Gustave Le Rouge et Gustave Guitton

 

 

 

LA CONSPIRATION DES MILLIARDAIRES

TOME I

La conspiration des milliardaires

 

 

 

Paris, A. L. Guyot, série F
« Aventures extraordinaires » – 1899

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  Les projets de William Boltyn. 4

CHAPITRE II  Spirite et milliardaires. 19

CHAPITRE III  Le célèbre Hattison. 34

CHAPITRE IV  Projets de mariage. 41

CHAPITRE V  Les laboratoires de guerre. 57

CHAPITRE VI  Un voyage dans les montagnes Rocheuses. 71

CHAPITRE VII  Les mystères de l’océan. 94

CHAPITRE VIII  Tom Punch et les coureurs des bois. 113

CHAPITRE IX  Deux Yankees qui s’entendent. 135

CHAPITRE X  Départ de Ned Hattison. 149

CHAPITRE XI  De New York à Londres. 158

CHAPITRE XII  Yankees à Paris. 172

CHAPITRE XIII  Un exploit de Tom Punch. 185

CHAPITRE XIV  Une lettre mystérieuse. 201

CHAPITRE XV  Perfide Albion. 211

CHAPITRE XVI  Une découverte de Tom Punch. 226

CHAPITRE XVII  En Amérique. 243

CHAPITRE XVIII  Le chemin de fer subatlantique. 255

CHAPITRE XIX  Olivier Coronal 273

CHAPITRE XX  Un sacrifice. 288

CHAPITRE XXI  Bellevillois et Yankee. 302

CHAPITRE XXII  Un voyage de Hattison. 317

CHAPITRE XXIII  Un mariage imprévu. 322

À propos de cette édition électronique. 331

 

CHAPITRE PREMIER

Les projets de William Boltyn

 

Le somptueux hôtel que le milliardaire William Boltyn occupait au numéro C de la Septième Avenue de Chicago, était, ce soir-là, en révolution.

 

Le maître de la maison, dissimulant son anxiété sous une froideur apparente, se refusait d’abandonner les récepteurs, en or massif, du téléphone qui reliait son cabinet de travail à la salle de la chambre des séances, au Capitole de Washington.

 

Vainement le timbre électrique l’avait averti que le lunch du soir était servi ; vainement le capitaine des cuisines et directeur du service de la bouche, Tom Punch, était venu le prévenir en personne, Tom Punch célèbre dans toute l’Amérique pour sa forte corpulence, son inépuisable gaieté, sa puissance presque incroyable dans l’absorption des liquides, et son entente des choses de la mangeaille.

 

Malgré toute la faveur dont il jouissait près du maître, il ne s’était attiré qu’une réprimande assez brutale.

 

La fille de William Boltyn, miss Aurora elle-même, n’avait pas été plus heureuse.

 

Aurora était une grande jeune fille, sérieuse, mince et blonde, exercée, dès sa plus tendre enfance, à tous les sports, depuis la bicyclette jusqu’à la photographie, depuis le tennis jusqu’au yachting.

 

– Mon père, dit-elle d’un air résolu, je connais l’importance de votre préoccupation, mais il serait pratique de prendre quelques aliments. Il est maintenant presque neuf heures du soir, et vous n’avez rien mangé depuis ce matin.

 

– Je ne mangerai rien avant de connaître le résultat de la séance.

 

– Mais père, si elle se prolonge dans la nuit ?

 

– Tant pis.

 

– Je pourrais te faire servir dans ton cabinet, ici-même, dit Aurora plus doucement.

 

– Je n’ai pas faim !… Crois-tu que je puisse avoir faim, dit-il avec une nuance de colère dans la voix et sans lâcher les récepteurs de l’appareil, peux-tu croire que j’aie faim lorsque je vois nos compatriotes se conduire avec tant de lâcheté ! Si nous nous en fions à nos représentants, la belle parole de Monroë : « L’Amérique aux Américains » ne sera plus qu’une dérision. Les États de l’Union auront été pillés, volés, par les Français, les Anglais, les Allemands, tous les parasites du Vieux Monde. Vous devriez comprendre cela, Aurora, vous dont j’ai voulu faire à tout prix une vraie Américaine.

 

La jeune fille n’insista plus.

 

Pendant que son père se donnait tout entier à la communication qui paraissait l’irriter si fort, Aurora se retirait dans sa chambre à coucher tendue de satin blanc avec applications de dentelles d’argent, et qu’éclairait au centre un monstrueux massif d’orchidées en verres polychromes, intérieurement illuminé par de minuscules lampes Edison.

 

Cette espèce de buisson vitrifié répandait un éclat très doux, où le bleu, le vert, le rose et l’orangé se mariaient agréablement.

 

À peine entrée, Aurora s’assit, et ne tarda pas à s’absorber dans la lecture d’un volumineux magazine illustré de photogravures, et qui relatait, avec de minutieuses explications, les découvertes scientifiques les plus récentes : rayons X, photographies en couleurs, fabrication artificielle du diamant, et le résultat des dernières recherches sur l’aviation. Un article spécial était consacré à l’argentorium, cette espèce d’or artificiel, obtenu avec de l’argent, et qu’il est impossible de distinguer de l’or véritable.

 

Mais qu’était-ce que William Boltyn ? Et comment avait-il gagné ses milliards ?

 

Cela vaut bien une explication.

 

Au physique, c’était un gentleman de forte stature, haut en couleur, le nez droit et osseux, le menton carré encore accentué par une barbiche roussâtre à la yankee, les pommettes saillantes, et les yeux d’un éclat dur et métallique. D’un esprit éminemment froid et concentré, d’une intelligence extrêmement lucide chaque fois qu’il s’agissait de chiffres et d’affaires, il avait l’art de réaliser, d’une façon pratique, les entreprises les plus osées.

 

À sa démarche toujours égale, à la rigidité presque automatique de ses mouvements, on eût dit que toutes ses actions étaient comme déterminées par un mécanisme intérieur. C’était le type de l’homme d’énergie par excellence.

 

Affichant un extrême mépris pour tout ce qui était beaux-arts ou littérature, il n’avait de tableaux, de statues chez lui, que pour ne pas rester en arrière des autres milliardaires, et aussi à titre de bon placement. Il ne voulait connaître que les affaires, et rien ne l’intéressait que les affaires.

 

Envers tous ceux qui l’entouraient, il se montrait d’une justice mathématique rendant à un cent[1] près à chacun ce qui lui était dû, et rien de plus.

 

Toutes les choses de la vie étaient pour lui un marché qu’il pesait, débattait, et payait au plus juste prix, sans ladrerie comme sans générosité.

 

Il ne se relâchait de ce rigorisme industriel qu’en faveur de deux êtres : sa fille Aurora, pour laquelle il professait un véritable culte et qui lui avait fait commettre les seules folies de son existence, c’est-à-dire des prodigalités, et son sommelier Tom Punch, envers lequel il montrait une excessive indulgence.

 

Le sommelier, en effet, était une des rares personnes qui eussent le don d’amuser le milliardaire ; et de fait, l’aspect de Tom Punch n’était pas pour engendrer la mélancolie.

 

Haut de six pieds, et presque aussi large à proportion, il ressemblait pas mal à un fût de bière de mars, qui eût été le ventre, hissé sur deux autres tonneaux plus petits qui auraient été les jambes, le tout surmonté d’une tête rubiconde dont les joues, couleur lie de vin, pendaient au-dessous d’un nez en trompette aussi coloré qu’une tomate trop mûre.

 

Sur ses lèvres évasées comme l’embouchure d’un cor de chasse, errait un perpétuel sourire qui découvrait trente-deux dents d’une blancheur éclatante ; car Tom Punch avait autant d’appétit que de soif.

 

Ajoutons à cela qu’il ne manquait pas d’esprit.

 

Ses petits yeux gris brillaient de malice. Il avait toujours quelque drôlerie nouvelle à raconter, ou quelque farce excentrique à combiner.

 

Un jour, que son maître avait invité à sa table deux riches Anglais en rivalité avec lui dans une très grosse affaire, Tom Punch les avait si bien fait boire qu’ils n’avaient pu quitter l’hôtel de huit jours entiers. Quand ils sortirent, l’affaire avait été conclue à leur désavantage. Ils quittèrent Chicago en maugréant ; mais ils ne pouvaient s’empêcher de convenir que jamais ils n’avaient été si magnifiquement régalés, et que jamais ils n’avaient tant ri.

 

Tom Punch avait encore d’autres talents. Il grattait à ravir de cette sorte de guitare spéciale à l’Amérique et qu’on appelle le banjo. Cet instrument, qui se compose essentiellement d’un tambour de basque auquel on a ajouté un manche et que l’on a pourvu de cordes, est d’ailleurs d’un son horriblement monotone.

 

Nous avons dit que William Boltyn appréciait fort les talents culinaires et autres de Tom Punch ; et cela, d’autant mieux, qu’il n’avait pas toujours été le milliardaire illustre que nous venons de présenter aux lecteurs. Il était, comme on dit en France, le fils de ses œuvres ; et c’est en sabots qu’il avait fait son entrée à Chicago.

 

Fils de pauvres planteurs de coton du Kentucky, ruinés pendant la guerre de Sécession, il était resté orphelin à sept ans, sans ressources, sans famille et sans amis.

 

Mais il avait l’énergie et la ténacité qui accomplissent les grandes choses.

 

Il fit l’apprentissage de cent métiers divers : tireur de coke dans une usine à gaz, employé d’un photographe, garçon de bar, tireur de chaînes dans une fabrique d’indienne, chasseur de cavernes.

 

Il n’avait pas encore trouvé sa voie.

 

Enfin, au cours d’un voyage qu’il fit dans le Far West comme placier, pour le compte d’une importante manufacture d’engrais chimiques, il eut l’idée de la vaste spéculation sur les bestiaux qui devait l’enrichir.

 

Trouver un débouché aux immenses troupeaux des prairies de l’Ouest, qui, faute de consommateurs, se vendaient à des prix dérisoires, telle était la question.

 

William Boltyn la résolut après six ans d’un travail acharné.

 

Tout le monde connaît les abattoirs, grands comme une ville, qu’il possède à Chicago, et qui sont les plus vastes du monde.

 

Là, jour et nuit, se déversent des trains entiers de bétail venus de tous les coins de l’Amérique.

 

Les animaux, saisis dès leur arrivée, par des grappins d’acier automatiques, mus par de formidables machines, sont, en quelques minutes, égorgés, échaudés, écorchés, dépecés.

 

Les peaux, épilées électriquement, sont entassées dans un immense hall, tandis que le sang et les entrailles sont dirigés, par le moyen d’un égout spécial, vers une usine située plus loin, où ils sont transformés en engrais.

 

Quant à la viande, une grande partie est expédiée pour être débitée fraîche dans les villes voisines.

 

Le reste est transformé en conserves, en bouillons concentrés, en préparations desséchées ou fumées qui peuvent se garder plusieurs années.

 

À Chicago, ville monstrueuse, tête de ligne de soixante-deux chemins de fer, et qui s’est improvisée en quelques années, William Boltyn était propriétaire, outre son hôtel et ses abattoirs, de plusieurs maisons à douze ou à quinze étages.

 

Ces bâtiments n’ont rien de commun avec ce que l’on peut voir en Europe.

 

Immenses blocs cubiques, percés de trous carrés, sans aucune grâce et sans aucune ornementation, ils se composent d’une charpente en acier forgé, très solide, dont les intervalles sont simplement remplis par des murs de briques très légers. Le poids de l’édifice porte donc sur la cage de métal, et non pas sur les murs ; ce qui fait que, lorsque la charpente d’acier est installée, on commence à bâtir en même temps par le haut et par le bas.

 

Et ce n’est pas une médiocre surprise, pour les Européens qui se trouvent pour la première fois en face de ces constructions, que de voir les étages supérieurs entièrement terminés, alors que ceux d’en bas ne sont encore qu’à l’état de carcasses.

 

Munie d’ascenseurs et de téléphones, éclairée et chauffée à l’électricité, chacune de ces maisons est un tout complet où l’on trouve, sans déplacement, le boucher, le boulanger, le tailleur, parfois même l’église et le concert en plein vent, établis sur la plus haute plate-forme.

 

Les étages d’en bas sont occupés par des remises et des entrepôts ; il n’est pas rare de voir des écuries installées au deuxième et au troisième étage. Chaque matin et chaque soir, les chevaux sont hissés sur l’ascenseur, avec les autres habitants de la maison.

 

On peut se rendre compte, par les détails qui précèdent, de la fortune princière de William Boltyn.

 

Il n’avait guère de rivaux en richesses que ce Mackay, qu’on a surnommé le Pape de l’or, et Vanderbilt, le Roi des chemins de fer.

 

Les conserves à sa marque étaient vendues par milliers de boîtes dans l’univers entier. Il était le fournisseur attitré de plusieurs armées européennes.

 

Mais il aurait voulu plus encore.

 

Depuis quelque temps, il se livrait à de grandes démarches et répandait l’or à profusion dans le but de créer, en Amérique, un mouvement d’idées favorable à la guerre ; et voici à quel mobile obéissait le milliardaire :

 

William Boltyn rêvait de faire des États de l’Union la première puissance du monde. Démesurément ambitieux, ayant nettement conscience de la force que lui donnaient ses milliards, il n’espérait rien moins que de devenir un jour une sorte d’empereur du capital, que l’univers entier saluerait avec respect.

 

Ses théories sur ce point étaient formelles.

 

– Nous autres, Yankees, disait-il, nous sommes le peuple le plus industriel, le plus grand producteur du globe. Grâce à notre activité, à notre entente pratique, à notre génie commercial, en un mot, grâce à nos qualités extrêmement développées d’hommes d’action, nous sommes parvenus, en moins d’un siècle, à donner à notre industrie et à notre commerce un développement qui n’a jamais été atteint par aucune nation européenne. Notre civilisation est établie sur des bases solides, et nous ne nous embarrassons pas de ce fatras d’idées arriérées dont se payent les hommes du Vieux Monde.

 

« Donc, concluait-il, l’avenir est à nous. Les produits de nos usines et de nos manufactures inondent l’univers. Nous n’avons qu’à le vouloir, et nous serons les maîtres du monde.

 

C’était justement à ce sujet que William Boltyn accusait ses compatriotes de manquer d’énergie et de décision.

 

– Comment ! disait-il, notre Parlement accepte docilement que nos produits soient frappés de taxes exorbitantes à leur arrivée sur le sol européen. Il n’a pas l’audace d’imposer les traités de commerce qu’il nous faudrait pour que nous puissions donner une libre extension à notre production.

 

– Mais, disaient les hommes d’État, nous ne sommes pas en état de soutenir nos prétentions, de faire respecter notre volonté. La dernière guerre coloniale, où nous n’avons été vainqueurs qu’au prix de beaucoup d’efforts et de sacrifices, nous a démontré l’infériorité de notre armée et de notre flotte. Si nous prenons une attitude belliqueuse, les puissances européennes se coaliseront. Nous aurons à lutter contre les armées et les flottes réunies de la Russie, de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne ; ce serait agir follement que de nous placer dans cette situation. Bornons-nous d’abord à combattre sur le terrain économique.

 

– Et nos milliards ! Pour quoi les comptez-vous ? s’écriait William Boltyn, que ce raisonnement exaspérait. Une armée ! une flotte ! pour faire respecter nos droits ! Mais nous les aurons lorsque nous le voudrons, nous devrions les avoir depuis longtemps, si les hommes qui composent le Parlement étaient de vrais Yankees, résolus et audacieux. Ce ne sont pas les dollars qui nous manquent ! Nos ingénieurs sont aussi savants, aussi expérimentés que ceux du Vieux Monde. Eh ! bien, qu’on vote donc des crédits, qu’on construise des arsenaux et des ports de guerre, et qu’on tienne enfin un langage énergique aux Européens ; que nous n’ayons plus l’air de trembler en présence de ces puissances qui nous sont inférieures à tous les points de vue.

 

Dans les conversations qu’il avait avec les hommes d’État les plus influents de l’Union, William Boltyn ne disait pas tout ce qu’il pensait. Il n’avouait pas ses rêves de domination universelle. Il parlait au nom du peuple américain, alors qu’en réalité, il se souciait fort peu du bonheur de ses compatriotes. L’égoïsme chez lui était profondément enraciné. Dans tout ceci, une chose surtout l’intéressait : si les États de l’Union s’engageaient dans la voie des armements, si les taxes qui frappaient les produits américains lorsqu’ils entraient en Europe étaient supprimées, il pourrait donner à ses usines de conserves une extension formidable ; en peu de temps, il doublerait, il décuplerait sa fortune. Et c’était là son rêve, être l’homme le plus riche de l’univers, celui qui pourrait à sa guise bouleverser le monde, et dont la volonté ne connaîtrait pas d’obstacles.

 

Aussi, ne négligeait-il aucune occasion de répandre ses idées, d’attiser chez ses compatriotes la haine des Européens. La résistance, qu’il rencontrait à la Chambre des représentants de Washington, le mettait hors de lui-même. Il s’était juré de vaincre, et, depuis plus d’un an, tous ses efforts avaient été dirigés vers ce but.

 

Semant les dollars à pleines mains, Boltyn espérait émouvoir l’opinion publique. Des journalistes, à sa solde, avaient entrepris une campagne dans les principaux périodiques de l’Union. Dans toutes les villes des États-Unis, il avait fait organiser des conférences, des meetings, où des orateurs éloquents avaient prêché, sur tous les tons, la nécessité de construire des arsenaux, d’augmenter la puissance des armées de terre et de mer.

 

Enfin, au parlement même, il avait été assez habile pour s’assurer le concours – intéressé il est vrai – d’un certain nombre d’honorables représentants qui n’avaient pas marchandé leur éloquence.

 

Dans un salon retiré de l’hôtel de la Septième Avenue, le milliardaire conférait souvent avec eux, sur les moyens à employer pour la direction à donner à la campagne politique. Ces entretiens secrets se prolongeaient souvent fort avant dans la nuit.

 

Depuis quelques jours surtout, l’agitation, l’énervement de William Boltyn s’étaient accrus d’une façon subite. Grâce aux manœuvres des représentants à sa solde, le Parlement allait discuter le fameux projet de loi. Il s’agissait de faire coïncider le vote d’un crédit de deux cents millions de dollars, destinés à créer une flotte, à mettre sur pied une armée, en vue d’une modification complète de la politique yankee vis-à-vis de l’Europe.

 

Le matin même, d’après les rapports de ses intermédiaires, William Boltyn se croyait encore sûr de triompher. Mais, depuis plusieurs heures que, l’oreille collée aux récepteurs du téléphone, il suivait anxieusement les débats, sa conviction faiblissait de plus en plus.

 

Comme minuit allait sonner à l’horloge électrique de son cabinet de travail, le milliardaire interrompit la communication et poussa un juron formidable.

 

Le projet de loi était rejeté.

 

Mais, William Boltyn n’était pas de ceux qui perdent du temps à se lamenter sur un insuccès. Après dix minutes de réflexion, il avait repris tout son sang-froid.

 

Ce fut d’un air absolument calme, et avec un tranquille appétit, qu’il absorba la collation de rôties au fromage, de thé et de sandwichs, qui lui avait été préparée par les soins de Tom Punch.

 

Comme il se disposait à rentrer dans sa chambre à coucher, au plafond et aux murs dorés avec plus de richesse que de bon goût, il sentit une petite main se poser sur son épaule.

 

C’était celle d’Aurora.

 

Très intelligente, très sérieuse, connaissant admirablement les affaires de son père, elle n’avait pu s’endormir avant de savoir le résultat du fameux vote.

 

Elle priait son père de lui consacrer quelques instants.

 

– Eh bien, mon père, nous avons triomphé ?

 

– Non, ma fille, dit le milliardaire d’un ton grave. Le projet de loi est rejeté.

 

– Ah ! fit Aurora, sans donner plus de marques d’étonnement et de désappointement.

 

– Oui, continua le milliardaire en s’animant par degrés, le Congrès des États de l’Union est en train de devenir une assemblée comme les autres. Ceux qui le composent n’ont plus ni audace, ni ambition, ni sens pratique.

 

« Au lieu de protéger, d’imposer même aux vieux pays arriérés, les produits de l’industrie américaine, la plus florissante et la plus riche du monde, ils pactisent avec les autres États et traitent les industriels étrangers sur le même pied que les nôtres.

 

« Après l’échec que je viens de recevoir, bien d’autres que moi congédieraient leurs ouvriers, démoliraient leurs usines, et iraient vivre en Europe.

 

« Mais il ne sera pas dit que moi, William Boltyn, j’aie été une fois dans ma vie empêché de faire ce que je voulais.

 

– Mon père, je comprends parfaitement votre ressentiment. S’il m’est possible de vous aider, vous savez que ce ne sont ni les travaux ni les voyages qui m’effraient.

 

– Ma fille, je compte en effet sur toi.

 

– Mais que voulez-vous faire ?

 

– Jusqu’à demain c’est mon secret.

 

– Bien, mon père.

 

– À propos, tu diras à Tom Punch de passer immédiatement chez moi.

 

Aurora s’esquiva.

 

Quand William Boltyn pénétra dans sa chambre, Tom Punch s’y trouvait déjà.

 

Le milliardaire lui fit signe de s’asseoir devant un vaste bureau à cylindre sur lequel reposait une machine à écrire ; et quelques instants après, l’avis suivant se trouvait dix fois mécaniquement reproduit :

 

M. S. William Boltyn,

 

A l’honneur de prévenir Messieurs …………… qu’il les attend aujourd’hui, et qu’il les prie, toute affaire cessante, de se rendre à l’invitation qui leur est faite dans un commun intérêt.

 

En toute cordialité

 

WILLIAM BOLTYN,

 

N° C de la Septième Avenue.

 

Sous la dictée du milliardaire, Tom Punch qui, comme on vient de le voir, était aussi bien homme de confiance que cuisinier, adressa la convocation à une dizaine de personnages, tous grands industriels et grands propriétaires.

 

Voici leurs noms :

 

Harry Madge, directeur du Club général du spiritisme et propriétaire de vastes plantations de coton.

 

Fred Wikilson, fabricant de torpilles et président de la Compagnie des aciéries américaines.

 

Staps-Barker, entrepreneur de voies ferrées.

 

Wood-Waller, concessionnaire de l’éclairage électrique dans plusieurs grandes villes de l’Union.

 

Sips-Rothson, distillateur.

 

Philips Adam, marchand de forêts.

 

Samson Myr et Juan Herald, tous deux propriétaires de chasses au Far West.

 

Un seul des personnages, que voulait convoquer William Boltyn, fut honoré d’une lettre autographe du milliardaire.

 

C’était le célèbre Hattison, l’inventeur électricien connu de toute l’Amérique et de tout l’univers.

 

CHAPITRE II

Spirite et milliardaires

 

Le lendemain, un peu avant six heures, c’était, devant l’hôtel de la Septième Avenue, un encombrement de véhicules de toutes sortes : cabs électriques, tricycles à pétrole, cars à vapeur, drags pneumatiques, et jusqu’à une voiture mue uniquement par son propre poids joint à celui du voyageur qu’elle transportait. Ce poids comprimait une masse d’eau qui, par des cylindres, transmettait cette pression à l’arrière de la voiture qu’elle poussait ainsi. Plus cette pression augmentait plus la vitesse s’accroissait. Ce qui revient à dire que plus la voiture était chargée plus elle allait vite.

 

On eût dit une exposition des plus récentes créations de l’automobilisme.

 

Seul Harry Madge était venu dans une mauvaise voiture de louage à un cheval.

 

Il s’excusa près des autres, en se plaignant des lenteurs apportées à la construction d’un chariot de son invention, qui devait être mû par la seule force psychique, et dont il attendait la livraison incessamment.

 

Tout en levant les épaules, on ne plaisanta pas trop l’homme à la voiture de louage ; car on savait qu’Harry Madge, spirite convaincu, avait obtenu tout dernièrement des résultats de nature à bouleverser les données les plus élémentaires de la raison.

 

Son chariot, avec un peu de bonne volonté, n’avait après tout, rien d’invraisemblable.

 

Quant à Tom Punch, qui était présent et recevait les invités de son maître à la porte du grand ascenseur, il ne put s’empêcher de penser, en se tapant sur le ventre, qu’il faudrait une force psychique diablement puissante pour le remorquer, lui et sa bedaine, à une simple vitesse de vingt milles à l’heure, surtout après son dîner.

 

La chose paraissait plus aisée pour Harry Madge qui était sec, maigre et jaune comme un os.

 

Il disparaissait presque entièrement dans une ample redingote ; et ses yeux, d’un jaune d’or, indice d’un tempérament bilieux, étincelaient comme des paillettes de mica sous la visière d’un casque de velours noir, surmonté d’une boule de métal.

 

Chaque fois qu’entre eux, ils parlaient d’Harry Madge, les milliardaires ne cachaient pas leur dédain, à l’égard de cet original, de ce fou, disaient-ils, qui passait son temps à rechercher le pourquoi et le comment de phénomènes qui n’avaient aucun rapport avec le commerce et l’industrie.

 

– Sera-t-il plus riche d’un dollar lorsqu’il aura perdu des années à s’occuper de ces niaiseries, disaient-ils. Le spiritisme ! Mais cela n’existe pas. Est-ce que ces prétendus esprits travaillent, gagnent de l’argent, produisent quelque chose ! Non, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, qu’on nous laisse tranquille avec toutes ces sornettes ! Harry Madge ferait bien mieux de gérer, avec plus de soin, ses plantations de coton. Il laisse sans cesse passer des occasions de doubler sa fortune. Il néglige maintenant les spéculations qui l’ont enrichi.

 

Depuis quelques années en effet, le spirite semblait s’être désintéressé des affaires. On l’avait vu confier la direction de ses plantations à une société, et se faire un palais dans les environs de Chicago. Depuis ce temps, sa vie privée était un mystère pour tout le monde. On savait seulement qu’il s’occupait de spiritisme, mais pour la majorité des Yankees, cela ne disait pas grand-chose. Les milliardaires, entre autres, avaient bien lu, dans les journaux, des communications, auxquelles du reste ils n’avaient rien compris : ils avaient bien appris qu’il ne s’agissait rien moins que d’un bouleversement général des sciences, mais, toutes ces questions étaient au-dessus de leur entendement. Avec la quiétude de gens dont la fortune est bien assise, ils haussaient les épaules, avec un secret mépris.

 

Cependant, ils ne pouvaient se défendre d’un certain respect lorsqu’ils se trouvaient en présence du vieux spirite ; et ils n’osaient trop le railler. C’est qu’Harry Madge avait une façon de planter son regard perçant dans les yeux des sceptiques, qui leur faisait passer un étrange frisson à fleur de peau.

 

On racontait que, dans son palais que jamais personne n’avait visité, Harry Madge vivait au milieu d’un luxe extraordinaire, qu’il hébergeait chez lui des hommes bizarrement vêtus et qui avaient tous le même regard que lui, la même expression fantomatique. On racontait encore que, depuis des années, il ne mangeait chaque jour qu’un œuf, et qu’il avait en horreur le gin, le whisky et toutes les boissons alcoolisées.

 

Toutes ces légendes qui couraient sur son compte, et qu’il ne démentait ni ne confirmait jamais, l’étrangeté de son costume et de sa coiffure, les phrases énigmatiques qui lui échappaient parfois ; tout cela ne contribuait pas peu à faire d’Harry Madge un être presque surnaturel ou tout au moins mystérieux.

 

Aussi, les invités de William Boltyn étaient-ils grandement surpris de se trouver en sa présence.

 

– Il a donc reçu lui aussi une lettre de convocation, dit à mi-voix Fred Wikilson, le fondeur, à son ami Sips-Rothson, le distillateur. J’avoue que je ne comprends pas bien ce que peut nous vouloir William Boltyn.

 

– Moi non plus, répondit l’autre. La présence d’Harry Madge me déroute. Un homme qui parle d’un véhicule qui sera mû par la volonté et qui, en attendant, vient ici dans un mauvais cab ! J’imagine que William Boltyn n’a pas l’intention de nous faire assister à une séance de spiritisme.

 

– Il faudrait qu’il fût bien changé, dit Wood-Waller, qui avait entendu les dernières paroles. Prenons toujours place dans l’ascenseur, nous allons bientôt savoir à quoi nous en tenir.

 

Aussitôt arrivés, les invités étaient hissés jusqu’à un vestibule de marbre rouge, décoré d’un fouillis de plantes vertes, et éclairé par de grands lampadaires en acier nickelé.

 

De là, ils étaient introduits, par un lad qui les annonçait cérémonieusement, dans la grande salle de l’hôtel, tout entière soutenue par des colonnes de métal que terminaient des têtes de taureaux et de béliers, entièrement dorées et quatre fois plus grandes que nature.

 

William Boltyn faisait prendre place, à chacun d’eux, autour d’une table massive que surchargeaient des plateaux de sandwichs au rosbif et au caviar, des théières de vermeil, des flacons de porto et des boîtes de cigares de La Havane entourés de leur chemise d’or.

 

Vêtue d’une élégante robe de satin saumon, miss Aurora faisait les honneurs.

 

William Boltyn, dès le commencement, avait expliqué à ses hôtes la présence de sa fille dans cette réunion d’affaires.

 

– Miss Aurora, avait-il dit, est ma collaboratrice, mon associée morale et d’ailleurs ma seule héritière.

 

Personne n’y avait trouvé à redire.

 

À six heures précises, la réunion était au complet, sauf le savant Hattison qui avait télégraphiquement annoncé son arrivée par le train éclair de six heures trente-cinq.

 

Chacun, tout en faisant honneur au lunch disposé sur la grande table, se demandait avec un intérêt mal dissimulé, quelle pouvait bien être la grave raison qui avait poussé le richissime Boltyn à réunir chez lui, à la même heure, les détenteurs des plus grosses fortunes de l’Union.

 

Ces milliardaires, d’ailleurs, avaient tous avec leur hôte comme un vague air de famille : mêmes traits anguleux, même menton carré, mêmes sourcils accentués, même regard calculateur.

 

Leurs yeux vifs, tournés vers le maître de la maison, exprimaient un intérêt intense.

 

Enfin William Boltyn, après un coup d’œil circulaire pour s’assurer de l’attention de ses auditeurs, prit la parole en ces termes :

 

« Gentlemen, nul de vous n’ignore, sans doute, qu’hier soir un vote du Congrès a rejeté définitivement le projet d’impôt que je sollicitais.

 

« Quelque humiliante que soit cette constatation, on ne peut se dissimuler que le peuple américain, quoique le plus riche et le plus industrieux du monde, n’a pas encore assez de puissance pour imposer, aux États décrépits de la vieille Europe, les tarifs que nous réclamons. »

 

L’assemblée, de plus en plus intéressée, eut un murmure approbateur.

 

« Le peuple américain n’a pas assez de puissance, c’est-à-dire que ses représentants hésitent devant les crédits à voter. Ils reculent devant les grands armements qui imposeraient notre volonté aux autres peuples. Et pourtant, il n’y a là qu’une question d’argent ; et nous en avons plus que personne. »

 

– Mais alors, le remède ? s’écria Fred Wikilson, se faisant l’organe de tous les autres.

 

– Eh bien, le remède, je crois l’avoir trouvé. Voici ce que je vous propose.

 

« Nous sommes, ici, dix. Que chacun de nous mette en commun une somme à déterminer pour l’établissement de vastes ateliers et de laboratoires d’expériences. Que l’on rétribue largement les ingénieurs et les chimistes les plus remarquables de l’Union. Que l’on construise à notre compte des navires sous-marins, des torpilles perfectionnées, des explosifs nouveaux, enfin des engins d’une puissance telle qu’aucun État n’ose engager une guerre avec ceux qui en seront les détenteurs.

 

« Le peuple des États-Unis recevra, en temps et lieu, ce cadeau de nos mains ; et peut-être alors le Congrès de Washington mettra-t-il moins d’hésitation à voter des tarifs qui imposent nos produits à tout l’univers.

 

« L’Américain, bien intentionné pour son temps, qui a posé ce principe : « L’Amérique aux Américains » n’avait que des vues étroites et mesquines.

 

« Moi je dis : « L’univers aux Américains ! »

 

« Il dépend de vous, messieurs, que nous soyons les réalisateurs de ce glorieux projet. »

 

La fin de ce discours fut accueillie par une triple salve de hurrahs.

 

Chacun s’étonnait de n’avoir pas eu, plus tôt, la même idée.

 

L’enthousiasme était général.

 

Fred Wikilson, qui avait autrefois étudié pour être clergyman, et qui était long, maigre et cérémonieux comme un ministre presbytérien, se leva à son tour, et dans un petit speech rempli d’images bibliques, montra, dans un avenir radieux, tous les peuples réduits à la condition d’ouvriers, dans des usines qui couvriraient toute la surface du monde, et où les citoyens américains seraient tous directeurs, ingénieurs, inspecteurs.

 

– Ou tout au moins contremaîtres, dit Staps-Barker avec élan.

 

Sans rien laisser voir de sa satisfaction, William Boltyn, tout en buvant à petits coups un verre de porto, réfléchissait profondément.

 

Maintenant il était à peu près sûr du résultat.

 

Il avait, autour de sa table, les dix commanditaires qui allaient fournir, sans compter, les millions de dollars indispensables à sa gigantesque entreprise. Il s’agissait dès lors d’arrêter les détails pratiques de sa réalisation.

 

Par où commencerait-on ?

 

Vers le perfectionnement de quel engin spécial, militaire ou maritime, se porterait d’abord l’effort des capitalistes ?

 

À combien se monteraient les sommes à engager immédiatement ?

 

Quel serait l’ingénieur ou le savant mis à la tête de l’entreprise ?

 

Autant de questions qui se posaient tumultueusement.

 

Les uns, pour que le secret fût gardé avec plus de soin, voulaient installer les ateliers dans quelque île perdue de l’océan Pacifique.

 

Les autres proposaient d’acquérir une de ces cavernes antédiluviennes, longues de plusieurs dizaines de milles, que l’on rencontre dans le Kentucky.

 

Quelques-uns enfin étaient d’avis, tout simplement, d’installer la fameuse usine dans un faubourg de Boston ou de Chicago.

 

Tous ces projets furent reconnus impraticables.

 

Installer les ateliers dans une île, c’était les mettre à la merci d’un coup de main en cas de guerre, et augmenter les frais par la difficulté du ravitaillement.

 

Quant à choisir les faubourgs d’une grande ville, il n’y fallait pas songer. Les espions des puissances, à l’affût de tout ce qui se fait de nouveau, n’auraient par tardé à éventer l’entreprise, dès ses débuts.

 

Restaient les cavernes antédiluviennes.

 

Mais leurs propriétaires, qui les exhibent aux touristes et en tirent de gros revenus, en auraient demandé trop cher. De plus, l’aménagement intérieur en était dispendieux, et principalement mal commode pour le montage et la fonte des grosses pièces d’acier.

 

Personne ne pouvait arriver à une bonne idée.

 

On résolut donc de remettre à plus tard le choix d’un emplacement.

 

La même difficulté se représenta lorsqu’il se fut agi de se décider sur les autres points de l’entreprise.

 

Personne n’était d’accord. Un tumulte indescriptible se produisit.

 

William Boltyn, nerveux et agacé, regardait fréquemment l’horloge électrique située au fond du hall, lorsque Harry Madge, le petit vieillard spirite, demanda le silence, et d’une voix tenue et cassée, fit évoluer la discussion vers une direction inattendue.

 

Les entretiens s’étaient arrêtés comme par enchantement :

 

– Gentlemen, dit le petit vieillard après une profonde révérence, je suis tout à fait de votre avis quant au but à atteindre – tout à fait de votre avis, ajouta-t-il en scandant les mots – mais vous me permettrez de différer d’opinion quant aux moyens à employer.

 

« Je vous prie surtout, quelque singulières que vous paraissent d’abord mes idées, de m’écouter avec recueillement jusqu’au bout.

 

Tout le monde promit d’un signe de tête ; et les yeux au ciel, la main levée dans une attitude prophétique, Harry Madge continua :

 

– Le perfectionnement matériel est arrivé à son comble dans l’art de la guerre. Un seul obus de certains canons renverse jusqu’à deux ou trois cents soldats, coule, ou met hors de combat un cuirassé de vingt millions.

 

« Nous avons des projectiles qui couvrent de débris de mitraille un espace de cent ou cent cinquante yards, des fusils à tir rapide dont une seule balle transperce sept ou huit soldats à la file.

 

« Mais ces inventions, arrivées chez nous à un très grand degré de perfection, ont été poussées aussi loin, sinon plus loin, par les ingénieurs et les officiers qui composent les commissions d’armement de la France, de la Russie, de l’Angleterre et de l’Allemagne.

 

« Dans tous ces pays, une armée de spécialistes s’occupe nuit et jour de trouver de nouveaux explosifs, de nouvelles poudres sans fumée.

 

« Encore tout récemment, l’Angleterre vient de mettre en usage dans ses colonies de nouvelles balles dites dum-dum, destinées à rendre plus redoutable l’effet si meurtrier des fusils à tir rapide.

 

« La chemise en nickel de la balle est usée en plusieurs endroits par des traits de lime, et ne tient plus que par son centre.

 

« De cette façon, lorsque le projectile atteint son but, il s’aplatit comme une fleur de métal, en causant des blessures inguérissables.

 

« D’ailleurs l’exagération de la puissance dans les armements offre de graves inconvénients : un monitor à cuirasse d’acier de plusieurs pouces d’épaisseur, que l’on a mis des années à construire, qui est armé de tourelles à canons capables de produire les plus grands ravages, à plusieurs milles de distance, peut être détruit en quelques instants par une seule torpille, engin dont le prix est relativement minime.

 

« Je ne multiplierai pas les exemples de ce que j’avance. Vous avez tous présents à la mémoire des exemples concluants, fournis par les dernières guerres.

 

« Donc, deux choses résultent de ce que je viens de dire :

 

« 1° Il faudrait, pour devancer les autres États dans leurs armements, des capitaux considérables.

 

« 2° Étant donné l’éventualité d’une guerre, l’ennemi aurait encore beaucoup trop de chances ; et les hasards de la guerre pourraient trop facilement se tourner contre nous.

 

« Or, il est de toute nécessité, pour la réussite de nos projets, non seulement que nous soyons les plus forts, mais encore que notre supériorité soit absolument incontestable, et notre puissance tellement formidable, que personne n’ose même concevoir la pensée d’engager la lutte avec nous…

 

L’assemblée des capitalistes, que le discours de Harry Madge avait plongés dans un certain étonnement, applaudit à cette conclusion, sans trop savoir où l’orateur spirite voulait en venir.

 

La curiosité et l’intérêt étaient surexcités au plus haut degré.

 

L’expression que les artistes ont accoutumé d’employer pour marquer l’attention : sourcils plissés, bouches pincées, regards fixes, se voyait sur tous les visages.

 

En ce pays d’Amérique où tout se fait vite, où des affaires considérables se débattent et se concluent en quelques quarts d’heures, l’attention est une faculté portée au plus haut degré. Tout le monde est spécialiste et ne s’occupe que d’une seule chose à la fois. Les cerveaux, moins surchargés d’idées, de faits et de sensations, sont tout à ce qu’ils font ; et l’on n’y rencontre guère de gens distraits.

 

Un flâneur est, là-bas, une monstruosité inconnue.

 

En Amérique, d’ailleurs, les jeunes filles, éduquées selon ce point de vue spécial de la vie pratique, sont généralement aussi graves que leurs frères ou que leurs pères.

 

Aurora, ses beaux sourcils froncés, ses grands yeux d’un bleu métallique dirigés vers l’orateur, ne faisait nullement tache dans cette assemblée de spéculateurs.

 

Cependant Harry Madge, après avoir trempé ses lèvres dans une tasse de thé, continuait victorieusement :

 

– Eh bien ! ce moyen de triompher, sans coup férir, de toutes les armées et de toutes les flottes du monde, je viens vous l’apporter, si vous voulez.

 

Et il ajouta, avec une véhémence croissante :

 

– C’est par le spiritisme seul, par le fluide magnétique et psychique habilement dirigé, que nous terrasserons nos ennemis.

 

« Laissez de côté les canons, les mitrailleuses, les torpilles, tous les engins surannés de la destruction matérielle.

 

« Que peuvent les explosifs contre le vouloir tout-puissant du médium, avec qui combattent les âmes des plus illustres capitaines des temps passés ?

 

« Qu’est-ce que la dynamite, à côté de ces prodigieux fluides mille fois plus rapides et plus dociles que l’électricité, et qui nous sont projetés par les âmes habitant les plus lointaines planètes ?

 

« Ce qu’il nous faut, je le répète, ce sont des bataillons de médiums, des régiments de magnétiseurs, un état-major de liseurs de pensées !

 

« Que pourront nos ennemis lorsque leurs armées, paralysées par le fluide, s’arrêteront net, sans pouvoir avancer, sans pouvoir même faire un mouvement ?

 

Pendant toute cette dernière partie du discours d’Harry Madge, de nombreux murmures s’étaient fait entendre.

 

William Boltyn ne cachait pas son mécontentement ; Fred Wikilson levait, vers le plafond doré, sa face glabre de clergyman, comme pour prendre le ciel à témoin. Miss Aurora elle-même montrait, par une moue significative, son peu de créance à l’endroit de la vaillance des esprits dans une guerre universelle.

 

Quant au brave Tom Punch, qui arrivait en ce moment chargé d’un plateau, il s’esclaffait intérieurement, se proposant de demander à Harry Madge si les esprits étaient capables de mettre en cave une tonne de pale-ale d’une façon logique et raisonnable.

 

Les autres assistants haussaient les épaules sans dissimuler leur dédain.

 

Ce fut bien pis quand l’orateur réclama une contribution d’un demi-million de dollars par personne pour continuer ses expériences, et entretenir, dans un établissement modèle dont il avait, disait-il, le plan, un millier de médiums choisis parmi les plus forts de l’État de l’Union.

 

Il ne put même pas continuer, noyé sous le flot des dénégations violentes qui s’élevèrent, de toutes parts, simultanément.

 

Les exclamations se croisaient d’un bout à l’autre de la salle.

 

– Cela n’a pas le sens commun.

 

– Il est fou !

 

– A-t-on jamais eu une idée pareille !

 

– Je ne mettrais pas un seul dollar dans une pareille entreprise.

 

– On devrait l’enfermer.

 

La voix forte de William Boltyn parvint à peine à dominer le tumulte.

 

– Messieurs, commença-t-il – et ses yeux ne quittaient pas le cadran de l’horloge électrique –, notre ami, M. Harry Madge, est certainement un grand savant ; mais nous, nous ne sommes que de simples industriels, d’humbles milliardaires.

 

« Les capitaux que nous engageons avec plaisir dans une entreprise ayant un but réel et palpable, celui d’assurer aux États-Unis la suprématie, et à nos produits le monopole du marché de l’univers, ne sauraient le suivre dans les terrains brumeux de la science spirite.

 

« Nous sommes des propriétaires d’usines, et non des prophètes.

 

Chacun applaudit. Harry Madge roulait des regards féroces et crispait ses poings.

 

William Boltyn continua :

 

– Pour le moment donc, en attendant les progrès que peut faire la science des fluides, nous ne reconnaissons à l’âme d’autre pouvoir merveilleux que celui de découvrir et d’utiliser les lois de la physique, de la chimie, de la mécanique, de la balistique, ou de telle autre science pratique qu’il vous plaira.

 

« L’homme qui doit faire réussir notre gigantesque projet doit être, et sera, le plus grand ingénieur et le plus grand chimiste des États de l’Union, pour ne pas dire du monde entier. Je vais avoir l’honneur de vous le présenter. Nous avons déjà gagné la bataille, si celui-là s’intéresse à notre cause.

 

Il y eut un bref silence, tout le monde attendait ; sauf pourtant Harry Madge qui, sans plus tarder, s’était précipité vers la porte sans saluer personne.

 

Enfin, la voix caverneuse de Tom Punch annonça :

 

– Monsieur l’ingénieur Hattison.

 

Un profond sentiment de respect se refléta sur le visage des milliardaires, pendant qu’un homme de petite taille, au front largement découvert, à l’attitude pleine de correction, mais aux allures autoritaires, faisait son entrée dans le salon.

CHAPITRE III

Le célèbre Hattison

 

Tom Punch, dont la physionomie rougeaude et joviale formait un contraste parfait avec l’air grave et soucieux de ses patrons, avait contemplé la dernière partie de cette scène en philosophe.

 

Tout cela l’amusait plutôt.

 

Au service des divers millionnaires qui l’avaient employé avant William Boltyn, il avait acquis une passable dose de scepticisme.

 

Il se rappelait encore la crise de spleen qui avait assailli l’un d’entre eux.

 

Le pauvre homme, qui avait quelques milliers de dollars à dépenser par jour, était plongé dans un désœuvrement mortel. Il n’y avait qu’une distraction qui pût encore le charmer : c’était de casser, à l’aide d’une boule d’or massif, le goulot des bouteilles de champagne d’excellente marque, qu’il faisait préalablement disposer par Tom Punch dans un ordre convenable.

 

Dégoûté de voir perdre chaque jour, aussi stupidement, ce liquide français qu’il appréciait fort, Tom Punch avait quitté le service de ce misanthrope quinteux, pour chercher une maison plus gaie.

 

C’est alors qu’il était entré chez Boltyn, où la présence de miss Aurora lui faisait espérer moins d’ennui et plus de bon temps qu’ailleurs.

 

Mais il commençait à croire qu’il s’était trompé, et à trouver la maison un peu sévère.

 

Heureusement, comme nous l’avons dit, c’était un philosophe de la bonne école. Il s’abandonnait volontiers au hasard des événements.

 

Après avoir haussé les épaules à l’adresse de tous les milliardaires, il se hissa, en sifflotant, jusqu’à l’office, pour boire une bouteille de claret qui le maintint en de bonnes dispositions.

 

Pendant ce temps, dans le grand salon doré, les affaires prenaient un tour tout à fait favorable aux idées de William Boltyn.

 

L’arrivée de l’immense savant qu’était l’ingénieur Hattison avait produit une profonde impression.

 

C’est que ce n’était pas un être ordinaire que ce petit homme toujours silencieux, et de physionomie perpétuellement morose.

 

Les inventions, perfectionnements ou applications dont il avait enrichi le domaine de l’électricité, se comptaient par douzaines.

 

Ses télégraphes, ses phonographes, ses cinématographes, ses avertisseurs étaient les plus ingénieusement construits, et ceux qui étaient d’un usage plus courant dans le monde entier.

 

Car autant il excellait à rendre pratique, en le simplifiant, un appareil auparavant coûteux et compliqué, autant il était habile dans l’art de lancer une nouvelle trouvaille et de la faire adopter par tous.

 

D’ailleurs, il était beaucoup plus sur son terrain lorsqu’il s’agissait de réaliser, au point de vue de l’utilité, une découverte, dont le principe avait été indiqué par un de ces savants d’Europe qui font de la science, et qui se contentent de dégager un principe général fertile en conséquences, laissant à d’autres le soin d’en déduire les applications industrielles et commerciales.

 

Il avait raison, au dire des Américains, puisqu’il avait réussi à conquérir une fortune de plusieurs millions de dollars, tandis que beaucoup de savants européens meurent pauvres, quelquefois même sans avoir réussi à faire connaître leurs découvertes à la foule.

 

La résidence d’Hattison, à Zingo-Park, était une véritable usine d’inventions et d’idées.

 

Sous les ordres du maître, de jeunes savants dépouillaient les revues scientifiques et les communications des académies du monde entier.

 

Tous ces documents étaient classés, étiquetés, comparés.

 

Nulle idée intéressante, et surtout vendable, ne passait inaperçue et ne demeurait inutilisée. Il n’était presque pas de semaines que de nouvelles applications ingénieuses achetées d’ailleurs à l’avance par un puissant syndicat ne fussent révélées au public par la voie des journaux de l’Union.

 

Dans la vie privée, Hattison était d’une excessive sobriété.

 

Il travaillait dix-sept heures par jour, se refusait toute espèce de distraction et n’avait même, disait-on, jamais fait le voyage d’Europe.

 

Demeuré veuf de bonne heure, il concentrait toute son affection sur son fils Ned, sorti dans un rang très brillant de l’école militaire de West Point, ingénieur lui-même, et déjà connu par plusieurs découvertes remarquables.

 

Comme on le voit, l’ingénieur Hattison était bien l’homme qu’il fallait aux milliardaires pour le succès de leur gigantesque entreprise.

 

On s’en aperçut par l’enthousiasme qui régna dès les premiers mots qu’il prononça après qu’il eut été mis au courant.

 

– Messieurs, dit-il après une minute de réflexion, votre idée sera difficile à réaliser, mais avec des capitaux et du travail, je ne la considère pas comme d’une exécution impossible. Je veux mettre à votre disposition toutes les ressources dont la science peut disposer.

 

Ces paroles furent accueillies par une vaste acclamation.

 

Hattison, au risque d’avoir les poignets broyés comme dans un étau, dut essuyer les vigoureux shake-hand de tous les membres de l’assemblée.

 

Mais de suite, avec ce sentiment du prix du temps qui est la caractéristique des Yankees, on reprit la discussion des conditions pratiques de l’affaire.

 

Le premier point était résolu. Ces conquérants d’un nouveau genre avaient un général digne d’eux.

 

On s’occupa aussitôt de l’emplacement où seraient édifiés les ateliers et le laboratoire.

 

Hattison aurait volontiers offert sa propre installation ; mais on réfléchit que là, plus que partout ailleurs, des indiscrétions seraient à craindre.

 

Véritablement la difficulté semblait impossible à résoudre.

 

– Il nous faudrait, dit Hattison, un domaine situé dans une contrée presque absolument déserte, quelque coin perdu des montagnes Rocheuses par exemple, à proximité du Pacifique.

 

– On pourrait obtenir une concession de terrain dans ces parages, dit Wikilson.

 

– C’est inutile, s’écria Philips Adam, le grand marchand de forêts et de terrains, gros homme rougeaud qui n’avait pas encore pris la parole, et dont la face, aux lèvres grasses et aux yeux écarquillés, gardait un air de naïve bonhomie. Je possède justement, dans les conditions que réclame M. Hattison, un vaste territoire, d’ailleurs absolument stérile, et que j’achetai il y a quelques années, d’un vieux nègre nommé Mercury.

 

– Accepté, s’écria l’assemblée tout d’une voix.

 

On trouvait que le bon Philips, qui était taciturne et passait pour avoir des idées lentes, parlait d’or quand il daignait ouvrir la bouche. Ce fut une affaire conclue. C’est à Mercury’s Park qu’allait s’élever l’usine de destruction.

 

Philips Adam donna des renseignements complémentaires.

 

La propriété de Mercury’s Park s’étendait à l’abri des derniers contreforts des montagnes Rocheuses, et comprenait un cercle de petites collines, de nature calcaire, que traversaient deux petites rivières allant se perdre à cinquante milles de là, sur la côte du Pacifique, entièrement déserte en ces parages.

 

Les deux points furent votés par acclamation.

 

Il fut convenu que chacun des contractants tiendrait à la disposition de William Boltyn, qui en userait au fur et à mesure des besoins, une contribution personnelle de un million de dollars, payables en chèque sur les premières maisons de banque de l’Union.

 

Hattison s’engagea de son côté à montrer, avant trois mois, les bâtiments de Mercury’s Park terminés, et les expériences en cours d’exécution.

 

Une ligne de chemin de fer, établie le plus économiquement possible, relierait l’établissement au railway le plus voisin.

 

Enfin, une usine spéciale aux torpilles et aux engins sous-marins serait établie dans une anse du Pacifique.

 

On décida d’appeler ce second arsenal Skytown (ville-étoile), en souvenir des étoiles qui constellent le drapeau de l’Union.

 

Chaque mois, une délégation des milliardaires devait aller se rendre compte de l’état des travaux, et constater le progrès des découvertes.

 

Une allocation annuelle de vingt-cinq mille dollars fut attribuée personnellement à l’ingénieur Hattison.

 

On se sépara dans le plus grand enthousiasme et après un échange de shake-hand chaleureux.

 

La belle Aurora elle-même, qui avait dû boire un doigt de porto pour faire raison à un toast patriotique de Wood-Waller, fredonnait allègrement le Yankee-doodle[2] en prenant congé de ses hôtes.

 

Malgré ses excuses, l’ingénieur Hattison fut retenu, presque par force, par William Boltyn, pour le lunch du soir.

 

Il était urgent de régler certains détails. Mais ce n’était pas là la véritable raison : William Boltyn avait d’autres projets sur l’ingénieur.

 

CHAPITRE IV

Projets de mariage

 

Tom Punch terminait sa seconde bouteille de claret, lorsqu’une sonnerie impérieuse vint le rappeler à ses devoirs de majordome.

 

Il s’étira, en bâillant, avec la mine fâchée d’un chat que l’on réveille.

 

– Quelle existence ! Toujours dérangé au moment où on se livre à des réflexions sérieuses. Tous les jours la même chose : boire de l’ale le matin, du claret dans l’après-midi, et du champagne le soir. Manger plus que son appétit à tous les repas. Dire que voilà l’existence où je m’encroûte.

 

Et le pauvre homme, ainsi qu’une mappemonde qui se plaindrait de n’avoir pas la taille fine, se trouva les joues moins pleines en se regardant au miroir, cependant qu’il refaisait correctement le nœud élégant de sa cravate blanche.

 

L’infortuné personnage – notons le en passant – touchait, au seul fait d’employer sa journée à mettre à sac les caves de son maître, une indemnité annuelle de dix mille dollars.

 

Mais, il est juste de le reconnaître, ce gros homme rougeaud faisait, en habit noir, un merveilleux effet dans les dîners. C’était véritablement un personnage décoratif.

 

Il possédait, de plus, une science de la gourmandise qui le rendait presque indispensable à William Boltyn.

 

Ayant consulté le tableau avertisseur de la sonnerie électrique, Tom Punch vit que l’appel de son maître partait du cabinet de travail.

 

Il s’y rendit sans se presser, non sans avoir vidé d’un trait le verre qu’il avait laissé à moitié plein.

 

Le cabinet de travail du milliardaire était, comme nous l’avons vu, une pièce parfaitement appropriée à sa destination.

 

Un bureau immense, mais sans ornements, une vaste table simplement recouverte de molesquine noire, quelques sièges en pégamoïd[3], c’était, avec une rangée de cartonniers et les appareils du téléphone et du télégraphe, tout le mobilier.

 

Le long du mur, une carte synoptique de l’Union indiquait l’emplacement des principaux troupeaux de bœufs ou de porcs, avec le chiffre approximatif des têtes.

 

Tout cela, méticuleusement rangé, dégageait une impression sévère.

 

On sentait, dans les moindres détails, l’esprit, pratique et ennemi des choses inutiles, du maître.

 

Lorsque le majordome se présenta pour prendre les ordres, William Boltyn annotait rapidement une feuille imprimée qu’on venait de lui remettre.

 

C’était le relevé exact du bétail qui, chaque matin, entrait dans ses abattoirs.

 

Debout devant une fenêtre, Aurora et Hattison s’entretenaient à mi-voix.

 

Au loin, la ville s’étendait à perte de vue, avec ses gigantesques monuments et ses larges avenues sillonnées de tramways et de cycles électriques.

 

– Ah ! te voilà, Tom, s’écria Boltyn. Je te préviens que l’honorable M. Hattison est notre hôte ce soir. Je compte sur toi pour composer un menu digne de lui.

 

– All right ! All right ! fit Tom Punch, avec un dodelinement de tête.

 

Et il disparut pour aller faire ses recommandations au cuisinier français que le milliardaire avait arraché à prix d’or à un des premiers restaurants parisiens.

 

Ayant rapidement terminé son annotation de la feuille statistique du jour, et signé celle qui concernait les arrivages du lendemain, Boltyn vint retrouver sa fille et l’ingénieur.

 

– Ah çà ! pourrait-on savoir ce que vous complotez depuis une demi-heure ? s’écria-t-il, derrière eux, en riant.

 

– Mais rien du tout, père. J’étais en train de demander à M. Hattison des nouvelles de son fils.

 

– Et comment va M. Ned Hattison ? Mon cher savant, vous pouvez vous flatter d’avoir réussi dans l’éducation de votre fils. À vingt-deux ans, c’est déjà un ingénieur éminent, qui s’est fait connaître par plus d’une découverte. Il va bien, ce jeune homme ?

 

– Mais oui, répondit Hattison. Ned me donne beaucoup d’espérances. C’est un travailleur au moral solide.

 

– Et que nous avons le regret de ne point connaître, ajouta Aurora.

 

– Mon fils sort peu. Il est très occupé par ses études. Je vous le présenterai lorsque vous viendrez visiter Mercury’s Park.

 

– Mais, voyons, reprit William Boltyn en tirant son chronomètre, quelle heure est-il ? Sept heures et demie. Vous proposerai-je un tour aux abattoirs, mon cher ingénieur ? Nous serons de retour pour le dîner. Il n’y a rien de pareil pour se mettre en appétit.

 

– Non, vraiment, je vous remercie ; je suis un peu fatigué. Du reste, je connais vos merveilles.

 

– Mais c’est comme vous voudrez, mon cher. Allons-nous faire une visite à mes dernières transformations, et voir comment j’ai fait installer vos appareils ?

 

– Volontiers.

 

Et Hattison offrit son bras à Aurora.

 

L’hôtel de William Boltyn était une immense construction sans élégance, mais où se trouvaient réunies les inventions les plus extraordinaires, les derniers perfectionnements de l’art de bâtir ; en un mot, tout ce que l’intelligence humaine a découvert de plus ingénieux pour rendre l’existence confortable.

