mit à courir de toutes ses forces dans la direction du camp.

Quand elle y arriva, la bataille continuait encore entre les hommes de Hamilton et les équipes de Dixler.

Sans s’occuper des combattants, la jeune fille se précipita sur le garage où elle savait trouver la puissante auto de Dixler.

Deux fois la mise en marche refusa, enfin au troisième tour de volant, le moteur ronfla et l’auto démarra en vitesse.

En deux minutes l’intrépide jeune fille était sur la voie où elle s’engagea à la poursuite du fourgon emballé.

Elle le distinguait maintenant très bien qui roulait comme un fou, mais assez loin devant elle.

Elle se mit à rire en songeant à la tête qu’allaient faire George et son tuteur en s’apercevant qu’ils marchaient sans machine.

Tout à coup elle eut un cri étouffé et elle devint toute pâle.

– L’express, l’express qui quittait Oceanside à 10 h 40, si on ne l’arrêtait pas, il allait arriver en trombe et pulvériser le fourgon !

Helen réfléchit quelques secondes, son plan fut vite bâti.

– Oui, oui, c’était bien cela, il n’y avait pas autre chose à faire.

Elle regarda l’heure à son poignet et murmura.

– J’arriverai peut-être à temps.

Elle se reprit.

Un pli de volonté barra son front pur.

Une expression d’énergie virile durcit ses jolis traits.

Et elle dit avec un intraduisible accent d’énergie.

– Il faut que j’arrive à temps.

*

* *

M. Josuah Batchelor occupait le poste modeste, mais utile, de préposé télégraphique au mille 914, entre Templeton et Baird, sur la ligne d’Oceanside.

C’était un grand garçon, d’aspect mélancolique, qui, toute la semaine, vivait solitaire dans sa petite maison de bois, n’ayant pour unique distraction que le continuel passage des trains et la sonnerie du télégraphe qui l’appelait pour lui transmettre une dépêche qu’il expédiait lui-même au poste central.

Ce matin-là, il était moins triste que d’habitude, parce que le calendrier marquait vendredi.

N’en concluez pas, mes chers lecteurs, que M. Batchelor était superstitieux à rebours. Non.

M. Batchelor était satisfait de savoir qu’on était au cinquième jour de la semaine parce qu’il pensait que quelques heures le séparaient seulement de cette bienheureuse journée du dimanche où il avait congé, tandis qu’un camarade moins heureux le remplaçait au mille 914.

Tout en attendant le passage de l’express, M. Josuah Batchelor se rasait devant un morceau de glace, qui était le plus bel ornement de son intérieur, et tout en se rasant, M. Batchelor pensait à la belle partie de yole qu’il ferait ce bienheureux dimanche prochain, sur le San Joaquin, en compagnie de ses amis, MM. Gibs et Caulthorn et de miss Violetta Cameron, miss Lilian Cassathy et de miss Eva Morgan ; jusqu’à présent, il faut l’avouer, miss Eva Morgan n’avait que faiblement répondu à la flamme discrète de son adorateur, mais M. Batchelor était sûr qu’il serait plus heureux ce prochain dimanche.

Oh ! comme il saurait trouver des expressions éloquentes, comme il glisserait dans la jolie petite oreille rose des choses tendres et douces.

Un fracas épouvantable, un bruit de vitres brisées et d’objets renversés arracha M. Batchelor à ses poétiques rêveries.

Il jeta son rasoir sur la table et se retourna.

Quel désastre !

Le vitrage de sa maisonnette entièrement brisé, des débris de verres jonchaient la table aux appareils, ses crayons au hasard sur le plancher, et puis… et puis… Ah çà ! c’était le comble ! un énorme coussin d’automobile en cuir noir, qui était sans doute tombé du ciel.

M. Batchelor restait la bouche ouverte, la figure toute floconneuse de mousse de savon, l’âme angoissée, quand il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’écrit sur le coussin.

L’employé de la Central Trust sortit de son engourdissement passager et alla ramasser le coussin.

Il ne s’était pas trompé.

Sur le cuir noir il y avait, hâtivement tracés à la craie, ces quelques mots :

Wagon emballé sur grande ligne. Arrêtez express à Baird. – Helen Holmes.

M. Batchelor était poète, mais c’était aussi un consciencieux employé.

Sans s’attarder à épiloguer sur l’incroyable événement qui faisait pleuvoir chez lui des coussins télégrammes, il se rua sur sa machine et transmit scrupuleusement l’avertissement de Helen à la gare de Baird.

Justement, ce même matin, comme les appareils étaient silencieux, il y avait une grande discussion entre messieurs les employés du bureau télégraphique de Baird.

M. Belhouse soutenait que Canington était le meilleur avant des équipes de football de la contrée, tandis que M. Bartholomew affirmait que O’Reilly lui était infiniment supérieur.

M. Donehue, le chef de gare, qui entrait à ce moment, fut convié à les départager.

M. Donehue réfléchit profondément.

À ce moment un train quittait la gare et passait sur les plaques mobiles, secouant de son fracas tous les vitrages de la légère baraque.

– À mon avis, commença M. Donehue, si Canington a réellement de grandes qualités dans ses attaques de pointe…

Il s’arrêta net.

La sonnerie du téléphone venait de retentir.

– Voyez donc, Belhouse, dit-il en prenant un air grave.

M. Belhouse se pencha sur son appareil, qu’il fit manœuvrer. Au bout d’une minute, il tendait un papier à M. Donehue. Le chef de gare y jeta les yeux négligemment. Tout à coup, il sursauta.

– Ah ! tonnerre ! qu’est-ce que je viens de lire ?

« Wagon emballé sur la grande ligne, arrêtez express à Baird. – Helen Holmes. »

Le malheureux chef de gare s’arrachait les cheveux.

– Mais il est parti l’express…

– Peut-être, objecta M. Bartholomew, pourrait-on le rattraper à Brougham, où il ralentit pour l’aiguille…

– Oui, oui, c’est cela, vous avez raison, s’écria le chef de gare. Vite, vite, Belhouse, télégraphiez à Brougham.

– Bien, chef, mais quoi ?

– Ceci : « Retenez train 8. Ligne pas libre. Donehue. »

M. Belhouse se pencha sur son appareil et se mit à pianoter.

– Là, dit-il au bout d’un instant, c’est fait.

– Je vous remercie, M. Belhouse.

– Il n’y a pas de quoi, chef.

– Alors, reprit le chef de gare complètement rassuré et en s’asseyant sur la table, vous voulez connaître mon avis sur la valeur respective de Canington et d’O’Reilly… eh bien ! voilà.

Il était écrit au livre du destin, que MM. Belhouse et Bartholomew ne connaîtraient jamais l’opinion éclairée de M. Donehue sur les deux champions en cause.

La sonnerie du téléphone se fit entendre.

– C’est assommant, murmura M. Donehue, on ne peut pas être une minute tranquille.

Consciencieusement, M. Belhouse recevait la dépêche. Au dernier mot il eut un cri.

– Oh ! chef !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Lisez.

Et l’infortuné chef de gare put lire sur le papier tendu :

Train 8, passé en gare il y a une minute. Heure réglementaire.

L.

M. Donehue devint blême comme cire.

Il mit la tête dans ses mains, en murmurant :

– Que va-t-il se passer ! que va-t-il se passer !

*

* *

Tout en roulant, Helen avait arraché, en maintenant, comme elle pouvait, du coude le volant, un des coussins de cuir de l’automobile. Grâce à un morceau de craie trouvé dans la pochette de la voiture, elle avait pu y écrire les mots que nous connaissons, et quand elle avait passé en vitesse devant la porte de M. Batchelor, elle avait envoyé dans le vitrage le coussin, à toute volée.

Maintenant, les yeux rivés au fourgon qui, au loin, devant elle, filait comme une flèche, Helen poussait tant qu’elle pouvait sa machine, en murmurant :

– Je gagne ! je gagne !… Je les aurai rejoints avant vingt minutes.

Elle ajouta mentalement :

« Pourvu qu’on ait pu arrêter l’express ! »

CHAPITRE IV – La course à la mort

Dans le fourgon, Spike était toujours évanoui.

– Je crois, murmura M. Hamilton que le pauvre diable a été bien touché.

– Mais avez-vous vu ces brutes, M. Hamilton, reprit Storm d’un ton indigné. Ils étaient bien quarante sur lui. Je ne comprends pas que des hommes civilisés agissent ainsi.

– Sont-ce bien des hommes civilisés ?

– Qui cela ?

– Les hommes de Dixler.

– C’est égal, monsieur, c’est des chrétiens tout de même. Ils devraient savoir qu’on ne se met pas quarante contre un, quand on veut avoir l’honneur d’être appelé gentleman américain.

– Halte-là ! Storm.

– Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Une grosse bêtise. Et je vous défends de comparer de pareils gredins à nos compatriotes.

– Cependant !

– Tout ce monde-là est allemand, Storm, allemand comme Dixler lui-même.

– Au fait, fit le jeune mécanicien, en réfléchissant, ça fait bien des Allemands sur les chantiers.

– Et bien des Allemands dans la Compagnie du Colorado, Storm. Tous ces gars-là manigancent quelque chose de pas bien propre, si on allait au fond des choses, je crois qu’on découvrirait une diablesse de combinaison.

– Mais, sapristi, reprit le directeur de la Central Trust, changeant tout à coup de conversation, il me semble que nous allons bien vite.

– Et il me semble, dit à son tour Storm, qu’il y a longtemps, de ce train-là, que nous devrions être arrivés au chantier.

Le jeune homme fit glisser la cloison de fermeture et se rejeta en arrière avec un cri d’horreur. Un paysage inconnu filait devant lui avec une rapidité vertigineuse.

– Que se passe-t-il ? demanda Hamilton, se penchant à son tour.

– Il y a, monsieur, qu’un accident quelconque nous a séparés de la machine, que nous sommes partis sur la grande ligne et que, grâce à la pente, nous dévalons par notre propre poids, à une vitesse folle.

– Il doit y avoir un frein à main, à ce fourgon ?

– Évidemment, monsieur.

– Alors, grimpez là-haut, je vais vous suivre, et à nous deux c’est bien le diable si nous n’arrivons pas à arrêter cette maudite voiture.

Avec l’agilité d’un chat, Storm se hissa sur le toit du wagon. M. Hamilton monta à son tour, mais plus tranquillement. Le directeur et le mécanicien, chancelant sur l’étroite plate-forme, se dirigèrent vers le frein à main, l’empoignèrent et se mirent en devoir de le faire manœuvrer.

– Hardi, Storm, un tour de bras, mon garçon.

Mais l’appareil n’avait pas servi depuis longtemps et la chaîne était rouillée et ce n’était pas trop de l’effort des deux hommes pour parvenir à un résultat.

Tout à coup le volant céda brusquement et le directeur et le mécanicien roulèrent sur le toit du wagon où ils purent se maintenir par miracle.

La chaîne usée avait cassé net…

– Eh bien, nous sommes frais, dit Hamilton en se relevant, nous allons aller nous écraser je ne sais pas où.

– Oh ! cela n’est pas à craindre, monsieur, reprit Storm, nous sommes sur la grande ligne et dans cinquante milles d’ici, le terrain se relève et nous nous arrêterons tout seul.

– Alors tout va bien, c’est du temps de perdu, voilà tout.

– Ne dites pas que tout va bien, monsieur Hamilton, car il se passera une terrible chose avant que nous arrivions à la pente de Tottletoe.

– Et quoi donc ?

– L’express, monsieur, le train 8 qui a dû partir à 10 h 40 et qui nous tamponnera bientôt.

– Diable !

Les deux hommes se plongèrent dans leurs réflexions qui n’étaient pas précisément couleur de rose.

Soudain le directeur qui regardait à l’horizon, s’écria :

– Mais regardez donc, Storm… là-bas, sur la ligne, on jurerait que c’est une voiture…

– Oui, oui, vous avez raison, monsieur, mais qui donc la conduit ?

– Je crois voir une femme…

– C’est elle, monsieur.

– Qui… elle ?

– Miss Helen.

– Oh ! la brave fille ! dit Hamilton, et comme si la jeune fille eût pu l’entendre, il cria dans le vent :

– Brave Helen !

– Oui, monsieur, c’est elle, c’est bien elle, reprenait Storm radieux, elle se sera aperçue que sa locomotive s’était détachée et elle s’est aussitôt mise à notre poursuite pour venir à notre secours.

– Je crois que nous n’aurons pas besoin d’elle, Storm, pour nous tirer d’affaire.

– Comment cela, monsieur.

– Voyez-vous à l’horizon ce branchement de prise d’eau ?

– Oui, monsieur.

– Nous allons y être dans un instant.

– Dans deux minutes.

– Eh bien, quand nous passerons sous le tuyau, nous n’avons qu’à nous y cramponner.

– Non, monsieur.

– Hein ! qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis « non, monsieur », parce que je n’abandonnerai pas le wagon.

– Pour quelle raison ?

– Pour Spike. Je ne veux pas laisser toute seule cette malheureuse créature que nous avons essayé de sauver.

– Vous avez raison, Storm, dit gravement Hamilton. Alors, ce sera moi qui vais rester ici.

– Mais pas du tout, monsieur, je reste !

– Alors nous resterons tous les deux.

– Les wagons, c’est ma partie.

– Oui, mais moi je suis le patron. Donc, je vous ordonne, Storm !…

– Pardon ! monsieur, c’est entendu, vous êtes mon directeur, et c’est justement pour cela que votre vie est plus précieuse que la mienne. Vous, vous représentez des milliers et des milliers d’existences. Vous représentez bien plus encore : la grande tâche que vous avez entreprise, que vous mènerez à bien, et qui intéresse la vie même de notre grande patrie !

– Vous avez raison, Storm, dit simplement Hamilton. Donnez-moi la main.

– Volontiers ! monsieur.

– George, je suis heureux, je suis très fier de serrer votre main de loyal boy américain.

– Ne nous attardons pas, monsieur, voici la prise d’eau qui n’est pas loin.

En effet, la charpente et les conduits de l’énorme machine grossissaient à vue d’œil.

Au moment où le fourgon filait sous le tuyau, Hamilton empoigna la pièce de fonte avec une force et une agilité qui auraient fait honneur à plus d’un jeune homme.

Il dégringola lestement par les traverses et sauta sur le sol, un peu secoué, un peu étourdi, mais sans une égratignure.

Deux minutes plus tard, il grimpait dans l’auto que Helen venait d’arrêter devant lui.

– Et George ? demanda-t-elle.

– Il n’a pas voulu quitter le fourgon.

– Pourquoi ?

– Il a refusé d’abandonner Spike.

– Il a bien fait, dit la courageuse jeune fille, mais nous les sauverons, n’est-ce pas, vieux Ham ?

– Soyez tranquille, ma fille, nous trouverons bien quelque chose. Dieu ne nous abandonnera pas.

Helen, alors, raconta tout ce qui s’était passé depuis le départ du chantier.

Hamilton trouva très ingénieuse l’idée du coussin-télégramme.

– Mais alors, continua-t-il, ils n’ont plus rien à craindre.

– Comment cela ?…

– L’express est arrêté, n’est-ce pas ?

– Sans doute !

– Alors, tout va bien, Storm m’a expliqué qu’après Tottletoe la voie remontait. Le fourgon s’arrêtera seul.

– Ah ! que je suis contente ! s’écria Helen, dont les yeux brillèrent de joie.

– Comme vous l’aimez ! votre George, dit Hamilton, avec un sourire.

– Oui, vieux Ham, je l’aime beaucoup, je l’aime profondément… je l’aime comme une femme doit aimer.

– Alors, vous êtes bien décidée ?…

– À l’épouser… oui, mon tuteur.

– Vous avez raison, fillette, je ne connais pas de cœur plus vaillant et plus noble.

– N’est-ce pas… vieux Ham, n’est-ce pas !…

Tout à coup, Helen s’arrêta net.

Sa fine oreille venait de percevoir un coup de sifflet encore éloigné.

Elle se retourna.

Derrière elle, au lointain horizon, un point presque imperceptible sur la voie, avec au-dessus un peu de fumée…

Elle eut un cri étouffé et de la main gauche serra le bras de Hamilton.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le directeur de la Central Trust ?

– L’express…

– Quel express ?

– Le train 8.

– Mais puisque vous avez télégraphié…

– La dépêche n’est pas arrivée à temps.

– Vous êtes folle !…

– Regardez…

À son tour, le tuteur de Helen se retourna.

Il n’y avait pas de doute possible. Loin, très loin sans doute, tout là-bas, il y avait un train qui arrivait à toute vapeur, marchant dans la direction du fourgon emballé, et ce train ce ne pouvait être que l’express.

– Diable ! Diable ! fit Hamilton, qui ne voulait pas sembler trop ému, voilà un train qui aurait bien dû avoir son retard habituel.

– Ne cherchez pas à plaisanter, vieux Ham, vous n’en avez pas plus envie que moi, fit Helen, dont le visage, dont la voix exprimaient la plus épouvantable angoisse.

– Croyez-vous donc que ce maudit express rejoindra le fourgon avant la rampe de Tottletoe ?

– Oui, mais oui, certainement !

– Alors ?…

– Alors, il faut le sauver à tout prix et nous n’avons pas dix minutes pour le sauver.

Après avoir vu Hamilton atterrir sain et sauf, George était redescendu dans le fourgon pour soigner son malade. Le pauvre Spike n’avait pas encore repris connaissance, néanmoins le teint n’avait pas la pâleur cireuse qui lui donnait, tout à l’heure, comme un masque de mort ; la respiration semblait moins embarrassée, le cœur battait plus régulièrement, les membres reprenaient leur souplesse.

Un peu rassuré sur le sort de son malade, George remonta sur le toit du fourgon. Encore une fois, il essaya bien inutilement d’actionner le frein à mains.

– Diable ! dit le brave garçon, en se grattant la tête avec découragement, voilà une vilaine aventure et je me demande comment je vais en sortir ! Bah ! je trouverai bien, et puis, miss Helen ne m’abandonnera pas…

À ce moment, et comme pour répondre à sa pensée, l’auto apparut à un tournant de la voie.

Storm vit Helen se lever et lui crier quelque chose, mais dans le fracas de la course effrénée, il n’entendit pas.

Il remarqua seulement que la voiture donnait toute sa vitesse.

Enfin, sautant, bondissant parmi la poussière et les pierres arrachées au ballast, Helen fut assez près pour se faire entendre.

– George !

– Helen…

– Vous m’entendez ?

– Oui.

– L’express est derrière nous et nous gagne. C’est la mort dans cinq minutes. Sautez dans l’auto, c’est le seul moyen de vous sauver.

– Mais Spike ?

– Vous avez fait tout ce qui était possible pour son salut. Il ne faut pas sacrifier votre vie pour ce malheureux.

– Non, répondit George, je me sauverai avec lui ou je ne me sauverai pas du tout.

– Enragé garçon ! s’écria Hamilton furieux, je vous ordonne moi de vous sauver tout seul.

– Monsieur Hamilton, répondit le mécanicien qui hurlait pour se faire entendre, dans des moments comme celui-ci on n’a plus qu’un maître, sa conscience. C’est à elle que j’obéis.

Il se pencha à plat ventre sur le toit de la voiture et cria de toutes ses forces.

– Je vais tout de même tenter de nous tirer de là, tous les deux, je vous demande seulement de coller l’auto au wagon le plus que vous pourrez.

Puis, sans attendre la réponse, il fit un rétablissement et disparut à l’intérieur du fourgon.

Bientôt Hamilton et Helen qui ne quittaient pas des yeux le fourgon, aperçurent un spectacle qui leur arracha un cri d’effroi.

À l’ouverture de la glissière, George venait d’apparaître portant Spike sur son dos. Il maintenait d’un bras son corps inerte. Il ne lui restait plus qu’une main et ses jambes pour se hisser avec son fardeau sur le toit du wagon.

Il y parvint, mais l’effort avait été si violent que le mécanicien resta étendu épuisé auprès du blessé toujours immobile.

Helen, dont le cœur avait cessé de battre pendant l’atroce ascension, se retourna tout à coup.

Un sifflet tout proche avait retenti.

Surgissant comme un monstre gigantesque, au tournant de la voie, l’express d’Oceanside venait d’apparaître.

– George ! George ! au nom du ciel ! cria Helen… dépêchez-vous, l’express est sur nous.

En même temps, elle manœuvrait son volant de façon à effleurer l’arrière du wagon avec l’auto.

George avait relevé la tête.

D’un coup d’œil il jugea l’effroyable et prochain danger.

Il se mit debout par un sursaut de volonté, et une fois encore chargea Spike sur ses reins, puis tirant une corde de sa poche, il lia fortement les poignets du blessé, de telle sorte que les bras de l’ancien forçat faisaient comme un collier, puis il s’avança en titubant sur le bord du toit.

Hamilton s’était levé, attendant le choc.

Courbée sur son volant, Helen frôlait au plus près les roues arrière du fourgon.

– À la grâce de Dieu ! cria la voix claire de George.

Une double forme s’élança dans le vide, l’auto se cabra sous le poids et Helen osa se retourner, tandis que Hamilton murmurait avec un soupir :

– Sauvés !

Helen vit George très pâle, mais qui lui souriait, Hamilton dénouait les liens qui retenaient les poignets de Spike.

La pauvre fille se sentait heureuse, profondément. Elle était si fière de celui qu’elle aimait.

Elle cria, dans le vent, de sa voix gaie.

– Allons maintenant voir la tête des gens du télégraphe et puis en route pour le chantier.

Déjà la voiture avait quitté la voie et Helen s’apprêtait à la faire tourner.

– Helen… je vous en prie…

– Qu’y a-t-il George ?

– Il y a que l’express qui a la vue masquée par la courbe de Light Bell va arriver en trombe sur le fourgon à peu près à la hauteur de l’estacade de Montgomerey.

– Peut-être, mais qu’y pouvons-nous ?

– Nous pouvons, nous devons, appuya avec force le jeune homme, faire notre devoir d’honnêtes gens jusqu’au bout et essayer d’empêcher un épouvantable accident.

Ah çà ! mais il est enragé, murmura Hamilton.

Presque exactement à l’heure où se passaient ces événements, Dixler, toujours accompagné du procureur, se rendait au tribunal de Las Vegas.

Il fut immédiatement reçu par le juge.

Il exposa son cas et déclara que si la ville refusait de lui vendre les terrains nécessaires au passage de sa ligne, il interrompait brusquement les travaux et déclinait toute responsabilité au sujet des événements graves qui pourraient résulter de sa décision.

Le juge l’écouta gravement. Quand il eut fini, il lui dit tranquillement :

– Je suis un magistrat, monsieur, et jamais je n’ai cédé devant le chantage et l’intimidation ! Faites ce que vous voudrez, mais je vous préviens que si, de votre fait, il y a une vitre de cassée dans la ville, je vous fais empoigner et jeter en prison.

L’Allemand réprima mal un geste de violence. Il dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme.

– Mais pourquoi ne pas me vendre les terrains que je désire ?

– Parce que depuis deux mois ces terrains sont vendus à M. Hamilton. Les contrats sont enregistrés ici.

Et de sa forte main, le magistrat frappait sur un gros registre relié et clouté de cuivre.

CHAPITRE V – Moins une…

– C’est épouvantable…

– Que faire ?

– Il devient impossible d’éviter l’accident.

– Peut-être.

– Vous avez une idée, George ?

– Oui, vous allez me déposer sur la voie et je vais tenter de faire dérailler le fourgon.

– Mais, objecta Hamilton, la voie est étroite, le wagon même déraillé sera heurté par l’express.

– C’est vrai, fit Helen.

– C’est pourquoi, fit Storm, je vais tenter quelque chose de pas très commode.

– Qu’allez-vous faire, George ? demanda Helen anxieuse.

– Je vais donc faire dérailler le fourgon, mais je vais le faire dérailler au moment où il s’engagera sur l’estacade de Cold Point.

– Jamais vous n’aurez le temps, dit Hamilton.

– Si, monsieur. Seulement je vais demander à miss Helen de faire rendre tout ce qu’elle pourra à la machine.

Helen obéit. Elle manœuvra manettes, leviers, boutons. Maintenant l’auto lancée à une vitesse folle bondissait sur les rails. Personne ne parlait plus.

– Attention, dit tout à coup la voix de Storm. Je saute. Quant à vous, miss Helen, dévalez tout de suite le talus aussitôt que vous aurez franchi les trois pierres blanches qui sont placées à votre gauche un peu avant l’entrée du pont… All right !

La vaillante exclamation du jeune homme se perdit dans le fracas de la machine.

Storm roula sur la voie, mais se releva sans aucun mal.

Le fourgon n’était pas encore en vue, mais il allait bientôt se dégager de la courbe qui le masquait encore aussi bien à Storm qu’au mécanicien de l’express.

Il n’y avait pas une seconde à perdre.

Le mécanicien choisit des pierres de moyenne grosseur et commença à bloquer les rails sur une longueur de trois mètres à peu près.

Le pauvre garçon se hâtait…

Tout à coup, un bruit terrible lui fit redresser la tête.

C’était le fourgon qui venait sur lui comme un bolide… Derrière, l’express arrivait tout près, formidable.

Le mécanicien se jeta sur le talus et roula le long de la pente presque à pic et arriva en bas sans trop de mal.

Il resta accroupi dans le sable, haletant, harassé, les tempes bourdonnantes.

Soudain, un bruit de cataclysme fit retentir tous les échos de la vallée.

Storm souleva la tête et regarda.

Le fourgon, arraché des rails, avait fait un bond énorme et franchissant le pont de bois, venait de s’écraser sur la lèvre du remblai.

Derrière lui, sur la voie libérée, l’express enfilait l’estacade à toute vapeur.

Mais bientôt le train stoppait.

Le mécanicien du train avait vu l’accident. Il n’y comprenait rien et voulait se rendre compte de ce qui s’était passé.

Les voyageurs, eux, n’avaient rien vu et comprenaient bien moins encore.

– Comment, on stoppe en rase campagne ?

– Le train est attaqué ?

– Mais non, c’est un accident de machine.

– C’est gai, nous sommes encore à plus de soixante milles d’Oceanside.

– Tenez, regardez… qu’est-ce qu’il y a donc ? Et les voyageurs commencèrent à descendre.

Cependant le mécanicien et le chef de train avaient couru à Storm qui venait de se relever et le questionnaient de façon peu aimable.

– Qu’est-ce que vous venez de manigancer, mon garçon ?

– Oui, il faut s’expliquer et plus vite que ça.

– Il vient de vous sauver la vie ! s’écria impétueusement Helen qui accourait suivie de Hamilton.

– Qu’est-ce que c’est encore que ceux-là ! demanda d’un ton bourru le chef de train.

– Ceux-là, c’est moi, fit rudement Hamilton qui arrivait sur le lieu de la scène, et en retirant son chapeau, ce qui permit de bien voir ses traits énergiques.

– Mille millions de diables ! le patron ! grommela l’employé qui venait de retirer sa casquette en reconnaissant son directeur.

– Je vous demande pardon, monsieur Hamilton, je ne vous avais pas reconnu.

– Ce n’est pas une raison pour ne pas être poli.

Il poursuivit en mettant la main sur l’épaule de George :

– Ce garçon-là vient de risquer sa peau pour éviter un épouvantable accident.

Et en quelques mots, il raconta ce qui s’était passé.

– Mais c’est Storm ! s’écria le mécanicien en dévisageant son collègue. Ma parole, George, je t’assure qu’il faut s’y prendre à deux fois pour s’assurer que c’est bien toi.

En effet, et il faut l’avouer, notre héros avait une triste figure, un coup de poing qui lui avait poché l’œil gauche, la poussière du charbon dont le fourgon avait été chargé mélangée à la sueur, la boue qu’il avait recueillie en faisant ses deux culbutes le rendaient absolument méconnaissable. Maintenant on échangeait des poignées de main et Storm recevait de tout le monde les plus chaudes félicitations.

– Assez, assez, dit-il enfin en riant, d’ailleurs je ne suis pour rien dans l’aventure ou pour si peu de chose, celle qui a tout fait, c’est miss Holmes que voici…

– Voulez-vous vous taire, George !… Ce fut au tour de Helen à être acclamée. La jeune fille était furieuse.

Enfin, voyageurs, mécanicien, employés, reprirent leur place, et le convoi continua sa marche. Au moment où l’on se séparait, Hamilton avait crié au chef de train :

– En arrivant en gare d’Oceanside, lancez une dépêche sur toute la ligne pour annoncer que vous êtes arrivés sans accroc.

– Et tâchez de savoir, ajouta Helen, pourquoi le télégraphiste du poste 914 n’a pas transmis sa dépêche.

Nos amis revinrent à l’auto. Spike venait de rouvrir les yeux.

– Essayez de marcher un peu, mon garçon, dit Hamilton en le soulevant par les épaules.

– Ça va mieux, monsieur, ça va mieux, fit-il en risquant quelques pas en trébuchant.

Helen et Storm le soulevaient.

– Ah ! miss Helen, murmura-t-il, c’est encore à vous que je dois d’être en vie. Maintenant il peut bien arriver ce qu’on voudra, mais je jure que je ne vous quitte plus, si toutefois vous voulez bien de moi, ajouta-t-il humblement.

– Mais oui, Spike, mais oui, répondit gaiement la jeune fille, et nous ferons l’impossible pour que vous retrouviez cette peau d’honnête homme dans laquelle je veux vous voir finir vos jours.

– Et les habits de gentleman aussi… demanda timidement Spike.

– Les habits de gentleman également.

SEPTIÈME ÉPISODE – La loi de Lynch

CHAPITRE PREMIER – Dixler se fâche

Avec ses maisons blanches, ses larges avenues, ses squares plantés de palmiers et d’arbres verts, la ville de Las Vegas est une des plus riantes cités du Sud-Ouest américain. L’hôtel de ville à la façade monumentale, aux fenêtres de plein cintre, rappelle les constructions du Vieux Monde, et fait oublier pour un instant les géantes bâtisses de trente étages, les fantastiques charpentes d’acier de New York ou de Chicago.

L’hôtel de ville est d’ailleurs le centre d’un important mouvement d’affaires. C’est là que se trouve installé le bureau des domaines, c’est là que se traitent les ventes de terrain, les concessions minières qui, de jour en jour, donnent lieu à des transactions de plus en plus actives.

Las Vegas, tête de ligne déjà de plusieurs voies ferrées, est appelée par sa situation géographique à devenir une des plus riches cités de l’Ouest.

Le directeur des domaines, l’honorable Joe Picklevick, se trouvait ce matin-là dans son cabinet, en compagnie de son dévoué collaborateur, le conseiller John Rustock, et tous deux étudiaient un nouveau projet d’adduction des eaux dont le conseil de ville devait voter l’exécution dans sa prochaine réunion, lorsqu’on lui annonça la visite de M. Fritz Dixler, directeur de la Colorado Coast Company.

– Faites entrer, dit M. Picklevick, avec un imperceptible froncement de sourcils.

– Que diable vous veut-il, grommela John Rustock. Je n’aime pas beaucoup à avoir affaire à ce Dixler. Si ce qu’on raconte de lui est vrai…

Le conseiller Rustock n’acheva pas. Dixler entrait en ce moment même, toujours souriant et saluant cérémonieusement.

– Sirs, dit-il, sans préambule, je sais combien votre temps est précieux, je vais vous mettre immédiatement au courant du but de ma visite.

– Nous vous écoutons, fit courtoisement M. Picklevick.

– Voici : une des lignes de chemin de fer que je construis doit traverser un des immenses terrains qui sont la propriété de la ville de Las Vegas. Je viens solliciter de vous l’achat du terrain strictement nécessaire à l’établissement des voies et des stations. J’ajoute que je ne serai pas regardant quant au prix. Mes commanditaires m’ont ouvert les plus larges crédits.

– La ville a tout intérêt à voir ses terrains traversés par des voies ferrées, répondit M. Picklevick. Si rien ne s’y oppose, il sera fait droit à votre demande.

Les yeux de l’Allemand étincelèrent, un sourire illumina sa face rusée.

N’ayant pu faire passer sa ligne sur le terrain qu’occupait la maison de l’Irlandais Mick Cassidy, il avait été forcé de faire subir à ses plans des modifications considérables. Si la ville de Las Vegas acceptait ses offres, il regagnait tout le terrain perdu et gagnait même plusieurs milles sur le tracé de ses adversaires de la Central Trust.

La veille encore, Dixler avait reçu de l’ambassade d’Allemagne à Washington une dépêche chiffrée : on lui ordonnait d’empêcher à tout prix l’achèvement du réseau de la Central Trust, qui, une fois en exploitation, doublerait le travail des munitions à destination de l’Europe.

– Donc, reprit lentement M. Picklevick, je ne vois pas, en principe, d’objection à votre demande. Nous allons maintenant consulter les registres de la ville.

Ils passèrent dans la place voisine, où travaillaient une demi-douzaine d’employés du cadastre, très affairés, par suite du grand nombre de demandes de concessions qui leur étaient adressées.

Le directeur des domaines avait pris dans un casier d’épais volumes reliés en toile et les feuilletait avec attention.

Dixler suivait chacun de ses mouvements d’un regard perplexe ; de la réponse de la ville allait dépendre le succès de la Colorado Coast ou le triomphe de ses adversaires de la Central Trust.

– C’est fort regrettable, dit tout à coup M. Picklevick, j’en suis fâché, monsieur Dixler, mais je me vois dans l’obligation de rejeter votre offre.

– Comment cela ?… murmura Dixler, devenu pâle de colère.

– Pour une raison bien simple, la ville de Las Vegas, par un contrat en bonne et due forme, a déjà concédé le droit de construire une ligne sur ses terrains à la Compagnie de la Central Trust, que dirige M. Hamilton, et ce, à l’exclusion de toute autre compagnie de chemin de fer. Voyez vous-même, les termes sont formels. Il n’y a rien à faire.

Dixler se contenait à peine.

– Je vous donnerai deux fois, trois fois plus que ce que vous a payé Hamilton, s’écria-t-il.

– Je ne puis agir à l’encontre du traité.

– Alors, vous refusez ?

– Je refuse.

– C’est votre dernier mot ?

– Absolument. La ville de Las Vegas ne peut vendre ce qu’elle a déjà vendu. C’est une question de probité élémentaire. Vous devez le comprendre.

– Il y aurait peut-être moyen de tourner la difficulté…

– N’insistez pas. Aussi pourquoi vous obstinez-vous à construire une voie parallèle à celle de la Central Trust. Il ne manque pas d’ailleurs de terrains.

– Ce sont ceux-là qu’il me fallait, s’écria M. Dixler avec rage. Mais je le vois, il n’y a rien à vous dire. Vous avez sans doute ressenti les bons effets de la générosité de Hamilton.

– Monsieur Dixler, vous allez trop loin, vous devenez grossier. On me connaît assez à Las Vegas pour savoir que je n’ai jamais touché de pot-de-vin ou de commissions de qui que ce soit.

– Fort bien ! mais je vous promets que je me vengerai de la façon dont on me traite. J’ai fait tout dernièrement au juge Buxtan, qui lui aussi, a pris en mains les intérêts de la Central Trust, une menace que je vais mettre à exécution.

– Quelle menace ?

– Vous me refusez du terrain, vous m’empêchez de construire ma ligne. Je n’ai plus qu’une chose à faire. Je vais faire cesser les travaux.

Et il ajouta avec un fielleux sourire :

– Je sais bien que cela va mettre quelques centaines d’ouvriers sur le pavé. Ne vous en prenez qu’à vous, s’il se produit quelques désordres dans la ville.

– Ce que vous faites là est mal, dit gravement M. Picklevick. Il vous serait facile de faire dévier légèrement votre tracé. Quoi qu’il en soit, je suis obligé de faire respecter la loi. Toutes vos menaces ne peuvent m’obliger à modifier la décision que j’ai prise.

Dixler sortit de l’hôtel de ville, la rage au cœur.

Dans la rue, il se calma un peu. Il n’était pas homme à renoncer si vivement à la lutte ; il trouverait un moyen, mais avant de prendre aucune résolution, il décida qu’il exécuterait sa menace et qu’il ordonnerait de suspendre les travaux.

À la terrasse du premier café qu’il rencontra, il libella un bref message et le remit avec quelque monnaie à un commissionnaire, avec ordre de le porter d’urgence au plus proche bureau de poste.

Une heure après, le directeur du principal chantier de Dixler, situé à trois milles de Las Vegas, recevait la dépêche suivante :

M. Betwen, au camp de la Tranchée,

La ville me refuse le droit de passage ; cessez les travaux et ramenez le matériel à Las Vegas.

DIXLER.

M. Betwen fut fort étonné de la décision imprévue de son chef. Il n’arrivait pas à comprendre que celui-ci ordonnait d’abandonner les travaux, alors que la veille encore, il manifestait un si vif désir d’avancer rapidement. Mais à l’école de Dixler, le chef de chantier avait appris une obéissance passive. Il ne songea pas à discuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

Sans hésiter, il fit venir les contremaîtres et les mit au courant.

– On va payer aux ouvriers ce qui leur est dû, déclara-t-il brutalement, les travaux sont interrompus. Commencez, dès maintenant, à faire charger le matériel sur les wagons qui doivent être ramenés.

– À cette époque de l’année ? objecta l’un d’eux, il nous sera très difficile de trouver à nous embaucher.

– Je le regrette, mais je n’y puis rien. Je ne fais qu’exécuter les ordres de M. Dixler.

– Va-t-il falloir aussi, demanda un autre, charger les traverses et les rails.

– Tout. Il ne doit rien rester ici. Je vous le répète, la construction de la voie est interrompue.

– Pour combien de temps ?

– Je n’en sais absolument rien. Allez commencer à charger les wagons. Plus vite vous aurez fini, plus tôt vous serez de retour à Las Vegas.

Les ouvriers obéirent en maugréant. On leur avait promis du travail pour de longs mois, et voilà qu’on les congédiait brusquement, sans tenir compte de la parole donnée.

Et tout cela, comme le bruit en circulait de groupe en groupe, c’était la faute de la ville de Las Vegas, qui avait pris parti pour la Central Trust. Beaucoup se proposaient d’aller demander des explications à Dixler lui-même et s’il le fallait aux membres de la municipalité, et ils auraient déjà voulu être de retour à la ville.

Cette hâte de regagner Las Vegas imprima aux travaux une activité fébrile.

Les rails, les traverses, les provisions de charbon, les vivres et les machines furent entassés sur les wagons avec une rapidité extraordinaire.

Le camp de la Tranchée, qui, avec ses tentes, ses feux en plein air et sa foule, ses travailleurs affairés, offrait l’aspect d’une pittoresque petite ville, eut bientôt fait de reprendre l’aspect désolé qu’il avait avant le commencement des travaux.

De toute cette laborieuse activité, il ne resta plus que des amas de scories et de détritus, des monceaux de ferraille rouillée, à côté d’un feu mal éteint.

Enfin, les équipes d’ouvriers prirent place sur les wagons qui devaient les ramener à Las Vegas, et le chantier de la Tranchée, où la voie s’arrêtait brusquement coupée, retourna au silence et à la solitude de la pampa.

CHAPITRE II – L’auto volée

Il nous faut maintenant, pour la clarté de ce récit, revenir de quelques chapitres en arrière.

Nous retrouvons Helen Holmes, Hamilton et Spike, l’ancien forçat, près des débris du wagon incendié qui achevaient de se consumer au pied même du pont où avait eu lieu le déraillement providentiel causé par George.

Spike était maintenant complètement revenu à la vie et remerciait chaleureusement ses sauveurs.

– Non, balbutiait-il, miss Helen, monsieur Storm, jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi !… Vous pouvez me demander n’importe quel service… Ah ! si je n’étais pas dans les griffes de Dixler qui connaît tout mon criminel passé.

– Nous tâcherons de vous arracher aux griffes du monstre, fit galamment la jeune fille. Vous avez pu voir qu’avec nous, il n’a pas toujours le dessus dans la lutte.

– Il n’a qu’à bien se tenir, ajouta George Storm ; tout Allemand qu’il est, il trouvera à qui parler.

Hamilton s’était approché.

Depuis quelques instants, il paraissait préoccupé.

– Il m’arrive un ennui très grave, déclara-t-il brusquement. Mes contrats les plus importants, ceux que j’ai signés avec la municipalité de Las Vegas se trouvaient dans le wagon qui vient de brûler. Dixler serait enchanté s’il pouvait savoir cela.

– Que voulez-vous dire ?

– Les originaux sont en cendre, reprit la jeune fille, mais il en existe un double à la mairie de Las Vegas. Le greffier peut parfaitement vous en délivrer un duplicata.

– Je n’avais pas pensé à cela, murmura l’ingénieur en poussant un soupir de soulagement.

– C’est pourtant bien simple.

– Il faut vous rendre sans perdre un instant à Las Vegas, dit George, et demander ces duplicata. Si Dixler savait que les contrats sont brûlés, il serait capable d’inventer quelque nouvelle machination.

Tout le monde comprit l’opportunité de ce conseil et l’on remonta dans l’auto qui avait amené Helen et Hamilton.

Cette auto, si l’on s’en souvient, appartenait à Dixler, mais dans sa hâte de voler au secours de ses amis, Helen s’en était emparée sans attacher à ce fait aucune importance.

L’ingénieur Hamilton réfléchissait.

– Nous ne sommes guère qu’à une dizaine de milles de nos chantiers et de l’endroit où s’élevait la maison de Mick Cassidy. C’est là que nous allons d’abord nous rendre. Mes ouvriers doivent se demander ce que je suis devenu.

– Comme il vous plaira, dit Helen ; le chantier, d’ailleurs, est sur la route de Las Vegas.

L’auto filait maintenant en troisième vitesse à travers la plaine désolée couverte d’un gazon déjà desséché de sauges amères et de petits yuccas rabougris.

L’horizon était borné de toutes parts par un cercle de collines dénudées qui inspiraient au paysage un aspect de morne désolation.

– On dirait, dit pensivement miss Helen, une de ces perspectives lunaires que nous a révélées la photographie astrale.

– Sans doute, répondit l’ingénieur, mais avec le rail accélérateur, vous verrez cette contrée changer d’aspect.

« Les forêts incendiées par les Peaux Rouges et les prospecteurs couvriront de nouveau les collines, la plaine se couvrira de riches moissons, de jardins verdoyants où mûriront tous les fruits.

– N’oublions pas Dixler, interrompit tout à coup Spike, jusqu’alors silencieux.

– Je ne l’oublie pas, répondit miss Helen, mais je crois que pour l’instant il n’a pas la partie belle.

Tout en devisant, ils avaient atteint le chantier où déjà la voie nouvelle allongeait ses rails étincelants sous l’emplacement même de la cabane de l’Irlandais.

– Il va falloir que je reste au chantier, au moins pendant quelques heures, expliquait l’ingénieur Hamilton.

– Votre présence n’est pas indispensable, dit George, vous donnerez un mot à miss Helen pour le greffier, et je l’accompagnerai à Las Vegas.

– Il faut que je ramène l’auto de Dixler à Las Vegas.

Les contrats qui prouvent mon droit de passage ont disparu dans un incendie.

Je vous prie de remettre au porteur une copie authentique de ces contrats.

Votre dévoué, HAMILTON.

– Voilà qui est parfait, dit miss Helen en prenant la lettre ; alors à ce soir, car je suppose que vous viendrez nous rejoindre à Las Vegas sitôt votre besogne terminée.

– C’est entendu.

Ils remontèrent en auto et se lancèrent de nouveau dans l’immensité de la plaine déserte ; trois quarts d’heure après, ils entraient dans la ville.

Pour traverser les rues étroites du faubourg toujours encombrées, ils ne remarquèrent pas qu’un individu à la mine sournoise les considérait avec étonnement, puis relevait soigneusement sur un carnet le numéro de la voiture.

L’inconnu, un Allemand, nommé Otto, n’était autre qu’un des nombreux agents qui, plus ou moins ouvertement, agissaient pour le compte de Dixler. Otto alla en toute hâte avertir son patron.

– Savez-vous ce que je viens de voir, bégaya-t-il tout essoufflé ! Helen Holmes, le mécanicien et Spike, installés tous les trois dans votre auto !

– Tu es sûr de ce que tu annonces ?

– J’ai même relevé le numéro.

– Très bien ! Ils vont, sans doute, faire halte au numéro 3 de la Septième Avenue. C’est là qu’habite le mécanicien. Je ne suppose pas qu’ils aient voulu me voler ma voiture, mais je vais quand même essayer de leur causer quelques ennuis.

Il donna quelques indications à Otto qui partit en courant dans la direction de la Septième Avenue, et lui-même réquisitionna le premier agent qu’il rencontra en bourgeois. Il emmenait, et pour cause, tous ceux de Las Vegas, en expliquant qu’on lui avait volé une automobile, dont il donnait le numéro, et qu’on la retrouverait très probablement en face du numéro 3 de la Septième Avenue.

Cette machination, si rapidement éclose dans la diabolique cervelle de Dixler, faillit avoir tout le succès qu’il en attendait.

La circulation des piétons et des véhicules est très active à Las Vegas. La lenteur avec laquelle avançait l’auto, pilotée par Spike, permit aux argousins de l’Allemand, qui avaient pris par le plus court chemin, d’arriver assez à temps pour voir la voiture stopper à l’entrée de la Septième Avenue.

Pour la circonstance, Otto avait jugé nécessaire de s’adjoindre un second, un certain Frick, autre Allemand, également stipendié par Dixler.

Au moment où l’auto venait de stopper, Otto et Frick interpellèrent grossièrement miss Helen et ses amis.

– Monsieur ! voilà l’auto de M. Dixler, criaient-ils, les voleurs vont être pinces !

– Arrêtez-les ! au voleur !

Spike, furieux de cette aventure où il croyait reconnaître la manière de Dixler, était descendu de voiture, ainsi que miss Helen et George.

– Que désirent ces coquins-là, s’écria George Storm, en serrant les poings. C’est eux que je vais faire arrêter, après leur avoir administré une belle volée.

– Je reconduis cette auto chez M. Dixler, protesta Spike, assez peu rassuré au fond, laissez-moi tranquille.

– Nous allons te conduire au poste, hurla Frick. Et il saisit Spike au collet.

L’ex-forçat se débattait comme un beau diable ; il n’ignorait pas qu’une fois arrêté, il serait facilement identifié et, sans nul doute, renvoyé au pénitencier, d’où il s’était évadé, perspective qui, pour lui, n’offrait pas le moindre attrait.

– Il ne faut pas laisser arrêter Spike, dit Helen, il est visible que c’est encore là une machination de notre ennemi.

George Storm, qui, nous avons eu déjà l’occasion de le constater, était d’une vigueur peu commune, s’avança entre les combattants et n’eut pas de peine à faire lâcher prise à celui qui avait empoigné Spike.

– Tâchez de disparaître au plus vite, dit-il aux deux Allemands, sinon, c’est à moi que vous allez avoir affaire.

À ce moment un homme sortit de la foule qui commençait à s’attrouper et s’avança vers George, c’était l’agent réquisitionné par Dixler.

– J’appartiens au Police Office, déclara-t-il, cette voiture a été volée, je vais conduire au poste tous ceux qui la montent.

– Je suis miss Holmes, dit simplement Helen, je suppose que l’on ne va pas me faire l’injure de m’arrêter. Il en coûterait cher à celui qui commettrait une pareille chose.

L’Héroïne du Colorado était très populaire à Las Vegas. Un murmure désapprobateur s’éleva de la foule, et l’agent, qui d’ailleurs se rappelait avoir déjà vu la jeune fille, perdit beaucoup de son assurance.

– J’affirme, continua la jeune fille, que cette voiture n’a pas été volée et je vais en fournir la preuve, et elle raconta brièvement les faits que le lecteur connaît déjà.

L’agent comprit qu’il avait fait fausse route et se retira, après s’être excusé. Puis il alla rejoindre Dixler qui l’attendait à l’angle d’une rue voisine.

– Vous n’êtes pas malin, mon garçon, fit l’Allemand, après avoir entendu le récit de l’homme de police.

– Je ne pouvais cependant pas, protesta l’autre, arrêter miss Holmes qui est connue et respectée de tous.

– C’est bon, je vous remercie de votre bonne volonté, voilà un dollar pour vous indemniser du dérangement.

Et il ajouta très haut :

– On m’emprunte ma voiture pendant une demi-journée et vous allez voir que c’est moi qui vais être obligé de faire des excuses !

C’est sur Spike que tomba toute sa colère ; il l’accabla d’injures et de menaces.

– Décidément, lui dit-il, dès qu’il l’aperçut, tu as partie liée avec mes ennemis, tu séjourneras au bagne, je te le promets.

Spike se défendait de son mieux.

– Ce qui arrive n’est pas de ma faute, protestait-il. Je ne pouvais pourtant pas refuser l’usage de l’auto à ceux qui venaient de me sauver la vie. Vous en auriez fait autant à ma place !

Spike raconta alors, avec un grand luxe de détails, comment il avait été à demi assommé par les ouvriers, sauvé par George et Hamilton et finalement par miss Helen.

L’ex-forçat ne manquait pas, quand il voulait, d’une certaine éloquence persuasive, et cette fois il exprimait les faits tels qu’ils s’étaient passés ou à peu près.

Dixler finit par se laisser convaincre.

– Pour une fois, grommela-t-il, je crois que tu n’as pas menti. Mais tu es un imbécile. Il fallait remonter tout seul dans l’auto et laisser Hamilton, Helen et George en plein désert. Leur absence aurait singulièrement facilité certains de mes projets. N’importe. Je te pardonne pour cette fois, mais n’y revient plus et tâche de me prouver que tu es bon à quelque chose.

– Ma bonne foi est si grande, déclara-t-il, avec une feinte naïveté, que je vais vous proposer une chose. Je sais où sont en ce moment miss Helen et George Storm.

– Eh bien ?

