Gustave Le Rouge

LA DAME NOIRE DES FRONTIÈRES

Les aventures de Robert Delangle correspondant de guerre

(1914)

 

 

 

Table des matières

CHAPITRE PREMIER – MISS ARABELLA WILLOUGBY. 3

CHAPITRE II – L’ARRESTATION.. 13

CHAPITRE III – L’AVION BLINDÉ. 19

CHAPITRE IV – LES ESPIONS À L’ŒUVRE. 27

CHAPITRE V – UNE LETTRE ANONYME. 43

CHAPITRE VI – L’ÉVASION.. 52

CHAPITRE VII – SUR L’« OBÉRON ». 65

CHAPITRE VIII – LA PISTE. 80

CHAPITRE IX – PRIS AU PIÈGE. 90

CHAPITRE X – UNE VISITE MYSTÉRIEUSE. 100

CHAPITRE XI – UNE LETTRE D’ANGLETERRE. 119

CHAPITRE XII – LE TRAQUENARD.. 129

ÉPILOGUE. 137

À propos de cette édition électronique. 138

 

CHAPITRE PREMIER – MISS ARABELLA WILLOUGBY

C’était quelques semaines avant la déclaration de guerre. Deux croiseurs anglais venaient d’entrer dans le port de Boulogne-sur-Mer. Toute la ville était en fête. Le casino et les luxueux hôtels qui l’environnent étaient brillamment illuminés. Sur le port, les cabarets étaient remplis de matelots et de « matelotes ».

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, des groupes en goguette répétaient d’une voix sonore des chansons nautiques :

Celui-là n’aura pas du vin dans son bidon !

La Paimpolaise ;

La belle frégate, etc., etc.

Des patrouilles d’infanterie, la baïonnette au canon, la jugulaire baissée, tâchaient de mettre un peu d’ordre dans cette joie populaire. Ce n’était pas là une chose commode et, à maintes reprises, ils se heurtaient à des groupes de matelots anglais et français, se tenant fraternellement bras dessus, bras dessous, et chantant à perdre haleine la Marseillaise et le God save the King.

Seulement c’étaient les Anglais qui chantaient la Marseillaise et c’étaient les Français qui braillaient le God save the King, de toute la force de leurs poumons.

Dans le port, la plupart des navires étaient brillamment illuminés. Seul, un yacht d’environ mille tonneaux, ancré un peu à l’écart des autres bâtiments, semblait protester contre l’enthousiasme général. C’était le Nuremberg, propriété d’un millionnaire allemand, le fameux von der Kopper.

Le pont était désert, tous les fanaux éteints. Mais, si l’on eût pénétré dans le salon du yacht, dont les hublots étaient strictement fermés, on eût aperçu une dizaine d’officiers de la marine allemande, dont quelques-uns, en uniforme, fiévreusement penchés sur des cartes et des plans.

Ils discutaient à demi-voix avec animation. Vers minuit, ils se retirèrent un à un, en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas remarqués. Puis, tout en flânant, ils se dirigèrent du côté du casino, où ils devaient se retrouver.

Dans le luxueux établissement, la fête battait son plein. Il était minuit passé, que, derrière les hauts vitrages de la façade flamboyants de clarté, le bruit des chants et des rires s’entendait encore.

Vers une heure, deux hommes quittèrent le salon de jeu et descendirent lentement les marches du perron. L’un portait l’uniforme de capitaine de l’infanterie de marine, l’autre était en smoking et avait, dans les gestes et dans l’allure, cette décision, cette brusquerie qui décèlent tout de suite un homme d’action.

Comme ils allaient atteindre la plage, ils se trouvèrent en face d’une limousine dans laquelle une jeune femme s’apprêtait à monter.

Très belle, vêtue d’une sévère toilette de soie noire, elle avait, dans les traits et dans l’attitude, quelque chose de profondément impressionnant. Son visage, que ne relevait aucun fard, était d’une pâleur mortelle. Ses yeux noirs, légèrement cernés de bistre, brillaient d’un éclat fiévreux, presque insoutenable, et son épaisse chevelure, d’un noir de jais à reflets bleuâtres, était maintenue par un peigne d’or orné de diamants noirs de la plus grande beauté.

Elle s’insinua dans l’intérieur de l’auto avec une souplesse toute féline ; elle venait de prendre place sur les coussins lorsque son regard rencontra celui du capitaine. Aussitôt, un sourire éclaira cette face presque tragique et elle répondit d’un gracieux mouvement de tête au respectueux salut de l’officier.

Le compagnon de celui-ci avait salué, lui aussi, d’un geste machinal, et maintenant, il demeurait immobile, comme figé de stupeur. La vue de cette femme à l’énigmatique visage avait réveillé en lui tout un monde de souvenirs.

– Ah çà ! mon vieux Robert, lui dit gaiement son compagnon, est-ce que la beauté de miss Willougby a produit sur toi une si foudroyante impression ?

– Peut-être, mon vieux Marchal, répondit l’autre tout pensif.

Et il ajouta :

– Mais tu es bien sûr qu’elle se nomme miss Willougby ?

– Absolument sûr ; je la connais parfaitement. Son frère, lord Arthur Willougby, un très brave officier de la marine anglaise, que j’ai connu au Maroc, était, ce soir même, un de nos partenaires à la table de jeu. Tu sais, ce grand blond aux lèvres minces, à l’air un peu poseur, avec un lorgnon d’or.

– Oui, en effet.

– Mais, pourquoi toutes ces questions ?

– C’est étrange. Miss Willougby ressemble singulièrement à une célèbre espionne prussienne que j’ai eu l’occasion de voir pendant la guerre des Balkans. Elle avait livré aux officiers allemands qui dirigeaient les Turcs le plan d’un fort qui commandait le croisement de deux lignes de chemin de fer. Elle s’est enfuie juste à temps, au moment où les Serbes allaient la fusiller.

« C’était, de l’autre côté du Rhin, une vraie célébrité ; parlant toutes les langues, capable de prendre tous les déguisements, elle était, dit-on, royalement payée par la Wilhelmstrasse. Tu n’as donc jamais entendu parler de la fameuse Dame noire des frontières ?

Le capitaine Marchal éclata d’un bon rire franc et sonore.

– Ah çà ! fit-il, mais c’est du roman que tu me racontes là ! La Dame noire des frontières ! A-t-on idée d’une chose pareille ? Tu es en train de me monter un bateau. Est-ce que, par hasard, tu me prendrais pour un de tes lecteurs ?

Robert – Robert Delangle, rédacteur et correspondant de guerre au Grand Journal de Paris – était légèrement vexé.

– Ris tant que tu voudras, mon vieux, répliqua-t-il ; n’empêche qu’il existe une stupéfiante ressemblance entre l’espionne prussienne que j’ai vue à Belgrade et cette belle Anglaise.

– Calme-toi, Robert, murmura le capitaine en frappant amicalement sur l’épaule de son ami. Ton imagination t’entraîne ; miss Arabella Willougby appartient à la haute aristocratie anglaise ; elle est très connue dans la gentry et elle est même reçue à la cour. Et, ce qui va te rassurer complètement, elle ne sait pas un mot d’allemand, quoiqu’elle parle de façon très pure le français et l’italien.

– Bon, grommela Robert, admettons que je me sois trompé ; mais c’est là une des ressemblances les plus étonnantes que j’aie jamais constatées. D’ailleurs, n’importe ! Je surveillerai cette femme mystérieuse.

– À ton aise. Cela te sera d’autant plus facile que je suis de toutes ses soirées ; mais, je te préviens d’avance que tu perdras ton temps. Miss Willougby est plusieurs fois millionnaire. Elle possède une haute culture intellectuelle, et c’est une sincère amie de la France, une enthousiaste de toutes les idées françaises.

Robert Delangle ne répondit pas, et les deux amis continuèrent à longer les quais en se dirigeant vers le centre de la ville.

Tous deux avaient fait leurs études dans un grand lycée parisien ; puis, ils s’étaient perdus de vue. Les hasards de la vie les avaient séparés.

Louis Marchal était parti pour les colonies et avait participé aux expéditions du lac Tchad.

Delangle, qui, dès ses débuts, avait montré d’étonnantes aptitudes pour le métier de reporter, avait successivement suivi la guerre au Maroc, la guerre des Balkans, n’échangeant avec son ancien camarade que de rares correspondances.

Un hasard les avait fait se retrouver à Boulogne, où Delangle était venu goûter quelques semaines de repos, en attendant qu’il se produisît en Europe, ou ailleurs, une nouvelle guerre.

L’officier et le reporter avaient tout de suite renoué leurs anciennes relations et il avait suffi de quelques conversations entre eux, de quelques échanges d’idées, pour qu’ils redevinssent les deux bons « copains » de Louis-le-Grand, à l’époque heureuse où ils mettaient en commun leurs billes, leurs tablettes de chocolat, et leurs premières cigarettes.

Tout en causant de choses et d’autres, ils grimpaient maintenant cette longue et abrupte rue des Vieillards qui vient aboutir derrière la cathédrale et que bordent de hautes maisons silencieuses, aux allures aristocratiques. Ni l’un ni l’autre ne pensait déjà plus à la fameuse Dame noire des frontières.

– Robert, mon ami, dit le capitaine, avoue que tu as eu, ce soir, au casino, une veine de tous les diables.

– Bah ! fit l’autre, en haussant les épaules d’un air de supériorité.

– Je parie que tu gagnes au moins dix mille francs !

– Je n’ai pas compté.

– Moi, non plus ; mais ça doit faire à peu près cela.

– Voyons : trois mille de lord Willougby…

– Un beau joueur, celui-là, et un vrai gentleman.

– Certes, il est d’une admirable correction. Nous disons donc : trois mille. Et j’ai ses bank-notes dans ma poche. Quatre à cinq mille, je ne sais plus au juste, à MM. Bréville et Debussey…

– Et deux mille que je te dois, reprit le capitaine Marchal, cela fait presque le compte.

– Oui, ce n’est pas mal. Mais, tu connais le proverbe : ce qui vient de la flûte retourne au tambour…

– Proverbe très juste. Aussi, moi, je ne joue jamais. Un officier français ne doit jamais jouer… Ce soir, j’ai eu la faiblesse de me laisser griser par la vue du tapis vert où s’amoncelaient l’or et les billets bleus. Mais, on ne m’y reprendra pas de sitôt.

– Voilà qui est bien parlé. Somme toute, je t’ai rendu service en te gagnant ton argent. En bonne justice, tu me devrais un supplément.

– Non, ce serait t’encourager à jouer. Mais, sérieusement, tu m’as donné là une excellente leçon. Je vais me replonger avec une ardeur féroce dans les plans de mes avions blindés. Je vais potasser mes épures.

– Cela marche ? Tu es content ? Tu as trouvé des capitaux ?

– Nous reparlerons de cela demain soir. J’ai précisément un rendez-vous très sérieux à ce sujet.

Les deux amis étaient arrivés en face du marché aux poissons ; devant eux, le port, calme comme un lac, étincelait sous la lune, rayonnante et blanche derrière un sombre massif de nuages.

Les silhouettes élancées des mâtures se découpaient dans le lointain sur l’azur nocturne de la mer, comme glacées d’argent. Au loin, les feux des phares anglais et français clignotaient dans la brume.

Les deux amis contemplèrent quelque temps en silence la magnifique perspective.

– Il faut tout de même que j’aille me coucher, murmura Robert en étouffant un bâillement.

– Tu ne me fais pas un bout de conduite ?

– Impossible ce soir, je tombe de fatigue.

– Alors, à demain. Je te donnerai des nouvelles de mon commanditaire.

Les deux amis échangèrent une cordiale poignée de mains et se perdirent dans un lacis de petites rues ténébreuses. Le reporter se dirigea vers le quartier de la sous-préfecture où se trouvait son hôtel, tandis que le capitaine Marchal qui, subitement, paraissait avoir perdu toute envie de dormir, redescendait du côté du casino.

Il longea quelque temps la jetée et fit halte en face d’une grande villa à la façade sculptée, aux balcons de fer doré, aux fenêtres de laquelle ne brillait aucune lumière.

Il sonna.

Il y eut, dans l’intérieur, un bruit de chaînes et de verrous ; puis, dans l’entrebâillement de l’huis, un domestique à la face rougeaude, aux cheveux d’un blond pâle, apparut.

– Ah ! c’est vous, monsieur le capitaine, murmura-t-il, avec un fort accent exotique. Miss vous attend.

Le capitaine Marchal, qui paraissait connaître parfaitement les aîtres, monta directement l’escalier de marbre à rampe de cuivre forgé. Il traversa, au premier étage, un palier que décoraient des tentures de soie brodée et de gros bouquets de lilas blanc, de camélias et de violettes, dans des vases de Sèvres et de Wedgwood.

Il poussa une porte et recula, ébloui. Des lustres électriques aux abat-jour de cristal, éclairaient un salon tendu de soie verte à grandes fleurs bleues. Sur un guéridon de laque un souper délicat était servi.

Un opulent buisson de crevettes roses faisait pendant à un pâté à la croûte dorée, des huîtres d’Ostende, succulentes et nacrées, s’amoncelaient sur un plateau d’argent.

De beaux fruits dans la glace, de gros bouquets de roses thé, complétaient ce décor appétissant.

Mais, comme le palais de la Belle au bois dormant, ce salon plein d’enchantement était désert.

Marchal promenait ses regards autour de lui, avec une certaine inquiétude, quand, tout à coup, une portière indienne à grands ramages d’or se souleva. Miss Willougby apparut.

– Vous voyez que je vous attendais, dit-elle en serrant cordialement la main de l’officier.

– Vous êtes mille fois trop aimable…

– Je ne suis pas une femme comme les autres. Beaucoup se croiraient compromises en recevant à pareille heure une visite masculine. Mais moi, j’ai pour principe de ne pas me soucier de l’opinion publique. Il m’a plu de vous inviter à souper. Je l’ai fait, sans m’occuper du qu’en dira-t-on.

– Vous êtes au-dessus de la calomnie.

– Je l’espère bien.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Je parie que vous avez laissé mon frère au casino ?

– Oui, murmura-t-il. Nous avons même joué ensemble.

– Oh ! lui, fit-elle avec un énigmatique sourire, quand il est devant une table de jeu, il ne se connaît plus. Vous a-t-il gagné, au moins ?

– Oui, balbutia l’officier en rougissant imperceptiblement.

– C’est bien fait. Cela vous apprendra à me négliger pour la dame de pique. Mais vous devez avoir faim ?

Miss Arabella agita une petite sonnette de vermeil. Une femme de chambre parut.

– Débarrassez donc le capitaine de son manteau et de son képi, et servez-nous.

Miss Arabella, qui avait fait par hasard connaissance du capitaine Marchal dans les salons de l’ambassade, se montrait avec lui étrangement coquette. L’officier ne passait pas un jour sans rendre visite à la belle Anglaise. Elle ne faisait rien sans le consulter et elle lui avait laissé entrevoir qu’elle avait pour lui la plus grande sympathie : qu’un mariage entre eux ne serait pas impossible.

– Je ne puis guère épouser un simple capitaine, lui avait-elle dit un jour. Soyez seulement commandant, et mon frère n’aura plus aucune objection à faire à notre union.

Le capitaine se croyait sincèrement aimé de miss Arabella. Il avait en elle la plus entière confiance. Il lui faisait part de tous ses projets, de tous ses espoirs.

C’est peut-être avec l’arrière-pensée de se rendre digne d’elle qu’il avait repris ses études sur les avions blindés, qui, maintenant, le classaient au premier rang des techniciens.

Le capitaine Marchal avait pris place en face de la jeune fille. Le jeune officier, dans la capiteuse atmosphère de ce salon qui ressemblait à un boudoir, se sentait littéralement grisé.

Tour à tour, sévère et souriante, prude et coquette, miss Arabella lui faisait perdre complètement la tête. Quand il se trouvait en face de l’enchanteresse, il n’était plus lui-même.

Puis, sa conversation était si puissamment attrayante. Il se demandait où cette jeune fille, qui avait tout au plus vingt-trois ans, avait pu puiser des connaissances si variées, une érudition si complète sur toutes sortes de sujets.

– Vous savez tout, miss, lui disait-il quelquefois en riant. Vous êtes savante comme un professeur d’Oxford, et en même temps mystérieuse comme un sphinx. Je crois que je n’arriverai jamais à connaître le fond de votre pensée.

– Peut-être bien, répondait-elle avec un sourire inquiétant.

Et ses grands yeux noirs s’allumaient d’une étrange flamme.

On était arrivé au dessert. Le thé fut servi dans d’exquises tasses de porcelaine de Chine, et la soubrette apporta une boîte de havanes qu’elle plaça en face de l’officier.

– Vous fumerez un cigare ? demanda miss Arabella.

– Non, je préfère rouler une cigarette de cet excellent tabac d’Égypte, dont votre frère m’a précisément fait cadeau.

– Comme il vous plaira, murmura-t-elle sans pouvoir cacher tout à fait le désappointement que lui causait ce refus.

Marchal avait tiré de sa poche une boîte d’argent qui contenait le tabac blond et le papier à cigarettes. Mais, en la prenant, il fit tomber à terre une minuscule clé qui se trouvait, en même temps que la boîte, dans la poche de côté de son dolman.

Le tapis de haute laine étouffa le bruit, et l’officier ne s’aperçut pas de la perte qu’il venait de faire. Mais miss Arabella, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, avait parfaitement remarqué la chose.

Un instant après, elle emmena son hôte dans le salon voisin pour lui faire admirer un curieux coffret d’ivoire, qu’elle avait reçu de Londres quelques jours auparavant. Mais, en se levant, elle avait eu le temps de faire un signe mystérieux au valet de chambre qui, en ce moment, était occupé à desservir la table.

Sitôt que Marchal fut passé dans la pièce voisine, le valet aux cheveux blond filasse se courba avec un rire goguenard.

Il ramassa la petite clé, tira de sa poche une boule de cire rouge et prit une empreinte. Puis, doucement, il remit la clé sur le tapis, à la place même où il l’avait trouvée.

Tout cela s’était fait avec une rapidité, une prestesse que l’on n’eût jamais attendues de ce grand diable aux gestes gauches, au sourire niais.

Quelques minutes plus tard, miss Arabella et son invité revenaient s’asseoir devant le guéridon sur lequel le thé était servi.

– Mademoiselle, dit l’officier, il est grand temps que je me retire. Je suis sûr que vous mourez de sommeil.

– Pour une fois, vous avez deviné juste. Je suis un peu fatiguée.

Et elle ajouta, avec un malicieux sourire :

– Puis, que dirait-on, si on vous voyait sortir d’ici au petit jour ?

Le capitaine Marchal remit dans sa poche la boîte d’argent. Mais, tout à coup, il devint pâle.

– La clef ? balbutia-t-il.

– Quelle clef ? demanda nonchalamment la belle Anglaise.

– Miss, vous ne pouvez pas savoir, murmura-t-il d’une voix étranglée. C’est la clef du coffre-fort où se trouvent enfermés les plans de l’avion blindé qui, en cas de guerre, assurerait à la France une supériorité écrasante sur ses ennemis.

Miss Arabella parut très sincèrement peinée.

– Ne vous désolez pas, fit-elle. Si c’est chez moi que vous avez perdu cette fameuse clef, on aura vite fait de la retrouver. Nous allons la chercher ensemble, sans plus attendre.

Mais, déjà, Marchal venait d’apercevoir la clef à ses pieds.

– La voici ! Ne cherchez plus, s’écria-t-il avec une explosion de joie. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle peur j’ai eue… J’en ai encore froid dans le dos…

– Remettez-vous, murmura-t-elle avec un sourire sarcastique. Un officier ne doit jamais avoir peur.

– Cela dépend des circonstances. Je ne voudrais pas, pour un doigt de ma main, avoir perdu cette clef. Je m’explique maintenant qu’elle a dû tomber de ma poche.

– Allons, tout est bien qui finit bien. J’aurais été navrée que vous eussiez perdu cette clef chez moi. À demain, capitaine, et travaillez ferme. Je suis sûre que vous allez doter la France d’un appareil merveilleux.

Miss Arabella serra cordialement la main de son hôte et rentra tranquillement dans ses appartements. À demi étendue dans une bergère, elle demeura plongée dans ses réflexions.

Tout à coup, en levant les yeux, elle aperçut devant elle lord Arthur Willougby, l’homme dont tous les touristes admiraient le chic suprême, l’impeccable correction. S’ils l’avaient aperçu à ce moment, ils eussent éprouvé une désillusion complète.

Le teint fripé, les yeux rougis, le plastron éclaboussé de champagne, un cigare éteint entre les dents, il avait l’aspect à la fois vulgaire et sinistre d’un habitué de tripots.

– Eh bien ! ma chère, avez-vous travaillé ? Avez-vous obtenu un résultat ?

La jeune fille jeta sur lui un regard glacial, chargé de mépris.

– Oui, dit-elle, j’ai travaillé et j’ai réussi. Regardez.

Elle avait ouvert le tiroir d’un petit meuble, et elle montrait l’empreinte de la petite clef dans le morceau de cire rouge.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en étouffant un long bâillement.

– C’est, tout simplement, la clef du coffre-fort où se trouvent les documents secrets sur l’avion blindé.

– Ça, par exemple, c’est intéressant, fit-il, brusquement arraché à sa torpeur. Dès demain, je vais faire fabriquer la clef par le fidèle Gerhardt.

– Cela vous regarde ; mais, agissez vite. J’ai vu rôder autour de nous un personnage suspect : vous savez, ce journaliste français que nous avons connu autrefois à Belgrade.

– Tiens, il est donc ici ?

– Oui, et vous avez joué avec lui sans le reconnaître.

– J’y suis. C’est ce gros garçon joufflu avec des cheveux roux, qui est entré au casino en compagnie de Marchal.

– C’est un de ses amis intimes. À l’heure qu’il est, il suffirait d’un mot imprudent de lui pour tout gâter.

– J’y veillerai.

– Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir. Je suis excédée de fatigue. Ce Français est ennuyeux comme la pluie. Le pauvre diable est si naïf, qu’il s’imagine véritablement que je suis éprise de lui.

Et miss Arabella, soulevant la portière indienne à grands ramages d’or, se retira dans sa chambre à coucher.

CHAPITRE II – L’ARRESTATION

Robert Delangle n’était pas un type ordinaire. Fils de commerçants de la rue du Sentier, il avait résisté énergiquement à tous les efforts qu’avaient faits ses parents pour le faire entrer dans la magistrature ou le barreau. Il voulait être reporter. C’était là une idée fixe dont rien ne put le faire changer.

Il ne tarda pas, d’ailleurs, à se faire une réputation dans la difficile profession qu’il s’était choisie. Tous les déguisements lui étaient familiers. On l’avait vu successivement travesti en nourrice, en garçon d’hôtel, en pope et même en gendarme. Si on le chassait par la porte, il rentrait par la fenêtre ; et il descendit un jour par la cheminée, déguisé en ramoneur, dans le cabinet de travail d’un banquier milliardaire auquel, sous le coup de la surprise, il arracha les renseignements les plus précieux.

Ce fut Delangle qui, pendant la guerre des Balkans, traversa tranquillement les lignes turques dans un wagon de dynamite plombé au sceau du Sultan. Dix fois, il faillit être pendu ou fusillé. Ses mémoires formeront un jour le plus passionnant des romans vécus.

Pour le moment, il s’ennuyait. L’Europe entière était en paix. Rien à faire.

Pas même quelque beau crime qui lui eût permis d’utiliser les facultés de déduction toutes spéciales dont la nature l’avait doué, et qui lui permettaient de deviner au premier coup d’œil la profession, la fortune, la psychologie même de n’importe quel individu qu’il n’avait jamais vu auparavant.

Au physique, Robert Delangle offrait l’aspect débonnaire d’un curé de campagne ou d’un comique de café-concert. Rose, joufflu, toujours rasé de frais, vêtu de complets anglais à carreaux de couleurs dont lui seul avait le secret, il bedonnait légèrement. Le nez en trompette, les lèvres épanouies et gourmandes, l’œil vif et malin, il possédait en outre une épaisse toison de cheveux roux, grâce auxquels il se faisait passer, au besoin, pour un Anglo-Saxon.

Ce soir-là, en quittant son ami Marchal, Delangle ne se sentit nulle envie d’aller se coucher. Après avoir fait une cinquantaine de mètres dans la direction de son domicile, il revint brusquement sur ses pas.

– Zut, fit-il, je n’ai pas sommeil. Je vais tâcher de trouver une douzaine d’huîtres, une tranche de jambon et une pinte de pale-ale dans quelque taverne du port. On rencontre quelquefois là des types très réussis. Je causerai avec les matelots : cela vaut toujours mieux que d’aller dormir.

Notons-le en passant, notre ami Robert aurait pu fort bien souper de façon très confortable au casino. Mais, en homme intelligent, il préférait la couleur locale et le pittoresque aux coupes d’extra-dry et aux aspics de foie gras truffé.

Robert, tout en ruminant diverses pensées, flânait le long des quais déserts. Toutes les guinguettes, tous les débits de bière et de genièvre étaient fermés.

Il ne s’arrêta pas à ce détail. Il savait où il allait.

Après avoir suivi la rue du Coin-Menteur, il enfila une venelle obscure, traversa une cour où séchaient des filets, se cogna contre des ancres rouillées, et, finalement, frappa trois coups bien distinctement espacés à une petite porte.

On lui ouvrit immédiatement, et, tout de suite, il se trouva dans une salle basse où régnait une épaisse brume causée par la fumée des pipes.

De temps en temps, la flamme d’une allumette faisait jaillir du brouillard un nez vermillonné. Puis, tout redevenait vague, en dépit des trois lampes à pétrole qui dansaient au plafond et dont la lueur tremblotante semblait aussi lointaine que celle des phares de la côte anglaise.

Tout à coup, Robert poussa un cri de stupeur…

Il venait de reconnaître Bossard. Cet homme était, pour le reporter, une ancienne connaissance – une de ces relations accidentelles que les grands voyageurs font, dans tous les mondes, au cours de leurs déplacements.

– Tiens, c’est toi, Bossard. Qu’est-ce que tu fais là ?

L’interpellé, qui portait l’uniforme de l’infanterie de marine avec les galons de soldat de première classe, se retourna brusquement ; puis, ayant dévisagé le reporter, il s’avança vers lui, la main tendue, le sourire aux lèvres.

– Tiens ! monsieur Robert ! Quelle chance ! Comme on se retrouve. Que faites-vous par ici ?

– Tu n’es donc plus dans la légion étrangère ?

– Non, après le Maroc, on m’a versé dans l’infanterie de marine.

« Il paraît que cela vaut mieux pour moi.

– Veux-tu manger un morceau en ma compagnie ?

– Bien sûr.

Et, sans plus de façon, le soldat Bossard prit place à côté du reporter, et, tous deux, pendant qu’on ouvrait les huîtres, entamèrent une conversation bourrée d’anecdotes intéressantes.

Robert Delangle avait connu le soldat Bossard au cours d’une des expéditions dirigées vers l’intérieur du Maroc. Le légionnaire et le journaliste s’étaient rendu différents services et ils s’étaient quittés très amis.

Malgré la différence de milieu et d’éducation qui aurait dû les séparer, ils étaient heureux de se retrouver.

Robert fit grandement les choses. Tout ce qu’il y avait de meilleur dans l’office et dans la cave du Joyeux Loup de mer fut mis en réquisition.

Les deux amis en étaient à peine à leur seconde douzaine d’huîtres, lorsqu’une « matelote » en costume d’apparat – coiffure de dentelle en forme d’auréole, fichu croisé, bagues et bijoux – fit son entrée dans la salle.

Elle s’approcha de Bossard qui l’embrassa sur les deux joues. Puis elle s’assit timidement à côté de lui, tout interloquée de la présence d’un étranger.

L’ancien légionnaire se redressait en frisant orgueilleusement sa moustache.

– Vous la voyez, monsieur Robert, dit-il d’une voix émue. Eh bien ! c’est ma fiancée, la petite Germaine. Dans deux ans, je vais avoir droit à ma retraite. Quinze ans de service, six campagnes, médaille militaire. Tout cela, me direz-vous, ne fait pas lourd, comme galette ; mais, on s’arrangera, on fera ce qu’on pourra. On montera un petit commerce de n’importe quoi. On bricolera. Germaine aura quinze cents francs de dot. Avec cela, on peut déjà marcher…

Très amusé, Robert Delangle invita la jolie matelote à prendre sa part de souper. Et il félicita les deux fiancés de l’heureux choix qu’ils avaient fait.

Quand on en fut au dessert, tout le monde était très gai, et ce ne fut que sur les injonctions réitérées du patron de la taverne du Joyeux Loup de mer que l’on se décida à battre en retraite.

Il faisait presque jour.

Robert rentra chez lui, assez content, somme toute, de sa soirée. Bien qu’il fût, en temps ordinaire, un laborieux écrivain, et qu’il s’imposât un régime d’une sobriété exemplaire, il s’était donné pour principe de ne jamais perdre une occasion de pénétrer dans un milieu qui lui était inconnu. Et Bossard, l’ancien légionnaire, lui avait, avec ses anecdotes, fourni la matière de deux ou trois articles très vivants et très intéressants.

Quelques heures plus tard, le reporter, après avoir fait un bon somme, sortait frais et dispos d’une des cabines de bains du casino.

Jamais il ne s’était senti aussi alerte et aussi bien portant.

Il avait allumé un excellent cigare et suivait les quais en flânant, amusé du va-et-vient des déchargeurs de navires, des ailes du moulin à vent sur la colline, des grands cercles que tracent les mouettes blanches dans l’air bleu, et de mille autres riens.

Des barques rentraient au port, chargées de poissons, et le soleil donnait à toutes choses un air de bonheur et d’animation joyeuse.

Brusquement, Robert se rappela que son ami, le capitaine Marchal, l’avait invité à déjeuner.

Onze heures sonnaient à ce moment à tous les carillons de la ville.

– Diable, murmura-t-il, j’allais oublier mon invitation. J’ai juste le temps d’arriver avant onze heures et demie.

Il pressa le pas, jetant son cigare à demi consumé ; le cigare est un instrument de flânerie, un accessoire de la paresse. On ne fume pas un cigare en marchant vite.

Brusquement, Robert eut un geste de surprise.

À l’autre bout de la rue, il apercevait son ami, le soldat Bossard, qui, la tunique boutonnée de travers, le képi sur l’oreille, l’air sombre, était emmené par deux gendarmes.

Il y avait, entre le soldat de fortune et le reporter, une réelle amitié. Robert s’avança vers le brigadier de gendarmerie et lui demanda courtoisement de quel crime était coupable le prisonnier.

Ce fut Bossard lui-même qui se chargea de répondre avec un orgueilleux haussement d’épaules :

– Oh ! rien du tout, monsieur Robert, une simple bagarre…

– De quoi s’agit-il ?

– Voilà : il y avait à côté de nous une bande de sales Boches qui disaient pis que pendre de la France et des Français, des matelots d’un croiseur qui est en rade, le Gœben, à ce que je crois. Alors, la moutarde m’a monté au nez. J’ai fait, au plus « kolossal » de la troupe, l’application sérieuse de la treizième leçon de boxe, maintenant il a le nez cassé, les yeux pochés et un bec de lièvre. Quant à ses copains, ils ont récolté aussi quelques torgnoles. Il y en a un à qui il manque les deux dents de devant et un autre qui a les tibias démolis. J’étais dans mon droit, quoi ! J’ai fait respecter la France ! Vous voyez bien, monsieur Robert, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

– Vous en parlez à votre aise, mon garçon, interrompit le brigadier d’un ton sentencieux. Votre affaire est très mauvaise, étant donné surtout que vous étiez sorti hier soir sans permission et que vous êtes coutumier du fait.

À ce moment, un groupe d’officiers, au milieu desquels se trouvaient le général de Bernoise et le capitaine Marchal, apparut au tournant de la rue.

Le général fronça le sourcil en apercevant le soldat d’infanterie de marine entre les deux gendarmes.

Ces derniers, sur un signe de lui, firent avancer le prisonnier et, rapidement, mirent au courant l’officier supérieur des faits qui étaient reprochés à Bossard.

M. de Bernoise eut un geste de colère :

– C’est assommant ! s’écria-t-il. C’est toujours la même chose ! En ce moment, où les rapports diplomatiques sont très tendus, voilà une tête brûlée – c’est peut-être au fond un brave soldat – qui s’avise de démolir cinq ou six matelots allemands.

Le capitaine Marchal s’était approché.

– Je connais personnellement le soldat Bossard, dit-il. Il a fait plusieurs campagnes aux colonies. Il est d’une héroïque bravoure. Son seul défaut est d’être quelque peu indiscipliné.

– J’en suis fâché, répliqua le général d’un ton sec ; mais cette fois, je suis forcé de sévir. Sans le respect de la discipline, il n’y a pas d’armée possible.

Il ajouta, en se tournant vers le brigadier :

– Conduisez-moi cet homme-là à la place et faites-le mettre en cellule. Sorti sans permission, quoique puni de salle de police, connu pour son indiscipline notoire, il sera certainement déféré au conseil de guerre.

Et comme Bossard, qui, pendant ce temps-là, était demeuré très calme, avait un imperceptible haussement d’épaules, la colère du général éclata :

– Décidément, grommela-t-il, c’est une forte tête. Voilà maintenant qu’il a l’air de se moquer de ce que je dis. Je crois qu’il va falloir faire un exemple. Emmenez-moi ce gaillard-là, je me charge du reste !

Le général de Bernoise, avec sa rude moustache coupée court, son teint hâlé par le soleil des tropiques, son front vaste, son menton volontaire, était le type même du vieil officier, sorti des rangs, inflexible pour lui-même et pour les autres, et qui devait chacun de ses grades à quelque héroïque exploit ou à quelque glorieuse blessure. D’un tempérament de fer, à cinquante ans passés, le général conservait encore la taille mince, la stature souple et nerveuse et toute la mâle prestance d’un jeune homme.

Par malheur pour Bossard, ce n’était pas la première fois qu’il entendait parler de lui et il était bien décidé à donner une sévère leçon au « marsouin » trop batailleur.

M. de Bernoise s’était tourné vers Marchal :

– Capitaine, dit-il, j’attendrai votre rapport sur cette affaire. Je compte sur vous le plus tôt possible.

Le capitaine Marchal salua militairement et prit congé. À quelques pas de là, il rejoignit son ami Delangle qu’il mit au courant de la conversation que nous venons de relater.

– Cela m’ennuie, dit le reporter, que ce pauvre diable, qui, malgré sa mauvaise tête, est un très brave cœur, se soit mis dans un aussi mauvais cas.

– J’atténuerai les faits autant que je pourrai en faisant mon rapport, répondit le capitaine. Mais, je ne te cache pas que Bossard sera puni de façon exemplaire. En ce moment-ci, je le sais, des pourparlers diplomatiques d’une nature très délicate sont engagés entre Londres, Paris, Berlin et Saint-Pétersbourg, et l’on veut éviter tout froissement, tout incident, dont les Allemands, avec leur mauvaise foi habituelle, ne manqueraient pas de tirer parti. Ils vont être enchantés de pouvoir dire que l’on assomme les matelots de la marine impériale dans les ports français.

– Mais ils étaient six contre un !

– Cela ne fait rien. Le général est exaspéré.

Pendant que le reporter et l’officier discutaient ainsi, Bossard avait été emmené jusqu’à la caserne et enfermé dans le local de la salle de police transformée en cellule pour la circonstance.

Mélancoliquement assis auprès de son lit de camp, il réfléchissait aux suites de son algarade, sans toucher à la gamelle qu’un des hommes de garde venait de lui apporter.

– Tout cela me serait bien égal, murmurait-il entre ses dents. Je suis ravi d’avoir fait une « distribution » sérieuse à ces coquins d’Allemands. Mais, que va dire la pauvre Germaine, quand elle apprendra que je vais passer au conseil ?

CHAPITRE III – L’AVION BLINDÉ

Le général Pierre de Bernoise se sépara des officiers qui l’accompagnaient et se dirigea lentement vers le petit hôtel qu’il habitait dans le voisinage du square de la sous-préfecture, et où sa fille, Yvonne, l’attendait pour déjeuner.

Demeuré veuf de très bonne heure, le vieil officier avait veillé lui-même avec une sollicitude quasi maternelle à l’éducation de sa chère Yvonne. Il n’avait rien négligé pour faire de son unique enfant une jeune fille tout à fait accomplie, et ses efforts avaient été couronnés de succès.

Dans les salons les plus aristocratiques, Yvonne était aussi réputée pour sa beauté, le charme de ses manières, que pour l’étendue de ses connaissances, sa distinction et son bon cœur.

Très grande, très svelte, elle offrait un visage d’un ovale un peu allongé sous des cheveux d’une exquise couleur de lin pâle, dont la blondeur légère mettait autour de son front pur comme une radieuse auréole de jeunesse et de printemps.

Le profil était noble sans dureté, et les ailes frémissantes d’un nez très droit surmontaient une bouche aux lèvres charnues, quoique fines.

Des yeux d’un gris très doux – du gris de certains ciels d’automne – s’harmonisaient parfaitement avec un teint de liliale blancheur où, vers les tempes, de petites veines, d’un azur délicat transparaissaient.

L’on devinait à première vue qu’Yvonne, âme ardente et dénuée de tout vil calcul, se dévouerait entièrement à la passion qui se serait emparée de son cœur.