 

Là, toutes les inventions du prodigieux Hattison étaient appliquées avec cette entente pratique de la vie qui distingue, entre tous, l’Américain.

 

Fi ! des vieilles bâtisses incommodes, où l’on n’en finit pas de monter et de descendre, lorsqu’il s’agit de se procurer la moindre chose, où l’on gaspille le temps, comme si le temps ne coûtait rien.

 

William Boltyn, lui, en était avare, et ne flânait jamais.

 

Chez lui, tout était combiné pour économiser jusqu’aux minutes.

 

Sa demeure était, sous ce rapport, merveilleusement comprise. Tout y fonctionnait à l’électricité.

 

Les cuisines et les écuries occupaient les deux premiers étages. On y aurait vainement cherché la trace d’un fourneau ou d’une cheminée.

 

Pourquoi donc toute cette peine inutile, lorsque, pour faire cuire les aliments, il suffit d’avancer d’un cran l’aiguille d’un petit cadran dont chaque marmite est munie, ou bien de tourner un bouton pour qu’une plaque d’iridium, enchâssée dans la muraille, rougisse instantanément et porte la température des chambres au degré voulu !

 

L’électricité a longtemps joué à cache-cache avec l’humanité. Aujourd’hui, elle est devenue la messagère la plus sûre et la plus prompte, la femme de chambre la plus commode et la plus docile.

 

Des ascenseurs d’un nouveau genre, obéissant à deux touches d’ivoire, desservaient les différents étages.

 

Dans chaque appartement, un cadran électrique, commandant à des rouages automatiques – une invention d’Hattison –, permettait d’avoir immédiatement la boisson désirée, un repas servi, de l’eau chaude ou de l’eau froide.

 

D’ingénieuses combinaisons de phonographes faisaient presque, pour l’étranger de cette maison, une demeure enchantée.

 

Il suffisait d’un simple geste pour entendre, à volonté, l’opéra en vogue, ou le dernier discours d’un honorable représentant.

 

Ajoutez à cela un luxe inouï dans l’ameublement et la décoration, pour lesquels le milliardaire avait dépensé sans compter, d’immenses salons qui pouvaient facilement contenir toute la haute société de Chicago ; et vous aurez une faible idée de l’hôtel de William Boltyn.

 

Dans un petit salon retiré, celui-ci avait eu la fantaisie de faire assister son hôte à une tuerie de porcs.

 

Un cinématographe extraordinaire donnait, à s’y méprendre, les apparences de la réalité.

 

De plus, un phonographe, dissimulé sous des tentures, et reproduisant avec une scrupuleuse fidélité le sifflement des machines, les appels des bouchers, et les coups de timbre qui, automatiquement, enregistraient la mort de chaque animal, complétait à merveille l’illusion.

 

Malgré ses préoccupations, Hattison s’était fortement intéressé à cette série de tableaux.

 

Ce sport inoffensif était la distraction favorite du milliardaire.

 

Souvent il se faisait apporter par Tom Punch une bouteille de vieux porto, et il passait une heure entière contempler ce spectacle.

 

Cette fois, au moment où, enfourchant son dada habituel, il commençait une longue explication sur le mécanisme de ses usines, le timbre électrique annonça que le dîner était servi.

 

Tom Punch avait fait des merveilles.

 

Il faut dire qu’il avait trouvé l’inspiration au fond de certain vieux flacon d’old gin dont l’absorption eût fait rouler sur le plancher tout autre que lui. De rouge qu’elle était habituellement sa face était devenue cramoisie.

 

Sous ses épais sourcils, ses petits yeux gris dansaient une sarabande comique.

 

En un clin d’œil, la salle à manger avait été transformée en une sorte de jardin d’été.

 

Une double rangée de palmiers nains, d’aloès et de cactus formait autour de la table une vaste circonférence.

 

Dans chaque coin, d’énormes buissons d’orchidées et de magnolias montaient jusqu’au plafond, formant des grottes artificielles, où le génie inventif de Tom Punch avait placé de petits guéridons en bois de rose, supportant eux-mêmes des corbeilles de fruits et de fleurs de tous les pays du monde.

 

Sur les murs de laque blanche rehaussée d’or, des plantes grimpantes serpentaient, parmi les tableaux de maître qu’on n’avait pas enlevés.

 

Au centre de la table, un massif de roses thé escaladait le lustre des lampes électriques.

 

De plus, une infinité de petites ampoules à incandescence avaient été disséminées dans les buissons et parmi le feuillage des palmiers.

 

Sous cette profusion de lumières, les services en or massif étincelaient de mille feux, parmi la blancheur nacrée des porcelaines.

 

C’était féerique et pourtant d’assez mauvais goût.

 

Mais qu’importaient à des Américains des considérations de ce genre ?

 

Aurora, qui avait, en cachette, donné les ordres pour cette transformation, était ravie.

 

– Bravo, Tom ! cria-t-elle, en entrant, au bras de l’ingénieur. C’est bien réussi.

 

Par politesse, Hattison joignit ses compliments à ceux de la jeune fille.

 

Quant à William Boltyn, du moment que cela faisait plaisir à sa fille, il était content.

 

Mais toutes ces choses inutiles ne lui eussent pas tiré un mot d’enthousiasme.

 

Il payait. C’était sa manière, à lui, d’exprimer son admiration.

 

Nos trois personnages prirent place à la table ; l’ingénieur à coté de la jeune fille, Boltyn faisant face.

 

Derrière chacun d’eux un valet de pied se tenait immobile, prêt à satisfaire leur moindre désir.

 

Le milliardaire exultait.

 

Son immense orgueil était satisfait.

 

La conférence de l’après-midi avait réussi au-delà de ses espérances.

 

Ce n’était plus qu’une affaire de temps, c’est-à-dire d’argent ; et l’Amérique toute-puissante imposerait sa suprématie commerciale aux vieilles races barbares de l’autre côté de l’Atlantique.

 

Pourtant, tout en attaquant silencieusement le volumineux rosbif que Tom Punch venait de disposer sur la table, il jetait à la dérobée un regard vers sa fille et l’ingénieur.

 

Évidemment il roulait dans son cerveau quelque pensée qui le tourmentait.

 

– Eh bien, miss, s’écria-t-il après s’être servi une respectable tranche de viande, comme tu es belle ce soir ! By God ! Si tu n’avais déjà repoussé quelques douzaines de prétendants, je croirais que tu as envie de te marier.

 

Aurora avait revêtu une robe de satin bleuté, sous laquelle sa taille dégagée et la sveltesse de ses formes se montraient discrètement.

 

Ses cheveux blonds, dans lesquels brillait une aigrette de diamants, encadraient harmonieusement son visage qui, malgré une certaine dureté de lignes qu’elle tenait de son père, avait ce teint frais et velouté particulier aux jeunes femmes américaines. Ce fut d’une voix légèrement railleuse qu’elle répondit :

 

– Que voulez-vous, père, tous ces gentlemen auraient sans doute fait de fort bons maris, mais… – et elle fit une petite moue dédaigneuse – ils ne me plaisaient pas. Vous êtes assez riche pour me permettre de choisir mon mari ; et puis, je ne suis nullement pressée.

 

– Oh ! mais je ne veux pas t’imposer ma volonté. C’est ton affaire, cela. Je te sais assez raisonnable pour ne pas commettre d’impair. Prends-moi un homme sérieux, un vrai Yankee ! Quand je pense, continua-t-il en s’animant, qu’il y a de nos compatriotes assez stupides pour aller chercher des maris en Europe, en France même, pour s’allier à ces êtres inutiles qui ne savent seulement pas gagner un dollar ! C’est honteux pour nous, n’est-ce pas mon cher savant ?

 

– Je suis complètement de votre avis, répondit Hattison, d’autant plus que ces éléments étrangers introduisent dans notre race leurs vices et leur absence totale d’énergie. C’est du plus déplorable effet.

 

– Bravo ! s’écria William Boltyn. Que les Yankees se marient entre eux, que nos projets réussissent ; et l’Amérique sera la première nation du monde.

 

Aurora écoutait avec curiosité.

 

Elle se demandait où voulait en venir son père.

 

C’était la première fois qu’il lui parlait de son mariage, même en plaisantant.

 

En somme elle était complètement de son avis, et lui savait gré de l’éducation pratique qu’il lui avait donnée.

 

Quoique n’ayant jamais pensé sérieusement au mariage, elle était bien décidée à n’épouser qu’un homme actif, élevé dans les mêmes idées qu’elle.

 

Le dîner prenait fin.

 

Plus rubicond que jamais, au point qu’il semblait s’être barbouillé la figure de sang de bœuf, Tom Punch surveillait magistralement les domestiques, qui faisaient disparaître la vaisselle du dîner au moyen d’un monte-charge, lorsque le tube pneumatique, qui desservait tous les appartements, apporta une lettre pour M. William Boltyn.

 

À peine le milliardaire l’eut-il ouverte, qu’il partit d’un franc éclat de rire.

 

– Mon cher Hattison, s’écria-t-il, écoutez donc ce que m’écrit l’honorable Harry Madge, président du Club spirite.

 

Et il lut :

 

Sir,

 

Vous m’avez fait connaître, cet après-midi, que j’étais un élément de discorde dans l’assemblée à laquelle vous m’aviez prié d’assister.

 

Convaincu de la véracité de mes principes, avant peu je vous donnerai la preuve formelle de ce que j’ai avancé.

 

Devant la formidable puissance de l’occulte, pas une science matérielle n’est capable de résister.

 

Je préfère pour le moment me retirer ; mais ne voulant pas vous priver du concours pécuniaire que vous attendez de moi, je vous informe que je tiens à votre disposition la somme que vous aurez fixée comme quote-part de membre de votre association.

 

HARRY MADGE.

 

– Ah ! elle est bien bonne, s’écria Boltyn. Décidément le pauvre homme est déséquilibré.

 

– Je le crois, répondit l’ingénieur. Mais pensez-vous que nous devrions accepter ses subsides ?

 

– Assurément ! Il faut bien lui laisser la seule occasion qu’il ait de se rendre utile à l’Union.

 

Sur la question de spiritisme, les deux hommes étaient parfaitement d’accord.

 

En dehors des choses matérielles, ils n’admettaient l’existence de rien.

 

L’avenir devait singulièrement les détromper.

 

Quand à Tom Punch, qui avait familièrement écouté la lecture de cette lettre, il partageait l’opinion de son maître.

 

Ce petit homme, maigre et chauve qu’était Harry Madge, lui paraissait plutôt risible.

 

Il avait, du reste, considérablement baissé dans son estime depuis le jour où il avait déclaré devant lui n’aimer ni le vin ni l’alcool. « Avec des hommes comme ça, pensait Tom Punch, l’humanité deviendrait aussi morose qu’une barrique vide. »

 

On se leva de table.

 

Aurora s’esquiva, laissant les deux hommes dans un petit fumoir, où le majordome leur servit le punch, accompagné, suivant l’usage de certaines contrées d’Amérique, d’amandes amères et de tartines beurrées.

 

Distrait un instant par la lettre d’Harry Madge, William Boltyn revint inconsciemment à l’idée qui, pendant tout le dîner, avait paru occuper son esprit.

 

Cette idée, était celle-ci : il voulait marier sa fille à Ned Hattison.

 

Cependant il était embarrassé. Il eût préféré que la demande vînt du père de ce dernier. Mais, l’ingénieur n’avait jamais paru comprendre les allusions indirectes qui avaient été faites à ce sujet.

 

Depuis un moment, M. Boltyn réfléchissait en mordillant sa moustache, ce qui, chez lui, était un signe évident de perplexité.

 

Tout à coup, il se leva brusquement, et vint se placer devant Hattison, qui s’était versé une rasade et buvait à petites gorgées, en fumant un havane de choix.

 

– Mon cher collègue, dit William Boltyn, – permettez-moi de vous donner ce nom –, j’ai depuis quelque temps une idée, un projet qui couronnerait d’une manière heureuse la vaste entreprise que nous commençons aujourd’hui, et qui serait le corollaire.

 

– Je vous écoute, mon cher Boltyn.

 

Un peu déconcerté par ce laconisme, bien que sachant l’ingénieur sobre de paroles, le milliardaire continua.

 

– Ce projet n’a pas tout à fait rapport à notre association. Pourtant… Enfin, je vais vous dire carrément ce dont il s’agit. Voilà. Aurora a maintenant vingt ans. C’est une jeune fille sérieuse ; vous la connaissez. Je pense à la marier. D’un autre côté, votre fils Ned a vingt-deux ans. C’est un homme d’avenir, un Américain comme je les aime. Je veux tout simplement vous demander s’il ne vous plairait pas de voir votre fils épouser Aurora.

 

– Mais, dit l’ingénieur surpris et hésitant, je suis évidemment heureux de l’estime que vous avez pour Ned. Êtes-vous sûr que miss Aurora ?…

 

– Oui, assurément, il faut prendre l’avis des jeunes gens. De mon côté, je crois ma fille trop intelligente pour ne pas accepter ce mariage.

 

– Mon avis est, dit Hattison, qu’il ne faut rien brusquer. Miss Aurora ne connaît pas encore mon fils. Ils peuvent se plaire ou ne pas se convenir. Le mieux est de ne pas les influencer ; ils sont déjà d’âge à savoir ce qu’ils ont à faire.

 

– Vous avez peut-être raison, dit le milliardaire.

 

– Aussi, continua l’ingénieur, après avoir réfléchi quelques instants, voici ce que je vous proposerai. D’ici deux mois, les travaux de Mercury’s Park seront assez avancés. Venez les visiter en compagnie de miss Aurora. Mon fils s’y trouvera ; car je pense lui confier la direction d’une partie de l’entreprise, probablement celle des sous-marins et des torpilles.

 

À la suite de cette conversation, Aurora ne sut rien de ce qui se tramait entre son père et Hattison au sujet de son avenir.

 

Ordinairement, le mariage des jeunes filles yankees se prépare avec beaucoup moins de précautions.

 

La jeune Yankee n’a pas du tout, sur cette question, les mêmes idées que l’Européenne.

 

Son éducation lui fait considérer le mariage comme une affaire. Elle se cherche elle-même un mari, et parle de son union aussi naturellement que s’il s’agissait d’un bal ou d’une excursion.

 

William Boltyn ne cherchait plus à contenir sa joie débordante.

 

Il le voyait bien, le mariage de sa fille et de Ned Hattison était à peu près conclu, puisque l’ingénieur y consentait en principe.

 

Décidément tout lui réussissait.

 

Ce n’était plus le milliardaire autoritaire et guindé que nous connaissons. Volontiers il eût dansé la gigue, comme au temps où il n’était encore qu’un simple garçon de bar.

 

– Mais venez donc voir ce qui s’avance là-bas, s’écria tout à coup Hattison, en désignant l’extrémité de l’avenue.

 

En effet, une lueur phosphorescente se rapprocha rapidement et passa devant l’hôtel avec une vitesse vertigineuse.

 

À leur grande stupéfaction, ils venaient de reconnaître Harry Madge, dans un véhicule dont aucun type connu ne pouvait donner une idée.

 

C’était une sorte de cage de cristal, dans laquelle une grande roue métallique semblait tourner avec furie.

 

Les yeux fixés sur un cadran lumineux, le président du club spirite, toujours coiffé de son bonnet à boule de métal, disparut à leurs yeux, avant qu’ils se fussent remis de leur étonnement.

 

Harry Madge avait enfin reçu livraison de son chariot psychique.

 

CHAPITRE V

Les laboratoires de guerre

 

Deux mois après les événements que nous venons de raconter, le domaine de Mercury’s Park dans les montagnes Rocheuses avait totalement changé d’aspect.

 

Une masse énorme de bâtiments, une ébauche de ville s’élevait là où, naguère encore, les Peaux-Rouges, les coureurs des bois et les bisons prenaient librement leurs ébats.

 

Une ligne télégraphique, à laquelle les arbres de la forêt servaient de poteaux naturels, reliait Mercury’s Park à la petite ville d’Ottega, la station la plus proche du Pacific Railway, situé à cent vingt milles de là.

 

De plus, l’ingénieur Hattison, ou plutôt son fils Ned fort expert en matière de chemin de fer, avait procédé dès les premiers jours de leur installation dans le pays à la construction d’une voie ferrée, qui suivait à peu de chose près, le tracé de la ligne télégraphique.

 

On connaît la manière économique et rapide qu’emploient les Américains pour l’établissement d’une voie ferrée.

 

D’abord, point d’autorisation gouvernementale ou préfectorale à solliciter.

 

Chacun établit ce qu’il veut, et construit ce qui lui plaît, sans en rendre compte à personne.

 

De plus, afin d’éviter les frais, on supprime toute espèce de travaux d’art.

 

S’il y a une montagne, on la tourne ; un ravin, on l’évite.

 

La locomotive apporte, chaque jour, les rails sur lesquels elle roulera le lendemain ; et les trains escaladent les côtes et dégringolent les collines au petit bonheur.

 

Les signaux, les gardes-barrières n’existent que pour mémoire, sauf à l’entrée et à la sortie des grandes villes.

 

Le nombre des accidents est, comme on le pense bien, très considérable. Mais aussi quelle économie de temps et d’argent !

 

C’est un chemin de fer construit d’après ces principes qui, en moins d’un mois, relia la station d’Ottega aux chantiers de Mercury’s Park.

 

Pour ne pas donner l’éveil sur le véritable but de l’entreprise : la construction dans ce désert d’un formidable arsenal, l’ingénieur Hattison avait parlé de l’exploitation d’une mine de plomb argentifère dont il existait un gisement dans ces parages.

 

De plus, certaines précautions spéciales avaient été prises pour que le secret fût bien gardé.

 

Les ouvriers, embauchés par Ned Hattison pour l’établissement de la voie ferrée, n’étaient pas les mêmes que ceux engagés par son père pour la construction des usines et des ateliers.

 

Tous avaient été choisis dans les villes situées à l’autre extrémité de l’Amérique.

 

Leur voyage de retour était payé ; et comme on ne leur avait parlé que d’une exploitation industrielle à établir, il y avait grande chance pour que, de longtemps, Mercury’s Park n’attirât pas l’attention.

 

Sous l’effort de la fiévreuse activité des deux Hattison, une ville merveilleuse, toute en fer, en briques et en verre, s’était élevée comme sous la baguette d’un enchanteur, dans l’âpre vallée des montagnes Rocheuses.

 

Une forêt de pins, qui couvrait un petit groupe de trois collines, avait été abattue.

 

Ned Hattison, très compétent en matière géologique, s’était tout de suite rendu compte, par des sondages, de la nature du terrain : il était calcaire, et comportait de grands bancs d’une argile rougeâtre.

 

Une briqueterie fut bientôt installée, ce qui permit de commencer immédiatement la construction des usines, dont les colonnes de fer, les toitures et les arcs boutants arrivaient à mesure par le railway, de façon qu’on n’avait plus que la peine de les déboulonner.

 

Les constructions s’élevaient avec rapidité.

 

D’après un plan qui avait reçu l’approbation de ses commanditaires, l’ingénieur Hattison, qui poussait la prudence à l’extrême, faisait élever dans des enceintes fort éloignées l’une de l’autre, et strictement isolées, les diverses dépendances de l’immense laboratoire de destruction que son génie organisait. La fonderie, avec sa coupole d’acier et de cristal, les salles de chimie, le champ de tir, le parc aux aérostats et l’usine d’électricité se trouvaient disposés de façon que les travailleurs ne pussent avoir de relations entre eux, sans l’assentiment de l’ingénieur, dont le cottage, d’où partaient de nombreux fils électriques, occupait le point central.

 

On eût dit une araignée au milieu de sa toile.

 

Habile à utiliser toutes les ressources naturelles, Hattison s’était procuré la force dont il avait besoin pour son usine électrique, en captant, à l’aide d’un énorme barrage de pieux et de terre, les eaux de deux petits cours d’eau que, dès l’origine, et ne les trouvant portés sur aucune carte, Ned et son père avaient galamment baptisés « Aurora-River » et « Boltyn-River » en l’honneur de l’initiateur de l’entreprise et de sa fille.

 

L’écluse ainsi formée actionnait deux turbines qui aidaient à faire mouvoir toutes les machines de Mercury’s Park.

 

Ainsi, bien divisée en compartiments distincts, et chacun d’eux comportant ses logements d’ouvriers, ses cuisines, ses magasins d’approvisionnements, la vaste ruche offrait aux milliardaires les meilleures conditions de discrétion et de sécurité, pour l’exécution de leur entreprise.

 

Hattison s’était particulièrement occupé d’améliorer le sort des travailleurs.

 

Les maisons étaient vastes, bien aérées, et pourvues de tout le confort désirable.

 

Il tenait à ce que leur journée de travail une fois accomplie, les ouvriers eussent à leur disposition un home confortable.

 

C’était, disait-il, le meilleur moyen de combattre l’ennui et d’éviter l’alcoolisme.

 

Il avait fait venir de Chicago une profusion de livres, et avait installé une bibliothèque.

 

De plus, il s’était attaché plusieurs pasteurs pour les offices du dimanche.

 

Tous les ouvriers des usines, fondeurs, ajusteurs, électriciens, avaient été choisis méticuleusement parmi les plus habiles et les plus expérimentés de chaque corps de métier.

 

On n’avait pas marchandé les salaires.

 

Poussée activement jour et nuit, par deux escouades qui se relayaient, la construction des différents bâtiments avait duré moins que les délais prévus.

 

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis la fameuse réunion de l’hôtel Boltyn ; et tout était prêt pour commencer les travaux.

 

D’énormes quantités de charbon et de minerai avaient pu être réunies sans attirer l’attention.

 

On les avait débarquées sur la côte du Pacifique.

 

En même temps que Mercury’s Park, Skytown s’était élevée.

 

Là aussi, les hautes cheminées des fonderies se dressaient à côté des chantiers d’ajustage et des cales sèches.

 

Ned Hattison s’était révélé un ingénieur hors ligne.

 

Il avait accompli de véritables merveilles.

 

Par ses soins, Skytown se trouvait reliée à Mercury’s Park par un chemin de fer à glissement, de vitesse presque illimitée.

 

En effet, dans les chemins de fer ordinaires, le frottement des roues contre les rails est l’obstacle principal qui s’oppose à l’obtention d’une vitesse satisfaisante.

 

Avec la méthode du glissement, les roues sont supprimées.

 

Les wagons s’emboîtent sur des rails d’une largeur bien supérieure à celle qu’on emploie ordinairement et portent une large rainure.

 

Au passage du train, ces rainures se remplissent d’eau comprimée, au moyen d’appareils automatiques.

 

De cette manière, le frottement est presque totalement supprimé.

 

On obtient ainsi des vitesses fantastiques.

 

Des moteurs électriques donnent la force de propulsion qui, dans les plus longs parcours, n’a presque pas besoin d’être renouvelée.

 

Skytown n’était guère distant de Mercury’s Park que d’une cinquantaine de milles.

 

Quelques minutes suffisaient pour effectuer ce trajet[4].

 

Dans le flanc d’une colline rongée par le Pacifique, on avait creusé de vastes bassins d’une très grande profondeur et qui pouvaient servir de champs d’expériences pour les nouveaux bateaux sous-marins qu’on allait mettre sur pied.

 

Mais c’était surtout à Mercury’s Park que s’était employée la science d’Hattison.

 

En effet, c’était là que se trouvaient le laboratoire de chimie et l’usine des ballons dirigeables.

 

L’ingénieur avait fait venir, de sa propriété de Zingo-Park tous les instruments merveilleux que son génie avait créés.

 

Depuis un mois, des caisses soigneusement emballées et escortées par deux jeunes ingénieurs, de ses élèves, en qui il avait toute confiance, arrivaient sans interruption.

 

Parfois, un sourire énigmatique effleurait les lèvres du savant lorsqu’il faisait installer méticuleusement tout ce qui lui arrivait, dans un bâtiment spécial et tout à fait isolé.

 

Mais pas une parole ne tombait de ses lèvres.

 

Ce petit homme silencieux et énigmatique, dont le clair regard fouillait les gens jusqu’à l’âme, s’entourait d’un mystère impénétrable.

 

Beaucoup de légendes couraient sur son compte.

 

L’invention et le perfectionnement des appareils électriques n’auraient été pour lui, disaient les uns, qu’une question secondaire.

 

Le surmenage effrayant qu’il s’imposait était dirigé vers un autre but.

 

D’aucuns même disaient que Zingo-Park possédait d’immenses souterrains, que du reste personne n’avait jamais vus ; et que parfois on avait entendu des bruits effrayants, et senti la terre trembler sous les pieds.

 

Hattison ne démentait aucune légende.

 

Lorsqu’on lui en parlait, le même sourire énigmatique glissait sur ses lèvres.

 

Il semblait dire : « Ah ! si je voulais !… »

 

Quoi qu’il en fût, tout le matériel de Zingo-Park se trouvait réuni dans un laboratoire où, à la tête de ses ingénieurs, Hattison allait commencer ses recherches.

 

Il y avait là des téléphones, des phonographes laissant bien loin derrière eux les appareils connus en Europe ; des microphones d’une sensibilité extraordinaire, des microscopes d’une puissance fantastique, pour l’analyse moléculaire des poudres et la découverte des nouveaux explosifs.

 

Aux fonderies, dont les hautes cheminées crachaient sans cesse des nuages de fumée noirâtre, on exécutait, d’après les plus récentes lois de la balistique, des canons géants qu’on expérimentait ensuite sur des plages de blindage, dans un vaste champ de tir.

 

On coulait en bronze des monstres d’une puissance fantastique ; on inventait de nouveaux obus.

 

Si les essais n’étaient pas satisfaisants, on recommençait.

 

On cherchait de nouvelles formules ; on combinait de nouveaux mélanges.

 

Dans le parc aux aérostats l’animation n’était pas moindre.

 

Chaque jour, de nouvelles expériences avaient lieu.

 

Il était à peu près certain qu’avant peu, le principe, si longtemps cherché, de la direction des ballons serait appliqué avec succès.

 

Ce n’était plus qu’une question de perfectionnements.

 

Hattison était l’âme de cette monstrueuse cité.

 

Chaque matin, levé avant le jour, il allait d’usine en usine, se faisant rendre compte des recherches, donnant de nouvelles idées à utiliser, voyant tout, surveillant tout, assistant à toutes les expériences.

 

Il était infatigable.

 

Lui seul avait le droit de franchir les enceintes.

 

L’après-midi était consacré à ses travaux personnels.

 

L’atelier, qu’il s’était fait construire et où il avait enfermé ses mystérieuses caisses était, nous l’avons dit, complètement isolé.

 

À part l’ingénieur et un vieux nègre muet qui l’aidait dans ses propres expériences, jamais personne n’y pénétrait.

 

Hattison avait établi un blocus électrique, qui eût foudroyé l’imprudent qui se serait hasardé dans ces parages, et aurait tenté d’escalader la palissade.

 

Tous les ouvriers avaient été prévenus, et aucun n’éprouvait le désir de lier connaissance avec une décharge de 800 volts.

 

À quels travaux personnels se livrait l’ingénieur ?

 

Nul ne le savait ; pas même son fils.

 

Son silence était impénétrable.

 

De son côté, Ned ne restait pas inactif.

 

Ce jeune homme de vingt-deux ans avait l’expérience d’un vieillard.

 

Grand, mince et bien musclé, ses cheveux blonds et bouclés encadrant un visage imberbe et rosé, auquel les yeux d’un bleu aux reflets noirs communiquaient une énergie intense, on sentait en lui, sous une irréprochable politesse et des manières affables, une volonté extraordinaire, un orgueil intraitable.

 

Lorsque son père lui avait raconté son entrevue avec les milliardaires et la mission qu’ils lui avaient confiée, dans le but de faire de l’Amérique l’incontestable reine de toutes les nations de l’univers, il n’avait pas du tout paru surpris :

 

– Bien, père, avait-il dit. As-tu besoin de moi ?

 

Ce flegme imperturbable, cette confiance en soi-même est une des forces de l’Américain.

 

Rien ne l’étonne, ne lui arrache un geste de surprise ou d’admiration.

 

Pour lui, c’est prouver son infériorité que de s’émouvoir de quelque chose.

 

Or, l’Américain entend être supérieur à tout.

 

Hattison n’avait pas hésité une minute à confier à son fils la direction de Skytown.

 

Il n’avait pas à se repentir.

 

Sous les ordres du jeune homme, une véritable armée d’ouvriers mettait sur pied une flotte qui promettait d’être terrifiante.

 

Aux chocs des gigantesques marteaux-pilons, les usines tremblaient du haut en bas.

 

De nouveaux blindages sortaient chaque jour des ateliers, sans cesse refondus et perfectionnés.

 

On essayait de nouvelles hélices, de formidables moteurs électriques, des accumulateurs inédits.

 

C’est que l’entreprise n’était pas minime.

 

Il s’agissait d’être les seuls à posséder de véritables plungers, capables de se mouvoir à toutes les profondeurs et de rester plusieurs jours sous l’eau, et des torpilles qui pussent, en toute sécurité, détruire les escadres ennemies avant qu’elles se soient aperçues de rien.

 

Le jeune ingénieur comptait fermement atteindre ce but.

 

Chaque soir, Ned prenait place dans le train de glissement et allait conférer avec son père.

 

Leur entrevue quotidienne se prolongeait souvent fort tard dans la nuit.

 

Dans le petit cottage de Mercury’s Park, en prenant le thé, les deux Américains, aussi calmes que s’il s’agissait de la première chose venue, élaboraient les plans de l’œuvre formidable qui déjà, sous leurs doigts, se dessinait, audacieuse et terrible.

 

Hattison n’avait pas encore informé son fils de la proposition de mariage que lui avait faite William Boltyn. Très doucereux en toutes choses et connaissant le caractère entier de Ned, il attendait une occasion favorable.

 

Elle se présenta un soir, où les deux hommes en étaient arrivés à parler de l’avenir, où Ned, un peu rêveur sous ses apparences de froideur, s’était laissé aller à confier à son père des projets qu’il nourrissait depuis longtemps.

 

– Tout ceci est très bien, dit Hattison, qui ne l’avait pas interrompu. Mais, dis-moi, que comptes-tu faire dans la vie ?… As-tu des idées arrêtées sur ce sujet ? N’as-tu point encore songé à te marier ?

 

– Certes non ! dit Ned, un peu surpris, et je suis en disposition de ne point me marier avant d’avoir assuré ma position. Vous êtes riche, c’est vrai, mais j’estime que cela n’est pas suffisant.

 

– Vraiment ? Tu voudrais alors pouvoir apporter à ta fiancée un nom illustre, une réputation d’homme de génie.

 

– Oui, dit Ned, j’entends ne pas me montrer indigne de vous.

 

– C’est une pensée dont je te loue fort, dit Hattison, mais crois-moi, l’entreprise que nous venons de commencer t’assurera une part de gloire qui ne sera pas inférieure à la mienne. Il n’y a point là d’obstacle qui puisse t’empêcher de te marier.

 

– Mais, dit le jeune homme en fixant sur son père son regard d’une clarté limpide, pour me parler ainsi, presque à brûle-pourpoint, de mon mariage, auriez-vous une proposition à me faire ?

 

– Peut-être, dit le savant.

 

– Ah !

 

– Et tu ne devines pas de qui elle vient ?

 

– Certes non ! Je m’étonne même assez…

 

– Eh bien ! dit Hattison, c’est une proposition inespérée, unique, et qui m’a moi-même surpris, je l’avoue.

 

– Je ne devine pas.

 

– Et tu ne peux pas deviner, dit son père, c’est de miss Aurora Boltyn qu’il s’agit.

 

Ned, sans répondre, se prit à songer.

 

– N’ai-je pas raison de dire que l’occasion est unique, reprit Hattison en s’enflammant. La richesse, la considération, une influence presque sans bornes, voilà ce que William Boltyn te donnera. Ce mariage l’engagera plus avant encore dans l’entreprise qu’il nous a confiée. À tous les points de vue, c’est splendide.

 

– Je ne suis pas tout à fait de votre avis, dit le jeune homme. Je ne veux point épouser une jeune fille uniquement pour ses dollars, et pour l’influence dont dispose son père. Je lui demanderais d’avoir de sérieuses qualités de cœur et d’esprit, et justement, ce qui me fait réfléchir, c’est que miss Aurora Boltyn appartient à un monde où le jugement est faussé, où le cœur est sec et le cerveau vide.

 

– Peux-tu avoir une telle opinion sur son compte, protesta Hattison. Tu te trompes du tout au tout. Elle est charmante, très intelligente, très entendue en toutes choses. Son père n’a pas d’autre confident, d’autre conseiller qu’elle ; elle s’occupe de ses affaires. C’est une jeune fille au moral très solide, qui n’a aucun des défauts que tu reproches aux jeunes milliardaires.

 

– En tout cas, répondit Ned, tu pourras informer William Boltyn que je suis très flatté qu’il m’ait fait l’honneur de penser à moi pour épouser miss Aurora. Mais comme je ne la connais pas, tout ce que nous pourrions dire serait inutile. Lorsque je l’aurai vue, je te répondrai.

 

Hattison dut se contenter de ces excuses ; il n’osa pas trop insister, convaincu que son fils n’hésiterait plus lorsqu’il aurait vu la jeune milliardaire et, depuis ce temps, il n’avait pas reparlé au jeune homme de miss Aurora.

 

CHAPITRE VI

Un voyage dans les montagnes Rocheuses

 

Décidément, Tom Punch n’était pas un homme heureux.

 

Il s’ennuyait considérablement.

 

Étendu, ou plutôt enfoui dans un vaste fauteuil, les pieds à la hauteur de la tête, il bâillait à rendre jaloux un représentant, obligé de retarder son dîner pour entendre un long discours politique.

 

Le pauvre majordome accusait amèrement la destinée.

 

– Dire qu’il y a des gens heureux, murmura-t-il en poussant un soupir caverneux, des gens qui voyagent, qui voient du pays tandis que moi… Quoi faire ? Jouer du banjo ! Boire du gin ! Quelle monotonie !… Et puis, je ne sais pas ce qu’a M. Boltyn !… Autrefois, on se déplaçait encore un peu. Mais, depuis trois mois, nous n’avons pas fait la plus petite sortie. Portez-vous donc bien avec un pareil régime ! Vraiment, les maîtres devraient bien s’occuper un peu plus de la santé de ceux qui s’épuisent à les servir.

 

Et Tom Punch, désespéré, en arrivait presque à souhaiter une guerre, une révolution, quelque événement enfin qui amenât un peu de changement dans l’uniformité de son existence.

 

– Ah ! comme j’aurais fait un bon marin, pensait-il. La voilà, la vrai vie ! Mais non, c’est toujours comme cela ; jamais on ne peut suivre sa vocation.

 

Le timbre électrique vint couper en deux ses réflexions mélancoliques.

 

Il s’étira péniblement, étouffa une demi-douzaine de bâillements consécutifs et parvint, non sans peine, à se mettre sur ses grosses jambes.

 

– Encore quelque nouvelle corvée, murmura-t-il en se dirigeant vers le cabinet de travail de son maître. Seigneur Dieu, quelle vie !

 

William Boltyn, lui, ne partageait pas la mélancolie de son majordome, au contraire.

 

Le courrier venait de lui apporter des nouvelles très satisfaisantes de Mercury’s Park.

 

Les usines y étaient en pleine activité.

 

On était sur la voie de découvertes intéressantes.

 

– Tout va bien, murmurait le milliardaire en se frottant les mains. Avant peu, l’Europe aura de nos nouvelles.

 

Une délégation, composée de Fred Wikilson, le président de la Compagnie des aciéries, de Wood-Waller et de Philips Adam, s’était déjà transportée à Mercury’s Park pour se rendre compte de l’état des travaux.

 

Tous ces gentlemen en étaient revenus enthousiasmés, et ne tarissaient pas en éloges sur le génie d’Hattison et de son fils.

 

D’après leurs dires, on n’avait jamais vu un laboratoire de guerre plus formidable.

 

William Boltyn n’avait pas non plus oublié les projets qu’il avait formés avec l’ingénieur.

 

La perspective de marier sa fille à Ned Hattison lui souriait de plus en plus.

 

C’était en quelque sorte pour lui le corollaire de son audacieuse entreprise.

 

Il lui tardait de voir cette affaire conclue.

 

Aussi, avec sa rapidité de décision habituelle, il avait résolu de partir, le jour même, pour Mercury’s Park.

 

Aurora, qu’il venait de prévenir, s’était montrée enchantée.

 

C’était pour cela qu’il avait sonné.

 

Tom Punch, lorsqu’il pénétra dans le cabinet de travail, avait positivement l’air d’un patient qui va subir une opération, si bien que le milliardaire ne put s’empêcher de lui dire :

 

– Ah çà ! mais qu’as-tu ? Quel malheur t’est donc arrivé ?

 

Puis, sans attendre la réponse du majordome, dont l’énorme poitrine se gonflait de soupirs aussi bruyants que le courant d’air exhalé par un soufflet de forge, il s’écria :

 

– Mon vieux Tom, tu vas faire prévenir à la gare pour qu’on apprête mon train. Nous partons dans deux heures. Tu nous accompagnes.

 

Tom Punch resta quelques secondes sans pouvoir parler.

 

Ses yeux écarquillés, et sa bouche grande ouverte disaient assez clairement sa stupéfaction.

 

Lorsqu’il eut enfin recouvré l’usage de la parole, il s’écria :

 

– Comment, nous partons !… Ah bien, ce n’est…

 

Il allait dire : « Ce n’est pas trop tôt ! » mais il s’arrêta à temps.

 

– Quoi ? Que voulais-tu dire ? reprit William Boltyn, qui s’amusait fort de son étonnement.

 

– Oh ! rien. Je voulais dire que c’est une bonne nouvelle, que je suis heureux. Je vais disposer ce qu’il faut. Soyez tranquille, tout sera prêt pour le départ.

 

Il disparut en courant.

 

C’était un homme transformé.

 

Deux heures après, il avait fait transporter, dans le fourgon du train, tout ce qui était nécessaire au voyage : victuailles, boissons, bagages de toutes sortes. Il n’avait rien oublié.

 

Nous n’étonnerons personne en disant que, surtout, les boissons et les victuailles avaient eu sa sollicitude.

 

À l’heure dite, la locomotive était en pression.

 

William Boltyn et miss Aurora, accompagnés de Tom Punch rayonnant, prenaient place dans le salon de leur train.

 

Tout comme un chef d’État européen, William Boltyn avait son train à lui.

 

En plus de la locomotive à traction électrique, il se composait de deux chambres à coucher, une salle à manger, un salon, un fumoir, une cuisine, et plusieurs autres wagons servant au logement des domestiques et au transport des bagages.

 

Même en voyage, le milliardaire voulait être servi avec le même soin et le même cérémonial que s’il eût été dans son hôtel de la Septième Avenue.

 

Tous les wagons communiquaient entre eux, et étaient éclairés à l’électricité.

 

L’intérieur était splendidement meublé.

 

Les premiers tapissiers de l’Union en avaient fait une merveille de luxe et de confort.

 

Un nouveau système de suspension supprimait presque complètement les cahots.

 

Ce train avait coûté quelque chose comme trois cent mille dollars ; mais, pour William Boltyn, c’était une véritable bagatelle.

 

Dans le salon où il avait pris place avec sa fille, commodément installé dans un rocking-chair, il réfléchissait, laissant errer ses yeux sur la campagne.

 

Le train filait à toute vitesse, brûlant les stations.

 

À droite, à gauche, de vastes plantations de cotonniers, d’immenses champs de maïs s’étendaient à perte de vue.

 

Vêtus seulement de caleçons blancs, les nègres exposaient impunément leurs crânes crépus à un soleil torride.

 

Ils suspendaient un instant leur travail, pour regarder passer le train de William Boltyn.

 

Quoi qu’en disent les Yankees, les Noirs sont toujours considérés en Amérique comme des êtres inférieurs, des objets de répulsion.

 

La fameuse guerre de Sécession entre les États du Nord et ceux du Sud, qui se termina par l’abolition de l’esclavage, n’a fait qu’empirer leur situation.

 

Laissons les romanciers nous raconter qu’un jour ils se sentirent des goûts d’indépendance.

 

Il n’en est rien.

 

La liberté qu’on leur a conférée n’a servi qu’à les rendre plus misérables.

 

Dans les villes, ils peuvent aller partout… où les Blancs ne vont pas.

 

Ils ont des églises spéciales, des ministres particuliers.

 

L’irruption d’un nègre dans un tramway, dans un café de Blancs, est une impertinence bien vite réprimée : en résumé, sir Blackman (l’homme noir) est toujours un paria.

 

À mesure que le train s’enfonçait vers les montagnes Rocheuses, le paysage changeait d’aspect.

 

Les plantations avaient disparu.

 

Des forêts de pins et de sapins, de vastes pâturages embrassaient tout l’horizon.

 

D’innombrables troupeaux de bœufs paissaient en liberté dans ces solitudes.

 

De loin en loin, la cheminée d’une scierie mécanique coupait la désespérante monotonie de ces plaines sans fin.

 

Il n’y a pas encore cinquante ans, les Sioux, les Iroquois, les Apaches étaient les maîtres de ces domaines que parcourt le Mississippi, le plus grand fleuve du monde.

 

La civilisation américaine, qui ne se pique pas de la philanthropie, les en a chassés, mais non sans luttes toutefois.

 

Depuis des siècles, les Peaux-Rouges parcouraient ces prairies, vivant de chasse et de pêche, dans le culte de leurs morts et l’espoir des festins éternels.

 

Ils ont résisté à l’envahisseur ; ils ont brûlé des villes, scalpé des chevelures, mais, fatalement vaincus par le progrès qui n’admet pas les races stationnaires, terrassés par l’alcoolisme, traqués comme des fauves, ils ont dû se résigner à leur défaite, et se laisser parquer dans des territoires d’où ils ne doivent pas sortir.

 

Chaque jour, on rogne leurs terrains de chasse, on les refoule toujours plus loin.

 

Ils finiront par disparaître complètement, victimes des civilisations modernes qu’ils n’ont pas su s’assimiler.

 

William Boltyn pensait-il à tout cela, en contemplant distraitement la perspective de la prairie qui se déroulait à perte de vue ?

 

C’est peu probable.

 

La philosophie n’était pas son fort.

 

Il est à supposer qu’il songeait plutôt au sort malencontreux qui attendait, dans ses abattoirs, les paisibles ruminants habitants de ces pâturages.

 

Depuis quelque temps, Aurora s’absorbait dans la lecture du dernier magazine.

 

Boltyn, lui, ne lisait jamais, si ce n’est ses livres de comptabilité.

 

Il trouvait cela inutile, jugeant que l’expérience que donne la lutte pour la vie est de beaucoup pratiquement supérieure à celle qui peut s’acquérir par la lecture.

 

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, dis-moi donc, Aurora, ce que tu lis et qui t’intéresse à ce point. Depuis une heure, tu n’as pas levé les yeux.

 

– Oh ! tout simplement le compte rendu de la dernière séance de l’Académie des sciences de Paris… Il paraît que la population diminue sensiblement en France.

 

– Celle de notre pays augmente, par contre. Je te l’ai dit, Aurora, nous sommes les plus intelligents, les plus pratiques, et, si nos projets se réalisent, comme je l’espère, nous serons les plus forts. Nous verrons alors si la Chambre des représentants hésite encore à lancer les États de l’Union dans la voie du progrès.

 

Ils en étaient là de leur causerie, lorsque Tom Punch vint leur annoncer que le dîner était servi.

 

Le majordome avait consciencieusement fêté le départ.

 

Dans la chambre spéciale qui lui était réservée, il avait passé l’après-midi à chanter, en s’accompagnant du banjo.

 

Grâce aux nombreuses bouteilles de claret qu’il avait absorbées, sa gaieté s’était encore accrue.

 

Les pouces dans l’entournure de son gilet, il se promenait dans la salle à manger avec une expression de profonde béatitude.

 

– À la bonne heure, s’écriait-il, voilà ce que j’appelle vivre : voir du pays, changer d’air, et ne pas rester terré comme un rat dans un fromage. J’ai de la chance de ne pas avoir attrapé la jaunisse. Le patron a eu une riche idée. Je me sens en disposition pour faire le tour du monde.

 

Il allait esquisser un entrechat, mais il se retint à temps. Aurora et son père venaient d’entrer sans qu’il les eût entendus.

 

Après le repas, qui fut très gai, chacun se retira dans son compartiment respectif ; William Boltyn pour signer plusieurs pièces relatives à son usine de conserves ; Aurora pour se livrer à son occupation favorite, la lecture des revues scientifiques européennes.

 

Quant à Tom Punch, il s’installa confortablement à l’arrière du train, s’accouda à l’élégante balustrade qui permettait de faire le tour du convoi, et alluma un gros cigare qu’il fuma, doucement bercé par la trépidation des essieux, en contemplant, en amateur, les grandioses paysages de forêts et de montagnes que le train, lancé à toute vitesse traversait à raison de cent vingt milles à l’heure.

 

Habitués aux voyages, entourés de leur luxe coutumier Aurora et son père se livraient paisiblement à leurs occupations ordinaires.

 

Le lunch du soir et la nuit se passèrent sans incidents.

 

Mais, le lendemain matin, lorsque la jeune milliardaire enveloppée d’un somptueux peignoir de soie mauve et argent vint s’accouder à la passerelle, l’aspect du paysage avait totalement changé.

 

Le train courait maintenant entre deux immenses talus rocailleux, à peine égayés çà et là de quelques buissons.

 

La voie faisait de nombreux détours, pénétrant, par des crochets inattendus, d’une vallée abrupte dans une autre plus sauvage encore.

 

Des forêts de sapins rabougris ou de chétifs mélèzes, et le grondement lointain d’un torrent que l’on entendait sans le voir, rompaient seuls l’uniformité de ce voyage à travers un horizon de pierrailles.

 

Enfin, vers midi, l’aspect du pays se modifia.

 

Le train pénétra dans un vaste cirque, ouvrant à l’infini d’immenses perspectives qui devaient se prolonger jusqu’à la côte du Pacifique.

 

Puis, brusquement, au sortir d’une sombre forêt d’ifs, de cyprès, de pins et de sapins, ce fut comme un éblouissement, un véritable changement de décor à vue.

 

Du sein de claires verdures surgissaient des coupoles de verre et d’acier.

 

Couverts de métaux étincelants comme l’argent, apparaissaient les longs bâtiments de la petite ville que la puissance magique des dollars avait fait jaillir, comme par miracle, de la solitude.

 

On était arrivé à Mercury’s Park.

 

Au sommet du dôme le plus élevé flottait le drapeau des États de l’Union.

 

Après un sifflement strident, le train de William Boltyn s’engouffra sous le vitrage d’une gare, et vint stopper en face d’un quai où Hattison, télégraphiquement prévenu, se tenait prêt à faire les honneurs du domaine à ses hôtes.

 

Aurora s’informa gracieusement de Ned Hattison ce qui parut de bon augure à William Boltyn.

 

– Mon fils, répondit l’ingénieur, s’excuse de n’avoir pu venir au-devant de vous. Il a été retenu à Skytown par les essais d’un sous-marin d’un genre entièrement nouveau. Vous savez, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, nous sommes ses hôtes. Il nous attend pour le lunch. Je crois d’ailleurs, qu’à cause du voisinage de la mer, miss Aurora préférera Skytown à Mercury’s Park.

 

– Mais, dit Aurora, si Skytown est situé, comme mon père le disait, à une soixantaine de milles d’ici, nous risquons de déjeuner fort tard.

 

– Vous auriez parfaitement raison, miss, si Mercury’s Park et Skytown étaient reliés par un chemin de fer ordinaire. Mais, il n’en est rien, et je vous demande seulement quelques minutes de patience.

 

Le milliardaire souriait, en voyant la surprise et l’air d’incrédulité de sa fille.

 

Guidés par Hattison, et suivis de Tom Punch, à qui William Boltyn avait fait signe, les visiteurs quittèrent la gare où ils venaient de débarquer, pour pénétrer dans une autre gare où s’allongeait, sur des rails larges et plats, un étrange train sans roues et sans locomotive.

 

Tout le monde prit place dans un wagon.

 

Hattison appuya sur un bouton électrique à sa portée.

 

Immédiatement, les voyageurs se sentirent imperceptiblement soulevés, et, sans autre bruit qu’un léger clapotis d’eau courante, le convoi se mit en marche, avec une telle vitesse, qu’il était impossible de distinguer un seul détail du paysage.

 

Les forêts succédaient aux forêts, et les collines aux collines, avec une rapidité qui tenait du vertige.

 

On ne sentait aucune secousse.

 

Seulement, contre les parois du wagon, l’air, violemment déplacé, faisait un sifflement aigu.

 

Bien qu’elle s’efforçât de n’en rien laisser voir, Aurora était légèrement émotionnée.

 

– Nous marchons plus vite, dit Boltyn, que ne tombe un individu précipité du haut d’une tour.

 

– L’établissement de ce train, expliqua l’ingénieur, exige des dépenses assez considérables, et de plus un terrain plat, avec de l’eau en abondance. En effet, il faut établir, de distance en distance, des appareils spéciaux qui, au passage du train, envoient dans la rainure longitudinale des rails une masse de liquide fortement comprimée. Ceci vous explique, miss, l’incomparable douceur et la rapidité de ce mode de transport : nous glissons sur de l’eau comprimée. Avant cinquante ans, il n’y aura plus dans les contrées pourvues d’eau d’autre moyen de locomotion.

 

Le train stoppa presque instantanément.

 

– Voyez, s’écria Hattison en consultant son chronomètre. Nous avons fait soixante milles en dix minutes.

 

William Boltyn et sa fille étaient émerveillés.

 

Quand à Tom Punch, il n’en revenait pas.

 

Il était sur le point de trouver que l’on allait trop vite.

 

De plus – chose presque extraordinaire dans les annales de son existence de majordome – il commençait à souffrir de la faim.

 

La course vertigineuse qu’il venait de faire, et l’air salin du Pacifique avaient stimulé ses fonctions stomacales d’une étonnante façon.

 

Mais il n’eut pas longtemps à patienter.

 

À quelques pas de là, sous la véranda de la maison de bois transportable que Ned Hattison s’était fait envoyer de Chicago, une table somptueusement servie étincelait d’argenterie et de cristaux.

 

D’énormes dorades du Pacifique accommodées au court-bouillon, un daim abattu la veille par Ned, des pattes de grizzly[5] cuites sous la cendre, à la manière indienne, formaient la partie la plus substantielle de ce repas raffiné dans sa simplicité.

 

Après des présentations sommaires, chacun prit place.

 

Tom Punch alla rejoindre, à une table voisine, les ingénieurs des laboratoires et des usines.

 

Ses bons mots et son appétit formidable ne tardèrent pas à lui attirer une popularité de bon aloi.

 

Pendant ce temps, une conversation pleine d’entrain s’engageait à la principale table.

 

Après les premières salutations, Ned et Aurora s’étaient silencieusement examinés.

 

La physionomie intelligente et un peu froide de la jeune fille n’avait pas déplu à l’ingénieur dont la gaieté et l’entrain avaient charmé la jeune milliardaire.

 

Au bout d’un instant, tandis que les deux pères s’entretenaient de l’avenir de leur entreprise, Ned engagea la conversation.

 

– N’est-ce pas que ce paysage est vraiment grandiose ? s’écria-t-il en désignant la côte dénudée du Pacifique, qu’on apercevait à quelque distance.

 

– En effet, approuva laconiquement la jeune fille… Mon père, reprit-elle après un moment, m’a dit que vous vous occupiez spécialement des sous-marins. N’aurez-vous pas, bientôt, quelque nouveau type à nous montrer.

 

– Mais si, miss, fit Ned un peu surpris de la tournure scientifique que prenait l’entretien. Je viens justement de terminer un nouveau modèle destiné aux grandes profondeurs. Les essais, qui ont eu lieu ce matin, m’ont donné toute satisfaction. Je compte bien vous le faire voir ; et même, si vous le désirez, nous pourrons faire une excursion.

 

– Mais avec plaisir ! J’accepte votre proposition. Je suis vraiment curieuse de voir ces paysages sous-marins dont les revues scientifiques disent des merveilles.

 

– Mon sous-marin n’est pas encore pourvu des perfectionnements dont je compte le doter. Mais, tel qu’il est il présente toutes les garanties possibles de sécurité.

 

– Quels sont donc ces perfectionnements ?

 

– Ils sont de plusieurs sortes. Ainsi, par exemple, il doit m’arriver des fonderies une quille mobile, en plomb, de plus de six mille kilos. Si par une série de catastrophes que je ne puis prévoir, les moteurs se détraquaient, si les pompes refusaient de fonctionner, je n’aurais, en faisant mouvoir un levier, qu’à détacher cette quille pour que le sous-marin remontât immédiatement à la surface.

 

– Mais, objecta Aurora, un peu effrayée quoi qu’elle en dît, comment faites-vous en attendant cette quille ?

 

– Je la remplace par du lest attaché à l’extérieur. Ce lest est retenu au navire par des cordages ordinaires que je puis aisément couper de l’intérieur, à l’aide des cisailles automatiques que mon père a inventées pour couper les câbles télégraphiques sous-marins.

 

– Voilà qui me rassure, dit Aurora, avec son sourire le plus aimable.

 

– Ce n’est pas tout, dit Ned Hattison en souriant à son tour. Si les pompes électriques qui permettent de vider les réservoirs dont le poids, quand ils sont remplis, force l’appareil à descendre, venaient pour une raison quelconque à ne plus fonctionner, il nous suffirait pour expulser l’eau de ces réservoirs, c’est-à-dire pour remonter, de faire mouvoir des pompes à main très perfectionnées, dont nous sommes aussi pourvus.

 

– Mais, dit Aurora qui prenait un malin plaisir à pousser jusqu’au bout les objections, si vos pompes à main ne fonctionnaient pas ?

 

– C’est impossible, dit l’ingénieur très amusé. Mais en admettant même que cette éventualité se produisît, j’aurais encore une ressource.

 

– Et laquelle ?

 

– Je déboulonnerais tout simplement les réservoirs eux-mêmes, qui sont disposés de façon à ne pas faire corps avec le bateau qui remonterait à la surface immédiatement, sitôt qu’il serait allégé de leur poids.

 

Aurora ne se tint pas pour battue.

 

– Poussons encore la chose plus loin, dit-elle. Admettons pour un instant que vos compagnons aient disparu, que vous soyez seul, blessé, presque sans forces dans l’intérieur de votre sous-marin, incapable de l’effort qu’il faut pour pousser un levier auquel est attachée une quille de plomb de six mille kilos, privé des outils nécessaires pour dévisser un écrou, que feriez-vous ?

 

– Le cas est encore prévu, répliqua Ned, heureux à son tour de taquiner la jeune fille. Je n’aurai qu’à presser, même très faiblement, un bouton métallique qui commande la mise en marche d’un appareil dynamo-chimique de mon invention.

 

« Les piles puissantes dont il est muni décomposeraient aussitôt l’eau en ses éléments : oxygène et hydrogène. L’énorme poussée de gaz qui se produirait instantanément serait suffisante pour expulser l’eau contenue dans les réservoirs.

 

– Alors, dit Aurora émerveillée, le sous-marin regagnerait la surface avec la vitesse d’une flèche ?

 

– Évidemment. Les réservoirs étant munis de soupapes disposées de telle sorte qu’elles permettent l’expulsion de l’eau et s’opposent à la sortie totale du gaz.

 

« Je suis surpris, miss Aurora, ajouta l’ingénieur, de voir que, contrairement à beaucoup de jeunes filles américaines, vous vous intéressez à la science et que vous êtes capable d’en discuter.

 

– Oh ! répliqua modestement Aurora, mon savoir ne se borne guère qu’à vous faire des objections. Mais puisque ma bonne fortune a voulu que j’aie le plaisir de me trouver avec vous, j’aurai l’indiscrétion de vous demander, sur les sous-marins, encore quelques renseignements.

 

– Mademoiselle, dit Ned en s’inclinant, je suis à votre disposition.

 

– Je vous écoute, dit Aurora. Et ne craignez pas d’entrer dans tous les détails nécessaires. Je me figurerai que je suis le cours de quelque illustre professeur.

 

– Avec des élèves comme vous, dit Ned galamment, le professeur serait sujet à bien des distractions. Enfin je vais essayer… Vous n’ignorez pas, mademoiselle, qu’à toutes les époques, les hommes ont fait des tentatives pour pénétrer les secrets de la nature sous-marine. Dès la plus haute Antiquité il a existé des plongeurs. Les historiens grecs nous ont laissé les noms de Siscyone et de sa fille Cyanée qui, pendant que la flotte de Xerxès était assaillie par une violente tempête, près du mont Pélion, allèrent sous les flots couper les amarres de plusieurs vaisseaux ennemis dont ils causèrent ainsi la perte. On vit longtemps dans le temple de Delphes, les statues du plongeur patriote et de sa fille.

 

« C’est grâce à d’habiles plongeurs que les Tyriens purent tenir si longtemps en échec la flotte d’Alexandre. Chaque matin, les digues qu’il avait commencées étaient détruites et les câbles de ses vaisseaux coupés.

 

– Laissons un peu de côté cette érudition, dit Aurora, impatiente.

 

– Je comprends, dit Ned, qu’en vraie Yankee vous préfériez des détails plus récents. Je passe donc sous silence l’histoire des plongeurs célèbres de Rome et du Moyen Âge, et la description si connue de la pêche du corail et de celle des perles et des éponges. Sans m’arrêter à la cloche à plongeur essayée pour la première fois en présence de l’empereur Charles Quint par des Grecs, et réinventée plus tard en Angleterre, je passe de suite aux sous-marins.

