Gustave Le Rouge

 

 

 

LE MYSTÉRIEUX DOCTEUR CORNÉLIUS

 

 

 

TOME I

 

 

 

1912-1913
Paris, Maison du livre moderne
18 volumes

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIER ÉPISODE  L’énigme du « Creek Sanglant ». 7

CHAPITRE PREMIER  Le rubis volé. 8

CHAPITRE II  Un meurtre inexplicable. 17

CHAPITRE III  Les frères Kramm... 24

CHAPITRE IV  Le club du Haricot Noir. 30

CHAPITRE V  Un mystère sensationnel 54

CHAPITRE VI  Série rouge. 66

CHAPITRE VII  Nuit tragique. 82

DEUXIÈME ÉPISODE  Le manoir aux diamants. 96

CHAPITRE PREMIER  Un sauvetage. 97

CHAPITRE II  Une colonie de savants. 109

CHAPITRE III  Le manoir aux diamants. 123

CHAPITRE IV  La fournée. 133

CHAPITRE V  Dans la tourmente. 149

CHAPITRE VI  Après le crime. 157

CHAPITRE VII  Traqué. 171

TROISIÈME ÉPISODE  Le sculpteur de chair humaine. 187

CHAPITRE PREMIER  Le coup de main. 188

CHAPITRE II  En pleine chair vive. 204

CHAPITRE III  La peau d’un autre. 219

CHAPITRE IV  Un revenant. 230

CHAPITRE V  Perplexité !….. 242

CHAPITRE VI  Au Lunatic-Asylum... 248

CHAPITRE VII  L’incendie de la Trentième avenue. 255

QUATRIÈME ÉPISODE  Les lords de la « Main Rouge ». 273

CHAPITRE PREMIER  Le cauchemar du samedi 274

CHAPITRE II  Les Lords de la « Main Rouge ». 285

CHAPITRE III  L’hallucination. 297

CHAPITRE IV  Le trust. 305

CHAPITRE V  À la veille de la ruine. 305

CHAPITRE VI  Sur l’Hudson. 305

CHAPITRE VII  Une expérience manquée. 305

CHAPITRE VIII  Le cercle des Fées. 305

CINQUIÈME ÉPISODE  Le secret de l’île des pendus. 305

CHAPITRE PREMIER  Le chercheur de sensations rares. 305

CHAPITRE II  Drames !….. 305

CHAPITRE III  Vers l’inconnu. 305

CHAPITRE IV  L’île des pendus. 305

CHAPITRE V  Les trois Lords. 305

CHAPITRE VI  Une idylle. 305

CHAPITRE VII  Harry et Isidora. 305

SIXIÈME ÉPISODE  Les chevaliers du chloroforme. 305

CHAPITRE PREMIER  Les bandits du quartier chinois. 305

CHAPITRE II  Le récit d’Oscar Tournesol 305

CHAPITRE III  Vers New York. 305

CHAPITRE IV  Une arrestation sensationnelle. 305

CHAPITRE V  Le Conseil des Lords. 305

CHAPITRE VI  Les chevaliers du chloroforme. 305

CHAPITRE VII  Dans l’île des pendus. 305

À propos de cette édition électronique. 305

 

PREMIER ÉPISODE

L’énigme du « Creek Sanglant »


CHAPITRE PREMIER

Le rubis volé

Vers la fin de l’année 190…, un groupe de capitalistes yankees avait décidé la fondation d’une ville, en plein Far West, au pied même des montagnes Rocheuses. Un mois ne s’était pas écoulé que la nouvelle cité, encore sans maisons, était déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union ; dès l’origine, on l’avait baptisée Jorgell-City, du nom du président du trust qui la créait, le milliardaire Fred Jorgell.

 

Les travailleurs accouraient de toutes parts ; dès le deuxième mois, trois églises étaient édifiées et quatre théâtres étaient en pleine exploitation.

 

Autour d’une place où subsistaient quelques beaux arbres, espoir d’un square pittoresque, les carcasses d’acier des maisons à trente étages commençaient à s’aligner. C’était une vraie forêt de poutres métalliques, bruissantes nuit et jour de la cadence des marteaux, du grincement des treuils et du halètement des machines. En Amérique, on commence les murailles par en haut, une fois le bâti d’acier mis en place et les ascenseurs installés.

 

C’était un spectacle fantastique que celui de ces logis aériens, juchés, comme des nids d’oiseau, au sommet des géantes poutrelles d’acier, pendant que les ouvriers achevaient fiévreusement de combler avec des rangs de briques, parfois même avec de simples plaques d’aluminium, les interstices de la charpente métallique.

 

Plus loin, on coulait en quelques heures, d’après le procédé d’Edison, des édifices entiers en béton armé.

 

De la terrasse de son palais, où il passait de longues heures, Fred Jorgell prenait un indicible plaisir à voir sortir de terre avec une rapidité magique la ville nouvelle, éclose en plein désert, au soleil de ses milliards.

 

Par une sorte de superstition, le milliardaire avait voulu que la première pierre de « sa ville » fût posée le jour de l’anniversaire de la naissance de sa fille, de telle sorte qu’on célébrât du même coup la première année de Jorgell-City et les vingt ans de miss Isidora.

 

Les réjouissances furent d’une somptuosité inouïe, presque extravagante, dignes enfin de la colossale fortune de l’amphitryon. Après le dîner servi dans le jardin d’hiver au milieu des massifs de citronniers, de magnolias, de jasmins et d’orchidées, il y eut bal sur les pelouses du parc illuminé ; mais la principale attraction, c’étaient les cadeaux envoyés à miss Isidora et exposés dans un petit salon attenant au jardin d’hiver. Ils étaient d’un luxe royal : c’était un ruissellement de joyaux dont le plus humble avait coûté une fortune.

 

Entre toutes ces merveilles, on remarquait un rubis « sang de pigeon » dont la grosseur et l’éclat étaient incomparables. Cette gemme eût été digne du diadème d’une impératrice ; aucune des jeunes milliardaires présentes n’en possédait qui pût lui être comparée ; d’ailleurs, d’habiles détectives vêtus avec élégance et mêlés à la foule des invités devaient veiller sur les trésors étalés, en apparence si insoucieusement.

 

Cependant la brillante cohue qui se pressait en face du grand rubis ne tarda pas à devenir plus clairsemée. On avait admiré la pierre précieuse, on n’y songeait déjà plus, les accents endiablés d’un orchestre de cinquante musiciens entraînaient invinciblement les invités du côté du bal. Les domestiques, confiants dans la vigilance des détectives, s’étaient éclipsés. Bientôt les quatre policiers – ils étaient quatre – demeurèrent seuls dans le salon aux cadeaux.

 

Au milieu de l’allégresse et de l’animation générales, ils commençaient à s’ennuyer formidablement : tous quatre bâillaient à qui mieux mieux.

 

– J’ai une idée de génie, dit tout à coup l’un d’eux : puisqu’il n’y a plus personne ici, nous n’avons pas besoin d’être quatre.

 

– Que veux-tu dire ? firent les trois autres en se rapprochant, très intéressés.

 

– Ceci tout simplement : deux d’entre nous peuvent parfaitement aller faire un petit tour au buffet.

 

La proposition fut adoptée à l’unanimité et d’acclamation ; un va-et-vient s’organisa entre le petit salon et le buffet installé en plein air dans le parc. Rapidement les détectives étaient devenus de la plus joyeuse humeur, ils ne bâillaient plus, mais, en revanche, leurs visages devenaient cramoisis et, à chaque nouveau voyage au buffet, ils perdaient un peu plus de leur impeccable correction.

 

Maintenant, le gilet déboutonné, la cravate de travers, ils sifflaient des airs de gigue avec un parfait sans-gêne.

 

Il vint un moment où les deux qui étaient demeurés à la garde du rubis ne virent plus revenir leurs camarades partis se rafraîchir.

 

Très inquiets, ils allèrent les chercher et, naturellement, ne revinrent pas non plus.

 

Le petit salon demeura vide.

 

La fête battait son plein et les premières fusées du feu d’artifice éclataient au-dessus de la pièce d’eau lorsqu’une rumeur vola de proche en proche, semant partout la consternation.

 

– On a volé le grand rubis !

 

– Mais c’est impossible ! s’écria un jeune milliardaire, l’ingénieur Harry Dorgan, il n’y a ici que des gentlemen parfaitement honorables !

 

Le fait était pourtant exact, il fallut bien se rendre à l’évidence, le grand rubis avait disparu.

 

C’était un domestique de confiance, le vieux Paddock, qui s’était aperçu du vol et en avait immédiatement informé son maître.

 

Cette nouvelle jeta le plus grand désarroi dans la fête, les danses s’arrêtèrent, l’orchestre même cessa de jouer. Les questions, les exclamations de stupeur et d’étonnement se croisaient dans un véritable brouhaha :

 

– Sait-on qui a fait le coup ?

 

– Il faut trouver le voleur !…

 

– Oui ! oui ! À tout prix.

 

– C’est cela, cherchons le voleur ! Personne de nous ne tient à être soupçonné.

 

– Qu’on ferme les portes, qu’on nous fouille, s’il le faut !

 

– Qu’on nous déshabille même, ajouta une vieille lady en rougissant pudiquement.

 

Bientôt Fred Jorgell et miss Isidora se trouvèrent entourés d’un cercle d’invités qui réclamaient à grands cris une enquête immédiate.

 

On chercha les détectives ; on les découvrit, à grand-peine, ivres de champagne et ronflant à poings fermés dans les bosquets du parc. On les jeta honteusement à la porte et Fred Jorgell leur promit en guise d’adieu de faire, en personne, dès le lendemain, les démarches nécessaires pour obtenir, dans le plus bref délai possible, leur révocation.

 

Cette exécution accomplie, le milliardaire se tourna vers la foule des invités et, demandant le silence d’un geste plein d’autorité :

 

– Ladies et gentlemen, dit-il, je suis sûr de la haute probité de toutes les personnes ici présentes, je suis sûr également de l’honnêteté de tous mes serviteurs. Je ne soupçonne personne, absolument personne. Permettez-moi de ne pas attrister cette joyeuse réunion par la présence des policemen et par l’ignominieuse opération de la fouille. Veuillez donc, je vous prie, oublier ce larcin qui n’a pour moi, d’ailleurs, qu’une fort minime importance.

 

Miss Isidora ajouta gracieusement :

 

– C’est un petit malheur et dont je suis déjà consolée ; il ne faut pas, pour une semblable bagatelle, interrompre nos amusements.

 

Et la jeune fille se tourna en souriant vers le chef d’orchestre qui, levant son bâton d’ébène, donna le signal aux cinquante musiciens installés dans une tribune de feuillage. Ils attaquèrent aussitôt avec maestria un tango dont le rythme enragé eut bientôt dispersé en une trombe trépidante et tournoyante l’étincelante cohue des cavaliers et des valseuses.

 

Miss Isidora avait accepté le bras d’un jeune milliardaire, célèbre par son élégance, et donnait l’exemple.

 

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le vol du grand rubis était déjà complètement oublié. Le bal se poursuivait avec un entrain et une verve joyeuse.

 

Parmi les rares personnes qui ne dansaient pas, on remarquait Baruch Jorgell, le frère de miss Isidora. Le fils aîné du milliardaire, Baruch, avait les traits profondément accentués, les mâchoires fortes, les lèvres minces et le regard méprisant… Il donnait au premier aspect l’impression d’un homme très énergique, mais orgueilleux et taciturne.

 

En ce moment, il savourait une coupe de champagne avec deux personnages de mine grave, auxquels il semblait montrer une déférence toute particulière.

 

– Alors, docteur, dit-il à l’un d’eux, il est à peu près certain que vous aurez demain ma visite.

 

– Bien, fit l’autre en baissant la voix ; mais j’ai encore quelques recommandations à vous faire…

 

– L’on n’est pas très bien ici pour parler de ses affaires, objecta le troisième interlocuteur.

 

– Nous pourrions aller dans le parc, proposa Baruch.

 

Les deux autres acquiescèrent et le trio se perdit dans une allée déserte.

 

Pendant ce temps des serviteurs de confiance avaient transporté dans les appartements de miss Isidora les objets précieux offerts à la jeune fille. Le petit salon modem style où ils avaient été exposés était maintenant vide et désert.

 

C’est à ce moment qu’un jeune homme à la mine pensive y pénétra. Absorbé dans ses réflexions, le nouveau venu se parlait à lui-même, sans se soucier qu’il pût ou non être entendu.

 

– Il est impossible, murmura-t-il, que le voleur n’ait pas eu une idée aussi simple… Si j’avais eu à m’emparer du rubis, je n’aurais pas agi autrement… Voyons, il serait curieux que j’eusse deviné juste…

 

Le jeune homme avançait avec précaution, la main au-dessous de la monumentale table sculptée et dorée sur laquelle avaient été exposés les bijoux.

 

Tout à coup, il poussa une exclamation.

 

– Je l’aurais parié ! s’écria-t-il, le voleur a tout bonnement fixé le rubis sous la table avec un peu de glu. Il était bien sûr que personne n’aurait la pensée d’aller regarder là !…

 

Machinalement il avait pris la pierre précieuse ; mais, toutes réflexions faites, il la replaça là où il l’avait trouvée, et le visage rayonnant de satisfaction, il s’élança dans le jardin d’hiver.

 

Une minute après, il accostait Fred Jorgell.

 

– Un mot, sir, lui dit-il à l’oreille, j’ai à vous faire une communication très intéressante.

 

– À votre disposition, monsieur Harry Dorgan, répondit le milliardaire. De quoi s’agit-il ?

 

– Eh ! parbleu, du rubis !

 

– Vous avez des indices ?

 

– Mieux que cela : je sais où est la pierre précieuse… Venez avec moi.

 

D’un geste autoritaire, il entraînait le milliardaire jusqu’au salon modern style, et lui montrait le rubis.

 

Mr. Jorgell ouvrait de grands yeux.

 

– Je vous remercie, fit-il, je suis ravi que la pierre soit retrouvée, aussi bien pour mes invités que pour ma chère Isidora.

 

Et il ajouta facétieusement :

 

– Il est vraiment regrettable que votre père, l’honorable William Dorgan, soit milliardaire, vous auriez fait un détective de premier ordre.

 

– N’est-ce pas ? ce sera une ressource en cas de revers de fortune. Mais nous n’avons rempli que la moitié de notre tâche. Le rubis est retrouvé, il s’agit maintenant de pincer le voleur.

 

– Comment vous y prendrez-vous ?

 

– C’est tout simple. Il n’y a qu’à laisser le rubis où il est. Quand notre filou jugera le moment propice, il viendra ramasser son butin.

 

– Parfait ! Je veux me donner le plaisir de contribuer moi-même à cette arrestation. Cachons-nous derrière le piano.

 

– C’est cela, et baissons l’électricité.

 

L’ingénieur Harry Dorgan tourna le commutateur ; l’obscurité envahit le salon. Immobiles, la main sur la crosse de leurs brownings, les deux policiers improvisés attendaient avec patience.

 

Ils n’eurent pas longtemps à attendre.

 

Il y avait à peine un quart d’heure qu’ils étaient en embuscade lorsqu’un personnage de haute taille se glissa avec précaution par la porte entrebâillée, et glissant, telle une ombre silencieuse, sur le tapis de haute laine, se dirigea lentement vers la table.

 

Sa marche était incertaine et hésitante ; à chaque pas il se retournait avec inquiétude, on eût dit qu’un mystérieux instinct l’avertissait de la présence de ceux qui l’épiaient. Enfin, rassuré par l’obscurité et le silence, il s’enhardit.

 

Ce fut d’une allure rapide comme celle d’un fauve qu’il atteignit la table et se pencha pour glisser sa main en dessous.

 

– Il y est !… je l’ai !… balbutia-t-il d’une voix rauque.

 

Une seconde, malgré les ténèbres, le grand rubis étincela d’une pâle lueur sanglante entre ses doigts.

 

Mais au même moment Harry Dorgan lui sauta à la gorge, pendant que Fred Jorgell, tournant le commutateur, inondait le salon d’une aveuglante clarté.

 

Deux cris partirent en même temps :

 

– Baruch !…

 

– Mon père !…

 

L’homme qui se débattait sous la poigne d’acier d’Harry Dorgan n’était autre que Baruch Jorgell.

 

D’un geste instinctif, Harry avait lâché son prisonnier ; entre les trois hommes, il y eut quelques secondes d’un poignant silence. Le vieux milliardaire demeurait inerte, affaissé, frappé en plein cœur.

 

Baruch, livide de rage et de honte, jetait sur son père et sur Harry des regards venimeux, puis, tout à coup, reprenant son sang-froid, il envoya rouler sur la table le rubis qu’il tenait encore dans sa main crispée et il marcha vers la porte.

 

Son père lui barra le passage.

 

– Tu ne t’en iras pas ainsi ! lui cria-t-il d’une voix terrible. Non, tu ne passeras pas !… Monsieur Dorgan, veuillez sonner, que l’on aille chercher les policemen !…

 

Harry s’était avancé. En un éclair, il venait d’entrevoir le moyen de sauver la situation.

 

– Sir, dit-il en se tournant vers le vieux gentleman, n’exagérons pas la portée d’une plaisanterie un peu osée peut-être…

 

Baruch avait compris, il n’avait qu’à saisir la planche de salut qui lui était tendue. Un mielleux sourire rasséréna ses traits, qui perdirent leur expression de haine et de dureté inflexible.

 

– Calmez-vous, mon père, fit-il avec un rire qui sonna faux, et laissez, je vous prie, messieurs les policemen où ils sont. Comme l’a tout de suite deviné M. Dorgan, c’est une simple farce que j’ai voulu faire à Isidora, qui est vraiment par trop vaniteuse de tous ses colifichets. J’avoue que c’était peut-être un peu osé, mais tous les rieurs auraient été de mon côté. Le déshabillage des ladies jeunes et vieilles par une détective eût été une chose tout à fait drolatique. C’eût été une attraction de plus, un véritable clou pour votre fête… Puis comment admettre que moi – votre fils – j’aie voulu m’emparer d’un bijou dont je n’ai que faire et qu’il m’aurait été d’ailleurs impossible de vendre ? C’est tout simplement ridicule !

 

« C’était, ajouta-t-il, l’ivrognerie des détectives qui lui avait donné l’idée de cette mystification, à laquelle il espérait bien que son père n’attacherait pas plus d’importance qu’il n’en avait attaché lui-même. »

 

Il continua longtemps cette espèce de plaidoyer que Fred Jorgell et Harry écoutaient d’un air distrait.

 

– D’un autre, dit sévèrement le vieillard, je croirais peut-être tout ce que vous venez de dire ; malheureusement, Baruch, je vous connais trop bien…

 

– Mon père !…

 

– Eh bien, soit ! interrompit Fred Jorgell d’un ton sec, admettons l’explication que vous a si charitablement fournie Mr. Dorgan ; mais, maintenant, il me reste le devoir de faire connaître à nos invités que le rubis est retrouvé…

 

– Je ne puis pourtant pas raconter à tout le monde…

 

– Permettez-moi de vous dire, interrompit l’ingénieur, qu’il y a un moyen tout simple de tourner la difficulté. Nous n’avons qu’à supposer que la femme de chambre de confiance de miss Isidora aura pris l’initiative, dès le commencement de la soirée, de reporter dans le coffre-fort le grand rubis, cela paraîtra très vraisemblable.

 

– Oui, cela arrange tout, murmura le milliardaire. De la sorte on croira à une simple méprise.

 

Puis, s’adressant à Baruch :

 

– Quant à vous, lui dit-il d’un ton glacial, j’ai à vous parler sérieusement. Je vous attendrai demain soir, à neuf heures, dans mon cabinet de travail.

 

– Je serai exact, mon père, répondit arrogamment Baruch.

 

Il ajouta, non sans ironie, en se tournant vers Harry Dorgan :

 

– Au revoir, monsieur, tous mes remerciements pour vos bonnes idées.

 

Et il salua et sortit.

 

Fred Jorgell, après avoir chaleureusement exprimé à l’ingénieur toute sa reconnaissance, le pria de garder le plus profond silence sur les événements de la soirée, puis tous deux rentrèrent dans le bal.

 

Harry Dorgan regrettait presque d’être intervenu dans l’affaire du rubis volé ; il se rendait compte qu’il avait désormais un ennemi mortel dans la personne du frère d’Isidora, mais il ne voulut pas s’arrêter à cette pensée, il était tout au plaisir d’aller annoncer lui-même à la jeune fille que la pierre précieuse avait été retrouvée.

 

Miss Isidora l’accueillit d’autant mieux que, parmi les nombreux jeunes gens de son entourage, Harry était un des rares pour qui elle éprouvât une réelle sympathie.

 

En quittant son père, Baruch était allé rejoindre dans une allée déserte du parc les deux gentlemen avec lesquels nous l’avons déjà vu en conversation.

 

– Quelles nouvelles ? lui demanda le plus âgé en baissant la voix.

 

– Rien ! grommela Baruch avec une sourde colère, l’affaire est manquée.

 

– C’est regrettable, reprit froidement l’autre, la pierre était belle.

 

– Rien à faire de ce côté, mais j’ai autre chose en vue.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Permettez-moi, jusqu’à nouvel ordre, de vous garder le secret.

 

– C’est votre affaire, répondit le deuxième gentleman, vous savez à quelles conditions nous consentons à vous prêter notre appui.

 

C’est sur ces paroles mystérieuses que Baruch prit congé de ses deux interlocuteurs. Il était humilié et exaspéré. Rageusement il regagna le petit pavillon situé au fond du parc, et qui lui servait de laboratoire et de bibliothèque, car Baruch Jorgell, très ignorant sur d’autres points, était un assez bon chimiste.

 

Peu de temps après son départ, Harry Dorgan et miss Isidora se trouvèrent au buffet près des deux gentlemen que Baruch venait de quitter.

 

– Quels sont donc ces deux personnages ? demanda-t-il à la jeune fille, leur physionomie astucieuse et rusée ne me revient guère, je vous l’avoue.

 

– Je crois, master Harry, que vos préventions sont injustes, répondit-elle, ces gentlemen – ce sont les deux frères – sont honorablement connus dans Jorgell-City ; le plus âgé, celui qui a le visage complètement rasé et qui porte des lunettes d’or, est le célèbre docteur Cornélius Kramm, celui qu’on a surnommé le sculpteur de chair humaine.

 

– J’ai entendu parler de ses prodigieux travaux, on disait de lui le plus grand bien ; mais l’autre ?

 

– C’est son frère Fritz Kramm, riche marchand de tableaux et d’objets d’art.

 

Harry Dorgan en resta là de ses questions.

 

À ce moment les premiers rayons du soleil perçaient la coupole des feuillages, faisant pâlir les illuminations, et montrant les faces blêmes et lasses des valseuses. Ce fut une débandade générale. Pendant que les musiciens, exténués, exécutaient sans enthousiasme un dernier morceau, les invités du milliardaire se hâtaient de regagner leurs autos alignées devant le perron de la cour d’honneur.

 

La fête était terminée.

 

CHAPITRE II

Un meurtre inexplicable

Le cabinet de travail de Fred Jorgell était aménagé avec une entente parfaite du confortable et merveilleusement outillé pour le formidable travail d’organisation que réclamaient les vastes entreprises du milliardaire. Des radiateurs électriques et des ventilateurs à air liquide y entretenaient en toute saison une température égale et douce ; cinq téléphones et deux postes de télégraphie sans fil le mettaient en communication rapide avec toutes les villes de l’univers ; d’admirables classeurs électriques contenaient des myriades de dossiers industriels et scientifiques sur les affaires les plus variées.

 

Le milliardaire ne se sentait vraiment chez lui que dans ce cabinet de travail éclairé, le jour, par de larges verrières qui donnaient sur le parc et sur la ville, le soir, par des lampes à vapeur de mercure qui répandaient une lueur azurée très douce ; c’était de là que partaient les ordres de vente et d’achat qui, parfois, culbutaient les cours dans les bourses du monde entier.

 

Neuf heures venaient de sonner et Fred Jorgell était occupé à expédier quelques lettres pressées avant d’aller à son cercle, lorsque Baruch entra.

 

L’air très calme, il salua respectueusement son père et demeura en face de lui dans l’attitude déférente d’un subordonné qui s’attend à une réprimande.

 

Un instant le père et le fils se regardèrent bien en face ; ce fut Baruch qui baissa les yeux le premier.

 

– Je suis venu comme vous me l’avez commandé, dit-il obséquieusement, j’attends vos ordres.

 

Ce ton de feinte politesse eut le don d’exaspérer le vieux gentleman, dont le visage s’empourpra, dont les yeux lancèrent des flammes.

 

– Vous êtes un voleur, répliqua-t-il brutalement, j’ai honte d’avoir pour fils un misérable tel que vous ! Si vous aviez un peu de cœur, vous devriez vous brûler la cervelle.

 

– Je n’ai pas les mêmes préjugés que vous sur cette question, fit Baruch en haussant les épaules avec une ironie méprisante. Je croyais qu’il était entendu entre nous que l’histoire du grand rubis n’était qu’un agréable tour de passe-passe, une humoristique plaisanterie.

 

– Croyez-vous donc, s’écria le milliardaire d’une voix terrible, que je me sois fait illusion un seul instant ! Je sais de quoi vous êtes capable ! Je vous ai déjà vu à l’œuvre : rappelez-vous les fausses traites mises par vous en circulation !…

 

À cet humiliant souvenir, le jeune homme eut un mouvement de révolte ; il serra les poings, sa physionomie prit une épouvantable expression de rage et de haine.

 

– Je ne vais pas, rugit-il, essayer de me défendre ! Oui, monsieur mon père, il est parfaitement exact que, si j’ai caché sous la table le grand rubis, c’était avec la ferme intention de m’en emparer.

 

– Et vous osez l’avouer ?

 

– Pourquoi pas ? Le seul coupable dans cette affaire, c’est vous ! Pourquoi me laissez-vous sans argent ? J’ai maintenant vingt-six ans, je veux vivre ma vie ! Avec deux ou trois cent mille dollars – ce qui est peu de chose pour vous –, je pourrais me lancer dans des entreprises intéressantes ; je suis aussi intelligent, aussi apte à la direction d’une affaire que qui que ce soit dans votre entourage.

 

– Vous ne l’avez guère prouvé : vous avez dévoré la fortune qui vous revenait de votre mère et, chaque fois que, depuis, je vous ai confié des capitaux, vous les avez dissipés en quelques semaines.

 

– L’expérience coûte toujours cher, mais maintenant, j’en ai suffisamment acquis, je suis sûr de moi, et je ne demande qu’à le prouver… Tenez, si, par exemple, oubliant toutes nos anciennes querelles, vous me donniez seulement cent mille dollars…

 

– Pas même cinquante mille ! pas même vingt mille ! s’écria le milliardaire exaspéré, si furieux que, dans sa colère, il pulvérisa d’un coup de poing une fragile coupe de Murano pleine de timbres rares ; le sang lui montait à la gorge. Il étouffait.

 

Il sonna pour se faire apporter une limonade glacée ; ce ne fut qu’après l’avoir bue qu’il continua, un peu calmé :

 

– Ne comptez en aucune façon sur mes bank-notes. Je trouve votre demande d’une singulière impudence, après ce qui s’est passé hier. Tout ce que je puis faire, c’est de ne pas vous supprimer – comme j’en avais l’intention – la pension de mille dollars par mois que je vous sers depuis que vous êtes ici.

 

– Je vous ai cependant parlé franchement, murmura Baruch d’un air sombre et menaçant, j’étais disposé à me montrer sérieux, ma foi, tant pis ! D’ailleurs, soyez tranquille, c’est la dernière fois que je m’humilie en vous faisant une pareille demande.

 

– Quels sont vos projets ?

 

– Inutile que je vous les communique.

 

Le milliardaire avait été plus ému qu’il ne voulait le paraître du ton résolu et en même temps désespéré dont son fils avait prononcé ces derniers mots.

 

– Écoutez, lui dit-il plus doucement, ma résolution n’est pas irrévocable ; je reconnais que vous êtes énergique et intelligent. Faites en sorte de me donner des preuves de sérieux et de bonne volonté, et je réfléchirai à ce que je puis faire en votre faveur.

 

Baruch était en ce moment trop irrité pour comprendre l’importance de cette concession.

 

– Combien de temps, répliqua-t-il insolemment, me faudra-t-il attendre votre bon plaisir ou votre caprice ?

 

– Cela dépendra de vous. Pour le moment, je veux bien oublier l’aventure d’hier, et c’est déjà beaucoup d’indulgence de ma part. Mais faites attention que, si vous ne me donnez pas entière satisfaction, je vous déshériterai impitoyablement.

 

– Il ne manquera pas de gens pour vous y pousser, ne fût-ce que cet hypocrite Harry Dorgan qui, je m’en suis aperçu depuis longtemps, fait la cour à ma sœur Isidora.

 

– Ne parlez pas d’Harry Dorgan, riposta le vieillard avec véhémence, je voudrais que vous fussiez aussi sérieux que lui. Bien que plus jeune que vous, il dirige déjà les usines électriques de Jorgell-City. C’est un garçon plein d’avenir.

 

– En effet, car je vois qu’il a été assez habile pour capter votre confiance.

 

– C’est, sans nul doute, qu’il la méritait !

 

– Je m’en moque, après tout, reprit Baruch avec un haussement d’épaules ; mais, revenons à notre affaire.

 

– Je viens de vous faire connaître ma décision.

 

Baruch jeta sur son père un tel regard que celui-ci en fut presque effrayé.

 

– Alors, c’est votre dernier mot ? Vous refusez de m’avancer les misérables cent mille dollars que je vous demande ?

 

– Je refuse. Acceptez l’emploi que je vous offre dans mon trust ; prouvez-moi pendant quelques mois que vous êtes capable d’une bonne administration, et ma caisse vous sera ouverte toute grande.

 

– C’est bien. Je n’insiste pas. Je vous prouverai peut-être d’ici peu que je suis en état de faire mon chemin dans la vie, sans le secours de votre argent.

 

Et Baruch sortit en claquant brutalement la porte.

 

Le lendemain pourtant, il paraissait avoir déjà oublié cette scène violente. Il parut à la table familiale, comme à l’ordinaire, et s’y montra plein de gaieté. Dans l’après-midi, il fit en compagnie de miss Isidora, la seule personne peut-être pour laquelle il eût une réelle affection, une longue promenade dans le parc.

 

Fred Jorgell se reprit à espérer que ce fils qui lui avait déjà causé tant de tracas n’était pas entièrement perdu pour lui et qu’il ne tarderait pas à revenir à de meilleurs sentiments.

 

Le milliardaire venait de remonter dans son cabinet de travail, après le repas du soir, lorsque miss Isidora entra sans frapper.

 

– C’est moi, père, cria-t-elle du seuil de la porte, ne te dérange pas !

 

La jeune fille portait une robe de crêpe de Chine bleuté qui accusait discrètement l’élégance et la richesse de ses formes. Ses cheveux d’un blond fauve, dans lesquels brillait un rang de perles, encadraient harmonieusement une physionomie régulière et calme, où se reflétaient la franchise et la bonté ; ses grands yeux d’un bleu de mer presque vert étaient clairs et hardis sans impudence, et elle possédait ce teint frais et velouté, d’une roseur spéciale, qui semble l’apanage de certaines jeunes filles américaines.

 

Ce fut d’une voix légèrement émue qu’elle dit à son père :

 

– Tu m’as paru tantôt si soucieux, et même si mélancolique, que j’ai tenu à venir te voir.

 

– Tu as bien fait, mon enfant, tu sais que ta présence, un seul sourire de toi suffisent à me consoler de toutes mes tristesses, à guérir toutes les blessures que je reçois parfois dans la rude bataille des dollars.

 

– Il faut croire, mon père, reprit coquettement la jeune fille, que mon sourire n’a pas eu aujourd’hui sur toi sa puissance habituelle. Allons, sois franc, tu as quelque ennui, comme le jour de cette fameuse faillite de la banque australienne que tu ne voulais pas m’avouer.

 

Le milliardaire protesta faiblement :

 

– Non, je t’assure, mon enfant, je n’ai aucun souci sérieux.

 

– Aurais-tu quelque sujet de mécontentement contre mon frère ?

 

Fred Jorgell fronça les sourcils et eut un hochement de tête découragé.

 

– Tu sais bien, petite Isidora, que ton frère et moi n’avons jamais pu nous entendre. Baruch est une nature ingrate dont je n’ai jamais rien pu tirer.

 

– Il paraît devenir beaucoup plus laborieux et surtout plus docile.

 

– Ne parlons plus de lui, veux-tu ? c’est un sujet de conversation qui m’est désagréable.

 

Le milliardaire s’était levé et se promenait nerveusement à travers la vaste pièce. Miss Isidora comprit qu’il était inutile d’insister. Il y avait entre le père et le fils une telle dissemblance de caractères, une telle antipathie même que, sans doute, ils ne parviendraient jamais à s’accorder ensemble.

 

– Eh bien, soit ! fit-elle avec une moue, laissons Baruch de côté et parlons de la fête d’avant-hier. Tu as dû être content. De l’aveu même de mes plus jalouses amies, c’était splendide !

 

– Certainement !…

 

– Il y a bien eu l’incident du rubis, simple malentendu, heureusement…

 

Fred Jorgell eut un geste de contrariété.

 

– Ne me parle pas de ce rubis, fit-il avec impatience, il y a longtemps que je n’y pense plus ; d’ailleurs, s’il faut te dire toute la vérité, j’ai aujourd’hui un ennui, ou plutôt une inquiétude bien réelle.

 

– Et tu ne voulais pas me le dire, murmura la jeune fille d’un accent de reproche.

 

– Tu vois qu’il m’est impossible de rien te cacher, mais rassure-toi, ce n’est pas grave.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Tu sais que je suis toujours en affaires avec ce filateur de Buenos Aires, dont je t’ai souvent parlé, Pablo Hernandez. Je lui ai vendu dernièrement pour trois cent mille dollars de coton dont il a pris livraison ; c’est aujourd’hui même qu’il devait me verser les fonds et je suis sans nouvelles. C’est d’autant plus étrange que Pablo est parfaitement solvable et d’une grande ponctualité.

 

– C’est en effet fort étrange.

 

– Le plus inquiétant, c’est qu’hier soir il m’a téléphoné qu’il était en route pour m’apporter lui-même la somme convenue…

 

À ce moment, on heurta doucement à la porte du cabinet de travail.

 

– Entrez ! cria le milliardaire, ah ! c’est toi, Paddock, m’apportes-tu de bonnes nouvelles ?

 

Paddock était un vieil Irlandais ; intendant, factotum, secrétaire à l’occasion, il possédait toute la confiance de Fred Jorgell. À la question qui lui était posée, il répondit d’abord par un hochement de tête négatif.

 

– Pablo Hernandez ? demanda anxieusement le milliardaire.

 

– Mort ! Assassiné !

 

– Mais c’est impossible !

 

– Je viens de voir son cadavre.

 

Fred Jorgell était violemment ému.

 

– Pablo était un loyal camarade, dit-il, je donnerais de grand cœur les trois cent mille dollars qu’il me doit pour qu’il fût encore vivant.

 

Puis il demanda avec une fébrile curiosité :

 

– Comment a-t-il été tué ? Je veux être renseigné… Je dépenserai tout l’argent qu’il faudra pour faire arrêter les assassins !

 

– Un mystère étrange plane sur cette mort. Pablo Hernandez a été trouvé ce matin d’assez bonne heure sur la rive du petit creek marécageux qui se trouve à l’entrée du bois, un peu en dehors des usines. Il a été complètement dévalisé, mais ce qui est inexplicable, c’est que son corps ne porte aucune trace de blessure, sauf une légère contusion, une petite tache noirâtre derrière l’oreille. L’automobile dans laquelle il était venu seul était à quelques mètres en arrière, intacte.

 

– A-t-on fait une enquête ? demanda miss Isidora.

 

– Certainement, répondit Paddock, mais cette enquête n’a rien appris. Le docteur Cornélius Kramm a procédé à un examen du cadavre, et il lui a été impossible de se prononcer. Il serait presque tenté de conclure à une apoplexie foudroyante, si la victime n’avait pas été dévalisée.

 

– Il y a là une énigme indéchiffrable, murmura la jeune fille.

 

– La seule explication plausible qu’on puisse donner, reprit l’Irlandais, c’est que Pablo Hernandez sera descendu pour quelque légère réparation à son auto ; c’est pendant qu’il était ainsi occupé qu’il aura été foudroyé par l’apoplexie. Un passant, un rôdeur quelconque, aura le premier découvert son cadavre et se sera empressé de l’alléger de ses bank-notes.

 

Pendant ces explications, Fred Jorgell demeurait pensif.

 

– Les bandits ont fait là un coup de maître, dit-il lentement. Je suis certain que Pablo Hernandez avait sur lui, en bank-notes et en valeurs diverses, les trois cent mille dollars qu’il venait me verser aujourd’hui. Pour moi, le crime est évident. Il y a eu là un véritable guet-apens.

 

Ni Paddock ni miss Isidora ne relevèrent cette dernière observation. Tous deux étaient, au fond, du même avis que le milliardaire.

 

– C’est quand même trois cent mille dollars de perdus pour vous, dit Paddock après un moment de silence.

 

– Non, Pablo Hernandez était riche, très riche, je sais que, je serai payé, mais cela n’a pas grande importance : trois cent mille dollars ne constitueraient pas pour moi une perte irréparable.

 

Miss Isidora réfléchissait.

 

– Pourquoi donc, demanda-t-elle à Paddock, après un silence, mon père est-il prévenu si tard de la mort tragique de son client ?

 

– Miss, cela est très explicable, l’identité du malheureux Pablo vient d’être reconnue il y a seulement une heure. Je savais, dès midi, qu’un crime avait été commis, mais comme les rixes entre ouvriers italiens et irlandais ne sont pas rares à Jorgell-City, j’avais cru qu’il s’agissait d’un meurtre banal et je ne m’en étais pas occupé.

 

– C’est bien, Paddock, dit le milliardaire devenu pensif, rédigez ce soir même une note pour les journaux en promettant une prime de cinq mille dollars à quiconque apportera un renseignement intéressant sur le décès de ce pauvre Hernandez.

 

L’Irlandais sortit. Miss Isidora demeura encore quelque temps près de son père qui paraissait très affecté, mais elle comprit qu’il désirait être seul et se retira à son tour.

 

Après son départ, Fred Jorgell se promena longtemps encore dans son cabinet avec, une nerveuse agitation : il était à la fois inquiet, irrité et triste ; il y avait longtemps que le poids de son immense fortune et de ses responsabilités ne lui avait paru aussi lourd.

 

CHAPITRE III

Les frères Kramm

À l’heure même où Fred Jorgell apprenait la mort tragique de son client Pablo Hernandez, Baruch sortait du pavillon isolé qu’il habitait par une porte donnant sur la rue et dont lui seul avait la clef. Il pouvait ainsi sortir ou rentrer à sa guise, sans déranger aucun des domestiques.

 

La rue, quoique indiquée sur le plan officiel de la ville, n’était encore constituée que par des clôtures de planches et des monceaux de gravats. Baruch la franchit en sautant au petit bonheur les flaques d’eau et les fondrières, il suivit quelque temps le boulevard encore inachevé qui traversait Jorgell-City et qu’éclairaient de loin en loin de puissantes lampes à arc. Enfin, il s’arrêta en face d’un grand cottage d’aspect sévère.

 

Baruch Jorgell se rendait chez le docteur Cornélius Kramm.

 

Le docteur Cornélius était célèbre dans toute l’Amérique, mais ses cures merveilleuses étaient d’un genre très particulier.

 

Le docteur était la providence de tous ceux et de toutes celles qu’une laideur ou une tare physique affligeait et qui étaient en état de payer les frais d’un traitement des plus coûteux. Il redressait les nez crochus, diminuait les oreilles copieuses, agrandissait les yeux, rapetissait les bouches, exhaussait les fronts et rectifiait les tailles ; en un mot, grâce à la chirurgie, il traitait la substance vivante comme une véritable matière plastique qu’il façonnait au gré de son caprice.

 

C’était son incontestable dextérité qui lui avait valu ce bizarre surnom de « sculpteur de chair humaine », sous lequel on le désignait familièrement.

 

On connaissait peu de chose du passé de Cornélius, Il était arrivé un beau matin, s’était magnifiquement installé et, depuis, grâce à une savante réclame, grâce à des cures heureuses et aussi à son savoir très réel, sa réputation n’avait fait que grandir.

 

Il courait pourtant une sinistre légende sur les débuts de sa fortune : quelque dix ans auparavant, prétendait-on, Cornélius était attaché, comme médecin, à une compagnie minière de la province de Matto Grosso, au Brésil, qui occupait plus de cinq cents travailleurs noirs.

 

En dépit d’une surveillance active et minutieuse, les vols étaient assez fréquents. Un fait de ce genre se produisit précisément peu de temps après l’installation du docteur : un diamant de sept cents carats disparut et toutes les perquisitions faites pour le retrouver demeurèrent sans résultat. Quelques semaines s’écoulèrent, le vol commençait à s’oublier, lorsqu’un vieux Noir tomba malade et dut être transporté à l’hôpital que dirigeait Cornélius. Celui-ci diagnostiqua sans peine une péritonite aiguë, causée par la présence d’un corps étranger dans l’intestin ; il s’apprêtait à tenter une opération lorsque le diamant disparu lui revint en mémoire ; il n’ignorait pas que, souvent, les Noirs n’hésitent pas à avaler, pour les mieux cacher, les pierres qu’ils ont volées.

 

Deux jours plus tard, le patient succombait à l’absorption d’un cachet d’acide prussique ordonné « par erreur » et le docteur, comme il l’avait prévu, retrouvait en disséquant le cadavre le diamant de sept cents carats. Dans le courant du même mois, Cornélius donnait sa démission pour cause de santé et partait pour l’Europe où l’on perdait sa trace.

 

Les antécédents de Fritz Kramm étaient aussi mystérieux. Il avait fait fortune dans le commerce des tableaux et des objets d’art ; c’était ce que l’on pouvait affirmer de précis sur son compte. Ses ennemis prétendaient bien qu’il avait fait partie d’une bande internationale de cambrioleurs de musées, dont il était demeuré le receleur, mais nul n’eût pu fournir la preuve d’une si calomnieuse assertion. Ces racontars ne causaient d’ailleurs aucun préjudice aux deux frères : il n’est pas d’homme arrivé qui ne soit en butte au dénigrement.

 

Au moment où Baruch sonnait à la porte de l’étrange docteur, il pouvait être dix heures du soir, c’est à peine si quelques rais de lumière filtraient par les interstices des volets blindés, hermétiquement clos.

 

Le domestique qui vint ouvrir introduisit silencieusement le jeune homme dans un salon d’attente meublé avec une sévère élégance, et où se trouvait déjà un personnage vêtu de noir qui s’avança courtoisement au-devant du visiteur. C’était un vieil Italien, nommé Léonello, depuis de longues années au service du docteur.

 

– Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il à Baruch.

 

– Je désirerais voir le docteur.

 

– Malheureusement, c’est impossible, le docteur travaille.

 

– Il m’attend, répliqua Baruch avec insistance, voici ma carte.

 

– Mille pardons, fit obséquieusement l’Italien après un coup d’œil sur la carte, je vais vous annoncer.

 

Léonello revint quelques instants après. Sa face décharnée avait quelque chose de sarcastique.

 

– Mon maître sera très heureux de vous recevoir, dit-il, mais il ne peut abandonner le travail auquel il se livre, il faudra donc que vous m’accompagniez jusque dans son laboratoire.

 

– Quel est donc ce travail ?

 

La physionomie rusée de l’Italien se fit plus ironique.

 

– Le docteur s’occupe d’un embaumement, il s’agit du malheureux Pablo Hernandez, dont le cadavre a été découvert ce matin. La famille a télégraphié au docteur de faire le nécessaire, et vous aurez le privilège d’assister à l’opération.

 

– Je vous remercie, balbutia Baruch, dont le visage s’était couvert d’une pâleur mortelle, je ne tiens guère à voir un pareil spectacle.

 

– Je comprends cela.

 

– Dites au docteur que j’attendrai qu’il ait fini.

 

– Ce sera peut-être long.

 

– Tant pis, je préfère attendre.

 

Léonello s’éclipsa. Baruch demeura seul, rongeant son frein, en proie à la colère et à l’impatience ; enfin le docteur parut.

 

Le docteur Cornélius Kramm n’avait guère plus de trente-six ans, mais son crâne énorme et entièrement chauve, ses larges lunettes d’or et son visage maigre et rasé le faisaient paraître beaucoup plus vieux. Ses traits étaient réguliers, et il donnait, à première vue, l’impression d’un homme puissamment intelligent, mais ses lèvres minces, ses yeux inquiets et fureteurs, derrière les verres de cristal jaune des lunettes, causaient un indicible malaise. Il s’exprimait avec une lenteur et une sécheresse glaciales.

 

Les deux hommes ne se saluèrent pas. Maintenant qu’ils étaient sans témoins, les politesses banales n’étaient pas de mise.

 

– À défaut du grand rubis, déclara Baruch, j’ai les valeurs dont je vous avais parlé.

 

– Je le sais mieux que personne, riposta cyniquement Cornélius, puisque je viens de terminer l’embaumement de leur précédent propriétaire.

 

Baruch ne sourcilla pas.

 

– Je voudrais de l’argent tout de suite, fit-il.

 

– Eh bien, soit ! allons chez mon frère.

 

Pas une parole de plus ne fut échangée. Cornélius prit une petite lanterne électrique et guida son hôte par les allées du jardin jusqu’à une porte de fer qui faisait communiquer les propriétés des deux frères.

 

Cette porte franchie, ils se trouvèrent dans un vaste hall, littéralement bondé du sol jusqu’au toit d’un amoncellement de tableaux et de statues de tous les temps et de toutes les écoles. Dans un espace vide aménagé au centre, il y avait une table-bureau, des sièges et un grand coffre-fort scellé dans le mur.

 

Cornélius et Baruch avaient eu à peine le temps de s’asseoir que Fritz Kramm, sans doute déjà prévenu, se montra à l’autre extrémité du hall.

 

Le marchand de curiosités différait entièrement, comme aspect physique, de son frère le docteur. Autant Cornélius était maigre, émacié et morose, autant Fritz était corpulent, rubicond, jovial et d’une extrême aménité de manières et d’allures.

 

C’était ce que nous appellerions en France un bon vivant.

 

Son sourire bienveillant, ses yeux gris clair pleins de franchise le rendaient tout d’abord sympathique, mais si l’on observait avec attention ses mâchoires trop développées, ses oreilles vastes et mal ourlées, ses mains énormes aux doigts courts, aux pouces en billes, on était beaucoup moins rassuré.

 

En apercevant Baruch, Fritz alla au-devant de lui, la main tendue.

 

– Enchanté de vous voir, fit-il, oh ! je savais bien que votre visite ne tarderait pas, je vous attendais presque.

 

Baruch respira, ce ton de cordialité feint ou réel le mettait à son aise.

 

– Vous devinez ce qui m’amène, dit-il.

 

– Parbleu ! Vous avez besoin de bank-notes.

 

– Comme vous le dites…

 

– Voyons les valeurs.

 

Baruch tira de la poche de son « overcoat » un gros portefeuille de maroquin ; mais il rougit et se troubla en remarquant tout à coup que le nom de don Pablo Hernandez était imprimé en lettres d’or dans un des angles.

 

– Voilà, dit Cornélius, de sa voix dure et cassante, un petit souvenir que je ne vous conseille pas de conserver, master Jorgell !

 

Tout de suite, Fritz Kramm intervint avec des gestes conciliants.

 

– Bon, fit-il, c’est entendu, on ne pense pas à tout ; mais voyons les valeurs (et il avait pris le portefeuille des mains de Baruch). Des pétroles, des cuivres, des caoutchoucs, excellent, la plupart d’ailleurs sont en hausse ; celui qui en a fait emplette était loin d’être un gogo. Seulement, voilà… pas une seule n’est au porteur ; il n’y a que moi qui puisse vous négocier cela, et encore, non sans risques. Comptons. Il y en a pour trois cent mille dollars ; je vais donc vous verser comme convenu cent mille dollars en bank-notes et en or.

 

Baruch eut un mouvement de révolte vite réprimé.

 

– Je crois, reprit Fritz, sans lui laisser le temps de parler, que ma proposition est parfaitement équitable : cent mille dollars pour moi qui accepte des actions et des obligations que j’aurai du mal à négocier ; cent mille dollars pour mon frère qui a signé le rapport médical et cent mille pour vous qui…

 

– Aussi n’ai-je pas protesté, interrompit Baruch avec vivacité.

 

– Je crois que nous nous entendons parfaitement.

 

Avec les gestes minutieux et paisibles d’un honnête commerçant, Fritz alla au coffre-fort et en tira une liasse de billets de banque qu’il remit à Baruch.

 

– Voyez, lui dit-il avec un bon sourire, la somme était prête, recomptez-la ; je crois que le nombre y est, mais tout le monde peut se tromper.

 

– Inutile, répliqua Baruch en fourrant les bank-notes dans sa poche, je vous remercie ; il n’est pas impossible que j’aie encore l’occasion d’avoir recours à votre obligeance.

 

– Tout à votre service.

 

Baruch prit congé.

 

Fritz insista pour le reconduire jusqu’à la porte de la rue et ils se séparèrent après avoir échangé un loyal shake-hand.

 

Fritz était retourné près de son frère. Quand tous deux furent seuls dans le grand hall aux tableaux, en face du coffre-fort, ils échangèrent un singulier sourire.

 

– Je crois que nous le tenons, dit Cornélius.

 

– Oh ! approuva Fritz, il est à nous maintenant, bien à nous ; il a été très crâne, d’ailleurs, seulement, je crains que ce ne soit pas un instrument très docile.

 

– Tout le monde devient docile, quand il tombe entre nos mains, affirma le docteur avec une grimace sinistre. Je ne vois qu’un point noir dans nos projets… Ce jeune Harry Dorgan ?

 

– Nous aviserons. Il faut réfléchir mûrement. Je trouve que voilà assez de besogne pour une journée…

 

Les deux frères en restèrent là de leur entretien et se séparèrent. Cornélius regagna son laboratoire. Fritz changea de costume pour aller passer le reste de la soirée chez un riche marchand de charbon qui était un de ses meilleurs clients et auquel il avait fourni toute une galerie de tableaux.

 

Pendant ce temps, Baruch avait hélé un taxi-auto et s’était fait conduire au célèbre club du « Haricot Noir ».

 

CHAPITRE IV

Le club du Haricot Noir

C’était une institution d’une originalité bien américaine que le club du Haricot Noir ; il était composé de quarante membres actifs, tous célibataires, et d’un grand nombre de membres honoraires, mariés ou non ; chaque année, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, à l’issue d’un splendide banquet, largement arrosé de claret et d’extra-dry, le maître d’hôtel déposait cérémonieusement sur la table une urne de vermeil qui contenait trente-neuf haricots blancs et un seul haricot noir.

 

Le moment était solennel.

 

Les yeux bandés, chacun des membres du club, en commençant par le président, tirait à son tour un haricot de l’urne de vermeil.

 

Celui auquel était échu le haricot noir était tenu de se marier dans l’année et, cessant d’être membre actif, devenait de droit membre honoraire, mais le club prenait à sa charge les frais de la noce et les dépenses des jeunes époux pendant toute la durée de la lune de miel.

 

Si la fiancée était pauvre – ce qui, d’ailleurs, arrivait rarement dans ce milieu presque exclusivement fréquenté par des fils de milliardaires –, la caisse du club lui fournissait une dot.

 

Cette intéressante association, qui était venue s’installer d’une ville voisine à Jorgell-City, obtenait le plus grand succès ; ses membres formaient une élite parmi laquelle il était difficile d’être admis.

 

Baruch Jorgell n’était que membre honoraire, mais comme on jouait très gros jeu au Haricot Noir, il y fréquentait assidûment.

 

Baruch était joueur.

 

Pourtant, il gagnait rarement, et cela, faute de calcul et de réflexion ; c’était avec une sorte de fiévreuse nervosité qu’il jetait son or par poignées sur le tapis vert. Il ignorait ou méprisait les habiletés des vieux professionnels qui, chaque soir, avec une mise insignifiante, arrivaient à rafler une centaine de dollars.

 

Lorsque Baruch pénétra dans la salle de jeu, la partie était très animée ; il y avait là un certain Stickmann – arrivé depuis peu à Jorgell-City – qui pontait et pariait avec une audace admirable.

 

Arnold Stickmann, un jeune homme au teint frais et rose, presque un adolescent, s’était fait une réputation dans le monde des Cinq-Cents par son élégance ; à Chicago et même à New York, il donnait le ton à la mode.

 

C’était lui qui avait inauguré les cravates en toile d’or semée de fleurettes de diamants ; une autre fois, il avait innové un complet en étoffe métallique, rose et violet ; c’était encore lui qui avait lancé les bottines en véritable peau de requin et dont chaque bouton était constitué par un petit diamant noir.

 

Le portrait de ce Brummel yankee se trouvait dans tous les journaux de mode, et d’habiles reporters allaient interviewer son tailleur, son bottier et son chemisier pour tâcher de savoir dans quelle tenue il apparaîtrait le jour suivant ; on l’avait vu, tour à tour et dans la même journée, exhiber un pyjama de flanelle d’amiante, un complet d’étoffe de verre et un gilet en peau de crocodile.

 

Stickmann était poète à sa façon.

 

Il traduisait toutes ses émotions, tous ses rêves par un nouveau et original costume longtemps médité. Dans les moindres actes de sa vie, il était d’une minutie raffinée : chaque matin, son valet de chambre savonnait les pièces d’or qu’il devait mettre dans sa bourse et il n’avait jamais en portefeuille que des bank-notes neuves et parfumées.

 

Tel était l’homme en face duquel s’assit Baruch Jorgell en entrant dans la salle de jeu du Haricot Noir ; ils échangèrent un rapide coup d’œil et, d’instinct, ils se détestèrent.

 

C’était Arnold Stickmann qui tenait la banque. Baruch vida d’un trait la coupe de champagne que lui tendait un barman et jeta insoucieusement un billet de mille dollars sur le tapis. Stickmann donna les cartes d’un geste sûr de lui.

 

– Sept ! annonça-t-il.

 

Baruch avait tiré cinq.

 

Stickmann cueillit d’un air dégoûté la bank-note de mille dollars qui était un peu crasseuse aux angles ; en face de lui, l’or, les jetons et les billets formaient un tas énorme, une vraie petite montagne.

 

Impassible, Baruch risqua deux autres billets de mille dollars.

 

Il perdit. Ses deux bank-notes allèrent grossir le monceau de l’impeccable Stickmann.

 

– Well ! fit Baruch.

 

Et il jeta successivement sur le tapis quatre, puis huit, puis seize bank-notes ; il perdait toujours.

 

Très intéressés, les membres du club avaient tous cessé de jouer ; ils suivaient passionnément la bataille qui se livrait entre les deux jeunes milliardaires. Une déveine persistante s’acharnait contre Baruch, l’or coulait entre ses mains comme de l’eau.

 

– Si l’on jouait à la mouche ? proposa tout à coup un vieil habitué. Cette idée fut accueillie par des bravos enthousiastes. La mouche est un jeu exclusivement américain et qui se pratique surtout à bord des paquebots transatlantiques, pour charmer l’ennui des traversées.

 

Douze des membres du club déposèrent chacun une bank-note sur le tapis, sur chaque bank-note on plaça un morceau de sucre, puis toute l’assistance demeura plongée dans un religieux silence et dans une immobilité complète.

 

Tout à coup une mouche qui voletait en bourdonnant, près des rosaces électriques du plafond, descendit attirée par l’odeur du sucre. Joueurs et spectateurs demeuraient figés dans une raideur de statue.

 

La minute était émotionnante. On eût pu discerner dans le grand silence le souffle haletant des joueurs oppressés d’angoisse.

 

La bestiole tourna quelque temps autour d’un plateau sur lequel étaient posées des bouteilles de champagne et de whisky, puis elle piqua droit au morceau de sucre déposé en face de Baruch. Celui-ci ne put retenir un imperceptible tressaillement qui fit s’envoler la mouche. Elle alla se poser sur le morceau de sucre d’Arnold Stickmann qui, lui, n’avait pas bronché.

 

– Gagné ! crièrent bruyamment les joueurs.

 

Stickmann eut un sourire dédaigneux et rafla d’un geste négligent les onze billets qui se trouvaient sous les morceaux de sucre.

 

On renouvela les enjeux, mais cinq fois de suite, Arnold Stickmann gagna. Un à un, comme la première fois, les joueurs se retiraient de la partie, impressionnés par cette chance invraisemblable. De nouveau Baruch et Stickmann demeurèrent seuls en présence ; il y avait dix bank-notes de mille dollars sous chaque morceau de sucre.

 

Les témoins de cette scène en suivaient les péripéties avec cet intérêt passionné, presque maladif, que mettent les Yankees à toute espèce de jeu ou de sport. Ne jouant plus pour laisser le champ libre aux deux adversaires, ils engageaient à voix basse des paris.

 

– Je mets deux mille sur Baruch !

 

– Et moi deux mille sur Stickmann, il tient la veine !

 

– Possible, mais la chance va tourner ! C’est Baruch qui gagnera !…

 

– Nous allons bien voir.

 

– Trois mille dollars.

 

– Tenu !

 

Pendant ce temps, la mouche, que tous les regards suivaient avec anxiété, s’amusait pour ainsi dire à faire la coquette, elle tourbillonnait à travers la vaste salle, s’éloignant, puis se rapprochant pour s’envoler de nouveau vers les hauteurs du plafond. Un instant même, elle se plaça – comme pour les narguer – juste entre les deux joueurs pâles et frémissants.

 

Tout à coup elle se posa sur le morceau de sucre de Baruch. Enfin il gagnait. Avidement, il s’empara des enjeux de son adversaire qui souriait d’un air détaché, en homme pour qui la perte ou le gain d’un matelas de bank-notes plus ou moins épais est une chose absolument indifférente.

 

Les partisans de Baruch gagnaient du terrain ; la chance semblait avoir tourné. La partie se continua avec plus d’acharnement qu’auparavant.

 

À ce moment il se produisit entre les parieurs une discussion qui faillit se terminer à coups de browning ; quelqu’un avait, sans songer à mal, allumé un régalia dont la fumée pouvait influencer l’insecte, en ce moment arbitre des destinées du jeu. Le malencontreux fumeur, honni de tous, dut jeter son cigare et faire des excuses.

 

Cette fois, Baruch mit vingt billets sous un morceau de sucre, il gagna.

 

Stickmann, toujours souriant, tira de son portefeuille en peau de porc cinquante bank-notes. Baruch, sans une seconde d’hésitation, en plaça un nombre égal en face de lui.

 

La partie devenait grandiose, mais la mouche, suffisamment gorgée de sucre, s’était envolée par la fenêtre grande ouverte. Joueurs et parieurs étaient furieux.

 

Il y eut un moment d’accalmie forcée, les mouches endormies près des moulures dorées du plafond ne manifestaient nulle intention de se déranger de leur somme et la bestiole qui jusqu’alors avait joué un si grand rôle semblait envolée définitivement.

 

Les conversations avaient repris leur cours, les cigares s’étaient rallumés, des plateaux chargés de coupes d’extra-dry et de cocktails incendiaires circulaient à la ronde.

 

On parlait déjà de jouer à autre chose, d’organiser des tables de bridge ou de poker, lorsque, brusquement, avec un joyeux bourdonnement, la mouche – la même sans nul doute – rentra triomphalement par la fenêtre et vint planer, indécise, au-dessus de la table de jeu.

 

– Il n’y a pas un quart d’heure d’écoulé ! clamèrent les spectateurs d’une même voix, les paris tiennent, la partie continue !

 

Instantanément, les cigares s’étaient éteints et dans la salle tout à l’heure si bruyante régnaient le plus religieux silence, l’immobilité la plus parfaite. Chacun pensait à part soi qu’il y avait longtemps qu’un si beau match n’avait eu lieu au Haricot Noir.

 

Cette fois la lutte fut brève. Au bout d’une minute, sans la moindre hésitation, la mouche alla se poser sur le morceau de sucre de Baruch. Il gagnait les cinquante mille dollars.

 

Stickmann les lui tendit avec son plus gracieux sourire.

 

– Tous mes compliments, master Jorgell, lui dit-il, à vous les honneurs de la soirée. Mais ne trouvez-vous pas que nous avons assez joué comme cela ? Pour mon compte, je me sens la tête un peu lourde.

 

Baruch était profondément étonné, il ne comprenait rien à cette subite modération.

 

– Je suis prêt à continuer ; répondit-il.

 

– Non, cela suffit pour aujourd’hui. Vous aurez bien assez d’occasions de me donner ma revanche. Je suis ici pour une quinzaine et peut-être davantage.

 

– Comme il vous plaira, murmura Baruch interloqué, je pense qu’un de ces gentlemen sera enchanté de prendre votre place.

 

Mais aucun partenaire ne se présenta. Avec la superstition particulière aux joueurs, tous étaient persuadés que la veine avait changé et que Baruch Jorgell devait gagner tout le restant de la soirée.

 

– D’ailleurs, il se fait tard, ajouta Stickmann, il serait sage, à mon avis, de rentrer se coucher, après avoir bu les dernières coupes à la santé de l’heureux gagnant.

 

Cette motion rallia les suffrages. La salle de jeu fut désertée pour le bar où l’on toasta joyeusement ; puis, par petits groupes, les membres du club se retirèrent.

 

Chose bizarre, Stickmann semblait être subitement revenu de son aversion pour Baruch. Tous deux s’entretinrent quelque temps amicalement et montèrent ensemble dans l’ascenseur.

 

Comme ils en descendaient, Stickmann demanda à Baruch s’il avait son auto et, sur sa réponse négative, lui offrit de le prendre dans la sienne et de le déposer à sa porte. Baruch accepta, un peu étonné de ces prévenances.

 

Quand tous deux eurent pris place dans l’intérieur du luxueux coupé électrique, la conversation ne tarda pas à prendre un tour confidentiel.

 

– Écoutez, mon cher partenaire, dit Stickmann, je vais être avec vous de la plus entière franchise, je veux vous confier un secret.

 

– Je vous écoute, murmura Baruch, se demandant où l’autre voulait en venir.

 

– Je suis allé, vous le savez, à la fête donnée il y a quelques jours par votre père.

 

– En effet, je me souviens de vous avoir vu danser une scottish avec ma sœur, miss Isidora.

 

– C’est d’elle précisément qu’il s’agit. Je n’avais jamais admiré d’aussi près la grâce, le charme, l’enjouement de cette délicieuse personne. J’ai été émerveillé de son esprit aussi bien que de sa beauté…

 

– Et naturellement, interrompit Baruch d’un air légèrement ironique, vous en êtes amoureux ?

 

– Amoureux fou ! Je compte demander sa main à Mr. Jorgell d’ici quelques jours !

 

– Bonne chance, reprit Baruch, toujours gouailleur, mais je ne vois pas trop en quoi je puis vous être utile. Je n’ai – vous le savez peut-être – aucune influence sur mon père et très peu sur ma sœur.

 

– Tout ce que je vous demande c’est, pour votre part, de ne pas m’être hostile.

 

– Certes, cher monsieur Arnold, vous pouvez compter sur ma neutralité la plus bienveillante. Mais je dois vous apprendre une chose, c’est qu’Isidora a refusé déjà un grand nombre de partis brillants.

 

– Ce n’est pas une raison, répliqua vaniteusement le roi de la Mode. Il faudra bien qu’un jour miss Isidora arrête son choix sur quelqu’un.

 

– Espérons que ce sera sur vous. Mais me voici, je crois, arrivé à destination. Soyez tranquille, je garderai votre secret. Merci mille fois de votre obligeance et à bientôt une prochaine revanche au Haricot Noir !

 

Les deux jeunes gens se séparèrent avec toutes les apparences de la meilleure cordialité. Stickmann croyait avoir fait là une démarche de la plus habile diplomatie. En cela il se trompait lourdement.

 

Baruch, qui n’avait auparavant contre lui qu’une antipathie instinctive, le détestait maintenant de tout son cœur. Rentré dans le salon qui occupait le rez-de-chaussée du pavillon qu’il habitait, il donna libre cours à son humeur fielleuse.

 

– Le vaniteux ! l’imbécile ! s’écria-t-il. Se figure-t-il donc que ma sœur va tout de suite être éprise de lui ? Il compte sans doute gagner son cœur grâce à l’excellente coupe de ses complets et au chic de ses cravates ! Il faudrait qu’Isidora fût bien sotte pour accorder sa main à ce prétentieux mannequin, bon tout au plus à figurer dans la vitrine d’un tailleur…

 

Tout en monologuant ainsi, Baruch avait tiré de sa poche les bank-notes qu’il y avait empilées pêle-mêle en quittant la salle de jeu.

 

Il les compta, il y en avait cent soixante ; mais cette notable augmentation de son capital, au lieu de le calmer, ranima encore sa mauvaise humeur contre Stickmann.

 

– Je le comprends maintenant, le drôle a refusé de continuer la partie pour me laisser emporter mon gain ! C’est une sorte d’aumône qu’il me fait ! Si l’on vient à deviner ses intentions, je serai la fable et la risée des membres du club ! Et il croit peut-être que je lui en aurai de la reconnaissance ! Je sais bien qu’au fond il me déteste ; naguère encore, c’est à peine s’il m’adressait la parole…

 

Baruch était avant tout un orgueilleux et Arnold Stickmann, en croyant lui être agréable, avait trouvé le moyen de blesser au vif son amour-propre.

 

Les soirées suivantes, au Haricot Noir, les parties furent mouvementées. Baruch tenait à prouver à tous qu’il n’était pas, comme on l’avait dit, tenu en tutelle par son père, et qu’il disposait de capitaux bien à lui. Il eût voulu, pour que la démonstration fût complète, perdre une grosse somme en jouant avec Stickmann. Mais celui-ci, fidèle à la tactique qu’il avait d’abord adoptée, faisait tous ses efforts pour le laisser gagner.

 

– Il tient à m’humilier, songeait Baruch rageusement, à me prouver qu’il possède une fortune dont il a la libre disposition, des affaires qu’il gère par lui-même, tandis que, grâce à l’avarice de mon père, je n’ai rien de tout cela. Il veut sans doute me donner à entendre que, lorsqu’il sera devenu le mari d’Isidora, je pourrai compter sur ses libéralités. Mais il faut bien mal me connaître pour faire un pareil calcul et je ne suis pas homme à supporter longtemps les affronts !

 

Cependant les autres membres du Haricot Noir n’avaient pas les mêmes raisons que Stickmann de ménager Baruch Jorgell. Aussi profitaient-ils sans vergogne de ses distractions, le matelas de bank-notes allait de jour en jour en s’amincissant.

 

Des cent soixante billets il n’en restait plus guère qu’une trentaine.

 

L’orgueilleux Baruch ne voulait pas convenir à ses propres yeux qu’il n’était pas assez riche pour lutter avec des adversaires presque tous pourvus du milliard, et au lieu d’employer son argent à quelque fructueuse spéculation, comme ç’avait été d’abord son projet primitif, il jouait éperdument, sans vouloir envisager les conséquences d’une pareille conduite.

 

Vers ce temps-là, Arnold Stickmann fit à Fred Jorgell deux ou trois visites successives ; rien ne transpira de leurs entretiens ; mais le roi de la Mode affichait une jovialité et un entrain qu’on ne lui avait jamais connus. Quant aux complets qu’il inaugurait chaque jour, ils étaient de couleurs tendres et d’un chic éblouissant.

 

CHAPITRE V

Un mystère sensationnel

Avec ses massifs d’orangers, de jasmins, de magnolias et d’orchidées, ses fontaines jaillissantes et ses allées tapissées d’une mousse épaisse et verdoyante, le jardin d’hiver de Fred Jorgell était en toute saison un lieu de fraîcheur et d’enchantement. Les palmiers et les bananiers y formaient de véritables bosquets, dont les larges feuillages s’élevaient jusqu’à la coupole de cristal aux arcatures dorées.

 

C’est là que miss Isidora passait souvent de longues heures en compagnie d’une brave Écossaise, mistress Mac Barlott, dont la seule fonction était de lui faire la lecture et de l’accompagner dans ses promenades.

 

Chaque midi, après le déjeuner, elles allaient rendre visite à une grande volière de filigrane d’argent toute remplie de perruches, de sénégalis, de cardinaux et d’autres oiseaux des tropiques aux brillants plumages. C’était là une de leurs distractions favorites.

 

Elles étaient précisément occupées, ce jour-là, à émietter des gâteaux à leurs petits pensionnaires emplumés, lorsque Fred Jorgell parut tout à coup au détour d’une allée de citronniers de la Floride, plantés dans de superbes vases de faïence italienne. Aussitôt miss Isidora courut au-devant de lui.

 

– Je te croyais déjà remonté à ton cabinet de travail, dit la jeune fille ; est-ce que, par extraordinaire, toi, l’homme affairé par excellence, tu aurais du temps à perdre en notre compagnie ?

 

– Tu sais bien, ma chère enfant, que je n’ai jamais de temps à perdre. Le temps est une marchandise trop précieuse pour qu’on la gaspille. Si je suis descendu, c’est que j’ai à causer avec toi très sérieusement.

 

– Je vous laisse, fit mistress Mac Barlott en personne bien stylée.

 

– Isidora, reprit le milliardaire, j’ai des reproches à t’adresser.

 

– À moi ? fit la jeune fille avec surprise. Si j’ai encouru ton mécontentement, je t’assure que c’est de façon bien involontaire.

 

– Oh ! ce n’est pas grave, et je ne voudrais pas te chagriner pour si peu de chose. Voici de quoi il s’agit. Je trouve que, depuis quelque temps, le jeune Harry Dorgan est bien assidu près de toi.

 

– Oh ! mon père ! protesta miss Isidora, dont le visage se colora d’une timide rougeur.

 

– J’ai en grande estime l’ingénieur Harry, reprit le milliardaire plus doucement, mais je ne voudrais pas cependant que ses visites pussent prêter à de fâcheuses interprétations. J’ai, en ce moment surtout, des raisons spéciales pour que vos deux noms ne se trouvent pas réunis dans les propos des médisants, comme cela est arrivé ces temps derniers.

 

– Je t’affirme, dit miss Isidora d’un ton plein de calme et de franchise, que je n’ai à me reprocher aucune coquetterie.

 

– Je n’en doute nullement, mais il n’en est pas moins vrai qu’Harry Dorgan te suit comme ton ombre. Il trouve moyen d’être de toutes les réceptions où tu es invitée, il danse et il flirte avec toi, il t’accapare des soirées entières. Au théâtre, au concert, aux garden-parties on est sûr de le voir à tes côtés !

 

Le milliardaire s’animait à mesure qu’il parlait, son visage s’était enflammé, et ce fut avec un geste énergique qu’il conclut :

 

– Vraiment, cela devient scandaleux ! Il faut mettre un terme à cela !

 

– Mon père, répliqua miss Isidora avec un peu d’émotion dans la voix, je t’avoue que je ne te comprends pas ! Tu viens de me parler comme on parlerait à une « demoiselle » française, gardée à vue dès l’enfance dans un couvent et surveillée étroitement jusque dans ses moindres gestes. Fille de la libre Amérique, j’ai été élevée librement et j’espère bien continuer à user de cette liberté, puisque je n’en ai jamais fait mauvais usage.

 

– Cependant…

 

– Je ne nie nullement les assiduités d’Harry Dorgan, mais si j’aime à l’avoir près de moi, c’est simplement parce qu’il est plus intelligent, plus cultivé, plus sympathique que tous ces fils de trusteurs qui, sortis de la cote de la Bourse et du cours des cotons et des huiles, ne savent plus que dire !

 

Et elle ajouta d’un ton délibéré :

 

– D’ailleurs, ne m’as-tu pas répété toi-même que tu me laisserais parfaitement libre de me choisir un époux ?

 

– Je n’ai pas changé d’avis, balbutia Fred Jorgell avec embarras, mais j’espère que ce n’est pas Harry Dorgan que tu as choisi ?

 

Miss Isidora ne put s’empêcher de sourire en voyant la mine effarée de son père.

 

– Rassure-toi, dit-elle, Harry Dorgan est pour moi un très sympathique camarade, mais rien de plus. J’apprécie sa conversation nourrie de lectures sérieuses, j’aime sa franchise, mais c’est tout. Si j’avais décidé de le prendre pour mari, c’est toi qui en aurais été averti le premier.

 

– Je le sais, dit le milliardaire un peu confus, je n’ai jamais douté de ta loyauté… Mais j’avais encore autre chose à te dire.

 

– Parions, répliqua malicieusement la jeune fille, que tu as un nouveau prétendant à me proposer ?

 

– C’est ma foi vrai. J’ai reçu les propositions d’un jeune homme qui, à mon avis, te conviendrait parfaitement. Sa fortune égale la tienne, il est déjà à la tête de plusieurs affaires importantes.

 

– Et comme aspect physique ?

 

– Grand, élégant, distingué, intelligent, ce sera un mari idéal.

 

– Si je l’accepte, et il se nomme ?

 

– Arnold Stickmann.

 

Miss Isidora partit d’un franc éclat de rire.

 

– Eh bien, non ! fit-elle, le roi de la Mode ne sera pas mon époux, je te le dis tout de suite. J’ai une véritable aversion pour les jeunes gens qui font de la toilette leur préoccupation dominante. C’est l’indice d’un caractère profondément égoïste. Je serais obligée d’être jalouse des vestons et des cravates de ce mirliflore. Propose-m’en un autre si tu veux, mais, très sincèrement, l’honorable Arnold Stickmann ne fait pas mon affaire.

 

Le milliardaire était vivement contrarié, il tenta un suprême effort pour convaincre sa fille.

 

– Tu sais bien, ma chère Isidora, que je n’essayerai jamais de te marier contre ton gré, mais si tu voulais me faire plaisir, tu consentirais à recevoir quelquefois la visite de Mr. Stickmann. Je suis persuadé qu’en le connaissant mieux tu perdrais certaines de tes préventions contre lui.

 

– Inutile, mon père, dit froidement la jeune fille. J’ai vu Mr. Arnold Stickmann assez souvent pour avoir eu le temps de me faire une opinion sur son compte…

 

L’entretien fut brusquement interrompu par l’arrivée de mistress Mac Barlott qui entrait en coup de vent dans la serre. L’Écossaise avait le visage bouleversé et brandissait un numéro de la principale feuille locale, le Jorgell-City Advertiser.

 

– Que se passe-t-il donc ? demanda miss Isidora, qui n’avait jamais vu sa fidèle dame de compagnie dans un pareil état.

 

– C’est épouvantable ! C’est inouï ! Lisez…

 

Fred Jorgell s’empara du numéro de l’Advertiser et devint d’une pâleur mortelle en voyant le titre imprimé sur la manchette en lettres énormes :

 

UN SECOND CRIME À JORGELL-CITY

 

ASSASSINAT DE L’HONORABLE ARNOLD STICKMANN

 

Malgré toute son énergie, ce fut d’une voix mal assurée qu’il lut l’article suivant, imprimé en tête de la feuille locale :

 

« Un odieux assassinat vient de jeter la consternation dans notre paisible et laborieuse cité : l’honorable Arnold Stickmann a été tué et dévalisé dans la nuit d’hier. Aucun indice ne permet d’espérer que les assassins seront découverts. Rappelons que, depuis un mois, c’est le second meurtre qui se produit à Jorgell-City, dans les mêmes circonstances mystérieuses.

 

« Voici les faits dans toute leur énigmatique horreur :

 

« Le malheureux Arnold Stickmann avait passé gaiement la soirée au club du Haricot Noir en compagnie de ses amis ; il avait même gagné au baccara et au bridge une somme considérable ; c’est ce fait, certainement connu des assassins, qui a été cause de sa mort. Très heureux au jeu, Mr. Stickmann se vantait assez imprudemment de ses gains. Il était de notoriété publique que l’infortuné roi de la Mode avait toujours en portefeuille une grande quantité de bank-notes.

 

« En sortant du club, Mr. Arnold Stickmann monta comme d’habitude dans son auto, il était environ à ce moment deux heures du matin. D’après le chauffeur, un serviteur de confiance – dont pourtant les dires seront soigneusement contrôlés –, une panne se produisit à peu près à moitié chemin du club et de l’hôtel de Chicago, où Mr. Stickmann était descendu.

 

« Le jeune milliardaire n’eut pas la patience d’attendre que la réparation fût effectuée.

 

« – Retournez à l’hôtel sans moi, dit-il au chauffeur ; le temps est beau, et il ne me déplaira pas de faire un bout de chemin à pied, en fumant un cigare.

 

« Jorgell-City, comme on le sait, comprend deux agglomérations principales séparées par un vallon bas et marécageux encore couvert de taillis et traversé par un ruisseau sur lequel un pont de bois a été provisoirement établi. C’est un peu plus loin, en amont du ruisseau, qu’ont été établies les usines électriques qui fournissent la lumière et l’énergie à notre ville et que dirige avec tant de compétence l’ingénieur Harry Dorgan. Tel était l’endroit, à cette heure de la nuit absolument désert, qu’avait à traverser Arnold Stickmann pour regagner l’agglomération dans laquelle se trouve l’hôtel de Chicago.

 

« La nuit s’écoula sans qu’on vît rentrer Mr. Stickmann ; très inquiet, le directeur de l’hôtel envoya immédiatement à sa recherche deux des Noirs et le principal gérant.

 

« Ils ne furent pas longtemps à découvrir le cadavre du malheureux, gisant à quelques mètres en dehors de la route battue, sous un buisson, ce qui explique qu’en regagnant l’hôtel, après avoir achevé sa réparation, le chauffeur ne l’ait pas aperçu.

 

« Le corps ne portait aucune trace de violence, sauf une petite tache noirâtre derrière le cou. Le portefeuille bourré de bank-notes avait disparu, mais on retrouva dans la poche du pantalon un browning de fort calibre dont la victime n’avait pas eu le temps de faire usage.

 

« L’autopsie immédiatement pratiquée par le docteur Cornélius Kramm, assisté du docteur Fitz-James, n’a donné, comme l’on s’y attendait, aucun résultat concluant : alors que le docteur Kramm reconnaissait les symptômes d’une congestion cérébrale, le docteur Fitz-James observait certaines désagrégations des tissus qui se produisent surtout dans les cas d’électrocution. Les deux hypothèses sont aussi inadmissibles l’une que l’autre.

 

« Ayons le courage de le dire, nous nous trouvons ici en présence d’un criminel armé des nouveaux moyens que fournit la science et qui assassine ses victimes sans laisser de traces. Si les autorités ne prennent les mesures les plus énergiques, attendons-nous à une série de forfaits qui laisseront bien loin derrière eux les sinistres exploits de Troppmann et de Jack Sheppard.

 

« Une circonstance que plusieurs personnes ont notée, c’est que la lumière électrique s’est éteinte cette nuit et a fait défaut pendant une demi-heure environ. C’est sans nul doute à la faveur de cette obscurité propice que le crime a dû être commis. »

 

Fred Jorgell laissa tomber le numéro de l’Advertiser, il était atterré.

 

– La vie de personne n’est plus en sûreté ici, balbutia-t-il. Ce pauvre Stickmann, avant-hier encore, était plein de joie et de santé, nous causions tranquillement ensemble !…

 

Miss Isidora était profondément émue.

 

– Vraiment, murmura-t-elle, je me repens de m’être moquée parfois des habillements prétentieux de cet infortuné.

 

Il y eut quelques moments d’un silence plein d’angoisse. Ce trépas mystérieux avait quelque chose d’épouvantable.

 

Mistress Mac Barlott, cependant, avait ramassé le numéro de l’Advertiser que venait de jeter Fred Jorgell et le parcourait distraitement.

 

À la suite de l’article qu’on vient de lire se trouvait le portrait de Stickmann, suivi de sa biographie et d’une énumération de sa fortune et des parts de trust qu’il possédait.

 

– Il y a une note intéressante, en dernière heure ; dit l’Écossaise.

 

Et elle lut :

 

« La municipalité de Jorgell-City fait afficher en ce moment un placard promettant une prime de dix mille dollars à qui découvrira les auteurs des deux crimes mystérieux. N’oublions pas ; en effet, qu’il y a quelques semaines Pablo Hernandez a trouvé la mort dans des circonstances absolument identiques. Ces meurtres impunis, si la série s’en continuait, seraient de nature à compromettre gravement l’avenir de notre cité naissante et à en éloigner, peut-être pour jamais, les capitalistes et les travailleurs. Nos édiles ont compris que de sévères mesures devaient être prises. Un des plus habiles détectives de Chicago a été mandé. Nul doute que ses investigations sagaces n’amènent à bref délai la découverte de l’assassin. »

 

L’Écossaise venait de terminer sa lecture lorsque Baruch entra ; lui aussi venait d’apprendre l’assassinat et tenait en main un numéro du journal.

 

– C’est terrible, fit-il, en s’asseyant près de sa sœur.

 

Et, certes, son émotion ne devait pas être feinte, car il était d’une pâleur livide.

 

– Quelle est votre opinion ? lui demanda Fred Jorgell.

 

– Ma foi, mon père, je suis comme tout le monde, je ne sais que penser. Pourtant, il me semble qu’il y aurait un moyen de découvrir les coupables. Il y a un vieil adage juridique qui dit : « Cherchez à qui le crime profite. » Peut-être qu’en se livrant à une enquête minutieuse on pourrait découvrir lequel de ses ennemis avait le plus d’intérêt à sa mort.

 

– Arnold Stickmann n’avait pas d’ennemis, répliqua le milliardaire.

 

– Alors c’est encore plus extraordinaire.

 

Baruch s’était levé.

 

– Je vous quitte, fit-il, je vais aller aux nouvelles.

 

Et il sortit rapidement.

 

Il avait à peine fait quelques pas dans la rue qu’il se trouva en présence de Fritz Kramm, le marchand de curiosités. Tous deux se saluèrent en échangeant quelques phrases courtoises.

 

– Précisément, dit Baruch, j’allais chez vous.

 

– Comme cela se trouve, répondit Fritz, j’ai justement deux mots à vous dire. Figurez-vous que, parmi les valeurs que vous m’avez remises il y a quelque temps, il y en a un certain nombre qu’il est absolument impossible de négocier.

 

– Qu’en ferez-vous ?

 

– Rien du tout. Je les ai brûlées et, dame, c’est pour moi une perte sèche.

 

– Je comprends cela. Pour combien y en a-t-il ?

 

– Pour quinze mille dollars.

 

– Je vais vous les remettre à l’instant. Entrons chez vous, si vous le voulez bien.

 

– Je vois que nous nous entendons à demi-mot, c’est parfait.

 

Ils entrèrent dans le hall du marchand de tableaux et, séance tenante, Baruch étala sur le bureau quinze billets de chacun mille dollars.

 

– Tiens, c’est singulier, dit Fritz, en examinant les bank-notes, elles sont toutes neuves et même parfumées. Arnold Stickmann n’en avait jamais que de semblables dans son portefeuille, c’était une de ses manies.

 

– Je le sais, répondit Baruch sans sourciller, mais je lui en ai gagné beaucoup au jeu.

 

– Prenez garde, murmura Fritz entre ses dents, qu’à ce jeu-là vous ne finissiez par perdre.

 

Et comme son interlocuteur demeurait silencieux :

 

– Vous savez, poursuivit-il, qu’on fait venir de Chicago un détective d’une habileté supérieure ?

 

– Oui, j’ai lu cela dans l’Advertiser, mais sera-t-il si habile qu’on le prétend, j’en doute fort.

 

– Je vous conseille d’être prudent.

 

Ils se séparèrent sur cette recommandation et Baruch se rendit au club du Haricot Noir, où il joignit ses doléances à celles des partenaires habituels d’Arnold Stickmann.

 

Une semaine s’écoula, l’enquête n’avait pas fait un pas. L’on avait vainement cherché des ennemis à Stickmann ; il n’avait que des amis. Au dire de Baruch, qui propageait sournoisement ce bruit, un seul homme aurait pu avoir intérêt à la mort du roi de la Mode, et cet homme c’était Harry Dorgan qui, comme Stickmann – tout le monde le savait –, était passionnément épris des charmes de miss Isidora. Mais Harry était estimé de tous, personne ne prenait au sérieux cette monstrueuse insinuation.

 

CHAPITRE VI

Série rouge

L’arrivée à Jorgell-City de Mr. Curmer, détective venu à grands frais de Chicago, avait été entourée d’un profond mystère. On voulait qu’il pût faire son enquête sans être dérangé par personne et surtout sans donner l’éveil à l’assassin.

 

Mr. Curmer, un petit homme pâle et chétif, à la mine soucieuse, était descendu dans le plus modeste hôtel de la ville, où il s’était donné comme commis voyageur en cuirs et peaux, allégation que justifiait d’ailleurs la présence de deux valises bourrées d’échantillons.

 

Pour donner entièrement le change sur sa véritable profession, il avait visité les principaux commerçants de la ville et avait même conclu quelques affaires, ce qui, affirmait-il, l’encourageait à prolonger son séjour à Jorgell-City.

 

Mais, tout en jouant dans la perfection son rôle de commis voyageur, il recueillait des renseignements. Sous prétexte qu’il était étranger, il se fit raconter plus de cinquante fois, par des personnes différentes, l’histoire des assassinats mystérieux du « Creek Sanglant », car tel était le nom qu’on avait donné au petit ruisseau de la vallée depuis le meurtre d’Arnold Stickmann.

 

Le détective, en dépit de toute son habileté, dut bientôt reconnaître qu’il se heurtait à un mystère impénétrable. Ce qui l’irritait le plus, c’est que les titres volés à Pablo Hernandez avaient été retrouvés à Saint Louis, entre les mains de négociants parfaitement honorables, qui les avaient achetés quelques jours après le crime, avant qu’ils ne fussent frappés d’opposition. Ceux qui les avaient vendus avaient disparu sans laisser de traces.

 

Quant aux bank-notes neuves et parfumées d’Arnold Stickmann, Mr. Curmer en aperçut entre les mains de beaucoup d’habitants de la ville, mais il ne put échafauder sur ce fait aucune hypothèse. Le roi de la Mode avait joué si gros jeu au Haricot Noir, il avait fait tant de dépenses en ville qu’il était naturel qu’on retrouvât de son argent un peu partout.

 

Mr. Curmer alla trouver le docteur Cornélius afin d’avoir des renseignements sur les autopsies ; il déclina ses nom et qualité et fut admirablement reçu. Le docteur lui montra même obligeamment des photographies des cadavres et des fragments de viscères conservés dans des bocaux.

 

– Je crois, monsieur Curmer, lui dit-il, que vous aurez beaucoup de mal à éclaircir ce sanglant mystère. Ni moi ni mon collègue, le docteur Fitz-James, qui m’a assisté dans la seconde autopsie, n’avons découvert le moindre atome de poison. D’un autre côté, les corps ne portent aucune trace de violence.

 

– Mais les marques noires derrière le cou ?

 

– Je n’arrive pas à me les expliquer. Les personnes frappées par la foudre en portent quelquefois de semblables ; par ailleurs le cerveau et le système nerveux présentent des lésions qui se rapprochent de celles que causent l’apoplexie et la congestion cérébrale. Il faudrait admettre l’existence d’un poison foudroyant et qui échappe à l’analyse chimique.

 

Tout en lui narrant exactement les faits, Cornélius promena le détective à travers tant d’hypothèses que ce dernier demeura aussi peu renseigné, aussi hésitant qu’avant d’entrer.

 

Avant qu’il se retirât, le docteur demanda à Mr. Curmer quel était son avis personnel sur l’affaire.

 

– Je crois, répondit celui-ci, qui, par amour-propre professionnel, ne voulait pas rester à court, que nous nous trouvons en présence d’une association de malfaiteurs très puissante, et très bien organisée, qui a en main un nouveau et terrible moyen d’assassinat. Selon moi, ce doit être un poison instantané et ne laissant aucune trace, lancé de loin à l’aide de fléchettes, dont le contact produirait la tache noire, laissée sur le cou des victimes.

 

– Cela est assez ingénieux, reprit Cornélius, mais cela demanderait à être prouvé.

 

– J’essayerai de le prouver. D’ailleurs, je suis sûr un jour où l’autre de pincer les assassins.

 

– Comment cela ?

 

– J’ai remarqué une chose, c’est qu’ils ne s’attaquent jamais aux gens sans argent. On sait que je n’en ai pas, je puis donc, sans danger, rôder aux environs du Creek Sanglant et j’ai mon plan…

 

– À votre place, je ne m’y fierais pas, dit tranquillement Cornélius.

 

Personne ne connut jamais le plan du pauvre détective. Deux jours après, Mr. Curmer fut trouvé mort sur la rive du Creek Sanglant ; son cadavre portait au cou la fatale tache noire et ses traits convulsés exprimaient encore une épouvante surhumaine.

 

Cette fois, ce fut dans Jorgell-City une véritable panique. Dès la nuit close, personne n’osait plus traverser le vallon maudit.

 

Malgré toutes les précautions, le public sut que l’homme tué était un détective : les journaux publièrent son portrait et le Police-Office de Chicago, mis au courant des circonstances de l’assassinat, refusa net d’envoyer un autre agent.

 

Cette mort fut un désastre pour la ville naissante. Plusieurs spéculateurs vendirent à perte leurs lots de terrains et leurs bâtisses et s’enfuirent. Les ouvriers eux-mêmes, Allemands, Italiens, Irlandais, désertaient la cité maudite. Des légendes se créaient. On prétendait que les rives du Creek Sanglant étaient hantées par un squelette armé d’un glaive de feu ; on l’avait vu gambader et se livrer à des contorsions frénétiques sous les arbres du vallon.

 

Jorgell-City menaçait d’être abandonnée de ses habitants, avant même d’avoir été terminée. Vainement, la municipalité affolée promettait des primes, organisait d’heure en heure des rondes de policemen. Le coup était porté. À plus de cent miles à la ronde, Jorgell-City passait pour une ville hantée.

 

Miss Isidora était consternée ; quant à Baruch, tout en affectant un chagrin hypocrite, il était enchanté des difficultés que rencontrait l’entreprise paternelle, et il se promettait bien de faire tout son possible pour les accroître. Par prudence, il ne jouait plus que rarement au club du Haricot Noir, mais il avait placé ses fonds dans une affaire de mines d’un rendement peu élevé, mais sûr, et il avait déjà touché de très respectables dividendes.

 

Dans l’existence agitée et fiévreuse des Américains, un mois est long comme un siècle. Au bout de ce laps de temps, l’oubli commençait déjà à se faire sur les meurtres mystérieux du Creek Sanglant. Travailleurs et spéculateurs revenaient en foule. On pouvait croire que l’inexplicable et sanglant cauchemar avait pris fin.

 

Brusquement, il y eut un quatrième crime mystérieux :

 

Un banquier français, traversant la ville en touriste, avait été présenté au club du Haricot Noir. Il avait joué quelques parties, étalé un peu imprudemment des bank-notes, mais s’était retiré de très bonne heure. Le lendemain matin on trouvait, à l’endroit maudit, son cadavre dépouillé. On sut plus tard que, pour ne pas dénigrer « leur ville », les membres du Haricot Noir avaient jugé superflu de prévenir le Français du terrible danger qu’il courait en traversant le Creek Sanglant.

 

Cette fois ce fut la panique, l’exode d’un bon tiers au moins des habitants vers les États voisins. Désormais, c’était un fait acquis : Jorgell-City était une ville maudite, inhabitable. Son fondateur se montrait, à juste titre, désespéré. Il eût donné cent mille dollars pour capturer les bandits, pour délivrer enfin la ville de cette hantise meurtrière.

 

Fred Jorgell tenait pourtant courageusement tête à l’orage. La diminution de ses dividendes n’empêchait pas qu’il donnât aussi fréquemment que par le passé des fêtes splendides. Au cours d’une de ces réceptions, dont une représentation de pantomime avec clowns et acrobates avait été le prétexte, miss Isidora et Harry Dorgan, qui ne s’étaient pas vus depuis quelque temps, se trouvèrent brusquement l’un en face de l’autre au détour d’une allée du parc, luxueusement illuminé, à l’ordinaire.

 

Ils se saluèrent affectueusement ; c’était avec bonheur que tous deux se retrouvaient loin des importuns. Ils avaient commencé à converser ensemble lorsqu’un bruit de voix criardes, tout proche d’eux, les réduisit au silence. De l’autre coté du buisson de mimosas près duquel ils se trouvaient, quelques invités disaient sans se gêner leur façon de penser.

 

Naturellement ils parlaient des derniers assassinats.

 

– Avec tout cela, disait l’un d’une voix aigre, l’on n’a jamais enquêté sérieusement, il aurait fallu trouver celui – car, pour moi, il n’y en a qu’un – à qui tous ces crimes ont profité.

 

– C’est parler pour ne rien dire, fit un autre.

 

– Pardon, intervint un troisième, je connais quelqu’un à qui la mort d’Arnold Stickmann a été des plus utiles…

 

– Qui donc, s’il vous plaît ?

 

– Eh parbleu ! le jeune Harry Dorgan, qui est au mieux, dit-on, avec miss Isidora. Si le roi de la Mode avait vécu, c’est lui qui aurait épousé la charmante miss, le père avait agréé sa demande, je le tiens de source certaine.

 

– Vous n’allez cependant pas, reprit le premier interlocuteur, faire planer des soupçons sur ce loyal jeune homme.

 

– Je ne soupçonne personne, je constate un fait, une coïncidence bizarre, voilà tout…

 

Harry se hâta d’entraîner miss Isidora loin de ces badauds aux langues vipérines.

 

– Vous les avez entendus ? fit-il, rouge de colère.

 

– C’est honteux, murmura la jeune fille très émue. De pareilles calomnies partent de trop bas pour nous atteindre, vous et moi. N’y pensons plus.

 

– J’y pense, au contraire, beaucoup. Ces gens m’ont fait comprendre que c’est à moi seul qu’il appartient d’éclaircir le mystère du Creek Sanglant. Désormais, je n’aurai plus d’autre but.

 

– Faites cela, mon cher Harry, tâchez de réussir, murmura-t-elle d’une voix comme mouillée de tendresse. Je vous aiderai, je vous encouragerai de toutes mes forces.

 

– Le véritable encouragement, le seul efficace que vous pourriez me donner, vous le connaissez bien.

 

Les joues de miss Isidora s’empourprèrent, elle baissa les yeux.

 

– Chut, murmura-t-elle, ne parlons pas de cela, vous savez bien que mon père n’aura rien à refuser à l’homme qui aura débarrassé sa ville des assassins.

 

– Mais vous ?

 

– Moi, fit-elle en souriant, je suivrai la volonté de mon père. Ne dois-je pas lui obéir en toutes choses ?

 

Dans un geste charmant, elle tendait ses mains fines et blanches. Harry Dorgan les couvrit de baisers passionnés ; il était éperdu de bonheur.

 

– Ne soyez pas étonnée, miss Isidora, lui dit-il en se retirant, si je suis quelque temps sans vous voir. Pour le succès de l’affaire que j’entreprends, il est presque indispensable que l’on nous croie en froid, sinon même fâchés complètement.

 

– Je ferai tout ce que vous voudrez, dit la jeune fille avec un geste de soumission adorable. Au revoir, Harry.

 

– Au revoir, chère Isidora.