L’élégance un peu grêle de son torse de Diane chasseresse annonçait une agilité robuste que mettaient en valeur des toilettes couleurs tango, bleu marin et gris d’argent.

C’étaient les nuances préférées de la jeune fille pour les costumes tailleur qu’elle portait, à l’exclusion de tous autres.

M. de Bernoise était d’une vieille famille de soldats, et l’un de ses ancêtres avait combattu à Fontenoy, aux côtés du maréchal de Saxe. Un autre avait été collaborateur de Dupleix dans les Indes. Un autre, encore, avait été tué à Austerlitz.

Le général lui-même, parti comme volontaire à dix-huit ans, en 1870, s’était bravement battu pendant l’année terrible. À Reichshoffen, la capture d’un étendard wurtembergeois lui avait valu les galons de sous-lieutenant. Depuis, il avait fait toutes les guerres coloniales, où il s’était toujours héroïquement comporté.

D’ailleurs, le général était relativement pauvre. En dehors de sa solde, il ne possédait que deux cent mille francs sûrement placés, et qu’il réservait à la dot de sa fille.

Yvonne devait se choisir à elle-même un époux, et son père lui avait répété qu’il la laissait absolument libre en cette question importante.

– Je suis tellement sûr de ton esprit et de ton cœur, lui disait-il souvent, que j’accepterai sans hésitation l’homme que tu auras choisi.

– Et vous verrez, répondait la jeune fille, qu’il sera digne de vous et digne de moi.

Yvonne allait avoir vingt ans, et son choix ne s’était fixé jusqu’alors sur aucun des nombreux adorateurs qui, les jours de réception, papillonnaient dans les salons du général et faisaient à la jeune fille une cour discrète.

M. de Bernoise trouva le couvert mis dans la serre.

Il aimait la tiédeur de cette pièce tamisée de verdure et de fleurs, embaumée du parfum des orangers, des jasmins et des lilas.

Quand il entra, la femme de chambre d’Yvonne disposait le couvert sur une petite table autour d’un gros bouquet de roses.

Dans un coin, Yvonne émiettait un biscuit à toute une volée d’oiselets des tropiques, jaunes, bleus et rouge-feu, dont la cage dorée était disposée au milieu d’un massif de fuchsias, de lauriers-roses et d’orchidées.

M. de Bernoise effleura d’un paternel baiser le front de sa fille, et l’on se mit à table.

Le commencement du repas fut silencieux. Yvonne semblait distraite et ne mangeait que du bout des lèvres.

Le général paraissait également préoccupé.

Tous deux n’échangeaient que de rares paroles.

Justine, la femme de chambre, tout en présentant les plats avec la correction d’une domestique de grand style, observait attentivement ses maîtres et paraissait surprise de leur silence.

Depuis quinze ans déjà, Justine était au service d’Yvonne de Bernoise. Elle était âgée d’une trentaine d’années, et feu Mme de Bernoise l’avait recueillie tout enfant et n’avait jamais eu qu’à se louer de sa probité et de son attachement. Comme les serviteurs du temps passé, Justine faisait presque partie de la famille, à laquelle elle s’était dévouée corps et âme. D’ailleurs, Yvonne avait en elle une confiance absolue, et il n’y avait guère de secret qu’elle ne lui confiât.

Maigre et brune comme une cigale de Provence – elle était née à Marseille – Justine était laide, mais d’une laideur amusante et spirituelle, comme une soubrette de comédie. Vive et pétulante comme un cabri de l’Estérel, elle n’avait de remarquable dans la physionomie que de très beaux yeux, des yeux noirs et brillants, d’une mobilité extraordinaire.

En dépit de sa laideur, Justine était aimée de tous, aussi bien à cause de sa gaieté que de son dévouement.

Le général la tenait en telle estime qu’il parlait librement devant elle des affaires de famille, même les plus confidentielles.

Jusqu’au milieu du repas, M. de Bernoise avait été préoccupé par les actes d’indiscipline du soldat Bossard, actes qui, commentés par la mauvaise foi de la presse allemande, pouvaient prendre l’importance d’un véritable incident diplomatique.

Mais, brusquement, ses idées prirent un autre cours, et, se tournant vers Yvonne :

– Ma chère enfant, murmura-t-il, j’ai réfléchi sur la proposition du capitaine Marchal.

– Eh bien ? demanda la jeune fille, dont les joues se couvrirent d’une faible rougeur.

Le général eut un sourire imperceptible.

– Je suis de ton avis, fit-il. J’ai, pour le caractère et pour le savoir du capitaine, la plus grande estime. Je vais faire établir à mes frais le modèle de l’avion blindé dont il a dressé les plans et que la commission technique examinera certainement d’un œil favorable.

– Cela coûtera cher ?

– À peu près quarante mille francs.

– Eh bien ! mon père, il faut lui avancer ces quarante mille francs.

– J’y suis presque décidé.

– Pourquoi presque ? Tu hésites ?

– Réfléchis un peu. Tu sais que ces quarante mille francs seront pris sur la somme que je tiens en réserve pour ta dot.

– Ce ne sera pas de l’argent perdu, s’écria la jeune fille avec enthousiasme.

– Non, mais c’est de l’argent très aventuré.

– Je réponds du succès. Le capitaine Marchal est un véritable savant.

Le général eut un bon sourire.

– Tu as probablement raison, dit-il, mais suppose, pour un instant, que la commission technique n’accepte pas l’appareil du capitaine Marchal.

– Eh bien ?

– C’est quarante mille francs dont je t’aurai privée et tu n’es pas assez riche pour que j’aie le droit de le faire.

– Qu’importe, s’écria Yvonne avec un geste d’impatience. Puisque j’y consens !… Ce n’est pas moi qui, plus tard, t’adresserai des reproches en cas d’échec.

– Je le sais. Mais, permets-moi de te dire que tu montres vraiment beaucoup de zèle pour défendre les inventions du capitaine Marchal !

La jeune fille s’était levée toute frémissante.

– Je ne sais pas mentir. Je ne veux rien cacher à mon père, s’écria-t-elle. J’accepterais volontiers le capitaine Marchal pour époux, s’il me faisait l’honneur de demander ma main. J’admire sa bravoure, la dignité de sa vie et son génie d’inventeur.

– Ta franchise me plaît, ma chère enfant, dit le général avec un peu d’émotion dans la voix. Je l’avoue très sincèrement, je serais heureux d’avoir pour gendre un officier de son mérite.

Yvonne s’était jetée dans les bras de son père. Elle couvrait de baisers sa moustache blanche et ses joues brunies par le hâle.

– Ne précipitons rien, murmura-t-il. Ton mariage, aussi bien que l’acceptation officielle de l’avion blindé par le gouvernement français, sont encore du domaine des choses futures.

Yvonne s’était rassise tout attristée.

– Écoute-moi avec attention, dit M. de Bernoise. Tu vas voir que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour te donner satisfaction. J’ai étudié avec le plus grand soin les plans de l’avion blindé et, comme je te l’ai déjà dit, j’ai résolu d’avancer au capitaine Marchal les quarante mille francs dont il a besoin. D’ailleurs il ignorera toujours que cet argent a été pris sur ta dot. Puis, ne dût-il jamais t’épouser, comme Français, comme officier français, il est de mon devoir de ne pas priver mon pays d’une invention qui assurera le triomphe de nos armées dans les batailles de la guerre future. Sais-tu que cette guerre, dont on nous menace depuis si longtemps, peut éclater d’un moment à l’autre ?

Brusquement, le général s’était tu, comme s’il eût craint d’avoir déjà trop parlé. Nerveusement, il arpentait la serre de long en large.

Il y eut un silence.

– Dites-moi donc, fit tout à coup Yvonne avec un sourire plein de câlinerie, quand donc vous occuperez-vous de mon mariage, dans ces conditions ?

– Pas d’ici longtemps, répliqua le général d’un ton brusque.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ? dit Yvonne en forçant son père à se rasseoir à ses côtés.

– Pour bien des raisons… D’abord, ce n’est pas à moi d’aller le premier faire des avances au capitaine. S’il t’aime, comme tu en es persuadée, il déclarera ses intentions.

– Il est si timide !

– Il s’enhardira. D’autre part, mettre en avant des projets de mariage en ce moment, cela aurait l’air de lui forcer la main. On pourrait supposer que je l’oblige à épouser ma fille en échange du faible service que je lui rends.

Yvonne ne répondit rien.

Ses beaux yeux s’étaient voilés d’une mélancolie qui se reflétait, par contrecoup, sur le visage de la fidèle Justine qui, tout en disposant sans hâte sur la table les assiettes et les compotiers du dessert, n’avait pas perdu un mot de cet entretien.

– Ne te désole pas, reprit le général en souriant. La construction de l’avion blindé peut être terminée avant un mois.

– Eh bien ?

– D’ici là, je vais faire agir auprès du ministre et auprès de la commission technique toutes les influences dont je dispose. L’avion est une merveille de mécanique. Aussi, le succès me semble assuré ; et alors, une fois les plans adoptés, la question change de face.

La physionomie de la jeune fille s’éclaira.

– Comment cela ? demanda-t-elle avec impatience.

– Eh bien, oui ! Le capitaine Marchal, inventeur illustre, riche, n’aura plus besoin de ma protection. Il aura vite fait de me rembourser. Il n’aura pas l’air de t’épouser pour acquitter une dette de reconnaissance.

– Très bien, s’écria Yvonne en battant des mains. Mais votre prudence, mon cher père, ne tient pas compte d’une chose.

– Que veux-tu dire ?

– Le capitaine Marchal m’aime, il fera sa demande – j’en suis sûre – bien plus tôt que vous ne pensez. Et il vous évitera l’ennui de faire les premières avances dans une question aussi délicate.

Comme on le voit, Yvonne de Bernoise ignorait absolument les relations mystérieuses qui existaient entre le capitaine et la belle miss Willougby.

À ce moment, un domestique arabe, que le général avait ramené de Mogador, apporta sur un plateau une carte de visite.

– Le capitaine Marchal, murmura M. de Bernoise. Très bien !

Et, se tournant vers le Marocain :

– Tu feras attendre le capitaine quelques minutes, puis tu l’introduiras.

– Je me retire ? demanda Yvonne.

– Oui, cela vaut mieux. Nous avons à causer très sérieusement, le capitaine et moi.

La jeune fille avait déjà disparu derrière une draperie de soie japonaise où, sur un fond incarnat, des crocodiles aux ailes de chauve-souris s’ébattaient au milieu de branches de pêchers couvertes de fleurs roses.

Justine, en un clin d’œil, avait achevé de desservir. Elle revint bientôt, chargée d’un plateau de laque, couvert d’un service à thé et d’une boîte de cigares.

Ces apprêts étaient à peine terminés quand le Marocain introduisit le capitaine Marchal.

Le général s’était levé, avait avancé un siège au visiteur et lui tendait la boîte de cigares.

– Prenez une tasse de thé, dit-il. Et maintenant, causons. J’ai examiné avec la plus grande attention les épures de votre avion blindé.

– En avez-vous été satisfait ? demanda anxieusement le capitaine.

– Très satisfait. Ce sera un merveilleux engin de guerre, à la fois souple et rapide, robuste et d’un maniement très simple.

Les traits de l’officier se détendirent.

– Il n’y a donc plus à résoudre, fit-il, que la question d’argent. Je vous en ai touché quelques mots dans notre récente entrevue. Je prévois bien des difficultés. Présenter des épures à une commission technique, de simples plans, c’est toujours très chanceux. Au lieu que, si mon avion était construit, qu’on pût le voir fonctionner, l’expérimenter…

Le général sourit avec une bonhomie malicieuse.

– Rassurez-vous, capitaine, dit-il. La question d’argent est résolue, complètement résolue.

– Serait-il possible ?

Le général ouvrit un tiroir et y prit un portefeuille qui apparut gonflé de billets bleus. Et, tendant une épaisse liasse à Marchal :

– Je me suis arrangé pour trouver les fonds, dit-il à Marchal. Voici les quarante mille francs.

L’officier était au comble du bonheur, si ému qu’il ne trouvait aucune formule de remerciements. Il se leva, et serra la main que lui tendait le général.

– Ah ! que je suis heureux, balbutia-t-il. Je vais donc pouvoir réaliser mon rêve. On va se mettre à l’œuvre immédiatement. Sans perdre un instant, j’emporte aujourd’hui même mes plans chez le constructeur. L’avion blindé va être mis immédiatement en chantier.

– Et les appareils spéciaux pour le lancement de bombes, dont vous m’aviez parlé ? demanda le général.

– Oh ! pour cela, je crois qu’il est plus prudent de les faire exécuter à part, et j’ai précisément sous la main un mécanicien très habile, d’une discrétion éprouvée.

– Je sais que vous ferez pour le mieux.

Tout en parlant, M. de Bernoise avait compté les billets bleus et les avait posés sur un guéridon.

– Merci, mon général, dit le capitaine en les prenant. Grâce à vous…

– Ne parlons pas de cela. Il est tout naturel que je vous donne un coup de main. Vous avez vous-même fait des sacrifices…

Et, comme Marchal esquissait un geste de dénégation :

– Pardon ! Je suis très au courant. Je sais que vous avez dépensé une bonne part de votre fortune en expériences, de la façon la plus désintéressée.

– Je serai toujours assez riche, si je réussis.

– Vous méritez de réussir, et vous réussirez ! s’écria le général avec un grave enthousiasme.

– Espérons, dit Marchal, que mon avion, en permettant de repérer exactement les batteries ennemies, épargnera l’existence de beaucoup de nos officiers.

– Vous avez prouvé, capitaine, par votre exemple même, que nos officiers ne font pas grand cas de leur existence lorsque la France en a besoin. Je n’oublierai jamais avec quelle bravoure, à la tête de votre compagnie, vous avez enfoncé cette harka de pillards marocains réfugiés derrière des haies de cactus et qui nous tenaient en échec depuis deux heures.

– Vous oubliez, mon général, fit le capitaine en rougissant un peu, que les pillards marocains ne peuvent tenir longtemps devant nos braves marsouins.

– Permettez-moi de vous rappeler à mon tour, dit le général en souriant, que la harka dont il s’agit était commandée par des officiers allemands et que les hommes qui la composaient étaient tous admirablement exercés et armés de fusils Mannlicher venus en droite ligne des manufactures de Krupp.

Marchal était naturellement modeste. Les éloges du général le rendaient confus. Brusquement, il changea de conversation.

– Pensez-vous, mon général, demanda-t-il, que lorsque le ministre aura vu mon avion blindé…

– Ayez bon espoir. Votre appareil présente de telles qualités de rapidité et de sécurité, qu’une fois le premier modèle exécuté, je me porte garant de son adoption par le gouvernement.

Le capitaine remerciait, très ému.

– Diable ! murmura-t-il tout à coup, déjà deux heures et demie. Je suis obligé de prendre congé. J’ai à m’occuper, comme vous savez, d’une affaire assez grave.

– Ah ! oui. Ce soldat qui, à lui tout seul, a roué toute une escouade de matelots allemands.

– En d’autres temps, hasarda le capitaine, je crois qu’il serait digne d’excuse. Ces Boches avaient, paraît-il, insulté la France. Ils étaient ivres.

– Je sais bien, murmura le général avec impatience. Mais, je vous l’ai déjà expliqué, la situation diplomatique est très tendue. On va faire, de cette peccadille, une affaire d’État.

Marchal comprit qu’il eût été inutile d’insister.

Après avoir de nouveau remercié M. de Bernoise de sa généreuse intervention, il se retira.

Dissimulée derrière le rideau d’une des chambres du premier étage, Yvonne de Bernoise vit le capitaine Marchal descendre les marches du perron et le suivit longtemps des yeux.

CHAPITRE IV – LES ESPIONS À L’ŒUVRE

De même qu’un grand nombre d’officiers français, le capitaine Marchal avait utilisé les loisirs de la garnison en se livrant à l’étude. Chez lui, le soldat, d’une héroïque bravoure, se doublait d’un technicien de premier ordre, dont les travaux avaient surtout porté sur la mécanique, la chimie et la métallurgie.

Correspondant-rédacteur de plusieurs revues, il avait fait, à l’Académie des sciences, des communications d’une importance capitale et qui, toutes, avaient trait à l’art militaire.

Il était l’inventeur d’une torpille aérienne, sorte de minuscule avion chargé de panclastite et de projectiles que l’on dirigeait de très loin, grâce aux ondes hertziennes, et que l’on faisait tomber et exploser où l’on voulait.

Il eût suffi d’un de ces engins pour détruire un cuirassé, un régiment ou une forteresse.

Les expériences, qu’il n’avait pu exécuter que sur une petite échelle, avaient donné des résultats foudroyants. Mais, comme, à cette époque, on ne croyait pas à la guerre, la construction de la torpille aérienne avait été remise à plus tard. Seulement, son inventeur avait été chaudement félicité.

Le capitaine Marchal était aussi l’auteur d’un mémoire très admiré des spécialistes sur l’emploi comparatif des aciers chromés, iridiés et vanadiés dans les plaques de blindage. Aussi, était-il connu et tenu en haute estime, même par les savants étrangers.

Ses ouvrages avaient été traduits en allemand – du moins ceux qu’il avait jugé bon de livrer à la publicité – et il était peu d’officiers du génie et de l’artillerie allemande qui n’en possédassent un exemplaire dans leur bibliothèque.

Le général de Bernoise, qui appréciait à sa juste valeur, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte, les talents du jeune officier, lui avait réservé, dans un local dépendant de la caserne, un bureau où il put travailler tranquillement. C’était au premier étage d’une petite maison appartenant au génie militaire.

La porte d’entrée s’ouvrait sur la rue. Mais les fenêtres du bureau et de la chambre à coucher donnaient sur une des cours de la caserne.

Ainsi, tout en travaillant à ses épures, son oreille était continuellement bercée par les sonores appels des clairons, par le martial roulement des tambours, qui divisaient les heures de la journée, suivant un rythme, tour à tour paisible, monacal et militaire.

C’était dans cette retraite que le capitaine Marchal avait travaillé tranquille jusqu’au jour où il fit la connaissance de miss Arabella Willougby.

Jusqu’alors, Marchal n’avait vécu que pour ses travaux, veillant parfois des nuits entières au milieu de ses livres dans la poursuite de quelque problème ardu.

Avant de connaître la belle Anglaise, l’officier n’avait eu qu’une inclination. Pendant quelque temps, il s’était épris de Mlle Yvonne de Bernoise. Mais, d’une nature très timide, Marchal s’était bien vite dit que la fille de son général, que l’on disait très riche, ne pourrait jamais être à lui, et il avait héroïquement refréné au plus profond de son cœur la tendresse passionnée qu’il avait vouée à la charmante Yvonne. Pourtant, ce mystérieux et pur amour, que personne n’avait jamais soupçonné, l’avait défendu de bien des tentations mauvaises.

L’arrivée de miss Arabella Willougby et de son frère venus avec leur yacht passer une saison à Boulogne, avait profondément troublé cette existence tranquille.

Par un hasard peut-être prémédité, miss Arabella avait rencontré Marchal dans les salons du casino. Tout de suite elle se l’était fait présenter et, pour des raisons demeurées mystérieuses, elle avait déployé, pour le fasciner, tous les trésors de la coquetterie la plus raffinée.

Au bout de très peu de temps, sans savoir comment cela était arrivé, il avait osé – lui si timide d’ordinaire – déclarer ses sentiments à l’orgueilleuse beauté.

Il se demandait encore par quel prodige cela s’était fait. Cette soirée où, grisé de sourires et de compliments, ensorcelé par mille phrases captieuses, littéralement enivré, il s’était laissé aller jusqu’à avouer ses sentiments à miss Arabella, lui apparaissait comme un rêve invraisemblable, qu’il s’étonnait d’avoir traversé.

En lui déclarant que leur union n’était pas une chose impossible, Marchal s’était senti complètement gagné par l’enchanteresse, et, peu à peu, l’habitude avait rivé sa chaîne. Il n’eût pas dormi tranquillement s’il avait passé une seule journée sans aller rendre visite à la belle Anglaise.

Le sourire de miss Arabella était pour ainsi dire devenu nécessaire à sa vie.

Est-ce à dire qu’il eût complètement oublié la grave et pure image d’Yvonne de Bernoise ?

Non. Il n’avait jamais cessé de songer à elle. Mais maintenant, il ne se sentait pour ainsi dire plus digne d’espérer une union avec la jeune fille. Puis, il était aussi trop loyal pour conserver à la fois deux amours dans son cœur.

Pourtant, le souvenir de l’exquise et chaste Yvonne demeurait pour lui comme un remords.

Dès le début, ses amours avaient eu une fâcheuse influence sur ses travaux. Depuis qu’il connaissait miss Arabella, il étudiait deux fois moins.

Entraîné dans le tourbillon des fêtes mondaines, des bals, des réceptions de toute sorte, il se couchait très tard et il avait conscience d’une grande diminution de son énergie. Il se surprenait à regretter l’époque encore toute récente où la science était sa seule occupation.

Il passait parfois l’après-midi à fumer, les yeux perdus vers la rade bleue tachée de voiles blanches ou rouges, accusant les heures de lenteur et attendant, dans une fièvre d’énervement, que le moment fût arrivé d’aller rejoindre Arabella.

Certains jours, il se ressaisissait et se remettait à l’œuvre avec furie. Mais il n’avait qu’à fermer les yeux pour revoir, par la pensée, le sourire de l’ensorceleuse, et il fermait ses livres de mathématiques d’un air sombre et mécontent.

Plusieurs fois, il essaya de rompre, de s’arracher au progressif enlisement de cette malheureuse passion. Il n’eut jamais la force de le faire. Coquette ou sérieuse, érudite ou naïve, Arabella s’était entièrement emparée de l’âme et du cœur du jeune officier.

Il avait cherché et trouvé même des prétextes plausibles pour s’éloigner.

Mais, dès qu’il se retrouvait en présence de la jeune fille, toutes ses résolutions s’envolaient. Il ne songeait plus qu’à hâter le moment de son mariage ; et c’est alors que, poussé par cet espoir, il se remettait fiévreusement au travail, mais, hélas ! pour bientôt retomber dans sa paresse première.

D’ailleurs, miss Arabella, très habile et très prudente, avait gardé le plus profond secret sur les visites mystérieuses que lui faisait le capitaine. Il n’y avait qu’une voix pour proclamer que l’orgueilleuse Anglaise menait une conduite irréprochable et n’avait jamais agréé les hommages de personne.

L’entretien qu’il venait d’avoir avec le général de Bernoise avait rendu à Marchal tout son courage. Il se disait qu’il ne pouvait devenir le mari de cette Anglaise millionnaire, dont il connaissait trop le caractère despotique pour ne pas deviner que celui qui l’épouserait deviendrait véritablement l’esclave.

Le souvenir d’Yvonne n’était sans doute pas étranger à la résolution qu’il prit d’avertir miss Arabella, dès le lendemain, de l’imminence d’une rupture entre eux.

– Si elle fait des objections, songea-t-il, je demanderai mon déplacement au ministre. Il est impossible que continue pour moi cette existence énervante et stérile. Ne dois-je pas tout mon temps au général, qui a montré envers moi une si noble confiance ?

Tout en ruminant ces pensées, le capitaine Marchal était arrivé à la porte de sa maison.

L’horloge de la cathédrale marquait quatre heures et – ce jour-là étant un samedi – l’officier, qui, chaque semaine, allait passer la journée du dimanche chez un de ses oncles, à Étaples, songea à faire ses préparatifs.

– Allons, grommela-t-il, il faut que je me dépêche !

Marchal monta rapidement l’escalier qui conduisait à son bureau.

Cette pièce de moyenne dimension, était tendue de papier vert, de ce hideux vert bureaucratique dont nos administrations ont gardé pieusement la tradition depuis Napoléon Ier.

Les banquettes étaient de cuir vert, verts les rideaux des fenêtres, vert aussi le tapis de la table où s’amoncelaient les paperasses du capitaine.

Un robuste coffre-fort scellé dans le mur, quelques portraits de généraux, des photographies de dirigeables de toutes les nations et d’aéroplanes de toutes les marques, enfin une petite bibliothèque remplie de volumes de sciences, complétaient cet ensemble officiel, glacial et nu.

Dès le seuil, Marchal aperçut le caporal-fourrier qui lui tenait lieu de secrétaire et qui, en ce moment, était occupé à recopier des états d’une écriture un peu grosse, mais magnifiquement lisible.

En rentrant, l’officier avait tiré de sa poche le portefeuille qui renfermait l’argent que lui avait remis le général de Bernoise.

– Georget ! dit-il.

– Voilà, mon capitaine, répondit le fourrier en saluant militairement.

– Serrez ces billets de banque dans le coffre-fort. Vous ne donnerez qu’un seul tour de clef. J’aurai soin de le fermer complètement avant de partir.

– Bien, mon capitaine.

Pendant que Georget exécutait l’ordre qu’il venait de recevoir, le capitaine rangea ses papiers, apposa quelques signatures en bas de pièces comptables et prit quelques notes qui devaient servir de base au rapport demandé par le général sur le cas du soldat Bossard. Puis il jeta un regard distrait sur la cour de la caserne où une escouade de soldats s’exerçait au maniement d’armes. On voyait luire au soleil l’acier des baïonnettes.

– Déjà cinq heures moins le quart, murmura-t-il, et je n’ai presque rien fait aujourd’hui !

Puis, se tournant vers le fourrier Georget qui s’était de nouveau assis à sa table de travail :

– Avez-vous vu les fournisseurs ? demanda-t-il.

– Oui, mon capitaine.

– La comptabilité de la semaine est-elle à jour ?

– Tout est en règle, comme vous pouvez le constater d’un coup d’œil.

– Je n’ai pas le temps ce soir. D’ailleurs, je sais que vous êtes sérieux. Je verrai tout cela lundi.

Puis brusquement :

– Vous avez demandé une permission de vingt-quatre heures ?

– Oui, mon capitaine.

– Eh bien ! profitez-en dès maintenant. Du moment que tout est en règle, je n’ai plus besoin de vous aujourd’hui.

Le fourrier salua.

– Mais, dit encore le capitaine, faites en sorte d’être au bureau de bonne heure lundi matin : il y aura beaucoup de besogne.

Le fourrier, enchanté de l’aubaine, se retira après avoir chaleureusement remercié l’officier.

Il avait à peine disparu que la face réjouie du soldat Ronflot, ordonnance du capitaine Marchal, apparut dans l’encadrement de la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda Marchal avec impatience.

– C’est M. Delangle, votre ami, qui désire vous voir.

La physionomie de Marchal se dérida.

– Très bien, fit-il, fais entrer.

Le jovial reporter pénétra aussitôt dans le bureau et les deux amis échangèrent une cordiale poignée de main.

– Eh bien ! demanda Robert, as-tu réussi ?

– Tout va bien ; mieux même que je n’aurais osé l’espérer. Le général de Bernoise veut bien me commanditer, mais garde ce secret pour toi.

– Sois tranquille. Alors, ton avion blindé va être construit ?

– On va commencer la mise en chantier dès lundi, après-demain.

– Tous mes compliments ! permets-moi de te féliciter.

Robert s’était assis et avait allumé une cigarette. Petit à petit la conversation prit un autre tour.

– Tu sais, dit Robert, que c’est ce soir que lord Willougby donne sur son yacht la grande fête qu’il avait annoncée depuis huit jours. Toute la ville en parle.

– Tu es invité ?

– Parbleu, et je ne manquerai pas de m’y rendre. J’attends impatiemment cette solennité. Je compte profiter de l’occasion pour faire plus ample connaissance avec cette énigmatique miss Arabella Willougby – qui, quoi que tu en dises – offre avec la « Dame noire des frontières » la plus étrange ressemblance.

Marchal eut un geste d’impatience.

– Je t’assure, fit-il, que tu es dans l’erreur la plus complète.

Robert n’insista pas.

– Je suppose, reprit-il après un silence, que nous te verrons à la fête.

– Non, répondit le capitaine d’un ton bref, je vais, comme presque tous les samedis, à Étaples, chez mon oncle où je passerai la journée du dimanche.

– Ah ! c’est différent. Et tu ne peux pas retarder ton départ jusqu’à demain ?

– Impossible, mon oncle m’attend. Je prends le train dans une heure.

– Tant pis… Mais n’as-tu rien appris de nouveau sur l’affaire du soldat Bossard ?

– Il va certainement passer en conseil de guerre ; le général est très monté contre lui. Il s’attend à recevoir une protestation en règle du consulat d’Allemagne sur le « guet-apens dont ont été victimes les marins de Sa Majesté impériale ». Tu vois d’ici tout le parti que messieurs les Boches vont tirer de cet incident !

– J’espère, dit Robert, que tu atténueras les faits autant que possible dans ton rapport et que – pour obtenir un peu d’indulgence de la part du général – tu useras de l’influence que te donnent sur lui tes merveilleuses découvertes.

– Oh ! merveilleuses… tu exagères !

– Non. Je parle très sérieusement. Tu fais mine, en ce moment, d’ignorer que les techniciens de l’Europe entière ont l’œil sur toi. Les officiers de l’état-major allemand, par exemple, donneraient gros pour pouvoir jeter un coup d’œil indiscret sur les plans de ton avion.

À ce moment, Ronflot se montra à la porte du bureau :

– Mon capitaine, dit-il, votre valise est faite.

– Bon. Je me sauve, murmura le reporter en se levant. Je crois que tu me mets à la porte.

– Je ne te retiens pas, répondit Marchal. J’ai encore à m’habiller. Au revoir donc et à lundi.

– À lundi !…

– Amuse-toi bien chez lord Willougby.

– Tu regretteras de ne pas avoir été des nôtres…

Et le reporter prit congé et descendit l’escalier en sifflotant.

Ronflot, l’ordonnance du capitaine, résumait en lui d’une façon presque complète les qualités et les défauts du troupier colonial. Sa face rougeaude, ornée d’une grosse moustache rousse, exprimait la bonhomie et la franchise. Ses épaules, un peu voûtées, lui donnaient l’air pataud et maladroit, il marchait les genoux en dedans et les jambes écartées. Ses mains velues, vastes comme des épaules de mouton, se balançaient en cadence à l’extrémité de ses longs bras formidablement musclés.

Au demeurant et malgré une intelligence un peu lourde, c’était un brave et honnête compagnon. Ses seuls défauts étaient l’entêtement – un entêtement de Breton – et une trop grande propension à fêter la dive bouteille.

D’ailleurs, il professait pour le capitaine Marchal, aux côtés duquel il avait combattu au Maroc, une admiration et un dévouement qui tenaient du fanatisme.

Le capitaine était le seul homme au monde de qui Ronflot acceptât certaines observations.

Précisément, celui-ci, très nerveux ce soir-là, ne se faisait pas faute de gourmander la lenteur de son ordonnance, laissant parfois même échapper quelques jurons d’une allure toute militaire.

Après le départ de Robert, il donna libre cours à sa mauvaise humeur.

– Allons, s’écria-t-il, bougre de clampin ! Tu ne pouvais pas te grouiller un peu, espèce d’empoté !

Puis, déjà honteux de son emportement, il ajouta :

– Tu sais que je t’emmène avec moi à Étaples. J’aime mieux que tu sois là que de courir les tavernes ou te battre avec les Allemands.

– Chouette alors ! s’écria Ronflot, merci, capitaine !

Et, tout en esquissant une sorte de gigue, il s’affaira à travers le bureau et la chambre à coucher et revint bientôt, traînant derrière lui une grosse valise à soufflets.

– Vous voyez qu’on se dépêche, mon capitaine.

– Ça ne t’ennuie donc pas trop de m’accompagner, fit Marchal, heureux de la joie du brave garçon.

– Pour sûr que non, mon capitaine !…

Cette conversation fut interrompue par un coup de sonnette.

– Allons, bon ! grommela Marchal, je me demande quel est le gêneur qui peut venir à cette heure-ci. Je n’attends personne et les bureaux sont fermés. Véritablement, c’est assommant !

Marchal passa dans sa chambre à coucher dont il referma la porte pendant que Ronflot allait ouvrir. Il revint bientôt portant une carte de visite.

– Ah ! Lord Arthur Willougby ! dit Marchal, en jetant un coup d’œil sur le bristol.

– Faut-il le faire entrer ?

– Oui. Qu’il attende un instant dans le bureau.

Ronflot, qui avait repris la mine grave d’un huissier d’ambassade, introduisit lord Willougby, qu’accompagnait un personnage sec et maigre, à la face anguleuse et rasée, à l’œil fuyant, vêtu d’un complet à carreaux gris et jaunes, d’un mauvais goût atroce.

C’était master Gerhardt, secrétaire, disaient les uns, intendant affirmaient les autres, mais, en tout cas, homme de confiance et compagnon inséparable du jeune lord.

Lord Willougby s’était assis dans le fauteuil que lui avançait Ronflot.

Master Gerhardt, dans une attitude empreinte de l’obséquiosité la plus servile, avait pris place sur une simple chaise, à deux pas de son maître. Ronflot s’était retiré pour terminer les préparatifs de départ.

Lord Willougby, en ce moment, ne ressemblait en rien au joueur débraillé que nous avons vu, au début de ce récit, rentrer au petit jour dans la villa qu’il occupait de moitié avec miss Arabella. Sa tenue était d’une impeccable correction et sa physionomie reflétait la gravité que doit garder en toute circonstance un véritable gentleman.

Cependant, pour qui l’eût observé avec attention, cet homme offrait quelque chose d’inquiétant. Ses yeux fiévreux qui ne regardaient jamais en face, ses mâchoires lourdes et bestiales, décelaient cette sorte d’énergie malsaine qui est spéciale aux assassins, aux débauchés et aux joueurs. Le criminaliste Lombroso eût eu vite fait de le ranger dans une de ses fameuses « catégories ».

Pendant que dans la pièce voisine, le capitaine Marchal terminait sa toilette, lord Willougby et son fidèle Gerhardt avaient entamé une conversation à voix basse.

– On nous laisse seuls ? murmura lord Willougby avec un peu de surprise.

– C’est sans doute que l’on a confiance en nous, ricana master Gerhardt.

Puis, apercevant la valise à soufflets que Ronflot avait négligemment déposée à côté du bureau.

– Je voudrais bien savoir ce qu’il y a là-dedans, grommela-t-il.

Et, sans attendre la réponse de lord Willougby, master Gerhardt s’avança, les reins courbés, le torse ployé en deux, l’œil aux aguets, comme un tigre prêt à bondir sur sa proie.

Avec une agilité et une prestesse qui eussent fait honneur à un cambrioleur de profession, il entrouvrit la valise, l’inventoria d’un rapide coup d’œil et y plongea ses longues mains sèches, puis, revenant s’asseoir tranquillement :

– Rien d’intéressant, murmura-t-il, du linge, une paire de bottines, des vêtements, des cravates. J’ai véritablement eu tort de me déranger.

– Je m’en doutais, fit lord Willougby avec un haussement d’épaules. Regarde plutôt ce coffre-fort, c’est là qu’il faudrait fouiller, c’est là, sans nul doute, que sont renfermés les plans de l’avion blindé.

– Nous verrons… mais, silence !

Le capitaine Marchal, rasé de frais et comme rajeuni par un uniforme neuf, venait de pousser la porte de communication et s’avançait vers lord Willougby, la main tendue.

Master Gerhardt, le chapeau à la main, s’était respectueusement écarté de quelques pas.

– Recevez toutes mes excuses, mon cher lord, dit Marchal, j’ai été obligé de vous faire attendre…

– C’est moi qui vous demande pardon, répondit en souriant Arthur Willougby, je vous dérange…

– Je vous assure…

– Vous alliez sans doute sortir !

– J’ai encore le temps, ne l’eussé-je pas, d’ailleurs, que je le prendrais…

– Voici ce qui m’amène : Je suis très contrarié que vous ne puissiez venir à la petite fête que je donne, ce soir, à bord de mon yacht… Ma sœur, qui vous tient en grande estime, sera très contrariée. Il faut absolument que vous veniez !

– Je suis moi-même très ennuyé, mais comme je vous l’ai écrit, il m’est impossible, à mon immense regret, d’accepter votre si aimable invitation.

Arthur Willougby paraissait très réellement peiné de ce refus.

– Je ne me tiens pas pour battu, fit-il au bout d’un instant. Vous réfléchirez… Voyons, montrez un peu de bonne volonté. Venez tout au moins au souper ? Est-ce promis ?

– Ce serait avec plaisir, mais…

– Il faut que vous veniez, interrompit le millionnaire avec un peu d’impatience. Venez avant ou après le souper, à l’heure qu’il vous plaira, mais venez !

– N’insistez pas davantage, reprit d’un ton sérieux le capitaine Marchal. À mon vif regret, ce que vous me demandez est tout à fait impossible.

– Serait-il indiscret de vous demander pourquoi ?

– Nullement. Je pars en voyage.

– En voyage ? demande Arthur Willougby dont le front se rembrunit.

– Mais oui. Ce soir même. Vous pouvez le constater, ma valise est prête. Je prends le train pour Étaples où je resterai jusqu’à lundi avec le brave Ronflot, mon ordonnance.

– C’est vraiment regrettable. J’ai pour vous, capitaine Marchal, sachez-le bien, une estime toute particulière. En vous, l’officier brave et loyal, comme vous l’êtes tous en France, se double d’un véritable savant…

Lord Willougby ne tarissait pas de compliments, au grand mécontentement du capitaine Marchal qui avait les flatteurs en horreur.