 

« La cloche à plongeur, aujourd’hui démodée, n’est guère utilisable qu’à de petites profondeurs, pour repêcher des épaves ou élever des constructions sous-marines.

 

« Les premiers essais de navigation sous-marine remontent au XVIIe siècle. C’est à cette époque qu’un médecin hollandais, nommé Drebbell, eut l’idée de construire deux appareils qu’il appela des « bateaux-plongeurs ». Ils naviguaient entre deux eaux et étaient hermétiquement fermés – dit un auteur du temps – avec du cuir gras. Le roi Jacques Ier daigna prendre place dans l’un d’eux et l’expérience réussit à souhait. Les passagers respiraient au moyen d’une liqueur que le docteur Drebbell avait composée et qu’il appelait de la « quintessence d’air ». Il suffisait d’en répandre quelques gouttes – toujours d’après les écrivains de ce temps – pour donner aux personnes enfermées dans un milieu atmosphérique vicié la faculté de respirer aussi facilement que si elles se fussent trouvées au sommet d’une colline.

 

– Y a-t-il eu des constructeurs de sous-marins en Amérique ? interrompit Aurora.

 

– Oui, miss, dit Ned avec orgueil, l’Union peut en revendiquer plusieurs. David Bushnell, pendant la guerre de l’Indépendance, construisit un bateau qui remontait ou descendait, grâce à des outres remplies à volonté d’air ou d’eau. Le retour à la surface était facilité en coupant un fil de fer auquel était suspendu un poids de plomb. Des rames, en forme d’hélice, servaient à le diriger.

 

– Mais, dit Aurora intéressée, c’était déjà le principe des réservoirs dont vous m’avez parlé, de l’hélice et de la quille de plomb que vous vous proposez d’employer.

 

– Hélas ! soupira Ned, on n’invente pas grand-chose. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : on ne fait que perfectionner. Ainsi ce Bushnell, dont le nom est aujourd’hui très oublié, avait aussi pressenti la torpille, puisque son navire était muni d’une caisse contenant cent cinquante livres de poudre, et qu’il la devait visser sous la carène des vaisseaux ennemis. Malheureusement, sa tentative ne réussit pas et il faillit périr en essayant d’incendier une flotte anglaise. Plus tard, notre grand ingénieur Robert Fulton reprit cette idée et la perfectionna.

 

« Il proposa son invention au gouvernement français, mais le Directoire repoussa cette offre. Néanmoins, il ne se rebuta pas et, de nouveau, soumit son projet au Premier consul Bonaparte. Celui-ci, séduit par la nouveauté de l’invention, lui fit accorder les premiers fonds nécessaires à ses expériences. Une commission spéciale fut même nommée pour assister notre compatriote.

 

– Et, dit Aurora, obtint-il du gouvernement français ce qu’il en attendait ?

 

– Non, miss, dit Ned. Malgré la bonne réussite de ses expériences et le bruit qu’elles firent, Bonaparte ne crut pas nécessaire d’encourager les tentatives de Fulton et il le congédia.

 

– Mais au moins, dit Aurora, que cette injustice à l’égard d’un de ses compatriotes avait vivement émue, nous possédons les plans et devis de Fulton ?

 

– Malheureusement non, répartit le jeune ingénieur. Fulton a emporté son secret dans la tombe.

 

« C’est, évidemment, un bien grand malheur pour la science, mais le mal est sans remède. Cependant l’idée était lancée et, depuis, elle a fait son chemin. C’est surtout en France qu’elle occupa l’attention des savants.

 

« On reprit les idées d’un ingénieur, nommé Castera, dont l’invention avait été taxée d’utopie.

 

« Plus tard, les frères Coëssin présentèrent un appareil qui devait faire des merveilles ; puis ce furent MM. Payerné, Villeroi, qui proposèrent de nouveaux sous-marins et, plus récemment, l’ingénieur Goubet avec le Gymnote

 

– Je vous en supplie, dit Aurora, laissons de côté les ingénieurs du Vieux Monde ; parlez-moi plutôt des tentatives récentes faites en Amérique.

 

– Bien, miss, dit Ned Hattison. Cependant, il eût été intéressant pour vous de connaître ces tentatives.

 

– Parlez-moi des inventions américaines, répliqua Aurora avec une légère intonation d’impatience.

 

– Eh bien ! miss, pour me conformer à votre désir, j’arrive « au déluge », comme disent ces Français que vous n’aimez pas. Nous sommes loin des temps où Drebbell étonnait ses contemporains par la hardiesse de ses entreprises. Mais si nous en arrivons à l’époque moderne, nous trouvons que c’est un Américain qui a eu la gloire d’apporter à ce genre de constructions les perfectionnements les plus considérables.

 

À ces mots, Aurora sourit.

 

– Oui, continua le jeune ingénieur, Simon Lake, le créateur de l’Argonaute, est Américain. Son sous-marin, quoique pouvant naviguer entre deux eaux et y évoluer avec autant d’aisance qu’un poisson, est avant tout un bateau-plongeur destiné à recueillir les épaves au fond de la mer, là où le scaphandrier ne peut descendre. Enfin, il est monté sur trois roues, dont l’une, agissant à la façon de la roue motrice d’un tricycle, permet au sous-marin de courir sur le fond de la mer comme une voiture sur une route.

 

– Cela est merveilleux, dit Aurora. Et le sous-marin a-t-il réalisé les espérances de son inventeur ?

 

– Admirablement, dit Ned. Simon Lake a passé toute sa vie à la recherche de cet appareil. Et voyez, miss, comme les destinées sont bizarres en ce monde, c’est en lisant Vingt Mille Lieues sous les mers, de Jules Verne, encore un Français, qu’il conçut l’idée de réaliser, au moins en partie, les exploits du Nautilus.

 

– En temps de guerre, ce sous-marin peut devenir une arme terrible, dit Aurora.

 

– Oui, mais comme il est plutôt disposé pour rouler au fond de la mer que pour naviguer entre deux eaux, nos compatriotes ont inventé un sous-marin d’un type différent, spécialement aménagé pour le lancement ou la capture des torpilles. Son inventeur l’a construit de telle façon, qu’il contient toujours suffisamment d’espace libre, dans des réservoirs, pour que le bateau remonte de lui-même à la surface, quelle que soit la profondeur à laquelle il se trouve. Ainsi est écarté le danger de mourir au fond de l’eau, et d’être emprisonné dans un appareil dont les pompes refusent de marcher.

 

– Bravo ! dit Aurora. Et vous avez sans doute utilisé ces belles découvertes pour la construction de votre navire ?

 

– En partie, oui, répondit le jeune homme. Mais j’y ai apporté certains perfectionnements que, jusqu’à présent, je ne puis rendre publics.

 

– Enfin, demain, nous le verrons à l’œuvre, dit Aurora, et nous pourrons juger ces perfectionnements à leur juste valeur.

 

Tout en paraissant s’absorber dans leur conversation, William Boltyn et Hattison ne perdaient pas de vue les deux jeunes gens.

 

La causerie familière, dans laquelle ils les voyaient maintenant engagés, leur faisait espérer une entente prochaine.

 

À la fin du dîner, Ned prit la parole :

 

– Miss, dit-il, je vous ai parlé du nouveau type de sous-marin que je viens de construire. Permettez-moi de vous demander d’en accepter le parrainage : si vous y consentez, nous l’appellerons l’Aurora.

 

– Hurrah ! s’écrièrent ensemble Hattison et Boltyn, buvons à l’Aurora !

 

Tous trois remplirent leurs verres et le vidèrent en criant :

 

– Hip ! hip ! hurrah ! pour l’Aurora.

 

La jeune fille leur fit raison en buvant au grand savant Hattison, gloire de l’Union.

 

À l’autre table, une voix de stentor retentit.

 

C’était Tom Punch qui, le verre en main, poussait de retentissants hurrahs.

 

CHAPITRE VII

Les mystères de l’océan

 

Beaucoup moins important que Mercury’s Park, l’établissement de Skytown se composait essentiellement de quatre grandes cales couvertes, que des portes de flot mettaient en communication directe avec la mer.

 

Ces cales étaient disposées de telle façon qu’on pouvait y construire un navire, un torpilleur ou un sous-marin et le mettre à flot en faisant arriver la mer par les portes.

 

L’on évitait ainsi les inconvénients du lancement ordinaire.

 

Des ateliers d’ajustage et de fonderie et une sorte de village formé, comme à Mercury’s Park, par les habitations des travailleurs, complétaient l’exploitation.

 

C’est dans le bassin d’une de ces cales, qu’un chenal mettait en communication avec le large, quel que fût l’état de la marée, que flottait l’Aurora.

 

Plusieurs mécaniciens en visitaient soigneusement la coque pour voir si des avaries ne s’étaient pas produites pendant les derniers essais.

 

L’Aurora, comme un long et mince fuseau d’acier, émergeant à peine au-dessus de l’eau, avait tout au plus une vingtaine de mètres de long.

 

Ce n’était que le modèle réduit et encore imparfait d’un gigantesque sous-marin qui devait être construit sur le même type.

 

Quoique conçu d’après les mêmes principes que le Gymnote et le Goubet récemment expérimentés en France, le bateau-plongeur de Ned Hattison, offrait de remarquables améliorations.

 

Il était muni d’appareils à torpilles et d’un canon électrique projetant à de grandes distances des obus chargés de dynamite.

 

En outre, et c’était la découverte capitale, il pouvait demeurer sous l’eau un temps presque indéfini.

 

La coque était simple, et la partie intérieure du navire, formée de cloisons et de tiroirs étanches, qui permettaient d’expulser, par petites fractions, l’atmosphère intérieure à mesure que la respiration l’avait viciée.

 

Pour se procurer de nouveau de l’oxygène sans être obligé de remonter à la surface, Ned Hattison avait imaginé d’embarquer une grande provision de minuscules bonbonnes d’acier renfermant de l’air respirable, rendu liquide par les procédés de l’ingénieur Pictet.

 

À peine une des bonbonnes était-elle ouverte que l’air, revenant à son premier état et reprenant la forme gazeuse, commençait à fuser en sifflant avec une extrême violence.

 

En quelques instants, l’atmosphère d’un compartiment était renouvelée.

 

On poussait la cloison à tiroir pour expulser l’air vicié du compartiment suivant ; et l’on recommençait la même manœuvre toutes et quantes fois que le besoin s’en faisait sentir.

 

Un système de ventilateurs permettait d’ailleurs d’éviter ces moyens compliqués, lorsque le navire n’était pas obligé de séjourner plusieurs heures de suite sous l’eau.

 

On pénétrait dans l’intérieur de l’Aurora par une trappe, dont la fermeture hermétique était intérieurement protégée par des bandes de gutta-percha.

 

Au moment où, dirigés par Ned, William Boltyn, Aurora et Hattison s’engageaient sur la passerelle conduisant au sous-marin, le majordome s’aperçut de leur disparition.

 

Sans même achever la coupe qu’il buvait pour répondre à un toast patriotique, il se précipita, aussi vite que le lui permettait son ventre proéminent, dans la direction de l’Aurora.

 

Comme il y arrivait, Ned s’occupait déjà à fermer lui-même le capot de l’embarcation.

 

– Monsieur l’ingénieur, s’écria-t-il, je vous supplie de me laisser monter à bord ! Je serais si heureux d’aller voir le fond de la mer.

 

– Ma foi, je n’y vois point d’inconvénient.

 

– Ni moi non plus, s’écria Boltyn.

 

– Ni moi, dit en riant Aurora.

 

Sans attendre davantage, Tom Punch s’engouffra dans l’intérieur du sous-marin.

 

L’équipage de l’Aurora ne se composait que de trois hommes.

 

Sur un signe de Ned Hattison, de puissants fanaux électriques s’allumèrent.

 

Les sièges qui, ainsi que tous les instruments du bord, s’encastraient dans des sortes de niches, pour permettre la manœuvre des tiroirs étanches, furent retirés.

 

Les visiteurs se trouvaient dans une cabine étroite, dont les murs étaient formés de plaques de tôle d’acier.

 

Assis sur des pliants de cuivre, ils pouvaient voir commodément le fond du bassin, dont la lumière électrique illuminait jusqu’aux moindres cailloux, jusqu’aux moindres aspérités, grâce à de larges hublots de cristal lenticulaire de plusieurs pouces d’épaisseur.

 

Bientôt les pompes eurent emmagasiné les derniers mètres cubes d’air.

 

Les soupapes d’immersion furent ouvertes, les réservoirs s’emplirent, l’hélice tourna, et le sous-marin, tel qu’un gigantesque poisson d’acier, s’engagea dans le chenal qui conduisait à la haute mer.

 

Aurora éprouvait une certaine émotion.

 

Elle, qui s’était cru blasée sur toutes les merveilles de la science, venait d’être étonnée deux fois le même jour.

 

Il en résultait chez elle un sentiment vague, mêlé de crainte et de respect, et qui n’était pas loin de l’amour pour le créateur de ces étonnantes machines.

 

À la dérobée, elle considérait Ned Hattison qui, tout aussi paisiblement que s’il se fût trouvé dans son cabinet, surveillait le manomètre et les autres instruments enregistreurs.

 

Son front lui paraissait rayonnant d’intelligence.

 

Son courage et son sang-froid éclataient jusque dans la netteté de ses gestes, jusque dans le calme de son regard bleu.

 

Elle se sentait au fond de l’âme une fierté de partager avec lui cette excursion périlleuse.

 

Elle comprenait qu’elle eût été heureuse d’être sa compagne, et qu’elle eût fait tous ses efforts pour s’en rendre digne.

 

Dans la cabine du sous-marin, le silence était complet.

 

Pour des raisons diverses, tout le monde était plus ou moins impressionné.

 

Tom Punch, lui, s’était installé commodément dans le poste de l’équipage.

 

Cramponné des deux mains aux appuis de son pliant, il s’était vite fait à ce nouveau milieu.

 

Maintenant que l’Aurora était sortie du chenal, il prétendait reconnaître certains poissons, et faisait rire aux éclats le timonier et l’électricien du bord, en leur indiquant la meilleure manière de les accommoder.

 

Il disait avoir aperçu une tortue broutant paisiblement les algues du fond ; et il priait qu’on arrêtât pour s’en emparer, plaignant ses compagnons de manquer une si belle occasion de se régaler d’une soupe faite avec la chair de cet animal, accommodé d’une façon dont il avait seul le secret.

 

Dans la cabine, la conversation s’était aussi rétablie.

 

Maintenant chaque passager, depuis Aurora jusqu’au flegmatique Hattison lui-même, contemplait avec émerveillement les paysages mystérieux du fond océanien.

 

L’Aurora manœuvrait avec précaution sous les arceaux d’une gigantesque forêt de corail rose et blanc, dont les fleurs épanouies tapissaient les roches d’un tapis éblouissant. Et cela ne durait qu’un instant. Surprises dans leur solitude sous-marine, ces fleurs vivantes se refermaient au moindre contact ; le parterre bigarré disparaissait, et les yeux étonnés n’apercevaient plus qu’un amas informe de pierres. Des milliers de petits poissons, reflétant dans leurs fines écailles toutes les nuances du prisme, se poursuivaient dans ce milieu limpide et tranquille, pareils à des papillons.

 

Le fond de la mer présentait un aspect non moins étrange. Des vers, au corps bizarrement contourné, rampaient dans des forêts d’algues vertes et de fucus bruns ; des anémones de mer, collées aux pierres, agitaient dans l’eau calme leurs tentacules fins comme de la dentelle ; des oursins monstrueux rampaient, broutant les algues, pareils à des pelotes d’épingles vertes, rouges ou violacées. Des étoiles de mer nageaient gracieusement ou rampaient parmi les fucus. Des mollusques de toutes les tailles, et de toutes les formes, se glissaient dans cette forêt d’un nouveau genre, ou, attachées par leur byssus aux corps immergés, bâillaient de toute la largeur de leurs valves. Des crabes monstrueux couraient dans tous les sens, à la recherche de détritus organiques qui sont la base de leur nourriture. De fines crevettes, surprises par la clarté soudaine des fanaux électriques de l’Aurora, fuyaient en bondissant, agitant au-dessus de leur tête leur antenne gracile comme un panache. Des plies, des limandes, des turbots, des carrelets, toute la troupe des poissons plats s’élevaient du sol et s’éparpillaient dans toutes les directions en ondulant leur corps diaphane.

 

C’était, tout autour de l’Aurora, un débordement inouï de vie et de mouvement.

 

Cependant le sous-marin eut vite dépassé la ceinture des récifs corallins ; la profondeur ayant augmenté, Ned Hattison immergea l’Aurora par douze cents mètres de fond. Le beau paysage de tout à l’heure avait disparu depuis longtemps. Elle courait à toute vitesse maintenant, au-dessus d’une plaine sous-marine, recouverte d’une fange noirâtre où l’on percevait le grouillement d’une vie imprécise.

 

La jeune fille sentit un frisson à voir ce paysage désolé, dont les fanaux du sous-marin révélaient, peut-être pour la première fois, aux regards humains, toute la nudité et toute l’horreur.

 

Toutefois la vie n’en était pas complètement exclue. Des éponges calcaires trouaient la masse gluante du fond. Par moments de véritables parterres d’encrines, montées sur leurs longues tiges, agitant leurs panaches délicatement nuancés, rompaient la monotonie de ce tableau de la désolation. D’énormes holothuries, au corps mou, recouvertes de verrucosités hideuses, rampaient, absorbant avec avidité la fange fétide et gluante. Des homards et des crabes monstrueux agitaient leurs innombrables palpes et leurs pattes rugueuses ; des poissons aux formes étranges nageaient autour des hublots, paraissant étonnés de cette invasion subite de la lumière dans ce domaine de l’obscurité. Les uns, au corps fusiforme, ouvraient toute grande une bouche édentée, munie à la mâchoire inférieure d’une poche comme celle qu’on voit sous le bec des pélicans ; d’autres, au corps rond comme des boules, avaient des yeux énormes, et la peau hérissée de piquants acérés comme ceux des hérissons ; d’autres avaient la tête entourée de longs appendices qu’ils promenaient dans tous les sens, semblant tâter le terrain, comme le fait un aveugle avec son bâton.

 

– Voici les plus curieux, dit Ned.

 

Et sans prévenir ses compagnons, il éteignit brusquement les lampes. La nuit était complète. Mais quand leurs yeux se furent accoutumés à cette obscurité, quel ne fut pas l’étonnement des voyageurs, en apercevant la zébrure de longs rayons lumineux. Il immobilisa l’Aurora pour que ses amis pussent mieux contempler ce spectacle. Des poissons, de toutes les formes, nageaient, entourés d’une lueur phosphorescente qui partait de différents endroits de leur corps. Certains mêmes avaient comme une ceinture de feu autour d’eux. Et au milieu d’eux, avec de légers battements de leurs ombelles, glissaient majestueuses, d’immenses méduses phosphorescentes comme eux.

 

– Vous voyez, disait le jeune ingénieur, comment le milieu a modifié certains organes chez ces curieux animaux. Les uns sont aveugles ; vous les avez vus tout à l’heure ; ils ont pour se conduire de grands appendices dont ils se servent aussi pour capturer leur proie qu’ils prennent pour ainsi dire à la ligne. Les autres ont conservé les organes de la vision, et pour se diriger dans cette obscurité, ils fabriquent leur lumière eux-mêmes.

 

En disant ces mots, Ned Hattison ralluma les lampes, et l’Aurora reprit sa marche en avant.

 

Pendant que les voyageurs s’émerveillaient de ce spectacle vraiment féerique, William Boltyn affectait une indifférence complète. Il songeait qu’ils avaient à peine quitté depuis une demi-heure le bassin de Skytown.

 

Quel appoint ne serait pas dans une guerre, un si formidable engin.

 

Il voyait déjà en imagination Ned Hattison, amiral d’une flotte sous-marine, détruisant en quelques heures les escadres de toute l’Europe coalisée, torpillant sans risques les plus gros cuirassés, et forçant, presque sans combat, les nations du Vieux Monde à décréter le commerce absolument avantageux… pour les Américains en général, et pour les fabricants de conserves en particulier.

 

– Eh bien, miss Aurora, dit en riant Ned Hattison, que vous semble-t-il de votre filleule ?

 

– C’est un véritable miracle de science et de génie, dit avec enthousiasme la jeune fille. Je doute qu’aucun peuple soit assez fort pour résister à l’Amérique dans de telles conditions.

 

– Ah ! reprit Ned songeur, si les hommes étaient moins égoïstes, et si les nécessités de la vie n’étaient pas telles, l’existence de pareils engins serait peut-être une cause de paix et de concorde universelles. On n’oserait plus faire la guerre.

 

– Bah ! dit William Boltyn avec un gros rire. Chimères que tout cela ! Les hommes sont faits pour s’entre-dévorer et s’entre-détruire, que ce soit à coups de dents, à coups de fusils ou à coups de dollars. Ne songeons d’abord qu’à rosser d’importance nos ennemis, et à les faire passer par les conditions que nous voudrons.

 

– Mon père a raison, dit vivement Aurora d’une voix aiguë. Gagnons des dollars, signons des traités de commerce ; tout le reste n’est pas pratique.

 

Comme elle prononçait ces paroles, sa physionomie prit une expression tellement dure, tellement égoïste, que Ned, qui l’observait, sentit s’élever en lui une antipathie instinctive pour la jeune fille.

 

– Certes, songeait-il intérieurement, celui-là qui la choisira pour compagne se donnera un maître inflexible.

 

Et il se tut, pendant que son père concluait, pour ainsi dire, la discussion, en prononçant philosophiquement :

 

– Tout dépend du point de vue. La science est la force ; il ne s’agit que de s’entendre sur le but vers lequel il faut la diriger.

 

À ce moment l’Aurora ayant franchi, en quelques tours d’hélice, le funèbre marécage de boue, s’engageait dans un véritable jardin des Mille et Une Nuits, tout en se rapprochant insensiblement de la surface de la mer.

 

On eut dit une forêt de fleurs.

 

Partout d’énormes algues violettes, orangées, pourprées, se disposaient aussi harmonieusement que les corbeilles d’un parterre.

 

D’autres s’élançaient jusqu’à soixante ou cent pieds de hauteur, laissant retomber d’élégants panaches de feuillages dentelés et tuyautés avec un art infini.

 

Des lianes légères s’entrecroisaient parmi cet ensemble prestigieux ; et le sol, composé d’une poussière de nacre, permettait de saisir avec netteté tout le détail de ce jardin des génies de la mer.

 

Des carets et d’autres variétés de tortues marines aux ailerons verts, comme pour insulter aux cuisines électriques de Tom Punch, paissaient gravement à l’ombre des varechs géants.

 

Des méduses, jaunes et bleues balançaient leurs clochettes dans le feuillage. Des squales énormes, immobiles, regardaient passer sans s’émouvoir l’énorme machine. Leurs yeux glauques s’irisaient dans le courant lumineux que traçaient les fanaux électriques. D’autres poursuivaient des animaux plus petits dont ils faisaient leur nourriture, et les passagers de l’Aurora ne contemplaient pas sans une certaine émotion leurs horribles gueules aux mâchoires garnies d’une triple rangée de dents.

 

Des pieuvres géantes étendaient leurs tentacules dans toutes les directions, saisissant au passage les poissons ou les crustacés qu’elles portaient à leur bouche pour les dévorer. D’autres, plus petites, nageaient et venaient coller aux hublots de l’Aurora leur œil noir et sans expression.

 

Sur les algues même toute une vie s’agitait, exubérante. Des milliers de petites crevettes grises se poursuivaient, happées au passage par des anémones de mer et des polypiers parasites des algues. Quelques petits crabes couraient le long des varechs et des fucus. Des hippocampes s’attachaient gracieusement par la queue, ou voguaient dans l’eau calme, effrayés un peu de l’intrusion subite de la lumière.

 

Enfin, Ned stoppa encore une fois pour faire admirer à ses compagnons un étrange poisson. Perdu parmi les algues avec lesquelles il se confondait, cet étrange animal méritait à peine le nom de poisson. Deux gros yeux ronds à fleur de tête, placés de chaque côté d’une espèce d’aigrette repoussante de diablotin. Les nageoires raides ressemblaient plutôt à des grappins, propres à le retenir le long des algues, qu’à de véritables nageoires.

 

Mais, ce qu’il y avait de plus curieux, c’était la besogne à laquelle il se livrait. Cramponné aux fucus par ses nageoires et les autres appendices qui recouvraient son corps, il enduisait de filament gélatineux un paquet d’œufs groupés en sphère.

 

À l’aide de ses nageoires antérieures, simulant une sorte de bras articulé, il tournait et retournait le paquet d’œufs déjà maintenu aux plantes environnantes par de forts ligaments.

 

– Vous voyez devant vous, dit l’ingénieur, un poisson nidificateur. Comme l’épinoche, il a soin de protéger ses œufs, en les isolant de l’extérieur, au moyen d’une sorte de nid qu’il construit lui-même, comme vous le voyez. C’est le plus étrange animal de ces parages. Il marche plus qu’il ne nage, et si, par un accident quelconque, il vient à être séparé de la plante qui le porte, il est inévitablement perdu s’il ne rencontre, dans sa chute, une autre algue où il s’accrochera.

 

L’Aurora reprit sa marche en avant. Un autre spectacle attira leurs regards. Dans la pénombre du lointain, la carcasse, encore surmontée de ses mâts, d’un grand navire sombré, apparaissait si festonnée de lierres marins et de lianes de toutes sortes, qu’on l’eût pris pour la ruine romantique de quelque château féodal des bords du Rhin.

 

À mesure qu’on avançait, les clairières se succédaient aux avenues et aux bosquets, avec une inépuisable variété de couleurs et d’aspects.

 

Cependant, le paysage perdait un peu de sa riante perspective.

 

Les futaies de plantes marines devenaient monstrueuses, leur entrelacement de plus en plus inextricable.

 

On sentait la majesté des forêts vierges. L’Aurora pénétra hardiment dans cette masse comme un coin dans un tronc d’arbre, écartant de son éperon ou les tranchant les fucus longs de cent mètres, qui pendaient dans la mer comme de longues draperies foncées.

 

Malgré leur puissance, les fanaux électriques ne parvenaient pas à percer l’obscurité profonde au milieu de laquelle glissait le sous-marin. À quelques mètres des hublots le fouillis semblait si compact que l’œil ne distinguait plus les formes, et que les voyageurs croyaient naviguer entre deux murs épais.

 

À ce moment l’électricien eut besoin de l’aide du timonier pour le service des accumulateurs ; car l’Aurora était munie d’un propulseur électrique.

 

Il pria Tom Punch de tenir, pour quelques secondes seulement, la roue du gouvernail.

 

Le majordome en saisit vigoureusement une des poignées de la main gauche, pendant que de la droite il s’appuyait de toutes ses forces sur un piston, à tête arrondie, qui se trouvait à sa portée.

 

Le malheureux venait de peser de tout son poids sur une manette qui commandait au changement de vitesse ; et cela au moment même où, par suite d’un coup de lime à donner à quelque boulon, on venait d’opérer un démontage partiel qui empêchait de remédier immédiatement à l’accident.

 

L’hélice se mit à tourner avec une vitesse folle, et l’Aurora, dont les cloisons d’acier trépidèrent sous l’impulsion, s’enfonça dans la forêt sous-marine, comme un express lancé à toute vapeur s’engouffre sous la voûte d’un tunnel.

 

Tom Punch avait poussé un grand cri.

 

Les prunelles à moitié sorties des orbites, les cheveux dressés sur la tête, il était en proie à la plus violente terreur.

 

William Boltyn et Aurora étaient devenus pâles comme deux morts.

 

Quant à Ned Hattison, il avait, d’un simple coup d’œil, compris ce qui se passait.

 

D’un mot, il avait envoyé son père à la roue du gouvernail, et lui-même mettait brièvement au courant le timonier et l’électricien de ce qui venait de se passer, hâtant le reboulonnage du dernier écrou qui allait permettre d’enrayer la vitesse.

 

Ils obéirent en toute diligence.

 

Et déjà Ned se précipitait vers la manette du changement de vitesse sur laquelle Tom Punch avait appuyé si malencontreusement, lorsqu’un choc formidable se produisit.

 

Tous les passagers de l’Aurora furent à demi renversés.

 

Voici ce qui venait de se passer.

 

Le navire, au moment de l’accident, se trouvait sur la lisière d’un de ces énormes amas de plantes marines, tellement compacts qu’ils arrêtent souvent la marche des navires.

 

On les appelle dans l’Atlantique : mer des Sargasses, et ils occupent aussi de vastes étendues dans l’océan Pacifique.

 

L’Aurora, en s’enfonçant avec une vitesse exagérée dans cette forêt de fucus géants, avait rencontré une résistance dont il ne pouvait triompher.

 

C’est le brusque arrêt de l’hélice, enrayée par un amas inextricable de plantes marines, qui avait déterminé le choc que nous venons de voir se produire.

 

Cette fois, la situation était grave.

 

Garrotté dans l’indémêlable écheveau de ces algues, qui ont souvent plusieurs centaines de mètres de long, le sous-marin ne pouvait ni avancer, ni reculer, ni monter, ni descendre.

 

On tint immédiatement conseil pour savoir ce qu’il y avait à faire.

 

Malgré l’imminence du danger, miss Boltyn faisait preuve d’un certain sang-froid.

 

Son père affichait un calme qu’il n’avait pas.

 

Tous deux fixaient obstinément Ned Hattison et guettaient ses moindres paroles, anxieux.

 

Après avoir minutieusement examiné l’hélice, et s’être rendu compte de la configuration des lieux, Ned s’écria :

 

– Nous sommes pris comme dans un étau ; impossible de bouger.

 

– Sommes-nous donc perdus ? dit Aurora, avec violence. Nous ne pouvons pourtant pas rester là.

 

Ned ne répondit pas.

 

Décidément la jeune fille lui plaisait de moins en moins.

 

– Il faudrait pouvoir aller dégager l’hélice, dit à son tour Hattison.

 

– C’est aussi ce que je vais faire, répondit tranquillement le jeune homme.

 

Sans plus attendre, il commença à sortir d’un coffre les diverses pièces d’un scaphandre.

 

William Boltyn et sa fille le regardaient avec admiration.

 

Ce prodigieux courage stupéfiait le milliardaire.

 

Aurora se sentait invinciblement attirée vers le jeune homme, dont l’énergique figure n’avait pas un tressaillement.

 

Il avait quitté sa redingote, et, aidé de son père, commençait à revêtir le costume de toile recouverte de caoutchouc.

 

Tom Punch, qui avait offert ingénument ses services, avait été repoussé d’un haussement d’épaules.

 

Hattison n’avait pas proféré une parole, n’avait élevé aucune objection.

 

Toujours hautain, il contemplait son fils avec fierté.

 

C’est que la tâche qu’il assumait n’allait pas sans de graves dangers.

 

Il y en avait de pire que les requins et autres squales géants qui fourmillent dans ces profondeurs. Il risquait tout d’abord d’être lui-même emprisonné et étouffé par la masse gluante et serrée des algues. D’autre part, il pouvait être broyé par la pression de l’énorme colonne d’eau qu’il allait avoir à supporter, bien qu’il eût revêtu un scaphandre de son invention, construit de telle sorte que l’homme pouvait circuler librement, à des profondeurs auxquelles il n’était jamais parvenu jusqu’alors. L’appareil allait-il réaliser les espérances du jeune ingénieur ? C’est à quoi pensait Hattison, mais il ne laissait rien transpirer de son inquiétude pour ne pas effrayer le marchand de conserves et sa fille.

 

La plus douce sérénité était peinte sur le visage de Ned.

 

Aussi calme que s’il eût endossé son habit de soirée, Ned avait achevé de revêtir son accoutrement.

 

Il avait chaussé de lourds souliers à semelles de plomb, et avait placé sur sa tête le casque de cuivre.

 

De plus, ses épaules étaient recouvertes de plaques d’acier destinées à amollir la pression de l’eau.

 

Puis il fixa sur son dos un récipient d’acier, rempli d’air comprimé, qui fut relié à son casque par un tube de nickel. Un mécanisme ingénieux réglait le passage de l’air du réservoir dans le casque, agissant automatiquement.

 

Tout étant disposé, les pompes expulsèrent l’eau d’une des cloisons étanches que l’on ouvrit ensuite.

 

Ned y pénétra.

 

L’émotion, à ce moment, était intense.

 

Personne n’osait parler.

 

Les manœuvres se faisaient silencieusement.

 

On n’entendait que le bruit des boulons que l’on revissait pour assujettir la cloison intérieure.

 

Ned était enfermé dans la cloison étanche.

 

Il ouvrit les robinets extérieurs et laissa pénétrer l’eau peu à peu, afin de s’habituer insensiblement à supporter la pression de l’eau.

 

Quand le compartiment fut de nouveau rempli, il ouvrit la cloison qui formait la paroi du vaisseau et se trouva dans le fouillis des algues.

 

Armé d’un énorme bowie-knife, il taillait à tours de bras l’inextricable forêt, se frayant un passage vers l’hélice.

 

Celle-ci disparaissait complètement sous l’enchevêtrement des lianes.

 

L’ingénieur attaqua vigoureusement cet amas gluant, dont les innombrables ramifications enserraient les branches d’acier comme des bras de pieuvres.

 

Il parvint, non sans peine, à la dégager complètement.

 

Lorsque, au moyen de la même manœuvre qui lui avait permis de sortir, il rentra dans l’embarcation, il n’y eut qu’un seul cri pour l’acclamer.

 

On s’empressa de le dévêtir.

 

William Boltyn lui serrait les mains avec enthousiasme.

 

Aurora le contemplait ardemment.

 

Il s’arracha à leurs protestations de reconnaissance en s’écriant :

 

– Mais, ce n’est pas tout. Il faut maintenant nous ménager un chemin avec la dynamite.

 

Les canons électriques furent chargés.

 

Cinq minutes après, les abords du sous-marin étaient complètement déblayés.

 

Déchiquetée par la violence de l’explosion qui avait rudement secoué l’Aurora, la masse visqueuse des fucus s’était pour ainsi dire émiettée.

 

L’énorme quantité d’eau, subitement déplacée par l’explosion des obus de dynamite, avait percé de larges trouées parmi l’infranchissable muraille des algues et des lianes.

 

La mer bouillonnait comme une chaudière en ébullition.

 

Le sous-marin dansait comme un simple bouchon de liège dans une tempête.

 

L’eau avait pris une teinte noirâtre, empêchant de rien distinguer.

 

Enfin, quelques instants après, tout était redevenu calme.

 

À leur grande joie, les passagers purent bientôt apercevoir un large chenal constellé de débris de toutes sortes de plantes, qui trouait leur prison sous-marine et rejoignait les eaux libres. Des cadavres de poissons et d’annélides flottaient dans l’eau encore troublée, foudroyés par l’explosion.

 

En toute autre circonstance, Tom Punch eût trouvé la chose amusante, et eût certainement risqué une de ces plaisanteries dont il était coutumier. Mais il n’avait pas le cœur à la joie.

 

Les passagers et les trois hommes de l’équipage regardaient Ned Hattison avec admiration.

 

Grâce à son dévouement, l’Aurora était sauvée.

 

CHAPITRE VIII

Tom Punch et les coureurs des bois

 

À la suite de l’imprudence qui avait failli coûter la vie à tous les passagers de l’Aurora, Tom Punch, comme bien l’on pense, reçut une verte semonce.

 

William Boltyn ne parlait rien moins que de l’envoyer momentanément garder les bœufs dans une de ses propriétés du Far West.

 

Mais sa colère était plus affectée que réelle.

 

Il se laissa facilement fléchir par l’intercession de Ned Hattison.

 

Le majordome faisait une si piteuse mine, que, rien qu’à le voir, tout ressentiment faisait place à un rire irrésistible.

 

Du reste, le milliardaire était trop heureux de la bonne tournure que prenaient les événements, pour ne pas être disposé à la clémence.

 

Il s’était aperçu, à n’en pouvoir douter, de l’effet favorable qu’avait produit Ned Hattison sur Aurora.

 

Lui-même avait, pour la science et l’énergie du jeune homme, une estime sans bornes, et il était complètement disposé à lui donner sa fille et ses milliards.

 

Dans un cottage fleuri de glycines et de jasmins de la Virginie, on avait installé les appartements des visiteurs.

 

En face, l’océan Pacifique profilait à l’horizon sa ligne verte et monotone.

 

Les cimes déchiquetées des montagnes Rocheuses fermaient, au loin, ce paysage sévère et imposant.

 

Le dîner, qu’on avait servi en plein air, au milieu des massifs de roses et de cactus blancs, fut très animé, malgré les émotions de la journée.

 

On se félicitait d’avoir échappé, de si heureuse façon, au danger.

 

Le jeune ingénieur était le héros de l’excursion.

 

Aurora résuma l’opinion générale en s’écriant :

 

– Le courage et le sang-froid de M. Ned Hattison ont été admirables. Je tiens à le remercier personnellement, et je bois en son honneur.

 

Avec son irréprochable politesse, mais toujours très froidement, Ned avait répondu par un toast à la jeune fille.

 

Dans les usines, les machines sifflaient.

 

On entendait le bruit sourd des marteaux-pilons.

 

Skytown travaillait à la réalisation du grand œuvre.

 

Le soleil couchant illuminait de mille feux les coupoles de verre des fonderies.

 

Le crépuscule tombait lentement.

 

À la fin du dîner, Ned, grand chasseur devant l’Éternel, proposa, pour le lendemain, une battue dans les environs.

 

On lui avait signalé la présence de plusieurs troupeaux de daims et de bisons, encore fort communs, ces années-là, dans la région des montagnes Rocheuses.

 

Cette proposition rallia tous les suffrages.

 

Aurora, surtout, s’en montra enchantée.

 

Après les fatigues de cette journée, chacun éprouvait le besoin de prendre du repos.

 

D’autant plus qu’il fallait, le lendemain, se lever de bonne heure pour la battue.

 

On se sépara.

 

En reconduisant Hattison jusqu’au train de glissement qui le ramenait à Mercury’s Park, William Boltyn s’écria avec bonhomie :

 

– Eh bien, mon cher, cela s’est fort bien passé. Nos jeunes gens ont l’air de s’entendre à merveille.

 

– Je le crois, répondit l’ingénieur. Mon fils n’a pas déplu à miss Aurora.

 

– Comment : n’a pas déplu ? reprit M. Boltyn ; dites qu’elle est enthousiasmée. Je l’observais pendant le dîner ; sa physionomie était radieuse. Mais, comme vous dites, il ne faut rien brusquer. Après notre départ, vous ferez comprendre à votre fils que sa demande serait favorablement accueillie ; et, comme je ne pense pas…

 

– Qu’il refuse ! fit Hattison. Voyons, vous n’y pensez pas ! Ned, refuser d’épouser miss Aurora ! Soyez tranquille, avant peu, l’affaire sera conclue.

 

– Hurrah ! mon cher savant. Ce sera un beau mariage. Je veux que le monde entier en parle.

 

Après un vigoureux shake-hand, les deux hommes se quittèrent sur ces projets d’avenir.

 

Hattison monta dans son train.

 

Quant à William Boltyn, tout guilleret, il regagna son cottage en sifflotant, heureux comme un Américain qui n’a pas perdu sa journée.

 

Le lendemain matin, selon son habitude, Hattison était levé avec le jour.

 

Dans sa petite maison qui, nous l’avons vu, occupait le centre des usines, assis devant une table encombrée de papiers et d’appareils, il compulsait des plans, annotant çà et là de son écriture ferme et volontaire, rectifiant des formules, remuant des idées.

 

Un téléphone, placé à sa portée, lui servait à transmettre ses ordres.

 

Ce petit homme, sec et d’apparence débile, était soutenu par une volonté de fer, une opiniâtreté incroyable.

 

Une fois lancé dans ses calculs, il ne sentait pas la fatigue.

 

Il lui était arrivé de se retrouver, à l’aube, la plume à la main, devant des colonnes d’équations, dans la même attitude que la veille.

 

Le monde extérieur n’existait plus pour lui.

 

Ayant rapidement terminé son travail, il sortit, et se dirigea vers la gare, en traversant successivement le laboratoire et l’usine électrique.

 

Les ouvriers le saluaient respectueusement.

 

Quelques minutes après, le chemin de fer de glissement le déposait à Skytown.

 

Son fils était venu à sa rencontre.

 

– Eh bien ! père, s’écria-t-il, dépêche-toi ! Nos hôtes sont prêts. On n’attend plus que toi pour partir.

 

Le jeune homme avait revêtu un élégant complet de chasse.

 

Avec son veston serré à la taille et ses cheveux blonds sortant d’un large feutre gris, il avait vraiment bonne mine.

 

Sous la véranda du cottage, Aurora et son père attendaient les deux Hattison.

 

On se souhaita le bonjour.

 

Dans son costume de chasseresse, la jeune milliardaire paraissait un peu plus grande qu’à l’ordinaire.

 

Ses formes impeccables transparaissaient, modelées par l’étoffe.

 

Elle avait une jupe courte. Des guêtres enserraient jusqu’aux genoux ses jambes fines et nerveuses.

 

Son costume était complété par une élégante casquette de loutre marine, ornée d’une plume de coq de bruyère.

 

– Allons, s’écria-t-elle joyeusement, hâtons-nous ! Pour des chasseurs, nous ne sommes guère matineux.

 

Une collation de jambon, de beurre, de rôties et de thé était servie.

 

On mangea de bon appétit.

 

Puis, les chevaux ayant été amenés – des trotteurs de l’Arkansas, aux jambes fines et nerveuses –, on se mit en selle.

 

Hattison et William Boltyn étaient trop yankees, pour avoir modifié leur costume habituel. Ils avaient gardé la redingote et le chapeau haut-de-forme à bords plats, assurant seulement sur leur épaule la carabine électrique dont tout le monde était armé.

 

Une dizaine de rabatteurs, recrutés pour la circonstance et connaissant parfaitement le pays, complétaient, avec Tom Punch, la petite expédition.

 

Étant donnée l’impossibilité d’équilibrer en selle l’énorme bedaine du majordome, celui-ci allait à pied, suivant ses maîtres, qu’il devait rejoindre à un endroit convenu.

 

Il avait endossé un costume de velours et pris des guêtres.

 

Ainsi accoutré, la carabine sur l’épaule, on eût dit un personnage des contes d’Hoffmann, ou plutôt le dévoué compagnon du chevalier de la Manche, l’illustre Sancho Pança.

 

Le soleil dardait déjà de chauds rayons.

 

La journée promettait d’être magnifique.

 

Les cavaliers s’engagèrent dans une avenue naturelle de sapins qui s’enfonçait sous la forêt.

 

Derrière eux, Tom Punch suivait philosophiquement, aussi vite que sa corpulence le lui permettait. Mais quelque diligence qu’il fît, il ne tarda pas à perdre de vue les chasseurs.

 

Il ne s’en inquiéta guère. Fumant un excellent cigare, il monologuait selon sa coutume ; de temps en temps, il s’arrêtait et donnait une accolade à une large gourde qui lui battait les flancs ; car, en homme prudent, il n’avait pas oublié le gin réconfortant.

 

– Qu’il fait bon vivre, disait-il en s’épongeant. Oui, il faut en convenir, la vie a du bon, mais sur le plancher des vaches. Quand je pense, j’en frémis encore, que ma maladresse a failli me faire perdre le goût du gin ! Mais aussi quelle idée ! Confier la direction d’un sous-marin à un sommelier ! Il n’y a que les ingénieurs pour avoir de pareilles distractions ; les « grands ingénieurs », ajouta-t-il après un moment de réflexion, pendant lequel il engloutit une large rasade.

 

Il fit claquer sa langue, puis il reprit son dialogue.

 

– Le gin a aussi du bon. C’est la liqueur par excellence. Grâce à lui, l’homme conserve tout son sang-froid, ce qui lui permet de se diriger sans crainte parmi les écueils dont la vie est semée. Et si, hier, j’avais eu à portée de ma main un flacon bien rempli, au lieu de cette fatale manette de changement de vitesse, je n’aurais pas commis de bêtises, le sous-marin ne se serait pas arrêté, monsieur Ned n’aurait pas eu à le dégager, et… et… et monsieur Ned, n’épousait pas miss Aurora… Tiens ! au fait, il a mieux valu pour lui que je sois à jeun.

 

Tout en monologuant, Tom Punch avait accéléré le pas. Mais tout philosophe qu’il était, il paraissait ignorer, bien qu’il prétendît le contraire, que le gin pris en quantité immodérée ne fait pas éviter les écueils du chemin, mais, au contraire, tend à vous précipiter dessus. C’est ce qui arriva.

 

Il avait depuis longtemps quitté la grand-route. Quand il s’en aperçut, il était perdu dans une sorte de fourré inextricable. Incapable de se reconnaître, il demanda une inspiration à sa boisson favorite ; et, de nouveau, le gin bienfaisant descendit dans les profondeurs de son vaste gosier. Puis, il chercha à s’orienter. Mais, n’ayant pas de boussole, il s’en remit au hasard et se lança à l’aveuglette sous le couvert.

 

– Si seulement je rencontrais du gibier !… s’écriait-il par moment. Mais il n’y a pas seulement un moineau dans ce maudit pays !

 

Car Tom Punch était chasseur, bien qu’il parût plus habile dans le maniement de la bouteille que dans celui de la carabine, et il n’aimait pas rentrer bredouille.

 

– Et puis, cela a-t-il du bon sens de me faire aller à pied, comme si l’on manquait de voitures à Skytown ? Je me serais même, au besoin, contenté de la machine psychique de M. Harry Madge.

 

Cette facétie de mauvais goût à l’endroit du célèbre spirite le dérida un moment. Puis il eut de nouveau recours au gin.

 

Le soleil était déjà haut sur l’horizon, la chaleur accablante, et Tom Punch, dans l’atmosphère humide de la forêt, cuisait littéralement dans son jus, suait sang et eau.

 

– Pour peu que cela continue, grommela-t-il, je finirai par fondre. Après tout, ce ne serait pas un gros malheur. Si monsieur Boltyn, inquiet de ne pas me voir au rendez-vous, se met à ma recherche, il retrouvera plus facilement ma piste. Hé ! hé ! pas mauvais !

 

Décidément, Tom Punch n’était pas en verve : c’était à croire que son esprit lui-même se fondait.

 

– Allons bon, maintenant, voilà que j’ai faim. Il ne manquait plus que cela : mais mon estomac est peut-être en avance. Voyons un peu.

 

Il tira sa montre, regarda l’heure : il avait raison, son estomac avançait ; il était à peine onze heures du matin.

 

À la pensée de se passer de déjeuner, Tom Punch fut terrifié. S’il rencontrait seulement un coq de bruyère, ou tout autre animal appartenant à l’espèce comestible, cela l’eût consolé. Mais la forêt était toujours aussi déserte : aucun être vivant n’en troublait la solitude silencieuse.

 

Tout en marchant, au hasard, dans la forêt, pareil au naufragé perdu, sans vivres, au milieu de l’océan, Tom Punch eut des visions affreuses. Des monceaux de victuailles, des torrents de sauces passaient devant ses yeux. Sur une mer de sauce madère, où flottaient de succulents champignons aux couleurs nuancées comme celles des méduses qu’il avait vues la veille, une barque, semblable à un panier à vins, se balançait gracieusement. Dans cette barque, il y avait un être, maigre, efflanqué, presque un squelette, offrant une étrange ressemblance avec Tom Punch. Et ce squelette tenait une coupe vide à la main en criant d’une voix sépulcrale : « Gin, clavel ou champagne ! Gin, champagne ou clavel ! Clavel, champagne ou gin ! »

 

Gin ! ce mot résonnait comme un glas aux oreilles du malheureux Tom Punch ! Gin ! Le gin rend l’homme courageux ! Gin ! Il lui fait éviter les écueils dont la vie est semée ! Gin ! gin ! gin ! C’est la boisson par excellence ! Gin !

 

Cette fois-ci, le mot sonna avec tant de force dans le cerveau de Tom Punch, que celui-ci s’éveilla de son cauchemar. Il se souvint de sa gourde et précipitamment, la porta à sa bouche. Mais il la laissa tomber avec un geste de désespoir.

 

Elle était vide.

 

Alors, Tom Punch s’étendit de tout son long sur les mousses de la forêt et, chose étrange, lui, que l’on avait toujours vu le sourire sur les lèvres, pour la première fois de sa vie peut-être, il pleura.

 

Sa douleur se calma cependant peu à peu et, comme les tiraillements de son estomac lui annonçaient que l’heure du déjeuner était enfin venue, il se leva, arma sa carabine et, de fort mauvaise humeur, se mit à la recherche d’un gibier quelconque. Moins heureux que le héron de La Fontaine, il ne rencontrait même pas le plus petit limaçon.

 

Tout à coup, au moment où il s’y attendait le moins, il aperçut devant lui, à environ vingt mètres, la croupe d’un animal de forte taille. L’avant-train de la bête disparaissait dans un massif de feuillage.

 

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il, voilà le rôti cherché.

 

Et oubliant ses douleurs passées, songeant aux savoureuses tranches de venaison qui allaient récompenser son adresse, il épaula vivement, prit à peine le temps de viser, et fit feu.

 

La bête tomba.

 

Il s’élança dans sa direction.

 

Mais il n’avait pas fait vingt pas, qu’il se vit subitement entouré par une demi-douzaine d’individus qui, tout en criant comme des forcenés, se saisirent de lui et l’entraînèrent.

 

Tom Punch tremblait de tous ses membres.

 

C’est qu’en effet l’aspect des gentlemen qui venaient de le faire prisonnier n’était pas des plus rassurant.

 

Vêtus à la mexicaine, armés de rifles, de revolvers et de couteaux, ils avaient l’air de véritables bandits.

 

C’étaient des coureurs des bois, dont le métier avoué est de battre les forêts à la recherche du miel sauvage, détruisant au besoin les bêtes féroces et les animaux à fourrures, mais qui, au besoin aussi, détroussent les caravanes, et ne se font aucun scrupule de retrancher du nombre des vivants, les voyageurs solitaires et égarés, quand ils leur croient la ceinture bien garnie.

 

Tels étaient les gens entre les mains desquels Tom Punch était tombé.

 

Cependant le premier moment de frayeur passé, le majordome avait repris tout son sang-froid.

 

Les coureurs des bois, après l’avoir ligoté comme un saucisson, l’avaient déposé au pied d’un arbre. Enfin, l’un d’eux se détachant du groupe qu’ils formaient autour d’un brasier, sur lequel rôtissait un daim tout entier, se dirigea vers Tom Punch et l’interpella ainsi :

 

– Il faut que vous soyez bigrement maladroit, ou joliment bête, mon gros monsieur, pour tuer un âne qui ne vous a rien fait.

 

– J’ai tué un âne ? dit Tom Punch, la farce est bonne.

 

Et il éclata de rire.

 

Les coureurs des bois semblaient irrités de cette gaieté intempestive.

 

– Ah ! la farce vous semble bonne, dit son interlocuteur, et cela vous fait rire. Mais savez-vous mon gros monsieur, que nous, au contraire, nous la trouvons fort mauvaise. Vous nous privez par maladresse et par bêtise d’un animal qui n’avait pas son pareil dans tout l’univers, et vous trouvez cela risible. Nous allons voir. Et puis d’abord, qui es-tu ? demanda-t-il impérieusement.

 

Le majordome se fit connaître, et raconta même, par le menu, la suite de ses mésaventures depuis son départ de Skytown.

 

Les coureurs s’amusèrent beaucoup de cette histoire, mais la situation du majordome de William Boltyn ne s’améliora pas pour cela. Le mot milliard avait réveillé la cupidité des bandits. Ils croyaient avoir mis la main sur une mine riche à exploiter, et dans cette intention ils tinrent conseil.

 

Celui qui paraissait être leur chef expliqua en peu de mots ce qu’il fallait faire, termina sa harangue en disant :

 

– Amusons-nous toujours de lui, nous verrons ensuite à nous faire payer notre âne.

 

Ces derniers mots parvinrent à l’oreille de Tom Punch, qui se vit de suite en liberté. Aussi leur cria-t-il qu’il avait de l’argent sur lui et qu’il ne demandait pas mieux que de les indemniser.

 

Tous se portèrent vers lui, avec empressement, avec de grands cris, et l’un d’eux fouilla minutieusement Tom Punch, en ricanant.

 

– Vous avez dû perdre votre argent dans la forêt, dit-il en se relevant, ou vous vous moquez de nous, car vous n’avez pas même un forthing sur vous.

 

Le bandit oubliait d’ajouter que Tom Punch avait été subtilement soulagé de son argent, par les autres coureurs des bois, pendant son enlèvement.

 

Le chef s’approcha :

 

– Eh bien ! mon ami, tu payeras de ta personne, dit-il, puisque tu ne peux nous indemniser au poids de l’or. De plus tu nous as menti en nous promettant de l’argent que tu n’avais pas. Il faut donc que tu expies cette fourberie. Et comme nous avons tous le mensonge en horreur, et que nous le punissons de mort, nous allons te tuer d’abord, puis nous te mangerons. Il faut bien que la perte de notre âne nous profite d’une manière ou d’une autre.

 

Et en disant ces mots, le bandit ouvrit un large bowie-knife et se pencha vers Tom Punch.

 

Celui-ci était devenu vert de peur, et recommandait son âme à Dieu.

 

– Mais, comme tu nous semble un bon garçon, dit le chef, je t’accorde la grâce de désigner toi-même le genre de mort que tu préfères.

 

« Veux-tu que nous t’attachions à un arbre et que nous te tuions en détail, en te dépeçant vivant ? Aimes-tu mieux être scalpé au préalable ? nous vendrons ta chevelure à quelque chef indien, et je t’assure qu’elle fera le meilleur effet dans sa collection ; voilà de quoi te rendre orgueilleux pour le restant de tes jours. Peut-être préfères-tu être empalé ? ou rôti vivant ? Voyons parle, et ne prends pas un air malheureux comme cela ; ma parole on croirait que tu assistes à un enterrement.

 

Cette macabre plaisanterie fit éclater de rire les bandits.

 

Tom Punch, qui avait complètement perdu la tête, roulait de gros yeux effarés, claquait des dents.

 

– Mais je ne veux pas mourir, bégaya-t-il enfin.

 

– Ça ne me regarde pas, dit le chef. Qui casse les verres les paie. Je crois, ma foi, messieurs, ajouta-t-il, en se tournant vers ses compagnons, qu’il vaut mieux le tuer tout de suite, et le faire cuire sous la cendre comme les pattes d’ours. Ce gaillard, tout robuste qu’il est, est incapable de prendre une décision, tant il a peur. Il faut donc agir nous-mêmes pour le mieux de ses intérêts.

 

Pour le coup, Tom Punch se vit irrémédiablement perdu. À un signal, les coureurs des bois se ruèrent sur lui, le dépouillèrent de ses vêtements, qu’ils partagèrent sans tarder.

 

Puis ils le couvrirent de feuillage, de feuilles de laurier, de ravensara, de cerfeuil bulbeux des prairies. Ils le frottèrent avec des herbes odoriférantes, de la tête aux pieds ; son énorme bedaine brillait au soleil, comme un globe d’ivoire. Sa face congestionnée semblait une tomate sur un lit de verdure. Un bandit facétieux poussa la plaisanterie jusqu’à lui mettre du persil sauvage dans les oreilles.

 

Pendant ce temps, Tom Punch gémissait en lui-même : « Destinée étrange que la mienne. J’étais né pour vivre heureux et tranquille ; pourquoi ai-je voulu courir les aventures ? Quel besoin avais-je de naviguer sous les eaux où j’ai failli laisser ma peau aux requins ? C’est ce maudit sous-marin qui est la cause de tous mes malheurs. Que le diable emporte les ingénieurs ! »

 

Il tenta encore une fois d’implorer la clémence de ses bourreaux.

 

Il se fit humble, rampa à leurs pieds, embrassa leurs genoux ; et il était vraiment si comique dans cette posture, avec sa face ruisselante de sueur sous sa couronne de feuillage, que les coureurs des bois ne purent s’empêcher d’éclater de rire.

 

Ce rire était si sincère que Tom Punch commença à s’apercevoir de la comédie qui se jouait, et dont il était le principal acteur.

 

– Allons, s’écria le chef, en attendant votre exécution, vous allez manger avec nous. Demandez ce qui vous plaît le plus, et nous vous l’accorderons. On ne refuse rien à un condamné à mort.

 

Le majordome vit que la plaisanterie touchait à sa fin, et comme tout son sang-froid lui était revenu :

 

– Eh bien, dit-il, je voudrais bien m’en aller.

 

Les coureurs des bois se mirent à rire de nouveau, tant cette demande leur parut plaisante dans la circonstance.

 

Le daim fut découpé en tranches succulentes et tous se mirent à manger avec appétit.

 

Habitués à engloutir d’énormes morceaux de victuailles, ils furent stupéfaits de voir que Tom Punch mangeait trois fois autant qu’eux.

 

– Vous avez un beau coup de fourchette, lui disaient-ils.

 

– Dites plutôt, un fameux coup de dents, répondait-il. Car pour ce qui est des fourchettes, c’est un luxe que vous me paraissez ignorer.

 

– S’il boit à proportion, répliqua un autre, nous n’aurons jamais assez de gin pour le satisfaire.

 

– Bah ! dit le chef, on mettra de l’eau.

 

– Vous dites ? s’écria Tom Punch, de l’eau ! je n’en ai jamais bu de ma vie, et j’ose espérer, gentlemen, que vous ne serez pas assez barbares pour m’obliger à me désaltérer avec ce liquide immonde. Vive le gin !

 

– En tout cas, vous avez l’air de l’aimer, le gin, dit un coureur des bois. Car voilà une gourde que vous n’avez certainement pas rincée avec de l’eau claire, si j’en juge d’après son odeur.