 

En sortant du palais de Fred Jorgell, Harry Dorgan se hâta de regagner l’usine d’énergie électrique près de laquelle se trouvait le cottage où il habitait. Avant d’aller se coucher, il alla donner le coup d’œil du maître à ses machines. Les gigantesques dynamos ronflaient d’un rythme égal, les veilleurs étaient à leur poste.

 

Au moment de traverser le jardin qui séparait le cottage de l’usine, il fut accosté par un vieux Peau-Rouge qu’on appelait familièrement le père Kloum, et qu’il avait pris à son service.

 

Le vieux Kloum avait depuis de longues années renoncé au costume de ses pères. Il ne portait ni diadème de plumes d’aigle ni collier de dents d’ours gris, il était modestement vêtu d’un bourgeron de toile bleue sali par l’huile des machines, sa face, tannée comme une vieille basane dont elle avait la couleur, était sillonnée de longues rides transversales, et il portait aux oreilles deux petits anneaux d’or. Les ouvriers de l’usine électrique se moquaient souvent de lui parce qu’il prétendait avoir conservé la merveilleuse perspicacité de ses ancêtres, les chasseurs de chevelures.

 

Il arrivait quelquefois à Harry Dorgan, lui-même, de demander au vieux Kloum comment, avec son flair d’Apache, il se faisait qu’il n’eût pas encore découvert l’assassin du Creek Sanglant.

 

Kloum, qui avait pour l’ingénieur un dévouement aveugle, se contentait alors de sourire silencieusement.

 

– Eh bien, dit Harry au vieillard, est-ce aujourd’hui que tu m’apporteras la chevelure des bandits mystérieux ?

 

– Non, maître, répondit Kloum en prenant un air coupable, mais j’ai cependant fait une découverte importante et dont personne ne s’est encore avisé.

 

– Laquelle ?

 

– Avez-vous remarqué une chose ? c’est que chaque fois qu’il y a eu crime, la lumière électrique a manqué, pendant un temps plus ou moins long, dans toute une partie de la ville. L’assassin doit éteindre les lumières avant de faire son coup. Si on savait comment il s’y prend !…

 

Les paroles du Peau-Rouge avaient été pour Harry Dorgan un trait de lumière. Il se demandait comment il n’avait pas fait plus tôt une remarque si simple. Beaucoup de choses inexplicables devenaient brusquement claires pour lui.

 

– Merci, père Kloum, fit-il avec agitation, ton idée est peut-être bonne, j’y réfléchirai. Tiens, voilà un dollar pour ta peine.

 

Et il rentra dans le cottage, tout préoccupé des nouvelles idées que la réflexion de l’Indien venait de lui suggérer.

 

Maintenant, il discernait dans le ténébreux mystère des lueurs précises. Des faits auxquels il n’avait pas tout d’abord attaché d’importance lui apparaissaient avec leur signification vraie. Il se rappelait que la nuit même de l’assassinat de Mr. Curmer, le détective, toute une agglomération de Jorgell-City avait été brusquement privée de lumière. Même des riveurs de boulons, qui parachevaient la carcasse d’acier d’un quinzième étage, furent tout à coup plongés dans l’obscurité et faillirent être précipités dans le vide.

 

Pourtant le fonctionnement des appareils était parfait, Harry Dorgan était sûr que ses machines et son installation ne présentaient aucune défectuosité : alors, comment expliquer les interruptions ?

 

Ce qui était évident, indéniable, c’est que, chaque fois que la lumière électrique s’était éteinte, un crime avait été commis la même nuit. Il y avait une exacte corrélation entre les deux faits.

 

– Il est certain, conclut l’ingénieur, que toutes les victimes du mystérieux bandit sont mortes électrocutées. La tache noire que l’on retrouve sur leur cou n’est que la brûlure causée par un contact électrique. Je connais déjà le point le plus important, il ne s’agit plus que de déterminer de quelle façon procède l’assassin : cela, je le saurai !

 

Harry Dorgan se mit à l’œuvre dès le lendemain.

 

D’abord il résolut d’endormir la vigilance de ceux qui pouvaient avoir intérêt à surveiller ses faits et gestes. Un vague instinct lui disait que les assassins du Creek Sanglant se trouvaient parmi le cercle des gens qu’il fréquentait ; il s’agissait d’endormir leurs soupçons.

 

Comme il en avait prévenu miss Isidora, il cessa brusquement ses visites au palais du milliardaire et l’on apprit qu’il était tombé gravement malade, Isidora seule connaissait la vérité, prévenue par un laconique billet que lui avait apporté le vieux Kloum.

 

Ostensiblement, de façon à ce que ses domestiques pussent répéter ce qu’ils voyaient, il gardait la chambre, se couchant de bonne heure, toussant et se plaignant ; mais dès que tout le monde était endormi, il s’habillait, s’armait et se risquait à l’aventure dans les décombres et les terrains vagues coupés de petits bois qui avoisinaient le vallon du crime.

 

Il restait parfois des heures tapi derrière des tas de charbon, sous un buisson ou dissimulé par une pile de solives d’acier. Il se livra plusieurs jours de suite à ce manège, mais sans rien découvrir de nouveau ; il rentrait à l’aube, furieux, exténué, couvert de boue jusqu’aux épaules, sans avoir vu autre chose que de banales rixes d’ivrognes.

 

Pourtant il était sûr de son fait. Le docteur Fitz-James, habilement interrogé, n’avait fait que confirmer ses soupçons en lui répétant que les lésions internes constatées chez les cadavres des victimes étaient de tous points semblables à celles qu’on remarquait dans les cas d’électrocution.

 

Harry Dorgan, furieux de ne rien découvrir, alors qu’il s’était cru si près du succès, était tombé dans un état d’irritation et de nervosité qui confinait à la neurasthénie. Son désir de capturer l’assassin tournait à l’idée fixe, devenait pour lui une obsession.

 

Il fit cependant un pas en avant dans son enquête. Il comprit pourquoi les victimes avaient toujours été frappées dans le voisinage du Creek Sanglant, près du pont. C’est que c’est à cet endroit que bifurquait le gros câble métallique qui, parti de l’usine, se divisait en deux branches ; dont l’une éclairait l’agglomération est et l’autre l’agglomération ouest de Jorgell-City.

 

C’était évidemment à l’un de ces câbles que le meurtrier puisait l’énergie électrique grâce à laquelle il électrocutait ses victimes. Mais, après cette découverte, il ne se trouva pas beaucoup plus avancé. Il n’arrivait pas à se rendre compte de la façon d’opérer des assassins.

 

Pourtant l’observation qu’il venait de faire eut cela de bon qu’elle lui permit de circonscrire sa surveillance à un espace très serré. Il y avait, précisément à quelques mètres du pont de bois, un cèdre centenaire dont le feuillage épais formait un observatoire commode.

 

Chaque soir, quand il s’était assuré que toutes les lumières étaient éteintes dans les chambres des domestiques du cottage, il glissait dans sa poche un formidable revolver à treize coups, à balles d’acier, qui portait à cent cinquante mètres et dont le tir était presque aussi juste que celui d’une carabine, puis il se faufilait dans les ténèbres jusqu’au tronc du cèdre, qu’il escaladait avec précaution, et il demeurait des heures entières aplati le long d’une des maîtresses branches et complètement dissimulé par le feuillage.

 

Les semaines cependant s’écoulaient sans amener aucun résultat et il avait besoin de toute sa patience pour ne pas abandonner l’entreprise ardue dans laquelle il s’était lancé.

 

Il avait des heures de découragement, il se demandait si les assassins, secrètement avertis de sa tentative, ne se moquaient pas de lui en s’abstenant de toute nouvelle entreprise criminelle jusqu’à ce que, de lassitude, il eût renoncé à la surveillance qu’il exerçait.

 

Il était dans cette disposition d’esprit lorsque par une nuit sans lune, dont l’obscurité était encore aggravée par un épais brouillard venu des marais, il se rendit à son poste habituel.

 

Deux heures s’écoulèrent. Engourdi par la position fatigante et l’immobilité à laquelle il était contraint, il commençait à céder à un invincible besoin de sommeil. Ses yeux se fermaient, quand tout à coup il tressaillit. À quelque pas de lui il venait d’entendre le bruit sec d’un choc métallique.

 

Ce léger son dans le silence de la nuit l’avait complètement réveillé ; maintenant il était tout yeux, tout oreilles, la main crispée sur la crosse de son revolver, prêt à se laisser glisser le long du tronc de l’arbre et à s’élancer.

 

Le brouillard s’étant un peu dissipé, Harry Dorgan crut voir remuer des ombres dans les buissons.

 

Il attendit, le cœur battant à grands coups.

 

Il comprenait que le moment où il allait savoir était proche.

 

Une minute s’écoula, rien encore.

 

Enfin des pas sonnèrent sur les planches vermoulues du pont.

 

Un homme s’avançait en titubant légèrement comme pris de boisson. Il portait sous le bras une énorme serviette de maroquin rouge. À la silhouette plutôt qu’à la physionomie qu’il discernait mal, l’ingénieur reconnut un certain Mr. Stewart, inspecteur des syndicats des terrains, un des personnages importants de la nouvelle ville, et qu’il avait eu souvent l’occasion de voir au club du Haricot Noir.

 

Mr. Stewart franchit le pont non sans peine, il faisait de nombreuses embardées à droite et à gauche et paraissait complètement ivre. Et il fallait qu’il le fût pour avoir choisi un pareil chemin, car Harry Dorgan l’avait souvent entendu exprimer de façon véhémente ses terreurs au sujet des assassins fantômes du Creek Sanglant.

 

À ce moment tous les globes électriques qui éclairaient l’agglomération ouest de Jorgell-City s’éteignirent. Une moitié de la ville fut plongée dans les ténèbres.

 

Les yeux hors de leurs orbites, le front mouillé d’une sueur glacée, Harry Dorgan regardait, éperdu d’horreur.

 

Il eût voulu crier, prévenir le malheureux ivrogne qui s’avançait en chancelant au-devant de la mort, mais sa gorge, contractée par une poignante émotion, ne laissa échapper aucun son.

 

Il fit effort pour se laisser glisser en bas du cèdre, ses membres étaient paralysés par une épouvante sans nom.

 

À ce moment Mr. Stewart était parvenu sur l’autre rive du Creek.

 

Il fit un pas en avant ; et, tout à coup, du fond des ténèbres, une ombre bondit.

 

Mr. Stewart avait jeté un cri d’angoisse déchirant. Son visage parut une seconde illuminé d’une auréole bleuâtre, et il roula à terre. L’assassin s’était déjà emparé de sa serviette et explorait ses poches. Tout cela s’était passé avec une telle rapidité qu’Harry Dorgan en demeurait confondu. Un seul geste, et la victime était tombée comme une masse, sans même avoir le temps d’achever son suprême cri d’agonie.

 

Mais l’horreur même de ce qu’il venait de voir avait arraché Harry Dorgan à sa torpeur involontaire. En une seconde, il avait reconquis toute sa lucidité, tout son sang-froid.

 

D’un bond il fut à terre et tira au jugé un premier coup de revolver sur l’assassin.

 

La lueur du coup de feu lui montra un homme de haute taille, dont le visage était recouvert d’un masque de fil d’archal à larges lunettes, pareil à ceux que portent certains aviateurs.

 

Il tira un second coup, mais l’assassin détalait déjà de toute la vitesse de ses jambes et se dirigeait vers le plus proche bouquet d’arbres.

 

Harry Dorgan le poursuivit rageusement, épuisant coup sur coup les treize cartouches de son revolver. Il ne s’arrêta que pour y glisser une nouvelle charge et continua sa poursuite.

 

L’assassin semblait avoir des ailes aux talons ; pourtant il perdait peu à peu du terrain, retardé par le poids de la serviette qu’il n’avait pas lâchée.

 

Tout à coup l’homme au masque s’arrêta et se baissa rapidement. Avant d’avoir pu prévoir son geste, Harry Dorgan reçut dans les jambes un lourd tronçon de poutrelle d’acier et roula à terre, les tibias et le genou si douloureusement contusionnés qu’il craignit un moment d’avoir la jambe cassée.

 

Ce ne fut qu’à grand-peine qu’il parvint à se remettre sur pied. Boitant lamentablement et obligé pour se soutenir de s’appuyer au tronc des arbres et aux palissades des clôtures, il ne pouvait faire un pas qu’au prix d’une douleur lancinante. Pendant ce temps, l’assassin avait disparu du côté de l’agglomération ouest de la ville.

 

L’ingénieur avait été si grièvement atteint qu’il faillit plusieurs fois s’évanouir en regagnant son cottage. Quand, au prix des plus pénibles efforts, il y fut parvenu, l’interruption de courant avait cessé, la puissante lumière des globes électriques entourait comme chaque soir d’une buée étincelante les hauts édifices de l’agglomération ouest de Jorgell-City.

 

– Les misérables !… murmura-t-il.

 

Il était à bout de forces. Il tomba évanoui sur les premières marches de l’escalier qui conduisait à sa chambre. C’est là que ses domestiques le trouvèrent le lendemain matin.

 

Harry, comme le constata le docteur Fitz-James appelé en hâte, n’avait pas la jambe cassée, mais il avait éprouvé de si graves contusions qu’il dut garder le lit pendant quinze jours. D’ailleurs, il ne souffla mot à personne de son aventure. Il voulait laisser croire aux assassins qu’il gardait le silence par crainte des représailles.

 

Dès qu’il fut en état de se lever, il se rendit chez Fred Jorgell, avec lequel il eut un long et confidentiel entretien.

 

CHAPITRE VII

Nuit tragique

Il y avait longtemps que l’ingénieur Harry Dorgan n’avait paru dans une réunion mondaine. Le bruit courait qu’il s’était cassé la jambe en glissant d’une des échelles de fer des machines. Le docteur Fitz-James, qui le soignait, avait attesté l’exactitude du fait, en déclarant que l’ingénieur en avait au moins encore pour trois semaines à rester immobile, la jambe prise dans un appareil plâtré.

 

En réalité, Harry Dorgan était parfaitement guéri et préparait sa vengeance.

 

On remarqua à ce moment que les habitudes de Fred Jorgell se modifiaient singulièrement. On disait en souriant qu’il rajeunissait. D’ordinaire si grave, si absorbé par les chiffres, il passait maintenant presque toutes ses soirées au Haricot Noir, jouant gros jeu, buvant sec, émerveillant les plus enragés fêtards du club par sa verve et son entrain.

 

On affirmait que, ayant perdu des sommes considérables dans la fondation de Jorgell-City, le milliardaire cherchait à s’étourdir et que sa ruine était imminente.

 

D’ailleurs, il ne craignait pas de parler des assassinats du Creek Sanglant, qui avaient causé un tort si considérable à son entreprise, mais à la surprise de tous, il prétendait maintenant qu’il y avait jamais eu aucun assassinat, que les victimes étaient tous des poltrons et des ivrognes, morts de congestion, après s’être gonflés de whisky et de champagne, jusqu’à ne plus pouvoir tenir sur leurs jambes.

 

Personne, à ces propos incohérents, ne reconnaissait plus sa gravité et son bon sens habituels ; on allait même jusqu’à dire que les pertes d’argent qu’il avait faites lui avaient détraqué la cervelle. Les rieurs eussent été bien surpris s’ils avaient pu savoir qu’en parlant et en agissant ainsi Fred Jorgell ne faisait que suivre un plan de conduite mûrement étudié avec la collaboration d’Harry Dorgan.

 

Un soir – c’était précisément l’anniversaire de la mort du malheureux Pablo Hernandez –, le milliardaire paraissait tout joyeux ; il avait joué de nombreuses parties, et finalement il venait de faire sauter la banque ; l’extra-dry coulait à flots. C’était une de ces brillantes soirées, comme on en avait rarement vu de pareilles au club, depuis la disparition de l’élégant Arnold Stickmann. Fred Jorgell avait gagné tant de bank-notes que, faute de place dans son portefeuille, il en avait fourré dans toutes ses poches.

 

La conversation, comme cela devait arriver, vint à tomber sur les meurtres du Creek Sanglant.

 

– Je vous dis, moi, s’écria Fred Jorgell, qu’il n’y a pas d’assassins dans notre ville, et j’en suis tellement persuadé que j’offre de faire un pari…

 

Il y eut un profond silence, les spectateurs étaient puissamment intéressés.

 

– J’offre donc de parier cinquante mille dollars, continua le milliardaire, heureux de l’effet qu’il produisait, que je rentrerai seul, à pied, ce soir même, en passant par le Creek Sanglant, avec toutes les bank-notes que je porte dans mes poches.

 

Il y eut un moment de stupeur.

 

– C’est de la folie ! murmurèrent les joueurs. – Il ne faut pas le laisser faire ! – Ce serait un crime ! – Il a trop bu d’extra-dry ! – Il déraille…

 

– Alors, reprit lentement le milliardaire, personne ne veut tenir le pari ?… C’est bien entendu ?

 

– Personne, répliqua le docteur Cornélius qui se trouvait présent. Ce que vous voulez faire là est de la dernière imprudence. Nul ne veut se faire complice d’une pareille folie !

 

Le docteur, avec l’approbation de tous, eut beau user des remontrances les plus énergiques, Fred Jorgell demeura inébranlable dans son projet.

 

– C’est bien, fit-il, puisque personne ne veut tenir mon pari, je traverserai quand même – et seul – le val du Creek Sanglant.

 

– Au moins, dit quelqu’un, permettez que nous vous suivions en auto, à quelque distance.

 

– Jamais de la vie. Je déclare que je regarderai comme un acte antiamical le fait de m’escorter malgré moi et que je cesserai toutes relations avec ceux qui s’en seraient rendus coupables !…

 

Il fallut céder à cet entêtement déraisonnable. On savait que le milliardaire était doué de la plus despotique énergie et que ceux qui avaient voulu le contrecarrer s’en étaient toujours fort mal trouvés.

 

Il partit donc, un énorme cigare aux dents et tout joyeux, affirmait-il, de la bonne promenade au grand air qu’il allait faire. Longtemps, du haut de la terrasse, les membres du club suivirent sa haute silhouette qui allait en décroissant dans le lointain de l’avenue sous la clarté crue des globes électriques.

 

Cornélius, sous prétexte d’une visite à un malade, sortit presque aussitôt que Fred Jorgell. À quelques pas du club, il rencontra Baruch qui s’y rendait, tous deux se saluèrent cérémonieusement.

 

– Vous alliez au club ? fit le docteur.

 

– Oui.

 

– Je vous conseille d’aller plutôt faire un tour du côté du Creek Sanglant. Il s’achemine de ce côté un chargement complet de bank-notes.

 

Les prunelles de Baruch étincelèrent du feu de la cupidité.

 

– Et celui qui en est chargé est dans un état de légère ébriété, tel que…

 

Le docteur n’acheva pas sa pensée.

 

– Et il se nomme ? demanda Baruch.

 

– Inutile que je vous dise son nom, c’est une surprise que je vous réserve.

 

– Harry Dorgan, peut-être.

 

– Je ne veux rien vous dire. Je vous le répète, je vous laisse le plaisir de la surprise.

 

Et le sculpteur de chair humaine s’éloigna en riant d’un rire diabolique.

 

Demeuré seul, Baruch, après quelques minutes d’indécision, revint sur ses pas, puis, hélant une auto, il se fit conduire jusqu’aux deux tiers de l’avenue qui aboutissait au chemin du Creek Sanglant.

 

Tout le temps qu’il avait été en vue du club, Fred Jorgell avait suivi l’avenue en droite ligne, mais quand il fut sûr qu’on ne pouvait plus l’apercevoir, il s’engagea dans une ruelle qui aboutissait à un terrain vague au milieu duquel s’élevait une cabane de planches. Il prit une clef dans sa poche et entra.

 

Malgré son extérieur misérable, la cabane était confortablement meublée à l’intérieur. Le milliardaire chercha à tâtons une bougie qu’il alluma. Il paraissait avoir brusquement perdu cette jovialité et cet entrain qu’avaient tant admirés les clubmen du Haricot Noir ; son visage n’exprimait plus qu’une profonde tristesse, et une implacable résolution.

 

Sur la table, placée au centre de l’unique pièce, se trouvait une enveloppe fermée. Le milliardaire l’ouvrit et lut ces quelques mots tracés au crayon et signés H. D. :

 

Je suis à mon poste comme chaque soir. Si vous décidez de venir, n’omettez aucune des précautions indiquées.

 

– Quel loyal et ingénieux garçon que ce cher Harry, murmura-t-il. Je vais suivre de point en point ses instructions. Une voix secrète me crie que c’est ce soir que les victimes seront vengées.

 

Fred Jorgell s’était débarrassé de ses bank-notes et les avait jetées insoucieusement dans le tiroir d’un meuble. Puis, sous ses vêtements, il revêtit une sorte de tunique de fils métalliques qui le protégeait de la tête aux pieds, comme celles que portent les ouvriers dans certaines usines d’électricité, et il se coiffa d’une sorte de casque fabriqué d’après les mêmes principes. Ces dispositions prises, il sortit aussi mystérieusement qu’il était entré et se dirigea d’un pas ferme et résolu vers le vallon du Creek Sanglant.

 

Quand il arriva à l’entrée du pont, il jugea utile de prendre la démarche légèrement hésitante d’un vieux gentleman qui a fêté plus que de raison le claret et l’extra-dry.

 

Il atteignait à peine la rive opposée, lorsqu’un homme de haute taille se dressa du fond des ténèbres ; il brandissait une massue. Avant que le milliardaire eût pu se mettre en défense, il lui en porta un coup très léger dans la région du cou heureusement protégée par la tunique des fils métalliques.

 

Une seconde, Fred Jorgell se trouva environné d’une véritable auréole de lumière électrique. Mais en dépit de la cuirasse protectrice, il avait reçu une formidable secousse.

 

– À moi, Harry ! cria-t-il.

 

L’ingénieur, tapi derrière un buisson, à quelques pas de là, s’était élancé, brandissant d’une main son revolver, de l’autre une forte lampe électrique dont la clarté éblouissante montra Baruch Jorgell qui, la face livide, se tenait en face de son père qu’il menaçait d’une sorte de massue.

 

– C’est donc toi l’assassin du Creek Sanglant ! s’écria le milliardaire d’une voix terrible. Tuez-le, Harry, tirez dessus ! C’est un misérable qui ne mérite pas de pitié !…

 

La secousse avait été trop forte pour le vieillard, sa tête se renversa en arrière, ses bras battirent l’air, et il s’affaissa lourdement, évanoui, mort peut-être.

 

– À nous deux, maintenant, scélérat ! clama Harry Dorgan d’une voix menaçante.

 

Et lentement, froidement, il mettait en joue l’assassin qui n’était plus qu’à quelques pas de lui.

 

– Un de nous deux y restera, fit Baruch avec un ricanement, si c’est toi, tu passeras pour l’auteur de toutes les petites électrocutions !

 

Harry Dorgan, en une seconde, avait eu le temps de voir de quoi se composait l’arme que brandissait Baruch, c’était un ovule en métal muni d’un manche de verre. De cet ovule partait le fil souple et solide qui allait aboutir au poteau de bifurcation du câble conducteur. L’anneau qui terminait le câble qui portait la lumière et l’énergie à toute l’agglomération ouest de Jorgell-City avait été décroché et remplacé par celui qui terminait le fil aboutissant à la massue. C’était donc une force de plusieurs milliers de volts que Baruch dirigeait ainsi contre ses victimes.

 

D’un coup d’œil rapide, l’ingénieur s’était rendu compte du danger qu’il courait ; précipitamment il lâcha la détente de son arme.

 

Baruch s’était brusquement baissé, la balle siffla à son oreille.

 

Avant que Harry eût eu le temps de tirer un second coup, l’assassin avait bondi sur lui et lui broyait le poignet. Une lutte affreuse s’engagea à la clarté de la lampe électrique qui, renversée dans l’herbe, continuait à briller.

 

Dès le commencement, l’ingénieur avait laissé tomber son revolver, de même que Baruch avait lâché sa massue à poignée de verre. Ce fut donc une bataille de fauves, à coups de dents, à coups de griffes, près du corps de Fred Jorgell.

 

Un moment Harry Dorgan sentit les ongles pointus de Baruch qui essayait de lui arracher un œil. Pour le faire lâcher, il le mordit cruellement au poignet.

 

Tous deux étaient barbouillés de sang.

 

Enfin, Harry fit rouler son ennemi à terre d’un formidable coup de pied dans l’estomac.

 

Baruch demeurait sans mouvement ; l’ingénieur se crut victorieux et respira longuement. Il épancha le sang qui coulait de ses blessures et, pendant quelques secondes, il se reposa sur un tas de pierres, si exténué qu’il voyait tout tourner autour de lui et qu’il se sentait près de s’évanouir.

 

Cet instant de faiblesse lui fut fatal.

 

Baruch n’avait pas été aussi grièvement frappé que l’ingénieur l’avait cru, mais, se voyant à terre, il avait feint d’être évanoui.

 

Puis, profitant du court instant de répit qui lui était laissé, il avait rampé doucement jusqu’au revolver et s’en était emparé.

 

Au moment où, sans méfiance, Harry essayait de déboutonner le col de sa chemise pour respirer un peu, Baruch se rua sur lui, le culbuta et, lui mettant un genou sur la poitrine, lui appuya le revolver contre la tempe.

 

Harry Dorgan sentit le froid du canon sur sa chair.

 

Il comprit qu’il allait mourir.

 

– Ah ! ah ! ricanait Baruch, tu as perdu la partie, il faut payer, et on dira que c’est toi l’assassin ! Ha ! ha ! c’est une bonne blague !

 

Férocement, le misérable prolongeait l’agonie de sa victime, approchant, puis reculant de son visage le canon de l’arme. Mais tout à coup il tressaillit. Il avait cru entendre du bruit dans le lointain.

 

– Allons, fit-il, il faut en finir !

 

Et il pressa la gâchette.

 

Le coup ne partit pas. Au cours de la lutte, des graviers s’étaient introduits dans les ressorts du revolver et l’empêchaient de fonctionner.

 

Baruch poussa un juron.

 

Il allait achever Harry par quelque autre moyen quand, tout à coup, il se releva précipitamment et s’enfuit avec un hurlement de rage.

 

Il venait d’apercevoir son père qui, armé de la massue électrique, marchait droit à lui. L’évanouissement du milliardaire avait été de courte durée. En revenant à lui, il avait aperçu Harry Dorgan renversé sous le genou de Baruch et ce spectacle avait suffi pour lui rendre complètement son énergie.

 

Il s’était relevé et son premier geste avait été pour s’emparer de la massue. En son âme fermée à toute pitié, il eût voulu que le fils indigne pérît de la même mort dont il avait fait périr tant de victimes.

 

Baruch avait détalé à toutes jambes, droit devant lui, franchissant les haies et les clôtures dans une sorte de folie panique.

 

Il ne fit halte qu’à la porte du docteur. Son instinct de bête traquée lui disait que là, peut-être, il pourrait trouver un refuge.

 

Malgré l’heure avancée, Baruch fut introduit dans le salon d’attente, mais le vieux majordome italien Léonello, en l’apercevant hagard, souillé de sang et de boue, eut un froncement de sourcils significatif.

 

– Le docteur est absent, dit-il sèchement, et je ne sais quand il reviendra. Je vous conseille d’attendre à demain.

 

Baruch balbutia de vagues paroles et courut chez Fritz Kramm. C’était là son suprême espoir.

 

– Dites, fit-il au domestique qui vint lui ouvrir, qu’il s’agit d’une affaire grave.

 

– Vous avez de la chance, M. Fritz n’est pas encore couché.

 

Et considérant l’étrange accoutrement du visiteur, il ajouta :

 

– Monsieur vient sans doute d’être victime d’un accident d’auto ?

 

– C’est cela, fit Baruch, saisissant au vol une excuse si vraisemblable.

 

Une minute après, il était introduit dans le hall aux tableaux.

 

Fritz Kramm l’examina quelque temps en silence, puis, d’un ton à la fois brusque et glacial :

 

– Je vois ce que c’est, vous vous êtes laissé pincer, vous êtes traqué, et vous venez vous réfugier ici.

 

En quelques phrases haletantes, entrecoupées, Baruch raconta le drame dont le Creek Sanglant – une fois de plus – venait d’être le théâtre.

 

– Je devrais vous abandonner à votre triste sort, dit Fritz après un silence, car vous êtes un maladroit. Quand on entreprend des choses dans le genre de celle de ce soir, il faut les réussir ou ne pas s’en mêler.

 

– Vous ne pouvez rester indifférent à ma situation.

 

– Et pourquoi cela ? reprit le marchand de tableaux d’un ton indifférent. Mes livres sont parfaitement en ordre. Je n’ai rien su de vos agissements. Nous n’avons rien de commun l’un et l’autre. Tout ce que vous pourriez dire contre moi n’arriverait pas à me compromettre.

 

Fritz demeura quelque temps plongé dans ses réflexions. Baruch attendait avec angoisse à quelle résolution il s’arrêterait.

 

– Écoutez, dit enfin Fritz Kramm, je veux bien une dernière fois m’intéresser à vous. Passez dans cette chambre où vous trouverez de quoi changer de vêtements. Dès que vous serez prêt, mon auto vous emmènera jusqu’à la prochaine gare de la ligne de Chicago. De là vous pourrez gagner New York et le Vieux Monde. Tâchez de vous cacher le mieux possible, c’est le conseil que je vous donne.

 

Et comme Baruch remerciait, éperdu :

 

– Ah ! une dernière recommandation, dans votre propre intérêt, n’adressez aucune question à l’homme qui vous conduira et faites-lui voir votre visage le moins possible.

 

Un quart d’heure après, Baruch Jorgell, enveloppé d’un long manteau, coiffé d’un feutre de cow-boy à larges bords, méconnaissable, prenait place dans une superbe soixante chevaux qui partit en quatrième vitesse à travers les boulevards déserts de Jorgell-City.

 

Trois quarts d’heure après, il prenait le train à la petite gare d’Ogstram et, deux jours plus tard, il s’embarquait à New York sur le paquebot le Kaiser-Wilhelm, à destination de Cherbourg. Il était sauvé.

 

D’ailleurs, aucune note nouvelle n’avait paru dans les journaux au sujet des assassinats mystérieux de Jorgell-City.

 

*

* *

 

Le lendemain du drame dont le Creek Sanglant avait été le théâtre, Fred Jorgell, miss Isidora et Harry Dorgan étaient réunis dans le jardin d’hiver. Le milliardaire avait cru devoir dire à sa fille la vérité tout entière. Tous trois devaient délibérer sur la résolution à prendre au sujet de Baruch.

 

Miss Isidora aimait beaucoup son frère ; aussi avait-elle eu une crise de larmes, suivie d’un long évanouissement, en apprenant les atrocités dont il s’était rendu coupable. Elle maudissait la fatalité qui avait voulu que ce fût elle-même qui priât Harry Dorgan de découvrir le meurtrier. Elle se tenait triste et silencieuse près de son père, sans oser lever les yeux sur l’ingénieur.

 

– Je n’ai pas changé d’avis, moi, dit rudement le milliardaire. Baruch est un misérable, je vais aller faire ma déposition au constable pour que l’assassin soit traqué par la police et pour qu’il soit condamné à être exécuté. Il a mieux que personne mérité d’être électrocuté.

 

– Mon père, supplia la jeune fille, laissez au moins à ce malheureux la chance de se repentir et d’expier ses fautes. Pour moi, il a commis ses crimes en proie au vertige de la folie. Ce n’est pas dans une prison qu’il faudrait l’enfermer, mais bien dans une maison de santé.

 

– Miss Isidora a raison, dit Harry Dorgan. De tels crimes sont si monstrueux qu’il semble impossible qu’ils aient été commis en pleine conscience. Songez d’ailleurs à la honte qui en rejaillirait sur votre nom.

 

Le milliardaire s’était levé brusquement.

 

– Cette dernière considération me décide, fit-il, je ne veux pas qu’Isidora ait à rougir d’avoir eu pour frère un assassin. Nous garderons donc le silence sur les événements de cette nuit. Je compte sur vous, n’est-ce pas, monsieur Dorgan ?

 

Le jeune homme, pour toute réponse, étreignit la main que lui tendait le milliardaire.

 

– Pour ce qui est du Creek Sanglant, continua ce dernier, je vais y faire construire un groupe de maisons. Ce sera le moyen de faire oublier le mauvais renom de cet endroit sinistre. Quant à mon fils, je veux vivre comme s’il n’avait jamais existé ; je défends que son nom soit jamais prononcé en ma présence.

 

Cette phrase dite, le vieillard se leva et sortit brusquement. Harry Dorgan et miss Isidora étaient demeurés seuls.

 

– Master Dorgan, dit la jeune fille d’une voix pleine de tristesse, vous savez la promesse que je vous ai faite. Je la tiendrai ; mais il faut qu’il se passe assez de temps pour que je puisse me remettre de la terrible secousse d’aujourd’hui. J’ai trop de chagrin en ce moment pour penser au bonheur et pour y croire dans l’avenir.

 

– Il me suffit d’avoir votre promesse, balbutia Harry d’une voix étranglée par l’émotion, c’est encore un grand bonheur pour moi. J’attendrai autant de mois, autant d’années même qu’il le faudra.

 

– Merci, dit simplement la jeune fille, voici le gage de ma promesse.

 

Et elle tendit son front, que son fiancé effleura d’un mélancolique baiser.

 

DEUXIÈME ÉPISODE

Le manoir aux diamants


CHAPITRE PREMIER

Un sauvetage

M. de Maubreuil – l’illustre chimiste auquel on doit la synthèse de la plupart des pierres précieuses, la reconstitution exacte et peu coûteuse des gemmes les plus éblouissantes – regagnait en automobile sa propriété de Kérity, un coin perdu de la côte bretonne, où il passait la plus grande partie de l’année.

 

M. de Maubreuil venait de Brest, d’où il rapportait plusieurs caisses remplies d’échantillons minéralogiques ; il avait quitté la ville vers neuf heures, après un dîner sommaire au restaurant, et il comptait être rentré chez lui vers minuit.

 

L’auto, dans l’étincelante auréole de ses phares, traversait en coup de vent les hameaux endormis, escaladait et dévalait les pentes avec une rapidité vertigineuse. Sous la clarté paisible de la lune, les forêts, les fermes, les cultures, les vieux châteaux se succédaient, comme en un décor de rêve incessamment renouvelé.

 

Le silence était profond, à peine troublé de loin en loin par le cri d’un oiseau de nuit ou par le grincement de quelque charrette attardée.

 

– Quelle délicieuse soirée ! murmura le vieux savant avec un sourire de béate satisfaction. On respire à pleins poumons et la brise de mer est toute chargée de l’odeur des foins et des blés en fleur !…

 

Brusquement, M. de Maubreuil en resta là de son aparté poétique ; la lumière puissante des phares venait de lui montrer, à cinquante mètres en avant de l’auto, une masse sombre étendue en travers de la route.

 

Aussitôt, il modéra son allure et fit retentir sa trompe à plusieurs reprises.

 

– Rien ne bouge ! s’écria-t-il. Mais, c’est un homme !… Quelque ivrogne, sans doute ?… Je dois au moins le déposer sur le talus, pour qu’il ne coure pas le risque d’être écrasé !

 

L’auto avait stoppé.

 

M. de Maubreuil descendit et se pencha vers l’homme qui gisait inerte dans la poussière, mais tout à coup il jeta un cri de stupeur et d’épouvante.

 

Une large flaque de sang entourait le corps de l’inconnu, dont le visage maigre et rasé était d’une pâleur cadavérique.

 

– Qu’il y ait crime ou accident, balbutia le savant avec agitation, il faut porter secours à ce malheureux ! Pourvu qu’il soit encore vivant !…

 

M. de Maubreuil défit les vêtements de l’inconnu – un cache-poussière verdâtre et un complet gris à carreaux de coupe élégante –, il déboutonna la chemise et constata que la poitrine présentait, un peu au-dessus du cœur, une large plaie qui paraissait provenir d’un coup de couteau.

 

L’homme respirait encore faiblement, mais du souffle oppressé et sifflant des moribonds.

 

Le vieux savant était dans un cruel embarras, il n’avait sous la main aucun des objets indispensables.

 

– Je ne puis pourtant pas l’abandonner ainsi, réfléchit-il, il serait mort avant deux heures ! Je n’ai qu’un seul parti à prendre, c’est de le transporter chez moi, au manoir !

 

M. de Maubreuil était un homme de sang-froid et d’expérience ; à l’aide de son mouchoir de poche et d’un peu d’alcool de menthe, dont il se trouvait un flacon dans le coffre de la voiture, il lava et pansa sommairement la blessure ; puis, non sans de pénibles efforts, il parvint à installer le blessé dans un des baquets de l’auto.

 

Heureusement, on n’était plus très éloigné de Kérity ; les quelques kilomètres qui restaient à parcourir furent franchis en un quart d’heure.

 

– Pourvu qu’il soit encore vivant quand nous arriverons ! répétait M. de Maubreuil, tout en manœuvrant savamment le volant de direction.

 

D’instant en instant, il jetait d’anxieux regards sur le blessé toujours évanoui et ballotté comme une masse inerte par les cahots de la voiture.

 

Enfin, l’auto roula sous l’épais couvert d’une avenue de chênes dont le sol était tapissé de gazon ; puis elle stoppa dans une cour spacieuse, au fond de laquelle se dressaient de hauts bâtiments à tourelles et à toits pointus. C’était le manoir.

 

Aux appels stridents de la trompe, des lumières parurent aux fenêtres, la sombre façade s’illumina. Une jeune fille descendit en hâte les marches de granit du perron et courut se jeter dans les bras de M. de Maubreuil.

 

– Eh bien, père, s’écria-t-elle, as-tu fait un bon voyage ? As-tu trouvé les minéraux que tu cherchais ?…

 

Mais elle se tut et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle ; elle venait d’apercevoir le blessé.

 

– Mon Dieu ! balbutia-t-elle, un cadavre !

 

M. de Maubreuil crut qu’elle allait s’évanouir et se hâta de la soutenir.

 

– Rassure-toi, ma chère Andrée, dit-il avec vivacité, cet homme n’est pas mort. Je l’ai trouvé tout sanglant sur la grand-route et, ma foi, je l’ai ramassé comme c’était mon devoir.

 

Les couleurs reparurent sur le gracieux visage de la jeune fille.

 

– Tu as bien fait, approuva-t-elle, nous le soignerons…

 

– Je viens de te dire qu’il n’était pas mort, mais il n’en vaut guère mieux ; préviens Oscar qu’il prépare au plus vite la chambre du premier. Surtout ne t’émotionne pas. Nous le sauverons, ce malheureux, si la chose est possible.

 

Pendant cette conversation, un adolescent de mine chétive et légèrement bossu sortit de la maison et vint saluer respectueusement M. de Maubreuil. À ses côtés, un chien barbet noir de forte taille aboyait joyeusement.

 

– À bas, Pistolet ! s’écria le savant, oui, tu es un brave homme de chien, tu es content de revoir ton vieux maître, mais aujourd’hui, je n’ai pas le temps de m’occuper de toi.

 

Et comme, à l’autre extrémité de la cour, le domestique, un robuste Breton pommé Yvonneck, s’occupait à remiser l’auto :

 

– Laissez cela, ordonna. M. de Maubreuil, aidez Oscar à transporter ce blessé au premier, dans la chambre rouge, c’est ce qui presse le plus.

 

Yvonneck souleva comme une plume l’homme toujours évanoui et, après l’avoir monté avec précaution par le vieil escalier à rampe de bois sculpté, le déposa sur le lit.

 

Sans prendre le temps de changer de vêtements, M. de Maubreuil était allé chercher sa trousse et sa boîte de pharmacie ; en même temps, sa fille Andrée apportait une ample provision de charpie et de gaze à pansements.

 

Le vieux savant était plus ému qu’il ne voulait le paraître.

 

– Nous allons voir, fit-il, si la blessure est sérieuse ; elle se trouve malheureusement bien près du cœur et des gros vaisseaux…

 

Il y eut quelques minutes d’angoisse ; M. de Maubreuil avait pris dans sa trousse un minuscule tube d’ébonite et sondait précautionneusement la plaie. Quand il eut terminé cet examen, sa physionomie exprima la contrariété et l’inquiétude.

 

– Eh bien ? demanda Andrée anxieusement.

 

– La lame a passé à deux ou trois centimètres du cœur et a éraflé l’artère aorte ; ce n’est peut-être pas mortel, mais c’est très grave. Je vais poser un premier appareil, demain nous verrons.

 

Le vieux savant ne se retira que lorsqu’il se fut assuré, par une série de soins judicieux, que son malade passerait une nuit paisible. Le lendemain, de très bonne heure, il était au chevet du blessé qu’Oscar et Yvonneck avaient veillé à tour de rôle ; il constata que son état n’avait pas empiré pendant la nuit ; cependant il demeurait plongé dans une sorte de coma, dû à la perte de sang qu’il avait faite.

 

L’inconnu, si étrangement recueilli par M. de Maubreuil, était de grande taille avec un visage aux traits accentués et énergiques, aux mâchoires très développées. Aux quelques mots qui lui échappaient dans le délire de la fièvre, on le devina anglais ou américain, mais son hôte avait défendu qu’on lui posât aucune question avant qu’il fût complètement hors de danger.

 

Un matin, en venant faire sa visite quotidienne, le vieux savant eut la satisfaction de trouver son client parfaitement lucide et, en tout cas, complètement délivré de l’inquiétant coma. Dressé sur son séant, il regardait avec surprise le vieux lit à colonne, les rideaux de lampas et les tapisseries fanées qui composaient l’ameublement de la chambre rouge.

 

– Où suis-je, monsieur ? demanda-t-il d’une voix faible. Je vous serai reconnaissant de me le dire. Je me rappelle vaguement avoir été attaqué, puis – il porta la main à son front – il y a comme un grand trou noir dans ma mémoire, je ne sais plus… je ne me souviens plus…

 

Il s’exprimait en français, mais avec un fort accent.

 

M. de Maubreuil s’empressa de le rassurer, et lui raconta la façon dont il l’avait recueilli. En entendant ce récit, la physionomie de l’inconnu exprima une profonde émotion. D’un geste encore indécis, il prit la main du vieux savant et la serra dans les siennes.

 

– Je vous dois la vie, balbutia-t-il, sans vous je serais mort sans secours sur la route déserte. C’est là un service que je n’oublierai jamais et que peut-être je serai un jour en mesure de récompenser.

 

– Ne songez pas à cela, répondit M. de Maubreuil en souriant, je n’ai fait pour vous que ce que tout le monde eût fait à ma place. D’ailleurs, sans être richissime, je possède une fortune suffisante.

 

– Vous ne m’avez pas encore dit votre nom, interrompit le malade avec vivacité, qu’au moins je sache comment s’appelle mon sauveur.

 

– Je me nomme Gaston de Maubreuil et je m’occupe de chimie et de minéralogie.

 

– Quoi ! vous seriez cet illustre savant, dont le nom est connu dans le monde entier, dont j’ai appris les admirables découvertes par les revues scientifiques de mon pays natal l’Amérique !

 

– Vraiment, je ne me savais pas si connu, dit modestement M. de Maubreuil.

 

– Je vous assure que j’ai suivi passionnément tous vos travaux, car, moi aussi, je me suis beaucoup occupé de chimie, quoique je n’aie, hélas ! obtenu aucun résultat qui puisse être mis en comparaison avec vos admirables expériences.

 

Le vieux savant, sans qu’il s’en rendît compte, était délicieusement chatouillé dans sa vanité.

 

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il gaiement, je suis doublement heureux d’avoir sauvé la vie à un confrère. Est-il indiscret de vous demander votre nom ?

 

– Nullement, reprit le blessé, après un court moment d’hésitation ; je suis américain et je me nomme Baruch Jorgell.

 

– Jorgell, répéta M. de Maubreuil, il me semble que j’ai déjà entendu ce nom-là.

 

– Mon père est en effet un des milliardaires yankees les plus souvent cités, il possède des villes entières, mais je me suis complètement brouillé avec lui pour des questions d’intérêt – le fait n’est, hélas ! que trop fréquent dans les familles – et j’ai quitté les États-Unis sans esprit de retour…

 

Baruch Jorgell s’était interrompu brusquement, sa physionomie reflétait une subite inquiétude.

 

– Monsieur, dit-il, j’ai tout lieu de supposer que j’ai été dévalisé après la tentative d’assassinat dont j’ai été victime. Répondez-moi franchement…

 

– Je vous dirai, répliqua le vieux savant, que je n’en sais rien moi-même. Vos vêtements sont ici, et personne n’y a touché.

 

M. de Maubreuil alla ouvrir une grande armoire de châtaignier et il en retira un pantalon, un veston, un gilet, un cache-poussière et une ceinture de cuir à compartiments comme celles dont se servent les émigrants pour porter l’or et les valeurs. Il déposa tous ces objets sur le lit de Baruch.

 

– Voilà, dit-il à ce dernier, tous vos vêtements, je me suis fait scrupule de les fouiller. Vous allez vérifier par vous-même si vous avez été oui ou non dépouillé par vos assassins.

 

Baruch Jorgell explora les poches d’une main tremblante et retira du veston un gros portefeuille. Il l’ouvrit : il était vide. Vide aussi le porte-monnaie retenu à la ceinture par une chaînette d’acier et vide elle-même la ceinture. Les bandits n’avaient respecté que les poches du gilet qui contenaient quelque menue monnaie.

 

Baruch avait changé de visage.

 

– Je suis complètement dépouillé, bégaya-t-il d’une voix étranglée, il ne me reste pas un dollar !…

 

Et il ajouta avec un ricanement amer :

 

– Ils m’ont pris jusqu’à mon browning ; il ne me reste même plus la ressource de me brûler proprement la cervelle !

 

M. de Maubreuil était sincèrement affligé du désespoir de son malade, il s’efforça de le ramener à des sentiments plus calmes.

 

– Voyons, mon cher confrère, lui dit-il affectueusement, ne vous désolez pas. Certes, ce qui vous arrive est fort ennuyeux, mais vous connaissez notre vieux proverbe français : « Plaie d’argent n’est pas mortelle. » Avant tout, revenez à la santé, c’est le plus important ; ensuite, nous aviserons.

 

Et comme Baruch demeurait plongé dans un sombre silence :

 

– Expliquez-moi d’abord, reprit le vieillard ; comment vous avez été attaqué. Vous en souvenez-vous ?

 

– Très exactement, murmura le jeune homme avec amertume. Oh ! l’histoire est des plus banales. J’étais allé rendre visite à un Anglais, Mr. Bushman, dont la propriété est à quelques lieues d’ici. Il devait me donner la direction d’une usine de produits chimiques qu’il installe en ce moment, mais nous ne nous sommes pas entendus. J’ai quitté le château de Mr. Bushman vers dix heures et demie. La soirée était si belle que j’ai refusé de revenir en auto, comme on me le proposait, et que j’ai décidé de faire à pied le chemin qui me séparait de la gare.

 

– Je me souviens en effet qu’il faisait cette nuit-là un temps d’une douceur admirable.

 

– J’étais à peu près à moitié route, quand une demi-douzaine d’individus déguenillés qui, certainement, s’étaient mis en embuscade pour m’attendre, sont sortis d’un chemin creux et se sont précipités sur moi… J’ai vu briller les lames des couteaux, j’ai ressenti une douleur aiguë au cœur… Puis je ne me souviens plus de rien, ce n’est qu’ici, dans cette chambre, ce matin, que j’ai pleinement repris conscience de moi-même…

 

M. de Maubreuil avait écouté ce récit avec une profonde attention.

 

– Comment je vous le disais tout à l’heure, fit-il après un silence, l’essentiel est de vous guérir, ensuite je me fais fort de vous trouver, grâce à mes relations, une situation avantageuse.

 

– Je vous remercie, monsieur, murmura Baruch avec accablement ; je n’oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, mais je suis désespéré, complètement désespéré.

 

– Attendez donc ! s’écria le vieux savant, avec un bienveillant sourire, je crois que j’ai trouvé une combinaison qui vous plaira. Vous m’avez dit que vous étiez chimiste ?

 

– Certainement, j’avais même chez mon père un laboratoire parfaitement outillé.

 

– Alors cela tombe à merveille. Je m’étonne de n’avoir pas déjà pensé à cela. Je commence à me faire vieux ; je sens que j’aurais besoin d’un collaborateur jeune, actif, aimant la science pour elle-même, grâce auquel je pourrais mener à bien le programme des découvertes que je me suis tracé. Je vous le propose très franchement et très simplement : voulez-vous être ce collaborateur, monsieur Baruch Jorgell ?

 

Une seconde, les prunelles du convalescent s’éclairèrent d’une étrange flamme. Un sourire grimaçant crispa ses traits ; mais cette expression sardonique ne fit que paraître sur son visage comme une ombre fugitive. Ce fut avec le ton de la gratitude la plus obséquieuse et la plus émue qu’il répondit :

 

– Cher maître, ce sera pour moi un grand bonheur de collaborer à vos géniales découvertes. Je tâcherai de me rendre digne d’une si glorieuse distinction, par mon assiduité et mon dévouement, à défaut de l’imagination créatrice que je ne possède, hélas ! sans doute pas…

 

M. de Maubreuil était radieux.

 

– Assez de compliments, dit-il, c’est une chose que je déteste par-dessus tout. Voulez-vous que je vous dise ce qu’il faut faire pour m’être agréable ?

 

– Tout ce qui sera en mon pouvoir…

 

– Eh bien, tâchez de guérir le plus vite possible, et surtout pas d’idées noires. Vous vous apercevrez bientôt que les labeurs, scientifiques donnent plus de satisfaction que n’en peut procurer la plus haute fortune.

 

Et comme Baruch faisait mine de vouloir continuer la conversation :

 

– En voilà assez, dit le vieillard, cet entretien a dû vous fatiguer. Maintenant, il faut essayer de faire un bon somme, jusqu’à ce qu’Yvonneck vienne vous apporter votre bouillon et vos œufs frais.

 

M. de Maubreuil se retira, laissant Baruch Jorgell émerveillé des nouvelles perspectives que la proposition de son hôte venait d’ouvrir à son ambition aussi ardente que peu scrupuleuse.

 

CHAPITRE II

Une colonie de savants

Quinze jours s’étaient écoulés, Baruch Jorgell était maintenant complètement rétabli ; une grande faiblesse, un peu d’amaigrissement et de pâleur étaient les seules traces qui subsistaient de sa blessure. Dans l’intervalle, M. de Maubreuil s’était discrètement assuré, près de l’ambassade des États-Unis, de la véritable identité de son hôte qui était bien, comme il l’avait affirmé, le fils du célèbre milliardaire Jorgell, le fondateur de la ville Jorgell-City. En même temps, par une suite de conversations, le vieux chimiste avait pu se convaincre de la réelle science de son futur collaborateur.

 

Il s’applaudissait chaque jour de l’heureuse idée qu’il avait eue : Baruch était instruit, intelligent, et d’une parfaite correction ; on n’eût pu lui reprocher que son humeur un peu misanthropique, mais, comme le faisait remarquer M. de Maubreuil à sa fille, il était bien naturel qu’un homme qui avait éprouvé de si grands malheurs ne fût pas d’une gaieté folle.

 

Le jour où le convalescent put enfin sortir, le vieux savant et sa fille voulurent l’accompagner dans une longue promenade et lui faire admirer les sites, les plus intéressants de la contrée.

 

Le manoir – le Manoir aux Diamants comme l’appelaient les paysans – était bâti à mi-côte de la falaise et dominait la mer d’une de ses façades ; de l’autre côté, c’était un paysage verdoyant, à l’extrémité duquel apparaissait le clocher pointu de la petite église du village.

 

Après avoir suivi quelque temps l’avenue de chênes, M. de Maubreuil et sa fille guidèrent Baruch par un sentier en pente douce qui les conduisit au sommet de la falaise, tapissé d’une herbe fine et veloutée comme de la mousse.

 

Là, tous trois se reposèrent quelques instants.

 

– Faisons halte à l’abri de ces genêts aux fleurs d’or, dit M. de Maubreuil, il ne faut pas outrepasser vos forces, master Baruch, et vous n’êtes pas encore bien solide sur vos jambes.

 

– Mais cela va très bien, je vous assure, protesta l’Américain, je suis maintenant tout à fait guéri.

 

– Nous ne pousserons pas trop loin notre promenade, fit Andrée. Je propose d’aller seulement jusque chez M. Bondonnat, que nous n’avons pas vu depuis plusieurs jours.

 

– Excellente idée, s’écria joyeusement le vieux savant, je présenterai à Bondonnat mon nouveau collaborateur.

 

Et se tournant vers Baruch, il ajouta :

 

– Je vous ai dit peut-être déjà qu’il y a ici une vraie petite colonie scientifique. Mon ami Bondonnat, le grand naturaliste que vous connaissez certainement de nom, habite une villa à cinq cents mètres du manoir, il s’y est installé un laboratoire certainement unique en son genre, et il a fait venir près de lui ses deux élèves les plus distingués, l’ingénieur Paganot et le botaniste Ravenel.

 

Baruch était devenu attentif.

 

– Je ne savais pas, dit-il, qu’il y eût dans ce pays perdu une semblable pépinière d’inventeurs. Je serai charmé de leur être présenté et d’être mis au courant de leurs travaux.

 

– Un peu de patience, master Baruch, nous serons chez M. Bondonnat dans un quart d’heure. Cette grande masse blanche que vous apercevez à cinq cents mètres d’ici, comme tapie dans une anfractuosité de la falaise, au milieu d’un fouillis de verdures, c’est la villa de notre ami.

 

Et M. de Maubreuil ajouta :

 

– Je crois, d’ailleurs, que Mlle Andrée ne sera pas fâchée de rendre visite à son ami l’ingénieur.

 

La jeune fille baissa les yeux et devint rouge comme une cerise. L’ingénieur Antoine Paganot était presque officiellement le fiancé d’Andrée, et M. de Maubreuil n’était nullement hostile à ce projet d’union.

 

Baruch jeta un regard étincelant de jalousie sur la jeune fille et son visage, déjà blême, devint plus blême encore, mais personne ne remarqua l’expression de haine qui s’était un instant reflétée sur ses traits.

 

On s’était remis en marche à travers les hautes bruyères de la lande ; après avoir traversé un hameau habité par des pêcheurs et longé quelque temps la grève fleurie de chardons bleus, on atteignit la villa.

 

Sitôt la grille franchie, Baruch fut comme grisé par l’atmosphère embaumée et capiteuse qui émanait des jardins. On eût dit un subtil et puissant extrait des arômes de toutes les fleurs connues.

 

– Il me semble, murmura-t-il, que j’entre dans une fabrique de parfums.

 

– Vous ne vous trompez pas, dit en riant Mlle de Maubreuil, seulement ces parfums, c’est la nature même qui se charge de les distiller.

 

– Avec la collaboration de Bondonnat, ajouta le vieux savant… Mais le voici lui-même.

 

Autant M. de Maubreuil, avec ses longs cheveux gris et sa barbe en désordre, paraissait mélancolique, autant M. Bondonnat était jovial, souriant et même coquet. Le naturaliste offrait une de ces belles physionomies de savant, empreintes de tant de bonhomie et de sérénité, que l’âge et le souci ne semblent pas avoir de prise sur elles.

 

Son front très haut était ombragé par une chevelure d’un blanc de neige, ses yeux d’un bleu clair, pétillants de jeunesse, donnaient un charme souriant à sa physionomie grave, régulière, sans rides, qu’encadraient de vastes favoris, blancs comme ses cheveux. Il était vêtu d’une longue blouse de laboratoire d’une propreté immaculée et tenait en main un sécateur de nickel. Il fit aux visiteurs l’accueil le plus empressé.

 

Déjà au courant de l’aventure de Baruch, il le félicita spirituellement de la tentative d’assassinat dont il avait été victime « et sans laquelle il n’aurait pas eu l’inestimable chance de devenir le collaborateur du grand chimiste Maubreuil ».

 

– Je suis ravi, conclut-il en se frottant les mains, notre petite colonie vient de faire en la personne de M. Jorgell une nouvelle et précieuse acquisition…

 

À ce moment, Frédérique, la fille unique du naturaliste, l’amie d’enfance d’Andrée de Maubreuil, vint à son tour saluer les visiteurs.

 

Il eût été difficile de dire laquelle des deux jeunes filles était la plus belle. Toutes deux offraient, quoique en un genre différent, la physionomie la plus attrayante et la plus gracieuse. Andrée avait les cheveux d’un blond cendré, elle était svelte et élancée avec deux yeux d’un bleu pâle d’une expression mélancolique et rêveuse. Frédérique, d’un blond ardent, presque roux, offrait la riche carnation des beautés Scandinaves. D’un caractère enjoué et même bruyant, elle était la gaieté de cette maisonnée de savants toujours perdus dans quelque calcul abstrait.

 

– Il faut que je vous fasse visiter les jardins ! s’écria M. Bondonnat en se tournant vers Baruch, je vous assure que cela vaut la peine d’être vu.

 

Baruch, qui pourtant, dans les palais des milliardaires, avait été habitué au luxe le plus grandiose, ne put s’empêcher d’être émerveillé et stupéfait.

 

Entourés de tous côtés par les murailles de roc de la falaise, les jardins étaient divisés en terrasses où poussaient pêle-mêle des plantes et des arbres de tous les pays et de tous les climats, dans une luxuriance de végétation prodigieuse. Les bananiers, les cactus et les fougères arborescentes y étaient mélangés aux houx, aux ifs et aux sorbiers, et toutes ces plantes annonçaient une puissance et une robustesse de sève anormales et presque miraculeuses. On eût dit un fourré magique, un coin de forêt vierge transporté dans cette anfractuosité du roc par la main des génies.

 

M. Bondonnat, enchanté, se frottait les mains avec une vivacité fébrile ; c’était son tic.

 

– Que dites-vous de cela ? ricanait-il, mes plantes à moi ne craignent pas la rigueur des saisons. Je leur crée une atmosphère spéciale, gorgée de gaz nourriciers ; la terre où elles poussent est saturée d’acide formique, de manganèse et d’autres substances qui leur impriment une puissance de végétation formidable. D’un jour à l’autre, les feuilles poussent, les fleurs éclosent, les fruits mûrissent. Les racines, grâce à un dispositif spécial, sont baignées par un courant électrique qui assure cet accroissement rapide et presque monstrueux.

 

– Mais, demanda Baruch stupéfait, ces expériences, assurément merveilleuses, vous conduiront-elles à un résultat pratique ?

 

M. Bondonnat haussa les épaules.

 

– Voilà qui est bien américain, fit-il, time is money, vous voulez un résultat pratique ; moi, j’aime la science pour elle-même, nous n’avons pas la même façon de voir. D’ailleurs, d’ici peu, le résultat pratique obtenu sera grandiose. Lorsqu’on pourra, avec une dépense insignifiante, faire produire aux champs et aux vergers quatre, cinq, six récoltes par année et même davantage, la pauvreté, la misère et la faim seront bannies de notre globe. Tout le monde sera heureux, puisque toutes les choses nécessaires à la vie existeront avec une abondance dont rien dans le présent ne peut donner la moindre idée !

 

Baruch demeurait silencieux, effaré devant cette perspective d’une humanité ramenée par le pouvoir de la science aux époques légendaires de l’âge d’or.

 

Le naturaliste ne parut pas s’apercevoir de la confusion de son interlocuteur et se dirigea vers les serres.

 

La visite des serres, l’explication du dispositif à thermo-siphon qui y maintenait une température constante demandèrent plus d’une heure. Baruch Jorgell allait d’émerveillement en émerveillement, de stupeur, en stupeur : il lui semblait vivre un rêve fantastique.

 

Ce qui l’étonnait plus que tout le reste, c’était la bonhomie et la simplicité de ces savants, qui lui dévoilaient en toute confiance des secrets qu’en Amérique on eût vendus chacun un million de dollars à quelque trust.

 

Il allait demander à quoi servaient d’énormes tubes métalliques qu’il voyait verticalement dressés au sommet de la falaise, lorsqu’un jeune homme, grand, maigre et sec, auquel un nez proéminent et busqué donnait une physionomie donquichottesque, sortit de la villa et se dirigea vers M. Bondonnat.

 

– Messieurs, dit le naturaliste, M. Roger Ravenel, un de mes collaborateurs les plus dévoués.

 

Les présentations terminées, Roger Ravenel annonça à M. Bondonnat que deux pêcheurs du hameau voisin demandaient à lui parler.

 

– Je me demande un peu, fit-il, ce que ces gens-là peuvent me vouloir. Je sais qu’ils me tiennent en piètre estime.

 

– Serait-il possible ? demanda Baruch.

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire : cette villa – de même d’ailleurs que le Manoir aux Diamants – passe pour un repaire de détraqués, ou plutôt de sorciers. On est persuadé, dans ce pays arriéré, que nous sommes des suppôts de Satan, et ce qu’on raconte de nos petites expériences n’est pas fait pour modifier cette opinion.

 

– Eh bien ! père, dit Frédérique, que l’on fasse venir ces braves gens, je suis aussi curieuse que toi de savoir ce qu’ils nous veulent.

 

Sur un signe de M. Bondonnat, Roger Ravenel s’était éclipsé. Il revint une minute après, poussant devant lui, presque de force, deux matelots chaussés de sabots et vêtus de cabans élimés et graisseux. C’étaient deux véritables loups de mer, au visage tanné et rougi par les intempéries, aux mains noueuses et noircies de goudron.

 

Ils traversèrent le jardin enchanté en regardant autour d’eux d’un air de méfiance et de crainte.

 

Arrivés à deux pas de M. Bondonnat, ils s’arrêtèrent, leur béret à la main un sourire niais sur leurs vieilles faces recuites par les vents du large.

 

– Messieurs, dit le naturaliste avec sa courtoisie habituelle, qu’est-ce qui me procure le plaisir de votre visite ?

 

Mais les deux loups de mer se regardèrent avec le même sourire embarrassé et ne soufflèrent mot. C’était à croire qu’ils étaient muets.

 

Frédérique s’était avancée, s’efforçant de prendre une mine sévère, quoiqu’elle eût grande envie de rire.

 

– Allons, père Yvon, dit-elle en s’adressant au plus vieux des pêcheurs, est-ce que vous avez peur de moi et de mon père ? Cessez de faire tourner votre béret entre vos doigts et expliquez ce qui vous amène.

 

Le vieil Yvon, ainsi apostrophé, surmonta enfin sa timidité et commença non sans avoir fait entendre une toux préalable :

 

– Mam’zelle me connaît bien, elle m’a souvent acheté des bars et des langoustes.

 

– Eh bien ? demanda le naturaliste.

 

– Voilà, quand je ne pêche pas, je cultive la terre, j’ai un clos à moi. Mon blé est mûr, et dame, il va faire un gros orage avant qu’il soit longtemps. C’est pour ça que nous sommes venus vous trouver…

 

– Je ne vois pas du tout ce qu’ils veulent, murmura M. Bondonnat avec découragement.

 

M. de Maubreuil intervint :

 

– C’est cependant très clair, fit-il. Ces braves gens sont persuadés que vous êtes sorcier, que vous faites à volonté la pluie et le beau temps ; on les a délégués pour vous supplier de sauver leur moisson en écartant l’orage.

 

– C’est ça même, approuva le vieil Yvon, enchanté de se voir si bien compris.

 

M. Bondonnat parut se divertir beaucoup de la requête des pêcheurs, puis regardant le ciel où la chaleur d’une lourde après-midi avait amassé de gros nuages noirs qui peu à peu envahissaient le bleu du ciel :

 

– Hum ! fit-il, je crois que d’ici peu, en effet, il va tomber une fameuse averse. Je veux bien, bonnes gens, essayer de rejeter vers la mer ces gros nimbus couleur de suie, mais je ne vous garantis pas que je réussirai…

 

– Et ça coûtera cher ? demanda Yvon avec un reste de méfiance.

 

– Pas un sou, mais que tout le monde me suive. Je suis enchanté de cette occasion de vous faire assister à une expérience qui promet d’être intéressante.

 

M. Bondonnat s’était dirigé vers un angle des jardins, d’où s’élançait, accotée au rocher, une svelte tourelle d’aluminium et de cristal qui n’était autre que la cage d’un ascenseur électrique.

 

Tout le monde y prit place et l’on atteignit ainsi le sommet de la falaise dont le sol aplani formait tout autour de la propriété un spacieux chemin de ronde qu’entourait une muraille solide.

 

C’est sur ce chemin qu’étaient installés les tubes gigantesques qui avaient attiré l’attention de Baruch.

 

De ce point on dominait tout le paysage, subitement enténébré par un amoncellement de sombres nuées, couleur de suie et de plomb.

 

– Je vois, dit le naturaliste, qu’il n’y a pas de temps à perdre, mais où est donc M. Paganot ? C’est lui que cette affaire regarde spécialement.

 

L’ingénieur, le second collaborateur du naturaliste, sortit à ce moment même d’une cabine vitrée, placée à l’autre extrémité du chemin de ronde et fut rapidement mis au courant de la situation.

 

– Nous sommes encore à temps, déclara-t-il, après avoir examiné l’état du ciel, mais il faudra que ces deux braves marins m’aident à passer les gargousses.

 

– Nous avons tous deux servi dans la flotte, déclara le vieil Yvon.

– Alors, tout va bien.

 

– De quoi s’agit-il donc ? demanda Baruch très intrigué par ces préparatifs.

 

– C’est tout simplement, expliqua Frédérique, une bataille que nous allons livrer à la tempête. Ces tubes sont des canons paragrêles inventés par mon père et dont la puissance et le rayon d’action sont énormes. Ils sont chargés de bombes à la mélinite qui produisent un ébranlement considérable des couches d’air. Les appareils que l’on emploie en Champagne et dans le Bordelais ne sont, en comparaison de ceux-ci, que des jouets d’enfant.

 

– C’est grâce à cette artillerie pacifique, ajouta M. de Maubreuil, que l’ami Bondonnat maintient dans ces jardins un climat spécial.

 

Pendant que ces propos s’échangeaient, l’ingénieur Paganot – vrai type de savant classique avec son visage rasé et sa mine naïve remplissait de cartouches à la mélinite, avec l’aide des deux marins, les chargeurs automatiques des huit canons qui dressaient vers le ciel leurs gueules évasées.

 

Les visiteurs avaient pris place sur un banc de pierre, à une certaine distance des canons.

 

– Tout est prêt, déclara l’ingénieur, nous pouvons tirer dix minutes sans interruption.

 

– Feu ! s’écria gravement le naturaliste.

 

L’ingénieur pressa la manette nickelée du commutateur installé dans la cabine vitrée.

 

Une formidable détonation retentit.

 

Des gerbes de flammes jaillirent de la gueule des canons. Le sommet de la falaise s’était couronné d’un nuage de fumée et les échos du rocher répercutaient au loin les grondements de la canonnade.

 

Dans la région jusqu’à plusieurs lieues de distance, l’alarme était générale. Les uns croyaient à l’explosion de quelque poudrerie, d’autres à de grandes manœuvres d’escadre ; quelques-uns enfin, en voyant les bombes à la mélinite éclater au sein des nuages éventrés, se figuraient assister à un simulacre de guerre aérienne.

 

Bientôt pourtant, on constata que les détonations partaient de la falaise auréolée de langues de feu et couronnée d’un panache de fumées blanches. Effrayés, les gens se verrouillaient dans leurs maisons et répétaient en hochant la tête d’un air peu rassuré :

 

– Ce sont encore ces maudits sorciers de la villa qui font leurs diableries ! Ils finiront par attirer quelque calamité sur la contrée. Quel malheur que le gouvernement protège de pareils coquins !

 

Enfin la canonnade cessa. Quand la brise eut dissipé la fumée des explosions, le ciel apparut presque complètement nettoyé des nuages qui l’obstruaient auparavant.

 

Nimbus et cumulus fuyaient en pleine déroute vers le grand large. La boule noire que l’on hisse au-dessus des sémaphores pour annoncer les tempêtes avait disparu. Les gens du village voisin entassaient sur des charrettes les gerbes de leur moisson si miraculeusement préservée.

 

– Bravo, cher père, dit Frédérique en mettant un baiser sur le front du vieux savant, nous avons gagné la bataille !

 

– Et cela sans nous donner beaucoup de mal, répondit-il gaiement. Je suis très content de mon artillerie… de campagne !

 

Se tournant alors vers les deux pêcheurs, tellement ébahis qu’ils ne trouvaient pas un mot à dire :

 

– Mes amis, ajouta-t-il, rappelez-vous une chose, c’est qu’il n’y a aucune espèce de diablerie dans tout ce que vous venez de voir. Je n’ai employé d’autre moyen pour mettre en fuite les nuages que l’ébranlement causé par le choc des détonations. La véritable sorcellerie, c’est la connaissance des phénomènes de la nature.

 

Les deux marins balbutièrent de vagues remerciements, mais il était visible à leur allure craintive, à la rapidité avec laquelle ils se retirèrent, qu’ils n’avaient perdu aucune de leurs préventions.

 

M. Bondonnat fut alors chaudement félicité par ses amis et l’on rentra dans l’intérieur de la villa où un lunch avait été préparé.

 

Baruch demeurait pensif ; il se rendait compte de quelle chance extraordinaire il avait bénéficié en pénétrant dans une société de savants dont la moindre découverte représentait une fortune. Mais, au lieu d’être touché de la confiance qu’on lui témoignait, il se promettait d’exploiter sans le moindre scrupule tous les secrets qu’il pourrait surprendre.

 

Cependant l’après-midi tirait à sa fin. Après le lunch, M. de Maubreuil prit congé de ses amis et reprit en compagnie d’Andrée et de Baruch Jorgell le chemin du Manoir aux Diamants.

 

C’était le lendemain que l’Américain devait entrer en fonctions et commencer ses travaux dans le laboratoire de chimie.

 

CHAPITRE III

Le manoir aux diamants

Quand Baruch Jorgell pénétra pour la première fois dans le laboratoire de M. de Maubreuil, il fut littéralement ébloui. Le laboratoire se composait de deux vastes pièces qui tenaient toute une aile du manoir : la première était entièrement meublée de hautes armoires vitrées qui renfermaient des échantillons minéralogiques et un assortiment complet de produits chimiques ; l’autre constituait le laboratoire proprement dit, presque entièrement occupé par un puissant four électrique.

 

Baruch avait souvent visité des laboratoires à peu près pareils, mais il demeura extasié devant les vitrines aux pierres précieuses. Il y avait là un trésor d’une inestimable valeur. C’était un véritable ruissellement de gemmes chatoyantes, si nombreuses que leur contemplation devenait à la fin une fatigue pour le regard.

 

Rubis, saphirs, diamants, améthystes, topazes, aigues-marines, corindons, émeraudes, opales étaient méthodiquement entassés dans de grandes coupes alignées avec symétrie.

 

– Vous regardez mes cailloux, dit M. de Maubreuil, j’en possède environ sept cents variétés et, dans le nombre, il y en a quelques-uns de fort beaux ; mais nous ferons mieux que cela. En ce moment je m’occupe de la synthèse du diamant ; le carbone cristallisé est la seule gemme que je ne sois pas arrivé à reproduire d’une façon satisfaisante.

 

– Avez-vous déjà obtenu quelques résultats ? demanda Baruch prodigieusement intéressé.

 

– Bah ! cela ne vaut pas la peine d’en parler ! J’ai bien fabriqué des diamants minuscules, mais tous étaient jaunis, tachés, ou présentaient quelque tare. Ce que je veux, c’est produire à volonté, sans le moindre aléa, des gemmes aussi grosses, aussi limpides que le Régent ou le Kohinoor !

 

Et il ajouta d’un ton mélancolique :

 

– Je mets un intérêt personnel, un intérêt passionné à la solution de ce problème. Je veux que les pierres qu’on paye actuellement des centaines de mille francs deviennent aussi communes que les cailloux des chemins.

 

Baruch demeura surpris de la vivacité presque haineuse avec laquelle le vieux savant avait prononcé cette phrase.

 

– On dirait, cher maître, fit-il, que vous détestez les pierres précieuses.

 

– Ce n’est pas tout à fait exact, mais vous allez me comprendre. Me voilà sur la pente des confidences, et puisque nous devons travailler à la même œuvre, autant que vous ayez tout de suite l’explication.

 

Le chimiste s’était assis en face d’une table couverte de paperasses, dans un vieux fauteuil de cuir à oreillettes, et l’Américain avait pris place en face de lui.

 

– Malgré mes rides et mes cheveux gris, reprit M. de Maubreuil, je suis encore jeune, mais mon existence n’a été faite que de déceptions. Sans fortune, j’étais arrivé à me créer, en science, une certaine notoriété. J’ai refait, à l’aide d’observations plus exactes, les théories géologiques demeurées presque immuables depuis Lamarck et Cuvier. Le premier, j’ai démontré l’existence d’un feu central maintenu à l’état solide par la formidable poussée de la force centripète. Mais plusieurs de mes découvertes ont été discutées, d’autres m’ont été volées. Je n’ai jamais occupé la place qui m’était due…

 

– Cher maître…, commença Baruch.

 

– Inutile de me faire des compliments de condoléance, je suis philosophe ; je me serais aisément consolé de ces déboires si je n’avais eu à subir des épreuves plus cruelles. J’avais épousé une jeune fille aussi pauvre que moi et j’eus d’abord beaucoup à souffrir des privations que lui imposait la médiocrité de notre situation. Par malheur, je dois l’avouer, Mme de Maubreuil aimait passionnément les bijoux ; elle souffrait de ne pouvoir se parer de rubis et de diamants véritables et d’être obligée de se contenter d’imitations…

 

– Je commence à comprendre, murmura l’Américain.

 

Le chimiste reprit avec effort :

 

– C’est cette malheureuse coquetterie qui m’a fait me lancer à corps perdu dans la synthèse des gemmes.

 

Et il s’écria, le regard brillant d’un sombre enthousiasme :

 

– Je veux les dépouiller de tout leur prestige, ces misérables cailloux, je veux qu’on pave les chenils et les étables avec des rubis, et que nul n’ait la sottise de préférer un diamant, si beau soit-il, à une goutte de rosée brillant dans le calice d’une fleur ! Quel saphir vaut un bleuet dans les blés, quelle améthyste un brin de violette exhalant sa suave odeur sous la mousse ?… En haine des pierres, je me suis mis à aimer éperdument les fleurs, et c’est là, sans doute, l’une des causes de mon amitié pour le botaniste Bondonnat. Puis – et la voix du chimiste trembla légèrement – nos femmes, amies d’enfance, sont mortes la même année, emportées par une épidémie de typhus, au moment même où d’heureuses expériences commençaient à m’apporter gloire et fortune. Je n’ai jamais été heureux !

 

M. de Maubreuil demeura quelque temps silencieux, perdu dans ses souvenirs.

 

– J’ai failli devenir fou, reprit-il au bout d’un instant, longtemps j’ai été poursuivi par l’idée fixe d’élever à ma femme un mausolée d’émeraudes, de sardoines et même de diamants… Je ne me consolerai jamais. Pourtant l’amitié de Bondonnat et les soins qu’il m’a fallu donner à l’éducation de ma fille ont fait diversion à mon chagrin. Andrée et Frédérique ont été élevées ensemble, comme deux sœurs, entre les fleurs et les livres, en pleine nature, en pleine science.

 

– Cher maître, dit Baruch, feignant un attendrissement qu’il ne ressentait en aucune façon, je suis profondément touché de la confiance que vous me témoignez, et je tâcherai de la justifier… Mais une dernière question, si, toutefois, elle n’est pas indiscrète, qui vous a donné l’idée de venir vous installer dans ce coin perdu ?

 

– Cela s’est fait tout naturellement. C’est Bondonnat qui a découvert cette solitude délicieuse, il n’a pas eu de peine à me décider à quitter Paris, qui décidément, avec ses autobus et ses métros, devient une ville peu favorable aux travaux intellectuels. J’ai acheté ce manoir qui tombait presque en ruine, je l’ai restauré. Je suis ici parfaitement tranquille.

 

– Et à deux pas de votre ami.

 

– Précisément, il a fait venir ici ses deux élèves les plus distingués, l’ingénieur Paganot et le naturaliste Roger Ravenel, et nous formons à nous quatre – et maintenant que vous êtes là, à nous cinq – une vraie colonie scientifique en plein pays sauvage…

 

Après ces confidences que, dans sa confiante loyauté, M. de Maubreuil avait jugées nécessaires, les deux savants examinèrent le four électrique construit en briques réfractaires et en plaques métalliques infusibles et qui pouvait produire les formidables températures de plusieurs milliers de degrés, grâce auxquelles on peut obtenir la cristallisation des gemmes.

 

Le chimiste savait déjà que son nouveau collaborateur connaissait très bien les questions ayant trait à l’électricité qu’il avait, affirmait-il, étudiée tout spécialement à Jorgell-City, une ville fondée en plein Far West, au pied même des montagnes Rocheuses.

 

M. de Maubreuil, à ce propos, demanda naïvement à l’Américain quelles étaient les causes de sa brouille avec son père, le milliardaire.

 

– Elles sont toutes simples, répondit Baruch d’un air contraint. Mon père a engagé dans des spéculations la fortune considérable qui me revenait de ma mère et il a su s’arranger pour ne pas me rendre des comptes. Nous avons eu une violente explication, j’ai refusé fièrement la maigre pension qu’il m’offrait comme une aumône et je suis parti chercher fortune en Europe avec vingt mille dollars qui me restaient. Vous savez le reste.

 

M. de Maubreuil se contenta de ces explications, pourtant assez vagues, et tous deux discutèrent les conditions dans lesquelles devait se faire une nouvelle et capitale expérience sur la synthèse du diamant.

 

L’après-midi était fort avancée et la discussion technique entre les deux chimistes tirait à sa fin, lorsque Andrée parut, au seuil de la salle aux vitrines.

 

– Je crois, messieurs, dit-elle, qu’en voilà assez pour une première séance. Il ne faut pas vous surmener, et la cloche du dîner va sonner dans une demi-heure.

 

– Sans doute, approuva M. de Maubreuil, un tour de jardin, en guise d’apéritif, me semble tout indiqué.

 

– Non pas, repartit Andrée ; j’ai quelque chose de très curieux à vous faire voir, ou plutôt ce n’est pas moi, c’est Oscar, mon page favori.

 

– De quoi s’agit-il donc ?

 

– Je ne puis pas le dire, c’est une surprise.

 

Baruch ne perdit pas une si belle occasion de se renseigner sur les habitants du manoir.

 

– Cet Oscar, demanda-t-il, n’est-il pas le jeune homme qui m’a soigné au début de ma convalescence ? Il a l’air d’un serviteur très dévoué.

 

– Pardon, fit Andrée avec une certaine vivacité, Oscar n’est pas un domestique, je le regarde presque comme un parent.

 

– En réalité, expliqua M. de Maubreuil, ce petit bossu qui répond au singulier nom d’Oscar Tournesol est un enfant que nous avons trouvé un matin à demi-mort de froid à la porte de la maison que j’habitais alors à Paris, quai des Tournelles. Nous l’avons gardé, il se montre très dévoué, très docile et je ne désespère pas un jour d’en faire un savant.

 

– Oscar Tournesol, singulier nom, en effet !

 

– Tournesol n’est qu’un surnom, dit Andrée, et notre protégé le doit à la couleur de ses cheveux qui sont d’un jaune bizarre et certainement unique.

 

Baruch se mordit les lèvres. Il était secrètement humilié de la ressemblance qu’il y avait entre sa situation présente et celle du gavroche recueilli, comme lui, Baruch, fils de milliardaire, par la charité du vieux savant. Dès cet instant, il voua à Oscar une haine mortelle, mais il dissimula son impression et demanda avec une feinte indifférence :

 

– Que faisait donc votre protégé avant d’avoir eu la chance de vous rencontrer ?

 

– Il avait, dit Andrée, poussé à la diable sur le pavé parisien, criant des journaux à la terrasse des cafés, vendant du papier d’Arménie ou des petits singes en peluche dans les fêtes foraines, ou colportant des olives dans un baquet de cèdre.

 

– Je suis curieux de voir ce phénomène, et de l’étudier de plus près que je n’ai pu le faire pendant ma convalescence.

 

– Vous verrez que c’est un garçon très sympathique et très intelligent.

 

Pendant ces explications on était sorti du laboratoire et l’on était arrivé jusqu’à un large espace sablé qui se trouvait à l’entrée du jardin.

 

Oscar s’y trouvait en compagnie du chien Pistolet. Ce dernier, à la vue de Baruch, fit entendre un sourd grognement ; il paraissait avoir pour l’Américain une instinctive antipathie, mais une caresse d’Andrée eut vite fait de le calmer.

 

– Eh bien ! demanda M. de Maubreuil, quelle est cette fameuse surprise que nous réserve maître Oscar ?

 

Le petit bossu – Oscar Tournesol avait seize ans mais on lui en eût donné tout au plus douze – eut un sourire malicieux, et montrant Pistolet qui se tenait maintenant immobile et attentif :

 

– J’ai tout simplement appris à lire à Pistolet.

 

– Tu plaisantes, c’est impossible ! Mais qui a pu te donner une pareille idée ?

 

Oscar tendit à M. de Maubreuil un vieux numéro de revue dont un entrefilet était encadré de crayon bleu.

 

– Voyez, dit-il simplement.

 

Le vieux savant lut à haute voix la note suivante :

 

« Un savant anglais, Mr. Newcome, est arrivé à force de patience et d’ingéniosité à faire lire et comprendre un certain nombre de mots à son chien, un griffon anglais d’une intelligence remarquable. Mr. Newcome a fait fabriquer un alphabet de bois à lettres mobiles et, grâce à beaucoup de douceur et de morceaux de sucre, il est parvenu à associer dans la mémoire de l’animal certaines idées à certains mots. Ainsi quand le chien veut avoir quelque chose, du sucre, par exemple, il est obligé de former le mot sucre à l’aide de lettres mobiles placées devant lui. Il en est de même pour tous les objets dont le chien peut avoir besoin. Mr. Newcome, qui a présenté son élève au Royal Institut de Londres, ne désespère pas de parvenir à l’initier un jour aux idées abstraites. »

 

– Très curieux, fit M. de Maubreuil, Oscar a-t-il obtenu d’aussi beaux résultats que le savant anglais ?

 

– Pas encore, répondit Andrée, mais Pistolet fait de jour en jour des progrès.

 

– Vous allez juger de son savoir ! fit orgueilleusement le bossu, en tirant d’une boîte vingt-quatre lettres de bois qu’il jeta pêle-mêle sur le sable de l’allée. Pistolet, que vas-tu manger ce soir à ton dîner ?

 

L’animal eut un aboiement bref, fronça ses sourcils hérissés d’un air de gravité comique, puis, éparpillant les lettres avec ses pattes, choisit sans hésitation un V, puis un I, puis un A. En une minute, il eut aligné correctement sur le sable les six lettres du mot VIANDE.

 

– Non, Pistolet, fit Oscar, avec une mimique expressive, et en détachant nettement les syllabes des mots, tu ne mangeras pas de viande, tu mangeras de la soupe.

 

Le chien poussa un grognement de mauvaise humeur, dispersa d’un coup de patte le mot qu’il avait formé, puis se mit à aboyer sourdement, en tournant le dos aux spectateurs.

 

– Vous voyez, m’sieu, s’écria triomphalement le bossu, il n’est pas content, mais il comprend ; il comprend même très bien.

 

– C’est merveilleux ! déclara M. de Maubreuil. Pistolet justifie pleinement tout ce que l’on a écrit sur la psychologie des animaux. Tous mes compliments, Oscar, mais pour arriver à un pareil résultat tu as dû te donner beaucoup de mal.

 

– Pas tant que cela. Il y a un peu plus d’un mois que je m’occupe de Pistolet et que je lui fais la classe deux fois par jour.

 

– Connaît-il beaucoup de mots ? demanda Baruch.

 

– Environ sept ou huit, monsieur, répondit Oscar. Ce qu’il m’a été le plus difficile de faire entrer dans sa cervelle de chien, c’est l’idée de promenade. Il m’a fallu beaucoup de patience. J’avais observé que, lorsque je prenais ma canne, Pistolet, devinant que j’allais sortir, se mettait à aboyer joyeusement. Je l’ai donc habitué à former avec ses lettres le mot promenade chaque fois qu’il me voyait prendre ma canne. Je ne lui permettais de venir avec moi que lorsqu’il avait aligné sans faute les neuf lettres du mot. Il en est arrivé bien vite à composer de lui-même le mot quand il avait envie d’aller faire un tour. Puis, peu à peu, je l’ai habitué à ne plus s’occuper de ma canne. À l’heure qu’il est, Pistolet n’attache plus au mot promenade que son véritable sens dégagé de tout autre objet.

 

Andrée était ravie des succès de Pistolet. Elle lui fit ordonner par Oscar de composer le mot sucre et elle lui en donna plusieurs morceaux qu’elle avait apportés à son intention.

 

À ce moment, la cloche du dîner retentit dans l’atmosphère tranquille du soir, et tout le monde, y compris le chien phénomène, se dirigea vers la salle à manger.

 

Chemin faisant, Baruch Jorgell essaya de caresser Pistolet, mais le chien se recula en montrant les dents et en aboyant d’un air furieux.

 

L’Américain lui était décidément antipathique ; Andrée et son père en ressentirent de l’étonnement, car ils avaient une certaine confiance dans l’instinct de Pistolet qui n’avait jamais agi de cette façon envers aucun de leurs amis. Le chien avait flairé en Baruch un ennemi mortel, et, nous le verrons, son merveilleux instinct ne l’avait pas trompé.

 

CHAPITRE IV

La fournée

C’était ce soir-là que devait avoir lieu l’expérience que M. de Maubreuil préparait depuis plus d’un mois. Comme tous les vrais savants, le vieux chimiste, à la veille de cette tentative décisive, n’était pas sans émotion.

 

Accoudé à la haute fenêtre du laboratoire, il regardait tout pensif la nuit s’éteindre peu à peu sur la mer et sur la campagne d’où montaient des rumeurs mystérieuses.

 

– Réussirai-je enfin ? se demanda-t-il pour la millième fois. Et, de mémoire, il refaisait mentalement les calculs dont cette fois il supposait le résultat infaillible.

 

Tout à coup le cri déchirant d’une troupe d’oiseaux de mer qui cherchaient pâture dans les sables de la grève traversa le silence du soir.

 

Bien qu’exempt de toute superstition, le chimiste ne put s’empêcher de tressaillir, mais il surmonta bien vite cette impression de vague et maladive terreur.

 

– Allons ! murmura-t-il, il est l’heure.

 

Et rentrant dans la première pièce, il appela :

 

– Baruch !

 

– Me voici, cher maître !

 

– Allumez les lampes électriques ; si vous le voulez bien, nous allons nous mettre au travail…

 

À ce moment, on heurta légèrement à la porte extérieure du laboratoire. Sans attendre qu’on lui eût donné la permission d’entrer, Andrée fit irruption dans la salle aux vitrines et se jeta câlinement dans les bras du vieux savant.

 

– Bonsoir père ; je vais passer la soirée chez Frédérique à la villa.

 

– Va, mon enfant, mais ne rentre pas trop tard. Bien que la route ne soit pas longue, je n’aime pas à te savoir errante par les landes et les grèves, comme une fée bretonne. Nous allons travailler très tard ce soir et je ne serai pas couché quand tu rentreras.

 

– Quel nouveau prodige nous préparez-vous encore ?

 

– J’en suis toujours aux diamants, chère petite. Je n’ai pas encore obtenu ce que je voulais, mais, j’en ai la ferme conviction, nous touchons au but. Demain peut-être, je pourrai te faire voir des brillants plus beaux que ceux de la reine d’Angleterre ou de l’impératrice de Russie.

 

Andrée avait été élevée dans la haine des pierreries.

 

– Vous savez bien, mon père, fit-elle, qu’à tous les bijoux je préfère les fleurs.

 

– Eh bien, nous aurons les plus belles fleurs du monde et nous donnerons les diamants à ton amie Frédérique. Mais je te le recommande encore une fois, ne t’attarde pas !

 

– Bonne chance, mais soyez sans inquiétude, je serai de retour de bonne heure. Ne suis-je pas, d’ailleurs, sous la protection de mon fidèle Oscar, armé de sa lanterne et de son bâton de houx ?

 

Et, du doigt, elle montrait en riant la chétive silhouette du bossu, dissimulé dans l’embrasure de la porte.

 

Pendant cette conversation, Baruch Jorgell était rentré dans le second laboratoire, comme s’il eût tenu à éviter la présence de la jeune fille.

 

Depuis quelque temps, il régnait entre Andrée et le collaborateur de son père une secrète froideur. Malgré toute sa dissimulation, Baruch n’avait pu cacher le mécontentement et la jalousie que lui causaient les assiduités de l’ingénieur Paganot près de la jeune fille.

 

Un moment, il avait caressé l’idée de devenir le gendre de M. de Maubreuil, et il était à la fois furieux et humilié de l’indifférence polie que lui témoignait Andrée, qui, avec sa clairvoyance féminine, avait deviné, sans bien s’en rendre compte peut-être, dans le collaborateur de son père, un ennemi d’autant plus dangereux qu’il était plus hypocrite.

 

M. de Maubreuil était le seul – avec son ingénuité de vieux savant, ignorant des trahisons de la vie – à professer à l’égard de Baruch une sympathie complète. N’ayant qu’à se louer de lui au point de vue du labeur scientifique, il prenait la taciturnité de l’Américain pour de la mélancolie, et sa sournoiserie pour du sérieux.

 

Cependant, Andrée avait déjà descendu quelques marches du monumental escalier de granit, à rampe de bois, lorsque M. de Maubreuil lui cria du haut du palier :

 

– Mes amitiés à l’ami Bondonnat. Annonce-lui pour demain ma visite à l’heure du déjeuner. Si je réussis, j’apporterai à Frédérique quelques brillants de ma fabrication.

 

M. de Maubreuil rentra tout pensif, agité d’un vague et funèbre pressentiment.

 

Longtemps, le front appuyé au vitrail de la haute fenêtre, il suivit des yeux la lueur de la lanterne qui, pareille à un ver luisant, paraissait et disparaissait sur la falaise entre les ajoncs de la lande. Enfin la lueur se perdit dans l’espèce d’auréole phosphorescente qui planait au-dessus des jardins électriques de M. Bondonnat. Andrée était arrivée chez ses amis.

 

– Allons ! s’écria le chimiste en se ressaisissant, assez de rêvasseries, au travail !

 

– Tout est prêt, cher maître, répondit obséquieusement Baruch.

 

Sous la lueur des lampes électriques, les gemmes des vitrines lançaient des feux étincelants ; on eût dit de fulgurantes prunelles de démons, d’un rayonnement intense, presque vivantes dans leur immobilité.

 

M. de Maubreuil passa dans le laboratoire et s’approcha de la grande table de porcelaine qui en occupait le centre et qu’encombrait un fouillis de ballons, de tubes, de matras et d’éprouvettes. Baruch ouvrait avec des pinces les lourdes portes du four électrique qui occupait tout un côté de la pièce et que protégeaient d’épaisses plaques de métal renforcées de briques réfractaires.

 

La physionomie mélancolique de M. de Maubreuil s’était éclairée d’un sourire :

 

– Cette fois-ci, déclara-t-il, je crois au succès. Un échec est impossible ! Nous allons fabriquer de gros diamants, de vrais diamants, en aussi grande quantité que nous voudrons.

 

– Moissan, lui-même, le grand chimiste français, dit Baruch, n’en avait obtenu que de minuscules. Les plus gros étaient de la dimension d’une tête d’épingle et il les distribuait à titre de curiosité aux élèves de ses cours.

 

– C’est parce que, sans doute, il n’avait pas opéré sur des masses assez considérables.

 

Baruch eut un sourire sardonique.

 

– Nous réussirons, je n’en doute pas, fit-il, mais ce sera tant pis pour les joailliers et les actionnaires de mines de diamants.

 

– Je n’ai aucun scrupule à cet égard, répliqua tranquillement le chimiste. La disparition de la guerre dans l’humanité ruinera aussi, un jour, les fondeurs de canons et les fabricants de mélinite, comme celle de la maladie fera disparaître les pharmaciens et les droguistes. À cela je ne vois pas grand mal, l’activité du labeur humain se portera vers des objets plus réellement utiles.

 

Baruch Jorgell ne répondit pas, son attention venait d’être attirée par un appareil métallique de forme carrée, accroché à la muraille qui faisait face au gigantesque four électrique.

 

– Tiens, fit-il, un microphone enregistreur !

 

– Oui, répondit le chimiste, c’est moi-même qui l’ai disposé ce matin, pour noter les bruits spéciaux qui se produisent dans la matière en fusion, au moment de la cristallisation. Il y a peut-être quelque chose à tirer de là.

 

– Peut-être, murmura le Yankee, devenu soucieux.

 

Maintenant, le silence régnait dans le laboratoire. Baruch disposa sur la table de vastes creusets qui furent remplis de barres de métal, saupoudrées d’une poussière de carbone très dense. Dans d’autres, M. de Maubreuil introduisit des blocs de graphite, et il ajusta les tubulures d’un appareil par lequel l’acide carbonique, porté à une haute température, devait arriver au sein même de la masse en fusion.

 

Baruch se livrait avec une méthodique lenteur à la tâche qui lui était dévolue. Mais, quand il ne se croyait pas observé du chimiste, ses regards étincelaient et son visage se crispait d’un affreux rictus.

 

M. de Maubreuil, lui, nageait, en plein enthousiasme. Ses traits avaient perdu leur expression terne et mélancolique. Ses longs cheveux gris, rejetés en arrière, sa barbe en désordre, il allait et venait dans une fièvre affairée et joyeuse.

 

En moins d’une demi-heure, les derniers préparatifs furent terminés. Les creusets, remplis et bouchés de leurs couvercles, s’alignèrent symétriquement sur la table centrale.

 

– Nous touchons au but ! s’écria M. de Maubreuil avec exaltation. Nous allons réaliser enfin le rêve enfantin de la vieille humanité, éprise de ces cailloux inutiles et brillants. Les pierres que nous fabriquerons dépasseront de beaucoup le plat du roi Salomon, creusé, au dire des rabbins, dans une seule émeraude, et ce rubis géant qui, à ce que j’ai lu, est en ce moment la propriété du milliardaire Jorgell, votre père !

 

Baruch eut un regard chargé de haine.

 

– Ne me parlez jamais de mon père, balbutia-t-il d’une voix tremblante. Il n’y a plus rien de commun entre nous. Vous savez de quelle manière il m’a dépouillé ?

 

– Pardon de cette allusion, mon cher Baruch, dit affectueusement le vieillard, je n’ai pas eu l’intention de vous froisser, j’oubliais que ces souvenirs vous sont pénibles… Mais revenons à nos diamants. Il s’agit à présent d’enfourner les creusets.

 

Sans répondre un mot, l’Américain ouvrit de nouveau les lourdes portes du four électrique, dans l’intérieur duquel il aligna les récipients infusibles.

 

Il n’y avait plus maintenant qu’à lâcher le courant de plusieurs milliers de volts, assez puissant pour reproduire la cristallisation du carbone mélangé au métal des creusets.

 

Les portes furent hermétiquement closes. L’instant solennel était arrivé.

 

– Allez ! ordonna gravement M. de Maubreuil.

 

Baruch fit manœuvrer l’interrupteur, déchaînant ainsi le formidable courant.