Sur ces entrefaites, Ronflot reparut. Son uniforme était brossé et astiqué de la façon la plus impeccable et il était chargé de la pèlerine et de la canne du capitaine.

Le brave Ronflot fut très contrarié en constatant que l’Anglais était toujours là.

– Cet espèce de « milord », songeait-il, va mettre le capitaine en retard et nous faire manquer le train !

Par respect pour son supérieur, il n’osait se mêler à la conversation, mais il faisait à sa manière, comprendre à Marchal l’impatience qu’il ressentait. Il piétinait, changeait de place, allait et venait bruyamment à travers la pièce, comme s’il eût eu des fourmis sous la plante des pieds.

À la fin, Arthur Willougby lui-même s’aperçut de ce manège.

– Je crois, fit-il avec un sourire railleur, que votre ordonnance a quelque chose à vous dire. On croirait que notre présence le dérange.

– Que veux-tu ? demanda Marchal, en se tournant avec impatience du côté de Ronflot.

Celui-ci, avec une muette éloquence, tira de son gousset une énorme montre d’argent, véritable oignon, dont le cadran à gros chiffres eût tenu convenablement sa place dans le clocher d’un village.

– Je comprends, expliqua le capitaine en riant, Ronflot veut me faire comprendre qu’il faut partir.

Et, s’adressant à lord Willougby :

– Vous m’excuserez, mon cher lord, mais Ronflot n’a pas tout à fait tort. Il me rappelle que je n’ai plus que juste le temps d’arriver.

Arthur Willougby serra une dernière fois la main du capitaine Marchal et se retira, suivi de l’impassible master Gerhardt, dont la face maigre et longue était comme illuminée par un sourire triomphal.

– Vous voyez, dit-il en prenant place à côté de son maître sur les coussins de l’auto qui les avait amenés, que notre visite au capitaine Marchal était indispensable.

– Tu as raison, fit lord Willougby d’un ton distrait.

– Vous avez pu vous en convaincre par vous-même : les renseignements que je vous ai donnés étaient parfaitement exacts.

Lord Willougby demeura silencieux, absorbé – du moins en apparence – par la mise en marche de l’auto. Bientôt, la luxueuse machine étincelante de cuivre et de nickel fila dans la direction de la ville basse et disparut.

Après le départ de l’Anglais et de son secrétaire, le capitaine Marchal se hâta de fermer le coffre-fort où il avait déposé les quarante mille francs du général de Bernoise, pendant que Ronflot bouclait la valise.

Quelques minutes plus tard, tous deux descendaient l’escalier et prenaient place dans une voiture qui devait les conduire à la gare des Tintelleries.

La valise, à laquelle Marchal paraissait attacher une grande importance, fut déposée dans l’intérieur du fiacre, sur la banquette de devant.

– Il me semble, dit tout à coup Marchal à son ordonnance, que tu as laissé ouverte la fenêtre du bureau.

– Oui, mon capitaine, c’est d’ailleurs ce que je fais toujours.

– Tu oublies, reprit l’officier, d’un air mécontent, que nous allons être absents jusqu’à lundi ?

– Ça ne fait rien, mon capitaine, ça n’a pas d’importance, il faut bien donner un peu d’air. Puis, il n’y a pas de danger qu’on entre par là. Nuit et jour, une sentinelle, baïonnette au canon, se promène le long du mur, sous la fenêtre même. D’ailleurs, j’ai poussé les persiennes.

– Ma foi oui, je crois que tu as raison, murmura le capitaine Marchal, distraitement. Mais, nous arrivons à la gare. Il n’y a plus que cinq minutes… Va vite prendre les billets, tu me rejoindras sur le quai…

Sans compter les touristes, presque tous Anglais, déjà nombreux en cette saison, les quais étaient encombrés d’une foule de Boulonnais et de Boulonnaises qui, comme Marchal, allaient passer à la campagne la journée du dimanche.

L’officier, un peu nerveux, alluma une cigarette et s’assit sur un banc, à côté de la précieuse valise.

Il faisait déjà presque nuit et les employés de la gare revenaient de la lampisterie avec leurs gros fanaux à monture de cuivre. C’était l’heure indécise et crépusculaire qui, déjà, n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit.

Tout à coup, une voix chuchota très bas à l’oreille de l’officier :

– Vous avez tort, capitaine, d’aimer une femme indigne de vous…

Marchal tressaillit et se retourna brusquement.

En face de lui se trouvait une femme pauvrement vêtue et d’un âge incertain. Elle était enveloppée jusqu’aux yeux d’un châle de tricot noir, drapé en forme de mantille.

– C’est à moi que vous parlez ? demanda-t-il rudement.

– Oui ! vous vous compromettez sottement, vous hantez des salons interlopes où jamais un officier français ne devrait mettre les pieds, et cela est d’autant plus mal de votre part que la fille du général de Bernoise vous aime et que vous l’aimez aussi !…

Marchal était exaspéré.

Il eut un geste brutal pour arracher le châle noir, pour voir le visage de cette inconnue qui paraissait connaître sa situation, ses plus secrètes pensées.

Mais la femme à la mantille, une fois son but atteint, s’était faufilée dans la cohue, avec la prestesse d’une anguille et avait gagné la porte de la salle d’attente.

Il eût voulu la poursuivre.

Impossible.

Le train, à ce moment même, entrait en gare. Ronflot, tout effaré, arrivait avec les billets et le conducteur criait d’une voix de stentor :

– Messieurs les voyageurs, en voiture !

Marchal, très mécontent du mystérieux avertissement qu’il venait de recevoir et qui ne répondait que trop à ses propres préoccupations, se hâta de prendre place dans un wagon de seconde classe où Ronflot l’aida à hisser sa valise.

Déjà le train s’ébranlait.

Marchal demeura plongé dans une profonde rêverie.

Les paroles de la femme à la mantille vibraient encore à ses oreilles et le poursuivaient comme un refrain obsédant.

Qui donc avait pénétré ses secrets ?

Qui donc pouvait avoir intérêt à le séparer de miss Arabella ?

Il connaissait trop bien le caractère loyal et fier de Mlle de Bernoise pour ne pas être sûr qu’elle était complètement étrangère au mystérieux avertissement qui venait de lui être donné. Il se perdait dans un monde de suppositions.

Ce qui le frappait le plus vivement, c’était la conviction très nette que la femme à la mantille devait avoir dit la vérité.

Maintenant, sa mémoire lui retraçait avec une singulière lucidité, des mots, des attitudes d’Yvonne de Bernoise, une foule de menus faits auxquels il n’avait accordé jusqu’alors, que peu d’importance.

Évidemment – il le comprenait seulement à cette minute même – Yvonne l’aimait.

Un mouvement de colère qu’il ne put réprimer lui fit monter le sang au visage. Pour la première fois, il envisageait sérieusement sa situation près de miss Arabella et il se rendait compte que son amour pour la belle Anglaise était une duperie. Cette arrogante beauté, il l’avait aimée avec son intelligence, avec son orgueil et sa vanité, jamais avec son cœur.

– J’ai servi de jouet à cette femme, intrigante et rusée, songea-t-il. Mais cette fois, c’est fini. Je vais précipiter la rupture que j’avais déjà résolue…

« D’où qu’il me vienne, l’avis que je viens de recevoir est providentiel et me montre la voie à suivre. À moi les rudes voluptés du travail et les joies pures d’un amour vraiment digne de moi ! »

Le train avait dépassé la station du Pont-de-Briques. Par-delà les villages dont les lumières tremblotaient dans la nuit, par-delà les campagnes endormies, on voyait briller au loin le phare d’Étaples.

Ronflot – sans doute pour ne pas faire mentir son nom – s’était endormi, bercé par les cahots du train. Marchal dut, pour le réveiller, le secouer vigoureusement lorsqu’on arriva en gare.

Marchal et son ordonnance se dirigèrent vers Étaples dont les maisons apparaissaient, groupées dans un repli de la dune. Le coq doré de la vieille église étincelait aux rayons de la lune.

Ils firent halte en face d’une jolie maisonnette couverte en tuiles rouges et dont la façade était tapissée de rosiers grimpants.

Sur un banc de pierre, devant, l’oncle Marchal attendait son neveu « l’officier » en fumant sa pipe. De la porte de la cuisine entrouverte, s’exhalait un appétissant parfum de matelote et de jambon sauté dans la poêle.

– Bonsoir, mon fieu, dit le vieillard, je te fais dîner tard ce soir, mais tu n’y perdras rien…

Et, poussant la porte, il montra le couvert, mis sur une nappe de grosse toile bise, avec de gaies assiettes aux fleurs peintes et des cruchons de grès pleins de bière mousseuse.

– À table, mon oncle, s’écria joyeusement Marchal, Ronflot et moi, nous avons une faim de tous les diables !

– J’allais oublier, fit le vieillard en fouillant dans sa poche, il est venu une lettre pour toi, il y a une demi-heure à peine. Tiens, la voici.

Marchal brisa le cachet armorié et reconnut l’écriture de miss Arabella.

Il fronça le sourcil.

Sa gaieté et son appétit étaient tombés du même coup. Il lut :

« Cher ami,

« Vous avez eu la méchanceté de refuser l’invitation que vous avait adressée mon frère, mais je ne puis, moi, rester jusqu’au lundi sans vous voir. La distance n’est pas longue d’Étaples à Boulogne. Si, vraiment, vous m’aimez, venez me rejoindre chez moi, où je vous attendrai à partir de minuit. Je n’accepterai aucune excuse.

« Mille et mille amitiés de votre

Arabella. »

La lecture de ce billet fut pour Marchal une véritable torture. Elle le replongea dans l’incertitude habituelle à son caractère, très faible dès que la passion était en jeu.

– Arabella m’aime, pourtant, se dit-il. Me donner rendez-vous la nuit même où sa présence est indispensable à bord du yacht, à cause de la fête…

« Par exemple, je ne sais comment elle fera pour s’échapper…

« Mais, j’irai. Je dois à tant d’amour au moins de la courtoisie. Certes, c’est un devoir pour moi de rompre – que ne l’ai-je compris plus tôt ! – mais, je dois me conduire, jusqu’au bout, en galant homme. »

Pendant que son oncle et l’honnête Ronflot le regardaient, surpris de sa mine préoccupée, il se donnait à lui-même les meilleures raisons du monde pour ne pas manquer au rendez-vous de miss Arabella.

En réalité, Marchal obéissait, en dépit même de sa volonté, à l’étrange fascination que, dès leurs premières entrevues, la mystérieuse étrangère avait exercée sur lui.

Au Moyen Âge, il eût pu croire qu’il était ensorcelé et que miss Arabella avait fait un pacte avec le diable, mais il ne se rendait nullement compte de l’espèce de hantise dont il était possédé.

Sa résolution prise – il croyait avoir pris une résolution – alors qu’il n’avait fait que céder à un attrait plus fort que sa volonté, le capitaine reprit toute sa bonne humeur. Il mangea de grand appétit, expliquant à son oncle ses projets et ses espérances ; il raconta comment il avait eu la chance inouïe d’être commandité par le général de Bernoise, lui-même.

Ronflot, qui allait coucher à l’auberge, prit bientôt congé de l’oncle et du neveu, mais non sans avoir savouré, en connaisseur, quelques gorgées d’un vieux genièvre de Hollande, dont le parfum embaumait toute la pièce et que l’oncle Marchal réservait pour les grandes occasions.

Après le café lentement dégusté, le capitaine et son oncle sortirent pour faire un tour dans la campagne.

Ils n’allèrent pas loin. Arrivés au sommet de la dune, ils s’assirent au pied des grands ajoncs tout humides de rosée et contemplèrent en silence le merveilleux spectacle de la calme nuit.

Presque à leurs pieds, la mer, qui commençait à se retirer, bruissait doucement, si tranquille que les étoiles se miraient au creux des petites vagues qui venaient mourir sur le sable.

Enfin, ils revinrent, par un sentier bordé de prunelliers sauvages et de petits ormes, courbés par les vents du large.

– Je me sens un peu fatigué, dit négligemment Marchal.

– Alors, mon gars, il faut t’aller coucher bien vite, répondit l’oncle d’un ton à la fois autoritaire et respectueux. La santé d’un homme comme toi est précieuse.

L’officier ne se fit pas répéter deux fois cette invitation. Il gagna sa chambre.

Cette pièce, où personne ne pénétrait jamais en son absence était considérée par l’oncle Marchal comme un véritable sanctuaire et il y avait, entassé, ce qu’il possédait de plus beau comme meubles et comme bibelots.

Par la fenêtre grande ouverte et dont les petits carreaux verdâtres scintillaient parmi les roses, la lune projetait ses ombres d’argent bleui, se mirant dans les panneaux en chêne ciré des hautes armoires flamandes, accrochant dans les coins sombres un éclair phosphorescent à la panse nacrée des coquillages océaniens, à la pointe barbelée des flèches congolaises disposées en panoplie.

Sous les courtines bleues, au fond de la chambre, le lit de duvet, gonflé comme un aérostat, sentait bon l’iris et la lavande.

Marchal prit un vieux fauteuil de paille et s’accouda au rebord de la fenêtre, perdu dans une rêverie que berçaient les mouvantes rumeurs de la dune et de la mer.

Puis, quand il pensa que l’oncle Marchal devait dormir, il ouvrit tout doucement la porte, descendit l’escalier sur la pointe des pieds et, sûr de n’avoir été vu de personne, il gagna la grande route et fila vers la gare au pas gymnastique.

CHAPITRE V – UNE LETTRE ANONYME

Yvonne de Bernoise était heureuse de la décision prise par son père, heureuse aussi de la visite du capitaine Marchal. Elle passa une bonne partie de l’après-midi à rêver, « comme rêvent les jeunes filles ». Elle souriait à un avenir de bonheur qu’elle voyait tout proche déjà, comme ces beaux fruits qu’il suffit d’étendre la main pour cueillir.

Justine écoutait le gentil babillage de sa jeune maîtresse, avec un indulgent sourire.

Elle trouvait, à part soi, qu’Yvonne avait fait un choix judicieux et que le capitaine Marchal – brave, énergique, intelligent, distingué – serait la perle des maris.

– Je suppose, dit tout à coup Yvonne, avec un tendre soupir, que mon père ne nous fera pas attendre trop longtemps.

– Mademoiselle, répliqua Justine avec un sourire malicieux, permettez-moi de vous dire qu’il faut avoir de la patience.

Et, comme la jeune fille demeurait silencieuse.

– Vous avez l’air toute songeuse, mademoiselle Yvonne, je crois qu’une bonne promenade au grand air vous ferait du bien. Voulez-vous que je vous habille et que je fasse atteler le poney ?

– Tu as eu là une excellente idée, la promenade me distraira, mais, inutile de faire atteler, nous sortirons à pied.

Un quart d’heure après, Yvonne et la fidèle Justine sortaient de l’hôtel et, après avoir traversé le square qu’orne un curieux buste de Henri IV, se dirigeait vers la route de Calais.

Bientôt, elles se trouvèrent en pleine campagne.

Elles suivaient le sommet de la colline battu par les vents, coupé de chemins creux, bordés de haies vives et d’où l’on découvrait une perspective admirable : les côtes, la mer chargée de voiliers et de paquebots, et, plus loin, sous un dôme de fumées chatoyantes, Boulogne avec ses maisons blanches et grises. Par-delà le détroit, aux limites de l’horizon, les côtes de l’Angleterre s’estompaient dans une brume légère.

Il montait de tout ce paysage une réconfortante impression de richesse et de tranquillité.

Yvonne s’avançait lentement, la joue rougie par la brise marine qui faisait voltiger capricieusement la voilette de son canotier. Elle était heureuse, l’avenir lui apparaissait sous les couleurs les plus riantes.

En traversant un hameau de pêcheurs, Justine remarqua qu’une matelote assez jolie, vêtue du costume classique avec la haute coiffe empesée, en forme d’auréole, marchait à quelques pas derrière elles.

Elle ne s’en préoccupa, tout d’abord, pas autrement, mais quand, cinq cents mètres plus loin, elle constata que la matelote était toujours à leur suite, elle commença à concevoir quelque inquiétude. D’ailleurs, Yvonne, même, avait fini par s’apercevoir de la présence de l’obstinée suiveuse et elle en fit la remarque à Justine.

– Oui, mademoiselle, répondit celle-ci, il y a déjà pas mal de temps que cette femme nous suit.

– C’est peut-être une simple coïncidence.

– Une coïncidence, en tout cas, assez singulière. Pourvu que cette matelote n’ait pas, contre nous, de mauvaises intentions !

– Est-ce que tu aurais peur ? demanda Yvonne en souriant.

– Moi, pas du tout, il faudrait autre chose que cela pour m’effrayer, mais vous, mademoiselle ?

– Je n’ai pas peur non plus. La fille d’un soldat ne doit jamais avoir peur !

Justine réfléchissait.

– Il y a un moyen de savoir si c’est nous qu’elle suit, proposa-t-elle, c’est de nous arrêter et de la laisser passer devant nous.

– Oui, c’est cela, ton idée est excellente. Arrêtons-nous ici, je veux justement me cueillir un bouquet.

En voyant que les deux promeneuses avaient fait halte, en face d’une haie toute fleurie de chèvrefeuille sauvage, la matelote pressa le pas.

D’ailleurs, elle ne paraissait avoir aucune mauvaise intention, sa physionomie était mélancolique et elle regardait autour d’elle avec inquiétude.

Arrivée à quelques pas de Mlle de Bernoise et de sa femme de chambre, elle s’arrêta brusquement, rougit et parut hésiter.

– Que désirez-vous, mademoiselle ?… demanda Justine d’un ton sec.

– Mademoiselle, madame, je vous prie de m’excuser, balbutia la jeune fille, très troublée. Je voudrais bien vous parler et c’est pour cela que, vous ayant aperçue sur la route de Calais, je me suis permis de vous suivre.

– Voilà de singulières façons, répliqua Justine. Vous ne savez guère, sans doute, à qui vous avez affaire ?

Cette remontrance eut un effet immédiat. La jeune inconnue fondit en larmes et, se jetant tout à coup aux pieds d’Yvonne, baisa humblement le bas de la robe de la jeune fille.

– Je vous en conjure, mademoiselle, écoutez-moi…

Il y avait, dans cette supplication, un tel accent de réelle douleur et de désespoir sincère, qu’Yvonne en fut touchée.

– Relevez-vous, dit-elle avec bonté. De toute manière, il eût été préférable de venir me demander chez mon père, le général de Bernoise… Mais, je vous écoute !

Ces bienveillantes paroles rendirent à la suppliante toute sa présence d’esprit et ce fut avec beaucoup de dignité et de simplicité qu’elle expliqua le but de sa démarche.

– Je vous demande encore une fois pardon pour ma hardiesse, dit-elle, mais c’est à vous qu’il fallait que je m’adresse et non pas à votre père M. le général de Bernoise. Je ne suis qu’une pauvre fille indigne d’occuper votre attention…

« Aussi, n’est-ce pas pour moi, mais pour mon fiancé, le soldat Bossard, que je suis venue vous supplier. Il doit m’épouser sitôt qu’il aura fini son temps, c’est-à-dire dans quelques mois…

– Je ne vois pas en quoi je puis vous être utile, interrompit Yvonne.

– Vous allez le savoir, mademoiselle. Mon fiancé est en prison, en prévention de conseil de guerre et je vous jure, pourtant, qu’il est innocent.

– C’est sans doute, fit Justine, ce soldat de l’infanterie de marine qui a été arrêté ce matin, pour avoir blessé grièvement des matelots allemands qui se trouvaient en même temps que lui dans une taverne ?

– C’est lui-même.

– Il avait sans doute un peu trop bu, reprit Justine.

– Non, madame, s’écria Germaine avec indignation, nous avions soupé tous deux en compagnie d’un ami de mon fiancé, un journaliste très célèbre, M. Robert Delangle.

Yvonne réfléchissait, elle avait souvent entendu le capitaine Marchal lui parler de son ami le reporter.

– Continuez, dit-elle, très intéressée. Mais, j’ai entendu dire que votre fiancé était tombé à bras raccourcis, sans provocation aucune, sur les Allemands qui buvaient paisiblement à une table voisine.

– J’étais là, mademoiselle. Je puis vous dire exactement comment les faits se sont passés. Il est exact que les Boches n’ont pas provoqué directement mon fiancé, mais, dans leur mauvais français, ils ne cessaient de répéter que la France était une nation finie, que leur kaiser irait bientôt « plumer le coq gaulois », que notre armée et notre marine étaient au-dessous de tout et bien d’autres choses encore dans le même genre…

« J’étais indignée, mon fiancé, – il s’appelle Jacques, Jacques Bossard – est resté calme pendant assez longtemps. J’essayais de le contenir pour éviter une bagarre, mais à la fin, un des Boches a étalé, en ricanant, une petite carte coloriée où l’on voyait le partage de la France…

– Je ne connaissais pas ces détails, murmura Yvonne, pensive.

– Il paraît qu’on vend de ces cartes dans toutes les villes allemandes et qu’on les distribue même dans les écoles. Quand Jacques a vu cela, il n’a plus été maître de lui. Dame, il a tapé sur les Allemands, sans dire gare, et il en a fait une vraie bouillie. Mais, vous vous rendez compte, n’est-ce pas, mademoiselle, qu’il n’a pas eu tort. Est-ce qu’un Français peut laisser impunément insulter la France ? Non, n’est-ce pas. Et, si j’avais été un homme, j’aurais fait comme lui !

Germaine s’était redressée, les narines vibrantes, le visage rose d’indignation et ses grands yeux clairs étincelaient.

Yvonne de Bernoise reconnaissait, dans le tréfonds de sa conscience, qu’on ne pouvait donner tort au soldat Jacques Bossard. Le seul grief qu’on pût invoquer contre lui, c’était d’avoir agi trop brutalement.

– Je ne sais, mademoiselle, si vous avez un fiancé, ajouta brusquement Germaine, mais, voyez comme vous auriez de la peine s’il lui arrivait quelque malheur !

Yvonne sentit son cœur se gonfler, elle était trop émue pour répondre, ce fut Justine qui s’en chargea. En dépit de son air bourru, elle n’était pas restée insensible aux prières de la jolie matelote.

– C’est bien, dit-elle, d’un ton plus doux, Mlle de Bernoise est très touchée de votre chagrin et elle intercédera près de son père, en faveur de votre fiancé.

– Je vous le promets, s’écria Yvonne impétueusement, tout ce que je pourrai faire, je le ferai !

– Que vous êtes bonne ! mademoiselle ! Oh ! merci… murmura Germaine.

Et elle prit la main de la jeune fille, avant que celle-ci eût pu s’y opposer, l’embrassa avec ferveur et s’enfuit à toutes jambes.

La tache blanche de la haute coiffure de dentelle avait déjà disparu au tournant de la haie de chèvrefeuilles, avant qu’Yvonne et sa camériste, tout émues encore eussent fait un mouvement ou prononcé une parole.

Ce fut Yvonne qui, la première, rompit le silence :

– Cette scène m’a toute bouleversée, murmura la jeune fille, j’ai besoin de réfléchir. Nous allons rentrer.

– Comme il plaira à mademoiselle.

– Je vais parler à mon père.

– Ne pensez-vous pas qu’auparavant, il serait prudent de savoir si cette fille a dit exactement la vérité, si elle ne vous a pas exposé les faits sous le jour le plus favorable à sa cause ?

– Non, je suis certaine qu’elle n’a pas menti. La sincérité a un accent auquel il est impossible de se méprendre.

Justine n’osa pas insister et toutes deux redescendirent lentement du côté de la ville.

En rentrant, Yvonne alla droit au cabinet de travail de son père. Elle trouva le général de fort méchante humeur.

Il écouta sans l’interrompre le récit que lui fit sa fille de sa rencontre avec Germaine. Ce ne fut que lorsqu’elle l’eut complètement terminé qu’il donna libre cours à sa mauvaise humeur.

– Je ne sais pas, vraiment, s’écria-t-il avec colère, si je dois, à l’avenir, te laisser sortir seule avec Justine ! Il me déplaît fort que tu te laisses ainsi aborder, en public, par des femmes que tu ne connais pas.

– Je ne savais pas, balbutia Yvonne. Justine non plus ne pouvait pas savoir que vous attacheriez une telle importance à une peccadille…

– Je sais bien, fit le général un peu calmé, que tu as agi par ignorance, mais, une autre fois, sois plus réservée.

Et, se tournant vers Justine qui avait assisté à cette scène et s’était réfugiée, toute honteuse, dans un coin du cabinet de travail :

– Et vous, ajouta-t-il, ne laissez plus désormais des inconnus adresser la parole à votre maîtresse ! Je serais très contrarié si l’on venait à savoir que l’on a vu ma fille se promener en compagnie d’une matelote. Si le fait se renouvelait, je serais obligé de me séparer de vous.

Consternée, la camériste ne risqua pas un mot de justification. Elle savait, par expérience, que le général détestait la contradiction.

Yvonne reprit courageusement :

– Mon père, je suis seule responsable de tout ceci. Justine n’est pas coupable… et j’espère que, malgré tout, vous vous intéresserez à ce pauvre soldat qui, somme toute, n’a péché que par excès de patriotisme.

Le général de Bernoise s’était levé, la mine grave :

– Ma chère enfant, dit-il, tu parles et tu raisonnes comme une petite fille. Je te le dis une fois pour toutes, ne te mêle jamais de mes affaires de service.

« Ton protégé n’est pas intéressant. C’est une tête brûlée, très brave, sans doute – et en cela, il ne fait que son devoir – mais très indiscipliné. Il a déjà encouru de nombreuses punitions et, la nuit même où a eu lieu la bagarre, il avait quitté la caserne sans permission. Il sera puni. Si on ne faisait, de temps en temps, quelques exemples, personne ne voudrait plus obéir, tout le monde voudrait commander. J’obéis bien, moi, j’ai obéi toute ma vie !

Yvonne ne se tenait pas encore pour battue. Elle demeura quelques instants sans répondre, puis elle risqua ce dernier argument :

– Supposons, mon père, qu’une personne que vous estimez beaucoup, le capitaine Marchal, par exemple, commît quelque faute contre la discipline, ne seriez-vous pas disposé à l’indulgence ? Ne me permettriez-vous pas d’intercéder en sa faveur ?

Ces paroles eurent un effet diamétralement opposé à celui qu’en attendait la jeune fille.

Le général de Bernoise fronça les sourcils d’un air irrité.

– Non, s’écria-t-il, si Marchal commettait une faute contre la discipline, il serait puni tout comme un autre et, je te défendrais de dire un seul mot en sa faveur. Pourquoi intercéderais-tu pour lui ?…

– Je croyais… balbutia Yvonne, toute confuse.

– Certes, le capitaine Marchal est un brave officier et un homme de talent, mais il n’est, ni ton frère, ni ton parent, ni ton fiancé.

– Mon père, je m’étais figuré… soupira la jeune fille, la mort dans l’âme.

– Il ne faut rien croire, rien te figurer, avant que les faits nous aient donné raison… il ne faut jamais escompter l’avenir, mais, plus un mot à ce sujet, tu me désobligerais…

Après cette phrase par laquelle il venait de clore brusquement la discussion, le général sortit de la pièce et Yvonne se retira dans sa chambre, toute préoccupée des raisons qui pouvaient avoir motivé le mécontentement de son père.

Justine, encore tout émue de la semonce qu’elle venait de recevoir, était demeurée dans le cabinet de travail. De la fenêtre où elle s’était postée, elle vit le général franchir le seuil de la porte et remonter la rue d’un pas saccadé. Il allait dans la direction de la caserne.

– Le général n’est pas d’ordinaire si terrible, réfléchit-elle une fois seule ; il y a dans toute cette affaire quelque chose de singulier. M. de Bernoise a l’air furieux, quelqu’un lui aurait dit du mal du capitaine Marchal que je n’en serais pas surprise…

Absorbée par ses pensées, la soubrette avait commencé, d’un geste machinal à ranger les papiers et les livres qui traînaient sur le bureau, quand elle aperçut une lettre ouverte et froissée qui était tombée près de la corbeille à papiers.

Justine était en général d’une discrétion scrupuleuse, pourtant, la lettre attirait invinciblement son regard.

Elle avait l’intuition que, là peut-être, elle trouverait l’explication de la méchante humeur du général.

Encore hésitante, elle se baissa, ramassa la lettre et, d’un rapide coup d’œil, constata qu’elle ne portait pas de signature.

– Une lettre anonyme ! s’écria-t-elle. Parbleu, nous y voilà ! J’aurais bien tort, par exemple, de ne pas voir ce qu’elle contient.

Après avoir pris la précaution de pousser le verrou de la porte, elle lut ces quelques lignes qui avaient été tracées à l’aide de la machine à écrire sur un papier sans en-tête :

« Mon général,

« Une personne qui, pour l’instant, ne juge pas utile de se faire connaître, mais qui vous porte le plus grand intérêt, croit de son devoir de vous mettre au courant de la conduite scandaleuse d’un de vos protégés, le capitaine Marchal.

« Cet officier qui est à peu près sans fortune est un joueur fieffé. Tout récemment encore, il a perdu au casino une très grosse somme. On n’ose se demander où il trouve de l’argent pour satisfaire ses vices.

« En outre, ce qui est tout aussi grave, il entretient de mystérieuses et sans nul doute, coupables relations avec la sœur d’un millionnaire anglais, miss Arabella Willougby. À plusieurs reprises, on a vu le capitaine Marchal sortir de chez elle à une heure très avancée de la nuit et il ne passe guère de jour sans aller lui rendre visite.

« On compte que vous ferez le nécessaire pour mettre un terme à cette conduite indigne d’un officier français. »

Le général de Bernoise avait, par principe, un profond mépris pour les lettres anonymes et pour ceux qui les écrivent. Il avait froissé avec colère l’odieuse dénonciation et l’avait jetée à terre où Justine venait de la ramasser.

La soubrette eut un instant d’hésitation, puis, bravement, elle mit la lettre dans sa poche.

– C’est une vraie chance, murmura-t-elle, que Mlle Yvonne n’ait pas mis la main sur ce maudit papier, elle en eût été malade. Il ne doit pas y avoir un mot de vrai, dans tout cela ; le capitaine est un travailleur, il a toujours eu une conduite très sérieuse, je l’ai cent fois entendu dire au général lui-même…

Puis, soudain, prise d’une méfiance :

– Je vais quand même tâcher de me renseigner, je ne voudrais pas que Mlle Yvonne épouse un joueur et un coureur…

Cette idée la préoccupait tellement qu’elle n’eut pas la patience de remettre à plus tard son enquête.

Sans perdre un instant, elle sortit pour aller aux nouvelles.

Elle connaissait en ville nombre de fournisseurs aussi bavards que des concierges et qui, d’ordinaire, se faisaient un plaisir de mettre au courant des moindres potins scandaleux la femme de confiance du général.

Justine avait eu à peine le temps de tourner le coin de la première rue qu’elle se trouva en face de Germaine.

– Bon ! Encore vous ! grommela Justine d’un ton aigre-doux. Décidément, on vous rencontre partout…

– Je suis aux aguets depuis un bout de temps, dit anxieusement la matelote. Vous comprenez, madame, je suis si inquiète pour mon pauvre Jacques… Je voulais savoir si Mlle de Bernoise a parlé à son père et ce qu’a dit le général.

– Ah bien, oui ! Il est furieux que vous vous soyez permis d’aborder mademoiselle sur la grand-route.

– Je ne croyais pas mal faire.

– Puis, le général n’aime pas que les femmes se mêlent des choses qui regardent le service.

Germaine baissait les yeux, la mine consternée.

– Alors, balbutia-t-elle, je ne dois conserver aucun espoir ?

Justine eut pitié du chagrin de la jeune fille.

– Je n’ai pas dit cela, fit-elle, brusquement radoucie. Je crie bien haut, comme cela, mais je ne suis pas méchante. Ah ! certainement, le général était très mal disposé, aujourd’hui, mais demain, il sera peut-être de meilleure humeur. Alors, ce sera le moment de lui reparler de votre fiancé.

– C’est que…

– Ne vous désolez pas, il se passera encore pas mal de temps avant qu’il soit jugé et, d’ici là, les choses pourront s’arranger.

La conversation ainsi engagée, Justine fit à Germaine une foule de questions qui, toutes, plus ou moins directement, avaient trait au capitaine Marchal.

D’ailleurs, la rusée soubrette mit dans cet interrogatoire tant d’adresse que Germaine fut persuadée qu’on ne lui demandait tant de choses que pour mieux connaître les officiers dont l’intervention pourrait avoir une heureuse influence sur le sort de son fiancé.

Précisément, Bossard connaissait Ronflot, l’ordonnance de Marchal et, comme les soldats, dans leurs conversations, parlent surtout de leurs officiers, Justine en apprit assez sur la vie privée du capitaine pour se persuader que l’auteur de la lettre anonyme avait dit vrai.

Cependant, il lui restait des doutes. Les détails que, très innocemment, lui avait appris Germaine, n’étaient pas suffisamment explicites.

– Il faut que j’en sache plus long, se dit-elle, que je tire au clair toutes ces histoires. Je verrai, au besoin, le capitaine Marchal lui-même.

Justine, qui avait tiré de Germaine tous les renseignements que celle-ci était à même de lui fournir la quitta assez brusquement, la laissant cependant un peu consolée, et elle se dirigea du côté de la rue de la caserne. Elle était décidée à aller trouver le capitaine lui-même à son bureau.

Quand elle y arriva, Marchal était déjà sorti, mais elle n’eut aucune peine à apprendre qu’il s’était rendu à la gare pour aller passer – comme presque chaque dimanche – sa journée à Étaples.

Sans trop savoir encore ce qu’elle allait faire, Justine courut à la gare.

C’est elle – on le devine – qui, le visage soigneusement dissimulé donna au capitaine Marchal le mystérieux avertissement qui avait si fort troublé celui-ci.

CHAPITRE VI – L’ÉVASION

L’extinction des feux venait de sonner à la caserne.

Les clairons avaient lancé leurs dernières notes, mélancoliques et traînantes, répercutées par la calme atmosphère de la nuit des hauteurs de la cathédrale jusqu’à la grève lointaine.

Dans la cour de la caserne, un profond silence régnait, à peine troublé de loin en loin par le cliquetis des armes, les rires des hommes de garde et les grincements de la grille de fer ouverte aux permissionnaires.

Le soldat Louvier, placé en sentinelle au pied d’un mur où s’ouvraient les fenêtres de quelques bureaux était rentré dans sa guérite et s’était enveloppé de sa couverture, à peu près certain, à cette heure-là, de n’être dérangé par aucune ronde dans le petit somme qu’il se proposait de faire.

Il s’était accroupi dans le fond de la guérite et déjà à moitié engourdi, il fumait une cigarette, les yeux clos, dans cet état de béate rêverie qui est comme une transition entre la veille et le sommeil. Mille projets, mille souvenirs occupaient son imagination paresseuse.

Après deux ans de campagne au Maroc, il allait être libéré du service.

Il revoyait déjà par la pensée la ferme paternelle au toit de tuiles brunies et moussues, les champs de betteraves aux larges feuilles luisantes et les grands bœufs roux dans les prés verts. Comme il serait heureux et tranquille au milieu de ce décor familier, comme il se la coulerait douce…

Cette idyllique rêverie fut tout à coup interrompue par un bruit singulier, il lui semblait qu’une porte avait grincé sur ses gonds.

Louvier, arraché à sa quiétude somnolente, jeta sa cigarette, se releva d’un bond et, avançant prudemment la tête en dehors de la guérite explora du regard la vaste cour déserte.

Du côté des locaux disciplinaires où se trouvaient la salle de police et les cellules, une porte s’était doucement entrebâillée. Une ombre, maintenant, se faufilait le long des murs.

Louvier eut un geste mécontent.

– Comme c’est amusant ! grommela-t-il entre ses dents, encore un homme qui a trouvé le moyen de s’évader des cellules. Comme ça fait plaisir, ajouta-t-il d’un air contrarié, de tirer sur les camarades ou d’appeler le poste pour les faire empoigner. Je n’aime pas beaucoup ça !

Avec d’infinies précautions, l’évadé – car c’en était bien un – rasait la muraille garnie d’un lierre épais.

Tout à coup, il s’avança hardiment en face de la guérite, sa silhouette apparut à la sentinelle, vivement éclairée par la lumière de la lune.

– Comment, s’écria Louvier très contrarié, c’est toi, mon vieux Bossard ! Quelle guigne ! Tu ferais mieux de retourner d’où tu viens ! Tu sais que je vais être obligé d’appeler le poste !

– Tu ne feras pas cela, s’écria Bossard avec énergie, tu ne trahiras pas un vieux copain, un « poteau », ça serait mufle de ta part !

– Dame, ce serait mon devoir !

– Qu’est-ce que tu risques ? Puis, c’est de moi qu’il s’agit et non pas d’un criminel. Je n’ai rien fait que de rosser quelques sales Boches qui avaient insulté la France. C’est injuste de m’avoir fourré au bloc.

« Je suis à la boîte depuis ce matin. J’étais si désespéré que l’envie m’a pris de déchirer ma chemise, de tresser une corde avec les morceaux et de me pendre aux barreaux de la fenêtre.

– Pauvre vieux !… murmura Louvier, évidemment touché des supplications de son camarade.