 

Une gourde, mais pleine cette fois-ci, fut apportée, et elle circula à la ronde. Tom Punch, que l’ample déjeuner qu’il venait de faire et que la boisson avait mis en belle humeur, ressemblait sous son vêtement de feuillage, au bon vieux Silène. Quant aux bandits, ils semblaient avoir complètement oublié la perte de leur âne et leurs instincts anthropophagiques.

 

Comme la journée tirait à sa fin, Tom Punch manifesta le désir de rentrer en possession de ses vêtements, et il réitéra son intention de retourner à Skytown.

 

Mais il avait compté sans ses hôtes. Ceux-ci lui firent comprendre qu’il ne pouvait reprendre des vêtements qu’il leur avait donnés de bon cœur, que sa conduite était indigne d’un gentleman aussi honorable que lui, et qu’enfin s’il croyait que son complet lui avait été dérobé, il devait s’estimer heureux de conserver sa peau intacte.

 

Il essaya, mais en vain, de les amadouer. Et le chef lui dit, d’une voix rude, que s’il continuait encore ses réclamations, il allait le lier à un arbre, entre une tranche de daim crue et une fiole d’eau claire et l’abandonner à son triste sort, après lui avoir mis une poignée de sel dans la bouche et l’avoir bâillonné ensuite.

 

Cette menace fit taire Tom Punch, qui se remit à trembler.

 

– Je serai bon garçon, dit le chef ; au fond, vous n’êtes pas mauvais diable. Ce serait vraiment dommage de nous charger la conscience du meurtre d’un aussi aimable gentleman. Je vous fais grâce de la vie ; nous mangerons l’âne à votre place. Mais je ne vous rendrai la liberté que lorsque vous nous aurez remboursé, en bonne monnaie, la valeur de notre âne. Vous allez donc écrire à votre maître le récit de votre mésaventure et lui demander de nous indemniser. Un de mes hommes ira à Skytown et je vous jure que si votre maître se conduit bien à notre égard, nous vous accompagnerons jusqu’à la lisière de la forêt. Après quoi, vous vous débrouillerez.

 

À ces mots, Tom Punch fit un bond de joie et, incontinent, il rédigea sa lettre.

 

Dans sa joie, il eût embrassé tous les bandits. Il se trémoussait comme un beau diable, et tous les hommes de la bande riaient aux éclats.

 

*

* *

 

Lorsque, après une chasse heureuse, où l’on avait abattu trois daims et plusieurs petites pièces, le milliardaire ne trouva pas son majordome à l’endroit fixé comme rendez-vous, et où une table, dressée sur le gazon, attendait les chasseurs, il ne fut pas autrement surpris.

 

– Bah ! dit-il, l’animal n’aura pas eu le courage de venir jusqu’ici. Il aura eu trop chaud.

 

Et il se promit, au retour, de le tancer d’importance.

 

On déjeuna fort gaiement.

 

L’animation de cette course à travers bois avait mis des teintes carminées aux joues d’Aurora.

 

Très adroite tireuse, elle avait à elle seule tué plusieurs pièces, dont un superbe renard noir, qu’elle se promettait d’emporter pour en faire préparer la fourrure.

 

Ned et William Boltyn s’étaient partagé le reste.

 

Quand à Hattison, il avait suivi la chasse sans y prendre part.

 

Mais, une fois à Skytown, lorsqu’on apprit que Tom Punch n’était pas de retour, on commença à s’inquiéter sérieusement.

 

– Ah çà ! que peut-il bien faire ? s’écria Boltyn.

 

On l’avait cherché partout sans résultat.

 

Dans les usines, aux cales sèches, personne n’avait vu Tom Punch.

 

– Je donnerais volontiers mille dollars, pour savoir où il est, disait Boltyn qui aimait beaucoup Tom Punch, malgré son ivrognerie.

 

Les choses en étaient là, lorsqu’on vint dire au milliardaire qu’un homme désirait lui parler de la part de son majordome.

 

– Qu’on l’amène, fit-il. Je parie que Tom Punch aura encore fait quelque bêtise.

 

On introduisit un homme à la barbe hirsute, vêtu d’un pantalon de cuir et chaussé de bottes, et qui, sans dire un mot, sans même saluer, remit au milliardaire la lettre de Tom Punch.

 

William Boltyn la parcourut rapidement.

 

– Quand je vous le disais, s’écria-t-il en éclatant de rire. Il sera toujours incorrigible. Figurez-vous que cet imbécile a pris un âne pour un bison, et n’a trouvé rien de mieux que de l’abattre. Cela m’étonne de lui cependant. Mais je soupçonne le gin d’être pour quelque chose dans cette affaire. Enfin, continua-t-il en s’adressant au messager, combien vous faut-il pour votre âne ?

 

– C’était une belle bête, fit l’homme, un âne savant, d’une intelligence merveilleuse. Nous perdons avec lui une de nos plus sérieuses ressources. Et il nous faudra du temps, pour en retrouver un pareil. Mille dollars ne seront pas de trop pour payer un tel animal.

 

– Allons, fit le milliardaire, je ne veux pas marchander ; et puis j’avais promis cette somme. Je n’ai qu’une parole. Va pour mille dollars. Mais qu’on me ramène bien vite mon pauvre Tom Punch.

 

– Soyez tranquille, monsieur, dans une heure il sera ici.

 

Après avoir empoché les bank-notes, l’homme disparut en saluant profondément.

 

Une heure plus tard, on vit Tom Punch déboucher de l’allée de sapins.

 

Mais dans quelle tenue.

 

Le malheureux avait en vain réclamé ses vêtements.

 

Ceux-ci faisaient trop bien l’affaire de leurs nouveaux propriétaires, à qui il les avait offerts de si bon cœur, selon leur expression.

 

Ils l’avaient affublé de leurs vieilles loques, c’est-à-dire d’une culotte qui lui venait à peine à mi-jambes et d’une veste fortement endommagée par les ronces de la forêt, et qu’il avait à grand-peine réussi à enfiler.

 

Quant à ses superbes bottes, elles avaient été remplacées par de mauvais souliers, montrant, par de nombreuses ouvertures, les pieds de leur propriétaire.

 

Il s’était débarrassé de sa couronne de feuillage, et s’était coiffé d’un méchant couvre-chef auquel les coureurs de bois avaient attaché, par dérision, des branches de persil sauvage.

 

De tout son équipement, il ne rapportait que sa carabine dont le canon était faussé, et sa gourde bien remplie d’eau claire.

 

Dans cet appareil, les coureurs de bois l’avaient triomphalement accompagné jusqu’à la limite de la forêt.

 

Là, ils lui souhaitèrent cordialement bon voyage en le gratifiant d’énergiques shake-hand.

 

Dire la surprise de ses maîtres en le voyant arriver dans cet état, c’est impossible.

 

On l’entoura, on le questionna.

 

Malgré l’état pitoyable dans lequel il était, il voulut se donner le beau rôle.

 

– Oui, s’écria-t-il avec ingénuité, j’ai failli être accommodé aux fines herbes et rôti tout vivant ; j’ai failli être scalpé, écorché, écartelé, empalé. Heureusement que j’ai le moral et les poings solides. Je leur en ai imposé et c’est en me débattant contre ces forcenés, qui n’ont eu raison de moi que grâce à leur nombre, que j’ai perdu mes vêtements.

 

Personne ne fut dupe de ce mensonge.

 

Au contraire, tout le monde riait aux éclats.

 

Tom Punch se sentait ridicule.

 

– Mon pauvre Tom, s’écria William Boltyn, je vois que les voyages ne te réussissent pas. Heureusement que nous retournons de suite à Chicago. Je crois que tu finirais par laisser ta peau ici. Dépêche-toi d’aller te vêtir convenablement.

 

Il ne se le fit pas dire deux fois, n’étant pas fâché d’échapper aux quolibets, que ne lui marchandaient pas Aurora et même les Hattison.

 

Il commençait à comprendre les avantages de la vie sédentaire et, tout penaud, il regagna sa chambre.

 

Une demi-heure après, William Boltyn et sa fille, accompagnés de Ned Hattison et de son père, montaient dans le train de glissement.

 

Le jeune homme était d’une froideur que dissimulait mal son ordinaire politesse.

 

Quand à Tom Punch, il s’était, en bon philosophe, consolé de ses mésaventures, avec une bouteille de claret ; et, redevenu correct, il trônait dans une ample redingote.

 

À Mercury’s Park, le train de William Boltyn l’attendait.

 

Le milliardaire emportait de ces lieux une immense satisfaction d’orgueil.

 

L’œuvre qu’il avait conçue s’élaborait là, promettant d’être formidable.

 

Alors il pourrait réaliser ses rêves industriels.

 

De plus, le mariage de sa fille lui semblait en bonne voie.

 

C’était la complète réussite de ses projets, et la justification de l’antique adage : « La fortune est aux audacieux. »

 

CHAPITRE IX

Deux Yankees qui s’entendent

 

De retour à Chicago, Aurora et William Boltyn avaient repris le cours de leur existence affairée et somptueuse.

 

Les réunions d’affaires, les travaux et les fêtes se succédaient avec une régularité qui devenait à la longue de la monotonie.

 

Mais le caractère de la jeune fille, qui s’accommodait autrefois admirablement de cette série d’occupations invariablement réglées à l’avance, semblait avoir subi de profondes modifications.

 

Quelque chose de nouveau était entré dans sa vie.

 

Maintenant elle prenait un plus grand soin de sa toilette.

 

Elle avait fait venir de New York des journaux de modes anglaise et française.

 

Sans les négliger, elle s’occupait avec beaucoup moins d’intérêt des affaires de l’abattoir et de la fabrique de conserves.

 

En revanche, elle lisait plus que jamais les revues scientifiques, américaines et étrangères, qui traitaient des inventions nouvelles.

 

Heureuse quand quelque savant de l’Union avait devancé ses rivaux dans la voie du progrès, elle avait de véritables colères quand un Européen bouleversait les théories admises, par quelque trouvaille de génie.

 

La gloire scientifique de ses compatriotes, et en particulier d’Hattison et de son fils, semblait être devenue pour elle une question personnelle.

 

Elle entretenait, sous la signature de son père, une correspondance fréquente et détaillée, au sujet des travaux qui se poursuivaient sans relâche aussi bien à Skytown qu’à Mercury’s Park.

 

Elle s’était fait envoyer, de là-bas, toute une collection de photographies représentant les ateliers et les sites les plus curieux et les plus pittoresques des montagnes Rocheuses et de la côte du Pacifique.

 

Sur l’avis secret de William Boltyn, Hattison père avait glissé, parmi les paysages, sa photographie et celle de son fils.

 

Aurora avait disposé toute la collection à la place d’honneur, dans sa propre chambre à coucher.

 

Tom Punch qui, depuis le retour de ses maîtres, s’était remis à s’ennuyer royalement, avait remarqué le fait.

 

Comme il ne manquait pas d’une certaine malice sous ses apparences de bonhomie, il conservait le secret espoir de faire bientôt un nouveau voyage aux montagnes Rocheuses.

 

Tom Punch s’ennuyait.

 

Au fond, le brave majordome en arrivait presque à regretter le bateau sous-marin, et ses facétieux amis les coureurs des bois.

 

Il déplorait fort de ne point s’être fait photographier, lui aussi, vêtu d’herbes aromatiques et prêt à être mis en papillotes, comme il en avait eu un moment la crainte.

 

Quant à William Boltyn, dont l’âme glaciale et mathématique n’avait guère de faiblesses, il continuait à s’occuper de ses affaires industrielles avec le même sérieux et la même gravité.

 

Cependant, il se réjouissait en cachette de l’amour naissant d’Aurora pour Ned Hattison, et il suivait, avec une satisfaction marquée, les progrès de cette passion dans le cœur de la jeune fille.

 

Il pensait le dénouement très proche ; mais, d’accord avec le vieil ingénieur, il était résolu à ne rien précipiter, à laisser les choses se faire d’elles-mêmes, de façon à paraître n’avoir trempé en rien dans cette combinaison matrimoniale.

 

Il se croyait sûr du succès.

 

Ils eussent peut-être changé d’avis s’ils avaient pu connaître les secrets sentiments du jeune ingénieur.

 

Comme toutes les intelligences vraiment supérieures, Ned Hattison était doué d’une grande perspicacité.

 

L’obligation de tirer des plus petites remarques des conséquences considérables l’avait rendu très observateur.

 

Il s’était vite aperçu du complot bénévole formé par les deux pères pour son mariage, et de l’affection naissante d’Aurora pour lui.

 

Et, comme il était d’une extrême loyauté envers soi-même et envers les autres, il s’était posé carrément la question :

 

– Est-ce que j’aime Aurora ?

 

À cela la réponse n’était pas douteuse.

 

Non, il n’aimait pas la jeune milliardaire.

 

Il la connaissait, d’ailleurs, depuis trop peu de temps.

 

Trop d’idées les séparaient ; trop peu de charmes l’attiraient vers elle.

 

Il le sentait en lui-même très nettement : jamais il ne l’aimerait.

 

Il éprouverait toujours pour elle une secrète antipathie ; et comme il n’entrait pas dans ses calculs, dans le plan d’existence qu’il s’était tracé, de faire de son mariage une affaire lucrative, il était bien résolu à ne jamais épouser Aurora.

 

En attendant, pour éviter toute discussion avec son père, dont il connaissait le caractère autoritaire et inflexible, il était décidé à ne s’apercevoir de rien et à garder le plus profond silence.

 

Depuis le voyage des Boltyn, il se confinait de plus en plus dans sa laborieuse solitude de Skytown.

 

Donnant pour prétexte les études compliquées que réclamait la solution des problèmes de la navigation sous-marine, il ne voyait plus son père qu’à de rares intervalles, et seulement pour les nécessités de l’entreprise commune.

 

Les jours et les semaines passaient.

 

De nouvelles merveilles s’édifiaient.

 

Les bâtiments s’ajoutaient aux bâtiments, et les inventions aux inventions ; la question du mariage ne faisait pas un pas.

 

Aurora était en proie à une excessive impatience ; et plus Ned réfléchissait, plus il s’ancrait dans sa première résolution.

 

– Jamais, se disait-il quelquefois, dans le silence de son cabinet de travail, ou pendant ses promenades solitaires sur le rivage du Pacifique, jamais je n’épouserai cette dure jeune fille, égoïste, et froide comme une statue d’or, qui n’a jamais appris à parler que par chiffres, et dont l’intelligence est uniquement orientée du côté du plus fort bénéfice. Elle connaît, à un farthing près, le prix de toutes les denrées commerciales, et elle ne sait rien des idées générales ou simplement généreuses. Elle méprise tout ce qui est art ou littérature ; et elle ne s’intéresse à la science que parce que la science est une chose pratique et facile à convertir en dollars.

 

Et Ned concluait toujours :

 

– Épouser une pareille fille, ce serait se mettre sous le joug du plus despotique et du plus orgueilleux des tyrans.

 

Aurora était loin de soupçonner les idées du jeune ingénieur.

 

Elle attribuait, au contraire, son silence à de la timidité.

 

Habituée jusqu’ici à voir satisfaire ses moindres caprices, elle eût voulu voir son mariage conclu d’une manière définitive.

 

Mais elle avait trop de fierté pour prendre elle-même l’initiative, pour faire des confidences à son père, et le prier d’adresser une demande en règle à Ned Hattison.

 

Cependant le temps passait, sans rien modifier à la situation.

 

Aurora était maintenant sombre, taciturne et mélancolique.

 

Presque aussi morose que Tom Punch, elle délaissait toutes ses distractions habituelles.

 

Les courses en bicyclette et en automobile, les promenades et les usines, les parties de tennis sur les pelouses des jardins, la lecture même des revues scientifiques, rien ne l’amusait plus, tant sa préoccupation était grande.

 

William Boltyn, qui s’était d’abord réjoui des sentiments de sa fille pour Ned, commençait à éprouver quelques inquiétudes ; et dans leur conversation journalière, il faisait mille allusions à l’ingénieur, tâchant de fournir à la jeune fille des occasions de la faire parler et de la décider à entrer dans la voie des confidences.

 

Mais orgueilleuse et têtue, en bonne Yankee qu’elle était, Aurora se taisait toujours, et faisait mine de ne pas s’apercevoir de ces efforts pour lui arracher son secret.

 

Enfin un beau matin, après une nuit de réflexions, elle se décida à pressentir habilement son père sur le sujet qui lui tenait tant au cœur ; et un peu avant le lunch du matin, elle descendit dans le cabinet du milliardaire.

 

De prime abord, William Boltyn engagea la conversation sur un terrain favorable aux vues de la jeune fille.

 

– Tu sais, ma fille, dit-il en riant, qu’hier, à la Bourse industrielle, j’ai reçu une demande en mariage, te concernant. C’est au moins la quinzième.

 

– Et de la part de qui ? demanda Aurora dont le cœur battit très fort.

 

– De la part du jeune Arthur Sips-Rothson, le fils du grand distillateur que tu connais. C’est un excellent garçon, fort entendu aux affaires, et d’une fortune à peu près égale à la tienne, dit William Boltyn avec une négligence affectée.

 

– Je n’en veux pas, fit Aurora avec dépit. J’ai refusé des partis plus brillants. Tu m’as dit toi-même bien des fois que je pourrais choisir parmi les jeunes gens de l’Union et même parmi les héritiers des plus grandes familles de l’autre côté de l’Atlantique.

 

– Tu veux donc épouser un Européen, s’écria William Boltyn continuant sa malicieuse tactique. Je croyais que cela était contraire à tous les principes d’éducation américaine que j’ai essayé de te donner.

 

– Sans aller en Europe, il me semble que tu pourrais me proposer un mari plus distingué que ce distillateur, aussi épais et aussi obtus que ses tonneaux.

 

– Alors qui veux-tu que je te propose ? Le président du Congrès est malheureusement marié. Le fils de Vanderbilt ? Il est plus riche que moi. Le directeur du New York Herald ? Mais il habite presque toujours à Paris ; et d’ailleurs il est trop âgé pour toi. J’en dirai tout autant de l’ingénieur Hattison qui est une des plus grandes célébrités américaines.

 

Cette fois la plaisanterie avait touché juste.

 

Les yeux brillants, le teint animé par la colère, Aurora répartit sèchement :

 

– Hattison ? Eh ! pourquoi pas ?… Je préfère être la femme d’un homme intelligent, d’un grand savant, que la femme d’un de ces milliardaires que vous m’avez présentés, et qui n’ont que leur or pour tout attrait dans la vie. Mais vous savez bien, et ici la jeune fille se troubla, que l’ingénieur Hattison n’est pas de mon âge.

 

William Boltyn sourit.

 

Il en était arrivé où il voulait.

 

Il répliqua d’un air mi-plaisant, mi-sérieux :

 

– Certes non, sournoise, l’ingénieur Hattison n’est pas de ton âge. Mais que dirais-tu de son fils ? Tu déclarais à grand tapage à l’instant même ne vouloir que d’un homme de talent : tu ne peux pas avoir d’objections sérieuses contre celui-ci. Il est jeune, presque aussi célèbre que son père, et presque aussi riche que toi.

 

– Mais pour le moment, répondit Aurora troublée, l’impression que m’a produit M. Ned Hattison est plutôt favorable. Il est vrai que je le connais bien peu.

 

– Serait-ce à dire que tu voudrais le connaître davantage ? répliqua William Boltyn malicieux, et jouissant de l’émoi que la jeune fille ne réussissait pas à cacher.

 

– Mon père, fit-elle, M. Ned est un parfait gentleman. Son commerce est assez agréable pour qu’on désire le revoir.

 

– Oh ! mais assurément ! J’avoue moi-même que ce jeune homme m’inspire une profonde sympathie. Je ne suis donc pas étonné que de ton côté… il ne te soit pas indifférent.

 

– Je le préfère certes à tous ceux qui, jusqu’à présent, m’ont fait l’honneur de me demander ma main, y compris votre fabricant d’alcool.

 

Aurora ne voulait pas avouer complètement ses sentiments ; mais elle était fort heureuse de cette conversation.

 

Ses joues animées et l’éclat de ses regards dévoilaient assez clairement l’intérêt qu’elle y prenait.

 

Quant à Boltyn, à demi renversé dans son fauteuil, les mains dans ses poches, il suivait du coin de l’œil les mouvements de sa fille qui, ne pouvant rester en place, allait et venait dans le cabinet de travail.

 

Comme obéissant à une pensée subite, il se leva brusquement.

 

– Écoute-moi, fit-il. Depuis un quart d’heure nous jouons tous les deux à cache-cache. Ce n’est pas comme cela que l’on fait les affaires. Parlons clairement. Si Ned Hattison te plaît, comme j’ai tout lieu de le croire, il ne tient qu’à toi de l’épouser. Je suis prêt à te donner mon consentement. Je ne te cache pas, du reste, que je verrais ce mariage d’un fort bon œil.

 

– Mais, père, M. Ned Hattison vous a-t-il demandé ma main ?

 

– Comme tu vas vite ! Les choses n’en sont pas là. Ce n’est encore qu’à l’état de projet. Sois tranquille ; cela ne tardera pas. J’ai eu à Skytown, un entretien à ce sujet avec son père. Nous sommes convenus que, ce mariage réunissant pour nous tous les conditions les plus désirables, il était souhaitable qu’il se fît le plus tôt possible.

 

– Alors ?

 

– Alors, de même qu’en ce moment je te consulte, ou plutôt, fit-il en souriant, que tu te laisses consulter, M. Hattison s’est engagé, à la première occasion, à informer son fils de nos projets, et à lui annoncer qu’il pourrait prétendre à devenir ton mari. Nous n’attendions plus que ton assentiment pour pousser plus activement l’affaire.

 

– Eh bien, fit-elle en levant sur lui ses grands yeux éclairés d’une flamme contenue, ce n’est pas moi qui la retarderai. Je suis comme vous, ce mariage me sourit. Lorsque M. Ned aura fait sa demande, je l’épouserai.

 

En prononçant ces mots, sa physionomie s’éclaira. Les images qui, depuis quelque temps obscurcissaient son front, s’évanouirent sous la poussée de joie qui montait en elle.

 

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeune ingénieur était encore plus fort qu’elle ne pensait.

 

Ce fut au tour de William Boltyn à dissimuler ses pensées.

 

Il ne voulait pas trop laisser voir sa satisfaction, de manière que sa fille crût qu’en cela, comme en toute autre chose, il ne faisait que s’incliner devant son désir.

 

– Allons, dit-il simplement, je vois que j’avais deviné juste ; mais laisse-moi te féliciter de ton choix. Tu fais honneur à l’éducation que je t’ai donnée.

 

« Sais-tu ce que je vais faire ? reprit-il après quelques instants de silence, où chacun d’eux se livrait à ses pensées intimes.

 

– Dites.

 

– Je vais allez immédiatement à Mercury’s Park, annoncer cette bonne nouvelle à ton futur beau-père.

 

– Ne pouvez-vous pas lui écrire, lui télégraphier ?

 

– Non. J’ai besoin de m’entretenir avec lui au sujet de certaines questions, de dispositions à prendre. J’aime mieux y aller ; ce sera plus vite fait.

 

– Vous avez raison. Faut-il prévenir Tom Punch ?

 

– Inutile. Je te le laisse. Aie seulement la gentillesse de télégraphier à la gare. Je partirai dans une heure.

 

– C’est cela, père.

 

Aurora disparut en courant. Elle était rayonnante.

 

Immédiatement redevenu l’industriel glacial et calculateur, William Boltyn se mit à expédier plusieurs affaires relatives à sa fabrique de conserves.

 

Une heure après, il prenait place dans son train et filait à toute vitesse vers Mercury’s Park.

 

« Décidément, se disait Tom Punch en le regardant s’éloigner, je n’ai pas de chance. Moi qui croyais aller faire une petite promenade, me voilà encore une fois cloîtré comme un ermite. »

 

Et s’ennuyant au point qu’il ne prenait même plus de goût au banjo, le majordome continua de s’ennuyer prodigieusement dans le palais de la Septième Avenue.

 

Quand à William Boltyn, tout en regardant les paysages défiler devant ses yeux, il se surprenait à faire des projets d’avenir.

 

Dans sa songerie, il mêlait indistinctement le mariage de sa fille et la prospérité de ses affaires.

 

Il entrevoyait avant peu la vieille Europe soumise au joug des milliardaires américains, et lui-même, plus puissant qu’un empereur, imposant ses conditions aux consommateurs du Vieux Monde.

 

Sa fille, elle, serait la femme d’un homme illustre.

 

La science et la richesse seraient réunies.

 

Et c’était lui qui aurait réalisé cela.

 

Le trajet ne lui sembla pas long.

 

Le lendemain matin, il était arrivé.

 

N’ayant pas annoncé son voyage, il se rendit immédiatement au cottage.

 

Lorsqu’il y pénétra, après avoir jeté un coup d’œil sur les usines en pleine activité, il vit l’ingénieur qui se promenait de long en large.

 

Il semblait réfléchir profondément.

 

Les deux hommes s’abordèrent cordialement.

 

– Il y a donc du nouveau ? interrogea de suite Hattison après avoir fait asseoir son visiteur.

 

– Mais oui. J’ai eu, hier matin, un entretien avec Aurora. Tout s’est passé comme je l’avais prévu. Elle accepte ce mariage ; et bien qu’elle m’ait dissimulé sa joie, je puis vous certifier qu’elle est heureuse. Et comment va votre fils ?

 

– Voici plusieurs jours que je ne l’ai vu. Il est très absorbé par ses travaux. Je sais seulement qu’il est sur la piste d’une importante découverte.

 

– C’est un véritable travailleur qui ne recule pas devant la fatigue. Vous ne l’avez pas encore prévenu ?

 

– Assurément non. J’attendais la réponse de miss Aurora. Demain, je lui communiquerai nos intentions. Sans aucun doute, il sera enchanté.

 

– C’est cela même. Je n’aime pas les affaires qui traînent. Aussitôt après, nous réglerons les questions financières. J’espère que la célébration du mariage ne tardera pas.

 

– Vous pouvez compter sur moi ! Je suis comme vous, cette union me satisfait complètement. D’autant plus, ajouta-t-il, qu’elle facilitera beaucoup la réalisation de nos projets industriels.

 

Hattison appuya sur un timbre électrique.

 

Le nègre muet, qui l’aidait dans ses expériences solitaires et lui servait de domestique, se présenta.

 

– Joë, dit-il, tu nous serviras le lunch.

 

Les deux hommes prirent ensemble leurs repas.

 

La plus franche cordialité régnait entre eux.

 

Du reste, ils étaient bien faits pour s’entendre.

 

Leur ambition était égale, leur force équivalente.

 

Il était tout naturel qu’ils songeassent à réunir, par une alliance, leurs instincts dominateurs et leur double puissance.

 

Deux heures après, William Boltyn reprenait le train pour Chicago.

 

Le mariage était une affaire conclue, sans l’assentiment de Ned Hattison toutefois.

 

CHAPITRE X

Départ de Ned Hattison

 

Le lendemain matin, Hattison débarquait de bonne heure à Skytown, et pénétrait dans le laboratoire, où Ned était justement en train d’examiner les résultats d’une curieuse expérience.

 

Vêtu d’une longue blouse grise, il paraissait fort occupé à projeter, dans une immense cuvette de verre, des boules brunes qu’il puisait avec de longues pinces dans un récipient plein d’huile.

 

– Qu’est-ce, ceci ? fit distraitement Hattison.

 

– Oh ! dit Ned sans cesser de surveiller ses boules, qui au contact de l’eau s’enflammaient et brûlaient avec de petites détonations, c’est tout simplement le feu grégeois.

 

– Comment, le feu grégeois ?

 

– Oui, ce fameux moyen de destruction qu’employaient autrefois les Grecs pour incendier les flottes arabes. Il brûlait dans l’eau ; et, au dire des chroniqueurs qui en ont parlé, il était absolument inextinguible. En voici quelques échantillons dans ce bocal.

 

– Et avec quoi fabriques-tu cela ?

 

– Oh ! c’est bien simple. Le premier venu, avec un traité de chimie élémentaire et après cinq minutes de réflexion, en saurait tout autant que moi.

 

– Mais encore ?

 

– Tout simplement un composé de ces métaux alcalins qui, comme le potassium et le sodium, se décomposent au contact de l’eau, et que j’unis, dans certaines proportions, à des substances grasses et à des azotates.

 

– Voilà, certes, un beau résultat.

 

– Je ne suis pas encore satisfait. Je voudrais obtenir mon feu grégeois à l’état liquide, afin de pouvoir en remplir des obus. Si je réussis, on pourra incendier toute une flotte ou toute une ville avec cinq ou six projectiles, et je passe sous silence l’effet foudroyant qu’ils produiraient sur un corps de troupe.

 

Hattison resta un moment silencieux, en regardant se consumer, avec de grandes fumées blanchâtres, les dernières boules de feu grégeois qui tournaient, en crépitant sur l’eau, avec de petites détonations.

 

Puis, brusquement.

 

– Voilà qui est très bien, mon cher Ned, dit-il. Mais, si tu veux, pour aujourd’hui, nous laisserons de côté la chimie.

 

– Vous voulez sans doute me parler balistique.

 

– Nullement.

 

– Ou sous-marins ?

 

– Pas davantage.

 

Et la figure du vieux savant s’éclairait d’un sourire malicieux.

 

– Alors ?

 

– Je viens tout simplement te parler mariage.

 

Ned, dont le front s’était rembruni, demeura silencieux.

 

– Oui, mon cher Ned, poursuivit l’ingénieur. Et la fiancée que j’ai à te proposer est jeune, belle, richissime et intelligente. De plus, elle t’aime.

 

– Elle s’appelle ?

 

– Miss Aurora Boltyn.

 

– Mon père, répondit Ned, je vous ai dit souvent que je me trouvais encore trop jeune pour le mariage, et je persiste dans cette résolution. J’ai encore beaucoup à travailler avant d’être arrivé à conquérir, pour l’offrir à celle que j’aimerai, une renommée digne de celle que vous avez acquise. Quoique flatté de la recherche de miss Boltyn, mon intention bien arrêtée est de refuser.

 

– Mais, cette obstination est ridicule ! Tu ne retrouveras jamais une occasion pareille.

 

– Je n’y tiens pas. Jusqu’ici, la science a suffi à mon bonheur. Je ne désire rien de plus pour l’avenir que de continuer à demeurer votre collaborateur. Si vous voulez bien, mon père, nous ne parlerons plus de ce projet.

 

À cette réponse, Hattison, en qui, depuis le commencement de l’entretien, couvait une sourde colère, éclata tout à coup en paroles furieuses.

 

– Ton entêtement est stupide. Tu diriges ton existence en maladroit ; et, qui plus est, tu bouleverses les grands projets que j’avais formés. Tu me compromets !

 

– Je vous compromets ? demanda Ned avec un grand calme.

 

– Oui, tu me compromets avec tes refus dictés par l’orgueil d’une présomptueuse jeunesse. Et si je m’étais engagé, moi ! Si j’avais donné ma parole pour ce mariage !

 

– Mon père, vous auriez eu tort. Il fallait d’abord me demander mon avis.

 

– Pouvais-je supposer que, sous tes airs d’homme pratique, tu dissimulais des instincts aussi puérilement orgueilleux ! Quoi qu’il en soit, maintenant, il est trop tard. Il faut que tu épouses miss Boltyn ; je le veux, et je te l’ordonne. Tu me sauras gré, plus tard, d’avoir été plus raisonnable que toi.

 

– Je vous ai déjà dit, mon père, dit Ned d’un ton très ferme, que je ne voulais pas me marier. Une fois pour toutes, qu’il ne soit plus question de cela entre nous.

 

– Eh bien, soit ! s’écria Hattison, parvenu au dernier degré de la fureur. Tu fais fi des conseils de mon expérience ; tu bouleverses mes plans grandioses ! Va-t’en !… Je te renie pour mon fils et pour mon collaborateur. Tu es désormais un étranger pour moi. Je t’ai donné la science pour te défendre dans la lutte pour la vie ; je ne te dois plus rien. Et, fais en sorte que je ne te rencontre jamais sur mon chemin.

 

Hattison s’éloigna à grandes enjambées, en fermant avec violence la porte du laboratoire.

 

Quelques instants après, il remontait dans un train de chemin de fer de glissement, à destination de Mercury’s Park.

 

Après le départ de son père, Ned, que cette scène violente avait d’abord profondément attristé, reprit vite son courage.

 

Il s’occupait à classer les papiers et les appareils qui étaient sa propriété personnelle, en réfléchissant à quels industriels il allait pouvoir s’adresser pour obtenir une place d’ingénieur, lorsque, de nouveau, la porte du cabinet de travail s’ouvrit.

 

Ned se retrouva face à face avec son père.

 

Mais, toute la colère de l’inventeur paraissait tombée ; et c’est avec une douceur et une résignation apparentes qu’il dit :

 

– Mon cher fils, j’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure. Je comprends qu’à ton âge on aime à être le maître de ses actions. Je ne te parlerai plus de ce mariage, mais je viens te demander une faveur. Pour conserver les immenses capitaux que les milliardaires mettent à ma disposition, pour réaliser les vastes projets qui nous donneront gloire et fortune, il ne faut pas que William Boltyn connaisse ton refus que tu dis être irrévocable.

 

– Mais, dit Ned, je ne vois guère le moyen.

 

– Le moyen existe. Est-ce qu’un voyage en Europe te déplairait ?

 

– Pas du tout. Bien au contraire.

 

– Eh bien, alors, tout peut encore s’arranger. Tu vas partir d’ici quelques jours pour Londres, d’où tu te rendras à Paris, muni d’autant d’argent qu’il te sera nécessaire. Tu pourras aisément surprendre les plus intéressantes découvertes, militaires et scientifiques de nos ennemis. Je vais faire entendre à nos milliardaires que ce voyage est indispensable, et qu’il faut qu’il dure un an.

 

– Mais miss Aurora ?

 

– Miss Aurora ? Je ferai comprendre discrètement à son père que tu ajournes ta réponse jusqu’à ton retour, que ton absence est absolument nécessaire à l’œuvre commune. Il est trop pratique pour ne pas se rendre à mes raisons.

 

– Oui, mon père. Mais l’année une fois terminée ?

 

– Oh ! l’année une fois terminée, il importera peu que tu épouses ou que tu n’épouses pas Aurora. D’abord, elle aura pu t’oublier. Puis, toi-même, tu changeras peut-être d’avis. De plus, l’affaire de Mercury’s Park aura été poussée trop loin. Trop de capitaux auront été engagés pour qu’il leur soit possible de revenir sur leur décision.

 

– Soit, dit Ned, après un instant de réflexion, j’accepte votre proposition. Je vais faire mes préparatifs de voyage.

 

Et, loyalement, Ned Hattison tendit la main à son père, qui la serra vigoureusement.

 

Toutefois, dans l’âme du vindicatif savant, cette réconciliation n’était pas sans arrière-pensée.

 

Le lendemain de cette mémorable entrevue, Hattison était reçu par William Boltyn, dans l’hôtel de la Septième Avenue.

 

Il expliqua au milliardaire l’imminence du départ de Ned.

 

Il fallait se hâter, car les savants anglais, allemands et français, étaient, d’après des avis secrets qu’il avait reçus, sur la piste de découvertes merveilleuses.

 

Quant au mariage, c’était, bien entendu, une affaire arrêtée.

 

D’ailleurs, Ned enverrait fréquemment de ses nouvelles et reviendrait grandi par le succès et formé par le voyage.

 

À en croire l’ingénieur, son fils se jugeait indigne de la main de miss Aurora, et il voulait absolument la mériter par quelques travaux peu ordinaires.

 

Hattison pria même William Boltyn et sa fille de ne pas faire allusion au mariage en présence de Ned, alléguant la timidité du jeune homme.

 

Hattison employa tant d’habiles sous-entendus, eut l’air si effrayé en parlant des savants européens, enfin fit avec tant d’éloquence une peinture de l’amour et de la timidité de son fils, que Boltyn ne soupçonna pas un seul instant la vérité.

 

– Si mon fils, conclut hypocritement l’inventeur, n’est pas venu lui-même vous saluer, c’est qu’un retard d’un seul jour l’exposait à manquer le paquebot. Et il n’en eût pas trouvé d’autre avant une huitaine.

 

– Nous en aurions affrété un pour lui seul, dit majestueusement William Boltyn.

 

– Je sais que vous pourriez le faire. Mais il faut éviter toute dépense inutile de temps et d’argent.

 

Hattison, retenu à dîner par son hôte, répéta à miss Aurora ce qu’il avait dit à son père et parvint à la leurrer de la même façon.

 

Mais elle prit la chose avec moins de philosophie.

 

Pendant tout le repas, elle eut le cœur gros, et elle se retira de bonne heure dans ses appartements.

 

Elle y avait à peine pénétré, que quelqu’un frappa discrètement à la porte.

 

C’était le mélancolique Tom Punch, venu, disait-il, en s’excusant de son intrusion près de sa maîtresse, pour implorer d’elle une grande faveur.

 

Aurora, comme son père, avait beaucoup d’indulgence pour le majordome.

 

Elle l’accueillit avec bienveillance.

 

Tom Punch venait d’avoir une idée de génie.

 

Tout en servant à table, il avait appris le départ de Ned Hattison.

 

Il avait en même temps remarqué la tristesse d’Aurora, et il venait tout simplement prier la jeune fille d’intercéder près de son père pour l’envoyer, lui, Tom Punch, en Europe, avec Ned.

 

Chaque semaine, il enverrait à William Boltyn une lettre détaillée sur Ned et, en même temps, il veillerait sur lui.

 

Cette prétention fit sourire Aurora.

 

La cause de Tom Punch était déjà plus qu’à demi gagnée.

 

Il ajouta, enfin, qu’il importait fort qu’il se mît au courant des dernières nouveautés culinaires et gastronomiques.

 

– Mais, dit Aurora, Ned est parti.

 

– Pour New York, oui. Mais il n’est pas encore embarqué. En prenant le premier train rapide à la gare de l’Atlantic, je puis encore le rejoindre à New York.

 

– Tu as réponse à tout. Je vais prévenir mon père immédiatement.

 

William Boltyn trouva l’idée bizarre, mais excellente, puisqu’elle venait de sa fille.

 

Et, un quart d’heure après, Tom Punch, dûment muni de bank-notes et armé d’une grosse valise, sautait dans un cab et se faisait conduire à la gare de l’Atlantic Railway.

 

CHAPITRE XI

De New York à Londres

 

Comme toutes les villes américaines, New York n’a pas d’histoire. À peine a-t-elle un siècle d’existence. Ce n’en est pas moins à présent, avec son million et demi d’habitants, une des premières capitales du monde, et en tout cas, la ville maritime la plus importante des États-Unis.

 

On y chercherait vainement ces vieux monuments, ces antiques églises qui, dans nos cités européennes, ont gardé le charme du passé. À New York, une maison centenaire est une curiosité. Tout y est neuf et construit à la hâte, mathématiquement.

 

Les avenues, tracées au cordeau et portant des numéros en guise de noms, interminablement monotones, sont bordées de maisons de douze et quinze étages, d’immenses hôtels, de banques, de monuments sans style et sans élégance.

 

Une foule affairée, muette et renfrognée, se hâte vers ses occupations. Des hommes d’affaires, des inventeurs, des industriels, marchent à grandes enjambées pour économiser un peu de ce temps qui est de l’or.

 

Des bicyclettes, des tramways électriques, des motocycles sillonnent la ville en tous sens.

 

Par-ci, par-là, un jeune homme flâne en regardant les devantures des boutiques ; c’est sans doute quelque Européen.

 

Bâti sur les eaux fangeuses de l’Hudson, le quai des transatlantiques bourdonne de l’animation des continuels départs.

 

Accessible au moyen d’un large plancher de bois garni de balustrades, le London attend, sous pression, le moment proche de lever l’ancre.

 

À bord, c’est un remue-ménage indescriptible, entremêlé d’appels, de coups de sonnettes. On se presse, on se bouscule. Les passagers, les colis, les malles, s’engouffrent dans le paquebot. On embarque les derniers vivres frais. Des hommes font la chaîne et se passent de mains en mains des sacs cachetés de cire rouge. Y en a-t-il ! C’est la correspondance que, plusieurs fois par semaine, l’Amérique expédie en Europe.

 

Tout en surveillant l’embarquement de ses malles, Ned Hattison se promenait silencieusement. Il réfléchissait aux dernières paroles de son père, après cette scène violente où il avait voulu le forcer d’épouser miss Aurora. Il s’estimait plutôt heureux que sa résistance lui eût suggéré l’idée de l’envoyer en Europe. C’était satisfaire son plus intime désir.

 

Beaucoup moins fanatique et yankee que son père, le jeune ingénieur n’avait pas les mêmes illusions sur la véritable valeur de savants américains.

 

Son intelligence lucide et le jugement impartial qu’il portait sur chaque fait l’avaient amené à constater que, si ses compatriotes excellaient dans l’art de perfectionner, de rendre pratiques les découvertes ; en revanche, toutes les nouvelles théories, toutes les idées étaient dues aux savants européens.

 

Aussi, n’avait-il pas pour le Vieux Monde le mépris de son père. Il s’attendait à y rencontrer des hommes érudits, et s’en réjouissait.

 

Plus encore que Londres, où il allait passer tout d’abord quelque temps, Paris l’attirait, non pour ses lieux de plaisir célèbres dans le monde entier, mais pour les richesses de ses musées, et la foule de savants et d’inventeurs qui se presse aux cours de ses facultés.

 

De plus, on parlait beaucoup depuis quelque temps, de la découverte d’une nouvelle torpille. Il pourrait, sur les lieux, recueillir de précieux renseignements.

 

La sirène du London se mit à rugir pour annoncer le départ. Ned Hattison gravit le plan incliné et gagna l’arrière du pont réservé aux passagers de première classe.

 

Il s’accouda au bastingage et regarda au loin les maisons aux toits rouges de la ville qu’il allait quitter.

 

Tout à coup, comme l’on commençait à enlever les passerelles, il aperçut sur le quai Tom Punch, rouge, échevelé, se ruant vers le paquebot dans une galopade désespérée qui secouait son gros ventre comme un paquet de gélatine.

 

Il était temps. À peine Tom Punch avait-il mis le pied à bord, que les échelles tombèrent. Les amarres furent larguées. On arbora le drapeau étoile de l’Union au mât de misaine. À la corne se déployait le pavillon britannique.

 

Sous l’impulsion de ses formidables machines actionnant non seulement ses hélices, mais aussi les pompes, les monte-charges et les dynamos produisant l’électricité, le London file rapidement. Bientôt les côtes plates de Long-Island s’effacent. La terre américaine n’est plus qu’une ligne grise à l’horizon.

 

Encore tout en sueur et s’épongeant le front avec un grand mouchoir à carreaux, Tom Punch était venu retrouver Ned Hattison.

 

– Comment, s’écrie celui-ci ; mais qu’y a-t-il donc de nouveau ? Est-ce que mon père aurait changé d’idée ?

 

– Non, non, il n’y a rien du tout, répond Tom. Nous allons toujours en Europe ; c’est moi qui ai demandé à vous accompagner. Je m’ennuyais à Chicago au point de ne plus prendre goût à rien. Je devenais l’ombre de moi-même.

 

– Ah ! ah ! fait l’ingénieur, amusé par la naïveté de ce gros homme. Et alors ?

 

– Alors, du service de M. Boltyn je passe au vôtre, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.

 

– Oh ! aucun, dit Ned en haussant les épaules d’un air indifférent.

 

– Comme cela, reprend le majordome d’un air entendu, je ne sors presque pas de la famille. M. Boltyn continue à me payer mes gages ; et je rentrerai à son service quand nous reviendrons, avec une provision de recettes culinaires européennes. Nous travaillerons chacun de notre côté.

 

– Oui, mon garçon. C’est cela.

 

Et le jeune homme éclata de rire.

 

Le ciel est beau, la mer tranquille. Une brise légère caresse le visage des passagers qui se promènent sur le pont.

 

Il y en a de tous les pays.

 

Une famille anglaise, le père, la mère, trois filles et un grand jeune homme rasé, marchent silencieusement, les poches pleines de guides et l’appareil photographique en bandoulière, en se drapant dans leur laideur et leur respectabilité. – Des Italiens, maigres et bronzés, discourent avec de grands gestes. – Des Suédois aux yeux clairs et aux cheveux de filasse. – Des Yankees, enrichis dans le commerce des guanos ou de la margarine, et qui, le portefeuille gonflé de bank-notes, vont apprendre aux Européens comment l’on dépense les dollars.

 

Tom Punch les examine en les gratifiant de réflexions saugrenues. Malgré ses préoccupations, Ned Hattison rit aux éclats.

 

Voici une jeune américaine aux yeux bleus, aux lèvres roses, qui s’en va faire toute seule son tour d’Europe.

 

De tous côtés on se présente, on lie connaissance, on s’arrange pour passer le plus agréablement possible le temps de la traversée.

 

La cloche du paquebot sonne pour annoncer le repas du soir. À part quelques voyageurs novices, victimes du mal de mer, tout le monde se retrouve dans la salle à manger.

 

Tom Punch a lié connaissance avec un gros Allemand qu’il stupéfie par la facilité avec laquelle il engouffre les pâtés et les rôtis.

 

Après le dîner, les uns retournent sur le pont fumer un cigare en humant la brise marine ; les autres, dans le salon, entament des parties. Un jeune Français tient le piano. On chante, on organise de petits concerts.

 

Lorsque la mer est calme, cela va tout seul, mais souvent un coup de roulis inattendu éparpille magistralement les pions des joueurs de dames et d’échecs, et fait perdre l’équilibre au chanteur qui, les bras au ciel, en reste au moment le plus pathétique.

 

On rit, on rétablit ses positions. La soirée passe ainsi. Puis tout le monde regagne sa couchette.

 

– Allons, se disait Ned, en éteignant la lampe Edison de sa cabine, ce Tom Punch m’a l’air d’un brave garçon malgré ses mauvaises habitudes d’ivrognerie. Enfin, il faut prendre les hommes comme ils sont. C’est plus pratique que d’essayer de les changer.

 

Les journées au large sont monotones. S’il fait beau temps, on s’installe sur le pont avec des fauteuils de rotin ; on cause, on se raconte qui l’on est, où l’on va. Les heures passent devant la double perspective du ciel et de la mer. Les mouettes, les goélands voltigent sur la cime écumeuse des vagues. Le spectacle est si grandiose que les plus prosaïques des passagers s’oublient à le contempler.

 

Voici deux jours qu’on a quitté New York. Le temps change tout à coup. Une brume intense cache le soleil ; une pluie fine se met à tomber. L’air devient plus froid. On pénètre dans les brouillards de Terre-Neuve.

 

La sirène mugit de minute en minute. Sans se préoccuper des abordages possibles, le London s’enfonce, à toute vapeur, à travers ces murailles de brume grise et opaque qui empêchent de rien distinguer à vingt mètres de distance.

 

En haut d’un mât, un matelot est en vigie, chargé de signaler à grands cris le navire qu’il pourrait apercevoir. Hélas ! ces précautions sont souvent bien inutiles. Parfois, avant qu’on n’ait pu rien distinguer à travers ces brouillards que la lumière électrique elle-même ne réussit pas à percer, une coque surgit, comme une apparition, et l’abordage se produit. Lancés à des vitesses fantastiques, les navires pénètrent l’un dans l’autre, s’écrasent avec fracas. Quelques minutes après, la mer a tout recouvert de son linceul mouvant.

 

Au danger de ces rencontres, se joint celui des icebergs qu’on distingue à peine au loin, couronnés de neige, et voguant à la dérive.

 

Revêtus de manteaux imperméables, Ned et Tom Punch se promènent sur le pont déserté.

 

– Ces blocs de glace, explique l’ingénieur, ont parfois plusieurs kilomètres de long et s’enfoncent sous l’eau d’une hauteur au moins égale à cinq ou six fois celle qui émerge. Chaque année, ils se détachent des banquises du pôle, et après un voyage de plusieurs mois, viennent se fondre dans les eaux tempérées de ces parages.

 

– By God ! fait Tom, en regardant instinctivement le capitaine qui, sur la dunette, surveille l’étroit horizon, quelle capilotade cela doit faire lorsqu’ils rencontrent un paquebot !

 

Le navire traverse maintenant une cohue de petits bâtiments aux voiles déguenillées, de barques sordides montées par des marins en suroîts goudronnés. Ce sont les pêcheurs de morues.

 

Allongés sur le bord de leurs coquilles de noix, ils jettent leur ligne, et la retirent sans cesse.

 

Dur métier que le leur. Normands, Bretons, Danois, Suédois ou Islandais, ils ont laissé leur patrie et leur famille pour affronter, pendant six mois, des dangers incessants et le rude climat de ces régions à la fois humides et glaciales.

 

Combien partent qui ne reviendront jamais ! Ils saluent de leurs vivats le transatlantique, qui passe en déchirant l’air de son sifflet strident. Bientôt, ils ont disparu.

 

Le ciel se couvre de plus en plus, et devient presque noir. La mer roule des vagues gigantesques qui se précipitent à l’assaut du London, retombent en cascades mugissantes, et viennent par moments balayer le pont.

 

Tom Punch regagne précipitamment sa cabine.

 

– Voilà, se dit-il, un voyage qui commence bien mal. S’en aller comme cela, à l’aveuglette, traverser un brouillard épais comme une compote de suie… Pourvu qu’il n’arrive pas de catastrophe !

 

Ned Hattison est resté seul à contempler le spectacle des éléments déchaînés. Il se cramponne à un paquet de cordages.

 

Le roulis augmente de plus en plus. Le paquebot se penche en craquant, puis se redresse sur la cime d’une montagne d’eau gigantesque, pour replonger de nouveau. La sirène fonctionne sans interruption ; on sent la trépidation des machines chauffées à haute pression.

 

Étouffé par le vent glacial qui passe en sifflant lugubrement dans la mâture, mouillé jusqu’aux os, malgré son manteau imperméable, Ned dut se résigner, lui aussi, à quitter son poste d’observation.

 

Les parages que le bâtiment traversait à ce moment méritent bien le nom de « Trou du Diable », que lui ont donné les marins. C’est l’endroit où les courants qui descendent du pôle se brisent, se confondent avec ceux qui montent des tropiques. La mer y est constamment agitée.

 

La salle à manger était déserte, tous les passagers s’étant fait servir dans leurs cabines.

 

Lorsque l’ingénieur y pénétra, seul, un personnage assez étrange pour que nous esquissions sa physionomie, commençait à prendre son repas.

 

Inscrit sous le nom d’Olivier Rolandson, il se donnait comme touriste anglais, et occupait la cabine voisine à celle de Ned.

 

Long, maigre, une figure osseuse et glabre, les yeux cachés derrière des lunettes fumées, il était toujours, quel que fût le temps, vêtu d’un complet à carreaux, et portait, suspendu à une courroie, un petit sac qui ne le quittait jamais. Les allures mystérieuses, le silence qu’il observait toujours intriguaient le jeune homme. Plusieurs fois, alors qu’accoudé aux bastingages, il causait avec Tom Punch, il l’avait aperçu, immobile, à quelques pas d’eux, et semblant regarder la mer avec attention.

 

Ne trouvant pas pour le moment d’autre explication, Ned le considérait comme un original.

 

Après un salut correct, le jeune ingénieur prit place à la même table que l’inconnu.

 

Retenus pas des cordes à violon, les plats et les bouteilles tremblaient à chaque coup de tangage. On entendait, au-dehors, la pluie tomber à grosses gouttes.

 

Tout en faisant honneur d’assez bon appétit aux plats que lui présentait un maître d’hôtel en habit, et que Tom Punch, retenu dans sa cabine par une indisposition, avait trouvés détestables, l’ingénieur sentait, derrière les lunettes fumées, le regard du mystérieux personnage fixé sur lui.

 

« Mais, que peut-il bien avoir à me regarder avec cette persistance ? » se disait-il.

 

Il ne prolongea pas son repas, et regagna sa cabine en réfléchissant.

 

Les allures du pseudo-touriste ne lui disaient rien de bon. Il se promit de le surveiller et de se tenir sur ses gardes.

 

Le lendemain matin, le temps était complètement changé. À peine si quelque lambeau de brume flottait encore dans l’air transparent. Le soleil jetait de timides rayons, caressant de reflets éclatants la crête des flots apaisés. Le London filait en se balançant mollement ; de nouveau les fauteuils de rotin firent leur apparition sur le pont.

 

L’Océan, d’un bleu verdâtre, étendait jusqu’à l’infini ses solitudes majestueuses.

 

Parfois seulement un brick, un trois-mâts passaient à l’horizon. On naviguait en ce moment dans la région des grandes profondeurs, à cinq ou six mille mètres au-dessus des paysages sous-marins.

 

En se promenant parmi les groupes de passagers qui causent, fument ou lisent à l’ombre d’une tente de toile, Ned Hattison pense à ses dernières expériences de Skytown, au prodigieux bateau-plongeur qu’il doit construire à son retour, d’après les plans de l’Aurora.

 

Il s’arrête, tire de son portefeuille un cahier couvert de calculs, et s’absorbe quelques instants.

 

Involontairement il se retourne.

 

L’homme aux lunettes fumées est immobile à quelques pas de lui, et l’observe attentivement.

 

Un éclair de colère passe dans les yeux du jeune homme. Son premier mouvement est de se précipiter ; mais il se retient à temps.

 

« Non, se dit-il, soyons prudent. Il est inutile de faire un esclandre. »

 

Il remit tranquillement en place son portefeuille, et s’éloigna pour aller prévenir Tom Punch de ce qui se passait.

 

Celui-ci était en grande conférence avec le maître d’hôtel. Il faisait magistralement le procès de la cuisine du bord, et venait sans doute de lui enseigner une méthode à lui pour préparer le rosbif ou le plum-pudding, car il s’écriait à haute voix :

 

– Faites comme je vous dis, vous aurez quelque chose de mangeable, au lieu de votre cuisine de portefaix. C’est comme votre…

 

En voyant s’avancer vers lui son nouveau maître, il s’interrompit, abandonna le cuisinier, qui n’en fut sans doute pas fâché, pour aller au-devant de Ned Hattison.

 

– Écoute-moi, fit l’ingénieur ; il se passe ici quelque chose de singulier. Je crois que je puis avoir confiance en toi ; j’ai voulu te prévenir.

 

– Mais assurément ; si vous avez besoin de moi, vous savez que…

 

– Non, ce n’est pas cela. As-tu observé cet Anglais à lunettes qui porte un sac de voyage ?

 

– Oui, oui, celui qui est toujours sur nos talons ? C’est un drôle de personnage.

 

– Ah ! tu as remarqué, toi aussi ? Bien. Je me méfie sérieusement de lui. Fais donc attention de ne laisser échapper aucune parole relativement au but de notre voyage en Europe. C’est tout ce que je voulais te dire.

 

– Oh ! vous pouvez être tranquille, s’écria Tom Punch. Quand je le veux, je suis aussi muet que Joë, le nègre de votre père.

 

La journée se passa sans autres incidents. Le soleil se coucha dans une mer d’or liquide, illuminant de longs reflets sanglants les eaux calmes de l’Atlantique.

 

Quoi qu’il en fût de ses intentions, l’énigmatique passager avait paru comprendre la méfiance qu’il inspirait. Il ne se montra plus qu’à de rares intervalles pendant le reste de la traversée.

 

Le temps continuait à être beau.

 

Un matin – il y avait neuf jours qu’on était au large –, Ned Hattison et Tom Punch venaient de monter sur le pont. Armé d’une lorgnette marine, l’ingénieur observait l’horizon.

 

– Ah ! s’écria-t-il tout à coup, j’aperçois la terre anglaise. Nous sommes bientôt arrivés.

 

– Ce n’est pas trop tôt, répondit le majordome. Pour ce qu’il y a de confortable sur ces bateaux anglais !

 

Et il faisait une moue significative, indiquant quelle piètre estime il avait pour ces steamboats, où l’on ne faisait même pas la cuisine à l’électricité.

 

Quelques heures après, le London s’engageait dans la Tamise, à travers une forêt de mâts.

 

Des voiliers, des vapeurs à charbon, noirs comme des monstres infernaux, des péniches, des paquebots, des yachts de plaisance, montaient et descendaient avec de longs sifflements monotones.

 

La ville se rapprochait, avec sa coupole de fumée, ses maisons brunes et ses quais, où grouille une foule de manœuvres et de miséreux en quête de quelque travail ou d’un verre de gin.

 

La vieille tour de Londres se découpait à l’horizon.

 

Des docks immenses s’étendent le long du fleuve. Le transatlantique aborde le long d’un quai de bois, au milieu d’un nombre incalculable de bâtiments de toutes formes et de toutes les nationalités.

 

– Ouf ! fait Tom Punch, en se retrouvant avec Ned sur la terre ferme ; je commençais à m’ennuyer à bord ; et puis mes jambes s’engourdissaient singulièrement.

 

Les deux Yankees hèlent un cab et, laissant leurs bagages aux soins d’un commissionnaire, jettent une adresse au coachman.

 

À peine se sont-ils mis en marche que, surgissant à son tour, l’homme aux lunettes fumées, le mystérieux passager du London, saute précipitamment dans une autre voiture et dit au cocher, en montrant le cab qui s’éloigne :

 

– Suivez-les à distance. Lorsqu’ils s’arrêteront, vous vous arrêterez aussi.

 

Il baisse les vitres et se dissimule dans l’intérieur du véhicule.

 

C’est l’heure de la sortie des ateliers. Les rues sont encombrées. Un véritable flot humain dévale le long des trottoirs et se hâte vers le home.