 

Presque instantanément, une chaleur terrible se répandit dans les deux pièces ; les portes du gigantesque four rougirent, les planchers et les meubles craquèrent et se fendillèrent, et sur la table, située cependant à plusieurs mètres du four, des éprouvettes éclatèrent.

 

Inondés de sueur, la face congestionnée, quoiqu’ils ne fussent vêtus que de blouses de laboratoire en grosse toile, M. de Maubreuil et Baruch durent passer dans la salle aux vitrines où la chaleur n’était guère moins considérable.

 

Tous deux haletaient, à demi suffoqués.

 

De temps en temps Baruch rentrait dans le laboratoire, consultait du regard les appareils situés à proximité du four, puis revenait en hâte, à demi étouffé par l’intolérable température de la pièce.

 

De rares paroles tombaient dans le grand silence.

 

– Combien de degrés ?

 

– Trois mille.

 

– Bien.

 

Puis ce fut trois mille cinq cents, quatre mille… quatre mille cinq cents.

 

L’atmosphère devenait irrespirable comme celle de la chaufferie d’un paquebot ; le parquet se recroquevillait et se carbonisait à deux mètres du dallage de briques réfractaires sur lequel était installé le four électrique, la charpente du vieux manoir semblait prête à se disloquer, une des vitres de la fenêtre se fendit avec un grincement aigu et déchirant, comme un cri d’agonie.

 

– Cinq mille cinq ! annonça Baruch.

 

– C’est assez, balbutia M. de Maubreuil en s’épongeant le front. Il suffit maintenant de maintenir cette température-là pendant une demi-heure.

 

L’Américain alla manœuvrer le commutateur. Dans la rougeoyante clarté qui s’échappait des portes incandescentes, ses regards lançaient des éclairs. On eût dit que, dans cette atmosphère embrasée, il se trouvait à l’aise comme dans son élément.

 

– Je n’en puis plus, murmura M. de Maubreuil, allons respirer un peu sur le palier.

 

Ils sortirent, humèrent avec délice l’atmosphère moins chaude de l’escalier.

 

Le Manoir aux Diamants semblait endormi, le domestique breton et l’électricien qui avait soin des machines installées dans les sous-sols couchaient à l’autre extrémité du château. Dans le silence, on n’entendait que les craquements du bois qui se recroquevillait, mêlés aux grondements de la mer, aux sifflements du vent dans la lande.

 

– J’ai peur qu’Andrée n’ait mauvais temps pour rentrer, dit tout à coup M. de Maubreuil.

 

– Ne soyez pas inquiet de cela, fit Baruch avec une étrange intonation.

 

– C’est vrai que l’ami Bondonnat la ferait reconduire par un de ses collaborateurs ou mieux encore me téléphonerait qu’il la garde jusqu’à demain matin.

 

– Vous voyez bien.

 

– Je sais, mais cela me tracasse… J’aurais presque voulu que ma fille se trouvât là pour être témoin de notre triomphe ou de notre insuccès…

 

– Vous savez, dit tout à coup Baruch, en jetant un coup d’œil sur son chronomètre, que la demi-heure touche à son terme.

 

– Remontons ! s’écria précipitamment le vieux savant, brusquement ramené à la préoccupation de son expérience.

 

Tous deux regrimpèrent en hâte jusqu’au laboratoire et pénétrèrent de nouveau dans l’ardente fournaise. Baruch, à la minute précise, interrompit le courant, puis il ouvrit toutes grandes les portes et les fenêtres que protégeaient de solides barreaux de fer.

 

La fraîcheur humide d’un vent d’ouest lourd de pluie vint rafraîchir délicieusement la suffocante atmosphère du laboratoire. Le four perdit de son éclat fulgurant et commença lentement à se refroidir.

 

– Si nous ouvrions ? fit M. de Maubreuil avec une fébrile impatience.

 

– Essayons, approuva l’Américain avec non moins d’impatience.

 

Et, s’armant d’une longue pince d’acier, il s’approcha du four, mais la chaleur était intense : il fallut encore attendre.

 

Le vieux chimiste se contenait à peine. Il arpentait à grands pas les deux pièces du laboratoire, répétant machinalement des équations et des formules – les formules mêmes de la synthèse du diamant dont, maintenant que l’expérience touchait à sa fin, il arrivait à n’être plus aussi sûr.

 

– Pourvu, murmura-t-il, que je ne me sois pas trompé !

 

Pendant ce temps, Baruch avait refermé les portes et les fenêtres. Tous deux, comme cédant à une invincible attraction, s’étaient rapprochés du four électrique.

 

– J’espère, dit M. de Maubreuil avec agitation, que cette fois le courant a accompli son œuvre mystérieuse. La cristallisation doit être parfaite ou c’est à désespérer de la chimie !

 

– C’est ce que nous allons voir à l’instant même ; maintenant on peut ouvrir.

 

Baruch avait repris ses pinces, les lourds verrous métalliques furent poussés, sous la voûte profonde, les creusets apparurent dans un nimbe de vapeur rose.

 

– Si nous avions échoué ! balbutia le chimiste, le cœur palpitant d’angoisse.

 

Baruch, les dents serrées, soulevait avec effort chaque creuset avec ses pinces et venait le déposer sur la table de porcelaine ; bientôt tous s’y trouvèrent alignés.

 

Avec une pince plus petite, l’Américain essaya d’ouvrir un des récipients encore brûlants, mais l’opération était malaisée.

 

– Prenez un marteau et cassez-le ! s’écria M. de Maubreuil, incapable d’attendre une minute de plus.

 

Baruch se saisit d’une lourde masse d’acier à manche très court, et, d’un geste brutal, fit voler le creuset en éclats. Chaque fragment de terre réfractaire apparut tapissé d’un éblouissant revêtement de diamants. Ils étincelaient de mille feux, au milieu de l’acre vapeur qui s’exhalait encore.

 

L’Américain était demeuré muet de stupeur et d’émerveillement. La fortune qui s’étalait devant ses yeux était inestimable, il y avait là des cristaux bruts de la grosseur d’une pomme que les impératrices et les reines se seraient disputés à coups de milliards.

 

M. de Maubreuil, très pâle, considérait les gemmes avec un extatique sourire.

 

– Les diamants, s’écria-t-il avec un rire nerveux, mais c’est fini ! Cela ne vaut plus rien. Qui en veut ? je vais en fabriquer par centaines, par milliers ; on en emplira des tombereaux ; on en chargera des wagons, on en couvrira les maisons, on en pavera les rues !… Ha ! ha !

 

Il allait et venait, gesticulant à travers le laboratoire, arrivé au summum de l’exaltation.

 

– Allons, Baruch ! s’écria-t-il d’un ton impérieux, ne perdons pas une minute, il faut voir ce qu’il y a dans les autres creusets.

 

Si M. de Maubreuil, tout à la joie d’un triomphe longtemps attendu, avait en ce moment regardé Baruch Jorgell, il eût été épouvanté de la transformation subite qui s’était produite dans ses traits. De l’homme du monde, du correct Yankee, toujours grave et même un peu triste, il ne restait plus rien. La mâchoire saillante, les dents crispées, les prunelles hors de la tête, Baruch avait pris en une seconde une physionomie effrayante de cupidité et de férocité bestiales.

 

– Mais cassez donc ces creusets ! répéta le chimiste qui, littéralement hypnotisé par les diamants, ne voyait rien, n’entendait rien, tout à la joie délirante du succès.

 

– Lequel ? demanda Baruch en levant sa masse d’acier.

 

– Celui-ci ! dit le chimiste en se penchant pour montrer le plus grand des creusets.

 

La masse pesante s’abattit avec un bruit sourd. Frappé derrière la tête, M. de Maubreuil tomba sans pousser un cri et alla heurter la paroi brûlante du four électrique.

 

– Meurs donc, vieux fou, rugit l’assassin, à moi le secret du diamant !

 

La face du malheureux chimiste s’était tout à coup violacée. Ses prunelles s’étaient révulsées, sa physionomie conservait dans la mort une épouvantable expression de stupeur et d’angoisse.

 

Baruch contempla quelque temps avec un sang-froid plein de cynisme le cadavre défiguré de son bienfaiteur, puis il se détourna avec un haussement d’épaules.

 

– Maintenant, dit-il à voix haute, comme s’il se fût adressé à un interlocuteur invisible, il ne faudrait pas s’attarder ici !

 

Avec une rapidité et une précision qui dénotaient une abominable résolution, il brisa l’un après l’autre tous les creusets, en arracha les plus gros diamants qu’il amoncelait à mesure sur un coin de la table. L’étincelante pyramide montait sans cesse, éblouissante de mille feux.

 

– Il y a là des millions ! balbutia l’assassin, avec une sorte de ferveur cupide.

 

Et il demeurait à la même place extasié, oubliant l’heure, le lieu, le terrible péril qu’il courait.

 

Tout à coup, il tressaillit.

 

Il lui semblait que quelqu’un avait frappé doucement à la porte.

 

Il écouta, l’oreille anxieusement tendue aux bruits du dehors.

 

Le bruit se précisa.

 

C’était quelqu’un qui grattait, doucement comme quand on redoute d’être indiscret.

 

– Andrée ! murmura-t-il d’une voix sourde, c’est elle qui vient voir le résultat de notre expérience… Tant pis !… Malheur à qui vient me surprendre en un pareil moment !

 

Avec un farouche courage, il prit dans sa poche un browning de gros calibre et ouvrit brusquement la porte.

 

Il faillit être renversé par Pistolet qui, d’un bond, s’élança dans la pièce avec des aboiements furieux.

 

La rage de Baruch était à son comble.

 

– C’est donc ce misérable chien qui m’a fait si peur ! grinça-t-il. Mais il va me payer mes sottes frayeurs de tout à l’heure.

 

Et il tira presque à bout portant.

 

Pistolet tomba en râlant, une écume rose à la gueule.

 

Baruch était maintenant en proie à cette espèce de panique qui s’empare immanquablement des meurtriers après le crime.

 

Il avait fini de vider les creusets. Précipitamment, avec des gestes de folie, il se rua vers les vitrines de la première salle, il rafla au hasard les plus belles gemmes, négligeant les pierres de peu de valeur marchande, telles, par exemple, que les améthystes et les topazes, pour les rubis et les émeraudes dont le prix, dans certains cas, est inestimable.

 

Il joignit ce butin au monceau des diamants et empaqueta le tout dans sa blouse de laboratoire.

 

Il vint à bout de ce travail avec des gestes saccadés, s’interrompant de minute en minute pour consulter son chronomètre.

 

– Elle doit être déjà rentrée, bégayait-il d’une voix basse et entrecoupée. Qu’elle n’ait pas l’idée de venir ! Mes mains se sont déjà trempées dans le sang !… J’irais jusqu’au bout !…

 

Il serrait d’un geste fébrile son browning.

 

Tout à coup, il porta la main à son front avec un geste égaré.

 

– Il ne faut pas oublier l’essentiel, fit-il d’une voix sourde. Les formules !… J’allais partir sans cela…

 

Non sans une grimace d’horreur, il s’approcha du cadavre, il fouilla dans la poche du gilet où le chimiste serrait d’ordinaire un minuscule carnet. C’est là que se trouvaient, brièvement notées, les trouvailles quotidiennes les plus importantes du savant.

 

Le carnet aux formules avait disparu.

 

Baruch regarda avec égarement autour de lui. Sur la plaque métallique du four, de niveau avec le sol, il aperçut un tas carré de cendre noire où subsistaient quelques traces de dorure ; c’était tout ce qui restait du carnet de M. de Maubreuil tombé de sa poche sur la plaque ardente de métal, au moment même où son assassin l’avait frappé.

 

– Tant pis ! grommela Baruch, avec une sorte d’abattement qui était déjà peut-être le commencement du remords. Je retrouverai les chiffres exacts avec quelques tâtonnements. Je n’ai plus maintenant que le temps de me sauver !…

 

L’assassin lava ses mains noircies, revêtit un caban de gros drap et une casquette de voyage, serra hâtivement son butin dans une valise qu’il avait cachée la veille dans la salle aux vitrines et s’enfuit sans oser regarder derrière lui, sans même éteindre les lampes électriques et sans refermer les portes.

 

Il put sortir du Manoir aux Diamants par la petite porte qui donnait sur la grève. Il n’avait rencontré personne.

 

CHAPITRE V

Dans la tourmente

Baruch Jorgell était une de ces natures d’une énergie presque animale, pour qui les scrupules et les remords n’existent jamais longtemps. Une fois sur la grève que la marée montante, poussée par un furieux vent d’ouest, envahissait avec une rapidité menaçante, il respira largement. La pluie qui tombait à larges gouttes lui procurait un indicible soulagement, rafraîchissait son front brûlant de fièvre.

 

– Tous les événements de mon existence, jusqu’à cette minute même, s’écria-t-il, ne sont qu’un mauvais songe, un hideux cauchemar ! Je veux les oublier… ne plus jamais m’en souvenir ! Je suis riche, maintenant. La vie désormais sera belle et la lutte intéressante ! Go ahead !

 

Triomphalement, il soulevait à bout de bras la lourde valise qui contenait sa fortune sanglante.

 

Longeant la grève dans la direction opposée à la villa du naturaliste, il escalada la falaise par un sentier très raide. Au bout d’une demi-heure de marche, il parvint à une chaumière de pêcheurs aux murailles de granit et d’argile, au toit de chaume, près de laquelle, dans une anse étroite du golfe, deux ou trois barques se balançaient dans le remous du jusant.

 

La pluie s’était changée en une folle averse ; le ciel se voilait d’épais nuages noirs frangés d’argent livide et pareils à des draps mortuaires emportés par le souffle furieux des vents. Baruch, malgré son énergie, se sentit envahi d’un malaise.

 

Ses oreilles bourdonnaient, des pas sonnaient derrière ses pas et il fuyait, toujours plus vite, n’osant se retourner.

 

Il reprit quelque assurance en apercevant la tremblotante clarté qui brillait aux fenêtres de la maisonnette.

 

Il heurta du poing la porte vermoulue.

 

– Holà ! Père Yvon, s’écria-t-il, vous êtes là ?

 

La porte s’ouvrit avec lenteur. Yvon – le même qui était venu solliciter de M. Bondonnat le secours de ses paragrêles – apparut en l’entrebâillement, dans l’auréole fumeuse d’une lampe à pétrole.

 

– Bien le bonsoir, m’sieu Jorgell, murmura-t-il.

 

Sans répondre aux salutations du vieillard, Baruch avait pénétré dans l’unique pièce. Haletant, ruisselant d’eau, il s’assit sur un escabeau, sa précieuse valise entre les jambes, en face de l’âtre.

 

Brusquement, il avait dompté son agitation. Ce fut d’une voix tranquille qu’il dit :

 

– Mauvais temps, aujourd’hui, mon brave Yvon. Ma foi ! si j’avais su qu’il soufflât une pareille brise, j’aurais remis mon voyage à plus tard.

 

– Monsieur veut plaisanter, fit le vieillard en clignant de l’œil malicieusement, jamais je n’ai vu si beau temps pour la contrebande ! Nous serons à Jersey avant qu’il soit jour pourvu que le vent ne change pas.

 

Baruch parut prendre son parti des événements avec résignation.

 

– Eh bien, tant pis ! déclara-t-il, puisque le vin est tiré, comme on dit en France, il faut le boire ! Votre bateau est prêt ?

 

– Oui, tout est paré !

 

Une ou deux fois déjà, Baruch Jorgell avait fait, en compagnie d’Yvon – et cela dans le plus grand mystère – le voyage de Jersey. Il avait eu l’art de persuader à l’honnête pêcheur qu’il s’amusait à faire la contrebande sans que M. de Maubreuil et M. Bondonnat fussent au courant de ses agissements.

 

Le père Yvon – avec une apparence de raison, car il n’avait pas étudié les subtilités de la Morale – était persuadé que voler l’État, ce n’est pas voler.

 

Baruch avait tout intérêt à laisser au vieux loup de mer ses illusions, il feignit donc une certaine gêne à ce mot de contrebande.

 

– Ne parlons pas de cela ! murmura-t-il avec un embarras parfaitement simulé. Personne au moins ne peut nous entendre, père Yvon ?

 

– Soyez tranquille.

 

– Que je fasse de la contrebande ou non, cela ne regarde personne. J’ai besoin d’aller à Jersey pour mes affaires et voilà tout.

 

Baruch, d’un geste machinal, faisait tinter quelques pièces d’or dans son gousset.

 

– Compris, ricana le vieux loup de mer, ce n’est pas moi qui trouverais à redire qu’un honnête monsieur comme vous aille chercher, chez nos bons amis les Angliches, du tabac ou de la dentelle pour Mlle Andrée, sans déranger les gabelous.

 

À cette allusion à Mlle de Maubreuil, Baruch était devenu livide.

 

Cette conversation, que le père Yvon n’eût pas demandé mieux que de prolonger longtemps, l’agaçait au-delà de toute expression.

 

Écoutant à peine le vieux marin qui s’exprimait avec lenteur, en tirant de méthodiques bouffées d’une pipe en terre, juteuse et noire, il prêtait l’oreille aux tambourinements de la pluie sur les vitres, à la plainte stridente du vent qui faisait rage sur la lande, au sourd murmure du ressac sur les galets ; il lui semblait distinguer, à travers ces rumeurs confuses, des cris d’agonie, des appels déchirants, le galop précipité d’une poursuite.

 

– Allons, s’écria-t-il en se levant avec agitation, dépêchons-nous, père Yvon, nous allons manquer la marée.

 

– Y a cor le temps, répondit tranquillement le vieux pêcheur.

 

Baruch ne répondit pas.

 

Il se rendait compte que pour gagner du temps il ne fallait pas donner la réplique au vieux bavard, mais il piétinait sur place. D’un moment à l’autre, il le savait, son crime pouvait être découvert. La minute était décisive.

 

Enfin, Yvon, après avoir bu, à petits coups, une bolée de cidre et allumé une nouvelle pipe, endossa lentement son paletot de toile cirée, son « cirage », se coiffa de son suroît et chaussa des bottes de mer qui lui montaient jusqu’à la ceinture.

 

– On y va, dit-il une fois ces préparatifs terminés.

 

– Ce n’est pas trop tôt !… grommela Baruch, dont la patience était à bout.

 

Yvon donna un tour de clef à la porte de sa cahute et passa le premier. Baruch le suivit, pliant presque sous le faix de la valise aux pierreries, sa casquette rabattue sur les yeux, son caban remonté jusqu’aux oreilles.

 

Comme ils arrivaient à la lisière des sables, l’assassin, dans le murmure des vents et de la pluie, crut distinguer un aboiement plaintif.

 

Il frissonna de tous ses membres.

 

Il lui tardait d’être loin du théâtre de son crime.

 

Ce fut avec un soupir de soulagement qu’il prit place dans la barque d’Yvon, que celui-ci avait halée jusqu’au rivage.

 

Autant le vieux marin paraissait, à terre, inerte et maladroit, autant une fois à bord, il déployait de décision et d’agilité. En un clin d’œil l’appareillage fut terminé.

 

La voile hissée, Yvon s’assit à l’arrière à côté de son passager et, prenant la barre, mit le cap sur la passe de la grande baie que signalent les feux de deux petits phares.

 

La barque de pêche fuyait à la crête des lames. Tant qu’on fut à l’abri des falaises qui bordent la côte, la force des vagues, en dépit du vent et de la pluie, ne se fit pas trop sentir.

 

Baruch Jorgell voyait, avec une indicible satisfaction, se fondre dans les ténèbres la ligne grise du rivage, où, seules, les lumières de la villa du naturaliste et celles du Manoir aux Diamants brillaient comme deux taches sanglantes.

 

Mais quand la barque, la Rose-Adélaïde de Kérity, eut doublé la pointe et qu’elle déboucha en pleine mer, elle fut prise par une rafale. Une vague l’emplit à moitié d’eau, elle pencha de façon inquiétante.

 

Yvon n’eut que le temps de larguer la grand-voile, ne conservant que le foc, la petite voile triangulaire de l’avant.

 

Trempé jusqu’aux os, cramponné au banc d’arrière, Baruch Jorgell était fou de peur. Ses dents claquaient comme des castagnettes. Seul avec ce vieillard, dans cette barque fragile comme une coque de noix et déjà pleine d’eau, il se figurait que la catastrophe finale n’était plus qu’une question de minutes. Il eût donné sa valise pleine de pierres précieuses pour se trouver à terre, en sûreté.

 

Yvon, lui, n’était nullement ému.

 

Aussi taciturne, une fois en mer, qu’il était bavard à terre, il tenait la barre d’une main ferme et ne s’occupait plus de son passager.

 

Enlevée comme une plume par le souffle de l’ouragan, la Rose-Adélaïde faisait route avec une effrayante vélocité. Elle filait comme un météore. Déjà les phares n’étaient plus que comme des petites prunelles clignotantes au fond de l’horizon.

 

Soudain un feu blanc apparut entre les hautes vagues, à bâbord, tout près de la Rose-Adélaïde.

 

– Mille tonnerres ! hurla le père Yvon, c’est la patache de la douane ! Il n’y a qu’elle qui puisse être dehors par un temps pareil !

 

– Eh bien, tant pis ! bégaya l’Américain qui venait d’être inondé par un paquet de mer des pieds à la tête. Hélez les douaniers, ils pourront peut-être nous ramener à terre…

 

L’assassin calculait déjà que, ramené au port le plus proche, il aurait peut-être encore le temps de prendre le train avant la découverte du crime.

 

Yvon, lui, n’était nullement disposé à appeler les habits verts à son secours.

 

– Pas de ça, mon cher monsieur, répliqua-t-il d’un ton quelque peu gouailleur, il fallait me dire que vous aviez la venette, je ne vous aurais pas pris avec moi dans mon bateau. Pour mon compte, je ne tiens nullement à faire intervenir les gabelous dans mes affaires. Est-ce que je sais, moi, quelle marchandise vous avez dans votre valise ?

 

Baruch Jorgell demeura silencieux. Dans le désarroi de la peur qui l’étreignait, il n’avait pas songé à cela.

 

– Allons, dit rudement Yvon, aidez-moi, si vous ne voulez pas boire à la grande tasse, prenez la barre une minute et maintenez-la telle qu’elle est !

 

Baruch obéit, sans mot dire. Il était loin de soupçonner les intentions du vieux pêcheur.

 

Celui-ci, malgré les paquets de mer qui inondaient le frêle esquif, malgré les lames de fond qui le soulevaient à la hauteur d’une montagne, pour le faire redescendre comme dans un ravin, entre deux vagues énormes, s’était précipité vers l’écoute de la grand-voile.

 

S’arc-boutant entre les deux murailles de la barque, il halait de toutes ses forces sur le cordage.

 

La voile commença à se tendre avec un furieux claquement qui faillit faire chavirer l’embarcation.

 

– Arrêtez ! Qu’allez-vous faire ? s’écria Baruch avec épouvante.

 

Yvon ne daigna même pas répondre. Il acheva de hisser la voile dont il amarra solidement l’écoute, puis, arrachant la barre des mains de son passager consterné, il vint reprendre sa place au gouvernail.

 

Le vent s’engouffra avec un hurlement sourd dans la toile maintenant tendue à se rompre, enlevant d’un bond furieux la Rose-Adélaïde qui, filant comme une mouette au sommet des vagues monstrueuses, s’enfonça avec une vitesse vertigineuse en plein ouragan, en pleines ténèbres.

 

Une minute après le feu blanc avait disparu.

 

Baruch était retombé épuisé sur son banc ; maintenant, à la crête livide d’une lame écumeuse, il lui semblait apercevoir le visage mélancolique de M. de Maubreuil.

 

CHAPITRE VI

Après le crime

Trois mois s’étaient écoulés depuis le crime qui avait mis en deuil le monde savant tout entier. M. de Maubreuil reposait maintenant dans le petit cimetière, sur la colline en face de la mer, à l’ombre des vieux pommiers moussus.

 

En dépit d’une enquête sagace menée par les magistrats locaux avec l’aide des plus fins limiers de la Sûreté, en dépit même des sommes considérables promises par Mlle de Maubreuil et par M. Bondonnat lui-même à qui fournirait un renseignement utile, l’assassin était demeuré introuvable.

 

Le vieux naturaliste, qui avait accepté de servir de tuteur à Andrée, avait recueilli la jeune fille chez lui. Il avait même insisté pour se charger d’Oscar et il prétendait découvrir chez le petit bossu les plus heureuses dispositions pour la Science.

 

Rien n’était changé dans la villa aux fantastiques jardins où M. Bondonnat et ses deux collaborateurs, l’ingénieur Paganot et le naturaliste Roger Ravenel, transformaient au gré de leur caprice les spécimens les plus divers du règne végétal. Comme naguère, les journées s’écoulaient paisiblement en expériences, en causeries et en travaux.

 

Le Manoir aux Diamants, dont les portes et les fenêtres demeuraient closes, reprenait petit à petit son morne aspect d’édifice en ruine.

 

Comme autrefois, Andrée se promenait encore au bras de son amie Frédérique sur la grève et dans les jardins de la vallée ; mais maintenant, pâle, amaigrie, vêtue de noir, elle ne souriait jamais plus. Le caractère de sa beauté s’était transformé, ses doux yeux bleus avaient pris une expression de mélancolie pensive et sa physionomie s’était empreinte d’une gravité méditative.

 

Frédérique témoignait à son amie le plus fraternel dévouement, les deux jeunes filles ne se quittaient pas d’un instant. D’ailleurs, habituées par leur éducation à une vie sédentaire et à des occupations sérieuses, elles ne s’ennuyaient jamais.

 

Toutes deux s’occupaient avec une infatigable activité de rechercher le meurtrier de M. de Maubreuil. Chaque jour, elles rédigeaient une nombreuse correspondance.

 

En dépit de ces efforts, l’enquête ne faisait aucun progrès.

 

On ne savait qu’une chose, c’est que Baruch Jorgell avait gagné l’Amérique.

 

Le père Yvon, peu de jours après son retour de Jersey, avait été pris de remords. Il était allé trouver M. Bondonnat et il lui avait franchement avoué comment, croyant n’avoir affaire qu’à un inoffensif contrebandier, il avait fourni à l’assassin les moyens de s’échapper.

 

– Si j’avais su cela, murmurait le vieux marin avec regret et honteux de sa naïveté, j’aurais étranglé cette crapule de mes propres mains.

 

M. Bondonnat, très triste, n’avait trouvé que cette réponse :

 

– Je ne vous en veux pas, je sais que vous êtes un honnête homme, mais quel malheur que vous ayez laissé fuir ce misérable !…

 

D’après les renseignements d’Yvon, M. Bondonnat avait aussitôt télégraphié au connétable de Jersey, qu’il connaissait personnellement. C’est ainsi qu’on avait pu savoir que Baruch avait réussi à atteindre New York. Le mandat d’amener transmis au chef de la police arriva trois jours trop tard.

 

Mais Andrée avait juré que l’affaire ne serait jamais « classée ». Elle multipliait en Amérique les offres de primes et les annonces alléchantes, et chaque jour, elle recevait un véritable monceau de coupures de journaux.

 

Antoine Paganot et Roger Ravenel, ainsi que Frédérique, aidaient Mlle de Maubreuil dans le travail de classement.

 

Le naturaliste et l’ingénieur étaient précisément occupés à ce labeur fastidieux, lorsque l’ingénieur Paganot poussa, tout à coup, une exclamation de surprise en montrant la manchette d’un article du New York and Chicago Review, qu’il était en train de feuilleter.

 

– Tiens, fit-il, voilà quelque chose qui nous concerne : Le milliardaire Fred Jorgell et son scélérat de fils. Fred Jorgell and his criminal son.

 

– Malheureusement, répliqua Roger Ravenel, je ne sais pas très bien l’anglais.

 

– Oh ! pour cela, je m’en charge, dit l’ingénieur.

 

Et il se mit à traduire le texte à livre ouvert, en résumant les passages les moins intéressants.

 

Les premiers paragraphes de l’article contenaient des détails biographiques sur le milliardaire Fred Jorgell, son histoire était celle de beaucoup de ces empereurs du dollar.

 

D’abord barman dans un train de luxe de la grande ligne du Pacifique, égorgeur de porcs à Chicago, crieur de « newspapers » à Boston, reporter, cow-boy, prospecteur, Fred Jorgell, grâce à son énergie, à son sens prodigieux des affaires, était, d’échelon en échelon, devenu assez rapidement un des rois du maïs, objet de commerce très important car il sert à la fabrication du whisky.

 

La feuille américaine donnait des détails précis sur le trust qu’il avait récemment organisé pour l’accaparement des cultures dans le centre et le nord des États de l’Union. Tous ses concurrents s’étaient trouvés promptement réduits aux abois par ce formidable agioteur.

 

Enfin, tout récemment, il avait fondé, dans les solitudes de l’Ouest, une ville qu’il avait baptisée de son nom, Jorgell-City, et sur laquelle couraient de sinistres légendes.

 

La seconde partie de l’article était consacrée à des détails sur la personne et sur la vie privée du milliardaire.

 

Quoique ayant dépassé la cinquantaine, il était encore en pleine force. Ne dormant que quelques heures par nuit, dictant des centaines de lettres tous les jours, menant de front plusieurs entreprises compliquées, il était, avec cela, d’une sobriété exemplaire, ne buvait que de l’eau, n’allait jamais au théâtre et vivait en toutes choses avec plus de simplicité que le moindre de ses contremaîtres.

 

Quoique assez charitable, on le disait fermé à toute expansion et à toute gaieté.

 

Il n’en avait pas toujours été ainsi ; mais cette misanthropie était due à une série de malheurs domestiques qui ne semblaient pas près de finir.

 

D’abord, il avait perdu sa femme qu’il adorait et il était demeuré veuf après trois ans de mariage. L’affection de sa fille, la charmante et distinguée miss Isidora, lui avait apporté de précieuses consolations, mais son fils, Baruch, lui avait causé les plus grands ennuis.

 

Dès son enfance, il avait montré les penchants les plus vicieux, il s’était révélé brutal, joueur et prodigue. Plus tard, à la suite d’événements demeurés obscurs, Fred Jorgell avait chassé de son toit le fils indigne dont on n’avait plus entendu parler en Amérique.

 

On savait maintenant qu’il s’était alors réfugié en France où, recueilli et sauvé par M. de Maubreuil, il avait assassiné et volé son bienfaiteur. Cette découverte, rendue publique par les démarches des consuls de France à New York et à Chicago, avait causé un scandale énorme dans le monde des Cinq-Cents.

 

Tous les détectives de l’Union étaient maintenant lancés à la poursuite de Baruch.

 

Fred Jorgell, avec une énergie toute yankee, avait déclaré à plusieurs interviewers que, si son fils était coupable, il ne ferait aucune démarche pour l’arracher au châtiment, ni même pour lui trouver un défenseur ou adoucir les rigueurs de sa prison.

 

Depuis que ces faits étaient connus en Amérique, de singuliers bruits commençaient à se répandre. On affirmait avec beaucoup de vraisemblance que Baruch était l’auteur d’une série d’assassinats mystérieux, dont Jorgell-City avait été le théâtre et qui étaient demeurés inexplicables et impunis. Le fils du milliardaire se révélait maintenant comme un des plus redoutables bandits dont il eût été jamais question dans les fastes du crime.

 

Enfin, on annonçait en dernière heure que, cédant à la poussée de l’opinion publique irritée, Fred Jorgell venait de céder la part d’actions qui le rendait propriétaire de Jorgell-City pour plus des quatre cinquièmes et de quitter la ville. Nombre de notables habitants, parmi lesquels on citait le fameux docteur Cornélius Kramm, Fritz Kramm, son frère, et l’ingénieur Harry Dorgan, avaient suivi l’exemple du fondateur et étaient, comme lui, venus s’installer à New York.

 

L’ingénieur Paganot venait de terminer la traduction de cet article, qui jetait un jour nouveau sur la sinistre personnalité de Baruch Jorgell, lorsque Andrée et Frédérique, qui accompagnaient M. Bondonnat, entrèrent dans le salon où se tenaient les deux jeunes gens. Tous trois se disposaient à faire une promenade dans les jardins lorsque le courrier était arrivé.

 

L’ingénieur recommença, pour les nouveaux venus, la lecture de l’article du New York and Chicago Review.

 

Il l’avait presque terminée lorsque Andrée de Maubreuil l’interrompit, ses beaux yeux animés d’une flamme vengeresse.

 

– Oui, murmura-t-elle, ce que dit la revue américaine est parfaitement exact. Ces renseignements concordent de tout point avec ce que Baruch racontait à mon pauvre père. Ce misérable parlait toujours de sa haine farouche contre les milliardaires. Je me souviens maintenant qu’il manifestait un grand embarras chaque fois qu’on lui posait quelque question au sujet de Jorgell-City.

 

– M. de Maubreuil était si discret, fit observer Frédérique, jamais il ne nous avait rien appris des antécédents de son collaborateur.

 

– J’espère bien, s’écria Roger Ravenel, qu’il ne va pas tarder à être pincé.

 

– Je vais sans tarder, déclara le vieux naturaliste, écrire une lettre au consul de France à New York, qui est précisément un de mes amis personnels. Viens me trouver d’ici dix minutes, ma chère Andrée, je te montrerai ce que j’aurai écrit.

 

M. Bondonnat s’enferma dans son cabinet de travail où, comme il avait été convenu, sa pupille ne tarda pas à venir le rejoindre.

 

Andrée trouva le vieux savant un tournevis et une clé anglaise aux mains ; il achevait le montage d’un mécanisme délicat.

 

– La lettre à mon ami le consul est terminée, fit-il, je vais t’en donner lecture ; un instant encore et je suis à toi.

 

– Ne vous dérangez pas… Mais quel est ce gentil appareil, si coquettement nickelé ?

 

– Comment, tu ne connais pas le microphone ? Celui-ci est pourvu d’un dispositif perfectionné, inventé par ton ami Paganot.

 

Andrée avait rougi imperceptiblement, mais M. Bondonnat ne parut pas s’en apercevoir.

 

– Grâce à cet appareil, continua-t-il, l’histoire de la fée Fine-Oreille, qui entendait l’herbe pousser, ne sera bientôt plus un conte.

 

– Que comptez-vous en faire ? Je ne vois pas trop à quoi peut vous servir un microphone dans vos expériences de culture.

 

– Tu vas comprendre. Je vais en installer un dans chacune de mes serres. Ils seront pourvus d’appareils enregistreurs et noteront les bruits presque imperceptibles qui se produisent pendant le travail de germination et de floraison des plantes. Je tirerai de là de curieuses déductions, une loi nouvelle, peut-être.

 

Andrée de Maubreuil réfléchissait.

 

– J’avais vu un semblable appareil entre les mains de mon père, murmura-t-elle en soupirant.

 

– Allons, ne t’attriste pas, dit M. Bondonnat avec émotion. Je t’ai promis que je ne négligerai rien pour venger mon malheureux ami, je te tiendrai parole.

 

La physionomie de la jeune fille s’était faite plus grave.

 

– Mon cher tuteur, j’ai une prière à vous adresser. Je voudrais visiter avec vous le Manoir aux Diamants, où je n’ai pas osé retourner depuis le crime.

 

– Mon enfant, répondit le vieillard un peu contrarié, ne crois-tu pas qu’il serait préférable de remettre à plus tard ce funèbre pèlerinage ? Tu vas raviver ton chagrin.

 

– Je veux qu’il demeure toujours aussi vivace. Je veux que mon père soit vengé.

 

– Eh bien, soit, je comprends le sentiment qui te guide ; je ferai ce que tu voudras ; mais il est inutile, ce me semble, d’emmener avec nous Paganot et Ravenel.

 

– Vous avez raison, Frédérique et Oscar seuls nous accompagneront.

 

– Nous allons partir tout de suite ; puisque la chose est décidée, il vaut mieux ne pas différer cette visite.

 

M. Bondonnat se coiffa d’un feutre à larges bords, prit sa canne à pomme d’ivoire et, un quart d’heure après, il se dirigeait, en compagnie des deux jeunes filles, vers le Manoir aux Diamants.

 

Par un sentiment qu’Andrée de Maubreuil elle-même respecta, Oscar avait voulu emmener avec lui le chien Pistolet, à peine remis des blessures qu’il avait reçues la nuit du crime.

 

La matinée était radieuse, les bruyères d’une sombre couleur de pourpre et les genêts d’or n’étaient pas encore défleuris. La mer, calme et claire comme un miroir, venait mourir au pied des granits rose et bleu de la falaise. Des goélands et des mauves traçaient de grands cercles dans le bleu léger du ciel.

 

Par ce gai soleil, le vieux manoir, tapi entre les chênes centenaires de l’avenue qui l’ombrageaient, semblait encore plus solennel et plus morose. Les vitres des larges fenêtres gothiques apparaissaient couvertes d’une poussière grise, pareilles à des regards sans pensée. La mousse avait poussé sur le seuil des portes, les herbes de mer et le chardon des grèves balançaient leurs têtes nimbées de duvet dans les plates-bandes du jardin.

 

M. Bondonnat prit dans sa poche une grosse clef et essaya d’ouvrir la porte ; mais la serrure rouillée grinçait, et quand les lourds battants de chêne se rabattirent enfin, avec un bruit sonore, répercuté par les échos du vestibule, Andrée frissonna en croyant entendre un long et plaintif gémissement.

 

Les deux jeunes filles, qui donnaient le bras à M. Bondonnat, se serrèrent instinctivement contre lui, toutes tremblantes.

 

L’atmosphère acre et funèbre des maisons vides les prenait à la gorge. De grosses araignées avaient tissé leurs toiles dans les angles. Des flocons de salpêtre scintillaient le long des parois et des voûtes de granit.

 

Tous trois traversèrent en silence le vestibule, grimpèrent l’escalier aux marches raides et massives, sans avoir prononcé une parole. Enfin ils arrivèrent à la porte du laboratoire et entrèrent dans la salle aux vitrines.

 

La pièce était telle que l’avait laissée la fuite du meurtrier. Les gens de justice, dans leurs perquisitions, n’avaient rien dérangé. Les armoires mises au pillage demeuraient entrouvertes et portaient encore la trace des scellés. Dans la seconde pièce, les appareils métalliques étaient rouillés ou vert-de-grisés et, sur la table de porcelaine, les débris des creusets, broyés par le marteau de Baruch Jorgell, étincelaient encore de menues gemmes oubliées. Mais une fine poussière embuait tous les objets, comme une neige d’oubli qui serait tombée sur le passé.

 

En pénétrant dans le laboratoire, Pistolet avait poussé un long et lamentable aboiement. Il furetait partout avec inquiétude, il s’arrêta en face du four électrique, à la place même où M. de Maubreuil était tombé sous les coups de son assassin ; mais il revenait toujours à l’endroit – marqué par une flaque noire de sang desséché – où Baruch l’avait atteint de deux coups de browning.

 

Andrée, qui, depuis quelques instants, se contenait à grand-peine, éclata brusquement en sanglots et se jeta dans les bras de M. Bondonnat et de Frédérique.

 

– Pauvre père, murmura-t-elle à travers ses larmes, avec quelle sollicitude, quelques heures avant de tomber sous les coups d’un assassin, il me recommandait de ne pas m’attarder. Qui sait ?… peut-être qu’il serait encore vivant si je n’étais pas sortie ce soir-là…

 

– Ne crois pas cela, dit le vieux savant avec autorité, nous savons maintenant que Baruch Jorgell n’en était pas à son premier meurtre et qu’il avait longuement prémédité son crime. Si tu étais restée, il t’aurait tuée aussi !…

 

– Verser le sang de son bienfaiteur, de celui qui l’avait arraché à la mort, murmura la jeune fille avec horreur, c’est abominable !…

 

De nouveau, elle fondit en larmes ; le silence régna.

 

Pendant ce temps, Oscar Tournesol avait fureté à droite et à gauche, se noircissant les doigts à la poussière qui recouvrait tous les objets.

 

– Monsieur Bondonnat ! s’écria-t-il soudain, regardez !

 

Il montrait du doigt, parmi une foule d’autres appareils, un microphone enregistreur semblable, à quelques perfectionnements près, à celui qu’Andrée avait aperçu dans le cabinet de travail du vieux botaniste.

 

– Que veux-tu dire ? demanda Frédérique.

 

– Mais si !… moi, je comprends, s’écria M. Bondonnat, cet appareil devait fonctionner parfaitement au moment du meurtre. Il est presque impossible qu’il n’ait pas enregistré les dernières paroles de mon malheureux ami !…

 

– Mon Dieu !… Si c’était possible ! s’écria Andrée.

 

– Nous allons certainement trouver là un précieux indice, ajouta Oscar, tout fier de l’idée qu’il avait eue.

 

Sans perdre un instant, M. Bondonnat nettoya avec précaution le microphone enregistreur. Il constata que les organes en étaient intacts. Le mécanisme n’avait subi aucun dommage.

 

– L’appareil fonctionne ! déclara solennellement le vieux savant. Écoutez la voix d’un témoin incorruptible !

 

En proie à une émotion poignante, le petit bossu et les deux jeunes filles s’étaient rapprochées. Leurs cœurs battaient à grands coups.

 

Dans le silence profond du laboratoire abandonné, la voix nasillarde de l’appareil s’éleva. Les rouleaux de métal évoluaient lentement, reproduisant comme un écho lointain la voix de l’infortuné savant.

 

Andrée de Maubreuil se sentit remuée d’un indicible émoi en entendant cette voix qui semblait lui parler par-delà le tombeau.

 

– Les diamants ! murmura l’appareil d’une voix lointaine et faible comme un souffle ; mais c’est fini ! Cela ne vaut plus rien !… Qui en veut ? Je vais en fabriquer par centaines, par milliers ; on en remplira des tombereaux, on en chargera des wagons ; on en couvrira les maisons, on en pavera les rues ! Ha ! ha !

 

Rien n’était funèbre comme ce petit rire chevrotant du microphone, qui semblait venir des régions lointaines de la Mort.

 

Maintenant, l’appareil continuait à répéter les moindres bruits du laboratoire pendant la soirée du crime, reproduisant toutes les phases de l’expérience.

 

Tous écoutaient avec une anxiété fiévreuse ce chuchotement, à peine perceptible, qui leur révélait la plus poignante des tragédies.

 

Le microphone récita encore les formules que M. de Maubreuil s’était répétées à lui-même en se promenant de long en large dans le laboratoire.

 

– Mais alors, s’écria M. Bondonnat, le secret de la synthèse du diamant n’est pas perdu.

 

– Eh ! qu’importe cela ? fit tristement Andrée. Écoutons… le moment terrible approche.

 

Mais, à l’instant où l’appareil répéta le bruit sourd de la chute du corps de M. de Maubreuil sur le parquet, le cri de triomphe de l’assassin et son affreux ricanement… c’était plus que ne pouvait en supporter Andrée : elle tomba évanouie dans les bras de Frédérique.

 

Quand elle revint à elle, le microphone ne fonctionnait plus.

 

M. Bondonnat frictionna de vinaigre les tempes de la jeune fille, pendant que Frédérique lui faisait respirer des sels. Pistolet, les yeux humides, léchait doucement les mains de sa maîtresse. Oscar était allé en hâte chercher du secours à la villa.

 

– Merci de vos bons soins, mes chers amis, balbutia Andrée avec un navrant sourire. Je n’ai pu soutenir jusqu’au bout cette cruelle épreuve. Je suis pourtant heureuse de savoir l’entière vérité. Maintenant, il faut que l’assassin soit châtié.

 

Dès qu’elle eut achevé de se remettre, Andrée de Maubreuil regagna la villa au bras de M. Bondonnat et de sa fille. Mais la secousse avait été trop forte. Elle dut s’aliter. Frédérique se constitua sa dévouée garde-malade.

 

Huit jours plus tard, le vieux naturaliste recevait une lettre de New York. Elle était signée du consul de France qui annonçait que, après s’être crus sur le point d’opérer l’arrestation de Baruch Jorgell, les détectives avaient tout à coup perdu sa trace. On supposait qu’il avait réussi à gagner l’Australie. D’après d’autres renseignements, l’assassin serait entré dans une association de malfaiteurs new-yorkais – la Main Rouge – qui lui avait fourni les moyens de se cacher.

 

CHAPITRE VII

Traqué

Le dîner tirait à sa fin à la table d’hôte du « family-house », dirigé par mistress Griffton, dans la Trentième avenue de New York.

 

La vénérable dame, après avoir dispensé d’une main parcimonieuse le plum-cake et les marmelades, souleva la cloche de cristal qui recouvrait un capiteux fromage canadien, dont l’odeur violente eut pour effet de chasser la plupart des convives du côté du parloir, où l’on avait servi le thé.

 

Mistress Griffton s’apprêtait à les suivre et à prendre une récréation bien méritée en se livrant à la lecture des feuilles du soir, généralement remplies de faits divers émotionnants : lynchages de nègres enduits de pétrole et grillés vifs, électrocutions mouvementées, incendies de maisons à trente étages, arrestations sensationnelles de pickpockets ou d’assassins milliardaires, lorsqu’un personnage minablement vêtu, et dont le nez long et un peu busqué était surmonté d’un lorgnon fumé, fit son entrée dans la salle à manger. Quand il ne se croyait pas observé, il jetait autour de lui, par-dessus son lorgnon, un rapide coup d’œil.

 

– Vous voilà encore en retard, fit aigrement la dame, vous savez cependant qu’une des règles de mon établissement est une exactitude ponctuelle et, ajouta-t-elle après un silence gros de menaces, une régularité parfaite dans les payements.

 

Le nouveau venu baissa la tête humblement et s’assit devant un couvert pendant qu’un « steward », au veston râpé, rapportait un potage à la queue de bœuf et aux haricots (oxtail) et un gigantesque morceau de rosbif froid d’un rose appétissant.

 

– Mille pardons, mistress… très ennuyé à cause du retard que j’ai mis à solder ma petite note. Mais je suis, comme vous le savez, placier en produits chimiques et j’ai conclu ce soir une grosse affaire. Demain samedi, je toucherai des commissions qui s’élèvent à plus de cinquante dollars et mon premier soin sera de vous payer.

 

Mistress Griffton, une bonne Écossaise établie à New York depuis une dizaine d’années, parut entièrement rassurée par les affirmations de son client.

 

– Je sais, fit-elle, que dans votre partie les gains sont irréguliers et jusqu’ici vous avez fait ce que vous avez pu pour payer exactement…

 

Puis changeant de ton et déployant un large numéro du New York Times :

 

– À propos, ajouta-t-elle, vous savez que l’on est sur la piste de Baruch Jorgell, le fils du milliardaire qui a tué un vieux savant français pour lui voler ses diamants ?

 

À ces mots, le convive rougit, ses yeux battirent derrière les verres de son lorgnon. Pourtant, ce fut avec une parfaite indifférence qu’il répondit :

 

– Baruch Jorgell ? Je ne connais pas ce nom-là. Vous savez d’ailleurs que je suis si absorbé par le business que je n’ai pas un moment pour lire les journaux.

 

– Tenez, insista mistress Griffton, voilà son portrait, et ce qu’il y a de plus amusant, fit-elle avec un rire sonore, c’est qu’il vous ressemble un peu.

 

– C’est bien possible, répondit le dîneur, non sans un imperceptible tressaillement.

 

Pour mettre fin à une conversation qui semblait l’agacer prodigieusement, il déploya lui-même un numéro du New York Herald et s’absorba dans sa lecture. Mistress Griffton en fit autant, puis bientôt, rappelée au sentiment de ses devoirs professionnels, elle alla dans le parloir prendre sa place accoutumée entre le piano et la table à thé.

 

Son interlocuteur expédia son repas en hâte et s’empressa de sortir. Il semblait distrait, préoccupé. Dans la rue, il heurta un gros gentleman à favoris blancs qui sortait d’un bar à la devanture étincelante de glaces et de lumière électrique.

 

– Vous pourriez faire attention, fit jovialement le gros homme.

 

Et, regardant la physionomie alors vivement éclairée de celui qui l’avait heurté, il ajouta, persuadé qu’il faisait une excellente plaisanterie :

 

– Ce n’est pas parce que vous ressemblez à Baruch Jorgell, l’assassin milliardaire, qu’il faut faire le fier et bousculer les passants.

 

Il fut tout ébahi que l’interpellé ne répondît à son trait d’esprit que par un juron et se hâtât de disparaître dans la cohue.

 

La soirée s’avançait. Les cabs électriques filaient à toute vitesse dans les vastes avenues déjà désertes. Le client de mistress Griffton, errant comme une âme en peine, se dirigea vers le quartier chinois.

 

Il se sentait si las, si désespéré, si tourmenté, qu’il lui vint à l’idée d’étourdir ses chagrins en allant fumer l’opium dans un bouge qu’il connaissait et que fréquentaient surtout les émigrants.

 

Chemin faisant, il tâta dans la poche de son gilet l’unique dollar qui lui restait.

 

– Posséder des millions, grommela-t-il avec rage, et ne pouvoir y toucher ! C’est à devenir fou !

 

Et il brandit le poing comme pour menacer un adversaire invisible.

 

Il était arrivé dans les environs du quartier chinois.

 

Il allait s’engager dans une allée sordide, gluante, à peine éclairée par un bec de gaz fumeux. Tout à coup, son attention fut attirée par un rassemblement, au milieu duquel évoluaient une douzaine de policemen armés de casse-tête.

 

Pris de curiosité, il se glissa dans la cohue et, s’adressant à un portefaix de taille herculéenne qui pérorait au milieu d’un groupe, il lui demanda de quoi il s’agissait.

 

– Rafle de police, répondit l’homme laconiquement.

 

– On croit, ajouta un autre, que Baruch Jorgell, l’assassin milliardaire, s’est réfugié dans le quartier des Jaunes.

 

– Je vous remercie, murmura entre ses dents le pensionnaire de mistress Griffton.

 

Et il s’éloigna précipitamment du quartier chinois.

 

Il marchait à grands pas, se retournait instinctivement, comme pour voir s’il n’était pas poursuivi.

 

Il fit halte devant la salle d’un cinématographe où s’engouffrait une foule bruyante. Pendant quelque temps, il suivit d’un regard distrait, sur le vaste transparent qui occupait toute la façade, les annonces en hautes lettres lumineuses qui se succédaient de cinq minutes en cinq minutes, avec des alternances d’obscurité profonde et de clarté aveuglante.

 

Tout à coup une phrase flamboya en lettres sanglantes sur le fond des ténèbres :

 

BARUCH JORGELL

 

ASSASSIN D’UN ILLUSTRE CHIMISTE FRANÇAIS

 

RECONSTITUTION EXACTE DU CRIME

 

L’homme hésita un instant ! Un désir irrésistible de voir le film sensationnel s’était emparé de lui ; il fit quelques pas vers l’entrée de la salle, mais arrivé en face du guichet où se distribuaient les billets, il fit une brusque volte-face et s’enfuit.

 

Pendant une heure, il marcha droit devant lui, traversant au hasard des rues, des avenues et des places qui lui étaient inconnues… Sur un quai où des centaines de dockers s’affairaient au déchargement d’un paquebot, il sembla prendre une subite décision.

 

Il pénétra dans un bar et se commanda un cocktail au whisky, puis un second et un troisième ; quand il eut payé, il ne lui restait plus qu’un peu de menue monnaie.

 

L’alcool qui lui montait au cerveau en ardentes bouffées semblait l’avoir momentanément apaisé. Il respirait avec délice l’air frais du soir.

 

– Bah ! murmura-t-il, il me viendra peut-être une bonne idée.

 

Il regagna lentement le family-house de mistress Griffton, où il occupait une petite chambre sous les toits.

 

Il se leva de très bonne heure le lendemain, espérant sortir de l’établissement sans être vu ; mais il avait compté sans son hôtesse. L’Écossaise avait été plus matinale encore que son pensionnaire. Elle se trouvait déjà dans le parloir quand il y entra.

 

– Je vous souhaite le bonjour, lui dit-elle aimablement.

 

– Bonjour, mistress Griffton, j’espère que vous avez bien dormi ?

 

– Admirablement.

 

Puis changeant brusquement de ton :

 

– Alors, je compte sur vous pour ce soir ?

 

– C’est entendu. Vous pouvez apprêter ma petite note. Sitôt que j’aurai touché mes commissions, mon premier soin sera de venir vous payer.

 

Rassurée par le ton de sincérité avec lequel cette promesse avait été faite, l’Écossaise prit congé de son débiteur, qui gagna la rue au plus vite.

 

Dehors, il se mêla à la multitude des travailleurs qui se dirigeaient en hâte vers les bureaux et les usines, mais il était visible, à sa démarche indolente, qu’il n’avait aucun but.

 

Avec les derniers sous qui lui restaient il but un verre de café et mangea un sandwich dans un bar en plein vent, puis il se dirigea vers une petite bibliothèque publique située près de Brooklyn et que ne fréquentaient guère qu’une dizaine de vieillards désœuvrés. Il s’assit dans le coin le plus sombre et, la tête dans ses mains, de façon à ce qu’on observât ses traits le moins possible, il se plongea dans la lecture d’une traduction de la chimie de Berthelot.

 

Il demeura ainsi toute la journée, complètement absorbé, en apparence, par l’étude des synthèses des corps organiques ; mais, vers six heures, on ferma la bibliothèque, il se retrouva de nouveau dans la rue.

 

La nuit venait à grands pas, une pluie fine s’était mise à tomber, tout au long des immenses avenues, les lignes étincelantes des globes électriques s’allumaient. L’homme grelottait de froid dans son habit râpé, il avait faim.

 

– Fini, le crédit chez la mère Griffton, fit-il avec un ricanement amer, et plus un dollar !… J’aurais peut-être pu faire durer mon argent un jour de plus, mais à quoi bon ?… Un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu’importe…

 

Il grinça des dents avec rage.

 

– Ne pas pouvoir dépenser un « farthing » et crever de faim, quand on possède des millions ! Quelle situation stupide !

 

Il continuait à marcher lentement. À sa colère succédait tout à coup un abattement profond.

 

– Où aller, maintenant ? murmura-t-il avec découragement. Je serai ramassé comme vagabond, identifié, fouillé, et alors…

 

À ce moment un crieur de journaux passa près de lui en hurlant à tue-tête l’édition du soir du New York Advertiser. Machinalement, l’homme porta la main à la poche de son gilet. Ses doigts rencontrèrent une pièce d’un cent, c’était tout ce qui lui restait.

 

– Je ne me croyais pas si riche, balbutia-t-il avec ironie.

 

Il jeta la pièce de cuivre au camelot, prit le numéro de l’Advertiser qu’on lui tendait et se mit à le parcourir distraitement à la lueur d’un bec de gaz. Un titre énorme attira tout d’abord son attention : Nouveaux détails sur l’assassin Baruch Jorgell.

 

Il haussa les épaules et il allait rejeter le journal avec colère quand, au bas de la première page ses yeux tombèrent sur l’entrefilet suivant, qu’il lut aussitôt avec une attention suraiguë.

 

UN NOUVEAU MIRACLE DU DR CORNÉLIUS KRAMM

 

« Depuis que l’éminent praticien qu’on a surnommé, à juste titre, le « sculpteur de chair humaine » a quitté Jorgell-City pour s’installer à New York, dans son somptueux établissement de la Dixième avenue, il ne se passe pas de jour qu’il n’opère quelque guérison quasi miraculeuse. Voici la dernière de la série :

 

« Tout le monde a lu dans nos colonnes le récit des exploits de l’honorable colonel Mac Dolmar, lors de la dernière expédition américaine aux îles Philippines. On sait que cet héroïque soldat avait dû prendre sa retraite, à la suite d’une blessure particulièrement grave. Un shrapnell lui avait emporté le nez et la moitié de la joue droite, en le défigurant atrocement. Les princes de la science avaient été unanimes à déclarer qu’il était impossible de remédier à une pareille mutilation. Le colonel Mac Dolmar était réduit à porter une sorte de demi-masque en argent du plus disgracieux aspect et il avait dû se résigner à demeurer ainsi défiguré pour le restant de ses jours.

 

« Ces temps derniers, sur le conseil de quelques amis, le colonel eut l’idée d’aller consulter le docteur Cornélius Kramm, et sur les formelles assurances que lui donna ce dernier, il se confia entièrement à ses soins.

 

« Au bout d’un mois de traitement, le résultat a dépassé toute espérance. De l’effrayante mutilation, il ne reste plus qu’une légère cicatrice blanchâtre de forme circulaire. L’illustre docteur est arrivé à refaire complètement le nez et la joue absents. Une fois de plus, il a justifié le bizarre et glorieux surnom de sculpteur de chair humaine.

 

« Le colonel Mac Dolmar, si bien guéri qu’il est actuellement fiancé à une jeune et charmante héritière, a récompensé le docteur Kramm de ses soins par le don d’un chèque d’une valeur considérable. »

 

L’homme relut une seconde fois cette habile réclame et tout de suite sa résolution fut prise.

 

– J’irai ! s’écria-t-il. C’est le seul espoir qui me reste ! Cornélius Kramm est le seul homme qui puisse me sauver… s’il le veut.

 

L’inconnu plia soigneusement le numéro du New York Advertiser et d’un pas délibéré prit le chemin de la Dixième avenue.

 

Au bout d’une demi-heure de marche, il faisait halte devant une luxueuse propriété entourée de hautes murailles et fermée par une monumentale grille de fer forgé.

 

Au moment d’appuyer sur le bouton de la sonnerie électrique, le nocturne visiteur eut un instinctif mouvement de recul. Il avait la vague sensation qu’il allait pénétrer dans l’antre de quelque bête féroce, d’où peut-être il ne sortirait plus jamais.

 

– Allons, murmura-t-il, il le faut !

 

Il sonna.

 

Un lad, vêtu de noir, chaussé de molleton, d’une correction glaciale, ouvrit la porte et toisa le nouveau venu d’un air soupçonneux.

 

– Que désirez-vous ? demanda-t-il.

 

– Je voudrais voir M. le docteur Cornélius Kramm.

 

– Impossible, monsieur, il faut demander d’avance une audience par lettre.

 

Le visiteur parut extrêmement contrarié.

 

– C’est que, balbutia-t-il, il s’agit d’une affaire grave, d’une affaire qui ne souffre pas de retard…

 

– Je regrette, mais ma consigne est formelle.

 

– Attendez ! s’écria l’inconnu avec une sorte de désespoir. Je suis un ami du docteur ! Il faut absolument que je lui parle. Veuillez lui remettre ce mot de ma part et je suis sûr qu’il me recevra !

 

Il avait arraché une feuille de son carnet, il y griffonna quelques lignes et les tendit au domestique toujours hésitant.

 

– Voilà, vous donnerez cela au docteur.

 

L’Irlandais avait pris la feuille de papier de mauvaise grâce. Il guida le visiteur obstiné jusqu’à un petit salon d’attente où il le laissa. Il revint quelques minutes après, la mine surprise.

 

– M. le docteur, dit-il d’un ton beaucoup plus respectueux, a dit qu’exceptionnellement il consentait à recevoir Monsieur. Que Monsieur veuille bien me suivre.

 

Il précéda le visiteur jusqu’à un luxueux salon orné de tableaux de maîtres, de statues de bronze et garni de meubles Louis XIV d’une magnificence imposante.

 

L’Irlandais avait disparu. Presque aussitôt une petite porte, dissimulée dans la boiserie d’ébène, s’ouvrit silencieusement. Un personnage à face osseuse, aux yeux fixes et cruels, comme ceux des oiseaux de proie, derrière de larges lunettes à branches d’or, entra lentement.

 

Les deux hommes se regardèrent quelque temps en silence. On eût dit que chacun d’eux hésitait à prendre la parole le premier.

 

– Baruch Jorgell, dit enfin le docteur d’une voix grave, pourquoi êtes-vous ici ?

 

Et comme l’assassin se taisait, devenu tout à coup mortellement pâle :

 

– Baruch Jorgell, répéta le docteur de la même voix solennelle, pourquoi êtes-vous venu vous réfugier chez moi ?

 

– Et où voulez-vous que j’aille ? s’écria Baruch avec l’énergie du désespoir. En quel autre lieu un misérable tel que moi trouverait-il asile ? Rappelez-vous qu’autrefois…

 

Cornélius lui imposa silence d’un geste.

 

– Autrefois n’est pas aujourd’hui, fit-il. Il n’y a rien de commun entre nous. Vous pouvez me causer de graves ennuis.

 

– Je suis sans argent, sans asile, chassé de partout, traqué comme une bête fauve.

 

– On peut vous avoir filé jusqu’ici. Les policemen sont peut-être là, dehors, qui vous attendent. Je me compromettrais sans vous sauver. Allez-vous-en !

 

– Vous ne me chasserez pas ainsi ! C’est impossible !…

 

Et il ajouta vivement :

 

– D’ailleurs, je suis en état de rétribuer le service que vous allez me rendre !

 

– Oui, fit l’autre sarcastique, je devine de quelle manière. Avec les diamants du chimiste français, n’est-ce pas ?

 

– Regardez ! dit simplement Baruch.

 

Déboutonnant son pardessus, retroussant son veston, il détacha de ses reins une pesante ceinture de cuir. Il en déboucla les agrafes et il en vida le contenu sur le tapis de la table.

 

Des diamants énormes, des rubis, des émeraudes s’éparpillèrent. Ce fut un éblouissement.

 

Cornélius regardait les gemmes d’un œil de convoitise.

 

– Vous voyez cela, reprit Baruch d’une voix incisive. Eh bien ! j’en possède encore autant dans les poches secrètes de mon pardessus et de mon veston !

 

– Une vraie fortune, en effet, fit Cornélius avec une raillerie mordante… Malheureusement, ce doit être difficile à négocier, surtout dans la situation où vous vous trouvez. C’est une situation assez originale que de mourir de faim, quand on a dans ses poches de pareilles pierres.

 

– Écoutez, ne vous moquez pas de moi. Je vous ai fait voir mon butin. Vous me connaissez. Je suis à votre merci !…

 

– C’est assez mon opinion, ricana le docteur.

 

– Je suis réduit aux pires extrémités, désespéré, tellement à bout de force, tellement las de vivre d’expédients avec des millions dans ma ceinture que je suis résigné à tout. J’en suis presque arrivé à dire : « Livrez-moi à la justice et gardez mes diamants… » Tout plutôt que de continuer une pareille existence.

 

– Eh bien, non ! s’écria tout à coup Cornélius dont la face squelettique grimaça une sorte de sourire. Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’être votre juge… Et non seulement je ne vous livrerai pas, mais je vous donnerai asile et je vous associerai à des entreprises grandioses ! Vous vous rendez compte maintenant, n’est-ce pas, que votre sort est entre mes mains ?

 

– Pas tant de phrases, répliqua Baruch Jorgell d’un ton bourru. Je suis à votre merci, je le sais…

 

– Sans doute, murmura le docteur dont les prunelles d’oiseau nocturne étincelèrent. (Et il continua d’une voix radoucie :) Je n’abuserai pas de la situation, mais je veux que vous compreniez qu’il est de votre intérêt de faire ce que je vous dirai. Nous devons être des collaborateurs et non des complices.

 

– J’obéirai, j’y suis forcé, mais de quoi s’agit-il ?

 

– Je n’en sais rien moi-même exactement. Je veux seulement trouver une utilisation aux qualités d’énergie, d’audace, de sang-froid et d’intelligence que vos dernières aventures ont mises en relief. Dans quelques mois, dans quelques jours peut-être, j’aurai trouvé la bonne idée que je cherche.

 

Baruch poussa un profond soupir ; il se sentait délivré d’un poids immense.

 

– Et les diamants ? demanda-t-il après un silence.

 

– N’ayez aucune inquiétude à cet égard. Les diamants vont être taillés par des ouvriers hollandais, dans les ateliers de mon frère Fritz Kramm, puis ils seront sertis dans des montures anciennes et vendus tout leur prix, croyez-le bien ! Mon frère les écoulera petit à petit dans ses succursales d’Europe.

 

– Mais que me reviendra-t-il, à moi ?

 

– Je pourrais vous répondre : rien. La vie sauve et l’impunité valent mieux que les plus beaux diamants de l’univers ; mais rassurez-vous. Je vous le répète, je ne veux pas abuser de la situation. Je vous tiendrai compte exactement de toutes vos pierreries, le prix de vente sera partagé entre vous, moi et mon frère. Cela est assez naturel, je pense.

 

Tout en parlant, Cornélius Kramm s’amusait à ramasser une à une les gemmes éparpillées et à en former une sorte de pyramide qui étincelait à la lueur des becs électriques, mais il s’interrompit brusquement de cette occupation, et se tournant vers Baruch Jorgell qui demeurait pensif :

 

– Vous devez avoir besoin d’argent ? fit-il.

 

– Je vous ai déjà dit qu’il ne me restait pas un dollar.

 

– Voici une bank-note de mille dollars, mais il est probable que d’ici longtemps vous n’aurez pas l’occasion d’en faire usage.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il est indispensable à votre sécurité même que vous ne sortiez pas d’ici jusqu’à nouvel ordre. Il faut qu’on vous oublie et que votre personnalité même soit complètement modifiée…

 

Cornélius n’acheva pas, un bruyant éclat de rire venait de retentir à l’autre extrémité du salon. Baruch et le docteur se retournèrent d’un même mouvement. Vers eux s’avançait un gentleman élégamment vêtu, à la physionomie cordiale et souriante. C’était Fritz Kramm, le célèbre marchand de tableaux, le frère du docteur.

 

– Pour ce qui est de modifier la personnalité des gens, dit en riant le nouveau venu, cela rentre dans la spécialité de mon frère.

 

Et saluant Baruch avec une aisance parfaite :

 

– Enchanté de vous voir, master Jorgell, fit-il.

 

Baruch soupira. Il se sentait le cœur serré par l’angoisse. Depuis qu’il était entré dans la demeure du sculpteur de chair humaine, il comprenait que sa destinée n’était plus entre ses mains.

 

Les deux frères s’entretinrent quelque temps ensemble, à voix basse, puis le docteur, s’avançant vers Baruch, lui dit simplement :

 

– Maintenant, vous êtes ici chez vous. À demain. Ce soir je suis obligé de sortir. Je vais donner aux domestiques des ordres à votre sujet.

 

Les deux frères se retirèrent.

 

Un quart d’heure après, Baruch Jorgell, complètement rassuré, dormait à poings fermés dans une confortable chambre donnant sur les jardins.

 

Il était sûr que la police new-yorkaise ne viendrait jamais le chercher là.

 

TROISIÈME ÉPISODE

Le sculpteur de chair humaine


CHAPITRE PREMIER

Le coup de main

Huit hommes aux barbes hirsutes, à la mine patibulaire, étendus paresseusement autour d’un grand feu de broussaille, fumaient en silence de courtes pipes de terre bleue pendant qu’un mouton, embroché d’une longue baguette posée en équilibre sur deux branches fourchues, achevait de se dorer devant la flamme.

 

L’endroit où ils se trouvaient était une gorge sauvage de la sierra californienne, qu’entouraient de toutes parts des amoncellements de rocs abrupts couverts d’une maigre végétation. D’une caverne s’échappait un mince filet d’eau vive, près duquel étaient entassés pêle-mêle des bouteilles de grès pleines de vin et de whisky, des carabines, des sabres, des pioches et des pelles, des cordages et toutes sortes d’objets hétéroclites.

 

On n’eût pu savoir de prime abord si l’on se trouvait en présence d’un campement de chercheurs d’or ou d’un repaire de bandits.

 

C’était la seconde hypothèse qui se fût trouvée exacte. Le « Black-Cañon » – c’était le nom dont le ravin avait été baptisé à cause de la sombre couleur de ses rochers de basalte – servait depuis longtemps de retraite à une bande de ces rôdeurs que l’on appelle des « tramps ».

 

Les tramps sont les trimardeurs du Nouveau Monde, errant sans cesse d’État en État, travaillant quelques semaines dans les mines ou dans les grandes exploitations agricoles pour repartir ensuite au hasard, suivant le gré de leur caprice ; mais, en France, les chemineaux sont presque toujours des vagabonds inoffensifs, ne se livrant qu’à des rapines insignifiantes. Il n’en est pas de même en Amérique où les villes sont souvent à une énorme distance l’une de l’autre, et où il existe d’immenses espaces déserts, et les tramps forment fréquemment des troupes d’audacieux voleurs de grand chemin.

 

L’autorité centrale se trouve à peu près désarmée contre eux. Ils arrêtent les trains, pillent et incendient les fermes isolées, détroussent les voyageurs, et dans les immenses solitudes de l’Ouest constituent un redoutable péril. Quelquefois même, ils forment des associations parfaitement organisées qui terrorisent et rançonnent toute une région.

 

C’était à une de ces associations qu’appartenaient les huit personnages en ce moment groupés dans le Black-Cañon.

 

Tous portaient le même costume : chapeau de feutre à larges bords, veste et culotte flottantes de velours à côtes ou de gros drap et fortes bottes montant jusqu’au genou, sans oublier des ceintures de couleurs voyantes dans lesquelles étaient passés des revolvers de gros calibre et de longs couteaux appelés « bowie-knife ».

 

Tous semblaient attendre avec impatience que le rôti fût à point.

 

– Je crois que nous pouvons nous mettre à table, déclara tout à coup un des tramps, un homme de carrure athlétique et dont la barbe grise lui descendait jusqu’à la ceinture ; pour mon compte, je me sens une faim de tous les diables !

 

Donnant l’exemple, Slugh – c’est ainsi que se nommait l’homme à la longue barbe – tira son bowie-knife, se tailla une large tranche de mouton saignant qu’il étala sur un morceau de biscuit, et se mit à manger à belles dents. Les autres l’imitèrent et bientôt le corps de l’animal ne présenta plus qu’une carcasse presque aussi bien nettoyée que si les grands vautours roux, qu’on voyait tournoyer au-dessus des cimes, s’étaient chargés de la besogne.

 

Quand tout le monde se fut rassasié et que la bouteille de whisky eut circulé de main en main, on ralluma les pipes, chargées de ce dur tabac de bûcheron qu’on appelle le « log-cabin », et l’on causa :

 

– Je crois, dit Slugh en observant le ciel où s’amassaient de gros nuages cuivrés, qu’avant ce soir il tombera une fameuse averse ; ce serait une veine.

 

– Pourquoi cela ? fit un jeune tramp aux cheveux rouges, qui répondait au nom de Jackson.

 

– Parce qu’une bonne pluie doublerait nos chances, répondit Slugh sentencieusement. S’il pleut seulement deux heures, la fondrière du défilé deviendra impraticable.

 

– Alors, c’est pour aujourd’hui le grand coup ? demanda un autre, tu as reçu des ordres ?

 

– Oui, fit Slugh en tirant orgueilleusement de sa poche un papier graisseux couvert de signes hiéroglyphiques, voici une lettre qu’un cow-boy m’a remise ce matin pendant que je faisais ma tournée dans la montagne. Elle est signée de la « Main Rouge » et elle émane du chef.

 

Il y eut à ces mots un profond silence, fait de respect et de curiosité. Les sept tramps s’étaient rapprochés de Slugh, impatients de savoir.

 

– De quoi s’agit-il exactement ? demanda Jackson.

 

– Hier et ce matin même, reprit Slugh gonflé de son importance, je n’aurais rien pu vous dire ; aujourd’hui, c’est différent, je vais vous donner tous les détails. Vous avez vu passer, il y a une quinzaine de jours, un chariot attelé de quatre chevaux et escorté par une douzaine de cow-boys armés et de policemen à cheval.

 

– Oui, répondit Jackson, et nous nous sommes demandé pourquoi tu nous défendais de l’attaquer ; pour que ce chariot fût ainsi escorté, il devait contenir quelque chose de précieux.

 

– Il ne contenait rien du tout ; seulement, aujourd’hui, il repasse par le même chemin, dans le défilé au pied du Black-Cañon, et aujourd’hui – suivez-moi avec attention – il est chargé d’or !…

 

Les prunelles des bandits étincelèrent de convoitise sous leurs sourcils embroussaillés.

 

– Oui, reprit Slugh, il contient le produit des fermages des trois grands domaines situés de l’autre côté de la sierra et qui appartiennent, vous le savez, au milliardaire William Dorgan, celui qui partage avec le fameux Fred Jorgell les trusts du maïs et du coton. Oh ! je suis renseigné, je sais même que c’est un des fils de W. Dorgan qui est à la tête de l’escorte…

 

– Quant à celui-là ! fit un des bandits en faisant le geste d’épauler une carabine.

 

– Eh bien, non, c’est ce qui te trompe, s’écria Slugh avec vivacité ; il faut faire en sorte que Joë Dorgan ne reçoive pas la moindre blessure. Il doit être pris vivant, il paraît que sa capture est la partie la plus importante de l’expédition. Il vaudrait même mieux laisser partir l’argent et les policemen que ne pas s’assurer de sa personne. Est-ce compris ?

 

Les sept tramps firent de la tête un signe d’assentiment, mais ils demeuraient songeurs.

 

À ce moment même, quelques larges gouttes d’eau volèrent dans l’air, et bientôt une grosse pluie d’orage se mit à tomber. Les tramps durent chercher un refuge dans la grotte qui leur servait de magasin.

 

Là, les carabines et les revolvers furent minutieusement vérifiés et chargés, et Slugh s’assura par lui-même que chacun de ses hommes possédait une provision suffisante de cartouches.

 

La pluie était devenue torrentielle. Du feu, il ne restait plus que quelques tisons noircis que les cascades, tombées du haut du rocher, emportaient vers le bas de la vallée.

 

Slugh se frottait les mains.

 

– Toute cette eau-là, s’écria-t-il, va s’amasser dans les fondrières du défilé, le chariot ne sortira jamais de là…

 

Tout à coup, dominant le bruit de la rafale, trois coups de carabine retentirent, longuement répercutés par les échos de la montagne.

 

Slugh était devenu légèrement pâle.

 

– Le signal des chefs, murmura-t-il, il faut que je m’en aille !

 

– Quand reviendras-tu ? demanda Jackson quelque peu ému, lui aussi.

 

– Je ne sais pas !… Attendez-moi ! Ne faites rien avant mon retour…

 

En un clin d’œil, il avait mis en bandoulière sa carabine, jeté sur ses épaules un ample manteau mexicain et avait rabattu son chapeau sur ses yeux. Puis il se glissa dans l’entrebâillement des rocs basaltiques et disparut.

 

Restés seuls et regardant tomber la pluie qui embuait d’un voile grisâtre le paysage désolé, les tramps demeurèrent silencieux, en proie à une vague inquiétude.

 

Chacun d’eux éprouvait le besoin de parler et nul n’osait prendre la parole le premier. À la fin, un vieux tramp, nommé Bishop, dit d’une voix lente :

 

– J’ai connu, il n’y a pas bien des années, un Dorgan qui était aussi le fils d’un milliardaire, mais il ne se nommait pas Joë, il s’appelait Harry.

 

– Ce n’est pas le même, fit Jackson, c’est son frère. Je sais, moi, que le milliardaire William Dorgan a deux fils, Harry et Joë.

 

– C’est Harry que j’ai connu, l’ingénieur. Il dirigeait à ce moment l’usine électrique de Jorgell-City où j’ai travaillé. C’était un brave gentleman. Cela m’ennuierait qu’il arrivât malheur à son frère.

 

– Puisque, précisément, il est ordonné de ne pas lui faire le moindre mal… Tu peux dormir tranquille…

 

La conversation en resta là et personne n’essaya de la ranimer. La nuit commençait à venir et la pluie ne cessait pas. Les tramps se demandaient avec un étrange malaise ce qu’était devenu leur chef, et leur inquiétude allait croissant, lorsque Slugh parut. Il était ruisselant de pluie des pieds à la tête, mais il avait la mine radieuse.

 

– Tout va bien, s’écria-t-il, mais nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut pourtant casser la croûte, l’attente peut être longue. Défoncez une boîte de conserve, mangez un morceau de bœuf sur le pouce, un coup de whisky, et en route.

 

Slugh fut ponctuellement obéi. En un clin d’œil les tramps furent restaurés, équipés, prêts à partir. Le retour de leur chef et la bonne humeur dont il faisait preuve les avaient animés d’une nouvelle ardeur, cependant personne n’avait osé lui poser des questions.

 

Dans l’eau jusqu’à mi-jambes, les huit bandits suivirent quelque temps la pente raboteuse du Black-Cañon que la pluie avait rendue semblable au lit d’un torrent ; ils franchirent un amas de rochers bizarrement tourmentés et débouchèrent dans un défilé, bordé à droite et à gauche par d’imposantes murailles de basalte.

 

– Il n’y a pas d’autre chemin, déclara Slugh, ils sont obligés de passer par le défilé, et là, nous les tenons ! Quand ils se seront engagés dans la fondrière, je les défie de faire un pas de plus !… C’est ce moment-là qu’il faut attendre pour attaquer. Alors vous ouvrirez le feu en tirant d’abord sur les chevaux.

 

– Well, fit Jackson, mais comment reconnaîtrons-nous Joë Dorgan, il pourrait bien arriver que sans vouloir le faire exprès…

 

– Jamais ! s’écria Slugh embarrassé de l’objection. Je ne vois pas trop comment faire. Il faudrait tâcher de le reconnaître à son costume !

 

– Il me semble qu’il y a un moyen bien simple, c’est de tirer d’abord sur les policemen ; il n’y a pas moyen de se tromper à cause des uniformes.

 

– Oui, c’est cela… Ah ! encore une chose que j’oubliais. Deux envoyés de la Main Rouge prendront peut-être part à l’affaire ; il faudra faire en sorte de ne pas tirer sur eux.

 

Slugh répéta plusieurs fois à chacun de ses hommes en particulier ces minutieuses recommandations, puis il les disposa lui-même chacun dans une anfractuosité du roc où, à travers la profonde obscurité, encore augmentée par la pluie, il était impossible de les apercevoir.

 

Une heure s’écoula lentement ; dans les trous où ils étaient embusqués, les tramps sentaient la fatigue et l’engourdissement s’emparer d’eux. Slugh était prodigieusement énervé, il remarquait avec colère que la pluie tombait un peu moins fort.

 

– Quelle guigne, grommelait-il entre ses dents, pour peu que le convoi tarde encore, il fera clair de lune et l’eau aura eu le temps de s’écouler !…

 

L’impatience commençait à le gagner quand, tout à coup, il distingua le bruit sourd d’un galop de chevaux.

 

Un quart d’heure encore s’écoula, le bruit se rapprochait, une masse sombre, flanquée de deux lueurs rougeâtres qui étaient celles des lanternes, se silhouetta dans la brume.

 

Le chariot était devenu nettement visible ainsi que les douze policemen à cheval qui l’escortaient. Le conducteur, jurant et maugréant contre cette route impossible, fit entrer ses chevaux dans l’ornière que la pluie avait rendue semblable à une mare, mais quand le chariot eut atteint l’endroit le plus profond, ses lourdes roues s’embourbèrent, il fut impossible de le faire avancer.

 

– Nous ne sortirons pas de là, grommela le conducteur, nous sommes dans la vase jusqu’aux moyeux !

 

Comme si cette phrase eût été un signal, huit coups de feu éclatèrent simultanément, trois des policemen roulèrent à terre, le crâne traversé d’une balle, d’autres étaient plus ou moins grièvement blessés.

 

– Les tramps ! Les bandits de la Main Rouge ! Au secours ! Nous sommes perdus !

 

Tous ces cris éclatèrent confusément, il y eut quelques instants d’un terrible désarroi qu’augmentaient encore les hennissements d’un cheval blessé à mort.

 

Mais une voix vibrante domina le tumulte. C’était celle d’un cavalier qui s’était tenu jusqu’alors derrière le chariot.

 

– Courage, mes amis ! criait-il, si nous faiblissons, nous serons exterminés jusqu’au dernier ; retranchons-nous derrière la voiture et ripostons vigoureusement.

 

Les bandits firent à ce moment une seconde décharge, mais les policemen, suivant le conseil du cavalier, qui n’était autre que Joë Dorgan, avaient eu le temps de se réfugier derrière le chariot, aucun d’eux, cette fois, ne fut atteint.

 

Les policemen tirèrent à leur tour dans la direction d’où étaient partis les coups de feu des bandits. Un cri de douleur répondit à l’explosion des carabines : c’était le vieux Bishop qui, frappé en plein cœur, venait de dégringoler du trou de rocher où il était embusqué.

 

– Un de moins ! dit. Joë Dorgan, tenez bon ! Nous finirons par avoir le dessus, ils sont moins nombreux que nous.

 

La bataille se continua furieusement, mais les tramps qui, sur l’ordre de Slugh, demeuraient toujours cachés avaient sur leurs adversaires un avantage considérable, ils visaient à coup sûr tandis que les policemen ne tiraient qu’au jugé et n’osaient quitter le rempart protecteur qu’était pour eux le chariot.

 

La lutte aurait cependant pu se prolonger si Slugh ne s’était avisé d’une tactique nouvelle.

 

Un tramp, c’était Slugh lui-même, bondit tout à coup du fond des ténèbres et plongea son bowie-knife jusqu’au manche dans la gorge d’un des policemen, et presque aussitôt il brûla presque à bout portant la cervelle d’un autre. Puis il se rejeta en rampant vers le rocher.

 

– Mes amis, s’écria Joë Dorgan, abandonnons l’argent et battons en retraite !

 

Les hommes de l’escorte ne demandaient certes pas mieux que d’obéir, mais tous leurs chevaux avaient été tués ou blessés, et la fuite, dans ces conditions, était presque impossible.

 

Ils la tentèrent pourtant.

 

À ce moment, ils n’étaient plus que cinq, en comptant Joë Dorgan. Dès le début du combat, les lanternes avaient été cassées, la scène du drame n’était plus éclairée que par la lueur livide et intermittente des coups de carabine. Les fugitifs espéraient s’échapper à la faveur des ténèbres.

 

Deux d’entre eux, passant les premiers, se glissèrent hors de l’abri protecteur du chariot. Ils n’avaient pas fait deux pas qu’ils roulaient à terre, frappés d’une balle en plein front.

 

– En avant ! cria Slugh, ils ne sont plus que trois.

 

Les tramps, à cette injonction, dégringolèrent de leurs trous, le bowie-knife d’une main, le revolver de l’autre.

 

En un clin d’œil les fugitifs furent cernés ; deux coups de revolver retentirent. C’était Jackson qui venait de brûler la cervelle aux deux policemen.

 

Joë Dorgan était demeuré seul.

 

Le browning au poing, il se battait comme un lion. Il tua un des tramps qui essayait de le saisir à bras-le-corps et il blessa Jackson à l’épaule.

 

Mais il était fatal qu’il succombât sous la force du nombre. Dix mains robustes lui saisirent les bras et l’immobilisèrent ; son browning lui fut arraché et on le ligota solidement.

 

– Misérables assassins ! hurlait-il en se débattant, tuez-moi donc si vous l’osez !

 

On ne daigna pas lui répondre.

 

– Maintenant, s’écria Slugh, la bataille est gagnée. Qu’on donne quelques bons coups de bowie-knife aux blessés pour leur ôter l’envie de témoigner en justice contre nous.

 

– C’est déjà besogne faite, grommela un vieux tramp à barbe grise dont les mains dégouttaient de sang. Maintenant, il s’agit d’éventrer le coffre aux dollars !

 

Les bandits entouraient déjà le chariot, lorsque deux cavaliers surgirent brusquement au milieu du défilé. À la clarté de la lune, qui, la pluie maintenant passée, se dégageait d’entre les nuages, les tramps virent que les deux nouveaux venus avaient le visage recouvert d’un masque.

 

Respectueusement, Slugh s’était précipité à leur rencontre et tenait la bride de leurs chevaux.

 

– Les ordres de la Main Rouge ont été fidèlement exécutés, dit-il d’un ton plein d’humilité.

 

– C’est bien, fit un des hommes, et il donna à voix basse quelques ordres à Slugh, en même temps qu’il lui remettait un paquet assez volumineux.

 

Slugh défit le paquet. Il contenait un flacon carré et un tampon d’ouate.

 

Slugh imbiba soigneusement le tampon du liquide contenu dans le flacon, puis, s’approchant sournoisement, il l’appliqua sur le visage du prisonnier. Joë Dorgan poussa un gémissement sourd ; l’odeur fade de chloroforme montait à ses narines. Il perdit connaissance.

 

Aussitôt Slugh et un des hommes masqués l’emportèrent avec précaution et l’attachèrent solidement sur un cheval que les émissaires de la Main Rouge avaient eu soin d’amener avec eux et qu’ils avaient laissé un peu en arrière.

 

Tout cela s’était fait avec une rapidité extraordinaire, sous les regards stupéfaits des tramps, si intimidés par la présence des « grands chefs » qu’ils en avaient oublié le chariot aux dollars.

 

Les deux hommes masqués s’apprêtaient à remonter à cheval lorsque Slugh crut devoir demander des ordres au sujet du chariot.

 

– Sotte question ! fit avec impatience un des inconnus. Que le partage ait lieu suivant les règles ordinaires. Nous ferons prendre en temps voulu ce qui revient à la Main Rouge. Et surtout pas d’erreurs dans les comptes. Nous connaissons le chiffre exact !

 

Les inconnus étaient remontés en selle ; plaçant au milieu d’eux le cheval sur lequel était attaché le corps inerte de Joë Dorgan, ils disparurent au grand galop par l’extrémité nord du défilé.

 

Après avoir chevauché trois heures de suite dans le plus profond silence par les chemins défoncés de la montagne, ils atteignirent enfin une route régulièrement empierrée et munie de bornes hodométriques et de poteaux indicateurs.

 

Leurs chevaux étaient blancs d’écume quand ils mirent pied à terre devant une misérable auberge construite avec des troncs d’arbre mal équarris. Un valet silencieux vint prendre leurs chevaux après les avoir aidés à transporter le corps de Joë Dorgan sur un banc de pierre près de la porte.

 

Aucune lumière ne paraissait aux fenêtres de la bicoque. Les deux hommes qui, maintenant, avaient retiré leurs masques faisaient les cent pas dans la cour en causant à mi-voix. Une heure s’écoula.

 

Les émissaires de la Main Rouge commençaient à donner des signes d’impatience quand le bruit d’une auto se fit entendre dans le silence de la nuit.

 

Dix minutes après, une superbe cent chevaux, à la luxueuse carrosserie, aménagée pour de longs voyages, stoppait devant l’auberge, tous phares allumés.

 

De même que le domestique qui avait pris soin des chevaux, le chauffeur ne prononça pas une parole. Ce fut silencieusement que les deux bandits et leur prisonnier, toujours inanimé, furent installés dans l’intérieur de la voiture, qui partit aussitôt en quatrième vitesse.

 

Trois jours après, la même auto mystérieuse, maintenant couverte d’une épaisse couche de boue et de poussière, entrait dans New York un peu avant minuit et, après avoir parcouru à petite allure la Dixième avenue, stoppait devant une luxueuse propriété entourée de hautes murailles et fermée par une grille de fer ouvragé. Sur une des colonnes qui soutenaient la grille était scellée une plaque de marbre noir avec cette inscription en lettres d’or : Dr Cornélius Kramm.

 

Le chauffeur donna trois coups de trompe régulièrement espacés, la grille s’ouvrit aussitôt à deux battants et l’auto s’engouffra dans l’intérieur de la propriété.

 

Le lendemain, la nouvelle du drame dont le désert du Black-Cañon avait été le théâtre éclatait comme un coup de foudre à New York où le milliardaire William Dorgan et ses fils étaient particulièrement estimés.

 

Nous reproduisons, à titre de document, un des nombreux articles que publia le New York Herald à cette occasion.

 

« Un effroyable attentat vient de jeter la consternation dans l’État de Californie et de mettre en deuil la famille d’un de nos honorables concitoyens, Mr. William Dorgan. Son plus jeune fils, Joë, a disparu dans des circonstances tragiques et tout porte à croire qu’il a été victime des bandits de la Main Rouge.

 

« Mr. Joë Dorgan, qui, bien qu’âgé seulement de vingt-six ans, a déjà fait preuve de brillantes qualités d’administrateur et de financier, avait été chargé par son père de recouvrer des sommes importantes dues par les fermiers des immenses domaines que possède le milliardaire dans la province de Californie. Cette région offre encore des parties entièrement désertiques privées de routes et de chemins de fer et où les services publics ne sont encore organisés que de la façon la plus défectueuse.

 

« Mr. Joë Dorgan, qui avait terminé heureusement sa tournée, revenait avec son escorte composée de douze policemen à cheval. L’argent recueilli se trouvait dans un de ces robustes chariots qui seuls peuvent circuler par les chemins rocailleux de la sierra. C’est en traversant un défilé, que les orages de ces temps derniers avaient rendu presque impraticable, que le convoi fut attaqué.

 

« Des cow-boys qui se rendaient à une des foires de la région ont retrouvé les cadavres atrocement mutilés des douze policiers, près du chariot défoncé et des chevaux éventrés.

 

« Détail horrible, chaque cadavre portait sur la joue l’empreinte d’une main grossièrement dessinée avec du sang. Les bandits de la Main Rouge avaient laissé leur sinistre estampille.

 

« Malgré toutes les recherches, le corps du malheureux Joë Dorgan n’a pu être retrouvé. On n’ose espérer qu’il ait été fait prisonnier ; on suppose que les tramps auront précipité son cadavre dans un des gouffres de la sierra. Un corps de police montée fait en ce moment une battue dans ces régions désertiques, mais jusqu’ici toutes les recherches n’ont abouti qu’à découvrir, dans un ravin sauvage nommé le Black-Cañon, un des repaires de la bande tragique où se trouvaient en abondance des armes, des munitions et des provisions de toutes sortes. La chasse aux bandits continue, dirigée avec une activité infatigable par l’ingénieur Harry Dorgan, le frère de la victime, immédiatement accouru sur les lieux.

 

« Nous profitons de cette occasion pour donner quelques détails sur la Main Rouge, cette vaste association de malfaiteurs, qui, depuis plusieurs années déjà, terrorise les États de l’ouest et du centre de l’Union. La Main Rouge, puissamment organisée et possédant, assure-t-on, des ramifications dans le monde entier, n’a qu’une ressemblance de nom avec la célèbre association italienne. Ceux qui la composent sont presque tous de nationalité américaine, allemande ou irlandaise. Elle compte dans ses rangs des alliés appartenant à toutes les classes de la société et, paraît-il, même des banquiers, des négociants, des médecins, des officiers et jusqu’à des chefs de la police de nos grandes cités. C’est ce qui explique l’impunité inconcevable dont ont bénéficié jusqu’ici la plupart de ses membres.

 

« Tous les efforts tentés pour exterminer ces misérables ont piteusement échoué, mais véritablement la mesure est comble. L’attentat que nous venons de relater et qui dépasse tous les autres en audace et en horreur doit ouvrir les yeux aux pouvoirs publics. Nous espérons qu’une loi spéciale va être votée par le Sénat de Washington et que des crédits extraordinaires vont être mis à la disposition de la direction de la police pour traquer dans leurs repaires les affiliés de la Main Rouge. »

 

CHAPITRE II

En pleine chair vive

Le Dr Cornélius Kramm était un des médecins les plus à la mode de New York et son établissement n’était guère fréquenté que par des milliardaires, ou tout au moins des multimillionnaires. Sa physionomie énigmatique et narquoise s’étalait en bonne page dans les revues spéciales, aussi bien que dans les quotidiens à gros tirage. Ses brochures : L’Esthétique rationnelle de l’être humain, Moyens scientifiques de prolonger la jeunesse chez l’homme et chez la femme, étaient ardemment lues et commentées par les savants et les gens du monde ; il était universellement apprécié.

 

D’ailleurs, Cornélius Kramm n’était pas un médecin ordinaire. Il laissait à ses confrères le vulgaire souci de guérir les maladies ; il ne s’occupait que des gens bien portants, mais qui étaient affligés de quelque imperfection physique. Dans cet ordre d’idées il avait opéré de véritables miracles.

 

Entre cent autres, on citait particulièrement le cas du brave colonel Mac Dolmar qui, atteint d’un shrapnell pendant la guerre des Philippines, avait été totalement défiguré, privé du nez et de la moitié du visage. Le Dr Cornélius avait si bien restauré cette physionomie démantelée que c’est à peine s’il restait trace de l’épouvantable mutilation. Ainsi le Dr Cornélius Kramm n’était désigné que sous le surnom de rajeunisseur ou de « sculpteur de chair humaine ».

 

On affirmait, sans doute avec quelque exagération, qu’il eût pu d’une vieille miss borgne, édentée, ridée et jaune faire une jeune fille fraîche et rose ; beaucoup étaient persuadés que son pouvoir était sans bornes.

 

Le docteur, qui avait quelque temps habité une ville neuve du Far West, s’était définitivement installé à New York où il possédait une académie de beauté, un « esthetic institute », comme on dit en Amérique, aménagé selon les dernières données de la science et les suprêmes raffinements du confort moderne. Cornélius Kramm vivait seul et n’avait pour toute famille qu’un frère un peu plus jeune que lui, Fritz Kramm, qui faisait en grand le commerce des tableaux et des objets d’art.

 

Depuis plusieurs semaines, le docteur avait pour pensionnaire un jeune Américain d’allure taciturne et misanthropique qui ne suivait – en apparence du moins – aucun traitement, car il était doué d’une robuste constitution et d’une excellente santé. Il occupait au deuxième étage d’une aile de l’hôtel, complètement isolée et donnant sur les jardins, une chambre à part. Il n’en sortait jamais dans la journée. Le soir seulement il descendait fumer un cigare en faisant une longue promenade sous les ombrages du jardin presque aussi vaste qu’un parc. Parfois aussi, il allait rejoindre le docteur dans un de ses laboratoires et avait avec lui de longs entretiens.

 

Le personnage qui menait cette existence presque érémitique paraissait d’ailleurs parfaitement satisfait de sa situation. Quand il était seul, il se plongeait avec une ardeur extraordinaire dans l’étude des traités les plus récents de chimie et de physiologie ; ce travail possédait pour lui un tel attrait qu’il ne s’ennuyait pas un seul instant et ne prenait que juste l’exercice nécessaire à sa santé.

 

Autre trait bizarre de cette existence de reclus : chaque matin un vieil Italien, nommé Léonello, depuis de longues années au service du docteur, venait dans la chambre du reclus et prenait de lui une ou plusieurs photographies ; il en avait ainsi accumulé une centaine dans toutes les attitudes possibles, de face, de profil, assis ou debout, nu ou habillé.

 

Cette formalité n’était guère du goût de celui qui en était l’objet et il avait vainement cherché à savoir pourquoi on multipliait ainsi son image sous les aspects les plus divers. À toutes les questions, Léonello répondait par des phrases évasives. Une fois, le jeune homme voulut refuser de poser, mais le vieil Italien n’eut qu’à dire fort courtoisement que c’était l’ordre du docteur, et le photographié récalcitrant n’insista plus et posa de bonne grâce devant l’objectif d’un appareil de fort calibre qui donnait des clichés grandeur nature et d’une netteté parfaite.

 

Un soir que l’étrange pensionnaire de l’académie de beauté se promenait lentement sous les allées ombreuses du jardin, contemplant d’un œil pensif le ciel fourmillant d’étoiles, il crut entendre quelqu’un marcher derrière lui, mais il fut vite rassuré en se trouvant en face de Léonello.

 

– Vous faites, comme moi, un petit tour de promenade ? dit-il à l’Italien.

 

– Non pas, répondit celui-ci avec un obséquieux sourire, je vous cherchais.