– Mais attends, continua Bossard. Voilà que vers les cinq heures, on m’apporte ma soupe. Qu’est-ce que je trouve, au fond de ma gamelle : un louis de vingt francs, un tournevis et puis ça…

Bossard montrait un couteau à cran d’arrêt, à lame pointue, de ceux qu’affectionnent les Marsouins et les Légionnaires.

– Je comprends, dit Louvier, ce sont les copains de la section des armuriers qui t’ont fait passer ça.

– Peut-être bien, ou peut-être bien aussi ma fiancée, Germaine, la matelote. Je ne sais pas au juste. Alors, tu comprends j’en ai eu pour cinq minutes à dévisser la serrure, une fois que l’extinction des feux a été sonnée et me voilà !

– Parbleu, je le vois bien, mais, qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Louvier avec inquiétude. Je ne vois pas trop comment tu pourrais te sauver, même si je faisais mine de ne pas t’avoir aperçu.

– Eh bien ! c’est ce qui te trompe, j’ai mon plan, s’écria Bossard, triomphalement. Lève un peu le nez ! Qu’est-ce que tu vois ?

– Tu ne vas pourtant pas essayer d’escalader le mur.

– Gros malin, je te dis de lever le nez, là, juste en face de toi, il y a une fenêtre.

– Oui, la fenêtre du bureau du capitaine Marchal.

– Eh bien, justement. C’est par là que je vais m’évader.

– Pour ça, non, mon vieux, impossible ! Le capitaine a été gentil pour moi. Il m’a soigné quand j’ai eu la fièvre lorsque nous faisions colonne dans la Chaouia. Je ne veux pas qu’il lui arrive des désagréments à cause de toi !…

– Mais il ne lui arrivera rien, je ne ferai que traverser le bureau et gagner la rue. Ni vu, ni connu, on ne saura jamais par où j’ai passé.

– Non, je ne puis pas faire ça. Décidément, c’est impossible…

– Je t’en prie…

– Il n’y a pas moyen… Rentre vite avant qu’il ne passe une ronde.

– Trop tard ! s’écria Bossard avec une poignante émotion. Regarde, au bout de la cour, voilà déjà un falot qui brille devant le poste…

« Dans cinq minutes, la ronde sera ici. Auras-tu le cœur de trahir ton camarade ? Non, tu ne feras pas cela ! D’ailleurs, je te jure que le capitaine Marchal n’aura aucun embêtement à mon sujet.

– C’est bon, grommela Louvier, incapable de résister à d’aussi pressantes instances. Fais ce que tu voudras… mais, alors, fais vite, dépêche-toi. Je ne tiens pas à être pincé !

Près du poste, en effet, à l’autre bout de la cour, des ombres allaient et venaient. Une ronde s’organisait.

D’un élan désespéré, Bossard agrippa le tronc du vieux lierre dont les branches craquèrent sous ses godillots à gros clous.

En trois bonds, il parvint à se hisser jusqu’à la hauteur de la fenêtre. Toujours cramponné au lierre, il ouvrit les persiennes et la croisée que Ronflot, dans sa hâte du départ, avait simplement poussées.

Il lui fut très aisé ensuite de se hisser sur l’appui de la fenêtre et de sauter dans l’intérieur du bureau.

Alors, il referma les persiennes et se tint coi.

Cinq minutes plus tard, il entendit résonner le pas cadencé des hommes de garde et le cliquetis des baïonnettes. La ronde passait au pied même de la fenêtre.

Enfin, le bruit des pas s’éloigna et se perdit dans la nuit.

Le fugitif respira plus largement, il était sauvé, au moins pour le moment. Son cœur battait à se rompre, autant de la terrible émotion qu’il venait de ressentir que de la joyeuse fièvre de l’espérance.

Au bout de quelques minutes, il entrebâilla les persiennes et se pencha vers la guérite où Louvier se pelotonnait, inquiet, se repentant déjà peut-être de sa faiblesse.

– Merci, mon vieux ! murmura-t-il doucement. Je te revaudrai ça !

– Ça va bien ! répliqua l’autre, grincheux. Tu vois que je ne suis pas mufle avec les copains ; tu as eu de la veine que le sergent qui commandait la ronde n’ait pas eu l’idée de visiter les cellules…

– Tu parles !

– Seulement, par exemple, dépêche-toi de filer, avant qu’il ne soit venu à l’idée de l’adjudant de faire un contre-appel dans les chambrées.

– Entendu.

– Oui, si, par malheur on te repince, promets-moi une chose…

– Quoi ?

– Ne pas dire que c’est moi qui t’ai laissé sauté le mur.

– Ça va de soi. Je ne dirai rien. C’est promis !…

– Et surtout, tâche de t’y prendre de façon à ne pas compromettre le capitaine Marchal.

– Tu sais que je ne suis pas plus bête qu’un autre.

– Alors, bon voyage ! Tu as le temps de t’en aller tranquillement.

« Il ne te reste plus qu’à gagner la rue et le port. Il y a en rade plusieurs navires anglais…

– C’est compris ! Adieu, mon vieux, encore une fois, merci, c’est entre nous à la vie et à la mort !

Louvier était rentré dans sa guérite. Bossard referma les persiennes avec le plus grand soin, referma également la fenêtre et, pour être bien sûr que la lumière ne soit pas aperçue du dehors, tira les grands rideaux verts.

Ce fut seulement après avoir pris ces précautions qu’il se hasarda à frotter une allumette.

Il continuait à avoir de la chance. Sur le bureau du capitaine, il aperçut une lampe à pétrole, il l’alluma.

Alors, très flegmatiquement, il se mit en devoir d’étudier la serrure de la porte et il se rendit compte que rien ne serait plus facile que de la dévisser.

Il se proposait ensuite de la revisser de façon à ne laisser aucune trace de son passage ; avec un peu d’adresse, la chose lui semblait possible.

Il en agirait de même avec la porte de la rue et le tour serait joué.

Bossard savait – comme tout le monde à la caserne – que le capitaine Marchal s’absentait régulièrement du samedi au lundi et il souriait d’avance à la bonne farce qu’il jouait à ces messieurs du conseil de guerre en leur brûlant la politesse.

D’ailleurs, le fugitif ne prenait pas sa situation au tragique ; il en avait vu bien d’autres. Il était déserteur, soit, mais le 14 Juillet arrivait dans quelques semaines. Il y aurait certainement à cette occasion une amnistie présidentielle. Il en profiterait pour rentrer en France et tout irait pour le mieux.

Tout en se livrant à ces réflexions et à d’autres semblables, il avait déjà tiré de sa poche son tournevis et il se préparait à attaquer la serrure.

Tout à coup, la porte du rez-de-chaussée qui donnait sur la rue, grinça sur ses gonds, puis se referma avec un claquement sec répercuté par l’écho dans le silence du bâtiment désert.

Bossard souffla la lampe, remit précipitamment son tournevis dans sa poche et se redressa éperdu.

Il ne se sentait plus une goutte de sang dans les veines.

Ses dents claquaient.

Maintenant, on montait lentement l’escalier.

– Bon sang de bon sang ! s’écria-t-il, le capitaine n’est pas parti… Quelle guigne !

Il se vit, comme une bête traquée par les chiens ; une seconde, il songea à redescendre dans la cour de la caserne, à regagner sa cellule.

Il n’avait pas le temps, les pas se rapprochaient.

Il tourna avec effarement dans la pièce, cherchant sans espoir une cachette.

Il ne savait plus ce qu’il faisait.

Il vit une banquette et essaya de se fourrer dessous, il ne put y réussir, la place manquait.

Cependant, on avait fait halte devant la porte du bureau, Bossard entendit un bruit de voix. On mit une clef dans la serrure.

– Je suis flambé ! grommela-t-il, cette fois, ça y est ! voilà le capitaine qui rentre…

Mais, tout à coup, il aperçut les grands rideaux verts qu’il avait lui-même tirés pour masquer la fenêtre.

Il était sauvé.

Il se rua dans l’embrasure de la fenêtre, tira sur lui les rideaux et demeura immobile, retenant son souffle.

Il était temps.

Il entendait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il avait cru reconnaître la voix du capitaine Marchal et de Ronflot, son ordonnance. Il prêta l’oreille, mais les nouveaux venus s’exprimaient – du moins à ce qu’il lui sembla – en anglais.

Ce qui, même en cet instant terrible, l’ennuyait le plus, c’était d’être plongé dans les ténèbres, de ne pouvoir jeter le moindre coup d’œil dans la pièce.

Il eût été trop dangereux de vouloir risquer un mouvement, qui eût fait remuer les rideaux qui le cachaient. Bossard se résigna à l’immobilité et au silence.

D’ailleurs, ce n’était ni Marchal ni Ronflot qui venaient d’entrer dans le bureau. C’était… lord Willougby et son secrétaire Gerhardt.

– Enfin, nous voici au cœur de la place, dit ce dernier – non pas en anglais, comme l’avait cru Bossard, mais en allemand.

– Jusqu’ici tout a bien marché, répondit l’autre en frottant une allumette bougie. On dirait que Marchal lui-même a pris la précaution de tirer les rideaux pour que nous ne soyons pas aperçus de la cour de la caserne…

– Mais, voici justement une lampe. Je vais l’allumer.

Et Gerhardt saisit à pleines mains le verre de lampe. Il le rejeta bien vite avec un juron, il venait de se brûler la main.

– Que fais-tu ? demanda lord Willougby avec impatience. Dépêche-toi d’allumer, tu sais que nous n’avons que très peu de temps devant nous !

– C’est que, répondit Gerhardt en baissant la voix, il se passe quelque chose de très grave. Ce verre est brûlant. La lampe devait être allumée il y a quelques secondes à peine. On a dû l’éteindre en nous entendant monter.

Les deux complices échangèrent un regard terrifié.

– Le capitaine Marchal est peut-être de retour, balbutia Gerhardt d’une voix étranglée.

– C’est impossible, on l’a vu monter dans le train d’Étaples. Puis, s’il est là, ce sera tant pis pour lui !

Et lord Willougby avait tiré de la poche de son pardessus un browning de petit calibre et se tenait prêt à tirer.

La lampe que Gerhardt s’était hâté de rallumer leur montra la pièce déserte.

– C’est à n’y rien comprendre, grommela lord Willougby. Pourtant il n’y a personne ici.

Comme en réponse à cette phrase, un léger craquement se produisit dans la pièce.

C’était Bossard qui, fatigué de garder la même position dans sa cachette venait de faire crier le parquet sous ses gros souliers à clous.

Gerhardt regardait attentivement du côté d’où le bruit était parti…

Tout à coup, il mit la main sur l’épaule de son maître, et silencieusement, lui montra les souliers de Bossard dont l’extrémité passait un peu au-dessous des rideaux.

– Que faire ? demanda Gerhardt, à voix basse.

– Allons, fit lord Willougby qui avait reconquis tout son sang-froid, ne tremble pas ainsi : ce ne peut être ni Marchal, ni son ordonnance, qui sont cachés là. Je pense plutôt que c’est quelque vulgaire malfaiteur.

– Alors ?

– Il faut nous emparer de l’individu, quel qu’il soit, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître.

– Mais si ce n’était pas un malfaiteur ?

– Va toujours. Exécute mes ordres et ne t’inquiète pas du reste.

Après s’être concertés pendant quelques minutes encore, le maître et le valet se rapprochèrent de la fenêtre sur la pointe des pieds.

Sur un signe de son maître, Gerhardt tira brusquement les rideaux.

Bossard se trouva en face de lord Willougby, qui lui appuyait sur le front le canon de son browning, avant d’avoir eu le temps de faire un mouvement pour se mettre en défense.

– Tiens, c’est un soldat ! fit Gerhardt d’un ton parfaitement détaché.

– Je ne suis pas un voleur ! balbutia le malheureux avec angoisse. Ne me tuez pas !

– Alors que faites-vous ici ? demanda sévèrement lord Willougby.

– Je vais vous dire…

– Vous écoutiez sans doute notre conversation ? demanda Gerhardt avec méfiance.

– Je n’ai rien compris, je vous jure !

– Somme toute, reprit gravement lord Willougby, vous vous êtes introduit pour cambrioler dans l’appartement de mon ami Marchal où vous ne comptiez trouver personne ?

– Mais non ! répliqua Bossard avec une énergie désespérée, je ne suis pas un malfaiteur.

– C’est ce que nous allons voir ! Et d’abord, videz vos poches.

Sous la menace du revolver, Bossard, tellement démoralisé qu’il ne trouvait rien à répondre, dut s’exécuter.

Le premier objet qu’il exhiba fut le tournevis, puis le couteau à cran d’arrêt.

Gerhardt eut un ricanement sauvage.

– Voilà, fit-il, deux outils qu’on ne trouve pas souvent dans la poche des honnêtes gens. Inutile de nier, n’est-ce pas ? Vous êtes pincé en flagrant délit.

– C’est tant pis pour vous, dit lord Willougby d’une voix dure, je vais vous faire arrêter. Mon ami Marchal ne pourra que m’approuver : Gerhardt, ouvrez la fenêtre et demandez main-forte.

Bossard tremblait de tous ses membres. Il se voyait déjà traduit devant le conseil de guerre, non plus pour une peccadille mais pour une action infamante, qui lui vaudrait des années et des années de travaux forcés à perpétuité. Il perdait la tête, balbutiait des phrases incohérentes.

– Par pitié, supplia-t-il, ne me perdez pas… Je vous jure que je suis innocent.

– Alors, ordonna Gerhardt qui avait grand-peine à retenir un sourire ironique, expliquez-vous catégoriquement. Tout autre que moi vous eût déjà brûlé la cervelle : j’aurais été en droit de le faire. Et d’abord, qui êtes-vous ?

– Je me nomme Bossard, répondit le soldat dont les dents claquaient de terreur. J’ai rossé des Allemands qui avaient insulté la France… J’étais sorti sans permission… Je vais passer au conseil, alors…

– Parbleu, fit lord Willougby à demi-voix, c’est le soldat dont on nous a parlé ce matin.

Tout en parlant, il avait abaissé le canon de son browning.

– Je comprends, fit-il en paraissant se radoucir, vous étiez en cellule et vous avez trouvé moyen de vous évader ?

– Oui, c’est bien cela, répondit Bossard, vaguement rassuré par ce changement d’allure, mais pour gagner la rue, il me fallait traverser le bureau du capitaine. Je ne pouvais passer que par là.

– Et, avec votre tournevis, vous comptiez dévisser la serrure ?

– Oui, monsieur.

– J’aime mieux cela pour vous, mais, je doute cependant qu’on vous croie, quand vous donnerez cette explication-là aux membres du conseil de guerre. En tout cas, notre devoir est tout indiqué, nous allons vous remettre entre les mains de l’autorité militaire.

– Ne faites pas cela !…

– Si nous agissions autrement, nous deviendrions vos complices.

– Mais, le fait d’être surpris ici aggrave mon cas de la façon la plus terrible ! Tenez, monsieur, vous auriez mieux fait tout à l’heure, de me brûler la cervelle ! J’aurais préféré cela…

Lord Willougby et Gerhardt qui riaient sous cape du désespoir du pauvre diable se concertèrent quelque temps à voix basse.

– Eh bien ! non, fit tout à coup lord Willougby avec une feinte émotion. Je ne vous livrerai pas. Tout bien réfléchi, vous me semblez plus imprudent que coupable. Tant pis pour moi si je me laisse abuser par votre air de franchise !…

– Oh ! monsieur, si c’était possible !

– J’ai pitié de votre lamentable situation. Je veux vous sauver. Attendez un instant…

Lord Willougby avait tiré un carnet de sa poche. Il griffonna quelques lignes sur un des feuillets, puis le détacha et le mit sous enveloppe.

– Prenez cette lettre, dit-il à Bossard, qui n’osait en croire ses oreilles, vous la remettrez au capitaine du yacht le Nuremberg qui met à la voile demain, au point du jour. Une heure plus tard, vous serez en sûreté à Douvres. Le Nuremberg appartient à un de mes amis, qui, sur ma recommandation, vous fournira des vêtements civils…

– Oh ! monsieur, comment vous remercier ? Vous me sauvez la vie !

Et Bossard, dans une sorte de vertige, s’était rué sur la porte de sortie.

– Pas si vite, fit lord Willougby, il me reste encore une recommandation à vous faire. Ne parlez à personne du service que je vous ai rendu ; ne racontez jamais de quelle façon vous avez réussi à vous évader. Vous devez comprendre que, si j’ai eu pitié de vous, il est de votre devoir de ne pas me compromettre par vos bavardages.

« S’il arrivait jamais à savoir que j’ai favorisé votre fuite, le capitaine Marchal, qui est mon meilleur ami, se fâcherait avec moi et, qui sait même, tant il a le culte de la discipline, s’il ne me dénoncerait pas…

– Je vous donne ma parole d’honneur de ne jamais parler à personne de l’homme généreux auquel je dois la vie. D’ailleurs, je ne connais pas votre nom…

– Il est parfaitement inutile que vous le connaissiez. L’ignorant, vous n’aurez pas la tentation de commettre des indiscrétions.

Lord Willougby réfléchit un instant, puis, regardant Bossard bien en face il lui demanda brusquement :

– À propos, est-ce que vous avez de l’argent pour vivre en Angleterre ?

– Ma foi non ! J’ai juste vingt francs. Mais, je suis solide à la besogne, je chercherai de l’ouvrage, je me débrouillerai.

Lord Willougby eut un singulier sourire, puis, après une seconde de réflexion, il prit un portefeuille et en tira une bank-note de vingt livres qu’il tendit à Bossard.

– Tenez, lui dit-il, voici une petite somme qui vous permettra d’attendre que vous ayez trouvé du travail. Sur une terre étrangère, la lutte pour la vie est quelquefois très dure.

Bossard, tout confus de tant de bonté, balbutiait de vagues remerciements.

– Ah ! monsieur, comment pourrai-je jamais…

– Ne parlons pas de cela, fit lord Willougby avec un geste de grand seigneur, mais, si j’ai un bon conseil à vous donner, c’est de filer au plus vite. Le capitaine Marchal n’a pu partir pour Étaples comme il le fait chaque samedi. Il est en ville et m’a envoyé l’attendre ici. Il peut rentrer d’une minute à l’autre. Vous devez comprendre que je ne tiens guère à ce qu’il vous rencontre ici…

Bossard ne se fit pas répéter deux fois ce salutaire avertissement.

Il salua, dégringola quatre à quatre les marches de l’escalier et, une fois dans la rue, se mit à courir dans la direction de l’avant-port.

Il n’eut pas de peine à trouver le navire dont lord Willougby lui avait indiqué exactement la situation et qui était mouillé très loin des autres, à l’extrémité de la jetée.

Pas une lumière ne brillait à bord, mais Bossard ne s’arrêta pas à ce détail.

Il franchit délibérément la passerelle et s’avança vers les cabines installées à l’arrière. Mais il n’avait pas eu le temps de faire trois pas sur le pont qu’il se sentit empoigner par deux bras vigoureux, en même temps qu’on lui appuyait sur le front le canon d’un revolver.

– Ne bouge pas ou tu es mort, murmura une voix à son oreille.

Beaucoup à la place du marsouin eussent été terrifiés, mais Bossard, au cours de ses campagnes aux colonies en avait, comme on dit, vu bien d’autres.

Il se rendait très bien compte que sa façon de s’introduire à bord, à une pareille heure de la nuit pouvait très bien donner lieu à une méprise, et il pensa qu’on l’avait sans doute pris pour un de ces dangereux rôdeurs des quais, qui cambriolent les navires mal surveillés.

– Pas de blagues, répondit-il tranquillement à ses mystérieux agresseurs – car ils étaient deux, celui qui lui avait pris les poignets et celui qui tenait le revolver, – Je suis chargé d’une lettre pour le capitaine, de la part de lord Willougby.

– C’est différent, fit un des hommes. Alors, venez avec moi.

Bossard se sentit entraîné jusqu’à une des cabines de l’arrière, dont la porte se referma sur lui.

Un des deux hommes qui était entré en même temps, tourna le commutateur électrique. Bossard se trouva en présence d’une sorte de géant à la barbe rousse, au front carré, dont les yeux étaient protégés par de larges lunettes bleues. Il portait un uniforme de lieutenant. Pendant quelques secondes, il examina le soldat avec une profonde attention.

– Asseyez-vous là, mon garçon, dit-il enfin, et donnez-moi votre lettre.

Bossard obéit silencieusement à cette injonction.

Dans le trouble où l’avaient jeté les dramatiques événements de cette soirée, il n’avait même pas eu l’idée de regarder la suscription de la missive que lui avait remise lord Willougby.

Ce ne fut qu’à ce moment même qu’il s’en aperçut et qu’il regretta sa négligence. Mais, déjà son interlocuteur, après avoir parcouru la lettre d’un coup d’œil, l’avait fait disparaître dans sa poche.

– Vous avez de la chance d’être protégé par mon ami lord Willougby, dit alors l’homme aux lunettes. Nous allons précisément lever l’ancre dans quelques heures. Mais auparavant – je parle dans votre intérêt – il y a une précaution que vous feriez bien de prendre.

– Laquelle ?

– Celle de changer de costume. Il ne faut pas que vous soyez condamné par défaut pour vol d’équipements. Je me charge de faire parvenir vos effets à l’autorité militaire.

– Je vous remercie, murmura Bossard, très touché de l’intérêt qu’on lui témoignait, je n’avais pas pensé à cela.

– J’y ai pensé pour vous. Je vais vous conduire à la cabine que vous devez occuper et l’on va vous trouver un pantalon et une vareuse de matelot à votre taille.

Dix minutes plus tard, la transformation était opérée et l’homme aux lunettes se retirait emportant l’uniforme de Bossard qu’il laissa seul dans sa cabine.

Le marsouin se jeta sur l’étroite couchette et, brisé par la fatigue et les émotions, il tomba dans une sorte de demi-sommeil fiévreux.

Mais il n’était pas encore assez profondément endormi pour ne pas entendre, au bout de quelques instants, un grincement étouffé qui venait de la serrure de la cabine.

Il comprit qu’on l’enfermait à clef ; il ne se formalisa pas outre mesure de cette soupçonneuse précaution. Après tout, les gens du navire ne le connaissaient pas et ils étaient dans leur droit, en montrant quelque méfiance.

Sur cette judicieuse réflexion, Bossard s’endormit pour tout de bon et ronfla bientôt, de façon à faire trembler les sonores cloisons de pitchpin de la cabine où il était enfermé.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, les rayons du soleil étincelaient gaiement sur la mer que Bossard apercevait par le hublot placé en face de sa couchette.

Bossard se frotta les yeux, tout surpris d’abord de se voir vêtu d’une vareuse bleue sur laquelle s’étalait un K majuscule, brodé en rouge.

Puis, tout à coup, il se rappela les événements de la veille et poussa un profond soupir en songeant à sa chère Germaine.

Mais il n’entrait pas dans son caractère de se montrer soucieux de l’avenir et cette insouciance était volontiers teintée d’optimisme.

– Tout va bien, murmura-t-il. Le plus pressé était d’éviter le conseil de guerre. Voilà qui est fait. La fête du 14 Juillet n’est pas loin et, d’ici là, j’écrirai à Germaine de venir me rejoindre. Ce lord Willougby est décidément un brave type !

Et il tâta joyeusement dans la poche de sa vareuse, le portefeuille crasseux où il avait placé la banknote de vingt livres.

Après avoir procédé sommairement à sa toilette, il constata avec satisfaction que la porte de la cabine n’était plus fermée à clef et il monta sur le pont, où les hommes de l’équipage allaient et venaient, occupés à divers travaux. Aucun d’eux ne fit attention à lui. Il pensa qu’ils avaient reçu des ordres le concernant spécialement et il alla s’accouder au bastingage.

Une chose le surprenait maintenant. Il n’ignorait pas que le trajet de Boulogne à Folkestone est très court et il s’étonnait qu’on ne fût pas déjà arrivé en Angleterre.

La côte qu’il apercevait comme une mince et longue ligne pâle au fond de l’horizon lui semblait au contraire très lointaine et on eût dit que le navire, au lieu de s’en rapprocher, s’en éloignait de minute en minute.

Il était plongé dans ces réflexions lorsqu’une main se posa familièrement sur son épaule.

Il se retourna. L’homme aux lunettes bleues était devant lui, la face illuminée d’un bon sourire.

– Eh bien ! mon garçon, fit-il… avez-vous bien dormi ?

– Admirablement.

– Je vais vous faire servir à déjeuner.

– Merci bien, monsieur, répondit Bossard en ôtant poliment le béret qui avait remplacé son képi… mais, puis-je vous demander si nous serons bientôt en Angleterre ?

L’homme eut un gros rire.

– Nous n’allons pas en Angleterre ! fit-il.

Bossard tombait de son haut.

– Où allons-nous donc ? demanda Bossard au bout d’un instant.

– À Hambourg, mon garçon. Nous devions relâcher à Douvres ou à Folkestone, mais le capitaine a changé d’avis.

« D’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter, à Hambourg, vous serez tout aussi bien qu’en Angleterre et, par la suite, il vous sera très facile de vous y rendre.

Bossard demeurait silencieux en proie à une véritable consternation.

Sans en bien démêler encore les raisons, il commençait à comprendre qu’il était tombé dans un piège et il se repentait amèrement d’avoir obéi aux suggestions de lord Willougby.

Pourtant, il conservait encore des doutes.

– À qui donc appartient ce navire ? demanda-t-il tout à coup à l’homme aux lunettes qui, depuis un instant, le contemplait avec une curiosité gouailleuse.

– Vous n’êtes donc au courant de rien, fit l’autre, jouant l’étonnement. Ce yacht se nomme le Nuremberg, et il appartient au célèbre millionnaire allemand von der Kopper, dont, ajouta-t-il railleusement, vous portez les initiales sur votre vareuse.

Bossard poussa un juron terrible et ferma les poings.

– Alors, je suis chez les Boches ? s’écria-t-il avec rage.

– Dame, répliqua tranquillement son interlocuteur, ce n’est pas moi qui suis allé vous chercher !

Et pendant que Bossard demeurait à la même place, anéanti et comme foudroyé par cette révélation, il lui tourna le dos et se dirigea en sifflotant vers l’autre extrémité du pont.

CHAPITRE VII – SUR L’« OBÉRON »

La fête que donnait ce soir-là, lord Willougby à bord de son yacht l’Obéron était une des plus magnifiques que l’on eût vues depuis longtemps.

L’Obéron, sans avoir les dimensions « Kolossales » du Nuremberg – le yacht de von der Kopper – était aménagé avec le plus grand luxe.

Le pont du navire, passé à la brique et aussi net, aussi luisant que le parquet d’un salon, avait été caché sous de précieux tapis d’Orient et il était presqu’entièrement recouvert par une immense tente de toile écrue, doublée intérieurement de draperies de soie orange, à grandes arabesques vert pâle et vieux rose, du modern style anglais le plus pur.

Les cabines de l’arrière avaient été transformées pour la circonstance en vestiaires et en petits salons.

Le buffet, installé dans la salle à manger, étincelait de cristaux et de vaisselle plate et offrait à l’appétit des invités ses plateaux chargés de fruits exotiques, de pâtés, de confitures et de pâtisseries de tous genres. Des bouteilles de toutes formes, des flacons casqués d’or, complétaient harmonieusement ce décor gastronomique, au milieu duquel se tenaient les maîtres d’hôtel, graves comme des diplomates.

Les matelots, vêtus de chandails aux initiales du noble lord se tenaient près de la coupée, attentifs à débarrasser les dames de leurs manteaux, les officiers de leur caban ou de leur pèlerine.

Des massifs de fleurs et d’arbustes rares avaient été disposés un peu partout et dissimulaient des lampes électriques voilées d’abat-jour de soie qui répandaient une lueur très douce.

Grâce à des draperies élégamment plissées, on avait improvisé aux deux extrémités du pont des boudoirs et des salles de jeu.

Un nombreux orchestre exécutait les plus célèbres valses, en attendant le cake-walk, la matchiche et le tango, réservés pour après le souper, quand les personnages officiels qui devaient honorer la fête de leur présence auraient battu en retraite.

Impeccable et souriant, lord Willougby accueillait lui-même ses invités et la cordialité de ses poignées de main, sa distinction, sa bonhomie hautaine charmaient les plus exigeants.

Miss Arabella Willougby, vêtue d’une robe, couleur tango, qui soulignait agréablement ses formes opulentes, excitait l’admiration générale.

Une parure de perles orientales faisait ressortir la blancheur de ses épaules et de sa gorge, discrètement décolletée, et un diadème de brillants scintillait dans sa noire chevelure comme un ver luisant dans les ténèbres.

Toute la haute société de la ville, tous les officiers des navires anglais et français mouillés en rade étaient là, heureux de célébrer cette entente cordiale qui réunissait les deux peuples les plus civilisés de l’univers dans une étroite communauté de vues, d’intérêts et d’aspirations.

Le pont du yacht se trouva bientôt encombré d’une foule brillante et parée.

Chacun s’extasiait sur la magnificence et le bon goût de cette fête, impatiemment attendue depuis plusieurs jours, chacun félicitant le gentleman millionnaire de dépenser de cette charmante et artistique façon ses immenses revenus.

Le général Pierre de Bernoise et sa fille Yvonne, qui avaient cru devoir assister à la fête, venaient de recevoir de lord Willougby l’accueil le plus empressé et le plus flatteur et avaient disparu dans la cohue des danseurs lorsque Robert Delangle parut.

Le reporter – comme il l’avait dit à son ami, le capitaine Marchal – n’aurait eu garde de manquer à une solennité mondaine de cette importance.

Il alla tout d’abord serrer la main du propriétaire du yacht avec lequel il s’était déjà rencontré au casino.

– Ma foi, dit celui-ci en riant, je crois que, si cela continue, la fête ne manquera pas d’entrain. Elle ne fait que commencer et déjà, je suis débordé par le flot des danseurs.

– Milord, laissez-moi vous exprimer toute mon admiration. Votre fête est splendide et réussie de tout point. Je ne manquerai pas d’en rendre compte dans mon journal.

– Je vous remercie… Mais je vous quitte, on me réclame dans dix endroits à la fois…

Tous deux se saluèrent en souriant.

Quelques minutes plus tard, lord Willougby voyait le joyeux reporter disparaître enlacé à miss Arabella dans le tourbillon d’une valse.

– Ce gaillard-là n’a pas l’air bien dangereux, songea-t-il. Cette chère Arabella est vraiment par trop méfiante.

À ce moment, Gerhardt s’approcha tout doucement de son maître.

– Le bal est devenu une vraie cohue, murmura-t-il. Je crois, ma parole, que ces diables de Français deviennent enragés dès qu’il s’agit de danse et de musique…

– Eh bien ?

– Je crois qu’il vaudrait mieux aller là-bas, maintenant que plus tard.

– Tu as raison, l’instant est tout à fait propice. Nous pouvons nous absenter une heure ou plus, sans que personne s’en aperçoive.

– Oh ! nous ne serons pas plus de trois quarts d’heure, j’ai toutes les clefs et surtout, la plus importante, celle du coffre-fort.

– Je sais.

– Que décidez-vous ?

– Je suis de ton avis. Plus tard, au souper, la moitié de mes invités seront partis, on se comptera, on s’examinera…

– Et vous savez qu’il est essentiel que, pour tout le monde, vous n’ayez pas quitté le bal.

– Eh bien, c’est entendu, va prévenir Arabella que je m’absente pour une heure au plus et qu’elle veille à ce que l’animation et l’entrain ne faiblissent pas un instant…

Dix minutes plus tard, lord Willougby et Gerhardt, le col de leurs pelisses remonté jusqu’aux oreilles franchissaient la passerelle sans que personne fît attention à eux.

Par prudence, ils évitèrent de se servir de l’auto. C’est à pied, en causant tranquillement comme de braves gens qui regagnent leur logis, qu’ils arrivèrent jusqu’à la porte du capitaine Marchal.

La rue était déserte. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres des maisons voisines.

Sans se presser, Gerhardt ouvrit la porte avec les fausses clefs dont il était muni.

On a vu, dans le chapitre précédent, quelle fut la surprise des deux malandrins en découvrant l’infortuné Bossard, blotti derrière les rideaux, dans l’embrasure de la fenêtre.

Une fois délivrés des inquiétudes que leur avait causées sa présence, ils se sentirent complètement rassurés.

– Cet imbécile m’a fait peur, grommela Gerhardt. Je tremble encore en pensant qu’il eût pu très bien, de derrière son rideau, nous voir « travailler » et nous dénoncer ensuite.

– Heureusement que j’étais là, fit lord Willougby, d’un ton de supériorité. Si tu avais été seul, je me demande ce qui serait arrivé.

– Oh ! moi, j’aurais brûlé la cervelle à ce drôle !

– Ce qui nous aurait mis dans le plus grand embarras… Mais, assez causé. Ouvrons le coffre-fort. C’est là que, sans nul doute, se trouvent les plans du fameux avion blindé.

Gerhardt prit dans sa poche la minuscule clef dont miss Arabella avait su si adroitement prendre l’empreinte sans que le capitaine Marchal s’en aperçût.

– Surtout, recommanda lord Willougby, pas de bruit et faisons vite… Il faut soigner notre alibi, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je veux que nous soyons promptement de retour, que tous mes invités puissent jurer, au besoin, que je n’ai pas quitté le yacht une seule minute.

Gerhardt avait déjà mis la clef dans la serrure.

– Ça ne traînera pas, murmura-t-il, la serrure est tout ce qu’il y a de plus simple. Décidément, ces Frantzouze ne sont pas malins !

– Dépêche-toi ! répéta lord Willougby, avec impatience.

Il y eut un moment de silence pendant lequel on n’entendit que le tic-tac du déclic de la serrure à combinaison.

Puis, brusquement, la porte massive s’ouvrit.

Les deux bandits explorèrent rapidement les tablettes.

– Rien ! s’écria Gerhardt avec rage.

– Il a dû mettre les plans dans sa valise au dernier moment.

– Je crois plutôt qu’il les porte sur lui…

– En tout cas, nous sommes floués ! Tout est à recommencer.

– Cela dépend.

– Que veux-tu dire ?

– Eh bien, et cette liasse de billets de banque ?

– Oui, j’ai compris, donne-les-moi. Les billets de banque nous fourniront peut-être le moyen d’avoir les plans.

Lord Willougby prit des mains de Gerhardt les quarante billets bleus donnés le matin même à Marchal par le général de Bernoise et les fit disparaître dans la poche intérieure de sa pelisse.

– Tu peux refermer, Gerhardt.

– Attendez un peu, il y a là des papiers, des lettres…

– Fais voir !…

– Voilà… Mais je crois à première vue que c’est des papiers de famille, rien d’intéressant.

– Donne toujours.

D’un coup d’œil rapide, lord Willougby parcourut les paperasses. À mesure que son maître les avait lues, Gerhardt les remettait soigneusement à la place où il les avait prises.

À la fin… Gerhardt mit la main sur un petit carnet sur les pages duquel Marchal, en des heures de désœuvrement sentimental, s’était parfois amusé à noter ses impressions.

Lord Willougby lut avec un ricanement.

« Vendredi, bal à la sous-préfecture.

« J’ai eu l’immense joie de faire danser Mlle Yvonne de Bernoise et de m’entretenir longuement avec elle.

« C’est une exquise personne. Malgré tout je sens que je l’aimerai toujours et que je n’aimerai jamais qu’elle. Toute la soirée, elle m’a tenu sous le charme… Pourquoi faut-il que je ne puisse jamais songer à demander sa main… »

Une dizaine de pages étaient consacrées à célébrer l’intelligence, le grand cœur et la beauté d’Yvonne.

Lord Willougby lut jusqu’au bout ces notules sentimentales.

– Bon, grommela-t-il, voilà de quoi embêter un peu cette orgueilleuse Arabella.

Et, tirant de sa poche un canif, il coupa soigneusement les quelques pages où il était question d’Yvonne puis il rendit le carnet à Gerhardt.

– Tiens, lui dit-il, range cela… Ferme vite et allons-nous-en !

– Ne vaudrait-il pas mieux laisser le coffre-fort grand ouvert, culbuter les tiroirs du bureau, et renverser les chaises ?

– Pour simuler un cambriolage vulgaire… Mais, pas du tout, je te le défends bien !… Tout doit demeurer parfaitement en ordre. Il ne faut pas qu’on puisse attribuer notre visite à des malfaiteurs ordinaires.

– À qui donc, alors ?

– Fais ce que je dis et ne t’occupe pas du reste !…

Gerhardt s’empressa d’obéir. Il referma le coffre-fort et remit tout en ordre. Il poussa même la précaution jusqu’à essuyer soigneusement avec un mouchoir, la lampe, le coffre-fort, le dossier des chaises, tous les endroits où son maître et lui avaient pu laisser des empreintes digitales.

Après s’être assurés qu’ils ne laissaient derrière eux aucun indice révélateur, ils regagnèrent tranquillement la rue déserte.

Somme toute, ils étaient assez satisfaits.

Lord Willougby comptait tirer parti de façon très habile, des quarante mille francs volés. L’embarras où ce vol allait plonger le capitaine Marchal était, dans le jeu de l’espion, un atout très important. En outre lord Willougby s’applaudissait de la façon élégante et rapide dont il s’était débarrassé du soldat Bossard.