– Nous allons les trouver ensemble, et ils vous certifieront eux-mêmes la vérité de ce que je vous ai annoncé.

Dixler ne put s’empêcher de sourire.

– C’est une idée originale, dit-il. Eh bien ! j’accepte. Je ne suis pas fâché de savoir ce qu’ils vont me répondre, quand je leur demanderai de quel droit ils ont usé les pneus de ma voiture et dépensé mon essence.

– Je vais vous conduire, dit Spike simplement, c’est au numéro 3 de la Septième Avenue.

Cinq minutes plus tard, Spike et Dixler faisaient halte en face d’une maison d’apparence sérieuse et grave. C’est là que se trouvait le logement de George Storm.

CHAPITRE III – Le repas interrompu

Après l’altercation qu’ils venaient d’avoir avec Otto et Frick, les agents de Dixler, miss Helen et George se dirigèrent vers l’hôtel de ville pour aller réclamer, ainsi que l’ingénieur Hamilton les en avait chargés, le duplicata des contrats détruits dans l’incendie du wagon.

– Je crains bien, dit Helen, que nous n’arrivions trop tard. Il est midi moins le quart.

– Eh bien !

– Les bureaux ferment à midi. Quand nous arriverons, nous ne trouverons personne. Les employés seront partis et les bureaux fermés.

– Ce n’est pas un grand malheur. Nous en serons quittes pour y aller à deux heures, après déjeuner.

– Il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais où déjeunons-nous ?

– Si j’osais, balbutiait George en rougissant. Nous sommes à deux pas de mon petit logement… Voulez-vous, chère Helen, me faire l’honneur d’accepter mon invitation ?

– Oui, très volontiers, mon cher ami, répondit la jeune fille en souriant de l’embarras de son camarade d’enfance. Mais vous avez l’air très intimidé ! Il y a pourtant bien des années que nous nous connaissons et je ne suis, comme vous, qu’une modeste employée de chemin de fer.

– Ce n’est pas très luxueux ni très confortable, murmura George, de nouveau.

– Cela m’est bien égal. Je suis sûre que vous êtes admirablement installé.

Le mécanicien ne se sentait pas de joie, il ressentait au fond de son cœur une véritable et complète allégresse.

Il exultait quand il commanda à la vieille femme qui s’occupait de son ménage de garçon, de monter du dining room situé au rez-de-chaussée de la maison, tout ce qu’il y avait de meilleur : un poulet, de ces beaux fruits de Californie, et même une bouteille de vin de France.

Helen protestait pour la forme, très amusée au fond.

– Vous allez vous ruiner, s’écria-t-elle, ce n’est plus un déjeuner, c’est un véritable festin.

Et elle ajouta, en levant le doigt d’un air de menace qui n’avait rien d’effrayant :

– Je n’épouserai jamais un homme qui a des goûts aussi fastueux. Nous aurions vite fait d’être complètement ruinés.

Tous deux riaient comme des écoliers qui vont faire la dînette.

Ce fut Helen qui dressa le couvert sur une petite table près de la fenêtre ; ce fut elle qui fit le thé dans une belle théière de métal anglais dont George ne se servait que dans les grandes occasions.

Elle disposa avec art les fruits dans le compotier, elle découpa habilement le poulet et voulut elle-même servir George qui la contemplait avec admiration.

Il lui semblait que la blonde chevelure de Helen mettait un rayon de soleil enchanté dans l’étroite petite pièce mesquinement meublée.

En ce moment sa petite salle à manger paraissait à George plus magnifique que tous les palais impériaux ou royaux dont il avait vu la photographie dans les revues illustrées.

– Vous êtes une fée, murmura-t-il délicieusement ému ; il rayonne de vous comme une atmosphère de bonheur. Heureux celui que vous choisirez pour mari.

Et il ajouta mélancoliquement :

– Hélas ! ce ne sera pas moi.

– Qui sait, dit-elle malicieusement. On a vu des choses plus extraordinaires…

Il y eut un long silence.

Doucement, George avait pris la main de Helen qui ne l’avait pas retirée.

Tous deux échangeaient des regards chargés de mille pensées qu’ils n’osaient ou ne voulaient pas exprimer par des mots.

– … Je travaille beaucoup, dit tout à coup George.

– Je le sais.

– M. Hamilton, qui dirige mes études, m’a assuré que dans trois mois je serai capable de passer l’examen d’ingénieur.

Cette conversation, qui commençait de prendre une tournure tout à fait confidentielle, fut brusquement interrompue par un coup frappé à la porte.

George s’était levé furieux de cette visite importune.

– Qui va là ? demanda-t-il d’un ton bourru, qui n’était rien moins qu’aimable.

– C’est moi, Spike, avec M. Dixler.

– Dixler chez moi ! grommela le mécanicien, il ne manque pas de toupet.

– Ouvrez-lui, ordonna miss Helen, il faut savoir ce qu’il nous veut. Avec vous, d’ailleurs, ajouta-t-elle d’une voix plus douce, je n’ai pas peur de lui.

George poussa la porte et se trouva en face de Dixler qui saluait en s’inclinant cérémonieusement. Quant à Spike, sur un ordre bref de son maître, il s’était éclipsé.

L’Allemand jeta sur les jeunes gens un regard à la fois haineux et railleur.

– Je suis désolé, fit-il, d’interrompre votre lunch et de troubler un aussi agréable tête-à-tête, mais j’ai une sérieuse réclamation à vous adresser.

– De quoi s’agit-il ? demanda George, qui sentait la colère monter en lui.

– J’admire avec quelle désinvolture charmante vous vous êtes emparés de mon auto, me causant ainsi un grave préjudice. Faute de ce moyen de transport, j’ai manqué de conclure une affaire très importante, et je suis dans l’intention de vous intenter un procès.

Miss Helen foudroya l’Allemand d’un regard.

– Et c’est pour me raconter cela que vous venez me déranger, cria-t-elle. Je trouve véritablement votre impudence un peu forte. Vous oubliez, monsieur Dixler, que si je me suis servie de votre voiture, c’était pour sauver des existences humaines et notamment celle de Spike, votre salarié. Vous plaiderez si vous voulez, mais vous êtes sûr de perdre !

Puis se ravisant :

– Je ne veux pas me donner contre vous-même l’apparence d’un tort. M. Hamilton vous enverra un chèque pour prix de la location de votre voiture. Dites-nous ce qu’on vous doit ?

– J’estime à mille dollars le préjudice qui m’a été causé.

– Je vais transmettre votre demande à M. Hamilton, dit la jeune fille, avec un grand calme, ce n’est pas une perte de mille dollars qui empêchera la Central Trust de terminer sa ligne.

George Storm se contenait à grand-peine. Il avait beaucoup de mal à se retenir d’empoigner l’Allemand par les deux épaules et de le lancer dans l’escalier.

– C’est tout ce que vous aviez à nous dire, monsieur Dixler, fit-il d’une voix sourde.

– Mais oui, répliqua M. Dixler, avec un fielleux sourire. Au revoir, miss Holmes, au revoir, monsieur Storm, je vous souhaite beaucoup de plaisir dans votre flirt.

– Quel coquin ! s’écria George, dès que le directeur de la Colorado Coast eut disparu. Je me demande ce qu’il est venu faire ici.

Miss Helen réfléchissait :

– Je n’en sais rien. Peut-être a-t-il voulu vérifier le récit de Spike, ou simplement nous ennuyer avec sa stupide réclamation.

– Peut-être espérait-il que je me porterais à quelque violence contre lui, ce qui lui eut donné prétexte à de nouvelles tracasseries.

– On ne sait jamais jusqu’où peuvent aller les combinaisons machiavéliques d’un pareil drôle. En tout cas, j’espère bien que M. Hamilton ne lui donnera pas mille dollars.

Helen et George continuèrent leur déjeuner interrompu, mais on eût dit que l’apparition de Dixler avait rompu le charme de leur entretien.

– Cet oiseau de mauvais augure nous a gâté notre dînette, fit la jeune fille, avec une moue. Quand on le voit quelque part, on peut être sûr qu’il va se produire quelque catastrophe.

Il fallut un long quart d’heure aux deux jeunes gens pour retrouver leur gaieté et pour oublier l’intrus. Enfin le plaisir qu’ils avaient à se trouver réunis l’emporta et ils se plongèrent dans une série de projets d’avenir, tous plus superbes les uns que les autres.

Disons-le, sans se l’être avoué l’un à l’autre, Helen tenait une grande place dans les projets d’avenir de George, et celui-ci une tout aussi importante dans ceux de Helen.

Helen servit le thé, excellent thé jaune dont le délicat parfum embaumait la petite pièce, lorsqu’on frappa de nouveau à la porte.

– C’est assommant, s’écria George, on ne peut pas être tranquille un instant, mais cette fois, si c’est encore Dixler, je lui casse les reins.

Ce n’était pas Dixler, c’était Spike. Il semblait inquiet et mal à l’aise.

– Qu’est-il donc arrivé, demanda la jeune fille.

– Rien encore, mais j’ai tout lieu de croire que Dixler médite quelque mauvais coup.

– Qui vous fait croire cela ?

– D’abord, ainsi qu’il avait menacé de le faire, Dixler a congédié tous les ouvriers du chantier de la Tranchée. Il y aurait quelque bagarre en ville cet après-midi, que je n’en serais pas autrement surpris. Ce n’est pas tout.

« Lorsque Dixler est redescendu d’ici, je l’ai épié.

– Il devait être furieux, fit remarquer Storm.

– Il était exaspéré. D’abord il s’est promené à grands pas en serrant les poings dans la rue à peu près déserte. Puis il s’est calmé peu à peu, il semblait réfléchir. Sa physionomie est redevenue souriante, il avait dû découvrir quelque combinaison. Tout à coup, il a tiré sa montre, le superbe chronomètre que vous lui connaissez, et il l’a considéré attentivement ; il paraissait très satisfait. De l’encoignure où j’étais abrité, j’ai pu constater que sa montre marquait midi, midi précis.

– Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? demanda George.

– Attendez un peu ; un instant après, les deux coquins qui nous ont injuriés quand nous étions en auto, sont venus le rejoindre, et il leur a montré son chronomètre tout en leur donnant des instructions. Il avait l’air d’attacher une grande importance à cette heure de midi. C’est alors que je me suis montré sans affectation, comme si j’arrivais là par hasard, mais Dixler ni ses deux acolytes n’ont paru faire attention à moi.

– Tout cela est assez mystérieux, interrompit Helen. Il s’agit certainement de quelque coup de main, de quelque guet-apens combiné par Dixler.

– Cela, j’en suis d’autant plus convaincu que je vais faire partie de l’expédition.

– Vous ? s’écria George avec surprise. L’ex-forçat eut un sourire.

– Sans doute, fit-il, mais c’est dans votre intérêt, pour déjouer le complot, si c’est en mon pouvoir ou tout au moins pour vous tenir au courant de ce qui s’est passé.

« Quand Dixler a été parti, les deux espions se sont approchés de moi, ils paraissaient assez ennuyés de la mission qui leur avait été confiée et j’ai compris tout de suite qu’ils ne seraient pas fâchés de s’adjoindre le concours d’un homme qui a l’expérience et l’habitude de certaines choses (et Spike baissa modestement les yeux), comme l’escalade, l’effraction, le cambriolage, etc.

– Et vous allez les accompagner ?

– À l’instant même. Malheureusement ils ne m’ont pas encore dit de quoi il s’agissait. Je suis pourtant bien sûr que l’entreprise à laquelle ils veulent m’associer ne doit pas être parfaitement légale.

– Alors bonne chance, dit miss Helen, je vous suis très reconnaissante du dévouement que vous nous montrez, mais de grâce, ne faites rien qui soit contre la légalité.

Spike haussa les épaules et eut un geste évasif.

– Au revoir, miss, dit-il, au revoir, monsieur Storm, je me sauve. Je suis en retard et les deux coquins doivent m’attendre avec impatience.

Et il se hâta de disparaître, laissant les deux jeunes gens plus inquiets qu’ils ne voulaient se l’avouer eux-mêmes.

CHAPITRE IV – Escalade, effraction et cambriolage

Quand Spike rejoignit les deux Allemands, il était tout essoufflé de la rapidité avec laquelle il avait couru.

– Tu as été bien longtemps, lui dit Otto d’un air soupçonneux, d’où viens-tu ?

– Du bureau de poste, répondit Spike effrontément, j’avais un télégramme à expédier pour M. Dixler.

– C’est différent, mais il était temps que tu arrives. Les minutes sont précieuses, nous ne réussirons qu’à condition d’aller vite en besogne.

– De quoi s’agit-il ? Il faut pourtant bien que je sache…

– Tu as d’autant plus droit à notre confiance, ricana Frick, que tu es collaborateur, notre complice, si tu le préfères.

– Il s’agit tout simplement, reprit Otto, de pénétrer dans l’hôtel de ville pendant que les employés sont à déjeuner et d’y prendre certains registres qui sont utiles à M. Dixler et qui contiennent des contrats signés entre la ville de Las Vegas et la société du Central Trust.

Spike comprenait maintenant pourquoi Dixler avait attaché tant d’importance à cette heure de midi – l’heure de la sortie des employés. Il comprenait aussi que ces contrats qu’ils étaient chargés de voler, c’était ceux-là mêmes dont M. Hamilton voulait avoir le duplicata. Ces contrats, une fois détruits, aucune preuve n’existerait plus de la cession des terrains faite par la ville à l’ingénieur Hamilton.

– Et maintenant que tu connais notre secret, conclut l’Allemand avec un gros rire, il ne faudrait pas t’aviser à renoncer à l’expédition. M. Dixler sait comment te punir si, par hasard, tu ne marchais pas droit.

– Je n’ai jamais eu pareille idée, répondit Spike, avec le plus grand calme.

– Et si nous réussissons, tu seras aussi bien payé que nous, ajouta Frick, d’un ton conciliant.

Les trois complices se dirigèrent vers la grande place de l’hôtel de ville, tout en convenant du rôle que chacun aurait à remplir.

Les employés sortaient en ce moment par petits groupes et se dispersaient vers les divers quartiers de la ville.

Frick qui savait que M. Picklevick, le directeur des domaines, déjeunait quelquefois au bureau, les jours où la besogne était pressée, le guettait à la sortie. Dès qu’il l’aperçut, il s’approcha de lui et, sous prétexte de lui demander des renseignements, il l’accompagna assez loin pour être sûr que l’honorable fonctionnaire déjeunait chez lui ce jour-là.

La place était maintenant complètement déserte. Aux fenêtres des maisons strictement fermées, pour lutter contre la torride chaleur du climat, pas un visage n’apparaissait.

– Ça y est, dit Frick, en rejoignant ses complices, je suis sûr, maintenant que le bonhomme ne rentrera pas avant deux heures.

– Le concierge vient de fermer la porte, expliqua Otto ; il a regagné le logement qu’il occupe dans une autre aile du bâtiment. C’est le moment d’agir. Toi, Frick, qui n’est pas très leste, tu feras le tour de l’hôtel de ville et tu te posteras dans la rue située derrière. Là, tu feras le guet, jusqu’au moment où nous t’appellerons.

Frick se hâta d’obéir, enchanté au fond de ne jouer qu’un rôle secondaire dans une aventure qui pouvait très mal finir.

Alors Spike, avec cette agilité qui l’avait autrefois rendu célèbre, escalada les montants de la grande porte que surmontaient deux baies vitrées, en demi-cercle. Il ouvrit une de ces baies, se laissa glisser à l’intérieur, ce qui lui permit de pousser tout naturellement le verrou de fermeture et de donner accès à son complice dans le vestibule de l’édifice.

– Le plus fort de la besogne est fait, dit joyeusement Otto, ravi de l’aide efficace que lui prêtait l’ancien forçat. Maintenant, suis-moi. C’est au deuxième étage que nous allons et je connais le chemin.

– Silence, murmura Spike ; il m’a semblé entendre remuer. Il ne faut pas parler si haut.

Étouffant le bruit de leurs pas, les deux bandits gravirent l’escalier de bois et atteignirent, sans encombre, le second étage où Otto savait que se trouvaient les archives.

L’Allemand n’eut même pas besoin de faire usage des fausses clefs dont il s’était muni. La porte du bureau n’était fermée qu’au loquet.

Qui aurait pu croire à un cambriolage en plein midi, étant donné ce fait – bien connu de tous les habitants de Las Vegas – qu’il n’y avait pas un dollar à voler dans les bureaux ? Tous les capitaux de la municipalité étaient déposés dans les coffres-forts incrochetables et incombustibles de la Banque des États – surveillée nuit et jour par une escouade de policemen à cheval.

– Voici les registres, fit Otto à demi-voix, et il désignait une série d’épais volumes alignés sur une tablette de chêne ; tu vas examiner ceux de droite et moi ceux de gauche.

« Et surtout n’oublie pas que les contrats qu’il nous faut sont ceux qui ont été signés entre la ville de Las Vegas et la société de la Central Trust.

– Je sais…

Tous deux s’étaient mis à explorer les registres avec une rapidité qui tenait du prodige, dans le grand silence de l’édifice endormi dans la lourde chaleur de midi, on n’entendait que le bruit sec des feuillets tournés et retournés.

– Tarteiffe ! grommela l’Allemand après dix minutes d’infructueuses recherches, je ne trouve rien.

– Ni moi non plus. Continuons, ce serait trop de chance si nous avions découvert du premier coup ce que nous cherchions.

– Tu as raison, continuons.

Avec une lenteur et une minutie bien allemande, Otto se remit au travail.

En affirmant qu’il n’avait rien trouvé, Spike avait effrontément menti.

La vérité, c’est qu’il avait eu la chance de tomber presque tout de suite sur les quatre contrats qui établissaient les droits de l’ingénieur Hamilton. Avec une prestesse qui était le fruit d’une longue habitude, il les avait fait disparaître dans la poche de son pantalon.

Maintenant, il lui tardait de quitter cet endroit où il n’avait plus rien à faire et dont le séjour d’un instant à l’autre pouvait devenir très mauvais pour lui.

– Écoute, dit-il à Otto, le temps passe et les registres sont trop nombreux pour que nous puissions trouver. Il n’y a qu’un seul parti à prendre.

– Lequel ?…

– Il faut jeter les registres à Frick qui attend en bas de la fenêtre. C’est d’autant plus prudent que si nous n’avions emporté que les contrats qui intéressent la Central Trust, on aurait tout de suite deviné d’où partait le coup.

L’Allemand se rendit à un raisonnement si convaincant.

– Eh bien ! soit, acquiesça-t-il, tu es dans le vrai. M. Dixler pourra chercher lui-même les contrats tout à loisir quand il sera en possession des registres.

Spike ouvrit la grande fenêtre qui donnait sur la rue déserte située derrière l’hôtel de ville et appela doucement Frick auquel Otto, après lui avoir fait comprendre par des signaux de quoi il s’agissait, commença à jeter, l’un après l’autre, les lourds registres des archives municipales.

Ils se croyaient sûrs de mener à bonne fin cette opération de déménagement lorsque un bruit de pas retentit dans le vestibule.

– Sauve qui peut ! s’écria Spike.

Et il s’élança vers l’escalier, suivi de près par Otto. Mais là, ils se trouvèrent en face du gardien qui, le revolver au poing, ne paraissait pas décidé à leur livrer passage. Deux coups de revolver partirent à trente secondes l’une de l’autre. C’était Spike et le gardien qui avaient tiré.

Affolé, Otto était rentré précipitamment dans le bureau qu’il venait de cambrioler.

Il ne lui restait plus qu’une chance de salut : sauter par la fenêtre.

Il n’hésita pas.

Grimpant sur le rebord de la fenêtre, il calcula son élan et s’élança dans le vide, en ayant soin de plier les jarrets pour amortir le choc.

Il n’y a, dit le proverbe, de chance que pour les coquins. Un honnête homme se fût pour le moins cassé une jambe. Otto atteignit sans se faire de mal le sol de la rue, se releva et se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes, précédé de peu par Frick qui pliait sous le poids des registres volés.

Pendant ce temps, Spike, lui aussi, avait réussi à prendre la fuite.

Quand le gardien, lancé à la poursuite d’Otto, avait pénétré dans le bureau sans avoir aperçu Spike qui s’était prudemment effacé, celui-ci avait descendu rapidement l’escalier et s’était caché pendant un instant dans une sorte de caveau dont le soupirail donnait sur la grande place.

C’est par ce soupirail qu’il lui fut facile de prendre la clef des champs au moment même où le gardien constatait le vol commis dans les archives confiées à sa vigilance.

Maintenant, aux appels du gardien, au bruit des détonations, les habitants des maisons voisines accouraient de toutes parts. C’était un concert de cris et d’exclamations.

– On a pillé les archives de la ville.

– Le gardien croit qu’ils étaient trois.

– Par où sont-ils passés ?

– Ils sont peut-être encore cachés dans quelque recoin.

– Il faut aller chercher les policemen.

– Ils ne peuvent pas être bien loin…

Ce fut vainement qu’on se livra aux plus minutieuses recherches, que toutes les pièces de l’édifice municipal furent explorées, les bandits avaient disparu sans laisser derrière eux aucun indice qui permit de retrouver leur piste.

Cependant Otto et Frick avaient réussi à gagner sans encombre l’appartement qui servait de pied à terre à Dixler pendant ses séjours à Las Vegas et qui était situé au n° 12 de la Sixième Avenue à une faible distance de la maison où se trouvait le logement de George Storm.

Tout d’abord les deux bandits furent chaleureusement accueillis par leur digne patron. Il était charmé de se voir en possession des registres tant convoités. Il exultait.

– Voici, s’écria-t-il, les propres paroles du directeur des domaines. « Tant qu’existeront les contrats Hamilton, il nous sera impossible d’accueillir votre demande. » Nous verrons maintenant ce qu’il me répondra quand je le sommerai de me montrer ces fameux contrats.

Tout en parlant, Dixler fouillait d’une main nerveuse les registres volés.

Tout à coup il les rejeta brutalement et lançant un regard terrible à ses agents consternés :

– Les contrats n’y sont plus, s’écria-t-il avec rage, vous n’avez donc pas vu que des pages ont été coupées et ce sont précisément celles qui contiennent les contrats Hamilton. La table des matières l’indique…

– Je ne me suis aperçu de rien, fit Otto timidement, à moins que ce ne soit Spike…

La colère de l’Allemand fit explosion à cette parole dont Otto ne comprenait pas la signification…

– Comment, hurla Dixler, vous avez emmené Spike, et sans me prévenir. Il ne faut pas chercher plus loin, c’est lui qui a les contrats ! Tenez, vous êtes deux misérables, deux coquins incapables de me rendre aucun service. Je vous ferai périr sous la schlague !…

Tapis dans un coin, Otto et Frick écoutaient plus morts que vifs ces imprécations, lorsque tout à coup Dixler se tut et parut absorbé par ce qu’il voyait dans l’avenue sur laquelle sa fenêtre donnait directement.

Otto et Frick se regardaient ahuris, ne sachant plus que penser.

CHAPITRE V – La balle du destin

Fred Corbell était un des rares habitants de Las Vegas qui exerçaient encore la profession de chasseur. Dans le Colorado, comme partout ailleurs, la civilisation a presque fait disparaître le gibier à poil et à plumes… La faune américaine, jadis une des plus riches de l’univers, est en train de devenir une des plus pauvres.

Depuis longtemps, les bisons, les daims, les antilopes, les dindons et les paons sauvages ont disparu, ou ne se rencontrent plus que très rarement. Le grizzly, l’ours gris des montagnes Rocheuses, cher au bon Fenimore Cooper, est passé lui-même à l’état de légende.

Cependant, Fred Corbell dont la chasse était la seule passion, en même temps que le seul métier trouvait encore à vivre. Lors du passage des pigeons migrateurs et des canards sauvages, il faisait encore de beaux bénéfices. Parfois il restait des semaines entières dans les déserts du Sud et revenait avec un chargement de fourrures et de plumages rares, dont la vente était assurée. Faute de mieux, il se livrait à l’extermination des alligators dont le cuir, bizarrement losange, est recherché des maroquiniers.

À Las Vegas, l’obstiné chasseur occupait une cahute au milieu d’un terrain vague, qu’une simple palissade séparait du trottoir de la Sixième Avenue ; malgré les offres brillantes des spéculateurs, il n’avait jamais voulu se défaire de sa propriété qu’il occupait depuis la fondation de la ville.

Cet après-midi-là, Fred Corbell était occupé à nettoyer sa carabine, lorsqu’il lui sembla entendre une grande rumeur de foule dans l’avenue.

– Qu’est-ce que c’est que cela, grommela-t-il, on dirait une émeute ou une grève. Il y a longtemps qu’il ne s’en est produit dans ce pays-ci.

Il abandonna son arme pour mieux écouter, mais dans le mouvement qu’il fit, une des cartouches qu’il venait de retirer de la carabine, glissa à terre parmi les copeaux et les broussailles desséchées qui couvraient le sol, et le vieux chasseur ne s’en aperçut pas.

Il se remit à sa besogne l’instant d’après, non sans avoir bourré et allumé une pipe, et il jeta insoucieusement à terre l’allumette tout enflammée. Quelques brindilles s’enflammèrent.

– Bah ! murmura philosophiquement Fred Corbell, en regardant voltiger les flammèches, cela nettoiera mon terrain.

Et il se contenta d’écarter les broussailles enflammées de la palissade. À ce moment, les cris de la foule devinrent plus distincts. Fred était curieux de peu de chose, comme ceux qui vivent de longues périodes loin des villes.

– Il faut pourtant que j’aille voir ce que c’est, monologua-t-il. Pendant ce temps, le feu de broussailles continuait à brûler doucement. Le chasseur était loin de soupçonner que dans les copeaux et les menues branches qui entouraient le brasier qu’il avait allumé, il y avait une cartouche chargée de balles, une de celles qui lui servaient pour la chasse aux alligators.

*

* *

Après avoir longtemps contemplé ce qui se passait dans la rue, Dixler sorti enfin du silence qu’il gardait. Son visage s’était rasséréné et il paraissait avoir complètement oublié l’accès de colère qui l’avait agité quelques minutes auparavant.

– Regarde, dit-il à Frick, en lui faisant signe de s’approcher de la fenêtre, que vois-tu ?

– Ce sont vos ouvriers, monsieur Dixler, un grand nombre des travailleurs du camp de la Tranchée. Ils sont furieux de la suspension des travaux, cela est assez naturel. Et je ne serais pas surpris qu’ils aillent manifester devant l’hôtel de ville de Las Vegas et peut-être devant les bureaux de la Colorado Coast Company.

– Pour le moment, je crois qu’ils ont une autre préoccupation. Regarde l’homme qui forme le centre du principal groupe. Ils l’empêchent de s’en aller et ils semblent disposés à lui faire un mauvais parti.

– Mais c’est Spike, s’écria l’Allemand, avec stupeur. Spike lui-même. Il a dû rencontrer les manifestants, après qu’il s’est évadé de l’hôtel de ville. Je sais que les ouvriers ne l’aiment pas. Ils l’ont déjà assommé, il y a quelques jours, ils le regardent comme vendu à l’ingénieur Hamilton.

– Je sais tout cela. Comprends-tu maintenant le parti qu’on peut tirer de la situation ?

– Je ne vois pas très bien.

– Tu n’es pas très intelligent ! s’écria Dixler avec impatience. Spike, s’il a pris les contrats, n’a certainement pas eu le temps de s’en débarrasser. Il doit les avoir encore sur lui…

– Ah ! j’y suis.

– Ça n’est pas malheureux ! Ce que tu as à faire est facile. Tu vas descendre te mêler à la foule, l’exciter contre lui, faire en sorte que tu puisses t’assurer des contrats. Si tu réussis, je te pardonnerai ton échec de l’hôtel de ville.

– Et moi ? demanda Otto, dois-je accompagner Frick.

– Si tu veux, mais après votre équipée, il n’est pas prudent de vous montrer ensemble. Tu me tiendras au courant des événements.

De sa fenêtre, Dixler vit les deux Allemands se glissant de groupe en groupe, ranimant la colère des ouvriers que Spike était parvenu à calmer.

– Allons, se dit-il, avec un mauvais sourire, l’affaire est en bonne voie, et je crois que maître Spike pourrait bien passer un mauvais quart d’heure.

*

* *

Tout à leurs confidences, à leurs souriants projets, miss Helen et George ne s’étaient pas aperçus que le temps passait.

– Comment ! s’écria avec stupeur la jeune fille, il va être deux heures ! Et les duplicata des contrats ? Nous devrions être depuis longtemps au bureau des Domaines.

– Nous allons rattraper le temps perdu, murmura le mécanicien, un peu confus. J’avais complètement oublié…

– Voilà qui n’est guère sérieux, monsieur Storm, mais je vous pardonne, parce qu’il y a un peu de ma faute.

Tout en parlant, la jeune fille avait pris son chapeau, sa voilette, ses gants.

– Vous y êtes ? dit-elle gaiement. En route. Il ne faut pas que M. Hamilton puisse nous accuser de négligence.

Dans les rues, les deux jeunes gens remarquèrent une animation inusitée : des groupes se formaient en face des magasins, des gens allaient et venaient d’un air effaré, et gesticulaient furieusement.

Helen et George ne prêtèrent d’abord pas grande attention à ce vacarme, mais plus ils se rapprochaient de l’hôtel de ville, plus il leur devenait difficile d’avancer ; ils finirent par s’inquiéter eux aussi de ce qui pouvait bouleverser de la sorte les habitants de Las Vegas, d’ordinaire si paisibles.

– Est-ce qu’il y a une révolution, par hasard ? demanda miss Holmes à un vieillard à longue barbe blanche qui, lui aussi, essayait de se frayer un passage à travers la cohue.

– Ce n’est pas tout à fait cela, murmura l’homme en hochant la tête d’un air sentencieux, mais cela y ressemble.

– De quoi s’agit-il ? fit George impatienté par le ton doctoral du bonhomme.

– Voilà ! la Compagnie du Colorado Coast a suspendu ses travaux et jeté sur le pavé tous ses travailleurs ; alors ils manifestent contre la municipalité de Las Vegas qui paraît être la cause de tout le mal.

– Dixler est encore mêlé à ce commencement d’émeute, dit Helen à voix basse. Rappelez-vous ce que nous a dit Spike, il y a une heure.

– Il faut savoir au juste ce que signifie ce mouvement, déclara George, avançons encore.

En dépit de ses solides biceps, le mécanicien éprouvait des difficultés à se frayer un chemin. Helen le suivait, appuyée à son bras.

Enfin, ils furent obligés de s’arrêter tout à fait ; un groupe compact leur barrait complètement le passage ; au centre du groupe, un homme en costume d’ouvrier, était en train de pérorer et la foule l’écoutait avec une profonde attention.

– Oui, camarades, s’écria-t-il, avec un fort accent tudesque, ce n’est pas à la Colorado qu’il faut en vouloir, ce n’est pas à M. Dixler : on sait combien il se montre juste pour ses ouvriers.

– C’est vrai ! approuvèrent quelques travailleurs. L’orateur continua :

– M. Dixler a fait tout ce qu’il a pu pour continuer les travaux, mais la ville refuse de lui céder le terrain nécessaire à sa ligne. C’est à la municipalité qu’il faut s’en prendre, à la municipalité qui est vendue corps et âme à la Central Trust.

– Il a raison, firent de nombreuses voix. Allons à l’hôtel de ville.

À ce moment, miss Helen tira brusquement George par sa manche.

– Allons-nous-en vite, lui dit-elle à l’oreille. Vous n’avez pas reconnu cet homme. C’est un des agents de Dixler, un de ceux qui nous ont injuriés. S’ils nous apercevaient, ils seraient capables de nous faire un mauvais parti.

George Storm jugea prudent de suivre ce conseil, pendant que l’orateur en plein vent, qui n’était autre qu’Otto, continuait avec un succès croissant.

Les deux jeunes gens rebroussèrent donc le chemin de la bagarre où ils s’étaient imprudemment engagés, mais la foule s’était refermée derrière eux et il devenait aussi difficile d’avancer que de reculer.

– Regardez donc, murmura peu après Helen, en s’appuyant plus fortement sur le bras de George, mais c’est Spike…

– Au milieu d’un groupe menaçant… Si l’on ne vient à son secours, ils vont l’écharper.

– Essayons ! s’écria miss Helen, avec sa générosité et son courage habituels.

Ce n’était pas chose facile que d’approcher de Spike, en ce moment aux prises avec Frick, qui l’avait pris au collet et ameutait la colère des ouvriers contre lui. Ce ne fut que grâce à force horions que George put avancer un peu.

Mais au moment où ils allaient franchir le dernier rang des spectateurs qui seul le séparait des combattants, une détonation retentit.

Frick poussa un cri et s’écroula comme une masse. Une balle l’avait atteint en pleine poitrine.

CHAPITRE VI – La loi de Lynch

Pendant que le vieux chasseur Fred Corbell suivait en amateur les péripéties de l’émeute, le feu qui couvait sous les broussailles s’était lentement rapproché de la cartouche perdue. C’était cette cartouche qui venait d’éclater et dont la balle était venue frapper l’espion allemand.

C’était là un de ces hasards les plus fréquents, et moins extraordinaires que l’on ne pense, mais qui aurait pu soupçonner la vérité ?

Au moment où Frick avait été frappé, Spike venait précisément de tirer, pour se défendre, le revolver qu’il portait toujours sur lui.

– Ce n’est pas moi ! hurlait Spike en se débattant au milieu d’une foule grondante et surexcitée, et ivre de colère et de vengeance.

– Tu as menti ! s’écria un ouvrier d’une taille gigantesque en arrachant des mains de Spike le revolver qu’il n’avait pas lâché. Voyez, camarades, il manque une des six cartouches du barillet.

– À mort, l’assassin ! rugit la foule.

Spike devint blême et sentit tout son courage l’abandonner.

Le fait était exact, une cartouche manquait à son arme, et il se souvint alors que, pendant le cambriolage du bureau, il avait tiré en l’air pour effrayer le gardien et se ménager un moyen de fuite, mais il ne pouvait raconter cela à la cohue hurlante qui l’entourait.

Un remous de foule avait séparé Helen et George du malheureux Spike que vingt bras robustes avaient presque empoigné et sur lequel pleuvait une grêle de coups de poings.

– La loi de Lynch ! criait Otto, dont la voix dominait un instant le tumulte ; il faut lui appliquer la loi de Lynch, pas besoin de juges et de constables pour cela. Celui qui a tué sera exécuté immédiatement.

– Oui ! répéta la foule d’une seule voix ! La loi de Lynch ! à mort l’assassin !

Il se produisit alors une diversion.

Une dizaine de solides policemen, que George était allé chercher, se frayaient un chemin dans la bagarre à coups de casse-tête à boules de plomb.

Surpris par cette attaque imprévue, les bourreaux de Spike fuyaient dans toutes les directions. En un clin d’œil, les policemen eurent arraché l’ex-forçat à ses ennemis.

Ils le placèrent au milieu d’eux, et le poussant en même temps qu’ils le soutenaient, ils se mirent en devoir de l’emmener.

Spike, les vêtements en lambeaux, le visage barbouillé de sang, se laissait entraîner comme une masse inerte.

– Où me conduisez-vous, balbutia-t-il d’une voix faible comme un souffle. Je suis innocent.

– C’est possible, lui répondit un des policemen, on verra cela plus tard. Pour le moment, il s’agit de gagner le poste de police le plus proche, et cela dans votre intérêt. Ces gaillards-là vous en veulent avec leur fameuse loi de Lynch, ils auraient vite fait de vous pendre au premier réverbère ou de vous faire rôtir sur des fagots enduits de pétrole.

Et les policemen, qui, presque tous, avaient eu l’occasion d’assister à des scènes du même genre, entraînaient Spike aussi rapidement qu’ils le pouvaient.

Cependant la foule, un instant décontenancée par la soudaineté de l’attaque, s’était promptement ressaisie ; furieuse de se voir arracher sa proie, elle revenait à la charge plus menaçante et plus terrible qu’auparavant.

– La loi de Lynch, hurlaient les voix furieuses.

La clameur de la foule devenait assourdissante comme les hurlements du vent dans la tempête. Une furieuse vague de foule déferla entre le petit groupe des policemen. Les matraques répondaient aux casse-tête, aux coups de revolver. Les agents ne purent continuer d’avancer que le browning au poing.

– Livrez-nous-le ! criaient les plus féroces des agresseurs. Il faut que la loi de Lynch s’accomplisse ! C’est bien la peine de casser la tête à de braves travailleurs pour sauver la peau d’une pareille canaille !

Et le refrain de la foule irritée : « la loi de Lynch » s’enflait, grandissait comme un souffle d’ouragan.

Des pierres, des morceaux de charbon, des projectiles de toute sorte, commençaient à pleuvoir sur les défenseurs de la loi, dont la situation se faisait de plus en plus critique.

À un moment donné, la poussée de la multitude devint irrésistible. Les gens de police furent débordés à droite et à gauche, et le cercle des assaillants se referma sur eux.

Spike se vit perdu.

La foule en était arrivée à ce paroxysme d’excitation où rien ne peut plus l’intimider. Ni les boules de plomb des casse-tête, ni les canons des brownings ne l’effrayaient plus.

– Ne m’abandonnez pas. Je vous en conjure ! balbutia Spike. Voyez, nous ne sommes plus qu’à cinquante mètres du poste.

L’ex-forçat ne souhaitait rien tant en ce moment que se trouver en prison, mais il ne semblait pas qu’il eût beaucoup de chance d’arriver sain et sauf.

Les policemen demeuraient silencieux ; mais une angoisse se lisait dans leur regard, leur visage était baigné de sueur et trois d’entre eux, déjà, avaient été blessés par des pierres ou des coups de bâton.

La situation semblait désespérée lorsqu’une voix vibrante retentit au-dessus des rumeurs de la multitude.

– Courage ! tenez bon, voilà du renfort.

C’était George Storm qui à la tête d’une nouvelle escouade de policemen prenait les assaillants à revers. Les coups de casse-tête et de sandbag, recommencèrent à pleuvoir dru comme grêle.

Cette fois encore, la foule surprise, lâcha pied et se déroba. Les protecteurs de Spike profitèrent de cette accalmie pour le faire entrer dans le poste, où pour le moment du moins, ils avaient toutes raisons de se croire en sûreté.

Le bâtiment, dont la porte de chêne, à larges ferrures venait de se refermer sur lui, n’avait qu’un étage ; les murs du moins étaient épais et les fenêtres étroites et garnies d’énormes barreaux.

Spike, aussitôt entré, fut conduit dans une cellule où ses plaies furent pansées, un grand verre de whisky qu’on lui fit avaler, acheva de le réconforter. Il n’entendait plus que lointainement les rumeurs de la foule et il en venait à supposer que ses ennemis avaient renoncé à leur projet de vengeance.

Il ne tarda pas à reconnaître son erreur. Après dix minutes d’un calme relatif, la formidable clameur, de la loi de Lynch, retentit de nouveau, en même temps qu’une série de chocs violents ébranlait la porte de la prison.

Après s’être vu arracher leur victime pour la seconde fois, les lyncheurs revenaient à la charge avec plus d’acharnement que jamais, encore surexcités par les agents de Dixler.

– Camarades ! s’écriait Otto, nous ne laisserons pas impuni l’assassinat de notre camarade. Alors, les gens de la Central Trust, parce que la police les protège, auraient le droit de nous fusiller en plein jour, sans que nous fassions rien pour nous défendre ! Il faut leur montrer que nous sommes de taille à lutter ! La loi de Lynch doit être appliquée dans toute sa rigueur ! À mort l’assassin !… À mort les policemen qui le défendent !

– Oui, cria quelqu’un, mais maintenant l’assassin est en sûreté derrière de bonnes murailles !

– Nous ferons le siège de la prison, répliqua l’Allemand, et tenez, ajouta-t-il, en montrant un lourd poteau qui supportait des plaques indicatrices, voilà de quoi faire un bélier. Si solide que soit la porte, elle ne résistera pas aux chocs d’une pareille poutre.

– Hurrah ! cria la foule enthousiasmée. Vive la loi de Lynch !

En quelques minutes, sous l’effort de cent bras vigoureux, le poteau fut déraciné, étendu horizontalement sur le sol. Puis une vingtaine des plus robustes, parmi les lyncheurs, le soulevèrent et commencèrent à ébranler la porte de chocs répétés.

C’était là le bruit que Spike avait entendu de sa cellule. Comme venait de le dire Otto, si la porte était solide, sous un heurt aussi brutal, il arriverait un moment où elle volerait en éclats.

George et Helen qui, croyant Spike sauvé, s’étaient retirés à l’écart, purent voir de loin le commencement de ce siège.

– Il ne faut pourtant pas, s’écria la jeune fille, laisser assassiner Spike que je crois innocent et qui nous a rendu et nous rendra de grands services. Comment faire ?

– Je ne vois qu’un moyen, c’est de télégraphier à M. Hamilton qu’il vienne à notre secours. J’ai eu l’occasion, tout à l’heure, de m’entretenir un instant avec le directeur de la police de Las Vegas. Il est très inquiet. C’est à peine si en tout on dispose d’une trentaine d’hommes et c’est tout à fait insuffisant.

– Il serait terrible que les partisans de Dixler deviennent maîtres de la ville. Il y a une quantité d’Allemands parmi eux.

– Je vais télégraphier sans perdre un instant.

Le mécanicien griffonna quelques lignes sur une page de son carnet, puis arrêtant un commissionnaire qui passait, il le chargea de porter son message au bureau de poste.

Dix minutes plus tard, l’ingénieur Hamilton, que nous avions laissé à son chantier, recevait le télégramme suivant :

Monsieur Hamilton,

Spike est poursuivi par la bande de Dixler. Ils donnent l’assaut à la prison où on l’a enfermé et veulent le lyncher. Nous ne sommes pas assez forts pour le défendre. Préparez-vous à nous porter secours.

STORM.

L’ingénieur n’hésita pas. Pour que George lui télégraphiât en de pareils termes, il fallait que le péril fût urgent.

Brièvement, il mit ses contremaîtres au courant. L’ordre de cesser le travail fut donné. Les travailleurs au nombre de plus d’une vingtaine s’entassèrent dans les wagonnets d’un train de matériel qu’on venait de décharger, mais qui était encore attelé de sa locomotive. Le mécanicien poussa les feux, ouvrit largement le régulateur, et bientôt le train qui portait les défenseurs de Spike courut à une vitesse de cent kilomètres à l’heure, à travers les plaines désolées qui le séparaient de Las Vegas.

– Pourvu, murmura l’ingénieur Hamilton, tout pensif, pourvu que nous n’arrivions pas trop tard !…

Pendant ce temps, les lyncheurs continuaient de faire le siège de la prison, d’autant plus tranquillement que la disposition des fenêtres ne permettait pas aux policemen de tirer sur eux. En outre, le chef de la police avait été obligé de distraire la majeure partie de ses hommes pour défendre les locaux de la banque d’État qu’assaillait une autre troupe d’aventuriers envoyés là pour faire diversion à l’instigation de Dixler.

– Hardi ! camarades ! criait Otto, nous tenons l’assassin ! Entendez-vous craquer les planches ? La porte va céder. Vive la loi de Lynch !

– Vive la loi de Lynch ! répétait la foule enthousiaste.

Sous l’assaut de ces furieux chocs, le bois s’écrasait, se fendillait, les gonds s’arrachaient de leurs alvéoles et ce commencement de résultat donnait une nouvelle ardeur aux assaillants.

Enfin, avec un craquement sinistre, la lourde porte vola en éclats et s’écroula. Avec mille cris de triomphe, la foule hurlante se rua dans l’intérieur de la prison.

Là, une amère déception attendait les lyncheurs.

La prison était vide.

Spike et les policemen qui le gardaient avaient disparu.

CHAPITRE VII – Au poteau du supplice

Voici ce qui s’était passé :

Le chef du poste de police s’était promptement rendu compte que le poste ne résisterait pas longtemps aux formidables coups de bélier dont elle était battue et il avait téléphoné au directeur du Police Office de Las Vegas pour lui demander du secours.

Le directeur ne pouvant envoyer un nombre d’hommes suffisant pour rétablir la situation, s’était avisé d’un stratagème.

– Tenez bon tant que vous pourrez, avait-il répondu à son subordonné, je vais envoyer une auto dans la petite rue presque déserte qui se trouve derrière le poste. Vous tâcherez de vous évacuer par la fenêtre du premier avec votre prisonnier, et vous le conduirez au poste qui se trouve près de la gare. C’est tout ce que je puis faire pour le moment.

Ce plan avait pu être exécuté de point en point.

Pendant que les lyncheurs s’acharnaient contre le poste, Spike, encore tout moulu des coups qu’il avait reçus, avait été descendu dans l’auto, les policemen avaient pris place à ses côtés, et l’on avait filé en quatrième vitesse, dans la direction de la gare.

Les lyncheurs étaient arrivés quelques minutes plus tard.

Frustrés une fois de plus de leur vengeance, ils poussaient des cris de rage, quelques-uns même se demandaient si Otto ne s’était pas moqué d’eux.

Leur déception à tous était telle qu’ils se fussent peut-être dispersés en renonçant à leurs projets sanguinaires, si l’un d’eux, au tournant de la rue, n’avait pas aperçu l’auto, reconnu le visage pâle et tuméfié de Spike, assis entre deux policemen.

Un long cri de fureur éclata.

– Les voilà ! Ils emmènent l’assassin.

– Il faut le leur arracher ! En avant les brownings et vive la loi de Lynch !

Dans une course folle, toute la meute s’élança à la poursuite de l’auto.

Les détonations des brownings retentirent, des projectiles sifflèrent aux oreilles des policemen qui ripostèrent vigoureusement. Ce fut au milieu d’une grêle de balles que l’auto vint stopper en face du poste de police, situé près de la gare.

La voiture, rapidement menée, avait heureusement pris, sur les poursuivants, assez d’avance pour que Spike pût être descendu et mis en sûreté avant l’arrivée du gros de la troupe des lyncheurs.

Le poste composé de deux pièces, dont une donnait sur la rue, était installé au premier étage au-dessus d’un magasin d’épicerie. La fenêtre qui commandait l’entrée de la rue et permettait de tirer sur les assaillants en rendait la défense plus facile.

Si favorable que fût cette position stratégique, les policemen qui gardaient Spike ne parurent en goûter que très médiocrement les avantages.

Ils commençaient à en avoir assez de ces sièges et de ces batailles à coups de brownings, livrés au profit d’un coquin qui, à leurs yeux, ne méritait pas tant d’honneur.

– Ah çà ! fit l’un d’eux en grommelant, est-ce qu’on ne va pas bientôt nous débarrasser de ce gibier de potence ? Je suis persuadé, pour mon compte, que c’est bien lui qui a abattu cet Allemand !

– Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, expliqua un autre ; je finis par être de l’opinion des lyncheurs.

– Je vous jure que je suis innocent, protesta Spike, qui avait entendu une partie de la conversation. Les apparences sont contre moi, mais je prouverai mon innocence !

Le policeman haussa les épaules.

– Tous les coquins disent la même chose, grommela-t-il. Il y en a qui étaient plus innocents que toi et que cela n’a pas empêché d’aller au bout d’une corde.

À ce moment une grosse pierre vint butter une des vitres, et alla rebondir contre le mur.

– Voilà que ça recommence, murmura le brigadier avec mécontentement. Je commence, pour mon compte, à en avoir par-dessus les oreilles de toute cette histoire. Cette fois je vais descendre quelques-uns de ces drôles avec un browning ; jusqu’ici j’avais tiré en l’air pour les intimider, mais il faut défendre sa peau, que diable !

Puis, se tournant vers ses hommes :

– Vous autres, ajouta-t-il, ficelez-moi solidement ce citoyen-là, pendant que nous nous faisons casser la figure pour le défendre, il serait bien capable de prendre la poudre d’escampette.

– Je vous jure que je n’ai nullement l’intention de m’enfuir, s’écria Spike.

– Tu ne l’auras plus du tout dans un instant, fit un des agents en plaisantant. Il est toujours bon de prendre des précautions.

Le poste de police qui n’était qu’un bureau dépendant des services de surveillance de la gare, ne possédait pas de locaux disciplinaires. Faute d’avoir à leur disposition une cellule ou un cachot quelconque, les policemen, en dépit des protestations du bandit, le ficelèrent comme un saucisson et l’attachèrent avec de solides courroies de cuir de bœuf à la colonne qui supportait le plafond de la seconde pièce.

Pendant qu’avait lieu cette scène, les lyncheurs, plus enragés que jamais, s’étaient reformés en bon ordre entourant le nouvel asile de Spike, en poussant leur éternel cri : « À mort l’assassin ! La loi de Lynch ! »

Épouvanté, l’épicier qui habitait le rez-de-chaussée et qui voyait ses conserves et son whisky, surtout son whisky, en grand danger d’être pillés par ces malandrins, s’était hâté de baisser sa devanture.

En cela il avait agit sagement.

Déjà les coups de feu crépitaient et une pluie de projectiles s’abattait sur les rideaux de tôle ondulée.

Exaspérés, les policemen tiraient dans le tas. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que plusieurs lyncheurs, blessés plus ou moins légèrement, avaient dû abandonner la partie ; d’autres, plus grièvement atteints, avaient été emportés par leurs camarades loin du théâtre de la lutte.

À un moment donné, les assaillants battirent en retraite et se retirèrent loin de la zone dangereuse, c’est-à-dire hors de la portée des brownings des policemen. Ceux-ci purent croire pendant quelque temps qu’ils étaient victorieux.

En cela, ils se trompèrent, leurs ennemis n’avaient nullement renoncé à la lutte. Après avoir tenu sous la présence d’Otto une sorte de conseil de guerre, ils étaient allés chercher du renfort. Une vingtaine de coureurs de prairie, gens de sac et de corde que Dixler employait dans certaines expéditions, étaient venus se joindre aux lyncheurs, armés de fusils et de carabines.