 

– Le docteur désire me voir ?

 

– Précisément.

 

– J’en suis enchanté, je cours le rejoindre ; dites-moi seulement où il est, dans son cabinet ou au laboratoire ?

 

– Je vais vous conduire, il est bien dans son laboratoire, mais pas dans celui que vous connaissez.

 

– Indiquez-moi le chemin.

 

– Inutile, vous ne sauriez pas trouver sans moi, il est préférable que je vous accompagne.

 

– C’est bien, je vous suis.

 

– Remarquez que le laboratoire où je vous conduis est rigoureusement consigné à tout le monde, même aux meilleurs amis du docteur qui en ignorent jusqu’à l’existence. C’est une grande faveur qu’il vous fait en vous y admettant.

 

Tout en parlant, Léonello et son compagnon étaient entrés dans le bâtiment principal et s’étaient engagés dans un long couloir dallé de marbre que des lampes à vapeurs de mercure éclairaient d’une douce lueur azurée. Ils firent halte devant la cage d’un ascenseur.

 

– Le laboratoire du docteur ne se trouve donc pas au rez-de-chaussée ? demanda l’inconnu avec surprise.

 

– Non, dit tranquillement l’Italien, c’est un laboratoire souterrain.

 

Et il appuya sur le bouton de commande.

 

L’ascenseur se mit en marche et s’arrêta dans une sorte de vestibule aux parois de céramique d’une absolue nudité, sur lequel s’ouvraient d’épaisses portes battantes rembourrées de cuir. Un bruit rythmique de pistons et de bielles montrait que ce sous-sol devait renfermer de puissantes machines.

 

– Nous sommes arrivés, dit Léonello, et, poussant une des portes battantes, il s’effaça pour laisser passer son compagnon le premier.

 

Au sortir de la demi-obscurité du vestibule, le pensionnaire du docteur eut comme un éblouissement.

 

Il se trouvait dans une vaste salle voûtée en dôme et dont les parois étaient entièrement revêtues de plaques de porcelaine blanche. Sous l’aveuglante lumière de l’électricité, un amas confus d’appareils étranges s’entassait à perte de vue. C’était sur des piédestaux des écorchés de grandeur nature barbarement coloriés, des cages montées sur des plateaux de verre d’après la méthode d’Arsonval, qui devaient permettre d’entourer un malade d’un faisceau de rayons électriques, des fauteuils munis de crics, grâce auxquels on pouvait immobiliser ou distendre les membres, et dans une vitrine un groupe d’automates de cire coloriés avec tant d’art qu’ils donnaient l’illusion de la vie. Enfin, dans un coin, sur des dalles de marbre, des cadavres à demi disséqués étaient étendus, dans un état de conservation parfait, dû sans doute à de puissants antiseptiques.

 

L’atmosphère de ce fantastique laboratoire était saturée d’une odeur extraordinairement balsamique qui semblait singulièrement vivifiante et dont l’absorption faisait sans doute partie intégrante du traitement auquel étaient soumis les malades.

 

En apercevant le nouveau venu, le Dr Cornélius Kramm avait déposé une éprouvette dans laquelle il était en train de décanter le contenu d’un ballon et était accouru, souriant aussi aimablement que cela lui était possible avec sa sinistre physionomie.

 

– Bonsoir, mon cher monsieur Baruch Jorgell, dit-il en désignant un siège, vous me voyez enchanté de votre visite ; je me suis permis de vous déranger ce soir, car j’ai besoin de causer très sérieusement avec vous.

 

– Vous avez là, murmura Baruch plus ému qu’il ne voulait le paraître, un splendide laboratoire.

 

– Oui, n’est-ce pas ? reprit négligemment le docteur, cela m’a coûté assez cher ; d’ailleurs, comme installation, ce laboratoire a ceci d’avantageux, c’est que j’y suis parfaitement tranquille. Je pourrais, s’il m’en prenait la fantaisie, écorcher vif un de mes clients et le laisser hurler tout à son aise. Là-haut, on n’entendrait pas un bruit.

 

– Cela est commode, en effet, murmura Baruch, de moins en moins rassuré.

 

Le docteur s’était aperçu du trouble de son interlocuteur ; un sourire narquois retroussa ses lèvres minces, ses yeux arrondis et sans cils, comme ceux des oiseaux de proie, étincelèrent derrière ses lunettes d’or.

 

– Rassurez-vous, ricana-t-il, je ne me livre que bien rarement à des expériences de vivisection, et encore, est-ce toujours dans l’intérêt de la science.

 

– De quoi s’agit-il donc ?

 

– J’y arrive. Vous vous rappelez, mon cher Baruch, dans quelle situation vous vous trouviez quand vous êtes arrivé ici ?

 

– Je m’en souviens et j’ai de bonnes raisons pour cela. Je suis votre obligé et je ne l’oublierai jamais, mais inutile de parler du passé.

 

– C’est fort utile, au contraire. Je comprends que certains souvenirs vous soient pénibles, mais il est indispensable qu’il n’y ait entre nous aucune espèce de malentendu.

 

– Parlez, murmura Baruch, qui ne put s’empêcher de pâlir.

 

– Lorsque vous êtes venu me demander asile, vous étiez accusé d’avoir assassiné un chimiste français, M. de Maubreuil, que vous aviez dépouillé de ses diamants ; vous étiez traqué de toutes parts ; votre signalement était affiché, votre tête mise à prix et des centaines de détectives étaient à vos trousses.

 

– C’est exact, répliqua l’assassin qui avait eu le temps de recouvrer son sang-froid. Vous m’avez sauvé, je ne cherche pas à le nier. Vous avez même parlé à ce moment d’une association entre nous et votre frère, qui pourrait amener des résultats « grandioses », c’était votre mot ; mais, depuis, il n’a plus été question de rien.

 

– Eh bien ! le moment est venu de vous faire connaître ces projets qui, je vous l’ai dit, sont grandioses, je ne retire pas le mot. Je vais aborder carrément la question. Voyons, entre nous, tenez-vous beaucoup à conserver votre physionomie actuelle ?

 

– Ma physionomie ?

 

– Oui, j’entends par là votre nuance de cheveux, l’expression de votre visage, la couleur de votre peau, en un mot, tout ce qui constitue votre personnalité physique.

 

– Je n’y tiens nullement ; à ce que je vois, vous voulez me teindre, me maquiller, me rendre méconnaissable.

 

Le Dr Cornélius eut un haussement d’épaules.

 

– Vous teindre, vous maquiller, quelle plaisanterie !

 

Et il ajouta d’une voix grave :

 

– Il ne s’agit pas de cela, le changement qui se produira en vous sera tellement radical, tellement profond, que vous serez véritablement un autre homme.

 

– Impossible !

 

– C’est très possible ; certes, l’expérience est hardie, mais elle ne comporte aucun danger sérieux. Fritz, mon frère, vous expliquait l’autre jour quelques-uns des moyens que j’emploie pour arriver à mes fins, vous avez pu constater qu’ils sont très ingénieux et d’une extrême simplicité.

 

– Mais pourquoi cette transformation complète ? murmura Baruch Jorgell, le cœur étreint d’une vague angoisse. Est-ce que quelques retouches ne seraient pas suffisantes ?

 

– Non, pas de retouches ! Je vois qu’il faut que je complète ma pensée. Un soir, comme aujourd’hui par exemple, vous vous endormez dans la peau de Baruch Jorgell, criminel notoire, recherché par les polices du monde entier, et quand vous vous réveillez, vous êtes devenu, par la magie de la Science, un des plus brillants gentlemen de l’aristocratie, des Cinq-Cents, heureux fils d’un père milliardaire.

 

Baruch crut un instant que le docteur était devenu fou.

 

– C’est un rêve, un abominable rêve, murmura-t-il, la science ne peut pas, ne pourra jamais opérer une pareille métamorphose !

 

– Ah ! ah ! ricana Cornélius, vous vous figurez cela, vous ignorez les ressources de la « carnoplastie », une science que j’ai créée de toutes pièces. Ce n’est pas pour rien, croyez-le, qu’on m’a surnommé le sculpteur de chair humaine !

 

Baruch Jorgell tremblait de tous ses membres, il se croyait déjà voué à quelque atroce expérience, disséqué tout vivant.

 

– J’aime encore mieux rester tel que je suis, balbutia-t-il d’une voix étranglée par la peur.

 

Le docteur s’était redressé, la face rayonnante d’orgueil.

 

– Je pourrais, fit-il, me passer de votre permission, mais j’aime mieux n’employer que le raisonnement pour vous convaincre ; quand j’aurai parlé, vous comprendrez quels sont vos véritables intérêts.

 

Et il ajouta brusquement :

 

– Vous connaissez Joë Dorgan, le fils du milliardaire ?

 

– Très bien, répondit Baruch avec surprise ; nous avons même fait une partie de nos classes ensemble, à Boston. Depuis, je l’ai perdu de vue ; je connais beaucoup mieux son frère, l’ingénieur Harry Dorgan ; il dirigeait, vous le savez, l’usine de force électrique de Jorgell-City et il courtisait ma sœur Isidora ; celui-là, je le déteste mortellement…

 

– Il ne s’agît pas de lui, interrompit le docteur d’un ton sec, il s’agit de son frère Joë. Apprenez une chose, c’est que vous avez avec Joë Dorgan une certaine ressemblance. C’est presque la même taille et la même corpulence. C’est cette ressemblance que je me charge, moi, de rendre aussi complète que possible ; au bout de quelques semaines de traitement, elle sera définitive.

 

– Même en y comprenant le visage ?

 

– Même le visage.

 

– Alors, il existera deux Joë Dorgan ?

 

– Nullement, parce que, toujours grâce à la science, le vrai Joë Dorgan aura pris exactement l’aspect physique du trop fameux Baruch Jorgell. Comprenez-vous, maintenant ? Vous repassez, comme on fait d’une fausse pièce, votre personnalité un peu tarée à un voisin complaisant qui vous donne la sienne en échange, c’est très simple.

 

Baruch était littéralement abasourdi.

 

– C’est effarant ! s’écria-t-il ; ce serait trop beau si c’était possible ; mais je vois mille difficultés, et tout d’abord Joë Dorgan ne voudra pas endosser ma fâcheuse personnalité ; il se débattra comme un beau diable ! il demandera une enquête ! La vérité se découvrira !…

 

Cornélius eut un ricanement bref.

 

– Voilà une éventualité, dit-il, qui ne se produira jamais. Je vous donne ma parole, moi, que Joë Dorgan n’élèvera pas la moindre réclamation et cela pour une bonne raison, c’est qu’il aura complètement perdu le souvenir de toutes les choses passées…

 

– Et quand même cela serait, répliqua Baruch avec énergie, quand même encore j’arriverais à revêtir l’apparence exacte de Joë Dorgan, je ne pourrais m’assimiler ni sa voix, ni ses gestes, ni ses opinions, ni sa pensée.

 

– Tout cela est possible, poursuivit le docteur avec enthousiasme, j’ai les moyens faciles de vous donner la voix et la démarche, les gestes mêmes de Joë ; vous connaîtrez les moindres souvenirs de son passé et ses pensées les plus secrètes. Vous posséderez son âme autant que cela est réalisable.

 

Baruch Jorgell eut un geste d’épouvante, ses dents claquaient de terreur ; il comprenait que Cornélius ne mentait pas et que ce qu’il avait annoncé, il le réaliserait en dépit de toute résistance.

 

– Mais quel homme êtes-vous donc ? balbutia-t-il avec égarement.

 

– Oh ! rien qu’un simple savant, un très modeste savant, je vous assure. Il n’y a aucune sorcellerie dans les procédés que j’emploie. J’ai simplement perfectionné certaines formules d’un usage courant. Quand j’aurai publié le volume que je prépare sur la carnoplastie, les prodiges que j’accomplis et qui excitent tant d’étonnement deviendront à la portée de tous les médecins.

 

En dépit de toute l’éloquence de Cornélius, Baruch demeurait hésitant.

 

– Eh bien, non ! dit-il brusquement, je refuse !

 

– À votre aise, ricana le docteur ; vous êtes bien libre, après tout, de ne pas accepter ma proposition. Seulement, vous comprenez que, puisque vous allez à rencontre de mes projets – et de vos propres intérêts même –, je ne puis plus vous garder chez moi. Vous sortirez d’ici aujourd’hui même, et vous savez, une fois dehors, ce qui vous attend : la prison et l’infâme fauteuil des électrocutions.

 

Baruch grinça des dents comme un loup pris au piège.

 

– Je vous obéirai, murmura-t-il avec effort, je suis à votre discrétion… Ah ! je savais bien que vous me feriez payer chèrement le service que vous m’avez rendu…

 

– Je suis enchanté de vous voir devenu plus raisonnable, mais, je vous le répète, c’est bien à tort que vous vous alarmez. Votre vie n’est pas en danger et vous n’éprouverez aucune souffrance… Vous serez le premier, quand j’aurai réussi, à me combler de bénédictions.

 

– J’en doute fort, mais puisqu’il faut que je serve de sujet dans cette épouvantable expérience, commencez le plus tôt possible. J’en ai pris mon parti !

 

– Je sais que vous êtes courageux, nous commencerons donc ce soir même ; je suis heureux de constater que vous êtes dans un parfait état de santé, car cette nuit va être employée par nous à des opérations qui demandent, de votre part, une certaine force d’endurance.

 

– Je suis prêt, murmura l’assassin d’un air résigné, mais où est donc celui dont je dois prendre la place ?

 

Cornélius Kramm appuya sur un ressort. Un rideau glissa sur sa tringle, découvrant un renfoncement du laboratoire où se trouvait un lit de repos entouré d’un faisceau de fils électriques.

 

Sur le lit était étendu un jeune homme à peu près de la même taille que Baruch, mais dont la physionomie n’avait, avec celle de ce dernier, aucune ressemblance, même lointaine. Il semblait dormir d’un paisible sommeil, ses paupières étaient closes et un vague sourire errait sur ses lèvres.

 

Tout en dormant, il racontait à mi-voix des choses qui offraient sans doute un intérêt capital, car un phonographe enregistreur était placé près de son chevet sur un guéridon.

 

– J’ai l’honneur de vous présenter l’honorable Joë Dorgan, railla Cornélius. Comme vous le voyez, il est admirablement disposé et se soumettra à l’expérience que nous allons tenter.

 

– Mais comment se trouve-t-il ici ? demanda Baruch avec une secrète épouvante.

 

– Ne vous inquiétez pas de cela, dit Cornélius. Ce qu’il y a d’intéressant pour vous à savoir, c’est que, depuis plus d’une semaine, Joë Dorgan est plongé dans le sommeil de l’hypnose. Je lui ai donné l’ordre de se rappeler tous ses souvenirs d’enfance et de les raconter avec les détails les plus circonstanciés et les plus minutieux. Tout cela est scrupuleusement noté, afin que vous en fassiez votre profit en temps voulu.

 

Baruch Jorgell, à mesure que Cornélius l’initiait aux moyens pratiques de réaliser son plan audacieux, se remettait peu à peu de ses terreurs.

 

– Faudra-t-il donc, demanda-t-il, que je vous expose aussi, en détail, mes souvenirs et mes projets ?

 

– Pas du tout. Ce serait complètement inutile. Ne vous ai-je pas dit que Joë Dorgan perdrait tout souvenir de sa vie passée ? Lorsque la plastique chirurgicale lui aura donné exactement votre ressemblance extérieure, il me suffira d’une petite opération sur le larynx pour lui donner votre voix, puis une légère piqûre au cerveau le débarrassera de sa mémoire.

 

– Pourquoi ne pas le faire disparaître purement et simplement ?

 

– Fritz me disait la même chose, mais je ne veux pas. D’abord, l’existence d’un faux Baruch est une garantie de sécurité pour vous. Puis, j’ai mon amour-propre de savant. Il me plaît de jouer la difficulté et de mener à bien une double transformation que tout le monde regarde comme invraisemblable, comme impossible.

 

– Vous avez peut-être raison ; quand le pseudo-Baruch aura été bel et bien électrocuté, comme assassin de M. de Maubreuil, personne ne s’avisera d’aller me chercher sous la peau de Joë Dorgan.

 

– N’oubliez pas d’ailleurs que, grâce à moi, vous allez devenir l’héritier de William Dorgan. On peut dire que vous êtes né sous une heureuse étoile. Repoussé par Fred Jorgell, vous retrouvez immédiatement un autre père, non moins milliardaire que le premier, en la personne de William Dorgan.

 

Et Cornélius Kramm ajouta d’un air sarcastique :

 

– D’ici peu, mon cher Baruch, vous allez vous trouver à même de prouver votre reconnaissance à vos amis de royale façon.

 

– Et je n’y manquerai pas, soyez-en sûr.

 

– Si vous y manquiez, d’ailleurs, reprit le docteur avec de sourdes menaces dans la voix, ce serait fort imprudent de votre part ; ni moi ni mon frère ne sommes des gens dont on se moque impunément.

 

– Je n’ai jamais eu pareille intention ! protesta Baruch avec véhémence.

 

– Allons, calmez-vous. Nous avons en vous la plus entière confiance, sans quoi, vous pensez bien qu’il nous eût été facile de choisir un autre que vous. Mais cela suffit. Nous avons perdu beaucoup de temps en explications. Nous allons nous mettre au travail immédiatement.

 

– Je suis à vos ordres, dit Baruch avec calme.

 

Et après avoir contemplé une dernière fois, dans la haute glace qui était appendue au mur, ses propres traits qu’il ne devait plus revoir, il s’assit intrépidement dans le grand fauteuil métallique que lui désignait Cornélius.

 

Celui-ci prit un flacon dans une armoire et l’approcha des narines de Baruch qui tomba aussitôt dans un profond sommeil.

 

CHAPITRE III

La peau d’un autre

Les opérations longues et délicates, grâce auxquelles le Dr Cornélius Kramm prétendait mener à bien l’étrange métamorphose, durèrent plusieurs jours et furent menées avec méthode.

 

Tout d’abord, avec l’aide de Léonello, le docteur prit un moulage des deux sujets, et les deux moulages dressés sur deux socles furent revêtus, grâce à la photographie, des couleurs, des teintes exactes de la vie. À l’aide d’injections de paraffine chaude, faites sous l’épiderme, il pourvut le faciès un peu maigre de Baruch des rondeurs que possédait le visage de Joë ; par une habile résection des cartilages, il rectifia la forme du nez. La ressemblance des deux physionomies commença à s’accuser de façon frappante.

 

Ses bras squelettiques retroussés jusqu’aux coudes, Cornélius travaillait avec une ardeur fébrile. Taillant en pleine matière vivante, ajoutant et retranchant suivant le besoin, c’était vraiment alors qu’il méritait son surnom de sculpteur de chair humaine.

 

Quand il eut terminé, à l’aide du scalpel et de la seringue à injections hypodermiques, la première ébauche, il s’arma du microscope. Grâce à des pigments bistres et roses il obtint les nuances de la carnation, avec des tatouages il reproduisit les taches les plus minimes de l’épiderme. Jamais artiste ne mit autant de soin à parachever son œuvre.

 

La chevelure et la barbe demandèrent à elles seules un laborieux travail. Les cheveux évalués au centimètre carré furent épilés électriquement, un par un, aux endroits où ils étaient trop touffus. Dans ceux où ils l’étaient moins, Léonello se servit d’une aiguille spéciale pour en repiquer en nombre voulu, comme font les coiffeurs dans les cas d’inguérissable calvitie.

 

Pour les dents, l’opération ne présenta aucune difficulté ; des empreintes à la cire furent prises sur les deux patients et Cornélius, à l’aide de quelques coups de lime et de quelques implantations, obtint un résultat parfaitement satisfaisant. La nuance des cheveux fut donnée par une teinture indélébile. Le docteur avait fait des études spéciales sur les alcaloïdes qui ont la propriété de modifier la couleur des yeux, il décida que, pour doter Baruch des yeux noirs de Joë, un traitement interne était indispensable.

 

Ces travaux une fois terminés, Cornélius demeura quelque temps en contemplation devant son œuvre.

 

– La ressemblance est parfaite, s’écria-t-il orgueilleusement ; il est impossible de faire mieux. Maintenant, la preuve en est faite, je possède le secret de pétrir à mon gré la face humaine, mes doigts modèlent la chair vive comme de l’argile !

 

Léonello l’arracha à cet enthousiasme lyrique.

 

– Maître, demanda-t-il, l’œuvre peut être regardée comme presque terminée en ce qui concerne Baruch, cependant il est encore beaucoup plus corpulent que Joë.

 

– Il est facile de remédier à cette imperfection. En soumettant le sujet à un courant électrique à haute tension, il se produira une transpiration abondante. De même que certains jockeys, à la veille d’une course, Baruch va maigrir pour ainsi dire instantanément, en quelques heures. Occupez-vous de cela.

 

Le traitement singulier indiqué par Cornélius eut d’ailleurs un succès complet.

 

Quand Baruch revint à lui, il éprouvait une étrange et douloureuse sensation ; il lui semblait avoir dormi pendant des années. Il ressentait par tout le corps une douleur sourde, il était faible comme un enfant.

 

Il ouvrit les yeux et reconnut avec une sorte de stupeur qu’il se trouvait dans sa chambre.

 

Peu à peu, il reprenait conscience de lui-même. Il se rappelait sa visite dans le laboratoire souterrain, l’étrange pacte qu’il avait conclu, puis il y avait comme une brume sur ses souvenirs.

 

Il essaya de faire un mouvement.

 

Il ne put bouger, tout son corps était emprisonné dans des bandages aux puissants ressorts et dans des moulages qui l’immobilisaient. Son visage était recouvert d’un masque d’acier qui lui tirait douloureusement les paupières et les coins de la bouche.

 

Il fit un mouvement pour essayer de s’arracher à l’espèce d’étau qui l’enserrait de toutes parts, il ne put y réussir. Il poussa un gémissement douloureux. C’est alors qu’il aperçut, à quelques pas de lui, la face obséquieuse du préparateur Léonello.

 

– Ne bougez pas, dit l’Italien. Je suis heureux de vous annoncer que l’expérience tentée par mon illustre maître, le Dr Cornélius Kramm, a brillamment réussi. Dans quelques semaines vous serez en voie de complète guérison. Dès que vous irez tout à fait bien, que vous serez en état de vous lever, vous pourrez regagner le palais de votre père, Mr. William Dorgan, qui est inconsolable de votre perte.

 

Baruch eut un saisissement, un vertige envahit son cerveau anémié. Ainsi donc le sculpteur de chair humaine avait réalisé de point en point son effarante promesse. Il fut pris d’une irrésistible envie de voir son visage. Il ne pouvait arriver à croire que Léonello eût dit la vérité.

 

– Oh ! un miroir ! balbutia-t-il, je voudrais un miroir.

 

Mais il se tut brusquement, saisi d’une terreur folle. Ce n’était plus sa voix qu’il entendait ; il n’en reconnaissait plus les intonations.

 

– Soyez calme, s’écria Léonello avec vivacité. Le docteur a bien recommandé que vous ne parliez pas, que vous demeuriez complètement immobile. Il vous est même, pour quelque temps encore, interdit de manger. Je vous nourrirai, moi-même, à l’aide d’aliments liquides.

 

Baruch poussa un gémissement étouffé, dont Léonello comprit la signification :

 

– Rassurez-vous, fit-il, cela ne durera pas très longtemps et vous serez bien soigné. Je ne quitterai pas le chevet de votre lit. Nuit et jour je serai là, prêt à deviner de quoi vous pouvez avoir besoin. Je comprends ce que vous désirez. Vous voudriez voir votre nouvelle physionomie, c’est un vœu, en somme, bien légitime, et que je veux contenter tout de suite. Je vais – mais pour un instant seulement – vous délivrer.

 

Léonello, avec d’infinies précautions, desserra les ressorts du masque, l’enleva et approcha une glace du visage du patient.

 

Baruch Jorgell poussa un cri de stupeur.

 

La face étonnée et mélancolique qui le regardait du fond de la glace n’était plus la sienne. Il avait devant lui les traits du jeune homme qu’avant sa métamorphose il avait vu endormi dans le laboratoire souterrain, les traits de Joë Dorgan.

 

Il ne put supporter longtemps la contemplation de cette physionomie qui était, pourtant, désormais sa physionomie.

 

Il ferma les yeux ; il lui semblait qu’il venait d’apercevoir un spectre.

 

– Vous avez vu ? fit ironiquement l’Italien. J’espère que vous êtes content de votre nouveau visage ; maintenant je vais vous remettre votre masque.

 

Baruch ne protesta par aucun geste, il se laissa faire docilement, il sentait la folie envahir son cerveau ; il essaya de dormir pour ne plus penser. Grâce, sans doute, aux drogues stupéfiantes qu’on lui avait fait absorber, il tomba dans un profond sommeil.

 

En s’éveillant le lendemain, il éprouva, mais à un degré moindres les pénibles sensations de la veille. Mais, pendant le temps qu’il resta éveillé, il fut en proie à un ennui mortel. Ce jour-là, il reçut la visite du Dr Cornélius. Il était accompagné de Fritz Kramm, qui, lui, s’extasia franchement sur le merveilleux résultat.

 

– C’est inouï, déclara-t-il, je n’aurai jamais cru qu’on pût atteindre à une telle perfection dans la ressemblance. Cela tient vraiment du prodige.

 

– Seulement, ricana Cornélius Kramm, ce n’est pas très, agréable pour celui qui subit une pareille opération : de cela je me rends parfaitement compte.

 

Et comme un éclair de haine passait dans les prunelles du convalescent, toujours réduit au silence et à l’immobilité, il ajouta sous forme de palliatif :

 

– Mais aussi quel triomphe après la fin du traitement !

 

– Il faudrait, en effet, qu’un détective fût véritablement rusé pour aller dénicher Baruch Jorgell sous la peau de Joë Dorgan que son sosie a endossée comme un complet neuf…

 

– Et qui lui sied à ravir.

 

– Il est certain que je le trouve plus jeune.

 

– Plus élégant !

 

– Plus distingué !

 

– On ne l’est jamais trop quand on est fils d’un milliardaire. Baruch, auquel il était défendu d’ouvrir la bouche, était mis à la torture par ces consolations ironiques.

 

Léonello, cependant, ne négligeait rien pour faire prendre au convalescent son mal en patience. Il lui expliquait chaque jour les progrès que faisait sa guérison et il avait pour lui des attentions dévouées.

 

Les jours passaient. Baruch Jorgell était dévoré d’ennui et d’impatience.

 

Enfin, peu à peu, les blessures se refermèrent, les chairs violemment rapprochées se soudèrent et, les uns après les autres, les appareils furent retirés. Baruch put se lever, absorber des aliments solides.

 

Ce fut pour l’assassin, ainsi miraculeusement métamorphosé, une vraie joie lorsque le docteur lui permit de descendre dans le jardin, appuyé au bras de Fritz et de Léonello.

 

Certes, il était complètement guéri, il n’éprouvait plus aucune extrême faiblesse, mais d’étranges sensations l’assaillaient. Il était dépaysé dans sa nouvelle enveloppe physique ; son corps, retouché pour ainsi dire et repétri par le sculpteur de chair humaine, le gênait comme un vêtement trop étroit ; ses jambes vacillaient, ses gestes étaient mal assurés, sa voix hésitante, et il ressentait, en toute sa personne, l’étrange engourdissement de quelqu’un qui sortirait par miracle du cercueil.

 

– Vous n’êtes pas encore accoutumé à votre nouvelle enveloppe, dit le docteur qui l’observait avec attention, il vous reste encore une certaine gaucherie, une certaine lourdeur de gestes et d’attitudes qui disparaîtra rapidement. J’ai grande hâte, d’ailleurs, que vous soyez guéri.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Il va falloir vous mettre au travail.

 

Et comme Baruch manifestait un certain étonnement :

 

– Vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit ? C’est déjà beaucoup, évidemment, de posséder la ressemblance physique de Joë Dorgan, mais ce n’est pas tout. Vous avez déjà la voix, il vous faut les phrases, les pensées, les gestes, les tics, les manies, tout ce qui constitue enfin la personnalité.

 

– Mais comment y réussir ? demanda Baruch qui, dans le désarroi moral où il se trouvait, n’avait pas encore eu le temps de réfléchir à cela.

 

– J’y ai songé. Il y a dans mon laboratoire souterrain quelques milliers de rouleaux phonographiques que Joë a eu la complaisance de dicter lui-même et qui contiennent tout ce qui nous manque. Il faudra faire complètement abstraction de votre ancien moi, et vous habituer à certaines phrases, à certains mots. Vous avez une bonne mémoire ?

 

– Pas mauvaise.

 

– Alors, tout ira bien.

 

– Permettez-moi encore une question, fit Baruch émerveillé. Pour les phrases et les idées, tout ira bien, mais les gestes ? la démarche ?

 

– Tout est prévu, rien n’a été laissé au hasard ; j’ai eu soin de faire cinématographier Joë Dorgan dans toutes les attitudes, debout, en marche, couché, assis, mangeant ou lisant. Vous n’aurez qu’à vous figurer pendant quelque temps que vous êtes acteur, et qu’à étudier votre personnage consciencieusement.

 

– Je suis sûr de réussir, s’écria Baruch, j’y mettrai tout le temps qu’il faudra, mais je veux que l’adaptation soit parfaite.

 

Ainsi que l’avait prévu Cornélius, Baruch avait oublié, en quelques jours, ses souffrances et sa réclusion, et il était fier d’être sorti vivant et vainqueur d’une aussi fantastique expérience. Il montrait autant d’enthousiasme qu’il avait eu d’abord d’hésitations.

 

Dès le lendemain, il descendit de bonne heure au laboratoire souterrain et il y demeura jusqu’au soir, travaillant avec une sorte de rage à graver dans sa mémoire, d’une façon indélébile, les attitudes et les pensées même de sa victime.

 

Le lendemain et les jours suivants, inlassablement, il recommença.

 

Pendant que la voix très calme du phonographe redisait les phrases gaies ou tristes, plaisantes ou sérieuses arrachées à Joë Dorgan sous l’empire du pouvoir hypnotique, Baruch répétait patiemment mot par mot, s’efforçant de prendre l’intonation exacte. D’autres fois, en face d’un appareil cinématographique, que surveillait Léonello, il s’étudiait à reproduire les gestes habituels et les expressions de physionomie de son sosie involontaire.

 

C’était quelque chose de terrible que ce fantôme phonographique se démenant tout noir sur la toile blanche, pendant que Baruch, la face crispée, s’évertuait à reproduire exactement toutes ses attitudes.

 

De temps en temps, les frères Kramm faisaient subir à leur complice une sorte d’examen. Le docteur se frottait les mains, de jour en jour plus satisfait.

 

– Cela va bien, faisait-il, c’est presque parfait. Encore quelques jours de travail consciencieux et vous serez complètement Dorganifié.

 

Baruch Jorgell était un coquin dénué de toute espèce de scrupules, il n’avait jamais de remords et il avait consenti sans hésitation à commettre un nouveau crime, mais, à mesure qu’à l’aide des conversations phonographiées qu’il était obligé d’apprendre par cœur il pénétrait plus avant dans l’intime pensée de sa victime, il ressentait une sorte de gêne, comme un commencement de honte.

 

Joë Dorgan avait eu une jeunesse exemplaire : sitôt qu’il eut terminé ses études au collège de Boston, en même temps que son frère, l’ingénieur Harry Dorgan, plus jeune que lui de deux ans, il était devenu pour son père un précieux collaborateur.

 

Très charitable, très sobre, très travailleur, Joë n’avait aucun vice, c’était une âme loyale et franche.

 

En constatant toutes ces qualités, qu’il était obligé bon gré mal gré de s’assimiler, l’assassin était en proie à une rage froide.

 

– Pourquoi, s’écria-t-il avec colère, suis-je obligé de jouer cette terrible partie ? Cornélius est un misérable ! On dirait que c’est avec intention qu’il s’amuse à me faire jouer ce rôle d’hypocrite et de petit saint. Mais patience ! Le temps approche où je pourrai me dédommager de cette abominable contrainte !

 

Grinçant des dents, forcé de singer l’honnête homme, Baruch se remettait au travail, et, chaque jour, son exaspération allait croissant.

 

Mais bientôt un autre phénomène se produisit.

 

Passant toute la journée dans le laboratoire souterrain, rempli de machines étranges, de mannequins grimaçants et de cadavres à demi disséqués, l’assassin devenait sujet à d’effrayants cauchemars. Son sommeil était peuplé de masques bariolés. L’atmosphère saturée d’électricité, chargée de gaz aux odeurs pénétrantes, influait petit à petit sur sa cervelle. Il se rendait compte que, si son séjour se prolongeait dans cet endroit maudit, il deviendrait complètement fou.

 

Quand, avec le soir, se produisaient les énervements de la fatigue et qu’il lui arrivait de se regarder dans la glace, il se rejetait en arrière avec épouvante.

 

– C’est terrible, bégayait-il en frissonnant de tous ses membres. Je suis devenu moi-même le propre fantôme, le spectre vivant de ma victime !

 

Quelquefois, au crépuscule, ou dans la pénombre du matin, ce n’était plus le visage de Joë que lui renvoyait la glace, c’était une face grave et triste sous la longue chevelure grise qui la couronnait, la face vengeresse de M. de Maubreuil, le chimiste français qu’il avait assassiné pour lui voler ses diamants.

 

– Arrière, fantôme ! s’écria-t-il en claquant des dents.

 

Et, blême d’épouvante, il s’empressait de couvrir la glace ou de la tourner contre le mur.

 

CHAPITRE IV

Un revenant

Quelques mois avant la disparition de Joë Dorgan, l’excellente mistress Griffton, qui dirigeait, à New York, une pension de famille honorablement achalandée, avait éprouvé une amère déconvenue.

 

Un placier en produits chimiques – du moins, il se donnait comme tel – avait réussi, grâce à de fallacieuses promesses, à obtenir du crédit pendant quelques semaines. Puis, brusquement, un samedi, précisément le jour où il devait régler sa note, il avait disparu et, depuis, personne n’avait plus eu de ses nouvelles.

 

Pendant toute une semaine, mistress Griffton avait rempli de ses lamentations le parloir du family-house.

 

– Quel escroc ! s’écriait-elle, avec indignation, en parlant de son pensionnaire, c’est une honte, tromper ainsi ma confiance, c’est indigne d’un loyal Yankee !

 

Et elle concluait d’un ton dolent :

 

– Je viens de recevoir là une leçon dont je profiterai ; jamais plus je ne ferai crédit à personne, j’en fais le serment solennel.

 

Mistress Griffton se serait peut-être résignée à ce mécompte si quelques-uns de ses clients n’avaient mis une maligne insistance à lui rappeler que le mauvais payeur en fuite offrait une indéniable ressemblance avec le fameux Baruch Jorgell, assassin d’un chimiste français. Et on étalait devant elle, comme à plaisir, les numéros des journaux et des revues qui reproduisaient la photographie du meurtrier.

 

– Voyez-vous, mistress, lui répétait-on, vous avez manqué là une occasion superbe de toucher une prime de plusieurs milliers de dollars.

 

– Alors, vous croyez que ce jeune homme si paisible est bien l’assassin de M. de Maubreuil et le voleur des diamants ?

 

– Nous en sommes parfaitement sûrs, clamait le chœur des pensionnaires, voyez plutôt son portrait.

 

Et, de fait, il y avait entre le célèbre meurtrier et le débiteur indélicat une ressemblance parfaite…

 

Après de longues réflexions, elle se décida à se rendre au Police-Office et à y faire une déclaration en règle. Elle s’attendait à recevoir des compliments pour son zèle. Elle fut, à sa grande surprise, assez mal accueillie par le chef des détectives.

 

– Mistress, s’écria-t-il furieux, vous auriez aussi bien fait de ne pas vous déranger. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il fallait venir. À quoi pensez-vous donc ? Vous avez tous les jours, à votre table, un coquin dont la tête vaut son pesant d’or, vous remarquez même naïvement qu’il ressemble au portrait publié dans tous les journaux, et vous n’avez l’idée de venir me trouver que lorsque l’oiseau s’est envolé ? Vraiment, c’est impardonnable !

 

– Mais je ne savais pas ! Vous pensez bien, master, que si j’avais pu prévoir… Je lui ai même fait crédit…

 

– Vous êtes stupide ! Et, naturellement, il ne vous a pas payée ?

 

– Non, master !

 

– Vous êtes aussi par trop naïve ; il a bien fait, vous n’avez que ce que vous méritez. À l’heure qu’il est, l’assassin est en route pour l’étranger ou s’est terré dans quelque coin perdu, nous ne le retrouverons plus !

 

Le détective ajouta, en reconduisant la directrice du family-house, d’un air fort peu gracieux :

 

– La piste est perdue, bien perdue cette fois, et par votre faute. Au plaisir de vous revoir, mistress !

 

Elle était de fort méchante humeur quand elle regagna le family-house.

 

Cependant, la démarche de mistress Griffton ne fut pas entièrement inutile.

 

Sa déposition fut publiée par divers journaux, ce qui amena au family-house une nuée de reporters, désireux de connaître les menus du fameux Baruch Jorgell, ses habitudes, ses jeux favoris et la marque de son tabac préféré.

 

Avides d’informations exactes, les journaux publièrent le portrait en pied de mistress Griffton et la photographie du parloir et de la salle à manger commune.

 

Après les reporters et les détectives amateurs, vinrent les curieux. Ce fut un défilé ininterrompu de badauds, enchantés de visiter la chambre du fameux criminel et de s’asseoir à la place même où il avait pris ses repas. Le family-house ne désemplissait pas.

 

Depuis que le succès était venu, Mme la directrice avait pris à ses propres yeux une importance nouvelle. Dans le parloir où elle présidait chaque soir aux distractions de ses pensionnaires, elle se campait dans son fauteuil, à côté du piano, avec la mine d’une vraie grande dame ; maintenant, ce n’est qu’après s’être fait longtemps prier, qu’elle consentait à raconter aux nouveaux pensionnaires l’histoire cent fois ressassée de l’assassin Baruch Jorgell, sans doute venu pour la tuer.

 

– En somme, concluait-elle, je n’ai échappé à la mort que grâce à la protection de la Providence.

 

Et tout l’auditoire de frémir en songeant au péril qu’elle avait couru.

 

Pour elle, le moment solennel de la journée était celui qu’elle consacrait à la lecture des newspapers où s’étalaient de passionnants comptes rendus de crimes, de suicides et de lynchages dans lesquels la riche imagination des reporters n’avait pas ménagé les invraisemblances.

 

Mais il était écrit que mistress Griffton ne tarderait pas à jouer elle-même un rôle capital dans une de ces tragédies policières qui exerçaient sur elle une si puissante attraction.

 

Un soir, mistress Griffton trônait à sa place habituelle entre le piano et la table à thé, elle venait de donner lecture d’un long article consacré précisément à Joë Dorgan dont le cadavre n’avait encore pu être découvert, lorsque la sonnerie électrique de la porte extérieure retentit à coups précipités.

 

– Toby, ordonna mistress Griffton au stewart qui venait de servir le thé et les gâteaux secs, allez ouvrir. Faites entrer dans le bureau, pourvu, toutefois, que la personne ait des allures respectables.

 

– Bien, mistress !

 

– Je ne sais, ajouta-t-elle, qui peut se présenter à pareille heure.

 

Toby s’était élancé.

 

Il revint presque aussitôt, le visage blême, tout le corps agité d’un tremblement d’horreur.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda majestueusement mistress Griffton.

 

– Mistress, mistress !… bégaya le stewart d’une voix inarticulée.

 

– Qu’y a-t-il donc ?

 

– Mistress…, répéta Toby avec épouvante.

 

Le pauvre diable était tellement terrifié qu’on ne put en arracher autre chose.

 

Mistress Griffton était plus émue qu’elle ne voulait le paraître.

 

– Il se passe quelque chose d’extraordinaire, murmura-t-elle, il faut que j’aille voir moi-même quel intrus a pu causer une pareille frayeur à Toby.

 

Lentement, pour montrer qu’elle possédait tout son sang-froid, elle replia son journal, assura son pince-nez et marcha d’un air délibéré vers la porte.

 

Elle n’eut pas le temps de passer dans la pièce voisine ; elle fut presque renversée par un personnage, à l’air égaré, aux vêtements sales et fripés, qui pénétra en coup de vent dans le parloir. Il jeta autour de lui un regard chargé de supplications et d’horreur.

 

Le nouveau venu avait relevé la tête et balbutiait des paroles incompréhensibles ; son visage osseux, émacié, apparut en pleine lumière.

 

Mistress Griffton, et avec elle toutes les personnes présentes, avait jeté un long cri d’épouvante. Une vieille dame s’évanouit, d’autres se barricadèrent derrière le piano ; quant à Toby, il avait déjà disparu sous une table.

 

– Baruch Jorgell ! s’écriait-on au milieu d’un vacarme indescriptible. C’est bien lui !… Comment ose-t-il venir ici ?… Il va nous tuer tous !… Au secours !… À l’assassin !…

 

Mistress Griffton était demeurée un instant comme figée de stupeur, mais dans la panique générale, ce fut elle qui reprit courage la première et qui comprit avec un sang-froid admirable les nécessités de la situation.

 

– Ladies et gentlemen ! commanda-t-elle d’une voix tonnante, qu’on ferme les portes et qu’on mette l’assassin hors d’état de nuire, avant qu’il ait eu le temps de faire usage de ses armes.

 

D’ailleurs, disons-le, Baruch Jorgell ne paraissait nullement redoutable. Il continuait à regarder autour de lui d’un air inconscient et vague comme s’il fût tout à coup tombé de la lune dans le parloir du family-house.

 

À la voix mâle et réconfortante de mistress Griffton, les plus poltrons avaient repris courage. En un clin d’œil, Baruch, qui n’avait pas fait un geste pour se défendre, fut empoigné par dix bras vigoureux.

 

On le renversa par terre, on le garrotta solidement avec des embrasses de rideau et on le déposa sur un fauteuil, sans qu’il eût cessé de rouler autour de lui des yeux hébétés et mornes.

 

Toute l’assemblée, après cette brillante capture, fit retentir un hurrah triomphal.

 

Mistress Griffton était rayonnante de joie et d’orgueil.

 

– Maintenant, Toby, dit-elle avec une admirable simplicité, veuillez aller chercher deux policemen.

 

« Je vais prendre vaillamment ma revanche, songeait-elle. Quand je suis allée lui apporter des renseignements, il m’a fort mal reçue. Nous allons voir maintenant ce qu’il dira. »

 

Elle couvait des yeux comme un trésor le misérable étendu dans le fauteuil et dont les yeux étaient maintenant gonflés de larmes.

 

– C’est pourtant bien lui, murmura-t-elle, je le reconnais, mais on dirait qu’il a perdu son bon sens ; il a l’air idiot ; c’est une punition de Dieu, c’est sans doute le remords qui lui a tourné la cervelle.

 

Les pensionnaires du family-house formaient maintenant un grand cercle autour de l’assassin qu’ils contemplaient avec des yeux écarquillés. C’était donc là le rusé bandit, l’assassin couvert de crimes qui avait mis sur les dents les polices des deux mondes ! Un profond silence régnait dans le parloir.

 

Malgré la gravité des circonstances, mistress Griffton dissimulait avec peine un sourire de satisfaction.

 

Comme la laitière dont parle le fabuliste, elle s’énumérait à elle-même tous les profits et tous les avantages qui allaient résulter pour elle d’une capture de cette importance.

 

D’abord la prime, qui allait faire tomber dans sa caisse un épais matelas de bank-notes, puis la réclame grandissante et naturellement gratuite dont allait bénéficier le family-house ; encore tout cela n’était-il que peu de choses au prix de la gloire d’avoir débarrassé la société d’un criminel de cette envergure. Elle voyait déjà, par avance, son portrait figurer en bonne place à côté de celui de Baruch Jorgell.

 

À la réflexion, elle pensa qu’en vue des interviews futures il serait peut-être bon de procéder à un premier interrogatoire, avant que les reporters et les détectives eussent défloré un sujet si sensationnel.

 

– Ladies et gentlemen, dit-elle avec autant de gravité que si elle eût présidé une cour de justice, ne vous semble-t-il pas qu’il est absolument indispensable de poser quelques questions à l’assassin ?

 

– Mais oui, il le faut, c’est absolument nécessaire, s’écrièrent d’une voix tous les pensionnaires.

 

Baruch Jorgell, dont la face lamentable était baignée d’un torrent de larmes, jeta autour de lui des regards de bête traquée.

 

– Infâme coquin, dit-elle, est-ce pour m’assassiner – moi que tu as déjà indignement escroquée, en abusant de ma bonté – que tu es revenu dans cette honnête maison ?

 

– Cela ne fait pas de doute, répliqua Toby, qui était sorti de dessous la table où il s’était réfugié.

 

– Silence ! fit mistress Griffton, laissez répondre l’accusé.

 

Mais Baruch Jorgell ne sortait pas de son accablement stupide.

 

Aux questions réitérées de la directrice du family-house, il ne répondait que par des mots sans suite.

 

– Oui, oui… Je ne sais pas… Non, bégayait-il, comme un homme qui fait un incroyable effort de mémoire.

 

Ce fut d’abord tout ce qu’on put en tirer. Cependant, à force de le tourmenter de questions multiples et réitérées, mistress Griffton finit par comprendre que des inconnus – des complices sans nul doute – avaient conduit l’assassin jusqu’à la porte de la maison de famille et s’étaient enfuis après avoir appuyé sur le bouton de la sonnerie électrique.

 

– Les tramps, balbutiait-il, la Main Rouge !… oui.

 

– Il veut nous faire comprendre, dit mistress Griffton, qu’il fait partie des bandits de la Main Rouge. C’est sans doute à cause de cela qu’il a échappé si longtemps aux recherches.

 

– C’est à n’y rien comprendre, fit un des pensionnaires, on dirait qu’il est devenu idiot, complètement idiot.

 

– Tous les assassins finissent ; comme cela, ils boivent du gin ou de l’éther pour échapper au remords et ils finissent par perdre la raison.

 

Et elle continua d’un ton plein de sagacité :

 

– Voulez-vous que je vous dise ce qui s’est passé, ce n’est pas difficile à deviner. Pourchassé de toutes parts, il a dû trouver asile chez les malfaiteurs de la Main Rouge et ils ont dû se payer de leur hospitalité en lui volant ses diamants. Une fois dépouillé, ils s’en sont débarrassés en le reconduisant ici.

 

– Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? demanda quelqu’un.

 

– Cela s’explique très bien, on a lu ma déposition dans les journaux. En l’amenant ici, ceux qui lui ont pris ses diamants étaient sûrs qu’il se ferait arrêter, ce qui est sans doute pour eux le moyen le meilleur de s’en débarrasser.

 

– Peut-être a-t-il encore ses diamants ? hasarda Toby.

 

– Mais, au fait, c’est juste, répliqua mistress Griffton, nous n’avons pas eu l’idée de le fouiller.

 

– C’est que, fit observer timidement un des pensionnaires, nous n’en avons peut-être pas le droit ?

 

– Avec cela ! riposta un autre. Du moment que l’opération de la fouille a lieu en présence de témoins honorables, c’est très légal.

 

– Tout ce qu’il y a de plus légal.

 

– Fouillons-le !

 

– C’est cela…

 

Cette motion adoptée à l’unanimité, mistress Griffton ordonna à Toby d’explorer les poches du captif.

 

Le stewart improvisé détective se mit à l’œuvre, sous les regards anxieux de l’assistance. Il déposait au fur et à mesure ses trouvailles sur le rebord du piano : un bowie-knife de taille respectable, un browning, une blague à tabac et divers autres objets furent saisis les uns après les autres, enfin on découvrit un portefeuille qui renfermait quelques bank-notes et des papiers au nom de Baruch Jorgell.

 

– Vous voyez, s’écria mistress Griffton, il n’y a pas de doute possible, c’est bien l’assassin de M. de Maubreuil !

 

Mais les assistants n’étaient pas encore au bout de leurs émotions. Toby tira tout à coup de la doublure du gilet plusieurs pierres incolores et transparentes.

 

– Je puis vous affirmer, dit un des pensionnaires qui exerçait la profession de courtier en pierres précieuses, que ce sont là les plus beaux diamants bruts qu’il m’ait été donné de voir.

 

Ces investigations intéressantes allaient sans doute continuer lorsque deux policemen firent brusquement irruption dans le parloir.

 

Après de brèves explications, ils mirent les menottes à Baruch Jorgell et l’emmenèrent en le soutenant chacun par un bras, car il paraissait incapable de se tenir debout. Toutes les personnes présentes furent en même temps invitées à se rendre au Police-Office pour y faire leur déposition.

 

Chemin faisant, une terrible discussion s’éleva entre mistress Griffton, qui prétendait toucher la totalité de la prime, et ses pensionnaires, qui affirmaient avoir droit chacun à une part. Le chef de la police, à qui le cas fut soumis, déclara que mistress Griffton serait d’abord indemnisée de l’argent qui lui était dû et qu’elle toucherait, en outre, la plus grosse part. Cet arrangement à l’amiable fut agréé de tous.

 

Baruch Jorgell fut enfermé dans une cellule solidement grillée, et, la déposition de chacun une fois faite, on regagna le family-house où mistress Griffton, en l’honneur d’un si mémorable événement, offrit un bol de punch à tous ses pensionnaires.

 

CHAPITRE V

Perplexité !…

L’arrestation de l’assassin de M. de Maubreuil eut un retentissement considérable en Amérique et même dans le monde entier. De nouveau, on vit paraître dans les quotidiens et dans les revues le portrait de Baruch Jorgell, flanqué, cette fois, de celui de mistress Griffton et de tous ses pensionnaires.

 

L’événement produisit une telle sensation qu’on en oublia presque l’enlèvement de Joë Dorgan, qui demeurait toujours enveloppé d’un mystère impénétrable.

 

Baruch avait désormais pris rang parmi les criminels illustres, et sa biographie se vendait en petits fascicules illustrés de dessins barbares.

 

Pendant quelque temps, il fut à la mode, l’on vit son portrait, monté en broches et en bracelets, exposé à la vitrine des bijoutiers. Mais l’enthousiasme des badauds se changea en un véritable délire, lorsqu’on s’aperçut, après les premiers interrogatoires, que Baruch contrefaisait d’une façon admirable la folie ou tout au moins la stupidité.

 

Les juges les plus rusés, les détectives les plus retors ne parvenaient à lui arracher que des lambeaux de phrases, des mots sans suite, dont l’ensemble ne présentait rien d’intelligible.

 

– Quel admirable comédien ! s’écriaient les badauds avec admiration. Les a-t-il roulés, les juges ? Hein ? Vous verrez qu’il sera impossible de lui arracher aucun aveu et que le jury sera obligé de l’acquitter. Il n’y a pas à dire, il faut venir en Amérique pour trouver des criminels de cette force !

 

Après avoir perdu beaucoup de temps, le juge d’instruction chargé de cette affaire sensationnelle fut obligé de reconnaître que l’accusé ne possédait pas une mentalité intacte. On fit appeler, à titre d’experts, les plus éminents spécialistes de l’Union. Après un examen très sommaire, ils déclarèrent à l’unanimité que Baruch Jorgell, atteint de graves lésions cérébrales, était complètement irresponsable.

 

Cette constatation produisit dans le public une profonde déception. On répéta partout que le père de l’assassin, le milliardaire Fred Jorgell, avait payé les médecins pour sauver la vie de son indigne rejeton. La prison fut assaillie par une foule qui ne parlait de rien moins que de lyncher le meurtrier : il fallut deux détachements de police montée pour rétablir l’ordre.

 

D’ailleurs, il était absolument faux que Fred Jorgell eût payé les médecins chargés de l’expertise ; le milliardaire, ainsi qu’il l’avait hautement déclaré, n’avait rien voulu tenter pour arracher son fils au châtiment : pourtant, il fut heureux, à cause de sa fille miss Isidora, que Baruch ne fût pas condamné au dernier supplice ; puis il préférait croire que son fils avait agi sous l’empire de la folie que de le supposer entièrement conscient des crimes monstrueux qu’il avait commis.

 

La loi américaine s’oppose à la condamnation à mort d’un aliéné. En présence des déclarations formelles des médecins, le jury rendit un verdict « non coupable », comme ayant agi sans discernement, et le tribunal décida qu’il serait enfermé au « Lunatic-Asylum » ; c’est ainsi qu’on appelle, de l’autre côté de l’Atlantique, les maisons de fous.

 

Il sembla, dès lors, que tout le monde eût hâte de faire le silence sur cette affaire qui demeurait enveloppée d’un profond mystère.

 

Bientôt Baruch Jorgell, qui avait été conduit au Lunatic-Asylum de Greenaway, fut complètement oublié.

 

Non pas de tous, cependant : il existait encore une personne qui s’intéressait au misérable dément, c’était sa sœur, miss Isidora Jorgell.

 

Sitôt après le procès, la jeune fille avait fait parvenir au directeur de l’asile le premier quartier d’une pension qu’elle devait verser mensuellement, afin que son frère fût soigné à part et ne subît aucune privation.

 

Miss Isidora, qui possédait une fortune personnelle qu’elle avait héritée de sa mère et qu’elle gérait elle-même, n’avait pas prévenu son père de ses intentions ; elle savait que le milliardaire ne pardonnerait jamais à Baruch, même au lit de mort, et qu’il avait défendu qu’on prononçât devant lui le nom du fils indigne.

 

Miss Isidora, en cela différente de beaucoup de jeunes filles de la société des Cinq-Cents, uniquement occupées de toilettes fastueuses et de bijoux nouveaux, consacrait une grande partie de ses loisirs à des lectures sérieuses.

 

Fred Jorgell adorait sa fille et il avait dans son jugement une telle confiance qu’il n’entreprenait aucune opération importante sans l’avoir consultée. Il était sans exemple que miss Isidora eût conseillé à son père une mauvaise spéculation.

 

Précisément, à cette époque, Fred Jorgell soutenait – d’ailleurs courtoisement – une bataille financière contre William Dorgan. Après s’être partagé longtemps le trust des cotons et des maïs, chacun d’eux voulait devenir l’unique maître du marché.

 

C’était grâce à miss Isidora que la lutte entre les deux trusteurs n’avait pas pris un caractère plus aigu. Miss Isidora avait été fiancée à l’ingénieur Harry Dorgan. Le départ de Baruch, chassé par son père à la suite de crimes mystérieux dont l’ingénieur avait découvert l’auteur, avait fait remettre à plus tard l’union projetée.

 

L’énorme retentissement de l’assassinat de M. de Maubreuil avait fait reculer de nouveau le mariage à une date indéfinie. En dépit de l’insistance d’Harry Dorgan, miss Isidora n’avait pas voulu donner son consentement. Lors du mariage des milliardaires, il est de règle, en Amérique, de publier les portraits des jeunes époux, et miss Isidora voyait déjà, par les yeux de la pensée, réunis sur la première page de quelque quotidien à gros tirage, le portrait de l’assassin et celui de la sœur de l’assassin.

 

– Attendons, avait-elle dit à l’ingénieur.

 

Docilement, Harry Dorgan s’était rendu à ces raisons et il attendait.

 

Cette demi-rupture n’empêchait pas qu’une vive et profonde affection existât entre les deux jeunes gens, qui se rencontraient fréquemment dans les salons des Cinq-Cents.

 

Puis, après la tapageuse publicité donnée à l’assassinat de M. de Maubreuil, miss Isidora s’était retirée dans une solitude absolue.

 

Pendant des après-midi entières elle se promenait, en méditant silencieusement, dans les longues allées bordées d’orangers du parc paternel. Elle se plaisait à s’isoler sous un bosquet de cèdres vénérables, au-dessous duquel se trouvait un banc de marbre couvert de mousse.

 

Miss Isidora tombait souvent dans d’étranges rêveries. À force de réfléchir, elle avait été frappée des obscurités et des contradictions qui entouraient le crime et le criminel. Elle flairait là un mystère ; elle trouvait que la justice s’était beaucoup trop hâtée. Elle s’était intimement convaincue que la vérité, dans ce sinistre drame, était beaucoup plus complexe que les détectives et les reporters, pressés de trouver une explication vraisemblable, ne se l’étaient imaginé.

 

Avec une anxiété douloureuse, la jeune fille avait lu les interrogatoires des shérifs, les rapports des aliénistes et les comptes rendus des interviewers ; ces lectures l’avaient laissée très perplexe.

 

Certes, elle le savait, Baruch était dénué de toute espèce de scrupules, et même de tout sens moral, mais il était d’une santé intellectuelle très robuste et d’une énergie puissante.

 

– Il y a là, songeait-elle, une énigme inconcevable. Si mon misérable frère avait perdu complètement la mémoire, il ne se serait jamais rappelé le chemin du family-house, il ne lui serait resté aucun souvenir. Pourquoi aussi n’a-t-il jamais voulu reconnaître mistress Griffton, n’a-t-il témoigné, d’aucune façon, qu’il l’eût jamais connue ? Autre énigme : qu’étaient devenus les diamants ? Comment se faisait-il qu’il n’en restât de trace nulle part ?

 

Les gemmes qui dépassent un peu la taille ordinaire sont parfaitement connues des joailliers. Dès qu’un diamant d’un poids inusité arrive sur le marché, il est immédiatement signalé par des publications spéciales éditées à Londres et à Paris. Il fallait donc que ces diamants fussent entre les mains de quelqu’un, d’un complice, ou de plusieurs complices ? Alors, s’il en était ainsi, pourquoi la police ne recherchait-elle pas ces complices ?

 

Ce problème devenait pour elle une lancinante obsession. Il fallait à tout prix qu’elle connût la vérité. Elle prit une résolution désespérée. Accompagnée de sa gouvernante écossaise, mistress Mac Barlott, elle se rendit au Lunatic-Asylum situé dans la banlieue, à quatre miles de New York.

 

Comme presque tout ce que l’on rencontre en Amérique, l’asile des fous offrait le contraste d’un luxueux confort et d’une sauvage négligence.

 

Toute une partie des bâtiments était construite en marbre et en céramiques polychromes avec des « window-bow » aux vitraux éclatants.

 

C’était là qu’étaient installés l’administration, les docteurs aliénistes et quelques riches clients, anciens spéculateurs pour la plupart, dont la cervelle avait été anémiée par le surmenage. Les fous pauvres étaient exilés dans des cahutes en planches mal jointes, d’où s’élevaient toute la journée des lamentations et des hurlements.

 

En franchissant la solide grille aux lances dorées qui servait d’entrée à ce pandémonium, la gouvernante ne put réprimer une vague appréhension, et c’est à peine si le directeur parvint à la rassurer par son accueil empressé. Le docteur Johnson, un Yankee d’une gravité funèbre, n’ignorait pas qu’il se trouvait en présence de miss Isidora Jorgell, la fille du milliardaire, et il se mit entièrement à sa disposition.

 

CHAPITRE VI

Au Lunatic-Asylum

Le directeur de l’asile ressentait en lui-même un certain orgueil de posséder dans son établissement un personnage aussi notoire que ce Baruch Jorgell, dont les crimes avaient occupé le monde entier.

 

– Mr. Jorgell, déclara-t-il, est entouré ici des soins les plus dévoués ; il reçoit la visite de célèbres aliénistes, parmi lesquels je citerai le Dr Cornélius Kramm. Il était encore ici avant-hier.

 

– Pense-t-il, demanda miss Isidora avec émotion, que l’on puisse conserver quelque espoir, sinon de guérison complète, au moins d’amélioration dans l’état du malade ?

 

– Je veux être franc avec vous, miss, le docteur ne conserve aucun espoir. Mr. Baruch Jorgell est atteint d’amnésie complète, et MM. les aliénistes sont d’accord que cette amnésie a dû être causée par un choc violent qui a produit une lésion certainement inguérissable… à moins d’un miracle.

 

Miss Isidora poussa un profond soupir et suivit silencieusement le directeur par une allée sablée bordée d’arbustes en caisse.

 

– Vous pouvez constater, reprit-il, que les travaux d’aménagement sont poussés avec l’activité la plus fiévreuse. D’ici peu de mois nous aurons sous la main tout ce que l’on a trouvé de mieux pour la guérison des maladies mentales ; vastes jardins pour les cures de plein air et d’exercice physique, salles de chirurgie, bains électriques, bains de radium et bains solaires, sans oublier une salle de frigothérapie, indispensable dans le traitement de l’hypocondrie et de la neurasthénie aiguë.

 

S’apercevant que miss Isidora et sa gouvernante l’écoutaient d’une oreille distraite :

 

– Peut-être, ajouta-t-il avec un sourire plein de promesses, désireriez-vous voir quelques-uns de nos malades ? C’est une faveur que je n’accorde pas souvent et nous avons ici des sujets bien intéressants !

 

– Je vous remercie, monsieur, répondit froidement la jeune fille.

 

– Je vous assure que vous avez tort, reprit-il avec insistance ; nous avons ici, par exemple, l’aviateur Nelson qui se croit changé en aéroplane et qu’on doit garder à vue pour qu’il ne monte pas sur les toits afin de s’envoler ; l’homme automobile qui se promène toute la journée emmailloté de pneumatiques et qu’on a toutes les peines du monde à empêcher de boire du benzonaphtol ; l’homme chat qui refuse toute autre nourriture que du lait et du foie cru ; il passe son temps à miauler, à ronronner et à s’effiler les ongles sur une planchette. Nous avons encore…

 

– Je ne doute pas, interrompit la gouvernante, que tous ces malades ne soient fort intéressants, mais miss Isidora n’est nullement soucieuse de voir ces malheureux dont la vue ne pourrait que l’attrister profondément. Elle est venue pour rendre visite à son frère, uniquement pour cela !

 

– Fort bien, murmura le directeur légèrement vexé du peu de cas qu’on faisait de ses offres ; je croyais vous être agréable, mais puisqu’il en est ainsi, n’en parlons plus… Je suis malheureusement obligé de vous quitter pour un rendez-vous urgent ; mais voici le surveillant en chef qui vous servira de guide.

 

Et le Dr Johnson, après un salut cérémonieux, confia les deux femmes aux soins d’un athlétique personnage, vêtu d’un uniforme jaune à boutons de métal et coiffé d’un bizarre casque de cuir bouilli ; c’était le surveillant en chef.

 

Miss Isidora lui posa quelques questions sur la situation de son frère, mais il avait des instructions précises sur la façon de répondre aux parents des clients riches.

 

– Mr. Jorgell, dit-il d’un ton obséquieux, se porte aussi bien que le permet son état. Nous n’avons qu’à nous féliciter de sa conduite. Quant aux soins dont il est entouré, vous savez, miss, que la devise de la maison est : douceur, humanité, confort.

 

L’homme à l’uniforme jaune se garda bien de parler de la camisole de force, des douches glacées et du fouet dont il ne se faisait aucun scrupule de faire usage quand les malades se montraient tant soit peu turbulents.

 

On était arrivé devant une haute muraille dans laquelle s’ouvrait une petite porte de fer munie d’un judas.

 

Le surveillant prit à sa ceinture un trousseau de clefs et introduisit les visiteuses dans un enclos dont le sol, recouvert d’un maigre gazon, nourrissait quelques arbres chétifs. C’était là, sans doute, songea miss Isidora avec un serrement de cœur, les vastes jardins, propices aux cures de plein air et d’exercices physiques, dont avait parlé le directeur.

 

Une trentaine de malades payants étaient là, les uns en proie à un morne abattement, les autres se promenant d’un pas saccadé, avec force gesticulations, sous le regard tour à tour fixe et mobile de quatre gardiens – ce regard spécial des geôliers qui s’attendent toujours à être attaqués à l’improviste.

 

Ce fut à grand-peine que miss Isidora reconnut son frère.

 

Elle contemplait avec épouvante ce regard terne et sans chaleur, cette face amaigrie et ravagée par le remords et la maladie et ces lèvres décolorées comme celles d’un vieillard. Un être peureux, voûté, sans âge précis, aux membres agités d’un perpétuel tremblement, c’était tout ce qui restait du robuste, de l’énergique Baruch.

 

– Je ne puis me faire à la pensée que ce soit là mon frère, murmura la jeune fille avec une tristesse poignante.

 

– Cependant, c’est bien lui, dit la gouvernante, mais combien déprimé, il n’est plus que l’ombre de lui-même !

 

Miss Isidora prit la main du dément et s’assit à côté de lui.

 

– C’est moi, votre sœur Isidora, dit-elle en s’efforçant de sourire, comment allez-vous ?

 

Baruch leva vers la jeune fille un regard d’où la pensée était absente et retira sa main d’un geste craintif.

 

– Baruch ! dit miss Isidora, avec une douceur obstinée, voyons, faites un effort ! Regardez-moi !… Isidora, ce nom ne vous rappelle-t-il rien ?

 

– Rien, grommela-t-il d’une voix rauque.

 

Il considérait maintenant la jeune fille d’un regard un peu moins éteint, où tout à coup venait de passer comme un fugitif éclair de pensée ; puis il porta la main à son front avec un geste lamentable.

 

– Je ne me souviens plus, bégaya-t-il, je ne sais plus… Que me voulez-vous ? Je suis très malheureux ! oh, oui ! très malheureux !…

 

Miss Isidora se détourna pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux ; elle était à bout de courage. Elle tenta cependant un suprême effort ; elle ne voulait pas s’en aller sans emporter un peu d’espoir.

 

– Dites-moi votre nom ? demanda-t-elle.

 

– Je ne sais pas…

 

Il cacha sa tête dans ses mains et il fut impossible à miss Isidora d’en tirer autre chose.

 

Pendant cette scène affligeante, la gouvernante était demeurée silencieuse. Elle était invinciblement attirée par les grimaces d’un vieux gentleman qui rôdait dans le voisinage en marchant à quatre pattes et en faisant le gros dos. C’était précisément celui qui se figurait être changé en chat. Tout à coup, il se mit à miauler de si lugubre façon que l’honorable mistress fut terrifiée malgré la présence des gardiens.

 

– Miss Isidora, dit-elle, je crois qu’il vaut mieux que nous nous en allions. Les mines hagardes de tous ces malheureux me glacent le sang dans les veines… Notre présence les agace peut-être. Allons-nous-en.

 

– Vous avez raison, murmura tristement la jeune fille.

 

– Allons-nous-en, répéta peureusement l’Écossaise en se rapprochant de sa maîtresse, ce gentleman me fait peur avec ses miaulements.

 

Elle montrait le fou, arrêté à quelques pas d’elle.

 

– Nous partons, dit miss Isidora, mais il vaut peut-être mieux, après tout, que Baruch ait perdu tout souvenir du passé…

 

Toutes deux se hâtèrent de quitter le sinistre jardin et de sortir de cet asile de douleurs. Elles remontèrent dans l’auto qui les attendait et qui les emporta rapidement dans la direction de New York.

 

Miss Isidora fut longtemps à se remettre de la terrible émotion qu’elle venait d’éprouver.

 

– C’est étrange, murmura-t-elle, je ne puis m’imaginer que ce soit mon frère Baruch que je viens de voir. Il me semble que c’est lui et que ce n’est pas lui ; que le malheureux que nous venons de quitter n’est qu’une caricature grotesque et pitoyable du Baruch d’autrefois.

 

– Certes, dit la gouvernante, la maladie l’a beaucoup changé.

 

– Puis, il y a des choses que je n’arrive pas à m’expliquer. À certains moments je me demande si mon frère est vraiment coupable de tous les crimes dont on l’a convaincu… On ne peut pas dire qu’il soit fou, et il n’est pas idiot non plus puisqu’il se rend compte de sa situation et qu’il en souffre… Cette visite m’a brisé le cœur.

 

Miss Isidora regagna tristement le palais de son père, mais sa mélancolie et ses préoccupations s’étaient accrues. Elle se renferma, dès lors, dans une retraite plus profonde que jamais.

 

Chaque mois, courageusement, elle se rendait au Lunatic-Asylum et elle constatait avec désespoir que l’état de Baruch ne se modifiait en aucune manière ; son intelligence et sa mémoire demeuraient plongées dans les ténèbres du néant.

 

CHAPITRE VII

L’incendie de la Trentième avenue

Jusqu’au jour où son fils Joë avait été enlevé, et sans doute assassiné par les tramps de la Main Rouge, William Dorgan aurait pu être considéré comme un des milliardaires les plus favorisés par la chance de tous les États de l’Union.

 

Très prudent, il ne s’était jamais risqué qu’à coup sûr dans la grande bataille des dollars, et sa fortune s’augmentait d’année en année, sans à-coups, avec une sage lenteur. Il suffisait qu’il s’intéressât à une entreprise pour en décider le succès. Il était aussi heureux au point de vue du bonheur familial que sous le rapport des affaires. Ses deux fils lui donnaient pleine satisfaction. Il était sûr de laisser derrière lui des héritiers dignes de sa fortune et de sa réputation de probité.

 

William Dorgan était d’origine anglaise et, comme tel, il adorait le confortable et la bonne chère. Il n’était pas de ces milliardaires qui travaillent seize ou dix-huit heures par jour sans s’accorder la moindre distraction, et vivent plus misérablement que le dernier de leurs employés. Il était laborieux, mais de façon raisonnable, et il eût fallu qu’il se produisît une catastrophe extraordinaire pour le forcer à retarder l’heure de son dîner. Son cuisinier était célèbre et tous ceux qui avaient eu l’honneur de s’asseoir à sa table déclaraient que William Dorgan était un bon vivant, un loyal compagnon et un excellent homme.

 

Au physique, le milliardaire offrait une mine réjouie, une large face rubiconde qu’encadraient des cheveux blancs et bouclés. Ses traits respiraient la bonté et un perpétuel sourire s’épanouissait sur ses lèvres charnues, la gentillesse pétillait dans ses yeux d’un gris clair, aussi vifs et aussi brillants que ceux d’un écolier espiègle. Très simple dans ses manières, très libéral et très gai, William Dorgan s’attirait immanquablement les sympathies de ceux qui avaient affaire à lui.

 

La disparition de Joë avait éclaté comme un coup de foudre.

 

En quelques jours, William Dorgan avait perdu l’appétit, il avait maigri, il négligeait ses affaires, rien ne l’intéressait plus. Un espoir lui restait, pourtant, c’est que l’ingénieur Harry retrouvât son frère.

 

Harry, en effet, en dépit de l’inutilité de ses recherches, ne s’était pas découragé. À la tête d’une troupe d’élite, il continuait à battre les défilés et les cavernes de la montagne, asiles ordinaires des tramps. Comme il l’avait expliqué à son père, il lui semblait inadmissible que des bandits aussi intelligents, aussi pratiques que les compagnons de la Main Rouge, eussent assassiné stupidement un homme dont la rançon représentait une valeur colossale.

 

William Dorgan avait fini par partager la conviction de l’ingénieur, il avait même fait publier dans tous les journaux qu’il s’engageait à payer n’importe quelle somme, pourvu que son fils lui fût rendu. Mais ces promesses, aussi bien que les battues d’Harry Dorgan, n’avaient amené aucun résultat.

 

Le temps passait sans qu’aucun fait nouveau se produisît. William Dorgan était tombé dans un état de neurasthénie ou, comme on disait naguère encore, de spleen accablant. Il ne sortait plus, se promenant de long en large pendant des nuits entières dans son cabinet de travail, comme un fauve dans sa cage.

 

La demeure du milliardaire, au n°299 de la Trentième avenue, était un luxueux édifice d’une prétentieuse architecture, copiée sur celle de certains châteaux du sud de l’Angleterre, construits sous le règne d’Elisabeth. Ce n’était partout que tourelles, clochetons, arcades fleuries de sculptures ; cette demeure plaisait tellement à son propriétaire qu’il n’avait jamais voulu la quitter, bien qu’elle s’élevât dans un quartier des moins aristocratiques. Elle était, en effet, entourée de trois côtés par d’immenses docks dont les uns renfermaient des balles de coton et les autres des bois de construction appartenant à divers trusts.

 

Pendant la nuit, ces docks étaient sous la surveillance de six gardiens qui se relayaient d’heure en heure pour faire une ronde de vigilance.

 

Or, ce soir-là – c’était précisément un samedi et les ouvriers s’étaient retirés de très bonne heure – vers dix heures, deux des gardiens, dont c’était le tour de ronde, sortirent de la cabane qu’ils occupaient dans la cour des docks et pénétrèrent dans le magasin aux cotons, munis d’une lanterne grillagée et armés chacun d’un browning.

 

Dans le silence le plus profond, les deux hommes s’avancèrent jusqu’au milieu de l’immense entrepôt.

 

Tout autour d’eux, les balles de coton formaient des cubes réguliers entre lesquels étaient ménagés d’étroits passages.

 

– Je crois, Slugh, dit tout à coup un des hommes à voix basse, que c’est pour aujourd’hui.

 

– Tu crois ? fit l’autre avec un bizarre sourire.

 

– Oui, j’ai comme un pressentiment, puis, certains indices…

 

– Ton pressentiment ne t’a pas trompé, regarde.

 

Et il tira de sa poche un billet où étaient griffonnées quelques lignes en caractères hiéroglyphiques et qui avait pour signature une main grossièrement tracée à l’encre rouge.

 

Il y eut quelques moments de silence.

 

– C’est étonnant, murmura le premier interlocuteur d’une voix mal assurée, j’aimerais autant me trouver dans le désert du Black-Cañon, ma carabine au poing, avec nos amis les tramps, que faire le métier qu’on nous fait faire.

 

– Que veux-tu, je suis de ton avis, mais, avant tout, il faut obéir aux chefs. D’ailleurs, j’ai reçu des instructions précises ; nous ne courons aucune espèce de danger.

 

– Les bidons sont là ?

 

– Oui, depuis hier ; la Main Rouge les a introduits ici sans que personne ne s’en aperçoive ; je serais moi-même bien embarrassé de dire comment. Et maintenant, à l’œuvre, dix minutes de retard pourraient tout compromettre.

 

Slugh – le chef des tramps qui avaient assassiné l’escorte de Joë Dorgan – s’était baissé ; il déplaça quelques balles de coton, et il mit au jour une dizaine de bidons semblables à ceux qui servent à renfermer le pétrole.

 

– Tu vois, fit Slugh, tout ce que nous avons à faire, c’est de verser le contenu de ces bidons sur les balles…

 

– Puis d’y mettre le feu ?

 

– Pas du tout… Cela s’allumera tout seul.

 

– Pas possible !

 

– On m’a expliqué que c’est un composé chimique qui contient du phosphore. Quand le liquide s’est évaporé, tout flambe !

 

– C’est terrible, dépêchons-nous, il me semble que nous allons être grillés tout vivants.

 

Slugh ne répondit rien, mais il commença à asperger les balles de coton du liquide contenu dans les bidons, avec une hâte qui prouvait qu’il partageait les craintes de son complice.

 

En moins d’un quart d’heure, les deux bandits eurent terminé leur œuvre criminelle. Ils se glissèrent alors précipitamment hors des docks, traversèrent la cour tout d’une haleine et gagnèrent la rue, non sans avoir pris la précaution de refermer derrière eux la porte extérieure.

 

– Ouf ! dit Slugh une fois dehors, je suis content que ça soit fini. Je n’aime pas ces manigances-là. J’aimerais mieux me battre contre dix policemen à cheval que de recommencer ce que nous venons de faire.

 

– Où allons-nous ?

 

– Suis-moi, on nous attend, il faut que nous rendions compte de notre expédition.

 

Les deux bandits, qui semblaient pressés de s’éloigner du théâtre de leurs exploits, se dirigèrent au pas de course vers le centre de la ville et ne tardèrent pas à se perdre dans la cohue des noctambules du samedi.

 

Au moment même où les tramps achevaient de vider sur les balles de coton le dernier bidon du liquide incendiaire, William Dorgan se promenait avec agitation dans sa chambre à coucher, située au deuxième étage de l’hôtel. Il tenait à la main une lettre qu’il venait de recevoir une heure auparavant de son fils l’ingénieur Harry.

 

Le jeune homme annonçait à son père que l’enquête n’avait pas fait un pas, bien que les battues des policemen à cheval eussent été poussées jusqu’à la frontière du Mexique. Aucune piste sérieuse n’avait pu être relevée, en dépit de l’or prodigué à pleines mains. Le ton de la lettre exprimait un profond découragement.

 

– Je suis désespéré, murmura le milliardaire avec accablement ; si mon fils Harry lui-même perd tout espoir, c’est qu’il n’y a plus de ressource. Pauvre Joë !…

 

Le vieillard ne put retenir un long sanglot ; la lettre de l’ingénieur s’échappa de ses mains.

 

Un domestique était entré sur la pointe des pieds et avait déposé sur un guéridon une masse de correspondance et de télégrammes. William Dorgan l’avait vu faire d’un regard distrait, comme absent.

 

– Y a-t-il du courrier de l’État de San Francisco ? demanda-t-il anxieusement.

 

– Non, sir, vous avez eu une lettre de Mr. Harry à la dernière levée, il ne peut pas y en avoir d’autre aujourd’hui.

 

Le milliardaire congédia l’homme d’un geste vague et se replongea dans ses mélancoliques méditations.

 

– Mon pauvre Joë, mon pauvre enfant, balbutia-t-il, la gorge serrée par l’angoisse.

 

Les sanglots contenus l’étouffaient, il alla à la fenêtre, l’ouvrit toute grande, respira avec soulagement l’atmosphère glacée de la nuit.

 

Devant lui, New York s’étalait sous le ciel inondé des rayonnements cruels de l’électricité, avec ses monstrueuses perspectives de ponts géants et de gratte-ciel à trente et quarante étages ; une rumeur menaçante, comme le grondement lointain de milliers de bêtes fauves, montait de l’énorme ville.

 

William Dorgan demeura immobile, détourné malgré lui de sa douleur par le spectacle de l’immense panorama de toute l’activité humaine.

 

– À quoi bon ce monstrueux progrès matériel ? soupira-t-il. Trouvera-t-on jamais le moyen d’empêcher l’homme de souffrir…

 

Mais sa phrase s’acheva en un cri de stupeur et d’épouvante.

 

Brusquement, avec la soudaineté d’une explosion, une immense gerbe de flammes livides avait jailli, montant jusqu’aux nuages, éclairant d’une lueur violente tout un vaste horizon de monuments et de maisons.

 

– Le feu est aux docks !… s’écria le milliardaire terrifié.

 

Mais presque au même instant une seconde colonne de flammes, aussi haute que la première, monta vers le ciel.

 

La seconde d’après, un troisième foyer d’incendie éclatait avec la même soudaineté, la même inexplicable violence ; c’était maintenant une véritable mer de feu, avec des vagues rougeâtres et des écumes de fumées rousses, qui ondulait formidablement sous la brise du soir, et l’hôtel du milliardaire, cerné de tous côtés, était comme un récif perdu au milieu de cet océan embrasé. Les tourelles gothiques, les balcons sculptés se découpaient crûment sur un fond d’apocalypse. Une minute à peine avait suffi au déchaînement du cataclysme. C’était tout un pâté de maisons, tout un quartier qui brûlait.

 

William Dorgan s’était reculé de la fenêtre, rejeté en arrière par le souffle ardent de l’incendie ; déjà les vitres de l’hôtel éclataient avec un pétillement sec, la charpente brûlait déjà.

 

La tête perdue, obéissant plutôt à un instinct de bête affolée qu’à un raisonnement, le milliardaire se précipita hors de la chambre. L’escalier était déjà rempli de fumée et la cage de l’ascenseur était comme la gueule ardente d’un four.

 

– Au secours ! s’écria-t-il d’une voix qui ressemblait à un hurlement. Au secours ! au secours !

 

Mais une acre fumée le prit à la gorge, il dut se réfugier dans la chambre dont les peintures craquaient et s’effritaient sous l’action de la chaleur, et dont le parquet disjoint laissait déjà échapper de minces jets de vapeur.

 

Il était aveuglé par la réverbération des flammes, à demi suffoqué par l’atmosphère brûlante tout autour de la pièce pour chercher une issue. Il comprit qu’il était perdu.

 

Cependant, une immense clameur de désolation montait de la grande cité, arrachée à ses plaisirs par la rougeoyante horreur de l’incendie qu’on apercevait à dix milles en mer. Les pompes à vapeur accouraient par douzaines sur le théâtre du sinistre, se frayant à grand-peine un passage au milieu de la cohue que contenaient malaisément deux bataillons de policemen à cheval.

 

Mais on s’aperçut bientôt que tous les efforts seraient inutiles pour conjurer le fléau qui se déchaînait dans d’aussi vastes proportions. Il eût fallu verser un fleuve entier sur ce brasier alimenté par des millions de quintaux de matières ultra-combustibles. Il y avait des gratte-ciel de quinze étages qui brûlaient et le jet des pompes les plus puissantes n’était pas capable de monter au-dessus du huitième étage. Les sauveteurs ne songeaient plus qu’à une chose : faire la part du feu, sacrifier complètement le quartier attaqué, pour préserver les autres ; encore cette tâche leur paraissait-elle hérissée d’insurmontables difficultés.

 

Bientôt, une rumeur sinistre circula dans la foule.

 

– La Main Rouge ! C’est la Main Rouge qui a mis le feu !

 

– Tout New York va brûler !…

 

– On dit que deux banques ont été pillées.

 

– La police est d’accord avec les bandits !… Nous sommes perdus !…

 

Ce fut une panique, beaucoup se hâtaient de rentrer chez eux et les habitants d’une même maison s’organisaient en groupes armés de revolvers et de casse-tête pour défendre leurs domiciles contre les incendiaires.

 

Un peu partout, des troupes de courageux sauveteurs se précipitaient dans les flammes pour en arracher les femmes, les enfants et les malades. La foule les encourageait par des hurrahs retentissants.

 

Ce ne fut que le lendemain qu’on s’aperçut que toutes les maisons visitées par ces intrépides citoyens avaient été complètement dévalisées.

 

Dans d’autres endroits, la panique avait produit de terribles bousculades ; des spectateurs, des femmes surtout, avaient été piétinés, foulés aux pieds. Les nombreux cadavres que l’on retrouva le lendemain avaient tous été dépouillés de leurs bijoux et de leurs valeurs.

 

En face de l’hôtel de William Dorgan, les badauds affluaient. Ce n’est pas un spectacle banal de voir un milliardaire grillé tout vif dans son palais ; chacun tenait à assister à un pareil spectacle.

 

Beaucoup des amis de William Dorgan étaient accourus avec des échelles articulées et d’autres appareils de sauvetage, mais personne n’osait se risquer dans la fournaise. D’ailleurs, on n’était pas sûr que le milliardaire n’eût pas déjà succombé.

 

Tout à coup un groupe d’hommes fendit la foule ; parmi eux on remarquait le Dr Cornélius Kramm, Fritz son frère, et un jeune homme qui paraissait en proie à une violente émotion.

 

Ces trois personnages paraissaient avoir sur la multitude une grande autorité.

 

En quelques minutes, sous leur direction, une grande échelle de fer fut appliquée le long de la façade de l’hôtel, dont les fenêtres vomissaient maintenant des torrents de fumée, mêlée de flammèches.

 

Le jeune homme se tordait les bras avec désespoir.

 

– Mon Dieu ! répétait-il, faites vite ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !…

 

Et il stimulait, à l’aide de bank-notes insoucieusement distribuées, le zèle de tous ceux qui l’entouraient.

 

Rapidement, il endossa un costume d’amiante complètement incombustible. Il se coiffa d’un de ces casques munis de lames de mica à la place des yeux et dont font usage les pompiers de certaines villes d’Amérique.

 

Puis il serra la main des frères Kramm et s’élança sur l’échelle de fer.

 

En quelques enjambées, il atteignit un des balcons de l’hôtel, et poussant la fenêtre d’un coup de poing, il pénétra dans la fournaise.

 

La foule avait poussé un long cri d’admiration et d’épouvante, puis elle était redevenue silencieuse. Tous les cœurs palpitaient d’une même angoisse.

 

Une minute s’écoula, longue comme un siècle. Le jeune homme ne reparaissait pas.

 

– Je crains, murmura Fritz à l’oreille de son frère, que nous n’ayons attendu trop longtemps.

 

– Non, répondit le docteur, toutes mes précautions sont prises, je réponds du succès…

 

Une fois qu’il eut atteint le balcon, le mystérieux sauveteur, qui semblait connaître parfaitement l’hôtel de William Dorgan, alla droit à la chambre à coucher.

 

Il y arriva au moment où le milliardaire affolé, les cheveux brûlés, à demi asphyxié, venait de se réfugier dans un cabinet adjacent qui – par un hasard qui sembla providentiel plus tard – avait été peu de temps auparavant entièrement doublé de tôle épaisse, car c’est là que se trouvaient rangés une foule de papiers importants. William Dorgan se trouvait là comme s’il eût été dans l’intérieur d’un vaste coffre-fort. Désormais, il ne courait plus le risque d’être brûlé vif, mais il ne devait s’écouler qu’un laps de temps très minime avant qu’il fût complètement étouffé.

 

L’homme vêtu d’amiante ouvrit la porte du cabinet, saisit le vieillard dans ses bras et l’emporta jusqu’au balcon sur lequel était appuyée l’échelle de fer.

 

Là, il reprit haleine ; le plus difficile de la besogne était accompli.

 

– Qui êtes-vous ? bégaya le milliardaire d’une voix faible.

 

L’inconnu souleva le masque d’amiante qui recouvrait ses traits.

 

– Mon fils ! Mon cher Joë ! balbutia le milliardaire.

 

Mais, après tant d’émotions violentes, la secousse était trop forte, William Dorgan s’évanouit dans les bras de ce fils si miraculeusement sorti de sa captivité pour le sauver.

 

La foule poussa un long applaudissement, toute frissonnante du drame qui venait de se jouer sous ses yeux dans l’espace de quelques minutes.

 

Pendant ce temps, Joë Dorgan avait attaché son père sous les bras avec une corde solide, grâce à laquelle le vieillard, toujours inanimé, fut descendu avec précaution jusqu’au sol de la rue.

 

Il venait à peine de l’atteindre lorsque, avec une sourde explosion, l’hôtel s’écroula dans les flammes.

 

Quand William Dorgan revint à lui, il se trouvait dans un des plus confortables appartements de l’Atlantic-Hotel. Le docteur Cornélius et Joë Dorgan lui tamponnaient le front avec une eau révulsive et lui faisaient respirer des sels.

 

En ouvrant les yeux, son premier regard rencontra celui de son fils et tout aussitôt son visage s’éclaira d’un sourire. Le contentement est le plus puissant des remèdes ; l’instant d’après, il était en état de parler.

 

– Mon Joë est retrouvé, s’écria-t-il, tout le reste m’est égal. Viens dans mes bras, mon fils, que je te serre sur mon cœur.

 

– Mon père, murmura le jeune homme profondément ému, je suis heureux d’être arrivé assez à temps pour vous arracher à la mort !

 

Le père et le fils s’embrassèrent avec tendresse.

 

– Mon pauvre enfant, répétait le milliardaire, si tu savais comme nous t’avons pleuré. Ton frère Harry a été admirable. À l’heure qu’il est, il te cherche encore dans les gorges sauvages de la sierra mexicaine.

 

– Ce cher Harry, comme il sera heureux de me revoir sain et sauf !

 

– Tu nous raconteras tes aventures, mais peut-être faudrait-il prendre des mesures pour que ce qu’il reste de l’hôtel ne soit pas pillé.

 

– Ne vous occupez pas de cela. Mr. Fritz Kramm s’est chargé de faire le nécessaire. Les ruines de l’hôtel doivent être, à l’heure qu’il est, entourées d’un cordon de policemen qui ne laisseront approcher personne. Pour être sûr de leur vigilance, j’ai fait remettre cinquante dollars à chacun des hommes, en leur promettant une pareille somme pour demain.

 

– Tout est alors pour le mieux ; reprit le milliardaire. Mes dossiers les plus importants sont dans des caisses blindées qui n’auront nullement souffert du feu. Ma fortune est déposée à la banque d’État. Quant à la perte de l’hôtel, je la considère comme insignifiante. J’en serai quitte pour en faire reconstruire un plus luxueux. Ne songeons donc plus qu’à nous réjouir de ton retour ; qu’on fasse venir une bouteille de vieux porto et, pendant que nous la dégusterons, tu nous feras le récit de tes aventures ; c’est, en ce moment, ce qui m’intéresse le plus.

 

Joë Dorgan – ou plutôt Baruch Jorgell déguisé sous les traits de Joë Dorgan – commença alors un récit dont les moindres détails avaient été soigneusement concertés entre lui et ses deux complices.

 

– Vous vous rappelez, mon père, dit-il, qu’en allant faire ma tournée annuelle dans vos propriétés de l’État de Californie, je devais rapporter une somme considérable, d’un transport particulièrement difficile dans une contrée sans routes et sans police, puisqu’elle se composait surtout de piastres et de barres d’argent. Suivant votre recommandation, je m’étais fait escorter par une troupe de douze policemen à cheval.

 

– Ce n’était pas suffisant, interrompit le docteur Cornélius Kramm.

 

– C’est vrai, dit le narrateur, mais c’est tout ce qu’il y avait de disponible, puis on m’avait affirmé que le pays, depuis de longs mois, était tranquille. Pendant toute ma tournée, je ne remarquai rien d’inquiétant ; comme on me l’avait dit ; la contrée paraissait jouir d’une sécurité absolue. Ce ne fut qu’en traversant le sinistre défilé du Black-Cañon que je m’aperçus, alors qu’il était trop tard pour reculer, combien mon erreur avait été lourde. En pleine nuit, par une terrible pluie d’orage, le chariot qui portait l’argent se trouva embourbé dans un étroit passage entouré de tous côtés par des murailles de rocher, du haut desquelles un seul homme aurait presque pu s’opposer au passage de toute une armée. C’était un endroit fait à souhait pour un guet-apens. Les tramps, qui devaient nous guetter là depuis plusieurs jours, tuèrent un à un tous mes hommes à coups de carabine. Bientôt, malgré une résistance désespérée, je me trouvai seul. Les bandits me garrottèrent, puis tout à coup, je sentis l’odeur fade du chloroforme, un tampon glacé se posa sur mes narines et je perdis connaissance. Quand je revins à moi, je me trouvais dans un ravin désolé entouré de toutes parts par des précipices et qui devait être le cratère d’un volcan éteint. On me fit manger un peu de viande grillée, boire une gorgée de whisky, puis je fus de nouveau attaché sur un cheval et l’on se remit en marche…

 

– Comment se fait-il, demanda tout à coup William Dorgan, que les recherches de ton frère Harry, qui a battu toute une vaste région buisson par buisson, pour ainsi dire, n’aient amené aucun résultat ? Voilà ce que je ne m’explique pas ?

 

– C’est, au contraire, fort explicable. Mes geôliers paraissaient admirablement renseignés. Pendant que mon frère Harry bornait ses recherches à la contrée avoisinant le Black-Cañon, les tramps, franchissant à marches forcées plusieurs centaines de miles, avaient remonté très loin vers le nord en côtoyant les montagnes Rocheuses où ils sont toujours sûrs de trouver un abri en cas d’alerte. J’ai pu me convaincre, au cours de ce voyage forcé, de la puissance de la Main Rouge. Partout les tramps trouvaient des vivres, des guides, parfois même nous recevions l’hospitalité dans des fermes d’apparence très honnête. Enfin, nous fîmes halte définitivement dans un vallon boisé où l’on ne pouvait accéder que par un étroit sentier qui aboutissait à un torrent furieux sur lequel un tronc de sapin était jeté en guise de pont.

 

William Dorgan écoutait de toutes ses oreilles ce récit fantaisiste.

 

– Mais, enfin, comment as-tu pu t’échapper ? demanda-t-il avec impatience.

 

– J’y arrive. Le chef des tramps, un vieux bandit plusieurs fois condamné à mort, avait décidé que je vous écrirais moi-même pour vous demander de payer cent mille dollars pour ma rançon.

 

– Il fallait écrire.

 

– Jamais ! Les tramps auraient doublé leurs prétentions et ne m’auraient pas relâché, une fois la somme encaissée ; puis il n’entre pas dans mon tempérament de céder à une menace, quelle qu’elle soit ! Furieux de ce refus, les tramps décidèrent de me dompter par la famine, ils me mirent au régime du biscuit sec et de l’eau, pendant qu’à côté de moi ils s’empiffraient effrontément de bœuf et de mouton volés aux « squatters » de la prairie, et qu’ils arrosaient de larges rasades de whisky et même de vin. Bien des fois, les narines chatouillées par le parfum d’une grillade, je fus sur le point de céder.

 

– Mon cher Joë, s’écria le vieillard, tu t’es conduit d’une façon admirable !

 

Et tout attendri par cet héroïsme, il saisit la main de celui qu’il prenait pour son fils et l’étreignit avec émotion.

 

– Cependant, continua Baruch, les bandits ne s’entendaient plus. Suivant le procédé classique, certains voulaient que l’on me coupât les oreilles pour vous les expédier, à défaut de lettre, et hâter ainsi l’envoi des fonds ; d’autres préféraient attendre encore ; il en résulta maintes batailles à coups de browning et de bowie-knife. C’est au cours d’une de ces rixes sanglantes que je réussis à couper mes liens sans qu’il y parût. La nuit venue, je franchis la passerelle, non sans avoir pris soin de l’envoyer ensuite rouler dans le torrent. Les bandits ne pouvaient plus me poursuivre. J’entendis leurs cris de rage, les balles de leurs carabines sifflèrent à mes oreilles. Enfin, je gagnai sans encombre la clairière où paissaient les chevaux de la troupe ; je sautai sur le meilleur après avoir chassé les autres vers l’intérieur du bois et j’atteignis, après trois jours de galopade, une petite station perdue en pleine prairie. Je sautai dans le premier train à destination de New York. Là, deux gentlemen, qui avaient vu mon portrait dans les journaux, m’avancèrent gracieusement de quoi payer mon billet et prendre quelque nourriture au wagon-restaurant. À une station où il y avait un arrêt suffisant, je vous envoyai un télégramme.

 

– J’ai dû le recevoir, murmura le milliardaire, mais j’étais dans un tel état de chagrin et de prostration que je n’ai pas eu le courage de décacheter les lettres et les dépêches qui me sont parvenues un peu avant le moment où a éclaté l’incendie.

 

– Peu importe, puisque me voici ; arrivé à New York, je sautai dans un taxi-auto et, j’arrivai au moment même où l’hôtel était enveloppé d’un linceul de flammes. Vous savez le reste, mais je dois reconnaître que si j’ai pu aussi promptement me procurer les appareils nécessaires au sauvetage, c’est à MM. Fritz et Cornélius Kramm que je le dois. Je les connaissais à peine pour les avoir rencontrés autrefois dans les salons de Fred Jorgell ; mais ils se sont souvenus de moi et se sont mis à ma disposition avec un réel dévouement.

 

Le milliardaire remercia chaleureusement le docteur, en lui assurant que, désormais, il ne voulait avoir d’autre médecin que lui.

 

Baruch Jorgell était rayonnant de joie et son admiration grandissait pour ce Cornélius dont il n’avait été jusqu’alors que le docile instrument. Désormais, grâce à l’habile mise en scène de l’incendie, il était impossible que William Dorgan n’eût pas la conviction absolue qu’il avait retrouvé son fils Joë.

 

Pendant que le véritable Joë languissait au Lunatic-Asylum, l’assassin de M. de Maubreuil et ses complices allaient pouvoir se partager les milliards de William Dorgan.

