Gustave Le Rouge

 

 

 

LA GUERRE DES VAMPIRES

 

 

 

(1909)

 

 

 

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LES INVISIBLES

I ZAROUK

II LA VILLA DES LENTISQUES

III UN REPAS DE LUCULLUS

IV L'INVISIBLE

V LA CATASTROPHE

VI UN ÉTRANGE MÉTÉORITE

VII UNE MÉDICATION ÉNERGIQUE

DEUXIÈME PARTIE  LE MYSTÈRE MARTIEN

I LE RÉCIT DE ROBERT DARVEL

II APRÈS LA VICTOIRE

III LES AÉROPHYTES

IV LA TOUR DE VERRE

V ARSENAUX ET CATACOMBES

VI LE CASQUE D'OPALE

VII L'ÎLE DE MORT

VIII LE CHEMIN DU RETOUR

TROISIÈME PARTIE  LES DERNIERS VAMPIRES

I PHANTASMES NOCTURNES

II LA POURSUITE

III EXPLICATIONS

 

PREMIÈRE PARTIE

LES INVISIBLES

 

I ZAROUK

 

– Vous ne sauriez croire, monsieur Georges Darvel, dit le naturaliste Ralph Pitcher, combien votre arrivée fera plaisir à mes amis, le capitaine Wad et l'ingénieur Bolenski ! Ils vous attendent avec la plus vive impatience. Si vous saviez combien nous avons eu de peine à vous découvrir.

 

– J'en suis encore à me demander comment vous y êtes parvenus.

 

– C'est une lettre de vous, déjà ancienne, trouvée dans les papiers de votre frère, après la catastrophe de Chelambrun, qui nous a mis sur la voie.

 

– C'est la dernière que je lui avais écrite, murmura tristement le jeune homme : depuis, je suis sans nouvelles…

 

– Ne vous désolez pas ainsi ; rien n'est encore définitif ; tout ce que peuvent la science humaine et la puissance de l'or sera mis en oeuvre pour le sauver, s'il en est encore temps, je vous le jure !

 

« Mais revenons à notre lettre, reprit Ralph Pitcher, en essayant de dissimuler la profonde émotion dont il était agité ; elle était datée de Paris, mais ne portait pas d'adresse, vous y parliez de vos études, renseignements assez vagues, vous en conviendrez ; mais miss Alberte voulait absolument vous connaître, et vous savez que notre jeune milliardaire est d'une obstination tout anglo-saxonne.

 

« Ses agents ont exploré tous les collèges et tous les lycées, multiplié les annonces dans les journaux…

 

– Sans un hasard véritablement providentiel, tout cela eût été inutile.

 

« J'avais passé mes derniers examens, je cherchais un emploi d'ingénieur à l'étranger et, grâce à mon diplôme de l'École Centrale…

 

– L'emploi est tout trouvé ! Mais il faut que je vous mette au courant. Vous ne connaissez encore que les récits des journaux sur l'extraordinaire aventure de votre frère.

 

– J'ai lu la traduction des messages interastraux. Je sais aussi que miss Alberte s'est retirée dans une solitude profonde.

 

– Quand il fut malheureusement constaté que les signaux lumineux étaient définitivement interrompus, miss Alberte nous fit appeler, moi, le capitaine Wad et l'ingénieur Bolenski : Mes amis, nous dit-elle, je suis désespérée, mais non découragée. Puisque Robert Darvel a trouvé le moyen d'atteindre la planète Mars, il faut que nous le trouvions aussi, et nous le trouverons, dussé-je y sacrifier ma fortune…

 

– J'ai compté sur vous pour m'aider.

 

« Et elle a ajouté, reprit modestement le naturaliste, qu'elle ne trouverait pas dans le monde entier trois savants d'un esprit plus original, d'une faculté créatrice plus…

 

Ralph Pitcher rougissait comme un collégien et s'embrouillait dans ces phrases élogieuses qu'il était obligé de s'adresser à lui-même.

 

– Enfin, conclut-il, vous comprenez que nous avons accepté avec enthousiasme. C'était une chance unique.

 

« Miss Alberte nous a ouvert un crédit illimité ; elle nous a recommandé de ne jamais regarder à la dépense, chaque fois qu'il s'agira d'une chose intéressante ; il y a peu de savants aussi favorisés et, désormais, vous êtes des nôtres ! C'est une chose dite.

 

Georges Darvel, rouge de plaisir, balbutia un remerciement auquel Pitcher coupa court par un énergique shake hand.

 

– Il suffit, murmura-t-il.

 

« En vous associant à nos travaux, nous acquittons une dette sacrée envers le souvenir de notre ami, du glorieux savant que nous retrouverons un jour, j'en suis certain.

 

Tous deux demeurèrent comme accablés sous le poids de leur pensée et continuèrent à marcher en silence sous les ombrages géants des chênes-lièges, des caroubiers et des pins d'Alep, qui composent en majeure partie la grande forêt de Kroumine.

 

Ils suivaient en ce moment une des routes forestières qui sillonnent la région sauvage située entre Aïn Draham et la Chehahia.

 

Pour faire admirer à son nouvel ami cette pittoresque contrée, Pitcher avait proposé de faire le chemin à pied ; un mulet de bât, chargé des bagages et tenu par un Nègre, suivait à une vingtaine de pas.

 

Ce coin verdoyant de l'aride Tunisie renferme peut-être un des plus beaux paysages du monde.

 

La route forestière, avec ses larges pierres de grès rouge recouvertes d'une mousse veloutée, serpentait à travers une contrée coupée de vallons et de collines qui, à chaque détour, offrait la surprise d'une perspective nouvelle.

 

Tantôt, c'était un oued bordé de cactus et de hauts lauriers-roses dont il fallait franchir, à gué, le lit semé de grosses pierres luisantes. Tantôt des landes – véritable maquis de myrtes sauvages, d'arbousiers et de bruyères hautes comme un homme – exhalaient, sous l'ardeur dévorante du soleil, une buée d'entêtants parfums.

 

Ailleurs, une ruine romaine accrochait sa voûte croulante au flanc d'une colline et de vieux oliviers, contemporains d'Apulée et de saint Augustin, agrippaient leurs racines entre les blocs et secouaient leur grêle feuillage, comme une chevelure, au-dessus du fronton d'un temple. Plus loin, un énorme figuier, au tronc penché par les vents, formait à lui seul tout un bosquet fourmillant d'oiseaux, de caméléons et de lézards ; et parfois, tout au sommet du vieil arbre dont les branches mollement inclinées formaient de commodes sentiers, apparaissaient les cornes et la barbiche d'un chevreau occupé à manger des figues.

 

Puis, la forêt reparaissait, avec de profondes percées dont la fuite se perdait dans une brume azurée, des ravins délicieusement escarpés, qui semblaient des abîmes de feuillages.

 

Les pins et les chênes zéens au feuillage d'un gris léger avaient des silhouettes légères et vaporeuses, au milieu desquelles éclatait brusquement la note plus brutale d'un hêtre rouge ou d'un peuplier d'Italie aux feuilles de soie blanche éternellement frissonnantes.

 

Mais la capitale magie, c'étaient les vignes retournées depuis des siècles à l'état sauvage et lançant, du fond humide des ravins jusqu'au sommet des plus hauts arbres, un feu d'artifice de pampres et de ceps d'une prodigieuses richesse.

 

C'était une débauche de frondaisons luxuriantes, à faire croire que la terre entière serait un jour envahie par cette impétueuse poussée de sève.

 

Les sarments jetaient à une hauteur souvent prodigieuse des ponts élégants, des hamacs festonnés, où se balançaient par milliers les ramiers bleus et les tourterelles blanches et roses, tout à coup mis en fuite dans un froufrou de battements d'ailes et de piaillements par l'ombre brune d'un vautour, traçant de grands cercles dans l'air bleu.

 

Dans les endroits marécageux, des troupeaux de petits sangliers fuyaient entre les hautes lances des roseaux et le cri de la hyène, qui ressemble à un rire ironique et qui s'éloigne à mesure que l'on se rapproche, retentissait à de longs intervalles.

 

Mais, il faudrait dire la grâce de cette nature vierge, la robustesse élastique et fière de ces arbres jamais émondés, les clairières de fleurs et de hautes herbes et cet obsédant parfum de myrte et de laurier-rose, qui est comme l'haleine embaumée de la forêt magique.

 

– Regardez ces vignes ! s'écria Ralph Pitcher avec admiration. Ces ceps ont peut-être quinze ou dix-huit cents ans ; à l'automne, ils se chargent encore de grappes excellentes ; on retrouverait sans doute, en les pressurant, les crus perdus dont s'enivraient les Romains de la décadence, les vins qu'on servait à Trimalcion mélangés à la neige dans des cratères d'or…

 

Georges Darvel ne répondit pas tout d'abord ; ses préoccupations étaient loin de ces réminiscences classiques où se délectait l'érudit Ralph Pitcher.

 

– Comment donc, demanda tout à coup le jeune homme, vous trouvez-vous en Tunisie ? J'aurais eu plutôt l'idée de vous chercher dans les Indes ou en Angleterre.

 

– C'est précisément pour dépister les curieux et aussi à cause de la beauté du climat et du site que miss Alberte a choisi ce pays ignoré, rarement visité par les touristes.

 

« Ici, nous sommes sûrs que personne ne viendra, sous de futiles prétextes, nous déranger dans nos travaux : nous sommes à l'abri des reporters, des photographes, des gens du monde, de tous ceux que j'appelle énergiquement des « voleurs de temps ».

 

« C'est la paix profonde d'un laboratoire d'alchimiste, dans quelque abbaye du Moyen Age, mais une abbaye pourvue de l'outillage scientifique le plus complet, le plus puissant dont jamais savant ait disposé.

 

« Autrefois, au cours d'une croisière de son yacht, le Conqueror, miss Alberte avait eu l'occasion de visiter la Kroumirie et elle en avait conservé un merveilleux souvenir.

 

« Il y a quelques mois, par l'intermédiaire de son correspondant de Malte, elle acheta, en pleine forêt, la villa des Lentisques, un merveilleux palais arabe, une folie, qu'un banquier sicilien, incarcéré depuis comme recéleur de la Maffia, avait eu la fantaisie de faire construire dans ce désert.

 

« D'ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même.

 

« Nous sommes presque arrivés. Regardez un peu sur votre gauche ; cette grande masse blanche, c'est la villa des Lentisques…

 

– Je verrai miss Alberte ! s'écria Georges Darvel. Je pourrai lui dire toute ma gratitude pour ses héroïques efforts en faveur de mon frère !

 

– Vous la verrez sans doute, mais pas aujourd'hui, ni demain ; vous ne m'avez même pas laissé le temps de vous dire qu'elle ne rentrera que dans le courant de la semaine.

 

« Elle nous a quittés depuis une quinzaine, les intérêts de son exploitation minière réclamaient impérieusement sa présence à Londres.

 

– Tant pis, murmura le jeune homme, un peu décontenancé.

 

– À ce propos, vous savez que le champ d'or découvert par votre frère n'a cessé de fournir le rendement le plus prodigieux.

 

« C'est le Pactole lui-même qui se déverse dans les caisses de miss Alberte ! Les dépenses de notre laboratoire ne sont qu'une goutte d'eau puisée à ce torrent de richesse débordante.

 

Un cri étouffé interrompit brusquement Ralph Pitcher, en même temps qu'une troupe d'oiseaux, effarés, quittaient les branches pour s'envoler tumultueusement.

 

– C'est Zarouk, mon Noir, qui a eu peur, murmura le naturaliste, je vais voir. Il faut dire qu'il s'effraie souvent de peu de chose.

 

Droit au milieu du sentier, Zarouk demeurait immobile, comme pétrifié par la peur ; son visage avait passé du noir profond au gris livide, ses traits révulsés, son torse cabré reflétaient une épouvante immense.

 

Georges remarqua alors que le Noir était aveugle, ses prunelles protubérantes étaient voilées d'une taie blanche ; mais cette infirmité ne donnait rien de hideux ni de répulsif à son visage ; son front était haut et bombé, son visage régulier, son nez mince et droit, enfin ses lèvres n'offraient pas cette épaisseur qui imprime à la physionomie une expression bestiale.

 

Cependant, Ralph s'était approché.

 

– Qu'y a-t-il donc, mon pauvre Zarouk ? demanda-t-il affectueusement. Je ne te croyais pas si poltron ! Y aurait-il une panthère dans le voisinage ?

 

Zarouk secoua la tête en signe de négation, trop ému encore pour répondre ; sous le burnous de laine blanche dont il était enveloppé, ses membres étaient agités d'un tremblement et il serrait d'une main convulsive la bride du mulet qui, chose étrange, semblait partager la frayeur du Noir ; il regimbait et était agité d'un violent frisson.

 

– Voilà qui est extraordinaire, dit Georges à l'oreille de son ami.

 

« Et cette envolée subite des oiseaux, il y a un instant ?

 

– Je ne sais que penser, répondit le naturaliste en regardant tout autour de lui avec inquiétude. Zarouk a évidemment deviné un péril ; mais lequel ?

 

« À part quelques scorpions tapis sous les terres, quelques chats sauvages, la forêt d'Aïn-Draham ne renferme pas d'animaux nuisibles.

 

– Mais les hyènes ?…

 

– Ce sont les bêtes les plus lâches et les plus peureuses ; elles ne s'attaquent jamais à l'homme. Zarouk n'est pas capable de s'effrayer pour si peu de chose.

 

– Vous avez tout à l'heure parlé de panthères ?

 

– Elles sont extrêmement rares en Tunisie, même dans le Sud ; il se passe quelquefois cinq ou six ans sans qu'on en capture une seule.

 

« D'ailleurs, Zarouk, qui est né dans le Soudan, d'où les caravanes Chambaa l'ont apporté tout enfant à Gabès, n'aurait pas plus peur des panthères que des hyènes. Il faut qu'il y ait autre chose.

 

– Nous allons le savoir ; Zarouk commence à se remettre.

 

– Eh bien, reprit Pitcher en se tournant vers le Noir, parleras-tu maintenant ? Tu sais bien qu'à nos côtés tu n'as rien à craindre.

 

« Vraiment, je te croyais plus brave.

 

– Maître, repartit le Noir d'une voix étranglée, Zarouk est brave, mais tu ne peux pas savoir… C'est terrible ! Zarouk n'a pas peur des bêtes de la terre et des oiseaux du ciel ; mais il a peur des mauvais esprits !

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Maître, je te le jure, au nom du Dieu vivant et miséricordieux, par la barbe vénérable de Mahomet, prophète des prophètes, tout à l'heure, j'ai été effleuré par l'aile d'un des djinns, ou peut-être d'Iblis lui-même !…

 

« Tout mon sang a reflué vers mon cœur… Je n'ai eu que le temps de prononcer trois fois le nom sacré d'Allah qui met en fuite les djinns, les goules et les afrites… Une seconde, une face effroyable s'est dessinée, comme en traits de feu, au milieu des ténèbres éternelles qui m'enveloppent, et s'est enfuie rapidement, emportée sur ses ailes… Oui, maître, je te l'atteste, une seconde, j'ai vu !

 

– Comment as-tu pu voir ? interrompit Ralph d'un ton plein d'incrédulité. Nous qui voyons, nous n'avons rien aperçu. Tu as été l'objet de quelque hallucination, comme ceux qui sont ivres de dawamesk ou d'opium.

 

« Tiens, bois une gorgée de bouka[1] pour te remettre et oublie cette sotte frayeur.

 

Le Noir prit avec une joie évidente la gourde que lui tendait Ralph Pitcher et but à longs traits ; puis, après, un moment de silence :

 

– Je suis sûr que je n'ai pas rêvé, dit-il lentement ; toi et ton ami le Français, vous avez vu les oiseaux s'envoler, le mulet demeurer moite et frissonnant comme à l'approche du lion, car eux aussi ont eu peur.

 

« N'est-il pas possible que par la volonté toute-puissante d'Allah, le mauvais esprit soit devenu pour quelques instants visible à mes prunelles mortes, afin de m'avertir de quelque danger ?

 

– Je persiste à croire, moi que tu as eu une hallucination ; dans ta peur, tu as donné, sans t'en apercevoir, une brusque secousse à la bride, ce qui a effrayé le mulet lui-même, et il suffit qu'au même moment un vautour ait passé…

 

Zarouk secoua la tête sans répondre, faisant ainsi entendre que l'explication rationaliste de Ralph Pitcher n'était pas de son goût et qu'il s'entêtait dans sa croyance au djinn.

 

L'on se remit en marche ; seulement, le Noir s'était rapproché de ses deux compagnons, comme s'il eût craint un retour offensif de la terrible apparition.

 

Ralph Pitcher était, lui, complètement rassuré.

 

– Zarouk, expliqua-t-il à Georges dont la curiosité était singulièrement excitée, est le plus précieux et le plus fidèle des serviteurs. Sa cécité ne l'empêche pas de nous rendre de grands services. Comme beaucoup de ses pareils, il est donc d'une exquise sensibilité de l'ouïe, de l'odorat et du tact.

 

« Dans notre laboratoire, il connaît exactement la place de chaque objet et sait le trouver rapidement sans jamais commettre d'erreur ou de maladresse. Il arrive même à connaître certains états du monde extérieur dont les autres hommes ne doivent d'ordinaire la notion qu'à leurs yeux. Je n'ai pas encore pu m'expliquer à l'aide de quelle fugitive notation de sensations, de quelles subtiles associations d'idées il y parvient.

 

« Ainsi, il dira parfaitement qu'un nuage vient de passer sur le soleil et, s'il y a plusieurs nuages, il arrivera à les compter ; nous l'avons emmené à la chasse, nous lui avons mis un fusil en main et il nous a émerveillés par son adresse. En entrant quelque part, il reconnaît sans la moindre hésitation les personnes avec lesquelles il s'est rencontré seulement une fois.

 

– Tout cela est merveilleux, fit Georges, mais ce n'est pas absolument inexplicable ; on cite dans le même ordre de faits un grand nombre d'exemples.

 

– Vous aurez le loisir de l'étudier par vous-même. Zarouk est certainement beaucoup plus prodigieux que vous ne pensez.

 

« Il y a des moments où je suis tenté de croire que, derrière la taie qui les recouvre, ses prunelles sont sensibles aux rayons obscurs du spectre, invisible pour nous, aux rayons X et peut-être à d'autres radiances plus faibles et plus ténues.

 

« Pourquoi, après tout, une telle chose ne serait elle pas possible ?

 

Georges réfléchit un instant, puissamment intéressé par cette aventureuse hypothèse.

 

– Pourquoi alors, demanda-t-il à son tour, n'avez-vous pas eu l'idée de le faire opérer de la cataracte ?

 

– Le capitaine Wad y avait pensé le premier, Zarouk s'y est toujours refusé avec opiniâtreté.

 

Les deux amis cheminèrent quelque temps en silence ; derrière eux, Zarouk avait entamé une de ces mélopées interminables et tristes, qui sont les chansons de route des chameliers du grand désert ; malgré lui, Georges était impressionné par cet air monotone, où les mêmes notes revenaient indéfiniment et qui semblait imiter la plainte déchirante du vent dans les plaines mortes du Sahara.

 

– Savez-vous, dit-il en riant à Pitcher, que ce que vous venez de me dire n'est pas rassurant ; si vraiment Zarouk – comme ces chauves-souris qui, les yeux crevés, volent en ligne droite et savent se garer des obstacles – possède une puissance de tactilité si étonnante, il doit y avoir quelque chose de vrai dans l'apparition, invisible pour nous, qui l'a effrayé.

 

– Qui sait ? murmura le naturaliste, devenu songeur. Ne faut-il pas toujours en revenir à la parole de notre Shakespeare, qu'il y a dans le ciel et sur la terre plus de choses que notre faible imagination ne peut en concevoir ?

 

« Peut-être Zarouk est-il un des précurseurs d'une évolution de l'oeil humain qui, dans des centaines de siècles et bien avant peut-être, percevra des radiances qui n'existaient pas aux premiers âges du monde.

 

« Déjà, certains sujets, en état d'hypnotisme, voient ce qui se passe au loin ou de l'autre côté d'un grand mur et pourtant, au moment où s'exerce cette faculté suraiguë de vision, leurs yeux sont fermés.

 

« Le jour où la science arrivera à échafauder là-dessus une thèse solide…

 

Ralph Pitcher n'acheva pas sa pensée ; il y eut un nouveau silence.

 

– Qu'est-ce que les djinns ? demanda Georges brusquement. Je vous avoue que je suis là-dessus d'une ignorance profonde. L'étude des sciences m'a fait considérablement négliger la mythologie mahométane.

 

– Je pourrais vous en dire autant ; mais Zarouk va nous renseigner.

 

« Il a sur ces questions une inépuisable faconde. Comme tous les gens du désert, il a l'imagination farcie de ces contes merveilleux qu'on se répète autour des feux du campement, dans toutes les caravanes.

 

« Zarouk !

 

– Maître, dit le Noir en s'avançant avec un empressement qui n'avait rien de servile, j'ai entendu la question de ton ami. Mais est-il prudent de parler de ces êtres terribles, alors qu'ils rôdent peut-être encore autour de nous ?

 

– Sois sans crainte, ne m'as-tu pas dit toi-même que la puissance de leurs ailes peut les porter en quelques heures à des centaines de lieues ?

 

Cette réflexion parut faire beaucoup de plaisir au Noir.

 

– Sans doute, répondit-il, en poussant un soupir de soulagement ; cela est vrai et je n'ai pas menti ; puis, ne suis-je pas sous la protection du Dieu invincible et miséricordieux ?

 

Et il continua d'une voix nasillarde et chantante :

 

– Les djinns sont les esprits invisibles qui habitent l'espace qui s'étend entre le ciel et la terre, leur nombre est mille fois plus considérable que celui des hommes et des animaux.

 

« Il y en a de bons et de mauvais, mais ceux-ci l'emportent de beaucoup. Ils obéissent à Iblis, auquel Dieu a accordé une complète indépendance jusqu'au jour du jugement dernier.

 

« Le sage sultan Suleyman (Salomon) qui est révéré même des juifs et des infidèles avait reçu de Dieu une pierre verte d'un éclat éblouissant, qui lui donnait le pouvoir de commander à tous les mauvais esprits ; jusqu'à sa mort, ils lui montrèrent une parfaite soumission et il les employa à la construction du temple de Jérusalem ; mais depuis sa mort ils se sont dispersés par le monde, où ils commettent toutes sortes de crimes…

 

C'était là un sujet sur lequel Zarouk, comme tous les Arabes du désert, était intarissable.

 

Georges Darvel et son ami Pitcher se gardaient bien de l'interrompre et le laisser énumérer complaisamment les diverses variétés de djinns, d'afrites, de toghuls ou ogres, de goules et d'autres êtres fantastiques, tous doués d'un pouvoir aussi redoutable que merveilleux.

 

Ils éprouvaient à l'entendre le même plaisir que, tout enfants, ils avaient ressenti à la lecture des Mille et Une Nuits.

 

Vraiment, ils étaient loin des hautes hypothèses scientifiques qu'ils discutaient un instant auparavant ; ils ne pouvaient s'empêcher de sourire de la gravité avec laquelle Zarouk leur débitait ces étonnantes fables auxquelles il ajoutait certainement la foi la plus entière.

 

Le Noir, d'ailleurs, avec une facilité que possèdent tous les Orientaux pour les langues, s'exprimait en dépit de ses barbarismes en un français très clair ; comme presque tous les Arabes, il était né conteur.

 

Ralph et Georges Darvel étaient sous le charme de sa parole, lorsque, au détour d'un massif d'amandiers et de caroubiers, ils se trouvèrent tout à coup en face de la villa des Lentisques.

 

II LA VILLA DES LENTISQUES

 

Bâtie au centre d'une profonde vallée, la villa des Lentisques s'élançait comme une île de marbre blanc d'un océan de fleurs et de verdures. C'était un rêve grandiose réalisé par la féerie du million.

 

Les merveilles de l'architecture arabe y avaient été combinées, harmonieusement fondues, avec tout ce que le style vénitien déjà si proche de l'Orient, offre de plus noble et de plus magnifique dans ses lignes, de plus éclatant dans sa couleur.

 

Les briques coloriées, imitées des azulejos de l'Alhambra, les mosaïques représentant de somptueuses brocatelles faisaient ressortir plus nettement la svelte blancheur des colonnes qui soutenaient les galeries ciselées à jour par des sculpteurs venus à prix d'or du Maroc et de Bagdad.

 

Les toits dorés, les coupoles d'azur rayonnant au soleil semblaient l'environner d'un nimbe irréel, d'une atmosphère de songe.

 

Cela était trop beau pour être vrai, on ne pouvait s'empêcher de penser qu'un coup de vent allait dissiper la radieuse apparition comme ces mirages d'eaux et de verdures qui hantent les sables stériles du grand désert.

 

D'après les ordres d'Alberte, les vieux arbres de la vallée avaient été respectés ; une seule percée – dans la direction du nord – laissait apercevoir les sables jaunes de la côte lointaine et la Méditerranée, telle une étroite bande plus bleue sur l'azur profond du ciel.

 

Georges Darvel était demeuré immobile, sous le coup d'une admiration si vive qu'elle confinait à la stupeur.

 

La villa des Lentisques, dans son idéale perfection, ne lui rappelait rien qu'il eût vu, ou même qu'il eût lu, à part peut-être ce miraculeux domaine d'Arnheim si complaisamment décrit par Edgar Poe.

 

– Que pensez-vous de notre petite installation ? demanda Ralph Pitcher avec bonhomie.

 

– Je pense, dit Georges, que le palais d'Aladin ne devait être qu'une ignoble bicoque, une repoussante tanière auprès de cette villa.

 

– N'exagérons pas, mon jeune ami, répondit Ralph d'un air de vaniteuse modestie ; mais il est de fait que la villa des Lentisques réunit à elle seule les efforts et les trouvailles de trois civilisations.

 

« L'élégante noblesse de l'Italie s'y combine au luxe paresseux des Arabes, enfin le sens méticuleux du confort britannique est venu compléter tout cela.

 

– Il me semble qu'une partie de la toiture est en verre ?

 

– Oui, c'est notre laboratoire aménagé sur la plus vaste des terrasses ; de même, nous avons utilisé une des coupoles pour y installer notre télescope, tout cela d'ailleurs sans gâter le profil architectural de magnifique demeure.

 

« Personne ne soupçonnerait que ce palais des contes de fées est un des arsenaux les plus formidablement outillés de la science moderne.

 

« D'ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même…

 

Pendant cette conversation, l'aveugle Zarouk avait poussé les battants d'une haute porte de cèdre aux ferrures arabesques, un spacieux vestibule apparut, dallé de mosaïque et soutenu par des colonnes de stuc ; de la voûte pendait une ancienne lanterne turque en cuivre ouvragé, dont le dessin était aussi compliqué que celui de certains ostensoirs gothiques.

 

Le vestibule, par une triple baie à ogives sarrasines, s'ouvrait sur le patio, vaste cour intérieure plantée d'orangers, de citronniers et de jasmins, rafraîchie par le jet d'eau d'une monumentale fontaine surmontée d'une nymphe de bronze.

 

Un cloître aux grêles colonnades faisait tout le tour du patio et offrait, avec ses fauteuils de cuir de Venise et ses profonds divans, un abri commode contre la chaleur ; dans le silence à peine troublé par le murmure de l'eau courante, c'était là un lieu à souhait entre tous pour la méditation et la rêverie.

 

Une jeune fille parut, vêtue de toile écrue, les oreilles parées de lourds anneaux.

 

– Chérifa, dit le naturaliste, tu vas montrer à ce gentleman la chambre qui lui est destinée, puis tu le conduiras au laboratoire où je vais l'attendre. Tu donneras des ordres pour que notre hôte soit pourvu de toutes les choses nécessaires.

 

Georges regardait la jeune fille. Son teint de bronze clair, ses grands yeux noirs fendus en amande, son nez aquilin, ses lèvres un peu fortes et les tatouages bleuâtres qui la marquaient au front et au bras, disaient clairement son origine.

 

Elle pouvait avoir quinze ou seize ans ; elle était dans son genre d'une beauté accomplie.

 

– Chérifa, expliqua Ralph Pitcher à voix basse, est la fille d'un cheik nomade de la Chehahia.

 

« Miss Alberte l'a soignée et guérie de la variole, une des maladies qui font le plus de ravages parmi les Arabes ; depuis, elle n'a plus quitté sa bienfaitrice à laquelle elle est entièrement dévouée. C'est une sorte d'esclave volontaire, une humble amie qui a toute la confiance de miss Alberte.

 

« Chérifa est gaie, douce, charmante, intelligente et nous rend de grands services par son incessante vigilance et son sens pratique déjà très développé.

 

« C'est un exemple de ce que pourraient devenir les Arabes, si on s'adressait à leur raisonnement et à leur cœur, au lieu de les piller et de les brutaliser, comme cela arrive par malheur encore trop souvent.

 

Georges suivit sa conductrice jusqu'à une haute et spacieuse chambre du second étage, dont les fenêtres ogivales aux vitraux de couleur donnaient sur un balcon qui dominait la campagne.

 

Il fut surpris de la science du confort et de la simplicité de cette pièce. Les murailles revêtues de céramique aux arabesques éclatantes, le plafond légèrement creusé en voûte offraient des angles arrondis qui ne pouvaient donner asile ni à la poussière ni aux microbes. Les rideaux en perles de Murano tamisaient l'éclat de la lumière sans l'intercepter, enfin les meubles établis d'après les dessins d'un élève de Walter Crane étaient en cuivre forgé ou en porcelaine, suivant une mode qui commence à s'introduire dans les salons de quelques milliardaires.

 

Des gerbes polychromes de fleurs de verre recelaient les ampoules des lampes électriques et une grande bibliothèque renfermait en des reliures admirables les publications récentes de la science et les chefs-d'œuvre éternels des poètes.

 

Un vaste cabinet de toilette attenant à la chambre offrait l'appareil le plus complet de bains chauds et froids, de bains électriques et de bains de lumière.

 

Tout cela était d'un goût parfait et d'une simplicité royale.

 

– Tu seras bien là, dit Chérifa avec un rire éclatant qui découvrit ses dents blanches. Voici le téléphone, voici le bouton électrique pour appeler les serviteurs à toute heure du jour ou de la nuit.

 

« Mais, n'as-tu pas faim ? Ne désires-tu pas quelques rafraîchissements ?

 

– Je te remercie, j'ai déjeuné très suffisamment à Tabarka.

 

– C'est bien, je te laisse…

 

Vive et légère comme ces gazelles du désert, dont elle avait les grands yeux tendres et pensifs, Chérifa avait déjà disparu.

 

Demeuré seul, Georges Darvel prit un tub dont la chaleur et la poussière de la route lui firent particulièrement apprécier le bienfait, puis il remplaça son vêtement de voyage par un complet de pyjama et descendit au patio.

 

Là, il retrouva Chérifa, qui lui servit de guide jusqu'au laboratoire qui occupait à lui seul la plus vaste des terrasses de la villa. C'était un immense cube de cristal formé de cinq gigantesques vitres maintenues par quatre colonnes et quatre poutrelles d'acier ; on y accédait par une sorte de trappe intérieure.

 

D'épais rideaux de feutre permettaient d'y produire à volonté – par la seule pression d'un bouton électrique – le jour ou la nuit, la clarté la plus radieuse ou les ténèbres opaques.

 

Quoique Georges Darvel connût les laboratoires les mieux outillés de Paris et de Londres, il aperçut là une foule d'appareils dont il ignorait l'usage ou du moins qu'il n'avait jamais vus.

 

Il y avait des plaques photographiques de plusieurs mètres carrés de surface, des miroirs enduits d'un tain spécial qui gardaient nettement pendant quelques minutes les plus fugitives images de nuages et d'oiseaux.

 

De gigantesques tubes étaient braqués vers le ciel, de puissants microphones devaient apporter aux oreilles des expérimentateurs les plus imperceptibles bruits du ciel et de la terre.

 

Le jeune homme vit encore des appareils inconnus, composés de miroirs lenticulaires reliés à de puissantes piles et à des flacons à tubulures remplis de liquides multicolores.

 

Le laboratoire communiquait par un escalier à vis avec une annexe où se trouvaient les armoires de produits chimiques, les puissants fours électriques et les frigorifiques, ainsi que la bibliothèque richement garnie des introuvables bouquins des alchimistes et des talmudistes.

 

L'ensemble constituait une installation unique et merveilleusement complète.

 

En pénétrant dans ce sanctuaire de la science, Georges Darvel était demeuré tout interdit, en proie à une respectueuse émotion.

 

Ralph Pitcher s'empressa de venir au-devant de lui.

 

– Mon cher ami, lui dit-il, vous êtes des nôtres à partir d'aujourd'hui. Je vais vous présenter à nos collaborateurs, aux amis dévoués de votre illustre frère, le capitaine Wad et l'ingénieur Bolenski.

 

À ces mots, deux personnages en longue blouse de laboratoire qui, aidés de Zarouk, étaient occupés à décanter le contenu d'une bonbonne dans une grande cuve de verre, abandonnèrent leur besogne et se hâtèrent d'accourir.

 

Il y avait, entre l'Anglais et le Polonais, un contraste frappant. L'ingénieur Bolenski, de haute stature, avec des yeux d'un bleu très clair et une longue barbe d'un blond pâle, était expansif et bruyant ; tous les côtés impulsifs du caractère slave, – franchise, loquacité, imagination prompte et hardie jusqu'à la témérité, – apparaissaient pour ainsi dire à chacune de ses paroles, à chacun de ses gestes.

 

Le capitaine Wad, de taille moyenne avec de longues moustaches déjà grisonnantes et des yeux noirs presque durs, était raide, glacial, gourmé ; ses gestes, rares, avaient une précision d'automate.

 

On devinait qu'il devait être plus sérieux, logique avec lui-même jusque dans ses paroles les plus insignifiantes ; mais, sous ces dehors un peu secs, le capitaine était l'homme le plus loyal et le plus généreux.

 

Ce fut avec une cordialité réelle qu'il serra la main de Georges, dans un shake hand d'une énergie toute britannique, en l'assurant de toute sa sympathie, et de tout son dévouement.

 

– Vous savez, monsieur Darvel, fit Ralph Pitcher, que ce n'est pas là une simple formule de politesse, le capitaine ne dit rien à la légère, il pèse le sens de ses mots et il n'est guère prodigue de semblables protestations.

 

Quant à l'ingénieur, il semblait fou de joie et ne se lassait pas de contempler le jeune homme qui, très intimidé, se confondait en remerciements.

 

– C'est étonnant, s'écria le Polonais avec émotion, comme monsieur Darvel ressemble à son frère ! Il me semble le voir tel qu'il était quand nous habitions ensemble le désert sibérien.

 

« Tout à l'heure, en l'apercevant, j'ai ressenti comme un choc en plein cœur ; quoique je fusse prévenu de son arrivée, je n'ai pu m'empêcher, une seconde, de penser que notre cher grand homme était de retour, j'ai cru voir surgir, triomphant, l'explorateur du ciel, le conquérant des astres !

 

Il y eut un moment de silence, les quatre savants se regardèrent ; ils venaient d'avoir la même pensée.

 

– Croyez-vous sincèrement, messieurs, dit enfin Georges avec hésitation, que mon frère soit encore vivant ? Qu'il puisse réussir à rejoindre la terre ?

 

– Je crois fermement, répondit le capitaine Wad d'un ton grave, que votre frère est encore vivant.

 

– Cependant, ces signaux brusquement interrompus ? objecta le jeune homme avec tristesse. Je vous l'avoue, je n'ose montrer autant d'espoir, autant de confiance que vous-mêmes… Je voudrais bien être dans l'erreur, je vous le jure, et pourtant…

 

– Mais cela ne prouve rien, jeune homme, que les signaux aient cessé ! interrompit le Polonais d'une voix tonnante.

 

« Notre ami peut être parfaitement vivant, sans pour cela posséder le moyen de continuer à correspondre avec la Terre, moyen très difficile même pour nous !

 

« Raisonnons un peu : Robert Darvel a atteint la planète Mars sain et sauf, et il y a acquis assez de pouvoir sur les habitants pour faire établir ces lignes lumineuses que nous avons pu photographier. Pourquoi aurait-il péri ?

 

« Nous n'avons aucune raison de le supposer.

 

– Cependant, objecta encore le jeune homme, cette étrange histoire de captivité chez les Erloors à partir de laquelle les signaux n'ont plus paru ?

 

– Le fait n'est nullement probant. Réfléchissez que Robert a certainement échappé au péril, puisqu'il était en mesure de nous le raconter.

 

« Il parlait là d'un événement bien antérieur.

 

– Je vous dirai encore autre chose, fit à son tour le capitaine Wad. Robert Darvel ne peut pas être mort ; il y a des causes mystérieuses et profondes au succès d'une tentative aussi inouïe elle ne peut pas avoir été vaine. La force consciente qui gouverne les mondes et qui régit les phénomènes avec la plus rigoureuse logique ne peut avoir permis un tel voyage inutilement.

 

« Qu'on m'accuse si l'on veut d'être un mystique ; mais je crois qu'il fallait de toute nécessité – j'allais dire de toute éternité – que Mars et la Terre, les deux planètes sœurs, entrassent en communication ! Il fallait que Robert Darvel réussît comme il faut qu'il revienne sur la Terre, l'enrichir de toute la pensée, de toute la science d'un univers nouveau !

 

« C'est une vérité pour moi aussi limpide et aussi claire qu'un théorème d'Euclide…

 

Le capitaine Wad, si froid l'instant d'auparavant, avait prononcé cette phrase avec un enthousiasme et une chaleur si communicatifs que Georges se sentit à demi persuadé du rôle providentiel attribué à son frère sur la destinée des deux planètes.

 

– D'ailleurs, ajouta Pitcher, avec son flegme habituel, nous n'attendrons pas que Robert Darvel revienne, nous irons le rejoindre et très prochainement.

 

– En auriez-vous déjà trouvé le moyen ? balbutia Georges qui, peu à peu, se sentait gagné par la foi ardente des deux savants.

 

– Nous en sommes bien près, répondit le capitaine, devenu pensif ; nous ne sommes plus arrêtés que par des détails pratiques de construction de notre appareil, des difficultés techniques tout à fait secondaires et que nous résoudrons sûrement.

 

« C'est l'affaire de quelques semaines.

 

« Je reconnais d'ailleurs que ce que j'ai pu sauver des notes de votre frère à Chelambrun nous a puissamment servi.

 

– Je vous aiderai ! s'écria Georges, les yeux étincelants de joie.

 

– Vous savez, reprit le capitaine qui, absorbé par ses pensées, ne l'avait pas entendu, que tous les phénomènes physiques, mécaniques ou chimiques se réduisent à un seul : le mouvement.

 

« C'est maintenant une vérité banale.

 

« La chaleur est un certain mode de mouvement, comme la lumière en est un autre.

 

« Nous pouvons vérifier tous les jours que le mouvement se transforme en chaleur, la chaleur en électricité, l'électricité en lumière.

 

« Il était logique de présumer que l'électricité dans certaines conditions peut se transformer en fluide volitif, en volonté.

 

« L'homme réalisera tout ce qu'il voudra, le jour où il pourra ajouter à son cerveau débile la puissance presque infinie des courants électriques, où il pourra charger son système nerveux de fluide volitif comme on charge d'électricité un accumulateur.

 

« Alors, il ne connaîtra plus ni la fatigue, ni la maladie, ni peut-être – qui sait ? – la mort.

 

« Il n'y aura plus d'obstacle pour lui ; il pourra tout ce qu'il voudra !

 

« Votre frère, lui, avait trouvé le moyen d'emmagasiner le fluide volitif ; nous avons cherché, nous, le moyen de transformer l'électricité en énergie volitive.

 

– Et vous avez trouvé ? demanda Georges, haletant, émerveillé, presque effrayé des horizons grandioses qui s'offraient à son imagination.

 

– Je vous l'ai dit, à l'instant, nous ne sommes plus arrêtés que par des détails techniques.

 

– D'ailleurs, interrompit l'impétueux Bolenski, nous sommes en mesure de vous faire constater dès maintenant des résultats pratiques, nos découvertes ne sont pas de pures théories !

 

« Vous allez en juger.

 

Le Polonais alla prendre, sous une cloche, un bizarre casque de verre et de cuivre terminé par un faisceau de fils de platine reliés à un accumulateur.

 

Il en coiffa le capitaine Wad, qui l'avait laissé faire avec un silencieux sourire et qui ainsi casqué ressemblait assez à un scaphandrier en costume de travail.

 

– Vous voyez, reprit l'ingénieur, continuant sa démonstration ; en ce moment, le courant fourni par l'accumulateur est en train de se transformer en fluide volitif et de s'emmagasiner dans le cerveau de notre ami.

 

« Regardez comme ses yeux fulgurent, quelle étrange expression de calme et de puissance a revêtu sa physionomie ; elle semble maintenant entourée d'une sorte d'irréelle clarté !

 

« Sa volonté est maintenant doublée, triplée, décuplée…

 

« Il pourrait nous ordonner ce qu'il voudrait ; en dépit de nous, nous serions forcés de lui obéir.

 

Georges Darvel se taisait ; l'ingénieur Bolenski prit ce silence pour de l'incrédulité.

 

– Vous en voulez une preuve, dit-il, le capitaine va vous ordonner mentalement de vous agenouiller ; essayez de lui résister !

 

– Je serais curieux, en effet… murmura le jeune homme en se raidissant de toutes ses forces.

 

« Si vous réussissez à me faire faire cela malgré moi, je n'aurai plus rien à dire.

 

Le capitaine lui lança, à travers son masque, un regard fulgurant.

 

Georges Darvel eut au creux de l'estomac la sensation cuisante d'une brûlure.

 

Il eut beau s'arc-bouter, la face congestionnée, le front emperlé de sueur, malgré lui, ses muscles se détendirent, il s'agenouilla.

 

– C'est effrayant, balbutia-t-il. Qui pourrait résister à une semblable puissance ?

 

– La science est souveraine, dit orgueilleusement le bon Ralph Pitcher.

 

– Vous comprenez parfaitement, ajouta le Polonais, que si notre ami vous ordonnait par exemple d'aller prendre ce couteau de dissection là-bas sur la planche, et de couper la tête à l'honnête Zarouk qui nous écoute de son coin avec ébahissement, vous ne pourriez pas vous dispenser de le faire.

 

« D'ailleurs, tenez, vous êtes déjà en train d'obéir à la silencieuse injonction du capitaine.

 

Pâle comme un mort, les dents serrées, le visage crispé, Georges Darvel se dirigeait en effet vers l'endroit où se trouvait le couteau, avec les gestes anguleux et raides, les gestes contraints d'une marionnette humaine.

 

En poussant un profond soupir, il prit l'arme, la serra convulsivement et marcha droit au Nègre qui se reculait, vaguement effrayé.

 

La lame était déjà brandie, lorsqu'un regard du capitaine arrêta net le meurtrier malgré lui, l'immobilisa dans la pose du sacrificateur antique.

 

Le visage de Georges exprimait une souffrance et une fatigue indicibles.

 

– Je vous en prie, murmura-t-il, arrêtez pour un instant ces terribles expériences… Ce que j'éprouve est atroce… Il me semble qu'un autre être s'est installé en moi et qu'on m'a volé ma personnalité.

 

« Je crois maintenant à tout ce que j'ai lu sur la possession et l'envoûtement…

 

– Avec cette différence, expliqua Bolenski, que ces phénomènes de domination d'un être par un autre qui ne se produisaient que rarement, dans des circonstances et avec des tempéraments d'une nervosité exceptionnelle, sont maintenant obtenus par nous en toute occasion, avec la plus grande facilité.

 

– Cependant, dit vivement Ralph Pitcher, il ne faut pas que ces expériences, assurément prodigieuses, vous soient aussi pénibles.

 

« Nous avons voulu seulement vous prouver que la possibilité d'atteindre la planète Mars n'est point une chimère.

 

– J'en suis maintenant absolument persuadé, répondit Georges, qui se remettait peu à peu de l'effort qu'il avait fait pour résister au vouloir tout-puissant du capitaine Wad, rien ne doit vous être impossible.

 

– Maintenant, dit l'ingénieur Bolenski, voici autre chose. Regardez bien.

 

Il avait dit quelques mots à l'oreille de Zarouk ; celui-ci appuya sur un contact électrique ; une trappe ménagée dans l'épaisseur du toit de verre se rabattit sur elle-même ; alors le Polonais prit avec précaution dans une caisse un fuseau de verre tourné en spirale et effilé aux deux extrémités.

 

Il le saisit entre le pouce et l'index et le tint sous les regards du capitaine.

 

Quelques minutes s'écoulèrent dans le plus profond silence ; tout à coup Bolenski ouvrit les doigts. Rapide comme une flèche, le fuseau de verre s'éleva et disparut en sifflant par la trappe entrouverte.

 

Georges Darvel demeurait muet de surprise, perdu dans un monde de pensées.

 

Le capitaine Wad qui venait de se débarrasser du casque de verre s'approcha de lui en souriant.

 

– Je vois, dit-il amicalement, que ces petites expériences – de simples expériences de laboratoire – ont produit sur vous une certaine impression ; mais ce n'est rien, absolument rien, auprès de ce que nous pouvons réaliser avec les mêmes moyens.

 

Georges Darvel s'inclina respectueusement.

 

– Permettez-moi, murmura-t-il, tout ému, de vous remercier encore une fois du grand honneur que vous me faites en m'associant à vos merveilleux travaux.

 

– Je suis persuadé que vous deviendrez bientôt pour nous un collaborateur précieux.

 

– J'y tâcherai, dit modestement le jeune homme, quoique je ne soupçonne guère, vraiment, en quoi un ignorant de ma sorte peut être utile à des savants tels que vous.

 

Le capitaine ne répondit rien à ce compliment obligé, du premier coup Georges Darvel lui avait été sympathique. Il était secrètement persuadé que le jeune ingénieur se montrerait digne de sa parenté avec l'explorateur du ciel, qu'il était de cette race des vrais chercheurs qui forme comme un peuple à part, dont les élus se reconnaissent à des signes mystérieux, parmi l'humaine cohue inconsciente et abêtie.

 

Georges examinait maintenant avec attention une statue de bronze noir dressée sur un socle d'onyx, au centre du laboratoire.

 

Elle représentait un adolescent tenant d'une main une cloche, présentant de l'autre des tablettes. Le torse à la fois délicat et puissant était traité dans le style de la Renaissance italienne. Les prunelles, suivant la mode des anciens, étaient figurées par des saphirs et des lèvres d'un arc fier et gracieux étaient légèrement entrouvertes comme si la statue allait parler.

 

– Vous admirez notre messager ordinaire, expliqua Ralph Pitcher.

 

« Ce chef d'œuvre de la sculpture française sert tout simplement à dissimuler les appareils d'un puissant téléphone haut-parleur.

 

« Ce bronze est une merveille, une fantaisie princière de miss Alberte, qui l'a payée quatre mille livres.

 

– J'ai rarement vu quelque chose de plus beau !

 

– Cela n'a rien d'étonnant, cette statue est une des dernières œuvres de Falguière, le maître de la grâce. Voyez comme la physionomie exprime bien l'anxiété d'un messager porteur d'une nouvelle dont il ignore lui-même encore la gravité…

 

À ce moment, la cloche tinta.

 

Une voix claire sortit de la bouche de bronze.

 

– C'est moi, miss Alberte…

 

« J'espère au moins que je ne vous dérange pas, au milieu de quelque expérience délicate ?

 

– Nullement, miss, répondit Pitcher, en parlant à proximité de la tablette qu'offrait la statue, je pense que vous vous portez bien et qu'il ne vous est rien arrivé de fâcheux ?…

 

– Tout est au mieux.

 

« J'ai terminé les affaires qui, en dernier lieu, me retenaient à Malte beaucoup plus promptement que je ne le pensais.

 

« Le Conqueror pourra donc reprendre la mer dès demain.

 

« J'espère par conséquent être de retour à la villa dans la soirée.

 

– Faut-il prévenir Chérifa ? Je crois qu'elle ne comptait pas sur un retour si prompt.

 

– Je vous remercie, elle est déjà prévenue. Il est convenu qu'elle viendra m'attendre à Tabarka avec l'auto…

 

« Mais j'allais oublier, M. Georges Darvel est-il arrivé ?

 

– Oui, miss, il y a deux heures à peine.

 

– Dites-lui combien je serai heureuse de le voir, quel plaisir me cause sa présence dans notre Thébaïde.

 

« Mais, adieu, ou plutôt à demain, je suis obligée de tenir tête à une foule d'importuns et j'ai rendez-vous avec mon sollicitor dans un quart d'heure pour ce procès que l'État du Transvaal s'est avisé de m'intenter.

 

La statue était redevenue muette. Georges était encore sous le charme de cette voix musicale et fraîche qui, bien des minutes après, semblait encore retentir à ses oreilles.

 

– Je vous aurais bien mis en communication, dit le naturaliste, vous auriez pu vous-même lui présenter vos compliments ; mais elle était trop pressée, vous avez dû vous en rendre compte.

 

« Dans ses business's travels (voyages d'affaires), elle n'a pas un instant de répit.

 

« Il lui faut un cerveau exceptionnel pour tenir tête victorieusement, comme elle le fait, à tous les bandits de la finance internationale liguée contre ses milliards.

 

– Vous apprécierez, ajouta le capitaine Wad, quelle intelligence intuitive et pénétrante.

 

– Même en science ? demanda Georges.

 

– Même en science. Il y a des jours où elle nous stupéfie par la justesse et par l'audace de ses aperçus.

 

« Certes, miss Alberte sera l'épouse idéale, la compagne élue entre toutes de votre illustre frère.

 

Georges Darvel demeura silencieux. Maintenant que l'enthousiasme excité en lui par les stupéfiantes expériences des trois amis était un peu tombé, il ne pouvait s'empêcher de réfléchir à l'effroyable distance qui séparait Robert de la vieille planète natale et le doute envahissait de nouveau son esprit.

 

III UN REPAS DE LUCULLUS

 

Le dîner, à la villa, avait lieu à six heures précises.

 

L'emploi du temps était déterminé avec cette régularité presque administrative ou monacale sans laquelle y n'y a pas de labeur possible.

 

Au coup de gong qui, suivant une habitude indienne, annonçait le moment du repas, les quatre savants, se dirigèrent vers la salle à manger, vaste pièce aux murs tendus de cuir de Cordoue, aux couleurs éclatantes, aux solives toutes de cèdre sculpté et doré.

 

Georges admira les crédences italiennes chargées d’aiguières de Benvenuto, de vases de Ballin et d'autres maîtres de l'orfèvrerie, les précieuses porcelaines de Wedgwood, de Rouen et de Saxe, les urnes hispano-mauresques à reflets d'or et les modernes grès flambés.

 

Il y avait là un prodigieux entassement de richesses artistiques et ce ne fut pas sans être quelque peu intimidé par ces splendeurs, qu'il dut prendre place sur une luxueuse chaise incrustée d'ébène, de nacre et de corail d'un mauvais goût admirable et rare.

 

Les sièges sauvés du pillage du palais de l'empereur du Brésil étaient de ce style dit « rococo portugais », aujourd'hui presque introuvable.

 

– Vous verrez, dit Bolenski, qui avait pris place à côté de Georges, que ce luxe un peu archaïque n'est nullement incompatible avec les perfectionnements du confortable moderne.

 

« Vous voyez cette roue dorée qui tourne au-dessus du lustre de Venise aux floraisons polycolores.

 

– Un ventilateur, sans doute, murmura le jeune homme.

 

– Oui, c'est bien un ventilateur, mais pas un de ces appareils incommodes qui ne font que remuer l'air vicié et favoriser l'éclosion des microbes, sans aucune utilité réelle pour l'hygiène et pour le bien-être.

 

« Chacun des rayons de cette roue effuse de l'air glacé provenant d'un flacon d'air liquide placé au centre.

 

« Ici même, pendant les plus fortes chaleurs, nous jouissons d'une atmosphère pure et fraîche.

 

« D'ailleurs, tout le service se fait électriquement et les vins montent de la cave dans leurs seaux à glace sur la table même par un petit ascenseur spécial dont cet ovale d'argent que vous prendriez pour un réchaud n'est que la plate-forme ; les mets parviennent de même bouillants des cuisines, au moment précis où ils sont dans toute leur saveur.

 

Pendant que le Polonais donnait ces explications, Georges parcourait négligemment la carte placée devant lui.

 

Les plats classiques de la grande cuisine française y voisinaient avec les mets d'un exotisme raffiné, tel que le pâté de murène aux terfas ou truffes blanches de Tunisie, le carry de faisan, les merles au myrte et d'autres raretés gastronomiques.

 

– Voilà, certes, un repas de Lucullus, dit machinalement Georges.

 

Pitcher, à ce moment, offrait au jeune homme des tranches de boutargue auxquelles allait succéder une friture italienne de calmars et de crevettes géantes.

 

– Vous ne croyez pas si bien dire, fit-il en riant, nous avons précisément aujourd'hui un des mets favoris du célèbre gourmand ; des langues de phénicoptères ou pour être plus moderne des langues de flamants roses que, vous le savez, les Romains payaient au poids de l'or.

 

– Cette friandise doit en effet coûter des sommes folles, le flamant est à la fois très rare et très difficile à tuer. J'ai lu que les Arabes eux-mêmes, si adroits tireurs qu'ils soient, n'en abattaient que rarement.

 

– C'est fort exact, mais, ces jours derniers, tout un vol de flamants fatigués par la tempête est venu s'abattre sur un des étangs de la forêt, les chasseurs en ont tué une trentaine que Mr. Frymcock, notre cuisinier, s'est empressé de faire acheter.

 

« Il est, sur ces questions, d'une érudition désespérante.

 

« Il connaît à fond les livres de Carême sur la cuisine dans l'antiquité et je ne serais pas surpris qu'il ne traduisît lui-même quelque jour le fameux traité du gourmand Apicius, de re coquinaria.

 

Pitcher avait prononcé ces paroles d'un ton enthousiaste, qui prouvait que, toute science mise à part, il n'était nullement indifférent aux plaisirs de la bonne chère.

 

– Pourvu, répliqua Georges en riant, qu'il ne s'avise pas de nous servir, comme à Lucullus, des langues de rossignol saupoudrées de perles et de diamants.

 

– Il en serait fort capable. C'est un homme qu'il ne faut défier d'aucune excentricité.

 

« Savez-vous qu'un jour il a fait organiser une pêche au requin dans le seul but de se procurer les nageoires d'un de ces squales qui sont un des ingrédients indispensables dans la préparation de la soupe chinoise aux nids d'hirondelles salanganes !

 

– Ce Mr. Frymcock ne doit pas être un personnage ordinaire.

 

« Ce que vous me dites là me donne grande envie de faire sa connaissance.

 

– Ce sera chose facile : comme beaucoup d'artistes, Frymcock est très vaniteux ; un éloge bien tourné lui va droit au cœur.

 

« Son histoire, d'ailleurs, est peu banale, et je ne crois pas commettre d'indiscrétion en vous la racontant.

 

« Frymcock est le fils unique d'un authentique lord du comté de Sussex. Il a fait d'excellentes études à l'Université d'Oxford, nul ne doutait qu'il ne devînt un jour une des gloires de la chimie.

 

« Dès l'âge de vingt ans, il s'était signalé par des articles originaux dans les revues spéciales.