Gerhardt, lui, conservait quelques inquiétudes à ce sujet.

– Nous aurions mieux fait, grommelait-il, de nous débarrasser de ce gaillard-là. Il n’y a que les morts qui ne parlent pas.

– Tu es stupide. Demain soir, il sera à Hambourg !

– Bon, mais s’il lui prenait l’idée de revenir.

– Il ne peut pas, il serait coffré comme déserteur ; d’ailleurs, notre brave police allemande l’en empêcherait. J’ai donné des instructions en conséquence.

Gerhardt savait, par expérience, combien son maître était autoritaire. Il n’osa plus faire aucune objection.

Les deux complices continuèrent donc à cheminer silencieusement, mais à une centaine de mètres du yacht, ils se séparèrent.

La prudence la plus élémentaire leur commandait de ne rentrer dans le bal qu’isolément.

Ils se glissèrent dans la foule des badauds qui, derrière la longue file des autos et des voitures, stationnaient sur le quai, pour admirer de plus près le yacht pavoisé et illuminé, entièrement garni de lampes à incandescence qui dessinaient toutes les lignes de la mâture et des gréements.

Au-dessus de la grande vergue, un vaste cartouche reproduisait avec des feux colorés les armoiries de l’illustre lord.

L’annonce d’un feu d’artifice qui devait être tiré sur la rade avait encore contribué à surexciter l’enthousiasme et la curiosité de la population.

Grâce à la bousculade inévitable en pareil cas, lord Willougby put regagner le yacht sans avoir été vu… et tout d’abord il alla dans sa cabine se débarrasser de sa pelisse et mettre en sûreté son butin.

Il venait à peine d’en sortir lorsque Gerhardt le rejoignit tout effaré.

– Eh bien ! balbutia-t-il. Nous avons commis une fameuse gaffe !

– Hein ?

– Mais oui. Nous avons oublié de tirer les rideaux et d’ouvrir la fenêtre du bureau du capitaine.

– Voilà qui est ennuyeux, murmura l’espion d’un air bourru.

– Rassurez-vous. Le mal est réparé, j’ai sauté dans un taxi qui m’a descendu à quelque distance de la caserne et je suis courageusement remonté là-haut.

– Tout est en règle ?

– Oui, conformément à ce que nous a raconté le soldat Bossard, j’ai tiré les rideaux, ouvert la fenêtre et refermé les persiennes. Le capitaine, en revenant lundi matin, trouvera les choses telles qu’il les a laissées.

Lord Willougby eut un sourire.

– C’est très bien cela, fit-il, je suis parfois en colère après toi, mais je sais reconnaître qu’au fond, tu es toujours mon prudent et fidèle Gerhardt. Mais, séparons-nous. Il est indispensable qu’on me voie, que tout le monde me voie, ou croie m’avoir vu…

Gerhardt s’éclipsa tout fier du compliment que son maître – en général assez avare de louanges – venait de lui adresser.

Lord Willougby se dirigea nonchalamment vers le buffet et se fit servir une coupe de champagne glacé.

Il y avait à peine trempé ses lèvres qu’il aperçut, à deux pas de lui, Robert Delangle.

– Où diable étiez-vous donc passé, mon cher lord ? demanda le reporter, qui, très observateur de sa nature, avait été un des rares à remarquer l’absence du propriétaire du yacht.

– Je n’ai pas bougé d’ici, répliqua l’autre avec une nuance d’embarras. Je vous cherche partout depuis un bon moment.

– Je dansais.

– Avec ?

– Miss Arabella elle-même.

– J’en suis charmé. Ma sœur, qui est un peu capricieuse et à laquelle tout le monde n’a pas le don de plaire a pour vous une réelle sympathie. Mais, j’espérais plutôt vous rencontrer à une table de jeu. J’ai été surpris de ne pas vous y trouver.

– Bah ! fit gaiement le reporter, il faut varier ses plaisirs. Hier, je jouais, aujourd’hui je danse…

– Vous savez que vous me devez une revanche. Notre dernière partie au casino…

– À votre disposition.

Il ne put continuer sa phrase. Pris dans le tourbillon vertigineux d’un groupe de valseurs il se trouva entraîné très loin du lord. Celui-ci s’était dirigé vers les cabines ; il tenait à faire constater sa présence au plus grand nombre possible d’invités.

Robert se trouva, lui, soudainement porté à quelques pas du général de Bernoise qu’il salua respectueusement.

Le général paraissait de bonne humeur. Il félicita le journaliste sur les articles fortement documentés qu’il avait publiés pendant la guerre des Balkans.

– Puis, ajouta malicieusement M. de Bernoise, il faut aussi que je vous complimente sur vos succès au jeu. Il n’est bruit que de cela, vous avez, paraît-il, une veine insolente.

– On exagère, dit Robert un peu honteux, je ne suis pas ce qu’on appelle un joueur, mais quand je m’ennuie – quand il n’y a en Europe aucune guerre intéressante à suivre – je fais appel à toutes les distractions possibles et imaginables.

– Ce qu’il y a de pis, continua le général d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, c’est que vous débauchez mes officiers les plus sérieux.

– De qui voulez-vous donc parler, mon général ?

– Tenez, par exemple, il y a le capitaine Marchal ! Avant votre arrivée à Boulogne, on ne le rencontrait jamais nulle part ; il ne sortait guère de son cabinet de travail. Vous en avez fait, paraît-il, par votre seul exemple, un joueur enragé.

– Moi ?

– Mais oui, vous, du moins, s’il faut en croire ce qu’on raconte. On ajoute même que le capitaine aurait perdu au casino une grosse somme.

Robert était furieux de ce qu’il entendait ; son visage s’était empourpré de colère et d’indignation, mais il fit un effort pour se contenir.

– Mon général, répondit-il, je vous suis très reconnaissant de m’avoir mis au courant des méchants bruits qui planent sur la réputation de mon ami Marchal.

– Je n’ai fait que vous répéter ce que tout le monde dit.

– Mon général, reprit le reporter avec chaleur, je vous donne ma parole d’honneur que le capitaine Marchal a joué hier soir pour la première fois de sa vie et il est à ce point mécontent de l’avoir fait qu’il s’est juré de ne plus recommencer. J’ai dû même subir de sa part, à ce propos, un véritable cours de morale.

Le général de Bernoise ne put s’empêcher de sourire.

– Je vois, fit-il, qu’il ne faut pas attaquer vos amis en votre présence.

– Mon général, je ne fais que mon devoir en proclamant la vérité.

– Je suis d’ailleurs charmé que le capitaine Marchal ne soit pas joueur, comme on avait essayé de me le faire croire.

– On s’était trompé. Je puis vous l’affirmer.

– Vous êtes, je le sais, le meilleur ami du capitaine, puisque nous parlons de lui en toute franchise, je vais vous mettre au courant d’une autre calomnie qui circule à son sujet dans certains milieux. On affirme qu’il entretient de mystérieuses relations avec miss Arabella.

Robert se récria avec d’autant plus de sincérité qu’il ignorait les visites nocturnes de son ami chez la belle espionne.

– Voilà, s’écria-t-il, une fable qui dénote une fertile imagination de la part de ceux qui l’ont mise en circulation. Il faudrait pour croire une pareille chose ne pas connaître Marchal.

– Cependant il connaît miss Arabella.

– C’est possible, mais cela ne prouve rien. Jamais, quoi qu’il soit invité chaque fois, il n’assiste à aucune des réceptions de lord Willougby. Vous le chercheriez en vain ce soir.

– En effet, dit M. de Bernoise, je ne l’ai pas aperçu.

– Il est parti pour Étaples, passer sagement, comme il le fait chaque semaine, la journée du dimanche chez son vieil oncle. Puis Marchal est très timide. Je le vois mal faisant la cour à l’orgueilleuse Anglaise… sans compter que les études auxquelles il se livre ne lui laissent pas beaucoup de loisirs.

Cette véhémente protestation vint raffermir les secrètes conjectures du général ; il se reprocha d’avoir pu ajouter foi aux perfides insinuations d’une lettre anonyme.

– Monsieur le correspondant de guerre, dit-il gaiement, je suis tout à fait de votre avis. Le capitaine Marchal est passionné pour la science, et c’est une passion trop absorbante pour n’être pas incompatible avec les autres…

À ce moment Yvonne vêtue d’une exquise toilette blanche et bleue, un gros bouquet de camélias et de roses blanches à la ceinture, revenait près de son père, reconduite par son valseur. Le charmant visage de la jeune fille était rose de plaisir.

– Père, murmura-t-elle, il fait ici une chaleur terrible ! Je meurs littéralement de soif.

– Prends mon bras, je vais te conduire au buffet.

– J’accepte avec enthousiasme.

– Nous n’avons pas vu le capitaine Marchal, dit M. de Bernoise avec un malicieux sourire.

– Je serais très étonné de le voir ici ; le capitaine est tout à ses travaux ; il est bien rare qu’il assiste aux fêtes du genre de celle-ci.

Yvonne était ravie du brusque changement qui s’était opéré dans la manière de voir de son père ; quelques heures auparavant il paraissait furieux contre Marchal et maintenant, il parlait de lui de la façon la plus cordiale.

– Père a eu un accès de mauvaise humeur, se dit-elle, et maintenant il n’y pense plus. J’avais eu tort de m’alarmer.

Le père et la fille parcoururent quelque temps le salon, enchantés de tout ce qu’ils voyaient.

Tout à coup, ils se trouvèrent en face de Robert Delangle et le général profita de l’occasion pour présenter à sa fille le célèbre correspondant de guerre, dont les articles à sensation, présentés sous une forme très psychologique et très littéraire, avaient été traduits dans toutes les langues.

La jeune fille n’ignorait pas que Robert était un des meilleurs amis du capitaine Marchal ; elle fit au reporter le plus gracieux accueil.

Tout en devisant ils firent ensemble le tour des salons et échangèrent quelques paroles avec miss Arabella.

Yvonne fut frappée de la beauté de la jeune femme, mais tout à coup sans s’en expliquer à elle-même la raison, elle se sentit le cœur serré. Par une de ces étranges intuitions qui se produisent plus souvent qu’on ne le croit, la belle Anglaise lui était devenue brusquement antipathique.

Quant à M. de Bernoise complètement revenu de ses préventions, il se demandait comment il avait pu s’imaginer un instant que le capitaine Marchal – pauvre et modeste, comme il le connaissait, – eût osé prétendre à la conquête de l’orgueilleuse Arabella.

Pendant qu’il se livrait à ses réflexions, la jeune femme après avoir salué gracieusement le général et sa fille, s’était dirigée vers l’arrière du yacht.

D’un rapide coup d’œil elle s’assura que personne ne l’espionnait et se glissa dans la cabine de lord Willougby.

Quelques minutes plus tard, celui-ci qui venait de traverser les salons pour bien faire constater sa présence à ses invités ne tardait pas à la rejoindre.

– Avez-vous réussi ? demanda impatiemment l’espionne à son complice.

– Oui et non, grommela le jeune homme. Je n’ai pas trouvé les plans de l’avion blindé. Marchal a dû les emporter avec lui.

Arabella eut un geste de colère ; ses yeux étincelèrent ; toute sa physionomie revêtit une expression de mépris et de dureté extraordinaire.

– Vous êtes un maladroit, murmura-t-elle. J’aurais dû agir moi-même. Mais je ne veux pas porter la peine de votre incapacité ! J’écrirai à la Wilhelmstrasse qu’on vous remplace par un collaborateur plus intelligent. Vous savez pourtant que si mes renseignements sont exacts, la déclaration de guerre est imminente.

– Ayez donc un peu plus de patience, répliqua-t-il nerveusement ; je n’ai pas les plans, mais j’ai le moyen de les avoir.

Et il expliqua comment il s’était emparé des billets de banque trouvés dans le coffre-fort de l’officier et de quelle manière il comptait en faire usage.

– Somme toute, dit-elle, un peu calmée, vous avez agi pour le mieux. Le capitaine Marchal va se trouver entièrement à notre discrétion. Le général qui, grâce à la lettre anonyme, croit que son protégé est un joueur, ne prendra pas sa défense et ne le croira pas.

– Vous avez peut-être eu tort de vous nommer dans cette lettre.

– Pas du tout, car de cette façon le général ne se doutera jamais que c’est moi qui l’ai écrite.

– Autre chose. Croyez-vous que le capitaine viendra au rendez-vous que vous lui avez assigné pour cette nuit ?

– J’en suis sûre. Il m’aime à la folie, il s’imagine que je suis prête à l’épouser.

– Je n’en suis pas si sûr que vous. Sa conduite à votre égard est bizarre et capricieuse. Il a refusé catégoriquement d’assister à notre fête et j’ai appris qu’il avait été longtemps très épris de la fille du général de Bernoise.

– Ce que vous avancez là est exact ?

– Absolument et tenez voici un carnet que j’ai trouvé dans le coffre-fort et qui ne laisse subsister à cet égard aucun doute.

Avec une moue de dépit, miss Arabella avait pris le carnet des mains de son complice, elle lut.

« Mademoiselle Yvonne est une exquise personne. Quoi qu’il puisse advenir je sens bien que je l’aimerai toujours et n’aimerai jamais qu’elle… »

– Est-ce que ce Français se serait moqué de moi ? grommela-t-elle furieuse.

Puis après un moment de réflexion.

– Non, c’est impossible ; ces pages sentimentales doivent être antérieures à l’époque où il a fait ma connaissance ! Cependant je prendrai mes précautions ; il ne faudrait pas que cette jeune fille vînt se mettre en travers de mes plans.

« Quoi qu’il en soit, conclut-elle, il viendra certainement au rendez-vous. C’est là une question de courtoisie…

– Tâchez alors de le retenir le plus longtemps possible, il faut qu’il soit vu à Boulogne alors qu’il est parti ouvertement pour Étaples. On supposera tout naturellement qu’il n’est revenu en ville que pour prendre l’argent.

– C’est tout à fait juste. Soyez tranquille. Je ferai tout le nécessaire et, quoi qu’il arrive, je suis persuadée que tout marchera très bien.

Les deux espions discutèrent encore quelques-uns des détails du plan machiavélique qui devait amener la perte du capitaine Marchal et regagnèrent les salons.

Parmi les invités un seul s’était aperçu de leur absence. C’était Robert.

Appuyé à une caisse d’orangers il demeurait perdu dans ses réflexions. Plus que jamais il avait été frappé de l’étrange ressemblance qui existait entre Arabella et la célèbre « dame noire des frontières » qu’il avait connue au moment de la guerre balkanique.

– J’en aurai le cœur net, murmura-t-il. Dès demain je vais me mettre en campagne et me procurer des renseignements exacts sur ce soi-disant lord et sa sœur. Leurs allures mystérieuses, le luxe tapageur dont ils s’entourent, me semblent suspects à plus d’un égard…

Tout en monologuant ainsi, Robert se frayait un passage à travers la foule qui encombrait les salons d’en bas, chassée qu’elle était du pont par les serviteurs qui disposaient les petites tables du souper. Les côtés de la tente avaient été relevés et la brise marine rafraîchissait délicieusement l’atmosphère enfiévrée.

Sur un signe de lord Willougby, l’orchestre joua la Marseillaise et le God save the King puis après les applaudissements obligés, les invités prirent place autour des tables.

L’enthousiasme devint du délire, quand, au dessert, en même temps que sautaient les bouchons de champagne, les premières fusées du feu d’artifice se lancèrent vers le ciel sombre en poignées d’étoiles de toutes les couleurs, en bouquets éclatants qui allaient s’éteindre au loin sur les vagues qu’ils illuminaient de leurs feux versicolores.

La foule massée sur les quais poussait de longs vivats. Tout le monde s’extasiait sur le bon goût et la magnificence du noble lord.

Avant le souper, le général de Bernoise s’était retiré avec sa fille et d’autres officiers généraux avaient suivi leur exemple. Les seuls invités restés après le feu d’artifice étaient tous des jeunes gens et des jeunes femmes, ardents au plaisir, infatigables.

Le pont avait été en un clin d’œil débarrassé des tables du souper, il était redevenu une salle de bal où les couples enlacés tournoyaient de plus belle.

À ce moment l’attention générale était retenue par le bouquet final du feu d’artifice, déployant sur l’azur déjà plus pâle du ciel nocturne, comme un immense éventail de pierreries.

Miss Arabella et Maud, sa femme de chambre, vêtues de longs manteaux et le visage dissimulé sous d’épaisses voilettes mirent cet instant à profit pour quitter le yacht et se perdirent dans la foule encore nombreuse sur les quais.

Un quart d’heure plus tard, après s’être assurées que personne ne les avait suivies, elles pénétraient dans la villa.

Elles venaient à peine d’y entrer lorsqu’on frappa discrètement à la porte. Après s’être assurée que le nocturne visiteur était bien le capitaine Marchal, la femme de chambre alla lui ouvrir et l’introduisit dans le petit salon où se tenait miss Arabella.

Le capitaine serra la main à la jeune femme d’un air un peu contraint, il paraissait triste et pensif.

Arabella elle-même, malgré les efforts qu’elle faisait pour bien jouer son rôle était visiblement distraite, en proie à quelque secrète préoccupation. Il y eut quelques minutes d’un silence embarrassé.

Pourtant, lorsque la jeune femme, débarrassée de son manteau, apparut éblouissante dans sa robe de bal, Marchal ne put s’empêcher de la complimenter sur sa beauté.

– Flatteur ! dit-elle en riant, mais pourquoi donc avez-vous l’air si sombre ce soir ? Vous devriez me remercier du sacrifice que je fais en quittant la fête pour venir passer quelques instants avec vous.

– Je vous en suis infiniment reconnaissant, croyez-le…

– On ne le dirait pas. La meilleure façon de me prouver votre reconnaissance, c’est de vous montrer un peu plus gai, vous avez une mine d’enterrement.

– J’ai beaucoup de travail en ce moment, je suis un peu fatigué…

Puis prenant brusquement son parti, il ajouta :

– Mais ce n’est pas cela, il faut que, ce soir, je vous parle très franchement. Je crains que mes visites ne fassent du tort à votre réputation. Déjà, je le sais, des potins ont circulé…

Marchal s’était enfin décidé à rompre courtoisement avec miss Arabella mais il était loin de s’attendre à la résistance qu’elle lui opposa.

– Que m’importent les potins et les calomnies ? s’écria-t-elle avec colère. Je suis absolument indépendante et d’ailleurs puisque vous êtes mon fiancé !

– Je vous ai déjà dit bien des fois que je suis pauvre, votre frère n’approuverait pas une telle union…

– Je vois que vous ne m’aimez plus, s’écria-t-elle avec rage. Vous ne m’auriez pas tenu un pareil langage, il y a seulement quelques jours. Sans doute qu’une autre plus belle que moi a trouvé le chemin de votre cœur, mais je me vengerai !…

Arabella était réellement très froissée dans son amour-propre de jolie femme. Elle comprenait que lord Willougby avait dit vrai et que malgré toutes les formes polies qu’il y mettait, le capitaine Marchal voulait rompre… Mais elle eut la force de dominer les véritables impressions qu’elle ressentait et ce fut en souriant qu’elle reprit :

– Je plaisante quand je dis que je me vengerai. Je sais que vous ne me parlez ainsi que par délicatesse. Vous rougissez de votre pauvreté, vous me trouvez trop riche pour vous. Mais le temps arrangera tout cela. Je sais qu’au fond vous m’aimez toujours.

Marchal ne s’était pas attendu à une pareille réponse. Il ne pouvait avouer à miss Arabella qu’il en aimait une autre. Puis il ne savait pas dissimuler.

Il s’apercevait un peu tard que miss Arabella n’était pas une de ces femmes avec lesquelles il est aisé de se brouiller.

Après une longue discussion, il fut obligé de promettre qu’il n’interromprait pas ses visites, il se repentait maintenant de l’imprudence qu’il avait eue de courtiser cette altière et despotique personne.

Arabella était arrivée à son but, il faisait grand jour quand le capitaine sortit de la villa et se rendit à la gare pour regagner Étaples par un des trains du matin. Dès qu’il fut sorti, la jeune femme donna libre cours à sa colère.

– Le misérable ! s’écria-t-elle avec rage. Il se moquait de moi, il me prenait pour son jouet, et moi qui avais la sottise de me croire aimée de lui, mais il ne se doute pas du terrible orage qui, en ce moment, s’amasse au-dessus de sa tête. Je serai bien vengée !

Quand Marchal arriva à Étaples il eut la contrariété de trouver son oncle déjà levé, en train de prendre le genièvre matinal en compagnie de l’honnête Ronflot.

– Il paraît, monsieur mon neveu, dit le vieillard avec un bon sourire, que tu as été plus matinal que nous.

– Oui, répondit Marchal en rougissant, j’ai eu cette nuit un violent mal de tête, et, ne pouvant dormir, j’ai pris le parti d’aller faire un tour sur la grève.

– Tu serais retourné jusqu’à la ville que je n’en serais qu’à moitié surpris : tu es couvert de poussière !…

– Ma foi non, balbutia l’officier, c’est trop loin.

– Eh ! Eh !

– Si j’avais eu affaire à Boulogne cette nuit, il eût été plus simple pour moi d’y rester.

– C’est ton affaire, mais si tu veux m’en croire, tu profiteras de ce que la mer est haute et que le soleil est chaud pour prendre un bain. Je mettrai le couvert pendant ce temps-là. Ta promenade a certainement dû te donner de l’appétit.

Marchal s’empressa de suivre ce sage conseil et après le déjeuner il se trouva tout ragaillardi. Le restant de la journée il s’efforça de bannir de sa pensée l’obsédante image de miss Arabella, se jurant à lui-même de commencer désormais une existence toute nouvelle.

CHAPITRE VIII – LA PISTE

Le lundi matin, vers dix heures, Robert Delangle qui suivant son habitude s’était couché très tard, n’était pas encore levé. Tout en savourant avec délices un vaste bol de thé qu’accompagnaient des tartines grillées, beurrées et salées à point, il avait attaqué une pile de journaux de tous les formats et les parcourait distraitement.

Il fut brusquement arraché à cette paresseuse béatitude par un violent coup de sonnette.

– Je me demande un peu, murmura-t-il en étouffant un bâillement, qui est-ce qui vient déjà me déranger ? On ne peut pas être une minute tranquille !

La minute d’après, la vieille femme de ménage de Robert pénétrait dans la chambre à coucher et remettait à son maître une lettre dont l’adresse griffonnée en larges traits était presque illisible. L’enveloppe portait dans un angle la mention « urgente et personnelle ».

– C’est un soldat qui vient d’apporter cela, expliqua la vieille femme, et il a dit que c’était très pressé.

Robert tournait et retournait la missive entre ses doigts avant de se décider à rompre le cachet.

– Tiens, fit-il, mais c’est l’écriture de Marchal ! Que peut-il me vouloir de si bonne heure ? Ou je me trompe fort, ou ce message urgent est une invitation à déjeuner.

Mais il sursauta en lisant ces quelques lignes :

« Mon cher ami,

Mon bureau a été cambriolé pendant mon absence et complètement dévalisé. Fort heureusement, j’avais emporté avec moi les plans de mon avion blindé.

« Viens vite me rejoindre, j’ai besoin de tes conseils et peut-être de ton aide. Je compte sur toi.

« Ton ami, Marchal. »

Robert avait sauté à bas de son lit et s’était mis en devoir de s’habiller. Dix minutes plus tard, il dégringolait précipitamment les rues en pente de la vieille ville et courait chez son ami.

Par un singulier hasard, chemin faisant, il rencontra lord Willougby qui, de l’air flegmatique qui lui était habituel, faisait à pied sa promenade matinale. Tous deux se saluèrent en échangeant quelques phrases de politesse banale.

À la grande surprise de Robert, l’Anglais était déjà au courant du vol commis dans le bureau du capitaine ; le reporter ne put s’empêcher de marquer son étonnement en voyant son interlocuteur si bien informé.

– Vous m’étonnez, dit Willougby avec un grand calme. Pour un correspondant de guerre permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas très bien informé. Le cambriolage a été constaté à huit heures par l’ordonnance du capitaine et déjà la nouvelle a fait le tour de la ville.

Et il ajouta d’un ton hypocrite :

– Ce qui arrive est très fâcheux pour le capitaine Marchal ; que ce soient des valeurs ou des documents militaires qui lui aient été soustraits, il peut en résulter pour lui de très sérieux désagréments.

– Je ne vois pas comment, dit Robert, encore sur le coup de l’émotion que lui causait le malheur arrivé à son ami.

– Le capitaine est tout au moins coupable de négligence. Je ne sais pas encore comment le vol s’est produit, mais M. Marchal aura bien de la chance s’il évite le conseil de guerre.

– Je vous quitte, s’écria brusquement le reporter, je ne suis pas plus que vous au courant des faits, je cours chez Marchal.

– Vos conseils ne peuvent que lui être précieux, on sait que vous avez une grande habitude de ces délicates enquêtes. Je compte d’ailleurs aller aussi lui rendre visite dans la journée, pour lui offrir mes services.

– Je ne vois pas bien quels services…

– Bah ! fit lord Willougby avec insouciance, un homme peut toujours être utile à un autre homme. Si on n’a volé au capitaine que de l’argent, je mettrai volontiers à sa disposition n’importe quelle somme. Comme on dit en France, plaie d’argent n’est pas mortelle. Je sais que vous êtes le meilleur ami de M. Marchal, vous pouvez lui faire cette offre de ma part.

– Je doute fort qu’il accepte, répliqua Robert.

– Et pourquoi donc n’accepterait-il pas ?

– Vous n’êtes pas de très vieilles connaissances puis vous êtes étranger.

– Qu’importe ? Le capitaine était, il n’y a pas trois jours, mon partner au casino et c’est un brave et savant officier que j’estime tout particulièrement.

– Je vous remercie en son nom, milord et je me sauve.

– Au revoir, dites-lui bien surtout que de toute manière, il peut disposer de moi et compter sur ma discrétion…

– Je n’y manquerai pas.

Après avoir échangé avec l’Anglais une cordiale poignée de main, le reporter continua sa route, cherchant vainement à s’expliquer l’offre généreuse qui venait de lui être faite. Il conclut que, pour agir comme il le faisait, lord Willougby devait avoir quelque mobile secret et il se résolut d’être sur ses gardes plus que jamais.

Robert trouva son ami seul dans le bureau qu’il arpentait mélancoliquement de long en large.

– Allons ! s’écria Robert avec son entrain habituel, il faut réagir, se remuer… Le mal n’est peut-être pas si grand que tu te l’imagines… Tu as l’air consterné !

– Il y a de quoi.

– Un peu de courage, que diable ! Ressaisis-toi. Et d’abord, mets-moi vite au courant.

– Ce sera vite fait. Le vol dont je suis victime te paraîtra comme à moi tout à fait inexplicable. Je n’ai découvert aucune trace d’effraction, tous mes papiers, les moindres objets de mon bureau étaient ce matin à la place où je les avais laissés samedi soir. Seulement quand, sur mon ordre, Ronflot, mon ordonnance, a ouvert le coffre-fort, il n’y a plus trouvé trace des billets de banque que m’avait remis le général de Bernoise pour la construction du modèle réduit de mon avion blindé.

– Voilà qui est en effet assez extraordinaire.

– Je n’y comprends rien. J’ai beau essayer de raisonner !… j’ai la tête perdue.

– Calme-toi ! Nous allons examiner les faits ensemble, à tête reposée. Le voleur si habile qu’il soit a dû laisser derrière lui quelque indice.

– Et si on ne le retrouve pas ? Sais-tu qu’il s’agit d’une somme énorme pour moi : quarante mille francs !

– Diable !…

– Je ne cacherai pas que la façon mystérieuse dont ce vol a été commis ne me laisse aucun espoir. Puis, des billets de banque, c’est facile à dissimuler… et le voleur a vingt-quatre heures d’avance. À l’heure qu’il est, il doit être en sûreté, très loin, peut-être en Angleterre…

– Et tu es tenu de rembourser, si le malfaiteur demeure introuvable ?

– C’est de toute évidence. Je suis responsable de cet argent. Il faut que je le rende, à tout prix ! Et je n’en vois pas le moyen…

– Ne te désespère pas, mon pauvre vieux, je puis déjà mettre à ta disposition dix mille francs.

– Je te remercie, mon cher ami, ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais ton dévouement ! Mais les autres trente mille francs hélas ?

– Nous chercherons ensemble.

– Inutile. Quel est l’homme d’affaires qui voudrait avancer à un officier sur sa solde une somme aussi considérable ? Il n’y en a pas.

Robert demeura quelques instants silencieux.

– Tu vois bien, reprit tristement le capitaine Marchal, tu es comme moi, tu ne trouves pas.

– Si, peut-être, fit le reporter avec hésitation, il y aurait un moyen, je suis sûr que lord Willougby se ferait un plaisir de t’avancer l’argent qui te manque.

– Jamais, s’écria Marchal, dont le visage s’empourpra, jamais je ne demanderai à cet homme un semblable service.

– Je comprends tes scrupules, mais dans un cas désespéré comme le tien…

– N’insiste pas, jamais je ne ferai cette démarche. Lord Willougby est un étranger que je ne connais pas assez pour m’adresser à lui… Ma situation est sans issue… Et c’est aujourd’hui même que je devais donner des acomptes aux constructeurs.

Le capitaine Marchal baissa la tête avec accablement. Robert réfléchissait.

– Tu as prévenu le général de Bernoise ? demanda-t-il enfin.

– Oui, je suis passé à son hôtel, il m’a écouté silencieusement et n’a pas eu le moindre mot de reproche pour ce que d’autres eussent appelé ma négligence. Il a au contraire essayé de me consoler. J’étais honteux de tant de bonté.

– Cependant, à ce que j’ai cru comprendre, le général avait prélevé cet argent sur sa fortune personnelle ?

– Oui, malheureusement… c’est – j’en ai presque la certitude maintenant – une partie de la dot de Mlle Yvonne. Comprends-tu maintenant qu’il faut que je rembourse ces quarante mille francs à tout prix ?

– Certes, il le faut. As-tu au moins déposé une plainte ?

– Je l’ai fait. J’ai mis au courant des faits le commissaire central, le commissaire spécial des frontières et même un célèbre détective anglais, master Frock, en ce moment en vacances dans notre ville, mais je crains fort que tout cela ne serve à rien.

– Que t’ont-ils dit ?

– Rien d’affirmatif. Ce n’est qu’après l’enquête qu’ils se prononceront sur les chances que je puis avoir de rentrer dans mes fonds. Cependant on les dit tous trois très habiles, chacun dans leur genre.

– Tu ne soupçonnes personne ?

– Personne.

– Examinons un peu les gens qui t’entourent, proposa Robert. Qui sait si nous ne découvrirons pas une bonne piste ?

– Volontiers. Il y a d’abord le fourrier qui me tient lieu de secrétaire. C’est un très honnête garçon, un ancien comptable, d’une probité scrupuleuse. D’ailleurs il est parti en permission samedi bien avant moi et il a très exactement rendu compte de l’emploi de son temps du samedi au lundi.

– Bon, celui-là est hors de cause : et ton ordonnance ?

– Ronflot ! J’en réponds comme de moi-même. Il m’est absolument dévoué. Puis je l’avais emmené avec moi ; nous sommes partis en même temps samedi et revenus ensemble ce matin. Quand il s’est aperçu du vol, il était presque aussi consterné que je l’étais moi-même. Ce n’est certes pas sur lui que peuvent s’égarer les soupçons.

– L’énigme semble véritablement indéchiffrable. À mon avis, les empreintes digitales, s’il y en a, pourraient seules fournir quelques indices sur les malfaiteurs.

– Il ne faut pas même compter là-dessus.

– Que veux-tu dire ?

– Par une véritable fatalité, Ronflot, dès en arrivant, a brossé, ciré, épousseté, nettoyé tous les meubles du bureau. S’il y a jamais eu des empreintes, il a dû les effacer.

– Tu n’as pas de chance, murmura Robert, devenu tout à coup pensif.

– Sais-tu bien, fit-il au bout d’un instant, que ces cambrioleurs qui ne laissent aucune trace de leur passage vont paraître à bien des gens tout à fait invraisemblables ? Personne n’y croira. Et, ma foi, si tu n’étais pas aussi bien noté…

– Que veux-tu dire ?

– Tout simplement cette chose terrible, dont mon amitié pour toi me fait un devoir de te prévenir. C’est que les soupçons pourraient tomber sur toi.

Le capitaine Marchal était devenu blême ; ses jambes se dérobaient sous lui. Les paroles de Robert venaient seulement alors de lui faire entrevoir toute la profondeur du gouffre où il était tombé.

– Je n’avais pas songé à cela, balbutia-t-il, éperdu. C’est épouvantable !

– Pourquoi, après tout, n’accepterais-tu pas les services de lord Willougby ? Je puis te dire maintenant que c’est lui qui, spontanément, m’a offert de te venir en aide ; il a même insisté avec beaucoup de chaleur.

– Ne reviens pas sur ce sujet, répliqua le capitaine Marchal avec impatience. Je t’ai déjà dit qu’il m’était impossible, pour toute sorte de raisons, d’accepter cette offre.

– Je ne t’en parlerai plus, murmura le reporter.

Et changeant brusquement de ton :

– Continuons notre petite enquête, reprit-il. Tu n’as pas de soupçons contre le soldat Bossard, qui s’est évadé de façon si habile cette même nuit du samedi au dimanche ?

– Non. J’avais pensé tout d’abord à lui ; mais, en réfléchissant un peu, je me suis rendu compte qu’il ne pouvait pas être coupable et c’est aussi l’opinion du général de Bernoise. Comment veux-tu que Bossard, qui avait été soigneusement fouillé avant d’être mis en cellule, ait pu se procurer les fausses clefs et les outils indispensables pour fracturer, surtout sans laisser de traces, un coffre-fort aussi solide que le mien ?

– Je suis de ton avis. Je connaissais Bossard et c’était un bon diable, à part son caractère un peu trop indépendant et sa propension à faire la « nouba » en toute occasion.

– Son évasion s’explique d’une façon très simple. Bossard était très aimé de ses camarades ; ils ont dû favoriser sa fuite. Dans le courant de la nuit du samedi, il a sans doute profité du sommeil des hommes de garde pour escalader la grille, et la sentinelle a fait mine de ne rien voir. Cette explication est celle qui a paru au général de Bernoise aussi bien qu’à moi la plus plausible.

À ce moment, Ronflot pénétra dans le bureau et remit au capitaine Marchal un large pli officiel.

– Ce n’est rien d’intéressant, murmura-t-il après avoir lu ; il faut seulement que j’aille jusqu’au bureau du commandant pour y signer quelques pièces.

– Tu n’en as pas pour longtemps ? demanda le reporter.

– Pour dix minutes au plus.

– Très bien. Pendant ce temps, j’irai prévenir lord Willougby de ton refus. Il devait d’ailleurs te rendre visite.

– Eh bien ! c’est cela, reviens ici en même temps que lui. Mais, n’oublie pas ce que je t’ai dit. Je ne veux rien accepter de lui.

– Et toi, ajouta-t-il en se tournant du côté de Ronflot, ne laisse entrer personne ici en mon absence. Le commissaire a recommandé que l’on ne dérangeât aucun objet avant son retour et que l’on n’admît personne, sauf en ma présence.

Les deux amis se séparèrent.

Marchal fut de retour le premier. Pendant sa courte absence, une femme était venue apporter une lettre et, en la donnant à Ronflot, lui avait bien recommandé de ne la remettre qu’en mains propres, au capitaine lui-même, et de ne la faire voir à personne.

Marchal tressaillit en reconnaissant sur l’enveloppe la longue écriture aristocratique de miss Arabella.

Voici ce que contenait la lettre :

« Cher ami,

« Je suis au courant des ennuis qui vous arrivent. N’hésitez pas à accepter l’offre de mon frère, c’est le seul moyen pour vous d’éviter de grands malheurs. Je ne puis m’expliquer plus clairement.

Votre tout affectionnée

A.

« P. S. – Brûlez ce billet, sitôt que vous l’aurez lu. C’est très important. Je ne veux pas qu’on puisse se douter de l’immense intérêt qui s’attache, pour moi, à tout ce qui vous touche. »

Marchal s’empressa d’obéir à cette prudente recommandation, sans réfléchir tout d’abord à ce qu’elle pouvait avoir de singulier.

Il jeta le billet et l’enveloppe dans la cheminée. Des étincelles couraient encore sur le papier noirci par la flamme, lorsque Robert Delangle revint.

– J’ai vu lord Willougby, dit-il… il viendra dans un instant te réitérer son offre. Il est extrêmement vexé de ton refus. Tu persistes toujours dans ta résolution ?

– Oui.

– Eh bien ! permets-moi de te dire, répliqua Robert d’un ton grave, que tu as tout à fait tort. J’ai beaucoup réfléchi. Il y a dans ce vol quelque chose d’incompréhensible et le meilleur moyen d’arriver à connaître la vérité, serait peut-être d’accepter l’offre de l’Anglais.

– Tu crois ? fit Marchal déjà à demi convaincu.

– J’en suis sûr. Tu sais que tu n’as jamais eu à te repentir d’avoir suivi mes conseils. Cette fois encore, fais ce que je te dis et tu t’en trouveras bien.

– Eh bien ! soit, murmura l’officier. J’ai toute confiance dans ton amitié.