Ces bandits, très à l’aise dans cette bagarre, comme dans leurs véritables éléments, ne manquaient pas d’expérience. Bien abrités dans les encoignures des maisons, sous l’embrasure des portes, ils commencèrent à diriger un feu nourri sur le poste.

Les vitres avaient volé en éclats, les murs étaient criblés de projectiles.

Spike, immobilisé par ses liens, ne pouvait ni se jeter à plat ventre comme le faisaient les gardiens, ni même baisser la tête. Vingt fois des balles sifflèrent à ses oreilles.

Les policemen, en désespoir de cause, avaient barricadé la fenêtre avec des meubles, des sacs de papier, des liasses de registres, tout ce qui leur était tombé sous la main. De place en place, ils avaient aménagé d’étroites meurtrières, par où ils tiraient sur leurs ennemis, chaque fois que l’un d’eux essayait d’approcher de la maison et arrivait à bonne portée.

La situation n’en était pas moins grave.

Le cri de guerre des émeutiers : « À mort l’assassin ! Vive la loi de Lynch ! » montait maintenant comme un chant de triomphe.

Cependant, à la grande surprise des assiégés, une longue demi-heure s’écoula sans amener de changement dans la situation. Les lyncheurs tiraient de temps en temps quelques coups de carabine, tout en faisant pleuvoir sur les fenêtres une grêle de pierres, mais ils ne se hâtaient pas de donner l’assaut. On eût dit qu’ils attendaient quelque chose.

Il y avait à cela une raison. Otto s’était absenté et avait ordonné qu’on ne tentât rien de décisif avant son retour.

– Continuez à les occuper, avait-il dit, je vous ménage une surprise. Avant une heure, les policemen et leur protégé seront entre nos mains !

Il était parti, emmenant avec lui un jeune homme qui avait été autrefois au service de l’épicier. Tout le monde devina que l’Allemand allait sans doute essayer de pénétrer dans le poste en passant par les caves de la maison que l’ex-commis épicier connaissait sans doute parfaitement.

Confiants dans la promesse d’Otto, les lyncheurs attendaient patiemment, mais une désagréable surprise leur était réservée.

Au moment où ils y comptaient le moins, une troupe d’une centaine d’hommes, tous bien armés, sortit des bâtiments de la gare et s’élança au pas de charge vers les lyncheurs aux cris de : « Vive miss Helen ! Vive l’Héroïne du Colorado ! Mort à l’Allemand Dixler !… »

C’étaient, on l’a deviné, les ouvriers de la Central trust, conduits par l’ingénieur Hamilton auquel étaient venus se joindre George Storm et miss Helen.

Complètement désemparés par la soudaineté de cette attaque, les lyncheurs prirent la fuite de toute la vitesse de leurs jambes, en proie à une panique telle que beaucoup laissèrent sur le champ de bataille leurs brownings ou leurs carabines. Leurs vainqueurs les poursuivirent de rue en rue, les forçant à se réfugier dans les maisons et infligeant à tous ceux sur lesquels ils pouvaient mettre la main de magistrales volées.

En moins d’un quart d’heure, l’ordre avait été rétabli ; un calme complet régnait dans les rues de Las Vegas.

George Storm et l’ingénieur Hamilton se félicitaient de ce résultat auquel ils avaient largement contribué de leur personne, lorsque miss Helen les rejoignit tout émue.

– Suivez-moi, s’écria-t-elle, les bandits ont mis le feu à la maison, et le pauvre Spike va être grillé vif, si vous ne venez à son secours !

George et M. Hamilton, que la poursuite des lyncheurs avait entraînés assez loin, se hâtèrent d’obéir à la jeune fille.

Quand ils arrivèrent en face du poste, l’incendie avait déjà pris de vastes proportions, de larges jets de flamme rougeâtre s’élançaient des soupiraux de la cave et de la boutique de l’épicier, et l’édifice tout entier était enveloppé d’un linceul de fumée noire, pailleté de millions d’étincelles. Des craquements intérieurs mêlés aux crépitements sinistres du brasier montraient que la maison tout entière ne tarderait pas à s’abîmer dans les flammes.

L’incendie s’était allumé avec une si foudroyante rapidité qu’il avait été impossible de l’enrayer.

Pendant que les lyncheurs amusaient les gens du poste, en occupant leur attention, Otto et son complice avaient réussi à se glisser par un soupirail dans la cave de l’épicerie qui contenait de nombreux fûts de pétrole et plusieurs touries d’essence et d’alcool, et, à l’aide de mèches d’amadou dont ils avaient eu soin de se munir, ils avaient mis le feu en deux ou trois endroits, puis ils avaient repassé en toute hâte par le soupirail et avaient détalé à toutes jambes pour aller rendre compte à Dixler de leur expédition.

La nature des matières combustibles et leur abondance expliquaient la soudaineté et la violence de l’incendie.

Surpris par le feu, les policemen affolés s’étaient élancés au-dehors, les uns par l’escalier déjà envahi par les flammes, les autres par la fenêtre.

Le malheureux Spike, pendant ce temps, suppliait vainement ses gardiens de le délivrer de ses liens.

– Je vous en conjure, s’écriait-il d’une voix lamentable, ne me laissez pas brûler tout vivant ! c’est atroce ! je ne puis déjà plus respirer.

Personne ne faisait attention à lui, chacun ne songeait qu’à sauver sa propre vie, et le malheureux, avec des hurlements d’agonie, se tortillait comme un ver, tous les muscles tendus dans un effort désespéré pour rompre les courroies qui l’attachaient au poteau du supplice.

Il était à bout de forces, les yeux hors de la tête, la face horriblement convulsée.

La fumée lui rentrait dans la gorge et l’étouffait, ses cheveux étaient roussis, ses vêtements le brûlaient comme les robes de soufre ardent dont parle Dante dans son Enfer.

Fou de douleur et d’épouvante, le misérable n’avait plus conscience que d’une chose : dans quelques secondes, le feu allait faire de lui sa proie définitive, transformer son corps en une torche vivante. À ce moment, il eût reçu avec une infinie gratitude le coup de poignard ou la balle qui l’eussent arraché à ces tortures de damné.

Puis tout à coup des voix résonnèrent à l’oreille du malheureux, comme une céleste musique.

Miss Helen, puis Storm accouraient à lui. Ils n’avaient pas hésité à braver les flammes. Ils s’étaient frayé un passage à travers les décombres, et ils étaient là, ils allaient l’arracher à la mort, si toutefois l’incendie leur en laissait le temps.

– Hâtez-vous, George, criait miss Helen, la maison peut s’écrouler sur nous d’un instant à l’autre.

George Storm s’était approché du poteau pour délivrer Spike, mais il s’aperçut alors qu’il n’avait, dans sa hâte, emporté d’autre arme que sa hache. Il n’avait sur lui aucune lame capable de trancher les épaisses courroies.

– Tant pis, s’écria la jeune fille, essayez avec la hache.

– Oui, balbutia Spike, d’une voix moins lourde, il importe que vous me tuiez.

Alors, au risque de blesser ou de tuer celui qu’il voulait sauver, le mécanicien leva sa hache qui s’enfonça en sifflant dans le bois du poteau en même temps qu’elle tranchait l’une des courroies à un millimètre à peine de la poitrine du patient.

Cinq fois il dut recommencer cette dangereuse manœuvre ; à la dernière, il entama le bras de Spike qui ne put retenir un hurlement de douleur.

Blessé, oui ! mais libre, libre ! mais au milieu d’une fournaise horrible, si affaibli qu’il ne tenait plus sur ses jambes.

George dut le saisir, le soulever dans ses bras, en même temps qu’il entraînait Helen. Et tous trois s’élancèrent dans l’escalier qui n’était plus qu’un brasier rougeoyant…

Une minute après, noirs, couverts de brûlures, ils foulaient le sol de la rue. Et l’ingénieur Hamilton, qui les avait cru morts, victimes de leur héroïque générosité, les prenait sur son cœur avec une poignante émotion. Par quel miracle, quel prodigieux hasard, ils avaient pu sortir vivants des flammes ? Ils ne l’expliquèrent jamais.

À peine touchaient-ils le pavé de la rue, que la maison tout entière s’abîmait avec un fracas de tonnerre.

L’ingénieur Hamilton se hâtait d’emmener les trois rescapés loin du théâtre de ce drame. Mais à quelque distance de la maison écroulée, il se trouva en présence de Dixler, qui, furieux de tant de crimes inutiles commis dans cette seule journée, lui barrait insolemment le passage.

– Pardon, monsieur Hamilton, fit l’Allemand d’un ton rogue, pardon, cet assassin que vous venez de sauver appartient à la justice. Il a tué un de mes ouvriers, j’exige qu’il soit arrêté et reconduit en prison.

Et il montrait d’un geste haineux le malheureux Spike.

À ce moment, un nouveau personnage, qui n’était autre que le constable de Las Vegas, s’avança vers l’Allemand.

– Permettez-moi de vous dire, monsieur Dixler, que vous vous trompez. J’ai eu le temps de faire une petite enquête. D’abord vous le savez mieux que personne, votre ouvrier n’est pas mort, il n’est que blessé. De plus la balle qui l’a frappé ne part pas d’un revolver mais d’une carabine. Par conséquent, je n’ai aucune raison de mettre cet homme en état d’arrestation.

Et le magistrat se retira sans que Dixler eût trouvé un mot à répondre.

Spike alors releva la tête avec un sourire de triomphe et, s’approchant de miss Helen, il lui tendit une liasse de papiers noircis et chiffonnés qu’il tira d’une poche de son pantalon.

– Miss Helen, murmura-t-il d’une voix où vibrait toute sa reconnaissance, vous m’avez sauvé, vous venez de m’arracher à la mort la plus atroce, permettez-moi de vous rendre à mon tour un léger service. Voici les contrats de vente de la ville de Las Vegas, qui, vous le savez sans doute, avaient été volés à la municipalité, j’ai pu les retrouver et je suis heureux de vous les restituer.

Miss Helen remercia chaleureusement l’ex-forçat que félicitèrent aussi l’ingénieur Hamilton et George Storm.

Quant à Dixler, il s’éloigna la tête basse, les poings rageusement serrés.

Cette fois il était vaincu.

HUITIÈME ÉPISODE – Le mensonge de la mine

CHAPITRE PREMIER – Les mystères du numéro 7 de la Trente-troisième Avenue

Si ce soir-là à New York, quelqu’un, un peu curieux, s’était installé devant la grande porte close de la Irish Grocery, un des plus beaux magasins d’alimentation de la ville, il eût pu voir entrer une par une, deux par deux, par la petite porte découpée dans la fermeture, une trentaine de personnes d’allures et de costumes bien différents.

Il y avait là des gentlemen, des garçons de bar, des femmes élégantes, des Chinois, des ouvriers… Chacun frappait à la devanture d’une certaine façon, la petite porte s’ouvrait, le visiteur s’engouffrait dans un trou noir et la porte se refermait sans bruit.

À onze heures et demie, un chasseur de restaurant entra à son tour et la porte ne se rouvrit plus.

Profitant de notre privilège de conteur, nous allons, à notre tour, faire pénétrer le lecteur dans la Irish Grocery.

La porte franchie, nous nous trouvons dans le grand vestibule absolument désert et complètement obscur. Nous faisons quelques pas et nous tournons à gauche dans une des galeries de vente.

Là, tout au bout, il y a une minuscule lampe qui brûle sur un comptoir.

Elle éclaire les premières marches d’un escalier qui descend au sous-sol. À la troisième marche, il y a un grand gaillard, qui sans mot dire, vous tend la main. Il faut y déposer un jeton de métal en forme de croix de Malte. Alors il s’efface et laisse passer le visiteur.

Au bas de l’escalier, il y a une haute tenture : la draperie soulevée, on se trouve dans les sous-sols de la grande épicerie new-yorkaise. C’est une vaste salle, sommairement meublée, mais éclairée par une profusion de lampes électriques.

Tous ceux que nous avons vu entrer sont là, attablés par petits groupes, autour de guéridons. Les hommes boivent et fument, les femmes bavardent.

Cependant, personne dans l’assistance n’élève la voix.

C’est un brouhaha sans éclat. On sait que tous ces gens attendent quelqu’un ou quelque chose.

Les regards se reportent à chaque instant au fond de la salle où s’élève une petite estrade avec une table et trois chaises. Derrière, un grand rideau de velours rouge.

Tout à coup, le rideau s’écarte, et trois hommes paraissent.

L’un est ce bon M. Blumenthal, propriétaire et directeur de l’Irish Grocery : l’aimable Blumenthal, dont raffolent toutes les belles gourmandes de New York. Blumenthal à l’éternel sourire et aux mielleuses paroles.

Mais aujourd’hui, il ne sourit plus, il a l’air terrible, ce bon M. Blumenthal.

L’autre est ce même baron von Hiring que nous avons vu dans un précédent épisode venir gourmander Dixler à Pôle Creek.

Le troisième…, nous allons en parler tout à l’heure.

Tout le monde s’était levé, le silence était maintenant absolu.

M. Blumenthal s’adresse alors à l’homme de l’escalier, qui vient de pénétrer dans la salle, et lui demande d’un ton bref :

– Combien de jetons, Otto ?

– Trente-deux, monsieur le directeur.

– Le compte y est ?

– Exactement.

Puis se penchant vers l’assistance, M. Blumenthal dit avec une certaine emphase :

– Si je vous ai convoqués aujourd’hui, c’est que vous allez avoir l’honneur d’être interrogés par votre chef suprême, le distingué colonel comte de Graditz qui arrive de Berlin.

L’assemblée marque un vif mouvement de curiosité.

Le distingué comte de Graditz n’avait pourtant rien de bien extraordinaire. C’était un petit homme un peu voûté, avec un profil d’oiseau rapace.

Derrière les lunettes d’or brillaient des yeux étrangement fouilleurs.

Il poussa délibérément Blumenthal aussitôt la présentation faite, et s’installa sans façon à sa place. Son préambule jeta un froid dans l’auditoire.

– Je viens de Berlin, j’ai vu Sa Majesté l’empereur et roi. Il n’est pas content de vous.

Sa voix criarde et tranchante, puis la langue allemande qu’il employait n’ajoutaient pas de douceur à son discours.

– On se néglige et tous les jours les rapports qui nous arrivent sont moins clairs, moins abondants, les documents envoyés manquent de précision. Bien plus, il y en a parmi vous qui font preuve de la plus extrême sottise en acceptant comme argent comptant la première bourde venue. Tenez, vous, madame Clara Schlammenschloss, vous nous avez adressé un état de la fabrication métallurgique des usines de Julestong durant le premier semestre 1916 qui est faux d’un bout à l’autre. Approchez, madame Clara Schlammenschloss.

Une grande jeune femme très élégante sortit des rangs et s’avança. Elle était remarquablement jolie.

Les New-Yorkais habitués du music-hall auraient été bien étonnés, s’ils avaient été présents, en reconnaissant sous son vrai nom d’Allemande la délicieuse Mavourita, la danseuse javanaise, qui avait été le bibelot à la mode de la dernière season.

Mme Clara Schlammenschloss essaya d’expliquer que la provenance des documents en question ne pouvait pas lui paraître suspecte, puisque les papiers avaient été soustraits grâce à un habile cambriolage du coffre-fort même du service compétent. Elle ajouta que cette opération lui avait coûté très cher.

– On vous a volé notre argent, dit rudement le colonel qui parut enchanté de sa petite trouvaille.

Il ajouta, pendant que la danseuse javanaise regagnait sa place :

– Vous êtes remplacée comme chef de groupe, vous redevenez simple agent.

Mme Clara Schlammenschloss voulut protester, mais le colonel eut un « assez » si sec que la jeune femme demeura muette.

– C’est comme vous, M. Wagner, et vous, Himmel, vous vous êtes conduits comme des enfants dans l’affaire des mitrailleuses. On vous avait cependant facilité votre tâche. Votre insuffisance va recevoir immédiatement sa récompense. Vous n’êtes plus chefs de groupe.

M. Wagner, un grand roux, et Himmel, un garçon de bar à tête de veau, entamèrent immédiatement leur justification. Mais M. de Graditz n’avait pas de temps à perdre.

– Silence ! fit-il de sa voix glapissante. Les deux hommes se turent.

Chacun subit à son tour l’examen du terrible fonctionnaire. Deux ou trois seulement reçurent des éloges et des félicitations. La plupart des chefs de groupe furent rudement secoués par le représentant de Sa Majesté l’empereur et roi.

Enfin il appela :

– Monsieur le baron Fritz von Dixler. L’ingénieur en chef de la Colorado s’avança.

Il n’avait plus l’air cassant que nous lui connaissons. Il paraissait un tout petit garçon devant le redoutable colonel.

– Auriez-vous l’extrême obligeance de me dire, continua M. de Graditz en affectant un ton de courtoisie qu’il n’avait pas employé jusqu’ici, pourquoi vous avez brusquement cessé les travaux de la nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco.

– Je me suis heurté à des difficultés matérielles absolues.

– Il n’y a pas de difficultés matérielles pour un bon agent allemand, monsieur, répondit Graditz, qui semblait furieux.

– La ville de Las Vegas m’a refusé une vente de terrain qui m’était absolument nécessaire pour poursuivre l’exploitation.

– Parce que vous n’aviez pas pris vos précautions.

– Cependant, mon colonel…

– Il suffit, nous sommes renseignés. Vous avez été roulé comme un écolier dans cette affaire par Hamilton et sa pupille Helen Holmes.

« Vous saviez pourtant l’intérêt que nous avions à mettre peu à peu la main sur tout le réseau ferré américain. Sa Majesté a donc été très mécontente et vous auriez été durement puni si le souvenir de vos réels services passés n’avait pas fait pencher la balance du côté de l’indulgence.

Fritz Dixler s’inclina.

– Je désirerais, Excellence, dit-il en se relevant, vous faire part d’une circonstance…

– Tout à l’heure, tout à l’heure, fit vivement Graditz en levant la main. Je n’ai pas encore fini mon examen semestriel.

Dixler regagna sa place. L’interrogatoire continua.

Maintenant M. de Graditz en finissait avec le dernier chef de groupe. C’était une dame Ranz Schmidt qui dirigeait et surveillait un lot de mercantis qui avaient la spécialité de « faire » les grandes usines. Elle reçut des félicitations.

– Très ingénieuse votre idée d’apporter vos bombes, qui ont fait sauter l’usine de Sand Creek, dans un panier plein de fromages. Sa Majesté a daigné sourire quand je lui ai rapporté le fait.

Mme Ranz Schmidt, une grosse et forte commère moustachue, fit une belle révérence et s’éloigna de l’estrade, gonflée d’orgueil et de joie. À présent, le chef de l’espionnage s’adressait à tout le monde :

– Vous êtes des soldats, proclama-t-il de sa voix grinçante, votre poste est aussi honorable que celui du guerrier qui brave la mort sur les champs de bataille. Vous ne devez avoir qu’une triple pensée : la conquête de l’Amérique, le triomphe de la sainte Allemagne et l’amour de notre grand empereur. Il pense à vous et vous suit de loin. Il applaudit à vos succès et pleure vos morts, car vous avez des martyrs, vous aussi.

Le distingué colonel fit une pause puis reprit, avec encore plus de solennité :

– Mes amis, avant de nous séparer, inclinons-nous devant les tombes encore fraîches de Karl Jolwig, de maître von Spitz, d’Augesius Spid Hans, lynchés ou électrocutés par ces damnés Yankees que le Ciel confonde.

« Élevons nos cœurs, mes amis, et conservons-leur un pieux souvenir dans notre mémoire. Consolons-nous en pensant qu’ils sont maintenant dans la gloire, près de notre vieux Dieu allemand qui donnera la victoire à l’Empire.

– Hoch ! hoch ! hoch ! glapirent une vingtaine de voix.

– Voulez-vous vous taire, doubles têtes de cochons ! Les voix se turent comme par enchantement.

Le distingué colonel reprit alors d’un ton pénétré :

– Dispersez-vous maintenant, mes amis, redoublez de zèle dans votre sainte mission. En mon absence vous trouverez toujours conseil, aide et assistance, chez mon cher Blumenthal, qui, après moi, a pleins pouvoirs pour récompenser ou pour punir.

Le « cher Blumenthal », qui n’avait pas ouvert la bouche pendant toute cette longue séance eut un sourire modeste et serra respectueusement la main que lui tendait le haut fonctionnaire de police.

Maintenant, les élégantes, les grooms, les garçons de bar, les hommes du monde, les chauffeurs d’auto s’en allaient les uns après les autres.

Il ne restait plus dans la salle que le distingué colonel, le cher Blumenthal, le baron von Hiring et Fritz Dixler.

– Vous avez à me parler, mon cher baron ? dit Graditz qui finissait de ranger les notes qui l’avaient aidé dans son interrogatoire.

– Oui, Excellence.

– Alors, venez par ici.

Blumenthal avait soulevé le rideau de velours rouge et ouvrait une porte qui se trouvait derrière.

Le comte de Graditz entra le premier, puis von Hiring et Dixler, et enfin Blumenthal qui regarda soigneusement dans la salle avant de refermer la porte.

Nos quatre personnages se trouvaient maintenant dans une sorte de petit bureau très sommairement meublé. Pour bien marquer la différence qu’il y avait entre lui et ses interlocuteurs, le comte prussien s’installa dans le seul fauteuil et laissa debout ses subordonnés.

– Je vous écoute, dit-il, en tirant un cigare de sa poche et en l’allumant sans façon.

– Excellence, commença Dixler, c’est au sujet de la ligne du Pacific…

– Ah ! ah ! vous n’y avez donc pas tout à fait renoncé.

– J’ai été battu, mais je compte bien prendre ma revanche.

– Vous savez que le jour où la ligne construite tombera entre les mains des agents de la Deutsche Bank, il y aura une belle récompense pour vous.

– Je le sais, Excellence, mais j’en fais surtout une affaire personnelle. J’ai été parfaitement roulé, ainsi que vous avez eu l’obligeance de me le rappeler tout à l’heure, je suis en train à mon tour de rouler Hamilton et ses amis.

– Oh ! oh ! ça devient intéressant. Vous pourriez alors reprendre les travaux.

– Pas du tout, Excellence, je dois avoir trouvé mieux. Je laisse construire par Hamilton sa ligne, puis quand tout est bien fini, je le ruine ainsi que ses actionnaires et je rachète tout le travail pour un morceau de pain.

– Si vous faisiez cela, Dixler, dit le distingué colonel, qui semblait fort intéressé, vous pourriez demander à Sa Majesté tout ce que vous voudriez… Mais ne vous avancez-vous pas un peu beaucoup ?…

– Votre Excellence va en juger.

Fritz Dixler s’approcha alors de la table et soumit au comte de Graditz différents documents qui parurent faire grande impression sur l’agent prussien.

Après une courte conversation à voix basse, il se leva et tendit la main à Dixler.

– Je crois que vous réussirez, mon cher baron, et nul ne le souhaite plus que moi, ajouta-t-il chaleureusement.

Puis, s’adressant à Blumenthal :

– Vous mettrez à la disposition du baron Dixler tous les fonds qu’il vous demandera.

– À vos ordres, Excellence. Dixler s’inclina et prit congé.

Cinq minutes plus tard, il entrait chez Monico et se faisait servir une glace.

CHAPITRE II – La mine d’or

Quinze jours environ avant les événements que nous venons de rapporter, tout le personnel de la mine d’or de Black Mountain, était en grand émoi.

Slim Roë, le chef de chantier, était en train de déjeuner dans sa maison de bois, quand un mineur ouvrit la porte et se laissa tomber sur un siège, avec un juron.

– Qu’est-ce que tu as, Colt ?

– J’ai, monsieur Roë, que voilà une damnée aventure.

– Explique-toi.

– Depuis ce matin, nous ne retrouvons plus le filon. Slim Roë se leva d’un bond.

– On a tâté à droite, à gauche, on a fait sauter des blocs de quartz, et rien, toujours rien, plus une parcelle d’or. La veine est perdue.

– Je vais aller voir cela par moi-même, garçon, fit le chef de chantier, qui, laissant son repas inachevé, suivit le mineur.

En présence du chef de chantier, les expériences recommencèrent.

Slim Roë fit sauter de nouvelles couches du rocher, fit remplir deux wagonnets des débris produits par l’explosion et les fit immédiatement broyer par les moulins à quartz.

L’opération ne donna pas une paillette.

– Diable, diable, murmura-t-il soucieux.

Il ne voulut pourtant pas encore s’avouer vaincu. Il fit prendre les sables rejetés par les pilons et les appareils d’agglomération et les fit passer au « stinée », sur un fond de mercure.

Pas un atome du précieux métal ne se retrouva sur la cuvette.

L’épreuve était concluante.

Il n’y avait plus d’or dans la mine.

Slim Roë envoya aussitôt un homme à cheval à Oceanside, porter la dépêche suivante :

À Monsieur Fritz Dixler, Las Vegas,

Cher Monsieur,

Voulez-vous venir immédiatement à la mine. Le filon a disparu dans les principaux chantiers.

Slim ROË.

Quand Dixler reçut ce télégramme, il fut comme assommé. C’était au lendemain de son échec définitif, alors qu’il avait dû abandonner les travaux de Pôle Creek. Tout l’accablait.

Un instant, il eut l’idée d’abandonner la mission qu’on lui avait confiée, aux États-Unis, et de retourner en Allemagne réclamer son grade de capitaine de la garde et reprendre sa place avec ses camarades qui se battaient pour l’empire.

Mais une minute de réflexion lui fit comprendre toute la folie de son dessein.

Pouvait-il faire ce qu’il voulait ? Avait-il seulement une volonté ? Il n’était rien qu’un esclave dans la main de fer de ses maîtres. Pas autre chose. Il se résigna.

Néanmoins, il fallait agir. Il avait mis presque toute sa fortune personnelle dans la mine de Black Mountain. Si la mine était épuisée, c’était la ruine. En tout cas, il fallait voir.

L’Allemand se fit indiquer un expert à un bureau de renseignements et une demi-heure après il pénétrait dans le bureau de M. Adams.

Il expliqua au professionnel l’objet de sa visite et, comme l’expert était libre toute la journée, il l’emmena immédiatement.

Une heure plus tard, la puissante auto de Dixler roulait sur la route d’Oceanside.

Slim Roë attendait son patron avec la plus vive impatience.

– Ah ! monsieur, quel malheur, dit le brave garçon, aussitôt qu’il l’aperçut.

– Tout n’est peut-être pas perdu ?

– Je crois bien que si, monsieur !

– En tout cas, M. Adams que j’amène va tirer la chose au clair. Conduisez-nous aux chantiers.

M. Adams recommença toutes les expériences déjà faites par Slim Roë et se livra à un examen microscopique le plus sérieux et après une demi-journée de travail, il déclara à Dixler, désespéré :

– Je doute qu’il soit possible de retrouver le filon.

Dixler eut un geste violent et sortit de la mine, s’éloignant à grands pas.

Son dernier espoir s’écroulait.

Qu’allait-il faire, maintenant ?

Il se laissa tomber sur un rocher et réfléchit douloureusement. Et une succession rapide d’images, toute sa vie, repassa devant ses yeux.

Il se voyait enfant, jouant insouciant dans un grand château de Westphalie, puis jeune homme, entrant à l’école des Cadets. Comme il était alors heureux et insouciant ! Les belles années ! Les succès à ses examens, les compliments de ses chefs et de ses maîtres lui faisaient espérer un avenir magnifique, ce qui le gonflait d’orgueil.

Oh ! la joie de porter le glorieux uniforme prussien, de faire sonner son sabre sur les pavés de la ville, de sentir qu’il appartenait à une caste spéciale et dominatrice à laquelle tout était permis.

Il était beau, il était jeune, il était riche, il avait la faveur du maître… nul espoir ne lui était défendu. C’était le bon temps.

Alors, les mauvaises années étaient venues.

Son père, le comte Dixler se lançait, comme bien des gentilshommes allemands, dans des spéculations folles qui le menaient, après bien des luttes, à la ruine.

Oh ! ce jour sinistre où, sur une dépêche de sa mère, il était revenu en hâte à Potsdam :

Ton père très souffrant. Viens vite.

Tatiana von DIXLER.

Il avait pénétré dans le vieux château, par un sombre après-midi de décembre. Le ciel déjà semblait porter le deuil. Les serviteurs le saluaient en se détournant, il était monté jusqu’à la chambre de son père, et là, il avait vu un cadavre sur le grand lit seigneurial et, écroulée sur le tapis, près de la couche funèbre, sa chère mère qui sanglotait.

Tout était fini.

Bientôt, il apprenait l’horrible drame.

Le comte de Dixler n’était pas seulement ruiné, quand la catastrophe s’était produite. Dans un coup de folie, voyant tout s’effondrer autour de lui, il avait signé de fausses traites et le jour de l’échéance, dans l’impossibilité de payer, il s’était fait misérablement sauter la cervelle.

L’affaire avait fait un bruit énorme, et le scandale avait été si grand qu’on avait fait comprendre au jeune homme qu’il lui fallait quitter l’armée.

Après avoir obtenu sa mise en disponibilité, la douleur du jeune homme avait été si rude qu’il avait pensé, un instant, à imiter le geste honteux de son père.

Mais la pensée de sa mère, qu’il laisserait ainsi atrocement seule, l’avait sauvé du suicide.

Un devoir maintenant s’imposait. Il fallait faire vivre la comtesse de Dixler.

Le jeune officier chercha un emploi.

Comme il n’avait pas de métier, que toutes ses connaissances se bornaient à une éducation strictement militaire, il ne trouva rien.

C’était maintenant la misère.

Un soir, où, échoué mélancoliquement dans une brasserie de la Südenstrasse, à Berlin, il pensait à s’expatrier, on lui avait vaguement parlé d’un emploi en Afrique, il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule.

Il se retourna vivement.

Devant lui, souriait un grand jeune homme pâle, à la moustache rare, le monocle à l’œil et qui était vêtu fort élégamment.

– Comment ça va, Dixler ?…

Fritz eut, en reconnaissant celui qui lui parlait, un geste de recul. Comment ! Eitel von Garching, cet ancien officier aux gardes, chassé de l’armée pour avoir triché au jeu, avait l’aplomb de lui tendre la main.

Puis, il songea à ce qu’il était lui-même devenu, il courba la tête et répondit à voix basse :

– Bonjour, Garching.

– Ma foi, mon vieux, fit l’ancien officier en s’asseyant sans façon à sa table, tu ne m’as pas l’air bien brillant ; à propos… on m’a appris que tu as demandé un congé illimité.

Le jeune homme rougit. Il répondit en balbutiant :

– Oui ! j’ai dû pour quelque temps… des raisons de famille… Eitel von Garching éclata d’un rire bruyant.

– Oui, oui, vieux renard, je connais toute l’histoire : le papa a fait des bêtises… mais ce n’est pas une raison pour un joli garçon comme toi de rester dans l’embarras.

– J’ai cherché partout quelque chose à faire.

– Et tu n’as rien trouvé ?

– Rien.

– Il fallait s’adresser aux vieux amis ?

Dixler eut un haut-le-cœur en se voyant traité avec cette familiarité protectrice par cet individu taré que personne de propre ne saluait plus.

Mais sa détresse était si grande qu’il fit taire son amour-propre et demanda :

– Tu as quelque chose à me proposer ?

– Peut-être !

– Alors, ne me fais pas attendre, car je suis à bout.

– Une seconde, cependant…

Et tapant avec son stick sur la lourde table de bois, Eitel appela la fille.

Une robuste marronne, les joues luisantes comme des pommes, le corsage largement échancré, se présenta aussitôt :

– Vous désirez ? Excellence.

– Du champagne.

– À six, sept ou huit marks ?

– Le meilleur.

– C’est trente marks.

– Ça m’est égal.

Le champagne, une fois pétillant dans les verres, Garching mit les coudes sur la table et se penchant vers Dixler, il lui dit, les yeux dans les yeux :

– Causons.

– Je t’écoute.

– Tu veux gagner de l’argent ?

– Je veux empêcher ma mère de mourir de faim.

– Ce sentiment t’honore, ricana Eitel, et prouve que tu es fils, mais il faut aussi penser à soi. Maintenant une simple question…

– Parle.

– Es-tu disposé à tout accepter ?

Le jeune homme hésita une seconde puis, en fermant les yeux, il répondit sourdement :

– Tout.

– Bien. Alors tu n’auras qu’à venir demain à l’hôtel d’Angleterre, à dix heures, et je te présenterai à des gens qui sauront t’employer et qui récompenseront généreusement ton travail.

– En quoi consistera-t-il ?

– Que t’importe, puisque tu es disposé à tout faire.

– Je ne ferai rien contre l’honneur.

– Bah ! bah ! bagatelle… grands mots, viande creuse, l’honneur !… tu en reviendras.

– Non, non, fit violemment Dixler en se raidissant, je ne sais pas où tu m’entraînes. Décidément, je ne peux pas ; mets que je n’ai rien dit.

– Nigaud, reprit l’ancien officier en saisissant le poignet de son camarade… Connais-tu le septième bureau ?

– Le septième bureau…, certainement, le service d’espionnage !

– C’est bien cela.

– Alors ?

– C’est là où je te conduirai demain matin.

Dixler sentit un flot de sang qui lui montait à la face. Il se leva brusquement.

– Non… ça, jamais ! Garching le força à se rasseoir.

– Pardon, mon cher, dit-il d’un air pincé, mais je voudrais bien savoir ce que tu trouves de déshonorant à servir ton pays.

– Pas comme ça…

– On le sert comme on peut. Je dépends cependant, moi qui te parle, du septième bureau, et je m’en trouve bien, à tout point de vue. Je suis sûr que si tu veux, demain, avec moi, voir le général de Zorm, tu seras accepté d’emblée et pourvu d’un emploi intéressant. Tu parles l’anglais ?…

– Et le français.

– C’est à merveille. À présent ne parlons plus d’affaires sérieuses, buvons et réjouissons-nous… Gaudeamus igitur !…

En le quittant à trois heures du matin, Eitel von Garching dit à Fritz von Dixler :

– Il reste encore assez de nuit pour porter conseil. Réfléchis. Bonsoir.

Et le lendemain matin, conduit par l’ex-officier, le jeune baron franchissait le seuil redouté du septième bureau.

Quand il sortit, deux heures après, l’immense armée de l’espionnage allemand, à travers le monde, comptait un soldat de plus.

Et depuis, Dixler avait continué son infâme métier.

Jusqu’ici, il avait été toujours très heureux dans les différentes missions dont il avait été chargé, mais depuis l’affaire du chemin de fer du Pacifique, la chance semblait avoir tourné.

Déjà il était regardé en haut lieu d’un moins bon œil. Il se rappelait avec dépit la visite du baron von Hiring à Pôle Creek. Maintenant c’était cette affaire de mine qui venait l’accabler. Où allait-il ? Qu’allait-il devenir ?

Tout à coup, il redressa le front, un mauvais sourire retroussa sa lèvre, ses yeux brillaient d’une joie perverse…

– Oui, oui, c’est cela… Quel coup magnifique ! Ah ! si l’idée pouvait réussir… pourquoi pas après tout ?

Il dressa sa haute taille et fit signe à Adams, l’expert, qui sortait des chantiers.

Quand ce dernier l’eut rejoint :

– Décidément, fit-il, vous croyez qu’il n’y a qu’à abandonner la mine.

– Ma foi, monsieur, répondit Adams, ce serait le plus sage, vous connaissez ces histoires-là aussi bien que moi. C’est un coup de loterie ; vous pourriez aussi bien retrouver le filon, que dépenser un million de dollars à des recherches inutiles… Dans votre intérêt, je vous conseille de tout laisser là et de ne pas enterrer ici votre argent.

– Vraiment, vous pensez que la mine ne vaut plus rien.

– C’est mon avis. Dixler se mit à rire.

– Eh bien, moi, je vous dis que la mine vaut toujours trois millions de dollars.

– C’est de la folie !

– Écoutez-moi bien. J’ai en vue un gros acheteur. Personne ne connaît encore le malheur qui vient de nous arriver. Seuls, sont au courant, vous, moi, mon chef de chantier et quelques mineurs qu’on peut éloigner. Je suis sûr de Slim Roë comme de moi-même. Reste donc…

– Moi, dit nettement l’expert, qui commençait à comprendre. Les deux hommes se regardèrent bien dans les yeux.

– Combien ? interrogea Adams.

– Cinq mille dollars.

– Non, cinquante mille.

– Je ne marche pas.

– Alors, rien de fait.

– Coupons la poire en deux. Je vous offre vingt mille.

– Vingt-cinq…

– Vingt-cinq mille dollars, soit.

– Je vais vous rédiger un petit rapport magnifique où j’affirmerai que Black Mountain est aussi riche qu’Allison Ranch, de fabuleuse mémoire.

– À merveille.

– Seulement, il faut se méfier. Notre acheteur ne se contentera pas seulement de mon contrôle, il tiendra à soumettre le minerai à l’expertise de l’un de mes confrères.

– C’est vrai, diable !

– Ne vous désolez pas. Donnez-moi, outre Slim Roë, deux hommes sûrs, et ne vous inquiétez pas du reste.

– Qu’allez-vous faire ?

– Nous allons truquer la mine, mon cher monsieur, et de telle façon que le plus malin n’y verra… que de l’or.

Dixler se mit à rire.

– Vous êtes un joyeux compagnon, dit-il à Adams, en lui serrant vigoureusement la main, et je suis content de m’être adressé à vous.

– Deux hommes intelligents s’entendent toujours, conclut finalement l’aimable gredin.

Deux heures plus tard, on aurait pu voir M. Adams et ses acolytes se livrer dans les galeries de la mine à un étrange travail.

Des mains adroites glissaient de la poudre d’or dans les fissures du roc ou tiraient sur les blocs de quartz des coups de fusil chargé de poudre d’or au lieu de plomb ; en un mot, comme l’avait si bien dit l’expert, on truquait la mine stérile de la plus ingénieuse façon du monde.

L’acheteur pouvait venir. On avait même pris la précaution de faire charger un wagon de sacs de minerai, premier titre, provenant de la production de la dernière semaine.

CHAPITRE III – Propositions

Ce matin-là pour fêter l’achèvement du cinquantième mille de la voie de la Central Trust Railway, M. Hamilton avait invité Helen et Storm à déjeuner.

Le repas avait été fort gai. Hamilton, débarrassé de Dixler et de la concurrence de la Colorado, voyait maintenant l’avenir en rose.

– Ma foi, petite, disait le directeur de la Central, que la veine nous favorise encore un peu et vous serez une riche héritière.

– Et je verrai à nouveau papillonner autour de moi l’essaim des coureurs de dot, dit gaiement Helen.

– C’est que vous allez être un bon parti…

George était devenu tout pâle et sa fourchette était retombée sur son assiette.

– Qu’est-ce que vous avez, Storm, demanda malicieusement M. Hamilton au mécanicien, une migraine, un mal de dents, une syncope ?…

– Rien… monsieur… rien, je vous assure, balbutiait le pauvre garçon qui regardait Helen avec des larmes dans les yeux.

L’orpheline lui prit la main. Tendrement, elle lui dit :

– Vous êtes une grosse bête, George. Depuis que nous nous voyons presque quotidiennement, n’avez-vous donc pas appris à me mieux connaître ?

« Vous devriez savoir que Helen Holmes reste toujours à ses amis et à ses affections.

– Là, vous voilà rassuré, dit en riant encore Hamilton. Prenez un petit coup de claret pour vous remettre tout à fait.

À ce moment, un bruit de dispute parvint jusqu’aux oreilles de nos amis.

Comme le repas avait lieu sous la tente qui servait d’appartement à Hamilton durant le séjour à Last Chance, on entendait parfaitement ce qui se disait au-dehors.

– C’est pressé, que je te dis.

– On ne dérange pas le directeur pendant qu’il mange.

– Vas-tu me laisser passer, oui ou non ?

– Encore une fois, file, ou tu vas voir ce que tu vas prendre sur ton museau.

– De quoi, monsieur veut faire le malin ?

– J’en ai dressé de plus durs que toi.

– Eh bien ! Lamb ! cria Hamilton, qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ?

– C’est, monsieur, dit en entrant Lamb, le domestique du directeur, un imbécile qui veut à tout prix parler à monsieur…

L’imbécile était entré en tendant une lettre à Hamilton.

– Il y a une réponse ? demanda celui-ci.

– Je le pense, monsieur.

– Bien, attendez dehors. Je vous appellerai tout à l’heure. L’homme sortit.

Hamilton décacheta la missive et lut d’abord tout bas. Un vif étonnement se peignait sur son visage.

– Écoutez cela, mes enfants, dit-il enfin… J’étais bien à cent lieues de m’attendre…

Et il lut à haute voix :

Cher monsieur Hamilton,

Ma mine de Black Mountain n’était intéressante pour moi que si je pouvais amener à proximité un chemin de fer d’exploitation. Vous savez mieux qu’un autre que je ne puis conserver cet espoir. Je viens donc tout simplement vous proposer l’achat de Black Mountain. La mine conviendrait parfaitement à une société comme la vôtre.

Votre dévoué,

F. DIXLER.

– Qu’est-ce que vous allez faire, vieux Ham ? demanda curieusement Helen.

– Ma foi, la mine a toujours eu bon rendement. Si le prix est raisonnable, nous pourrions être acquéreurs.

– Ne croyez-vous pas à quelque piège.

– Vous perdez la tête, ma chère enfant. Dixler me propose une affaire que j’examinerai. C’est à moi d’accepter ou de refuser.

– Il nous a déjà fait tant de mal !

– Bah ! il luttait pour sa compagnie. Maintenant qu’il a définitivement perdu la partie, il n’a plus aucune raison de chercher à nous nuire.

– C’est un méchant homme ! dit violemment Storm, un sale Allemand. Je le déteste !

– Oh ! vous, George, vous n’avez pas voix au chapitre, parce que vous manquez d’impartialité. Vous vous rappelez toujours que Dixler, autrefois, flirtait avec Helen.

– Un flirt à coups de bouteille, dit en riant la jeune fille.

– J’aurai sa peau, gronda Storm, en grinçant des dents.

– En attendant, je vais tâcher d’avoir sa mine à de bonnes conditions… Eh ! Lamb, fais entrer le porteur.

L’homme de Dixler entra aussitôt.

– Dis à M. Dixler que je serai, demain, aux chantiers de Black Mountain, à midi.

– Bien, monsieur.

Le courrier salua et sortit.

– Vous ne savez pas, vieux Ham, fit Helen, ce que vous feriez si vous étiez gentil, bien gentil, très gentil ?

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Vous laisseriez votre petite Helen vous accompagner, demain.

– À Black Mountain ?

– Oui.

– Vous savez que c’est un affreux pays.

– Ça m’est égal. Je n’ai jamais vu de mine d’or.

– Ma foi, si ça vous amuse…

– Ah ! merci. Pour votre récompense…

Helen se leva et embrassa son tuteur sur les deux joues. Storm ne disait mot, dans son coin.

– Qu’est-ce que vous avez à faire une tête pareille ? lui demanda brusquement la jeune fille.

– Je n’ai rien, mademoiselle.

– Oh ! oh ! il paraît que nous sommes fâchés.

– Je vous demande pardon, Helen, fit Storm en se levant, mais il faut que j’aille voir ma machine.

– Fi ! le vilain boudeur, dit Helen, en lui barrant le passage. J’ai horreur, vous le savez pourtant, des mauvais caractères. Et pour votre punition, vous m’accompagnerez demain à Black Mountain.

– Vrai ! vrai ! s’écria le mécanicien, dont le franc visage s’éclaira.

– Pardon, pardon, protesta Hamilton, mais il me semble qu’on ne me demande pas mon avis.

– Vous, vieux Ham, dit en riant Helen, vous savez bien que c’est inutile, puisque vous faites toujours mes volontés.

CHAPITRE IV – Le contrat

Depuis le retour de son courrier à Black Mountain, Dixler ne vivait plus. Hamilton avait bien répondu qu’il viendrait à la mine, mais cela ne voulait pas dire qu’il acceptait les propositions de l’ingénieur. Ne se dédirait-il pas au dernier moment ? Une indiscrétion ne serait-elle pas commise ? Il suffirait d’un rien pour faire écrouler son beau projet.

L’Allemand le savait bien. C’était sa dernière carte à jouer. Il n’ignorait pas que le gouvernement impérial n’était pas tendre pour les maladresses et les malchanceux. Encore un accident et il serait brisé comme verre. Aussi, dès le matin, Dixler épiait-il avec anxiété l’arrivée du directeur de la Central Trust et quand, au fond de la rocheuse vallée, il aperçut enfin l’auto toute petite, dans le formidable paysage, il eut un soupir de soulagement.

Quand la voiture fut plus près, il put distinguer les occupants ; en reconnaissant Helen au volant, il eut un sourire satisfait, mais quand il eut aperçu Storm, il fit un geste de contrariété.

– Que vient-il encore faire ici, ce damné garçon, grommela-t-il ; je le trouve toujours sur ma route. Que n’a-t-il sauté avec les wagons dans le train d’explosifs ?

Il ajouta avec une expression de férocité qui bouleversait son visage :

– S’il me gêne trop, il faudra bien qu’il disparaisse.

Quand l’auto stoppa devant les chantiers, Dixler avait retrouvé le plus admirable des sourires. Il eut un mot cordial pour Hamilton, un compliment galant pour Helen, mais il tourna presque le dos à Storm, qui ne s’en formalisa pas le moins du monde.

L’Allemand voulait offrir des rafraîchissements à ses hôtes, mais Hamilton avait hâte de voir la mine.

Dixler se rendit immédiatement à son désir et la visite de Black Mountain commença.

Tout avait été admirablement mis en scène par Adams et Slim Roë, rien d’anormal ne pouvait se remarquer dans les galeries. Les chantiers présentaient leur animation accoutumée.

– Vous avez un rendement de cent dollars d’or à la tonne, n’est-ce pas ? demanda Hamilton, tout en faisant sa visite avec la plus scrupuleuse attention.

– Vous êtes admirablement renseigné, répondit Dixler. Nous faisons entre quatre-vingt-dix et cent dix.

– C’est très joli. Mais bien que je sois à peu près sûr de ne pas me tromper, je vous demanderai de prélever quelques échantillons de quartz pour les soumettre à l’analyse.

– C’est trop juste.

Puis se tournant vers le chef des travaux qui suivait à quelque distance, il appela :

– Slim !

– Monsieur ? fit le contremaître en s’avançant.

– M. Hamilton voudrait des échantillons de minerai, donnez un coup de mine.

– Bien, Monsieur.

Comme Dixler s’attendait à la demande du président de la Central Trust, tout était soigneusement préparé depuis la veille.

On fit semblant de creuser un fourneau et de préparer un cordon, et bientôt Slim s’avança sur le groupe des visiteurs.

– Si vous voulez bien vous écarter un peu. Monsieur et mademoiselle, le coup va partir.

Chacun s’éloigna d’une centaine de mètres de la galerie minée, et l’on attendit.

Bientôt une sourde détonation retentit, on vit des morceaux de quartz se désagréger, des quartiers de rocs s’écrouler les uns sur les autres.

Tout le monde, quand la fumée fut un peu dissipée, accourut sur le lieu de l’explosion.

Hamilton se baissa et ramassa quelques débris de la roche effritée.

Il les considéra avec attention.

Helen suivait son examen avec le plus vif intérêt.

Tout à coup, elle s’écria :

– Oh ! là !… regardez, vieux Ham, comme cela brille !

– C’est de l’or, ma petite.

– Et tenez, là encore, et là… deux, trois, six paillettes ! Son visage exprimait la plus vive satisfaction.

Sans se douter qu’à ce moment, Storm l’épiait, Dixler eut un sourire de triomphe.

Le bon Hamilton pouvait se réjouir. Comme on avait fait sauter la partie de la galerie saturée de poudre d’or par les soins diligents de M. Adams, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que les échantillons prélevés fussent d’une aussi fabuleuse richesse.

– Ma foi, dit enfin Hamilton, je vais me laisser tenter peut-être.

– Alors vous êtes acheteur ? dit Dixler, peut-être plus vivement qu’il n’aurait fallu.

– J’ai dit peut-être, répondit le tuteur de Helen. Je vais d’abord faire examiner ces échantillons, quand j’aurai la réponse de l’expert, je me déciderai.

– Je suis certain du résultat de votre enquête.

– Et puis, ce n’est pas tout.

– Qu’y a-t-il encore ? fit Dixler, inquiet.

– Quel est votre prix ?

– Trois millions de dollars.

– Alors rien de fait.

– Cependant, c’est une bonne affaire !

– Pas à ce prix-là.

– Vous n’allez pourtant pas m’étrangler parce que je suis forcé grâce à vous de me débarrasser de ma mine.

– Mon cher monsieur Dixler, dit gravement Hamilton en regardant l’Allemand bien dans les yeux, je n’ai jamais étranglé personne en affaires. Ce n’est pas ma manière. Seulement je défends mon argent et l’argent de mes actionnaires, ce qui est mon droit et mon devoir.

– Alors, qu’est-ce que vous offrez ?

– Deux millions de dollars.

– Impossible.

– Pas un sou de plus. Mais je veux bien vous consentir dans les bénéfices de l’exploitation une part que nous fixerons.

Dixler, qui savait mieux qu’un autre que la mine était à jamais ruinée, fit la grimace.

D’autre part, il ne commettrait pas la folie de refuser les propositions de Hamilton. C’était deux millions de dollars qui tombaient dans sa caisse, alors que la veille il pouvait se croire sur la paille. Il se débattit pour la forme.

– Mais c’est épouvantable ! Savez-vous ce que j’ai payé Black Mountain, il y a trois ans ?