 

« Brusquement, le vieux lord Frymcock mourut et son fils se trouva héritier d'une colossale fortune.

 

« Le premier usage qu'il fit de sa richesse fut d'offrir à trente de ses amis un colossal banquet ; les feuilles britanniques s'entretinrent longtemps de cette folie sans exemple dans les annales gastronomiques.

 

« Le repas fut servi dans un vaste hall transformé pour la circonstance en jardin rempli de fleurs et des arbustes les plus rares.

 

« C'est à l'ombre de buissons de magnolias, de roses, de myrtes, de jasmins et de lilas que la table avait été dressée. Des oiseaux des îles et des papillons des tropiques avaient été lâchés par centaines dans ces bosquets enchantés.

 

« Le jeune lord avait voulu que le repas sardanapalesque qu'il offrait à ses amis fût un régal exquis pour tous les sens.

 

« Rien ne fut négligé pour atteindre ce but.

 

« Un orchestre nombreux dissimulé dans le feuillage fit entendre une suite de compositions spécialement écrites par les musiciens les plus illustres et appropriées à chacun des mets du fantastique menu.

 

– Je ne comprends pas très bien, fit Georges Darvel.

 

– Je m'explique : par exemple, le potage au seigle vert était accompagné d'une délicieuse pastorale presque entièrement écrite pour les flûtes, les guitares et les hautbois.

 

« Le compositeur avait merveilleusement rendu l'éveil du printemps dans la steppe russe, les grands seigles houlant comme la mer sous la brise d'avril, et les chansons monotones des moujiks célébrant le renouveau en grattant leur balalaïka.

 

« Le homard à l'américaine débutait par un air de biniou pour finir par le yankee doodle accompagné de la trompette et du banjo, le tout entremêlé et soutenu par la voix puissante de l'orgue, imitant les sifflements du vent et les rugissements de la tempête.

 

– Et le plum-pudding ? demanda Georges en riant.

 

– Vous avez tort de rire, repartit gravement le naturaliste, je vous affirme – j'ai été un des heureux convives de ce festin – que l'effet de ces musiques était plus grandiose et plus émouvant que vous ne pouvez le penser…

 

« Le plum-pudding était rendu par un suave cantique de Noël où se retrouvaient des motifs de notre God save the King et de l'attendrissante romance Home, sweet home.

 

– Chaque plat était d'ailleurs présenté par un cortège ingénieusement symbolique.

 

« Des Romains de la décadence précédés des licteurs et des aigles apportèrent le monstrueux turbot cher à Domitien, et des châtelaines gothiques le tournedos de chevreuil annoncé par une sonnerie de cor.

 

« Même les sucreries et les gâteaux donnèrent prétexte à un défilé de petites Parisiennes aux minois fripons, enfarinés de poudre de riz.

 

« La trompe d'éléphant, entourée d'une sauce ardemment pimentée, fut offerte par un monarque nègre, dont le cortège était d'une sauvage splendeur.

 

« Avec le café et les liqueurs, ce furent des somptuosités orientales à faire pâlir les plus riches mises en scène des théâtres de féerie.

 

« En outre, sur une scène ménagée au fond de la salle, des ballets se succédaient et soulignaient pour les yeux le sens pourtant fort clair des musiques.

 

« Je ne parlerai pas des vins ; il faudrait pour effleurer ce sujet seulement, tout un volume.

 

« Cet incomparable festin dura un jour et la moitié d'une nuit ; ce laps de temps en apparence considérable, nous parut à tous à peine suffisant, tant il s'écoula rapidement.

 

– Je m'étonne d'une seule chose, objecta Georges, c'est que les convives aient pu si longtemps boire et manger sans éprouver les tristes effets de l'intempérance.

 

– Le cas avait été prévu. Près de chacun des invités, l'amphitryon avait fait placer un petit flacon rempli d'un élixir de son invention.

 

« Il suffisait de quelques gouttes de cette liqueur, où sans doute les pepsines entraient pour une grande part, pour accélérer la digestion d'une incroyable manière et rendre en très peu de temps leur appétit aux plus repus.

 

– Admettons cela ; mais ce miraculeux élixir ne devait pas empêcher les fumées des grands vins de vous monter au cerveau ?

 

– Erreur complète ; pendant tout le repas, chacun a conservé la gaieté la plus enjouée et le sang-froid le plus complet.

 

– Aucune ivresse brutale n'est venue troubler cette belle solennité gastronomique et cela encore grâce à une autre découverte de master Frymcock.

 

– Aurait-il trouvé le moyen de supprimer les effets de l'alcool ?

 

– Presque : voici comment. C'est un fait bien connu dans les pays intertropicaux que l'ingestion d'une grande quantité d'alcool pur suffit à guérir la morsure des serpents.

 

« Parti de ce fait, Frymcock s'est dit que la réciproque doit être vraie. Avec le venin de certains cobras, il a composé un sérum qui a la propriété de rendre l'organisme momentanément rebelle aux conséquences de l'intoxication alcoolique.

 

« Dites encore que ce n'est pas un grand homme !

 

– Je m'en garderais bien ; mais je suis curieux de connaître la suite de ses aventures.

 

– Je fus quelque temps absent, voyageant dans l'Inde comme je vous l'ai sans doute raconté. Quand je revins, le jeune lord Frymcock était complètement ruiné. Après le banquet auquel j'avais assisté, et qui n'avait pas coûté moins d'un million, il en avait organisé d'autres. En peu de temps, son patrimoine s'était évaporé à la fumée des cuisines.

 

« Ce n'est pas tout, de lâches calomniateurs avaient répandu le bruit que, dans un de ces festins, il avait servi à ses hôtes les cuisses d'une jeune négresse à la sauce jambouya, dont un explorateur bien connu lui avait donné la recette.

 

« Je suis sûr que notre ami était innocent ; mais l'opinion publique s'était émue, c'était contre lui un tollé général ; il fut incarcéré sous l'accusation d'anthropophagie, et n'obtint un acquittement qu'avec assez de peine.

 

« Quand il sortit de prison, les amis qu'il avait si bien régalés lui tournèrent le dos, la populace s'ameutait après lui en le traitant de cannibale.

 

« Je le rencontrai au moment où il songeait très sérieusement au suicide. Je le réconfortai par de bonnes paroles et, ne doutant pas que ce gastronome éminent ne fût pour miss Alberte une acquisition précieuse, je lui racontait toute l'histoire.

 

« Elle en rit aux larmes et quelques jours après, comme je l'avais espéré, le jeune lord Frymcock était engagé par elle à des appointements royaux.

 

« Il fait ce qu'il veut, dépense l'argent qu'il lui plaît et nous fait manger divinement bien…

 

– Tenez, interrompit Bolenski, en se penchant vers une des fenêtres, le voici justement qui traverse le patio.

 

Georges Darvel se précipita, s'attendant à voir quelque personnage apoplectique et jovial, comme certains commodores ventrus du caricaturiste Cruikshank.

 

Il aperçut un être long, maigre et blême, aux lèvres minces, à la face mélancolique, marchant à pas comptés, comme sous l'empire d'une grave préoccupation.

 

– Il ne répond nullement, n'est-ce pas, fit le Polonais, à l'idée que vous vous en étiez faite ; il tient le milieu, croirait-on, entre le lord spleenétique et le pierrot des pantomimes macabres.

 

« Au demeurant, il est d'un joyeux caractère, et c'est un bon compagnon, en dépit de sa mine.

 

« Georges alla se rasseoir, se promettant de lier connaissance, dès que l'occasion s'en offrirait, avec l'extraordinaire lord cuisinier.

 

Il s'aperçut alors que le capitaine Wad n'avait encore touché à aucun des mets auxquels Ralph Pitcher et l'ingénieur Bolenski avaient fait largement honneur.

 

Le capitaine se sustentait de la façon la plus bizarre.

 

Devant lui se trouvait une sorte de surtout chargé d'une infinité de minuscules flacons, à côté, une assiette remplie d'une gelée rose et une carafe pleine d'un liquide violet.

 

Le capitaine prenait un fragment de gelée, y ajoutait une goutte du contenu d'un des flacons et absorbait le tout avec appétit. De temps en temps, il remplissait son verre du liquide violet, et avait encore recours aux mystérieux flacons avant de se désaltérer.

 

Georges Darvel considérait ce manège avec stupéfaction ; le capitaine s'en aperçut.

 

– Je vois, dit-il, que ma façon de dîner vous intrigue, elle n'a pourtant rien de merveilleux. Je suis simplement plus logique.

 

« Je mange comme tout le monde mangera sans nul doute, dans un siècle ou deux, peut-être bien avant cela.

 

« Cette gelée rose est un aliment complet, chimiquement préparé, ne contenant que les azotes et les carbones nécessaires à l'organisme, sans aucune des matières inutiles ou nuisibles que renferment les substances animales ou végétales.

 

– Piètre régal, ne put s'empêcher de dire le jeune homme.

 

« J'avoue que je préfère pour mon compte les savants menus de master Frymcock.

 

– Vous pourriez vous tromper : grâce à un flacon, je donne à ma vitalose – c'est le nom de l'aliment complet – le goût que je veux.

 

Et Georges lut avec stupeur sur les étiquettes :

 

essence de truite, essence de pré-salé, essence de perdrix, essence de saumon, essence d'amandes, etc., etc… Tous les mets possibles se trouvaient là résumés, quintessenciés en quelques gouttes de parfum.

 

– Tenez, continua le capitaine Wad avec un tranquille sourire, voulez-vous goûter une aile de faisan ?

 

Et il tendit au jeune homme une cuillerée de gelée sur laquelle il avait laissé tomber une goutte d'essence.

 

Avec une grimace d'hésitation, Georges Darvel avala la suspecte confiture et fut obligé de déclarer que l'illusion du goût était complète.

 

– De même, reprit le capitaine, je donne à volonté à ce liquide violet le goût du cru qu'il me plaît.

 

– Vous devez être très fier d'une telle avance sur le commun des mortels.

 

– Je n'y mets, croyez-le bien, nulle vanité.

 

« C'est, à vrai dire, une expérience que je fais sur moi-même. Je suis persuadé qu'une telle alimentation doit influer avantageusement sur l'économie.

 

« Avec un système de nutrition aussi complet et aussi peu volumineux, le rôle de l'estomac se borne à peu de chose, il devient inutile et de hardis chirurgiens ont déjà prouvé à maintes reprises qu'on peut parfaitement s'en passer.

 

« Pour moi, par suite d'une graduelle transformation, l'homme, dans quelques milliers d'années, sera débarrassé de l'encombrant appareil digestif devenu sans objet, et comme il ne se servira guère plus de ses bras et de ses jambes…

 

– Voudriez-vous insinuer que l'homme futur deviendra une sorte de pur esprit ?

 

– Non, mais le cerveau atteindra chez lui un volume considérable et suppléera aux autres organes…

 

La conversation se retrouvait maintenant sur le terrain scientifique. Tous y prirent part avec animation ; Georges Darvel sut prouver à ses nouveaux amis qu'il possédait des connaissances étendues et solides dans toutes les branches du savoir.

 

Puis on parla longuement de Robert. Avec une émotion qu'il n'essayait pas de dissimuler, Georges raconta combien cet aîné, qu'il ne voyait qu'à de longs intervalles, avait montré de bonté pour lui.

 

Sitôt qu'il avait gagné quelque argent, il avait placé au nom de Georges un petit capital suffisant pour lui permettre d'achever ses études, et il n'avait jamais cessé de veiller de loin sur lui avec la plus vive sollicitude.

 

– Robert, dit le jeune homme, a mené à bien une entreprise surhumaine qui rendra notre nom éternellement glorieux. Mais je vous avoue que je ferais bon marché de toute cette gloire pour que mon frère fût encore parmi nous.

 

– Homme de peu de foi, s'écria Bolenski avec exaltation, puisque je vous ai dit que nous le retrouverons ! Vous avez vu de quoi nous sommes capables ! Douteriez-vous de nous ?

 

– Je sais, répliqua Georges avec vivacité, que, si un projet, aussi chimériquement audacieux doit être mené à bien, ce ne peut être que par vous. Pardonnez-moi ce moment de découragement.

 

– Ne vous excusez pas. Je connais mieux que personne ces alternatives d'espoir et d'incertitude. Mais vous ne savez encore qu'une faible partie de nos découvertes…

 

– Allons voir la planète Mars ! interrompit brusquement Pitcher.

 

– J'y pensais, murmura le capitaine Wad.

 

Quelques instants plus tard, tous quatre étaient installés sur une des hautes terrasses de la villa, d'où ils voyaient le ciel d'un bleu de velours endiamanté d'une poussière d'étoiles.

 

Autour d'eux, la forêt aux grandes ombres bleues aux pâleurs d'argent bruissait, doucement rafraîchie par la rosée du soir qu'elle semblait boire avidement ; il y avait comme un frémissement de bien-être, après l'accablante chaleur du jour, dans la chanson des feuillages nocturnes, en ce grand silence à peine troublé de loin en loin par le rire d'une hyène ou les abois d'un chien des douars perdus dans la brousse.

 

Pas un nuage, en ce ciel éblouissant et calme, au fond duquel la rouge planète semblait briller d'un éclat plus vif, se distinguant nettement des autres astres.

 

Longtemps, ils la contemplèrent en silence, pendant qu'à cette même minute Robert Darvel regardait peut-être lui aussi la vieille Terre qui, pour lui, n'était plus – comme l'était Mars pour eux-mêmes – qu'une petite lumière clignotant dans l'immensité des cieux.

 

Tout à coup, Georges étendit la main.

 

– Une étoile filante ! s'écria-t-il. En voici une autre, encore une autre.

 

« C'est un véritable feu d'artifice céleste !

 

Maintenant, elles apparaissaient par dizaines, traçant une brève ligne de flamme pour s'éteindre tout à coup.

 

– Dans mon pays, dit le Polonais, les paysans croient que ce sont des âmes délivrées du purgatoire et qui se rendent au paradis.

 

– La vérité, fit Georges, est tout aussi poétique. Les étoiles filantes que l'on observe à époque fixe sont des fragments de vieux astres émiettés et détruits, après avoir erré des années, des siècles peut-être ; sollicitées par une force adverse dans le noir infini des espaces interastraux, elles finissent par tomber dans le rayon de l'attraction terrestre. Au frottement de notre atmosphère, elles deviennent incandescentes, ce qui les fait prendre pour des étoiles ; en réalité, ce sont de simples bolides.

 

– Qui sait, dit Pitcher, l'un d'eux a peut-être été lancé par un des volcans de Mars.

 

– Pourquoi pas ?

 

La discussion se poursuivit sur les bolides.

 

– Pourquoi l'homme ne pourrait-il pas voyager d'astre en astre, puisque ces masses inertes le faisaient bien ? N'en avait-on pas recueilli qui pesaient jusqu'à quatre cents kilogrammes, et cependant, leur texture était intacte, ils n'avaient été ni détériorés ni fondus par l'épouvantable frottement des couches atmosphériques.

 

N'était-ce pas là une preuve de plus de la possibilité des communications interastrales. Le jour où l'homme serait parvenu à animer un projectile quelconque d'une vitesse initiale suffisante, le problème serait résolu.

 

À l'exposé de ces hypothèses déduites avec une logique vigoureuse, Georges se reprenait à espérer.

 

Ce ne fut que très tard que les quatre savants se séparèrent. En dépit de toutes ses préoccupations, Georges, une fois rentré dans sa chambre, ne tarda pas à succomber au sommeil. Il rêva que son frère regagnait la Terre dans un char fantastique, attelé d'étoiles filantes, et chargé de curiosités martiennes.

 

Enfin, la fatigue finit par l'emporter sur ce travail latent des cellules cérébrales, et il dormit sans autre songe jusqu'au jour.

 

IV L'INVISIBLE

 

Georges Darvel s'était éveillé dans d'excellentes dispositions. On eût dit que la nuit avait passé son éponge de ténèbres sur tous ses doutes, ses hésitations et ses découragements.

 

Son cerveau reposé bénéficiait de cette lucidité, de cette netteté dans les idées qui constitue la santé intellectuelle.

 

Il se sentait, lui aussi, capable d'ajouter au trésor des découvertes, de montrer qu'il était le frère du génial explorateur du ciel, aussi bien par l'intellect que par le sang et la chair.

 

En réfléchissant à cette large sécurité matérielle, à cette facilité de travailler qui lui étaient désormais assurées par la générosité de miss Alberte, il se sentait pénétré d'une profonde reconnaissance. Il se jura à lui-même de se montrer digne de l'heureuse fortune qui lui était échue.

 

Ce fut dans cet état d'esprit que, de très bonne heure, il monta au laboratoire ; il y trouva le capitaine Wad, déjà au travail en compagnie de Zarouk.

 

Le Noir semblait avoir complètement oublié sa terreur de la veille et il salua le jeune homme, dès le seuil, avec les formules emphatiques de la politesse orientale.

 

Tout en faisant subir à Georges une sorte d'examen à bâtons rompus sur ses connaissances pratiques en physique, en chimie et surtout en radiographie et en cosmographie, le capitaine se laissa aller à certaines confidences.

 

En essayant de retrouver le secret de Robert Darvel, il avait fait de curieuses trouvailles ; c'était là en grande partie une des raisons pour lesquelles leur expédition interplanétaire n'était pas encore prête.

 

Georges travailla tout ce jour-là avec acharnement, avec enthousiasme ; les trois savants étaient étonnés de la lucidité de ses aperçus, de la clarté avec laquelle il résumait les questions les plus ardues.

 

En même temps, il se révélait comme un expérimentateur plein d'adresse et d'acquit, très au courant de la pratique des laboratoires, sans laquelle il n'est pas de savant véritablement complet.

 

Ce jour-là, il y eut une terrible recrudescence de chaleur, l'air était embrasé, suffocant, et il fallut faire largement usage des ventilateurs à air liquide pour obtenir une atmosphère supportable.

 

C'est vers le milieu de cette après-midi que se produisit un des plus étranges phénomènes qu'il ait été donné à la science d'enregistrer.

 

Le capitaine Wad était alors occupé à expliquer à Georges une de ses découvertes.

 

– Vous voyez, lui disait-il, cette cuve de verre. Le liquide qu'elle contient est doué de la propriété de rendre visibles à nos yeux certains rayons obscurs lorsqu'il en est traversé ; par exemple, il permet de percevoir très nettement les rayons X…

 

Le capitaine fut brusquement interrompu dans sa démonstration.

 

Zarouk, qui se trouvait placé en ce moment derrière Georges Darvel, venait de pousser un cri terrible.

 

– Le djinn ! Le djinn ! balbutiait-il d'une voix rauque.

 

Et d'un geste d'épouvante, il montrait la cuve de verre, dont le contenu limpide paraissait agité d'une sorte de remous.

 

Georges remarqua que son visage était redevenu de ce gris livide, qu'il avait eu déjà l'occasion d'observer la veille et qui exprime le comble de la terreur chez les gens de sa race.

 

Les quatre savants se regardèrent avec stupeur.

 

Le Noir s'était reculé le plus possible ; ses cheveux crépus se hérissaient sur son crâne en mèches tirebouchonnées ; ses yeux sans regard se révulsaient, semblaient vouloir s'arracher de leurs orbites, on les eût dit montés sur des pédoncules mobiles comme ceux de certains crustacés.

 

– Maître ! Maître ! murmura-t-il les lèvres blanches.

 

– Mais qu'as-tu donc, imbécile ? s'écria Ralph Pitcher. Parle donc !

 

« Est-ce que tu deviens fou ?

 

Mais le Noir demeurait comme pétrifié, la langue collée au palais par une terreur surhumaine, bafouillant des mots sans suite.

 

– Explique-toi donc ! reprit le naturaliste, plus doucement.

 

« Dis-moi ce qui t'effraye tant ?

 

« Je t'ai pourtant déjà fait comprendre que l'on ne doit jamais avoir peur…

 

Zarouk secoua la tête en signe de dénégation, avec une énergie désespérée.

 

Ses jambes flageolaient sous lui et, petit à petit, comme repoussé, par une puissance inconnue, le Noir continuait à s'éloigner à reculons, toujours plus loin du cristal, étincelant à ce moment de tous les feux du soleil.

 

– Il est halluciné, ma parole ! grommela l'ingénieur Bolenski en haussant les épaules d'un mouvement plein de nervosité.

 

Disons-le, la patience n'était pas la qualité dominante du Polonais.

 

– Silence, donc ! lui dit Ralph Pitcher en lui étreignant les bras avec force.

 

Le naturaliste était en proie à la plus vive émotion.

 

– Qui sait, ajouta-t-il en baissant la voix, si cet aveugle si étrangement organisé n'a pas vu, lui, un être, que nos prunelles qu'impressionne la grosse lumière du jour ne sont pas assez délicates pour apercevoir ?

 

« Je l'ai souvent pensé ; puisqu'il y a des rayons X, pourquoi n'y aurait-il pas des êtres X, des invisibles ?

 

« L'hypothèse est hardie, mais défendable…

 

Le capitaine Wad n'en entendit pas davantage. Il se précipita vers un appareil optique de son invention qui se trouvait en ce moment braqué vers la cuve de verre et qui avait été spécialement construit pour l'étude des rayons X.

 

Le tain des miroirs formé de plusieurs couches superposées était vibratile comme s'il eût été formé de cellules nerveuses, et il était complété par un système d'écrans enduits de substances plus sensibles aux rayons lumineux que celle des plus délicats appareils photographiques.

 

– Si c'était possible, balbutia Ralph Pitcher.

 

– Nous allons le voir, dit le capitaine d'une voix tremblante d'émotion.

 

Et d'un geste, il appuya sur un bouton électrique.

 

Instantanément, l'obscurité se fit, complète, sur les cinq côtés de la vaste cage de verre, qui formait le laboratoire aérien.

 

L'œil collé à l'objectif de l'appareil, le capitaine regarda.

 

Mais, malgré sa passion de chercheur, malgré la satisfaction qu'il éprouvait de voir réalisée une des hypothèses scientifiques les plus hardies, il recula d'épouvante lui-même, le corps agité d'un tremblement, le cœur glacé d'effroi.

 

Ralph Pitcher, qui regarda aussitôt après lui, ne montra pas plus de sang-froid, il bondit en arrière avec autant de précipitation que s'il eût marché sur la queue d'un reptile.

 

À ce moment, une voix cristalline fit résonner le téléphone haut-parleur :

 

– C'est moi, Chérifa.

 

– Que veux-tu, mon enfant ? répondit le capitaine d'une voix étranglée.

 

« C'est que nous sommes occupés, très occupés…

 

Le capitaine était à un de ces instants palpitants où un savant ne voit rien, n'écoute rien.

 

– C'est Mr. Frymcock qui veut vous parler, reprit l'enfant.

 

– Je me moque pas mal de Frymcock ! répliqua t-il avec colère. Je n'ai pas le temps de parler cuisine…

 

« Qu'il vienne plus tard, il m'ennuie ! Qu'il attende !

 

« Plus tard…

 

Et, sans attendre la réponse de Chérifa, le capitaine interrompit brusquement la communication.

 

Pendant que ce bref dialogue s'échangeait, Georges Darvel s'était à son tour approché de l'objectif.

 

Voici ce qu'il aperçut et il s'expliqua alors l'horreur dont avaient été saisis le capitaine Wad et le naturaliste.

 

Dans le liquide phosphorescent de la cuve, un être monstrueux se tenait immobile, comme une pieuvre tapie dans sa caverne ou comme une prunelle géante au fond de son orbite.

 

C'était une masse grisâtre, à peine estompée dans les ténèbres par une légère phosphorescence. Les yeux étaient larges et sans prunelles, pas d'oreilles, pas de nez, seulement une bouche petite et très rouge.

 

– Au diable, l'importun ! s'écria le capitaine ; on ne peut pas avoir un instant de tranquillité !

 

Cette tête au front proéminant était grosse, environ trois fois comme une tête humaine.

 

Le corps manquait ; seulement à la base de cette monade gélatineuse grouillaient des paquets de pattes, de mains ou de suçoirs, on ne savait au juste.

 

D'ailleurs, cette créature de cauchemar semblait indifférente à la présence de ceux qui l'entouraient ; sans doute elle n'avait pas conscience de leur existence.

 

Après un instinctif mouvement de recul, Georges eut le courage de regarder le monstre une seconde fois ; alors il distingua à droite et à gauche de la tête deux chiffons d'un blanc sale qui devaient être des ailes repliées et qui faisaient penser à un hideux papillon que l'on eût arraché de son cocon avant le terme fixé par la nature.

 

Georges eut un frisson de dégoût et d'horreur en pensant que c'était sans doute cette larve terrifiante qui avait frôlé l'aveugle Zarouk dans la forêt d'Aïn-Draham et qu'il avait prise pour un djinn.

 

Ce fut Ralph Pitcher qui prit la place du jeune homme en face de l'objectif.

 

Haletant, la sueur au front, le naturaliste était partagé entre une joie délirante et une surhumaine répulsion, il ne pouvait maintenant détacher ses regards du monstre dont la vue, pour ainsi dire, l'hypnotisait.

 

Mais en même temps il éprouvait une amère déception.

 

Étaient-ce donc là ces invisibles, ces êtres X dont il avait tant rêvé, qu'il s'était représenté gracieux comme des elfes et des ondins, d'une beauté vaporeuse et mystique.

 

Il se sentait envahi d'une nausée.

 

C'était donc ces repoussantes créatures, ces abominables microbes à face de démons, qui hantaient les profondeurs du ciel et de la mer, sans que l'homme pût jamais les apercevoir.

 

Les quatre savants avaient eu la même pensée ils demeuraient silencieux, dans les ténèbres qu'éclairaient à peine la pâle fluorescence de la cuve de verre. Ils en arrivaient presque à regretter d'avoir soulevé un coin du voile qui nous cache le mystère des choses.

 

Seul, Bolenski cherchait, sans réussir à le trouver, le moyen de capturer l'étrange apparition.

 

Tout à coup, on frappa discrètement à la porte. On frappa de nouveau.

 

– Qui est là ? demanda Ralph Pitcher.

 

– C'est Mr. Frymcock, répondit Zarouk d'une voix craintive.

 

– Eh bien, dépêche-toi de lui ouvrir que nous sachions ce qu'il veut. Je vais m'en débarrasser rapidement.

 

Tout en donnant cet ordre, Pitcher avait pressé le contact électrique, les rideaux de feutre rentrèrent dans leurs alvéoles ; instantanément, des flots de lumière succédèrent aux ténèbres, la clarté pénétrait, aveuglante, de tous les côtés à la fois.

 

D'un même mouvement, tous les témoins de cette scène s'étaient tournés du côté de la cuve de verre.

 

Maintenant, elle n'offrait plus qu'un liquide d'une limpidité parfaite, où les rayons du soleil semblaient faire danser des poignées d'opales et de diamants…

 

Cependant, master Frymcock, très correct dans un complet de couleur kaki, était entré et s'était avancé jusqu'au milieu du laboratoire, un sourire condescendant égayait sa longue face de clown mélancolique.

 

– Gentlemen, dit-il courtoisement, excusez-moi de troubler vos savantes expériences ; mais j'ai cru devoir vous prévenir que miss Alberte ne rentrera qu'assez tard cette nuit, au lieu de revenir ce soir comme elle l'espérait.

 

« Je viens de recevoir une dépêche de Malte, miss Alberte n'a pas eu le temps de téléphoner elle-même.

 

Tout en parlant, le lord cuisinier s'était insouciamment avancé jusqu'auprès de la cuve de verre ; il avait eu le geste distrait d'élever la main droite au-dessus du liquide limpide pour y mirer les bagues dont elle était chargée…

 

– N'approchez pas !… rugit le Polonais. Éloignez-vous au nom du ciel ! Vous ne savez pas !… Vous ne pouvez pas savoir !…

 

L'avertissement venait trop tard ; la main et le poignet de Mr. Frymcock venaient d'être brutalement attirés par l'horrible monstre et plongeaient maintenant dans le liquide.

 

Les yeux agrandis par l'épouvante, le malheureux se débattit un instant appelant au secours d'une voix rauque ; mais sa main demeurait captive et déjà le liquide se teignait d'une buée sanglante.

 

Le visage tout à coup était devenu livide ; les yeux exprimaient une terreur proche de la démence.

 

Le premier moment de stupeur passé, Georges et Bolenski se précipitèrent ; non sans de vigoureux efforts, ils parvinrent à arracher la victime à l'horrible étreinte.

 

Presque aussitôt, l'eau de la cuve bouillonna, des gouttes sautèrent dans un flic-flac d'éclaboussement, une masse à peine distincte comme pourrait être l'ombre d'un flocon de fumée traversa le laboratoire et disparut par la trappe ouverte au sommet du plafond de verre.

 

Avec une promptitude dont tout le monde apprécia l'opportunité, Zarouk s'était élancé et avait pressé le contact qui commandait la fermeture de la trappe.

 

Ce fut un soulagement général, les poitrines se dilatèrent dans un soupir de délivrance.

 

– Enfin il est parti ! s'écria joyeusement Pitcher.

 

– Nous commettons là une sottise, répliqua l'ingénieur Bolenski, suivant toujours sa première idée ; nous aurions dû nous en emparer. C'était là une occasion unique ! Nous nous repentirons de n'en avoir pas profité.

 

– C'est possible, murmura le capitaine Wad, nous avons manqué de sang-froid, et vous tout le premier ; mais il est inutile de récriminer sur ce qui est passé.

 

« Voyons plutôt à secourir ce pauvre Frymcock, qui me paraît en fort piteux état.

 

Tous deux s'approchèrent du lord cuisinier auquel Georges Darvel et Pitcher faisaient respirer des sels, et qui se remettait peu à peu de la terrible secousse qu'il venait d'éprouver.

 

Ils remarquèrent alors avec surprise que la main et le poignet du malade étaient couverts de petites plaies rouges toutes placées sur le trajet des veines.

 

– Si l'on ne fût venu à son secours, Frymcock eût été saigné tout vivant, comme s'il fût tombé entre les tentacules d'une pieuvre.

 

– Eh bien ! cela va-t-il un peu mieux ? demanda Georges.

 

Well, sir, murmura le cuisinier en poussant un soupir, cela va tout à fait bien…

 

Puis il ajouta d'un ton pensif :

 

– Voilà pourtant un animal dont je n'ai pas goûté…

 

– Bah, dit Ralph Pitcher en riant, le sentiment de l'art culinaire lui revient, il est sauvé. J'avais craint un moment que la peur ne l'eût rendu fou, je suis enchanté de voir qu'il n'en est rien.

 

– Soyez tranquille, Mr. Frymcock, si jamais vous capturez un de ces monstres, nous vous permettrons de l'accommoder à telle sauce qu'il vous plaira, quoique, pour mon compte personnel, je n'aie nulle envie de manger de cette bête répugnante.

 

Pendant que ces propos s'échangeaient, le capitaine avait lavé les plaies avec un antiseptique énergique et avait pansé sommairement la main et le poignet du blessé.

 

Comme on peut le supposer, une fois que le lord cuisinier se fut retiré, personne ne songea à continuer les travaux commencés, tous étaient encore sous le coup de l'extraordinaire impression qu'ils avaient eue.

 

Leur première terreur dissipée, le zèle scientifique les reprenait et ils déploraient amèrement – comme Bolenski l'avait prévu – de n'avoir pu s'emparer d'un être jusqu'alors inclassé dans la faune terrestre.

 

Ils interrogèrent Zarouk, mais le Noir, mal remis de ses transes, ne put leur fournir que d'obscures et vagues réponses, il demeurait persuadé qu'il avait eu affaire aux mauvais génies des légendes orientales.

 

Le capitaine Wad en venait à penser qu'il pouvait y avoir un fond de vérité dans tous ces contes les fées, les kobolds et les follets du folklore, ces êtres fantastiques que l'on retrouve dans les traditions de tous les peuples, n'étaient peut-être qu'une race invisible qui avait jusqu'alors échappé aux investigations de la science.

 

Il n'était pas absurde d'admettre que certains organismes eussent la même propriété que certains rayons lumineux et fussent invisibles à nos yeux.

 

Il fallait alors admettre que les prunelles de Zarouk, protégées par sa cécité même contre les brutalités de la lumière possédaient une exquise sensibilité, étaient tout de suite impressionnées par des radiances que des appareils compliqués arrivaient à peine à nous révéler.

 

Mais cette fois, ces hypothèses étaient étayées par un fait, un fait indéniable qui s'était passé en présence de témoins sérieux et avait laissé des traces matérielles.

 

V LA CATASTROPHE

 

À leur place accoutumée, sur la terrasse qui dominait la vallée, Georges Darvel et ses amis continuaient la discussion qui les avait passionnés pendant le repas et dont l'étrange événement de l'après-midi était le sujet.

 

Dans le feu de cette conversation, Georges se trouva mis au courant de diverses découvertes dues à ses compagnons et encore ignorées du grand public.

 

C'était le capitaine Wad qui avait découvert les rayons Z qui, depuis, ont permis de prospecter les mines à travers plusieurs kilomètres de couches géologiques, grâce auxquels on peut maintenant faire exploser une poudrière, incendier une flotte, à des distances invraisemblables.

 

L'ingénieur Bolenski avait perfectionné le téléphone, qui est pour la vue ce que le téléphone est pour l'ouïe et renouvelle le prodige des miroirs magiques qui permettent de contempler les absents malgré l'éloignement de la distance.

 

Il avait aussi donné le principe de ces stations médicales aérostatiques situées au-dessus des nuages et où l'homme, dans une atmosphère chimiquement pure, saturée de vivifiants ozones, guérira en quelques jours de la plupart des maladies.

 

Ralph Pitcher, lui, s'était attaqué au problème de l'énergie sans fil ; il était sur le point de trouver le moyen de transporter, sans l'intermédiaire d'aucun conducteur, la force électrique à de grandes distances, comme cela existait déjà pour le télégraphe et le téléphone. L'heureux aboutissement de ces recherches causerait une révolution dans toutes les sciences ; les torrents inaccessibles, la puissance même des marées et des ouragans deviendraient aisément utilisables ; les accumulateurs des aéroplanes et des sous-marins pourraient être chargés à distance sans fatigue, ni perte de temps.

 

En dépit de l'admiration qu'il éprouvait pour ces géniales trouvailles, Georges Darvel ne put s'empêcher de penser que, si tant d'efforts n'avaient pas été éparpillés, l'exploration de Mars eût été depuis longtemps menée à bien.

 

Il en fit tout haut la réflexion avec l'étourderie de la jeunesse. Ce fut Pitcher qui se chargea de lui répondre.

 

– Mon cher Georges, lui dit-il, vous parlez là comme un enfant, le savoir humain est un tout dont les parties sont étroitement enchaînées les unes aux autres. On n'est pas maître de trouver ou de ne pas trouver. Comme un mineur dans sa galerie, le savant est obligé de suivre le filon de vérité nouvelle qui s'offre à lui et ce sont bien plus nos découvertes qui nous dirigent que nous qui dirigeons nos découvertes.

 

– Croyez, d'ailleurs, ajouta placidement le capitaine Wad, que l'exploration de Mars n'y perdra rien.

 

« Sur la planète où nous allons aborder, la science est l'arme la plus formidable que puisse nous fournir le vieil arsenal terrestre…

 

En ce moment, par une suite toute logique de la conversation, on parlait des moyens de se rendre invisible.

 

Le capitaine avoua de bonne grâce qu'il s'était autrefois attaqué à cet étrange problème.

 

La chimère de l'invisibilité, dit-il, a toujours hanté les cervelles humaines ; pour moi, c'est une preuve qu'elle est réalisable.

 

« Tout ce que l'homme rêve – et même tout ce qu'il peut nettement concevoir – finit par s'accomplir tôt ou tard.

 

« Il est contraire au bon sens que notre esprit conçoive une chose qui ne puisse jamais exister.

 

« Dès l'origine de l'histoire, dans les vieux récits mythiques égyptiens et sanscrits, on trouve déjà des types de dieux et de magiciens qui apparaissent ou disparaissent à volonté.

 

« L'antiquité grecque a la fable admirable de l'anneau de Gygès qu'on peut lire dans le vieil Hérodote, les contes arabes et persans sont pleins de semblables récits.

 

« De nos jours encore, ce rêve a préoccupé les poètes et les romanciers.

 

– Auriez-vous obtenu des résultats pratiques ? demanda Georges avec un peu d'incrédulité.

 

– Non. Mais je pense que l'on peut arriver à cela, et j'ai noté une grande quantité de faits sur cette hypothèse à laquelle l'événement d'aujourd'hui donne une nouvelle force.

 

« En effet, si la nature crée des invisibles, il n'y a pas de raison pour que nous n'arrivions pas à surprendre son secret.

 

« Sans parler des miracles des Hindous dont j'ai été témoin ; dans certaines affections nerveuses n'entraînant nullement la folie, mais seulement une exaspération de la sensibilité, souvent des malades ont été frôlés ou même bousculés par des êtres très palpables, mais invisibles.

 

« Qui nous dit que ce que nous appelons hallucination n'est pas une réalité, seulement plus subtile ?

 

– Si nous rentrions dans le laboratoire, interrompit tout à coup l'ingénieur Bolenski, il fait ici une chaleur accablante ; l'air liquide nous donnera du moins un peu de fraîcheur.

 

« Je suis sûr qu'il se prépare un orage terrible ; je me sens les nerfs frémissants comme des cordes trop tendues.

 

– Rentrons, murmura le capitaine ; depuis que le soleil est couché, j'éprouve moi aussi un malaise général.

 

À ce moment, un grand éclair silencieux déchira la voûte du ciel, montrant l'amas chaotique des nuages tourmentés et noirs aux franges livides, pareils à des draps mortuaires capricieusement tordus.

 

Le paysage entrevu une seconde, avec les pics rouges et dentelés des montagnes, la ligne pâle de la mer, était rentré dans les ténèbres.

 

Une buée lourde du parfum des feuillages et des fleurs montait de la forêt ; il n'y avait pas un souffle de vent ; dans cet accablement de la nature épuisée, le silence n'était troublé que par les abois des chacals, des ululements des rapaces nocturnes, qui prenaient quelque chose de plaintif et de déchirant.

 

– Oui, répéta Ralph Pitcher, après un instant de silence, rentrons au laboratoire ; je ne sais pourquoi, je me sens le cœur étreint d'une angoisse… Si j'étais superstitieux, je croirais qu'il va m'arriver quelque malheur.

 

– Dussiez-vous rire de moi, murmura Bolenski, il me semble toujours que le hideux monstre de tantôt rôde et tournoie autour de nous.

 

Personne n'eut l'idée de se moquer de l'ingénieur, tous ressentaient à un degré plus ou moins vif la même instinctive appréhension.

 

– Nous aurions peut-être dû aller au-devant de miss Alberte, dit Georges en aspirant avec effort l'atmosphère embrasée.

 

– L'automobile est déjà partie pour Tabarka, répondit Ralph ; d'ailleurs la route n'est ni longue ni périlleuse et, à moins que la foudre ne tombe…

 

Il n'acheva pas sa pensée, quoique les paroles du jeune homme lui eussent laissé une vague inquiétude.

 

Quelques minutes après, les quatre savants pénétraient dans le laboratoire où, depuis la fuite de l'invisible, tout était demeuré dans le même état.

 

L'ingénieur Bolenski alluma les lampes électriques et mit en marche le ventilateur à air liquide.

 

– Voulez-vous, fit-il, que je tire les rideaux de feutre ?

 

– Non pas, dit le capitaine Wad, nous pourrons ainsi contempler tout à notre aise la tempête qui se prépare, grandiose ; il y a des moments où le laboratoire est entouré d'éclairs de tous côtés, on a la sensation de se trouver au centre d'une fournaise ardente…

 

Zarouk entrait à ce moment, l'air égaré et serrant quelque chose sous son burnous.

 

Son premier geste fut de fermer avec précipitation la trappe du plafond de verre qu'en entrant Bolenski avait ouverte distraitement.

 

– Qu'y a-t-il ? demanda Pitcher.

 

Le Noir grelottait de peur.

 

Pour toute réponse, il jeta sur la table du laboratoire l'objet qu'il dissimulait sous son burnous et qui n'était autre que le corps d'un jeune chacal.

 

– Que veux-tu que je fasse de cela, poltron ? dit le naturaliste :

 

Mais Pitcher poussa un cri de surprise. Machinalement, il avait passé la main sur le pelage de l'animal. Le chacal n'était plus qu'une sorte de long sac flasque, entièrement vidé de toute la substance vivante, une peau molle flottant autour d'un squelette.

 

Le capitaine Wad s'était rapproché, avait écarté les poils jaunes un peu en arrière de l'oreille. Il montra l'épiderme criblé de taches rouges.

 

– Je m'en doutais, murmura-t-il en baissant la voix, les mêmes taches sanglantes que sur la main et le poignet de master Frymcock !

 

« Ce chacal a été saigné à vif par l'invisible !…

 

– Ou par les invisibles… Qui nous dit que l'espèce humaine ne va pas être en butte à une invasion de ces monstres, troublés dans leurs retraites séculaires par le défrichement des forêts, les chemins de fer, les sous-marins et les aéroplanes ?

 

– Eh bien, nous lutterons ! s'écria Pitcher, avec une sorte d'enthousiasme.

 

« Si en dehors des notions connues que se trouvent ces monstres, nous aurons vite fait de trouver le défaut de la cuirasse.

 

« Ce ne serait pas la peine, vraiment, d'être les héritiers de tout ce que le génie humain a découvert depuis cinq mille ans pour se laisser vaincre à la première attaque !

 

« Ces invisibles buveurs de sang auraient pu avoir des chances de succès aux époques ignorantes de la Rome païenne où on les eût pris pour des dieux, au lugubre temps du Moyen Age, où on eût vu en eux des diables, maintenant non !

 

« La science est armée contre tous les ennemis, contre toutes les catastrophes et elle ne regarde rien comme impossible !

 

« Réjouissons-nous, au contraire, d'avoir été les premiers à éventer la présence de ces êtres étranges !

 

« À nous reviendra l'honneur d'une découverte immortelle !

 

Ces paroles avaient dissipé l'impression pénible causée par la trouvaille de Zarouk ; le Noir fut minutieusement interrogé.

 

Suivant son habitude, après le dîner, il était allé se reposer dans le jardin de la villa, au pied d'une des stèles de porphyre qui supportaient de grands vases de faïence de Nabeul, aux gais bariolages, tout près d'un antique olivier peut-être deux fois millénaire et dont les fruits allongés, de la variété que les Arabes appellent « dent de chameau », étaient déjà connus des Carthaginois.

 

Ses maîtres le savaient, chaque jour, Zarouk passait là de longues heures, la face éclairée d'un vague sourire, l'oreille tendue à tous les murmures, à tous les bruissements du jardin.

 

Ses sens, d'une suraiguë délicatesse, discernaient le battement d'ailes ou d'élytres et le bourdonnement particulier à chaque sorte d'insecte, le rampemou des caméléons et des couleuvres, la fuite sournoise des porcs-épics et des chats sauvages dans les branches. Il distinguait jusqu'au gémissement des arbres en travail de sève, jusqu'au craquement des graines mûres dont le soleil fait éclater les coques et lance au loin les semences.

 

De subtiles fragrances lui disaient la présence lointaine ou proche de chaque plante et de chaque bête.

 

Dans ces méditations extatiques, Zarouk éprouvait, centuplées, les vives jouissances que peut procurer à un dilettante une musique sublime exécutée par un orchestre parfait.

 

C'était sans doute au cours de ces ivresses que son ouïe et son odorat s'étaient si merveilleusement affinés, arrivaient à suppléer au sens de la vue.

 

Zarouk avait été tout à coup dérangé dans son extase par un battement d'ailes confus suivi bientôt d'un râle d'agonie.

 

Suant de peur, il n'avait pas bougé de sa cachette, reconnaissant de suite la présence de l'épouvantable « djinn ».

 

Enfin, le bruit avait cessé, le Noir s'était enhardi, et avait trouvé sans peine le corps vampirisé du chacal ; c'est alors que, tremblant de sa propre audace, il s'était réfugié dans le laboratoire.

 

Après le récit de Zarouk, il y eut un moment de silence, tous quatre demeuraient perdus dans leurs pensées.

 

– Sans doute, ces êtres hideux, dit enfin Bolenski, possèdent une intelligence formidable, car pourquoi ressembleraient-ils de façon si formelle à des cerveaux ?

 

La discussion reprit, plus acharnée et plus passionnante.

 

– Plus tard, sans doute, murmura pensivement le capitaine Wad, l'homme sera devenu pareil à ces gigantesques cerveaux ; c'est une évolution qui se produira certainement dans quelques centaines de siècles.

 

« C'est une vérité banale, que tout organe inutile se résorbe ; déjà – c'en est un exemple le plus simple – chez les civilisés, l'orteil s'atrophie ou même disparaît complètement.

 

« Je vous l'expliquais hier, à dîner, et c'est une indication que l'on doit à Berthelot, une nourriture chimiquement simplifiée amènera la résorption de l'intestin et de l'estomac, rendra par suite inutiles certaines fonctions du foie.

 

« L'homme, sustenté par des produits qu'il s'assimilera presque immédiatement, n'aura besoin que d'un tube digestif de plus en plus court.

 

« Plus tard même – j'en suis, certain – il arrivera à réparer l'usure quotidienne de l'organisme par l'injection directe d'une substance spéciale dans les artères.

 

« L'ensemble de l'appareil digestif n'aura plus de raison d'être.

 

– Je veux bien admettre, objecta Georges Darvel, que par la suppression graduelle des organes, ces monstres – appelons-les, si vous voulez, des Vampires, en souvenir des chauves-souris humaines décrites par mon frère – soient parvenus à n'être plus que des cerveaux, cela n'explique pas qu'ils soient invisibles.

 

« Puis enfin, le nez, les yeux, les oreilles, qui semblent chez eux ne plus exister qu'à l'état de rudiment ?…

 

– Je vais vous répondre, répliqua le capitaine, et cela sans même faire intervenir les rayons obscurs qui suffiraient cependant à justifier l'hypothèse.

 

« Tout récemment, un savant hongrois a réussi à rendre la vue à des aveugles en agissant directement sur les lobes optiques, c'est-à-dire sur les centres cérébraux qui commandent à la vision.

 

« Il y a là une donnée précieuse, un fait dont l'avenir montrera les conséquence incalculables.

 

« Selon moi, le mécanisme grossier des sens est appelé à disparaître ; la cellule nerveuse percevra, sans leur intermédiaire, toutes les impressions extérieures.

 

« Le goût, l'ouïe, l'odorat et le tact n'auront plus, pour ainsi dire, de raison d'être.

 

– Les Vampires, fit alors Georges Darvel, en seraient donc arrivés à cet état idéal que nous ne faisons que soupçonner ?

 

« Permettez-moi de vous dire qu'il s'offre à cette hypothèse séduisante bien des objections.

 

– Par exemple ?

 

– Pour n'en citer qu'une admettrez-vous la disparition des muscles et de la force musculaire ?

 

« Il me semble…

 

– Il vous semble à tort, continua le capitaine Wad, avec animation ; je vais ici poser une thèse dont l'énoncé fera bondir de colère tous les champions pugilistes, boxeurs, cyclistes, unijambistes et autres…

 

« Le muscle est un mécanisme lourd et grossier, une dépendance de l'appareil digestif dont le cerveau, arrivé à son summum de perfection n'aura nul besoin.

 

« C'est le muscle qui apparie l'être humain à l'animal, qui rabaisse sa dignité d'être pensant !

 

« À de rares exceptions près, les hommes de génie qui ont dominé le monde n'ont jamais possédé une grande vigueur physique.

 

« Ceux qui ont dompté les peuples et asservi l'univers ont été la plupart du temps d'un tempérament chétif.

 

« Personne ne songe à se représenter Newton, Louis XI, Sixte-Quint, Michel-Ange, Napoléon comme capables d'exploits athlétiques.

 

« L'esprit domine la matière, le cerveau dirige le monde !

 

« Par la puissance de leur intellect, l'énergie de leur volonté, des empereurs ou des philosophes ont tenu sous le joug des multitudes, du lit de douleur où ils étaient cloués.

 

« Voltaire, Renan, Descartes étaient débiles, valétudinaires.

 

« Je pourrais multiplier les exemples.

 

– Il suffit. J'ai compris… Alors, d'après vous, le muscle est appelé à disparaître.

 

– Mais, c'est évident ! Cela crève les yeux, il suffit de réfléchir un instant pour s'en convaincre.

 

– C'est une simple question de quelques centaines de siècles, interrompit Ralph Pitcher, non sans ironie.

 

– Sans doute, reprit le capitaine, mais déjà, à notre époque, l'habitant d'une grande capitale se sert de ses muscles de moins en moins.

 

« Grâce aux automobiles, aux chemins de fer, aux aéroplanes, il n'aura bientôt plus la peine de marcher.

 

« De moins en moins, il se soumet à porter des fardeaux.

 

« Bientôt, les aliments condensés lui épargneront la peine même de digérer.

 

« L'exercice physique ne sera plus qu'un luxe ou qu'un métier.

 

– Mais les travailleurs des champs et des usines, dit Georges, surpris de cet étrange paradoxe. Vous conviendrez avec moi…

 

– Qu'ils fournissent un labeur musculaire. D'accord ! Je n'ai jamais songé à le nier. Mais ce labeur tend à diminuer de jour en jour.

 

« Les machines, autrement dociles et puissantes que le travailleur, commencent à le remplacer partout.

 

« Le laboureur, le paysan lui-même a recours, pour faire sa récolte, aux batteuses, aux faucheuses électriques ou à vapeur.

 

« Il faudrait des centaines de chevaux pour exécuter le travail d'une seule locomotive, qu'un mécanicien dirige d'une simple pression de doigt sur la manette du régulateur.

 

« Le temps où la machine aura complètement remplacé l'homme est proche, très proche !…

 

Le capitaine fut interrompu au milieu de son éloquente tirade par un grondement de tonnerre.

 

L'orage, qui menaçait depuis si longtemps d'éclater, se déclarait enfin. Toutes discussions cessèrent pour la contemplation, à travers les murailles de verre, du fantastique spectacle.

 

L'orage semblait avoir pris pour centre d'attraction la vallée profonde au centre de laquelle s'élevait la villa.

 

L'atmosphère sans cesse déchirée par de gigantesques éclairs silencieux était livide. Les forêts lointaines, les plans heurtés du paysage se détachaient du sein des ténèbres, silhouettés en traits d'un feu bleu pâle. Par moments, le fluide s'épandait en larges nappes de clarté blême.

 

C'était comme si, tout à coup, on eût ouvert les écluses d'un vaste lac de lumière qui victorieusement submergeait les ténèbres, les forçait à reculer devant un flot impétueux de fantastiques rayons.

 

Les fontaines lumineuses, les pyrotechnies et même le bombardement d'une ville par une flotte de cuirassés n'eussent pu donner qu'une faible idée de ce spectacle grandiose.

 

La pluie s'était mise à tomber en gouttes énormes mais c'était une pluie spéciale, dont les lames phosphorescentes faisaient songer à quelque averse infernale.

 

Le Dante eût tiré de cette perspective bouleversée une des plus terribles descriptions, un des plus cruels épisodes de son Enfer.

 

Georges Darvel et ses amis contemplaient ce spectacle avec une admiration mêlée d'épouvante. Bien qu'habitués aux tempêtes fréquentes dans cette région, jamais ils n'avaient assisté à un cataclysme pareil.

 

Pensifs, ils songeaient à tout l'inconnu du monde qui nous entoure, à l'incertitude de notre science, si rudimentaire, si débile, réduite aux hypothèses dans tous les cas intéressants.

 

Ce n'était certes pas là un orage ordinaire ; comme dans un condensateur gigantesque, une effroyable accumulation de fluide s'était produite dans le cercle montagneux qui entourait la villa.

 

Le fantastique phénomène déroulait ses décors de flamme sans cesse renouvelés, depuis une heure déjà, lorsque son caractère se modifia brusquement.

 

Aux nappes horizontales et bleuâtres de fluides s'associèrent des éclairs verticaux, d'un rouge aveuglant, rayant le ciel d'une ligne droite parfaite, sans les brisures et les zigzags des éclairs ordinaires.

 

Ils crépitaient autour de la villa avec de sourdes explosions. Un vieux chêne-liège situé à cent pas de là fut atteint par l'un d'eux et s'écroula avec un fracas retentissant.

 

Ralph Pitcher et le capitaine Wad échangèrent un regard plein d'anxiété.

 

– Je ne croirai jamais que ce sont là des éclairs ordinaires, murmura le naturaliste en hochant la tête.

 

« Peut-être serait-il prudent de ne pas demeurer ici.

 

– Bah ! fit l'ingénieur Bolenski, vous croyez donc qu'il y a du danger ?

 

– Eh bien ! oui, je le crois, partons.

 

– Je ne suis pas de votre avis, s'écria dédaigneusement le Polonais, et je ne vois pas trop à quelle sorte de danger vous faites allusion.

 

« Croyez-vous que nous serons plus à l'abri dans la villa ?

 

« N'oubliez pas que ce laboratoire est pourvu de quatre paratonnerres.

 

Il ne put achever. Une seconde, une lueur éblouissante parut au-dessus du plafond de verre, qui flamboya comme un brasier.

 

Une seconde après une masse incandescente, une boule de feu s'abattait sur le laboratoire avec un épouvantable sifflement auquel succéda une sourde commotion.

 

À demi aveuglé par le météore, la main droite brûlée, les vêtements roussis, Georges Darvel s'était rejeté en arrière avec un grand cri.

 

Les parois de verre étaient en miettes : poussé par l'instinct de la conservation, le jeune homme s'était élancé sur la terrasse qui, on le sait, était de plain-pied avec le laboratoire.

 

Il revint presque aussitôt sur ses pas, en entendant les appels déchirants qui s'élevaient des décombres fumants.

 

À ce moment, un jet de flamme s'éleva, d'une blancheur éblouissante ; c'était la bonbonne d'éther et d'autres matières explosives qui prenaient feu.

 

Cette tragique clarté blanche qui montait toute droite vers le ciel zébré d'éclairs ajoutait à l'horreur sublime de la catastrophe.

 

Tout cela s'était produit avec une fulgurante rapidité, le drame n'avait pas duré en tout une minute.

 

Georges Darvel éprouvait aux yeux et aux mains une douleur atroce, il trébuchait dans les débris de verre cassé, la tête perdue il se sentait attiré vers la grande flamme blanche d'où partaient des hurlements atroces.

 

Tout à coup, un homme s'élança vers lui, la barbe et les vêtements brûlés, l'air d'un fou, gesticulant dans la flamme.

 

– Georges, mon cher enfant, est-ce vous ?

 

À la voix, Georges Darvel reconnut le naturaliste Pitcher.

 

– C'est vous, monsieur Ralph ? balbutia-t-il, c'est à peine si je vous vois !… J'ai les yeux pleins de sang, les prunelles brûlées !…

 

« Quelle chose effrayante !… Mais le capitaine Wad et M. Bolenski ?

 

– Morts tous deux, j'en suis certain… Et Zarouk ?

 

Pitcher montra une masse inerte à trois pas de là.

 

– Je ne sais, fit-il, s'il a été tué sur le coup ou s'il n'est qu'évanoui.