Tous deux demeurèrent quelque temps silencieux, Marchal considérait pensivement ce qui restait du billet de miss Arabella : une pincée de cendre grise d’où montait encore une légère fumée.

Cinq minutes plus tard, lord Willougby escorté comme toujours de l’impassible Gerhardt faisait son entrée dans le bureau et saluait cérémonieusement les deux amis.

Robert se précipita au-devant du visiteur.

– J’ai réussi à persuader l’ami Marchal ! s’écria-t-il joyeusement. Il accepte.

Malgré tout son empire sur lui-même, Willougby ne put réprimer un sourire de satisfaction. Son visage s’épanouit, pendant qu’il serrait la main du capitaine Marchal avec une cordialité inaccoutumée.

Le regard de l’espion s’arrêta quelques instants sur le petit tas de cendre dans la cheminée et il échangea avec Gerhardt un furtif coup d’œil.

Marchal, lui aussi, s’était déridé. L’idée qu’il allait pouvoir rembourser les quarante mille francs du général le soulageait d’un poids immense.

– Je suis honoré de votre visite en cette pénible circonstance, dit-il. Vous êtes au courant du malheur qui me frappe ?

Il avançait en même temps un siège au visiteur ; celui-ci le prit et s’y installa, pendant que Gerhardt restait debout dans une attitude obséquieuse.

– Ce n’est pas si grave que vous vous le figurez, répondit l’espion d’un ton hypocrite ; cela s’arrangera, j’en suis persuadé, très aisément.

– Milord, interrompit tout à coup Robert, je ne vous ai pas encore félicité de votre splendide réception de samedi dernier. Je vous en fais tous mes compliments.

– Ma foi, je n’ai pas à me plaindre, fit Willougby avec une bonhomie pleine de fatuité. C’était assez réussi. Mes invités et surtout mes invitées ont fait preuve d’un entrain et d’une bonne grâce charmante. On a dansé jusqu’au petit jour. Aussi, avouerai-je que j’étais très fatigué…

Il ajouta en s’adressant à Marchal :

– Permettez-moi d’espérer, capitaine, qu’à la prochaine occasion, vous me ferez l’honneur d’être des nôtres. J’ai vivement regretté votre absence.

– Je vous promets de vous l’amener, dit Robert ; n’est-ce pas, mon vieux ?

– Mais, certainement…

La conversation continua ainsi quelque temps, sans qu’on en vînt à aborder le point important.

Ce fut Robert qui se chargea de mettre, comme on dit, les points sur les i.

– Tout à l’heure, milord, dit-il à Willougby, je vous ai mis au courant du vol dont mon ami vient d’être victime.

– Et j’ai spontanément offert d’avancer au capitaine Marchal la somme qui lui manque. C’est me faire un grand plaisir que de me donner l’occasion de rendre un si léger service à un parfait gentleman, à un brave et loyal officier.

Marchal serra la main de Willougby.

– Milord, lui dit-il, je suis trop ému pour vous exprimer, comme je le devrais, toute ma gratitude.

– Capitaine, répliqua Willougby, avec une feinte cordialité, pas de remerciements, je vous prie. Ce que je fais ne vaut vraiment pas la peine qu’on en parle. Ne suis-je pas un ancien officier de l’armée de Sa Majesté ? Il est tout naturel qu’entre collègues on se rende de ces légers services. Les soldats de tous les pays devraient, en temps de paix, se considérer comme des frères. Cela ne les empêcherait pas d’être braves et de faire leur devoir au jour du péril.

– Oui, reprit Robert avec enthousiasme, il en était ainsi aux glorieuses époques de jadis. Deux chevaliers, après avoir partagé leur bourse et bu dans la même coupe se battaient jusqu’à la mort !

Willougby eut un sourire sarcastique.

– Vous voilà bien, s’exclama-t-il, vous autres Français, avec votre étonnante imagination ! Évoquer les splendeurs de la chevalerie, à propos d’un vulgaire prêt d’argent !… C’est peut-être un peu exagéré, mais, en tout cas, très amusant.

– J’espère, dit Marchal, ne pas rester longtemps votre débiteur. Les intérêts…

– Vous me rembourserez quand vous voudrez, dans deux ans ou dans dix ans. Cela n’a pour moi aucune espèce d’importance. Quant aux intérêts, qu’il n’en soit plus question entre nous. Je suis baronnet et ancien officier de l’armée britannique et non pas homme d’affaires !

Robert était enchanté de voir la tournure que prenaient les événements. L’affaire allait s’arranger, pour ainsi dire, d’elle-même. Il comprit que sa tâche était remplie et que sa présence n’était plus indispensable.

– Je vous laisse, messieurs, dit-il… vous m’excuserez, mais je n’ai pas encore dépouillé mon courrier.

Vainement, on essaya de le retenir.

Il salua et sortit, l’air très affairé, quoique en réalité, il n’eût rien à faire ce matin-là.

Il alla flâner dans le superbe square qui se trouve à peu de distance des casernes. Il se proposait de guetter le départ de l’Anglais et de remonter ensuite chez Marchal pour apprendre de lui si tout s’était bien passé.

Puis, tout à coup, après avoir consulté son carnet de notes, il se leva, alla jusqu’à la grille de la caserne et demanda au chef de poste à parler au soldat Louvier, le même qui, de faction sous les fenêtres du bureau, avait favorisé la fuite de Bossard.

Robert venait d’avoir une bonne idée.

CHAPITRE IX – PRIS AU PIÈGE

Marchal et Willougby étaient maintenant seuls. Sur un signe de son maître, l’impassible Gerhardt avait disparu, il était allé dans la pièce voisine tenir compagnie à Ronflot.

– Maintenant, dit aimablement Willougby, je suis à vos ordres. Hâtons-nous d’en finir avec cette petite affaire.

Et il fit un geste comme pour prendre son portefeuille.

– Un moment, milord, fit Marchal. Vous ne me refuserez pas d’accepter une tasse de thé… ou un verre de porto ? Un de mes amis, de passage à New York, m’a envoyé tout dernièrement quelques bouteilles d’un vieux porto blanc, provenant des caves du milliardaire Jay Gloud.

– Eh bien ! soit. J’accepterai un verre de ce vin presque historique. Nous le dégusterons tout en causant.

Marchal sonna, donna ses ordres, et bientôt Ronflot revenait avec un plateau qui supportait un flacon poudreux, une théière et des sandwichs.

Willougby but un verre de porto qu’il déclara exquis. Maréchal se contenta d’une tasse de thé.

– Un cigare, proposa Willougby en tirant de sa poche un étui de vermeil d’un curieux travail.

– Volontiers… dit Marchal, et il choisit un régalia d’une couleur d’or blond, le fit craquer et l’alluma en jetant un coup d’œil distrait sur l’étui dont une des faces portait un aéroplane gravé en relief.

– Vous vous intéressez à l’aviation ? demanda-t-il distraitement.

– Énormément, répondit l’espion. Je suis même commanditaire d’une grosse maison anglo-américaine pour la fabrication des aéroplanes, des avions et des dirigeables de toute espèce.

« C’est ce qui explique, ajouta-t-il, que je connaissais votre nom, bien avant de vous connaître vous-même. J’ai lu dans les revues spéciales plusieurs articles de vous.

– En effet, j’ai beaucoup écrit sur la question.

– Dites que vous êtes en France, un des spécialistes les plus réputés. Ah ! si la maison que je commandite était dirigée par un homme de votre valeur…

Et, comme obéissant à une subite inspiration, Willougby ajouta :

– Je n’avais pas songé à cela, il y aurait peut-être une idée intéressante à creuser.

Marchal éprouvait une secrète nervosité, il trouvait que le richissime Anglais mettait bien du temps à conclure une affaire aussi simple, mais, par sa situation même, il était tenu à beaucoup de patience et de courtoisie, envers l’homme qui s’offrait si généreusement à lui venir en aide.

– Quel est, demanda-t-il, sans comprendre encore où son interlocuteur voulait en venir, l’objectif, le but principal de vos ingénieurs ?

– Notre but est grandiose, répliqua l’espion avec impudence, faire entrer l’aviation dans la pratique de la vie courante. Créer partout des lignes de transport pour les voyageurs, réduire enfin les chemins de fer à ne véhiculer que des marchandises.

– Ce serait magnifique, dit poliment l’officier. Les communications entre les villes et les continents deviendraient d’une rapidité jusqu’alors inconnue. On irait à New York en trois jours et en une heure du Havre à Paris. Nous verrons peut-être ces merveilles. L’industrie moderne, aidée par la science, est bien près de toucher au but, mais ce ne sera pas sans d’immenses travaux.

– J’ai l’orgueil de penser que je mènerai à bien, grâce à ma fortune, cette tâche énorme et glorieuse. Mais, une telle entreprise ne peut être l’œuvre d’un seul homme. Pour le parachever, je m’adjoindrai des savants éminents, des hommes comme vous, monsieur Marchal. Et tenez, jetons à l’instant même les bases d’une association, où vous apporterez votre savoir et moi mes capitaux. Soyez l’ingénieur des merveilleuses nefs aériennes que je conçois.

Marchal tombait de son haut, ne comprenant pas encore.

– Vous savez bien, murmura-t-il, que ce que vous me demandez là est impossible.

– Je devine votre objection, reprit Willougby avec une chaleur entraînante. Vous ne pouvez devenir mon collaborateur sans sacrifier votre situation !… Eh bien ! sacrifiez-la… n’hésitez pas une minute. Vous aurez d’amples compensations : dès maintenant, je vous offre trente mille francs d’appointements annuels !

– Vous oubliez, milord, dit gravement Marchal, que j’appartiens à l’armée française ?

– Vous m’avez mal compris. Si vous craignez d’éprouver quelques désagréments après avoir donné votre démission… Il s’agit d’une affaire purement industrielle et, d’ailleurs, nos usines sont installées à l’étranger !

– Nous avons, dit Marchal en fronçant le sourcil, des façons de voir bien différentes. Laissons, je vous prie, ce sujet qui m’est pénible. Je ne puis en aucune façon accepter vos propositions.

– Ne soyez pas si prompt à rejeter une offre, somme toute, fort avantageuse et fort honorable. S’il vous répugne de quitter une carrière à laquelle vous êtes attaché, il existe encore un moyen de nous entendre. Communiquez-moi des plans, des épures, j’exécuterai mes appareils d’après vos données et vous serez payé tout aussi bien.

– Impossible ! absolument impossible !

Le capitaine Marchal s’était levé et avait fait un pas dans la direction de la porte. Willougby le rejoignit et le prit par le bras.

– Réfléchissez encore, murmura-t-il.

Il avait tiré son portefeuille bourré d’une épaisse liasse de billets de banque.

– Ce que je viens de vous dire est très sérieux, ajouta-t-il, ce ne sont pas là des promesses en l’air. Voici d’abord les quarante mille francs que je vous ai promis, et en voici encore autant. Tout cela est à vous si vous m’apportez des plans. Il paraît que, dans votre avion blindé, vous arrivez à réaliser une augmentation de vitesse très appréciable, ce sont les plans de cet avion qui, pour le moment, m’intéresseraient le plus. Je vous attends ce soir… Est-ce entendu ?

Cette fois, toute équivoque avait cessé, l’espion jetait le masque. La face empourprée par l’indignation, Marchal marcha droit à lui, la main levée.

– Arrière, misérable ! s’écria-t-il d’une voix tonnante. Sortez d’ici !

L’espion parut à peine ému de cette attitude, il battit lentement en retraite vers la porte.

– Capitaine, murmura-t-il en ricanant, je vous conseille de vous tenir tranquille et de songer plutôt à trouver l’argent qui vous manque… Il est encore temps de changer d’avis… Tenez, regardez cette liasse de billets bleus… Ils sont à vous, si vous voulez…

D’un geste farouche qu’il ne put réprimer, Marchal arracha les billets des mains de Willougby, les jeta à terre et les piétina furieusement.

– Voilà le cas que je fais de ton argent, clamait-il, mais, prends garde à toi, traître, rien ne m’empêchera de te faire arrêter !

Willougby ramassa les billets avec une prestesse qui eût fait honneur à un prestidigitateur de profession, puis, avec un flegme imperturbable :

– Dénoncez-moi, si cela vous amuse, capitaine Marchal ; je suis au-dessus de vos attaques… Vous aurez déjà bien du mal à vous défendre vous-même…

Marchal crut sentir le sol manquer sous ses pieds. Brusquement, il se souvenait de l’étrange ressemblance constatée par Robert entre miss Arabella et « la dame noire des frontières », la fameuse espionne allemande.

Évidemment, ni le prétendu lord Willougby, ni sa sœur n’étaient anglais, cela devenait trop clair.

À ce moment, Ronflot entrebâilla la porte et annonça d’une voix que l’émotion faisait trembler :

– M. le général de Bernoise ! M. le commissaire central !…

– Qu’ils entrent, dit Marchal avec accablement.

Le général s’était avancé vers Willougby, la main tendue.

– Recevez mes excuses, milord, lui dit-il, mais je suis obligé de vous déranger. J’ai à entretenir le capitaine Marchal, d’une grave affaire, d’une affaire de service qui ne souffre aucun retard.

– Mon général, répondit l’espion, avec une imperceptible ironie, vous ne nous dérangez nullement, croyez-le bien. J’allais précisément me retirer.

Et il salua et sortit rapidement.

Marchal avait fait un geste comme pour s’élancer à sa poursuite, puis, il était retombé affaissé sur son siège. Le trouble qu’il ressentait n’échappa ni au général, ni au commissaire de police. Tous deux échangèrent un regard.

– Capitaine Marchal, dit alors M. de Bernoise, je vous ai tenu jusqu’ici dans la plus haute estime et c’est avec regret que je me vois obligé de prendre contre vous de rigoureuses mesures disciplinaires : jusqu’à la fin de l’enquête sur le vol commis dans vos bureaux, je vous ordonne de garder les arrêts au quartier général où une chambre vous sera désignée.

Marchal était devenu d’une pâleur mortelle.

– Au quartier général !… murmura-t-il, d’une voix étranglée. Pourquoi pas chez moi ?…

Le commissaire qui, depuis qu’il était entré, examinait, en connaisseur, la serrure du coffre-fort se retourna brusquement :

– Capitaine, dit-il, j’espère que tout finira par s’éclairer, mais, jusqu’ici, je ne vous le cache pas, les apparences sont contre vous. L’enquête ne vous a pas été favorable. Nous ne trouvons aucune manière d’expliquer le vol à moins que d’admettre que vous en êtes l’auteur.

– Je suis innocent, s’écria Marchal avec indignation.

– Je ne vous dis pas le contraire. Je ne vous accuse pas formellement. Nous discutons et jusqu’ici la logique vous condamne !

– Comment cela ?

– Dame, nous n’avons relevé sur la porte de la maison et sur celle du coffre-fort aucune trace d’effraction ou de pesée. De plus, vous avez vous-même déclaré que vous ne soupçonniez personne, ni votre fourrier, ni votre ordonnance…

– Je maintiens ce que j’ai dit à cet égard, mon fourrier et mon ordonnance sont d’honnêtes gens. Je les considère comme incapables de commettre une malhonnêteté.

– Il y pourtant un coupable !…

– Sans doute, mais ni vous, ni moi ne le connaissons, et pour me disculper, je ne puis pourtant pas accuser des innocents…

Le commissaire eut un haussement d’épaules.

– Laissons cela, fit-il d’une voix brève. Vous aviez des dettes de jeu ?

– Oui.

– Vous les avez payées ?

– Oui, monsieur.

– Et avec quel argent ?

– Avec mes économies personnelles.

– Ou avec d’autres fonds !… railla le commissaire, c’est ce que nous éclaircirons.

– Monsieur !… s’écria Marchal qui contenait à peine son indignation, vous abusez du malheur de ma situation présente pour m’insulter !…

Le général de Bernoise, qui avait écouté silencieusement cet interrogatoire, intervint alors :

– Soyez calme, dit-il. Je souhaite que vous arriviez à démontrer votre innocence, mais, véritablement, tout est contre vous. Tout vous accuse, depuis la permission accordée au fourrier qui est parti bien avant l’heure réglementaire jusqu’à votre visite à votre oncle chez lequel d’ailleurs une descente de justice va être opérée.

Marchal frissonna de tout son corps en songeant au saisissement et au chagrin qu’allait éprouver le vieillard en voyant les gens de police envahir sa demeure pour perquisitionner.

– Mon oncle en mourra, balbutia-t-il, d’une voix à peine perceptible.

– Et ce sera vous qui l’aurez tué, répliqua le commissaire de police.

Marchal baissa la tête avec accablement et demeura quelque temps plongé dans le silence du désespoir. Mais, chez lui, le découragement ne durait jamais longtemps, il se releva bientôt dans un beau mouvement d’énergie.

– Si j’avais eu l’intention de m’approprier les sommes qui m’étaient confiées, n’aurais-je pas pris la précaution de simuler une effraction ? Qui aurait osé m’accuser ?

– Vous avez sans doute cru plus habile d’agir comme vous l’avez fait, vous imaginant sans doute qu’on n’aurait jamais l’idée de vous soupçonner. Puis, tenez, il y a un fait accablant contre vous.

– Quel fait ?

– Qu’êtes-vous venu faire à Boulogne, dans la nuit du samedi après avoir, pour donner le change, annoncé que vous restiez à Étaples jusqu’au lundi !

Marchal demeura silencieux.

– Vous voyez bien ! dit le commissaire en jetant au général de Bernoise un regard de triomphe. Il vous est impossible d’expliquer l’emploi de votre temps.

– J’avais rendez-vous avec une personne que je ne puis nommer.

Le commissaire eut un sourire de pitié.

– Voilà un truc bien usé, fit-il, il faudra chercher autre chose.

Marchal était exaspéré, il se débattait vainement sous un amoncellement de preuves écrasantes. Il comprenait qu’à chaque phrase qu’il prononçait, il s’enfonçait un peu plus.

– Eh bien, s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère, puisque l’on m’oblige à défendre mon honneur, je vais tout vous dire.

– Je vous écoute, dit M. de Bernoise, devenu attentif.

– Il y a quelque chose que j’ai sur le cœur. Je suis sûr, moi, que le seul coupable est lord Willougby.

Le général eut un geste de surprise.

– Oui, reprit Marchal… Willougby est venu à mon bureau le samedi soir, un peu avant mon départ, et je me rappelle maintenant son attitude singulière, mais, ce n’est pas tout, au moment où vous êtes entrés, ce misérable m’offrait de rembourser lui-même les quarante mille francs volés si je consentais à lui livrer les plans de mon avion blindé.

– C’est le comble de l’impudence, s’écria le commissaire avec mépris. Au début de l’interrogatoire, vous aviez montré un certain sang-froid, maintenant, vous perdez la tête… Pourquoi ne dites-vous pas aussi que c’est chez lord Willougby que vous avez passé la nuit du samedi ?

Marchal eut besoin de toute sa force d’âme, pour ne pas parler de miss Arabella et ne pas dire la vérité. Maintenant, il en avait la conviction absolue, la belle Arabella et la Dame noire des frontières, l’espionne allemande de sinistre renom n’étaient qu’une seule et même personne.

Le malheureux officier voyait maintenant dans quel piège infâme il avait été attiré, mais il comprenait aussi qu’on ne croirait pas un mot de ses affirmations, il venait d’en avoir la preuve.

– Vous aggravez votre cas de pitoyable façon, ajouta M. de Bernoise d’un ton sévère. Jusqu’ici, je conservais encore des doutes sur votre culpabilité, maintenant, ma conviction est faite. Accuser sans preuve, contre toute vraisemblance, un noble lord, un ancien officier des armées britanniques ! Voilà qui est odieux !

Marchal sentait le sang lui monter à la tête.

– Oui, répéta-t-il avec une sorte de rage. Willougby, à plusieurs reprises, m’a offert de l’argent, en échange de mes plans, je le dis et je le maintiens !…

– Silence, monsieur, dit le général, je n’ai jamais vu personne se défendre de si piteuse façon. Nous savons que le noble lord se montre généreux envers tout le monde, jusqu’à la prodigalité. Peut-être vous a-t-il rendu service à vous-même, et c’est pour l’en récompenser que vous l’accusez, mais ce n’est pas ici que de pareilles questions doivent se débattre…

Marchal demeura silencieux. Il se sentait devenir fou de colère et de rage impuissante.

À ce moment, Ronflot pénétra dans la pièce, tenant en main un papier plié en quatre ; il s’apprêtait à le remettre au capitaine Marchal, lorsque le commissaire le lui arracha des mains.

– Voyons cela, dit-il au général de Bernoise, sans doute quelque avis secret qu’on veut faire passer à l’inculpé.

Marchal était rouge de honte.

Ainsi, il était déjà « l’inculpé », on lui prenait sa correspondance, comme à un vulgaire malfaiteur dont la police a le droit d’ouvrir les lettres.

Le papier plié en quatre ne contenait que ces quelques lignes tracées au crayon :

« Mon cher ami,

« Je crois avoir fait une découverte intéressante pour toi. Demande de ma part une audience immédiate à M. de Bernoise.

« Ton ami,

Robert. »

Le commissaire eut une moue de désappointement : il s’était attendu à tout autre chose.

– Introduisez la personne qui vous a remis ce billet, dit le général à Ronflot.

L’instant d’après, Robert Delangle pénétrait dans le bureau. Il était accompagné du soldat Louvier, le même qui, mis en sentinelle sous les fenêtres du bureau, avait laissé fuir son ami Bossard.

– Mon général, dit-il en saluant avec respect M. de Bernoise, qui lui rendit froidement son salut, vous excuserez mon indiscrétion, mais j’ai à vous faire une communication de la plus haute gravité.

– Vous êtes tout excusé, monsieur, surtout si vous nous apportez quelque renseignement utile.

– Je crois être en mesure de prouver l’innocence de mon ami, le capitaine Marchal, qui, à ce que je viens d’apprendre, est injustement soupçonné d’être l’auteur du vol dont lui-même a été victime.

La physionomie du général se rembrunit.

– Je crains que vous n’ayez entrepris là une tâche difficile, dit-il d’un ton bref.

Le commissaire, lui, demeurait silencieux ; il étudiait le nouveau venu.

– Serait-ce un complice ? se demandait-il in petto.

Cependant, Robert avait fait avancer le soldat Louvier jusqu’auprès du général.

– Voici, dit le reporter, en la personne de ce brave soldat, un témoin dont les dires ne peuvent guère être récusés, puisqu’en révélant la vérité, il s’expose lui-même à une sévère punition.

– Soldat Louvier, dit le général, je vous donne l’ordre de me dire ce que vous savez. Vous n’ignorez pas qu’un mensonge pourrait avoir pour vous les plus graves conséquences.

– Mon général, répondit Louvier, sans paraître intimidé, je sais que je me suis mis en défaut par trop de bonté, ou plutôt par trop de bêtise. J’ai eu tort ; aussi ça m’est égal d’aller au bloc : je l’ai mérité.

– Allez au fait, murmura le général avec impatience, et surtout, tâchez de parler clairement, d’une façon nette et précise.

– Oui, mon général.

– En somme, que dites-vous ?

– Eh bien ! voilà, j’étais de faction, samedi dernier, sous les fenêtres mêmes du bureau ; c’est une habitude, on met toujours une sentinelle à cette place-là.

Et Louvier alla ouvrir la fenêtre et se pencha vers la cour.

– Vous voyez, mon général, j’étais là, juste en bas du mur.

– Continuez.

– Vers les neuf heures et demie, je faisais les cent pas, mon flingot sur l’épaule, quand je vois tout à coup, à côté de moi, mon camarade Bossard, avec qui j’ai fait campagne au Tchad, au Bornou, au Maroc. Il venait de s’échapper de sa cellule.

– Votre devoir était de le mettre en joue, d’appeler à la garde et, au besoin, de tirer sur lui !

– Je sais bien, mon général, mais il m’a tellement supplié de le laisser grimper jusqu’à l’appui de la fenêtre que… j’ai fini par céder.

– Vous l’avez aidé ?

– Non, mais je l’ai laissé faire. Il savait que le capitaine était absent et il prétendait pouvoir très bien gagner la rue en passant par le bureau…

Le général foudroya le soldat d’un regard terrible.

– Complicité d’évasion ! s’écria-t-il. Vous savez ce qui vous attend, vous n’avez qu’à relire les articles du code, à la fin de votre livret militaire. Vous êtes sûr de passer au conseil, c’est moi qui vous le dis !

– Tant pis pour moi, murmura Louvier, sans se déconcerter. Je ne l’ai pas volé. Si j’avais pu deviner ce qu’allait faire ce gredin de Bossard, je ne l’aurais pas laissé aller. Finalement, il a grimpé jusqu’à la fenêtre et il est entré dans le bureau. Ce ne peut être que lui qui a dégringolé la caisse… Voilà la vraie vérité ! Le capitaine Marchal est innocent et Bossard un coquin, ça, je le jure !

Marchal avait écouté la déposition de ce témoin inespéré avec un véritable ravissement ; il se croyait déjà sauvé. Mais une amère déconvenue lui était réservée.

Le commissaire s’était avancé vers Robert Delangle.

– Monsieur, lui dit-il avec un sourire goguenard, cela n’est pas mal imaginé. La fable fait honneur à votre imagination de reporter, mais vos efforts désespérés pour sauver votre ami seront inutiles…

– C’est-à-dire que je suis un menteur ! grommela Louvier d’un ton hargneux.

– Silence, vous ! ordonna M. de Bernoise, laissez parler M. le commissaire.

– Ce soldat répète évidemment une leçon apprise par cœur. Nul doute qu’il n’ait été stylé par M. Delangle. Malheureusement, l’histoire ne tient pas debout. Bossard n’aurait pu gagner la rue en passant par le bureau sans commettre quelques dégâts, sans laisser quelques traces de son passage.

– On voit encore très bien sur le mur des traces d’escalade, dit Louvier.

– Voilà une chose intéressante à constater, fit le reporter.

– Ces dégradations, répliqua aigrement le commissaire, peuvent avoir été faites après coup. Qui nous prouve qu’elles datent de samedi ?

– Qui prouve aussi qu’elles datent d’une époque postérieure ?… objecta Robert.

– Cela suffit, s’écria M. de Bernoise, irrité de ce qu’il croyait être une généreuse supercherie de l’ancien correspondant de guerre pour sauver son ami. Le soldat Louvier aura, par mon ordre, trente jours de prison, avec le motif : A tenté d’entraver l’action de la justice militaire par des mensonges.

Puis, s’adressant au reporter :

– Quant à vous, monsieur, dont le rôle dans cette affaire me semble très suspect, je vais réfléchir à la décision qu’il convient de prendre à votre égard.

– Mon général, dit Robert, je vous jure que vous êtes sur le point de prêter la main à une terrible injustice.

– Silence, monsieur. Prenez garde que votre dévouement irréfléchi pour votre ami ne vous fasse considérer comme son complice.

Le capitaine Marchal qui, pendant l’interrogatoire de Louvier avait gardé un sombre silence, s’était élancé vers Robert et lui serrait la main avec effusion.

– Merci, mon cher ami, murmura-t-il, je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi. Mais, sois convaincu que, d’ici peu, mon innocence éclatera d’elle-même. Je connais les vrais coupables…

Il allait expliquer à Robert le rôle infâme joué par le prétendu lord Willougby et sa sœur, mais le commissaire, furieux, intervint et les sépara.

– Vous n’avez pas le droit, dit-il à Robert, de communiquer avec l’inculpé ; d’ores et déjà, il est au secret et ne doit parler à personne, tout le monde doit sortir de ce bureau où les scellés vont être apposés.

Au moment de franchir le seuil, Robert serra une dernière fois la main de son ami.

– À bientôt, lui dit-il, sois sûr que je ne t’abandonnerai pas…

– Je te le jure, je suis innocent !

– Monsieur, dit rudement le général, le Conseil de guerre appréciera !…

CHAPITRE X – UNE VISITE MYSTÉRIEUSE

Dans le petit salon du yacht aux luxueuses boiseries d’érable gris et de citronnier, miss Arabella et Willougby étaient assis en face d’un bureau encombré de paperasses.

Tous deux avaient la mine soucieuse. Et, si quelque indiscret eût pu les apercevoir en ce moment… il eût certainement conçu d’étranges soupçons et eût peut-être deviné une partie de la vérité.

D’un grand meuble à secret dont les portes étaient ouvertes à deux battants, Willougby tirait, l’un après l’autre, des cartonniers, dont il vidait le contenu sur le bureau. Arabella examinait minutieusement les lettres et les papiers, presque tous en langue allemande, et les jetait à mesure dans un grand poêle de faïence placé dans un coin de la cabine…

Les deux espions, en se livrant à cette besogne observaient le plus profond silence et déployaient une activité fébrile.

– Il y a longtemps que toutes ces paperasses plus ou moins compromettantes eussent dû être anéanties, dit tout à coup Willougby.

– À qui la faute ? Cette négligence de votre part est d’autant plus impardonnable que les doubles de ces documents sont en sûreté à Berlin, pour la plupart.

– Il n’est jamais trop tard pour bien faire… Dans un quart d’heure nous aurons terminé, alors, nous pourrons braver toutes les perquisitions.

– Nous n’en sommes pas encore là, dit la jeune femme en souriant. Personne ne veut ajouter foi aux dénonciations de Marchal. Plus il nous accuse, plus il s’enferre.

– J’admire votre aplomb. Je pense, contrairement à vous, que nous sommes très mal embarqués. Nous avons contre nous un personnage qui me donne de grandes inquiétudes.

– Ce reporter français que nous rencontrâmes autrefois à Bucarest ?

– C’est notre ennemi le plus dangereux. Il remue ciel et terre pour sauver le capitaine et je crains qu’il ne soit parvenu à percer notre véritable identité. Il a écrit à un célèbre détective londonien pour recueillir sur nous des renseignements précis.

– Vous êtes décidément un peu poltron… qu’avons-nous à craindre ? Faut-il vous répéter que lors de mon dernier voyage à Londres, j’ai pris les précautions les plus minutieuses pour donner à notre personnalité d’emprunt toute l’authenticité possible. Le véritable lord Willougby est enfermé dans une maison de santé dont le directeur est allemand et il n’en sortira jamais. La vraie miss Arabella est morte de la fièvre typhoïde à bord d’un paquebot allemand, où ma bonne étoile m’avait conduite et j’ai hérité de ses papiers, grâce à la complaisance du capitaine.

– Vous m’avez raconté cent fois tout cela ; ce sont des tours de force où vous réussissez admirablement, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Si j’étais seul, il y a longtemps que j’aurais quitté cette terre de France où rien de bon ne peut nous arriver. À froidement examiner les choses, nous avons perdu la partie.

– Je ne suis pas de votre avis.

– Le capitaine Marchal est en prison, c’est vrai, mais nous n’aurons jamais les plans de son avion blindé.

– Vous êtes stupide, mon cher. Jamais nous n’avons été aussi près de nous emparer de ces fameux plans.

– Je ne comprends pas.

– Vous n’avez pas besoin de comprendre. Rappelez-vous que l’on vous a placé sous mes ordres. On sait en haut lieu, ce que vaut la Dame noire des frontières. Je rends des services réels, moi. Croyez-vous que, sans cela, on aurait mis à notre disposition ce yacht et ces sommes considérables, ces agents nombreux et dévoués qui font de moi une des reines de l’espionnage ? Tâchez de montrer un peu plus de zèle, sinon je vous signalerai à la Wilhelmstrasse comme un incapable et comme un poltron. Vous entendez, Fritz Buchner ?

L’espion baissa la tête et ne répliqua rien à cette dure semonce. Il savait que la dame noire jouissait à Berlin d’un prestige considérable et qu’il eût été très imprudent d’essayer de lutter contre elle.

– Que faut-il que je fasse ? demanda-t-il humblement.

– Il va faire nuit dans une heure, tenez-vous prêt à m’accompagner et, surtout, n’oubliez pas votre browning.

– Où allons-nous ?

– Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais je veux bien vous apprendre que je vais faire une petite visite à mon ex-fiancé, le capitaine Marchal.

Le faux lord eut un geste de surprise.

– Mais, fit-il, le capitaine est en prison.

– Est-ce que les agents de l’Allemagne ne pénètrent pas partout, s’écria la jeune femme dont les prunelles étincelèrent. Il y a parmi les employés de la prison deux soi-disant Belges naturalisés qui sont à notre solde et qui me doivent une aveugle obéissance. Allez, et surtout, ne me faites pas attendre.

Fritz Buchner, un simple lieutenant de uhlans, autrefois condamné pour vol, puis devenu espion, ne montrait en ce moment aucune des façons arrogantes de lord Willougby.

Il s’inclina respectueusement et sortit pendant qu’Arabella se retirait dans sa cabine.

Il faisait nuit noire quand tous deux s’aventurèrent par les rues désertes. Arabella avait revêtu un costume noir très simple et ses traits étaient dissimulés sous une épaisse voilette. Fritz était engoncé dans un caban dont le col était relevé jusqu’aux oreilles. Sous cette espèce de déguisement, personne ne les eût reconnus.

À cinquante mètres de la prison, elle se sépara de Fritz qui devait attendre son retour à peu de distance de là et elle alla frapper à une petite porte dissimulée dans une encoignure sombre.

Presque aussitôt, il y eut un bruit de clefs dans la serrure et la porte s’entrebâilla juste assez pour laisser pénétrer la nocturne visiteuse.

Arabella se trouvait maintenant dans un couloir à la voûte très basse, à peine éclairé par la petite lanterne sourde que tenait l’espion en sous-ordre qui venait d’ouvrir la porte.

C’était un petit homme au front charnu, à la barbe broussailleuse. Ses yeux gris à demi cachés sous d’épais sourcils exprimaient une terreur comique.

– Tu es de service ce soir, Kasper, dit Arabella, d’un ton de commandement.

– Oui, madame…

– Je le savais. Il faut que tu t’arranges de façon à me conduire jusqu’à la chambre du capitaine Marchal.

Kasper tremblait de tous ses membres.

– Ce n’est pas possible… balbutia-t-il… C’est… C’est très difficile… Je perdrais ma place…

– Tu la perdras encore bien plus sûrement si tu ne m’obéis pas de point en point. Va, je t’attends ici, je te donne cinq minutes pour prendre tes dispositions. Cela ne doit pas être si difficile que cela : l’extinction des feux est sonnée, tout le monde dort.

Kasper s’éloigna en grommelant quelque chose entre ses dents et Arabella demeura seule dans les ténèbres.

Si courageuse qu’elle fût, elle sentit son cœur battre plus vite quand, au bout de dix minutes, qui lui parurent un siècle, elle constata que Kasper ne revenait pas.

Aurait-elle été trahie ? Ce n’était pas possible… elle savait que la famille de Kasper habitait en Allemagne et que toute trahison de sa part aurait été terriblement punie sur les siens.

Pourtant, au bout d’une demi-heure, elle commença à concevoir quelques inquiétudes. La fraîcheur de la galerie souterraine la pénétrait peu à peu ; elle n’entendait dans le grand silence que le bruit monotone des gouttes d’eau qui tombaient de la voûte et une âcre odeur de terre et de moisissure la prenait à la gorge. Elle frissonna.

Tout à coup, elle eut un brusque mouvement ; une autre inquiétude venait de lui venir.

– Pourvu que ce stupide animal ne m’ait pas enfermée, murmura-t-elle.

Elle alla jusqu’à la petite porte et essaya de l’ouvrir. Elle ne put y réussir. Sans doute par habitude professionnelle, Kasper l’avait consciencieusement refermée à double tour. Elle était prisonnière dans ce caveau humide comme dans une souricière.

Pendant quelques minutes, elle fut en proie à une véritable angoisse.

Mais, tout à coup, une faible lumière brilla à l’autre extrémité de la galerie, c’était Kasper qui revenait, du même pas tranquille, sans se presser.

– Pourquoi m’as-tu fait attendre aussi longtemps ? lui dit-elle, furieuse.

– Pas moyen de faire autrement, répondit-il d’un ton placide.

– Et pourquoi cela ?

– Il y a eu une ronde. J’ai été obligé de suivre les autres… mais, maintenant, nous sommes tranquilles pour une bonne partie de la nuit. Venez, je vais vous conduire chez le capitaine.

– Auparavant, tu vas immédiatement ouvrir cette porte ; tu n’aurais pas dû la fermer. Il faut qu’en cas d’alerte, je puisse m’en aller par là. Qu’aurais-je fait, tout à l’heure, si on était venu de mon côté ?

Kasper s’empressa d’obéir, puis il guida la jeune femme par les corridors et les escaliers de la prison endormie. Il fit halte devant une porte massive percée d’un grillage à travers lequel filtrait une faible lumière.

– C’est là, dit-il à voix basse, je vais vous ouvrir. Je vous attendrai dans le couloir. S’il arrivait quelque chose, vous n’auriez qu’à m’appeler à travers le guichet.

Et il prit à sa ceinture un trousseau de clefs, ouvrit la porte et fit entrer Arabella.

À la lueur d’une petite lampe, le capitaine Marchal, assis sur une chaise de paille, devant une table de bois blanc, lisait ou plutôt essayait de lire un traité de hautes mathématiques, mais son imagination l’emportait bien loin des théorèmes ardus et les figures du livre dansaient devant ses yeux, sans qu’il pût parvenir à concentrer son attention sur l’une d’elles.