– Je ne veux pas le savoir. Vous l’avez payé le prix qui vous a convenu, moi je l’achète le prix qui me plaît.

« D’ailleurs, je vous le répète, tout ce que nous disons en ce moment et rien c’est la même chose, tant que je n’aurai pas eu l’avis de l’expert.

– Je vous affirme qu’il sera favorable.

– Je le souhaite. Voici donc ce que nous allons faire. Vous allez venir avec moi à Las Vegas. L’examen aura lieu en votre présence et si le résultat est bon, nous traiterons immédiatement.

– À deux millions ?

– À deux millions.

– Je vous le répète… vous me dépouillez. Tenez, regardez cette pile de sacs, répéta Dixler, ils sont pleins de minerai au premier titre : ils partiront quand on voudra pour aller chez le fondeur.

« Eh bien, cet ordre est compris dans le contrat.

– Tant mieux, dit en riant Hamilton, je ferai peut-être une moins mauvaise affaire que je n’aurais cru.

Dixler prit une mine désespérée.

– Allons, dit Helen en riant, ne soyez pas aussi mélancolique, mon cher monsieur Dixler, vous me donneriez envie de pleurer.

– Ayez le sourire, que diable, reprit Hamilton, vous serez peut-être deux fois millionnaire ce soir.

– Oh ! je n’ai pas encore accepté votre prix ; fit Dixler, en ayant l’air de se rebiffer.

– Bah ! bah ! vous y viendrez, il n’y a rien pour adoucir le caractère qu’à changer les idées contre un beau petit chèque bien en règle qui aura sept chiffres au coin.

Une demi-heure après les deux hommes partaient en auto pour Las Vegas.

Il avait été décidé que Helen et George resteraient à la mine pendant le court voyage de Hamilton et de Dixler.

De toute façon, le président de la Central Trust devrait, le soir venu, chercher la pupille et le mécanicien.

Quand ils furent seuls, Helen dit à George :

– Je ne m’attendais pas à trouver à Black Mountain des figures de connaissance.

– De qui voulez-vous parler ?

– Vous vous souvenez de Bill et de Dock, ces deux bandits à la solde de Dixler.

– Oui, eh bien ?

– Ils sont ici.

– Pas possible !

– Retournez-vous sans affectation et examinez un peu les deux hommes qui sont actuellement assis sur les sacs de minerai. Vous me direz, si je me trompe ?

– Ce sont eux, murmura George, après avoir porté ses regards du côté que Helen venait de lui indiquer. Que manigancent ces deux gredins… J’ai bien envie d’aller le leur demander. Aussi bien, j’ai un vieux compte à régler avec eux.

– George ! George ! s’écria Helen en se cramponnant à la veste du mécanicien, vous n’allez pas faire de bêtises… n’est-ce pas ?

– Quand je pense que ces crapules ont osé porter la main sur vous !

– Laissez donc. Tout cela se passait durant la bataille. « Maintenant que la paix est faite, n’y pensons plus.

– J’y pense toujours, moi, dit Storm d’un ton menaçant, et j’y penserai longtemps.

Si Helen avait pu entendre la conversation des deux chenapans, elle aurait été immédiatement édifiée.

– Alors, qu’est-ce que tu en penses ? disait Bill.

– Je pense qu’on risque gros.

– Qui ne risque rien, n’a rien.

– Mais Dixler, qu’est-ce qu’il dira ?

– Dixler se moque pas mal de ce que nous pouvons faire.

« S’il a réussi son coup avec Hamilton, il n’en demandera pas plus.

– Pour combien crois-tu qu’il y a dans les sacs ?

– Au bas mot, pour trois mille dollars.

– C’est gentil.

– Allons, tu marches, oui ou non ?

– Je marche.

– Tu as une auto ?

– J’emprunterai celle de Slim.

– Bien, maintenant séparons-nous. Nous nous retrouverons dans une heure, pendant le déjeuner des hommes.

– Entendu.

– Ah ! encore quelque chose. Qui est-ce qui garde le wagon ?

– Batchelor et Carrey.

– Bon ! deux gourdes, ça va bien. À tout à l’heure.

CHAPITRE V – Un combat à toute vapeur

Batchelor et Carrey étaient en train de décharger les sacs de minerai qu’ils avaient amenés dans une carriole attelée de deux solides chevaux du Texas, sans se presser, en bons ouvriers qui savent qu’on ne doit pas « s’en faire », ils transportaient les sacs de la voiture au wagon, avec une sage lenteur.

Quand le dernier sac fut bien rangé dans le fourgon, Batchelor dit à Carrey :

– Dis donc ! Carrey, si on allait jusqu’à la cantine boire un coup.

– Ça ! c’est une jolie idée, Batchelor, car il fait un damné soleil. Puis l’homme ajouta, en se grattant la tête.

– Mais qui est-ce qui va garder le wagon pendant que nous ne serons pas là ?

– Il se gardera bien tout seul.

– Il ne s’envolera pas ?

– On le volerait plutôt… « Mais qui, imbécile ?

– Ça, c’est bien vrai. Allons !

Les deux mineurs n’allèrent pas loin, bousculés, assommés de coups de poings, ils s’écroulèrent sur la voie.

Quand ils voulurent se relever, deux revolvers étaient braqués sur eux, et c’étaient Bill et Dock qui les tenaient en joue.

Affolés, Batchelor et Carrey n’avaient pas encore eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, qu’ils étaient soigneusement liés par les deux bandits, qui, après s’être assurés de la solidité des cordes qui garrottaient leurs victimes, ne s’en occupèrent plus et commencèrent à enlever du wagon les sacs, et à les porter dans l’auto amenée à quelque distance.

Cependant Batchelor, en se tortillant, avait pu se traîner à côté de Carrey.

– Dis-donc, vieux, murmura-t-il à son oreille, voilà un sale coup.

– Sans compter qu’on dira que nous sommes complices.

– Écoute un peu, voir, tu as de bonnes dents ?…

– Pas mauvaises ! merci.

– Eh bien ! tâche de te glisser derrière mon dos et ronge la corde qui me serre les poignets ; une fois libre, je prends ma carabine dans le fourgon, et je fais payer cher la petite plaisanterie de tout à l’heure aux deux lascars qui nous ont surpris.

– Ça, c’est une idée, Batchelor. Attends, on va essayer.

Bientôt Carrey put se glisser derrière le dos de son camarade et commença à entamer à coups de dents les liens qui tenaient Batchelor prisonnier.

Dock en était à son vingtième sac, quand une balle lui enleva son chapeau, presque en même temps un coup de feu claquait tout proche.

Bill, qui était de l’autre côté de l’auto, poussa un cri de rage.

– Gare à toi ! Dock, voilà notre imbécile détaché. Une seconde balle vint frapper les toiles de la voiture.

C’était Batchelor qui, aussitôt libre, avait commencé le feu contre ses agresseurs.

Mais maintenant Bill et Dock ripostaient à coups de revolver, et bientôt Batchelor s’aperçut qu’il n’avait plus de cartouches.

– Tu ne vas donc pas me détacher, hurlait Carrey qui se tortillait toujours sur les rails.

– Ah ! mon pauvre homme, j’ai bien autre chose à faire, gémissait Batchelor, qui détalait à toute vitesse, poursuivi par Bill et Dock, qui continuaient à tirer.

Mais les bandits n’allèrent pas bien loin.

– Dis donc, vieux, tu n’as pas l’intention de courir comme ça jusqu’au camp ? dit Bill.

– Tu parles…

– Alors, détalons… d’autant plus que voilà le train de ravitaillement qui s’amène.

Dans le lointain, en effet, on entendait un halètement sourd, et un panache de fumée noire se dressait sur le ciel.

– Nous allons être pincés pour sûr.

– Oh ! toi, tu trembles toujours. Avec un peu de sang-froid nous nous en tirerons. Mais commençons par enlever cette brute de Carrey que les employés du train vont découvrir en arrivant.

Les deux complices empoignèrent brutalement Carrey, plus mort que vif, et le déposèrent sans douceur, derrière une petite dépression de terrain.

– Maintenant, causons, dit Bill.

– Qu’est-ce que nous allons faire ? Il ne faudrait tout de même pas perdre notre minerai d’or.

– Je n’en ai pas plus envie que toi, et justement il me vient une idée.

– Parle !

– Si on pouvait glisser notre wagon dans la rame du train de ravitaillement qui va repartir, nous grimperions dans le fourgon, nous jetterions les sacs à contre-voie et, à la nuit, nous viendrions les chercher avec l’auto.

– Bill, fit Dock avec admiration, tu es un homme épatant.

– Ça te va ?

– Je te crois.

– Alors, à l’œuvre.

*

* *

George et Helen venaient de sortir ensemble. Ils avaient partagé le frugal repas des ouvriers à la cantine, et Helen, tout en marchant, mordait à belles dents dans une de ces belles pommes de Californie qui sont d’un parfum si pénétrant, quand elle aperçut Batchelor qui accourait en criant.

– C’est à nous qu’on en veut, je crois ?

– Probablement, répondit George en riant, puisque nous sommes actuellement les seuls êtres humains en vue.

– Regardez ! regardez ! hurlait Batchelor, qui était maintenant tout près.

– Quoi ! qu’est-ce que vous voulez… qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis que les bandits filent avec le wagon aux minerais qu’ils ont accroché au train. Regardez… ah ! les crapules.

Le train de ravitaillement commençait en effet à démarrer, sa vitesse augmentait insensiblement.

– Mais, bon Dieu ! expliquez-vous, dit George en secouant rudement Batchelor par le bras.

En quelques mots haletants, l’homme mit au courant les jeunes gens de ce qui venait de se passer.

Helen, nous le savons, était une femme de résolutions promptes.

– Vite, vite, George, il faut rattraper le train.

– Mais, comment ?

– Nous trouverons bien une auto.

– Je ne pense pas, dit Batchelor.

Helen, serrant les poings, regardait le train qui s’enfonçait vers l’horizon.

Tout à coup, ses regards se portèrent sur la carriole de Batchelor, toujours attelée de ses deux chevaux.

– Voilà notre affaire, Storm, avec la voiture et en coupant au court, nous rejoindrons le train. Mais il n’y a pas une seconde à perdre.

Quelques instants après, les deux chevaux, lancés à toute allure, filaient à fond de train à travers la plaine.

Storm, debout, conduisait.

Helen, penchée et cramponnée à la paroi, excitait les animaux de la voix.

*

* *

Bill et Dock, accroupis sur les sacs d’or, se félicitaient du succès de leur ruse.

– Je crois qu’il est temps de mettre dehors nos petits ballots, dit Bill.

– Allons-y.

Les deux bandits ouvrirent la glissière.

Dock balançait un premier sac pour le lancer sur la voie.

Il se rejeta en arrière avec un cri.

– Qu’est-ce que tu as ?

– Regarde. Bill se pencha.

– La damnée fille, hurla-t-il, c’est encore elle !

En effet, la carriole lancée à toute vitesse, suivait maintenant le train qui allait à petite allure.

– Tant pis, fit Bill en ajustant son revolver. Cette fois-ci elle y passera.

Dock lui empoigna la main.

– Tu n’es pas fou… nous sommes pincés c’est sûr… alors comme voleurs, c’est la prison… comme meurtriers, c’est la mort ! Très peu pour le fauteuil électrique.

En grommelant, Bill remit son revolver à sa ceinture.

*

* *

Grâce aux innombrables lacets que faisait la voie, les chevaux, fouettés à tour de bras, avaient pu rejoindre le train.

– Serrez le convoi le plus possible, disait Helen.

– Vous n’allez pas sauter.

– Si.

– C’est de la folie.

– Obéissez.

Les roues de la carriole frôlaient les roues du wagon.

Helen prit son élan et bondit sur le marchepied. De là, s’aidant de la main, elle grimpa sur le toit.

Mais Bill avait tout vu.

Cette fois Dock ne put le retenir. Fou de rage, il tirait comme un dément sur Storm et la voiture.

George ramassa la carabine de Carrey qui se trouvait au fond du véhicule, et ripostait de son mieux.

– Tonnerre de Dieu ! hurlait Bill, la petite est dans le train, ils vont nous avoir.

– Il faut l’empêcher d’aller prévenir le conducteur, dit Dock.

– Tu as raison, en haut nous aussi.

– Dépêchons.

Un instant après ils étaient à leur tour sur le toit du fourgon.

George se désespérait de savoir Helen seule en présence des bandits. Tout à coup il aperçut au fond de la voiture la fourragère qui servait à corder les ballots sur la voiture.

Il s’en empara, fit un nœud coulant à l’une des extrémités et lança un lasso d’un nouveau genre sur le toit du wagon contre lequel il courait.

Le nœud s’enroula autour de la prise d’air.

Sentant la corde se raidir, Storm n’hésita pas, il lâcha la voiture et, s’aidant du filin, grimpa sur le wagon.

Il n’avait pas fait trois pas en chancelant sur l’étroite plate-forme qu’il se heurtait à Bill qui, l’assommant d’un coup de poing, le renversait inanimé.

Mais Helen n’avait pas perdu de temps. Elle revenait avec les deux conducteurs du train qu’elle avait prévenus.

Bravement, les deux hommes la suivirent.

Mais Bill et Dock, braquant leur revolver sur les nouveaux venus, les forçaient bientôt à mettre les mains en l’air.

Cependant Helen ne perdait pas courage. Sournoisement son pied cherchait la cheville de Dock. Au moment où elle le frôlait, elle donna à l’homme un violent croc-en-jambe et il s’abattit sur le plancher. Profitant de l’incident, les deux agents s’élancèrent sur Bill qui, lui, dans la bagarre, perdit son revolver.

Le combat s’engagea furieux entre les quatre hommes.

Mais Helen ne pensait qu’à son pauvre George. De wagon en wagon, elle put le rejoindre.

Au moment où elle lui soulevait la tête, Storm ouvrit les yeux.

– Rien de cassé, George ?

– Rien, Helen.

– Alors, tâchez de vous remettre le plus vite possible, moi je vais essayer de détacher du train le fourgon aux minerais.

– Rien de cassé, Helen ?

– Rien, George… et nous avons sauvé nos sacs d’or.

Avec une force et une adresse incroyables, Helen réussit dans son téméraire dessein.

Aussitôt, elle sautait du wagon à terre.

Un homme se rua sur elle.

C’était Bill qui avait suivi sa manœuvre.

Une lutte mortelle s’engagea entre le bandit et la jeune fille. Tout à coup Helen sentit qu’elle allait perdre connaissance, mais George arrivait à la rescousse.

D’un beau direct à l’estomac, il culbuta Bill.

Alors, aidant Helen à se relever, il dit en riant :

– Rien de cassé, Helen ?

– Rien, George…

– All right !

NEUVIÈME ÉPISODE – Le tombeau d’or

CHAPITRE PREMIER – La mine salée

En Amérique, lorsqu’une mine d’or a cessé de donner un bon rendement ou même lorsqu’elle ne donne plus aucun rendement, ses propriétaires, afin de la vendre le plus cher possible, l’exploitation étant désormais sans valeur, se livrent à une escroquerie bien connue des chercheurs d’or, mais qui cependant réussit presque toujours.

Ils « salent » la mine…

Voici en quoi consiste ce procédé :

On remplace, dans la cartouche d’un fusil de chasse, le menu plomb par de la poudre d’or, puis on tire au hasard, sur le rocher de nature aurifère, et qui est censé contenir des paillettes.

Les grains de poudre d’or s’incrustent dans la pierre et quand, ensuite, on soumet les échantillons géologiques du terrain minier à des experts, ceux-ci sont forcés de reconnaître que les fragments de quartz qu’on leur présente renferment bel et bien de l’or. Ils rédigent leurs rapports en conséquence et le tour est joué.

Moyennant une dépense de quelques centaines de dollars, la mine est vendue au prix fort. Inutile de dire qu’après quelques journées de travail, les paillettes disparaissent complètement et que l’acquéreur s’aperçoit qu’il a été volé. Il n’a plus alors que la ressource d’intenter un procès au vendeur.

Mais celui-ci ne manque jamais d’objecter qu’il a été de bonne foi, qu’il ne pouvait pas supposer que le filon était épuisé et que, d’ailleurs, il a fourni de nombreux échantillons de quartz aurifère.

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, Dixler, directeur de la Colorado Coast Company, avait fait saler la mine qu’il comptait vendre à son adversaire financier, l’honorable M. Hamilton, directeur de la Central Trust, le tuteur de miss Helen Holmes et le protecteur du mécanicien George Storm.

L’ingénieur Hamilton avait d’abord hésité.

Mais les échantillons qui lui avaient été soumis présentaient une telle richesse, les rapports des experts avaient été si concluants qu’après avoir pris l’avis de ses commanditaires, Hamilton s’était décidé à se rendre acquéreur de cette mine, dont le rendement devait donner une nouvelle activité au trafic des lignes nouvellement construites par la Central Trust.

Dixler et Hamilton avaient donc pris rendez-vous chez le greffier de la ville de Clarke pour y signer le contrat de vente.

En Amérique, les cessions de terrain ne se passent pas tout à fait de la même manière que chez nous. Pour que la vente soit effective, il suffit que le texte du contrat soit inscrit sur le registre du greffier et signé des deux parties qui peuvent, lorsqu’elles en ont besoin, en réclamer des duplicata.

Hamilton et Dixler avaient donc pris rendez-vous ce matin-là, chez le greffier de la ville de Clarke, une petite ville dans le comté du même nom, de l’État du Nevada.

Ils furent aimablement reçus par le greffier, M. William Hartmann, qui les introduisit aussitôt dans son cabinet et les fit asseoir, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche.

En regardant la face rusée de Dixler, l’ingénieur ne put s’empêcher d’éprouver comme un regret de s’être engagé si avant dans cette affaire :

– Pourquoi donc, demanda-t-il, brusquement à Dixler, avez-vous eu l’idée de vous défaire d’une mine si riche ?…

– J’ai peut-être tort en effet, répondit froidement l’Allemand. Mais en ce moment, j’ai besoin de tous mes capitaux et j’ai d’ailleurs en vue des affaires plus avantageuses encore que cette mine.

– Enfin, c’est votre affaire.

– Messieurs, interrompit le greffier, vous êtes toujours bien d’accord sur toutes les questions ?

– Parfaitement.

– Il me reste donc à vous donner lecture du contrat de vente que je vais transcrire sur mon registre.

– Il s’agit bien de la vente de deux lots de la mine d’or Superstition, située dans la région minière du comté de Clarke, État du Nevada, et que M. Dixler, directeur de la Colorado Coast Company, cède à M. Hamilton, directeur de la compagnie de la Central Trust ?

« La vente est transcrite sur le registre du comté, volume 1, page 215.

« Le prix est de deux millions deux cent mille dollars, payable ainsi qu’il suit :

« Six cent mille à la signature du contrat, six cent mille le 15 octobre, et cent vingt-cinq mille dollars par trimestre jusqu’à complet paiement.

– C’est bien ce qui a été convenu, fit Dixler.

– Alors, messieurs, veuillez apposer vos signatures. Cette formalité une fois remplie, M. Hamilton demanda :

– Quand voulez-vous, monsieur Dixler, que j’effectue le premier paiement ?

– Mais à l’instant même, répliqua l’Allemand avec arrogance. Le texte de l’acte dit « à la signature du contrat ».

– Vous allez être satisfait. Je vais vous libeller un chèque. L’ingénieur Hamilton s’exécuta et l’Allemand, après avoir vérifié le chèque, le serra dans son portefeuille, non sans adresser à M. Hamilton ces paroles dont lui seul pouvait comprendre la profonde ironie.

– Je vous souhaite une bonne chance, M. Hamilton ! Vous avez fait là une affaire en or.

– Merci, monsieur Dixler, au revoir !… et j’espère que si vous continuez à lutter contre nous, ce sera toujours, comme aujourd’hui, en loyal adversaire.

– Vous ne pouvez pas en douter un seul instant, répliqua l’Allemand avec un sarcastique sourire.

Les deux hommes se serrèrent la main d’un geste froid, mais correct, et se séparèrent.

L’ingénieur Hamilton, après s’être rendu au bureau de poste, alla faire en ville quelques courses urgentes. Il avait décidé de prendre le premier train pour aller rejoindre, le plus tôt possible, George Storm et miss Helen à la mine de Superstition. Il avait hâte d’entrer en possession de la concession dont il venait de se rendre acquéreur.

Pendant ce temps, George Storm et miss Helen, en attendant la dépêche qui devait leur apprendre si l’affaire avait réussi ou si elle était manquée, avaient passé la matinée à parcourir les environs de la mine, à interroger les ouvriers, pour tâcher de se rendre un compte exact de la valeur de l’exploitation et des travaux qu’il faudrait y effectuer dans l’avenir.

Depuis longtemps déjà, une certaine intimité s’était établie entre Helen et George, ils avaient les mêmes opinions, la même manière de voir sur toutes les questions. Ils ne pouvaient rester longtemps l’un sans l’autre.

C’était quelque chose comme la tendre affection d’un frère et d’une sœur, mais avec un sentiment plus profond et plus passionné.

Sans qu’ils s’en rendissent compte, la franche amitié qui avait uni autrefois les deux enfants s’était transformée, petit à petit, chez les jeunes gens, en un amour véritable.

– Comment aurais-je jamais espéré, fit George Storm à demi-voix, que le pauvre mécanicien de la Central Trust pourrait aspirer à l’honneur d’obtenir la main de la fille du général Holmes, de la belle et courageuse miss Helen, de celle que l’Amérique entière a déjà surnommée l’Héroïne du Colorado.

– Rien n’est encore tout à fait décidé, répondit la jeune fille avec un sourire plein de coquetterie.

– Chère Helen, murmura George !… Avouez que vous ne m’avez pas trop découragé.

– Mais je ne veux pas non plus vous décourager, au contraire ! J’ai assez de franchise pour reconnaître que j’ai pour vous une grande et profonde affection.

– Je le sais.

– Mais ne croyez-vous pas, comme moi, mon cher George, que, pour que nous puissions nous unir, il serait correct que nous ayons l’un et l’autre une situation digne de nous.

– Je suis entièrement de votre avis. Je crois d’ailleurs que ce moment si impatiemment attendu par moi arrivera bientôt. Malgré toute son habileté, malgré toutes ses ruses, en dépit de l’or allemand qui coule à flots dans ses caisses, Dixler a éprouvé plusieurs humiliantes défaites. Et le temps n’est pas loin, je crois, où la Central Trust aura définitivement triomphé de la Colorado Coast.

« L’acquisition de cette mine, si l’affaire réussit, va donner de formidables bénéfices, les frais de premier établissement sont faits. Les galeries qui atteignent la couche de quartz aurifère sont creusées, l’outillage est au complet, et les rapports des experts annoncent un rendement en métal bien supérieur à celui des concessions voisines.

Helen et George se trouvaient en ce moment à l’entrée même de la mine. Dans le flanc avide de la montagne éventrée s’enfonçaient des galeries profondes, ce que les Américains appellent des tunnels. Dans le ravin placé en contre-bas, s’entassaient des amoncellements de minerais, des champs de pierrailles étaient traversés par les rails d’un chemin de fer à voie étroite, dans le genre de nos Decauville. À l’horizon, c’était la sierra dans toute sa nudité grandiose, sans une goutte d’eau, sans un arbre, aussi stérile, aussi mélancolique à contempler que ces paysages lunaires que nous révèle la photographie astrale.

– Quelle désolation, murmura George, après un silence : on dirait que cette perspective est marquée du sceau de la détresse et du désespoir.

– Sans doute, répliqua la jeune fille avec feu, mais les riches métaux qui dorment dans les vieux rocs éruptifs, grâce à l’activité humaine, s’éveilleront de leur sommeil millénaire pour faire régner la prospérité et la joie dans cette vallée de désolation ; des villes et des villages entourés de culture surgiront au pied des monts, les collines se couvriront de forêts, des maisons onduleront dans les plaines… Miss Helen fut interrompue dans cette idyllique description par l’arrivée d’un employé de la mine.

Une dépêche pour Mlle Holmes.

– Donnez vite…

Miss Helen déchira l’enveloppe et lut :

Contrat de vente signé ; reviendrai par train 8. – Signé : HAMILTON.

– L’affaire a réussi, s’écria la jeune fille, en battant joyeusement des mains.

– La chance nous protège, reprit George. Le temps n’est pas loin, peut-être, chère Helen, où je pourrai vous appeler miss… Storm !…

– Nous verrons cela ; en attendant, il faut nous hâter, allons jusqu’à la gare, au-devant de l’ingénieur ; je brûle de savoir comment l’affaire s’est conclue et quelle a été l’attitude de ce coquin de Dixler.

À ce moment même, l’Allemand, sans se douter qu’il fût l’objet d’une aussi flatteuse appréciation, s’abandonnait à toute l’ivresse du triomphe.

Rentré chez lui en sortant de chez le greffier, il s’était fait servir par son secrétaire un grand verre de Canadian Whisky et de soda-water, puis il avait allumé un trabucos et s’était abandonné à une douce rêverie.

– J’ai merveilleusement roulé cet imbécile de Hamilton, songeait-il, c’est une perte sèche de quelques millions de dollars pour la Central Trust… Mais à propos, il faut que je prévienne les membres du conseil d’administration, mes commanditaires, de ce brillant succès.

Il appela son secrétaire :

– Tony, ordonna-t-il, tu vas immédiatement faire le nécessaire pour prévenir les administrateurs. Il y a assemblée générale extraordinaire aujourd’hui à trois heures.

Tony s’inclina silencieusement et sortit.

Dès qu’il eut tourné les talons, Dixler, décidément enchanté de lui-même, se versa un nouveau verre de whisky et alluma un nouveau cigare.

CHAPITRE II – Une cruelle déception

L’ingénieur Hamilton, lui aussi, était d’excellente humeur. Il s’installa dans un confortable wagon du train 8, lut ses journaux, se livra même à des calculs sur le rendement probable de la mine dont les travaux d’aménagement qu’il allait entreprendre devaient tripler le rendement, arrivant ainsi à des totaux de plus en plus satisfaisants.

– Décidément, se disait-il, l’affaire est superbe ! Qu’il y ait seulement moitié autant d’or dans la mine que n’en annoncent les échantillons et nous allons encaisser de formidables bénéfices. Les actions de la Central Trust vont dépasser le pair, et ma chère Helen, un moment ruinée, va redevenir ce qu’elle était avant la mort de son père, une des plus riches héritières du Colorado.

C’est dans cette disposition d’esprit que l’ingénieur descendit du wagon et mit le pied sur le quai de la gare où l’attendaient miss Helen et George Storm.

– Mes chers amis, s’écria-t-il en leur serrant les mains avec effusion, l’affaire est dans le sac !… Il faut que Dixler ait réellement besoin d’argent.

Et se tournant vers miss Helen :

– Ma chère enfant, ajouta-t-il, il faut que nous soyons riches, très riches, et nous allons travailler en conséquence !

Chemin faisant, l’ingénieur qui avait fait de sérieuses études en géologie, expliqua aux deux jeunes gens la nature de la mine Superstition.

– Les gisements aurifères sont de deux sortes, leur dit-il, les placers et les mines proprement dites. Les placers se composent de sables aurifères entraînés petit à petit par l’action des pluies ou des glaciers qui ont effrité la roche et ont entraîné les débris que l’on rencontre généralement en couches épaisses sur des bancs de glaise bleue, dans le voisinage des rivières et dans les terrains d’alluvions.

– Tels sont, par exemple, interrompit George, les placers de Californie.

– Les mines, au contraire, se rencontrent dans les terrains volcaniques, souvent au cœur des montagnes comme la sierra Nevada ; c’est parmi les porphyres verts, les serpentines, les diorites que l’on rencontre les fissures par lesquelles se sont fait jour les veines de quartz aurifères ou filons.

« La mine de Superstition est un gisement considérable de ce quartz. Roches très dures que les mineurs doivent attaquer soit à la dynamite, soit avec le fleuret d’acier chromé.

L’ingénieur entra dans une foule d’autres explications techniques qui intéressèrent vivement Helen et George. Cette conversation leur fit paraître le chemin très court, et ils arrivèrent à l’entrée de la mine sans s’en être aperçu.

– Si vous le voulez bien, proposa l’ingénieur, nous allons faire un tour dans les galeries. Je ne suis pas fâché de voir par moi-même ce qu’a produit le travail des quelques ouvriers qui sont encore ici et dont je compte bien d’ailleurs d’ici peu décupler le nombre.

– Voici précisément, dit miss Helen, un wagonnet rempli de minerai qui a dû être extrait aujourd’hui même.

L’ingénieur contempla les petits cailloux cristallins aux reflets étincelants, il en prit quelques-uns au hasard et les examina avec sa loupe, puis les rejeta avec une moue de désappointement.

– Maigre butin, murmura-t-il, c’est à peine si dans ce quartz il y a de faibles traces d’or, ces cailloux-là sont tout au plus bons à empierrer les routes, ils ne valent pas les frais du traitement chimique qui, vous le savez, est assez coûteux.

– Il ne faut pas se décourager, dit Helen.

– Ce n’est pas que je sois découragé, je connais bien les exploitations aurifères, je n’ignore pas qu’on travaillera très bien plusieurs jours de suite, sans résultat appréciable, comme on pourra tomber aussi du premier coup sur de véritables poches d’or renfermant des pépites d’une colossale grosseur.

Tout en parlant ainsi, ils avaient pénétré dans la galerie. Le contremaître qui, suivant les conventions arrêtées d’avance, passait du service de Dixler à celui de Hamilton, vint au-devant de son nouveau directeur.

Carrington, tel était le nom du contremaître, était un mineur réputé, un Cornishman, c’est-à-dire qu’il était originaire de la province de Cornouailles, en Angleterre, dont les mineurs passent pour les plus experts, luttent pour ainsi dire corps à corps avec le quartz, ce cristal siliceux, si dur qu’il entame l’acier le mieux trempé en dégageant des gerbes d’étincelles.

À deux dans une seule journée, ils émoussent parfois vingt ou trente fleurets.

– Comment se présentent les travaux, aujourd’hui, mon brave Carrington, demanda l’ingénieur.

Le Cornishman eut un haussement d’épaules évasif :

– Ce n’est pas très brillant, monsieur l’ingénieur, murmura-t-il. Mais vous savez qu’il n’y a rien de si capricieux que les filons. Heureusement, j’ai avec moi des travailleurs très sérieux.

– Puis, s’écria gaiement Helen, vous venez à peine de signer le contrat de vente, vous ne voudriez pas que la mine vous eût déjà enrichi.

– Ce serait aller un peu vite en besogne, en effet !

Ils avaient pénétré sous les hautes voûtes, aux parois scintillantes.

Carrington alluma des lampes. Ils s’engagèrent dans une des galeries latérales qui semblaient s’enfoncer jusqu’au cœur de la montagne.

Bien que l’atmosphère y fût glaciale, les mineurs qui travaillaient deux par deux, l’un tenant le fleuret, l’autre le lourd marteau, étaient ruisselants de sueur. Leurs torses demi-nus étaient moites et brillants.

À chaque groupe qu’ils rencontraient, l’ingénieur Hamilton posait la même question :

– Eh bien, et les travaux ? Chaque fois la réponse était la même :

– Rien de bon aujourd’hui, monsieur l’ingénieur.

– Mauvais début, grommelait l’ingénieur en essayant de réagir contre le pressentiment qu’il éprouvait.

Enfin, dans l’angle le plus obscur de la galerie, ils trouvèrent un vieil Irlandais dont la réponse les rasséréna un peu.

– Nous sommes certainement dans la bonne voie, monsieur l’ingénieur, dit-il, il y a de l’or dans ce rocher-là, beaucoup d’or.

– Puissiez-vous dire vrai, dit miss Helen.

– Tenez, continua l’Irlandais, j’ai détaché ce matin deux fragments de minerai d’une richesse peu ordinaire, en voici un que j’ai mis de côté pour vous le montrer.

Et il tendit à l’ingénieur un morceau de quartz tout étincelant d’une poussière d’or.

– Voilà qui me rassure, dit Hamilton, en mettant l’échantillon dans sa poche après l’avoir fait admirer à George et à miss Helen. Et, dans sa joie, il donna généreusement un dollar de gratification au vieil Irlandais.

Dix mètres plus loin, ils questionnèrent encore un mineur, un Yankee à la face taciturne et fermée.

–… Rien ! fut la réponse mélancolique de l’homme.

– Il y en a qui sont plus heureux que toi, répliqua George Storm. Montrez-lui donc, monsieur Hamilton, le morceau de minerai que vous a remis Paddy l’Irlandais.

L’ingénieur tira l’échantillon de sa poche. Le Yankee l’examina longuement et attentivement.

– Voulez-vous mon opinion très franche, monsieur l’ingénieur, dit-il enfin.

– Mais, certainement.

– Eh bien, l’or que vous voyez là n’y a pas été placé par la nature.

– Que veux-tu dire ?…

– Tout simplement que la mine a été salée…

Le mot du Yankee fut pour l’ingénieur un trait de lumière. Hamilton, qui savait de quoi Dixler était capable, ne douta pas un seul instant qu’il n’eût été victime de l’astucieux Allemand, mais aussi comment eût-il pu avoir des soupçons, les rapports des experts étaient tous favorables et de plus – c’était là un fait – on avait déjà extrait de la mine Superstition pour plusieurs millions d’or.

– Vous comprenez, reprit le Yankee de sa voix calme, le filon est épuisé ou bien il est perdu, ce qui revient au même !…

L’ingénieur Hamilton crut voir la foudre tomber à ses pieds. Helen et George se regardèrent atterrés.

– Le filon perdu ! balbutia l’ingénieur avec désespoir, mais c’est impossible.

– Je ne me trompe pas, murmura le Yankee, je ne travaille ici que depuis ce matin mais j’ai une grande expérience des mines d’or, jamais je ne me suis occupé d’autre chose. Si je vous dis que la veine est épuisée ou perdue, c’est que c’est la pure vérité.

L’homme avait parlé d’un ton de conviction si tranquille que Hamilton comprit qu’il ne s’était pas trompé.

L’ingénieur porta la main à son front avec égarement, il se vit perdu.

Ses commanditaires allaient lui demander compte des millions de dollars inutilement sacrifiés et peut-être même le croiraient-ils complice de Dixler, vendu lui-même à l’Allemagne ; il échangea avec George et Helen, qui eux aussi comprenaient la gravité de la catastrophe, un regard terrifié.

Il y eut un moment de silence tragique.

– Ce serait l’écroulement de tous nos plans, l’anéantissement de toutes nos espérances, murmura enfin la jeune fille d’une voix étranglée par l’émotion ? Mais cela ne se peut pas…, cet homme se trompe…

– Non, répondit froidement l’ingénieur, ce qu’il a dit est parfaitement exact.

– C’est un désastre, balbutia George Storm, en se serrant contre Helen, d’un mouvement pour ainsi dire instinctif.

– Écoutez-moi attentivement, reprit l’ingénieur, on vient de dire que le filon était épuisé ou perdu ; il est perdu, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

– Alors ? demanda Helen, dont l’angoisse faisait battre le cœur.

– Il est perdu, oui, mais il n’est pas épuisé !…

– Qui vous le donne à penser ?

– J’ai longtemps étudié la géologie de cette région, je sais que le banc de quartz aurifère que nous exploitons s’étend à une distance considérable sous la montagne. Je le répète, le filon est certainement perdu, mais il n’est pas épuisé.

– Alors, il faut le retrouver, s’écria impétueusement miss Helen.

– Croyez-vous que ce soit facile !… Il n’y a qu’un moyen, la dynamite, encore ce moyen présente-t-il mille inconvénients.

– Essayons-le, s’écrièrent d’une même voix, Helen et George.

– C’est bien mon intention, reprit l’ingénieur, faites venir Carrington, le Yankee et l’Irlandais, je vais leur indiquer les endroits où il faut pratiquer les trous de mine, nous les aiderons à disposer les fils électriques et je veux qu’à la fin de la journée nous ayons retrouvé le filon perdu, ou qu’alors…

Sous la direction de l’ingénieur, tout le monde se mit à l’œuvre. Après avoir consulté les plans de l’ancienne mine, on désigna les points où, suivant les cartes géologiques de la région, on avait le plus de chance de retrouver la veine aurifère. Ces préparatifs demandèrent plus d’une heure, les travailleurs avaient eu soin de se retirer des galeries, miss Helen s’était installée dans la cabine électrique.

Tous attendaient avec impatience !…

Il y eut quelques minutes d’une attente angoissante.

– Feu !… commanda l’ingénieur Hamilton.

Une formidable explosion fit trembler le sol, longtemps répercutée par l’écho des voûtes souterraines.

Le filon perdu était retrouvé ou la mine complètement effondrée sous les décombres…

CHAPITRE III – Un affront sanglant

Les membres du conseil d’administration de la Colorado Coast Company venaient d’arriver un à un dans le somptueux salon réservé aux assemblées extraordinaires.

C’était Woodwaller, le grand marchand de forêts, Tony Ragueneau, un des rois des fourrures, Bliss Bolking, le trusteur du lait, tous milliardaires et tout-puissants.

Après les shake-hand d’usage, ils prirent place dans les fauteuils de maroquin qui leur étaient réservés et ils attendirent avec impatience la communication de Dixler ; ils savaient qu’avec ce diable d’homme, il fallait toujours s’attendre à quelque surprise nouvelle.

L’Allemand exultait, il était sûr que le succès qu’il venait de remporter allait lui donner, près de ses puissants commanditaires, un nouveau prestige.

– Sirs, commença-t-il au milieu d’un silence imposant, je suis heureux de vous annoncer, le premier, une excellente nouvelle : la mine de Superstition qui nous coûtait si cher et ne nous rapportait plus une once d’or, est vendue.

– J’espère, interrompit Woodwaller, que vous avez pu sauver quelques millions de dollars.

– Je me demande encore, fit Toby Ragueneau, quels sont ceux qui ; ont eu la naïveté de troquer de bons dollars contre des pierres sans valeur.

Dixler ménageait ses effets, comme un véritable comédien.

– Gentlemen, reprit-il, avec une simplicité affectée, la mine de ; Superstition a été vendue par moi à nos adversaires de la Central Trust, pour la coquette somme de deux millions deux cent mille dollars, dont six cent mille payables comptant.

D’un même mouvement, les administrateurs s’étaient levés avec des gestes de surprise et d’incrédulité :

– C’est impossible !

– Dixler, vous nous faites une mauvaise plaisanterie.

– Ce n’est pas sérieux !

– C’est un projet irréalisable !

– L’ingénieur Hamilton n’est pas si naïf.

Dixler leur imposa silence d’un geste.

– Gentlemen, fit-il, avec une nuance de reproche dans la voix, il me semble que je n’ai pas l’habitude de plaisanter. Et si je vous affirme une chose, c’est qu’elle est exacte ! Je précise donc : non seulement la mine de Superstition a été vendue dans les conditions que je viens d’énoncer, mais le contrat de vente a été signé et enregistré aujourd’hui même, chez M. Hartmann, greffier de la ville de Clarke et j’ai touché les six cent mille dollars que comportait le premier paiement.

Il y eut un cri de stupeur.

– C’est invraisemblable !

– Ce Dixler est un être diabolique. Dixler jouissait de son triomphe :

– Sirs, continua-t-il en tirant de sa poche son portefeuille, voici le chèque que m’a signé l’ingénieur Hamilton et qui sera présenté à la banque aujourd’hui même !…

Revenus de leur première surprise, les commanditaires félicitèrent chaudement leur habile représentant. Un seul d’entre eux, Woodwaller, gardait une mine renfrognée et mécontente.

– Tout cela est fort bien, déclara-t-il d’un ton bourru. Évidemment, M. Dixler a bien mérité du conseil d’administration, mais pour mon compte personnel, je ne serais pas fâché de savoir de quel moyen il s’est servi pour réaliser un pareil tour de force.

L’Allemand eut un haussement d’épaules dédaigneux.

– C’est bien simple, dit-il orgueilleusement, je vais donner à la curiosité de M. Woodwaller, pleine et entière satisfaction. Vous savez probablement tous, ce que c’est de saler une mine.

– Oui, grogna Woodwaller, on tire un coup de fusil sur le rocher avec de la poudre d’or qui s’incruste dans la pierre, on fait ainsi croire à l’acquéreur qu’il y a du métal, là où il n’y en a jamais eu, et on le vole.

« C’était une filouterie souvent employée autrefois, par les bandits de placers.

Tous les regards se tournèrent vers Dixler dont la face ordinairement pâle s’était empourprée, mais l’Allemand eut vite fait de reprendre son emprise sur lui-même.

– Gentlemen, reprit-il effrontément, vous pouvez en penser ce que vous voulez, oui je l’avoue, j’ai employé le vieux procédé des bandits de placers, j’ai salé la mine afin de pouvoir la vendre à mes adversaires de la Central Trust, mais j’ai fait tomber dans votre caisse deux millions six cent mille dollars. Trouvez-moi un homme rempli de scrupules, comme M. Woodwaller, par exemple, qui en fasse autant, et je lui cède la place volontiers.

Comme beaucoup d’Allemands, Dixler manquait de tact. Au lieu des applaudissements qu’il attendait, son aveu cynique provoqua l’indignation de tous.

– Non ! c’est indigne !…

– C’est dépasser la mesure !…

– Nous sommes des spéculateurs, c’est possible, mais nous ne sommes pas des escrocs.

– Nous ne pouvons approuver une pareille façon d’agir, déclara nettement Woodwaller, prenant la parole au nom des autres ; jamais aucun d’entre nous n’apposera sa signature au bas d’un acte de vente qui nous rendrait complice d’une véritable escroquerie.

– Prenez la chose comme il vous plaira, monsieur Dixler, fit un autre, mais nous ne signerons pas.

– Vous ne signerez pas ? demanda l’Allemand, blême de rage et de confusion.

– Non, non, jamais ! répliquèrent d’une même voix, tous les administrateurs.

« L’ingénieur Hamilton est un honorable gentleman, un loyal adversaire. Il est honteux pour vous de l’avoir filouté de la sorte. Gardez toute la responsabilité de votre acte, nous ne voulons pas un cent de ces dollars mal acquis.

– Ou mieux encore, s’écria M. Woodwaller, déchirez l’acte de vente et rendez l’argent.

– Pour cela, n’y comptez pas, s’écria l’Allemand, ivre de colère. Puis, brusquement, il se calma, reconquit tout son sang-froid et ce fut d’une voix tranquille, qu’il déclara :

– Sirs ! il est possible que dans tout mon zèle pour vos intérêts, dont je suis le défenseur, je sois allé un peu loin. Mon opinion à moi est qu’avec des adversaires tels que les nôtres, toutes les armes sont bonnes, il faut laisser de côté certains scrupules, certains préjugés, qui sont de mise en d’autres circonstances ; quoi qu’il en soit, il faut que cette affaire ait une solution.

– Oui ! il le faut et tout de suite !…

– Eh bien ! voici ! vous êtes tous détenteurs d’actions de la mine Superstition. Ces actions, je vous les rachète et je vous les paie, séance tenante, au cours actuel ; vous me laisserez ensuite me débrouiller comme je l’entendrai avec l’ingénieur Hamilton.

– C’est malhonnête ! s’écria Woodwaller.

Mais les autres administrateurs avaient envie d’en finir le plus rapidement possible avec cette malpropre affaire ; après s’être concertés un moment à voix basse, ils déclarèrent qu’ils acceptaient la proposition de Dixler, qui leur versa immédiatement, en bank-notes ou en chèques, le montant de leurs actions.

– Et maintenant ! s’écria Woodwaller, qui, d’un tempérament très sanguin, commençait à sentir le besoin de prendre l’air ; allons-nous-en. Je suppose que M. Dixler n’a aucune autre communication à nous faire.

– Pas la moindre ! messieurs ! répliqua l’escroc, avec une impudence tranquille.

– Au revoir, alors !

Woodwaller s’était levé aussitôt, imité par tous ses collègues.

Dixler lui tendit la main.

La main de Woodwaller demeura obstinément cachée, derrière son dos.

Avec un second administrateur, l’Allemand n’eut pas plus de succès, aucun des financiers ne voulût accorder à l’escroc le loyal shake-hand qu’en Amérique un homme, à quelque classe qu’il appartienne, ne refuse jamais à un autre homme.

Silencieusement, les autres membres du conseil d’administration de la Colorado Coast Company sortirent de la salle du conseil, laissant Dixler en proie à la rage, et, quand se referma la porte sur le dernier d’entre eux, il serra les poings dans un geste de menace.

– Un jour, s’écria-t-il, l’Allemagne me vengera de ces imbéciles. Et pour se consoler de cet affront, il sonna son secrétaire, et se fit apporter un grand verre de whisky.

CHAPITRE IV – La catastrophe

L’explosion qui avait fait trembler le sol à deux milles à la ronde, avait rempli les galeries de la mine d’une fumée opaque et nauséabonde, dégageant une odeur caractéristique et fétide qui accompagne la combustion de tous les composés azotés.

En dépit des puissants ventilateurs, disposés à l’entrée des galeries, celles-ci allaient demeurer inaccessibles pendant au moins une heure.

L’ingénieur Hamilton, Helen et George attendaient impatiemment que la mine fût enfin praticable.

L’ingénieur était perplexe, plein de nervosité.

– Avez-vous entendu des bruits d’éboulements, demanda-t-il à Helen et à George.

– Non, répondit la jeune fille.

– Ce que je viens de tenter était très hardi, les galeries auraient pu s’ébouler et je ne suis pas encore certain…

– Calmez donc votre inquiétude, fit observer George Storm, vous n’ignorez pas que ces couloirs creusés dans la roche vive sont d’une solidité extraordinaire. Quelques blocs déjà ébranlés dans leur alvéole ont pu se détacher, mais l’ensemble a résisté, j’en suis sûr ; les porphyres et les quartz forment les assises les plus solides de l’antique écorce de la planète.

Cependant, la fumée se dissipait rapidement, les profondeurs de la mine apparaissaient comme un brouillard où semblaient s’agiter des formes indécises, c’était comme le crépuscule d’un brumeux matin d’automne, succédant à la nuit pluvieuse et noire.

– Nous avons véritablement de la chance, murmura l’ingénieur, d’une voix saccadée, les galeries sont intactes.

– Je crois, dit George Storm, que maintenant nous pouvons entrer.

– Je vous accompagne, demanda miss Helen ?

– Non, miss, cela ne se peut pas, répliqua sévèrement l’ingénieur. Il peut encore rouler sur nous quelques blocs mal descellés et ce serait criminel de ma part de vous exposer inutilement au danger.

– Comme il vous plaira, murmura la jeune fille, légèrement vexée, allez donc et revenez vite me dire que le filon perdu est retrouvé.

L’ingénieur Hamilton et George Storm, après s’être munis de lampes, de fleurets, de pics et de marteaux, s’avancèrent dans les galeries.

À l’endroit où l’explosion des cartouches de dynamite s’était produite, des excavations s’étaient creusées, des profondes fissures s’étaient formées.

À la lueur des lampes, les parois cristallines du roc étincelaient de mille feux. L’ingénieur, d’un coup de pic, détacha quelques fragments. George l’imita.

L’Irlandais, le Yankee et le contremaître qui les suivaient en firent autant.

Tous ces échantillons furent chargés sur un wagonnet et menés jusqu’à l’entrée de la mine où miss Holmes, avec l’aide d’un vieux mineur les examina.

Mais tous deux avaient beau retourner les pierres brillantes, les considérer dans tous les sens, ils n’apercevaient que des traces de métal à peine perceptibles.

– Il vaut mieux que je vous le dise, murmura le mineur, il n’y a pas dans tous ces cailloux de quoi acheter une bouteille de whisky.

Miss Helen demeura silencieuse, mais son cœur se serrait à la pensée du désastre qu’allait causer à la Compagnie du Central Trust la fourberie de Fritz Dixler.

Pendant ce temps, avec une sorte de rage, George Storm et l’ingénieur Hamilton continuaient à détacher des morceaux de rocs.

La sueur au front, ils n’interrompaient leur travail que pour examiner, à la lueur de leurs lampes, la paroi de la galerie.

– Rien, il n’y a rien, répétait l’ingénieur avec un amer découragement.

– Continuons, répondait George. Il est impossible que nous ne retrouvions pas le filon perdu.

– Je commence à désespérer.

– Il faut que nous le retrouvions. Dussions-nous éventrer la montagne, nous poserons, s’il le faut, de nouvelles cartouches.

– Je commence à craindre que tout cela soit inutile. « Oh ! Dixler savait bien ce qu’il faisait !…

« Je suis cruellement puni de ma naïveté, je me rends parfaitement compte, maintenant, que si la mine de Superstition avait eu quelque valeur, l’Allemand n’aurait jamais eu l’idée de la vendre.

– Ne désespérez pas ! tenez ! je vois briller des paillettes d’or.

Et il montrait une cassure fraîche de la pierre, toute scintillante de métal.

L’ingénieur soupira comme débarrassé d’un lourd fardeau.

– Vous avez raison, murmura-t-il, c’est de l’or !…

Avec une joie fiévreuse, tous deux attaquèrent la roche siliceuse d’où l’acier de leur pic faisait jaillir des gerbes d’étincelles. L’or continuait à se montrer en assez grande abondance.

– Le filon !… balbutiait l’ingénieur, avec une sorte d’égarement, je crois que cette fois nous l’avons ressaisi !…

Et il continuait à détacher les fragments de silex avec une sorte de fièvre, pleine d’allégresse. Dans leurs mains, les lourds outils d’acier ne pesaient pas plus qu’une paille, ils ne sentaient pas leur fatigue. Et toujours les fauves rayons du métal continuaient à luire à leurs yeux, comme si une rosée d’or eut filtré à travers la pierre.

À leurs pieds, il y en avait déjà un petit monceau, puis tout à coup, les paillettes ne reparurent plus.