 

« Aidez-moi à l'emporter… Il ne faut pas que nous restions ici une minute de plus… Il y a du picrate et d'autres explosifs plus dangereux en bas ! Je suis surpris que tout n'ait pas déjà sauté !

 

Pitcher et Georges, affolés, emportèrent le corps de Zarouk et le portèrent à l'extrémité la plus éloignée de la terrasse.

 

– Il n'y a que l'aile qui renferme le laboratoire qui sautera, avait dit Pitcher.

 

Tous deux étaient stupides d'étonnement et de frayeur, après la secousse violente, le sursaut instinctif qui les avait fait prendre la fuite, ils demeuraient hébétés, épongeant avec leurs mouchoirs leurs prunelles ensanglantées.

 

Ils ne songeaient même pas à gagner la campagne, à se mettre tout à fait en sûreté, comme les serviteurs de la villa dont ils entendaient les cris d'effroi et qu'ils voyaient courir éperdument vers la forêt.

 

À cet instant, la silhouette maigre de Mr. Frymcock parut sur la terrasse.

 

– Eh bien, sir, fit-il, avec le plus grand calme, que se passe-t-il donc ?

 

« Le tonnerre est tombé sur le laboratoire ?

 

– Ce n'est pas le tonnerre, bégaya Pitcher, je ne sais pas ce que c'est… Wad et Bolesnski sont là-dessous.

 

Et il montra les décombres au-dessus desquels ondoyait comme un panache géant la grande flamme blanche de l'éther.

 

– Mais il faut les secourir !

 

– C'est inutile, d'ailleurs tout va sauter !…

 

Et Ralph Pitcher eut un ricanement de folie.

 

– Oui, tout va sauter, répéta Georges machinalement.

 

By God ! grommela Frymcock, la frayeur leur a fait perdre l'esprit ! Hé, sirs, cria-t-il, secouez cette stupeur, il faut combattre l'incendie, retirez s'il se peut de la fournaise le capitaine Wad et l'ingénieur.

 

Ralph Pitcher s'était redressé, il porta la main à son front avec une expression de lassitude et d'égarement. Son visage couturé de brûlures et de balafres causées par les éclats du verre était crispé par les efforts qu'il faisait pour reconquérir son sang-froid.

 

– Oui, murmura-t-il, il le faut ! Je vais vous aider… Je viens d'avoir une terrible crise d'abattement et de désespoir.

 

Stimulé par l'exemple, Georges s'était levé à son tour.

 

– Allons, un peu de courage, sirs, dit Frymcock, à nous trois, nous pouvons peut-être faire la part du fléau.

 

« Si je savais seulement où sont les bombes extinctrices.

 

Tout près d'ici, il en existe une réserve sur chaque terrasse de la villa, dit Ralph qui se remettait lentement de la terrifiante secousse ; mais il y a mieux. Je vais ouvrir le compteur de gaz ignifuge.

 

« Que n'y ai-je songé il y a un instant !

 

Comme beaucoup d'habitations, la villa était pourvue de ces bombes de verre qui, en se cassant, dégagent des gaz impropres à la combustion ; mais pour comble de précaution, à proximité du laboratoire, il existait un gazomètre rempli de gaz alcalin, en volume assez considérable pour éteindre le plus violent incendie.

 

Sans se soucier du danger d'explosion toujours imminent, Ralph Pitcher alla tourner la clef du compteur pendant que, de leur côté, Georges Darvel et Frymcock ouvraient les robinets des réservoirs d'eau placés sur la terrasse.

 

En quelques minutes, les flammes disparurent pour faire place à une masse de vapeur âcre et nauséabonde ; le danger d'explosion était conjuré. La villa se trouvait comme enveloppée d'un nuage blanchâtre.

 

Quand il se fut un peu dissipé, Ralph et ses deux compagnons auxquels s'était joint le Noir Zarouk qui, décidément, n'était qu'évanoui, s'avancèrent à travers les décombres fumants armés de lanternes qu'était allée chercher la petite Chérifa, la seule de tout le personnel de la villa qui n'eût pas pris la fuite.

 

Le spectacle était lamentable.

 

Du merveilleux laboratoire aux parois de verre, il ne restait plus que les quatre poutrelles d'acier de l'armature ; les instruments précieux qui avaient coûté tant d'efforts et tant d'argent étaient en miettes ; noircie et grotesquement tordue par la violence du feu, la statue qui soutenait les appareils téléphoniques gisait parmi les ferrailles. Au centre de la pièce, un trou noir se creusait, un abîme fumant à demi comblé par les débris.

 

Sur le bord, les sauveteurs trouvèrent le corps de Bolenski, hideusement défiguré, la cervelle s'échappait du crâne fendu comme par un coup de hache.

 

Le malheureux ingénieur avait les yeux tout grands ouverts, il avait dû être tué avec une rapidité instantanée ; son visage gardait encore une sorte de sourire que les caillots de sang et les balafres des brûlures rendaient atroce.

 

– Pauvre Bolenski, murmura Pitcher, essayant de leur cacher les larmes qui coulaient de ses yeux, lui si plein d'enthousiasme et de vie, il n'y a qu'un instant !…

 

« J'ai beau faire, j'ai beau chercher, je ne m'explique pas une telle catastrophe…

 

– Si seulement le capitaine Wad avait pu être préservé, murmura Georges Darvel. Cherchons. Qui sait ?

 

– Je n'ai plus d'espoir, dit Ralph, il est là !

 

Et il montrait l'abîme béant à leurs pieds.

 

– Il faut pourtant que nous sachions, déclara Frymcock. Si vous voulez, je descendrai le premier.

 

– Inutile que tu exposes ta vie, interrompit Zarouk, je descendrai si on le veut.

 

– C'est moi qui descendrai, dit Georges Darvel à son tour…

 

À ce moment, les sons d'une trompe d'automobile retentirent dans la nuit, dominant le grondement du tonnerre.

 

– Miss Alberte ! C'est elle, s'écria Pitcher avec désespoir.

 

« Comment lui dire que Bolenski et le capitaine sont morts ?

 

Tous quatre se regardèrent, consternés.

 

Les sons de la trompe se rapprochaient.

 

– Il faut prendre une décision, dit Ralph Pitcher… J'irai ou plutôt non allons-y tous ; c'est le meilleur parti à prendre.

 

La mort dans l'âme, ils se résolurent enfin à descendre, traversèrent le patio dont la belle mosaïque était noircie par la fumée, ils atteignirent la porte d'entrée au moment même où l'auto faisait halte.

 

VI UN ÉTRANGE MÉTÉORITE

 

À la lueur des phares de l'automobile, miss Alberte Téramond parut à Georges d'une pâleur mortelle, ses yeux bleus étaient soulignés d'un cercle lilas et ses cheveux d'or sombre en désordre, son costume de voyage moucheté de boue.

 

Nerveusement, elle avait sauté à terre.

 

– J'espère, master Pitcher, demanda-t-elle haletante d'angoisse, que tout se borne à des pertes matérielles !… J'ai vu la lueur de l'incendie… J'ai compris que la foudre était tombée sur la villa.

 

Et apercevant Georges, qui s'inclinait timidement :

 

– Monsieur Darvel, sans doute ? Soyez le bienvenu… Mais je ne vois pas le capitaine et M. Bolenski ?

 

Elle avait parlé avec tant de volubilité que Pitcher n'avait pas eu le loisir de répondre.

 

– Miss, balbutia-t-il en tremblant.

 

– Mais vous êtes atrocement brûlé, mon pauvre Pitcher ! continua-t-elle, dans le désarroi de son émotion, et vous aussi monsieur Darvel !

 

« Ah ! voici Chérifa et Mr. Frymcock, sains et saufs heureusement.

 

Puis frappée de la consternation peinte sur tous les visages :

 

– Alors, personne ne veut me donner des nouvelles du capitaine Wad et de M. Bolenski ?

 

« Parlez, que je sache au moins, que je ne reste pas dans cette horrible incertitude.

 

– Miss, balbutia Pitcher, en raffermissant sa voix, nos deux amis ont péri dans la catastrophe… Telle est la douloureuse vérité !

 

Il y eut quelques minutes d'un silence poignant ; la jeune fille demeurait comme pétrifiée par la fatale nouvelle.

 

Elle ne sortit de cet état d'abattement que pour pleurer à chaudes larmes.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle en sanglotant, mais c'est terrible ! Songer qu'avec mes milliards, je ne puis même pas donner la sécurité de l'existence à mes amis les plus chers !

 

« Qui remplacera jamais leur dévouement, leur science, leur infinie bonté ?

 

Cependant, il y avait trop de latente énergie dans l'âme de la fille du spéculateur mort de joie pour qu'elle demeurât longtemps plongée dans le désespoir.

 

La réaction se fit chez elle avec une extraordinaire promptitude.

 

En quelques phrases rapides, elle se fit minutieusement expliquer par Pitcher les circonstances du sinistre événement.

 

– Peut-être, dit-elle, le capitaine Wad n'est-il que blessé, a-t-il été miraculeusement préservé comme il arrive si souvent dans ces sortes de catastrophe.

 

« Il est de notre devoir de tout faire pour le sauver.

 

« Je ne prendrai aucun repos avant d'être fixée sur son sort…

 

Chérifa s'était avancée vers sa maîtresse dont elle embrassait les mains avec émotion.

 

– J'étais tellement inquiète, murmura-t-elle, la tempête a dû être terrible en mer !…

 

– Oui, j'ai bien cru que le Conqueror n'atteindrait jamais le port de Tabarka, la mer roulait des vagues de flamme, les nuages même semblaient flamber.

 

« Il y avait de brusques accalmies, puis tout à coup une lame de fond haute comme une montagne lançait le yacht à une hauteur vertigineuse…

 

« Deux hommes ont été emportés par-dessus bord et noyés.

 

« Les marins ont déclaré qu'ils n'avaient jamais assisté à une si étrange tempête ; jamais le capitaine, qui navigue depuis quarante ans, n'avait vu les terrifiants et inexplicables météores de cette nuit d'horreur.

 

– Tu sembles épuisée de fatigue, reprit Chérifa avec insistance ; malgré le désarroi où nous sommes, un souper t'attend…

 

– Il s'agit bien de cela, s'écria miss Alberte avec impatience.

 

« Je te remercie de ton attention, mais aide-nous plutôt à sauver le capitaine s'il en est encore temps.

 

Chérifa ne répliqua pas, elle suivit miss Alberte qui déjà s'était élancée vers le laboratoire.

 

Zarouk avait mis ces quelques minutes à profit pour se procurer des torches, ainsi que des pioches et des pelles qu'il avait prises dans la cabane du jardinier.

 

Tout en gravissant l'escalier, la jeune fille demanda à Ralph Pitcher à quelle cause il attribuait la catastrophe.

 

– Je ne pourrais rien affirmer, répondit le naturaliste encore tout bouleversé, je suppose pourtant que c'est la foudre…

 

– Cependant le laboratoire était muni de paratonnerres.

 

– Il y a, vous le savez peut-être, des cas où les paratonnerres les plus savamment construits sont inutiles et cela sans qu'on puisse s'expliquer pourquoi…

 

« Je vous l'ai dit, nous sommes victimes d'un phénomène tout à fait anormal et extraordinaire.

 

– Mais vous avez parlé d'une boule de feu ?

 

– La foudre prend très souvent cette forme… Véritablement, je ne puis rien affirmer.

 

– Nous, allons être fixés à l'instant.

 

Passant par l'escalier intérieur, ils étaient arrivés à la porte de l'officine, qui se trouvait immédiatement au-dessous du laboratoire de verre.

 

Ralph Pitcher ouvrit ; un chaos de poutres rompues, d'appareils brisés, de meubles à demi consumés apparut, l'odeur délétère des gaz qui avaient servi à éteindre le feu montait en irritantes bouffées.

 

– Miss, dit encore le naturaliste, vous savez qu'il y a là une bonbonne de picrate ; c'est un vrai miracle qu'elle n'ait pas sauté.

 

« Le feu peut couver encore. Il suffit du choc d'un coup de pioche pour déterminer l'explosion… Retirez-vous, je vous en conjure ; il est de la dernière imprudence de risquer votre existence dans ces décombres fumants.

 

– Vous vous exposez bien, monsieur Pitcher, répliqua la jeune fille d'une voix brève. C'est à moi qu'il appartient de donner l'exemple à tous.

 

– Nous, ce n'est pas la même chose, grommela le naturaliste avec mécontentement. N'est-ce pas notre métier à nous autres, savants, de lutter avec les phénomènes chimiques ou physiques ?

 

– N'insistez pas davantage, monsieur Pitcher, dit-elle d'une voix qui n'admettait pas de réplique. Je considère qu'il est de mon devoir de partager le danger, s'il y en a un…

 

Pitcher se tut, comprenant que ses efforts étaient inutiles. Il distribua les outils à Georges Darvel, à Zarouk et à Frimcock. Miss Alberte et Chérifa s'étaient emparées chacune d'une torche.

 

Les lanternes posées à terre achevaient d'éclairer cette scène de désolation. Au centre des ruines, le gouffre circulaire ouvrait ses profondeurs béantes d'où émergeaient des tronçons de poutrelles d'acier pareils aux agrès d'un vaisseau désemparé.

 

Avec mille précautions, on commença le déblaiement ; les poutres et les blocs étaient enlevés et portés sur la terrasse ; les flacons de produits chimiques, dont beaucoup étaient demeurés intacts, étaient placés à part dans un angle isolé.

 

Les travailleurs poursuivirent cette tâche une heure entière avec acharnement sans trouver la moindre trace du capitaine.

 

Miss Alberte était désespérée ; elle ne pouvait s'empêcher d'accabler de questions Ralph Pitcher.

 

– Comment se fait-il que nous ne trouvions rien ? demanda-t-elle. Le capitaine aurait-il été réduit en cendres par la foudre ?

 

– Ce n'est pas la foudre, répliqua le naturaliste, après un moment de réflexion. S'il en était ainsi, le cuivre et l'acier auraient fondu. Au contraire, la section des poutrelles est nette et brillante comme une cassure. Il faut admettre qu'elle ait cédé sous la pression d'une masse considérable…

 

Tout à coup, il s'interrompit, sa pioche venait de heurter la cuirasse d'osier d'une énorme bonbonne.

 

– Le picrate ! s'écria-t-il, c'est une vraie chance que je n'ai pas frappé plus fort.

 

« Je suis encore émerveillé que la villa tout entière n'ait pas sauté. Quand on pense qu'il eût suffit d'un simple heurt pour amener la déflagration.

 

« Ce gros fragment de la voûte qui est tombé juste au-dessus a formé à la bonbonne une espèce de niche protectrice, sa cuirasse d'osier n'a même pas eu une égratignure.

 

Le redoutable explosif fut doucement tiré de son alvéole et mis en sûreté sur la terrasse.

 

Pitcher demeurait perdu dans ses réflexions.

 

– Je respire, murmura-t-il, c'était tout à l'heure comme si nous avions eu un volcan sous les pieds.

 

« Le corps de notre pauvre ami ne se trouve pas ici, la masse incandescente à dû l'entraîner dans sa chute en effondrant les étages du dessous.

 

« Nous avons mal combiné nos recherches ; c'est ma faute aussi.

 

Ils arrivaient peu à peu à se rendre compte du terrible phénomène.

 

Le bloc incandescent dont ils ne s'expliquaient pas encore la nature avait traversé comme un boulet de canon tombé perpendiculairement tous les étages situés au-dessous du laboratoire.

 

On descendit dans la pièce inférieure qui était une salle de bains à la mode arabe, un « hammam » tunisien aux murailles de marbre blanc.

 

Il n'y avait là que de rares débris ; mais sur le bord du gouffre circulaire qui se creusait dans le dallage de mosaïque Georges Darvel montra silencieusement à miss Alberte une longue traînée de sang.

 

– Descendons encore, murmura tristement la jeune fille.

 

– Savez-vous, dit tout à coup Pitcher, à quoi je pensais ? Cette catastrophe a d'étranges points de rapports avec celle qui amené la mort du vieil Ardavena.

 

– Qu'en concluez-vous ?

 

– C'est que nous sommes victimes d'un phénomène atmosphérique assez commun… C'est un simple météore, un bolide, ou si vous aimez mieux une étoile filante de grande dimension qui s'est abattue sur la villa.

 

– Mais ce bolide ?

 

– C'est lui qui a creusé le trou circulaire comme un boulet de canon traverse les diverses cloisons d'une coque de navire.

 

« Je l'affirme maintenant sans crainte de me tromper ; le bolide est là à nos pieds au fond du trou.

 

Ces paroles produisirent une profonde émotion dans l'âme de la jeune fille ; elle et Georges Darvel se regardèrent sans oser préciser la pensée qui leur venait à tous deux.

 

Sans un mot, tous se hâtèrent vers l'étage inférieur ; il était occupé par d'immenses caves voûtées qui remontaient à l'époque de l'occupation romaine.

 

Toute cette partie de la Tunisie est, on le sait, couverte de ruines gigantesques datant de cette époque. La villa était bâtie sur l'emplacement d'une ancienne forteresse, et l'architecte n'avait eu qu'à utiliser les matériaux tout préparés trouvés là en abondance.

 

Les caves demeurées presque intactes avaient été sans nulle peine appropriées à leur nouvelle destination.

 

Avec leurs lourdes voûtes surbaissées, leurs piliers trapus, faits de gros blocs indestructiblement unis par le ciment romain, c'étaient plutôt des cryptes que des caves.

 

C'est à l'une des extrémités de ce souterrain qu'avait été installée la machine à vapeur qui actionnait les dynamos indispensables à l'éclairage, au chauffage et aux autres services électriques de la villa.

 

Mais le foyer du générateur s'éteignait, le chauffeur et le mécanicien s'étaient enfuis pris d'une panique, s'imaginant sans doute que la villa s'écroulait sur eux. C'était encore un hasard que le bolide ne les eût pas tués en écrasant la machine.

 

Il était en effet tombé à quelques mètres seulement.

 

– J'en étais sûr, s'écria Pitcher, en brandissant sa torche frénétiquement, c'est bien un bolide ! Et un bolide sphérique ! Le voici, à moitié enfoncé dans le sol…

 

Tous se précipitèrent. La lueur des torches montra un globe d'environ trois mètres de diamètre qu'on eût dit taillé dans une sorte de granit à demi vitrifié, à la surface dure et grenue, toute scintillante de mica.

 

Une buée épaisse flottait tout autour. Frymcock, qui s'était élancé des premiers, se rejeta tout à coup en arrière en poussant un cri de douleur.

 

Il avait imprudemment porté la main sur le météore encore incandescent et il s'était gravement brûlé la paume de l'extrémité des doigts.

 

By Jove ! s'écria-t-il avec une grimace, c'est aussi chaud que du fer rouge !

 

– Le capitaine est là-dessous, fit Pitcher douloureusement.

 

– Qui sait ? murmura miss Alberte. Tant que nous n'aurons pas retrouvé son cadavre, nous avons le droit d'espérer.

 

– Malheureusement, dit Georges Darvel, avec un frisson d'horreur, il n'y a plus de doute possible.

 

Et il montrait avec épouvante une main crispée et à demi calciné engagée sous le bloc pierreux.

 

Miss Alberte ferma les yeux, son beau visage se couvrit des ombres de la mort, elle dut faire sur elle-même un incroyable effort pour ne pas tomber évanouie.

 

Pitcher pleurait comme un enfant.

 

Tous demeuraient consternés.

 

– Retirez-vous, miss, murmura doucement Darvel, épargnez-vous le lamentable spectacle… Nous vous en supplions.

 

– Non, s'écria-t-elle avec un sanglot étouffé, je resterai jusqu'au bout. Je ne peux croire encore malgré l'évidence à la hideuse vérité… Si vous saviez combien j'aimais le capitaine Wad… Si vous aviez pu apprécier comme moi son dévouement, sa modestie, sa science profonde… je le regardais presque comme un père…

 

Silencieusement, on se remit au travail pour dégager le corps.

 

Il ne fallait pas songer à déplacer l'énorme bloc encore brûlant, il était plus simple d'essayer de le briser, les minéraux à consistance cristalline étant souvent très friables.

 

Georges Darvel donna un premier coup de pioche.

 

Un large fragment se détacha. Le jeune homme demeura surpris de voir que l'intérieur du météorite n'était pas de la même couleur que la partie superficielle.

 

Celle-ci était d'un brun rougeâtre avec des tâches vertes comme certains grès obtenus à de hautes températures ; au-dessous de cette espèce d'écorce s'étendait une substance blanche, sillonnée par des tubes de couleur rouge ; quelques-uns de ces tubes, terminés en pointe effilée avaient été cassés par la pioche et laissaient échapper des gouttelettes d'un liquide épais.

 

Le jeune homme s'était arrêté, plein d'hésitation.

 

– Que dois-je faire, monsieur Pitcher ? demanda-t-il. Jamais aucune relation scientifique n'a fait mention d'un aérolithe constitué de la sorte.

 

– Simple cristallisation, grommela le naturaliste comme distrait par son chagrin.

 

– Je n'ai jamais vu de cristallisation renfermant un liquide intérieur. Puis ce bloc est aussi régulier que s'il avait été façonné de main d'homme.

 

« J'ai le pressentiment que nous sommes sur la voie de quelque chose d'extraordinaire !…

 

« Sachez que cette bizarre pierre vient peut-être de quelque planète lointaine… Si je la réduis en poussière, il sera impossible de l'étudier.

 

« Je ne sais si, vraiment, je dois continuer…

 

Tous haletaient d'impatience.

 

Miss Alberte et Ralph Pitcher échangèrent un étrange regard.

 

– Continuez, dit précipitamment le naturaliste ; mais agissez de façon à faire le moins possible de petits fragments.

 

Georges venait d'approcher avec précaution sa main du débris abattu.

 

– Voici bien une autre chose, murmura-t-il fiévreusement : la surface de la sphère est brûlante, l'intérieur est parfaitement froid, presque glacé.

 

– Comment expliquez-vous cela ?

 

– Je ne sais pas, fit Pitcher anxieusement. Continuons.

 

D'une main tremblante, Georges Darvel donna un second coup de pioche ; un plus gros morceau du bloc se détacha.

 

Un même cri de stupeur monta de toutes les poitrines.

 

Un pied humain venait d'apparaître, délivré tout à coup de la gangue pierreuse où il était enseveli.

 

Georges avait jeté la pioche, en proie à une terrible émotion.

 

– Un homme ! bégaya-t-il, la tête perdue, un homme !

 

– Il y a un homme dans ce bloc !

 

– Un cadavre tout au plus, murmura Pitcher douloureusement.

 

– N'importe, je veux voir ! s’écria Georges avec exaltation.

 

« Mais vous ne comprenez donc pas, ajouta-t-il d'une voix rauque, que c'est Robert Darvel, que c'est mon frère, qui est là, là ! enseveli dans une pierre ! …

 

« Mort ou vivant : je veux savoir !

 

– Comment voulez-vous qu'il soit vivant ? dit tristement Pitcher.

 

« Il y a dix minutes que j'ai la même pensée que vous, mais je n'osais pas, je ne pouvais pas parler !…

 

Et il montrait d'un geste miss Alberte qui, frappée au cœur, la face blême, s'appuyait sur l'épaule de Chérifa pour ne pas défaillir.

 

Mais elle s'était brusquement redressée, l'œil en feu, le bras tendu, toute vibrante d'un espoir insensé.

 

À la lueur des torches sous les hautes voûtes, sa beauté délicate prenait quelque chose de tragique ; on eût dit quelque sanglante héroïne du vieil Eschyle prenant à témoin les dieux.

 

– Non, messieurs, dit-elle solennellement ; Robert Darvel n'est pas mort, il ne peut pas être mort. Un homme comme lui ne succombe pas ainsi. Une voix secrète me crie qu'il a triomphé !

 

« Croyez-moi, je vous en supplie. Robert est vivant.

 

Et elle ajouta avec l'accent de la foi la plus aveugle :

 

– Serait-il ici s'il avait péri ? Rien n'est impossible au conquérant du ciel ! S'il est revenu, c'est qu'il l'a voulu.

 

Pitcher se sentait ébranlé dans sa conviction par cette parole ardente ; il essayait vainement de ressaisir son sang-froid ; ses artères battaient à grands coups, il se sentait en proie au vertige.

 

– Mais, balbutia-t-il, nous ne savons même pas encore si c'est à Robert Darvel que nous avons affaire.

 

Il n'avait pas achevé sa phrase que Georges, reprenant sa pioche avec une sorte de fureur sacrée, se mettait à frapper à tort et à travers sur le bloc.

 

C'était une sorte de démence. Sous ses coups, de larges fragments se détachèrent, les tubes intérieurs broyés laissaient échapper un liquide puissamment aromatique.

 

Pichet dut modérer cette furie.

 

– Mais prenez donc garde, lui dit-il, vous cognez comme un sourd. Vous pouvez le blesser…

 

Le jeune homme, frappé de cette réflexion, continua son œuvre avec plus de mesure.

 

Maintenant une apparence humaine se détachait peu à peu du bloc comme la statue qu'ébauche un sculpteur enthousiaste.

 

Accroupie, recroquevillée en boule, les genoux au menton, les mains croisées au-dessous des genoux cette forme encore vague était dans la même position que les Guanches des îles Açores – descendants des Atlantes – et certains peuples Incas ont donnée à leurs momies, dont quelques-unes sont renfermées dans de grandes urnes d'argile.

 

Pitcher, frappé de cette similitude, hocha la tête avec découragement.

 

Pourtant, il remarqua que les tubes que brisait la pioche de Georges Darvel étaient élargis à leur base et effilés à leur extrémité, cette base était appliquée sur l'épiderme comme les piquants d'un oursin sur sa coque : il pensa que ces tubes, qui paraissaient formés d'une sorte de verre, renfermaient des liquides antiseptiques destinés à conserver la momie.

 

Mais cette explication ne le satisfit pas. Il ne se rappelait avoir lu nulle part la description d'un semblable dispositif.

 

Pendant qu'il se livrait à ces réflexions, le torse avait été complètement dégagé ; il ne restait plus que le visage à découvrir.

 

Georges s'était arrêté comme en proie à une suprême hésitation.

 

Il n'osait soulever le dernier voile. Son cœur se serrait affreusement à la pensée de la déception qui peut-être l'attendait.

 

D'ailleurs, le corps gardait sa singulière position avec une rigidité inerte.

 

– Finissez, murmura miss Alberte. Qu'au moins nous sortions de cette incertitude maudite, que nous sachions !

 

– Je n'en ai pas le courage, balbutia le jeune homme, la gorge étreinte par l'angoisse.

 

– Ce sera donc moi, fit Pitcher, en s'avançant armé d'un canif à large lame. D'une main mal assurée, il commença à enlever avec précaution la croûte pierreuse mélangée aux débris des tubes.

 

Il éprouva d'ailleurs à ce travail moins de peine qu'il ne s'y était attendu ; en glissant avec précaution la lame contre la joue et en appuyant doucement, le masque de pierre cessa d'adhérer et se détacha tout d'une pièce.

 

Une face apparut, amaigrie et décolorée, les yeux clos, mais d'une puissance et d'une noblesse de lignes idéales, avec le front très haut et la bouche gracieusement dessinée, où semblait errer encore un vague sourire.

 

– Robert !

 

– Mon frère !…

 

Les deux cris étaient partis en même temps. Mais cette fois, chez miss Alberte, la secousse avait été trop violente.

 

Ralph Pitcher et Chérifa n'eurent que le temps de s'élancer pour la recevoir évanouie dans leurs bras.

 

Mais c'est à peine si George Darvel y prit garde. Les yeux brillants de fièvre, avec des gestes de démence, il s'était précipité vers le corps inerte, si miraculeusement exhumé de son cercueil de pierre.

 

Il mit la main sur le front de Robert ; il était glacé. Il épia les fugitifs battements du cœur ; la poitrine était immobile et froide.

 

– Il est mort, balbutia-t-il, et il s'affaissa atterré parmi les débris de la sphère, en proie au plus affreux désespoir.

 

À deux pas de lui, le Noir Zarouk souriait d'un énigmatique sourire.

 

VII UNE MÉDICATION ÉNERGIQUE

 

La pâleur mélancolique d'une aube pluvieuse éclairait les désastres de la veille ; dans la forêt, maints arbres avaient été rompus ou déracinés, le sol raviné roulait des torrents d'eau rougie par les argiles couleur de sang, et tout le majestueux paysage disparaissait, comme derrière un voile, sous les blêmes hachures d'une averse lente qui semblait ne devoir jamais finir.

 

À la villa, les serviteurs étaient revenus un à un remis de leur panique, quoique persuadés au fond que c'étaient les « sorciers » que protégeait leur maîtresse dont les maléfices avaient attiré le feu du ciel, creusé l'abîme géant que l'on voyait à la place du beau laboratoire aux parois de cristal.

 

Par les soins de Mr. Frymcock, les corps atrocement défigurés du capitaine Wad et de l'ingénieur Bolenski avaient été déposés dans une salle transformée en chapelle ardente en attendant que fussent célébrées de solennelles funérailles.

 

Tout semblait revenu à l'ordre accoutumé, seulement il avait été interdit à tous les serviteurs de pénétrer dans la chambre qui avait été celle du capitaine Wad, sous quelque prétexte que ce fût.

 

Là, le mystérieux drame se continuait avec de poignantes péripéties.

 

C'est là qu'avait été transporté le corps de Robert Darvel.

 

En constatant que l'ingénieur offrait tous les signes que l'on s'est habitué à regarder comme ceux d'une mort certaine, Ralph Pitcher et miss Alberte elle-même ne s'étaient pas d'abord découragés.

 

Ils avaient même rassuré Georges ; ils lui avaient expliqué que ces apparences de mort étaient loin de présenter une certitude ; ils lui avaient raconté les prodiges dont ils avaient été témoins aux Indes, les sommeils et les résurrections inouïes des yoghis du monastère de Chelambrum.

 

Georges s'était repris à espérer ; Alberte, revenue de son évanouissement, s'était elle-même occupée de toutes les dispositions nécessaires.

 

Robert avait été déposé sur le lit et enveloppé de couvertures brûlantes. On avait usé pour le rappeler à la vie de tous les révulsifs possibles, on l'avait énergiquement frictionné, on lui avait appliqué de corrosifs sinapismes sur la plante des pieds on avait même réussi à lui faire absorber, à l'aide d'une sonde, quelques gouttes d'un cordial puissant.

 

Tout avait été inutile.

 

Le jour se levait et Robert Darvel n'avait pas donné le plus léger symptôme de sensibilité.

 

Le découragement se glissait dans les âmes.

 

– Vous voyez bien, murmura Georges Darvel avec une infinie tristesse, mon frère est mort !

 

– Ne dites pas cela, répliqua miss Alberte, ayez un peu plus de confiance dans notre dévouement et dans le génie de votre frère.

 

« Sans doute, l'heure qu'il a calculée pour son retour à la vie n'est-elle pas encore venue.

 

« Ne désespérons pas, soyons patients…

 

Mais la jeune fille avait prononcé ces mots avec une sorte de lassitude. On sentait qu'elle-même n'avait plus la même foi dans le triomphe, le même enthousiasme superbe qui, peu d'heures auparavant, galvanisait le scepticisme de Pitcher, réchauffait la tristesse accablée de Georges.

 

C'était maintenant lui, Pitcher, qui montrait le plus d'ardeur, on eût dit que l'inutilité de ses tentatives ne faisait que lui inspirer plus de zèle.

 

Goddam ! s'écria-t-il, il faut, miss Alberte, que vous envoyiez l'automobile à Tunis ou à Bizerte…

 

– Pourquoi cela ?

 

– Pour ramener le meilleur chirurgien qui se pourra trouver.

 

« Il y a une opération à tenter, une opération désespérée, mais qui réussit dix fois sur cent. Dites vite…

 

– Le massage du cœur… Dame, c'est très audacieux, comme je vous le disais, cela réussit dix fois sur cent, et beaucoup de praticiens ne voudraient pas s'y risquer… L'opérateur sectionne les muscles de la poitrine, il scie deux côtes et ouvre un « volet » dans le sternum.

 

« Le cœur, une fois à nu, il le prend, le comprime, essaye de le remettre en mouvement, comme on met en branle le balancier d'une horloge arrêtée…

 

– Oui, sans doute, fit Georges Darvel avec un imperceptible haussement d'épaules, j'ai lu cela aussi, quelque part ; mais cette opération, la plus hasardeuse qui soit, n'a jamais été tentée que sur des sujets dont le cœur avait cessé de battre depuis très peu de temps. Le cas n'est pas le même…

 

– Il n'importe, fit Alberte, il est de notre devoir de rien négliger.

 

Déjà elle s'était penchée vers le transmetteur du téléphone d'appartement et donnait des ordres.

 

– Voilà qui est fait, dit-elle au bout d'un instant, l'auto va partir dans dix minutes et sera de retour à midi avec le chirurgien de l'hôpital de Bizerte…

 

– Et pourtant, objecta encore Georges Darvel, si mon frère n'avait fixé son réveil qu'à une date plus éloignée, comme le rapportait tout à l'heure monsieur Pitcher, ne serait-ce pas une monstruosité de le disséquer ainsi tout vivant ?

 

– Sans doute, répondit miss Alberte ; mais le docteur nous donnera peut-être quelque bonne idée.

 

– Je vous demande mille pardons, miss, interrompit Frymcock jusqu'alors immobile et silencieux dans son coin ; mais en attendant l'arrivée du docteur qui peut tarder, il y a certains moyens que l'on pourrait employer et auxquels nous n'avons pas eu recours jusqu'ici.

 

« Par exemple l'application d'un courant électrique, les piqûres d'éther dont on a quelquefois obtenu de surprenants résultats.

 

Pitcher avait bondi.

 

– L'électricité ! s'écria-t-il. Comment n'ai-je pas pensé à cela ?

 

« Heureusement que nous disposons d'un courant…

 

Il s'était précipité hors de la chambre, il revint aussitôt muni des instruments nécessaires ; après avoir pratiqué une légère incision à l'épaule et au genou de Robert Darvel, il y appliqua l'extrémité de deux conducteurs et lança le courant.

 

L'effet fut instantané, les jambes et les bras se détendirent, les yeux s'ouvrirent. Le corps avait maintenant quitté son attitude de momie pour s'allonger horizontalement sur le lit.

 

– Je savais bien ! s'écria Pitcher triomphalement.

 

– Cela ne prouve pas grand-chose, répliqua miss Alberte, vous savez comme moi que le courant électrique imprime aux cadavres de pareils mouvements… Les muscles ont remué, il est vrai, mais la froideur et la rigidité subsistent, les yeux sont fixes et le cœur…

 

– Attendez un peu, miss, s'écria fougueusement le naturaliste, je vais appliquer maintenant un courant extrêmement faible et lent, pendant un certain temps, puis je ferai une piqûre d'éther.

 

Tous s'étaient approchés, n'ayant plus grand espoir, mais anxieux quand même.

 

L'effet du courant parut d'abord à peine appréciable.

 

Cependant Pitcher, optimiste quand même, fit remarquer que les muscles et les jointures avaient graduellement perdu de leur rigidité.

 

L'application fut continuée et eut pour résultat d'amener une détente sensible des muscles du visage, le corps entier avait repris une certaine souplesse.

 

– Voici le moment de faire la piqûre, dit le naturaliste, en essayant de surmonter le trouble qui l'envahissait.

 

Pendant qu'il chargeait avec précaution la seringue de Pravaz, tous le regardaient pleins d'angoisse.

 

Tous connaissaient l'action énergique de l'éther qui, injecté dans les veines, galvanise pour quelques instants les agonisants eux-mêmes.

 

Si cette médication était inefficace, il fallait abandonner toute espérance.

 

Miss Alberte, les yeux brillants de fièvre, regardait Pitcher qui lentement enfonçait l'aiguille creuse sous l'épiderme de l'avant-bras.

 

Trois secondes s'écoulèrent au milieu d'un effrayant silence.

 

Le corps de pompe de cristal de la minuscule seringue était vide : Robert Darvel demeurait toujours insensible.

 

Miss Alberte, le cœur horriblement serré, échangea avec Georges un regard de détresse.

 

Tous deux en ce moment auraient donné volontiers des années de leur vie pour être plus vieux de quelques minutes.

 

Enfin le visage de Robert se colora d'une roseur légère, ses paupières battirent, tout son torse fut agité d'un faible mouvement, puis il fit un effort pour se dresser sur son séant, promena autour de lui un regard inconscient et vide et retomba sur l'oreiller.

 

– Il vit ! s'écria la jeune fille dans l'ivresse de son bonheur.

 

Pitcher eut un geste pour imposer silence à cette joie exubérante.

 

– Il vit, sans doute, murmura-t-il à demi voix ; mais le fil qui le rattache à l'existence est si ténu que le moindre choc suffirait pour le rompre. Il n'a même pas eu la force de se soulever, ses regards demeurent hébétés et vagues.

 

« Je n'ose faire une seconde piqûre, je ne sais s'il sera assez fort pour la supporter…

 

Les frictions furent recommencées avec plus d'énergie ; mais l'ingénieur demeurait dans un état de stupeur profonde, comme s'il eût été en catalepsie. Il ne reconnaissait aucun de ceux qui l'entouraient, et c'est à peine si le faible battement des artères montrait que l'étincelle vitale n'était pas complètement éteinte dans ce corps usé par les fatigues et les périls.

 

Ralph Pitcher fronçait les sourcils, hanté par la crainte de voir ce presque agonisant retomber pour n'en plus sortir dans son immobilité première.

 

Tout à coup, il se tourna vers Georges.

 

– Qu'avez-vous fait, lui demanda-t-il, des débris de la sphère ?

 

Comme vous me l'aviez dit, je les ai portés dans votre chambre et déposé avec précaution sur des plateaux de porcelaine ou dans des cuves de cristal…

 

« J'ai même ramassé tous les fragments des tubes de verre rouge plus ou moins endommagés, de façon à recueillir assez du liquide incolore et visqueux qu'ils contiennent pour pouvoir l'analyser plus tard.

 

– Bien, allez me chercher tout ce que vous avez de ce liquide.

 

– Que voulez-vous faire ?

 

– Je ne sais si mon idée est juste ; mais je suis persuadé que cette liqueur à des propriétés toniques, nutritives, roboratives. Beaucoup de médicaments et même d'aliments s'absorbent par la peau.

 

– On peut toujours essayer, dit le jeune homme, après un moment d'hésitation. Je crois comme vous que ces étranges tubes renfermaient les provisions de voyage et peut-être l'air respirable que mon frère avait emportés de Mars…

 

Georges, quelques minutes après, apportait un alcaraza à demi plein de la mystérieuse liqueur.

 

À l'aide d'une petite éponge, Pitcher commença à en frictionner le torse du malade et eut bientôt la satisfaction de constater que cette médication produisait le plus heureux résultat.

 

De minute en minute, le visage de l'ingénieur se colorait, en même temps que ses yeux devenaient moins hagards et qu'il recouvrait la faculté du mouvement.

 

Après une demi-heure de soins, il paraissait avoir repris conscience de lui-même ; son visage émacié s'éclaira d'un sourire, une expression d'une singulière douceur avait passé dans ses prunelles éteintes.

 

– Georges !… Miss Alberte ! balbutia-t-il d'une voix si faible qu'elle en était comme lointaine, et ses regards ne quittèrent pas les deux jeunes gens penchés vers son chevet.

 

Mais sans doute ce choc moral avait été trop violent, car au bout de quelques instants ses yeux se fermèrent, son buste se renversa sur les oreillers : il dormait.

 

– Il est sauvé ! s'écria Pitcher. J'en réponds, ce n'est plus maintenant qu'une question de repos et de bons soins.

 

Le docteur arrivé de Bizerte peu après confirma ce diagnostic.

 

Le malade, en dépit de son amaigrissement, était robuste ; au bout d'une quinzaine il serait complètement remis.

 

Le docteur manifesta d'ailleurs une incrédulité polie au récit que lui fit Pitcher des invraisemblables aventures de Robert Darvel.

 

Il fallut pour le convaincre de leur réalité lui montrer les débris de la sphère.

 

Son incrédulité se changea alors en une véritable stupeur, et il demanda instamment la permission d'emporter un de ces tubes de verre rouge pour en analyser le contenu, qu'il déclara à première vue fortement oxygéné.

 

Ralph Pitcher ne crut pas devoir s'y opposer ; mais ce fut à la condition expresse que le docteur garderait le plus profond silence sur les événements dont la villa avait été le théâtre.

 

Dès lors, l'état de Robert Darvel s'améliora rapidement. Il ne pouvait encore articuler que de rares paroles, et avec une extrême fatigue, mais son sommeil était calme et profond et son estomac acceptait sans répugnance les consommés élaborés par les mains savantes de Mr. Frymcock.

 

La villa reprenait un air de vie et d'animation et, sans la, mort du capitaine Wad et de Bolenski, miss Alberte n'eût aperçu aucune ombre à son bonheur.

 

Seul, Zarouk demeurait sombre, assiégé de continuelles terreurs, répétant sans cesse que les vampires – les djinns comme il continuait à les appeler existaient maintenant en grand nombre autour de la villa.

 

Il prétendait entendre le bruit de leurs ailes dans le silence de la nuit, comme au milieu des occupations bruyantes du jour.

 

Hanté par cette obsession, le malheureux Noir ne vivait plus, osait à peine s'aventurer dans le jardin de la villa.

 

Il était d'autant plus peiné que personne ou presque ne faisait attention à ses dires.

 

Le retour de Robert Darvel avait fait disparaître toute autre préoccupation de l'esprit de ses amis.

 

D'ailleurs, – et c'était la réponse que Pitcher faisait aux éternelles lamentations du Noir – maintenant que l'explorateur des planètes était revenu, il saurait bien trouver un moyen de repousser les attaques des invisibles et au besoin de les capturer.

 

Le Noir, mal convaincu, hochait la tête mélancoliquement, si épouvanté que, sans son attachement pour miss Alberte et pour le naturaliste, il se fût enfui, il eût regagné sans hésiter les lointaines oasis de l'extrême sud où il était né.

 

DEUXIÈME PARTIE

LE MYSTÈRE MARTIEN

 

I LE RÉCIT DE ROBERT DARVEL

 

Malgré l'impatience de Pitcher, qui bouillait de curiosité et avait grand-peine à se retenir de ne pas torturer son malade des mille questions qui bouillonnaient dans sa cervelle, il avait décidé que Robert Darvel ne fragmenterait pas en lambeaux de confidence le récit de ses impressions.

 

On attendait qu'il fût complètement remis, capable au besoin de parler une heure ou deux d'affilée, pour faire d'un seul coup la relation complète de sa sublime odyssée.

 

Jamais le temps ne parut si long à miss Alberte et à ses amis.

 

Robert Darvel lui-même, dont l'état s'améliorait rapidement, éprouvait une sorte de souffrance de ne pouvoir parler.

 

Une semaine ne s'était pas écoulée qu'il lui était devenu possible de se lever.

 

Il se risqua à descendre au jardin, appuyé au bras de Pitcher et de Georges.

 

Ce fut avec une volupté qui l'attendrit jusqu'aux larmes, qu'il respira l'air embaumé du parfum des myrtes, des citronniers, des jasmins, toute cette flore connue, qu'il retrouvait comme un ami qu'on croyait avoir perdu pour toujours.

 

Un seul parfum l'incommodait, paraissait même lui inspirer une sorte d'horreur, celui des lauriers-roses ; il fuyait leurs belles corolles claires avec la répulsion la plus vive.

 

Georges et miss Alberte ne s'en étonnèrent point, la sève du laurier-rose, surtout au printemps, est un poison d'autant plus actif que le climat est plus chaud. Une goutte de cette sève vénéneuse sur une écorchure récente peut devenir mortelle.

 

Seul, Pitcher, à l'imagination toujours en travail, déduisait de ce simple fait toutes sortes d'hypothèses, se figurant déjà la planète Mars couverte de forêts maudites, sous le feuillage desquelles on devait mourir comme sous l'ombrage fabuleux du mancenillier des légendes.

 

Avec plus d'intensité qu'un convalescent ordinaire, Robert jouissait de tous les petits plaisirs qui accompagnent le retour de la santé après une longue maladie ; n'était-il pas aussi un convalescent des espaces intersidéraux dont ses silences et ses rêveries gardaient encore le vertige ?

 

Au début, son estomac délabré n'acceptait qu'avec répugnance quelques cuillérées d'un velouté de volaille ; puis l'œuf à la coque et l'aile de perdreau, joie des malades guéris, lui furent permis ; les viandes saignantes, les vieux vins, dont la chaleur se dissimule sous des bouquets alanguis et reposés, achevèrent l'œuvre de réfection des tissus épuisés.

 

Maintenant Robert Darvel était redevenu à peu près tel que nous l'avons vu, à Londres, avant son départ pour l'Inde, en compagnie du brahme Ardavena ; c'est à peine si de rares cheveux blancs, quelques rides précoces près des prunelles bleues, toujours claires, trahissaient les fatigues d'une existence surhumaine ; il paraissait au premier aspect plus jeune que Pitcher, et même que Georges, momentanément défigurés par les brûlures de l'incendie.

 

Comme il le disait en riant, l'ingénieur se sentait parfaitement dispos, prêt à recommencer. Ce fut lui-même qui abrégea le délai fixé pour la relation, attendue avec tant d'impatience, de son exploration interastrale.

 

Il fut convenu qu'on se réunirait après le dîner dans le grand salon de la villa, dont la véranda dominait le superbe horizon de la forêt et de la mer lointaine.

 

La réunion, dès le début, prit un caractère de solennité qui n'était nullement de commande. Le silence, qui régna dès que Robert Darvel eut prit place dans le fauteuil d'honneur qui lui était réservé, était fait autant d'admiration que de curiosité.

 

Aux côtés de l'explorateur des astres avaient pris place Ralph Pitcher et Georges, en face d'eux miss Alberte, le visage rayonnant de bonheur. Derrière elle se tenait Mr Frymcock, auquel on n'avait pu refuser l'honneur de servir de sténographe au conférencier ; enfin le Noir Zarouk était appuyé au dossier du fauteuil de Pitcher et Chérifa s'était accroupie sur un coussin aux pieds de sa maîtresse.

 

Les corolles de pierres précieuses des lampes électriques perdues parmi les floraisons arabesques du plafond, jetaient une lueur douce et féerique sur ce groupe qu'on eût cru disposé par quelque artiste de génie.

 

– Mes amis, commença Robert au milieu de la plus profonde attention, préférez-vous que je reprenne la relation dès le début, ou que je la continue à partir du point où mes signaux ont été interrompus.

 

– Il n'y a pas à hésiter, répliqua vivement Pitcher, continuez !

 

« Vous avez dit vous-même que le récit publié par les journaux est suffisamment exact et nous le savons par cœur !…

 

« Il faut avoir pitié de notre curiosité qui, depuis quelques jours, est soumise à une rude épreuve.

 

– Soit… acquiesça l'ingénieur en souriant.

 

– Vous en étiez au moment où les chauves-souris humaines vous avaient fait prisonnier et transporté dans leur caverne.

 

Le visage de Robert avait pris une soudaine gravité, ses regards parurent un instant perdus dans l'infini des espaces.

 

– Ah ! oui, la caverne, murmura-t-il, il me semble encore voir ses hautes voûtes ténébreuses, soutenues par des milliers de stalactites. C'était une vision diabolique que ce noir intense, piqué de milliers d'yeux luisants, qui arrivaient à créer une sorte de pénombre comme un crépuscule louche et malsain, qui me permettait à peine d'apercevoir les fûts luisants des colonnes, les parois tapissées comme d'un hideux velours mortuaire par les ailes innombrables des monstres.

 

« Il s'exhalait de cette caverne une pestilence épouvantable, une odeur âcre de guano, mêlée à des relents de charnier ; certes, j'avais peur – et je ne suppose pas que personne à ma place se fût montré plus brave, – mais j'éprouvais encore plus de dégoût que de frayeur.

 

« J'étais à chaque instant frôlé par les hideuses ailes velues et membraneuses, qui me causaient une sensation de nausée invincible. Je me serais évanoui si l'excès même de ma terreur n'avait raidi mes nerfs.

 

« J'étais le centre d'un vol d'Erloors qui dardaient vers moi leurs prunelles de feu avec une curiosité féroce ; quelques-uns s'approchaient de si près que la fadeur écœurante de leur souffle passait sur mon visage.

 

« Blotti dans un angle du rocher, réduit à l'immobilité par le filet de fibres d'écorce qui m'emprisonnait, je m'attendais d'un instant à l'autre à être dévoré. Je ne me faisais là-dessus aucune illusion. Je savais que j'étais condamné d'avance.

 

« D'instant en instant, les Erloors, devenaient plus nombreux. Le nombre infini des astres, la multitude des lumières d'une grande capitale vue de la nacelle d'un ballon donneraient à peine l'idée de ce fourmillement d'yeux de flamme qui piquaient les ténèbres autour de moi, m'entouraient d'une affreuse auréole.

 

« Les monstres se poussaient, se bousculaient pour mieux me voir, avec, de temps en temps, des grognements de colère et des battements d'ailes éperdus.

 

« De nouveaux essaims venaient sans cesse se mêler aux premiers arrivants ; il en tombait de la voûte, il en montait du sol de la caverne.

 

« Les rondes du sabbat, les « tentations » des peintres hallucinés ne donneraient qu'une piètre idée de ce grouillement démoniaque, d'où partait maintenant un bourdonnement assourdissant, coupé de cris aigus, comme la rumeur d'une foule courroucée.

 

« Je frémis en songeant qu'ils se disputaient sans doute à qui me dévorerait, que j'allais peut-être être déchiré tout vivant par eux. Je n'ai jamais su l'objet de leur querelle ; mais, après une heure pendant laquelle je passai par toutes les affres de l'agonie, la hideuse cohue s'apaisa.

 

« Avec un grand claquement d'ailes, la caverne se désemplissait peu à peu, les prunelles scintillantes se faisaient moins nombreuses et s'écartaient de moi petit à petit.

 

« Bientôt, je fus plongé dans une obscurité si profonde qu'on eût pu la croire palpable comme celle dont parle la Bible.

 

« Si ce n'était pas le salut, c'était du moins un répit à mes angoisses.

 

« Je conjecturai avec assez de vraisemblance que les Erloors, animaux essentiellement nocturnes, étaient partis à la recherche de leur nourriture.

 

« La solitude où je me trouvais me procurait un immense soulagement.

 

« J'étais brisé de fatigue, j'avais faim ; un instant, je faillis me laisser aller au sommeil, le sentiment du péril me tint éveillé.

 

« Je réfléchis qu'il ne me serait peut-être pas impossible de réussir à user contre la paroi du roc basaltique les mailles dont j'étais enveloppé, et je me mis à l'œuvre immédiatement.

 

« C'était un labeur de patience, mais j'avais devant moi toute la nuit, et les fibres dont était tressé l'espèce d'épervier où je m'étais laissé prendre étaient loin d'être aussi résistantes que des cordelettes de notre chanvre terrestre.

 

« J'avais déjà réussi à dégager mon bras gauche lorsque je reçus sur le dos de la main un coup si rude et si douloureux que je ne pus retenir un cri. Ma main saignait, et tenez, je porte encore la trace des griffes de l'Erloor.

 

Robert Darvel étendit la main, où cinq cicatrices rougeâtres étaient encore nettement visibles.

 

– Je ne m'étais pas aperçu, continua-t-il, que derrière moi un de ces monstres, sans doute chargé de me surveiller, se tenait collé contre la muraille du rocher.

 

« En me retournant, je me trouvais pour ainsi dire nez à nez avec lui. Ses ardentes prunelles fouillant les miennes, il me fit comprendre par un grognement menaçant que j'eusse à cesser mes tentatives d'évasion.

 

« Je me le tins pour dit et demeurai coi tout le reste de la nuit. Je finis même par succomber à la fatigue et par m'endormir.

 

– Il me semble que la peur m'en aurait empêchée, murmura miss Alberte, avec un léger frisson.

 

– Aucune peur, aucun sentiment ne tiennent contre la fatigue arrivée à un certain degré. J'en ai eu maintes fois la preuve, et le fait souvent cité des artilleurs dormant sur leurs pièces, au milieu d'une bataille, ne me surprend nullement.

 

« Cependant, quand je me réveillai, la caverne était toujours plongée dans le même silence ; mais il me sembla qu'une pénombre crépusculaire avait remplacé la nuit ; les profils des stalactites et des stalagmites qui en formaient les piliers naturels se prolongeaient à l'infini, confuses architectures perdues dans une brume de ténèbres.

 

« Je ne pouvais discerner aucun détail ; c'était comme des eaux-fortes où sur un fond noir se détachent, si l'on regarde avec attention, des silhouettes plus noires éclairées par un rayonnement imperceptible de lumière diffuse.

 

« Mais, de tous les points de la nef souterraine, partait un grondement sourd, cadencé et soutenu, que je ne puis comparer qu'au ronronnement de certains moteurs.

 

« Je me demandai longtemps ce que cela pouvait être.

 

« Je finis par deviner que ce bruit singulier n'était autre que le ronflement des Erloors qui – le jour étant sans doute venu – avaient regagné leur repaire, après leur chasse nocturne, et dormaient, accrochés par leurs serres, aux aspérités de la paroi.

 

« J'eus la preuve que je ne me trompais pas, en constatant que le monstre qui m'avait griffé, avait, comme les autres, cédé au sommeil et ronflait bruyamment derrière moi.

 

« Ma fatigue avait à peu près disparu. Je me demandai si le sommeil de mes ennemis ne m'offrait pas une favorable occasion de renouveler ma tentative.

 

« Tout à coup, des ailes battirent, des yeux flamboyèrent, et je me sentis rudement tiré par les mailles du filet, en même temps une voix rauque me disait :

 

– Viens !

 

« Je reconnus l'Erloor que j'avais soigné, que j'avais apprivoisé et qui m'avait livré aux siens.

 

« J'étais arrivé à lui faire prononcer quelques mots de la langue des Martiens et à les lui faire comprendre à peu près tous.

 

– Où veux-tu me conduire ? lui demandai-je.

 

– Viens, répéta-t-il en battant des ailes avec impatience.

 

« Tout en parlant, il avait dégagé mes pieds du filet, de façon à me donner la possibilité de marcher, mais sans me délier les bras.

 

« Sous mes pas, je heurtais des débris d'ossements, des carcasses d'animaux ; parfois j'enfonçais jusqu'à mi-jambe dans une couche de guano entassée là depuis des siècles, et qui eût fait la fortune de plusieurs sociétés industrielles.

 

« Nous suivions un long couloir au bout duquel paraissait une tache de clarté pâle qui devait être le jour.

 

« Bientôt je distinguai mieux les parois luisantes et, comme je l'avais supposé au toucher, de nature basaltique.

 

« Mon guide ne volait pas, il sautillait lourdement à côté de moi, ses ailes traînaient à terre comme un manteau sale et je remarquai qu'à mesure que nous avancions vers la lumière, son geste devenait plus hésitant.

 

« Si folle que fut cette idée, je supposais qu'il se repentait de sa trahison et qu'il voulait me faciliter les moyens de m'évader.

 

– Où me mènes-tu ? demandai-je en prenant le ton d'autorité que j'employais en lui parlant quand il était mon prisonnier dans le village martien.

 

« Il leva sa patte griffue avec un geste apeuré pour me faire comprendre qu'il ne devait pas me répondre.