 

De place en place, de grandes boutiques ; des bars, où se presse, s’entasse une foule sans cesse renouvelée. Derrière des comptoirs d’étain, des garçons affairés servent les consommateurs qui boivent debout, d’un trait, et s’en vont.

 

Après quelques instants de course à travers les faubourgs tumultueux, aux rues étroites, aux maisons noires et délabrées, le cab de Ned Hattison déboucha dans une large avenue, dans le quartier de Piccadilly, et s’arrêta peu après devant un somptueux hôtel.

 

Ned et Tom Punch pénétrèrent dans un vestibule, décoré de glaces et de plantes vertes.

 

En même temps qu’eux, la seconde voiture s’était arrêtée. Au bout d’un moment, le personnage qui paraissait tant s’intéresser aux deux Américains, passa précautionneusement la tête par la portière et nota rapidement le numéro de l’hôtel.

 

Ceci fait, il donna une adresse au cocher.

 

Bob Weld, détective politique au service de l’Angleterre, se faisait conduire au Foreign Office[6] pour y rendre compte de sa dernière mission en Amérique.

 

CHAPITRE XII

Yankees à Paris

 

Depuis un mois, Ned Hattison était à Londres, en compagnie de Tom Punch.

 

Il avait parcouru la ville en tous sens, avait exploré tous les milieux.

 

Avec ses trois millions d’habitants, la capitale du Royaume-Uni étend, jusqu’à plus de dix kilomètres, ses quartiers excentriques. Une artère principale, suffisamment éclairée, garnie de boutiques et de bars, traverse chaque îlot de maisons. Sortez de cette grande voie, vous tombez dans des ruelles infectes, refuge de toute une population de voleurs et de misérables, où les policemen ne se risquent qu’en nombre et bien armés.

 

Des bouges immondes, des hôtels aux façades borgnes abritent, la nuit, moyennant quelques sous, une véritable armée de rôdeurs, de vagabonds qui, pendant la journée, se dispersent par la ville, à la recherche d’un coup à faire, d’un gentleman à dévaliser.

 

Dans ces repaires, ils se livrent à des orgies qui, souvent, dégénèrent en rixes sanglantes.

 

Ned avait remporté de ses explorations un dégoût insurmontable.

 

Il avait visité les musées, compulsé les bibliothèques, suivi les cours des facultés, lu toutes les revues scientifiques, sans être arrivé à découvrir quelque chose d’intéressant. Il semblait qu’un pouvoir mystérieux, une entente sourde et générale, lui fermât l’accès des endroits qui l’intéressaient le plus.

 

Vainement il avait essayé de pénétrer dans certaines fonderies de canons, où l’on admet quelquefois les visiteurs ordinaires.

 

Les laboratoires de plusieurs chimistes éminents lui étaient demeurés clos, en dépit de ses lettres de recommandation, et du nom pourtant illustre de son père.

 

Les instructions de celui-ci étaient formelles.

 

– Tu auras, lui avait-il dit, à ta disposition autant d’argent qu’il t’en faudra. Ne néglige rien. Tiens-toi au courant de tout ce qui se fait de nouveau ; ne recule devant aucun moyen pour surprendre le secret d’une invention. Il y va de ton avenir, de la réussite de notre entreprise. Je sais qu’il se prépare en Europe de grandes choses, que les gouvernements se livrent à de nouveaux essais d’armements. Il faut savoir, avec le plus de détails possibles, ce dont il s’agit. Souviens-toi qu’avec de la volonté et de l’argent on arrive à tout.

 

Le jeune ingénieur commençait à s’apercevoir qu’en Angleterre il ne découvrirait rien.

 

Il s’était mis en relations avec plusieurs savants, connus par de récentes découvertes ; il n’avait pu en tirer que des formules signalées dans tous les traités élémentaires, des renseignements insignifiants.

 

Tout cela ne le satisfaisait pas, l’irritait presque. Bien que n’ayant pas revu le passager à lunettes du London, il l’associait involontairement à sa déconvenue.

 

Aussi résolut-il de quitter Londres pour aller à Paris.

 

« Les Français, pensait-il, sont d’un naturel plus ouvert, plus communicatif. Ils n’ont ni la froideur, ni la méfiance des Anglais ; ils se laissent facilement aller à l’enthousiasme. Je trouverai mieux chez eux ce que je cherche. »

 

L’inventeur Hattison, consulté par dépêche, fut de l’avis de son fils.

 

Quant à Tom Punch, pour d’autres raisons, il n’était pas fâché non plus de changer d’air.

 

Ned avait accueilli son compagnon inattendu avec indifférence. La seule chose dont il l’eût chargé avait été de régler leur vie matérielle, de payer. Il en avait fait en somme son intendant, ne le voyant qu’à de rares intervalles, et le laissant vivre à sa guise.

 

Aussi, abandonné à lui-même, dans cette ville où il ne connaissait personne, dont les tavernes ne lui étaient pas familières, le majordome s’ennuyait-il de tout son cœur.

 

Habitué aux vastes espaces des paysages américains, à la vie somptueuse de l’hôtel Boltyn, il ne vivait qu’à moitié, se sentait comme écrasé par le fumeux horizon londonien, et le luxe mesquin de l’hôtel où ils étaient descendus.

 

– Ces Anglais, disait-il, sont aimables comme des portes de prison. Ils ont toujours l’air d’aller à un enterrement. Vrai, s’il n’y avait pas ici quelques bouteilles de whisky pour se refaire le tempérament, je ne sais pas ce qu’on deviendrait.

 

Il eut vite fait d’adresser son adieu à cette ville brumeuse et triste. Paris, dont il avait tant entendu parler, mais qu’il n’avait jamais vu, lui apparaissait comme un endroit merveilleux de luxe et de gaieté. Il se promettait bien de s’y réjouir à son aise, et de mener largement cette existence parisienne, dont on racontait tant de choses surprenantes.

 

Il régla, en un clin d’œil, la note de l’hôtel et la question des bagages. À l’heure dite, les deux voyageurs s’embarquèrent sur le vapeur à destination du Havre.

 

À peine à bord, Tom Punch eut un soubresaut d’étonnement.

 

– Regardez donc, s’écria-t-il en désignant le quai qu’ils venaient de quitter, l’homme aux lunettes fumées ! Est-ce qu’il va faire de nouveau route avec nous ?

 

La physionomie de Ned se rembrunit.

 

En effet, le mystérieux individu, dont il avait gardé un souvenir si désagréable, se tenait sur le quai, immobile, regardant attentivement l’embarquement des passagers.

 

Se sentant reconnu, il s’éloigna le long des docks et disparut.

 

– Décidément, fit Ned, nous sommes suivis. Est-ce que mes soupçons seraient exacts ? Aurait-on vent de nos projets ?

 

– Bah ! s’écria Tom ; après tout, ce n’est peut-être qu’une coïncidence. On peut bien rencontrer deux fois la même personne, sans qu’il y ait rien d’anormal à cela.

 

Le jeune homme ne répondit pas, et devint songeur. Il essayait de trouver juste le raisonnement de son compagnon, mais il ne pouvait y parvenir. Le hasard lui semblait bien intelligent.

 

– Enfin, s’écria-t-il, l’avenir nous renseignera. Mais nous ne saurions prendre trop de précautions.

 

Et pendant toute la traversée, il parut avoir oublié l’incident.

 

Le lendemain matin, les deux Américains débarquaient à la gare Saint-Lazare.

 

Paris, par un clair soleil d’été, avec ses rues animées, ses boulevards ombreux, ses places coquettes et luxueuses, offre assurément au Yankee qui le voit pour la première fois, le plus surprenant des spectacles. Il croit tomber dans une ville en fête.

 

L’aspect de la foule bruyante et réjouie qui va, vient, cause, flâne, discute, s’interpelle et semble n’avoir autre chose à faire qu’à se promener et jouir de la vie, renverse toutes ses idées de Yankee pratique sur les affaires.

 

Dans la voiture découverte qui les emmenait à l’hôtel, Ned Hattison et Tom Punch regardaient, silencieusement, le tableau nouveau qui s’offrait à leurs yeux.

 

Ils contemplaient avec la même curiosité, les rues pleines de bruit et d’animation, l’air d’insouciance et de gaîté des passants, les terrasses des cafés bondées de consommateurs et de jeunes femmes en toilette claire.

 

Tom Punch, surtout, comme l’on dit, n’en perdait pas une bouchée.

 

Nonchalamment étendu, comme un pacha, sur les coussins du véhicule, les mains croisées sur sa bedaine, sa figure cramoisie exprimait le bien-être qu’il éprouvait.

 

Les larges avenues baignées de clarté, bordées de maisons élégantes, de boutiques étincelantes, sillonnées de fiacres, de tramways, d’omnibus, de voitures de toutes sortes ; les lazzis des cochers, les cris des camelots, les incessants colloques d’une foule qui prend encore le temps de s’arrêter pour causer d’insignifiances ; les éventaires des marchands de fleurs, tout l’amusait, l’intéressait au plus haut degré. Il poussait des cris d’admiration.

 

De temps en temps, la façade d’un théâtre, d’un monument apparaissait, entourée d’arbustes et de jardins.

 

Ned Hattison, quoique le laissant moins paraître, était tout aussi surpris que son intendant.

 

Il ne reconnaissait pas là les maisons américaines, à l’architecture uniformément verticale, élevant leurs quinze étages sur une base minuscule. Ce qui lui apparaissait le plus clairement, c’est que les Français gaspillaient futilement leur terrain, qu’ils n’étaient pas pratiques.

 

« En cela mon père avait raison », pensait-il.

 

Mais ce qu’il ne voulait pas s’avouer, c’est qu’en prodiguant à pleines mains l’espace et la lumière, les larges places et les promenades, les Parisiens ont fait de leur cité la ville la plus gaie, la plus riante, où l’on soit le mieux pour vivre.

 

La voiture s’arrêta devant le Grand-Hôtel, où Ned avait retenu plusieurs pièces par dépêche.

 

Débarrassés de leurs bagages par des garçons empressés, ils se trouvèrent bientôt installés dans un petit appartement, dont les fenêtres donnaient sur les boulevards.

 

L’ingénieur fut tout de suite satisfait. Il reconnaissait à l’élégance du mobilier, à l’originalité dans les détails de la décoration, ce cachet de bon goût qu’aucun autre peuple n’a jamais pu ravir à l’industrie française.

 

Quant à Tom Punch, il s’était installé dans l’embrasure d’une fenêtre, et regardait, avec un intérêt croissant, la cohue incessante qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

 

Lorsqu’il eut mis un peu d’ordre dans ses affaires et expédié sa correspondance, Ned se fit servir le repas.

 

Ce fut, pour Tom, l’occasion de nouveaux étonnements. À chaque service, à chaque plat, il interrogeait le maître d’hôtel sur la manière dont il avait été préparé.

 

Le français barbare dans lequel il s’exprimait, sa mine effarée à toute nouvelle révélation déridèrent la physionomie de l’ingénieur qui, pensif, se demandait s’il allait trouver ici les mêmes obstacles qu’à Londres.

 

Le jeune homme s’exprimait correctement. La langue française lui était familière. À peine avait-il un léger accent exotique.

 

Il régla lui-même les détails de son installation avec le maître d’hôtel, puis il commanda une voiture, prit un guide et laissant son intendant, sortit faire une promenade à travers la ville.

 

Lorsque, après avoir vu Notre-Dame, le Louvre et les constructions de l’Exposition universelle, il regagna le Grand-Hôtel, ses premiers sentiments d’étonnement avaient fait place à de profondes réflexions.

 

Il voyait dans ses œuvres, dans son passé, cette nation qu’on lui avait enseigné à mépriser. Son jugement commençait à se transformer. Des idées confuses s’agitaient dans son cerveau.

 

Les galeries du Louvre, leurs merveilleuses collections ne lui étaient certainement pas apparues avec leur signification réelle. Comme tous les Yankees, il n’entendait rien à l’art ; mais il sentait là quelque chose d’estimable et de grandiose que n’avait pas l’Amérique.

 

De plus, le caractère des Français lui semblait agréable dans sa futilité. Il leur reconnaissait des qualités d’hospitalité qu’il n’avait pas rencontrées à Londres.

 

Lorsqu’il arriva sur les grands boulevards, les vendeurs de journaux criaient l’édition du soir, qui portait en manchette :

 

ARRIVÉE À PARIS DE L’INGÉNIEUR HATTISON

 

Le fils de l’illustre savant

 

Par curiosité, il fit arrêter sa voiture de maître, et acheta un numéro.

 

Un long article était consacré à son père et à lui-même. On y faisait discrètement l’éloge des deux hommes ; on énumérait leurs découvertes.

 

Au Grand-Hôtel, à peine était-il rentré dans son appartement, qu’un reporter se présenta pour lui prendre une interview.

 

Il y consentit de bonne grâce. Un second, un troisième reporter succédèrent au premier.

 

Puis ne pouvant aborder Ned Hattison qui s’était vite soustrait à ce flot de journalistes, ils se rabattirent sur Tom Punch, qui leur dicta magistralement, dans un style émaillé de comparaisons saugrenues, ce qu’il pensait des Parisiens et de leur cuisine.

 

Le majordome avait bien déjeuné ; il eut la digestion reconnaissante. Les reporters se retirèrent enchantés.

 

Douze heures après, Tom Punch était célèbre dans Paris.

 

Le lendemain, deux savants, membres de l’Académie des sciences, se firent annoncer chez Ned. Ils venaient d’apprendre la présence à Paris de l’ingénieur, et avaient tenu à lui exprimer leur sympathie et l’admiration qu’ils avaient pour son illustre père, et pour lui-même, dont les travaux…

 

Ned échappa à ces éloges, et engagea la conversation sur un terrain moins personnel.

 

On parla des dernières découvertes connues, des applications surprenantes de l’électricité. Au bout d’une demi-heure de causerie, le jeune homme était charmé du savoir et de l’esprit de ses interlocuteurs.

 

Deux autres personnages, également membres d’une académie, firent passer leurs cartes.

 

Ils venaient, comme leurs collègues, complimenter Ned, et se joignirent à l’entretien qui, tout en restant scientifique, avait pris cette nuance d’entretien et de gaieté particulière aux conversations parisiennes.

 

L’heure du repas approchait. Ces messieurs prièrent leur hôte de passage de vouloir bien accepter une invitation cordiale. On serait entre hommes.

 

Le jeune homme ne put décliner une offre aussi gracieusement faite. Il se sentait déjà quelque sympathie pour ces savants, qu’il trouvait bien un peu prolixes, mais dont la cordialité et la franchise lui étaient agréables, après les visages renfrognés et bilieux des savants anglais.

 

Tom Punch, lui, se consola facilement de sa solitude. Il descendit dans un cabinet du Grand-Hôtel, et s’y fit servir un dîner, dont le menu ne lui demanda pas moins d’une heure de réflexion, et qu’il arrosa de vins généreux.

 

Sa gaieté naturelle aidant, il s’estima bientôt l’homme le plus heureux du monde. La redingote fleurie d’un large camélia, le cigare aux lèvres, il entreprit, de son pas majestueux, un voyage d’exploration sur les grands boulevards.

 

Les passants se retournaient, pour examiner ce curieux personnage qui, le ventre proéminent et la figure épanouie, marchait en se dodelinant sur ses grosses jambes.

 

– C’est le président des « Trois cents kilos », dit un titi qui passait. Les uns le prenaient pour un nabab.

 

– Mais non, c’est un Hollandais, disaient les autres.

 

– Oui, j’en ai vu de pareils dans les tableaux de Teniers.

 

D’autres enfin, plus sagaces, voyaient en lui un Américain.

 

Sans s’inquiéter le moins du monde des remarques qu’il inspirait, Tom Punch continuait triomphalement sa promenade. Jamais il ne s’était senti aussi heureux, au contact de cette gaieté qui fusait en éclats de rire, et de l’animation des cafés et du va-et-vient incessant de la foule.

 

Lorsque, vers minuit, il réintégra son domicile, Ned Hattison venait seulement de rentrer. Lui aussi était enchanté de sa soirée. La vie légère et toute de surface des Parisiens l’intéressait comme une chose extraordinaire.

 

– Vraiment, se disait-il, ces gens sont encore plus riches que nous. Ils ont les moyens de gaspiller leur temps, d’en consacrer une grande partie au plaisir. C’est un luxe que ne peut pas se permettre un Américain, même un milliardaire.

 

Il s’endormit sur ces pensées philosophiques.

 

Le lendemain, tout le Paris scientifique et même simplement curieux savait, par les journaux, que le fils d’Hattison était un homme fort remarquable, dont l’éducation égalait le savoir.

 

Ned reçut un nombre incalculable de visites.

 

On l’invitait à des dîners, des réceptions. Une vieille marquise, enthousiaste de l’électricité, voulut même organiser un bal en son honneur.

 

Le fils d’Hattison déclina la plupart de ces invitations. Néanmoins, il ne put s’abstenir de paraître dans certains salons, d’assister à quelques soirées.

 

Il se laissait, malgré lui, prendre au charme de cette vie ; et son étonnement des premiers jours diminuait peu à peu. Il observait, avec intérêt, combien était grande la différence entre les mœurs des Américains et celles des Français. Il s’étonnait de voir qu’on n’attachait pas la première importance à l’argent ; et que des poètes, des artistes, des peintres, race méprisée de l’autre côté de l’Atlantique, fussent recherchés et choyés plus que les détenteurs des grandes fortunes.

 

Tout cela bouleversait bien un peu ses idées d’homme pratique et provoquait, parfois, sa raillerie ; mais il voyait, autour de lui, tant de bonne grâce et d’affabilité, qu’il gardait pour lui seul ses critiques, à moins que, par hasard, il ne s’en ouvrît à son intendant.

 

Celui-ci ne perdait pas non plus son temps. Dès le lendemain de son arrivée, il s’était fait de nombreux amis. Partout où il passait, ce gros homme attirait les sympathies, par sa bonne humeur et sa générosité.

 

La moitié de la capitale n’avait déjà plus de secrets pour lui. Les garçons de café des boulevards commençaient à montrer, à son endroit, certaines familiarités. Il avait pris la coutume de l’absinthe, depuis qu’un Américain, établi depuis longtemps à Paris, lui avait fait des présentations au café de la Paix. Maintenant, pour rien au monde, il n’eût manqué un apéritif.

 

Mais où sa joie ne connut plus de bornes, c’est lorsqu’il apprit l’existence, à Paris, d’un cours de cuisine. Sans vouloir en entendre davantage, il sauta dans un fiacre et s’y fit conduire immédiatement.

 

L’entrée de ce gros personnage rubicond, vêtu d’une imposante redingote, de chaussures jaunes à triples semelles, fit sensation.

 

Derrière une rangée de fourneaux, un professeur, en bonnet blanc, dévoilait à une foule attentive d’apprentis cuisiniers et de futurs cordons bleus, les secrets d’un art qui a doté l’humanité de Vatel, de Carême et de M. Grimod de La Reynière.

 

Tom Punch n’en croyait pas ses yeux. Il laissa se calmer le mouvement de curiosité qu’il avait produit, et se mit à écouter passionnément le professeur qui, la casserole en main, joignait l’action à la parole.

 

Mais l’intendant de Ned Hattison avait, en matière de cuisine, des idées trop personnelles pour ne pas les exprimer. Au bout d’un moment, il ne put s’empêcher de les émettre et, saisissant le moment où tout le monde suivait attentivement la confection d’une sauce, il fit ses objections, dans ce français barbare qu’il avait appris il ne savait trop comment.

 

On lui répondit courtoisement en essayant sa méthode, qui donna de bons résultats. Le majordome exultait.

 

Il avait l’air si convaincu, qu’on lui fit une ovation. Flatté dans son orgueil de majordome, il se lança dans un speech :

 

– Oui, ladies et gentlemen, conclut-il, les cuisiniers sont les bienfaiteurs de l’humanité !

 

– Bravo ! criait-on de toutes parts.

 

Alors, dans un élan d’enthousiasme, il proposa, le plus sérieusement du monde, de fournir lui-même les fonds pour la confection d’un immense plum-pudding, d’après une recette qu’il était seul à posséder.

 

Inutile de dire qu’il obtint le plus vif succès.

 

CHAPITRE XIII

Un exploit de Tom Punch

 

Depuis le départ de Tom Punch, l’hôtel de la Septième Avenue, à Chicago, n’avait plus la même animation. Il semblait qu’il manquât quelque chose dans ces vastes halls, luxueusement parés, et qu’un élément de tristesse se fût glissé dans ces salons, presque toujours silencieux.

 

Aurora qui, d’ordinaire, emplissait la demeure de son activité, passait maintenant les journées dans sa chambre.

 

La jeune fille n’avait pas accepté sans colère l’ajournement de son mariage. Son père avait eu grand-peine à lui faire comprendre la nécessité du départ immédiat de Ned Hattison, pour l’Europe, et à ramener un peu de calme dans ses idées.

 

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeune ingénieur ne faisait qu’augmenter de jour en jour. L’éloignement, de celui qu’elle considérait déjà comme son fiancé, la rendait mélancolique et presque taciturne.

 

Elle avait brusquement délaissé ses sports favoris et ne s’occupait plus du tout des travaux de son père. Pendant des heures entières, étendue sur une chaise longue, elle restait immobile, les yeux dans le vague.

 

– Mais enfin, lui disait William Boltyn, toi, une fille pratique, une Américaine, te laisser aller comme cela ! Tu sais bien que ton mariage est, en principe, une affaire conclue. Dès que Ned sera de retour, tu l’épouseras. Regarde, je viens de recevoir une lettre de son père. Sais-tu où est Ned en ce moment ? À Paris. Ses recherches prennent une bonne tournure. Il ne sera pas un an absent. Ses lettres sont pleines de compliments gracieux à ton égard. Il compte nous revenir avec une moisson de renseignements et de découvertes. De cette façon, dit-il, il sera digne de t’épouser.

 

Il entrait, en effet, dans les plans d’Hattison d’attribuer à son fils un amour timide pour Aurora et un désir de se rendre digne de sa main.

 

Il était bien forcé d’user de ce stratagème pour voiler le refus formel de Ned. Depuis la scène violente, à Skytown, celui-ci n’avait pas fait une seule fois allusion à la jeune fille.

 

Comme il l’avait expliqué à son fils, ce que voulait avant tout le vieil Hattison, c’était engager à fond les milliardaires dans leur entreprise, leur faire mettre en jeu de tels capitaux, qu’ils ne pussent plus reculer devant l’achèvement de leur œuvre audacieuse.

 

Il dépensait, pour en arriver là, une énergie fébrile, une volonté inébranlable.

 

Depuis l’absence de Ned, il avait réuni, sous sa direction, Skytown et Mercury’s Park, les deux villes infernales, les usines de la guerre terrestre et maritime de l’avenir.

 

Sa main de fer, sa puissance créatrice se faisaient sentir partout. Dans les fonderies, dans les laboratoires, au parc aux aérostats, aux chantiers des sous-marins, il voyait tout, dirigeait tout. Il était le magicien ténébreux de ces stupéfiantes créations.

 

Il restait souvent des journées entières dans son mystérieux laboratoire, en compagnie de Joë, le nègre muet.

 

Qu’y faisait-il ? Tout le monde l’ignorait. Chaque fois qu’une délégation des milliardaires avait visité Mercury’s Park, l’ingénieur leur avait interdit l’accès de ce bâtiment qui, nous l’avons dit, était complètement isolé et, de plus, protégé par un puissant blocus électrique.

 

– Ceci, avait-il dit, c’est mon secret. Il n’est point encore temps de vous le révéler.

 

Personne n’avait insisté. On savait qu’Hattison, très autoritaire, ne supportait pas la contradiction.

 

À mesure que s’élevaient de nouvelles usines, que se perfectionnait l’installation, l’ingénieur devenait de plus en plus sombre et de plus en plus irascible.

 

C’est qu’il avait un grave sujet d’alarme.

 

On l’avait informé qu’un détective anglais, ayant eu vent de ce qui s’élaborait au milieu des montagnes Rocheuses, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrier électricien.

 

Il avait travaillé plus d’un mois sans éveiller aucun soupçon. Puis, un jour, au moment du départ de Ned pour l’Europe, il avait disparu subitement. Hattison avait tout fait pour retrouver ses traces : il n’y était pas parvenu.

 

Combien eût été grande sa fureur, s’il avait su que ce détective n’était autre que le mystérieux personnage aux lunettes fumées, le silencieux passager du London.

 

Ned n’avait pas jugé à propos d’informer son père de sa rencontre. Il n’avait eu, sans doute, que des soupçons injustifiés et, depuis qu’il avait quitté Londres, il n’avait pas revu le pseudo-touriste.

 

Au bout d’une semaine, consacrée à visiter Paris, le jeune ingénieur avait repris le cours de ses travaux et de ses recherches.

 

Dans un quartier tranquille, derrière les grands arbres du Luxembourg, il avait loué une petite propriété, une maison de deux étages entourée d’un jardin.

 

Au rez-de-chaussée, une vaste pièce pouvait parfaitement lui servir de laboratoire. Les deux appartements du premier et du second étage étaient suffisants pour deux personnes. Le jardin était en friche, et planté d’arbres dont les dômes verdoyants projetaient leur ombre sur la maison.

 

Un mur, haut de plusieurs mètres et recouvert de lierre et de plantes grimpantes, isolait complètement le petit domaine.

 

Afin de n’éveiller aucune curiosité, Ned s’était donné comme sculpteur. Il s’était procuré quelques blocs de glaise, des selles, des masses, tout un attirail qu’il avait emménagé ostensiblement.

 

Ses véritables outils, ses appareils, étaient arrivés sans dommage, emballés avec soin.

 

Il avait très simplement meublé « sa cabane », comme il l’appelait en riant. Dans ces maisons françaises, il se trouvait un peu déconcerté dans ses habitudes.

 

– Ces Français sont vraiment étranges, disait-il à Tom Punch. Ils font des dépenses folles pour orner de sculptures les façades de leurs maisons, et ils n’ont pas seulement d’ascenseurs !

 

– Ni même de cuisines électriques, ajoutait l’intendant. Pourtant, ils mangent d’une façon supérieure et, il faut avoir le courage de le dire, en Amérique nous mangeons mal. Dire que j’ai vu ici des gens qui s’éclairaient encore avec de la chandelle, au siècle de l’électricité !

 

D’autres fois, c’étaient les innombrables écriteaux défendant ceci ou cela, et apposés un peu partout, qui donnaient matière à leur étonnement : Défense de se tenir debout sur l’impériale des omnibus – de descendre des trains avant l’arrêt complet – d’entrer sans permission dans tel endroit – de sortir de tel autre sans autorisation – de marcher sur les plates-bandes des squares.

 

– Vraiment, s’écriait Ned, c’est étonnant que ce peuple, qui a toujours combattu pour être libre, soit si peu soucieux de sa liberté individuelle. Nous ne souffririons pas cela, en Amérique. Les Français ont toujours l’air d’être en tutelle.

 

Un jour, au cours d’une promenade, l’ingénieur était entré dans la galerie des Machines. Cette année, les deux salons de peinture et de sculpture s’y trouvaient réunis. Par curiosité, il en entreprit la visite. De salle en salle, à mesure qu’il avançait, c’était un flux, une invasion de tableaux de tous les genres, de toutes les dimensions.

 

Plus il en voyait, plus il lui restait à en voir.

 

Des hommes, des femmes, des monuments, la mer, le ciel, la terre, tout était motif à tableaux et se trouvait peint, repeint, dépeint, en une véritable orgie de couleurs.

 

Il était sorti ahuri, sans avoir visité seulement la moitié des salles.

 

Quelle somme énorme de travail cela représente, se disait-il. Et quel nombre incalculable de désœuvrés ! Ah ! on a raison de dire que le Français n’est pas pratique. Feraient-ils pas mieux d’employer leur temps à fabriquer quelque produit industriel !

 

À mesure qu’il s’initiait plus complètement aux mœurs parisiennes, qu’il les étudiait davantage, il se rendait mieux compte de l’attrait qu’exerce Paris sur les étrangers.

 

– Assurément, disait-il à un vieux professeur de la Sorbonne dont il suivait les cours de chimie, tout cela est fort agréable, attrayant, je vous concède tous les adjectifs possibles ; mais ça manque de sens pratique.

 

– Pas tant que vous le croyez, faisait le savant en souriant. Pouvez-vous me dire où vous en arriverez avec votre vie à la vapeur, mieux, à l’électricité ? Vous tuez l’individu. Gageons que dans un siècle, il n’y aura plus de différence entre vous et de merveilleux automates ?

 

– Oh ! vous exagérez !

 

– Croyez-vous ? Pour la majorité des Américains, la vie se résume en une suite d’opérations mathématiques. Vos savants eux-mêmes ne sortent pas de là. Ils dédaignent les idées et les principes pour les faits. Tenez, pour prendre un exemple, votre père, le plus connu des savants américains ; votre père ne s’est jamais attaqué à une idée. Il n’a fait qu’utiliser, merveilleusement il est vrai, les grandes théories scientifiques de notre siècle. Nous autres, au contraire, nous cherchons plus loin. Vous donnerai-je comme modèle Pasteur et ses miraculeux travaux sur la fermentation organique et les microbes ? Ne nous souciant pas uniquement de ce qui peut recevoir une application industrielle, nous essayons surtout de dégager les grandes lois naturelles, les principes scientifiques qui révolutionneront le monde et donneront un nouvel essor à la pensée humaine.

 

Ces causeries, qui se renouvelaient assez souvent, laissaient toujours Ned un peu perplexe. L’éducation qu’il avait reçue, les années passées à West-Point, avaient trop influé sur lui pour qu’il sentît la justesse de ces critiques.

 

Néanmoins, peu à peu, il se rendait compte que les milliardaires américains avaient en face d’eux de sérieux adversaires ; et que, sous leurs dehors futiles, les Français n’étaient pas aussi peu pratiques qu’on se plaisait à le dire, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique.

 

Depuis quelque temps, les journaux et les revues scientifiques parlaient beaucoup d’une invention qui, paraît-il, allait changer, du tout au tout, l’armement des nations européennes.

 

On l’appelait la torpille terrestre.

 

C’était un engin merveilleux, de la grosseur d’un obus, et qu’on lançait au moyen de canons. On le disait muni, de plus, d’un appareil automatique d’un genre tout nouveau, et de cartouches chargées d’un nouvel explosif, de la puissance duquel rien ne pouvait donner une idée.

 

L’appareil automatique réglait les décharges, qui se produisaient chaque fois que, touchant la terre, l’engin se trouvait transporté à une nouvelle distance, au moyen d’un propulseur électrique.

 

Ned Hattison avait en vain essayé d’obtenir d’autres renseignements que ceux, très vagues, donnés par les journaux.

 

L’affaire avait fait grand bruit. On disait même que le gouvernement français avait acheté la découverte, et qu’il allait installer, à Enghien, des ateliers de fabrication. Mais rien n’avait transpiré qui pût fournir, à Ned Hattison, quelque indice sur le secret de l’invention. Il en avait parlé à son professeur en Sorbonne qui ne lui avait rien appris de nouveau.

 

Les choses en étaient là, lorsqu’une circonstance inattendue vint distraire le jeune homme de ses préoccupations.

 

Depuis plusieurs semaines, il avait remarqué une grande jeune fille, d’une beauté sérieuse et presque mélancolique, qui suivait assidûment le même cours que lui. Il se demandait, avec une certaine curiosité, qui pouvait bien être cette jeune personne, aux cheveux bruns, aux grands yeux veloutés, dont l’intelligente physionomie qu’éclairait parfois un sourire mettait comme un rayon de gaieté parmi les figures soucieuses et les vêtements sombres des autres assistants.

 

Une timidité involontaire l’avait toujours empêché de s’en renseigner auprès de son professeur. Absorbé depuis son enfance dans des études ininterrompues, l’ingénieur n’avait jamais eu le moindre roman dans sa vie. Il avait, de la femme, une idée toute personnelle. Le mariage ne lui semblait pas seulement une affaire. L’intelligence et la beauté passaient pour lui avant le capital.

 

Ce jour-là, il venait de s’installer à sa place. Le cours allait commencer lorsque la jeune fille entra.

 

Vêtue très simplement d’une robe qui laissait deviner, sans les affirmer, ses formes élégantes, elle ne manquait pas d’une certaine distinction native.

 

Elle marchait avec aisance, sans cette raideur presque masculine qu’ont habituellement les femmes adonnées à l’étude des sciences.

 

Elle s’assit à côté du jeune homme, et déploya une petite serviette de cuir, pour y prendre son carnet de notes. Elle eut une petite moue de surprise en constatant qu’elle avait oublié son porte-plume.

 

Très galamment, Ned lui offrit de réparer le petit malheur. La jeune fille accepta, en souriant, le porte-plume qu’il lui tendait.

 

Au cours suivant, ce fut elle qui lui dit :

 

– Aujourd’hui, je n’ai rien oublié, monsieur ; je ne mettrai pas votre obligeance à contribution.

 

À la sortie, ils se trouvèrent ensemble, sous le porche de la Sorbonne.

 

Un gros orage venait d’éclater sur la ville. La pluie tombait avec violence.

 

Après quelques paroles banales sur le mauvais temps, ils se présentèrent mutuellement, sans cérémonie.

 

– Ah ! vraiment, monsieur, vous êtes le fils de l’ingénieur Hattison. Je ne m’attendais pas à une telle rencontre.

 

– Je suis, mademoiselle, enchanté de faire votre connaissance, comme disent vos compatriotes. Si j’ai bonne mémoire, votre père, monsieur Golbert, est lui-même un ingénieur fort distingué, membre de l’Académie des sciences. On parle beaucoup de lui en Amérique.

 

– Est-ce que vous deviendriez français, fit-elle en riant. Pour un Américain, vous êtes bien complimenteur. Mais tenez, ajouta Lucienne Golbert, le voici justement. Vous permettez ?

 

– Assurément, mademoiselle.

 

Elle descendit légèrement les quelques marches du portique, et vint offrir son front au baiser d’un vieux monsieur, à la figure souriante, qui venait d’apparaître sous un vaste parapluie.

 

– Quel vilain temps, fillette. Je suis venu te chercher, de peur que tu ne te mouilles.

 

La jeune fille présenta Ned Hattison à son père, et lui expliqua comment ils avaient employé leur courte captivité à faire connaissance.

 

– Oh ! mais, monsieur, je suis heureux que ma fille me donne l’occasion de vous connaître autrement que par les articles de journaux. J’avais appris votre arrivée ; mais il paraît que vous êtes un travailleur, et que le monde ne vous voit pas beaucoup.

 

– Je n’ai guère de temps à dépenser, c’est vrai. Mais croyez cependant, monsieur, que je ne suis pas un ermite. La conversation d’un homme tel que vous ne saurait m’être que très profitable et très agréable.

 

– Vraiment, vous me flattez. Alors vous offrirai-je de venir, un de ces soirs, prendre le thé chez nous… à l’américaine ?

 

– Mais, oui, monsieur.

 

– Venez donc, fit à son tour Lucienne, dont les joues avaient pris une teinte rosée. Vous nous ferez, à tous deux, un grand plaisir.

 

– Je ne saurais me dérober à une aussi aimable invitation, fit le jeune homme en s’inclinant. D’autant plus que cela me permettra de faire mieux votre connaissance.

 

– D’ailleurs, si vous le désirez, ajouta M. Golbert, je puis vous mettre en relations avec quelques savants de mes amis.

 

– Eh bien, alors, c’est entendu, décida Ned, que surtout tentait l’espoir de découvrir quelque indication relative à la torpille terrestre. Quel jour voulez-vous que j’aille vous surprendre ?

 

– Mais, samedi, si vous voulez. Vous serez au cours ?

 

– Certainement. Je n’y manque jamais.

 

– Donc, je vous prendrai à six heures, en venant chercher Lucienne. Nous rentrerons ensemble ; et je ne vous lâche plus de la soirée.

 

La pluie avait cessé. Les deux hommes se serrèrent cordialement la main.

 

Ned adressait un salut cérémonieux à la jeune fille. Mais celle-ci s’écria, en riant :

 

– Voyons, monsieur, et le shake-hand, qu’en faisons-nous ?

 

Le jeune ingénieur sourit :

 

– Certainement, mademoiselle. Ne sommes-nous pas déjà des amis ?

 

Et la main gantée de Lucienne vint se placer dans celle du jeune homme, qui la pressa sympathiquement, d’une façon qui n’était pas du tout américaine.

 

Deux cochers furent hélés, et les fiacres partirent en sens inverse, au trot peu fringant de leurs bêtes surmenées.

 

En regagnant son domicile, Ned Hattison emportait une agréable impression. La bonhomie souriante de M. Golbert l’avait conquis. Quant à la jeune fille, il la trouvait délicieuse. Sa grâce un peu mutine, le ton de camaraderie enjouée qu’elle avait pris à son égard l’avaient conquis.

 

Elle était si différente de la femme américaine, dont miss Aurora incarnait pour lui le type, qu’il la regardait avec une sorte d’étonnement et d’admiration. Cette jeune fille espiègle et sérieuse en même temps, qui tendait avec candeur son front au baiser paternel, qui s’occupait de sciences pour son agrément, n’était pas doctoresse et ne prétendait pas au professorat, lui résumait assez bien la jeune fille française.

 

Il entrevoyait, d’avance, où pourraient le conduire ses relations avec M. Golbert. Réussirait-il dans ce cercle de savants à percer le mystère dont s’enveloppait la torpille terrestre ? En tout cas, il se promettait de faire tous ses efforts pour y arriver. On parlait déjà beaucoup de cette invention, en Amérique. Son père lui avait écrit, à ce sujet, une longue lettre, le pressant d’employer tous les moyens possibles pour se procurer des renseignements.

 

« Si je ne découvre rien, se disait-il, c’est qu’il n’y aura rien à découvrir. »

 

Une surprise l’attendait chez lui. Une lettre du commissaire de police du quartier l’informait que le nommé Tom Punch, citoyen américain, résidant en France pour ses affaires, était gardé à la disposition de la Justice en raison d’un délit qu’on ne précisait pas. On le priait de passer au bureau pour prendre connaissance des délits imputés à son intendant.

 

« Qu’a bien pu faire encore cet animal ? se dit Ned, en prenant le chemin du commissariat. À moins qu’il ne se soit fait arrêter pour ivresse, je ne vois pas trop quel délit il a pu commettre. »

 

Il ne tarda pas à être renseigné.

 

Tom Punch, la veille au soir, avait fait de nombreuses libations, en compagnie de plusieurs artistes, dans les établissements du quartier Latin.

 

Son élégance pachydermique, la drôlerie de ses propos, lui avaient vite conquis, dans ce coin de Paris, une célébrité spéciale. Il tenait tête aux buveurs les plus réputés, et payait, sans lésiner, les piles de soucoupes les plus pyramidales. Vers minuit, passablement gris, il remontait le boulevard Saint-Michel, en compagnie de ses nouveaux amis. On lui fit admirer la fontaine de Carpeaux dans les jardins du Luxembourg.

 

– Et tenez, s’écria l’un d’eux, facétieux personnage aux allures de bohème, voyez donc comme on a traité l’Amérique… En bronze, mon cher ! On n’a même pas daigné la peindre aux couleurs nationales !

 

Sur tout ce qui touchait à l’art, Tom Punch n’avait que des idées très vagues.

 

– Certainement, s’écria un autre personnage, c’est une véritable hérésie ! L’Amérique en brun, ce n’est pas l’Amérique. Êtes-vous patriote ?

 

– By God ! si je suis patriote !… L’Amérique aux Américains ; et même l’univers aux Américains !… C’est mon avis.

 

– Et bien, alors, vous avez là une occasion unique d’affirmer vos convictions, de montrer à l’univers qu’un Yankee ne laisse pas impunément représenter l’Amérique d’aussi rudimentaire et ridicule façon !

 

En disant ces paroles, il sortit, de dessous ses vêtements, un vaste rouleau de toile, qu’il déplia avec lenteur.

 

L’intendant ouvrait de grands yeux. Quant aux autres personnages, ils ne réprimaient qu’à grande peine leur envie de rire.

 

– Mais c’est le drapeau de l’Union ! fit Tom Punch.

 

Et dans un accès de patriotisme, il se mit à pousser de retentissants hurrahs.

 

– Voici ce dont il s’agit, continua l’organisateur de la farce. Il faut que vous grimpiez orner de ce pavillon l’effigie de l’Amérique, pour que demain, lorsqu’ils se réveilleront, les Parisiens constatent que les Yankees sont encore patriotes.

 

À cette heure de la nuit, ces parages sont déserts. Les grilles du jardin étaient closes. Mais cela n’était point pour embarrasser des rapins en veine de fumisterie.

 

Ils escaladèrent la légère clôture, et transbordèrent le majordome à bout de bras.

 

Inutile de dire que Tom avait accueilli la proposition avec une joie délirante. Il la trouvait toute naturelle, et s’étonnait même qu’aucun des Américains, résidant à Paris, n’en eût l’idée.

 

On lui fit gravir la vasque du bassin ; et non sans peine, on parvint à l’installer, lui et ses drapeaux, sur la tête d’un cheval de bronze d’où, en se tenant debout, il pouvait aisément accomplir son œuvre patriotique.

 

Tout entier à son œuvre, Tom Punch ne s’aperçut pas que les compagnons qui, jusque-là, l’avaient encouragé de leurs vivats, s’étaient silencieusement éclipsés.

 

La statue avait maintenant une tout autre allure, drapée de larges bandes rouges, semées d’étoiles d’or.

 

Tom Punch se frottait les mains.

 

Mais sa joie fit place au découragement le plus profond, lorsqu’il constata qu’il était impossible de descendre de son piédestal improvisé, et que personne ne répondait plus à ses appels. Il s’assit philosophiquement, les jambes pendantes, sur son cheval de bronze, et attendit les événements.

 

Ils ne tardèrent pas à survenir, sous la forme de deux gardiens de la paix qui, le voyant dans cette position insolite, crurent, tout d’abord, se trouver en présence d’un fou. Ils parvinrent, néanmoins, à le remettre sur la terre ferme.

 

Quelques instants après, l’infortuné Tom Punch subissait, devant le commissaire de police du quartier, un interrogatoire en règle.

 

Il venait d’apprendre, avec stupeur, qu’il était tombé sous le coup d’une loi draconienne sur les « dégradations de monuments publics ».

 

De plus, le magistrat n’était pas loin de soupçonner, sous cet incident, une affaire politique. Il allait en référer au ministre des Affaires étrangères.

 

– Mais, s’écriait le malheureux, quel mal ai-je donc fait ? Puisque c’est l’Amérique, il est tout naturel qu’elle porte des couleurs américaines.

 

Et il ne se sortait pas de là. Les raisonnements les plus spécieux ne valaient rien contre sa logique de patriote.

 

Tom Punch avait été fouillé minutieusement et mis au secret, comme un criminel politique.

 

Le lendemain, tout Paris connaissait déjà l’aventure. Les journaux du matin avaient consacré à Tom Punch une édition spéciale qui s’était enlevée comme par enchantement. Les ministères s’étaient émus. Le téléphone, le télégraphe fonctionnaient sans interruption. Il s’en fallut de peu qu’on ne convoquât, à l’Élysée, les ministres en villégiature.

 

Dire combien, tout en pestant contre la sottise de son intendant, Ned Hattison dut faire de pas et de démarches, nous y renonçons !

 

Du commissariat, on l’envoya à la préfecture, de la préfecture au ministère, du ministère au consulat où enfin, grâce à son nom connu et à la crainte de faire surgir des difficultés diplomatiques entre la France et les États-Unis, on étouffa l’affaire.

 

Après deux jours de captivité, Tom Punch fut enfin remis en liberté. Il regrettait amèrement son malencontreux patriotisme, et dut encore subir, de la part de son maître, une verte semonce.

 

Mais jamais il ne réussit à comprendre la nature du délit qui avait tant amusé les Parisiens, et avait fait de lui un personnage célèbre pendant vingt-quatre heures.

 

CHAPITRE XIV

Une lettre mystérieuse

 

– Acceptez-vous un cigare, monsieur ? Ce sont des panatellas. Mon père les dit excellents.

 

Et Lucienne Golbert tendit une boîte à Ned.

 

Le dîner venait de prendre fin. La jeune fille avait fait les honneurs de la maison avec cette grâce discrète et souriante, cette réserve pleine de familiarité, qui est l’apanage des jeunes filles françaises.

 

M. Golbert, dont la bienveillante physionomie s’éclairait d’un sourire heureux, trouvait très sympathique le jeune ingénieur.

 

Sans qu’il eût rien fait pour cela, la conversation avait surtout roulé sur l’invention de la torpille terrestre.

 

M. Golbert prétendait, qu’à bref délai, cette découverte devait complètement changer les conditions des guerres, et qu’il ne serait pas extraordinaire qu’elle amenât leur suppression. Le savant, chez lui, était doublé d’un philosophe.

 

Ned, au contraire, émettait des doutes sur l’avènement d’une paix universelle. Non point qu’il se targuât de scepticisme ; les idées remplaceraient les canons, mais la lutte entre les hommes existerait toujours.

 

Les quelques savants, amis de M. Golbert présents au dîner, n’avaient pas émis d’opinion formelle. Selon eux, l’homme, sa raison d’être, et la lente évolution qui, partie des derniers degrés de l’animalité, en avait fait un rêve merveilleux entre tous, tout cela, c’était du mystère. L’avenir de l’humanité restait impénétrable.

 

Dans le fumoir, coquettement meublé, où des armes japonaises côtoyaient des antiquités gothiques et des statues étrusques, on avait servi le thé.

 

Lucienne s’empressait autour des convives, s’informant des goûts et des préférences. Dans sa robe de couleur claire, ses longs cheveux flottant à l’antique, elle était vraiment charmante.

 

Tout en écoutant un interminable discours sur un nouveau phonographe que lui faisait un vieux savant à lunettes d’or, Ned suivait, du coin de l’œil, les allées et venues de la jeune fille.

 

Il subissait, involontairement, le charme enveloppeur qu’elle dégageait. Une sensation qu’il ne pouvait définir s’emparait de lui. Il était heureux lorsque, alerte et souriante, Lucienne s’approchait, et, de sa voix perlée, se mêlait un moment à la conversation. Lorsqu’elle s’éloignait, le regard de Ned l’accompagnait. Il se montra, ce soir-là, un médiocre causeur, et ce ne fut que par contenance que, de temps à autre, il tint tête, sans enthousiasme, à ses interlocuteurs.

 

Pourtant, M. Golbert exposait en ce moment des idées qui valaient la peine d’être discutées.

 

– Avant peu, s’écriait-il, les communications entre les continents se feront aussi sûrement qu’elles se font sur la terre ferme. Les paquebots, les transatlantiques n’auront été qu’un mode provisoire de locomotion.

 

Les assistants écoutaient ces paroles avec un étonnement qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler.

 

– Oui, continua-t-il, outre leur peu de rapidité, ils n’offrent pas une parfaite sécurité. Chaque jour, des naufrages, des collisions, coûtent la vie à des centaines de personnes. Je crois avoir résolu le problème des communications intercontinentales. Voici : je mets en ce moment la dernière main à un plan de locomotive sous-marine qui, si je ne m’abuse, remplira toutes les conditions désirables de vitesse et de sécurité.

 

Ces paroles mirent le comble à la surprise générale. La chose paraissait tellement impossible, tant de difficultés semblaient s’amonceler pour en empêcher la réalisation, que même la grande renommée de M. Golbert, comme infatigable chercheur et souvent heureux innovateur, avait peine à dissiper l’incrédulité.

 

En effet, comment établir, dans ces profondeurs sous-marines, hantées de monstres inconnus, déchiquetées de collines et de ravins, une ligne de communication ininterrompue ?

 

La pression semble totalement y exclure la présence de l’être humain. Malgré les plus minutieux sondages, nul ne connaît encore parfaitement ces régions. Elles semblent, pour toujours, se dérober aux recherches les plus aventureuses.

 

– Mais on n’aura jamais vu d’entreprise aussi audacieuse, s’écria-t-on. Vous avez donc anéanti les lois de la physique !

 

– Nullement, fit M. Golbert. Je me les suis conciliées.

 

Et, malgré cette invitation à préciser, il s’en tint à ces paroles.

 

– Le moment n’est pas encore venu, dit-il, de dévoiler mes plans et mes travaux. Pourtant, il ne saurait tarder.

 

Les commentaires ne tardèrent pas aux paroles du savant. C’était une véritable surprise. Ses plus intimes amis n’avaient jamais rien su de ces recherches.

 

Après s’être éclipsée pendant quelques instants, Lucienne venait de rentrer dans le fumoir.

 

Elle s’était accoudée à un petit meuble oriental. Ses yeux rencontrèrent ceux de Ned Hattison. Il parut au jeune homme que son doux regard ne fuyait point le sien.

 

Inconsciemment, tous deux détournèrent la tête. Une sensation fugitive qu’il n’avait jamais connue jusqu’à ce jour, et qui tenait de la joie et de la mélancolie, traversa le cerveau de l’ingénieur.

 

De son côté, la jeune fille sembla s’absorber à disposer, sur un petit guéridon, de menues statuettes antiques.

 

La soirée s’avançait. En reconduisant ses hôtes, M. Golbert leur promit, pour le mois prochain, une communication à l’Académie des sciences.

 

Tout en regagnant son domicile, Ned entendait encore, comme en songe, la voix claire de Lucienne, l’assurant qu’il serait toujours le bienvenu, et lui donnant rendez-vous aux prochains cours de la Sorbonne.

 

Sans qu’il se fût trop expliqué comment il avait si vite pris l’habitude de ces soirées chez l’affable savant, Ned ne passait plus maintenant de semaine sans s’y rendre.

 

– Ma foi, se disait-il, je puis bien me donner quelques heures de distraction. Cela me repose un peu de la balistique et de la pyrotechnie.

 

En réalité, il ne voulait pas s’avouer que, s’il prenait un grand plaisir à la conversation de M. Golbert, Lucienne surtout l’attirait.

 

Chaque fois que sa pensée se reportait vers Chicago, il se réjouissait de n’avoir pas cédé aux instances de son père, et de n’avoir point épousé miss Aurora.

 

Lorsque, sans trop savoir pourquoi, il la comparait à Lucienne, dans son esprit, la jeune milliardaire n’avait pas la première place.

 

Depuis qu’il fréquentait régulièrement chez le savant, sa vie lui paraissait moins vide, moins monotone. Au contact de la jolie Parisienne, sous l’influence de ses grands yeux veloutés, sa rigidité d’homme de science et de Yankee se fondait sensiblement.

 

Il commençait presque à prendre goût aux futiles bavardages des salons, surtout lorsque Lucienne faisait les frais de la conversation. Sans analyser ses pensées, il se laissait bercer par l’indéfinissable bonheur qu’il ressentait à l’entendre.

 

Tom Punch, lui, après son algarade du Luxembourg, avait juré ses grands dieux de ne plus boire et de s’assagir.

 

Il passait maintenant ses journées à découvrir de nouveaux procédés culinaires.

 

Il avait acheté tous les livres des gastronomes célèbres et les étudiait avec ardeur. Somme toute, cette inoffensive manie n’inquiétait pas son maître.

 

Suivant sa promesse, il envoyait, chaque semaine, à William Boltyn, une douzaine de méthodes nouvelles pour accommoder la volaille ou les rosbifs.

 

En outre, il n’oubliait pas de renseigner miss Aurora sur les actions de son fiancé.

 

Dans les intervalles des cours et des visites aux fonderies et aux arsenaux, Ned passait des journées entières en son laboratoire.

 

La locomotive sous-marine de M. Golbert l’avait fort intrigué. Il avait discrètement essayé d’obtenir des renseignements.

 

Peine inutile. Le savant éludait les questions et, sous sa bonhomie souriante, laissait voir qu’il ne voulait rien dire.

 

D’autre part, les ateliers de constructions de la torpille terrestre, maintenant terminés, étaient absolument interdits au public. Toutes les démarches qu’il avait faites pour essayer d’y pénétrer n’avaient amené aucun résultat.

 

Il connaissait cependant le nom de l’inventeur : Olivier Coronal, un jeune homme de vingt-cinq ans, maintenant célèbre dans toute l’Europe.

 

De naissance modeste, il avait, grâce à son travail, acquis de bonne heure une légitime réputation.

 

Son extérieur était accueillant, ses manières ouvertes. Son esprit large et hardi voyait plus loin que les faits et que les applications industrielles. Acharné à l’étude jusqu’à l’opiniâtreté, ne se laissant rebuter par aucune déconvenue, ce n’était qu’au bout de plusieurs années d’efforts qu’il avait enfin découvert son foudroyant engin de destruction.

 

Tout le bien qu’on disait d’Olivier Coronal, les articles élogieux que lui consacraient les journaux, irritaient Ned Hattison. Son orgueil d’Américain se révoltait, à l’idée qu’un Français l’eût devancé dans la voie où il s’était engagé depuis la fondation de Mercury’s Park et de Skytown.

 

Dans ses lettres, l’ingénieur Hattison était de plus en plus pressant. Il reprochait à son fils de manquer d’initiative, et de ne savoir utilement employer les capitaux dont il disposait. Sa haine des Européens perçait à travers chaque ligne de ses missives. L’impatience, la colère du jeune homme grandissaient avec les reproches de son père.

 

Il avait vu se terminer les bâtiments d’Enghien, vastes constructions vitrées et recouvertes de tuiles rouges. Çà et là, des bouquets de feuillage mettaient une note gaie surgissant au milieu des hautes cheminées qui se découpaient sur l’horizon. Mais les hautes enceintes, tapissées de plantes grimpantes et gardées par des soldats, cachaient à tous les yeux le secret que brûlait de connaître Ned Hattison.

 

L’ingénieur avait enrôlé plusieurs détectives intelligents, qui s’étaient installés débitants de boissons dans le pays. Ils devaient recueillir les moindres propos des ouvriers sur ce qui se passait à l’intérieur des usines. En dépit de tout cela, il n’avait rien pu découvrir d’intéressant.

 

Pour la construction de sa torpille, Olivier Coronal avait spécialisé le travail, l’avait divisé à l’infini. Chaque ouvrier fabriquait toujours la même pièce sans en connaître la destination. L’ajustage des torpilles était fait par plusieurs savants que l’inventeur en personne dirigeait.

 

Ned reconnut l’impossibilité d’introduire, dans la place, des mécaniciens à ses gages.

 

Il savait parfaitement, par ses intermédiaires, le nombre des ateliers, la spécialité de chacun d’eux ; mais cela ne l’avançait pas beaucoup, puisque le montage de l’engin et la formule de l’explosif lui étaient inconnus.

 

Les opérations les plus importantes étaient ignorées de tous les ouvriers.

 

Quant aux savants chargés de ce travail, il ne fallait pas songer à les corrompre.

 

Ned Hattison rongeait son frein et commençait à désespérer. Sur la foi de ce qu’on disait d’eux, il avait cru les Français plus faciles à tromper. Et voici qu’il se trouvait en face d’une difficulté insurmontable, d’un secret jalousement gardé.

 

Il semblait qu’une force invincible, qu’une puissance occulte, s’ingéniât à déjouer tous ses projets.

 

Certains des agents de Ned, de nationalité étrangère, avaient été reconduits à la frontière. D’autres avaient reçu des avis secrets les invitant à quitter au plus tôt Paris.

 

Ces mystérieuses missives étaient libellées de telle façon, que les intéressés n’hésitaient pas à obéir. Le traitement, cependant considérable, que leur octroyait Ned, ne pouvait même les retenir.

 

« Va-t-il se passer la même chose qu’à Londres ? se demandait l’ingénieur avec anxiété. Et vais-je, chaque fois, me buter à des obstacles que je ne puis même pas connaître ? »

 

Une fièvre de combat s’emparait de lui, suivie d’abattements qu’il n’avait jamais connus.

 

Dans ses heures de découragement, il éprouvait comme un remords d’avoir accepté cette mission. La haine de son père pour l’Europe ne trouvait plus, en lui, aucun écho. Il se sentait gêné par l’accueil cordial qu’à chacune de ses visites lui faisaient Lucienne Golbert et son père.

 

Bien qu’il sût que rien de nouveau ne l’y attendait, plusieurs fois par semaine il se rendait à Enghien.

 

Là, dans ce paysage riant, non loin d’Ermenonville, qu’habita le philosophe Jean-Jacques Rousseau, il se promenait des heures entières autour des vastes constructions, roulant toutes sortes de projets dans son cerveau, et regardant d’un œil de convoitise les coupoles métalliques où l’on entendait le ronflement des machines, les toits de brique qui surgissaient des murs d’enceinte.

 

Au milieu de la vaste fourmilière, Olivier Coronal, directeur en chef des fabriques, habitait un petit pavillon.

 

Il n’en sortait guère que pour se rendre aux ateliers. On le voyait rarement à Paris. À peine allait-il, de temps à autre, passer une soirée chez M. Golbert. À part cela, il travaillait du matin au soir.

 

Ned Hattison avait aperçu quelquefois, de loin, sa silhouette de robuste paysan, comme taillée à coups de hache.

 

Presque toujours nu-tête, il portait une abondante chevelure noire, qui retombait jusque sur ses épaules en boucles soyeuses. Ses yeux bruns et vifs éclairaient son visage au front large, aux lignes fortement accusées. C’était à la fois un homme d’action et un penseur.

 

Ce matin-là, on venait de lui apporter son courrier. Il parcourait rapidement chaque lettre, annotant çà et là ses instructions. C’étaient, pour la plupart, des lettres d’affaires ou de félicitations. Car la France entière suivait avec intérêt les travaux d’Enghien, et nombreux étaient les savants qui ne résistaient pas au désir de complimenter l’inventeur.