 

QUATRIÈME ÉPISODE

Les lords de la « Main Rouge »


CHAPITRE PREMIER

Le cauchemar du samedi

Appuyées au bras l’une de l’autre, deux jeunes filles se promenaient lentement dans les jardins créés à Kérity-sur-Mer, en Bretagne, par le fameux naturaliste Antoine Paganot. Lorsqu’elles furent arrivées à l’extrémité d’une majestueuse allée de rhododendrons, elles s’assirent sur un banc rustique qu’ombrageait un tilleul au feuillage épais. Toutes deux demeuraient silencieuses, toutes deux paraissaient en proie à une sombre préoccupation.

 

– Ma chère Andrée, dit tout à coup celle qui paraissait la plus âgée, je t’assure que tu as tort de ne pas te montrer plus franche avec moi qui t’aime autant que si tu étais ma vraie sœur. Je suis sûre que tu me caches quelque chose.

 

– Mais non, Frédérique, répondit Andrée d’un air contrarié, tu te trompes, je n’ai rien à te cacher.

 

Cette phrase avait été prononcée sur un ton de contrainte et de mauvaise humeur dont sa sœur adoptive ne fut pas dupe.

 

– Crois-tu donc que je ne me sois pas aperçue de ta pâleur, de ta tristesse ? reprit-elle avec vivacité. Depuis quelque temps tu as considérablement changé, et il y a une autre personne que moi qui a constaté ce changement.

 

– Qui donc ? demanda Andrée, dont le front se couvrit d’une fugitive rougeur. M. Bondonnat, peut-être ?

 

– Tu sais bien que mon père, toujours préoccupé par ses expériences sur les végétaux, est l’homme distrait par excellence. Ce n’est pas de lui que je parle, c’est d’un de ses collaborateurs et tu n’as pas besoin de me demander lequel, n’est-ce-pas ?

 

Et comme Andrée baissait la tête en rougissant de plus belle :

 

– Tu n’ignores pas que M. Roger Ravenel doit devenir mon mari à une date plus ou moins éloignée, je ne m’en cache pas, je ne suis pas une sournoise comme toi ; et tu n’ignores pas non plus que M. Paganot a pour toi l’admiration la plus respectueuse.

 

– C’est donc M. Paganot qui t’a chargée de me soutirer mon secret ?

 

– Tu vois bien, petite cachottière, que tu as un secret !

 

– Oh ! un triste secret, murmura mélancoliquement Andrée.

 

– N’importe ! Tu en as un, aie confiance en moi, parle en toute sincérité et je trouverai moyen de rassurer M. Paganot sans te trahir.

 

Andrée s’était jetée au cou de sa sœur adoptive.

 

– Tu as raison, ma chère Frédérique, fit-elle, tu es ma seule amie, ma véritable sœur, et je me repens d’avoir cherché à te cacher quelque chose.

 

– Il n’est jamais trop tard pour bien faire, dit Frédérique en souriant. Allons ! je suis tout oreilles.

 

– L’histoire que je vais te raconter est bien triste, elle est même terrible !

 

La jeune fille était devenue subitement pâle.

 

Elle frissonnait de tous ses membres.

 

– Je suis obligée, reprit-elle en baissant la voix involontairement, de te reparler de la catastrophe abominable qui a causé la mort de mon père.

 

– Parle, si pénible que soit pour moi le souvenir de la mort de M. de Maubreuil.

 

– Tu n’as pas oublié que c’est un samedi que mon père fut assassiné lâchement par un Américain qu’il avait eu l’imprudence de prendre comme préparateur.

 

– Ce misérable Baruch Jorgell, maintenant enfermé dans un asile d’aliénés.

 

– Eh bien ! j’en ai maintenant la conviction, mon père n’a pas été vengé. Je doute même que ce soit le vrai Baruch Jorgell qui soit enfermé au Lunatic-Asylum. Chaque samedi, à l’heure même où mon père a dû être frappé, je suis tourmentée par un effroyable cauchemar !… Et ce n’est pas là du cauchemar ordinaire, je suis bien forcée de reconnaître qu’il y a là quelque chose de mystérieux, d’inexplicable.

 

Le visage d’Andrée, en prononçant ces paroles, exprimait la plus vive, la plus intense terreur. Frédérique n’était guère moins émue que son amie. Elle attendait anxieusement la suite de l’étrange récit.

 

– Le plus extraordinaire, continua Mlle de Maubreuil, c’est que dans mon rêve je vois des personnages qui me sont inconnus et qui sont cependant toujours les mêmes. C’est d’abord un vieillard à la mine rose et réjouie, aux cheveux blancs bouclés, puis deux jeunes gens qui sont sans doute ses fils. Tous trois s’entretiennent amicalement, mais je devine pourtant qu’il existe entre les deux frères une animosité secrète…

 

– Jusqu’ici, dit Frédérique, il n’y a rien de bien terrible, il m’est arrivé souvent, à moi aussi, de voir dans mes rêves des visages inconnus.

 

– Attends un peu, c’est ici que le cauchemar devient effrayant. Je revois celui que j’ai appelé le frère aîné. À cette période de mon rêve, il est seul dans une chambre luxueuse dont je pourrais presque te décrire l’ameublement, tant elle m’est apparue de fois. Il est seul et il se regarde dans une grande glace et ce ne sont pas ses traits qui se reflètent dans la glace, ce sont ceux de Baruch Jorgell, l’assassin. Et peu à peu le visage de l’homme qui est là, grimaçant de peur, devient pareil au reflet qui l’épouvante. C’est Baruch que j’ai devant les yeux comme si, tout à coup, le gentleman correct, le frère aîné que j’avais vu tout d’abord, avait changé de visage.

 

– Mais tu deviens folle, ma pauvre Andrée ! s’écria Frédérique toute remuée par ce récit fantastique.

 

– Ce n’est pas tout, poursuivit Mlle de Maubreuil avec un geste d’horreur, il faut ensuite que je sois témoin de l’assassinat de mon père et c’est bien ainsi qu’il a dû se passer. J’assiste à toutes les phases du drame, je vois mon père rayonnant du bonheur d’avoir enfin résolu le problème de la synthèse du diamant. Il se penche vers un creuset et c’est alors que l’assassin le frappe d’un coup de marteau… Je me réveille baignée d’une sueur glacée, frissonnant de tous mes membres. C’en est fait de mon sommeil pour le restant de la nuit. Je crois que je tomberai malade, que je mourrai si cette affreuse hantise continue à peser sur moi…

 

Andrée se tut et ses yeux égarés gardaient comme un reflet de l’horreur de ces visions.

 

– Et c’est chaque samedi ? demanda Frédérique, devenue pensive.

 

– Chaque samedi. Et ce rêve est toujours identique et, pour ainsi dire, divisé en trois parties, comme je viens de te le raconter.

 

– C’est épouvantable ! Je ne m’étonne plus maintenant de ta tristesse, de ta pâleur. Il faut tâcher de trouver un remède à cela, mais comment ?

 

– Je dois dire, reprit Andrée, que depuis quelque temps le cauchemar a perdu beaucoup de son intensité, il se produit toujours, mais il m’arrive de ne plus me réveiller glacée de peur comme au début. Ce n’est qu’au matin que je me souviens d’avoir rêvé. C’est comme si une voix secrète venait me répéter chaque samedi : N’oublie pas !

 

– Sais-tu ce qu’il faut faire ? dit gravement Frédérique, il faut aller raconter tout cela à mon père.

 

– J’en ai bien eu l’idée, je n’ai jamais osé : il croira que je suis folle !

 

– Pas du tout. Il a étudié de très près tous les phénomènes télépathiques ; il ne nie de parti pris aucun fait avant de l’avoir observé lui-même. Il expliquera d’une façon toute naturelle la hantise qui te tourmente.

 

– Eh bien ! je préfère cela, dit la jeune fille, prenant brusquement son parti ; il me semble que j’éprouverai un grand soulagement quand je serai débarrassée de cet obsédant secret.

 

– S’il en est ainsi, mets ton projet à exécution immédiatement. Le premier mouvement est le bon. N’attends pas que l’hésitation s’empare de toi.

 

Les deux jeunes filles traversèrent les jardins, passèrent près des serres aux vitraux étincelants où M. Bondonnat expérimentait l’influence de la lumière colorée sur le développement de la végétation, et elles entrèrent dans la villa.

 

La demeure de M. Bondonnat, bâtie au bord de la mer dans un renfoncement de la falaise, était citée comme un modèle de confortable scientifique et de modernisme bien compris. Les murs de toutes les pièces étaient revêtus de larges plaques de céramique, grès flammé ou porcelaine, dont toutes les teintes avaient été harmonieusement assorties et qui ne laissaient aucun refuge aux microbes.

 

Chez M. Bondonnat, on n’employait au chauffage ni bois, ni charbon, ni gaz, mais, de place en place, des radiateurs électriques ornés de délicates arabesques étaient disposés ; il suffisait de pousser une poignée pour que la température de la pièce s’élevât. En été, des ventilateurs invisibles répandaient à profusion l’air glacé et aromatisé. Dans la salle à manger, de menues nappes d’eau glissaient en murmurant le long des murailles de porcelaine et répandaient une fraîcheur délicieuse.

 

Andrée et Frédérique trouvèrent le vieux savant dans son cabinet de travail, d’où l’on apercevait la perspective des jardins que bornait une haute falaise, dont le sommet était couronné par des canons paragrêles et d’autres machines compliquées et singulières qui servaient à M. Bondonnat dans ses expériences. Au loin, on distinguait un château au toit effondré, aux tourelles en ruine. C’était là que M. de Maubreuil avait été assassiné, et les gens du pays, qui s’en détournaient avec épouvante, affirmaient, qu’il était hanté par le spectre de la victime.

 

M. Bondonnat, qui était occupé à examiner au microscope de menues parcelles de tissu végétal, interrompit son travail en voyant entrer les deux jeunes filles et leur demanda gaiement pourquoi elles venaient le troubler dans ses « chères études ».

 

Mais il devint subitement grave quand Andrée lui eut fait connaître le but de leur visite, et il écouta dans un silence attentif le récit de Mlle de Maubreuil. Il demeura perplexe, cherchant vainement à expliquer pourquoi le terrifiant cauchemar se produisait avec une périodicité si parfaite.

 

– Il y a là, dit-il enfin, un cas de télépathie extraordinaire et je suis de l’avis de Frédérique. Baruch n’est pas fou, et ce ne doit pas être lui qui est enfermé au Lunatic-Asylum. Quand donc, ma chère enfant, ajouta-t-il, avez-vous été pour la première fois victime de ce cauchemar ?

 

– Le jour même où nous avons appris l’arrestation de l’assassin dans une pension de famille de New York.

 

– Tiens, voilà qui prouverait que vous n’avez pas été victime d’une hallucination ordinaire. Puis il faut vous dire que j’ai suivi avec la plus grande attention les péripéties du procès de Baruch et la manière dont il a été arrêté est toujours demeurée inexplicable pour moi. Il doit s’être passé là-bas, en Amérique, tout un drame que nous ignorons. J’ai besoin de réfléchir beaucoup sur cette affaire.

 

– Mais croyez-vous, mon père, demanda Frédérique, qu’Andrée va continuer à être obsédée par cette effrayante vision ?

 

– Je pense que le cauchemar du samedi la poursuivra longtemps encore, mais, comme les faits semblent l’indiquer, sa violence s’atténuera peu à peu. Qu’Andrée ait assez de courage pour ne plus s’en effrayer, pour le considérer seulement comme un avertissement de je ne sais quels événements mystérieux.

 

– Il y a une chose tout à fait incompréhensible dans mon rêve, dit Andrée dont l’émotion se calmait petit à petit, c’est cette transformation de l’homme qui change brusquement de visage.

 

– Il n’y aurait qu’une façon de l’expliquer, c’est de supposer que l’assassin à réussi à modifier certains traits de son visage grâce à la chirurgie. Le fait s’est quelquefois produit. Alors quand l’assassin se trouve seul, il revoit sa vraie physionomie ; mais voilà une hypothèse bien hasardeuse et bien vague.

 

Les deux jeunes filles se taisaient. M. Bondonnat lui-même était retombé dans le silence. En dépit des explications rassurantes qu’il venait de donner, il se trouvait très embarrassé. Jamais il ne s’était trouvé en présence d’un cas semblable.

 

Mais tout à coup sa physionomie se dérida, et ce fut avec un sourire d’une malicieuse bienveillance qu’il dit à sa fille :

 

– Ma petite Frédérique, veux-tu me faire le plaisir de nous laisser seuls un instant, Andrée et moi ? Nous avons à causer ensemble.

 

– C’est bon, je m’en vais, dit la jeune fille, je n’ai pas besoin de connaître vos secrets.

 

Et elle s’esquiva.

 

– Mon enfant, dit le vieux savant lorsqu’il se trouva seul avec sa pupille, il y a longtemps que j’ai envie de te parler sérieusement. J’ai eu hier un long entretien avec mon collaborateur, M. Antoine Paganot, et il m’a demandé officiellement si tu voulais consentir à devenir sa femme.

 

– Qu’avez-vous répondu ? balbutia Andrée, tout émue, et rougissante.

 

– C’est moi qui, en ma qualité de tuteur, d’ami, de père adoptif, remplace près de toi ce pauvre Maubreuil ; je crois avoir parlé comme il l’aurait fait lui-même. J’estime beaucoup M. Paganot, qui est un honnête homme et un savant de haute valeur. Je lui ai donc répondu que, pour ma part, je favoriserais cette union de tous mes vœux, mais qu’avant de lui donner une réponse définitive je devais consulter la principale intéressée. Tu me connais trop pour ne pas savoir que je ne ferai rien pour l’influencer.

 

– J’estime M. Paganot autant que vous, murmura la jeune fille avec embarras. Il a de grandes qualités…

 

– Je vois que nous nous entendrons, dit le vieillard en souriant.

 

– Je sais que mon père appréciait beaucoup M. Paganot. C’est une raison pour moi de ratifier le choix que vous avez fait.

 

– Je puis donc annoncer à mon collaborateur que sa demande est agréée ?

 

– Certainement.

 

– Mais, poursuivit M. Bondonnat, j’espère que ce n’est pas seulement par respect pour la volonté de ton père et par déférence pour moi que tu donnes ton consentement ?

 

– Non, j’ai pour M. Paganot une très vive sympathie, répliqua Andrée avec vivacité, et je n’aurai pas d’autre mari que lui.

 

Puis, un peu honteuse de cet élan spontané où elle avait montré le fond de son cœur, elle baissa les yeux, toute confuse.

 

– Fort bien, s’écria le vieux savant, tu as parlé franchement, je t’en félicite. Je suis certain, de cette façon, que tu ne te marieras pas à contrecœur.

 

La jeune fille ne répondit que par un sourire plus éloquent que toutes les paroles.

 

– Ce mariage me plaît d’autant mieux, continua le naturaliste, que j’ai, de mon côté, décidé d’accorder la main de Frédérique à M. Ravenel. Les deux noces se feront le même jour, et de cette façon je ne me séparerai pas de mes deux collaborateurs les plus chers, nous continuerons à vivre en famille comme par le passé. Embrasse-moi, mon enfant, je suis heureux aujourd’hui, vraiment très heureux !

 

Andrée s’était jetée dans les bras de son tuteur.

 

– Comment m’acquitterai-je jamais envers vous ? murmura-t-elle.

 

– J’oubliais encore une chose, interrompit tout à coup le vieillard. Sitôt que tu seras mariée, je veux que nous allions en Amérique.

 

– Je ferai tout ce que vous voudrez.

 

– Le voyage est indispensable. Je tiens à connaître la vérité sur Baruch, je veux faire moi-même sur place une enquête sérieuse. J’ai pour principe d’aller au fond des choses. C’est en Amérique seulement que nous aurons l’explication définitive de ce cauchemar du samedi qui t’a causé tant de tourments. Je te recommande seulement une chose, c’est de ne pas parler de ce voyage avant que je ne te le dise.

 

À ce moment, Frédérique rentra dans le cabinet de travail.

 

– Les confidences sont terminées, dit gaiement le naturaliste.

 

– Ce n’est pas trop tôt !

 

– Andrée te mettra elle-même au courant du secret. C’est une bonne nouvelle que je veux lui laisser le plaisir de t’annoncer elle-même. Allez continuer votre promenade. Il faut que je me remette au travail.

 

Les deux jeunes filles se retirèrent bras dessus, bras dessous, et quelques minutes plus tard les jardins de la villa retentissaient de leurs voix joyeuses.

 

CHAPITRE II

Les Lords de la « Main Rouge »

Joë Dorgan venait de regagner sa chambre après avoir mis à jour une volumineuse correspondance, lorsque la sonnerie du téléphone placé au chevet de son lit retentit bruyamment.

 

– Allô ! Allô !

 

– Allô.

 

– C’est vous, master Joë Dorgan ?

 

– Parfaitement. Qui êtes-vous ?

 

– Dr Kramm !…

 

– Très bien, je vous écoute.

 

– Pouvez-vous disposer d’une heure ou deux ce soir ?

 

– Oui.

 

– Alors, je vous attends. Nous avons à causer. Fritz sera là.

 

– À tout à l’heure.

 

Le jeune homme raccrocha les récepteurs, un peu inquiet de cette communication si tardive, mais le docteur Cornélius était un de ses meilleurs amis, un homme auquel il n’avait rien à refuser.

 

Joë Dorgan endossa un « overcoat » en drap de Suède, se coiffa d’un feutre à larges bords et glissa dans sa poche le browning dont il ne se séparait jamais ; en même temps, il insérait dans son portefeuille un respectable paquet de bank-notes.

 

Ces préparatifs terminés, il sortit de sa chambre et prit place dans l’ascenseur qui le déposa au seuil du grand vestibule du rez-de-chaussée.

 

Dans la vaste cour sablée, deux autos électriques étaient là, tous phares allumés, Joë Dorgan monta dans l’une d’elles.

 

– Vous stopperez à l’entrée de la Trentième avenue, dit-il au chauffeur.

 

– Well, sir, répondit l’homme obséquieusement.

 

L’auto démarra, franchit la grille qui, silencieusement, venait de s’ouvrir au coup de trompe du chauffeur, et fila à toute vitesse à travers les longues avenues désertes de New York.

 

Un quart d’heure plus tard, Joë Dorgan mettait pied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l’attendre, remontait à pied la Trentième avenue, le chapeau sur les yeux, le collet de son overcoat remonté jusqu’aux oreilles, rasant les murs comme un homme qui craint d’être reconnu.

 

Chemin faisant, il remarqua que de rares passants, emmitouflés comme lui jusqu’aux yeux et prenant les mêmes précautions pour n’être pas remarqués, se hâtaient dans une direction pareille à la sienne.

 

Après avoir marché pendant une vingtaine de minutes, il fit halte en face d’une propriété bordée de hautes murailles et fermée d’une grille de fer forgé. Sur l’une des colonnes qui soutenaient la grille était encastrée une plaque de marbre noir sur laquelle on lisait en lettres d’or : Dr Cornélius Kramm.

 

Le jeune milliardaire sonna et fut aussitôt introduit par un vieillard d’aspect souriant, sévèrement vêtu de noir des pieds à la tête, qui le salua avec toutes les marques du plus profond respect.

 

– Bonsoir, Léonello, fit négligemment Joë. Le docteur se porte bien ?

 

– À merveille. Il vous attend.

 

– Où cela ?

 

– Venez avec moi.

 

– C’est loin ?

 

– À deux pas.

 

Guidé par Léonello, Joë Dorgan traversa le jardin, franchit une petite porte à demi cachée par les lierres et se trouva dans une ruelle déserte, bordée de masures sordides.

 

Ils cheminèrent silencieusement pendant quelques minutes, puis Léonello fit halte et frappa quatre coups à la porte d’une masure en planches que bordait un terrain vague entouré d’une palissade.

 

Une porte s’entrebâilla, les deux hommes se glissèrent silencieusement dans une salle basse qu’éclairait à peine de sa lueur tremblotante une lampe à huile toute rouillée suspendue au plafond par un fil de fer.

 

– Voici M. le docteur et son frère, dit Léonello en montrant à Joë deux hommes assis à une petite table couverte de papiers et qui n’avaient pas même levé la tête en entendant la porte s’ouvrir.

 

Le vieillard avait disparu.

 

Joë faillit jeter un cri de stupeur.

 

Les deux personnages qui se trouvaient en face de lui avaient le visage recouvert d’un masque de caoutchouc percé à la place des yeux, mais assez mince pour ne dissimuler qu’à demi les jeux de la physionomie.

 

– C’est bien vous, Cornélius et Fritz ? demanda le jeune homme d’une voix anxieuse.

 

– Nous-mêmes, répondit un des deux hommes avec un rire sarcastique, mais rassurez-vous, ce n’est pas à votre intention que nous nous sommes déguisés.

 

– Je respire ! Vous êtes hideux avec ces masques. Mais pourquoi cette convocation tardive. Se serait-il produit quelque incident grave ?

 

– Non ; si nous vous avons fait venir, c’est pour vous donner une preuve de plus de notre entière confiance…

 

À ce moment quatre coups régulièrement espacés furent frappés à la porte extérieure.

 

– On vient ! murmura Cornélius, il ne faut pas qu’on vous voie en notre compagnie. Passez par ici, dépêchez-vous… Écoutez et regardez, vous allez connaître un de nos plus importants secrets…

 

Cornélius avait entraîné le jeune homme vers un angle sombre de la pièce. Avant que Joë Dorgan fût revenu de sa surprise, il se trouvait enfermé dans une étroite cachette à peine plus spacieuse qu’une armoire ; à la hauteur de ses yeux, des trous avaient été ménagés de façon à ce qu’il pût voir et entendre.

 

Le panneau qui fermait la cachette avait à peine eu le temps de se refermer que Fritz Kramm allait ouvrir. Un homme en haillons pénétra dans la salle basse. Il paraissait très intimidé, et tenant respectueusement sa casquette à la main, il jetait des regards apeurés sur les deux frères.

 

– Milords, balbutia-t-il, voici !

 

Et il tira de sa poche un carré de papier sur lequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas se voyait une main grossièrement dessinée à l’encre rouge et dans l’angle gauche du papier une main plus petite.

 

Cornélius et Fritz examinèrent avec soin le papier, pendant que l’homme attendait humblement.

 

– C’est deux cents dollars, dit enfin Cornélius.

 

– Deux cents dollars, répéta Fritz.

 

Et il tira d’une boîte, placée à côté de lui, un petit rouleau d’or. L’homme le prit et gagna la porte sans mot dire, en saluant à reculons.

 

Une minute s’était à peine écoulée depuis son départ qu’un autre visiteur fut introduit. C’était un homme entre deux âges, assez bien vêtu et dont les manières annonçaient une certaine éducation. De même que le miséreux qui venait de sortir, il paraissait mal à l’aise et pénétré d’une terreur respectueuse.

 

Tête nue et silencieusement, il présenta à Cornélius un carré de papier exactement semblable à l’autre et portant les deux mains dessinées à l’encre rouge.

 

– Cinq cents dollars, dit Cornélius Kramm d’une voix blanche et sans timbre, comme effacée.

 

– Cinq cents dollars, répéta Fritz.

 

L’homme prit les bank-notes qu’on lui tendait et se retira sans avoir prononcé une parole.

 

À peine avait-il disparu qu’il fut remplacé par un policeman en uniforme qui toucha mille dollars, puis ce fut une élégante mondaine qui en toucha sept cents, un ministre qui en eut deux mille. Pendant deux heures, ce fut un défilé ininterrompu de personnages appartenant à toutes les classes de la société et qui tous encaissaient une somme plus ou moins considérable. Les carrés de papier qui portaient le double cachet de la Main Rouge formaient maintenant un paquet volumineux à côté de Cornélius et la boîte qui contenait les espèces était presque vide.

 

Du fond de sa cachette, Joë Dorgan ouvrait de grands yeux. Il avait approximativement calculé qu’en cette soirée près de deux cent mille dollars venaient d’être distribués. Une sorte de vertige s’emparait de lui ; c’est à peine, maintenant, s’il regardait les figures plus ou moins bizarres qui se succédaient dans la salle basse et qui s’effaçaient comme dans un rêve, avec des gestes presque identiques.

 

Mais, tout à coup, son attention fut attirée par une sorte d’hercule aux épaules carrées, aux poings énormes, qui venait de pénétrer dans la salle avec une sorte d’arrogance. Il regardait autour de lui d’un air de curiosité plein d’impertinence. Il avait gardé sa casquette sur sa tête et sifflotait entre ses dents.

 

– Il est d’usage de se découvrir devant les Lords de la Main Rouge, dit gravement Cornélius.

 

L’homme ôta sa coiffure, impressionné malgré toute son audace.

 

– Je n’aime pas beaucoup ces fameux lords que personne n’a jamais regardés en face, ricana-t-il. Mais je m’en moque, pourvu qu’on me donne ce qui m’est dû…

 

Et comme ceux qui l’avaient précédé, il tendit son carré de papier, timbré de deux mains rouges.

 

– Cinq cents dollars, dit froidement Cornélius.

 

– Cinq cents, répéta Fritz en tendant une bank-note.

 

L’hercule la prit rageusement et la froissa entre ses doigts avant de la glisser dans la poche de son gilet. Sa face s’était empourprée, les veines de son front se gonflaient.

 

– Cinq cents dollars ! s’écria-t-il en donnant sur la table un coup de poing qui fit craquer lamentablement les ais vermoulus. Et c’est là tout ce qui me revient pour avoir risqué cent fois ma peau, en déménageant les coffres-forts des banquiers pendant le grand incendie !… Je veux dix mille dollars au moins, entendez-vous ? Le travail vaut cela ! Et je ne m’en irai pas sans les avoir ! Jack Simpson n’a peur de personne, non, pas même des Lords de la Main Rouge. Ce n’est pas avec des masques et des comédies que l’on m’intimide ! Allons, mon argent, et plus vite que ça !

 

– Jack Simpson, répondit Cornélius d’une voix très calme, tu viens d’insulter gravement les Lords de la Main Rouge. Ce n’est pas la première fois que pareille chose t’arrive et tu en seras puni.

 

– Moi ! railla le bandit, c’est ce que nous allons voir. Je n’en crains pas une demi-douzaine comme vous deux ! On ne me la fait pas, à moi. Mes dollars ou je tire !

 

Joignant le geste à la parole, Jack Simpson brandissait un énorme browning et visait au front Cornélius.

 

Le docteur demeura impassible, mais déjà, sans que l’athlète s’en aperçût, il avait pressé fortement du pied un piton de cuivre fixé dans le parquet.

 

Joë Dorgan, du fond de sa cachette, avait suivi toutes les péripéties de cette scène et il s’apprêtait à voler au secours des frères Kramm, lorsque subitement deux hommes aussi robustes que Jack Simpson bondirent sur lui avec la rapidité de l’éclair. L’un d’eux broya de ses doigts le poignet qui tenait le browning tandis que l’autre saisissait l’athlète à la gorge.

 

– Chiens maudits ! hurla Jack Simpson en se débattant désespérément.

 

Mais toute résistance était inutile ; en une seconde, le colosse fut terrassé, garrotté et bâillonné.

 

Les deux hommes avaient disparu aussi rapidement qu’ils étaient venus.

 

Cornélius et Fritz se concertèrent quelque temps à voix basse.

 

– Jack Simpson, dit enfin le docteur de la même voix tranquille, tu as insulté les Lords de la Main Rouge. Apprête-toi à subir le châtiment que tu as encouru.

 

Le colosse se tordit dans ses liens comme pour demander grâce et son visage exprima une indicible terreur. Cette face crispée par une muette supplication était d’une éloquence à donner le frisson.

 

Cornélius appela :

 

– Slugh ! Jackson !

 

Les deux hommes reparurent.

 

– Emportez cette brute, ordonna-t-il, mettez-le en lieu sûr ; demain je vous ferai connaître la décision des Lords de la Main Rouge à son sujet.

 

Slugh et Jackson enlevèrent avec effort le colosse sur leurs épaules et l’emportèrent dans une pièce latérale, puis le défilé des visiteurs continua.

 

Enfin, Fritz Kramm déclara en bâillant que la séance était terminée, et il alla tirer Joë Dorgan de sa cachette. Le jeune milliardaire paraissait très impressionné de ce qu’il avait vu et entendu pendant ces deux heures.

 

– L’organisation de la Main Rouge est une merveille ! déclara-t-il avec enthousiasme. Malgré tout ce que vous m’aviez dit, je n’aurais jamais cru qu’on pût atteindre, dans une société de ce genre, à une précision aussi administrative.

 

– Vous n’avez encore rien vu, mais, avec les drôles que nous avons sous nos ordres, il faut quelquefois de la poigne. Vous venez d’en avoir un exemple.

 

– Mais ils ignorent votre vraie personnalité à tous deux ?

 

– Nous serions perdus s’ils la soupçonnaient. Tous se figurent que les Lords de la Main Rouge sont nombreux et nous nous arrangeons de façon à ce qu’ils persistent dans cette croyance.

 

– Mais vos retraites doivent être connues ? Ainsi cette maison ?

 

–… a été louée pour quinze jours seulement sous un faux nom et nous n’y reviendrons jamais. Le prochain partage trimestriel aura lieu dans un autre quartier de New York.

 

– Vous donnez donc des dividendes tous les trois mois comme les grandes maisons de banque ?

 

– Mais oui, cela est nécessaire. Aujourd’hui, j’ai réparti les bénéfices provenant du grand incendie allumé par la Main Rouge et qui a consumé, comme vous le savez, tout un quartier de New York…

 

– Il me semble, interrompit tout à coup Fritz Kramm, que nous serions beaucoup mieux ailleurs qu’ici pour causer.

 

– C’est juste, approuva le docteur, nous n’avons plus rien qui nous retienne dans cette masure et il serait même imprudent d’y séjourner plus longtemps.

 

Fritz et Cornélius enlevèrent leurs masques de caoutchouc, rangèrent soigneusement les carrés de papier qui devaient sans doute leur servir à établir leur comptabilité, et se préparèrent à sortir.

 

– Encore une question, demanda le jeune milliardaire. Que va devenir ce Jack Simpson, qui a eu l’audace d’insulter les Lords de la Main Rouge ?

 

– Son affaire est claire, grommela Cornélius. J’ai appris, par ailleurs, qu’il avait des accointances avec le Police-Office, il faut en faire un exemple.

 

– Mourra-t-il ?

 

– Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. On retrouvera demain son cadavre dans quelque avenue déserte, la joue marquée de la main sanglante qui est la signature de l’Association.

 

Le jeune homme ne put s’empêcher de frissonner.

 

– Ce sont des exemples nécessaires, continua le docteur, comme s’il eût pénétré la pensée de son interlocuteur. Si nous n’agissions pas ainsi, il y a longtemps que nous aurions été vendus à la police et que l’Association n’existerait plus. J’ai tenu à vous faire voir cela, maintenant que vous êtes, vous aussi, un Lord de la Main Rouge. Vous verrez bientôt qu’il y a quelque plaisir à exercer ce formidable et mystérieux pouvoir. C’est, en somme, une royauté comme une autre.

 

Tout en parlant, les trois bandits étaient arrivés à la petite porte du jardin, que leur ouvrit le silencieux Léonello.

 

– C’est assez causer de la Main Rouge, dit brusquement Fritz Kramm, nous allons maintenant nous occuper des affaires de notre ami qui sont, d’ailleurs, un peu les nôtres.

 

– Et pour cela, ajouta le docteur, nous serons beaucoup plus à l’aise dans mon laboratoire souterrain.

 

Ils entrèrent dans le luxueux bâtiment qui s’élevait au milieu des jardins et prirent place dans un ascenseur électrique qui s’engouffra dans les profondeurs du sol.

 

Quelques minutes après ils mettaient pied à terre dans une pièce aux murailles revêtues de céramique.

 

C’était le vestibule du laboratoire.

 

CHAPITRE III

L’hallucination

Les frères Kramm et leur complice se trouvaient maintenant dans une vaste pièce voûtée qu’éclairaient de nombreuses lampes électriques et où s’entassaient une foule de machines étranges et d’appareils aux destinations inconnues.

 

Ils prirent place dans de confortables fauteuils, autour d’un guéridon sur lequel l’officieux Léonello déposa une bouteille d’extra-dry et trois coupes de cristal, en même temps qu’une boîte de trabucos de la manufacture de La Havane.

 

– Ce laboratoire, fit le Dr Cornélius, dont les prunelles d’oiseau de proie étincelèrent derrière les verres de ses lunettes d’or, doit vous rappeler quelques souvenirs.

 

Le jeune homme était devenu blême.

 

– Oui, murmura-t-il, c’est ici que j’ai éprouvé les émotions peut-être les plus poignantes de mon existence.

 

– J’espère que vous ne regrettez pas de vous être confié à mes soins. Quand vous êtes entré ici, vous étiez Baruch Jorgell, recherché pour l’assassinat d’un savant français, M. de Maubreuil ; quand vous en êtes sorti, vous vous nommiez Joë Dorgan, fils d’un milliardaire honorablement connu. Grâce à la chirurgie, à la carnoplastie, dont je suis le promoteur, vous aviez complètement changé de physionomie. J’ai renouvelé pour vous le miracle des magiciens qui opéraient la transmutation des âmes d’un corps dans un autre. Qui sait si au fond de ces légendes il n’y a pas une parcelle de vérité ? Plus tard, la véridique histoire de Baruch Jorgell devenu Joë Dorgan passera peut-être pour une légende.

 

– Pourquoi me rappeler ce souvenir ? murmura Baruch.

 

– Parce que, dit Fritz, mon frère est légitimement fier d’une opération si bien réussie. Il faut lui passer cette faiblesse. Puis, dans ce laboratoire, personne ne peut nous entendre, nous sommes ici absolument chez nous…

 

– Parlons sérieusement, interrompit Cornélius ; nos intérêts à tous les trois sont maintenant complètement associés et il importe absolument que je sache de quelle façon – depuis trois semaines que William Dorgan a retrouvé son fils – Baruch a joué le rôle de Joë.

 

– Admirablement, l’ingénieur Harry lui-même y a été trompé. Personne n’a le moindre soupçon. D’ailleurs, je fais tout ce qu’il faut pour entretenir cette illusion. Je continue dans le plus grand secret le traitement interne qui doit rendre définitifs les changements que le docteur a si rapidement opérés dans ma personnalité. J’affiche les mêmes goûts et les mêmes opinions que mon sosie involontaire, je joue aux mêmes jeux…

 

– Et pour ce qui est des souvenirs d’enfance ? demanda Cornélius.

 

– J’en use discrètement, je place à propos une anecdote et jusqu’ici je suis sûr de n’avoir commis aucune erreur. Par exemple, une chose qui m’agace terriblement, c’est d’être obligé de rééditer, partout où je vais, le récit de ma prétendue captivité. J’ai raconté cette anecdote au moins deux cents fois.

 

– Tout s’est donc passé selon nos prévisions, s’écria Fritz ; maintenant il faudrait peut-être, d’ores et déjà, étudier quelle est, pour nous, la meilleure manière de tirer parti de la situation.

 

– J’y ai déjà réfléchi et mon plan est fait. Nous ne pourrons rien entreprendre sur les milliards de William Dorgan tant que l’ingénieur Harry – mon soi-disant frère – sera là à me surveiller. Il faut donc avant tout le brouiller avec son père.

 

– Cela sera peut-être difficile, grommela Cornélius.

 

– Difficile, oui, mais non impossible. L’ingénieur est très fier, très personnel, il ne supporte pas la contradiction. À la moindre remontrance de son père, qu’il aime cependant beaucoup, je suis sûr qu’il ferait un coup de tête et irait chercher fortune ailleurs. Mais pour en arriver là, il me faudra un certain temps. Pour le moment, je fais du zèle, je travaille énormément, j’ai reconnu que c’était le vrai moyen de gagner la confiance du vieux Dorgan.

 

– Continuez dans cette voie. J’aimerais mieux que nous réussissions de cette façon qu’en employant des moyens violents, dit Fritz. Il sera toujours temps d’y recourir.

 

Les trois bandits demeurèrent quelque temps dans leurs réflexions, ils se demandèrent combien de temps encore il leur faudrait attendre avant de mettre la main sur les milliards de William Dorgan. Ce fut Baruch qui rompit le premier le silence.

 

– Vous avez parlé tout à l’heure de moyens violents, dit-il brusquement, si vous m’en croyez, vous n’en emploieriez jamais de semblables.

 

Les frères Kramm échangèrent un coup d’œil rapide.

 

– Pourquoi cela ? demanda Cornélius.

 

– J’ai beaucoup réfléchi : nous avons maintenant des capitaux assez puissants pour agir ouvertement. Évitons de nous compromettre par des crimes inutiles.

 

– On dirait vraiment, railla Fritz, qu’en revêtant la physionomie de Joë Dorgan vous avez aussi hérité de ses vertueuses théories.

 

– Voulez-vous que je sois franc ? continua Baruch sans répondre à cette ironie. Eh bien ! vous devriez abandonner cette Main Rouge qui vous jouera tôt ou tard un mauvais tour.

 

– C’est impossible en ce moment, répliqua sérieusement cette fois Cornélius. C’est la Main Rouge qui nous procure le plus clair de nos ressources. C’est grâce à ses affidés que les magasins de mon frère sont remplis des tableaux et des objets d’art volés dans tous les musées de l’Europe. C’est la Main Rouge qui me fournit les sommes énormes dont j’ai besoin pour mes expériences. Je ne suis pas encore assez riche pour pouvoir m’en passer.

 

– Puis, ajouta Fritz, n’est-ce rien que de commander à une armée d’audacieux malfaiteurs qui mettent en coupe réglée tous les États de l’Union ? Grâce à la Main Rouge, j’ai une police qui me tient au courant de tout, il n’est rien que je ne puisse entreprendre. Vous avez pu en juger par vous-même. Je puis, avec l’impunité la plus complète, brûler les villes, piller les banques, mettre les riches à rançon…

 

– Vous serez trahi un jour ou l’autre.

 

– Je saurai me retirer à temps, mais il faudra pour cela que mon frère et moi possédions chacun notre milliard solidement placé.

 

– Cela viendra peut-être très vite, grâce à Baruch, dit Cornélius ; jusqu’ici l’affaire a été admirablement conduite. À la santé de Baruch.

 

Les trois bandits choquèrent leurs coupes et les vidèrent d’un trait, puis de nouveau le silence régna dans le laboratoire ; tous trois étaient retombés dans leurs réflexions.

 

– Je crois, murmura Cornélius, qu’il serait temps de se séparer. Il me semble que nous n’avons plus rien à nous dire.

 

– Pardon, fit Baruch avec une certaine hésitation, encore un mot, s’il vous plaît. Je vous ai montré tout à l’heure le beau côté de ma situation, mais je ne vous ai pas mis au courant de mes propres souffrances…

 

Cornélius Kramm haussa les épaules.

 

– Bah ! fit-il, ce n’est rien. Votre nouvelle personnalité vous gêne sans doute aux entournures, comme un habit neuf, mais cela se fera, cela s’assouplira avec le temps. À force de répéter votre rôle, vous le saurez tellement bien qu’il fera partie intégrante de vous-même. Vous en arriverez même, j’en suis persuadé, à oublier complètement que vous vous êtes appelé Baruch Jorgell.

 

– Oh ! pour cela, jamais ! J’ai de terribles raisons de croire que je ne perdrai jamais la mémoire du passé.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Dussiez-vous me considérer comme un faible d’esprit, comme une cervelle débile, je dois vous avouer que je suis hanté par d’horribles visions, par des cauchemars atroces. Si je croyais au remords…

 

– La science ne connaît pas cela, ricana le docteur, vous êtes tout simplement victime d’hallucinations, dont le temps, l’exercice physique et quelques calmants viendront facilement à bout. Voulez-vous que je vous rédige une ordonnance ?

 

– Attendez… C’est que ces hallucinations, comme vous les nommez, sont d’un genre très particulier. D’abord, elles se traduisent par la peur des miroirs, j’éprouve en leur présence des souffrances intolérables. Je suis pareil à cet homme dont parlent les contes fantastiques et qui avait vendu son reflet. Je suis attiré d’une façon invincible par les glaces, et quand je m’y contemple, il me semble voir grimacer, à travers la physionomie de Joë Dorgan, mon vrai visage, le visage de Baruch… Et cette attirance, je le sens, a son danger ; car il y a des moments où mes traits actuels, sous les crispations de la peur, reprennent un peu de leur ancien aspect !… Et pourtant, il faut bien que chaque matin je m’étudie soigneusement pour voir si aucune modification ne s’est produite dans mes traits, si je ressemble toujours bien à Joë Dorgan !… C’est terrible !… Les glaces m’attirent et j’ai peur du reflet qu’elles me renvoient…

 

– Tout cela n’est pas grave, dit le docteur. Je vois là seulement un peu de nervosité, causée par le surmenage, par la fatigue.

 

– S’il n’y avait que cela, je serais de votre avis, mais mon mal est plus compliqué, plus terrible aussi. Chaque samedi – et c’est un samedi que j’ai tué M. de Maubreuil (la voix de l’assassin n’avait pas tremblé en prononçant cette phrase), chaque samedi, l’hallucination prend une forme aiguë.

 

– Voyons cela, fit Cornélius, devenu subitement attentif.

 

– Cela commence, toujours de la même façon, reprit Baruch, et cela comporte trois phases toujours pareilles. Chaque samedi, quand je suis à prendre le thé avec William Dorgan et son fils, – en famille –, je vois devant moi l’image très nette, le « living phantasm[1] » de Mlle de Maubreuil ; elle me regarde d’un air à la fois désespéré et menaçant. D’abord, elle n’est qu’une sorte de brouillard vaporeux, une tache indécise de lumière, mais à mesure que je la regarde – et il m’est impossible de ne pas la regarder – ses traits s’accentuent, elle se corporise, il me semble que je n’ai que la main à étendre pour la toucher, je tremble qu’elle ne s’avance vers moi, et cependant elle reste toujours debout derrière la chaise de William Dorgan. L’hallucination en vient à un tel degré qu’il m’est impossible de suivre la conversation. Je suis obligé de m’excuser d’une façon quelconque et de m’enfuir…

 

– Vous avez dû être amoureux de cette jeune fille ?

 

– C’est vrai, mais elle m’a brutalement repoussé, et c’est peut-être pour cela aussi que j’ai été impitoyable pour son père.

 

– Cela est de la suggestion à distance, expliqua Cornélius Kramm, sans conviction d’ailleurs ; vous pensez à elle et elle pense à vous, pourvu qu’on ait une certaine force d’objectivité… Avez-vous lu le livre Les Fantômes des vivants ?

 

– Non, et je ne veux pas le lire… Mais ceci est la première phase.

 

– Voyons la seconde, dit Fritz avec une négligence affectée, cela est prodigieusement intéressant.

 

– Je m’enfuis, je me réfugie dans ma chambre, et là je suis obligé, entendez-vous ? obligé de me placer devant la grande psyché, et ce n’est plus le reflet de Joë Dorgan qui grimace en face de moi, c’est celui de Baruch Jorgell, de Baruch l’assassin !… À ce moment, je le sens, mon visage est redevenu lui-même… le masque est tombé…

 

L’assassin avait pris un instant de repos, il essuyait son front couvert d’une sueur froide.

 

– Voilà qui est ennuyeux, grommela Cornélius ; si de pareilles hallucinations vous prenaient souvent, cela pourrait compromettre la ressemblance si péniblement obtenue, détériorer mon chef-d’œuvre.

 

– Pourquoi aussi, objecta Fritz Kramm, Baruch rentre-t-il dans sa chambre ? À sa place, j’irais au théâtre, au bar, n’importe où, et je ne rentrerais qu’au petit jour, ce serait le moyen d’échapper à toutes ces visions.

 

– Je l’ai bien essayé, répliqua Baruch avec humeur, mais à l’heure dite, quoi que je fasse, une force invincible me ramène devant le miroir maudit en face duquel je suis contraint de demeurer et bientôt – c’est là quelque chose d’épouvantable – je vois s’estomper lentement, dans la buée changeante des reflets, le visage mélancolique de M. de Maubreuil avec sa chevelure grisonnante et son front ridé par les insomnies. Il est revêtu de sa blouse de laboratoire toute souillée par les acides, il est tel que je le vis la dernière fois !

 

Baruch avait prononcé ces derniers mots d’une voix creuse, ses yeux se révulsaient, il étendait les bras en avant, comme si, en cet instant même, l’apparition vengeresse se fût dressée devant lui ; les frères Kramm le regardaient, en proie, eux aussi, à une secrète épouvante.

 

– Je vois que, chez vous, fit Cornélius avec un ton doctoral, le système nerveux est déprimé, largement déphosphoré ; vous prendrez du phosphoxyl, un remède merveilleux qui tonifie puissamment les cellules cérébrales… Mais j’espère que vous en avez fini avec tous vos fantômes ?

 

– Non, dit Fritz plus calme, il faut que nous connaissions la troisième phase.

 

– C’est peut-être la plus terrible, reprit Baruch en frissonnant. Voici ce qui arrive : cette lutte atroce contre le spectre qui hante les profondeurs de la glace prend fin brusquement. Je m’arrache à la hantise et je me jette sur mon lit tout habillé. Je suis brisé de fatigue, physiquement et moralement, et je m’endors aussitôt, presque instantanément, d’un sommeil de plomb. Mes yeux sont à peine fermés que l’obsession prend la forme du cauchemar, je me revois dans le laboratoire de M. de Maubreuil, je réassiste à la synthèse du diamant…

 

– Et sans nul doute, ajouta Cornélius avec un rire horrible, au trépas inattendu de M. de Maubreuil. Je devine que vous attendez sans aucune impatience la soirée du samedi.

 

– C’est mon épouvante de toute la semaine. Et pourtant, ajouta Baruch avec une sorte de rage, j’ai de la volonté, moi, je suis un homme d’énergie, vous le savez, et jamais personne, n’est arrivé à me suggestionner ou à m’hypnotiser !…

 

– Ce qu’il y a de plus clair dans tout ce que vous venez de nous raconter, déclara le docteur, c’est que vous êtes très malade ; et, dans notre intérêt à tous, il ne faut pas laisser la névrose vous envahir. Si vous ne résistez pas courageusement, vos fantômes ne vous quitteront plus. Vous verrez, comme Banquo[2], le spectre de votre victime s’asseoir à table ; à votre place. Shakespeare a d’ailleurs fort bien décrit ces sortes d’hallucinations. Et depuis quand souffrez-vous de cette névrose ?

 

– Depuis le jour de l’arrestation de Joë Dorgan – déguisé sous mon apparence – dans un family-house de New York. L’obsession a débuté par un simple rêve qui, de samedi en samedi, a pris une acuité plus térébrante.

 

– C’est que la névrose a grandi et s’est exacerbée de semaine en semaine, expliqua Cornélius Kramm, mais pourquoi ne m’avoir pas prévenu plus tôt ?

 

– J’espérais parvenir à me dominer moi-même, mais j’ai reconnu que c’était impossible.

 

Le docteur avait tiré de sa poche un carnet et griffonnait rapidement une ordonnance.

 

– Voici, fit-il, phosphoxyl, lécithine, valérianate de fer, privation absolue de liqueurs alcoolisées, promenades au grand air, long sommeil, exercice modéré. Il faudra suivre ce régime avec opiniâtreté et je suis sûr que d’ici peu vos cauchemars du samedi auront complètement disparu.

 

– Je le souhaite… mais si le traitement était inefficace ?

 

– Il faudrait m’en prévenir, alors nous essayerions autre chose…

 

– Comment ! s’écria Fritz Kramm en jetant un coup d’œil sur son chronomètre, déjà deux heures, il est grand temps de partir.

 

Les trois complices se hâtèrent vers l’ascenseur ; cinq minutes plus tard, Baruch et Fritz franchissaient ensemble la grille de l’établissement.

 

– À propos, dit tout à coup le marchand d’objets d’art en tendant à Baruch une lourde enveloppe, j’ai quelque chose à vous remettre.

 

– Qu’est-ce que cela ?

 

– Quelques bank-notes, votre part de Lord de la Main Rouge dans le dernier partage.

 

– Je ne vois pas en quoi j’ai mérité…, balbutia le jeune homme.

 

– N’importe, prenez toujours. Vous êtes Lord de la Main Rouge, cela suffit. Rappelez-vous que ce ne sont pas toujours ceux qui récoltent et qui sèment le blé qui mangent le pain.

 

Baruch n’insista pas. Il serra distraitement la main de son interlocuteur et regagna son automobile, dont le chauffeur l’avait patiemment attendu à l’angle de la Trentième avenue.

 

CHAPITRE IV

Le trust

Les milliardaires américains – rois de l’acier, du pétrole ou du coton – sont presque tous à la tête d’un trust. Le trust est l’accaparement dans tout un pays et, s’il se peut, dans l’univers entier, d’une denrée de première nécessité.

 

Le fonctionnement de cette redoutable machine financière – d’ailleurs interdit par les lois dans toute autre contrée que l’Amérique – est des plus simples.

 

Prenons un exemple : supposons qu’il s’agisse du pétrole. Plusieurs spéculateurs signent un traité d’association et mettent en commun de gigantesques capitaux, puis ils achètent, à n’importe quel prix, les mines, les distilleries, les entrepôts, et quelquefois même les lignes de chemin de fer qui donnent accès dans les régions pétrolifères.

 

Comme on peut le supposer, il y a des propriétaires qui résistent, qui refusent de vendre, même au prix fort, leurs usines et leurs exploitations. Alors le trust a recours à un autre moyen ; il inonde le marché de pétrole à bas prix. Les industriels isolés ne peuvent les fournir à d’aussi bonnes conditions, ils sont ruinés et obligés de capituler.

 

Les plus glorieux milliardaires yankees seraient, en France, considérés comme de simples malfaiteurs et condamnés à de longues années de prison, mais en Amérique ce brigandage est admis et devenu d’une pratique courante.

 

Il finit par arriver un moment où le trust est propriétaire de toute la production du pays. Maître alors du marché, il double, triple ou quadruple les prix à sa guise et réalise, au détriment du consommateur qui ne peut se défendre, des bénéfices fantastiques.

 

Le but du trust que dirigeait William Dorgan était l’accaparement du coton et du maïs, les deux principaux objets de la production agricole aux États-Unis.

 

Mais Fred Jorgell, le père de l’assassin Baruch, avait formé un contre-trust, et comme les capitaux en lutte étaient à peu près égaux de part et d’autre, les deux milliardaires n’avaient pas jusqu’alors osé entamer une lutte à outrance ; ils se partageaient le marché du coton et du maïs, et leur antagonisme maintenait un certain équilibre dans les prix.

 

L’arrivée de Baruch chez William Dorgan, qui voyait en lui son fils Joë, vint brusquement modifier cet état de choses.

 

Jusque-là, le milliardaire avait redouté une bataille décisive qui pouvait tout aussi bien le ruiner que décupler ses capitaux. Contrairement à l’avis de l’ingénieur Harry, qui était pour la modération, Baruch eut l’art de persuader à William Dorgan qu’il fallait aller de l’avant et entamer une lutte à outrance.

 

– Mon frère Harry n’y entend rien, répétait-il ; d’ailleurs, ce n’est un secret pour personne qu’il est passionnément épris de miss Isidora, la fille de notre adversaire.

 

Baruch eût voulu ruiner son véritable père, Fred Jorgell, auquel il avait voué une haine mortelle et, dans sa rancune, il n’oubliait aucun argument pour décider William Dorgan.

 

– De l’audace, répétait-il, toujours de l’audace. N’attendez pas que Fred Jorgell prenne l’offensive. Je suis sûr qu’il n’affiche autant de modération que parce qu’il vous prépare un piège.

 

– Ce n’est pas ce que dit ton frère Harry.

 

– Harry, je le répète, a tout intérêt à ménager celui qu’il croit être son futur beau-père, mais je sais de bonne source que Fred Jorgell n’accordera jamais la main de miss Isidora au fils de son adversaire financier.

 

– D’ailleurs, répliquait le milliardaire, je ne tiendrais pas beaucoup à ce que mon fils prît pour femme la sœur d’un assassin.

 

Petit à petit, Baruch s’emparait de l’esprit de William Dorgan, et l’ingénieur Harry, presque toujours en voyage ou occupé à installer des usines pour le compte du trust, ne se trouvait pas là pour défendre ses idées.

 

Le milliardaire, d’abord hésitant, avait fini par se persuader que Baruch avait raison et, insensiblement entraîné, il était entré dans la voie dangereuse de la lutte à outrance. Les achats de terrains et de récoltes sur pied se succédaient rapidement.

 

D’abord, Fred Jorgell, sans défiance, ne riposta pas ; mais, brusquement tiré de la sécurité trompeuse à laquelle il se laissait aller, il riposta vigoureusement et rendit coup pour coup. Il se mit aussi à acquérir, à coups de bank-notes, tous les terrains et toutes les récoltes disponibles. En même temps, il abaissait d’une façon presque dérisoire les prix du sac de maïs et de la balle de coton. Les deux concurrents achetaient cher pour revendre bon marché et leurs capitaux et ceux de leurs commanditaires décroissaient avec rapidité.

 

Au bout de quelques semaines de ce duel acharné, la situation ne semblait pas s’être modifiée. William Dorgan et Fred Jorgell arrivaient, comme on dit à certains jeux, manche à manche.

 

William Dorgan commençait à se repentir d’avoir suivi les conseils de son fils. Il devenait soucieux et perdait l’appétit ; son visage, naguère frais et rose, pâlissait et se sillonnait de rides.

 

– J’aurais dû écouter mon fils Harry, se disait-il souvent, c’est lui qui avait raison ; mais maintenant que j’ai passé le bras dans l’engrenage, il faut que j’aille jusqu’au bout.

 

À l’égard de l’ingénieur Harry, Baruch avait fait preuve d’une habileté diabolique. Comme le jeune homme paraissait surpris de l’allure outrancière qu’avait prise la lutte :

 

– Ce n’est pas de la faute de notre père, avait répondu hypocritement l’assassin ; c’est Fred Jorgell qui nous a attaqués le premier, nous avons bien été forces de nous défendre.

 

– Cela m’étonne, murmurait l’ingénieur, très perplexe, je ne croyais pas Fred Jorgell aussi âpre au gain.

 

– Tu peux constater par toi-même que la modération de notre ennemi n’était qu’une habile tactique.

 

– Il faudra que je tire cela au clair : il est impossible que le caractère et les projets de Fred Jorgell se soient modifiés aussi brusquement, sans qu’il y ait une raison…

 

Baruch redoutait par-dessus tout que Harry ne découvrît la vérité et il s’arrangeait toujours pour que l’ingénieur, appelé par une brusque dépêche, fût obligé de partir en hâte, dans le sud ou dans l’ouest, installer un moulin à vapeur ou quelque autre exploitation agricole, dont la surveillance le retenait loin de New York.

 

Pendant ce temps, Baruch était le seul maître de la situation.

 

Il avait pris sur son père un empire absolu ; c’est à peine si le vieillard, entraîné dans un tourbillon qu’il ne pouvait plus maîtriser, osait faire quelque timide objection aux audacieux projets de ce fils en l’intelligence duquel il avait une foi aveugle.

 

Malgré cette faiblesse, le milliardaire n’était cependant pas sans éprouver de terribles angoisses à la pensée de la ruine totale qui pouvait, d’un jour à l’autre, s’abattre sur lui.

 

Il comprenait que, malgré toutes les belles paroles de Baruch, la situation allait en s’aggravant et ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe.

 

Mais Baruch, qui, en dépit des hallucinations qui le tourmentaient, déployait une activité et un zèle extraordinaires, avait préparé dans le plus grand mystère un véritable coup de théâtre.

 

Un matin, après une nuit anxieusement passée à compulser les dossiers des plantations et les mercuriales des marchés, William Dorgan alla trouver Baruch.

 

– Mon cher Joë, lui dit-il mélancoliquement, jusqu’ici j’ai suivi aveuglément tes idées. J’ai cru comme toi au triomphe définitif et j’ai dépensé les millions sans compter.

 

– Il le fallait ! répliqua Baruch, dont les prunelles étincelèrent d’une sauvage énergie.

 

– À quoi avons-nous abouti ? répliqua le vieillard.

 

– Attendez !

 

– Je n’ai que trop attendu. Chaque jour, tu me répètes que Fred Jorgell est sur le point de capituler.

 

– Je crois fermement qu’il ne peut plus tenir bien longtemps.

 

– C’est possible, mais il tiendra assez longtemps pour assister à ma ruine ; sais-tu que mes réserves sont épuisées et que les siennes semblent presque intactes ? Que n’ai-je écouté ton frère Harry ! Je me repens amèrement aujourd’hui de n’avoir pas suivi ses conseils. Devine combien il me reste de disponible en ce moment ?

 

Le milliardaire avait parlé d’une voix tremblante d’émotion, Baruch, lui, demeurait parfaitement calme, la mine souriante et presque ironique.

 

– Je ne sais pas au juste, mon père, répondit-il avec une négligence affectée, mais qu’importe !

 

– Comment, qu’importe ? Mais, malheureux, c’est à peine si nous avons encore vingt millions de dollars comme disponible, tout juste de quoi continuer la bataille pendant un mois !…

 

– Vingt millions de dollars, oui, c’est à peu de chose près le chiffre de l’évaluation que j’ai faite.

 

– Je ne comprends rien à ta tranquillité, s’écria le milliardaire avec un commencement de colère ; sais-tu que nous courons droit à une catastrophe, à une irrémédiable culbute ?

 

– Je crois, mon père, répliqua Baruch, qui ne s’était pas départi un instant de son calme, que vous exagérez un peu le danger.

 

– Je n’exagère nullement !… Je vois les choses comme il faut les voir… Combien je regrette amèrement d’avoir suivi tes conseils, de m’être abandonné à tes inspirations !…

 

– Elles étaient pourtant excellentes et elles le sont encore…

 

– Ne me parle pas ainsi. Sais-tu ce que je vais faire ? Je vais télégraphier immédiatement à ton frère, l’ingénieur Harry, qu’il revienne d’urgence, et nous allons tâcher ensemble de faire la part du feu, de proposer à Fred Jorgell une transaction, si toutefois il veut bien y consentir.

 

Baruch s’était levé, le regard étincelant d’un feu sombre :

 

– Vous ne ferez pas cela, mon père ! déclara-t-il impérieusement.

 

– Et ce sera toi qui m’en empêcheras ? Mais tu as donc juré ma ruine ?

 

– Écoutez-moi, répliqua gravement le bandit ; avant de me faire d’aussi sanglants reproches, il serait bon d’examiner si je les mérite. Dès le début, je savais fort bien que nous ne pourrions soutenir très longtemps une lutte aussi gigantesque.

 

– Tu le savais ? et tu m’as laissé m’embourber jusqu’au cou…

 

– Vous allez me comprendre. Nos réserves, qui ne se montent plus qu’à vingt millions de dollars, ne nous permettent plus de tenir que pendant un mois au plus, c’est exact. Mais que diriez-vous si j’avais les moyens de résister victorieusement pendant six mois, un an et peut-être davantage ?

 

– Ah ! si tu pouvais dire vrai ! Ce serait la victoire assurée, l’écrasement complet de Fred Jorgell… Mais est-il possible que tu aies pu trouver des capitaux ?

 

– Rien n’est plus vrai ; c’est une surprise que je vous ménageais depuis longtemps. J’ai exposé notre situation à nos excellents amis Fritz et Cornélius Kramm, et ils ont consenti à s’intéresser à votre trust. Le docteur est à peine millionnaire, mais le marchand de tableaux est très riche ; enfin ils ont des amis qu’ils ont su persuader. Il est entendu qu’ils doivent faire un premier versement de dix millions de dollars, qui sera réitéré, s’il y a lieu.

 

– Mais c’est magnifique ! s’écria William Dorgan avec enthousiasme. Fred Jorgell est perdu, c’est un homme à la mer ! Nous allons triompher, sur toute la ligne.

 

– Vous voyez que vous avez eu raison de ne pas écouter mon frère Harry. Avec son système de modération à tout prix, c’était nous qui succombions.

 

– Mon cher Joë, s’écria le vieillard avec émotion, je n’ai jamais douté de tes talents de spéculateur. Je t’ai suivi jusqu’au bout, et je suis fier de n’avoir pas douté de toi !

 

Puis il ajouta, au bout d’un instant, avec un reste de défiance :

 

– J’espère que tu as pris tes précautions, que tu ne t’es pas contenté de promesses verbales ?

 

– Pas du tout, fit Baruch orgueilleusement ; tout est en règle, le traité est signé par le groupe de commanditaires à la tête desquels se trouvent les frères Kramm ; le versement aura lieu sitôt que nous le voudrons. Je vous ai gardé jusqu’au dernier moment le secret sur mes démarches pour ne pas vous donner de faux espoirs.

 

– Me voilà débarrassé de tous mes soucis, s’écria gaiement le milliardaire, dont toute la bonne humeur était revenue. Tu as fait là un coup de maître, et je t’en félicite bien sincèrement. Je vieillis, vois-tu, et je crois qu’il faudra bientôt que je prenne ma retraite pour te laisser la direction des affaires. Quant à ton frère Harry, il est vraiment trop timide, il n’entend rien à la spéculation, il aura grand besoin de tes leçons s’il veut réussir…

 

– Je ne demande qu’à lui donner de bons conseils ; nous en reparlerons, quoiqu’il ne se montre guère docile… Mais je vous quitte, Cornélius et Fritz Kramm doivent déjeuner avec nous, et je n’ai que le temps de prendre mon tub et de m’habiller pour être prêt à l’heure…

 

Le milliardaire et son prétendu fils se séparèrent aussi satisfaits l’un que l’autre de l’heureux événement qui venait de modifier en leur faveur les chances du combat qu’ils livraient à Fred Jorgell.

 

Ce n’était pas sans peine que Baruch avait décidé les frères Kramm à devenir les commanditaires bénévoles de William Dorgan, mais ils avaient fini par comprendre que leur véritable intérêt se trouvait là et ils s’étaient arrangés de façon à ne courir aucun risque dans l’opération.

 

Grâce à des renseignements minutieusement vérifiés, ils savaient que le milliardaire Fred Jorgell était à bout de ressources et qu’il avait vainement essayé de trouver de nouveaux capitaux. Ses commanditaires étaient las d’aventurer sans cesse de nouvelles sommes en vue d’un résultat que l’énergie de ses adversaires rendait problématique.

 

Fred Jorgell, bien qu’il cachât sa situation, était réduit aux abois, et jouer contre lui, c’était jouer gagnant presque à coup sûr. De plus, les crimes de Baruch et la réprobation qui entourait le nom du misérable avaient peu à peu fait le vide autour du milliardaire et avaient éloigné de lui certains amis qui, autrefois, n’eussent pas manqué de le secourir.

 

Baruch avait démontré à ses complices que le seul moyen de mettre la main sur les milliards de William Dorgan, c’était de le soutenir ostensiblement, de façon à lui enlever toute défiance. L’influence de l’ingénieur Harry Dorgan, jadis toute-puissante sur son père, allait ainsi se trouver complètement neutralisée et Baruch ne désespérait pas d’amener, à très bref délai, une brouille complète entre le père et le fils.

 

Enfin, la majeure partie des capitaux que les frères Kramm mettaient à la disposition de William Dorgan ne sortait pas de leur caisse ; ils avaient trouvé des commanditaires complaisants parmi les riches clients du sculpteur de chair humaine et parmi les milliardaires, acheteurs de tableaux de maîtres, avec lesquels Fritz se trouvait en relations journalières.

 

La somme fournie par les deux frères provenait de la vente d’une partie des diamants volés à M. de Maubreuil. Ces diamants avaient été taillés par des ouvriers hollandais à la solde du marchand de curiosités, puis sertis dans d’anciennes montures et fort habilement vendus à divers potentats européens.

 

Fritz, en cette circonstance, avait même usé d’un truc inédit ; les journaux avaient raconté qu’un pauvre terrassier de Philadelphie avait découvert dans les fondations d’une ancienne maison un trésor d’une valeur inestimable, composé de toutes sortes de bijoux ornés de diamants d’une beauté et d’une grosseur extraordinaires. Les archéologues consultés déclarèrent que les bijoux avaient dû être cachés là au temps de la guerre de l’Indépendance, peut-être même à l’époque des pirates flibustiers. On apprit bientôt que le célèbre marchand d’objets d’art, Fritz Kramm, s’était rendu acquéreur de ce trésor d’orfèvrerie ancienne pour une somme fabuleuse.

 

Comme on peut le deviner, le terrassier de Philadelphie était un complice de Fritz, un affilié de la Main Rouge, et la découverte du trésor n’était qu’une mise en scène habilement truquée et dont le monde fut la dupe. Désormais, les diamants volés avaient une origine avouable et l’habile réclame faite autour de leur découverte leur fit atteindre des prix inespérés.

 

Telle était donc l’origine des sommes engagées par les trois bandits dans le trust de William Dorgan.

 

Ce dernier était rayonnant. Sauvé de la catastrophe par une chance qu’il ne s’expliquait pas, il allait audacieusement de l’avant, achetant chaque jour de nouvelles plantations de coton et de maïs. En même temps, ces deux marchandises de première nécessité subissaient une formidable baisse.

 

Suivant un antique proverbe, un bonheur ne vient jamais seul, le milliardaire en eut la preuve, les actions qu’il possédait dans les mines de cuivre du Colorado se trouvèrent subitement en hausse et il toucha une somme considérable de l’expropriation d’un terrain qu’il possédait dans la banlieue de New York.

 

En outre, les récoltes des acréages de coton et de maïs s’annonçaient plus abondantes qu’elles ne l’avaient jamais été, et les demandes du marché mondial étaient presque doubles de celles des années précédentes. Lorsque William Dorgan serait le maître absolu du marché et qu’il pourrait produire la hausse à sa fantaisie, c’était par millions de dollars que devaient se traduire les bénéfices.

 

La défaite de Fred Jorgell était regardée comme certaine dans les milieux financiers bien informés, et les commanditaires les mieux disposés n’eussent pas aventuré cent dollars dans l’entreprise qu’il dirigeait.

 

Baruch triomphait. Il allait donc pouvoir enfin satisfaire ses rancunes. Il voyait avec bonheur approcher le moment où ce père, qui l’avait maudit et chassé de son toit, serait complètement ruiné.

 

CHAPITRE V

À la veille de la ruine

Le milliardaire Fred Jorgell pressentait depuis longtemps la catastrophe qui le menaçait, mais il comprenait que tous ses efforts n’aboutiraient à rien et il s’était d’avance résigné à sa ruine.

 

D’ailleurs, depuis le crime commis par son fils Baruch, après une série d’autres méfaits demeurés impunis, le caractère du spéculateur s’était brusquement modifié. En quelques semaines, il avait vieilli de plusieurs années : ses cheveux, déjà grisonnants, avaient complètement blanchi, sa face amaigrie s’était encore allongée et ses yeux, au fond de ses orbites caves, brillaient d’une, flamme inquiétante. Son affection pour sa fille, la toute bonne et charmante miss Isidora, était le seul sentiment qui pût encore amener de temps en temps un mélancolique sourire sur ses lèvres.

 

L’arrestation et le jugement de Baruch avaient été pour lui comme deux coups de poignard en plein cœur, il ne s’en était jamais remis et son énergie et son intelligence s’étaient ressenties du terrible chagrin qu’il avait éprouvé.

 

Depuis ce jour néfaste, rien ne lui avait réussi, il semblait que la malchance se fût acharnée après lui. Quoiqu’il possédât au suprême degré le sens des affaires et les connaissances spéciales nécessaires au lancement et à la direction des grandes entreprises, toutes les spéculations qu’il entreprenait se soldaient par un déficit plus ou moins grand. Il voyait avec désespoir que le trust des cotons et maïs, l’affaire sur laquelle il comptait le plus, allait se terminer, lui aussi, par un cataclysme. Vainement, il avait essayé de trouver des capitaux ; les portes se fermaient devant lui, comme en vertu d’un mystérieux mot d’ordre.

 

Fred Jorgell continuait la lutte, par une sorte de point d’honneur, comme pour se faire illusion à lui-même, mais il sentait qu’il était perdu. D’un tempérament naturellement orgueilleux, il ne voulait faire part à personne de ses appréhensions. Toute la journée, à la Bourse, en présence des personnages de son entourage, il affirmait hautement que tout allait bien, il simulait même la gaieté, parlait des réserves considérables qu’il possédait dans diverses banques de l’Union et parvenait ainsi à faire encore illusion à certaines gens.

 

Mais le soir, une fois seul dans son cabinet de travail, il se laissait tomber dans un fauteuil avec accablement, n’ayant plus le courage de calculer, de combiner, s’efforçant même de ne plus penser.

 

C’était l’heure où il goûtait dans sa tristesse une sorte de tranquillité pareille, à peu de chose près, à celle du condamné à mort dans sa cellule.

 

Mais c’était l’heure aussi où le milliardaire recevait la visite de sa chère Isidora. Souriante, consolatrice, la jeune fille entrait sur la pointe des pieds et venait mettre un silencieux baiser sur le front de son père, puis une conversation s’engageait.

 

– Quelles nouvelles ? demandait miss Isidora qui, seule, était dans la confidence des chagrins paternels.

 

– Cela ne peut aller plus mal, répondait le milliardaire. William Dorgan ne me laisse ni trêve ni merci. D’ici peu je ne pourrai plus continuer la lutte ; je suis vaincu d’avance…

 

– Je n’y comprends rien ; ne m’as-tu pas répété cent fois que tu n’avais rien à craindre de cet Anglais que tu regardais comme parfaitement loyal ?

 

– William Dorgan n’est plus le même. Il est tout à coup devenu intraitable, déloyal et perfide ; je ne le reconnais plus.

 

– Quelle a pu être la cause de ce changement ?

 

Fred Jorgell eut un geste de colère.

 

– La cause est facile à trouver, s’écria-t-il, c’est Joë Dorgan qui excite son père contre moi. Ce n’est que depuis son retour que tout s’est gâté. Il m’a voué une haine mortelle et je ne puis en deviner la cause.

 

Miss Isidora réfléchissait.

 

– Si nous avons contre nous Joë Dorgan, dit-elle au bout d’un instant, nous savons que l’ingénieur Harry nous est entièrement dévoué.

 

– Oui, mais malheureusement l’influence d’Harry sur son père est maintenant à peu près nulle ; Joë a pris sur William Dorgan un tel ascendant que l’ingénieur ne compte pour ainsi dire plus.

 

– En tout cas, reprit la jeune fille avec insistance, l’ingénieur Harry s’est toujours montré parfaitement correct. Je sais qu’il est personnellement désolé que la lutte ait pris ce caractère d’intransigeance et d’âpreté entre toi et son père.

 

– Parbleu ! Je n’ignore pas qu’il nous est tout acquis, et il n’est pas difficile de deviner pourquoi.

 

Miss Isidora se détourna en rougissant.

 

– Tu fais sans doute allusion, murmura-t-elle d’une voix faible, au projet d’union dont il avait été question entre moi et Mr. Harry. Je ne te cacherai pas que j’ai toujours pour lui une sincère affection, c’est un grand malheur pour moi que de terribles circonstances aient empêché cette union…

 

Fred Jorgell s’était levé un peu ému.

 

– Je vois que tu l’aimes comme au premier jour.

 

Miss Isidora fit un signe de tête affirmatif, ses yeux étaient gonflés de larmes.

 

– Tous ces malheurs sont causés par cet infâme coquin de Baruch, s’écria le milliardaire avec fureur. Sans lui, tu t’appellerais depuis longtemps mistress Dorgan, les deux trusts auraient fusionné et je ne serais pas à deux doigts de la ruine… Tu dois bien comprendre que maintenant ce mariage ne se fera jamais…

 

– Qui sait ? balbutia la jeune fille d’une voix tremblante. Les circonstances peuvent changer.

 

– Ne te berce pas d’un vain espoir. Même si Harry Dorgan – et je l’en crois capable – consentait à accepter pour femme la sœur d’un assassin – j’appelle brutalement les choses par leur nom, moi –, je serais le premier à refuser ta main au fils de l’homme qui est en train de me dépouiller de mes derniers dollars !

 

Et il ajouta avec un rire amer :

 

– D’ailleurs, je n’aurais pas de dot à t’offrir ; tu n’es plus un parti sortable pour un fils de milliardaire !

 

– La catastrophe est-elle donc à ce point imminente ?

 

– Nous en sommes là !

 

– Père ! s’écria courageusement la jeune fille, je suis prête à tout supporter pourvu que je ne me sépare pas de toi. Mais donne-moi du moins cette suprême marque de confiance de me dire à quelle date doit se produire l’inévitable catastrophe. Il faut que j’aie le temps de m’y préparer.

 

Le milliardaire était devenu blême, il semblait hésiter.

 

– Ma pauvre Isidora, articula-t-il enfin péniblement, nous avons encore un mois devant nous, un mois, sans plus.

 

– Mais c’est beaucoup ; que d’événements ne se produisent pas en un mois ! En ce court espace de temps la face des événements peut changer.

 

– Je n’ai plus aucun espoir.

 

– Il n’y a donc nul moyen d’éviter la ruine ?

 

– Si, il y en aurait un, mais pour en user il faudrait que j’aille implorer la pitié de William Dorgan et de son fils – que je déteste tous les deux – et cela, je ne le ferai jamais.

 

– Quel serait ce moyen ?

 

– Il faudrait que, dès maintenant, je vende toutes mes propriétés, toutes mes usines, tout le stock de marchandises de mon trust. De cette façon, je ne perdrais guère que la moitié de ma fortune et il m’en resterait encore assez pour essayer autre chose. Si je ne vends pas immédiatement, le bruit se répandra – il commence même déjà à se répandre en dépit de toutes mes précautions – que j’ai eu le dessous dans ma lutte contre William Dorgan. Alors, on en profitera pour acheter mes marchandises et mes terrains à vil prix et il ne me restera, de mes capitaux, que des épaves, à peine de quoi ne pas mourir de faim…

 

Miss Isidora était atterrée.

 

– Père, murmura-t-elle, vous m’avez appris de bonne heure à ne pas craindre la pauvreté. Si vous êtes ruiné, vous en serez quitte pour recommencer la lutte.

 

– Il est bien tard pour moi, fit le milliardaire d’un air sombre.

 

– Il n’est jamais trop tard, ne me l’avez-vous pas répété cent fois vous-même ? Je regrette seulement que vous n’ayez pas cru devoir me prévenir de la véritable situation des affaires.

 

– Mon enfant, il vaut mieux que j’aie agi comme je l’ai fait, je t’ai épargné bien des larmes inutiles.

 

Miss Isidora demeura silencieuse. Elle se demanda anxieusement comment elle pourrait bien s’y prendre pour conjurer la ruine imminente.

 

– Si seulement, songeait-elle, j’avais pu voir Harry Dorgan, peut-être m’aurait-il indiqué le moyen de tout arranger ; précisément, les journaux d’avant-hier annonçaient le départ de Joë Dorgan et de ses inséparables, les frères Kramm, pour une longue tournée d’inspection dans le Sud et dans l’Ouest. Momentanément libéré de la néfaste influence de Joë, William Dorgan serait peut-être plus accessible…

 

Tout entière à ses préoccupations, Isidora quitta son père plus tôt que de coutume. Énergique et têtue, en vraie Yankee qu’elle était, elle s’était promis de mettre tout en œuvre pour sauver son père.

 

Mais lorsqu’elle en vint à songer aux moyens pratiques de mettre à exécution ses projets, elle se trouva dans un grand embarras ; elle savait que son père ne lui eût jamais pardonné une visite à William Dorgan, et elle n’osait écrire à Harry, ce qui eût été une démarche tout à fait « impropre ».

 

Elle ne put fermer l’œil de la nuit ; ce ne fut qu’au petit jour qu’elle s’endormit d’un mauvais sommeil, sans avoir pu trouver la solution de l’angoissant problème.

 

Elle fut réveillée par sa dame de compagnie, mistress Mac Barlott, que, malgré son dévouement reconnu, elle n’avait pas mise au courant de ses ennuis.

 

– Bonjour, miss, dit gaiement l’Écossaise, j’espère que vous avez bien dormi ?

 

– Pas trop bien, murmura la jeune fille dont le visage pâli gardait les traces de l’insomnie et dont les beaux yeux étaient entourés d’un cerne violet.

 

– Ma chère enfant, s’écria mistress Mac Barlott avec sollicitude, je vois que vous avez passé une mauvaise nuit, vous me paraissez très nerveuse… Suivez mon conseil, prenez un bain électrisé, qui vous défatiguera, puis nous sortirons en canot automobile, sur l’Hudson. Le temps est magnifique, le grand air vous fera du bien…

 

– Je vais suivre votre conseil, murmura la jeune fille avec un léger bâillement ; la brise marine me remettra les nerfs en place. D’ici trois quarts d’heure je serai prête… À tout à l’heure, mistress…

 

CHAPITRE VI

Sur l’Hudson

En descendant de l’auto qui les avait rapidement transportées jusqu’au quai de l’Hudson, miss Isidora et sa dame de compagnie prirent place dans le canot électrique qui servait à leurs habituelles promenades sur le fleuve. C’était une élégante embarcation entièrement construite en bois de teck et au centre de laquelle se dressait une sorte de cabine assez semblable, comme disposition, à celles que l’on voit sur les gondoles vénitiennes.

 

Les deux femmes s’assirent sur les coussins de velours bouton d’or, pendant que le chauffeur s’installait à l’arrière.

 

Presque sans bruit, le canot glissa entre les nombreux navires ancrés dans l’immense estuaire et qui portaient les pavillons de toutes les nations du monde. De grands clippers, chargés de bois et venus du Canada, ferlaient leurs voiles géantes. Des paquebots de fer lançaient des torrents de fumée noire, tandis qu’un peuple de dockers, appartenant à toutes les races de l’univers, s’affairait dans le tapage des sirènes à vapeur et les sifflets des usines. On eût dit l’activité d’une monstrueuse fourmilière.

 

Mais bientôt, le canot électrique eut dépassé les faubourgs industriels, bordés d’usines noires de suie, crachant jusqu’aux nuages, avec une éructation presque douloureuse, leurs vapeurs nauséabondes ; les rives de l’Hudson apparurent bordées de villas et de jardins.

 

Miss Isidora aspirait avec délice l’atmosphère rafraîchie par la brise et elle écoutait, avec un sourire distrait, le bavardage de l’Écossaise.

 

Comme beaucoup de vieilles filles, mistress Mac Barlott avait une manie, manie d’ailleurs tout à fait inoffensive. Elle collectionnait les portraits des acteurs et des actrices célèbres. Sa galerie, qui comptait plusieurs milliers de photographies – et même des coupures de journaux illustrés –, passait pour avoir une réelle valeur documentaire.

 

– J’attends de Rome et de Paris, dit-elle, un lot important qui va compléter ma collection…

 

Miss Isidora, dont la pensée était ailleurs, s’apprêtait à répondre par quelque phrase polie, lorsque, tout à coup, elle remarqua avec épouvante que le canot électrique venait de s’engager dans un bras du fleuve resserré entre deux îles ; à l’entrée de cette espèce de canal, une large pancarte portait cet avertissement en lettres rouges et noires :

 

THIS CHANNEL IS RESERVED FOR EXPERIENCES OF

 

– ENGINEER HARDISON –

 

DANGEROUS[3]

 

Le chauffeur n’avait pas aperçu la pancarte et le canot continuait à filer à toute vitesse sous l’ombrage des grands arbres qui bordaient la rive des deux îles.

 

– Retournez, ordonna la jeune fille en montrant d’un geste le dangereux avertissement.

 

Le chauffeur s’aperçut alors de l’imprudence qu’il avait commise, par la faute de sa négligence. Il essaya de virer de bord. Impossible, le canal ne présentait pas une largeur suffisante.

 

Miss Isidora était devenue pâle, mais elle n’avait pas perdu son sang-froid. Sans savoir au juste quel danger pouvaient lui faire courir les expériences de l’ingénieur Hardison, elle pensa que le plus simple serait d’accoster sur la rive la plus proche.

 

– Abordez ! ordonna-t-elle avec impatience.

 

Le chauffeur voulut obéir, mais il ne put amortir assez promptement l’élan de l’embarcation qui avança encore d’une dizaine de mètres en vertu de la vitesse acquise. Une estacade, jusque-là masquée par un bouquet d’arbres, apparut brusquement. Il s’y trouvait cinq personnes qui, à la vue du canot, donnèrent tous les signes d’une violente terreur.

 

– Retournez vite, criaient-ils en gesticulant, ou vous êtes perdus !

 

– Trop tard ! cria quelqu’un d’une voix déchirante.

 

À ce moment même, une gerbe de liquide s’éleva de la surface du canal avec le bruit d’une sourde détonation, chavirant le canot et ceux qui le montaient.

 

L’ingénieur Hardison, bien connu en Amérique par ses découvertes sur les explosifs, était précisément en train d’expérimenter une nouvelle torpille chargée d’une poudre de son invention ; la malchance avait voulu que le chauffeur n’aperçût pas la pancarte qui avertissait du danger et que le canot arrivât à l’instant précis où la torpille allait faire explosion.

 

Mais déjà un des témoins de cette scène, sans même prendre la peine d’enlever ses vêtements, s’était jeté à l’eau, et après avoir plongé deux fois avait ramené miss Isidora évanouie sur la berge.

 

C’était l’ingénieur Harry Dorgan que, par une étrange coïncidence, l’inventeur Hardison avait invité la veille à assister à ses expériences ; c’était lui qui avait poussé un cri d’angoisse en constatant le péril que courait la jeune fille.

 

Pendant ce temps, l’inventeur Hardison et ses amis avaient sauté dans une yole et ils avaient repêché, assez aisément, mistress Barlott et l’imprudent chauffeur du canot automobile.

 

Les trois victimes furent étendues sur la pelouse de gazon qui se trouvait en face des ateliers de l’ingénieur, et des soins énergiques leur furent prodigués : application de révulsifs puissants, respiration artificielle, massages.

 

Ce fut l’Écossaise qui reprit connaissance la première sitôt qu’on eut approché de ses narines un flacon de revigoratif « lavander salt ». Le chauffeur, au bout d’une demi-heure de soins, fut également rappelé à l’existence.

 

Seul l’état de miss Isidora demeurait inquiétant. Le front de la jeune fille avait porté sur le bordage nickelé du canot, sa tempe était barbouillée de sang et son visage offrait une lividité cadavérique.

 

L’inventeur Hardison était consterné.

 

– C’est encore une chance, bégayait-il, presque aussi pâle lui-même que les victimes de l’accident, que l’effet de ma torpille se produise entièrement dans le sens de la verticale ! Autrement, le canot aurait été littéralement pulvérisé.

 

À genoux près de celle qui avait été sa fiancée, l’ingénieur Harry avait pansé la légère blessure de la tempe et il venait de constater, avec une joie infinie, que le cœur battait encore faiblement. La rapidité avec laquelle miss Isidora avait été secourue avait été telle que l’asphyxie n’avait pas même eu le temps de commencer son œuvre. Il fallait attribuer l’évanouissement de la jeune fille à la contusion assez grave qu’elle avait reçue et, sans doute aussi, au saisissement de la peur.

 

D’abord rassuré par cette idée, Harry retombait dans les transes en s’apercevant que, malgré tous les soins, Isidora ne revenait pas à elle.

 

– Elle est morte ! s’écria-t-il avec un immense désespoir, et c’est moi qui suis un des auteurs de sa mort…

 

C’est à ce moment que mistress Mac Barlott, qu’un verre de whisky venait de remettre complètement sur pied, s’avança tragiquement vers le corps inanimé de sa maîtresse, et s’écria d’une voix lamentable :

 

– Vous venez de tuer miss Isidora ! Que vais-je répondre à Fred Jorgell, mon maître, mon bienfaiteur, qui avait confié à ma garde son unique enfant ?

 

Mais, tout à coup, elle reconnut l’ingénieur et se précipita vers lui.

 

– Comment, c’est vous, mister Harry Dorgan ! murmura-t-elle d’un air de tristesse et de reproche, c’est vous qui placez des torpilles sur notre passage… Ah ! je n’aurais jamais cru cela de votre part ! Je m’imaginais, comme tout le monde, que vous aviez pour miss Isidora une ancienne et sincère affection… Ainsi, le père essaye de nous ruiner, et le fils…

 

Harry Dorgan était à la fois furieux et désespéré.

 

– Mais je ne suis pour rien dans l’accident, répliqua-t-il, c’est moi, au contraire, qui viens d’arracher miss Jorgell à la mort !

 

La jeune fille ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d’elle d’un air d’accablement profond, puis, reconnaissant Harry Dorgan, elle eut un faible sourire et esquissa le geste de tendre la main au jeune homme.

 

– Elle vit, nous la sauverons ! s’écria mistress Mac Barlott. Un médecin ! Il faudrait un médecin !

 

Presque au même moment, un personnage grave et tout vêtu de noir s’avança à pas comptés ; c’était le docteur si impatiemment attendu. Il activa d’ailleurs son allure sitôt qu’il fut informé que la cliente pour laquelle il était appelé était la fille d’un milliardaire.

 

Après avoir procédé à un examen rapide, il déclara pédantesquement :

 

– Certes, l’état général est inquiétant, la dépression nerveuse est considérable, des accidents ultérieurs sont peut-être à redouter du côté du cœur ; cependant, jusqu’à nouvel ordre, je ne crois pas que la vie de la malade soit en danger…

 

Et il ajouta au milieu du silence et de l’attention générale :

 

– La première chose à faire est de transporter la malade dans un endroit où je puisse lui prodiguer mes soins.

 

– J’ai mon auto ! s’écria Harry Dorgan.

 

Isidora fut aussitôt déposée avec précaution sur les coussins de la voiture ; le docteur et mistress Mac Barlott prirent place à ses côtés, pendant que l’ingénieur Harry s’asseyait en face d’elle.

 

Quelques minutes plus tard, on fit halte en face d’une pharmacie où le docteur fit exécuter, sous ses yeux, une potion cordiale dont il fit avaler deux cuillerées à sa cliente. L’effet de cet élixir fut immédiat. Isidora reprit de nouveau connaissance et l’auto put repartir à toute allure. Le docteur se frottait les mains sans essayer de dissimuler la satisfaction qu’il ressentait.

 

– C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il d’un ton important, la phase de prostration est terminée, l’évanouissement se dissipe, la pâleur même s’efface petit à petit. Quant à la blessure de la tempe, rien de grave. Je me fais fort, au bout d’une ou deux semaines de traitement, de remettre complètement sur pied la charmante miss Jorgell…

 

Le docteur continuait à pérorer pendant que l’auto traversait les faubourgs de New York.

 

Tout à coup, elle stoppa devant un édifice aux tourelles gothiques, aux sculptures luxueuses et compliquées.

 

C’était la demeure de William Dorgan que le milliardaire avait fait reconstruire, dans une situation moins dangereuse, aussitôt après le grand incendie qui l’avait détruite. Dans son émotion, l’ingénieur Harry n’avait donné aucune adresse à son chauffeur et celui-ci était tout naturellement revenu chez son maître.

 

Mais mistress Mac Barlott s’était levée.

 

– Vous devez comprendre, dit-elle à l’ingénieur, que miss Isidora, quelle que soit la gravité de son état, ne peut recevoir l’hospitalité chez l’adversaire le plus acharné de son père.

 

– Cependant…, balbutia l’ingénieur Harry.

 

– C’est impossible, vous dis-je, absolument impossible !…

 

Mais à ce moment, soit que l’effet de la potion qui l’avait momentanément ranimée se fût dissipé, soit que l’émotion que lui avait causée la vue de la demeure de son ancien fiancé eût été trop vive, miss Isidora poussa un profond soupir, se renversa dans les bras de sa dame de compagnie et perdit de nouveau connaissance.

 

– Laissons là les questions de convenances, s’écria Harry avec énergie, il faut avant tout songer au salut de miss Isidora. Ce serait exposer sa vie que d’aller plus loin.

 

– Que dit le docteur ? demanda l’Écossaise, tout interloquée.

 

– Après cette nouvelle syncope, déclara gravement le praticien, je ne réponds de rien si la malade doit être soumise de nouveau aux cahots du transport.

 

Mistress Mac Barlott se tut ; l’autorité toute-puissante de la Faculté n’était pas à mettre en balance avec les nécessités du protocole. Quelques minutes plus tard, Isidora était déposée avec précaution, sur le lit d’une spacieuse chambre laquée de bleu pâle et de vert tendre, dont le décor printanier convenait parfaitement à celle qui allait, pendant quelques jours, en devenir l’habitante.

 

Pendant que le docteur, plus inquiet qu’il ne voulait le paraître, faisait prendre à miss Isidora une nouvelle dose de la potion, l’Écossaise s’était précipitée au téléphone et prévenait Fred Jorgell.

 

Le milliardaire laissa échapper une série de jurons bien yankees en apprenant l’accident arrivé à sa fille ; mais sa colère ne connut plus de bornes quand il apprit qu’Isidora avait précisément trouvé asile chez son ennemi William Dorgan.

 

– By God ! rugissait-il dans l’appareil, vous êtes stupide, mistress ! Vous n’auriez pas dû laisser faire une pareille chose !… Me voilà, maintenant, forcé d’aller remercier un homme que je déteste !…

 

– Il le fallait, sir, s’excusait mistress Mac Barlott… Le médecin…

 

– Taisez-vous !… Vous mériteriez que je vous renvoie en Écosse !

 

Mistress Mac Barlott n’entendit plus rien ; Fred Jorgell avait raccroché violemment le récepteur de l’appareil.

 

Dix minutes après, il se présentait, en personne, chez William Dorgan, très calmé, ne pensant plus qu’à une chose, au péril que courait son enfant.

 

Quand Isidora revint à elle, elle constata avec surprise qu’elle se trouvait dans une chambre qui lui était inconnue ; et ce fut avec non moins de stupeur qu’elle aperçut à son chevet William Dorgan, Harry Dorgan et son père, qui paraissaient s’entretenir à voix basse avec une certaine cordialité.

 

Elle crut rêver, elle voulut parler, mais Harry mit, en souriant, un doigt sur ses lèvres, pendant que mistress Mac Barlott lui présentait une potion. Elle but à petites gorgées sans essayer de comprendre une aussi étrange situation ; presque aussitôt après elle tombait dans un paisible sommeil.

 

– Maintenant, déclara le docteur qui, discrètement, s’était tenu à l’écart, tout va bien ; demain, miss Jorgell sera presque remise de cette terrible secousse. Sa guérison ne sera plus qu’une question de petits soins.

 

– Et je vous promets, mister Jorgell, qu’elle n’en manquera pas ici, s’écria Harry Dorgan avec énergie.

 

Les deux milliardaires ne purent s’empêcher de sourire ; ils sortirent ensemble et William Dorgan reconduisit cérémonieusement Fred Jorgell jusqu’à son auto.

 

Au moment de se séparer, ils se serrèrent la main.

 

– Je vous suis infiniment reconnaissant de ce que vous avez fait pour Isidora, dit Fred Jorgell d’un air un peu contraint.

 

– Ma conduite est toute naturelle, ce me semble, répliqua William Dorgan, mon fils n’est-il pas un des auteurs de l’accident ?…

 

– Ne parlez pas ainsi, c’est lui-même qui l’a sauvée ; c’est une chose que je n’oublierai jamais, quelles que soient nos rivalités financières.

 

Le dialogue se poursuivit pendant quelque temps sur ce ton de courtoise froideur, puis les deux milliardaires prirent congé l’un de l’autre. Le lendemain, comme l’avait prédit le docteur, miss, Isidora allait beaucoup mieux ; elle put prendre quelques aliments légers et reçut la visite de son père qui, cette fois, se retira complètement rassuré. Ce jour-là les deux milliardaires s’entretinrent plus longtemps que la veille ; tous deux étaient foncièrement sympathiques l’un à l’autre, tous deux éprouvaient un secret remords à l’animosité qui les divisait.

 

L’ingénieur Harry passa une grande partie de l’après-midi dans la chambre de miss Isidora, que l’Écossaise n’avait pas quittée un instant et soignait avec un admirable dévouement.

 

Harry avait apporté une masse de journaux illustrés et de livres nouveaux, et malgré l’opposition de mistress Barlott, qui prétendait que l’on empiétait sur ses attributions, il voulut faire lui-même la lecture à la charmante convalescente. Puis tous deux se laissèrent aller à une causerie pleine de charme. Ils savaient qu’il ne leur était plus permis de faire des projets d’avenir, mais ils s’abandonnaient à la joie des souvenirs.

 

– Isidora, dit Harry après un long silence, vous rappelez-vous comme nous étions heureux autrefois ?…

 

La jeune fille poussa un profond soupir, son beau visage s’empourpra.

 

– Hélas ! murmura-t-elle, pourquoi faut-il que nos rêves de jadis soient devenus irréalisables ?

 

– Pourquoi seraient-ils irréalisables ? Le serment que je vous ai fait, de n’avoir d’autre femme que vous, je le tiendrai, je vous le jure de nouveau, et cela même si vous en épousiez un autre.

 

– Je suis résolue à ne pas me marier.

 

– Vous ne m’aimez donc plus, Isidora ?

 

La jeune fille avait les yeux gonflés de larmes.

 

– Mon cœur n’a point changé, balbutia-t-elle d’une voix presque imperceptible, mais les circonstances ont rendu ce mariage impossible. Pourquoi faut-il que mon frère soit un misérable ?…

 

– Qu’il ne soit pas question de lui. C’est comme s’il n’avait jamais existé.

 

– Et cette rivalité qui fait de nos pères deux ennemis acharnés, deux rivaux irréconciliables…

 

Miss Isidora était dans un de ces moments où le cœur déborde, comme une coupe trop pleine, où les secrets paraissent trop lourds aux plus discrets ; elle savait que le loyal Harry n’était pas capable de trahir sa confiance.

 

– Écoutez, dit-elle, prenant brusquement son parti, sans, souci de la mine effarée de sa dame de compagnie, il vaut mieux que vous sachiez tout. Mon père est à deux doigts de la ruine et cela à cause de la guerre acharnée que lui fait depuis quelques mois Mr. Dorgan.

 

Et sans essayer de rien dissimuler, elle dépeignit la vraie situation de Fred Jorgell.

 

L’ingénieur avait écouté cette confidence la mine sombre et les yeux baissés.

 

– Vous devez bien supposer, Isidora, répondit-il, que je ne suis pour rien dans tout ceci. Mon père est mal conseillé par mon frère Joë et aussi par les frères Kramm ; ils lui inspirent toutes sortes de résolutions déloyales ou excessives et, je ne sais comment la chose s’est faite, je n’ai plus maintenant assez de pouvoir sur mon père pour contrebalancer cette néfaste influence.

 

Harry demeura quelque temps perdu dans ses réflexions. Il semblait hésiter.

 

– Isidora, dit-il enfin, j’ai trop d’affection pour vous pour ne pas tenter un suprême effort en faveur de votre père.

 

– Avez-vous quelque chance de réussir ? demanda la jeune fille toute palpitante d’une angoisse qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

 

– Je ne sais ; mais, en ce moment, il se présente une occasion favorable qui ne s’offrira peut-être pas d’ici longtemps… Nos ennemis, les frères Kramm et mon frère Joë, dont la haine acharnée a causé tout le mal, sont absents de New York pour une longue tournée dans les plantations de coton et de maïs que possède le trust. Mon père est pour quelque temps affranchi de leurs pernicieux conseils… Je vais faire une démarche. Mais je ne puis rien vous dire de plus aujourd’hui…

 

Miss Isidora n’osa demander d’explications à l’ingénieur, mais elle avait repris courage ; elle savait qu’Harry, pour lui être agréable, était prêt à tout entreprendre. Une voix mystérieuse lui disait que le banal accident, qui l’avait mise de nouveau en relations avec William Dorgan et son fils, aurait peut-être d’inattendues et de providentielles conséquences.