 

– Tu veux me tuer ? dis-je d'un ton très calme.

 

« Il secoua la tête négativement.

 

« Il me fut impossible d'en rien tirer. Il paraissait intimidé par ma mine résolue et pourtant bien décidé à ne pas me renseigner. Alors, où m'emmenait-il et pourquoi ?

 

« J'étais furieux.

 

– Je veux partir ! m'écriai-je, je t'ordonne de me conduire hors d'ici.

 

« Et d'un geste désespéré, je raidis les bras et je réussis à agrandir le trou pratiqué la veille dans les mailles. Alors il s'élança sur moi. Je lui allongeai de mon seul bras libre un terrible coup de poing dans la poitrine ; il trébucha, les pieds entortillés dans ses ailes.

 

« Une seconde je me crus vainqueur. Mais en tombant il avait eu l'adresse de saisir une des balles de pierre qui lestaient la base de l'épervier, il tira fortement à lui, je me vis plus étroitement resserré.

 

« Il eut un ricanement qui rendit plus hideuse encore sa hideuse face.

 

– C'est bien, dis-je froidement, puisque tu ne veux pas dire où tu m'emmènes, je n'avancerai plus.

 

« Je demeurai immobile : en dépit de tous ses efforts, il ne put me faire bouger d'un seul pas.

 

« Alors il me montra de sa griffe étendue l'extrémité de la galerie où apparaissait une clarté et prononça le mot « manger », un des premiers que je lui eusse appris à prononcer.

 

« J'avais enfin compris qu'il m'emmenait pour me donner quelque nourriture ; j'avais trop faim pour prolonger désormais la résistance ; je continuai donc à marcher docilement.

 

« D'ailleurs, je n'ai jamais su si, en agissant de la sorte, mon ex-prisonnier exécutait un ordre ou s'il obéissait à sa propre inspiration.

 

« Une vingtaine de pas encore et la clarté avait beaucoup augmenté. Je pouvais discerner le sol couvert d'une poussière d'ossements et de détritus d'animaux de toute espèce.

 

« L'Erloor dont cette lumière blessait cruellement la vue avançait de plus en plus lentement, ses paupières clignotaient, il faisait visiblement d'incroyables efforts pour aller jusqu'au bout.

 

« De mon côté, je l'entraînais à ma suite en le forçant à marcher le plus vite possible.

 

« Comme je l'avais prévu, il vint un moment où il me lâcha, à demi aveuglé, et s'arrêtant net, il cacha sa tête sous son aile membraneuse.

 

« Je poussai un cri de triomphe et me mis à courir de toute ma vitesse, sachant bien qu'en pleine lumière, il ne pourrait me poursuivre.

 

« Il ne l'essaya même pas ; il demeura accroupi sur le sol, la tête reployée sous ses ailes, dans une immobilité complète.

 

« Je ne m'arrêtai pas à chercher le pourquoi de cette attitude, j'avais des ailes aux talons, il me semblait que la lumière au-devant de laquelle je m'élançais versait en moi une bienfaisante vigueur.

 

« Je demeurai un instant éperdu de joie en apercevant en face de moi un coin de ciel bleu, comme encadré par les pilastres basaltiques. Jamais rosace de cathédrale aux tons éclatants et doux ne m'apparut plus magnifique que ce coin de ciel entrevu.

 

« Je précipitai encore ma fuite, j'atteignis la baie radieuse, respirant déjà, par avance, à pleins poumons, la vivifiante atmosphère de la liberté.

 

« Mais arrivé au seuil même du roc, j'éprouvais la plus amère des déconvenues.

 

« Ce que j'avais pris pour une issue vers la campagne n'était qu'une sorte de fenêtre percée dans le roc abrupt ; elle devait jouer pour les Erloors le même rôle que les trous d'un pigeonnier pour des oiseaux ordinaires.

 

« En me penchant avec précaution, je vis à mille pieds au-dessous de moi les eaux jaunes d'un fleuve torrentueux qui baignait la base de la montagne.

 

« Pour s'enfuir par là, il eût fallu avoir des ailes. J'étais si atterré, si désolé que des larmes me vinrent aux yeux. Je demeurai longtemps en proie à une vraie consternation, incapable de prendre une résolution.

 

« D'où je me trouvais, un somptueux panorama se déployait. Les forêts, vues de cette hauteur, apparaissaient comme une riche tapisserie bariolée des tons les plus éclatants du jaune vif, de l'orangé et de l'incarnat. L'horizon offrait les plis capricieux et les molles inclinaisons d'une étoffe de brocart drapée avec négligence.

 

« Une multitude d'oiseaux resplendissants tournaient dans le ciel ; ils semblaient comme la ponctuation vivante de cette page magnifique de la nature martienne.

 

« Dans les lointains, les éternelles montagnes rouges et roses, dentelées comme des « sierras ».

 

« Cette contemplation finit par apporter une diversion à ma pensée.

 

« Je me calmai. Je réfléchis que je n'avais sans doute rien de mieux à faire que de retourner vers l'Erloor, dont la conduite me semblait de moins en moins explicable.

 

« J'avais déjà fait, bien à regret, quelques pas pour rentrer dans la puante et ténébreuse caverne quand j'avisai une sorte de niche profonde, placée à gauche de la baie et que je n'avais pas remarquée tout d'abord.

 

« Là il y avait un plat de bois couvert de fruits, une tranche de viande grillée, plusieurs de ces bivalves triangulaires que j'avais pêchés à mon arrivée dans la planète, enfin un échantillon de la plupart des aliments que l'Erloor m'avait vu manger dans le village martien.

 

« Un bol d'écorce rempli d'eau complétait ce festin auquel ma fringale, qui commençait à tourner à la boulimie, s'empressa de faire honneur.

 

« Une fois restauré, j'envisageai les choses sous un angle beaucoup plus favorable, j'étais disposé à l'optimisme.

 

« Il me parut évident que les Erloors n'en voulaient pas à ma vie et qu'ils avaient sur moi quelque dessein que je ne pouvais deviner.

 

« Je résolus, en conséquence, de montrer toute la docilité imaginable, en attendant que j'eusse combiné un plan de fuite dont j'entrevoyais déjà l'idée.

 

« Je n'avais ni le temps ni les matériaux nécessaires pour tresser une corde assez longue pour atteindre la surface du fleuve ; mais je songeai au parachute.

 

« L'épervier qui tenait mes bras captifs me fournirait les cordages, et pour l'étoffe les vêtements fourrés de plume dont j'étais habillé devaient m'offrir une surface suffisante.

 

« Je m'attacherais cet appareil aux épaules et je me jetterais dans le fleuve qu'il serait facile de traverser à la nage.

 

« Je restai longtemps assis devant l'embrasure, faisant, pour ainsi dire, provision d'air pur et de soleil avant de réintégrer mon infecte prison.

 

« Comme je me retournais pour jeter un dernier regard sur le radieux horizon, je vis tout à coup dans le lointain une mince colonne de fumée bleue qui montait d'entre les arbres.

 

« Je ne saurais dire combien je fus ému, quels espoirs insensés entrèrent dans mon âme à ce spectacle.

 

« Le léger panache qui montait droit dans l'air calme m'apparut comme le symbole et comme le signe de ma prochaine délivrance.

 

« Il n'y avait que les bons Martiens, mes sujets, qui connussent l'usage du feu, qui causait aux Erloors une si grande épouvante.

 

« Je supposai qu'on s'était mis à ma recherche ; les battements de mon cœur devinrent plus rapides en songeant que je n'étais séparé que par quelques lieues de ces amis dévoués.

 

« je ne pouvais m'arracher de cette contemplation ; il me fallut un réel courage pour me décider à me replonger dans les ténèbres de la galerie.

 

« Je retrouvai l'Erloor à la place où je l'avais laissé.

 

« Silencieusement, il me ramena à l'endroit où il m'avait pris.

 

« Je passai le restant de l'interminable journée, partie à dormir, partie à rêvasser.

 

« Avec la nuit, les Erloors sortirent de leur torpeur ; la caverne, comme la veille, se remplit de battements d'ailes, des prunelles de flamme étincelèrent ; mais je remarquai qu'on faisait beaucoup moins attention à moi.

 

« Bien que je fusse toujours surveillé par l'Erloor qui m'avait fait sentir sa griffe, je n'excitais plus la curiosité générale. J'en augurai bien pour mes projets d'évasion.

 

« Alors commença pour moi une existence d'une monotonie effrayante.

 

« Chaque matin, mon Erloor venait me conduire jusqu'à l'embrasure du rocher, où ma nourriture se trouvait toujours exactement déposée.

 

« Je pouvais, tant que je voulais, respirer et regarder la campagne jusqu'à ce que je fusse ramené dans la caverne.

 

« À mon grand désespoir, je n'aperçus plus, le second jour, la colonne de fumée qui avait éveillé en moi tant d'espérances.

 

« Je m'encourageai alors à mettre en exécution mon idée de parachute ; j'avais eu soin de mettre de côté quelques-unes des coquilles pointues de bivalves dont j'ai parlé ; je comptais m'en servir comme de lames pour trancher les fibres du filet.

 

« Enfin, j'avais réfléchi, qu'en raison de la diminution de la pesanteur des objets à la surface de Mars, je n'aurais besoin que d'une quantité d'étoffe beaucoup moindre que s'il s'était agi de construire un parachute sur la Terre.

 

« Malheureusement, en dépit de l'apparente liberté dont je jouissais à l'heure de mon repas, j'étais si étroitement surveillé qu'une semaine entière s'écoula sans que je puisse rien tenter.

 

« Le désespoir me gagnait, mon énergie s'effritait lentement et je sentais que l'air vicié de cette abominable caverne ne tarderait pas à me rendre malade.

 

« Les Erloors, auxquels j'avais d'abord supposé une sorte de civilisation, m'apparaissaient, maintenant que je les voyais de près, comme des brutes sanguinaires dont toute l'intelligence était tournée vers le carnage.

 

« La seule industrie que je leur aie vue était celle de tresser des filets d'écorce pareils à celui où ils m'avaient capturé et qui devaient leur servir dans leurs chasses nocturnes ; mais cet art paraissait chez eux aussi instinctif, aussi inconscient que l'est pour l'araignée la fabrication de sa toile.

 

« Leurs filets avaient toujours la même dimension et leurs mailles le même écartement.

 

« C'étaient les vieux Erloors incapables de voler qui se livraient à ce travail, pour lequel ils employaient la seconde écorce d'un arbre qui ressemblait au bouleau.

 

« Je me suis toujours demandé pourquoi des animaux si formidablement armés d'ailes et de griffes avaient besoin de tels filets, et j'ai supposé que, dans les moments de disette où le gibier terrestre manquait, ils devaient s'en servir pour pêcher les mammifères amphibies et même les poissons qui pullulent dans les canaux de Mars.

 

« Mes yeux s'étaient peu à peu accommodés à l'obscurité de la caverne ; pendant le sommeil des Erloors, je me hasardai une fois ou deux dans ses couloirs tortueux.

 

« Elle était plus vaste encore que je n'aurais pu l'imaginer ; elle se ramifiait jusqu'à des profondeurs où je n'osai pas m'aventurer.

 

« Je m'étais toujours demandé d'où venait cette quantité d'ossements qui couvrait le sol, je finis par en avoir l'explication.

 

« Dans un renfoncement élevé, je me trouvai tout à coup en présence d'une quantité prodigieuse de cadavres desséchés d'Erloors ; il y en avait des milliers, et il avait sans doute fallu des siècles pour produire cette formidable accumulation.

 

« Rien d'ailleurs n'était plus hideux que cette espèce de cimetière où les masques grimaçants, les squelettes et les ailes desséchées étaient entassés en désordre.

 

« Par les cadavres les plus récents, je pus me convaincre que les Erloors, comme certains sauvages, s'empressaient de mettre à mort et de dévorer les vieillards devenus incapables de tresser des filets.

 

« Tous portaient les marques évidentes qu'ils avaient été saignés par leurs congénères plus robustes.

 

« Je m'écartai avec horreur de cet antre de putréfaction d'où provenait en grande partie l'odeur pestilentielle qui infectait toute la caverne.

 

« Si les Erloors se montraient féroces pour les vieillards, ils avaient au contraire beaucoup de tendresse pour les nouveaux-nés.

 

« Un lit formé de lianes souples et résistantes, enroulées sur elles-mêmes, et intérieurement garni de moelleux duvet, les abritait jusqu'à ce qu'ils fussent capables de prendre leur vol.

 

« Je vis des mères Erloor allaiter leurs petits généralement au nombre de deux, en les abritant sous leurs ailes, comme sous un manteau, avec des câlineries hideuses.

 

« Un compartiment de la caverne était rempli de ces nids dispersés dans les anfractuosités du rocher.

 

« Ces explorations d'ailleurs ne m'apprirent rien qui pût être utile à ma fuite.

 

« Je découvris bien quelques autres issues pareilles à celle où j'allais une fois par jour manger et respirer ; mais toutes étaient percées à une hauteur inaccessible.

 

« Au milieu des épreuves que j'ai eu depuis à supporter, je ne crois guère avoir passé une semaine de plus lugubre façon.

 

« Je sentais l'hypocondrie me gagner peu à peu. Je me demandais avec désespoir si j'étais destiné à passer le restant de mes jours dans cette sinistre nécropole, où je me faisais l'effet d'un homme enterré vivant.

 

« Une préoccupation était venue s'ajouter à mes autres tourments.

 

« Je ne pouvais m'empêcher de penser au triste sort qui attendait mes anciens sujets, les Martiens des lagunes, maintenant que je n'étais plus là pour les défendre et les diriger.

 

« Nouveau Prométhée, je leur avais bien donné le feu, cadeau inappréciable ; mais j'étais sur que ces créatures naïves se laisseraient aller à la négligence, s'enhardiraient dans les apparences de la sécurité et finiraient par être victimes de la férocité de leurs ennemis.

 

« Je les voyais par avance déchirés sous les griffes des Erloors, saignés tout vifs par les monstres dévorateurs ; et cela me fendait le cœur de songer au triste sort réservé à ces êtres si bons et si candides.

 

« Je me rendis compte alors de la conduite des Erloors à mon égard.

 

« Leur intention n'était pas, comme j'avais eu tout d'abord la fatuité de le supposer, de se civiliser par mes enseignements, de s'approprier les inventions dont j'avais doté leurs adversaires et leurs victimes.

 

« Ils me gardaient simplement comme un otage qui pouvait être précieux par la suite. Avec leur ruse innée, ils avaient bien deviné que, dès que je ne serais plus là, les Martiens seraient à leur merci, redeviendraient pour eux le docile troupeau qu'ils dévoraient à loisir avant mon arrivée.

 

« En pensant à tout cela, j'eus un accès de colère, une révolte contre moi-même et contre les choses qui m'arracha à la torpeur neurasthénique qui me gagnait.

 

« Un homme qui avait accompli des choses aussi merveilleuses allait-il devenir le jouet de ces créatures viles et féroces ? Cela, je ne le voulais pas.

 

« Je jurai de triompher ou de périr et, sans attendre le lendemain, je me mis à l'œuvre.

 

« Un des obstacles qui m'avaient arrêté dans la construction de mon parachute, c'était le manque de cerceaux ou de baguettes pour soutenir les rebords de l'étoffe et pour la maintenir.

 

« Je songeai tout à coup que les lianes flexibles dont étaient formés les nids des Erloors rempliraient parfaitement cet usage.

 

« J'allai immédiatement en chercher une provision, et j'eus la prudence de ne dépouiller que de vieux nids abandonnés depuis longtemps.

 

« J'ai oublié de dire que les jours précédents j'avais si bien rongé les mailles de l'épervier, à l'aide du coquillage tranchant dont j'ai parlé, qu'il s'en allait par lambeaux et qu'il ne gênait plus mes mouvements ; je m'étais débarrassé par le même moyen des balles de pierre qui le lestaient.

 

« Je m'étais mis au travail au commencement de la nuit, un peu après le coucher du soleil. J'espérais avoir terminé avant le retour des Erloors, tous partis pour leur nocturne curée.

 

« Celui qui m'avait servi de geôlier les premières nuits s'en était allé avec les autres, me jugeant sans doute suffisamment habitué à ma prison.

 

« Jamais occasion ne pouvait être plus favorable.

 

« Malheureusement, je n'avais d'autres outils que mes coquilles, et ma main blessée me faisait beaucoup souffrir. Ce fut à grand-peine que j'achevai une sorte de parasol grossier et sans manche, percé d'un trou au centre.

 

« Ce travail, tout imparfait qu'il était, m'avait pris toute la nuit, et l'aube n'était pas loin de paraître quand il fut enfin terminé.

 

« Les Erloors commençaient déjà à rentrer par bandes, la caverne s'emplissait du bruit mou de leurs ailes flasques et de l'odeur fauve de leurs corps, pareille au relent d'une ménagerie foraine.

 

« Il me fallait maintenant attendre le jour.

 

« Je me tapis dans mon anfractuosité, brûlant d'impatience.

 

« Une demi-heure s'écoula. Le gros de la troupe était rentré ; je ne voyais plus passer devant moi que des individus isolés, des traînards qui se hâtaient lourdement devant l'imminente arrivée du jour.

 

« Enfin je n'en vis plus aucun ; la tonitruante des ronflements m'apprit que les monstres étaient retombés dans leur quotidienne torpeur.

 

« C'était l'heure indécise où les ténèbres commencent à pâlir. J'étais tellement énervé par cette nuit d'anxieux labeur que je n'eus pas la patience d'attendre que le soleil fût levé ; je me précipitai vers l'embrasure du roc, traînant derrière moi mon appareil.

 

« De mon observatoire aérien, je voyais le ciel sombre barré d'une mince ligne pâle qui était l'aube naissante ; une fraîcheur montait du fleuve que j'entendais rouler ses eaux tumultueuses au pied de la montagne.

 

« Avec bonheur, je respirai à pleins poumons cet air pur et glacial.

 

« Le moment était venu : je vérifiai une dernière fois les courroies de mon parachute, je me l'attachai aux épaules et je sautai dans le vide en fermant les yeux…

 

« Je n'eus pas le temps de franchir le tiers même de la hauteur.

 

« Une masse sombre passa rapidement devant mes yeux : je me sentis happé au vol et enlevé en l'air comme peut l'être un pigeon par un épervier.

 

« La malchance avait voulu que je fusse aperçu par un Erloor demeuré en arrière des autres, dernier traînard de la bande.

 

« Je regrettai alors amèrement mon impatience ; l'Erloor m'avait saisi à bras le corps, et j'étais à demi étouffé contre le fétide pelage de l'animal.

 

« La sensation était atroce. Je sentais, aux pénibles battements d'ailes de mon ravisseur, à son souffle rauque et haletant que mon poids, joint à celui de mon appareil, était presque trop lourd pour ses forces.

 

« Avec cette lucidité que donne quelquefois l'imminence du danger, je calculais qu'il allait peut-être me laisser tomber du haut des airs.

 

« Un moment, il redescendit entraîné par sa pesanteur. Je voyais grandir la tache blanche du jour à l'horizon. Je pouvais encore être sauvé ; l'eau du fleuve amortirait ma chute.

 

« Mais le monstre s'acharna, ses ailes claquèrent furieusement ; d'un suprême élan, il me déposa pantelant à demi mort sur le rebord de l'embrasure d'où j'étais parti.

 

« Alors, pour m'enlever tout moyen et tout espoir d'une nouvelle fuite, il se mit à déchiqueter à coups de griffes mon pauvre appareil qui, tout rudimentaire qu'il était, m'avait coûté tant de mal.

 

« Puis il m'entraîna brutalement dans l'intérieur de la caverne, tout en faisant entendre une sorte de sifflement aigu, qui était sans doute sa façon à lui de célébrer sa victoire.

 

« Je me retrouvais ramené à la même place où j'avais été attaché le premier jour.

 

« Arrivé là, mon vainqueur poussa un cri strident qui eut pour effet de tirer de leur sommeil la multitude endormie des Erloors.

 

« De nouveau, des milliers de prunelles ardentes se fixèrent sur moi. Je fus entouré d'un grouillement de monstres. Mais, cette fois, ce n'était pas la simple curiosité qui les poussait ; leurs gestes, leurs grognements rauques étaient autant de menaces à mon adresse.

 

« Ils me bousculaient, ils posaient leurs griffes sur mon visage, j'étais le but de leurs huées et de leurs insultes ; comme un Indien cloué au poteau de supplice, je m'attendais à être déchiqueté, torturé de mille façons.

 

« C'est à ce moment que j'éprouvai un évanouissement passager, une sorte d'hallucination. Au moment où le plus acharné des Erloors se ruait vers moi les griffes en avant, il me sembla que ma volonté, ma conscience m'échappaient.

 

« Tout s'embruma. Je me vis tout à coup transporté sur la terre dans une étrange salle de pagode indienne et j'aperçus confusément miss Alberte à côté de personnages qui m'étaient inconnus…

 

– Parbleu, interrompit triomphalement Ralph Pitcher, c'est ce jour-là sans nul doute que le pauvre capitaine Wad vous fit évoquer par un yogi nommé Phara Chibh.

 

« Vous vous êtes tout simplement dématérialisé, comme disent les occultistes, et nous vous avons vus distinctement – car j'étais là – vous et l'Erloor qui vous menaçait.

 

– Je ne discute pas le fait, reprit Robert Darvel redevenu pensif, je raconte simplement.

 

« Cet état singulier ne dura d'ailleurs que quelques secondes ; avec la rapidité de l'éclair, je repris conscience de ma terrible situation.

 

« Au milieu de ce cercle de prunelles flamboyantes et de griffes acérées, je sentis que j'étais perdu.

 

« Déjà ils ne se bornaient plus aux menaces. Quelques-uns m'élevaient à quelques pieds en l'air et se faisaient un jeu de me laisser tomber lourdement sur les ossements qui couvraient le sol de la caverne, d'autres me tiraillaient par les bras et les jambes comme s'ils eussent voulu m'écarteler. Il y en eut un qui m'enleva par les cheveux, comme pour railler ma tentative d'évasion. J'étais comparable à l'ermite légendaire tourmenté et bafoué par les diables ; mais je sentais bien que ces jeux de fauves n'étaient que le prélude de mon supplice… Les Erloors jouaient avec moi comme le chat joue avec la souris.

 

« Déjà un coup de griffe m'avait déchiré l'épaule. J'étais couvert de sang, à demi aveuglé. J'aurais voulu être mort, en avoir fini tout de suite…

 

« Pour la dixième fois peut-être, je venais de rouler à terre à demi assommé, au milieu des cris aigus et des grognements de joie des monstres, lorsqu'une grande clameur partit du fond de la caverne.

 

« En même temps, une lueur rougeâtre grandissait.

 

« Les Erloors m'abandonnèrent, précipitamment en poussant des hurlements d'épouvante… Ils tourbillonnaient comme un vol de feuilles mortes, éperdus, ne trouvant pour fuir le danger inattendu que les galeries qui les eussent menés vers le jour aveuglant.

 

« Devant cette intervention inattendue, inexplicable, j'avais repris force et courage. Je m'armai d'un fémur trouvé à terre et marchai vers la clarté rouge, en frappant avec cette massue improvisée sur tout ce qui me barrait le passage.

 

« Mais un cri de joie délirante s'échappa de ma poitrine, quand je reconnus, à la lueur des torches qu'ils brandissaient, une vingtaine de mes sujets Martiens, guidés par la fidèle Eeeoys.

 

« Ils m'avaient suivi, pour me sauver malgré moi, et ils avaient réussi à connaître ma retraite et venaient me délivrer, ce qui était de la part de ces êtres timides un grand courage.

 

« À ma vue, ils poussèrent mille acclamations, mais il n'y avait pas une minute à perdre. Si la lumière, notre arme la plus efficace, disparaissait, nous étions perdus, et déjà plusieurs torches avaient été éteintes par les coups d'ailes furieux des Erloors.

 

« D'après mes ordres, on entassa rapidement au milieu de la caverne les nids de liane tressée, et on y mit le feu. Une flamme claire monta, illuminant les plus secrètes profondeurs.

 

« Le feu, symbole de l'Esprit qui dompte la matière, triomphait.

 

« Les Erloors venaient tomber d'eux-mêmes dans la flamme comme un vol de gigantesques noctuelles, et tous ceux qui tombaient étaient assommés ou égorgés sans pitié par les Martiens.

 

« Le spectacle était effrayant et grandiose. On eût dit quelque terrifiante page de l'Apocalypse, interprétée par un peintre sublime. Les hautes colonnes de basalte dorées par la flamme faisaient un fond sévère approprié à cette scène de carnage. Le sang qui coulait en ruisseau reflétait le rougeoiement de l'incendie, une brume de vapeur rousse et dorée enveloppait le tourbillon démoniaque d'où s'élevaient des hurlements à glacer les moelles…

 

« Enfin, nous partîmes. La fumée empuantie rendait la position intenable et le sang menaçait d'éteindre le feu.

 

« Pour sortir, nous suivîmes une longue galerie que je ne connaissais pas et qui paraissait tout récemment creusée…

 

À cet endroit de sa relation, Robert Darvel demanda la permission de se reposer quelques instants ; mais l'impression produite sur ses auditeurs avait été telle que personne ne rompit le silence.

 

Après avoir trempé ses lèvres dans un sorbet que lui offrit Chérifa, l'explorateur du ciel reprit le cours de son récit.

 

II APRÈS LA VICTOIRE

 

… Tant que j'avais lutté contre les Erloors, continua-t-il, une exaltation fiévreuse m'avait soutenu, j'avais été un peu comme ces Bersekars des légendes scandinaves, qui, en proie à une fureur sacrée, continuaient à combattre, bien que criblés de mortelles blessures, et ne succombaient qu'une fois vainqueurs.

 

« Quand je me retrouvai sain et sauf, la fatigue, l'émotion et les blessures que j'avais reçues me causèrent un évanouissement qui dura plusieurs heures, en dépit des soins dont m'entouraient mes Martiens.

 

« Je rouvris les yeux : Eeeoys était à mes côtés, me regardant avec une tendresse inquiète et m'aspergeant le front d'eau fraîche. En me voyant revenir à la vie, ses petits yeux bleu faïence d'une expression un peu niaise brillèrent de plaisir. Elle pleurait de joie en m'embrassant.

 

« J'avais souvent trouvé fatigants les soins affectueux dont elle, m'entourait – surtout depuis qu'elle s'était mis en tête l'étrange projet de m'épouser – ; mais j'avoue que ce fut de bon cœur que j'embrassai à mon tour ses joues rebondies et roses.

 

« – Que tu nous as fait peur ! murmura-t-elle, nous croyions bien que tu avais été dévoré. Mais, tu vois, nous ne t'avons pas abandonné. Promets-moi qu'une autre fois tu ne seras plus si imprudent.

 

« – Je te le promets, dis-je tout ému de ce naïf dévouement.

 

« – Il ne faudra plus t'aventurer sans nous dans les régions maudites du Sud ! Les Erloors ne sont qu'un des moindres dangers que l'on y rencontre ; mais j'espère que te voilà guéri de ta curiosité. Nous allons revenir vers notre pays, où tu seras heureux et tranquille, près de moi…

 

« Entre toutes ces phrases qu'elle débitait avec volubilité, une seule avait attiré mon attention :

 

« – Tu viens de dire que les Erloors sont un des moindres dangers que l'on rencontre dans cette région ?

 

« – Explique-moi quels sont les autres dangers.

 

« – Je ne sais, balbutia-t-elle, comme regrettant d'avoir parlé.

 

« – Comment, tu ne sais ?

 

« – Je sais seulement que c'est un pays terrible, d'où nos ancêtres ont été chassés autrefois, il y a bien longtemps. Mon père a dit qu'il ne faudrait pas s'y attarder.

 

« Je n'en pus tirer autre chose ; mais je demeurai pensif. Certes, la pauvre Eeeoys perdait son temps à me sermonner. Tout blessé et contusionné que j'étais, jamais plus âpre désir ne m'avait tenaillé de pénétrer jusqu'au fond le mystère de la planète et je me jurai d'y parvenir.

 

« Cependant les Martiens m'entouraient en poussant de bruyantes clameurs. Ils m'embrassaient les mains, ils dansaient, ils riaient aux éclats.

 

« J'étais adoré de ces pauvres gens, tel le « bon roi » des contes de fées et des romans de chevalerie.

 

« Leur idolâtrie pour ma personne éclatait dans les moindres choses.

 

« Ils avaient pansé mes blessures avec une compresse de feuilles de géranium qui ont, on le sait, la propriété d'amener une cicatrisation rapide. Ils avaient remplacé ma robe de plumes rouges et vertes par une autre aussi somptueuse, et ils se hâtèrent de m'apporter de la viande grillée, des fruits, tout ce qu'ils avaient pu se procurer.

 

« Je fis grand honneur à cette collation ; mes Martiens me regardaient manger d'un air de ravissement extatique. Eeeoys me découpait les morceaux sur le plat de bois avec un couteau de silex et me faisait boire entre chaque bouchée, en me recommandant de bien mâcher et d'aller doucement.

 

« Nous nous trouvions alors sur les bords du fleuve torrentueux dont j'ai parlé. En face de moi la montagne dont les flancs recélaient la caverne des Erloors laissait encore échapper par ses embrasures des tourbillons de fumée noire à l'odeur fétide, une atroce odeur de chair brûlée.

 

« Je ne pouvais douter que les monstres n'eussent été exterminés jusqu'au dernier.

 

« Je me trompais. Je vis tout à coup un Erloor, puis un second sauter précipitamment par cette même embrasure d'où je m'étais élancé avec mon parachute ; les morsures du feu leur arrachaient des cris qui avaient quelque chose d'atroce. Ils n'allèrent pas loin, d'ailleurs. Éblouis par la clarté du jour, ils dégringolèrent tête baissée dans le fleuve qui les entraîna, aux acclamations des Martiens.

 

« L'endroit où était dressé le camp était délicieux. C'était une clairière ombragée de grands arbres et bornée vers le fleuve par une plage de sable rose. Les feuillages, comme je l'ai remarqué dans toutes les régions de la planète que j'ai parcourues, n'avaient presque nulle part la coloration verte des frondaisons terrestres. Ils offraient toutes les gammes du jaune et de l'orangé, depuis le chrome vif des oranges et des potirons jusqu'au jaune éclatant des bananes, au vert fiévreux des citrons.

 

« Ces arbres n'étaient plus les éternels saules, les hêtres rouges et les noisetiers qui peuplaient la contrée du nord. Des végétaux de la famille des palmiers et des bananiers agitaient au vent le panache de leurs amples feuillages couleur d'or bruni ; c'était littéralement une forêt d'or d'une richesse presque fatigante pour le regard.

 

« Le sol était couvert d'une longue mousse violette, douce au pied comme le plus moelleux tapis de haute laine, et des cactées hérissées de piquants et couleur de fer rouillé bordaient les sentiers, semblaient les clôtures de ce parc naturel.

 

« Cette forêt-là faisait songer aux capricieux paysages de l'Arioste, à l'Atlantide, à la Floride, à tous les pays de rêve où, de tout temps, s'est réfugiée l'imagination des poètes blessés par l'inexorable dureté des hommes et des choses ; elle avait un air de légèreté irréelle ; ses couleurs étaient trop adoucies et, à la fois, trop éclatantes, ses bosquets trop noblement disposés pour que tout cela ne fût pas une illusion qui, d'un moment à l'autre, allait s'évanouir.

 

« Je m'arrachai à cette contemplation pour demander à la tendre Eeeoys des détails sur ma délivrance ; elle s'empressa de me les donner, toute joyeuse et toute fière d'un exploit que le caractère peureux des Martiens me faisait paraître, à moi-même, à peine vraisemblable.

 

« – Quand tu nous eus quittés, dit-elle, je demeurai quelque temps plongée dans la consternation. Je croyais que je ne te reverrais plus jamais et je pleurais à chaudes larmes.

 

« Nous demeurâmes longtemps autour du grand feu que nous avions allumé et il nous semblait que, maintenant que tu n'étais plus là, ce feu n'aurait plus la même efficacité pour nous protéger.

 

« Nous nous regardions avec un muet désespoir… Ce fut moi qui repris courage la première… Je déclarai que je te suivrais toute seule s'il le fallait, mais que l'on ne pouvait t'abandonner ainsi.

 

« J'eus beaucoup de peine à les décider… Ils étaient démoralisés, il faisait nuit, ils seraient dévorés par les Erloors sans profit pour personne.

 

« L'objection capitale qu'ils opposaient était la propre défense que tu avais faite.

 

« Je réussis pourtant à les convaincre en leur montrant les malheurs qui ne manqueraient pas de fondre sur eux s'ils laissaient périr leur bienfaiteur et leur prince…

 

« J'insinuai même que la défense faite par toi n'était peut-être qu'une manière d'éprouver leur courage.

 

« Enfin je fis si bien que je les décidai à s'armer de torches résineuses et à se mettre à ta recherche.

 

« Il était facile de suivre le chemin que tu avais pris. C'était un large sentier sableux bordé à droite et à gauche d'inextricables halliers ; les vestiges de tes pas marqués sur le sable ne nous permettaient pas de nous tromper.

 

« Nous marchâmes deux heures aussi vite que nous le permettait le soin de ne pas éteindre nos torches. La forêt était silencieuse ; nous n'avions jusqu'alors aperçu aucun être vivant.

 

« Tout à coup, nous entendîmes au loin des cris, que nous connaissions bien, que nous ne pouvions confondre avec d'autres, les cris des Erloors.

 

« Nous hâtâmes notre marche, nous courûmes.

 

« Un peu plus loin, le sol portait les traces d'une lutte, et je ramassai quelques touffes des plumes rouges et vertes de ta robe.

 

« Le doute était impossible : tu avais été pris par les Erloors…

 

« À ce moment, les nuages qui cachaient Phobos et Deïmos se déchirèrent, nous montrant la montagne escarpée autour de laquelle voletaient des milliers d'Erloors pareils à une troupe d'oiseaux de nuit.

 

« Mes compagnons épouvantés refusèrent d'aller plus loin ; ils avaient compris qu'ils se trouvaient en face d'un des repaires des monstres et que c'était là qu'ils t'avaient emporté.

 

« Cependant une chose me rassurait ; il entrait, comme tu le sais, dans les mœurs des Erloors de dévorer leurs victimes sur place ; puisqu'ils s'étaient contentés de te faire prisonnier, c'est qu'ils n'en voulaient pas à ta vie.

 

« Malgré ce raisonnement, je passai le restant de la nuit dans les transes ; mes compagnons avaient allumé un grand feu solidement protégé par un toit de branchages ; tous tremblaient de peur, étonnés eux-mêmes de s'être aventurés si près du repaire de leurs ennemis.

 

« Cependant les Erloors dont les troupes sans cesse grossies allaient et venaient dans le ciel comme des nuages noirs emportés par un vent violent ne paraissaient pas se soucier de notre voisinage. On eût dit que la satisfaction que leur causait ta capture leur faisait oublier ou mépriser notre présence.

 

« Ce fut pourtant avec un sentiment de délivrance que nous vîmes le jour se lever, et les Erloors chassés par la glorieuse clarté disparaître jusqu'au dernier dans les cavités de la montagne.

 

« Nous tînmes conseil.

 

« Beaucoup, découragés, voulaient se remettre en marche vers le nord. Quelques-uns même, égoïstes, allaient jusqu'à dire, pour s'excuser, que tu étais d'une race supérieure et que tu te tirerais parfaitement d'affaire tout seul.

 

« Il me fallut encore une fois leur faire honte de leur lâcheté.

 

« Après de longues discussions, il fut décidé que le camp demeurerait où il se trouvait, et je suis sûre que, du haut de la montagne, tu aurais pu distinguer notre feu.

 

« Je me rappelai alors cette colonne de fumée aperçue de l'embrasure du roc et dont la vue s'était trouvée si à propos pour me réconforter dans mon désespoir.

 

« – Nous passâmes cette journée, continua Eeeoys, à étudier la montagne, mais elle était inaccessible de tous côtés, il ne fallait pas songer à en tenter l'escalade.

 

« Le découragement et le mauvais vouloir allaient croissant.

 

« Un vieillard pourtant fit une découverte intéressante. Il y avait un endroit de la montagne où le dur basalte était sillonné de couches terreuses[2].

 

« Il émit l'idée que peut-être, en creusant, on pourrait se frayer un passage souterrain jusqu'aux Erloors qui, surpris dans leur sommeil, affolés par le feu, ne pourraient nous résister.

 

« Précisément cette partie de la base de la montagne était couverte de buissons, qui permettaient de commencer les travaux sans être aperçu de l'ennemi.

 

« Tout le monde se rallia à cette idée, bien que la construction d'une galerie souterraine dans de telles conditions offrît pour nous beaucoup de difficulté.

 

« Je me demandais avec angoisse, si nous arriverions à temps pour te sauver. Le soir même, heureusement, un des nôtres eut la chance de trouver pris à l'un des pièges que nous avions tendus à tout hasard au bord dû fleuve un superbe roomboo.

 

« La gigantesque bête fouisseuse, qui n'était que légèrement blessée, fut attachée solidement. C'était là un collaborateur tout trouvé pour nous aider dans notre travail souterrain.

 

« Le plus difficile fut de décider le roomboo à se mettre à l'œuvre. Il fallut un jour entier d'efforts pour y parvenir ; il se débattait furieusement dans ses liens, il écumait en poussant des beuglements de fureur.

 

« Pour arriver à notre but, nous dûmes le battre, le priver de nourriture. Mais nous n'en vînmes complètement à bout qu'en le menaçant avec des charbons ardents dont, en dépit de sa cécité, le voisinage lui causait une profonde terreur.

 

« Nous eûmes enfin la satisfaction de le voir se mettre au travail avec une sorte de rage ; ses dures griffes d'ivoire faisaient voler autour de lui la terre et les pierres ; il avançait avec une rapidité dont nous étions déconcertés.

 

« Derrière lui, deux de nos plus robustes compagnons agrandissaient l'ouverture et en étayaient sommairement la voûte avec des pierres plates et des branches d'arbres.

 

« En moins de deux jours, nous atteignions le repaire des Erloors.

 

« Tu sais le reste et comment nous avons eu le bonheur de t'arracher aux griffes de ces démons…

 

Eeeoys s'était arrêtée, baissant les yeux avec une feinte modestie, mais il m'était facile de voir combien elle était orgueilleuse du succès dont elle s'attribuait avec raison la plus grande part.

 

« J'étais pour ma part très étonné de l'initiative et du courage dont venaient de faire preuve mes Martiens.

 

« Je ne reconnaissais plus les sauvages misérables et abrutis par la peur qu'ils étaient encore quelques mois auparavant, et j'étais profondément touché de ce qu'ils venaient de faire pour moi.

 

« Je me promis de ne plus les abandonner ainsi à la légère et de faire tout ce que je pourrais pour aider à leur progrès matériel et moral.

 

« Tout le reste de la journée et une partie de la nuit suivante se passèrent à se reposer et à banqueter en mon honneur ; les vivres ne manquèrent pas, la forêt était extrêmement giboyeuse et mes chasseurs étaient devenus fort adroits au tir à l'arc.

 

« Parmi les animaux que je voyais pour la première fois, je noterai une variété de paons au plumage d'un rose délicat, aux caroncules pendantes comme celles des dindons ; une sorte d'autruche d'un jaune canari, dont les ailes manquaient absolument, n'étant rappelées que par deux moignons très courts ; les plumes réduites à des fils formaient une sorte de toison brillante d'un aspect singulier qui ne me rappelait aucun oiseau terrestre, sauf peut-être – mais de très loin – l'aptéryx de la Nouvelle-Zélande. Parfumée de baies odoriférantes, la chair de l'étrange bipède était d'ailleurs excellente.

 

« Je citerai encore une espèce de tortue terrestre à carapace d'une si belle couleur orangée qu'on l'eût dite cuirassée d'or bruni ; mais ce n'était pas là sa plus remarquable particularité. Le col, très long, sortait de dessous la brillante carapace, pareil à un serpent, les pattes étaient hautes et l'arrière-train, puissamment développé, permettait à l'animal de s'élancer en sautant, de procéder par bonds, à la façon des grenouilles.

 

« Cette tortue vivait dans les sous-bois humides, et se nourrissait d'insectes et de petits mammifères.

 

« Dans les mêmes parages, les Martiens avaient aussi tué une hideuse bête, dont je ne connais l'équivalent ni dans les planches des naturalistes, ni dans les caprices les plus fous des peintres du fantastique.

 

« Qu'on se figure un bipède, haut d'environ un mètre, avec de hautes jambes menues comme celles des échassiers et une gueule effroyable, rappelant par sa forme allongée et ses dents aiguës celle d'un caïman, presque pas de corps. L'épine dorsale était réduite à deux ou trois vertèbres, et cette formidable mâchoire était presque directement articulée avec les os très élargis du bassin.

 

« Ce monstre n'était pour ainsi dire qu'une gueule sur deux jambes, les pieds étaient palmés et tout le corps recouvert d'écailles jaunâtres.

 

L'œil très petit exprimait une incroyable férocité ; une crête couleur de sang, capricieusement découpée et tuyautée, comme la fraise de dentelle d'un gentilhomme du temps de Shakespeare, ajoutait à l'horreur de cet être extravagant.

 

« J'appelai cet animal un « eurygule »[3], et je me promis d'en prendre un vivant dès que je le pourrais.

 

« Les Martiens qui l'avaient tué me racontèrent qu'ils l'avaient surpris dans un endroit boueux, se dandinant sur ses longues pattes à la façon des cigognes.

 

« Je refusai de goûter à la chair blafarde de l'eurygule, dont les Martiens, moins scrupuleux que moi, se régalèrent, en la déclarant très savoureuse et très tendre.

 

« Ils étaient encore occupés à dépouiller quelques-unes de ces bêtes, qui excitaient vivement leur curiosité, lorsque la nuit vint. J'ordonnai aussitôt de jeter une nouvelle provision de combustible sur le brasier et d'en apporter une réserve pour la nuit, ce que mes sujets s'empressèrent d'exécuter, avec une remarquable promptitude.

 

« Ils manifestèrent leur joie, en constatant qu'aucun Erloor ne sortait du rocher et je compris, aux explications d'Eeeoys, qu'ils se figuraient avoir détruit toute la race de ces monstres.

 

« Je me gardai bien de les détromper, mais je n'étais pas, pour mon compte, aussi rassuré.

 

« Je ne connaissais en somme de la planète qu'une infime portion, et il n'était pas douteux pour moi qu'il n'existât, à une distance plus ou moins grande, d'autres cavernes d'Erloors.

 

« Il eut suffi qu'un « rescapé » du dernier massacre allât implorer contre nous une troupe alliée, pour nous mettre dans un terrible danger, d'autant plus que la contrée où nous nous trouvions nous était à peu près inconnue.

 

« Malgré ma fatigue, je ne pus fermer l'œil de toute cette nuit. Mes alarmes furent vaines cette fois. Heureusement, le sommeil de mes compagnons ne fut troublé par aucun incident.

 

« Dès l'aube, toute la troupe était sur pied et procédait avec ardeur aux préparatifs du départ.

 

« Malgré leur victoire, mes sujets étaient impatients de se retrouver en sûreté dans leurs hameaux des marécages ; peut-être aussi la vanité n'était-elle pas étrangère à leur empressement ; ils avaient hâte de montrer à leurs proches et à leurs amis les animaux et les fruits inconnus qu'ils avaient trouvés dans la grande forêt.

 

« On se mit gaiement en marche, par un large sentier dont les mousses rougies faisaient songer à du velours usé.

 

« Eeeoys et moi étions les seuls à ne porter aucun fardeau, les Martiens étaient lourdement chargés de l'attirail du campement et des produits de leur chasse.

 

« Un grand nombre portaient encore des vases d'argile pleins de charbons ardents et munis d'une anse, que j'avais fait fabriquer peu de semaines auparavant et qui ne ressemblaient pas mal pour la forme à certaines urnes à eau bénite ou encore au « couvet » des fumeurs flamands. Cette invention, toute grossière qu'elle était, remplaçait tant bien que mal les allumettes chimiques ou le briquet à amadou que je n'avais pas eu encore la possibilité de fabriquer.

 

« Je ne pouvais parfois m'empêcher de sourire à la vue de ce cortège, auquel les mitres de plumes et les longues robes de duvet, les arcs et les flèches, donnaient un air vaguement babylonien.

 

« Vers le milieu de la journée nous traversâmes une rivière aux eaux rouges, couleur de sang clair ; de grands roseaux de la famille des bambous qui croissaient en abondance sur les rives nous donnèrent la facilité de construire un pont que, par prudence, je fis détruire sitôt que nous fûmes passés.

 

« À ce propos, vous avez dû être frappés, dans toutes les descriptions que je vous ai faites, de la prédominance des couleurs rouges et orangées dans la planète Mars. Je ne puis expliquer ce fait que par la grande abondance des minerais de fer, de chrome et d'autres métaux, ou peut-être par l'existence dans l'atmosphère de certains gaz qui ne se trouvent qu'en faible proportion dans la nôtre.

 

« Le paysage présentait maintenant un aspect grandiose. Des arbres géants dont le tronc lisse filait sans une branche jusqu'à cinquante ou soixante mètres formaient au-dessus de nos têtes une voûte impénétrable, il régnait sous leur ombrage un silence profond, qui me fit songer aux cryptes d'Ellora et d'Elephanta que j'avais visitées et dont la forêt martienne offrait toute la mystérieuse horreur.

 

« De temps à autre, une vaste clairière formait comme un golfe de soleil dans ces ténèbres, et nous y faisions halte quelques instants, avant de nous replonger dans l'ombre des piliers végétaux qui, à la longue, produisait sur moi, aussi bien que sur les Martiens, une écrasante impression de tristesse et de malaise.

 

« Eeeoys, plus que tous ses compagnons, était apeurée, nerveuse. À chaque pas, elle se retournait, comme si elle eût craint d'être suivie, et je sentais son bras appuyé sur le mien agité par instants d'un violent frisson.

 

« – Qu'as-tu donc, mon enfant ? lui demandai-je en caressant doucement ses cheveux rouges, que je lui avais appris à tresser comme les jeunes filles de la Terre.

 

« – Je ne sais, murmura-t-elle, en tournant vers moi des yeux brillants de larmes, je crois toujours entendre au-dessus de nous un bruit de battements d'ailes…, par moments, il me semble qu'un brouillard passe devant mes yeux… j'ai peur, je pressens quelque malheur avant la fin de la journée.

 

« Je m'efforçai de la rassurer.

 

« – Je ne te croyais pas si peureuse, dis-je en riant, vraiment je ne te reconnais plus…

 

« Qu'as-tu à redouter ? Ne suis-je pas près de toi ?

 

« – J'ai peut-être tort, fit-elle toute tremblante, mais j'ai peur, et j'ai senti tout à l'heure une main glacée se poser sur mes cheveux.

 

« – C'est ton imagination…, ce sont tes nerfs… Raisonne un peu tes craintes, comme je t'ai appris à le faire, et tu verras qu'il n'y a ici aucun sujet de péril. Il fait grand jour, nous sommes nombreux et bien armés et je suis là, à tes côtés !… Enfin, les Erloors ont été anéantis.

 

« – Ce n'est pas des Erloors que j'ai peur…

 

« – De qui alors ?

 

« – Je ne sais pas… C'est quelque chose que je ne puis pas t'expliquer…

 

« Elle tremblait comme la feuille.

 

« – Tiens, écoute, ajouta-t-elle en se serrant contre moi, en ce moment j'entends très nettement un bruit d'ailes.

 

« Je prêtai l'oreille pour complaire à ce que j'appelais son caprice et, à mon grand étonnement, il me sembla entendre tout près de nous comme un imperceptible bruit, comme un battement d'ailes très légères.

 

« – C'est quelque insecte, dis-je, voulant trouver une explication à tout prix.

 

« J'étais au fond un peu étonné ; mais je ne m'alarmai pas outre mesure j'expliquai à la petite Martienne que sous ces voûtes de ramures, comme dans un véritable édifice, l'écho se répercutait avec une grande netteté ; ce qu'elle avait entendu, c'était le bourdonnement de quelque guêpe des bois – peut-être très lointaine –, si même elle n'avait pas été victime d'une simple hallucination, suite des émotions des jours précédents.

 

« – Mais tu viens d'entendre comme moi ?

 

« – Parce que tu me l'as suggéré, sans doute…

 

« Je me perdis dans une longue explication sur la suggestion et les hallucinations collectives, où la pauvre Eeeoys ne comprit sans doute pas grand-chose, et qui pourtant parut un peu la rassurer.

 

« Elle s'efforça de sourire ; mais malgré cela elle demeurait obstinément serrée contre moi, et je vis bien que ses terreurs n'étaient pas calmées.

 

« Elle eut un soupir de délivrance, quand nous sortîmes du couvert enténébré des grands arbres pour entrer dans une plaine marécageuse, coupée de taillis et de bouquets de roseaux, au bout de laquelle une colline rousse semblait barrer l'horizon.

 

« À ce moment, un des Martiens qui marchaient en tête de la colonne revint vers moi, la mine inquiète. Bien qu'il affirmât être absolument sûr de la bonne direction, il ne reconnaissait plus ce paysage ; il n'avait jamais vu la colline qui s'étendait devant nous.

 

« Je supposai qu'en dépit de ses affirmations il s'était égaré ; mais je lui dis de continuer à marcher vers le nord ; j'étais bien sûr, quoi qu'il arrivât, de retrouver mon chemin grâce aux étoiles et aussi grâce à certains canaux que j'avais pris comme points de repère.

 

« On se remit donc en marche ; mais à mesure que nous avancions, la colline rousse prenait un aspect bien fait pour nous donner de la surprise.

 

« On eût dit que la masse dont elle était composée était agitée d'un perpétuel mouvement, et que la forme de ses contours se modifiait d'instant en instant. Son sommet semblait s'élever ou s'abaisser, suivant le caprice de la brise.

 

« Je crus un moment avoir affaire à un de ces monticules sablonneux comme j'en avais vu dans le Sahara et dont les vents varient sans cesse l'aspect ; mais je vis bientôt que j'étais complètement dans l'erreur ; je n'apercevais aucun de ces panaches poudroyants que forme le vent et qui montent parfois à de grandes hauteurs.

 

« À mesure que j'approchais, cette bizarre colline ressemblait plutôt à une prairie agitée par la brise, à un capricieux amas de verdure qui eût flotté dans l'air, comme certaines plantes aquatiques flottent entre deux eaux.

 

« Je ne tardai pas à être fixé à cet égard.

 

« Une saute brusque de vent poussa sur nous un nuage verdoyant, nous demeurâmes quelque temps à moitié ensevelis sous des milliers de petites plantes.

 

« J'avais déjà vu dans le centre africain des plantes aériennes, dont la tige déliée évoque l'image des fils de la vierge et qui naissent et poussent, fleurissent et meurent sans toucher le sol ; mais cela n'avait aucun rapport avec cette prodigieuse masse de verdures flottantes.

 

« J'étais prodigieusement intéressé.

 

« Tout en me dépêtrant tant bien que mal de cette brassée de plantes dans lesquelles j'étais entortillé comme dans un filet, j'en pris une et l'examinai avec attention.

 

« Elle n'avait guère plus de deux décimètres de long ; les feuilles disposées à droite et à gauche d'une tige très menue étaient profondément découpées. Par le groupement de leurs folioles, elles rappelaient la feuille du frêne ou celle de l'acacia.

 

Leur couleur variait entre le jaune verdâtre et le brun roux. La fleur ressemblait à un minuscule lis jaune et la racine formait une petite houppe de fibres aussi fines que des cheveux.

 

« Après avoir étudié quelque temps la plante, je la laissai tomber pour me rendre compte de la façon dont elle pouvait se soutenir en l'air.

 

« C'est alors que j'assistai au phénomène le plus déconcertant.

 

« Non seulement, comme je le prévoyais, les feuilles étalées de chaque côté de la tige formèrent parachute, mais elles furent agitées d'un rapide mouvement de vibration, elles s'ouvrirent et se refermèrent comme les feuilles de la sensitive lorsqu'on s'en approche brusquement.

 

« La racine même, véritable houppe nerveuse, participait à ce mouvement, comme si elle eût joué le rôle de gouvernail de cet aéroplane végétal.

 

« Je vis bientôt la plante s'élever lentement au-dessus de ma tête et se perdre dans le flot mouvant de ses congénères.

 

« Je serrai précieusement deux exemplaires de ces curieuses aérophytes dans les poches de ma robe de plumes ; s'imaginant sans doute que je venais de faire quelque précieuse trouvaille, Eeeoys m'imita de point en point.

 

« Je constatai avec joie que mes Martiens, maintenant qu'ils avaient pu se rendre compte du phénomène, n'en étaient pas effrayés. Ils se débarrassaient en riant des paquets d'herbe et se moquaient les uns des autres de s'y voir empêtrés.

 

« Nous n'en étions pas moins bloqués par les aérophytes qui formaient devant nous une muraille tout aussi infranchissable que l'eût été un roc escarpé.

 

« La nuit venait, et je ne voulais pas nous exposer à être étouffés par ces maudites plantes pendant notre sommeil.

 

« Force nous fut donc de revenir sur nos pas et d'installer notre camp sur la lisière de la forêt où ma petite compagne avait eu si peur.

 

« Les feux furent allumés et les sentinelles disposées comme de coutume.

 

« Le ciel était d'une pureté admirable, l'air embaumé d'un parfum d'eau et d'herbes fraîches.

 

« Je remis au lendemain le souci de faire une trouée dans la masse des aérophytes et, après avoir une dernière fois recommandé la vigilance aux gardiens du feu, je me laissai aller au sommeil.

 

III LES AÉROPHYTES

 

Je me réveillai plusieurs fois, cette nuit-là, sous l'empire de cauchemars que j'attribuai à la fatigue et aux émotions, mais qui, chose bizarre, se reproduisaient identiquement pareils, chaque fois que je venais à fermer les yeux.

 

« Je rêvais qu'un Erloor me tenait le genou sur la poitrine et m'étranglait ou que j'étais broyé par les anneaux d'un énorme serpent.

 

« J'ouvrais les yeux, le front moite d'une sueur d'agonie, mais je me rassurais bientôt au tranquille spectacle qui m'entourait.

 

« Le foyer, soigneusement entretenu par les veilleurs, jetait de paisibles clartés, et tout autour les Martiens reposaient roulés dans leurs manteaux de plumes. À l'horizon, la prairie flottante des aérophytes formait comme un grand nuage brun.

 

« Je me rendormais ; mais pour me réveiller presque aussitôt en proie à la même hantise.

 

« Enfin, le jour se leva, et je donnai le signal du réveil à toute la troupe.

 

« Eeeoys, en venant m'embrasser comme elle le faisait chaque matin, me raconta qu'elle aussi avait été tourmentée par des cauchemars et, chose extraordinaire, ils étaient exactement pareils aux miens.

 

« J'essayai de ne pas attacher à ce fait plus d'importance qu'il n'en méritait, mais, malgré moi, j'étais inquiet, en proie à cette nervosité qui accompagne la fatigue et l'insomnie.

 

« Je fus frappé de l'air triste et pensif de ma petite amie, et je tentai vainement de la distraire de ses craintes.