Ce n’était pas le filon qu’ils avaient retrouvé, c’était une de ces minuscules veines comme il s’en trouve dans tous les massifs schisteux.

L’ingénieur Hamilton s’était arrêté, hors d’haleine, les bras rompus par le violent exercice auquel il venait de se livrer.

– Décidément, balbutia-t-il avec tristesse, je crois qu’il faut y renoncer.

– Essayons encore, fit George avec obstination.

De nouveau, mais cette fois sans grand espoir ; ils se remirent au travail.

Ce fut peine inutile.

L’or, qui semblait ne s’être montré à eux que pour ainsi dire les narguer, avait définitivement disparu.

– Il vaut mieux y renoncer, déclara l’ingénieur. Vous voyez bien que nous n’arriverons à rien, nous avons perdu la partie.

– Monsieur Hamilton, répondit George, avec cette vive confiance que donne la jeunesse, il y a encore au bout de la galerie une faille que nous n’avons pas encore explorée.

– Examinons-la, si vous le désirez, murmura l’ingénieur avec une sombre résignation ; mais je suis sûr que ce sera du temps et de la peine perdus ; aujourd’hui, la chance est contre nous.

– Essayons toujours !…

Ils se trouvaient à ce moment dans la partie la plus profonde de la mine, ils avaient laissé bien loin derrière eux, les ouvriers occupés à détacher des morceaux de quartz et, dans l’éloignement, ils n’apercevaient plus leurs lampes, que comme la lueur tremblante des feux follets dans la brume d’un marécage.

Comme ils s’avançaient lentement vers l’endroit indiqué par George, celui-ci eut un brusque mouvement.

– Avez-vous entendu, demanda-t-il ? L’ingénieur prêta l’oreille et sa physionomie s’altéra :

– Oui ! fit-il, il se produit autour de nous de sourds craquements, mais aussi les échos de la mine qui répercutent les moindres sonorités sont si trompeurs ! L’ingénieur n’eut pas le temps d’achever sa phrase rassurante, un fracas solennel et sourd comme le bruit d’une avalanche parvint à leurs oreilles, en même temps que les lueurs lointaines des lampes disparaissaient.

Hamilton et George Storm demeurèrent un moment plongés dans un silence plein d’angoisse.

– Expliquez-moi au juste ce qui se passe, demanda enfin le mécanicien.

– Mais vous ne comprenez donc pas, mon pauvre George, s’écria l’ingénieur avec une poignante émotion, ce que j’avais redouté, tout d’abord, vient de se produire, les voûtes des galeries de la mine, ébranlées par l’explosion, viennent de s’écrouler, nous sommes ensevelis vivants !

– On viendra à notre secours.

– Ce n’est pas probable. Pour remuer l’énorme amas de rocs et de terre qui pèse sur nos têtes, il faudrait des machines, des centaines d’hommes et nous sommes ici en plein désert, à dix milles de toute habitation. Avant qu’on ait eu le temps de nous délivrer, nous aurons succombé à la faim ou à l’asphyxie, George Storm ne trouva pas un mot à répondre, et dans le silence de l’étroite galerie qui devait être leur tombeau, les deux hommes échangèrent un regard plein d’un désespoir immense.

CHAPITRE V – Vers Santa Leona

Miss Helen Holmes s’entretenait encore avec le vieux mineur, près du wagonnet chargé de pierres schisteuses, quand le sourd fracas de l’éboulement souterrain parvint jusqu’à elle.

– Que signifie ce bruit ? demanda-t-elle au vieillard.

Celui-ci secoua la tête avec tristesse.

– Je crains bien, miss, qu’il ne se soit produit quelque catastrophe terrible dans la mine !… Tenez ! je ne me suis pas trompé, voici tous les hommes qui s’enfuient, éperdus.

Sans en entendre davantage, la jeune fille s’était élancée au-devant des ouvriers qui sortaient, les uns après les autres, de la voûte d’entrée, avec des visages épouvantés.

La jeune fille alla droit au contremaître. Le pauvre diable était consterné, ses jambes flageolaient sous lui.

– Miss ! bégaya-t-il, je ne sais si je dois vous dire ! C’est épouvantable !… la voûte de la mine !…

– Mais parlez donc !… s’écria la jeune fille avec impatience.

– La voûte, reprit le contremaître avec des yeux hagards, éboulée, anéantie !…

– Où est George Storm ?… M. Hamilton ?…

– Au fond ! ensevelis, enterrés vifs !… murmura Carrington avec effort.

Helen se sentit atteinte comme d’un coup en plein cœur. Sa gorge se serra, elle devint d’une pâleur mortelle, et elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Par un effort surhumain, elle domina son mouvement de faiblesse.

– Il faut les sauver !… s’écria-t-elle, avec égarement.

– Je voudrais bien, miss Helen, mais comment ?… Il faudrait plus d’une semaine aux quelques hommes dont nous disposons pour se frayer une route à travers les quartiers du roc qui obstruent les galeries, et dans quelques heures, il sera trop tard… Si M. Hamilton et M. Storm n’ont pas été écrasés du premier coup, ils ne tarderont pas à succomber à l’asphyxie.

L’imminence du péril avait rendu à l’Héroïne du Colorado tout son sang-froid, toute son indomptable énergie, tout son esprit d’initiative.

– Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler, s’écria-t-elle, il faut tenter l’impossible pour sauver deux existences humaines. Vous, Carrington, vous allez téléphoner aussitôt à la ville de Clarke, puis vous vous rendrez chez le médecin le plus proche et vous l’amènerez. Quant aux ouvriers qui sont là, et qui ont la chance d’être indemnes, qu’ils commencent à faire le déblaiement, sans perdre une minute.

– Cela ne servira pas à grand-chose, murmura Carrington, car ils sont trop peu nombreux.

– N’importe !… faites ce que je vous dis, les minutes sont précieuses. Pendant ce temps, je vais aller chercher du secours.

– Mais, où cela ?…

– À la mine d’argent voisine, Santa Leona ! Il y a là une centaine d’hommes, je suppose que l’ingénieur permettra bien à cinquante d’entre eux, de venir avec moi !…

– Vous n’ignorez pas, dit encore le contremaître, que le chemin de fer à voie étroite qui relie Santa Leona à Superstition, pour le transport du minerai, fait une grande quantité de circuits, vous aurez presque aussi vite fait d’aller à pied.

– Ne vous inquiétez pas de cela. Exécutez les instructions que je viens de vous donner et ne vous occupez pas du reste !…

« Je vous jure que je serai promptement rendue à Santa Leona, et que plus promptement encore, je serai de retour avec une nombreuse équipe de travailleurs.

Malgré le peu de confiance qu’il avait dans le résultat final, le contremaître ne pouvait s’empêcher d’admirer l’assurance et le courage de la jeune fille.

Sans rien lui répondre, il se hâta d’exécuter les ordres qu’il venait de recevoir.

Miss Holmes, comme nous avons eu l’occasion de le voir en plusieurs circonstances, était une mécanicienne experte. Elle sauta sur une des petites locomotives qui servait à traîner les wagonnets de minerai, jeta dans le foyer une pelletée de charbon, puis ouvrit largement la manette du régulateur.

Une minute après, la machine démarrait, puis, avec une vitesse sans cesse accrue, dévalait vertigineusement les pentes de la sierra.

Le paysage, en cette partie de l’État du Nevada, est un des plus sauvages qui existent ; partout des monceaux de caillasses, des rocs édentés, d’arides ravins que les pluies hivernales changent en torrents ; à l’horizon, un cercle de montagnes qui semblent se refermer derrière les voyageurs ; nulle part trace d’habitation ou de verdure ; c’est le désert où ne coule nulle source et sur lequel pèsent éternellement les rayons d’un soleil de plomb.

Miss Helen, debout sur l’étroite plate-forme, le front ruisselant de sueur, le visage fouetté par la pluie noire et les escarbilles, ne songeait guère à examiner le décor qu’elle traversait à toute vitesse.

Les yeux fixés sur le manomètre, qui lui indiquait la tension de la vapeur, la main sur la manette du régulateur, elle ne quittait cette attitude que pour jeter dans le foyer des pelletées de charbon, sitôt que le feu commençait à baisser.

Tout à coup, elle eut une exclamation de désespoir, elle n’avait plus de charbon !…

Et elle était encore à plus d’un mille de Santa Leona. La tension de la vapeur baissait d’instant en instant, miss Helen, malgré tout son courage, sentait monter à ses yeux des larmes de rage et de désespoir.

La locomotive allait maintenant très lentement, elle franchit encore une centaine de mètres en vertu de la vitesse acquise, puis ses roues patinèrent et elle s’arrêta.

Miss Helen regarda autour d’elle. Dans le lointain, elle apercevait les cheminées de la mine de Santa Leona ; à ses pieds, un ravin profond, un véritable gouffre, qui séparait deux montagnes.

Il lui fallait deux heures au moins pour descendre au fond de ce ravin et pour remonter sur l’autre bord.

Au-dessus du gouffre, les ingénieurs avaient installé un de ces monte-charge aériens grâce auquel, sur de gros fils de fer on fait glisser des wagonnets de minerai.

En regardant cette étrange machine, la jeune fille eut une inspiration.

N’était-elle pas l’acrobate qui avait émerveillé toute l’Amérique en sautant d’une falaise de trente mètres dans la mer, en se jetant à l’eau avec son cheval du haut d’un pont, et en accomplissant ces mille exploits sportifs qui l’avait fait surnommer l’Héroïne du Colorado !…

– Il est heureux, somme toute, songea-t-elle, que ma locomotive se soit arrêtée ici.

« Avec un peu d’audace, j’aurai franchi ce ravin et, dans dix minutes, je serai arrivée à Santa Leona.

Sans plus réfléchir, miss Helen escalada un des poteaux qui soutenaient les fils de traction, puis se suspendant par les poignets à un des tracteurs, le corps balancé dans le vide, elle commença la vertigineuse traversée.

Fermant les yeux pour ne pas voir sous ses pieds le gouffre béant, elle commença à glisser lentement le long du fil, mais à mesure qu’elle avançait, elle sentait les muscles de ses bras s’engourdir.

Comme il arrive dans certains cauchemars, elle avait par instants une irrésistible envie d’ouvrir les mains et de se laisser tomber dans l’abîme. Ses oreilles bourdonnaient, il lui semblait que des voix confuses l’appelaient d’en bas.

« Tu n’as plus rien à faire, ici-bas, lui susurraient ces voix, celui que tu aimes est mort ! Il n’est plus pour toi de bonheur sur terre !… C’est seulement dans la paix du tombeau que tu trouveras la tranquillité. Un simple geste et tu seras délivrée des tortures de la vie !… »

Miss Helen eut besoin de toute son énergie pour résister à cette espèce de fascination, ses poignets tuméfiés ne portaient plus qu’à grand-peine le poids de son corps et ses artères battaient à grands coups lorsqu’enfin elle atteignit l’autre bord du ravin.

Elle se laissa glisser à terre plus morte que vive, elle éprouvait une fatigue atroce, mais elle n’était plus qu’à une faible distance de Santa Leona.

Courant à perdre haleine, elle y arriva.

Trouver un ouvrier qui la conduisit à un ingénieur ; raconter à celui-ci, en quelques mots, la catastrophe de Superstition fut pour elle l’affaire d’un instant.

Dans ces solitudes désolées, la solidarité est la première des vertus. Là, plus qu’ailleurs, l’homme a besoin de son semblable.

– Ce que vous me demandez, miss Helen, ne se refuse jamais, je serais bien heureux que vous vinssiez à mon secours, si jamais une explosion semblable se produisait dans mon exploitation, mais il ne faut pas perdre un instant.

Aussitôt prévenus par un contremaître, les ouvriers abandonnèrent précipitamment leur travail et s’entassèrent en désordre dans les wagonnets qui servaient au transport du minerai. Miss Helen prit place à leurs côtés, ainsi que l’ingénieur de Santa Leona et, une demi-heure après, toute l’équipe de travailleurs débarquait à la mine Superstition.

On se mit à l’œuvre sans perdre un instant.

Sur les conseils de l’ingénieur, on renonça à déblayer les galeries, ce qui eut été trop long, et l’on se mit en devoir d’essayer de percer perpendiculairement à la voûte, dans un endroit où l’épaisseur du roc paraissait plus faible.

– Je ne vous cache pas, cependant, dit l’ingénieur de Santa Leona à ceux qui l’entouraient que nous n’avons que de bien faibles chances de sauver les victimes, j’ai vu malheureusement beaucoup de catastrophes du même genre, et quand les ensevelis n’ont pas été tués sur le coup, l’asphyxie fait rapidement son œuvre.

À l’heure même où se faisait la catastrophe, Dixler installé dans son cabinet, fumait nonchalamment son éternel cigare, tout en compulsant diverses paperasses.

Quoique la vente de la mine eût rapporté la forte somme, l’Allemand n’était pas satisfait. Il sentait que, depuis la dernière réunion du conseil d’administration, ses commanditaires n’avaient plus en lui la même confiance, et il ne se dissimulait pas qu’à la première occasion ils s’empresseraient de le débarquer.

Il était plongé dans ces moroses réflexions lorsque son secrétaire lui apporta une dépêche. Il l’ouvrit distraitement, mais dès qu’il eut jeté un coup d’œil, il devint d’une pâleur effroyable.

Cette dépêche lui annonçait que George Storm et Hamilton avaient été enterrés sous un éboulement et qu’on ne conservait aucun espoir de les sauver.

– Tant pis pour eux, grommela-t-il, en froissant la dépêche d’un air mécontent, ce sont deux ennemis de moins, voilà tout !…

« J’ai, se dit-il, la réputation d’un homme impitoyable, sans scrupule et sans cœur, il serait peut-être habile de ma part de faire un peu de sentiment à propos de la mort de cet imbécile de Hamilton. Puis, maintenant que George Storm n’existe plus, le moment est peut-être venu de reprendre mes anciens projets de mariage avec miss Helen. Décidément, j’y vais !…

Un quart d’heure plus tard, Dixler montait en auto et filait vers la mine Superstition, en quatrième vitesse.

CHAPITRE VI – L’agonie

Après être restés pendant quelques minutes plongés dans une prostration affreuse, l’ingénieur Hamilton et George Storm se ressaisirent et, tout d’abord, ils éteignirent une de leurs deux lampes, puis essayèrent de se rendre compte de la façon dont l’éboulement s’était produit et de voir s’ils ne pourraient pas trouver un moyen de salut.

Pendant longtemps, George Storm frappa à coup de pic sur la paroi rocheuse afin d’attirer l’attention.

– Ce que vous faites là est inutile, mon pauvre George, il faudrait des trains entiers et plusieurs équipes de travailleurs pour déblayer les décombres qui nous écrasent.

« Il y a longtemps que nous serons morts lorsqu’on parviendra jusqu’à nous, si même on essaie de le faire.

L’ingénieur avait raison, George ne le comprenait que trop ; il laissa tomber ses outils avec découragement. Mais une minute plus tard il les reprenait au grand étonnement de son compagnon.

– Que voulez-vous donc faire ? demanda ce dernier.

– Puisque nous n’avons pas de meilleure distraction, fit George, je veux examiner la dernière faille, celle que nous allions étudier lorsque l’éboulement s’est produit. Ce serait une amère ironie, dans la situation où nous sommes, que de trouver le fameux filon.

– À quoi cela nous mènera-t-il ?…

– Qu’importe, je vais voir !…

L’ingénieur haussa les épaules pendant que George, armé de sa lampe et de ses outils se mettait en devoir d’entamer la roche schisteuse. Tout à coup le mécanicien poussa un cri de surprise :

– L’or !… Monsieur Hamilton, s’écria-t-il éperdu ! Un filon plus riche que je n’en ai jamais vu, une vraie pêche d’or !…

Tout désespéré qu’il fût, l’ingénieur ressenti une violente émotion, il s’approcha à son tour et dut reconnaître que George ne s’était pas trompé.

Dans cette anfractuosité du roc, l’or s’étalait en abondance, non plus en paillettes minuscules, mais en gros fragments, en véritables pépites dont la moindre constituait une fortune.

– Cela ne nous avance pas à grand-chose, soupira l’ingénieur ; nous serons enterrés dans l’or, et voilà tout ! je donnerais bien toute cette richesse pour me retrouver à l’air pur.

– Quelle terrible malchance, murmura George. Moi qui aurais pu rendre miss Helen si heureuse.

Les deux hommes demeurèrent silencieux, il semblait que la découverte de ce gisement d’une fabuleuse richesse eût augmenté leur désespoir et leur souffrance.

De temps en temps, George Storm se levait et donnait quelques coups de pic contre la paroi, dans l’espoir insensé de se faire entendre du dehors. Mais bien vite, il comprenait la folie d’une pareille tentative et laissait retomber dans un immense découragement.

– Ne trouvez-vous pas, dit brusquement l’ingénieur, que l’air semble plus lourd ?…

– C’est vrai !… Je vais souffler cette lampe qui absorbe inutilement une part du peu d’oxygène qui nous reste.

La lampe soufflée, ils se trouvèrent dans de profondes ténèbres. Ils ne se parlaient pas, il y a des situations si terribles que les paroles deviennent inutiles.

Dans les ténèbres de la caverne, ils n’entendaient que le bruit de leur respiration sifflante.

– J’étouffe, balbutia George.

– Levez-vous, conseilla l’ingénieur, l’acide carbonique est plus lourd que l’oxygène et s’accumule au niveau du sol ; debout, vous respirerez plus aisément !…

Des minutes qui leur semblèrent longues comme des siècles s’écoulèrent ; il leur semblait qu’il y avait de longues années qu’ils étaient enfermés dans ce trou noir d’où ils ne devaient plus sortir.

Cependant les premiers phénomènes de l’asphyxie commencèrent à se produire :

Les oreilles des deux victimes bourdonnaient. Elles étaient en proie à une maladive excitation.

George divaguait.

– Maintenant, murmurait-il, nous avons de l’or, nous allons réaliser toutes sortes de beaux projets ; d’abord j’épouserai miss Helen, c’est là le plus important !… Nous achèterons la propriété du général Holmes !…

– Pauvre garçon ! murmura l’ingénieur.

– Pourquoi m’appelez-vous pauvre garçon ? s’écria George subitement furieux, je suis riche, très riche !…

Pendant longtemps ainsi il continua à battre la campagne, puis les symptômes changèrent, George avait la poitrine en feu, il étouffait, son cœur sautait à grands coups avec une effroyable sensation d’angoisse.

– De l’air ! de l’air ! bégayait-il.

Des nausées l’envahissaient ; les prunelles lui sortaient des orbites et des points de feu dansaient devant ses yeux dans l’obscurité.

Il finit par s’abattre râlant sur le sol, à côté de l’ingénieur Hamilton qui, moins robuste que son compagnon, avait résisté moins longtemps que lui.

Tout à coup, George cessa de souffrir, il rêvait, il était en proie à une de ces hallucinations qui se produisent dans certains cas. Il se voyait parcourant avec Helen des paysages merveilleux, des jardins parés de toutes les fleurs de la Floride, de tous les fruits de la Californie. Il y avait aussi de vieux cèdres tout pareils à ceux de ce jardin public dans lequel il avait sauvé la vie de la petite Helen, des paysages merveilleux, alors que tout enfant lui-même, il gagnait sa vie en vendant des journaux.

Enfin tout se brouilla dans sa pauvre cervelle et il n’eut plus aucune perception des choses qui l’entouraient.

Cependant, à travers la léthargie où il était plongé, léthargie qui ne précède la mort que de peu de temps, George Storm eut tout d’un coup la vague sensation d’un bruit violent au-dessus de sa tête. Il semblait que l’on ébranlait à coups redoublés la voûte du rocher.

Malgré l’état d’inconscience où il était plongé, il fit un effort désespéré pour se relever, mais ses forces le trahirent ; il retomba sur le sol définitivement anéanti.

CHAPITRE VII – Le tombeau d’or

– Nous n’avons que peu de chances de les retrouver vivants, avait dit l’ingénieur de Santa Leona.

Et miss Helen lui avait répondu :

– N’y eût-il qu’une seule chance favorable contre un million de chances contraires, qu’il faudrait essayer encore, c’est seulement une raison d’agir plus vite et plus énergiquement.

– Miss Helen, avait répondu l’ingénieur, j’admire votre résolution et je vous jure que si cela ne dépend que de moi et de mes hommes, nous réussirons.

Stimulés par la présence de la jeune fille, par les encouragements et les promesses qu’elle leur prodiguait, les mineurs s’étaient mis à l’œuvre avec une véritable furie.

Sous leurs efforts, la terre et les rocs semblaient fondre pour ainsi dire à vue d’œil.

Grâce à un vieux plan de la mine que lui avait procuré miss Helen, grâce aussi aux indications du contremaître, l’ingénieur avait pu repérer exactement l’endroit où l’éboulement s’était produit, l’endroit où devaient se trouver les deux ensevelis vivants.

Au bout d’un quart d’heure, une excavation profonde avait été pratiquée et bien que la couche de sable et de terre eut été dépassée, le travail continuait à avancer rapidement.

– Pour une fois, expliqua le contremaître, nous avons de la chance, nous sommes tombés sur une couche de schiste dont les minces feuillets s’écrasent sous la pioche.

« Si nous ne rencontrons pas une roche d’un grain plus serré, avant une heure nous aurons crevé la voûte de la galerie.

– Mes amis, s’écria miss Helen, s’adressant à tous les travailleurs, je promets de vous récompenser tous magnifiquement, si nous réussissons et même si, par malheur, nous arrivons trop tard, vous serez indemnisés largement de votre peine.

Et elle allait de l’un à l’autre, les exhortant, les suppliant même, leur communiquant à tous le noble zèle dont elle était animée.

Tout à coup, un des mineurs poussa un cri de surprise et appela ses camarades.

Sa pioche au-dessus de la couche schisteuse venait de rencontrer le vide.

L’ouverture fut rapidement agrandie et tous se penchèrent anxieusement vers la margelle béante de ce puits de ténèbres, au fond duquel gisaient deux créatures humaines.

Miss Helen demeura un instant surprise de ce résultat si rapide :

– Ne m’aviez-vous pas annoncé, dit-elle à l’ingénieur, qu’il faudrait encore deux ou trois heures d’un dur travail avant d’arriver à la voûte.

– J’avais dit l’exacte vérité, miss Helen, mais nous avons eu le bonheur inouï d’aboutir à une faille, à une crevasse, nous aboutirons infailliblement dans la galerie où se trouvent, d’après vos indications, M. Hamilton et M. Storm.

– Alors je vais y descendre à l’instant même.

– Vous, miss Helen ?…

– Oui ! Aucun de vos hommes, si braves soient-ils, ne saurait descendre le long des parois hérissées d’aspérités, le long de ces rocs tordus par l’explosion. Pour moi, dont vous n’ignorez sans doute pas les exploits acrobatiques, cette descente n’est qu’un jeu.

– Alors, répondit respectueusement l’ingénieur, nous allons au moins prendre des précautions pour que vous ne courriez que le minimum de danger et que la mine ne fasse pas une victime de plus.

– Voici ce que je vous demande, vous m’attacherez avec une corde à la ceinture et je tiendrai en main une autre corde que vous remonterez à la moindre secousse dès que j’aurai attaché le corps d’un de nos amis.

– Prenez garde, miss Helen ; en vous aventurant dans cette atmosphère méphitique, vous risquez de tomber vous-même asphyxiée.

– Si j’éprouve un malaise, je secouerai la corde et vous me remonterez, mais je vous en supplie, hâtons-nous, les minutes sont des heures pour ces malheureux qui agonisent au fond de leur tombeau de pierre.

On obéit à la jeune fille avec empressement et, retenue par la corde que maintenaient deux vigoureux mineurs, elle se laissa glisser dans l’ouverture béante.

Quelques mètres plus bas, elle put prendre pied sur une saillie du roc et la périlleuse descente commença.

Il y avait des corniches de roc où elle avait à peine la place de poser le pied, mais qui pourtant lui fournissaient un point d’appui.

À mesure qu’elle descendait, l’atmosphère mortelle du fond montait vers elle et elle respirait avec plus de difficulté, mais elle dominait le malaise qui l’envahissait, bien que le bourdonnement du vertige commençât à chanter à ses oreilles sa chanson de mort.

Enfin, elle atteignit le fond du puits, ses pieds foulèrent le roc qui formait le sol de la galerie.

La lampe dont elle s’était munie, illumina la paroi de quartz qui lui apparut dorée comme le lambris d’un palais, elle ne s’arrêta pas à cette constatation. Elle alla droit aux deux corps qu’elle voyait gisants sur le sol, et sans calculer, sans réfléchir, d’un geste inconscient elle s’élança vers George Storm, l’attacha solidement sous les aisselles avec la corde dont elle s’était munie et le traîna juste au-dessous de l’orifice où le ciel n’apparaissait plus que comme une grosse tache bleue.

Frénétiquement, elle secoua la corde.

Le corps de George fut remonté jusqu’aux régions supérieures.

À ce moment, un personnage qui venait de descendre d’une somptueuse auto et qui n’était autre que Fritz Dixler se mêla au groupe des mineurs et murmura d’un ton de compassion hypocrite :

– Pauvre M. Storm !… il est mort hélas !…

Le médecin, qui en ce moment même examinait le mécanicien, se releva brusquement.

– Non, monsieur Dixler, fit-il non sans ironie, M. George Storm est parfaitement vivant, et je vous garantis que d’ici peu, quand je lui aurai prodigué les soins qu’exige son état, il sera sur pieds, prêt à vous remercier de l’intérêt que vous prenez à sa santé.

Tous les mineurs connaissaient l’animosité qui existait entre Dixler et la Central Trust, un gros rire courut parmi les groupes.

Dissimulant sa colère et son désappointement, l’Allemand s’était retiré à l’écart en affectant une attitude pleine de dignité.

C’est ainsi qu’il put assister au retour à la lumière, puis au retour à la vie de l’ingénieur Hamilton que miss Helen, après s’être reposée quelques minutes, était allée chercher à son tour au fond du gouffre.

Il vit miss Helen et George s’embrasser, se serrer les mains, en échangeant les plus douces promesses.

L’Allemand faisait les plus grands efforts pour cacher sa fureur et pour se consoler lui-même de sa déconvenue.

– Tout cela n’empêche pas, se disait-il, comme fiche de consolation, que je leur ai vendu pour plus de deux millions de dollars une mine qui ne renferme certainement pas un kilogramme d’or.

Mais George et Hamilton l’avaient aperçu. Ils se dirigèrent vers lui :

– Monsieur Dixler, dit miss Helen, permettez-moi de vous remercier, en mon nom et au nom de mes amis, de l’excellente affaire que vous nous avez fait conclure.

Dixler rougit jusqu’aux oreilles.

– Oui, oui, balbutia-t-il avec effort, la mine !

– Vous êtes trop modeste, cher monsieur Dixler, c’est un véritable cadeau que vous avez fait à la Central Trust, nous venons de découvrir une poche d’or que l’on peut évaluer, selon l’appréciation la plus modeste, à cinq millions de dollars !

Un rictus de haine se dessina sur les traits de l’Allemand, si furieux qu’il ne trouva pas un mot à répondre. Il s’enfuit en serrant les poings et en grinçant des dents, poursuivi par les huées des mineurs, tandis que George Storm et miss Helen allaient rejoindre l’ingénieur Hamilton, maintenant complètement remis de la terrible épreuve qu’il venait de traverser.

DIXIÈME ÉPISODE – Les voleurs de valises

CHAPITRE PREMIER – L’innocence de Spike

Depuis déjà quatre mois, Spike subissait sa peine à la prison de Las Vegas.

Le pauvre garçon, encore une fois victime de la canaillerie de Dixler, avait revêtu de nouveau l’infâme costume cerclé vert et jaune qui est l’uniforme des forçats américains.

Les jours s’écoulaient pour lui mornes et lourds, et les nuits sans sommeil se passaient à songer douloureusement au passé.

Pourquoi n’avait-il pas suivi la voie droite, la bonne route des honnêtes gens ? Il serait aujourd’hui un gentleman. Grâce à son intelligence et à son travail, il aurait fait fortune comme les autres et vivrait heureux, respecté, en libre citoyen de la libre Amérique.

Tandis que maintenant, flétri, déchu, il vivrait et mourrait dans la chiourme, méprisé par tous ceux qui par hasard se souvenaient de lui.

Et la pensée que Helen Holmes ne songeait plus à lui qu’avec dégoût, le torturait comme une blessure fraîche.

Dans la journée, les forçats étaient occupés à l’extraction du minerai dans une mine de cuivre qui se trouvait aux environs de la ville non loin des bords du San Joaquin.

Bien des fois Spike avait eu la pensée, quand il interrompait le travail, de se jeter dans le fleuve et d’en finir d’un seul coup avec ses misères, mais un espoir le faisait toujours hésiter au dernier moment.

Qu’attendait-il pourtant ?

Un jour, pendant le repos de deux heures, Spike était étendu à l’ombre d’un énorme quartier de roche et rêvassait à d’impossibles choses, bercé par une demi-somnolence, quand il entendit comme un murmure à côté de lui.

Il lui semblait qu’on prononçait son nom.

– Spike, eh ! Spike… as-tu fini de dormir, vieux singe ?

– Qui me parle ? demanda Spike en se dressant sur son coude.

– Un ancien ami.

– Je n’ai plus d’amis.

– Tu te trompes, mais ne bouges pas, ce cochon de Lang, le surveillant, regarde de notre côté. Tu n’as pas besoin de me voir, tu n’as qu’à m’écouter.

– Parle.

– Est-ce que tu n’en as pas assez, vieux frère, de la vie que tu mènes ici ?

– Demande à un blessé s’il veut guérir.

– Eh bien ! il y a peut-être un moyen d’aller respirer le bon air de la prairie.

– Que faut-il faire ?

– Tu le sauras tout à l’heure. Pour le moment, il faut me répondre franchement. Es-tu toujours un gars d’attaque décidé à tout risquer ?

– Ça dépend…

– Oh ! alors, si tu commences à discuter, nous ne pourrons pas nous entendre. Je t’ai cependant connu plus coulant autrefois, mon camarade.

– Qui donc es-tu ?

– Comment, tu n’as pas reconnu ma voix ?

– Non…

– Lefty !

Spike eut un brusque sursaut.

Lefty ! C’était Lefty, le bandit qui l’avait associé à tous ses forfaits, son mauvais génie… Lefty était là.

L’ancien homme de Dixler se méprit sur le sens du geste de Spike.

– Hein, oui… ça te la coupe, vieille boule, de me savoir près de toi, mais ne remue donc pas comme ça, ou Lang va nous tomber sur le poil. Quand il aura le dos tourné, nous continuerons notre petite conversation. Le surveillant Lang, après un long regard soupçonneux dans la direction du quartier de roche au pied duquel Spike était étendu, s’éloignait, se dirigeant vers un autre point du chantier.

Alors il y eut un glissement sur le sol, et Spike aperçut soudain Lefty à côté de lui.

– Là, nous pouvons causer, maintenant, vieille boule, dit le bandit… Tu es content de me voir ?

– Non, répondit nettement Spike en le regardant fixement.

– Tu n’es pas poli, mon garçon, mais je ne t’en veux pas, car je t’ai toujours connu un caractère de hérisson… mais si tu n’es pas content maintenant, tu le seras tout à l’heure.

L’ancien comédien, l’air grognon, se remit dans son trou de roche.

Sans paraître faire attention à l’attitude, plutôt hostile, de Spike, Lefty : poursuivit.

– Je ne suis arrivé que depuis deux jours sur le chantier ; c’est pour cela que tu ne m’avais pas encore rencontré, mais en ces quarante-huit heures je n’ai pas perdu mon temps. Ah ! ici, c’est un bon chantier, ce n’est pas comme aux mines du Nevada où j’étais employé jusqu’à présent ! Ici, un honnête garçon, un peu intelligent, ne doit pas être long, s’il sait profiter des circonstances, à reprendre sa liberté et à aller faire le gentleman un peu plus loin.

Il se rapprocha de Spike et baissant encore la voix :

– Voici ce que j’ai imaginé. Tu as dû remarquer comme moi que lorsqu’on fait partir un coup de mine, les surveillants qui ont peur pour leur peau s’éloignent le plus loin possible, laissant les pauvres forçats pour surveiller l’opération. C’est à ce moment que je compte fausser compagnie à ces messieurs. Après l’explosion, on constate l’effet du coup et on ne pense guère à nous autres. Moi, pendant ce temps, je serai déjà loin…

– Et les sentinelles ? interrompit Spike.

– Il n’y en a que de loin en loin, mais si quelqu’un me barre la route, tant pis pour lui… j’ai pu cacher un couteau.

– Et ton costume, tu ne penses pas aller bien loin avec ton beau complet jaune et vert ?

Lefty eut un rire silencieux.

– Tu me prends donc pour un imbécile. Mon premier soin, avant-hier, a été d’acheter des vieux vêtements à un brocanteur qui a dû les déposer à un endroit que je connais.

– Tu avais donc de l’argent ?

– Dixler n’oublie pas ses amis.

– C’est parfait. Bonne chance.

– Tu ne veux pas filer avec moi ?

– Non.

Et Spike dit ce non avec encore plus d’énergie que le premier. Les yeux louches de Lefty eurent une lueur farouche. Il saisit le poignet de Spike et gronda.

– Toi… tu vas me vendre ! Spike haussa les épaules.

– Imbécile !

– Alors, pourquoi ne veux-tu pas t’échapper avec moi ?

– Parce que je ne veux plus rien avoir de commun avec toi ! répondit Spike avec violence, parce que tous mes malheurs viennent de toi, et que je ne veux plus te connaître.

– Oh ! oh ! ricana Lefty, serais-tu devenu vertueux, par hasard ? Tu étais moins scrupuleux autrefois.

– Autrefois, tu me tenais sous ta dépendance… autrefois, j’étais lâche, j’avais peur de toi et de Dixler. Vous m’aviez en votre pouvoir, j’étais votre chose, votre instrument. Tu me menaçais à chaque instant de la dénonciation si je résistais à vos volontés, vous faisiez de moi tout ce qu’il vous plaisait… Aujourd’hui, c’est fini… je suis libre…

Lefty éclata de rire.

– Ah çà ! tu es fou, vieux singe, libre ? Essaie de faire trois pas en dehors du camp.

– Ça m’est égal… oui, je suis prisonnier, forçat, c’est entendu, mais je suis libre de bien me conduire si je veux, je ne sens plus peser sur mes épaules votre effroyable emprise à Dixler et à toi !

– Ce n’est pas possible, on m’a changé mon Spike, essaya de plaisanter le gredin.

– Oui, changé, bien changé…

– Quelque pasteur t’aura converti.

– Il n’y a pas de pasteur dans l’occurrence mais il y eut une petite voix si douce qui m’a dit un jour : « Je voudrais tant que vous fussiez honnête homme… » et cela a suffi.

Un coup de sifflet strident se fit entendre.

– Le repos est fini, murmura Spike en se levant. Lefty l’imita.

Il regarda, quand il fut debout, son ancien complice sous le nez et lui dit un seul mot :

– Abruti !

Et il s’en alla en se dandinant rejoindre son équipe ; Spike le suivit des yeux jusqu’au tournant du chemin, poussa un soupir quand il eut disparu, ramassa sa pioche et se dirigea vers le lieu où il travaillait.

Aussitôt que les deux hommes eurent disparu, un phénomène étrange se produisit à quelques pas de la roche auprès de laquelle Spike avait fait sa sieste.

Il y avait là un amas de débris de quartz qui formait une sorte de petit tumulus et qui brusquement s’éboula.

Un homme en sortit.

C’était un surveillant à rude figure dont les petits yeux fureteurs avaient une flamme de joie.

– Ma parole, murmura-t-il, tout en essuyant comme il pouvait la poussière blanche qui le couvrait, je n’étais pas à mon aise dans ma petite cachette, mais je n’ai pas perdu mon temps.

Le lendemain, Lefty tentait de mettre son hardi projet à exécution.

Les circonstances semblaient le favoriser. On venait de charger un énorme fourneau de mine, et tout le monde s’était écarté, les surveillants plus loin que les autres.

Lefty, tapi derrière une grosse roche, attendait le moment.

L’explosion eut lieu, formidable.

Le bandit, se relevant, se lança en avant, courant de toutes ses forces.

– Stop ! cria tout à coup une voix menaçante.

Lefty tourna la tête et aperçut deux gardiens armés de carabines qui, surgis subitement à vingt pas de lui, le tenaient en joue.

Lefty se coucha, fit un brusque crochet et détala encore plus vite.

Deux coups de feu retentirent.

Lefty roula comme un lapin.

Les deux surveillants s’élancèrent. Ils appelèrent quelques forçats et firent transporter le corps de l’homme de Dixler à l’ambulance.

Quand Lefty fut couché, on examina ses blessures.

Il avait reçu une balle dans les reins. Une autre lui avait labouré les côtes et s’était logée dans le poumon.

Il était perdu, mais il vivait encore.

On le transporta à l’infirmerie de la prison.

Ce fut là qu’il reprit connaissance.

Le médecin était auprès de lui.

Lefty voulut faire un mouvement. Une atroce douleur le fit retomber sur sa couche.

– J’ai mon compte, hein ? interrogea-t-il. Le docteur hocha la tête sans répondre.

– Bon, j’ai compris, fini, nettoyé, bonsoir la compagnie. Il parut réfléchir, puis il ajouta :

– Je voudrais bien voir M. Wilcox, le directeur de la prison, j’ai des révélations à faire.

Le médecin donna un ordre à une infirmière qui s’éloigna aussitôt. Cinq minutes après, le directeur était au chevet de l’agonisant.

– Vous voulez me parler ? demanda M. Wilcox.

– Oui, monsieur le directeur, dit Lefty d’une voix faible… au moment de passer l’arme à gauche, on a de drôles d’idées… Figurez-vous que je me persuade que je m’en irais plus tranquille si je vous racontais une petite histoire qui intéresse particulièrement un brave garçon qui est ici.

– Je vous écoute.

– Vous savez que c’est à propos de l’affaire de Cedar Grove.

– En effet.

– J’avais un complice.

– Spike ?

– C’est cela même… Eh bien, Spike n’est pour rien dans l’affaire. J’avais réussi à le terroriser et c’est, affolé par les menaces, qu’il s’est joint à moi pour l’expédition qui s’est terminée par la mort du général Holmes.

« Je jure que je dis la vérité.

– C’est bien, fit gravement le directeur, vous avez là une bonne pensée. Je vais rédiger votre déclaration et vous la signerez.

– Volontiers, monsieur le directeur, mais dépêchez-vous de faire vos écritures, car je sens que je n’irai pas loin.

Une demi-heure plus tard, Lefty renouvelait ses aveux en présence de Spike et signait le papier où ils avaient été consignés. Le fonctionnaire et le médecin s’éloignèrent un peu.

Les deux forçats restèrent seuls en présence.

– Tu vois, Spike, dit Lefty dont la voix baissait, j’ai réparé le mal comme je l’ai pu.

Spike, très ému, lui prit la main et la lui serra. Lefty murmura encore entre ses dents :

– C’est cette canaille de Dixler qui m’a perdu…

Il ferma les yeux ; Spike crut que tout était fini. Au bout d’un moment, Lefty murmura encore :

– Ah ! si j’avais aussi entendu une petite voix douce… Mais jamais… jamais… il n’y a eu de petite voix douce pour dire à Lefty ce qu’il fallait faire…

Les lèvres s’agitèrent encore quelques instants puis il eut un sursaut et ce fut tout. Lefty était mort. Spike pleurait. Une main qui se posait sur son épaule le fit tressaillir.

– Suivez-moi à mon bureau, Spike, dit le directeur, j’ai à vous parler.

Spike jeta un dernier regard sur Lefty qui maintenant semblait apaisé dans la mort, quitta la chambre funèbre et suivit M. Wilcox. L’entretien entre le directeur et le forçat fut bref.

– Vous quitterez l’établissement de Las Vegas à la fin du mois, déclara M. Wilcox.

– Puis-je vous demander où j’irai ?

– Où vous voudrez.

Le cœur de Spike se mit à battre à grands coups, un espoir fou remplit tout son sang et le faisait sonner comme une volée de cloches dans ses oreilles.

Il balbutia :

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– Que vous êtes libre, mon garçon, conclut rondement le directeur, dont la rude physionomie s’éclaira d’un sourire.

« La déclaration de Lefty vous innocente et puis votre bonne conduite, depuis que vous êtes au pénitencier, efface vos anciennes peccadilles. Vous sortirez le 30, mais à partir d’aujourd’hui, vous êtes exempt de tout travail et de toute corvée. Vous allez même quitter votre costume de prison.

– Je pourrai reprendre mes habits de gentleman ? demanda vivement Spike.

– Mais certainement.

– Merci, merci, monsieur le directeur, balbutia le pauvre garçon. Et il ajouta tout bas :

– Je vais donc enfin pouvoir être un honnête homme ! Comme Elle le souhaitait…

CHAPITRE II – Les associés de Hamilton

M. le comte de Bernstorf venait de renvoyer ses secrétaires après l’expédition des affaires courantes, quand un grand valet qui avait la taille et la mine d’un grenadier roméranien vint lui apporter une carte sur un plateau d’argent ciselé dans le plus pur mauvais goût munichois. L’ambassadeur prit la carte et la lut :

Fritz von Dixler.

Il jeta la carte sur son bureau et ordonna :

– Faites entrer.

Une minute plus tard, l’ingénieur en chef de Pole Creek était en présence de l’ambassadeur.

C’était bien Dixler, mais ce n’était plus le Dixler que nous connaissions, arrogant, casseur, méprisant, traitant les inférieurs comme des chiens, et les autres comme des imbéciles… C’était un Dixler tout humble, tout petit, tout courbé, qui semblait bien peu de chose devant la toute-puissante Excellence.

– Ah ! vous voilà, monsieur, dit Bernstorf d’un ton rogue.

– À vos ordres, Excellence.

– Mes ordres sont très simples, vous êtes cassé aux gages, mon garçon, et vous êtes ramené au rang de simple indicateur.

Dixler chancela sous le coup. Il essaya pourtant de protester.

– Si vous voulez me permettre, monsieur le comte… commença-t-il.

– Je ne permets rien du tout. Je vous ai fait venir pour vous dire ce que je viens de vous apprendre. Vous le savez, vous n’avez qu’à retourner à Las Vegas où des instructions vous seront transmises pour le rôle subalterne que vous allez jouer désormais.

– J’ai eu tout contre moi, Excellence.

– Vous n’en auriez eu que plus de gloire à réussir.

– Les circonstances m’ont desservi…

– On ne doit pas être à la merci des circonstances, quand on a l’honneur d’être Prussien, coupa violemment l’ambassadeur. Les circonstances on les maîtrise. Regardez notre glorieux empereur qui, dans quelques jours, sera à Paris avec nos troupes victorieuses. Il a toujours été le maître des événements et vous voyez maintenant les résultats. Pourtant, les circonstances ne l’ont guère servi : la Belgique qui ose nous résister, l’Angleterre qui nous déclare la guerre, l’Italie qui nous trahit !… Il a triomphé de tout. Il faut à notre Seigneur et Maître des serviteurs à son image, et c’est pourquoi il se prive de vos services.

M. de Bernstorf s’était levé et marchait à grands pas dans son cabinet. Comme il était bel homme et commençait à avoir de l’embonpoint, il prenait de l’exercice pour ne pas grossir, toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion.

Dixler voulut tenter une dernière chance.

– Je m’incline, Excellence, dit-il d’un ton soumis, mais puisque je ne peux être utile ici, je demande à rentrer là-bas et à reprendre du service dans l’armée avec mon grade.

L’ambassadeur s’arrêta au milieu de sa promenade, regarda bien en face son interlocuteur et éclata d’un rire insolent.

– Vous êtes prodigieux, ma parole d’honneur ! Parce que c’est votre bon plaisir, je vous enverrais en France, comme cela, par le premier bateau, faire avec nos héroïques soldats, la guerre fraîche et joyeuse ! Mais vous oubliez, mon garçon, que vous êtes chassé de l’armée, qui n’a aucun besoin de fripouilles de votre espèce.

Dixler devint livide, serra les poings, mais ne répondit pas. M. de Bernstorf continua en s’échauffant.

– Vous êtes un plaisant drôle, en vérité. Parce que vous n’avez fait que des sottises, vous réclamez, vous exigez presque la faveur insigne de reprendre votre épée !… Ah ! vous auriez accepté quelque action utile comme ceux de nos camarades qui ont fait sauter les usines d’Abraham, détruit le pont de New Falls ou suscité les grèves sanglantes de Pittsburgh, je ne dis pas, mais après toutes vos gaffes, venir demander à aller combattre parmi nos admirables troupes… Allons, mon garçon, vous êtes fou !

Un tremblement convulsif qu’il ne parvenait pas à maîtriser, ébranlait tout le corps de Dixler.

– Je me retire, Excellence, dit en balbutiant le misérable. Il gagnait la porte à petits pas, à reculons.

– Et, pas de bêtises, conclut l’ambassadeur au moment où il franchissait le seuil, ne vous amusez pas à jouer un double jeu, nous avons toujours l’œil sur vous, et au moindre soupçon de trahison, vous seriez exécuté sans merci. D’ailleurs, vous connaissez nos procédés et nos moyens d’exécution… Bonsoir.

Quand Dixler fut dans la rue, il crut, une minute, qu’il allait devenir fou. Il regagna la gare en courant, se jeta dans le premier train en partance et quand il fut seul dans son wagon, pleura des larmes de rage.

Arrivé à Las Vegas, il s’enferma chez lui et condamna sa porte.

Son parti était pris.

Jamais il n’accepterait le rôle de subalterne qui allait lui être désormais assigné. Déshonoré, ruiné, réduit à traîner une existence flétrie et médiocre, il valait mieux disparaître.

Il allait se tuer.

Mais avant de mourir, par un suprême esprit de discipline, ne voulant laisser derrière lui aucune preuve des multiples machinations qu’il avait ourdies, il commença à dépouiller sa volumineuse correspondance, afin de détruire tout ce qu’il pourrait y avoir de compromettant.

Tout à coup l’Allemand eut un sursaut.

Il relisait machinalement le contrat qu’il avait signé avec Hamilton, pour la vente de la mine de Black Mountain.

Ce fut comme un éblouissement.

Tout n’était peut-être pas perdu encore.

Il sentit son cœur battre à grands coups.

Un espoir insensé le faisait vibrer tout entier.

Pour la seconde fois, il relut le document et la clause principale :

Six cent mille dollars (600 000) à l’exécution des présentes. Six cent mille (600 000) au 15 octobre 1916, et le solde, soit 125 000 par trimestre et par acompte de même valeur jusqu’à complet paiement.

Moyennant ces sommes et ces engagements, je cède et tiens ladite mine à la disposition de l’acquéreur et je m’engage, tant en mon nom qu’au nom de mes héritiers ou ayants droit, à en garantir la propriété pleine et entière à l’acquéreur.

Il est convenu entre les deux parties que faute d’un seul paiement aux dates ci-dessus mentionnées, la propriété de la mine redevient mienne et les sommes déjà versées me sont acquises.

En foi de quoi nous avons signé et fait enregistrer par le tribunal de Las Vegas le présent acte que nous reconnaissons bon et valable dans toutes les clauses.

HAMILTON, F. DIXLER.

L’ingénieur, après sa seconde lecture, releva la tête. Son diabolique sourire avait reparu sur ses lèvres.

Les termes du traité étaient formels.

Si Hamilton ne payait pas, le 15 octobre, avant le coucher du soleil, le premier versement de 600 000 dollars, la mine redeviendrait sa propriété.

Cette mine qu’il avait cru épuisée et qui, par un hasard extraordinaire, se trouvait plus riche que jamais maintenant que le précieux filon était retrouvé.

Le dernier mois avait donné 37 000 dollars de poudre d’or et la production ne pouvait aller qu’en augmentant.

S’il parvenait à reprendre la mine, il était riche, follement riche à quatre cent ou six cent mille dollars de revenus.

S’il parvenait à remettre la main sur un trésor, il se moquait bien du reste, la grande Allemagne, M. de Bernstorf, le Kaiser lui-même, devenaient les cadets de ses soucis !

Oui, mais pour cela il fallait que Hamilton ne payât point au jour fixé.

Il releva la tête et consulta son calendrier. Il marquait mardi 14 octobre.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

L’Allemand baissa la tête et réfléchit quelques minutes.

Son plan ne fut pas long à échafauder.

Se dirigeant vers sa table, il s’assit et écrivit quelques mots.

– Ward ! appela-t-il, quand il eut fini.

La porte s’entrouvrit et une tête rousse et pâle parut dans l’entrebâillement.

C’était Ward, de son vrai nom Kasteffel, né à Magdebourg, le valet de chambre, le confident de l’ingénieur.

– À vos ordres, monsieur le comte.

– Va porter ce télégramme, et vivement. Ward prit le papier et disparut.

Alors Dixler se leva, passa la main sur son front, puis éclata d’un rire nerveux en voyant le revolver posé tout chargé sur son bureau.

– Bon Dieu, que j’étais bête ! s’écria-t-il en rejetant l’arme au fond du tiroir.

*

* *

Depuis quinze jours, Hamilton, Helen et George Storm étaient installés à Black Mountain. La jeune fille éprouvait un plaisir d’enfant en constatant les prodigieux résultats de l’extraction. Cela lui rappelait un peu les merveilleux contes dont la berçait sa bonne irlandaise quand elle était toute petite.

Elle était tellement heureuse de voir enfin la chance tourner pour son vieux Ham, qui n’avait jamais désespéré, qui avait si courageusement lutté et qui, à présent, se voyait payé de ses peines !

Ce matin-là, comme ils allaient, après avoir visité les travaux, rentrer déjeuner au campement, un ouvrier apporta une lettre qui venait d’arriver pour Helen.