 

Ce soir-là, elle se coucha moins tourmentée par le souci de l’avenir ; si faible qu’il fût, elle avait un espoir.

 

En quittant miss Isidora, Harry Dorgan était monté directement chez son père, il l’avait trouvé de fort méchante humeur, tenant en main une masse de lettres et de télégrammes qu’il froissait avec dépit.

 

Harry s’informa timidement des raisons du mécontentement paternel.

 

– Je suis furieux, dit William Dorgan ; certes, je le reconnais, ton frère Joë, depuis qu’il nous est revenu de sa captivité chez les bandits de la Main Rouge, se montre en affaires d’une supériorité écrasante.

 

– Sans doute.

 

– Oui, c’est un financier de premier ordre, un spéculateur génial, c’est entendu, mais il en prend vraiment un peu trop à son aise avec moi… Il ne daigne même plus me consulter pour conclure des achats considérables ; c’est à peine s’il a la politesse de me prévenir une fois l’affaire faite.

 

– Il est vrai, répliqua l’ingénieur, non sans ironie, qu’il a derrière lui, pour le conseiller, le docteur Cornélius Kramm et Fritz, son frère, qui sont certainement fort habiles…

 

– Trop habiles ! beaucoup trop ! s’écria le milliardaire avec fureur ; leur succès persistant et beaucoup trop rapide dans toute espèce de spéculations commence à me donner des inquiétudes. Puis, enfin, est-ce les frères Kramm ou moi, William Dorgan, qui dirigeons le trust ? Maintenant, je ne compte plus… Je vois venir le moment où ces messieurs me mettront au rancart, comme une vieille baderne, si je n’y mets vigoureusement le holà.

 

Harry Dorgan trouvait son père dans de trop heureuses dispositions pour ne pas essayer d’en profiter.

 

– Vous savez, mon père, dit-il, que nous n’avons pas, Joë et moi, la même façon de voir. Vous n’avez qu’un moyen de prouver aux Kramm et à mon frère que vous êtes toujours le maître.

 

– Et lequel ?

 

– Traitez avec Fred Jorgell ; je sais qu’il est prêt à vous céder son trust avec un bénéfice énorme pour vous.

 

William Dorgan eut un geste de surprise.

 

– Mais, fit-il, je sais qu’il est aux abois, ne vaut-il pas mieux attendre encore un peu pour l’écraser définitivement ?

 

– Erreur, mon père. Fred Jorgell peut – comme vous l’avez fait vous-même – retrouver, au dernier moment, des commanditaires ; dans ce cas, la bataille serait à recommencer. En traitant avec lui maintenant et sans le conseil de personne, vous réalisez un bénéfice moins élevé, mais plus sûr. Et, en somme, vous avez atteint le résultat que vous vous proposiez, en devenant l’unique propriétaire du trust.

 

William Dorgan ne répondit rien, mais il avait été vivement frappé de ces raisons.

 

– Il y a du vrai dans ce que tu dis, murmura-t-il, j’y réfléchirai.

 

Et il prit congé de l’ingénieur, sans vouloir continuer la discussion.

 

Dans la matinée du jour suivant, Harry alla rendre visite à miss Isidora, dont le mieux s’était accentué. La jeune fille avait pu se lever et aller s’asseoir dans la véranda ornée de plantes grimpantes qui se trouvait jointe à sa chambre.

 

Sa première parole fut pour demander à l’ingénieur s’il avait vu son père.

 

– Oui, dit Harry perplexe, mais je n’ai encore aucune solution et je ne puis rien vous promettre. Demain, peut-être, ou même ce soir, j’espère être complètement fixé.

 

Miss Isidora n’insista pas, mais toute sa joie était tombée, le ton dubitatif de l’ingénieur l’avait replongée dans ses cruelles anxiétés.

 

Dans l’après-midi, Fred Jorgell se présenta chez sa fille, où bientôt William Dorgan ne tarda pas à venir le rejoindre.

 

Comme les jours précédents, les deux milliardaires engagèrent une courtoise conversation.

 

– Je suis heureux de constater, dit Fred Jorgell, que, grâce à vos bons soins, Isidora va maintenant tout à fait bien. Je crois qu’elle est désormais très transportable et qu’elle pourra, ce soir même, regagner la maison paternelle.

 

– Vous voulez donc déjà nous priver d’une si charmante compagnie ? répliqua William Dorgan.

 

– Il le faut bien, il me reste à vous remercier encore…

 

– Cela suffit, vous m’avez déjà remercié. Tout le monde, d’ailleurs, eût agi de même à ma place… Mais laissons cela, j’ai à vous dire quelques mots en particulier.

 

Fred Jorgell eut un geste de surprise, mais il suivit silencieusement son interlocuteur.

 

Une fois qu’ils furent seuls dans le cabinet de travail gothique aux sculptures précieuses, William Dorgan dit sans transition :

 

– Je vais vous parler carrément. Je sais que vous êtes au bout de vos dollars.

 

– C’est vrai, fit Fred Jorgell d’un air sombre ; mais où voulez-vous en venir ?

 

– Attendez. Vous allez être forcé de vendre votre trust ?

 

– À quoi bon cacher ce que je serai forcé d’avouer à tout le monde dans quelques jours ?

 

– Eh bien ! si vous voulez faire preuve d’un peu de bonne volonté, nous pouvons, encore nous entendre, et cela à votre complète satisfaction.

 

Fred Jorgell ouvrait de grands yeux, il retrouvait son adversaire tel qu’il l’avait connu autrefois, c’est-à-dire accommodant et loyal. Les pourparlers commencés d’une façon aussi nette et aussi catégorique devaient forcément aboutir sans le moindre retard. Le père de miss Isidora eut la satisfaction de voir qu’en acceptant les conditions qui lui étaient faites il sauvait encore presque deux tiers de sa fortune.

 

Les Yankees vont vite dans les transactions de ce genre. Après deux heures de discussion, les traités définitifs furent signés par les deux contractants. William Dorgan était désormais en possession de tout le stock de coton et de maïs qui avait appartenu à Fred Jorgell, et ce dernier avait reçu, pour prix de cette cession, plusieurs chèques d’une valeur considérable sur les banques les plus solides de l’Union.

 

Miss Isidora était fière d’avoir sauvé son père, mais elle était presque aussi heureuse d’avoir obtenu ce résultat grâce à l’entremise de l’ingénieur Harry.

 

En prenant congé l’un de l’autre, les deux jeunes gens s’étaient promis de se revoir de temps en temps.

 

C’était comme un tacite aveu que ni l’un ni l’autre n’avaient renoncé à leurs plus chères espérances.

 

CHAPITRE VII

Une expérience manquée

Baruch et ses deux complices, les frères Kramm, étaient fermement persuadés que les milliards de William Dorgan, encore augmentés par la spéculation, étaient sur le point de tomber entre leurs mains, ils les regardaient déjà comme à eux.

 

En partant en tournée d’inspection, tous les trois dans une automobile que pilotait Léonello, le préparateur de Cornélius, ils avaient le sentiment que les immenses étendues de maïs et de coton qu’ils traversaient étaient leur propriété personnelle.

 

Le milliardaire William Dorgan, ils ne le comptaient plus pour rien ou pour presque rien, et c’est à peine si – par un dernier souci des formes à garder – ils daignaient l’informer par lettre ou par télégramme des marchés plus ou moins avantageux qu’ils concluaient chemin faisant.

 

Si les frères Kramm gardaient la secrète arrière-pensée de se défaire de Baruch, une fois qu’ils se seraient servis de lui comme d’un docile instrument, rien dans leur façon d’agir n’eût pu le faire soupçonner. Tout dans leurs actions, dans leurs paroles, tendait à prouver au faux Joë Dorgan que ses deux complices l’avaient franchement associé à leurs projets comme à leurs ressources les plus secrètes. Baruch n’avait conservé envers eux aucune défiance et il s’enorgueillissait presque de compter au nombre des trois Lords qui commandaient en maîtres aux sanglants compagnons de la Main Rouge.

 

Au cours du voyage, d’ailleurs, Fritz et Cornélius semblaient prendre à tâche de mettre leur nouveau collègue au courant des ressources secrètes de la mystérieuse association.

 

Une fois, sur la lisière d’une forêt, l’automobile, dont Léonello remplaçait un pneu, fut brusquement attaquée par deux bandits armés d’énormes brownings.

 

Fritz, au lieu de répondre aux menaçantes objurgations des deux drôles, se contenta de tirer du sifflet de vermeil qu’il portait en breloque deux ou trois notes stridentes, modulées sur une gamme spéciale, et les deux tramps s’enfuirent à toutes jambes.

 

Il n’était pas de jour que les frères Kramm ne donnassent à Baruch une preuve nouvelle et inattendue de l’étendue de leur pouvoir et du nombre de leurs affiliés. C’était une véritable armée de malfaiteurs, savamment organisée, qu’ils avaient à leurs ordres.

 

Mais autant Fritz s’appliquait à mettre en relief les innombrables et puissantes ramifications de la Main Rouge, autant le docteur paraissait y attacher peu d’importance. Un jour même, il alla jusqu’à dire :

 

– Je suis presque de l’avis de Baruch, pourquoi ne pas laisser peu à peu de côté toute cette organisation romanesque, dont la direction demande beaucoup de mal et expose à beaucoup de dangers ?

 

– Certes, répliqua vivement Fritz, le rôle de Lord de la Main Rouge n’est pas une sinécure ; mais nous ne le quitterons que quand nous serons assez riches.

 

Et le marchand de tableaux imposa, d’un geste, silence à son frère ; il ne lui plaisait pas qu’une discussion de ce genre s’engageât en présence de Baruch qui, au fond, était sur ce sujet du même avis que le docteur.

 

Un jour – un samedi précisément – l’auto traversait un océan de moissons verdoyantes qui, toutes, à perte de vue, appartenaient au trust.

 

Baruch sentait des bouffées d’orgueil lui monter au cerveau, à la vue de cette richesse de la terre, de cette opulence visible et palpable.

 

– Vous devez convenir, dit-il aux frères Kramm, que vous êtes arrivés dans le trust – il n’osa pas dire dans « mon trust » – au moment le plus opportun ; l’entreprise était complètement installée, les gros capitaux avaient été déboursés, et maintenant, grâce à votre apport, vous allez recueillir la majeure partie des bénéfices. Fred Jorgell est acculé aux pires expédients. Sa défaite n’est plus qu’une question de semaines, de jours peut-être…

 

– Je sais cela aussi bien que vous, murmura Cornélius hypocritement ; je sais même que la charmante miss Isidora s’en montre très affectée. Dame, je crois qu’il sera très dur pour cette élégante jeune fille de se trouver réduite à l’indigence.

 

Baruch eut une crispation nerveuse. Sa sœur Isidora était peut-être la seule personne au monde pour laquelle il eût conservé une sorte d’affection.

 

– Ne vous occupez pas d’Isidora, grommela-t-il d’un ton mécontent. Je saurai, s’il le faut, lui venir en aide.

 

– C’est, d’ailleurs, une fort bonne personne, reprit le docteur avec une atroce ironie. On m’a conté, à ma dernière visite au Lunatic-Asylum, qu’elle faisait une pension à son frère « Baruch Jorgell », ce malheureux dément, dont vous ne pouvez ignorer l’histoire.

 

Baruch grinçait des dents.

 

– Pas un mot de plus là-dessus ! rugit-il.

 

– Oui, dit Fritz avec un bon sourire, c’est une pénible histoire ; parlons plutôt de notre trust. Je pensais précisément qu’il serait facile – grâce à la Main Rouge – d’amener rapidement l’honorable Fred Jorgell à capituler. Quelques incendies allumés, comme par hasard, dans ses docks ou dans ses plantations pourraient accélérer l’inévitable dénouement.

 

Le docteur eut un haussement d’épaules.

 

– Fritz, fit-il, vous avez la préoccupation continuelle de la Main Rouge, vous vous faites illusion sur la puissance des tramps, qui sont, au fond, de vulgaires malfaiteurs. Quand donc voudrez-vous comprendre qu’il y a derrière nous un terrible et sanglant passé, avec lequel il faudrait rompre le plus tôt possible ?

 

– La Main Rouge triomphe !

 

– D’accord, mais cela ne durera pas toujours. Il faut laisser de côté ces sortes de moyens. Je veux, moi, devenir un des dominateurs du monde. Toute autre ambition est mesquine, et, pour atteindre un pareil but, ce sont des milliards qu’il faut et non quelques dollars volés sur le grand chemin par des crève-misère.

 

– Le docteur a raison, s’écria Baruch avec orgueil, pas de mesquines ambitions, pas de petits moyens, ce ne sont pas des miséreux ou des niais, ce sont des gens de mon énergie et de mon intelligence qu’il vous faut comme collaborateurs, entendez-vous ?

 

– Nous aurions pu nous dispenser de votre collaboration, répliqua Fritz un peu railleusement.

 

– Non, s’écria le docteur avec vivacité, Baruch a fait ses preuves. Il aura sa part dans nos triomphes, mais une condition essentielle du succès, c’est que notre bonne entente ne soit jamais troublée.

 

– Notre union fera notre puissance, fit Baruch enthousiaste ; qu’aucune querelle ne vienne troubler notre alliance. La Main Rouge, la Science et la Spéculation réunies doivent nous donner la maîtrise du monde. Mais je vous ménage une surprise aujourd’hui même. Je vais vous donner la preuve que j’ai tenté quelque chose pour l’œuvre commune.

 

– De quoi s’agit-il ? demanda Fritz, en échangeant avec Cornélius un regard étonné.

 

– J’ai tout simplement trouvé un procédé, grâce auquel on peut décupler la puissance de production de nos acréages de maïs et de coton.

 

Cornélius réfléchit un instant.

 

– Parions, fit-il, que vous avez employé quelques-uns des procédés du Français Bondonnat, le seul homme que je regarde comme mon égal en science ; Bondonnat, l’ami de Maubreuil.

 

– À quoi bon ramener ces souvenirs, déclara Baruch sans colère, tout cela est du passé. Vous le savez, j’ai connu de très près le naturaliste français, et je crois m’être approprié quelques-uns de ses procédés les plus étonnants pour augmenter la puissance de la végétation.

 

– Et quand verrons-nous cela ? demanda Fritz Kramm un peu sceptique.

 

– Aujourd’hui même, dit Baruch, qui retomba dans le silence.

 

L’auto filait à toute vitesse entre les hauts feuillages de maïs que, de temps en temps, la brise faisait bruire avec de bizarres crissements de soie froissée. Il faisait une chaleur accablante. Le ciel, d’un blanc de plomb, avait çà et là des tons roux et jaunâtres qui annonçaient l’imminence d’un violent orage.

 

Léonello augmenta encore la vitesse ; la voiture aux nickelures éclatantes fuyait comme un météore, au ras des verdures coupées çà et là par quelques bouquets de palmiers élancés.

 

Enfin, des maisonnettes couvertes de feuilles de maïs ou de tuiles rouges apparurent au versant d’une colline qui dominait la plaine.

 

Au-dessus des maisonnettes se dressaient d’étranges appareils métalliques, canons paragrêles, mâts électriques qui reproduisaient, à peu de chose près, ceux qu’avait inventés le naturaliste Bondonnat, et grâce auxquels il faisait régner dans ses jardins un printemps perpétuel.

 

L’auto avait stoppé devant la plus vaste des chaumières, et bientôt une armée de serviteurs noirs ou mulâtres se précipita au-devant de messieurs les propriétaires du trust et les guida jusqu’à une salle blanchie à la chaux où un confortable lunch était servi.

 

Le menu était de ceux qu’on trouve fréquemment dans le Sud des États-Unis : un ragoût de crabes de rivière au piment des plus appétissants, un cochon de lait rôti et entouré de bananes frites, des hérissons assaisonnés au ravensara et d’une chair aussi blanche et aussi savoureuse que celle de jeunes poulets.

 

Pendant que les trois bandits faisaient honneur à cette collation, le ciel était devenu d’un noir d’encre. Baruch se hâta de donner des ordres aux Noirs qui devaient faire fonctionner ses appareils tout récemment installés.

 

Tout à coup, l’orage éclata avec cette soudaineté qui est particulière aux climats tropicaux.

 

De grands éclairs bleus, verts, violets déchiraient le manteau des nuages, le vent soufflait en tempête, faisait craquer lamentablement les cases des Noirs, comme s’il eût voulu les arracher de leurs pilotis, les maïs se courbaient et s’étalaient sous l’orage et leurs feuillages tourbillonnaient comme la vague autour des écueils.

 

Le tonnerre grondait majestueusement dans l’étendue.

 

Baruch demeurait silencieux ; il semblait beaucoup moins sûr qu’une heure auparavant de l’effet de ses appareils ; les frères Kramm attendaient, dans un silence patient, l’expérience annoncée.

 

À ce moment, les canons paragrêles retentirent mais leurs détonations n’arrivaient pas à dominer le fracas de la foudre ; ils demeuraient sans effet contre le terrible pouvoir d’un orage tropical.

 

Baruch, furieux, comprit, mais trop tard, que ses appareils n’étaient pas en proportion avec l’effet qu’il en attendait. Ce qui était suffisant sous le ciel clément du pays de France devenait inefficace dans cette contrée torride.

 

Rageusement, il donna l’ordre aux Noirs de cesser le feu contre les nuées victorieuses. Poliment, Cornélius et Fritz essayèrent de le consoler de sa déconvenue. Baruch se taisait, contenant à grand-peine sa rage et son désappointement.

 

L’orage, cependant, redoublait de fureur comme s’il eût été attiré par les appareils installés sur la colline. Un moment, des centaines d’éclairs se déployèrent comme le bouquet d’un gigantesque feu d’artifice ; les paratonnerres étaient couronnés de hautes flammes livides.

 

Il y eut un formidable craquement.

 

La foudre venait de tomber sur la case voisine de celle où se trouvaient les trois complices.

 

Les nègres s’enfuyaient en hurlant, criant que deux d’entre eux venaient d’être tués.

 

Baruch et les frères Kramm restaient plongés dans un silence épouvanté. Mais déjà les nuages déchiquetés par la foudre crevaient en une averse diluvienne, en une torrentielle pluie qui glissait des hauteurs voisines avec la rapidité d’une avalanche liquide, noyait les cultures, menaçait de changer en un lac la plaine fertile.

 

– Lamentable échec, murmura Baruch avec accablement.

 

– C’est un véritable hasard que nous n’ayons pas été foudroyés, ajouta le docteur avec ce malicieux sang-froid dont il ne se départait jamais.

 

– Il faut espérer, dit Fritz à son tour, que M. Bondonnat obtient avec ses appareils de meilleurs résultats…

 

– Et c’est ce dont je suis profondément humilié. Je ne suis qu’un ignorant, auprès de ce vieillard qui sait transformer, à son gré, les saisons, faire des végétaux tout ce qu’il lui plaît…

 

Et Baruch, dans une crispation de la face qui lui rendait pour un instant sa vraie physionomie, versait des larmes de rage.

 

– Consolez-vous, dit Cornélius, M. Bondonnat est un des météorologistes, un des naturalistes les plus illustres qui soient dans le monde entier. Vous ne pouvez pas prétendre l’égaler. Ah ! si nous l’avions comme associé, avec quelle facilité il décuplerait, centuplerait même le rendement de nos trusts.

 

– Pourquoi ne pas le faire venir ? proposa Fritz, c’est une idée.

 

– Il n’accepterait pas, murmura Baruch en secouant la tête.

 

– Mais en le payant très cher ?

 

– Il est riche.

 

– Alors, dit Cornélius en ricanant, enlevons-le, séquestrons-le, il sera bien obligé de travailler pour nous.

 

Les trois complices se regardèrent, le projet leur souriait, précisément à cause de son audace et de ses difficultés.

 

– Nous en reparlerons, murmura Cornélius, je vais creuser l’idée ; pour le moment, je crois qu’il serait temps d’aller nous coucher.

 

Tous trois s’apprêtaient à regagner leurs chambres, lorsque la sonnerie du téléphone retentit furieusement.

 

– Allô !

 

– Allô ! Qui me parle ?

 

– Ton père, William Dorgan. C’est toi, mon cher Joë ?

 

– Oui. Qu’y a-t-il donc ?

 

– Bonne nouvelle ! Nous triomphons sur toute la ligne.

 

– Fred Jorgell est vaincu ?

 

– Entièrement, il m’a tout cédé, stocks et domaines. Nous sommes les maîtres, demain nos actions vont monter…

 

Baruch était exaspéré.

 

– C’est stupide, songeait-il, traiter au moment où Fred Jorgell allait sombrer. Encore une fois ma vengeance m’échappe. Aussi, c’est de ma faute. Je n’aurais pas dû m’absenter. Harry Dorgan en a profité, c’est lui, certainement, qui a combiné tout cela !… Mais j’y songe, si les signatures ne sont pas échangées, il est peut-être encore temps !…

 

Mais, non, il n’y avait plus rien à faire et William Dorgan lui téléphona, d’un air de triomphe, que tout était en règle et que la cession, si avantageuse pour le trust, était désormais un fait accompli.

 

Baruch dut faire un immense effort sur lui-même pour balbutier dans l’appareil une phrase de banales félicitations.

 

– Mauvaise journée, dit-il aux frères Kramm qui avaient tout entendu, mais je me demande comment mes deux pères, le faux et le vrai, ont pu trouver un terrain d’entente. Harry Dorgan me payera tout cela une bonne fois !

 

Fritz et Cornélius ne partageaient nullement la mauvaise humeur de leur complice. Ils n’avaient pas les mêmes causes de haine que Baruch contre le milliardaire Fred Jorgell, puis, somme toute, l’affaire était excellente pour eux, et les capitaux qu’ils avaient engagés ou fait engager dans le trust se trouvaient largement rémunérés.

 

Baruch leur souhaita le bonsoir et gagna sa chambre en maugréant.

 

Il se disait, en entrant dans l’étroite pièce où une haute glace semblait l’attendre, que sa nuit ne serait pas tranquille. Après cette journée pourtant si agitée, il s’attendait à la terrible visite du cauchemar qui venait chaque samedi hanter son sommeil.

 

CHAPITRE VIII

Le cercle des Fées

C’était fête ce soir-là chez M. Bondonnat, le fameux naturaliste français. La villa qu’il possédait à Kérity-sur-Mer retentissait des joyeux apprêts d’un banquet familial. Le vieux savant célébrait les fiançailles de sa fille Frédérique et de son collaborateur, le naturaliste Roger Ravenel, en même temps que celles d’Andrée de Maubreuil et de l’ingénieur Antoine Paganot, autre collaborateur de M. Bondonnat.

 

Ce double mariage, qui réalisait un des vœux les plus chers du vieux savant, avait été fixé au mois de septembre et l’on n’était encore qu’à la fin de juin. Une circonstance aussi solennelle créait dans la villa tout un remue-ménage, depuis les chambres à coucher, où les jeunes filles déballaient avec force cris d’admiration les robes, les lingeries et les chapeaux arrivés de Paris, jusqu’à la cuisine où les pêcheurs de la baie apportaient des homards monstrueux et des soles géantes.

 

De son cabinet, M. Bondonnat entendait le gai cliquetis de la vaisselle et les éclats de rire des jeunes filles et il ne pouvait s’empêcher de sourire.

 

Près de lui un adolescent, quelque peu bossu, mais à la mine espiègle et malicieuse, s’occupait à nettoyer les verres d’un grand microscope, mais il paraissait aussi distrait que son maître.

 

– Allons, Oscar, dit tout à coup M. Bondonnat, il est cinq heures, nous avons assez travaillé comme cela, aujourd’hui. Je vais faire un tour sur la falaise et, si tu le veux, tu m’accompagneras.

 

– Bien volontiers, cher maître, murmura le jeune homme.

 

Et en un clin d’œil, il eut rangé les livres et les papiers, remis en place les instruments de physique et de mathématiques, pendant que le naturaliste se coiffait d’un feutre à larges bords et s’armait de sa solide canne de jonc à pomme d’ivoire.

 

M. Bondonnat était au comble de la joie, il nageait en pleine félicité. Le fiancé d’Andrée, aussi bien que celui de Frédérique, étaient tous deux des hommes de grand cœur et de haute intelligence. Le naturaliste était assuré qu’avec de tels maris les deux jeunes filles seraient heureuses.

 

– Si Maubreuil était ici, pensa-t-il, il approuverait le choix que j’ai fait, certainement.

 

M. Bondonnat, que suivait Oscar à quelques pas, descendit dans les jardins dont les feuillages et les fleurs chatoyaient d’un éclat presque fantastique dû aux courants électriques, aux gaz stimulants où baignaient leurs racines et leurs tiges. Il passa près des serres aux vitrages de couleur qui servaient aux expériences sur l’influence de la lumière et il ouvrit la porte de l’ascenseur qui permettait d’accéder au sommet de la falaise.

 

À ce moment, un barbet noir à longs poils vint en aboyant joyeusement rejoindre le maître et le disciple.

 

– Nous emmenons Pistolet ? demanda Oscar.

 

– Certainement, il sera ravi de se dégourdir les jambes en courant à travers la lande.

 

Le chien avait sauté dans l’ascenseur qui, en une minute, eut atteint le sommet du roc qui formait là une sorte de chemin de ronde dominant les jardins et bordé par une haute muraille. C’était là que se dressaient les appareils compliqués qu’avait inventés le météorologiste pour capter l’électricité ambiante, condenser l’ozone et l’azote qui existent en grande quantité dans l’atmosphère des orages et qui sont les principaux facteurs de la fertilité du sol. C’étaient ces appareils que Baruch Jorgell, en Amérique, avait vainement essayé d’imiter pour augmenter le rendement du trust. Comme on l’a vu, la contrefaçon grossière qu’il avait tentée avait échoué piteusement.

 

Mais au moment où Pistolet sautait hors de la cage vitrée, il se mit tout à coup à aboyer avec fureur, en grattant de ses pattes la petite porte qui faisait communiquer la lande déserte et le chemin circulaire.

 

– Voilà qui est étrange, fit Oscar, je ne l’ai jamais vu ainsi.

 

L’adolescent ouvrit la porte. Aussitôt Pistolet, toujours aboyant, se rua à travers la lande.

 

– Il faut le suivre, déclara M. Bondonnat, l’attitude de cet animal, que je regarde comme doué d’une intelligence quasi humaine, me semble tout à fait extraordinaire.

 

Oscar, qui suivait à distance le naturaliste, s’élança à la poursuite du chien.

 

L’adolescent avait à peine fait quelques pas qu’il aperçut deux hommes, d’allure étrangère, qui se défendaient à grands coups de canne contre Pistolet qui, l’œil sanglant, la langue pendante, cherchait à mordre l’un d’eux.

 

L’inconnu, vêtu d’un complet verdâtre et d’une casquette de cycliste, avait déjà son pantalon déchiré par les crocs du chien ; son visage maigre et rasé était blême de peur. Enfin, au moment où M. Bondonnat arrivait sur le lieu du drame, l’homme parvint à se reculer, tira de sa ceinture un browning et mit en joue l’animal.

 

– Ne touchez pas à mon chien ! s’écria M. Bondonnat.

 

Déjà Oscar avait saisi Pistolet par l’anneau de son collier et le tirait fortement en arrière tout en bégayant de vagues excuses à l’adresse de l’étranger.

 

Mais ce dernier – d’une voix étrange et rauque, qui fit tressaillir M. Bondonnat et Oscar lui-même – répliqua froidement :

 

– Cette bête est enragée.

 

Et, au risque de blesser Oscar, il tira.

 

– Monsieur, dit le naturaliste, je vous fais toutes mes excuses, je suis prêt à vous indemniser… cet animal est un peu sauvage… pourtant je vous serais reconnaissant de ne pas le tuer, nous y tenons beaucoup.

 

Mais, sans l’écouter, l’inconnu s’apprêtait à tirer de nouveau, et cette fois à bout portant, lorsque son compagnon lui dit quelques mots à mi-voix. Aussitôt, l’homme remit son browning dans sa gaine et tous deux s’éloignèrent en hâte sans prêter la moindre attention à M. Bondonnat et à Oscar.

 

– Singulières gens, murmura le naturaliste, des touristes, sans doute, je les crois américains.

 

– Ce sont des coquins ! s’écria Oscar avec indignation ; avez-vous entendu la voix de celui qui voulait tuer Pistolet ? Elle ressemble à celle de Baruch, l’assassin !

 

– J’y avais songé, fit M. Bondonnat en frissonnant malgré lui.

 

– Puis, ce pauvre Pistolet n’aboie jamais après personne…

 

– Il y a quelque chose d’inexplicable là-dessous ; ces étrangers ont pris la fuite bien promptement.

 

Tous deux demeurèrent pensifs. Oscar s’était empressé de mettre au chien une longue et solide chaîne ; précaution indispensable, car Pistolet continuait à hurler avec rage et ne paraissait pas près de se calmer.

 

Le naturaliste et son compagnon finirent cependant par oublier l’incident qui, en somme, était de ceux qui peuvent arriver tous les jours, et ils continuèrent leur promenade à travers la lande jusqu’à un endroit que l’on nommait le cercle des Fées.

 

Là s’étendait un vaste espace complètement stérile et couvert d’un sable aussi fin que si on l’eût égalisé au râteau. Les paysans assuraient que c’est en cet endroit désert que les fées, les poulpiquets et les esprits de la lande se livraient à leurs jeux et à leurs danses.

 

Le vieux savant se reposa quelque temps sur un bloc de grès, puis, regardant le soleil qui paraissait sur le point de disparaître à l’horizon dans un nuage couleur de sang :

 

– Il est temps de rentrer, déclara-t-il, il est indispensable de se montrer exact un pareil jour.

 

– Je vais vous montrer un nouveau tour de Pistolet, dit Oscar en tirant de sa poche une boîte qui renfermait un alphabet de lettres mobiles.

 

– Nous savons que ton élève forme des mots entiers et qu’il lit presque couramment.

 

– Oui, mais cette fois, je lui ai appris un compliment aux fiancés, une surprise…

 

Il n’acheva pas ; le chien, le cou tendu vers le ciel, s’était remis à aboyer.

 

Tous deux levèrent la tête et ils aperçurent bientôt ce qui causait la fureur de l’animal.

 

Dans le ciel, un aéroplane de fort tonnage traçait de grands cercles, comme s’il eût voulu atterrir au sommet de la falaise.

 

– C’est l’aéroplane qui fait peur à Pistolet, dit M. Bondonnat, il faut le tenir solidement, ce diable d’animal nous causerait quelque ennui.

 

– Mais, regardez, s’écria Oscar avec angoisse, l’aéroplane tombe maintenant comme du plomb, on dirait qu’il dégringole directement sur nous.

 

Le vieux savant se recula d’un mouvement instinctif, mais au même instant deux hommes – les mêmes qui avaient voulu tuer Pistolet – s’élançaient de derrière un fourré d’ajoncs, renversaient M. Bondonnat en le menaçant de leurs brownings.

 

– Au secours ! s’écria Oscar en se précipitant courageusement pour défendre son maître.

 

Mais un coup de crosse renversa l’enfant qui, le front ensanglanté, roula sur le sol, le crâne fendu.

 

Au même moment, l’aéroplane prenait terre sur la piste sablée que formait le cercle des Fées.

 

– Vite, Baruch ! cria la voix du pilote.

 

– Pas de noms, pas de bruit, riposta l’autre avec mauvaise humeur.

 

Et il empoigna brutalement M. Bondonnat à demi mort de saisissement et le jeta dans un des baquets de l’appareil, qui était à quatre places.

 

Mais tout à coup Pistolet, qu’Oscar avait lâché dès le début de l’action, sauta d’un bond sur les genoux du vieux savant, au moment même où l’appareil se remettait en marche.

 

Déjà l’aéroplane, dont les moteurs ronflaient vertigineusement, s’élevait dans les airs, vers le ciel où les premières étoiles commençaient à s’allumer.

 

Bientôt ce ne fut plus qu’un point blanc qui disparut dans la direction de la-haute mer.

 

CINQUIÈME ÉPISODE

Le secret de l’île des pendus


CHAPITRE PREMIER

Le chercheur de sensations rares

Il était deux heures du matin.

 

Les clients du Lapin Rouge, un cabaret situé près des Halles centrales et fréquenté seulement par la lie de la population parisienne, se pressaient tumultueusement dans la grande salle du rez-de-chaussée. L’absinthe et le vin blanc coulaient à flots sur le comptoir de zinc autour duquel se bousculaient, confusément mêlés, les souteneurs aux cravates voyantes, au regard oblique et luisant, et les honnêtes travailleurs qui s’occupent chaque nuit du déchargement des légumes et des primeurs.

 

Il y avait là des chiffonniers dont la carriole attelée d’un âne étique attendait dans la rue, des ramasseurs de bouts de cigare à la besace de toile gonflée de « mégots », des camelots chargés d’un pesant rouleau de journaux du soir, des Arabes et des nègres, marchands d’olives, de pistaches ou de bijoux en toc, des mendiants qui comptaient dans un coin les sous de la recette quotidienne ; race nocturne et fantastique qui ne sort de ses tanières qu’après le soleil couché et qui ne se trouve à l’aise que dans les ténèbres.

 

Trognes rubicondes ou faces blafardes, tout ce monde riait, chantait, sifflait, faisait tapage, aux accents de la guitare qu’une musicienne en guenilles faisait bourdonner vaguement, en dépit des défenses du patron ; tout ce monde aussi mangeait de grand appétit des saucisses arrosées de vinaigre, de cornets de frites ou des portions de rosbif chevalin d’un rose appétissant. C’était un vacarme étourdissant, une cohue grouillante qui faisait songer aux antiques sabbats.

 

Du seuil de la porte, un personnage, dont la maigreur se drapait dans une ample pèlerine à carreaux jaunes et bleus et que coiffait un feutre cavalièrement relevé sur l’oreille, contempla quelque temps ce tableau avec le sourire d’un philosophe, mais un sourire jeune pourtant et naïf encore, malgré ses longs cheveux gris et sa barbe broussailleuse. Mais il aperçut sous un auvent une marchande de soupe en plein vent fort occupée à servir sa guenilleuse clientèle et, machinalement, il se prit à fredonner les couplets d’une vieille chanson du Quartier latin[4] :

 

Lorsque le matin aux Halles on se rue

Et qu’on sent monter des graisseux pavés

L’odeur de lilas, l’odeur de morue,

Vers ton grand banquet, ô soupe à deux sous,

Nous débarquons tous, nous, les décavés !

 

L’inconnu secoua mélancoliquement la tête comme pour chasser des souvenirs importuns, puis après un moment d’hésitation – et non sans avoir vérifié la présence d’une pièce de cinq francs dans la poche de son gilet –, il pénétra dans le bouge, se fraya un passage à travers la malodorante cohue et alla s’asseoir à une des poisseuses tables de marbre qui occupaient le fond de la salle.

 

– Je commence à avoir une faim de tous les diables, murmura-t-il en aparté, et, se penchant par l’huis entrebâillé de la cuisine, il appela d’une voix forte :

 

– Émile !

 

Un garçon aux épaules d’athlète, au front bas, au cou de taureau, se montra chargé de bouteilles et de plats.

 

– Voilà, monsieur, que faut-il servir à monsieur ?

 

– Vous me donnerez un rosbif bien saignant, des pommes frites, une chopine et deux sous de pain.

 

– Et une serviette ?

 

– Bien sûr.

 

L’inconnu, aussitôt servi, se mit à manger de grand appétit.

 

À ce moment, une auto de haut luxe s’arrêta devant l’assommoir ; il en descendit un gentleman d’une impeccable correction, le monocle à l’œil, une orchidée à la boutonnière, qui, silencieusement, alla s’asseoir à côté de l’homme à la pèlerine.

 

Le nouveau venu offrait une physionomie d’une régularité parfaite, sa face entièrement rasée avait le pur profil d’une médaille antique, mais il était d’une pâleur mortelle ; ses yeux verts ne jetaient que de ternes lueurs, et ce beau visage exprimait une profonde indifférence ; il semblait figé dans une impassibilité marmoréenne que rien ne devait être capable d’émouvoir.

 

Avec des ricanements où il y avait pourtant quelque chose qui ressemblait à du respect, les miséreux s’étaient écartés en murmurant :

 

– Tiens, milord Bamboche !

 

Et ils regardaient avec des yeux allumés de cupidité ses doigts chargés de bagues et les grosses perles qui lui servaient de boutons de chemise.

 

Un silence impressionnant régna quelque temps dans le cabaret, puis, à voix basse, les conversations reprirent peu à peu.

 

Celui qu’on avait appelé milord Bamboche n’avait pas paru un seul instant se douter de l’attention dont il était l’objet. Émile, le garçon, sans attendre qu’on lui en donnât l’ordre, apporta respectueusement une bouteille de champagne que l’étrange consommateur se mit à déguster à petites gorgées, après avoir allumé un havane bagué d’or qu’il tira d’une boîte enrichie de pierres précieuses.

 

Le dîneur solitaire ne put s’empêcher de jeter un regard curieux sur ce voisin inattendu qui paraissait aussi à l’aise, aussi tranquille dans ce bouge, où les meurtres n’étaient pas rares, que s’il se fût trouvé dans le fumoir du château que – sans nul doute – il devait posséder quelque part. Milord Bamboche contemplait tranquillement la foule des loqueteux qui reniflaient avidement l’odorant parfum du régalia.

 

– Drôle de type ! grommela l’homme à la pèlerine ; quelque excentrique, sans doute.

 

Son modeste repas était terminé ; il appela le garçon et lui remit négligemment son unique pièce de cinq francs.

 

Émile avait derrière son oreille un bout de crayon et additionnait sur le marbre de la table.

 

– Soixante de portion, dix de pain, dix de serviette, trente de vin, ça fait vingt-deux sous !

 

Émile, pour rendre la monnaie, avait pris la pièce entre ses dents, mais, d’un geste brutal, il la rejeta sur le marbre où elle rendit un son mat.

 

– Vieux farceur, ricana-t-il, elle est en plomb, la thune, et moi qui ne me méfiais pas… C’est qu’il a failli me faire le coup !

 

L’homme était devenu blême.

 

– C’est que, monsieur Émile, bégaya-t-il en baissant la tête, je n’ai pas d’autre argent… je… j’ai été trompé tout le premier.

 

– Y a pas de m’sieu Émile ! Tout ça, c’est des blagues. Aboule tes vingt-deux ronds ou j’appelle le sergot qui est au coin. Quand on n’a pas de galette, on ne croûte pas ; moi, je n’connais que ça…

 

Le malheureux, dont la bonne foi était évidente, paraissait en proie à un tremblement convulsif. Il jetait autour de lui des regards suppliants et désespérés d’un chien qui se noie, mais il ne rencontrait autour de lui que des faces hostiles, implacables, des miséreux : tous prenaient parti pour le garçon.

 

– Émile a raison, bien sûr, murmuraient-ils. Le vieux ira finir sa nuit au poste, c’est bien fait !…

 

Le patron, qui trônait derrière le zinc, lança d’une voix bourrue :

 

– Allons, oust, finissons-en ; ces histoires-là, ça arrête la consommation. Émile, allez chercher un agent et vivement !

 

À ce moment, milord Bamboche, qui avait observé toute cette scène sans qu’un muscle de son visage tressaillît, jeta un louis sur la table.

 

– Payez-vous, fit-il, et laissez ce gentleman tranquille.

 

Personne ne broncha. Émile rendit la monnaie avec un sourire obséquieux, pendant que milord Bamboche, imposant silence d’un geste aux remerciements de son obligé, lui disait de sa voix blanche, éteinte et comme lointaine :

 

– Inutile de me remercier, monsieur, ce que je fais est tout simple, il peut arriver à tout le monde de recevoir une fausse pièce.

 

– Monsieur, balbutia l’homme dont le visage s’était couvert d’une rougeur de honte, je suis confus de cette aventure…

 

– N’insistez pas, répliqua milord Bamboche avec le même geste impérieux. Garçon, du champagne et une coupe pour monsieur… (Et il répéta interrogativement :) Pour monsieur ?

 

– Agénor Marmousier.

 

– Le poète ?

 

– Lui-même.

 

Milord Bamboche manifesta, cette fois, quelque étonnement.

 

– Extraordinaire ! fit-il. Je me nomme, moi, lord Astor Burydan.

 

– Le millionnaire excentrique ?

 

– Yes. Le même que la canaille française a surnommé milord Bamboche… Mais, pardonnez ma franchise, comment se fait-il que je vous rencontre dans un état de fortune si peu digne de votre talent ? En Angleterre, vous seriez poète-lauréat, avec une pension royale !

 

Très simplement, très dignement aussi, Agénor expliqua qu’en France, les poètes étant fort mal payés, la gloire et la richesse marchaient rarement de pair. Ses vers étaient admirés, mais il restait pauvre. Il reconnut, d’ailleurs, avec franchise, que c’était un peu de sa faute s’il n’avait pas su monnayer son génie ; il manquait de cette habileté pratique, de cet entregent qui est l’apanage des médiocres ; puis il était fier et, aussi, il en convint, ami du loisir.

 

Milord Bamboche, toujours impassible, l’avait écouté jusqu’au bout, réfléchissant.

 

– Confidence pour confidence, lui répondit-il, mon cher poète ; moi, je me suis toujours ennuyé et je m’ennuie toujours et partout. J’ai vainement essayé de me distraire par toutes sortes d’excentricités, rien n’y a fait.

 

– Les excentricités, c’est toujours intéressant, c’est une des formes de la poésie lyrique, en somme !

 

– Le lendemain du jour où je fus mis en possession de ma fortune, je donnai un thé sous-marin, dans une cloche à plongeur ; le jour suivant, je conviai à un banquet deux cents vidangeurs et leurs épouses ; la tenue de rigueur était, pour les hommes, le smoking et les bottes de travail, pour les dames, le décolleté.

 

– Pas mal ! fit le poète en souriant.

 

– Le banquet eut un certain retentissement. Le lendemain, j’épousai en aéroplane une princesse nègre. J’avais exigé que le ministre qui devait bénir notre union se tînt à la dernière plate-forme du clocher de son église, brillamment illuminée pour la circonstance.

 

– De mieux en mieux.

 

– Cette union eut aussi un certain retentissement, continua lord Bamboche d’un air ennuyé. Le jour suivant, je pénétrai avec ma jeune épouse dans la cage d’un lion d’Abyssinie que j’abattis à coups de revolver après une lutte émouvante, puis, séance tenante, en présence d’une foule enthousiaste, j’écorchai l’animal et transformai sa chair en saucissons appétissants que je distribuai gratis aux spectateurs.

 

– C’était là une véritable leçon de choses.

 

– Le lendemain, j’avais à assister aux obsèques d’une de mes tantes, lady Esther Burydan. Je suivis son cercueil en pleurant. J’avais revêtu pour cette solennité familiale un maillot de soie noire, semé de larmes blanches. Vingt de mes domestiques de confiance me suivaient, également costumés en clowns, et couronnés de funèbres violettes…

 

Le poète Agénor Marmousier eut un éclat de rire sonore.

 

– Vous êtes vraiment, milord, s’écria-t-il, un homme admirable ! Je vous dédierai une de mes poésies. En attendant, permettez-moi de boire à votre santé !

 

– Je vous rase, murmura lord Burydan d’un ton maussade.

 

– Pas du tout, je vous assure. Vos excentriques trouvailles me causent une véritable joie. Continuez, je vous en prie ; il y a longtemps que je n’ai ri d’aussi bon cœur !…

 

– Vous êtes fort indulgent. Peu de temps après, j’organisai les dîners automobiles et musicaux à l’usage des prolétaires et des déshérités de la fortune. À midi moins un quart, sept énormes automobiles partaient de la cour de mon hôtel. La première contenait trente musiciens jouant à tour de bras le God save the King, le Sweet Home, le Rule Britannia et d’autres mélodies classiques chères à tous les cœurs anglais. La seconde était chargée de trois mille kilogrammes de rosbif saignant, la troisième était constituée par une gigantesque marmite renfermant de l’oie aux navets et aussi grosse qu’une locomotive.

 

– Je vous suis avec l’attention la plus palpitante…

 

– La quatrième auto offrait de vastes baquets de pommes de terre fumantes, et le chauffeur était en robe de chambre. La cinquième supportait un plum-pudding gros comme une maison, que flanquaient deux laquais armés de sabres d’abordage !

 

– Pour servir ?

 

– Parbleu ! L’auto qui suivait était chargée de fromages de Chester, et la dernière de superbes pommes du Canada.

 

– Ce devait être un cortège appétissant ?

 

– Tout ce qu’il y a de plus apéritif ! À chaque carrefour, la musique exécutait un air national, puis la foule s’approchait et chacun recevait sa part de ce lunch, somme toute très confortable. Puis, nouvelle aubade et départ pour un autre carrefour.

 

– Cela devait coûter gros ?

 

– Une bagatelle. Je suis très riche. J’ai essayé déjà de me ruiner. J’y ai renoncé !…

 

– Et comment ont fini les banquets automobiles et musicaux ?

 

– Mal ! La populace a pillé mes chars culinaires et j’ai été moi-même, une fois, presque lapidé par les pommes du dessert et les « potatoes » toutes chaudes qui accompagnaient le rosbif que j’avais payé… Après l’échec lamentable de cette tentative, je me suis fait enterrer vivant, puis j’ai donné un bal de croque-morts et de nourrices, le noir et le blanc, la Vie et la Mort !… C’était superbe !… Et maintenant je m’ennuie !…

 

Lord Bamboche bâilla comme un tigre, puis commanda une troisième bouteille de champagne.

 

– Je crains que ma faible cervelle, balbutia le poète Agénor, ne puisse supporter…

 

Mais milord ne l’écoutait plus, il venait de rappeler le garçon, et, de son air éternellement las et ennuyé :

 

– Émile, dit-il nonchalamment, apportez-moi cent mètres de boudin.

 

Émile crut avoir mal entendu et se redressa tout effaré.

 

– Vous dites ? bégaya-t-il.

 

– Parfaitement, cent mètres de boudin, qualité supérieure ; je paie comptant, seulement je tiens à une chose, c’est que le boudin soit d’un seul morceau.

 

– Mais, milord…

 

– Arrangez-vous ! Faites des stoppages à la peau des boudins, employez s’il le faut un raccordeur de boudins ! Mais si, dans dix minutes, je ne suis pas servi, je ne remettrai plus les pieds dans cette baraque !

 

Émile, après s’être concerté quelque temps avec le patron tout aussi effaré que lui, s’était élancé au-dehors comme s’il eût eu le diable à ses trousses.

 

Un grand silence s’était fait dans la taverne. Très calme, milord Bamboche avait pris un autre havane bagué d’or, puis, ayant placé son chronomètre à côté de lui, il attendait.

 

Le poète Agénor se sentait rajeuni de vingt ans ; jamais il n’avait été à pareille fête.

 

La neuvième minute ne s’était pas écoulée qu’une gigantesque rumeur s’éleva. Dans la brume du matin une file d’hommes s’avançaient, jeunes et joufflus comme de vrais garçons charcutiers qu’ils étaient, et portant sur les épaules un interminable câble noir. En tête, Émile s’avançait la face rayonnante d’un juste orgueil.

 

– Milord est servi, dit-il simplement.

 

– Bien, donnez-moi un couteau.

 

Gravement milord coupa un minuscule morceau de boudin et le goûta, au milieu d’un profond silence.

 

– Il n’est pas mauvais ! prononça-t-il, et maintenant…

 

Au-dehors, on entendait les rumeurs d’une multitude sans cesse accrue et que trois escouades de sergents de ville, accourus au pas de gymnastique, n’arrivaient pas à dissiper.

 

– Maintenant, reprit l’Anglais, Émile distribuera, à toutes les personnes qui en feront la demande, vingt-cinq centimètres de boudin et une coupe de champagne. Avez-vous un double décimètre, Émile ?

 

– Vive milord Bamboche ! hurla la foule.

 

La distribution commença dans le plus grand ordre, mais à ce moment un commissaire de police, ceint de son écharpe, entra dans la salle. Il avait l’air furieux.

 

– Milord, commença-t-il, vous m’aviez pourtant promis d’être sage. Vous causez une véritable émeute. Je vais me voir forcé de vous mettre en état d’arrestation.

 

L’Anglais le prit de très haut.

 

– Je ne commets là, monsieur, aucun délit, déclara-t-il d’un ton rogue, je veux seulement donner au bon peuple de Paris une preuve – comestible – des sympathies britanniques ! Je veux resserrer l’entente cordiale, et si cent mètres ne suffisent pas, eh bien ! qu’on en fasse venir deux cents !

 

Après de longs pourparlers, le commissaire se résigna à faire établir un service d’ordre et la distribution continua au milieu des vivats d’une foule idolâtre.

 

Mais déjà milord Bamboche s’était levé, avait jeté au garçon deux ou trois billets bleus, puis se tournant vers Agénor :

 

– Allons-nous-en, partons, fit-il, je m’ennuie.

 

Le poète, qui croyait vivre quelque rêve absurde et merveilleux, suivit sans mot dire son nouvel ami. Tous deux, grâce à la protection des agents, purent monter dans l’auto qui attendait à quelque distance et qui partit en quatrième vitesse.

 

Ils avaient déjà laissé derrière eux l’Opéra, la Trinité et descendaient l’avenue de Clichy avec la rapidité d’un bolide, lorsque Agénor demanda timidement où on allait.

 

– Chez moi, répondit l’Anglais d’un air absent.

 

L’auto venait de franchir l’enceinte des fortifications.

 

– C’est que…, murmura le poète un peu inquiet.

 

– Soyez sans crainte. Voici la proposition que je vous fais. Vous êtes un poète et, comme tel, vous êtes homme d’imagination.

 

– Eh bien ?

 

– Empêchez-moi de m’ennuyer, trouvez-moi des sensations neuves, placez-moi dans des situations extraordinaires et périlleuses, en un mot, soyez l’auteur de la pièce dont je serai l’acteur et qui sera ma vie. Tâchez de réaliser pour moi l’impossible…

 

– Mais comment pourrai-je ?

 

– Je vous ouvre un crédit illimité. Vous pourrez dépenser autant qu’il vous plaira pourvu que vous arriviez à mettre en fuite le hideux fantôme de la Neurasthénie. D’ailleurs, vous fixerez vous-même le chiffre de vos appointements.

 

– Mais si je ne réussis pas ?

 

– Eh bien, tant pis ! mais je suis sûr que vous réussirez.

 

Agénor était violemment tenté. Quelles fêtes magnifiques, quelles admirables solennités artistiques ne pourrait-il pas organiser grâce aux millions de cet excentrique, qui semblait tombé du ciel, uniquement pour réaliser ses rêves les plus fous.

 

L’auto traversait en coup de vent les rues endormies de Clichy.

 

– Est-ce conclu ? demanda l’Anglais avec impatience.

 

– Eh bien, soit ! dit Agénor, j’accepte, mais j’entends avoir toute liberté dans le choix des moyens que j’emploierai ; il ne faudra vous étonner de rien.

 

– Entendu !

 

– Je vous promets que vous aurez des émotions, soyez tranquille. Ah ! j’oubliais, j’ai laissé quelques manuscrits dans la chambre de l’hôtel que j’habite, près du Panthéon…

 

– On ira chercher vos manuscrits… on payera vos dettes si vous en avez, mais à partir de maintenant vous êtes en fonctions. Voici un carnet de chèques en blanc, et surtout ne regardez pas à l’argent, j’ai horreur de la parcimonie.

 

L’auto avait stoppé brusquement sur les bords de la Seine. Le long du quai, la fine silhouette d’un yacht se profilait dans la pénombre matinale.

 

– Vous êtes chez moi, dit milord Bamboche en aidant son hôte à franchir la passerelle. Bonne nuit et tâchez de trouver quelque idée neuve.

 

– Bonne nuit, milord, soyez sans crainte à ce sujet.

 

Un domestique bien stylé conduisit le poète jusqu’à une luxueuse cabine et se retira après lui avoir demandé respectueusement s’il n’avait besoin de rien.

 

Agénor se jeta tout habillé sur la couchette d’érable et de mahony et ne tarda pas à dormir à poings fermés.

 

Quand il se réveilla le lendemain, il eut quelque peine à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, ses idées étaient encore brouillées par les fumées du champagne et il se pinçait jusqu’au sang pour se prouver à lui-même qu’il ne rêvait pas. À mesure qu’il se rappelait toutes les scènes qui s’étaient déroulées dans le cours de la nuit précédente, il poussait des exclamations d’émerveillement.

 

Sa surprise fut au comble quand il aperçut, bien en vue sur le guéridon de la cabine, la serviette de maroquin qui contenait ses poésies inédites et qui, magiquement, avait été apportée là.

 

À ce moment, le domestique entra, portant un complet de gentleman qui allait parfaitement à la taille d’Agénor, des chemises de tussor, des bottines de peau de porc, tout un attirail élégant, sans oublier un portefeuille de cuir de Russie qui renfermait le fameux carnet de chèques en blanc.

 

Le poète n’en revenait pas ; il se résigna pourtant à prendre son parti de sa fantastique aventure. Après avoir fait une assez longue station dans la salle de bains qui attenait à la cabine, il se revêtit du complet bleu-marine, délaissant sans regret sa pèlerine à rayures jaunes et bleues, et il monta sur le pont.

 

Là, il demeura ébahi. Pendant qu’il dormait, le yacht avait fait route, les clochers étincelants de la ville de Rouen se dessinaient dans le lointain et les rives de la Seine apparaissaient, verdoyantes, avec leur décor de châteaux et de ruines pittoresques.

 

Le poète contempla quelque temps avec recueillement l’admirable paysage. Il lui semblait qu’une âme nouvelle était entrée en lui ; des chansons lui montaient aux lèvres, il aspirait avec délice l’air pur, embaumé d’une odeur de feuillage et d’eau fraîche, et son cœur était pénétré d’une profonde reconnaissance pour le lord neurasthénique qui, tout à coup, était entré dans son existence humble et besogneuse, comme un génie des contes de fées.

 

– Lord Burydan, songea-t-il, est, malgré ses airs lugubres, un brave compagnon ; il a eu là une fameuse idée. Il s’agit maintenant de lui montrer de quoi je suis capable. Il veut avoir des sensations extraordinaires. Eh bien ! il en aura…

 

Le poète se frotta les mains, les idées originales lui venaient en foule, il se sentait inspiré ; à ce moment, un stewart, cérémonieux et correct comme un vieux diplomate, vint lui annoncer que le lunch était servi.

 

Agénor descendit joyeusement à la salle à manger du yacht, où déjà son hôte l’avait précédé.

 

CHAPITRE II

Drames !…

Six mois s’étaient écoulés ; le poète Agénor avait réalisé – et au-delà – les espérances de lord Burydan dont l’existence était maintenant une véritable série d’enchantements, tantôt terrible comme un drame, tantôt bouffonne comme une farce de carnaval. Le metteur en scène de toutes ces péripéties déployait une imagination inépuisable et, semant l’or à pleines mains, arrivait aux plus fantastiques résultats.

 

L’Anglais était forcé de reconnaître qu’il ne s’ennuyait plus une minute. Chaque jour c’était quelque surprise déconcertante. Avec un génie véritablement shakespearien, Agénor faisait traverser à son ami toutes les contrées du globe, toutes les époques de l’histoire – même celles de l’avenir –, tous les drames et toutes les comédies.

 

Il arriva à lord Burydan de se réveiller solidement ligoté au paratonnerre d’une haute cathédrale, ou enfermé dans un tonneau voguant en pleine mer, ou ficelé dans une boîte de cul-de-jatte à la porte d’une église, ou chevauchant un cheval de race, en pleine bataille. Jamais l’esprit inventif du poète ne se trouvait à court, et il se passionnait pour son œuvre, répétant sans cesse que les aventures de milord Bamboche étaient le plus beau poème qu’il eût jamais composé.

 

L’Anglais avait pour lui autant d’amitié que d’admiration.

 

– Dépensez, lui disait-il, dépensez, nous ayons encore des millions dans les banques ! Ce n’est que depuis que vous avez pris la direction de mes divertissements que je suis vraiment heureux

 

Lord Burydan répétait cette phrase pour la millième fois peut-être, accoudé à la balustrade d’un train de luxe qui emportait les deux amis à travers les solitudes grandioses de l’ouest de l’Amérique.

 

Agénor Marmousier était maintenant complètement transformé. Nul n’eût reconnu le bohème aux cheveux gris, que nous avons vu dévorer timidement une portion dans un cabaret infâme, dans le brillant gentleman à la face rose et frais rasée, à la mine robuste et jeune, qui savourait nonchalamment le parfum d’un panatella de premier choix, aux côtés du fameux lord Burydan. En lutte chaque jour avec le drame de la vie, le poète avait rajeuni de vingt ans.

 

– Je crois, fit-il, que je me montre suffisamment prodigue, mais si vous y tenez, on peut faire mieux…

 

– Faites ce qu’il vous plaira, je vous l’ai dit, une fois pour toutes, je vous donne carte blanche.

 

– Il ne faudrait pas me mettre au défi…

 

Lord Burydan rentra dans l’intérieur du wagon-salon.

 

– Je parie, dit-il après un silence, que cette fois notre voyage s’accomplira paisiblement jusqu’à San Francisco – ce « Frisco » cher aux Yankees.

 

– Il ne faut jurer de rien, répliqua le poète avec un sourire ambigu.

 

– Bah ! vous avez trop bon goût pour me régaler d’un vulgaire accident de chemin de fer. D’ailleurs nous avons vu cela cinq ou six fois.

 

– Qui sait ?

 

– Moi, je sais parfaitement que, malgré tout votre génie, il ne se passera rien aujourd’hui.

 

Lord Burydan sonna le barman et se fit apporter un sherry-gobler qu’il dégusta lentement à l’aide d’une longue paille. Agénor imita cet exemple, seulement ce fut un julep-mint qu’il savoura à lentes gorgées.

 

Les deux amis en étaient à leur deuxième cigare lorsque le chef de train pénétra dans le wagon-salon, la mine bouleversée.

 

– Que se passe-t-il donc ? demanda lord Burydan.

 

– Une chose terrible, gentleman, le chauffeur et le mécanicien sont ivres morts, ils ronflent à poings fermés… Une épouvantable catastrophe est inévitable !…

 

– Mais, répliqua tranquillement Agénor, il me semble que cela vous regarde ! Nous avons payé pour être transportés, en toute sécurité et sans retard, à San Francisco, faites le nécessaire.

 

– Cela est aisé à dire !

 

– Manœuvrez les freins, proposa lord Burydan.

 

– À quoi cela mènera-t-il, répliqua le chef de train, à rester en panne en pleine prairie ; les cow-boys et les bandits de la Main Rouge auraient eu vite fait de nous assassiner tous, à dix miles de toute habitation !… Puis, il y a un autre rapide dans une demi-heure !…

 

– Diable ! c’est grave, grommela lord Burydan, vaguement effrayé, vous n’aviez pas prévu cela, mon cher Agénor, et voilà un danger qui n’était pas dans le programme.

 

Le poète réfléchissait.

 

– Il y a un moyen, dit-il enfin.

 

– Lequel ?

 

– Je sais conduire une locomotive ; dans ma prime jeunesse, je fus trois ans aide-mécanicien à la gare du Nord. Milord, si vous consentez à me servir de chauffeur, je réponds de tout !

 

Le chef de train soupira, profondément ému.

 

– Gentlemen ! fit-il, il y a dans ce convoi quatre-vingt-douze voyageurs, leur existence est entre vos mains !

 

– Soyez tranquille.

 

– C’est qu’il n’y a pas une minute à perdre ! je n’ai encore rien dit aux autres voyageurs pour n’effrayer personne. Suivez-moi.

 

– Très amusant, déclara lord Burydan ; vous voyez, mon cher poète, que malgré toute votre imagination le hasard est encore notre maître à tous.

 

Agénor sourit sans répondre et tous deux, circulant de voiture en voiture, grâce aux passerelles mobiles, atteignirent le fourgon aux bagages, situé à l’autre extrémité du convoi. De là, il leur fut facile de se hisser dans le tender qui fait immédiatement suite à la locomotive.

 

– Bonne chance ! leur cria le chef de train ; si cela devenait urgent, agitez le signal et je ferai manœuvrer les freins.

 

Lord Burydan et Agénor repoussèrent dans un coin les corps inertes du chauffeur et du mécanicien, ivres morts tous les deux et, remontant jusqu’aux oreilles le col de leurs pelisses de fourrure, qu’ils n’avaient eu garde d’oublier, ils se mirent courageusement à l’œuvre.

 

Manœuvrant la roue d’adduction de la vapeur, Agénor réussit à modérer un peu l’effroyable vitesse, pendant que lord Burydan précipitait dans le foyer ardent des monceaux de houille grasse. Tous deux étaient en sueur, malgré la bise glaciale qui leur fouettait le visage.

 

La nuit venait à grands pas, le train fuyait comme un fantôme à travers l’immense plaine déserte où retentissaient au loin les beuglements mélancoliques des troupeaux sauvages.

 

Le train marchait à raison de cent vingt kilomètres à l’heure.

 

Une heure se passa ainsi. Pas un bruit ne venait de l’intérieur du train. Les voyageurs, maintenant, devaient dormir à poings fermés dans les couchettes des sleeping-cars. Malgré lui, lord Burydan se sentait ému.

 

Il faisait maintenant nuit noire ; on traversa en coup de vent une petite station dont les lumières apparurent l’espace d’un éclair pour s’effacer aussitôt dans les ténèbres mouvantes.

 

Les puissants phares électriques placés en tête de la locomotive montraient un pays cultivé ; on traversa des villages endormis ; des feux de gardes-barrières parurent et moururent, la ligne était depuis un quart d’heure séparée des champs par une sorte de clôture.

 

– Courage, mylord, dit le poète, nous approchons ! Dans une demi-heure, nous atteindrons la station de Jorgell-City.

 

Lord Burydan, à la fois grillé par le foyer incandescent et gelé par la bise, répondit en grommelant :

 

– Jorgell-City, cette ville fondée par un milliardaire, dont le fils a tué un savant français ?

 

– C’est bien cela ; on dit que c’est une ville maudite ; il y a eu, au début, une série d’assassinats que personne n’a pu expliquer.

 

Lord Burydan se sentit frissonner et retomba dans le silence. Le cadran de l’appareil enregistreur indiquait cent dix kilomètres.

 

Tout à coup, Agénor eut une sourde exclamation. Du doigt, il montrait, à quelques centaines de mètres, un lourd chariot attelé de huit chevaux et qui venait à peine de s’engager sur la voie qu’il obstruait complètement.

 

– Machine en arrière ! balbutia l’Anglais dont les dents claquaient.

 

– Trop tard !

 

– Qu’allez-vous faire ?

 

– Tant pis, je risque tout !

 

Nerveusement, Agénor avait tourné la roue, la vapeur s’engouffra dans les tiroirs, les plaques grincèrent, le convoi atteignait l’effroyable vitesse de cent soixante kilomètres à l’heure. Il filait comme un météore sur les rails.

 

Lord Burydan ferma les yeux au moment où le chariot, chargé de lourds blocs de granit, apparut en pleine lumière : il s’attendait à la mort.

 

Il y eut un choc, mais à peine sensible ; des hennissements d’agonie se perdirent dans la nuit. La masse énorme du chariot et l’attelage avaient été culbutés, rejetés sur le côté de la voie. Le train passait, brûlant les stations dans un fracas de tonnerre.

 

– C’est égal, murmura le poète, nous l’avons échappé belle !

 

Lord Burydan, lui, s’épongeait le front, incapable de prononcer une parole. Mais déjà, le fond de l’horizon s’embrasait.

 

– Jorgell-City, fit Agénor ; il est grand temps de ralentir.

 

Il manœuvra vigoureusement la roue, la vitesse vertigineuse se modéra jusqu’à l’allure paisible (soixante kilomètres à l’heure) d’un train omnibus. Quelques minutes après, le convoi stoppait sous le hall vitré de la grande gare, autrefois construite par l’ingénieur Harry Dorgan.

 

Le chauffeur et le mécanicien furent portés sur un lit de camp, la locomotive, dont tout l’avant était effondré, fut dirigée vers les ateliers et remplacée par une autre.

 

Chaudement félicités, Agénor et lord Burydan purent regagner leur sleeping, ce qu’ils firent, mais non sans s’être réconfortés d’un grog brûlant.

 

Le lendemain, vers midi, ils arrivaient à San Francisco.

 

Lord Burydan prit plaisir à visiter cette ville étonnante, détruite tant de fois par les tremblements de terre, reconstruite en acier, et où se pressent toutes les races de l’univers.

 

Le lendemain de leur arrivée, ils se promenaient sur le quai, après un excellent déjeuner à l’hôtel de France et d’Albion, et ils admiraient le port rempli de navires.

 

– Quel temps magnifique, dit tout à coup Agénor, le Pacifique est calme comme un lac ; pas un souffle de vent, pas une vague…

 

– Si nous faisions une promenade en mer, proposa lord Burydan. Vu de la rade, le panorama de la ville est splendide.

 

– Comme il vous plaira ; voici justement une embarcation qui fera tout à fait notre affaire.

 

Et le poète montrait une baleinière aux formes élancées, dans laquelle deux matelots assis à califourchon jouaient nonchalamment aux cartes en fumant leur pipe. Le marché fut vite conclu ; Agénor et lord Burydan prirent place à l’arrière, les marins empoignèrent leurs avirons et la légère embarcation s’éloigna du rivage. La promenade s’annonçait sous les plus heureux auspices.

 

Après avoir traversé le port encombré de navires, on remonta dans la direction du nord, en longeant une côte déserte. Le ciel continuait à être d’une limpidité parfaite et la mer aussi unie, aussi étale que la surface d’un étang.

 

La ville de San Francisco était déjà loin lorsque lord Burydan s’avisa que la promenade avait peut-être assez duré.

 

– Si nous voulons être de retour avant la nuit, fit-il, il serait temps de virer de bord.

 

Et il ajouta :

 

– Je puis dire, par exemple, que c’est une des plus belles promenades que j’ai faites. Mais je vois que, si j’en faisais une pareille tous les jours, je commencerais à m’ennuyer. Et, tenez, je m’ennuie déjà.

 

Et lord Burydan étouffa un long bâillement.

 

– C’est vraiment fort regrettable, répondit Agénor avec un singulier sourire.

 

Et il donna l’ordre aux deux marins de virer de bord pour regagner San Francisco.

 

Mais, à ce moment même, une pirogue sortit d’une petite baie marécageuse et se dirigeait vers la haute mer. L’aspect de cette embarcation excita tout d’abord la surprise de lord Burydan. La coque effilée était d’un seul morceau, creusée à même le tronc d’un gigantesque cèdre ; elle était ornée d’un coloriage barbare, rouge, orangé, noir et bleu, et montée par huit Peaux-Rouges portant le costume classique de leur race, et armés de longues pagaies à la pointe effilée.

 

Les faces de ces sauvages étaient hideuses, grâce aux tatouages et aux peintures de guerre dont ils étaient couverts. Ils portaient de hauts diadèmes de plumes d’aigle, et leurs manteaux de peaux d’opossum flottaient au vent. Ils avaient à la ceinture le couteau et le tomahawk, mais l’arc et les flèches étaient remplacés par des carabines Winchester et une triple ceinture de cartouches. Lord Burydan les admira naïvement.

 

– Ils sont magnifiques, dit-il ; mais je croyais que leur race était à peu près détruite ou cantonnée dans le territoire indien.

 

– Détrompez-vous, répondit Agénor. Il existe encore, dans les montagnes Rocheuses et sur toute la côte qui s’étend au nord de San Francisco quelques tribus indomptables, farouches, et qui ont voué aux hommes blancs une haine implacable. Je crains bien que ceux-ci n’appartiennent à quelque tribu insoumise.

 

– Diable ! murmura lord Burydan avec inquiétude.

 

Enlevée par les huit robustes pagayeurs, la pirogue s’approchait d’instant en instant avec une rapidité qui tenait du prodige. Elle semblait glisser comme un oiseau à la surface des flots tranquilles. Vainement, les deux matelots américains faisaient force de rames. En moins de trois minutes, la pirogue était venue se ranger le long de la baleinière. Brusquement, deux des Peaux-Rouges lâchèrent leur pagaie, et épaulèrent leur carabine. Lord Burydan comprit que toute résistance était impossible.

 

– Nous en serons quittes pour payer une rançon, dit-il avec beaucoup de sang-froid.

 

– Si, toutefois, ils y consentent, murmura le poète d’un ton mal assuré.

 

Mais déjà deux des Peaux-Rouges avaient sauté dans la baleinière, et, sans vouloir entendre aucune explication, avec une dextérité de prestidigitateurs, ils avaient garrotté de fines cordelettes d’écorce les deux touristes et les matelots. Alors, méthodiquement, ils dépouillèrent Agénor et lord Burydan de leur porte-monnaie, de leur montre, de leur portefeuille, et même de leurs cigares et de leur mouchoir de poche ; tout en perpétrant cet acte de déprédation, ils faisaient de hideuses grimaces et se livraient à une pantomime simiesque.

 

Tout à coup, ils saisirent lord Burydan, le dévêtirent complètement, et, après lui avoir passé sous les aisselles une corde solide, ils le précipitèrent dans la mer. La corde était amarrée au banc d’arrière de la pirogue. Sur un signe de leur chef, les pagayeurs recommencèrent à manœuvrer en cadence, la pirogue reprit sa course furieuse, en traînant derrière elle le malheureux lord, qui se comparait, in petto, à la reine Brunehaut attachée à la queue d’un cheval sauvage.

 

La situation, en effet, était tout aussi pénible et presque aussi périlleuse. Les liens d’écorce lui entraient dans les chairs, et c’est à grand-peine qu’essoufflé, haletant, il arrivait à tenir sa bouche hors de l’eau. Dans son effarement, il se rendait compte qu’au bout de quelques minutes de ce sport diabolique il n’aurait plus le courage de faire les efforts nécessaires pour respirer, qu’il serait noyé à petits coups, qu’il périrait de la mort la plus odieuse et la plus lente. Agénor, inerte et garrotté au fond de la pirogue, ne pouvait lui être d’aucun secours. Un moment, lord Burydan eut la sensation que ces sauvages, aux faces de démon, l’entraînaient tout vivant dans quelque enfer maritime insoupçonné de Dante.

 

Cinq minutes s’écoulèrent ainsi, cinq siècles.

 

La course folle de la pirogue s’était vaguement ralentie. Lord Burydan respira. Il se reprit à espérer que le supplice qu’il endurait n’était qu’une brutale plaisanterie, qui, peut-être, prendrait bientôt fin. Mais, tout à coup, sa moelle se figea dans ses os et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête ; à travers les eaux limpides et bleues, il venait d’apercevoir une grande ombre, une silhouette aiguë et noire, qui se rapprochait de lui insensiblement.

 

– Un requin ! s’écria-t-il. Agénor, au secours ! au secours !

 

Le poète ne répondit à cet appel désespéré que par un gémissement sourd. Le squale se rapprochait de seconde en seconde, battant l’eau de sa formidable queue. Lord Burydan entrevit sa gueule armée d’une triple rangée de dents, son petit œil féroce et malin. Les Peaux-Rouges avaient cessé de ramer, et ils contemplaient ce spectacle avec autant de satisfaction paisible que s’ils eussent assisté à une séance de boxe, ou à un combat de bouledogues contre des rats.

 

Lord Burydan n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Avec cette netteté suraiguë de sensation qu’éprouvent tous ceux qui se trouvent exposés à un péril imminent, il suivait les mouvements du requin. Il le vit se retourner pour le happer, et il perdit connaissance.

 

Mais, à ce moment, un des Indiens, se débarrassant prestement de sa carabine, de son tomahawk et de son manteau d’opossum, se précipita à la mer en brandissant un long coutelas. Au moment précis où le squale, en se retournant, mettait en évidence son ventre d’un blanc sale, l’Indien l’atteignait en plein cœur. L’eau se teignit de sang, et rapidement, sur un ordre bref du courageux Peau-Rouge, les Indiens halèrent à bord le corps inerte de lord Burydan.

 

Un peu plus loin, le squale se débattait dans les derniers sursauts de l’agonie.

 

CHAPITRE III

Vers l’inconnu

Quand lord Burydan revint à lui, il se trouvait dans la baleinière aux côtés du poète Agénor, qui lui frictionnait vigoureusement les tempes avec du vinaigre des Quatre-Voleurs. Les Peaux-Rouges et leur pirogue avaient disparu ; seul celui qui avait tué le requin était paisiblement assis à l’arrière. Les deux matelots américains, délivrés de leurs liens, ramaient paisiblement, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé. Il faisait alors presque nuit, et, à une encablure de là, on apercevait la coque d’un vapeur de médiocre tonnage, qui semblait avoir stoppé pour attendre la baleinière.

 

– Où suis-je ? balbutia lord Burydan d’une voix faible.

 

– Vous êtes en sûreté, lui répondit Agénor. Les Peaux-Rouges ont été mis en fuite par l’arrivée du paquebot que vous voyez ici et où nous allons prendre passage tout à l’heure.

 

– Mais cet Indien ? demanda le lord en jetant un regard encore apeuré sur le Peau-Rouge impassible.

 

– C’est celui qui vous a sauvé. J’ai cru bien faire en l’attachant, à prix d’or, à votre service. Il se nomme Kloum. Il parle fort bien l’anglais ; et il a été longtemps employé dans une usine électrique de Jorgell-City. Mais buvez cela, milord, cela vous remettra complètement.

 

Agénor offrait à son ami un petit gobelet rempli de vieux whisky. Lord Burydan but, et se sentit mieux. Brusquement, il eut un large éclat de rire.

 

– Agénor, s’écria-t-il, vous êtes un homme merveilleux ! Car, j’en suis bien sûr maintenant ; c’est vous qui avez préparé et réglé, comme un metteur en scène habile, l’attaque des Peaux-Rouges. Le requin devait être quelque animal mécanique, quelque automate comme j’en ai vu au théâtre de Covent-Garden, à Londres.

 

Agénor se contenta de sourire sans donner aucune explication.

 

– Il est possible, fit-il, que je sois pour quelque chose dans tout ceci, mais le hasard a aussi collaboré à ce petit drame. Ne cherchez pas à en savoir davantage. Êtes-vous satisfait ?

 

– Infiniment.

 

– Alors, c’est l’essentiel.

 

Pendant cette brève conversation, on était arrivé près du navire à vapeur ; des amarres furent jetées, et bientôt lord Burydan, Agénor et l’impassible Kloum mettaient le pied sur le pont de la Ville-de-Frisco, un paquebot en fer de sept cents tonneaux, dont le capitaine, Mr. Hopkins, se mit gracieusement à la disposition de ses passagers.

 

Tout le monde se rendit à la salle à manger du bord, où un confortable repas était servi. Le capitaine, avec sa face écarlate, ses sourcils touffus et son nez bourgeonnant, ressemblait plutôt à un pirate qu’à un honnête commerçant. Il portait aux oreilles de petits anneaux d’or, et il avait continuellement à sa portée un gobelet d’étain rempli d’un mélange de whisky et de soda-water. D’après des conventions antérieures, il avait été entendu entre Agénor et Mr. Hopkins que celui-ci ramènerait le lord et son secrétaire à San Francisco. Ces derniers gagnèrent donc leurs cabines respectives, où ils ne tardèrent pas à tomber dans un profond sommeil.

 

Mais, en montant sur le pont, le lendemain matin, ils éprouvèrent une violente surprise en constatant que la côte avait disparu ; de quelque côté qu’ils se tournassent, c’était la mer immense et sans limites. Agénor alla immédiatement trouver le capitaine Hopkins pour lui demander des explications. Le vieux loup de mer ne paraissait d’ailleurs nullement ému.

 

– Je le regrette vivement, déclara-t-il d’un ton péremptoire, mais il n’y a pas moyen de rentrer à San Francisco.

 

– Cependant, fit Agénor, il était convenu…

 

– C’est possible. Mais on ne fait pas toujours comme l’on veut. Sachez que mon navire est exclusivement chargé de cercueils de Chinois décédés en Amérique et qui ont exprimé la volonté, comme tous les Chinois, d’aller reposer dans la terre natale. Or, c’est là un genre de marchandise qu’il est interdit de transporter, et j’ai appris au dernier moment que j’avais été dénoncé !

 

– De sorte que ?… interrompit lord Burydan avec impatience.

 

– De sorte qu’il m’est impossible de rentrer dans le port avant de m’être débarrassé de ma cargaison, ce que je ne puis faire qu’à Nangasaki. Maintenant, si vous le désirez, je vous déposerai à l’île de Pâques, ou dans l’archipel des Marquises, où je compte faire relâche.

 

– Vous nous avez odieusement trompés ! s’écria Agénor.

 

– Ce n’est pas ma faute. D’ailleurs, je suis prêt à vous rendre votre argent.

 

Le poète était consterné. C’était là un incident qu’il n’avait pas prévu. Lord Burydan fut le premier à prendre gaiement son parti de cette situation bizarre.

 

– Ma foi, tant pis ! déclara-t-il. Puisqu’il en est ainsi, nous irons jusqu’à Nangasaki avec Mr. Hopkins, et nous tâcherons de nous ennuyer le moins possible pendant la traversée.

 

– Aussi, c’est de ma faute, murmura Agénor. J’aurais dû me renseigner.

 

– Ne vous faites aucun souci à cet égard. Je ne regrette nullement ce voyage forcé ; et nous avons là une occasion unique de visiter les îles océaniennes.

 

– D’ailleurs, expliqua le capitaine, enchanté de voir les choses s’arranger si facilement, la Ville-de-Frisco est abondamment pourvue de vivres, et c’est un navire de premier ordre.

 

En cela, l’honorable capitaine exagérait légèrement ; la Ville-de-Frisco était une antique carcasse dévorée par la rouille, et dont la machine, vingt fois réparée, ne donnait, dans les meilleures conditions, qu’une vitesse de huit à dix nœuds à l’heure. D’ailleurs, par économie, Mr. Hopkins ne brûlait que des escarbilles et des déchets de charbon, et il hissait des voiles de fortune chaque fois que le vent était favorable. Pour la rapidité du transport, son navire était à peu près ce que serait, à un train éclair, une ancestrale diligence.

 

Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que lord Burydan était retombé dans sa neurasthénie. Malgré toute son imagination, Agénor n’arrivait pas à le distraire. Seul l’Indien Kloum, qui avait troqué son costume éclatant contre une simple vareuse de matelot, paraissait parfaitement à l’aise. Il faisait ses quatre repas avec un appétit magnifique, et, le reste du temps, se promenait sur le pont, du même pas égal et cadencé, en fumant son calumet de terre noire.

 

Le second jour, la mer devint grosse. La Ville-de-Frisco n’avançait plus qu’avec une extrême lenteur ; et, quoique le capitaine déclarât avec une assurance imperturbable que son navire était d’une solidité à toute épreuve, personne n’était rassuré.

 

Vers le soir, le vent souffla en tempête. Le vieux paquebot, dont les foyers avaient été éteints par mesure de précaution, était désormais le jouet des lames. Il roulait et tanguait lourdement, et les boulons de sa carcasse disjointe grinçaient de façon lamentable. Bientôt, on apprit que le gouvernail avait été emporté par une vague.

 

Avec une impudence remarquable, Mr. Hopkins avait d’abord déclaré que ce n’était qu’un grain. Mais il dut bientôt en rabattre de cet aplomb. Vers dix heures du soir, une voie d’eau se déclara. Tout le monde se mit aux pompes, sans en excepter lord Burydan, le poète Agénor et le Peau-Rouge. On travailla toute la nuit sans résultat appréciable. Au matin, la tempête n’était pas calmée, et on constatait une seconde voie d’eau.

 

Déjà, deux matelots avaient été noyés. Le capitaine Hopkins, qui était monté sur la dunette, fut lui-même emporté par un coup de mer. La situation était désespérée. Encore quelques minutes, et la Ville-de-Frisco, dont la membrure était complètement disloquée, allait couler à pic.

 

Aidés de Kloum, Agénor et lord Burydan descendirent dans la baleinière, laissant au reste de l’équipage la grande chaloupe. Ils venaient d’y prendre place lorsque, sous la poussée d’une vague plus forte, le vieux steamer s’entrouvrit avec un craquement sinistre ; la mer se couvrit de cercueils de Chinois et de débris flottants de toutes sortes.

 

Une minute encore, et, à la place de la Ville-de-Frisco, il n’y eut plus qu’un grand remous qui faillit faire chavirer la baleinière.

 

Toujours silencieux et impassible, l’Indien Kloum avait pris les rames, pendant qu’Agénor s’emparait de la barre du gouvernail. La frêle embarcation était soulevée comme une plume à la crête de vagues énormes, pour dégringoler ensuite en des abîmes écumants ; à chaque instant, des paquets de mer l’emplissaient d’une eau que lord Burydan vidait tant bien que mal avec son chapeau.

 

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé depuis le naufrage du steamer que les trois passagers de la baleinière voyaient passer à côté d’eux la grande chaloupe qui flottait, renversée, la quille en l’air.

 

À ce moment, une des rames que tenait le Peau-Rouge se cassa aussi nettement que si elle eût été de verre. La baleinière tournoya, se mit à danser comme un bouchon, et la soudaineté du choc fit perdre l’équilibre au poète Agénor, qu’une lame gigantesque emporta.

 

Lord Burydan eut un geste de désespoir. Il eût, certes, sacrifié volontiers sa vie pour sauver son ami ; mais, au milieu d’un tel cataclysme, il était impossible de porter secours au pauvre poète qui, déjà, avait disparu dans la tourmente. Lord Burydan, une fois de plus, comprit l’inutilité de ses millions, et, refoulant un sanglot, il vint s’asseoir à la place que lui désignait Kloum, qui ne s’était pas départi un seul instant de son sang-froid. Se servant, en guise de godille, de l’unique rame qui lui restait, le vieil Indien parvint à empêcher l’embarcation de chavirer. Mais le vent les emportait à une vitesse furieuse. Ils étaient trempés jusqu’aux os. Ils avaient froid et ils avaient faim. Ils se cramponnaient désespérément aux bancs de la baleinière, par une impulsion presque inconsciente.

 

Vers midi, il se produisit une accalmie. Kloum en profita pour vider l’eau dont la baleinière était remplie, et il offrit à lord Burydan la moitié d’une gorgée de whisky qui restait au fond de sa gourde.

 

L’après-midi, la mer s’apaisa complètement, Kloum parvint à pêcher une brassée de grandes algues sous les feuilles desquelles étaient attachés de petits coquillages bivalves. Ce chétif repas réconforta les deux hommes. Mais ils tombaient de sommeil. Ils convinrent de dormir alternativement chacun deux heures, et c’est ainsi qu’ils atteignirent la nuit, en proie aux plus terribles craintes, car le vent s’était levé de nouveau, et les vagues se gonflaient, déjà presque aussi furieuses que la veille.

 

Lord Burydan était à bout de courage.

 

– Nous sommes perdus ! murmura-t-il. J’ai envie de me jeter à l’eau tout de suite, pour en finir plus vite.

 

– Ne faites pas cela, milord, répliqua vivement le vieux Peau-Rouge. Kloum a deviné que nous ne sommes pas loin de la terre.

 

– Comment as-tu pu deviner cela ?

 

– Écoutez !…

 

Lord Burydan prêta l’oreille. À travers les hurlements du vent, il perçut une sorte de croassement funèbre.

 

– C’est des cris des oiseaux de mer, expliqua Kloum ; et quand il y a des oiseaux, la terre n’est pas loin.

 

– Qu’importe ? murmura l’Anglais, complètement démoralisé. Je tombe de fatigue, et je meurs de froid. Je sens que je n’aurai pas la force de rester cramponné à mon banc… La première vague m’emportera…

 

– Il ne faut pas, milord. Et tenez, il y a un moyen : je vais vous attacher.

 

Et il se servit de la corde de l’ancre pour fixer solidement son compagnon à son banc.

 

La nuit s’écoula dans les transes. Le vent était un peu tombé, mais il faisait un froid glacial. Enfin, le jour parut. Quand les premiers rayons d’un pâle soleil eurent éclairci le brouillard, Kloum discerna, dans l’éloignement, une grande masse sombre, qui était sans doute un cap formé de falaises rocheuses.

 

– Sauvés ! s’écria l’Indien.

 

Il réveilla lord Burydan, que la vue du rivage put à peine arracher à l’espèce de torpeur où il avait été plongé. Kloum avait oublié sa fatigue. Il manœuvrait avec dextérité la baleinière à travers le semis de petits écueils qui défendaient les abords de cette terre inconnue. Le brouillard s’était complètement dissipé. Les naufragés reconnurent en face d’eux une haute muraille granitique qui semblait n’offrir aucune solution de continuité. Au bas de la falaise s’étendait une plage de galets, en ce moment violemment secoués par le ressac.

 

Kloum tenta d’aborder ; mais l’entreprise était pleine de difficultés. Chaque fois qu’il essayait, la vague le rejetait vers la ceinture de brisants qu’il avait eu tant de peine à franchir.

 

Tout à coup, des hommes à longue barbe, vêtus de cuir et chaussés d’immenses bottes, sortirent d’une anfractuosité de la falaise. Ils étaient armés de gaffes, de grappins et de crocs. En quelques minutes, ils eurent halé sur le rivage la baleinière ; lord Burydan et son compagnon s’apprêtaient déjà à les remercier, lorsqu’un des hommes tira de sa ceinture un browning, et les mit en joue.

 

– Dis donc, Slugh, fit-il en se tournant vers un autre personnage à longue barbe, qui paraissait être le chef, faut-il leur faire sauter le caisson ?

 

– Ma foi, fit Slugh avec hésitation, je ne sais pas trop.

 

– Tu n’ignores pas que les ordres des Lords sont formels. Pas d’étrangers, pas d’espions.

 

À ce moment, un coup de canon se fit entendre dans le lointain, bientôt suivi d’un second, puis d’un troisième. Slugh avait changé de visage :

 

– C’est le yacht de la Main Rouge, balbutia-t-il avec respect. C’est aux Lords seuls qu’il appartient de décider du sort des prisonniers !

 

CHAPITRE IV

L’île des pendus

La terre où les naufragés venaient d’aborder est une île située un peu au sud des îles Aléoutiennes, à cent kilomètres environ de l’île Sakhaline. Elle fut découverte au XVIIIe siècle par des navigateurs allemands, qui l’appelèrent l’île Saint-Frédérik. Depuis, comme elle ne se trouve sur le passage d’aucun navire, elle a été complètement oubliée, non seulement par les marins, mais par la plupart des géographes. À un moment donné, elle fut l’objet d’une discussion entre la Russie et les États-Unis. Mais ce territoire glacé paraissait si peu intéressant que la question ne fut réglée qu’en 1901. À cette époque, elle fut officiellement attribuée à l’Amérique ; et, presque aussitôt, elle fut vendue à un riche marchand de tableaux nommé Fritz Kramm, qui, disait-il, voulait y faire une tentative d’élevage des phoques à fourrure.

 

Depuis, on ne parla plus de cette île, que tous les gens pratiques regardaient comme un bloc de glace inutilisable et stérile. Les gens pratiques, en cela, avaient grand tort : l’île Saint-Frédérik était intéressante à un grand nombre de points de vue. Entourée de tous côtés par de hautes falaises qui l’abritaient contre les vents glacés du pôle, elle offrait, en son centre, de fertiles prairies, où pullulaient les rennes, les élans, les bœufs musqués, les castors et les renards à fourrure ; elle était traversée par des ruisseaux d’eau vive remplis de saumons et de truites ; les crustacés et la morue étaient abondants sur ses côtes ; enfin, une plage basse avait été aménagée pour l’élevage des phoques à fourrure qui, n’étant pas inquiétés, y étaient extrêmement nombreux. Sur les sommets des falaises, on recueillait les nids de l’eider, dont le plumage constitue une véritable richesse.

 

Le propriétaire de l’île y avait fait construire, à l’insu de tous, de vastes et solides bâtiments qui abritaient un nombre assez considérable d’habitants.

 

C’est dans un de ces édifices, aménagé avec un certain luxe et entouré d’un double chemin de ronde que parcouraient sans cesse des sentinelles à mine patibulaire, que se trouvaient maintenant lord Burydan et Kloum le Peau-Rouge. On leur avait donné pour fonction de servir d’aides et de serviteurs à un étrange vieux savant, à l’intention duquel un superbe laboratoire était installé. Mais, jusqu’alors, ils n’avaient pu échanger que de rares paroles avec ce vieillard aux vénérables favoris blancs. Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’il était français.

 

Tous trois se trouvaient dans une salle spécialement disposée pour des expériences sur l’acide fluorhydrique, lorsque, tout à coup, le vieux savant français éclata de rire, et, après avoir poussé d’un geste rapide les verrous des portes de communication :

 

– Mes amis, dit-il à ses deux compagnons, vous devez avoir été surpris de mon mutisme. Mais il faut vous dire que, si je ne me suis pas montré plus poli à votre égard, c’est que j’avais des raisons pour cela. Nous étions espionnés. Ici, toutes les murailles sont munies de microphones enregistreurs. Chacune de nos paroles était recueillie. Mais j’y ai mis bon ordre. Les microphones ne marchent plus, et ils ne marcheront pas d’ici longtemps. Nous pouvons donc causer en toute tranquillité. Et d’abord, qui êtes-vous ?

 

Lord Burydan et le Peau-Rouge se nommèrent.

 

– Je me nomme Bondonnat, reprit le vieillard, et je suis météorologiste.

 

– Comment ! s’écria l’Anglais avec surprise, c’est vous dont la disparition mystérieuse a fait tant de bruit, il y a bientôt six mois ?

 

– C’est moi-même, murmura le vieillard, dont le visage exprima une profonde tristesse. La façon dont on m’a traité est abominable !…

 

Lord Burydan était devenu attentif.

 

– Ce qu’il y a de plus étrange, reprit M. Bondonnat, c’est que je sais à peine ce qu’on me veut au juste, et pourquoi on m’a ainsi arraché brutalement à mes amis, à mes enfants !… Non, vraiment, je n’aurais pas cru qu’un pareil attentat fût possible !…

 

Lord Burydan l’interrompit :

 

– Mais, enfin, où sommes-nous ? demanda-t-il avec anxiété.

 

– Je n’en sais rien… J’ai été amené ici, après quarante-sept jours de voyage. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que cette île est le repaire principal, la capitale, pour ainsi dire, d’une troupe de redoutables bandits. Malgré la séquestration où l’on me tient, j’ai fini, à la longue, par surprendre bien des choses.

 

– Avant tout, reprit l’Anglais, apprenez-nous comment vous vous trouvez ici.

 

– Vous me connaissez de nom, milord ; vous le savez, j’avais toujours mené l’existence casanière de l’homme qui a consacré sa vie à la science. Personnellement, il ne m’était jamais arrivé, jusqu’ici, aucune aventure. Le seul drame dans ma tranquille existence a été l’assassinat de mon ami Maubreuil par un Américain, à l’heure actuelle enfermé dans un asile de fous. Andrée de Maubreuil et ma fille, Frédérique, étaient amies, presque sœurs. Je les aimais autant l’une que l’autre, et j’avais résolu de les marier à deux de mes collaborateurs, deux jeunes savants pour lesquels j’avais autant d’estime que d’amitié.

 

– Et ce double mariage n’a pas eu lieu ?

 

– Un peu de patience !… Le soir même des fiançailles, je me promenais paisiblement, à un kilomètre à peine de chez moi, quand un aéroplane est venu atterrir sur la lande ; des hommes sont descendus, m’ont jeté dans un des baquets, après avoir assommé, assassiné peut-être, un enfant qui m’avait suivi dans ma promenade. Mon chien Pistolet s’était élancé près de moi. Je l’ai tellement bien défendu qu’ils n’ont pas osé le tuer.

 

En entendant son nom, un chien barbet de forte taille, à la toison noire et bouclée, se leva de dessous une des tables et se rapprocha de son maître qu’il regardait de ses grands yeux humides, expressifs comme ceux d’un être humain. M. Bondonnat caressa l’animal qui se coucha aussitôt à ses pieds avec un grognement de plaisir.

 

– Après une heure à peine de vol, reprit le vieux savant, l’aéroplane me déposa sur le pont d’un yacht et je fus aussitôt enfermé avec mon chien dans une cabine. Je n’en suis sorti que pour changer de prison ; je suis gardé à vue dans ce laboratoire, et je sais qu’à la première tentative que je ferais pour prendre la fuite je serais fusillé sans miséricorde par les sentinelles qui se relayent d’heure en heure.

 

– Voilà, murmura l’Anglais avec une sorte de satisfaction, quelque chose de plus étrange que tout ce qui m’est arrivé à moi.

 

Et il ajouta :

 

– Avez-vous pu enfin, cher maître, deviner le but de cette extraordinaire séquestration ?

 

– Je n’ai pas tardé à l’apprendre. J’avais pris possession, depuis deux jours à peine, de la maison de bois confortable, presque luxueuse, qui me sert de prison, lorsqu’un matin un homme est entré, le visage couvert de ce masque en caoutchouc mince qui déguise tous ceux qui ont affaire directement à moi. À son accent, à sa mentalité même, j’ai reconnu un Yankee : « Monsieur Bondonnat, m’a-t-il dit brutalement, vous êtes un grand savant, nous n’en voulons pas à votre vie, mais nous exigeons que vous nous fassiez connaître toutes vos découvertes, toutes, et que vous vous mettiez entièrement à notre disposition pour d’autres inventions. »

 

– Naturellement, répliqua lord Burydan, vous avez protesté ?

 

– Avec indignation. Alors l’Américain – je suis sûr que c’est un Américain – m’a répondu tranquillement : « Comme il vous plaira ; seulement, dans ce cas, vous pouvez vous considérer comme prisonnier à perpétuité ; vous ne reverrez jamais ni votre fille, ni votre pupille, ni vos amis ; au contraire, si vous mettez votre intuitif génie à notre service, vous serez royalement récompensé et vous serez mis en liberté sitôt que nous n’aurons plus besoin de vous. Enfin, vous pourrez – sous certaines restrictions – faire savoir à vos filles que vous êtes encore vivant, et vous aurez de temps en temps de leurs nouvelles. Ah ! j’oubliais encore quelque chose : si vous faites la mauvaise tête, votre chien sera abattu, ce sera la première mesure de rigueur que nous prendrons contre vous. »

 

– Et vous avez accepté ?

 

– Oui, murmura M. Bondonnat en baissant la tête. J’ai eu peur pour ma fille, pour mes filles, car je regarde Andrée de Maubreuil comme mon enfant ; j’ai craint que ces misérables, qui paraissent tout-puissants, ne s’en prennent à ces innocentes enfants ou à leurs fiancés ; je me suis mis au travail.

 

Lord Burydan serrait les poings avec une généreuse colère.