 

« – Tu as beau dire, murmura-t-elle en secouant la tête, je sens qu'un danger nous menace. J'ai le pressentiment que je ne reverrai plus mon père. Tu as eu tort, il ne fallait pas essayer de pénétrer le secret des régions interdites ; nos pères ont toujours assuré qu'il ne pouvait résulter que de grands malheurs de cette curiosité.

 

« Malgré moi, je partageais ses appréhensions, mais je n'eus garde de le laisser paraître.

 

« – Tu es une petite peureuse, dis-je en m'efforçant de sourire, tu as la mine rechignée des enfants qui n'ont pas assez dormi !

 

« Quand tu seras mieux éveillée, tu ne penseras plus à toutes ces sottes histoires.

 

« Occupons-nous maintenant des choses sérieuses.

 

« Il s'agit de se frayer un chemin à travers le marécage aérien.

 

« – Comment t'y prendras-tu ? Je n'en vois pas trop le moyen.

 

« – Le moyen est tout trouvé. Je suis persuadé que ces petites plantes dont la sensibilité nerveuse est si développée doivent avoir horreur de la fumée ; à l'aide d'un grand feu d'herbes mouillées et de branchages verts, nous allons faire victorieusement notre trouée.

 

« Je n'étais pas aussi sûr du résultat que je m'en vantais, mais je ne voyais pas d'autre stratagème à employer envers ces malencontreuses aérophytes.

 

« Sur mes ordres, le camp fut levé et on se rapprocha du marécage aérien.

 

« Précisément, le vent favorisait nos projets, et rabattait du côté du nuage végétal les tourbillons de fumée.

 

« Tout d'abord, mes prévisions se réalisèrent parfaitement.

 

« Sitôt qu'elles étaient atteintes par la fumée, les aérophytes faisaient précipitamment mouvoir les ailettes de leurs feuilles et battaient en retraite.

 

« Toute cette végétation houlait comme la mer au moment d'une tempête.

 

« En moins d'un quart d'heure, un grand espace se trouva libre devant nous.

 

« Les Martiens, émerveillés, poussèrent des hourras d'allégresse et s'engagèrent dans le chenal ainsi pratiqué.

 

« J'étais surpris moi-même de la promptitude et de la facilité avec lesquelles l'obstacle, en apparence insurmontable, avait été aplani.

 

« Je me reproche amèrement aujourd'hui la légèreté que je montrai en cette occasion.

 

« Nous avions à peine fait une centaine de pas entre les deux remparts verdoyants, que les plantes formaient à droite et à gauche, lorsque j'entendis derrière moi une sorte de grésillement pareil à celui que produit l'eau versée sur des charbons ardents.

 

« Je me retournai ; à ma grande consternation, le feu d'herbes mouillées avait été éteint, et les matériaux en étaient dispersés de tous côtés.

 

« J'étais profondément inquiet et étonné.

 

« Les Erloors ne pouvaient être coupables de ce dégât, puisqu'il faisait grand jour et que, d'ailleurs, le feu leur inspirait autant de crainte que la lumière ; le sol, d'une roche compacte, ne permettait même pas d'incriminer les Roomboo.

 

« Je n'eus à ce moment qu'une seule pensée.

 

« – En arrière ! criai-je de toutes mes forces. Retournons sur nos pas !…

 

« Il était déjà trop tard.

 

« Les deux falaises de verdure se rapprochaient. En moins d'une minute, la route fut barrée en avant et en arrière.

 

« Une minute encore et nous étions littéralement ensevelis sous la masse pesante des herbages.

 

« J'étais à demi étouffé, comme un nageur empêtré dans les herbes marines.

 

« J'entendais les cris de détresse, les appels que poussaient les malheureux Martiens, et ces cris arrivaient à mes oreilles de plus en plus faibles.

 

« Les paquets herbeux à chaque instant plus denses étouffaient leur agonie, et c'était mon nom qu'ils prononçaient, c'était moi qu'ils appelaient à leur secours, moi qu'ils avaient sauvé des griffes des Erloors !

 

« J'avais le cœur déchiré par ses plaintes ; c'était une véritable rage que je ressentais, de me voir ainsi réduit à l'impuissance.

 

« Mais Eeeoys ? Dès le premier instant de la catastrophe, elle avait abandonné mon bras, dans un mouvement de terreur irréfléchie.

 

« J'entendis sa voix, à deux pas de moi.

 

« – Robert ! suppliait-elle, au secours !

 

« Je me débattis désespérément contre cette jungle flottante, je tâchai de me diriger du côté d'où partait la voix de la pauvre enfant, mes efforts ne réussirent qu'à rendre plus épais le traitreux réseau où j'étais empêtré, comme un objet emballé dans du foin.

 

« Chacun de mes mouvements déterminait des réflexes dans les feuilles vibratiles des aérophytes ; si un de mes gestes les repoussait, elles revenaient sur moi plus nombreuses aussitôt après.

 

« Leur masse pesait au-dessus de ma tête, m'enserrait jusqu'à m'ôter la faculté de faire un mouvement.

 

« Je ne respirais presque plus ; en même temps, de cet entassement de plantes, dont chacune prise isolément n'avait aucun parfum, s'exhalait une odeur fade et musquée, qui lentement me montait au cerveau et m'engourdissait.

 

« Je sentais qu'à la longue cette odeur devait être mortelle, comme le parfum des tubéreuses ou des seringas dans une chambre close.

 

« Je n'y voyais plus, une nuit profonde m'entourait, une âcre poussière de pollen m'entrait dans les yeux et me prenait à la gorge.

 

« J'avais perdu, dès le commencement, la possibilité de m'orienter. Je ne savais plus, en essayant d'avancer, si je m'enfonçais plus profondément dans l'herbier flottant, ou si je me dirigeais vers l'espace libre.

 

« Le courage et l'ingéniosité ne pouvaient me servir à rien contre l'aveugle et brutal phénomène.

 

« Je n'avais même plus la force de lutter ; un instant j'eus l'idée qu'en demeurant immobile les plantes s'écarteraient, que c'étaient mes soubresauts qui les faisaient se précipiter sur moi en plus grand nombre.

 

« Je m'étais trompé, mon immobilité n'eut pour effet que de resserrer encore les mailles du réseau qui m'étreignait.

 

« Je ne me débattais plus que faiblement, convaincu que j'étais de l'inutilité de mes efforts.

 

« Un moment, je butai contre une pierre, mon pied glissa, je tombai, je crus que je ne pourrais plus me relever ; je venais pourtant d'y parvenir en m'arc-boutant avec effort, lorsque l'appel déchirant d'Eeeoys arriva de nouveau à mon oreille :

 

« – Robert ! Robert !…

 

« Sa voix semblait éteinte, comme lointaine. Je vis par là que tous mes efforts pour me rapprocher d'elle n'avaient servi qu'à augmenter la distance qui nous séparait. J'eus un mouvement de révolte désespérée… Je fonçai tête baissée à travers cette masse élastique qui rebondissait comme un matelas et ne me résistait que par son inerte puissance. Je broyais des poignées de plantes entre mes doigts crispés j'en écrasais par centaines, tout cela ne réussissait qu'à produire devant moi un faible creux presque aussitôt comblé.

 

« Mon exaspération, augmentée peut-être par l'odeur entêtante, en arrivait à une sorte de folie. Je me souviens que je mordis furieusement les touffes des diaboliques plantes.

 

« Tout à coup mon pied heurta un corps étendu.

 

« Je me baissai en poussant un cri de douleur, je pensais me trouver en présence du corps d'Eeeoys. Je me trompais : à la barbe hirsute que mes doigts rencontrèrent, je me rendis compte que j'avais devant moi l'un des Martiens de l'escorte.

 

« Je mis la main sur sa poitrine, le cœur ne battait plus, les membres quoique chauds étaient déjà rigides ; enfin, mes doigts se mouillèrent de quelque chose de tiède qui devait être du sang. En même temps je ressentis au pied la vive sensation d'une brûlure.

 

« J'avais marché sur un de ces vases de terre qui servaient à porter le feu et que le Martien avait laissé tomber dans sa chute.

 

« Je ne m'attardai pas à chercher comment ce malheureux avait pu être tué, et pour quelle raison, tandis que j'étais encore vivant ; je saisis le vase par son anse d'une main tremblante de joie.

 

« Je venais d'entrevoir un moyen de salut.

 

« En tâtonnant, et sans souci des brûlures, je ramassai les charbons qui avaient roulé à terre et je me mis à souffler dessus d'abord doucement, pour enlever la pellicule de cendre blanche dont ils étaient recouverts, puis plus fort, jusqu'à ce qu'il s'élevât une petite flamme bleue.

 

« Alors, je jetai sur les charbons deux ou trois aérophytes, et ce fut avec un véritable plaisir que je les vis se tordre et se recroqueviller sur le brasier que je ne cessais d'aviver de mon souffle haletant.

 

« Quand les premières furent consumées, j'en jetai d'autres, un mince tourbillon de fumée monta.

 

« J'éternuais, je toussais, j'étais suffoqué, mais ce que j'avais espéré se réalisait.

 

« Piquées par la fumée, les aérophytes s'éloignaient de toute la vitesse de leurs feuilles vibratiles.

 

« Je balançai mon pot à feu à bout de bras, comme un encensoir, effusant partout les bienfaisantes fumées, bientôt j'eus autour de moi un espace assez grand pour respirer et j'entrevis, comme du fond d'un puits, la tache ronde du ciel bleu au-dessus de ma tête.

 

« J'étais ivre de joie, plus heureux de l'idée, pourtant bien simple, qui m'était venue, que de la plus géniale découverte. Je voyais déjà Eeeoys sauvée et peut-être tous mes Martiens. Je m'élançai droit devant moi, dissipant, comme un nuage, la multitude des aérophytes. Un tourbillon de vent furieux soulevant des milliers de feuilles jaunies en automne ne donnerait qu'une faible idée de cet étrange spectacle.

 

« Mais brusquement je revins sur mes pas. Je me faisais un scrupule de conscience de ne pas donner tout d'abord mes soins au malheureux Martien dans le brasero d'argile m'avait apporté le salut.

 

« Je le retrouvai sans peine, il était presque froid, je ne pouvais rien pour le rappeler à la vie, mais je fus épouvanté de voir son corps ensanglanté et de trouver près de son cou des marques semblables à celles que laissaient les Erloors, mais plus petites et très nombreuses.

 

À ce passage du récit, Ralph Pitcher et master Frymcock échangèrent un regard, et le lord cuisinier eut un geste instinctif vers son poignet encore couvert d'ecchymoses.

 

Robert Darvel continua, sans avoir remarqué cette scène, qui n'avait pas échappé aux regards perçants de miss Alberte.

 

– Toute ma joie était tombée d'un coup. Les Erloors ne pouvaient être mis en cause, quels étaient donc les monstres inconnus qui se tenaient tapis dans l'herbier ? Quelles luttes nouvelles allais-je avoir à soutenir ? Je me le demandai avec angoisse.

 

« Je ressentis ce froid dans les moelles, cette contraction du larynx qui caractérisent la peur arrivée au suprême degré, et pourtant il ne fallait pas avoir peur, si je voulais sortir vivant de ce gouffre de verdures.

 

« Je tâchai de me ressaisir, je garnis mon pot à feu d'une nouvelle provision de combustible, et je marchai sans oser me retourner, dans la crainte de voir derrière moi quelque face hideuse ricaner dans l'ombre des feuillages.

 

« J'avais beau marcher, il me semblait que je n'avançais pas. L'étroite clairière formée par le tourbillon de fumée dont je m'entourais, s'effaçait une fois que j'étais passé, l'éternelle muraille frissonnante et verte semblait ne devoir jamais cesser.

 

« La panique me gagnait. À deux reprises, je grillai les plumes de ma robe sans même y prendre garde. Ah ! sortir de cet océan de feuillages mouvants ! Je croyais que je n'y réussirais jamais !

 

Robert Darvel était devenu pâle, son visage amaigri avait eu une contraction d'épouvante, comme s'il eût été encore sous le coup de l'effroyable sensation.

 

Ce fut avec effort qu'il reprit, après un instant de silence :

 

– J'y réussis pourtant. Tout d'un coup, au moment où je n'y comptais plus, où je me croyais perdu au fond de l'herbier, je débouchai en pleine clarté ; l'immense horizon se déploya à mes regards.

 

« J'aspirai avec délices l'air vivifiant tandis que, derrière moi, la trouée qu'avait faite mon passage dans le banc des aérophytes, se refermait lentement, avec une sorte de remous, comme la mer après le passage d'un navire.

 

« Je demeurai quelques minutes comme hébété de ce succès imprévu, où certainement le hasard était pour beaucoup, car je me rappelai avoir plusieurs fois changé de direction et j'aurais pu marcher pendant des heures – pendant des jours peut-être – avant de sortir du nuage végétal.

 

« À quelques pas de moi, j'aperçus tout à coup les débris du feu dispersés par des mains inconnues, et du même coup je songeai à Eeeoys.

 

« J'eusse été le dernier des lâches si je l'avais abandonnée et je me demandais comment j'avais pu l'oublier un seul instant, fût-ce dans l'affolement de la peur.

 

« Sans réfléchir, je m'élançai de nouveau dans l'herbier ; mais cette fois, je me promis de marcher autant que possible en ligne droite, afin que le retour me fût possible.

 

« J'appelai, je criai de toutes mes forces ; aucune voix ne répondit à la mienne.

 

« Je n'avais pas fait dix pas que je heurtai le cadavre d'un de mes Martiens ; il avait été saigné au cou comme le premier ; j'avançai encore, l'esprit accablé des plus funestes pressentiments.

 

« Bientôt, je trouvai le corps d'Eeeoys. Elle respirait encore faiblement ; mais elle était marquée du sanglant stigmate de la mort.

 

« À la lueur du feu que je soufflai de toutes mes forces, elle me reconnut et elle prit ma main d'un geste désespéré, elle se cramponnait à ma robe de plumes, comme un noyé s'accroche aux roseaux du rivage. Ses yeux clairs exprimaient une infinie supplication et son étrange chevelure rouge était hérissée de peur.

 

« – Sauve-moi, balbutia-t-elle, Robert, emmène-moi !… Ils m'ont tuée !…

 

« Alors, je remarquai son visage exsangue, décoloré comme si tout le sang de ses veines avait fui depuis notre courte séparation.

 

« J'étais ému de pitié, épouvanté, hors de moi.

 

« – Oui, je te sauverai, m'écriai-je, je te le promets.

 

« Et je l'enlevai et l'assis sur mon bras gauche, la tête sur mes épaules comme une enfant, et je me remis en marche avec ce cher fardeau.

 

« Par malheur, dans mon émotion, j'avais perdu cet empire sur moi-même qui m'était si nécessaire. Je ne savais plus la direction à suivre, j'allais à l'aventure et lentement, car une seule main me restait disponible pour agiter le vase qui contenait le feu.

 

« Je souffrais le martyr, je sentais que le peu de vie qui restait à l'enfant que je portais s'en allait à chaque minute. Ma marche à travers l'herbier dans ces conditions était un véritable calvaire.

 

« Tout à coup, je sentis un baiser bien faible sur mon front, le corps d'Eeeoys fut agité d'un long tressaillement, ses bras noués autour de mon cou se raidirent dans l'immobilité.

 

« Elle était morte.

 

« J'étais fou de douleur, je lui parlai, je l'embrassai, j'essayai de la ranimer ; j'aurais voulu, comme les thaumaturges antiques, lui infuser de mon souffle vital.

 

« Mais je vis bien que tout était inutile, les palpitations de la vie ne soulevaient plus sa poitrine.

 

« J'étais occupé de ces soins et j'avais déposé à côté de moi le vase de feu, sans souci des végétations qui recommençaient à m'enserrer, lorsqu'il me sembla entendre un ricanement dans les profondeurs de l'herbier.

 

« En même temps, mon pot à feu allait rouler très loin, éparpillant çà et là les charbons qu'il contenait, exactement comme si quelqu'un l'avait renversé d'un coup de pied.

 

« Posant à terre le corps de la petite Martienne, qui avait été pour moi une amie si dévouée, je m'élançai reconquérir mon feu, ne songeant même pas à expliquer la bizarre façon dont il s'était renversé pour ainsi dire de lui-même.

 

« Je me jetai à plat ventre dans les herbes ; mais au moment où j'allais le prendre, il m'échappa des mains tout à fait inexplicablement, et comme si ce vase d'argile eût été doué d'une volonté qui lui fût propre il pirouetta sur lui-même comme pour me narguer et roula à quelques pas encore, se vidant des derniers charbons qui n'avaient pas été dispersés par le premier choc.

 

« En même temps, le rire ironique que je venais d'entendre, retentissait encore, mais cette fois tout proche.

 

« Je frissonnai d'horreur maintenant j'étais en pleines ténèbres, enseveli sous les aérophytes et si découragé, que je m'étendis à terre, aux côtés d'Eeeoys, pour que la mort vint me prendre aussi.

 

« Je sentais que je n'aurais pas longtemps à attendre, je ne respirais plus qu'avec peine, au-dessus de moi l'ombre se faisait plus compacte, un moment vaincues, les plantes reprenaient leur place ; l'entêtant et fade parfum m'envahissait le cerveau.

 

« En ce moment, je revis en une seconde, comme si j'en eusse dominé la perspective du sommet d'une montagne, tout le tableau de ma vie écoulée, avec ses luttes inutiles, ses tragiques péripéties et… ses amours sans espoir…

 

La voix de Robert Darvel s'était légèrement troublée. Son regard rencontra celui de miss Alberte, qui baissa les yeux, rougissante.

 

– Et tout cela, reprit-il, pour aboutir à une mort sans gloire, dans une planète inconnue ; comme je songeais à mon étrange destinée, il me sembla qu'un fardeau opprimait ma poitrine, en même temps quelque chose de souple comme une couleuvre et d'agile comme une main, se nouait autour de mon cou.

 

« Mon rêve de cette nuit ! m'écriai-je ; les serpents…

 

« Depuis, j'ai pu me convaincre que mon cauchemar avait été parfaitement réel ; mais en ce moment mon imagination fut frappée ; ma vision nocturne m'apparut prophétique.

 

« J'essayai de me redresser, de me relever, de lutter contre les reptiles de l'herbier, – car je croyais avoir affaire à des reptiles ; c'est à eux que j'attribuais la mort de mes compagnons – je ne pus faire le moindre mouvement.

 

« Moitié de peur, moitié de suffocation, je perdis connaissance…

 

* * * * * * *

 

« Quand je revins à moi, j'eus la sensation d'une atroce fatigue, d'une courbature générale ; en même temps j'étais si affaibli que j'éprouvais la plus grande peine à rassembler mes idées ; le sentiment même de mon existence, la notion de ma personnalité étaient devenus vagues et brumeux. Je savais à peine qui j'étais. Enfin, après de laborieux efforts, j'arrivai à me souvenir. Mais il demeurait dans ma mémoire une solution de continuité, comme un grand trou noir.

 

« Je ne parvenais pas à me rappeler ce qui s'était passé depuis le moment où j'avais été enlacé par les reptiles de l'herbier jusqu'à celui où je me réveillai.

 

« Je regardai autour de moi. Je me trouvais dans une cellule exactement cubique, sans apparence de portes ni de fenêtres.

 

« Les parois étaient faites d'une sorte de verre ou de cristal à demi opaque, semblable à celui qu'on emploie, comme pavage, dans les constructions.

 

« Je m'aperçus que ce verre était foré de milliers de petits trous, fins comme les plus fines aiguilles et qui laissaient entrer l'air sans pour cela me permettre de voir au dehors. Mais ce qui me surprit plus que tout le reste, c'est qu'il y avait au centre de ma prison une grande jatte de verre, remplie de sang.

 

« Je fis toutes les suppositions possibles, sans parvenir â deviner dans quel lieu je pouvais bien me trouver.

 

IV LA TOUR DE VERRE

 

– Jusqu'alors, continua l'ingénieur, tout ce que j'avais vu dans Mars ne s'écartait pas des hypothèses vraisemblables, tous les êtres que j'avais rencontrés avaient, à peu de choses près, leur équivalent sur la terre.

 

« J'avais couru de terribles dangers, mais il m'avait été impossible de lutter ; j'avais toujours pu me rendre compte en peu de temps des ressources de mes ennemis et de leurs moyens d'attaque.

 

« Il n'en était plus de même maintenant ; j'entrais dans le domaine de l'inconnu, j'étais complètement dérouté, j'arrivais au seuil d'un monde mystérieux dont j'ignorais tout et je comprenais que les moyens dont j'avais usé jusqu'alors pour me défendre ne me seraient peut-être d'aucune utilité contre ces nouveaux ennemis.

 

« L'aspect même de ma prison me prouvait une civilisation avancée ; les plaques de verre perforé de grande dimension sont d'une fabrication assez compliquée, même dans l'état présent de l'industrie terrestre.

 

« Ce qui m'intriguait surtout, c'était cette coupe de sang fraîchement répandu que l'on avait placée près de moi. Voulait-on me forcer à le boire, ou n'était-ce qu'un horrible symbole du sort qui m'était réservé ?

 

« Enfin, allait-on me garder longtemps captif dans cette cage aux lignes géométriques où j'aurais certainement fini par devenir fou ?

 

« Je m'assis à terre – il n'y avait aucune sorte de siège dans ma cellule pour tâcher de réfléchir.

 

« J'essayai vainement de deviner comment je me trouvais là. Comme je l'ai dit, il y avait une lacune dans ma mémoire ; depuis la mort d'Eeeoys, à laquelle je ne pouvais songer sans un serrement de cœur, tout demeurait dans mon souvenir comme voilé d'une brume que mes efforts n'arrivaient pas à percer.

 

« Je me contraignis à ne plus penser aux choses passées, à étudier sans perdre de temps un moyen d'évasion.

 

« Cela m'était d'autant plus difficile qu'ainsi que je l'ai déjà dit je ressentais une immense fatigue cérébrale, un accablement profond comme celui qui succède à l'ivresse spéciale causée par certains alcaloïdes, comme la haschichine ou la morphine. J'attribuai cet état de choses au parfum des aérophytes ; mais je sentis que, peu à peu, cette torpeur se dissipait sous l'influence de l'air vivifiant que laissaient pénétrer les vitres perforées.

 

« Je fis plusieurs fois le tour de ma cellule, dont les dimensions étaient d'environ quatre mètres dans tous les sens et qui formait un cube parfait ; mais si minutieux que fût mon examen, je ne pus découvrir aucune trace d'ouverture, ni trappes, ni lucarnes, ni portes, ni fenêtres d'aucun genre.

 

« Les parois étaient d'une seule pièce et le verre demi opaque ne permettait de supposer aucune issue secrète.

 

« Il fallait pourtant bien que je fusse entré par quelque endroit. J'auscultai le sol, qui était de la même matière que les murs ; il sonnait creux à tous les endroits également.

 

« Je me comparai à un insecte enfermé dans une boite de carton, j'étais réduit à la même impuissance, et je n'avais pas comme l'insecte des mandibules pour essayer de creuser les murs à la façon des abeilles perceuses et des lime-bois.

 

« Je finis par m'aviser que je pourrais peut-être casser le verre des parois en me servant de la vasque qui était également en verre.

 

« La vasque se réduisit en miettes, mais les parois, qui étaient d'une épaisseur considérable, ne furent même pas entamées ; je ne réussis qu'à me faire une écorchure aux doigts et à m'inonder de sang.

 

« J'étais à la fois furieux et humilié. Rien n'était plus vexant pour mon amour-propre d'ingénieur, que de me trouver arrêté par une simple feuille de verre. La faim qui commençait à se faire sentir était un autre aiguillon qui eût dû stimuler mon génie inventif ; mais j'avais beau me creuser la tête, je ne trouvais rien. Je restai plus de deux heures accroupi dans un coin, comme un fauve dans sa cage.

 

« Enfin, à force de me tenailler le cerveau, l'inspiration tant attendue arriva. Je me souvins d'une vieille expérience dont notre professeur de cinquième nous amusait autrefois à la classe de physique et que cet excellent homme – un universitaire de la vieille école – intitulait pédantesquement : Moyen merveilleux de couper le verre sans diamant.

 

« Voici comment je procédai : je roulai en tampon un pan de ma robe de plume et je me mis à frotter énergiquement un coin de la muraille. Au bout d'un quart d'heure de ce travail, la surface du verre était brûlante et mon tampon menaçait de prendre feu.

 

« Alors, je projetai brusquement quelques gouttes de sang sur la partie chauffée.

 

« Un léger craquement se fit entendre, la soudaine rétraction des molécules avait amené une rupture partielle, le verre était étoilé.

 

« Je recommençai l'opération à une autre place, puis à une troisième et à une quatrième avec le même succès.

 

« Je suais à grosses gouttes, mais un espace suffisant pour me livrer passage ne tenait plus qu'en un ou deux points, il suffirait d'une forte poussée pour que le morceau entier se détachât et allât tomber au-dehors.

 

« Je m'arrêtai un instant pour me demander si je ne ferais pas mieux d'attendre la nuit pour sortir, la prudence me le conseillait.

 

« Le bruit du verre brisé pourrait attirer mes geôliers.

 

« D'autre part, je réfléchis que s'ils venaient me visiter ils s'apercevraient sans nul doute de ma tentative d'évasion. Je décidai de ne pas attendre et de m'en fier à ma bonne étoile.

 

« Je donnai donc un vigoureux coup de genou dans le morceau de vitre que cernaient les cassures, il tomba sans faire autant de bruit que je l'avais craint, ce que j'attribuai à l'épaisseur du verre.

 

« L'air et la lumière entrèrent à flots.

 

« Je me hâtai de profiter de cette issue et, me courbant avec précaution pour ne pas me blesser aux angles coupants, je me trouvai sur une plateforme de plain-pied avec le sol de mon cachot.

 

« J'étais au sommet d'un gigantesque édifice, une tour de plus de cinquante mètres de rayon, construite avec le même verre opaque que les murs de ma cellule.

 

« Quand je dis une tour, c'est plutôt un bâtiment circulaire qu'il faudrait dire, car l'intérieur était évidé et formait un immense puits dont je n'apercevais pas le fond.

 

« Une grande quantité de cellules semblables à celle dont je sortais s'espaçaient régulièrement, formaient comme les créneaux de ce rempart géant.

 

« J'eus alors la curiosité de me rendre compte du mode de fermeture de ces cachots. Comme j'aurais dû le supposer, chaque paroi se déplaçait tout d'une pièce en glissant dans une rainure, et elle était maintenue en place par un simple verrou d'un métal rouge et brillant comme le cuivre. On se fera une idée de ce genre de porte à coulisse par celles qui séparent les cages des fauves, chez les dompteurs.

 

« Puérilement, je m'amusai à ouvrir des cellules voisines de la mienne, toutes étaient vides et nues ; mais, au milieu de chacune, je retrouvai la coupe de sang.

 

« Dans un grand nombre, la coupe était vide et le sang desséché et bruni, mais j'en vis quelques-unes où la coupe était encore à demi pleine, comme si avant son départ un hôte absent y avait trempé les lèvres.

 

« Puis je détirai mes membres avec délice ; la tour de verre était deux ou trois fois plus vaste comme le Colysée et la plate-forme circulaire sur laquelle je me trouvais, et que d'ailleurs ne protégeait aucune balustrade, me semblait d'une vastitude infinie.

 

« Un soleil ardent plongeait ses flèches aiguës jusqu'au fond du gouffre central, d'où montaient des voix confuses.

 

« Je me penchai vers l'abîme ruisselant de lumière et je comptai jusqu'à trente-neuf étages de colonnettes tous d'une couleur différente ; chaque colonnette était séparée de la voisine par une niche profonde, un trou d'ombre, et toutes les niches étaient exactement de la même dimension ; l'ensemble donnait l'effarante sensation d'un colossal rayon de miel aux alvéoles pareils.

 

« Au-dessous du trente-neuvième étage, les rayons du soleil n'arrivaient plus, l'ombre commençait, laissant deviner à l'infini d'autres étages semblables.

 

« Je me demandai avec une sorte de terreur si cette tour d'une épouvantable monotonie se prolongeait ainsi jusqu'aux entrailles de la planète et je cherchai vainement l'usage de ces niches profondes où l'on eût pu loger des milliers et des centaines de milliers de statues.

 

« Les colonnes avaient toutes la même forme, des fûts arrondis et sans aucun ornement, avec deux boules pour base et pour chapiteau.

 

« Les pâtes de verre qui les formaient étaient colorées violemment, ces boules et ces cylindres étincelaient comme de grosses pierres précieuses.

 

« Je ne pouvais me rassasier de leur contemplation, leur étincellement m'hypnotisait, je dus me rejeter en arrière, je me sentais attiré par le gouffre éblouissant, secoué d'un frisson de vertige.

 

« Je me demandai encore quel pouvait être l'usage de cette infinité de niches ; ma supposition la plus vraisemblable fut que je devais me trouver en face de quelque catacombe aérienne, de quelque vaste cimetière vertical ; chaque niche sans doute devait recéler le cadavre embaumé ou réduit en cendres d'un Martien des anciens âges.

 

« Pourtant bien des détails venaient contrecarrer cette hypothèse… L'immense cirque n'avait point l'aspect délabré des tombeaux où se plaisent volontiers les plantes amies des ruines ; aucune touffe parasite ne s'était agrippée dans les interstices ; le verre avait l'éclatante netteté des choses neuves.

 

« Je n'essayai pas plus longtemps de déchiffrer cette énigme que l'avenir, sans doute, résoudrait, je m'arrachai au charme fascinateur du gouffre et je regardai vers la campagne que j'apercevais d'une énorme hauteur.

 

« Jamais plus étonnante perspective n'avait frappé mes regards accoutumés aux merveilles.

 

« Une mer violette, aux lames crêtées d'un rose vif, d'un rose de fleur de pêcher, déferlait doucement vers une côte profondément déchiquetée et qui de loin ressemblait à un amas d'éponges visqueuses, mêlées de buissons de coraux fantasquement tourmentés.

 

« Des fjords se creusaient, des caps s'avançaient avec des formes de bêtes chimériques ou de plantes de rêve et tout ce lointain, comme lavé d'une délicieuse couleur jonquille, se reflétait dans les vagues à peine émues de l'océan violet.

 

« Très loin, une haute montagne aux flancs ventrus, au sommet effilé, se couronnait d'un cimier de fumées rousses : c'était le premier volcan que j'eusse aperçu dans Mars.

 

« Je ramenai mes regards vers les premiers plans du radieux paysage : une douzaine de tours de verre exactement pareilles à celle au sommet de laquelle je me trouvais s'élevaient sur la mer violette, y formaient un archipel diapré de toutes les couleurs du prisme.

 

« Je constatai alors qu'extérieurement les tours ne présentaient aucune ouverture ; c'étaient les mêmes rangées de piliers et d'arcades, mais sans niches profondes.

 

« Leur structure me rappela les portraitures de la tour de Babel, telles qu'on les trouve dans les anciennes bibles de Royaumont.

 

« Je marchais de surprise en surprise, d'éblouissement en éblouissement.

 

« La tour où je me trouvais s'élevait comme ses voisines du sein des vagues, et je ne cherchai pas à comprendre par quel prodige je m'y trouvais transporté.

 

Je voulus parcourir toute la plate-forme ; du côté opposé, c'étaient encore des tours et pour dernier horizon la mer violette, où, là-bas, une vapeur bleuâtre indiquait peut-être un continent.

 

« J'étais sous le charme de ce décor d'une sérénité divine. Sans les tiraillements d'estomac que je ressentais, je n'eusse même plus songé à mes projets d'évasion. Le silence le plus profond planait dans le calme de ce bel après-midi : je n'avais vu ni entendu personne, nul geôlier ne s'était mis à ma poursuite et je me demandais si tout cela n'était pas un rêve.

 

« Ce fut avec un soupir de regret que je m'arrachai à la contemplation du bel horizon mystérieux, pour recommencer la lutte pour la vie et pour la science.

 

« Je fis une seconde fois le tour de la plateforme circulaire : la logique me disait que pour descendre vers les étages inférieurs il devait exister quelque escalier, quelque échelle, ou peut-être quelque ascenseur.

 

« En cela, je me trompais, la surface unie et lisse de la plate-forme semblait coulée d'une seule pièce ; s'il existait quelque trappe secrète, les joints en avaient été raccordés avec une subtilité qui échappait à la simple vision humaine.

 

« J'étais déçu, mais nullement découragé. Je sentais qu'il ne fallait pas attendre que la faim et la fatigue eussent achevé d'abattre mon énergie pour essayer de me sauver.

 

« Je pensai que, s'il m'était possible d'atteindre une de ces niches qui s'ouvraient immédiatement au-dessous de la plate-forme, j'aboutirais bien quelque part, ces ouvertures ténébreuses devaient avoir une issue ; le tout était d'y parvenir.

 

« Je ne fus pas longtemps à en trouver le moyen.

 

« J'enlevai de sa rainure une des portes à coulisse qui fermaient les cellules et, en la brisant, j'arrachai le verrou de métal rouge.

 

« Je me trouvai ainsi en possession d'une barre d'un demi-pied de long, dont je me servis pour creuser une excavation aussi profonde que possible dans le pavage vitrifié.

 

« Cela fait, j'enfonçai la barre dans le trou et je l'y assujettis solidement.

 

« Puis je déchirai un grand lambeau de ma robe de plumes qui, je l'ai peut-être expliqué, était faite de peaux d'oiseaux artistement cousues ; je défis ces peaux, je les tordis, je les assemblai et j'en fabriquai une cordelette d'environ deux mètres de long, dont j'éprouvai la solidité en tirant dessus de toutes mes forces.

 

« J'attachai solidement cette corde à la barre de métal rouge et je me laissai glisser jusqu'à la niche située au-dessous.

 

« Le trajet n'était guère périlleux pour un homme habitué aux exercices physiques comme je l'étais, pourtant j'avoue que, quand je me sentis suspendu au-dessus du gouffre chatoyant, je fermai les yeux et j'eus besoin de toute ma volonté pour ne pas céder à l'attirance du vertige.

 

« Sitôt que mes pieds frôlèrent le rebord de la corniche, j'y pris un point d'appui et, une minute après, je me trouvai sain et sauf, entre deux éblouissantes colonnes de verre azuré. Je me reposai quelques instants après ce tour de force que je ne me serais pas senti le courage de recommencer.

 

« À ma droite et à ma gauche, se trouvaient deux coupes pareilles à celle que j'avais trouvée dans mon cachot et toutes deux étaient pleines de sang.

 

« Je ne voulus pas m'arrêter à ce sinistre présage ; j'avais la joie de constater que les prétendues niches étaient bien, comme je le croyais, les entrées d'autant de couloirs qui circulaient dans le massif de la tour.

 

« Je marchai donc hardiment dans les demi-ténèbres par une allée en pente douce qui, au bout de quelques pas, m'amena dans une autre galerie circulaire celle-là et suivant tout le contour de la plate-forme.

 

« J'ai parlé tout à l'heure de demi-ténèbres, je me trouvais en effet baigné d'une clarté grisâtre et crépusculaire, les galeries n'étant éclairées que par le peu de lumière extérieure que laissait filtrer le rempart de verre, c'était une clarté de limbes et de rêve, où les ombres des piliers transparents se dessinaient en teintes atténuées, d'une délicatesse irréelle.

 

« Le sol de la galerie circulaire où je me trouvais était aussi incliné en pente douce, il tournait tout autour du bâtiment en une spirale immense où venaient aboutir à chaque étage les couloirs qui venaient des niches.

 

« Je descendis, pendant des heures interminablement ; malgré moi, les vers de Baudelaire chantaient dans ma mémoire :

 

Des damnés descendant sans lampe

D'éternels escaliers sans rampe…

 

« J'avoue d'ailleurs que ma curiosité était si vivement excitée par cette étrange construction que je ne pensais plus ni à la fatigue, ni à la faim qui me tourmentait.

 

« Enfin, j'atteignis un étage où une infinité d'autres galeries venaient se brancher perpendiculairement sur celle que je suivais et rayonnaient dans toutes les directions.

 

« L'éternelle spirale continuait encore au-dessous et sans doute allait rejoindre le fond du gouffre dont je n'avais pu mesurer l'immensité.

 

« Malgré le désir que j'avais d'éclaircir le mystère de la tour de verre, je m'arrêtai, car à partir de cet endroit la galerie était plongée dans d'épaisses ténèbres.

 

« Le dirai-je ? J'eus peur que cette diabolique spirale n'en finît jamais, je me vis condamné à descendre en tournoyant éternellement comme le damné du Poète.

 

« Les galeries latérales m'attiraient bien davantage ; à leur extrémité, je voyais briller une lueur très douce comme celle d'un feu lointain ; mais elles étaient si nombreuses que mon embarras recommença. Je ne savais laquelle choisir et j'étais talonné par la peur de m'égarer dans un labyrinthe inconnu.

 

« Après un moment d'indécision, je m'en rapportai au hasard et pris la première venue des galeries.

 

« Je descendis d'abord par une pente très raide, et au bout d'une vingtaine de pas je me trouvai arrêté par une porte de verre du même système de fermeture à coulisse que celle de ma cellule.

 

« Je l'ouvris sans difficulté et, l'ayant franchie, je me trouvai dans une haute salle, dont la vue m'arracha un cri d'admiration.

 

« Par d'immenses panneaux, d'un verre cette fois limpide comme le cristal, et qu'encadraient des colonnes de métal rouge, un paysage sous-marin se déployait à perte de vue. Des bosquets de coraux blancs et roses alternaient avec de blondes prairies de varechs nageurs, de fucus, d'algues d'une variété infinie. Les splendides fleurs marines s'étalaient parmi des touffes vigoureuses, qui me rappelaient les luxuriantes végétations de l'Afrique centrale.

 

« Quelques algues arborescentes portaient d'étranges fruits, pareils aux ananas et aux bananes des cultures terrestres.

 

« Il y avait des corolles aussi larges que cette Victoria Regina des marais australiens, dont la fleur mesure près d'un mètre.

 

« Des lianes d'une légèreté incomparable, d'un incarnat délicieux jetaient çà et là leurs festons.

 

« Ailleurs, une forêt de fucus géants arrondissait des troncs de pourpre sombre, déployait comme des banderoles de vastes feuillages couleur d'ambre qui frissonnaient au moindre remous de la vague.

 

« Mais ce dont je fus frappé, dans ce paysage merveilleux, ce fut de constater que ces végétaux marins étaient disposés dans un ordre qui ne semblait pas dû au hasard.

 

« Des allées et des avenues géométriquement tracées aménageaient des percées dans ce paysage ; je me souviens encore d'un massif d'algues aux feuilles rubanées, aux longues fleurs jaunes, qui offrait à peu de chose près l'aspect d'un champ de blé mûr.

 

« Certains buissons aux baies azurées semblaient encore porter la trace des ciseaux de l'émondeur, enfin, les allées de sable rose étaient entretenues avec le plus grand soin.

 

« Le paysage sous-marin offrait d'ailleurs une vive animation.

 

« De beaux poissons aux écailles d'azur et d'or se jouaient dans les algues ou filaient comme des éclairs de nacre entre les buissons de corail ; des crustacés bleus parmi lesquels je reconnus plusieurs congénères de celui que j'avais vu dans les premiers temps de mon séjour dans Mars, rampaient gravement sur le sol ; des méduses se balançaient, diaprées de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

 

« Je vis même des tortues, peu différentes du caret et de la tortue franche dont nous tirons l'écaille, brouter les herbes avec la tranquillité de moutons au pâturage.

 

« Des congres sortaient lentement de dessous les buissons, avec l'allure sournoise des vipères, des raies poursuivaient des hippocampes.

 

« J'avais devant moi le plus vaste et le plus admirable des aquariums.

 

« J'étais profondément ému.

 

« Je comprenais que cette fois je me trouvai dans Mars. Tout ce que je voyais portait le signe d'un progrès très avancé.

 

« J'oubliais en un instant les fauves et les sauvages auxquels j'avais affaire ; mon cœur battait plus vite, à la pensée d'être initié à cette intellectualité inconnue.

 

« Ceux qui avaient créé sous les eaux de la mer ce parc merveilleux, ceux qui avaient construit la tour de verre ne pouvaient être que des hommes d'une haute intelligence.

 

« Je ne m'étonnais plus maintenant qu'ils eussent respecté ma vie.

 

« J'étais tout enthousiasmé ; je ne doutais plus de l'avenir. Avec cette belle confiance que donne le culte d'une idée, j'étais sûr d'être bien accueilli par eux.

 

« J'apprendrais leur langage.

 

« Je les initierais à tout ce que je savais, je leur apprendrais à connaître la Terre, je leur dirais l'histoire des races humaines et les destinées des peuples.

 

« Ce qui me frappait dans le spectacle de cette vie sous-marine, c'est que je n'apercevais ni squales, ni poulpes, ni aucun des animaux dévorateurs qui sont les pirates des grands fonds.

 

« Je contemplais avidement le magnifique panorama ; je me trouvais déjà amplement récompensé de toutes mes épreuves par ce spectacle, lorsqu'un être qui avait à peu près la forme humaine apparut au tournant d'une prairie de fucus.

 

« il était de petite taille, ses membres étaient courts et trapus, mais il ne manquait point d'une certaine grâce vigoureuse dans la démarche.

 

« Tout son corps était couvert d'un pelage sombre qui rappelait celui des loutres de mer et des phoques.

 

« Seuls, le visage et les mains étaient papelonnés de petites écailles brillantes qui n'empêchaient nullement de distinguer les linéaments des traits et la blancheur de l'épiderme.

 

« Certaines maladies produisent des écailles semblables.

 

« Je me rappelai alors l'étrange assertion d'un médecin danois au Moyen Age, au sujet d'une maladie de peau qui affecte les pêcheurs du nord dont la nourriture se compose exclusivement de poisson salé :

 

La lèpre – dit-il – n'est peut-être qu'une maladie que parce qu'elle ne se passe pas dans un milieu aquatique, c'est simplement un phénomène naturel qui s'accomplit mal, elle indique que dans certaines conditions la face humaine est appelée à se couvrir d'écailles.

 

« Je demeurai longtemps pensif, car je partage moi aussi cette théorie, que toute maladie n'est que le prélude d'une évolution nouvelle de l'homme vers un autre état plus parfait ou tout au moins différent.

 

« Jamais, au cours des passionnantes recherches auxquelles mon existence a été consacrée, je n'avais ressenti un plus vif intérêt.

 

« Je ne me lassais pas de contempler l'homme marin, et tous les détails de son anatomie extérieure sont encore présents à ma mémoire. Ses doigts assez longs et terminés par de courtes griffes bleuâtres étaient réunis par une membrane qui devait lui permettre de nager facilement, mais qui ne s'étendait pas assez loin pour enlever à ces organes l'agilité ordinaire aux doigts humains.

 

« Les yeux bruns et clairs n'avaient rien de l'expression de stupidité et de fixité que donne aux poissons le manque de paupières ; ils reflétaient la beauté et l'intelligence comme ceux de beaucoup d'amphibies, dont Michelet a noté la ressemblance avec l'homme et qu'il suffirait de peu d'efforts pour domestiquer.

 

« La bouche était petite et surmontée de moustaches retroussées, qui donnaient à l'être marin la vague apparence d'un seigneur du temps de Louis XIII ; le front bombé, le nez court et bien dessiné n'offraient aucune apparence bestiale.

 

« Je me demandai aussitôt grâce à quelle conformation il pouvait respirer et vivre sous la masse des eaux, sans être pourvu de branchies comme les poissons, ou sans aller respirer à la surface, à la façon des mammifères amphibies.

 

« Je me souvins alors d'une vieille théorie légendaire très en faveur près des médecins, encore un peu alchimistes, du dix-huitième siècle.

 

« Avant la naissance, l'échange du sang veineux et du sang artériel se fait directement, sans l'intermédiaire des poumons, par un trou percé dans la cloison médiane du cœur et nommé trou de Botal[4]. Ce trou se bouche en quelques heures aussitôt que l'enfant a donné signe de vie.

 

« On était autrefois persuadé qu'un nouveau-né, alternativement plongé dans l'eau tiède et dans l'air, garderait la faculté de respirer sous l'eau et dans l'air, que le trou de Botal ne se boucherait pas chez lui.

 

« Il existe d'ailleurs un exemple historique du fait. Le célèbre architecte anglais Lightwater, qui donna le plan – exécuté seulement cent ans après sa mort – du dessèchement du Zuyderzee, possédait la faculté de vivre dans l'eau ; le fait est attesté par de nombreux contemporains.

 

« Les savants officiels, sans se donner la peine de faire aucune des expériences indiquées dans les vieux auteurs, se sont amplement moqués de cette fantastique hypothèse.

 

« Seul Berthelot, dont la bibliothèque était riche de plus de trente mille volumes d'alchimie et de médecine ancienne, avait réservé ce curieux problème, que sa mort ne lui permit pas d'élucider.

 

« Le génial chimiste savait par expérience que les plus incroyables légendes recèlent souvent une part de vérité et il ne niait jamais rien au hasard.

 

« Il se plaisait à dire qu'il avait retrouvé les principes de l'hydrostatique et ceux des machines à vapeur dans Héron d'Alexandrie, comme la pyrotechnie dans Marcus Graecus, et il ne rejetait jamais aucune opinion sans l'avoir mûrement examinée.

 

« Pour mon compte, je suis persuadé que les médecins du XVIIIe siècle ont eu raison et que rien ne serait plus facile à l'homme que de vivre dans l'eau.

 

« N'en avais-je pas d'ailleurs, sous les yeux, un vivant exemple ?

 

« Pendant que je m'abandonnais à ces pensées, l'homme marin s'avançait lentement vers la cloison de verre derrière laquelle je me tenais tapi.

 

« Je remarquai alors qu'il tenait en main une tige de métal rouge, légèrement recourbée vers le milieu, et sur laquelle il s'appuyait comme sur une canne.

 

« Avec son profil un, peu pointu, le pelage sombre qui couvrait son corps et ses moustaches effilées, il me fit l'effet d'un énorme chat à face humaine.

 

« Il se retournait de temps en temps, il regardait derrière lui comme s'il eût attendu quelqu'un.

 

« J'eus bientôt l'explication de cette attitude un animal qui tenait à la fois de la loutre et du morse et qui pourtant avait, comme l'ornithorynque, un bec d'oiseau, le rejoignit en bondissant joyeusement.

 

« L'animal, l'instant d'après, s'avançait en rampant, semblait quêter une proie, je compris que l'homme sous-marin chassait et que son compagnon lui tenait lieu de chien…

 

« Tout à coup, un grand poisson cartilagineux, de la même espèce que la raie commune, sortit de dessous un buisson de sargasses. La loutre s'élança, mais une seconde trop tard, le squale fuyait de toute la vitesse de ses nageoires.

 

« Alors, l'homme lança la tige de métal courbé qu'il tenait à la main.

 

« Sans effort apparent de la part du chasseur, l'arme décrivit une courbe, alla atteindre la proie et revint se placer, pour ainsi dire d'elle-même, dans la main qui l'avait projetée.

 

« Le squale était tombé mortellement frappé, la loutre l'acheva de deux coups de griffe, et vint le déposer aux pieds de son maître, comme eût pu le faire le plus docile et le mieux dressé des terrestres épagneuls.

 

« Le chasseur ramassa la proie et la plaça dans un filet qu'il portait en bandoulière et qui me parut tressé avec les fibres de ce byssus dont on fabrique des étoffes en Sicile.

 

« J'étais stupéfait de cette scène de la vie sous-marine que je surprenais, pour ainsi dire, sur le vif.

 

« Je me rendis compte alors que l'arme de métal devait être analogue, dans son mode d'action, à ce boomerang des naturels de l'Australie, simple bâton qui revient vers celui qui l'a lancé, après être allé frapper le but désigné.

 

« L'homme avait fait quelques pas dans ma direction ; je vis que son filet renfermait déjà d'autres poissons et de gros fruits pareils à des ananas et qui étaient produits par un grand végétal au feuillage lilas, aux tiges raides et piquantes comme les cactus.

 

« Maintenant, il se rapprochait lentement de la vitre derrière laquelle je l'observais ; son visage exprimait une vive curiosité.

 

« Bientôt, nous ne fûmes plus séparés que par l'épaisseur du cristal.

 

« Nous nous regardâmes silencieusement pendant une minute et tout à coup, sans que j'en pusse deviner la raison, l'homme marin parut en proie à la plus vive terreur.

 

« Il n'avait sans doute jamais vu d'être pareil à moi, tout son corps était agité d'un tremblement et il ne paraissait pas comprendre les sourires et les signes amicaux que je lui faisais pour le rassurer.

 

« Finalement, il tourna les talons et s'enfuit.

 

« Je l'eus bientôt perdu de vue sous les bosquets de la campagne sous-marine.

 

« Je demeurai quelque temps immobile à la même place, perdu dans mes pensées.

 

« Mon étonnement grandissait à mesure qu'un peu plus de mystère de la planète se révélait à moi.

 

« Enfin, je résolus de continuer mon chemin dans cette galerie qu'éclairaient de place en place les grandes baies de cristal donnant sur le fond de la mer.

 

V ARSENAUX ET CATACOMBES

 

Cette galerie était d'une longueur interminable, et je compris bientôt qu'elle devait servir de communication entre la tour que je venais de quitter et une de celles que j'avais aperçues du haut de la plate-forme ; je me demandais vainement la raison d'être de ces étranges constructions.

 

« Les paysages sous-marins que je voyais se succéder présentaient une infinie variété.

 

« Là, c'était une véritable forêt aux feuillages d'émeraude sombre, veinés d'azur, les troncs lisses et gluants, par endroits chargés de grappes de coquillages, et de gros crabes aux pattes velues les écrasaient de leurs pinces avant de s'en repaître.

 

« Plus loin, c'étaient des jardins aux fleurs éclatantes, au-dessus desquels, comme un vol de papillons, frétillaient des milliers de petits poissons argentés.

 

« Ailleurs encore, une falaise sous-marine ouvrait ses grottes profondes, où je vis de loin s'agiter une multitude d'êtres de forme humaine. Je pensai que je me trouvais en présence d'une carrière ou d'une mine en exploitation.

 

« Partout je voyais la preuve que le fond de la mer était cultivé avec soin et régulièrement exploité.

 

« Je passai devant une sorte de parc divisé en fosses profondes par des petits murs à hauteur d'homme ; dans chaque fosse, il y avait un crustacé ressemblant à nos homards, mais beaucoup plus gros. Certains atteignaient jusqu'à cinq mètres de long et leurs pinces devaient constituer des armes redoutables, capables de couper en deux le corps d'un homme avec les espèces de scies dont leurs mandibules étaient armées.

 

« Tous ces monstres étaient enchaînés chacun dans son trou et j'aperçus un homme marin, semblable à celui que j'avais vu chasser, s'avancer vers eux pliant sous le poids d'une grande corbeille remplie de poissons.

 

« Il allait à chaque fosse, jetant à chaque crustacé sa ration, je ne perdais pas un détail de cette scène, je voyais les antennes et les pinces se redresser à l'approche de la pâture attendue ; c'était là évidemment une sorte de parc d'élevage où les crustacés étaient engraissés méthodiquement jusqu'à ce qu'ils fussent devenus propres à la consommation…

 

« À quelque distance de là, une prairie, dont la couleur était d'un beau vert myrte, renfermait plusieurs centaines de grosses tortues gardées par un berger armé d'un boomerang de métal rouge et secondé par deux loutres à longues moustaches qui lui tenaient lieu de chiens.

 

« Il s'occupait à remplir de coquillages un petit panier dont il était muni, et il ne m'aperçut pas, malgré tous les efforts que je fis pour attirer son attention.

 

« Je n'étais pas au bout de mes étonnements.

 

« Après avoir dépassé le pâturage où ce berger sous-marin, qui eût fourni à quelque Théocrite martien le sujet d'une idylle, surveillait son paisible troupeau, je me trouvai tout à coup en présence d'un véritable village.

 

« Une centaine d'habitations aux toits coniques étaient gracieusement éparpillées, parmi des bosquets jaunes et bleus de grandes algues. Ce paysage était ravissant d'aspect.

 

« Les maisonnettes dont le toit pointu me rappelait la forme de certains coquillages étaient construites avec du corail rose ou blanc, et un grand nombre d'entre elles étaient revêtues extérieurement de coquillages brillants.

 

« On eût dit une ville de nacre et d'albâtre endormie sous les flots. Des lamantins et des phoques apprivoisés dormaient paresseusement au seuil des maisons.

 

« Les fenêtres étroites étaient munies de vitres saillantes et bombées qui me parurent faites d'écailles de tortue amincies. De beaux arbres de corail rouge disposés çà et là ajoutaient à la grâce de l'ensemble.

 

« De place en place, étaient disposées des colonnes surmontées d'une vasque ; je ne pus deviner leur destination ; je supposai, faute de mieux, qu'elles devaient servir à l'éclairage, et je me représentai, la nuit, l'aspect féerique de ce hameau endormi dans les profondeurs marines.

 

« D'ailleurs, à part les animaux familiers dont j'ai parlé, je n'aperçus aucune créature vivante ; les habitants devaient être occupés au-dehors, à la chasse ou au soin de leurs cultures et de leurs troupeaux.

 

« Cependant, toutes ces merveilles qui se déroulaient devant moi n'empêchaient pas les tortures de la faim de devenir de plus en plus cuisantes et je ne voyais aucun moyen d'arriver à les apaiser.

 

« Que n'étais-je conformé pour vivre et respirer sous les eaux ! J'aurai brisé la vitre qui me séparait de ces riches campagnes sous-marines qui s'étendaient devant mes yeux, j'aurais été demander l'hospitalité aux gens du beau village de nacre et de corail, et je suis sûr qu'on ne me l'aurait pas refusée.

 

« Je ne savais véritablement à quel parti me résoudre ; j'étais à peu près certain qu'à l'autre bout de la galerie que je suivais je trouverais une autre tour aussi déserte et aussi silencieuse que celle que je venais de quitter.

 

« Il fallait pourtant bien que les habitants de ces singuliers palais finissent par se montrer, l'explication de ce mystère que j'avais voulu écarter de mon esprit me hantait sans que j'arrivasse à la découvrir, j'avais beau me mettre l'imagination à la torture, je n'arrivais pas à résoudre le lancinant problème.

 

« Je m'étais assis pour me reposer et pour réfléchir à ce que je devais faire, lorsque je découvris une arcade basse et profonde qui semblait conduire à un étage situé au-dessous de la galerie sous-marine.

 

« J'hésitais à m'engager sous cette voûte ténébreuse, lorsque des profondeurs monta un strident éclat de rire qui me parut exactement le même que celui que j'avais entendu dans le marécage aérien.

 

« Ce rire aigu, dont l'accent n'avait rien d'humain, m'épouvanta tout d'abord, je me sentis froid au cœur et mes jambes fléchirent à la pensée de me trouver en présence d'un monstre plus terrible que tous ceux que j'avais rencontrés.

 

« Mais je ne tardai pas à surmonter cette faiblesse, je m'encourageai à franchir la voûte sombre.

 

« Tout valait mieux que l'incertitude où j'étais plongé, puis il était impossible que les êtres assez intelligents pour élever les magnifiques édifices que je voyais fussent des brutes féroces. J'étais persuadé que je parviendrais à m'entendre avec eux.

 

« Ils m'avaient emprisonné, mais en somme ils ne m'avaient fait aucun mal. Peut-être n'étais-je pour eux qu'un animal curieux et inconnu qu'ils se proposaient d'étudier.