Elle considéra avec étonnement la grosse écriture de la suscription, ouvrit et lut :

Chère Mademoiselle,

Il m’arrive une chose incroyable.

Lefty, jeudi, avant de mourir, a avoué que c’est par les menaces qu’il m’a forcé à marcher avec lui dans l’affaire de Cedar Grove. Ce qui fait que ces Messieurs m’ont rendu la liberté.

Le 15 courant, je sortirai de prison.

Votre serviteur,

SPIKE.

– Comme je suis contente, s’écria Helen, en tendant la lettre à son tuteur. Quand M. Hamilton eut lu l’épître de l’ancien comédien, il dit en riant à la jeune fille :

– Vous avez toujours eu un faible pour ce coquin. Allons, tant mieux pour lui.

La mine de Helen se fit grave.

– Ne parlez pas ainsi de Spike, vieux Ham. Il ne faut pas oublier qu’il m’a sauvé la vie et que sans son courage et son adresse à retrouver les traités, vous perdiez votre procès avec Dixler.

– C’est juste, mon enfant, concéda le directeur de la Central Trust, et je vous engage à lui écrire de venir nous retrouver ici. Nous lui ferons une situation à la mine où il finira ses jours bien tranquille, si ça lui plaît.

Helen sauta au cou de son tuteur.

– Vous êtes un bon vieux, Ham, dit-elle joyeusement, et je crois que je vous aime tous les jours un peu plus.

– À propos de la mine, reprit Hamilton, après avoir rendu son baiser à sa pupille, j’ai envie de faire construire une voie de raccordement de la Central à la mine. Cela nous éviterait des charrois et des transbordements. Qu’en pensez-vous, Helen ? Quel est votre avis, George ?

– Ma foi, monsieur, la chose ne me regarde guère.

– C’est comme moi, ajouta Helen, je n’ai pas voix au chapitre.

– Mais si…

– Comment cela ?

– N’êtes-vous pas mes associés !…

– Vos associés !

– Ah ! c’est vrai, dit le malin bonhomme, en tirant deux papiers de sa poche qu’il tendit aux deux jeunes gens, je suis tellement étourdi que j’avais oublié de vous dire que, depuis le 3 du mois courant et par un contrat bien en règle, je ne suis plus propriétaire que d’un tiers de Black Mountain.

– Oh ! fit Helen avec une moue de désappointement, comment n’avez-vous pas conservé pour vous tout seul une pareille aubaine ?

– Parce que j’ai beaucoup d’affection pour mes nouveaux associés.

– Serait-il indiscret de vous demander leur nom, monsieur ? questionna George.

– Pas du tout, mon garçon, l’un s’appelle George Storm et l’autre Helen Holmes.

Les deux jeunes gens se regardèrent stupéfaits.

– Oh ! les bonnes figures que vous faites ! s’écria Hamilton en riant de tout son cœur. Je regrette bien de ne pas avoir un Kodak pour vous photographier.

George venait de serrer la main du directeur de la Central Trust.

Helen, très émue ne disait rien, mais elle avait au bout de ses longs cils bruns, une petite perle brillante qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une larme.

– Non, monsieur, non, dit Storm, je vous remercie de tout mon cœur, mais je ne puis accepter.

– Pourquoi faites-vous cela, Hamilton, dit enfin Helen.

– Parce que je vous aime de tout mon cœur, mes chers enfants, fit chaleureusement le brave homme, en les serrant contre lui.

« Et puis, n’avez-vous pas été, pendant tant de jours mes vaillants, mes fidèles associés dans la peine. Il est juste que vous le soyez aussi dans la joie et dans le profit.

« Et puis, continua-t-il, en cherchant à prendre un air sévère, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à y revenir.

– Décidément, fit Helen en battant des mains, il était dit que je serais millionnaire.

– Oh ! riposta malicieusement Hamilton en lançant un regard à la dérobée au mécanicien, ce ne sont pas les prétendants qui vont te manquer, maintenant, ma petite fille.

George devint rouge comme une pomme mûre.

Gentiment Helen alla à lui et lui prit la main :

– N’écoutez pas les méchancetés de mon tuteur, George, et rappelez-vous que je vous ai promis de vous demander conseil, quand l’heure viendrait de choisir un mari.

Le jeune homme abaissa sur Helen un regard d’infinie tendresse.

À ce moment, le secrétaire de M. Hamilton vint remettre à son patron, un télégramme qui venait d’arriver au bureau.

Après avoir pris connaissance de la dépêche, M. Hamilton eut un mouvement de colère.

Il lut tout haut :

Prière pas oublier paiement trimestriel, demain, 600 000 dollars.

DIXLER.

– Ah çà ! gronda le directeur de la Central Trust, est-ce que cet Allemand se figure que je ne tiens pas en ordre mes échéances.

– Est-ce que nous ne sommes pas bons pour six cent mille dollars, dit Helen, en fronçant sa jolie bouche avec la moue d’un vieil habitué du Stock-Exchange.

La mine était si drôle que Hamilton, malgré sa fureur, ne put s’empêcher de rire.

– En tout cas, conclut-il, je serai demain à Las Vegas pour faire halte à Oceanside, car il me faut négocier des valeurs, et j’arriverai à Las Vegas avant midi.

– Si vous êtes gentil, implora Helen, vous me permettrez de vous accompagner.

– Mais c’est absurde, ma petite fille, ce n’est pas votre affaire.

– Ne suis-je pas votre associée ?

– C’est juste, je m’incline.

– Vous êtes un adorable tuteur, vieux Ham, vous faites toujours ce que je veux.

– Vous avez donc bien envie de revoir le beau Dixler ?

– Je me moque du beau Dixler, comme de ma première poupée, mais je serai bien contente d’aller chercher mon pauvre Spike à la prison dès qu’il sera libre.

– Allons, vous êtes encore la meilleure, murmura Hamilton, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Et moi, gémit George, qu’est-ce que je vais faire dans tout cela ?

– Vous nous attendez bien sagement ici, mon garçon, en surveillant les travaux.

– Et en pensant à moi, termina Helen, avec son joli sourire si fin et si tendre.

CHAPITRE III – Préparations

Dixler, depuis qu’il n’avait plus sous la main pour accomplir ses basses besognes les deux sinistres gredins Dock et Bill, avait pris l’habitude de s’adresser, pour toutes les opérations hasardeuses qu’il entreprenait et pour lesquelles il avait besoin de comparses, à un certain Schulmann qui s’occupait un peu de tout.

C’était un honnête industriel qui vous vendait aussi bien deux wagons de blé que la vie d’un homme. Il tenait comptoir de toutes marchandises et procurait tout ce qu’on voulait. Le tout était de bien payer.

L’ancien directeur de la Colorado avait déjà eu plusieurs fois affaire à lui ; dans l’occasion il n’hésita pas et envoya à l’honorable Schulmann un télégramme ainsi conçu :

Tenez-moi prêt pour demain un homme solide.

DIXLER.

Le lendemain, à la première heure, l’Allemand était chez Schulmann ; Ward, son domestique, l’accompagnait. Schulmann, fidèle aux ordres reçus, attendait son compatriote en compagnie d’un aimable gredin qu’il lui présenta.

– Voici M. Senks, patron, c’est un garçon qui n’a pas froid aux yeux et dont vous serez content.

Dixler examinait l’homme qu’on lui présentait.

C’était un gaillard trapu, à la physionomie mauvaise et sournoise.

Il lui plut tout de suite.

– Voici ce dont il s’agit, expliqua-t-il. Demain matin, au train – il n’y en a qu’un, il n’y a pas à se tromper – M. Hamilton, le directeur de la Central Trust prendra à Oceanside le train pour Las Vegas, il sera porteur d’une forte somme en billets de banque. Cette somme, qui d’ailleurs sera rendue le lendemain, il faut vous l’approprier par n’importe quel moyen, mais il est nécessaire, pour des raisons à moi connues, que Hamilton arrive à Las Vegas sans un sou dans sa poche. Est-ce compris ?

– On n’est pas un buffle, patron, répondit l’homme avec un accent crapuleux. Mais, avant tout, il faut nous entendre sur le prix.

– Je donne mille dollars tout de suite, trois mille si la chose réussit.

– Allons, on pourra peut-être s’entendre. Allongez un peu la sauce et tout ira bien.

Dixler chercha à rester sur ses positions, mais Senks avait la partie belle. Après une discussion animée, il fut convenu que Senks toucherait deux mille dollars immédiatement, qui lui resteraient quoiqu’il arrive, et trois mille en plus si l’affaire réussissait.

L’Allemand était en train de verser les bank-notes au bandit quand celui-ci se gratta la tête.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Dixler impatienté.

– Il y a quelque chose de bien embêtant !…

– Quoi donc ?

– Je ne connais pas votre M. Hamilton, moi.

– N’ayez pas peur. Voici Ward, mon domestique, qui vous le désignera et qui vous accompagnera pendant toute l’expédition.

– Monsieur se méfie de bibi ? grimaça Senks.

– Pas du tout, mon garçon, mais il vaut toujours mieux être deux quand on fait des coups comme celui que vous allez tenter demain.

– C’est bon, on prendra le copain ; d’ailleurs c’est vous qui payez, vous avez le droit de faire ce qu’il vous plaît.

– Partez tout de suite, commanda l’ancien directeur de la Colorado.

– N’ayez pas peur, patron, vous saurez comment Senks sait travailler.

– Hein ! s’écria Schulmann avec un accent d’admiration, croyez-vous qu’il est un peu là le gaillard.

– Attendons la fin.

– Vous serez content… Quand j’ai reçu votre télégramme, je me suis tout de suite dit : Voilà une affaire pour Senks.

Tout en parlant, l’ingénieux industriel avait tiré de son gousset la dépêche et la regardait avec satisfaction.

D’un geste brusque, Dixler la lui arracha des mains et la mit dans sa poche.

– Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc, monsieur Dixler, demanda Schulmann un peu abruti par la rapidité du geste.

– J’ai horreur de laisser traîner ma correspondance, dit l’Allemand en lui frappant sur l’épaule.

Puis, s’adressant à Senks et à Ward :

– Filez vous autres, et faites de votre mieux. Si je suis content, vous le serez aussi.

Le valet de chambre et Senks sortirent aussitôt.

Après avoir réglé avec Schulmann sa commission, Dixler partit à son tour.

*

* *

À Oceanside, Hamilton avait été négocier à la banque des valeurs pour six cent mille dollars. La somme lui avait été remise en bank-notes qu’il enferma, aidé de Helen, dans un petit sac de cuir jaune qu’il tenait à la main.

– Allons prendre notre train, nous n’avons que le temps, dit le tuteur de Helen, en se dirigeant à grands pas vers la gare. Tout en marchant, il disait à sa pupille :

– Pendant que j’irai payer Dixler, allez donc, avant d’aller délivrer Spike, déposer dans mon coffre-fort de la banque Watson cette liasse de valeurs que j’avais emportée et dont je n’ai pas eu besoin de me servir. Nous nous retrouverons à l’hôtel Knox.

– Donnez, parrain ? fit Helen.

Le directeur de la Central Trust tira de sa poche un fort paquet d’actions diverses, qu’il remit à la jeune fille.

Deux minutes plus tard, bien installés sur la plate-forme arrière du dernier wagon dans de confortables rocking-chairs, le tuteur et sa pupille regardaient passer la campagne.

Dans le compartiment voisin, deux hommes causaient, tout en jetant de leur côté des regards à la dérobée.

C’étaient Ward et Senks. Ward parlait :

– Tu l’as bien vu, c’est le gentleman à figure rouge et à cheveux gris qui cause avec la jolie jeune fille.

– Pas moyen de se tromper. Il tient sa valise entre ses jambes. C’est là où sont les pépettes.

Senks réfléchissait.

Enfin, il releva la tête et dit à son compagnon :

– Il n’y a pas d’arrêt avant Las Vegas ?

– Si.

– Où cela ?…

– À Clifton.

– Combien de temps ?

– Vingt minutes.

– C’est plus qu’il ne nous faut. Nous descendrons et nous irons acheter une valise identiquement pareille à celle du vieux monsieur. Après tu verras comment Senks travaille.

Jamais Hamilton n’avait été de si meilleure humeur. Quand le stewart s’approcha pour lui demander s’il retenait une table pour le déjeuner, le directeur de la Central Trust demanda cérémonieusement à Helen :

– Mon associée veut-elle me permettre de lui offrir une bouteille de champagne pour arroser son déjeuner.

– Oh ! oui, oui, vieux Ham, répliqua la jeune fille dont les yeux brillèrent, voilà une jolie idée.

– Alors une bouteille bien sec surtout, commanda Hamilton au maître d’hôtel.

– Et pas du champagne de Californie, spécifia Helen en nant, je suis bonne patriote, mais pour les vins… Vive la France !

CHAPITRE IV – L’échéance

Le train filait à toute vapeur.

Après avoir traversé toute la partie pierreuse qui s’étend d’Oceanside à Clifton, l’express traversait maintenant une région d’une incomparable beauté. Les grandes prairies étaient coupées par des bouquets de bois admirables, des chênes d’une hauteur fantastique semblaient vouloir percer le ciel bleu de leurs cimes vertes. Au loin, dans des vapeurs barrant l’horizon, les crêtes déchiquetées des montagnes Rocheuses se découpaient.

Assise à la petite table du wagon-restaurant, Helen admirait le paysage.

Jamais elle ne s’était sentie de meilleure humeur.

Tout d’ailleurs l’invitait à la joie.

Le temps était superbe, la vue magnifique. Les huîtres de Sixley étaient des merveilles, le cuissot de daim exquis et cuit à point, des fruits merveilleux, et comme on n’en trouve qu’en Californie, s’empilaient dans une corbeille de cristal, mélangeant leurs parfums et leurs couleurs et bientôt le champagne, glacé à point et de bonne marque, panachait les verres de sa mousse dorée.

– À votre santé, vieux Ham, fit Helen, en levant sa coupe.

Et elle but à petits coups son champagne, le savourant en fermant les yeux.

– Mon Dieu ! que c’est bon ! murmura-t-elle. Et elle ajouta avec un éclat de rire :

– Quel malheur que mon pauvre George ne partage pas notre déjeuner, lui qui est si gourmand.

À ce moment, la table qui était à côté de la leur et qui se trouvait encore vide, fut occupée par deux voyageurs. C’étaient Ward et Senks. Ward portait une valise à la main. Ils s’installèrent, en apparence, indifférents.

Senks, qui faisait face à Helen, ne quittait pas des yeux la valise jaune de Hamilton. Elle était placée le long de la table. Ward, sur une brève indication de Senks, plaça la sienne exactement dans la même position.

– Pardon, monsieur Ward, dit Senks, et multipliant les formules de politesse, auriez-vous l’extrême obligeance de me donner votre place ?

– Mais volontiers, monsieur Senks.

– J’ai la fâcheuse infirmité de ne pouvoir voyager dans le sens contraire à la marche du train. Cela ne vous gêne pas ?

– Mais pas du tout.

Les deux bandits échangèrent leur place.

Senks se trouvait maintenant dos à dos avec Hamilton.

Personne dans le wagon ne fit attention à leur petit manège.

Les deux gredins commencèrent à manger, en parlant de la pluie et du beau temps, mais quand ils furent arrivés au dessert, Senks fit signe à Ward qui se mit à parler très fort et très haut.

Tandis que le domestique de Dixler tenait ainsi le dé de la conversation, Senks agissait.

Ayant glissé sa jambe en arrière, il avait, avec son pied et sans même effleurer même la jambe de Hamilton qui était toute proche, accroché la poignée de la valise aux bank-notes. Il l’attira tout doucement à côté de sa table.

Sous prétexte de ramasser sa serviette, Ward, qui avait suivi la manœuvre, fit le changement des deux sacs. Le sac de Hamilton fut placé à l’endroit qu’occupait la valise jaune achetée par les gredins à Clifton, tandis que celle-ci, après s’être un instant balancée au bout du pied agile de Senks, allait s’installer à côté de Hamilton.

Le coup fait, les deux gredins se levèrent nonchalamment et quittèrent le wagon-restaurant.

Senks avait à la main la valise aux six cent mille dollars.

Le coup exécuté avec une audace incroyable avait admirablement réussi.

Hamilton et Helen prolongeaient plus longtemps leur repas.

Tandis que le directeur de la Central Trust dégustait une tasse de thé, Helen, la nouvelle millionnaire, comme elle s’appelait elle-même, faisait de beaux projets d’avenir.

Hamilton l’écoutait en souriant.

Tout à coup des cris épouvantables, des vociférations furieuses interrompirent leur douce causerie.

Un gros homme, tenant à la cravate le conducteur du train et le secouant, répétait avec fureur :

– Je suis Blommberry de Chicago, vingt millions d’affaires, trois usines de salaisons de porcs frais, et je n’admets pas des choses pareilles.

Le malheureux conducteur voulait répliquer, mais, à demi étranglé, la chose lui était presque impossible.

Enfin, il parvint à se dégager.

– Mais, monsieur, vous avez déjà fait votre déposition à l’arrêt de Clifton et on a immédiatement téléphoné à Las Vegas, on ne peut pas faire plus.

Le gros homme reprit, indigné :

– Volé, j’ai été volé de mon portefeuille, tandis que je dormais… moi, Blommberry, de Chicago, vingt millions d’affaires…

– Trois usines, salaisons et porcs frais, continua Helen, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

M. Blommberry lui jeta un regard furieux, puis, poussant le contrôleur devant lui, il alla remplir de ses lamentations une autre partie du convoi.

*

* *

Au poste de police de Las Vegas, on avait transmis la plainte de Blommberry. M. Dumbar, le chef de la police avait donné l’ordre à deux agents, Lambkin et Suskill, de se rendre à la gare à l’arrivée du train d’Oceanside et de cueillir tous les individus de mine suspecte.

Lambkin et Suskill étaient de bons physionomistes, sans doute, car après avoir laissé passer la plupart des voyageurs, ils furent désagréablement surpris par la physionomie de Ward et de Senks, et sans hésiter, leur mirent la main au collet.

Les bandits voulurent résister, mais, après une courte lutte, force resta à la loi.

Conduits au bureau du commissaire, les deux gredins protestèrent et, quand ils connurent la plainte de M. Blommberry, réclamèrent hautement une confrontation avec ce digne gentleman.

– Bon, bon, dit le commissaire, qui était accoutumé à de pareilles scènes, nous éclaircirons tout cela plus tard. Pour le moment, bouclez-moi ces deux messieurs et passez-moi cette valise, que je vais garder dans mon bureau.

Ward et Senks échangèrent un regard désespéré. Avoir échoué si près du port !

Une chose les consolait.

Les ordres de Dixler étaient exécutés.

L’argent de Hamilton était bien perdu pour lui, au moins pour vingt-quatre heures, et c’était tout ce qu’il fallait.

Hamilton s’était rendu directement chez Dixler.

– Vous voyez que je suis exact, dit en entrant le directeur de la Central Trust.

– Et vous avez raison, fit Dixler en l’introduisant dans son bureau. Car si vous n’aviez pas payé aujourd’hui, la mine me revenait.

– Que voulez-vous dire ?

– Avez-vous donc oublié les clauses de notre contrat.

– C’est ma foi vrai, répondit Hamilton, dont le front se rembrunit, mais soyez sans crainte, Dixler, l’affaire est trop belle pour que je la lâche… Préparez votre reçu, mon cher ami.

Tandis que Dixler, un peu inquiet de l’assurance de son visiteur, libellait son reçu, Hamilton ouvrait sa valise en cuir jaune.

Il plongea la main dans le sac… puis regarda vivement à l’intérieur… rien… rien… le sac était vide…

– Ah çà ! mais je suis fou…

Et le malheureux homme fouillait inlassablement les flancs vides de sa valise. Dixler, du bout des doigts, balançait nonchalamment le reçu préparé.

– Volé, je suis volé ! rugit enfin Hamilton, c’est une épouvantable machination.

– J’en suis désolé pour vous, affirma Dixler, qui déchirait maintenant le reçu.

– Enfin, plaie d’argent n’est pas mortelle, je vous apporterai la somme demain matin.

– Ah ! non…

– Comment cela.

– Les termes de notre contrat sont formels. Si vous ne m’avez pas payé aujourd’hui, 15 octobre, avant le coucher du soleil, la mine redevient ma propriété.

Hamilton bondit sur Dixler et le prit à la gorge.

– Misérable ! dit-il, c’est vous qui avez tout machiné. Dixler se dégagea facilement en haussant les épaules.

– Vous êtes fou, vieux Ham, dit-il tranquillement, à qui ferez-vous croire ces histoires de brigands ?

Hamilton réfléchissait.

Il sentait qu’il était perdu. Il ne pourrait rien par la violence, l’essentiel était de gagner du temps.

– Ne m’en voulez pas, Dixler, je suis un peu nerveux. Cette histoire me contrarie énormément. Mais je ne pense pas que vous allez m’étrangler parce que je suis victime d’un accident que nul ne pouvait prévoir.

– Les affaires sont les affaires, dit sentencieusement Dixler.

– Ce qui veut dire…

– Ce qui veut dire que je m’en tiens aux termes de notre traité. Encore une fois, Hamilton eut une envie féroce d’étrangler le terrible Allemand. Il sentait bien qu’il était joué…

Soudain il se dressa et demanda brusquement à l’ancien directeur de la Colorado.

– Vous contenterez-vous comme caution jusqu’à demain de valeurs représentant un million de dollars.

– Assurément.

– Alors, attendez.

Il courut au téléphone, décrocha le récepteur et demanda :

– Donnez-moi l’hôtel Knox tout de suite.

*

* *

Après avoir déposé les valeurs dans le coffre-fort de la banque, quelques minutes avant la fermeture – car on ne faisait plus de retraits ou de dépôts dans l’après-midi –, Helen s’était rendue à la prison où elle avait trouvé Spike sur le point de quitter l’établissement.

La joie du pauvre garçon en voyant Helen fut immense, et il pensa devenir fou de bonheur quand la jeune fille lui annonça qu’il allait avoir une bonne place.

Après avoir remercié le directeur, Spike suivit sa bienfaitrice qui l’emmena à l’hôtel.

Ils étaient arrivés à peine depuis cinq minutes quand la sonnerie du téléphone retentit.

Helen prit l’instrument et écouta.

– Hôtel Knox ?…

– Oui, monsieur.

– Miss Holmes…

– Elle-même… ah ! mon Dieu, qu’y a-t-il mon parrain ? Vous paraissez tout ému.

Helen venait de reconnaître la voix de son tuteur. Le dialogue s’engagea, angoissé, tragique.

En quelques mots, Hamilton racontait ce qui venait de lui arriver et suppliait Helen de courir chercher les valeurs laissées en banque et de les lui apporter immédiatement chez Dixler.

Spike n’avait entendu qu’une partie de la communication. Helen le mit rapidement au courant de tout.

– Vite, vite, courons, mon bon Spike.

En quelques instants la jeune fille et l’ancien forçat arrivèrent à la banque. Mais là ils se heurtèrent à un refus formel. Impossible d’ouvrir avant le lendemain.

Helen, au désespoir, ne savait plus à quel saint se vouer. Spike réfléchissait.

– Mademoiselle, dit-il tout à coup, en entrant tout à l’heure, j’ai remarqué un petit escalier qui conduit aux caves. Nous pourrions faire un petit tour par là et si la serrure de la grille n’est pas trop difficile… je crois que je pourrais vous donner l’accès du coffre-fort.

Le brave garçon semblait très gêné en proposant ce moyen qui rappelait un peu trop brutalement ses anciennes occupations.

Mais ce n’était pas le moment d’avoir des scrupules. Sans encombre, la jeune fille et Spike arrivèrent devant la grille.

Là, après des efforts infructueux, il dut emprunter l’épingle à chapeau de Helen. Alors le cadenas céda.

Mais au moment où la jeune fille, folle de joie, mettait la clé dans le trou de la serrure, des mains brutales s’abattirent sur elle et elle se sentit rudement appréhendée.

C’était le veilleur que nos amis avaient oublié et qui, entendant du bruit, avait prévenu les policemen.

Accablée de honte et de chagrin, Helen fut conduite au poste de police en compagnie de Spike, qui se débattait comme un beau diable.

En vain la jeune fille expliquait-elle son histoire. Personne ne voulait la croire.

À la fin, elle demanda :

– Puis-je téléphoner à mon tuteur ?

– Oui, dit le commissaire de police, mais en ma présence.

Helen demanda aussitôt la communication chez Dixler et raconta à Hamilton ce qui venait de lui arriver. Celui-ci, affolé, répondit qu’il accourait.

CHAPITRE V – Acrobaties

Helen voyait le temps passer et personne ne venait la délivrer. La jeune fille s’énervait et sentait une grosse envie de pleurer lui monter aux yeux.

Tout à coup, la porte du commissariat s’ouvrit et Hamilton parut.

Helen eut un cri de joie et courut se jeter dans ses bras.

L’affaire fut vite réglée.

Le directeur de la Central Trust connaissait particulièrement M. Dumbar, auquel il raconta son aventure. Il en profita pour solliciter son concours afin de pouvoir prendre dans son coffre-fort les valeurs qui lui étaient indispensables. Malheureusement, dans l’occasion, M. Dumbar était absolument impuissant.

– Vous comprenez, mon cher ami, disait-il à Hamilton, je ne puis rien. Les administrateurs de la banque ne sont jamais là dedans l’après-midi et tous les retraits de valeur sont faits dans la matinée. Je ne peux pourtant pas, pour vous faire plaisir, faire cambrioler la banque par mes agents.

À de pareilles raisons, il n’y avait qu’à se rendre.

Après avoir bien remercié le chef de la police, Hamilton quitta le commissariat avec Spike et Helen. Une fois dans la rue, nos trois amis tinrent conseil.

Il allait agir, le temps pressait. À tout prix il fallait trouver de l’argent et payer Dixler.

– C’est encore ce gredin-là qui a fait le coup, gronda Spike.

– Croyez-vous ? fit Helen.

– J’en suis sûr.

– Que ce soit Dixler ou un autre, intervint Hamilton, le mal est fait et le résultat est acquis. À nous de retourner une parade.

Et ils continuèrent à discuter devant le commissariat. Pendant ce temps-là, à l’intérieur du poste de police, une autre scène se passait.

M. Blommberry, mis en présence de Ward et de Senks, ne reconnaissait pas ses voleurs et le magistrat était obligé de relâcher ces deux gredins en leur rendant leur valise.

Aussitôt Senks commença à crier et à déclarer au commissaire qu’il aurait de ses nouvelles, mais celui-ci, lui montrant du doigt l’endroit d’où il venait, lui fit comprendre par cette simple pantomime qu’il aurait tort d’insister.

Nos deux complices filèrent rapidement, enchantés de voir l’aventure si bien se terminer. Mais au moment où ils mettaient le pied dans la rue, ils s’arrêtèrent net.

Hamilton, Spike et Helen étaient à trois pas d’eux.

– Au trot, au trot ! commanda Ward en entraînant son compagnon. Mais Hamilton avait reconnu ses compagnons de table et encore bien plus sa valise.

Il s’élança sur les traces des coquins en criant :

– Au voleur !

Helen et Spike le suivirent.

Les deux gredins se dirigeaient vers la gare.

Ils arrivèrent sur les voies juste au moment où un train démarrait. Ils bondirent sur le marchepied et s’engouffrèrent dans le fourgon à bagages.

– Ils nous échappent ! cria Hamilton avec un cri de désespoir.

– Pas du tout, répliqua Helen haletante, ils sont pris comme des rats. Ces imbéciles viennent de sauter dans le train omnibus qui va à Fall Creek. Dans une minute, le rapide de Pittsburgh, qui suit une voie parallèle, va démarrer. Laissez-moi faire… Ah ! tant pis, je n’ai que le temps.

En effet, le convoi de Pittsburgh sortait de la gare, laissant sur le quai nos amis ébahis, et elle sauta dans le train en marche et disparut bientôt dans des nuages de fumée.

La courageuse jeune fille, cramponnée à une plate-forme, se hissait maintenant à la force des poignets sur le toit d’un wagon. Là, fouettée par le vent et la fumée, elle regarda le train omnibus s’en allant cahin-caha sur la voie parallèle, et qui n’était pas à plus d’un mille.

– Nous ne pouvons la laisser seule contre ces deux bandits, s’écria Hamilton en se tordant les mains.

– Voici une auto, monsieur ! dit tout à coup Spike qui, depuis un moment cherchait un moyen de rejoindre à tout prix la jeune fille.

Hamilton s’élança sur le chauffeur.

– Mille dollars pour suivre l’express tant que vous pourrez !

– Ça va, fit l’homme en manœuvrant ses manettes, tandis que Hamilton et Spike sautaient dans la voiture…

Cependant la distance qui séparait les deux trains diminuait rapidement.

Bientôt la machine de l’express atteignait la dernière voiture du train omnibus.

Helen se dressa, tous les nerfs tendus.

Elle calcula sa distance, prit son élan et, au risque de se tuer vingt fois, sauta sur le toit de l’un des wagons de l’autre train.

Elle roula, se retint comme elle put et, sans s’inquiéter des égratignures de l’épiderme et des accrocs de sa robe, se mit en devoir de gagner le fourgon aux bagages où elle savait que les deux voleurs s’étaient réfugiés.

Senks et Ward étaient bien tranquilles et ils riaient encore de la mine déconfite de Hamilton en les voyant filer à sa barbe quand Ward tressaillit.

– Hé ! Senks, vois donc…

Une forme blanche venait de se glisser dans le fourgon. Ward reconnut Helen.

– Damnation ! cria-t-il. Miss Holmes !

Helen, du premier coup d’œil, avait vu la valise et avait bondi, mais Senks lui barra le passage et Ward la saisit à pleins bras.

Avec une force incroyable, Helen luttait contre les deux hommes et dans ce terrible danger conservait tout son sang-froid.

D’un coup de pied violent, elle envoya le sac hors du wagon.

Fous de rage, les deux bandits cherchaient à l’étrangler, mais Helen, de deux coups de poing bien appliqués, se débarrassa de ses agresseurs et, souple comme une couleuvre, glissa hors du fourgon et se laissa tomber sur la voie.

Elle se releva sans aucun mal et se mit aussitôt à la recherche de la valise.

D’abord étourdi, Senks dit :

– Elle m’a démoli !

– Tu te plaindras plus tard, répondit durement Ward, il s’agit de la rejoindre.

Et avec la même adresse et la même ardeur, les deux coquins s’élancèrent, à leur tour, sur la voie.

*

* *

L’auto allait à une formidable allure et avait rejoint déjà le train-omnibus, quand, passant sur un petit pont qui coupait la voie, Spike cria de toutes ses forces :

– Stop ! stop ! mais arrêtez donc, mille diables !

L’ex-forçat venait d’apercevoir à quelques mètres au-dessous de lui, Helen qui, aux mains des gredins qui l’avaient rejointe, allait succomber.

Hamilton vit aussi ce qui se passait.

Le chauffeur freina brusquement.

Hamilton poussa un cri.

Le brave Spike venait, pour aller plus vite, de sauter du pont sur la voie.

À toutes jambes, le tuteur de Helen dégringolait la pente…

Il était temps que les deux sauveteurs arrivent.

Helen, à bout de forces, sentait tout se dérober autour d’elle.

Elle vit dans un rêve Spike et Hamilton assommer les deux bandits, et elle sentait le vieux Ham qui l’embrassait, en lui disant :

– Vous n’avez pas de mal, au moins, ma petite Helen…

*

* *

Dixler, parfaitement content, car il n’avait pas revu Hamilton de la journée, venait de rentrer chez lui, quand il entendit sonner.

En l’absence de Ward, il alla ouvrir lui-même.

Il retint un cri de rage.

Le directeur de la Central Trust était en sa présence et lui disait avec un bon sourire :

– Il n’est encore que cinq heures vingt, je suis donc en avance d’une bonne heure. Faites-moi votre reçu, Dixler… Voici l’argent.

ONZIÈME ÉPISODE – Le train de la mort

CHAPITRE PREMIER – Invitation inattendue

La compagnie de la Central Trust, après les déboires des commencements, était entrée dans la prospérité. L’exploitation des lignes déjà terminées donnait de magnifiques résultats ; enfin la mine d’or de Superstition était venue accroître d’une façon considérable le capital social et avait permis de distribuer aux commanditaires des dividendes importants.

En dépit des subventions que touchait Dixler du gouvernement allemand, il avait eu décidément le dessous dans la bataille financière. La Colorado Coast Company ne pouvait lutter ni en importance ni en rendement avec la Central Trust.

D’ailleurs les actionnaires de cette dernière société, qui s’étaient parfaitement rendu compte que leur succès était dû, en grande partie, aux efforts de miss Helen Holmes, ne s’étaient pas montrés ingrats envers l’Héroïne du Colorado.

Vingt-cinq pour cent des actions de la mine d’or de Superstition lui avaient été attribués en toute propriété.

Miss Helen se trouvait, maintenant, la riche héritière que nous avons connue au début de cette histoire véridique.

Le premier usage que la jeune fille avait fait de son opulence avait été de racheter la propriété paternelle : la villa et le parc de Cedar Grove, dont le temps n’avait fait qu’embellir les poétiques ombrages.

Ce fut avec un bonheur infini que la jeune fille retrouva le décor familier où s’était écoulée son enfance, le clair ruisseau que traversaient des ponts rustiques et qui fuyait en serpentant à travers des buissons de lauriers-roses et de rhododendrons, les grandes allées majestueuses et les troncs antiques des cèdres et des hêtres, courbés par les vents du Pacifique.

À la grande surprise de beaucoup de gens, miss Helen avait pris comme factotum Spike, l’ancien forçat, dont elle avait eu maintes fois l’occasion d’apprécier l’intelligence et le dévouement.

Ce choix, qui partout ailleurs eût semblé singulier, ne fit que consacrer la réputation de l’héroïne.

– Très chic !… exentric woman !… répétaient les nouveaux riches propriétaires de quelques mines.

Miss Helen Holmes était à la mode.

Elle était accablée d’invitations.

Les milliardaires, elles-mêmes, copiaient ses chapeaux et ses robes, et regardaient comme un grand honneur d’être admises aux soirées ou aux garden-parties qu’elle donnait de temps à autre, dans le parc de Cedar Grove.

Miss Helen était demeurée fidèle à ses anciens amis. L’ingénieur Hamilton et le mécanicien George Storm étaient les commensaux habituels de la villa.

George, lui aussi, avait bénéficié de la prospérité croissante de la Central Trust. Le petit marchand de journaux que nous avons connu était maintenant un correct gentleman et, guidé par miss Helen, il préparait les derniers examens qui allaient lui permettre de devenir ingénieur.

– Il faut pourtant, dit un jour la jeune fille à M. Hamilton, que j’invite ce coquin de Dixler à l’une de mes réceptions.

– Je n’en vois pas la nécessité, répondit l’ingénieur, en manifestant un certain étonnement.

– Eh bien, moi, j’y tiens beaucoup !…

– Pourquoi cela ?

– Je tiens à montrer à cet Allemand que nous avons décidément triomphé de lui. C’est une petite vengeance, une mesquinerie, si vous voulez, mais j’y tiens.

– Comme il vous plaira ! Seulement, je suis bien sûr que Dixler ne viendra pas !

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr !

– Eh bien, moi, je suis sûre qu’il viendra. Il est bien trop orgueilleux pour refuser mon invitation.

– Vous avez tort, miss Helen, reprit l’ingénieur avec une certaine vivacité, vous savez pourtant que chaque fois que Dixler se trouve quelque part, les crimes et les catastrophes le suivent de près.

– C’est précisément pour cela, s’écria miss Helen, que je tiens à l’inviter. Je tiens à lui prouver que je n’ai pas peur de lui.

– C’est peut-être un tort.

– Il a beau être habile, il a beau être soutenu par l’or et l’influence de l’Allemagne, il n’a pu triompher de la Central Trust et le moment est proche peut-être où la Colorado Coast Company sera forcée d’entrer en liquidation.

L’ingénieur Hamilton connaissait de longue date l’obstination de miss Helen, il comprit qu’il serait inutile d’essayer de l’empêcher d’inviter Dixler, et il n’insista plus.

Le soir même, la jeune fille envoyait une invitation pour le lendemain au directeur de la Colorado Coast pour une partie de tennis qui devait avoir lieu dans le parc de Cedar Grove et où étaient conviés les membres les plus intéressants de l’aristocratie financière du Colorado.

Un train spécial avait été commandé pour les invités.

*

* *

Fritz Dixler se trouvait dans son cabinet de travail et venait d’expédier son courrier.

Il ne savait pas encore que ses menées pour s’emparer de la mine d’or de Superstition avaient piteusement échoué.

Quand il connut la vérité, il entra dans une violente colère. C’est tout juste s’il ne se livra pas à des actes de violence envers les agents maladroits dont il s’était servi.

– Ces coquins-là, grommela-t-il, ont dû être payés par la Central Trust pour me trahir.

Cependant, il eut beau les questionner de toutes les manières, les menacer, il ne put rien en tirer.

En y réfléchissant, il finit par reconnaître qu’ils étaient de bonne foi et qu’ils avaient fait tout leur possible.

– Que voulez-vous qu’on fasse contre miss Helen, lui dit l’un de ces bandits d’un ton bourru, cette jeune fille est plus intelligente et plus forte que nous.

À ce moment même, le secrétaire de Dixler lui apporta une dépêche. Il lut :

Gare du Signal,

Monsieur Dixler,

Je donne un tennis, suivi de thé, entre intimes. Voulez-vous y venir ?

Signé, Helen HOLMES.

L’Allemand froissa le message avec colère !…

– Cette jeune fille se moque de moi, murmura-t-il, elle me brave, elle me regarde comme complètement vaincu… Elle pourrait se tromper !… Je n’ai pas encore dit mon dernier mot, mais j’irai à cette réception, ne fût-ce que pour lui montrer que je n’ai pas peur d’elle et que je n’ai pas renoncé à la lutte. Puis, qui sait ?… le caractère féminin est sujet à de si brusques revirements !… Il est assez singulier que miss Helen m’invite, mais peut-être a-t-elle pour cela des raisons que j’ignore.

Dixler relut la dépêche. L’invitation était pour le jour même.

En Amérique où tout est immédiat, rapide et improvisé, on ne prévient pas les gens plusieurs jours à l’avance, ainsi que cela se pratique dans le Vieux Monde.

Dixler consulta son chronomètre, il n’avait guère devant lui, qu’une heure pour se rendre à Cedar Grove. Il se hâta de changer de toilette.

Un chapeau de feutre léger, un complet de flanelle, au col largement échancré, des souliers spéciaux à semelles de caoutchouc, le transformèrent, en un instant, en un parfait gentleman.

L’espion, l’agent secret du gouvernement allemand, offrait maintenant toutes les apparences d’un de ces fils de famille, exclusivement adonnés au sport, d’un de ces élégants désœuvrés dans l’existence desquels le polo, le cricket, le tennis et le flirt tiennent la plus large part.

– Miss Helen doit avoir quelques pensées de derrière la tête, songea-t-il, tout en mettant la dernière main aux préparatifs de sa toilette.

Tout à coup, il se frappa le front.

Il venait d’avoir une idée, une mauvaise idée bien entendu.

– Il y a un train spécial, réfléchissait-il et un train fatalement doit passer par Station City, à l’embranchement des voies de la Central Trust et de la Colorado Coast Company.

« Hamilton, George Storm et tous mes ennemis seront dans ce train. Il suffirait d’un bon accident, une collision par exemple, pour me débarrasser de tous ces gêneurs. La chose est d’autant plus facile que le train spécial n’étant pas porté sur les horaires, un oubli peut facilement se produire. En cas d’enquête, la Colorado Coast Company peut toujours arguer de sa bonne foi.

« J’en serai quitte pour révoquer les employés responsables et pour adresser quelques lettres de condoléances aux familles de ces victimes.

« En mettant les choses au pis, si nous sommes obligés de verser quelques indemnités nous y gagnerons encore. La mort de Hamilton, de Storm et des principaux commanditaires de la Central Trust changerait complètement la face des choses.

Fritz Dixler réfléchit longtemps. Il donna quelques ordres mystérieux à l’un de ses secrétaires, il fallait que, par une feinte négligence, la dépêche de service qui signalait le départ du train spécial fût omise ou arrivât trop tard.

Après avoir pris toutes les mesures qui devaient assurer le succès de sa criminelle combinaison, l’Allemand se sentit tout joyeux.

– Je vais, songeait-il, donner une leçon à cette orgueilleuse jeune fille, elle finira par comprendre qu’il n’est pas si facile qu’elle se l’imagine de triompher de Fritz Dixler qui a derrière lui l’invincible puissance de la grande Allemagne.

« Je vais jouer cette suprême partie et je la gagnerai !… L’Allemand mit une fleur à sa boutonnière, se fit apporter deux légères raquettes de tennis, en bois de citronnier, et demanda son automobile.

L’instant d’après, il courait sur les routes poudreuses dans la direction de Cedar Grove où il arriva un peu avant l’heure prescrite, le train spécial ne devant stopper en gare du Signal que dix minutes plus tard.

Dixler voulait se ménager un entretien avec miss Helen, avant que la foule des invités n’eût fait irruption dans le parc.

À une certaine distance de la villa, Dixler arrêta son auto, en descendit et franchit la grille sans se faire annoncer, avec les façons sournoises qui lui étaient habituelles.

Étouffant le bruit de ses pas, il s’aventura par les allées ombragées, guidé par un bruit de voix qu’il entendait du côté de la rivière artificielle. Tout à coup, il s’arrêta net, cloué sur place par la surprise, le spectacle qu’il apercevait le fit pâlir de rage.

CHAPITRE II – La bague de fiançailles

Miss Helen Holmes savourait paisiblement le bonheur d’avoir reconquis la situation sociale que la mort du général lui avait fait perdre.

Entourée d’amis dévoués, indépendante maîtresse d’une fortune qu’elle ne devait qu’à son courage, elle envisageait l’avenir sous le plus brillant aspect.

Ce matin-là, elle avait déjeuné en compagnie de l’ingénieur Hamilton, qui la considérait presque comme sa fille, puis, en attendant les invités, tous deux s’étaient promenés dans le parc où régnait une fraîcheur délicieuse, et miss Helen, en véritable enfant qu’elle était à ses heures, s’était longuement amusée de deux chiens, l’un blanc et l’autre noir, que Spike avait achetés exprès pour elle.

Avec cette jovialité parfois un peu grosse, qui caractérise l’esprit américain, l’ingénieur Hamilton avait comparé le petit chien noir à George Storm, autrefois noir de charbon, quand il conduisait les locomotives de la Central Trust.

– Alors, s’écria miss Helen en riant, appelez de suite la petite chienne blanche, miss Helen !

Comme on le devine, cette plaisanterie faisait allusion aux fiançailles, depuis longtemps projetées, entre l’ex-mécanicien et la jeune fille.

Cependant cette union, qui autrefois avait été convenue, ne semblait plus aussi près de se réaliser.

Depuis que miss Helen Holmes était devenue riche, George Storm n’osait presque plus courtiser la jeune fille. Il semblait que la distance sociale qui séparait autrefois le petit vendeur de journaux de la fille du général n’eût pas cessé d’exister.

Pourtant, jamais Helen ne s’était montrée aussi accueillante, aussi familière même, avec son camarade d’enfance.

La vérité, c’est que George Storm se réservait, avant d’adresser sa demande. Il voulait être en possession de son diplôme d’ingénieur, il lui semblait qu’une fois ce degré franchi, il se serait rapproché de celle qu’il aimait.

Miss Helen le laissait faire, tout en attendant avec une secrète impatience, qu’il posât sa candidature.

Ce sujet tout à fait d’actualité revenait fréquemment dans la conversation de la jeune fille avec l’ingénieur Hamilton.

– Alors, dit celui-ci en souriant, les choses ne sont pas plus avancées du côté de George.

Helen rougit imperceptiblement.

– Il est si timide, murmura-t-elle.

– Votre fortune lui fait peur.

– Vous verrez que ce sera moi qui serais obligée de le demander en mariage.

– Cela s’est vu !

À ce moment, George Storm apparut, lui-même, au détour d’une allée.

– Je vais vous laisser, dit l’ingénieur. Il ne faut pas que ma présence empêche votre fiancé de vous déclarer sa flamme.

M. Hamilton s’esquiva discrètement.

L’instant d’après, George Storm, vêtu avec une élégance de bon aloi, s’approchait de miss Helen qui l’accueillait de son bon et franc sourire et lui serrait la main cordialement.

– Pourquoi ne voulez-vous pas accepter mon invitation ? demanda la jeune fille.

– J’ai toujours peur d’être déplacé dans ce milieu de milliardaires ou de multimillionnaires qui sont vos hôtes habituels.

– Vous avez grand tort. Je vous trouve, moi, toutes les allures d’un véritable gentleman, et, parmi mes invités, il y a certainement d’anciens terrassiers, d’anciens cireurs de bottes auxquels tous les dollars de la banque ne donneront jamais la distinction qui leur manque.

– C’est ce qu’en France on appelle les nouveaux riches !…

– Mais moi, répondit gaiement la jeune fille, ne suis-je pas aussi une nouvelle riche ?

– J’aimerais presque mieux que vous soyez plus pauvre.

– Pourquoi cela ?…

– Je ne sais pas, murmura George Storm, avec embarras.

– Eh bien, je vais vous le dire, fit Helen, en prenant dans une de ses menottes blanches la robuste main du mécanicien. Quand je n’étais, naguère encore, qu’une modeste employée de chemin de fer, vous osiez me faire part de vos projets d’avenir ; maintenant, par orgueil que je ne m’explique vraiment pas, vous ne voulez plus aborder ce sujet en ma présence.

George avait rougi jusqu’aux oreilles.

– Miss Helen, balbutia-t-il, vous savez quel respectueux et profond dévouement j’ai toujours eu pour vous !…

– Oui, murmura miss Helen, avec une nuance à la fois ironique et attendrie, vous m’avez parlé maintes fois d’une affection qui ne devait finir qu’avec la vie ; maintenant vous êtes devenu beaucoup plus réservé ; je crois, monsieur George, que vous ne m’aimez plus.

– Comment pouvez-vous dire une pareille chose, miss Helen, s’écria-t-il, avec une espèce d’indignation.

– Dame, fit la jeune fille, en réprimant mal un malicieux éclat de rire, je m’en rapporte aux faits, depuis que j’ai touché ma part dans la mine d’or de Superstition, vous êtes devenu d’une discrétion, d’une froideur…

George Storm était très troublé.

– Vous devez comprendre, chère Helen, balbutia-t-il, en proie à une étrange émotion, que votre opulence m’intimide. Quand vous étiez pauvre, j’avais encore la hardiesse de vous confier mes projets d’avenir, mais, maintenant…, disons brutalement les choses, je ne voudrais pour rien au monde que des coquins comme Dixler et d’autres encore puissent dire que j’ai fait une bonne affaire en abusant de notre vieille amitié d’enfance.

Miss Helen étreignit plus fort de ses mains blanches la grosse main aux muscles solides que lui tendait le mécanicien :

– Que vous êtes donc naïf, mon cher George ! murmura-t-elle, vous avez encore des préjugés et des idées fausses, comme les gens du Continent, les habitants du Vieux Monde, dont la conduite est souvent dirigée par de vieux principes abolis, de vieilles histoires, auxquelles eux-mêmes ne croient plus.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci simplement :

« De nous deux, c’est moi qui fais la bonne affaire. J’épouse un homme intelligent, énergique, qui, dans quelques années sans doute sera multimillionnaire, qui succédera – cela est prévu –, à l’ingénieur Hamilton comme directeur de la Central Trust, la plus puissante compagnie de l’Ouest américain.

– Chère Helen !… balbutia George Storm, très touché de la générosité de la jeune fille.

– Je possède quelque fortune sans doute, continua-t-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, mais qu’est-ce que cela auprès du capital intelligence que vous apporterez à la communauté.

Pendant un long moment, Helen et George demeurèrent silencieux, leurs âmes communiaient dans le sourire de leurs yeux, dans l’étreinte de leurs mains frémissantes.

– Cher George !…

– Chère Helen !…

– Ne vous ai-je pas dit bien des fois que je n’aurai d’autre époux que vous !

– Je n’osais plus croire à un tel bonheur.

– Vous avez tort de douter de moi, cher ami, ce n’est pas parce que je suis un peu moins pauvre qu’il y a quelques jours que mes sentiments ont pu se modifier.

À ce moment, miss Helen et George Storm se trouvaient dans un coin du parc d’un aspect particulièrement pittoresque, à deux pas d’eux, la rivière artificielle coulait entre des buissons de fleurs. Ils s’étaient arrêtés près du tronc d’un vieux platane à demi renversé par les vents, et qui avait continué à pousser dans une position presque horizontale.

Ils étaient placés de chaque côté de ce tronc vénérable et c’était, sur l’écorce tâchée de vert et de blanc, comme sur un autel offert par la nature elle-même à leur tendresse, que leurs mains s’étaient enlacées !…

Les parfums enivrants des lauriers-roses, des géraniums géants, montaient du sol surchauffé par l’ardeur du soleil torride.

L’heure était délicieuse et languide !…

– Croyez-vous donc, s’écria George, que j’ai douté de vous un seul instant ?

Avant que miss Helen eût pu deviner son geste, George Storm avait tiré de sa poche une délicieuse petite bague en or, une exquise bague de fiançailles et l’avait passée au doigt de miss Helen qui n’esquissa pas d’ailleurs le moindre mouvement de résistance.

La bague se composait de cinq perles avec, au centre, une topaze, et représentait une fleur de marguerite.