 

– Monsieur Bondonnat, s’écria-t-il, je suis riche, je suis puissant, moi aussi, je vous jure qu’une fois sorti d’ici je tirerai de ces gens-là une vengeance terrible !…

 

– À quoi bon la vengeance ? murmura le vieillard mélancoliquement ; je ne veux de mal à aucun de mes ennemis. Puis, ces bandits, qui se croient très habiles, servent peut-être sans s’en douter la cause éternelle de ce Progrès, toujours en marche, qui s’avance infatigablement, à travers mille avatars, vers un avenir meilleur, vers une société plus parfaite.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– On a précisément exigé de moi les formules qui permettent de doubler, de décupler le rendement des cultures. Ce que j’avais réalisé en petit dans mes jardins, on doit, à l’heure actuelle, le réaliser en grand dans les plantations de coton et de maïs. Il m’aurait fallu des millions peut-être pour vulgariser mes découvertes ; les bandits – milliardaires certainement – qui m’ont séquestré se chargent de cette besogne… Ils ont cru me voler, ils travaillent malgré eux à l’œuvre que j’ai rêvée : la production intensive, à vil prix, de toutes les substances nutritives, la disparition de la Misère et de la Faim dans l’univers !…

 

Lord Burydan demeurait silencieux et pensif ; la parole du vieux savant lui ouvrait sur l’avenir de lumineuses fenêtres.

 

– Mais pourquoi, reprit-il au bout d’un instant, me disiez-vous que cette île était un repaire de bandits ? Que des milliardaires, les directeurs d’un trust quelconque, vous aient enlevé pour vous voler vos découvertes, cela est vraisemblable, mais des bandits ?

 

– Attendez donc, répliqua le vieillard, je ne vous ai pas tout dit. Il avait été convenu, dès le premier jour de mon arrivée, que les substances, les appareils et le personnel nécessaires à mes expériences me seraient fournis en nombre illimité ; on m’a tenu parole. Je n’ai qu’un mot à dire pour que les métaux les plus rares, les machines les plus coûteuses soient mis à ma disposition ; on m’a donné comme aides d’athlétiques gaillards à longue barbe, d’une docilité parfaite malgré leur mine de bandits ; mais ces aides ont bavardé, et voici ce que j’ai fini par apprendre…

 

– La Main Rouge ! murmura l’Indien Kloum qui, jusqu’alors, était demeuré immobile et silencieux.

 

– Oui, reprit M. Bondonnat en baissant la voix, la Main Rouge. Il existe aux États-Unis une association de pickpockets et de meurtriers extrêmement puissante, et cette île est leur place de sûreté, leur capitale ! Savez-vous comment ils l’appellent entre eux ? L’île des pendus.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est ici que se réfugient, paraît-il, en attendant qu’on les ait oubliés, tous les malfaiteurs, véritablement exécutés, mais que les médecins affiliés à la Main Rouge ont réussi à arracher à la mort. La pendaison, c’est un fait très connu, n’est pas mortelle si l’on a soin de prendre, avant le supplice, certaines précautions. Ce nom, d’ailleurs, doit déjà être ancien et remonter à l’époque où l’électrocution n’était pas encore adoptée en Amérique pour les exécutions capitales. En somme, cette île est peuplée de gens dont l’acte de décès a été rédigé en bonne forme.

 

– Il me semble faire un mauvais rêve, balbutia l’Anglais en frissonnant, mais que vont-ils faire de moi qui ne suis pas, comme vous, un grand savant ?

 

– Vous êtes riche, répliqua M. Bondonnat, ils se contenteront sans doute d’exiger de vous une forte rançon ; ils n’attenteront pas à votre vie, ils l’auraient déjà fait ; ils semblent ici d’ailleurs, dans cette île des pendus, tellement sûrs de l’impunité, tellement chez eux, qu’ils n’ont pas de raison de se montrer inutilement cruels.

 

À ce moment. Pistolet se dressa brusquement et se mit à aboyer avec rage.

 

– On vient, murmura le vieux savant, non sans un peu d’émotion.

 

Presque aussitôt, les portes du laboratoire s’ouvrirent à deux battants, livrant passage à un inquiétant cortège. En tête marchaient deux hommes de taille herculéenne, entièrement vêtus de rouge et armés de haches de bûcheron. Leurs larges feutres gris, relevés sur le côté, étaient décorés d’une main rouge ; derrière eux venaient trois personnages engoncés dans de luxueuses pelisses de renard noir, ils ne portaient aucune arme ; leurs bonnets de fourrure étaient entourés d’un cercle d’or d’où s’élevaient une multitude de petites mains de rubis, de façon à former une véritable couronne. Leur visage rasé était recouvert d’un masque de caoutchouc mince qui, tout en le dissimulant complètement, laissait deviner les jeux de la physionomie. L’un d’entre eux portait des lunettes d’or.

 

Six hercules, à la barbe longue et hirsute, formaient l’arrière-garde, armés de carabines et de brownings ; ils étaient coiffés du chapeau gris orné de la main rouge, mais leurs vêtements étaient de cuir noir et ils étaient chaussés de bottes qui leur montaient jusqu’au genou.

 

Les huit hommes de l’escorte se rangèrent en demi-cercle près de la porte, pendant que les trois personnages masqués s’avançaient auprès de M. Bondonnat qu’ils saluèrent d’un orgueilleux signe de tête. Le vieux savant comprit qu’il se trouvait en présence des chefs des bandits, de ces redoutables Lords de la Main Rouge, qui, depuis tant d’années, tenaient en échec la police et le gouvernement de l’Union.

 

Pistolet, à la fois épouvanté et furieux, s’était réfugié près de son maître, d’où il continuait à aboyer sourdement contre les nouveaux venus.

 

– Monsieur Bondonnat, dit un des hommes masqués d’une voix railleuse, vous êtes ingénieux et rusé, seulement vous avez oublié de détraquer quelques-uns des microphones, et nous avons eu le plaisir, à l’instant même, d’assister à votre conversation. Prenez garde de devenir trop bien informé en ce qui concerne cette île et ses habitants, cela pourrait devenir dangereux pour vous.

 

Et comme le vieux naturaliste demeurait silencieux :

 

– Tout d’abord, continua l’homme au masque, nous allons vous priver des services de lord Burydan ; il pourrait résulter de votre entente avec lui de dangereuses conspirations. L’honorable lord, en attendant que nous ayons réglé la question de sa rançon, ira travailler dans le parc des phoques à fourrure, où la besogne ne manque pas. M. Bondonnat, en attendant mieux, se contentera, comme préparateur, de ce brave Peau-Rouge, cet honnête Kloum, que je ne crois capable d’aucun mauvais dessein.

 

Lord Burydan voulut protester :

 

– C’est indigne ! s’écria-t-il, de quel droit ?…

 

Mais déjà deux des bandits à longue barbe l’avaient emmené en dehors du laboratoire.

 

– Cela dit, continua imperturbablement l’homme au masque en tirant de dessous sa pelisse un portefeuille où il prit une liasse de bank-notes, voici, comme premier acompte sur ce qui vous a été promis, une somme de cent mille dollars.

 

– Je n’en veux pas ! s’écria le naturaliste avec colère ; je n’ai, en vous livrant mes découvertes, cédé qu’à la violence, je n’ai rien de commun avec vous, vous êtes des coquins, un peu plus riches seulement, un peu plus hardis que d’autres ! Gardez votre argent…

 

– Je laisse là les bank-notes. Vous avez trop de bon sens pour ne pas vous décider à les garder, après y avoir un peu réfléchi.

 

– Jamais !

 

– À votre aise. J’ai encore décidé ceci, d’accord avec mes collègues (les deux autres Lords de la Main Rouge s’inclinèrent) : vous renoncerez désormais aux questions de météorologie agricole.

 

M. Bondonnat eut un geste de protestation.

 

– C’est comme cela. Nous allons donner un autre but à vos efforts. Vous allez étudier les moyens de détruire rapidement des navires de fort tonnage ; tâchez de trouver quelque chose de mieux que les banales torpilles.

 

– Vous voulez donc faire de moi un complice de vos pirateries ? s’écria le vieux savant avec indignation ; jamais, vous m’entendez bien, jamais je ne mettrai mon savoir au service d’un pareil banditisme !…. Je suis votre prisonnier, faites de moi ce que vous voudrez, ma vie est entre vos mains, mais je ne tenterai pas la moindre expérience !

 

– Vous réfléchirez, reprit le Lord de la Main Rouge avec un calme effrayant ; seulement, si d’ici trois jours vous ne nous donnez pas une réponse favorable, votre chien sera abattu ; et si, au bout de huit jours, vous n’êtes pas encore décidé, c’est à Mlle Frédérique Bondonnat et à Mlle Andrée de Maubreuil que nous nous en prendrons.

 

Le vieillard était devenu blême ; il baissait la tête, accablé. Mais tout à coup sa physionomie s’éclaira d’un demi-sourire.

 

– C’est bien, fit-il, je me soumets, je suis le moins fort, je ferai ce que vous exigez de moi. Demain, je commencerai à étudier la question…

 

Les trois Lords de la Main Rouge se regardèrent avec un certain étonnement : ils avaient attendu, de la part du vénérable savant, une plus longue résistance.

 

– Surtout, reprit l’un d’eux, celui qui portait des lunettes d’or ; n’essayez pas de nous tromper, monsieur Bondonnat ; vous avez affaire, sachez-le bien, à des savants qui sont, dans leur spécialité, aussi forts que vous.

 

– Messieurs, fit le naturaliste avec une bonne grâce parfaite, vous me verrez à l’œuvre.

 

CHAPITRE V

Les trois Lords

Une fois sortis de l’enceinte de palissades qui entourait le laboratoire, les trois Lords de la Main Rouge congédièrent leur escorte, enlevèrent leurs masques et pénétrèrent dans une maison de bois et de briques à un seul étage, d’apparence presque coquette ; elle était entourée d’un jardin où l’on avait réuni tous les végétaux capables de résister à la rigueur du climat ; il y avait là des sorbiers, des pins, des saules arctiques, autour desquels étaient ménagées des plates-bandes de bruyère et de plantes alpestres.

 

Les trois Lords entrèrent dans un salon chauffé par un gros poêle de porcelaine et confortablement meublé de fauteuils de cuir et d’armoires de pitchpin et de hêtre verni. Un samovar d’argent exhalait l’odorante vapeur du thé jaune. Des piles de sandwiches au caviar s’entassaient sur des assiettes de vieux Saxe.

 

– Messieurs, dit l’homme aux lunettes d’or, ce vieux savant français me paraît rusé en diable ; je crois qu’il faut se méfier.

 

– Mon cher docteur Cornélius, répliqua un autre, celui-là même qui s’était fait le porte-parole de ses deux collègues près de M. Bondonnat, je crois que vous avez tort. Le Français craint pour ses filles ; avec cet argument-là, nous ferons de lui tout ce que nous voudrons.

 

– Ce n’est pas sûr.

 

– Si, fit le troisième interlocuteur, Baruch a parfaitement raison, Bondonnat adore ses filles ; d’ailleurs, il nous a donné des gages sérieux. L’application de ses procédés a décuplé le rendement de nos acréages de maïs et de coton.

 

– C’est possible, mon cher Fritz, reprit Cornélius, mais ce que nous lui demandons maintenant heurte ses préjugés, et il a eu un sourire singulier… je n’ai pas confiance.

 

Baruch leva le poing.

 

– Que Bondonnat le veuille ou non, s’écria-t-il, il nous obéira. Nous le tenons, et nous le tenons bien !

 

– N’empêche, fit Cornélius avec obstination, qu’il a eu un bizarre sourire… Il a accepté bien facilement de s’occuper d’une invention qu’il doit regarder comme une œuvre abominable. Ce vieux renard nous jouera quelque mauvais tour, j’en ai le pressentiment et je ne me trompe guère…

 

Baruch haussa les épaules.

 

– Bah ! fit-il, je ne vois pas ce que ce pauvre Bondonnat, tenu comme il l’est, peut entreprendre contre nous !…

 

– Au besoin, dit Fritz Kramm, on le supprimerait.

 

– Jamais de la vie ! s’écria Baruch avec emportement. J’aime beaucoup Mlle Andrée de Maubreuil, et je suis persuadé que, sous mon nouveau visage, je lui plairai !

 

– Malgré le crime, s’écrièrent à la fois Fritz et Cornélius stupéfaits.

 

– Peut-être à cause du crime…

 

Il y eut un silence.

 

– Soit, murmura Cornélius avec un rire diabolique, nous respecterons la vie de votre beau-père… Laissons ce sujet de côté.

 

– Oui, approuva Fritz, notre yacht part ce soir ; il est bon que nous employions les heures qui nous restent à une dernière et sévère tournée d’inspection. N’oublions pas que cette île, la capitale de la Main Rouge, la légendaire île des pendus dont parlent, sans y croire, tous les tramps, est un atout capital dans la partie que nous jouons. C’est notre réserve ; notre entrepôt, notre laboratoire secret, notre forteresse !

 

– Je vous admire, fit-il, vous parlez en vrai poète ; un chevalier du Moyen Age n’eût pas autrement fait l’éloge de son donjon. Aujourd’hui, tout est changé.

 

– Comment cela ?

 

– Oui : qu’il vienne en vue de l’île un croiseur cuirassé, un simple torpilleur même, et vous verrez votre arsenal réduit en miettes, vos soldats, vos tramps conduits à fond de cale, menottes aux pouces…

 

– Cela ne se passerait pas si facilement que cela, interrompit Cornélius ; d’abord, l’île des pendus est entourée d’une ceinture de torpilles et de mines flottantes ; aucun navire ; fût-ce un cuirassé de premier rang, un « dreadnought », n’en approcherait sans couler à pic ; cette ceinture protectrice existe encore dans un rayon de trois milles au large de l’île. Souvent, des naufrages ont lieu en pleine mer, on ne se les explique pas dans ces parages… Comprenez-vous ? Il faudrait toute une flotte pour s’emparer de l’île des pendus. C’est la ville de la Main Rouge. C’est notre capitale à nous !

 

Baruch se taisait. Cornélius continua avec une verve enthousiaste :

 

– Croyez-vous même que, si un détachement de matelots arrivait à débarquer, la victoire lui serait assurée ? Pas du tout Nous avons des haies de barres électrisées qui foudroieraient celui qui essaierait de les franchir, des fosses à dynamite capables de réduire en poudre un régiment ; enfin, nos hommes qui, tous condamnés à mort, n’ont rien à espérer que la mort se battront jusqu’à la dernière goutte de sang.

 

– Si le gouvernement de l’Union était au courant de cet état de choses…, murmura Baruch.

 

– Parbleu ! dit Fritz, mais notre force réside précisément en ceci qu’on nous ignore, qu’on nous dédaigne. Pour tout le monde, l’île des pendus n’est qu’un rocher glacé, bon seulement à servir de parc aux phoques à fourrure…

 

– Avez-vous remarqué, interrompit tout à coup Baruch, comme le chien du vieux Français me déteste ? Il ne se trompe pas, lui. Il reconnaît parfaitement Baruch Jorgell sous les traits de Joë Dorgan.

 

– Qu’importe, fit Cornélius, ce chien reste dans l’île, et vous n’avez pas souvent l’occasion d’y revenir.

 

– Cela m’eût fait plaisir de l’abattre moi-même, comme j’ai essayé de le faire autrefois.

 

– Impossible, dit Fritz. Bondonnat a pour cet animal une très grande affection, sa crainte de le voir périr est un de nos moyens d’action sur le Français.

 

– Soit, grommela Baruch en se levant et en regardant l’heure à son chronomètre. Mais il se fait tard, nous n’avons que le temps de procéder à notre tournée d’inspection.

 

Tous trois remirent leurs masques, endossèrent leurs pelisses et sortirent de la maison. En dehors du jardin, ils retrouvèrent les bandits qui leur servaient de gardes du corps.

 

Ils visitèrent d’abord la région nord de l’île qui était entièrement abandonnée aux phoques et qui comprenait une vaste baie parsemée d’îlots rocheux. Les animaux, que personne ne molestait, n’étaient nullement farouches ; on les voyait par groupes de cinq ou six se chauffer au soleil, étendus sur le sable, ou jouer entre eux, avec cette espèce de cri guttural qui ressemble à un aboiement. Une demi-douzaine d’Esquimaux étaient chargés de les surveiller et de les approvisionner en poissons. À côté de la hutte des Esquimaux, il y avait un hangar pour la préparation des peaux ; c’est là que lord Burydan devait être employé jusqu’à ce que les Lords de la Main Rouge eussent pris une décision à son égard.

 

Baruch et ses complices ne jetèrent qu’un coup d’œil distrait sur cette installation. De là, ils passèrent aux magasins qui formaient une sorte de village au centre de l’île et qui renfermaient en abondance les vivres, les vêtements, les armes et les munitions nécessaires à la garnison composée d’une centaine de bandits.

 

Ceux-ci occupaient une sorte de caserne tenue avec beaucoup de propreté et où régnait une discipline sévère.

 

Quand les Lords entrèrent dans la salle principale qui servait de réfectoire, les bandits s’alignèrent sur deux files, tête nue, observant un respectueux silence. Tous ces hommes avaient le même aspect physique, la mine sauvage, la barbe longue, les épaules larges et les mains rugueuses. Tous portaient le même costume de cuir, avec le chapeau de feutre relevé sur le côté et orné d’une main rouge. Dans le fond de la salle, il y avait un râtelier d’armes où des carabines Winchester et des brownings, parfaitement entretenus, étaient alignés symétriquement.

 

Cornélius se tourna vers un des bandits vêtus de rouge, uniforme qui distinguait les chefs de cette armée de malfaiteurs.

 

– Capitaine Slugh, fit-il, nous sommes sur notre départ ; n’avez-vous aucune communication spéciale à faire aux Lords de la Main Rouge ?

 

– Non, Votre Honneur, répondit le bandit avec une profonde salutation. J’espère que les Lords sont satisfaits de la tenue et de la discipline.

 

– Très satisfaits ; aussi, désormais, j’autorise tous les samedis la double ration de whisky. Dans le courant du mois, le yacht de la Main Rouge viendra chercher les hommes dont la présence est redevenue possible dans les États de l’Union. La situation est-elle toujours bonne au point de vue sanitaire ?

 

– Excellente, sauf que Jackson, depuis qu’il a été électrocuté, est toujours agité d’un tremblement nerveux qui ne guérira sans doute jamais. Quant à Moller, il a été si brutalement pendu, au Canada, que son cou, en dépit de tous les massages, ne redeviendra jamais droit. Berval, qui avait été lynché, à demi grillé sur un monceau de fagots enduits de pétrole, a dû subir l’amputation du bras. À part cela, il n’y a pas de malades.

 

– J’irai moi-même à l’infirmerie, dit gravement Cornélius ; quant à Berval, je le ferai rapatrier dès qu’on lui aura fabriqué des papiers, et il touchera la pension à laquelle il a droit. Les Lords de la Main Rouge, ajouta-t-il au milieu d’un profond silence, n’abandonnent jamais ni leurs amis ni leurs ennemis.

 

Ensuite, Cornélius passa dans les rangs, adressant quelques mots à chacun des bandits.

 

– Pourquoi es-tu ici ? demanda-t-il à l’un.

 

– Électrocuté, répondit l’homme, et rappelé à la vie dans l’amphithéâtre par un docteur appartenant à l’association.

 

– Et toi ?

 

– Évadé du pénitencier.

 

– Et toi ?

 

– Pendu.

 

– Et toi ?

 

– Électrocuté.

 

– Et toi ?

 

– Pendu.

 

– Et toi ?

 

– Pendu.

 

Les réponses étaient invariables ; tous ces misérables avaient subi le dernier supplice et ils y avaient survécu, grâce aux complicités que la Main Rouge se ménageait partout. La sinistre capitale n’avait pas volé son nom d’île des pendus.

 

De tous les bandits présents, deux seulement n’avaient été ni pendus, ni électrocutés, ni lynchés ; l’un avait été « garrotté » en Espagne, l’autre s’était échappé des mines de vert-de-gris de Sibérie après avoir subi la peine du knout.

 

Cornélius, arrivé à l’extrémité de la salle, s’était arrêté en face d’un vieux bandit à longue barbe blanche.

 

– Eh bien, père Marlyn, lui demanda-t-il, la santé est toujours bonne ?

 

– Oui, Votre Honneur, je vais sur mes quatre-vingt-deux ans ; pourtant, cela ne m’empêche pas d’avoir de l’appétit et de trouver que le whisky est une bonne chose.

 

Fritz Kramm s’était penché vers Baruch.

 

– Vous voyez ce vieillard, lui dit-il à l’oreille, c’est un véritable patriarche, le doyen des tramps sans nul doute. Dès sa plus tendre enfance, il attaquait les gens sur les grand-routes, il a été pendu deux fois et lynché en tant d’occasions qu’il ne s’en rappelle même plus le nombre exact. Il a toujours eu la chance de s’en tirer sain et sauf. Il est célèbre dans toute l’Amérique, il a encouru plus de cent ans de prison qu’il n’a jamais faits.

 

Cette sorte de revue termina la visite. Le capitaine Slugh fit rompre les rangs, et les trois Lords, après avoir franchi une haute palissade, pénétrèrent dans la troisième subdivision de l’île, qui ne comprenait que cinq ou six maisons de bois disséminées au bord d’un cours d’eau.

 

L’intérieur d’une de ces habitations évoquait vaguement l’idée d’une étude de notaire ou d’avoué. Tous les murs en étaient couverts de cartons disposés avec beaucoup d’ordre. Au centre de la pièce, deux hommes recopiaient un document à en-tête, qui paraissait être un acte de naissance.

 

– Vous ne connaissez pas nos bureaux, dit en riant Fritz à Baruch. C’est ici que se fabriquent tous les faux papiers dont les membres de l’association ont besoin lorsqu’il leur devient nécessaire de changer d’identité. Nous possédons un assortiment de textes officiels et d’imprimés, une collection de timbres et de cachets, des encres de toutes les couleurs, des produits chimiques dans le genre de l’hypochlorite de chaux et de l’eau oxygénée pour des changements de date.

 

– Vous êtes, à ce que je vois, dit Baruch, admirablement outillés.

 

– Rien ne nous manque. En une heure, je puis avoir un acte de décès ou de naissance, un certificat quelconque, présentant toutes les marques de l’authenticité.

 

Les deux faussaires s’étaient levés à l’arrivée des Lords et restaient silencieux et tête nue.

 

– Asseyez-vous, dit Cornélius ; nous ne voulons pas vous déranger de votre besogne.

 

Le docteur avait pris sur la table quelques pièces au hasard ; il les montra à Baruch qui ne put s’empêcher d’admirer la perfection du travail.

 

– Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? dit Fritz ; la Main Rouge a gagné bien des procès, même au civil, grâce à ces habiles artistes. Maintenant, si vous le voulez bien, nous irons voir la fabrique de fausses bank-notes.

 

– Elle ne fonctionne pas en ce moment, objecta Cornélius, nos coffres sont pleins et nos ateliers chôment, mais je puis toujours vous faire contempler Julian et Johnie, deux graveurs d’un véritable talent qui se sont fait une spécialité de reproduire, à s’y méprendre, les billets de banque de toutes les nations civilisées.

 

Tout en conversant, ils étaient arrivés jusqu’auprès d’un long bâtiment que surmontait une cheminée en brique. Ils traversèrent deux ou trois salles où se trouvaient des presses typographiques, puis Cornélius fit halte devant une porte percée d’un judas grillé.

 

– Regardez, dit-il en baissant la voix.

 

Baruch se pencha et faillit jeter un cri de surprise.

 

Il venait d’apercevoir deux hommes studieusement occupés à graver une planche ; mais l’un de ces hommes ressemblait trait pour trait au docteur Cornélius lui-même, tandis que le second, dans sa physionomie, offrait l’image exacte de Fritz Kramm.

 

Le docteur avait doucement refermé le judas.

 

– Que pensez-vous de cela ? fit-il.

 

– Je suis émerveillé.

 

– Vous devez comprendre, mon cher Baruch, que dans la vie on est quelquefois très heureux de posséder un sosie ; ne fût-ce que pour établir victorieusement un alibi dans quelque fâcheuse circonstance.

 

– Ces deux honnêtes graveurs, expliqua Fritz, avaient avec nous une certaine ressemblance. Le docteur s’est contenté de parachever délicatement l’œuvre de la nature : une fois de plus, il a montré qu’il était bien le « sculpteur de chair humaine ».

 

Baruch demeurait silencieux ; il était épouvanté, et en même temps émerveillé, du pouvoir que ses complices paraissaient avoir sur tout ce qui les entourait.

 

Le reste de la tournée d’inspection dans l’île des pendus s’acheva sans qu’il se produisît aucun incident digne de remarque.

 

Le lendemain, dès l’aube, des drapeaux noirs portant au centre une main sanglante étaient arborés au-dessus de toutes les constructions de l’île. Le pavillon officiel de la Main Rouge se balançait aussi à la corne d’artimon du yacht ancré dans la baie, en face même de la caserne des tramps.

 

Les trois Lords traversèrent, pour s’embarquer, une double haie d’hommes en armes, et lorsqu’ils eurent mis le pied sur le pont du yacht, la batterie de canons installée sur les hauteurs les salua d’une salve de onze coups, auxquels les tramps répondirent par trois hurrahs, comme eussent pu le faire des marins réguliers de n’importe quelle nation.

 

Le yacht avait levé l’ancre ; d’abord, il évolua prudemment entre les mines flottantes qui garnissaient les abords de l’île ; puis, la zone dangereuse franchie, il força de vapeur. Bientôt, ce ne fut qu’une tache blanche sur la mer grise et verte.

 

*

* *

 

En entendant les coups de canon qui lui annonçaient le départ des Lords de la Main Rouge, M. Bondonnat avait eu un soupir de soulagement, et se tournant vers l’Indien Kloum :

 

– À nous deux, maintenant, mon brave, lui dit-il, il s’agit de rester le moins longtemps possible dans cette maudite île des pendus que le diable confonde !

 

– À nous trois, plutôt, répondit l’Indien en montrant le chien Pistolet, qui regardait son maître en ce moment avec des yeux si intelligents et si profonds qu’on eût juré qu’il avait compris ce qu’il venait de dire.

 

CHAPITRE VI

Une idylle

Une goélette anglaise, la Perle Rose, venant d’Australie avec un chargement de coprah[5] et se rendant à San Francisco fit, deux jours avant son arrivée dans le grand port américain, une macabre rencontre. Un matin, les hommes d’équipage aperçurent l’océan couvert à perte de vue de caisses oblongues, la plupart coloriées en rouge ou en bleu clair, quelques-unes même couvertes d’inscriptions dorées.

 

Le capitaine de la goélette croyait avoir fait une riche capture : il ordonna aussitôt de mettre une chaloupe à la mer et de pêcher quelques-unes de ces caisses si élégamment peintes. On lui obéit avec ardeur, mais quels ne furent pas la colère et le dégoût du matelot qui, le premier, fit sauter le couvercle d’une belle boîte dorée, en constatant qu’elle ne renfermait qu’un cadavre jaune et ratatiné, le cadavre d’un vieux Chinois.

 

Une seconde, puis une troisième et une quatrième caisse furent examinées, mais leur contenu à toutes était identique. La Perle Rose naviguait au milieu d’un véritable cimetière flottant.

 

Le capitaine, furieux de cette déconvenue, venait d’ordonner à la chaloupe de regagner le bord sans plus s’occuper des cadavres chinois, lorsque les marins aperçurent un naufragé évanoui, mort peut-être, il demeurait attaché à l’un des cercueils et l’on reconnut bientôt qu’il y était lié par une corde qui faisait le tour de sa ceinture. La corde coupée, l’homme hissé à bord, on constata qu’il ne donnait plus signe de vie ; les extrémités étaient glaciales et le cœur ne battait plus.

 

Le capitaine allait ordonner de le rejeter à la mer lorsqu’un médecin, qui se trouvait par hasard à bord en qualité de passager, eut l’idée d’appliquer la respiration artificielle et les tractions rythmées de la langue. Au bout de trois heures de soins énergiques, le naufragé donna quelques faibles signes d’existence. Quand on atteignit San Francisco, il était encore dans le coma, mais le docteur avait déclaré qu’il en réchapperait ; ne sachant que faire de lui, le capitaine le fit transporter à l’hôpital français où il demeura un mois entier.

 

Il avait déclaré se nommer Agénor Marmousier, poète français ; mais quand il raconta qu’il était au service d’un lord millionnaire, près duquel il n’avait d’autre fonction que de trouver des idées extraordinaires et d’inventer des situations périlleuses et dramatiques, on crut que les souffrances qu’il avait éprouvées lui avaient tourné la cervelle, et on ne crut pas un mot de ses récits merveilleux.

 

Le directeur de l’hôpital s’en débarrassa en lui donnant une lettre de recommandation pour le consul de France. Ce dernier s’était, par hasard, trouvé en relation avec lord Burydan, le fameux excentrique, le milord Bamboche, dont s’entretenaient encore les chroniques des feuilles parisiennes. Il fut touché de pitié en voyant à quelle triste situation se trouvait réduit le poète, privé de son seul protecteur et vieilli de dix ans par les souffrances et la maladie. Il le réconforta par de bonnes paroles et lui remit un viatique suffisant pour gagner New York et, de là, s’embarquer pour la France.

 

Agénor ne connaissait pas New York, qu’il n’avait traversé que rapidement dans ses précédents voyages. Il résolut d’y passer trois jours, aussi bien pour se reposer que pour se faire une opinion sur la ville monstrueuse où les maisons à trente étages, les gratte-ciel, semblent jeter un défi aux sublimes architectures de l’Égypte, de l’Inde et du Moyen Age gothique – New York où le combat pour l’existence revêt une forme si inexorable et si sauvage.

 

Agénor se promit d’abréger son séjour dans cette ville où il ressentait un indicible malaise moral, et il s’informa des jours de départ du paquebot de la Compagnie transatlantique, à bord duquel il voulait retenir son passage. Comme il suivait les quais de Brooklyn afin d’aller remplir cette indispensable formalité, son pied buta contre un objet volumineux ; il fit un faux pas et faillit s’étaler de tout son long. L’obstacle qui avait failli le faire choir si malencontreusement n’était autre qu’un portefeuille.

 

Le poète le ramassa.

 

– Tiens, murmura-t-il en examinant curieusement sa trouvaille, c’est de la peau de crocodile avec des initiales en or, F. J. Cela doit appartenir à quelque richard…

 

Agénor ouvrit le portefeuille et demeura littéralement ébloui : il était bondé de bank-notes de cinq cents et de mille dollars.

 

– Il y a là une vraie fortune, fit-il. Quel dommage que cela ne soit pas à moi !

 

Malgré sa pauvreté, il ne lui vint pas un seul instant la pensée de s’approprier la somme ; il n’eut qu’un souci : découvrir le nom de celui qui en était le propriétaire. La chose, d’ailleurs, lui fut aisée ; en même temps que les bank-notes, le portefeuille contenait plusieurs lettres adressées à Mr. Fred Jorgell, un richissime spéculateur, très connu à New York et même dans toute l’Amérique, et dont Agénor avait entendu parler souventes fois. Aussitôt le poète sauta dans un cab électrique et, posant sur ses genoux sa précieuse trouvaille, il jeta au chauffeur l’adresse du milliardaire.

 

Fred Jorgell ne se trouvait pas chez lui ; ce fut un homme de confiance, un vieil Irlandais nommé Paddock, qui reçut le vieux poète et qui, en apprenant le but de sa visite, le félicita cordialement.

 

– Vous méritez d’autant mieux d’être complimenté, dit-il, que vous eussiez pu garder ces bank-notes sans que mon maître fît aucune recherche pour en découvrir le détenteur. Pour lui, une pareille somme est tout à fait insignifiante…

 

Agénor interrompit brusquement le majordome irlandais.

 

– Il me semble, fit-il, que le fait de rapporter à son légitime propriétaire un objet trouvé ne mérite pas des éloges aussi exagérés. Au revoir, monsieur, je suis un peu pressé.

 

Le poète avait fait un pas vers la porte ; l’honnête Paddock lui barra le passage.

 

– Vous ne vous en irez pas ainsi ! s’écria-t-il ; Mr. Jorgell me réprimanderait sévèrement si je vous laissais partir sans vous avoir remis une récompense proportionnée à l’importance de la somme.

 

– Je ne veux rien accepter, déclara Agénor en rougissant, ce n’est pas l’usage dans mon pays.

 

Agénor allait se retirer, en dépit de tous les efforts de l’Irlandais, lorsque la porte du salon d’attente s’ouvrit brusquement : une jeune fille à la démarche harmonieuse, au visage d’une beauté grave et sereine, apparut.

 

– Qu’y a-t-il donc, Paddock ? demanda-t-elle, il me semble avoir entendu le bruit d’une discussion.

 

– Miss Isidora, répliqua le vieil Irlandais, c’est ce gentleman français qui vient de rapporter le portefeuille plein de bank-notes que votre père avait perdu hier et qui ne veut accepter aucune récompense.

 

– C’est bien, dit la jeune fille après avoir entendu les explications du majordome, laissez-nous, mon brave Paddock, cette affaire me regarde.

 

Et indiquant, d’un geste gracieux, un siège au poète décontenancé, elle lui dit, en employant la langue française, qu’elle parlait de façon admirablement correcte :

 

– Asseyez-vous, monsieur, il faut pardonner à Paddock, dont l’intention était excellente, il ne savait pas à qui il avait affaire. Je suis heureusement un peu moins ignorante que lui des choses de la France. En entendant prononcer votre nom, quelques-uns des beaux vers que vous avez écrits ont chanté dans mon souvenir.

 

– Miss, balbutia Agénor très ému et rougissant – de confusion, cette fois –, merci de votre indulgence.

 

– J’espère que maintenant, ajouta la jeune fille avec un charmant sourire, vous n’allez pas nous quitter si promptement ; vous ne refuserez pas d’accepter une coupe de champagne en ma compagnie.

 

L’entretien, commencé sur ce ton de cordialité, prit bientôt une tournure tout à fait confidentielle ; miss Isidora fit à son hôte une foule de questions, sur la France d’abord, puis sur lui-même. Agénor, que la franchise de la jeune milliardaire avait mis très à son, aise, ne se fit pas prier pour raconter par le menu les plus intéressantes de ses dernières aventures. Le récit n’en était pas encore terminé, lorsque Fred Jorgell entra ; il était ce soir-là d’excellente humeur, car il venait de conclure un marché des plus avantageux. Rapidement, miss Isidora le mit au courant et lui présenta le poète.

 

– By God ! s’écria le milliardaire avec un gros rire, permettez-moi de vous serrer la main.

 

Et il gratifia le poète d’un shake-hand à faire craquer les os et les jointures.

 

– Ce n’est pas tous les jours, continua-t-il, qu’on a le plaisir de serrer la main d’un honnête homme. Mais, j’y pense, vous allez me faire le plaisir de partager notre dîner.

 

Entraîné, séduit par ces façons un peu brutales mais pleines de franchise, Agénor dut accepter cette invitation. Un quart d’heure après, il se trouvait installé entre Fred Jorgell et miss Isidora dans la luxueuse salle à manger, où, sans qu’on vît aucun domestique, le service était fait automatiquement. D’ingénieux appareils électriques faisaient circuler les plats et enlevaient la desserte ; on se fût cru dans quelque demeure enchantée.

 

Quoiqu’il mangeât pour son compte très sobrement d’ordinaire, le milliardaire avait voulu que le menu fût digne de sa fortune. Entre autres raretés gastronomiques, Agénor savoura une exquise soupe à la tortue, des huîtres frites, des pattes d’ours truffées et une langouste à la javanaise, qui était tout simplement une merveille.

 

– Que pensez-vous de ma cuisine ? demanda tout à coup le milliardaire en se tournant vers le poète, qui, avec un appétit de convalescent, avait fait honneur à tous les plats.

 

– Délicieuse, répondit Agénor, il faudrait être vraiment difficile pour ne pas la trouver telle.

 

– Alors elle vous plaît ?

 

– Dites qu’elle m’enthousiasme !

 

– Alors c’est parfait. Voilà déjà un point important de réglé, je suis sûr que nous allons nous entendre.

 

– Je vous avoue que je ne comprends pas encore où vous voulez en venir.

 

– Vous allez être au fait en deux mots. Je sais que vous n’avez plus en France ni famille ni amis…

 

– J’ai bien encore des amis, mais…

 

– Ne m’interrompez pas. J’ai besoin, moi, d’un homme de confiance, d’un secrétaire particulier, parlant bien le français et l’anglais. Vous me conviendriez tout à fait. La besogne ne serait pas écrasante ; vous auriez deux mille dollars par mois…

 

– Et, bien entendu, interrompit miss Isidora en riant, vous mangeriez à notre table.

 

– Cela va de soi, reprit Fred Jorgell. Acceptez-vous ma proposition ?

 

Agénor était effaré de cette promptitude à traiter les affaires.

 

– Votre offre est des plus séduisantes, répondit-il, mais je vous avoue que vous me prenez un peu à l’improviste…

 

– C’est que nous autres Yankees, répliqua le milliardaire, nous ne perdons pas de temps à hésiter et à tergiverser comme vous autres gens du Vieux Monde. Allons, décidez-vous. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.

 

Et le terrible homme tira son chronomètre et le posa sur la table en face de lui.

 

– C’est un grand service que vous rendrez à mon père et à moi, ajouta miss Isidora.

 

– Eh bien, soit ! j’accepte, murmura le poète, tout interdit.

 

– Alors c’est entendu, on va vous désigner votre appartement ; demain, vous entrerez en fonctions, après avoir touché un premier trimestre d’avance.

 

C’est ainsi que, de la façon la plus inattendue, le poète Agénor Marmousier devint le secrétaire particulier du milliardaire Fred Jorgell.

 

Il n’eut d’ailleurs qu’à se louer de la décision qu’il avait prise. Il était considéré par miss Isidora et par son père bien plus comme un ami que comme un employé ordinaire, et le travail de correspondance dont il était chargé n’était ni compliqué ni difficile. Sans le chagrin que lui causait la mort de l’excentrique lord Burydan, Agénor se fût considéré comme parfaitement heureux dans la maison du milliardaire.

 

CHAPITRE VII

Harry et Isidora

Fred Jorgell avait longtemps partagé la royauté du maïs et celle du coton avec le spéculateur William Dorgan, mais ce dernier l’avait, comme on sait, emporté dans la lutte. Fred Jorgell s’était vu obligé de liquider le stock dont se composait son trust et de le céder à perte à son adversaire. Il eût même peut-être été complètement ruiné sans l’intervention de l’ingénieur Harry Dorgan, qui avait décidé son père à modérer ses exigences.

 

Harry avait été autrefois fiancé à miss Isidora ; mais, quoique leur mariage eût été ajourné jusqu’à une date indéfinie, les deux jeunes gens avaient conservé l’un pour l’autre un sincère attachement.

 

Un matin, Agénor revenait du bureau de poste où il venait d’expédier quelques chargements pour le compte de Fred Jorgell, lorsqu’il se trouva tout à coup en face d’Harry Dorgan. Les deux hommes se connaissaient, ils se saluèrent courtoisement.

 

– Miss Isidora se porte toujours bien ? demanda l’ingénieur.

 

– À merveille. Mais vous paraissez préoccupé, mister Harry ?

 

– Oui, je suis de très méchante humeur. Je viens d’avoir une discussion violente avec mon frère Joë. Décidément, nous ne pouvons pas nous entendre. Il faudra que cela finisse…

 

Agénor allait continuer son chemin sans insister, par discrétion, lorsque l’ingénieur le rappela brusquement.

 

– Il faut que je vous prie de me rendre un service, lui dit-il, je sais que vous êtes au mieux avec mistress Barlott.

 

Le poète rougit, car on prétendait qu’il faisait une cour discrète à la dame de compagnie de miss Isidora.

 

– Tout à votre service, répondit-il, que désirez-vous de moi ?

 

Harry Dorgan tira une lettre de sa poche.

 

– Je vous serais très reconnaissant de faire remettre ceci à miss Isidora, à elle-même.

 

– C’est entendu, répondit Agénor en souriant, votre commission sera fidèlement exécutée.

 

Et il prit congé de l’ingénieur.

 

Un quart d’heure plus tard, miss Isidora, non sans un peu d’émotion, brisait le cachet de la lettre d’Harry Dorgan.

 

« Ma chère Isidora, écrivait-il, je vous ai déjà tenue au courant de tous les ennuis que m’a causés mon frère Joë, mais depuis quelque temps son animosité contre moi s’est exaspérée, et ses mauvais procédés deviennent intolérables. Il ne m’a jamais pardonné la part que j’ai prise dans l’arrangement qui est intervenu entre votre père et le mien au sujet de la liquidation du trust.

 

« Je dois le dire, Joë est fort mal conseillé par les frères Kramm, le docteur Cornélius, le « sculpteur de chair humaine », et Fritz, son frère, le marchand de curiosités ; ces deux hommes ont pris sur lui, je ne sais comment, un ascendant extraordinaire. Il a fait, en leur compagnie, deux ou trois voyages mystérieux et, depuis, sa haine contre moi semble s’être augmentée ; c’est à peine s’il m’adresse la parole.

 

« Je croyais un moment avoir reconquis quelque influence sur mon père ; avec sa loyauté native, il avait été heureux de mon initiative dans l’affaire de la liquidation du trust. Joë a eu bien vite fait de regagner le terrain qu’il avait perdu. À force d’insinuations malveillantes, il en vient à me faire presque détester par mon père ; mon avis n’est plus écouté, et, quand il s’agit d’une affaire un peu sérieuse, on ne se donne même plus la peine de me consulter avant de prendre une décision.

 

« Mon père – j’en suis certain – a pour moi, au fond du cœur, la même affection qu’autrefois, mais il a dû être abusé par des mensonges, et cela est visible par la contrainte qu’il me montre, au lieu de la franche expansion d’autrefois et de naguère encore.

 

« Vous savez, ma chère Isidora, combien je suis énergique et même brutal chaque fois que je me trouve en présence d’une injustice – que ce soit moi ou un autre qui en soient victimes ; je n’ai pu m’empêcher de dire à Joë, et de façon très verte, ce que je pensais, et j’ai, en présence de mon père lui-même, qualifié sévèrement les procédés malhonnêtes dont votre père a été victime dans le trust agricole.

 

« De toute façon la vie est devenue intenable pour moi dans la maison paternelle.

 

« Je veux mettre fin à cette situation.

 

« Au moment même où vous lirez cette lettre, j’aurai demandé à mon père l’autorisation de vous épouser. Que cette autorisation me soit accordée ou refusée, je ne passerai pas un jour de plus près d’un frère qui me déteste et près d’un père qui me dédaigne et ne tient plus aucun compte ni de ma loyauté ni de mes efforts.

 

« Si je vous disais tout le fond de ma pensée, chère Isidora, mon frère Joë n’est plus le même depuis sa captivité chez les bandits de la Main Rouge. Ses idées, sa manière d’être sont complètement changées, il y a des moments où je me demande si c’est bien lui qui s’exprime de cette façon arrogante, impérieuse et brutale.

 

« Je n’ai plus qu’un espoir, c’est dans la loyauté de mon père, il faut qu’il consente à notre union. Votre estime et votre cœur, dont je suis sûr, m’encouragent.

 

« Votre,

« Harry Dorgan. »

 

Miss Isidora lut et relut avec une profonde émotion ces lignes fiévreuses, griffonnées sous le coup d’une généreuse colère, mais elle n’osa confier son secret ni à Fred Jorgell, ni au poète Agénor, ni même à sa dame de compagnie, la dévouée mistress Mac Barlott.

 

Comme celle-ci s’inquiétait du silence de miss Isidora, dont elle avait remarqué la mine préoccupée, la jeune fille eut un mouvement d’impatience.

 

– Je suis un peu nerveuse aujourd’hui, ma chère Mac Barlott, murmura-t-elle en guise d’excuse. Je sens que j’ai besoin de prendre l’air. Voulez-vous que nous fassions un tour en auto ?

 

– Bien volontiers, miss, acquiesça respectueusement la gouvernante, je vais donner des ordres au chauffeur.

 

Un quart d’heure plus tard, les deux femmes filaient à toute allure dans la superbe cent chevaux que Fred Jorgell avait fait construire tout spécialement en France pour les promenades de sa chère Isidora.

 

Pendant que la jeune milliardaire cherchait ainsi dans la promenade un dérivatif à sa mortelle inquiétude, une scène violente avait lieu dans le cabinet de William Dorgan entre celui-ci et son fils, l’ingénieur Harry.

 

Le jeune homme s’était promis d’exposer franchement, loyalement, sans tergiversation aucune, son projet d’union ; William Dorgan, très froid, le laissa parler sans l’interrompre mais, à peine eut-il achevé d’expliquer ses intentions sur miss Isidora que le vieux milliardaire donna libre cours à sa colère.

 

Son visage se congestionna, ses poings se crispèrent, les veines de son front se gonflèrent à éclater.

 

– Harry, bégaya-t-il avec fureur, ton frère Joë avait raison, quand il me disait naguère encore de me défier de toi ! Tu trahis mes plus chères espérances, tu me déshonores, tu fais cause commune avec mes pires ennemis !…

 

Et comme l’ingénieur essayait de protester :

 

– Tais-toi, tu me déshonores ; jamais tu n’épouseras la sœur de l’assassin Baruch ! ou ce sera malgré moi !

 

– Mon père !

 

– Jamais, entends-tu, tu ne deviendras le gendre d’un homme dont ma seule pitié a empêché l’irrémédiable ruine !

 

Harry Dorgan faisait des efforts inouïs pour demeurer calme.

 

– Mon père, répliqua-t-il lentement, posément, j’épouserai miss Isidora !

 

– Je te le défends.

 

– Quoi qu’il m’en coûte, je serai obligé de vous désobéir ; miss Isidora a ma parole, et c’est de votre propre consentement même qu’autrefois…

 

– Quand j’ai consenti à cette union, à Jorgell-City, Baruch n’avait encore assassiné personne, je ne pouvais pas prévoir…

 

– Miss Isidora, qui est un exemple de vertu et de dévouement filial, ne saurait après tout être rendue responsable des crimes de son misérable frère !

 

– Oh ! je sais que tu as pour miss Jorgell un amour insensé ; déjà, grâce à tes ruses, j’ai sacrifié les intérêts de notre trust à ta passion pour la sœur du meurtrier ! Mais tu ne l’épouseras pas, je le jure.

 

Harry Dorgan se taisait.

 

– Je te défends de me reparler de ce mariage, rugit le vieux milliardaire, je te défends de prononcer devant moi le nom de miss Isidora ! Si jamais tu l’osais, je te maudirais, je te chasserais, tu n’aurais pas un dollar de mon héritage !…

 

– Eh bien, soit ! s’écria l’ingénieur, furieux à son tour, je saurai me passer de vous et de vos milliards ! Mon frère Joë et ses affidés, les frères Kramm, pourront se les partager sans conteste ! À partir d’aujourd’hui, je suis résolu à ne plus vous être à charge. Je saurai me créer une fortune, et cela, sans faire de tort à personne, sans employer de moyens malhonnêtes !

 

– Alors je suis un malhonnête homme ? s’écria le milliardaire au comble de la rage. Tu m’as insulté ! Tu es un misérable, bien digne d’entrer dans la famille de Baruch l’assassin. Va-t’en ! Que je ne te revoie jamais plus !

 

– Je vous en supplie, mon père !

 

– Pas un mot de plus. Va-t’en et emporte avec toi ma malédiction ! Ah ! ton frère Joë t’avait bien deviné, tu es un scélérat !

 

L’ingénieur Harry Dorgan sortit exaspéré et, en franchissant le seuil de la maison paternelle, il se jura à lui-même de n’y plus jamais rentrer. Dans la rue, il héla un cab et jeta au chauffeur l’adresse de Fred Jorgell.

 

Harry était encore sous le coup de la terrible scène qu’il venait d’avoir avec son père quand il pénétra dans le cabinet du milliardaire. En quelques phrases il mit celui-ci au courant des faits, ne lui cachant même pas que son projet d’union avec miss Isidora avait été la principale cause de la brouille. Fred Jorgell écouta le jeune homme jusqu’au bout dans le plus grand silence.

 

– Tout cela est très regrettable, mon cher Harry, dit-il enfin, mais quels sont vos projets ? En quoi puis-je vous être agréable ?

 

– Je vais vous dire très franchement, déclara l’ingénieur, que j’ai pensé trouver dans quelqu’une de vos entreprises une occupation qui m’assure l’indépendance. Quoique fils de milliardaire, je me crois capable de gagner ma vie honorablement. Je ne suis – on le sait – ni un paresseux ni un incapable !

 

– Je le sais, répondit Fred Jorgell en souriant ; je vous ai vu à l’œuvre et j’ai la plus favorable opinion de vos talents et de votre énergie. Votre collaboration me sera certainement précieuse.

 

Expéditif, comme il l’était toujours, Fred Jorgell assigna tout d’abord à l’ingénieur des appointements d’un chiffre respectable, puis il le mit au courant de la nouvelle affaire dans laquelle il se lançait avec une ardeur toute juvénile – le trust des cotons et maïs se trouvant désormais aux mains de William Dorgan et de Cornélius et Fritz Kramm, ses associés ; il s’agissait d’une entreprise de navigation comprise de façon toute nouvelle. Les paquebots que Fred Jorgell avait en chantier devaient aller du Havre à New York en moins de quatre jours.

 

Harry Dorgan écoutait avec une profonde attention, entrant du premier coup dans les détails du projet et entrevoyant déjà des aménagements possibles. Quand il prit congé du milliardaire, il était résolu à se mettre au travail sans perdre un instant.

 

L’ingénieur venait à peine de se retirer lorsque miss Isidora parut, la physionomie encore agitée par l’inquiétude.

 

– Devine qui je viens de quitter ? fit le milliardaire presque joyeusement.

 

– C’est Mr. Harry Dorgan, répondit la jeune fille sans essayer de dissimuler son émotion. Je rentre d’une promenade en compagnie de mistress Mac Barlott et dans le couloir j’ai entendu la fin de votre conversation.

 

– Alors tu sais que Mr. Dorgan, si invraisemblable que cela puisse paraître, est maintenant un de mes collaborateurs ?

 

– Je le sais, mais…

 

– Quoi ? Je parie que tu meurs d’envie de me questionner.

 

Miss Isidora rougit sans répondre.

 

– Je devine ce qui te tourmente, reprit le milliardaire affectueusement ; tu voudrais savoir comment William Dorgan a accueilli le projet de mariage entre son fils et toi ?

 

– Oui, mon père, murmura la jeune fille tremblante, d’émotion.

 

– Je suis par principe l’ennemi de toute dissimulation et je n’ai aucune raison pour te cacher la vérité dans une affaire qui t’intéresse, en somme, plus que qui que ce soit. William Dorgan a menacé son fils de sa malédiction s’il t’épousait et la discussion qui s’est élevée entre eux à ce sujet a été tellement violente qu’ils sont maintenant brouillés à mort.

 

Miss Isidora était devenue mortellement pâle.

 

– Naguère encore, poursuivit le milliardaire, sans paraître remarquer le trouble de la jeune fille, j’aurais fort mal pris un tel affront et j’aurais défendu ma porte à l’ingénieur, mais j’ai beaucoup réfléchi.

 

– Eh bien ? demanda Isidora avec anxiété.

 

– Harry m’a rendu, pour l’amour de toi, de grands services dans l’affaire du trust ; je sais que tu partages son affection et je ne me reconnais pas le droit – malgré la tache sanglante que le misérable Baruch a imprimée sur notre nom – de te priver du bonheur que tu mérites.

 

– Ainsi donc, s’écria la jeune fille, dont le beau visage s’illumina d’un rayonnement de joie, vous consentez à notre union ?

 

– N’allons pas si vite en besogne, dit le milliardaire, plus ému lui-même qu’il ne voulait le paraître. Je ne me suis encore engagé en rien envers Mr. Dorgan. Je lui accorderai ta main, mais à une condition, c’est qu’il la mérite.

 

– Que voulez-vous dire ? fit Isidora de nouveau reprise d’inquiétude !

 

– J’ai très bonne opinion de l’ingénieur Harry, mais je veux qu’il ait pour ainsi dire fait ses preuves ; je n’ai accepté ses services que pour être à même de l’étudier de plus près. Je te l’ai souvent répété, ma chère enfant, je n’accorderai ta main qu’à l’homme ayant assez d’énergie et d’intelligence pour défendre, après moi, mes milliards.

 

– Je suis certaine ; répliqua la jeune fille souriante et rougissante, que mon cher Harry réalisera toutes les espérances que vous avez fondées sur lui !

 

– Je le crois aussi, mais ne brusquons rien ; ce que je viens de te dire doit demeurer jusqu’à nouvel ordre entre nous deux. Noublie pas que je n’ai donné mon consentement à ton mariage que sous la condition expresse que Mr. Dorgan me donnerait pleine satisfaction.

 

Câlinement, miss Isidora jeta les bras autour du cou de son père, son cœur débordait de gratitude et de bonheur ; maintenant elle était sûre que rien ne l’empêcherait de devenir la femme de l’ingénieur. Après le départ de son père, obligé de retourner à ses chantiers de construction, Isidora remonta à sa chambre pour y relire les lettres de son fiancé et pour y savourer d’avance tout le bonheur qu’elle entrevoyait dans un proche avenir.

 

Après la terrible discussion qu’il avait eue avec son fils, William Dorgan avait eu un terrible accès de colère. Ce n’est que le soir qu’il avait retrouvé un peu de calme ; les reproches de l’ingénieur avaient blessé au vif son amour-propre et il imposa plusieurs fois silence de rude façon à Joë, qui avec son hypocrisie habituelle faisait mine de prendre la défense de son frère.

 

– Ne me parle jamais d’Harry, lui dit-il, c’est un insolent, un orgueilleux, un ingrat et je ne veux jamais le revoir.

 

Mais, le lendemain, après une nuit de réflexion, le milliardaire était loin de se trouver dans d’aussi farouches dispositions. Il se rendait compte des torts qu’il avait eus lui-même envers l’ingénieur et, sans lui donner raison pour cela, il en arrivait à regretter la scène de la veille.

 

Tout le reste de la journée, William Dorgan fut inquiet, agité ; en lui-même il en arrivait à plaider à ses propres yeux la cause de l’absent, et il commençait à déplorer le mouvement de vivacité irréfléchie qui l’avait porté à le chasser du toit paternel.

 

– Je me suis montré aussi jeune, aussi coléreux et aussi têtu que lui, songeait-il ; Harry est pourtant, au fond, je le sais, très loyal et très bon…

 

Le milliardaire, quand il n’était pas sous l’influence immédiate de l’hypocrite Joë, avait pour l’ingénieur Harry une affection très réelle. Il se demandait maintenant ce qu’allait devenir le jeune homme, et il songeait aux moqueries des autres milliardaires, quand ils connaîtraient la brouille survenue entre le père et le fils. Vingt fois William Dorgan fut sur le point de donner des ordres pour envoyer à la recherche du fugitif ; vingt fois l’amour-propre le retint. Il allait sans doute triompher de cette mauvaise honte, lorsque Joë – ou plutôt celui qu’il prenait pour tel – pénétra dans son cabinet, un sourire gouailleur aux lèvres :

 

– J’ai réfléchi, dit le vieillard avec un peu d’hésitation, ne te semble-t-il pas, comme à moi, que je me suis montré un peu dur envers ton frère ? Je serais désolé que, pour une minute d’emportement, il se trouvât réduit à gagner son pain de quelque manière indigne de lui et de moi.

 

Joë eut un sourire méphistophélique.

 

– Vous voyez bien, mon père, ricana-t-il, qu’hier c’était moi qui étais dans le vrai, en vous prêchant l’indulgence.

 

– Ma foi, j’en conviens…

 

– Seulement, poursuivit Joë de sa voix ironique et mordante, soyez sûr que mon frère Harry n’est pas en peine de savoir comment se débrouiller ; il a eu vite fait de retrouver une situation.

 

– Tu as des nouvelles ? demanda précipitamment le milliardaire.

 

– De toutes fraîches. Je quitte à l’instant notre excellent ami le docteur Cornélius Kramm, qui m’a complètement renseigné.

 

– Eh bien ?

 

– Harry, comme il fallait s’y attendre, a trouvé asile chez notre ennemi, je veux dire chez le père de la charmante Isidora. Je comprends que l’ex-fiancé ait été accueilli à bras ouverts ; une jeune fille dont le frère est un assassin notoire ne trouve pas toujours aisément à se marier…

 

William Dorgan avait changé de couleur : toute sa colère lui était revenue, il asséna sur la tablette de son bureau un formidable coup de poing.

 

– C’est trop fort ! s’écria-t-il. Aller se réfugier chez Fred Jorgell dont, sans doute, il épousera la fille ! Ce malheureux Harry nous déshonore !…

 

– Vous voyez, insista perfidement Joë, que vous aviez grand tort de vous faire des inquiétudes au sujet de mon frère ! Je vous ai toujours dit qu’il était d’accord avec Mr. Jorgell. Rappelez-vous sa conduite dans l’affaire du trust…

 

William Dorgan ne l’écoutait plus, il arpentait furieusement son cabinet de long en large, un monde de pensées contradictoires se pressaient dans sa cervelle surchauffée. Joe le suivait des yeux, bien persuadé que, cette fois, la brouille entre le père et le fils était irrémédiable.

 

Mais tout à coup un brusque revirement se fit dans l’esprit, du milliardaire, il s’arrêta net, devenu subitement calme et dit à Joë stupéfait :

 

– Évidemment Harry a eu tort, mais il a jusqu’à un certain point une excuse, il est amoureux. Je ne lui donne pas raison, mais d’un autre côté je ne veux pas qu’il soit dit que mon fils ait eu besoin pour vivre de recourir à la charité d’un de mes ennemis…

 

Joë était exaspéré.

 

– Alors vous allez céder ! s’écria-t-il ; ce serait la dernière des faiblesses, ce serait même agir contre le véritable intérêt de mon frère dont l’orgueil a besoin d’être sévèrement châtié. En faisant le premier des avances, vous vous rendez ridicule ! Laissez-le donc où il est, vous verrez qu’il sera le premier à revenir, humble et repentant ; je le connais assez pour savoir qu’il a trop peur d’être déshérité pour se brouiller complètement avec vous.

 

– Ma décision est prise, répliqua froidement William Dorgan, rien ne la modifiera.

 

Joë vit que ses insinuations perfides seraient complètement inutiles et n’insista pas.

 

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je vais me mettre à la recherche de mon frère et lui apporter vos excuses.

 

– Je n’ai pas dit cela, répliqua le milliardaire avec impatience. Voici ce que tu as à faire tout simplement : retrouver Harry, lui remettre de ma part un chèque de quatre cents dollars et lui dire qu’il recevra tous les mois pareille somme. Tu tacheras enfin de lui faire comprendre que je ne lui en veux pas et que je ne demande qu’à me laisser fléchir. Je suis persuadé qu’Harry sera touché de mon procédé généreux.

 

– Je vais suivre vos instructions de point en point, murmura Joë avec un mauvais sourire. Espérons que le résultat sera conforme à votre désir. Je vais, sans perdre un instant, me mettre à la recherche de mon frère.

 

Ces recherches, disons-le, ne furent pas longues. En sa qualité de Lord de la Main Rouge, Joë avait à sa disposition des espions qui, depuis longtemps, surveillaient jalousement toutes les démarches de l’ingénieur. Joë Dorgan connaissait déjà l’adresse de l’appartement meublé qu’Harry avait loué à peu de distance du palais de Fred Jorgell.

 

Ce fut Harry lui-même qui vint ouvrir la porte à son frère. Dès le seuil, tous deux échangèrent un regard chargé de haine.

 

– Que désirez-vous ? demanda l’ingénieur. Que venez-vous faire ici ?

 

– Ce n’est pas pour mon propre compte que je viens ; répliqua Joë avec un sourire goguenard, je suis envoyé par notre père.

 

– Mon père m’a chassé de sa demeure, nous n’avons plus rien de commun, à moins toutefois, ajouta-t-il d’un ton radouci, qu’il ne veuille bien reconnaître qu’il a été un peu loin dans sa colère. Je conviens moi-même que je me suis laissé emporter…

 

Joë eut un ricanement sinistre.

 

– Ha ! ha ! fit-il, vous êtes bien naïf si vous vous figurez que je viens pour tenter Une réconciliation. Vous commencez à regretter votre insolente conduite, et vous vous apercevez, mais un peu tard, que vous avez fait une sottise. Mon père n’a nullement changé d’avis à votre sujet.

 

– Alors que me voulez-vous ? répliqua l’ingénieur qui sentait la colère l’envahir.

 

– Patience. Mon père vous a chassé, mais comme il ne tient pas à vous voir mendier par les rues de New York, il m’a chargé de vous apporter une aumône, un petit secours qui vous sera renouvelé mensuellement.

 

Joë tendait à Harry le chèque dont il s’était muni.

 

– Sachez, s’écria l’ingénieur à demi suffoqué par l’indignation et par la fureur, que je n’ai besoin pour vivre ni de vos aumônes ni de celles de mon père. Allez-vous-en ! Je vous renie pour mon frère. Sortez, ou je serais capable de faire un malheur !

 

Harry d’un geste brutal avait déchiré le chèque que lui tendait Joë du bout des doigts et en avait piétiné les fragments, puis d’une brusque poussée, il bouscula son frère et le força à battre en retraite sur le palier.

 

Joë, dont toutes les paroles étaient calculées pour exaspérer son interlocuteur, conservait un sang-froid absolu.

 

– De mieux en mieux, ricana-t-il, je vais rendre compte à mon père de la façon aimable et de l’exquise politesse avec lesquelles vous accueillez ses libéralités. Je vous préviens, par exemple, que c’est la dernière fois que je tente près de vous une semblable démarche. Un jour viendra, je vous le prédis, où vous vous mordrez les doigts de votre arrogance !…

 

– Allez-vous-en ! ma patience est à bout, cria l’ingénieur au comble de l’exaspération. Allez au diable ! Vous n’êtes pas mon frère !

 

À ce cri jailli des lèvres d’Harry, sans qu’il se rendît bien compte lui-même du sens de ses paroles, Joë était devenu blême.

 

– C’est bon, grommela-t-il entre ses dents, je m’en vais, mais nous nous retrouverons, vous me payerez cher toutes ces injures.

 

Il descendit précipitamment l’escalier et regagna l’auto qui l’attendait devant la porte.

 

– Je ne suis pas son frère, se répétait-il anxieusement, qu’a-t-il voulu dire par là ? Harry soupçonnerait-il la diabolique métamorphose qui, grâce au génial sculpteur de chair humaine, a fait de l’assassin Baruch Jorgell le milliardaire Joë Dorgan ? Ah ! si je croyais qu’il eût le plus faible pressentiment de la vérité, il n’aurait pas longtemps à vivre.

 

Le bandit finit par se rassurer en réfléchissant que, si Harry Dorgan avait eu entre les mains une arme si terrible, il y a longtemps qu’il en eût fait usage, mais il demeura songeur. Il n’aimait pas à supposer, même pour un instant, que sa vraie personnalité pût jamais être découverte.

 

En descendant d’auto, il trouva William Dorgan qui l’attendait dans le petit salon du rez-de-chaussée.

 

– Eh bien ! demanda le vieillard avec anxiété, as-tu retrouvé ton frère ?

 

– Très facilement, il n’y avait pour cela qu’à chercher dans les environs du palais de Fred Jorgell et c’est ce que j’ai fait.

 

– Tu l’as vu ? Tu lui as remis le chèque ?

 

Joë prit une mine contrite.

 

– Il m’en coûte de vous affliger, dit-il, mais mon frère m’a accablé d’insultes, il a déchiré devant moi le chèque que vous lui adressiez, et il m’a jeté à la porte en hurlant comme un forcené qu’il n’avait besoin ni de vous ni de personne. Je ne m’étais pas trompé, Harry est désormais perdu pour nous.

 

William Dorgan demeura quelque temps plongé dans un silence plein d’accablement. Joë jugea convenable de lui prodiguer des consolations hypocrites.

 

– Ne vous désolez pas, mon père ; murmura-t-il, Harry est en ce moment plein d’arrogance, parce qu’il se sent soutenu par Fred Jorgell, mais il y a gros à parier que ce dernier n’a accueilli mon frère que pour vous vexer. Quand il saura qu’Harry n’a plus à compter sur votre héritage, il aura vite fait de le jeter à la porte ; alors le fugitif reviendra vers nous humble et repentant, et je suis sûr que vous aurez encore la faiblesse de lui pardonner.

 

William Dorgan ne répondit à cette exhortation que par un profond soupir ; le départ de son cher Harry l’atteignait en plein cœur.

 

En dépit de tous les efforts de Joë, de longues semaines se passèrent sans que le milliardaire se consolât de l’absence de son fils ; il lui écrivit même deux fois en cachette, en lui promettant un pardon complet s’il consentait à revenir. Malheureusement les lettres furent interceptées par Joë, dont la diabolique vigilance ne se relâchait pas un instant. Voyant que son fils ne daignait même pas répondre à ses affectueuses missives, William Dorgan sentit renaître ses préventions et s’efforça de bannir pour toujours le fils ingrat de son souvenir ; il lui garda d’autant plus de rancune qu’il avait eu plus de chagrin de sa fuite.

 

Le milliardaire aurait été singulièrement étonné s’il avait pu savoir que l’ingénieur Harry Dorgan regrettait amèrement d’être brouillé avec lui et se reprochait chaque jour sa violence et son manque de respect envers son père. S’il eût osé, le jeune homme eût essayé un raccommodement ; ce qui l’en éloignait, c’était la pensée de se retrouver en rapports avec Joë ; il avait compris une fois pour toutes que son frère et lui ne s’entendraient jamais, et il ne pouvait s’empêcher de haïr l’hypocrite auquel il attribuait, non sans raison, tous ses ennuis.

 

D’ailleurs, Fred Jorgell était enchanté des services de son nouvel ingénieur et il le traitait déjà, en maintes circonstances, comme s’il eût été son propre fils.

 

La Compagnie des paquebots Éclair, c’était le nom que Fred Jorgell avait donné à son entreprise de navigation, était en pleine prospérité. À demi ruiné par la liquidation du trust des cotons et maïs, sa spéculation triomphait de nouveau. Les steamers à grande vitesse qu’il avait lancés faisaient, comme il l’avait annoncé, le trajet du Havre à New York en moins de quatre jours. Les passagers de luxe les avaient adoptés et y retenaient leurs cabines bien longtemps à l’avance.

 

Comment Fred Jorgell était-il arrivé à cette abréviation presque incroyable du temps de parcours ? Tout simplement en diminuant le poids des navires dans des proportions considérables en même temps qu’il usait de machines beaucoup plus puissantes, tout en accordant beaucoup moins de place au combustible.

 

Avec l’aide de l’ingénieur Dorgan, le milliardaire avait résolu ce triple problème, en remplaçant, dans la construction des coques, l’acier ordinairement employé par un alliage extra-solide et léger de nickel et d’aluminium ; il avait renoncé au charbon et n’employait pour ses machines que du pétrole ou de l’huile de naphte, combustible beaucoup moins encombrant et qui permettait l’emploi de générateurs beaucoup plus vastes.

 

Joë prenait un haineux plaisir à tenir chaque jour William Dorgan au courant de tous ces faits et à aiguillonner sa rancune endormie.

 

– Savez-vous, mon père, ce qui va se passer ? lui disait-il. Pourvu que ce succès aille en augmentant, Fred Jorgell ne tardera pas à truster les compagnies de navigation, et alors nous serons obligés de nous soumettre à ses tarifs pour le transport de nos maïs et de nos cotons. La lutte recommencera entre nous plus vite et plus acharnée qu’autrefois, car vous aurez devant vous, comme adversaire, votre fils qui vous déteste, qui vous abandonne et qui vous a trahi.

 

– En quoi Harry m’a-t-il trahi ? demanda timidement le milliardaire.

 

– Vous me le demandez ? Mais s’il n’avait pas, en mon absence, intercédé pour Fred Jorgell dans l’affaire du trust, nous en aurions fini depuis longtemps avec ce redoutable adversaire. J’avais raison, cette fois encore, en vous conseillant de ne pas céder. Vous vous en apercevez maintenant.

 

Un matin, Joë se présenta devant son père le visage illuminé d’une joie mauvaise. Il brandissait un numéro du Herald.

 

– Eh bien ! cria-t-il, dès qu’il aperçut le milliardaire, c’est complet ! Mes prévisions les plus pessimistes se réalisent. Harry épouse dans un mois miss Isidora Jorgell. La nouvelle est officielle. D’ici peu, vous aurez le bonheur d’être le beau-père de la sœur de l’assassin Baruch !

 

– Mais es-tu bien sûr de ce que tu avances ? demanda le vieillard avec tristesse.

 

– Il n’est bruit que de ce mariage dans New York, tous les journaux en parlent et publient les portraits des futurs époux. Voyez plutôt !

 

William Dorgan ne répondit pas, ce dernier coup l’atteignait en plein cœur.

 

L’information, d’ailleurs, était parfaitement exacte, le mariage de miss Isidora et d’Harry Dorgan était une chose décidée.

 

Quelques jours avant que la nouvelle n’éclatât dans le public, Fred Jorgell avait fait venir l’ingénieur Harry dans son cabinet et lui avait dit simplement :

 

– Mon cher Harry, vous remplacez près de moi le fils que j’ai perdu ; vous m’avez prouvé, et au-delà, que vous étiez capable de conserver et même d’augmenter une fortune aussi considérable que la mienne. Je n’ai plus aucune raison de retarder votre mariage avec Isidora, qui, je le sais, vous aime autant que vous l’aimez.

 

Trop ému pour assurer, comme il l’eût voulu, Fred Jorgell de son dévouement et de son énergie, Harry Dorgan serra la main que lui tendait le milliardaire.

 

Le jour même, les fiançailles des deux jeunes gens furent solennellement célébrées au cours d’un banquet splendide, auquel assistaient le poète Agénor, l’intendant Paddock et mistress Mac Barlott, embellie et comme rajeunie elle-même par le bonheur de sa jeune maîtresse.

 

Dans l’hospitalière demeure de Fred Jorgell, Agénor avait enfin trouvé le repos et la sécurité. Une seule chose faisait ombre à son bonheur, la mort de son ami et bienfaiteur lord Burydan, dont il ne parvenait pas à se consoler.

 

SIXIÈME ÉPISODE

Les chevaliers du chloroforme


CHAPITRE PREMIER

Les bandits du quartier chinois

Bien que le Grizzly-Club eût installé ses locaux au trente-deuxième et dernier étage d’un gratte-ciel tout récemment édifié, ceux qui en faisaient partie avaient la jouissance d’un magnifique parc que l’on eût pu, à certains égards, comparer aux jardins suspendus de Babylone, construits par la reine Sémiramis. Ce parc avait été, en effet, installé sur le toit même, disposé en terrasse et recouvert d’une épaisse couche de bitume.

 

Pendant des semaines les ascenseurs avaient hissé des caisses pleines de terre végétale. Enfin, à force d’argent et de patience, d’ombreux bosquets s’épanouissaient maintenant au-dessus des pelouses d’un vert tendre que séparaient des allées sablées. Une source vive fuyait en serpentant à travers les gazons d’où s’élevaient des massifs de rhododendrons, de camélias et d’orangers.

 

Dans ce jardin, magiquement éclos au faîte du monstrueux édifice de brique et d’acier, il régnait, même aux plus brûlantes journées de la canicule, une exquise fraîcheur. Nonchalamment étendus dans leurs rocking-chairs, ou vautrés dans des fauteuils de rotin colorié, les membres du club pouvaient, dans l’encadrement verdoyant des feuillages, admirer le vaste panorama de la baie de New York, les gigantesques édifices de la ville, l’Hudson couvert de navires et la grandiose statue de la Liberté dont le flambeau s’allume au crépuscule.

 

Mais c’était surtout le soir, quand les massifs s’éclairaient de milliers de petites lampes électriques bleues et vertes, que le parc du Grizzly-Club présentait un aspect féerique ; accoudés aux balustrades en marbre, les clubmen pouvaient alors admirer les titaniques amoncellements d’édifices dont les silhouettes se détachaient sur un fond de lumière crue, tandis qu’au loin les vagues de l’immense Atlantique étincelaient doucement aux rayons de la lune, et que l’innombrable flotte ancrée près du rivage balançait, au gré de la brise nocturne, la forêt des mâtures illuminée de fanaux multicolores.

 

Aux attraits de ce panorama unique au monde s’ajoutaient d’autres tentations moins poétiques. Des barmen, vêtus de blanc et graves comme des diplomates, faisaient circuler, sur des plateaux d’argent au chiffre du club, toute la redoutable pharmacie des boissons américaines, les mint-julep parfumés comme un bouquet de fleurs sauvages, le traîtreux milk-mother (lait maternel), le prairy-oister (huître de prairie), providence des ivrognes, et l’infaillible et définitif nigh-cap (bonnet de nuit).

 

Tel était l’endroit que fréquentait de temps en temps le milliardaire Fred Jorgell, directeur de la Compagnie des paquebots Éclair.

 

Ce soir-là, il s’y était rendu en compagnie de son secrétaire particulier, un Français célèbre dans son pays comme poète, et qui, après de nombreuses aventures, avait fini par attacher définitivement sa fortune à celle du milliardaire.

 

Fred Jorgell avait dans Agénor Marmousier la plus entière confiance et il le traitait beaucoup plus en ami qu’en employé.

 

Tous deux s’étaient installés sous un magnolia, en face d’un petit guéridon de marbre et, tout en savourant une coupe d’extra-dry, faisaient une partie de damier. Ce jeu méditatif était le seul auquel le milliardaire se fût jamais livré ; il trouvait dans ses combinaisons simplistes un dérivatif aux fatigants calculs que nécessitaient ses spéculations.

 

D’ailleurs, Fred Jorgell et le poète étaient d’égale force et arrivaient quelquefois à prolonger une seule partie pendant une durée presque indéfinie.

 

Ils jouaient déjà depuis près d’une heure, tout en savourant la beauté de cette tiède soirée, lorsqu’une soudaine agitation se manifesta parmi les clubmen installés ça et là sous les ombrages du parc.

 

Fiévreusement, ils se passaient de main en main un numéro d’un journal du soir.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Fred Jorgell à l’un des barmen accouru à l’appel du timbre électrique.

 

– Sir, c’est encore un nouvel exploit des chevaliers du chloroforme.

 

Le milliardaire ne put s’empêcher de tressaillir.

 

– Vous pouvez me procurer la feuille ? dit-il au barman.

 

– À l’instant même, sir.

 

Il revint bientôt après avec un numéro du Night. Le poète s’en empara et lut à haute voix le fait divers qui causait tant d’émotion aux membres du Grizzly-Club :

 

UNE HÔTELIÈRE ASSASSINÉE

 

« Au moment où nous mettons sous presse, nous apprenons qu’un assassinat vient d’être commis dans de mystérieuses circonstances sur la personne de l’honorable mistress Griffton, qui, depuis plus de dix années, dirigeait un family-house installé au N° 93 de la Trentième avenue.

 

« Après avoir, comme chaque soir, pris le thé en compagnie de ses pensionnaires dont elle était très estimée, mistress Griffton, qui était d’origine écossaise, alla chercher dans sa chambre quelques cartes postales représentant des vues d’Édimbourg, qu’elle voulait montrer à une amie. Comme elle ne redescendait pas, ses pensionnaires craignirent qu’il ne lui fût arrivé quelque accident et se décidèrent à aller voir ce qu’elle devenait. Ayant longtemps frappé sans obtenir de réponse, ils enfoncèrent la porte et c’est alors qu’un horrible spectacle s’offrit à eux.

 

« Mistress Griffton était étendue tout habillée sur son lit, le visage couvert d’un masque de caoutchouc, et ne donnait plus signe de vie. L’écœurante odeur de chloroforme qui remplissait la pièce ne laisse subsister aucun doute sur la façon dont le crime a été commis. Le célèbre docteur Cornélius Kramm, dont la demeure n’est pas éloignée, fut appelé en toute hâte, mais ses soins furent inutiles ; il ne put que constater le décès.

 

« Cette affaire présente bien des côtés mystérieux et ce n’est pas de sitôt, sans doute, que la police new-yorkaise mettra la main sur les coupables. Le corps de la victime ne portait aucune trace de lutte ou de violence ; personne n’a entendu entrer ou sortir l’assassin et ne peut fournir le moindre renseignement sur son compte ; enfin les meubles de la chambre n’ont pas été fracturés et aucun objet précieux ne semble avoir été dérobé. Policiers et magistrats se perdent en conjectures sur les mobiles de cet audacieux assassinat.

 

« Une seule hypothèse, à notre avis, serait vraisemblable. Nos lecteurs se souviennent que c’est dans l’établissement dirigé par mistress Griffton que fut arrêté le célèbre assassin Baruch Jorgell, que l’on a longtemps supposé appartenir à l’association de la Main Rouge ; il n’y aurait, selon nous, rien d’extraordinaire à ce que la mort de l’honorable mistress fût une vengeance de la redoutable société secrète.

 

« Ce meurtre au chloroforme est le troisième commis depuis un mois ; la population de notre capitale est terrorisée ; elle désigne déjà sous le nom de chevaliers du chloroforme les membres de cette bande mystérieuse, dont aucun n’a encore pu être capturé.

 

« Rappelons, en terminant, que Baruch Jorgell, en ce moment interné dans un asile d’aliénés, est le fils du milliardaire bien connu et le frère de la charmante miss Isidora, dont nous avons publié le portrait il y a quelques jours et qui doit prochainement épouser le distingué ingénieur, Harry Dorgan. »

 

Pour ne pas froisser Fred Jorgell, Agénor avait sauté le dernier paragraphe, mais le milliardaire lut par-dessus l’épaule du poète et dévora l’affront jusqu’au bout.

 

Son visage devint d’une pâleur livide, ses mains tremblèrent ; il froissa violemment le numéro du journal et le jeta à terre.

 

– On parlera donc toujours de ce misérable Baruch ! s’écria-t-il avec désespoir. Pourvu qu’Isidora et Harry ne voient pas cela ; ils en auraient le cœur transpercé !

 

– Mr. Dorgan est tellement occupé en ce moment qu’il n’a guère le temps de lire, et je m’arrangerai de façon à ce que miss Isidora ne trouve pas ce malencontreux journal, ou d’autres semblables.

 

– Merci, répondit tristement le milliardaire, je compte sur vous, n’est-ce pas ?…

 

Il y eut quelques minutes d’un pénible silence.

 

– Continuons-nous notre partie ? demanda enfin Agénor.

 

– Non, je n’ai plus l’esprit au jeu ; ce maudit fait divers m’a gâté ma soirée… D’ailleurs il est tard.

 

– Minuit et quelques minutes.

 

– Voulez-vous que nous rentrions ?

 

– Comme il vous plaira.

 

Une minute plus tard, ils prenaient place dans l’ascenseur électrique qui venait aboutir au centre même du parc aérien et qui les déposa à quelques pas du coupé électrique du milliardaire.

 

Le chauffeur, respectueusement, ouvrit la portière, mais Fred Jorgell le congédia d’un geste.

 

– Il fait si beau ce soir, dit-il, que je préfère rentrer à pied, cela dissipera mon mal de tête ; à moins toutefois que Mr. Agénor ne préfère revenir en voiture.

 

– Nullement, répliqua le poète avec sa courtoisie ordinaire, je vous accompagnerai.

 

Tous deux se mirent en chemin d’un pas tranquille et suivirent une large avenue où la foule des noctambules se faisait déjà clairsemée.

 

Ils n’avaient pas marché depuis un quart d’heure qu’Agénor, en se retournant, crut apercevoir des ombres suspectes.

 

– Il me semble, dit-il au milliardaire, que nous sommes suivis.

 

Fred Jorgell haussa les épaules en souriant.

 

– Vous avez probablement raison, expliqua-t-il, il est bien rare que je n’aie pas quelques espions à mes trousses, mais j’y suis tellement habitué que je n’y fais plus aucune attention.

 

– Des espions ?

 

– Parfaitement. Je n’ignore pas que mes adversaires financiers font surveiller tous mes faits et gestes par des agences spéciales. J’avoue, d’ailleurs, que j’agis de même pour certains d’entre eux. William Dorgan et son fils Joë, par exemple. De plus, comme c’est l’usage pour nous autres milliardaires, je verse chaque année à la police de New York une certaine quantité de dollars pour être spécialement protégé. Enfin, quant aux malfaiteurs de profession, aux spécialistes de l’attaque nocturne, je n’en ai pas peur. Je suis un homme d’action, moi, et je me suis souvent frayé un chemin dans la vie à coups de browning et même à coups de poing !…

 

Comme on le voit, une pointe de fatuité se mêlait à la bravoure bien réelle du milliardaire. Agénor ne put s’empêcher de sourire.

 

Tous deux continuèrent leur route en causant de choses et d’autres. Fred Jorgell semblait avoir complètement oublié le mouvement de mauvaise humeur qu’il avait eu en lisant l’article du Night. Cependant, il n’en était rien.

 

Tout à coup un camelot s’élança d’une rue déserte et traversa l’avenue en criant :

 

– Demandez la quinzième édition du Night ! Demandez son curieux numéro. Nouveaux détails sur l’assassinat de mistress Griffton !…

 

– Par ici ! par ici ! cria le milliardaire.

 

Mais l’homme n’avait pas entendu et s’éloignait rapidement.

 

– Soyez donc assez aimable pour courir après lui, mon cher Agénor, et tâchez de le rattraper. J’ai beau faire, ce crime m’intéresse. Je vais suivre tout doucement l’avenue, vous n’aurez pas de peine à me rejoindre.

 

Le poète se lança à la poursuite du crieur de journaux et s’engagea à sa suite dans une ruelle mal éclairée.

 

Mais il eut à peine le temps de faire quelques pas de plus. Sans qu’il eût vu personne, un masque se posa sur son visage et il roula à terre, foudroyé, sans avoir pu pousser un cri.

 

L’assassin, une sorte d’hercule à longue barbe, se pencha ensuite vers le corps de sa victime et, avec une sûreté de main qui dénotait une longue habitude, il lui planta son poignard dans le cœur, enleva le masque et disparut, non sans s’être emparé d’un portefeuille.

 

Cette scène d’horreur s’était passée avec la rapidité de l’éclair. Quelques secondes avaient suffi pour faire du joyeux, de l’intelligent et loyal poète un cadavre anonyme, abandonné, au pied d’une borne, le front dans le ruisseau, dans une venelle déserte.

 

Fred Jorgell, cependant, continuait lentement sa route ; mais, quand au bout d’un quart d’heure il ne vit pas revenir son compagnon, il commença à s’inquiéter, et brusquement, revint sur ses pas.

 

– Je suis stupide aussi, murmura-t-il, d’avoir chargé Agénor d’une pareille commission ! Stupide aussi de n’être pas revenu en auto !… Je serais déjà de retour chez moi et j’aurais envoyé un domestique me chercher tous les journaux du soir !…

 

Le milliardaire revint jusqu’à l’endroit où Agénor l’avait quitté et, à son tour, il s’engagea dans le lacis des petites rues adjacentes. À mesure qu’il avançait, il constatait que ce quartier lui était inconnu et que toutes choses y possédaient un caractère étrange.

 

Des lanternes de papier se balançaient au-dessus d’échoppes bariolées de couleurs vives, des chiens sans queue et de gras rats, occupés à fouiller les tas d’immondices, fuyaient dans toutes les directions, et les maisons offraient un aspect sordide, lépreux, que Fred Jorgell n’avait jamais vu autre part qu’en Orient. D’ailleurs, toutes les boutiques étaient closes, c’est à peine si, de loin en loin, un rai de lumière filtrait du soupirail d’une cave ou de l’interstice de volets mal clos.

 

En passant devant une allée obscure au fond de laquelle scintillait la lueur rougeâtre d’un lampion fumeux, Fred Jorgell se sentit pris aux narines par une odeur acre, nauséeuse et bizarre. C’était comme un parfum puissant qui eût senti très mauvais. Il connaissait cette puanteur qui signale au loin les bouges où se débite le poison noir.

 

– L’opium, murmura-t-il avec un geste de dégoût, cela pue l’opium, je suis dans le quartier chinois…

 

Cependant, il ne retrouvait nulles traces d’Agénor et il commençait à être sérieusement inquiet. Il explora sans résultat tout un pâté de bâtisses branlantes, suant la crasse et la misère. Agénor demeurait introuvable.

 

– Il faut, songea le milliardaire, que ce diable de Français ait appris quelque nouvelle qui nécessitât une décision rapide. Il s’est peut-être rendu aux bureaux de quelque journal, sans m’en prévenir, afin de mettre un terme aux insultants articles que l’on publie sur mon compte… Je vais sans doute le retrouver en rentrant.

 

Après trois quarts d’heure d’inutiles recherches, Fred Jorgell se décida à regagner son hôtel, très mécontent et, au fond, plus alarmé qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même de la disparition de son secrétaire.

 

Il revint donc dans la direction de l’avenue qu’il avait quitté, enfilant au petit bonheur les rues et les venelles ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’était pas dans la bonne voie ; plus il marchait, plus le quartier devenait sombre, empuanti et hideux.

 

– Je crois, by Jove ! grommela-t-il, que je me suis égaré ! Ce quartier chinois est comme un labyrinthe d’où il me semble que je ne sortirai jamais. Bah ! le plus simple est de marcher en droite ligne, je finirai bien par arriver à une avenue où je trouverai une station de cabs et des policemen pour me renseigner !

 

Après s’être assuré, à deux reprises différentes, que personne ne le suivait et avoir constaté que son browning se trouvait bien à portée de sa main dans la poche de son pardessus, il se remit en marche d’un pas élastique et cadencé. Fred Jorgell n’avait nullement peur, il était seulement furieux d’avoir perdu tant de temps et vexé de s’être égaré comme un simple « cockney » fraîchement arrivé par le paquebot.

 

Il eût été beaucoup moins rassuré s’il eût aperçu un malandrin de taille gigantesque qui s’attachait obstinément à ses pas, rampant le long des façades muettes, se dérobant dans les angles sombres où il demeurait immobile chaque fois que le milliardaire se retournait. Ce suiveur acharné était le même bandit qui venait d’assassiner le malheureux Agénor.

 

Fred Jorgell, dont la mauvaise humeur allait croissant, commençait à ressentir une certaine fatigue de cette longue marche par des ruelles mal pavées, lorsqu’il parvint à l’entrée d’une rue où brillaient les devantures encore éclairées de quelques bars ouverts toute la huit.

 

Des gens en guenilles allaient et venaient sur le trottoir bu se bousculaient à la porte des assommoirs.

 

– Enfin, s’écria le milliardaire, me voici dans un quartier plus civilisé ! Je vais donc pouvoir trouver quelqu’un qui me renseigne.

 

Il pressa joyeusement le pas et entra délibérément dans le premier bar qu’il rencontra et se commanda un verre de whisky.

 

Un grand silence s’était fait, à son entrée, dans le clan des miséreux rangés autour du comptoir ou juchés sur de hauts tabourets. Tous contemplaient avec des prunelles luisantes cet étranger si bien mis qui ne craignait pas de s’aventurer à pareille heure dans un tel endroit. Mais Fred Jorgell avait l’air si calme, si sûr de lui, si parfaitement à l’aise dans cette atmosphère empestée de tabac et d’alcool, qu’on le prit pour quelque haut dignitaire de la police. Personne ne bougea et les conversations reprirent leur cours, comme avant son arrivée.

 

Sans même tremper ses lèvres dans la nauséabonde liqueur qu’on venait de lui servir, il demanda d’une voix tranquille le chemin le plus court pour atteindre la Dixième avenue ; un hercule barbu qui venait d’entrer dans le bar presque immédiatement après lui le renseigna fort obligeamment.

 

Il paya, sortit sans qu’aucun incident fâcheux se fût produit, et il se remit en route, impatient d’en avoir fini avec cette excursion forcée dans un quartier malodorant.

 

Il ne tarda pas à s’apercevoir que, dans la rue où il s’était engagé, sur les indications de l’homme à la longue barbe, tous les becs de gaz avaient été cassés à coups de pierre ; il régnait une obscurité profonde, mais il n’accorda que peu d’importance à ce détail qui n’avait rien que de très ordinaire dans un tel quartier.

 

Arrivé au milieu de la rue, il se retourna et s’aperçut alors qu’il était suivi par l’homme qui, précisément, venait de le renseigner et qui ne se donnait même pas la peine de se cacher.

 

– Ce drôle suit peut-être, après tout, le même chemin que moi, se dit le milliardaire.

 

Et il continua à marcher, mais plus lentement et la main sur la crosse de son browning. Mais tout à coup, il poussa une exclamation de fureur et de désappointement. La voie qu’on lui avait donnée pour une rue et que, naïvement, il avait prise pour elle, se terminait en cul-de-sac.

 

– By God ! gronda-t-il, ces chenapans m’ont pris comme un rat dans une ratière !… Mais nous allons bien voir !…

 

Il fit brusquement volte-face, le browning au poing.

 

Le géant à la longue barbe, planté au milieu de la rue, lui barrait le passage, tenant en main la lame nue d’un bowie-knife presque aussi long qu’un de ces immenses coutelas qui servent à dépecer les baleines. Un autre bandit, surgi on ne sait d’où, se tenait derrière le premier, prêt à venir à la rescousse.

 

Fred Jorgell, heureusement, n’était pas novice en de pareilles aventures ; il ne perdit pas une seconde son imperturbable sang-froid, et, d’un geste sûr et précis, sans attendre qu’on l’attaquât, il leva son browning, visa, et tira.

 

Le géant barbu roula sur le pavé en hurlant, la jambe cassée net.

 

– J’ai tiré trop bas, murmura froidement le milliardaire.

 

Il chercha des yeux le second bandit ; il avait disparu.

 

– Ces coquins sont d’une lâcheté singulière, dit en souriant Fred Jorgell. Sitôt qu’on leur tient tête, plus personne !

 

Sans autre émotion, il se disposait à continuer sa route, quand une poigne vigoureuse le saisit par-derrière et lui serra le cou jusqu’à l’étrangler.

 

– Tue-le ! cria d’une voix rauque l’homme tombé à terre, tu sais que c’est l’ordre des Lords.

 

– Hurrah pour la Main Rouge ! répliqua le second avec enthousiasme.

 

En même temps, il porta à Fred Jorgell un furieux coup de poignard, heureusement amorti par le carnet de chèques que le milliardaire portait habituellement dans la poche intérieure de son veston.

 

D’un élan désespéré, le milliardaire se dégagea, et, à demi étranglé, le sang aux yeux, fit feu trois fois de suite.

 

– Tue-le donc ! répéta, cette fois sur un mode presque menaçant, la voix du blessé.

 

Au même moment, Fred Jorgell, renversé par un terrible coup de tête dans l’estomac, roulait à terre et laissait échapper son browning. Il était perdu.

 

– Coupe-lui la gorge, c’est le mieux ! dit encore le blessé qui était parvenu à se dresser sur son séant et qui paraissait être le chef de l’expédition.

 

Fred Jorgell ne se sentait plus une goutte de sang dans les veines ; l’assassin lui avait mis le genou sur la poitrine, c’en était fait de lui.

 

Il vit briller devant ses yeux un éclair d’acier ; la lame du poignard fut un instant arrêtée par l’épaisseur du col qui, selon la mode de cette année-là, était très haut et fermé, le tranchant grinça contre le gros diamant qui ornait l’épingle de cravate.

 

En cette seconde, le milliardaire avait vécu un siècle d’angoisse.

 

Le blessé, malgré sa jambe cassée, se rapprochait en rampant.

 

– Dépêche-toi donc ! hurlait-il. Va-t-il falloir que ce soit moi qui le tue !… Les policemen vont venir !… Les fenêtres s’ouvrent !… Et je perds mon sang ; ma jambe me fait souffrir comme un damné !…

 

– Mais, monsieur Slugh, balbutia l’autre, je me dépêche…

 

Il ne put en dire davantage.

 

Un quatrième personnage, brusquement sorti d’une allée obscure, venait de lui fracasser le crâne d’un coup de gourdin. Il tomba comme une masse sur le corps de Fred Jorgell, deux ruisseaux de sang aux narines.

 

Le nouveau venu était petit, contrefait, et légèrement bossu ; il était bizarrement vêtu d’une vieille vareuse de matelot et d’une casquette de jockey, orange et verte. Il s’empressa aussitôt d’aider Fred Jorgell à se relever.

 

– Eh bien, sir, lui dit-il en mauvais anglais, j’espère que vous n’êtes pas tout à fait mort et que je suis arrivé à temps ?

 

– Très à temps, répondit le milliardaire, qui respirait maintenant à pleins poumons.

 

– Vous n’êtes pas blessé ?

 

– Non, j’ai seulement le cou entamé un peu par le couteau de ce coquin, puis j’ai reçu un grand coup de tête dans l’estomac.

 

– Alors cela ne sera rien. Voulez-vous que nous allions chez un pharmacien ?

 

– Oui, mais il y a encore cet assassin – et il désignait le blessé – qui paraît être le chef de la bande.

 

Fred Jorgell ramassa son browning, et méthodiquement, en homme qui accomplit un devoir, il tira deux fois sur Slugh. Après quoi, il remit son arme dans sa poche et tendit gracieusement la main à son sauveur.

 

– Vous êtes un digne garçon, dit-il ; voulez-vous prendre un verre de vin avec moi ?

 

– Volontiers, sir, répondit le bossu, mais ne voulez-vous pas, auparavant, aller chez le pharmacien, ou, comme on dit ici, chez le chemist, il y en a un précisément à deux pas d’ici, dont l’officine reste ouverte toute la nuit.

 

– Je veux bien, car je m’aperçois que je crache du sang, le coup de tête de ce bandit m’a démoli l’estomac.

 

Tous deux se mirent en route et atteignirent, sans autre aventure, l’officine du « chemist et druggist » qui se trouvait à deux pas de là et que signalaient de loin des bocaux flamboyants.

 

Il y avait un rassemblement d’une vingtaine de personnes devant la boutique et Fred Jorgell apprit qu’on venait d’y transporter un blessé trouvé par des policemen à l’angle d’une rue.

 

Le « chemist », comme dans tous les pays anglo-saxons, était en même temps « physician », c’est-à-dire médecin. C’était un personnage à lunettes bleues et à longues moustaches d’un blond fade. Il pansa l’éraflure que le couteau de l’assassin avait faite au cou du milliardaire et lui assura que, moyennant certaines précautions qu’il indiqua, le coup de tête qu’il avait reçu n’aurait pas de suites sérieuses.

 

Fred Jorgell, qu’un funeste pressentiment venait tout à coup d’envahir, demanda ensuite quelques détails au chemist sur le blessé que les policemen venaient d’apporter chez lui et, pour justifier sa question, il raconta brièvement ses propres aventures.

 

– Voulez-vous visiter le blessé ? proposa obligeamment le docteur, vous verrez tout de suite si ce n’est pas votre ami.

 

Fred Jorgell accepta et passa dans une seconde pièce, au fond de laquelle, sur un lit de repos, un homme était étendu, veillé par un policeman. Le milliardaire eut un geste de douloureuse surprise : il venait de reconnaître le poète Agénor, immobile et blême, ne donnant plus signe de vie.

 

– J’espère qu’il n’est pas mort ?

 

– Il est très gravement blessé. Depuis qu’il est ici, il n’a pas repris connaissance.

 

– Reste-t-il de l’espoir ? demande Fred Jorgell avec angoisse.