 

Une seule enveloppe restait sur le plateau. Olivier Coronal l’ouvrit ; et sa physionomie se rembrunit subitement à la lecture de la lettre suivante :

 

Monsieur,

 

Dans votre intérêt, je vous prie de vouloir bien vous trouver ce soir, à six heures, place de la Bourse, devant le péristyle. J’ai des choses très graves à vous communiquer. Je vous connais et vous aborderai le premier.

 

BOB WELD.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Coronal. On me connaît, et on veut me communiquer des choses très graves !

 

L’inventeur s’absorba dans ses réflexions. Il relut la lettre, regarda l’enveloppe…

 

Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il ne pouvait attacher aucune figure à ce nom de Bob Weld.

 

Les termes vagues de cette missive le laissaient fort perplexe. S’agissait-il de lui personnellement ? Courait-il un danger ? Ou bien les usines qu’il dirigeait étaient-elles menacées ? Son secret était-il découvert ? Le mystérieux correspondant n’avait rien précisé.

 

CHAPITRE XV

Perfide Albion

 

Le caractère, les mœurs des Anglais, leur manière d’agir vis-à-vis des autres peuples, sont assez connus pour que nous n’essayions pas une description complète.

 

Dans le commerce, dans l’industrie, et surtout dans la colonisation, en un mot dans tout ce qui touche, d’une manière quelconque, à leurs intérêts de commerçants, leurs ruses, leur sans-gêne, l’absolu mépris qu’ils ont pour leurs voisins sont légendaires.

 

Mais c’est surtout dans leur politique extérieure qu’ils se sont révélés, qu’ils ont le mieux montré leur audace, leur égoïsme ; que sous le couvert des grands mots de civilisation et de progrès, ils ont donné un libre essor à leurs instincts dominateurs et rapaces.

 

Diviser pour régner, voilà leur principe. Les moindres incidents servent de prétexte à la mise en œuvre de cette tactique. Ils colonisent, la Bible d’une main, le revolver de l’autre. Leurs instincts mercantiles ne connaissent pas d’obstacles.

 

Toujours à l’affût de nouvelles colonies à conquérir, ils saisissent habilement toutes les occasions de planter quelque part le drapeau britannique. Susciter entre les gouvernements des difficultés diplomatiques n’est pour eux qu’un jeu. Ils savent ménager, comme on dit, la chèvre et le chou, et toujours en retirent quelques avantages.

 

L’humanité, dont ils font grand cas dans leurs discours officiels, ne les embarrasse pas dans les faits. Leurs hommes d’État présentent ce type particulier qui réunit à la fois la prudence et la hardiesse. Ils savent attendre l’heure favorable et hâter les événements, tout en ayant l’air de les retarder.

 

L’âme des Anglais, toute d’une pièce, ne présente pas les divergences et les contradictions qu’on peut observer dans les autres pays. Elle est uniforme, invariable et opiniâtre. Le même but l’anime ; les mêmes convoitises l’exaltent.

 

On a beaucoup parlé de la supériorité des Anglo-Saxons, de leur esprit d’initiative, de leur entente de la vie. On nous a prédit qu’ils seraient, à bref délai, les maîtres du monde civilisé. Nous ne le croyons pas.

 

Leur empire colonial, qui va chaque jour en s’agrandissant, ne justifie pas complètement ces prévisions. S’ils ont empoisonné la Chine par l’opium, s’ils ensanglantent journellement l’Afrique pour pouvoir l’inonder à leur guise d’alcool et de basses pacotilles, si jusqu’en Égypte ils étendent les frauduleuses manœuvres de leurs diplomates, ils n’ont point acquis une véritable suprématie ; on peut dire même qu’ils ne l’acquerront jamais.

 

L’esprit français, leur ennemi séculaire, leur barre la route ; et c’est surtout à combattre son influence que s’exerce le Foreign Office ou ministère des Affaires étrangères.

 

Le Foreign Office ne ménage pour cela ni l’argent ni les hommes. Une véritable armée de détectives, choisis parmi les plus sagaces, est chargée de lui fournir des renseignements et d’exécuter ses ordres.

 

La dextérité, l’audace de ses agents, leur adresse à se glisser dans tous les milieux, sont surprenants.

 

Dès qu’un but est assigné, ils déploient, pour l’atteindre, des ruses d’Apaches. Tous les procédés leur sont bons.

 

Bob Weld était un détective à la solde du Foreign Office.

 

Son passé, pour tout le monde, demeurait rempli de mystère. Comment était-il entré dans l’espionnage diplomatique ? Personne ne se le rappelait.

 

Ancien forban ou grand seigneur déchu, il avait de l’un l’audace, de l’autre les bonnes manières et la hautaine apparence.

 

D’une intelligence peu commune, il était, de plus, passé maître dans l’art de la dissimulation et de l’impassibilité. Son habileté à changer d’idées et de langage n’avait d’égale que la facilité avec laquelle il travestissait sa physionomie.

 

On l’a vu électricien consommé à Mercury’s Park, touriste anglais et passager du London ; aussi bien l’eussions-nous rencontré missionnaire allant porter la bonne doctrine aux peuplades sauvages, négociant farci de considérations économiques, général retraité parlant avec gravité de questions militaires, ou bien encore étonnamment exact dans les fonctions plus humbles de maître d’hôtel ou de garçon de banque.

 

On eût fait un volume en décrivant les nombreux personnages dont il avait endossé l’apparence.

 

Personne ne connaissait Bob Weld, n’avait fait attention à lui. En revanche, il possédait, classées avec soin dans sa mémoire, toutes les physionomies célèbres de l’Europe et du monde entier.

 

Ned Hattison y figurait en bonne place depuis que, par suite d’une série de circonstances favorables, le policier avait découvert les constructions enfouies au milieu des montagnes Rocheuses et que, d’après les ordres de son gouvernement, il avait filé le jeune ingénieur en Europe.

 

L’existence que celui-ci y menait n’avait pas de secrets pour lui.

 

En remontant les grands boulevards dans la direction de l’Opéra, le détective se frottait les mains. Il était content de lui et des événements.

 

Après les révélations qu’il venait de faire à Olivier Coronal, si les catastrophes ne se précipitaient pas de manière à donner satisfaction au Foreign Office, ce ne serait vraiment pas de sa faute.

 

Le chapeau haut de forme carrément posé sur la tête, la démarche majestueuse dans ses vêtements coupés à la dernière mode, augmentée encore de la noblesse de favoris blancs encadrant son visage, il avait tout à fait l’aspect d’un diplomate, sinon d’un ambassadeur.

 

« Après ce qu’il vient d’apprendre, monologuait-il intérieurement, Olivier Coronal est capable de se livrer aux dernières violences. Je le connais, ajoutait-il en souriant. C’est un méridional : sang vif et tête chaude. Lorsqu’il rencontrera Ned Hattison, qui doit justement aller visiter la partie des ateliers ouverte au public… »

 

Il ne formulait pas sa pensée ; mais elle lui était sans doute agréable, car un sourire inexprimable effleurait ses lèvres.

 

Il entrevoyait déjà le scandale, les difficultés diplomatiques qui ne manqueraient pas de surgir entre la France et les États-Unis ; et l’Angleterre, profitant de cette aubaine qui lui rapporterait plus – commercialement s’entend – qu’une glorieuse expédition, qu’une de ces folles équipées humanitaires comme en commettent les Français.

 

Si tout allait bien, ce serait pour lui une affaire de quelques milliers de livres sterling, et le prestige d’une délicate expédition menée à bonne fin.

 

Bob Weld venait de s’engager dans le faubourg Saint-Honoré.

 

Quelques minutes après, il pénétrait dans les bureaux du consulat britannique.

 

Laissons-le gagner le cabinet du consul et rendre compte de ses actes, cependant que, les traits bouleversés par la violence de ses sentiments, Olivier Coronal reprenait le train pour Enghien, à la gare du Nord.

 

– Jamais je n’aurais soupçonné cela, s’écriait-il avec véhémence. Comment ! je suis espionné ! Et par qui ! Par Ned Hattison lui-même ! Qui l’eût dit ?

 

Bob Weld avait jugé juste. L’émotion de l’inventeur était profonde. Il serrait les poings avec rage ; ses yeux lançaient des éclairs.

 

« Nous sommes vraiment inconscients d’ouvrir, comme nous le faisons, nos portes à des étrangers, pensait-il. Ils en profitent pour nous trahir sans scrupule, nous voler nos découvertes, nous frustrer du produit de nos travaux. Et comme récompense, ils se moquent de nous et nous méprisent. »

 

– Ah ! que je le rencontre, cet Américain, ajoutait-il en secouant furieusement sa chevelure léonine ; nous verrons s’il osera nier l’évidence ! Car le doute n’est plus permis. Ce Bob Weld m’a mis en main des preuves palpables.

 

En arrivant à Enghien, l’agitation de Coronal n’était pas encore calmée. Il sentait sourdre en lui une flamme de haine. Dans son cabinet de travail, la tête dans ses mains, il réfléchit.

 

Au-dehors on entendait le grincement des machines.

 

À mesure qu’il s’enfonçait dans ses songeries, ses pensées, tout d’abord violentes et précises, se teintaient de philosophie et de tristesse.

 

– Est-ce que ce sera donc toujours la même chose, murmurait-il ; et notre vie n’aura-t-elle jamais un but plus élevé ? N’est-ce pas illogique d’inventer pour détruire, de s’armer les uns contre les autres ; et le cerveau humain ne sera-t-il jamais affranchi de la haine et du meurtre ?

 

Il détaillait, dans son esprit, les avantages de la torpille terrestre, supputait les résultats de sa puissance destructive.

 

– C’est donc là le progrès : une question d’explosifs… de canons ? Un jeu de massacre dont nous confectionnons les boules ?

 

« Remplacer un engin qui peut abattre cinquante hommes d’un seul coup par un autre qui en fauchera cinq cents ; bombarder des villes, exterminer des populations, est-ce là le résultat de six mille ans de pensée et d’efforts ?

 

« Que nous réservera l’avenir ? Quel soleil luira pour les générations futures ?

 

« Les plus optimistes n’osent rien affirmer.

 

« En face de l’Europe, une civilisation s’est dressée, hâtive et monstrueuse. En un siècle, les États-Unis ont réalisé l’impossible, ont atteint le summum de l’activité matérielle.

 

« Pour nous autres, le véritable péril est là. Jusqu’à ce jour, les Américains se sont contentés d’être d’étonnants industriels. Cela ne leur suffit plus.

 

« Nous les sentons s’agiter et se débattre dans des problèmes économiques. Ils cherchent à nous imposer leurs tarifs commerciaux ; ils emploieront tous les moyens pour y arriver.

 

« Déjà leur armement s’augmente et se perfectionne. La présence de Ned Hattison en France n’est guère faite pour me faire changer d’avis.

 

« Que résultera-t-il de cet immense conflit ? Peut-on, sans frémir d’horreur, envisager la perspective d’une guerre générale ?

 

« Avec les moyens de destruction que nous possédons, qui, chaque jour, deviennent plus terribles et, dans cinquante ans, seront inimaginables, quelle tuerie, quelle hécatombe ensanglanterait l’univers soi-disant civilisé !…

 

Olivier Coronal avait relevé la tête. Une fièvre d’évocation l’agitait tout entier. Ses yeux semblaient regarder au loin, sans rien voir des choses environnantes.

 

– Oui, poursuivit-il, ce serait effroyable. Mais tout porte à croire que l’humanité ne connaîtra pas ces époques lugubres.

 

« L’orgueil des Américains, leur puissance qui s’accroît sans cesse, l’ère d’hostilités qu’ils inaugurent, tout cela est un bien pour l’Europe.

 

« En politique, comme en physique, les lois de l’équilibre agissent d’elles-mêmes, à l’heure propice.

 

« Contre le péril américain, le véritable danger des races latines, sait-on s’il ne se formera pas, en Europe, une immense république, englobant toutes les puissances du vieux continent que divisent encore des querelles séculaires ?

 

« Après tout, ce serait logique. Les États-Unis d’Europe, en face des États-Unis d’Amérique, rétabliraient la balance des forces, la stabilité de la vie, et permettraient peut-être le désarmement général.

 

« On ne pourrait plus faire la guerre. Ce serait, pour la première fois, l’avènement d’une ère vraiment sublime de génie et de paix.

 

« Si l’on songe à ce que pourraient produire, utilisés au profit du bien-être de tous, les énormes capitaux, les efforts cérébraux des générations, qu’absorbe maintenant, qu’immobilise l’armement des peuples, on reste saisi d’étonnement.

 

« Comme la vie serait belle, affranchie des luttes et des haines qu’engendre l’antagonisme des intérêts ! Que de merveilles réalisées, et qui profiteraient mieux aux hommes que des torpilles et des mitrailleuses !

 

« L’agriculture florissante, la vie de l’ouvrier garantie de la misère, délivrée du vice par l’assainissement des villes et des cerveaux. Et comme elle serait vite résolue la terrible question sociale, par un peuple joyeux de vivre sainement, et d’engendrer des hommes libres et conscients de la beauté de leur race.

 

« S’ils pouvaient un jour se réaliser, les États-Unis d’Europe amèneraient peut-être la réalisation de tous ces rêves !

 

« Allons, bon ! me voilà encore monté dans ma tour d’ivoire ! s’écria Coronal, sortant de sa rêverie, en entendant frapper à la porte.

 

Son domestique, un jeune homme d’une vingtaine d’années, à la tête gouailleuse de gavroche parisien, entra.

 

– Qu’est-ce que c’est, Léon ?

 

– Une lettre, monsieur. Elle vient d’arriver de Paris.

 

Il déposa, sur le bureau, une large enveloppe cachetée de rouge.

 

Léon allait ouvrir la bouche pour quelque facétie de mauvais goût ; mais l’inventeur s’écria, avec une brusquerie qui ne lui était pas ordinaire :

 

– Laisse-moi tranquille ! Si j’ai besoin de toi, je te sonnerai.

 

Léon se retira en grommelant :

 

– Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc, le patron, aujourd’hui ? Il est aimable comme un chat en colère. Va donc, eh ! singe !…

 

Olivier n’entendit pas ces réflexions ; mais le sans-gêne de son domestique ne l’eût pas surpris.

 

Élevé dans les faubourgs de Belleville, Léon Goupit, dont le père avait été plus de trente ans au service de la famille Coronal, était mieux qu’un Parisien, c’était un Bellevillois dans l’âme.

 

Malgré ses fonctions auprès de l’inventeur, il avait gardé, des interminables flâneries de son enfance, ce langage imagé et sans façon qui fait reconnaître le gamin de Paris dans tous les pays du monde.

 

Une éternelle cigarette collée sur ses lèvres aux coins retroussés, un profil amusant, les cheveux en coup de vent, le nez fureteur et les yeux malins, toujours content de lui et prêt à railler les autres, c’était bien le vrai type du gamin, insouciant et blagueur.

 

Il avait, pour Olivier Coronal, un dévouement à toute épreuve, une affection capable de compenser bien des défauts. Si Léon manquait de correction, si, souvent, il était irrespectueux, par contre, il connaissait à merveille les habitudes de l’ingénieur et lui rendait de grands services.

 

Olivier Coronal avait brisé fébrilement les cachets de la missive.

 

Une haute écriture, ferme et volontaire, parut à ses yeux.

 

Il lut :

 

Monsieur,

 

J’ai l’honneur de vous prier de m’autoriser à visiter la partie des ateliers d’Enghien que le gouvernement français vient d’ouvrir au public.

 

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

 

NED HATTISON.

 

Il relut la lettre, la tourna dans tous les sens, mais sans parvenir à classer une idée dans son cerveau.

 

– Comment ! s’écria-t-il enfin, Ned Hattison ose me demander la permission de visiter les ateliers ! Ah ! c’est trop d’impudence. Après avoir établi, dans tout le pays, un système d’espionnage en règle ! Eh bien, nous allons voir !…

 

La sueur aux tempes, il écrivit d’un seul jet :

 

Monsieur,

 

Votre audace n’a d’égale que votre bassesse. Je regrette de ne pouvoir vous accorder l’autorisation que vous sollicitez…

 

Une pensée lui vint. La plume lui glissa des mains.

 

– Non, fit-il, qu’il vienne ; j’aime mieux cela. Je pourrai lui dire en face toute ma pensée et l’accabler de tout mon mépris.

 

Il sonna.

 

– Tiens, Léon, porte immédiatement cette autorisation à la poste.

 

Son domestique disparu, l’ingénieur s’absorba de nouveau. L’idée lui vint bientôt que cette demande n’était peut-être qu’une raillerie, une fumisterie dirigée contre lui, et que Ned Hattison n’en était pas l’auteur.

 

Il se trompait. L’ingénieur avait appris, par M. Golbert, qu’on admettait désormais les visiteurs à Enghien.

 

Le savant avait dit cela négligemment, un jour que, rentrant d’une séance de l’Académie, qui s’était prolongée plus tard qu’à l’ordinaire, il avait trouvé Ned en tête à tête avec Lucienne.

 

Tout en sachant respecter les convenances, la jeune fille vivait assez librement. Elle n’affectait aucune pruderie dans la conversation, et parlait sur tous les sujets avec ce sérieux mitigé de gaminerie qui la faisait originale et charmante.

 

Ce soir-là, en prenant congé du savant et de Lucienne, Ned Hattison revint à pied jusqu’à son domicile. Le long des boulevards, où grouillait une foule turbulente et joyeuse, il se sentait comme animé d’une nouvelle vie.

 

À côté des tourments et des déceptions que lui occasionnaient ses recherches, ces soirées de causerie intime, où la jeune fille lui ouvrait son âme avec une confiante naïveté, avaient pour lui un charme puissant et lui procuraient une joie dont il commençait à deviner la véritable cause.

 

Dans le silence de son laboratoire, il osait, parfois, s’avouer à lui-même son amour pour Lucienne Golbert.

 

Il avait maintenant des espérances qu’il ne se précisait pas à lui-même. Son imagination, ordinairement contenue par ses études, se livrait à de folles équipées. Il entrevoyait l’avenir sous les plus séduisantes couleurs.

 

Cependant, il n’avait jamais déclaré son amour à Lucienne ; et seule l’expression de joie profonde de ses yeux, lorsqu’ils s’attachaient sur ceux de la jeune fille, aurait pu dévoiler ses sentiments.

 

Somme toute, ce n’était encore qu’un rêve à peine formulé, un espoir dont il berçait sa vie et qui lui était bienfaisant au milieu de ses inquiétudes.

 

Après avoir adressé à Olivier Coronal, la demande qui surprit tant celui-ci, il attendit impatiemment l’autorisation que, nous l’avons vu, l’inventeur ne tarda pas à lui envoyer.

 

Le lendemain matin, il prenait le train pour Enghien.

 

Aux portes de la charmante petite ville, l’usine des torpilles terrestres profilait ses vastes bâtiments bariolés de couleurs claires.

 

Il présenta son permis au fonctionnaire, qui le laissa passer sans difficulté.

 

Un bizarre sentiment de fierté s’empara de lui, comme il franchissait le seuil.

 

– Enfin, se disait-il, j’ai donc réussi à m’introduire dans ces ateliers si bien gardés… Malheureusement, je n’y verrai sans doute pas grand-chose aujourd’hui qui puisse me servir.

 

En face de lui, une large porte vitrée donnait accès à un vestibule, meublé de fauteuils en velours rouge.

 

Il y pénétra.

 

En même temps que lui, Olivier Coronal parut.

 

Une large ride barrait son front ; elle s’accentua encore tandis que Ned Hattison saluait avec correction.

 

– Vous avez l’autorisation de visiter les ateliers, monsieur ! s’écria-t-il, sans pouvoir contenir son agitation.

 

Le ton avec lequel Olivier prononça ces simples paroles, le regard dont il les accompagna, firent pressentir à l’ingénieur américain qu’on ne lui ménageait pas une réception amicale.

 

Néanmoins, il ne laissa rien paraître de sa surprise et tendit son permis.

 

– En effet, monsieur, dit-il, je suis désireux de voir ces merveilles qui occupent actuellement tout le monde civilisé.

 

Cette réponse courtoise ne fit qu’exaspérer davantage Olivier Coronal.

 

– Elle l’occupe peut-être trop, fit-il ; et la sécurité de notre pays pourrait bien s’en ressentir.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Ned Hattison en rougissant.

 

Cette riposte inattendue, l’allure presque menaçante de l’inventeur l’avaient touché au vif !

 

– Ce que je veux dire ? C’est que nous sommes trop confiants en France ; que, toujours trompés, nous ne pouvons, malgré cela, nous résoudre à la défiance, et que nous continuons à ne tenir aucun compte des leçons du passé. Nous ouvrons toute grandes les portes aux étrangers ; nous les initions à tous les procédés de notre industrie, à toutes nos découvertes scientifiques. Nous nous abandonnons pieds et poings liés, sans la moindre garantie, aux écumeurs cosmopolites qui nous dévalisent sans vergogne.

 

La voix de l’inventeur était devenue sourde. Ses regards cherchaient ceux de Ned.

 

Celui-ci ne broncha pas.

 

– En vérité, monsieur, dit-il, je ne vois pas bien quel rapport peut exister entre ma visite, autorisée par le gouvernement français, et le flot d’invectives qui vous échappent en ce moment.

 

– Vous osez le demander ? Vous vous targuez de l’autorisation du gouvernement ! Croyez-vous que cela vous innocente et puisse fournir une excuse à vos inqualifiables procédés ?… Laissez-moi parler, fit-il en voyant que Ned voulait l’interrompre ; laissez-moi, puisqu’il le faut, vous dire que je n’ignore rien de vos manœuvres, de l’espionnage que vous avez organisé autour de mes ateliers. Vous êtes un agent des États-Unis ; vous êtes un espion !

 

À ce moment, la figure de Ned se décomposa, et devint livide.

 

– Un espion ! proféra-t-il en dardant vers l’inventeur un regard irrité. Voilà comment vous osez me traiter ; et cela chez vous, au cours d’une visite dont vous-même m’avez accordé l’autorisation !… Monsieur, vos paroles sont indignes d’un galant homme, et qui plus est, d’un savant !

 

– Oh ! n’essayez pas de vous retrancher derrière des questions de convenances. Je sais que nous avons, à l’étranger, une réputation de naïveté dont on profite. Pour une fois, fit-il ironiquement, vous serez mal tombé. Je le déplore pour vous et le succès de vos rapines.

 

– Ah ! vous m’insultez ! Vous insultez les États-Unis ! s’exclama Ned sous l’impulsion d’une fureur contenue jusqu’alors. Eh bien, prenez garde ! si c’est un défi qu’il vous faut, je vous le porte en tant qu’homme et en tant que savant. Votre torpille terrestre, nous n’avons pas besoin d’elle. Le génie de mon père vous prépare autre chose !…

 

Et, livide de colère, la bouche contractée par un rictus sardonique, Ned Hattison, après avoir toisé l’inventeur avec mépris, gagna la porte qu’il referma sur lui avec violence.

 

CHAPITRE XVI

Une découverte de Tom Punch

 

Quoique occupé de sujets moins élevés que son savant patron Ned Hattison, Tom Punch ne perdait pas une minute de son temps.

 

Il se signalait à sa manière par un déploiement d’ardeur, une dépense d’activité tout américaines. Il était maintenant populaire dans les diverses académies culinaires de Paris. Sa bonne humeur intarissable, la facilité avec laquelle il organisait, de ses deniers, de vastes agapes gastronomiques, lui avaient gagné tous les cœurs. Il commençait à devenir ce qu’on appelle « bien parisien ».

 

L’Oncle Tom, comme on l’appelait en petit comité – avec sa face de jour en jour plus rubiconde, et sa bedaine que n’eût pas désavouée Gargantua – était partout excellemment accueilli.

 

Des volumes ne suffiraient pas pour énumérer les plats inédits, les pâtés extravagants et les tourtes originales dont il régalait ses fidèles. Lucullus, le plus gourmet des Romains, n’eût été auprès de lui qu’un petit garçon ; et il éclipsait Vatel, Carême et Brillat-Savarin. William Boltyn aurait pu se faire une bibliothèque avec les recettes que lui adressait chaque semaine son fidèle majordome.

 

Assez philosophe dans presque toutes les choses de la vie, Tom Punch devenait, en matière de cuisine, enthousiaste et presque illuminé.

 

Alors, comme tous les prophètes, depuis Mahomet jusqu’au zouave Jacob, il se révélait insupportablement tyrannique.

 

Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de sauce verte pour un saumon, si, dans sa sagesse, il avait décrété de l’arroser de madère et de le saupoudrer de ravensara[7] et de gingembre râpé. Il se campait alors un poing sur la hanche, et foudroyait son interlocuteur confondu d’un regard de mépris digne du roi Louis XIV lui-même. Au demeurant, le meilleur fils du monde.

 

Il était si comique, lorsque, à grand renfort de gestes qui secouaient son gros ventre de bon vivant, il expliquait ses théories que, même les professeurs en bonnet blanc qu’il prenait plaisir à contrecarrer, ne lui gardaient aucune rancune de son arrogance et de son parti pris dans les discussions.

 

D’ailleurs, les plus terribles altercations finissaient toujours par un banquet où se discutaient, au milieu des toasts, les mérites respectifs des concurrents qui avaient élaboré chacun leur plat.

 

En peu de temps, il fut à la tête de plusieurs diplômes de maître-cuisinier, qu’en dépit des remontrances de Ned Hattison, il fit encadrer de baguettes dorées trois fois trop larges.

 

Cependant Tom Punch était entré dans une voie toute nouvelle, et il avait fait part de ses projets aux commensaux habituels des cours de cuisine.

 

Un matin, il était arrivé, la mine réjouie et l’air tout glorieux.

 

– Je viens d’avoir une idée véritablement extraordinaire, s’était-il écrié, sans même prendre le temps de s’asseoir.

 

– Voyons, moussu Tom, dit Kara-Boubou – maître coq nègre à la denture éclatante, en mission à Paris pour le compte d’un souverain de l’Afrique centrale, au service duquel il avait contracté un goût néfaste pour l’alcool à brûler – qu’avez-vous découvert ? Depuis votre pâté de homard au cari, je ne m’étonne plus de rien. Serait-ce par hasard le moyen de convertir l’eau en gin ? Parlez, vous nous faites languir.

 

– Non, fit Tom Punch, ce que j’ai projeté est plus simple. J’ai là, dit-il en s’appliquant sur le front une forte claque, une idée philanthropique et, ce qui ne gâte rien, une fortune.

 

– Coquin de Dious ! interrompit un Marseillais pur sang, frisé comme un caniche et qui roulait les r avec une maestria furibonde, une fortune ! Mais si vous avez découvert quelque chose, fit-il en levant les yeux extatiquement, parlez-moi de Marseille pour y faire sa fortune, coquin de sort !

 

Les assistants étaient assez tentés de demander à l’enthousiaste méridional pourquoi, s’il était si facile de s’enrichir à Marseille, il n’y était pas resté, au lieu de venir tenter la chance à Paris, cette ville déshéritée qui ne serait encore qu’un petit Marseille si elle possédait une Canebière.

 

Mais on était encore bien plus pressé de savoir quelle nouvelle idée fantasque avait pu traverser la cervelle de l’Américain.

 

Enfin, Tom Punch consentit à s’expliquer.

 

– Je veux, commença-t-il d’un ton doctoral, initier les peuples du Vieux Continent à la dégustation de la tortue ; je rêve de démocratiser ce reptile, de faire pour lui ce qu’un de vos présidents, Harry IV je crois, voulait faire pour la poule au pot.

 

« Aliment, friandise, médicament, la tortue est un résumé, une synthèse. Grâce à moi, les marécages, les étangs, les mares, et jusqu’aux rivages stériles de l’Océan, rapporteront des sommes énormes ; et le bien-être pénétrera dans les classes sociales jusqu’ici déshéritées.

 

« Mais je viens au fait. Vous connaissez tous cet animal ; vous savez que sa chair, après des préparations convenables, n’est pas indigne de figurer sur la table d’un prince, que dis-je ? sur celle d’un milliardaire américain.

 

« Depuis fort longtemps, la tortue était devenue le sujet de mes observations.

 

« Sans être farci de ces idiomes barbares qu’on appelle le grec et le latin, j’ai certaines connaissances scientifiques qui m’ont permis de découvrir, chez les tortues, des propriétés nutritives et médicales que personne n’avait soupçonnées.

 

« Ces propriétés, toutes les possèdent, depuis la gigantesque tortue éléphantine, jusqu’à la petite tortue des marais que les dames portent quelquefois en bijou, en passant par la tortue marine ordinaire si savoureuse dans les potages, et le caret qui fournit la blonde écaille de leurs peignes aux élégantes mondaines.

 

« Partant de mon idée, je vais organiser en grand l’élevage de la tortue. Je vais entreprendre la fabrication des conserves et surtout celle d’un certain sirop qui guérira la plupart des maladies et dont le goût sera délicieux.

 

« J’en veux voir avant six mois chez tous les épiciers et dans toutes les pharmacies.

 

– Du coup, personne n’aura plus besoin de médecin, fit naïvement le nègre Boubou qui ne comprenait pas très bien. Ce sera comme chez nous, où les sorciers guérissent toutes les maladies avec leurs « gris-gris ».

 

– Pourquoi pas, dit un autre en riant, du sirop de crapaud et de l’élixir de chauve-souris, comme au Moyen Âge ?

 

– Le crapaud, la chauve-souris ? fit Tom Punch, sans même s’apercevoir de la raillerie. Eh ! mais il y a peut-être quelque chose à faire. Je verrai cela plus tard.

 

Et il ajouta orgueilleusement :

 

– Il y avait une science nouvelle à créer, et je l’ai trouvée. Mon nom restera attaché à la gastronomie médicale.

 

Et, sur ces mots, l’enthousiaste majordome sortit précipitamment, comme s’il n’eût pas eu le moyen de perdre une seule minute pour la réalisation de ses beaux projets.

 

Il laissa ses auditeurs atterrés et bien près de croire qu’il était subitement devenu fou.

 

Quant à Kara-Boubou, qui tenait « moussu » Tom Punch en haute estime, il était absolument convaincu.

 

Pour commencer, Tom Punch avait acheté une vingtaine de tortues aux halles ; et les malheureuses bêtes, dépouillées de leurs carapaces, étaient allées bouillir dans de vastes marmites. Elles avaient été hachées, découpées, pressurées, passées au mortier, pour se retrouver finalement en bouteille, sous forme de liquides diversement colorés.

 

Le majordome exultait. Il était maintenant convaincu de l’importance de sa découverte ; et il se proposait de l’offrir généreusement au gouvernement américain, pour la nourriture, hygiénique et à bon marché, des soldats et des marins.

 

Baptisés de noms pompeux, ces extraits de tortue avaient fort bonne mine dans d’élégantes fioles de verre ouvragé que Tom Punch avait disposées symétriquement sur des rayons.

 

La nouvelle manie de son intendant avait fait sourire Ned Hattison, sans qu’il attachât d’autre importance à cette médication amphibienne.

 

C’était maintenant, rue d’Assas, une continuelle allée et venue de courtiers, que Tom Punch s’était attachés pour lancer et propager le nouveau médicament.

 

Ceux-ci flattaient naturellement ses idées. Ils n’émettraient jamais de doutes sur la réussite de l’affaire. Le succès, la célébrité et la fortune apparaissaient au majordome, dans ses rêves, émergeant des fourneaux et des alambics.

 

Il voulut entreprendre l’industrie en grand, sans prévenir personne, et commanda de suite, en Afrique, un chargement de dix mille tortues.

 

Un beau matin, justement le jour où s’était produit son altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison, en rentrant chez lui, aperçut devant sa maison plusieurs voitures de la compagnie PLM[8] qui stationnaient. D’immenses caisses à claire-voie, empilées les unes sur les autres, montaient jusqu’à la hauteur du premier étage.

 

Tom Punch semblait fort occupé à discuter avec les camionneurs.

 

Les bras au ciel, il s’évertuait à les convaincre.

 

Mais ceux-ci, leurs feuilles de livraison à la main, ne semblaient rien entendre.

 

– Ah çà ! voyons, Tom Punch, qu’y a-t-il donc ? est-ce un nouvel envoi de mon père ?

 

– Mais non, gémit piteusement le majordome ; j’ai eu l’imprudence de commander quelques tortues en Afrique ; et voilà que l’on prétend m’obliger à les installer ici ; mais je me trouve pris au dépourvu. Je ne peux cependant pas les mettre dans ma chambre. Il y a bien encore le jardin ; mais j’ai peur qu’elles n’y fassent des ravages. Je ne sais pas du tout que faire.

 

La surprise de Ned Hattison était telle qu’il ne put tout d’abord proférer une parole.

 

– Comment, fit-il après avoir embrassé d’un coup d’œil l’échafaudage de caisses, tu appelles cela quelques tortues ? Combien donc y en a-t-il ?

 

– Dix mille, monsieur, fit l’employé du chemin de fer.

 

– Dix mille tortues ! Tu as commandé dix mille tortues ! Mais es-tu devenu fou, par hasard ? Et tu crois que je vais ouvrir ma maison à cette armée qui va tout saccager, et ne laisser subsister ni une fleur ni un brin d’herbe.

 

– Mais non, mais non, fit Tom Punch. Je sais bien que cela ne se peut pas. D’autre part, les laisser plus longtemps empilées comme des harengs, c’est les exposer à une mort certaine. Ce serait pourtant dommage, fit-il en se frappant le front de désespoir. En vérité, je ne sais quel parti prendre.

 

– Mais voyons, qu’en veux-tu faire ?

 

– Ce que j’en veux faire ?…

 

Et devant les camionneurs ahuris, Tom Punch se mit à faire l’éloge de ses sirops et à vanter sa découverte.

 

Du coup, Ned Hattison, quoique la scène du matin ne l’eût guère mis en joie, ne put retenir un large éclat de rire.

 

– Alors, te voilà devenu pharmacien ? Mon pauvre Tom, je crois que l’air de Paris te tourne la tête. Sais-tu ce qui va t’arriver ?… Dix mille tortues ! Quelle folie !

 

– Pourtant il faut prendre une décision, fit Tom qui s’arrachait presque les cheveux de désespoir.

 

– Eh bien, veux-tu que je te donne mon idée ? Ce serait tout simplement, puisque tu as eu la folie de te mettre sur les bras cette cargaison d’un nouveau genre, de l’offrir au Jardin d’Acclimatation.

 

– Et mes sirops ? Et mes découvertes ? protesta le majordome. Croyez-vous que je puisse abandonner tout cela ?

 

– Certes non, fit Ned railleur, il vaut bien mieux te remettre dans les griffes de la police, d’où j’ai eu toutes les peines du monde à te retirer, le jour où la lumineuse idée d’orner des couleurs américaines la fontaine du Luxembourg te traversa le cerveau.

 

– La police ! s’écria Tom, qui, au seul souvenir de ces heures de captivité, se mit à trembler de tous ses membres.

 

– Mais, certainement. Crois-tu qu’on va te laisser, à ton aise, entretenir dans une ville civilisée une pareille armée de tortues ! De plus, tu seras certainement poursuivi pour exercice illégal de la pharmacie. Tu vois que de tous côtés ta situation n’est pas rose. Des ennuis de tout genre vont fondre sur toi ; et, cette fois-ci, je te certifie que je n’y pourrai rien faire.

 

Le pauvre Tom était abasourdi. Les camionneurs commençaient à perdre patience, d’autant plus que, comme les deux hommes s’exprimaient en anglais depuis quelques instants, ils ne comprenaient rien à cette scène.

 

– Eh bien, te décides-tu à suivre mes conseils ? fit Ned, et à te débarrasser de tes tortues en faveur du Jardin d’Acclimatation ?

 

Mais l’émotion du majordome était trop forte pour qu’il pût répondre. Sans mot dire, il abandonna tout, son sirop futur, les camionneurs, Ned, et franchit à grands pas la grille de la maison, où la tête dans ses mains, il s’abîma dans sa douleur.

 

Quelques jours après, les journaux apprenaient au public que grâce à la générosité d’un savant naturaliste américain, le Jardin d’Acclimatation s’était enrichi d’une merveilleuse collection de tortues de tous les types, de toutes les grandeurs.

 

Bien que son nom, orné d’épithètes pompeuses, figurât à côté de la désignation latine des tortues sur des plaques de tôle émaillée renseignant les visiteurs, Tom Punch fut longtemps à se consoler.

 

Depuis lors, chaque fois qu’il confectionnait un bouillon de tortues, il devenait mélancolique, en songeant à ses beaux projets si piteusement avortés.

 

– Bah ! disait Ned en matière de consolation, tu aurais peut-être eu en un jour ta statue !… Pour un sage comme toi, cela ne vaut pas la satisfaction d’avoir assuré l’existence paisible à ces bestioles, que tu destinais à l’alambic.

 

Malgré ses nombreux défauts et ses exploits malencontreux, le majordome avait conquis, peu à peu, la sympathie et la confiance de l’ingénieur. Il était, en effet, à son égard, d’un dévouement à toute épreuve.

 

Volontiers, maintenant, Ned lui confiait ses inquiétudes, et se laissait aller avec lui au besoin d’expansion qui s’empare, à certains moments, des âmes les plus fortes.

 

Il lui avait confié son amour pour Lucienne, cette passion qui, chaque jour, augmentait d’intensité à mesure qu’il connaissait mieux, qu’il pouvait apprécier davantage la jeune fille.

 

Il sortait souvent de chez M. Golbert, les yeux humides, en proie à un trouble indescriptible. Il faisait alors, sans but, de longues promenades dans les rues de la ville endormie.

 

Avouer à Lucienne l’amour qui le possédait tout entier lui semblait une chose impossible. Ses sentiments ne trouvaient pas de mots pour s’exprimer.

 

Lui, le rigide jeune homme au geste froid, à la parole brève, le savant à l’esprit audacieux, se sentait tout à coup rougir lorsque son regard rencontrait celui de Lucienne.

 

Tout autre que lui se fût vite aperçu que, de son côté, au cours de leurs entretiens, la jeune fille ne dissimulait pas sa sympathie.

 

Souvent, pour cacher son émotion, elle se mettait à discourir, à tort et à travers, sur le premier sujet venu. Elle devenait capricieuse, tantôt plongée, des heures entières dans une rêverie, tantôt riant aux éclats, sans plus de raisons apparentes.

 

Incapable de s’analyser lui-même, Ned ne soupçonnait nullement les sentiments de la jeune fille à son égard.

 

Pourtant, M. Golbert suivait, d’un sourire malicieux, cet amour naissant qu’il devinait de part et d’autre.

 

Le changement évident des manières de sa fille, coïncidant avec les visites assidues du jeune homme, ne lui avait pas échappé, non plus que le goût surprenant qu’elle s’était découvert tout à coup pour les choses d’Amérique. Mais il semblait n’avoir rien vu, et attendait qu’elle s’en ouvrit à lui.

 

Le soir même de sa visite à Enghien, aux ateliers de la torpille terrestre, encore agité par la violence de son altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison s’était rendu chez M. Golbert.

 

Un véritable combat s’était engagé dans son cerveau, une lutte se livrait tenace et terrible entre ses convictions d’hier et ses sentiments d’aujourd’hui.

 

Seul dans son laboratoire, il avait, le jour même, relu toutes les lettres de son père. Une révolte contre la mission qu’on lui avait imposée, était montée en lui.

 

Espion !… Tel était le nom dont l’avait qualifié Coronal, cet homme que, malgré tout, il considérait en lui-même comme un véritable savant, comme un exemple d’honnêteté.

 

Était-ce là le titre qu’il avait mérité ? Il s’interrogeait secrètement, avec angoisse.

 

Trois mois auparavant, il avait trouvé tout naturel de mettre au service des milliardaires américains sa science et son intelligence, et d’aller observer, en Europe, à quel point en étaient les nouvelles découvertes, pour en faire profiter la gigantesque conspiration qui se tramait à Mercury’s Park.

 

Aujourd’hui, il constatait qu’à cet égard ses sentiments s’étaient modifiés, qu’il avait perdu en partie son assurance d’Américain, et que son rigorisme mathématique se fondait au contact de la société française.

 

Tout y avait contribué : son amour pour Lucienne, l’estime dans laquelle il tenait M. Golbert, et surtout cette scène d’Enghien, où, pour la première fois, il s’était senti comme honteux de lui-même en face d’Olivier Coronal. La violence de ses paroles avait surtout été une façade pour cacher ce sentiment.

 

Lorsque le domestique l’introduisit, M. Golbert, allongé dans un fauteuil, écoutait la lecture d’un article scientifique que lui faisait Lucienne. À l’entrée du jeune homme, elle s’interrompit.

 

M. Golbert lui tendit la main.

 

– Continuez donc votre lecture, fit Ned ; je ne veux pas vous déranger.

 

– Oh ! ça n’a pas d’importance ; nous avons tout notre temps… Mais au fait, cela vous intéressera peut-être. C’est le compte rendu d’une communication que M. Olivier Coronal vient de faire à l’Académie des sciences.

 

Le jeune homme se sentit pâlir.

 

– Olivier Coronal, fit-il, la voix altérée, l’inventeur de la torpille ?

 

– Mais oui, lui-même. Cela vous étonne ?

 

– Mais non, pas du tout. Et de quoi s’agit-il ?

 

– D’une chose fort intéressante ; d’un nouveau téléphone grâce auquel la lumière transmettra les sons.

 

– Vraiment, s’écria Ned, chez qui s’effaça tout à coup la mauvaise impression causée par le nom de l’inventeur, et qui, savant avant tout, se laissa prendre tout entier à l’intérêt de ce nouveau principe scientifique. Mais alors, si la chose est exacte, c’est la communication interplanétaire à bref délai.

 

– Comme vous allez vite, fit Lucienne en riant. Décidément vous serez toujours américain, au moins dans vos déductions.

 

– Vous croyez ? fit Ned pour dire quelque chose.

 

Son esprit était ailleurs.

 

Pendant quelques instants il resta silencieux.

 

Sur ce nouveau principe de transmission du son, son imagination brodait déjà d’innombrables conséquences qui venaient l’une après l’autre se classer dans son esprit.

 

Comme son père, comme tous les Américains en général, il était plus apte aux applications pratiques qu’aux découvertes théoriques.

 

Une réflexion lui vint :

 

– Cependant, fit-il, le son, qui de lui-même ne parcourt que trois cent quarante mètres à la seconde, peut-il être transporté par la lumière qui, dans le même temps, parcourt des milliers de lieues ?…

 

La porte du salon s’ouvrit.

 

– M. Olivier Coronal vous expliquera peut-être lui-même, son idée ; car le voici justement.

 

En effet, l’inventeur pénétrait dans le salon.

 

Sans remarquer le trouble de Ned, dont la figure s’était subitement décomposée, M. Golbert et sa fille s’avancèrent à la rencontre du visiteur.

 

Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main.

 

Pendant ce temps, Ned avait reconquis son calme.

 

En apercevant le jeune homme, Olivier Coronal, plus maître de lui, était resté impassible.

 

Le sillon profond qui barrait en deux son front traduisait seul son émotion intime.

 

Il s’inclina froidement devant l’ingénieur, à qui M. Golbert le présentait.

 

Le savant ne connaissait naturellement pas le résultat de la visite de Ned aux ateliers d’Enghien. Aussi fut-il étonné de la froideur des deux hommes.

 

Plus instinctive, Lucienne avait remarqué de suite, ou plutôt, avait ressenti l’hostilité sourde qui, malgré tout, perçait dans leurs regards.

 

Voulant combattre la gêne que tout le monde ressentait, ce fut d’un ton enjoué qu’elle s’écria :

 

– Vous nous surprenez au milieu d’une conversation plutôt… comment dirai-je ?… Voyons, aidez-moi donc, messieurs. Enfin, M. Ned Hattison, à qui nous venons d’apprendre votre découverte, le téléphone lumineux, n’en était rien moins qu’à nous prédire, à bref délai, la communication interplanétaire.

 

– Mais oui, fit M. Golbert, après ma locomotive sous-marine qui, je l’espère, résoudra bientôt le problème de la communication entre les continents, il n’y aura pas de gens mieux informés que nous.

 

Le savant faisait appel à sa bonhomie sans parvenir à dérider personne.

 

Assis en face l’un de l’autre, Olivier Coronal et Ned Hattison, dont les violentes invectives échangées le matin bourdonnaient encore dans le cerveau, s’observaient à la dérobée.

 

M. Golbert reprit cependant :

 

– Au sujet de votre découverte, M. Ned Hattison nous demandait même comment vous aviez pu arriver à concilier les vitesses différentes du son et de la lumière.

 

Sans qu’un muscle de son visage, ni qu’une inflexion de sa voix trahît le sens caché de ses paroles, Olivier Coronal répondit :

 

– Je ne crois pas de mon devoir de rien divulguer sur cette découverte ; et je serai fort heureux si je réussis à la garder secrète, du moins pendant un certain temps.

 

L’inventeur, dont l’humeur était d’ordinaire assez enjouée, était tellement grave en prononçant ces paroles, on sentait en lui tant de tristesse, que le silence se fit dans le salon.

 

Les yeux de Lucienne cherchaient ceux de Ned, comme pour lui demander une explication. Mais le jeune homme semblait absorbé dans une rêverie intérieure ; ses traits exprimaient une souffrance intime.

 

Une atmosphère d’ennui et de mélancolie semblait avoir pénétré dans le salon avec l’inventeur.

 

Ni la jovialité de M. Golbert ni la grâce mutine de Lucienne, n’avaient réussi à la dissiper.

 

Cela se sentait si bien que la jeune fille s’écria :

 

– Nous auriez-vous donc apporté le spleen, monsieur Coronal ?

 

L’inventeur leva sur elle ses yeux ravagés par une flamme ardente.

 

– Mais non, mademoiselle. Vous devez savoir qu’il est des heures dans la vie où la tristesse domine tout, même la haine, même l’orgueil, même l’intérêt. Les bras tombent de lassitude parfois devant la vengeance ; on souhaite d’être meilleur, on reconnaît l’inutilité des crimes.

 

En entendant ces mélancoliques paroles, Ned Hattison sursauta d’étonnement. Il s’attendait à des allusions directes, à des paroles courroucées ; et voici que seulement l’inventeur laissait voir une philosophique tristesse, avec le dédain des hommes, de leurs œuvres et de leurs vanités.

 

Alors qu’il eût été prêt à combattre, à se défendre d’une attaque personnelle, il restait sans force devant cet altier dédain.

 

– Voyons, messieurs, une tasse de thé ? un cigare ? fit Lucienne qui rentrait avec un plateau chargé.

 

Pour la première fois depuis qu’ils étaient en présence, Olivier et Ned se regardèrent en face.

 

Leur mutuelle pensée de prendre congé de M. Golbert et de sa fille, pour ne pas prolonger cet entretien, ne dura qu’une seconde.

 

Malgré leur discorde et l’abîme profond qui les séparaient, ils se devinèrent hommes supérieurs dans ce regard, et faits pour s’entendre sur beaucoup de questions.

 

– Volontiers, mademoiselle, dit Olivier Coronal en se tournant vers Lucienne.

 

CHAPITRE XVII

En Amérique

 

Dans son modeste cottage de brique, dont la simplicité formait un contraste frappant avec les immenses bâtiments qui l’entouraient, devant sa table de travail, l’ingénieur Hattison se livrait à ses réflexions.

 

Huit mois à peine s’étaient écoulés depuis que, sur l’initiative de William Boltyn, dont l’orgueil industriel n’avait pu se résigner au refus formel de la Chambre des représentants, les propriétaires des plus grosses fortunes de l’Union, les rois du commerce et de l’industrie, avaient formé une société ayant pour but de ruiner l’Europe et de lui imposer les tarifs qu’il leur plairait.

 

Ce court laps de temps avait suffi à l’ingénieur Hattison qui, comme on le sait, avait été promu directeur de cette gigantesque entreprise pour ériger, au milieu des montagnes Rocheuses, dans un site ignoré de tous, les deux formidables arsenaux de Skytown et de Mercury’s Park.

 

Les terrifiants moyens de destruction, dont les plans terminés n’attendaient plus que l’exécution ; le nombre des nouveaux engins, aussi bien dans l’artillerie, complètement transformée, que dans la meurtrière aérostation, promettaient l’écrasement total, sans risque, de l’adversaire, quel qu’il fût.

 

Aucune flotte ne pourrait résister à l’invisible attaque de sous-marins, évoluant au fond des mers, aussi commodément qu’à la surface, et lançant, à coup sûr, des projectiles dont les explosifs seraient des milliers de fois plus puissants que la dynamite.

 

Aucune armée ne pourrait lutter contre les décharges électriques tombant du ciel par le moyen de ballons dirigeables, et qui, par simple contact, foudroieraient à la fois des centaines d’hommes ; pas plus qu’elle ne pourrait se défendre contre les bombes asphyxiantes, les blocus électriques, et les puissantes lentilles qui, à une distance de plusieurs lieues, incendieraient sans coup férir les villes et les campements.

 

Selon ce qui avait été convenu dans le salon de l’hôtel Boltyn, le jour de la première réunion des milliardaires, chaque mois une délégation s’était rendue à Mercury’s Park pour examiner l’état des travaux.

 

L’enthousiasme de la première heure n’avait fait que grandir devant les merveilles réalisées par l’ingénieur Hattison.

 

Leur fierté de Yankees exultait au spectacle féerique de ce paysage de coupoles et de cheminées gigantesques, devant le grouillement incessant des ouvriers, le fracas des moteurs et des marteaux-pilons, à la pensée que toutes les connaissances scientifiques acquises par l’humanité étaient utilisées là, pour le but unique que traduisait la parole de William Boltyn : « L’univers aux Américains. »

 

Aussi payaient-ils sans discuter les sommes fabuleuses que nécessitaient les travaux et les expériences. Ils comptaient bien d’ailleurs les recouvrer dans l’avenir, centuplées par les tarifs économiques qu’ils imposeraient au monde entier.

 

L’entreprise avait déjà englouti des millions de dollars.

 

Bien qu’il ne partageât pas les idées des autres milliardaires, Harry Madge, le président du club spirite, avait tenu à participer, lui aussi, de ses deniers, et à conserver son titre d’adhérent.

 

Une fois même, le tirage au sort qu’on effectuait chaque mois pour savoir qui ferait partie de la délégation mensuelle, ayant amené son nom, il s’était rendu à Mercury’s Park.

 

Avec lui partaient Fred Wikilson, le président de la Société des aciéries américaines, et Staps-Barker.

 

– Comment, s’était écrié ce dernier en voyant le chef du club spirite monter dans le train spécial qui les emmenait tous les trois,… et votre chariot mû par la force psychique ? N’était-ce donc pas excellent pour aller à Mercury’s Park ?

 

Cette plaisanterie n’eut pas le don d’émouvoir Harry Madge.

 

Avec son corps maigre et voûté toujours flottant dans son ample redingote, coiffé de son éternel bonnet à boule de métal, ses petits yeux jaunes semblant s’enfoncer de plus en plus dans leur orbite, il avait un air fantomal et satanique que ne démentaient pas les légendes extraordinaires qui courraient sur lui et sur ses découvertes spirites.

 

On le savait propriétaire d’un immense palais aux salles sombres et dénudées, aux murs métalliques, et qu’on disait parfois incandescents, la nuit, lorsque, des voûtes souterraines, montaient des bruits inexplicables.

 

Mais sa vie privée, l’emploi qu’il faisait de son temps, étaient pour tous un mystère.

 

Ce curieux véhicule qu’il affirmait être mû par la force psychique, c’est-à-dire par la simple volonté emmagasinée comme toute autre force naturelle, avait appelé sur lui la curiosité de l’Union tout entière.

 

Depuis le jour où, dans cette cage de verre remplie de lueurs phosphorescentes, nous l’avons vu passer, à toute vitesse, devant les yeux étonnés de miss Aurora, de William Boltyn et d’Hattison, plus d’un millier de reporters et de savants s’étaient présentés chez lui pour obtenir des renseignements. Harry Madge ne les avait même pas reçus.

 

Toutes les questions qu’on lui faisait à ce sujet restaient sans réponse. Il avait même réintégré son étrange véhicule dans les profondeurs inviolées de son palais ; et jamais plus personne n’en avait entendu parler.

 

Cet homme extraordinaire ne disait sûrement pas tout ce qu’il savait, et semblait attendre l’heure propice pour livrer au monde ses connaissances sur l’au-delà de la vie humaine. La plaisanterie de Staps-Barker ne lui avait même pas tiré une parole.

 

Pendant tout le voyage, il n’était même pas sorti de sa voiture particulière.

 

Pas plus que les magnifiques paysages et les massifs imposants des montagnes Rocheuses, pas plus que le chemin de fer de glissement qui lui avait fait franchir, presque instantanément, une distance de soixante milles, Skytown et Mercury’s Park, les deux villes stupéfiantes, ne lui avaient arraché une parole, un geste d’admiration.

 

Devant les sous-marins, au parc des ballons dirigeables, il s’était contenté de hausser les épaules, en homme que toutes ces choses inutiles et dispendieuses n’intéressaient pas.

 

De retour à Chicago, Harry Madge s’était de nouveau retiré dans son palais, non sans avoir gratifié d’un sourire railleur les milliardaires ses collègues.

 

L’ingénieur Hattison surtout l’avait spécialement agacé avec son fatras d’appareils compliqués, de locutions scientifiques et ses airs d’apôtre de l’électricité. Le chef du club spirite s’était bien gardé, du reste, de laisser voir ses sentiments ; mais son énigmatique sourire n’avait pas échappé au directeur de Mercury’s Park.

 

Celui-ci n’avait pas eu de peine à lire, sur le visage d’Harry Madge, son mépris profond pour tout ce qui n’était pas spiritisme, et l’espoir qu’il avait d’instaurer un jour ses principes, et de révolutionner le monde selon les nouvelles formules des sciences occultes. Mais pour Hattison tout cela n’existait pas.

 

– Ce chariot psychique, pensait-il, c’est sans doute quelque fumisterie de ce bonhomme d’opéra-comique. Enfin il fournit, comme les autres, les capitaux ; c’est ce qui m’intéresse le plus.

 

L’ingénieur, pour savoir exactement quelles sommes avaient été engagées dans l’entreprise dont il était l’âme, prit une feuille de papier et fit le calcul.

 

Lorsqu’il eut le total de la somme :

 

– Eh bien, mais, fit-il en se frottant les mains, cela ne va pas trop mal. Encore deux ou trois mois de ce train-là, et il deviendra impossible que William Boltyn et les autres cherchent à reculer. Ils ne voudront jamais avoir dépensé pour rien une pareille somme ; ils n’hésiteront plus à poursuivre l’affaire jusqu’au bout.

 

L’ingénieur Hattison, l’électricien connu dans l’univers entier, n’avait en effet qu’un but, auquel il subordonnait toutes ses actions et l’incroyable énergie qu’il logeait dans son corps chétif et malingre. Plus que tout autre, il avait la haine de l’Européen, de ses mœurs, de ses idées.

 

Il voulait, à tout prix, la guerre, mais une guerre scientifique, comme il la comprenait, et qui plaçât l’Amérique, ou plutôt les États de l’Union, à la tête du monde civilisé.

 

Il songeait, avec un frisson de plaisir, à la destruction totale de ces races barbares d’outre-mer, dont les principes sociaux et l’inaptitude commerciale avaient le don de l’exaspérer.

 

Jusqu’à présent, tout lui paraissait marcher à souhait. Le seul point noir qui dérangeât ses vues, le seul obstacle que n’eût pu vaincre sa volonté, c’était le refus persistant de Ned d’épouser miss Aurora, la fille de William Boltyn.

 

Lorsqu’il songeait à cela, il avait de véritables rages.

 

« L’imbécile, pensait-il crûment. Refuser une occasion unique, inespérée ; une affaire qui le plaçait, à vingt-deux ans, à la tête de la plus grande fortune de l’Union, et qui me donnait, à moi, toute liberté d’agir. Et qu’a-t-il invoqué ? Ses sentiments, ses préférences !… Comme si les sentiments avaient quelque chose à voir dans une affaire. »

 

Pourtant grâce à son stratagème, au moyen terme qu’il avait employé, d’envoyer Ned en Europe pendant une année, ni William Boltyn ni miss Aurora ne s’étaient douté du refus de Ned et de son antipathie pour ce mariage.

 

C’est qu’aussi, à chaque courrier, Hattison père forgeait, de toutes pièces, des lettres chaleureuses qu’il attribuait à son fils, et que durant ses longues rêveries, la jeune milliardaire lisait et relisait avec passion.

 

L’image du jeune homme était restée vivace en sa mémoire.

 

Complètement transformée par ce sentiment, la jeune fille pratique, entendue en affaires, volontaire et énergique, avait fait place chez elle à la miss la plus romantique.

 

Elle se comparait volontiers à ces fiancées des anciennes légendes qui, dans leurs châteaux forts que gardent des archers, attendent le retour de l’amant qui combat au loin.

 

Les revues scientifiques ne l’intéressaient plus autant qu’autrefois. Sa bibliothèque était maintenant bondée de romans de toutes sortes, allemands, anglais, français même, tour à tour modernes ou moyenâgeux.

 

William Boltyn, pour qui les moindres désirs de sa fille étaient des ordres, n’avait pas osé la contrarier ; mais il ne la reconnaissait plus, et attendait avec impatience le retour de Ned qui, selon lui, ramènerait sa fille à des idées plus pratiques.

 

Toujours d’après Hattison, le voyage de son fils était fructueux pour l’entreprise des milliardaires. Aucune des nouvelles découvertes, nul secret concernant l’armement des nations européennes ne lui avaient échappé.