 

« Enhardi par ces réflexions, je me glissai avec précaution dans le couloir ténébreux et je descendis une pente très raide qui, comme dans les autres constructions de la tour de verre, tenait lieu d'escalier.

 

« La difficulté de me guider dans cette obscurité qui pouvait être hérissée d'embûches allait peut-être me faire renoncer à mon projet, lorsque mes pieds heurtèrent de petites aspérités incrustées dans le sol, et à peu près du volume d'une noix.

 

« Au même instant, par l'effet d'un mécanisme inconnu, la voûte de la galerie s'éclaira d'une lueur très douce et suffisamment vive pour me permettre de reconnaître l'endroit où j'étais.

 

« Je demeurai quelques instants immobile de surprise, presque persuadé que j'avais abordé dans un royaume enchanté et que la fée qui guidait mes pas venait d'éclairer magnifiquement ma route, au moment même où je déplorais le manque de lumière.

 

« Les murailles étaient du même verre teinté que j'avais vu dans tout l'édifice, mais la voûte représentait des animaux et des fleurs fantastiques, et c'était d'eux qu'émanait cette lueur que je ne saurais mieux comparer qu'à celle qui rayonne des « mouches de feu » de l'Amérique centrale.

 

« Je fis quelques pas en avant, à mesure que j'avançais, le plafond redevenait obscur, tandis que la clarté se déplaçait, me précédant, entourant toute ma personne d'une auréole rayonnante.

 

« Je compris bien vite que c'était le poids même de mon corps agissant sur les contacts qui hérissaient le sol, qui produisait l'illumination qui m'accompagnait.

 

« Quant à la nature de la lumière elle-même, je ne sais si elle était produite par certains gaz phosphorescents ou due à des radiances spéciales à la planète.

 

« Porté par la déclivité de la galerie, je descendais toujours, et deux ou trois fois je me trouvai à des carrefours souterrains, où se croisaient d'autres couloirs. Je me gardai bien de céder à la tentation d'obliquer à droite ou à gauche ; le seul moyen de ne pas m'égarer dans ce labyrinthe était de marcher en droite ligne.

 

« Brusquement, je débouchai dans une haute salle, où s'alignaient à l'infini des statues raides et hiératiques, les unes taillées dans le porphyre rouge, les autres fondues dans un métal plus noir que le bronze, mais ocellé de points d'or. Ces statues représentaient des oiseaux à face humaine, des crocodiles ailés, des dragons épineux et toutes sortes de bêtes, d'une anatomie si capricieuse que je me demandais si elles étaient dues à l'imagination de l'artiste, ou si elles avaient réellement existé dans la nature.

 

« Je me rangeai à ce dernier parti, en apercevant parmi ces effigies le Roomboo et l'Erloor, rendus avec une minutieuse vérité.

 

« Toutes ces statues de proportions gigantesques et dont l'alignement se perdait dans les ténèbres avaient quelque chose de terriblement solennel, dont je fus troublé ; elles dardaient sur ma chétive personne leurs prunelles de pierres précieuses avec une fixité implacable, comme pour me dire « Tu ne pénétreras jamais le mystère dont nous sommes les gardiens éternels, tu ne connaîtras jamais notre secret ! »

 

« J'avançais, mais d'un pas plus hésitant.

 

« Il me semblait qu'au-delà du cercle de lumière dont je marchais environné, les monstres de pierre et de métal se rapprochaient dans l'ombre comme pour me barrer le chemin du retour.

 

« Je toussai, le bruit me revint, après avoir roulé d'écho en écho, répercuté par la sonorité d'autres salles que je devinais dans l'éloignement ; je crus que l'être dont j'avais entendu le ricanement allait tout d'un coup surgir de derrière un des piédestaux et s'avancer vers moi.

 

« Je me trompais, cette salle grandiose devait être abandonnée depuis des siècles, une brume de poussière y rendait indécis le contour des choses et recouvrait tout d'une sorte de givre.

 

« La contemplation de ce décor barbare avait quelque chose d'accablant ; je sentais peser sur moi le poids séculaire des vieilles civilisations martiennes que, sans doute, je ne connaîtrai jamais.

 

« J'étais cependant parvenu à l'autre extrémité de la rangée de statues géantes mais là une autre salle s'ouvrait plus vaste encore que la première et peuplée des mêmes statues à la hiératique raideur.

 

« Je regrettais de m'être aventuré jusque-là et pourtant une force secrète me poussait invinciblement en avant. J'avais d'abord marché plus vite, dans la hâte que j'avais d'arriver à l'extrémité des interminables salles, maintenant je courais.

 

« Entouré du nimbe que chacun de mes pas allumait à la voûte, je devais ressembler à un météore errant dans les ténèbres.

 

« Un vertige s'emparait de moi : après les deux salles dont j'ai parlé, j'en trouvai d'autres, puis d'autres encore, c'était une vraie ville souterraine que je parcourais, aussi vaste sans nul doute que le gigantesque palais d'Angkor ou certaines ruines de l'ancienne Égypte.

 

« Il avait fallu certainement des siècles pour creuser sous la mer toutes ces salles immenses.

 

« Je m'arrêtai enfin, désespérant de trouver jamais la dernière salle.

 

« Fatigué et affamé, je ne savais à quoi me résoudre, j'avais autant de répugnance à revenir sur mes pas qu'à pénétrer plus avant.

 

« La découverte d'un portique qui donnait accès à un autre étage souterrain dissipa mon incertitude, je descendis encore.

 

« Les salles où je me trouvais alors ne contenaient plus aucune statue, elles ressemblaient plutôt à des magasins : la première que je visitai renfermait des milliers de jarres de verre hermétiquement bouchées et empilées les unes sur les autres ; la suivante était pleine de ballots grossièrement ficelés dans une substance qui me parut être de la peau de poisson tannée par un procédé spécial.

 

« À la vue des jarres, j'avais poussé un cri de joie. L'idée que je me trouvais dans un des docks ou des magasins d'approvisionnement du peuple inconnu dont j'étais prisonnier, me rendait tout mon courage.

 

« Je déplaçai avec effort un des grands vases de verre et n'ayant pas d'autre moyen de l'ouvrir car le couvercle en était assujetti par des cordes et bouché par surcroît avec une sorte d'asphalte je le laissai tomber d'assez haut pour le casser.

 

« Il s'en échappa une masse de grains allongés et qui ressemblaient pour la forme à des grains de maïs. J'y mordis sans la moindre hésitation, et je reconnus avec joie que leur goût féculent et un peu sucré n'avait rien de désagréable.

 

« Je me rassasiai avidement de cette manne inespérée. J'étais sûr, du moins, de ne plus souffrir de la faim.

 

« J'aurais pu vivre plus d'un an avec ce que renfermait cette unique salle et je devinais que ces vastes souterrains devaient contenir d'autres provisions.

 

« Une fois réconforté, je continuai mes recherches, en commençant par les ballots ficelés avec des peaux. Ils contenaient des poissons desséchés ; mais oubliés là sans doute depuis des années et des années, ils étaient devenus si durs qu'il eût fallu une hache pour les entamer.

 

« Je me hâtai de passer dans la salle voisine. Là, c'était un entassement énorme de troncs cylindriques, je pensai d'abord avoir découvert une réserve de bois à brûler, un gigantesque bûcher. En examinant de plus près ces troncs, je vis qu'ils appartenaient à un végétal de la nature du bambou, et qu'ils étaient sciés à l'endroit des nœuds, de façon à former des tonneaux allongés. J'en pris un et j'arrivai, avec mes ongles, à arracher la cire qui le bouchait, puis je renversai dans le creux de ma main quelques gouttes de liquide.

 

« Je flairai avec méfiance, la liqueur exhalait une odeur de fruit mûr, cela sentait à la fois l'ananas et le citron, la framboise et la goyave. Il eût été difficile que de si rassurants parfums eussent caché une substance vénéneuse ; puis il n'était guère vraisemblable qu'on eût fait d'un poison une si ample provision.

 

« Cette raison me décida. Je goûtai l'élixir inconnu, sa saveur était proche de celle du vin d'Espagne ou de Sicile, où l'on eût fait macérer des fleurs et des baies aromatiques, avec pourtant un arrière-goût d'éther qui m'avertissait du danger qu'il y aurait eu, sans doute, à abuser de cette boisson.

 

« Je me contentai d'en humer quelques gorgées et je ressentis presque aussitôt un bien-être incroyable.

 

« Ma fatigue avait disparu, mon découragement s'était envolé et j'étais disposé à envisager toutes choses sous un angle propice.

 

« Aucun breuvage terrestre n'avait produit en moi un aussi puissant réconfort et ce qu'il y avait de particulier dans l'effet de ce tonique c'est que je n'éprouvais ni la gaieté excessive, ni les chaleurs de la face et le léger désordre dans les idées qui suivent la dégustation des vins généreux.

 

« J'étais parfaitement calme, parfaitement lucide, et cela à un tel point que je repassai, pour ainsi dire, dans ma mémoire tous les incidents qui avaient marqué ces derniers jours, afin de ne pas l'oublier.

 

« Puis, tout à coup, j'éprouvai un impérieux, besoin de grand air et de fraîcheur.

 

« Déjà, à plusieurs reprises, l'atmosphère de ces souterrains m'avait paru accablante et lourde, maintenant elle me semblait irrespirable, dénuée de l'oxygène indispensable.

 

« Certain de retrouver quand je voudrais l'arsenal de vivres que j'avais découvert, je remontai à la salle des statues, puis à la galerie sous-marine.

 

« Je fus surpris de la trouver plongée dans une obscurité profonde. Sans que j'y prisse garde, la nuit était venue, sans doute depuis longtemps, et la galerie sous-marine n'était pas munie, comme celles que je venais de parcourir, de voûtes resplendissantes dont mes pas déclenchaient automatiquement l'éclairage.

 

« Je demeurai indécis, je ne m'étais pas encore préoccupé de la façon dont je passerais la nuit ; tout bien considéré, la galerie sous-marine était trop froide, les souterrains trop malsains, je me dirigeai vers la tour de verre, décidé à choisir pour chambre à coucher une des niches profondes dont j'ai parlé. Malgré l'obscurité, il ne m'était pas possible de m'égarer puisque je n'avais qu'à marcher en droite ligne.

 

« Une douce lueur émanait des profondeurs de la mer endormie, et quand je repassai devant le village de corail, il me parut entouré d'un halo de phosphore jaune et bleu, on l'eût dit dessiné sur le fond ténébreux en lignes d'un feu pâle, dont j'admirai longtemps la caressante magie.

 

« Les forêts d'algues et les champs que je longeai ensuite n'étaient pas, non plus, entièrement livrés aux ténèbres. Les animalcules et les végétaux lumineux y créaient une sorte de clair de lune aux molles ombres bleues, et c'était étrange que cette clarté qui rayonnait des plantes et des bêtes, laissait les lointains ensevelis dans la nuit.

 

« Toute cette campagne, d'ailleurs, était silencieuse et paisible, la mer était déserte : les poissons endormis dans les algues et les crustacés dans les trous des rochers.

 

« C'est à peine si, avant d'atteindre la tour de verre, j'entrevis une grande masse noire, aux larges prunelles de feu liquide, filant rapidement entre deux eaux.

 

« La vision s'effaça promptement dans l'ambiance ténébreuse, je ne pus distinguer si c'était un grand squale ou un de ces mimétistes qui m'avaient fait autrefois si grand-peur.

 

« Je me retrouvai maintenant dans la grande spirale qui devait me conduire au sommet de la tour. J'aurais pu tout aussi bien dormir dans une des niches les moins élevées ; mais une puérile curiosité me ramenait vers le sommet, je voulais voir si la corde qui m'avait servi à descendre de la plate-forme était demeurée en place.

 

« Je gravis donc l'interminable circuit, mais il me fut impossible de retrouver la niche par laquelle j'étais descendu.

 

« Après l'avoir vainement cherchée pendant quelque temps, je me décidai à m'établir le plus confortablement dans la première venue de ces anfractuosités toutes pareilles, toutes pourvues de leurs vasques remplies de sang.

 

« Je m'accotai contre le rebord élevé qui s'étendait entre les deux colonnes de verre et séparait les niches de l'abîme central, et je découvris dans un coin un amas d'une substance que je pris d'abord pour du coton, mais qui, après examen, me parut être de l'amiante en filaments déliés ou peut-être de la soie de verre.

 

« Je m'en fis un oreiller suffisamment moelleux et je me préparai à dormir ; l'esprit assiégé de mille pensées, je contemplai longtemps les arcades infinies de la tour sur laquelle Phobos et Deïmos déversaient leurs magiques lueurs, prêtant aux colonnes irisées des transparences vaporeuses. Les étoiles scintillaient dans le ciel pur, et je me demandais parfois si tout cela n'était pas une hallucination, si je n'étais pas devenu fou, si pendant que mon âme errait astralement dans Mars mon corps ne gisait pas chargé de chaînes, dans le cabanon de quelque « lunatic-asylum » ou dans les cryptes secrètes d'un temple hindou.

 

« Mais je reportai mes regards vers le ciel, je reconnus la géométrie familière des constellations, et j'aperçus enfin la Terre, comme une petite tache de lumière effacée et honteuse dans la moisson resplendissante des astres…, la Terre où se trouvait tout ce que j'aimais au monde !…

 

Robert Darvel s'était arrêté, la voix changée. Miss Alberte et lui avaient échangé un regard chargé de la passion la plus pure et la plus profonde. Ce fut avec un léger tremblement que l'ingénieur continua :

 

« Comme je demeurais plongé dans cette contemplation, j'entendis à deux pas de moi un battement sec d'ailes d'insecte et, presque aussitôt, avant que j'eusse eu le temps de me mettre en défense, je fus saisi par des doigts sinueux et ondoyants comme autant de serpents – les mêmes qui s'étaient attaqués à moi dans le marécage aérien – et je fus réduit à l'impuissance.

 

« Tout mon sang se figea d'épouvante, je crus, cette fois, l'heure de ma mort arrivée.

 

« Mais mon adversaire, dont je ne pouvais distinguer la forme dans les ténèbres, se contenta de me rejeter assez brutalement dans le couloir en spirale où je restai étendu plus mort que vif.

 

« Je n'osai plus faire le moindre mouvement et je sentais mon cœur battre à grands coups sourds. Je restai longtemps ainsi.

 

« Puis j'entendis le même battement d'ailes, suivi d'un bruit de liquide remué, d'une sorte de barbotement.

 

« Je compris que mon ennemi se désaltérait au sang des vasques et qu'il se couchait sur l'oreiller d'amiante à la place d'où il venait de me chasser.

 

« Je me rassurai petit à petit, je repris assez de courage pour me lever et je descendis éperdument deux ou trois étages.

 

« J'étais haletant, épouvanté, hors de moi.

 

« Je n'osai me risquer à dormir dans une autre niche, de crainte d'une agression semblable.

 

« Je me couchai dans la galerie en spirale et j'essayai de dormir. Je finis par céder au sommeil ; mais, toute la nuit, mon repos fut troublé par des rêves effrayants.

 

« Vingt fois, je me réveillai, la sueur de l'angoisse au front, croyant distinguer, parmi la plainte murmurante de la mer qui battait la base de la tour, des frôlements, des fuites rapides et ces ricanements d'une note atroce, entendus déjà et auxquels je me reprochai de n'avoir pas prêté assez d'attention.

 

« Le jour vint enfin ; dès que j'y vis assez clair, je remontai vers les étages supérieurs, poussé par une sorte de courage désespéré et bien décidé, cette fois, à me trouver face à face avec ces mystérieux ennemis.

 

« Je visitai un grand nombre de niches ; toutes étaient vides, mais les fibres d'amiante gardaient une empreinte arrondie, et la plupart des vasques étaient à sec.

 

« Je n'y comprenais rien ; je me trouvais en présence d'une énigme déconcertante, comme un prince de légende, prisonnier dans quelque château des fées, où il est servi à souhait, sans apercevoir aucun serviteur de chair et de sang.

 

« Ce jour-là, je le passai presque en entier dans la galerie sous-marine, dont j'aimais les calmes perspectives, les paysages indécis et flous.

 

« Je n'osais plus pénétrer dans la tour de verre, et je gardais encore l'abominable frisson de ces longs doigts tièdes, à la fois souples et robustes, qui m'avaient enserré et jeté dehors avec une si dédaigneuse rapidité.

 

« Une semaine se passa ainsi dans des craintes perpétuelles, mais sans une minute d'ennui. J'avais entrepris d'explorer le palais souterrain et je faisais à chaque pas des trouvailles surprenantes.

 

« Tout un peuple avait amassé dans ces cavernes les richesses des siècles abolis. Je visitai des arsenaux dont les trophées étaient forgés de métaux inconnus ; je me rappelle certaines haches à quadruple tranchant, dont la lame, d'une belle couleur émeraude, ressemblait à de l'or vert.

 

« Je vis aussi du cuivre, de l'or et du fer, mais en très petite quantité ; en revanche, un métal très rare dans les exploitations terrestres se trouvait là en abondance : l'iridium aux magnifiques reflets changeants.

 

« Il formait des globes intérieurement garnis de pointes acérées et qui se divisaient en hémisphères réunis par une charnière et dont je ne pus deviner l'usage.

 

« Il y avait encore des cisailles barbelées, des filets immenses tressés avec des fils d'un métal azuré et dont chaque maille était garnie d'un crochet recourbé comme un hameçon.

 

« Je me demandais si tous ces instruments compliqués et barbares étaient des armes, des outils ou des instruments de supplice, et je restais parfois des heures à chercher quels étaient les êtres qui avaient bien pu faire usage de tout cet étincelant bric-à-brac et l'entasser dans cette crypte plus vaste qu'une ville.

 

« Je n'osais même toucher à ces objets qu'avec précaution. Une fois j'avais trouvé un disque d'argent percé de trous qui pouvaient avoir à peu près le diamètre du poignet, et j'avais imprudemment mis le doigt dans un de ces trous.

 

« Brusquement, un ressort intérieur se déclencha, une lame, rabattue, vint obturer l'ouverture, je faillis avoir le doigt coupé. Cette aventure m'avait rendu circonspect. Pourtant je m'appropriai, pour ma défense personnelle, une hache d'or que je passai à ma ceinture et une sorte de lance d'iridium, à pointe d'argent, dont la pesanteur et l'acuité faisaient une arme redoutable.

 

« Mais il me faudrait un jour entier pour décrire, même sommairement, les énormes magasins de provisions, d'ustensiles et d'objets de toutes sortes qui remplissaient les catacombes sous-marines…

 

« Cependant, à divers détails, une chose m'apparut évidente : c'est qu'il y avait des siècles et des siècles que tout cela avait été abandonné. Je pensai que tout un peuple avait dû autrefois être exterminé par les actuels habitants de la tour de verre, mes geôliers encore inconnus.

 

« Une découverte qui me fit grand plaisir, ce fut celle d'une salle pleine de coffrets d'un bois rougeâtre comme le cèdre, dans lesquels se trouvaient régulièrement pliées toutes sortes d'étoffes.

 

« Elles étaient tissées avec des fibres dont j'ignorais la nature, mais quelques-unes avaient la souplesse de la soie ou la mollesse des cotonnades.

 

« Quand je voulus les déplier, un certain nombre tombèrent en poussière comme ces étoffes d'une spécieuse intégrité que l'on retrouve dans les fouilles d'Herculanum ou de Pompéi et qui s'effritent sous les doigts.

 

« D'autres étaient parfaitement conservées, entre autres certains tissus de plumes, bariolés de couleurs voyantes, dont je me servis pour renouveler mes vêtements qui se trouvaient en assez fâcheux état.

 

« Je croyais avoir trouvé un magasin d'habillement ou un musée de costumes, mais je ne tardai pas à m'apercevoir de mon erreur. Toutes les pièces d'étoffes que je voyais étaient de forme carrée ou triangulaire, et elles étaient brodées ou coloriées de dessins représentant différentes scènes. C'était une bibliothèque ou un dépôt d'archives qui eût fait la joie de plusieurs académies.

 

« Certainement, une part importante de l'histoire de la planète se trouvait retracée là.

 

« Je tournais et retournais les précieux tissus qui tous offraient sur un fond sombre, bleu ou vert, des caractères de couleurs plus voyantes jaune clair ou rouge vit :

 

« Ces caractères, comme ceux des hiéroglyphes égyptiens et ceux de l'écriture chinoise ancienne, étaient idéographiques, c'est-à-dire qu'ils représentaient, en images sommaires, les objets qu'ils désignaient. Il m'eût fallu des années de travail pour arriver à déchiffrer ces signes ; je compris que ce serait folie de le tenter.

 

« Pourtant, il y avait, dans ces pages tissées qu'une à une je retirais des coffres parfumés, des scènes qui me paraissaient presque intelligibles et qui me donnaient longuement à réfléchir. Je vis la représentation, grossière mais exacte, d'un Erloor se précipitant sur un de ces hommes des marécages qui, peu de jours auparavant, étaient encore mes sujets ; mais un autre tableau me montrait un Erloor dévoré lui-même par un être que je n'avais jamais vu dans Mars et qui était formé uniquement d'une tête énorme et de deux ailes ; sur une troisième figure, ce monstre était à son tour happé par une masse informe d'une grandeur hors de proportion avec les autres personnages.

 

« Ainsi, comme sur la Terre, les êtres ne subsistaient qu'au prix du carnage et de la destruction des uns par les autres.

 

« Cependant, le temps s'écoulait et rien ne paraissait devoir modifier ma situation.

 

« En suivant la galerie sous-marine, j'avais atteint une autre tour de verre, mais elle était si exactement pareille à la première, que je ne crus pas devoir en visiter une troisième.

 

« D'ailleurs, c'était toujours le même silence de mort, rarement troublé par des frôlements ou ces rires aigus qui me faisaient si grand-peur.

 

« Mes espérances de revoir la Terre, ou seulement de pouvoir faire connaître ma situation à mes amis de là-bas, s'évanouissaient une à une ; j'étais hanté par la crainte de mourir là, loin de ceux qui m'étaient chers, sans pouvoir même leur apprendre les résultats de ma merveilleuse exploration.

 

« C'est alors qu'il se produisit un fait qui devait avoir sur ma destinée une importance singulière.

 

« Dans mes investigations souterraines, j'avais atteint une rangée de cryptes que je supposais être les dernières. Celles-là n'étaient pas revêtues de parois vitrifiées, et la lumière des voûtes n'en éclairait pas les ténèbres ; elles étaient creusées à même le roc vif, une sorte de granit rougeâtre à grain très fin ; l'accès en était défendu par une porte de métal que j'avais eu quelque peine à ouvrir à l'aide de barres et d'autres outils trouvés dans l'arsenal.

 

« Ces circonstances n'avaient fait qu'aiguillonner ma curiosité ; mais je ne pouvais songer à explorer ces cryptes à tâtons. Il me fallait d'abord fabriquer une bougie, une lampe ou quelque chose de pareil.

 

« J'y réussis sans peine à l'aide de la cire qui bouchait les tonneaux et que je pétris entre mes doigts pour la ramollir ; puis je la fis adhérer autour d'une mèche de coton arrachée à un lambeau d'étoffe. Restait à l'allumer et je n'en voyais guère le moyen.

 

« J'essayais d'abord de faire du feu à la manière des sauvages en frottant énergiquement l'une contre l'autre deux planchettes enlevées aux caisses, mais j'ignorais que pour réussir dans cet exercice de patience il fallait se servir d'un morceau de bois tendre et d'un dur ; peut-être aussi manquai-je de persévérance.

 

« Quoi qu'il en fût, je ne réussis qu'à me mettre en sueur. J'y renonçai et je finis par trouver un autre moyen.

 

« D'un coup de ma hache, je détachai d'une muraille un éclat de verre transparent et, à force de l'user et de le polir, j'arrivai à lui donner à peu près la forme d'une lentille.

 

« Me plaçant à l'entrée d'une des niches, dans un endroit bien exposé au soleil, j'allumai une de mes torches, car j'ai omis de dire que j'en avais fabriqué plusieurs, et tout fier de ce résultat je descendis aussitôt vers les salles souterraines dont les détours commençaient à m'être familiers.

 

« En un quart d'heure, je parvins à la crypte de granit, impatient des merveilles que je supposais qu'elle renfermait.

 

« Ma stupéfaction fut grande de ne trouver dans cette catacombe qu'un amas de sphères volumineuses et d'un brun rougeâtre régulièrement empilées par tas égaux, comme les boulets d'un parc d'artillerie.

 

« Je les examinai de plus près, elles étaient ocellées de taches vertes comme certains grès flammés.

 

À ce moment, l'attention des auditeurs de Robert Darvel était si profonde qu'ils étaient comme suspendus à ses lèvres. On n'entendait dans le silence que le grattement du stylographe de Frymcock sur la page blanche.

 

« D'un coup de hache, je fendis une de ces sphères, l'intérieur était blanc et sillonné par des tubes de verre rouge qui, cassés, laissait échapper une liqueur épaisse et puissamment aromatique… Enfin ces sphères étaient exactement pareilles à celle d'où vous m'avez extrait…

 

– Mais, interrompit Ralph Pitcher, incapable de contenir plus longtemps la fièvre de curiosité qui le dévorait, qu'y avait-il dans l'intérieur ?

 

– Devinez !… Un Erloor recroquevillé en forme de momie comme je l'étais moi-même et qu'à sa rigidité, je pris pour un cadavre.

 

« J'étais au comble de l'étonnement : n'avais-je pas vu de mes propres yeux dans la caverne des monstres le charnier qui était en quelque sorte leur cimetière.

 

« Je finis par m'expliquer la chose en supposant que les anciens peuples qui avaient creusé cette crypte avaient embaumé des Erloors, comme jadis les Égyptiens embaumaient les ibis, les chats et les crocodiles.

 

« Je poursuivis mon chemin par les couloirs de cette nécropole d'un nouveau genre, réfléchissant à quoi pouvaient servir ces tubes remplis de liquides. J'adoptai l'explication la plus simple en les supposant remplis de quelque préparation antiseptique destinée à assurer la conservation du corps.

 

« Comme vous l'avez vu par mon propre exemple, je me trompais du tout au tout.

 

« Le liquide des tubes, saturé d'oxygène, renferme aussi les azotes, les carbones et les autres substances nécessaires à la vie et, si j'en avais la formule, que je ne possède malheureusement pas, l'existence humaine pourrait être presque infiniment prolongée.

 

« Le liquide est absorbé par la peau et fournit à l'organisme le peu de matériaux réparateurs nécessaires, quand l'individu est plongé dans une sorte de sommeil cataleptique et que les battements du cœur sont arrêtés.

 

« Les pilules qu'absorbait Phara-Chibh avant de se faire enterrer vivant doivent avoir une certaine analogie avec ce liquide… Mais passons, c'est là un point que je me réserve d'élucider plus tard.

 

« L'absorption par la peau a l'avantage de ne pas forcer l'estomac à fonctionner, ce qui serait impossible dans l'état de catalepsie, et l'on peut très bien être alimenté de cette façon. N'a-t-on pas calmé la faim de certains malades par des bains d'un bouillon spécial ?

 

« L'Erloor que j'avais extrait de son bloc était donc certainement encore vivant, mais je n'ai pu deviner la raison de cette espèce d'embaumement. N'était-il là, lui et les autres, que comme provision de nourriture vivante, facile à conserver en cas de siège ou de famine ? Les gardait-on au contraire pour témoigner des âges disparus ? Je n'ai pu le savoir.

 

« Tout en réfléchissant, j'étais arrivé à une autre région des cryptes, où les piles de sphères s'étendaient à perte de vue, mais cette fois, elles étaient moins volumineuses et de couleur verte.

 

« J'en cassai une au hasard, les tubes rouges disposés de la circonférence au centre comme les piquants d'une châtaigne s'y trouvaient bien, mais à ma croissante stupeur l'intérieur était vide. Je cassai une seconde sphère, elle était creuse également, et il en fut de même d'une troisième et d'une quatrième.

 

« À ce moment, j'entendis l'aigu et sinistre ricanement presque à mon oreille. Je me retournai, il n'y avait personne, j'étais seul dans la morne crypte des momies vivantes.

 

VI LE CASQUE D'OPALE

 

Robert Darvel s'était arrêté, on eût dit qu'il hésitait, qu'il se passait en lui une lutte et qu'il y avait des parties de sa relation qu'il eût désiré ensevelir dans l'oubli.

 

– Vous êtes fatigué ? demanda doucement miss Alberte.

 

« Peut-être voudriez-vous prendre un peu de repos ?

 

– Jamais de la vie, s'écria Pitcher en sautant sur son siège avec une vivacité toute juvénile, j'espère bien que Robert ne va pas nous « laisser en plan » à l'endroit le plus palpitant !

 

– Je ne suis nullement fatigué, dit Robert en souriant, et je n'ai nulle envie de frustrer votre légitime curiosité ; mais ce qui me reste à vous dire dépasse tellement la norme des hypothèses humaines que, malgré moi, je suis demeuré hésitant.

 

« Tous ceux qui ont écrit sur les habitants des planètes sont partis de données terrestres, qu'ils ont plus ou moins modifiées au gré de leur imagination, et, parfois, de leur ironie ; ce que j'ai à raconter – ce que j'ai vu – est tout à fait en dehors – et au-delà – des plus chimériques suppositions.

 

« C'est un grandiose et monstrueux cauchemar comme un rêve de l'Apocalypse, vu à travers l'imagination d'un Edgar Poe…

 

– Nous vous écoutons, murmura miss Alberte, d'une voix presque implorante.

 

Les paupières mi-closes, le regard comme perdu vers les surhumaines visions de la planète rouge, Robert Darvel continua après s'être recueilli un instant :

 

– Je vous ai dit quelle sensation d'invincible terreur produisait en moi ce rire aigu, dont l'intonation avait quelque chose de surnaturel.

 

« Je crois, moi qu'il n'y a point de surnaturel.

 

« Ce que nous appelons ainsi est fait de notre ignorance et de notre faiblesse ; il y a seulement des choses que nous ne savons pas ou que nous ne comprenons pas.

 

« Tout ce que nos sens et notre intelligence peuvent percevoir doit s'expliquer ou notre existence même serait une ridicule et monstrueuse absurdité !

 

« Je me remis peu à peu de la terreur invincible que me causait ce ricanement dont je n'avais jamais pu découvrir l'auteur et je poursuivis mon chemin, après m'être assuré qu'il me restait encore trois de mes torches de cire.

 

« À l'extrémité de la galerie des sphères vertes, je me trouvai arrêté par une grille massive, les barreaux étaient de véritables colonnes, et ils étaient si rapprochés qu'il m'était impossible – si maigre que je fusse devenu de passer au travers.

 

« Le métal, très oxydé, était d'un brun sombre ; mais en le grattant avec le tranchant de ma hache je constatai qu'à l'état de neuf il devait être d'une éclatante couleur vermeille.

 

« J'y portai quelques coups de hache, plutôt par acquit de conscience ou par je ne sais quel geste machinal – ce qu'on appelle « acquit de conscience » n'est souvent pas autre chose – que dans le réel espoir de fracasser les robustes barres.

 

« J'eus la surprise de voir la grille céder avec un craquement et s'effriter tout entière, comme si elle n'eût été formée que de traverses de bois pourri.

 

« Je réfléchis bien vite que l'effet du travail de la forge qui donne aux métaux une contexture fibreuse, très résistante, se détruit promptement à la suite de chocs répétés ou simplement au bout d'un temps plus ou moins long.

 

« Les molécules métalliques un moment resserrées par la violence du martelage ne tardent pas à reprendre l'état cristallin, et leur fragilité devient alors extrême.

 

« N'est-on pas obligé de remplacer, au bout d'un délai très court, les essieux des locomotives qui ne tarderaient pas à se rompre d'eux-mêmes ? Et ce sont les métaux les plus durs qui, à la longue, deviennent les plus cassants.

 

« Les barres que je venais de briser et dont j'examinai les débris ne constituaient plus qu'une croûte oxydée par l'humidité des siècles, et dont l'apparence seule était demeurée imposante.

 

« Aussitôt après la grille, un large puits se creusait, d'où montaient de nauséabondes bouffées.

 

« Ma torche levée au-dessus me montra les parois munies d'anneaux scellés à distance égale, comme pour faciliter la descente.

 

« Je n'hésitai pas. J'attachai, d'un bandeau improvisé avec un pan de ma robe, mon flambeau au-dessus de mon front et, après avoir éprouvé la solidité des anneaux, je commençai à descendre.

 

« Plusieurs fois la fétidité marécageuse du fond me souleva le cœur jusqu'à la nausée ; je m'obstinai.

 

« Il y avait un quart d'heure que je m'enfonçais dans ces puantes ténèbres sans paraître plus avancé ; la fatigue commençait à se faire sentir et je me demandais si j'aurais la force de remonter et si la lumière de ma torche durerait assez de temps pour m'éclairer.

 

« Au bout d'une demi-heure de cette ingrate gymnastique j'étais complètement découragé et j'allais me décider en maugréant à remonter vers les galeries supérieures, quand mes pieds ne rencontrèrent plus d'anneau à la place attendue.

 

« J'apercevais devant moi une mare boueuse qui devait être le lit à demi desséché d'un fleuve ou d'un canal souterrain.

 

« Dans la vase gisaient de vastes squelettes. Je reconstituai d'un coup d'œil des sauriens proches des plésiosaures, de géants crocodiles moitié serpents et moitié crapauds, dont l'épine dorsale de vingt mètres venait s'arc-bouter à des reins trapus et courts.

 

« Des ailettes d'os menus, qui avaient dû être des nageoires, remplaçaient les pattes antérieures.

 

« Je me hâtai de traverser le vaseux canal, en proie à une singulière fièvre de découvertes. Je sentais que j'avançais vers quelque trésor d'un prix inestimable. Il fallait qu'il en fût ainsi pour qu'on eût accumulé tant d'obstacles pour le garder : la grille, le puits et ce profond canal où les indiscrets devaient être dévorés par les reptiles affamés. Mais les siècles avaient passé, l'oxyde avait rongé le métal de la grille, le canal s'était desséché, et les sauriens féroces étaient morts de faim ou de vieillesse.

 

« C'était moi, venu des plus lointaines contrées du ciel, qui allais recueillir le fruit de ces précautions séculaires.

 

« Je pris pied sur un quai de granit en face d'un portique tout rongé par les lèpres de la moisissure.

 

« De l'autre côté, quatre noires figures immobiles, de la taille d'un homme, étaient agenouillées devant une grande coupe sur laquelle étincelait un objet que je pris pour une pierre précieuse d'une dimension inusitée.

 

« Taillées dans le granit avec la rude synthèse des styles archaïques, les figures représentaient un Erloor, un homme marin, et un Martien des lagunes ; la quatrième était un de ces êtres moitié poulpe et moitié chauve-souris que j'avais vus brodés sur les étoffes.

 

« Je pensai que la pierre brillante avait été l'idole de toutes ces races.

 

« Je m'avançais frémissant d'impatience, mais à peine avais-je eu le temps de faire un pas, qu'un bloc énorme s'abîma de la voûte avec un fracas de tonnerre et me frôla dans sa chute.

 

« Sans un craquement préparateur qui m'avait averti, m'avait fait instinctivement reculer, j'eusse été misérablement écrasé par le monolithe, formidable contrepoids du piège tendu aux profanateurs ; décidément, l'idole était bien gardée.

 

« Ce ne fut pas sans appréhension que je contournai la masse sous laquelle j'avais failli être broyé, et que je m'emparai de l'idole si savamment défendue.

 

« C'était en réalité une sorte de casque ou de masque – à la fois l'un et l'autre – parce qu'il pouvait s'emboîter sur la tête jusqu'aux oreilles taillé dans une pierre aux feux verts et roses comme l'opale.

 

« Ma torche était consumée aux trois quarts, je me hâtai de remonter et ce ne fut pas sans des efforts inouïs ; j'escaladai le puits, dont la descente – cependant plus facile que l'ascension – m'avait paru si pénible.

 

« Mon voyage souterrain m'avait pris tout une après-midi ; il faisait nuit quand je me retrouvai dans la galerie sous-marine.

 

« Après m'être reposé et réconforté, j'eus l'idée, assez explicable, de coiffer le casque d'opale qui m'avait fait courir tant de périls ; mais sitôt que mes yeux se trouvèrent en face des prunelles translucides du masque, une étrange transformation se fit en moi.

 

« La pénombre de la galerie s'éclaira pour ainsi dire d'une nouvelle clarté. Je vis des bandes d'une lumière phosphorescente que je ne connaissais pas, d'un vert profond ou d'un violet très sombre.

 

« J'ai compris depuis que le casque – je savais maintenant pourquoi ces anciens possesseurs l'avaient regardé comme si précieux – avait la propriété de permettre à la rétine d'être impressionnée par les rayons obscurs du spectre et par les autres radiances du même ordre.

 

« Il m'eût certainement rendu perceptibles les effluves mortels du radium ou des rayons X et d'autres vibrations lumineuses plus subtiles encore, et qui échapperont toujours peut-être à l'œil humain.

 

« Je revenais à peine de la surprise que m'avait causée cette découverte, quand je vis passer, si près de moi que j'en fus frôlé, une forme ailée qui disparut rapidement dans la direction de la tour de verre.

 

« Je la suivis, étrangement ému, pressentant que j'étais sur le point de pénétrer le mystère de ces silencieux palais.

 

« Chemin faisant, d'autres ombres m'effleurèrent, mais si vite, que je ne pus les distinguer nettement.

 

« Je grimpai précipitamment la spirale, j'entrai dans le couloir d'une des niches.

 

« Toute parole serait vaine pour vous donner une idée de la terrifiante vision qui m'apparut, aucun verbe d'aucune langue humaine ne pourrait rendre l'horreur et l'épouvante dont je fus pénétré !

 

« Chaque niche du prodigieux Colysée de verre, sur lequel en ce moment Phobos et Deïmos épandaient leur radieuse clarté, était occupée par un monstre vaguement phosphorescent, une tête énorme, hideuse, entre deux ailes d'un blanc sale. Pas de corps et seulement, en guise de mains, un fouillis de palpes ou de suçoirs qui grouillaient à la base comme un paquet de serpents.

 

« Les yeux étaient larges et sans prunelles, le nez manquait et la bouche, à peine esquissée, était très rouge.

 

À cette description précise, tous les auditeurs de Robert Darvel avaient échangé un regard de muette épouvante. Le stylographe de Frymcock avait cessé de courir sur le papier, Zarouk était devenu de ce gris livide qui annonçait chez lui le comble de la peur et Chérifa elle-même s'était étroitement serrée contre miss Alberte.

 

Subjugué par le souvenir de ses effarantes aventures, Robert continua, sans s'être aperçu du terrible effet que venaient de produire ses paroles.

 

– Toute cette multitude tournait vers moi ses yeux vides, et tout à coup une huée stridente s'éleva du gouffre central et monta vers le ciel.

 

« J'y reconnus, un millier de fois répété, cet ironique et sec éclat de rire qui m'avait poursuivi les jours précédents.

 

« Je n'avais pas une goutte de sang dans les veines, j'étais cloué sur place par une terreur au-dessus des forces humaines et la huée montait vers moi, comme le sifflement de l'orage.

 

« Avec le courage du désespoir, ou plutôt l'instinctif mouvement de la bête traquée, je m'enfuis… Je descendis comme une trombe l'interminable spire ; je me sentais des ailes aux talons.

 

« Je ne m'arrêtai qu'au fond de la plus obscure des galeries où se trouvaient les momies, et je savais bien que, même là, je n'étais pas en sûreté contre ces Vampires – je ne leur donnerai pas désormais d'autre nom – auprès desquels les Erloors n'étaient que d'inoffensifs chéiroptères.

 

« Si j'en avais eu la force, je serais descendu au fond du puits d'où j'avais tiré le masque d'opale. Ah ! comme je comprenais qu'on eût soigneusement dissimulé ce fatal talisman qui permettait de voir l'invisible ! Comme on avait eu raison d'entourer sa possession de périls compliqués !

 

« Ainsi, depuis des jours, j'avais vécu côte à côte avec ces effroyables créatures ! Sans doute ils s'étaient fait un jeu de m'épier, de m'observer, comme on fait d'un animal familier qui ne peut s'enfuir bien loin, qu'on retrouvera toujours, quand le moment de l'immoler sera venu.

 

« Mes inexplicables aventures de ces jours derniers devenaient parfaitement claires.

 

« C'étaient les Vampires qui, aux aguets dans les herbailles du marécage aérien, avaient exterminé mes pauvres Martiens et m'avaient fait moi-même prisonnier ; je croyais sentir encore l'enlacement de leurs tentacules, et je tremblais en pensant au danger que j'avais couru en m'installant dans la niche d'un de ces monstres.

 

« Les vasques de sang ne m'indiquaient que trop quelle était leur nourriture habituelle.

 

« Cela me bouleversait qu'il pût exister des êtres invisibles dans cette planète que j'avais crue habitée uniquement par des sauvages inoffensifs ou de stupides Erloors. J'avais beau rappeler à ma mémoire les explications de la science, l'idée que j'étais à la merci de ces spectrales créatures m'était insupportable.

 

« Plusieurs heures, pareil à un fauve tapi dans son trou et cerné par les chiens, je demeurai accroupi entre deux monceaux de sphères, la gorge sèche d'angoisse, le front moite d'une sueur d'agonie.

 

« Je m'attendais d'un instant à l'autre à entendre le battement mou des ailes des Vampires, qui venaient en ricanant m'arracher à mon refuge. J'avais toujours dans l'oreille la stridence des huées dont ils m'avaient accueilli. Cette seule pensée me laissait sans parole et sans haleine, à moitié mort de peur. Ce fut sans doute l'excès même de cette peur qui m'empêcha de m'évanouir.

 

« Cependant, les heures passaient et aucun bruit ne venait troubler le silence de la galerie souterraine ; la pensée que mon masque d'opale me permettrait dorénavant de déjouer les embûches me fut un grand réconfort. J'avais gardé cette pesante coiffure et je n'osais l'enlever, pas plus que je n'osais dormir pendant cette terrible nuit.

 

Robert Darvel avait passé sa main sur son front, d'un geste d'angoisse, comme s'il revivait encore ces minutes effroyables.

 

Pitcher s'agitait sur son siège, prêt à parler, il allait tout raconter, crier à son ami que les Vampires avaient envahi la Terre, qu'ils rôdaient autour de la villa, que le danger de leur présence était imminent. Mais, d'un geste impérieux, miss Alberte lui imposa silence, et Georges et Frymcock même approuvèrent du regard la jeune fille. N'était-il pas préférable de laisser Robert terminer son récit ? Il serait toujours temps de l'informer du danger contre lequel il aurait sans nul doute des moyens de défense.

 

Pitcher hocha la tête d'un air mécontent, mais demeura silencieux, tandis que Robert, qui n'attribuait qu'à ses propres paroles l'agitation et la terreur qu'il voyait peintes sur tous les visages, continuait en ces termes :

 

– Vous serez sans doute surpris d'apprendre que deux semaines s'étaient écoulées depuis ce jour, sans qu'il m'advînt rien de fâcheux ; bien plus, je m'étais familiarisé avec mes geôliers et je vivais – si on peut hasarder une telle expression – en bons termes avec eux.

 

« Je m'étais convaincu qu'ils ne me voulaient pas de mal – bien loin de là – ils avaient fondé sur moi de grandes espérances, les cris aigus qu'ils avaient poussés, les huées et les ricanements étaient certainement une façon à eux d'exprimer l'immense étonnement qu'ils avaient eu en me voyant coiffé du masque d'opale, et je m'aperçus que la conquête de ce talisman quasi magique leur avait donné une haute idée de ma supériorité.

 

« Je les voyais rarement dans la journée ; à l'inverse des Erloors, ils partaient le matin dès le lever du jour pour rentrer le soir reprendre leur place, chacun dans la case qui lui était attribuée dans le vaste amphithéâtre.

 

« Comment ils approvisionnaient chaque jour de sang frais leurs vasques, c'est ce qu'ils m'ont toujours soigneusement caché ; leur invisibilité devait leur rendre facile la capture de toutes sortes de proies, mais j'ai toujours supposé que les Erloors et les Martiens des lagunes – j'en avais eu la triste preuve – devaient composer leur principal gibier.

 

« Les Vampires n'avaient pas de langage articulé, l'espèce de ricanement qu'ils poussaient pour exprimer leur étonnement ou leur colère était le seul cri qu'ils pussent proférer.

 

« Quand ils voulaient communiquer entre eux, ils se plaçaient l'un en face de l'autre et se faisaient connaître réciproquement leurs intentions en les devinant, à la façon dont les liseurs de pensée pénètrent celles de leur sujet.

 

« J'appris tous ces détails et beaucoup d'autres en très peu de temps. D'abord, ils voletaient timidement autour de moi et, pour me prouver sans doute leurs bonnes intentions, l'un d'eux me guida jusqu'à une salle souterraine qui avait échappé à mes recherches et qui renfermait en abondance toutes les provisions qu'il pouvait croire m'être agréables.

 

« Il poussa même la complaisance jusqu'à desceller à mon intention le couvercle d'une jarre, en se servant de ses longues palpes dont le toucher humide et mou m'avait causé une si odieuse sensation.

 

« Ces organes, au nombre de cinq de chaque côté, et que j'ai comparés plus haut à un paquet de vipères, étaient d'une force et d'une agilité extraordinaires.

 

« Cela tenait à la fois des doigts, des tentacules et des pattes, et les Vampires avaient, en s'en servant, une très grande adresse ; ils ramassaient à terre les objets les plus menus, ils nouaient un fil et maniaient avec précision tous les outils et toutes les armes.

 

« Quelquefois, ils marchaient sur ces palpes raidies, les ailes étendues, à la façon des papillons ; d'autres fois ils se suspendaient à une voûte, en y faisant adhérer comme des ventouses les suçoirs au nombre de trois, placés à l'extrémité.

 

Au mot de suçoirs, Frymcock n'avait pu s'empêcher de porter de nouveau la main à son poignet ; mais Pitcher seul, aperçut cette mimique, accompagnée d'une expressive grimace.

 

– En d'autres occasions, poursuivit Robert, ils en soulevaient les fardeaux les plus lourds.

 

« Quant aux ailes, légèrement arrondies, elles n'étaient pas articulées et membraneuses comme celles des Erloors, véritables mammifères, elles étaient composées d'une substance cornée comme celles des insectes, par exemples les libellules.

 

« Cependant, j'eus grand-peine à m'habituer au hideux spectacle de ces faces de larves, gélatineuses et blêmes, et qu'il eût fallu classer entre l'homme et la pieuvre. Ces yeux sans prunelles, vagues et vides comme ceux des têtes de morts, me causèrent longtemps un malaise que je n'étais pas maître de réprimer.

 

« Je surmontai ce dégoût. Je voulais étudier de plus près ces êtres étranges.

 

« Ne sachant comment entrer en relation avec eux, je m'avisai de dessiner avec un morceau de charbon sur une planchette un des fruits de la planète que je connaissais le mieux, une châtaigne d'eau ; je montrai le dessin au même Vampire qui avait paru me témoigner de l'intérêt en me montrant des provisions.

 

« Il comprit bien et me répondit en répétant très exactement mon dessin, puis, il partit à tire d'ailes et revint, d'une rapidité inconcevable, avec plusieurs des fruits que j'avais demandés.

 

« J'usai souvent de ce moyen de communication auquel s'en joignit bientôt un autre : je menai le Vampire dans la salle aux étoffes brodées et je lui fis entendre qu'il complétât pour moi le sens de ces images par ses propres dessins.

 

« Enfin, il m'ordonna de me placer en face de lui et je vis qu'ainsi, par une sorte de suggestion en sens inverse, il devinait une partie de mes impressions du moment, sinon de mes idées. J'éprouvai d'ailleurs toujours une grande souffrance de cette espèce d'hypnotisme.

 

« Bien plus, il m'arriva souvent d'être obligé de subir les ordres du monstre dont la volonté exerçait sur moi une fascination dont je ne pouvais me défendre.

 

« Il me forçait par exemple à revenir sur mes pas ou à aller, en dépit de moi, dans une galerie éloignée où il voulait me faire voir quelque objet intéressant.

 

« Je dois dire pourtant que les intentions de mon étrange initiateur étaient bonnes, il mettait tout son soin à chercher à me comprendre ; mais en dépit de ses efforts et des miens il y avait entre nous un abîme impossible à combler. Certaines de mes conceptions, de mes sensations même, devaient demeurer pour lui lettre close.

 

« Je ne recueillis, comme on peut le croire, qu'un petit nombre de notions sur le peuple des Vampires, à l'aide de ces conversations sans paroles.

 

« J'appris, grâce aux dessins que traçaient avec le charbon les agiles palpes du monstre, que lui et les autres Invisibles n'ignoraient rien de mes aventures dans la planète.

 

« Il me retraça la première défaite des Erloors, vaincus par le feu, la mort du Roomboo et le portrait presque ressemblant de mes anciens sujets.

 

« Il me fit comprendre que les Vampires étaient, quand ils le voulaient, d'habiles artisans, dans toute espèce de métiers. C'étaient leurs ancêtres qui avaient construit les tours de verre reliées par des galeries au milieu de la mer, et entassé tout ce que je voyais dans les souterrains.

 

« Eux, les Vampires actuels, avaient simplifié toutes choses et ne se livraient plus à d'autre travail que de chercher leur nourriture.

 

« Je leur demandai s'ils vivaient longtemps, et ce ne fut pas sans peine que j'arrivai à faire comprendre ma question.

 

« Alors, la hideuse face exprima une tristesse déchirante, les ailes furent agitées d'un tremblement.

 

– Il faudra aussi que tu meures, fut la réponse que me donna le Vampire par le moyen de la suggestion.

 

« Et il leva huit fois et rabaissa ses palpes pour me montrer le temps qui lui restait à vivre.

 

« Mais voulait-il parler de semaines, de mois, d'années ? Je ne pus arriver à le lui faire préciser.

 

« Ce ne fut que plusieurs jours après que je finis par entrevoir la vérité. Les Vampires étaient sous la domination d'un être terrible, dont ils n'osaient même pas prononcer le nom et qui, affirmaient-ils, avait le pouvoir de connaître toutes leurs actions et toutes leurs pensées.

 

« Comme le Minotaure antique, ce Moloch, que les broderies figuratives représentaient par un demi-cercle étincelant, exigeait chaque mois un tribut de Vampires vivants qu'il dévorait.

 

« Nul que les victimes désignées n'osait franchir la limite des déserts et des mers toujours battues par la tempête qu'habitait cet être formidable, dans la région du sud, dans la partie la plus chaude de la planète.

 

« On avait essayé de lui faire agréer d'autres holocaustes ; mais les Vampires étaient la seule proie qui lui convînt, encore rejetait-il dédaigneusement les ailes et les palpes, sans doute comme de digestion trop difficile.

 

« Autrefois, les victimes de cet impôt sanglant avaient essayé de résister, s'étaient envolées vers les contrées glacées du pôle martien, partout la vengeance du dieu vorace les avait rejointes et exterminées ; des tours de verre avaient été réduites en poussière par la foudre, des Vampires fugitifs avaient été arrachés par une force irrésistible des cachettes où ils s'étaient réfugiés, dans les grottes les plus secrètes des montagnes ou dans les fourrés inextricables des forêts vierges.

 

« Ces répressions sanglantes avaient porté leur fruit ; depuis un temps considérable, aucune rébellion n'avait eu lieu ; chaque mois, un nombre prescrit de victimes dociles prenait son vol, pour ne plus revenir, vers les contrées maudites du sud.

 

« L'Invisible qui me servait d'initiateur avait voulu certainement me faire comprendre qu'il ne lui restait plus que huit périodes de chacune un mois, avant que son tour arrivât d'aller s'offrir en holocauste au Moloch martien.

 

« Ces affirmations laissaient en moi une certaine incrédulité ; la toute-puissance presque divine du monstre dévorateur me paraissait invraisemblable, non moins que la taille prodigieuse que lui attribuaient les Vampires qui le représentaient grand comme une montagne et couronné de flammes.

 

« Je pensai qu'il ne s'agissait peut-être que d'un volcan, ou de quelque autre phénomène naturel, dont les Vampires auraient été jadis victimes, dans des circonstances propres à frapper leur imagination ; en réalité, je ne savais que penser. Les Vampires d'ailleurs se montraient pleins de réserve sur ce sujet et marquaient la terreur la plus vive chaque fois que je voulais leur arracher un renseignement nouveau.

 

« Cependant, il fallait bien qu'il y eût du vrai dans ce qu'ils avaient raconté, car je fus témoin, au jour fixé, du départ d'un convoi de Vampires vers le sud.

 

« C'est un spectacle que je n'oublierai jamais.

 

« J'ai omis de vous dire que, depuis que j'avais découvert ses merveilleuses propriétés, je ne quittais plus guère mon masque d'opale que pour dormir pendant quelques heures. Je venais précisément de me reposer, un peu avant le coucher du soleil, après une longue excursion dans les galeries, lorsque mon attention fut attirée par ce concert de cris aigus pareils à des ricanements qui, chez les Invisibles, exprimait le comble de l'émotion.

 

« Je me hâtai de me coiffer de mon masque et je gravis le plan incliné de la spirale ; maintenant, je n'avais plus peur de m'approcher des niches et d'y entrer.

 

« Le vaste gouffre intérieur était rempli d'une multitude de Vampires qui voletaient en tournoyant, avec des piaillements lamentables ; on eût dit une ruche d'abeilles en désarroi. Je ne me serais pas imaginé que ces monstres, à l'aspect glacial et répulsif, pussent ressentir un si violent chagrin.

 

« Cependant, ils finirent tous par regagner chacun leur place, mais sans cesser leurs cris, et je vis que ceux qui occupaient le rang de niches le plus haut, immédiatement au-dessous de la plateforme, vidaient goulûment les vasques remplies de sang jusqu'au bord.

 

« À ce moment, Phobos et Deïmos émergèrent au-dessus de l'horizon, étincelants tous deux dans la calme pureté du ciel. À cette vue, les aigres clameurs redoublèrent jusqu'à devenir assourdissantes. Puis, tout à coup, les Vampires de la rangée dont j'ai parlé s'élevèrent d'un même coup d'aile en lançant un dernier cri guttural et se groupèrent en triangle, comme font les oies sauvages ou les hirondelles avant de partir pour leurs migrations annuelles et, presque aussitôt, ils cinglèrent rapidement vers le sud, accompagnés par l'universelle lamentation de leurs compagnons.

 

« Des tours de verre éparses dans la mer la plus lointaine, d'autres vols de Vampires s'élevaient et allaient grossir la troupe déjà en marche vers la mort.

 

« Des clameurs déchirantes passaient dans l'air.

 

« Ces huées aiguës, pareilles à des rires ironiques, me causaient une poignante sensation.

 

« Derrière les faces hideuses des Vampires, je le comprenais, il y avait une âme intelligente et souffrante ; j'étais profondément ému et troublé ; le dirai-je, j'avais pitié de ces étranges créatures et je me demandais ce que je pourrais bien faire pour les sauver.

 

« Mais déjà les troupes réunies des Vampires formaient un nuage épais qui barrait l'horizon du sud et qui bientôt se perdit dans les brumes légères.