 

– Je ne puis encore me prononcer ; cependant, le cœur n’est pas atteint.

 

En proie à une violente émotion, le milliardaire allait et venait dans la pièce, d’un pas saccadé.

 

– Docteur, dit-il avec agitation, je suis Fred Jorgell, le milliardaire. Ce blessé est un de mes amis, sauvez-le et je vous récompenserai royalement.

 

– J’essayerai.

 

– Je le confie à vos bons soins, mais, d’heure en heure, vous m’adresserez téléphoniquement un bulletin de son état, et, dès qu’il sera transportable, vous me ferez prévenir, afin que je le fasse conduire chez moi…

 

– Well, sir.

 

– J’allais oublier… Voici un acompte sur vos honoraires.

 

Le docteur prit la bank-note que lui tendait Fred Jorgell, en s’inclinant profondément, et reconduisit avec respect son illustre visiteur.

 

Le milliardaire allait monter dans un cab électrique que le bossu était allé quérir en hâte, mais auparavant il tint à mettre au courant des événements un des policemen qui se trouvaient dans l’officine.

 

Ceux-ci partirent en toute hâte vers l’endroit où avait eu lieu l’agression. Ils n’y trouvèrent que deux larges flaques de sang. Les cadavres des bandits avaient disparu, sans doute emportés par leurs complices.

 

CHAPITRE II

Le récit d’Oscar Tournesol

D’un geste autoritaire, Fred Jorgell avait fait monter le bossu déguenillé à ses côtés, sur les coussins pneumatiques du taxi-cab, qui partit aussitôt en troisième vitesse dans la direction du centre de la ville.

 

– Tu es un courageux garçon, dit tout à coup le milliardaire à son bizarre compagnon ; tu m’as sauvé la vie, mais je te jure, foi de Fred Jorgell, que ce soir tu n’as pas perdu ton temps et d’abord, comment te nommes-tu ?

 

– Oscar Tournesol.

 

– Tu n’es pas américain ?

 

– Non, sir, je suis français, et même parisien de naissance.

 

– Et quel est ton métier ?

 

Oscar Tournesol baissa la tête en rougissant.

 

– Je suis cireur de bottines, répondit-il un peu honteux d’une si humble profession.

 

– Il ne faut pas avoir honte de son métier, répliqua sévèrement Fred Jorgell, il n’est jamais honteux de travailler ; moi qui te parle, j’ai bien ciré les souliers des matelots pendant longtemps, sur les quais de San Francisco, et pourtant, je suis, à l’heure qu’il est, milliardaire.

 

Et comme Oscar ouvrait de grands yeux :

 

– C’est comme cela, mon garçon ; mais d’abord, raconte-moi comment tu as eu l’idée de venir à mon secours ?

 

– C’est tout simple. Je loge, à raison de deux dollars par semaine, dans une sorte de cave qui donne précisément sur l’impasse où vous avez été attaqué. Il n’est pas rare que j’entende des coups de revolver dans le voisinage, mais je n’ai jamais pu m’habituer à ce bruit-là. Quand vous avez tiré sur l’homme à la longue barbe, je me suis réveillé en sursaut, j’ai sauté en bas de ma couchette et je me suis habillé en deux temps et trois mouvements…

 

– Tu as bien fait de te dépêcher, murmura le milliardaire avec une grimace de frayeur rétrospective, mais continue…

 

– J’ai regardé par le soupirail de la cave et quand j’ai vu qu’il ne s’agissait pas d’une bataille entre apaches, mais d’un assassinat véritable, je n’ai pas hésité, j’ai pris un bâton, la seule arme que j’eusse à ma disposition, et je me suis embusqué dans le corridor en attendant le bon moment pour intervenir.

 

– Mais tu aurais pu avoir le dessous…

 

– Ma foi, je n’ai pas réfléchi à cela ; puis, si j’avais laissé égorger quelqu’un sous mes yeux, comme cela, j’en aurais eu du remords toute ma vie, il m’aurait toujours semblé que j’étais complice.

 

À ce moment, le taxi-cab stoppa devant un édifice à la façade brillamment illuminée.

 

– Nous sommes arrivés, déclara le milliardaire, c’est ici le restaurant Delmonico ; j’ai réfléchi que cela nous ferait du bien à tous deux de prendre quelque chose de substantiel, après une pareille alerte.

 

– C’est que, balbutia Oscar, je ne suis guère présentable, on dira que vous avez invité un tondeur de chiens, ou – comme c’est l’exacte vérité – un cireur de bottines à souper avec vous.

 

– Voilà qui m’est fort égal, s’écria Fred Jorgell avec une désinvolture superbe ; sache que j’ai le mépris le plus complet de ce que peuvent dire les gens.

 

Tout en parlant, il poussait devant lui Oscar, tout confus, dans la vaste salle au plafond d’or, aux tables étincelantes de fleurs, de vermeil et de cristaux.

 

À la vue du cireur, la caissière et le gérant avaient échangé un regard ahuri, quelques rires discrets circulèrent parmi l’assistance, mais ce fut tout. Le milliardaire était connu et personne ne se fût avisé de lui faire une observation. Bien plus, certains soupeurs trouvèrent cette attitude d’une excentricité de bon aloi et très crâne, le jour même où le nom de Baruch revenait sur l’eau avec les sanglantes allusions des journaux.

 

Fred Jorgell et Oscar Tournesol prirent place à une petite table isolée, et tout de suite, le milliardaire fit la carte.

 

– Il nous faut, déclara-t-il à Oscar qui ne protestait nullement, des mets simples et réconfortants ; en conséquence, voici le menu que je décrète :

 

« Kankal-oysters, trois douzaines ;

 

« Salade de homards avec des cœurs de céleri et quelques vagues truffes…

 

« Poulet du Kentucky, sauce trust ;

 

« Et, comme tu es français : escargots de France, vanillés au sucre ;

 

« Desserts, café, whisky, canadian-club.

 

« Cela te va-t-il ?

 

– C’est admirable, et cela tombe d’autant mieux que j’ai mangé très sobrement aujourd’hui ; j’ai la dent, et comment !…

 

– Quelle dent ?

 

– C’est une expression française pour dire que j’ai très bon appétit.

 

– Very well ! Tu bois du vin ?

 

– Avec plaisir, surtout quand il est de mon pays, monsieur le milliardaire.

 

– Tu seras satisfait.

 

Pendant que Fred Jorgell réclamait au « waiter » une carte spéciale, Oscar se promit in petto de ne pas toucher aux escargots vanillés au sucre, qu’il considérait, sans en avoir tâté, comme une abomination inventée par les Yankees pour déshonorer la Bourgogne.

 

Bientôt le souper fut servi ; le bossu dévorait comme un loup affamé, le milliardaire le regardait nettoyer les plats et torcher la sauce avec son pain dans un véritable ravissement. Il se garda bien de troubler son invité par des questions inopportunes et le laissa d’abord se rassasier tout à son aise. Ce ne fut qu’au dessert qu’il prit la parole en ces termes :

 

– Maintenant, mon brave Oscar, je tiens à connaître par le menu ton existence passée, et, si tu en es digne, comme c’est ma ferme conviction, je te promets de te créer d’ici peu une très enviable situation.

 

– Sir, répondit le bossu, je n’ai aucune raison de vous cacher mes antécédents, et vous allez entièrement les connaître. Comme je vous l’ai dit, je suis né à Paris, mon père était un pauvre ouvrier ébéniste du faubourg Saint-Antoine. J’avais cinq ans lorsque mes parents, à quinze jours de distance l’un de l’autre, furent emportés par une épidémie de fièvre typhoïde. Les voisins voulaient me confier à l’Assistance publique, mais j’avais si peur d’être enfermé que je réussis à m’enfuir, muni d’une vingtaine de sous que m’avait donnés ma pauvre mère quelques jours avant sa mort. Depuis lors, je vécus, au hasard de la rue parisienne, de tous les petits métiers de ceux qui n’en ont pas.

 

– Tu étais camelot, précisa le milliardaire.

 

– C’est cela, je criais les feuilles du soir, je vendais des décorations tricolores les jours de fête nationale, du papier d’Arménie et des singes en peluche dans les fêtes foraines, j’offrais des olives dans un petit baquet de cèdre à la terrasse des cafés, je ramassais des bouts de cigare, j’aidais à décharger les voitures de fruits et de légumes. Je ne me rappelle jamais ce temps-là sans tristesse. Que de fois je dus coucher sous les ponts ou dans les maisons en construction ! Puis tout le monde se moquait de moi à cause de ma bosse et de mes cheveux jaunes. J’avais quinze ans passés et on ne m’en eût pas donné douze, tant j’étais chétif et malingre.

 

– Pauvre diable ! murmura Fred Jorgell ; alors tu es sans doute venu en Amérique pour faire fortune ?

 

– Attendez un peu, nous n’y sommes pas encore. Une nuit qu’il gelait à pierre fendre, j’étais sans asile, sans le sou, je n’avais pas mangé depuis la veille ; à demi mort de faim et de froid, je me réfugiai sous l’auvent d’une porte cochère, quai de la Tournelle. C’est là qu’on me retrouva le lendemain matin ; évanoui et à moitié gelé. Le propriétaire de la maison, un savant célèbre, eut pitié de moi, me soigna, me fit manger et, finalement, me garda chez lui.

 

– Quel était le nom de ce digne gentleman ? demanda Fred Jorgell puissamment intéressé.

 

– Il se nommait M. de Maubreuil.

 

En entendant ce nom qui lui rappelait de si terribles souvenirs, Fred Jorgell changea de visage, et reposa sur la table sans y toucher le verre qu’il allait porter à ses lèvres. Il eut besoin de toute sa force de caractère pour ne pas laisser deviner ce qui se passait en lui.

 

– Continue, dit-il d’une voix sourde à Oscar qui, tout à son récit, ne s’était aperçu de rien.

 

– M. de Maubreuil et sa fille, Mlle Andrée, furent pour moi d’une grande bonté ; ils me traitèrent presque aussi bien que si j’eusse été leur enfant. Le malheur semblait fini pour moi. Je fus habillé, nourri, instruit même comme un vrai fils de famille. Quand M. de Maubreuil, dégoûté de Paris, alla s’installer en Bretagne, il m’emmena avec lui dans son château qu’on appelait le Manoir aux Diamants. J’y serais sans doute encore si, par malheur, un Américain nommé Baruch n’était venu s’installer chez nous…

 

– Je connais cette histoire, interrompit brusquement le milliardaire, tous les journaux l’ont racontée ! Et que devins-tu, après la mort de ton protecteur ?

 

– J’allai habiter, ainsi que Mlle Andrée, chez un vieil ami de M. de Maubreuil, M. Bondonnat.

 

– Le fameux naturaliste ?

 

– Précisément. Mais voyez ma déveine ! Mon second protecteur a eu presque le même sort que le premier.

 

– Assassiné ?

 

– Non, mais enlevé par des inconnus, en aéroplane, sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’il était devenu ; c’était le jour même où allaient être célébrées les fiançailles de la fille de mon maître, Mlle Frédérique, et celles aussi de Mlle Andrée de Maubreuil. J’étais allé, en attendant le repas, faire un tour sur la lande en compagnie de mon vieux maître. Nous étions absolument sans défiance, et en cela nous avions tort, car il rôdait dans le pays des étrangers – Anglais ou Américains – d’allure suspecte, qui avaient déjà essayé de tuer notre chien de garde Pistolet.

 

– Cela aurait dû vous donner l’éveil.

 

– Sans doute, mais nous étions à mille lieues de supposer qu’un pareil attentat fût possible. M. Bondonnat s’amusait à regarder le chien auquel j’avais appris des exercices surprenants, lorsque, tout à coup, un aéroplane s’est abattu sur la lande, comme un vautour qui se laisse tomber sur sa proie ; deux Américains en sont descendus – les mêmes qui avaient essayé de tuer Pistolet ; le browning au poing, ils ont renversé M. Bondonnat et l’ont jeté dans un des baquets de l’aéroplane. J’ai essayé de défendre mon vieux maître et j’ai été renversé d’un coup de crosse qui m’a fendu le crâne… Depuis, il m’a été impossible de savoir ce qu’était devenu M. Bondonnat ; il doit être encore vivant. S’ils avaient voulu le tuer, cela leur eût été facile.

 

– Voilà une étrange histoire, murmura le milliardaire tout pensif ; mais toi, qu’es-tu devenu ?

 

Oscar montra une large cicatrice blanche qui lui barrait le front.

 

– Ils n’y allaient pas de main morte, les canailles, dit-il. Je suis resté plus d’un mois entre la vie et la mort. Mlle Andrée et Mlle Frédérique m’ont soigné avec un dévouement inouï, mieux peut-être que si c’eût été mes vraies sœurs. Mais quand j’ai commencé à pouvoir me lever, que l’on m’a regardé comme hors de danger, quelle tristesse et quel crève-cœur ! La villa de M. Bondonnat, naguère si joyeuse, était triste, silencieuse comme une maison où il y a un mort. Pâles, mélancoliques, vêtues de deuil, Mlle Andrée et Mlle Frédérique me semblèrent toutes changées. Le beau jardin botanique, livré à lui-même, ressemblait à un hallier, les appareils que mon maître a inventés et qui changent à volonté l’ordre des saisons, se rouillaient sur la falaise… C’était une désolation !

 

– Mais les fiancés des deux misses ? demanda Fred Jorgell, que ce récit passionnait de plus en plus.

 

– M. Ravenel et M. Paganot, pour des raisons de convenance, avaient, d’accord avec ces demoiselles, ajourné le mariage à plus tard ; ils étaient repartis pour Paris, en attendant qu’on fût fixé sur le sort de M. Bondonnat. C’était une situation sans issue. Pour comble de malheur, le médecin qui me soignait reconnut en moi les premiers germes de la tuberculose. Je n’ai jamais été bien solide, cette longue maladie m’avait porté un coup sérieux…

 

La voix d’Oscar se troubla, on eût dit qu’il essayait de refouler les larmes qui lui montaient aux yeux.

 

– Je ne pouvais plus rester à la villa, Mlle Frédérique m’envoya dans un sanatorium, à Berck-sur-Mer, où je fus très bien soigné, et chaque semaine, ces demoiselles m’écrivaient une bonne lettre réconfortante, toujours accompagnée de quelque cadeau ou d’un mandat. J’étais bien heureux des attentions qu’elles avaient pour moi, mais je m’ennuyais à mourir. Enfin, après deux mois de traitement, le médecin en chef me déclara complètement guéri…

 

– Et tu retournas à la villa ?

 

– Eh bien, non ! Pendant mes longues heures de solitude, j’avais eu le temps de réfléchir. Que serait mon avenir près de deux jeunes filles plongées dans le chagrin ? Était-il digne d’un homme de cœur de demeurer près d’elles, quand j’avais un si impérieux devoir à remplir ! M. Bondonnat, après M. de Maubreuil, a été mon bienfaiteur ; je me suis juré à moi-même de le retrouver, de le ramener sain et sauf à sa fille.

 

– C’est très bien cela, mon petit bonhomme, murmura le milliardaire sincèrement apitoyé, mais tu ne me parais guère armé pour réussir une chose aussi difficile.

 

– Cela dépend, sir, je me suis déjà prouvé à moi-même, que j’étais capable de quelque chose. Je suis venu à New York sans payer mon passage.

 

– Comment as-tu fait ?

 

– J’avais soigneusement économisé les petites sommes que m’envoyaient mes bienfaitrices. Sitôt guéri, j’ai pris le train pour Le Havre ; le transatlantique La Touraine était en partance ; en rôdant autour du navire, j’ai eu la chance de rencontrer un jeune marin que j’avais connu en Bretagne ; grâce à lui, j’ai pu me faire embaucher comme aide de cuisine, ou, pour être exact, comme laveur de vaisselle, comme plongeur. C’est dans ces conditions que je suis arrivé à New York.

 

– Mais, objecta Fred Jorgell pris de méfiance, on n’a pas dû te laisser débarquer puisqu’on réclame à tous les émigrants qui ne peuvent justifier d’un moyen d’existence le dépôt d’une somme de cinq cents francs ?

 

Oscar Tournesol cligna de l’œil avec malice.

 

– Permettez, fit-il, j’étais prévenu ; aussi me suis-je bien gardé de dire que je ne conservais pas mon emploi de plongeur à bord du paquebot. J’étais porté sur le rôle d’équipage ; on m’a laissé débarquer ; c’était tout ce que je voulais, une fois dans les rues de New York où la police n’est pas des plus tracassières, bien malin qui eût pu me retrouver. Je me suis établi bravement comme cireur de bottines et j’ai commencé aussitôt mon enquête.

 

– Et tu as découvert quelque chose ?

 

– Rien du tout, hélas ! fit le bossu avec un profond découragement. Je m’aperçois que la tâche que j’ai entreprise est remplie de difficultés.

 

– Serais-tu déjà découragé ?

 

– Non pas ! J’irai jusqu’au bout. Je me le suis juré et je l’ai promis à Mlle Andrée et à Mlle Frédérique.

 

Le milliardaire demeurait silencieux. Malgré toute la sympathie que lui inspirait Oscar Tournesol, il hésitait entre divers partis ; un grand combat se livrait en lui-même. Enfin, en dépit de son orgueil, il se décida.

 

– Sais-tu qui je suis ? dit-il brusquement au bossu.

 

– Non, sir, vous n’avez pas encore jugé à propos de me faire connaître votre nom.

 

– Je suis Fred Jorgell, le milliardaire.

 

Oscar avait changé de couleur.

 

– Le père de Baruch ?

 

– Oui, reprit le milliardaire dont la tristesse et l’humiliation secrète se dissimulaient sous un masque de glaciale indifférence, je suis le père de ce misérable, cela, il fallait bien que je te l’apprenne, mais qu’il ne soit plus jamais question de lui dans nos conversations. Je n’ai plus de fils, c’est comme si je n’avais jamais eu de fils !

 

Oscar gardait le silence, tout interloqué de cette révélation inattendue.

 

– Tu m’as sauvé la vie, poursuivit Fred Jorgell, et de plus tu es un garçon énergique et honnête ; c’est une double raison pour que je m’intéresse à ton avenir ; il ne dépendra que de toi qu’il soit aussi brillant que possible, et de plus je te promets que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour retrouver M. Bondonnat.

 

Oscar, émerveillé du bizarre enchaînement des événements qui allaient sans doute faire du père de l’assassin Baruch le bienfaiteur d’Andrée et de Frédérique, se confondit en remerciements, mais le milliardaire coupa court aux expressions émues de sa gratitude.

 

– C’est bien, fit-il. Il est tard, il est temps, pour toi aussi bien que pour moi, d’aller nous reposer. Parlons pratiquement. Voici une bank-note de cinq cents dollars ; elle t’appartient, c’est un premier acompte, en attendant que je voie ce que je puis faire de sérieux pour toi. Demain, tu t’habilleras un peu plus décemment et tu te présenteras aux bureaux de la Compagnie de navigation dont je suis le propriétaire et dont voici l’adresse. Là, on t’assignera un emploi convenablement rétribué en attendant que j’aie réfléchi aux meilleurs moyens à employer pour retrouver M. Bondonnat. Cela te convient-il ?

 

– Beaucoup. C’est plus que je n’aurais osé espérer.

 

– Alors, nous allons partir, tu monteras en auto avec moi et je te déposerai à la porte de quelque hôtel convenable.

 

Fred Jorgell jeta une bank-note au waiter et, sans se soucier des sourires malins qui s’évanouissaient sur les lèvres de quelques soupeurs à la vue de son étrange compagnon, il sortit du restaurant Delmonico, et remonta dans un taxi-cab.

 

Une demi-heure plus tard, Oscar Tournesol, qui n’en revenait pas encore de ses aventures de la nuit, était installé dans une confortable chambre du Preston-Hotel – électricité, chauffage central, ascenseur, téléphone, etc. Un mot de Fred Jorgell avait changé en obséquieuses salutations les mines arrogantes du gérant de l’établissement, qui avait d’abord hésité à accueillir un client aussi mal couvert.

 

Avant de se mettre au lit, le bossu s’accouda quelques instants au balcon de sa chambre qui donnait sur la Trente-troisième avenue, complètement déserte.

 

En ce moment une auto descendait l’avenue à une assez vive allure. À la lueur d’un des phares électriques, Oscar distingua nettement trois personnages qui, à en juger par la vivacité de leurs gestes, étaient plongés dans une discussion des plus animées.

 

Mais, tout à coup, il faillit laisser échapper un cri de surprise.

 

Dans l’un des trois personnages, il venait de reconnaître un homme dont la physionomie était gravée de façon indélébile dans sa mémoire, l’homme qui l’avait blessé presque mortellement d’un coup de crosse de revolver sur la lande bretonne – l’homme qui avait voulu tuer le chien liseur –, un des trois bandits qui avaient coopéré à l’enlèvement de M. Bondonnat en aéroplane.

 

Oscar eût voulu s’élancer à sa poursuite, le faire arrêter, mais déjà l’auto avait disparu comme un météore nocturne, et ses phares éblouissants n’étaient plus que deux petites taches de lumière presque effacées déjà, à l’autre extrémité de l’immense avenue.

 

CHAPITRE III

Vers New York

Depuis la disparition de M. Bondonnat, les magnifiques jardins qu’il avait créés à Kérity-sur-Mer tombaient presque dans le lamentable état des terres incultes.

 

Au milieu de cette tristesse et de cet abandon de la villa, autrefois si joyeuse, deux jeunes filles voyaient s’écouler leurs journées dans le désespoir et dans les larmes.

 

Frédérique et Andrée, par une sorte de superstition, n’avaient pas voulu quitter le logis où le malheur s’était abattu au moment même où tout un heureux avenir leur apparaissait. Toutes deux s’étaient confinées dans une profonde retraite. Elles ne voyaient personne, sauf leurs fiancés, l’ingénieur Paganot et le naturaliste Roger Ravenel, qui mettaient tout en œuvre pour les consoler, pour atténuer autant que cela était possible leur immense douleur.

 

Ce jour-là, le temps était sombre ; le ciel, voilé de grands nuages funèbres, barré d’une pluie fine, ajoutait sa mélancolie à la tristesse de Frédérique et d’Andrée.

 

– Il me semble, murmura Mlle de Maubreuil, que ma vie est finie, que malgré l’amour de mon fiancé je ne serai jamais heureuse. La mort de mon père, si cruellement assassiné, m’a porté un coup dont je ne me relèverai jamais. J’ai essayé d’oublier, je n’ai pas pu. Et la disparition de mon pauvre cher tuteur est venue rendre encore ma peine plus amère. Quant à toi, heureusement, chère Frédérique, le malheur t’a moins gravement atteinte. Tu peux espérer un jour revoir ton père.

 

– Je n’ose plus y croire. Je m’efforce même de n’y plus penser, car si j’y réfléchis quelque peu, je me demande avec angoisse si mon père n’a pas eu le même sort que le tien.

 

– Ne crois pas cela. Ne te fais pas d’idées noires.

 

Et la jeune fille ajouta après un moment de silence :

 

– Ne t’ai-je pas dit que chaque samedi, comme autrefois, je suis tourmentée par un cauchemar. J’assiste à la scène du meurtre, je revois le misérable Baruch. Sais-tu ce que je crois ? C’est que je ne serai délivrée de ces apparitions effrayantes que lorsque l’assassin…

 

– Ne parlons plus de cela. Nous n’avons que trop souvent traité ce terrible sujet de conversation et je t’ai dit ma pensée là-dessus. Sais-tu à qui je songeais tout à l’heure ?

 

– Je parie que tu pensais à Oscar.

 

– Tu ne te trompes pas. Où est-il, à l’heure qu’il est, le pauvre garçon ? Faible et malade, sans argent, il a eu le courage d’aller seul à la recherche de mon père.

 

– Peut-être le retrouvera-t-il. J’ai la conviction, ma chère Frédérique, que, si on séquestre M. Bondonnat, ce n’est pas pour lui faire du mal. On veut sans doute essayer de lui voler ses découvertes, je l’ai toujours pensé.

 

– Pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’un doute ; mais il arrivera bien un jour où tout se découvrira. M. Paganot et M. Ravenel sont au courant des travaux de mon père ; le jour où l’on voudra utiliser une de ses découvertes, ils le sauront.

 

– Oui, c’est vrai, mais d’ici là, il peut se passer beaucoup de temps.

 

Un violent coup de sonnette arracha les deux amies, à leurs mélancoliques réflexions. De la fenêtre près de laquelle elles étaient assises, elles aperçurent Benjamin, le facteur du village, qui glissait une lettre dans la boîte adossée à la haute grille de fer forgé qui se trouvait un peu en avant du principal corps de bâtiment de la villa.

 

Frédérique constata tout de suite que l’enveloppe portait le timbre de New York. Et Andrée s’écria que ce devait être une lettre d’Oscar.

 

Elle ne s’était pas trompée ; la missive était du petit bossu, et Frédérique en fit la lecture à haute voix.

 

« Mesdemoiselles,

 

« Excusez-moi d’être resté si longtemps sans vous écrire, mais il m’est arrivé depuis quelque temps une foule d’aventures plus ou moins bizarres dont quelques-unes très heureuses. D’ailleurs, je me porte très bien et je suis devenu le protégé d’un riche Américain auquel, par hasard, j’ai eu le bonheur de sauver la vie tout en roulant ma bosse au pays des milliardaires et des bandits.

 

(Ici, Oscar faisait un récit détaillé de la façon dont il avait arraché à la mort Fred Jorgell, mais cependant, pour des raisons faciles à comprendre, il ne nommait pas l’Américain :)

 

« La seule chose qui me contrarie, continuait-il, c’est de n’avoir aucune bonne nouvelle à vous donner au sujet de M. Bondonnat. Cependant je dois vous signaler deux faits intéressants.

 

« Le premier, c’est que mon patron, le milliardaire, m’a promis de s’employer à faire des recherches sérieuses dans toute l’Amérique ; le second, c’est que j’ai cru reconnaître, dans une auto qui passait à une allure folle, les auteurs du rapt qui nous a tous plongés dans la désolation.

 

« La police ici est très active, à condition, bien entendu, qu’elle soit grassement payée et, pour peu que la chance nous favorise, nous serons bientôt sur la trace des bandits qui vous ont causé tant de chagrin.

 

« Pour en finir, il serait peut-être bon que vous vous décidiez à faire le voyage de New York et que vous veniez me rejoindre en compagnie de M. Ravenel et de M. Paganot. »

 

La lettre se terminait par diverses indications relatives aux heures des trains et des paquebots, et à l’hôtel où le vaillant bossu engageait ses amis à descendre dès leur arrivée en Amérique.

 

– Oscar a raison, dit Mlle de Maubreuil, nous n’avons pas le droit d’hésiter plus longtemps.

 

– Oui, nous devons partir, ajouta Frédérique avec un geste énergique. Oscar nous montre l’exemple et nous trace notre devoir. Ce n’est pas à ce pauvre bossu, si dévoué qu’il soit, d’aller seul à la recherche de mon père, c’est à moi.

 

– Et moi, ta meilleure amie, ta sœur adoptive, je dois être à tes côtés et partager les dangers et les fatigues de ton voyage.

 

– Mais, dit Frédérique avec un mélancolique sourire, ne serait-il pas bon de prévenir ceux qui nous aiment ? Ne décidons rien avant de leur avoir demandé conseil.

 

– Tu as raison, s’écria Andrée en jetant un manteau sur ses épaules.

 

– Je cours trouver M. Paganot à son auberge de la Tête-de-Pie, il n’est certainement pas encore sorti. Je te laisse le soin de lire la lettre d’Oscar et de faire part de notre détermination à M. Ravenel qui ne tardera pas à venir, comme il le fait tous les jours.

 

Après un affectueux baiser, les deux jeunes filles se séparèrent. Frédérique n’eut pas longtemps à attendre. Un quart d’heure s’était à peine écoulé que le naturaliste apparaissait à la grille d’entrée, chargé d’une gerbe de fleurs des champs qu’il apportait à sa fiancée, ainsi qu’il en avait coutume chaque matin.

 

– Eh bien, dit-il, ma chère aimée, avez-vous quelque bonne nouvelle à m’apprendre ?

 

– Non, Roger, pas encore. Cependant, j’ai reçu une lettre d’Oscar. Lisez-la et dites-moi ce que vous en pensez.

 

Le naturaliste parcourut la missive d’un coup d’œil, mais il s’arrêta plus longuement à la dernière phrase.

 

– Frédérique, murmura-t-il, je vous aime tant que tout mon bonheur doit venir de vous. Je ne suis heureux que quand vous souriez. Je ferai tout ce que vous voudrez. Allons chercher votre père puisque vous le désirez.

 

Dans un grand élan d’enthousiasme, il entraîna la jeune fille vers la terrasse qui dominait la mer. Et le bras étendu dans un geste vers les horizons lointains, il s’écria :

 

– C’est là-bas que nous irons. C’est là-bas que nous retrouverons votre père, c’est là-bas que nous pourrons nous aimer sans arrière-pensée, sans tristesse.

 

– Oui, c’est là-bas, murmura derrière lui une autre voix.

 

C’était celle de l’ingénieur Paganot qui accourait en compagnie d’Andrée.

 

– Le sort en est jeté, dit-il. Nous allons partir pour New York. Une voix secrète me dit que nous y sommes attendus avec impatience.

 

Une profonde émotion s’était emparée des deux jeunes filles. Elles contemplaient leurs fiancés d’un regard extasié. Comme ils leur semblaient beaux, les deux jeunes hommes, dans l’enthousiasme du dévouement ! Andrée et Frédérique sentaient qu’elles étaient tendrement aimées. Leurs fiancés ne pouvaient leur donner une plus grande marque d’attachement qu’en abandonnant ainsi leurs travaux, leurs études, leur pays même, pour les suivre sur une terre étrangère où peut-être ils allaient être exposés à bien des dangers.

 

L’ingénieur Paganot avait déjà fait un certain nombre de fois la traversée de l’Atlantique. Il connaissait les meilleurs moyens de locomotion et les tarifs les moins dispendieux. Ce fut lui qui se chargea d’établir le bilan des frais de route et l’itinéraire du voyage.

 

Grâce aux renseignements puisés dans les annuaires et les indicateurs, il décida que le plus simple était de partir dès le lendemain pour Paris où l’on passerait une journée pour faire les achats indispensables à une longue traversée.

 

Andrée et Frédérique se couchèrent tard ce soir-là. Ayant de quitter la maison familiale, elles tenaient à ranger soigneusement les objets qui leur étaient les plus chers et les souvenirs les plus précieux ; puis il fallut faire les malles. Le bagage, quoique très simplifié, était encore suffisamment volumineux.

 

Dès le matin, elles se mirent en quête d’un bon voiturier et se rendirent chez un vieux serviteur de M. Bondonnat, Éric Marsouan, qu’elles chargèrent de veiller pendant leur absence sur la demeure qu’elles allaient quitter.

 

À midi, tout le monde était réuni dans la villa, où les colis furent chargés sur un camion qui les transporta à la gare la plus proche, et deux heures plus tard, les quatre voyageurs, installés dans un wagon de première classe, filaient vers Paris d’où ils devaient s’embarquer pour Cherbourg par le train transatlantique.

 

Le voyage de Paris à Cherbourg ne fut marqué par aucun incident et les quatre jeunes gens prirent place dans les cabines qu’ils avaient retenues télégraphiquement à bord du Kaiser-Wilhelm qui, bientôt, sortit de la rade et cingla vers la haute mer.

 

La traversée fut assez pénible pour les jeunes filles, auxquelles le mal de mer ne fit pas grâce, et quand, six jours après, elles prirent pied sur les quais de New York, elles étaient d’une telle pâleur que leurs fiancés s’en alarmèrent, mais elles eurent vite fait de reprendre leurs couleurs.

 

Oscar Tournesol, qui était venu au-devant d’elles et qui se chargea de les conduire à Preston-Hotel, trouva seulement que le chagrin les avait fait maigrir.

 

Depuis qu’il était en Amérique, le bossu n’avait pas éprouvé d’émotion plus vive que celle que lui causa la venue de ses amis.

 

– Je vous ai écrit de venir à Preston-Hotel parce que c’est un établissement que je connais et je sais que vous y serez très confortablement.

 

Malgré les assurances d’Oscar, les quatre Français furent quelque peu surpris de l’organisation de l’hôtel américain.

 

À l’entrée, une dame installée dans une cage vitrée remit à chacun d’eux un carton sur lequel était inscrit un numéro, celui de sa chambre. Un ascenseur électrique les déposa au seuil même de leurs portes, qui avaient accès toutes les quatre dans le même couloir.

 

Ce qui surprit les voyageurs, ce fut d’apercevoir dans chacune des pièces un immense cadran émaillé, placé juste au-dessus de la cheminée, en face de la fenêtre ; au centre se trouvait une poignée de nickel actionnant une longue aiguille dorée.

 

Ils purent alors lire, en guise d’heures, sur cet étrange disque qui scintillait à la lueur de l’électricité, des mots répétés en plusieurs langues et indiquant tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, comme : cirage, brosses, peigne, eau chaude, eau froide, café, chocolat, thé, masseur, médecin, sage-femme, poulet, gigot, dîner, déjeuner, douche, pantoufles, garçon, femme de chambre, etc.

 

Il suffisait de pousser l’aiguille sur le mot désignant l’objet désiré pour être servi avec une rapidité merveilleuse.

 

Andrée et Frédérique, qui toutes deux un peu peureuses avaient résolu d’habiter la même chambre, firent pivoter l’aiguille afin d’avoir à dîner. Elles furent servies à la minute ; le repas était copieux et délicat, mais la physionomie des deux garçons qui les servirent leur parut souverainement antipathique, pour ne pas dire inquiétante.

 

À un moment donné, pendant qu’elle tendait à l’un d’eux son assiette, Andrée tressaillit, intimidée par l’effronterie de deux prunelles jaunes comme celles des chats, et elle crut remarquer sur les lèvres de l’homme un méchant sourire.

 

Frédérique, de son côté, avait eu la même impression.

 

La table une fois desservie, les deux jeunes filles se firent part de l’impression qu’elles avaient ressentie.

 

– As-tu remarqué, Frédérique, ces mines patibulaires. Je ne sais si c’est parce que je ne suis pas habituée encore aux gens de ce pays, mais cet individu m’a fait peur. Il m’a semblé qu’il me menaçait, qu’il me voulait du mal…

 

– Ma pauvre Andrée, je suis aussi peu rassurée, que toi. Cet hôtel a beau être luxueux, je ne m’y sens pas à l’aise… Je puis être dans l’erreur, mais ces deux garçons, un surtout, ont des faces de bandit.

 

– Allons, rassure-toi, reprit Andrée. Après tout, pourquoi veux-tu qu’on nous menace et qu’on nous en veuille ? Nous arrivons à peine et personne ne nous connaît.

 

– Oui, il faut être raisonnables. N’oublions pas que nous avons à remplir une tâche sacrée. Nous n’avons pas le droit de manquer de courage. D’ailleurs, Oscar nous a affirmé que l’établissement était honorable. Couchons-nous. Le repos nous est nécessaire et, dès demain, nous nous mettrons en campagne.

 

Les deux jeunes filles se mirent au lit et, malgré leurs craintes, reposèrent paisiblement ; c’était la première nuit qu’elles passaient sur le sol de l’Amérique.

 

Cependant, leur instinct ne les avait pas trompées. Les deux garçons qui leur avaient fait si grand-peur n’étaient autres que deux suppôts de la Main Rouge.

 

Cependant cette impression fâcheuse se dissipa petit à petit les jours suivants. Les deux jeunes filles étaient tout au plaisir de connaître un monde nouveau qui ne ressemblait en aucun point à l’Europe.

 

Les quatre jeunes gens, après avoir fait les visites indispensables au consulat de France et aux personnages les plus notoires de la colonie française, se mirent en devoir de recueillir les renseignements qui devaient faciliter leur tâche ; mais leurs recherches étaient vaines ; l’enquête qui devait leur faire retrouver M. Bondonnat ne faisait pas un pas, et cela en dépit du zèle que déployait Oscar Tournesol.

 

– Savez-vous ce qu’il faudrait faire ? dit un jour le bossu à Frédérique. Il faudrait aller à la maison de fous où Baruch est enfermé.

 

– Non, murmura la jeune fille, c’est impossible.

 

– Pourquoi cela ?

 

– J’ai horreur de ce misérable.

 

– Il faut surmonter votre répugnance. Vous savez de quel mystère ont été entourées la condamnation et même l’arrestation de l’assassin ; personne n’a jamais pu voir clair dans cette sinistre affaire. Et je suis sûr qu’il y a une corrélation évidente entre les deux faits, l’assassinat de M. de Maubreuil et la disparition de son ami…

 

– C’est aussi l’avis de mon amie Andrée, murmura Frédérique, devenue songeuse.

 

– Et je suis sûr, reprit Oscar, que Baruch, qu’il soit complètement fou ou qu’il lui reste quelques lueurs de raison, pourra nous fournir de précieux indices.

 

– Vous avez peut-être raison.

 

– Je suis sûr que j’ai raison et je parierais que M. Paganot et M. Ravenel, si on les consultait, seraient de mon avis.

 

Oscar Tournesol ne s’était pas trompé, l’ingénieur et son ami trouvèrent l’idée excellente, et il fut décidé que tout le monde se rendrait au Lunatic-Asylum de Greenaway où Baruch se trouvait détenu.

 

CHAPITRE IV

Une arrestation sensationnelle

Le directeur du Lunatic-Asylum, sous ses apparences inoffensives et débonnaires, était un véritable bandit. L’association de la Main Rouge, qui comptait des affiliés dans les plus hautes sphères de la société américaine, avait en lui le plus dévoué des serviteurs, le plus fidèle des agents.

 

Très lié avec le docteur Cornélius, qui faisait au Lunatic-Asylum la pluie et le beau temps, Johnson ignorait pourtant que le sculpteur de chair humaine fût le chef des Lords de la Main Rouge, le grand maître de la terrible association. Cornélius savait ce qu’il faisait quand il avait abandonné, dans une rue de New York, le pseudo-Baruch, c’est-à-dire Joë Dorgan, le fils du milliardaire.

 

Cornélius savait que le malheureux viendrait fatalement échouer dans l’établissement que dirigeait le docteur Johnson et que là, sous les yeux d’un pareil chef, il serait certainement bien gardé. Et en effet, sous prétexte d’expérimentations, c’était Cornélius qui dirigeait lui-même le traitement du malade, l’on peut supposer de quelle manière…

 

Ce jour-là le docteur Johnson se trouvait de fort mauvaise humeur. Il lui arrivait une aventure assez désagréable et qu’il prévoyait devoir lui occasionner une foule d’ennuis. En effet, moyennant une jolie liasse de bank-notes, il avait consenti à recevoir au Lunatic-Asylum un riche négociant de Chicago, Mr. Hirchmann, dont les héritiers tenaient à se débarrasser.

 

Le négociant était mort deux mois après, mais, malheureusement pour le docteur Johnson, de fâcheuses rumeurs n’avaient pas tardé à circuler sur cet étrange et trop rapide décès. On parlait de séquestration et d’assassinat, et les journaux avaient annoncé que la police allait être saisie de l’affaire.

 

Le directeur était en train de réfléchir au meilleur parti à prendre dans une circonstance aussi épineuse, quand on frappa à la porte de son cabinet.

 

Il alla ouvrir et se trouva en présence d’un des surveillants de l’établissement, un ancien forçat qui, de même que son directeur, était affilié à la Main Rouge.

 

– Qu’y a-t-il donc, Stop, demanda le docteur Johnson, pour que vous veniez me déranger de si bonne heure ?

 

– Excusez-moi, monsieur le directeur, je voulais seulement vous dire que Baruch Jorgell, cet aliéné que l’on nous a recommandé de surveiller tout spécialement, donne depuis hier des signes manifestes de logique et de bon sens.

 

– Voilà qui est singulier, murmura le docteur Johnson, devenu pensif.

 

– Oui. En le prenant par la douceur, j’ai réussi à le faire causer. Et voici, parmi ses phrases, une de celles qui m’ont le plus frappé : « Quelles que soient les difficultés contre lesquelles j’aurai à lutter, je sortirai coûte que coûte de cette infernale prison ! »

 

– Il a dit cela ?

 

– Oui, monsieur le directeur. D’ailleurs, il vous est facile de vous en assurer par vous-même.

 

– Oui, cela m’intéresse.

 

Mr. Johnson se levait déjà, quand la porte livra passage au docteur Cornélius Kramm qui, précisément, venait s’informer de l’état du malade. Les deux médecins échangèrent une cordiale poignée de main.

 

– Savez-vous, dit enfin Johnson, que les soins que vous prodiguez à l’un de nos pensionnaires, le fameux Baruch, semblent sur le point d’être couronnés de succès ?

 

Cornélius sursauta :

 

– Allons donc ! fit-il, j’en serais bien surpris.

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Baruch est en pleine voie de guérison, n’est-ce pas, Stop ?

 

Le gardien répondit d’un mouvement de tête approbatif à la question de son chef.

 

Le visage ordinairement pâle de Cornélius devint plus pâle encore, mais il ne laissa rien deviner de son trouble, et ce fut d’une voix tranquille qu’il répondit :

 

– Tiens, ce que vous me dites là est très intéressant. Je vais aller par moi-même m’assurer de l’état de notre malade.

 

– À votre aise. Voulez-vous que je vous accompagne ?

 

– C’est tout à fait inutile. À tout à l’heure, mon cher confrère.

 

– À tout à l’heure, cher maître.

 

Cornélius, qui connaissait les moindres recoins de l’établissement, n’eut besoin d’aucun guide pour se rendre à la chambre assez vaste et bien éclairée qu’occupait sa victime. Joë, assis près de la fenêtre, la tête dans ses mains, semblait plongé dans de profondes réflexions. Il faisait des efforts désespérés pour renouer la chaîne interrompue de ses idées et de ses raisonnements. Il salua poliment Cornélius, aux visites duquel il était habitué.

 

– Eh bien, comment cela va-t-il ? demanda le sculpteur de chair humaine d’un ton plein de bienveillance.

 

– Mais, beaucoup mieux, monsieur. Il me semble que ma mémoire se dégage lentement d’un brouillard. J’arrive, avec beaucoup d’efforts, à me rappeler certains faits.

 

– Lesquels, par exemple ? demanda Cornélius, non sans un peu d’émotion.

 

– Ainsi je me rappelle très nettement avoir pris part à un combat sanglant avec des bandits, puis, je me souviens de mon frère, de mon père. Ce sont les noms que je n’arrive pas à mettre sur tout cela.

 

– Cela viendra, mais ne vous fatiguez pas, faites le moins d’efforts possible. Je constate aujourd’hui dans votre état un mieux très sensible. Vous avez conscience que vous avez perdu la mémoire, c’est déjà un grand point.

 

– Oui, et j’ai même conscience, très nettement, du retour très lent, mais progressif et régulier, de cette mémoire disparue.

 

Et il ajouta avec une naïveté qui arracha à Cornélius un ricanement nerveux :

 

– Je suis sûr que si vous me disiez mon nom et celui de mes parents, si vous me racontiez dans quelles circonstances je suis venu ici, cela fixerait mes idées et hâterait beaucoup ma guérison complète.

 

– Je me garderai bien de vous donner ce renseignement, répliqua le sculpteur de chair humaine en levant son doigt d’un air doctoral. Il est indispensable que ce soit votre cerveau qui fasse tout seul ce travail de reconstitution mnémotechnique ; c’est là un effort nécessaire.

 

Tout en amusant sa victime par toutes sortes de raisonnements captieux, Cornélius réfléchissait. Un violent combat se livrait en lui. Il constatait, à sa grande humiliation, que l’opération délicate qu’il avait tentée sur le cerveau de Joë Dorgan n’avait qu’incomplètement réussi et que, si on laissait les choses suivre naturellement leur cours, le malade ne tarderait pas à recouvrer la mémoire en même temps que la raison. Les cellules détruites s’étaient reconstituées, les circonvolutions disjointes s’étaient ressoudées, la guérison était imminente.

 

– Nous serons forcés de le faire disparaître, pensa-t-il ; puis il se ravisa, se révoltant contre cette idée.

 

– Non, reprit-il, ce Joë, c’est mon chef-d’œuvre ; j’y tiens. Je ne veux pas le détruire ! D’ailleurs, n’est-ce pas la preuve vivante que je conserve de la culpabilité de Baruch, pour le cas où il s’aviserait de trahir la Main Rouge ? Non, décidément, il ne faut pas le tuer, mais il faut enrayer la guérison et cela, c’est facile.

 

Tout en parlant, Cornélius tâtait dans la poche de côté de son pardessus un écrin qui renfermait une seringue de Pravaz.

 

– Mon cher ami, dit-il à Joë de son ton le plus cordial, je suis précisément venu aujourd’hui pour vous faire une piqûre d’un sérum céphalique qui produira dans votre état une amélioration excessivement rapide.

 

– Ah ! si vous pouviez dire vrai !

 

– Soyez-en certain. Vous avez pu constater par vous-même l’efficacité de mon traitement.

 

Cornélius avait ouvert l’écrin et, après avoir rempli la seringue d’un liquide incolore contenu dans un flacon, il ajusta une aiguille neuve à l’instrument, puis il pria Joë de pencher un peu la tête.

 

– Car, dit-il, pour que la piqûre soit efficace, il faut qu’elle soit pratiquée derrière l’oreille.

 

Le jeune homme obéit et supporta courageusement la légère douleur de la piqûre.

 

– Voilà, c’est fait, murmura Cornélius avec un rire sardonique. Maintenant, je réponds du résultat.

 

Joë ne répliqua pas un mot. L’effet du sérum, ou plutôt du poison, avait été foudroyant. Déjà, les yeux du malade redevenaient vagues et hagards et il penchait la tête avec accablement. Puis, il porta les mains à son front dans un geste éperdu et s’écroula comme une masse sur son lit en poussant un gémissement étouffé.

 

– Bon, fit Cornélius, en voilà un qui nous laissera tranquilles pour longtemps, j’espère.

 

Et il essuya la pointe de sa seringue, la remit soigneusement en place dans son écrin et sortit de la chambre d’un pas tranquille pour aller rejoindre le directeur qui l’attendait dans son cabinet.

 

Le docteur Johnson, après quelques hésitations, et bien qu’il ignorât, comme on le sait, que Cornélius fît partie de la Main Rouge, se hasarda à lui confier ce qu’il appelait son imprudence dans l’affaire de séquestration et d’assassinat du malheureux Hirchmann.

 

Les deux bandits étaient faits pour s’entendre à demi-mot. Cornélius rassura Johnson, lui souffla ce qu’il aurait à dire en cas d’enquête et finalement l’assura de sa haute protection.

 

Le directeur du Lunatic-Asylum commençait à se rassurer, lorsque des éclats de voix et des cris le firent se lever d’un bond et se précipiter vers la porte.

 

– Au nom de la loi, ouvrez, et que personne ne sorte !

 

Ces mots retentirent pendant que celui qui les prononçait et qui n’était autre que Mr. Steffel, le chef de la police new-yorkaise lui-même, faisait irruption dans la pièce, suivi d’une troupe de détectives armés jusqu’aux dents.

 

Il marcha droit au docteur Johnson, qui était devenu blanc comme un linge.

 

– Monsieur le directeur, lui dit-il rudement, plainte a été déposée contre vous. Vous êtes accusé d’avoir illégalement séquestré et lâchement assassiné l’honorable Mr. Hirchmann, de son vivant marchand de peaux. Au nom de la loi, je vous arrête.

 

Trois détonations retentirent. Deux balles, sifflèrent aux oreilles de Mr. Steffel. Et la troisième traversa le casque de cuir bouilli d’un policeman. C’était Johnson qui venait de faire usage de son browning et qui cherchait à gagner la porte. Mais plusieurs mains vigoureuses l’avaient empoigné et, en un clin d’œil, il fut mis hors d’état de nuire.

 

Cornélius, qui ne s’était pas départi un seul instant de son sang-froid, s’approcha du prisonnier.

 

– Monsieur Johnson, dit-il, si ce dont on vous accuse est exact, vous êtes la honte de notre corporation.

 

Mais, devant la mine effarée de Johnson, il ajouta aussitôt d’un ton plus doux :

 

– Pourtant, ce n’est pas une raison, parce qu’on vous arrête, pour que vous soyez coupable. Ces messieurs avoueront eux-mêmes qu’à New York, comme à Paris ou à Londres, la justice n’est pas toujours infaillible. Si vous êtes innocent, comme je l’espère, vous avez eu grand tort de faire résistance aux agents de l’autorité.

 

Cornélius s’était approché du chef de la police qu’il salua en disant :

 

– Mes compliments, monsieur Steffel, le docteur Cornélius Kramm ne vous est sans doute pas inconnu.

 

– Ma foi non, j’ai lu plusieurs des brochures intéressantes qu’il a publiées, et notamment l’Esthétique rationnelle de l’Être humain.

 

– Eh bien, vous avez devant vous le docteur Kramm en personne.

 

Le médecin donna sa carte au policier qui le salua respectueusement en s’excusant de ne l’avoir pas plus tôt reconnu, car il avait eu souvent l’occasion de voir son portrait dans les journaux.

 

S’approchant ensuite du directeur du Lunatic-Asylum qui faisait piteuse mine entre deux policemen, il lui dit à l’oreille :

 

– Soyez discret. Et je ferai de mon mieux pour vous tirer d’affaire.

 

Puis à haute voix :

 

– Mon cher confrère, je ne veux pas croire que vous êtes coupable. Nous autres savants ayons trop de hautes préoccupations pour nous laisser agiter par les passions mesquines qui conduisent au crime le commun des hommes. Voici ma main, je vous la tends sans arrière-pensée, car je vous crois innocent.

 

Il gratifia Johnson d’un vigoureux shake-hand, à la faveur duquel il lui glissa un mince flacon que le directeur du Lunatic-Asylum fit disparaître avec dextérité dans une de ses poches.

 

Puis, Cornélius s’éloigna tranquillement, après avoir pris congé de Mr. Steffel.

 

Au moment où, après l’avoir quitté, il traversait le parloir de l’asile, il fut abordé par un jeune homme qui se détacha d’un groupe au milieu duquel se trouvaient deux jeunes filles en deuil.

 

– Nous venons de France, dit le visiteur, qui n’était autre que Paganot accompagné de Ravenel, de Mlle de Maubreuil et de la fille du naturaliste, et nous désirerions voir, si c’est possible à cette heure, un des malheureux qui sont enfermés ici : Baruch Jorgell.

 

Cornélius eut un petit sursaut en entendant ce nom, et ayant jeté un coup d’œil sur les personnages qui l’entouraient, il eut tôt fait d’être renseigné sur leur compte.

 

Il comprit qu’il s’agissait des parents et amis de M. Bondonnat. Dans un prompt éclair de pensée, il entrevit le danger d’une visite à Joë et, pour l’empêcher d’avoir lieu, dit froidement :

 

– Je suis le directeur de cet asile. Baruch est à tout jamais privé de raison. Il est devenu très dangereux et je ne peux permettre aucune visite.

 

Puis, il s’éloigna en laissant consternés les quatre jeunes gens qui avaient fondé beaucoup d’espoir sur cette entrevue.

 

Cornélius avait pris place dans l’automobile qui attendait devant la porte du Lunatic-Asylum et il ordonna à son préparateur Léonello, qui lui servait de chauffeur ce jour-là, de le reconduire à son domicile. Mais tout à coup, il se ravisa, et s’installant à la place de Léonello :

 

– Je vais conduire moi-même ; lui dit-il ; tu vois ces gens qui sortent de l’asile ?

 

Et il désignait les deux jeunes filles et leurs compagnons :

 

– Tu vas les filer. Il faut absolument que tu saches où ils demeurent.

 

L’Italien s’inclina respectueusement, pendant que Cornélius s’acheminait à toute vitesse vers le poste téléphonique le plus voisin.

 

CHAPITRE V

Le Conseil des Lords

Le soir du jour où avait eu lieu l’arrestation dramatique du Lunatic-Asylum, le docteur Cornélius attendait, dans une attente fébrile, son frère Fritz et le faux Joë Dorgan – le sinistre Baruch – qu’il avait mandés par téléphone.

 

À eux trois, ils formaient le grand conseil directeur de la Main Rouge. Il était nécessaire qu’à la veille d’engager un périlleux combat, au moment où surgissaient de toutes parts des adversaires à redouter, le cynique trio tînt ses assises.

 

Plusieurs coups discrètement frappés à la porte annoncèrent l’arrivée de ceux qu’il attendait.

 

– Eh bien ! s’écria Fritz qui entra le premier, il paraît que le directeur du Lunatic-Asylum est sous les verrous ?

 

– Oui, depuis quelques heures.

 

– On a donc des preuves de sa culpabilité ? fit Baruch, apparaissant à son tour. Il ne va pas, je suppose, commettre d’indiscrétions ? On ne sait jamais ce qu’un homme peut dire quand il est cuisiné par la police.

 

– La situation peut se compliquer, ajouta Fritz, et, d’un moment à l’autre, la Main Rouge peut être mise en cause.

 

– Cette affaire, dit Cornélius, n’est pas la cause unique de la pressante convocation que vous avez reçue. Vous croyez que le docteur Johnson « cassera le morceau », vous vous trompez. Sûr qu’il est de notre appui, car je le lui ai promis en présence même de Mr. Steffel, le chef de la police, il restera muet à l’endroit de la Main Rouge, quels que soient les moyens inventés par la police pour le faire parler.

 

– Évidemment, conclut Fritz, Johnson n’est pas un imbécile.

 

– Cependant, il s’est fait pincer, reprit Baruch, et cela n’indique pas de sa part de bien grandes qualités intellectuelles.

 

– Laissons pour l’instant Johnson, dit Cornélius. Encore une fois, ce n’est pas de ce côté que je vois poindre le danger. Il faudrait, pour se faire une idée exacte de la situation, pénétrer dans un luxueux hôtel du centre de New York dont Fred Jorgell est un des gros actionnaires.

 

– Preston-Hotel ?

 

– Vous l’avez dit.

 

– Mon père y fait des siennes ?

 

– Non, pas lui, le cher homme. Ses affaires l’obligent par trop à nous oublier pour qu’il songe aux vôtres.

 

– Alors ?

 

– Alors, dans cet hôtel se trouvent quatre nouveaux voyageurs dont la seule présence à New York doit être pour nous significative. Je vous dirai tout d’abord que ce sont, comme dans la chanson, des oiseaux qui viennent de France.

 

– De France ?

 

– De ce charmant village où vous avez laissé dans certain manoir des souvenirs plutôt sanglants.

 

– Mlle de Maubreuil est ici avec son fiancé ?

 

– Oui, le couple a traversé l’Atlantique pour venir chercher cet excellent M. Bondonnat.

 

– Et ils ne sont pas seuls ? s’écria Fritz qui commençait à éprouver une légère inquiétude.

 

– Vous pensez bien que la fille du naturaliste accompagne son amie. Et comme ces demoiselles ne voyagent pas sans protecteurs, inutile de vous dire que M. Ravenel n’a pas laissé partir sans lui ses amies et l’ingénieur Paganot.

 

– Ce qui porte à quatre le nombre de nos ennemis, dit Baruch.

 

– Cela fait un peu plus d’un pour chacun de nous, ajouta philosophiquement Fritz Kramm.

 

– Oh ! ce sont des jeunes gens qui sont prompts à la besogne. Arrivés hier par le Kaiser-Wilhelm, ils ont déjà franchi le seuil du Lunatic-Asylum.

 

– Ils ont vu le fou ? dit Baruch en ouvrant de grands yeux inquiets.

 

– Non, pas encore.

 

– Tant mieux. Car on ne sait jamais, avec les fous, ce qui peut arriver.

 

Cornélius reprit :

 

– Ma foi, vous avez raison. On ne sait jamais. La preuve en est que, pas plus tard que ce matin, notre dément commençait à raisonner d’une façon assez sensée.

 

– Il a recouvré la raison ?

 

– Ne dites pas il a, mais il allait peut-être ; d’ailleurs, j’ai essayé sur lui une injection anesthésique et stupéfiante qui nous débarrassera de lui pour longtemps, je vous en réponds.

 

– Mon cher, je vous admire.

 

– Moi aussi, Cornélius, je vous admire, ce qui ne m’empêche pas de me trouver à l’heure présente très mal à l’aise dans la nouvelle enveloppe que vous m’avez si gracieusement octroyée.

 

– Apprenez, Baruch, que l’on ne doit jamais se trouver mal à l’aise dans un épiderme offert par le mystérieux docteur Cornélius. Ma science vous a débarrassé de celui qui nous faisait obstacle, ma science vous délivrera aujourd’hui même de ces quatre pions qui, dans la grande partie d’échecs engagée, barrent la route que nous voulons franchir.

 

– Et vous avez, dit le cadet des Kramm, le pouvoir de nous débarrasser, sans trop d’inconvénients, de ces gênants personnages ?

 

Se levant lentement du siège qu’il occupait, le chef des Lords de la Main Rouge se dirigea vers une armoire en acajou dans laquelle, derrière les vitrines, on apercevait des bocaux, des cornues, des seringues de verre et de multiples objets destinés à des usages problématiques. La légère porte du meuble eut un petit grincement. Le docteur passa sa main dans l’entrebâillement et s’empara d’un objet qu’il vint aussitôt montrer à ses complices.

 

– Voyez, messieurs, dit-il, c’est cet appareil très simple qui va nous aider à déblayer le chemin du succès.

 

– Mais c’est un vaporisateur, s’écria Baruch.

 

– En effet, ce n’est pas autre chose qu’une sorte de pompe à bicyclette. Je ne vous souhaite cependant pas d’avoir à vous en servir pour votre usage personnel.

 

– D’un maître tel que vous, il faut tout attendre.

 

– Même la mort, ou plutôt le sommeil.

 

– C’est un soporifique ?

 

– Oui, messieurs, de cette pointe aiguë de métal, dont les parois sont intérieurement garnies de verre, il sort à volonté du demi-sommeil, du sommeil et de la mort. Vous faites manœuvrer cette poignée et immédiatement ceux qui hument le gaz qui se dégage de ce tube s’endorment lentement, lentement et, suivant la dose, se réveillent ou ne se réveillent pas.

 

– Et peut-on savoir quel est l’étrange produit dont vous emplissez le tube ?

 

– C’est tout bonnement du « chloronal ».

 

Et le docteur Cornélius, comme s’il eût fait un cours à la Faculté, fournit toutes les explications désirables sur le dangereux produit. Il expliqua la fabrication de ce liquide, se laissant aller à des détails très étendus sur l’application des doses et les différents procédés employés pour leur donner plus d’efficacité, et finit par dire qu’il s’agissait purement et simplement d’un puissant succédané du chloroforme.

 

– Voyez-vous, conclut-il, c’est le chloroforme réduit à son meilleur état de volatilité, le chloroforme auquel j’ai pu enlever sa révélatrice et pénétrante odeur. Je n’ai pas besoin de vous expliquer ses applications. Vous avez vous-mêmes deviné que, ce soir même, l’hôtel Preston recevra la visite d’hommes dévoués à la Main Rouge, qui introduiront dans les serrures la pointe métallique de ce minuscule appareil. Quand on se trouve en présence de quatre adversaires, il faut une arme de quadruple efficacité.

 

– Mais comment pourront-ils pénétrer dans l’hôtel ? fit Baruch.

 

– Comme on s’introduit dans une maison dont on vous ouvre les portes.

 

À ce moment la porte s’ouvrit et Léonello s’avança vers ses maîtres.

 

– Je viens de voir Burman et Gelstone au Preston-Hotel, fit-il, ils m’ont dit que tout était prêt, mais, qu’il fallait user de beaucoup de précautions car les jeunes femmes qu’ils ont servies eux-mêmes dans leurs chambres ont déclaré qu’elles lui trouvaient un air singulier et ont demandé à être servies par d’autres.

 

– Ces esclaves de la Main Rouge sont stupides ! s’écria Cornélius en frappant la table du poing. Leur maladresse est insigne et d’ici vingt-quatre heures ils seront punis de leur maladresse. Léonello, tu vas te rendre immédiatement sur les lieux et tu feras en sorte que tous les renseignements utiles te soient fournis sur la situation. Le savant Bondonnat est à nous, on ne nous le ravira pas. La Main Rouge, qui étend ses griffes sur les plus belles terres de l’Amérique, ne succombera pas aux menées d’une poignée de Français.

 

Le docteur, généralement si calme, si pondéré dans son enthousiasme, avait, pris une physionomie exaltée et farouche dont l’aspect ne fut pas sans inquiéter ses auditeurs. Se promenant de long en large dans le laboratoire, on eût dit un conférencier terroriste en train de pérorer.

 

– La Main Rouge, c’est toute votre vie ; toute ma vie, s’écria-t-il, nul audacieux ne doit impunément la braver ! La Main Rouge a édifié sa fortune dans le sang, la Main Rouge continuera de créer de la vie et de la mort, suivant ma volonté. Que tout le monde soit prêt ce soir. Vous entendez ? Fritz et Baruch, ce n’est pas un brin de paille qui doit faire dévier le grand fleuve d’or sur lequel nous naviguons pour conquérir l’univers.

 

Peu à peu, le docteur Cornélius recouvra son calme et son sang-froid. Il serra successivement la main de ses compagnons et les quitta sur ce mot :

 

– La soirée sera décisive !… Soyons à la hauteur de notre tâche.

 

CHAPITRE VI

Les chevaliers du chloroforme

Depuis l’arrivée à New York d’Andrée de Maubreuil, de Frédérique et des fiancés des jeunes filles, le cœur d’Oscar Tournesol nageait dans la joie ; il y avait longtemps que le bossu ne s’était senti aussi heureux. Il se trouvait réuni à ceux qui constituaient sa véritable ou, pour mieux dire, sa seule famille, puis il était fermement persuadé que M. Bondonnat ne pouvait manquer d’être bientôt retrouvé et délivré.

 

Ce soir-là, Andrée et Frédérique s’étaient retirées de bonne heure, encore mal reposées des fatigues d’un long voyage ; l’ingénieur Paganot et le naturaliste Ravenel n’avaient pas tardé à leur tour à regagner leur chambre.

 

Oscar ne se sentait nullement sommeil, il eut l’idée d’aller respirer le frais sur la terrasse de l’hôtel, qui, sans être aussi somptueusement aménagée que celle du Grizzly-Club, était décorée d’orangers et de lauriers en caisse, à l’ombre desquels des bancs de jardin avaient été disposés.

 

Dédaignant de faire usage d’un des ascenseurs, le bossu monta par l’escalier les trois étages qui le séparaient de la terrasse et se trouva bientôt dans ce parterre aérien qui était alors absolument désert.

 

Il s’installa sur un banc et se mit à contempler tranquillement le panorama de la ville géante.

 

Il était à peine là depuis cinq minutes lorsqu’il entendit s’ouvrir la porte de l’ascenseur.

 

– Qui donc peut venir ici à pareille heure ? se demanda-t-il anxieusement.

 

Et, d’un mouvement irréfléchi, il se dissimula derrière une haute caisse où se trouvait planté un laurier-rose, et demeura immobile. Deux hommes entièrement vêtus de blanc étaient sortis de l’ascenseur, c’étaient sans nul doute des employés de l’hôtel, garçons de chambre ou stewards.

 

– Personne, dit l’un d’eux ; nous serons très bien pour causer à cette heure-ci, à moins qu’il ne fasse de très fortes chaleurs, il n’y a pas un chat sur la terrasse, tous les voyageurs sont couchés.

 

L’autre, sans répondre, jeta autour de lui un coup d’œil circonspect, puis rassuré par cet examen :

 

– Non, dit-il à son tour, il n’y a personne, d’ailleurs j’ai surveillé l’ascenseur, il n’est pas monté un seul voyageur depuis une heure, tout le monde dort.

 

– Les Français aussi ?

 

– Oui, il y a longtemps qu’il n’y a plus de lumière dans leurs chambres.

 

Oscar dressa l’oreille, il savait qu’il n’y avait pas dans l’hôtel d’autres Français que les deux jeunes filles, leurs fiancés et lui-même ; en quoi cela pouvait-il intéresser ces deux employés de l’hôtel que les Français fussent ou non endormis ?

 

– Le bossu dort-il aussi ? reprit le premier interlocuteur.

 

– Oh oui ! il doit dormir, il n’y a pas de lumière chez lui et je l’ai entendu souhaiter le bonsoir aux autres. Ils sont tous chacun chez eux. Je crois que le moment serait bon.

 

– Alors, c’est pour ce soir ? demanda l’autre en baissant la voix.

 

– Oui, mon vieux Tom, j’ai reçu des instructions des Lords de la Main Rouge, et j’ai l’instrument tout chargé.

 

Maintenant, Oscar était fixé, il savait qu’il se trouvait en présence de deux bandits en train de comploter quelque sinistre dessein contre ses amis les plus chers et contre lui-même. Au risque d’être découvert, il avança la tête un peu en dehors de sa cachette pour voir de quel genre était cet instrument tout chargé que les deux coquins examinaient au clair de lune.

 

À sa grande surprise, il vit un appareil métallique assez semblable à une pompe de bicyclette et terminé d’un côté par une poignée de bois, de l’autre par une pointe aiguë.

 

– Tu vois, expliqua à son complice celui qu’on avait appelé Tom, c’est simple et commode, voici la meilleure manière d’opérer. Tu regardes d’abord s’il n’y a pas de lumière dans la chambre, tu écoutes au besoin pour t’assurer que les personnes sont endormies, puis tu introduis dans la serrure la pointe qui est percée d’un tas de petits trous, comme une pomme d’arrosoir, puis tu pompes doucement, jusqu’à ce que le manque de résistance t’avertisse que le tube est vide.

 

– Et c’est tout ?

 

– Cela suffit, le tube est chargé d’une sorte de poison qui endort pour toujours ceux qui le respirent, et qui n’a pas d’odeur et ne laisse pas de traces.

 

– C’est merveilleux. Et c’est pour cela qu’on nous appelle les « chevaliers du chloroforme » ?

 

– Oui, avec cette différence que ceci est bien supérieur au chloroforme que l’on employait auparavant, et qui a une odeur très violente sans posséder un effet aussi prompt. Il paraît que c’est une invention des savants de la Main Rouge.

 

Et il ajouta d’un ton pénétré de respect :

 

– Ce sont des gens puissants, ceux-là, il vaut mieux être avec eux que d’être contre eux.

 

– Pour sûr… Alors tous les Français vont y passer !

 

– Non, les deux jeunes filles seulement… c’est l’ordre. Par exemple, la Main Rouge tient beaucoup à ce qu’on ait l’air d’avoir pillé la chambre, à ce que l’on ait fouillé dans les bagages, pour faire croire à un vol ordinaire.

 

Les deux bandits continuèrent quelque temps leur conversation, réglant d’avance les moindres détails du crime qu’ils se préparaient à commettre, en gens habitués à de semblables expéditions. C’est ainsi qu’Oscar apprit que, sitôt leur forfait accompli, ils devaient sortir sans bruit de l’hôtel et gagner une auto qui les attendait prête à tout événement dans une rue voisine.

 

Derrière sa caisse, le bossu, plus mort que vif, se demandait comment il allait s’y prendre pour empêcher l’assassinat. Il eut bien la pensée de se jeter à l’improviste sur les bandits et de les effrayer, mais il réfléchit qu’il était sans arme, et les deux scélérats étaient d’une stature herculéenne. Le pauvre Oscar était en proie à une inexprimable angoisse, il avait le cœur serré, il étouffait ; chaque seconde qui s’écoulait lui paraissait longue comme un siècle.

 

Enfin, les deux affidés de la Main Rouge, dont le plan était maintenant concerté, s’installèrent paisiblement dans l’ascenseur. Ils avaient à peine disparu qu’Oscar s’élança de sa cachette et se précipita vers la porte de l’escalier.

 

Il poussa une exclamation de rage et de désespoir, la porte était fermée à clef. Les bandits avaient-ils entendu du bruit, ou était-ce de leur part une simple mesure de prudence ; mais le fait brutal était là. Pendant qu’on assassinerait Andrée et Frédérique, l’adolescent serait forcé de demeurer sur cette terrasse d’où personne ne pourrait entendre ses cris d’appel.

 

– Que vais-je devenir ? s’écria-t-il avec fureur. Et il s’enfonçait les ongles dans la chair jusqu’au sang. J’aurais dû me faire tuer, mais ne pas laisser descendre ces misérables… trouver un moyen de donner l’alarme.

 

Mais tout à coup une idée se fit jour dans son cerveau enfiévré. Il venait d’apercevoir, dans la pénombre, la masse grise d’une tente de coutil où les clients de l’hôtel venaient s’abriter contre l’ardeur du soleil. En un clin d’œil, il s’empara des cordes qui servaient à maintenir la tente, il les noua l’une au bout de l’autre, et il allongea encore le câble ainsi improvisé à l’aide d’une longue bande de coutil qu’il réussit à déchirer.

 

Sans vouloir songer un instant à la vertigineuse hauteur à laquelle il se trouvait, il attacha son câble à la balustrade de la terrasse.

 

Il savait que les chambres situées à trois étages au-dessous étaient munies de balcons assez spacieux, et son projet, hardi jusqu’à la témérité la plus insensée, était de se laisser glisser jusqu’à l’un de ces balcons, au risque de se rompre vingt fois le cou.

 

– Une fois sur un des balcons, se dit-il, je frapperai à la fenêtre et il faudra bien que celui ou celle qui occupe la chambre vienne m’ouvrir !… Le pis qui puisse m’arriver est d’être pris moi-même pour un malfaiteur et d’attraper quelques balles de browning ! Tant pis, je n’ai pas le choix des moyens…

 

Haletant d’anxiété, tremblant d’arriver trop tard, Oscar essaya une dernière fois la solidité du nœud qui rattachait son câble à la balustrade et se laissa glisser, non sans s’écorcher cruellement les mains et les cuisses. Enfin il mit pied à terre sur un balcon.

 

– Pourvu que cette chambre soit habitée, se dit-il repris d’inquiétude, ce serait le comble de la guigne d’avoir accompli un pareil tour de force pour atteindre une chambre vide !…

 

Les volets n’étaient heureusement pas poussés, il frappa rudement au carreau. L’habitant de la chambre, sans doute peu soucieux d’une visite à pareille heure, étant donné surtout que cette visite lui arrivait par la fenêtre, protesta avec la plus grande énergie, et, tournant rapidement le commutateur de l’électricité, apparut à Oscar en simple caleçon et en chemise de huit, le browning au poing.

 

Oscar poussa un cri de joie ; sa bonne étoile ne l’avait décidément pas tout à fait, abandonné. Dans le voyageur qui s’avançait vêtu ainsi sommairement, il avait reconnu l’ingénieur Antoine Paganot, le fiancé de Mlle de Maubreuil.

 

À la vue d’Oscar, l’ingénieur manifesta une vive surprise, mais, comprenant, aux gestes impérieux du bossu, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, il se hâta d’ouvrir la fenêtre.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il dès qu’Oscar eut pénétré dans la pièce.

 

– Vite, hâtons-nous, donnez-moi un revolver, une arme quelconque, on est en train de tuer Mlle Andrée et son amie !…

 

En trois phrases rapides il expliqua la situation à l’ingénieur, dont le visage se couvrit d’une sueur froide.

 

L’instant d’après, ils ouvraient la porte et s’élançaient dans le couloir le browning au poing, en appelant au secours de toute la force de leurs poumons.

 

Dérangés au milieu même de leur criminelle opération, les deux bandits, déchargeant leurs brownings au hasard, se précipitèrent vers l’ascenseur et disparurent.

 

Déjà, au bruit des cris et des détonations, les portes s’ouvraient, les clients du Preston-Hotel, arrachés brusquement à leur sommeil, apparaissaient, les uns furieux, les autres effrayés. Roger Ravenel, le fiancé de Frédérique, accourut aussitôt vers Oscar, dont il avait reconnu la voix, et celui-ci eut vite fait de le mettre au courant.

 

– Tenez, lui dit-il d’une voix haletante d’émotion en montrant un bizarre instrument, une sorte de pompe à bicyclette qu’il venait d’arracher à la serrure de la chambre où reposaient les deux jeunes filles, voilà l’outil meurtrier dont se servent les « chevaliers du chloroforme » !

 

Cependant, les trois Français ne perdaient pas un instant. Ils avaient rudement frappé à la porte de la chambre et n’avaient reçu aucune réponse ; maintenant ils essayaient de forcer la porte.

 

– Je tremble que nous arrivions trop tard, balbutiait l’ingénieur dont tous les membres étaient agités d’un tremblement convulsif.

 

– Il faut entrer à tout prix, rugit le naturaliste.

 

Et d’un formidable coup d’épaule il enfonça la porte dont les ais craquèrent lamentablement et il pénétra dans l’intérieur de la pièce.

 

La rosace électrique du plafond montra les deux jeunes filles, dont le visage apparaissait d’une pâleur livide, étendues immobiles, les yeux clos, dans leur lit.

 

– Elles sont mortes ! s’écria le bossu avec un sanglot.

 

– Ouvre la fenêtre, ordonna l’ingénieur, la première chose à faire est de renouveler cette atmosphère empoisonnée ! Hâte-toi ! Si nous respirions cinq minutes de plus cet air vicié, nous serions nous-mêmes intoxiqués.

 

Oscar s’empressa d’obéir, puis il courut chercher le médecin de l’hôtel. Pendant ce temps, l’ingénieur humectait d’eau froide les tempes de Mlle de Maubreuil et lui faisait respirer des sels, et Roger Ravenel prodiguait les mêmes soins à Frédérique ; mais ces révulsifs, ordinairement très efficaces, ne produisaient aucun effet. Les deux jeunes filles, dont le pouls ne battait plus que d’une façon imperceptible, gardaient leur immobilité et leur alarmante pâleur.

 

– C’est à devenir fou ! grommela l’ingénieur, rien n’y fait ! Le cœur bat de moins en moins fort !…

 

– Le temps passe et le médecin ne vient pas, ajouta Roger Ravenel en réprimant avec peine un sanglot…

 

– Si nous l’attendons, ajouta-t-il, elles sont perdues, nous ne devons compter que sur nous-mêmes.

 

– Vous avez raison, dit l’ingénieur qui déjà avait arraché une feuille de son carnet et griffonnait une ordonnance. Tenez, Roger, courez vite, ne perdez pas une seconde.

 

Antoine Paganot, nous avons omis de le dire, avait terminé de façon brillante ses études médicales et ce n’est que depuis peu qu’il avait abandonné la pratique pour la science pure.

 

Le naturaliste s’était élancé au-dehors.

 

Il venait de sortir lorsque le bossu revint, accompagné d’un personnage à la mine cauteleuse qui n’était autre que le médecin. Ce personnage avait fait preuve d’une évidente mauvaise volonté ; Oscar avait dû employer presque la menace pour le décider à se lever et à venir.

 

– Il n’y a pas eu d’empoisonnement, déclara-t-il d’abord d’un ton péremptoire, je ne constate ici aucune odeur de chloroforme, nous sommes en présence d’une syncope toute naturelle et qui se dissipera d’elle-même.

 

– Ce que vous dites n’a pas le sens commun ! s’écria l’ingénieur avec emportement.

 

– Je vous ai dit mon opinion, répliqua le Yankee avec insolence, il ne me reste plus qu’à me retirer.

 

– Oui, allez-vous-en ! reprit l’ingénieur en serrant les poings. Je ne sais ce qui me retient de vous infliger une verte correction ; car de deux choses l’une : ou vous ne savez pas votre métier et vous êtes un ignorant, ou vous êtes complice des « chevaliers du chloroforme » !

 

Cette dernière phrase, que l’ingénieur avait prononcée au hasard dans le feu de la colère, parut produire une grande impression sur le médecin.

 

– Je ne sais pas ce que c’est que les chevaliers du chloroforme, balbutia-t-il en changeant de visage, mais je suis prêt à essayer de quelque révulsif pour faire revenir à elles ces charmantes misses.

 

– Inutile, monsieur, retirez-vous, je n’ai plus besoin de vos services, mais prenez garde que demain je ne porte plainte contre vous.

 

Le Yankee s’éclipsa sans mot dire, au moment même où Roger Ravenel rentrait chargé de flacons et de boîtes de pharmacie.

 

Avec une hâte fébrile, l’ingénieur pratiqua aussitôt sur les deux malades une piqûre de caféine dont l’effet fut immédiat ; elles ouvrirent les yeux presque aussitôt, en regardant autour d’elles avec stupeur, mais elles n’avaient pas encore conscience de ce qui se passait autour d’elles, elles n’étaient qu’à demi échappées à l’emprise du mystérieux poison.

 

Ce ne fut qu’après des inhalations d’oxygène pur et de nouvelles piqûres qu’elles reprirent enfin complètement connaissance. Alors elles rougirent et se troublèrent en se trouvant en simple toilette de nuit et couchées dans leurs lits en présence de leurs fiancés.

 

– Mesdemoiselles, expliqua Roger Ravenel en souriant, vous excuserez notre intrusion, mais vous couriez un grave danger, et sans le sang-froid et le courage de notre ami Oscar, je n’ose penser à ce qui serait arrivé.

 

– Que s’est-il donc passé ? demanda Andrée avec une ardente curiosité.

 

– Nous vous raconterons cela quand vous irez mieux, quand vous serez tout à fait remises de cette alerte.

 

– Nous sommes prêtes à tout entendre, répliqua Frédérique ; je devine déjà qu’il ne s’agit pas d’un accident ordinaire, nous avons dû être victimes de quelque tentative criminelle.

 

– Cela n’a d’ailleurs rien d’extraordinaire, ajouta Andrée ; notre présence doit certainement alarmer les misérables qui ont enlevé M. Bondonnat et les pousser à de nouveaux crimes. Parlez, monsieur Ravenel, nous sommes prêtes à tout entendre…

 

Avec des phrases prudentes, de façon à ne pas trop inquiéter Andrée et Frédérique, le naturaliste raconta le drame de la nuit, en insistant sur l’héroïsme réel qu’avait déployé Oscar Tournesol en cette occasion.

 

– Savez-vous, monsieur Ravenel, dit Frédérique, une fois que le récit fut terminé et que le bossu eut reçu sa juste part de remerciements et d’éloges, que ce qui nous arrive est plutôt encourageant.

 

– Comment cela ?

 

– Mais oui, si les ravisseurs de mon père ne tremblaient pas d’être découverts, ils n’auraient rien entrepris contre nous. Ils veulent se débarrasser de nos personnes, c’est donc que nos recherches les gênent, les inquiètent, et que nous sommes bien près, peut-être, d’aboutir à un résultat.

 

– Mais qui nous dit, objecta Andrée, que nous n’avons pas eu affaire à des vulgaires malfaiteurs ?

 

– Non, ma chère Andrée, ce que notre brave Oscar a entendu sur la terrasse est, je crois, assez explicite.

 

– Remarquez, d’ailleurs, ajouta l’ingénieur, qu’il n’y a pas longtemps, mistress Griffton – la propriétaire du family-house où Baruch fut arrêté – a été, elle aussi, victime des chevaliers du chloroforme ; le rapprochement de ces faits est, ce me semble, assez significatif. Il se pourrait bien que nous ayons d’ici peu l’explication du sanglant mystère qui nous entoure…

 

L’ingénieur Paganot, qui jusqu’alors était demeuré silencieux, se leva brusquement.

 

– Je crois aussi, s’écria-t-il, que nous sommes près d’aboutir à une solution… Mais avant toutes choses, il faut que j’analyse le redoutable liquide contenu dans l’engin qu’ont abandonné, dans leur fuite, les chevaliers du chloroforme.

 

– Je l’ai déposé là, sur le guéridon, dit Oscar.

 

– Il n’y est plus.

 

On chercha dans tous les recoins de la pièce, l’engin avait disparu.

 

Évidemment, les bandits possédaient, dans l’hôtel même, d’étranges complicités. L’ingénieur secrètement épouvanté eut la sensation que les bandits étaient là, les entourant et assistant invisibles à toutes les conversations.

 

D’ailleurs, il est à peine besoin de le dire, toutes les recherches faites pour retrouver les deux malfaiteurs demeurèrent sans résultat.

 

CHAPITRE VII

Dans l’île des pendus

Pendant que sa fille et ses amis se livraient à d’infatigables et périlleuses recherches, la situation du savant naturaliste Prosper Bondonnat – toujours vivant et bien portant, heureusement – était des plus singulières, et, bien souvent, l’illustre vieillard en venait à se demander s’il ne rêvait pas tout éveillé, ou s’il n’était pas subitement devenu fou.

 

Ce qu’à présent les Lords de la Main Rouge attendaient de lui, c’était, on s’en souvient, des torpilles d’un nouveau modèle, des engins capables de détruire de grands navires sans laisser de traces par des remous formidables artificiellement créés.

 

Obligé de céder à la contrainte, M. Bondonnat feignit de consentir à ce qu’on lui demandait, mais il s’était promis in petto que les appareils construits d’après ses plans présenteraient, une fois réalisés, de tels inconvénients qu’ils ne pourraient jamais devenir d’une utilité pratique pour les bandits qui avaient voulu le rendre complice de leurs pirateries.

 

En apparence, il faisait preuve de la plus grande docilité. Sa féconde imagination enfantait projets sur projets. Chaque semaine, des ballots d’épures étaient remis au représentant de la Main Rouge qui les expédiait aussitôt aux ateliers du continent.

 

Les bandits étaient très satisfaits de leur prisonnier ; il était arrivé à les éblouir, à les amuser, à leur inspirer confiance, et il comptait dans peu de temps les décider à la construction d’un appareil qui pût servir sa fuite.

 

Entre-temps, il se distrayait en apprenant le français au Peau-Rouge Kloum, sur lequel il croyait pouvoir compter, et qui lui témoignait un attachement et une confiance extraordinaires. Kloum, avec l’adresse et la patience de ceux de sa race, était parvenu, en dépit des sentinelles, à scier deux planches de la palissade et chaque nuit il s’échappait dans l’île et rapportait à M. Bondonnat de précieux renseignements.

 

C’est dans une de ces courses nocturnes qu’il put parvenir jusqu’à lord Burydan qui, par suite de la position isolée du parc aux phoques, était surveillé beaucoup moins sévèrement. Dès lors, une correspondance régulière s’établit entre l’Anglais et M. Bondonnat.

 

L’excentrique lord s’ennuyait à périr. Obligé de servir des hommes brutaux et grossiers, il devenait neurasthénique, et, dans chacun des billets écrits au crayon qu’il confiait à Kloum, il annonçait son prochain suicide à M. Bondonnat, si ce dernier ne trouvait pas à brève échéance un moyen d’évasion.

 

Le vieux savant l’exhortait à la patience, lui répétant que le projet de fuite qu’il avait conçu ne tarderait pas à aboutir, mais le temps s’écoulait sans amener, en apparence, aucun changement dans la situation des prisonniers.

 

M. Bondonnat, d’un caractère naïf et sentimental, comme beaucoup de savants de génie, puisait une certaine consolation dans l’amitié de son chien Pistolet. Le vieillard s’était amusé à tailler dans une planchette de bois tendre les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; il continuait patiemment l’éducation du barbet, si brillamment commencée en France par Oscar Tournesol.

 

Cependant, en présence des résultats obtenus par les travaux de M. Bondonnat, les bandits de la Main Rouge s’étaient quelque peu relâchés dans leur surveillance ; un jour, le savant mit la main sur une armoire d’instruments de physique qu’on lui avait jusqu’alors soigneusement cachés, et il découvrit un équatorial et un sextant.

 

– Maintenant, s’écria-t-il joyeusement, je vais savoir où je suis. Avec ma montre à secondes, en voilà assez pour relever exactement la latitude et la longitude de l’île !

 

Il fit immédiatement le point et ses calculs lui donnèrent 47° de longitude nord et 161° de latitude ouest.

 

– Par conséquent, réfléchit-il, l’île des pendus se trouve entre les îles Aléoutiennes et le port de Vancouver. Nous entrons dans la belle saison, le moment serait bien choisi pour une évasion.

 

Il ne dit rien de sa découverte à Kloum pour qui les mots de longitude et de latitude n’offraient aucun sens précis ; mais, par une bizarre fantaisie – vrai caprice de savant –, il s’amusa patiemment à apprendre à Pistolet, et à lui faire composer avec ses lettres mobiles, la précieuse formule géographique qui ne devait sans doute être jamais d’aucune utilité pour le pauvre quadrupède.

 

D’ailleurs, grâce à ces leçons journalières, le barbet avait fait de surprenants progrès, il connaissait maintenant plus d’une cinquantaine de mots et ne se trompait jamais sur leur exacte signification.

 

À quelque temps de là, l’émissaire habituel de la Main Rouge, un personnage taciturne et grave qui répondait au nom de Sam Porter et possédait de réelles connaissances en mécanique et en chimie, demanda à M. Bondonnat s’il ne serait pas capable de donner les plans d’un aéroplane supérieur à tous ceux que l’on avait construits jusqu’alors.

 

Le savant réfléchit une seconde ; la question du bandit lui ouvrait d’inattendues perspectives.

 

– Il y a mieux qu’un aéroplane, fit-il, je puis vous fournir les épures d’un appareil volant qui réunit les avantages du dirigeable et ceux de l’aéroplane, je l’ai nommé aéronef.

 

Le bandit ne pouvait s’empêcher d’être surpris de la bonne volonté que semblait mettre le savant à se dépouiller d’une découverte aussi importante.

 

– Donnez-nous le plan de votre aéronef, répondit-il, et je vous promets que vous en serez récompensé.

 

– Me rendrez-vous enfin la liberté ?

 

– Pas encore, mais je m’engage à faire parvenir à vos filles une lettre de vous, pourvu, toutefois, bien entendu, qu’elle ne contienne aucun renseignement de nature à nous compromettre ni à faire connaître l’endroit où vous vous trouvez.

 

– Eh bien, soit ! acquiesça le savant, j’y consens, bien que je n’aie pas une énorme confiance dans la façon dont ma lettre arrivera à destination. Seulement, mon aéronef est une délicate machine et il faudra que le montage et les essais aient lieu sous mes yeux.

 

– Vous n’espérez pas, peut-être, vous en servir pour vous échapper, reprit Sam Porter en jetant à travers les trous de son masque de caoutchouc un regard aigu sur le vieillard.

 

 Soyez tranquille, soupira hypocritement M. Bondonnat, vexé au fond de voir deviner sa pensée ; ce n’est pas à mon âge que l’on se met à faire de l’aviation.

 

– D’ailleurs, je serai là pour vous en empêcher.

 

Trois jours après, M. Bondonnat remettait les épures de son aéronef, qui excita chez les Lords de la Main Rouge un réel enthousiasme.

 

Voici en peu de mots ce qu’était l’aéronef de M. Bondonnat :

 

Qu’on se figure de gigantesques matelas, l’un horizontal et l’autre vertical, tous deux gonflés d’hydrogène. Des points de suture solidement cousus empêchaient les enveloppes de se distendre et de reprendre une forme ovoïdale. La section de l’appareil eût donné une croix à branches égales. Maintenu par une carcasse d’aluminium à charnières et à poulies, le plan vertical pouvait se rabattre sur le plan horizontal et réciproquement.

 

Cet ingénieux dispositif, que complétaient deux hélices, permettait d’assurer pratiquement la direction de l’appareil. Dans un courant d’air favorable, il se présentait verticalement et filait comme une voile gonflée. Fallait-il louvoyer ? Il redevenait horizontal et progressait en vol plané.

 

À l’arrière pendait un câble relié à l’armature et où étaient accrochées cinq petites nacelles, dont l’une renfermait un puissant moteur électrique. C’est dans les quatre autres que devaient prendre place les passagers, un par un.

 

Par la combinaison des angles, des plans et du gouvernail, l’aéronef évoluait comme un véritable oiseau, suivant ou remontant les courants, s’élevant ou s’abaissant contre le vent.

 

Sam Porter fût tellement satisfait des plans de cet appareil qu’il autorisa M. Bondonnat à écrire à ses filles en lui promettant que la lettre parviendrait à destination.

 

Dans cette lettre, dont le bandit éplucha soigneusement tous les termes, M. Bondonnat expliquait simplement qu’il était vivant et en bonne santé, mais détenu par des capitalistes qui le retenaient prisonnier pour que rien ne pût transpirer des inventions secrètes auxquelles ils le faisaient travailler. Sans pouvoir fixer la date exacte de son retour, il l’annonçait pour une époque très prochaine.

 

M. Bondonnat se sentit plus calme après avoir remis cette lettre à Sam Porter. Il n’avait, on le pense bien, qu’une confiance très relative dans les promesses du bandit, et pourtant il se disait que l’on ne lui eût sans doute pas fait écrire cette lettre si l’on n’avait pas eu l’intention de la faire parvenir à son adresse.

 

La construction de l’aéronef fut poussée avec une activité fiévreuse. Chaque semaine, le yacht de la Main Rouge apportait des pièces détachées qui étaient aussitôt montées, sous la direction de M. Bondonnat, par Kloum assisté de quatre robustes bandits.

 

Un mois, jour pour jour, après la remise de ses plans, M. Bondonnat eut la satisfaction de voir l’aéronef se balancer légèrement au souffle de la brise, retenu par un solide câble d’acier, amarré à un tourniquet placé en dehors du double chemin de ronde.

 

Une sentinelle, armée d’une carabine, montait la garde nuit et jour à proximité du câble.

 

Le vieux savant résolut de ne pas attendre le jour où devaient avoir lieu les épreuves décisives et il fit savoir, par Kloum, à lord Burydan qu’il eût à se tenir prêt à tout événement.

 

– Mon brave Kloum, dit un jour M. Bondonnat, c’est ce soir que nous quittons l’île des pendus. Les accumulateurs sont chargés, les nacelles pourvues de vivres, et le fonctionnement des hélices, comme je l’ai vérifié ce matin, est excellent.

 

Kloum, si grave d’ordinaire, manifesta sa joie par une foule de grimaces et de contorsions bizarres. Et Pistolet lui-même s’associa par de joyeux aboiements à la satisfaction de son vieux maître.

 

Vers dix heures du soir, comme de coutume, les bandits, armés de lanternes, firent une ronde, puis les lumières s’éteignirent et dans le silence de l’île endormie on n’entendit plus que le grondement des vagues et le pas cadencé des sentinelles.

 

– Kloum, dit tout à coup M. Bondonnat au Peau-Rouge qui l’avait suivi dans sa chambre, voici l’heure. Tu vas sortir et tu vas aller chercher lord Burydan.

 

– Bien, monsieur.

 

– Quand il aura réussi à sortir sans encombre du parc des phoques, vous vous dirigerez sans bruit vers la sentinelle placée à côté du câble et…

 

Kloum, très taciturne de sa nature, fit du revers de sa main le geste de couper la gorge à quelqu’un.

 

– Non, pas cela !… protesta sévèrement le vieillard. Je ne voudrais pas acheter ma liberté au prix de l’existence d’un homme. Que lord Burydan se contente d’étourdir le bandit d’un coup de poing sans lui laisser le temps de pousser un cri. Cela fait, vous traiterez de la même façon l’homme qui monte la garde dans le chemin de ronde. Puis vous viendrez me chercher et nous partirons.

 

M. Bondonnat répéta deux fois ses recommandations pour être sûr que l’Indien les avait bien comprises. Enfin, Kloum se glissa silencieusement hors de l’habitation et se perdit dans les ténèbres.

 

Une demi-heure s’écoula, M. Bondonnat était violemment ému. Il lui semblait déjà que Kloum mettait bien du temps à revenir. Mais, tout à coup, Pistolet se dressa comme s’il eût flairé quelque ennemi. Et le vieillard, palpitant d’angoisse, crut à ce même moment distinguer dans le lointain les piétinements d’une lutte et comme un râle assourdi. Puis tout rentra dans le silence.

 

L’instant d’après, Kloum et lord Burydan pénétraient en coup de vent dans la pièce. Leurs vêtements étaient souillés de boue et un peu de sang se voyait aux poignets de l’excentrique lord.

 

– Vous êtes blessé ? demanda vivement M. Bondonnat.

 

– Oh ! rien, fit l’Anglais, une simple égratignure… Un de ces coquins qui a voulu me gratifier d’un coup de bowie-knife pour m’empêcher de lui tordre le cou, mais j’ai serré un peu fort et je crains bien de l’avoir étranglé pour de bon.

 

– Partons vite, murmura le vieux savant. C’est dans une demi-heure qu’on relève les sentinelles, nous n’avons pas une minute à perdre.

 

Tous trois, ou plutôt tous quatre, car on n’eut garde d’oublier Pistolet, sortirent du laboratoire et se glissèrent avec précaution par l’étroite issue que Kloum leur avait ménagée en sciant quelques planches de la palissade. Ils arrivèrent sans encombre jusqu’à l’endroit du rivage où était amarré l’aéronef, que l’on voyait se balancer dans le ciel, à la clarté de la lune, comme un fantasque oiseau de rêve. Réunissant leurs efforts, les trois fugitifs firent manœuvrer le treuil et l’aéronef se rapprocha lentement de la surface du sol.

 

Dès qu’il eut pris contact, l’embarquement commença. Pistolet fut placé le premier dans la nacelle la plus élevée. Kloum monta dans la seconde et lord Burydan dans la troisième.

 

M. Bondonnat s’était réservé la quatrième, car c’était lui qui, à l’aide d’une hache solide dont il s’était muni, devait couper le câble métallique.

 

– Accélérons le mouvement, déclara lord Burydan. Il me semble voir aller et venir des lumières à l’autre extrémité de l’île.

 

M. Bondonnat se mit à frapper à coups redoublés sur le câble dont le métal sonore vibrait tumultueusement dans la nuit comme la corde d’une harpe éolienne.

 

À ce vacarme, des coups de feu éclatèrent dans toutes les directions. Des fanaux électriques s’allumèrent, montrant deux escouades de bandits qui accouraient au pas de gymnastique.

 

M. Bondonnat continuait à frapper désespérément sur le câble qui, fabriqué avec des fils d’acier vanadié de première qualité, ne se laissait entamer que difficilement ; il n’était encore qu’à moitié coupé lorsque Sam Porter apparut, essoufflé et furieux, à la tête de ses hommes.

 

– Ah ! ah ! ricana-t-il, M. Bondonnat voulait nous fausser compagnie. Mais on ne quitte pas comme cela l’île des pendus.

 

Et en même temps il saisissait le vieillard à bras-le-corps et essayait de l’arracher de la nacelle au rebord de laquelle il se cramponnait éperdument. Mais cette lutte ne dura pas dix secondes. Tout à coup, il y eut un craquement sec de métal qui se brise, et l’aéronef s’enleva d’un bond formidable vers les nuages, vainement salué par les bandits d’une salve de coups de carabine.

 

M. Bondonnat et Sam Porter, qui ne l’avait pas lâché, avaient roulé à terre, culbutés par la violence du choc.

 

L’audacieuse tentative était manquée. Le vieillard demeurait pour longtemps, pour toujours peut-être, prisonnier des bandits de la Main Rouge.

 

 

 

 

 


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Juin 2007

 

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[1] Living phantasm : spectre d’une personne vivante.

[2] Shakespeare, Macbeth.

[3] Ce canal est réservé aux expériences de l’ingénieur Hardison. Il y a du danger.

[4] La soupe à deux sous, du regretté poète Dalibard.

[5] Coprah : amande de noix de coco desséchée dont on extrait l’huile. Principal objet de commerce en Océanie.