 

Malgré ces mensonges dont il amusait William Boltyn, le vieil ingénieur sentait parfaitement que l’ardeur du jeune homme pour la conspiration se ralentissait.

 

Sa fureur contre Ned s’en augmentait encore.

 

En effet, depuis son départ, Ned n’avait rien communiqué de sérieux à son père, du moins relativement à la mission secrète dont il s’était chargé.

 

Il lui avait bien fait part de ses travaux personnels en chimie et en balistique ; mais il restait, la plupart du temps, muet sur ce qui eût le plus intéressé son père.

 

Malgré toutes ses investigations, celui-ci n’avait jamais pu retrouver la trace de ce détective qui s’était fait embaucher comme ouvrier électricien aux usines de Mercury’s Park, et s’était éclipsé au moment où Ned était parti pour l’Europe. Il ignorait totalement que son fils avait été filé d’Amérique jusqu’en Angleterre, ainsi que la démarche de Bob Weld auprès d’Olivier Coronal.

 

Autant que le souci de rester corrects devant M. Golbert et sa fille, l’estime réciproque que les deux hommes avaient l’un pour l’autre en tant que savants, avaient amené Ned Hattison et Olivier Coronal à garder leur réserve polie, à momentanément mettre de côté leurs sentiments hostiles.

 

Leur attitude, tout d’abord guindée et provocante, s’était adoucie. La causerie avait pris une teinte philosophique que lui avaient imprimée la mélancolie d’Olivier Coronal et les paroles élevées qu’il avait su prononcer assez à temps pour arrêter le conflit.

 

Au fond de lui-même, Ned Hattison ne pouvait se défendre d’admirer M. Coronal.

 

L’inventeur avait parlé longtemps, les yeux lointains, le regard vague. Il avait exhumé ses plus secrètes pensées, avait avoué sa lassitude de combattre sans trêve, et sa tristesse devant la méchanceté des hommes.

 

Rêveur et passionné tout à la fois, comme un médecin qui se penche sur une plaie, il avait déploré l’effort inutile des races.

 

Emporté par son évocation, il avait suivi l’humanité depuis sa genèse ; il avait décrit la grande épopée humaine, selon sa pitié et selon son amour du bien.

 

Les tâtonnements, les incertitudes des générations, les croyances qui font édifier, les doutes qui font détruire, les génies surgissant dans la nuit de l’ignorance comme des éclairs dans un ciel d’orage ; les luttes, les espérances, les déceptions des peuples, il avait dit tout cela tristement et comme sans courage devant l’avenir.

 

Ses paroles tombaient une à une, de plus en plus graves, de plus en plus sincères.

 

Longtemps après qu’il eut cessé de parler, le silence régnait encore autour de lui.

 

Pas plus que Ned Hattison, décontenancé par ce langage auquel il ne s’attendait pas, M. Golbert et sa fille n’osaient parler.

 

Devant cette haute intelligence avouant sa lassitude, en face de ce savant analysant ses doutes et constatant l’inanité des formules scientifiques, et leur impuissance à lutter contre le mal aussi bien qu’à résoudre les terribles questions sociales, on se sentait ému comme par un reproche, comme par un appel à devenir meilleur.

 

Ce fut Lucienne qui rompit le silence :

 

– Eh bien, messieurs, et votre thé ?

 

En effet, dans de délicates porcelaines, le liquide odorant dégageait ses dernières vapeurs.

 

Il se produisit un mouvement général. Olivier Coronal releva la tête ; ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune fille, et il parut à Ned qu’une grande sympathie existait entre eux.

 

Chacun cherchait à secouer cette atmosphère de gêne et de tristesse.

 

Lucienne n’y contribua pas peu.

 

– Savez-vous que ce n’est pas très gai, tout ce que vous nous dites-là, fit-elle en s’adressant à l’inventeur ; et que c’est peu encourageant.

 

– C’est pourtant l’exacte vérité, mademoiselle, mais ni vous ni moi n’y changerons rien. Il est bien inutile de s’en attrister.

 

– Les âmes les plus fortes ne sont pas exemptes de ces moments de découragements, dit M. Golbert ; mais cette hésitation n’est pas de la faiblesse. Nous l’avons tous connue, jeune homme, fit-il, amicalement, en posant sa main sur l’épaule d’Olivier Coronal.

 

– Chez nous, on ne connaît pas ces inquiétudes, dit Ned Hattison. Je commence à comprendre le caractère français. Vous avez l’enthousiasme qui nous manque, et la foi dans votre mission ; mais vous avez aussi le désespoir, l’inquiétude. Vous voulez trop embrasser ; vos idées ne connaissent pas de frein ; et vous souffrez de ce que votre cerveau se refuse, parfois, au rôle que vous le forcez à remplir.

 

– Vous avez raison, monsieur, fit Olivier Coronal. Et dans le regard que l’inventeur leva sur lui, Ned lut clairement le regret des paroles violentes qu’ils avaient échangées, le matin même, aux ateliers de la torpille terrestre.

 

– La vie est souvent triste, reprit l’inventeur, comme s’il eût deviné ces pensées, et toujours brutale. On n’a pas le loisir d’être soi-même ; et les situations s’imposent à nous sans tenir compte de nos pensées. Nos actes sont involontaires ; il faut songer que nous ne sommes que les acteurs d’une immense comédie. Il n’appartient à personne de juger son semblable.

 

Ces paroles discrètes, l’oubli volontaire qu’affectait l’inventeur, touchèrent plus Ned que ne l’eussent fait des paroles d’excuse ou de regret.

 

Il sentait, en lui, grandir une sympathie pour cet homme à l’intelligence sereine, à l’esprit largement ouvert.

 

Comme il était loin, à présent, de son père et des savants américains. Un long travail, une évolution frappante se faisaient dans le cerveau du jeune homme.

 

Les principes de son éducation, sa manière d’envisager la vie et même ses théories scientifiques subissaient un démenti violent lorsqu’il se trouvait en face d’hommes comme M. Golbert et Olivier Coronal.

 

Il se sentait conquis, petit à petit, par ces barbares d’outre-mer, comme les appelait son père. Chaque jour, il se rendait compte des progrès de son adaptation morale.

 

Son amour pour Lucienne Golbert avait poussé de profondes racines qui l’étreignaient maintenant tout entier. Le culte qu’il avait voué à la jeune fille, les longues heures passées à ses côtés à bavarder n’avaient pas peu contribué à sa transformation. Il n’acceptait plus qu’avec une colère sourde, le rôle que son père lui avait imposé en France.

 

« Nous ne sommes que des acteurs », avait dit Olivier Coronal. Comme il la sentait véridique, cette phrase ; et la révolte s’imposait à lui comme la seule issue lui permettant de reconquérir sa liberté, d’organiser sa vie selon ses tendances.

 

Il était plus de minuit lorsque les deux visiteurs prirent congé de Lucienne et de son père.

 

– Quand aurons-nous le plaisir de vous revoir, messieurs ? demanda M. Golbert en leur tendant la main.

 

– Mais je ne sais trop, fit Olivier. Probablement la semaine prochaine.

 

– Et vous, monsieur Hattison ?

 

– Un de ces jours, si vous le permettez.

 

– J’irai peut-être vous surprendre à la Sorbonne, à moins qu’il ne pleuve.

 

– Comme le jour où nous fîmes connaissance, s’écria Lucienne en riant.

 

– Enfin, nous comptons sur vous.

 

Dans la rue déserte, sous la clignotante clarté du gaz, Olivier Coronal et Ned Hattison se serrèrent loyalement la main.

 

– Monsieur, fit Ned, vous êtes un homme.

 

– Et un Français, répondit l’inventeur.

 

CHAPITRE XVIII

Le chemin de fer subatlantique

 

L’ingénieur Arsène Golbert, né dans le centre de la France, descendait d’une vieille famille où le culte de la chimie et des sciences naturelles était en honneur depuis Lavoisier, qui avait été l’ami de Raphaël Golbert, inventeur d’un perfectionnement de la machine à vapeur, et le père de notre héros.

 

À vingt ans, Arsène Golbert se trouva seul dans la vie à la tête d’un maigre revenu de quelques centaines de francs ; mais il n’en était pas moins bien armé pour la lutte de l’existence.

 

Son père l’avait pourvu d’une éducation solide, lui avait inculqué l’amour de la science, le goût du travail et de l’esprit d’initiative.

 

Il trouva, presque immédiatement, dans la grande industrie une place de sous-ingénieur, qui lui permit de continuer les études passionnantes qu’il avait commencées sur les poudres de guerre et les explosifs.

 

Cinq ans après, il était ingénieur en chef ; et il ne tardait pas à épouser une jeune fille sans fortune, mais dont les qualités solides et la beauté l’avaient séduit.

 

Cette union, qui ne fut troublée d’aucun nuage, ne dura guère. Après trois ans de bonheur, Mme Golbert mourait en donnant le jour à une fille.

 

M. Golbert faillit perdre la raison et ne se consola jamais entièrement de ce malheur.

 

Les années pansèrent cette blessure sans la guérir. Désormais, son existence se passa paisiblement, loin du tumulte et des ambitieux, partagée entre l’étude et l’éducation de Lucienne, vivant portrait de la morte pour laquelle il avait gardé un véritable culte.

 

Maintenant, c’était un doux vieillard, amène et souriant, indulgent pour les hommes et philosophe à ses heures.

 

Sa fille avait bien réalisé ses espérances. Brune, avec de grands yeux veloutés et pensifs, d’une beauté régulière sans cependant rien d’impassible, elle avait le moral sérieux et un peu triste des enfants qui n’ont point connu autour d’eux la douceur de l’affection maternelle.

 

Sous l’influence de son père, dont la tendresse ne s’était jamais démentie un instant, son intelligence s’était formée avec une précoce vivacité. Plus tard, il n’avait pas voulu se séparer d’elle, et abandonner son éducation à des mains mercenaires.

 

Pour sa fille, ce savant austère, dont le front ridé accusait les veilles laborieuses, s’était découvert des trésors d’imagination, de patience et de douceur.

 

L’enfant, devenue jeune fille, l’en avait récompensé. Elle avait pris la direction de l’intérieur familial, tout en parachevant avec son père son instruction personnelle, et en l’aidant dans ses travaux.

 

C’était la joie du vieillard que de voir la facilité avec laquelle Lucienne s’initiait à la science, et de sentir autour de lui la filiale sollicitude, les affectueuses prévenances dont elle l’entourait.

 

Quelquefois, ayant été amenée à parler de son mariage possible, la jeune fille avait déclaré que si, en effet, elle se mariait un jour ou l’autre, elle entendait bien ne pas se séparer de son père.

 

Du reste, jusqu’à présent, elle ne semblait pas pressée de sacrifier son indépendance, comme elle disait en riant ; et elle avait même repoussé plusieurs demandes.

 

Mais il était bien évident, pour M. Golbert, qu’une transformation s’était faite dans ses idées, depuis que Ned Hattison était devenu un de leurs familiers.

 

Autrefois, il avait cru qu’Olivier Coronal, pour lequel il avait lui-même une profonde sympathie, aurait plu à la jeune fille.

 

Maintenant, était-ce bien de l’amour qu’elle éprouvait pour l’ingénieur américain, ou seulement un sentiment passager fait d’intérêt et de curiosité ? Nul n’aurait pu le dire. Il attendait patiemment qu’elle s’en ouvrît à lui.

 

Contrairement à l’usage, qui veut que la jeune fille reste ignorante de la vie pratique jusqu’au jour de son mariage, M. Golbert s’était appliqué à mettre Lucienne au courant des problèmes et des nécessités de l’existence. Il l’avait fait en véritable sage, prenant autour de lui les exemples, aussi délicatement que l’eût fait une mère.

 

Il était donc certain de ne pas avoir à conseiller ou à contrarier sa fille dans le choix d’un mari.

 

Intelligente, elle ne choisirait qu’un homme de valeur, et tout portait à croire que Ned Hattison était celui-là.

 

La chaste idylle, qui avait rapproché les deux jeunes gens, faisait sourire le vieux savant et l’enchantait. Il se voyait déjà entouré de mignonnes têtes blondes, bonheur qu’il avait rêvé comme couronnement de sa vieillesse.

 

Ce jour-là, dans son fauteuil à oreillettes, M. Golbert avait laissé tomber de ses mains le livre qu’il parcourait.

 

La fin d’un bel après-midi d’automne mettait d’inaccoutumés flamboiements, des rousseurs atténuées, dans le feuillage déjà flétri des arbres du petit jardin qui entourait sa maisonnette retirée.

 

Le soleil, à son déclin, entrait par la fenêtre du cabinet de travail, baignant de ses reflets dorés les tentures plutôt sombres et les meubles brunis, accrochant des lumières aux porcelaines antiques, emplissant la petite pièce tout entière d’un impondérable halo lumineux où se jouaient les tourbillonnantes armées des infiniment petits.

 

Devant cet adieu des beaux jours à la nature, cet éblouissement des splendeurs dernières, le savant sentait monter en lui un bien-être, une douce mélancolie, faite de souvenirs chers, de joies mortes, d’espérances informulées.

 

À l’horizon, « le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige[9] », comme a dit un poète. De longs pans de nuages, éclaboussés de pourpre, dévalaient en multicolores cascades vers l’abîme d’or liquide, où l’astre se plongeait, faisant place à la nuit.

 

Le crépuscule descendait sur la ville. Le livre du savant glissait de plus en plus de ses doigts distraits.

 

L’heure était tellement douce et recueillie ; ses yeux voyaient tant de choses lointaines dans le brouillard lumineux du couchant que, bercé par ces souvenirs, il s’assoupit.

 

Un bruit de voix joyeuses le réveilla. La nuit sournoise était venue pendant son sommeil.

 

– Eh bien, papa, nous t’y prenons à rêver comme un jeune homme, fit Lucienne qui venait d’entrer, en compagnie de Ned Hattison.

 

Et, câline, elle passe ses bras autour du cou de son père, l’embrassant avec l’impétuosité qu’elle mettait parfois dans ses preuves d’affection.

 

– Tu sais que je t’amène M. Ned, dit-elle en se dégageant. Mais qu’au moins nous y voyions clair.

 

Tournant donc un bouton de cuivre, orné de délicates ciselures représentant un lézard parmi les fleurs, elle alluma les lampes à incandescence. Leur lumière, tamisée par des verreries polychromes, illumina doucement le cabinet de travail.

 

– Là, fit-elle… Voyez-vous, monsieur Hattison, on n’a pas idée d’un pareil rêveur que monsieur mon père… La nuit, le silence, les étoiles ! continua-t-elle en esquissant, gamine, des gestes de théâtre. Toute la lyre !

 

– Peux-tu bien dire du mal des rêveurs, fillette, toi que je surprends parfois, à minuit, la fenêtre ouverte et les yeux perdus dans le scintillement des constellations ?

 

– Oh ! moi, ce n’est pas la même chose, s’écria Lucienne rougissante, et glissant vers le jeune homme un regard malicieux. J’ai des raisons.

 

– Mais on a toujours des motifs pour rêver, mademoiselle, reprit Ned. La vie se charge de nous les fournir, à moins qu’on ne soit américain.

 

– Serait-ce à dire que vous ne rêvez jamais ? interrogea la jeune fille dont la rougeur s’accentua.

 

– Vous voyez bien, mademoiselle, que, surtout depuis que je vous connais, je ne compte plus pour un Yankee. Quelques mois de séjour parmi vous m’ont transformé de telle façon que, par moments, je ne me reconnais plus.

 

– Vous en plaindriez-vous ?

 

– Pouvez-vous le penser, mademoiselle ?

 

Elle avait quitté ses gants, son chapeau et le long manteau sombre qu’elle portait toujours au-dehors.

 

La taille bien prise dans une robe claire, dont les plis harmonieux dessinaient ses formes sans les accuser, la figure éclairée d’un bonheur intime, Lucienne était vraiment captivante de franchise et de jeunesse.

 

– Tiens, papa, fit-elle, redevenue sérieuse, une mauvaise nouvelle. Je t’apporte l’Officiel. Sur le rapport de la Commission des inventeurs, le ministre a refusé d’allouer les crédits nécessaires aux expériences de la locomotive sous-marine.

 

– Ah ! ils ont refusé, dit simplement le savant. Eh bien, tant pis pour eux ; je les croyais plus intelligents. Et les motifs ?

 

– Tu m’en demandes trop. Mais tu les trouveras dans l’Officiel. Ils doivent être savoureux.

 

– Bon, bon ! grommela M. Golbert entre ses dents.

 

Puis, s’adressant à Ned :

 

– Voyez-vous, mon cher monsieur, on est parfois mal venu à vouloir doter son pays d’une invention utile. J’avais proposé au gouvernement de lui céder ma découverte…

 

– Et il n’en veut pas, fit le jeune homme. Pourquoi vous étonner ? Le Français est ainsi, ancré dans ses habitudes ; rien ne peut l’en faire démordre. Les inventeurs ne lui ont cependant jamais manqué ; mais il a toujours fallu qu’ils aillent à l’étranger faire appliquer leurs découvertes. Pour être impartial, il faut dire que chez nous les choses ne se passent pas ainsi. Si les Européens nous sont supérieurs sur beaucoup de points, nous avons beaucoup plus d’initiative qu’eux ; nous savons encourager les inventeurs, et nos capitaux sont toujours à leur disposition.

 

– Nous reparlerons de tout cela plus tard, fit M. Golbert, qui parut subitement frappé d’une idée.

 

– D’autant plus qu’il est l’heure de se mettre à table. Vous n’avez donc pas faim, messieurs ?

 

Après le dîner, dans le petit fumoir où les grêles statuettes antiques souriaient dans l’ombre discrète, en face des panoplies orientales où la lumière se jouait en teintes dégradées, Lucienne servit le thé.

 

Peu d’instants après, le domestique introduisit Olivier Coronal, qui parut éprouver un involontaire frisson en apercevant le jeune ingénieur en grande conversation avec la jeune fille, cependant que M. Golbert s’absorbait dans la lecture de l’Officiel.

 

Mais il reprit tout de suite son assurance, et vint serrer la main de Ned, sans que rien, dans sa physionomie, pût permettre de deviner ses sentiments réels.

 

Depuis plusieurs années qu’il connaissait Lucienne et fréquentait en ami cette accueillante maison, Olivier Coronal, sous les dehors d’une camaraderie, d’une familiarité sans conséquence, s’était pris pour la jeune fille d’un loyal et profond attachement.

 

Il avait toujours considéré ses sentiments comme une amitié tout intellectuelle. Jamais il n’avait eu l’idée d’une union. Lucienne tenait seulement en son estime la première place, à l’abri des tumultes de la vie, et comme dominant ses luttes et ses haines de sa figure souriante.

 

Pour assurer son bonheur, il eût sacrifié le sien ; et c’était une chose étrange que cet amour discret et presque mystique, chez le Méridional enflammé qu’il était.

 

N’ayant pas d’autres revenus que ceux que lui rapportaient ses travaux, sa pauvreté l’avait toujours empêché de rien dire de ses sentiments.

 

Souvent, la nuit, dans sa modeste chambre d’étudiant, alors que la ville endormie n’élevait plus qu’un murmure autour de lui, sous la clarté de sa lampe, il avait interrompu son labeur pour penser à l’avenir.

 

« C’est un peu pour elle que je travaille, se disait-il pourtant quelquefois. Car, lorsque j’aurais acquis une situation, je pourrais peut-être lui offrir de devenir ma femme. »

 

Cette pensée lui donnait des forces, lui était un encouragement, un puissant stimulant.

 

Et maintenant, qu’à force d’énergie et de persévérance, il s’était fait une place au soleil, était devenu le directeur en chef des usines où se fabriquait la torpille terrestre dont il était l’inventeur, au moment où il pensait enfin pouvoir ouvrir son âme à celle qu’il aimait, lui dévoiler ses projets de bonheur, il la voyait, petit à petit, d’affectueuse devenir polie et, de polie, indifférente.

 

Elle négligeait presque, maintenant, leurs bonnes causeries intimes d’autrefois ; et toujours, lorsqu’il venait prendre le thé chez le savant, il la voyait, les yeux animés, les lèvres souriantes, s’entretenir avec l’homme qui était venu se faire en France l’agent et le correspondant des États-Unis d’Amérique, avec Ned Hattison.

 

Son esprit se révoltait à l’idée de les détacher l’un de l’autre en racontant à Lucienne ce qu’il savait sur l’ingénieur. De tels procédés n’étaient pas dignes de lui.

 

Il se disait tout cela tandis qu’assis dans un coin du fumoir, il regardait Lucienne qui, devant lui, disposait une tasse de thé et lui présentait un cigare :

 

– Comme vous les aimez, monsieur ; ni trop spongieux ni trop secs.

 

– Merci, mademoiselle.

 

Et l’inventeur leva, sur la jeune fille, ses grands yeux éloquents qui, dans l’ombre que projetait sur son visage sa chevelure brune, s’éclairaient d’une flamme voilée.

 

Mais insouciante, exclusive et cruelle sans le savoir, comme tous ceux qui aiment, la jeune fille ne vit pas la muette prière, non plus que le doux reproche du regard.

 

Sautillante comme un oiseau, et toute à la joie d’aimer, elle était déjà ailleurs que l’ingénieur restait encore les yeux anxieux en remuant tout un monde de pensées torturantes.

 

M. Golbert, lui, avait achevé sa lecture. Il repoussa l’Officiel d’une main fébrile. Sa physionomie exprimait une violente contrariété.

 

– Eh bien ? interrogea Olivier Coronal, la Chambre n’en veut pas, de votre locomotive sous-marine ?

 

M. Golbert ne répondit pas.

 

– En effet, que deviendraient les compagnies actuelles de transports maritimes ? leur matériel qui représente des millions ? Ces gens ne peuvent guère acclamer une invention qui rendrait inutiles leurs navires et leurs usines.

 

– Mais ils y trouveraient leur bénéfice, s’écria M. Golbert. Songez donc qu’en plus d’une rapidité qu’ils n’auraient jamais atteinte, toutes les conditions de sécurité leur seraient acquises.

 

– Oui, fit Olivier Coronal ; mais cette entreprise demande de l’audace, un absolu mépris de la routine, et notre gouvernement, à qui vous vous êtes adressé, ne brille pas précisément par ces qualités.

 

– Vous n’avez, hélas ! que trop raison ; mais je crois que, cette fois-ci, les bureaux laissent échapper une bonne occasion. Je n’ai pas, moi-même, les capitaux nécessaires pour exécuter mes plans, et je serai bien forcé de m’adresser ailleurs.

 

Inventeur de plusieurs systèmes de chaudières tubulaires pour la production rapide de la vapeur, d’un frein permettant d’arrêter presque instantanément les trains en marche, depuis plus de dix ans, M. Golbert avait entrepris de résoudre, d’une façon nouvelle, la question des communications intercontinentales. Il y était arrivé d’une manière satisfaisante avec la locomotive, ou plutôt son train sous-marin.

 

Si l’appareil n’avait pas encore été construit, on pouvait, du moins, par les plans, s’en faire une idée exacte.

 

Pour son nouveau mode de traction, M. Golbert avait tout à fait abdiqué la forme ordinaire de la locomotive.

 

Destiné à voyager à de grandes profondeurs et sous d’énormes pressions, son train sous-marin devait naturellement réunir des conditions d’imperméabilité et de résistance jointes à une simplicité assez grande pour ne point être un obstacle à la vitesse.

 

La forme, qu’après mûres réflexions et nombre d’expériences sur la résistance de l’eau le savant avait adoptée, était celle d’une moitié de cylindre se terminant en pointe à chaque extrémité. Les dimensions de l’appareil devaient être colossales.

 

Il n’y aurait pas de locomotive proprement dite. Plusieurs dynamos puissantes et disposées, à l’encontre des trains ordinaires, au milieu du nouveau véhicule, fourniraient la force électrique nécessaire.

 

Des rails creux s’emboîteraient dans quatre grandes roues pleines, et d’une solidité à toute épreuve.

 

Il serait nécessaire, pour assurer la stabilité de ce train, qui courrait parfois à plusieurs centaines de mètres de profondeur, de lui donner un poids considérable, sans quoi on s’exposerait à le voir remonter à la surface.

 

Tout corps plongé dans un liquide éprouve, de la part de celui-ci, une résistance égale au poids du volume du liquide qu’il déplace.

 

Ce principe découvert par Archimède, dans l’Antiquité, avait servi de point de départ aux études de M. Golbert.

 

En effet, immergeons dans l’eau un corps pesant, d’un volume de quatre décimètres cubes et d’un poids de cinq kilogrammes. Sa stabilité au fond du liquide n’est plus assurée que par un poids d’un kilogramme, différence entre son poids à l’air libre et le poids du volume de l’eau qu’il a déplacée.

 

La même chose devait se passer pour le train sous-marin, de sorte que, la force de propulsion ne s’attaquait plus qu’au poids relativement infime assurant la stabilité du train dans les régions sous-marines.

 

Tout calculé, M. Golbert procédait avec une vitesse minimum de cent kilomètres à l’heure.

 

La question principale avait été d’assurer aux voyageurs de l’air respirable en grande quantité. Aussi, le train sous-marin était-il muni d’un système d’aspirateurs d’une grande puissance, permettant d’expulser l’air intérieur aussitôt qu’il était vicié, et de le remplacer par de l’air fabriqué chimiquement par un procédé qui met le mètre cube à douze centimes de prix de revient.

 

En même temps que la puissance de traction, des accumulateurs fourniraient l’éclairage.

 

Des lampes à incandescence et des phares, munis de réflecteurs paraboliques et de lentilles à échelons, iraient éclairer à une grande distance la route des express subatlantiques.

 

M. Golbert avait expliqué ces détails à Ned Hattison et Olivier Coronal, qui l’écoutaient plein de respect et d’admiration.

 

– Je ne me fais pas d’illusion sur les difficultés d’une pareille entreprise, conclut-il. Elle demande surtout d’énormes capitaux. Il faut, en effet, d’abord se livrer à une série de sondages minutieux, explorer complètement le fond océanien et en dresser des cartes plus détaillées que toutes celles que nous possédons. Sans cette étude préalable, il est impossible de rien faire. Mais, je n’ignore pas qu’entre l’Amérique et l’Europe, il existe un vaste plateau de nature calcaire, situé à des profondeurs à peu près constantes. C’est sur ce plateau que reposent les câbles de la télégraphie transatlantique ; et le savant Maury a pu dire, presque sans exagération, que si l’Atlantique venait à se dessécher, on pourrait aller en carrosse d’Irlande à New York. Eh bien, c’est sur ce plateau qu’il s’agit d’établir, à l’aide de vastes cloches à plongeur ou de submersibles spéciaux, les rails du premier chemin de fer subatlantique.

 

– Mais, objecta Ned, et les travaux d’art, comme les ponts et les tunnels, comment les exécuterez-vous ?

 

– Très facilement. Je rencontrerai pour les exécuter, sous la mer, beaucoup moins de difficultés qu’à l’air libre. Je ne serai gêné ni par des routes, ni par des rivières ou des canaux. Je comblerai tout simplement les excavations à l’aide de gros blocs de béton. Quant aux éminences, la dynamite et la roburite en auront vite raison. Si les relevés préliminaires sont justes, le tracé de la voie suivra une ligne à peu près géométriquement droite.

 

– Mais, père, risqua Lucienne, et les forêts géantes d’algues et de varechs ?

 

– Peuh ! fit l’ingénieur en levant les épaules, on les fauchera, s’il est besoin, à l’aide de faucheuses automatiques, comme de la vulgaire luzerne.

 

– Et les poissons de grande dimension, les requins, les cachalots ? fit encore la malicieuse jeune fille.

 

Cette fois, Arsène Golbert sourit.

 

– Eh bien, mon enfant, si cela t’inquiète, nous munirons le train de plaques d’acier fortement électrisées, capables de foudroyer les plus gros animaux. D’ailleurs, je crois qu’ils seront suffisamment étonnés pour ne pas se livrer à d’imprudentes attaques.

 

– Avez-vous songé aux îles de glaces flottantes et aux courants ? dit Ned après un silence.

 

– Vous oubliez, mon cher collègue, répondit le vieil ingénieur avec une nuance imperceptible de raillerie, que les courants, de même que les banquises, se tiennent à la surface. Pourquoi ne pas me parler aussi du brouillard ? Tous ces périls ne concernent que les navires. En somme, conclut-il, bien que beaucoup aient qualifié d’utopie mon projet, je le crois des plus réalisables. Ce n’est guère, vous en conviendrez, qu’une question de capitaux et de bonne volonté.

 

– Vous réussirez, s’écria Olivier Coronal avec enthousiasme ! Et vous aurez été un des bienfaiteurs de l’humanité. Grâce à vous, la suppression de la distance réunira, dans une fraternelle union, les peuples des deux mondes ; la communion d’idées et d’intérêts, dont la navigation a jeté les bases, deviendra parfaite, grâce au rapide subatlantique. À bientôt, j’espère, les États-Unis des Deux-Mondes.

 

Ned ne put s’empêcher de rougir en pensant aux engins de Mercury’s Park et aux projets de William Boltyn et de son père.

 

– Oui, continua Olivier, le génie du progrès et de la fraternité n’est pas près d’avoir atteint son apogée dans notre race. Il ne fait pour ainsi dire que s’éveiller, et nous verrons des merveilles. Comme une clarté lointaine et dont on n’approche qu’avec mille périls, nous voyons resplendir, de plus en plus proche de nous, le foyer de la conscience humaine, qui va se dégageant, lentement, des ténèbres de l’instinct. Un immense chemin reste à parcourir ; mais quels progrès déjà réalisés, depuis l’anthropoïde, l’ancêtre préhistorique privé du langage et du feu et s’attaquant aux grands fauves des forêts géologiques avec ses armes rudimentaires de bois, de pierre et d’os, jusqu’à l’homme contemporain, possesseur de la science et de la conscience de lui-même, maître de son organisme et de son intelligence, combinant, pour son plus grand bien-être, ses relations avec le monde extérieur ; fier, enfin, de la puissance de son cerveau, qui lui permet de pénétrer, les unes après les autres, les lois les plus mystérieuses de la nature.

 

– Oh ! mais, monsieur Coronal, vous êtes lyrique quand vous voulez, s’écria Lucienne avec une pointe de moquerie bienveillante.

 

Puis sérieuse :

 

– C’est assez l’histoire de l’humanité et du progrès, ce que vous dites là.

 

– Et jusqu’où pensez-vous, monsieur, interrogea Ned, que vous conduira l’incessante évolution à qui nous devons l’apogée de la lutte pour la vie et la sanglante rivalité des peuples ?

 

– Grave question, fit l’inventeur. Je suis de ceux qui croient que l’homme n’est pas foncièrement mauvais. Égaré dans les dédales de l’intérêt et de l’ambition, ainsi que dans les luttes fratricides de l’égoïsme, la science le régénérera. On n’inventera pas toujours pour détruire ; l’homme, après tout, n’est pas un monstre. Le progrès même des engins destructeurs rendra les combats impossibles. Déjà la guerre de demain serait terrible. Encore quelques années, et elle deviendra par la force des choses, impraticable. Les peuples commencent à s’instruire, à déchirer le brouillard de l’ignorance et de la superstition, à naître à l’intelligence et à la compréhension des principes de vérité. Que l’ambition et l’instinct dominateur aient engendré des tyrans, que l’ivresse de l’or et la toute-puissance du capital aient dominé le monde ; que les peuples ne soient plus que des instruments dans les mains d’autocrates et de despotes ; que les nécessités économiques augmentent le massacre, les épidémies et la misère générale ; que la question sociale semble insoluble, tout cela ne durera pas, ne peut pas durer !… Au-dessus des intérêts des peuples et des antagonismes artificiels, la cause de l’humanité apparaît supérieure à toutes les intelligences. Trop vaste pour pouvoir être confiné dans les limites étroites des dogmes, trop épris de vérité pour rien accepter des conventions et des fanatismes, le cerveau des peuples s’affranchit de plus en plus. Il interroge l’univers, la nature et les forces qui l’environnent ; il remonte à l’origine des causes, cherche les analogies, pénètre les mystères et s’élève à une vraie connaissance de lui-même. La guerre n’est qu’un état passager, une crise de sa volonté. Au-dessus de tout cela, la paix universelle s’affirme à lui, apparaît comme une ère qui clôturera le temps des douleurs et surtout, comme la récompense de l’humanité améliorée par des siècles d’épreuves et de souffrances.

 

En prononçant ces dernières paroles, Olivier Coronal, dont un noble enthousiasme enflammait les regards, avait presque un geste d’apôtre. On sentait, chez lui, une sorte de mysticisme cérébral, une croyance indéracinable, un amour passionné pour les hommes souffrants.

 

Comment ce doux rêveur, qui plaidait ainsi la cause de la justice, pouvait-il être l’inventeur du plus puissant moyen de destruction connu ?

 

Il venait de l’expliquer dans un moment d’abandon.

 

Ordinairement, il renfermait en lui-même ses convictions philosophiques. Il ne lui était jamais, sans doute, arrivé d’en dire si long. Personne ne connaissait le philosophe qui, chez lui, doublait le savant.

 

– Croyez-vous sincèrement que votre rêve, car c’en est un, se réalisera ? fit Ned. Il faudrait, pour cela, changer la nature de l’homme. Chez nous, nous n’avons pas cette croyance. La vie est une lutte ; soit, nous l’acceptons. La victoire, c’est-à-dire la richesse, est au plus fort, à celui qui a le plus de volonté.

 

– Et quoi que semble présager votre supériorité industrielle du moment, et la vie impossible, hâtive et cruelle que vous avez instaurée, c’est justement pour cela que vous, les Américains, vous serez vaincus. Vos savants recherchent des faits, vos industriels considèrent le monde uniquement pour les ressources matérielles qu’ils en peuvent tirer. Mais déjà vos hommes d’État vous lancent dans de fantastiques armements ; en dehors des États-Unis, tout, pour eux, n’est que barbarie. Votre ambition déchaînera la guerre ; ce sera pour vous une lourde responsabilité. À ne voir dans la vie que des chiffres, dans les hommes que des capitaux vivants, vous avez négligé les idées, méprisé la beauté, abandonné la tradition des siècles. Prenez garde, l’Europe vous vaincra ; car elle a, derrière elle, un passé riche d’intelligence, d’efforts et d’aspirations. En toutes choses, elle essaie de dégager les lois générales, de comprendre la vie, de s’initier aux forces inconnues du monde, de remonter vers l’unité des causes. Votre civilisation factice et l’énorme puissance dont, sous la forme de capitaux, vous êtes détenteurs, ne pourront rien contre elle. L’humanité ne peut pas mentir à son passé, s’arrêter dans son évolution. L’intelligence créatrice sera toujours la première force, car si vous détruisiez cela, vous ne pourriez rien mettre à sa place.

 

Sur ces mots, Lucienne, qui craignait que la discussion dégénérât, fit remarquer qu’il était tard.

 

Chacun se sépara, Olivier Coronal pour prendre le train à la gare Saint-Lazare, Ned Hattison pour regagner son paisible ermitage de la rue de Fleuras.

 

CHAPITRE XIX

Olivier Coronal

 

Derrière le Luxembourg, dans la petite maison, entourée de hauts murs, et qu’abritaient de beaux arbres, Tom Punch coulait des jours heureux, acceptant tous les événements en véritable sage.

 

Sans avoir connaissance de la doctrine épicurienne, il la pratiquait de point en point.

 

Absolument indifférent à tout ce qui ne touchait pas les joies de la table, il augmentait consciencieusement, chaque jour, le volume de son énorme bedaine.

 

Les discussions philosophiques ou politiques se réduisaient, pour lui, à décider s’il valait mieux prendre le champagne après le claret, ou le claret après le champagne.

 

Désillusionné du patriotisme militant, après son haut fait du Luxembourg, où l’affirmation de ses principes lui avait valu de longues heures de détention, désabusé des fumées vaines de la gloire, depuis qu’ayant essayé de régénérer le monde par le sirop de tortue, il avait vu ses rêves échouer piteusement, et sa cargaison de reptiles enrichir la collection du Jardin d’Acclimatation, il avait renoncé à de nouvelles entreprises, et, sur les conseils de son maître, avait mis un frein à ses lumineuses inspirations.

 

Parfois, abandonnant ses recherches gastronomiques, il drapait son gros ventre dans une majestueuse redingote, couvrait son chef d’un minuscule chapeau de feutre qui, dominant sa large figure rubiconde, lui donnait de faux airs de clown ; et, le cigare aux lèvres, les mains dans les poches, il s’en allait par la ville, de brasserie en brasserie, se faisant des amis partout.

 

Souriant, bonhomme, il avait l’abord facile, et payait, avec une paternelle indifférence, les piles de soucoupes, vestiges des somptueuses libations qu’il dirigeait avec art.

 

D’un bout à l’autre du quartier Latin, et même sur la rive droite, où quelquefois il avait montré sa prestance mirifique, ses souliers rouges à triple semelle étaient connus de tous les garçons de café, qui ne marchandaient pas leurs sourires et leurs complaisances à ce client, ponctuel comme une horloge, qui arrivait à six heures, prenait gravement son absinthe et, lorsque sonnaient sept heures, s’en allait, abandonnant royalement sa monnaie.

 

– Somme toute, les Français ont du bon, disait parfois le Yankee du ton d’un maître d’hôtel appréciant un menu. Ils sont gais, aiment la bonne chère ; et, décidément, leur vin n’a pas son pareil. Fi ! des lacryma-christi, des johannisberg ! Aussi vrai que William Boltyn est le roi des milliardaires, le champagne est le roi des vins.

 

Et, de fait, ce jour-là, cette profession de foi ne manquait pas de sincérité.

 

Tom Punch venait de terminer un dîner plantureux autant que succulent, dont le menu aurait obtenu l’approbation de Brillat-Savarin lui-même.

 

Plusieurs bouteilles à col d’or, entièrement vides, témoignaient qu’il avait fait honneur à son vin favori.

 

Selon son habitude distinguée, les pieds juchés sur la table, tandis que le reste du corps disparaissait dans les bras d’un fauteuil moelleux, le ventre surnageant comme une bouée, il grattait furieusement du banjo, lorsque la sonnette de la porte donnant sur la rue se mit à tinter.

 

Tout en pestant contre le malotru qui troublait, sans remords, son travail digestif, il alla ouvrir.

 

C’était le facteur qui apportait une lettre pour Ned Hattison.

 

L’ingénieur était dans son laboratoire. Il se promenait de long en large, et réfléchissait à la conversation qu’il avait eue, la veille au soir, avec Olivier Coronal.

 

Sortis ensemble de chez M. Golbert, ils avaient fait, au lieu d’aller dormir, une longue promenade nocturne, en continuant l’entretien commencé huit jours avant, dans la même maison.

 

Les paroles d’Olivier, vibrantes et convaincues, son amour de l’humanité, ses généreuses théories et ses croyances philosophiques avaient, malgré lui, troublé Ned Hattison, étaient allés remuer, derrière son éducation et ses opinions américaines, les fibres sensibles de son intelligence, l’avaient émotionné étrangement.

 

Pendant toute la nuit, il avait en vain cherché le sommeil.

 

C’était, dans son cerveau, une lutte sourde, une transformation insensible de toutes ses opinions.

 

Les paroles d’Olivier Coronal résonnaient encore à ses oreilles, dans leur logique et persuasive simplicité.

 

« L’humanité est supérieure aux peuples ; la paix est supérieure à la guerre. »

 

Une révolte grondait, en lui, contre son père, qui lui avait imposé une mission indigne.

 

Non, l’argent n’était pas tout dans le monde. Il y avait encore des sentiments généreux, des hommes enthousiastes et indépendants. Le veau d’or n’était pas le maître absolu, et ne le serait jamais.

 

Lorsqu’il évoquait la figure inflexible de son père, ses gestes cassants, ses paroles haineuses contre les Européens, et sa compréhension industrielle de l’existence, il sentait bien quelle transformation s’était faite en lui-même, et combien il était différent, maintenant, de l’illustre ingénieur.

 

À travers le prisme des paroles d’Olivier Coronal, il entrevoyait, à présent, l’œuvre gigantesque de Mercury’s Park comme une chose mauvaise ; et un repentir le prenait d’avoir mis son intelligence et son énergie au service de la conspiration des milliardaires.

 

Et, lorsque par hasard, il évoquait, dans le décor inélégant de l’hôtel de la Septième Avenue de Chicago, la physionomie hautaine et froide de miss Aurora, il se réjouissait de n’avoir pas accepté, pour compagne de sa vie, la jeune fille au cœur sec que son père avait voulu lui imposer pour servir son ambition.

 

Maintenant, il aimait, avec toute la fougue réfléchie de son tempérament. La douceur, la grâce de Lucienne Golbert, son intelligence ouverte, son charme de parisienne l’avaient conquis.

 

Pour rien au monde, il ne sacrifierait cet amour qui, dans son existence morne, froide et mathématique, avait fait surgir la rêverie, la compréhension vraiment humaine de la vie, et le charme inexprimable d’une passion sincère.

 

– En épousant miss Aurora, pensait-il, mon avenir eût été certainement borné par les dogmes inflexibles, les théories impassibles des manieurs d’argent et des actionnaires d’ambition que sont mes compatriotes, William Boltyn en tête. Eh quoi ! ce que je sais, ce que je comprends, ce que je rêve, sacrifier tout cela au service d’une œuvre de haine et de lucre, au culte du dieu Dollar ! Combien je suis heureux de m’être affranchi ! La vie, vraiment bonne et généreuse, me tend à présent les bras. J’ai conquis le droit d’aimer, que ne donnent ni les bank-notes, ni la tyrannie creuse et factice du commerce et de la science.

 

On frappa discrètement à la porte. Tom Punch entra, apportant la lettre qui venait d’arriver.

 

Du premier coup d’œil, Ned reconnut l’écriture de son père.

 

En voyant la figure et les gestes irrités de son maître, Tom Punch avait réprimé son ordinaire loquacité ; et, peu tenté de compromettre sa béate digestion par la rebuffade qu’il n’aurait pas manqué de s’attirer, il s’était éloigné, refermant sans bruit la porte du laboratoire.

 

– Bon ! murmura l’ingénieur entre ses dents, une lettre de mon père. Que me veut-il encore ?

 

D’un geste sec, il rompit le cachet de la missive.

 

Une appréhension le prit ; une angoisse lui serra l’estomac. Son pouls battit violemment.

 

Il lut :

 

De Mercurys’Park.

 

Mon cher Ned,

 

Voici bientôt un an que tu nous as quittés, ou plus exactement, que, pour des motifs que tu connais, j’ai été forcé de me séparer de toi, de te faire charger, par William Boltyn, le président de notre société, d’une mission confidentielle en Europe.

 

Malgré ta mauvaise volonté, et ton refus d’assurer ton avenir et notre gloire commune, en épousant mes projets, je suis enfin presque parvenu à mon but.

 

De folles idées, de mesquines préoccupations t’ont fait dédaigner l’amour de miss Aurora Boltyn, et te poser en obstacle devant ma noble ambition de savant et d’Américain. Bien que chargé de nous fournir des renseignements sur les dernières inventions européennes, la torpille terrestre en particulier, tu parais avoir oublié le but de ta mission. Malgré ta conduite déplorable à mon égard, Mercury’s Park est à présent, je puis le dire, le premier arsenal de l’univers.

 

La société des milliardaires y a engouffré plus d’un milliard de dollars, et les secrets qui y sont enfouis nous assureront, à bref délai, une complète réussite.

 

Tu peux voir clairement où nous en sommes. J’ai tout dirigé, tout prévu. Par mes soins, ta réputation n’a fait que grandir auprès de William Boltyn et de ses associés.

 

Quant à miss Aurora, elle attend avec impatience ton retour ; et ses sentiments à ton égard n’ont fait aussi qu’augmenter d’intensité.

 

Elle t’aime, et ne s’est pas doutée une minute de ton hésitation à l’épouser.

 

Pendant toute cette année, respectant nos conventions, je ne t’ai fait aucune question à ce sujet.

 

Mais, d’un entretien que je viens d’avoir avec le père de ta fiancée, il résulte que ton absence ne saurait se prolonger plus longtemps.

 

En conséquence, il te faut liquider ta situation à Paris, et t’arranger de façon à prendre le City of New York qui part, dans trois jours, du Havre.

 

On te ménage une réception enthousiaste. Ton mariage avec miss Aurora ne sera plus qu’une question de jours, et tu reprendras, auprès de moi, à Skytown, le cours de tes travaux. C’est pour toi, en même temps que le succès de nos grandioses et patriotiques projets, la fortune et la gloire à brève échéance.

 

Ton père,

 

HATTISON.

 

Ned s’attendait presque à cette lettre.

 

Son père comptait toujours sur lui pour servir son ambition, cela ne le surprenait pas ; mais, arrivant au moment précis où, hanté d’idées nouvelles, et possédé tout entier par un amour sans bornes, il sentait s’opérer en lui un changement complet.

 

Le rappel de son père, son ordre formel de regagner l’Amérique le contrariaient vivement.

 

Pendant toute cette année, il avait eu, au moins, l’illusion de la liberté. Seul à diriger sa vie, d’instinct il l’avait orientée d’une façon nouvelle.

 

Sa conversation de la veille avec Olivier Coronal avait déchaîné en lui une véritable crise, avait fait éclore mille germes d’indépendance et de rébellion. Maintenant, il se sentait un autre homme.

 

Et voici qu’il lui faudrait quitter tout cela, fuir la perspective du bonheur entrevu, son amour pour Lucienne, son estime pour les hommes loyaux qui lui avaient fait connaître la sagesse et la vérité.

 

La lettre froissée, dans un mouvement nerveux qu’il ne put réprimer, Ned s’était remis à marcher de long en large, dans son laboratoire, tâchant de démêler ses sentiments, parmi le trouble où l’avait jeté cette lecture.

 

Mais lui qui, six mois auparavant, ignorait l’émotion et ne comprenait pas l’indécision, manquait aujourd’hui de calme pour examiner sa situation.

 

Que faire ? pensait-il. Certes, jamais il ne consentirait à sacrifier, d’un coup, toutes ses espérances de bonheur, pour aller reprendre, auprès de son père, l’œuvre de haine et de ruine.

 

Non, il romprait avec tous ces affamés d’or et de puissance ; il renierait son passé et tenterait, tout seul, de conquérir sa place au soleil.

 

Il se sentait assez fort pour cela.

 

Quant à miss Aurora et à ses millions, qu’il n’en entendît plus parler, sinon pour apprendre qu’elle avait fait le bonheur d’un quelconque marchand de jambons.

 

Sur ce point, sa décision était bien arrêtée. De cette façon, exilé d’un pays qui n’avait plus sa sympathie, il aurait la joie, si quelque jour l’avenir le faisait victorieux, de ne devoir son succès qu’à lui seul, et d’avoir agi selon sa conscience, en dehors des lois meurtrières et des principes d’une fausse civilisation.

 

Mais où l’angoisse le prenait, c’est lorsqu’il pensait à Lucienne. Il s’avouait enfin que son rêve caché était d’en faire sa compagne.

 

Pouvait-il, dans l’état actuel des choses, parler à cœur ouvert ?

 

Un scrupule lui venait, maintenant qu’ayant rompu avec son père, il allait être réduit aux seules ressources de son travail, d’offrir à la jeune fille de l’associer à la vie de luttes et de labeurs qui allait être maintenant la sienne.

 

Autre chose encore l’inquiétait. Certes, Lucienne s’était montrée toujours, à son égard, charmante et de bon accueil ; il pouvait croire que l’amour qu’il avait pour elle était partagé.

 

Réservée lorsqu’il le fallait, sans cesser d’être familière, elle avait toujours accepté les hommages discrets de Ned.

 

Mais si sa liberté d’allures pouvait être interprétée, par un fat, comme un assentiment, la distinction native, dont elle soulignait ses moindres actes, ne permettait pas à Ned cette supposition.

 

Du reste, sa conduite était la même avec Olivier Coronal qui, reçu au même titre que lui chez M. Golbert, entourait la jeune fille de prévenances et d’amitié.

 

Plus d’une fois, dans les yeux noirs de l’inventeur, Ned avait vu passer des flammes, vite éteintes il est vrai, mais qui ne l’avaient pas trompé.

 

Aujourd’hui, libre, au seuil d’un avenir dont il ne pouvait qu’esquisser les grandes lignes, abîmé dans ses réflexions, le jeune homme eût tout donné pour connaître la pensée de Lucienne.

 

L’idée qu’elle pouvait aimer Olivier Coronal lui faisait passer des frissons.

 

Avec elle, pourtant, il aurait l’énergie qui triomphe de tout, ne connaît pas d’obstacle.

 

Mais s’il allait se tromper ! Si le cœur de Lucienne était à un autre ! Il ne voulait pas y songer, pris d’avance d’une grande lassitude, d’un accablement qui ne raisonnait plus.

 

Bientôt, cependant, maugréant contre la faiblesse qui l’affalait, brisé, sur sa chaise, Ned réagit brusquement.

 

Il se retrouva debout, las comme après une nuit d’insomnie, les tempes tenaillées de lancinements douloureux.

 

Devant une glace, ses yeux fixes et brillants de fièvre l’effrayèrent presque.

 

Il est de ces angoisses où la pensée halète, s’essouffle, impuissante à prendre corps, se heurte, se cogne, comme aux voûtes des ruines le vol des oiseaux nocturnes.

 

Ned toucha du doigt le timbre électrique. Il venait de prendre une décision.

 

– Vite, Tom, mes gants, mon chapeau.

 

Il serra dans son portefeuille la lettre de son père toute froissée.

 

Dehors, sur le trottoir, il s’aperçut que, pour la première fois de sa vie, il mettait ses gants en chemin.

 

Au premier cocher rencontré, il donna l’adresse d’Olivier Coronal.

 

Maintenant il se sentait plus calme, plus maître de lui. Mais sa pâleur était telle que l’automédon le regarda par deux fois avant de pousser le traditionnel : « Hue ! Cocotte ! »

 

Il lui trouvait sans doute une mine peu rassurante, la mine de ces clients indélicats qui, d’un coup de revolver, se brûlent la cervelle en voiture, à moins que, maladroits, ils ne cassent les vitres.

 

Ces histoires-là sont toujours ennuyeuses et onéreuses. Ce fut donc avec un réel soupir de soulagement, qu’arrivé à destination, le cocher vit descendre son bourgeois sain et sauf.

 

Derrière le Sacré-Cœur, tout en haut de la butte Montmartre, Olivier Coronal habitait une petite rue paisible.

 

Les maisons à six étages n’ont point encore tout à fait répandu, dans ces parages, l’ineffable laideur de leur style de cage à mouches.

 

Çà et là, à côté de coquets pavillons entourés de jardins, de chancelantes et dégradées maisonnettes subsistent encore, vestiges d’une époque qui n’a pas connu la beauté des bâtisses en carton comprimé.

 

Depuis plus d’un an, la sonnette de la porte d’entrée n’avait retenti qu’à de rares intervalles.

 

Retenu presque tout le temps à Enghien, où il dirigeait la fabrication de la torpille terrestre, Olivier Coronal avait dû délaisser sa maisonnette qu’un jardin touffu, seulement clos de mauvaises palissades, entourait.

 

Depuis quelques mois, disposant de plus de loisirs, il avait repris, à l’ombre des vieux arbres, son labeur minutieux, et ne l’interrompait qu’à regret.

 

Son domestique, Léon Goupit, dont nous avons déjà fait la connaissance, n’était pas non plus fâché de ce retour, qui lui permettait de reprendre, le soir, en compagnie des garçons épiciers du voisinage, les parties de manille, où, paresseusement, assis sur ses talons, comme un bouddha, son éternelle cigarette collée à la lèvre, il trônait aussi sérieusement qu’un guerrier apache fumant le calumet de paix.

 

C’était bien le vrai type d’un gamin de Paris que ce Léon.

 

Élevé à la diable, avec de gros baisers sonores et des taloches, courant les rues en compagnie de sa mère, brave marchande des quatre-saisons, il avait appris mieux que la langue de Virgile, ce parler imagé, narquois et irrévérencieux dont nos faubourgs parisiens ont la spécialité.

 

Rôdeur et querelleur, aimant mieux muser le long des boulevards que de rester à la maison, connu dans tout Belleville, à quinze ans il allait de pair avec des gaillards du double de son âge ; et, rusé comme un renard, n’avait pas son pareil pour assister, à la barbe des agents, au défilé d’un cortège, perché dans un arbre ou installé à la cime d’un bec de gaz.

 

– Eh bien, mame Goupit, et vot’garnement, quoi qu’y d’vient ? disaient les commères du quartier.

 

– Ah ! ne m’en parlez pas ! En v’là un qui m’en fait faire un mauvais sang !… Pas moyen d’le tenir, ma pauv’dame ; il est toujours par voie et par chemin. J’sais pas quoi qu’y d’viendra ; mais pour sûr, si y continue…

 

– Bah ! qu’est-c’que vous voulez ? Les uns, c’est ça ; les autres, c’est aut’chose. Au moins, l’vôtre, il n’a pas mauvais cœur.

 

– Oh ! pour ça non, c’est pas un méchant garçon, dans l’fond.

 

Quoique maugréant contre ce garnement qui lui faisait tourner le sang, la marchande des quatre-saisons finissait toujours par faire l’éloge de son petit homme, comme elle l’appelait.

 

Véritablement, malgré tous ses travers et ses habitudes indisciplinées, celui-ci n’était certes pas un mauvais fils.

 

Il aimait sa mère par-dessus tout ; et, tout en la faisant enrager, il ne manquait jamais, lorsqu’il rentrait à la maison, de crier à tue-tête :

 

– Bonjour, m’man ! et de l’embrasser vigoureusement.

 

C’était, entre eux, de continuels colloques.

 

– Comment, t’voilà encore à c’t’heure-ci. Une heure que j’attends, pendant qu’ma soupe se r’froidit.

 

Et toujours la même phrase :

 

– J’sais pas c’qu’tu d’viendras, toi !

 

– Ben, quoi ! disait Léon de sa voix gouailleuse ; v’là-t-il pas une affaire. Alors, si qu’on est à la minute comme des bourgeois, faut l’dire !… Quoi que j’deviendrai ? reprenait-il. Ben, ça m’regarde… Pis, pourquoi que j’deviendrais pas quéqu’chose. On aurait vu plus drôl’que çà.

 

En attendant de devenir quelque chose, il était entré au service d’Olivier Coronal, qui lui pardonnait beaucoup ses défauts en considération de son père, lequel, nous l’avons dit, était resté de longues années au service de la famille Coronal.

 

Le brave homme était mort, victime de son dévouement, en voulant sauver, dans un incendie, deux enfants oubliés dans leur berceau. Une modeste pension avait aidé la veuve à élever son fils.

 

Au service de l’inventeur, le gavroche Bellevillois avait bien dû un peu atténuer certaines libertés d’allures et de langage qui sentaient par trop le faubourg ; mais, en somme, sans toucher les appointements de notre vieille connaissance Tom Punch, il était loin d’être malheureux.

 

La plupart du temps, enfermé avec ses bouquins et ses plans, Olivier Coronal n’était pas un maître exigeant.

 

Toujours préoccupé par quelque idée neuve, d’une distraction allant parfois jusqu’au comique, il abandonnait la direction de son petit intérieur à Léon, toujours content, pourvu qu’il eût sa tranquillité.

 

Ayant renvoyé son fiacre, Ned Hattison, en face de la petite porte vermoulue qui donnait accès dans le jardin, restait immobile.

 

Il tâchait, mais en vain, de retrouver son habituelle décision.

 

Au moment de franchir cette porte, il hésitait.

 

Qu’allait-il dire à cet homme généreux et bon ?

 

Que pouvait-il lui demander ? Lui avouer qu’il aimait Lucienne ? À quel titre pouvait-il le faire ? N’allait-il pas encore le blesser dans son affection, après l’avoir blessé dans son orgueil de savant ?

 

Il eut une minute la pensée de fuir, de se soumettre, et d’oublier.

 

Mais non, c’était impossible. Son amour pour Lucienne était trop fort. Il sonna.

 

CHAPITRE XX

Un sacrifice

 

Sous les vieux ormes, dont l’ombrage abritait une pelouse d’épais gazon, Léon Goupit, étendu à plat ventre, était fort occupé à lire un grand roman récemment publié en livraisons, et que lui avait prêté un marchand de vins de ses amis.

 

Léon avait hérité de sa mère cette passion pour les touchantes aventures, les dramatiques histoires que, chaque matin, d’intelligents directeurs, soucieux de l’éducation du peuple, lui servent tout chaud à raison d’un sou la tranche.

 

Chaque matin, en effet, aussitôt levée, la mère Goupit avait l’habitude de descendre acheter son journal, et de savourer, en même temps que son café noir matinal, les lamentations qu’inspirent aux romanciers en vogue la capture d’un redoutable malfaiteur, l’enlèvement d’une orpheline par des cavaliers masqués, ou bien encore l’odyssée d’une fille de prince dérobée dans son berceau par un traître de la bonne école, et qui, grâce à la chaînette d’or qu’elle porte au cou, retrouve ses parents à l’âge de vingt ans, juste à point pour épouser le héros sympathique qui, depuis des années et des années, remue ciel et terre pour trouver sa trace.

 

Que de larmes font couler ces tragiques histoires ! Que de jeunes cœurs battent en lisant les hauts faits d’un écrivain imaginatif, mais généralement peu lettré, attribués toujours au jeune homme de race, beau comme le jour, fort comme une douzaine d’Hercules et riche comme un fabricant de conserves américaines.

 

Pour l’heure, Léon nageait dans un ravissement sans bornes.