Il songeait à cette mystérieuse et perfide Arabella qui – il en avait maintenant la certitude – était la cause unique de tous ses malheurs. Il sentait la colère l’envahir en pensant que personne ne voulait le croire quand il accusait le prétendu lord Willougby et il comprenait qu’il était perdu. Il serait condamné à la prison, rayé des cadres de l’armée française, dégradé, déshonoré. Et cette épouvantable injustice dont il allait être victime, c’était cette misérable femme qui en était la cause. Ah ! s’il l’avait tenue, là, devant lui, comme il lui aurait craché à la face, à cette Allemande maudite tout son mépris et toute sa haine ! Et il serra les poings dans un accès de rage impuissante.

À ce moment même, la porte tourna silencieusement sur ses gonds et Arabella elle-même, d’une démarche sinueuse et souple comme celle d’une bête fauve, s’avança vers lui le front haut, un étrange sourire aux lèvres.

Il éprouva d’abord un tel saisissement qu’il se demanda pendant quelques secondes s’il n’était pas le jouet de quelque hallucination, causée par la fatigue et l’insomnie, tellement stupéfait qu’il était incapable de prononcer une parole.

– Oui, c’est bien moi, dit-elle, comme si elle eût deviné ce qui se passait en lui. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que miss Arabella vienne faire une visite au capitaine Marchal qui, naguère encore, était au nombre de ses meilleurs amis ?

Mais Marchal avait eu le temps de se ressaisir.

– Qu’espérez-vous donc ? dit-il amèrement, en venant me tourmenter dans ma prison !

Et il ajouta d’un ton de mépris indicible :

– Vous devez bien savoir pourtant que je suis maintenant fixé sur votre compte. Vous êtes une espionne, une aventurière connue des polices du monde entier. C’est vous qu’on appelle la Dame noire des frontières. Allez-vous-en, il n’y a plus rien de commun entre nous…

– Ce n’est pas certain.

– Allez-vous-en, vous dis-je ! je vais appeler les geôliers !

– Ils ne viendront pas ; j’ai pris mes précautions pour que nous ne soyons pas dérangés.

– J’ai pour vous un tel mépris que je ne veux même pas répondre à vos paroles de mensonge et de trahison. Si vous êtes ici, c’est sans doute pour perpétrer quelque nouveau crime, quelque nouvelle infamie.

Marchal, exaspéré, tourna le dos à l’espionne.

– Vous ne me répondrez pas, fit-elle, sans se déconcerter, libre à vous, mais, vous serez forcé de m’entendre ; d’ailleurs, je n’en ai pas pour longtemps et ce que j’ai à vous dire est très important. Je vous assure, monsieur Marchal, que vous avez tout intérêt à m’écouter… Vous êtes un ingrat. Moi qui venais pour vous sauver ! Les portes de cette prison sont ouvertes pour moi. Vous n’avez qu’à me suivre pour être libre. Dans quelques heures, vous serez en sûreté sur la terre étrangère.

Quoiqu’il se fût promis de garder le silence, il ne put s’empêcher de répondre.

– Jamais je ne ferai cela. M’évader, ce serait reconnaître que j’ai volé. Même avec la certitude d’être condamné injustement, je resterai fidèle à mon pays et respectueux de ses lois.

L’espionne eut un rire aigu.

– Tous mes compliments, fit-elle, pour ces sentiments chevaleresques et patriotiques. Je vois que vous êtes encore dans la période d’exaltation ; ma visite est prématurée ; mais, je reviendrai dans quelque temps. Retenez bien ceci : je n’ai qu’un mot à dire pour prouver votre innocence et pour faire retrouver les quarante mille francs. Mais, donnant, donnant : si vous vous engagez à remettre à mon frère les plans de votre avion blindé, vous sortirez de ce procès blanc comme neige ; tout le monde vous fera des excuses et vous épouserez la petite Yvonne de Bernoise qui vous adore…

– Je ne trahirai jamais mon pays, pour quelque raison que ce soit.

– Fort bien ! Alors, vous éprouverez tous les inconvénients de la trahison sans en avoir les bénéfices. Votre condamnation est certaine.

– Hors d’ici, vile créature ! s’écria-t-il, en empoignant rudement l’espionne par le bras et en la poussant vers la porte.

– Un dernier mot, fit-elle en se dégageant brusquement. Si vous changez d’avis, nous pourrons toujours nous entendre. Je compte sur le silence et sur la méditation pour vous faire envisager les choses d’une façon plus pratique.

Mais Marchal, d’un bond, s’était placé entre Arabella et la porte.

– Eh bien, non, rugit-il. Cela ne se passera pas ainsi, puisque tu as commis l’imprudence de venir ici, je te jure que tu n’en sortiras plus ! Il faut enfin que la vérité éclate au grand jour !

Avant que l’espionne eût pu soupçonner ce qu’il voulait faire, Marchal l’avait saisie par les poignets et la maintenait comme dans un étau de fer.

– Maintenant, murmura-t-il d’une voix haletante, je te tiens et je ne te lâcherai plus !

Arabella se débattait silencieusement. Ses traits étaient devenus d’une pâleur livide, mais ses sombres prunelles lançaient des flammes.

Une terrible lutte s’engagea. Pour forcer Marchal à la lâcher, l’espionne le mordit cruellement au cou ; de ses dents aiguës, comme celles de certains reptiles, elle essayait de lui broyer l’artère carotide.

Exaspéré, fou de douleur, il la fit rouler sur le sol et il lui mit le genou sur la poitrine. Il s’apprêtait à la garrotter, à la réduire définitivement à l’impuissance, quand d’une voix basse et sifflante, elle appela désespérément :

– Kasper ! Kasper ! au secours !

L’instant d’après, le porte-clefs, la mine bouleversée, entrait dans la chambre.

Marchal n’avait pas prévu cela.

Avant qu’il eût eu le temps de faire face à ce nouvel ennui, celui-ci l’avait traîtreusement saisi par derrière et, avant qu’il ne fût parvenu à se dégager, Arabella s’était relevée, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, le visage barbouillé de sang.

– On ne me prend pas si facilement, capitaine, cria-t-elle avec un rire sauvage.

– C’est ce que nous allons voir, gronda-t-il avec une obstination farouche.

Et, renversant d’un coup de poing la lampe à pétrole, il se plaça devant la porte, barrant le passage aux deux assaillants sur lesquels il faisait pleuvoir une grêle de coups de poing.

L’horrible corps à corps se continua, en pleines ténèbres, avec des cris sourds, des jurons étouffés.

Arabella, épuisée de fatigue, couverte de contusions, sentait ses forces l’abandonner, elle devenait folle de rage.

Kasper se battait avec le courage du désespoir, tremblant à la pensée qu’une ronde pouvait venir ou que le bruit de la lutte pouvait être entendu du corps de garde.

– Ne faites pas cela, supplia Kasper. Songez aux conséquences.

– Ah ! rugit-elle. Si seulement j’avais les plans…

À ce moment, il y eut comme un craquement d’os brisés. Marchal, d’un formidable coup de poing sur la mâchoire venait de faire rouler, évanoui et mort peut-être, le prudent Kasper.

– À nous deux, maintenant, vipère ! s’écria-t-il !

Et il se rua sur Arabella qui n’était plus de force à résister à une pareille attaque. Quoiqu’elle lui entrât ses ongles dans le bras, qu’elle le mordît, il la terrassa et se mit en devoir de l’attacher solidement avec les lambeaux de ses serviettes de toilette, mais quand il eut achevé de la garrotter, il s’aperçut qu’elle était complètement évanouie.

Lui-même était complètement épuisé, il sentait ses forces l’abandonner de minute en minute.

Il eût voulu appeler la garde, aller chercher de l’aide, il ne s’en sentait pas le courage. Il se traîna jusqu’à son lit, d’un mouvement presque instinctif et y tomba comme une masse. Mais, à peine y était-il étendu que ses yeux se fermèrent et qu’il perdit connaissance…

Après avoir fait les cent pas pendant longtemps, Fritz Buchner commença à éprouver quelques inquiétudes sur le sort de sa « Kommodante ». Il y avait plus de deux heures qu’elle avait pénétré dans la prison et elle avait annoncé que son absence ne durerait pas plus de trois quarts d’heure. Cela n’était pas naturel.

Après avoir beaucoup hésité, l’espion s’avança jusqu’à la petite porte par laquelle il avait vu disparaître Arabella.

Il poussa la porte. Elle était ouverte, il entra.

Une fois dans le couloir souterrain, il tira de sa poche une petite lampe électrique et un plan de la prison minutieusement dressé par les soins de Kasper, quelques jours auparavant.

Il n’eut pas de peine à trouver sur le plan le chemin des chambres réservées aux officiers en prévention de conseil de guerre. Il s’agissait maintenant d’atteindre ces chambres, car c’est là seulement que pouvait se trouver Arabella, car il ne pouvait pas admettre qu’une femme aussi intelligente se fût laissé arrêter.

Éteignant sa lampe par prudence, il se mit en chemin dans les ténèbres, s’arrêtant de temps à autre pour écouter si l’on ne venait pas de son côté.

Avançant ainsi avec une sage lenteur, il finit par atteindre un large corridor bordé à droite et à gauche de portes massives et dont les murailles étaient blanchies à la chaux. D’après le plan, c’était là que devaient se trouver les chambres des officiers.

Mais là, une nouvelle difficulté se présentait. Comment reconnaître la chambre du capitaine Marchal, c’est-à-dire celle où devait se trouver Arabella !

Il alla coller son oreille à chacune des portes, successivement, collant son œil aux grilles du guichet, mais il ne voyait rien, n’entendait aucun bruit. Toutes ces chambres étaient vides, le capitaine Marchal étant en ce moment-là, le seul officier, en prévention de conseil de guerre, le seul habitant, par conséquent, de ce coin désert de la prison.

Il avait déjà ainsi exploré inutilement toutes les portes de la rangée de droite. Il en était à se demander si, dans l’intérêt de sa sécurité personnelle, il n’agirait pas prudemment en battant en retraite, lorsqu’il eut l’idée de rallumer sa lanterne électrique, pour voir sur les portes s’il n’y avait pas quelque inscription qui pût le guider dans ses recherches.

Il n’y avait aucune inscription.

– C’est décourageant, grommela-t-il, cette orgueilleuse Arabella a dû se faire pincer sottement. Si j’en étais sûr, je prendrais le large immédiatement avec le yacht, on nous soupçonne déjà…

Il n’acheva pas sa phrase. À ses pieds, il venait d’apercevoir un mince ruisseau de sang qui, partant du seuil d’une des portes fermées, serpentait à travers les dalles de grès dont le corridor était pavé.

– Ils l’ont tuée, balbutia-t-il en se reculant avec épouvante.

Il éprouvait une folle envie de fuir à toutes jambes, mais il se raidit contre sa peur et s’enhardit à pousser la porte au seuil ensanglanté.

La lueur de la lampe électrique lui montra un effrayant spectacle.

Arabella étroitement garrottée, les vêtements en lambeaux, la face tuméfiée, gisait à côté de Kasper dans une mare de sang. Tous deux paraissaient morts. Mort aussi, le capitaine Marchal, allongé sur sa couchette, la face toute sanglante.

Fritz était pénétré d’horreur, il sentait ses cheveux se hérisser d’épouvante, il ne cherchait même pas à s’expliquer comment s’était produit le drame.

Il se rendit compte pourtant, qu’avant tout, il fallait sauver Arabella, si toutefois, elle était encore vivante.

Il commença par couper ses liens et par lui rafraîchir les tempes et le visage avec l’eau glacée du broc de toilette, puis il lui fit respirer un flacon de sels dont il était toujours muni.

Les blessures n’étaient sans doute pas graves, car au bout de cinq minutes de soins attentifs, elle ouvrit les yeux et reconnut Fritz Buchner qui l’aida à s’asseoir et à réparer le désordre de sa toilette. Il se souvint alors qu’il avait sur lui une bouteille plate remplie de vieux skidam, et il en fit avaler une gorgée à la jeune femme qui se trouva aussitôt beaucoup mieux.

– Il faut ranimer Kasper, dit-elle, si cela est possible et nous en aller bien vite.

Fritz obéit sans mot dire, mais le geôlier était en piteux état. Il se sentait brisé de partout et sa face n’était plus qu’une plaie. Il fallut plus d’un quart d’heure pour le remettre à peu près sur pied.

Mais quand il eut repris assez de conscience pour comprendre ce qui s’était passé, il donna tous les signes de la plus vive terreur.

Il allait perdre sa place, on le mettrait en prison… Il geignait à fendre l’âme, répétait d’une voix dolente qu’on l’avait à moitié assassiné.

Pour le calmer, Arabella lui glissa dans la main quelques billets de banque, puis elle lui parla longuement à voix basse.

– Tu as compris, conclut-elle, voilà ce qu’il faudra que tu dises. Et, au lieu d’être puni, tu seras félicité.

Les paroles d’Arabella avaient sans doute une vertu magique, car, en dépit de sa mâchoire en capilotade, Kasper esquissa une sorte de sourire et parut tout à fait rassuré.

Pendant ce temps, Fritz avait fureté dans tous les recoins de la chambre, ramassant avec un soin minutieux les moindres débris d’étoffe provenant de la robe de miss Arabella. Il était important qu’elle ne laissât derrière elle aucune trace matérielle de sa visite nocturne.

– Vite, s’écria-t-elle avec impatience, il ne faut pas que le lever du jour nous surprenne en pareil équipage dans les rues !

Tout en parlant, elle avait fait un pas vers la porte, lorsqu’elle s’aperçut que Marchal, dont personne ne s’était occupé, venait, lui aussi, de sortir de son évanouissement.

Encore très faible, il regardait autour de lui avec stupeur, il n’arrivait pas à rassembler ses idées, à se rappeler du drame dont il avait été un des acteurs.

– Adieu, capitaine, lui cria railleusement l’espionne, nous nous reverrons bientôt, j’en suis sûre.

Comme si ces paroles ironiques eussent eu le don de ranimer ses souvenirs, il se dressa sur son séant les yeux brillants de colère.

– Je raconterai tout ce qui s’est passé, murmura-t-il.

– On ne vous croira pas. On dira tout bonnement que vous êtes fou. Vous avez cru me voir et vous avez voulu assassiner votre gardien, voilà la vérité.

Et, avec un éclat de rire sardonique, elle referma la porte, laissant le malheureux officier en proie à une fureur inexprimable.

Il comprenait très bien qu’elle avait raison, qu’on ne le croirait pas et qu’on profiterait peut-être de cet événement pour l’enfermer dans quelque maison de fous.

Ce dernier effort l’avait tellement épuisé qu’il s’évanouit de nouveau.

Pendant ce temps, Arabella et Fritz Buchner arrivaient sans encombre à la petite porte et la franchissaient heureusement.

– Il était temps, murmura l’espionne, le ciel pâlit déjà vers l’orient, il fera jour tout à l’heure… Quelle terrible nuit, je suis brisée de fatigue, couverte de contusions et de blessures… je ne sais si j’aurai la force d’aller à pied jusqu’au yacht… Ah ! je payerais cher pour avoir mon auto !

– L’auto est là ! Je vois que j’ai bien fait de donner l’ordre au fidèle Gerhardt de nous attendre à cent mètres d’ici.

– Vous avez eu, en effet, une bonne idée, balbutia-t-elle d’une voix faible. D’ailleurs, aujourd’hui, je me plais à le reconnaître, je n’ai que des éloges à vous adresser. Sans votre intervention, je ne sais ce qui serait advenu.

– Ne parlons pas de moi, fit-il avec une feinte modestie. Le plus ennuyeux, c’est que je ne conserve pas beaucoup d’espoir de nous procurer les plans de l’avion blindé.

– Je n’abandonne pas la partie, moi, nous aurons ces plans. J’en ai fait le serment. À Berlin, on le veut ; ces avions sont indispensables à notre plan d’attaque brusquée contre la France…

Elle se tut brusquement. Ils venaient d’arriver près de l’auto, où Fritz aida galamment sa « Kommodante » à prendre place.

Pendant ce temps, Robert Delangle ne renonçait pas à établir l’innocence du capitaine Marchal. Il était parti pour Londres avec l’intention d’enquêter sur la personnalité de l’étrange lord Willougby. Le journaliste se rendit donc dans la clinique psychiatrique où celui-ci avait séjourné quelques années auparavant. Est-ce parce que celle-ci était dirigée par un Suisse au nom germanique – le professeur Luther – qu’il sentit s’éveiller ses soupçons ?

La Maison de Santé, située aux environs de Londres possédait, de façon inhabituelle, un immense court de tennis qui pourtant ne semblait pas attirer les pensionnaires. Robert Delangle remarqua que ce terrain dominait Londres et toute la vallée de la Tamise.

– D’ici, songea-t-il, une ou deux batteries de canon pourraient bombarder les docks, incendier la Cité, sans qu’il fût possible de les en empêcher.

Et il se souvint brusquement avoir vu construire par des ingénieurs allemands une plate-forme destinée à l’artillerie lourde, exactement disposée comme le soi-disant « tennis » du professeur Luther.

La constatation qu’il venait de faire donnait beaucoup à penser à Robert.

Les nombreux documents qu’il avait amassés sur l’espionnage allemand ne lui laissaient aucun doute sur la personnalité du professeur Luther : mais le fait qu’il venait de découvrir par un pur hasard offrait une importance exceptionnelle. Il se promit, avant de retourner en France, d’aller faire une visite à notre ambassadeur pour lequel il avait plusieurs lettres de recommandation.

Pendant qu’il réfléchissait à la conduite qu’il aurait à tenir dans cette affaire délicate, le suisse l’introduisit dans un grand salon carré décoré du buste du professeur Koch et des portraits symétriquement disposés du roi George, du Prince de Galles, du Kaiser allemand et de son digne rejeton, le Kronprinz.

Robert s’assit dans un fauteuil soi-disant art nouveau, venu probablement de Munich et qui semblait tout exprès fabriqué pour procurer des courbatures à celui qui avait eu l’imprudence d’y poser son séant.

Presque aussitôt, le professeur Luther fit son entrée.

Il offrait le type de l’Allemand classique.

C’était un personnage ventru et congestionné, au nez en pomme de terre et dont les yeux, bordés de vermillon et protégés par de vastes bésicles de verre fumé avaient quelque chose d’inquiétant.

Les lèvres lippues et trop rouges donnaient à l’ensemble de cette physionomie un étonnant aspect de bestialité. Robert avait eu l’occasion de voir à la Guyane des types de forçats qui offraient avec le professeur Luther une parfaite ressemblance.

Machinalement, il tâta dans sa poche la crosse de son browning ; cet individu, aux doigts chargés de bagues, vêtu d’un complet d’une correction impeccable, devait être capable des pires méfaits.

Suivant une tactique qui lui était personnelle, le reporter résolut de laisser parler son interlocuteur et de l’interrompre le moins possible.

Le professeur Luther, qui se figurait avoir affaire à un riche client, lui rendit la tâche facile en récitant presque par cœur le prospectus de son établissement.

– Les personnes qui sont atteintes d’affections mentales – déclara-t-il emphatiquement – reçoivent ici les soins les plus éclairés, les plus humains, les plus capables d’amener rapidement leur guérison. Les douches froides, la camisole de force, l’isolement dans une cellule ronde, sont absolument bannies de notre programme. Ici, le gentleman atteint d’une maladie mentale croit se retrouver au sein de sa famille : la table est excellente, un cuisinier français est attaché à l’établissement…

– Très bien, fit Robert avec un sourire engageant. Je vois que vos pensionnaires doivent être admirablement traités.

– Il n’y a pas de maison en Europe, ni même en Amérique, j’ose le dire, s’écria le professeur Luther avec une recrudescence d’enthousiasme, où les déments soient nourris plus copieusement et traités avec autant d’intelligence.

– Cela, je m’en doute, fit poliment le reporter.

– Ils sont même pourvus d’argent de poche : on ne leur refuse rien. Le système de la douceur est à l’ordre du jour. Si vous avez jeté un simple regard sur les gazettes, vous devez savoir que nous obtenons chaque année un nombre de guérisons formidable, quelque chose comme 80 %.

– C’est magnifique, acquiesça Robert.

– Et, par exemple, si vous aviez un frère, un neveu, un oncle atteint de spleen ou de neurasthénie, ce qui est, au fond, la même chose.

– Non !… déclara Robert d’un ton très ferme. Vous devez voir, à la seule inspection de ma physionomie, que dans ma famille il n’a jamais été question de neurasthénie. De père en fils, nous adorons la bonne cuisine et les exercices sportifs.

– Je comprends, fit M. Luther, en se grattant la tempe d’un air malin… il s’agit d’un ami, d’une fiancée, peut-être, que vous voulez confier à nos soins. Vous savez qu’ici, les pensionnaires, quels qu’ils soient, sont traités avec une sollicitude toute maternelle.

À ce moment, dans le grand silence de l’après-midi d’été, on entendit un hurlement de bête qu’on égorge.

M. Luther devint pâle, puis rouge, et ses deux mains furent agitées d’un petit tremblement nerveux.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? dit froidement Robert.

– Rien du tout, fit M. Luther avec effort, c’est un de nos grands chiens danois que l’on corrige. Ces bêtes sont très fidèles mais un peu sauvages…

– Il faut être bon pour les animaux, dit Robert sans se départir de sa correction impeccable.

– Assurément, dit le professeur Luther d’un air vague.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Ah çà ! dit-il, brutalement, qu’est-ce que vous fichez ici ? Qu’est-ce que vous me voulez, après tout ?

Robert ne perdit pas son sang-froid.

– Mon cher monsieur, dit-il, je veux simplement avoir de vous quelques renseignements sur la guérison de lord Arthur Willougby.

Le professeur Luther ne s’attendait nullement à une pareille demande.

– Lord Arthur, balbutia-t-il, mais il y a deux ans qu’il nous a quittés, complètement guéri.

Il ajouta d’un ton qui devenait menaçant :

– Vous devez comprendre, monsieur, que je suis un aliéniste, un savant, je ne tiens pas une agence de renseignements. J’ai guéri lord Willougby, il est parti, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il y a des centaines de malades dans le même cas. Ce qu’il a pu faire depuis qu’il est sorti de mon établissement ne me concerne pas… Et d’abord, monsieur, de quel droit me questionnez-vous ?

Brusquement, il se frappa le front avec le geste que l’on a en se souvenant tout à coup d’une chose importante.

– Eh ! parbleu, murmura-t-il entre ses dents. J’y suis, c’est le reporter, l’espion français dont on m’avait annoncé la visite.

Avant que Robert eût eu le temps de deviner les intentions du professeur Luther, celui-ci avait appuyé sur un bouton électrique.

À ce signal, deux gardiens en uniforme gris à collet vert, tous deux d’une taille athlétique, sortent par une porte dissimulée dans la boiserie.

– C’est un fou dangereux, dit le professeur en désignant Robert, empoignez-le et mettez-lui la camisole de force, je verrai ensuite ce qu’il faut faire de lui.

L’aliéniste avait donné cet ordre en allemand ; le reporter, heureusement, connaissait parfaitement cette langue.

Sans donner le temps aux deux hommes de l’appréhender entre leurs grosses pattes velues, il envoya le premier rouler à dix pas de là d’un formidable coup de poing dans le creux de l’estomac et il culbuta le second d’un vigoureux croc-en-jambe. Puis, tenant en respect le professeur Luther, avec son browning, il gagna la porte de sortie à reculons et se trouva dans la cour.

Là, il se trouvait en sûreté. Il avait pensé avec raison que le professeur n’oserait rien entreprendre contre lui en présence des ouvriers cimentiers qui travaillaient à la prétendue plate-forme de tennis.

Il eut encore la chance de trouver la grille extérieure entrouverte et il put gagner la rue sans encombre.

Mais, une fois dehors, il cria au professeur qui l’avait suivi en lui montrant le poing :

– Au revoir, monsieur Luther et merci de votre charmant accueil. Je ne doute pas que vous ne receviez bientôt du Foreign Office de chaudes félicitations pour les petits travaux de fortification que vous faites exécuter dans votre établissement ! Quant à lord Willougby, nous finirons bien par savoir ce que vous en avez fait.

Laissant l’aliéniste blême et consterné, Robert se hâta de sauter dans son auto qui partit aussitôt en quatrième vitesse dans la direction de Londres.

La précaution n’était pas inutile, car, cinq minutes plus tard, le professeur, revenu de son émotion, lançait à la poursuite du reporter une demi-douzaine de gardiens auxquels s’étaient joints les cimentiers. Tous étaient armés de cordes et de bâtons et criaient qu’un fou dangereux venait de s’évader, après avoir assommé deux employés.

Mais il était trop tard, l’auto qui emportait Robert Delangle n’était déjà plus qu’un point noir sur la route blanche…

Quoiqu’il se félicitât d’avoir échappé au très réel danger qu’il venait de courir, le reporter était mécontent du résultat de son enquête. Somme toute, il n’avait rien appris de ce qu’il voulait savoir. Il rentra dans Londres d’assez méchante humeur.

Il avait maintenant la conviction que le véritable lord Willougby était toujours séquestré dans un des cabanons du professeur Luther pendant que l’espion allemand, qui avait pris sa place et endossé sa personnalité jouissait de sa fortune et de son titre ; mais dans une pareille affaire, il fallait autre chose qu’une certitude morale, il fallait des preuves matérielles.

Le reporter employa le reste de la journée à différentes visites ; entre autres, il alla voir son ami, le détective Frock, de retour à Londres depuis quelques jours et, sous le sceau du secret, il le mit au courant de ce qu’il savait.

Le détective était un petit homme, glabre, souriant, dont les yeux gris pétillaient de malice derrière les verres fumés d’un lorgnon à monture d’or.

Il fit au correspondant de guerre l’accueil le plus empressé, puis, quand il eut écouté, sans l’interrompre, le récit de la visite au professeur Luther :

– Je savais tout ce que vous venez de m’apprendre, dit-il en souriant, indubitablement, le capitaine Marchal est innocent, le prétendu lord Willougby et sa sœur sont deux espions très dangereux.

– Alors, vous m’aiderez à faire reconnaître l’innocence de Marchal ?

– Je vous le dis très franchement, je ne puis vous aider en rien en ce moment.

– Pourquoi cela ? demanda le jeune homme avec surprise.

– Ce n’est pas que je n’aie le désir d’être utile à votre ami, mais, par ordre supérieur, je suis tenu à une très grande réserve. Nous sommes sur le point de mettre la main sur toute une bande d’espions allemands dont la fameuse dame noire des frontières et son prétendu frère sont les chefs. Une arrestation prématurée effrayerait les complices des espions, leur donnerait le temps de nous glisser entre les doigts, eux et les importants documents qu’ils ont volés.

– Tant pis, murmura Robert désappointé : mais, quand vous déciderez-vous à donner le coup de filet qui doit mettre toute la troupe entre les mains de la police ?

– Je ne saurais vous le dire. Mon plan est de leur inspirer la plus grande confiance, de les endormir dans une sécurité complète, afin de ne pas les manquer. À cet égard, votre visite à Luther dérange mes combinaisons. Le voilà mis en garde et il va s’arranger de façon à ce qu’on ne puisse trouver aucune preuve contre lui. C’est un vieux renard qui nous a déjà plusieurs fois échappé, au moment même où nous croyions le tenir !

– Que me conseillez-vous ? demanda le reporter très perplexe.

– Attendre, gagner du temps. Si vous pouviez faire remettre à une autre session le procès du capitaine Marchal, ce serait parfait ; d’ici là, l’arrestation des espions allemands à Londres éclatera comme un coup de foudre.

– Ne pourriez-vous au moins avertir confidentiellement la justice française des graves présomptions de culpabilité qui pèsent contre le faux Willougby et sa sœur ?

– Je n’ai pas encore en main les preuves suffisantes. Les deux espions ont su se mettre parfaitement en règle avec toutes les autorités. Attendez, c’est le seul conseil que je puisse vous donner.

Voyant qu’il ne tirerait rien de plus de l’impassible Frock, Robert se décida à prendre congé.

– Tout va mal, songeait-il en flânant pensivement à travers les rues du quartier français, ce Frock a l’air d’en savoir beaucoup plus long qu’il n’en dit et je me rends très bien compte d’une chose, c’est qu’il n’a nullement l’air d’être pressé d’intervenir en faveur de Marchal. Il doit y avoir là-dessous quelque secret diplomatique, que le détective n’a pu ou n’a pas voulu me révéler…

Après s’être longtemps promené, Robert, à la nuit tombante, entra dans un restaurant français et se fit servir à dîner. Pendant qu’il étudiait le menu, son attention fut tout à coup attirée par un journal dont un alinéa avait été souligné au crayon bleu et que quelque consommateur avait sans doute oublié là.

C’était un vieux numéro d’un journal du Pas-de-Calais et l’entrefilet souligné avait précisément trait au capitaine Marchal dont on relatait l’arrestation, mais sans y joindre aucun commentaire.

– Il est venu sans doute ici, se dit Robert, quelqu’un qui connaît Marchal et qui, pour une raison ou pour une autre, s’intéresse à lui.

Le garçon – français comme tout le personnel du restaurant – était alors occupé à mettre le couvert.

– Est-ce au patron, ce journal ? demanda négligemment le reporter.

– Non, monsieur, c’est un client qui l’a oublié là il y a une demi-heure. C’est toute une histoire…

– Quelle histoire ?

Robert était heureusement tombé sur un bavard, il eut le pressentiment qu’il allait apprendre des choses intéressantes.

– Voilà, monsieur, reprit le garçon avec volubilité. C’est un soldat qui s’était enfui de Boulogne pour ne pas passer au conseil de guerre. Il s’appelait Cossard ou Fossard, je ne sais plus au juste…

Robert sentit son cœur battre plus vite, c’était évidemment de Bossard qu’il s’agissait.

– Le nom ne fait rien à la chose, fit-il.

– Alors ce soldat – il venait très souvent manger ici – s’était évadé en traversant le bureau de son capitaine, et là, il avait trouvé deux étrangers qu’il avait pris pour des amis de son officier.

– Ce n’était donc pas ses amis ?

– Pas du tout, vous allez voir. Un de ces étrangers, pris de pitié, ou faisant mine de l’être, tire son portefeuille, donne au soldat de l’argent et une lettre de recommandation pour prendre passage à bord d’un navire qui se trouvait à Boulogne. Bossard – oui, décidément, c’était Bossard qu’il s’appelait – s’embarque. Le navire lève l’ancre et, quand on se trouve en pleine mer, Bossard s’aperçoit tout d’un coup qu’il était à bord d’un navire allemand !

– Qu’a-t-il fait ?

– Il n’y avait rien à faire. Ils l’ont emmené jusqu’à Cuxhaven, l’ont assez bien traité et, finalement, lui ont proposé de faire de l’espionnage pour l’Allemagne.

– Très intéressante, votre histoire, et, bien entendu, il a refusé !

– Avec indignation. Alors, ils l’ont menacé de le jeter en prison, mais il a réussi à gagner Londres et il avait trouvé à s’employer dans une grande épicerie de la Cité…

– Qu’est-il devenu ? demanda Robert, haletant d’impatience.

– Il était ici, il n’y a pas une demi-heure ; mais, quand le journal est tombé entre ses mains, qu’il a lu que son capitaine était arrêté pour vol, il s’est levé comme un fou.

« Ce n’est pas lui ! criait-il… ce sont les Allemands qui ont volé les quarante mille francs ! Et, tout ça, c’est de ma faute. » Il a payé sa consommation et il est parti en courant du côté des quais. Je parierais cent francs contre un sou qu’il est allé s’embarquer afin de défendre son capitaine.

– C’est bien possible, dit Robert, saisi à son tour de la fièvre du départ.

Et il ajouta, à la grande stupéfaction du garçon :

– Je croyais avoir le temps de dîner, mais je me trompais.

– Monsieur ne reste pas ! Moi qui avais déjà mis le couvert de monsieur !

– Monsieur, fit Robert, amusé malgré lui de cette mine ahurie, vient de se souvenir qu’il y a dans un quart d’heure un rapide pour Folkestone à la gare de Victoria…

– Mais, monsieur aurait parfaitement le temps de dîner, il y a des trains toute la soirée pour Folkestone !

– Oui, mais ces trains-là ne correspondent pas avec le bateau qui part ce soir même pour Boulogne.

Pour le dédommager de sa déconvenue, Robert mit dans la main du garçon un assez généreux pourboire et il se dirigeait vers la porte lorsqu’il faillit heurter un personnage corpulent aux favoris d’une blancheur nivéenne qu’il eut l’impression d’avoir déjà rencontré quelque part.

– S’il n’avait pas de favoris, se dit-il, il ressemblerait, beaucoup, au professeur Luther… C’est lui, ce ne peut être que lui, il a dû me filer ou me faire filer jusqu’ici… raison de plus pour se dépêcher…

Et Robert sauta dans un taxi et du taxi dans un compartiment de première classe du rapide de Folkestone.

Alors, pendant que le train fuyait à travers les campagnes endormies à une vitesse de cent vingt kilomètres à l’heure, il parcourut distraitement les journaux anglais et français dont il avait fait provision à la gare de Victoria.

Puis petit à petit les journaux tombèrent à ses pieds, sans qu’il se donnât la peine de les ramasser et il se plongea dans de profondes réflexions.

Il avait engagé la partie contre les espions allemands pour sauver Marchal. Il fallait la gagner…

À Folkestone, il prit place à bord du Victoria, mais c’est en vain qu’il explora le paquebot de fond en comble, il ne rencontra pas Bossard qui, sans doute, avait usé d’autres moyens pour rentrer en France… si toutefois il y était rentré.

CHAPITRE XI – UNE LETTRE D’ANGLETERRE

La nouvelle de l’arrestation du capitaine Marchal avait fait un bruit énorme. Dans la région du Nord, elle faisait le sujet de toutes les conversations.

L’opinion publique se divisait en deux camps.

Les uns croyaient Marchal coupable, suivant en cela l’opinion du commissaire central dont le rapport, communiqué à de rares privilégiés était un véritable chef-d’œuvre de logique, à ce qu’affirmaient du moins ceux qui l’avaient lu.

En revanche, tous les collègues du capitaine, tous ses subordonnés, tous ses amis prenaient hautement sa défense et ne voulaient voir dans toute cette affaire qu’un effroyable hasard, un sinistre concours de circonstances dont l’officier se trouvait victime.

Le vol de quarante mille francs et – à ce qu’on assurait – de documents précieux pour la défense nationale succédant à l’évasion mystérieuse du soldat Bossard avaient mis en émoi toutes les cervelles.

De vives attaques étaient dirigées contre l’administration.

Le général de Bernoise était dans une douloureuse situation d’esprit.

Le rapport du commissaire central habilement présenté, étayé d’ingénieuses hypothèses, ne laissait en apparence aucun doute sur la culpabilité du capitaine.

Par un revirement assez naturel, le général se montrait maintenant aussi dur, aussi inflexible qu’il avait naguère été indulgent envers son protégé auquel il reprochait d’avoir trompé sa confiance.

Yvonne, en apprenant que celui qu’elle aimait était en prison, accusé de vol, était tombée malade.

Il y avait eu entre le père et la fille une orageuse explication.

– Comment voulez-vous, mon père, s’était écriée la jeune fille, qu’un officier dont la probité et la bravoure ont été jusqu’alors citées en exemple, devienne tout à coup un fripon ! Cela ne se peut pas !… C’est impossible !…

– Pourtant…

– Je te le répète, c’est impossible ! Le capitaine Marchal est un homme d’honneur.

– Il l’était…

– Il l’est toujours.

– Tu ne doutes pas de ma douleur, ma chère enfant, j’ai moi-même comme tu le fais en ce moment, défendu Marchal, mais, hélas ! je ne puis aller contre l’évidence, les faits sont là !

– Les faits ! Aucun fait n’est entièrement prouvé, et le capitaine n’a pas un seul instant cessé de nier !

– Sa thèse ne tient pas debout, ne mérite même pas un examen sérieux. Il accuse lord Willougby.

– Eh bien ! s’écria la jeune fille, dans un élan admirable, c’est que lord Willougby est coupable ! Cet homme, d’ailleurs, m’a toujours déplu.

– Ma chère enfant, ton cœur t’égare !… Dans cette pénible affaire, la raison seule doit nous guider ! L’accusation de Marchal contre lord Willougby est absolument ridicule et invraisemblable… Lord Willougby est richissime, son honorabilité est hors de doute. Ce serait le dernier que je soupçonnerais et tout le monde est de mon avis !…

– Le capitaine Marchal, lui aussi, murmura tristement la jeune fille, était d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon, avant de devenir la victime d’une odieuse accusation.

– Il est impossible que lord Willougby soit pour quelque chose dans ce vol et je vais te le prouver si tu veux m’écouter cinq minutes, sans parti pris.

– Je vous écoute, mon père.

– Tu dois te souvenir que le soir du vol, le lord était à bord de son yacht, au milieu de ses invités. Tu l’as vu toi-même, tu lui as parlé, cela, c’est un fait.

« Miss Arabella qui est d’un tempérament si impressionnable a été à ce point bouleversée par ces iniques imputations, qu’elle a dû, sur l’ordre de son médecin, aller terminer la saison en Écosse, dans un de ses châteaux.

– Voilà qui est singulier… fit Yvonne à demi-voix, voilà un départ précipité qui ressemble beaucoup à une fuite.