– Vous voyez qu’elle est toute simple, balbutia George, comme honteux d’offrir à sa fiancée un bijou d’aussi peu de valeur. Cette pauvre bague n’est vraiment digne ni de votre beauté, ni de votre fortune… Et il ajouta en baissant la voix :… ni de l’immense amour que j’ai pour vous, chère Helen.

– Cette bague est splendide, s’écria la jeune fille avec vivacité. George contemplait sa fiancée comme dans une sorte d’extase. Il la buvait, pour ainsi dire, du regard, jamais elle ne lui avait paru aussi belle.

– Chère Helen, dit-il au bout d’un instant avec un sourire timide, vous savez que dans les fiançailles, il n’y a pas seulement que la bague, il y a encore une autre formalité à remplir.

– Quelle formalité ? demanda miss Helen en rougissant un peu.

– Mais, je croyais… Il me semblait…

– Qu’on échangeait un baiser, pourquoi n’osiez-vous pas me le dire ?…

« Ne suis-je pas tout à vous ?…

Miss Helen, avec une franchise qui n’excluait pas une pudique rougeur, avait tendu son front. George y posa ses lèvres.

*

* *

– Chère Helen, dit George d’une voix grave, j’ai maintenant votre promesse, si vous saviez combien les journées vont me sembler longues, tant que nous ne serons pas unis.

– Notre mariage aura lieu dès que vous le désirerez, répondit la jeune fille avec cette belle et audacieuse franchise qui était sa qualité dominante.

Mais, pendant que George et Helen échangeaient ainsi les plus douces promesses, il y avait quelqu’un qui les épiait avec des regards chargés de haine et dont les mains tremblaient de rage et de jalousie.

C’était Fritz Dixler.

– Voilà un mariage qui n’est pas encore fait, grommela-t-il, en grinçant des dents avec fureur ! Est-ce que miss Helen ne m’aurait fait venir ici que pour me rendre témoin de ses amours avec son mécanicien ?

« Il ne sera pas dit que l’on m’aura bafoué de la sorte ! Je tiens ma vengeance, heureusement !

Et Dixler, les sourcils froncés, la face lourde, se retira vers une autre partie du jardin.

CHAPITRE III – L’insulte

Une chose que Dixler ne pouvait soupçonner, c’est que, pendant qu’il espionnait Helen et George, il était lui-même surveillé par Spike.

L’ancien forçat, toujours aux aguets, montait la garde autour de miss Helen, comme un chien dévoué ; il avait entendu le bruit de la grille qui s’ouvrait, il avait vu Dixler se faufiler sournoisement dans les allées du parc, il l’avait suivi.

Il avait pu constater combien étaient grandes la fureur et la jalousie de l’espion allemand, et le geste de menace que Dixler avait adressé aux fiancés, avant de se retirer, n’avait pas échappé à l’honnête forçat.

Helen et George étaient encore tout entiers à leur tendre conversation, lorsque Spike apparut tout à coup à leurs yeux.

– Qu’y a-t-il donc, demanda George Storm un peu mécontent d’être dérangé dans son entretien avec miss Helen.

– Vous savez, mon brave Spike, dit la jeune fille radieuse, que maintenant je suis fiancée.

Et d’un geste enfantin, elle fit étinceler au soleil la jolie bague dont le chaton représentait une marguerite.

– Tous mes compliments, miss Helen, s’écria Spike, mais il est de mon devoir de vous prévenir que tout à l’heure, caché derrière un tronc d’arbre, Dixler vous épiait.

« Il était blême de rage et, en s’en allant, il vous a montré le poing d’un air menaçant.

Miss Helen haussa les épaules.

– Je n’ai pas peur de Dixler, dit-elle.

– Et s’il se mêle de ce qui ne le regarde pas, ajouta George, je lui démolirai la figure.

Et George avait pris l’attitude classique du boxeur en exhibant des poings qui eussent fait honneur à un champion. Miss Helen était brusquement devenue pensive.

– Cher George, fit-elle à demi-voix, je vous en prie, je vous en conjure, évitez toute espèce de querelle avec Dixler. Aujourd’hui, il est mon invité ; bien que je sache à quoi m’en tenir sur son compte, je tiens à ce que tous mes hôtes, même ceux qui, comme vous, ont eu beaucoup à s’en plaindre, fassent preuve envers lui de la plus grande correction.

– C’est entendu, chère Helen, je suppose d’ailleurs que Dixler sera assez intelligent pour se conduire en gentleman.

– Oh ! pour cela, j’en suis sûre.

L’instant d’après, l’Allemand, la mine souriante, l’air empressé, s’avançait vers miss Helen et vers George, et les saluait avec toute l’amabilité dont il était capable.

Très maître de lui-même, il avait su se dominer et son visage ne portait plus aucune trace du mécontentement et de la rage qu’il avait dans le cœur.

– Je vous laisse, dit tout à coup miss Helen.

– Déjà ? fit Dixler.

– Oui, j’aperçois, là-bas, une partie de mes invités, je vais aller au devant d’eux. Aujourd’hui, je ne m’appartiens plus, je suis maîtresse de maison et je me dois à mes hôtes !

Miss Helen avait déjà disparu.

George Storm se trouvait maintenant seul avec Dixler dans ce coin désert du parc.

Pendant quelques minutes, ils demeurèrent silencieux, ils éprouvaient un réel embarras ; George savait combien Dixler le détestait, et l’Allemand se savait trop bien connu de son adversaire pour essayer de lui en imposer, mais il n’eût pas manqué de le faire en d’autre circonstance.

Ce fut Dixler qui rompit la glace.

– J’ai appris, fit-il avec un sourire plein de méchanceté, que vous alliez vous fiancer avec miss Helen Holmes, qu’y a-t-il de vrai dans cette rumeur ?

– Parfaitement exact, répondit George avec froideur. Je puis même vous dire que nos fiançailles sont un fait accompli.

– Tous mes compliments ! vous faites là une excellente affaire.

– Une affaire ? s’écria George dont le visage s’était empourpré de colère, j’aimerais bien que vous vous serviez d’un autre mot en parlant de mon union prochaine avec cette jeune fille que j’aime et que je respecte du plus profond de mon cœur.

– Le mot « affaire » me semble au contraire parfaitement choisi, riposta l’Allemand avec un flegme plein d’insolence. Vous êtes pauvre, miss Helen est une riche héritière ; par conséquent, tout le monde dira comme je le pense moi-même que vous avez fait une excellente affaire.

George Storm se contenait à grand-peine en se rappelant les recommandations de miss Helen.

– Laissons ce sujet, s’il vous plaît, dit-il, il faut croire que miss Helen a trouvé elle aussi l’affaire avantageuse, comme vous le dites…

– Je ne dis pas le contraire, dit l’Allemand en hochant la tête d’un air goguenard.

– Que prétendez-vous insinuer ? grommela George en serrant les poings.

– Oh ! fit l’Allemand d’un air dédaigneux, rien que personne ne connaisse parfaitement.

– Mais encore ?

– Rien !

– Maintenant, monsieur Dixler, il faut que vous parliez. Je sais qu’il est tout à fait dans la manière de ceux de votre race de calomnier les gens à mots couverts et sans alléguer contre eux aucun fait précis, j’ai le droit de vous demander ce que signifiait votre allusion de tout à l’heure.

Dixler prit son air le plus innocent pour décocher cette phrase perfide.

– Miss Helen a passé tant de semaines, en plein désert, dans les camps de chercheurs d’or et dans les chantiers des railways en construction, loin de toute surveillance, dans l’inévitable promiscuité des aventuriers et des prospecteurs, qu’elle eût peut-être trouvé difficilement à se marier si elle n’avait mis la main sur un brave garçon comme vous.

De rouge qu’il était, George était devenu pâle. De ses rudes mains, il avait empoigné Dixler à la gorge et le secouait brutalement.

– Je vous défends, rugit-il d’une voix étranglée, de vous exprimer ainsi sur le compte de ma fiancée.

Dixler s’était dégagé brusquement.

– Je m’exprimerai comme il me plaira ! déclara-t-il avec arrogance ; d’ailleurs, je ne suis pas le seul de mon opinion…

Cette fois c’en était trop.

Le poing de George Storm s’était abattu sur son visage et y avait laissé son empreinte.

Dixler voulut riposter, il n’était pas de taille.

Comme nous avons eu l’occasion de le vérifier à maintes reprises, le mécanicien était d’une vigueur colossale.

Pendant que son adversaire éperdu cherchait vainement son browning, George faisait pleuvoir sur lui une grêle de coups appliqués suivant toutes les règles de l’art de la boxe.

Les swings et les directs pleuvaient sur la carcasse et sur le visage de l’Allemand avec une précision admirable.

– Tiens, prends ça, bandit, calomniateur, criait le mécanicien en ponctuant chaque coup d’une injure, et ça, vilain boche !… et celui-là encore, espèce d’espion !… Attrape ! encaisse !…

Dixler, littéralement moulu de coups, finit par rouler à terre. Alors, George Storm lui mit le genou sur la poitrine et lui serra le cou énergiquement.

Il avait bonne envie d’étrangler son ennemi, mais il eut honte d’abuser de sa victoire.

– Je devrais te tordre le cou, lui dit-il, ce serait une bonne action que de débarrasser la sierra d’un bandit tel que toi, mais pour cette fois, je te fais grâce de la vie.

Dixler, à demi suffoqué, poussa un profond soupir.

– Tu viens de recevoir une jolie correction, continua le mécanicien. Que cela te donne un avant-goût de ce qui t’attend si jamais j’apprends que tu as mal parlé de ma fiancée…

– Je vous promets… je vous jure… bégaya l’Allemand qui avait la plus grande hâte d’être sorti des mains de son ennemi.

Cependant Spike, toujours vigilant, avait vu de loin cette scène rapide, et dans l’idée qu’il fallait à tout prix empêcher un malheur, il était allé aussitôt prévenir l’ingénieur Hamilton et miss Helen elle-même qui se hâta d’accourir.

Quelques-uns des invités l’avaient suivie.

– Je vous prie d’excuser cet incident, leur dit-elle très contrariée. Une querelle dont j’ignore le motif a éclaté entre M. Storm et M. Dixler et a dégénéré en pugilat, je vous serais reconnaissante de ne pas ébruiter cette pénible aventure.

Les invités protestèrent tous de leur discrétion, enchantés au fond du scandale qu’ils voyaient en perspective.

Une dame Brown, bien connue pour sa méchanceté, dit à une de ses voisines, mais assez haut pour être entendue de miss Helen :

– Voilà qui donnera une leçon à cette orgueilleuse héritière, à cette prétendue Héroïne du Colorado…

– Aussi, répliqua l’autre sur le même ton, on n’a pas idée de choisir pour époux un simple mécanicien, un vagabond des rues qui boxe les invités de sa fiancée, comme un vulgaire crocheteur.

– Ça lui apprendra !

– C’est bien fait !

– Voyez ce pauvre M. Dixler, son beau costume de tennis est plein de poussière, et il a la figure en marmelade.

– Décidément, il faut faire bien attention aux gens que l’on reçoit chez soi !…

Pendant que les deux commères s’en donnaient à cœur joie, Spike et l’ingénieur Hamilton avaient séparé les deux combattants.

Dixler, qui flageolait encore sur ses jambes, s’était adossé au tronc d’un platane et reprenait haleine péniblement ; l’ingénieur lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche, pendant que Spike, à quelques pas de là, rendait le même service à George Storm, qui, dans la bagarre, avait reçu quelques horions.

– Je vous prie d’agréer toutes mes excuses et celles de miss Helen, dit l’ingénieur à Dixler, je ne comprends rien à la conduite de George Storm.

– Ni moi non plus, répliqua l’Allemand avec haine, il a failli m’étrangler, je sais d’ailleurs qu’il m’a toujours détesté.

– Nous tâcherons de vous faire oublier cet incident.

– Moi, je ne l’oublierai jamais, déclara l’Allemand avec un geste de menace, et je vous donne ma parole que je tirerai de ce brutal la vengeance la plus éclatante.

CHAPITRE IV – Diviser pour régner

L’altercation qui venait d’avoir lieu entre George et le directeur de la Colorado Coast Company, avait d’abord jeté un certain désarroi dans la fête.

Parmi les invités, les uns étaient des amis de Dixler, les autres des amis de George, si bien qu’il s’en fallut de peu que les personnes présentes ne se trouvassent divisées en deux camps.

Mais, avec son tact et sa présence d’esprit habituels, miss Holmes réussit à éviter tout scandale. Petit à petit, surtout à mesure que les autres amenaient de nouveaux invités, la réception reprit toute son animation joyeuse, les jeunes filles en claires toilettes envahirent l’emplacement réservé pour le tennis, et bientôt la partie s’engagea avec l’entrain le plus cordial.

Bien que très mécontente au fond, miss Helen prit part au jeu et se distingua par son adresse et la précision avec laquelle elle lançait les balles ou les recevait sur sa raquette.

Dixler lui-même, brossé et pansé, se montra très gai, et parut avoir complètement oublié la sévère correction qu’il venait de recevoir.

L’ingénieur Hamilton fut un des rares qui ne parvinssent pas à dissimuler leur mauvaise humeur.

À un moment donné, il prit à part George Storm et le sermonna d’importance.

– Je m’étonne de la façon dont vous avez agi, mon cher George, lui dit-il.

– Vous en auriez probablement fait autant à ma place, répliqua le mécanicien, d’un ton bourru.

– Je suis bien sûr du contraire, vous avez agi avec une brutalité révoltante et sans provocation aucune à ce qu’il paraît.

– Qui vous a si bien renseigné ?

– Dixler lui-même.

– Cela se voit ! Dixler a toujours été un menteur et un calomniateur, mais je serais curieux de savoir ce qu’il a bien pu vous dire.

– Il m’a affirmé s’être borné à vous féliciter de la chance que vous aviez d’avoir été choisi par miss Helen. Il prétend que vous avez compris ses paroles tout de travers.

– C’est-à-dire que je suis un imbécile, s’écria George, qui sentait la colère s’allumer de nouveau. Sachez-le, monsieur Hamilton, Dixler a parlé de miss Helen en termes outrageants ; je crois qu’à ma place vous n’auriez pas supporté plus patiemment que moi ses insolences.

Mais l’ingénieur Hamilton, dans cette occasion, était de parti pris. Dixler avait eu l’art de le persuader que c’était lui-même qui avait raison.

– Avouez plutôt, dit-il à George, que votre jalousie et votre haine contre notre adversaire financier vous ont entraîné loin des limites de la correction que doit garder un véritable gentleman, surtout quand il n’est pas chez lui, qu’il n’est qu’un simple invité s’adressant à un autre invité.

– Cela est évidemment très regrettable, reprit George avec beaucoup de sang-froid, mais je vous donne ma parole que si l’Allemand se permet sur le compte de miss Helen d’autres réflexions désobligeantes, il s’exposera à recevoir une autre correction.

– Vous avez tort, un homme du monde ne se conduit pas de la sorte, même quand les apparences lui donnent raison.

– Nous ne pouvons plus nous entendre !… Nous ne comprenons pas les choses de la même manière.

– Cela est vrai ! Je crois que je perds mon temps en essayant de vous sermonner, mais je ne sais trop de quelle façon miss Helen va prendre cette algarade.

– Au revoir, monsieur Hamilton, je trouve, décidément, que c’est prendre beaucoup trop de ménagements envers un coquin comme Fritz Dixler.

Les deux hommes s’en allèrent chacun de leur côté, très mécontents l’un de l’autre.

George erra un moment seul par les allées du parc où retentissaient les voix joyeuses des joueurs de tennis.

À l’angle d’un sentier qu’ombrageaient des platanes centenaires, qui poussent et grandissent sous ces cieux torrides avec une robustesse et une magnificence inconnues en Europe, il rencontra le fidèle Spike qui le consola de son mieux et qui lui donna quelques conseils.

– Vous avez eu absolument raison, lui dit-il ; il y a des choses qu’un homme ne peut pas entendre de sang-froid. Cependant, en y réfléchissant bien, je suis persuadé que la conduite de Dixler était préméditée.

– Mais, dans quel but ?

– Tâcher de vous brouiller avec miss Helen, ou tout au moins semer entre vous deux la mésintelligence.

– Il n’y réussira pas.

– Espérons-le, murmura l’ex-forçat d’un air préoccupé. Cependant, la partie de tennis avait pris fin.

Par petits groupes, les invités se dirigeaient vers le buffet installé dans un salon de verdure et où un lunch magnifique avait été préparé.

Des pyramides de fruits s’amoncelaient sur de précieuses coupes de Saxe ou de Limoges, les ananas, les goyaves, les bananes, les mangues, les avocats, les papayes, les pommes du Japon y voisinaient dans une profusion royale avec les fruits savoureux de l’Ancien Monde.

Le champagne rafraîchissait dans des seaux de vermeil. Et les bordeaux et le bourgogne, l’asti au parfum de muscat, le Johannesburg cher aux diplomates, le tokay, naguère encore exclusivement réservé aux empereurs d’Autriche voisinaient avec les crus moins illustres de la Californie et de l’Australie, les vins d’ananas du Brésil et le vin de palme de la Floride et le pulque mexicain.

La partie substantielle n’avait pas été oubliée.

Les jambons d’ours canadiens, le mouton fumé d’Écosse, les volailles truffées faisaient bonne figure à côté du saumon des grands lacs et des esturgeons servis sur un lit de feuillage.

Des stewarts impeccables, graves et vêtus de noir comme des attachés d’ambassade, servaient les invités sans hâte apparente, mais trouvaient pourtant moyen de donner satisfaction à tout le monde, avec une prestesse et une célérité qui tenaient du prodige.

La salle de verdure où avaient été disposées les petites tables du lunch était décorée des plus belles fleurs des tropiques.

Les magnolias, les flamboyants, le jasmin de Floride, les violettes géantes et de superbes massifs d’orchidées formaient, de place en place, d’énormes bouquets qui répandaient une senteur embaumante.

Chacun félicitait miss Holmes du goût déployé dans cet arrangement, et chacun enviait son bonheur.

Cependant, pour la première fois depuis bien longtemps, la jeune fille était mécontente, profondément irritée contre George Storm, qu’elle avait évité de parti pris pendant le tennis.

N’ayant pas assisté à la conversation qui avait été la cause primitive de la discussion entre les deux hommes, Helen se sentait disposée à donner raison à Dixler.

Celui-ci d’ailleurs, par des allusions détournées, par de perfides sous-entendus, avait eu soin d’aggraver la brouille naissante entre les deux fiancés, en parlant beaucoup de sa bonne foi, en insistant sur la façon peu intelligente dont George Storm avait compris ses paroles.

– Vous comprenez, miss Helen, avait-il dit hypocritement, que je ne puis en vouloir à M. Storm.

« Cependant, je ne saurais approuver sa conduite.

« Que voulez-vous, George Storm a de grandes qualités ; il est brave, dévoué, fidèle, intelligent.

– Certes oui, interrompit miss Helen qui ne comprenait pas où l’Allemand voulait en venir avec ses éloges.

– Malheureusement, reprit Dixler, d’un ton de condescendance et d’apitoiement, George Storm n’est pas un gentleman, il aura beau faire, il se ressentira encore longtemps de sa première éducation qui a été fort négligée, plus que négligée même, il faut en convenir.

Ces paroles perfides accrurent l’irritation de la jeune fille. Cependant elle crut qu’elle devait prendre la défense de son fiancé.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites, monsieur Dixler, répliqua-t-elle, mais il ne faut pas oublier que M. George Storm est mon fiancé – et elle insista sur le mot fiancé – et un véritable self-made man, un homme qui s’est créé lui-même ce qu’il est.

– Je rends justice à ses mérites.

– Quant à l’éducation qui lui fait défaut, il l’acquerra petit à petit, c’est une chose qui s’apprend !

– Je le souhaite de tout mon cœur ! Cependant, permettez-moi de vous dire qu’il lui reste encore quelques progrès à faire, les coups de poing que j’ai reçus en sont une preuve.

Miss Helen ne répondit rien, mais se mordit les lèvres de dépit.

Dixler avait atteint son but. Il avait, par ses réflexions, augmenté le mécontentement de la jeune fille et sa colère contre George.

– Je suis sûr, ajouta-t-il avec un mauvais sourire, que M. Storm, à votre école, aura vite fait de perdre ses mauvaises habitudes ; il ne saurait devenir bientôt ce qu’il aurait dû commencer par être, avant d’oser aspirer à votre union, c’est-à-dire un homme de votre monde, un gentleman.

Helen se redressa, très fière :

– Merci de vos conseils, monsieur Dixler, quand je prends une résolution, j’ai pour principe de ne m’en rapporter qu’à moi-même.

À ce moment, George apparut à l’extrémité de l’allée.

Aussitôt Dixler, après un profond salut, se retira à quelques pas de là, avec une discrétion affectée.

George et Helen se trouvèrent en présence, tous deux presque aussi embarrassés l’un que l’autre.

– Chère Helen, murmura le jeune homme après un moment de silence, je vous fais toutes mes excuses pour le mouvement de vivacité qui m’a porté à infliger à ce misérable une juste correction…

« Mais quand vous connaîtrez…

– Je ne veux rien connaître, répliqua la jeune fille, encore sous l’impression des insinuations de Dixler. Tout ce que je sais, c’est que vous avez eu tort d’agir avec cette violence envers un homme qui, quels que soient ses torts, est aujourd’hui mon invité.

– Je sais bien, murmura George avec amertume, que j’ai trop de franchise pour devenir ce que vous appelez un homme du monde.

– Il faudra pourtant tâcher d’y réussir !…

George baissa la tête sans répondre. D’un geste machinal, elle avait porté la main à la bague de fiançailles qu’elle portait au doigt. George surprit ce geste. Tous deux se regardèrent bien en face.

– Écoutez, dit tout à coup le jeune homme, je crains qu’en ce moment vous ne regrettiez la décision que vous avez prise, miss Helen, il est encore temps de le faire. Si vraiment vous me jugez indigne de vous, vous êtes libre de reprendre la parole que vous m’avez donnée !…

– J’en suis presque tentée !

– Ce sera comme il vous plaira !

– S’il en est ainsi, monsieur Storm, reprit Helen avec effort, car les larmes lui montaient aux yeux, je vous rends votre bague.

Et d’un geste très lent, comme à regret, elle arracha le bijou de son doigt et le tendit à George qui le prit.

– Cela vaut mieux ainsi, murmura-t-il d’une voix tremblante, nous nous étions trompés tous les deux.

– C’est ce que je crois aussi ; au revoir, monsieur Storm, nous n’en resterons pas moins bons amis. Mais je vous quitte, il faut que j’aille reconduire mes invités.

Avant que George Storm eût pu trouver la phrase émue, la parole généreuse et vibrante qui eût fait cesser l’odieux malentendu, miss Helen avait disparu.

CHAPITRE V – Une catastrophe imminente

La brillante réception, dont Cedar Grove venait d’être le théâtre, était maintenant complètement terminée.

Déjà une bonne moitié des invités avait regagné les luxueuses autos qui devaient les ramener à leurs cottages ou à leurs usines.

Pour les autres, un train spécial avait été préparé et chauffait en ce moment en gare de la petite station située sur la bordure même du parc.

Dissimulant le chagrin et l’humiliation qu’elle ressentait, miss Helen se montra très gracieuse pour tous ses invités, elle les reconduisit jusqu’au quai même de la gare, les vit s’embarquer dans les wagons aménagés spécialement pour eux, et leur serra une dernière fois la main en les remerciant d’avoir accepté son invitation.

Elle serra aussi la main de George Storm en s’efforçant de prendre un air de cordialité indifférente :

– Au revoir, monsieur George Storm, ne restez pas trop longtemps sans nous donner de vos nouvelles.

– Au revoir, miss Helen…

Tous deux avaient le cœur gros, mais une mauvaise fierté les empêchait de revenir en arrière.

Dixler, qui les observait et à qui rien n’échappait, n’avait pas tardé à s’apercevoir que miss Helen n’avait plus au doigt son anneau de fiançailles, et il s’en réjouissait avec une joie maligne.

– J’ai reçu une belle volée, songeait-il, mais le plus attrapé c’est encore le mécanicien, il vient de perdre, grâce à moi, une belle fortune et une jolie fiancée.

– Vous ne prenez pas le train, monsieur Dixler, demanda Helen au moment où les employés commençaient à refermer les portières.

Comme on le verra plus tard, l’Allemand avait des raisons particulières pour ne pas employer ce moyen de locomotion.

– Non, miss Helen, répondit-il, je suis venu dans mon auto. D’ailleurs, je ne suis pas à une minute près et je serai charmé de vous tenir compagnie encore quelque temps.

– Ce sera avec grand plaisir, répondit la jeune fille avec un enjouement un peu affecté !

À ce moment, le sifflet de la locomotive se fit entendre, le train s’ébranla et, suivant quelque temps la voie qui côtoyait le parc de Cedar Grove, il franchit bientôt les aiguillages qui le séparaient de la ligne principale où, accélérant sa vitesse, il roula bientôt à raison de cent dix kilomètres à l’heure.

Dixler était demeuré seul avec miss Helen.

L’Allemand se disait que l’occasion était peut-être propice pour faire une déclaration à la jeune fille en mettant à profit le mécontentement de celle-ci contre son ex-fiancé.

On parla quelque temps de choses indifférentes, puis, brusquement, Dixler en vint à la question qu’il avait le plus à cœur.

– J’espère, dit-il, que le pénible incident de tantôt n’a pas été une cause de dissension entre vous et M. Storm, je serais désolé d’avoir été la cause d’une brouille, quoique, véritablement, il n’y ait pas eu de ma faute !…

Miss Helen était la franchise même.

– J’aime mieux vous dire tout de suite, déclara-t-elle, que tout est rompu entre moi et M. Storm.

– Serait-il possible ? s’écria Dixler avec une feinte surprise.

– C’est comme cela !…

« Pour des raisons qu’il est inutile que je vous explique, nous avons d’un commun accord, M. Storm et moi, renoncé à contracter une union dont l’idée nous avait d’abord souri.

– Je vais peut-être vous blesser, reprit Dixler, mais je ne puis que vous féliciter de la décision que vous avez prise.

– Pourquoi cela ?

– Je vous répéterai ce que je vous disais tantôt : M. George Storm a de grandes qualités, mais ce n’est pas un homme de votre monde, vous qui pourriez trouver de si beaux partis.

– Je ne veux plus me marier ! Je suis habituée à l’indépendance et je suis, par tempérament et par caractère, trop volontaire, trop personnelle pour soumettre à qui que ce soit la directive de ma vie.

– Il s’agirait seulement de découvrir un mari qui vous comprenne. Miss Helen ne put s’empêcher de sourire, car elle voyait clairement où Dixler voulait en venir.

– Il n’y en a probablement pas, répondit-elle.

– Je suis bien sûr du contraire. Ah ! si vous me laissiez dire tout le fond de ma pensée.

– Parlez, je vous écoute !

– Rappelez-vous ce que je vous disais autrefois ; si à ce moment vous m’aviez écouté, vous ne seriez pas une simple millionnaire, vous seriez milliardaire, vous tiendriez votre place dans les fastueuses réunions des Cinq Cents, vous passeriez l’hiver à Paris ou à Rome, vous posséderiez des palais et des yachts d’une magnificence royale ; avec votre beauté et votre intelligence, vous seriez la reine d’un monde d’élégance et de luxe ; ne serait-ce pas là une existence plus intéressante que celle que vous menez dans une ville perdue au fond des déserts du Far West.

Miss Helen était redevenue grave.

– Oui, répondit-elle, mais pour atteindre à ce résultat grandiose, il aurait fallu devenir Mme Dixler.

– Sans doute ! ne vous l’ai-je pas proposé ?

– Oui, et j’ai refusé.

– Vous avez eu tort ! En fusionnant ensemble les deux compagnies du Central Trust et du Colorado Coast, nous arrivions à une puissance formidable. L’Amérique était à nous.

Miss Helen demeura un moment silencieuse. Petit à petit elle se ressaisissait.

Certes, elle s’en rendait compte, il y avait dans les affirmations de l’Allemand une part de vérité, mais elle ne pouvait oublier que si Dixler avait véritablement le génie des affaires, c’était un génie subversif, ne reculant devant rien quand il s’agissait d’arriver au succès.

L’Allemand ne possédait à aucun degré la franchise et la loyauté du pauvre George qu’elle venait d’évincer avec tant de désinvolture.

– Monsieur Dixler, répondit-elle, votre proposition me flatte infiniment, j’en comprends tous les avantages, mais comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je préfère demeurer indépendante.

L’Allemand n’insista pas.

Il comprenait qu’il eût été maladroit de le faire, mais il avait fait ce qu’il appelait de la bonne besogne.

Il était persuadé que miss Helen était déjà en partie revenue de ses préventions contre lui, et il comptait sur l’avenir pour faire le reste.

D’ailleurs, l’Allemand avait une autre préoccupation.

De temps à autre, en ayant soin de n’être pas aperçu de la jeune fille, il consultait son chronomètre avec impatience.

On eût dit qu’il attendait quelque événement trop lent à se produire.

– Il va bientôt être temps que je me retire, déclara-t-il.

– Voulez-vous auparavant accepter une tasse de thé ?…

– Ce sera avec grand plaisir !

Tous deux se dirigèrent vers la maison, mais au moment où ils allaient y pénétrer, un des serviteurs de miss Helen accourut au-devant d’eux.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda la jeune fille.

– Je ne sais, mais le chef de la station désire vous parler à l’instant même… Il a dit qu’il s’agissait d’une chose urgente et importante.

Dixler remit son chronomètre dans sa poche en réprimant un sourire de satisfaction. L’événement qu’il attendait avec impatience venait-il donc de se produire ?

– Courons vite ! s’écria miss Helen, vous m’accompagnerez, monsieur Dixler ?

– Certainement.

– Je crains qu’il ne se soit produit quelque accident sur l’une de nos lignes.

– Il n’y a aucune raison de le croire ; il s’agit peut-être tout bonnement d’une de vos charmantes invitées qui a perdu un bracelet ou bien oublié dans le parc son ombrelle à manche d’ivoire.

– C’est assez probable, vous me rassurez !

Tout en parlant, ils avaient traversé le parc et étaient arrivés à la maisonnette vitrée où se tenait en permanence le surveillant de la station à côté de son appareil télégraphique.

Le surveillant, un tout jeune homme, semblait en proie à une violente émotion, il paraissait avoir à peine la force de parler.

– Eh bien ? demanda miss Helen avec impatience.

– Je viens de recevoir une dépêche, bégaya le surveillant d’une voix mal assurée, le train 1905.

– Le train spécial ?

– Oui, celui dans lequel se trouvent vos invités, il va entrer en collision avec le train numéro 8, le rapide de Frisco à la station du Palmier.

Miss Helen arrêta sur Dixler un étrange regard : la station du Palmier était commune aux deux sociétés, la Colorado Coast, et la Central Trust ; il fallait que les employés de Dixler n’eussent pas pris les mesures nécessaires pour que la catastrophe ait été rendue possible.

– Le train 1905 n’a donc pas été signalé, demanda-t-elle d’une voix brève.

– Il y a certainement de la part de mes agents, répondit l’Allemand avec embarras, une négligence impardonnable, mais je sévirai, je vous le promets.

– Il vaudrait mieux essayer d’empêcher la catastrophe.

– Essayons ! fit Dixler qui savait parfaitement à quoi s’en tenir.

– Maintenant, c’est impossible ! déclara le surveillant. Dans tout le parcours, il n’y a que des stations sans importance, quelques-unes mêmes ne sont pas pourvues d’appareils télégraphiques ; les lignes sont inachevées dans beaucoup d’endroits ; à moins d’un véritable miracle, une épouvantable catastrophe est inévitable.

CHAPITRE VI – Un match tragique

Sur l’ordre de miss Helen, le surveillant lança plusieurs télégrammes aux stations les plus éloignées, mais partout on lui faisait la même réponse :

« Vous nous prévenez trop tard, la catastrophe ne peut manquer de se produire, le train 8, lancé à toute vitesse, a déjà dépassé la gare de Feely. »

Miss Helen se tordait les bras.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec désespoir, et quand je songe que mes invités, tous ceux que j’aime : l’ingénieur Hamilton, George Storm, ce brave Spike lui-même sont dans ce train, voués à une mort affreuse. Monsieur Dixler, il faut empêcher cela.

– C’est impossible ! fit l’Allemand, avec un flegme diabolique.

– Comme vous avez dit cela ? Mais chaque minute, chaque seconde, nous rapprochent du dénouement fatal, il faut agir à tout prix !…

– Je ne vois pas trop ce qu’il faudrait faire ?

– Eh bien, moi, je le vois, s’écria miss Helen, illuminée par une soudaine inspiration, mais il ne faut pas perdre un instant ! Vous avez une auto ?

– Oui, une 80 chevaux d’une grande marque allemande.

– Peut-elle faire du 120 à l’heure ?

– Elle fait, sans fatigue, du 150.

– Alors, tout est sauvé ! je connais admirablement la topographie du pays, en prenant un raccourci nous pouvons encore rejoindre le train spécial qui ne marche qu’à 110. Nous ferons des signaux, et nous le forcerons bien à s’arrêter.

Dixler, qui, on s’en souvient, avait froidement préparé de longue main l’accident où ses plus redoutables adversaires financiers devaient trouver la mort, avait compté sans l’intervention de la jeune fille.

– Mon auto est à votre disposition, dit-il avec mauvaise grâce, mais je doute fort que nous puissions rejoindre le train spécial. Un pneu crevé et l’on perd du temps à le remplacer.

– Les pneus ne crèvent pas.

– Une panne peut se produire.

– Il n’y en aura pas.

Sous peine d’attirer sur lui les plus graves soupçons, Dixler n’avait pu refuser sa voiture, mais ce fut à contrecœur qu’il donna l’ordre à son chauffeur de se mettre en route, après avoir pris place au fond de la voiture, en compagnie de miss Helen.

Celle-ci, d’ailleurs, avait eu soin de s’assurer que les réservoirs avaient leur plein d’essence et que les pneus étaient absolument neufs.

Peu à peu, pendant que la voiture, comme balayée par un souffle d’ouragan, filait à travers les plaines désertes qui se trouvent derrière Cedar Grove, Dixler avait repris son sang-froid et, maintenant, il était le premier à encourager son chauffeur, en lui promettant une gratification royale, en cas de succès.

Il serait bien surprenant, s’était-il dit, qu’à l’allure folle à laquelle nous marchons, il ne se produise pas quelque avarie, quelque grippage du mécanisme, et si nous nous arrêtons, ne fût-ce qu’une minute, je trouverai moyen de dire un mot à mon chauffeur.

Cependant, l’auto continuait à filer comme un véritable météore, traversant sans arrêter les landes désertes, les bois, les villages de mineurs, et les voies de chemin de fer, qu’en Amérique aucune clôture ne sépare des terres voisines.

– Plus vite, répétait toujours miss Helen, en se dressant de temps à autre pour inspecter l’horizon.

– Plus vite, répétait machinalement Dixler, furieux au fond de voir que jusqu’alors cette folle randonnée s’était accomplie sans le moindre accident.

– Après tout, se dit-il comme fiche de consolation, si nous arrivons à temps pour empêcher la collision, c’est moi qui en aurai tout le bénéfice moral, et miss Helen, après cela, cessera peut-être d’avoir de moi une si mauvaise opinion.

Et l’auto continuait à escalader les coteaux, à dévaler la pente des ravins avec la rapidité foudroyante d’un cyclone.

*

* *

Pendant que miss Helen déployait d’aussi héroïques efforts pour les sauver, les voyageurs du train spécial, confortablement installés dans les luxueux compartiments, s’entretenaient de la fête à laquelle ils venaient d’assister, fumaient sur les passerelles d’observation ou s’abandonnaient nonchalamment au plaisir de contempler les sites grandioses qui se déroulaient devant leurs yeux.

L’ingénieur Hamilton, qui gardait rancune à George Storm, n’avait pas pris place à côté de lui, et il faisait semblant de ne pas s’apercevoir de sa présence.

Le mécanicien avait pris place près de Spike, qui, nous le savons, avait profité du train spécial pour aller régler, à Frisco, quelques affaires.

L’ex-forçat faisait de vains efforts pour consoler le jeune homme, en proie à une tristesse mortelle, qu’il ne cherchait pas à cacher.

– Il ne faut pas désespérer, monsieur George, dit Spike. Je connais miss Helen, elle a beaucoup de vivacité, mais elle est loyale et généreuse, elle aura vite fait de reconnaître que c’est elle qui a eu tort, après l’ennui de vous être fâchés, vous aurez le plaisir de vous raccommoder.

George secoua tristement la tête…

– Tu aurais peut-être raison, répondait-il, si Dixler n’était pas mêlé à tout cela. Ce bandit m’a toujours été funeste.

– Je le surveille de près, reprit l’ex-forçat ; rappelez-vous, j’ai presque toujours vu clair dans ses agissements.

– À quoi me servira-t-il d’y voir clair, s’il est trop tard, murmura George, impatienté ; tu as beau me consoler, miss Helen ne veut plus de moi et je suis désespéré ; je quitterai la Compagnie du Central Trust ; je souffrirai trop s’il me fallait voir miss Helen mariée à un autre.

– Mais que comptez-vous faire ?

– J’irai en Europe, en Australie, au bout du monde, je vivrai pauvrement de mon travail, n’importe où ; j’ai eu tort d’essayer de sortir de l’humble sphère où j’étais né ; miss Helen et Dixler ont raison, jamais je ne serai un gentleman.

Spike finit par comprendre que ses consolations étaient inutiles, du moins pour le moment, mais il se promit d’employer toute son adresse, toute sa diplomatie à faire revenir miss Helen de son erreur et à la réconcilier avec George.

– Aussi, songeait-il, pourquoi a-t-elle eu l’idée d’inviter à la fête ce coquin d’Allemand, qui ne nous a jamais joué que des tours pendables.

Pendant que ces conversations s’échangeaient, le train franchissant, pour ainsi dire, d’un élan une immense proportion de territoire, avait dépassé la gare de Feely, et filait à toute vapeur à la rencontre du rapide contre lequel il devait se réduire en miettes, à moins de quelque providentielle intervention.

*

* *

Contrairement aux prévisions de Dixler, l’automobile qui le portait n’avait éprouvé aucune avarie, et miss Helen constatait, avec une vive satisfaction, que la distance qui la séparait encore du train spécial diminuait d’instant en instant.

– Voici la gare de Feely, dit-elle tout à coup, en montrant au fond de l’horizon un amas de constructions en briques rouges, entouré de verdures rabougries.

Elle consulta d’un regard sa montre-bracelet.

– À l’allure dont nous marchons, réfléchit-elle, nous pourrons avoir rejoint le train spécial.

– J’en suis charmé, fit Dixler avec une grimace. Il y eut quelques minutes de silence.

– Tenez, dit tout à coup la jeune fille, en montrant dans le lointain un faible nuage de fumée, voici notre train.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûre, je connais l’horaire, et mes calculs sont précis. Plus vite ; il s’agit de sauver une centaine de vies humaines.

Le chauffeur, qui savait qu’une prime de trois mille dollars lui serait allouée en cas de succès, accéléra la vitesse.

La voiture ne semblait plus toucher le sol ; elle filait comme une fusée.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que, déjà, on distinguait la ligne noire des wagons et les cuivres étincelants des portières.

La route à cet endroit était un peu en contrebas de la voie.

– Si nous voulons que l’on nous aperçoive, dit miss Helen, il faut leur faire des signaux, et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers le chauffeur, ne vous laissez pas dépasser par la locomotive.

Cependant, de l’intérieur du train, les voyageurs avaient aperçu miss Helen et Dixler, mais, bien loin de soupçonner la vérité, ils ne voyaient dans sa présence à côté de la voie du chemin de fer que l’exécution d’un pari.

– Parbleu, c’est clair, s’écria un vieux gentleman qui avait mangé aux courses une bonne partie de sa fortune, miss Helen fait un match, elle veut arriver avant nous ou tout au moins en même temps.

– Et Dixler est avec elle, murmura George avec accablement, je vois bien maintenant que je n’ai plus rien à espérer.

Des faces joyeuses apparaissaient à toutes les portières et la plupart des invités battaient des mains, en criant :

– Bravo Dixler !…

– Bravo miss Helen !…

D’ailleurs, le bruit de leurs voix, aussi bien que celui des appels déchirants de la jeune fille, était couvert par le grondement formidable du train et par le ronflement du moteur.

Quand ils virent la jeune fille toute droite dans l’auto et agitant un mouchoir blanc, dans une sorte de désespoir dont personne ne pouvait se rendre compte, les applaudissements et les bravos redoublèrent, ce fut de la frénésie.

Le chauffeur et le mécanicien eux-mêmes, auxquels la jeune fille s’adressait plus spécialement, se mirent de la partie.

– Parbleu ! s’écria l’un d’eux, il est visible qu’elle nous propose le match.

Et pour montrer qu’il avait bien compris, il ouvrit tout grand le tube de la vapeur, ce qui eut pour effet immédiat d’imprimer à la locomotive un nouvel et prodigieux élan.

En cet endroit, la voie du chemin de fer gravissait une sorte de falaise, escarpée, tandis que la route suivait au contraire le ravin placé en contrebas. En moins d’une minute, la locomotive et le train avaient disparu aux regards de la jeune fille.

– Ils sont perdus, s’écria-t-elle ! en retombant anéantie aux côtés de Dixler.

CHAPITRE VII – L’héroïne

Dixler avait regardé, avec une satisfaction farouche, le train spécial disparaître sur la rampe de la falaise.

– Décidément, miss Holmes, fit-il, nous n’avons pas de chance, nous avons pourtant tenté l’impossible.

La jeune fille ne répondit pas tout d’abord, elle réfléchissait avec cette profonde concentration de volonté que donne l’imminence d’un péril. Tout à coup elle se leva.

– Tout n’est pas encore perdu, fit-elle, nous pouvons rattraper le train au pont de Burnett.

– Mais au pont, on ne comprendra pas mieux nos signaux que tout à l’heure.

– Peut-être.

– Que comptez-vous faire ?

– Je n’en sais rien encore, ce que je sais, c’est qu’il faut gagner le pont de Burnett aussi vite que possible.

Dixler ne put s’empêcher d’admirer la jeune fille.

« Décidément, songea-t-il, elle a une force de volonté, une ténacité et une audace admirables. Et c’est pour cela qu’il faudra qu’elle devienne ma femme !… »

L’auto avait repris sa course désordonnée, le moteur haletait exténué, le réservoir d’essence était presque vide.

– Hâtez-vous, répétait Helen, haletante d’angoisse, il faut que nous arrivions au pont avant le train…

De nouveau, on traversa, avec la rapidité d’un bolide, des étendues immenses.

Enfin, le pont de Burnett apparut à l’horizon.

Il était jeté sur une double voie de chemin de fer, il était entièrement construit en fer et soutenu par d’énormes colonnes.

L’auto stoppa un instant sur le pont.

C’est alors que Dixler montra à Helen un petit nuage de fumée blanche qui apparaissait à l’autre extrémité de la voie.

– Pauvre miss Helen, nous arrivons encore trop tard ! le train sera ici dans cinq minutes.

– Ces cinq minutes me suffiront.

Et avant que Dixler ait pu deviner ce qu’elle allait faire, Helen s’était laissé glisser de l’auto sur le sol, et elle descendait le talus.

Puis, suspendue au-dessus du vide, se soutenant seulement par ses poignets, cramponnée à la poutrelle horizontale d’acier, elle s’avança peu à peu au-dessus de la voie.

Dixler la regardait avec une épouvante mêlée d’admiration.

Qu’elle eût eu un moment de faiblesse et son corps serait allé s’écraser sur les cailloux pointus du ballast.

Du bout de l’horizon lointain, le train arrivait dans un rugissement.

Au moment précis où il passait, Helen ouvrit les mains, plia les jarrets et se laissa tomber.

Sans s’être fait aucun mal, elle se trouva sur le toit de l’un des wagons.

Du sommet du pont où il était resté, Dixler la vit disparaître avec le train qui l’emportait.

Elle avait déjà accompli une partie de la tâche qu’elle s’était fixée, mais ce n’était pas tout d’avoir pu atteindre le train, il fallait maintenant éviter la collision.

Ce n’était plus d’un quart d’heure qu’elle pouvait à disposer, c’était de quelques minutes seulement.

Ce bref laps de temps, il fallait le mettre à profit, sans une erreur, sans un faux mouvement, sans un geste inutile.

Le wagon, sur lequel elle était tombée, était un des fourgons attelés derrière la locomotive.

Elle réfléchit qu’il suffisait de détacher l’attelage qui reliait ce wagon au reste du train pour que tous les voyageurs fussent sauvés.

Ce serait seulement la locomotive et le fourgon qui seraient victimes de la collision.

En une seconde, son parti fut pris.

Rampant à plat ventre sur les planches du marchepied, se suspendant aux tampons et aux chaînes, elle réussit, à l’aide d’efforts incroyables, à atteindre les lourds crochets, et elle les détacha.

La minute d’après la locomotive et le fourgon continuaient seuls leur course échevelée, tandis que le restant du train ralentissait peu à peu son allure.

Mais l’énergie qu’avait déployée la jeune fille dans ce suprême effort avait complètement anéanti ses forces.

Elle se tint quelques instants cramponnée au cuivre de la barre d’appui, puis ses mains s’ouvrirent, ses yeux se fermèrent et elle alla rouler sur les cailloux du ballast, alors que la vitesse du train, à peine diminuée, était encore de soixante kilomètres à l’heure.

– Elle est morte ! tel fut le cri de tous les voyageurs, les invités de Cedar Grove, qui, de leur wagon, avaient assisté à ce drame foudroyant.

Quelques minutes après, les freins manœuvraient de l’intérieur des wagons, par les soins de George Storm, et arrêtèrent complètement le convoi.

Les voyageurs s’étaient précipités en foule pour venir au secours de la jeune fille, qui gisait inanimée sur le remblai.

– Elle vit encore !

– Qu’on donne promptement de l’eau de Cologne !

– Des sels !

– De l’eau fraîche !

Tout le monde s’empressait autour de Helen, qui, petit à petit, ouvrit les yeux et regarda autour d’elle, avec une expression de souffrance.

– Elle doit avoir des lésions internes, dit quelqu’un.

– La colonne vertébrale brisée, ajouta un autre.

Helen avait refermé les yeux, elle était encore trop faible pour parler, tout son corps était douloureusement meurtri.

C’est à ce moment qu’on vit une auto stopper sur le bord de la route. Dixler en descendit.

En cette tragique circonstance, il crut indispensable de faire étalage d’une sentimentalité théâtrale.

– Pauvre Helen, s’écria-t-il, malheureuse Héroïne, tu meurs victime de ton dévouement ! J’ai vainement voulu empêcher son action insensée, mais je veux la sauver.

D’un geste plein d’autorité, il avait écarté toutes les personnes présentes, et il frictionnait vigoureusement les tempes de la blessée, tout en prononçant des phrases de circonstance !

– Je vous sauverai, charmante Helen, et je deviendrai votre époux. De nouveau miss Helen avait ouvert les yeux et, dans les regards qu’elle dirigeait vers l’espion, il y avait un indicible étonnement.

À ce moment, Spike, très calme, s’approcha de Dixler et lui mit la main sur l’épaule.

L’Allemand se redressa, furieux.

– Que me veux-tu, misérable ? fit-il.

– Monsieur Dixler, répondit l’autre d’une voix tranquille, il me semble que vous n’avez plus rien à faire ici.

– Pourquoi cela ?

– Tout simplement parce que beaucoup de personnes commencent à soupçonner le rôle que vous avez joué en préparant une catastrophe, qui, heureusement, ne s’est pas produite. Si j’étais à votre place, je m’en irais !

– Et, s’il me plaît de rester ?

– Alors, vous recevrez probablement une seconde leçon de boxe de la part de George Storm, et, cette fois, je crois qu’il aura l’approbation générale.

Dixler jeta un regard chargé de haine sur les personnes présentes, regagna lentement son auto, qui disparut bientôt à l’horizon, dans la direction de la frontière de l’État du Texas.

D’un mouvement spontané, c’était George Storm qui avait remplacé Dixler près de miss Helen.

Quand elle le reconnut, elle eut un doux sourire.

– Je savais bien que vous seriez près de moi, cher George, murmura-t-elle d’une voix faible comme un souffle. De vous avoir vu, il me semble que je me trouve déjà mieux.

George serrait, dans ses grosses mains velues, les aristocratiques menottes blanches de l’Héroïne, tant il était ému.

– Comme nous avons été enfants, reprit-elle doucement, c’est Dixler qui est cause de tout. Dès que vous avez été parti, je m’en suis rendue compte en réfléchissant un peu.

– Ce que vous ne savez pas, dit George Storm, c’est que c’est aussi lui qui a préparé la catastrophe où nous devions tous périr, et que, grâce à votre dévouement, nous avons évitée.

– Cela aussi, murmura la jeune fille en souriant, je l’avais deviné. Pendant que nous courions ensemble en auto, à la poursuite du train, il a manifesté, à plusieurs reprises, une satisfaction dont, sans en être bien sûre, j’ai cru découvrir les motifs.

– J’espère, dit simplement le mécanicien, qu’une autre fois vous n’inviterez plus Dixler à vos parties de tennis.

Helen, qui, maintenant, commençait à se remettre, s’amusa de cette boutade, et c’est de sa voix cordiale d’autrefois, d’avant leur brouille, qu’elle répondit à George :

– J’espère aussi, monsieur Storm, que vous allez me rendre tout de suite l’anneau de fiancée que vous m’avez si méchamment repris ce tantôt.

D’une main tremblante d’émotion, le jeune homme passa au doigt de celle qui l’aimait la fragile bague, où parmi des perles entourant une topaze, figurait une fleur de marguerite.

Une heure plus tard, miss Holmes, qui n’avait pas été grièvement blessée, regagnait sa propriété de Cedar Grove, en compagnie de son fiancé.