 

« Dans le vaste cycle de la tour de verre, les rires déchirants ne résonnaient plus.

 

« Puis, des ailes battirent dans le silence des profondeurs, du gouffre intérieur, une troupe de Vampires monta et alla occuper silencieusement les niches demeurées vides de la rangée supérieure. Ceux-là étaient les victimes choisies pour le prochain holocauste.

 

Robert Darvel, dont la voix donnait quelques signes de fatigue, s'était arrêté. Il but quelques gorgées du breuvage glacé que lui présentait Chérifa.

 

Miss Alberte et ses amis demeuraient perdus dans un monde de pensées. Ils attendaient impatiemment la suite des prodigieuses aventures. Seul, le noir Zarouk, les yeux fixés vers la véranda, semblaient contempler de ses yeux clos un des monstres que l'ingénieur venait de décrire.

 

VII L'ÎLE DE MORT

 

Ralph Pitcher murmura, au sujet de la température, une phrase insignifiante que personne ne releva. L'ingénieur, à la satisfaction de tous, reprit après quelques instants de repos.

 

– Depuis ce jour, j'étais tourmenté par le désir de voir et de connaître le tyran qui exerçait sur les Vampires un si despotique pouvoir. Bien avant que le mois, à la fin duquel un nouveau sacrifice devait avoir lieu, fût écoulé, ma résolution fut prise. Je découvrirais la retraite du monstre et je serais présent quand il dévorerait ses victimes.

 

« J'étais persuadé qu'il y avait beaucoup d'exagération dans tout ce que l'on en racontait : l'existence d'un être, tel qu'il m'était dépeint, me paraissait impossible.

 

« Le Vampire auquel je confiai ce projet parut épouvanté de mon audace, cependant il ne refusa pas de me procurer les objets qui m'étaient nécessaires pour une telle expédition, et de me donner les renseignements qu'il fallait pour aborder au pays qu'il appelait « l'Île de Mort » et auquel il ne pensait qu'en tremblant.

 

« Il me trouva, dans un coin de l'arsenal souterrain, une barque solide et légère, faite d'écailles de tortue de mer si bien fondues ensemble qu'elle paraissait d'une seule pièce ; elle était effilée comme une pirogue et assez grande pour contenir deux personnes ; j'improvisai des rames et un gouvernail à l'aide de planches enlevées aux caisses de cèdre, et j'eus bientôt la satisfaction de voir flotter mon embarcation que les Vampires avaient lancée et amarrée au pied de la tour.

 

« Elle était munie de vivres plus que suffisants pour la durée de la traversée ; mais j'avais jugé inutile de la pourvoir d'une voile. Outre que j'étais un marin très inexpérimenté, je savais que je serais porté à l'aller comme au retour par deux courants qui allaient en sens inverse l'un de l'autre et qu'il était facile de distinguer à la couleur de leurs eaux.

 

« Ce ne fut pas sans émotion que, trois jours avant la date fatale du sacrifice, je me laissai glisser un matin du haut de la plateforme de la tour, jusqu'à mon esquif d'écaille. Je donnai quelques coups de rame et me trouvai presque aussitôt dans le courant qui allait du nord au sud et qui m'emporta avec une grande rapidité.

 

« J'étais muni d'une carte grossièrement dessinée au charbon sur une planche et, d'après les indications qui m'avaient été données, je savais qu'il m'était presque impossible de me tromper.

 

« Le temps, qui, d'ailleurs, s'était presque aussitôt maintenu au beau depuis mon arrivée chez les Vampires, était splendide ; de loin en loin, les tours de verre étincelaient dans le ciel limpide au-dessus de la mer aussi calme qu'un lac.

 

« Grâce à mon masque d'opale, dont je ne m'étais pas dessaisi, je voyais les Vampires, alignés sur les plates-formes comme de hideux oiseaux, me regarder passer avec une curiosité épouvantée.

 

« Cette journée s'écoula sans autre incident que la capture de grands poissons volants, aux ailes roses, qui vinrent s'abattre d'eux-mêmes dans ma barque. Un peu avant la nuit, je pris terre sur un îlot sablonneux, couvert de crustacés et d'oiseaux. Je repris ma navigation dès l'aube, après avoir dormi parfaitement.

 

« Le paysage s'était modifié. J'avais dépassé la région des tours ; la mer déserte, semée de rocs rouges d'aspect sinistre, reflétait un ciel orageux strié de nuages noirs comme de la poix ou d'une couleur plombée et malsaine. La chaleur était devenue suffocante. De grands squales couleur de sang se jouaient autour de ma barque et je tremblais qu'il ne prit à l'un d'eux la fantaisie de m'attaquer ; il eût suffi d'un seul coup de ses mâchoires formidablement dentées pour me réduire en miettes, moi et mon esquif.

 

« Vers le milieu de la journée, une grande terre de couleur livide apparut à l'horizon et grandit d'heure en heure, de telle sorte qu'avant le soir son sommet arrondi paraissait se perdre dans les nuages.

 

« Je reconnus la demeure du tyran ou du dieu des Vampires, et malgré moi je me sentis ému de voir réalisée une partie du moins des choses qu'on m'avait annoncées. Il me semblait que la gigantesque montagne qui barrait l'horizon du sud pesait sur moi de toute sa masse et qu'elle attirait à elle mon frêle esquif, comme la montagne d'aimant des contes arabes.

 

« Je commençais à ressentir les premières atteintes d'une étrange appréhension ; je me surpris à me demander pourquoi j'avais quitté la tour de verre, où je me trouvais en sûreté – et dans les meilleures conditions pour étudier l'histoire de la planète – afin de courir un péril certain. Il me fallut beaucoup de courage pour ne pas céder à la tentation de tourner ma proue en sens inverse et d'aller rejoindre les Vampires pour lesquels je me sentais rempli de gratitude.

 

« Ce ne fut pas sans un grand effort sur moi-même que je surmontai cette faiblesse.

 

« Ce soir-là, je campai au sommet d'un récif déchiqueté par la vague et je ne pus trouver un instant de repos. Aussitôt le soleil couché, un orage épouvantable se déclara. Les éclairs semblaient déchirer le ciel dans toute sa largeur, les lames venaient m'éclabousser jusqu'au sommet du roc, et le tonnerre ne cessa de gronder toute la nuit, en même temps qu'une pluie diluvienne me transperçait jusqu'aux os.

 

« Je savais que dans beaucoup de pays chauds, par exemple dans certaines contrées des Antilles, l'orage éclate presque chaque soir, et rafraîchit la terre épuisée, pendant le jour, par l'ardeur du soleil.

 

« Cette réflexion calma un peu mes craintes et m'expliqua ce que m'avait dit le Vampire « que la région de la mort était battue par une tempête perpétuelle ». C'était déjà l'explication par les lois naturelles d'un fait, de prime abord, merveilleux.

 

« Au matin, je repris mon esquif que j'avais abrité dans une anfractuosité et je me remis en mer. La pluie avait heureusement cessé ; mais le ciel demeurait couvert et la chaleur était plus suffocante encore.

 

« La montagne se dressait maintenant devant moi comme un rempart à pic et je constatai qu'elle offrait exactement la forme d'une demi-sphère dont les flots de la mer eussent été la base. Je pouvais me rendre compte que les représentations de cette montagne vues dans les dessins brodés se trouvaient parfaitement exactes.

 

« J'évalue la hauteur de la montagne à peu près à celle du Mont Blanc, avec une largeur trois fois plus considérable. À mesure que je me rapprochais, l'énorme dôme parfaitement uni dans toute sa masse m'apparaissait d'une couleur blafarde, comme en plein jour, une lumière entourée d'un papier blanchâtre.

 

« À droite et à gauche, j'apercevais une terre beaucoup plus basse et que couvrait une forêt d'immense étendue, avec cette particularité que les arbres en étaient brillants comme s'ils eussent été frottés de plombagine, ou encore, comme certains bois minéralisés qu'on trouve dans les houillères. Mais toute mon attention se portait vers la montagne maudite qui, par une illusion d'optique bien connue, me paraissait toute proche, bien que j'en fusse encore très éloigné.

 

« La mer, à cet endroit, était semée de récifs et de bancs de sable, traversée de courants, au milieu desquels j'avais beaucoup de mal à maintenir mon embarcation ; des cadavres de poissons et d'oiseaux flottaient le ventre en l'air, comme si le voisinage de la montagne maudite eût été mortel à tous les êtres animés. Une odeur de carnage et de pourriture montait de ces vagues désolées.

 

« Aucun paysage terrestre ne peut donner une idée de l'aspect sinistre et grandiose de cette perspective.

 

« Vers le milieu du jour, je passai au large d'un îlot couvert de verdure et de fleurs et je m'en approchai dans l'intention d'y faire halte pendant quelque temps. J'attendrais là, en prenant un peu de repos, que l'heure fût venue d'assister à l'immolation des Vampires.

 

« Mais, quand je fus à proximité de ces rives enchantées, je vis qu'elles étaient plantées de lauriers-roses géants et la brise m'apporta une âcre odeur d'acide prussique.

 

« Je compris qu'il eût été mortel de mettre les pieds sur cette terre empoisonnée. Des débris d'insectes, de petits mammifères et de poissons qui jonchaient le sable, ne confirmaient que trop mes craintes. Je m'éloignai à force de rames.

 

« Vous vous expliquez maintenant mon aversion profonde pour tout parfum qui se rapproche de celui de l'amande amère.

 

« Cette découverte fit sur moi une grande impression. Je vis que tout était péril autour de moi et dès ce moment je fus persuadé que les Vampires avaient dit la vérité, et que j'étais le jouet d'une puissance inconnue et formidable.

 

– J'étais cette fois décidé à virer de bord et à revenir ; mais je calculai qu'il ne me restait guère que deux heures de jour. Il eût été de la plus folle imprudence de commencer de nuit mon voyage de retour ; puis, j'étais si troublé que je ne sais si j'aurais pu reconnaître le courant sud-nord qui devait me ramener vers les tours de verre.

 

« J'avais voulu voir, je verrais, fût-ce malgré moi. Je m'y résignai en tremblant et j'évoluai avec prudence pour me rapprocher de la base de la montagne : j'en étais maintenant assez près pour reconnaître qu'elle était entièrement formée de quartz blanc.

 

« Cette falaise arrondie qui s'élevait perpendiculairement en face de moi était aussi abrupte, aussi accore que si elle eût été taillée d'un seul bloc ou coulée dans un moule.

 

« J'en longeai lentement la base obstruée de bancs de sable que je vis, avec horreur, couverts d'un amoncellement de palpes et d'ailes de Vampires qui exhalaient une suffocante puanteur.

 

« Je remarquai alors qu'il m'avait été possible d'apercevoir ces affreux débris sans l'aide de mon masque.

 

« La faculté d'être invisibles, que possédaient les Vampires, était donc liée à leur existence et disparaissait en même temps qu'elle.

 

« J'aurais pu ramer pendant des semaines autour de la géante coupole sans en être plus avancé. J'allais me décider à jeter le lingot de métal qui me tenait lieu J'ancre, lorsque j'aperçus, à peu près au centre de la base de la montagne, une tache sombre qui me fit l'effet d'une porte ou de quelque chose de semblable. Elle devait permettre de pénétrer dans l'intérieur du dôme, dans les flancs même du monstrueux bloc de quartz.

 

« Je fis force de rames dans cette direction et J'atteignis enfin une large baie ténébreuse qui s'ouvrait à fleur d'eau.

 

« Je n'eus même pas la pensée de me risquer dans cet antre, surtout lorsque je remarquai que les débris des Vampires étaient là plus nombreux que partout ailleurs, et formaient dans le voisinage une sorte de marais fétide, plein de rampements de bêtes et de bruits de mâchoires.

 

« Je m'en éloignai donc, mais pas assez pour perdre de vue cette inquiétante entrée. Je pris position dans une petite île rocheuse située à gauche et j'essayai de manger, en dépit de l'angoisse qui m'étreignait à la gorge et de la nausée qui me soulevait le cœur. Je n'avais encore rien pris de la journée ; mais, en dépit de mes efforts, c'est à peine si je réussis à absorber une gorgée de la liqueur réconfortante et une pincée de ces graines féculentes que j'avais trouvées dans les galeries souterraines.

 

« Je voyais arriver la nuit avec un émoi indicible. Le soleil n'avait pas encore disparu que déjà la foudre commençait à gronder, et que la quotidienne tempête se déchaînait.

 

« C'est alors que j'observai un phénomène étrange. À mesure que les éclairs redoublaient de nombre et d'intensité, la forêt aux arbres métallisés dont j'ai parlé s'entourait d'une bleuâtre atmosphère d'électricité, les cimes se couronnaient de feux pareils à ceux que les marins observent quelquefois à la pomme des mâts. La forêt semblait littéralement boire l'orage et se saturer de fluide.

 

« Je n'y comprenais rien ; ni sur la Terre, ni dans Mars, je n'avais vu de bois se comporter d'une manière si contraire aux lois de la conductibilité.

 

« Je fus bientôt arraché à cette muette contemplation : la nuit était tout à fait venue, et un vent furieux s'était levé ; mais, dominant ses rugissements, une déchirante clameur montait du fond de l'horizon du nord et grossissait d'instant en instant.

 

« Je sentis la moelle de mes os se figer et mes cheveux se hérisser d'horreur en reconnaissant le cri aigu des Vampires qui était cette fois leur cri d'agonie :

 

« Ils étaient partis des tours, comme ceux que j'avais vus le mois précédent, et voilà que leur troupe horrible et lamentable arrivait, portée sur les ailes de la tempête.

 

« Déjà, ils tachaient le ciel strié d'éclairs, de leur masse livide, j'entendais le bruit précipité de leurs ailes, et ces cris aigus qui me déchiraient le cœur.

 

« Il me semblait qu'ils venaient vers moi, qu'ils imploraient mon secours ! C'était épouvantable… j'étais tombé, haletant, sur le sable ; j'aurais voulu fermer les yeux pour ne pas voir et pourtant je regardais, attiré par le vertige de l'horreur.

 

« Le vol des misérables monstres passa à quelques mètres seulement au-dessus de moi et je vis les premiers s'engouffrer, avec une vitesse dont une trombe seule ou un tourbillon peuvent donner l'idée, sous le porche sombre dont j'ai parlé et qu'illuminait maintenant une vague phosphorescence.

 

« Leur foule s'y ruait, entraînée par une force invincible, ils se bousculaient comme des moutons à la porte trop étroite d'un abattoir. La nuée hurlante et suppliante était lentement absorbée par la montagne.

 

« Les cris aigus s'éteignaient dans un bruit mou de chose broyée, dans une éructation de déglutition qui parvenait jusqu'à moi. De temps en temps, le porche, que je n'ose appeler une bouche, rejetait, dans un flot d'écume sanglante, les ailes et les palpes, qui allaient s'entasser en un banc semi-circulaire, comme les immondices en forment à l'entrée des égouts…

 

« Et, au-dessus de ce hideux drame, le grand ciel noir balafré d'éclairs, qui montraient le paysage de cauchemar et les vagues courroucées…

 

« C'était plus que mes forces n'en pouvaient supporter. Je m'évanouis.

 

« Quand je rouvris les yeux, la nuée des Vampires avait disparu, tous avaient dégringolé dans la gueule béante, la tempête se déchaînait solitairement au-dessus de l'horizon désolé ; mais une modification inexplicable s'était produite dans l'aspect de la montagne : elle rayonnait maintenant tout entière d'une phosphorescence laiteuse. J'avais devant moi un mur de clarté livide, dont l'impression était effrayante au-delà de ce qu'on peut imaginer.

 

« Je ne pus m'empêcher de songer à ces lampyres des tropiques qui ne jettent leurs feux qu'une fois repus ; maintenant, sans doute, le Léviathan[5] digérait.

 

« J'étais brisé de fatigue et de peur, malade, écœuré. Il ne me restait même plus de curiosité ; je n'avais plus qu'une pensée : fuir à tout jamais ce lieu maudit.

 

« Ah ! pourquoi avais-je quitté la Terre, la bonne Terre maternelle, pour cette planète sanglante où les lois de la concurrence s'exerçaient de façon si atroce et si implacable !

 

« Je n'avais plus qu'une idée, je le répète : fuir, fuir à tout prix, n'importe où, n'importe au prix de quels périls.

 

« Je ne songeai même pas à la tempête qui fouettait de ses lanières d'éclairs le troupeau des vagues aux écumes échevelées. Je détachai mon esquif et je saisis mes rames avec une sorte de folie ; mais j'étais à peine à deux encablures du rivage, qu'une lame de fond enleva la nacelle et la fit tournoyer comme un fétu de paille. Je me cramponnai au bordage et je passai à la crête des vagues avec une vitesse stupéfiante.

 

« Je réfléchis maintenant que je dois certainement à l'extrême légèreté de mon embarcation de n'avoir pas coulé à fond.

 

« Je fus lancé par-dessus des pointes de roc, projeté brutalement sur une plage de galets, puis repris par le flot et lancé de nouveau ; un paquet de mer me submergea, mes bras se détendirent et je coulai à fond…

 

« Par quel miracle n'ai-je pas péri ?

 

« Quand je rouvris les yeux, aux chauds rayons du soleil déjà haut dans le ciel, j'étais étendu sur un banc de cailloux et, au premier mouvement que j'essayais de faire, j'éprouvai de vives douleurs par tout le corps.

 

« J'étais brisé comme un homme que l'on aurait roué de coups de bâton, les pointes aiguës du rocher m'avaient couvert de plaies et d'ecchymoses, enfin l'eau de mer que j'avais avalée me causait de violentes crampes d'estomac.

 

« Je crus ma dernière heure arrivée. Pourtant, j'eus la force de me traîner en dehors de l'atteinte des vagues ; à quelques pas de moi, j'aperçus les débris de ma barque d'écaille, crevée et disjointe et aussi quelques-uns des objets qui en avaient composé le chargement.

 

« Je rampai de ce côté ; mais j'étais si affaibli qu'il me fallut certainement plus d'une demi-heure pour franchir les dix pas qui me séparaient des épaves. Chaque mouvement m'arrachait un gémissement de douleur et j'étais torturé par la soif.

 

« Ce fut avec un sentiment de bonheur ineffable que je reconnus, à peu près intact, parmi les galets, le tonnelet de bambou qui contenait ma liqueur cordiale. Avec beaucoup de temps et de peine, je parvins encore à me traîner jusque-là et à défaire le couvercle.

 

« J'absorbai avec ravissement quelques gorgées et presque aussitôt l'effet du généreux élixir se fit sentir ; je me trouvai mieux et, bien que mes blessures me fissent beaucoup souffrir, je pus me lever et tirer à l'écart les débris de ma barque, dans le vague espoir de la réparer plus tard.

 

« Je me tenais à peine sur mes jambes et le soleil, en ce moment très ardent, commençait à m'incommoder.

 

« C'est alors seulement que je pensai à examiner le rivage où la tempête m'avait jeté. En face de moi, à peu de distance de la mer, s'étendait la forêt minéralisée aux étranges reflets de plombagine, que la nuit précédente j'avais vue couronnée de lueurs électriques : très loin derrière, le cône d'un volcan s'empanachait de fumée ; à ma droite, la montagne maudite bouchait la perspective de sa vaste masse blanche, dont le sommeil arrondi se perdait dans la nue.

 

« La terrible vision des scènes de la nuit se dressa dans mon souvenir.

 

« Je frissonnai d'horreur ; je crois que je me serais cru plus en sûreté sous la griffe d'un lion que dans cet affreux voisinage. Je savais qu'il eût suffi d'un caprice du monstre caché dans cette montagne pour que je fusse englouti, et dévoré comme peut l'être un des animalcules microscopiques dont la baleine se nourrit à certaines époques.

 

« Je me demandais comment il se faisait que je vivais encore. Le même ardent désir de m'enfuir s'empara de moi, je pensais que je ne devais la vie qu'à la torpeur dans laquelle, pendant sa digestion, demeurait plongé le mystérieux Léviathan.

 

« Fuir… mais cela m'était impossible ; je jetai un regard désespéré sur mes jambes ensanglantées et sur les débris de ma barque. Je ne pouvais me remettre en mer sans être guéri et reposé et sans avoir raccommodé, tant bien que mal, mon esquif.

 

« J'étais plongé dans ces tristes réflexions quand j'eus l'idée que le cordial de mon tonnelet serait pour mes blessures un pansement excellent ; son odeur balsamique m'encouragea à en user et j'en éprouvai presque immédiatement le bon effet ; la douloureuse cuisson des plaies se calma et, quoique boitant toujours un peu, je me sentis plus solide sur mes jambes.

 

« J'employai le reste de cette journée à me reposer et à repêcher ce que je pus de mes provisions. C'est en me livrant à ce travail que j'aperçus, à demi enterré dans le sable, le masque d'opale qui avait dû se détacher au moment du naufrage ; cette découverte me causa une grande joie.

 

« Je le mis en sûreté dans un trou de roc avec ce que j'avais sauvé, j'allumai du feu grâce à la lentille et je fis cuire une tortue de mer à col de serpent que j'avais capturée dans le sable.

 

« Je ne parlerai pas de l'orage quotidien qui s'éleva, aussitôt le soleil couché, et contre lequel je m'abritai de mon mieux. La fatigue et, peut-être, la vertu de mon cordial me firent goûter un sommeil profond. Je me trouvai en m'éveillant presque dispos, en tout cas prêt à me mettre au travail ; l'idée que la digestion du Léviathan devait le rendre inoffensif pendant plusieurs jours de suite m'avait grandement réconforté.

 

« Tout d'abord, les débris de mon feu, près duquel étaient épars les restes de la tortue, me firent croire qu'à l'aide d'un certain nombre d'écailles semblables, ramollies par la chaleur, je pourrais facilement radouber mon embarcation. Mais les écailles se racornissaient au feu et je me rappelai que, dans les fabriques de peignes, c'était d'eau bouillante qu'on faisait usage pour ramollir la matière avant de la travailler, et je n'avais rien qui pût remplacer un vase propre à la contenir.

 

« J'étais découragé. Je pris ma hache et me dirigeai du côté de la forêt cristallisée, de l'autre côté j'apercevais le cratère couronné d'un panache de fumée.

 

« Le voisinage du volcan me donnait l'espoir, assez vague d'ailleurs, de trouver une source d'eau chaude.

 

« Je m'avançai dans l'espace dégarni qui se trouvait entre la montagne et la forêt. Je m'aperçus alors – je n'en étais plus à compter les étonnements et j'étais blasé sur les plus extraordinaires phénomènes – que les arbres n'étaient nullement, comme je l'avais cru, des pétrifications fossiles, que ce n'étaient pas des arbres, mais bien des mâts de métal où des barres plus petites venaient se souder à angle droit. Ces barres se bifurquaient elles-mêmes en baguettes métalliques effilées en pointes très fines.

 

« L'ensemble avait l'aspect d'un sapin à la cime aiguë. La base de chacun des mâts qui tenait lieu de tronc était scellée dans une large plaque de verre.

 

« J'avais devant moi une forêt non végétale et tout artificielle, une forêt de paratonnerres !

 

« Je ne m'étonnai plus maintenant des flammes électriques que j'avais vues voltiger pendant l'orage au-dessus de ces étranges branchages. Mais que devenait l'énorme quantité de fluide ainsi capté pendant chaque orage, c'est-à-dire chaque soir ?

 

« Je me perdais en conjectures.

 

« Je continuai à longer la forêt et j'arrivai à une vaste place, dallée de grandes plaques de verre transparent, au-dessous desquelles j'entendais un murmure d'eau courante. Je m'agenouillai et à travers l'épaisseur du dallage, je distinguai une grosse poutre de métal sur laquelle étaient branchés une foule de câbles plus petits, et qui était immergée dans l'eau d'un lac ou d'un canal souterrain.

 

« Je ne doutai pas que chacun des câbles n'allât aboutir lui-même au pied d'un des arbres de métal.

 

« Ainsi, toute l'énergie électrique captée par ces milliers et ces milliers de paratonnerres était absorbée et utilisée – à quel travail ? – par l'être inconnu et formidable que j'avais appelé le Léviathan, faute d'un autre mot plus clair pour le définir.

 

« J'étais tellement préoccupé par la découverte que je venais de faire que je dépassai sans m'en apercevoir la place dallée de verre, et que je m'engageai dans la forêt de métal, dont la moindre brise faisait vibrer les rameaux comme des harpes éoliennes.

 

« – À quoi, diable, peut bien servir ce courant ? m'écriai-je tout haut.

 

« Et, tout en monologuant, comme tous les gens qui sont sous l'empire d'une idée absorbante, je continuais à marcher à grands pas.

 

« Je dus marcher longtemps ainsi, car, je l'ai calculé depuis, la forêt, en cet endroit, avait environ une lieue de largeur, sur une longueur trois fois plus grande.

 

« Je ne m'arrêtai dans un endroit pierreux et dénudé que parce qu'un ruisseau me barrait le passage ; j'avais traversé le bois électrique dans sa largeur et je voyais, à une faible distance, les premiers contreforts du volcan.

 

« La plaine de lave était semée de pierres ponces, de cendres et de scories.

 

« Je me préparais à enjamber le ruisseau, quand je m'aperçus que son eau exhalait une épaisse vapeur. J'y trempai la main : ses eaux étaient brûlantes ; par un étrange hasard, ma supposition s'était trouvée juste, j'avais devant moi une de ces sources chaudes si communes dans le voisinage des volcans, et je pouvais dire que cette découverte ne m'avait pas coûté grand-peine.

 

« Je pourrais rapiécer à mon aise les parois de ma barque d'écaille. Je n'en revenais pas de la chance que j'avais eue et j'allais me mettre en chemin pour aller chercher mon esquif, lorsque j'eus la fantaisie de suivre le cours du ruisseau qui coulait vers la base de la montagne, dont il baignait quelque temps les assises.

 

« Chemin faisant, il recevait le tribut d'une petite source dont les eaux d'un jaune sale et d'odeur piquante me montrèrent que j'avais devant moi un ruisseau d'acide, phénomène d'ailleurs aussi commun dans les régions volcaniques qu'un jaillissement d'eau chaude.

 

« Je me rappelai que Humboldt a signalé dans les Andes une source « naturelle » d'acide sulfurique pesant un degré assez élevé à l'aéromètre de Baumé.

 

« Mais, à la manière dont les laves vitrifiées des rives étaient creusées et comme dissoutes, ce n'était pas à ce corps que j'avais affaire : ce devait être plutôt à l'acide fluorhydrique, le plus corrosif de tous les corps, puisqu'il ronge même les flacons de verre où on le met.

 

« En se mêlant au ruisseau, la source lui communiquait ses propriétés rongeantes et, quand j'arrivai à l'endroit où il côtoyait la base de la montagne, je m'aperçus que le travail ininterrompu des eaux avait creusé dans le quartz un renfoncement d'à peu près un mètre de hauteur.

 

« Le courant entrait dans cette grotte minuscule, d'où il ressortait quelques pas plus loin, pour se perdre dans un marécage, empesté d'une odeur de soufre, qui me rappela les environs de l'Etna, que j'avais visités autrefois.

 

« Je m'étais arrêté devant la grotte et j'examinais la pierre que j'avais prise pour du quartz et qui formait tout le revêtement de la montagne ; aux endroits où elle était entamée par l'action de l'acide, elle était toute pareille à la pierre à reflets verts et roses dont était fait mon masque et que j'avais prise pour de l'opale.

 

« C'était une énigme de plus à déchiffrer ; mais je n'y attachai pas tout d'abord d'importance.

 

« Une curiosité me prenait de pénétrer dans la petite grotte, dont quelques pierres semées dans le courant permettaient l'accès assez facilement. J'oubliai pour un moment toutes mes craintes.

 

« Je m'engageai sous la voûte, en me courbant, et j'avançai de quelques pas, d'abord dans l'obscurité, puis au milieu d'une faible lumière, pareille à celle du clair de lune. La grotte n'avait pas plus de dix pas en profondeur, elle se terminait par un renfoncement arrondi d'où émanait la lueur lunaire.

 

« Je m'approchai, je regardai comme on regarde à travers une vitre embrumée et, tout d'abord, je ne vis qu'un amas de choses confuses : une série de vallonnements réguliers, de creux et de monticules.

 

« Mais tout à coup la lueur intérieure grandit. Je pus voir nettement ! Dans mes plus folles et mes plus téméraires suppositions, je n'aurais jamais imaginé pareille chose…

 

« La vérité était plus incroyable et plus merveilleuse que toute fiction.

 

« Le dirai-je ? J'avais devant moi un gigantesque, un monstrueux cerveau, auquel cette montagne, haute comme le Mont Blanc, servait de boîte crânienne !

 

« J'apercevais distinctement les différents lobes aussi vastes que des collines et des circonvolutions qui me semblaient de profonds ravins…

 

« Les géants organes baignaient dans un liquide phosphorescent qui les rendait visibles à mes yeux, et je voyais battre et bondir des artères et des veines avec le mouvement puissant d'une bielle de machine ; il me sembla même qu'une tiède chaleur venait jusqu'à moi, à travers l'épais rempart de pierre translucide !

 

« Jamais homme n'éprouva stupeur pareille à la mienne. Je me demandais si je n'étais pas le jouet d'une diabolique hallucination. Cette création si prodigieuse, si en dehors des hypothèses normales, me laissait écrasé d'une horreur qui n'a pas de nom ; et, malgré moi, je demeurais les yeux collés à cette fenêtre ouverte sur l'infini, sans avoir la force de m'enfuir.

 

« J'était hébété, hypnotisé par le vertigineux spectacle. Je m'arrachai enfin de la grotte et je me réfugiai dans la forêt de métal ; ma tête éclatait, mes artères battaient à se rompre, je sentais la folie m'envahir.

 

« Cette preuve vivante de la miraculeuse variété des formes de la vie dans les diverses créations des mondes me plongeait dans une telle hébétude que j'en perdais la faculté de raisonner…

 

« Les Hommes revenus du fond des gouffres du Maelstrom, Dante après les rêves qui le menaient chaque nuit dans son Enfer durent être ainsi.

 

« Je me remis peu à, peu, je hasardai des explications.

 

« Évidemment, le courant électrique de la forêt, transformé par quelque procédé inconnu, fournissait à cet extraordinaire amas de cellules l'énergie nerveuse, pendant que les Vampires dévorés renouvelaient sa provision de phosphore, une fois qu'elle était épuisée.

 

« Je m'expliquai la formidable puissance d'une telle masse cérébrale ; de quoi n'était pas capable, dardée vers un seul point, cette énorme volonté ?

 

« Je ne m'étonnais plus des Vampires foudroyés à distance ou amenés malgré eux jusqu'au gouffre dévorant du fond de leur tour de verre.

 

« Cette babélique cervelle devait réaliser, dans une partie de Mars, l'idée que nous nous faisons d'un dieu tout-puissant. Elle devait à son gré susciter les tempêtes ou les calmer, faire naître les plantes ou les bêtes à son caprice, et je ne trouvais plus exagérées les assertions du Vampire, quand il m'avait affirmé que l'être terrible voyait tout, entendait tout, quand il voulait s'en donner la peine.

 

« Le dôme de pierre, de la même nature que mon masque qui lui servait de crâne, devait lui permettre de percevoir toutes les radiances invisibles, sans qu'il eût besoin pour cela de prunelles, l'énorme lobe optique devant être directement impressionné par la lumière…

 

Robert Darvel s'était arrêté éperdu, les yeux hagards, à l'évocation grandiose du cerveau géant. Ses amis, profondément remués eux-mêmes, attendaient avec une poignante curiosité qu'il continuât.

 

– Je lis, dit-il, mille questions dans vos yeux à tous. Vous vous demandez comment, moi, savant et je pourrais presque dire savant martien j'explique une si inconcevable créature, comment je la rattache à la chaîne des autres êtres ! Je n'aurai pas l'audace de donner, sur une question pareille, une théorie complète, cependant je crois qu'on peut hasarder certaines hypothèses.

 

L'attention crispa les fronts, étincela plus ardente dans les prunelles des amis de l'ingénieur.

 

– Je suppose, reprit-il, que les Vampires ne sont qu'une ébauche, un essai de l'être innommable que j'ai vu ; déjà, ils ne sont presque que des cerveaux ; en supprimant les ailes et les palpes, dont ils pourraient à la rigueur se passer, ils seraient presque semblables à lui.

 

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit, de l'énergie de la volonté, de la puissance de suggestion chez ces êtres désormais dépourvus de griffes et de dents.

 

« Supposez, après un millier de siècles, ces facultés centuplées. Mais cela, m'objecterez-vous, n'explique pas le colossal volume de ce cerveau.

 

« Je répondrai que je le crois formé, non d'un seul, mais de plusieurs milliers d'encéphales, juxtaposés, fondus en un seul à la suite d'une évolution inconnue.

 

« Cela n'est pas, à réfléchir, aussi invraisemblable que cela le paraît de prime abord.

 

« Supposons l'homme débarrassé par la science et le temps de ses organes animaux, réduit à la seule matière pesante, à l'encéphale.

 

« Il est allégé des organes de digestion et de locomotion, il se nourrit d'une goutte d'aliment concentré, son existence, n'étant plus sujette à la même usure, est presque indéfinie, et sa volonté a bénéficié de la diminution du fardeau qui lui incombait autrefois.

 

« Supposons cela ; remarquez d'ailleurs que, dès maintenant, tout homme livré à un travail intellectuel, n'a plus le même besoin de se mouvoir un homme qui lit, qui écrit, qui écoute ou qui parle, est immobile, et dans une assemblée d'hommes chez lesquels la science aura fait disparaître les imperfections, par conséquent les irrégularités, il arrivera mathématiquement que tous auront à peu près une pensée commune.

 

« De là à supposer que le siège matériel de cette pensée devienne aussi commun à tous, que mille penseurs n'aient plus à eux tous qu'un seul cerveau, le pas n'est pas long à faire.

 

« Mais cette explication, sur laquelle d'ailleurs j'insisterai, m'entraînerait trop loin ; je reviens à la suite de mes aventures.

 

« Je passai le restant de cette journée, mémorable entre toutes dans l'histoire des découvertes de la science, absorbé dans une profonde méditation.

 

« Je me représentais l'existence de cet être multiple, endormi dans le rêve qu'il se créait à lui-même, suivant ses désirs, attentif à la vie de la planète qu'il modifiait à son gré, et peut-être méditant et réalisant en ce moment quelque nouvel élan de lui-même vers une autre étape de l'éternelle ascension vers un avenir meilleur et plus beau, et je le comparais à Bouddha méditant accroupi sur la fleur du lotus.

 

« Ce n'était plus de la terreur, que j'éprouvais, c'était une admiration éperdue. Qui dirait les découvertes inouïes, les surhumains chefs-d'œuvre, dont l'âme du dieu martien, recueilli sous sa coupole de pierre, était le théâtre ?

 

« Je me demandais si son attention s'était arrêtée sur ma chétive personne et j'arrivais à me persuader qu'il m'avait volontairement épargné, que c'était volontairement qu'il m'avait permis de surprendre une partie des secrets de sa nature.

 

– Puis, ma rêverie suivit un autre cours, je me dis que peut-être il s'était oublié dans son propre rêve, que sa volonté puissante s'était engourdie, que les siècles avaient émoussé l'acuité de sa sensation, et qu'un jour, après des siècles révolus, ils s'atrophierait sous sa montagne comme le cerveau d'un vieillard qui tombe en enfance…

 

« C'était peut-être à un affaiblissement de ce genre que je devais l'existence…

 

« Plongé dans cette rêverie, ou, si l'on veut, dans cette méditation, je ne pensais plus à réparer ma barque, je ne m'apercevais plus de la fuite des heures. La nuit, qui tombait, blanche déjà d'éclairs, me rappela brusquement au souci des choses matérielles. Je retournai au rivage et je mangeai distraitement une poignée de mes graines féculentes.

 

« Tout à coup, les premiers mâts de la forêt métallique s'empanachèrent de feux électriques.

 

« Je me dressai sur mes pieds, comme si j'eusse été déclenché par un ressort.

 

« J'avais envie de m'écrier comme Archimède, Euréka ! Je venais d'entrevoir, tout d'un coup, la possibilité de communiquer avec la Terre et peut-être de réduire sous ma puissance l'être ineffable, le Grand Cerveau !

 

« Je me couchai ivre d'orgueil à côté des débris de ma barque, mais je ne pus dormir.

 

« Tout la nuit, mon esprit tourna et retourna l'idée qui s'était inopinément offerte, je perfectionnais les détails de mon projet, je résolvais une à une les objections.

 

« Quand le jour parut au ciel encore brouillé d'orage, mon plan était fait et j'en croyais le succès immanquable.

 

VIII LE CHEMIN DU RETOUR

 

– Je terminai rapidement la réparation de ma barque, et je me remis en mer le jour même, après avoir trouvé le courant sud-nord qui m'avait été indiqué.

 

– Je vous ferai grâce ici de tout détail oiseux. Le projet qui m'avait fait passer une nuit de fièvre et d'exaltation consistait tout simplement à priver le grand cerveau du courant électrique qui était, sans nul doute, indispensable à son existence. Ainsi, il serait à ma merci.

 

– La formidable énergie captée chaque soir par les arbres de métal, je l'emploierai, moi, à faire des signaux à la Terre. Le moyen une fois à ma disposition, l'installation matérielle ne serait qu'un jeu pour un électricien de ma force, surtout aidé – comme je pensais l'être – par les Vampires.

 

« Mon voyage de retour s'effectua sans accident, et je débarquai à la tour de verre, où les Vampires ne croyaient plus me revoir. Ils me questionnèrent à leur manière ; mais je me gardai bien de leur confier mon projet, seulement je préparai en hâte tout ce qu'il me fallait pour une seconde expédition.

 

« Je me construisis une barque plus grande et plus solide, et l'arsenal me fournit des matériaux, des fils de métal, des tubes, des provisions.

 

« Huit jours ne s'étaient pas écoulés que je me rembarquai de nouveau. Le seul risque que j'avais à courir – mais il était terrible – était que le Grand Cerveau ne devinât ma présence.

 

« Il n'en fut rien ; dans toute cette expédition, je fus favorisé d'un bonheur insolent.

 

« Arrivé en vue de la forêt métallique, à la tombée de la nuit, je dormis dans les rochers et me mis au travail le lendemain. J'avais fabriqué, avec le salpêtre des souterrains, une vingtaine de kilogrammes de poudre, je m'en servis pour disposer une mine au-dessous de la poutre conductrice du courant.

 

« Je conviens entre nous que ce ne fut pas sans un fort battement de cœur que je mis le feu à la mèche et que je calculai – avec mes doigts, faute de chronomètre – le nombre de minutes qui devaient s'écouler avant l'explosion.

 

« Enfin, la détonation gronda, il me sembla que la montagne oscillait sur sa base et que la terre tremblait sous mes pieds ; mais ce fut tout. J'étais moi-même surpris de n'avoir pas été foudroyé sur place par la colère du Grand Cerveau.

 

« Quand le nuage de poussière et de fumée se fut dissipé, je me hasardai à m'approcher. J'avais pleinement réussi, la poutre conductrice – d'un métal très cassant – était brisée en deux endroits, le dallage de verre, crevé, laissait échapper l'eau du canal souterrain.

 

« Quelques arbres de la forêt avaient été ébranchés, c'était le seul dégât involontaire que j'eusse commis ; mais il serait facilement réparable.

 

« J'examinais tout cela d'un regard triomphant, quand, brusquement, le paysage fut enveloppé d'un brouillard aussi épais que les plus épaisses ténèbres. C'était, je le supposai, une des dernières manifestations de la puissance du Grand Cerveau qui, atteint dans ses œuvres vives, se cachait à ses ennemis et peut-être se recueillait pour juger de la gravité du coup qui l'avait frappé.

 

« J'attendais la nuit avec impatience, jusque-là j'avais tout à craindre ; mais, à la nuit, la réserve d'énergie électrique de mon terrible adversaire serait épuisée et, comme elle ne se renouvellerait pas, je n'aurais plus rien à redouter.

 

« Ce fut avec un soupir de satisfaction que je vis les premiers feux de l'orage briller au sommet des mâts ébranchés. J'étais sauvé.

 

« Je ne pouvais croire que le colossal organisme succombât tout d'un coup au manque d'électricité, il devait pouvoir résister de longs mois ; mais il languirait, il serait à ma merci.

 

« Il faudrait qu'il me révélât ses secrets.

 

« Ces pensées me gonflèrent d'orgueil et je levai la tête presque insolemment vers le dôme majestueux de la montagne.

 

« Mais je n'avais réalisé qu'une partie la plus difficile de mon projet. Il me fallait le concours des Vampires pour le mener entièrement à bien.

 

« Ils ne voulurent pas ajouter foi d'abord à l'incroyable nouvelle, et j'eus beaucoup de peine à en décider quelques-uns à m'accompagner jusqu'à la montagne mortelle.

 

« Mais, les premiers une fois convaincus, tous accoururent, le ciel s'encombra de leurs troupes venues des plus lointaines tours de verre, à tire d'aile.

 

« Je leur persuadai sans peine que s'ils voulaient être délivrés de l'impôt sanglant qu'ils payaient chaque mois à leur tyran, ils devaient m'obéir exactement.

 

« Une longue plaine déserte, sorte de Sahara martien, aux sables couleur de sang, fut choisie par moi et j'y fis installer une centaine de mâts dont chacun fut muni d'une puissante lampe à arc.

 

« Les métaux de l'arsenal et une sorte d'anthracite très dense, qui pouvait remplacer le charbon des cornues, m'en fournirent les matériaux.

 

« La poutre conductrice de la forêt de métal fut prolongée par un gros fil jusqu'aux lampes, et j'eux bientôt la joie de voir mes signaux fonctionner toutes les nuits avec une régularité parfaite.

 

« Les Vampires m'avaient secondé avec dévouement et c'était un spectacle peu banal que d'en voir une douzaine enlever en l'air avec leurs palpes une énorme poutre et la mettre en place, avec une adresse consommée.

 

« Cependant, je n'étais pas sans inquiétude sur la façon dont se passerait le jour de l'échéance fatale aux Vampires. L'inertie apparente du Grand Cerveau ne me rassurait qu'à demi. Une fois, je m'étais glissé dans la petite grotte, creusée par la source d'acide fluorhydrique, et j'avais vu les circonvolutions géantes encore éclairées du phosphore de la vie, et j'avais constaté que le battement des vaisseaux ne s'était pas arrêté, était seulement devenu plus faible.

 

« Je craignais quelque réveil inattendu et formidable du Leviathan. Je résolus de prendre toutes les précautions en mon pouvoir contre une résurrection probable de la toute-puissante volonté que je m'étonnais encore d'avoir si facilement domptée.

 

« Au jour fixé pour l'holocauste mensuel des Vampires, j'ordonnai que tous ceux qui étaient voués à la mort se retirassent au plus profond des galeries souterraines dont les portes furent solidement refermées sur eux.

 

« J'espérais que, dans cet endroit, ils seraient moins accessibles à l'attirance impérieuse qui les forçait à voler jusqu'à la montagne de mort.

 

« Au coucher du soleil, j'entendis de grands cris et un tumulte de battements d'ailes ; dominés par la suggestion fatale, ils essayaient de forcer les portes barricadées par moi.

 

« Ils n'y réussirent pas, et le tumulte s'apaisa en peu d'instants. Les Vampires étaient sauvés. Le Grand Cerveau privé de phosphore, comme il était déjà privé d'énergie électrique, allait désormais s'anémier, perdre toute volonté et toute puissance.

 

« Trois mois se passèrent ainsi. Les Vampires me témoignaient le respect le plus profond, l'obéissance la plus servile. Ils ne me laissaient pas le temps de désirer quelque chose.

 

« Ils exécutaient tous les travaux que je leur commandais, me procuraient les plantes et les bêtes les plus rares de la planète et me transportaient sur leurs ailes invisibles où je voulais.

 

« C'est ainsi que je fis une apparition chez mes anciens sujets, les Martiens des lagunes, que j'encourageai et que je comblai de présents. Ils durent certainement me considérer comme un être d'une essence quasi divine. Je les quittai en leur promettant que je ne les abandonnerais pas et que de loin ma protection ne cesserait jamais de s'étendre sur eux.

 

« J'ai vécu, ces quelques mois, l'existence enchantée et invraisemblable d'un mage servi par des démons obéissants.

 

« J'aurais joui d'une félicité sans égale, n'eût été le désir de revoir la Terre qui, chez moi, tournait à l'obsession et à la hantise. Que de nuits j'ai passées sur la plateforme des tours de verre, à contempler l'astre natal, petite tache de lumière lointaine, comme perdue dans le fourmillement des mondes stellaires. D'ailleurs, je ne désespérais pas d'y réussir. Après les prodiges qu'il m'avait été donné d'accomplir, rien ne me paraissait impossible[6]  !

 

« Mes signaux, je l'ai dit, fonctionnaient à souhait, un clavier à trois touches, sommairement installé, permettait d'allumer et d'éteindre les trois groupes de lampes électriques qui, pour les habitants de la Terre, devaient constituer la ligne et le point des signaux de Morse. Je m'étais d'abord chargé de ce travail, puis j'avais dressé un certain nombre de Vampires à l'accomplir eux-mêmes, et ils s'en acquittaient fort bien, à l'aide d'une sorte de cahier, où j'avais résumé mes aventures en signes télégraphiques.

 

« Je faisais recommencer ces signaux inlassablement, persuadé que les astronomes terrestres finiraient bien par les remarquer.

 

« Pendant tout le quatrième mois, il y eut de fréquentes interruptions de courant. Elles étaient dues à une sensible diminution de la violence des orages dans la région de la forêt métallique ; de plus, les feuilles des arbres s'étaient chargées d'une poussière qui les rendait beaucoup moins conductrices.

 

« J'attribuai ces accidents à des causes naturelles ; je devais bientôt revenir de mon erreur.

 

« Mais je me hâte d'arriver à la catastrophe finale.

 

« C'était vers la fin du cinquième mois ; assis sur la plate-forme d'une des tours de verre, je contemplais paisiblement la longue ligne des signaux qui commençaient à s'allumer parmi les ombres montantes du crépuscule. Le ciel était chargé d'orage et les Vampires s'étaient presque tous retirés dans leurs niches profondes.

 

« Tout à coup, avec la soudaineté d'un cataclysme que rien ne faisait prévoir, un cri aigu qui exprimait chez les monstres le comble de la détresse monta des profondeurs du puits central. Un vol nombreux s'éleva avec des huées de désespoir où je croyais entendre de sanglants reproches et des menaces à mon adresse, et cingla vers la région maudite du sud avec une effrayante vitesse.

 

« Je perdis la tête, j'étais abattu par ce coup imprévu auquel je ne comprenais rien ; je ne pouvais croire que tout ce que j'avais fait eût été inutile, que le Grand Cerveau eût subitement reconquis sa puissance perdue, alors que je le croyais en train d'agoniser lentement.

 

« Je me levai éperdu. Déjà, d'autres vols, partis des tours plus éloignées, allaient se joindre au premier, le ciel s'emplissait de clameurs déchirantes.

 

« Pris à l'improviste, je cherchais vainement une idée, une résolution. Le sentiment de mon impuissance m'accablait de désespoir et de rage.

 

« À ce moment, la foudre gronda, les vagues battues par une soudaine tempête rebondissaient jusqu'aux plates-formes des tours ; du milieu de ce chaos de la nature bouleversée, je vis une fulgurante gerbe d'éclairs s'éparpiller au-dessus de mes signaux. Les lignes lumineuses des lampes électriques disparurent, je compris que mes travaux étaient anéantis par la colère vengeresse du Grand Cerveau, réveillé de sa torpeur, et guéri, par quelque moyen inconnu, de la faiblesse où je l'avais plongé en l'affamant.

 

« Je n'eus pas le temps de revenir de l'abattement et de la consternation qui m'accablaient ; déjà les Vampires furieux, croyant que je les avais trahis – ou peut-être obéissant à la suggestion toute-puissante de mon terrible adversaire s'élançaient des profondeurs de la tour et fondaient sur moi comme des vautours sur un cadavre.

 

« En une seconde, j'en fus entouré ; ils m'étourdissaient de leurs vociférations aiguës ; ils m'avaient jeté sur le sol et me frappaient avec leurs palpes. Quelques-uns me serraient la gorge comme pour m'étrangler ; d'autres me traînèrent jusqu'au bord de la plate-forme et je crus qu'ils allaient me précipiter dans la mer.

 

« Ils se disputaient ma personne comme une proie et me tiraillaient en tous sens ; le moindre risque que je courusse était celui d'être écartelé.

 

« Au moment où ils m'avaient assailli, j'avais encore mon masque d'opale, l'un d'eux s'en avisa et me l'arracha.

 

« J'étais tiraillé, déchiré, mordu et je ne voyais rien ; c'était horrible.

 

« Je croyais, cette fois, ma mort certaine, mais j'avais reçu un tel coup de la destruction de mes signaux et du foudroyant réveil du Grand Cerveau, que j'étais résigné à tout, aussi hébété que le condamné à mort, réveillé en sursaut et jeté pantelant sur la planche de la guillotine.

 

« Brusquement, je sentis que les palpes des Vampires se nouaient comme une cible autour de mes membres, j'entendis le battement de leurs ailes, ils m'enlevaient.

 

« Ils se précipitaient avec moi dans le vaste puits qui formait l'intérieur de la tour.

 

« J'eus la sensation vertigineuse d'une chute verticale dans les ténèbres. Je perdis connaissance.

 

« Dès lors, je ne me souviens plus de rien.

 

« C'est ici, au milieu de vous, que mes yeux se sont ouverts de nouveau à la lumière…

 

Une sensation de stupeur s'était peinte sur tous les visages, à ce dénouement aussi brusque et aussi inattendu. Robert Darvel ne put s'empêcher de sourire.

 

– Je crois, fit-il, que ce qui m'est arrivé après mon évanouissement peut s'expliquer de soi-même. Les Vampires ont, au dernier moment, reculé devant l'idée de me mettre à mort.

 

« Peut-être se sont-ils souvenus des services que je leur avais rendus, peut-être ont-ils craint que ma mort ne fût vengée ; qui sait à quelle logique ont obéi ces intelligences à la fois compliquées et simplistes ?

 

« Je devine qu'ils ont dû se trouver embarrassés, que certains ont pris ma défense, ont essayé de me justifier, finalement, ils ont tourné la difficulté. Ils m'ont tout simplement embaumé à leur façon, se réservant peut-être de me tirer plus tard du sommeil léthargique.

 

« Quant à la façon dont s'est opéré mon retour je n'ai là-dessus aucune donnée, je suis réduit aux hypothèses.

 

« Voici ce que je trouve de plus admissible :

 

« Le « Grand Cerveau », après le péril que je lui avais fait courir, n'a plus voulu supporter ma présence dans la planète – même à l'état de momie. Il a ordonné aux Vampires de me renvoyer d'où j'étais venu.

 

« Quant aux moyens employés pour me lancer en dehors de la sphère d'attraction de la planète, la supposition la plus naturelle est qu'ils se sont servis du procédé le plus facile qu'ils eussent à leur disposition, c'est-à-dire de la force éruptive d'un volcan.

 

« On ignore généralement que cette force est considérable.

 

« D'après le livre du père Martinet, l'Etna lance des pierres avec une vitesse initiale de huit cents mètres par seconde ; le Vésuve, l'Etna et le Stromboli décochent leurs projectiles avec une vitesse à peu près double et qui varie entre douze et quinze cents mètres, mais le Cotopaxi, le Pichincha et d'autres volcans de l'Amérique du Sud impriment, aux laves lancées par leurs cratères, une vitesse initiale qui atteint quelquefois quatre kilomètres à la seconde.

 

« J'ai vu dans Mars des volcans d'une importance aussi considérable que ceux que je viens de citer. Leur puissance de projection doit même être beaucoup plus grande, étant donnée la diminution de l'attraction et la moindre épaisseur de la couche atmosphérique.

 

« Il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce que la sphère d'où vous m'avez tiré ait été chargée comme un simple obus dans la cheminée d'un volcan ; en outre, les Vampires possèdent peut-être le secret – théoriquement assez simple – de produire à volonté des éruptions et celui de régler et de diriger la force d'expansion des gaz.

 

« Le trajet de Mars à la Terre a pu s'effectuer pour moi dans les mêmes conditions que pour les nombreux bolides qui atteignent notre sphéroïde chaque année.

 

« Il resterait seulement à expliquer, conclut l'ingénieur, devenu pensif, pourquoi je suis venu tomber précisément sur cette villa. Je ne crois pas à un simple hasard ; mais ceci, c'est peut-être le secret du Grand Cerveau…

 

………………………………………

 

Un profond silence avait accueilli la fin de la fabuleuse épopée. Nulles oiseuses questions, nulles banales félicitations ne venaient à l'esprit de personne.

 

Cependant, Ralph Pitcher et miss Alberte se regardaient comme si chacun d'eux eût hésité à prendre la parole.

 

Ce fut le naturaliste qui, sur un signe de la jeune fille, se leva et, se plaçant en face de Robert Darvel :

 

– J'ai, dit-il, une grave communication à vous adresser ; depuis le récit que vous venez de faire, il ne m'est plus possible d'en douter : les Vampires vous ont suivi sur la Terre !

 

– Mais c'est impossible ! s'écria l'ingénieur avec une vive émotion. Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez là ?

 

– Absolument sûr, les Vampires sont ici, ils rôdent autour de la villa ! Zarouk les a vus ! Votre frère Georges les a vus !…

 

Et tout d'un trait, Pitcher raconta les incidents dont la villa des Lentisques avait été le théâtre et que nous avons relatés plus haut.

 

Robert demeurait abasourdi.

 

– Pourquoi ne m'avoir pas prévenu plus tôt ? murmura-t-il.

 

« Vous ne savez pas à quel danger vous vous êtes exposés…

 

– Vous prévenir, dit vivement miss Alberte, cela ne se pouvait pas.

 

« Il y a quelques jours à peine, vous étiez entre la vie et la mort !

 

« Puis, à dire vrai, nous ne savions pas, nous n'étions pas sûrs.

 

« Il a fallu votre exacte description de ces monstres pour nous préciser à nous-mêmes le péril…

 

– N'ayez aucune crainte, dit Robert, je suis averti maintenant ; j'ai triomphé des Vampires sur leur propre terrain, dans leur élément, il faudrait être bien malchanceux pour ne pas les vaincre sur notre planète, où ils ont, contre eux, toutes les chances…

 

« Je dirai même que leur présence est un heureux événement pour la science… Je veux à mon tour les faire prisonniers, leur arracher leurs secrets. Je saurai bien, avec l'aide de Ralph, les rendre visibles à nos yeux, bien que je sois privé de mon masque magique.

 

Mais, en dépit de ces affirmations destinées à rassurer ses amis, l'ingénieur était devenu tout à coup sombre et soucieux, son front s'était barré du pli de la réflexion, ses sourcils s'étaient froncés, ses efforts étaient vains pour dissimuler sa préoccupation.

 

– Vous voilà tout à coup devenu bien pensif, fit observer la jeune fille.

 

– Oui, je me demande pourquoi les Vampires m'ont suivi, s'ils sont nombreux, s'ils sont venus de la même façon que moi ; ce sont là autant de questions que je me pose, et qu'il faudra bien que je résolve.