– Quant à son frère, continua M. de Bernoise, je pense qu’il ne tardera pas, lui aussi, à regagner l’Angleterre. Il a été très froissé des calomnies de Marchal et il n’a pas caché son dépit. Comment ! voilà un millionnaire qui tient toute une ville en joie par ses fêtes, qui ouvre sa bourse à tout le monde, dont le caractère et les manières sont parfaites. Et l’on ne trouve rien de mieux à faire, pour le récompenser, que d’inventer des infamies sur son compte !

– On prétendait, interrompit tout à coup Yvonne, qu’il était allé rejoindre miss Arabella.

– C’est inexact, son yacht est encore ancré en vue de notre port. Il visite les sites de la contrée, sans doute avant de partir définitivement.

– De sorte, objecta la jeune fille avec entêtement, que, s’il était réellement coupable, il serait impossible de l’arrêter !

– Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, dit sévèrement le vieil officier.

– Pourquoi aussi, mon père, avoir fait poursuivre le capitaine Marchal alors que c’est vous-même qui lui aviez avancé les quarante mille francs ? Vous auriez pu lui accorder du temps pour découvrir l’auteur du vol. Ou alors, si vous n’aviez pas confiance en lui, il ne fallait pas lui prêter d’argent ! Je suis logique, moi aussi. Père, ce que vous avez fait là n’est pas bien.

Le visage du général de Bernoise devint pourpre de colère.

– Comment, s’écria-t-il, ne pas faire poursuivre le misérable qui t’a dépouillée d’une partie de ta dot, qui a abusé de ta confiance et de la mienne… Est-ce bien toi, ma fille, qui me tiens un pareil langage ?… Mais cet homme t’a donc ensorcelée ?…

Il ajouta d’un ton plus calme :

– Remarque d’ailleurs que ce n’est pas moi qui l’ai fait poursuivre. J’aurais préféré de beaucoup sacrifier cette somme, quelque importante qu’elle soit, que de voir flétrir, par un jugement infamant, un des officiers placés sous mes ordres. Réfléchis que c’est Marchal lui-même qui, se fiant à sa réputation d’honnêteté, a porté plainte au commissariat central, persuadé que les soupçons ne tomberaient jamais sur lui. L’enquête ayant prouvé d’une façon à peu près certaine que c’était lui le coupable, je me suis vu forcé de laisser la justice suivre son cours.

– Cela n’empêche pas, répliqua la jeune fille avec vivacité, que M. Marchal n’est responsable qu’envers vous de la somme que vous lui avez avancée.

– Ce sera la tâche de son avocat de faire valoir cet argument devant le conseil de guerre.

– Pourtant, mon père, si vous retiriez votre plainte ?

– Impossible ! Comprends donc que ce n’est pas moi qui ai porté plainte, c’est Marchal lui-même ; il s’est pris à son propre piège. D’ailleurs, maintenant, la justice, aussi bien que l’opinion publique, sont saisies de l’affaire et veulent avoir satisfaction. Il est trop tard pour revenir en arrière.

Yvonne, les yeux gonflés de larmes, demeura silencieuse.

Elle voyait s’écrouler son beau rêve d’amour, et pourtant, au fond de son cœur, elle conservait encore, avec de secrets espoirs, le souvenir attendri de celui qu’elle regardait toujours comme son fiancé…

– Oui, dit encore le général de Bernoise d’une voix grave, cette affaire offre tant de côtés mystérieux qu’il est de mon devoir de la suivre jusqu’au bout et de l’éclairer entièrement. De toute façon, il faut que la lumière se fasse. Le ministre dont j’ai reçu une lettre confidentielle partage absolument ma manière de voir.

– Et ces côtés mystérieux ? interrogea Yvonne anxieusement.

– Je ne puis pas tous te les expliquer ; mais n’y eût-il que la singulière attitude du capitaine Marchal, ce fait qu’il a reconnu avoir passé ailleurs que chez son oncle une partie de la nuit du samedi ! N’est-ce pas déjà très singulier ? Et il ne veut pas donner l’emploi de son temps pendant cette même nuit où le vol a été commis.

– Il doit avoir ses raisons pour garder le silence.

– C’est possible, mais une pareille attitude produit une impression très fâcheuse… Puis il y a d’autres faits déconcertants. Ainsi j’avais reçu une lettre anonyme me signalant la mauvaise conduite de l’inculpé, cette lettre a disparu, il m’a été impossible de la retrouver.

M. de Bernoise, en parlant ainsi, était à mille lieues de soupçonner que ce pût être Justine, la femme de chambre, qui eût subtilisé la lettre.

– Enfin, continua-t-il, je ne m’explique guère la conduite du journaliste Robert Delangle. Il était parti pour Londres et devait nous rapporter toutes sortes de renseignements sensationnels, et on n’entend plus parler de lui. Il n’a pas donné signe de vie depuis son départ.

– C’est sans doute qu’il n’a pas pu, interrompit la jeune fille, M. Delangle est un homme de cœur !

– Je ne dis pas le contraire.

– Il n’a pas hésité une minute à prendre la défense de son ami, envers et contre tous.

– D’accord… mais ce soldat qui, bien que puni par moi de trente jours de prison, continue à jurer contre toute évidence que le seul coupable du vol est le soldat Bossard ? Voilà, je crois, suffisamment de mystères à éclaircir.

Yvonne demeura silencieuse.

Pelotonnée au fond d’une bergère dans une frileuse attitude, elle réfléchissait.

Un des mystères de « l’affaire Marchal » dont le général n’avait pu parler à sa fille et qui le préoccupait beaucoup, c’était le drame dont la prison militaire avait été le théâtre et sur lequel, dans le plus grand secret, une enquête avait été commencée.

Pour échapper à une conversation qui le mettait au supplice, M. de Bernoise embrassa sa fille et sortit, prétextant un rendez-vous.

Dès qu’il se fut retiré, Justine s’approcha de sa jeune maîtresse.

Justine, elle aussi, avait longuement réfléchi et elle était convaincue de la terrible injustice commise envers le capitaine Marchal. Elle aussi était intimement persuadée de l’innocence de l’officier.

En ce moment, cédant à une inspiration, peut-être heureuse, elle se croyait sur le point de tenir un des fils conducteurs qui devaient l’amener à la connaissance de la vérité.

– Mademoiselle, dit-elle à Yvonne, il ne faut pas vous chagriner. Le capitaine Marchal est innocent ! J’en ai, comme vous, la conviction.

– Je suis heureuse que tu sois de mon avis, mais je suis désespérée. Tu as vu comme on a monté la tête à mon père ?

– Il y a sûrement là-dessous un complot qu’on finira bien par découvrir. Mais le capitaine est innocent, il faut le tirer de là.

– Oh ! si je savais comment !…

– Je crois en avoir trouvé le moyen, mais pour cela, il faudrait faire une démarche peut-être imprudente et qui n’aurait certainement pas l’approbation de votre père.

– Dis toujours.

– Vous n’avez pas oublié cette jeune fille qui se disait fiancée au soldat Bossard et qui est venue vous solliciter en sa faveur ? Elle pourrait peut-être nous fournir des renseignements d’une importance capitale.

– Elle se nomme Germaine ?

– Oui, c’est bien cela.

– Mais, comment la voir ?

– Ce n’est pas difficile, j’ai retenu l’adresse qu’elle nous a donnée l’autre fois. Ce n’est pas loin d’ici, dans la rue du Coin-Menteur.

– Eh bien, allons-y ! Mon père me grondera après, s’il veut, mais du moins j’aurai fait mon devoir.

– Bravo, mademoiselle, s’écria Justine en battant des mains, voilà qui est courageux de votre part ; mais si vous voulez tirer d’affaire le capitaine Marchal, ce n’est pas le moment de faire des façons.

Yvonne et sa camériste furent prêtes à sortir en un instant, elles avaient endossé leurs costumes les plus sombres et les plus simples et mis leurs voilettes les plus épaisses.

Il pouvait être trois heures.

La chaleur d’une lourde après-midi d’été rendait les rues presque désertes et l’on n’entendait dans le silence de l’arrière-port que le halètement des machines à vapeur et la cadence des marteaux dans les forges de marine.

De vieilles dames avec de petits chiens et des retraités à cheveux blancs se dirigeaient tout doucement vers les squares, munis de leur journal et de leur tabatière.

Yvonne et sa camériste ne rencontrèrent personne de leur connaissance ; au bout d’un quart d’heure elles étaient arrivées à la porte d’une maison de pauvre apparence dont la façade était enguirlandée de filets de pêche, accrochés là pour sécher.

Au moment d’entrer dans ce logis qui n’était rien moins que somptueux, les deux femmes hésitèrent. Que dirait M. de Bernoise quand il apprendrait qu’en dépit de sa défense formelle sa fille était venue dans cet endroit ?

– Tant pis, dit enfin Yvonne, il faut avoir du courage jusqu’au bout, mon père dira ce qu’il voudra !

Comme elle prononçait cette phrase, Robert apparut tout à coup à l’autre extrémité de la rue. Le reporter descendu du paquebot une demi-heure auparavant était encore en costume de voyage. Il paraissait très animé.

– Mademoiselle, dit-il après avoir respectueusement salué la jeune fille, j’arrive de Londres et je crois que les nouvelles que j’apporte sont bonnes, mais hélas le résultat définitif – la réhabilitation de mon ami Marchal – n’est pas encore atteint…

– Vous me redonnez de l’espoir, répondit Yvonne, après avoir écouté le récit succinct que lui fit le journaliste de ses aventures à Londres. J’allais précisément, pour tâcher d’obtenir quelques renseignements, rendre visite à la fiancée de Bossard.

– Nous irons ensemble. Peut-être Germaine a-t-elle déjà des nouvelles. Et peut-être aussi – ajouta le reporter en baissant la voix – Bossard est-il déjà de retour.

– Volontiers, murmura la jeune fille, et pourtant croyez-vous que ma présence soit indispensable ? Maintenant que vous êtes là, je suis presque tentée de me retirer.

– Gardez-vous-en bien. Germaine vous confiera peut-être, à vous, des choses qu’elle ne me dirait pas à moi. Il est très important que vous nous accompagniez. Mademoiselle, permettez-moi de vous montrer le chemin.

Et il commença à gravir l’escalier, suivi d’Yvonne et de sa camériste.

La chambre qu’occupait Germaine dans la maison d’un vieux pêcheur était simple et gaie. Sur la cheminée, décorée de coquillages des mers australes et de vases en faïence anglaise au reflet doré, s’étalait dans un beau cadre de peluche, la photographie de Bossard, la mine souriante, ses médailles coloniales alignées bien en évidence sur sa poitrine fièrement bombée.

Germaine fit à ses visiteurs l’accueil le plus empressé. Elle fit asseoir Mlle de Bernoise dans l’unique fauteuil qu’elle possédait et insista pour lui faire accepter un petit verre de vieux genièvre ; comme on peut le supposer, Yvonne déclina cette invitation, puis on causa.

– Mademoiselle, dit naïvement Germaine, toute fière de recevoir chez elle la fille du général, c’est bien gentil à vous d’être venue. Il y a longtemps qu’on ne s’était pas vu…

Yvonne, tout interloquée par ce ton un peu familier, ne savait trop que dire ; ce fut Robert, au fond très amusé de cette scène, qui se chargea de répondre et d’expliquer le but de leur visite.

– Je suis tout à votre disposition, répondit la matelote, mais je doute fort que je puisse vous donner quelque renseignement utile. Déjà bien des gens sont venus me questionner au sujet de mon fiancé, ce pauvre Bossard, depuis qu’il a réussi à s’échapper de prison et à passer à l’étranger. Je ne l’y ai pas aidé, comme on l’a prétendu… mais je suis tout de même bien contente qu’il soit en sûreté ; il a tiré son épingle du jeu, il a bien fait, pas vrai ? Vous-même, monsieur Robert, vous en auriez fait autant à sa place.

Le reporter ne put s’empêcher de sourire de cette vivacité de langage.

– Alors, reprit-il, il ne vous a pas écrit ? vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

– Non.

– Vous ne savez pas où il est ?

– Ma fois non ! mais je crois que ce n’est pas bien difficile à deviner, il doit être sûrement en Belgique ou en Angleterre.

– C’est étonnant qu’il ne vous ait pas écrit.

– Sans doute qu’il n’a pas pu le faire.

Yvonne crut comprendre, au vague de ces réponses, que la fiancée de Bossard se renfermait dans un silence prudent et qu’elle en savait beaucoup plus qu’elle ne voulait en dire.

– Vous n’ignorez pas mademoiselle, dit-elle palpitante d’émotion, que les renseignements que vous pouvez nous fournir – sans aucun danger pour vous d’ailleurs – ont pour nous une grande importance. Un vol a été commis, un officier est injustement accusé et votre fiancé pourrait peut-être le sauver par son témoignage. Si vous faisiez cela, je vous jure que c’est moi qui m’occuperais de votre dot. Votre fiancé aurait sa grâce, et une bonne place.

– Je devine, murmura Germaine éclairée par son instinct, ce doit être votre prétendu à vous que l’on accuse ?

Yvonne était devenue rouge comme une cerise.

– Non, mademoiselle, reprit sèchement la femme de chambre, vous vous trompez, il s’agit seulement d’une personne à laquelle le général s’intéresse, un parent…

– Tant pis, répondit Germaine, mais je ne puis vous dire que ce que je sais. Vous avez été trop aimable avec moi pour que je ne sois pas franche. Tenez. Aussi vrai qu’il fait grand jour, Bossard est parti sans me dire adieu, sans même venir m’embrasser !

– Vous auriez tort de nous cacher quelque chose, reprit Yvonne avec insistance, même si votre fiancé était réellement coupable, en ce moment, il aurait tout intérêt à avouer.

– Ces messieurs de la police m’ont déjà expliqué cela ; mais, croyez-moi si vous voulez, Bossard a peut-être bien des défauts, mais il n’a jamais fait tort d’un sou à personne…

Elle s’interrompit brusquement. On venait de frapper à la porte de la chambre.

– Mon Dieu, murmura Yvonne éperdue, si mon père me surprenait ici !

Et elle baissa rapidement sa voilette et se retira dans l’angle le plus sombre de la pièce.

– N’ayez pas peur, mademoiselle, s’écria Germaine, c’est le facteur. J’ai reconnu ses deux petits coups secs.

– Une lettre recommandée, annonça le pédestre factionnaire dont le profil impassible se montra dans l’encadrement de la porte.

Germaine signa sur le registre et prit la lettre toute joyeuse.

– Le timbre anglais, s’écria-t-elle, c’est pour sûr de mon fiancé !…

Elle brisa le cachet d’une main impatiente. L’enveloppe ouverte, il en tomba un mandat international, puis une feuille couverte d’une grosse écriture.

Germaine s’était retirée dans l’embrasure de la fenêtre pour mieux lire, tandis qu’Yvonne et Robert attendaient en échangeant des regards anxieux.

– Parbleu, s’écria Germaine avec enthousiasme, je savais bien, moi, que mon pauvre Bossard n’était pas un filou ! Voyez ce qu’il m’écrit !… Tenez, lisez vous-même !

Yvonne lut à son tour et devint pâle de joie.

– Le capitaine est sauvé ! murmura-t-elle d’une voix émue.

– Pas encore, dit Robert, mais il est bien près de l’être.

– Nous n’avons pas une minute à perdre ; je vais immédiatement prévenir mon père. Et vous, mademoiselle, ajouta-t-elle en se tournant vers Germaine, habillez-vous rapidement, M. Robert Delangle vous conduira chez mon père où nous vous précédons et qui va vous attendre. Surtout, n’oubliez pas la lettre !… Si les choses marchent comme je l’espère, je vous promets la grâce de Bossard…

Yvonne et sa camériste étaient déjà dans l’escalier. Germaine se trouva bientôt parée de sa fameuse coiffure boulonnaise, auréolée de dentelles, et de son plus beau foulard de soie, et Robert lui servit de cavalier jusqu’à la demeure du général de Bernoise.

Celui-ci n’étant pas encore rentré, Yvonne reçut les visiteurs dans le salon et leur tint compagnie en attendant le retour de son père.

Le général éprouva un profond étonnement en apercevant Germaine, la matelote, assise aux côtés du reporter.

– Singulière visite ! grommela-t-il entre ses dents.

Et il demanda à Yvonne, à demi-voix :

– Qu’est-ce que cela signifie ? Que veut cette femme ?

– Mon père, répondit hardiment la jeune fille, je te présente la fiancée du soldat Bossard. Elle a de graves révélations à te faire.

Et comme le général fronçait le sourcil :

– Père, elle t’apporte la preuve de l’innocence du capitaine Marchal. J’ai cru bien faire en la priant de t’attendre. Avant de te fâcher, prends connaissance de la lettre que cette jeune fille vient de recevoir, il n’y a qu’un instant, et qu’elle s’est empressée de t’apporter !

Le général, sans rien répondre, prit la lettre que lui tendait Germaine, toute tremblante d’émotion, et il lut attentivement le récit détaillé que faisait Bossard de son évasion, en annonçant son retour à sa fiancée.

Tout de suite la physionomie renfrognée de M. de Bernoise se détendit et, d’un geste plein de bienveillance, il invita Germaine à se rasseoir.

– Mon général, dit alors le reporter, permettez-moi de compléter les renseignements précieux que contient cette lettre. Vous allez vous convaincre que mon voyage à Londres, bien que n’ayant pas donné tous les résultats que j’en attendais, n’a pas été complètement inutile.

Et il raconta, dans le plus grand détail, l’agression dont il avait été victime à la maison de fous, sa visite au détective Frock et ses autres aventures en Angleterre.

Quand il eut terminé, le général était pleinement convaincu.

– Je suis très heureux, déclara-t-il, de constater que le capitaine Marchal n’est pas coupable. Maintenant, il s’agit de prendre les mesures nécessaires pour que la dame noire des frontières et ses complices n’échappent pas au châtiment qu’ils ont mérité. Je crains bien, malheureusement, qu’il ne soit déjà trop tard.

Le général avait serré dans son portefeuille la lettre de Bossard, et, se retournant vers Germaine :

– Ayez bon espoir, mademoiselle, lui dit-il, je vais faire tout mon possible pour obtenir la grâce pleine et entière de votre fiancé. Mais c’est à la condition que vous ne parlerez à personne du contenu de cette lettre. C’est une chose très importante. Quant à vous, monsieur Robert, revenez me voir dans la soirée. Nous avons à causer longuement.

M. de Bernoise reconduisit cérémonieusement jusqu’à la porte de la rue le reporter et la matelote, tous deux ravis du résultat de leur démarche.

Le général se sentait allégé d’un grand poids. Jamais il n’avait été aussi heureux.

Une fois rentré dans son cabinet de travail, son premier soin fut de libeller deux ordres de mise en liberté immédiate, l’un en faveur du capitaine Marchal, l’autre concernant le soldat Louvier dont la bonne foi apparaissait maintenant évidente.

Puis, après avoir serré dans ses bras Yvonne, radieuse, le général se rendit en hâte chez le commissaire central. Il s’agissait de prendre les mesures nécessaires pour opérer l’arrestation de la célèbre espionne et de ses affidés. La lettre de Bossard allait peut-être donner les moyens d’atteindre ce résultat difficile.

CHAPITRE XII – LE TRAQUENARD

Le père Thomas qui exploitait dans le village du Portel, près de Boulogne, une petite auberge presque exclusivement fréquentée par les matelots et les matelotes, venait de se lever et d’ouvrir les volets de son établissement.

Les pieds dans des sabots confortablement garnis de paille, le chef coiffé d’un vieux béret de matelot, il avait commencé par allumer une pipe de terre noire – la meilleure de la journée, avait-il coutume de dire – puis il ranima le feu qui couvait sous la cendre, y jeta une poignée de menu bois et quand la flamme pétilla joyeusement, il apporta une vaste cafetière de fer-blanc.

Ces préparatifs terminés, il alla jusqu’au seuil de la porte et se mit à contempler la mer que le soleil commençait à peine à colorer de légers tons roses.

Le jour grandissait de minute en minute, le père Thomas rentra et souffla sa petite lampe de fer, et se mit à faire le ménage de sa cambuse en fredonnant.

Cette tâche accomplie, il alluma une seconde pipe et revint sur le seuil de la maison. De là il observa quelque temps avec intérêt les manœuvres d’un beau yacht qui tirait des bordées à un mille du rivage, comme s’il eût cherché un endroit à sa convenance pour jeter l’ancre.

Tout à coup la vieille horloge sonna.

– Quatre heures et demie, murmura le vieillard : je me suis cette fois levé de trop bonne heure. À moins qu’il ne vienne quelques fraudeurs, je n’aurai pas de clients avant l’heure de la marée.

Comme pour donner un démenti à ces paroles, un homme pauvrement vêtu arriva à l’angle de l’auberge, et entra.

Il paraissait accablé de fatigue.

En entrant, il jeta sa musette sur un coin de la table, et s’écroula plutôt qu’il ne s’assit sur la chaise de paille que le père Thomas lui avançait.

– Bonjour patron, dit-il d’une voix rude, je meurs de faim et de soif ; vivement une chopine de bière, du pain et du jambon, ce que vous voudrez !

Bien des gens eussent trouvé suspectes les allures de ce client matinal, mais la clientèle du père Thomas comprenait des gens de toute espèce et le vieil aubergiste n’était ni bavard, ni curieux.

Il disposa donc le couvert en un tour de main sur un coin de la grande table de bois blanc et l’inconnu, tirant un couteau de sa poche, se précipita sur son repas en véritable affamé. Il mettait les bouchées doubles et en quelques minutes son assiette se trouva parfaitement nettoyée.

L’aubergiste contemplait avec satisfaction un convive doué d’un si robuste appétit.

– Remettez-moi la même chose, dit l’homme.

Le père Thomas s’empressa de rapporter de nouveau pain, de nouvelle bière et de nouveau jambon, qui furent engloutis avec la même rapidité.

Enfin, cette espèce d’ogre parut rassasié, il lampa un dernier verre de bière, puis, poussant un profond soupir, se tourna du côté de l’aubergiste.

– Avez-vous une chambre, demanda-t-il en bâillant, j’ai besoin de dormir au moins deux ou trois heures.

– Certainement. Vous avez l’air fatigué. Vous avez dû essuyer un coup de gros temps sur la mer cette nuit ?

– J’ai bien cru que notre sloop y resterait, un joli bateau pourtant, à l’arrière tout relevé, à l’avant effilé comme une lame de couteau, un vrai bateau de courses qui remporte des prix à toutes les régates.

Le père Thomas eut un gros rire. Il était persuadé qu’il avait affaire à un fraudeur de profession.

– Et comme il n’y a pas de régates tous les jours, répliqua-t-il, le reste du temps on fait de la contrebande.

– Mon vieux, murmura l’homme avec un bâillement plus accentué, vous vous fourrez le doigt dans l’œil ; je ne suis pas ce que vous pensez, mais croyez ce que vous voudrez sur mon compte, je m’en fiche, mais je tombe de sommeil, indiquez-moi ma chambre…

– Après tout, ce que vous faites ne me regarde pas… Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin.

– C’est bon, fit l’autre en prenant sa musette, mais, j’oubliais, il va peut-être venir quelqu’un me demander, soit un capitaine d’infanterie de marine, soit un civil… Sitôt que la personne sera arrivée, venez me réveiller, je ne veux pas la faire attendre une minute.

– Je n’y manquerai pas.

Et le vieil aubergiste précéda son hôte dans le vieil escalier vermoulu qui conduisait à la chambre.

Quand il redescendit, il s’amusa de nouveau à observer le yacht qui peu à peu s’était rapproché du rivage.

Bientôt un canot monté par deux hommes se détacha des flancs du navire, se dirigea sur le rivage et vint accoster à moins de cinquante mètres de l’auberge.

– Serait-ce encore des clients pour moi, se dit le vieillard ? Aujourd’hui, décidément, tout le monde s’est donné le mot pour se lever de bon matin.

Il ne se trompait pas. Il vit bientôt entrer dans l’auberge deux personnages d’allures assez élégantes, en dépit des cabans de matelot dont ils étaient vêtus. Tous deux étaient jeunes, robustes, et avaient le visage complètement rasé.

Pour le père Thomas, l’humanité tout entière se fût divisée en deux catégories, les fraudeurs et les gabelous.

Dans les nouveaux venus le père Thomas flaira tout de suite des gabelous.

– Bonjour, messieurs, leur dit-il, qu’y a-t-il pour votre service ?

– Servez-nous quelque chose de réconfortant, répondit un des hommes, un grog au whisky, par exemple. Il ne faisait pas chaud en mer, cette nuit. Vous n’avez encore vu personne ?

– Non, messieurs, répliqua l’aubergiste de plus en plus persuadé qu’il avait affaire à des douaniers. Je viens seulement d’ouvrir ma baraque.

– Tout va bien, dit à l’oreille de son compagnon, celui des deux visiteurs qui avait pris la parole le premier. Nous arrivons à temps.

Les grogs une fois prêts, tous deux s’assirent et le père Thomas installé derrière son comptoir se laissa aller à une vague somnolence.

Les deux hommes avaient entamé une conversation à voix basse.

– Je ne sais pas comment cela va finir, mon brave Gerhardt, dit l’un d’eux, mais où en serions-nous sans notre agent de Folkestone qui nous a signalé télégraphiquement le départ de Bossard pour la France. Évidemment, il va se livrer à la justice militaire, et raconter qu’il nous a vus dans le bureau, la nuit du vol.

– Mais il ne sait pas nos noms.

– Qu’importe, son récit concorderait trop bien avec les affirmations de Marchal pour que celui-ci ne fût pas remis en liberté.

– Il faut que nous voyions Bossard. Il n’aura très certainement pas les mêmes scrupules que son officier. Je lui offrirai cinq cents livres pour se rembarquer immédiatement, nul doute qu’il n’accepte.

– Et une fois à bord du yacht…

– Son affaire est claire, ajouta le faux lord Willougby avec un ricanement sinistre.

– Mais admettons qu’il refuse ! Et c’est possible… il était si tranquille en Angleterre et il revient de lui-même se livrer… je n’ai pas confiance.

– S’il refuse… dit l’espion d’une voix sourde. Je suppose, Gerhardt, que tu es un homme de courage ?

Gerhardt montra d’un geste un couteau tout ouvert dans la poche de son caban.

– Je vous obéirai aveuglément, fit-il, et pourtant…

– Tu vas me dire que c’est un crime, eh bien, non, c’est plutôt une action glorieuse, du moment où il s’agit de la chère patrie allemande !… Je suis sûr, ajouta-t-il après avoir consulté son chronomètre, qu’Arabella s’impatiente déjà. Elle doit être sur le pont du yacht, armée de sa jumelle marine, cherchant à deviner ce qui se passe ici.

– Je sais qu’elle attache une grande importance à cette affaire.

– C’est, il faut le reconnaître, une femme d’énergie et d’une persévérance extraordinaire. Elle n’a nullement renoncé à forcer Marchal à nous remettre le plan de l’avion blindé, mais pour cela il ne faut pas que Bossard paraisse. Lui disparu, c’est la condamnation certaine de Marchal. Et c’est alors seulement quand il sera en prison, flétri, désespéré, que nous reviendrons à la charge et que nous lui offrirons, en échange des plans, la liberté et la réhabilitation…

– Je ne crains qu’une chose, c’est que notre homme ne vienne pas.

– Il viendra. Il ne peut descendre ailleurs qu’ici, je suis sûr de l’exactitude de mes renseignements. Je serais très surpris s’il n’arrivait pas d’un moment à l’autre.

– Patron, dit Gerhardt, en se tournant du côté du père Thomas, nous avons rendez-vous ici avec un homme d’une trentaine d’années.

Et il donna assez exactement le signalement de Bossard.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?… répondit le bonhomme avec hésitation.

– Rassurez-vous, dit le faux lord Willougby avec son sourire le plus cordial, nous ne sommes pas des gabelous. Je suis officier, capitaine dans l’infanterie de marine.

– Alors, c’est différent, grommela le vieillard avec un reste de défiance. Vous allez voir votre ami tout de suite. Il fait un somme là-haut, je monte le réveiller.

Pendant que l’aubergiste gravissait l’escalier, Gerhardt dit à son maître :

– En cas de bagarre, il serait prudent d’éloigner le bonhomme.

– Excellente idée.

Quand le patron revint, Gerhardt lui demanda une bouteille de vin blanc. Le vieillard, sans méfiance, leva la trappe de la cave et commença à descendre ; mais, à ce moment, l’espion lui assena sur la tête un coup de poing qui l’envoya rouler au fond, étourdi.

Le père Thomas n’avait poussé qu’un faible cri, le bruit de la chute de son corps parvint à l’oreille des deux bandits.

Gerhardt ferma tranquillement la trappe et dit en riant :

– En voilà toujours un qui ne nous dérangera pas !…

Pendant ce temps, son complice était allé jusqu’à la porte et inspectait les environs.

– Personne, fit-il à demi-voix, l’endroit est absolument désert et je vois avec plaisir que le yacht s’est rapproché…

Gerhardt l’interrompit dans ses réflexions.

– Venez vite, fit-il, voici notre homme, il est en train de descendre.

Bossard, en effet, s’avançait en bâillant, avec la mine de quelqu’un qu’on vient d’arracher brusquement au sommeil.

– Messieurs, balbutia-t-il, sans bien se rendre compte de la physionomie de ses interlocuteurs.

L’espion s’était avancé.

– Ce n’est pas moi que vous attendiez, dit-il avec aplomb, mais j’ai à vous parler très sérieusement. Je suis lord Willougby, je suis venu vous trouver pour éviter un épouvantable malheur…

Mais Bossard venait de reconnaître les deux hommes entrevus pendant la tragique nuit de son évasion, les deux bandits qui s’étaient trouvés en même temps que lui dans le bureau du capitaine Marchal.

– Canailles ! Bandits ! cria-t-il.

– Pas d’injures, répliqua l’espion, avec autorité. Lorsque vous aurez compris que je ne suis ici que pour sauver l’honneur de mon ami Marchal, et vous sauver aussi, vous vous tairez !… Écoutez-moi.

– Que pourriez-vous dire ! s’écria Bossard avec colère, je vous ai vus de mes yeux dans le bureau du capitaine Marchal alors qu’il avait quitté la ville depuis plusieurs heures. C’est vous le voleur !

Bossard s’interrompit tout à coup et prêta l’oreille, il lui avait semblé entendre dans le lointain un cri d’appel désespéré. C’était le père Thomas qui appelait au secours d’une voix faible.

L’espion mit à profit cette interruption.

– Mon brave, dit-il à Bossard avec un sang-froid admirable, vous commettez une erreur grossière, permettez-moi de vous le dire. Vous avez dû entendre parler de ma fortune ? J’ai plus d’un million de revenu, ce qui fait vingt-cinq ou trente millions de capital. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que je ne vais pas devenir un voleur pour quarante pauvres billets de mille francs…

– Pour milord, ajouta Gerhardt d’un ton plein de suffisance, une pareille somme est une misère ! cela ne compte pas !

– Mais alors ? demanda Bossard avec effarement.

– Eh bien, fit l’espion avec une tristesse hypocrite, voici la vérité sur cette malheureuse affaire. Le capitaine Marchal avait des dettes… Je ne l’excuse pas, je constate le fait, mais que celui qui n’a jamais cédé à aucune tentation lui jette la première pierre. Il avait des dettes de jeu, il devait les payer immédiatement, sous peine de se voir disqualifié ; il a perdu la tête, il a puisé dans la caisse…

– Il me semble que je deviens fou ! Je ne comprends plus, murmura Bossard en portant la main à son front. Je ne croirai jamais que le capitaine Marchal ait pu agir de la sorte…

– Heureusement, continua l’Allemand avec impudence, Marchal va être tiré d’embarras. J’ai remboursé discrètement les sommes détournées et l’affaire n’aura pas de suites… Mais votre présence constitue pour lui un réel danger…

Cependant les cris du père Thomas devenaient plus distincts.

– Au secours ! Au secours ! À l’assassin !

– Je crois qu’on appelle au secours, murmura Bossard avec inquiétude, mais… où donc est le cabaretier ?

L’espion lui prit le bras avec colère.

– Il va revenir, je suppose, ne vous occupez pas de lui, songez plutôt à ce que j’ai à vous dire ! Si vous veniez mal à propos faire votre déposition, vous renverseriez tous nos projets. Moi, je suis lord et millionnaire, par conséquent au-dessus de tout soupçon, mais vous ? Quand vous diriez la vérité, on ne vous croirait pas. Si vous parlez, c’est vous qui serez le bouc émissaire. Robert Delangle, votre fiancée elle-même, sont persuadés que c’est vous le voleur. Il vous faut quitter la France au plus vite, dans votre intérêt et dans celui du capitaine Marchal ! Je vous ai déjà secouru, je suis prêt à le faire encore une fois et plus généreusement encore.

– Tout cela n’est pas clair, interrompit Bossard d’un air perplexe.

L’Allemand impatienté, tira de sa poche un portefeuille.

– Décidément, fit-il, vous ne comprenez rien à la situation ! On dirait que vous avez juré la perte du capitaine Marchal… Tenez, prenez ces bank-notes et suivez-moi !

Sur un signe de son maître, Gerhardt s’était sournoisement placé derrière Bossard. En une minute, il avait compris. Tout pour lui devenait clair.

– C’est-à-dire que je comprends trop bien, s’écria-t-il furieux. Vous calomniez le capitaine Marchal ! Vous voulez me faire disparaître pour le faire condamner. Mais cela ne sera pas !

– Tant pis pour toi, murmura l’espion !

Et il saisit traîtreusement Bossard par les poignets et le réduisit ainsi pour une minute à l’immobilité.

Au même instant Gerhardt frappait le soldat de son couteau entre les deux épaules.

Bossard tomba sans même pousser un cri.

– Il est mort, cria Gerhardt. Et maintenant, au large !…

Les deux bandits s’élancèrent hors de l’auberge, vers leur canot.

De toutes parts, des soldats et des gendarmes se levaient de derrière les ajoncs.

Les deux espions étaient cernés.

– Eh bien, balbutia le faux Willougby, il ne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau.

– C’est impossible, fit Gerhardt d’un ton gouailleur. Faites une trouée tout seul si vous voulez, moi, je reste…

À ce moment, le capitaine Marchal lui-même apparut, accompagné de son ami Robert qui pour la circonstance s’était armé d’un énorme browning. Derrière eux venait le commissaire central suivi d’un détachement de soldats et d’une dizaine de gendarmes.

Les deux espions comprirent que toute résistance était inutile, avant même qu’ils eussent pu se servir de leurs revolvers tous deux avaient été appréhendés et solidement garrottés.

Malgré le tumulte que causa cette arrestation, on entendit les cris du père Thomas que l’on délivra immédiatement. En sortant de la cave il apparut, à la grande joie des soldats, couvert de poussière et de toiles d’araignées telle une bouteille vénérable.

– Mon Dieu, s’écria le cabaretier, mes bons messieurs, que se passe-t-il chez moi ?

– Vous allez le savoir à l’instant, dit le commissaire central, nous allons procéder à l’interrogatoire des prévenus.

Dans un coin de la pièce, Ronflot et Louvier prodiguaient leurs soins au malheureux Bossard. Quoique dangereuse, la blessure qu’il avait reçue ne semblait pas mortelle.

Cependant Robert s’était approché du commissaire central et lui disait à l’oreille :

– Tout cela est fort bien, mais il ne faudrait pas laisser fuir la « dame noire des frontières ».

– Vous avez raison, balbutia-t-il, je vais envoyer des hommes au bureau télégraphique, il faut capturer le yacht avant qu’il ait quitté les eaux françaises.

Des soldats chargés d’un ordre écrit du commissaire se dispersèrent de tous côtés. Un torpilleur qui se trouvait en rade de Boulogne reçut l’ordre d’appareiller. Les autorités des ports anglais furent prévenues.

Toutes ces mesures devaient être inutiles. L’espionne, grâce à sa jumelle marine, avait suivi ou deviné les principales péripéties du drame.

Dès qu’elle avait vu luire les baïonnettes elle avait donné ordre au capitaine de couper les amarres et de forcer les feux.

Le yacht arborant insolemment à la corne d’artimon le pavillon allemand avait fait route vers le nord. Il était en sûreté dans les eaux neutres du littoral hollandais avant qu’on eût pu le rejoindre.

– Ces deux imbéciles se sont fait prendre, murmura la dame noire, c’est tant pis pour eux ! mais le capitaine Marchal entendra encore une fois parler de moi. Cela, je le jure !

ÉPILOGUE

Quelques jours après on apprenait que le fameux détective Frock avait mis la main à Londres sur un véritable nid d’espions allemands. Plus de deux cents avaient été arrêtés, au nombre desquels se trouvait le professeur Luther gravement compromis par l’existence de la plate-forme bétonnée et de plus inculpé d’assassinat sur la personne du véritable lord Arthur Willougby dont on ne connut jamais la véritable destinée.

L’espion, qui avait pris sa place et dont aucun papier ne put faire découvrir la véritable identité, se suicida dans sa prison.

Yvonne de Bernoise accorda sa main au capitaine Marchal et, peu de temps après, Bossard épousait sa chère Germaine.

Robert, après ce double mariage, partit pour Belfort où il avait hâte de se mesurer de nouveau avec la « dame noire des frontières ».

Huit jours après son départ, la guerre éclatait comme un coup de foudre !

GUSTAVE LE ROUGE.

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Juillet 2010

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