 

Pensez donc : un gamin de Paris, parti pour l’Amérique, venait de flanquer une formidable volée à une bande de sauvages, de couper la tête au chef et d’être sacré roi par les indigènes éblouis.

 

– Ça, c’est rien chouette, fit-il tout à coup, en s’interrompant de lire. En v’là un qu’a d’la veine. Ben, mon vieux, si je serais à ta place…

 

Il n’acheva pas sa pensée, et se mit à rouler une cigarette ; puis, l’ayant allumée, s’étendit sur le dos, bâilla, s’étira et se mit à chanter :

 

Les agents

Sont de brav’s gens qui

s’baladent, etc.

 

Un coup de sonnette l’interrompit.

 

– M. Coronal est-il chez lui ? demandait Ned, la porte ouverte.

 

– Mais oui, monsieur.

 

Le jeune homme tendit sa carte à Léon qui se disait :

 

– Un particulier que je connais, celui-là, pour sûr !

 

Puis, ayant fait entrer Ned dans une petite pièce garnie de vieux meubles de famille, lissés par l’époussetage de plusieurs générations, il s’en fut porter la carte à son maître.

 

– Hattison… Ned Hattison !… Si c’est permis d’avoir des noms pareils, fit-il au moment d’entrer dans le laboratoire, après avoir familièrement inspecté le petit carton.

 

La visite de Ned Hattison ne surprit pas outre mesure l’inventeur de la torpille terrestre. La veille au soir, chez M. Golbert, ils s’étaient réconciliés, avaient oublié leurs griefs personnels, en hommes qu’intéressent surtout la discussion et l’examen des idées. Puis, promeneurs attardés pendant de longues heures, ils avaient causé.

 

Nous avons vu quel effet la haute culture d’Olivier, son amour des hommes, de leur histoire et de leur destinée, ses généreux principes, avaient fait sur Ned Hattison, dont l’intelligence, fortement douée aussi, n’avait pas encore atteint son épanouissement.

 

Dans le petit salon aux allures provinciales, les deux hommes s’abordèrent, la main tendue.

 

Un pli profond barrait le front de Ned.

 

Ses yeux fiévreux, ses lèvres un peu décolorées n’échappaient pas au coup d’œil observateur d’Olivier.

 

Pressentant un événement, une révélation, il résolut d’attendre et dit simplement :

 

– Vous me surprenez en tenue de travail ; excusez-moi, je reçois rarement de visites.

 

Assis devant la fenêtre ouverte encadrée de plantes grimpantes, d’odorants chèvrefeuilles et de vertes glycines, pendant un moment les deux jeunes gens restèrent silencieux.

 

Seule, une vieille horloge, au cadran de faïence peinte, faisait un petit bruit monotone et régulier.

 

Ned parla le premier.

 

– Je suis venu vous voir pour vous demander conseil, fit-il, mesurant presque ses paroles.

 

On sentait qu’il faisait appel à sa volonté, qu’un combat se livrait en lui.

 

Olivier Coronal s’en aperçut.

 

– Vous pouvez me le demander, dit-il, je vous le donnerai en toute sincérité. Je n’ai pas l’habitude de mesurer ma sympathie.

 

– Merci, monsieur, fit l’ingénieur. Après vous être révélé à moi, la nuit dernière, avec toutes vos hautes et nobles idées, je n’attendais pas moins de vous.

 

Puis, après une pause :

 

– Tenez, ajouta-t-il, voici une lettre de mon père. Vous pouvez la lire.

 

– Eh bien, mais, s’écria Olivier après avoir jeté un coup d’œil sur la missive, vous venez me faire vos adieux ? C’est fort aimable à vous.

 

Une sensation de bonheur s’emparait, malgré lui, de l’inventeur français.

 

Il ne voulait pas s’en avouer la cause ; mais le départ de Ned lui semblait un événement heureux. Trop timide pour avoir jamais rien dit, à Lucienne Golbert, de la profonde passion que, depuis des années, il avait pour elle, ils allaient se retrouver seuls.

 

Ce jeune homme, qu’elle semblait aimer, ne serait plus là, entre eux ; il pouvait peut-être la conquérir, en faire sa femme, vivre son rêve.

 

Cependant, la voix lourde et grave de Ned répondait :

 

– Vous me connaissez mal, monsieur, ou plutôt vous ne pouvez pas me connaître. Je ne suis, pour vous, que le fils de l’ingénieur Hattison, un Américain. C’était vrai, hier. Aujourd’hui, je suis un autre homme, meilleur et moins orgueilleux de lui-même. Notre conversation de cette nuit m’a beaucoup remué : j’ai compris bien des conceptions, j’ai épousé bien des rêves ; j’ai vu clair dans ma vie, et je renie mon passé. C’est à vous que je dois cette transformation ; car c’en est une, fit-il en souriant tristement.

 

– Où voulez-vous en venir ? demanda Olivier. Quels projets avez-vous ?

 

– Vivre seul, avec les ressources de mon travail ; vivre libre, loin d’une œuvre que je considère maintenant comme hostile au progrès, et pernicieuse. Je ne puis plus, ayant compris qu’il y avait autre chose dans la vie que des capitaux et des tarifs, accepter de servir une nation qui ne fait rien pour l’humanité, et qui marche vers un but de mensonge et de décadence que dissimule mal une civilisation factice. Je crois pouvoir me suffire à moi-même, et ne veux rien de mon père et de mes compatriotes. Je trouverai peut-être ici le bonheur selon mon cerveau ; j’ai pensé que vous ne vous refuseriez pas à m’y aider.

 

Insensiblement, à mesure que Ned laissait tomber, presque une à une, ces paroles, la physionomie d’Olivier se contractait, s’assombrissait plutôt.

 

Dans sa main pendante comme par lassitude, la lettre d’Hattison père le gênait maintenant. Il la posa sur la table.

 

Ses yeux rencontrèrent ceux, anxieux, de Ned.

 

Le silence régnait de nouveau, mesuré par le tic-tac de la vieille horloge. Les oiseaux piaillaient dans les arbres.

 

Il fallait répondre. Olivier parvint à articuler :

 

– Mais certainement, monsieur.

 

Sa pensée était ailleurs. Sa joie de tout à l’heure faisait place à un découragement profond.

 

La vie allait-elle donc continuer ainsi ? N’aurait-il jamais le droit d’espérer ?

 

Malgré tout, il n’en voulait pas à Ned ; la franchise du jeune homme, la sincérité de ses paroles l’avaient ému. Pourquoi fallait-il que, l’ayant gagné à sa cause humanitaire, il en souffrît dans son amour ?

 

Très troublé lui-même, enflammé par l’idée qu’il poursuivait, Ned n’avait rien remarqué de ce qui s’était passé dans l’esprit de son interlocuteur.

 

– Oui, poursuivait-il, vous l’avez dit, monsieur, l’intérêt de l’humanité est supérieur à celui des peuples ; la guerre est une chose odieuse et illogique, engloutissant sans profit la majorité des énergies, détournant de sa destination le labeur des hommes. Il faut la combattre, effacer du front de l’univers sa trace sanglante, préparer une vie meilleure, et rendre au travail les milliards engloutis chaque année par la furie des armements.

 

– Ce sont des vérités indiscutables, appuya Olivier ; mais pensez-vous, qu’aussi brusquement, vous vous détacherez des opinions contraires ou plutôt de l’absence d’opinions que vous avez eue jusqu’à présent ? Et même, en supposant que oui, votre passé, votre éducation, tout le mauvais côté de brutalité pratique de votre idée ne vous reprendront-ils pas ? On ne rompt pas d’un coup, ou du moins sans douleurs, avec les opinions et les manières de voir inculquées dès l’enfance. Plutôt que l’apostolat que vous vous proposez, il vaudrait peut-être mieux pour vous suivre la vie telle qu’elle s’offre. Vous ne serez pas le seul à garder, inutile, dans votre cerveau, l’image de la vérité entrevue. On ne peut pas toujours vivre selon un idéal.

 

– Comment ! s’exclama Ned, est-ce bien vous, monsieur, qui me conseillez cela ? Vous vous méprenez si vous croyez que je regrette ce que je laisse derrière moi. Je ne saurais plus vivre, désormais, en me mentant à moi-même. Ma décision est irrévocable.

 

– Cependant, fit l’inventeur qui, bien que sentant qu’il disait vrai, ne voulait pas croire au désastre de son rêve, vos engagements antérieurs ?… miss Aurora Boltyn, votre fiancée ?

 

– Ma fiancée ! s’écria-t-il. Oh ! non, pas celle que voulait m’imposer mon père pour mener à bien ses projets destructeurs. Moi, épouser une pareille statue, une femme implacable comme un chiffre, une idole dont le cœur est un lingot ! Mon père peut en faire son deuil. Je ne lui sacrifierai pas ma vie, je n’épouserai pas miss Aurora, alors que…

 

Il s’arrêta. Il allait dire : « Alors que Lucienne est toute ma vie ! »

 

Olivier Coronal avait compris.

 

Une angoisse terrible l’étreignit au cœur. Mais il sut dominer son émotion. Rien n’en parut aux yeux de Ned.

 

La nuit tombait. Les ombres, par degrés, envahissaient la petite pièce. Le crépuscule enveloppait les choses de mystère et de tristesse.

 

Devant l’aveu qui allait lui échapper, Ned Hattison avait hésité et détourné les yeux.

 

Sans nul doute, s’il avait pu, un seul moment, voir combien l’homme qui, à côté de lui, semblait impassible, cachait de souffrances intimes, combien chacune de ses paroles supposait de douleur contenue, il aurait mis fin à cette conversation. Mais, égoïste comme tous ceux qui aiment, il ne songeait en ce moment qu’à lui et à l’objet de son amour.

 

Olivier, lui aussi, pensait à Lucienne.

 

Dans la pénombre grandissante, ses yeux à demi clos avaient de rapides visions, pages de son enfance lointaine sous le clair soleil des campagnes, de sa jeunesse studieuse, de son initiation à la science.

 

Un jour, Lucienne lui était apparue. Il avait mis trois ans pour s’avouer à lui-même qu’il aimait et, maintenant, il le sentait bien, elle allait être à jamais perdue pour lui. Un autre était venu, qui avait su prendre son cœur.

 

Aussi c’était sa faute. Pourquoi donc était-il resté à l’écart ? Ne lui avait-il pas le premier ouvert son âme, avant qu’elle ne fût dominée par cet Américain aux yeux froids et limpides, illuminés d’une despotique énergie ?

 

Elle serait maintenant sa femme.

 

Sa femme !… Il répétait, mentalement, ces deux mots, comme une raillerie.

 

Un rire nerveux, qui lui montait aux lèvres, se continua.

 

À présent, que pouvait-il faire ?

 

Lucienne ne l’aimait pas ; elle aimait Ned.

 

Il ne pouvait pas en douter.

 

Lui, n’était plus qu’un camarade sans importance. Il ne pouvait prétendre à rien, n’ayant rien su demander.

 

Aux approches de la nuit, les moineaux du jardin s’étaient tus. Un grand calme planait, prélude de l’assoupissement nocturne.

 

Et, dans le cœur d’Olivier, la nuit aussi descendait.

 

Une tristesse comme sainte l’immobilisait sans volonté. Son courage s’enfuyait devant l’irrémédiable.

 

Il ne leur en voulait pas, à ces deux jeunes gens, de s’aimer !

 

Le bonheur passerait à côté de lui, ne lui laissant au front qu’une ride morose.

 

Il rouvrit les yeux. Il était, maintenant, animé de la noble flamme du sacrifice.

 

– Je crois que nous nous oublions à rêver, monsieur, fit-il ; ou plutôt que, n’ayant pas achevé votre pensée, vous la continuez en regardant l’ombre s’étendre sur le jardin.

 

– En effet, j’avais quelque chose à vous dire, fit Ned ; une chose qui n’est pas le moindre mobile de ma décision. Mais je ne sais…

 

– Vous pouvez tout me dire, fit Olivier, en accentuant chaque mot. Du reste, je crois savoir…

 

– Vous l’aurait-elle dit ? s’écria le jeune homme qui, subitement, se trouva debout, plongeant dans l’ombre, maintenant presque complète, ses regards vers le visage d’Olivier, qui, sous son épaisse chevelure noire, était devenu d’une pâleur de cire.

 

– Non, non, fit celui-ci tristement ; mais je l’ai deviné.

 

– Eh bien, oui, je l’aime ! s’écria Ned, qui se sentit soudain comme débarrassé d’un grand poids. Comprenez-vous, maintenant, que je refuse la main de miss Aurora Boltyn, toute milliardaire qu’elle est ; et que mon seul but dans la vie soit de me créer, par moi-même, une situation, pour pouvoir l’offrir à Mlle Golbert ? Mais, elle, m’aime-t-elle ? Hélas, je ne sais pas !…

 

Et, retombé dans son fauteuil, la tête dans ses mains, Ned restait immobile, perdu dans ses pensées.

 

« Pauvre irrésolu, se dit Olivier. Comme moi, tu souffres ; comme moi, tu doutes. Notre douleur est la même ; mais la mienne, tu l’ignores. C’est toi le plus heureux. »

 

Puis, tout haut :

 

– Je n’ai pas qualité pour vous donner une certitude ; mais cependant – un soupir lui gonfla la poitrine – je pense que vous n’êtes pas indifférent a Mlle Lucienne Golbert.

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûr… Et, ajouta-t-il, si bas que c’est à peine si Ned l’entendit, si vous ne l’aimiez pas vous-même, vous vous en seriez aperçu.

 

C’était alors un touchant spectacle que celui de ces deux hommes, ennemis la veille, dont l’un aujourd’hui renonçait à ses rêves de bonheur, faisait taire son cœur, et cela simplement, sans phrases, acceptant la souffrance pour assurer la vie heureuse à celle qu’il aimait.

 

Il fallait que, sous des apparences parfois brutales et rudes, Olivier eût une âme vraiment forte, un cœur vraiment grand, pour sacrifier ainsi son amour, silencieusement, pour rester seul à vivre, pour trouver, dans le renoncement et l’abnégation totale de ses rêves, la force nécessaire à continuer son existence de labeur, pour ne pas protester contre la destinée qui le frustrait de toutes les joies d’époux et de père.

 

Mais non, Lucienne serait heureuse ; que lui importait le reste ?

 

Il la verrait souriante ; il lui parlerait, et jamais elle ne se douterait de sa souffrance.

 

On frappa à la porte.

 

C’était Léon apportant une lampe.

 

Sous l’invasion brusque de la lumière, les deux hommes se levèrent et, face à face, troublés, ne sachant plus que dire, échangèrent des phrases banales.

 

Au-dehors, une nuit sans lune.

 

Çà et là, dans l’herbe du jardin, des lucioles brillaient.

 

Tout était calme.

 

Sans un mot, Ned Hattison avait repris son chapeau déposé sur le guéridon.

 

Des phrases d’excuses et de remerciements s’arrêtaient à ses lèvres.

 

Une pudeur de paraître heureux en face d’Olivier l’empêchait de parler.

 

– Je vous ai dérangé de vos travaux ? finit-il par dire.

 

– Mais non ! assura Olivier.

 

Lui aussi se trouvait gêné.

 

Ses tempes battaient, un étau lui enserrait le front.

 

– Comment pourrais-je vous remercier de vos bonnes paroles ? continua Ned. Alors, vous croyez que Mlle Lucienne…

 

– Vous aime ? Oui, j’en suis sûr. Vous pouvez, du reste, vous en assurer auprès de M. Golbert, ajouta-t-il avec effort… Mais voici qu’il se fait tard ; vous me permettrez de vous renvoyer, continua-t-il souriant. Quoique la demeure de mon cher maître soit peu éloignée, vous pourriez vous mettre en retard, si vous voulez dîner avec lui.

 

– Comme vous êtes vraiment bon ! s’écria Ned, à qui la joie mettait une auréole au front.

 

– Oh ! je n’y ai pas de mérite, croyez-le bien. C’est encore en la bonté que réside le bonheur, pour ceux qui ne peuvent l’obtenir autrement.

 

Tout autre que Ned eût remarqué l’accent douloureux avec lequel Olivier avait prononcé ces paroles, le sens caché qu’il semblait y mettre et l’expression pénible de son regard habituellement si clair.

 

Mais l’Américain ne voyait rien, n’avait plus qu’une pensée : acquérir la certitude qu’il n’était pas le jouet d’un rêve.

 

– Vous pourriez être en retard si vous voulez dîner avec M. Golbert, venait de dire Olivier, sur un ton de triste raillerie.

 

Ned ne s’était aperçu de rien.

 

Ordinairement perspicace jusqu’à l’intuition, son exaltation passionnée avait paralysé son instinct d’observateur.

 

Venu dans cette maison avec le doute cuisant, la lancinante idée que l’inventeur pouvait aimer Lucienne, il en sortait joyeux, transfiguré, certain qu’il s’était trompé, bien loin de soupçonner la peine qu’il venait, involontairement, de causer à Olivier, bien loin de se douter qu’il piétinait sur un cœur meurtri, et que, si pour lui l’avenir se dévoilait radieux et clair, c’est qu’un rival venait de se sacrifier noblement, discrètement, sans espoir de récompense.

 

– C’est cela, pensait-il ; il faut qu’aujourd’hui même je voie M. Golbert. Demain, peut-être, il serait trop tard. J’ai tant de choses à lui dire.

 

– Léon, reconduis ce monsieur, fit Olivier au Bellevillois, qui, sur un coup de timbre, était accouru.

 

Dans la poignée de main qu’ils échangèrent, ardente et enthousiaste chez Ned, triste et résignée de la part d’Olivier, il y avait toute l’intensité de leurs pensées.

 

Tandis que, sous la lueur tremblante du gaz, Ned s’acheminait, le cœur plein d’espoir, vers la demeure de M. Golbert, Olivier Coronal, n’y tenant plus, s’affalait brisé, la poitrine secouée de sanglots.

 

CHAPITRE XXI

Bellevillois et Yankee

 

Une ville comme Paris a besoin de joie.

 

Contre les ennuis et les déceptions dont chaque être a sa part, contre les déboires de la quotidienne lutte pour la vie, contre le dégoût des insuccès, il faut un remède, une sorte d’élixir moral qui chasse la rancœur, stimule les efforts.

 

Cet élixir, c’est la chanson.

 

De tout temps, on a chanté à Paris.

 

Dans les heures prospères aussi bien que dans les détresses, dans l’abondance comme dans la disette, dans la paix comme dans la guerre, les strophes, railleuses ou sentimentales, gaies ou tristes, se sont toujours envolées des lèvres et des cœurs, même aux instants les plus critiques de l’histoire.

 

En parlant du Français, J.-J. Rousseau écrivait : « On dirait que la chanson est l’expression naturelle de tous ses sentiments. »

 

« On chantait quand les Anglais démembraient le royaume », dit un autre écrivain, M. de Jouy ; on chantait pendant la guerre civile des Armagnacs, pendant la Ligue, pendant la Fronde, sous la Régence ; et c’est au bruit des chansons de Rivarol que la monarchie s’est écroulée à la fin du dix-huitième siècle.

 

C’est même ce qui donne à Paris sa physionomie spéciale et bien à soi, que l’humeur toujours légère, que le goût de sa population pour la chanson.

 

Nos pères ont connu les guinguettes et les caveaux, dont plusieurs furent célèbres avec les chansons de Pierre Dupont, de Béranger, de Désaugiers.

 

On se réunissait sans protocole, ouvriers, employés et artistes, pour le plaisir d’entendre des couplets alertes, des saillies drolatiques, ou des hymnes d’espérance.

 

De nos jours, Paris s’est transformé. La vie est devenue plus fébrile, plus hâtive. Il paraîtrait qu’on chante moins.

 

Pourtant, détrônée presque partout, expulsée de ses guinguettes, la chanson a, quand même, conservé ses droits de cité dans deux quartiers de Paris : Montmartre et le quartier Latin.

 

À Montmartre surtout, toute une population de peintres, de sculpteurs, de poètes, continue la tradition, qu’ont instaurée les troubadours et les bohèmes du bon vieux temps ; les Rutebeuf, les Villon, les Cyrano de Bergerac, et tant d’autres.

 

Nombreux sont les établissements, les cabarets, où l’on chante chaque soir devant un public jeune et enthousiaste, que n’ont point encore contaminé le pessimisme et la raideur voulue de l’élément anglais et américain, qui de plus en plus, pénètrent, en les défigurant, dans nos vieilles mœurs françaises.

 

Là, après les soucis du labeur de chaque jour, on trouve encore le temps de s’amuser, de rire avec esprit.

 

Tout est sujet à chansons.

 

On raille les travers des uns et des autres.

 

Il se trouve encore des cœurs généreux pour flétrir les turpitudes, pour dire les aspirations, les espérances.

 

Ce n’est pas le café-concert avec ses grivoiseries de bas étage ; c’est quelque chose de gai, de pimpant, de bon enfant ; c’est l’esprit français qui toujours chante, ne serait-ce que pour le plaisir de chanter.

 

Léon Goupit, le Bellevillois, connaissait son Montmartre comme un vieux parisien.

 

Habitué fidèle de tous les cabarets, il faisait ses délices de l’audition des chansonniers.

 

C’était même, dans quelques endroits, un petit personnage, ne comptant plus ses amis ni ses camarades.

 

Tout en se réclamant avec orgueil de ses origines bellevilloises, il n’était pas moins fier de son titre de citoyen de Montmartre.

 

Il fallait l’entendre parler avec dédain des autres quartiers de Paris.

 

– Non, mais c’est-y qu’y s’figurent qu’y sont parisiens tous ces pétrousquins-là, disait-il. Paris, c’est Montmartre et Belleville, voilà !

 

Et rien n’aurait pu le faire démordre de cette opinion.

 

Chaque fois qu’on mettait en doute ses principes, il fallait le voir se dresser sur ses talons, enfler la voix et, avec les mots impayables, défendre la réputation de la butte qui porte le Moulin de la Galette.

 

Pour le moment, après plusieurs mois d’absence à Enghien, il venait de renouer avec ses anciennes relations.

 

En plus de cela, il n’était pas peu glorieux d’une conversation qu’il venait de faire.

 

De même qu’Olivier Coronal avait fait la connaissance de Ned Hattison, Léon Goupit avait fait celle de Tom Punch, et d’une façon singulière.

 

Envoyé, un jour, par son maître, porter une commission chez Ned – c’était un échantillon de curieux minéral qu’une fois, chez M. Golbert, Ned Hattison avait exprimé le désir d’avoir en sa possession – le Bellevillois, qui jamais n’avait vu l’ex-majordome de William Boltyn, rencontra, tout en s’acheminant les mains dans les poches et la cigarette aux lèvres, un gentleman d’une carrure imposante et dont l’abdomen démesurément développé avait, malgré la majestueuse redingote qui le sanglait, quelque chose de pachydermique.

 

C’était notre excellent Tom Punch, plus rutilant que jamais, et qui, après avoir promené ses souliers rouges à triples semelles dans une demi-douzaine de brasseries, rentrait paisiblement au bercail.

 

– Mince de tonneau ! s’écria le Bellevillois. Eh ! dis donc, combien qu’elle t’a coûté ta barrique ?

 

La formule était assurément trop irrespectueuse pour qu’un honorable gentleman comme Tom Punch y répondît autrement que par un regard courroucé.

 

Cela ne faisait pas l’affaire de Léon qui, trouvant une occasion de blaguer quelqu’un, se serait fait pendre plutôt que de se taire.

 

Croyant que si son interlocuteur ne lui répondait pas, c’était qu’il ignorait la langue française :

 

– Toi, t’as pas une tête à parler français, s’écria-t-il. Eh ! señor ! English spoken ! Very well !

 

Au son de ces syllabes, accompagnées de grimaces imitées des clowns britanniques, Tom Punch dressa l’oreille.

 

– Yes, fit-il imperturbablement, croyant se trouver en face d’un compatriote.

 

– Aôh ! Moi, pas comprendre ; moi parler volapük, continua Léon de plus en plus amusé, et avec des gestes cassants de pantin ou d’automate.

 

Pendant ce court colloque, nos deux personnages, l’un grand, gros et épais, l’autre fluet, petit et sautillant, s’étaient arrêtés.

 

Déjà, autour d’eux, nombre de badauds, intrigués par les allures bouffonnes de Léon et le flegme de l’énorme personnage qui lui faisait vis-à-vis, riaient et échangeaient des lazzis.

 

Un petit pâtissier, celui qu’on voit sur les affiches, l’élément primordial de tout attroupement, échangeait ses impressions avec un petit trottin de la rue de la Paix, cependant que, dans sa corbeille, les tartes et les vol-au-vent narguaient, en refroidissant, l’impatience des clients.

 

Encore quelques minutes, et c’eût été un rassemblement en règle, cette chose ignorée des villes américaines, où le flâneur est presque aussi rare que les maisons construites avec goût, où chacun va à ses affaires d’un pas mathématique, sans s’occuper de personne, sans même échanger, de la main, comme font chez nous les gens pressés, un rapide salut avec les personnes de leur connaissance.

 

D’un coup d’œil, Tom Punch vit le danger, sous la forme d’un sergent de ville qui montrait, au coin d’une rue, sa figure réjouie, ses grosses moustaches de vieux brisquart.

 

Une conversation, même amicale, avec ce représentant de l’autorité municipale, ne tentait pas le moins du monde l’intendant de Ned.

 

Depuis son aventure du Luxembourg, il avait de la méfiance pour tout ce qui portait un uniforme, sans en excepter même les inoffensifs garçons de banque, que, dans son ignorance, il prenait aussi pour des fonctionnaires investis des plus redoutables pouvoirs.

 

Cependant, n’ayant pas sans doute les mêmes sujets de crainte, et disposé à s’amuser jusqu’au bout, Léon ne lâchait pas la place.

 

Pour sauver la situation, Tom Punch eut une idée de génie.

 

Faisant signe au Bellevillois de le suivre, il gagna, en quatre enjambées, l’intérieur d’une brasserie, tandis que la foule des curieux reprenait le chemin de ses occupations, pas plus avancée qu’auparavant, mais ayant satisfait à la loi qui, de tout Parisien, fait un badaud.

 

Sur quel ton se continua cette conversation, ce quiproquo hilarant, où Léon, polyglotte d’occasion, avait engagé notre brave ami Tom Punch ?

 

Le Bellevillois apprécia-t-il mieux son nouvel ami après avoir absorbé les nombreuses consommations que celui-ci offrit généreusement ?

 

Toujours est-il que, deux heures après, ils étaient les meilleurs amis du monde, et qu’ils quittèrent le café, bras dessus, bras dessous.

 

Mais où la scène devint drôle, c’est lorsque tout en marchant, Léon, qui avait enfourché son dada favori, l’apologie de Montmartre capitale du monde, s’aperçut qu’ils suivaient tous deux le même chemin.

 

Ils avaient contourné le Luxembourg et venaient de s’engager dans la rue de Fleurus.

 

– Tiens, s’écria Léon en interrompant ses digressions sur la supériorité de Montmartre à tous les points de vue… Me v’là rendu !

 

Et cherchant des yeux les numéros, il continua à marcher, laissant de nouveau libre cours à sa verve de gamin de Paris, que les nombreuses libations de l’après-midi n’avaient pas affaiblie, au contraire.

 

Tom Punch souriait, en philosophe, sa canne sous le bras, les pouces dans l’entournure de son gilet, sans perdre un mot des propos facétieux de son nouvel ami.

 

Au même moment, les deux hommes s’arrêtèrent.

 

Léon venait d’apercevoir en face de lui le numéro 150, but de sa course ; et Tom Punch la maison de son maître, naturellement.

 

En homme qui connaît les bonnes manières, le majordome, tout en tirant de sa poche la clef de la porte, allongeait le bras pour un cordial shake-hand, lorsque le Bellevillois s’écria :

 

– Mince de rigolade alors ; vous v’là aussi arrivé ! Pas d’erreur…

 

Et tirant le petit paquet de sa poche, il lut : Monsieur Ned Hattison, 150, rue de Fleurus.

 

– Ned Hattison ! fit Tom Punch stupéfait. Vous ne vous trompez pas.

 

– Puisque je vous le dis. Tenez…

 

– Mais c’est mon maître. Ou plutôt c’est moi qui suis son intendant.

 

– Ah ! ben, pour être rigolo, ça, ça l’est ! C’est vous l’larbin de M. Hattison ? Enchanté de faire votre connaissance, monsieur l’intendant. Eh bien, moi, ajouta-t-il en se rengorgeant, j’suis l’intendant de M. Olivier Coronal, l’inventeur d’une torpille qui vous écrabouillerait en une seconde comme une tomate, vous et votre gros ventre, et même encore des milliers comme vous avec.

 

Une présentation, aussi élégamment faite, valait bien une poignée de main.

 

C’est ce qu’ils comprirent tous les deux.

 

Léon n’était pas pressé ; Tom Punch, comme d’ordinaire, n’avait rien à faire.

 

Ils résolurent de dîner ensemble, pour sceller une amitié commencée sous d’aussi favorables auspices.

 

Avec un gastronome de la force de Tom Punch, le menu ne pouvait être quelconque.

 

Ce soir-là, lorsque après avoir vidé, à lui seul, sa quatrième bouteille de champagne, Tom Punch décrocha son banjo, il aurait fallu aller loin pour contempler pareil spectacle.

 

Accroupi sur ses talons, Léon, qui à son amour du roman-feuilleton joignait le goût de l’acrobatie, exécutait avec maestria la danse des Chinois en poussant, à l’exemple de son hôte, de fanatiques hurrahs ! ce qui, joint à la musique désordonnée du banjo, pouvait donner l’illusion d’une peuplade noire en train de célébrer les bienfaits d’une civilisation qui leur a fait connaître l’alcool et le tabac.

 

Après une pareille réception, la courtoisie du Bellevillois ne pouvait se montrer en défaut.

 

À son tour, il invita son nouvel ami ; et pendant toute une soirée, de cabaret en cabaret, de brasserie en brasserie, il le conduisit à travers Montmartre, très fier d’être le guide d’un personnage aussi majestueux et aussi solennel qu’un ordonnateur des pompes funèbres ou qu’un huissier de ministère.

 

Le majordome était enthousiasmé.

 

Dès lors, il ne voulut plus entendre parler du quartier Latin ; et ce, pour la grande joie de son cicérone, flatté dans son orgueil de citoyen de Montmartre.

 

Là comme ailleurs, sa ventripotente bonhomie et son insouciante générosité attirèrent à Tom Punch une sympathie universelle ; et imposait à tous sa réputation de formidable buveur.

 

Mais où sa célébrité ne connut plus de bornes, conquit tout Montmartre, c’est lorsque, sur l’instigation de Léon, il honora, un jour, d’une séance de banjo, l’un des établissements les plus connus du boulevard de Clichy.

 

Ce fut un véritable triomphe, une joie délirante, un engouement passionné de toute la clientèle artiste du lieu. Bon prince, Tom Punch laissait faire, et trouvait cela tout naturel.

 

Il reçut même, un matin, la visite d’un journaliste, auquel il fournit complaisamment une interview.

 

Comme on le voit, rien ne manquait à son bonheur.

 

– Décidément, disait-il parfois à Léon, c’est encore à Paris qu’il faut venir pour s’amuser.

 

– À Montmartre, vous pourriez dire, répliquait le Bellevillois… C’est égal, quand j’vous ai servi tout c’que j’savais d’anglais, vous vous rappelez, la première fois ? Si je me serais jamais douté d’ça !

 

L’un étant exactement l’opposé de l’autre, les deux hommes étaient faits pour s’entendre.

 

Quelques jours leur avaient suffi pour sceller une amitié digne de celle d’Oreste et de Pylade, à condition toutefois qu’Oreste fût ventru, et que Pylade parlât l’idiome spécial aux faubouriens de la grande ville.

 

Mais, hélas ! il n’est pas ici-bas de plaisirs sans compensation.

 

Un beau matin, Tom Punch vit venir à lui Ned Hattison, qui semblait furieux et brandissait un journal.

 

– Ah ! ça, m’expliquerez-vous, maître Tom, ce que cela signifie ? et quelle nouvelle folie vous possède ? Êtes-vous attaché à mon service à seule fin de me créer des ennemis ?

 

Ne sachant que répondre, l’infortuné majordome levait les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin de son malheur et de son innocence.

 

– Oui, continuait Ned, je crois que tu deviens fou. Voici maintenant qu’on parle de toi dans les gazettes. S’il te plaît de jouer du banjo, ne pouvais-tu rester ici tranquillement, au lieu d’aller courir, ivrogne que tu es, toutes les brasseries de Montmartre où tu te donnes en spectacle.

 

– Mais je n’ai rien fait de mal, balbutiait le malheureux Tom Punch.

 

Il était si drôle à voir dans son costume matinal, sa grosse panse à l’aise dans une robe de chambre verte et jaune ; il semblait tellement atterré et déconfit, que Ned ne put retenir un sourire.

 

– Tu n’en feras jamais d’autres, fit-il, un peu radouci. C’est égal, je soupçonne que si William Boltyn savait cela…

 

– Oh ! William Boltyn ! répéta Tom, d’un ton peu convaincu…

 

Il avait l’air de dire que cela lui était bien égal.

 

Il est rare qu’un sentiment résiste à l’éloignement de celui qui en est l’objet.

 

À Chicago, le majordome se serait fait hacher pour son maître.

 

Depuis un an qu’il l’avait quitté, sous le fallacieux prétexte d’aller chercher en Europe de nouveaux procédés culinaires, son attachement avait diminué d’intensité.

 

Même il n’avait plus du tout envie de laisser là la vie facile et distrayante qu’il menait à Paris pour retourner s’enfermer dans le somptueux et mélancolique hôtel de la Septième Avenue de Chicago.

 

La protestation contenue, qu’il venait d’accentuer avec un geste détaché, était assez claire pour que Ned la comprît.

 

– Ah çà ! mais, dis-moi donc, tu n’as pas l’air de faire grand cas de ce que l’honorable William Boltyn peut penser de toi ?

 

– Oui… non… balbutia Tom, pris au dépourvu.

 

La diplomatie n’était pas son fort. Une teinte cramoisie l’envahit du menton jusqu’au bout de ses larges oreilles, lorsqu’il se sentit deviné ; et Ned n’eut pas beaucoup de peine à le confesser, à lui faire avouer qu’en effet, le désir de revoir Chicago ne le tourmentait pas.

 

– Que voulez-vous, M. Ned, conclut-il en philosophe, la vie est mal faite. Moi, j’aurais dû naître parisien. De toutes les villes que j’ai vues, c’est Paris qui me plaît le plus. C’est à Paris que l’on fait la meilleure cuisine, et sans le secours de l’électricité encore !

 

– Ah ! mon gaillard, fit l’ingénieur en éclatant de rire ; te voilà pris par ton côté faible. Mais avec tout cela, sais-tu que te voilà devenu, du jour au lendemain, une célébrité ?

 

Jamais Tom n’avait vu son maître aussi joyeux.

 

Depuis quelques jours, Ned Hattison avait changé du tout au tout.

 

Autrefois sombre et mélancolique et souvent irrité sans motif, il était à présent plus ouvert, plus gai.

 

Tom Punch commençait à s’en apercevoir ; mais il ne savait à quoi attribuer cette transformation.

 

C’était bien simple. Ned était heureux. Il voyait son rêve prendre corps.

 

Le soir même de sa visite à Olivier Coronal, il avait vu M. Golbert, lui avait franchement expliqué la nouvelle situation qu’il acceptait en rompant avec son père ; et n’y pouvant plus tenir, il lui avait avoué son amour pour Lucienne.

 

– Ce n’est point une illusion, avait-il dit. Depuis une année, je constate, chaque jour, que Mlle Lucienne prend, dans mes rêves d’avenir, une place de plus en plus grande. Jusqu’à présent trop d’obstacles me forçaient à me taire. Aujourd’hui je suis libre ; l’avenir ne me fait pas peur ; je puis vous demander sa main.

 

Confortablement installé dans son fauteuil à oreillettes, le savant écoutait avec intérêt. La figure simple et bienveillance du vieillard s’éclairait d’un sourire indulgent.

 

– Je n’ai pas qualité pour vous donner seul une réponse. Ma fille est libre de sa décision. Je vous communiquerai demain la réponse qu’elle aura faite à votre demande.

 

Et devant l’air anxieux de Ned.

 

– Voyons, après un an d’attente vous patienterez bien encore un jour. Mais n’ayez pas trop d’inquiétudes, fit-il en prenant la main du jeune homme ; vous n’avez pas à craindre un refus. Je suis un peu le confident de ma fille. Mais il suffit ; n’essayez pas de me corrompre. Je dois être discret.

 

Le lendemain, Ned apprenait qu’en principe la main de Lucienne lui était accordée.

 

Il ne pensait même plus aux embarras de sa situation présente, aux difficultés que son père n’allait pas manquer de soulever pour empêcher ce mariage, qui allait mettre une entrave à ses rêves d’universelle conquête.

 

Miss Aurora ! Quelle joie d’être affranchi du cauchemar de son souvenir !

 

Ned rayonnait. Il puisait, dans son amour pour Lucienne, une joie sans bornes.

 

Son intelligence, son énergie lui revenaient, avec la certitude de l’épouser.

 

– Ah ! tu veux rester à Paris, mon brave Tom. L’Amérique ne te dit plus rien. Eh bien, assieds-toi. Écoute ce que j’ai à te dire.

 

Jusqu’alors, ne sachant trop ce qu’il allait lui advenir, Tom Punch était resté debout, dans la même position, celle d’un patient à qui l’on fait subir la torture.

 

– Voyons, quitte-moi cet air contrit. Je ne vais pas t’avaler, que diable ! Veux-tu rester à mon service ?

 

– C’est que…

 

– Allons, achève. C’est qu’il faudrait quitter Paris ; car tu supposes, dans ta jugeote de majordome joueur de banjo, que je retourne à Chicago !

 

– C’t’idée ! fit Tom Punch, expression qui lui était devenue familière depuis son intimité avec Léon.

 

– Que dis-tu ?

 

– Oh ! rien. Je voulais dire qu’en effet, c’était mon avis.

 

– Comme tu es peu perspicace. Tu te trompes. Je reste à Paris, là ! Es-tu satisfait ? De plus, je me marie.

 

– Comment, s’écria Tom désappointé ; miss Aurora arrive ici ?

 

– Ah ! tiens, tu savais, toi aussi ? Enfin, ce n’est pas mon affaire. Eh bien, tu fais encore erreur. Ce n’est pas miss Aurora que j’épouse. C’est une jeune fille charmante, une Parisienne. Tu vois que, si tu aimes Paris, tu n’es pas le seul.

 

Un malencontreux : « c’t’idée ! » allait encore échapper à l’intendant.

 

– Et vous me gardez avec vous ? demanda-t-il.

 

– À une condition, toutefois ; c’est que tu te montreras, à l’avenir, plus prudent dans tes entreprises et moins avide de gloire, fit Ned en lui montrant ironiquement le numéro du journal. C’est entendu ?

 

– Oh ! tout ce que vous voudrez, répondit Tom. Je suis tellement heureux, à la pensée que nous ne nous séparerons plus. Vous verrez quelle bonne cuisine je vous ferai, ajouta-t-il ; et quant au menu du dîner de noce, que je perde mon nom si les mânes de Lucullus n’en sont point jaloux.

 

CHAPITRE XXII

Un voyage de Hattison

 

Depuis le départ de Ned Hattison, tout ce que l’imagination humaine et l’effort continu des générations successives a créé dans l’art de détruire et de faire la guerre, semblait avoir été centralisé, par une volonté surnaturelle, à Mercury’s Park et à Skytown, les deux villes monstrueuses enfouies au milieu des montagnes Rocheuses.

 

En prenant la direction de cette société de milliardaires américains, Hattison père, l’illustre inventeur, avait dit vrai.

 

En une année, son merveilleux génie d’organisateur pratique avait presque atteint le but proposé par William Boltyn.

 

Tout un coin de l’énorme chaîne de montagnes était transformé.

 

Avec ses enceintes successives, chacune d’elles affectée à des travaux différents, avec la masse de ses bâtiments, de ses fonderies, de ses laboratoires, avec son parc aérostatique, Mercury’s Park était bien, à présent, le premier arsenal du monde.

 

Directeur tout-puissant, âme de la prodigieuse cité, Hattison père n’avait rien épargné pour lui assurer cette suprématie.

 

Isolée dans son enceinte respective, une armée d’ouvriers travaillait chaque jour.

 

Les cheminées des usines versaient sans relâche leurs torrents de fumée ; les tours d’aluminium à vingt étages s’érigeaient. On ne comptait plus les dollars dépensés.

 

Skytown ne restait pas en arrière. Là aussi, les marteaux-pilons ébranlaient le sol. Des monstres sous-marins montraient leurs coques d’acier dans les cales sèches. Des plans, d’une ingéniosité et d’une audace inouïes, recevaient une exécution plus audacieuse encore.

 

À chacun de ses voyages, William Boltyn rapportait une sensation plus forte d’orgueil et de puissance.

 

L’énorme fortune du milliardaire s’accroissait sans cesse.

 

Une heureuse spéculation l’avait rendu propriétaire de tout un quartier de Chicago.

 

Les abattoirs et ses fabriques de conserves, sillonnés de trains électriques, enrichis de nouvelles machines, avaient doublé d’importance.

 

Il n’y avait qu’un seul nuage sur son bonheur : Aurora, sa fille, le préoccupait.

 

Elle, autrefois fervente de tous les sports, active, et qui apportait, dans toutes les choses de la vie, l’impassibilité d’un caractère hautain et volontaire, s’ennuyait mortellement depuis le départ de Ned pour l’Europe.

 

Toujours lasse, ne s’intéressant plus à rien, elle semblait chercher sans cesse des yeux quelque vision disparue.

 

Boltyn n’y comprenait plus rien.

 

Pour la distraire, il avait tout imaginé.

 

Les caprices les plus coûteux, une fois réalisés, n’arrachaient même pas un sourire à la jeune fille.

 

Elle dépérissait à vue d’œil.

 

Aussi le milliardaire avait-il fait comprendre à Hattison qu’on ne pouvait plus différer le retour de Ned.

 

– Il faut qu’il revienne à tout prix, qu’il laisse tout en suspens, avait-il dit.

 

Pas plus que sa fille, William Boltyn ne connaissait le véritable motif du voyage de Ned, Hattison père s’étant bien gardé de le révéler.

 

Il avait usé d’expédients pour leur faire croire, à tous deux, que le mariage était seulement retardé.

 

Il avait grandi son fils à leurs yeux, en lui attribuant le désir de se rendre digne de la main d’Aurora, par une réussite éclatante de sa mission.

 

Nous avons vu que, cédant aux instances du milliardaire, l’ingénieur avait écrit à son fils pour l’engager à reprendre de suite le chemin de l’Amérique.

 

Dans son laboratoire, qu’un blocus électrique isolait complètement, Hattison était enfermé depuis le matin.

 

La nuit venait de tomber.

 

Au-dehors, de puissants fanaux électriques éclairaient tout le paysage de coupoles et de cheminées.

 

Autour du savant, une multitude de pièces d’acier, de ressorts, de bielles, encombraient les établis.

 

Penché sur une feuille couverte de chiffres, l’ingénieur, dont les yeux pareils à des boules de métal dénotaient une extraordinaire tension du cerveau, semblait ne plus vivre pour le monde extérieur.

 

À quelques pas de lui, Joë, le nègre muet, à la stature herculéenne, épiait ses moindres signes.

 

À quelle tâche s’était voué le savant ? Que rêvait-il de créer ? Quelle mystérieuse besogne avait-il entreprise ?

 

Personne ne le savait encore.

 

Hattison attendait sans doute l’heure propice pour divulguer ce secret.

 

Mais, malgré son silence, on pouvait supposer qu’il s’agissait d’une invention terrible, étant donné les précautions infinies dont il s’entourait dans son travail.

 

Depuis plus d’une heure, aucun muscle de sa figure n’avait bougé.

 

Il semblait figé dans cette attitude d’efforts et de recherches.

 

Tout à coup, d’un geste sec, il nota une formule.

 

Puis, sans mot dire, avec sa brusquerie coutumière d’automate, il se leva, dériva le blocus électrique qui, autour de son laboratoire, mettait nuit et jour une invisible mais infranchissable barrière, et sortit.

 

À peine arrivé à son cottage, le timbre électrique lui annonça une dépêche.

 

À mesure que se déroulait la mince bande de papier, il lut :

 

Mon père,

 

En réponse à votre lettre, je suis heureux de vous informer de mon prochain mariage avec Mlle Lucienne Golbert, fille du savant distingué, membre de l’Académie des sciences de Paris. Je compte sur votre bonté pour m’envoyer votre autorisation par télégramme.

 

Votre fils,

 

NED HATTISON.

 

À mesure qu’il avait lu, les lèvres de l’ingénieur s’étaient contractées. Ses yeux avaient pris une expression terrible.

 

Pendant quelques minutes, la fureur l’empêcha de parler.

 

– Oh ! c’est trop fort, s’écria-t-il enfin. Se jouer de moi à ce point ! Mais il est fou, le malheureux ! Ah ! c’est ainsi qu’il me récompense d’en avoir fait un savant. Il se pose en obstacle devant moi !… Eh bien, nous verrons.

 

« Et il ose, poursuivit-il rageusement, me demander mon autorisation, pour ce mariage insensé !… Mon autorisation, répéta-t-il par deux fois ; eh bien, je vais aller la lui porter moi-même !…

 

Le lendemain soir, l’ingénieur Hattison arrivait à New York par la gare de l’Atlantic Railway, et prenait place sur un paquebot de la Compagnie transatlantique, à destination du Havre.

 

CHAPITRE XXIII

Un mariage imprévu

 

En débarquant à la gare Saint-Lazare, l’ingénieur Hattison, depuis son départ de Mercury’s Park, n’avait pas prononcé vingt paroles.

 

La Touraine, un des plus récents paquebots construits, une merveille autant par sa vitesse que par le luxe et le confort qu’elle offre aux passagers, en sept jours l’avait amené au Havre.

 

Le « Trou du Diable » et les brumeux parages de Terre-Neuve franchis, le reste de la traversée s’était effectué par un temps magnifique.

 

Mais des féeriques paysages de la mer et du ciel, Hattison n’avait rien vu.

 

Alors que, réunis sur le pont, les passagers des premières organisaient des bals et des concerts, enfermé dans sa cabine qu’il arpentait de long en large, comme une bête fauve, l’ingénieur ne décolérait pas.

 

Descendu du train transatlantique qui prend les passagers sur le quai même du débarquement, Hattison, qui dans son mépris des hommes et des mœurs du vieux monde s’était toujours obstiné à ne rien connaître des Français, à ne pas apprendre leur langue, eut recours à un interprète de l’hôtel Terminus, retint un appartement, et sans même prendre le temps de faire quelque toilette, se fit conduire immédiatement chez son fils.

 

Tom Punch, qui au coup de sonnette était venu ouvrir la petite porte donnant sur la rue, faillit tomber à la renverse en apercevant l’ingénieur.

 

Sans lui laisser le temps de se remettre, celui-ci était déjà entré.

 

Malgré la fureur, qui ne l’avait pas quitté depuis la réception du télégramme de Ned, ce fut d’une voix calme qu’il demanda :

 

– Mon fils est là ?

 

Et sur un signe affirmatif de Tom Punch, que l’étonnement rendait muet :

 

– Bien. Conduisez-moi auprès de lui.

 

Ned venait de rentrer. Il était allé dans quelques magasins, chez les orfèvres, commander de menus objets de toilette et des anneaux nuptiaux.

 

Maintenant il voyait chaque jour sa fiancée. Sans être encore fixée définitivement, la date de leur mariage était prochaine.

 

Une seule chose lui manquait pour la forme : l’autorisation de son père.

 

Lorsque, suivi de l’ingénieur Hattison, Tom Punch frappa à la porte du cabinet de travail de Ned, le jeune homme notait sur un carnet les courses urgentes qu’il devait faire l’après-midi.

 

Tom parut d’abord, montrant dans l’entrebâillement de la porte, sa grosse figure que l’émotion et la surprise avaient congestionnée encore plus qu’à l’ordinaire.

 

– Monsieur Ned, fit-il à demi-voix, votre père qui vient d’arriver, veut vous voir.

 

– Mon père ! s’exclama le jeune homme qui, subitement, se trouva debout. Eh bien, fais-le entrer, et laisse-nous.

 

Inutile de dire que tout ce dialogue avait lieu en anglais.

 

Quoiqu’il parlât couramment le français, Tom Punch, dans son effarement, avait eu recours à sa langue maternelle.

 

Bien qu’émotionné par la visite de son père, Ned cependant paraissait calme.

 

Le savant entrait.

 

La main tendue, son fils vint au-devant de lui.

 

– Bonjour, mon père. Quel heureux événement me vaut le plaisir de vous voir ?

 

De même que tout autre sentiment, l’amour paternel, chez Hattison, n’était qu’un mot, c’est-à-dire une chose sans valeur aucune.

 

Il ne fit même pas attention à la main qui s’avançait vers lui.

 

– Nous avons d’abord à régler quelques questions, fit-il rudement. Nous verrons ensuite.

 

– Mais, mon père, je suis à votre disposition.

 

– Alors m’expliqueras-tu ce que signifie ce télégramme.

 

– Vous l’avez bien vu. Je suis fiancé à Mlle Lucienne Golbert et je dois me marier prochainement. Quoique pouvant m’en passer, puisque je suis majeur et américain, j’ai donc sollicité votre autorisation.

 

– Mais c’est absurde, idiot ! Tu gâches ta vie comme un écervelé. Alors que j’ai réalisé là-bas une œuvre gigantesque, qu’avant un an nous serons les maîtres du monde, tu t’entêtes, toi, à me désobéir ! Tu refuses d’épouser miss Aurora ; tu n’as pourtant pas été sans apprendre que son père, William Boltyn, vient presque de doubler sa fortune !

 

– Permettez-moi, mon père, de vous dire que ces considérations me sont tout à fait indifférentes. Miss Aurora ne me plaît pas. Pas plus aujourd’hui qu’il y a un an, je ne veux l’épouser. J’ai trouvé ici une jeune fille dont les qualités de cœur et d’esprit valent mieux pour moi que les milliards de votre protégée.

 

– Fils ingrat, s’écria l’ingénieur blême de fureur, c’est ainsi que tu me récompenses ! Tu ne mérites pas ce que j’ai fait pour toi ! Ta lâcheté n’a d’égale que ta fourberie.

 

– Mon père, reprit Ned indigné, vous devriez avoir l’intelligence de ne pas mettre entre nous de pareilles phrases. Vous obéissez à des sentiments que je ne comprends plus, que je ne veux plus comprendre. Laissez-moi tout au moins le droit de les excuser.

 

Ces paroles courtoises, au lieu d’apaiser la colère d’Hattison, ne firent que l’irriter.

 

– Ah ! je ne m’étonne plus, s’écria-t-il, que tu dédaignes miss Aurora. Tu possèdes le secret de Mercury’s Park, qu’imprudemment, je t’ai confié. Tu n’as pas besoin de ses millions comme tu dis ; peut-être l’as-tu déjà vendu au Foreign Office, ou bien à ton pays d’adoption ; car te voilà français maintenant, ajouta-t-il en raillant.

 

Ned avait blêmi.

 

– Je vous défends, mon père, entendez-vous, de me traiter de la sorte. J’ai trop de loyauté pour trahir qui que ce soit. Et si je n’accepte plus de servir des gens comme vous, ma parole vous reste sacrée. Vous n’avez pas le droit d’en douter.

 

– Ah ! je te souhaite de dire vrai, fit l’ingénieur en gagnant la porte ; car, ajouta-t-il en se retournant, tu as beau être mon fils, tu ne vivrais pas vingt-quatre heures ! ! ! Ne perds jamais le souvenir de cette parole.

 

Et sans prendre garde à Tom Punch plus mort que vif qui s’effarait le long des corridors, il regagna sa voiture qui stationnait devant la porte.

 

Deux cents mètres plus bas, une autre voiture stationnait également.

 

Derrière les stores baissés, un homme d’une cinquantaine d’années tenait les yeux obstinément fixés sur la demeure de l’ingénieur.

 

Lorsque le coupé s’éloigna, le personnage, que semblait tant intéresser la visite de l’illustre inventeur, fit un signe au cocher qui, tout en se tenant à distance, suivit la voiture dans laquelle Hattison, furieux, ruminait des projets de vengeance.

 

Quand il se fut assuré que M. Hattison était rentré à l’hôtel Terminus, le mystérieux personnage mit pied à terre ; et tout en passant, nonchalamment, devant le café de l’hôtel, il sortit de sa poche un petit papier qu’il glissa dans la main d’un garçon en habit noir.

 

Si Ned avait été là, il aurait reconnu le passager qui l’avait tant inquiété à bord du London, le touriste aux lunettes fumées, l’espion de l’Angleterre, Bob Weld.

 

Deux jours plus tard, Hattison, n’ayant rien vu de Paris, n’ayant rien voulu voir, reprenait le chemin de Chicago.

 

Quelques semaines plus tard, on célébrait le mariage de Lucienne et de Ned.

 

Dans le jardin d’une claire maison de campagne, que le jeune Américain avait choisie aux environs de Paris pour y installer son bonheur, une table était servie.

 

De merveilleux massifs de lilas blancs, de lys et de jasmins, escaladaient avec grâce les suspensions électriques disposées en plein air, et dont les branches d’arbres formaient des soutiens naturels.

 

La cérémonie avait été tout intime.

 

En plus de Lucienne, dont la robe élégante mettait encore en relief la saisissante beauté et de Ned ; M. Golbert, Olivier Coronal et quelques savants distingués témoins des jeunes époux y assistaient seuls.

 

Ému jusqu’aux larmes par le bonheur de sa fille, le vieux Golbert qui, pour tout le monde, avait un mot aimable, semblait revivre les beaux jours de sa jeunesse.

 

Olivier Coronal lui-même avait tenu à assister à ce joyeux repas.

 

Tout ce qu’il aurait pu avoir de haine ou de jalousie s’était fondu devant le spectacle de ce bonheur, de cet amour pur des deux jeunes gens.

 

Ce grand cœur avait su faire taire toute mauvaise pensée, chasser tout nuage de son front et donner l’exemple de la gaieté.

 

Quant à Tom Punch, ce jour était le plus beau jour de sa vie.

 

Aidé de son inséparable Léon, il avait, quant au menu, bien tenu sa parole.

 

À côté des pièces de gibier empruntant à d’inédites préparations des saveurs raffinées, des poissons merveilleux pour lesquels le majordome combinait depuis des mois des sauces stupéfiantes, des corbeilles de fruits rares tentaient l’œil par leurs couleurs doucement veloutées.

 

Au dessert, Tom Punch, toujours grave, reçut les félicitations unanimes des convives.

 

Le champagne, ce vrai vin de France, réunit tout le monde dans un toast cordial qu’Olivier lui-même porta aux jeunes époux.

 

Sa voix tremblante trahissait ses sentiments intérieurs.

 

L’inventeur était ému :

 

– Oui, mes amis, fit-il en levant son verre dans un élan généreux, soyez bons surtout, car c’est encore la vraie sagesse. Au bras l’un de l’autre, vous pourrez marcher dans la vie sans défaillance ; et les douleurs que vous éprouverez ne serviront qu’à vous mieux réunir.

 

« Soyez heureux, ajouta-t-il, de lever tous, nos verres, dans une pensée de concorde et de justice, à l’heure où, autour de nous, la lutte est si violente, les hommes si féroces.

 

« Je bois à l’avènement d’une humanité plus heureuse et de la paix universelle dont un des plus puissants monarques de l’Europe a pris l’initiative, d’une ère de prospérité et de richesse sociale, à tout ce que nous rêvons, à tout ce que la science nous donnera.

 

« La lutte entre les peuples ne sera pas éternelle.

 

« Comme elle a supprimé l’ignorance et la superstition, comme elle remplace chaque jour le travail matériel, la science abolira les frontières. Il ne se peut pas que l’humanité se mente à elle-même.

 

Ces paroles furent couvertes par un tonnerre d’applaudissements.

 

Au fond du jardin, Tom Punch, d’une voix de stentor, approuvait, lui aussi, par des hurrahs frénétiques.

 

Cependant, à côté de celle qui maintenant était sa femme, au milieu de cette allégresse générale, Ned sentait une ombre passer sur son bonheur.

 

Il pensait tout à coup aux machines qui, là-bas, dans les solitudes de l’autre côté de l’Atlantique, préparaient à coups de milliards l’écrasement de la vieille Europe ; et les figures compassées et froides de miss Aurora et de son père, d’Hattison et de ses chimistes, surgissaient comme des fantômes, en son souvenir.

 

Mais un doux sourire de Lucienne eut vite fait de dissiper ce cauchemar.

 

Un orchestre, dissimulé dans les feuillages, attaquait la marche nuptiale de Haydn ; et Ned Hattison se sentit fortifié, contre l’avenir, de toute la puissance de cet instant inoubliable.

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] Petite monnaie américaine.

[2] Hymne national américain.

[3] Substance nouvellement inventée, inusable, incombustible, d’une solidité à toute épreuve, et imitant parfaitement le cuir, le bois, le papier…

[4] Ce chemin de fer a été réalisé en France lors de l’Exposition de 1889, sur un espace de plusieurs kilomètres.

[5] Ours gris des montagnes Rocheuses.

[6] Ministère des Affaires étrangères.

[7] Poivre au parfum de laurier que l’on récolte à Madagascar et dans l’Amérique du Sud.

[8] Chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée intégrés, depuis, au sein de la SNCF (note de l’éditeur).

[9] Baudelaire, « Harmonie du soir ».