Cette semaine-là, on put lire, dans tous les journaux de l’État du Colorado, l’article suivant :

Nous sommes heureux d’annoncer à nos lecteurs le prochain mariage de notre compatriote miss Helen Holmes, que l’on a quelques fois appelée l’Héroïne du Colorado, avec M. George Storm, le jeune et distingué ingénieur de la Compagnie du Central Trust.

Nous prions les heureux fiancés de bien vouloir agréer nos meilleurs vœux de bonheur.

DOUZIÈME ÉPISODE – L’enterré vif

CHAPITRE PREMIER – Le triomphe de Helen

– Alors, Helen, vous êtes contente ?

– Oh ! oui, vieux Ham, bien heureuse.

Ce dialogue s’échangeait le 14 juin 1916 sur le quai d’embarquement du vieux chantier de Pôle Creek, devenu une gare de la nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco, entre Hamilton radieux et Helen épanouie et charmante, dans sa robe claire.

– N’ai-je pas, continuait Helen en s’appuyant tendrement au bras de son tuteur, vu s’accomplir comme dans les contes de fées, tous mes souhaits… Notre ligne, notre belle ligne de la Central, s’inaugure aujourd’hui, notre mine de Black Mountain, qui n’était qu’un amas de cailloux, a vu ses pierres se transformer en pépites d’or ; je suis fiancée au brave garçon que j’aime et… ajouta-t-elle gravement, le Ciel a bien voulu, après m’avoir fait perdre le meilleur des pères, mettre près de moi, pour le remplacer, le meilleur et le plus dévoué des amis.

Hamilton serra tendrement le bras de sa pupille.

– Et George ? fit tout à coup Helen gaiement, est-ce que ce terrible garçon va se faire attendre !

Comme s’il n’attendait que ce mot pour paraître, George fit à ce même moment son entrée sur le quai d’embarquement.

Il était magnifique.

Il portait une jaquette de bon faiseur, un pantalon impeccable et des chaussures ultra-chic. Sur sa chemise molle une cravate délicieuse serpentait.

En l’apercevant, Helen eut un cri :

– Grand Dieu, George ! où avez-vous bien pu trouver cette extraordinaire cravate !

S’entendant interpeller de la sorte, George, qui était déjà très gêné dans ses vêtements de cérémonie, dont il n’avait pas l’habitude, devint rouge comme le feu.

– Elle est très bien, cette cravate, fit Hamilton conciliant.

– Très bien ! vous osez dire très bien ! renchérit Helen avec indignation, vous trouvez joli, sans doute, cet assemblage hideux de rose aurore, de vert moisi et de bleu de Prusse ! ! ! Tenez, George, je vous en prie, promettez-moi de ne plus acheter vos cravates vous-même.

– Je vous le promets, Helen, balbutia le pauvre garçon tout déconfit. Et même, si vous voulez, je puis aller changer de cravate.

– N’en faites rien, mon ami ; nous serions en retard et j’aime encore mieux vous voir toute la journée, ainsi pavoisé, que de faire attendre le train qui va venir nous chercher.

Puis, voyant la physionomie navrée de son fiancé :

– Allons ! grosse bête que vous êtes, dit-elle gaiement, vous n’allez pas prendre une figure d’enterrement parce que j’ai critiqué un détail de votre costume. Je n’aime pas votre cravate, mais j’aime de tout mon cœur celui qui la porte.

À ces mots, la figure si franche et si mobile de George s’éclaira.

En même temps, majestueusement, lâchant sa fumée à petites bouffées comme un vieux monsieur qui fume sa pipe, le train dont la locomotive disparaissait sous les drapeaux, venait se ranger le long du quai.

C’est lui qui allait conduire Helen, Hamilton, George et les invités à Hockey Hill où se faisait l’inauguration de la nouvelle ligne de la Central Trust.

*

* *

Dans une des plus sales rues de Las Vegas s’élève, entre un magasin d’épicerie et un bureau de renseignements, une modeste construction en planches prétentieusement peinturlurée en rose et bleu ciel et portant pour enseigne :

Au Serpent qui marche la nuit

Cette étrange inscription aurait pu faire croire qu’il s’agissait en l’espèce d’une ménagerie ou d’un atelier d’empailleur, si les multiples flacons de spiritueux, les bouteilles à col doré qui étincelaient derrière le vitrage n’avaient péremptoirement prouvé qu’on se trouvait en présence d’un débit de boissons.

Le Serpent qui marche la nuit était, en effet, un bar, et cette bizarre enseigne avait l’étonnant prestige d’être à la fois l’enseigne de la maison et le nom du propriétaire.

Omaka Kikeway (le serpent qui marche la nuit, en langage indien) était un honnête Peau-Rouge pawnee, qui avait abandonné le sentier de la guerre pour la voie encore plus périlleuse des affaires.

Ayant remarqué que l’eau de feu, au moyen de laquelle les Européens avaient abruti ses pères, jouait un grand rôle dans l’existence humaine, il s’était mis marchand d’alcools et s’en trouvait bien.

Son bar était fort achalandé, et s’il n’y avait pas toujours que des gentlemen, chez le Serpent qui marche la nuit, il y avait en revanche une société nombreuse, bruyante, des plus pittoresques.

Derrière son comptoir, tout vêtu de blanc, ce qui faisait encore ressortir sa peau cuivrée, ses yeux sombres, ses cheveux lisses d’un noir bleu, Omaka, très digne, versait les drinks et confectionnait les cocktails avec la gravité d’un sachem, mais, si quelque dispute menaçant de mal tourner s’élevait entre ses clients, il avait vite fait de s’élancer dans la salle et de rétablir rapidement l’ordre à coups de poing ou de revolver, suivant les circonstances.

Ce jour-là, par extraordinaire, il n’y avait pas grand monde au Serpent qui marche la nuit, une dizaine de clients tout au plus.

Comme un nouveau client venait d’entrer, Omaka, qui lisait le Las Vegas Times, se leva et empoigna immédiatement les gobelets à confectionner les cocktails. Il connaissait sans doute les habitudes du nouveau venu et s’apprêtait à lui fabriquer sa boisson favorite.

– Tout à l’heure, fit le client, j’ai d’abord à parler au gentleman qui est là-bas.

Sans dire un mot, le dernier des Pawnees lâcha ses instruments, et se remit à sa lecture.

Le « gentleman qui est là-bas » n’était autre que notre vieille connaissance Bill, l’éternel complice de Dixler.

Bill ne paraissait pas dans une situation florissante à en juger par l’extérieur. Son linge était rare, ses vêtements usagés, et il n’était même pas rasé.

Le gredin semblait plongé dans de profondes réflexions qui ne devaient pas être couleur d’églantine.

– Hé, Bill ! dit une voix qui le fit tressaillir.

Il leva la tête et reconnut dans l’homme qui venait d’entrer dans le bar, Ward, le valet de chambre de l’ingénieur, Ward avec lequel il avait fait plus d’un bon coup.

– Ça ne va pas, vieille chose, questionna le larbin en s’asseyant à côté de lui et en lui tapant familièrement sur l’épaule.

– Ça ne va pas du tout, grogna Bill.

– Le patron veut te voir.

Bill se redressa et regarda Ward avec un air hostile.

– Ah ! le patron veut me voir ? eh bien, moi, je n’ai pas envie de voir le patron. Tu sais que je parle franc, Ward, aussi vrai que Tom Linton a été lynché. Je crois que ce diable d’homme-là a le mauvais œil. Tout ce qu’il touche rate et il suffit qu’on se mette de son côté pour qu’il y ait de la casse.

Ward avait écouté silencieusement cette sortie. Quand Bill eut fini, il tira silencieusement un bank-note de sa poche et le tendit au bandit en ajoutant :

– Il m’a dit de te donner ça.

Bill prit le billet et l’examina.

– Bigre ! cent dollars ! le patron a besoin de moi ?

– Évidemment !

– Et ?… interrogea Bill en faisant disparaître la coupure au fond de sa poche à revolver… et c’est du gros ouvrage ?

– Il te le dira.

– Allons-y.

– Je croyais, ironisa à son tour Ward, que Dixler avait le mauvais œil…

– Qu’importe ! si son argent est bon.

– Alors, en route.

Les deux amis se dirigeaient vers la porte.

Au moment où ils allaient franchir le seuil, la voix gutturale du Serpent qui marche la nuit se fit entendre :

– C’est deux schillings six.

Debout derrière son comptoir, très grave et très digne, Omaka jouait négligemment avec un revolver.

– Tiens, vieux voleur, fit Bill en lui jetant quelques pièces de monnaie.

Le Serpent qui marche la nuit rafla prestement l’argent, puis s’inclina avec solennité en mettant la main sur son cœur.

Dix minutes après la rencontre, les deux gredins étaient en présence de Dixler.

L’Allemand fut net et bref.

– Lisez ceci, dit-il en mettant sous les yeux de Bill le dernier numéro du Las Vegas Times et en lui signalant d’un coup d’ongle un article de première page, lisez tout haut mon garçon. Ward ne connaît rien de l’affaire. Il profitera de la lecture comme vous.

Et Bill lut tout haut d’abord le titre :

OUVERTURE DE LA LIGNE LAST CHANCE

Sous la présidence de Helen Holmes, la fille du général Holmes, associée de Joe Hamilton, l’ingénieur en chef de la Central Trust, et de George Storm, le mécanicien bien connu par tant d’actes de dévouement et de courage.

Puis il passa à l’article :

C’est aujourd’hui, disait le journal, qu’aura lieu l’inauguration de la nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco – cette entreprise commencée par le regretté général Holmes ! !…

– Assez ! coupa Dixler, vous en savez assez. C’est donc aujourd’hui que mes ennemis triomphent. Eh bien ! je veux que ce jour de joie soit pour eux un jour de deuil. Je veux que ce maudit Storm, qui m’a honteusement battu, paie une fois pour toutes le vieux compte que nous avons ensemble. Je veux aussi que le damné Spike, qui ne le quitte pas plus que son ombre, soit châtié en même temps que lui. Écoutez-moi, voici ce que j’ai imaginé et pourquoi j’ai besoin de vous.

Les deux bandits se rapprochèrent.

Dixler parla quelque temps à voix basse.

Un quart d’heure plus tard, Bill et Ward sautaient dans l’auto de Dixler et se dirigeaient à toute vitesse vers Rockey Hill où avait lieu l’inauguration de la nouvelle ligne.

CHAPITRE II – Le double lasso

Rockey Hill, le lieu qui, pour l’augmentation de la nouvelle ligne de la Central Trust, avait été choisi pour deux raisons : la première c’est que, à cet endroit du nouveau parcours, le paysage californien étalait toute sa splendeur ; la seconde c’est que Rockey Hill était le point d’où partait l’embranchement de la ligne d’intérêt local qui desservait la mine de Black Mountain dont le fabuleux rendement d’or augmentait tous les jours. Le train était arrivé à 11 h 30 par un temps admirable. Le soleil brillait dans les branches et faisait plus éclatantes les couleurs des drapeaux qui flottaient sur les arbres, sur les cabanes, sur les baraques, sur les hangars. Helen, radieuse, sauta du wagon, sans attendre l’aide de Hamilton, et serra les mains offertes. Amis, employés, chauffeurs, mécaniciens, travailleurs de la voie, tous témoignaient de leur sympathie à cette vaillante fille, dont l’inlassable volonté avait enfin fait aboutir l’œuvre commune.

Le père Duncan, le doyen des travailleurs, un vieux colosse à toison grise, fendit la foule et, d’un air gauche et majestueux à la fois, tendit à miss Holmes deux objets : un lourd marteau et un mince boulon.

Helen comprit.

Elle allait avoir l’honneur de poser le dernier boulon de la ligne de Omaha au Pacifique.

Elle remercia le vieil homme d’un sourire et, un peu émue malgré tout, elle prit le boulon de ses mains et se pencha sur la voie à l’endroit que Duncan lui indiquait. Adroitement, elle mit en place la petite pièce de fer et, saisissant résolument le marteau, frappa de toutes ses forces.

Au troisième coup, respectueusement Duncan l’arrêta.

Elle en avait assez fait, à son avis.

Le reste le regardait.

Il empoigna la masse, en quelques coups formidables, enfonça le boulon et se redressa, promenant un regard fier autour de lui.

Helen lui serra la main et, pour la première fois de sa vie, le vieux Duncan sentit quelque chose d’humide sur ses paupières.

– Allons, dit gaiement Hamilton, la ligne est terminée. Maintenant Helen Holmes va laisser passer le premier train.

Élevant la voix, il cria :

– George Storm, ouvrez la voie !…

Au milieu des applaudissements et des rires, Storm suivi du brave Spike, qui était devenu son inséparable, se dirigea vers l’aiguille n° 1 qui était située à environ cinq cents yards de la station et sous un véritable berceau de verdure.

Les deux hommes arrivèrent bientôt au levier enrubanné et coquettement pavoisé aux couleurs nationales.

– À vous l’honneur, monsieur George, dit Spike qui semblait très ému par la solennité de l’acte qu’ils étaient chargés d’accomplir.

– Pas tant de manière, vieux Spike, vas-y puisque tu es arrivé le premier.

– Non, non, affirma l’ancien forçat avec une grande énergie, M. Hamilton a spécialement désigné George Storm.

– Bon Dieu ! vieux garçon, que tu es bête ! s’écria galamment le mécanicien, je ne te croyais pas si formaliste.

Et manœuvrant le levier, il déclencha l’aiguille.

Le grand train d’Omaha à la mer pouvait passer !

Mais au même instant, un sifflement étrange fit relever la tête à George.

Il était trop tard.

Une brutale sensation d’étreinte aux bras et à la poitrine, avec un choc violent, le renversa brutalement sur le sol.

Dans un éblouissement, il vit Spike enveloppé et deux hommes qui se ruaient sur lui.

Du premier coup d’œil il reconnut Bill.

– Damnation ! grinça le jeune homme, je ne pensais plus à Dixler. Mais le démon pensait toujours à moi !

C’était bien, en effet, Ward et Bill qui venaient de faire le coup.

Arrivés en auto, à quelque distance de Rockey Hill, avant le commencement de la cérémonie, ils avaient pu suivre de près tous les mouvements de nos personnages. Quand ils avaient vu Spike et Storm se diriger vers l’aiguille qui était hors de la vue de la station, ils avaient décidé d’agir immédiatement.

– Hardi, ricana férocement Bill en se penchant sur Spike qui se tordait à ses pieds : bien travaillé, vieille boule.

– Toi, mon garçon, riposta Spike, jouis de tes jours, parce que tu n’en as pas pour longtemps.

– Qu’est-ce que tu chantes ?

– Je chante ta chanson de mort, Bill.

– Vas-tu te taire, vieux corbeau de malheur.

Spike remarquait qu’il était impressionné. Il poursuivit :

– Tu sais bien que je démêle les choses de l’avenir. Tiens… Lefty… tu te rappelles Lefty ?…

– Oui, gronda Bill, et après ?

– Eh bien, j’ai prédit sa mort à quelques heures près.

– Et moi, fit Bill furieux, en armant son revolver, je puis te prédire la tienne à la minute exacte.

Ward saisit vivement le bras de son complice.

– Ah çà ! es-tu fou…, dit-il, veux-tu nous faire pincer comme deux apprentis !

– Nous n’allons pourtant pas monter la garde devant ces deux cocos-là !

– Il m’est venu une idée admirable.

– Parle, mais fais vite, il ne fait pas bon pour nous, ici.

– As-tu remarqué, en arrivant, les wagons à minerai qui sont vides sur la voie, à destination de Black Mountain ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est là-dedans que nous allons mettre nos prisonniers.

– Mais on les découvrira bientôt…

– Pas avant dix jours, au moins.

– Diable, fit Bill, avec un affreux sourire, ils ne seront plus très frais.

– Suis-moi. Nous faisons basculer nos deux gaillards dans le wagon. La rame part tout à l’heure pour la mine et vient faire remplir ses voitures une à une sous le déchargeur… Tu comprends… quand ces messieurs auront chacun cinq ou six tonnes de quartz sur la tête ils ne seront plus bien gênants.

Storm, qui entendait toute cette conversation, eut un frisson d’horreur qui lui râpa l’épiderme.

Il fit un puissant effort pour se dégager, mais ne put y parvenir.

– Ah ! ah ! tu t’impatientes, mon garçon, ricana Ward qui venait de remarquer son geste. Allons, ouste, Bill, ne faisons pas attendre ces messieurs !

Les deux bandits empoignèrent le jeune homme par les épaules et par les jambes et le transportèrent jusqu’à un talus qui surplombait les wagons à quartz en partance pour la mine.

Ils balancèrent un instant leur victime au-dessus de la voiture, puis lâchèrent leur fardeau.

Alors ils se penchèrent.

Au fond de l’énorme cercueil d’acier, Storm inerte, tombé le long de la paroi, semblait mort.

– Et d’un ! dit joyeusement Bill.

Et les deux gredins se dirigèrent rapidement vers l’endroit où ils avaient laissé Spike.

Mais l’ancien comédien, qui savait le sort qui lui était réservé, ne les avait pas attendus.

En rampant comme un ver, il avait pu glisser jusqu’au pont de bois qui raccordait la grande ligne à l’embranchement de Black Mountain.

Là, il se tortilla jusqu’au bord du talus, dans l’intention de se laisser tomber dans le ravin, mais, comme d’un dernier coup de rein il passait par-dessus le parapet et accomplissait son aventureux dessein, un gros clou, par une malchance incroyable, se prit dans les cordes qui tenaient ses poignets et le malheureux Spike resta suspendu dans le vide.

La situation de l’ancien forçat était horrible.

Le poids de son corps, pesant sur ses poignets déjà meurtris, le faisait affreusement souffrir. De plus, il était évident que Bill et Ward n’allaient pas être longs à le découvrir.

Mais Ebenezer Spike avait une froide volonté et ne s’abandonnait jamais.

Malgré la douleur atroce qu’il ressentait, il multiplia ses contorsions et, sous ses efforts multipliés, les cordes cédèrent enfin.

Il tomba au fond d’une petite ravine, au milieu de buissons épais et se releva sans le moindre mal. Seules, ses pauvres mains étaient en sang.

Soudain, il entendit des pas au-dessus de sa tête : c’étaient Bill et Ward qui, furieux, cherchaient leur seconde victime.

Les deux bandits marchaient sur le talus et causaient haut, sûrs de ne pas être entendus.

– Comment ce démon a-t-il pu échapper ?

– Tu n’avais pas serré assez fort.

– En tout cas, il ne peut être loin.

– C’est très joli à dire, mon vieux Bill, mais je crois que ce que nous avons de mieux à faire c’est de nous tirer des pieds. Tu penses bien que le Spike est maintenant auprès de ses amis.

– Heureusement qu’il ne sait pas ce que nous avons fait de son compagnon.

– Oh ! Storm, je voudrais voir sa tête dans son wagon à minerai !

– Tu n’aurais pas le temps de la voir longtemps, car j’aperçois le convoi qui se met en marche… Avant longtemps le séduisant George sera bien peu de chose sous l’avalanche de quartz qui va lui tomber sur la figure.

– Il ne souffrira pas assez longtemps.

– En tout cas, il est mort !

– De profundis ! Filons ! Nous n’avons plus rien à faire ici.

Les deux bandits se dirigèrent rapidement vers l’endroit où ils avaient laissé leur automobile.

Caché sous une des grosses poutres du pont, Spike avait tout entendu.

En apprenant le sort réservé à Storm, un tremblement nerveux dont il n’était pas maître le secoua tout entier, mais, par un sursaut de volonté, il dompta ses nerfs et, après s’être assuré que Bill et Ward étaient bien partis, il se lança à toutes jambes sur le chemin de Rockey Hill.

CHAPITRE III – La mort qui monte

Étourdi par le choc, Storm était resté quelque temps comme assommé.

Quand il reprit connaissance, il promena les regards avec étonnement autour de lui.

Il voulut se lever, mais, aussitôt, il sentit la morsure des cordes qui le serraient.

La mémoire lui revint et avec la mémoire le sentiment de son atroce situation.

Le malheureux garçon faisait des efforts incroyables pour se débarrasser de ses liens, mais il ne réussissait qu’à les faire pénétrer un peu plus dans ses chairs.

Bill et Ward avaient soigneusement fait leur besogne.

Tout à coup il prêta l’oreille.

Deux hommes passaient en causant le long de la voie.

– C’est l’heure, dit l’un.

– Oui, voici la machine, dit l’autre.

Storm, bâillonné, ne pouvait crier, mais il donnait de furieux coups de talons contre la paroi métallique du wagon.

Il s’arrêta un instant et écouta.

Plus rien…

Les ouvriers avaient continué leur route sans l’entendre.

Puis tout à coup, il y eut un coup de sifflet et le train se mit en marche.

Avec un grand mouvement de désespoir, Storm se roula sur la tôle qui formait le plancher du wagon.

Il était bien perdu !…

*

* *

Pour la soixantième fois, Helen était en train de répondre à un digne Yankee invité à la fête et qui la félicitait de sa glorieuse réussite.

Cette fois, il s’agissait d’un petit homme, marchand de confitures à San Francisco, qui célébrait en termes lyriques les bienfaits que la nouvelle ligne apportait à la civilisation.

– Oui, oui, vous avez raison, merci mille fois, M. Fencktobenty, répétait Helen, qui voulait à tout prix arrêter le flot de parole de l’intarissable bavard.

Mais M. Fencktobenty avait un discours à placer et jamais la jeune fille ne serait arrivée à arrêter son éloquence si Spike, arrivant comme un boulet, n’avait envoyé rouler à quatre pas l’infortuné négociant en confitures.

– Miss Helen…

– Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

– Monsieur George.

– Eh bien ?…

Spike, épuisé de sa course, parlait par mots entrecoupés et ne pouvait parvenir à reprendre son souffle.

– Mais parlez donc, Spike, vous me faites mourir…

– Monsieur George… pris par des bandits… ligoté… emmené… jeté dans un wagon à minerai ! Qui va… à vide… à Black…

Helen était devenue blanche comme la neige ; Hamilton qui s’était approché serrait les poings.

– Ah çà ! tu es fou, dit l’ingénieur à Spike…

– Non… non… répétait avec force le malheureux Spike, c’est Ward et Bill qui… ont fait le coup… moi-même j’ai été pincé aussi… j’ai pu m’échapper…

À ce moment, le second train qui devait inaugurer l’embranchement qui conduisait de Rockey Hill à Black Mountain se mettait en marche.

Sans s’occuper une minute de son élégante toilette, Helen d’un bond sauta sur la plate-forme de la machine.

Tout en bousculant le chauffeur ahuri et en lui donnant des ordres brefs, elle murmurait :

– Faites que j’arrive à temps, mon Dieu !

*

* *

Il n’y avait guère, même pour un train de matériel, plus de vingt minutes de trajet de Rockey Hill à la mine.

Storm connaissait bien le chemin et, quand le convoi s’arrêta, il put facilement se rendre compte qu’on était arrivé à destination.

Le malheureux garçon connaissait aussi la manœuvre et pouvait ainsi calculer le temps qui lui restait à vivre.

Il savait qu’aussitôt arrivé chaque wagon du convoi venait se placer sous le déchargeur qui, automatiquement, versait cinq tonnes de minerai dans la voiture, puis s’arrêtait pour recommencer au wagon suivant.

Storm avait la certitude qu’il était à peu près au milieu du train, composé d’ordinaire de douze voitures.

L’emplissage de chaque wagon prenait cinq minutes environ…

Le calcul effroyable était facile.

Le pauvre George avait donc au maximum vingt-cinq minutes à vivre.

Cette pensée lui rendit un flot d’énergie et, encore une fois, il se tordit dans ses liens pour les rompre. Peines et souffrances inutiles !…

Il aurait été enveloppé d’un réseau de chaînes de fer qu’il n’aurait pas été mieux garrotté.

Tout à coup le train fit un petit bond en avant et George entendit le bruit bien connu de la chute sonore du minerai sur le plancher métallique du premier wagon.

Un atroce frisson le parcourut tout entier.

La mort approchait.

Cinq minutes, comme abruti, assommé par l’inévitable, il resta l’oreille tendue sans faire un mouvement, écoutant ce glissement mortel qui lui semblait pareil à l’amoncellement de la terre sur un cercueil.

Puis le train se remit en marche pour quelques mètres.

Et le glissement maudit recommença…

Quatre fois encore George entendit le même bruit, endura le même supplice.

Enfin, c’était son tour…

Il n’y avait pas à s’y tromper ; la masse grisâtre du déchargeur se dressait au-dessus de sa tête.

Son heure était venue.

Mais George voulait vivre et s’écorcha le visage contre la paroi lisse de la tôle pour arracher son bâillon, il frappa des coups furieux de talon contre la paroi…

La valve du déchargeur se déclencha et la bouche formidable apparut tout à coup remplie de gravier jaune…

Et la grêle de mort commença à sonner autour du jeune homme.

Et les débris du quartz commencèrent à pleuvoir sur lui.

Ah ! l’atroce moment.

Vivre !… Vivre !…

Le sable terrible, lentement, inexorablement, continuait à monter autour de lui.

C’était la fin hideuse…

L’enlisement.

– Helen, murmura George qui s’évanouissait d’horreur.

Tout à coup, il sembla au malheureux que tout près de lui, on venait de prononcer son nom.

Mais non, c’était le délire, l’agonie qui précèdent la mort.

Le flot de sable montait toujours.

George fit un dernier effort pour s’arc-bouter le long de la paroi, mais il lui semblait que la paroi glissait sur son épaule et il retomba dans le gravier.

Soudain, un cri délirant…

– George !

La glissière venait de fonctionner et Helen, de ses beaux bras où il y avait tant de force, tirait à elle tant qu’elle pouvait le corps de George complètement inerte.

– Sauvé, il est sauvé ! répétait la vaillante fille, riant et pleurant à la fois.

Hamilton et Spike, qui étaient montés dans le train que conduisait Helen, accouraient.

Bientôt Storm reprit ses sens et on le conduisit en le soulevant vers le train qui avait stoppé à quelque distance.

– Mes enfants, disait Hamilton tout joyeux, j’ai assez d’émotion pour aujourd’hui ; si vous le voulez bien, nous allons aller nous reposer chez Helen.

– Chez moi, murmura la jeune fille dont les beaux yeux se voilèrent, je n’ai plus de chez moi !

– Et Cedar Grove ? dit l’ingénieur gaiement.

– Cedar Grove est racheté ?

– C’est exact.

– Alors ?…

– Seulement ce que vous ne savez pas, c’est que Cedar Grove est racheté par miss Helen Holmes.

– Ah ! vous êtes bon, vieux Ham, s’écria la jeune fille avec élan.

– Et c’est là que nous célébrerons les fiançailles de miss Holmes et de M. George Storm.

Cette fois le mécanicien s’évanouit pour tout de bon. Mais c’était de joie.

CHAPITRE IV – Le dernier crime de Dixler

Plus sombre encore que de coutume, Dixler assis à sa table, dans sa chambre de Las Vegas, froissait entre ses mains fiévreuses un journal qu’il venait de lire.

Un entrefilet avait attiré son attention.

L’inauguration de la nouvelle ligne de la Central Trust a failli être marquée par une épouvantable catastrophe.

Des malfaiteurs encore inconnus, mais sur la trace desquels est notre police, après avoir capturé par surprise le mécanicien bien connu George Storm l’avaient jeté, bâillonné et ligoté dans un wagon à minerai, dans l’espoir que cet infortuné serait enseveli sous le quartz ; avant d’avoir été découvert.

Par bonheur, miss Helen Holmes, dont on ne compte plus les traits de courage et de dévouement, est arrivée à temps pour arracher Storm à la plus épouvantable des morts…

Dixler se leva et s’adressant à Ward et Bill qui, immobiles à quelques pas de lui, attendaient qu’il parlât.

– Il n’y a pas de votre faute, mes garçons, dit-il, la fatalité s’acharne après nous… ma foi, je quitte la partie… si vous voulez venir avec moi, en Europe, je vous emmène, cet affreux pays me dégoûte… je n’y ai récolté qu’affronts et déboires.

Bill ouvrait la bouche pour répondre, quand le timbre de l’entrée retentit.

Dixler prit le pli et décacheta vivement l’enveloppe d’où il retira une carte élégante.

On y pouvait lire :

JOE HAMILTON

À l’occasion des fiançailles de sa pupille, Helen Holmes, avec George Storm, prie monsieur Dixler de venir passer la soirée du 20 courant à Cedar Grove.

– Ma parole, gronda Dixler, en jetant la carte sur la table, ce vieil homme non content de m’avoir roulé, se moque de moi par-dessus le marché. M’inviter aux fiançailles de Helen… et à Cedar Grove, moi… Dixler ?

L’Allemand serrait les poings. Ses traits si réguliers étaient littéralement bouleversés par la fureur. Ses yeux avaient des lueurs fauves.

Tout à coup, son visage s’éclaira.

– Pourquoi pas ? murmura-t-il, comme répondant à une pensée intérieure… C’est ce soir…

Il songea un instant.

– Ma foi, tant pis, dit-il tout haut en se décidant. Je peux prendre d’un seul coup ma revanche, je serais un sot de ne pas tenter une dernière fois la fortune…

– Ward, Bill, écoutez-moi.

Les deux bandits approchèrent de leur maître et Dixler leur parla longuement à voix basse.

Puis il remit à chacun d’eux un revolver de précision et les congédia.

– À ce soir, à neuf heures, ici.

– Entendu, patron, fit Bill.

Et comme Ward restait près de Dixler :

– Je n’ai pas besoin de toi, fit l’Allemand, tu peux accompagner Bill. Mais surtout pas trop de whisky, il faut avoir cette nuit l’œil et surtout la main ferme.

Les deux gredins ayant reçu leur congé s’en allèrent bras dessus bras dessous et gagnèrent, sans même s’être donné le mot, l’aimable bar où le Serpent qui marche la nuit confectionnait ses incomparables cocktails. Quelques instants plus tard, les deux compagnons installés devant deux mousseux Mint Juleps pouvaient, dans un coin de la salle du bar, deviser en toute liberté.

– Enfin, dit Ward, après avoir tiré sur son chalumeau, le patron se décide à prendre les grands moyens.

– Ce n’est pas trop tôt, grommela Bill.

– Cette fois, je crois que le damné garçon y passera.

– S’il ne lui faut que ma balle pour faire de lui un cadavre, le beau George a une jolie chance de ne pas voir le soleil demain.

Il ajouta entre ses dents :

– Il y a d’ailleurs longtemps que je veux avoir sa peau.

À l’heure dite, les deux bandits roulaient en auto avec Dixler.

Dixler, impeccable dans son habit noir, avait aux lèvres son étrange sourire.

Il sauta légèrement dans la torpédo, et commanda à Bill qui était au volant :

– En route !

Le trajet de Las Vegas à Cedar Grove n’est pas long, en trois quarts d’heure la route fut faite.

Arrivé à quelque distance de la propriété des Holmes, Dixler fit stopper, puis il dirigea tout doucement la machine dans un petit chemin qui bordait le jardin du cottage.

– Venez, ordonna-t-il alors à ses deux hommes.

Il franchit lentement la haie d’eucalyptus qui bordait le parc.

Les deux compagnons l’imitèrent.

À pas de velours, les trois hommes se glissaient maintenant dans les allées. Quand ils furent arrivés à quelque distance de la villa dont toutes les fenêtres étaient illuminées, Dixler murmura :

– Stop.

Puis après avoir examiné les lieux, il ajouta :

– Venez ici et cachez-vous là.

L’Allemand avait embusqué ses hommes derrière le tronc d’un énorme eucalyptus. Il glissa à leur oreille :

– Ne bougez pas, dans dix minutes je reviendrai vous dire quand il faudra agir.

Puis, quittant brusquement l’ombre qui l’abritait, Dixler se dirigea délibérément vers le cottage d’où s’échappait un joyeux brouhaha de rires, de musique. Dans le vestibule, il jeta son pardessus à un domestique.

– Qui dois-je annoncer ? demanda le valet en s’inclinant.

– M. Fritz Dixler.

Et souriant, l’Allemand pénétra dans cette maison où il allait porter le désespoir et la mort.

CHAPITRE V – Morte la bête

Cedar Grove était en fête.

Depuis la mort tragique du général Holmes, c’était la première fois qu’on rallumait les lustres du gracieux cottage.

Helen, en entrant dans la maison qui avait abrité son enfance, où elle avait été si heureuse, avait eu une poignante minute d’émotion et des larmes avaient coulé des yeux de la vaillante fille.

Tant d’événements s’étaient passés depuis qu’elle avait franchi pour la dernière fois le seuil familial.

En une rapide vision, elle revit ces deux années qui avaient été les plus dramatiques de son existence.

La mort foudroyante de son père, le vol du plan du tunnel des montagnes du Diable, la lutte effroyable avec Dixler et sa vie de labeur et de courage alors qu’elle ne savait et n’avait plus à compter que sur elle seule.

Que de périls ! Que de souffrances !… Que d’heures grises elle se rappelait !

Mais dans sa détresse il y avait toujours deux figures présentes et secourables qui renouvelaient son énergie et aidaient sa volonté.

Hamilton…

George Storm…

Hamilton, la bonté, la paternelle affection, la délicatesse, l’aide de tous les instants.

Storm, le dévouement, l’amour sans bornes, l’éternelle vaillance !…

Et ils étaient là tous les deux près d’elle en ce jour de joie. Il lui semblait que rien, sauf le cher disparu, ne lui manquait.

Elle pensait, elle était sûre que, désormais, elle avait atteint le port et que le temps des épreuves était fini.

Plus jolie encore d’être heureuse, d’une grâce et d’une élégance exquises, dans une robe blanche d’un goût parfait, Helen avait un mot aimable pour chacun des invités, un sourire pour tous ceux qui lui faisaient fête.

Un moment, Hamilton, qui la suivait des yeux, put lui parler un peu à l’écart.

– Vous êtes contente, petite fille, demanda l’ingénieur en la suivant.

– Ah ! vieux Ham, comment pourrais-je jamais vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi, répondit la jeune fille dont les yeux brillaient de reconnaissance.

– Il me semble que vous m’avez aidé.

– Comment ! N’est-ce pas vous qui avez racheté mon cher Cedar Grove ?

– Avec votre argent.

– Et mon argent d’où venait-il ?

– De la fortune.

– Et surtout de ce quart de Black Mountain que vous m’avez si généreusement donné !

– À quoi l’or de ma mine m’aurait-il servi, si j’étais resté au fond de la terre… et sans ma petite Helen, c’est un accident qui aurait fort bien pu m’arriver.

– Enfin… vous ne pouvez nier que c’est grâce à vous que la ligne de la Central Trust Pacific a pu être menée à bonne fin.

– Comment l’aurais-je fait si vous n’aviez pas eu le courage et la volonté de retrouver les précieux plans de votre père ?…

– Alors, vous ne voulez pas que je vous remercie ?…

– Je veux que vous me disiez que vous êtes contente, ce sera le meilleur des remerciements.

– Ah ! vieux Ham, cher vieux Ham, comme je vous aime.

Et sans s’inquiéter de ses invités, Helen sauta de joie au cou de Hamilton et l’embrassa bruyamment sur les deux joues.

– Bravo ! bravo ! cria-t-on de toutes parts.

– Pardon ! interrompit une voix joyeuse, et moi, dans tout cela… qu’est-ce que je deviens !

C’était George, dont la grâce juvénile s’affinait en un habit noir dans lequel il était aussi à l’aise que dans ses vêtements de labeur et qui venait protester.

– Vous, George, répondit Helen en riant, vous aurez le temps d’attendre… et puis il y a bien plus longtemps que vous que le vieux Ham est mon ami.

– Pourtant, Helen, dit tout bas George, en se rapprochant et en lui prenant les mains, pourtant ce n’est pas d’hier l’histoire du petit marchand de journaux, de la jolie fillette rose, et du train de Las Vegas !…

– Vous avez raison, George, dit Helen, dont les beaux yeux devinrent humides, croyez bien que je n’oublie rien et je remercie Dieu qui m’a gâtée en me donnant deux tendresses comme la vôtre et celle de mon tuteur.

À ce moment, le domestique annonça à l’entrée des salons :

– M. Dixler.

Helen tressaillit.

Elle eut au cœur comme un choc.

Jamais, jusqu’à présent, alors qu’elle combattait l’Allemand rapace, fourbe et cruel, elle n’avait senti pareille angoisse morale.

Ce fut comme une défaillance de tout son être.

Une épouvante sans nom la serrait à la gorge.

La jeune fille eut honte de sa faiblesse. À force de volonté, elle dompta encore une fois ses nerfs, mais ne put s’empêcher de dire tout bas à Hamilton :

– Comment cet homme a-t-il eu l’audace de venir ici et surtout un pareil jour !

– C’est moi qui l’ai invité, confessa Hamilton un peu confus.

– Vous ? vieux Ham, quelle étrange idée.

– Je voulais qu’il puisse en nous voyant tous si heureux, constater qu’il était bien battu… C’est la seule vengeance que je veux tirer de lui.

– Et… Vous ne craignez rien ?… Hamilton éclata de rire.

– Ah çà ! vous êtes folle, ma mignonne. Que pouvons-nous craindre désormais ? Le pauvre diable est à bas et n’a pas envie de recommencer la lutte.

– N’importe, la vue de ce misérable me cause une singulière impression dont je ne suis pas encore maîtresse. Je ne le serai que tout à l’heure.

Et, sans attendre la réponse de son tuteur, Helen prit le bras de son fiancé et l’entraîna vers la véranda où ils pouvaient un peu s’isoler.

Cependant, se frayant un passage parmi les groupes, distribuant les saluts et les shake-hand, Dixler, portant beau, souriant, vraiment superbe dans sa brutale beauté de mâle, venait de rejoindre Hamilton et lui tendait la main.

Le directeur de la Central Trust la lui serra cordialement.

– Sans rancune, dit-il avec un sourire.

– Bah ! fit Dixler, souriant aussi, vous savez que je suis beau joueur. Vous avez été plus fort et plus malin que moi, j’aurais mauvaise grâce à vous en vouloir.

Puis il ajouta, légèrement :

– Pourrais-je présenter mes hommages et mes compliments à miss Holmes ?

– Chut, fit Hamilton en mettant un doigt sur ses lèvres, pour le moment il ne faut pas déranger les confidences des amoureux.

Et d’un coup d’œil il indiquait la véranda où les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, Helen et George étaient en grande conversation.

L’élégante silhouette de George, la forme gracieuse de Helen se découpaient sur la verrerie voilée d’un store de mousseline.

Tout en continuant à causer amicalement avec Hamilton, Dixler observait tout ce qui se passait dans la véranda. Il remarqua également une petite pièce toute proche qui servait d’office, et dont la fenêtre donnait sur le parc.

Comme d’autres invités venaient se mêler à la conversation, l’Allemand, tout doucement et sans que personne fît attention à lui, gagna la porte du vestibule.

Un domestique s’avança :

– Vous voulez votre auto, gentleman ?

– Non, merci. Je vais un instant fumer une cigarette.

Dixler prit son étui, choisit une mince cigarette à bout doré, l’alluma et fit quelques pas devant le cottage.

La nuit était magnifique, une de ces belles nuits de Californie où la brise semble un parfum qui monte vers le ciel clouté d’astres radieux.

– Il fait diablement clair, murmura l’Allemand. Il jeta un rapide regard autour de lui. Personne ne l’épiait.

Il prit sa course en évitant de faire le moindre bruit et il eut bientôt rejoint Ward et Bill, immobiles et muets derrière leurs troncs d’arbres.

À la vue de Dixler, qu’ils n’attendaient pas, ils se dressèrent en défense.

– C’est moi, imbéciles, n’ayez pas peur, écoutez-moi.

De l’endroit où les trois hommes étaient placés, on découvrait tout le cottage illuminé de haut en bas.

– Voici l’instant, et il faut se montrer dégourdis, mes garçons, murmura Dixler. Tenez, voyez-vous ces deux ombres qui s’agitent derrière le rideau de la véranda ?

– Oui, patron, fit Bill, un homme et une femme.

– Bon, l’homme c’est Storm, c’est sur lui qu’il faut tirer, suivez-moi bien… Je vais rentrer dans la maison. Quand vous me verrez agiter mon mouchoir, derrière le carreau de la fenêtre de gauche, ce sera le moment. Vous tirerez tous les deux et si vous êtes adroits, voilà un coup de revolver qui rapportera dix mille dollars à chacun de vous.

« Est-ce compris ?

– Oui, fit Ward, sourdement.

– Et la femme ? interrogea Bill.

– Pour Dieu ! gronda Dixler, ne vous trompez pas. Car si une balle seulement l’effleurait, je ne donnerais pas cher de votre peau à tous les deux.

Les deux fiancés étaient toujours dans la véranda.

Ah ! les beaux projets qu’ils faisaient, les jolis riens qu’ils disaient, ces riens qui sont des mondes pour les amoureux, sûrs de leur avenir, confiants en leur destinée.

Un moment, pourtant, il s’éleva entre eux une petite dispute.

Helen voulait aller faire son voyage de noces en Europe, la France surtout l’attirait.

George opinait pour le Japon. Il avait toujours eu un désir fou de visiter le pays des chrysanthèmes, et il lui semblait que sa joie serait plus complète si, en compagnie de Helen, il découvrait ce pays merveilleux.

– Je veux voir Paris, disait la jeune fille.

– Nous irons plus tard, ma chérie… Mais la vieille Europe n’est pas le cadre qu’il faut à nos jeunes amours. À Tokyo, Yomma, Yokohama, tous ces pays qui ont des noms qui chantent comme des gazouillements d’oiseaux, quel rêve ce serait de parcourir ces contrées enchantées.

– Oh ! oh ! fit une voix mordante, je ne vous savais pas poète, monsieur Storm.

Et Dixler fit son entrée dans la véranda.

À sa vue, le même sentiment de malaise qu’elle avait eu, lors de l’entrée de l’Allemand dans le salon de Cedar Grove, causa un frisson sur les épaules de Helen.

Mais ce fut court.

Storm et Helen se tenaient par la main, et maintenant Helen écoutait, souriante, le compliment fort bien tourné que lui adressait le bel Allemand.

À ce moment, quelqu’un appela Storm qui sortit de la véranda, et Dixler et Helen restèrent seuls.

Quiconque aurait pu lire dans l’âme de l’Allemand, aurait été épouvanté. Tandis qu’il souriait de son étrange sourire et qu’il débitait mille galanteries à la fiancée de George, une rage folle bouillonnait en lui. Cette Helen qu’il avait follement aimée, qu’il aimait encore, qu’il désirait plus que jamais, elle allait être à un autre !

Il avait envie de se jeter sur Helen et de l’emporter comme une proie.

Le misérable enfonçait ses ongles dans ses mains pour se contenir.

Malgré tous ses efforts pour être aimable, Helen était forcée de lutter contre la répulsion que lui causait cet homme qui lui avait fait tant de mal.

Helen aurait voulu fuir la présence de Dixler. Mais une force magnétique la retenait près de lui.

La jeune fille commençait à souffrir véritablement. Heureusement, Storm reparut qui fit diversion, il apportait un seau de cristal où il y avait des fruits glacés et deux coupes qu’il offrit à l’Allemand et à Helen.

– Voilà les rôles renversés, dit en riant Dixler, c’est le fiancé qui fait les honneurs de la maison.

Storm riait aussi ; emplissait les coupes.

– N’allez-vous pas trinquer avec nous ? demanda Dixler.

– Si, mais je n’ai rien pour boire.

– Attendez, dit Helen, je vais appeler un domestique.

– Non, non, fit George gaiement, on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Et il sortit en courant.

Dixler le suivait des yeux, son regard avait une lueur à l’expression de férocité.

– Pourquoi regardez-vous George ainsi ? lui demanda Helen qui avait surpris son regard.

– Je l’admire et je l’envie, répliqua galamment le directeur de la Colorado, avec un ton d’exquise courtoisie.

Il fallait en finir, il fallait faire le geste au moment voulu, et cet odieux rival ne serait plus qu’une chose morte. Dixler se leva et prononça, la coupe à la main :

– Je bois à vos amours et à votre bonheur, miss Holmes, puissiez-vous être heureuse longtemps.

Storm était passé dans la petite pièce contiguë à la véranda, comme nous l’avons dit, et, tout rieur, montrait son seau vide à mistress Bradbury, la fidèle et vigilante femme de charge de M. Hamilton.

– Vite, vite, une coupe, madame Bradbury, et remplissez un seau de fruits glacés.

Mistress Bradbury prit un air indigné.

– Attendez d’abord que je l’essuie, monsieur George.

Et rapidement, la bonne femme saisissait une serviette, arrachait presque le vase de cristal des mains de George. Pour lui faire une niche, le mécanicien lui enleva brusquement la serviette des mains, et, la tenant en l’air, l’éloigna des doigts suppliants de la gouvernante.

George était près de la fenêtre et agitait la serviette propre comme un signal…

– Tu as vu Bill ?

– Oui, le patron agite le mouchoir. C’est le moment, Ward.

– Allons-y ! tiens, voilà notre homme de la véranda qui se lève.

– Tu y es ?

– Oui.

– Feu, alors !

Deux coups de revolver claquèrent dans la nuit. Dixler continua.

– Je bois à vous et à votre fiancé, miss Holmes, longue vie et prospérité à George Storm.

Soudain il changea. Une horrible expression de souffrance ravagea ses traits, ses yeux eurent un dernier regard de rage et de haine, et il s’écroula comme une masse sur le tapis.

Une double détonation avait éclaté.

– Ham ! George ! à moi ! cria Helen épouvantée et dont les yeux ne pouvaient se détacher de ce grand corps, foudroyé à ses pieds.

Épilogue

Les deux bandits, une fois leur coup de revolver tiré et après avoir vu s’affaisser la silhouette de l’homme qu’ils avaient visé dans la véranda, ne purent retenir un cri de joie féroce.

– Ça y est. L’homme est éteint. Le patron va être content.

– Dix mille dollars chacun, vieux Bill, et ça n’a pas donné trop de mal.

– Maintenant, je crois qu’il est inutile de nous attarder ici pour attendre les compliments.

– À l’auto !

Les deux gredins franchirent en quelques bonds les massifs qui les séparaient de la route où ils avaient laissé leur torpédo.

D’un élan ils sautèrent sur la voiture après l’avoir mise en marche.

Bill était au volant.

La puissante voiture s’ébranla et fila sur la route en quatrième vitesse.

Cependant, le premier moment de confusion passé, Helen avait reprit son sang-froid.

– C’est du jardin qu’on a tiré, dit-elle vivement à Storm, ceux qui ont fait le coup ne doivent pas être loin.

Les deux jeunes gens, sans faire attention à Hamilton qui leur criait de l’attendre, s’élancèrent vers le garage du cottage.

Quelqu’un les avait prévenus.

Le brave Spike, qui rodait dans la cuisine où il sirotait de temps à autre un verre de punch à la santé des fiancés, s’était jeté dehors aussitôt qu’il avait entendu les coups de feu.

Il avait vu une auto filer sur le chemin qui conduisait à Las Vegas et aussitôt, obéissant à son vieil instinct, il avait couru préparer la puissante machine de course de M. Hamilton ; quand les jeunes gens arrivèrent devant la remise, ils n’eurent qu’à sauter dans l’auto.

– Par là ! par là ! guidait Spike qui était monté avec eux. Bientôt, on put apercevoir la torpédo des bandits.

– Nous les tenons ! s’écria Storm.

Depuis un instant, Ward et Bill avaient compris qu’ils étaient poursuivis, et Ward, penché en dehors de la voiture, déchargeait avec rage sur nos amis toutes les balles de son revolver.

Tout à coup, Ward eut un hurlement de frayeur.

– C’est Helen Holmes ! C’est encore cette damnée fille qui est derrière nous.

Tout à coup un sifflet lointain se fit entendre.

– L’express d’Oceanside, dit Bill en serrant les dents. Si nous passons avant lui au passage à niveau de Bail Cairu nous sommes sauvés.

Et, se penchant sur ses leviers, il fit rendre à sa machine toute sa vitesse.

– Va, mais va donc ! hurlait Ward, ils nous gagnent.

– Je ne peux pas faire plus.

Le grondement du train était proche.

– Nous passerons, nous passerons, grondait Bill qui, cramponné à sa direction, le cou tendu, semblait vouloir lui infuser la volonté de fer qui le guidait.

À un tournant de la route, le passage à niveau apparut.

La voiture des deux bandits arrivait comme une trombe.

Mais au moment où elle atteignait le rail, une masse formidable vint s’abattre sur elle.

Il y eut deux cris d’agonie.

L’auto de Dixler, prise en écharpe, avait été broyée sous la machine.

Maintenant le train stoppait.

Des employés, des voyageurs sortaient des wagons affolés.

L’auto de Hamilton avait pu freiner à quelques mètres de la voie.

Helen, suivie de Storm et de Spike, s’était précipitée la première vers les débris de la torpédo.

Mais, après un regard, la jeune fille se rejeta en arrière.

– C’est trop affreux ! murmura-t-elle.

Parmi un amas fondu et fumant de bois et de ferraille, les deux corps déchiquetés gisaient.

Par un hasard extraordinaire, les visages étaient presque sans blessures.

– Oh ! regardez, regardez, monsieur George, s’écria Spike qui s’était penché… Bill et Ward… Dieu les a punis.

Helen, palpitante, s’était réfugiée dans les bras de George qui la rassurait.

– Nous n’avons plus rien à craindre désormais, ma bien-aimée, disait-il, nos ennemis sont morts… Notre amour sera fait de bonheur…

– Et vous l’aurez rudement gagné, conclut Hamilton qui, avec quelques-uns de ses hôtes, venait d’arriver sur le lieu de l’accident.

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Juin 2010

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