 

« Je ne crois pas qu'ils soient venus avec des intentions nuisibles ; ils m'avaient à leur merci sur la planète Mars, rien ne leur aurait été plus facile que de me tuer.

 

« Ont-ils été envoyés en exil à ma suite par le Grand Cerveau, en punition de leur révolte ?

 

« Est-ce parce qu'ils ont reconnu au contraire que j'étais seul capable – comme je l'ai montré – de tenir tête à leur tyran ?

 

« Est-ce enfin un cataclysme indépendant de leur volonté qui les a jetés sur notre planète ? « Il faudra que je sache tout cela…

 

TROISIÈME PARTIE

LES DERNIERS VAMPIRES

I PHANTASMES NOCTURNES

 

Robert Darvel était maintenant seul dans sa chambre. Il venait de quitter ses hôtes, un peu fatigué de sa longue conférence, et il était tombé d'accord avec eux pour étudier, dès le lendemain, les mesures à prendre pour préserver la villa.

 

Tout en consultant d'un coup d'œil rapide quelques notes qu'il venait de prendre, il réfléchissait à l'étrange événement. Il était profondément surpris, lui que rien n'eût dû surprendre. Il s'était cru revenu pour toujours à l'existence paisible, et voilà que sa fantastique odyssée se continuait en dépit de lui, sur la vieille planète où il avait cru trouver le repos.

 

D'ailleurs il était, disons-le, plus surpris que mécontent. Sans qu'il en eût conscience, il ressentait un secret plaisir à pouvoir prouver à tous la vérité de ses dires. Il pourrait montrer aux savants, aux académies, les Vampires martiens, et dire : les voilà, ils existent…

 

Il se coucha sous l'empire de ces pensées auxquelles se mêlait la préoccupation de retrouver la formule du fameux masque d'opale, arme indispensable dans la lutte qu'il se préparait à livrer.

 

– J'ai dit que c'était de l'opale, murmura-t-il, mais si c'en était, elle devait avoir subi une préparation spéciale. L'opale n'a pas cette limpidité. Il faudrait étudier la série des corps qu'impressionnent les radiances obscures…

 

Le sommeil le gagnait, il finit par y céder, après avoir pris la précaution de fermer le commutateur électrique. Robert Darvel dormait depuis une heure de ce sommeil profond, bienfaiteur des convalescences, lorsqu'il eut un rêve.

 

Il lui semblait que sa chambre s'emplissait d'un battement d'ailes, que des formes fantastiques se dessinaient vaguement dans les ténèbres.

 

Il reconnut les Vampires.

 

Il voyait leur essaim tourbillonner autour de lui comme un vol de phalènes, et il y en avait qui se perchaient à son chevet, dressés sur leurs palpes comme des oiseaux familiers.

 

Quoique les Vampires martiens ne fussent pas doués de la faculté du langage, ceux de son rêve lui parlaient.

 

Ils lui retraçaient la terrible vengeance du Grand Cerveau, les tours abîmées par la foudre, les tremblements de terre et les sanglantes hécatombes.

 

Les Vampires s'étaient révoltés de nouveau et avaient été écrasés. Alors ils avaient voulu le tirer, lui Robert Darvel, du bloc où il avait été enseveli dans les profondeurs d'une crypte, ils avaient regretté amèrement l'ingratitude de leur conduite à son égard.

 

Mais quand ils avaient essayé de l'arracher à son tombeau, le tonnerre avait grondé, les vagues s'étaient soulevées jusqu'au ciel, l'ordre impérieux avait été suggéré par le dieu de la montagne de précipiter dans le volcan la sphère qui renfermait l'audacieux organisateur des rébellions.

 

Il avait fallu obéir, la rage au cœur, et presque aussitôt une éruption avait lancé la sphère hors de la zone d'attraction de la planète, dans une géante colonne de feu liquide.

 

C'est alors que, désespérés, se sacrifiant pour le salut commun, une quinzaine de Vampires avaient voulu prendre le même chemin que lui, le suivre et le ramener de gré ou de force ; lui seul les sauverait, lui seul exterminerait le Grand Cerveau, deviendrait à sa place leur roi, leur dieu…

 

Dans beaucoup de rêves, le dormeur obéit à un raisonnement parfaitement logique.

 

– Si cela est ainsi, objectait Robert, avec la joie d'apprendre que le nombre des monstres n'était pas plus considérable, comment se fait-il que certains d'entre vous soient arrivés avant moi, quoique partis après ?

 

Les Vampires répondaient, comme eussent fait des astronomes de profession, que les corps abandonnés dans les espaces célestes étaient soumis à toute sorte de hasards, qu'il avait suffi que le bolide où Robert se trouvait enfermé fût dévié de sa route par l'attraction de quelque autre planète…

 

Enfin, ils suppliaient ardemment Robert de les suivre, à leurs prières se mêlaient ces étranges cris aigus qui n'avaient aucun équivalent dans le clavier de la voix humaine.

 

Robert refusait énergiquement, leur rappelait leur ingratitude et leur stupidité, il les menaçait de sa colère s'ils ne retournaient dans Mars.

 

Courroucés de ce refus, les Vampires passaient des prières aux menaces. Robert les bravait, leur montrant qu'ils n'avaient pas sur la terre les mêmes facultés que dans leur planète. Ils ripostaient avec des grincements de fureur qu'ils sauraient bien le contraindre à leur obéir ; ils s'empareraient s'il le fallait de ce qu'il avait de plus cher au monde, de son frère, de ses amis, de sa fiancée. Alors, il serait le premier à supplier qu'on le ramenât dans Mars et à chercher le moyen d'y retourner.

 

Les Vampires se retiraient avec des battements d'ailes irrités, Robert Darvel se retrouvait seul dans les ténèbres d'une de ces forêts aux feuillages couleur de sang qu'il avait si souvent parcourues dans Mars.

 

Tout à coup, il apercevait la chambre de miss Alberte, qu'il avait visitée quelques jours auparavant. La jeune fille était étendue sur son lit et son pur visage était illuminé d'un sourire d'une mystérieuse candeur, la lueur des veilleuses éclairait discrètement ses beaux cheveux d'or sombre.

 

Mais un frôlement d'ailes bruissait dans la nuit tiède, de l'autre côté des vitraux de la fenêtre mauresque, les larges yeux des Vampires s'allumaient dans les ténèbres.

 

Le cauchemar se continuait par l'entrée dans la chambre d'un des monstres. Il poussait la fenêtre entrouverte avec ses palpes, il pénétrait avec de légers, de presque imperceptibles battements d'ailes, fouillant la pénombre de ses vastes prunelles. Puis il se penchait vers la jeune fille, sa hideuse face exprimait l'étonnement et l'admiration, et il portait en hésitant une de ses palpes sur l'épaule de la belle endormie, dont le visage se crispait de terreur, sans pourtant qu'elle s'éveillât.

 

Il semblait à Robert qu'il assistait à toute cette scène de très loin, sans pouvoir intervenir ; il se tordait les mains avec désespoir.

 

Cependant, les Vampires étaient entrés un à un, et il y en avait maintenant tout un essaim autour du lit de la jeune fille ; ils la soulevaient avec d'infinies précautions, la soutenaient avec leurs palpes ; mais quelle que fût leur adresse et leur attention, ils ne purent empêcher que miss Alberte n'ouvre les yeux.

 

Alors, elle poussa un cri terrible, un déchirant appel d'épouvante et d'angoisse…

 

………………………………………

 

Robert Darvel s'éveilla, le cœur battant à grands coups, la sueur au front. Encore sous l'influence du hideux cauchemar, il ne savait plus s'il dormait ou s'il était éveillé, lorsque le même cri éperdu qu'il avait cru entendre dans son rêve traversa le silence de la nuit et se perdit dans une huée de rires aigus.

 

Robert avait sauté à bas de son lit, pris d'une horrible idée.

 

Il s'élança hors de la chambre. Sur le palier, il trouva son frère et le naturaliste eux aussi avaient entendu et s'étaient levés en hâte, sans même prendre le temps de s'habiller complètement.

 

– Qu'y a-t-il donc ? demanda Ralph Pitcher. J'ai cru…

 

– Mais vous ne devinez donc pas, interrompit rudement l'ingénieur.

 

« Les Vampires !… Ils sont là… Ils viennent d'enlever miss Alberte… de la tuer peut-être !

 

Il s'était précipité vers la chambre de la jeune fille, suivi de Georges et de Pitcher, auxquels se joignirent bientôt Zarouk, Chérifa et master Frymcock. Quand ils arrivèrent près de l'ingénieur, il avait déjà, d'un coup d'épaule, fait sauter la porte.

 

La chambre était vide. Le lit tiède encore ne portait les traces d'aucune lutte. D'un geste désespéré, Robert montra la fenêtre restée ouverte.

 

– C'est par là qu'ils l'ont enlevée, s'écria-t-il en sanglotant comme un enfant. Pourquoi n'ai-je pas veillé sur elle ?

 

– Il faut retrouver miss Alberte, dit Georges.

 

– Tu ne sais pas ce que c'est que les Vampires, mon pauvre enfant, répliqua l'ingénieur avec un sombre désespoir. Ils sont déjà loin avec leur proie. Retrouver miss Alberte ! tu t'imagines donc que c'est une chose facile ! Qui sait jusqu'où les monstres se sont envolés et quelle direction ils ont prise !

 

« Nous ne pouvons rien ! rien !

 

Et Robert enfonçait ses ongles jusqu'au sang dans la paume de ses mains crispées.

 

Il s'était affaissé sur un siège et pleurait à chaudes larmes.

 

Ralph Pitcher, profondément ému de la douleur de son ami, essaya de le consoler, l'interrogea.

 

En quelques phrases entrecoupées et haletantes, Robert dit le cauchemar dont il avait été tourmenté et qui se reliait si étrangement à la disparition de miss Alberte.

 

– Je le comprends maintenant, murmura-t-il, mon rêve n'était dû qu'aux suggestions des Vampires ; peut-être même les ai-je vus, dans l'état d'exacerbation nerveuse où je me trouvais… Je ne sais plus… Ai-je été victime d'une hallucination due à la fatigue de cette soirée, à mes craintes ; ai-je été quelques instants un voyant ?

 

« Mais pourquoi s'en sont-ils pris à miss Alberte ? Ne leur aurait-il pas été facile de me capturer, moi ? Ma tête se perd. Je suis torturé par une horrible pensée ? Les Vampires se seraient-ils épris d'Alberte, comme on dit que les démons se sont épris des anges aux premiers âges du monde ?

 

Robert avait pris ses tempes dans ses mains, le malheureux grand homme faisait peine à voir. Le téméraire savant, l'explorateur énergique, était devenu faible comme un enfant.

 

– Mon cher ami, dit Ralph, il ne faut pas céder au découragement. Je crois, moi, que rien n'est perdu. Raisonnons. Les Vampires, m'avez-vous dit, ne sont qu'une quinzaine, que vous sachiez cela grâce à une hallucination, ou à une suggestion, peu importe !

 

« Dans ces conditions, quelle que soit la force de leurs ailes, ils ne peuvent aller très loin avec le fardeau dont ils se sont chargés.

 

« Ne m'avez-vous pas dit aussi qu'ils dormaient d'habitude la nuit ?

 

– Oui, j'ai même ajouté qu'en cela ils étaient absolument différents des Erloors.

 

– Bien, dans ce cas, ils doivent dormir maintenant, dans les retraites où ils ont mis leur captive en sûreté, et cette cachette ne peut être éloignée. Il ne doit pas être impossible de la découvrir et, dans ce cas, nous avons des chances de les surprendre endormis.

 

Ce raisonnement si sensé avait calmé et réconforté Robert Darvel, lui avait rendu l'espoir.

 

L'aube pointait au-dessus de la forêt. Cette nuit, dont la relation de l'ingénieur avait occupé une bonne part avait passé avec une déconcertante rapidité.

 

– Nous allons nous mettre en route à l'instant même, dit Pitcher.

 

– Je te suivrai, n'est-ce pas ? supplia la petite Chérifa, dont les grands yeux noirs étaient brouillés de larmes.

 

– C'est impossible, dit doucement Pitcher, tu nous gênerais ; mais Zarouk nous accompagnera. Si nous pouvons découvrir la piste des Vampires, ce ne peut être que grâce à lui. N'est-ce pas lui qui le premier a deviné leur présence ?

 

Le Noir tourna vers le naturaliste les globes blancs de ses yeux sans expression, sa face offrait en ce moment un singulier mélange d'épouvante et de satisfaction.

 

– As-tu quelque idée de l'endroit où peut se trouver cachée ta maîtresse ? demanda Georges.

 

Zarouk étendit le bras dans la direction de l'est.

 

– Elle est là-bas ! dit-il gravement. Mais où cela ?

 

– Dans les ruines de la Chehahia ! Elle ne peut être que là ! C'est là que les Vampires se cachent. Hier, cette nuit encore, je les ai flairés dans le souffle du vent.

 

Pitcher et Georges se regardèrent.

 

– Partons ! s'écria impétueusement le naturaliste.

 

– Pourvu, murmura l'ingénieur avec angoisse, que nous n'arrivions pas trop tard.

 

– Ayez bon espoir, si Zarouk se montre si affirmatif, c'est qu'il a ses raisons.

 

« Je vous ai expliqué déjà la délicatesse de sensation de ce Noir, délicatesse qui équivaut à une sorte d'intuition.

 

« Bien des fois, il est arrivé à miss Alberte de s'égarer, chaque fois Zarouk est allé directement et sans hésitation à l'endroit où elle se trouvait. Vous ne sauriez croire combien l'assertion du pauvre Noir m'a rassuré.

 

II LA POURSUITE

 

Pendant cette conversation, Robert et ses amis étaient sortis de la villa, n'y laissant que Frymcock qui devait téléphoner à Bizerte. Précédés de Zarouk, ils s'étaient engagés dans un sentier qui, laissant à gauche la route forestière, fuyait en lacis à travers d'épais halliers d'oliviers sauvages, de tamariniers et de grenadiers.

 

Ils descendaient la pente d'un ravin abrupt au fond duquel l'eau claire d'un oued fuyait entre les pierrailles et les hauts lauriers-roses.

 

À mesure qu'ils s'avançaient, la chaleur devenait plus lourde, plus accablante ; le soleil déjà haut dans le ciel dardait ses rayons sur les cimes de la forêt, d'où montaient les dernières vapeurs de la rosée matinale. Les arbres, eût-on dit, cuisaient sous leur écorce, dans la sève devenue bouillante. On dut faire halte quelques instants au bord d'une source.

 

Quand on repartit et que Zarouk eut repris la tête de la petite troupe, le Noir paraissait avoir oublié ses terreurs. La tête droite, les dents serrées, les narines agitées d'un tic nerveux, il faisait de vastes enjambées comme s'il eût été attiré par une force inconnue.

 

Cependant, les ravins et les bois, les collines et les oueds se succédaient depuis bientôt trois heures et nulle ruine ne se dessinait à l'horizon ; fatigué, malade, Robert Darvel avait peine à suivre ses compagnons.

 

La contrée qu'ils traversaient était déserte. Ils ne rencontrèrent chemin faisant aucun indigène ; comme Robert s'en étonnait, Pitcher expliqua que depuis la chute du bolide des histoires terrifiantes avaient fait le vide autour de la villa. Les indiscrétions des serviteurs avaient suffi à l'ardente imagination arabe pour créer de toutes pièces la légende des Vampires.

 

Quel historien a dit que la légende crée l'histoire ? Aux brillantes fantaisies des conteurs khroumirs, des faits étaient venus s'ajouter dont personne n'avait été témoin, mais dont tous affirmaient l'exactitude. On racontait que de petits enfants avaient été dévorés par les monstres, que des agneaux ou des chèvres avaient été saignés à mort.

 

Tout le monde s'était écarté de la villa, comme d'un lieu maudit.

 

Les pâturages étaient désertés, les douars abandonnés offraient leurs cahutes en ruine et leurs tas d'immondices ; la monotone chanson mélancolique des gardeurs de moutons et de porcs ne troublait plus la solitude.

 

Malgré les claires verdures et le grand soleil étincelant sur la mer étale et radieuse, le paysage offrait une physionomie profondément lugubre.

 

Ralph Pitcher lui-même, celui qui, des quatre, avait le mieux gardé son sang-froid, se sentait petit à petit gagné par cette impression désolée, lorsque Zarouk, arrivé au sommet d'un mamelon boisé, fit halte brusquement.

 

– Nous sommes arrivés, dit-il en étendant la main, c'est là !

 

Robert aperçut un chaotique amoncellement d'arcades croulantes, ensevelies sous d'épais buissons, de piliers éboulés et de voûtes crevées, d'où comme des couleuvres s'échappaient des paquets de racines rampantes.

 

– Voici les ruines romaines de la Chehahia, dit Ralph Pitcher.

 

« C'est là qu'est miss Alberte, sans nul doute. C'est le seul endroit à dix lieues à la ronde qui ait pu servir de retraite aux Vampires.

 

« Habitués à dormir chaque nuit, fatigués par l'atmosphère plus dense de la Terre, et par l'augmentation de la force d'attraction, ils doivent être à bout de forces et nous en aurons bon marché.

 

Robert demeura silencieux, regardant son ami d'un air suppliant, comme pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus d'espoir qu'en lui pour sauver miss Alberte.

 

– Ayez confiance, que diable ! grommela Pitcher d'un ton bourru dont il cachait mal son émotion, puisque je vous jure que nous la sauverons…

 

Tous deux regardèrent un instant les majestueuses ruines qui comprenaient trois étages de voûtes adossées au rocher et submergées par une luxuriante végétation. On eût dit une cathédrale, qui eût porté sur son toit une forêt. Un caroubier centenaire s'était guindé à la terrasse la plus haute, juché sur ses racines agrippées un peu partout pour lutter contre la fureur des vents qui sont terribles dans cette région.

 

De sveltes lauriers poussés entre les blocs semblaient tendre encore au passant leurs nobles rameaux pour la couronne des imperators ou des poètes. Les lambrusques, les lierres, les églantiers, les térébinthes balançaient leurs guirlandes à l'orée des salles ténébreuses.

 

Georges Darvel, demeuré jusqu'alors un peu en arrière, s'était avancé.

 

– Il faudrait, murmura-t-il, en baissant la voix comme s'il eût craint d'éveiller l'attention des Vampires, se rendre compte de la disposition de l'édifice avant de s'aventurer dans l'intérieur.

 

– Au dire des archéologues, répondit Pitcher avec effort, c'était un de ces entrepôts fortifiés, comme les Romains de la décadence en construisaient sur toutes les frontières pour l'approvisionnement des légions.

 

« La disposition intérieure est très simple ; c'est une suite de vastes caveaux voûtés dont seul l'étage inférieur est en bon état de conservation. C'est là qu'on serrait le blé, l'huile et le vin dans des jarres ou des amphores, comme les Arabes le font encore aujourd'hui.

 

« Zarouk qui, à ses heures, a la manie commune à beaucoup d'indigènes de chercher des trésors dans les ruines, est descendu maintes fois dans ces caves…

 

– Cela suffit ! s'écria Georges avec vivacité, le Noir va nous guider et, si vraiment les Vampires sont logés dans ce trou, nous allons voir s'ils sont à l'épreuve des balles blindés !

 

À tout hasard, en sortant de la villa, le jeune homme s'était muni d'un excellent revolver Colt à balles d'acier, et d'une provision de cartouches ; Ce n'est pas qu'il eût une aveugle confiance dans ces rudimentaires armes terrestres pour combattre des êtres aussi étrangement organisés que les Vampires. Georges s'était dit que peut-être les monstres ignoraient les effets des armes à feu et il lui tardait de s'en assurer.

 

On le voit, s'il eût analysé ses propres sentiments, Georges Darvel se fût découvert une sorte d'impatience et de hâte fébrile d'en venir aux mains avec les Invisibles ; il brûlait d'entrer en lutte ouverte avec le mystère et d'étreindre, pour ainsi dire, le sphinx corps à corps.

 

Cependant, Zarouk qui, demeuré un peu à l'écart, n'avait pas perdu un mot de la conversation, tira tout à coup le naturaliste par la manche, puis les yeux au ciel, la main droite étendue, il eut un hochement de tête singulier.

 

Depuis quelque temps, le ciel s'était assombri, barbouillé de nuages couleur de soufre ou de suie, les rayons du soleil avaient pris une tonalité livide, comme plombée : ainsi éclairées, les ruines apparaissaient tragiques presque menaçantes.

 

– Tu veux m'avertir qu'il se prépare une tempête, dit Pitcher au Noir ; je m'en suis bien aperçu ; mais que nous importe ? Conduis-nous jusqu'à l'entrée des caveaux, c'est tout ce que je te demande. Si tu n'as pas assez de courage pour nous suivre, nous descendrons sans toi.

 

Sans répondre un seul mot, Zarouk se mit en marche vers les ruines.

 

À sa suite, Pitcher et Robert Darvel s'engageaient à travers les premiers éboulements du massif, lorsque Georges, demeuré un peu en arrière, les arrêta d'un geste. Son visage rayonnait, il venait de faire une trouvaille que Robert jugea d'une capitale importance.

 

C'était un lambeau de soie verte « liberty » demeuré aux ronces d'un buisson.

 

Robert ne l'eut pas plutôt examiné qu'il manifesta une profonde émotion.

 

– C'est un morceau du ruban avec lequel miss Alberte attache ses cheveux, murmura-t-il d'une voix altérée. Ce bout de soie ne peut venir que d'elle ; Zarouk a dit vrai ! Nous sommes sur la bonne piste, miss Alberte est ici !…

 

Georges Darvel était stupéfait jusqu'alors, il lui était demeuré quelques doutes sur les merveilleuses facultés intuitives du nègre aveugle, maintenant aucune objection n'était plus possible.

 

Robert avait précieusement serré le lambeau de soie ; ce fut avec un nouveau courage que la petite troupe franchit l'entrée des caveaux qu'obstruait un rideau de lianes. Le Noir avait tiré de dessous son burnous une lanterne et l'avait allumée, Georges Darvel avait mis le revolver au poing ; la descente commença.

 

Par une série de marches creusées dans le roc, on atteignit sans obstacle une longue salle voûtée, des oiseaux de nuit troublés dans leur sommeil s'enfuyaient effarés.

 

Robert Darvel avait insisté pour passer le premier. Il ne pouvait s'empêcher de penser, lui qui connaissait les Vampires, que l'entreprise qu'ils tentaient là était d'une téméraire folie ; mais il s'était dit que, s'il était tué, sa mort donnerait peut-être le temps à ses amis de délivrer miss Alberte.

 

Georges, lui, était plein de confiance et d'enthousiasme ; en dépit de ce que lui avait appris son frère sur le compte des Invisibles il se persuadait que, si puissants qu'ils fussent, leurs cervelles ne résisteraient pas à des projectiles qui traversaient aisément des planches de chêne de six pouces d'épaisseur.

 

On avança encore une dizaine de mètres, mais plus lentement. Zarouk paraissait en proie à la plus folle terreur.

 

Tout son corps était secoué d'un tremblement convulsif et son visage avait pris cette teinte d'un gris livide qui chez lui, – nous avons eu plusieurs fois l'occasion de le remarquer, caractérisait le summum de la peur.

 

Il devait sentir la présence des Invisibles, et il fallait véritablement lui savoir beaucoup de gré du courage qu'il déployait. Tout à coup, il s'arrêta ; ses dents claquaient comme des castagnettes ; dans sa main, la lanterne traçait des zigzags fantastiques.

 

– Donne-moi cela, dit Pitcher, tu vois bien que tu as la tremblote.

 

Il n'acheva pas. Une grande ombre indistincte avait passé entre lui et la muraille, et Georges avait été frôlé au passage par une aile velue. Le jeune homme sentit ses cheveux se dresser d'horreur sur sa tête.

 

– Un Vampire ! murmura-t-il.

 

Mais il était brave : en même temps qu'il parlait, il déchargea son arme en visant au juger.

 

Il y eut une espèce de rire étouffé, puis plus rien. La balle était retombée inerte aux pieds de Georges. Il crut qu'elle avait ricoché contre un pan de mur. Il la ramassa et l'examina : elle était intacte, la pointe aiguë d'acier n'avait pas même été émoussée.

 

Tous se taisaient épouvantés.

 

Zarouk, surtout, faisait peine à voir.

 

– Vous avez tiré sur un Vampire ? demanda enfin Pitcher à voix basse.

 

– Je crois que oui, balbutia Georges… Mais regardez !

 

Et il montrait la balle restée intacte.

 

– Je l'aurais juré, murmura Robert, souvenez-vous de ce que je vous ai dit hier soir…

 

– Tenez, monsieur Georges, interrompit Ralph Pitcher, avez-vous jamais vu des soldats anglais tirer à balle sur des yoghis en guise de cible ?

 

– Non.

 

– Eh bien ! moi, j'ai vu cela et plusieurs fois aux Indes. C'est une distraction que nous procurait souvent le pauvre capitaine Wad.

 

« On a beau choisir les meilleures armes et les tireurs les plus adroits, l'Indien résiste par la puissance de sa volonté, et la balle vient tomber sans force à ses pieds… tenez, exactement comme celle-ci.

 

« Comprenez-vous quelle puissance incomparable doivent posséder les Vampires aux cerveaux énormes, à côté de ces misérables jongleurs indiens !

 

« Votre frère avait raison. C'est terrible ; mais je crois qu'il n'y a malheureusement rien à faire contre eux… rien.

 

On le voit, le naturaliste si enthousiaste et si calme au début de l'expédition, cédait lui-même petit à petit au découragement.

 

Mais à ces paroles Georges se sentit tout à coup envahi d'une généreuse colère.

 

– C'est ce que nous allons voir ! s'écria-t-il en serrant les poings. J'irai jusqu'au bout ! Nous verrons bien !…

 

Et trois fois coup sur coup, avant que son frère et ses amis pussent l'en empêcher, il déchargea de nouveau son arme dans la direction où le monstre avait disparu.

 

Trois fois les balles retombèrent inertes à ses pieds comme avait fait la première… Mais au bruit de la dernière détonation un cri déchirant était monté des profondeurs du caveau.

 

– Alberte ! C'est Alberte, s'écria Robert avec un geste de folie. Elle nous a entendus ! Elle nous appelle !…

 

Déjà, il s'élançait, lorsqu'il recula inexplicablement, en jetant un cri étranglé.

 

À la profonde stupeur de ses compagnons, il se dirigea en gesticulant vers la sortie du souterrain mais à reculons.

 

– Où allez-vous, Robert ? s'écria le naturaliste. Vous nous abandonnez ?…

 

Pitcher se tut, saisi d'horreur, en s'apercevant que les pieds de l'ingénieur ne touchaient pas le sol.

 

Au moment même où il faisait cette terrifiante constatation, il se sentit lui-même saisit par les cheveux et entraîné au-dehors, avec une puissance irrésistible.

 

Quand il recouvra ses esprits, après cette infernale sensation, il se trouvait à l'entrée de l'escalier, au milieu de ses trois compagnons, pâles et tremblants comme lui. Tous quatre semblaient avoir perdu l'usage de la parole.

 

– Vous avez vu, bégaya enfin Robert Darvel d'une voix affaiblie, comme cassée par la peur. Ils n'ont même pas daigné nous tuer, ils nous ont jetés hors de leur tanière avec mépris… Ils vont garder miss Alberte ! Que faire ? Mon Dieu, que faire ?

 

– Oui, que faire ?… répéta Georges profondément abattu.

 

– Ils nous ont donné un avertissement, articula Zarouk péniblement ; si nous les attaquons de nouveau, ils nous tueront, c'est sûr. Moi, par Allah, j'ai grand-peur.

 

– Nous avons tous peur, dit tristement Georges Darvel, il n'y a pas de honte à cela. Ce ne sont pas des ennemis ordinaires à qui nous avons affaire.

 

– Il faudra cependant, grommela Pitcher, chez qui la colère se réveillait, que nous ayons le dessus : j'y réussirai ou j'y perdrai mon nom !

 

Le naturaliste s'était assis sur un fût de colonne éboulée, et, la tête dans ses mains, comme un écolier acharné à la solution d'un problème difficile, il réfléchissait.

 

Tout à coup, il se leva, le visage rayonnant.

 

– Mes amis, dit-il, ne nous laissons pas influencer par des phénomènes qui, après tout sont déjà en partie classés et connus par la science. Il y avait des rayons X, il y a des êtres X, rien n'est plus logique. Cela a l'avantage d'expliquer la nature de tous les fantômes qui ont terrifié le Moyen Age ! Mais, si les Vampires sont invisibles, ce n'est pas une raison pour que nous ayons peur d'eux, et je vais leur prouver qu'ils ne sont pas de taille à lutter contre moi, Ralph Pitcher, citoyen anglais.

 

Le naturaliste avait débité cette phrase où perçait la vanité nationale avec un flegme tout britannique.

 

– Mais enfin, demanda Georges avec impatience, que prétendez-vous faire ?

 

Pitcher prit des mains de Zarouk la lourde matraque dont celui-ci était armé et montrant au-dessus de l'entrée de la caverne un bloc de maçonnerie qui surplombait, semblant ne plus tenir que par miracle.

 

– Je vais tout simplement bloquer les Invisibles dans leur tanière. Ils ne pourront enlever miss Alberte sans que nous les voyions. Nous resterons là en sentinelle, pendant ce temps l'un de nous, M. Georges par exemple, se rendra à Aïn-Draham et demandera au commandant du fort de mettre à notre disposition les soldats des compagnies de discipline, ce qu'il ne refusera certainement pas.

 

« Les ruines seront entourées d'un cordon de troupes, et l'on ne déblaiera qu'à l'abri d'un filet de mailles de fer qui enveloppera l'entrée, les caveaux n'ont que cette issue, aucun Vampire ne s'échappera, j'en réponds !

 

– Fort bien ! objecta Georges, mais où trouver un pareil filet ? Le temps qu'on se le procure, miss Alberte a le temps de périr cent fois.

 

– J'y ai pensé, répliqua Pitcher. Il y a, en ce moment-ci, un croiseur en rade de Tabarka : les filets contre-torpilles dont il est muni rempliront parfaitement le but proposé ! On payera au ministère de la Marine le prix qu'il demandera, s'il le faut !

 

Robert et Georges étaient surpris de la rapidité de décision du naturaliste et du sens pratique dont il faisait preuve.

 

– Prenez garde, objecta l'ingénieur, que l'éboulement que vous voulez provoquer n'intercepte entièrement l'accès de l'air respirable dans le souterrain, songez que miss Alberte…

 

Pitcher haussa les épaules.

 

– Il y a assez de crevasses dans les vieilles murailles, pour que ce danger ne soit pas à craindre, murmura-t-il.

 

Et coupant court à la discussion, il grimpa à travers les pierres éboulées et, se servant comme d'un levier de la matraque de Zarouk, enfoncée dans une lézarde, il se mit en devoir de desceller l'énorme bloc.

 

À ce moment, une grêle de grosses pierres, projetées avec autant de force et de raideur que si elles eussent été décochées par le ressort d'une catapulte, jaillirent de l'ouverture béante du caveau. Les Vampires, après avoir expulsé leurs ennemis, poursuivaient leur victoire.

 

Robert Darvel, qui s'était promptement jeté à plat ventre, ne fut pas touché. Zarouk n'eut qu'une légère blessure à la jambe ; mais Georges atteint à la tempe s'affaissa, grièvement blessé.

 

À cette minute même, les efforts de Pitcher achevaient de détacher les quelques pierres qui retenaient encore le bloc vacillant : arraché de son alvéole il s'abîma avec un bruit de tonnerre, obstruant de sa masse l'entrée du caveau, soulevant un épais nuage de poussière.

 

Robert Darvel s'était élancé vers le corps inanimé de Georges.

 

– Mon frère ! Mon cher Georges ! répétait-il éperdu.

 

Pitcher et Zarouk l'aidèrent à transporter le blessé sous l'ombrage d'un caroubier ; il ne donnait plus signe de vie. Accablé par ce dernier malheur, Robert faisait peine à voir ; il embrassait son frère en pleurant, il prononçait des mots sans suite. Pitcher craignait un instant que sa raison ne succombât à ce terrible choc.

 

– Allons…, dit-il rudement, du courage et surtout du sang-froid ! Les lamentations ne mènent à rien, il faut agir. La blessure ne me paraît pas aussi grave que je le croyais tout d'abord ; mais le plus urgent est de s'occuper de Georges. Il y a une source à cent mètres d'ici, nous allons l'y transporter. L'eau fraîche le fera revenir à lui… Pourtant, je ne voudrais pas perdre de vue ces sanglants coquins de Vampires !… Il ne faut pas qu'ils profitent de notre absence pour enlever la barricade qui les tient prisonniers !…

 

Après une rapide délibération, il fut convenu que Zarouk resterait en sentinelle en face des ruines, Georges fut étendu sur un brancard de feuillage improvisé en hâte ; Pitcher et Robert Darvel en prirent chacun une extrémité et se dirigèrent vers la source.

 

Ils marchaient lentement, accablés par la lourde chaleur de l'orage, imminent depuis le matin, autant que par la fatigue ; une fade odeur montait de la terre, et les feuillages immobiles s'inclinaient tristement comme défaillant eux-mêmes sous la dévorante chaleur d'un ciel chauffé à blanc.

 

Tout à coup, le nuage creva dans un faisceau d'éclairs, l'averse tombait avec une violence dont nos climats tempérés ne peuvent donner une idée. La pluie coulait en jets continus, creusant des trous dans le sol, déracinant les plantes, déchaussant les arbres, emportant les pierres et le bois mort en de rapides cataractes subitement grossies.

 

Trempés en quelques minutes de la tête aux pieds, Ralph et Robert durent faire halte, se mettre à l'abri sous le couvert d'un grand arbre.

 

Mais la fraîcheur de cette pluie diluvienne avait été favorable au blessé, il ouvrit les yeux, poussa un profond soupir et se dressa sur son séant.

 

Pitcher se réjouissait de le voir sorti de son évanouissement plus aisément qu'il ne l'aurait pensé, lorsque Zarouk apparut entre les arbres, la face bouleversée, ruisselant d'eau.

 

Pitcher pressentit quelque catastrophe nouvelle.

 

– Vite ! criait le Noir d'une voix étranglée, il faut venir, le feu… le feu dans les ruines !

 

– Tu déraisonnes, répliqua Pitcher, comment veux-tu que le feu ait pris dans les ruines par cette pluie ?

 

– N'importe ! dit Robert, courons-y, je crains de trop bien comprendre !…

 

Les deux amis s'élancèrent à la suite du Noir, enjambant les ruisseaux et sautant les flaques.

 

Robert ne s'était pas trompé quand il fut arrivé en face des ruines, des tourbillons d'une fumée nauséabonde s'échappaient par toutes les fissures de l'antique bâtiment.

 

– Miss Alberte, dans cette fournaise, bégaya Robert, pâle de saisissement…

 

– Et j'ai muré la seule entrée ! s'écria Pitcher avec désespoir.

 

Sans un mot, tous trois se mirent à l'œuvre, déplaçant les blocs avec une sorte de rage, s'égratignant les ongles jusqu'au sang aux aspérités de la pierre.

 

– Quelle malheureuse inspiration vous avez eue, mon pauvre ami ! ne put s'empêcher de dire l'ingénieur.

 

Pitcher ne répondit pas ; mais il continua à se frayer un chemin dans les décombres, avec une silencieuse fureur. Il déplaçait des pans de maçonnerie presque aussi gros que lui, ses bras étaient rouges de sang et de boue jusqu'au coude.

 

Bientôt, une ouverture suffisante pour livrer passage à un homme fut pratiquée, en même temps un nuage de fumée se rabattait sur les travailleurs par cette nouvelle issue.

 

Pitcher avait déjà passé la tête dans l'ouverture, Robert Darvel l'en arracha violemment.

 

– C'est moi qui sauverai ma fiancée ! dit-il rudement et, sans qu'il fût possible de l'en empêcher, il se glissa dans le trou noir.

 

– Il court à une mort certaine ! grommela Pitcher. Il est brisé de fatigue, à peine convalescent. Il eût été bien plus logique que ce soit moi qui tente l'aventure.

 

Mais tout en parlant il s'était glissé à son tour dans le trou.

 

Zarouk ne se sentit pas la force de les suivre dans la fournaise ; mais il continua à travailler de toutes ses forces à agrandir l'ouverture.

 

Quelques minutes s'écoulèrent, l'abîme soufflait toujours des tourbillons de fumée mêlée d'étincelles, les deux courageux sauveteurs ne reparaissaient pas.

 

Zarouk passait pour ainsi dire par toutes les gammes de l'angoisse, enfin il lui sembla entendre appeler à l'aide dans le souterrain.

 

Cette fois, le dévouement l'emporta sur la peur, il s'élança à son tour dans la fumée. Il avait à peine fait quelques pas qu'il heurta Robert dans les ténèbres.

 

– Vite, murmura l'ingénieur d'une voix mourante, je porte miss Alberte, prends-la, sauve-la !…

 

Le Noir reçut dans ses bras le corps inerte de la jeune fille et la porta au-dehors, il la déposa sur le sol ; puis courageusement il retourna chercher Robert.

 

Il eut grand-peine à le trouver : pendant ce court laps de temps, l'ingénieur à bout de forces s'était évanoui ; enfin il le découvrit en tâtonnant et le déposa auprès de miss Alberte.

 

Robert, heureusement, revint tout de suite à lui dès qu'il se trouva au grand air rafraîchi l'orage finissant.

 

– Alberte est sauvée ! ce furent ses premières paroles.

 

Puis n'apercevant pas le naturaliste :

 

– Et Pitcher ? Où est Pitcher ?

 

– Présent ! répondit une voix enrouée.

 

Et Pitcher, noir de suie et de fumée, s'élança à son tour du trou en toussant et en éternuant avec fracas.

 

– Est-elle vivante ? demanda le naturaliste avec angoisse.

 

– Oui, murmura Robert, anxieusement penché vers le visage de la jeune fille, elle respire encore, mais si faiblement !

 

– Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de la transporter près de la source où se trouve déjà votre frère.

 

« Je lui baignerai les tempes dans l'eau fraîche en attendant que l'un de nous aille chercher du secours à la villa.

 

Il souleva miss Alberte entre ses bras robustes et se mit en marche aussi allègrement que s'il n'eût été chargé d'aucun fardeau.

 

Mais tout à coup il s'arrêta, comme quelqu'un qui se souvient d'avoir oublié quelque chose d'important.

 

– Zarouk, dit-il avec son flegme habituel, tu vas me faire le plaisir de rester là et de ne pas t'en aller avant que ce trou soit hermétiquement et solidement bouché. C'est une précaution indispensable, si tu ne veux plus être tourmenté par les Vampires.

 

Zarouk ne se le fit pas dire deux fois ; il se remit à la besogne avec une ardeur que doublait l'espoir d'enfermer les monstres dans leur tanière et d'être à tout jamais délivré d'eux.

 

En arrivant près de la source où ils avaient laissé Georges, Robert et son ami, qui portait miss Alberte toujours évanouie, eurent la surprise de trouver le blessé presque remis : il était debout, adossé au tronc de l'arbre et avait lui-même bandé sa blessure avec son mouchoir.

 

Il s'avançait à la rencontre de Pitcher, lorsque les sons d'une trompe d'automobile retentirent à peu de distance.

 

– Frymcock ! s'écria Georges, c'est Frymcock, il a eu la bonne idée de faire le grand tour par la route forestière pour venir nous rejoindre avec l'auto… je cours lui dire de ne pas aller plus loin.

 

Pendant que le jeune homme s'élançait à travers bois pour gagner la route, miss Alberte était déposée sur le talus couvert d'une mousse épaisse. Ses amis eurent le bonheur de la voir revenir à elle, grâce à de larges affusions d'eau fraîche. Son premier regard rencontra celui de Robert, un faible sourire se dessina sur ses lèvres pâlies, et elle referma les yeux ; mais son visage avait repris son frais incarnat, son pouls battait régulièrement, elle était sauvée.

 

Elle fut promptement installée dans l'auto, qui reprit à une allure modérée le chemin de la villa ; elle était encore hors d'état de prononcer un mot, mais elle avait pris une des mains de Robert dans les siennes, et lui faisait comprendre, par une douce pression, tout le bonheur qu'elle éprouvait de se trouver saine et sauve à ses côtés.

 

Quant au lord cuisinier, qui tenait le volant de direction avec toute la maestria d'un chauffeur consommé, il brûlait de questionner Pitcher. Sa face de clown mélancolique exprimait la plus vive curiosité ; mais Pitcher, lui fit comprendre, d'un geste expressif, qu'aucune parole oiseuse ne devait troubler le repos de la jeune fille, dont la moindre imprudence eût pu compromettre le rétablissement.

 

L'événement donna raison à Pitcher.

 

Miss Alberte, après cette terrible secousse, se trouvait tellement affaiblie, tellement déprimée, qu'au moment où l'auto stoppait en face du perron de la villa, elle perdit de nouveau connaissance.

 

Robert l'avait saisie dans ses bras, et il voulut la transporter lui-même dans sa chambre.

 

III EXPLICATIONS

 

Miss Alberte – sauf le commencement d'asphyxie dont elle avait failli être victime – avait, somme toute, éprouvé plus de peur qu'elle n'avait eu de mal.

 

Les soins dévoués qu'on lui prodigua et surtout la présence de Robert qui s'était constitué son garde-malade eurent vite faite de la rétablir. Il ne lui resta de cette extraordinaire aventure qu'une intéressante pâleur et de légères brûlures qui devaient bientôt disparaître, sans laisser de cicatrices capables d'altérer sa beauté.

 

Le soir même, elle put se lever et descendre à la salle à manger.

 

Après le repas, les mêmes personnages que la veille se trouvaient groupés dans la même salle où Robert avait fait le récit de sa merveilleuse expédition.

 

– Aujourd'hui, dit en riant miss Alberte, c'est moi qui prendrai la parole ; je vais à mon tour raconter mes aventures chez les Vampires, elles ne seront sans doute ni si variées, ni si passionnantes que celles de Monsieur Robert ; mais je suis, quand même, persuadée qu'elles vous intéresseront.

 

Ce début excita dans l'auditoire un murmure approbateur ; la jeune fille avait mis une sorte de coquetterie à ne donner à personne pas même à Robert un seul détail sur sa captivité chez les Invisibles le récit de ses impressions était attendu avec impatience.

 

– Il devait y avoir une heure à peu prés que j'étais endormie, commença-t-elle, et mon imagination était sans doute encore occupée des étranges habitants de Mars, lorsque je rêvai que les Vampires de la tour de verre se précipitaient sur moi comme ils s'étaient précipités sur M. Robert, quand ils avaient cru qu'il les trahissait.

 

« Le fardeau écrasant d'un des monstres pesait sur ma poitrine et je me sentais enlacée par leurs palpes souples et ondoyantes comme des serpents. Je devais bientôt m'apercevoir que ce n'était pas un rêve que je faisais.

 

« J'ouvris les yeux au moment où ils m'enlevaient de mon lit ; c'est alors que je criai, que j'appelai…

 

« Je ne sais pas comment je ne suis pas devenue folle de peur.

 

« Certainement que cela me serait arrivé, si je n'avais été en quelque sorte avertie par le récit que je venais d'entendre.

 

« Je n'eus pas une seconde d'hésitation sur la nature du danger que je courais.

 

« Je suis enlevée par les Vampires ! Cette idée s'offrit à mon esprit avec une terrible évidence. En une seconde, je compris que c'en était fait de moi, c'est alors que je poussai ce second cri d'appel que l'on a dû entendre sans doute de toutes les parties de la villa.

 

« Tout cela s'était passé en quelques secondes ; mais déjà je ne pouvais plus appeler, la rapidité avec laquelle j'étais emportée me coupait la respiration.

 

« Je ne me souviens pas d'une sensation plus épouvantable que celle que j'éprouvai alors.

 

« Le hideux contact de ces anneaux vivants autour de mes poignets, autour de mes chevilles et de mon cou me donnait la nausée, les battements d'ailes réguliers des Invisibles m'éventaient pour ainsi dire le visage.

 

« À l'instant où, brutalement arrachée de mon lit, je m'étais vue suspendue, sans appui visible, au-dessus des terrasses de la villa, j'avais instinctivement fermé les yeux.

 

« Quand, une minute après, je les rouvris, j'étais emportée dans une vertigineuse chevauchée au-dessus des cimes de la forêt, sous le ciel voilé de nuages pesants.

 

« La tête me tourna, le cœur me faillit, et je vous jure qu'à ce moment je ne songeais guère à me comparer aux Walkyries emportées dans les nuages ou aux saintes de la légende ravies en extase par les anges, auxquelles on eût pu me comparer.

 

« Je mourais de peur et j'étais poursuivie par l'horrible idée que les Vampires allaient me jeter dans la mer, me laisser tomber dans quelque gouffre.

 

« Je m'évanouis ; je ne sais au juste combien de temps dura cet évanouissement.

 

« Quand je revins à moi, j'étais toujours emportée dans le même vol rapide par les Invisibles.

 

« Je vous garantis, entre parenthèses, qu'il ne me viendra jamais la tentation de voyager en aéroplane…

 

« Je m'étais pourtant un peu rassurée sur l'éventualité d'une chute, les Vampires me tenaient toujours étroitement serrée. Mais j'observai que leur vol était beaucoup moins rapide qu'au début. Ils devaient être fatigués de me porter ainsi sur leurs ailes.

 

« Je ne tardai pas à en avoir la preuve. Brusquement, l'étau qui emprisonnait un de mes bras se desserra.

 

« Je fermai les yeux, m'imaginant déjà que les monstres allaient me précipiter du haut des airs comme j'en avais eu déjà la crainte ; mais mon bras venait d'être, presque au même instant, vigoureusement ressaisi. Le même manège se renouvela plusieurs fois. J'en conclus que les Vampires se relayaient.

 

« Ils volaient maintenant avec assez de lenteur pour que je pusse reconnaître le paysage que nous traversions et qui m'était familier. Je me demandais avec angoisse ce qu'ils allaient faire de moi, lorsque nous descendîmes dans la direction des ruines où vous m'avez trouvée.

 

« L'aube commençait à pâlir le ciel du côté de l'orient. Je regardai ces premières lueurs du jour naissant avec désespoir, en me demandant si je les reverrais jamais.

 

« Les Vampires ne m'emmenaient sans doute dans ces décombres que pour m'y dévorer plus à l'aise. J'évoquai par la pensée les vasques pleines de sang de la tour de verre et je tremblai de tous mes membres.

 

« Ils m'avaient descendue à terre assez doucement, mais sans me lâcher ; comme ils me poussaient vers l'entrée du caveau, j'appelai de nouveau à l'aide ; mais ma voix se perdit dans ce désert et mes geôliers, sans doute irrités de ce mouvement de révolte, m'entraînèrent jusqu'au fond du souterrain avec une rapidité brutale.

 

« Là, ils me lâchèrent, je recouvrai la liberté de mes mouvements avec un inexprimable bonheur. On ne peut se faire une idée du dégoût que m'inspirait l'enlacement de leurs palpes ; je crois que si les serpents, au lieu d'être glacés, étaient des animaux à sang chaud, ils seraient encore plus répugnants pour nous.

 

« Je m'étais assise sur une grosse pierre, tout étonnée que les Vampires ne se fussent pas déjà jetés sur moi, m'attendant à la mort d'un instant à l'autre.

 

« À ma grande surprise, ils me laissèrent parfaitement tranquille ; mais un rais de lumière qui filtrait par une crevasse à la voûte me montrait le caveau entièrement vide ; j'aurais pu me croire seule, je n'entendais pas le moindre bruit, pourtant je savais bien qu'ils devaient être toujours là.

 

« Enhardie par le silence, je me levai et me dirigeai tout doucement vers la sortie ; mais j'avais à peine fait quelques pas que mon poignet fut serré par une hideuse palpe et serré si fort que des larmes de douleur m'en vinrent aux yeux.

 

« C'était un avertissement, on ne voulait pas me faire de mal, du moins pour le moment, mais on châtierait sévèrement toute velléité de fuite ; c'est du moins ainsi que je le compris et je me le tins pour dit.

 

« Les heures passèrent dans des transes inexprimables et pourtant je finis par céder à la fatigue, je fermai les yeux un instant, accotée contre la vieille muraille moussue.

 

« Je fus réveillée par le bruit d'une explosion qui, après m'avoir fait grand-peur, me causa une joie inexprimable.

 

« J'étais sûre que c'était vous qui veniez à mon secours.

 

« Je reconnus la voix de M. Georges et la lueur d'une lanterne me montra au loin vos silhouettes.

 

« C'est alors que je criai de toutes mes forces pour vous faire savoir que j'étais là et vous indiquer où je me trouvais.

 

« Mes appels et les coups de feu produisirent un grand désordre dans le camp des Vampires, ils poussèrent des cris aigus, ils battirent des ailes et je crus le moment bon pour essayer de vous rejoindre.

 

« Je m'élançai en courant et j'apercevais déjà l'entrée du souterrain où vous n'étiez déjà plus, quand je me sentis rudement bousculée et forcée de battre en retraite.

 

« C'est alors que je sentis sous mes pieds un objet anguleux, que je ramassai et qui n'était autre qu'une petite boîte de métal pleine d'allumettes bougies.

 

« J'ai su depuis que c'est Zarouk qui l'avait laissé tomber au moment où il avait donné sa lanterne à M. Pitcher.

 

« J'avais regagné ma place sur la pierre, je tenais toujours les allumettes sans savoir encore à quoi elles me serviraient.

 

« Tout à coup, l'idée me vint de mettre le feu aux feuilles sèches et aux broussailles qui garnissaient le sol du souterrain et où j'enfonçais jusqu'à mi-jambe. La fumée forcerait les Vampires à déloger et j'en profiterais pour m'enfuir, j'aimais mieux risquer d'être asphyxiée que de supporter plus longtemps cette angoissante captivité ; puis la certitude que vous étiez tous là à deux pas de moi me donnait un courage que je n'aurais sans doute pas eu sans cela.

 

« Cette idée venait de me venir lorsqu'un étrange phénomène se produisit.

 

« Sans doute sous l'influence de l'orage près d'éclater, les formes des Vampires devenaient perceptibles pour moi, comme s'ils eussent été légèrement frottés de phosphore.

 

« M. Robert m'a expliqué que les corps riches en phosphore sont très sensibles à l'influence de l'électricité orageuse ; les nuits de tempête – tous les pêcheurs vous le diront – certains poissons, certains crustacés deviennent lumineux.

 

« Le cerveau, comme les animaux marins, contient une forte proportion de phosphore : les Vampires qui sont pour ainsi dire tout cerveau, doivent subir plus que d'autres cette influence.

 

« Mais j'avais surmonté mes premières terreurs. Sans faire de bruit, j'amassai à mes pieds un monceau de feuilles sèches et, tout à coup, j'y mis le feu.

 

« Avec une rapidité étonnante la flamme monta, encore activée par les appels d'air des lézardes qui tenaient lieu de cheminées, une fumée épaisse envahit le souterrain.

 

« Je me précipitai ; mais au moment où j'allais atteindre l'ouverture extérieure, un bruit sourd retentit, l'éboulement provoqué par M. Pitcher me fermait toute issue vers la lumière et vers la liberté.

 

Pitcher rougit comme un écolier pris en faute et baissa la tête.

 

– Je ne vous en veux pas, reprit miss Alberte, souriant au naturaliste, vous agissiez dans une excellente intention, vous ne pouviez pas savoir que je venais de mettre le feu ; mais dans l'instant je demeurai consternée. Être enfermée dans ce brasier avec les Vampires ! J'ai passé là d'atroces minutes.

 

« Les monstres, suffoqués, bondissaient dans la fumée, poussaient des rires aigus et déchirants, je tremblais qu'ils ne me missent en pièces pour se venger de ce que j'avais fait. La fumée m'aveuglait, je toussais jusqu'au sang, bientôt je perdis connaissance, croyant que, cette fois, c'était bien fini.

 

« J'ai rouvert les yeux entre M. Ralph et M. Robert, qui m'aspergeaient d'eau fraîche.

 

« Tel est le fidèle récit de mon excursion chez les Vampires.

 

Je voudrais cependant bien savoir si quelques-uns ont échappé aux flammes. Dans ce cas, les survivants doivent terriblement m'en vouloir !

 

– Soyez rassurée à cet égard, dit Pitcher. Je suis allé aux ruines avant de dîner. J'ai fait déblayer l'entrée des souterrains et j'y suis descendu moi-même.

 

« Le caveau est plein de cadavres des monstres à demi calcinés, une épouvantable bouillie de cervelles, qu'il ne sera même pas possible de disséquer.

 

Vous pouvez dormir tranquille désormais. Il n'y a plus d'Invisibles !

 

* * * * * * *

 

Miss Alberte est, depuis un mois, l'heureuse épouse de Robert Darvel, après des fêtes splendides, grâce auxquelles la renommée de Master Frymcock est devenue européenne. Le lord cuisinier vient de refuser d'entrer au service de l'empereur de Russie, à raison de deux cent mille roubles annuels.

 

Robert Darvel, dont le bonheur est sans mélange, prépare une magistrale publication sur la planète Mars ; dans les milieux scientifiques, sa théorie du Grand Cerveau est déjà l'objet de discussions passionnées.

 

Ralph Pitcher, lui, ne quitte guère le laboratoire reconstruit : activement secondé par Zarouk et par Georges, il cherche le moyen scientifique de se rendre invisible. Il a obtenu des résultats surprenants, et se vante de rendre déjà invisibles de petits objets – au risque de se faire traiter de pickpocket par les mauvais plaisants.

 

Enfin, les Arabes qui s'éloignent avec terreur des ruines romaines de la Chehahia, font, des événements que nous venons de raconter, le texte de merveilleux récits.

 

Une légende s'est créée parmi eux ; ils affirment qu'un des Vampires a échappé au massacre et qu'il erre mélancoliquement dans la grande forêt khroumirienne.

 

C'est à lui qu'ils attribuent la mort de leurs agneaux, les maladies de leurs enfants, et en général tous les faits inexplicables. Beaucoup assurent avoir entendu son ricanement désespéré résonner dans les solitudes, lorsque le pays est menacé de quelque malheur.



[1] Bouka : eau-de-vie de figues.

[2] Il est bien entendu – comme le prouve une note de l’ingénieur lui-même – que les phrases rudimentaires de petite Martienne sont ici expliquées et commentées. Une traduction littérale du Martien eût été presque incompréhensible pour le lecteur terrestre.

[3] Eurygule : large gueule.

[4] Botal était un anatomiste né à Asti, vers l'époque d'Henri III, et qui a laissé plusieurs ouvrages estimés. C'est lui qui a découvert cette communication entre le coeur droit et le coeur gauche à laquelle on a donné son nom.

[5] Le Léviathan, comme le Béhémoth, son émule, qui décore en un jour toute l'herbe de la terre, est un animal fabuleux, qui, selon les légendes talmudiques, doit être servi aux élus le jour du Jugement dernier dans un immense banquet. Robert emploie ce mot comme celui du plus gros animal dont il soit fait mention.

[6] Au moment de mettre sous presse, nous apprenons qu'un astronome américain, M. Pickering, de Boston, est en train de réaliser pratiquement un système de signaux destinés à mettre la Terre en communication avec Mars.

Rappelons à ce sujet que c'est un Français, le poète Charles Cros, qui a eu le premier l'idée de ces signaux.